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l
^
PRÉCIS
DE LA
SCIENCE ÉCONOMIQUE
PABI8. ^ TTP06BAPH1B HBKHUTBR^ BOB DV BOOLBTABD, 7.
PRÉCIS
DE LÀ
SCIENCE ÉCONOMIOUE
ET DE
SES PRINCIPALES APPLICATIONS
PAR
A.-E. CHERBULIEZ,
Docteur en droit et en phiknopliie ; correspondant de l*Institvt de Vranoe ;
profeeeenr d'éoononiie ptdltiqoe
^ h l*Eoole polytechnique Cèdérale de la Suisse.
TOME PREMIER.
>••••
PARIS
LIBRAIRIE DE GUILLAUMIN ET G»,
idiliwi da JfWHl d«i Éetstmiiteif d« la CsIleetioD dei priBeipan BefitaiiUi,
di DietWBMi're d« l'ÉeoDoaiie p«iitiqn,
an Dietieiiatre unenel di Comneree et de la NavigaUti, ete.
Rue Richelieu, 14.
1862
I7BRSITrl
Antiquissiniœ, illmtrissimœ
nec non dociissimœ Basileensi
Academiœ,
grato animo commotus ob insignem
aocioratus honorent anno
superiore sibi ah ea
impertùum,
prœsens suum opus reverenter
dicat
A. E. G«
H 3^43
V. /
TiguH, pr. cal. aag. MDGGGLXI.
PRÉFACE.
J'eipoee dans cet ouvrage la science économique^ telle que
je la conçois et qu'elle m'apparatt après vingt-cinq années
d'études incessantes et d'un enseignement public rarement
interrompu. Toutefois, je n'en présente qu'un tableau rac-
courci; car, pour traiter complètement toutes les questions
que soulève ou auxquelles s'applique cette science, dix vo-
lumes ne suffiraient pas, et j'estime qu'elle est parvenue à ce
point de développement où les ouvrages qui embrassent
l'ensemble d'une science ne peuvent plus être que des précis,
des manuels, ou des traités élémentaires, sous quelque titre
qu il plaise à leurs auteurs de les publier.
Ces ouvrages n'en deviennent que plus nécessaires pour
constater l'étendue et pour fixer les limites du domaine de la
science, pour montrer l'enchaînement des vérités qu'elle en-
seijgne, pour introduire enfin, dans son exposition, la méthode,
Tordre, l'uniformité de terminologie et la sévérité de langage
désirables.
A ces divers égards, j'ai adopté un esprit, des points de vue
VIII PRÉFACE.
et des principes essentiellement différents de ceux qui ont gé-
néralement prévalu parmi les économistes, et je reconnais que
si ces innovations relatives à la forme du développement scien-
tifique, ou les modifications que je propose sur quelques points
de théorie, n'étaient que des erreurs, mon livre^ venant après
tant d'autres du même genre, serait inutile et ne contribuerait
en rien aux progrès de la science économique. Son succès en
décidera, non pas son succès immédiat auprès du public, mais
son succès définitif et durable auprès des juges compétents ;
et c'est en vue de provoquer, non d'influencer cette décision,
à laquelle je me soumets d'avance en toute humilité, que je
me permets de recommander mon œuvre aux lecteurs intelli-
gents et studieux, comme le fruit d'un travail consciencieux,
et comme le résumé de convictions formées et mûries par de
longues et patientes études.
PRÉCIS
DE
LA SCIENCE ÉCONOMIOUE
ET DE
SES PRINCIPALES APPLICATIONS
INTRODUCTION
IJHIVBIISIT
CHAPITRE I.
ET DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE.
Si ron classe quant à leur objet les sciences auxquelles
s'est appliquée l'intelligence humaine, on en trouve d'abord
deux espèces principales : celles qui ont pour objet des phéno-
mènes ou des êtres à Texistence desquels la volonté de
l'homme n'a pas une part nécessaire, et celles dont les objets
sont, au contraire, des produits de la volonté humaine. A la
première espèce appartiennent toutes les sciences mathéma-
tiques, physiques et naturelles ; à la seconde , toutes les
sciences morales et politiques.
Celles^i se divisent à leur tour en deux branches, sui-
vant que les choses et les faits dont elles s'occupent appar-
tiennent à l'homme individuel ou à l'homme collectif, et les
sciences politiques forment à elles seules la seconde branche,
pourvu qu'on étende ce nom à toutes les sciences qui ont
I. i
"4 INTRODUCTION.
pour objet les rapports sociaux et les manifestations de la
vie sociale.
En analysant une seule de ces manifestations, il sera
facile de constater la place qu'occupe la science économique
dans l'endemble deâ ftciences politiques.
J'entre chez un bijoutier et j'achète de lui un bijou. Dans
ce simple fait, il y a deux ordres très-différents de phéno-
mènes sociaux. Pour acquérlf ce bijou, le consentement du
bijoutier m*est nécessaire, car il en a la propriété exclusive,
et cette propriété est garantie par des lois pénales. J'achète
donc ce bijou, c'est-à-dire je donne en échange une somme
de monnaie, après quoi le bijou m'appartient et je l'em-
porte. Voilà une première série de phénomènes : mon désir
de posséder une chose rencontratit un obstacle dans le rap-
port de droit établi entre cette chose et une autre personne ;
puis un contrat) par lequel je deviens à mon tour maitre de
la chose. Ce sont des phénomènes de droit.
D'un autre côté, ce bijou a été extrait de la terre, modifié
de différentes manières, puis transporté dans la boutique
du marchand et compris dans la portion de richesse qui lui
appartient. En d autres termes, le bijou a été produit par le
travail successif de divers producteurs; il a circulé de main
en main jusque dans la boutique et la possession du bijou-
tier ; il lui procure enfin par la vente un profit, qui forme
sa part dans la distribution de cette portion de richesse.
Yoilà une autre série de phénomènes qui diffèrent essentiel-
lement des premiers; ce sont des phénomènes économiques.
Ces deux ordres de phénomènes exercent l'un sur l'autre
une très-grande influence. Il est évident, par exemple, que
rétablissement et la garantie du droit de propriété sont
nécessaires pour le développement de la production et dé-
terminent difectement les phénomènes de la distribution,
tandis que, d'un autre côté, la direction et le degré d'accélé-
ration qu'imprime à la marche du développement écono-
mique le seul intérêt des producteurs tendent contintielte-
-i ^
OBJET DE LA êOfflflOl! ÉCONOMIQUE. 7}
ment à modifier le droit établi, en modifiant les rapports de
feit auxquels il s'tipplique. Cependant il est toujours pos-
siJble, et il est éminemment convenable, dans l'intérêt de la
iFérité, d'envisager séparément les phénomènes économiques
et d'en faire l'objet d'une science distincte. La science écono-
mique étudie bien les mêmes faits sociaux que la science du
droit et certaines sciences morales, mais elle les étudie sous
UB point de vue qui lui est propre ; elle étudie, dans ces faits
complexes, ce qui n'appartient ni au droit, ni à la morale.
Les phénomènes qui sont l'objet de la science du droit
sont des rapports établis pour limiter et pour régler l'action
réciproque des êtres sociaux, c'est-à-dire des personnes iudi-
yiduetles ou collectives dont se compose la société ; les phé-
nomènes économiques sont des résultats produits par l'action
de ces êtres sous l'influence des rapports établis. 11 y a donc,
entre la science du droit et la science économique, à peu près
la même relation qu'entre l'anatomie et la physinlogie.
Sous rinfluence de certains rapports généralement établis,
qui constituent le droit commun de toutes les sociétés politi-
ques, l'action combinée des êtree sociaux a pour résultat de
pourvoir à tous les besoins de l'homme, au moyen des pro-
duits de la nature et du travail humain. Mille millions d'êtres
humains attendent chaque jour leur subsistance, et ils l'ob-
tiennent plus ou moins largement d'un fonds productif qui,
sans ces rapports établis, sans ce droit commun, procurerait
à peine une existence misérable à un nombre d'hommes
cent fois moindre. Voilà le fait immense, le fait merveilleux,
que la science économique a pour but d'expliquer en le dé-
composant par l'analyse, en recherchant les causes diverses
qui conceurent à le produire, et en ramenant l'action de ces
causes à des lois générales. L'habitude nous a tellement
familiarisés avec ce résultat, que nous avons besoin d'un
effort d'iateltigence pour en saisir la portée. Un sauvage qui
parviendrait! à se poser nettement le problème ne croirait pas
qu'il fût possible de le résoudre sans quelque intervention
4 IMTRODUGTIOIf.
miraculeuse d'une divinité. Les fondateurs des nations, ceux
qui ont fait faire à Thumanité ses premierspas dans la voie du
développement social, ont été rangés au nombre des dieux
par les générations suivantes, déjà capables d'apprécier Tétai
social, et pourtant assez voisines du.point de départ pour
avoir conservé des souvenirs traditionnels de Tétat de choses
#
antérieur.
Cette masse de choses matérielles, que les besoins naturels
ou factices de l'homme lui rendent nécessaires, ou au moins
désirables, forme la richesse y dans le sens technique donné à
ce mot par les économistes et qui n'implique aucune idée
d'abondance relative. Les phénomènes économiques sont les
effets de l'activité humaine appliquée à rendre possible la
satisfaction des besoins de l'homme par le moyen de la
richesse.
Il faut d'abord que la richesse existe, sous la forme et avec
les qualités qui la rendent propre à ses divers usages. La
nature en fournit, il est vrai, tous les éléments; mais ces
éléments doivent d'abord être tirés des divers fonds productifs
où ils sont placés ou engendrés, puis recevoir par le travail
humain des formes et des qualités sans lesquelles la plupart
d'entre eux ne répondraient que très-incompLétement, ou
même ne répondraient pas du tout au but en vue duquel
rhomme désire la richesse. Cette première série de phéno-
mènes économiques est comprise sous le nom général de
production de la richesse.
La richesse, une fois produite, est-elle prête à produire son
but, à être consommée? Non. Grâce à la division du travail
et à l'emploi des moteurs naturels, le développement écono-
mique des sociétés tend de plus en plus à concentrer la pro-
duction dans certains lieux et à la spécialiser pour chaque
production, de telle sorte que la plupart des choses dont
chaque individu a besoin ne sont produites ni par lui, ni près
de lui, ni pour lui. Il faut donc que la richesse produite sorte
des lieux où la production s'accomplit et soit mise à la portée
OBJET DE LA SOIEMGE ÉGONOmQUE. 5
de ceux qui désirent la consommer; il faut de plus que le droit
d'en disposer, sans lequel, sous le ré^me de la propriété,
aucune consommation ne peut avoir lieu, soit transféré des
producteurs aux consommateurs. Le premier de ces buts
est atteint par le transport, le second par réchange. Les
transports et les échanges forment une seconde série de phé«
nomènes économiques , dont Tensemble est compris sous le
nom de circulation de la richesse.
Enfin, lesefiPorts de l'activité humaine, sous le régime du
droit de propriété, ont dû assurer à chaque individu la portion
de «richesse, le revenu, qui lui était nécessaire, et rendre
possible, pour plusieurs, une épargne de superflu, sans la-
quelle le développement économique se serait arrêté dès son
premier stage. De là une troisième série de phénomènes, ceux
de la distribution de la richesse.
Production, circulation, distribution, voilà les trois grandes
divisions de Téconomie politique. Il n'est aucune question
appartenant à cette science qu'on ne puisse rapporter à Tun
de ces trois chefs. La consommation des richesses, dont la
plupart des économistes font une division principale de la
science, est un phénomène qui, sous sa forme la plus impor-
tante, la seule importante, accompagne toujours la produc-
tion et en fait une partie tellement essentielle, qu'on ne peut
absolument pas l'en séparer. Quant à la consommation de
jouissance , elle n'est que l'application définitive de la ri-
chesse aux besoins pour lesquels on l'a produite; ce n'est pas
un phénomène qu'il faille expliquer et ramener à des prin-
cipes. Le mouvement, l'activité économique cesse pour toute
portion de richesse livrée au consommateur , quoiqu'elle
.puisse recommencer pour les produits qui ne se consomment
que lentement, s'ils rentrent dans la circulation sous une
forme quelconque.
Les auteurs, tels que Jean-Baptiste Say, qui ont admis cette
classification vicieuse, n'ont pu donner quelque étendue à
leur étude de la consommation qu'en y comprenant toute la
6 UflROPUCTlOSC.
doctrine de l'impôt, c'est-à-dire en ajoutant une seconde
erreur à Terreur déjà commise. Si la législation fiscale ap-
partient au domaine de la science économique, c'est en
tant seulement que le prélèvement et la consommation de
rimpAt exercent une action plus ou moins directe sur les
phénomènes économiques, c'est-à-dire sur la production, la
circulation et la distribution de la richesse.
Toute question économique relative à Timpât, à l'emprunt,
aux dépenses publiques, ou à des mesures administratives
quelconques, se rattache donc naturellement à Tune de ces
trois grandes divisions de la science. La consommation de
jouissance des particuliers, les mœurs, les institutions pu-
bliques ou privées de toute nature, y compris même le culte
religieux, peuvent affecter )es phénomènes économiques,
par conséquent soulever des questions qui appartiennent à
notre science, niais qui lui appartiennent uniquement sous
ce point de vue spécial, et qu'elle ne pourrait envisager sous
un point de vue plus général ^anç sortir de son domaine. Il
n*y a presque pas un fait çocial ou moral dont la science éco-
nomique n'ait à s'occuper, pourvu qu'elle ne recherche et ne
constate p^s autre chose que Tinfluence exercée par ce fait sur
laquantitédes richesses produites, ousurlamanièredont cette
quantité se distribue entre les diverses classes de la société.
La science économique explique les phases diverses et les
résultats du mouvement écoqomique par l'action de certaines
causes, notapoiment de certaines forces morales inhérentes à
la nature humaine.
Elle n'a donc à envisager dans ces forces que le caractère
qui se rapporte au mouvement économique, le a^ractàre au-
qpel sont du$ les phénomènes à expliquer, en un mot, le
caractère impulsif; et dans les résultats, que Iq oaractère qi^i
répond au but et qui exprime le degré de l'impulsion donnée,
c'est-à-dire le caractère quantitatif.
Le n^Quvement économique est le produit de certaines
forces morales, comme le mouvemcpt mécanique est le pro-
OBJET DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE. 7
duit de certaines forces physiques, et les forces morales ne
peuvent pas mieux que les forces physiques être appréciées,
comparées et mesurées, si ce n'est par la quantité du mouve-
ment qui en est le produit.
Lors donc que les mobiles du mouvement économique, ou
les résultats de ce mouvement^ présentent un caractère moral
plus ou moins saillant, la science économique ne doit pas en
tenir compte, parce que ce caractère n'influe en rien sur le
degré de la force impulsive inhérente à ces mobiles, ni sur
les quantités concrètes qui sont le résultat du mouvement
imprimé par eui. Le désir d'acquérir la richesse est une force
constante, dont l'action croit et décroit en raison directe du
degré de sécurité sous rinfluenQe duquel elle s'exerce et de
l'inégalité qui existe entre les conditions sociales. Que cette
force, outre son caractère de mobile du mouvement écono-
mique, ait un autre, caractère plus ou moins immoral, par
exemple celui de la malveillance, de Favidité, de régoisme,
ou de Tenvie; qu'elle soit ainsi de nature à produire, en même
temps que la richesse, de n^auvais penchants et de mauvaises
actions, que la religion et la morale condamnent, c'est fort
possible ; mais la science économique n'a pas à s'en occuper.
La vertu et le vice ne sont pas les quantités concrètes que
cette science a pour objet ; ce ne sont pas même des quantités,
ni surtout des quantités commensurables et homogènes avec
la richesse.
La science économique fait pareillement abstraction du
caractère plus ou moins contraire à l'ordre moral, ou funeste
au bonheur de la société, que peuvent présenter certains
résultats du mouvement économique. Elle n'est pas la science
de la vie humaine, ou de la vie sociale, ni celle du bonheur
social, ni même celle du bian-'être matériel des hommes. Elle
existerait encore et ne ehangerait ni d'objet, ni de but, si
les richesses, au lieu de contribuer à notre bien-être, n'y
entraient pour rien du tout, pourvu qu'elles continuassent
d'être produites, de circuler et de se distribuer.
8 INTRODUCTION.
Ainsi, les inslitutions destinées à satisfaire dés besoins pu-
rement moraux et intellectuels peuvent rentrer dans le
domaine de l'économie politique, si elles absorbent une cer-
taine quantité de produits matériels, ou si elles entravent la
production de la richesse, car alors il en résulte un ralentis-
sement appréciable du mouvement économique, notamment
de l'accumulation des capitaux productifs, c'est-à-dire une
modification des phénomènes qui sont l'objet essentiel de
l'économie politique. Mais cette science doit se renfermert à
cet égard, dans le point de vue qui lui est propre, et qui
exclut toute appréciation absolue de l'institution dont il s'agit.
Quand elle a prouvé qu'une institution est économiquement
défectueuse, il n'en résulte pas que cette institution soit abso-
lument mauvaise, ou qu'elle dût nécessairement devenir
meilleure par l'application des principes économiques. Dans
les institutions destinées à satisfaire des besoins moraux, il
s'en faut bien que le caractère économique soit le seul, ou le
premier à prendre en considération ; mais c'est le seul sur
lequel l'économie politique soit appelée à jeter de la lumière,
le seul à l'égard duquel on puisse prononcer un jugement
d'après les principes de cette science.
Il est à regretter, sans doute, que chacun des problèmes
complexes qui intéressent le bonheur, au moins temporel,
de rhumanité ne puisse pas être embrassé dans une seule
théorie, résolu par une seule formule, ramené à l'application
d'une seule loi; mais, tant que celan'estpas possible» tant que
les diverses catégories de phénomènes sociaux nous appa*
raissent comme essentiellement distinctes les unes des autres,
tant que le bien et le beau moral, le droit, la richesse ne
sont pas devenus pour notre intelligence des choses homo«-
gènes, l'unité des sciences politiques demeure une chimère,
dont la réalisation apparente ne peut avoir lieu qu'au moyen
d'hypothèses arbitraires ou de théories vagues, formées d'é-
léments hétérogènes et aboutissant à des conclusions sans
portée. Qu'on procède comme Fourier, Saint-Simon, Pierre
OBmt DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE. 9
Leroux, en supposant Tunité réalisable, et en la fondant, à
Tinstar des philosophes anciens, sur quelque hypothèse plus
ou moins hasardée; ou qu'on se borne, comme le font encore
tant de soi-disant économistes, à étudier chaque phénomène
dans sa complexité actuelle, en mêlant et confondant tous les
caractères qu'ils présentent, tous les principes auxquels ils
se rattachent, tous les points de vue sous lesquels ils appa-
raissent, toutes les questions qu'ils soulèvent, on s'écarte
également de la seule voie par laquelle les sciences politiques
puissent être poussées en avant; car cette voie, pour les
sciences de tout genre, c*est l'étude, spécialisée autant que
possible, de chaque sorte de phénomènes, de chaque point de
vue distinct sous lequel les faits peuvent être envisagés ; c'est,
par conséquent, la division et la subdivision du domaine de
la science entre autant de sciences distinctes quii y a de ca-
tégories d'objets assez hétérogènes entre elles pour justifier
logiquement la séparation.
La tendance du progrès scientifique a toujours été de
séparer les sciences, non de les confondre ; de diviser et sub-
diviser le domaine de leurs investigations,. non d'eu faire un
seul champ, cultivé par les mêmes mains, suivant les mêmes
procédés. N'est-ce pas à cette division du domaine scientifique,
autant qu'à l'emploi de meilleures méthodes, que les sciences
physiques et naturelles doivent les progrès immenses qu'elles
ont faits depuis trois siècles?
CHAPITRE IL
BUT ET CARACTÈRE DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE.
L'erreur dans laquelle on est tombé, relativement à l'objet
de la science économique, a sa source dans une fausse notion
du but de cette science, et eu général du caractère des vérités
scientifiques. On a mal défini la science, ou mal circonscrit
son domaine, parce qu'on lui a faussement attribué un but
pratique, parce qu'on s'est imaginé à tort qu'elle devait four-
nir des règles immédiatement applicables, des préceptes pour
legouvernemen t d'un Etatet pour l'administration des intérêts
sociaux. La science économique a pour but, comme toute
autre science, de découvrir des vérités, non de produire un
résultat pratique ; d'éclairer les hommes, non de les rendre
meilleurs ou plus heureux, et les vérités qu'elle découvre ne
sont, ne peuvent élre que des théories, ou des jugements
fondés sur ces théories, non des règles impératives, non des
préceptes de conduite individuelle ou d'administration.
Qu'est-ce qu'une vérité scientifique? C'est l'expression
d'une idée, ou d'une loi générale, à laquelle notre intelligence
arrive en parlant de certaines données fournies par l'obser-
vation immédiate. Nous analysons un certain nombre de
phénomènes pour en tirer ce qu'ils ont de commun ; puis nous
raisonnons d'après ces résultats de l'analyse, pour construire
une théorie scientifique. Si nous avons bien observé, si notre
raisonnement a été correct, la conséquence est aussi vraie que
la donnée générale d'où elle découle, mais elle ne peut l'être
davantage, ni d'une autre manière. Or, la donnée générale
BUT ET CARACTÈRE DB Là SGIËNGE ÉCONOMIQUE. il
n^est pas une réalité; elle n'est qu'une abstraction, au moins
dans la plupart des cas. Pour l'obtenir, qu*aYons-nous fait?
Nous avons dépouillé les phénomènes réels de ce qui les ren-
dait complexes et divers, pour ne voir que ce qu'ils avaient de
commun. Le résultat de cette analyse peut donc fort bien ne
représenter rien de réel, ne ressembler exactement à aucun
des phénomènes complexes de la réalité. Dès lors, la théorie,
la loi, que nous construisons d après ce résultat, peut aussi ne
se vérifier dans aucun des faits que nous verrons s'accomplir
sous nos yeux. Cette théorie, cette loi n'en sera pas moins
une vérité scientifique.
L'observation de plusieurs phénomènes conduit le physi-
cien à reconnaître que les corps sont attirés vers le centre de
la terre par une force qu'il nomme la force de gravitation.
C'est en réunissant par abstraction tout ce qu'il y a de com-
mun dans les phénomènes observés, qu'il s'élève à la con-
ception de cette cause. Une fois arrivé là, il étudie cette cause
et il est conduit par le raisonnement à reconnaître que Tac-
tioD de la force de gravitation doit croître en raison directe
des carrés des distances parcourues. Le produit de ce travail
est une théorie, la théorie de la gravitation.
L'objet de la science économique, c'est la richesse. Les
phénomènes par lesquels se manifestent la production, la cir-
culation et la distribution de cette richesse sont ceux qu'ob-
serve l'économiste; les faits généraux qui lui en fournissent
Tei^plication se trouvent dans la nature de l'homme et dans
l'organisation de la société. Mais son procédé, pour remonter
à la cause des phénomènes et pour trouver, dans cette cause
générale, toutes les conséquences qu'elle renferme, est et doit
être absolument le même que celui du physicien.
J'observe que l'homme en société se procure, par l'échange,
la plupart des choses dont il a besoin ; j'étudie un certain
nombre de phénomènes de cette espèce, et je suis amené, en
les analysant et en considérant ce qui leur est commun, à
les expliquer par cette cause, que l'échange est avantageux
12 INTRODUCTION.
aux parties qui le-font. Arrivé à ce fait générai, que j'adopte
comme principe, j'en déduis, par le raisonnement, cette con-
séquence : que la liberté illimitée du commerce est plus favo-
rable à l'accumulation de la richesse sociale, chez une nation ,
qu'un système quelconque de restrictions et d'entraves. J'ai
ainsi créé une théorie, la théorie du libre échange.
On voit que la marche du théoricien est absolument la
même dans les sciences politiques et dans les sciences phy-
siques. Le point de départ est semblable ; les résultats sont
de même nature. Mais quelle est la valeur de ces résultats?
Quel est le mérite intrinsèque d'une théorie ?
La valeur d'une théorie est entièrement logique. Si le prin-
cipe est vrai et que la déduction soit connecte, on obtient une
ou plusieurs vérités, qui s'ajoutent à la masse des connais*
sances humaines. Yoilà le premier et le principal gain du
travail scientifique. Quand la science a découvert une vérité,
son but est atteint, on n'a rien de plus à lui demander. La
valeur intrinsèque d'une théorie dépend donc uniquement
de la vérité de son principe et de la rectitude de ses déduc-
tions. C'est un produit du raisonnement pur, qui ne peut être
jugé que d'après le raisonnement. Attaquer une théorie en
alléguant des faits que Ton puise dans la vie réelle et qui
paraissent contraires à cette théorie, c'est frapper l'air avec
un bâton. Le produit du raisonnement ne saurait être faux
que si le raisonnement a été vicieux. S'il a été correct, la
vérité du produit est nécessaire, car notre intelligence ne peut
point ne pas admettre comme vrai ce qui est la conséquence
logique d'un principe vrai.
Vous attaquez la théorie de la gravitation en alléguant que
la chute de certains corps graves, tels qu'une plume ou une
bandelette de papier, se ralentit évidemment au lieu de s'ac-
célérer à mesure que le corps approche du sol. Voilà, selon
vous, un fait directement contraire à la prétendue loi d'accé-
lération que notre physicien a découverte et qu'il nous
donne pour une vérité scientifique.
BUT ET CARACTÈRE DE LA SCIENCE ÊCOMOMIQUE. i5
Le physicien tous accordera le fait, mais n*en persistera
pasmoins à soutenir que sa théorie est yraie, jusqu'à ce qu'on
lui prouve qu'il est parti d'un principe faux, ou que, partant
d'un principe vrai, il a mal raisonné. Il vous dira que le fait
allégué est un résultat complexe de la gravitation et d'une
autre cause dont il n'a point embrassé Faction dans sa théorie.
La loi qu'il a découverte ne se formule point en ces termes :
que la chiite des corps graves s'accélère suivant les carrés, etc. ;
— mais dans ceux-ci : que faction de la gravitation va croiS'
sant avec la chute suivant les carrés, etc. — Or, contre cette
vérité scientifique, votre objection n'a aucune force; elle porte
à faux ; elle n'atteint pas la théorie que vous attaquez, mais
une tout autre proposition, que le physicien n'a jamais
songé à établir.
Ce serait avec aussi peu de fondement et aussi peu de
succès que vous attaqueriez la théorie du libre échange en
alléguant que certains pays ont atteint, sous un régime de
restrictions et d'entraves, un très-haut degré de prospérité,
tandis que d'autres pays, qui jouissaient d'une liberté de
commerce comparativement fort grande, sont restés en ar-
rière des premiers dans leur développement économique. On
vous répondrait que la prospérité économique est le résultat
complexe de plusieurs causes, parmi lesquelles il peut y en
avoir de plus puissantes que la liberté. La théorie que vous
attaquez n^est point formulée en ces termes, que le développe-
ment économique des sociétés est proportionnel au degré de
liberté dont elles jouissent, mais dans ceux-ci : que la liberté
du commerce est plus favorable à ce développement que les
entraves et les restrictions, vérité contre laquelle votre
objection ne saurait avoir aucune force, puisque les faita
allégués ne lui sont nullement contraires. Ces faits prouvent
seulement que le développement économique est un phéno-
mène complexe, et que, chez les nations signalées par vous
comme fournissant une preuve de l'inefficacité du libre
échange, l'action de ce principe a été neutralisée par d'autres
14 IHTROBQGnONi
causest telles quels situatioa géographique, ou Tiosécuifité
résultant de mauvaises lois^ qui ont agi eu sens opposé.
Il n'y a que deux manières d'attaquer une théorie, savoir :
en prouvant que l'opération analytique a été vicieBse,
c'est-à-dire que le principe n'est pas vrai ; ou en prouvant que
l'opération synlhétique a été mal faite» c'esVà-dire que le rai-
sonnement fondé sur le principe n'est pas correct. Ici Ton
doit reconnaître que les sciences physiques ont^ sur les
sciences politiques, un immense avantage, celui de pouvoir
recourir à l'expérimentation.
Vous niez la loi de gravitation en alléguant ce fait, que la
chute de certains corps est ralentie au lieu d'être accélérée.
Le physicien vous répond que ce ralentissement est TefR^t
d'une autre cause, la résistance de l'air ambiant; et il le
prouve au moyen d'un appareil, qui lui permet de faire tomber
dans le vide les objets dont la chute avait été ralentie par cette
cause. Au phénomène complexe de la nature, il substitue un
phénomène artificiel, dans lequel, la cause perturbatrice étant
écartée et celle dont la théorie exprime l'action étant seule agis-
sante, l'effet de cette action se trouve pratiquement constaté.
Le publiciste ne peut jamais expérimenter, car ses instru-
ments seraient des nations, ou des individus, et il ne pour-
rait les employer à la production d'un phénomène artificiel
qu'à l'aide d'un pouvoir absolu qui ne lui appartient nulle
part. Il est donc réduit à observer les phénomènes tels que
la vie les lui prései^tOy compliqués par l'action combinée
de plusieurs causes différentes, presque toiyours impropres,
par conséquent» à constater d'une manière parfaitement cer-
taine l'existence et l'action d'une de ces causes en particulier.
Heureusement, l'expérimentation ne constitue pas la seule
démonstration possible d'un principe. Il y a, dans les sciences
politiques, plusieurs faits généraux que personne ne met plus
sérieusement en question, et que l'on peut regarder comme
définitivement acquis à ces sciences» parce que ce sont des
faits internes dont chacun a la conscience, ou des faits ester-
BUT ET CARACTÈRE M M 8GIINGE ÉCONOMIQUE. 15
1166 tout à fait universels et journaliers. De ce nombre est|
sans contredit, l'avantage bilatéral des échanges^ que j'ai
ckoisi pour eieoiple dans ce qui précédée
GoD«lurons-nous de cette complexité des phénomènes so-
ciaux, mise en regard du caractère abstrait des théories, que
celles-ci ne sont qu'un vain jeu de l'esprit^ sans utilité pour
la vie pratique ?
Remarquons, d'abord, qu'il y a pourtant quelques phéno-
mènesqui sont produits par une seule cause, à l'égard desquels,
par conséquent, nulle opposition ne se manifeste entre les faits
et la théorie«Quantauxautres, qu'est-ce quiem pêche la science
d'étendre ses investigations à toutes les causes agissantes et
d'arriver ainsi à des théories que la réalité ne démente plus?
Qu'est-ce qui empêche le physicien, par exemple, d'étudier (a
résistance de l'air ambiant, comme il a étudié la force de gra-
vitation, et de découvrir une nouvelle loi qui, combinée avec la
première, formera une théorie complète de la chute des corps
graves ? L'économiste ne pourra^^t-^il pas, de son c6té, tenir
Goolpte de toutes les causes diverses qui concourent au déve-
loppement économique des sociétés? Le véritable secret de
cette opposition qu'on observe entre la science et les réalités
de la vie, ce n'est pas que la science soit fausse et vaine, c'est
qu'elle est encore incomplète, c'est que ses théories n'em-
brassent pas encore l'ensemble des causes efficientes de
chaque phénomème réel. Mais, dans les queslionjB même
à l'égard desquelles la science économique est le plusincom-
plète« elle n'jen éclaire pas moins la pratique, en lui fournis-
sant des principes dirigeants» c'est-à-dire des principes qui,
flfils ne tracent pas une rouie unique, indiquent du moins la
direction qu'il faut suivre. Si elle ne peut pas dire à l'homme
d'État : « Faites cela, et iion autre chose ! Poursuivez tel
but, et non tel autre I ip elle peut lui dire : « En faisant cela,
vous travaillerez à produire tel résultat; en poursuivant tel
but, vous devez employer ou ne pas employer tels moyens. »
A vrai dire , il est rare que la science puisse fournir autre
16 INTRODUCTION.
chose que des principes dirigeants; car, à la complexité des
phénomènes réels, qui rend les théories insuffisantes jusqu'à
ce qu'elles se soient complétées, vient s'ajouter dans le plus
grand nombre des cas la complexité du but que se propose le
praticien, la complexité des intérêts auxquels la pratique doit
pourvoir. Les applications de la science économique se com-
pliquent en effet presque toujours de questions relatives à des
intérêts moraux ou politiques, c'est-à-dire de questions aux-
quelles, ainsi que je Tai montré dans le précédent chapitre,
cette science doit rester parfaitement étrangère, sous peine
de perdre les caractères qui en font une science et de man-
quer le but que toute science doit se proposer. Qu'il s'agisse,
par exemple, d'un impôt, d'un traité de commerce, de
l'administration d'une colonie, n'est-il pas évident que le lé-
gislateur ou l'homme d'État, qui est appelé à résoudre la
question posée, ne peut ni ne doit se préoccuper exclusive-
ment des intérêts économiques qui s'y rattachent ? N'a-t-il
pas d'autres motifs, et de puissants motifs, à considérer et à
peser avant de prendre une décision? L'impôt, le traité, l'acte
administratif proposé ne peut-il pas être injuste ou impoli-
tique, et doit-on, en vue d'un accroissement de prospérité
matérielle, compromettre la morale publique, la tranquillité
du pays, sa sûreté intérieure ou extérieure?
Les principes dirigeants, voilà donc le véritable lien qui
unit la théorie à la pratique; voilà le pont qui fait communi-
quer le domaine de la science avec celui de la vie. Les prin-
cipes absolus de la science deviennent, entre les mains du
praticien, des principes dirigeants. Au milieu de tous les
intérêts qui se croisent sur la route du législateur et qui le
poussent en divers sens, la théorie lui sert de boussole, en
lui montrant une direction qu'il ne peut suivre, une ligne
droite sur laquelle il ne peut cheminer, mais dont il doit
tendre à se rapprocher, et qu'il ne doit jamais perdre de vue,
alors même qu'il s'en écarte le plus.
C'est pour avoir mal compris son rôle et avoir voulu con-
_ ^ «
BUT ET CARACTÈRE DE LA SCIENCE ÉCOMOMIQUE. 17
server à ses principes, dans 1 applicatioo, leur caractère ab-
solu, que la science économique s'est décréditée. Elle a voulu
rester tout entière dans la sphère des applications* dans le
domaine de la vie, et, pour s'y faire accepter, elle s'est affu-
blée de tant de lambeaux empruntés à la réalité, elle s'est
embarrassée de tant de faits spéciaux, elle a pris un langage
si vague et si diffus, qu'elle est devenue méconnaissable
pour ses vrais amis, sans acquérir l'estime de ses ennemis.
Elle a eu beau se déguiser pour ressembler à la vie, elle n'a
réussi qu'à se mutiler, à entraver sa marche, à se rendre in-
capable de remplir son véritable rôle. Les hommes frivoles et
les praticiens peu éclairés ont persisté plus que jamais à op-
poser la pratique aux théories, à dire de toutes les vérités
auxquelles la science s'était laborieusement efforcée de donner
un caractère absolu : « Ceci est vrai en théorie, mais faux en
pratique. » Propos absurde, puisqu'il suppose que les résul-
tats de la pratique sont des vérités, ou ceux de la science,
des réalités; que la pratique est une science, ou que la théo-
rie est un art. Ce qui est réellement contraire à la théorie,
c'est la routine et l'empirisme. Mais pourquoi? Parce que
la routine et l'empirisme sont aussi des principes dirigeants,
des conseils.
Vous devez marcher dans les ténèbres vers un but placé à
une certaine distance de vous, sur un terrain inégal et par-
semé d'obstacles. Deux personnes vous viennent en aide et
promettent de vous tirer d'embarras; L'une d'elles vous offre
à cet effet un flambeau, qui, en éclairant le terrain sur lequel
vous marcherez, vous permettra de choisir votre route, d'ap-
précier la hauteur des obstacles ainsi que la profondeur des
enfoncements, et de tourner ceux que vous ne pourrez pas
franchir. L'autre personne vous donne des conseils, a A quoi
bon, dit-elle, vous charger de ce flambeau, qui sera pour vous
un embarras de plusT Avancez en tâtonnant I D'autres ont
fait ce chemin avant vous et sont arrivés au but. Si le tàton^
nement vous parait pénible, suivez la direction que leurs pas
I.
18 IHnUH)UCTIÛN.
ont tracée. Vous n'aurez pas besoin de Yoir clair pour choisir
la route qu'ils ont aplanie, foulée de leurs pieds et débar-
rassée des obstacles qui l'encombraient. »
La pratique, placée entre un flambeau et un conseil, est
seule agissante. Elle marche à un but sur le chemin de la vie.
Qu'elle y marche en s'éclairant du flambeau et en négligeant
le conseil, ou en refusant le flambeau pour suivre le conseil,
son résultat est toujours une distance parcourue, c'est-à-dire
une chose qu'on ne saurait considérer comme l'antithèse ni
d'un flambeau, ni d^un conseil ; tandis qu'il y a sans contre-
dit antagonisme entre le flambeau et le conseil, puisqu'ils
s'excluent l'un l'autre. On ne saurait trop le répéter, c'est en
conservant à la science son véritable caractère, qu'on lui as-
sure une juste part d'influence sur les réalités. Qu'elle arrive
par l'observation ou l'analyse à des principes certains; qu'elle
déduise de ces principes, par un raisonnement sévère et cor-
rect, des conséquences bien formulées; qu'elle emploie un
langage constamment clair et précis; voilà son rôle. Mais
qu'elle ne prétende point se mêler ou se substituer à la vie,
en produisant des principes absolus, des préceptes immédia-
tement applicables, des institutions toutes faites. La pratique
ne lui empruntera jamais que des principes dirigeants; or,
plus les théories seront simples et austères, plus les résultats
de la science auront le caractère de vérités scientifiques, mieux
la pratique sera disposée à les lui emprunter, et mieux aussi
elle pourra s'en servir. Ce qu'il lui faut, c'est une ligne droite,
unique, facile à voir et à reconnaître de loin comme de près,
plutôt qu'une ligne courbe, sinueuse et fractionnée, dont la
direction change à chaque instant.
L'autorité de la science gtt tout entière dans la nature des
vérités qu'elle proclame, dans leur caractère théorique, abs-
trait, indépendant de la réalité. Dès qu'une théorie aspire à
se transformer en règle pratique immédiatement applicable,
elle perd précisément ce qui lui donnait de la valeur, car
elle ne peut subir une telle transformation sans admettre des
BOT ET CARACTÈRE DE U SCIENCE ÉCONOMIQUE. 19
éléments qui échappent à toute loi, à tout procédé général!-
sateur, à tout calcul.
La science et la ^ie sont deux domaines qui, pour produire
chacun les meilleurs fruits possibles, doivent être distincts et
séparés l'un de Tautre. Les lumières de la science peuvent
éclairer la vie ; mais c'est à condition de planer au-dessus
et de ne jamais descendre au niveau de la réalité, dont les
ombres mQuv4i)|.es coupar&jopt et intero^pt6raient de mille
manières les rayons lumineux de la science. Je ne prétends
pas que l'économiste doive s'abstenir d'étudier et de résoudre
des questions complexes, encore moins qu'il soit incapable
d*agir comme praticien. Je dis seulement que ces points de
Tue si distincts et ces rôles si différents doivent demeurer sé-
parés dans le travail du penseur et dans l'action du praticien.
Les idées n'ont jamais plus de puissance que sous leur
forme la plus abstraite. Les idées abstraites ont plus remué
le monde, elles ont causé plus de révolutions et laissé plus de
traces durables que les idées pratiques.
CHAPITRE III.
DE l'application DES THÉORIES ÉCONOMIQUES <
Les phénomènes de production, de circulation et de dis-
tribution qu'embrasse la science économique sont ceux qui
se réalisent dans toutes les sociétés politiques régulières, sous
l'influence d'un principe de droit commun à ces sociétés.
Partout où le droit commun sera consacré et garanti sous
sa forme la plus générale, les phénomènes dont il s'agît se
manifesteront certainement et seront régis par les mêmes lois
scientifiques. Mais l'action de ces lois et les résultats de cette
action subissent nécessairement l'influence des actes par les-
quels le gouvernement de chaque société modifie tantôt le
principe général de la propriété, tantôt les divers rapports qui
en proviennent. Il est donc possible de distinguer, dans la
science économique, deux parties : l'une générale et pure-
ment spéculative, qui ne vise qu'à établir les théories, les lois
scientifiques de la production, de la circulation et de la dis-
tribution des richesses; l'autre spéciale et critique, ayant pour
objet l'application de ces lois aux phénomènes concrets qui
résultent de l'intervention de l'État dans le développement
économique de la société.
Cette division n'est point absolument de rigueur, puisque
l'on peut aussi bien étudier chacun des actes d'intervention
en traitant du phénomène général auquel il se rattache, ainsi
que l'ont fait jusqu'à ce jour la plupart des économistes.
Mais, sans attacher à cette classification plus d'importance
qu'elle n'en mérite, je la crois utile, ne fût-ce que pour dé-
APrUCATlON DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE. 21
gager l'exposition proprement dite de la science, cette partie
qui doit être essentiellement théorique, de discussions aux-
quelles il est difficile de conserver ce caractère. L'action di-
recte que peut exercer l'Etat sur le développement écono-
mique touche à tant de graves intérêts présents, elle soulève
tant de questions dont Tesprit de parti s'est déjà emparé, que
les économistes ont rarement résisté, en traitant un pareil
sujet, aux entraînements de la polémique et se sont rare-
ment abstenus d'argumentations plus ou moins passionnées,
qui* étant mêlées à leur exposition des vérités générales de la
science, en altèrent l'impartialité et en diminuent par con-
séquent l'autorité. Je n'ai pas besoin de citer des exemples à
l'appui de cette observation ; il suffît d'ouvrir les ouvrages
d'Adam Smith et de Jean-Baptiste Say pour en trouver de
frappants. Là où de tels maîtres ont failli, que doit-on at-
tendre des auteurs de second et de troisième ordre?
 cette classification, je rattache une terminologie, que je
regarde aussi comme convenable, quoique je sois prêt, d'ail-
leurs, à en faire aussi bon marché que de la classification elle-
même. Je réserve le nom de science économique pour cette
partie générale et purement théorique qui recherche et con-
state les lois du développement économique de la société, et
j'appelle législation économique celle qui a pour objet l'ap-
plication de ces lois aux actes d'intervention de l'Etat. Habitué
à cette classification et à cette terminologie par vingt-cinq
années d'enseignement public, je les adopte dans cet écrit,
non en vue de les recommander aux économistes qui le liront,
ni avec l'espérance de les faire prévaloir sur d'autres habitudes
ou sur d'autres idées, mais uniquement pour mon propre
usage et ma propre satisfaction. Je prends cette liberté parce
que l'expérience m'a rendu certain qu'il n'en peut résulter
aucun inconvénient pour mes lecteurs, aucune obscurité,^
aucune confusion dans les idées qu'ils se feront de la science
économique d'après mon livre. C'est un simple cadre, qu'ils
pourront rejeter s'il ne leur platt pas et remplacer par un
22 lîfTRdtftJcnoN.
autre, sans que le tableau edcadré en souffre le moindre
dommage.
Les actes dont s'occupe la législation écononlique ou Téco-
nomie politique appliquée sont de diverses espèces, qu*ii
importe de distinguer, parce que Tapplication de là scieûce
n'aboutit pas pour toutes à des résultats d'une Egale pdrtée.
Il n'est presque pas une loi, pas une mesure administra-
tive, qui n'ait quelque influencé, directe ou indirecte, sur 1&
production ou sur la distribution de la richesse. La ttiôindre
disposition d'une loi de procédure ou d'ut) règlement sur la
voirie peut agir sur le degré de sécurité dont jouissent les
propriétaires ou les capitalistes, et t)ar conséquent avoir
pour résultat de stimuler oti de ralentir la production. Hais,
tandis que ces actes ont un but étranger au développement
économique et n'agistent qu'indii^éctement sur la production
de la richesse, il en est d'aùtrëi qui ont précisément pour but
d'exercer une action diréfetè sur tè développement économic(ue,
d'autres encore qui eïercent une telle action dans Un bût
non économique.
Les plus importants de ces actes, au point de vue de la
science économique, sont évidemment ceux qui ont pour but
avoué d'agir directement sur les phénomènes dont s'occupe
cette science. On peut les grouper soUs deux chefs principaux,
les uns ayant pour but de favoriser l'accroissement de U
richesse, ou d'en diriger la production, tandis que les autres
aspirent à modifier la distribution de la richesse; et l'on
peut encore subdiviser le premier groupe, en distinguant
les actes qui agissent directement sur la production ou sur
l'épargne, de ceux qui n'atteignent leur but qu'en réglant la
circulation.
À cette première classed'actes,ayantpourcaractèrecommun
d'aspirer à un but économique, appartiennent, par exemple,
les monopoles industriels accordés par TÉtat^ les lois et rè-
glements compris sous le nom générique de système prt)té(J-
teur, la charité officielle^ la détermination légale du tant de
APPLICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE. 33
TintérÀt , etc. Mais les monopoles et le système protecteur,
qui ont pour but de favoriser la production, appartiennent
au premier groupe, tandis que la charité officielle et les lois
contre l'usure, qui aspirent à modifier la distribution, appar-*
tiennent au second .
Les monopoles diffèrent à leur tour du système protec-
teur en oe qu'ils crissent directement sur le travail écono-
mique, puisqu'ils interdisent partiellement certaines branches
de oe travail, tandis que le système protecteur n'agit sur la
production que par Tinlermédiaire de la circulation, c'est-à-
dire en interdisant une certaine catégorie d'échanges inter-
nationaux.
L'application de l'économie politique aux actes de toute
espèce par lesquels l'Etat peut influer sur la marche du dé-
veloppement économique doit d'abord consister à déterminer
eette influence et à l'expliquer d'après les théories écono-
miques. Une fois ce premier pas accompli, et seulement alors,
la marche du raisonnement doit se ressentir des différences
que je viens de signaler.
S'agit-il, en effet, d'un acte ou d'une série d'actes dont le
but est de produire un certain résultat économique? Il est
évident que le travail scientifique par lequel on arrive à
constater l'action exercée constate par cela même que le but
proposé sera ou ne sera pas atteint. Il aboutit donc à un juge-
ment complet sur les actes en question ; il autorise pleinement
Téconomiste à déclarer de tels actes mauvais et à les blâmer
sans réserve, s'ils ne sont pas de nature à produire l'effet en
vue duquel ils ont Heu, à conduire au but qui seul les a
motivés.
Yous accordez une prime à l'exportation de certains pro-
duits de l'industrie nationale, dans le but unique de favoriser
Taccroîssement de la richesse du pays. Si, en analysant l'effet
de cette mesure, je démontre que, loin de conduire au but
que vous vous proposez, elle agit en sens contraire et qu'elle
tend à ralentir l'accroissement de la richesse, rien ne m'em-
24 INTRODUCTION.
pèche plus de la condamner définitivement; car elle n'avait
qu'un but, et ce but sera manqué; elle n'était justifiable que
dans une certaine hypothèse, et cette hypothèse est entière-
ment fausse. Par quelles considérations, sous quels pré*
textes, en vertu de quels principes pourrait-elle encore être
défendue?
Vous fixez légalement le taux de l'intérêt, dans le but
unique de favoriser les emprunteurs, d^ faciliter Taccès du
capital à ceux qui en ont besoin. Si je prouve que cette fixa*
tion légale produit un résultat directement opposé à celui que
vous vouliez obtenir, qu'elle nuit aux emprunteurs et rend
la circulation du capital plus difficile, j'aurai prouvé, par cela
même, que votre loi est détestable, puisque le seul motif qui
pouvait la justifier est une erreur.
Est-ce à dire que, dans les deux cas dont je viens de parler,
l'économie politique, si la loi dont il s'agit est une loi déjà en
vigueur et non simplement proposée, donne le précepte absolu
de l'abroger sans retard? Non ; parce que toute loi, bonne ou
mauvaise, crée avec le temps des opinions, des habitudes
et surtout des intérêts , qui peuvent en rendre l'abolition
brusque et immédiate dangereuse ou difficile. C'est là une
question de pratique sur laquelle je n'ai pas, moi économiste
théoricien, d'avis à émettre, ni de conseil à donner, car elle
se complique de considérations morales et politiques étran-
gères à la science que je professe. En déclarant votre loi
mauvaise, cette science n'est pas sortie de son domaine;
elle en sortirait en vous prescrivant un mode quelconque
d'action, propre à mettre la réalité d'accord avec le jugement
théorique.
Mais lorsqu'il s'agit d'actes qui n'ont pas un but écono-
mique, la portée du résultat scientifique est nécessairement
plus restreinte encore. Le jugement que la science prononce
ne peut plus être ici qu'un jugement conditionnel, hypothé-
tique, limité par des réserves plus ou moins nombreuses.
Ces actes, ainsi que je l'ai déjà dit, sont de deux espèces.
APPLICÀTlOrii DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE. 25
Les uns exercent une action directe sur les phénomènes
économiques : action notoire et avouée, bien qu'elle ne soit
pas le but en vue duquel l'État intervient. Cette première
catégorie comprend les lois et les mesures fiscales, c'est-à-dire
rimp6t sous toutes ses formes, en tant du moins qu'il a un
but purement fiscal. Les autres, qui n'ont pas plus que les
premiers un but économique, n'exercent pas même une action
directe sur le mouvement de la richesse. A cette seconde ca-
tégorie appartiennent les lois et mesures diverses qui ont pour
but de pourvoir aux intérêts moraux de la société, ou de dé-
velopper et de perfectionner l'organisme politique par lequel
les droits sont garantis et les besoins les plus généraux de la
société sont satisfaits.
L'action directe qu'exercent les lois fiscales sur la produc-
tion et sur la distribution de la richesse constitue sans con-
tredit un problème d'économie politique, un problème qui
appartient exclusivement à cette science et qui ne peut être
résolu que par elle. En expliquant l'action directe dont il
s'agit, en la rattachant à des principes généraux , en con-
struisant ainsi une théorie de l'impôt, l'économie politique ne
sort donc pas de son domaine; elle ne s'écarte ni de son objet,
qui est la richesse, ni de son but, qui est la vérité scientifique.
S'ensuit-il qu elle ait mission pour juger de toutes pièces
une loi ou une mesure fiscale, pour approuver ou condamner
absolument un impôt, comme elle approuve ou condamne une
loi destinée à favoriser la production ou à corriger la distri-
bution de la richesse? Non, parce que l'impôt n'a pas une
destination de ce genre ; son but n'est pas dans l'action qu'il
peut exercer sur la richesse.
Le but de l'impôt est de procurer à l'État un revenu, de
mettre ainsi à la disposition du gouvernement de l'État les
moyens matériels dont il ne saurait se passer. Or, la question
de savoir si ce but sera rempli par tel impôt n'est évidemment
pas du ressort de l'économie politique. L'étendue actuelle des
besoins de l'État, celle des ressources qu'il pourra trouver
Ï7BR3IT
'éllFha^'
2d i!rr*oD0CTiON.
dans la fortune des contribuables, sont des faits réels, con-
crets, dont Tappréciation ne dépend point des théories écono-
miques, ou ne s'y rattache que très-incomplétement. Le but
de rimpôt est tout entier dans son résultat fiscal, dans son
produit, et ce but ne saurait être rempli que par un prélève-
ment opéré sur les revenus des contribuables, c'est-ànlire par
la soustraction d'une partie de cette richesse qui est produite
annuellement et répartie entre les divers membres de la
société, pour être consommée par eux productivemenl ou
improductivement, La forme de ce prélèvement peut influer,
sans doute, sur Timportance de la soustraction qui en résul-
tera et du ralentissement qiit sera ainsi occasionné dans la
marche progressive du développement économique; mais,
entre deux formes de prélèvement, la meilleure, à ce point
de vue économique, ne sera pas nécessairement la meilleure
au point de vue fiscal, c'est-à-dire la plus propre à fournir le
produit qu'exigent les besoins actuels de TÉtat.
Le jugement de la science économique ne pourra donc, en
pareille matière, se formuler que de cette manière : entre les
impôts également propres à remplir un certain but fiscal,
celui-ci doit être préféré aux autres, celui-là est le plus mau-
vais de tous, etc. ; et encore faudra-t-il réserver, dans l'appli-
cation d'un tel jugement, les considérations politiques et
morales, qui, dans les questions pratiques, ont évidemment le
pas sur les intérêts économiques, un projet d'impôt immoral
ou impolitique devant toujours être repoussé, quels qu'en
puissent être le mérite économique et le produit fiscal.
Cependant, il faut bien reconnaître que, dans la plupart
des questions fiscales pratiques, aucun intérêt moral ou poli-
tique ne se trouve engagé, tandis que l'intérêt économique a
une impoitance majeure, au point de vue même des besoins
de l'Etat. En efiTet, un impôt économiquement mauvais est
presque toujours une faute, commise en faveur du présent,
mais au préjudice d'un avenir tellement prochain qu'il se
confond avec le présent. Ce n'est pas dans vingt ans, ni dans
APPLICATION DE Là SCIENCE ÉCONOMIQUE. 27
dii ans, c'est dès Pannée suivante, quelquefois plus t6t en-
core, que la richesse sociale, étant ménagée par un impôt
mieux assis ou mieux réparti, eût augmenté les revenus
de rÉtat, en rendant plus féconde la source qui les lui
fournit.
A regard des actes de la dernière catégorie, au contraire,
rintérét économique est le plus souvent d'une importance
décidément secondaire, tandis que de très-graves intérêts
politiques et moraux s'y trouvent presque toujours engagés.
Les lois qui établissent certains jours fériés, celles qui règlent
l'exercice des industries dangereuses ou incommodes, colles
qui organisent l'instruction publique, le culte d'une religion
d'État, la force armée, les corps judiciaires, etc., ont, sans
contredit, leur côté économique, leur part d'influence dans
le développement de la richesse sociale ; mais quel bomme
d'Etat, quel législateur, pour peu qu'il comprenne sa mis-
sion, osera jamais, en proposant ou en décrétant de telles
lois, se préoccuper exclusivement de leurs résultats écono-^
miques, et faiire prévaloir lès intérêts matériels qui s'y rat-
tachent sur les intérêts politiques et moraux que ces lois
ODI en TUe et auxquels , avant tout , elles sont destinées à
pourvoir?
Si quelques économistes, haut placés par leur savoir et
par leurs travaux, sont tombés dans de pareilles erreurs ^ en
appliquant leurs doctrines économiques, cela prouve seule-
ment que ces hommes étaient dénués de ce qu'on nomme le
sens politique, c'est-à-dire de cette faculté qui fait apprécier
à leur juste valeur les divers éléments que fournissent, pour
la solution des questions pratiques, l'état présent d'un peuple
et rhittoire de son passé. La science elle-même ne doit pas
1 J.-B. Siy y tombe souvent; par exemple, dans le chapitre de son Cours oii
il ooBdaane d'ano maniëro absolue tonte l'organisation Judiciaire de la Franco,
par le soal votif qa'elle ferait moins coûteuse si la libre concurrence y était
întrodaite. Je regrette d'ajouter que le défaut de sens politique se fait sentir plus
o« moins dans toutes les productions de l'école dont cet écrivain a été le chef.
28 INTRODUCTION.
être rendue responsable de ces aberrations, qui deviendront
évidemment de plus en plus rares, à mesure que Téco-
nomie politique sera plus généralement cultivée, et surtout
enseignée dans un esprit plus scientifique.
En Italie, en France, en Angleterre, l'économie politique
a été, dès le principe, une science d'opposition, un sujet
favori de polémique, pour les hommes qui, à tort ou à raison,
combattaient les gouvernements et leur résistaient. En Alle-
magne, elle a commencé par être une science gouvernemen-
tale, une science à l'usage de l'administration. De ces deux
origines difiérentes il devait résulter, et il est résulté, en
effet, une tendance commune à empiéter sur les questions
administratives et politiques, à étendre le domaine de la
science économique au delà des limites dans lesquelles il
convient de le renfermer.
Lorsqu'on écrit dans un esprit d'opposition ou dins un
esprit gouvernemental, on ne peut guère traiter que des
questions complexes, car ce n'est pas à des vérités abstraites,
c'est à des vérités concrètes qu'on aspire, à des conclusions
pratiques, à des applications immédiates ; on veut démontrer
la convenance absolue de telle loi, de tel acte administratif,
de telle proposition, ou le contraire.
L'économie politique, traitée dans un esprit et dans des
vues d'opposition, devient, en outre, une cause ï défendre,
et cette défense prend facilement les dimensions, le langage,
la forme, les allures d'un plaidoyer. L'économiste n'aspire
plus à convaincre, par une déduction sévèrement logique et
à force de méthode et de clarté, les esprits sérieux et les in-
telligences développées : il parle au grand public, dont le
suffrage lui est nécessaire pour triompher, c'est-à-dire à un
public 011 les esprits frivoles et les intelligences peu cultivées
forment une immense majorité. Il ne lui suiïït pas, d'ailleurs,
que la vérité doive un jour prévaloir sur l'erreur, ni que la
science, dans l'opinion des juges compétents, ait fait un pas
en avant; non, il veut l'emporter sur des adversaires, mettre
APPLICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE. 29
fin à des abus, obtenir une réforme, atteindre enfin un but
pratique et prochain, et pour cela il doit mettre en jeu les
intérêts, les sentiments, les passions des hommes qui suivent
son parti et de ceux qui n'ont pas encore d'opinion arrêtée.
De là, un langage, une méthode, une manière d'argumen-
ter, de diviser son sujet, de grouper et d'enchatner ses idées,
qui s'écartent plus ou moins de cette précision et de cette
marche logique dont la science a surtout besoin .
Les caractères généraux que je viens de signaler sont en«-
core très-sensibles dans l'ouvrage d'Adam Smith. « L'éco-
nomie politique, dit-il dans l'introduction de son quatrième
livre, se propose deux objets : premièrement, de procurer au
peuple d'abondants moyens de subsister, ou plutôt de le
mettre en état de se procurer lui-même cette abondance ;
secondement, de procurer à TËtat un revenu suffisant pour
les services publics. Elle se propose à la fois d'enrichir le*
peuple et le souverain. » Il assignait donc à la science un
but pratique; il en faisait un art.
Mais Adam Smith était un savant, un professeur de philo-
sophie, c'est-à-dire un homme dont l'esprit s^était familiarisé
avec le langage et les méthodes scientifiques, et il avait en-
seigné ses doctrines comme branche de la philosophie morale
avant d'écrire son ouvrage. D'ailleurs, l'opposition avait,
en Angleterre, des organes constitutionnels; beaucoup
d'hommes très-éclairés, des hommes d'élite la représentaient
dans le Parlement ; et cette opposition parlementaire, sincè-
rement attachée à la constitution du pays, à sa forme de gou-
vernement, à la plupart de ses vieilles institutions, ne se
séparait du gouvernement que sur des questions secondaires
de législation et d'administration. Adam Smith se trouvait
donc mieux placé que ne Tétaient alors , que ne le sont
mime encore aujourd'hui la plupart des économistes du
continent, pour renfermer son sujet dans les limites d'une
pure science et pour le traiter dans un esprit scientifique.
C'est ce qu'il a fait dans les deux premiers livres de ses
30 IUTBÛDQGTIQM.
Recherches sur la richesse des nations, et c'e^l en cela surloul
qu'il me paraît avoir rendu à la science uo éminent service,
fout ce qu'il y ^vait de nouveau et d'essentiel daqs sa doc*
trine aurait ditl^cilement imprimé à l'économie politique la
marche progressive qu*e}le a suivie depuis lors, s'il n avait
pas n^ontré en inéme temps la voie qu'il fallait prendre, la
seule \oie qui pût conduire à de nouveaux progrès, la voie
par laquelle il avait dû passer lui-même pour découvrir les
vérités nouvelles qu'il enseignait. C'est en ce sens surtout
qu'on peut considérer ^dam Smith comme le fondateur d'une
école, de cette école anglaise, à laquelle la science ^t rede*
yablede presque tous les théorèmes importants dont elle s'est
enrichie depuis le commencement de ce siècle.
Les économistes français du dix-huitième siècle fai^ient
aussi de l'opposition, mais daqs des conditions fort différeqtes
de celles oii s'était trouvé Adam Smith. Tout était mauvais
dans le gouvernement de la France, tout était vicieux en prin-
cipe, corrompu et abusif dans la pratique i en même temps,
comme l'opposition n'avait pas d'organe constitutionnel, il
fallait qu'elle cherchât un appi|i dans )'opinion publique,
c'est-à-dire parmi les hommes du moqde et les gens de lettres
qui formaient alors petto opinion. De là l'extension absurde
que ces économistes donnaient à leur science et le langage
déclamatoire, passionné, apibitieux, qui caractérise la plur-
part de leurs productions, notamment celles de Mirabeau,
de Dupont (de Nemours), de Mercier de La Rivière. Pour cette
école, l'objet de l'économie politique était le bonheur de l'hu-
manité, pas moins que celai II n'y a pas une question de
politique ou de législation générale qu'ils n'y fassent entrer
et qu'ils ne trouvent moyep de rattacher à leur principe
économique, c'est-à-dire à l'erreur fondamentale qui est la
base de leur système.
Après la grande révolution de 1789, les luttes politiques
ont toujours plus ou moins présenté, en France, le caractère
qu'elles savaient eu auparavant ; le principe du gouvernement
APPLICATION DB U 8CIB|!(GiE ÉCONOMIQUE. 3i
y a toujours été mis en question; foppGsitiop de chaque
époque y a toujours aspiré, plus ou moins ouvertemeot e|
directement, à renverser le gouvernement qu'elle attaquait»
à détruire la constitution en vertu de laquelle ce gouverne-
ment exerçait le pouvoir. Sous Napoléon I®', sous la Restau-
ration, sous Louis-Philippe, les principes économiques conti^
Duèrent donc à n'être que des armes au service d'une cause
qui embrassait bien d autres questions et touchait à bien
d'autres intérêts.
En France, d'ailleurs, les sciences politiques ont eu beau-
coup à souffrir de ce que les hautes études et les corps sa-
vants avaient été organisés par TÉ^at, ou sous son contrôle
direct, à une époque oii ces sciences paissaient à peine et où
le gouvernement, qui avait des motifs pour an redouter Tes-
sor« avait aussi le pouvoir de rarréter. C'était déjà up fait
grave que TAcadémie, créée en 1666 par Colb^rt sous le nom
d'Académie des sciences^ ne pût et ne dût eipbrasser fiucupe
des sciences qui onf; pour objet les phénomènes sociaux,
les manifestations collectives de la vie humaipe. Cela suffi-
sait, dans un pays où la copr et le monde officiel exerçaient
uue influepce décisive sur la langue et les mœurs nationales,
pour enlever le nom de sciences à toute cette catégorie impor-
tante de conn^ssances à laquelle appartient Técopomie poli-
tique. Par là, surtout, les hommes qui eussent été disposés
à étudier ces sciences exclues e( à les cultiver pour elles-
mêmes, dans un esprit vraiment scientifique, se trouvaient
privés de toutes les récompepses, lucratives ou honorifiques,
propres à )es pousser dans cette voie. Dès lors la science éco-
nomique ne pouvait surgir en France qu'à Toccasion de ques-
tions pratiques plus op moins complexes, ni se développer
que dans des écrits inspirés, soit par le besoin de défendre
certains intérêts, soit par une vague aspiration à des réformes
générales dont Tordre social tout entier réclamait Tappli-
cation.
La réorganisation, sous le Consulat, de l'Institut et de
3tî l«TR0OUGTIO!!f.
rUniversité, où le nom de sciences fut exclusivement réservé
aux sciences mathématiques, physiques et naturelles, acheva
de dessiner la position de Téconomie politique eu France.
Pour les hommes politiques, c'était un arsenal de polémique,
une doctrine d'opposition ; pour le public éclairé en général,
c'était l'ensemble des raisonnements et des spéculations appli-
cables aux questions qui concernent le bien-être et le progrès
des sociétés. Etudiée superûciellement par quelques jeunes
gens qui aspiraient à s'occuper pratiquement de l^islation et
d'administration, elle était repoussée par les gens du monde
comme littérature ennuyeuse, par les savants comme man-
quant des caractères les plus essentiels d'une vraie science.
En Italie^ l'opposition des économistes avait, comme en
France et bien plus qu'en France, tout à critiquer, tout à ré-
former, parce que l'organisation politique y était vicieuse»
radicalement vicieuse, et cela depuis des siècles. Mauvaise
législation, mauvaise administration, mauvaise justice, do-
mination étrangère, absence totale de garanties constitution-
nelles, voilà le résumé des maux qui étaient devenus endé-
miques dans ce beau pays depuis le règne de Charles Y.
Comment aurait-on pu étudier froidement et scientifique-
ment les questions économiques en présence de spoliations
et de brigandages auxquels la rapacité avait autant de part
que l'ignorance, ou analyser patiemment les manifestations
d'une vie sociale qui ressemblait k une longue agonie? De là
cette sentimentalité qui respire souvent dans les écrits des
économistes italiens antérieurs au dix-neuvième siècle; de là
cette étendue illimitée , ou vaguement limitée, qu'ils assi-
gnent au domaine de la science et ce méUnge continuel de
considérations morales dont ils embarrassent leurs ana-
lyses.
Au surplus, l'esprit gouvernemental n'est pas plus que
l'esprit d'opposition celui qui doit présider aux investigations
scientifiques. La preuve en est dans les travaux des écono-
mistes allemands.
APPLICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE. 33
Il y avait, depuis la fin du moyen âge, dans la plupart des
Etats de FÂlIemagne, une Chambre chargée de Tadministra-
tion des domaines et régales^ formée à Tinstar de la Chambre
mdvque de Vienne, et dans les mains de laquelle s'étaient
concentrées peu à peu diverses branches de la police et de
l'administration publique. C'était un collège de hauts fonc-
tionnaires, à la fois délibérant, jugeant et agissant, auquel
ressor tissaient toutes les questions économiques et financièreSt
et qui, depuis que les assemblées d'Etats étaient tombées en
désuétude, avait tu de jour en jour s'accroître sa compétence
et son autorité. De là le nom de sciences caniéraks^ sous lequel
on désigne en Allemagne les connaissances diverses dont
s'étaye l'art de Tadministration. Dès le commencement du
dix-huitième siècle, il existait dans plusieurs Universités des
chaires spéciales pour renseignement de ces sciences, et
aujourd'hui elles forment souvent, comme à l'Université de
Tubingue, une Faculté à part, distincte de la Faculté de droit.
Ce fut ainsi, comme science camérale, c'est-à-dire comme
une branche de l'art d'administrer, que Téconomie politique
fut d'abord étudiée en Allemagne, et les économistes alle-
mands ont presque tous été, jusqu'à la fin du siècle dernier»
des caméralisteSj c'est-à-dire des professeurs de caméralis-
tique^ tels que Casser, Dilhmar, Yung, Roessig, Schmalz, etc.
Envisagée comme un art et comprenant dans son domaine
beaucoup de questions qui appartenaient à la police ou à
l'art financier, la science économique ne pouvait que lan-
guir, et nous voyons les économistes allemands se traîner
à la remorque des mercantilistes de l'Italie, puis des physio-
craies de la France, jusqu'à l'époque oii la révolution de 1789
d'un côté, l'école philosophique de Kant d'un autre, vin-
rent donner une impulsion puissante à l'étude des sciences
morales et politiques, en faisant descendre cette étude des
régions gouvernementales où elle avait été jusqu'alors con-
centrée, et en attirant dans cette direction la foule des intel-
ligences d'élite qui peuplaient les Universités.
I. 3
34 INTRODUCTION.
Une fois ce mouvemeut imprimé, ce n'était pas chez bn
peuple si laborieux, si porté vers les spéculations scientifiques,
doué d'ailleurs au plus haut degré de la faculté d'abstraction
et de Tesprit d'analyse, que pouvait se maintenir, au moins
eh théorie, le syncrétisme qui avait retardé jusqu'alors les
progrès de la science économique. Les économistes allemands
de ce siècle distinguent généralement et traitent à part,
sous le nom de Volkstvirthschaft^ une science qui est vrai-
ment l'économie politique, c'est-à-dire qui a pour objet les
phénomènes économiques, et qui n'aspire qu'à expliquer ces.
phénomènes en constatant les lois qui les régissent. Mais
l'organisation établie et les habitudes qu'elle a^fontiées con-
servent leur empire malgré la logique, et cette science pure
n'est jamais envisagée, de la part de ceux même qui la dis-
tinguent et la caractérisent le plus nettement, que comme la
partie générale et en quelque sorte l'introduction d'une
science plus étendue, qui comprend l'art d'administrer, l'art
d'enrichir la société et le gouvernement, l'art de rendre un
pays puissant et prospère. Cette manière de voir devait exer-
cer, elle a exercé en effet une influencé fâcheuse à plusieurs
égards sur l'étude et l'enseignement de l'économie politique.
Le perfectionnement de fart d'administrer, par conséquent
celui de la vie sociale, continue d'être, aux yeux des écono-
mistes allemands, le but principal de leurs investigations et
de leurs travaux ; ils he le perdent jamais de vue et lui con-
sacrent la meilleure part de leui'S veilles et de leurs médita-
tions. Or, c'est un but complexe, à l'accomplissement duquel
beaucoup d'autres connaissances doivent concourir, et que
les législateurs, les ministres, les hommes politiques ont
seuls mission d'embrasser dans sa généralité sur le terrain
de la pratique. L'économiste allemand persiste à renfermer
ce but tout entier dans les limites de sa science et se croit par
conséquent appelé, comme savant, comme économiste, à ré-
soudre tous les problèmes plus ou moins complexes dont ce
but implique la solution ; il s'obslinn à faire une science de
n
APPUGATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE. 35
ce qui n'est et ne peut jamais être qu'un art, ou un ensemble
de plusieurs arts.
Cette seule erreur, de confondre une science avec un art,
sufût pour égarer complètement Tespril le plus sagace. Rien
n'est plus contraire à l'esprit d'analyse, par conséquent aux
progrès de toute science, qu'une telle erreur sur le but et les
limites de la spéculation scientifique. L'économiste qui as-
signe un ou plusieurs buis pratiques à ses investigations se
laisse inévitablement détourner par ces feux follets du che-
min de la vérité. Quand on voit un auteur débuter, comme
le fait M. de Sismondi, par définir l'économie i>oIitique i(?ie
branche de ïart de gouverner, on peut être certain d'avance
qu'il s'égarera dans une fausse voie pour n'en plus sortir!
On pourrait avec autant de raison appeler la physique el la
chimie des branches de l'art de gouverner, parce que l'admi-
nistration est quelquefois appelée à faire des appréciations de
ces sciences.
Assurément, dans toutes les directions de l'activité intel-
lectuelle, la science ne naissant et ne se développant qu'après
l'art, réconomie politique, de même que les autres sciences,
a dû commencer par être un art. Mais les tendances que Je
Tiens de signaler ont retardé une transformation qui aurait
dû s'opérer depuis longtemps, et pour laquelle l'esprit hu-
main était parfaitement préparé. Si l'économie politique
avait pu être étudiée et cultivée dès ses premiers commence-
ments sans aucune vue d'application immédiate et sans au-
cune préoccupation politique, elle se serait partout élevée,
depuis un siècle peut-être, à l'état de pure science.
CHAPITRE IV.
UTILITÉ DES CONNAISSANCES ÉCONOMIQUES.
La plupart des auteurs qui exposent d'une manière plus
ou moins approfondie l'ensemble d'une science quelconque
s'efforcent de démontrer, ou affirment simplement comme
une chose non contestée, que la connaissance des vérités
qu'ils enseignent est d'une utilité générale, et sur ce point
ils ont tous raison. Ne fût-ce que par l'exercice qu'elle donne
aux facultés actives, à l'attention, à la mémoire, à l'esprit
d'analyse, au jugement, Télude d'une science est profitable
aux personnes mêmes qui ne seront jamais appelées à en faire
l'application dans leur intérêt, ni dans celui de la société.
D'ailleurs, il y a une telle connexion entre les branches di-
versesdes connaissances humaines, que chacune d'elles
fournit des directions précieuses pour l'étude et même pour
l'application de toutes les autres.
Combien à plus forte raison n'est-on pas fondé à reven-
diquer le mérite d'une utilité générale pour la connaissance
de vérités qui sont d'une application journalière, dans la vie
privée aussi bien que dans la vie publique 1 De cela seul que
la science économique explique la composition et le jeu de
cet organisme compliqué, par le moyen duquel s'accomplit
le développement matériel des sociétés humaines, on peut
conclure que chaque membre d'une telle société est intéressé
à connaître cette science. N'occupe-t-il pas en effet une place
déterminée, ne joue-t-il pas un certain rôle dans l'organisme
de la société à laquelle il appartient? Peut-il lui être îndif-
:^A..-»>.
UTILITÉ DES CONNAISSANCES ÉCONOMIQUES. 37
férent de savoir ou d'ignorer ce qui caractérise cette place et
ce r6ic dans le présent, ce qui peut les modifier dans Tavenir,
comment le développement général peut influer sur sa posi-
tion individuelle, et comment son activité individuelle peut à
son tour réagir sur le développement général?
Cette utilité générale des connaissances économiques est
particulièrement évidente à une époque où la somme des
avantages qu'un homme retire de l'état social est presque en-
tièrement déterminée par sa position économique; or, tel est,
sans contredit, tel sera de plus en plus le caractère du stage
de civilisation dans lequel nous sommes entrés. Il y avait,
dans les stages antérieurs, des positions irrévocablement
déterminées par le droit et conférant, à ceux qui les occu-
paient, des distinctions, un pouvoir, des privilèges, qui ne
dépendaient point de leur position économique. Le seigneur,
le serf, le bourgeois, Thomme lettré conservaient leurs po-
sitions relatives, soit entre eux, soit à l'égard de la commu-
nauté et de l'Etat, en dépit de tous les changements que
pouvait subir leur situation de fortune. Aujourd'hui, c'est la
fortune presque seule qui fait les grands seigneurs; par elle
on voit s'élever à ce rang l'homme de lettres, le bourgeois,
l'artisan, le paysan; sans elle, les titres, les talents, le savoir,
la vertu ne donnent qu'une position sociale équivoque, aussi
dénuée d'importance réelle que d'éclat. Jamais, donc, l'étude
des lois qui gouvernent la distribution et le développement
des diverses positions économiques n'a été plus intéressante
ni plus utile.
Il n'est pas un membre de la société qui, même dans sa
vie privée, n'ait souvent besoin de lumières que la science
économique seule peut lui fournir.
Est-on riche? on a des fonds à placer ou à faire valoir. On
est dès lors intéressé dans l'œuvre générale de la production
de la richesse, exposé par conséquent à faire des calculs
erronés, ou à subir des mécomptes et des pertes, si l'on ignore
les lois qui gouvernent cette production , si Ton ne sait pas
38 INTRODUCTION.
se rendre compte, par exemple, des causas qui déterminent
le prix courant des produits agricoles et industriels , du rôle
que joue le capital dans les phénomènes économiques, ou des
fonctions que remplissent dans la circulation de la richesse
le numéraire métallique et les signes représentatifs qui en
tiennent lieu. Les connaissances économiques n'indiqueront
pas, sans doute, à l'homme riche, des moyens certains et di-
rects d'accroître sa fortune; mais elles le mettront en ptat
d'apprécier les chances de succès des entreprises où il pour-
rait s'engager, la portée réelle d'expédients ruineux ou de
fausses démarches qui pourraient la compromettre.
Quand on est riche, on a un revenu considérable à dépenser.
Doit-on le dépenser tout entier, ou en économiser une partie?
Quelles dépenses doit-on préférer, parmi celles qu on pour-
rait se permettre? Voilà deux questions sur lesquelles beau-
coup de riches ne consultent que leur intérêt personnel,
leurs désirs, leurs passions; et ils en ont le droit, la loi ne
leur prescrivant rien à cet égard. Mais il en est aussi plu-
sieurs qui se regardent, et avec raison, comme liés, dans
Tusage qu'ils font de leur fortune, par certains devoirs [envers
la société dont ils font partie, surtout envers la classe nom-
breuse, et généralement peu fortunée, dont le travail méca-
nique ou intellectuel produit la richesse; or; rien n'est plus
ordinaire que de voir ces riches bien intentionnés suivre,
faute de connaissances économiques, une voie qui les éloigne
du but louable auquel ils aspirent, et employer leurs revenus
d'une manière nuisible aux travailleurs et à la société.
Les uns dépensent trop ; ils s'imposent le devoir de con-
sommer sous la forme d'objets de luxe une portion de leur
revenu plus considérable que celle qu'ils auraient destinée à
cet usage en vue de leurs besoins réels, c'est-à-dire de con-
sommer ce qu'ils auraient pu et voulu épargner. D'accord sur
ce point avec un préjugé populaire universellement répandu,
ils s'imaginent que c'est la dépense du riche, non son épargne,
qui fait vivre les travailleurs et croître la demande du travail.
UTILITÉ DES CONNAISSANCES ÉCONOMIQUES. o9
Les autres dépensent mal; ils consacrent, par exemple, une
portion notable de }eur superflu à des actes de charité, dont le
résultat immédiat et apparent leur semble désirable; ils se
font un devoir de pratiquer la bienfaisance avec plus ou moins
de largeur, et ils pensent avoir rempli ce devoir quand ils
ont soulagé la misère présente d'un certain nombre d'indi-
gents, soit en distribuant eux-mêmes des aumônes, soit en
fournissant à d'autres les moyens d'en distribuer.
Est-on pauvre? on a besoin avant tout de se résigner à cette
condition économique, de se réconcilier avec une organisation
sociale dans laquelle on se trouve si mal placé, d'accepter
rinégale distribution des richesses comme une chose tout
aussi nécessaire , par les causes qui la produisent , tout
aussi salutaire, dans ses résultats généraux, que l'inégale dis-
tribution des facultés naturelles du corps et de l'esprit. Il im-
porte d'ailleurs aux riches, il importe au bien-être et au
repos de la société entière, que le pauvre se fasse une
idée juste des lois qui régissent la distribution des ri-
chesses, car son ignorance, qui n'est un mal que pour lui, le
rend accessible à une sciepce fausse, à des notions erronées,
qui deviennent un danger pour les autres.
Si de la vie privée nous passons à la vie publique, nous
voyons l'économie politique s'élever au rang d'une science ri-
goureusement nécessaire. La puissance des Etats, leur bien-
être intérieur et leur sûreté extérieure dépendent tellement
aujourd'hui du stage de développement économique auquel
ils sont parvenus, que les questions économiques sont deve-
nues les plus importantes de celles dont les gouvernements
ont à s'occuper, et qu'elles se trouvent d'ailleurs plus ou moins
mêlées à toutes les autres.
Les gouvernements, par leurs lois et par leurs actes, exer-
cent une action directe sur le développement économique de
la société, c'est-à-dire sur la production, la circulation et la
distribution de la richesse, tantôt dans le but de favoriser ce
développemcul ou de le diriger, tantôt dans celui de fournir
40 INTRODUCTION.
à l*Etat les moyeDS matériels dont il ne peut se passer. De là
deux séries de questions, sur la solution desquelles la science
économique doit avoir non*seulement une influence essen-
tielle, mais la principale influence, l'influence la plus déci-
sive.
Lorsque l'action directe dont il s*agit a un but économique
avoué, comment l'homme d'Etat et le législateur pourront-ils
apprécier la convenance du but spécial de cette action relati-
vement àTensemble du mouvement économique, ou celle des
moyens proposés relativement à ce but, si ce n'est par une
connaissance approfondie des lois qui déterminent et gou-
vernent le développement sur lequel ils veulent agir, c'est-à-
dire des causes mêmes dont ils prétendeul diriger l'action et
modifier les résultats? Intervenir dans le jeu de l'organisme
économique sans savoir dans quel sens on doit agir, ni ce
qu'on doit faire pour agir dans un sens donné, c'est tenter
des expériences et des manipulations dans un laboratoire de
physique ou de chimie, sans connaître les premiers éléments
de ces deux sciences.
Lorsque l'action directe du gouvernement a pour but de
procurer à l'Etat un revenu fixe ou des ressources extraordi-
naires, il importe, pour ce but même, que les moyens em-
ployés tendent le moins possible à entraver la formation et à
ralentir Taccumulalion des capitaux productifs, c'est-à-dire
à sacrifier les ressources futures en vue des besoins actuels.
Or, pour arriver à ce résultat, il est absolument nécessaire
de connaître à fond cette action directe que les prélèvements
exigés par l'Etat exercent sur le mouvement de la richesse,
tantôt en altérant les conditions générales de la production,
tantôt en affaiblissant ou en fortifiant les mobiles qui pous-
sent à l'épargne, tantôt en modifiant la circulation ou la
distribution des produits.
Dans les cas, bien plus nombreux, où l'intervention de
l'Etat n'agit pas directement sur les phénomènes économi-
ques généraux, elle peut avoir une influence indirecte fort
UTILITÉ DES GONflAlSSANGES ÉCONOMIQUES. 41
sensible, ou plutôt, elle a toujours plus ou moins une lelle
influence ; car il serait difficile de citer une institution, une
loi, une mesure administrative, qui ne touche pas, de près
ou de loin, à quelque intérêt matériel.
Le plus grand avantage qu'une société puisse retirer de
son gouvernement, c'est le sentiment général de sécurité qui
résulte d'une garantie complète, assurée pour le présent et
pour l'avenir à tous les droits acquis, à tous les intérêts légi-
times. Ce sentiment n'est pas lui-même la cause du mouve-
ment économique, le moteur du travail et de l'épargne; mais
son concours est tellement indispensable, que la force des
moteurs se proportionne toujours à celle du sentiment de
sécurité qui accompagne leur action. Affaiblir ce sentiment^
c'est inévitablement affaiblir aussi les moteurs du développe-
ment économique, c'est-à-dire les intérêts individuels ou
collectifs de la société; le détruire tout à fait, ce serait para-
lyser ces moteurs aussi complètement que si on les avait
eux-mêmes supprimés. Et combien sont rares les lois qui
n'affectent pas de quelque manière, en bien ou en mal, la
garantie dont le sentiment de sécurité est le résultat ! L'article
en apparence le plus insignifiant d'un Gode civil ou pénal
ou d'une loi de procédure peut avoir, à ce point de vue éco-
nomique, une portée immense ; mais cette portée ne saurait
être comprise et appréciée sans une connaissance complète
de la science économique. Pour prévoir et calculer d'avance
l'effet que produira une loi dans le jeu de la machine écono-
mique, il faut avoir étudié la structure de cette machine, les
divers intérêts qui lui servent de moteurs et les engrenages
qui relient à l'action de ces moteurs la plupart dès manifes-
tations extérieures de la vie sociale.
Les lois qui paraissent le plus étrangères au mouvement
économique sont celles qui pourvoient à des intérêts pure-
ment moraux de la société, notamment celles qui organisent
une instruction publique et des cultes religieux. Elles soulè-
vent cependant aussi des questions économiques, dont il serait
42 INTRODUCTION.
quelquefois dangereux , dont il n*est jamais convenable de
faire complète abstraction.
Il y a d*abord la question des frais. S*il ne s'agissait que
de choisir entre deux institutions également publiques, éga-
lement soutenues par TEtat, le calcul serait simple, sans
doute; il n'exigerait aucune connaissance de Téconomie
f)olitique; mais quand la nécessité de cette intervention de
'Etat n'est pas démontrée, quand on peut admettre comme
certain que la société pourvoirait aussi bien par elle-même à
ses intérêts moraux, il importe de savoir lequel de ces deux
systèmes serait le moins coûteux, et alors la question rentre
dans le domaine de cette science, parce que, dans ce cas, au
lieu d'avoir simplement à comparer entre elles deux dépenses
dont tous les éléments sont donnés, on doit opposer, à une
dépense prévue et fixée, des données conjecturales et approxi-
matives, dont l'appréciation repose essentiellement sur des
théories économiques.
Il y a ensuite la question très-grave de l'influence qu'exerce
la satisfaction donnée aux besoins moraux de la société sur
les facultés humaines dont la production et l'accumulation
de la richesse exigent le déploiement et sur les mobiles qui
mettent en jeu ces facultés, influence qui peut, qui doit va-
rier suivant la manière dont cette satisfaction sera organisée,
suivant Tespril qui aura inspiré la création et qui continuera
de diriger la mise en œuvre des institutions destinées à y
pourvoir.
Ainsi, les connaissances économiques sont plus indispensa-
bles au législateur et à l'homme d'Etat qu'aucune de celles
qu'ils regardent ordinairement comme nécessaires dans
l'exercice de leurs fonctions. Ils pourraient, à la rigueur,
ignorer la géographie et l'histoire de leur pays, certains qu'ils
sont de trouver, dans un dictionnaire ou dans un manuel,
les notions de ce genre qui leur manquent, et de se les appro-
prier facilepfient à l'instant même où ils en sentiront le besoin.
Mais la science économique forme un système suivi et forte-
I '1,1. : . • . • ;
UTILITÉ DES CONNAISSANCES ÉCONOMIQUES. 43
1 ( r" ^ .1
ment lié de principes et de raisonnements, qu'il fanj. avoif
étudiés raéthodiqiiemeiU, d'un bout à Tautre, pour en com-
prendre les détails et pour être en état d'en faire une appli-
cation rationnelle.
Ce qui est vrai du législateur et de l'homme d'Etat, ne
Tesl-il pas également de tout homme que son éducation et
sa position sociale appellent à s'occuper des affaires publi-
ques dans une sphère et sous une forme quelconque? Je dis
plus; cela n'est-il pas vrai de tout individu dont lesopinjons
entrent comme éléments dans cette immense voix qu'on
nomme l'opinion publique, dans cette voix qui exerce de nps
jours, presque partout, sur les actes des gouvernements, une
influence puissante, souvent irrésistible? N'est-ce pas une
chose déplorable, et pourtant fréquente, de voipcette opinion,
égarée en partie par l'ignorance, en partie par un savoir
superficiel ou puisé à des sources impures, pousser un gou-
vernement éclairé à des actes qu'il juge lui-paême absurdes
en principe, nuisibles ou dangereux dans leurs résultats?
N'est-ee pas une chose révoltante surtout, et pourtant fré-
quente aussi, de voir des journalistes, qui se sont donné la
mission de former ou d'éclairer l'opiniop publique sur les
actes des gouvernements, devenir, par leur ignorance, les
organes d'intérêts aveugles ou de préjugés populaires, et
propager des erreurs dont la science économique a depuis
longtemps fait justice?
Démontrer l'utilité générale des connaissances économi-
ques, c'est démontrer celle d'un enseignement qui aurait
pour objet ces connaissances et qui s'adresserait à toutes les
classes de la société. Un tel enseignement existe en Angle-
terre ; il existerait aujourd'hui dans la plupart des Etats du
continent européen, si la société s'y était réservé, comme en
Angleterre, le soin de pourvoir elle-même à ses besoins
d'instruction. Mais l'instruction officielle, toujours dominée
par l'esprit de routine et par des influences politiques dont
les gouvernements ne peuvent pas s'affranchir, ne suit que
44 ncmoDUcnoN .
lentement, et de loin, la marche du développement social.
Aucun de ces Etats n*a osé, jusqu'à présent, introduire la
science économique dans renseignement donné au peuple.
Us l'ont admise, et encore d'une manière parfois très-incom-
plète et insuffisante, dans leurs établissements d'instruction
supérieure ; ils l'ont généralement exclue de leurs établisse*
ments du second degré et de leurs écoles primaires. Cepen-
dant, la classe pour laquelle le besoin d'un enseignement
oral se fait le plus sentir est évidemment celle qui lit le moins
et qui est le moins capable de lire avec fruit des ouvrages
didactiques, c'est-à-dire celle précisément qui reçoit toute son
instruction dans les écoles primaires. L'homme qui a reçu
dans les écoles supérieures une instruction à peu près com-
plète peut facilement, par des lectures et des études privées,
acquérir une connaissance approfondie de la science écono-
mique. Sa mémoire, sa force d'attention, son intelligence,
toutes ses facultés intellectuelles sont aguerries au travail, et
sa position lui laisse, en général, assez de loisir pour une
telle étude. N'est-ce pas ainsi, en fait, que la plupart des
économistes anciens et modernes ont appris leur science et
sont devenus capables, soit de l'enseigner à d'autres, soit de
contribuer à ses progrès par de nouvelles analyses et de
nouvelles spéculations? Mais un ouvrage d'économie poli-
tique ne sera jamais assez clair, assez simple, assez élémen-
taire, ni surtout d'une lecture assez attrayante, pour tenir
lieu, aux hommes qui n'ont suivi que les écoles primai-
res, de renseignement personnel d'un maître. L'instruc-
tion qu'ils reçoivent dans ces écoles ne développant guère
chez eux que la mémoire et l'entendement, la faculté d'ab-
straire et de généraliser leur manque, et le plus souvent
aussi la force d'attention nécessaire pour suivre un raison-
nement.
En parcourant les programmes des écoles primaires les
mieux organisées, on est vraiment confondu de no pas y
voir figurer l'économie politique à côté de la géographie.
IITU.1TÉ DES CONNAISSANCES ÉCONOMIQUES. 45
de l'histoire générale et de Thistoire naturelle. S'il est bon
que l'homme du peuple se fasse une juste idée du monde
physique dans lequel il doit yivre, n'en serait-il pas de même
à l'égard du monde social? Si la connaissance des événe-
ments et des institutions du temps passé lui est utile,
comment pourrait-il lui être inutile de connaître la vie
sociale du temps présent, de comprendre l'organisation et le
développement interne de cette société dont il fera partie
intégrante?
Une diffusion générale des connaissances économiques
parmi le peuple procurerait aux gouvernements deux grands
avantages. Le premier serait d'arrêter et de rendre bientôt
impossible la propagation des idées hostiles à l'ordre social
et des passions révolutionnaires auxquelles ces idées servent
d'aliment. Aucune étude n'est plus propre, en effet, que celle
de la science économique à rendre évidentes la nécessité d'un
organisme politique fortement constitué et l'importance des
services que rend à la société un gouvernement dont la force
et la stabilité sont assurées.
Le second avantage serait d'affranchir les gouvernements
d'une partie de la responsabilité que fait peser sur eux l'opi-
nion des masses ignorantes. En étudiant avec quelque atten-
tion les lois qui régissent le mouvement économique, on
acquiert bientôt la certitude que l'action de ces lois est indé-
pendante de l'organisme politique, et que, pourvu qu'un
gouvernement garantisse tous les droits acquis et le maintien
de la sécurité générale, on ne peut lui imputer ni les souf-
frances individuelles qui résultent de la marche régulière du
développement économique, ni les perturbations qui inter-
rompent de temps en temps cette marche.
Si les gouvernements sont possédés aujourd'hui, presque
sans exception, de la manie d'intervenir dans le développe-
ment économique des sociétés pour en diriger la marche et
en modifier les résultats, on doit reconnaître qu'ils sont pous-
sés flans cette voie par l'ignorance des peuples. Se voyant re-
46 iNTRODÛtrrio^ .
gardés comme responsables de Teffet des causes économiques,
ils cherchent à régler et à contrôler Taclion de ces causes;
sachant qu'on leur impute les perturbations accidentelles du
mouvement économique, ils agissent pour prévenir ces pev-
turbations ou pour en corriger les résultats. Ils assument ainsi,
en échange d'une respoiisâbiiité imaginaire et injuste, une
responsabilité réelle et parfaitement juste, celle des souf-
frances et des perles qui résultent presque inévilablement do
leur intervention.
Conteslerîl-t-on Tutilité des connaissances économique.^ en
alléguant cB fait, que Téconomie politique n'a clé ni ensei-
gnée, ni cultivée, ni même connue avant le dix-seplième
siècle de l'ère chrétienne, tandis qu'on a vu, à toutes les
époques, de grandes sociétés devenir fiches et puissantes,
acquérir un haut degré de prospérité matérielle, atteindre
un stage de civilisation dont les résultats font encore aujoiu*-
d'hui l'admiration de tous les hommes éclairés? L'argument
s'appliquerait à bien d'autres connaissances dont l'utilité
n'est point révoquée en doute; il s'appliquerait à toutes ces
magnifiques inventions qui ont, depuis quatre ou cinq siè-
cles, si profondément modifié les rapports sociaux et la con-
dition des peuples : à la boussole, à Timprimerie, à Temploi
des moteurs mécaniques, à la vaccine; il est d'ailleui*s
sans force et parfaitement inadmissible dans la question,
parce que Ifes intérêts, les moyens de puissance, les con-
ditions de développement des sociétés modernes sont tout
autres que ceux des anciennes sociétés. C'est précisément
de la transformation qui s'est opérée à cet égard que la
science économique date ses premiers pas. Elle est née,
elle a été connue et cultivée, lorsque les sociétés ont eu besoin
d'elle et parce qu'elles éprouvaient ce besoin. Empêcher ou
entraver, par des moyens directs ou indirects, chez une na-
tion irrésistiblement poussée dans la voie du progrès, la pro-
pagation et l'enseignement des connaissances économiques,
c'est refuser à ce progrès le genre de lumières dont il a le
UTILITÉ DES GO^HktSSiiicÈS ÉCONOMIQUES. 47
plus besoin pour assurer sa marche ; c'est l'exposer ainsi, en
lui cachant Ifes obstacles dont sa route est semée, à des se-
cousses et à des révolutions, plus dangeretises tnille fois que
l'engourdissement absolu.
Et puis, ces phases de prospérité matérielle, que Thumît-
nité a jadis traversées, n'ont-élles pas été interrompues [lar
des causes essentiellement économiques, dont la connais-
sance et la juste appréciatibd, delà part des hommes qui di-
rigeaient alors le mouvement social, auraient suffi peut-être
pour rendre les interruptions ou impossibles, ou moins com-
plètes et moins prolongées? Si les historiens n'avaient pas
été, aussi bien que les hommes d'Etat et les législateurs,
dépourvus de connaissances économiques, nous pourrions
aujourd'hui expliquer la plupart des péripéties qu'ils ra-
content par l'influence des lois et des mœurs qui gou-
vernaient les rapports sociaux et qui réglaient la satisfac-
tion des intérêts matériels dans les périodes antérieures. Ce
que nous savons de ces périodes, joint à ce que nous en-
seigne l'histoire de périodes plus récentes, nous permet d'af-
firmer que les causes économiques doivent avoir joué de tout
temps, qu'elles doivent jouer maintenant plus que jamais un
rôle considérable dans le progrès et la décadence des sociétés,
dans l'élévation et la chute des Etats.
L'histoire contemporaine, étudiée à ce point de vue, suffi-
rait à elle seule pour démontrer l'utilité d'une diffusion géné-
rale des connaissances économiques; elle mettrait en évi-
dence une vérité par l'énoncé de laquelle je terminerai ce
chapitre, et que je livre aux méditations de mes lecteurs sans
essayer de leur en offrir le développement, parce que tout
empiétement sur le domaine de la politique actuelle répu-
gnerait à l'esprit qui a dicté les pages qu'on vient de lire
et qui dictera l'ouvrage auquel ces pages servent d'intro-
duction.
Quelle que soit l'incertitude qui plane encore sur plusieurs
doctrines de la science économique, il me paraît démontré
48 INTRODUCTION.
que cette science renFerme déjà les coDditions essentielles du
progrès ultérieur des sociétés humaines, et qu'en dépit de
certaines apparences contraires , en dépit de la supériorité
que peuvent acquérir passagèrement quelques Etats par une
organisation savante de la force brutale et par une concentra-
tion artificielle du pouvoir, Favenir appartiendra aux nations
qui connaîtront le mieux et qui sauront le mieux appliquer
les principes de la science économique.
PREMIÈRE PARTIE
SCIENCE ÉCONOMIQUE OU ÉCONOMIE POLITIQUE
SPÉCULATIVE.
LIVRE I
PRODUCTION DE LA RICHESSE.
CHAPITRE I.
ANALYSE DE LA PRODUCTION.
L'homme uatt parfaitement nu et incapable de vivre et
de se développer sans le secoui*s d'objets matériels, qu*il ne
peut ni créer ni trouver en lui-même. Son incapacité à cet
égard, et par conséquent sa dépendance du monde extérieur,
est plus complète que celle des autres créatures vivantes, car
la plupart de celles-ci trouvent en elles-mêmes le vêtement
dont elles ont besoin et obtiennent sans travail les aliments
nécessaires à leur existence. Ces objets matériels, sans lesquels
Thomme ne peut vivre, doivent donc être des portions de
cette matière qui l'entoure et qui compose le monde exté-
rieur dans lequel Dieu Ta placé. Il ne saurait faire un pas
dans la vie, ni développer aucune de ses facultés, sans appli-
quer à son usage, c'est-à-dire sans consommer quelque por-
tion de celle matière extérieure.
I.
50 PftODUCTlON D£ LA RlCHESSi;.
Les portioDs de matière destinées à satisfaire les besoins de
l'homme sont conlinuelleraenl produites par l'action spon-
tanée des forces de la nature, et presque toujours les forces
tant intellectuelles que physiques de Thomme lui-même
doivent concourir avec celles de la nature pour approprier la
matière aux usages humains.
Produire, ce n'est pas créer, tirer du néant, et rien ne nous
autorise à èupposer que de nouvelles portions de matière
soient créées dans le travail incessant de la nature. Ce travail
ne fait que modifier les formes de la matière, ou en combiner
les substances diverses, et c'est aussi ce qu'accomplit le tra-
vail de l'homme. Cependant la nature emploie, dans une
partie notable de sa production, des procédés que l'homme
ne saurait imiter, et ajoutée la matière un élément immaté-
riel que l'homme est incapable de produire; elle suscite
continuellement des générations nouvelles d'êtres vivants,
toujours semblables à ceux qui les ont précédés; elle les fait
surgir périodiquement de la matière inerte, avec laquelle ils
viennent de nouveau se confondre en perdant la vie dont ils
avaient été animés.
Le travail de l'homme, en s'appliquant à la matière, n'y
ajoute jamais que des formes ou des propriétés purement
matérielles; il combine, arrange, modifie des éléments
inertes, pour produire des composés pareillement inertes.
Mais, si l'homme ne peut donner la vie par lui-même, il peut
solliciter, faciliter, multiplier les opérations de la nature qui
produisent les êtres vivants ; il peut, en quelque sorte, per-
fectionner ces opérations et mettre en œuvre dans la nature
des mystères de puissance qu'elle semblait ignorer. Au moyen
de son travail agricole, par exemple, l'homme s'est tellement
rendu maître de l'action productive du sol, qu'il la dirige et
l'applique à son gré, lui confiant des germes pour qu'elle les
élabore et qu'elle lui fournisse les récoltes dont il a besoin.
C'est grâce à ce développement artificiel de sa puissance pro-
ductive, que la terre est devenue presque partout capable de
AlfALtW Bfi LA PReDVCTIOtt. 51
fournir h des sociétés populeuses une subsistance assurée, et
<}u*on la voit, sous les climats les plus septentrionaux où la
civilisation ait pénétré, se couvrir de plus de fruits que Tha-
bitanl même des tropiques n'en obtient sans culture.
Envisagé dans ce qui le constitue, le travail est un exercice
desfaGdltés physiques et intellectuelles de Thomme, agissant
de concert et simultanément. 11 n'y a pas de travail, au moins
dans le sens économique de ce mot, qui soit exclusivement
itiécanique ou purement intellectuel.
Un exercice entièrement passif ou machinal de nos organes
physiques, que ce soit une simple sensation, ou un mouve-
ment dont nous n'avons pas la conscience, ne mérite pas le
ûoni de travail, car le travail a toujours un but et suppose,
par conséquent, un effort continu d'intelligence, de mémoire
et d'attention.
D'un autre côté, s'il est vrai que l'homme qui médite ou
calcule de tête n'exerce que ses facultés intellectuelles,
cet effort ne peut pas être considéré comme un travail écono-
mique, tant qu'il n'amène pas un résultat extérieurement
appréciable et tombant sous les sens d'autrui, et il ne peut
amener un pareil résultat sans le concours d'une action phy-
sique, telle que la parole ou l'écriture.
Le but du travail, c'est la satisfaction des besoins de
rhomme, et ce but est impliqué par la nature même du tra-
vail ; car tout exercice actif et volontaire de nos facultés est
un effort, et tout effort suppose un mobile. Le besoin est le
inobile de l'effort ; .la satisfaction en est le but. Besoin, effort,
satisfaction : tout le phénomène de la production peut se
résumer dans ces trois mots. Cependant, il n'en résulte pas
qu'il y ait production économique toutes les fois qu'il y a
besoin, effort et satisfaction.
La production économique a pour objet ces choses exté-
rieures à l'homme, ces corps matériels, dont se compose le
fûonde physique, et que la nature met à notre disposition
comme moyens de subsistance et de jouissance. Les saiîs^
52 PRODUCTION De LA RICHC8S£.
factions que peut procurer cette matière extérieure sont te
seul but de la production économique; les besoins auxquels
ces satisfactions répondent servent de mobiles à cette produc-
tion; les efforts qu'elle comprend sont ceux qui concourent
directement à procurer de telles satisfactions.
Ainsi, la production économique, c*est le travail humain
s'appUquant à la matière pour lapproprier aux besoins de
l'homme, pour la mettre en état de répondre à ces besoins ;
et les produits de ce travail, soit qu'ils puissent immédia-
tement procurer la satisfaction en vue de laquelle le travail
s'est accompli, soit qu'ils aient à subir, avant d'atteindre
ce but, de nouvelles opérations productives, constituent la
richesse, qui est l'objet spécial de la science économique.
Le travail humain peut s'appliquer à la matière de bien des
manières différentes. Lorsqu'on dit que ce travail produit
la richesse, on résume dans un seul terme technique une série
d'actes, qui n'ont guère de commun les uns avec les aulres
que d'exiger un effort et d'avoir pour but une satisfaction
dont la matière est le moyen.
Toute richesse, en effet, doit ^on origine à quelque action
productive et spontanée de la nature; c'était, avant de passer
dans nos mains, un produit du règne organique ou du règne
inorganique. La scène où s'exerce pour nous cette action
productive de la nature, c'est le globe que nous habitons, avec
ses mers et son atmosphère. Les trois grandes masses, liquide,
solide et fluide, dont il se compose, ou les portions de ces
masses qui ont été circonscrites dans des limites convention-
nelles, sont les milieux, les fonds productifs, dans lesquels
agit la force créatrice et dans lesquels naissent tous les
produits de cette force que nous pouvons employer à la satis-
faction de nos besoins. Or, il faut un premier travail pour
extraire de ces fonds productifs et mettre à la portée de
l'homme les divers produits naturels.
Ce travail est simple, lorsqu'il s'applique aux grands amas
de produits minéraux ou végétaux que la nature a formés
ANALYSE DE LA PRODUCTION. 55
tout à fait spontanément, et dont il s'agit seulement de sépa-
rer, par une action mécanique, les portions destinées à notre
usage, comme dans l'exploitation des carrières et dans celle
des forêts. Alors le travail de l'homme n'opère aucune mo-
dification dans la forme, ni dans les propriétés de la matière ,
il ne fait que la diviser et la transporter, c'est-à-dire changer
la place qu'elle occupe dans l'espace.
Produire la richesse, dans ce cas, c'est simplement établir,
entre les produits spontanés de la nature et l'homme qui en
a besoin, un rapport nouveau, qui lui permet, soit de les
employer. immédiatement à certains usages, soit de les mo-
difier ultérieurement pour les approprier à d'autres usages.
Le bois, extrait de la forêt, peut servir immédiatement
comme combustible; les blocs de pierre, extraits de la car-
rière, ne peuvent guère être employés qu'en subissant de nou-
velles modifications. Mais le bois et les blocs de pierre sont
mis, parle tVavailextractif, à la portée du travailleur qui devra
en modifier ultérieurement les formes. Ces portions de matière
ont acquis, dans tous les cas, un premier degré d'utilité,
qu'elles ne possédaient pas auparavant, et qui en fait de la
richesse. L'œuvre humaine, dans ce premier stage de la
production, consiste donc à rendre la matière plus utile, à
donner aux produits naturels une utilité qu'ils n'avaient pas.
Les produits de la chasse et de la pêche sont les résultats
d'opérations analogues.
Ceux de l'agriculture exigent de l'homme une coopération
plus compliquée. Il faut ici que le travail humain sollicite
d'abord et favorise l'action de la nature, soit en faisant subir
au fonds productif lui-même, c'est-à-dire au sol, diverses
modifications et en y introduisant des germes que la force
végétative devra féconder, soit en y transportant et en déve-
loppant, par l'alimentation , par l'éducation , par le croisement,
les espèces animales dont nous avons besoin et dont la nature
fournit les types.
Dans ces travaux, c'est tantôt l'utilité des fonds productifs,
54 PRODOcnon de u mchkssk.
tantôt celle des types naturels, qui est accrue par Faction ée
Thomme ; mais leur résultat final est toujours d'extraire des
onds productifs une masse de produits, dont Tensemble ac-
quiert, par cette extraction, un degré d'utilité que n'aurait
pas eu Fensenible des produits fournis par ces mêmes fonds
productifs sans le concours du travail humain.
La série des travaux nécessaires pour extraire des fonds
productifs un certain genre de produits forme une industrie
extraclive. Les industries extractives sont toutes celles qui
s'appliquent à extraire des fonds productifs la richesse qu'ils
peuvent produire. On doit y comprendre les diverses indus-
tries agricoles et l'élève des bestiaux, des abeilles, des vers
à soie, aussi bien que l'industrie forestière , la chasse, la
pêche, et l'exploitation des carrières et des mines.
Toute industrie extractive, par cela même qu'elle est ex«
tractive, a besoin, pour s'exercer, d'un fonds productif. Je
reviendrai plus loin, en parlant de la distribution delà ri*
chesse, sur les conséquences de ce fait, conséquences im-^
portantes, surtout à l'égard des fonds de terre, qui peuvent
seuls être exactement circonscrits et par cette raison peu-
vent seuls être soumis au droit de propriété aussi strictement
que les produits eux-mêmes.
Le caractère essentiel des fonds productifs, c'est la faculté
qu'ils ont de servir à une production périodique indéfiniment
renouvelée, sans être épuisés, si ce n'est quelquefois à la longue
comme les miues et les carrières, par le travail extraotif
qu'on y applique, lors même que les produits extraits sont
successivement détruits sans retour. Le plus petit champ
conserve sa fécondité sans altération, de siècle en siècle, et l'on
peut en dire autant d'une rivière poissonneuse et de toute
autre portion productive de la terre, de l'air ou des eaux.
Cependant, si la force productive de ces fonds subsiste in-
définiment, leur production, pour un temps donné et dans
un espace déterminé, est toujours limitée, par des causes
qui seront expliquées dans un des chapitres suivants.
Af(HYfB DE I.A PRODUeildN. 55
Uq6 fois eitraite des fonds produclifs, les produits ne peu-
TQQt que rarement être appliqués aux besoins de Thomme
sans de nouvelles préparations, qui ont pour effet, tantôt d'en
modifier la forme par une action mécanique, tantôt d'en al*
térer la substance et les propriétés par diverses combinaisons.
De là une seconde catégorie de travaux, compris sous le nom
général de fabrication, dont les résultats sont des produits
plus ou moins différents de ceux qui ont été extraits des
fonds productifs.
Un meuble en chêne diflère par sa forme seule de Tarbre
qui a servi à le fabriquer; une boisson, telle que la bière, ne
diffère que par sa substance et ses propriétés de l'eau qui en
est la base ; une brique de savon diffère à la fois par sa forme
et par sa substance des deux matières, l'huile et la potasse,
dont elle est composée.
Le travail de la fabrication parait intervenir plus activement
dans la production de la richesse que le travail extractif.
Cependant nous verrons bientôt que les forces de la nature y
ont une part toutaussi importanteque les facultés de Thomme.
Cq qu'on peut dire, c'est qup le concours du travail humain
est ici plus direct, parce que le résultat n'est pas de mettre
seulement le produit à la portée de ceux qui voudront s'en
servir, mais d'opérer dans ce produit même une modifica-
tion qui le transforme et en fait un produit nouveau.
Toutefois, il est bien évident que ce n'est pas Thomme qui,
par son action personnelle, modifie la substance et les pro-
priétés d'un produit naturel quelconque : il ne fait que pro-
voquer Taction des forces naturelles. La forme seule peut, au
moins dans un certain nombre de cas, être envisagée comme
la propre création du travailleur, comme étant l'œuvre ex-
clusive de son intelligence et de ses mains.
Ce qu'il y a de commun à tous les cas, c'est la oréation d'uti-
lité, c'est l'appropriation aux besoins de l'homme, qui forme
le caractère distinctif le plus essentiel de la production, dans le
travail de fabrication comme dans les industries extiaclives.
Ob PBODUGTK» DE LA RICHESSE.
Il arrive souvent qu'un même produit naturel doit subir
plusieurs travaux de fabrication différents, avant de pou-
voir être employé à la satisfaction de nos besoins. Ainsi ,
quand le blé a été transformé en farine par un premier tra-
vail, il en faut un second pour le transformer en pain. Le
tronc d'arbre est divisé d*abord en planches par un premier
travail, puis transformé par un second en meubles ou en
cloisons. La laine est convertie en (il par le travail du fîleur,
puis eu drap par celui du tisserand, puis en vêtements par
celui du tailleur.
Il n'est pas rare que^ dans le cours de ces transformations
successives, un même produit puisse être appliqué à divers
besoins, suivant le degré de préparation qu'il a déjà subi.
L'huile, qui est déjà le produit d'une première fabrication,
peut s'employer comme aliment sans autre préparation, ou
servir de base à d'autres produits, tels que le savon. Le vin,
produit d'une première fabrication, peut s'employer immé-
diatement comme boisson, ou servir à fabriquer de l'eau-de-
vie ou du viuaigre, qui, à leur tour, peuvent être employés
comme tels, ou devenir les éléments de nouveaux produits.
Quelquefois même c'est après avoir déjà servi plus ou
moins longtemps à certains usages, et après y être devenu
impropre, qu'un produit est approprié, par une nouvelle fa-
brication, à de nouveaux besoins. Les étoffes réduites à l'état
de chiffons deviennent la matière dont se fabrique le papier.
La série des travaux de fabrication nécessaires pour appro*
prier un produit, soit simplement extrait, soit déjà fabriqué, à
une catégorie déterminée de besoins forme une industrie de
fabrication ^
1 Dans un ouvrage publié en 1840, et dans mon enseignement oral, qui re-
monte bien plus haut, j'avais, en introduisant celte même classification des indus-
tries, hasardé l'expression de fabricatives, à laquelle je renonce aujourd'hui par
respect pour l'autorité de l'Académie française. Je conserve l'adjectif extracUvê^
quoiqu'il ait en français une acception toute différente et plutôt passive qu'ac-
tive, parce qu'un membre de l'Académie des sciences morales et politiques,
N. Dunoyer, l'a employé, depuis lors, dans le même sens que moi.
ANALYSE DE LA PRODUCTION.
57
Cette classification des industries qui concourent à la pro-
duction de la richesse n'est pas toujours applicable dans le
domaine des faits réels, car il y a des industries qui se com-
posent à la fois de travaux extractifs et de travaux de fabrica-
tion; telles sont notamment celle du mineur et celle du
vigneron. Il y a même des travaux extractifs dans lesquels
l'extraction se trouve nécessairement accompagnée d'une pre-
mière modification opérée dans l'état du produit, dans
lesquels, par conséquent, la fabrication se confond avec l'ex-
traction. Le chasseur au fusil ne s'empare du gibier qu'en le
tuant ; il nepeut l'extraire du fondsproduclif auquel appartient
ce genre de produits qu'en lui faisant subir un premier
changement, qui le rapproche d'un degré vers l'état d'utilité
immédiate. La distinction théorétique dont il s'agit n'en est
pas moins vraie, parce qu'il est toujours facile de séparer par
la pensée les deux opérations qui paraissent n'en faire qu'une
dans la réalité. Il est d'ailleurs pratiquement utile de distin-
guer les industries extractives, qu'elles comprennent ou non
certains travaux de fabrication, des industries de pure fabri-
cation, les premières ne pouvant s'exercer qu'à l'aide d'un
fonds productif, tandis que les dernières n'en ont pas
besoin ^
Tous les travaux compris dans les industries extractives et
dans les industries de fabrication, même ceux où l'intelligence
a le plus de part, sont des travaux économiques ; car ils con-
courent directement à la production de la richesse; ils sont
les causes, les facteurs directs d'un premier phénomène, ou
plutôt d'une première catégorie de phénomènes économiques.
L'homme qui dirige ou qui administre une entreprise d'ex-
traction ou de Fabrication a exactement le même but et vise
au même résultat, que celui qui emploie pour la même entre-
prise sa force musculaire ou sou activité corporelle. Si l'en-
1 Je fais abstraction de l'étendue superficielle que requiert, presque sans
eicepllon, l'exercice de toute industrie, et qui n'est pas employée comme fonds
productif, mais comme instrument de production.
58 nw^etwH m u mciem.
treprise est destinée à produire du fer, ou de U bouille, ou
du drap, ou du fil de coton, le fer, la houille, le drap, ou le
fil de coton sera le but commun et unique des travaux et des
services que nécessitera cette destination , c'est-à-dire des
efiPorts qui se déploieront et se combineront pour produire
ce fer, cette houille, ce drap, ce fil de coton.
Je mentionnerai et j'analyserai, dans le second livre de cet
ouvrage, une autre espèce de travaux pareillemeot écono-
miques, ceux qui concourent directement à la circulation de
la richesse, et qui sont ainsi les facteurs nécessaires et les
causes efficientes d'une seconde catégorie de phénomènes
économiques.
Quant aux travaux qui, tout en contribuant à la produc-
tion de la richesse, ne peuvent pas être rangés parmi les
travaux économiques, ils feront le sujet du chapitre suivant.
CHAPITRE II.
DES TRAVAUX QUI CONCOURENT INDIRECTEMENT K LA PRODUCTION
DE li^ RICHESSE.
PDi9que toute richesse est le produit d'efibrts accomplis en
Yue d'une satisfaction, c'est un caractère essentiel de la
richesse d'ôtre appropriée aux besoins de Thomme. Or, cette
aptitude à servir aux besoins de Tbomme en lui procurant
une satisfaction désirée, en un mot cette utilité, n'existe vir«
tuellemept et pratiquement que si elle est connue. Tant
qu'elle demeure ignorée, le produit doué de cette aptitude
n'est pas envisagé comme une richesse, il n'en est réellement
pas une, et le besoin qu'il serait propre à satisfaire ne provoque
point les efforts qui seraient nécessaires pour la produire.
L'instinct, l'observation, l'expérience amènent sans doute
l'homme à reconnaître Futilité d'un grand nombre de pro-
duits naturels. Les races humaines les moins intelligentes et
les plus incultes parviennent à satisfaire leurs besoins les
plus essentiels dans les contrées où elles sont établies. Mais
il existe un nombre encore plus considérable de produits
dont l'utilité ne se révèle pas à l'instinct, ni aux sens, ni à la
simple expérience, et ne saurait être reconnue et constatée
que par une intelligence déjà exercée, enrichie de connais-
sances diverses, capable de réfléchir, de combiner les notions
acquises et d'en tirer des conséquences par le raisonnement.
La science devient ainsi, pour l'homme, en augmentant la
masse des produits naturels dont l'aptitude à satisfaire ses
appétits lui est connue, un moyen puissant, quoique indirect,
d'accroître sa richesse. C'est un moyen indirect, parce que le
60 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
travail scientifique n'a pas pour but, ni pour résultat connu
et cherché, la production de la richesse. Son but, c'est la
connaissance des choses extérieures à rhomme, ou de Thomme
lui-même; son résultat, en ce qui concerne la production de
la richesse, c'est la révélation d'un rapport qui existe entre
certains produits matériels et certains besoins de l'espèce hu-
maine, rapport en vertu duquel ces produits, étant pour
rhomme des moyens de satisfaction, prennent le caractère
d'une richesse, et le besoin auquel ils répondent devient le
mobile d'efforts tendant à produire cette richesse.
La science contribue encore plus puissamment à la forma-
tion et à l'accumulation de la richesse eu indiquant à l'homme
de nouveaux moyens de solliciter, de provoquer, de favoriser
l'action des forces de la nature dans tous les genres de pro-
duction. L'homme le plus inculte ne demeure jamais, il est
vrai, dans une ignorance complète des forces naturelles qu'il
peut appeler à son aide ; il arrive partout à se servir d'armes
et d'instruments plus ou moins imparfaits. Mais quelle dis-
tance infinie sépare ces moyens d'action primitifs de ceux
dont disposent de nos jours les sociétés civilisées, et qu'elles
doivent à une étude persévérante des lois qui régissent le
monde physique!
Le concours que ce travail scientifique prête à la production
de la richesse, quelque immense qu'en soit la portée, n'est
cependant toujours qu'un concours indirect; car, ici comme
dans le cas précédent, le but, le résultat cherché du travail,
c'est la connaissance, non la production.
On doit encore ranger parmi les travaux qui concourent
indirectement à la production de la richesse tous ceux qui,
ayant pour but de développer et d'accroître les facultés cor-
porelles et intellectuelles de l'homme, ont pour résultat
d'augmenter par cela même TefScacité du travail humain.
L'éducation, à tous ses stages et sous toutes ses formes,
acquiert ainsi une grande importance au point de vue pure-
ment économique, et, quoique ce point de vue ne soit pas
TRAVAUX IflOIRBCTEMENT PRODUCTIFS. 6l
le seul, ni même le plus important sous lequel on puisse et
OD doive Tenvisager, il mérite d'être pris eu considération
dans les questions pratiques relatives à l'éducation populaire.
Enfin, dans toute société régulière, les travaux qui sont
accomplis par les divers organes du gouvernement pour main-
tenir Tordre et la tranquillité, en garantissant les droits acquis
et les libertés consacrées, ont pour résultat d'entretenir chez
les producteurs un sentiment de sécurité, sans lequel leurs
facultés actives ne se déploieraient pas et la production entière
serait arrêtée et en quelque sorte paralysée. Ces travaux,
parmi lesquels figurent en première ligne la justice criminelle
et civile, la police judiciaire, la défense de TEtat contre ses
ennemis tant intérieurs qu'extérieurs, fournissent donc à la
production de la richesse un concours nécessaire et continuel-
lement nécessaire ; concours indirect, sans doute, puisque le
but et le résultat cherché de ces travaux, c'est de garantir à
chacun la j^ouissance des avantages de toute espèce que pro-
cure Fétat social, non de produire une somme quelconque de
richesse; mais concours tellement indispensable, que sou
interruption amènerait aussitôt celle de la plupart des travaux
économiques, notamment de ceux qui concourent directe-
ment à la production.
Je parlerai ailleurs des travaux qui concourent indirecte-
ment à la circulation et à la distribution de la richesse, ou
plutôt du concours que prêtent à ces deux ordres de phéno-
mènes les diverses espèces de travaux dont le concours dans
la production vient d'être mentionné.
D'illustres économistes ont introduit dans ce sujet une
nomenclature, qui me parait devoir être absolument repous-
sée, comme contraire à l'acception grammaticale des termes
employés et comme propre à jeter dans les idées une déplo-
rable confusion. Tout travail est productif; car tout travail
est un ellbrt, c*esl-à-dire tend à produire un résultat quel-
conque. Il n'y a donc aucune catégorie de travaux ni de tra-
vailleurs qu'on puisse qualifier d'improductifs. Le seul cas
6S raMVCnM ^E U AlOHBébÉ.
dans lequel cette qualification soit admissible, c'est celui d'un
travail, économique ou non, qui, accidentellement, par Tin-
habileté du travailleur ou par l'effet d'une circonstance
fortuite, manque son but, c'est-à-dire ne produit rien, ou
n'aboutit pas au résultat cherché.
D'autres économistes ont cru devoir, pour écarter cette
classification erronée, effacer une distinction que je regarde
eomme essentielle et qui fera le sujet du chapitre suivant.
cHÂPïTftE m.
DES PRODUITS ET DES SERVICES QUI »E SONT PAS DE LA RIGHESSB.
11 existe beaucoup de travaux dont le résultat n'est pas
d'ajouter une utilité à un produit naturel, e'eât-^à-dire d'ap-
proprier aui besoins de l'homme une portion quelconque de
matière, extérieure à Thomme et fournie par la nature. Tels
sont, au moins en grande partie, les travaux des fonction-
naires, des juges, des professeurs, des hommes de loi, ceux
des chanteurs, des acteurs, des musiciens, ceux des domes-
tiques, des marins, des soldats.
A tout autre égard, ces travaux présentent une parfaite
analogie avec ceux qui ont pour but et pour résultat Tàccom-
plissernent d'un fait de production ou de circulation, et que
j'ai appelés, par cette raison, travaux. économiques. Dans
les uns comme dans les autres, l'action du travailleur est un
effort opéré en vue d'une satisfaction et impliquant l'exercice
combiné de certaines facultés corporelles et intellectuelles.
Mais le produit du travail économique se réalise, s'incorpore
dans une chose matérielle, c'est-à-dire pondérable, tangible,
occupant un espace déterminé et ayant une durée .indépen-
dante de l'action qui produit la chose; tandis que le produit
du travail non économique est et demeure une chose im-
pondérable, intangible, qui n'occupe aucun espace déter-
miné et qui cesse d'exister au moment où cesse l'action du
travailleur.
Cependant plusieurs économistes, se fondant sur l'analogie
que je tîmb d'indiquer et sur d'autres que j'examinerai tout
64 PRODUCTION DE LA MGHE88E.
à l'heure, comprennent les produits de cette dernière espèce
dans la richesse qui est l'objet de Téconomie politique, tantôt
en leur donnant le nom de richesse immatérielle ou depradmis
immatériels^ tantôt sans les distinguer de la richesse propre-
ment dite par aucune dénomination particulière.
La différence capitale que j'ai signalée me paraît sullisante
pour justifier la nomenclature que j'ai adoptée d*après Adam
Smith, et pour exclure par conséquent, de la richesse, tout ce
qui n'est pas un produit matériel de la nature, approprié par
le travail de l'homme aux besoins de l'homme.
Il résulte, en effet, de cette différence des corollaires qui
la rendent décisive. La richesse, telle que je viens de la défi-
nir, étant seule incorporée, occupant seule une place dans
l'espace, ayant seule une durée indépendante de l'action
qui la fait naître, est aussi la seule qui puisse être revendi-
quée, déposée, prêtée, mise en gage, la seule qui puisse être
énumérée dans un inventaire ou entrer dans un document
statistique, et figurer ainsi comme élément dans un tableau
comparatif des biens de deux particuliers ou de la fortune de
deux Etats. Or, n'est-il pas contraire aux usages de la langue
et au sens commun de nommer richesse des choses qui ne
peuvent être la propriété de personne, ni faire partie d'un
capital, ni être comptées parmi les biens d'un particulier ou
d'une nation ?
L'usage et le sens commun permettraient-ils que l'on re-
gardât comme une perte de richesse, comme une atteinte
grave à la prospérité matérielle d'un pays l'émigration de
quelques milliers de laquais, de soldats, de musiciens, d'ac-
teurs, ou même d'avocats, de professeurs et de médecins?
L'intérêt de la science économique permet-il que l'on y
fasse figurer, comme éléments de la richesse, des quantités
qui ne peuvent être ni comptées, ni pesées, ni mesurées, ni
représentées par un chilfre quelconque dans le capital ou dans
le revenu d'une société ?
Et puis, cette barrière qui sépare les biens matériels des
PRODUTTS ET SERVICB8 OUI NE SONT PAS DE U RICHESSE « 65
biens immatériels une fois enlevée, où s'arrétera-t^on et à
quoi refusera-i-on le nom de richesse? S'il faut appeler ri*
chasse tout ce qui constitue un service ou procure une satis*
&ction quelconque, il faut donc ranger parmi les produc-
teurs de richesse la courtisane qui se prostitue, le chirurgien
qui pratique une amputation, le bourreau qui fait tomber la
tête d*un criminel, les soldats qui tuent ou blessent une cen-
taine de personnes pour réprimer une émeute. Singulière
richesse, on en conviendra, que celle qui consiste en un ser-
vice destructeur de forces humaines * !
En fait, les auteurs qui soutiennent cette opinion ne sont
jamais conséquents jusqu'au bout» et je n'en connais pas qui
aient réellement tenté d'appliquer à la prétendue richesse
immatérielle les théories de l'économie politique. Us ont
tous senti que ces choses-là ne sont point assez homogènes
avec la richesse matérielle pour en modiûer la quantité par
leur addition ou leur soustraction, et que, dès lors, les théo-
ries économiques, si elles se chargeaient de cet élément, n'en
seraient pas plus exactes et en deviendraient moins claires et
moins applicables.
Voici un chanteur de premier ordre et un manufacturier
très-habile dans sa profession. Le premier se fait dans le pays,
bon an mal an, un revenu de 75,000 francs ; le second, un
revenu de 50,000 francs ; ce qui permet d'évaluer le capital
matériel du fabricant aussi haut que le capital intellectuel,
mais viager, de Tarliste. Supposons qu'ils s'expatrient Tun et
lautre avec leurs capitaux. L'émigration du manufacturier
sera, sans contredit, une perte pour la richesse du pays. En
dirons-nous autant de l'émigration du chanteur ? Affirme-
rons-nous que les capitaux productifs de la société ont été
^ Une dose d'arsenic, un livre immoral, une arme à feu, peuvent aussi servir
à la destraction de forces humaines et sont cependant delà richesse. Mais ici, la
destrnction n'est qae le résultat éventuel et incertain de la consommation du
produit, tandis qoe dans les autres cas elle est le résultat certain et l'effet direct
da travail ; eUe en serait véritablement le produit.
I. 5
6d pRobùCTioiii DE LA fticttiitôe.
diminués, par celle double émigration, non pas d'un million
seulement, mais dé deux millions? A quels résultats utiles et
pratiques pourrait conduire une science qui embrasserait
dans ses calculs des quantités auâsi hétérogènes et incom-
mensurables entre elles?
On se borne donc à soutenir théoriquement celte doctrine,
en se fondant sur ce que les produits matériels et les produits
immatériels ont entre eux une analogie complète, comme
produits sinon comme quantités.
On aflirme d'abord que l'utilité, qui est le produit du tra-
vail dans la lichesse matérielle, n'est pas moins immatérielle
en elle-même que celle des produits qui constituent la ri-
chesse immatérielle, celle, par exemple, des sons produits
par un musicien, ou de renseignement oral produit par un
professeur. D'accord ; mais la première espèce d'utilité s'in-
corpore dans une matière et subsiste avec cette matière, ce
qui n'a pas lieu pour la seconde.
Yoici un pain destiné à satisfaire Votre appétit. C'est un
produit, certes, bien différent de la farine, de l'eau, du levain
et du sel qui ont été employés pour sa fabrication ; c'est un
produit qui n'existait virtuellement pas pour vous avant le
travail du boulanger ; c'est, en un mot, quant à la vie pra-
tique, Un produit nouveau, et un produit dont Tutilité est
tellement inhérente aux propriétés matérielles qui le caracté-
risent, qu'elle forme avec ces propriétés un tout indivisible
et se trouve implicitement comprise dans \e moi pain, par
lequel vous désignez ce produit à l'exclusion de tout autre.
Les sons produits parle musicien sont, comme votre pain,
le résultat d'un travail, et ils sont destinés, comme lui, à pro-
curer une satisfaction. Mais là s'arrête l'analogie, car ces sons
ne s'incorporent dans rien de matériel ni d'extérieur, qui
puisse les faire subsister et en faire durer l'utilité après qu'ils
ont été produits.
Yoici un vase de terre ouite, que sa forme rend propre à
certains usages domestiques, par exemple à contenir du lait
PRODUITS ET SEâVlGES QUI NE SdNT PAÈ &K LA RICHESSE. 67
OU d*autres boissons. C'est un produit bien difISrent de l'eau
et de l'argile qui ont servi à le fabriquer, un produit qui
n'existe virtuellement pour vous que grâce au travail du po-
tier, en un mot un produit nouveau, dont Tutilité, inhérente
à sa forme et à ses autres propriétés matérielles, se trouve
incorporée par là dans le produit lui-même et implicitement
eomprise dans Tidée que vous exprimez par le mot vase de
ierre.
La leçon orale du professeur est sans doute aussi le produit
d'un travail et un produit à l'usage de l'homme ; mais là en-
core s'arrête Tanalogie, car les paroles du professeur ne s'in-
corporent dans rien de matériel et d'extérieur, qui les fasse
subsister et en rende l'utilité durable par le fait seul du tra^^
yail qui les a produites) tandis que Tutilité incorporée dans
le vase de terre et subsistant avec lui est bien évidemment
le résultat du travail seul accompli par le potier.
On insbte et Ton prétend que le travail du professeur a
pour produit l'instruction de ses auditeurs, celui du médecin
la sanlé de son malade , celui du Juge la sécurité générale,
produits tout aussi durables et aussi susceptibles d'être accu-
mulés que le pain et les ouvrages de poterie.
L'erreur est tellement manifeste, que je m'étonne de la
trouver dans les écrits de savants économistes.
L'instruction qui résulte d'un enseignement oral n'est pas
plus le produit du travail jaccompli par le professeur, que
l'ivresse occasionnée par une liqueur alcoolique n'est le
produit du travail accompli par le distillateur. L'instruc-
tioD« comme l'ivresse, n'est que le résultat de la consom-
mation du produit. Le professeur ne produit que sa leçon
orale y c'est-à*dire certaines idées revêtues de paroles so-
nores» comme le distillateur ne produit que son eau-de-
vie* c est-à-dire un liquide doué de propriétés enivrantes, et
les élèves du professeur consomment sa leçon en l'écoutant,
comme les amateurs d'eau-de-vie consomment cette liqueur
eu la bavant. L'effet qui résultera de Tune et de l'autre con-
IJSiVBESITT
68 PRODUCnOIf DE U RICHESSE.
sommation ne dépendra point uniquement du travail ac-
compli par les producteurs. A la vérité^ si le produit est
mauvais par lui-même, il y a beaucoup de chances pour
que ceux qui le consomment s'en trouvent mal ; mais, s*il
est bon, cela ne suffît pas pour que Tusage en soit tou-
jours salutaire. La leçon du professeur ne profitera pas plus
à des intelligences obtuses ou à des esprits faux, que la li-
queur à ceux qui en boiront plus que ne comporte leur tem.
pérament.
Celte erreur, de confondre les effets qui résultent de la
consommation d'un produit avec ce produit lui-même, com-
mise en premier lieu par l'économiste Storch, a été souvent
depuis lors, et encore assez récemment, reproduite et ap-
puyée de longs développements par des auteurs avec lesquels
il m'est toujours précieux et honorable de me trouver d'ac-
cord. Je no puis m'empêcherde croire qu'en examinant de
nouveau et de plus près cette question ils reconnaîtront la
nécessité de modiâer, dans l'intérêt de la science, l'opinion
qu'ils ont émise.
En effet, que deviendrait l'économie politique, si l'on
adoptait, avec toutes ses conséquences, l'erreur dont il s'agît?
Celle science perdrait à la fois et les distinctions essentielles,
qui permettent d'y introduire de l'ordre et de la méthode, et
les limites, qui en font une science à part. Si tout avantage
social est un produit économique et une vraie richesse, tout
phénomène économique devient un acte de production, et il
n'y a plus de classement possible dans le domaine de Técono-
mie politique. S'il faut appeler richesse tout ce qui résulte,
de près ou de loin, d'un déploiement quelconque de facultés
humaines, y compris la justice, la santé, la moralité, la sé-
curité publique, la piété même, il n'y a plus aucune question
intéressant le bonheur des sociétés qui ne devienne une ques-
tion économique, et l'économie politique, devant embrasser
les lois qui régissent la production, la circulation et la dis*
tribution de tout ce qui constitue la richesse, embrassera
PRODUITS ET SERVICES QUI NE SONT PAS DE LA RICHESSE. 69
nécessairement, sans aucune exception, le domaine entier des
sciences morales et politiques.
Je n'ignore point que la pratique se prête quelquefois dif-
ficilement aux classifications qui paraissent lemieux fondées
en théorie ; je reconnais qu'il est souyent malaisé, quelquefois
même impossible de distinguer dans la réalité ce qui est ri-
chesse d'avec ce qui ne l'est pas, tant est grande l'analogie de
certains services avec les travaux que j'ai appelés économiques
et celle des produits de ces services avec les produits de ces
travaux.
Mais dans les sciences morales et politiques, de même que
dans les sciences naturelles, la diversité infinie des faits ne
permet pas qu'on leur applique une classification rigoureuse ;
tout ce qu'on peut faire, c'est de les grouper d'après leurs
caractères les plus saillants. Si ce groupement se trouve être
plus ou moins arbitraire à l'égard d'un certain nombre de
faits qui ne présentent aucun des caractères distinctifs^ ou
qui en présentent plusieurs à la fois, c^est une imperfection
à laquelle il faut se résigner, sous peine de renoncer aux
avantages que la science retire des classifications, c'est-à-dire
à tout ce qu'elles y introduisent d'ordre et de clarté.
La réalité est une étoffe qu'on ne saurait diviser nettement
sans bavures ni efiQiures ; mais lorsque ces irrégularités sont
minimes, on peut et Ton doit en faire abstraction ^.
* Une ordonnance de médecin s'écrit ordinairement sur un morceau de papier
et s'incorpore ainsi à une portion de matière. Devient-elle^ par ce fait seul, une
richesse ? Non ; parce que la valeur de cette portion de maliëre est presque
nnlle. C'est id le cas d'appliquer l'adage des jurisconsultes : De minimû non
curât prcBior. Dans la science économique, les infiniment petits ne comptent
pas.
CHAPITRE IV.
DU CAPITAL.
Toute richesse étant un produit fpaténel de la nature, ap-
proprié aux besoias de l'homme par le tra^ail^ on peut dire,
si Ton envisage les choses dans leur ensemble, que les forces
de la nature et le travail de l'homme sont les seuls agents,
les seuls facteurs de la production. Mais nous ayons déjà re-
connu que certains produits sont les résultats d'une série ds
travaux successifs, dont chacun doit s appliquer aux produits
de ceux qui Toqt précédé. Ainsi, un vêtement est fabriqué
avec des étoffes qui sont le produit d'un travail antérieur ; ces
étoffes, à leur tour, sont fabriquées avec des tils de laine, ds
lin, de coton^ de soie, qui sont aussi les produits de travaux
accomplis antérieurement; les fils, enfin, ont dû être fabri-
qués au moyen de matières textiles extraites d'un fonds pfe-^
ductif par une première catégorie de travaux.
Cette dépendance mutuelle des divers travaux économiques
est beaucoup plus générale que je ne l'ai représentée jusqu'à
présent ; elle le devient de plus en plus, à mesure que les so-
ciétés s'enrichissent, et il n'y a presque pas* dans nos sociétés
actuelles, une seule industrie, dont les opérations n'exigent
l'emploi de produits obtenus par de précédents travaux et
mis à la disposition du producteur. Ces produits auxiliaires,
accumulés en vue des prûduPtions auxquelles ils doivent
servir, forment ce qu'on nomme le capital et jouent en cette
qualité un rôle immense dans tous les phénomènes écono-
miques. Nous étudierons d'abord quels sont les divers élé-
ments dont le capital se compose, puis de quelle manière il
accomplit ses importai) tes fonctions.
SBGTION I.
Eléments du eapUal.
De même que toute industrie extractive s'applique à un
fonds productif, toute industrie de fabrication s'applique à
une matière première y c'est-à-dire à certains produits qu'elle
doit modifier dans leur forme ou dans leur substance.
Quelquefois la matière première est liyrée immédiatement
à l'industrie de fabrication par une industrie eitractive,
eomme le blé au meunier, le bois au scieur de planches, le
fer au forgeron ; quelquefois elle Iqi arrive après avoir subi
déjà une ou plusieurs modification? de la part d'autres in-
dustries de fabrication, comme la farine au boulanger, les
planches au menuisier, le drap au tailleur d'habits, Dans tous
les cas, le producteur fabricant ne peut exercer son industrie
que sur des produits antérieurement extraits de quelque fonds
productif. Il lui serait tout aussi impossible de travailler sans
matière première, qu'au producteur extrayant de travailler
sans fonds produotif.
En outre, ]e travailleur , muni d'un fonds productif ou
d'une matière première, serait le plus souvent incapable
d'en tirer aucun parti, s il était réduit à ses propres forces
physiques et à l'usage des seuls organes que la Providence
lui ait donnés. Tantôt il serait arrêté par la nature de certains
milieux, dans lesquels sop organisation l'empêche de vivre
ou de se transporter de place en place; tantôt la dureté et
les autres propriétés de certains corps opposeraient, à son
action sur eux, d'insurmontables obstacles.
Le travailleur ne peut vaincre de telles difficultés qu'avec
le secours d*autres corps, solides, liquides ou fluides, revêtus
de diverses formes et doués de diverses propriétés, produits
72 PRODIfCnoCf DE Là AIGHESSE.
eux-mêmes d'une ou de plusieurs induslries, et que l'on dé-
signe sous le nom commun A'instruments de travail.
En fait, dans nos sociétés civilisées, il n'y a peut-être pas
une seule industrie, quelque chétive qu'elle soit, qui ne fasse
usage de quelque instrument. La plupart en employent de
deux sortes, qu'il importe de distinguer Tune de Tautre,
parce que les instruments de ces deux sortes ne rendent pas
tout à fait les mêmes services. Les instruments proprement
dits sont des corps solides, auxquels le travail humain a donné
une forme particulière, pour les rendre propres à imprimer
aux forces de la nature, telles que Télasticité et la pesanteur,
une certaine direction, ou à faciliter l'usage de certaines pro-
priétés de la matière, telles que la dureté et l'imperméabilité.
Ces instruments, dont l'action exige un mouvement, par
conséquent une force impulsive, se distinguent, à leur tour,
en outils et en machines, suivant que la force impulsive est
fournie par l'homme lui-même, ou par un moteur indépen-
dant de l'homme.
C'est par leur forme que tous ces divers instruments ren-
dent les services auxquels ils sont propres ; c'est à leur forme
qu'est attachée leur utilité. Tout ce qui altère cette forme
altère en même temps l'utilité de Tinstrument.
J appelle matière instrumentale les corps, d'une nature
quelconque, dont le travailleur emploie les propriétés physi-
ques ou chimiques, sans que leur forme entre pour rien dans
l'usage qu'il en fait. De ce nombre sont les matières combus-
tibles employées pour développer de la chaleur, les liquides
dont on se sert pour délayer d'autres corps ou pour les dis-
soudre. C'est par leur substance que les matières instrumen-
tales sont utiles. Tout ce qui altère leur substance altère aussi
en général leur utilité.
On pourrait désigner la matière instrumentale sous le nom
à*instrument substantiel, et appeler instrument formel les ou-
tils et les machines.
Les économistes ont généralement confondu les matières
ÉLÉMENTS DU CAPITAL. 75
iostrumentales avec les matières premières. Il en est sans
doute de cette distinction comme de toutes celles que les
sciences morales et politiques doivent admettre ; le caractère
distinctif s'efface, dans certains cas, pour ne laisser apparaître
que Fanalogie résultant d'un caractère commun. Mais il
suffit, pour que la distinction soit logiquement justifiée et
dès lors scientifiquement utile, que le caractère distinctif soit
essentiel en lui-même et saillant dans le plus grand nombre
des cas.
La matière première d'une production subsiste, au moins
en partie, dans le produit principal ; tandis que la matière
instrumentale n'y entre pour rien. Dans la fabrication des
étoffes, lorsqu*elle s'accomplit au moyen de machines à va-
peur, la matière textile subsiste presque entière dans Tétoffe
qui est le produit principal de cette fabrication, tandis que
ce produit ne contient pas la moindre parcelle du combus-
tible à l'aide duquel la machine a été mise en mouvement.
Dans les industries qui traitent les métaux , soit par la fonte,
soit en les forgeant, la distinction à faire entre le métal ma-
tière première et le combustible employé comme matière
instrumentale dans le fourneau, ou sur la forge, n'est pas
moins réelle ni moins évidente.
Il peut arriver qu'une même matière, employée exacte-
ment au même usage dans deux industries différentes, figure
cependant comme matière première dans Tune et comme
instrument substantiel dans l'autre. Ainsi, l'eau, employée
également par le teinturier, par le fabricant de papier et par
le brasseur de bière pour étendre et délayer d'autres substan-
ces, sert aux deux premiers de matière instrumentale, tandis
qu'elle forme une des matières premières du troisième ; car
elle se retrouve presque entière dans la boisson, qui est le
produit de la dernière industrie, tandis qu'il n'en reste rien
dans l'étoffe teinte, ni dans le papier, qui sont les produits
des deux premières.
Enfin, l'homme qui se livre à un travail quelconque doit
74 PRODUCTION DE 14 RfCHBSSE.
vivre pendant que see facultés sont ainsi exercées. Le sau-
vage ne travaille que pour eitraire des fonds productifs qui
sont à sa portée les produits capables de satisfaire immédia-
tement ses besoins ; il n'éprouve donc nulle nécessité de s ap-
provisionner avant d'entreprendre son travail. L'homme so-
cial, au contraire» travaille pour créer des produits incapables
de satisfaire ses appétits les plus pressants, ou quelquefois
de contribuer en rien au soutien de son existence. L'agri-
culteur même, qui tire du sol les choses les plus nécessaires
à la vie, n'en obtient la part dont il a besoin quQ longtemps
après l'achèvement des opérations de culture.
Ce caractère du travail individuel est un de ceux qui sont
propres à l'état de société et qui le distinguent essentielle-
ment. 1} se lie intimement avec l'échange, comme nous je
verrons plus loin, et il rend absolument nécessaire l'appro-
visionnement préalable du travailleur. L'homme social doit
être pourvu de tout ce qui lui est nécessaire pour vivre pen-
dant ]a production à laquelle il consacre son activité.
L'approvisionnement des travailleurs forme ainsi une
troisième et dernière condition de tout travail économique,
une troisième espèce de choses doqt le producteur doit avoir
la disposition.
La matière première, l'instrument, l'approvisionnement
sont les trois éléments dont se compose le capital, les seuls
éléments qui puissent le constituer.
' Il n'existe, du reste, aucune différence entre un capital et
toute autre portion de richesse ; c'est seulement par l'emploi
qui en est fait qu'une chose devient capital^ c'est lorsqu'elle
est employée, dans une opération productive, comme ma-
tière première, comme instrument, ou comme approvisiop-
nement. Quand on parle du capital d'une, société ou d'un
individu, s'il faut entendre parla celui dont cette société ou
cet individu pourrait disposer, cette notion est presque aussi
étendue que celle de richesse ; car il y a peu d'objet», com-
pris dans la richesse d'un indivjdti ou d'une société, qui ne
ÉLillBMTS DD CAPITAL. 75
puissent â(re employés à quelque production comme matière
première, comme instrument, ou comme approvisionne-
ment. S'il s'agit du capital qu'une société ou un individu
emploie réellement comme capital, on ne peut le connaître
qu'après la production, puisque c'est par Tusage qui en est
fait que chaque élément de la richesse individuelle ou sociale
devient ou ne devient pas Télément d'un capital.
SECTION II.
Ce <|iie devient le eaplial ^mmn 1» produe^loA*
Le sort du capital est d'être consommé pendant la produc-
tion : la substance et la forme en sont altérées de telle ma-
nière qu'il ne peut plus, ou ne peut qu*avec une moindre
utilité être employé de nouveau à une production semblable.
Mais la consommation des divers éléments du capital pré-
sente des caractères différents, qu'il importe de distinguer.
Et d abordy la matière première est altérée, quelquefois
dans sa substance, comme Thuile et la potasse qui forment
le savon, plus souvent pncore dans sa forme seule, comme la
laine qui devient du drap, ou la soie qui se change en étoffe.
La matière première acquiert ainsi une utilité qu'elle n'avait
pas, et qui est précisément le but du travail auquel son alté-
ration est due; mais elle n'en est pas moins consommée, en
ce sens qu'elle n'existe plus sous sa première forme, substan-
tielle ou externe, et qu'elle ne peut plus, par conséquent,
être employée comme élément de la production à laquelle
cette forme la rendait propre.
L'instrument formel, outil ou machine, est aussi altéré
par la production, d^ns sa forme et dans sa substance tout à
la fois. Il s'use par degrés, jiisqu'à perdre entièrement l'uti-*
lilé qu'il av^it reçue ^e Tipdustrie dont il était un produit.
Mfûs cette consommation est lente, et en conséquence elle
n'est que partielle, si noujs en apprécions les effets pendant
76 PRODUCnON DE LA RICHESSE.
un espace de temps limité. Celle de Tinstrument substantiel
est au contraire rapide et, en général, complète dès le pre-
mier instant de l'opération. La matière instrumentale subit,
dans les opérations productives, le même genre d'altération
que la matière première.
Cette distinction entre les choses qui se consomment rapi-
dément et celles qui se consomment lentement était déjà
familière aux anciens jurisconsultes romains, qui en faisaient
de fréquentes applications, surtout dans la doctrine des con-<
trats. Elle a passé de leurs écrits dans la jurisprudence mo-
derne, qui classe encore aujourd'hui les divers objets du droit
réel en choses fongibles et choses non fongibles. En emprun-
tant ces termes à la science du droit, nous pourrons dire que
les matières premières et les matières instrumentales sont
des choses fongibles, tandis que les instruments formels,
c'est-à-dire les outils et les machines, sont des choses non
fongibles.
Quant à l'approvisionnement, il se compose de divers
objets dont les uns sont susceptibles d'une consommation
lente, les autres d'une consommation rapide ; mais ces deux
sortes d'objets, par exemple les vêtements et les aliments,
sont dans tous les cas consommés, comme approvisionne-
ment et relativement au producteur qui en fait l'avance,
aussitôt qu'ils sont livrés aux travailleurs ; ils ne peuvent,
ni les uns ni les autres, être employés par le même produc-
teur pour l'approvisionnement nécessaire à de nouvelles
opérations productives. Nous devons donc ranger l'approvi-
sionnement tout entier parmi les éléments fongibles du ca-
pital employé dans chaque entreprise.
Tout ce qui compose la richesse n'est produit que pour
être consommé rapidement ou lentement. La consommation
est toujours le but final de nos travaux économiques, toujours
aussi, par conséquent, le résultat final de l'usage que nous
faisons des produits, et il n'y a aucune différence réelle entre
la consommation d'une chose qui fait partie d'un capital et
CE QUE DEVIENT LE CAPITAL. 77
celle de toute autre chose. Cependant, comme il est utile de
distinguer les cas dans lesquels la consommation ^concourt
directement à la production ou à la circulation de la ri-
chesse, d'avec ceux où elle ne présente pas ce caraclère, je
l'appellerai cotisommation économique dans le premier, coiv-
sommation de jouissance dans les autres. La consommation
de capital qui a lieu dans les industries de production ou de
circulation est donc une consommation économique ; elle
n'altère l'utilité de certains produits que pour leur en don-
ner une autre, ou pour créer des produits nouveaux. La con-
sommation qui a lieu en dehors de tout travail économique,
notamment de la part de personnes qui ne concourent point
directement à la production ou à la circulation de la richesse,
est une consommation de jouissance ; elle altère la substance
ou la forme de certains produits et en détruit, au moins
partiellement, TutiUté, sans amener d'autre résultat que la
satisfaction du besoin auquel ces produits sont appropriés.
Il y a aussi des cas dans lesquels l'acte de consommer
cesse d'être économique, sans constituer pourtant une con-
sommation de jouissance proprement dite. C'est ce qui arrive,
par exemple, lorsqu'un producteur, par ignorance, par iuha-
bileté, ou par négligence, détériore abusivement une partie
de ses matières premières ou de ses instruments. Une telle
dépense de capital /excédant ce qui aurait été régulièrement
nécessaire pour obtenir la même quantité de produits, ne
peut plus être envisagée comme une consommation écono-
mique, et il n'en résulte cependant aucune jouissance pour
le producteur. C'est une consommation infructueuse.
On voit qu'il est impossible de classer d avance les consom-
mations d'après descai^actères inhérents à l'acte même de con-
sommer. C'est de sou résultat seulement que chaque consom-
mation reçoit le caractère qui en fait un acte économique ou
non économique. Beaucoup de ces actes sont nécessaire-
ment d'une nature mixte, c'est-à-dire partiellement économi-
ques et partiellement non économiques.
78 PAOtiOGtioM ms u ikictillBsl.
La consommation du capital danâ les opératiofis produc*"
tives, bien qu'elle soit généralement économique, n'en est
pas moins une consommation, c'est-à-dire n'en a pas moins
pour effet la destruction des produits dont se composait le
capital, ou, poUr parler plus exactement, la destruction totale
ou partielle de Tutiliié que ces produits avaient reçue pat* le
travail de Thomme.
Les fonds productifs, au contraire, existent comme t^Is
ayant et après la production. Ce n'est pas qu'ils ne puissent
être employés à d'autres usages ; ainsi, les routes, les rivières
navigables et la mer sont employées comme voies de com-
munication, sans égard à leurs facultés productives. Mais cet
emploi n'altère en rien leur qualité de fonds productifs ; il
n'est que l'application d'autres propriétés inhérentes à leur
substance et indépendantes de leur pouvoir productif. En
d'autres termes, les fonds productifs, employés comme fonds
productifs, c'est-à-dire ne servant qu'à la production, peuvent
toujours y servir de nouveau, parce qu'un tel emploi ne les
consomme ni lentement, ni rapidement, quelque prolongé
qu'on le suppose*
Toutefois, gardons-nous de conclure, de cette différence
entre les fonds productifs et les capitaux, que les premiers
soient plus importants que les seconds comme agents d^ pro-
duction^ ou que les industries ex tractivés soient une source
plus abondante et plus assurée de richesse que les industries
de fabrication. Que feraient les industries extractives sans
capitaux ? A quoi se réduiraient leurs produits, si elles n'a-
vaient à leur disposition ni les instruments qui leur sont né-
cessaires, ni cette partie de l'approvisionnement qui ne peut
être fournie que par les industries de fabrication?
Uu autre désavantage apparent que présentent ces der-
nières industries, c'est qu'elles n'ajoutent rien à la masse,
à la quantité pondérable des produits qui composent la ri-
chesse d'un pays, qu'elles tendent mémo nécessairement à
la diminuer. Si l'on pouvait peser la masse des capitaux fou-
■I
G£ Wk bEVlÉMT LE GAPttAL^ If 9
gibles, c'est-à-dire des matières premières, des matières
instrumentales et de Tapprovisionnement, qui ont été con-
sommés dans une année par les industries de fabrication, et
la masse des produits qui ont été créés avec ces capitaux, on
trouverait celte dernière masse inférieure en poids à la pre-
mière, par la raison fort simple que la masse des produits
ne se compose en définitive que de la masse des matières pre-
mières employées, masse encore diminuée par les déchets
plus ou moins considérables que le travail de la production
lui fait subir.
Les industiîes extractives, au contraire, prises dans leur
ensemble, ont certainement pour effet d'accroître la masse
pondérable des richesses, puisqu'elles ne consomment pas de
matières premières et qu'elles reprotluisent, outre leur propre
approvisionnement, les matières premières et Tapprovision-
nement des industries de fabrication.
Mais la pesanteur n'est pas la qualité qui caractérise les
choses dont se compose la richesse; leur caractère distinctif,
c'est Tulilité qu'elles doivent au travail, c'est leur aptitude,
acquise par le travail de Thomme, à satisfaire quelque besoin
social ou individuel ; or, cette utilité résulte de l'ensemble
de leurs propriétés matérielles, non d'une seule de ces pro-
priétés, et il n'y a aucun motif de croire que les travaux ex-
tractifs produisent une plus grande somme d'utilités nou-
velles et puissent être en conséquence regardée comme des
actes de production plus efUcaces, que les travaux de fabri-
cation. Les uns comme les autres donnent pour résultat des
produits nouveaux, c'esl-à-dire fournissent aux besoins de
l'homme des moyens de satisfaction qui n'existeraient pas
sans le concours de ces travaux. Si les industries extractives
fournissent à la fabrication toutes ses matières, premières
ou instrumentales, et une grande partie de son approvision-
nement, la fabrication, à son tour, ne fournit^elle pas aux
industries extractives la totalité de leurs instruments et une
partie notable de leur approvisionnement?
80 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
On ne peut donc rien affirmer d'avance et en ihèse géné-
rale sur l'importance relative des divers travaux économi-
ques. La seule vérité qui ressorte claire et certaine des con-
sidérations précédentes, c'est l'importance absolue des
capitaux comme agents de la production. Si Ton pouvait,
sans diminuer en rien le nombre ni l'habileté des produc-
teurs de tout un pays, anéantir d'un seul coup la totalité du
capital dont ils disposent, ce pays deviendrait, en peu de
temps, le séjour inculte et misérable d'une horde de bar-
bares. Le peuple qui l'habitait retomberait dans l'enfaDce
de la civilisation; il lui faudrait recommencer la longue et pé-
nible carrière de son développement. Si seulement une nation
cessait d'accroître la masse de son capital disponible, elle se
verrait arrêtée dans son développement économique, dans sa
marche vers une civilisation de plus en plus complète; car,
ainsi que je le démontrerai plus loin, il n'y a pas un des
moyens par lesquels s'accomplit ce développement et se
réalise cette marche progressive qui n'exige et ne présuppose
Taccumulation préalable d'un capital additionnel.
L'importance du rôle que joue le capital dans la vie éco-
nomique des sociétés nous explique seule comment l'invasion
des barbares du Nord a pu détruire jadis l'ancienne civilisa-
tion romaine. Le peuple vaincu, en effet, ne fut point anéanti
par ces conquérants. Les anciens habitants des Gaules, de
l'Italie, de l'Espagne, continuèrent de former la majeure par-
tie de la population de ces pays; nous les voyons même,
quoique mêlés et assujettis à leurs vainqueurs, conserver le
droit d'être jugés d'après leurs propres lois; les codes des
Barbares font mention des Romains comme d'un peuple nom-
breux et plein de vie. Pourquoi donc les arts ne survécurent-
ils pas avec ceux qui les connaissaient et qui les cultivaient?
Pourquoi, au bout de quelques siècles, la face de l'Europe
fut-elle complètement changée, et des nations corrompues,
mais éclairées et industrieuses, se métamorphosèrent-elles,
des bords du Rhin et du Danube à ceux de la Méditerranée,
CE QUE DEVIENT LE CAPITAL. 81
en une population uniforme de farouches guerriers et de
grossiex*s paysans? Ne doit-on pas attribuer ce résultat, au
moins en partie, à la destruction des capitaux disponibles,
destruction infiniment plus générale et plus complète que
celle qui atteignit les producteurs eux-mêmes?
Qu'on se représente l'immense quantité de produits, bruts
ou manufacturés, de bâtiments, d'établissements industriels,
d'instruments de toute espèce, qui furent anéantis pendant
cette désastreuse période 1 Une épouvantable dissipation de
capitaux accompagne toujours la guerre, même de nos jours;
mais les enfants du Nord n'étaient pas à la hauteur de nos
soldats. Ignorants et fiers de leur ignorance, ils méprisaient
et vouaient à la destruction, par calcul et par sentiment, tous
les produits et les instruments des arts.
Et s'il ne faut qu'un instant pour détruire un immense
capital, combien de temps au contraire ne faut-il pas pour
l'accumuler ? Au milieu du trouble et de l'insécurité que
laissaient après elles les invasions successives, toute épargne
était impossible, et bientôt les générations aptes aux travaux
de rindustrie firent place à d'autres, auxquelles ces travaux
étaient aussi étrangers qu'aux Barbares eux-mêmes.
SECTION m.
Des diverses espèces de e»pit»l.
La définition du capital a été, entre les économistes, le
sujet de discussions et de controverses, qu'ils se seraient
épargnées s'ils avaient pris la peine d'analyser avec soin ce
qu'ils s'efforçaient de définir. Analyser une notion quelcon-
que, n'est-ce pas, en effet, la définir aussi complètement que
possible ?
Nous avons reconnu dans le capital trois éléments consti-
tutifs bien distincts, savoir : les matières premières, les in-
struments et Tapprovisionnement. Partant de cette analyse,
I. 6
83 pRdDecmN f>B Là nttuicAiBi
nous n'hésiterons pas à exclure du capital disponible tout ce
qui ne forme pas un de ces éléments conslilutifs, tout ee qui
ne peut pas fonctionner comme matière première, comme
instrument, ou comme approvisionnement, dans une in-
dustrie quelconque de production ou de circulation, et nous
n'appellerons capital effectif, relativement à une production
accomplie, que ce qui aura été réellement employé de celte
manière dans le cours des opérations productives, en d'autres
termes, ce qui aura été consommé économiquement par les
producteurs.
Une auti^ cause, qui a donné lieu à bien des équivoques
et à d'oiseuses controverses» c'est que les éléments du capital
changent quelquefois de caractère et de destination, suivant
qu'on les envisage par rapport à Tindividu qui en dispose,
ou à la société dont cet individu fait partie.
Ainsi, la distinction signalée par Adam Smith, entre le ca-
pital fixe et le capital circulant, est exacte en elle-même et
correcte dans lexpression, si on la rapporte au producteur
qui emploie le capital et aux travaux économiques dans les-
quels il l'emploie.
Le capital fixe est celui que le producteur emploie sans
qu'il sorte de ses mains, celui dont il ne se dessaisit pas dans
les opérations productives auxquelles il l'applique, et qu'il
ne renouvelle pas à mesure qu'il le met en œuvre ; c'est son
instrument formel j ce sont ses outils, ses machines, ses bâ-
timents d'exploitation, etc. Tout le reste de son capital, com-
prenant ses matières premières, ses matières instrumentales
et l'approvisionnement de ses ouvriers, sort de ses mains à
mesure qu'il l'emploie et doit sans cesse être renouvelé ;
c'est donc, relativement à lui, un capital circulant.
Mais, si Ton envisage le capital par rapport à la société
prise collectivement, la distinction d'Adam Smith n'est plus
correcte dans les termes, car il n'y a pas un élément du
capital qui ne soit circulant. Les immeubles même, tels
que les bâtiments d'exploitation, se transmettent perpétuel-
lemrat de main en main, et cette transmission est un acte
de circulation à leur égard aussi bien qu'à l'égard des
meubles.
L'expresnion dont il s*agit devient encore plus vicieuse
krsqu'ou rapplique, ainsi que Tont fait Ricardo et John
Mill, à cette partie du capital qui se consomme rapidement,
puisqu'on ne saurait absolument considérer la faculté de
circuler comme le caractère distinctif des choses qui seraient
ainsi désignées.
D'ailieursi la classification d*Adam Smith ne présente pas
un sens uniforme et constant, qui permette d'énumérer dV
vance, comme Ta fait cet auteur, les éléments de chaque
espèce de capital. Si le capital circulant est celui dont h pro-
ducteur se dessaisit par l'emploi qu'il en fait dans la pro-
duction, il comprend nécessairement, pour le producteur
individuel, des éléments qui, relativement à la société formée
de l'ensemble des producteurs, ont le caractère du capital
fiie ; car la société ne se dessaisit réellement, dans la produc-
tion, que de cette partie du capital qui se consomme toujours
rapidement, c'est-à-dire qui est non pas relativement, mais
essentiellement et absolument fongible; la société ne se des-
saisît ni de l'argent qui est employé comme salaire, ni des
habitations, des meubles, des vêtements, qui forment une
fMU'tiede l'approvisionnement des travailleurs.
La oiassiQcation de Ricardo et de John Mill a le même In-
convénient à un plus haut degré, puisqu'elle désigne expres-
sément comme susceptibles d*une consommation rapide des
«boses qui, par leur nature même, ne sont évidemment sus-
ceptibles que d'une lente, et quelquefois très-lente consom-
mation.
Je pense que la distinction établie par Adam Smith doit
être maintenue par rapport aux producteurs qui mettent en
«uvre le capital. Sous ce point de vue, elle est exacte dans
ridée, correote dans l'expression et consacrée par un long
usage.
84 PROMJCTION DE U RICHESSE.
L'autre distinction peut aussi être employée sans inconvé-
nient, pourvu qu'on la rapporte à l'ensemble des travaux
économiques, c'est-à-dire à la société prise collectivement, et
qu'on substitue à l'expression impropre de capital circulant
celle décapitai fongible^ qui, n'appartenant pas au langage
ordinaire et ayant un sens technique déjà fixé dans la science
du droit, n'est sujette à aucune équivoque. Mais, dans tous
les cas où il peut paraître utile de scinder ainsi le capital
disponible ou effectif de la société, on trouvera plus d'a-
vantage à le diviser dans ses éléments constitutifs, en dési-
gnant spécialement chacun d'eux, qu'à grouper ensemble
quelques-uns de ces éléments sous une désignation com-
mune.
Ce qui fait l'importance de ces distinctions, et en général
d'une analyse exacte du capital, c'est, d'un côté, l'extension
indue que le langage vulgaire a donnée au sens du mot ca-
pital, extension qui est devenue la source de bien des erreurs
de pratique et de législation, et, d'un autre côté, l'intérêt qui
s'attache, pour le producteur et pour la société entière, à
l'existence et au maintien d'une certaine proportion entre les
divers éléments du capital disponible.
La plus ancienne et la plus répandue de ces fausses notions
impliquées dans le langage vulgaire, c'est celle qui ne voit
le capital que dans les sommes d'argent au moyen desquelles
il circule, et qui applique même ce nom à des billets faisant
fonctions de numéraire.
Sans entrer ici dans l'examen de questions qui seront
traitées plus tard, nous savons déjà maintenant, grâce aux
analyses et aux explications qui précèdent, que le numéraire
ne fait point partie, en tant que numéraire, du capital ef-
fectif de la société, puisque ni les pièces de monnaie, ni à plus
forte raison les billets qui en tiennent lieu ne sont la matière
première d'aucun produit, ne servent d'instruments pour
aucun travail et n'entrent dans l'approvisionnement d'aucun
travailleur.
DIVERSES ESPÈCES DE CAPITAL. 85
Si l'on plaçait dans une lie déserte une centaine d'ouvriers,
tous habiles et appartenant aux industries les plus diverses»
en leur donnant pour tout capital dix millions de monnaie
d'or et d'argent, n'est-il pas évident que cette somme, qui,
partagée entre eux, les eût tous rendus riches dans une so-
ciété civilisée , n'exercerait sur leur position nouvelle , c'est-
à-dire sur la quantité et la qualité des produits qu'ils pour-
raient appliquer à la satisfaction de leurs besoins, aucune
espèce d'influence, et que la moindre provision de matières
premières, d'instruments de travail, ou de choses propres à
les nourrir ou à les vêtir, leur serait plus utile que les mil-
lions dont il s'agit?
Cependant, les pièces de monnaie, si elles n'appartiennent
pas, comme numéraire, au capital effectif de la société, font
certainement partie, comme matières métalliques, de la ri-
chesse qui pourrait, dans certaines circonstances, être em-
ployée conmie capital effectif; car Tor et l'argent monnayés,
par exemple, qui circulent dans un pays, peuvent toujours
s'y transformer, par la fusion ou par l'exportation, en ma-
tières premières, en instruments de travail, ou en objets
d'approvisionnement. Mais le numéraire métallique, ne
devenant disponible comme capital que par cette trans-
formation, qui lui fait dans tous les cas perdre la qualité
de numéraire circulant, ne peut aussi faire partie du ca-
pital disponible de la société que dans les limites où cette
transformation est possible, c'est-à-dire compatible avec les
besoins de la circulation.
Quant aux billets faisant fonctions de, numéraire, ils sont
par eux-mêmes impropres à tout autre usage qu'à celui au-
quel on les emploie dans la circulation ;fils ne peuvent donc
jamais faire partie du capital disponible de la société, puis-
qu'ils ne peuvent jamais se transformer en capital effectif.
C'est aussi étendre, indûment la notion du capital, que d'y
comprendre, comme le fait J.-B. Say, toute richesse qui pro^
cure des avantages continus à son possesseur.
86 pfioDVcmoii DE u richmic;
* Il existe, «elon cet auteur, des eapitauxqui diffèrent des
autres en ce qu'ils ne sont productifs que d'utilité ou d'agré*
ment. Tels sont, ditril, les maisons d'habitation» les meubles,
les ornements, qui ne servent qu'à augmenter les agréments
de la vie ; et il ajoute que l'utilité qu'on en tire est un produit
immatériel.
La destination essentielle de tout capital, c'est de produire
de l'utilité, c'est-à-dire de créer des utilités nouvelles dans
certains produits ; mais l'utilité ou Tagrément qu'on retire
de l'usage d'une chose n'est pas le produit de cette chose,
c'est le produit du capital et du travail qui ont été employés
pour lui donner sa forme actuelle, ou les autres propriétés
qui la rendent utile ou agréable.
Si J.-B. Say a voulu parler, comme cela parait certain, de
richesses qui se consomment peur la jouissance, et non éeono*
Qliquement, non en qualité de matières premières, d'instrui*
ments de travail ou d'approvisionnement, il a étendu le nom
de capital à des choses qui ne sont point employées comm^
capital, à des choses que leur destination exclut évidemment
de la masse des capitaux effectifs.
Quand* des logements ou des meubles sont destinés à une
consommation économique, c'est*à*dire quand ils font partie
de l'approvisioanement nécessaire aux producteurs de la ri-
chesse, ils appartiennent sans contredit au capital effectif de
la société, mais ils n'en forment poinUune espèce distincte;
quand, au contraire, ils ne sont destinés qu'à une consomma^*
tion de pure jouissance, ils cessent par cela même de con-
stituer un capital et d'appartenir au capital effectif que la
société met ea œuvre dans ses travaux économiques.
Le capital dispomble de la société comprend une portion
considérable de son fonds de consommation, car^ parmi les
produits qui sont susceptibles d'une consommation de pure
jouissance, il en est peu qui ne puissent être consommés écono-
miquemeat. Le fonds de consommation ne prend de la consie-
tance et ne forme une masse d^ richesse bien distincte, qu'en
regard du capital qui est effectivement destiné à des con-
sdDunatioQS économiques, ou de celui qui a été réellement
employé de cette manière, pendant une période quelconque.
C'est encore J.-B. Say qui a le premier, si je ne me trompe,
étendu le nom de capital aux connaissances et aux talents
que rhomme acquiert par l'étude. D'autres, poursuivant cette
même idée» ont assimilé aux fonds productifs les facultés
que l'homme r«çoit de la natui^e.
Il y a, entre ces choses immatérielles et les choses maté*
tidlles parmi lesquelles on les|dasse, quelque analogie sans
dêtttô, mais aussi des différences essentielles» et je ne vois pas
•ê que la science pourrait gagner à ne tenir compte que de
l'analogie. L'homme est un être complexe, mais unique, et
les diviaions qu'il essaye d'introduire dans cet ensemble de
manifetiations dont se compose sa i^ie morale sont toutes ar-
bitraires, par conséquent vagues, incertaines, mobiles. Où
ett la limite qui sépare, dans les œuvres de l'homme, le ré-
aultat de ses facultés naturelles d'avec celui de ses facultés
acquises, ou l'action de ses facultés d'avec son travail actuel?
Gomment distinguera-t-on, dans l'action complexe du tra*
vaiileur, les parts qui doivent être assignées au fonds pro-
doetif, au capital, et au travail proprement dit?
L'analogie est surtout boiteuse à l'égard de ce qui forme
k prétendu capital humain, car les habiletés, les connais-*
sanees, «n un mot les facultés acquises, au lieu d'être con-
sommées rapidement ou lentement, comme le vrai capital,
par l'usage qu'on en fait, s'accroissent et se fortifient par
l'exercioe et se perdent, au contraire, quand on cesse de les
employer.
J'ai allégué, comme second motif pour analyser correcte-
ment le capital, la proportion qui doit exister entre les divers
éléments dont il se compose. J'examinerai plus tard cette
question au point de vue particulier de l'eutrepreneur d'in-
dustrie et de la proportion qu'il lui importe de maintenir
ratre sou capital fixe et son capital circulant. Quand on se
88 PRODVCnON DE LÀ RICK68E.
place au point de vue de l'ensemble des travaux économiques,
il devient évident que c'est entre les matières premières, les
instruments de travail et l'approvisionnement» qu'une cer-
taine proportion doit exister et doit tendre continuellemeot
à s'établir, sous l'impulsion des intérêts qui servent de mo-
teurs au développement économique de la société.
En effet, la population de la société se composant, à chaque
époque donnée, d'un certain nombre de travailleurs, la so-
ciété dispose d'une quantité déterminée de travail, à laquelle
correspondent des quantités déterminées de matières pre-^
mières, d'instruments et d'approvisionnement. Il ne lui ser-
virait a rien de posséder une quantité additionnelle de Pun de
ces éléments du capital, si elle ne possédait pas, en même
temps, une quantité additionnelle des deux autres, ou si elle
ne disposait pas d'un nombre additionnel de travailleurs.
Une augmentation d'un dixième, par exemple, dans son
approvisionnement, ne lui permettrait pas d'accrottre sa pro-
duction d'un dixième, si les quantités de travail, de matières
premières et d'instruments dont elle dispose n'étaient pas
augmentées dans la même proportion.
La proportion normale dont il s'agit tend continuel-
lement à s'établir, sans doute, parce que l'un des éléments
ne saurait se trouver en défaut sans que le besoin auquel il
correspond se manifeste et provoque le déploiement d'activité
qui doit y pourvoir. Cependant il n'est pas rare que l'équilibre
soit rompu temporairement, ou même qu'il demeure habi-
tuellement incomplet, sous l'influence principalement d'une
législation qui entrave la circulation de la richesse.
Dans un pays, comme le canton de Zurich, où une partie
notable du travail de fabrication s'accomplit sur des matières
premières que ce pays est incapable de produire lui-même et
qu'il doit tirer de contrées lointaines, l'insuffisance temporaire
de cet élément peut devenir très-sensible et amener dans les in-
térêts économiques de la société de graves perturbations. C'est
ce qui est arrivé à une époque récente, lorsque la production
DimSES ESPACES DE GAPRAL. 89
de la soie brute, dans les pays de provenance, a subi tout à
coup, par l'eifet de causes accidentelles, une diminution con-
sidérable. La quantité totale de richesse possédée par le canton
n'en était pas diminuée, mais la portion de cette richesse
qu'il pouvait donner en échange de la soie brute dont il avait
besoin n'en représentait plus une quantité proportionnée à
celle du travail, des instruments et de Tapprovisionnement
que la fabrication des soieries mettait en œuvre. De là une
stagnation dans cette industrie^ un ralentissement considé-
rable de la production, ayant pour résultat d'interrompre,
pour une classe nombreuse de travailleurs, le travail qui les
faisait vivre.
En France, la quantité de Tapprovisionnement et celle des
matières premières sont généralement proportionnelles au
nombre sans cesse croissant des travailleurs ; mais il n'en est
pas de même de la quantité des instruments, grâce aux lois
qui empêchent l'introduction des fers et des combustibles
étrangers dans ce pays. L'insuffisance de cet élément et les
embarras qui en résultent pour la production de la richesse
deviennent surtout manifestes dans les années où Tappro-
visionnement et les matières premières sont d'une abon-
dance extraordinaire.
En Angleterre, sous l'empire de la législation qui entravait
jadis dans ce pays le commerce des céréales, il n'était pas
rare que l'approvisionnement se trouvât en quantité insuf-
fisante relativement aux quantités disponibles de matières
premières, d'instruments, et de travail manufacturier ou agri-
cole.
Dans de grands |pays, une telle rupture d'équilibre entre
les divers éléments du capital disponible ne peut guère avoir
lien, sans diminution absolue de la richesse sociale, que par
des causes artificielles, c'est-à-dire par Teffet d'une législation
vicieuse, parce que la grande diversitéjde leurs productions
et l'étendue de leurs relations commerciales les préservent le
plus souvent de l'insuffisance qui proviendrait de causes tout
90 PRODOOTTOM BE LA RICUSSE.
à fait eitérieurM. Quant aux ruptures d'équilibre qui pre*
viennent de causes intérieures, telles qu'une récolte insuffi-
sante de produits indigènes, et qui sont accompagnées, par
conséquent, d'une diminution absolue du capital disponible,
elles seront toujours possibles en tout pays, et le résultat du
développement économique le plus complet ne pourra étrt
que d'en atténuer la gravité, ou d'en abréger la durée.
CHAPITRE V.
DES CAUSES QUI TEIIDENT i AUCMEIfTER l'eFFIGACITA PU TKAVAIL
DE L^HOMME DANS LA PRODUCTION.
Le trafail de l'homme est d'autant plus efficace qu^il four-
nit en moins de temps ou avec moins d'efforts une quantité
donnée d'un même produit, en d'autres termes, qu'il s'exé-
eute plus rapidement ou plus aisément.
Si, la nature et les instruments du travail demeurant les
mêmes, un travailleur parvient à faire en un jour ce qui en
exigeait deux auparavant, ou à faire seul, dans le même es-
pace de temps, ce qui exigeait auparavant les e£Ports de deux tra-
vailleurs, son travail aura doublé d'efficacité. Dans le premier
cas, ce sera le temps employé à la production; dans le second,
ee sera la quantité d'efforts exigée, qui aura diminué de moitié.
Le résultat dans les deux cas sera, sans doute, de faire
accomplir par un seul travailleur ce qui en exigeait deux
auparavant; mais les deux espèces d'efficacité n'en demeurent
pas moins distinctes. Les efforts du travailleur peuvent, sans
diminuer d'intensité, se succéder plus rapidement; ou bien ils
peuvent, sans exiger moins de temps, devenir moins intenses.
Dans un travail, tel que celui du compositeur d'imprime-
rie, qui n'exige qu'une certaine adresse et une attention
soutenue, la célérité des mouvements peut varier beaucoup,
quoique le déploiement de force exigé par chacun d'eux soit
constamment le même. Dans un travail, au contraire, qm
met à contribution la force musculaire, comme lorsqu'il s'agit
de soulever un corps pesant, ou de vaincre toute autre résis*
tance, un accroissement de la force naturelle ou acquise du
92 PRODOCnO» DE LA fUGHESSK.
travailleur se manifestera en général par le degré de résistance
qu'il pourra surmonter, plutôt que par le degré de célérité de
ses mouvements.
Du reste, l'efScacité du travail, se mesurant toujours par
la quantité de travail accompli dans un temps donné, se ma-
nifestera aussi, mais en sens inverse, par la quantité d'ap-
provisionnement exigée pour une quantité donnée de travail.
Que le travailleur parvienne à faire dans un jour ce qui en
exigeait deux auparavant, ou à faire seul, dans un espace
de temps donné, ce qui exigeait les efforts réunis de deux
travailleurs, la quantité nécessaire d'approvisionnement sera
toujours diminuée de moitié.
Diminution de l'approvisionnement exigé pour une cer-
taine quantité de travail, par conséquent diminution de la
quantité de capital nécessaire pour obtenir une certaine
quantité de produits, voilà donc le résultat économique de
tout accroissement de l'efficacité du travail ; résultat impor-
tant, qui doit seul attirer notre attention, et dont je dévelop-
perai plus loin les conséquences. Auparavant, je dois recher-
cher les causes premières qui tendent à produire ce résultat.
L'efficacité du travail tient à l'aptitude du travailleur, au
plus ou moins de puissance, naturelle ou acquise, des facul-
tés qu'il doit appliquer dans son travail. Les causes qui in-
fluent sur l'efficacité du travail doivent donc agir d'abord sur
l'aptitude du travailleur. Or, les causes qui tendent à aug-
menter l'aptitude des travailleurs peuvent se grouper sous
trois chefs : Répartition des travaux, éducation des travail-
leurs, condition des travailleurs.
SECTION I.
Répartition des traTaox«
«
Les bommes ne naissent point égaux en facultés physi-
ques, intellectuelles, ou morales. La nature produit parmi eux
CAUSES. QUI AUGMBItTElfT l'eFFICACITÉ DU TRAVAIL. 95
à cet égard des diversités infinies, tantôt générales et collec-
tives, provenant de la race et du tempérament, tantôt indi-
viduelles, provenant de mille causes physiques accidentelles,
qui interviennent dans les phénomènes de la procréation et
dont il n'est pas toujours possible de se rendre compte.
D'un autre côté, il existe pareillement une diversité infi-
nie dans les travaux qui concourent à la production de la ri-
chesse, par conséquent dans le caractère, la direction et la
durée des efforts qu'exigent ces travaux.
Les résistances que doit vaincre le travailleur se présentent
sous mille formes diverses, auxquelles correspondent autant
d'efforts différents, efforts des facultés de l'esprit, c*est-à-dire
de lattention, de la mémoire, de l'entendement, efforts des
différents organes physiques , efforts isolés ou combinés ,
alternatifs ou continus, prolongés ou passagers.
Il est donc évident que les hommes ne naissent pas tous
également propres à toutes les espèces de travaux. Mais il
résulte encore, de cette double diversité des hommes et des
travaux, une autre conséquence, qui n'est pas moins cer-
taine, quoiqu'elle paraisse moins évidente.
En effet, si la diversité n'existait que parmi les hommes
seulement, ou parmi les espèces de travail seulement, il en
résulterait^dans la première hypothèse, pour chaque homme,
un degré absolu d'aptitude naturelle au travail de la produc-
tion, par conséquent une infériorité absolue à l'égard de ceux
qui posséderaient à un plus haut degré les facultés dont ce
travail exigerait l'application ; dans la seconde hypothèse,
pour tout homme, un degré absolu d'aptitude naturelle pour
chaque espèce de travail, par conséquent une infériorité ab-
solue à l'égard des espèces de travail qui exigeraient un
ensemble supérieur de facultés.
Grâce à la diversité combinée des hommes et des espèces
de travail, ces résultats ne se produisent point, les aptitudes
naturelles sont purement relatives, l'infériorité de chaque
homme pour certains travaux se trouve compensée par une
94 raowonoR pb u hicmmb.
aptitude supérieure pour d'autres, «t. il y a pmi d'ittdÎTidus
auxquels l'ensemble de leurs facultés ne donne pas une ap*
titude naturelle spéciale pour quelqu'une des innombrables
Tariétés d'efforts qui concourent à la production de la ri-
chesse.
Cela étant, il est certain que l'efficacité générale do tra-
i^ail sera plus grande si les divers travaux sont répartis d'après
les aptitudes naturelles des travailleurs, que s'ils le sont sans
égard à ces aptitudes, ou que si, aucune répartition n'ayant
lieu» chaque homme doit accomplir tons les genres de tra-
vaux qu'exige la satisfaction de ses besoins*
Mais les aptitudes naturelles des travailleurs ne sont rien
en comparaison de celles qu'ils peuvent acquérir par Texer-
cice, en se livrant constamment à une seule occupation,
qui exige la répétition continuelle des mêmes efforts et l'ap-
plication continuelle des mêmes facultés.
Voici deux hommes de vingt-cinq ans, qui sont nés avec
des aptitudes naturelles parfaitement égales, mais dont Tun,
destiné à une carrière lettrée, a fait de la lecture et de l'écri-
ture ses principales et presque ses uniques occupations eor-
porelleâ depuis dix années, tandis que l'autre, destiné à deve-
nir agriculteur, s'est voué non moins exclusivement depuis
le même nombre d'années aux travaux agricoles et notam-
ment au labourage. Donnez à ces deux hommee une même
page à copier. Le premier accomplira cette tâche en un qttart
d'heure et sa copie sera lisible , correcte, nettement tracée,
régulièrement alignée ; la copie du second lui prendra une
heure au moins, et les caractères en seront mal tracés j l'ortho*
graphe en sera incorrecte, l'alignement défectueux. Donnê«-
leur ensuite un sillon à tracer avec la charrue ; le premier y
mettra deux ou trois fois plus de temps que le second, et le
sillon de celui-ci sera aussi droit, aussi également profond,
que celui du premier sera tortueux et inégal.
Le résultat serait encore le même, quoique la différence
entre les deux copies et les deux sillons fût peut*étre uii peu
CAUSES QUI AUOUlItËlfr L'fFPIQâGIÎÉ DU TRAVAIL. 9S
moins sftillantei si le premier de ces deux hommes était doué
d'une aptitude naturelle spéciale pour le labourage, et le se^
coud d*une aptitude naturelle spéciale pour récriture» c'est^
à-dire si les aptitudes acquises s'étaient développées en sens
inverse des aptitudes naturelles ; car les inégalités d'aptitude
qui résultent de l'exercice dépassent en général de beaucoup
celles que produit la naturel Cependant le travail ne doit
atteindre son plus haut degré possible d'efficacité que dans
les cas où l'aptitude acquise concourt avec l'aptitude natu-
relle, ce qui exige une condition préalable, la liberté du
travail y et se réalise au moyen de la division du travail et de
l'association des travailleurs.
La liberté» pour chaque membre de la société, de ehoisir It
travail auquel il se vouera est nécessaire ' pour que chacun
applique ses facultés au genre de travail pour lequel il a le
plus d'aptitude naturelle et acquise. Les lois qui, chez cer-
tains peuples^ condamnaient chaque homme à suivre la pro-
fession de son père^ oifrent l'exemple le plus saillant» mais
non le seul qui existe, d'obstacles apportés à cette liberté.
Le régime du servage pour la classe agricole et des corpora*
tiona de métiers pour la classe industrielle, ce régime, par le-
quel toutes les nations de l'Europe ont dû passer, à une
époque antérieure, et dont quelques-unes d'entre elles ne
sont pas entièrement sorties, gênait aussi de fait la liberté
du travail, quoiqu'il n'imposât pas directement à chaque tra*-
vailleur ht profession qu'il devait embrasser. Le fils du serf
ne pouvait guère devenir autre chose qu'un paysan, ni le fils
du pauvre citadin autre chose qu'un manœuvre. Les indivi-
dus même qui avaient la liberté et les moyens de faire un
apprentissage industriel étaient rarement tout à fait libres
de dioisir leur profession, à cause des règlements qui fixaient
le Bombre d'apprentis que chaque profession pouvait re-
cevoir.
Chez les nations les plus avancées dans le développement
économique, il existe encore aujourd'hui d«s professions let-
96 PBODUCnOIf DE LA RICHESSE.
trées, et même commerciales, dont l'accès n'est ouvert qu'à
un nombre déterminé de postulants, ou sous des conditions
plus ou moins onéreuses.
Hais, sous un régime de complète liberté, la répartition du
travail selon les aptitudes ne se réaliserait pas, si chaque
membre de la société était obligé de produire lui-même toutes
les choses, ou seulement plusieurs des choses dont il aurait
besoin, en d'autres termes, si le travail n*était pas réparti.
Dans le stage tout à fait primitif des sociétés humaines,
lorsque les hommes vivent encore exclusivement de la chasse
ou de la pêche et que la garantie sociale manque presque
entièrement, chaque famille produit elle-même ses instru-
ments, ses engins de chasse ou de pêche, ses vêtements, sa
hutte et les quelques meubles grossiers dont elle fait usage.
Pour qu'il en soit autrement, pour qu'une famille puisse ne
s'occuper que de la chasse ou de la pêche, tandis qu'une
autre s'adonnera exclusivement à la fabrication des engins,
une troisième à celle des vêtements, une quatrième à celle
des huttes, une cinquième à celle des meubles et ustensiles
de ménage, il faut qu'une certaine quantité d'aliments et de
matériaux ait été préalablement accumulée, qu'un approvi-
sionnement ait été fait en vue de ces diverses productions,
en un mot, qu'il existe un capital, au moyen duquel chaque
famille puisse, au moins pendant quelques jours, satisfaire
à ses divers besoins, tout en ne pourvoyant par son travail
qu'à un seul d'entre eux ; il faut de plus que la pratique de
l'échange soit devenue habituelle entre ces familles, afin que
chacune d'elles obtienne régulièrement des autres ce qu'elle
ne produira pas elle-même, en leur fournissant ce qu'elle
produira. Or, ces deux conditions en supposent une troisième,
c'est que la possession des approvisionnements créés par le
travail et Texéculion régulière des échanges convenus seront
garanties, c'est, en d'autres termes, que les droits résultant
du travail et de l'échange seront assurés.
L'approvisionnement, l'échange, la garantie sociale for-
CAUSES QUI AUGMENTENT i/eFFICACITÉ DU TRAVAIL. 97
' ment la trilogie primordiale, daos laquelle réside Tessence
de tout ordre social, le germe de tout développement éco-
nomique. Les trois termes en sont inséparables, Tun quel-
conque d'entre eux ne pouvant pas subsister sans les deux
autres ; car la garantie sociale n'est possible que par le
moyen d'un organisme dans lequel une classe d'hommes est
exclusivement occupée d'y pourvoir, et cette classe doit par
conséquent être approvisionnée par les autres de tout ce qui
est nécessaire à la satisfaction de ses besoins et à l'accomplis-
sement de ses services. Mais, une fois ces trois conditions
réalisées à un degré quelconque, le développement écono-
mique est inauguré et sa marche devient rapidement pro-
gressive, la division du travail favorisant l'accumulation du
capital, qui favorise à son tour l'agglomération des hommes
et par suite la facilité des échanges et le perfectionnement
de la garantie sociale.
La division du travail traverse, dans son progrès, plusieurs
stages, que l'on peut reconnaître encore chez les sociétés les
plus avancées. Les industries extractives se séparent d'abord
des industries de fabrication ; puis la division s'établit parmi
les premières, suivant les procédés d'exploitation, qui varient
nécessairemept avec la nature des produits. La chasse, la
pèche, les mines, les carrières, Tagriculture, l'horticulture,
la sylviculture, l'élève des bestiaux deviennent autant d'in-
dustjdes distinctes, exercées par des catégories différentes de
travailleurs. Cependant la division est rarement poussée fort
loin dans cette branche de l'activité économique, parce que les
travaux n'y sont pas assez uniformes, dans l'espace et dans le
temps, pour que chacun d'eux puisse offrir une occupation
constante aux travailleurs qui s'y adonnent. Dans les diverses
industries que je viens de nommer, les procédés varient sou-
vent d'un lieu à un autre, et ils varient, dans le même lieu,
dune époque ou d'une saison à une autre; en d'autres
termes, l'extraction des produits naturels, ou l'exploitation
d'un fonds productif, se compose d'une série d'opérations
I. 7
98 PRODUCTION DE LA RTGHfiSSE.
différeotes, qui sont toujours influeDcées en outre par des
circonstances locales.
Il en est autrement dans les industries de fabrication.
Chacune des opérations successives par lesquelles une ma-
tière première doit être modifiée, étant uniquement détermi-
née par la nature de cette matière première, qui demeure
toujours la même et qui est indépendante des circonstances
de temps et de lieu, constitue un travail distinct, dont l'uni-
formité et la continuité permettent à une catégorie de tra-
vailleurs d'en faire leur occupation exclusive.
Deux filons d'un même minerai sont rarement semblables
d'épaisseur, de position, de direction et de gisement, et le
même filon change à ces divers égards, à mesure qu'on en
poursuit l'exploitation. Deux champs sont rarement iden-
tiques par leur position et par la nature du sol, et la culture
donnée à un même champ ne peut pas être la même en toute
saison. Deux livres de laine brute sont toujours semblables
Tune à l'autre, et le travail du fileur s'y applique partout et
en tout temps de Is^ même manière. Deux planches do chêne
sont toujours pareilles pour le menuisier qui doit en faire des
meubles, et le travail qu'il doit y appliquer est partout et en
tout temps le même.
La division du travail, dans les industries extractives, s'ar-
rête donc généralement au second stage que j'ai indiqué,
tandis que, dans les industries de fabrication, elle en atteint
un troisième et un quatrième. A la division suivant les ma-
tières premières, qui correspond au second stage des indus-
tries extractives, succède la division suivant Tespèce des
produits, ou, ce qui est la même chose, suivant la nature
des procédés à mettre en œuvre et des instruments à em-
ployer.
Chaque industrie se partage en un certain nombre de mé-
tiers, qui façonnent la même matière première, mais qui ne
la traitent pas de la même façon, ni avec les mêmes outils,
et ne fournissent pas le même genre de produits. C'est ainsi
CA0SBS QUI AUGtfEMTENT l'ëFFIGAGITÉ DU TRAVAIL. 99
que les mêmes bois sont mis en œuvre simultanément par le
charpentier, le menuisier et le tourneur ; les mêmes fers, par
le forgeron, le maréchal et le coutelier ; les mêmes soies, par
des fabricants de lacets, de rubans, de velours et d'autres
soieries. C'est ainsi que le même coton est successivement
modifié par le fileur, par le tisserand, par la lingère; les
mêmes peaux, par le tanneur, le sellier et le cordonnier; le
même blé, par le meunier et le boulanger.
Enfin, à cette division suivant les produits ou les procédés,
succède une division des procédés eux-mêmes, par laquelle
ceux-ci sont décomposés en une série de mouvements ou
d'efforts successifs, à chacun desquels s'adonne exclusivement
une catégorie distincte de travailleurs. Tout le monde connaît
les exemples donnés, par Adam Smith, de la fabrication des
épingles, qui peut se décomposer en dix-huit opérations
distinctes, et par J.-B. Say, de celle des caries à jouer,
qui n'en comprend pas moins de soixante et dix. Je les
répète ici, parce qu'ils sont devenus en quelque sorte
classiques, et qu'ils sont plus propres qu'aucune défini-
tion à caractériser nettement le dernier stage de la division
du travail.
« De la manière dont la fabrication des épingles est main-
tenant conduite, dit Adam Smith, non-seulement l'ouvrage
entier forme un métier à part, mais cet ouvrage est divisé en
un grand nombre de branches, dont la plupart constituent
autant de professions particulières. Un ouvrier tire le fil à la
bobille, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un
quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre
le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même
robjel de deux ou trois opérations séparées ; la frapper est
une besogne particulière ; blancmr les épingles en est une
autre ; c'est même une profession distincte et séparée que de
piquer les papiers et d'y bouter les épingles. Enfin, l'impor-
tant travail de faire iine épingle est divisé en dix-huit opéra-
tions distinctes, lesquelles, dans certaines fabriques, sont
100 PRODUCTION DE LA niCHESSE.
exécutées par autant de mains différentes, quoique dans
d'autres le même ouvrier en exécute deux ou trois. »
« Un jeu de cartes, dit J.-B. Say, est le résultat de plusieurs
opérations, dont chacune occupe une série distincte d'ou-
vriers ou d'ouvrières, qui s'appliquent toujours à la même
opération. Ce sont des personnes différentes, et toujoure les
mêmes, qui épluchent les houchons et grosseurs qui se
trouvent dans Je papier et nuiraient à Tégalité d'épaisseur ;
les mêmes qui collent ensemble les trois feuilles de papier
dont se compose le carton, et qui le mettent en presse; les
mêmes qui colorent le côté destiné à former le dos des cartes;
les mêmes qui impriment en noir le dessin des iBgures;
d'autres ouvriers impriment les couleurs des mêmes figures ;
d'autres font sécher au réchaud les carions une fois qu'ils
sont imprimés; d'autres s'occupent à les lisser dessus et des-
sous. C'est une occupation particulière que de les couper
d'égale dimension ; c'en est une autre de les assembler pour
en former des jeux; une autre encore d'imprimer les enve-
loppes des jeux, et une autre de les envelopper ; sans compter
les fonctions des personnes chargées des ventes et des achats,
de payer les ouvriers et de tenir les écritures. Enfin, à en
croire les gens du métier, chaque carte, c'est-à-dire un petit
morceau de carton de la grandeur de la main, avant d'être
en état de vente, ûc subit pas moins de soixante et dix opéra-
tions différentes, qui toutes pourraient être l'objet du travail
d'une espèce différente d'ouvriers ; et s'il n'y a pas soixante et
dix séries d'ouvriers dans chaque manufacture de cartes, c'est
parce que la division du travail n'y est pas poussée aussi loin
qu'elle pourrait l'être, et parce que le même ouvrier est
chargé de deux, trois ou quatre opérations distinctes. »
Dès le troisième stage d#la division du travail, les résultats
en sont déjà surprenants. Qui n'a pas admiré, en visitant une
imprimerie quelconque, la rapidité et en même temps la sû-
reté avec laquelle les compositeurs accomplissent leur besogne,
c'est-à-dire prennent successivement, dans plus de trente
CAUSES QUI AUGMENTENT l'eFFIGAGITÉ DU TRAVAIL. 101
cases difTérentes, les caractères qu'ils doivent assortir ? Ce
n'est pas exagérer de dire qu'une personne non exercée y
emploierait cinq fois plus de temps, pour donner une épreuve
moins correcte.
J'ai visité, dans un département de la France, un hospice
où Ton occupait une trentaine d'orphelins à fabriquer des
clous. Ces garçons, dont le plus âgé n'avait pas quatorze ans,
se divisaient en quinze couples, dont chacun avait sa petite
forge et son enclume. L'un des deux enfants faisait rougira
blanc deux baguettes de fer équarries, qu'il plaçait alterna-
tivement sur l'enclume, où l'autre, avec un marteau, l'apoin-
tissait, la coupait et aplatissait le bout destiné à former la
tête. En cinq ou six coups, la besogne était faite. Chaque
couple, dans les cinq heures de l'après-midi qui étaient con-
sacrées à ce travail, devait fournir cinq cents clous à l'établis-
sement; ce qu'ils fabriquaient au delà de ce nombre leur
valait seul un faible salaire, d'un centime par clou, si je ne me
trompe. Or, ils eu fabriquaient ordinairement de b>\x à sept
cents, et souvent jusqu'à huit cents, c'est-à-dire près de trois
par minute ; tandis que deux garçons du même âge, non
exercés à ce métier, auraient mis sans doute plus de deux ou.
trois minutes à fabriquer un seul clou.
Mais la division arrivée à son quatrième stage présente
des résultats bien plus frappants et qui tiennent du mer-
veilleux.
<( J'ai vu, dit Adam Smith, une petite manufacture
d'épingles, qui n'employait que dix ouvriers, et où par con-
séquent quelques-uns d'entre eux étaient chargés de deux ou
trois opérations. Mais, quoique la fabrique fût pauvre et, par
cette raison, mal outillée, ils venaient à bout, quand ils se
mettaient en train, de faire environ douze livres d'épingles par
jour, chaque livre contenant au delà de quatre mille épingles
de taille moyenne. Ainsi, ces dix ouvriers pouvaient faire
eati*e eux plus de quarante-huit milliers d'épingles dans une
journée ; donc chaque ouvrier, faisant une dixième partie de
102 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
ce produit, pouvait être considéré comme faisant dans sa
journée quatre mille huit cents épingles. Or, s'ils avaient
tous travaillé à part, indépendamment les uns des autres, et
s'ils n'avaient pas été façonnés à cette besogne particulière,
chacun d'eux assurément n'eût pas fait vingt épingles, peut-
être pas une seule dans sa journée, c'est-à-dire pas, à coup
sûr, la deux cent quarantième partie, et pas peut-être la
quatre mille huit centième partie de ce qu'ils se trouvaient en
état de faire au moyen d'une division et d'une combinaison
convenables de leurs différentes opérations. »
« J'ai vu, dit J.-B. Say, une fabrique de cartes à jouer, où
trente ouvriers produisaient journellement 15,500 cartes,
c'est-à-dire au delà de 500 cartes par chaque ouvrier ; et l'on
peut présumer que, si chacun deces ouvriers se trouvait obligé
de faire à lui seul toutes les opérations, et en le supposant
même exercé dans son art, il ne terminerait peut-être pas
deux cartes dansunjour, et par conséquent les trente ouvriers,
au lieu de 15,500 cartes, n'en feraient que 60. »
L'efficacité du travail était devenue par la division, dans
le premier cas, au moins deux cent quarante fois, dans le
second, au moins deux cent cinquante fois aussi grande
qu'elle l'eût été sans cette division.
Le travail peut encore se diviser d'une autre manière, non
en attribuant chaque effort distinct à un travailleur spécial,
mais en partageant un même effort ou une même série d'ef-
forts entre plusieurs travailleurs, dont l'action, étant ainsi as-
sociée et combinée, devient souvent plus efficace. C'est aussi
un mode de répartition suivant les aptitudes, car, dans les cas
où ce partagées! avantageux, son efficacité provient de ce que
l'association de quelques travailleurs possède, comme telle,
une aptitude supérieure à lasomme des aptitudes individuelles
de ses membres. Quant à la cause de cette supériorité, elle glt,
tantôt dans l'épargne de force, de mouvement ou de temps,
qui résulte de la combinaison des efforts associés, tantôt
dans ce stimulant, dans cet entrain que produit toujours une
CAUSES QUI AUGMENTENT L*EFF1GÀG1TÉ DU TRAVàlL. 103
action commune dirigée vers un but commun, sur les indi-
vidus qui prennent part à cette action.
Qu'il s'agisse, par exemple, de porter et de déposer sur un
toit élevé les tuiles qui doivent le couvrir. Six ouvriers étant
chargés de cette besogne, Fun d'eux pourra prendre les tuiles
sur le tas inférieur pour les remettre à ceux qui les porteront,
tandis qu'un autre se tiendra sur le toit, pour recevoir les
tuiles et les déposer près de lui. Mais la besogne des porteurs
n'est pas susceptible de se décomposer en efforts distincts ;
c'est une opération unique, le transport d'un fardeau le long
d'une échelle plus ou moins haute. Cependant, si les quatre
ouvriers restants prennent successivement leur charge pour
la porter Tun après l'autre, en grimpant du bas en haut de
réchelle, il leur faudra une seconde échelle pour redescendra,
afin que la marche deceux qui montent ne soit pas interrom-
pue ou retardée, et ils seront tous astreints à un travail ex-
traordinairement pénible et màme dangereux. Aussi n'est-ce
pas de cette manière qu'ils s'y prennent. Ils s'asseyent à demi-
couchés les uns au*dessus des autres sur Téchelle et se
passent les tuiles en les élevant par-dessus leurs tètes. Il n'y a
plus alors ni danger à craindre, ni temps perdu, et si la fn-
tigue des bras est un peu forte, elle dure peu, parce que, les
tuiles arrivant plus rapidement à leur destination, la besogne
est plus tôt terminée.
Supposons encore qu'il s'agisse de forger deux grosses
barres de fer. Si quatre ouvriers sont chargés de cette besogne,
ils pourront forger les deux barres en même temps, en tra-
vaillant séparément deux à deux. Ce n'est pas ainsi que
l'opération se pratique, et l'on verra toujours les quatre ou-
vriers forger ensemble et successivement chacune des barres.
C'est que, dans le premier mode d'action, l'opération de for-
ger n'étant faite que par deux ouvriers à la fois, et par un
seul pour chaque barre, le fer a le temps de se refroidir , les
barres doivent être chauffées de nouveau à plusieurs reprises,
et les ouvriers perdent bien plus de temps par cette cause
104 PRODUCTION DE U RlGUËàSE.
qulls n'en gagnent en forgeant les deux barres à la fois ; sans
compter l'effet produit par lentrain dont j'ai parlé, entrain
qui est encore excité dans ce cas par le bruit cadencé des trois
marteaux.
C'est par l'exercice que se développent nos organes phy-
siques et nos facultés intellectuelles. Nous voyons tous les
jours maint exemple de Taptilude extraordinaire que peu*
vent acquérir pour certaines fonctions les yeux, les oreilles,
les bras, les mains, la mémoire, Tintelligence, par un exer-
cice assidu et longtemps continué. Les effets les plus surpre-
nants de la division du travail s'expliquent suffisamment par
cette cause, sans qu'il soit besoin d'y ajouter Téconomie, un
peu équivoque et souvent nulle, du temps que doit perdre le
travailleur en changeant d'outils ou en passant d'une opéra-
tion à une autre.
Pour nous faire une idée de l'économie d'approvisionne-
ment que peut procurer la division du travail parvenue à son
dernier stage, reprenons l'exemple donné par Adam Smith,
en partant, pour l'époque antérieure à la division du travail,
de l'hypothèse la plus favorable, c'est-à-dire en supposant
chaque ouvrier capable de fabriquer vingt épingles par jour.
Combien faudrait-il, à ce taux, de journées de travail d'un
ouvrier pour fabriquer 48,000 épingles? Il en faudrait 2,400.
Si nous représentons l'approvisionnement d'une journée par
la quantité qu'on peut en obtenir pour 2 francs, celui des
2,400 journées, ou des 10 ouvriers pendant 240 jours, sera
donc représenté par une somme de 4,800 francs. Or, après
la division du travail, les 48,000 épingles étant produites par
les dix ouvriers dans une seule journée, c'est-à-dire par
iO journées seulement de travail, l'approvisionnement né-
cessaire à cette production se trouve réduit à 20 francs et
l'économie réalisée s'élève à 4,780 francs, presque à 10 cen-
times par épingle !
CAUSES QUI AUGMENTENT L'EFFlCACnÉ DU TRAVAIL. 105
SECTION II.
Éducation dés travailleurs.
J'ai ici en vue l'éducation générale, qui s'applique à Ten-
semble des facultés de Thomme, et qui précède et prépare
rapplication de ces facultés à une branche spéciale d'indus-
trie. Dans toutes les carrière^ qu'il peut embrasser, le tra-
yailleur a besoin de santé, de force et d'adresse ; il a besoin
d'intelligence, de mémoire, de raisonnement et d'un certain
ensemble de notions acquises ; il a besoin aussi d'un certain
empire sur lui-même , c'est-à-dire d'une volonté capable de
vaincre en tout temps ceux de ses instincts naturels auxquels
répugnerait un travail continu et régulier. De là trois condi-
tions que doit remplir l'éducation des travailleurs pour con-
tribuer autant que possible à l'efficacité de leur travail : elle
doit agir sur leurs facultés corporelles, sur leurs facultés
intellectuelles, et sur leurs facultés morales.
Pour développer les forces et l'adresse de l'enfant, l'édu-
cation physique doit les exercer, en les appelant à un déploie-
ment progressif et régulier, qui parte des moindres et des plus
simples efforts, pour arriver peu à peu aux plus intenses et
aux plus complexes. Ce développement a lieu de fait chez
tous les enfants, lors même qu'on ne songe point, en les éle-
vant, à le leur procurer, ou qu'on ne suit à cet égard aucune
méthode raisonnée. La vie se manifeste en eux par un be-
soin d'action et de mouvement, qui ne laisse échapper au-
cune occasion de se satisfaire, et qui se satisfait naturelle-
ment chaque fois dans la mesure des forces et de l'adresse
déjà acquises. Nul doute, cependant, qu'on ne pût obtenir
des résultats meilleurs et plus complets, en imprimant à ce
développement naturel une marche graduelle et systéma-
tique, en le soumettant à certaines règles soit quant au
choix, soit quant à la durée relative des divers exercices.
i06 FhODiJGTlOM I)£ LA illCBESSE.
Pour assurer àrenfâut de bonnes conditions générales de
santé, l'éducation physique peut beaucoup, et, sur ce point,
elle fait partout bien moins qu'elle ne pourrait faire. Chez
la grande masse des travailleurs, pendant Tàge où la consti-
tution se forme et où le degré de vitalité se fixe pour l'exis-
tence entière, la vie matérielle est réglée sans aucun égard à
Thygièue, souvent à rencontre de ses préceptes. La pau-
vreté en est la cause dans bien des cas ; dans beaucoup d'au-
tres, rignorance ou Tinsouciance. La plupart d'entre eux ne
sont pas suffisamment éclairés sur les conséquences d'habi-
tudes funestes, qui leur procurent par intervalles une exci<
tation factice, en minant pou à peu leur vigueur et en les
condamnant à une vieillesse infirme et prématurée.
Si la force et l'adresse contribuent directement à l'elfica-
cité du travail, la santéle préserve d'interruptions et le pro-
longe, pour chaque individu, jusqu'à un âge avancé, ce qui
aboutit encore, pour la société, à rendre le travail plus effi-
cace et la production plus abondante.
L'éducation intellectuelle peut contribuer de deux ma-
nières à l'efficacité du travail, en développant d'abord les
facultés (le Tenfant, puis en lui communiquant des notions
positives sur les lois de la nature et sur les rapports de la vie
sociale. L'éducation des écoles remplit rarement le premier
but, qui est le plus essentiel ; souvent elle n'atteintpas même
le second, car la lecture et l'écriture ne sont que des con-
naissances instrumentales, fournissant la possibilité d'ac-
quérir des notions utiles, mais n'en inculquant aucune par
elles-mêmes.
Il y a peu d'industries, même parmi les plus simples, qui
ne mettent à contribution, dans une certaine mesure, l'at-
tention, rintelligence, la mémoire et le raisonnement du tra-
vailleur ; il en est plusieurs qui exigent un déploiement actif
et continu de ces facultés. Quant aux notions |>ositives, n'est-
il pas utile au futur travailleur d'en acquérir au moins d'élé-
mentaires sur les fonds productifs et les produits matériels
CAUSES QUI AUGMEfiTENT L^EFFIGÀGITÉ DU TRAVAIL. 107
auxquels s'appliquera son travail ; sur les forces naturelles
qu'il devra, tantôt vaincre, tantôt employer à son aide ; sur
les droits acquis et les intérêts légitimes qu'il ne pourra mé-
connaître sans dommage pour lui-même et pour la société
dont il fait partie ?
Enfin, l'éducation morale des travailleurs est aussi d'une
grande importance économique pour la société , car, si les
maladies du corps et Tabsence de forces musculaires nuisent
à Tefficacité générale du travail, les maladies morales et
l'absence de volonté ne lui sont pas moins contraires. Les at-
teintes portées à l'aptitude des travailleurs par leurs habitudes
vicieuses et les interruptions amenées dans leur travail par
leur impuissance morale à surmonter les obstacles et à triom-
pher des tentations causent à la société un dommage qui
dépasse probablement de beaucoup celui qu'on peut attribuer
à leurs seules défectuosités physiques. Les vertus et les qua-
lités qui font d'un homme un bon père de famille et un bon'
citoyen contribuent aussi à faire de lui un bon travailleur, et
il est rare que l'application constante et régulière à un labeur
quelconque se concilie, chez un travailleur, avec l'absence
même partielle de ces vertus et de ces qualités.
L'influence de l'éducation des travailleurs sur leurs apti-
tudes, par conséquent sur l'efficacité du travail, est attestée
par l'expérience. La statistique a recueilli à cet égard de
nombreuses données, qui constatent des inégalités notables
d'aptitude entre les travailleurs de diverses nations. Or, ces
inégalités, si nous laissons de côté celles qu'on peut attribuer
à des différences de race, ne peuvent s'expliquer autrement
que par des différences dans l'éducation première des tra-
vailleurs, c'est-à-dire dans l'ensemble des influences sous
lesquelles s'est opéré leur premier développement physique,
inteUectuel et moral. Si, par exemple, le travail des Français
et des Irlandais est en général moins efpcace que celui des
Anglais, ainsi que des enquêtes officielles l'ont à plusieurs
reprises publiquement constaté, à quelle autre cause pour-
108 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
rail-on attribuer ce fait? Lorsqu'on essaye d'en rendre
compte par des différences dans le caractère national et dans
Talimentation habituelle des travailleurs appartenant à ces
divers peuples, on ne fait que désigner sous des noms col-
lectifs certaines habitudes corporelles, intellectuelles et mo-
rales, qui ne sont que les résultats de l'éducation qu'ils
reçoivent, du milieu dans lequel ils commencent leur vie et
reçoivent leurs premières impressions. La famille, Técole, le
monde sont les trois éléments dont est composé ce milieu;
mais le troisième reçoit des deux autres tout ce qui le carac-
térise ; il en est le produit, et c'est justement à modifier cette
influence du monde, à l'assainir quand elle est malsaine ,
que doivent travailler de concert l'éducation de la famille
et celle de l'école.
SECTION m.
Condition des travalUeurs.
Parmi les travailleurs dont le travail consiste dans une
action immédiate sur la matière, il en est certaines catégories
qu'une organisation sociale antérieure a longtemps main-
tenues dans un état de dépendance et de subordination à l'é-
gard des autres classes de la société. Tantôt cette dépendance
était personnelle, directe, absolue, et le travailleur, sous le
nom d'esclave, faisait en quelque sorte partie du capital de
la classe dominante; tantôt, le rapport de subordination étant
la conséquence d'un autre rapport établi entre la classe do-
minante et le sol dont elle avait acquis ou conquis la posses-
sion exclusive, la dépendance résultant de ce rapport était
impersonnelle, indirecte, relative: impersonnelle et indirecte,
parce que le travailleur, appelé colon ou serf, n'était soumis
à une personne qu'à raison de la terre dont cette personne
avait la propriété; relative, parce qu'il n'était soumis, au
moins légalement, que par rap|)ort à Texploitation et aux
CAUSES QUI AUGMENTENT L*EFFIGAGITÉ DU TRAVAIL. 109
intérêts de la propriété foncière. Le travailleur, immobilisé
par le servage, faisait en quelque sorte partie des fonds pro-
ductifs de la société.
Par le servage comme par l'esclavage, le travailleur se
trouvait privé, non-seulement de tout droit sur les fruits de
son travail, mais aussi du droit d'exiger, en échange de son
travail, une rémunération proportionnée aux efforts qu'il lui
avait coûtés, ou à la quantité des produits obtenus. Il lui
était donc indifférent que son travail fût plus ou moins
efficace, son intérêt unique étant de donner le moins d'ef-
forts que possible en échange de la somme fixée et généra-
lement chétive de satisfactions qui lui était allouée, et qu'on
devait nécessairement lui allouer afin de le maintenir vivant
et valide. Le travail était ainsi privé de son stimulant le plus
actif, d'un stimulant que la crainte des châtiments les plus
cruels ne pouvait pas remplacer. Cette crainte provoquait
sans doute, par intervalles, un déploiement extérieur et appa-
rent d'activité corporelle; mais elle ne produisait pas, elle
était incapable de produire cette continuité d'efforts éner-
giques et intelligents, que provoque généralement, de la part
du travailleur libre, l'espoir d'une récolte ou d'une rémuné-
ration proportionnelle à l'efficacité de son travail.
Un effet analogue, bien que moindre sans doute en degré,
doit être produit par toute institution ou tout usage qui, en
empêchant la rémunération du travailleur de se proportionner
à Tefficacité de son travail, tend à neutraliser le stimulant
qui résulte de cette rémunération. La différence notoire qui
existe, à cet égard, entre le travail exécuté à la tâche et le
travail exécuté à la journée fournit une preuve expéri-
mentale et journalière de cette vérité, d'ailleurs si bien éta-
blie par le raisonnement.
S'il est des cas où l'énergie du travailleur parait se dé-
ployer au plus haut degré sous Tinfluence d'une rémunéra-
lion fix«, on reconnaîtra, en y regardant de près, que le
stimulant dont je parle y est remplacé par une autre espèce
110 PIlODtJCTIOll DE LA RICHESSE.
de récompense, qui se proportionne réellement à Tefticacité du
travail accompli. C'est ce qui a lieu, notamment, dans les
professions lettrées et dans les fonctions publiques , dont
l'exercice peut procurer une renommée plus ou moins éten-
due ou brillante, provoquer des manifestations plus ou moins
flatteuses de l'opinion générale. Cette rémunération, qui s'a-
dresse à l'orgueil des travailleurs, n'est même pas entièrement
refusée aux travaux les plus obscurs et les plus humbles, car
la réputation de bon travailleur assure toujours à celui qui
en jouit certaines satisfactions d'amour-propre. D'ailleurs,
cette réputation n'est-elle pas en même temps un avantage
lucratif, une source de gains futurs, sinon présents, quel-
quefois le gage le plus assuré d'une fortune à venir?
Mais ces stimulants de toute nature n'exercent pleinement
leur action que sur des travailleurs indépendants, et lexer-
cent avec d'autant plus de force que Tindépendance des tra-
vailleurs est plus complète. Tout progrès dans le sens de
celte indépendance amène donc un accroissement de Teffi-
cacité générale du travail, dès lors un accroissement de tous
les genres de production, une accumulation plus rapide de
la richesse sociale.
CHAPITRE VI.
DES CAUSES QUI TENDENT A DIMINUER LE CONCOURS DU TRAVAIL
DE l'homme dans LA PRODUCTION.
Tout ce qui accroU l'efficacité du travail de Thomme tend à
diminuer la quantité d'approvisionnement, par conséquent
l'avance totale de capital nécessaire pour obtenir une quantité
donnée de produits. Le même effet devra résulter de tout ce qui
retranchera une partie du travail humain dont la production
exige le concours. Je désigne ici, par cette expression de
travail hianain, non*seulement celui qui s'accomplit pendant
la production 9 mais encore celui qui s'est accompli antérieu-
rement et dont les divers éléments du capital sont le produit.
Toute richesse provenant d'un fonds productif, c'est par
les travaux extractifs que commence l'œuvre de la produc-
tion ; or, les forces inhérentes aux divers fonds productifs ne
sont guère moins variées dans leurs effets que les résistances
que ces fonds opposent au travail de l'homme. Si donc les
travaux extractifs sont d'autant plus efficaces qu'ils sont
mieux répartis d'après les aptitudes des travailleurs à vaincre
ces résistances, le concours de la nature dans l'œuvre de la
production sera aussi d'autant plus efficace que les travaux
extractifs seront mieux répartis d'après les aptitudes inhé-
rentes aux fonds productifs.
Ainsi, les aptitudes spéciales des fonds productifs fournis-
sent un premier moyen de diminuer le concours du travail
actuel de l'homme, puisque, plus la nature agit par ses pro-
pres forces, moins l'homme a besoin de provoquer et de fa-
voriser celte action par son travail.
il2 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
Mais la nature, outre les forces génératrices qui sont inhé-
rentes à ses fonds productifs, offre à l*homme des forces mé-
caniques de diverses espèces, qu'il peut employer à son profit,
en substituant leur action à celle de ses propres forces ; de là
un second et puissant moyen d'économiser le travail humain
dans la production.
Enfin, la concentration du travail, ou la production en
grand offre un troisième moyen d'obtenir le même résultat,
en diminuant le concours des instruments de travail et par
conséquent du travail humain destiné à les produire.
SECTION I.
Aptitades spéelales des fonds prodaetlfs.
Les diverses contrées du globe, souvent les diverses parties
d'un même pays reçoivent, de leur situation géographique,
ainsi que de leur composition et de leur structure géologique,
certaines aptitudes spéciales, qui se manifestent par des pro-
ductions très-diverses, soit inorganiques, soit organiques.
A l'égard des productions inorganiques, ces aptitudes sont
absolues, permanentes, exclusives. L'industrie de l'homme
est incapable, soit d'y suppléer, soit de les modifier ; elle peut
seulement les connaître ou les ignorer, les mettre à profit ou
les négliger.
Il ne dépend pas de l'homme que le pays qu'il habite pro-
duise de la houille, du minerai de fer, du marbre, si la nature
n'y a pas déposé les éléments et favorisé la formation de ces
matières minérales, à une époque très-antérieure ; il ne dépend
pas de lui non plus que le marbre qu'il tire d'une carrière
soit plus ou moins blanc, que la houille qu'il extrait d'une
mine soit de plus ou moins bonne qualité, que le minerai de fer
qu'il exploite contienne plus ou moins de parties métalliques.
S'il ignore l'existence de ces fonds productifs dans son pays, ou
si, les connaissant, il néglige de les exploiter, leurs aptitudes
CAUSES QUI DIMINUENT LE CONCOUnS DU TRAVAIL. Il5
Spéciales à produire de la houille, du fer, du marbre seront
entièrement perdues pour lui; elles le seront partiellement,
s'il ne sait pas tirer de ces fonds le meilleur parti possible.
Il n'en est pas tout à fait de même à l'égard des produc-
tions organiques. Ici Taction de la nature est continue et se
déploie concurremment avec le travail humain actuel, ce
qui permet à celui-ci de la favoriser et de la modifier, comme
aussi de l'imiter jusqu'à un certain point* et de suppléer
ainsi partiellement aux aptitudes spéciales dont un fonds pro-
ductif était naturellement dépourvu.
La plupart des végétaux et des animaux qui, dans les
parties septentrionales et même centrales de l'Europe, ren-
dent aujourd'hui le plus de services à l'homme, n'apparte-
naient point à ces contrées et n'y ont été naturalisés que par
l'industrie humaine, tandis que les espèces indigènes y
ont été considérablement améliorées par la culture et par
l'éducation. Pour ne parler que de la vigne et du blé, de
quelle importance capitale ces végétaux ne sont-ils pas deve-
nus pour nos sociétés européennes ! Quelle place immense
n'occupent-ils pas dans les usages de la vie et dans l'agricul-
ture ! Nos fonds productifs ont acquis par là des aptitudes
spéciales, qui ne leur avaient point été données par la nature,
et qui dépassent de beaucoup leurs aptitudes naturelles, soit
par la quantité, soit par l'excellence et l'utilité des produits
qu'ils fournissent.
A l'égard des productions inorganiques, les fonds produc-
tifs n'ont que des aptitudes naturellesj à l'égard des pro-
ductions organiques, ils ont, de même que les travailleurs, des
aptitudes naturelles et des aptitudes acquises. Mais ces deux
genres d'aptitudes présentent, au point de vue économique,
le même avantage, celui de diminuer le concours du travail
de l'homme dans les productions auxquelles ces aptitudes se
rapportent, ou, en d'autres termes, de faciliter la satisfaction
des besoins auxquels répondent les produits de ces aptitudes.
Les aptitudes acquises sont cependant beaucoup plus sub-
I. 8
H 4 PRODUCTION DE LA RICHBSftE.
ordonnées aux aplitudes naturelles dans les fonds. produc*
tifs, qu'elles ne le sont chez les hommes, parce que la nature
a imposé à presque tous les animaux et végétaux certaines
conditions d'existence, relatives surtout à Talimentation et
au climat, qui les empêchent de se naturaliser là où ces coa-
ditions n'existent pas. Les terres ou les eaux d'un pays ne
peuvent acquérir une nouvelle aptitude par l'agriculture,
par l'élève des bestiaux, ou par la pisciculture, que si elles
ont déjà reçu de la nature une aptitude spéciale correspon-
dante. Faïute de cette condition, elles ne pourront se prêter
au nouveau genre de production qu'on exige d'elles, ou, si
elles s'y prêtent, ce ne sera que moyennant une dépense addi-
tionnelle de travail humain.
En Suisse, par exemple, oii le sol présente des hauteurs et
par conséquent des conditions climalériques si variées, il y a
une région élevée où les céréales et la vigne ne peuvent croître
en pleine terre, et une région moyenne où elles peuvent croî-
tre, mais où les produits en sont peu abondants et de mau-
vaise qualité. Dans les régions même les plus favorablement
situées de ce pays, ou dans toute autre contrée appartenant
aux mêmes latitudes, on ne pourrait obtenir des produits tels
que les vins de Madère ou de Bordeaux que par un déploie-
ment d activité humaine, sous forme décapitai accumulé et
de travail actuel, bien supérieur à celui qu'exigent ces produc-
tions sous les climats privilégiés de la Garonne et de Madère.
Les aptitudes des fonds productifs tendent ainsi à dimi-
nuer le concours du travail de Thorame, pourvu que les
productions soient réparties selon ces aptitudes, c'est-à-dire
pourvu que l'industrie humaine s'applique à obtenir de
chaque fonds productif les genres de produits pour lesquels
ce fonds possède une aptitude spéciale.
En faisant abstraction de ces aptitudes dans la répartition
de ses industries extractives, l'homme se condamnerait à
manquer de certains produits, ou à ne les obtenir en quantité
suffisante que par un surcroît d'avances et de travail. En
CAUSES QUI DUUMUfiKT LE CONCOURS PU TRAVAIL. 115
imani compte de ces aptitudes, rhomme obtient une même
quantité de produits avec moins de travail, ou une plus
grande quantité de produits avec le même travail. C'est un
effet identique à celui qui résulte de la répartition des tra<
vaux selon les aptitudes spéciales des travailleurs; seulement,
celte dernière cause agit en augmentant Tefficacité totale
do travail humain, tandis que la première agit en diminuant
la quantité totale du travail dont le concours est nécessaire.
Nous avons vu que la pratique de rechange est une con-
dition indispensable de la répartition des travaux selon les
aptitudes des travailleurs, en particulier de cette division
progressive du travail qui leur fait acquérir des aptitudes
spéciales si supérieures en efficacité aux aptitudes naturelles.
Cette condition n'est pas moins essentielle pour la répartition
de8 industries extractives selon les aptitudes spéciales des
fonds productifs ; car, sans la pratique de l'échange, chaque
contrée devrait fournir à ses habitants tous les genres de
produits naturels dont ils auraient besoin. L'échange entre
les divers pays du monde et entre les diverses contrées d'un
même pays permet seul aux habitants de chaque localité
d'appliquer à leurs fonds productifs les industries extractives
dont l'exploitation présente le plus d'avantages, c'est-à-dire
la plus grande économie de travail humain. Tout ce qui
oppose des entraves à la pratique des échanges doit donc
avoir pour efifel d'imposer aux hommes une dépense inutile
de travail, de leur rendre plus difficile et plus onéreuse la pro-
duction de la richesse, par conséquent, la satisfaction des
besoins en vue desquels cette production s'accomplit.
SECTION II.
Emploi des agents méeanIqaeSr
Le travail de l'homme, dans les industries extractives et
dans les industries de fabrication, se cppipose ^n grandi?
116 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
partie d*efForts mécaniques, dont l'intensité a des limites,
puisqu'elle ne peut excéder la force musculaire des travail-
leurs. Or, il existe dans la nature des forces infiniment supé-
rieures à celles que peut déployer l'homme le plus vigoureux ;
il en est même dont la puissance peut s'accroître indéfini-
ment. La force du vent, celle d'un courant d*eau, quoique
très-puissantes, sont limitées; la force que peuvent déployer
les fluides élastiques sous l'action du feu n'a pas de limites
assignables. Il peut donc être avantageux pour Thomme de
faire concourir ces forces naturelles à la production de la ri-
chesse, en les substituant à ses propres forces, et Vidée de cette
substitution a dû naître de très-bonne heure, pour les cas où
l'application en était simple et peu dispendieuse.
Cette idée se réalise à Taide de machines ^ c'est-à-dire
d'instruments de travail dans lesquels la force humaine est
remplacée par une autre force, qui est extérieure àThomme,
quoique soumise à la direction de son intelligence et à Tac-
tien de sa volonté.
Les cas où la réalisation de cette idée présente le moins de
difficultés sont ceux où la nature fournit elle-même une
partie du mécanisme à Taide duquel s'opère la substitution.
Aussi, les premières machines dont Thomme ait fait usage
sont-elles ces machines vivantes, ces animaux, dociles autant
* J'emploie ici le mol machine dans le sens que lui donnent généralement les
économistes, c'est-à-dire pour désigner an instrument de Iravail dont le moteur
n'est pas une force humaine. Cette définition n'est guère d'accord avec le lan-
gage ordinaire, qui qualifie corlainemcnl de machine tout instrument, tel qu'une
presse ou un moulin à bras^ dans lequel l'action des organes de l'homme, sinon
sa force musculaire, est remplacée par un mécanisme plus ou moins compliqué,
dont le jeu imite et régularise cette action, ou en accroît considérablement la puis-
sance et Vefficacité. Du reste, ce qui sera dit sur, l'action des machines dans ce
chapitre pourrait s'appliquer k celle de tous les instruments de Iravail. L'outil le
plus simple ne diffère de la machine la plus puissante et la plus compliquée ni
quant au caractère essentiel des résultats économiques de son emploi^ ni quant
aux conditions sous lesquelles ces résultats peuvent devenir avantageux. Si je
n*expose ces résultats et ces conditions qu'à propos des machines, c*est que les
questions qui s'y rapportent reçoivent de la puissance propre à ce genre d'instru-
ment leur principale importance.
CAUSES QUI DUliiSUENT LE CONCOURS DU TRAVAIL. 117
que vigoureux, qui sont encore employés de nos jours
comme moyens de transport, après avoir été remplacés dans
beaucoup d'autres emplois par des moteurs plus énergiques.
Ces machines naturelles, bien que les moins simples de
toutes dans leur construction^ étaient d'une application facile,
parce qu^elles n'exigeaient aucun mécanisme subsidiaire d'in-
vention humaine, ou n'en exigeaient que de fort simples,
tels que le chariot et la charrue. La plupart des autres agents
mécaniques ont besoin, pour être mis en œuvre, d'un appa-
reil plus ou moins compliqué, dont la conception et la con-
struction n'étaient guère possibles dans les premiers stages
du développement économique.
On a coutume de représenter l'action des moteurs naturels
comme un don purement gratuit de la nature. C'est une er-
reur manifeste. Les forces, les propriétés, en elles-mêmes,
sont gratuites; maisTapplicationen esttoujoursdispendieuse;
elle exige toujours une certaine dépense de travail humain;
Les agents qui ne coûtent rien ne produisent rien. Le veut,
l'eau courante, le feu, la pesanteur, etc., sont, dans leur état
de liberté naturelle, des agents de destruction bien plus que
de production. Pour les employer comme agents de produc-
tion, Thomme a besoin d'appareils mécaniques, de machines,
qui sont les produits accumulés de son travail, les résultats
d'une application antérieure de ses propres forces. C'est
pourquoi j'ai dit plus haut que le concours de ces agents />et/^
devenir avantageux, sans affirmer qu*il le soit nécessairement.
Il n'est avantageux que si la somme du travail épargné par
ce concours se trouve supérieure à celle du travail qu'il
exige, et il n'est gratuit que dans la mesure de cet excédant.
Cet excédant, il est vrai, est parfois si considérable, que
l'économie qui en résulte pour le producteur égale et dépasse
même les résultats les plus frappants de la division du tra-
vail. Dans la machine à filer le coton, telle qu'elle avait été
inventée par Ârkwrigt, cinq ouvrières suffisaient pour diri-
ger huit cents fuseaux ; or, chaque fuseau fournissant une
118 t»BODVGTIOIf DE LA RlGttESSB.
quantité de âl double de celle qu'aurait fournie dans le même
temps une flleuse avec son rouet, les huit cents fuseaui pro-
duisaient autant que 1,600 fileuses, et par conséquent Téco-
nomie de travail réalisée était de 1,600 moins cinq, ou de
i, 595. Celte économie, à laquelle il faut ajouter celle du tra-
vail qu'exigeaient la construction et l'entretien de 1,600
rouets, offrait déjà sans contredit, sur la quantité de travail
nécessaire pour construire et entretenir la machine de huit
cents fuseaux, un excédant énorme, qui s'est encore considé-
rablement accru depuis lors par les perfectionnements
successifs qu'a reçus cette admirable invention. Mais, quelque
avantageuse que soit dans ce cas, et dans beaucoup d'autres
semblables, la coopération d'un moteur naturel, il n'en est
pas moins vrai que l'application de ce moteur exige une dé-
pense additionnelle de travail, et que l'avantage réalisé se
réduit à l'excédant de la dépense économisée sur cette dépensé
additionnelle.
Cette vérité théorique est d'ailleurs confirmée par l'expé-
rience. Combien n'a-t-on pas vu de machines, considérées
par leurs inventeurs comme avantageuses, être d4finitivement
repoussées de la pratique, soit parce que les applications ten-
tées n'avaient produit aucune économie réelle, soit parce
que le calcul avait prouvé d'avance qu'il en devait être ainsi?
Je montrerai plus loin qu'il existe certaines industries dans
lesquelles l'intervention demoteursnaturelsestlimitée, parce
que la possibilité d'économiser la main-d'œuvre y rencontre
elle-même des limites ; or, si l'intervention des moteurs était
purement gratuite, l'avantage qu'on en pourrait retirer ne
dépendrait en aucune façon de la quantité de main-d'œuvre
que cette intervention permettrait d'économiser, puisque
l'économie la plus minime l'emporterait toujours sur unedé-
pfsnse égale à zéro.
L'intervention des moteurs naturels parait gratuite, parce
que le travail de ces moteurs n'est pas directement rémunéré
comme celui des ouvriers. Le vent ne reçoit aucun salaire
CAUSES QUI miONUEMT LE CONGOUES DU TRAVAIL. 119
pour faire tourner les ailes d'un moulin ou pour enfler les
voiles d*uD navire, ni le feu pour convertir ]*eau de la chau-
dière en vapeur, ni Teau courante pour communiquer son
mouvement aux bateaux qui la descendent ou à la roue mo-
trice d'une usine. Mais ce n'est là qu^une face, par consé-
quent une vue incomplète delà question.
Lorsqu'une entreprise commerciale admet un nouvel
associé, qui ne fournit d'autre apport que son travail, consi-
dère-t-on ce travail comme gratuit, par la raison que Tas*
socié, au lieu de recevoir un traitement, reçoit une part dans
les bénéfices? Pour la grande société qu'on appelle une na-
tion, les moteurs naturels sont des associés, dont elle achète
le travail par une avance de son capital et par des prélève-
ments annuels sur ses revenus, en d'autres termes par une
dépense préalable de son propre travail. Cette dépense préa-
lable affecte même partiellement des formes qui lui donnent
une parfaite analogie avec la rémunération du travail humain.
Le feu qui met en mouvement une machine à vapeur ne con-
somme-t-il pas unapprovisionnementde combustibles, comme
l'ouvrier consomme un approvisionnement de comestibles?
Les machines vivantes, les bétes de transport et de labour ne
consomment-elles pas des produits alimentaires?
Au fond, le mot travail est détourne de son vrai sens, lors-
qu'on s'en sert pour désigner l'action de forces étrangères à
l'homme. Le travail est une chose essentiellement humaine.
Ce qui le constitue, c'est une série d'efforts humains, produits
et dirigés par la volonté de l'homme ; c'est l'action immédiate
des facultés de l'homme, provoquée par la plus éminente,
par la plus subjective de toutes, la volonté. Les actes même
de l'homme» lorsque la volonté en est absente, n'ont plus le
caractère du travail : le mouvement, les efforts que fait un
malade agité de convulsions ou épileptique ne sont pas un
travail. A* plus forte raison ne doit-on pas attribuer ce ca-
ractère à des mouvements, à des phénomènes, auxquels toute
personnalité humaine est étrangère.
120 PRODUCTION DE LA RIGHLSSE.
La matière oppose mille obstacles à l'action du travail hu-
main ; mais elle fournit aussi mille moyens de les surmonter,
et c*est à mettre ces moyens en œuvre que sont destinés les
instruments de travail, produits eux-mêmes d'un premier
travail. Plus les instruments sont efficaces dans la production,
• moins il reste à faire pour le travail humain. En produisant
les instruments de travail, l'homme s'épargne une certaine
quantité de travail ultérieur; il y gagne en définitive, si la
production de l'instrument exige moins de travail qu'elle
n'en épargne; il y perd, si elle en exige plus.
L'efficacité des instruments résulte de certaines propriétés
de la matière, et parmi ces propriétés celles qui se résument
en forces impulsives fournissent les plus efficaces de tous les
instruments. Si les moteurs naturels dont il est question dans
ce chapitre tendent à diminuer le concours du travail de
l'homme dans la production, c'est parce qu'ils tendent à
augmenter l'efficacité des instruments de travail. Mais, tout
instrument de travail étant lui-même le produit d'un travail,
il n'y a aucune propriété de la matière dont l'action ne s'a-
chète au prix d'une certaine dépense de travail. Outil ou
machine, un instrument de travail n'est jamais qu'une
avance faite en vue d'une épargne. L'avance est une condi-
tion indispensable de l'épargne ; elle est toujours présente,
certaine et déterminée; tandis que l'épargne, pouvant ré-
sulter ou ne pas résulter de l'avance, est éventuelle, incer-
taine et variable.
SECTION m.
De la concentration des travaux, ou de la production
en ^rand.
Il s'opère une concentration du travail, toutes les fois
qu'une quantité de travail, auparavant mise eu œuvre par
deux ou plusieurs entreprises distinctes, se concentre en une
CAUSES QUt DUllMUËMT LE CONCOURS DU TRAVAIL. 121
seule, ce qui peut avoir lieu sans nouvelle répartition des
travaux, sans nouvelle application de moteurs naturels, par
lé fait seul que l'entrepreneur dispose de plus grands capi-
taux et qu'il étend sa production. Par l'efTet de cette concen-
tration, la quantité da l'approvisionnement nécessaire, celle
des matières premières à employer, s'accroissent eu propor-
tion de la quantité de produits que Ton veut obtenir, mais il
est rare que la quantité exigée d'instruments de travail s'ac-
croisse dans la piéme proportion. Il en résulte donc généra-
lement une économie de capital, par conséquent une ccono-
niie de travail, puisque tous les éléments du capital sont les
produits d'un travail antérieur. Ce résultat est certain dans
la plupart des industries extractives, notamment dans les
branches diverses de l'agriculture. Le cultivateur qui étend
sa production sur un domaine double ou triple de celui qu'il
exploitait jusqu'alors n'a pas besoin de doubler et de tripler
le nombre de ses instruments aratoires, ou de ses bestiaux de
labour, ni les dépenses de construction et d'entretien de ses
bâtiments d'exploitation.
La production en grand n'est pas moins efficace dans la
plupart des industries de fabrication. L'avance représentée
par les locaux où elles s'exercent et par les instruments qu'elles
emploient n'augmente point dans la proportion du produit
qu elles donnent. Si cette avance est de 100 pour une quantité
de produits égale à200, il ne faudra pas une avance double pour
produire 400, encore moins une avance triple pour produire
600, ou une avance quadruple pour produire 800.
Cette vérité serait susceptible, au moins partiellement,
d*une démonstration mathématique. Ce qui doit s'accroître
dans la proportion du produit, c'est, pour les locaux, la capa-
cité absolue, et pour les machines, la puissance du moteur ;
or, il est mathématiquement certain que ces éléments croissent
dans une progression plus rapide que les quantités de maté-
riaux et de travaux de construction qui leur correspon-
dent.
122 PRODUCTION DE LA BICHES8E.
Mais ce qui fait surtout rimporlance de la produetion en
grand pour les industries de fabrication, c'est le i^le qu'elle
joue dans l'application des moyens les plus puissants d'ac-
croître l'efficacité du travail de Thomme et de diminuer le
concours de ce travail dans la production, notamment de la
division du travail et de l'emploi des moteurs naturels. Au*
cune extension, en effet, aucune application nouvelle de l'un
ou de l'autre de ces deux moyens n'est réalisable, sans un
accroissement correspondant de la production, puisque cet
accroissement est le résultat nécessaire et le but immédiat dé
toute innovation de ce genre, puisqu'une telle innovation n'est
avantageuse au proilucleur que parce qu'elle lui permet d'ob-
tenir, avec les mêmes avances, un produit plus considé-
rable.
Le plus souvent, même, les industries auxquelles s'ap-
plique une nouvelle division du travail ou un nouvel emploi
des moteurs naturels ne peuvent en profiter qu'en augmentant
la somme totale de leurs avances, parce que l'économie
qu'elles réalisent sur l'un des éléments du capital, l'appro-
visionnement, ne compense pas la dépense additionnelle
qu'elles doivent faire pour les autres éléments, notamment
pour les matières premières. Elles doivent augmenter la
quantité absolue de leurs avances, en même temps que la
quantité relative diminue. Elles ont besoin d'un capital
additionnel, pour que celui qu'elles employaient auparavant
devienne plus productif.
Ainsi, le développement progressif des industries de fabri-
cation marche parallèlement avec l'accumulation du capital
et la concentration des travaux, dont il est tour à tour l'effet
et la cause. Quand l'accumulation du capital a fourni les
moyens de concentrer les travaux, c'est-à-dire d'étendre la
production, cette extension favorise et provoque les progrès
de la division du travail et de l'application des moteurs na-
turels, qui, à leur tour, favorisent l'accumulation ultérieure
des capitaux et l'extension des entreprises industrielles.
CAUSES QUI DlMinUEirt LE GÔlSGOUftS DU TRAVAIL. 123
L'avantage économique de ces progrès simultanés ne peut
pas être révoqué en doute ; il consiste dans une impulsion
puissante donnée à Taccroissement de la richesse, par con-
séquent à i^accroissement de la somme de jouissances que
celle richesse est destinée à procurer ; mais ce développe-
ment progressif exerce en même remps sur la distribution
de la richesse une influence, dont les résultats ne sept pas
sans inconvénients pour une certaine classe de travailleurs, ni
sans péril pour la société entière. Quelques-uns de ces résul-
tats, étant purement économiques, seroni examinés et appré-
ciés dans la suite de cet ouvrage ; les autres seront tout au
moins signalés au lecteur, parce que l'économiste ne doit
ignorer aucune des conséquences, même politiques ou mo-
rales, qui peuvent découler de l'action régulière ou irrégu*-
lière des lois économiques.
La tendance de la production en grand à favoriser le
progrès industriel se manifeste aussi dans les industries
extraetives, quoique à un moindre degré.
Nous avons vu que les travaux extractifs, grâce à certaines
conditions essentielles de leur exercice, ne peuvent admettre
qu*une division très-incomplète, celle qui est indiquée par la
nature des fonds productifs, ou tout au plus .par un groupe-
ment très-général des produits. L'application des machines y
rencontre aussi des obstacles du même genre. Les divers tra-
vaux qui concourent à Textraction des produits ne pouvant
pas s'exécuter simultanément, et devant nécessairement avoir
lieu à des époques différentes, l'économie de main-d'œuvre
qu'une machine doit procurer ne s'opère jamais que sur la
quantité de travail employée pendant le temps que dure
Topération à laquelle s'applique cette machine. La machine
à semer, par exemple, ne peut agir que pendant le temps des
semailles et sur la quantité de travail employée dans cette
opération. L'économie dont il s'agit est donc plus difficile à
réaliser et plus rarement possible dans les industries extrac-
tives que dans les industries de fabrication, où elle s'applique
124 PRODUCnON DE LA RICHESSE.
à un travail continu. Si deux machines sont capables de
remplacer chacune le travail de dix ouvriers, mais que Tune
des deux ne fonctionne que pendant un mois, tandis que
l'autre fonctionnera toute l'année, il est certain que Técono-
mie résultant de la première sera fort loin d'égaler celle qui
résultera de la seconde.
Cependant, si l'entreprise dans laquelle il s'agit d'employer
une machine est fort considérable, il peut arriver que le
nombre d'ouvriers que cette machine remplace et la durée
de l'opération à laquelle on l'applique permettent de réaliser
une économie. La machine à semer, qui serait ruineuse pour
un domaine d'un arpent, deviendra peut-être avantageuse
sur un domaine de cent arpents. Cette machine, qui exigeait
plus d'avances qu'elle n'économisait de travail quand elle
ne remplaçait que dix ouvriers et ne fonctionnait qu'un mois
dans l'année, pourra donner un résultat différent si elle rem-
place vingt ouvriers pendant trois.mois.
L'avantage économique des machines, je le répète, tient à
ce que la quantité de travail qu'elles remplacent peut dépas-
ser la quantité de travail, c'-est-à-dire les avanèes, que néces-
site leur emploi ; or, la première de ces quantités ayant deux
facteurs, savoir le nombre des travailleurs et la durée de leur
travail, tout ce qui tend à augmenter J'un ou l'autre tend
aussi à rendre avantageux l'emploi de la machine. C'est ce
que fait la production en grand dans les industries extracti-
ves, puisqu'elle tend à prolonger la durée des opérations di-
verses dont ces industries se composent, ou à multiplier les
travailleurs pour chacune d'elles. Pour drainer, pour labou-
rer, pour ensemencer dix arpents de terre^ il faut employer
une fois plus d'ouvriers, ou en employer le même nombre
une fois plus longtemps, que pour exécuter les mêmes opé-
rations sur cinq arpents.
Quanta la division du travail, dans quelque mesure que
l'action en soit possible, elle procure un avantage certain,
puisque l'économie qui en résulte s'obtient sans aucun sacri-
CAUSES QUI DUIINUENT LE CONCOURS bV TRAVAIL. 125
fiée préalable; et il est évident que, si quelque chose peut
rendre cette application possible dans les opérations d'une
industrie extractive, c'est la prolongation du temps qui doit
leur être consacré.
Supposons qu'une industrie extractive se compose de douze
occupations diverses, et que, sur un certain fonds productif,
ces opérations s'accomplissent chacune dans un mois. Les
ouvriers, dans ce cas, seront obligés de les pratiquer toutes
succesçiivement, car celui qui ne les pratiquerait pas toutes
demeurerait inaclif une partie de Tannée et n'en consomme-
rait pas moins pendant ce temps lapprovisionnement d'un
travailleur. Mais si le fonds productif est assez étendu pour
que chaque opération dure quatre mois, chaque travailleur
pourra ne pratiquer que trois opérations différentes et y ac-
quérir dès lors une aptitude bien plus grande que s'il les
eût toutes pratiquées.
Ainsi, dans les industries extractives, comme dans les in*
dustries de fabrication, la production en grand contribue de
deux manières à économiser le travail ; elle est doublement
favorable à Taccroissement de la production. Cependant la
grande culture , c'est-à-dire Tapplication de la production
en grand à l'industrie agricole proprement dite, compte de
nombreux adversaires parmi les hommes qui se sont occupés
spécialement d'économie rurale et dont l'autorité sur ce point
semble devoir être décisive.
Cette question pratique, ainsi qu'il arrive presque toujours,
se complique dans la réalité d'éléments qui sont étrangers à
la science économique et qu'il faut d'abord soigneusement
écarter, quand il s'agit d'apprécier la solution donnée par
cette science.
La grande et la petite culture tiennent de fait, sinon logi-
quement et nécessairement, à des répartitions organiques de
la propriété foncière, qui ont beaucoup de conséquences po-
litiques et morales tout à fait indépendantes du rendement
des terres cultivées. L'association même, qu'on indique avec
126 PRODUCnon DE U RiCQfiSSE.
raison comme un moyen de rendre la grande culture possible
en dépit du morcellement le plus excessif des domaines, ne
s'appliquerait pas sans porter de graves atteintes à la jouis-
sance de la propriété, sans altérer par conséquent cet en-
semble de sentiments, d'idées et d*habitudes, qui caractérise
la classe des petits propriétaires.
En faisant abstraction des motifs de cet ordre, on dimi-
nuerait considérablement le nombre des adversaires de la
grande culture, Cependantil s'en trouve encore qui, au point
de vue strictement économiqqe, regardent la petite culture
comme la plus avantageuse, parce que, disent-ils, c'est celle
qui donne le plus de produit brut ; quelques-uns même vont
jusqu'à soutenir qu'elle est plus profitable que la grande
culture, c'est-à-dire qu'elle donne plus de produit net.
Que la petite culture puisse, sur une étendue déterminée
de terrain, donner une masse de produits plus consitlérabk
que la grande culture, cela n'est pas douteux, car elle pro-
voque de la part des propriétaires qui s'y livrent un travail
plus constant, plus minutieux, plus attentif, quelquefois plus
intelligent des détails, que celui qu'accomplissent les valets
et les journaliers de la grande culture. Il y a lieu d'appliquer
ici ce que nous avons dit plus haut de l'influence qu'exerce
la condition du travailleur sur l'efficacité du travail. L'entre-
preneur de la petite culture n'employant guère que ses bras
et ceux de sa famille, la quantité de produits qu'il récolte
représente exactement le revenu, c'est-à-dire la somme de
satisfactions qu'il peut attendre de sa culture ; son attention
et son activité sont donc fortement stimulées à obtenir le plus
grand produit brut possible. L'entrepreneur de la grande
culture, au contraire, employant un capital considérable
à rémunérer des travailleurs, son revenu a pour mesure
l'excédant de son produit brut sur le capital consommé dans
la production; il est donc stimulé à dépenser le moins de
capital que possible pour obtenir une quantité déterminée de
produits, plutôt qu'à obtenir la plus grande quantité absolue
CAUSES gai dimikusi^t le concours dd tratail. 127
■
de produits, c'est-à-dire le plus grand produit brut possible ;
tandis que les travailleurs qu'il emploie, soit qu'il les rému-
nère d'après la durée, ou d'après la quantité apparente de
leur travail, n'ont aucun intérêt direct à ce qu'il obtienne
de leur concours la plus grande quantité possible de pro-
duits.
Il résulte de là, pour la petite culture, une plus grande
eflicacité du travail, qui peut même, à la faveur de certaines
circonstances et dans certaines localités, faire obtenir de
cette culture un produit net plus considérable que de la
grande.
Mais, en général, cette efficacité supérieure du travail est
plus que neutralisée par les avantages qui sont attachés à la
production en grand, et si le produit brut de la petite culture,
sur une étendue déterminée de terrain, dépasse le produit brut
de la grande culture, ce n'est qu'au moyen d'une quantité de
travail et d'avances qui dépasse dans une proportion bien plus
forte celle qu'aurait exigée lagrande culture. Or, le véritable in-
térêt de la société, au point de vue économique, se confond avec
celui des entrepreneurs de la grande culture. Ce qui lui im-
porte, c'est d'obtenir le plus grand produit net, non le plus
grand produit brut possible ; car c'est le produit de l'industrie
agricole qui peut seul fournir des matières premières et un
approvisionnement aux autres industries ; c'est sur ce que les
agriculteurs produisent par delà ce qu'ils consomment eux-
mêmes, que les autres classes de la grande société humaine
trouvent leur subsistance. Quel avantage y aurait-il, pour
elle, à ce que la petite culture tirât un produit égal à 1,100
d'une étendue de terres dont la grande culture ne tirerait
que 1 ,000, si la première occupait 80 travailleurs et consom-
mait 800, tandis que la seconde n'emploierait que 60 travail-
leurs et ne consommerait que 600? Avec la grande culture,
la société pourrait consacrer les 2/5 de son produit agricole
à d'autres productions ; avec la petite culture, elle n'en pour-
rait consacrer que le tiers.
128 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
Au surplus, il est tellement difûcile d'évaluer en détail le
produit net de la petite culture, que les affirmations des
agronomes sur ce point ne sont jamais que des conjectures
plus ou moins probables* tandis que les résultats collectifs
que la statistique a permis de constater sont pleinemeDl
d'accord avec la théorie. Dans les pays de petite culture, la
classa agricole forme une proportion beaucoup plus considé-
rable de la population totale que dans les pays de grande
culture *.
1 Pour que ce fait ait la portée que je lui attribue, il faut que les pays dont U
s'agit produisent eux-mêmes la presque totalité de leur subsistance, comme c'est
le cas en France aujourd'hui, comme c'était le cas en Angleterre avant la ré-
forme des anciennes lois sur le commerce des céréales.
CHAPITOE VII.
RÉSULTATS SOCUUX DE LA RÉPARTITION DES TRAVAUX ET DE l'eMPLOI
DES MACHINES.
J'appelle résultats socicnix ceux qui se manifestent dans la
vie collective d'une société, ou qui affectent des catégories
entières d'individus, et Je considère comme se rattachant à
la science économique ceux de ces résultats qui, sans être
par eux-mêmes des faits économiques, proviennent de tels
faits plus ou moins directement, et contribuent ainsi à carac-
tériser les stages successifs du développement de la richesse.
Les résultats que je mentionnerai ici, et qui proviennent
principalement de la répartition tles travaux, sont au nombre
de trois, savoir : la mutualité des besoins, la direction ex-
clusive imprimée au développement individuel des travaiU
leurs, la dépendance des travailleurs.
SECTION L
■ntuallté des besolas.
Grâce à la répartition des travaux, la plupart des besoins
individuels de Thomme social ne peuvent être satisfaits qu'au
moyen de l'échange. Chaque membre de la société, appli-
quant son activité à une seule espèce de travail, dépend du
travail accompli par d'autres pour tous les besoins auxquels
ne répond pas le produit créé par son propre travail. Souvent
même le travail d'un individu n'aboutit à satisfaire aucun de
ses besoins, soit parce que cet individu n'a pas de besoins
i. ' 9
ISO t>ROt)tlCt]ON DE LA BlGËESSfi.
auxquels corresponde le produit de son Iravaiî, soit parce
qu'il n'accomplit qu'une seule des opérations dont ce produit
est le résultat combiné, soit enfin parce que ce produit ne
lui appartient pas et qu'il n'a pas le pouvoir d'en disposer.
Tel producteur passe sa vie à fabriquer des bijoux dont il ne
fera jamais usage, tel autre à préparer les fils d'un tissu qui,
pour être applicable à ses besoins, exigera le concours de
vingt autres producteurs. La plupart des ouvriers n'ont pas
la disposition des produits de leur travail, mais seulement
celle de ce travail lui-même, qu'ils doivent échanger contre
les produits dont ils ont besoin.
Ainsi, tous les membres de la société ont mutuellement
besoin les uns des autres, et le produit le plus simple, à plus
forte raison l'ensemble des produits nécessaires à chaque
individu, est presque toujours le résultat combiné d'une mul-
titude de travaux différents, accomplis par des hommes qui
ne se connaissent pas réciproquement et qui vivent souvent
à de grandes distances les uns des autres.
Adam Smith a donné de cette vérité importante une dé-
monstration que je reproduirai sans y rien changer, parce
qu'il serait aussi inutile de la perfectionner ou d'en varier
les détails, qu'impossible de l'inventer une seconde fois.
« Observez, dit-il, dans un pays civilisé et florissant, ce
qu'est le mobilier d'un simple joyrnalier ou du dernier des
manœuvres, et vous verrez que le nombre des gens dont l'in-
dustrie a concouru pour une part quelconque à lui fournir
ce mobilier est au delà de tout calcul possible. La veste de
laine, par exemple, qui couvre ce journalier, toute grossière
qu'elle paraisse, est le produit du travail réuni d'une multi-
tude innombrable d'ouvriers. Le berger, celui qui a trié la
laine, celui qui l'a peignée ou cardée, le teinturier, le îîleur,
le tisserand, le foulonnier, celui qui adoucit, chardonne et
unit le drap, tous ont mis une portion de leur industrie à
l'achèvement de cette œuvre grossière. Combien, d'ailleurs,
n'y a-t-il pas eu de marchands et de voituriers employés à
tlÉSÛLTAtâ SOCIAUX 1)ES t^ROGRÊS ItlDCTStRlELd ISl
IrADsporter la matière à ces divers ouvriers, qui souvent de-
meurent daus des endroits fort distants les uns des autres !
Que de commerce et de navigation mis en mouvement ! Que
de constructeurs de vaisseaux, de matelots, d'ouvriers en
voiles et en cordages, mis en œuvre pour opérer le transport
des différentes drogues du teinturier, rapportées souvent des
extrémités du monde! Quelle variété de travail aussi pour
produire les outils du moindre de ces ouvriers! Sans parler
des machines les plus compliquées, comme le vaisseau du
commerçant, le moulin du foulonnier, ou même le métier du
tisserand, considérons seulement quelle multitude de travaux
exige une des machines les plus simples, les ciseaux avec
lesquels le berger a coupé la laine. Il faut que le mineur, le
constructeur du fourneau où le minerai a été fondu, le bû-
cheron qui a coupé le bois de la charpente, le charbonnier
qui a cuit le charbon consommé à la fonte, le briquetier, le
maçon, les ouvriers qui ont construit le fourneau, le con-
structeur du moulin de la forge, le forgeron, le coutelier,
aient tous contribué, par la réunion de leur industrie, à la
production de cet outil. Si nous voulions examiner de même
chacune des autres parties de l'habillement de ce même jour-
nalier, ou chacun des meubles de son ménage, la grosse
chemise de toile qu'il porte sur la peau, les souliers qui
chaussent ses pieds, le lit sur lequel il repose et toutes les
différentes parties dont ce meuble est composé, le gril sur
lequel il fait cuire ses aliments, le charbon dont il se sert,
arraché des entrailles de la terre et apporté peut-être par de
Jongs trajets sur terre et sur mer, tous ses autres ustensiles
de cuisine, ses meubles de table, ses couteaux et fourchettes,
ses assiettes de terre ou d'étain sur lesquelles il sert et coupe
les aliments, les différentes mains qui ont été employées à
préparer son pain et^a bière, le châssis de verre qui lui pro-
cure à la fois de la chaleur et de la lumière^ en l'abritant du
vent et de la pluie, l'art et les connaissances qu'exige la pré*
paration de cette heureuse et magnifique invention, sans
132 PMODUGTION DE LA RICHESSE.
laquelle nos climats du nord offriraient à peine des habitations
supportables; si nous songions aux .nombreux outils qui ont
été nécessaires aux ouvriers employés à produire ces diverses
commodités; si nous examinions en détail toutes ces choses;
si nous considérions la variété et la quantité des travaux que
suppose chacune d'elles, nous sentirions que, sans Taide et
le concours de plusieurs milliers de personnes, le plus petit
particulier, dans un pays civilisé, ne pourrait être vêtu et
meublé, même selon ce que nous regardons assez mal à propos
comme la manière la plus simple et la plus commune. Il est
bien vrai que son mobilier paraîtra extrêmement simple et
commun, si on le compare avec le luxe extravagant d*un
grand seigneur; cependant, entre le mobilier d'un prince
d'Europe et celui d'un paysan laborieux et rangé, il n'y a
peut-être pas autant de différence qu'entre les meubles de ce
dernier et ceux de tel roi d'Afrique, qui règne sur dix mille
sauvages nus, et qui dispose en maître absolu de leur liberté
et de leur vie. »
 cette démonstration classique du fondateur de la science,
j'en ajouterai une autre, qui achèvera de caractériser le
résultat dont je parle, en le présentant sous un aspect un
peu différent.
(X Si l'on transportait dans quelque lie déserte une famille
prise au hasard parmi les habitants de la terre de Yan-Diemeny
ou parmi les Esquimaux, il n'en résulterait pour ces sauvages
aucun changement d'existence, aucun dérangement d'habi-
tudes et de genre de vie, pourvu que les circonstances locales
de la situation et du climat se trouvassent à peu près les
mêmes dans ce nouveau séjour que dans leur pays.
« Les divers membres de la famille, une fois revenus de
leur première surprise, éprouveraient les mêmes besoins que
sous leur ciel natal, et ils y pourvoiraient de la même ma-
nière, par la chasse ou par la pêche, suivant les lieux. Ils
obtiendraient, au prix des mêmes exercices corporels et du
même déploiement d'intelligence qu'auparavant, leurs ali-
RÉSULTATS SOCIAUX DES PROGRÈS U<DUSTR1ELS. 133
ments ordinaires, les vêtements qu'ils sont dans i*usage de
porter, la hutte de terre ou la case de joncs qui leur sert de
demeure. La vie physique étant le seul but en vue duquel se
soient développées leurs facultés tant intellectuelles que mo-
rales, et les conditions de cette vie n'ayant pas subi la moindre
modification, il est évident que les sentiments et les idées de
ces sauvages ne seraient pas plus altérés que leurs habitudes
par cette transmigration forcée. Engagés, dès leur naissance,
dans une lutte de tous les jours avec la nature, ils ne s'aper-
cevraient d'un changement de position que si la nature leur
offrait d'autres difficultés à vaincre, d'autres dangers à éviter,
d'autres moyens de satisfaire leurs appétits naturels, que ceux
qu'ils ont connus jusqu'alors.
a Faites subir la même transmigration à une famille de
Français, et supposons que cette famille soit prise parmi
celles que le défaut de fortune et d'édtication rend presque
étrangères, en apparence, aux avantages de l'état social.
« Nos émigrants sont, par exemple, des ouvriers en soierie
de la fabrique de Lyon. L'homme gagnait trois francs par
jour à tisser du velours avec un métier loué; la femme rece-
vait un salaire de trente sous dans une manufacture de. ru-
bans; leurs enfants étaient en apprentissage, ou allaient
encore à l'école.
« Quels changements incalculables va produire, dans
l'existence de cette famille, l'isolement où vous la placez !
« La plupart des aliments qui composent la nourriture
ordinaire d'un ouvrier sont, quoique fort simples, le résultat
d'une préparation industrielle. Le pain, le fromage, le lard,
le sel, le vin, sont des objets manufacturés, c'est-à-dire des
produits de la nature dont l'industrie a déjà modifié la sub-
stance ou la forme.
« Quant aux vêtements et au logement, quelque chétifs
qu'on veuille les supposer, il a fallu, pour les produire, le
concours d'une multitude d'industries difi'érentes.
a Notre tisserand se trouve donc , pour tous les besoins
154 PBODUCTIOK DE LÀ RICHESSE.
de la vie matérielle, dans une situation dont sa vie précé-
dente n'a pu lui donner aucune idée. En fabricant du ve-
lours, il obtenait jadis tout ce qui lui était nécessaire. Aujour-
d'hui, non-seulement il ne possède ni les instruments qui
servent à cette fabrication, ni la matière première à laquelle
son travail s'appliquait, mais, eût-il toutes ces choses à sa dis*
position, il lui serait parfaitement inutile d'en faire usage,
puisqu'il ne trbuverait personne qui lui donnât, en échange
de ses produits, les aliments, les vêtements, la demeure dont
il a besoin •
« Le voilà, s'il ne veut pas mourir de faim, ou rester ex-
posé aux injures de l'air, obligé de chercher lui-même sa
nourriture, de lui faire subir les préparations dont elle ne
peut se passer, de se procurer les matériaux d'une hutte qu'il
construira lui-même, de tirer eûflt), de la nature qui l'en-
toure, par ses propres forces et en se livrant à beaucoup de
travaux divers, ce qu'il obtenait de la société par l'exercice
d'une seule industrie.
« Ses besoins seront satisfaits autrement et plus mal qu'ils
ne l'étaient auparavant, et, en outre, sa vie entière aura subi
une complète révolution. Au lieu d'un seul métier, il en fera
peut-être dix, auxquels il avait été jusqu'alors parfaitement
étranger. Il devra être tour à tour chasseur, pêcheur, bû-
cheron, charpentier, cuisinier, tailleur, cordonnier, labou-
reur, jardinier, etc. Mais, faisant ces divers métiers sans
outils, pour la première fois, et tous en même temps, il n'y
sera guère habile et ne le deviendra point ; à peine pourra-t-il,
dans les premiers jours, se pourvoir des choses les plus stric-
tement indispensables à son existence et à celle de sa famille.
« Si nous suivions l'ouvrier dans sa vie intellectuelle et
morale, nous ne la trouverions guère moins transformée, par
l'effet de l'isolement, que sa vie matérielle ; mais bornons-
nous à constater les changements survenus dans celle-ci, car
ils constituent à eux seuls une véritable métamorphose.
« L'homme social est presque devenu un sauvage. H ne lui
RÉSULTATS SOCUUX DES t^ROGRÈS INDUSTRIELS. 135
reste de ses habitudes et de ses occupations antérieures
qu'une incapacité corporelle, qui le rend inférieur de tous
points au sauvage né. L'isolement, qui augmente les res-
sources et le bien-être du second^ en lui permettant d'explei-
1er seul, à sa manière, une nature dont les produits pourraient
suffire à toute une tribu, cet isolement sera, pour le premier,
peut-être un arrêt de mort, dans tous les cas une cause de
privations, de fatigues, de souffrances continuelles, jusqu'a-
lors inconnues de lui.
« C'est que le sauvage, transporté dans Tlle déserte, n'a
réellement pas changé de manière d'être. Son état antérieur
n'était pas un état social ^ »
D'un autre côté, peut-on dire que cette mutualité des be-
soins constitue réellement une association ? Peut-on regarder
les divers producteurs comme étant associés ensemble, par
cela seul qu'ils travaillent les uns pour les autres? Non; car
l'organisation qui ainène ce résultat n'a pas été convenue
d'avatice ; elle n'impose à ceux qui en profitent aucuns de-
voirs réciproques ; chacun y entre et y choisit sa place, sans
consulter Tintérêl ni demander le consentement des autres.
Ce n'est pas même une communauté de fait, puisqu'il n'y a
pas de fonds mis en commun.
Le lien qui unit entre eux les individus dont l'activité col-
lective se trouve ainsi organisée, c'est l'intérêt de chacun
d'eux, intérêt d'autant plus pressant et d'autant plus évident
que la division du travail a été poussée plus loin, et que cha-
cun est devenu, par là, plus incapable de pourvoir à Ten-
semble de ses besoins, par sa propre activité dans le genre de
travail auquel il se voue exclusivement.
Or, à mesure que ce lien social de l'intérêt se fortifie, à
mesure que l'organisation qui en résulte se perfectionne et se
généralise, on voit s'afiaiblir au contraire peu à peu, puis
< Simples notions de Cordre social, par A.-E. Cberbuliez (chap. I, p. 9 et
soiv.).
15G PRODUCTION DE LA RICHESSE.
disparaître entièrement des liens plus intimes, qui étaient
appropriés à un état de choses antérieur ; on voit se dissoudre
des associations, des communautés partielles, qu*un dévelop*
pement économique moins avancé avait rendues nécessaires,
et qui impliquaient, entre les individus dont elles étaient coiii-
posées, des obligations réciproques, légales ou morales, deve*
nues inutiles sous le régime perfectionné de la mutualité.
Si certaines associations partielles subsistent, si elles voot
même se perfectionnant et se multipliant avec le progrès du
développement économique, le caractère en est profondé-
ment modifié et les obligations qu'elles imposent ont changé
complètement de nature : à une réciprocité de services per-
sonnels, souvent indéfinis et par conséquent illimités, a
succédé une simple réciprocité de prestations réelles, presque
toujours strictement limitées.
Pendant le premier stage du développement économique,
les hommes ont trop peu de besoins, ils ont des besoins trop
simples, ils possèdent une aptitude trop générale aux travaux,
par lesquels ces besoins peuvent être satisfaits, et ils sont
rendus par là trop indépendants les uns des autres, pour que
rintérét individuel de chacun sufQse à créer et à maintenir
un organisme répondant aux besoins de tous, c'est-à-dire
assurant à ta fois une production suffisante et une répartition
générale des produits. De là ces seigneuries, ces corporations,
ces confréries, dans lesquelles, jadis, les travailleurs de toutes
les catégories se trouvaient groupes, sous mille formes di^
verses, autour de certaines individualités notables, que la
possession héréditaire du sol, ou des supériorités acquises et
légalement constatées, ou enfin le choix des associés dési-
gnaient comme chefs des différents groupes. Cette organisa-
tion était nécessaire pour garantir, à l'aristocratie exclusive-^
ment guerrière dont les sociétés avaient besoin pour leur
défense, des moyens de subsistance réguliers et suffisants, à
l'industrie naissante, l'accumulation et la mise en œuvre des
capitaux dont elle ne pouvait se passer, à la religion, à la
RÉSULTATS SOCIAUX DES PROGAÈS INDUSTRIELS. 157
justice, à la science, l'action puissante qu'elles devaient
exercer sur le développement économique, en fournissant aux
trarailleurs des mobiles efficaces, une sécurité permanente
et une aptitude progressive.
Dans ces divers groupes, les hommes étaient liés les uns
aux autres par des obligations, soit légales, soit morales, et
par les sentiments, les habitudes, les idées, qu'engendraient
naturellement les rapports créés par de telles obligations ; ils
étaient et ils se sentaient associés par leurs personnes mêmes,
par une action commune, qui, dépassant la sphère de leurs
besoins matériels et de leur activité productive, s'étendait à
une portion notable de leurs volontés, quelquefois presque
à leur vie entière.
Les associations modernes, celles du moins qui ont un but
purement économique, n'embrassent guère que les moyens
matériels d'action et tout au plus l'activité industrielle en-
tière des associés; ce sont des associations de choses et d'ef-
forts, plutôt que de personnes et de volontés.
Cette différence capitale ne doit pas être oubliée et trop
souvent elle parait avoir été ignorée par les écrivains qui
comparent entre elles la période du moyen âge et celle dans
laquelle nous vivons.
SECTION n.
IHreetl^M exelvslve Imprimée an développement indiTldnel
des travailleurs.
L'homme sauvage se développe infiniment peu, mais d'une
manière éiralc dans tous les sens, au moins dans le sens de
tous les besoins qu'il éprouve ; le travailleur social atteint un
beaucoup plus haut degré de développement absolu, mais
son développement est inégal ;. relativement excessif dans
une certaine direction, il est presque toujours relativement
insuffisant dans les autres.
;'ÏÏKÏVEI13ITYJ
138 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
La différence sera bien plus grande si nous comparons,
non pas Thomme isolé avec Thomme social, mais Thomtee
social auquel sa position permet de recevoir une éducation
complète et de ne se vouer à aucune profession déterminée,
avec celui qui, dès son enfance, a dû exercer un métier, avec
celui surtout dont le métier n'embrasse qu'une seule opéra-
tion industrielle. Tandis que le premier a développé à la fois
toutes ses facultés physiques, intellecluelles, morales, par
des exercices corporels variés, par des études générales, par
des rapports multipliés avec les autres hofalmes, le second n a
pu développer les siennes que partiellement, dans Utiè direc-
tion unique, délerhiinée pah le genre d'efforts auquel son
métier lastreignait exclusivement et par le très-petit nombre
de rapports sociaux que Texercice de ce itiêtier rappelait à
entielenir. Celui-là est devenu, oii a pu devenir un homme
complet; celui-ci, obligé, pour acquérir à un degré remar-
quable une certaine aptitude spéciale comme travailleur, de
laisser inactives toutes les facultés naturelles dont celte apti-
tude n'exigeait pas le concours, est nécessairement demeuré
un être incomplet, chez lequel certains organes du corps et
certaines fonctions de Fesprit dominent exclusivement, ayant
acquis une supériorité anormale et en quelque sorte maladive
par l'atrophie des autres organes et l'engourdissement des
autres fonctions.
Le développement partiel, inégal, irrégulier de la plupart
des h'availleurs, de ceux-là même qui se vouent exclusive-
menl à un travail intellectuel, est un résultat inévitable de la
division du travail, c'est-à-dire de cette organisation par la-
quelle chaque travailleur est appelé à déployer sou activité
dans une direction unique, et ce résultat doit, sans contre-
dit, être considéré comme un mal absolu lorsqu'il altère
la santé physique ou morale du travailleur, lorsqu'il va
jusqu'à rendre certains organes corporels impropres à lexer-
cice normal de leurs fonctions, jusqu'à fausser le jugement
ou à priver l'intelligence de notions indispensables. Un tel
RÉSULTATS SOGtAt)^ DES PROGRÈS INDUSTRIELS. 13^
danger est surtout à craindfe pour les hommes qui naissent
avec une constitution vicieuse ou débile, ou avec un esprit
naturellement faible et borné. Chez ceux qui ont reçu de la
nature une bonne constitution et une dose moyenne d'intel-
ligence, les organes et les facultés qu'ils exercent le moins
acquièrent quelquefois assez de vigueur pour suffire aux exi-
gences ordinaires de la vie sociale. Dans tous les cas oii le
danger existe réellement, il pourrait, sans aucun doute, être
combattu, et, sinon écarté entièrement, tout au moins nota-
blement diminué par un bon système d'éducation populaire,
combiné avec des prescriptions législatives propres à en assu-
rer l'application et l'efficacité.
Mais, ce qui est inévitablement et irréparablement altéré
chez le travailleur, par l'inégalité de son développement, c'est
la symétrie de tout son être, c'est une certaine harmonie
d'ensemble, une certaine beauté physique et morale, dont
l'espèce humaine offre le type quand son épanouissement
naturel n'a été ni influencé par des imperfections orga-
niques, ni troublé par des causes accidentelles. De là ces dif-
férences îiotables qu'on observe entre les populations exclu-
sivemetit vouées aux industries extractives et les populations
exclusivement vouées aux industries de fabrication. Les tra-
vaux exlractifs étant généralement peu susceptibles de divi-
sion, ceux qui les pratiquent sont appelés à des efforts très-
variés, tant de Tintelligence que du corps, à des applications
très-diverses de leurs organes et de leurs facultés. Leur dé-
veloppement s'opère donc plus également, et, en ce sens, il est
plus complet que celui des travailleurs voués aux industries
de fabrication, quoique ceux-ci soient supérieurs à ceux-là
par certaines aptitudes physiques et intellectuelles, quoiqu'ils
puissent même ledî* être supérieurs par le développement total
de leurs organes et de leurs facultés.
Représentons-nous le développement des organes et des
facultés de l'homme sous la forme de rayons émanant d'un
centre commun. Dans la figure A, ci-après, les rayons sont
140
PRODUCTION DE LÀ RICHESSE.
tous égaux » tandis que ceux de la figure B sont très-inégaui ;
eu revanche, la somme des rayons de la première est infé-
rieure à la somme des rayons de la seconde. N'est-il pas
évident que le centre vital de la figure B a obtenu un rayon-
nement, c'est-à-dire un développement moins complet que le
centre vital de la figure A, quoique celui-là ait quelques
rayons plus prolongés et une surface totale de rayonnement
plus étendue que celui-ci ?
Le défaut de beauté physique se manifeste très-visiblement
à rœil, lorsque après avoir séjourné parmi une population
agricole on visite une population manufacturière, surtout si
la première a été, par son éloignement des villes, présenée
de tout mélange corrupteur, et si la seconde, renfermée dans
Fenceinle d'une ville, a été privée par là de croisements
salutaires.
Ce qui donne quelque importance à cette dégradation du
type humain, c'est qu'elle devient héréditaire. Une première
génération altérée par les travaux industriels en produit une
seconde qui est altérée dès sa naissance, et Taltéralion artifi-
cielle s'ajoutant, chez celle-ci et chez celles qui en provien-
dront, à une altération native de plus en plus prononcée, la
dégradation du type va croissant d'âge en âge, sans qu'on
puisse lui assigner un terme.
Les effets moraux d'un développement incomplet se mani-
RÉSULTATS SOGUUX DES PROGRÈS INDUSTRIELS. 14i
festent aussi, par certains sigues extérieurs visibles, dans les
habitudes et les allures de la classe exclusivement vouée aux
travaux de fabrication. Il y a, par exemple, chez la plupart
des hommes de cette classe, un défaut remarquable d'équi-
libre entre leurs divers besoins, des contrastes singuliers
entre les divers moyens de satisfaction qu'ils désirent et qu'ils
se procurent. En voyant de près la demeure et le genre de
vie d'un ouvrier de fabrique, il est presque toujours impos*
sible de se faire une idée juste de sa condition économique»
du degré d'aisance dont le fait jouir son salaire. On y trouve*
le plus souvent, quelques meubles élégants à côté de mu-
railles nues et sales, des rideaux aux fenêtres et pas de linge,
un mets coûteux, préparé dans un ustensile ébréché, sur un
poêle mal propre, des fleurs de jardin au milieu d'un air em-
pesté, les symptômes de l'aisance et ceux delà misère étran-
gement assemblés et accouplés, un défaut d'harmonie exté-
rieure, enfin, qui révèle et atteste à un observateur attentif
le défaut d'harmonie intérieure.
Chez le paysan, au contraire, l'ensemble est harmonieux,
parce que les détails sont assortis. Aisé ou misérable, il l'est
pour tous ses besoins et dans toutes les satisfactions qu'il
leur accorde. Son logemejit, ses meubles, ses vêtements, ses
ustensiles de ménage, sa nourriture appartiennent à un
même degré de l'échelle sociale et attestent, par leur homo-
généité, l'équilibre intérieur qui résulte d'un développement
harmonique.
L'activité intellectuelle de l'ouvrier de fabrique est excen-
trique et irrégulière, comme la figure par laquelle j'ai repré-
senté son développement. L'imagination et le raisonnement
n'y sont pas en équilibre avec le jugement et les notions
acquises. Il rêve des choses impossibles ; il invente ou accepte
des idées chimériques, avant de connaître les réalités et de
s'être exercé à la réflexion.
Chez le paysan, il est rare que les idées dépassent le ni-
veau des connaissances acquises et que l'imagination soit
143 t»aoDDGTiON DE Ik a|C0ESS|B.
plus active que la réflexion. Inférieur, géaéralement, à Tou-
vrier de fabrique dans la conversation, il lui est non moins
généralement supérieur dans la pratique de la vie.
N'est-ce pas à des différences provenant de la même cause
qu'il faut attribuer certains traits, qui caractérisent chez les
deux classes l'action collective, l'action des masses; par
exemple, dans les émeutes, dans les collisions armées? Les
émeutes urbaines s'organisent avec une surprenante rapidité ;
elles agissent avec promptitude, avec élan, avec ensemble*
sous des chefs improvisés que la masse connaît à peine, mais
que leur intelligence et leur activité lui désignent comme capa-
bles de la conduire, et qu'elle remplace aisément par d'autres,
s'ils viennent à succomber dans l'action. Les révoltes de pay-
sans sont lentes à s'organiser, lentes à se mouvoir, sujettes à
manquer d'ensemble ; elles ont besoin de chefs personnelle-
ment connus, estimés, respectés par la masse, et, quand ces
chefs succombent dans l'action ou traitent avec l'ennemi, les
éléments qu'ils avaient réunis sous leurs drapeaux se disper-
sent, ou sont facilement ramenés à la soumission. Eu revan-
che, les émeutes urbaines manquent de persévérance et de
suite ; l'inaction leur est fatale ; pour leurs ennemis, gagner
du temps, c'est remporter une victoire, et, si la rébellion ne
triomphe pas en quelques jours, ni l'habileté de ses chefs, ni
la popularité improvisée qu'ils ont acquise n'empêcheront la
masse de se soumettre et de se disperser.
Les émeutes urbaines ont ordinairement pour mobiles des
idées ou des sentiments ; ceux qui les font appartenant h cette
classe de travailleurs que son organisation industrielle pré-
dispose à une action convergente dans un but commun, c'est
chose facile pour eux de combiner leurs^efforts sous la direc-
tion du premier venu, pourvu que cette direction émane
d'une volonté forte et intelligente. Mais, si une idée ou un
sentiment les unit, leurs intérêts les divisent, et par consé-
quent la réflexion tend à les désorganiser. Forts pour l'ac-
tion, par le concert oii leurs efforts se combinent, ils sont
tiÉSDLtAtS SOCUtll^ Pfi6 t^ttOaniS niDUStRIELS. i43
faibles cootre les pmatioDS, les souffrances, les obstacles de
tout genre, qui accompagnent ou produisent Tinaction, parce
que ces privaûons, ces souffrances, ces obstacles appellent
chacun d'eux à déployer individuellement les facultés phy-
siques et morales dont la nature Ta doué et que son éducation
et sa carrière active ont développées.
Les révoltes de paysans sont provoquées par des intérêts
communs, et il faut du temps à un intérêt qui unit pour
remporter sur la multitude des intérêts qui divisent. De plus,
le paysan est prédisposé à raçlton individuelle, non h l'action
commune; à l'isolement, non à Tassociatiou. Pour vaincre
chez lui cette tendance, il faut des chefs qui lui soient con-
nus dès longtemps, des chefs qui aient acquit son estime et
sa confiance par de grandes qualités et de grandes actions.
Mais, une fois ces chefs acceptés et suivis par la foqle, la
rébellion ue finit qu'avec eux, car le paysan est aussi apte à
supporter les épreuves de l'inaction qu'à braver les fatigues
et les dangers de l'action.
4. SECTION m.
Dépendance des travailleurs*
Le sujet de cette section est contenu tout entier dans ce
mot d'un philosophe ancien qui, étant proscrit de sa ville
natale avec d'autfea citoyens, ne songea point comme ceux-ci
à s'approvisionner d'argent et d'effets pour l'exil, et répon-
dit, à ceux qui lui en demandï^ient la raison, qu'il portait en
lui-même tout ce dont il avait besoin.
Le travailleur qui produit des services personnels est, en
elTet, le plus indépendant de tous. Le capital matériel qu'exige
l'accomplissement de tels services étant nul, ou presque nul,
rhomme qui est en état de les rendre ne dépend que du
besoin auquel ils correspondent, et ses moyens d'existence
lui sont assurés p^^rlout ou ce besoin existera et se fera sentir.
144 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
Un savant est, à cet égard, dans la même position qu'un chan-
teur, un barbier, ou un palefrenier.
Telle est aussi la situation du travailleur qui produit la
richesse, lorsqu'il dispose du capital qu'exige son industrie.
Cependant, à mesure que son travail se spécialise davantage,
le besoin auquel correspond le produit de ce travail devenaot
moins univei^sel, Tindépendance du travailleur doit dimi-
nuer. L'homme qui est apte à produire tous les ustensiles de
poterie grossière trouvera plus facilement à s'occuper que
celui qui ne sait fabriquer que des assiettes de faïence ou de
porcelaine.
Mais le travailleur qui ne dispose de rien que de sa propre
personne, c'est-à-dire de ses facultés actives, et qui, par con-
séquent, ne peut accomplir son travail qu'avec le concours
de capitaux appartenant à autrui, ne dépend plus seulement
des besoins auxquels correspond le produit de son travail ; il
dépend aussi de la quantité de capital qui est disponible pour
un tel emploi et de la volonté de ceux qui en disposent. Si,
en outre, ce travailleur, au lieu de fournir un produit entier
et de pouvoir ainsi satisfaire par lui-même à un besoin de la
société, ne confectionne qu'une partie d'un produit, ou n'ac-
complit qu'une seule des opérations dont la production se
compose, il se trouve dépendre de l'entreprise même à la-
quelle il a d'abord offert son travail, ou tout au moins de
l'existence d'entreprises pareilles, de l'existence de capitaux
déjà réalisés sous certaines formes et définitivement fixés
dans certaines machines.
Nous verrons plus tard de quelle manière et jusqu'à quel
point la condition des travailleurs est affectée par ces divers
degrés de dépendance. Quant à la production, elle n'en
éprouve aucun effet, parce que la dépendance dont il s'agit
ne tend point à diminuer l'aptitude des travailleurs. Ceux-ci
étant rémunérés d'après la quantité de travail qu'ils fournis-
sent et généralement aussi d'après l'efficacité de ce travail, en
tant du moins que cette efficacité tient à un déploiement
RÉSULTATS SOGUUX DES PROGRÈS INDUSTRIELS. 145
personnel d'activité ou d'intelligence, le stimulant de l'intérêt
conserve sur eux toute sa force, et c'est tomber dans une
exagération manifeste que d'assimiler leur situation à celle
des paysans qui étaient jadis attachés à la glèbe, ou à celle
des esclaves qui appartiennent en toute propriété à l'entre-
preneur pour lequel ils travaillent.
I. iO
CHAPITRE VIIÎ.
INFLUENCE DD DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE DES SOCIÉTÉS
SUR LA PRODUCTION.
Le développement économique des sociétés se manifeste
par deux faits concomitants, qui onl chacun leur part dans
rinfluence que je me propose ici d'étudier. Ces faits, doDt
l'importance a été souvent méconnue, parfois aussi exagérée,
sont Taccroisscment de hi population et l'accumulation du
capital. Ils tendent, jusqu'à un certain point, à se neutraliser
l'unTautre; mais leur action combinée a généralement deux
conséquences, au moins temporaires, que je vais successive-
ment exposer et caractériser.
SECTION I.
Féeondité déeroissaiile des fonds prodnetifs.
Toutes les choses matérielles qui composent la richesse et
qui servent à satisfaire les besoins de l'homme viennent pri-
mitivement des fonds productifs; il n'est aucun produit des
industries de fabrication, aucune portion quelconque de ri-
chesse, médiatement ou immédiatement utile à l'homme, qui
ne soit en même temps le produit de quelque industrie ex-
trac tive.
La masse des produits que fournissent les industries ex-
tractives doit donc s' accroître avec la somme totale des
besoins de chaque société, par conséquent, avec le nombre des
INFLUENCE DD DÉVELOPPEMEinr ÉCONOMIQUE. 147
hommes qui éprouvent ces besoins, en d'autres termes, avec
la population des sociétés. Le premier accroissement est une
condition indispensable du second. Ce qui suffisait aux be-
soins de cent consommateurs ne peut évidemment pas suffire
aux besoins de deux cents, et ces deux cents ne pourront naître
et subsister que si la masse des produits bruts de la terre
s*accrott dans la même proportion.
Or, les fonds productifs sont d'une étendue limitée et d'une
fécondité inégale. Chaque société dispose d'une certaine éten-
due de terrain propre à la culture, ou renfermant des ma-
tières utiles à rhomme, et les diverses parties de cette étendue
n'ont pas toutes la même fécondité, c'est-à-dire n'exigent pas
toutes la même quantité de travail pour donner une certaine
quantité de produits ; d'où il résulte qu'une société, dont la
population et par conséquent le besoin total de produits va
croissant, ne peut pas borner son exploitation aux fonds pro*
ductifs les plus féconds, mais se voit obligée de l'étendre
successivement à des parties de moins en moins fécondes de
l'étendue dont elle dispose.
A la vérité, on peut accroître la fécondité absolue d'un
même fonds productif, en y appliquant des quantités addi-
tionnelles de travail, actuel ou antérieurement accumulé sous
forme de capital; mais l'efficacité de ce travail additionnel va
décroissant, aussi bien que celle du travail qu'on applique à
des fonds productifs de moins en moins féconds. Si une cer-
taine quantité de travail, appliquée au fonds productif A,
donne un produit représenté par le chifire 100, une quantité
double de travail, appliquée au même fonds, ne produira pas
200, mais seulement 180» ou moins encore, de sorte que la
quantité additionnelle ainsi dépensée ne produira pas plus
que si elle avait été appliquée à un autre fonds B, dont la fé-
condité serait inférieure d'un cinquième à celle du fonds A.
Il est donc certain que l'efficacité totale du travail extractif
qu'exigent les besoins d'une population tend à diminuer à
mesure que cette population s'accroit^ puisque cette quantité
148 PRODUGTJOn DE LA EIGHESBK.
de travail exigée augmeote selon une progression plus rapide
que la quantité totale de produits que l'on en obtient.
Cette vérité générale, qui forme, comme je le montrerai
plus loin, la pierre angulaire, le principe fondamental de
quelques-unes des théories économiques les plus importantes,
ne semble pas pouvoir être contestée. Elle Ta été, cependant,
soit parce que les premiers économistes qui Tout formulée se
sont servis de termes impropres, soit parce qu'ils n*ont point
ou n'ont pas assez tenu compte des autres causes qui, dans
les phénomènes de la réalité, tendent à neutraliser celle dont
leur formule exprimait isolément l'action et le résultat,
On s'est servi de termes impropres, lorsqu'on a désigné
sous le nom de fertilité la qualité qui détermine l'exploita-
tion successive des fonds productifs et lorsqu'on a dit que la
culture du sol avait dû nécessairement passer des terrains de
qualité supérieure aux terrains de qualité inférieure.
D'abord, c'était restreindre à une seule espèce de travaux
extractifs Tapplication de la loi économique dont il s'agit,
taudis que cette loi s'applique évidemment à la plupart des
industries extractives, à la chasse, à la pèche, à rexploitation
des carrières et à celle des forêts, aussi bien qu'à l'agri-
culture.
Ensuite, la fertilité n'est qu'une des causes qui peuvent
rendre un sol fécond, et cette cause ne suffit pas nécessaire-
ment, ni même ordinairement, pour déterminer la préfé-
rence entre des terrains non encore exploités. Entre plusieurs
sortes de terrains, le plus fertile est celui qui, à surfaces éga-
les, peut donner le rendement brut le plus considérable. Si
un arpent du terrain A peut donner une quantité de produits
égale à 100, tandis qu'un arpent du terrain B ne pourrait
produire que 80, le terrain A sera sans contredit plus fertile
que le terrain B.
Le terrain le plus fécond est celui qui, sans égard à la sur-
face cultivée, donnera, pour une dépense déterminée de tra-
vail et de capital, le plus fort rendement, c'est-à-dire celui
nVLUERGE DU DÉVELOPPEMENT ÉGONOMIQUE. 149
qui pourra satisfaire le plus de besoins en proportion du
travail accompli. Si, avec une certaine quantité de capital et
de travail, on peut obtenir du terrain de l'espèce A un produit
égal k 100, tandis qu'avec la même quantité de capital et de
travail on ne pourrait obtenir du terrain de l'espèce B qu'un
produit égal à 80, quelle que fût l'étendue de la surface cul-
tivée, le terrain de la première espèce sera sans contredit plus
fécond que le terrain de la seconde.
Lorsqu'il s'agit d'étendre la culture à des fonds productifs
non encore eiploités, la question de la surface n'a, en géné-
ral, aucune importance, parce que le droit de propriété sur
de tels terrains, ne procurant pas de revenu, ou n'en donnant
qu'un très-faible, ne représente jamais qu'une portion insi-
gnifiante de richesse, et cela doit être particulièrement vrai
pendant la période qui s'écoule efatre le premier établissement
d'une société et le moment où sa population est devenue
assez nombreuse pour occuper et mettre en rapport toutes
les diverses parties du territoire dont elle dispose.
Pour une société qui débute sur un territoire nouveau en-
core inculte, la fécondité est évidemment le seul point à
considérer. Le sol qui, étant exploité par dix travailleurs à
peine vêtus et nourris et à peine munis des plus grossiers
instruments, pourra fournir la subsistance de ces travailleurs
et de vingt autres personnes sera toujours préféré à celui qui,
pour donner la même quantité de produits, exigerait le tra-
vail d'un plus grand nombre d'hommes ou une plus grande
ayance de capital, lors même que la surface à mettre en cul-
ture serait de quatre arpents sur le premier terrain et de deux
oa trois arpents seulement sur le second. Qu'fmporle cette
circonstance, à une époque où les terrains cultivables ont une
étendue illimitée ?
Ainsi, ceux qui ont objecté, contre le principe formulé par
Ricardo, que la culture du sol n'a point commencé, de fait,
sur les terres les plus fertiles, ni en général sur des terrains
de qualité supérieure, mais au contraire sur des terres sa-
450 PRODccnoM bb la rigikssk.
blooneusee et légères, c*est-&-<lire peu fertiles et de qualité
inférieure, ont confirmé ce principe au lieu de Tinfirmer ; ils
Tont confirmé en lui donnant sa véritable signification, en
substituant une formule correcte à une formule incorrecte ;
car il résulte précisément, des preuves qu*ils ont accumulées
à l'appui de leur opinion, cette vérité que Ricardo avait voulu
établir, savoir : que Tefficacité totale du travail appliqué à
l'exploitation des fonds productifs tend à décroître avec le
développement progressif des sociétés.
D'un autre cdté, il est certain que l'accumulation du capi-
tal accompagne toujours et en tout pays l'accroissement de la
population. Or, cette accumulation agit en sens contraire de
la tendance que je viens de signaler ; elle la contrarie sans
cesse ; elle peut, elle doit quelquefois parvenir à en neutra-
liser l'effet.
En premier lieu, l'accumulation du capital rend possible
l'exploitation en grand des fonds productifs ; elle tend ainsi
à diminuer graduellement le concours du travail humain
dans la production extractive, à réaliser notamment une éco-
nomie croissante de capital, qui compense, pour la société prise
en masse, le décroissement d'efficacité de ce même ti^vail.
J'ai montré précédemment que la production en grand
amène ce résultat directement, par cela seul qu'elle concentre
le travail, qu'elle réunit et rend convergents des efforts aupa-
ravant isolés et divergents. On a vu aussi qu'elle agit dans
le même sens d'une manière indirecte, en favorisant la divi-
sion du travail et l'emploi des moteurs naturels. Ces moyens
énergiques d'accroître l'efficacité du travail humain, ou d'en
économiser le concours dans la production, quoiqu'ils s'ap-
pli(|uent plus difficilement aux industries extractives qu'aux
industries de fabrication, sont devenus cependant, pour celles-
là même, Une source abondante de perfectionnements, une
cause puissante de progrès, et rien ne donne lieu de supposer
que cette marche ascendante ait atteint son terme, ou qu'elle
doive l'atteindre prochainement.
DIFLUENOI m DÉVELOrVElUBIfT ÉCOHOiaQIIE. 151
En second lieu, raccumulation du capital tead à rendre de
plus en plus générale, active, efficace et féconde en résultats
la culture des sciences, notamment de celles qui peuvent
contribuer au développement des industries extractives, en
leur fournissant des moyens d'action nouveaux et des pro-
cédés plus parfaits. C'est le capital qui, en s'accumulant, fournit
les moyens d'étendre de plus en plus la répartition des tra-
vaux selon les aptitudes et de l'appliquer aux travaux de
rintelligence et de la pensées aussi bien qu'aux autres. Il se
forme ainsi une classe d'hommes exclusivement voués à Té-
tude des sciences, qui se partagent bientôt entre eux cette
étude, chacun se livrant exclusivement à une seule science,
puis à une seule division d'une seule science, et faisant con-
verger ainsi dans une direction unique des facultés naturel-
lement bonnes, fortifiées par un exercice fréquent et prolongé.
Par l'application des sciences k Texploitation de la terre
cultivable et des autres espèces de fonds productifs, l'homme
arrive jusqu'à augmenter l'aptitude naturelle de ces fonds, à
en rétablir la fécondité, lorsqu'elle est épuisée, à créer en eux
des aptitudes nouvelles que la nature leur avait refusées. Il
transforme un terrain par des amendements impérissables;
il rend poissonneux, par la pisciculture, un lac qui manquait
d'habitants ; il arrache des entrailles de la terre, par des engins
irrésistibles, les richesses qu'elle y avait jusqu'alors cachées.
Qui pourrait calculer ce que les industries extractives ont
gagné depuis un siècle par tous ces divers moyens! Leur
puissance de production s'est tellement accrue, que Ton voit
des sociétés obtenir du sol qu'elles habitent les aliments dont
elles ont besoin avec plus de facilité et d'abondance qu'elles
ne les obtenaient il y a cent ans, quoique leur population ait
plus que doublé depuis cette époque.
Cependant, le décroissement de l'efficacité du travail ex-
tractif doit devenir, il deviendra certainement sensible, au
moins par intervalles, si l'accroissement de la population
marche plus rapidement que l'accumulation du capital, ou
152 PRODUCnOH DE LA RICHESSE.
que les progrès de tout genre qui en sont le résultat. Pour
étudier complètement le sujet de la présente section, il faut
donc rechercher quelles sont les lois qui président à Taccrois-
sement des populations humaines.
Tout le monde peut reconnaître, en observant ce qui se
passe dans nos sociétés actuelles, que beaucoup d'hommes
et de femmes ne contribuent point à la multiplication de
Tespèce, quoiqu'il ne leur manque pour cela ni le pouvoir
physique , ni le penchant. Les causes de cette abstinence
volontaire sont tantôt l'institution du mariage, qui a pour
effet de rendre illicite ou immorale toute autre union des
deux sexes, tantôt un calcul de prudence que font les per-
sonnes adultes, soit dans leur propre intérêt, soit dans lln-
térêt des enfants qu'elles ont déjà engendrés : dans leur
propre intérêt, afin de ne pas aggraver les charges que la
parenté leur impose; dansTintérêt des enfants déjà nés, afin
de ne pas diminuer pour chacun de ceux-ci la part d'héritage
qui leur sera dévolue.
Les uns donc s'abstiennent par vertu, les autres, par calcul ;
et des vices très-communs, de fréquents désordres, plus ou
moins notoires, que la loi n'empêche point et n'essaye pas
même toujours de prévenir, prouvent que la part du calcul
dans cette abstinence est pour le moins aussi grande que celle
de la vertu. ^
Nous voyons aussi que beaucoup d'individus meurent avant
d'avoir atteint les limites extrêmes de la vieillesse, et que,
parmi les causes qui abrègent leur vie, l'insuffisance d'ali-
ments substantiels, de logements et de vêtements appropriés
au climat qu'ils habitent, en un mot les privations de toute
espèce et les diverses maladies qu'elles engendrent jouent
souvent un grand rôle.
De ces deux séries de faits observés, nous sommes autorisé
à conclure que la population de nos sociétés s^accroîtrait plus
rapidement qu'elle ne le fait, si le nombre des naissances
n'était pas diminué par des motifs de vertu ou de prudence,
INrLUEMCX DU DÉVELOPPEMENT fiC(»fOHIQUE. 155
et si la yie d'un certain nombre d'individus n'était pas abré-
gée par des privations* Le nombre et la durée des vies, voilà
les deux éléments dont se forme la différence entre le chiffre
total des êtres vivants à une époque donnée et ce même chiffre
à une époque postérieure, en d'autres termes, les deux facteurs
de l'accroissement d'une population. Or, chacun de ces deux
facteurs a dans la nature de Thomme sa raison d'être ; il
répond à une force animale, qui se trouve chez tous les êtres
vivants. Le premier répond à l'instinct puissant qui porte les
deux sexes à l'amour, le second à l'instinct non moins puis- .
sant de la conservation de soi-même. Nous pouvons donc
affirmer que les populations chez lesquelles on observe les
faits ci-dessus mentionnés ont une tendance naturelle à s'ac-
croître plus rapidement qu'elles ne s'accroissent aujourd'hui,
et que cette tendance naturelle est combattue par des causes
qui lui sont étrangères, qui ne la paralysent point elle-même
et ne l'affaiblissent point, mais qui en neutralisent partielle-
ment les effets, en lui opposant deux obstacles : un obstacle
préventif et un obstacle destructif.
D'un autre côté, nous savons que l'accroissement de la
population ne s'opère pas avec une égale rapidité dans tous
les pays que nous connaissons, ni dans toutes les classes dont
se compose la population d'un même pays.
Dans les pays où la population est encore faible relative-
ment à l'étendue du sol dont elle dispose, son accroissement
est toujours plus rapide que dans ceux où elle est déjà par-
venue à une notable densité, pourvu que la nature du sol, le
climat, la position géographique des premiers ne soient pas
trop défavorables à la production ni au commerce. En gé-
néral aussi, la classe des travailleurs qui ne vivent que de la
rémunération qu'ils obtiennent en échange de leur travail,
notamment celle des ouvriers de fabrique, s'accroît plus rapi-
dement que les autres classes de la société, ou, si son accrois-
sement n'est pas plus rapide, la durée moyenne des vies, en
d'autres termes la vie moyenne y est inférieure à celle des
154 fKODUCnOU W U »IG8I89B.
autres classes. Or, ces diiTérences ne peuvent s'expliquer que
de la manière suivante.
Dans les pays où la population est relativement faible,
rétendue disponible des terres fécondes non encore exploitées
permet un accroissement rapide de la production agricole et
une rapide accumulation du capital. Les moyens de subsis-
tance pour toutes les classes, Tapprovisionnement pour les
travailleurs, les carrières lucratives ouvertes à Tacûvité de
chacun s'y multiplient dès lors dans une telle progression, il
y devient tellement facile aux hommes de la génération pré-
sente d'améliorer leur condition et d'assurer l'avenir d'une
génération plus nombreuse, que les motifs d'abstinence men-
tionnés plus haut ne combattent que faiblement la tendance
naturelle de la population à se multiplier par des naissances
nouvelles, tandis que, d'autre part, les privations qui tendent
à diminuer la durée moyenne des vies, n'atteignant qu'un
petit nombre d'individus, ne produisent qu'un effet peu sen-
sible. L'obstacle préventif et l'obstacle destructif sont l'un et
l'autre moins agissants que chez les populations placées dans
d'autres circonstances.
Quant aux classes de la société qui se distinguent en gé«
néral par une teudance plus forte à se multiplier, ou plutôt
par une résistance plus faible à cette tendance naturelle,
comme les individus qui les composent n'ont pas d'autre
patrimoine que leur travail, ni d'autre revenu que la rému*
nération de ce travail, et comme ce revenu doit leur paraître
assuré pour la génération qui leur succédera et peut ordinai-
rement s'accroitre pour eux-mêmes par la coopération de
leurs enfants, ou conçoit facilement qu'ils ne soient point
arrêtés par les motifs de pi^udence qui agissent comme ob-
stacle préventif chez les autres classes de la société. Mais, s'il
arrive que le capital disponible, par conséquent la portion
de ce capital qui forme lapprovisionuement des travailleurs,
ne s'accumule pas assez vite pour sufiire aux besoins crois*
sants de cette portion de la société, il en doit résulter poui*
mFLUENGE DO DÉyELOTVEMBnT fiCONOBnQUE. 155
elle des privations, qai arrêtent ou ralentissent le mouve-
ment de sa population en multipliant les décès, c'est-à-dire
en abrégeant la durée moyenne des vies. .
Les faits et le raisonnement concourent donc à établir, en
premier lieu, que la population de nos sociétés civilisées a
une tendance naturelle à croître plus rapidement qu'elle ne
croît en réalité ; en second lieu, que cette tendance est par-
tout neutralisée dans son action, soit par les motifs réfléchis
que j'ai désignés sous le nom d'obstacle préventif, soit par
les causes accidentelles que j'ai appelées obstacle destructif;
en troisième lieu, que ces deux obstacles ont eux-mêmes une
cause commune, l'insuffisance du capital disponible, en d'au-
tres termes la lenteur relative de l'accumulation de ce capital.
Telles sont les lois de la population, lois que l'économiste
Maltbus a le premier formulées et démontrées sous le nom de
principe dépopulation^ en leur donnant une portée plus éten-
due que ne l'exige leur application à la science économique.
li en ressort évidemment deux propositions importantes, sa-
voir : que l'homme a le pouvoir de combattre et de neutraliser
la tendance naturelle qui porte son espèce à se multiplier, et
que l'exercice de ce pouvoir lui fournit un moyen toujours
praticable d'échapper aux conséquences de la fécondité dé-
croissante des fonds productifs.
L'homme a certainement le pouvoir de contrôler par la
réflexion ses appétits physiques, d'en régler la satisfaction,
de les dominer complètement par sa volonté. Qu'il obéisse,
en le faisant, à des motifs de vertu ou de prudence, le résul-
tat est le même pour ses intérêts matériels ; mais les motifs
de prudence ont l'avantage d'être plus généralement appli-
cables. La vertu a plusieurs principes, la prudence n'en a
qu'un ; les notions de vertu varient avec la position sociale,
les notions de prudence ne varient jamais.
Il est manifeste que l'intérêt personnel, qui est le principe
de la prudence, réclame impérieusement de tout homme,
quelle que soit sa position sociale, l'exercice de ce pouvoir ré-
i56 PRODucnon de la richesse.
gulateur. Pour un travailleur pauvre, en particulier, le choix
ne saurait être douteux entre l'obstacle destructif et Tobstacle
préventif, c'est-àrdire entre des maux qui abrégeront sa vie
et une abstinence calculée, qui, en réglant la satisfaction de ses
appétits, aura pour effet d'en rehausser la saveur et d'accroître
la somme aussi bien que la durée de son bien-être général.
Mais, grâce à une action générale de l'obstacle préventif,
la population pourrait s'accroître assez lentement pour que
l'accumulation du capital pût marcher aussi vite que ses
besoins et pour que des progrès accomplis dans les industries
extractives eussent le temps de neutraliser le décroissement
de fécondité des fonds productifs. Les sociétés échapperaient
ainsi à l'action de cette loi économique redoutable, qui, jus-
qu'à présent, a presque toujours fait succéder aux périodes
de prospérité progressive des périodes plus ou moins longues
de malaise, d'anxiété, de découragement et d'alarme.
Du jour où les sociétés humaines deviendront capables de
régler, par un exercice constant et général des facultés intellec-
tuelles et morales de leurs membres, l'accroissement de leur
population^ de cejour*là elles auront résolu un immense pro-
blème, car elles auront trouvé le moyen de faire avancer le char
d\i progrès avec une vitesse toujours égale, sur une carrière
débarrassée d'entraves et de périls, au lieu de lui imprimer,
comme elles le font maintenant, une marche inégale et sac-
cadée, sur une route encombrée d'obstacles et jonchée de
victimes.
SECTION II.
Apiltade déerotssante de eertalnes eaiéfforles
de traTaillears.
J'ai mentionné comme un fait général la tendance des
classes qui vivent exclusivement de la rémunération de leur
travail, notamment des ouvriers de fabrique, à se multiplier
plus rapidement que les autres classes de la société, lien ré-
IMFLUEHGE DU DÉTELOPPEMENT ÉCONOMIQUE. 157
suite que leur accroissement, lorsqu'il doil être arrêté, c'est-
à-dire lorsqu'il a marché d'un pas plus rapide que Taccu-
mulation de rapprovisionpement destiné à leur entretien, est
surtout arrêté par l'obstacle destructif. Si la tendance à mul-
tiplier n'est pas arrêtée par des motifs de prudence, en un
mot par la réflexion, il faut de toute nécessité que le nombre
des décès augmente, ce qui ne peut avoir lieu sans que la
durée moyenne de la vie soit abrégée.
Le &it dont il s'agit doit donc se révéler dans le chiffre qui
représente la durée moyenne de la vie. Or, il est constant et
notoire que la vie moyenne des populations vouées aux tra-
vaux des manufactures est inférieure à celle des autres classes
de la société, inférieure aussi à la vie moyenne générale du
peuple auquel appartiennent ces populations. D'où il suit
que, chez ces mêmes populations, l'âge moyen des vivants
est aussi inférieur, en d'autres termes, que les travailleurs
adultes y forment une partie moins considérable du nombre
total des vivants : première cause qui tend à diminuer l'apti-
tude générale de cette catégorie de travailleurs.
Une seconde cause qui agit dans le même sens, c'est l'insa-
lubrité inhérente à la plupart des travaux dans les grandes in-
dustries de fabrication . Pour que cette insalubrité existe, il n'est
pas même nécessaire que ces travaux produisent des émana-
nations plus ou moins délétères, ni qu'ils s'accomplissent dans
des locaux fermés, sous l'action d'une température constam-
ment trop élevée. La simplicité seule des travaux à exécuter,
leur durée souvent excessive, la répétition uniforme des
mêmes opérations, l'application constante des mêmes organes
et des mêmes facultés dans une direction unique suffisent
pour exercer une influence nuisible sur la santé des travail-
leurs, sur Tensemble de leur développement physique, par
conséquent sur leur aptitude générale.
Enfin, l'accumulation croissante du capital, en permettant
de réduire la coopération du travail humain à des mou-
vements qui n'exigent qu'un faible déploiement de vigueur
458 PRODUCTIOM Dl U RICHESSE •
corporelle et d'iatelligence, déploiement dout les femmes et
les enfants sont aussi capables que les hommes adultes, ne
contribue pas peu à diminuer Taptitude générale des ouvriers
de fabrique. Dès que le perfectionnement des machines i*end
possible la substitution des travailleurs faibles aux travail-
leurs forts, rintérét des entrepreneurs d'industrie les pousse
à la réaliser, car le travail des femmes et des enfants absorbe
une moins grande portion du capital mis en œuvre que celui
des hommes faits. Les besoins de ces travailleurs imberbes,
étant moindres que ceux des autres» exigent une moindre quan*
tité d'approvisionnement, et tout ce qui est économisé sur
cette portion du capital pouvant être employé en matières
premières, il en résulte un accroissement de la quantité totale
des produits obtenus par une quantité déterminée de travail,
c'est-à-dire un avantage évident pour les producteurs. Avec
la même dépense de capital fixe et de capital circulant, ils
obtiennent un produit plus abondant.
Mais le travail continu auquel sont ainsi voués les femmes
et les enfants exerce une inlluence désastreuse sur le dévelop-
pement physique, intellectuel et moral de la classe entière
chez laquelle se réalise une telle innovation. Cette influence
délétère s'exerce plus ou moins sur toute l'éducation et jus-
que sur la gestation des enfants, jusque sur l'allaitement des
nouveau-nés. Elle prépare des générations d'ouvriers chétifs
de corps et d'esprit, impropres à toute autre espèce de tra-
vaux industriels que ceux dont leur enfance a été ocçupée>
impropres aux travaux de l'agriculture, impropres à la guerre
et à la colonisation, impropres aussi à uue bonne partie des
devoirs et des responsabilités que leur impose la vie sociale.
Ou voit que l'accumulation du capital se combine ici avec
l'accroissement de la population pour produire une dimi-
nution dans l'aptitude générale d'une catégorie de travail-
leurs. Cette même accumulation du capital fournit un pre-
mier remède au mal signalé ; elle est une des causes qui
tendent sans cesse à neutraliser ce mal. En effet, plus le
]
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE. 159
capital s'accumule, plus les industries de fabrication devien-
nent capables de produire en grand, par conséquent d'in-
troduire de nouveaux perfectionnements dans leurs procédés,
de pousser plus loin la division du travail et la substitution
des moteurs naturels aux forces humaines. La coopération
de l'homme étant ainsi de plus en plus diminuée, la ma-
chine vivante de plus en plus remplacée par un mécanisme .
inanimé, les ouvriers qui se trouvent réduits à cet état de
machines vivantes doivent former une aliquote de moins en
moins considérable du nombre total des travailleurs. j
Mais le moyen le plus efficace de combattre le décrois-
sement d'aptitude chez les ouvriers de fabrique, le seul
moyen qui puisse l'arrêter entièrement et en neutraliser com-
plètement les causes, c'est celui qui dépend de la volonté de
celte catégorie même de travailleurs, c'est une action de plus
en plus constante et générale de l'obstacle préventif sur le
mouvement de la population. En modérant par une abstinence
réfléchie leur tendance naturelle à se multiplier, en réglant
ainsi l'accroissement de leur nombre total de telle manière,
que l'approvisionnement qu'ils doivent se partager assure à
chaque famille, outre la complète satis&iction de ses besoins
physiques, les moyens de pourvoir à son développement intel-
lectuel et moral, ils échapperont aux conséquences fatales
qu'entraîne, pour une partie d'entre eux, le progrès industriel;
ils forceront le développement économique de la société à
respecter dans sa marche leur dignité d'hommes, leur indé-
pendance, leur bien-être physique, leur vigueur de corps et
d'esprit, enfin leur aptitude générale aux travaux écono-
miques et aux devoirs de la vie sociale. Le char du progrès
ne peut traîner après lui malgré eux, ou écraser dans sa
course, que des êtres déjà physiquement et moralement affai-
blis. Qu'il rencontre des hommes forts, et il faudra bien qu'il
règle sa marche sur la leur, ou qu'il se passe d'eux et se dé-
tourne pour ne pas les heurter.
CHAPITRE IX.
DE LA FORMAnON ET DE L'AGCUMULAnOM DU CAPITAL.
SECTION I.
De l'éparf Be.
Il y a chez l'homme deux tendances opposées, qui dirigent
alternativement sa conduite à Tégard des biens matériels.
L'une est le penchant à jouir actuellement de ces biens ;
Tautre, c'est le désir de s'en assurer la jouissance dans
l'avenir. La première de ces tendances nous porte k consom-
mer sans travailler; la seconde, à épargner et à travailler.
Elles résultent d'un même mobile, la recherche du bonheur,
et se manifestent chez tous les individus, mais dans des pro-
portions très-diverses, suivant qu'ils sont plus ou moins sen-
sibles à Tattrait des jouissances actuelles. De là ces nuances
de caractère qu'on observe dans toute société, depuis le dis-
sipateur, qui fait abstraction du lendemain, jusqu'à l'avare,
qui fait abstraction du présent.
Nous avons vu, en faisant l'analyse du capital, que les di-
vers éléments dont il se compose doivent exister, doivent
être à la disposition du producteur avant la production. Il
faut que le producteur soit approvisionné d'instruments de
travail, de matières premières et de moyens de subsistance,
avant de se livrer au travail pour lequel ces choses sont né-
cessaires. Or, pour que cela soit possible, il faut que ces
choses aient été soustraites à la consommation immédiate de
FORMATION ET ACCUMULATION DU CAPITAL. 161
simple jouissance ; par conséquent, ii faut que ceux qui les
ont produites aient travaillé plus que ne Texigeaient leurs
besoins, ou que, s'ils n'ont travaillé qu'en vue de ces besoins,
ils aient ensuite moins consommé qu'ils n'avaient produit;
car il est bien évident que, si aucun homme ne produisait
par son travail plus qu'il ne veut consommer immédiatement
et si on consommait toujours immédiatement la totalité^e ce
qu'on produit, jamais aucun produit, aucune portion de ri-
chesse ne se trouverait disponible, comme élément de capital,
pour une production ultérieure ; en d'autres termes, le capital
ne se formerait pas.
La formation du capital est donc le résultat de deux genres
d'efforts : efforts d'activité, de la part de ceux qui produisent
plus qu'ils ne veulent immédiatement consommer ; efforts
d'abstinence, de la part de ceux qui ne consomment en jouis-
sances immédiates qu'une partie de ce qu'ils ont produit, ou de
ce qu'ils pourraient consommer de cette manière. Mais les ef-
forts d'activité pourraient aussi être rangés sous le chef de l'ab-
stinence, car l'homme qui travaille plus que ses besoins pré-
sents ne l'exigent s'abstient d'un repos présent qu'il pourrait
goûter, il s'abstient d'une jouissance actuelle en vue de l'a-
venir. D'ailleurs, le résultat des deux genres d'efforts est le
même, c'est l'épargne; ils aboutissent l'un et l'autre à sous-
traire aux besoins actuels des consommateurs une certaine
portion de richesse, en la réservant, soit pour une consom-
mation économique, c'est-à-dire pour une production ulté-
rieure, soit pour une consommation future de jouissances.
L'épargne, voilà le fait qui rend disponible comme capital
une portion quelconque de richesse ; en d'autres termes, le
fait qui rend possible, d'abord, la formation, puis l'accumu-
lation du capital. La seconde des deux tendances que j'ai
signalées est donc la seule qui contribue, au moins directe-
ment, à l'accroissement de la richesse des nations, et c'est
parce que cette tendance prévaut généralement sur la ten-
dance opposée , que presque toutes les nations de l'Europe
I. 11
162 PRODUCnON DE LA RIGHESSI.
ont vu pendant des siècles, et voient aujourd'hui plus que
jamais, s*accroitre la somme de richesse dont elles dis-
posent.
Quand la tendance à jouir dans le présent l'emporte chez
un individu sur la tendance à épargner, elle ne sVréte point
nécessairement à un eiiet purement négatif. Le même oubli
de l'avenir, qui porte un homme à ne pas accroître son capital,
c'est-à-dire à consommer immédiatement tous les produits
de son travail présent, peut le porter aussi à entamer le capital
dont il dispose déjà, c'esl-à-direàconsommer en jouissances
les produits accumulés de son travail antérieur, ou du travail
d'autrui. Si cette tendance à la dissipation prévalait généra-
lement dans une société, le résultat en serait donc, suivant le
degré de cette prévalence, tantôt une marche encore progres-
sive mais lentement progressive, tantôt un état stationnaire,
tantôt une marche décidément rétrograde du développement
économique de cette société; une marche lentement pro-
gressive, tant que la somme des épargnes effectuées serait
encore supérieure à la somme des portions de capital dissi-
pées; un état stationnaire, quand ces deux sommes se balan-
ceraient Tune l'autre ; une marche rétrograde, quand la pre-
mière serait inférieure à la seconde.
Dans la réalité, les portions de capital dissipées et les épar-
gnes accomplies se présentent sous la forme de sommes d'ar-
gent, et ces sommes n'étant ni détruites par la dissipation,
ni ajoutées par l'épargne à la masse générale des richesses, il
parait impossible que ces deux manières d'agir opposées
produisent les effets que la science leur attribue. Cette illusion,
entretenue et fortifiée par l'habitude constante où l'on est
d'évaluer en argent les richesses dissipées ou épargnées, jette
beaucoup d'obscurité sur l'explication scientifique des phé-
nomènes de la production. Le langage de la science en reçoit
un caractère abstrait, qui rebute facilement les intelligences,
par les efforts continus d attention qu*il leur impose. Cepen-
dant la science ne fait que discerner et décrire les véritables
FORMATION ET ACCUMULATION hV CAPITAL. 163
réalités, en les dégageant d'apparences fallacieuses, en mon-
trant, SOUS l'enveloppe qu'on voit, les faits réels qu'on ne
voit pas. Mais je dois ajourner encore Texplicalion, qui, en
rendant aux apparences leur vrai caractère et en les ralta-
chant aux principes généraux de la science, fera cesser toute
illusion et toute obscurité ; car ces apparences, ou plutôt ces
réalités apparentes sont elles-mêmes des faits économiques
distincts, des phénomènes de circulation, qui feront lama-
tière du second livre de cet ouvrage. Je me bornerai donc
ici à poser au lecteur les deux questions suivantes, qui l'en-
gageront peut-être à se défier d'avance des caractères qu im-
prime à certains faits économiques l'intervention du numé-
raire dans la circulation de la richesse :
1® Les sommes que dépense sans les consommer le dissi-
pateur qui entame son capital ne sont-elles pas employées
à lui procurer d'autres produits, qu'il consomme réellement
pour son plaisir, et qui auraient pu, 8*il ne les avait pas
consommes, faire partie du capital disponible dont s'alimente
la production de la richesse?
^ Les sommes que l'épargne soustrait à la consommation
de pure jouissance ne représentent-elles pas, pour celui qui
en dispose, le pouvoir d'acquérir et de consommer d'autres
produits, qui, n'étant pas consommés de cette manière, de-
meurent disponibles dans la société, pour être appliqués à la
production, comme addition au capital déjà mis en œuvre?
Ces questions, si elles ne conduisent pas le lecteur à une
pleine intelligence du sujet, le disposeront tout au moins à
plier son esprit aux nécessités du langage et de la méthode
scientifiques.
D'ailleurs, en détournant son regard des faits particuliers
pour ie porter sur l'ensemble du mouvement économique,
on aperçoit dans toute son évidence le principe que j'ai sur-
tout à cœur d'établir, savoir : que les capitaux ne se forment
et ne s'accumulent qu'au moyen de l'épargne.
En effet, le numéraire ne fait point partie du capital dispo-
164 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
nibie de la société, car il ne peut, en sa qualité de numé-
raire, servir d'instrument pour aucun travail, ni de matière
première pour aucune fabrication, ni d'approvisionnement
consommable pour aucun travailleur.
D'un autre côté, le numéraire ne fait point partie, comme
tel» de cette consommation totale de la société qui se corn*
pose de toutes les consommations individuelles de ses mem-
bres, car le numéraire, comme tel, ne satisfait aucun des
besoins réels ou factices de Tindividu.
Ainsi, la société, avec un capital dans lequel le numéraire
n'entre point comme élément, produit une masse de richesse
consommable dont le numéraire ne fait point partie ; or, ce
capital, étant lui-même le résultat d'une production anté-
rieure, n'a pu se former que parce que la société a moins
consommé qu'elle n'avait produit et n'a pu s'accumuler que
parce qu'elle continuait de consommer moins qu'elle ne pro-
duisait, moins qu'elle n'aurait pu, tout en mainj^nant son
capital antérieur, consommer en pures jouissances. Mais, la
consommation de jouissance n'étant pour la société que la
somme des consommations individuelles de ses membres,
l'épargne collective qu'elle fait sur cette consommation ne
saurait être que le résultat d'épargnes individuelles, le résul-
tat de ce qu'un certain nombre d'individus consomment en
jouissances moins que la portion de richesse qui leur est
attribuée sur la production totale. Par conséquent les actes
de cette espèce, c'est-à-dire les épargnes individuelles, sous
quelque forme qu'elles se présentent dans la réalité, sont
la vraie cause, la seule cause efficace de l'accumulation du
capital.
Mais quel est le principe de l'épargne? quel est le mobilede
cette tendance générale sans laquelle tout développement
économique serait impossible?
L'homme ne se livre à un travail quelconque, du corps ou
de l'esprit, il ne s'impose une abstinence quelconque de salis-
factions présentes, que sous la pression d'un besoin, soit de
FORMAHON ET ACCUMULAnON DU CAPITAL. 165
conservation, soit de jouissance. Egoïste et sensuel, il travaille
ou s'abstieat pour lui seul; bienveillant, sensible et doué
d'une intelligence active, il travaille ou s'abstient pour d'au-
tres; mais il a toujours une fin personnelle, car ses besoins
intellectuels et moraux sont toujours les siens propres, et
les efforts qu'il fait pour les satisfaire se rapportent tou-
jours à son individualité, parce qu'ils aspirent et aboutis-
sent toujours à une modification dans sa propre vie indivi-
duelle.
Ainsi, pour que la tendance qui nous porte à épargner se
manifeste en nous, il faut que l'épargne puisse contribuer
à notre bonheur, c'est-à-dire répondre aux besoins et aux
désirs en vue desquels nous nous serons soumis à des efforts
de travail et d'abstinence ; ce qui ne peut avoir lieu que si la
jouissance et la libre disposition des produits épargnés sont
assurées à celui qui en a fait l'épargne, en d'autres termes si
ces produits lui appartiennent exclusivement. Le droit de
propriété est donc une condition absolue de l'épargne, une
condition absolue de l'accumulation du capital et de tout le
développement économique des sociétés.
C'est le droit de propriété qui rattache les efforts accu-
mulateurs à des besoins toujours présents et toujours agis-
sants de notre nature, par conséquent aux seuls motifs que
nous puissions avoir de nous imposer de tels efforts. Sans le
droit de propriété, l'épargne serait un acte insensé, puis-
qu'elle serait un sacrifice purement gratuit de repos ou de
bien-être.
Je reviendrai sur le principe et sur les conséquences du
droit de propriété dans le troisième livre de cet ouvrage, en
parlant de la distribution de la richesse ; car, si ce droit exerce
une action indirecte sur la production et l'accumulation de la
richesse, en fournissant un stimulant aux efforts de travail
et d'abstinence, il est aussi la cause directe et immédiate de
tous les phénomènes de distribution, la base unique, la seule
base possible de cet organisme compliqué, en vertu duquel la
166 PRODUCTION DE LA RIGHESU.
riche8S6 produite se trouve répartie entre tous les membres
de la société.
SECTION 11.
Bu pv^tkt aeimmslateiir et de la reprodnetloB en eapltal
eoBsenutté.
Nous avons vu plus haut que le capital appliqué à la pro-*
duction de la richesse est nécessairement consommé par cette
application, tantôt lentement, tantôt rapidement. La consom-
mation est lente à legard des instruments formels du travail ;
elle est rapide à l'égard des matières instrumentales, des ma*
tières premières et de l'approvisionnement.
Nous avons vu, en outre, qu'il doit exister, entre les divers
éléments du capital disponible, une certaine proportion, faute
de laquelle une partie de ce capital demeure nécessairement
inactive et ne peut, dès lors, contribuer en rien à Taccumula-
tion de la richesse.
De ces deux vérités incontestables il résulte, en premier
Uçu, que la reproduction entière du capital consommé doit
précéder toute addition faite par Tépargne au capital dispo*
nible ; en second lieu, que, pour que cette reproduction soit
réelle et pour que l'épargne qu elle rendra possible contribué
tout entière à Taccumulation ultérieure de la richesse, il
faut que les divers éléments du capital soient constamment
fournis, par les industries qui s'en occupent, dans lapropor*
tion que déterminent les exigences réelles de la production.
Si la production totale d*une période quelconque, par
exemple d'une année, ne suffit pas, ou suffit tout justement
pour renouveler entièrement le capital qui a été consommé
dans cette production, il est bien évident qu'aucune épargne
ne sera possible, au moins aucune épargne de produits pro-
pres à être employés comme éléments d'un capital, et que la
production de la période suivante sera nécessairement infé-
FORMATION ET AGGlTlIULATlOIf DU CAPITAL. l67
Heure, ou tout au plus égale à celle de la période écoulée.
L'épargne réelle, l'épargne ayant un caractère accumulateur
ne peut jamais être qu'une fraction de l'excédant de la pro-
duction totale Sur le capital consommé, ou, pour parler plus
eiactement, du capital reproduit sur le capital qui serait
nécessaire pour alimenter une production toujours égale.
D'un autre côté, il est certain que, si le capital produit,
tout en demeurant égal au capital consommé par la quantité
absolue de produits dont il se compose, ne fournissait pas les
divers éléments de ce capital dans la proportion déterminée
par les exigences de la production, cette reproduction ne serait
pas entière, puisqu'une partie seulement du capital reproduit
pourrait s'appliquer à la production ultérieure, tandis qu'une
autre partie demeurerait forcément sans emploi. Si, au con-
traire, la reproduction des divers éléments du capital s'accom-
plit dans la proportion voulue, non-seulement le capital
consommé sera renouvelé sans diminution, pourvu que la
quantité absolue des produits soit égale ; mais, si la quan-
tité reproduite dépasse la quantité consommée, l'épargne
appliquée à cet excédant fournira un capital additionnel égale-
ment applicable aux exigences de la production, par consé-
quent l'accumulation progressive du capital deviendra pos-
sible.
Supposons trois industries réunies et travaillant avec un
capital commun. La première est une industrie extractive,
qui fournit une partie de l'approvisionnement nécessaire à
elle-même et aux deux autres, plus toute la matière première
qu'elles emploient ensemble. La seconde et la troisième sont
des industries de fabrication, dont Tune fournit le supplément
de l'approvisionnement total, l'autre, la totalité des instru-
ments employés dans les trois industries.
La somme des produits fournis par le travail réuni de ces
trois industries pendant une année, se trouvant composée
selon les besoins de la production, c'est-à-dire comprenant
les trois éléments du capital dans les proportions convenables,
168 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
la production pourra, si cette somme surpasse le capital con-
sommé, être continuée l'année suivante avec un capital su-
périeur au premier ; il y aura un excédant de matières pre-
mières, d'instruments et d'approvisionnement, qui formera,
s'il est épargné, un capital additionnel disponible. C'est cet
excédant qui constitue pour la société ce que j'appelle le
profit accumulateur. Les industries qui contribuent à le pro-
duire sont des industries accumulantes; celles qui absorbent
du capital sans en reproduire aucun élément sont des indus-
tries absorbantes.
C'est à l'aide du produit accumulateur seul, que les sociétés
peuvent accumuler de la richesse et entretenir un nombre
toujours croissant de producteurs. Il ne peut donc s'élever
aucun doute sur Texistence d'un profit accumulateur, comme
résultat collectif de Tensemble des productions, puisque le
fait de l'accumulation de la richesse est patent, même chez
les nations qui semblent avoir pris à tâche de ralentir leur
développement économique par des entraves et des restrictions
de tout genre.
Mais quelles industries sont accumulantes? Quelles indus-
tries sont absorbantes ? C'est ce qu'il n'est jamais possible
de constater, parce qu'on ignore quels sont les produits qui
pourront être employés comme éléments du capital dans la
production future et dans quelle proportion les produits de
ce genre sont fournis par l'ensemble des industries exploitées.
Tout ce qu'on peut affirmer, c'est que les industries qui se
fournissent réciproquement les divers éléments de leur ca-
pital sont, en général, assez accumulantes, pour que leur
produit total excède constamment le capital consommé et
donne lieu ainsi à un accroissement progressif de la richesse.
Cependant, il faut bien exclure du nombre des industries
accumulantes celles dont les produits ne peuvent absolument
faire partie d'aucun capital. Ces industries-là, si elles ve-
naient à être seules exercées, finiraient par consommer tout
le capital de la société, sans jamais en rétablir aucune par-
FORMATION ET ACCUMULATION DU CAPITAL. 169
celle. Quoiqu'elles soient productives de richesse, c'est-à-dire
de choses immédiatement utiles à l'homme, elles ne donnent
aucun profit accumulateur à la société ; elles ne contribuent
point à l'accumulation de la richesse ; elles la retardent, au
contraire, en absorbant une partie du capital qui pourrait être
employé avec un profit accumulateur.
Imaginez une industrie dont les produits ne servent de
matière première ni d'instrument à aucune autre et ne font
point partie de Tapprovisionnement des producteurs en gé-
néral. Cette industrie, seule ou réunie avec d'autres, sera
nécessairement absorbante ; tandis qu'une industrie qui crée
un élément quelconque du capital disponible pourra, en se
combinant avec celles qui fournissent le surplus, devenir
accumulante.
Il y a deux circonstances, très-diverses quant à leur ré-
sultat pour le bien-être social, qui peuvent ralentir Taccumu-
lation du capital par leur tendance commune à diminuer le
profit accumulateur, en supposant même que toutes les in-
dustries soient accumulantes, c'est-à-dire qu'elles travaillent
toutes à se fournir réciproquement les éléments de leurs capi-
taux. La première de ces circonstances a lieu lorsque la quan-
tité d'approvisionnement nécessaire à la production s'accroît,
lorsqu'il faut, pour chaque production, une quantité plus
forte qu'auparavant de cet élément du capital. Dans ce cas,
une partie des matières premières précédemment employées
comme telles devant être employées comme approvisionne-
ment, les producteurs, qui travailleront avec une quantité
moindre de matières premières, fourniront aussi une quantité
moindre de produits. Dès lors, diminution du profit accu-
mulateur, c'est-à-dire de l'excédant de la production sur le
capital consommé.
La seconde circonstance a lieu lorsque des industries absor-
bantes s'établissent, ou lorsque la classe des individus qui
consomment sans produire vient à s'augmenter, ou à con-
sommer une plus grande quantité de produits, propres ou non
170 PRODUCTION DR U RICHESSE.
à faire partie d'un capital eflectif. Dans ce cas, il est bien
évident que la société perd cette portion du profit accumula-
teur qu'elle aurait obtenue par l'emploi des capitaux que les
nouvelles industries ont absorbés, ou qui ont été consacrés
par les anciennes à des productions absorbantes.
Mais rhypollièse que j'ai faite ne se réalise jamais. Dans
toute société il existe des industries absorbantes et des con-
sommateurs qui ne produisent rien. Cela est surtout vrai dans
nos sociétés européennes, où les productions destinées à sa-
tisfaire les fantaisies les plus raffinées de la sensualité oti de
la vanité ont reçu un développement si étendu.
Dans cet état de choses, un changement de proportion quel-
conque entre Tapprovisionnement nécessaire à chaque pro-
duction et les autres éléments du capital pourra être sans
influence sur le profil accumulateur et sur la loi d'accumu-
lation.
En effet, si l'approvisionnement nécessaire augmente, il
sera complété au moyen de produits des industries absorban-
tes, qui seront alors consommés par des producteurs et en
vue de la production, au lieu de Tètre par des non-produc-
teurs, en vue de la seule jouissance.
Le profit accumulateur des industries qui en fournissaient
un sera diminué, sans doute; mais il y aura des industries^
auparavant absorbantes, qui deviendront accumulantes,
parce que leurs produits feront partie de l'approvisionnement
des producteurs, c'est-à-dire du capital effectif de la société.
La somme totale du profit accumulateur pourra donc rester
la même.
Si, au contraire, l'approvisionnement nécessaire éprouve
une diminution, ce qui ne sera plus consommé par les pro-
ducteurs le sera par les non-producteurs. Les industries qui
demeureront accumulantes produiront davantage ; mais
d'autres, qui l'étaient, cesseront de l'être, parce que leurs
produits ne feront plus partie de l'approvisionnement des
producteurs» ni d'aucun capital.
FORMATION ET ACCUMULATIOM DU CAPITAL. 171
En d autres termes, un changement dans la distribution
de la richesse, qui aurait pour effet d*augmenter ou de dimi-
nuer Tapprovisionnement réparti entre les producteurs, pour-
rait n'altérer en aucune façon laccumulation progressive de
la richesse sociale. L'épargne pourrait continuer irèlre aussi
facile et aussi abondante qu'auparavant; seulement elle de-
viendrait, dans le premier cas, j)Ius dilficile pour les capita-
listes et plus facile pour les simples ouvriers; dans le second
cas, plus diflicile pour ceux-ci et plus facile pour ceux-là.
J*ai supposé, jusqu'à |)résent, le nombre des producteurs
invariable. Si ce nombre venait à s'accroître, t?ans que Tap-
provisionnement nécessaire pour les mettre tous en œuvre
éprouvât aucune augmentation, chaque industrie pourrait,
avec la même quantité d'approvisionnement qu'auparavant,
fournir une plus grande quantité de produits. Pour cela, il
lui faudrait une quantité additionnelle de matières premières
et d'instruments, qui lui seraieut fournis par des industries
jusqu'alors absorbantes. Il y aurait accroissement du profit
accumulateur de deux manières, savoir : par l'augmentation'
de celui que rapportaient les industries antérieurement accu-
mulantes et par l'addition de celui que rapporteraient cer-
taines industries auparavant absorbantes. Cet clfet se révèle-
rail dans la vie pratique par la facilité de l'épargne, qui serait
plus augmentée pour les capitalistes qu'elle ne serait dimi-
nuée pour les simples ou\riers.
Si, dans ce cas, une partie des producteurs additionnels
n'étaient pas employés, ils seraient rejetés dans la classe des
non-producteurs, dont ils auj;menteraient le nombre, et l'ad-
dition faite au profil accumulateur s'en trouverait diminuée
dans la même proportion.
Une diminution du nombre des producteurs, sans diminu-
tion correspondante de Tapprovisionnement nécessaire, pro-
duirait des effets précisément inverses de ceux que je viens
de signaler.
Une nation qui consacrerait perpétuellement la totalité de
172 PRODUCnON DE LA RIGHBSSB.
son profit accumulateur à des productious absorbantes, ou qui
réchangerail, avec une autre nation, contre des produits im-
propres à faire partie d'un capital quelconque deviendrait,
économiquement parlant, stationnaire ; elle ne ferait plus
de progrès dans la richesse ; elle n'accumulerait plus ; elle
n'aurait donc pas les moyens d'entretenir dans le même état
de bien-être une population croissante.
CHAPITRE X.
inrLUENGE DES CONSOXMATIOMS SUR LE DÉYELOPPElieNT GÉNÉRAL
DE LA PRODUCTION.
Les principes que j'ai développés dans les précédents chapi-
tres conduisent à des vérités pratiques, dont chacun peut faire
Tapplication dans sa vie privée ; car les efforts qu'exige la
production et les consommations par lesquelles toute richesse
est détruite sont des actes individuels, soumis à la volonté
de l'homme. Toutefois, la science économique ne pouvant
envisager de tels actes que dans leurs rapports avec la ri-
chesse sociale et devant faire abstraction complète de leur
caractère moral, les vérités qu'elle enseigne ne sont jamais
des règles impératives, comme celles de la morale. Si elles
peuvent quelquefois diriger nos volontés, c'est en tant seule-
ment qu'elles nous éclairent sur certaines conséquences de
nos actions.
La morale dit à l'homme : Tu agiras ainsi et non autrement ;
Téconomie politique se borne à lui dire : Si lu agis ainsi, telles
en seront les conséquences pour la richesse publique.
Cette distinction, qui domine toutes les applications de Té-
conomie politique, est particulièrement importante dans les
questions relatives aux actes de la vie privée, parce que ces
actes ont, beaucoup plus souvent que les actes publics, un
caractère moral certain et uniformément reconnu. La morale
ne fournit, par exemple, à Tégard des dépenses de l'Etat,
qu un petit nombre de règles tout à fait générales, tandis
qu'elle en fournit de très-précises et de très-détaillées à l'égard
des dépenses privées.
174 PRODUCTION DE LA R1CBES8K.
SECTION 1.
Consommations économiques.
Consommer économiquement, c'est consommer en vue de
la production, consommer une richesse faisant foncliou de
capital, c'est-à-dire employée comme instrument, coname
approvisionnement, ou comme matière première.
Le capilal qui est consommé, étant lui-même le produit
du travail, figure comme élément essentiel dans l'évaluation
de la quantité totale de travail qu'exige la production à la-
quelle il e.-t employé, et la quantité du produit obtenu est
généralement déterminée par la quantité du capital con-
sommé, ou, ce qui signifie la même chose, par la quantité
totale du travail accompli. Cependant il existe, à cet égard,
une différence notable entre le capital fongible et le capital
fixe.
La quantité du produit obtenu est nécessairement déter-
minée par la quantité du capital fongible qui a été mis eu
œuvre, et celte dernière quantité détermine aussi la quantité
totale du travail employé à la production. La quantité -du tra-
vail actuel et celle du produit obtenu croissent, en effet, dans
les industries extractives, avec la quantité d'approvisionne-
ment, dans les industries de fabrication, avec la quantité
d'approvisionnemt»ut et de matières premières qu'on applique
à la production. Or, ces quantités d'approvisionnement et de
matières premières sont elles-mêmes généralement détermi-
nées par les quantités de travail qui ont été employées à leur
production.
Mais le pouvoir producteur du capital fixe, son concours
actif à la production n*est pas nécessairement déterminé par
la quantité de ce capital, ni par la quantité de travail qu*on
a em[)loyée pour le produire. Ce pouvoir tient à certaines
dimensions, à certaines formes, à certaines propriétés sub-
IlfFLUSMGl DES GONSOBOf ATI0I4S . 475
stantielies, et, une fois ces conditions obtenues, le perfection-
nement ultérieur, qui peut résulter de l'emploi d'une quantité
additionnelle de travail, n'ajoute rien à Tefficacité du capital
fixe envisagé comme instrument de travail, rien, par consé-
quent, à la quantité de travail acUiel qu'il peut mettre en
œuvre, ni à la quantité de produits qu'on peut en obtenir.
Si un cbeval commun, une charrue toute simple, une ma-
chine à vapeur dénuée de tout ornement, une usine bâtie en
briques présentent les conditions de forme, de dimensions, de
solidité et de force qu'exige la production à laquelle ces in-
struments doivent concourir, on ne gagnera rien à leur
substituer un cheval de race, une charrue plaquée d'or, une
machine à vapeur garnie de pierres précieuses, une usine
bâtie en marbre ou en granit. On aura des instruments plus
beaux, plus parfaits dans un sens, non plus efficaces, non
plus parfaits au point de vue économique. Or, toute ad-
dition superflue de travail, qui est appliquée h la production
du capital fixe, ne peut Tétre qu'au détriment du capital
fongible, soit pour la société prise en masse, soit pour chaque
entreprise particulière.
Si nous considérons la société en masse, il est évident
qu'elle dispose, pour la salisfaclion de ses besoins, d'une
quantité déterminée de travail, et que plus elle en consacre
à la production du capital fixe, moins il doit lui en rester pour
celle du capital fouf^ible. Quant au producteur pris indivi-
duellement, s'il dispose d'un capital de 100, qui représente
une certaine quantité de travail antérieurement accompli,
on conçoit aisément que la portion de cette quantité qui
est absorbée par son capital fixe ne peut s'accroître que par
une diminution correspondante de son capital circulant. Si
le capital fixe absorbe 75, il restera 25 pour le capital circu-
lant ; si le capital fixe absorbe 80, 85 ou 90, le ca[>ital cir-
culant sera réduit à 20, à 15, à 10.
Toute addition faite au capital fixe de la société est néces-
sairement prise sur le capital tbngible ; c'est toujours une
176 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
transformation d'un capital fongible en capital fixe; mais,
quand cette transformation a lieu d'une manière économique,
c'est-à-dire lorsqu'on ne consacre à la production du capital
fixe que la quantité de travail strictement nécessaire pour
donner à ce capital la plus grande efficacité dont il soit sus-
ceptible, l'économie de main-d'œuvre, et par conséquent
d'approvisionnement, qui en résulte neutralise TefTet de la
transformation et permet à la société d'obtenir une quan-
tité croissante de produits avec une quantité proportionnel-
lement décroissante de capital fongible, ainsi qu'on l'a vu
dans le chapitre sixième du présent livre.
Il en est autrement d'une addition superflue, puisqu'une
telle addition n'ajoute rien à l'efficacité productive du capital
fixe et ne contribue en rien à l'économie de main-d'œuvre
que procure l'emploi de ce capital.
Il n'arrive guère, sans doute, qu'un agriculteur emploie
des charrues plaquées d'or, ou qu'un fabricant fasse garnir
ses machines à vapeur de pierres précieuses ; mais il arrive
souvent que des dépenses non moins superflues, quoique en
apparence moins déraisonnables, sont faites par des produc-
teurs, tantôt en vue d'avantages chimériques reposant sur
des calculs erronés, tantôt sous l'impulsion de besoins plus
ou moins factices, parfaitement étrangers au but économique
de la production. Ainsi, on s'attache quelquefois à donner
aux constructions industrielles une grande solidité, afin de
leur assurer une longue durée ; on construit, pour une ma-
nufacture ou pour une maison de ferme, un édifice massif
qui durera soixante ans, au lieu d'un bâtiment léger qui
n'en durerait que vingt, sans songer que le capital circu-
lant qu'on épargnerait en préférant la dernière construction
produirait beaucoup plus qu'il ne faudrait pour le renouveler
entièrement à l'expiration des vingt années.
D'autres producteurs font des dépenses d'ornementation
extérieure ou de décor intérieur, pour se procurer des plai-
sirs artistiques ou des satisfactions de vanité. De telles dé^
INFLUENCE DES CONSOMMATIONS. 177
penses, quoique appartenant aux consommations économi-
ques par l'objet auquel elles s'appliquent, se confondent
réellement^ par leur but et par leur effet, avec les consomma-
tions de pure jouissance.
SECTION II.
Consommations ée Jonlssanee*
Une dépense qui est faite en vue de la production peut, ainsi
qu'on l'a vu dans la précédente section, devenir partiellement
une consommation de jouissance, lorsqu'elle dépasse le but,
c'est-à-dire lorsqu'elle devient partiellement superflue. Toute-
fois, ce que je vais dire se rapporte surtout aux consomma-
tions dont les objets ne sont pas employés comme capital par
ceux qui les consomment et aux membres de la société
qui sont consommateurs dans ce sens . soit qu'ils concou-
rent ou ne concourent pas directement à la production de la
richesse.
Beaucoup de consommateurs disposent annuellement d'une
quantité de richesse qui excède plus ou moins ce qui serait
nécessaire pour maintenir leur existence, quantité dont ils
pourraient dès lors épargner une partie pour l'employer,
comme capital, dans une industrie quelconque. C'est par de
telles épargnes que le capital des sociétés s'accumule et que
leur richesse va croissant. La consommation, au contraire, a
pour effet immédiat de retrancher de la masse des richesses
produites tout ce qui est réellement et définitivement con-
sommé. Il est donc parfaitement certain que c'est en épar-
gnant, non en consommant, que les membres de la société
contribuent à l'accroissement de la richesse sociale.
Cette vérité n'est point contestée à l'égard des individus
qui consomment ce qu'ils ont eux-mêmes produit ; elle ne le
serait jamais dans une société où chacun produirait lui-même
tout ce qu'il consommerait.
I. 12
i78 PROIHICfflOII DI LA MCnSUB.
Voilà une famille de cultivateurs qui produit, sur son
propre fonds et par son propre travail, plus de blé qu'il ne
lui en faut pour vivre. N'esl-il pas évident que, si elle n'en
consomme sous forme de pain qu'une portion, l'excédant
pourra être employé, par elle ou par d'autres, comme appro-
visionnement pour une production quelconque, et s'ajoutera
ainsi à la masse du capital disponible que la société con-
sacre à entretenir des travailleurs; tandis que, si cette même
famille consomme tout son blé pour la satisfaction de ses
besoins personnels, cet emploi et cette addition n'auront pas
lieu?
Or, il n'y a aucune raison pour que l'épargne et la con-
sommation aboutissent à des résultats différents lorsqu'elles
s'appliquent à des choses que le consommateur n'a pas pro-
duites lui-même. Quels que soient les produits dont se com-
pose la portion de richesse que je puis consommer, quels
qu'en aient été les producteurs et de quelque manière que
ces produits soient mis à ma disposition, il est toujours cer-
tain que ce ne sera pas en consommant toute celte quantité
disponible de produits que je pourrai accroître la masse de
richesse dont elle fait partie ; tandis que, si je ne consomme
que les trois quarts ou la moitié de cette quantité de produits,
le reste s'ajoutera au fonds général de consommation, ou au
capital disponible de la société» et je pourrai moi-même
puiser plus tard, dans le premier, une somme additionnelle
de jouissances, ou dans le second, un capital additionnel dont
les produits augmenteront ma fortune.
On peut donc, dans l'expj^ssion de la vérité ci-dessus énon-
cée, substituer le mot dépemer au mot consommer^ et dire
que c'est on épargnant, non en dépensant, qu'un consom-
mateur contribue à l'accroissement de la richesse so-
ciale ; il ne peut enrichir la société qu'en s'enrichissant
lui-même.
Ainsi, au point de vue économique, la conduite de l'avare,
qui, pour accroître sa fortune, se refuse jusqu'à des jouis*
inrLUEHCE DES CONSOMMATIONS. 179
sances nécessaires, est, sans aucun doute, préférable à celle
du prodigue, qui entame son capital et se ruine pour se pro-
curer des jouissances superflues.
Cependant, cette vérité, si évidemment démontrée par le
raisonnement, est loin d'être généralement comprise et ad-
mise, même par les gens éclairés. Grâce à un préjugé univer-
sellement répandu, le riche qui dépense le plus qu'il peut est
approuvé, loué, béni, regardé comme un bienfaiteur; le
riche qui épargne passe pour un égoïste, s'abstenant de jouir
iui*méme de sa fortune afin de n*en pas faire jouir les autres.
Ce qui induit journellement le public en erreur à cet
égard, ce sont les effets apparents que l'on voit résulter de
toute consommation locale un peu importante. Là où de
grands revenus sont largement dépensés, on voit certaines
industries prospérer, les capitaux affluer, l'aisance des popu-
lations augjpenter temporairement; or, comme il est certain
que rien de tout cela n'aurait lieu si le consommateur opu-
lent, dont la présence répand le bien-être, épargnait la pres-
que totalité de son revenu pour accroître son capital, il
semble assez logique d'en tirer cette conclusion générale, que
c'est la dépense des riches et non leur épargne qui est favo-
rable à l'accroissement de la richesse sociale.
Mais l'effet apparent d'une grande consommation est pure-
ment local, comme celui d'une hypertrophie ou d une tumeur,
par laquelle un organe du corps ou une partie de sa surface
reçoit un développement excessif aux dépens du reste. Les
industries qu'un opulent consommatejiir fait prospérer d^s
son voisinage s'exercent avec des capitaux et par des travail-
leurs qui existaient déjà auparavant, et qui étaient employés
ailleurs d'une autre manière. Il n'y a rien là d'ajouté à la
richesse du pays ; il y a seulement agglomération de moyens
productifs dans un certain Heu, par l'effet d'une demande
manifestée dans ce lieu, parce que la demande attire les capi-
taux et le travail, comme la tumeur attire les sucs dont elle
doit se nourrir.
180 PRODUCTION DE U RICHESSE.
Cette force attractive de la demande explique ces oasis de
richesse et de civilisation, que Ton trouve quelquefois au mi-
lieu de contrées d'ailleurs pauvres, peu peuplées et passa-
blement arriérées, si quelque circonstance fait affluer sur
un point les riches consommateurs de l'étranger. Il y a des
vallées, au sein des Alpes suisses, où Ton pourrait se croire
dans le voisinage de Londres ou de Paris. Cette consomma-
tion des étrangers devient, sans contredit, pour de telles lo-
calités, une source de richesse, car elle y donne de l'emploi
à des capitaux, qui s'y accroissent rapidement par l'épargne
tant que les habitudes simples du pays rendent Tépargne gé-
nérale et constante parmi ses habitants. Mais, tôt ou tard,
les habitudes de la population indigène s'allèrent par le
contact avec les étrangers, l'épargne va diminuant, et alors
il peut arriver que la demande locale, tout en continuant d'at-
tirer et de rendre productifs des capitaux enlevés à d'autres
emplois et à d'autres parties du pays, devienne, pour l'oasis
privilégiée elle-même, une cause d'appauvrissement , au
lieu d'être une source de richesse.
;, Â cette demande causée par des consommations de jouis-
sance, substituez une demande causée par des consomma-
tions économiques. Au lieu d'un consommateur opulent, qui
dépense tout son revenu, supposez un riche manufacturier,
qui ne dépense pour ses besoins que le nécessaire, et qui,
avec ses capitaux, continuellement accrus par ses épargnes
annuelles, exploite son industrie dans une localité pauvre et
peu peuplée. Les effets apparents et transitoires seront à peu
près les mêmes ; les effets réels et durables seront tout autres.
Ici, point de capitaux enlevés à d'autres emplois; tout ce que
le manufacturier et ses travailleurs épargneront sera un gain
net, certain, absolu pour le pays entier; l'aisance et le bien-
être qui se répandront autour de la manufacture ne seront
point acquis aux dépens d'autres contrées et d'autres indus-
tries du même pays ; en^n, les habitudes et les mœurs de la
population locale ne subiront point l'influence qu'exerce
INFLUENCE DES CONSOMMATIONS. 181
inévitablement une grande eonsommation de jouissance sur
ceux qui en sont les pourvoyeurs.
La vallée dlnterlaken, dans le canton de Berne, jouit»
grâce à la foule de visiteurs qu'elle attire, d'une prospérité
factice, qui ne remonte pas bien haut et qui est aujourd'hui
plus apparente que réelle. Si celte affluence d'étrangers, qui
en est la cause, et que beaucoup d'éventualités peuvent faire
cesser, venait réellement à prendre fin, toute cette prospérité
disparaîtrait en peu d'années, sans laisser de traces *. Voyez,
au contraire, ces villes riches et populeuses, qu'une indus-
trie féconde a fait surgir dans les montagnes du Jura! Leur
prospérité a été en croissant depuis plus d'un siècle; elle est
réelle, car elle rayonne au loin et fertilise de vastes contrées;
elle est solide, presque aussi solide que le roc sur lequel ces
villes sont bâties !
L'idée que c'est en dépensant, non en épargnant, qu'on
fait gagner les travailleurs n'est pas seulement populaire
parmi ceux-ci ; elle Test parmi les riches eux-mêmes. Quel-
ques-uns y trouvent un motif pour s'imposer des dépenses
qu'ils n'auraient pas faites sans cela; le plus grand nombre
s'en autorisent pour se livrer sans scrupule , pour donner
même une couleur de philanthropie à leurs goûts de luxe et
de dissipation.
Il est cependant certain que, les travailleurs vivant de Tap-
provisionnement, c'est-à-dire du capital disponible de la so-
ciélé,ce ne peutêtrequ'enaugmentant cet approvisionnement,
< Poor épuiser le sujet, il resterait à examiner si, dans un pays tel que la Suisse,
la beauté de certains sites, les propriétés médicales de l'air des montagnes et de
certaines eaux, en aUirant une grande afflueuce d'étrangers, qui payent tous ces
avantages sous une forme quelconque, ne procurent pas à ce pays un gain net,
on accroissement réel de richesse. Mais, cette question ne pouvant être résolue
qu'à l'aide de notions précises sur les causes qui déterminent la valeur des ser-
Tîees et des choses, l'examen doit en être renvoyé au livre suivant. \\ est d'ail-
lears évident que, si elle devait être résolue affirmativement, le gain dont il
s'agit ne serait pas le résultat de la consommation, mais le produit indirect
d'une esp^ .particulière de fonds productifs, d'où l'on extrait, non de la richesse,
mais des services qui s'échangent contre de la richesse.
182 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
qu'on augmentera la part qui en revient à chaque travailleur,
et il est facile de démontrer que toute épargne contribue im-
médiatement ou médiatement à augmenter Tapprovisionne-
ment disponible: immédiatement, si elle porte sur des choses
pouvant faire partie de cet approvisionnement; médiatement,
si elle porte sur des produits de luxe, qui ne peuvent fonction-
ner comme éléments d'aucun capital effectif.
Dans ce dernier cas, en effet, qui pourrait seul présenter
quelque doute, le besoin du produit épargné, et avec lui la
demande qui en est faite, diminue de tout le montant de
l'épargne, libérant ainsi une partie correspondante du capi-
tal effectif, qui devient disponible pour un autre emploi. Or,
cet emploi ne pouvant être, dans rh3'pothèse, ni la produc-
tion des objets de luxe, ni la production des instruments
et des matières premières qui servent à confectionner de
tels objets, doit nécessairement être une production d'ap-
provisionnement et de tout ce qui sert à produire Tapprovi-
sionnement.
La production des objets de luxe ne sufBt pas à en faire
naître le besoin; la production de Tapprovisionnement, au
contraire, en crée le besoin nécessairement, car Tappro vision*
nement et le travail se servent de demande Tun à l'autre, et
l'approvisionnement ne peut pas plus se passer de travail,
que le travail d'approvisionnement.
Ainsi, l'approvisionnement s'accroît en raison de la quan-
tité relative du travail qui est employée à le produire, et cetle
quantité de travail doit nécessairement croître à mesure que
diminue la quantité relative de travail qui est employée à pro-
duire les objets de luxe*.
L'épargne est donc avantageuse, etpour celui qui lafait, puis*
^ C'est la loi que M. Senior a exposée et développée dans ses Leçons sur U
taux des salaires (Tbree lectures on tbe rate of wages). Uais il l'envisage ani-
qaemeDt comme loi distributive, c'est-à-dire dans ses rapports avec la distribua
tion de la richesse. J'estime en avoir tout à la fois simplifié et complété la dé-
monstration, en la présentant ici comme une loi de la production.
INTLUfiNGË DBS CONSOilUTIOin;. 183
qu'elle augmente la quantité absolue de richesse dont ii dispo*
sera ultérieurement, et pour la masse des travailleurs,
puisqu'elle augmente la quantité absolue de rapprovisioD-»
nementy par conséquent la part qui en reviendra à chacun
d'eux.
Un revenu dépensé rend productif, pour une année, dans
un certain lieu et d'une certaine manière, des capitaux qui,
sans cela, ne seraient pas demeurés oisifs, mais auraient été
employés ailleurs ou d'une autre matiière; un revenu épargné
est un revenu capitalisé, qui s'ajoute à la masse des capitaux
disponibles et procure, non pour une année seulement, mais
pour un temps indéfini, une somme additionnelle de jouis-
sances à la classe entière des travailleurs.
Le million qui, dépensé à Paris en fêtes et en autres con-
sommations de luxe, ne fera qu'attirer et rendre productifs
pendant une année^ dans cette capitale, des capitaux et des
travailleurs pour lesquels il y aurait eu ailleurs bien d'autres
emplois, pourrait, étant capitalisé, fournir perpétuellement
à de misérables habitants de la Sologne le pain blanc, la
viande, les bas, les souliers, dont ils se passent encore au-
jourd'hui.
Il est vrai que, si l'accroissement de la quantité de travail
consacrée à la production de l'approvisionnement était accom*
pagnéd'un décroissement d'efficacité de ce même travail,
le premier effet pourrait se trouver neutralisé par le second ;
mais il n'y a aucune raison pour que l'efiicacité du travail,
ni en général pour que la puissance productive de l'industrie
soit diminuée par une augmentation de la somme de richesse,
et par conséquent de jouissances, qui sera mise à la disposi-
tion des travailleurs.
Quant à l'accroissement total de la richesse, j'ai montré
dans la deuxième section du précédent chapitre qu'il n'était
point nécessairement ralenti par une augmentation relative
de l'approvisionnement, les travailleurs étant alors mis en état
de consommera leur tour des produits de luxe, et acquérant
184 PRODUCTION DE U RICHESSE.
uDe faculté d'épargne qu'ils n'avaient pas auparavant. Du
reste, la société peut aussi consacrer l'approvisionnement
additionnel dont l'épargne lui procure la disposition à en-
tretenir une population rapidement croissante de travail-
leurs, ou bien à augmenter sa puissance collective, en
louant les services de nombreux soldats ou de nombreux
marins, ou en créant de vastes entreprises d'une utilité gé-
nérale.
En exposant la théorie qui précède, j'ai omis de men-
tionner deux circonstances, dont il me reste maintenant à
dire quelques mots.
J'ai supposé d'abord que l'épargne était régulièrement
capitalisée, c'est-à-dire livrée à une consommation économi-
que. Cette supposition est généralement vraie de nos jours.
Mais si elle ne Tétait pas, si l'épargne était enfouie et dérobée à
tout emploi, sous la forme de monnaie ou d'objets précieux
quelconques, il est évident que la portion de richesse ainsi
épargnée ne contribuerait point au développement de la pro-
duction et ne profiterait point à la société, ni en particulier
à la classe des travailleurs.
Ensuite, j'ai fait abstraction du commerce extérieur, par
lequel une société peut toujours échanger l'approvision-
nement ou les objets de luxe qu'elle produit, contre des
objets de luxe ou d'approvisionnement produits par d^autres
nations. Pour tenir compte de cette circonstance, il faut,
dans l'expression de la théorie , étendre le sens du mot
production à cette production indirecte résultant de l'é-
change.
Ainsi, l'épargne des riches, tout en produisant son plein
et entier effet, peut fort bien laisser intacte la production des
objets de luxe dans le pays, si le commerce extérieur permet
au pays d'obtenir l'approvisionnement additionnel dont il
aura besoin, en échange des produits de luxe qu'il ne consom-
mera plus.
INFLUENCE DES GONSOHMAnONS. 185
SECTION III.
Be 1» eoBSommatioB desimeUve.
Toute consommation est destructive, puisqu'elle détruit,
lentement ou rapidement, dans les choses produites, l'utilité
qui était le résultat de la production. Mais j'ai surtout en vue,
dans cette section, la consommation qui détruit les choses
sans qu'elles aient servi à jpersonne, sans que leur utilité ait
été mise à profit pour une production ultérieure, ou pour la
jouissance de ceux qui les ont consommées , la consomma-
tion, par exemple, qu'accomplissent les ravages de la guerre
et les dévastations de l'incendie, de l'inondation ou de tout
autre fléau.
La consommation de jouissance ne détruit guère rapide-
ment que les produits qui servent à l'alimentation de l'homme
et de ses animaux domestiques, ou à l'éclairage et au chauf-
fage artificiels de ses habitations ; le plus souvent, elle laisse
aux choses consommées une partie de leur utilité, de sorte
que ces choses demeurent dans le fonds de consommation
général, et y tiennent lieu de richesses que, sans cela, il au-
rait fallu produire de nouveau, ou bien font partie d'une
masse de capitaux dormants, que certaines circonstances
pourront rendre plus tard disponibles et productifs.
La consommation destructive, au contraire, anéantit com-
plètement et instantanément l'utilité des choses qu'elle dé-
truit, de sorte que c^s choses sont complètement perdues pour
le fonds de consommation général et pour le capital futur de
la société.
Il y a des choses, telles que les tableaux, les statues, les
collections d'histoire naturelle, dont l'utilité peut se conserver
tout entière, s'accroître même quelquefois dans la consom-
mation de jouissance. Ces choses-là, quand elles sortent de
la possession du consommateur, par sa mort ou autrement,
186 PIIODUGTION PE LA RIGHEBUS*
occupent, dans la somme totale des richesses disponibles du
pays, la même place qu'au moment où ce consommateur les
avait acquises. Elles pourront donc satisfaire les besoins
d'autres consommateurs, sans qu*une nouvelle quantité de
capitaux et de travail soit employée à les reproduire.
D'autres choses, telles que les meubles, le linge, les vête-
ments, perdent graduellement de leur utilité par l'usage
qu'on en fait; mais cette diminution d'utilité est asset lente
pour que les objets dont il s'agit puissent» après satisfaction
complète des besoins d'un premier consommateur, être ap-
pliqués aux mêmes usages et satisfaire les mêmes besoins
chez d'autres consommateurs, sans que la société ait à faire
de nouveaux sacriiices de capital et de travail.
Enfin, les choses même qui se consomment rapidement
conservent parfois, sous des formes nouvelles, une certaine
utilité, une certaine aptitude à satisfaire d'autres besoins que
ceux pour lesquels on les a produites. Le fumier produit par
les chevaux de luxe qu'entretient un riche consommateur,
les débris de sa table et de sa cuisine fournissent des engrais
aux terres de son voisinage ou de son propre domaine.
Que tous ces divers objets soient livrés, au contraire, à
l'action d'un fléau destructeur, et leur utilité sera perdue
sans retour pour leurs possesseurs et pour la société; il n'en
restera rien, après l'opération destructive, que ce qui n'aura
pas été entamé par l'action du fléau.
Cependant, le préjugé qui attribue à la consommation de
jouissance un pouvoir accumulateur s'étend jusqu'à la con*
sommation destructive, et on le voit applaudir, par exemple,
à l'extravagance d'un dissipateur, qui, après avoir bu dans
un vase précieux de porcelaine ou de cristal, jette cet objet
loin de lui et le met en pièces, pour faire parade de sa richesse
ou d'une vaine et fausse grandeur.
Mais si un acte individuel de destruction peut contribuera
enrichir la société, combien ne devra-t-elle pas s'enrichir, à
plus forte raison, par la destruction collective d'un vaste
IMFLUEMGE DES G0M60NHATI01I6. 187
approvisionnement de marchandises que Tincendie aura
dévoré, ou d'abondantes récoltes qu'une inondation aura
submergées I
J'ai montré comment la consommation de jouissance, en
formant une demande continue de certains produits, et en
attirant ainsi des capitaux et du travail dans certains emplois,
occasionne, sur les points où la demande se manifeste le plus,
par exemple dans les villes, un surcroit d activité industrielle
et une agglomération locale de richesse, que Ton prend faus-
sement pour une addition faite à la production générale. La
consommation destructive, quand elle porte sur des objets
d*un usage continu et général, provoque aussi le plus sou-
vent une demande; mais il en est autrement lorsqu'elle porte
sur des objets de luxe, notamment sur des objets de luxe
non fongîbles.
Un incendie qui consume dévastes approvisionnements de
céréales, ou d'étoffes communes, ou de meubles ordinaires,
ou de bois de chauffage, provoque immanquablement une
demande nouvelle, ou plutôt augmente Tactivité de la de-
mande préexistante de ces choses, tandis que la destruction
d'une quantité égale de livres rares, de tableaux, d'étoffes
précieuses peut fort bien n'exercer aucune influence appré-
ciable sur la demande préexistante des produits du même
genre. Dans Je premier cas, en effet, les choses détruites
faisaient partie d'un fonds de consommation qui doit être
constamment tenu complet, parce qu'il répond à des besoins
universels et journaliers. Dans le second cas, au moins si la
destruction a eu lieu chez le consommateur, on ne peut
guère s'attendre à ce qu'il prenne sur ses autres dépenses,
ou sur ses épargnes, de quoi renouveler une partie essentiel-
lement superflue de son fonds de consommation.
Les consommations d'un homme qui dépense sa fortune
hors du pays d'où il tire son revenu sont, relativement à ce
pays, des consommations deslructives. Pour que le revenu
de l'absent soit mis à sa disposition dans le pays étranger où
188 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
il réside, il faut qu'une certaine quantité de produits soit
exportée de son propre pays, mais exportée sans retour ; or,
toute exportation sans retour équivaut, pour le pays d'où elle
se fait, à une consommation destructive. Il est parfaitement
égal, pour le pays Â, qu'une quantité quelconque de ses
produits soit consumée par un incendie , ou engloutie dans
les flots de la mer, ou exportée dans le pays B, pour y être
consommée sans que le pays A reçoive rien en échange.
Par TefiFet de l'absentéisme, tous les résidus de la consom-
mation de jouissance de labsent sont acquis au pays de sa
résidence et perdus pour celui d'où il tire ses revenus. C'est
dans le pays de sa résidence exclusivement qu'ils formeront
une partie du fonds général de consommation, ou de la masse
des capitaux disponibles pour une production future.
Si deux pays sont très-voisins l'un de l'autre, et que l'un
des deux soit constamment déserté par la plupart des pro-
priétaires opulents qui en tirent leurs revenus, il pourra en
résulter une distribution inégale des capitaux qui s'accumu-
leront dans les deux pays. Le pays fréquenté les attirera dans
son sein par l'effet de la demande locale que produira la con-
sommation des étrangers, et il profitera seul de l'impulsion
qu'une demande ainsi concentrée donne toujours aux facultés
productives et à l'activité de la population.
Un résultat du même genre peut se produire, lorsque les
consommateurs les plus riches d'un grand pays s'agglomè-
rent dans la capitale et y dépensent les revenus qu'ils tirent
de la province. Cet élat de choses peut amener avec le temps
une distribution inégale des capitaux disponibles. Il peut
arriver que le désir d'épargner domine constamment en pro-
vince, tandis que le désir de jouir domine non moins con-
stamment dans la capitale ; alors, les épargnes faites en pro-
vince, étant irrésistiblement attirées dans la capitale par la
demande qui s'y trouve concentrée, viendront successive-
ment s'y engloutir dans le goufTre de la consommation de
jouissance.
INFLUENCE DES CONSOMMATIONS. 189
SECTION IV.
Be l'exeès dans 1» prodaeUoB.
Il est évidemment impossible qu'une société produise * h
la fois de toutes choses plus qu'elle n'en peut consommer,
car chaque production se réglant sur une demande connue,
c'est-à-dire sur un besoin, qui provoque lui-même, pour se
satisfaire, d'autres productions réglées de la même manière,
toutes les productions ne peuvent s'accroître à la fois, sans
que tous les besoins auxquels leurs produits répondent se
soient accrus dans la même proportion.
Peut-il arriver qu'une société ait produit à la fois de
toutes choses plus qu'elle n'en voudra consommer? Il fau-
drait pour cela que toutes les demandes, c'est-à-dire, tous
les désirs de consommer, éprouvassent à la fois une dimi-
nution subite et imprévue, ce qui ne peut guère avoir lieu
que dans un état de choses anormal, lorsqu'une cause acciden-
telle, par exemple un grand malheur public, occasionne une
réduction brusque et générale de la plupart des consomma-
tions, comme on l'a vu en France après la révolution de 1848.
Il en résulte, pour un temps, une accumulation de produits
non demandés et unralentissementde la production générale.
Mais, en dehors de ces crises exceptionnelles, c'est-à-dire
dans le cours régulier du développement économique et de
la vie sociale, le désir et le pouvoir de consommer se détermi-
nent l'un l'autre, le premier accompagnant toujours le se-
cond, qui seul forme la demande effective et stimule chaque
production dans la mesure des besoins respectifs qu'exprime
cette demande.
1
Ici 8'appU(iae robservation qui termine la deaiibme secUon de ce chapitre.
I^ production générale d'an pays, lorsqu'on l'envisage dans ses rapports avec
la consommaUon, se compose de la richesse qu'il se procure par son travail^ in-
(lirectenent aossi bien que directement.
490 nioDvcTioif de la richessb.
Ce qui a induit quelques économistes, tels que Maithus et
Sismondi, ce qui induit journellement le public en erreur
au sujel de Tinfluence de la consommation sur la production,
ce sont les excès partiels et temporaires de production, que
provoque parfois la perspective de demandes éventuelles qui
ne se réalisent pas.
Les producteurs qui exercent leur industrie en grand sont
exposés à de pareilles erreurs, parce que leur production
répond à une demande fort étendue, que beaucoup de cir-
constances difficiles à prévoir peuvent amoindrir ou in-
terrompre en tout ou en partie, et qui, venant de pays
étrangers, souvent très-lointains, n'est pas toujours aisée à
connaître et à constater.
Cette rupture partielle de l'équilibre qui tend constamment
à s'établir entre chaque production et la demande corres-
pondante peut, lorsque les causes en sont puissantes et géné-
rales, atteindre à la fois plusieurs branches de la production,
occasionner une grande accumulation temporaire de pro-
duits non demandés, frapper ainsi plusieurs industries d'une
langueur soudaine et condamner les travailleurs qu'elles em-
ployaient à une inaction plus ou moins prolongée. Le mal-
aise patent qui en résulte et les intérêts nombreux qui s'en
trouvent directement ou indirectement lésés attirant alors
l'attention publique, on remonte à la cause du mal; mais la
plupart des esprits qui s'occupent de cette recherche s'arrê-
tent à la cause immédiate et apparente, c'est-à-dire à l'acti-
vité productive qui s'est déployée dans les industries que la
crise met en souffrance^ et, l'exagéralion de cette activité leur
paraissant expliquer tout le mal, ils en concluent que la so-
ciété, pour éviter de telles crises, doit ou produire moins ou
consommer davantage.
L'analyse et le raisonnement nous conduiront aisément à
une conclusion tout opposée , savoir : que le mai dont il s'agit
résulte non pas de ce qu'on a trop, mais de ce qu'on n'a pas
assez produit.
INFLUniCB DES CONSOMMATIONS. 491
Supposons un pays dans lequel les industries A, B, G, etc.,
Iravailleut pour une demande étrangère, c'est-à-dire, pour
fournir à leur pays, en d'autres termes pour produire indi*
rectement une certaine marchandise étrangère, par exemple
des métaux précieux, dont le pays a besoin pour sa monnaie
ou pour d'autres usages.
Ce commerce étant rendu impossible par des circonstances
imprévues, le produit qu'on en attendait a dû être fourni par
les industries R, S, F, etc , qui travaillent pour d^autres de-
mandes étrangères, tandis que les produits des premières in-
dustries sont demeurés sans destination. Mais les industries
R, S, F, fournissaient ordinairement au pays, toujours par
production indirecte, certaines marchandises, qui mainte-
nant ont dû être fournies de la même manière par les indus-
tries X, Y, Z.
En continuant d'analyser ainsi les conséquences du fait
primitif, on arriverait nécessairement ou à des industries de
production indirecte, dont les produits ordinaires cesseraient
en tout ou en partie d'être fournis au pays, on h des indus-
tries qui abandonneraient en tout ou en partie une production
directe, pour se livrer à une production indirecte.
De toute manière, on trouverait, comme conséquence dé-
finitive de rhypothèse, un déficit quelconque dans la pro-
duction directe ou indirecte du pays; et c'est ce déficit qui
explique la non-consommation des prodints A, B, G, etc.,
car, déficit de production, c'est impuissance de demander, et
impuissance de demander, c'est impuissance de consommer.
Il est bien évident que, dans l'hypothèse même de l'erreur
commisepar les industries A, B, G, etc., si les autres industries
avaient accru leur production au point de suflire à la de-
mande représentée par les produits des premières, elles au-
raient fourni par cela même une demande suffisante de ces
produits, et l'équilibre général entre la production et la de-
mande n'aurait pas été troublé, ou il aurait été promptement
rétabli.
192 PRODUCTION DE LA RICHESSE.
Des deux auteurs que j*ai nommés, Vun, Sismondi, s'est
prononcé en faveur du ralentissement de la production;
l'autre, Malthus, en faveur d'un accroissement permanent des
consommations de jouissance. La seule conclusion pratique
à laquelle puisse aboutir, selon moi, la théorie exposée dans
tout ce chapitre est celle-ci :
Toute consommation destructive, et même toute consom-
mation superflue de jouissance, de la part d'un riche con-
sommateur, contribue nécessairement à empêcher les tra-
vailleurs pauvres de se procurer les jouissances dont ils sont
encore privés et d'améliorer leur condition à venir, puis-
qu'elle supprime une portion de richesse qui, étant épai^ée,
aumit accru le fonds général d'approvisionnement sur le-
quel vivent les travailleurs.
Mais, pour que cette vérité ne donne pas lieu à des induc-
tions erronées, il importe de ne jamais en séparer et d'incul-
quer avec soin aux travailleurs pauvres cette autre vérité,
non moins certaine et non moins pratique, savoir : que les
consommateurs riches ont parfaitement le droit de dépenser
leurs revenus et même leurs capitaux comme bon leur sem-
ble, et que toute atteinte portée à ce droit, tout acte ou toute
loi qui tendrait à en rendre l'exercice périlleux, difficile ou
incertain, aurait pour eifet immanquable de paralyser à la
fois plus ou moins complètement l'abstinence et le travail,
c'est-à-dire de ralentir l'épargne et la production, par consé-
quent d'empirer la condition actuelle et de compromettre
l'avenir de tous les travailleurs.
LIVRE II
CIRCULATION DE LA RICHESSE.
La richesse n'est produite que pour être consommée, et
pour la consommer, il faut en avoir la libre disposition et la
possession effective •. Or, il arrive souvent que la richesse
n'est pas produite par ceux qui devront la consommer, ni
dans le lieu où elle devra être consommée. C'est une consé-
quence inévitable de la répartition des travaux, et comme
' celte répartition va s'étendant et se complétant à mesure que
les sociétés avancent dans leur développement économique,
la conséquence dont il s'agit prend de plus en plus le carac-
tère d'un fait général. Quoiqu'on puisse, encore de nos jours,
trouver dans les campagnes, et même dans les villes, maint
exemple de produits consommés immédiatement sur place
par les producteurs, il est évident que ces exemples ne for-
ment, dans Tensemble de la vie sociale, qu'une exception,
tandis que la consommation médiate forme la règle.
De là une nouvelle série d'actes économiques, par lesquels
1 Je dis la possession, non la propriété ; car il y a des choses dont on peut
jouir sans en être propriétaire : ce sont toutes celles qui ne se consomment que
lentement^ c*est-i^-dire que la consommation use, mais ne détruit pas. Poar
a?oir le droit de consommer un cheval, un carrosse, un meuble, un vêtement,
il suffit d'en avoir obtenu la possession temporaire par un contrat de louage, et
celui qui donne à loyer une de ces choses ne transmet que son droit de possession
[juspossidendi); il ne transmet pas son droit de propriété.
I. 13
194 GIRCULATlOIf DE LA RICHESSE.
la richesse est amenée aux lieux où elle doit être consommée
et mise à la disposition de ceux qui doivent la consommer ;
de là aussi une nouvelle série de phénomènes qu'il s*agit
d'analyser, d'expliquer par leurs véritables causes et de ra-
mener à des lois générales. J ai déjà, dans Fintroducdon de
cet ouvrage, représenté les faits de circulation comme étant
essentiellement distincts, soit des faits de production, soit
surtout des faits de distribution, avec lesquels ils ont été jus-
qu'à présent confondus. Je n'ajoute rien ici pour justifier cette
classification, estimant que la lecture du présent livre et du
suivant ne laissera aucun doute à cet égard dans l'esprit des
lecteurs inteUigenls.
CHAPITRE I.
ANALYSE DE LA GIRGULATION.
Pour qu'un produit circule, c'est-à-dire passe du producteur
au consommateur, il y a deux genres d'obstacles à vaincre
provenant, les uns, de Téloignement, les autres, de la pos-
session. Une chose est produite dans tel lieu pour être con-
sommée dans tel autre ; et, de plus, elle n'appartient pas au
consommateur qui veut l'appliquer à ses besoins.
Le premier obstacle est surmonté par le transport des
produits, le second par rechange. Transport, échange ; tels
sont les deux actes dont se compose la circulation de la ri-
chesse.
Le but de la circulation, qui est de mettre la richesse pro-
duite à la disposition des consommateurs, n'est rempli, en
effet, que du moment où cette richesse est possédée par eux
matériellement et légalement ; matériellement, parce que la
consommation implique une action immédiate sur la chose
consommée; légalement, parce que, dans Tétat social, il
faut, pour disposer d'une chose qu'on possède matérielle-
ment, avoir, en outre, le droit d'en disposer. La spoliation,
l'abus de la force ne peut jamais être, dans les sociétés
humaines, qu'un moyen rare et purement accidentel de se
procurer la disposition d'un produit; autrement toute sé-
curité, serait détruite, et par là toute production rendue im-
possible.
Quant à l'abandon gratuit, à la donation, cet acte occupe
une place trop minime et joue un rôle trop exceptionnel dans
196 CIRGDLAHON DE LA RICHESSE.
l'ensemble de la vie sociale, pour qu'il soit utile de Ten-
yisager comme un acte de circulation. C'est par rechange
que se transmet presque toujours le droit de disposer de la
richesse.
L'étoffe de la vie sociale, formée par les échanges de pres-
tations et de services, porte seulement quelques rares brode-
ries, qui sont les libéralités, et présente quelques déchirures
non moins rares, qui sont les spoliations.
L'échange peut précéder ou suivre le transport. Il le pré-
cède, par exemple, lorsque des marchandises sont expé-
diées à un consommateur qui a déjà, par correspondance ou
par procuration, acquis le droit d'en disposer; il le suit,
lorsque des marchandises sont expédiées, pour le compte du
producteur, à un marchand qui se charge d*en opérer le pla-
cement.
Le transport qui n*est pas suivi ou précédé d'un échange
et réchange qui n'est pas suivi ou précédé d'un transport ne
sont pas des actes de circulation ; car la circulation, ayant
pour but de mettre les produits à la disposition de ceux qui
ne les ont pas créés, n'est accomplie que par la double
transmission de la chose et du droit, c'est-à-dire par le trans-
port accompagné de l'échange. Ainsi, l'action du proprié-
taire qui transporte dans sa maison, pour son propre usage,
le bois qu'il a coupé dans sa forêt, celle de deux individus
qui se transmettent réciproquement des droits qu'aucune
tradition réelle ne réalisera, ne sont pas des actes de circu-
lation *.
Le transport s'accomplit par un travail, dans lequel la vo-
lonté de l'homme doit lutter contre la résistance que lui
opposent, d'un côté, la force d'inertie des produits qui consti-
tuent la richesse, d'un autre côté, les obstacles que rencontre
1 La transmission même d'ane propriété immobUiëre n'est on acte de circu-
lation que si elle est accompagnée ou suivie de la remise du titre, ou de quelque
autre fait apparent, qui opëre le transport de l'immeuble, c'est-à-dire qui en pro-
cure à l'acquéreur la possession effective et la libre disposition.
ANALYSE DE LA ClACULATIOM. 197
le mouYement de locomotioD sur la distance à parcourir.
Ce travail, comprenant des efforts très-divers et très-multi-
pliés de gestation, d'impulsion et de direction, exige, comme
les travaux de la production, un capital, c'est-à-dire des
instruments et un approvisionnement, qui sont les produits
accumulés d'un travail antérieur, et il s'accomplit sur des
voies solides ou liquides, qui sont, en quelque sorte, les fonds
productifs de la circulation. Dans ces travaux, comme dans
ceux de la production, l'homme est puissamment aidé par
les forces de la nature, dont il obtient le concours par le
moyen de ses instruments, tantôt en se réservant le rôle de
moteur principal, comme lorsqu'il emploie une charrette à
bras, ou un bateau à rames, tantôt en confiant ce rôle à un
agent extérieur, comme lorsqu'il dirige une voiture attelée
de chevaux, ou un bateau à voiles. Dans le premier cas, ses
instruments sont des outils, dans le second , des machines de
transport.
L'échange est une convention, par conséquent il exige un
accord de volontés ; or, un accord de volontés n'est possible
qu'entre des êtres capables d'exprimer, non pas seulement
des désirs, mais des volontés réfléchies. Le langage est donc
une condition indispensable de la pratique des échanges ;
c'est pourquoi les animaux les plus intelligents ne s'élèvent
jamais jusqu'à cette pratique et ne vivent jamais en société,
si ce n'est sous un régime de communauté, qui exclut Té-
change, ou sous l'impulsion d'un instinct irréfléchi, qui les
pousse à s'approvisionner en commun pour la conservation
de leur espèce.
D'ailleurs, toute pratique un peu générale et un peu dé-
veloppée de l'échange suppose des conventions antérieures,
puisqu'elle implique la reconnaissance et la garantie du droit
de possession ^.
En donnant une chose en échange, on transmet, avec la
t V. la note d-devat, p. 193.
198 CfRGUUTlOIf DE U RKKEitt.
chose, le droit qu'on avait sur cette chose. La simple irans-
mission de la chose, sans le droit, ne donnerait au recevant
qu'une possession précaire, qui ne lui sufârait pas pour ap*
pliquer cette chose à ses besoins, pour la consommer en
sécurité; elle exclurait, d'ailleurs, en rendant nécessaire
dans tous les cas la tradition simultanée des deux choses qui
s'échangeraient, tous les échanges dans lesquels cette simul-
tanéité ne peut pas avoir lieu.
On a dit que tout échange n'est qu'une réciprocité de ser-
vices, parce que livrer une chose c'est toujours rendre un
service. Il y a là une double erreur. C'est, d'abord, étendre
indûment le sens du mot service, que de l'appliquer aux
prestations de choses. Dans toutes les langues, et pour le
sens commun de tous les peuples, faire et donner sont deux
actes différents. Les jurisconsultes romains, si admirables
par leur intelligence des réalités pratiques de la vie, avaient
clairement établi cette distinction dans les quatre Formules
suivantes, par lesquelles ils définissaient toute une classe de
contrats : Do ai des; do ut factas ; fado ut des ; fado ui
fadas. Il importe à la science économique, dont la termi-
nologie doit s'éloigner le moins que possible du langage
ordinaire» que cette distinction soit maintenue et que le
mot service continue de s'appliquer exclusivement aux ser^
vices pei^sonnels, aux services qui consistent à faire, non
à donner.
C'est ensuite méconnaître entièrement la véritable nature
de l'échange, que de le faire consister uniquement dans les
prestations matérielles qui le réalisent. L'échange est une
convention, un contrat, dont il résulte un droit indépendant
de la réalisation elle-même, celui d'exiger cette réalisation.
Dans l'échange de prestations, il s'y joint le droit de chaque
échangiste sur la chose qu'il a reçue on échange. Produire
ces droits, voilà ce qui constitue l'objet du contrat d'échange.
Confondre la prestation matérielle réciproque avec l'échange
lui-même, dont elle n'est que la réaliaation extérieure, c'est
AMAtTSB DE LA GIBCULATIÛN. 199
faire une métonymie autorisée par Tusage, sans doute, mais
dont il importe de s'abstenir quand on précise les termes au
début d'un ouvrage scientifique, sauf à l'employer ensuite
sans scrupule, si les démonstrations, comme o'est ici le cas»
doivent y gagner en concision et en clarté.
Lorsque deux personnes sont disposées à faire un échange,
chacune d'elles offre la chose qu'elle a et demande celle qu'elle
désire. Tout échange suppose donc deux demandes et dçux
offres.
Titius a deux habits et pas de chapeau ; Gaïus a deux cha<^
peaux et point d'habit. Un échange sera possible entre eux
si Titius, qui demande un chapeau, offre un de ses habits, et
si Gaîus, qui demande un habit, offre un de ses chapeaux; en
d'autres termes, s'il y a de part et d'autre une offre et une
demande qui se correspondent.
Mais réchange ne s'accomplit réellement que si l'offre de
chaque échangiste répond à la demande de l'autre, c'est«À-
dire au désir qu'exprime cette demande.
Que Titius demande, pour un de ses habits, Tun des cha*
peaux de Gaîus, et que Gaïus offre ce chapeau pour l'un des
habits de Titius, l'accord sera conclu entre eux. Il ne pour-
rait pas l'être, si Titius n'offrait point d'habit, ou Gaîus point
de chapeau ; ou si l'habit offert par Titius n'était pas demandé
par Gaîus, ou que le chapeau offert par Gaïus ne fût pas de-
mandé par Titius ; ou si Gaïus n'offrait que son chapeau en
échange de l'habit, tandis que Titius demanderait pour son
habit quelque chose de plus que le chapeau ; car dans aucune
de ces hypothèses l'offre de chaque échangiste ne répondrait
*à la demande de l'autre et ne satisferait le désirdont cette de-
mande est l'expression.
Cette correspondance exacte entre chaque demande et
l'offre qui doit la satisfaire ne peut se réaliser fréquemment
que par la fréquente rencontre, par Je rapprochement con-
tinuel de beaucoup d'offres diverses et de beaucoup de de-
mandes non moins diverses. Or, dans un état de société où
200 CmCULATION DE LA RICHESSE.
la plupart des besoins les plus journaliers et les plus univer-
sels ne sont satisfaits que par le moyen d'échanges, la fré-
quence des rencontres serait loin d'y suffire et la continuité
du rapprochement serait impossible, si les demandants et les
offrants demeuraient livrés à eux-mêmes. Il y a donc lieu à
rintervention d'une classe plus ou moins nombreuse d'agents,
dont le travail a pour but de concourir à Taccomplissement
des échanges, en provoquant et en facilitant la rencontre des
offres et des demandes. Ce travail, de même que les travaui
de transport, exige des instruments et un approvisionne-
ment, c'est-à-dire un capital. Le marchand a besoin d'un
local, de meubles appropriés à son commerce, souvent de
travailleurs salariés ; le courtier même et le commis-voya-
geur ont des avances à faire, ne fût-ce que celle de leur
entretien.
Tous ces frais de circulation sont couverts par Tavantage
que procurent les échanges à ceux qui les font, avantage égal,
pour chacun d'eux, à la différence qui existe entre le sacrifice
ou la somme d'efforts qu'il doit faire pour obtenir la chose
qu'il donne, et le sacrifice ou la somme d'efforts qu'il devrait
faire pour se procurer par son travail la chose qu'il reçoit.
Les frais qu'occasionne la circulation n'en constituent pas
moins, pour la société entière, une déduction à opérer sur
l'économie de travail que lui procurent la répartition des tra-
vaux, la production en grand et les autres moyens qui ont
été indiqués dans le premier livre de cet ouvrage. Tout ce
qui tend à diminuer les frais de circulation contribue donc
par cela même à l'accroissement de la richesse, en rendant
disponibles des capitaux et du travail qui peuvent être em-
ployés à la production.
D'un autre côté, le fait seul d'une circulation coûteuse
s'accomplissant régulièrement suffit pour constater que les
frais en sont couverts et dépassés par l'économie de travail
qu'elle permet d'opérer dans la production, en d'autres ter-
mes, que cette circulation est, à tout prendre, avantageuse aux
ANALYSE DE LÀ CmCUUTIOIf. 201
individus ou aux nations qui en supportent 1^ dépense. La
société ne consent à payer et ne peut réellement payer les
frais d'une circulation soit intérieure» soit internationale^ que
s'il en résulte pour elle une économie de travail, une diminu-
tion de la somme d'efforts qu'exige la somme des satisfactions
dont elle veut jouir.
CHAPITRE II
DE LA TALRUR.
SECTION I.
DéflAltlon de la valeur.
L'échange fait nattre Tidée de valeur ; il peut seul lui don-
ner quelque précision.
D'autres actes peuvent faire naître Tidée de valeur, pourvu
qu'ils expriment un rapport établi entre deux objets.
Surpris dans ma demeure par un incendie Je nepuissau-
ver que l'une de deux choses, la chose  ou la chose B. Si je
me décide à sauver la chose B, soit parce qu'elle me sera plus
utile, soit parce qu'il me faudrait plus de travail, plus d'ef-
forts pour en réparer la perte, ce choix implique sad^ contre-
dit l'idée de valeur; mais elle n'y est pas précisée, déterminée.
La chose ^ vaxit plus que la chose A; elle vaut la chose Â,
plus une certaine quantité inconnue ; elle vaut A -|- :f.
Si j'échange la chose A contre la chose B, l'idée de va-
leur devient précise : A est la valeur de B, B est la valeur de A.
Le mot valeur vient du latin valere, qui signifie être capa-
ble, pouvoir. La chose A peut la chose B, c'est-à-dire elle peut
la procurer, la faire obtenir.
La valeur d'un produit ou d'un service n'a pas d'autre
expression que les produits ou les services qu'on obtient en
échange, et la notion de valeur n'admet pas d'autre défini-
DinmnoN dk la valbur. 205
lion. C'est la notion d'un rapport que noire intelligence aper-
çoit entre deux choses, et qui résulte du fait de rechange, ou
qui le suppose. Quand je dis que la chose B vaut la chose A,
J'eiprinoe le résultat d*un échange accompli; ou bien je le
suppose, je Tenvisage comme éventuel, et j'aflirme que la
chose B s'échangera contre la chose A.
Dans les expressions même où le mot valeur paraît avoir un
sens absolu, la relation est impliquée et sous-entendue. Lors-
que nous disons qu'une chose a de la valeur, nous songeons
à une quantité quelconque d'autres choses, qu'on pourrait
obtenir en échange. Si nous affirmons qu'une chose a beau*
coup de valeur, c'est qu'elle pourrait s'échanger contre une
quantité considérable de quelque autre chose sous^ entendue;
une chose sans valeur est une chose en échange de laquelle
on ne pourrait rien obtenir, ni service, ni prestation quel-
conque.
Ce point est essentiel, car les fausses notions qu'on s'est
généralement faites de la valeur ont introduit dans la
science beaucoup de controverses oiseuses et d'erreurs re-
grettables.
Ainsi, on s'est demandé et l'on a longuement discuté si la
valeur est, ou non, une qualité inhérente aux choses, et ceux
qui en ont fait une qualité des choses l'ont comparée à la lon-
gueur et à la chaleur. Or, la valeur n'est pas une qualité,
c'est un simple rapport entre deux choses, comme le paral-
lélisme entre deux lignes, comme le niveau entre deux points.
Quand j'aflirme que deux lignes sont parallèles, j'énonce
un rapport que mon intelligence ou mes sens aperçoivent
entre ces deux lignes; mais il ne s'ensuit point que le paral-
lélisme soit une qualité de chacune de ces lignes. Le rapport
qu exprime le mot valeur, en d'autres termes, l'équivalence
est précisément de la môme nature.
A la vérité, pour que deux lignes soient parallèles, il faut
certaines conditions sans lesquelles ce rapport ne serait pas
possible. Les deux lignes doivent être droites et se trouver
204 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
dans le même plan. De même, le rapport d'équivalence im-
plique certaines conditions que j'indiquerai dans la section
suivante, et ces conditions peuvent être des qualités inhé-
rentes aux choses échangées. Mais ni le parallélisme^ ni Té-
quivalence ne sont des qualités qu'on puisse trouver dans les
choses elles-mêmes, comme la longueur et la chaleur, ou
concevoir indépendantes du rapport que chacun de ces mots
exprime.
Plusieurs économistes, tout en constatant le caractère relatif
de la valeur qui résulte de rechange, reconnaissent une autre
espèce de valeur, qu'ils nomment valeur d'usage, et qui, se
mesurant sur l'utilité, se confond réellement avec l'utilité,
avec l'aptitude des choses à procurer une satisfaction. Cette
notion, introduite par Adam Smith, outre qu'elle est parfai-
tement superflue, a l'inconvénient de jeter la confusion sur
l'idée scientifique de la valeur, et si quelques économistes
allemands, d'ailleurs très-savants, tels que Lotz et Soden, se
sont fourvoyés dans leur exposition de l'économie politique
au point de dénaturer entièrement cette science, on doitTat-
tribuer en grande partie à cette idée d'une valeur d'usage
indépendante de l'échange, qu'ils ont adoptée comme fon-
damentale.
L'utilité des choses^ absolue en ce sens qu'elle*n'est le pro-
duit d'aucune convention , varie tellement selon les personnes,
les temps et les lieux, qu'elle n'est susceptible, pour cha(]ue
espèce de produits ou de services, d'aucune appréciation per-
manente, d'aucune évaluation générale comparative. Il n'y a
aucune chose dont on puisse dire qu'elle est, pour un ensemble
de personnes, en tout temps et en tout pays, très-utile ou
peu utile, plus utile ou moins utile que telle autre. Ainsi,
quoique l'utilité soit le caractère essentiel et distinctif de
la richesse, elle ne fournit aucun moyen de mesurer et de
comparer la richesse de plusieurs individus ou de plusieurs
nations. Si l'on nous affirme que trois nations consomment
en abondance, l'une de la laine, la seconde du coton, la
DÉFUnnOM DE LA VALEUR. 205
troisième de la soie, cela ne nous apprend rien sur les
sommes relatives de satisfactions qu'elles obtiennent.
L'utilité des choses est, comme nous le verrons bientôt» un
des éléments de leur valeur d'échange, et le degré de cette
utilité contribue à déterminer cette valeur, il la détermine
même dans certains cas exclusivement; mais cette utilité
n'est reconnue, constatée, mesurée, que par l'appréciation
personnelle de chaque échangiste au moment et dans le lieu
où l'échange s'accomplit; c'est le pouvoir de satisfaction que
l'échangiste attribue à la chose par lui demandée, et qui le
pousse à conclure l'échange ; c'est une qualité des choses,
qui n'est envisagée que dans l'action qu'elle exerce comme
mobile sur la volonté des individus.
Enfin, de ce que la valeur n'est qu'un rapport, il résulte
que ces expressions : Toutes choses ont augmenté, ou toiUes
choses ont diminué de valeur, dont on se sert quelquefois pour
caractériser certains résultats du développement économique,
sont absurdes, au moins dans leur sens littéral. Pour que la
valeur de toutes choses se fût abaissée ou élevée, il faudrait
que chaque chose valût une moins grande ou une plus grande
quantité de chaque autre chose, ce qui est impossible. Si la
chose Â, qui valait la chose B, a diminué de valeur, elle doit
valoir moins que B, et, par conséquent, B vaudra plus que Â,
c'est-à-dire aura augmenté et non diminué de valeur. Inver-
sement, si la valeur de  s'est accrue, celle de B aura diminué
d'autant ^
En général, lorsqu'on emploie les expressions dont il s'agit,
on excepte tacitement de la diminution ou de l'augmentation
universelle des valeurs une certaine espèce de choses, par
^ Siroii suppose que tout a diminué de valeur, Â, qui valait B, doit valoir
B — îT, et B, qui valait Â, doit valoir K ^ x. Mais si A vaut B — a;, il est clair
qae B vaut K-i- x, d'où il résulte que  — a; = A + â;. Or, celle équation n'est
vraie que si â? =s o, c'est-à-dire si la prétendue diminution de valeur est nulle.
L'hypothèse inverse, d'une augmentation générale de valeur, conduirait au même
résolut.
206 ciacuunoif de la rkhcme.
■
exemple le numéraire, à laquelle on rapporte et dans laquelle
on exprime la valeur de toutes les autres. On veut dira alors
que la valeur de toutes les choses non exceptées a changé re-
lativement à la chose exceptée, ce qui est toujours possible
et se réalise en effet quelquefois.
SECTION II.
Eléatents 4e la valeur.
La valeur étant le produit de l'échange, nous devons en
trouver les éléments dans les motifs de rechange, c'est-à-dire
dans les circonstances ou les caractères que présentent les
choses échangeables et qui font désirer, puis accomplir ré-
change.
Or, en premier lieu, toute chose échangeable est deman-
dée, autrement elle ne serait pas échangeable et ne pourrait
acquérir une valeur par l'échange. Elle est demandée, donc
elle est désirée; par conséquent elle répond à un besoin de
rhomme, elle est apte à procurer une satisfaction ; en un mot,
elle est utile.
En second lieu, toute demande est accompagnée de l'offre
d'une chose pareillement utile, dont l'abandon constitue,
de la part de celui qui l'offre, un sacrifice, qu'il ne ferait
pas s'il pouvait produire lui-même, ou se procurer autre-
ment, sans aucun effort, la chose demandée. Il est donc
de l'essence d'une chose échangeable qu'elle ne puisse être
obtenue sans effort par celui qui la demande.
Ainsi, procurer une satisfaction et ne pouvoir être obte-
nues sans effort, voilà les deux caractères des choses échan-
geables, par conséquent les deux éléments, ou, si Ton veut,
les deux conditions de la valeur. Le premier élément est
subjectif; il est entièrement déterminé par les besoins ou par
les désirs individuels des échangistes. Le second est objectif;
il dépend de circonstances matérielles, qui sont les conditions
ÉLÈMOnB DE U YALBim. 207
d'etistaoce de la chose, et que les besoins des échangistes
n'influencent d'aucune manière.
Ces circonstances matérielles, qui font qu'une chose ne
pourrait être obtenue sans eflbrt par celui qui la demande»
sont au nombre de deux, savoir : la quantité limitée de la
chose et le travail nécessaire pour la rendre disponible. Le
plus souvent, ces deux circonstances n'en font qu'une, parce
qu'elles sont intimement connexes, la seconde produisant la
première et l'absence de la première excluant la seconde.
Une chose qui est le produit du travail est nécessairement
limitée dans sa quantité, puisque cette quantité dépend d'une
somme d'efibrts, qui est nécessairement limitée. Mais il n'est
pas également vrai qu'une chose fournie par la nature en
quantité illimitée puisse toujours être mise sans aucun travail
à la disposition de ceux qui en ont besoin, ni qu'une chose
dont la quantité est limitée soit nécessairement un produit
du travail.
Je demeure à vingt minutes d'une grande rivière, qui
fournit à toute la contrée que j'habite une quantité d'eau
ilUmitée. Cependant, je dois acheter l'eau dont j'ai besoin,
c'est-à-dire l'obtenir par le moyen d'un échange, car je ne
pourrais me la procurer autrement sans une certaine somme
d'efforts. Cette eau n'ayant été rendue disponible pour moi
que par un travail économique, c'est-à-dire par un travail de
transport, ce travail est, dans ce cas, la seule circonstance qui
empêche que je ne puisse obtenir la chose sans effort et au*
trament que par un échange.
J'ai besoin d'une certaine étendue de terre inculte, soit
pour y appliquer mon industrie en la cultivant, soit simple-
ment pour y exercer ma faculté de locomotion. Cette étendue
de terrain n'est le produit d'aucun travail ; elle a été rendue
disponible sans aucun travail pour celui qui la possède et
pour moi-même, et cependant je ne puis en obtenir la dispo-
sition que par un échange, par un sacritice; car, potir trouver
une autre terre inculte non appropriée, il me faudrait proba*
208 cmccLàTioif de là richesse.
blement émigrer, c'est-à-dire m'imposer toute une série
d'efforts pénibles et dangereux.
La terre inculte est fournie à chaque société humaine en
quantité limitée, et cette circonstance suffit seule dans ce cas
pour empêcher que la chose demandée ne puisse être obtenue
sans efforts par celui qui la demande.
On représente ordinairement tantôt la quantité limitée, ou
ce qu'on appelle improprement la rareté de la richesse, tantôt
le travail nécessaire pour la produire et pour la rendre dispo-
nible, comme étant une des causes immédiates, un des élé-
ments de la valeur. Mais il est évident que les seules causes
qui poussent un échangiste à faire son offre, et qui, par con-
séquent, puissent être envisagées comme les causes immé-
diates ou comme les éléments de la valeur sont, d'un côté,
l'utilité de la chose par lui demandée, en d'autres termes, la
satisfaction qu'il en attend, le désir qu'il éprouve de la possé-
der, et d'un autre côté, la nécessité oix il serait de faire des
efforts pour se la procurer autrement que par un échange.
L'échangiste ne s'enquiert point si la chose qu'il demande
est le produit de travail, ni si elle se trouve en quantité limi-
tée ou illimitée, mais seulement s'il pourrait, lui, l'obtenir
sans aucun effort. Son otTre est un sacrifice, qu'il accomplit
pour éviter un effort, et qu'il n'accomplit que dans ce but.
Ainsi, l'analyse de rechange nous conduit au même résultat
que celle du travail économique, savoir : une satisfaction re-
cherchée, en vue de* laquelle l'homme accomplit un effort,
ou s'impose un sacrifice équivalent à un effort et ayant pour
but d'éviter l'effort.
SECTION m.
Caases qui déterminent la valenr*
Il ne suffit pas, pour déterminer la valeur d'une chose,
que réchangiste qui la demande fasse une offre quelconque.
CAUSES DE LA VALEUR. 200
c'est-à-dire qu'il ait des efforts à faire pour se la procurer au-
trement que par l'échange; il faut en outre que celte offre
corresponde exaclenienl à la demande faite par un autre
échangiste, et que Toffre de ce second échangiste corres-
ponde pareilleoient à la demande du premier; car la valeur
lie peut être déterminée que par la réalisation de l'échange,
et réchange ne peut se réaliser que par la correspondance
exacte de chaque offre à la demande qu'elle doit satisfaire.
Si la chose  et la chose B présentent les conditions men-
tionnées dans la précédente section, elles sont Tune el l'autre
échangeables, Tune et l'autre susceptibles d'acquérir une
iraleur par l'échange ; mais il n'en résulte pas que la chose Â
puisse s'échanger réellement contre la chose B, ni par con-
séquent que la chose A, ou une quantité déterminée de la
chose  vaille la chose B, ou une quantité déterminée de la
chose B.
Quelles sont les causes qui, en agissant sur les demandes
elsur les offres, peuvent amener la correspondance d'où l'é-
change et la valeur résulteront? C'est ce qu'il s'agit mainte-
nant de rechercher. Mais il est essentiel auparavant de bien
préciser le sens des mots demande et offre.
J'appelle demande possible celle qui se manifesterait en
l'absence de toute condition imposée. Il est évident que,
pour une chose échangeable, c'est-à-dire utile et non sus-
ceptible d'être obtenue sans efforts, la demande possible est
toujours illimitée. Il n'y a pas de limite assignable à la quan-
tité d'une telle chose qui serait désirée et demandée, s'il suf-
fisait de demander pour obtenir. La demande effective, au
contraire, c'est-à-dire celle qui se manifeste réellement, est
toujours limitée, car elle dépend des conditions imposées, ou,
en d'autres termes, de l'offre qui doit l'accompagner pour
qu'elle puisse être satisfaite.
J'appelle offre disponible la quantité d'une chose échan-
geable dont les échangistes disposent, et que par conséquent
ils pourraient offrir en vue d'un échange déterminé, et offre
I. 14
310 CIRCVUTlOfC DE LA AIQHBSSE.
effective la quantité qui est réellement offerte à des condi-
tions déterminées.
L'oftre effective ne peut jamais dépasser l'offre disponible ;
elle peut l'égaler ; elle peut lui être inférieure; son étendue
dépend des conditions auxquelles on la subordonne.
Enfin, j'appelle intensité de la demande le désir et les
moyens d'acquérir qu'elle représente. Cette intensité, qui se
manifeste par le sacrifice que Téchangiste est disposé à faire,
c'est-à-dire par l'offre dont il accompagne sa demande, ne doit
point être confondue avec l'étendue de la demande, c'est-
à-dire avec la quantité qu'elle embrasse à des conditions
quelconques. Lorsque je demande cent livres de laine en of-
frant deux mesures de blé pour chaque livre, ma demande
ou l'étendue de ma demande est de cent livres; son inten-
sité est de deux mesures pour une livre. Je pourrais, en de-
mandant la même quantité de laine, n'offrir qu'une mesure
de blé par livre; je pourrais aussi, en ofirant deux mesures,
ne demander que cinquante livres. Dans le premier cas, ma
demande aurait diminué d'intensité; dans le second, d'é-
tendue. On appelle demande effective celle qui est déterminée
quant à Tétendue et quant à l'intensité.
Dans tous les cas où il y a compétition, c'est-à-dire dans
tous les cas où la valeur devient un fait général et un phéno-
mène digne d*étude, l'intensité de la demande ne peut guère
s'accrottre sans que l'étendue s'en accroisse pareillement. Si le
désir de consommer une chose et la possibilité de l'acquérir
par réchange s'accroissent dans la société, il est évident que
la demande effective de cette chose devra augmenter en
étendue, puisqu'un plus grand nombre de personnes auront
le désir ou les moyens de se la procurer aux conditions
établies par les échanges antérieurs. Il faudra que ces condi-
tions s'élèvent pour que la demande soit de nouveau res-
treinte.
Ces notions préliminaires étant définies, on comprendra
aisément qu'il existe, pour une chose échangeable quelcon-
GAUK6 DE LA TALIOR. 9i i
que, UQ certaio minimum de conditions, qui rendrait effec-
tive toute Toffre disponible. Si, par exemple, il s'agit de la
chose A, il y a certainement une quantité minimum de la
ebofieB, contre laquelle toute la quantité de la chose A qui
est disponible pour un tel échange, c'est-à-dire destinée à
Tacquisition de la chose B, sera volontairement offerte.
Or, tous les rapports possibles de l'offre à la demande sont
compris dans les trois cas suivants : ou bien Toffre disponible
ainsi conditionnée est égalée par la demande effective, ou
bien elle lui est inférieure, ou bien elle lui est supérieure.
Si la demande effective égale l'offre effective, c'est-à-dire
si la quantité offerte est précisément celle dont la demande se
manifeste aux conditions qui ont rendu effective cette offre
disponible, rechange s'accomplit et la valeur delà chose offerte
est exprimée par ces mêmes conditions. Si, par exemple,
toute la quantité disponible de la chose A est offerte à des
conditions que je représente par le chiffre 5, et que la de-
mande à ces conditions soit justement de cette quantité, la
valeur de A est fixée ; elle a pour expression ce chiffre 5,
c est-à-dire cinq fois une certaine mesure de la chose B.
Quelles sont, dans ce premier cas, les causes qui amènent
la réalisation de rechange et quidéterminent la valeur? C'est,
d'un c6té, l'étendue de l'offre disponible, car, plus elle est
considérable, plus il faut que les conditions qui la rendent
effective soient modérées pour qu'une demande effective
absorbe cette offre entière; c'est, d'un autre côté, l'intensité
de la demande, car plus la demande est intense, plus les con-
ditions qu'elle doit accepter pour égaler l'offre disponible
peuvent être élevées.
Si les conditions auxquelles l'offre disponible peut devenir
effective sont telles que cette offre soit encore surpassée par la
demande effective, l'échange ne peut s'accomplir que par
une diminution de la demande, puisque l'offre ne peut pas
s'étendre, et celte diminution ne peut résulter que de condi-
tions supérieures au minimum supposé.
213 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
Si, par exemple, la demande qui se fait de la chose A aux
conditions exprimées par le chiffre 5 dépasse Toffre disponible
de A, réchange ne peut s'accomplir qu'à des conditions re-
présentées par un chiffre supérieur, car il faut qu'une partie
de la demande soit écartée par des conditions qu'elle ne peut
ou ne veut pas s'imposer. La valeur d'A est donc supé-
rieure à 5.
Dans ce cas, comme dans le premier, la valeur est déter-
minée par rétendue de ToiTre disponible et par l'intensité de
la demande ; car, plus roffre disponible est étendue, moins il
faut que la demande eflective s'abaisse pour se trouver au
niveau de TofTre effective, et, d'un autre cûlé« plus la de-
mande est intense, plus les conditions de loflire effective doi-
vent s'élever pour amener cette demande au niveau de l'offre.
Si la demande à 5 est de 1,000 A, il faut moins augmenter
le chiffre 5 pour abaisser la demande à 900 que pour l'a-
baisser à 800, et si le chiffre 6 la fait descendre à 800, il faut
encore élever ce chiffre pour la faire descendre à 700, etc.
D'un autre côté, avec une même offre disponible, l'aug-
mentation du chiffre doit être d'autant plus forte que la
demande est plus intense. Si l'offre disponible est de 800, la
demande s'abaisse d'autant plus difficilement à ce niveau,
qu'elle est disposée à s'imposer un sacrifice plus considérable.
Si la demande est de 800 au chifire 6, la valeur sera exprimée
par ce chiffre. Si la demande est assez intense pour ab-
sorber 900 à ce même chiffre, il faudra peut-être qu'il s'élève
à 7 pour la faire descendre jusqu'à 800.
Dans le troisième cas, enfin, c'est-à-dire lorsque l'offre dis-
ponible se trouve supérieure à la demande, il faut, pour que
réchange s'accomplisse, que l'offre effective soit inférieure à
l'offre disponible, et cela ne peut avoir lieu que parce qu'elle
devient effective à des conditions inférieures au minimum
supposé. Alors, la demande s'étend aussi de son c6té par l'a-
baissement de ces conditions, et la coïncidence, par consé-
quent la valeur^ se réalise entre les conditions qui auraient
CAUSES PE LA VALEUR. 215
été exigées par Toffre disponible et celles qui auraient été
imposées par la demande effective.
L'offre disponible de la chose A deviendrait tout entière
efFeclive aux conditions représentées par le chiffre 5, mais elle
dépasse la quantité qui sera demandée à de telles conditions.
L'échange ne peut donc s'accomplir qu'avec une offre effec-
tive amoindrie. Les conditions auxquelles la demande pour-
rait égaler l'offre disponible étant, par exemple, représentées
par le chiffre 3, une partie de cette offre se trouve écartée ;
mais il y a , entre 3 et 5 un chiffre intermédiaire , par
exemple 4, qui permet à la demande effective d'égaler
l'offre effective, et ce chiffre devient la condition réelle de
réchange, par conséquent la valeur de A.
Ici encore, la valeur est déterminée par l'étendue de l'offre
disponible et par l'intensité de la demande ; car, l'intensité
de la demande étant donnée, plus l'offre disponible est con-
sidérable, plus les conditions doivent être abaissées pour la
faire descendre au niveau de la demande; inversement,
Toffire disponible étant donnée, l'abaissement requis est d'au-
tant moindre que la demande est plus intense.
Si la demande de A n'est que de 300 aux conditions repré-
sentées par le chiffre 5, l'abaissement qui peut amener l'offre
effective au niveau de la demande est d'autant plus fort que
l'offre disponible à de telles conditions se trouve plus éten-
due, puisque la quantité de Toffre à écarter en est d'autant
plus considérable. Lintensité de la demande étant supposée
telle, par exemple, que pour chaque unité de moins dans les
conditions elle s'étend d'une centaine, la demande effective
sera de 600 au chiffre 4, de 700 à 3, de 800 à 2, de 900 à T
Donc, si l'offre disponible est de 900, le chiffre représentant
la valeur sera entre 1 et 5 ; si l'offre est de 800, entre 2 et 5;
si l'offre est de 700, entre 3 et 5 ; si l'offre est de 600, entre 4
et 5. Le maximum de ta valeur demeurant le même, le mi-
nimum va croissant, à mesure que l'offre disponible est sup-
posée moindre.
214 CIRCULATION DE LA MCnSSSE.
Inversement, l'offre disponible étant supposée de 900, et
toujours effeclive aux conditions représentées par le chiffre 5,
le minimum de la valeur s'élèverait avec Tinlensilé de la
demande. Avec une demande, par exemple, qui s'étendrait de
deux centaines pour chaque unité de moins dans les condi-
tions, le minimum serait de 3, tandis qu'avec celle de l'hy-
pothèse précédente il était réduit à i .
L'étendue de Toffre disponible et Tintensité de la demande,
telles sont les causes, les seules causes déterminantes de la
valeur. Lorsqu'on dit que la valeur est déterminée par la pro-
portion entre l'offre et la demande, on se sert d'expressions
incorrectes pour formuler une vérité incomplète. La propor-
tion, ou plutôt le rapport qui existe entre la demande pos-
sible et l'offre disponible n'a rien à faire ici, et quant au
rapport qui s'établit à des conditions données entre l'offre
effective et la demande effective, il dépend lui-même de ces
conditions et ne peut pas les déterminer, puisqu'il est déter-
miné par elles ; il ne peut donc pas déterminer la valeur,
c'est-à-dire celle de ces conditions qui met l'offre de niveau
avec la demande et dont la valeur est Texpression.
Le seul rapport qui préexiste à la détermination de la
valeur, c'est celui qui s'établit entre Toifre disponible et Ift
demande effective aux conditions justement suffisantes potir
rendre effective cette oifre disponible ; mais ce rapport M
constitue la valeur que dans un cas; il doit être modifié dans
tous les autres. Or, ces modifications et le rapport lui-memé
sont les etTets de ces deux causes déterminantes : Tétendué
de l'offre disponible et l'intensité de la demande.
Dans toute la démonstration qui précède, je n'ai parlé que
de la valeur d\me des choses échangées ; mais il est évident
que l'échange fixe également la valeur de l'autre. Si la chose A
vaut la choseB, la chose B vaut la chose A. En analysant l'é-
change en vue de cette seconde valeur, nous trouverions qu'elle
est déterminée par les mêmes causes, mais en sens inverse,
puisque plus il faut de la chose B pour obtenir une certaine
GAUM8 DE LÀ VALBITR. 215
quantité de la chose Â, moins il faut de celle-ci pour obtenir
une quantité déterminée de la chose B.
Et, en effet, rofl're disponible de B, qui agit en sens in-
verse sur la valeur de B» est l'expression et la mesure de
rintensilé de la demande de A, qui agit en sens direct sur la
valeur de A, tandis que Tintensité de la demande de B, qui
agit en sens direct sur la valeur de B, a pour expression et
pour mesure Toffre disponible de A, qui agit en sens inverse
sur la valeur de A ; de sorte que si les causes déterminantes
de la valeur tendent à élever celle de A, elles tendent par cela
même à abaisser celle de B, et inversement.
J'ai supposé aussi qu'il y avait libre compétition entre plu-
sieurs échangistes demandant une même chose et entre plu-
sieurs échangistes offrant une même chose. Sans cette com-
pétition, Faction des causes déterminantes de la valeur peut
se trouver beaucoup modifiée par les efforts individuels que
fait chaque échangiste pour dissimuler l'étendue de son offre
disponible et le besoin qu'il a de la chose par lui demandée.
C'est la compétition qui, en manifestant Tintensité de chaque
demande et l'étendue de chaque offre, assure l'entière action
de ces causes, car c'est grâce à elle que chaque échangiste,
outre le désir qu'il a d'acquérir la chose par lui demandée,
éprouve en même temps la crainte d'en être privé par ses
concurrents, et cherche , par conséquent, à remporter sur
eux, en élevant son offre autant qu'il peut le faire. L'hypo-
thèse suivante mettra dans tout son jour cet effet de la con-
currence.
Trois échangistes, D, D', I^, demandent de la laine et
offrent du blé en échange; trois autres échangistes 0, 0',0",
offrent de la laine et demandent du blé en échange. Il s'agit
de savoir quelle sera la valeur de la laine en blé, c'est-à-
dire combien une livre de laine vaudra de mesures de blé.
D, D', W demandent chacun 3 livres de laine , à raison
de 1, 2 et 5 mesures de blé pour la livre. 0, 0', 0^ offrent
chacun 3 livres de laine, à raison de 1, 2 et 3 mesures de
216 CIRCULATION DE LA RICSBSSE.
blé pour la livre, qui sont pour chacun le minimum de ses
conditions.
Mettons ces demandes et les offres correspondantes «n
regard les unes des autres :
Demande elTecliTe. Offres efTectives.
D — 5 livres de laine à 1 m. de blé la livrt. -— 0 — Slivresde laine poarS m. de Ué.
D' 3 2 0' 3 6
D" 3 3 0" 3 9
o mesures de blé forment le minimum qui rendrait effec-
tive la totalité de l'office disponible, c'est-à-dire 9 livres de
laine, car 0 et 0\ qui se contenteraient de 1 et de S mesures
de blé par livre de laine, en accepteront 3 à plus forte raison.
Mais cette offre dépasse la demande effective, qui n'est que
de 3 à de telles conditions, car D'' est le seul qui consente à
donner 3 mesures de blé pour la livre de laine.
Ainsi, les échanges ne s'accompliront point à ces condi-
tions, et la valeur ne se fixera pas à ce chiffre 3. En effet,
si D" voulait conclure le marché avec 0", il en serait empêché
par les offres plus avantageuses que s'empresseraient de faire
0 et 0', qui peuvent céder leur laine à 1 et à 2, et qui ont
intérêt à ne pas être privés de la quantité de blé qu'ils deman-
dent en échange.
Les échanges ne s'accompliront pas davantage à raison de
1 livre de laine pour 1 mesure de blé, car ce chiffre réduirait
à 3 Toffie effective, tandis que la demande effective serait
de 9, et si 0, qui offre seul à de telles conditions, voulait
conclure le marché avec D, il en serait empêché par les de-
mandes plus avantageuses de D' et D", qui peuvent et veu-
lent donner 2 et 3 mesures de blé en échange de la livre de
laine, et qui ont intérêt à ne pas être privés de la laine qu'ils
demandent.
Mais le marché aura lieu entre 0 et 0', d'une part, et D'
et D\ d'autre part, à raison de 2 mesures de blé par livre de
laine, car ce chiffre, en excluant d'un côté l'offre de 0" et
de l'autre la demande de D, rend la demande effective égale
CAUSES DE U TALEUR. 2i7
à l'oiTre eflective. Six livres de laine seront échangées contre
12 mesures de blé ; la valeur de la laine sera de 2 mesures de
blé la livre.
Les échanges qui s'accomplissent sans aucune compétition
de part ni d'autre sont de rares exceptions* qui ne présentent
aucun intérêt scientifique ; mais il arrive quelquefois que la
compétition est exclue du c6té de l'offre ou du c6lé de la
demande ; il arrive plus souvent encore qu'elle est seulement
restreinte soit du côté de l'offre, soit du c6té de la demande,
soit même des deux c6lcs à la fois. Je parlerai dans la section
suivante des effets que produisent ces exclusions et ces res-
trictions.
L'ensemble des offres et des demandes qui se manifestent
les unes aux autres relativement à un produit forme ce qu'on
appelle en économie politique le marché de ce produit.
Une offre qui ne se manifeste pas aux demandants n'existe
pas réellement, et il en est de même d'une demande qui, ne
se manifestant point, ne peut pas être connue des offrants.
C'est donc dans l'état du marché que se trouvent, pour chaque
produit, les causes déterminantes de sa valeur. Ainsi Tétat
du marché, relativement à la laine et au blé, contient les
causes déterminantes de la valeur du blé en laine et de celle
de la laine en blé. Tant que l'état du marché demeure le
même, là valeur est générale et permanente, sauf les excep-
tions produites par l'influence que peuvent exercer sur les
volontés de quelques échangistes certaines circonstances acci*
dentelles. Mais les changements qui surviennent dans l'état
du marché peuvent modifier cette valeur générale de diverses
manières.
Lorsque l'intensité de la demande, et par conséquent la
demande effective d'un produit s'accroît, l'offre disponible
demeurant la même, la valeur doit s'accroître; et il en sera
de même si l'offre vient à diminuer, la demande étant de-
meurée la même.
Au contraire, la valeur doit s'abaisser lorsque l'offre s'ac-
918 cmCITLATlOlf bfe LA RtCttKSSE.
croit sans que ia demande se soit augmentée, ou lorsque la
demande diminue, l'offre demeurant ia même.
J'ai dit que ces changements peuvent modifier la valeur;
ils peuvent aussi la laisser intacte. Si la demande augmente
ou diminue en même temps que l'offre, il peut arriver que
les tendances opposées se neutralisent réciproquement.
Tous ces divers effets se trouvent résumés dans la formule
suivante :
La valeur croit et décroît en raison directe de la demande
et en raison inverse de Toffre.
SECTION IV.
De la valeur noraiale*
Nous avons vu que la valeur, par Faction des causes qui la
déterminent, se fixe au-dessous, au-dessus, ou auniveaud'un
certain chifTre, qui exprime les moindres conditions aux-
quelles toute l'offre disponible puisse devenir effective. Si ce
chiffre dépendait de causes qui le rendissent uniforme etper*
manent pour chaque espèce de produits, et si en même temps
les causes déterminantes de la valeur tendaient constammeût
à la rapprocher de ce chiffre, on pourrait le considérer* comme
la valeur normale du produit et comme une nouvelle cause
déterminante de la valeur d'échange. Or, le minimum dont
il s agit présente en effet ces caractères.
Une quantité d'un produit quelconque n'a pu devenir
disponible, pour l'échangiste qui l'offre, que par une certaine
somme d*efforts de travail et d'abstinence. Mais la chose que
l'échangiste demande a exigé pareillement une certaine
somme d'efforts d abstinence et de travail, et les échangistes
qui la demandent pourraient, en appliquant à se la procurer
directement une somme d'efforts égale à celle d'oii résulte la
quantité de produits offerte, obtenir une certaine quantiiéde
cette chose par eux demandée. Us peuvent donc consentir à
▼ALEUB NÔRlfAte. 2i9
oéder la première quantité eu échange de ia seconde. Ils y
doivent tous consentir» s'ils no peuvent obtenir une quantité
supérieure ; mais celte quantité est la moindre qu'il puisse
coûveoir à tous d'accepter.
Une certaine quantité du produit A, que je représente par
le cbiiTre 100, constitue Toffre disponible de ce produit rela-
tivement au produit B que demandent les offrants. Or, avec
la même somme d'eflbrts d'abstinence et de travail qui a
rendu la quantité 100 A disponible pour les ofTrants, ils au-
raient pu se procurer, c'est-à-dire rendre disponible pour eux
une quantité du produit B représentée par 200.
Ils peuvent donc consentir à céder leur offre disponible à ces
conditions, c'est-à-dire pour 200 B, ou à raison de 2 B pour
un A. S'ils peuvent obtenir plus par l'échange, ils voudront
plus; s'ils ne peuvent obtenir que moins, tous n'y consenti-
ront pas et l'offre effective sera inférieure à l'offre disponible.
Supposons maintenant que ces échangistes, qui offrent le
produit A, obtiennent en échange une quantité du produit B
supérieure au minimum, par exemple 3U0B, de sorte que la
valeur de A, exprimée dans ie produit B, soit représentée par
le chiffre 3. Il en résulte évidemment, pour les échangistes
qui disposaient du produit A, un avantage qui doit les stimu-
ler, eux et tous ceux qui désirent le produit B, à se procurer
directement le produit A par des efforts d'abstinence et de tra-
^ail, afin de l'échanger contre le produit qu'ils désirent. De
là, augmentation de l'olïre disponible de A et accroissement
d^intensité dans la demande deB, c'est-à-dire accroissement
delà demande elTeclivede ce dernier produit; tandis que les
mêmes causes agiront en sens inverse sur l'offre du produit
B et sur la demandedu produit A. L'état du marché étant
ainsi modifié, la conséquence en sera nécessairement un abais-
sement de la valeur d'A, une élévation de la valeur deB, dans
les échanges qui auront lieu ultérieurement ; et ce mouvement
continuera dans les deux sens, jusqu'à ce que la valeur d'A
ait été ramenée au minimum représenté par le chiffre 2.
220 GTAGULATIOlf DE LA RfCSESSE,
Si Dous supposons, au contraire, que les échangistes qui
offrent le produit A n'obtiennent en échange qu'une quantité
du produit B inférieure au minimum, par exemple 100 B, de
sorte que la valeur de Â, exprimée dans le produit B, soit
représentée par le chiffre 1, il en résultera, pour ces échan-
gistes, un désavantage, qui devra les engagera se procurer le
produit B directement par leur travail. De là, diminution de
Toffre disponible de À et de la demande effective deB, tandis
que les mêmes causes agiront eu sens inverse sur loffre du
produit B et sur la demande du produit A. L'état du marché
des deux produits sera ainsi modifié; il y aura élévation de
la valeur d'A, abaissement de celle de B, jusqu'à ce que la
valeur d'A ail été de nouveau ramenée au minimum repré-
senté par le chiffre 2.
Le minimum dont il s'agit, c'est-à-dire la valeur déter-
minée par les sommes d'efforls respectivement nécessaires
pour rendre disponibles les deux produits échangés^ est donc
un point fixe, autour duquel oscille la valeur d'échange, el
dont elle tend toujours à se rapprocher; c'est, en un mot,
pour les deux produits, une valeur «ormafe.
La valeur normale d'une chose est la quantité de toute
autre chose qui demande, pour être rendue disponible, la
même somme d'efforts, c'est-à-dire qui coûte autant. C'est ce
que Ricardo nomme valeur réelle et qu'il définit par la quan-
tité de travail nécessaire pour produire la chose. Cette dé-
nomination est impropre, car il ne peut y avoir de valeur
réelle que celle qui se réalise, c'est-à-dire la valeur d'échange.
La valeur dont il s'agit est hypothétique, déterminée à priori
d'après l'action présumée d'une cause connue ; dès lors, elle
peut ne pas se réaliser. Mais, dans ce cas-là môme, elle sert de
norme aux valeurs réalisées, qui ne peuvent jamais s'élever
ou s'abaisser beaucoup ni longtemps au-dessus ou au-dessous
de celte valeur normale.
La notion définie par Ricardo, et admise sous d'autres noms
par plusieurs économistes, n'est d'ailleurs point correcte,
VALEUR NORMALE. 231
caria quantité de travail employée à la production d'une chose
ne constitue pas à elle seule la valeur normale de cette chose ;
il faut y joindre le travail de transport, qui a rendu la chose
disponible pour l'échangiste, et les efforts d'abstinence, qui
ont accumulé le capital mis en œuvre, efforts qui sont
représentés, comme je l'expliquerai dans le livre suivant
de cet ouvrage, par une certaine somme de profits que toute
valeur contient nécessairement. Mais on peut, pour abréger,
renfermer tous les éléments dont se compose la valeur nor-
male dans celte expression : ce que coûte la chose.
Nous venons de voir que la valeur d'échange oscille autour
de la valeur normale et s'en rapproche par une série d'é-
changes successifs, qui révèlent et constatent les variations
survenues dans l'état du marché. L'équilibre général qui en
résulte entre les deux valeurs ne peut donc s'établir qu'à
l'égard de choses dont l'offre disponible subit toujours
pleinement l'influence des valeurs réalisées, c'est-à-dire peut
s'accroître à des conditions constantes si la valeur s'élève,
et décroître de même si la valeur s'abaisse. Or, cela ne peut
avoir lieu que si la compétition est libre et si la valeur nor-
male demeure uniforme pour toute la quantité offerte.
Supposons, en eiTet, que la première condition ne soit pas
remplie. La concurrence est libre entre ceux qui demandent
la chose A, mais elle ne l'est pas entre ceux qui peuvent l'of-
frir. Elle est tellement restreinte à l'égard de ceux-ci, que
Tolfre disponible d'A ne pourra dépasser une certaine limite,
quoique, dans cette limite, les conditions d'où résulte la va-
leur normale soient uniformes. Il est évident que, cette limite
unefoisatteintepar la demande elTective, toute augmentation
permanente de cette demande produira une élévation perma-
nente delà valeur d'échange, et que cette valeur se trouvera
réglée désormais uniquement par l'intensité de la demande.
Le lecteur comprendra aisément quels doivent être les
effets d'une concurrence restreinte à l'égard de la demande,
ei ausgi quels seraient ceux d'un défaut de liberté qui empé-
S22 CmCUUTiOM de Là mCHESSE.
cherait la coocurreoce des offrants, par conséquent l'é-
tendue de loffre, de diminuer quand ia valeur d*échange
tomberait au-dessous de la valeur normale, ou la concur-
rence des demandants, par conséquent la demande effec-
tive, de diminuer quand la valeur d'échange s'élèverait au-
dessus de la valeur normale.
Supposez au contraire que, la première condition étant
remplie, la seconde fasse défaut: la concurrence est libre eo
tout sens, mais la production s'accomplit sous l'empire de
circonstances qui la rendent successivement plus onéreuse à
mesure que Tolfre augmente , de sorte que chaque offre ad-
ditionnelle a une valeur normale plus élevée que celle des
quantités jusqu'alors offertes.
Dans ce cas, l'accroissement de la demande effective produit
une élévation de la valeur, et cette élévation de la valeur amène,
comme dans le cas précédent, une augmentation de l'offre;
mais cette augmentation de l'offre n'aura pas pour consé-
quence un abaissement de la valeur d'échange, qui la ramène
au niveau de la valeur normale, parce que les dernières quan-
tités nécessaires pour répondre à la demande effective, étant
produites à des conditions plus onéreuses, ne pourront conti-
nuer d'être oiTertes que si la valeur normale du produit s'é-
lève au niveau des conditions les plus onéreuses.
Représentons par les chiffres 2, 3, 4, 5, 0 les conditions
de plus en plus onéreuses auxquelles la production du blé,
par exemple, est soumise, et par conséquent les valeurs nor-
males des quantités successivement ajoutées à l'offre, en vue
d'une demande effective toujours croissante, et supposons de
plus que les quantités successivement exigées par la deoiaode
soient de 1200, 1300, 1400, 1500, 1600 mesures, etc. Quand
l'accroissement de la demande effective élève à 3 ia valeur
d'échange du blé, exprimée dans un autre produit quelconque,
l'offre s'accroît et parvient au chiffre 1300, que je suppose
suffisant pour satisfaire la nouvelle demande effective; mais,
sur ces 1300 mesures, il y en a 100 qui ont une valeur oor-
wale de 3^ et qui ne pourront continuer à être offertes que si
la valeur d'échange du blé se maintient à 3. Tout le blé
oiTert aura donc une valeur permanente de 3, quoique une
quantité de 1200 mesures, formant les 12/13 de Toffre totale,
continue d*ètre produite aux mêmes conditions qu'auparavant,
c'est-à-dire d'avoir une valeur normale de 2. Il en sera de
môme pour chacun des accroissements successifs de l'offre
que rendra nécessaires Taccroissement continuel de la de-
mande effective ; de sorte que la quantité offerte étant arrivée,
par exemple» à 1600, la valeur d'échange devra être mainte-
nue à 6, parce que ce chiffre exprimera la valeur normale des
100 dernières mesures ajoutées à l'offre, et que ces 100 me-
sures seront nécessaires pour répondre à la demande effective.
Il est évidentt au surplus, que cette loi exceptionnelle ne
sera vraie que si le produit contre lequel le blé s'échange, et
qui en exprime la valeur, a lui-même une valeur normale uni-
forme et une valeur d'échange déterminée par la libre con-
currence.
; Telle est, en substance, la théorie des valeurs, qui sera
complétée et développée plus loin sous une autre forme. Je ne
me dissimule pas l'aridité ni la fatigante monotonie de Targu-
mentation que j'ai présentée dans cette section et dans les
trois précédentes. Les réalités pratiques s'offrent à l'observa-
teur superficiel sous des apparences plus simples; mais ce ne
sont précisément que des apparences, et il importait d'en faire
abstraction pour trouver, par l'analyse, dans la véritable
nature, dans l'essence même de l'échange, les causes effi-
cientes des phénomènes de circulation à la fois les plus im-
portants et les plus communs.
SECTION V.
Des valeurs générales.
Lorsque deux choses, qui se valaient d'abord l'une l'autre,
valent ensuite moins ou plus l'une que l'autre, on affirme
224 GIRCULAnOM DE LA RICHESSE.
souvent que l'une a changé de valeur tandis que Tautre a
conservé la sienne. C'est qu'on substitue à Tidée précise de
la valeur spéciale Fidée un peu vague de la valeur générale,
c'est-à-dire de la valeur exprimée non dans un produit parti-
culier, mais dans la généralité des produits contre lesquels la
chose peut s'échanger.
En réalité, si une certaine quantité du produit Â, qui va-
lait une certaine quantité du produit B, se trouve ensuite
n'en valoir qu'une quantité moindre, la valeur de  ne peut
avoir baissé sans que celle de B ait haussé d'autant. Cepen-
dant, il peut se faire que la valeur de B, estimée dans la plu-
part des autres produits C, D, E. F,- contre lesquels il s'é-
change, soit demeurée la même, tandis que celle de A aura
baissé à l'égard de ces autres produits comme à l'égard du
produits.
Supposons qu'il s'agisse de drap et de toile, et que l'aune
de drap, qui valait à une certaine époque deux aunes de toile,
en vaille maintenant trois. La valeur du drap s'est élevée,
celle de la toile s'est abaissée ; quelle en est la cause? L'offre
disponible de la toile ou la demande effective du drap s'est-
elle accrue? L'offre disponible du drap ou la demaucie
effective de la toile a-t-elle diminué? L'effet de ces quatre
causes serait le môme quant à la valeur spéciale des deux
produits, c'est-à-dire quanta la valeur du drap exprimée en
toile et quant à la valeur de la toile exprimée en drap; il ne
serait pas le même quant à leur valeur générale, c'est-à-dire
quant aux valeurs du drap et de la toile exprimées en ter, en
sel, en blé, etc. Si le changement n'est dû qu'à la première
ou à la quatrième cause, la valeur générale du drap sera de-
meurée la même, tandis que celle de la toile aura diminué;
si, au contraire, le changement n'est dû qu'à la seconde ou à
la troisième cause, le résultat sera inverse. Examinons suc-
cessivement les deux premières hypothèses.
L C'est l'offre disponible de la toile qui s'est accrue; elle
est devenue supérieure à la demande que font les producteurs
TALEURS GÉNÉRALES. 225
de drap. Mais la toile n'est pas seulement demandée par
ceux-ci, elle Test aussi par les producteurs de sel, de vin, de
fer, de blé, etc., et les producteurs de toile, à leur tour, ne
demandent pas seulement du drap en échange, ils demandent
aussi tous ces autres produits. L'augmentation de Toffre dis-
ponible de la toile relativement au drap n'est donc que le ré-
sultat partiel d'une augmentation générale de cette offre.
C'est parce que l'offre totale de la toile s'est accrue, par
exemple, de mille ou de deux mille aunes, que rofTre rela-
tive au drap s'est accrue de cent. L'effet de cette augmen-
tation, c'est-à-dire rabaissement de valeur de la toile, se ma--
nifestera donc à Tégard de tous les produits contre lesquels la
toile s'échangera, tandis que les valeurs de ces autres produits
entre eux n'en seront point modifiées. Le fer, le sel, le vin, le
blé auront changé de valeur quant à la toile, en conservant
leur valeur précédente quant au drap.
IL C'est la demande de drap qui s'est accrue; elle se
trouve supérieure à l'otTre effective que font les producteurs
de drap« Mais les producteurs de toile ne sont pas seuls à
demander du drap; ils ont pour concurrents les producteurs
de sel, de fer, de vin, de blé, etc., et l'augmentation de la
demande du drap chez les producteurs de toile n'est que le
résultat partiel d'une augmentation générale de la demande
de drap. C'est parce que la demande totale du drap s'est accrue,
par exemple, de mille ou de deux mille aunes, que la demande
des producteurs de toile se trouve accrue de cent. L'effet de
cet accroissement de demande, c'est-à-dire l'élévation de la
valeur du drap, se manifestera donc à l'égard de tous les pro-
duits qui sont offerts en échange du drap, tandis que les va-
leurs de ces autres produits entre eux ne subiront aucune modi-
fication. Le fer, le vin, le blé auront changé de valeur quant
au drap, en conservant leur valeur précédente quant à la toile.
La troisième hypothèse nous conduirait, par un raisonne-
ment tout semblable, au même résultat que la seconde, et
la quatrième, au même résultat que la première.
I. 15
3^ CIRCUUnOH DE LA BioessE.
Ainsi, la valeur générale n'est aiïeetée, soit par les chan-
genients d'o{|[ce et de demande qui produisent les variations
temporaires, soit par les changements de valeur normale qui
produisent les (nodifications permanentes de la valeur spé-
ciale, qu'à regard de celui des produits échangés sur lequel
agit immédiatement Tune de ces causes. La valeur générale
d'un produit A, qui a changé de valeur spéciale relativement
au produit B, ne peut se trouver affectée, temporairement ou
en permanence, que si le changement provient, en tout ou en
partie, de modifications survenues dans Toffre, dans la de*
mande, ou dans la valeur normale du produit A ; et la valeur
générale du produit B ne sera non plus affectée que si le chan-
gement supposé vient de modilications survenues dans roiTre,
dans la demande, ou dans la valeur normale de B.
Lorsque plusieurs des causes déterminantes de la valeur
agissent à la fois sur deux produits, il peut arriver que Tac*
tion de Tune soit neutralisée par l'action de Tautre. Alors, la
valeur spéciale des deux produits ne sera point altérée, et
leur valeur générale pourra aussi n'éprouver aucune modifi-
cation; mais, si elle est modifiée, elle le sera pour les deux
produits également. Si la demande et Koffre du drap aug-
mentent ou diminuent en même temps, de manière à ce qu'il
conserve toute sa précédente valeur relativement à la toile,
sa valeur générale demeurera aussi la même, car la demande
augmentée ou diminuée proviendra de la généralité des pro-
ducteurs et l'offre augmentée ou diminuée s'adressera aussi à
la généralité des producteurs ; par conséquent les effets de
ces causes se trouveront neutralisés à Tégard de tous les
autres. produits, comme à Tégard de la toile.
Mais si la demande totale ou l'offre totale du drap et de
la toile vient à augmenter ou à diminuer, cette cause, agis*
sant dans le même sens sur la valeur des deux produits, mo-
difiera nécessairement la valeur générale de Tun et de l'autre,
tout en laissant intacte leur valeur spéciale.
Si le drap et la toile, par exemple, sont à la fois plus de«
VAI^EURS GÉNÉRALES. 927
mandés, de manière que l'efTet de cette augmentation de
demande sur la valeur du drap, en toile, soit neutralisé par
son effet sur la valeur de la toile en drap, les deux demandes,
provenant simultanément des producteurs de sel, de fer, de
vin, de blé, etc., et n'étant neutralisées à Tégard de ces pro-
duits par aucune autre cause, la valeur du drap et de la toile,
relativementaufer,ausel,auvin,etc.,en d'autres termes, leur
valeur générale s'élèvera et s'élèvera également, quoique leur
valeur spéciale demeure intacte et que la même quantité de
toile continue de s'échanger contre la même quantité de drap.
Ce sera la valeur générale que je désignerai, dans la suite
de cet ouvrage, sous le nom de valeur (téchange^ ou simple-
ment de valeur y lorsque le sens de ces mots ne sera pa^ ex-
pressément déterminé par un autre qualificatif. Lorsque je
parlerai de deux produits dont la valeur spéciale aura changé,
je ne considérerai comme ayant réellement changé de valeur
que celui dont la valeur générale se trouvera modifiée.
SECTION VI.
Rlehesse et Talenr.
Les formes apparentes sous lesquelles l'échange se réalise
dans la vie pratique ont été la source de maintes erreurs,
notamment de la confusion que plusieurs économistes ont
faite entre la notion de valeur et celle de richesse.
La richesse, il est vrai, ne comprend que des choses qui
ont une valeur, c'est-à-dire des choses qui sont aptes à pro-
duire une satisfaction et que l'on ne peut se procurer sans
quelque effort; mais la richesse n'est pas la valeur, et il
n*e$t pas vrai qu'un homme ou une nation soit plus ou moins
riche suivant que les produits dont se compose sa richesse
ont plus ou moins de valeur.
Parlons d'abord de la richesse qu'un homme ou une nation
produit en vue de sa propre consommation.
228 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
Voilà deux individus, X et Z, qui produisent chacun les
cinq hectolitres de blé dont ils ont annuellement besoin pour
vivre ; mais X est obligé de consacrer à cette production cent
journées de travail, tandis que Z n'y emploie que cinquante
journées. Certainement Thectolitre de blé a plus de valeur
pour X que pour Z, et, si nous supposons que ces individus
appartiennent à deux nations différentes, chez lesquelles
toutes les autres conditions qui déterminent l'état général du
marché soient d'ailleurs semblables, la quantité de tout autre
produit qu'obtiendrait X en échange d'un hectolitre de blé
serait double de celle qu'obtiendrait Z. Pouvons-nous dire
que X soit plus riche que Z? N'est-il pas évident, au contraire,
que Z est le plus riche, puisqu'il obtient la même somme de
satisfactions avec une moindre somme d'efforts?
Voilà deux peuplades, B et G, dont le poisson forme la
principale nourriture. La peuplade B habite les bords de la
mer ; la peuplade G est établie à quelques lieues du rivage ;
d'où il résulte que la quantité de poisson que B se procure
par une journée de travail coûte deux journées à la peu-
plade G. Si nous supposons que Tétat général du marché soit
d'ailleurs semblable chez les deux peuplades, il est certain
que le poisson aura deux fois autant de valeur chez la seconde
que chez la première. Dirons-nous, cependant, que celle-là
soit plus riche que celle-ci? N'est-il pas évident, au con-
traire, que la peuplade B, qui se procure la même somme de
satisfactions que la peuplade G avec une moindre somme
d'efforts, doit être envisagée comme la plus riche des deux?
Gependant, les individus et même les nations ne consom-
ment pas uniquement les produits de leur propre travail. Or,
si les produits que fournissent X et Z en échange de ce dont
ils ont besoin sont d'inégale valeur, si, par exemple, ceux
de X valent plus que ceux de Z, celui-là obtiendra sans con-
tredit en échange une plus grande quantité de toutes les
autres choses qui lui sont utiles, car c'est cela même que si*
gnifie rinégalité de valeur supposée. Comme cela ne peut
RICHESSE ET YALEUR. 229
avoir lieu qu'à Tégard de deux produits différents, supposons
que X produise du blé, Z du fer, et que la quantité de blé
annuellement produite par X vaille plus, c'est-à-dire s'échange
contre une plus grande quantité de toute autre chose, que la
quantité de fer produite par Z. Celui-ci sera, sans contredit,
moins riche que celui-là, si les sommes d'efforts appliquées de
part et d'autre sont égales ; mais comment les valeurs d'é-
change seraient-elles et se maintiendraient-elles inégales, si les
valeurs normales ne l'étaient pas? Il faut supposer, ou que la
concurrence est restreinte à l'égard de l'offre du blé, ou que
la valeur d'échange de ce produit est élevée par TinefScacité
comparative des efforts que d'autres producteurs y appliquent,
c'est-à-dire par la valeur normale que le blé acquiert sur
d'autres terrains que ceux du producteur X. X doit sa ri-
chesse supérieure, dans le premier cas, à un privilège, dans
le second, à la possession d'un fonds productif naturellement
fécond ; par conséquent, dans toute hypothèse, à une cause
qui diminue la somme d'efforts nécessaire pour mettre à sa
disposition la quantité de blé qu'il offre en échange. S'il est
donc plus riche que Z, ce n'est point parce que son blé vaut
plus que le fer de Z, c'est parce qu'il obtient, en échange
d'une somme donnée d'efforts, une somme supérieure de
satisfactions.
S'agit-ii de deux nations ? la supériorité de richesse peut
s'entendre de deux manières : ou bien on prétend que les
choses produites et offertes en échange ont plus de valeur
chez Tune que chez l'autre ; ou bien on af&rme que la masse
entière des choses échangeables y forme une valeur totale
supérieure.
Dans la première hypothèse, on doit exprimer d'une ma-
nière uniforme la valeur des produits comparés, A, B, G, D, etc.
Supposons qu'un métal, par exemple l'or, serve à cet usage,
et disons que les produits valent plus d'or chez la nation X
que chez la nation Z. Gela prouve simplement que l'or a
moins de valeur chez la première que chez la seconde, ou
!I30 GIRGULATIOA BB LA RICBBSSE.
que les produits A, B, C, D, y coûtent une plus grande
somme d'efforts; mais il n*en résulte en aucune façon que la
seconde soit moins riche que la première, c*est-à-dire qu'elle
obtienne, en définitive, une moindre quantité de produits
propres à satisfaire ses besoins.
Dans la seconde hypothèse, il n'y a de supériorité réelle de
richesse chez la nation qui pourrait obtenir le plus d'or en
échange de toute la masse de ses produits A, B, C, D, etc.,
que parce qu'elle en fournit une plus grande quantité ; car,
si elle ne peut en fournir davantage, il n'y a aucune raison
pour que les produits fournis par elle aient plus de valeur, sur
le marché international, que les produits exactement pareils
fournis par l'autre nation.
Dira-t-on que les produits A, B, G, D, de la nation X valent
plus que ceux de la nation Z parce qu'ils sont meilleurs?
Gela provient alors de ce que la nation X possède des fonds
productifs d'une nature plus excellente ou des travailleurs
plus habiles, c'est-à-dire de ce qu'elle peut obtenir, pour une
somme donnée d'efforts, une plus grande somme de sali&-
factions.
Ainsi, dans toutes les hypothèses, nous arrivons à cette
conclusion : que le degré de richesse n'a pas pour mesure la
valeur des produits composant la richesse, mais leur quan-
tité, ou plus correctement, la somme de satisfactions qu'ils
procurent pour une somme déterminée d'efforts.
■
SECTION VU.
De la valeur des servlees.
Le travail de la production, celui de la circulation et les
autres services de toute espèce ont une valeur d'échange
comme les produits dont se compose la richesse, puisqu'ils
s'échangent contre ces produits ; or, cette valeur est déter-
minée par les mêmes causes, soumise aux mêmes lois que la
tALBVR DBS SfiRVteBS. 231
valeur des produits, et les définitions que j'ai données de
Toffre, de la demande, de la valeur spéciale et de la valeur
générale des produits s'appliquent également aux services,
car tous les échanges, quels qu'en soient les objets, sont des
actes parfaitement homogènes dans leur but et dans leur
principe tnoteur. Je n'insisterai pas sur cette application, que
toQt lecteur fera aisément lui-mén^e, des vérités ci-dessus
démontrées. Les seules questions qui me paraissent exiger
ici quelques développements sont celles qui concernent là va-
leur normale des services et le rôle que joue cette valeur nor-
male dans la détermination de leur valeur d'échange.
Les services, de même que les produits, ne deviennent
disponibles pour ceux qui en ont besoin qu'à certaines con-
ditions.
L'homme, considéré comme producteur de services, a beau-
coup d'analogie avec une machine à vapeur, qui, pour fonc-
tionner, doit d'abord être construite à grands frais, puis être
mise en mouvement par une dépense continuelle de com-
bustible. Chaque espèce de service exige un certain dévelop-
pement des facultés humaines, par conséquent un entretien et
•une éducation préalables, et il faut, en outre, que le travail-
leur soit maintenu, pendant la durée du service, en état de
le rendre. La Valeur normale d'un service comprend donc ce
qui est ilécessaire pour compenser les avances préalables
qu'exige ce service et pour toâintenif l'activité de ceux qui
le rendent; le produit de la machine doit valoir les efforts
d'abstinence et de travail qu'il a fallu faire pour qu'elle fût
disponible, plus le combustible qu'il faut dépenser pour la
mettre en mouvement.
Si la valeur d'échange d'une espèce de service s'abaisse
au-dessous de sa valeur normale, par suite d'une surabon-
dance de l'offre ou d'uiie insuffisance de la demande, l'offre
tendra nécessairement à diminuer, parce que le nombre des
producteurs de ce service diminuera ; si, au contraire, la
valeur «l'échatlge s'élève au-desslis de la valeur normale,
232 cmcuuTioK djs la richesse.
parce que la demande du service a augmenté ou que Toffre
est devenue insuffisante, cet accroissement de valeur amènera
non moins nécessairement un accroissement de TofFre, par
suite d'un accroissement du nombre des producteurs ; et ainsi
la valeur d'échange, se relevant dans le premier cas et sV
baissant dans le second, tendra toujours à se rapprocher de
la valeur normale.
L'avantage qu'un homme trouve à rendre un certain ser-
vice dépend de la valeur générale de ce service, et il est évident
que cet avantage doit exercer une action directe sur le nombre
de ceux qui consacrent leur activité au service dont il s'agit.
Mais il est évident aussi que les fluctuations de ce nombre
doivent avoir pour régulateur la valeur normale du service,
telle que je viens de la définir, parce que, au-dessus de cette
valeur, l'avantage constitue un gain, tandis qu'au-dessous,
il laisse une perte.
Toutefois, ce rétablissement de l'équilibre ne peut avoir
lieu et cette tendance de la valeur d'échange à se confondre
avec la valeur normale ne peut se manifester qu'à l'égard de
services dont l'offre peut s'accroître ou diminuer avec la de-
mande. Si la concurrence est restreinte pour les offrants, ou
si l'offre ne peut pas décroître en même temps que la demande,
la valeur du service pourra, dans le premier cas, se maintenir
en permanence au-dessus de la valeur normale et s'élever
indéfiniment avec les accroissements successifs de la de-
mande, et dans le second, se maintenir au-dessousde la valeur
normale, jusqu'à ce qu'une cause quelconque vienne relever
la demande au niveau de cette offre permanente.
La concurrence est souvent limitée à l'égard des services
par leur nature même, lorsqu'ils exigent, par exemple, chez
ceux qui les rendent, une faculté éminente, ou un ensemble
exceptionnel de facultés diverses ; elle peut l'être artificielle-
ment par des lois, qui accordent à certaines personnes, indi-
viduelles ou collectives, le privilège exclusif de rendre certains
services. Il peut arriver aussi que l'offre d'un service, dont
TALEUR DES SERVICES. 235
la valeur d'échange s'est abaissée au-dessous de la valeur
Qormale, soit maintenue sans diminution par Teffet des
mœurs, ou des lois, ou de sa propre nature.
Cette théorie de la valeur des services recevra de plus am-
ples développements dans le troisième livre de cet ouvrage.
Au point de vue de la circulation, dans lequel je dois me ren-
fermer ici, les indications générales que je viens de donner
me paraissent devoir suffire.
CHAPITRE III.
DU NUMÉRAIRE.
SECTION I.
Définition dn numéraire.
Nous avons vu que l'échange s'acconiplil quand l'offre ré-
pond exactement à la demande, et qu'il ne s'accomplit qu'à
celte condition. Il faut que la chose offerte réponde à la de-
mande par l'espèce et par la quantité. Si Tilius demande une
arme et qu'on lui offre un chapeau, ou s'il demande une livre
de viande et qu'on lui offre un bœuf entier, l'échange qu'il
propose ne peut s'accomplir.
Ce défaut de correspondance a dû, dès le premier stage du
développement économique des sociétés, empêcher fréquem-
ment que les besoins de consommation ne pussent être satis-
faits directement par l'échange des produits qui étaient désirés
de part et d'autre ; il aurait rendu ce développement lui-même
impossible, si l'obstacle ainsi apporté à la multiplication des
échanges n'avait pu être écarté, puisque l'échange est une
condition indispensable de la division du travail. C'est ce
défaut de correspondance qui a fait d'abord naître chez quel-
ques individus le besoin et leur a suggéré l'idée de demander et
d'accepter, au lieu de la chose qu'ils voulaient consommer, une
autre chose plus généralement utile que celle qu'ils offraient
eux-mêmes, et par conséquent plus propre à leur faire obte-
nir de quelque autre échangiste celle qu'ils désiraient.
Titius fabrique des épées, qui valent chacune le quart d'un
mouton. II demande un quartier de mouton et oflre une épée
en échange, d'abord à Gaïus, puis à Sempronius. Mais Gains,
qui demande une épée, n'a pas de mouton à offrir, ou ne
peut offrir qu'un mouton entier, et Sempronius, qui pourrait
disposer d'un quartier de mouton, ne désire pas d'épée. Alors
Titius, sachant que Gains est approvisionné de blé, lui ofTre
son épée en échange d'une quantité de blé équivalente à un
quartier de mouton, dans l'espérance que Sempronius, ou
quelque autre débitant de viande, lui cédera volontiers un
quartier de mouton en échange de cette denrée, qui répond
à un besoin si général et si journalier.
Voilà un premier pas accompli pour échapper aux diffi-
cultés de réchange direct, et ce premier pas est important,
car Titius ne sera pas seul à le faire ; l'expédient auquel il a
recours sera pratiqué par d'autres, sans convention expresse,
parce qu'il répond à un besoin général de la communauté, et,
ce même besoin poussant chacun à choisir le même produit
pour objet de ses échanges indirects, il en résultera bientôt
une coutume établie.
Nous trouvons, en effet, de telles coutumes établies chez
les sociétés politiques les moins avancées que l'histoire et
l'observation nous fassent connaître. On a employé à cet usage,
en différents temps, on y emploie encore, chez quelques peu-
ples de FAsie, de l'Afrique, de l'Amérique et même de l'Eu-
rope, tantôt des animaux domestiques, des bœufs, des mou-
tons, des chevaux, des rennes, tantôt des peaux de bêtes
sauvages, tantôt du sel, du tabac, du thé, déjà préparés pour
1^ consommation, tantôt des coquillages, tantôt enfin des
métaux en barre ou en poudre, notamment le fer, le cuivre,
l'argent et l'or.
Par ce premier pas, toutefois, par cette première conven-
tion tacite, on est seulement arrivé à remplacer par une mar-
chandise facilement échangeable, dans les demandes et dans
les offreSf les choses que l'on désire consommer et que Ton
236 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
ne peut obtenir directement. La marchandise employée dans
ce but n'a reçu aucune forme, n'a subi aucune modification,
qui puisse la soustraire temporairement à la consommation
et la vouer spécialement à Tusage nouveau qu'on lui assigne.
En devenant un moyen d'échange, elle ne cesse pas d'être
un produit immédiatement consommable.
Supposons, maiutenant, que Ton divise cette marchandise
en unités ou en portions égales uniformément déterminées
et revêtues chacune, soit d'une forme, soit d'une marque par-
ticulière, qui la distingue des unités ou des portions desti-
nées à la consommation immédiate, en la signalant aux yeux
de tous comme moyen d'échange. Ce second pas, non moins
important que le premier, nous donnera le numéraire,
c'est-à-dire une marchandise facilement échangeable, divisée
en fractions, dont la quantité, et par conséquent la valeur
est manifestée par un signe apparent, qui les caractérise
comme objets d'échange, comme instruments de circulation.
Dans l'intérieur de l'Afrique, notamment chez les nègres
Mandingues et en Âbyssinie, on emploie comme moyen d'é-
change des plaques de sel, dont le volume est constant, et
qu'on entoure d'un anneau de fer pour les empêcher de se
briser. Voilà un numéraire proprement dit.
En Russie, où les fourrures de martre étaient employées
de toute antiquité comme moyens d'échange, la coutume
s'était introduite de déposer dans un magasin public les peaux
qu'on destinait à cet usage, après en avoir détaché un frag-
ment, qui, frappé d'une estampille officielle, était seul livré
à la circulation et donnait droit au porteur de retirer du
dépôt la fourrure ainsi représentée. Ces fragments estampillas
constituaient aussi un véritable numéraire, qu'on pourrait
appeler le numéraire représentatif, pour le distinguer du
numéraire marchandise dont je viens de faire mention.
Enfin, tous les peuples qui ont employé les métaux comme
marchandises facilement échangeables sont bientôt arrivés à
les diviser en pièces portatives, d'un poids et d'un titre déter-
DÉrmmoN bu numéraire. 237
minés, puis à revêtir ces pièces d'une empreinte caractéristi-
que. Ce numéraire métallique a reçu le nom particulier de
monnaie, ou A' argent.
Le numéraire marchandise appartient à une période peu
avancée du [déyeloppement économique ; le numéraire mé-
tallique et le numéraire représentatif sont d'un usage tout à
fait général chez les nations civilisées du monde actuel.
SECTION II.
FonetioBs dn nnméralre.
Le numéraire, une fois introduit dans la pratique de la vie»
sert à eiprimer, à comparer entre elles et même, en un cer-
tain sens, à mesurer les valeurs des choses échangeables ; il
sert, en outre, à faciliter la circulation de la richesse. Il rem-
plit ainsi deux fonctions distinctes, qui doivent être étudiées
séparément.
§ 1 . — />u numéraire y envisagé comme mesure des valeurs.
Dans Télat primitif de la circulation, c'est-à-dire tant que
réchange direct est seul pratiqué, on ne peut exprimer et
comparer entre elles les valeurs que par sa propre expérience,
par les échanges réels qu'on accomplit soi-même. Titius ne
peut savoir combien ses épées valent de blé, ou de fer, ou de
sel^ ou de laine, qu'après avoir échangé une de ses armes
contre chacun de ces différents produits ; jusque-là il ignorera
aussi le rapport de valeur qui existe entre le blé et le fer,
entre le fer et le sel, etc^
il n'en est plus de même avec le numéraire, parce que
Titius n'est plus seul à donner ou à recevoir du numéraire
en échange ; tout le monde en fait usage comme lui. Les armes
qu'il fabrique ne ressemblent peut-être pas même à celles
que deux ou trois autres fabricants fournissent à la commu-
238 cmcuuTion de ik nioHssiE.
nauté; tandis que toutes les unités du numéraire sont iden-
tiquement pareilles. Ce sont, par exemple, des as de cuivre,
tels que ceux dont se servaient les anciens Romains. Aussitôt
que Titius sait combien d'as valent ses armes, il sait aussi ce
qu'elles valent de toute autre chose et ce que valent entre
elles toutes les autres choses, car la notoriété lui apprend bien
vite les résultats d'échanges qui s'accomplisseot journelle-
ment et uniformément, par l'intermédiaire d'une monnaie
toujours semblable à elle-même.
Titius peut donc facilement exprimer et comparer entre
elles toutes les valeurs. Une épée vaut, par exemple, dix as,
une livre de sel en vaut un, une livre de fer en vaut deux;
par conséquent, une épée vaut dix livres de sel et cinq livres
de fer, une livre de fer vaut deux livres de sel, etc.
On appelle prix d'une chose la quantité de numéraire
qu'elle vaut, c'est-à-dire sa valeur exprimée en numéraire.
Chaque chose n'a qu'un prix, quoiqu'elle ait beaucoup de
valeurs différentes, et toute chose a un prix, excepté le numé-
raire lui-même; mais les prix des différentes choses expri-
ment autant de valeurs différentes du numéraire. Quand
j'affirme qu'une épée vaut dix as, qu'une livre de sel en vaut
un, qu'une livre de fer en vaut deux, j'affirme en même
temps que dix as valent une épée, dix livres de sel, cinq livres
de fer.
C'est dans ce sens, et comme terme de comparaison, que
le numéraire fournit une mesure des valeurs. Pour avoir une
véritable mesure des valeurs, il faudrait que Tunité par la-
quelle on l'exprimerait présentât une idée absolue, indépen-
dante de toute comparaison. Je puis mesurer une longueur
ou une distance quelconque, parce que Tunité dont je me
sers, par exemple le mètre, présente à mes yeux et à mon
esprit une quantité absolue, dont l'idée ne dépend d'aucune
comparaison. Mais, quand je sais qu'une épée vaut dix as et
qu'une livre de fer en vaut deux, je n'ai pas réellement me-
suré la valeur de Tépée, ni celle du fer; car, que sais-je de
la valeur de l'as, qui me sert d'unité, si oe n'est que Tas vaut
la dixième partie d'une épée et la moitié d'une livre de sel?
En me disant qu'une épée vaut dix as, ou qu'elle vaut cinq
livres de fer, on ne m'apprend pas autre chose en définitive
que ceci, c'est que la valeur d'une épée égale dix fois la va-
leur de la dixième partie d'une épée, ou cinq fois la valeur
de la cinquième partie.
Le numéraire fait précisément l'office d'une mesure de
longueur dont Tunilé serait inconnue. J'avoue, par exemple,
à ma honte, que je ne me fais aucune idée de la longueur du
yard anglais. Cependant, si je sais que certaine pièce d'étoffe
a deux yards et qu'une antre n'en a qu'un, je suis certain que
la première est deux fois aussi longue que la seconde et je
pourrai de même comparer entre elles des longueurs et des
distances quelconques, pourvu que je sache combien elles
font de yards. Pourrai-jedire, cependant, que j'aie réellement
la mesure de ces longueurs et de ces distances? Que m'ap-
prend-on, en me disant qu'une certaine pièce d'étoffe a
deux yards de longueur, ou qu'une certaine distance est de
dix yards, si ce n'est que la pièce d'étoffe est deux fois aussi
longue que sa moitié, ou que la distance est dix fois aussi
longue que sa dixième partie ?
Une monnaie inconnue cesserait de l'être aussitôt qu'on
aurait l'estimation d'un grand nombre de choses dans cette
monnaie, tandis que l'estimation en yards anglais de toutes
les longueurs et les distances possibles du Royaume-Uni ne
m'apprendrait rien sur la longueur de cette mesure. C'est
que nous ne connaissons pas autrement la valeur du numé-
raire le plus connu, que nous ne connaissons la longueur
d'une mesure parfaitement inconnue.
Toutefois, le mot mesure étant généralement appliqué aux
moyens que l'on emploie pour comparer les propriétés agis-
santes de certains corps impondérables, tels que la chaleur,
rélectricité, la lumière, dont les quantités ne peuvent réelle-
ment pas être mesurées, ni exprimées, il n'y a aucune raison
S40 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
pour ne pas appliquer aussi ce mot au numéraire, à Taide
duquel nous comparons les valeurs.
§ 3. — Du numéraire^ envisagé comme agent de circulation.
Le numéraire facilite les échanges et en provoque la mul-
tiplication, en fournissant à chaque personne, quels que
puissent être ses besuins, une chose dont la demande sera
généralement manifestée et dont l'offre sera généralement
acceptable.
Avant l'introduction du numéraire, Titius, qui offrait une
épée pour obtenir dix mesures de blé, ne pouvait adresser
son offre qu'à ceux qui tout à la fois demandaient une épé«
et offraient du blé. Maintenant, il peut l'adresser à tous ceux
qui demandent une épée, car il demande en échange du nu-
méraire, c'est-à-dire une chose dont tout le monde est plusoe
moins pourvu ; puis, avec le numéraire qu'il a reçu, il peut
adresser sa demande à tous ceux qui offrent du blé, car il oflre
en échange du numéraire, c'est-à-dire une chose que tout le
monde acceptera volontiers.
Il en résulte cependant une certaine complication dans
l'acte par lequel Titius pourvoit à ses besoins. Cet acte se
décompose en deux échanges distincts, dont le premier pro-
cure à Tilius du numéraire pour la chose qu'il a produite
et le second lui fait obtenir, pour ce numéraire, la chose dont
il a besoin. Le premier acte s'appelle, relativement à lui, une
vente; le second, un achat; mais toute vente est en même
temps un achat, et toutes les ventes et les achats ne sont en
définitive que des échanges, dans lesquels le numéraire est
offert d'une part et demandé de l'autre *.
* Les mots wnte et achat ont ici un sens plus étendn qoe dans le Ungige
légal ; Us comprennent le louage, qui n'est au fond que la vente ou Tachai de
Tusage temporaire d'une chose. Tout ce qui sera dit dans ce chapitre et dans le*
suivants sur l'objet, les conditions et les résultats de l'échange accompli par une
vente, s'applique donc également à l'échange accompli par an louage.
PONCnONS DU NUMÉRAIRE. 241
Une fois que Tusage du numéraire est devenu général y
chaque individu ne doit plus s'inquiéter, pour satisfaire tous
ses besoins, que de fournir une chose ou un service répon-
dant à un besoin quelconque, certain qu'il est d'obtenir en
échange de cette chose ou de ce service une quantité déter-
minée de numéraire, avec laquelle il pourra se procurer les
autres choses et les autres services dont il aura besoin. Alors,
la répartition des travaux, ne rencontrant plus les obstacles
que lui opposait la difficulté des échanges directs» s*étend,
se généralise, et, à mesure qu'elle fait de nouveaux progrès,
les échanges se multiplient, la circulation devient de plus en
plus active, puisque le nombre des besoins à satisfaire par
l'échange va s'augmentant pour chaque membre de la société.
Le numéraire est donc un agent de circulation, comme les
voies et les moyens de transport. Pour la société prise en
masse, il est cela et n'est que cela, c'est-à-dire un instrument
pour accomplir l'œuvre de la circulation, un capital fixe,
parfaitement analogue aux autres capitaux fixes de la circu-
lation, rendant les mêmes services et faisant les mêmes fonc-
tions qu'une route ou un canal. C'est dans ce sens seulement
que le numéraire est un capital, car il ne peut, sous la forme
qui en fait un numéraire, se prêter à aucun autre usage, rem-
plir aucune autre fonction du capital; il ne peut, sans perdre
la forme qui le caractérise comme numéraire, servir d'instru-
ment, de matière première ou d'approvisionnement dans
aucune industrie de production ou de transport. Parmi les
industries même qui s'occupent exclusivement de l'échange,
le numéraire ne devient un capital que pour celles dont le
but spécial est précisément de fournir, aux personnes qui en
ont besoin, du numéraire ou des signes représentatifs de va-
leurs, c'est-à-dire des agents de circulation. A cette exception
près, le numéraire dont un individu dispose n'est pour lui
que la représentation temporaire d'une quantité de richesse
dont il peut disposer, l'expression momentanée de sa demande
totale de choses consommables.
I. 16
343 CIRCULATION BE LA RICHESSE.
SECTION m.
Des q^alilës qui rendent le nnmérnire propre à re
ses fonctions.
Pour que le numéraire fournisse une bonne mesure des
valeurs, il faut que sa propre valeur soit aussi uniforme et
aussi constante que possible, c'est-à-dire plus uniforme et
plus constante que celle de toute autre chose.
J'achète aujourd'hui dans un certain lieu la chose B; vingt
jours après, ou dans un autre lieu, j'achète la chose D, qui
me coûte deux fois autant que la chose B. J'en conclus que D
vaut deux fois B ; mais cette conclusion ne sera vraie que si
la valeur du numéraire a été la même dans los deux endroits
et aux deux époques ; la même, du moins, relativement à la
généralité des choses échangeables. Si la valeur du numé-
raire, par exemple, avait été de moitié moindre dans le lieu
ou à l'époque où j'ai acheté D, que dans le lieu et à Tépoque
où j'ai acheté B, ma conclusion serait bien éloignée de la vé-
rité, car D aurait précisément la même valeur que B; il s'échan-
gerait contre la même quantité de tous les autres produits.
Cette uniformité et cette constance de la valeur ne sont
pas moins nécessaires pour que le numéraire soit un bon
agent de circulation, c'est-à-dire pour qu'il puisse être de^
mandé et accepté en échange d'un produit quelconque par
tous ceux qui offrent ce produit.
Titius, le fabricant d'épées, veut se procurer du blé. Gaïus,
qui demande une épée, offre du numéraire. Tiliusne l'accep-
tera volontiers que s'il est certain de pouvoir, dans le heu et
à l'époque où il achètera du blé, obtenir en échange de ce
numéraire autant de blé qu'en aura valu l'épée vendue.
Il faut encore qu'un agent de circulation soit éminemment
divisible, afin de pouvoir représenter les moindres quantités
de richesse, ei par conséquent les moindres besoins.
FONCnOMS DU NUMÉRAIRE. 243
Ces diverses conditions, que doit remplir le numéraire,
impliquent certaines qualités dans la substance même dont
le ouitnéraire est fait, savoir : 1^ L'homogénéité. Si une sub-
stance n'est pas la même en tous lieux et dans toutes ses
parties, elle ne peut pas avoir une valeur uniforme, ni se
diviser en unités égales de poids ou de volume. 2^ L'inal-
térabililé. Une substance qui s'altère par Tusage qu'on en
fait, ou par le seul laps du temps, ne peut avoir une valeur
constante. 5^ La transportabilité, qui implique à son tour
une valeur comparativement élevée. Pour que Toffre d'une
substance tende à se niveler, et par conséquent sa valeur à
s'égaliser, il faut qu'elle soit facile à transporter de lieu en
lieu, ce qui suppose qu'elle représente le plus de valeur pos-
sible relativement à son poids et à son volume. 4® La duc-
tilité. Plus une substance est ductile, plus il est facile de la
fractionner suivant les besoins de la circulation et d'im-
primer à chacune de ses fractions la forme qui doit la carac-
tériser comme numéraire.
De toutes les substances qui ont été ou qui pourraient être
employées comme numéraire , les métaux, notamment les
métaux appelés précieux, c'est-à-dire l'or et l'argent, sont
celles qui présentent au plus haut degré l'ensemble des qua-
lités désirables que je viens de mentionner.
Les métaux précieux sont plus homogènes qu'aucune autre
substance connue. Une quantité d'or ou d'argent, d'un certain
poids ou d'un certain volume, est toujours identiquement pa-
reille, dans sa substance, à une autre quantité du même poids
ou du même volume.
Si les métaux précieux ne sont pas absolument inaltérables,
ils le sont plus qu'aucune autre substance dont l'homogénéité
approche de la leur. Des monnaies et des médailles d'or, et
même d'argent, frappées il y a plus de mille ans, sont demeu-
rées presque intactes jusqu'à nos jours, quoique exposées à
maintes causes d'altération.
Les métaux précieux sont faciles à transporter, parce que.
244 CIRCULATION DE LA RICHESSE*
SOUS un poids donné, ils présentent plus de valeur que la
plupart des produits contre lesquels ils s'échangent. Si Ton
excepte le diamant, les pierres fines et quelques produits dont
la fabrication exige une quantité ou une qualité exception-
nelle de travail, quelle est la chose dont le poids et le volume
n'excèdent pas de beaucoup ceux de la quantité d'or, ou
même de la quantité d'argent, qui en est le prix? Un individu
peut facilement porter sur lui, en monnaie d'or, le prix de
ce qu'il consommera dans toute une année ; il ne le pourrait
ni avec la monnaie de fer des Spartiates, ni avec Tas de cuivre
des anciens Romains, ni avec les plaques de sel des Abyssi-
niens, ni avec aucune 'des autres sortes de numéraire qui ont
été ou qui sont encore en usage chez certains peuples.
Enfin, les métaux précieux sont tellement ductiles, que
leur divisibilité dépasse infiniment les limites du fractionne-
ment que peuvent exiger les besoins de la circulation. Il n*y
a pas de chose échangeable dont la valeur, quelque minime
qu'elle soit, ne puisse être représentée par une pièce d'or ou
d'argent, revêtue d'une forme régulière et d'une empreinte
caractéristique. Nous verrons plus loin par quels moyens on
évite les inconvénients qui résulteraient de la ténuité excessive
(les pièces monnayées.
Les qualités désirables que je viens d'énumérer suffisent
pour assurer une valeur uniforme au numéraire qui aura
pour élément l'un des métaux précieux. L'or et l'argent,
grâce h ce qu'ils sont homogènes, inaltérables et facilement
transportables, peuvent toujours quitter les lieux où leur va-
leur s'abaisse pour affluer vers ceux oii elle s'élève, de sorte
que leur valeur d'échange, dans chaque pays, tend à se mettre
partout de niveau et à se confondre avec la valeur normale
qu'ils ont dans le pays. Mais ces mêmes qualités ne suffirent
pas pour garantir au numéraire, ni à la substance dont il est
formé, une valeur constante. S'il est certain qu'une substance,
qui s'altère par l'usage ou avec le temps, et qui n'est ni homo-
gène, ni facilement transportable, soit exposée à changer sou-
_j
FOKGTIOMS DU NUMÉRAIRE. 245
vent de valeur, il ne Test pas qu'une substance parfaitement
homogène, inaltérable et transportable soit préservée par là de
tout changement de valeur. Les médailles et les monnaies anti-
ques, auxquelles] 'aifait allusion plus haut, sont loin d'avoir au-
jourd'hui la même valeur qu'à l'époque où elles furent frappées.
Pour nous faire une idée juste du degré de constance qu'on
peut attribuer à la valeur d'un numéraire d'or ou d'argent, il
faut étudier et constater d'abord les lois qui régissent la va-
leur de ces métaux eux-mêmes, puis celles qui régissent la
valeur d'échange d'un numéraire quelconque, dans son rôle
d'agent de la circulation. Cette étude fera Tobjet des deux
i^tions suivantes.
SECTION IV.
De la valeur des métaux préeleusL.
La valeur des métaux précieux, comme celle de toutes les
autres choses échangeables dont se compose la richesse, a
pour causes déterminantes, dans chaque échange, l'oflVe dis-
ponible et l'intensité de la demande, et pour expression
moyenne et permanente, c'est-à-dire pour centre de ses oscil-
lations temporaires, la valeur normale de ces métaux.
Dans les pays qui les produisent eux-mêmes, la valeur nor-
male des métaux précieux est déterminée par les frais de la
production, en d'autres termes, par la quantité de travail et
d'avances nécessaire pour les produire, car ils y sont disponi-
bles aussitôt qu'ils ont été produits. La valeur normale d'une
quantité donnée d'or ou d'argent y est donc représentée par la
quantité de toute autre chose qui a coûté autant à produire.
Mais les métaux précieux, étant les produits d'industries
extractives, appartiennent à la classe des choses dont la pro-
duction ne s'accomplit pas sous des conditions uniformes.
Les fonds productifs d'où on les extrait sont donnés par la
nature, avec des degrés très-divers de fécondité, qui ne dé-
246 GiaoULATION DE LA RICHESSE.
peodent pas de la direction imprimée aux efforts productif par
la volonté de Thomme. Par conséquent, dès que la demande
effective ne peut être satisfaite que par l'exploitation de fonds
productifs inégalement féconds, Toffre correspondante ne peut
se réaliser sans que la valeur d'échange s'élève et se maintienne
au niveau de la valeur normale déterminéepar le fonds productif
le moins fécond, c'est-à-dire par Texploitation la plus coûteuse.
D'un autre côté, la découverte démines plus fécondes peut
avoir pour effet, en rendant superflue l'exploitation de celles
qui Tétaient le moins et qui avaient jusqu'alors réglé la valeur
normale du produit, d'abaisser cette valeur normale et d'ame-
ner ainsi un abaissement permanent de la valeur d'échange.
L'inégale fécondité des fonds productifs constitue donc une
première cause de variations dans la valeur normale, et par
conséquent dans la valeur d'échange des métaux précieux.
A cette cause, il faut ajouter toutes celles qui tendent à
modifier, soit l'efficacité du travail d'extraction, soit la quan-
tité de travail dont l'extraction du métal exige le concours; no-
tamment les progrès de la division du travail etdeTapplicatioii
des agents naturels, chimiques, physiques, ou mécaniques.
L'or et l'argent sont disséminés dans les matières pierreuses
ou terreuses dont se compose l'écorce de notre globe, et ils
s'y trouvent tantôt purs, tantôt combinés avec d'autres sub-
stances. Dans tous les caS) ils constituent une aliquote plus ou
moins forte, en poids et en volume, de la masse de matière qui
les contient, et à celte aliquote correspond le degré de fécon-
dité de la mine. Mais, pour devenir disponibles, ils doivent
être séparés de cette masse par un premier travail, puis dé-
gagés par un second des substances avec lesquelles ils se trou-
vent chimiquement combinés. L'or se rencontre générale-
ment à l'état natif, c'est-à-dire pur de toute combinaison,
et son extraction n'exige qu'un travail mécanique. L'argent,
au contraire, se trouve presque toujours à l'état de minerai,
c'est-à-dire de substance composée, et ne s'obtient pur que
par des opérations qui exigent le concours d'agents physiques
TALEim DES MÉTAUX PRÉCIEUX. S47
OU chimiques. li en résulte que la quantité de travail qu'exige
Texlraction de For est essentiellement déterminée par le degré
de fécondité de la mine, tandis que, pour l'argent, cette quan-
tité peut dépendre de la nature du minerai, qui rend les
opérations extractivcs plus ou moins difQciles ou coûteuses.
Dn progrès qui rend le travail mécanique plus efficace, ou
qui lui substitue quelque moteur naturel, peut influencer de
la même manière la valeur normale des deux métaux. Un
progrès qui n'affecte que les procédés physiques ou chimiques
de l'extraction n'exercera aucune influence quelconque sur la
valeur de l'or.
Il est évident aussi que la fécondité des mines d'or est tout
à fait indépendante de la fécondité des mines d'argent et in-
versement; raison de plus pour que l'influence qu'exerce le
degré de fécondité sur la valeur normale se fasse sentir très-
inégalement à l*égard des deux métaux.
De tout ce qui précède, il est facile de conclure : 1** que la
valeur normale des métaux précieux est variable, comme
celle de toute autre espèce de richesse ; 2® que la valeur rela-
tive des deux métaux, c'est-à-dire la quantité d'argent qui
s'échange contre une certaine quantité-d'or, ouinversemetit,
est pareillement variable.
En fait, les mines d'argent sont et ont toujours été beau-
coup plus fécondes que les mines d'or, et cette différence a
suffi pour rendre l'extraction de l'or beaucoup plus coûteuse
que celle de l'argent, par conséquent la valeur normale du
premier métal très-supérieure à celle du second ; mais la va-
riabilité de Tune et de l'autre est attestée : P par les varia-
lions générales qu'ont éprouvées à certaines époques les
prix de toutes les autres choses ; 2* par les variations fré-
quentes qu'éprouve le rapport de valeur entre les deux
méiaux. Le premier fait s'est réalisé à plusieurs reprises
depuis la découverte des raines d'or et d'argent du nouveau
monde; il se réalise de nos jours, au moins à l'ogard des
prix évalués en or, depuis la découverte des mines de la Si-
248 ' CIBCDUTIIHI DE U 1
bérie, de la Galifoniie et de l'Australie ; le second s'est réalisé
à toutes les époques dans certaines limites.
Ce dernier fait, celui de la variation du rapport de TaTeur
des deux métaux, suffirait à lui seul pour constater là mia-
biiilé de leur valeur générale, puisqu'il n'y a aucune raison
pour admettre que la valeur de l'un des deux soit invariable.
Or, les moyens qui ontété employés dans les temps modernes
pour donner de la publicité à ce phénomène de circulalioD
nous permettent d'en constater les maaifestations les plus
minimes, eu remontant à plus d'un siècle en arrière. Voici
un tableau graphique de ces variations, de cinq années en
cinq années, pendant une période continue de cent vingt
ans, à partir de 1690. Au point de départ, le rapport était de
15 à 1 , c'est-à-dire l'or valait, & égalité de poids et de titre,
quinzefoisaulaiit que l'argent; il a oscillé entre 16 à 1 et 14
à 1, sans atteindre ni l'une ni l'autre de ces deux limites*.
> Ce Ubimu est t[ri d'an IraraEl que H. le docteur Soelliecr, de Hambourg, '
publia à la suite de son eicellentclraductioi allenuBdB des PriitcipM tiew»»ii
pcIi(i7ur,de).S'.Uil1.LeBvaleurBconsUté«s8onl<^leadel*BOB»edeHaMbw;'
ViLBUR BE8 UÈtàm PRÉCIEUX. 249
Cependant, si la yaleur normale de Tor et celle de l'argent
sont exposées à des yariations» il faut bien reconnaître que
celles de ces variations qui sont assez considérables pour atTec-
.ter d'une manière trèsH^nsible la yaleur d'échange des mé-
taux ne peuvent guère être fréquentes, ni agir brusqueïnent
sur l'état du marché; elles n'approchent point, sous ces deux
rapports, de celles qu'on observe dans la valeur normale des
produits agricolespar suite de l'inégalité des récoltes annuelles»
ou dans la valeur normale de certains produits manufactu-
rés par suite du perfectionnement continuel des procédés de
fabrication.
Il est probable, aussi, que les oscillations dont j'ai donné
ci-dessus un tableau graphique provenaient, en partie, de
causes qui influençaient la valeur d'échange des deux mé-
taux sans affecter leur valeur normale, ou qui affectaient
leur valeur normale dans le lieu où ces oscillations se mani-
festaient, sans Taffecter dans les pays productem^. Je parlerai
krijiDtôt de ces causes, ainsi que de celles qui empêchent les
:iî|rifttions les plus considérables de la valeur normale d'agir
ftiÎKquement sur Tétat du marché.
iMB^ant à la rareté comparative de ces variations les plus
lérables, elle est attestée par l'expérience. De longues
les se sont écoulées, pendant lesquelles aucune modifi-
générale des prix ne s'est manifestée, tandis que toutes
lodifications partielles constatées provenaient évidem-
li de causes qui agissaient sur les choses dont le prix se
lait, non sur les métaux avec lesquels on les achetait.
fait dont il s'agit s'explique, d'abord, par l'étendue très-
ûdérable et l'homogénéité naturelle des gisements auri-
et argentifères. Ces gisements ont été formés par des
s dont l'action générale s'étendait à la fois sur d'im-
■pases espaces et produisait des masses non moins immenses
de matières diverses, mélangées ou combinées dans des pro-
portions uniformes. Si quelques parties de ces masses auri-
fères ou argentifères présentent une fécondité exceptionnelle,
âSO GIACOLATION DE LA RIGHESSB.
il est rare que rhomme puisse les exploiter isolément. Lors-
qu'il peut le taire, l'abondance partielle et passagère qui en
résulte influe à peine sensiblement sur Toffre totale des, mé-
taux précieux. La demande de ces métaux est si énorme et si
constante^ qu'elle ne peut généralement être satisfaite que
par une exploitation très-étendue des gisements connus, et
le produit d'une telle exploitation est nécessairement réglé
par la fécondité moyenne des masses dont ces gisements font
partie.
Ensuite il y a, dans la nature même des industries extrac-
tives, ainsi que je l'ai montré au premier livre de cet ou-
vrage, des obstacles à l'application de certains perfectionne-
ments industriels. La division du travail et la substitution
des machines à la main-d'œuvre ne peuvent jamais y être
poussées aussi loin que dans les industries de fabrication ; les
progrès de ce genre qui peuvent s*y réaliser ne sont donc ni
aussi fréquents, ni aussi importants.
Dans les pays qui ne produisent pas eux-mêmes les mé-
taux précieux, la valeur de ces métaux, quoique influencée
par celle qu'ils ont dans les pays producteurs, ne se confond
point avec celle-ci et elle repose sur d'autres bases. Quand
un pays reçoit du dehors une certaine quantité d'un produit
quelconque, ce produit lui coûte ce qu'il a donné pour l'ob-
tenir, et la valeur normale de ce produit a évidemment pour
mesure la somme d'efforts de travail et d'abstinence que ce
pays a dû faire pour recevoir le produit en question, quelle
que puisse être, d'ailleurs, la somme d'efforts que ce produit
a coûté dans le pays d'où il provient.
Le pays X n'a pas de mines ; mais il produit plus de blé
qu'il n'eu consomme. Contre une partie de ce blé, il obtient
du pays Z la quantité d'or dont il a besoin. Cet or coûte pré-
cisément à X ce que lui coûte l'opération entière de produire
le blé donné en échange, de transporter ce blé dans le paysZ
et d'en rapporter l'or ; rien de plus, rien de moins.Voilà donc
ce qui constitue, pour X, la valeur normale de l'or, valeur qui
VALEDft DES MÉTAUX PftÉGffiUX. 251
pourrait fort bien oe pas coïncider avec celle du pays pro-
ducteur.
Représentons par 1,000 journées de travail la somme d'ef-
forte qu'a dû faire X pour produire une certaine quantité de
blé et la transporter à Z, en faisant abstraction des frais de
transport du métal, qui sont minimes en comparaison de ceux
du blé. Si Z donne en échange de ce blé une quantité d'or
dont la production ait coûté 1 ,000 journées de travail, la va-
leur normale de Tor sera la même dans les deux pays. Mais
si Z, qui pourrait se procurer, d'autre part, la même quantité
de blé en échange de produits qui ne lui coûtent que 900
journées de travail, ue veut donner à X que la quantité d'or
produite par 900 journées, et que X, ne pouvant se procurer
de l'or par aucun autre moyen, accepte ces conditions, cette
quantité d'or, dont la valeur normale dans le pays producteur
est représentée par le chiffre 900, aura une valeur de 1,000
dans le pays importateur. Si, au contraire, le pays Z, ne
pouvant se procurer d'autre part la quantité de blé dont il a
besoin que par un sacrifice de 1,100 journées de travail^ est
obligé de donner à X une quantité d'or qui lui aura coûté
autant, la valeur normale de cet or, qui sera représentée
pour lui par le chiffre 1,100, ne sera que de 1,000 pour le
pays importateur.
Ainsi, dans un pays qui ne produit pas lui-même les mé-
taux précieux, leur valeur normale est en partie déterminée
par les conditions générales sous lesquelles s'y accomplit la
production de la richesse. Le pays importateur est-il un pays
très-avancé dans son développement économique, tandis que
le pays producteur est fort arriéré? Le premier, trouvant*
dans sa propre industrie ou dans son commerce les moyens
de se procurer toutes choses avec la moindre somme pos-
sible d'efforts, obtiendra la quantité de métaux précieux dont
il a besoin en échange de produits qui lui coûteront beau-
coup moins qu'ils ne valent dans le pays producteur. La po-
m m
sitiOQ est-elle inverse? le résultat sera inverse. En thèse
252 ClRGULAnON DE LA RICHESSE.
générale, la valeur normale de l'or dans un pays sera d'au^
tant moindre, que le développement économique y sera plus
avancé, que Tindustrie et le commerce y seront plus flo-
rissants.
Toutefois la valeur des métaux précieux, dans les pays
importateurs, est nécessairement grevée des frais de transport
de ces métaux. J'ai dit que ces frais sont comparativement
minimes. C'est un point sur lequel je reviendrai plus tard.
Hais il n*est pas besoin d'une démonstration scientifique
pour se convaincre que les frais de transport forment une
fraction d'autant moindre de la valeur normale d'un produit,
que ce produit a plus de valeur relativement à son poids et à
son volume. Or, nous avons vu plus haut que Tor et l'argent
sont presque, de toutes les choses dont se compose la ri-
chesse, celles qui ont le plus de valeur relativement à leur
poids et à leur volume. Cela est vrai même de l'argent; i
plus forte raison de l'or, qui, dans l'état actuel du marché
européen, vaut environ quinze fois son poids d'argent.
On voit que les causes particulières qui déterminent la va-
leur normale de l'or dans les pays importateurs ne sont pas
de nature à produire des changements fréquents ni considé-
rables; car le perfectionnement des moyens de transport
n'influe que sur une fraction minime de cette valeur, et le
progrès général de l'industrie et du commerce, qui ne s'ac-
complit, d'ailleurs, que lentement et graduellement, agit
de même sur une faible aliquote de cette valeur normale,
dont les frais de production forment toujours l'élément prin-
cipal.
Quant à la valeur d'échange des métaux précieux, ejie
oscille, comme celle de toute autre chose, sous la pression
alternative de l'offre et de la demande ; mais, ici encore, les
variations subissent l'influence d'une cause modératrice.
L'offre et la demande totales de ces métaux, grâce à leur im-
mensité et à leur continuité, se ressentent faiblement des
augmentations accidentelles et passagères et ne se ressentent
VALEUR DES MÉTAUX PRÉCIEUX. 255
que lentement et par degrés des augmentations régulières et
continues qu-elies peuvent recevoir.
. La continuité et l'immensité de la demande et de Toffre des
méiairx précieux proviennent en partie de l'immense étendue
du marché auquel s'appliquent cette offre et cette demande, en
partie de la lenteur extrême avec laquelle ils sont consommés.
Le marché, c'est le monde entier, parce que l'or et l'argent
sont partout utiles, et parce que le transport en est trop facile
et en augmente trop peu la valeur, pour rendre Toffre ou la
demande inefficace à une distance quelconque du point où
la première devient disponible et de celui où la seconde se
manifeste. 11 en résulte que l'offre totale est disponible pour
chaque demande partielle et la demande totale sensible pour
chaque offre partielle.
En même temps, l'or et l'argent n'étant point d'une néces-
sité absolue, l'intensité de la demande est généralement mo-
dérée, uniforme, et la demande effective suit aisément les
fluctuations de la valeur, s'étendant lorsque celle-ci s'abaisse,
se restreignant lorsqu'elle s'élève, et maintenant ainsi la va-
leur d'échange au niveau de la valeur normale.
Les métaux précieux étant inaltérables, parfaitement ho-
mogènes, éminemment malléables, se consomment avec une
extrême lenteur. Ce qu'en détruisent annuellement le frai
des monnaies, les naufrages, certains emplois tels que la do-
rure, etc., n'est jamais qu'une fraction minime de la quan-
tité totale qui est livrée à la consommation ; de sorte que
chaque addition nouvelle n'augmente que dans une faible
proportion l'offre disponible totale.
Ainsi les fluctuations de l'offre et de la demande des mé-
taux précieux sont peu considérables en elles-mêmes et ne
peuvent pas affecter brusquement la valeur de ces métaux,
parce qu'elles sont toujours amorties et ralenties par l'im-
mense étendue du marché.
Relativement à une denrée de transport coûteux et de ra-
pide consommation, telle que le blé, par exemple, une diffé-
254 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
rence de 20 pour 100 dans la production annuelle d'un
pays quelconque suffit pour occasionner un changement de
valeur considérable, parce que les quantités de blé qui ont
été produites les années précédentes et celles qui sont dispo-
nibles hors du pays n'influent presque pas sur l'offre actuelle
de ce pays. Une diminution de 20 pour 100 réduit l'offre
à 80, une augmentation pareille la porte à 120, en présence
d'une demande presque invariable de 100. A l'égard des mé-
taux précieux, au contraire, les quantités produites antérieu-
rement et celles qui sont disponibles en un lieu quelconque
formant la majeure partie de Toffre actuelle de chaque pays,
une diminution de 20 pour 100 dans la production annuelle
ne diminuera probablement Toffre actuelle du pays que dans
la proportion de 10,000 à 9,980, non dans celle de 100 à 80,
et une augmentation pareille n'accroîtra l'offre que dans la
proportion de 10,000 à 10,020, non dans celle de 100 à 120;
tandis que, d'un autre côté, la demande actuelle du pays sera
probablement diminuée dans le premier cas et augmentée
dans le second.
En résumé, on voit que si la valeur des métaux précieux
n'est nullement invariable, elle est certainement plus con-
stante que celle d'aucune autre chose échangeable, et que, si
elle est sujette à des changements considérables, ces change-
ments ne peuvent arriver que de loin en loin et se manifester
que lentement et graduellement. C'en est assez pour que ces
métaux soient plus aptes qu'aucune autre sorte de richesse à
fonctionner comme numéraire, c'est-à-dire comme mesure
générale des autres valeurs et comme agent de circulation.
SECTION V.
Be la viilenr An nwatéMilre.
La destination du numéraire est de circuler, c'est-à-dire
de se transmettre de main en main, non d'être consommé,
VALCOR DU NUMÉRAIRE. 955
o'est-à-dire employé à la satisfaction d'un besoin quelconque.
Parconséquent, tout le numéraire disponible d'un payscircule
constamment ; l'offre effective totale du numéraire égale lou-
jours l'offre disponible ; toute somme de numéraire est néces-
sairement destinée àun acte decirculation présent ou prochain.
Or, le numéraire disponible d'un pays, c'est tout le numé-
raire qui s'y trouve, à l'exception seulement des quantités
qui ont été mises en réserve pour être soustraites à tout em-
ploi pendant un temps indéfini et de celles qui sont retirées
de la circulation pour y être représentées sous une autre
forme. La première de ces quantités exceptées est peu consi-
dérable aujourd'hui, dans les pays de civilisation avancée, où
les moindres économies peuvent être placées avec sécurité; la
seconde n'influe point sur la quantité totale circulante, puis-
qu'elle n'est soustraite à la circulation que parce qu'elle s'y
trouve réellement représentée.
C'est ce numéraire disponible qui doit, présentement ou
prochainement, s'échanger contre des produits composant la
richesse du pays, contre du travail de production ou de cir-
culation, contre des services de toute espèce, ou bien se trans-
mettre en payement de dettes antérieurement contractées, ou
bien encore être donné ou prêté sans retour actuel ; de sorte
qu'il y a nécessairement une certaine période avant l'expi-
ration de laquelle toutes les fractions distinctes, toutes les
unités de ce numéraire auront été au moins une fois employées
Je Tune ou de l'autre de ces manières. Cherchons d'abord
quelle est la valeur totale du numéraire ainsi employé, c'est-à-
dire du numéraire qui doit se trouver disponible dans le pays
[tendant cette période hypothétique.
Cette valeur doit, en premier lieu, être déterminée par la
quantité totale de produits et de services qui a été transmise,
car chacune des transactions dans lesquelles intervient le
numéraire, de celles même, telles que les prêts d'argent, dans
lesquelles le numéraire parait seul transmis, est nécessaire-
ment une transmission de richesse ou de services.
256 CIRCULATION DE LA RICHBS8E.
Le numéraire n'est-il pas, comme métal, une richesse?
Evidemment celui qui prête une somme de mille francs en
numéraire donne à l'emprunteur la quantité de richesse dé-
signée de cette manière, c'est-à-dire la quantité d'or ou d'ar-
gent que cette somme constitue, ou qu'elle représente. Plus
donc est considérable la quantité totale de richesse ou de
services transmise, plus est considérable la valeur totale que
cette quantité exprime.
D'un autre côté, chaque pièce du numéraire disponible
pouvant servir à plusieurs transactions successives, il faudrait,
pour avoir la valeur réelle du numéraire circulant, diviser la
valeur que représente la masse totale des transactions par un
nombre qui exprimerait combien de fois, en moyenne, chaque
pièce de numéraire est employée à diverses transactions.
En efiPet, plus le numéraire circule rapidement, moins il eo
faut pour accomplir la circulation d'une masse déterminée de
richesse et de services, et, comme la valeur dont nous cher-
chons l'expression est celle de la quantité totale du numéraire
circulant, nous devons diviser la valeur qui résulte de toutes
les transactions accomplies par le nombre moyen des trans-
actions auxquelles a servi chacune des pièces dont se com-
pose cette quantité.
Si, par exemple, nous trouvons que chaque pièce de numé-
raire a servi, en moyenne, à deux transactions, nous devons
diviser par deux la valeur totale du numéraire qu'ont exigé
les transactions accomplies*
Appelons ce nombre moyen la rapidité de la circuIatioD,
et désignons-le par la lettre R. Désignons par T la quantité de
richesse et de services transmise par toutes les transactions
successivement accomplies pendant la période supposée, et
par V la valeur totale du numéraire employé. La formule que
T
nous cherchons sera celle-ci : V = -5-.
MX
Cette formule ne tire point son utilité d'aucune application
qu'on en puisse faire, car il n'est jamais possible de connaître
. TiUBDB WJ SHTMÉftAIBB^ - 2S?
dana^Ja réalité axtoun des éléments doat elle se compose;
naîselie constate une yérité importante et féconde, savoir:
^e la valeur totale du numéraire circulant dans un pays,
pendant une période donnée, est une quantité déterminée de
choses échangeables. Les éléments de la formule étant des
quantités nécessairement déterminées par la nature des cho-
ses, la valeur qui en résulte n'est pas une quantité contin-
gente et incertaine ; c'est une quantité nécessaire et certaine.
Dans la circulation d'une société quelconque, pendant une
période quelconque, les éléments dont il s^agit expriment des
quantités réelles, rigoureusement limitées, dont la résultante
a'a.rien de vague ni d'arbitraire et n'est pas susceptible de
plus et de moins. En d'autres ternîtes, la valeur du numéraire
circulant est représentée par une quantité fixe de produits et
ide services*
. €ette valeur totale constitue le besoin de la circulation
pour la période à laquelle la formule se rapporte, et je la dé-
signerai à l'avenir sous ce nom. C'est, en effet, la valeur que
doit nécessairement avoir la totalité du numéraire circulant,
ou disponible ; de sorte que, si le numéraire est formé d'une
matière dont la valeur soit maintenue constante, sa valeur
totale impliquera aussi une quantité déterminée de cette ma-
tière, et la circulation aura évidemment besoin de cette
quantité.
Tout numéraire, quelle qu'en soit la nature, qu'il se com-
pose de sel, de blé, de peaux, de coquillages, ou de métaux
précieux, se divise, pour la commodité de la circulation, en
pièces distinctes, qui se rapportent, comme fractions ou
eomme multiples, à une certaine unité de poids, de volume,
ou d'espèce ; la quantité totale du numéraire circulant peut
donc toujours s'exprimer par un nombre de ces unités, et sa
valeur totale, divisée par ce nombre, donne la valeur de
chaque unité.
Si nous représentons par v la valeur des unités et par n
leur nombre, nous avons : Y s= t;n^ la valeur totale du nu-
I. 17
238 CIRGlILATfOlf DE U 1U0HB8SE.
méraire deyant néoesiairement égaler la valeur de chaqiie
V
unité multipliée par le nombre de ces unités. Donc, v == — .
V V
Or, de V = — 9 nous tirons facilement n = — . C'est-à-
dire, le besoin de la circulation étatit donné et la taleurde
Tunité supposée constante, le nombre de ces unités est néces-
sairement donné.
Ainsi, pour un besoin donné de circulation, la valeur et le
nombre des unités se déterminent réciproquement, la valeur
devant croître, si le nombre diminue, et décroître, s'il aug-
mente, ou le nombre devant diminuer^ si la valeur s'accroît,
et augmenter^ si elle décroît.
Inversement, la valeur de Tunité étant supposée constante,
le nombre des unités devra augmenter et diminuer avec le
besoin de la circulation, et, le nombre des unités étant sup-
posé invariable, ce sera leur valeur qui devra s'accroître ou
décroître avec le besoin de la circulation.
V .
Puisque v = — > v doit croître et décroître en raison in-
verse de n, si V est constant , et en raison directe de V, si n
est constant.
V
De même, puisque n = — > n doit croître et décroître en
raison inverse de v^ si V est constant, et en raison directe
de V, si c'est v qui est constant.
Nous avons vu plus haut combien il importe, pour la com-
modité et la sûreté de la circulation, que le numéraire ait
une valeur constante ; mais ce n'est pas sa valeur totale, c'est
la valeur de son unité qui doit être constante, car c'est la va-
leur de son unité qui sert à mesurer toutes les autres valeurs
et qui détermine les prix de toutes les choses échangeables.
Il importe fort peu que le besoin de la circulation augmente
ou diminue, pourvu que la valeur des unités du numéraire
n'en soit pas affectée ; tandis que la constance du besoin ne
VALEUR DU NUMifUlRB. S50
serait d'aucun ayantage, si la valeur de ces unités était va*
riable.
Le besoin de la circulation est essentiellement variable,
parce que la formule qui l'exprime est composée d'éléments
variables. Dans la démonstration qui précède, j'ai rapporté
ce besoin à une période hypothétique, pendant laquelle chaque
unité du numéraire disponible a dû ôtre employée à quelque
transaction ; mais le besoin est aussi déterminé pour chaque
jour, je dirais presque pour chaque moment de cette période ;
et il ne résulte pas, de ce que le besoin de circulation pour
la période hypothétique est parfaitement déterminé, qu'il
doive être uniforme pendant tout le cours de cette période.
Le nombre total des transactions accomplies dans la période
au moyen du numéraire se forme par addition du nombre
des transactions accomplies chaque jour, et la quantité des
choses transmises n'est que la somme des quantités trans*
mises chaque jour. A chaque jour, donc, correspond un
certain besoin de la circulation, et ce besoin est satisfait par
la quantité de numéraire chaque jour disponible, c'est-à-dire
par une fraction déterminée de la quantité totale qui est, ou
qui deviendra disponible, et qui circulera effectivement jus-
qu'à la fin de la période.
De nombreuses causes tendent à faire varier chacun des
éléments de la formule qui exprime le besoin de la circula-
tion. Il suffira de les indiquer ici sommairement.
La quantité totale des choses transmises varie avec la con-
sommation générale des produits et des services, et cette
consommation dépend, comme chacun sait, de beaucoup de
circonstances, dont l'action n'est point uniforme dans le cours
de la vie sociale. L'aisance générale, le plus ou moins de faci^
litéquon trouve à utiliser les épargnes, le plus ou moins de
«écurité dont jouissent ou dont croient jouir les consomma-
teurs affectent tour à tour la consommation et agissent ainsi
d'autant plus fortement sur le besoin de la circulation, que
les diminutions et les augmentations alternatives portent
260 CmCULATION DE LA RICHESSE.
toujours eu premier lieu sur les espèces de produits et de
services qui représentent le plus de valeur. D'un autre cAté,
■la consommation générale ne peut guère augmenter ou di-
minuer sans que la circulation monétaire s'accélère ou se
ralentisse, et il est probable que, dans la plupart des cas,
cet effet produit sur la circulation dépasse de beaucoup celui
qui se manifeste dans la consommation.
Quant aux autres causes qui peuvent influer sur la rapidité
de la circulation, telles que l'accroissement de la population,
son agglomération dans les villes, le perfectionnement des
voies de communication, elles n'agissent en général que
lentement et graduellement, et, en outre, Teffet qui se pro-
duit à l'égard du numéraire dans ces divers cas parait de-
voir être neutralisé par celui qui affecte les choses échangea-
bles, puisque la circulation du numéraire ne saurait s'acQèlérer
ou se ralentir sans que celle de toutes ces choses s'accélère ou
se ralentisse en même temps. Je remarque toutefois, en pre-
mier lieu, que de nos jours l'ouverture soudaine d'une voie
de communication nouvelle n'est pas un événement très-rare;
en second lieu, que la rapidité de circulation du numéraire
est nécessairement beaucoup plus affectée que celle des pro-
duits et des services, parce que le numéraire n'a pas d'autre
destination que celle de circuler perpétuellement, tandis que
les produits et les services sont destinés aune consommation
qui, tôt ou tard, ordinairement après deux ou trois ventes
au plus, en arrête la circulation.
Ainsi, dans les divers cas où l'un des éléments de notre
formule ne peut varier sans que l'autre varie en même temps,
les variations qui affectent le dénominateur R sont générale-
ment plus fortes et plus sensibles que celles qui affectent le
numérateur T.
Quant aux effets du crédit sur le besoin de la circulation
monétaire, j'en parlerai dans le chapitre suivant ^ et je mon-
trerai que cette cause agit plus puissamment que toutes les
autres pour déterminer la quantité du numéraire circulant,
VALEUR DU NUMÉRAIRE. 261
grâce à Tinfluence qu'elle exerce sur la quantité de produits et
de services dont la transmission exige Temploidu numéraire.
Le besoin de la circulation est donc, comme je Tai dit,
essentiellement variable, et dès lors il est évident que la va-
leur des unités du numéraire ne se maintiendra constante
que si le nombre total de ces unités peut suivre toutes les
variations de ce besoin. En d'autres termes, la valeur to-
tale du numéraire circulant étant sujette à croître et à dé-
croître, il faut que la quantité totale de ce numéraire puisse
augmenter et diminuer dans la même proportion, pour que
chaque partie de cette quantité conserve sa valeur.
Puisque V=vn, et que V est une quantité variable, Tun
de ses facteurs v ne peut demeurer constant , que si Tautre
facteur n augmente et diminue proportionnellement avec la
quantité V .
D'un autre c6té, il est certain que la valeur des unités sera
forcément déterminée par leur nombre et par le besoin de la
circulation, tant qu'elles circuleront exclusivement comme
numéraire et qu'elles formeront, en cette qualité, l'unique
agent de la circulation d'un^ pays. Le numéraire a donc, en
tant que numéraire, une valeur propre, qui ne dépend point
de sa nature et de sa valeur intrinsèque. Mais cette valeur
ne forme point une exception dans la théorie générale des va-
leurs. Le numéraire a une utilité qui lui est propre en sa
qualité de numéraire, quelle que soit la matière dont il est
formé, et de plus, il ne peut être obtenu sans efforts, tant
que la quantité en est limitée. Cela suffit pour qu'il ait, comme
numéraire, une valeur indépendante de toute autre cause et
complètement distincte de celle que peut avoir la matière
dont il est composé.
C'est en partant de ces vérités incontestables et en quel-
que sorte mathématiquement démontrées qu'il faut résoudre
le problème que nous avons posé, celui d'assurer aux unités
du numéraire une valeur constante, ou du moins aussi con-
stante que possible.
262 CIRCCUTIOH DE LA MCHBftSE.
SECTION VI.
Des systèmes monétalreB.
Pour obtenir UQ numéraire dont les unités aient une valeur
constante, on peut suivre deux méthodes diRerentes, dont
l'une consiste à prendre pour point de départ la valeur intrin-
sèque du numéraire, l'autre à lui donner une valeur nominale
arbitraire, sans rapport avec sa valeur intrinsèque. Par la
première méthode, on est conduit au système monétaire
normal ; par la seconde, à divers systèmes plus ou moins irré-
guliçrs.
§ 1. — Du système monétaire normal.
Nous avons vu que les métaux précieux sont, de toutes les
choses qui peuvent être employées comme numéraire, celles
dont la valeur est le moins sujette à des changements brusques
ou considérables, les seules qui, au moins pour des périodes
modiques, puissent être pratiquement considérées comme
ayant une valeur invariable. En prenant donc pour unité
du numéraire une quantité déterminée d'un de ces métaux,
on résoudra le problème posé, pourvu que la valeur moné*
taire de cette unité métallique ne s'écarte point de sa valeur
intrinsèque. Or, cette dernière condition sera remplie, si tout
détenteur d'une quantité de métal peut à son gré la con-
vertir en monnaie, et tout détenteur d'une quantité de mon-
naie, la fondre, ou la soustraire autrement à la circulation;
car alors la valeur monétaire des unités ne pourra pas s'écarter
de leur valeur intrinsèque sans provoquer aussitôt, dans le
nombre de ces unités, une altération en sens inverse, qui
rétablira l'équilibre.
Supposons que l'unité choisie soit une certaine quantité
d'or, avec l'alliage nécessaire pour donner aux pièces la du-
srartMBS MONÉfAmEf. 263
reté et la ténacité désirables, par exemple, 5 grammee d'or
au titre de neuf dixièmes, et appelons écu cTor l'unité moné-
taire ainsi constituée. S'il arrive que, le besoin de la circula-
tion augmentant, la valeur totale des unités circulantes n'y
suffise plus, chacune de ces unités devra augmenter de valeur,
à moins que leur nombre ne s'accroisse dans une proportion
convenable. Mais, aussitôt que Técu d'or vaut sensiblement
plus que 5 grammes d'or au même titre non monnayés,
tous les détenteurs de ce métal ont intérêt à le convertir en
monnaie, et, le nombre des écus se trouvant par là augmenté,
leur valeur monétaire est promptement ramenée au niveau
de leur valeur intrinsèque. S'il arrive, au contraire, que le
besoin de la circulation soit dépassé par la valeur totale des
monnaies circulantes, et que, par conséquent, la valeur de
chaque unité doive diminuer, les détenteurs d'écus ont intérêt
à les fondre ou à les exporter, puisque chacune de ces pièces
vaut moins qu'une même quantité d'or non monnayé, et
l'équilibre est rétabli comme dans le cas précédent.
Dans le système supposé, aveo une liberté complète de
monétisation et de démonétisation, la valeur de Técu d'or ne
peut pas différer pratiquement de celle d'un lingot d'or de
même poids et de même titre, les moindres différences étant
corrigées à l'instant même où elles deviennent sensibles. Ce-
pendant, nous n'irons pas jusqu'à dire, avec un économiste
anglais, M. Stirling, que de telles différences ne peuvent se
manifester. Si elles ne se manifestent pas dans l'ensemble des
transactions , notamment par une altération dans le prix
du métal non monnayé, c'est qu'elles sont très-promptement
corrigées ; or, pour être corrigées, il faut bien qu'elles devien-
nent sensibles quelque part. Mais elles ne peuvent jamais
affecter le prix courant et notoire des lingots, parce qu'il ne
s'accomplit aucune vente de lingots à des conditions inégales,
tant que les vendeurs et les acheteurs peuvent se procurer de
la monnaie ou des lingots au pair, les premiers par la mo-
nétisation, les seconds par la démonétisation.
264 cmcuuTioN de la richesse.
J'ai supposé jusqu'ici que l'unité monétaire était formée
d'un seul métal. Rien n'empêcherait qu'il y eût à la fois deux
unités, Tune d'or, l'autre d'argent. A côté des écus d or
pourraient circuler , par exemple , des monnaies d'argent,
composées de cinq grammes de ce métal, et que j'appellerai
francs. Seulement, il n'y aurait pas de rapport fixe entre la
valeur des deux unités monétaires, puisque la valeur relative
des deux métaux est, ainsi que je Tai ci-dessus démontré,
essentiellement variable. Qu'arrivera-t-il si, tout en consti-
tuant pour seule unité monétaire une certaine quantité de
l'un des métaux précieux, on essaye de faire circuler concur-
remment une monnaie de l'autre métal, en rapportant la va-
leur de cette monnaie à l'unité constituée ? C'est que, le rap-
port des valeurs intrinsèques venant à changer, celui des
deux métaux dont la valeur monétaire deviendra inférieure
à sa valeur intrinsèque sera bientôt démonétisé et disparaîtra
de la circulation.
Si, par exemple, on choisit pour seule unité monétaire le
franc d'argent, et qu'on ait des écus d'or, non pas de cinq
grammes, mais de la quantité d'or actuellement représentée
par un certain nombre de francs, cette double circulation ne
pourra se réaliser que jusqu'au moment où le rapport qui
existe entre les valeurs intrinsèques des deux monnaies
subira quelque modification. Aussitôt que le rapport con-
ventionnel cessera d'être conforme au rapport réel, celui des
deux métaux dont la valeur monétaire se trouvera inférieure
à sa valeur intrinsèque sortira inévitablement de la circula-
tion, qui se trouvera ainsi réduite à un seul métal.
Si c'est le métal subsidiaire, l'or dans notre hypothèse,
dont la valeur intrinsèque devient supérieure à sa valeur
monétaire, tous les détenteurs de la monnaie d'or seront
évidemment intéressés à la convertir en lingots par la fusion,
ou à l'exporter dans les pays où elle aura conservé sa valeur
intrinsèque ; et ces opérations démonétisantes se continue-
ront jusqu'à ce que la monnaie d'or ait entièrement disparu
SYSTÈMES MONÉTAIRES. 265
de la circulation dans le pays où elle se trouvera dépréciée.
Si c'est le métal étalon, le métal dans lequel l'unité est
constituée, l'argent dans notre hypothèse, dont la monnaie
se trouve dépréciée, soit parce que sa valeur intrinsèque s'est
élevée, soit parce que celle de l'or s'est abaissée, comme les
deux métaux circulent concurremment et que la monnaie
d'or représente aussi les unités monétaires, la valeur de cette
dernière monnaie contribue à déterminer celle de l'unité, qui,
étant ainsi abaissée relativement à la valeur intrinsèque de la
monnaie d'argent, provoquera la démonétisation de celle-ci.
Tout le monde connaît l'éclatante confirmation que cette
théorie a reçue de l'expérience dans les pays, lels que la
France et les Etats-Unis, où la double circulation était fondée
sur un rapport conventionnel de valeur entre les deux métaux. ,
Vouloir cumuler dans la circulation et concilier ensemble
les deux avantages d'une seule unité monétaire et d'une double
monnaie, c'est vouloir l'impossible. Dans tout le champ des
vérités économiques, il n'en est aucune qui soit plus certai-
nement et plus irrévocablement constatée que celle-là. Si
l'on tient à n'avoir qu'une seule unité, il faut renoncer à faire
circuler concurremment les deux métaux ; si Ton tient à une
double circulation, il faut se résigner aux inconvénients qui
résultent d'une double unité monétaire.
Du reste, le système de la double circulation avec double
unité n'est pas moins normal, dans son principe et dans ses
fonctions, que celui qui n'admet qu'un seul métal et une
seule unité. Le nombre des unités monétaires se maintient au
niveau du besoin de la circulation, par la monétisation et la
démonétisation, dans l'un comme dans l'autre. Seulement^
les pièces du métal le plus précieui, ayant beaucoup plus
de valeur que celles de l'autre, doivent seules être atteintes
par les minimes oscillations de valeur provenant des fluctua-
tions qui surviennent dans le besoin de la circulation, et c'est
par la monétisation et la démonétisation de ces pièces que
doit se rétablir chaque fois Téquilibre. Par conséquent, la
7BIi:iT7|
266 GiRcuunoN w u richesse.
quantité et la valeur totale de la monnaie formée du métal
le moins précieux doit acquérir une fixité parfaite, et cette
circonstance pourrait» sans contredit, si le système en ques-
tion était généralement adopté» contribuer à prévenir les
variations de valeur du métal le moins précieux, en rendant
uniformes la demande et loffre totales de ce métal.
«
§ â. — Sy$tèmei monétaire irrégtUien.
Puisque tout numéraire a une valeur propre, qui dépend
du besoin de la circulation qu il accomplit et du nombre de
ses unités circulantes, il est certain qu un numéraire métal-
lique, si Ton suppose que le besoin de la circulation et le
nombre des unités circulantes ne subissent aucun change-
ment, ou sont maintenus dans un rapport constant Tua à
regard de Tautre, conservera sa valeur monétaire intacte,
quelques altérations que Ton fasse subir à sa valeur intrin-
sèque. L'unité monétaire de 5 grammes d or, que j'ai prise
plus haut pour exemple, étant réduite à 2 grammes et demi
par une diminution du poids ou un abaissement du titre, n*cn
continuera pas moins de valoir 5 grammes d'or dans tous
les achats auxquels on remploiera, pourvu que le rapport
entre la quantité circulante et le besoin de la circulation ne
soit pas altéré. La valeur totale du numéraire demeurant la
même et se trouvant divisée dans le même nombre d'unités
que si chacune de celles-ci était encore de 5 grammes d'or,
V
le quotient ne peut pas diminuer. La quantité t) = — ne
y
peut changer que si, V ou n changeant, la fraction - cesse de
représenter le même rapport.
Le résultat sera le même, quelque altération que subisse
la valeur intrinsèque. Au lieu de la réduire à la moitié, on
peut donc la réduire au quart, au dixième, au centième de
ce quelle était; on peut enfin substituer à la pièce de métal
STBTiMGS MONâTAlRBS. 267
un morceau de papier, n'ayant presque aucune valeur in-
trinsàque, sans altérer le moins du monde la valeur moné-
taire de chaque unité de ce numéraire, pourvu que les condi-
tions indiquées subsistent.
Le problème^ c'est de faire en sorte que la quantité du nu*
méraire circulant se proportionne constamment au besoin de
la circulation. Ce problème étant résolu, il est certain que la
circulation monétaire d'un pays quelconque pourra très-bien
s accomplir au moyen d'un numéraire dont la valeur sera fixée
arbitrairement d'avance et n'aura aucun rapport avec celle de
la matière dont les unités serontcomposées. Mais les systèmes
monétaires fondés sur une telle base sont irréguliers, en ce
que la valeur monétaire des unités ne peut y être maintenue
que par des moyens extérieurs, que le numéraire lui-même
ne fournit pas. Le système monétaire normal a sa norme,
son régulateur, dans un effet de la valeur intrinsèque de son
numéraire; les systèmes irréguliers, quand ils ont un régu-
lateur, ne le reçoivent que d'un organisme tout à fait indé*
pendant de cette valeur, distinct de celui qu'exige la fabri-
cation du numéraire, et dont celui-ci ne fournit point les
matériaux.
Le besoin de la circulation est une quantité qui^ bien que
très-déterminée et très-nettement limitée, ne peut jamais
élre connue, ni même approximativement évaluée. Il n'y a
pas de gouvernement, quelque puissant et intelligent qu'on
le suppose, dont les moyens de surveillance et d'action puis-
sent jamais suffire à observer et à constater la dixième partie
des achats de produits et de services qui ont lieu sur son
territoire pendant une période quelconque ; à plus forte raison
les particuliers sont-ils incapables d'arriver à une telle con-
naissance. Dès lors, il est évident que la quantité du numéraire
circulant ne doit pas être déterminée par la volonté de ceux
qui fabriquent ce numéraire et qui le mettent en circulation.
Le moyen que nous cherchons doit se trouver, comme pour
le système normal, dans l'intérêt des détenteurs du numé-
268 ciRGUunoN de ll richesse.
raire. Il faut que ceux-ci, aussitôt qu'ils y ont întéréty c'est-
à-dire aussitôt que la valeur du numéraire s'abaisse, puissent
d'abord connattre cet abaissement, puis en éviter TefTet par
un acte, qui ait à la fois pour conséquence de les assurer contre
toute perte et de diminuer la quantité du numéraire circu-
lant. Le problème, ainsi analysé, devient facile à résoudre.
Pour que les détenteurs du numéraire s'aperçoivent des
moindres variations qui peuvent se manifester dans sa va-
leur monétaire, il sufQt que sa valeur nominale représente
celle d'un produit généralement connu, et, comme il im-
porte que cette valeur soit aussi constante que possible, les
métaux précieux seront évidemment les produits préfé-
rables. L'unité monétaire, de papier ou de toute autre
matière, aura par exemple une valeur nominale de 5 gram-
mes d*or, ou de 5 grammes d'argent. Dès lors, toute dimi-
nution de sa valeur effective se manifestera aussitôt par une
augmentation du prix de l'or ou de l'argent, et les détenteurs
de monnaie, se voyant menacés d'une perte, auront intérêt à
échanger cette monnaie au pair contre la quantité de mêlai
dont elle représente la valeur.
Il ne reste donc plus qu'à rendre cet échange possible, en
tout temps et pour chacun, en organisant des bureaux, où la
monnaie courante puisse toujours être échangée contre la
quantité d'or ou d'argent qu'elle représente, et retirée par
cela même de la circulation.
Tels sont, dans leurs traits caractéristiques, les systèmes
monétaires irréguliers. Quelques développements sont tou-
tefois nécessaires pour eu faire comprendre le mécanisme et
les effets.
1^ Je n'ai parlé que des variations qui abaisseraient la va-
leur eifective de l'unité au-dessous de sa valeur nominale.
C'est que là se trouve en effet tout le danger de ces systèmes.
L'Etat, ou l'entrepreneur <juel qu'il soit de l'institution, est
trop évidemment intéressé à multiplier une monnaie qui lui
coûte beaucoup moins qu'elle ne vaut, pour qu'on ait à re-
SYSTÈMES MONÉTAIRES. 269
douter une émission insuffisante, dont le résultat serait d'é-
lever la valeur effective au-dessus de la valeur nominale.
2^ Il n'est point nécessaire qu'une monnaie métallique
nornaale circule concurremment avec le numéraire représen-
tatif et soit donnée en échange de celui-ci à ceux qui le de-
manderont. L'argent et l'or, en barres ou en lingots, pourvu
que le titre et le poids en soient suffisamment constatés , fonc-
tionneront aussi bien que des espèces monnayées pour réta-
blir l'équilibre entre les deux valeurs. Ils auront même un
avantage, celui de rétablir cet équilibre immédiatement;
tandis que, si Ton se borne à substituer, dans la circulation,
des espèces monnayées aux unités du numéraire représen-
tatif, la valeur de celles-ci ne pourra se relever qu'après l'ex-
portation ou la fusion des espèces reçues en échange.
Ce qui est essentiel, c'est que la valeur du numéraire soit
représentée par une chose éminemment disponible, échan-
geable, ayant une valeur intrinsèque aussi constante et aussi
notoire que possible; or, ces conditions ne se trouvent réunies
à un degré suffisant que dans les métaux précieux. Mais il ne
suffit pas que la valeur du numéraire soit représentée nomi-
nalement-par un métal précieux; il faut aussi qu'elle le soit
elTectivement, c'est-à-dire que toute somme de numéraire
puisse être échangée contre sa valeur métallique nominale,
que tout porteur, par exemple, d'un billet ou d'un assignat
valant 5 grammes d'argent puisse à volonté l'échanger contre
5 grammes d'argent.
Toute tentative de garantir la valeur nominale d'un numé-
raire représentatif par des terres ou par des marchandises
quelconques échouera nécessairement contre la répugnance
des porteurs de numéraire à se dessaisir d'une monnaie dont
la valeur présente, quoique abaissée, est toujours certaine et
facile à réaliser, pour recevoir une chose dont la valeur est
incertaine et difficile à réaliser. Avant que cette répugnance
puisseêtre vaincue, le numéraire subit une forte dépréciation,
et cette dépréciation, tendant à s'accélérerpar l'effet même de
270 GIRGULATIOIK DB LA AfdHBSSE.
la défiance générale qui en résulte, fait bientôt crouler tout le
système.
3® Tant que le remboursement s'effectue, comme je viens
de le dire, en or ou en argent, monnayé ou non, il n'y a pas
de raison pour qu'il excède jamais la somme de numéraire
circulant qui, par Teifet de fluctuations survenues dans le
besoin de la circulation, se trouvera dépasser ce besoin. Il
serait donc inutile de tenir en réserve, pour le service des
remboursements, une quantité d'or ou d'argent représentant
la valeur totale du numéraire circulant. Une réserve de la
moitié, peut-être du tiers de cette quantité, pourvoira ample-
ment à toutes les éventualités possibles. De là une économie
évidente pour le pays, qui, en substituant un système mo-
nétaire irrégulier à un système monétaire normal, rend dis-
ponible une portion notable de la richesse qu'il employait
comme instrument de circulation.
Si un système normal, qui exigeait en moyenne 100 rail-
lions de numéraire métallique, est remplacé par un système
de papier-monnaie, dont la dépense totale, y compris la ré-
serve, ne s'élève pas à plus de 50 millions, la société entière
y gagne 50 millions d'or ou d'argent, qu'elle peut employer
à d'autres usages ou exporter en échange d'autres richesses,
et, quoique cette économie ait lieu une fois pour toutes, elle
devient la source d'un gain annuel, d'un accroissement
annuel de richesse, si, au lieu d'être immédiatement con-
sommée, l'épargne s'ajoute en toutou en partie au capital
du pays.
Un numéraire de papier est en outre plus commode qu'un
numéraire métallique, c'est-à-dire plus facile et moins coû-
teux à transporter. On peut, sous cette forme, porter sur soi,
ou envoyer au loin presque sans frais une somme qui, en
monnaie d'or ou d'argent, excéderait la charge d'un homme,
celle même d'un cheval.
Mais cet avantage et celui de Téconomie une fois faite sont
les seuls que puisse offrir un système monétaire irrégulier.
Les autres avantages qu*on a souvent prétendu y trouver ou
en faire découler sont tous chimériques. ]
SECTION vu.
Des moniiales eomplémenCalres.
Nous avons vu qu'une des qualités désirables du numé-
raire est de pouvoir être divisé en fractions qui se prêtent
aux échanges les plus minimes, et que les métaux précieux
possèdent sans contredit cette qualité à un degré plus émi-
Dent qu'aucune autre matière* D'un autre côté, il importe
aussi, pour la commodité de la circulation, que les fractions,
même les plus minimes, du numéraire, aient un certain vo*
lume et un certain poids, car une extrême ténuité les rendrait
à la fois trop difficiles à manier, trop difficiles à distinguer
les unes des autres et trop faciles à perdre.
Dans toute société, la circulation la plus active, celle qui
embrasse le plus grand nombre d'échanges, c'est celle qui
répond aux besoins de la consommation journalière ; mais
cette petite circulation implique des achats de choses ou de
quantités dont la valeur n'atteint pas celle d'un gramme d'or,
ou même d'un gramme d'argent, et descend parfois fort au-
dessous. Or, une pièce d'un gramme d'or ou d'argent est
déjà très-incommode par sa petitesse et par sa légèreté ; une
pièce de 50 ou de 25 centigrammes serait d'un usage presque
impossible.
Par d'autres raisons, notamment parco que la matière
dont il est formé est trop sujette à s'altérer et à se détruire,
un numéraire de papier ne se prête pas mieux qu'un numé-
raire métallique à cette petite circulation.
Le moyen de lever cette difficulté est très-simple; il a été
pratiqué de tout temps chez les nations qui avaient des mon-
naies d or ou d'argent; il consiste à faire circuler, en concur-
rcQce avec les monnaies principales, une monnaie compté*'
â72 ^ CIRGUUTIOIC PE LA BIQIESSE.
meatûire, formée en tout ou eu partie d'un métal plug ocan-
muQ, tel que le cuivre, monnaie dont la\aleur nominale jest
rapportée à celle de Tunité adoptée, mais dont la ckeuhrtÎDn
est restreinte dans des limites assez étroites pour que sa va-
leur intrinsèque ne puisse pas influer sur la valeur de oelte
unité.
«
Il est facile d'imposer des limites à la circulation de
cette monnaie complémentaire, en limitant la vaUur des
échanges qu'elle peut accomplir, en statuant, par eiemple,
qu'on ne pourra s'en servir pour payer à la fois plus de ciaq,
plus de dix, plus de vingt fois la valeur de l'unité monétaire.
Alors, Tusage de la monnaie complémentaire se trouYant
réduit à la petite circulation et aux appoints de la grande,
celle-ci demeure exclusivement attribuée à la monnaie
principale , qui ne peut en être exclue que dans la limite
étroite des payements tolérés. L'expérience a prouvé que la
quantité de monnaie complémentaire que réclame là ësrcu-
lation ne forme jamais qu'une faible fraction de la quanlîté
totale du numéraire circulant, une fraction qui ne dépasse
guère un dixième.
La monnaie complémentaire, ou, pour me servir de Tex-
pression généralement usitée, le billon constitue un systMiie
monétaire irrégulier, car la valeur monétaire des pièces dont
il se compose doit nécessairement, pour demeurer conslakite
et aussi invariable que celle de la monnaie principale , être
indépendante de leur valeur intrinsèque/ c'est-à-dire de la
valeur éminemment variable du métal commun qui ^tre
dans leur composition.
Ainsi la valeur monétaire du billon ne peut pas être main-*
tenue par la monétisation et la démonétisation facultatives;
elle doit l'être par rechange facultatif des pièces de billon
contre la monnaie principale; mais, comme cet échange ne doit
pas faire sortir de la circulation les pièces échangées, il faut
que la quantité totale de ces pièces soit maintenue, par des
émissions réglées, au niveau du besoin de circulation spécial
MOIOfAIES COMPLÉMENTAIRES. * 273
qu^elIe doit satisfaire. Une quantité insuffisante rendrait la
petite circulation difficile et quelquefois impossible ; une quan-
tité excessive pèserait bientôt sur la valeur du biilon, en don-
nant lieu à un agiotage, qui profiterait à quelques spécula-
teurs, aux dépens de la généralité des acheteurs ^
Quoiqu'il ne soit point possible, en général, de régler les
émissions d'un numéraire dont la quantité est stationnaire,
cela est possible à Tégard du billon, par deux causes.
D'abord, parce que la surabondance et l'insuffisance du
billon se manifestent par la proportion qu'il occupe dans cer-
taines recettes, publiques ou privées, faciles à contrôler,
telles, par exemple, que la recette de la poste, celle d'un théâ-
tre, etc.
Ensuite, parce que la quantité du billon n'est pas une frac-
tion fixe et immuable de tout le numéraire circulant ; c'est
une fraction susceptible de plus et de moins, quoique la quan-
tité totale dont elle fait partie ne le soit pas ; et il en est ainsi
parce que la petite circulation peut toujours être partielle-
ment accomplie sans billon. Si Ton cherche, par exemple,
quelle quantité de billon est nécessaire pour accomplir les
échanges d'un marché de denrées, on reconnaîtra que cette
quantité peut varier sans inconvénient du siipple au double.
Supposons que, dans un temps donné, il s'y fasse pour cin-
quante mille francs d'achats, tous inférieurs au minimum to-
léré. Il est clair que ces achats pourront également s'accomplir,
soit avec la somme entière en billon, si les acheteurs en dis-
posent, soit avec une somme de moitié moindre, disponible
entre les mains des vendeurs pour rendre les appoints ; car
chaque payement pourra se faire également bien avec du
billon seul, ou avec 5, 10, 15 ou 20 francs de monnaie prin-
cipale, dont l'appoint sera rendu en billon par le vendeur.
* Par exemple, la quantité excédante serait achetée par grandes sommes sous
dédacUon d'un agio, puis reversée sur les marchés, où elle ferait hausser tous les
prix; oa bien, quelques vendeurs de grande circulation accepteraient, moyen-
nant un agio, des sommes de billon supérieures au minimum fixé, qu'ils reverse-
raient de même dans la petite circulation*
I. 18
274 cmccLATiON w la riûbmsi.
Il résulte de là que le billon peut, aaus inconvénient, avoir
une valeur monétaire fort supérieure à sa valeur intrinsèque,
ce qui procurera deux avantages importants : d'abord, eelui
de retenir cette monnaie dans la circulation du pays, d*où
elle pourrait facilement disparaître si sa valeur intrinsèque,
toujours plus ou moins mobile, venait à excéder ^ valeur
monétaire ; ensuite, d'en rendre la fabrication plus économi-
que et d'épargner ainsi à la société une partie de la dépensa
que lui coûte son instrument de circulation. Un billon à pleine
valeur occasionne une dépense inutile, qui ne rend cette
monnaie ni plus belle, ni d'un usage plus commode.
SECTION VIII.
De quelques erreurs |[^énéralemeii( rcpaudues
au sujet du numéraire.
La plupart des personnes qui n'ont pas réfléchi sur les
questions économiques se font une idée plus ou moins fausse
du rôle, que joue le numéraire dans le développement de la
richesse. L'apparence que présentent certains faits a produit
des opinions qu'une observation un peu attentive et un léger
travail d'analyse suffisent à rectifier, mais qui se maintien-
nent et se propagent aisément, grâce aux habitudes de lan-
gage qu'elles ont créées. Les expressions : avoir de l'argent,
gagner de l'argent, l'argent est rare, l'argent est abondant, et
d'autres semblables, étant chaque jour employées, même
parmi le public éclairé, dans un sens qui implique des erreurs
plus ou moins grossières, comment ces erreurs ne seraient-
elles pas adoptées par la masse ignorante?
La plus absurde et jadis la plus commune de ces fausses
notions, c'est celle qui confond l'argent avec la richesse. Etre
riche, c'est avoir beaucoup d'argent; devenir riche, c'est
gagner beaucoup d'argent ; un peuple, aussi bien qu'un indi-
vidu, est d'autant plus riche qu'il possède plus d'argent : ri-
chesse et numéraire sont synonymes.
ERREURS RÉPAKDUES AU SQiBT BU NUMÉRAIRE. 27B
La ricbesee d'un peuple, c'est la masse de produits qu'il
obtient en échange de ses efforts d'abstinence et de travail.
Le numéraire dont il dispose fait sans contredit partie de
cette richesse» mais seulement comme instrument de circula-
tion et au même titre que ses routes^ ses ports, ses locomoti-
ves, ses vaisseaux, c'est-à-dire comme moyen de rendre plus
abondante la production, plus facile et plus générale la con-
sommation des autres espèces de richesse.
Une monnaie d'or ou d'argent est une dépense nécessaire,
une avance préalable, qui représente, dans tous les cas, une
certaine somme d'efforts, soit que la société puisse en extraire
la substance de son propre sol, soit qu'elle doive se la pro-
curer du dehors, en échange d'autres produits. Cette avance
est fructueuse, sans doute; mais elle le sera d'autant plus que
l'avantage qui en résulte coûtera moins, d'autant plus que
l'instrument de la circulation sera moins cher.
Une nation qui dépense, pour son instrument de circula-
tion, plus que n'exige le besoin réel de cette circulation, res-
semble à un agriculteur qui emploierait une partie de son
capital à orner sa charrue de lames d'or ou d'argent.
Ce n'est pas en augmentant, c'est en diminuant la quantité
d'or ou d'argent que sa circulation emploie et absorbe, qu'une
nation s'enrichit.
Pour un individu, la quantité de numéraire qu'il possède
représente, il est vrai, son pouvoir actuel de commander du
travail, ou de se procurer les choses dont il a besoin ; mais
cette quantité de numéraire est l'effet, non la cause de sa ri-
chesse. Un homme n'est pas riche parce qu'il a beaucoup
d'argent ; il a ou il peut avoir beaucoup d'argent, parce qu'il
est riche. Un homme ne devient pas riche parce qu'il gagne
beaucoup d'argent ; il gagne, ou peut gagner beaucoup d'ar-
gent, parce qu'il s'enrichit.
Un propriétaire est riche quand son fonds productif rap-
porte une grande quantité de produits, car cette abondance
de produits lui permet d'obtenir d'un fermier une rente, avec
276 GIRGDLATION DE LA RICaESSE.
laquelle il se procure des choses consommables en abondance.
Cette rente, qu'il perçoit en argent, est donc l'effet, non la
cause de sa richesse, qui consiste uniquement dans le pou-
voir productif du fonds dont il est propriétaire.
Un fabricant s'enrichit quand les produits de son industrie
talent beaucoup plus qu'ils ne lui coûtent, car la vente de
ces produits lui procure, sous la forme d'une somme de nu-
méraire, un bénéfice avec lequel il peut, tout en augmentant
ses jouissances, augmenter aussi son capital. Cette somme
d'argent est donc l'effet , non la cause de Taccroissement de
sa richesse. Il est devenu plus riche dès que ses produits ont
existé ; en les réalisant, il ne crée pas sa richesse, il en use;
il fait un premier pas vers la consommation, vers la jouis-
sance de son bénéfice.
L'opinion impliquée dans ces expressions : l'argent est rare,
Targent abonde, est fort répandue parmi les commerçants et
les industriels. — Quand les marchands voient diminuer leurs
ventes, quand les fabricants voient diminuer leur crédit per-
sonnel, ils se plaignent les uns et les autres de la rareté de
l'argent ; dans les circonstances contraires, ils disent que l'ar-
gent abonde.
Il y a dans cette opinion un mélange d'erreur et de vérité,
sur lequel il importe de jeter la lumière, les phénomènes dont
il s'agit n'ayant pas été jusqu'à présent expliqués d'une ma-
nière pleinement satisfaisante.
Lorsque le nombre des unités du numéraire disponible
augmente ou diminue relativement au besoin de la circula-
tion, c'est comme si la demande générale de produits et de
services augmentait ou diminuait, car le numéraire dispoiii-
ble est une demande effective des choses que le numéraire
peut acheter, et c'est ainsi que s'opère, en pareil cas, la mo-
dification dans les prix des choses échangeables. Le numé-
raire devenant insuffisant, la demande diminue, les prix
s'abaissent; le numéraire dépassant le besoin, la demande
s'accroît, les prix s'élèvent.
ERREURS RÉPANDUES AU SUJET DU MUMiRAIRE. 277
Mais ces modifications de la demande peuvent être, elles sont
le plus souvent, comme la demande générale elle-même, iné-
galement réparties entre les diverses sortes de produits et de
services, et, par conséquent, rabaissement ou l'élévation des
prix peut se trouver insensible, se traduire même en élévation
ou en abaissement, pour certaines catégories de produits et
de services. Â plus forte raison, quand la quantité de numé-
raire ne change point, une demande inégale peut, en se reti-
rant de certains emplois et se portant vers d'autres, produire
une stagnation temporaire de certaines branches de la pro-
duction ou du commerce. Lorsque de grandes entreprises
industrielles, par exemple des compagnies de chemins de fer,
attirent à elles une masse énorme de capitaux, qui leur sont
toujours livrés en premier lieu sous forme de numéraire, il
se passe quelque temps avant que ce numéraire, versé d'abord
dans les caisses de ces compagnies, puis dans celles de leurs
principaux fournisseurs, puis entre les mains de certaines
catégories de producteurs et de travailleurs, puisse concourir
de nouveau à former la demande générale dont s'alimente le
commerce de détail des villes. De là, pour ce commerce, une
stagnation, une langueur momentanée, qui fait dire que l'ar-
gent est rare. Cependant, il est probable que, dans la plupart
des cas de ce genre, la quantité totale du numéraire circulant
augmente au lieu de diminuer, parce que les appels de fonds
des grandes entreprises font toujours rentrer dans la circula-
tion une certaine quantité d'espèces monnayées, que la manie
de thésauriser en avait fait sortir.
Quand la consommation générale des produits et des ser-
vices vient à diminuer par l'effet de circonstances qui com-
promettent la sécurité publique, ou qui menacent beaucoup
d'intérêts privés, il semble que le numéraire doive devenir
surabondant, puisque le nombre des transactions dans les-
quelles il intervient se trouve diminué. Mais cette diminution
est nécessairement accompagnée d'un ralentissement de la
circulation, qui agit en sens contraire bien plus puissamment.
S78 CmcULATION de la RUCHJSflëE.
Lorsque je renonce à une dépense de 100 francs par moisje
ne retire point cette somme de la circulation ; elle continue
d'être disponible et offerte pour tout emploi, indispensable
ou lucratif, qui pourra se présenter. La quantité du numéraire
circulant demeure la même ; il n'y a de changé que la rapidité
de sa circulation. Mais les 100 francs dont je retarde l'emploi
auraient passé, dans le cas contraire, entre les mains de vingt
ou trente individus et formé ainsi une demande successive,
dont le total se serait élevé à 2,000 ou 3,000 francs. Si donc,
dans les cas de ce genre, le besoin de la circulation se trouve
diminué, la circulation qui doit le satisfaire diminue dans
une proportion beaucoup plus forte, et, dès lors, il n'est pas
étonnant que le résultat soit une insuffisance très*seiisible du
numéraire circulant et un abaissement générai des prii. Ici
encore, toutefois, il n'y a pas raréfaction absolue, il n'y a
qu^insufSsance relative du numéraire.
Enfin, il peut arriver que, par suite d'une disette intérieure
ou par d'autres causes, une nation ait dû exporter tout à la
fois une grande quantité de numéraire métallique, sans que
le besoin de la circulation ait diminué. Il en résulte alors,
dans son numéraire circulant, une lacune, qui se manifeste
par une diminution de la demande générale de produits et de
services, par une stagnation plus ou moins sensible du com-
merce. Â la vérité cette lacune tend aussitôt à se combler,
soit par le monnayage, soit par les retours en argent que pro-
voque le commerce d'exportation. Mais le monnayage d'une
somme très-considérable est une opération qui exige des se-
maines, quelquefois des mois de travail, et il ne faut pas
moins de temps au commerce d'exportation pour créer une
somme considérable de dettes exigibles.
Ce dernier cas est le seul dans lequel il y ait raréfaction
absolue du numéraire, le seul dont le résultat puisse propre-
ment s'appeler crise monétaire^ quoiqu'on applique souvent
ce nom aux résultats des deux cas précédents.
Je crois inutile d'expliquer ici les cas dans lesquels l'argent
ERREURS RÉPiBDUES AU SUIGt DU NUMÉRAIRE. 279
parait abonder, cette etplication n'élant-que l'inverse de celle
des cas où l'argent parait rare. Quant aux résultats analogues
qui sont produits par le resserrement ou par Textension du
crédit général, il en sera Fait mention dans le chapitre suivant.
Au surplus, dans les crises proprement on improprement
qualifiées de monétaires, on ne peut pas dire que la circula-
tion soit devenue difficile et embarrassée. Toute personne qui
a du numéraire peut s'en servir avantageusement, et toute
personne qui, n'en ayant pas, désire s'en procurer doit, il
est vrai, supporter une réduction sur le prix ordinaire de ses
produits ou de ses services, mais avec la certitude d*en obtenir
une semblable sur le prix de ce qu'elle achètera elle-même.
Le numéraire circule donc très-librement, et il suffirait au
besoin de la circulation, sans la résistance qu'oppose le com-
merce à une dépréciation passagère, dont il ignore la vraie
cause, ou dont il apprécie mal la portée. Les seules causes
qui puissent réellement embarrasser la circulation et la ren-
dre difficile sont la dépréciation provenant d'un système mo-
nétaire mal organisé et Tinsuffisance des monnaies division-
naires. Avec un système monétaire bien organisé et une
monnaie suffisamment divisée, la circulation n'est point né-
cessairement influencée par les oscillations légères que subit
la valeur monétaire ou la valeur intrinsèque des unités.
D'ailleurs, ces oscillations de l'une ou de l'autre valeur
sont si promptement corrigées par des modifications en sens
inverse de la quantité du numéraire circulant, qu'elles n'au-
raient pas le temps d'exercer une grande influence. Les mé-
taux précieux affluant toujours sur les marchés oij leur va-
leur s'élève et désertant les marchés oii elle s'abaisse, toute
rupture de l'équilibre entre leur valeur monétaire et leur
valeur intrinsèque est nécessairement passagère et peu consi-
dérable, au moins dans les pays qui ont un système moné-
taire normal, ou un système irrégulier convenablement or-
ganisé.
En résumé, le numéraire ebt une richesse, mais une richesse
280 GIRGUUnON DE LA RICHESSE.
qui n'est propre qu'à un seul usage. En servant à cet usage,
c'est-à-dire en circulant, il se substitue, tour à tour, à diverses
parties de la masse de produits dont se compose la richesse
des individus et de la nation ; mais il accomplit cette fonction
quelle que soit sa quantité, parce que sa valeur est toujours
réglée par cette quantité. Par conséquent, la quantité absolue
du numéraire circulant et disponible ne peut ni être donnée
comme mesure de la richesse des individus ou du pays, ni
influer d'une manière durable sur le développement écono-
mique de la société, ou sur les intérêts d'une catégorie quel-
conque d'individus.
CHAPITRE IV
DU CRÉDIT.
SECTION I.
Dit erédit en général.
Le crédit, envisagé dans la personne du débiteur, c'est la
disposition temporaire d'une portion de richesse appartenant
à autrui ; envisagé dans la personne du créancier, c'est l'at-
tente d'une prestation future obligatoire. Quoique ces deux
sens soient généralement cumulés dans l'usage qu'on fait du
mot crédit, on les trouve aussi quelquefois distincts et séparés.
Lorsqu'on dit, par exemple, qu'une personne a beaucoup de
crédit, c'est le premier sens qu'on a en vue ; on veut dire que
cette personne obtient facilement la disposition temporaire
des richesses que d'autres personnes possèdent; mais lors-
qu'on dit que le crédit peut servir d'agent de circulation^ que
le crédit circule, qu'il fait partie de la richesse des individus,
on l'entend évidemment dans le second sens. L'attente» qui
constitue le crédit dans ce sens, peut, en effet, si elle est fon-
dée sur des garanties suffisantes, acquérir une valeur et s'é-
changer contre des prestations actuelles.
Dans l'inventaire des biens d'une personne, ses dettes figu-
rent au passif, ses créances à l'actif. Nous appellerons donc
crédit passif celui du premier sens, crédit actif celui du second.
Les garanties sur lesquelles se fonde le crédit passif servent
aussi de fondement à la valeur du crédit actif. Elles sont
282 CIRCULATION DE LA RICRES8E.
réelles quand elles consistent dans un gage livré ou assuré au
créancier, personnelles dans tout autre cas.
La garantie personnelle qu'offre un débiteur est presque
toujours un fait complexe, la résultante de plusieurs causes
diverses. Toutefois, en analysant cette garantie, on trouve
qu'elle se compose de deux principaux éléments, ce qui per-
met d'en grouper les causes sous deux chefs ; savoir : celles
qui rendent probable que le débiteur pourra payer, et celles
qui rendent probable qu'il le voudra, ou que, s'il ne le veut
pas, il pourra y être contraint.
La réunion de ces deux éléments est nécessaire, car le pou-
voir seul du débiteur, ou sa volonté seule, libre ou contrainte,
ne suffirait pas pour rendre le payement probable.
Il serait inutile d'entrer ici dans le détail des causes parti-
culières et personnelles qui peuvent influer sur le crédit de
chaque débiteur ; c'est une question de pratique journalière,
que l'économie politique ne peut pas éclairer. Mais il îtppar-
tient sans contredit à cette science de constater les causes
générales, qui, agissant sur l'ensemble des transactions, ten-
dent à augmenter ou à diminuer, chez un peuple entier, la
somme des probabilités dont le crédit est en quelque sorte
l'expression.
Il faut ranger sous le premier chef les causes qui influent
sur la garantie générale de la propriété, par conséquent sur le
degré de sécurité qu'inspire cette garantie. Dans un pays
où le droit de propriété, c'est-à-dire l'ensemble des droits ac-
quis dont se compose la fortune de chaque débiteur est mal
gamnti contre les actes éventuels de spoliation ou de destruc-
tion, contre ceux du moins que la loi pourrait efficacement
prévenir, aucune solvabilité n'est constante et le pouvoir
qu'aura un débiteur de s'acquitter devient douteux pour les
époques même les plus rapprochées.
L'insécurité est permanente et produit des effets permanents,
lorsqu'elle provient de lois incomplètes ou vicieuses, comme
c'est le cas chez les peuples barbares ; elle n'est que temporaire,
DÉFIMm<»( ET CAUSES DtT CRÉDIT. S83
lorsqu elle proYient de perturbations accidentelles, comme on
le voit souvent chez les nations les plus civilisées.
Au second chef se rapporte tout ce qui, dans les mœurs ou
clans les lois, peut influer sur le degré de respect qu'inspirent
les engagements à ceux qui les ont contractés et sur la possi-
bilité d'une contrainte à exercer par le créancier contre son
débiteur, quand celui-ci refuse de payer.
En résumé, le pouvoir que procure le crédit passif et la va-
leur que peut acquérir le crédit actif, reposant sur une opinion,
doivent être affectés par tout ce qui tend à corroborer cette
opinion ou à TafTaiblir.
Le crédit, n'étant que le pouvoir de disposer de la richesse
d'aulrui, implique lexislence de celte richesse, car on ne dis-
pose que de ce qui existe. Il n'ajoute donc rien à la masse
déjà existante de la richesse et ne peut jamais tenir lieu de la
richesse elle-même.
Mais, si le crédit ne crée ni ne rem place la richesse, il four-
nit un moyen puissant de diminuer le nombre des transac-
tions qui exigent l'intervention du numéraire et de réduire la
dépense de richesse que nécessite celte intervention.
Toute vente de produits ou de services peut en effet avoir
lieu à crédit ou au comptant; or, dans le second cas, elle exige
la présence d'une quantité de numéraire qu'elle n'exige pas
daosle premier. Amesure donc que les ventes à crédit rempla-
cent les ventes au comptant, la valeur totale de celles-ci va
diminuant, et avec elles la quantité de numéraire qu'absorbe
la circulation, ou en d'autres termes le besoin delà circulation.
Si la valeur totale des ventes qui s'accomplissent pendant
une certaine période s'élève à un milliard, et qu'il puisse s'en
accomplir à crédit pour cinq cents millions, le besoin de la
eirculation se trouvera réduit de moitié, et la quantité de
numéraire qui répondait à cette moitié pourra être employée
comme richesse effective consommable.
Toutefois, le crédit simple ne suffit pas pour réaliser celte
économie. Si les ventes à crédit, dont le prix doit être payé
284 GBIGCLAIIOM DE LA aiCBSSSE.
plus tard en numéraire, économisent une somme à Fépoque
où elles sont conclues, elles exigent en revanche, à l'époque
fixée pour le payement, une somme égale, à laquelle ne cor-
respondra aucune transmission de produits ou de* services.
Il est donc évident que chaque période déterminée de la cir-
culation doit comprendre une valeur totale de payements à
faire pour des ventes antérieures, qui sera équivalente à la
valeur totale des ventes à crédit effectuées dans celte période
et payables après son expiration.
Les seuls crédits qui réalisent une économie de numéraii*e
sont les crédits compensables, c'est-à-dire réciproques. Lors-
que deux personnes se fournissent réciproquement des mar-
chandises à crédit et s'ouvrent un compte Pune à l'autre, ks
échanges, tant que le compte demeure ouvert, s'accom-
plissent entre elles sans numéraire, et lorsqu'elles jugenl à
propos d'arrêter leur compte, il n'y a de payement réel à opé-
rer que pour le solde final, tout le reste se trouvant payé par
compensation. Chez les nations les plus avancées en civilisa-
tion, la somme de ces crédits compensables est immense et
ils y revêtent beaucoup de formes diverses, comme on le
verra dans la section suivante.
La réciprocité, et la compensation qui en résulte, peuvent
aussi avoir lieu entre plus de deux personnes, pourvu que les
crédits actifs réciproques revêtent alors une forme qui en
rende la transmission possible. Si Titius doit à Gaius mille
francs, queGalus doive à Lucius une pareille somme, et que
Lucius, à son tour, la doive à Titius, celui-ci, en transférant
son crédit sur Lucius à Gaïus, qui l'échangera contre le cré-
dit actif de Lucius, éteindra les trois dettes à la fois, sans Tin-
tervention d'aucun payement réel.
C'est ainsi que la somme totale des choses échangées, dont
la circulation exige l'intervention du numéraire, se trouve di-
minuée de toute la somme des crédits compensables. La com-
pensation s'opère par l'échange des crédits réciproques, et cet
échange peut toujours se faire, parce que les crédits actifs
DÉFINmON ET CAUSES DU CRÉDIT. 285
ont une circulation tout à ftiit indépendante de celle des por-
tions de richesse qu'ils représentent, parce qu'ils peuvent
s'éclianger entre eux, alors que ces portions de richesse repré-
sentées ont déjà changé plusieurs fois de mains et cessé
depuis longtemps d'être disponibles pour les débiteurs
échangistes.
D'ailleurs^ les crédits actifs, ayant une valeur d'échange,
étant par conséquent des choses échangeables, peuvent, sous
certaines conditions, remplir les fonctions de numéraire et
remplacer, comme agents de la circulation, une partie du
numéraire que réclament les besoins de cette circulation.
Pour que les crédits actifs soient aptes à de telles fonctions,
il faut que la valeur en soit autant que possible constante,
notoire, solidement{[arantie, et en outre, qu'ils soient cons-
tatés sous des formes qui eu rendent la circulation facile. Une
fois ces condilionsremplies, il n'y a pas de limites assignables
à l'extension que peut prendre ce moyen de circulation.
Cetexamen général du crédit nous conduit donc à y recon-
naître avant tout un puissant moyen de circulation. C'est ce
qui ressortira encore mieux de Texamen détaillé que je ferai
des effets du crédit, après avoir décrit les principales formes
sous lesquelles il peut se réaliser.
SECTION II.
Des diverses formes du erédll.
Un crédit actif est réalisé, lorsqu'il est constaté par un écrit
ou un signe quelconque. Une simple mention sur les re-
gistres de comptabilité du débiteur, d'une tierce personne, ou
même du créancier sufQt pour l'espèce de circulation par
laquelle s'éteignent les crédits réciproques, car alors l'échange
s'opère au moyen d'une balance de compte, c'est-à-dire d'une
autre mention inscrite sur le même registre.
D autres formes sont nécessaires pour que le crédit puisse
286 GiRGOLAnON BK LA RieBBMI.
entrer dans la circulation générale. Il faut alors qu'il se traUTe
incorporé dans un titre portatif* émanant soit du créancier,
soit du débiteur^ et dont la possession se transmette aisément
de main en main.
Le titre émanant du créancier est un oiandat, un ordre,
adressé par lui au débiteur, de payer une somme déterminée
à une certaine personne expressément désignée, ou à tonte
personne qui sera en possession du mandat. Les titres de cette
espèce sont mis en circulation par les créanciers.
Le titre émanant du débiteur est une promesse par lui faite
de payer une somme déterminée, soit à la personne expressé-
ment désignée dans le titre^ soit à toute personne qui en aura
la possession. C'est par les débiteurs eux-mêmes que de tels
titres sont mis en circulation.
Pour les titres qui ne sont pas au porteur, chaque transmis-
sion doit être régulièrement constatée. Ce but est rempli par
Tendossement à l'égard de la lettre de change, qui émane du
créancier, et du billet à ordre, qui émane du débiteur. Si
cette formalité entrave et ralentit un peu la circulation de ces
titres, elle contribue, d'un autre côté, à la rendre plus facile
et plus générale, en fournissant le moyeu de corroborer le
crédit du débiteur par la garantie solidaire de tous les endos-
seurs.
Les titres au porteur, pouvant se transmettre de main en
main saus aucune formalité, circulent sans contredit plus
rapidement; mais, pour que la circulation en devienne facile
et générale, il est nécessaire que le crédit du débiteur soit
d'une solidité et d'une notoriété exceptionnelles.
La description complète et Texameu détaillé des formes
diverses que peuvent assumer les crédits actifs appar-
tenant à l'art du commerce, non à la science économi-
que, je me borneraiici à quelques développements au sujet de
la lettre de change et du billet au porteur, qui jouent dans
la circulation un rôle particulièrement digne d'attention.
Originairement la lettre de change a été un moyen de li-
FOBIfBS DIVERSES BU QhÈMl.
S8T
qiûder, sans transport de numéraire, les crédits résultant de
ventes ou d'autres affaires traitées à distance, et tel est encore
aujourd'hui son office principal, ou du moins son office le
plus apparent.
C, de Paris, a vendu à D, de Lyon , pour mille francs de quin-
caillerie. C',deLyou,a vendu àD', de Paris, pour mille francs
de soieries. C lire sur D une lettre de change de mille francs,
qu'il négocie, c'est-à-dire qu'il vend à D', et que celui-ci en-
Piris.
Lyon.
voie en payement à C, qui la présente à D pour eu recevoir
le montant.
C
/
y
D
auricb.
GenèTe.
D
y
y
Saini-Gall.
C, de Genève, a vendu à D^ de Zurich^ pour mille francs
d'horlogerie; C'^ de Zurich, a vendu à D',deSaint-Gall, pour
288 cmcuLAnoN de la righkssk.
mille francs de soieries ; G^ de Saint-Gall^ avenda à D^^ de Ge-
nève, pour mille francs de broderies. Ctire sur D une lettre de
change de mille francs, qu'il négocie à D'\ lequel s'en sert pour
payer G'^ et celui-ci la négocie à D', qui s'en sert àson tour pour
payer G', lequel la présente à D pour en recevoir le payement.
Tel est, en abstraction^ le mécanisme de la circulation
opérée par les lettres de change. Pour se faire une idée com-
plète de la réalité, il suffit de multiplier par la pensée le
nombre des places et celui des débiteurs et des créanciers de
chaque place, puis de supposer que les lettres de change,
comme il arrive le plus souvent, sont données, une ou plusieurs
fois dans le cours de leur circulation^ en payement de dettes
contractées, ou en échange de marchandises. On se représen-
tera facilement alors comment des sommes considérables de
crédits peuvent devenir compensables au moyen de cette cir-
culation entre les diverses places d'un même pays, et com-
ment une masse d'échanges peuvent s'accomplir ainsi sans
l'intervention du numéraire. Si, par exemple, dans la pre-
mière hypothèse ci-dessus, la lettre de change sur D est livrée
par G en payement d'une somme égale qu'il doit à D\ les
trois dettes de D à G, de G à D' et de D' à G' se trouveront
acquittées par le payement de cette lettre de change, et une
circulation, qui, sans cela, eût exigé 3000 francs de numé-
raire, s'accomplira au moyen de 1000 francs. Mais la circu-
lation des lettres de change présente encore un autre aspect,
qui n'est pas moins digne d'attention.
J'ai supposé qu'une lettre de change tirée pour mille
francs de fournitures avait réellement cette valeur jusqu'au
moment où elle est présentée. Il n'en est pas toujours ainsi.
En faisant même abstraction de la dépréciation qui peut
résulter soit d'un défaut de solidité des signatures, soit de
Téloignement de l'échéance, c'est-à-dire en supposant le paye-
ment assuré et le retard trop minime pour donner lien à uu
escompte, la valeur d'une lettre de change peut se trouveraffec-
tée parles causes générales qui déterminent toutes les valeurs.
FORMES DIVERSES DU CRÉDIT. 289
Les lettres de change tirées d'une certaine place y répon-
dent à un besoin, par conséquent à une demande, qui peut
dépasser la somme totale des traites disponibles, ou lui être
inférieure.
Ainsi, les lettres de change qui peuvent être tirées de Zu-
rich sur des places étrangères répondent au besoin de tous
ceui qui, ayant acheté des marchandises à l'étranger, ont des
remises à faire sur ces diverses places. Or, il peut arriver que
la somme totale ainsi offerte en lettres de change sur une de
ces places, par exemple sur Paris, sur Hambourg, sur Vienne,
soit inférieure ou supérieure à la somme totale demandée. Si
Toifre ne suffît pas à la demande, la concurrence entre les
demandeurs fait élever la valeur de la chose demandée, jus-
qu'à ce que la demande soit tombée au niveau de Toffre. Si
Toffre, au contraire, dépasse la demande, la concurrence entre
les offrants fait baisser la valeur, jusqu'à ce que l'offre et la
demande soient de niveau. Dans le premier cas, la valeur d'une
lettre de change de 1,000 francs s'élève au-dessus de cette
somme ; dans le second^ elle s'abaisse au-dessous. Cette dif-
férence est ce qu'on nomme le change, et l'on dit que le
change est contre Zurich^ ou défavorable à Zurich^ dans le
premier cas, parce qu'une somme de 1,000 francs y vaut
moins que 1 ,000 francs à recevoir dans une autre place ; pour
Zurich, ou favorable à Zurich, dans le second^ parce que
1,000 francs y valent plus que pareille somme à recevoir dans
une autre place.
II y a cependant une limite aux variations du change. La
personne qui doit faire une remise dans une place quelconque
peut toujours la faire en métaux précieux, ou en traites sur
une autre place, pourvu qu'elle se charge des frais occasion-
nés par le transport du métal ou par le circuit. Elle ne con-
sentira donc pas à perdre, par le change, plus que la valeur
des frais dont il s'agit, c'est-à-dire à payer l'effet dont elle a
besoin plus que sa valeur nominale augmentée de ces frais.
De même, la personne qui a une traite à faire sur une place
I. 19
âdO cmctTLATlON DC LA ÎIlCilËSiE.
quelconque peut toujours s'en faire envoyer la valeur enmé-
laiiî, ou en traites sur une autre place, Jpourvu qu'elle paje
les frais du transport où du circuit; en conséquence elle
ne voudra point perdre, en négociant sa traite, plus que la
valeur des frais en question.
D,de Zurich, qui doit payer l^OOOfrancsà C, de Paris, peut
les envoyer en monnaie, le système monétaire étant le même
dans les deux places. Il est donc certain que, si les frais de cet
envoi ne dépassent pas 1 pour 100, D n'oflFrira pas plus de
1 ,000 et 10 francs pour la lettre de change dont il a besoin. Il
peut se faire aussi que, grâce à l'état du change entre îîurich
et Genève et entre Genève et Paris, D puisse s'acquitter, avec
1 pour 100 de frais, au moyen d'une traite sur Genève que
C négociera à Paris. Dans ce cas encore, D ne donnera pas
plus de 1,000 et 10 francs pour une traite directe sur Paris.
Le change contre Zurich n'excédera donc pas 4 pour 100,
car il ne peut atteindre cette limite sans qu'il en résulte aus-
sitôt une diminution de demande, qui le maintiendra à ce
niveau.
Si c'est à Hambourg que D doit faire sa remise, le système
monétaire de cette place n'étant pas le même que celui de
Zurich, l'or et l'argent n'y pourront être envoyés que comme
marchandises, mais comme marchandises d*une valeur par-
tout notoire et constatée. Ou bien l'état du change entre
Zurich, Hambourg et d'autres places, telles que Francfort,
Amsterdam, Dantzick, fournira la possibilité d'une négocia-
lion indirecte, moins coûteuse encore que l'envoi des mé-
taux précieux.
Si nous supposons le change favorable à Zurich, des raison-
nements tout pareils nous conduiront à reconnaître que C,
de Zurich, ayant 1,000 francs à recevoir de Paris ou d'Ham-
bourg, n aura recours à une traite directe sur ces places, que
s'il peut la négocier sans y perdre plus que ne lui coûteraient
les autres moyens par lesquels il peut arriver au même résul-
tat. Si ces frais s'élèvent à 10 francs pour Paris, à 15 francs
FORMES DITERSGS DtJ CRÉDIT. 291
pour Hambourg, C ne Jonuera pas sa traite sur t^aris pour
moins (le 990 francs, sa traite sur Hambourg pour moins de
985 francs ; le change ne s'élèvera pas, contre Paris, au des-
sus de 1 pour 100, contre Hambourg, au-dessus de 1 et 1/2
pour 100.
Cela étant bien compris, on en voit découler deux vérités
importantes : la première, c'est que l'état du change est un
indice de l'état des relations commerciales, c'est-à-dire du
rapport des importations aux exportations ; la seconde, c'est
que cet état même du change réagit sur ce rapport et tend à
rétablir un équilibre général dans chaque pays.
Si le change, à Zurich, est favorable en moyenne aux
places de la France, en d'autres termes, si les traites sur ces
places valent plus à Zurich que les sommes qu'elles portent,
c'est parce que la somme totale de ces traites offertes ne suflit
pas aux besoins de ceux qui ont des remises à faire en France.
Or, cela provient évidemment de ce que Zurich a reçu en
marchandises françaises plus de valeur que la France n'en a
reçu en marchandises de Zurich, c'est-à-dire que Zurich a
plus importé delà France qu'elle n'a exporté en France.
Faisant abstraction pour le moment des autres relations
commerciales de Zurich, nous dirons que la balance du com-
merce y est en faveur des importations. Dans le langage or-
dinaire, on dirait que cette balance est défavorable à Zurich.
Cette locution implique une erreur, qui sera réfutée en son
lieu ; il n'y a de défavorable à Zurich que le cours du change,
et cela signiQe simplement que les traites sur la France y
coûtent plus qu'elles ne valent. Mais, de cette plus-value, il
résulte un encouragement donné aux exportations de Zurich
en France ; car les exportateurs négocieront leurs traites à un
taux qui augmentera leurs profits ordinaires.
Si, dans de tellet circonstances, G, de Zurich, envoie en
France pour 1,000 francs de marchandises, et que le cours
du change soit, par exemple, de 1 pour 100 contre Zurich,
C négociera sa lraitedel,OOOfrancspour 1,000 et 10 francs, ce
292 CIRCULATION DE LA RICHESSE,
qui lui permettra ou d'ajouter 10 francs à son profit ordi*
naire, ou de vaincre les concurrences qui l'avaient écarté au-
paravant des marchés français. *
Si nous supposons que ce taux du change soit un maximum
et qu'à un tel cours une grande partie des importateurs de
marchandises françaises s'acquittent par des envois de numé-
raires, ces envois, en produisant une diminution momenta-
née de la quantité de numéraire circulant sur le m«ffché de
Zurich, élèveront la valeur de la quantité restante, abaisse-
ront par cela même le prix des marchandises de Zurich et en
rendront ainsi l'exportation avantageuse. Le résultat sera
donc le même, quel que soit l'effet immédiat du change défa-
vorable sur la place de Zurich.
En raisonnant de même, dans l'hypothèse d'un change Ja-
vorable, nous arriverions à des résultats inverses. Le change
favorable, qui proviendrait de ce que Zurich aurait plus ex-
porté en France qu'elle n'aurait importé de ce pays, rendrait
avantageuseslesopérationsdes importateurs, qui achèteraient,
pour s'acquitter envers les marchands français, des traites
tombées au-dessous de leur valeur nominale, ou qui ven-
draient leurs marchandises importées à des prix qu'une aug-
mentation momentanée de la quantité du numéraire circu-
lant aurait surélevés.
Dans Tune comme dans l'autre de ces hypothèses, des ré-
sultats inverses devraient se produire sur les places françaises,
où la position se trouverait inverse. Quand le change avec
Zurich rendrait avantageuses ou désavantageuses les expor-
tations de Zurich en France, il rendrait en même temps désa-
vantageuses ou avantageuses les exportations de France à
Zurich ; de sorte que le rétablissement de l'équilibre serait
doublement favorisé.
Nous verrons, dans un des chapitres suivants de cet ou-
vrage, que celte tendance à l'équilibre, c'est-à-dire à une ba-
lance permanente des importations par les exportations, est
une loi générale, qui s'applique à l'ensemble des relations
FORM£S DITËRSëS DU CRÉDIT. 295
eommerciales de chaque pays. Mon but était seulemeol ici de
montrer le rôle important que jouent les lettres de change
dans ce mécanisme de la circulation internationale, c'est-à-
dire d expliquer comment le cours du change est à la fois un
symptôme, par lequel se révèlent les ruptures temporaires de
la balance du commerce, et une des causes qui contribuent
à rétablir cette balance.
Le r6ie que jouent les billets au porteur n'est pas moins
considérable^ quoiqu'il soit renfermé dans les limites de la
circulation intérieure de chaque pays.
Lai^iliet au porteur est une promesse, émanant du débiteur
et indiquant la somme à payer, mais non la personne à qui
le payement sera fait, cette personne étant désignée par le
seul fait de la possession du billet. Ainsi se trouvent écartées
la formalité de l'endossement, qui ralentit la circulation du
billet à ordre, et celle de la subrogation ou de la délégation,
qui ralentit bien plus encore la circulation des simples re-
connaissances sous seing privé. Le payement à échéance fixe
opposerait une dernière entrave, qu'on écarte en rendant le
billet payable à vue, par conséquent sans déduction d'aucun
escompte.
D'uu autre côté, le crédit du débiteur n'étant corroboré,
à l'égard d'un tel titre, par aucune garantie subsidiaire, doit
être exceptionnellement solide et notoire, pour que les billets
an porteur soient acceptés généralement comme des valeurs
certaines et constantes.
Si nous supposons que les billets au porteur émanent
d'une maison de commerce bien connue et placée très-haut
dans la confiance publique, ou mieux encore, d'une associa-
lioB de capitalistes, présentant pour garantie la possession
publiquement constatée d'un capital très-considérable, il est
certain que la circulation de ces billets pourra s'étendre indé-
finiment, aussi longtemps du moins que le payement à bu-
reau ouvert continuera d'être effectué régulièrement par le
débiteur. La confiance produite par cette régularité perma-
394 cincuLATiov de la righssse.
nenle du remboursement finira même par rendre la valeur
des billets indépendante de la promesse qu'ils énoncent, en
ce sens, que la valeur totale qui pourra être mise en circula-
tion ne sera plus limitée ni par retendue du capital servant
de garantie» ni par le chiffre de la somme tenue en réserve
pour effectuer les remboursements.
Chacun ayant la certitude de pouvoir, quand il le voudra,
échanger les billets dont il sera porteur contre*des valeurs
égales de monnaie métallique, acceptera ceux qui lui seront
offerts et les gardera pour les employer à son tour» sans
éprouver le besoin de les réaliser. Si la moindre dé^nce
venait à se manifester, elle serait aussitôt dissipée par la réa->
lisation immédiate des remboursements même dont elle pro-^
voquerait la demande.
On voit qu'une circulation ainsi organisée répond exacte*
ment à la définition que j'ai donnée des systèmes mooétairei
irréguliers. Dans de telles conditions, en eCPet, les billets au
porteur deviennent un agent de circulation et remplissent à
tous égards la fonction d'un numéraire circulant; ils peuvent
même se substituer entièrement à celui-ci dans la grande
circulation et Ten exclure complètement; ils peuvent, par
conséquent, ainsi que je l'ai expliqué plus haut en parlant des
systèmes monétaires irréguliers, procurera un pays une éco-
nomie notable, en y rendant disponible une portion de richesse
employée auparavant comme instrument de cireulation.
Ce que j'ai dit de la réserve métallique destinée, dans lee
systèmes monétaires irréguliers, à pourvoir aux demandes
éventuelles de remboursement, s'appHque également ici, el
rien n*empécherait notamment de baser, ainsi que le propose
réconomiste anglais Ricardo, une circulation de billets au
porteur sur une réserve de métaux non monnayés, en prenant
pour unité monétaire une quantité d*or ou d'argent d'un
poids et d'un titre déterminés, et en opérant le rembourse^
ment sous cette forme, c'est-à-dire en barres ou en lingots
dont le poids répondrait à la valeur demandée.
EFrsrs G|;«É|iAui ou cicoii. 295
SECTION m.
Effets ffénérmax dv eréd|t«
Leg effets généraux du crédit ont été fréquemmeul exagérés,
et il D*yAguère de sujets, en économie politique, sur lesquels
rimagination sç soit autant exercée que sur celui-ci. Les
chimères qu'elle y a enfantées provenaient tantôt de théori-
ciens, qui se faisaient illusion à eux-mêmes, faute d'avoir
sufHsanoment analysé les données apparentes de Texpérience,
t^qtôt de praticiens, qui spéculaient sur les illusions du pu-
blic. On 3 représenté le crédit passif comme un moyen d'ac-
croître indéfiniment le capital disponible de la société, par
conséquent la production et Taccumulation de la richesse ; on
a représenté le crédit actif comme un moyen aussi d'accroître
la production de la richesse, en multipliant indéfiniment la
quantité et la valeur totales des agents de circulation. Beau-
coup d'écrivains, saijs énoncer explicitement de telles erreurs,
oot employé, en décrivant les effets du crédit, un langage
vague et déclamatoire, qui révèle et implique chez eux une
notion peu distincte de ces effets, la présence d'idées plus ou
moins chimériques, dont ils ne se sont pas sufBsamment
rendu compte.
Le crédit est un puissant moyeu de favoriser la circulation
de la richesse, en rendant à la fois cette circulation plus ac-
tive, plus rapide et plus économique. H est cela, et il n'est
pas autre chose. Ses effets, dans la limite du vrai, sont encore
assez grands pour qu'on puisse les qualifier de merveilles,
quand on compare l'état de choses qui en résulte avec celui
qui résulterait d'une absence totale de crédit, avec celui
même qu'on observe dans les pays oii le développement du
crédit a fait le moins de progi*ès; mais si les prétendues mer-
veilles du crédit doivent être des résultats inexplicables, indé-
finis, se refusant à lanalyse, dépassant les limites de ce que
296 CIRCULATION D£ L\ aiGH£8Sfi.
la liaison peut concevoir et démontrer, de telles menreiiles
n'existent pas, et il est aussi peu rationnel de les admettre en
théorie, qu'il est dangereux de les espérer en pratique.
Le crédit passif favorise la circulation du capital néceasaire
a toules les industries, en le rendant disponible pour ceux
à qui la distribution normale de la richesse n'a pas enom
assuré le droit de disposer soit d'une portion quelcoiique de
ceq^pital, soit d'une portion qui réponde au besoin qu'ils eu
ont, à l'usage qu'ils ont la volonté et le pouvoir d'en fieiire.
La mise en œuvre d^un capital exige le déploiement de cer-
taines aptitudes intellectuelles et morales, en partie natu^
relies, en partie acquises, dont la réunion n'est pas com^
mune et ne se rencontre pas plus souvent, doit même se ren-
contrer moins souvent chez les hommes qui sont devenus,
ar héritage ou par leurs propres épai^nes, maîtres d'ufi
capital, que chez ceux qui n'ont pas eu de tels moyens de
s'enrichir. Il faut donc que le droit de disposer du capital se
transmette, c'est-à-dire circule des premiers aux seconds, pour
que le capital puisse toujours être exploité par ceux qui sont
le plus aptes à ce genre de travail et qui l'exécuteront avec
le plus d'avantage pour la société. Or, c'est par le crédit que
s'accomplit cette importante circulation et que devient pos»
sible cette application éminemment avantageuse de la répar-
tiliou des travaux. C'est peu* le crédit encore que la masse du
capital disponible se distribue entre les entreprises de pro-
duction et de circulation, suivant les proporliona qu'exige
rinlérét général de la société, les industries diverses attirant
a elles les capitaux avec d'autant plus de force qu'elles peu*
vent en appliquer davantage, et se les répartissant ainsi dans
la mesure des quantités que chacune d'elles doit mettre en
œuvre pour répondre aux besoins des consommateurs.
Cette même circulation du capital par le moyen du crédit
a aussi pour effet d'asiMirer la continuité, par conséquent de
contribuer à l'ef&cacité générale des travaux économiques
de toute espèce. C'est grâce au crédit, en effet, que TeDU^-
EFFETS GiNÉRAUX DU CAÉDIT. 297
pq^eeur d'industrie, qui a consommé son capital circulant
daDs une série d'opérations, peut commencer immédiatement
une nouYelie série semblable, ^ns attendre que les produits
de t% première soient réalisés.
Titius a consommé en trois mois un capital de 5,000 francs,
dans une série d'opérations qui ont eu pour résultat une certaine
t|uantité de produits. Pour continuer ses o;>érations, il a be-
soin d'un nouveau capital de 3,000 francs. Sera-t-ii obligé,
pour cela, d'attendre que ses produits aient pu être vendus,
c'est«i-dire échangés contre les divers éléments du capital qui
lui est nécessaire ? Alors son travail sera forcément interrompu ;
ily aura chômage, lacune dans l'activité industrielle de la so-
ciété» qui, se trouvant ainsi ralentie, sera par cela même
d'une moindre efficacité totale que si elle avait pu être con<-
lÎDue. Titius a-t-il en réserve un second capital disponible de
3»000 francs, qu'il pourra mettre eu œuvre aussildt que le
premier se trouvera consommé? Alors il aura besoin, pour
1 exercice de son industrie, d'un capital non de 3,000 francs,
mais de 6,000 francs, dont les deux moitiés demeureront
alternativement inactives entre ses mains, de sorte que la
société, pour obtenir une certaine quantité de produits, c'est-
à-dire une certaine somme de satisfactions, devra employer
une somme d'efforts deux fois aussi considérable, que si la
production avait pu être continue sans le secours de la réserve
supposée.
Grâce au crédit, aucun chômage de travail ni de capital
n'est plus nécessaire, car Titius pourra toujours disposer du
capital circulant qui lui est nécessaire, dès le moment où il
en aura besoin. En d'autres termes, le capital de 3,000 francs
dont il dispose deviendra continuellement disponible pour
lui, quelle que soit la forme dont ce capital se trouve momen-
tanément revêtu par le travail de la production.
En même temps que le crédit passif, par la circulation qu'il
opère, favorise grandement le travail économique de la so-
ciété, soit en le répartissant selon les aptitudes des travailleurs,
398 GIHCIIUTION DC u mcutssB.
soit en le rendant continu, le cnédit actif rend de plus en plus
économique la circulation générale de la richesse, en fournis^
sanl le moyen d'accomplir celte circulation, en partie, sans
riutervention d'aucun numéraire, en partie, avec un nymé-
raire d'une valeur intrinsèque à peu près nulle.
Cette économie que procure le crédit actif n*est, il est vrai,
ni périodique, ni sans limites. Une fois accomplie, elle ne se
renouvelle pas. Elle peut s'accroître seulement par des éco-
nomies additionnelles, à mesure que s*accroit le besoin de la
circulation ; mais elle est nécessairement limitée, car, quelle
que puisse être, en définitive, la somme des crédits, un pays
riche et industrieux aura toujours besoin d'une quantité con-
sidérable de numéraire circulant, et le système monétaire
irrégulier le plus babilemrat organisé ne le dispensera 'pas
de subir la charge iuhérente à tout système de ce genre,
c'est-à-dire de tenir en réserve, pour les remboursements
éventuels, une quantité notable de métaux précieux mon-
nayés, ou non monnayés.
Cependant, comme l'économie dont il s'agit a nécessaire-
ment pour conséquence un accroissement des autres espèces
de richesse, soit que le numéraire métallique devenu super-
flu s'échange contre des produits étrangers, ou se transforme
en produits consommables, soit que le travail que la société
aurait dû faire pour se procurer le numéraire dont elle n'aura
pas besoin puisse être employé à d'autres usages, il est évi*
dent que le résultat définitif doit être, au moins en grande
partie, un accroissement de la masse des capitaux dispo-
nibles. Or, l'avantage que procure un tel accroissement est à
la fois perpétuel et progressif. U est perpétuel, parce que
chaque addition faite au capital disponible fournit annuelle-
ment et à perpétuité une quantité additionnelle de richesse
produite ; il est progressif, parce que plus le capital est abon-
dant, plus il devient efficace dans les applications diverses
qu'on eu peut faire, plus il tend par conséquent à se multi-
plier et à s'ftccqnauler.
EVnn (lÉlHÉRAUX DU cttoif. 2tt9
Si un pays, qui dépensait quatre milliarcig de francs pour
sa cireulatioD, en économise deui par le moyen du crédit,
eetie économie, une fois faite, ne se renouvelle pas, sans
doute, mais les deux milliards économisés fourniront chaque
année, comme capital, une quantité additionnelle de richesse
consommable, et de plus, ils pourront s'accroître indéfini*
ment d*année en année par Tépargoe*
Tels sont les vrais effets généraux du crédit, les seuls effets
permanents qu'il puisse avoir sur le développement écono-
mique de la société, sur le progrès général de la richesse. On
a vu, dans les sections précédentes, sous quelles conditions le
rrédit devient capable de produire de tels effets. Mais le crédit
produit» dans certaines circonstances, des effets temporaires,
dont il me reste à rendre raison, et qui ont beaucoup d'analo-
gie avec ceux dont j'ai parlé dans la dernière section du pré-
cédent chapitre.
Le crédit procure, comme la monnaie, le pouvoir de'dispo-
ser de la richesse existante, et il forme, comme la monnaie,
une demande permanente de produits et de services ; mais,
tandis que la quantité disponible de la monnaie que possède
une nation est toujours limitée, et que la demande formulée
par cette monnaie ne peut s'accroître beaucoup à l'égard de
certaines choses sans diminuer à l'égard d'autres choses, le
crédit n a pas de limites assignables, et la demande qu'il
forme peut s'accroître indéfiniment à l'égard de plusieurs
sortes de produits ou de services, à Tégard même de toutes
les choses échangeables à la fois.
Cependant, afin que la richesse représentée par le crédit
devienne réellement disponible pour les emprunteurs, il faut
qu'elle existe déjà dans la société et qu'elle y soit offerte par
ceux qui en disposent. Or, la quantité de richesse qui se
trouve ainsi disponible et offerte à une certaine époque est
néeessairemeot une quantité limitée, tandis que le crédit est
suaeeptible d'une extension illimitée. Il peut donc arriver que
la quantité de richesse représentée par le crédit soit très-*
300 CIKGULATIOM DE LA RICRESSE.
supérieure à la quantité de richesse que le crédit peut rendre
réellement disponible pour Les débiteurs ; en d'autres termes,
que la limite assignée a Toffre de la richesse disponible eoit
dépassée de beaucoup par Textension que reçoit le crédit*
En pareil cas, il est évident que la somme des orédilg
alloués ne représente que la quantité de richesse réellement
disponible et offerte. Si la somme totale des crédits est de
100 millions, et que la richesse disponible offerte à crédit ne
soit que de 80 millions, la somme des crédits n'aura
réellement que celle dernière valeur ; les crédits passifs m
vaudront réellement que 80 millions, tandis que les
crédits aclifs en vaudront 100; à chaque crédit passif de
4 correspondra un crédit actif de 5. Alors, les débiteurs per-
dant 20 pour 100 à l'échéance de leurs dettes et plusieurs
d'entre eux se trouvant hors d'état de se libérer, la perle
retombera sur leurs créanciers; les époques d'échéance
amèneront une série plus ou moins prolongée d'embarras et
de ruine pour les prêteurs et pour les emprunteurs; il yafura
ce qu'on appelle une crise commerciale, ou financière.
De telles crises prennent ordinairement naissance à des
époques où le capi lai est abondant, où par conséquent on en
obtient la disposition à des conditions peu onéreuses. L'es-
prit de spéculation se développe alors ; il se propage faraii
les hommes d'affaires, et la spéculation se porte tantôt sur
des marchandises dont les prix sont présumés, à tort ou à
raison, devoir éprouver plus tard une hausse considérable,
tantôt sur des entreprises industrielles dont le rendement fu-
tur est supposé offrir de grandes chances de bénéfices. Dans
Tun et dans l'autre cas, la concurrence des spéculateurs pro-
duit un effet immédiat, qui semble justifier leurs préviâom,
et qui, en procurant à quelques-uns d'entre eux un commen-
cernent de réalisation, devient un appât dangereux pour
beaucoup d'autr.es. Les marchandises ou les actions devien-
nent plus chères à mesure qu'elles sont plus demandées,
et en même temps elles sont recherchées plus ardem-
EFFETS GÉNÉRAUX DU CRÉDIT. 301
meut par la spéculation à mesure qu'elles devienuenl plus
chères.
Cepeodaot, il arrive un moment où la spéculation s arréle,
soit parce que la plupart des spéculateurs ont épuisé leur cré-
dit^ soit parce que les prix se sont élevés à un taux qui rend
pr(d[>lématiques les bénéfices espérés. Si alors la demande gé-
nérale des marchandises en question, ou le rendement des
entreprises, ne répond pas à l'attente des spéculateurs; si l'ap-
provisionnement dont l'insufiisance présumée avait promis
de gros bénéfices se trouve pleinement suffire aux besoins des
consommateurs, ou si les entreprise^ne rapportent point les
dividendes sur lesquels on avait compté ; en d'autres termes,
si la somme totale des crédits alloués dépasse la quantité de
richeâse effective dont ils permettent de disposer, il en résulte
nécessairement qu'un certain nombre de spéculateurs se
trouvent dans l'impossibilité de satisfaire à leurs engagements
et se voient dans la nécessité de vendre à perte les marchan-
dises ou les dictions qu'ils avaient acquises. Mais ces ventes
deviennent le signal d'une dépréciation rapide, plus rapide
ordinairement que ne l'a été la hausse antérieure, et qui
i^grave de jour en jour la position des spéculateurs, puis par
contre-coup celle de leurs créanciers.
Parvenue à ce point, la crise ne manque jamais de se com-
pliquer par le resserrement général du crédit, parce qu'il suf-
fit de quelques pertes notoires éprouvées par un certain nom-
bre de prêteurs pour ébranler la confiance de tous les autres
et pourdonner l'alarme à tous les capitalistes. Or, le resserre-
ment du crédit a pour effet de diminuer la masse des trans-
actions qui s'accomplisseat sans Tintervention du numéraire
métallique, par conséquent d'accroître tout à coup le besoin
de ce numéraire dans la circulation générale. Il se produit
ainsi une crise soi-disant monétaire, qui étend à toutes les
classes de producteurs et de marchands les effets de la crise
commerciale , et si cette double crise est violente, elle peut,
par une série de contre-coups facile à concevoir, propa-
302 cmCtJLATlOM Dt U ftIGËBMfi.
ger la ruine et le malaise chez toutes les classes de la po-
pulation.
Il arrive souvent que le crédit se resserre, saus crise corn-
merciale préalable, par le seul effet d'événemeuts qui ont
diminué la sécurité générale; mais, quelles que soient les
causes qui amènent un tel résultat» ce qui devient rare, en
pareil cas, c'est évidemment le crédit, non l'argent. Si la
quantité d'argent qui circule se trouve insuffisante, c'est que
le crédit, en se resserrant, a augmenté le besoin de la circu-
lation monétaire. Les négociants et les industriels, qui voient
se ralentir la demande générale des produits et des services, se
plaignent que Targent est rare; mais le seul resserrement du
crédit suffirait pour produire cet effet, car le crédit constitue,
aussi bien que l'argent, une demande effective de produits cl
de services.
Une nation est d'autant plus sujette aui crises de toute
espèce, que son développement économique est plus avancé.
Quand le crédit est peu étendu, il se resserre sans grand effet.
Quand l'habitude de thésauriser est assez générale pour sous-
traire à la circulation des quantités notables d'espèces mon-
nayées, ces réserves, étant rendues à la circulation lorsque
les prix s'abaissent, et en étant retirées lorsqu'ils s'élèvent,
deviennent un régulateur de la quantité du numéraire circu-
lant. Il y a des accidents morbides qui n'atteignent que les
corps adultes^ parvenus à un certain degré de vigueur et de
maturité.
CHAPITRE V.
DU HUHSPORT DE LA RtGHISSE.
J'ai défini et caractérisé plus haut les deux actes dont se
compose la circulation, savoir : le transport et l'échange ; puis
j'ai montré le rôle que joue rechange, sous les diverses for-
mes dont il est susceptible, dans le développement général
de la richesse. Il s*agit maintenant d'étudier le transport à
ce même point de vue, c'est-à-dire de rechercher quelle in-
fluence il exerce ou peut exercer sur les résultats généraux
de la production et de la circulation, en un mot sur le déve-
loppement économique de la sociélé. Cetle recherche Fera
l'objet de trois sections, les eiïets du transport pouvant se
grouper sous trois chefs.
SECTION [.
lafluenee du transport sur les vAleurs*
Le transport de la richesse constitue un travail économi-
que, un service ; comme tel, il a une valeur normale, dé-
terminée par la somme d'efforts qu'il coûte, et une valeur
d'échange, détermioée par l'étendue de l'offre disponible et
par l'intensité de la demande. Or cette dernière valeur s'a-
joule naturellement à celle de la chose transportée, pour le
consommateur qui profite du transport.
Si, étant à Paris, je veux faire usage d'étoffes de laine, de
colon, de soie, qui se fabriquent à Elbeuf, à Mulhouse, à
Lyon, il faut ou que je les achète dans ces villes, en payant le
304 CmCULATION DE LA RICHESSE.
transport jusqu'à Paris, ou que je les achète à Paris, de mar-
chauds qui en auront déjà payé le transport. Ainsi, dans tous
les cas, la valeur des marchandises sera augmentée pour moi
de la valeur du transport.
La circulation tout entière de la richesse est une charge qui
en grève la jouissance, car l'échange lui-même est souvent le
produit d'un service, qui a sa valeur, puisqu*il implique des
eflbrts d'abstinence et de travail ; mais le transport est Télé-
ment le plus considérable de cette charge, et la valeur de cet
élément est régie par des lois différentes de celles qui gouver-
nent la valeur du service d*échange, considéré isolément.
Le travail de transport se compose d'une somme d'efTofls
destinée à vaincre une somme de résistances ; or cette somffle
de résistances dépend, en premier lieu, de Tétat des voies de
communication ; en secoud lieu, du poids total et quelquefois
du volume de la chose à transporter ; en troisième lieu, delà
distance à parcourir.
Les voies de communication sont fournies par la nature,
comme les fonds productifs ; mais le travail de Thomme peut
les modifier, les perfectionner, les rendre de plus en plus ap-
tes au transport, comme il modifie les fonds productifs et les
rend de plus en plus aptes à la production. Il y a là une pre-
mière avance de capital, une première somme d'efforts d'ab-
stinence et de travail, que la société s'impose en vue de la
circulation, et qui s'incorpore aux voies de communication
comme les avances destinées à rendre la culture productive
s'incorporent à la terre qui les reçoit.
Sur chaque voie donnée de communication, les résistances
à vaincre sont proportionnelles au poids total de la charge à
transporter, car c'est ce poids qui donne la mesure des forces
de gestation et d'impulsion nécessaires pour opérer le trans-
port.
Le volume total de la charge n'influe pas en général sur la
somme des résistances à vaincre, ni par conséquent sur la
somme des efforts à employer ; mais comme la charge à trans-
EFFETS DU TRANSPORT. 305
porter comprend, outre le poids des marchandises, celui des
engins de transport, et que la masse et par conséquent le poids
de ces engins tendent à augmenter avec le volume de la
charge, ce volume exerce par là une influence indirecte sur
la somme des résistances etsur le travail destiné à les vaincre.
Bien n'est plus léger que le gaz qui nous sert à éclairer nos
rues et Tintérieur de nos maisons, puisqu'il pèse moins que
rien ; et cependant, pour en transporter une quantité consi-
dérable, il faut des engins dont le poids excède souvent les
forces d'un homme.
Sur les voies liquides seulement, on peut considérer le vo-
lume de la charge comme une cause distincte d'efforts à em-
ployer, parce que là le volume des engins de transport agit,
directement et indépendamment de leur poids, sur la somme
des résistances à vaincre.
Entin, la somme des résistances, pour une charge donnée,
est évidemment proportionnelle à la durée du transport, c'est-
à-dire à la distance que la charge doit franchir. Si la résis-
tance qu'éprouve une certaine charge pour franchir 1 kilo-
mètre est représentée par le chiffre 10, la somme des résistan-
ces pour 100 kilomètres sera de 1,000; elle sera, de 2,000
pour 200 kilomètres^ et ainsi de suite.
Il ressort de ce qui précède que la valeur du transport est
parfaitement indépendante de la valeur des produits à trans-
porter. Lia somme d'efforts nécessaire pour transporter une
charge de 100 kilogrammes est uniquement déterminée par
l'état des voies de communication et par la distance à fran-
chir ; elle ne varie point avec la valeur des choses dont se
compose la charge. Or, cette première vérité nous conduit à
en reconnaître une seconde très-importante, savoir : que le
surcroît de valeur occasionné par le transport dépend du rap-
port qui existe entre le poids et la valeur de la chose transpor-
tée. Plus une chose a de valeur relativement à son poids, plus
est petite l'aliquote que forme la valeur du transport dans la
valeur totale de la chose transportée. Si 100 kilogrammes de
I. 20
306 CIRCULATION DE U IUCIC8SE.
marchandises^ dont le transport coûte 10 francs sur une cer*
laine voie et pour une certaine distance, se trouvaient avoir,
avant le transport, une valeur de 100 francs, ces mêmes mar*
chandises vaudront 110 francs après le transport, c'est-à-dire
leur valeur sera augmentée d'un dixième par le transport.
Si elles valaient 1^000 francs avant le transport, elles vau-
dront 1 ,000 et 10 francs une fois transportées, c'est-à-dire leur
valeur ne sera plus augmentée par le transport que d'un
centième.
Ainsi, les choses qui ont le plus de valeur sous un poid&
déterminé sont celles dont la valeur s'accroît le moins parle
transport ; les chosos tes plus précieuses sont aussi les plus
faciles ou les moins coûteuses à transporter ^
Les choses, au contraire, qui ont le moins de valeur sous
1 Soit ^ le prix d'une certaine quantité de marchandises avant le transport :
p le prix de chaque unité de poids de celte marchandise ; g le poids total de la
quantité transportée ; d le nombre d'unités de distances à parcourir ; «' le prii
de la charge après le transport, et enfin t le prix du transport par unité de poids
et de distance. On a d'abord w = p ^r,
et ^ =^ p g -h t d g = [p -^ t d) g;
ta ,
donc, w':«=sp+«(J:p = 1^ :1;
P
/ td \
d'oh l'on tire i^' = ?? [1 H ) . Ainsi v' est égal à it, multiplié pat* un fiicteir
composé d'un élément fixe, l'unité, et d'un élément fractionnaire variable, qai sera
d'autant plus fort que p sera plus petite et que t et d seront plus grattds. L'asf-
mentation de prix occasionnée par le transport est d'autant plus forte, que la voie
offre plus de résistance (0, que la distance (d) est plus considérable, et que te
prix (p) de l'unité de poids est plus faible.
De cette formule, il est aisé d'en déduire une autre, exprimant à quelle dis -
tance f^' sera un multiple quelconque de ^, en d'autres termes, k quelle distance
"' sera égal à n tt.
En effet, de l'équation entre les deux valeurs de it', w / 1 H j =snff,
on lire 1 H =s n, puis, — = n— 1, par conséquent < rj = (n — 1) j» *t
P P
d = /— ^^ jp. Si n = 2, on a d = y ; c'est-à-dire, pour avoir k qaelle dis-
tance le prix sera doublé, il fiut diviser le prix de Tunité de poids par le
prix de transport pour chaque unité de poids et de distance.
EFFETS DU TRANSPORT. 507
un poidd et un volume déterminés, les choses essentiellement
pesantes et encombrantes sont celles dont la valeur s*accrott
le plus par le transport.
Cette vérité, si évidente qu'il paraît presque superflu de
l'énoncer, a des conséquences d'une grande portée, que je dé-
velopperai dans les sections suivantes de ce chapitre.
En mentionnant, dans ce qui précède, la distance à parcou*
rir, comme un des éléments qui influent sur le prix de la
chose transportée, je n'ai entendu que l'influence exercée di-
reclement sur la valeur du transport par la multiplication des
résistances. La distance, ou plutôt la durée du transport, qui
en est la conséquence, agit encore d'une autre manière sur
lesvaleurs transportées, quelquefois par une diminution qui
en résulte de la quantité totale de la charge, dans tous les cas,
par l'inertie du capital que représente la chose transportée.
Il y a des espèces de richesse que le seul laps du temps di*
Aînue, par une altération graduelle, dont le transport lui-
même tend à augmenter les effets. Les chargements de glace,
de fruits, de laitage frais, subissent toujours un déchet pro-
portionné à la durée du transport ; les bestiaux qu'on fait
voyager sur pied sont toujours amaigris, souvent décimés en
proportion de la longueur du voyage. Or, pour que le trans-
port de ces richesses puisse avoir lieu, il faut que les diminu-
tions de la quantité soient entièrement compensées par l'élé-
vation de la valeur ; il faut, en d'autres termes, que la valeur
des quantités diminuées devienne égale à celle des quantités
non diminuées, augmentée de toute la valeur du transport.
D'ailleurs, toutes les marchandises transportées, celles
même dont le laps de temps et le transport ne diminuent point
la quantité, représentent un capital réalisé sous forme de pro-
duits, lequel, tant que dure le transport, n'est appliqué à
aucun usage, ni consommé d'aucune manière. Ce capital ne
peut donc se renouveler pour le producteur qu'après le trans-
port effectué; jusque-là il chôme, il demeure inerte, et le
producteur est condamné lui-même à l'inaction, à moins que
308 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
son crédit ne lui procure un autre capital immédiatement
disponible. Dans tous les cas, Tinertle du capital transporté
implique des efforts d^abstinence, qui s'ajoutent à la valeur
normale, et, par suite, à la valeur d'échange des produits
transportés.
Toutes ces influences diverses du transport sur les valeurs
imposent nécessairement des limites à la circulation de cha-
que espèce de richesse, parce que tout produit cesse d'être
demandé, lorsque les conditions de Toffre deviennent trop
élevées pour que la demande la plus intense puisse les accep-
ter. Sans les influences dont il s*agit, le marché de chaque
produit s'étendrait indéfiniment sur tous les points où la va-
leur de production provoquerait une demande effective, et il
suffirait qu'un produit fût dematidé au lieu de la production,
pour qu'il dût l'être en même temps dans tout autre lieu où
les besoins et la richesse des consommateurs seraient les mé-
mes. Ce sont les influences du transport qui assignent à chaque
produit un marché d'une étendue restreinte, en élevant, pour
chaque lieu, les conditions de l'offre effective, en proportion
de Téloignement du lieu de production \
SECTION H.
Effets du perfecUonneinent des moyea» de transport
sur les iraleurs.
Les moyens de transport, et sous ce nom général je com-
prends les voies de communication aussi bien que les engins
de gestation, de traction et d'impulsion, sont indéfiniment
1 J'ai déjà dit plas haut qael est le sens technique du mot marché et ce qa'oii
doit entendre par l'état du marché ; son étendue est autre chose. Quand la de-
mande augmente oh diminue dans une locaUlé circonscrite, l'état du marché s'a-
raéliore ou s'empire, le marché devient plus ou mo^ps actif, mais son élenda<
demeure la même. Quand la demande se manifeste sur une surface, c'est à-dire
dans les limites d'une circonscription plus grande ou moins grande, c'est l'éten-
due du marché qui change; il devient plus étendu ou plus restreint. Cette distioc-
EFFETS DC TRANSPORT. 309
perfectibles , comme les moyens de production , comme
tout ce qui est, en tout ou en partie, le produit de 1 activité
humaine. La science et Inexpérience ont chacune leur part
dans ce progrès, qui s'accomplit essentiellement, comme dans
la production, par des combinaisons et des procédés ayant
pour effet immédiat d'augmenter refficacité du travail, ou de
diminuer le concours de la main-d'œuvre dans les opérations
où elle peut être remplacée par des agents mécaniques.
Le perfectionnement des moyens de transport amène deux
résultats différents, que Fanalysc réduit à un seul, mais qui,
dans la pratique, peuvent se manifester séparément. L'effet
du progrès consiste toujours à diminuer la somme d'efforts
nécessaire pour vaincre une somme de résistances; mais cet
effet peut se révéler par une locomotion accélérée, ou par une
locomotion plus économique. Une certaine somme d'efforts
peut vaincre en moins de temps une somme donnée de résis-
tances, ou bien, une certaine somme de résistances peut
exiger une moindre somme d'efforts. Le plus souvent ces
deux résultats se trouvent cumulés dans des proportions di-
verses. Nous verrons toutefois qu'il importe de les envisager
séparément.
Les premiers transports par terre se sont opérés à dos
d'homme; ils correspondaient à l'état naturel et primitif des
voies de communication, c'est-à-dire à l'absence de voies pro-
prement dites. Les transports s'opèrent encore ainsi dans cer-
tains pays de montagnes, où l'industrie humaine n'a point
modifié les voies de communication. Par ce mode de transport,
la charge d'un homme, qui ne peut guère excéder un quintal
lorsqu'il s'agit d'une marche de quelques heures, se trouve
gi'evée, pour chaque journée de marche, de l'entretien jour-
lion est essentielle pour rintelligence des Térités qui seront exposées dans les
sections suivantes. Elle est, d'ailleurs, fondée sur la nature des choses et conforme
au langage ordinaire. L'intensité d'un besoin est tout autre chose que son éten-
due, et s'il arrive que les consommateurs d'une certaine localité demandent
aujourd'hui deux fois autant de blé, de vin, ou de bière, qu'ils en demandaient
hier, personne ne dira que le marché de ces denrées s« soit étendu.
S10 ClRGULAnOH DB LA MGHBSSE.
nalier du porteur. La circulation des produits pesants on en-
combrants esl presque impossible ; le marché de tous les pro^
duits est restreint dans les plus étroites limites.
Le transport à dos de mulets, de chevaux, d'ânes, de drch
madaires, ou d'autres bétes de somme suppose un étal déji
un peu plus avancé des voies de communication. La locomo-
tion n'en est pas sensiblement accélérée; mais elle devient
plus économique, car l'entretien de la béte de somme eit
moins coûteux que celui d'un porteur, tandis que sa charge
est bien plus forte.
L'invention des charriots fut un pas immense dans le dé-
veloppement des moyens de circulation, et cependant, siiâ
locomotion en devint beaucoup plus économique* elle en fut
très*peu accélérée, car Tallure des chevaux et des mulets ne
changea [)as. D'ailleurs, ce progrès dut nécessairement itre
précédé d'un progrès non moins considérable des voies de
communication. On ne put se servir des chariots detran^
port que lorsqu'on eut construit des roules régulières» A
mesure aussi que les routes furent rendues meilleures, o'estr
à-dire élargies, aplanies, consolidées, le charriage alla ee
perfectionnant et se régularisant.
Les voies liquides offraient, même au commerce intérieur
et continental, des moyens de locomotion bien plus puissants,
qui ne furent toutefois exploités que fort tard, parce que les
travaux à faire pour rendre les rivières navigables et pour
construire des canaux exigent une entente générale et des
avances de capitaux, que l'état des relations internationales
et celui de la richesse publique ont rendues longtemps im*-
possibles.
Les transports par la mer et par les lacs, là où ils étaient
possibles, ont généralement précédé, et de beaucoup, les
transports par les autres voies liquides*
Pour les transports d'un point à l'autre d'un terhtrâre
éloigné de toutes côtes, les rivières et les canaux offrent sans
contredit la locomotion la plus économique. Le transport sur
EFFETS DU TRANSPORT. 311
.uu eanal coûte à peine la vingl-ciuquième partie de ce que
coûte le transport sur une bonne route ordinaire. Il peut de-
venir rapide en aval sur les rivières; il est toujours assez lent
sur les canaux. Toutefois, l'application de la vapeur a dû
produire à cet égard de grandes améliorations.
La locomotion opérée par l'impulsion de la vapeur sur les
mers et sur les lacs^ puis sur des voies ferrées construites en
vue de cet usage, constitue le moyen de transport le plus
rapide aujourd'hui connu, et en même temps le dernier pro-
grès que notre époque ait vu s'accomplir dans cette direction.
Le transport d'une charge donnée sur un chemin de fer ne
Coûte pas le tiers de ce qu'il coûtait sur les routes ordinaires,
et il s'accomplit en dix fois moins de temps. Mais le transport
par les canaux, qui est le plus lent de tous lorsqu'on y ap-
plique les anciens moyens de traction , est demeuré incom-
parablement le plus économique.
Dans toute cette série de perfectionnements, l'économie de
fpais et Téconomie de temps ont marché d'un pas très-inégal.
Celle-ci n'a guère commencé que par la navigation à voiles
sur les mers et sur les lacs, c'est-à-dire par un moyen de
locomotion qui n'était point généralement applicable. Ensuite
s'est accompli, grâce à la vapeur, un second progrès plus
général, dont leffet a été surtout remarquable dans les com-
munications sur terre ferme.
L'économie de frais a procédé graduellement, constam-
ment; elle progresse encore et ne s'arrêtera point, tant que
la division du travail, l'application des moteurs naturels et
l'exploitation en grand seront susceptibles de développements
ultérieurs. L'économie de temps a progressé par secousses,
faisant à deux reprises un pas immense et demeurant à peu
près stationnaire dans les intervalles.
Pour une charge d'un poids et d'un volume donnés, Téco-
nomie de temps est avantageuse en raison directe, l'économie
de frais, en raison inverse de la valeur totale de la charge.
D'un côté, en effet, celte valeur représentant un capital que
512 CIRCULAIiON Dfi LA MCBBSSE.
le transport réduit à l'inaction, plus ce capital est considé-
rable, plus le chômage causé par son inaction devient coû*
teux, c'est-à-dire plus est grande la somme des efforts d'absti-
nence qu'il exige. L'avantage qu'on obtient en abrégeant la
durée du chômage se proportionne donc à la valeur du capital
que représente la charge. D'un autre côté, les frais de trans-
port, étant les mêmes quelle que soit la valeur de la charge,
affectent d'autant moins la valeur des produits transportés,
que cette valeur est plus considérable. L'avantage qu'on
obtient en diminuant les frais du transport est donc d'aulaot
plus sensible que la charge a moins de valeur.
Supposons que la perte occasionnée par le chômage ou par
le déchet sur les valeurs transportées soit de 1/5 pour 1000
par Jour. Si une charge de 1,000 kilogrammes ne vaut qae
1,000 francs, la perte sera de 20 centimes par jour, de
2 francs pour dix jours. Si la charge vaut 10,-000 francs,
la perte sera de 2 francs par jour, de 20 francs pour
dix jours. Une invention qui réduirait la durée du transport
de dix jours à un jour produirait donc, dans la première
hypothèse, une économie de 1 fr. 80 c; dans la seconde,
une économie de 18 francs. La diminution de valeur , pour
chaque kilogramme de marchandise transportée, serait pro-
portionnellement égale dans les deux cas ; mais ce quil
faut considérer ici, c'est l'économie totale obtenue par les
producteurs ou par les consommateurs, et qui constitue, pour
la société, lavantage réel du nouveau moyen de locomotioo;
or, cette économie serait dix fois aussi grande dans la seconde
hypothèse que dans la première.
Supposons maintenant que le transport de 1,000 kilogram-
mes à une distance donnée coûte 50 francs, et qu'il puisse,
par une série de perfectionnements, être réduit à 5 francs.
Si la charge entière ne vaut que 1 ,000 francs, sa valeur, après
le transport, sera de 1 ,005 francs, au lieu de 1 ,050, et se trou-
vera par conséquent diminuée de 45 francs, c'est-à-dire de
4 1/2 pour 100. Si la charge valait 10,000 francs, la valeur
EFFETS DU TRANSPORT. 315
auprès le transport sera de 10,005 francs, au lieu de 10,050,
et ne se trouvera par conséquent diminuée que de 4 1/2 pour
1^000. Ici, l'écononûe totale est la même dans les deux hypo-
thèses, mais elle affecte dans des proportions très-différentes
la Yaleur des produits transportés et doit par conséquent agir
très-inégalement sur l'étendue du marché des divers produits.
L'économie de temps, si elle était seule agissante et si elle
ne faisait qu'abréger le chômage, aurait pour effet d'étendre
à la fois et proportionnellement le marché de toutes les es-
pèces de produits, parce qu'elle affecterait tous les produits
proportionnellement. La perte occasionnée par le déchet
trouble cette proportion, parce que certains produits y sont
exposés plus que d'autres, tandis qu'un grand nombre ne le
sont pas du tout. Mais c'est surtout par les frais du transport
que le marché des produits est déterminé ; une économie de
ces frais, qui demeurera sans influence^ au moins sensible,
sur le prix de choses précieuses, telles que Tor^ par consé-
quent, sur l'étendue de leur marché, peut agir puissamment
sur le commerce d'une denrée pesante et encombrante, par la
diminution de prix qu'elle y produira et l'extension de mar-
ché qui en sera la conséquence.
- Un quintal d'or ne coûte pas plus à transporter qu'un
quintal de houille ; mais une réduction de moitié sur le prix
au transport serait insensible dans la valeur du métal pré-
cieux, tandis qu'elle suffirait pour ouvrir à la houille un
marché quatre fois, six fois^ dix fois peut-être aussi étendu
que celui dentelle jouissait auparavant.
Les moyensde transport qui économisent le plus de travail
et d'avances, tels que le charriage sur les canaux, doivent
donc être préférés pour les produits qui, sous un poids et un
volume déterminés, ont le moins de valeur, lors même qu'ils
prolongent au contraire la durée du transport.
Par la même raison, les moyens de transport qui écono-
misent le plus de temps, notamment le voiturage par les che-
mins de fer, sont préférables pour les produits qui ont le plus
1
314 CIRCULATION DE Là RICHESSE.
lie Taleur relativement à leur volume et à leur poids, coifume
aussi pour ceux dont la quantité est sujette à diminuer en
proportion de la durée du transport.
SECTION m.
Effets igéméwmnn. du perfeetloBBOHient des BÉêfttMft
de traneport.
Le perfectionnement des moyens de transport exerce, sur
le développement général de la richesse, une influence très-
considérable, que l'on peut rapporter aux cinq chefs suivants:
économie de forces productives, développement des moyenâ
de production, égalisation des prix, vulgarisation de l'art,
concentration de l'activité industrielle et commerciale.
§ i. '^ Économie (k farces productives.
Le transport constituant pour la société une dépense né-
cessaire de forces productives, c'est-à-^ire de capital et àé
travail, tout ce qu'elle parvient à économiser sur cette dépensé
devient disponible pour d'autres usages, notamment pour la
production même de la richesse, ou pour la production de
services qui accroissent la somme de satisfactions qu'obtient
la société en échange de ses efforts d'abstinence et de travail.
Quand le chariot eut été inventé et que, par son moyen,
six chevaux attelés purent transporter une quantité de tutff^
chandises qui aurait fait la charge de cent porteurs on de
vingt bétes de somme, les porteurs ou les bétes de somoDe
dont la circulation n'exigeait plus le concours devinrent dis*
ponibles, soit pour une exploitation plus étendue ou plus
intense des fonds productifs, soit pour diverses industries de
fabrication, soit pour une multitude de services dont le besoin
n'avait pu être satisfait jusqu'alors.
Quand, plus tard, une rivière rendue navigable ou ta
EPVETft DU TBANSPORT. 315
construction d'un canal permit à vingt chevaux, accompa-
gnés de trois ou quatre hommes, de transporter sur un coche
ce qui avait fait la charge de vingt chariots, attelés chacun
de six chevaux et dirigés chacun par un voiturier, les vingt
chariots, les cent chevaux et les seize hommes, dont la coopé-
ration n'était plus nécessaire, devinrent disponibles à leur tour
pour la production d'une quantité additionnelle de richesse
et de services.
Tout perfectionnement apporté dans les voies de commu-
nication ou dans les engins et les procédés du transport peut
avoir un résultat semblable. Je dis : peut avoir, parce qu'il
peut arriver aussi, et il doit arriver souvent que l'économie
obtenue sur le transport ait pour etfet immédiat d'accroître
la circulation, qui suffit alors pour employer les forces éco*
nomisées. Ces forces n'en contribuent pas moins, dans ce cas,
au développement de la production ; mais elles produisent
cet effet par une action indirecte, comme je l'explique-
rai dans le paragraphe suivant. D'ailleurs, la circulation
elle*méme n'est^Ue pas, en tant qu'elle s'applique aux per-
sonnes, un service éminemment utile, une source abondante
et journalière de jouissances physiques, intellectuelles, mo-
rales, qui rendent Texislence plus facile et plus belle? Qui
pourrait calculer ce que les chemins de fer ont ajouté, par le
seul service du transport des personnes, à la somme de bien-
être dont jouissent les sociétés actuelles?
Lorsqu'un moyen de transport a reçu tous les perfection-
nements dont il est susceptible par lamélioration des voies,
par la division du travail, par la substitution des agents mé-
caniques à la main-d'œuvre, l'exploitation en grand permet
encore d'y introduire de notables économies de forces. Le
charriage sur terre par les routes communes est arrivé à ce
point de perfectionnement dans beaucoup de lieux, surtout
dans le voisinage des principaux centres de consommation ;
mais il s'en faut bien que Texploitation en grand y ait reçu
toutes les applications dont elle est susceptible.
316 cmCULATION DE LA RICHESSE.
Quand on observe, dans nos petites villes de la Suiisse, les
marchés qui s'y tiennent périodiquement deux jours par se-
maine, on est frappé du nombre immense de voitures, de
charrettes, de chevaux, d'hommes et d'autres engins ou agents
de transport qu'on y voit accumulés, 'pour un service d'ap-
provisionnement auquel suffiraient des moyens beaucoup
plus simples. Ce n'est pas ici l'insuffisance des voies de com-
munication qui arrête le progi'ès, car elles sont presque par-
tout, en Suisse, fort larges, bien construites, bien entretenues
et suffisamment multipliées. Tout s'explique par certaines
habitudes, qui régnent chez la population des campagnes, et
par cette inertie, ce défaut d'initiative, qui la rend générale-
ment si hostile aux innovations, à celles même dont elle re-
tirerait le plus d'avantages. Cette perle de deux jours par
semaine, que s'impose sans nécessité chaque famille de
paysans pour elle-même et pour ses attelages, doit nécessai-
rement peser sur les prix et arrêter les développements de
l'industrie agricole. J'ai entendu attribuer à cette cause l'état
arriéré dans lequel certaines branches de l'agriculture, no-
tamment la culture des légumes et celle des arbres fruitiers,
se trouvent encore sur plusieurs points du pays où Ton de-
vrait s'attendre à les voir prospérer.
§ 2. — Développement des moyens de production.
Nous avons vu, dans le premier livre de cet ouvrage, que
la plupart des perfectionnements industriels qui tendent à
économiser une partie du travail nécessaire à la production,
ou à rendre plus efficace le travail employé, se réalisent dan?
chaque entreprise par une augmentation du capital mis en
œuvre et par un accroissement de la masse totale des produits
obtenus. La division du travail, l'emploi des agents méca-
niques, l'exploilation en grand ne peuvent guère recevoir de
nouvelles applications, dans les industries extractivès aussi
bien que dans les industries de fabrication, sans le secour?
EFFETS DU TBAMSFORT. 317
d'un capital additionnel; or, le capital de chaque entreprise se
trouvant ainsi à la fois augmenté par cette addition et employé
plus économiquement, la production totale doit, sous Tin-
(luence de ces deux causes, recevoir un double accroissement.
D'un autre côté, ces progrès ne changent rien aux condi-
tions générales de la production ; après comme avant,- il faut
que le capital consommé dans chaque entreprise puisse être
régulièrement renouvelé par la vente des produits obtenus ;
dès lors, pour que la quantité de ces produits puisse recevoir
des accroissements successifs et que la marche du progrès ne
mi point arrêtée, il faut que les produits en question répon-
dent à une consommation, par conséquent à une demande,
susceptible aussi de s'accroitre dans la même proportion.
Si la division du travail permet à un fabricant d'épin-
gles d'augmenter sa production journalière dans le rap*
port de 1 à 240, si l'application d'une machine permet à un
filateur de coton d'accroître son produit journalier dans la
proportion de 1 à 250, c'est à condition que ces deux indus-
triels pourront débiter, l'un, 24,000 épingles, l'autre, 25,000
livres de coton filé, aussi facilement qu'ils débitaient aupa-
ravant 100 épingles et 100 livres de coton.
Nous verrons plus loin que tout développement des moyens
de production tend de lui-même, par une cause qui lui est
inhérente, à provoquer un accroissement de consommation
et de demande; mais il est évident que la possibilité d'étendre
le marché doit avoir une influence considérable sur le résul-
tat définitif, et que cette possibilité est grandement influencée
à son tour par les conditions générales du transport. En
d'autres termes, l'accroissement possible de la demande dé-
pendra toujours, en grande partie, de l'extension que pourra
recevoir le marché, et l'extension que pourra recevoir le mar-
ché de chaque produit dépendra toujours, en grande partie,
de la durée et des frais du transport ; de la durée surtout,
pour les produits précieux ; des frais surtout, pour les pro-
duits pesants et encombrants.
318 GIRCUUTION DE LA KICSESSE.
C'est cette vérité qu'Adam Smith a exprimée, d'une ma-
nière incomplète, en disant que la division du travail esl
limitée par Tétendue du marché, comme si elle ne s'appli-
quait pas également à tous les autres développements dont U
production est susceptible.
Ainsi donc, tout perfectionnement des moyens de transport
favorisera, en étendant le marché des produits, les divers dé-
veloppements dont la production est susceptible ; il les favo-
risera aussi en améliorant l'état du marché dans ses limites
antérieures, c'est-à-dire en y augmentant la demande effec-
tive; et il les favorisera d'autant plus, qu'il sera mieux ap-
proprié à la nature des produits auxquels ces développements
seront applicables. Un perfectionnement qui influerait ex-
clusivement sur la durée du transport agirait presque uni-
quement sur les produits les plus précieux ou les plus alté-
rables ; un perfectionnement qui ne ferait que diminuer les
frais du transport n'agirait guère que sur les produits les
moins précieux et les moins altérables.
Cependant celte influence du perfectionnement des moyens
de transport est toujours peu sensible à l'égard des prodaiu
qui sont à la fois précieux et non altérables. Autti est-ce à
cette catégorie de produits que la division du travail, les ma-
chines et la fabrication en grand ont été le plus tôt appliquées.
Le marché s'est facilement étendu pour les produits de
l'horlogerie, pour les étoffes diverses, pour la plupart des ar-
ticles de quincaillerie, dès qu'il a existé des routes charrières
et une navigation à voiles en tout temps praticables; dès
lors aussi on a vu les industries qui fournissent ces produits
recevoir les développements dont elles étaient susceptibles. Jt
dirai ailleurs pourquoi il n'en a pas été de même à l'égard d'au-
tres produits, non moins inaltérables eteuQore plus précieox.
Beaucoup de produits bruts du sol, au contraire, tels que
la houille, les pierres à bâtir, les bois de chauffage et de
con>truction les plus communs, les pommes de terre, les
céréales, ayant peu de valeur relativement à leur poids et à
EFFETS OV TBANSPORT. Si 9
leur volume, ont nécessairemenl partout un marché restreint*
et c est une des raisons qui rendent les développements de la
[production moinsapplicables en général aux industries ex trac-
livôs qu'aux industries de fabrication. Mais aussi les perfec-
tionnements si remarquables qui se sont opérés depuis moins
d'un siècle dans les moyens de transport, ayant agi puissam-
ment sur le commerce de ces produits, ont permis aux in-
dustries qui les fournissent de recevoir des développements
auxquels) jusqu'alors, elles étaient demeurées inaccessibles;
et comme c'est surtout par le perfectionnement' et Ja multi*
plication des voies de communication liquides que ce résultat
est amené, les pays qui possèdent le plus de cours d'eau na-
vigables, soit naturels, soit artificiels, sont aussi ceux oh les
industries extractives ont fait le plus de progrès.
La locomotion sur les voies ferrées a influé principalement
sur la durée des transports, par conséquent sur le commerce
des produits qui ont le plus de valeur relativement à leur
poids et à leur volume; cependant elle a procuré en même
(emps une économie de frais assez notable^ pour que la cir-
culation de produits encombrants, tels que la bouille et les
bestiaux, ait pu en devenir plus facile et plus étendue.
Quant aux produits dont la qualité ou la quantité s altère
promptement, tels que les fruits dans leur état naturel, le
poisson frais, la marée, le lait, les laitages non salés et la
glace, ils ont obtenu, grâce à la vitesse du transport, qui est
le principal avantage des voies ferrées, une circulation qu'au-
cun des progrès antérieurement accomplis et aucun des per-
fectionnements dont les autres moyens de transport étaient
encore susceptibles ne permettaient d'espérer. Avant l'établis-
sement du réseau de chemins de fer dont Paris est le centre,
et qui se relie sur divers points à ceux des Etats voisins, le
lait véritable était une denrée à peu près inconnue aux trois
qi^arts de la population de cette ville; jamais poissons de mer
n'avaient été servis sur une tabje suisse et la consommation
des huttres était un luxe inouï à cinquante lieues de la mer. La
320 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
circulation des œufs et du beurre frais a reçu des déveiop-
pementstout pareils. Or, il est évident que la productioade
ces diverses denrées, pour suffire à une telle extension de
leur marché, a dû s'accroître et se prêter par cela même à
certains développements jusqu'alors impraticables.
La navigation à vapeur a influé de la même manière sur la
circulation et par conséquent sur la production de la glace
et des fruits. Dès qu'on a pu consommer aux Indes Orientales
de la glace exportée d'Amérique, et à Saint-Pétersbourg des
pommes fournies par les vergers de la Normandie, la glace et
les pommes ont pu être produites plus en grand, par des prer
cédés à la fois plus puissants et plus économiques.
En résumé, les forces économisées parle perfectionnement
des moyens de transport contribuent toujours au développe^
ment de la production, soit qu elles puissent directement
s*appliquer à la production elle-même, soit qu'elles servent à
opérer une circulation plus étendue, qui implique et a né-
cessairement pour effet une production plus développée.
§ 3. — Égalisation des prix.
Grâce à la manière dont les fonds productifs ont été distri-
bués par la nature sur la surface du globe, chaque pays, ou
plutôt chaque région caractérisée par un certain en semble de
circonstances matérielles, se trouve être spécialement propre
à quelque genre de production, médiocrement propre à
beaucoup d'autres, absolument impropre à un grand nom-
bre. En l'absence de toute circulation, il arriverait donc que
chaque région obtiendrait à bon marché les produits de ta
première catégorie, payerait cher ceux de la seconde etde^
vrait se passer entièrement de ceux de la troisième.
Avec une circulation qui permet, quoique très-imparfaite-
ment encore, d'exporter les produits de la première catégorie
et d'importer tous les autres, la demande de ceux-là, devenant
plus étendue, exige une extraction plus abondante, qui donoe
EFFETS DU TRANSPORT. 3S1
iiii prix plus de fiiité. En même temps, les produits de la
«coude catégorie pouvant être achetés hors du pays, le
frix de ceux que le pays continue de produire est limité par
le prix des produits importés, et celui-ci, à son tour, est li-
mité par le prix des produits indigènes, d'où résulte néces-
sairement une plus grande stabilité du prix courant de ces
produits. Enfin, les produits de la troisième catégorie de-
Tiennent accessibles, au moins à la classe la plus riche des
eonsommateurs.
Toutefois, tant que l'imperfection des moyens de transport
assigne des bornes étroites au marché des produits bruts,
rinégalité des prix, suivant les lieux et suivant les temps,
peut subsister à un très-haut degré, parce que les exportations
fie trouvent réduites à un petit nombre de destinations toutes
voisines et les importations à un petit nombre de provenances
pareillement voisines. L'inégalité des prix se trouve ainsi
maintenue entre les diverses régions, parce que chacune
d'elles ne peut s'approvisionner que dans une circonscription
encore très-limitée, dont l'aptitude moyenne pour les divers
genres de production ne peut pas différer beaucoup de celle
qui caractérise la région elle-même; l'inégalité est maintenue
de même entre diverses époques, au moins à Tégard des pro-
duits agricoles, parce que la circonscription qu'embrasse le
commerce des produits du sol se trouve soumise, à cause de
^ modique étendue, à des influences climatériques uniformes,
c'est-à-dire à des causes uniformes d'abondance et de disette.
Ces causes d'inégalité vont diminuant, à mesure que s'étend
lacirculation des produits parle perfectionnement des moyens
4e transport. Quand les frais de transport sont assez réduits pour
que chaque région puisse s'approvisionner partout et envoyer
partout ses produits, il n'y a plus de raison pour que les prix
ne deviennent pas égaux dans toutes les régions, sauf la légère
différence résultant des frais, nécessairement modiques, du
transport à effectuer depuis le pays producteur, et il y a, en
revanche, une raison décisive pour que les prix acquièrent
I. Si
53$ cmCFliiTIOllf ^E LA moiiESSE.
iinagrwde stabilité, |^ moyenne isntre |6B quantités pro4i^*
tes par toutes les régions étant certainement moins variabU
que les quantités produites par ch^qqe région.
On comprend aisément l'extrême importance de cette éga-
lité des prix, dans l'espace et dans le temps, à l'égard des
denrées {((ipneataires, dont la cherté excessive est toujours
une cause de souffrances intolérables pour une olas^^ nom-
breuse de consommateurs, tandis que Textréme contraire
devient facilement une cause de ruine pour les producteurs.
§ 4. — Vulgarisation de Fart.
Je désigne, pour abréger, par cette expression un peu va-
gue et dopt je reconnais riosufBsance , un effet complex^^
plus facile à concevoir qu'à déQ^ir.
Dans plusieurs produits de Tindustrie, aussi bieii que daos
ceux da la peinture ou de la sculpture, le talent de Touvrier
peut se manifester par une beauté, une.élégaac^^ une cer-
taine harmonie de proportions, qui sont indépendantes de
l'utilité spéciale des produits et qui en font de véritables, ob-
jets d'^i*!. Gela est vrai notamment des bgoux, des vêtements
et de cette multitude de choses très-diverses qui sont comprises
spus la dénomination générale de meubles. C'est à ces pro-
duits que s'appliquent essentiellement les considérations
suivantes, quoiqu'elles soient vraies aussi, dans une certaine
mesure, à l'égard des œuvres d art proprement dites.
Lorsque le marché des produits qui ont peu de valeur re-
lativement à leur poids et à leur yolume se trouve ressem,
par l'imperfection des moyens de transport, d^ns des bornes
trè@-étroites, le fabricant d'objets qui peuvent, sans que l'u-
sage auquel ils sont destiné^ en éprouve aucun changement,
$^vpir très*peu ou beaucoup de valeur, suivant la mati^ dont
ils sont faits et la façon que leur donne l'ouvrier, se trouve
dans l'alternative, ou de travailler exclusivement pour ta de-
mande locale, dont l'étendue croîtra en raison inverse de la
EFFETS^ BU TRiM8PÛftT. 325
valeur de$ produits, ou de conquérir poTxr ses produits ua
lûarché étendu, en leur donnant la plus grande valeur dont
ils soient susceptibles.
Dans cet état des choses, Part et le métier sont distincts et
Dettement séparés. L'homme de métier, l'artisan ne s'occupe
que de satisfaire à la demande locale, et, comme cette de«
mande est d'autant plus considérable que les produits sont
moins chers, il s'attache à leur donner le moins de valeur que
puisse comporter Tusage $iuquel ils doivent servir. L'artiste
cherche à satisfaire des besoins plus raffinés ; mais, comme ces
besoins ne fourniraient pas une demande locale suffisante de
produits ayant une moyenne valeur, il trouve mieux son
compte à confectionner des produits d'une valeur très-élevée,
dout te marché pourra s'étendre à tous les lieux où il existera
de riches consommateurs.
Supposez, au contraire, un développement des moyens de
transport tellement avancé, que le marché des produits d«
moyenne valeur puisse s'étendre indéPmiment. Alors l'artiste,
étant certain de répoudre à une demande presque illimitée
par des produits auxquels un certain choix des matières et
an certain degré de façon auront donné quelque valeur, sans
les élever au rang de choses précieuses et de chefs-d'œuvre
d'art, n'a aucun intérêt à dépasser, dans son travail ordinaire,
ce point de médiocrité, qui lui offre la garantie la plus cer*
(aine d'un débit permanent et considérable.
L'artisan, d'un autre côté, voyant qu'il lui suffit d'ajouter
un peu de valeur à ses produits pour en étendre au loin le
marché, n*hésite pas à entrer dans cette voie, en accompiis-
^m un progrès qui tout à la fois relève son métier et le rend
plus certainement lucratif. Les moins actifs, les moins intel-
ligents, les moins cultivés d'entre eux continuent seuls de
pourvoir à la consocunation, demeurée purement locale, des
produits les plus .communs.
Dans un tel état des choses, je dis que l'art est vulgarisé, et
qu'il l'est de deux manières; d'abord, en ce que la jouissance
324 CUiCULATlON PE LA RICHESSE.
de ses produits devient plus commune, puis, en ce que ses
procédés et Tesprit qui préside à ses travaux le rapprochent
^u métier. L'art est mis à la portée du vulgaire et il deviaot
vulgaire lui-même.
Je ne prétends certes pas que cette vulgarisation doive avoir
pour effet d'exclure absolument la production de véritables
œuvres d'art^ ni même dechets-d'œuvre parfaits. Le stimulant
de la gloire, le besoin qu'éprouve un talent hors ligne de se
manifester ) la demande provenant de quelques amateurs
assez passionnés et assez ricbes pour ne reculer devant aucun
sacrifice subsisteront et suffiront toujours pour préserver Tari
d'une transformation complète. Mais son activité deviendra
un fait exceptionnel, placé en dehors du mouvement régulier
de rinduslrie et du commerce ; les chefs-d'oBuvre qu'il accom-
plira seront des articles de fantaisie, non des produits r^u*
lièrement classés dans l'estimation générale; les artistes qui
les exécuteront devront pour cela interrompre le cours ordi-
naire de leurs occupations et de leur vie active. On pourra
faire encore des meubles aussi beaux que ceux de Boule, des
ciselures aussi parfaites que celles de Benvenuto Celliai^
mais Tébénisle Boule et Torfévre Gellini seront des person-
nages impossibles.
Au reste, il serait inexact d'attribuer au seul perfectionne-
ment des moyens de transport le résultat que je viens de
signaler. Une autre cause, dont je parlerai plus loin^ concourt
puissamment à le produire,
§ 5. — Concentration de l'activité industrielk et commercûUe^
Dans le premier stage de la circulation, lorsqu'elle est en-
core réduite, sur terre, au charriage primitif entre quel-
ques foyers principaux de consommation, liés les uns aux
autres par de grandes routes bien directes, sur mer, à
une navigation lente et irrégulière entre quelques ports géo-
graphiquement et politiquement privilégiés, Tactivité indus-
EFFETS DU TRANSPORT. 325
trielle et commerciale se trouve nécessairement concentrée
sur les points d*où rayonnent ces voies éparses de commu-
nication, c'est-à-dire sur les points où elles aboutissent et
sur ceux où elles se croisent. Mais cette concentration n*est
qu'une phase temporaire. À mesure que les moyens de trans-
port se multiplient et se perfectionnent, à mesure aussi (fae
Torganisation intérieure et les relations extérieures des so-
ciétés produisent une sécurité plus générale, l'activité écono*
mique pénètre dans tous les lieux où la production peut se
développer, sur tous les points où quelque circonstance lo-
cale Favorise l'agglomération des producteurs ou celle des
consommateurs.
Les routes de seconde classe, les chemins vicinaux, les
cours d*eau naturels et artificiels étendent alors peu à peu sur
la terre ferme un réseau, qui ne laisse aucune région dans
son état primitif d'isolement, qui dissémine partout la vie
et le mouvement, qui fait partout éciore les germes de la ci-
viiisation ; tandis que les cartes marines, les phares, la con-
struction de nouveaux ports et de nouvelles rades, les pro-
grès de Tarcbitecture navale, ouvrant à la navigation laccès
de toutes les régions maritimes, lui permettent de les faire
toutes participer à la grande circulation dont elle est le
véhicule.
Cependant, &'îl arrive un moment où le résultat du progrès
soit de régulariser tellement les transports et d'en abrégera
tel point la durée, que Téloignement ne soit presque plus un
obstacle à la fréquence des communications, ce résultat peut
facilement donner lieu à une nouvelle concentration de lac-
tivité industrielle et commerciale. C'est évidemment l'effet
que tend à produire de nos jours la locomotion par la vapeur.
Dans un tel état des choses, en etfet, les centres les plus
populeux de production ou de consommation, qui sont
naturellement les premiers points de départ, d'arrivée et d'in-
tersection des diverses lignes sur lesquelles s'opère la locomo-
tion accélérée, deviennent les foyers d'un déploiement nou-
326 C1RG0LA11OBI DE LA MGBÉftSE.
veau d'activité économique, par les facilités qu'ils offrent aUî
producteurs pour la vente de leurs produits, aux consomma-
teurs pour leurs approvisionnements, aux uns et aux autres
pour la tractation de leurs affaires. Ces centres exercent ainsi,
àûèsi bien sur la richesse elle-même que sur ceux qui la pro-
duisent et sur ceux qui la consomment, une attraction irré-
sistible, dont la puissance va croissant à mesure qu'elle agit,
et dont Taction, faisant affluer de toutes parts les personnes
et les choses vers les points où elle se manifeste, tend à y
concentrer non-seulement l'activité nouvelle produite par là
locomotion accélérée, mais une partie de celle qui se dé-
ployait partout ailleurs auparavant.
Pendant le second stage de la circulation, lorsque deux
villes, médiodrement distantes Tune de t autre, deviennent
en même temps populeuses et riches, on ne Voit point nattré
de petites villes intermédiaires ou voisines, ou, s'il en naît,
elles se dépeuplent et languissent au lieu de s'accroître et de
prospérer. Oi*, le troisième stage a précisément pour effet de
rapprocher toutes les grandes villes les unes des autres, d'à-
lâèner par conséquent la dépopulation et lalanguissemént
de toutes les petites villes, de toutes celles du moins qui ii'oB-
tiennent pas une position privilégiée sur le réséaU des âou-
velles voies de communication.
Ce dernier effet du perfectionnement des moyens dé trans-
port, déjà partiellemérit réalisé daiiè plusieurs lieux, au?â déS
conséquences politiques et socialeâ qui doivent, éans dôûtré-
dit, eii accroître beaucoup riihjiôrtandé ^ôur qiiicôflqUè se
préoccupe sérieusement de l'avenir dé noà sôéiétéè; niàié, céà
conséquences n'étant pas du l'essort de là science écôiiôiiii(itie,
je crois devoir m'abstenir de lés signaler ici.
C»APrfftÊ M.
ViRUnONS DES PRIX.
Le pT\% d'UQ& ohosé n'étant que sa valeur en fluméraii'e,
toute» le^ variations qui surviennent dans la valeur du numé-
raire produisent nécessairement des variations en sens inversé
dans les prix. La valeur du numéraiftî s'élevant ou s abais-^
sant, tous lés prix s'abaissent ou s'élèvent.
Ayant eipôsé plus haut en détail les causés qui influent
sur là valeur du numéraire et les lois qtii régissent Taction dé
ées causes, je n'y reviendrai pas ici ; je me bornerai à énumé-
fer les causes qui font varier lés prix en agissant directement
sur la valeur des choses elles-itlênles eotitre lesquelles le nu-
méraire s'échange, cet examen devant, ainsi qUe je l'ai an-
lioncé, me Foiirnir aussi Toccasiori de compléter la théorie des
valeurs, dans un langage moins abstrait que celui que j'ai dû
étnpioyer pour poser les bases de cette théorie..
Ces variations directes des prix se divisent à leur tour eu
déni espèces, qu'il importe d'étudier séparément. Les nnes
sont temporaires; les autres sont permanentes.
SECTION t.
VTarlatlons temporàtifes.
Lés variations tetoporâii*es des prix doivent provenir de cau-
ses dont rififluence ne s'exerce point sur fe prix normal dés
choses, c'êst-ft-dire sur lé prix qui exprime en numéraire ce
328 cmcnLAnoif de li richesse.
que les choses coûtent à produire ; car ce prix normal est ub
des facteurs permanents du prix courant, c^est-à-dire du prix
qui correspond à la valeur d'échange» du prix auquel les
choses sont réellement vendues et offertes.
Nous avons vu que le rapport entre Toffre et la demande
est au contraire un facteur essentiellement transitoire de la
valeur, parce que, toute modiiîcatioD de la demande provo*
quant une modification parallèle de l'offre, et inverseoient,
l'équilibre qu'avait établi entre elles la fixation de la valeur
est à peine rompu, qu'il tend à se rétablir de nouveau.
Ainsi, quand le rapport dont il s'agit vient à changer par
un accroissement de la demande, ou par une diminution de
Toffre, le prix s'élève ; mais celte élévation provoque un ac-
croissement de l'offre et une diminution de la demande, qui
ne tardent pas à ramener l'équilibre antérieur et le prix cou-
rant qui en était le résultat. Si le changement a lieu par une
diminution de la demande, ou par une augmentatioo de
l'offre, le prix, en s'abaissant, provoque une augmentation
de la demande et une diminution de Toffre, qui ont de même
pour résultat le rétablissement de l'équilibre et par consé-
quent du prix antérieur.
Cependant les fluctuations produites par cette tendance à
l'équilibre ne peuvent avoir lieu que si l'offre et la demande
sont susceptibles de modifications égales et parallèles, en
d'autres termes, si l'offre peut croître et décroître indéfini-
ment avec la demande. Le prix venant à s'élever, il faut,
pour qu'il soit ramené à son niveau antérieur, que l'offre,
d'abord diminuée, soit susceptible de s'accroître de nouveau
indéfiniment et à des conditions constantes. De même le prix,
venant à s'abaisser, ne s'élèvera de nouveau et n'atteindra son
niveau antérieur, que si l'offre, après avoir augmenté, peut
diminuer de nouveau jusqu'à ce que ce résultat soit obtenu.
Les variations essentiellement temporaires des prix ne se
réalisent donc qu'à l'égard des choses dont l'offre peut croître
et décroître indéfiniment avec la demande. Je dis essentielle-
VARIATIONS DES PRIX. 329
ment, parce que les autres variations, qui affectent ou qui
peuvent affecter le prix detoute chose échangeable, sont quel-
quefois passagères, soit accidentellement pour le tout, soit
nécessairement pour une partie de ce qu'elles ajoutent au
prix antérieur, ou de ce qu'elles en retranchent.
Les variations temporaires des prix, ayant pour causes im-
médiates les fluctuations de la demande et de l'offre, ont pour
causes premières, ou médiates, celles qui produisent ces fluc-
tuations.
Lorsque le besoin, dont la demande est l'expression, aug-
mente, la demande effective s'étend. Si le besoin d'un pro-
duit ou d'un service quelconque s'accrott tellement que les
personnes disposés à l'acheter au prix courant désirent en ac-
quérir une quantité deux fois aussi grande qu'auparavant, la
demande effective, c'est-à-dire la demande au prix courant,
sera doublée, et la concurrence entre les demandeurs fera
élever le prix, jusqu'à ce que l'augmentation d*offre, provo-
quée par cette élévation du prix, agisse en sens contraire et
neutralise cet effet de la demande. Pendant l'élévation du
prix, la demande elle-même diminue par l'effet de celte éléva-
tion, car autrement les marchés ne se concluraient pas ; mais
elle reprend peu à peu sa première étendue avec l'abaisse-
ment graduel du prix amené par l'accroissement de l'offre,
de sorte que le résultat iinal, en supposant que le besoin
demeure constant, sera une offre plus étendue répondant à
une demande plus étendue.
Mois il arrive le plus souvent que l'augmentation du besoin
n'est elle-même qu'un accident passager. Alors on voit la
demande s'affaisser de nouveau après l'augmentation de
l'offre, puis le prix s'abaisser au-dessous de son niveau anté-
rieur, jusqu'à ce que la diminution de l'offre l'y ait à son
tour ramené. La première fluctuation est immédiatement
suivie, dans ce cas, d'une fluctuation en sens contraire.
C'est ce qui a lieu, notamment, lorsque l'augmentation
du besoin provient d'une épidémie, d'un deuil général, d'une
350 CIRCULATION DE U IliGHESSE.
mode nouvelle, ou de toute autre cause temporaire. L'effél
se produit dans les cas même où la caù^ a un terme (^rlaib
et connu d'avance. J'ai vu le prix des verî-es noirs s'élérer
très-haut, dans Taltente d'une éclipse de Soleil, et tomber *
rien aussitôt après. Il est vrai que les verres noirs ne peuvent
guère servir qu'à regarder une éclipse, tandis que, dans la
plupart des cas où la durée de la cause est incertaine, le pw>-
duit conserve une partie de sa valeur, parce qu'il conserve
une partie de son utilité. Les médicaments, dont une épidé-
mie augmente la demande, peuvent souvent être applicilbles
aux maladies ordinaires; les vêtements et les parures^ dont
la mode nmltiplie temporairement l'usage, pourront toujours
être employés comme vêtements et comme parures.
La demande se maintient lorsqu'elle résulte soit d'un
accroissement absolu du nombre des consommateurs, sêit
de ce que la chose demandée a reçu pour eux une utilité d6u-
velle, auparavant inconnue.
Dans toute ville dont la population s'accroît rapidemenu
la demande qu elle fait de produits consommables augmen^
pour ne plus diminuer, et les prix de ceux dont l'offre pedt
croître indéfiniment, à des conditions constantes, ne eon*
servent leur niveau qu'à travers d'incessantes oscillations^
provenant de ce que la démande et l'offre se dépassent alter-
nativement Tune l'autre. Mais lorsque la cause qui rend
un produit de cette espèce plus detnandé est une découverte
ou une invention nouvelle, qui le rend applicable à un besoin
jusqu'alors non .satisfait ou incomplètement salkfait, la
demande et l'offre s'élèvent bientôt coticurremment à lahau-
teur du besoin, et il peut arriver que le prix, ramené alors à
son niveau précédent, s'y maintienne sans nouYcUes oscil-
lations.
Les mêmes causes qui, en augmentant la demande de cer-
tains produits, les rendent momentanément plus chers,
agissent presque toujx)urs en sens inverse sur d'autres produits,
parce qu'il est rare qu'un besoin puisse acquérir de létendtiê
rmuisims des Mm. 331
ou de rinieDfliié, sans qu'un autre besoin se ^e8t^eigne ou
s affaiblisse. Une épidémie arrête la conâommation des ali^»
menls dont elle rend Tusage dangereux ; un deuil général
diminue la demande des étoffes de couleur; une mode nou-
velle ne peut s'établirqu'au détriment d'une rtiode antérieure;
un livre nouveau, de science ou d'éducation, ôte souvent à
ceux qu'on employait auparavant une grande partie de leur
utilité.
Quelquefois, cependant, une demande peut diminuer,
sans qu'une autre demande se soit accrue. C'est ce qui a lieu,
par exemple, lorsque le marché d'un produit a une étendue
limitée, et que, sur cette étendue, le nombre des consomma-
teufs du produit vient à diminuer, par suite d'un décroisse-
ment, normal ou accidetitel, de la population ; ou lorsque,
par l'effet d'un appauvrissement général des consommateurs,
la deraâiide de certains produits va se reslreignanl sur une
élèndue notable du marché qui leur est ouvert.
Du reste, ce que j'ai dit des effets que produit une aug-
méntatioi) de la demande et des distinctions qu'il y a lieu
de faire entre les causes diverses d'où elle peut provenir
s'applique aisément à l'hypothèse inverse d'une diminution.
Ici, c'est entre ceux qui offrent un produit que s'établit la
concurrence, non entre ceux qui le demandent, et cette con-
cun^ence a nécessairement pour effet d'abaisser le prix cou-
rant, en provoquant des offres à Un prix inférieur, jusqu'à ce
()ué la diminution d'offre, amenée par cet abaissement du
prix, agisse en sens contraire et neutralise l'effet de la de-
niande diminuée. Pendant que l'abaissement se manifeste, là
demande s'accroit, puisc}Ue le prix ne peut se iixer que paf
l'équilibre qui s'établit entre la demande et l'offre ; mais la
demande se restreint peu à peu avec l'élévation graduelle du
prix atnenée par la diminution de l'offre, de sorte que le ré-
sultât final serait, si l'on suppose le besoin constant, une offre
moins étendue répondant à une demande moins étendue. Si,
an contraire, la diminution du besoin n'est qu'un accident
332 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
passager, on verra la demande s'élever de nouveau après la
dernière diminution de l'offre, elle prix s'élever au-dessus de
son niveau antérieur, jusqu'à ce que Paugraenlalion de l'offre
Ty ait h son tour ramené, la première fluctuation étant im-
médiatement suivie, dans ce cas, d'une fluctuation en sens
contraire.
Une offre diminuée agit exactement de la même manière
qu'une demande accrue, parce qu'elle a, comme celle-ci, pour
effet immédiat de mettre une certaine demande en présence
d'une offre qui ne suffit plus à la satisfaire, par conséquent
d'établir entre les acheteurs une concurrence qui amène Té-
lé vat ion du prix.
Les causes médiates qui peuvent, en produisant une dimi-
nution de l'offre, amener une élévation temporaire du prix
sont toutes celles qui, sans affecter le prix normal, tendent à
rendre la production accidentellemenlmoins abondante, et ces
causes sont presque nécessairement indépendantes, au moins
en partie, de la volonté des producteurs, parce qu'il n'est guère
possible que la production, si elle est réglée par cette volonté,
reste au-dessous de la demande, quoiqu'il puisse arriver,
comme je le dirai bientôt, qu'elle s'élève au-dessus.
Pour toutes les espèces de produits, l'effet en question peut
résulter d'événements, tels qu'une guerre, qui entravent ou
interrompent accidentellement rapprovisionnement d'un
marché. Pour les produits de beaucoup d'industries extrac-
lives, il faut ajouter l'influence essentiellement variable des
saisons, certaines maladies auxquelles sont sujets les produits
animaux et végétaux et d'autres causes, également accideo-
telles, de destruction, qu'il serait trop long d'énumérer*.
t On m'objectera peut-être que la plupart de ces causes tendent à modifier iie
fait le prix normal. Si le produit d'un champ, qui est ordinairement de iOO hec-
tolitres de blé, se trouve réduit par l'influence d'une mauvaise saison A 50 heeto*
litres, sans que les avances de la production aient diminué^ peut-on dire que le
prix normal de ces 50 hectolitres soit le même que celui des 100 hectolitres obte-
nus précédemment?
•le ne conteste pas que ces causes aient pour effet, comme celles dont je par-
YARUTIONS DES PAIX. 333
La cherté temporaire occasionnée par une diminution ac-
cidentelle de Toitre varie un peu dans ses résultats, suivant
qu'elle s'applique à des produits dont on peut facilement, ou
à des produits dont on peut difficilement se passer, en d'au-
tres termes, à des produits de luxe ou à des produits d'un
usage général.
Quand un objet dont on peut facilement se passer vient à
être moins offert, son prix courant s'élève, sans doute ; mais
cette élévation du prix peut amener et amène ordinairement
très-vite une diminution de la demande, qui ralentit le mou-
vement de hausse et ne tarde pas à l'arrêter tout à fait.
Si l'offre des chevaux de luxe vient à diminuer, la concur-
rence des acheteurs en fera d'abord élever le prix ; mais il
suffira d'un léger renchérissement pour écarter les amateurs
les moins riches de ce genre de produits et pour imposer par
conséquent d'étroites limites au mouvement de hausse occa-
sionné par cette diminution temporaire de l'offre.
11 n'en est pas ainsi à Tégard des produits dont on ne peut
pas facilement se passer, c'est-à-dire des produits qui, répon-
dant à des besoins tout à fait généraux, sont l'objet d'une
demande constante et générale, tels, par exemple, que le blé,
les pommes de terre, le bois de chauiTage, etc. Lorsque de
tels produits sont otïerts en moins grande quantité, par suite
d'une production accidentellement réduite, il ne suffit pas
lerai dans la seetion suivante, de modifier le rapport de la quantité produite à
la aomtte d'efforts dépensée pour Tobtenir ; mais Je dis qu*il existe^ k côté de
celte analogie, une difTérence assez esseniielle, pour qu'on doive considérer les
causes de la seconde espèce comme les seules qui affectent réellement le prix
normal. Cette difTérence consiste en ce que les premières causes, celles dont je
m'occupe ici, n'agissent que sur la quantité produite, tandis que les dernières,
celles que je mentionnerai plus tard, agissent directement sur les frais de pro-
duction, c'est-à-dire sur la somme d'efforts nécessaire pour obtenir eu moyenne
une certaine quantité de produits.
Si une cargaison de morues, destinée à l'approvisionnement d*utt certain mar-
ché, vient il périr par un naufrage et que le prix courant de cette denrée s*élève^
en eonséqneoce de ce fait, sur le marché dont il s'agit, dira-t-on, pourra* t-on
dire qoe le prix normal de la morue s'en trouve augmenté ? — Ce serait évidem-
ment confondre l'un avec Tautre deux phénomènes très-différents.
334 CIRCmj^TIÛil DE U BMBeSSE.
d'uue lég^r^ augmentatioa de prix pour aaitiier UI10 dimi-
nution de la demande, car la plupart des consommateors se
retranchent toute autre dépense avant de réduire celles qui
doivent pourvoir à leurs besoins physiques, et les plus paa-
yres d'entre eux ne peuvent pas diminuer leur consommation
des produits dont il s'agit sans se condamner à de craetles
soultrances. L'efTet qui résulte de la diminution de Toffre
n*étant donc point neutralisé tout d'abord par une diminution
proportionnelle de la demande, le prix peut s'élever rapide-
ment à une hauteur exceptionnelle, avant de réagir sur la
demande et de provoquer une oscillation dans le sens de la
baisse.
Il peut même arriver que les premières manifestations du
mouvement de hausse, au lieu d'amener une diminution de
la demande, aient pour efTet de la rendre à la fois plus in-
tense et plus étendue, grâce à la défiance, aux alarmes, au
sentiment général d'insécurité qu'elles inspirent. C'est ce
qu'on observe ordinairement à l'égard des denrées alimen-
taires, lorsqu'une mauvaise récolte a rendu rapprovisionne-
ment d'un pays insuffisant pour les besoins qu'il doitsatis-
faire. On voit alors les prix de ces denrées atteindre une élé-
vation qui n'est point justifiée par l'insuffisance réelle de
l'approvisionnement, et qui impose à une classe nombreuse
de consommateurs des privations inutiles, dont une marelie
plus régulière du renchérissement les aurait préservés.
On a souvent cité, copme exemple de la cherté qui peut
résulter d'une dio^inution de Toffr-e, les prix auxquels s'é-
taient élevés en France le suere et le café, sous le régime du
système continental. Cependant, grâce aux licences qu'ac-
cordait le gouvernement, l'approvisionnentieni n'avait pas été
entièrement interrompu; d'ailleurs, le sucre et le café n'é-
taient pas des denrées nécessaires à I^ vie, ni d'un usage
universel, et les besoins factices auxquels ces denrées répon-
dent pouvaient, jusqu'à un certain point, être satisfaits au
moyen de produits indigènes. Pour mp^ d^i)rée nécessaire,
VASJUTioNS pu ^\M. 355
dout Vimporlation ûûL été absolumeiU interrompue, Téiéva-
tioB du pri& aurait peul-étre atteint le rapport de 1 à 100 ou
à 200, taudis que, pour le sucre et le café, elle ne dépassa
guère le rapport de 1 à 10.
Une augmentation de Tottre agit de la même manière
qu'une diminution de la demande, car elle a, comme celle-ci,
pour effet immédiat de mettre une certaine offre en présence
d*une demande qui ne suffit {)as à labsorber, par conséquent
de susciter entre les vendeurs une concurrence qui fait bais-
ser le prix.
Les causes qui peuvent amener une augmentation de Tof-
l're sont impliquées dans celles qui ont pour effet de la dimi-
nuer. Si une saison défavorable rend les récoltes insuffisantes,
une saison favorable les rend surabondantes; si des causes
d« destruction ou des obstacles artificiels ont réduit un ap-
(^rovisionuement, la cessation de ces causes et la levée de ces
obstacles produisent un accroissement plus ou moins brusque
de l'offre.
Une offre augmentée peut cependant aussi résulter d'une
production surabondante, exécutée par certains producteurs
en vue d'une demande future qui ne s^est pas réalisée ; dans
ce cas, Teffet inverse ne serait guère possible.
La concurrence étant supposée libre, comme elle doit Tétre
dans les hypothèses qui sont l'objet de cette section, jamais
on ne verra les producteurs d*une chose quelconque réduire
volontairement leur offre au-dessous de la demande présente
de cette chose, tandis qu'il peut leur arriver de s'attendre
faussement à une extension future de cette demande et de
spéculer sur cette extension espérée.
Quelle que soit la cause qui a produit une augmentation
de l'offre, les observations que j'ai présentées sur la marche du
reachérissement, dans l'hypothèse précédente, s'appliquent
eD sens inverse à Tbypothèse actuelle. Si Taugmentation de
l'ofTre porte sur des produits de luxe, un faible abaissement
des prix suffira pour accroître la demande, en mettant la jouis-
336 ciAcuLAnoN de la richesse.
sance de ces produits à la portée de consommateurs, qui s'en
étaient jusqu'alors volontairement privés. Le mouvemeul de
baisse pourra donc être bientôt ralenti, puis arrêté, avant
que les prix aient subi un abaissement notable. Si l'augmenta-
tion porte, au contraire, sur l'offre de produits indispensa-
bles, par exemple de denrées alimentaires d'un usage uni-
versel, rabaissement des prix ne tendra pas nécessairement
à provoquer une extension proportionnelle de la demande,
car aucune catégorie de consommateurs ne s'était volontai-
rement privée jusqu'alors des produits en question» et, comme
le besoin auquel ces produits répondent est d'une intensité
à peu près constante et uniforme, la plupart de ceux qui lesi
consomment n'en demanderont pas plus après rabaissement
du prix qu'ils n'en demandaient auparavant.
Ainsi s'explique l'abaissement extraordinaire que subis-
sent, après une récolte abondante, les prix de certaines
denrées alimentaires généralement usitées, abaissement qui,
n'étant pas proporlioiioé à l'augmeatation réelle de Tappro-
visionnement disponible, devient ruineux pour les produc-
teurs, parce que l'accroissement de quantité dont ils profitent
ne suffit pas pour compenser la dépréciation de leurs prodail^.
Il est vrai que les producteurs doivent, par la raison in-
verse, tirer avantage des récoltes insuflisantes ; mais ils
perdent plus dans le premier cas qu'ils ne gagnent dans le
second , parce que, la réserve nécessaire pour les semailles étant
une quantité fixe, la dépréciation résultant de l'abondance
porte sur une quote-part plus forte de la récolte que la
cherté provenant de l'insuffisance.
Dans les deux premières hypothèses que j'ai examinées,
nous avons vu que, si la demande augmentée ou diminuée
devient constante, le résultat de chaque fluctuation sera de
ramener le prix à son niveau antérieur, avec une offre aug-
mentée, répondant à une demande augmentée, ou avec une
offre diminuée, répondant à une demande diminuée. Il n'efl
est pas toujours ainsi dans les deux dernières hypothèses, car
VARIATIONS DES PRIX. 337
une partie des causes qui peuvent amener une augmentation
ou une diminution de Toffre, sans modification préalable du
prix courant, ne produisent cet effet qu'en affectant le prix
normal des produits offerts, et alors le prix courant n'est
point ramené à son point de départ; tandis que les modifi-
cations de la demande, qui ne résultent pas d'une modifica-
tion préalable du prix courant, n'ont aucune connexité avec
le prix normal des produits demandés.
Dans les cas auxquels cette observation s'applique, le prix
courant demeure plus ou moins modifié, plus ou moins élevé
au-dessus ou abaissé au-dessous de ce qu'il était avant la di-
minution ou Taugmentation de Toffre. La fluctuation qu'il
éprouve n'est donc pas temporaire; elle rentre dès lors dans
la classe de celles dont il me reste à parler ^ .
SECTION II.
ITariatleiis permaneiites.
Toutes les variations des prix sont provoquées d'abord par
des modifications qui surviennent dans la demande ou dans
l'offre effective ; mais elles ne deviennent permanentes que
par l'action de certaines causes, qui peuvent se grouper sous
trois chefs, savoir : celles qui empêchent que l'offre ne s'é-
tende ou ne se contracte indéfiniment avec la demande, celles
qui imposent à l'extension indéfinie de l'offre des conditions
progressivement onéreuses, et celles qui modifient directe-
ment le prix normal du produit offert.
§ i. — Variations influencées par des causes limitatives.
Lorsque l'offre d'un produit ne peut pas s'accroître indéfi-
' On pourrait aussi, à la rigueur, considérer comme permanentes les variations
résultant de causes^ telles qu'une récolte insuffisante ou le système de restrictions
commerciales ci -dessus mentionné, dont Faction est essentiellement temporaire,
Biais qui, aprës avoir diminué l'offre de certains produits, l'empêchent, tant que
dure cette action, de s'accroître à mesure que les prix s'élèvent.
1. 2â
339 GiRCUi4TI(>i9 »fi U RHSIW8SE-
nim^m h mesura q^'il ^$( p)u^ 4efpiu)44i l'élévation du prii
courant, amenée pai^ m\ accrpisseo^anl d« )^ dQiQam}d, 4f»«il»U
permanente dès que l'otfrç ^'arrél^} iw, PQurqn^ifij^
s*ahais$e 4e nouveau, il faut que son élévation j^r^foqua uq
accroissement 4e Tçûre, et, pour qq'il r^dçvieaneçd ft^'il^étoit
auparavant» il &ut que cet a(^rais6ement 4^ l'offre nftati]Mii0
entièrement çe{ui de 1a demande, c'ast-^^dir^ que ['oSf^ 4*0r
tende jusqu'au niveau de la dw^andi^ aoqrua.
Le prix courant d*une certaine étoffe, qui ^t^it de 10 ^tm^
le mi^tre, s'étant élevé à i% franco p%r r^ffot d'un« doQiMKk
additionnelle, ne s*abaisserft 4e nouveau que s il prosiffUâ
une offre additionnelle^ fit il ne jfoum retQml)er « iOfiwfiS
que si Toffre additionnelle suffit j^f n^ut^4li^ Ift nouvelle
demande, c'est-à-dire $i elle li^i d^^^jent égftle, Si l'offre ft'jiugr
mente pas du tout, le prix de ISlfrancs subsistera. Si Tofifres'ao
croit, mais que son accrois^ment s arrête après avoir abaissé
le prix jusqu'à 11 francs, l'abaissement s'arrêtera aussi, et k
prix de 11 francs subsistera. Ainsi» l'élévation du prix counuat
sera permanente, en tout ou en partie ; en tout, dans je ffe-
mier cas, en partje, dans je second.
Les causes qui peuvent limiter Taccroissem^nt 4e l'#^
sont d'abord les aptitudes exclusives de certains foi)4s pr<>-
ductifs. Lorsqu'un territoire d'une étendue limitée ^ seul
capable de fournir un certain produit, quç des qualité^ipé-
ciales distinguent de tout aulre^ la quantité qu'il en peut
fournir est nécessairement limitée et par conséquent ne peut
satisfaire qu'une demande pareillement limitéjB* Si donc 1*
demande d'un tel produit, après avoir atteint la limite que
lui impose Taccroissement possible de l'offre, continue de
s'accroître, il faut qu'elle soit maintenue dans cette limite
infrançbi^able par une élévation çroissan)>e du pri^. Cb(U)ue
demande additionnelle détermine alors une nouvelle hausse,
parce qu'elle augmente l'intensité dç la demande totale ea
rçnd^nt plus active la oQnpwrence entre les aobetaurs.
Pour las ehoses qui se produisent dans de telles conditions,
¥4iiiATiaiis DES nu- K9
inr eiemple ppur lês viqs de qualités supériwiraa, tais que
mt ife Modère et de Borde^m, i) n'y a pas de bornas assigna-
Mm & Télévqtipo possible du priï courant.
Il «en est de môme pouf* les services personnels dont la va-
lser tiefti jt des aptitudes naturelles exclusivemept propres à
ope personne, pour oody, par e^emple^ des aeteurs, des mu-
sicieas, des ohanteurs les flus éminants. C'est qu'il y a de
l'analogie entre lesfondsppodiietifs et las aptitudes naturelles,
comme il y en a entre les capitaux et les talents acquis,
eorooie il y en a entre les produits et les services personnels;
oeqni, toutefois, ne justifie point une assipiilation complète
de choses à beaucoup d*égards si dissemblables.
Eace qui conoeme les œuvfesd*art, telles que les produits
de la peinture et de la sculpture, qui ne s'altèrent point ou
ne s'altèrent que très-lentement par Tusage, il y a une di&t
tÎBetîon à faire. Tant que dure la vie active de l'artiste, tant
qu'il continue de créer des œuvres, que ses aptitudes excep*
tionneHes caraclérieent netleraent et rendent précieuses aux
connaisseurs, chaque œuvpe nouvelJQ^ s*ajoutant à celles qui
circulent déjà, augmente évidemment l'offre totale du pro-
duit. L-offre n'est donc point arrêtée, quoi qu'elle puisse ne
pas s'accroître aussi rapidement que la demande.
Quand un acteur joue cent fois par année, son offre de re-
présentations est arf ètée à ce nombre et ne peut croître qu'a-
vec ce nombre. Quand un peintre fait dix tableaux par année,
c'est autant dont s'aocrott chaque année l'offre de son produit.
One fm Tartisie mort, le eas est différent. L'offre de ses
cwivMB, en tant que celles-ci peuvent Atre considérées comme
UD produit à patl, cesse entièrement de s'accroître et par
conséquent la demande qu'on en fait ne peut augmenter sans
amener une élévation croissante du prix courant. C'est ce
qui explique les prix exorbitante auxquels atteignent parfois
eertakis objets dont l'antiquité constitue le principal mérite,
A ta même cause se rattache l'élévation croissante des loyers,
dans les villes fermées dont la population va s'augmentant.
340 GIRGUUnOlf DE LA RICHEBSE.
L'accroissement de Toffre peut, en second lieu, être limité
par des monopoles, c'est-à-dire par des privilèges exclusifs,
établis en faveur d'individus ou de sociétés, pour la produc-
tion ou la vente de certains produits.
Ordinairement, il est vrai, l'individu ou le corps privilégié
a le droit de multiplier son produit autant que ses capitaux
et son crédit le lui permettent; mais il est intéressé à ne pas
le faire, à cause du bénéfice que lui assure 1^ cherté résultant
d*une offre insuffisante.
S'il arrivait que l'offre d'un produit, dont la demande, au
lieu de s'accroître^ aurait diminué, ne pût pas décroître dans
la même proportion, le résultat serait un abaissement per-
manent du prix courant. Le prix s'abaisserait, parce que la
demande aurait diminué, et cet abaissement subsisterait,
parce que la diminution de Toffre, c'est-à-dire la seule cause
capable, dans notre hypothèse, de relever le prix, ne se ma-
nifesterait et n'agirait point.
La limitation de l'offre est beaucoup plus rare dans ce sens
que dans le sens opposa . Cependapt il n'est pas sans exemple
qu'une production surabondante se continue assez longtemps
pour donner lieu, parle maintien d'une offre exagérée, à un
abaissement de prix permanent. Certaines habitudes invin-
cibles, communes aune catégorie entière de producteurs, les
empêchent quelquefois de renoncer à une industrie devenue
partiellement infructueuse. Il peut arriver aussi, comme je
l'expliquerai ailleurs plus amplement, que l'offre de certains
services demeure longtemps surabondante, parce que la classe
entière de travailleurs qui en fait son industrie se trouve
hors d'état d'appliquer autrement soa activité.
Il me reste à parler d'un cas dans lequel l'offre d'un pro-
duit se modifie, en plus ou en moins, sous l'influence de la
demande qui se manifeste pour un autre produit, de sorte
que le rapport entre l'offre du premier produit et la demande
qui lui correspond, par conséquent aussi le prix courant de ce
produit, peut varier, sans que cette variation tende à en ame-
TARUTIONS DES PRIX. 341
ner une autre en sens contraire, ce qui suffit pour qu'on
doive classer parmi les variations permanentes celle qui
s'est opérée , quoiqu'elle puisse être bientôt effacée elle-
même par un effet inverse provenant de la môme cause.
Ce cas est celui des produits accessoires, c'est-à-dire des pro-
duits que donnent certaines industries» à côté de leur produit
principal , par suite d'opérations nécessaires accomplies en
vue de ce produit principal. Le coke qui se produit dans les
usines à gaz, la bourre que fournissent les filatures, les peaux
quedonneTindustriedes bouchers sontdesproduits accessoires.
Il est évident que les deux produits, le principal et l'ac-
cessoire, forment ensemble le produit total, dont le prix doit
compenser les avances de là production, et que, d'un autre
côté, Toffre de l'un des produits ne peut pas augmenter ou
diminuer sans que Toffrede l'autre augmente ou diminue en
même temps. De là il est aisé de tirer deux conséquences, sa-
voir : 1® que le prix de chaque produit se réglera de manière
à ce que les deux prix combinés sufSsent pour compenser les
avances de la production; 2® que, si le prix courant de Tun
des produits s'élève ou s'abaisse par suite d'une modification
de la demande, la réaction de l'offre, s'exei'çant également
sur le prix de l'autre, ne ramènera pas le premier à son point
de départ, à moins que la demande elle-m'ême ne revienne à
son premier état.
Supposons que le prix normal de deux produits, obtenus
conjointement par une certaine somme d'efforts, soit de
100 francs, et que la somme des deux prix courants soit aussi
de 100 francs, dont 80 pour le produit principal et 20 pour
le produit accessoire. Dans cette hypothèse, 80 francs ne re-
présentent point le prix normal du produit principal ni le ré-
gulateur de son prix courant, et 20 francs ne remplissent pas
mieux cet office à l'égard du produit accessoire; mais 100 francs
représentent le prix normal des deux produits ensemble et
servent, comme tel, de régulateur à la somme des deux prix
courants. Si nous supposons n^intenant que la demande du
34^ CIRGllLAtlOfV DÉ U ÉUt:flES8£.
produit pl'lncipal s'accroisse 61 en fasse mont6r le pHx i
iOO francs, la sommé des deux prix s'élevant à iSD francs,
par conséquent à 20 francs au-dessus du prix Hottnal, cdt
avantage crfTert aux producteurs provoquera ufl accroissetHedt
de la production; mais, ctimme 1 offre du produit principal
ne peut pas augmenter satis que Celle du produit accessoire
slugmente dans la inéme proportion, le prix courant du pre-
inier ne pourra pas tedèiâcendre au-dessous de 100 francs,
sans que celui du second s'abaisse au-déSsous de 90 franco.
Si doiic le prix courant du premier retombait à 80 Arènes,
celui du secdnd s^étantabaissé, par exemple^ jusqtl^àl6francs,
la somme des deux prix deviendrait infêrietire au prix
normal. Par conséquent, la demande acchie étaht Supposée
constante, le prix courant du produit priiicipa! devra se fixer
en définitive Un peu au-*dessus de 80 francs, c'est-à-dil« de-
meurer un peu supérieur à ce qu'il était avatit raccroiss6-
ment de la demahde.
Les effets d'une diminution de la demande seraient préci-
sément inverses. Quant aux effets d*une augmentation ou
d'Une diminution de la demande du prbduitaccessdlfe, ils se-
raient, dans de moindres proportions, exactement semblables
à ceux d*Une augmentation du d'une diminution de la de-
mande du produit principal.
En résumé, ce qui caractérise le cas dont il s*agit, ce qui
eU fait une anomalie, c'est que les deux produits dbtetius
conjoinlemeut n*ont qu'un prix normal commun, rept^éseti-
tant la ëomme d'efforts nécessaire pour produire îi là fois uAe
certaine quantité de l'un et de l'autre^ tandis que chactm d'eux
a son prix courant distinct, déterminé par tme demande qoiiai
est propre et par une offre qui est commune aux deux pfbduits.
§ â. — Variaiions influencées par une production progH9»b)éfMM
ùnérèuse.
J'ai déjà signalé à plusieurs reprises^ oonMne un des faits
lfâii<iTi(iRs DÉS ^fcnc. 543
ied ptttS importaQts dont la science économique doiVè tenir
compte, la fécondité décroissante des fonds productifs, c*est-
JHlire la néoessité où se trouve l'homme d'en tirer à des
conditions de plus en plus ohéreuses les quantités addition-
Belles de produits dont il d successivement besoin. J'ai mon-
tré aussi que ce fait provient, eti premier lieu, de ce qu*un
inftme fonds productif exigée pour fournir des quanlitcs addi-
lionoellee égales d'une même espèce de produits, des quanti-
tés additionnelles croissantes de travail actuel et accumula,
c'esl4-dire des sommes croissantes d*ef!brts; en second lieu,
de ce qtle» les divers fonds productifs d'une même espèce, dont
dispose une nation, étant naturellement d'inégale fécondité,
^t les plus féôotlds étant généralement les premiers qu'on
eiploite, e'est par des exploitations de moins en moins pro-
duclives, par conséquent à des conditions progressivement
OBéreuse^K, que f^haqUe nation obtient les quantités croissantes
de produits exigées paf utie population croissante.
J'ai enfin expliqué» en paHant de la valeur normale, l'in-
fluence qu'élîerce le fait dont il s'agit sur la valeur d'é-
obatigeded produits obtenus à des conditions progressivement
cnéreuset).
Lé prix courant d'Un produit n'étant que l'expression la
plus commode et la plus simple de sa valeur générale, le lec-
teur comprendra aisément, sans nouvelle explication, que, si
TuB des produits de l'espèce mentionnée Vient à augmenter
de prix, par suite d'un accroissement de la demande, Toffre
additionnelle que provoquera cette élévation du prix courant
ne le ramènera pas à son précédent niveau, parce qu'elle ne
pourra être obtenue qu'à l'aide d avances plus considérables,
en d'autres termes ^ parce que son prix normal sera su-
périeur à celui des quantités jusqu'alors offertes et de-
mandées.
Si le prix courant dU blé, dans Un pays où la population
est croissante,s'élèvedfe 10 francs l'hectolitre à 11 francs, par
lerTet d'dne demande Additionnelle, l'otTre additionnelle que
344 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
provoquera cette hausse du prix courant ne le Famànera pas
à 10 francs, parce qu'elle ne pourra pas être produite aux
mêmes conditions que la quantité qui avait suffi jusfu'afors,
en d'autres termes, parce que la quantité additionDelie, eit^
gée par les nouveaux besoins, aura un prix normal supérieur
à celui des quantités produites antérieurement. Le prix ceu-'
raiit du blé, quoiqu'il ne reste peut-être pas fixé à 11 fpancs
rhectolitre , se maintiendra certainement au-dessus ëe
10 francs, et la variation, dans cette limite, sera permanente.
Cette loi, en vertu de laquelle le prix courant de tout on
produit va croissant à mesure que la production s'étend ,
parce qu'il a pour régulateur le prix normal des denuèreB \
quantités produites» n'est pourtant ni générale, ni absolue. '
Elle n'est pas générale, car elle s'applique à une seule dnse i
de produits^ et dans cette classe même elle admet des exoep*
tiens; elle n'est pas absolue, car diverses causes peuvent eD
neutraliser l'application à Tégard des produits dont elle partit
influencer le plus généralemen t la valeur.
En effet, quoique la loi soit vraie à l'égard de tous lespre*
duils des industries extractives, elle ne l'est pas constammefit
et uniformément. Certains produits, tels que ceux des mineSi
peuvent se trouver entièrement soustraits à son application;
la plupart des autres peuvent y échapper partieltement.
Tant que le rendement des mines qui fournissent on pro-
duit quelconque ne peut diminuer sans que la demande fasse
hausser la valeur de ce produit, cette valeur est déterminée
par les exploitations les moins productives, parce que ces
exploitations sont nécessaires pour répondre à la demande
effective qui se manifeste. Mais la découverte de nouvelles
mines plus étendues et plus fécondes peut changer pour long-
temps celte situation, en. donnant lieu à une offre qui dépas-
sera la demande effective présente, et qui pourra satisfaire, à
des conditions réduites, une demande croissante^ Alors, les
exploitations les plus productives, c'est-à-dire les moins oné-
reuses, pouvant sutïîre aux besoins dont la demande est Tex-
VARIATIONS DES PRIX. 345
pnession, déterminent seules la valeur du produit, et les
di|)loitations anciennes, qui n'ont pas été abandonnées, ne
dooBent pas à leurs produits plus de valeur que n'en obtien-
nent sur le marché ceux des exploitations nouvelles.
Un changement analogue se réalise dans certaines limites
et a pour effet, par conséquent, de restreindre l'application de
la loi générale, toutes les fois que la production indirecte est
partiellement substituée à la production directe, pour un
produit quelconque des industries extractives.
Quand un pays peut recevoir du dehors une quantité indé-
finie de blé, il choisit, pour s'approvisionner, les marchés qui
lui offirent les conditions les plus avantageuses, et la concur-
rença entre ceux qui pratiquent cette production indirecte
dûBoe pour régulateur au prix de tous les blés importés celui
qui résulte de l'importation la plus avantageuse, c*est*à-dire
la plus économique. Mais ce prix règle en même temps le prix
de tout le blé dii^ectement produit sur le sol national; par
conséquent l'influence du décroissement de fécondité ne
s'exerce plus que dans les limites fixées par ce prix normal
de la production indirecte, et à l'égard de cette portion de
Tapprovisionnement total que la culture indigène continue
de fournir.
Enfin^ il y a encore exception à Tégard des produits qui
jouent dans l'industrie agricole le rôle de produits acces-
soires, tels, par exemple, que ceux des cultures secondaires,
qui alternent avec la culture principale dans les assolements
réguliers. Lorsqu'une plante fourragère est généralement em-
ployée à cet usage, il est clair que la production, par consé-
quent l'offre du produit que donne cette plante ne se règle
point sur la demande qui s'y rapporte, mais sur celle du pro-
duit principal, et que, dès lors, le prix de ce produit acces-
soire n'est pas nécessairement déterminé par les avances de
la production la plus onéreuse ^
* M. J.-S. Mill signale aussi, comme formant exception à la lot qui régit le
prix des produits agricoles, le cas où la valeur relative de deux de ces produits
S46 GIRCULAtlOfl DE Li lUèHESSE.
Si l'influence d*unë production progressivement onéreuse
n'est pas générale, elle est encôrd moins absolue, car il m
résulte seulement une tendance^ ^Ue des causes centiares
peuvent neutraliser avant qu'elle se maniFeste, ou dont elles
peuvent corrigei' les effets après qu'ils se sont réalisés.
Ces causes contraires, dont j'ai déjà fait mention dans le
précédent livre, sont les divers développements que peut re-
cevoir la production dans les industries extractives, déve-
ioppemenls qui la rendent plus féconde en la rendant plus
économique, c'est-à-dire en diminuant la somme d'efforls né-
cessaire pour obtenir une quantité dondée de produits, ou en
augmentant la quantité de produits qu'on obtient avec une
somme donnée d'efforts.
Quatid un acct*oisseitlet)t, à la foie lent et gradiiel, de la
population permet aux dëveloppëmeuts dont je parle d'agir
sur les prix, à mesure que la demande augineiite^ et d'exer-
cer, dans le sens de là baisse, une influence au moins égale
à celle que la demande Croissante exerce dans le sens de ia
hausse, la tendance qui résulte de ta fécondité décroissante
des fonds productifs, se trouvant ainsi constamment neutra-
lisée et plus que neutralisée^ ne peut plus se manifester, bien
qu'elle ne cesse pas d'agir. Quand cette hypothèse ne se r^ ise
se trouve influencée par l'étot cle leurs demandes res^iecUvés, parce ifae, ces deu
produits étant cultivés sur les mêmes terrains, mais avec des conditloiis de réa-
dement inégales, l'étendue des demandes respectives détermine, pour éhàco»
d'eux, s'il pourra être obtenu exclusivement des terrains sur lesquds sa coltafe
est plus productive que celle de l'autre, to s'il devra être eolUté aussi fvr les
terrains également propres aux deux cultures, ou même sur lea tetrai&s plusprt-
pres à la culture de l'autre.
n me parait évident que la valeur générale des deux produits, exprimée par
leurs prix courants^ continue, dans cette hypotbbse, d'être uniquement détermi-
née par les avances de la production la plus onéreuse^ et que le eas signalé oe
présente que Tapplication parfaitement régulière d'une autre loi, qui régit la va-
leur relative, ou spéciale^ de deux produits qnekonques, et en vertu de laquelle
la valeur de l'un croit et décroît relativement à l'autre, h ihesure qta la deimHle
du premier croit et décroît relativement à celle du second ; loi dont tout échange
olTre nécessairement une application, et que j'ai ampleftlènt expliquée dans le
ehapltrè II du présfetit livre.
fAhiATioiAs bEd hiit; 347
pas, les développëmeois de la pbodtiolidb, édefgiqtiëment
provoqués pat* l'élétation de prix qu'amène un accrotôSement
irop rapide de ia demande, yiemient, après coup et par iû<-
tervalles, corriger en tout otl en partie les résultats devenus
manifestes de ia ieddatiee.
§ 3. — * Variatian$ influencées par des modifications du prix normal.
Quand le prix normal d'une chose échangeable vient à se
modifier» c'est-à-dire quand la somme d'efforts nécessaire pour
la produit'é se trbuve augmentée ou diminuée par Tune des
causbs que je mentionnerai tout à l'heure, le prii courant
de cette chose, devenant par là supérieur ou inférieur à son
|iri]| ndrnaal, proeure aux producteurs un avantage ou un dés-
avantage, qui suffirait pour étendre ou pour restreindre la
production et par conséquent Toffre de la chose. Mais le plus
souvent la cause méUie qui modifie le prix normal implique
oécessàirement utie production plus étendue ou plus res-
treinte, parce qu'elle implique une augmentation ou une di-
minution absolue du capital mis en œuvre.
L'ofi&e, étant ain^i modifiée en plus ou en moins, ne tarde
pas à imprimer au prix courant un inouvement de baisse ou
de hausse, qui le ramène au niveau du prix normal, et cette
variation est toujours permanente, puisqu'elle résulte d'une
varîalion accomplie dans le régulateur ihême de ce prix cou-
rant. Elle est permanente en ce sens que les oscillations fu-
tures du prix courant s'opéreront autour* d'un centre fixé plus
bas Ou plus haut. Si le prix normal d'un produit tombé de
10 francs à 5 francs, le^ variations temporaires de son prix
courant auront désormais cette dernière Somme pour point
(le départ^ de sorte que, par exemple, une augmentation de
demande, qui l'aurait porté précédemment à 12 francs, ne le
portera plus qu'à 6 francs.
Parmi les causes qui peuvent modifier le prix normal
d'un produit, en modifiant les conditions de sa production,
348 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
il n'y en a pas de plus puissante (jue ces développements
industriels qui rendent la production plus économique, et
dont le mode d'action et les effets ont été expliqués dans le
premier livre de cet ouvrage, notamment la division du tra-
vail, Tapplication des machines, la production en grand. Mais
aussi l'action de cette cause est inévitablement accompagnée
d'un accroissement proportionnel de la production.
Lorsque l'efficacité du travail de fabrication qu'accomplis-
sent dix ouvriers se trouve élevée au centuple, ils élabwtnt
une quantité centuple de matières premières et fabriquent,
par conséquent, une quantité centuple de produits, I^orsqu'une
machine peut accomplir le travail de l'homme, ]'économie
qui en résulte se proportionne à la quantité de travail rem-
placée, et comme cette quantité exige à son tour une quantité
proportionnelle de matières premières et une puissance propor-
tionnelle de la machine, la production augmente aussi en
proportion de l'économie réalisée. La machine à filer le coton
n'a pu remplacer le travail de 1 ,6i)0 fileuses qu'en exécutant
chaque jour une quantité de produits égale à celle qu'aurait
donné le travail journalier de 1,600 fileuses.
Ainsi, toute modification du. prix normal, quand elle est
amenée par la cause dont il s'agit, a pour effet immédiat et
inévitable un accroissement de l'offre effective , tout à fait
indépendant de l'impulsion donnée aux producteurs par le
changement du rapport qui existait entre le prix normal et
le prix courant. L'offre augmente, dans ce cas, non point
parce que le producteur a pu vendre son produit plus cher
qu'il ne lui coûte, mais par cela seul que son produit lui coûte
moins et avant qu'il ait pu en débiter la moindre parcelle.
Faute d'avoir assez tenu compte de cette circonstance,
M. J. Stuart Mill commet l'erreur d'attribuer les effets d'une
offre réelle à ce qu'il nomme une offre potentielle^ c'est-à-dire
à une offre qui peut s'accroître, mais ne s'est pas encore
accrue. Il doit très-rarement arriver que le prix courant d'un
produit s'abaisse par le seul effet d'une offre additionnelle
VARlAnONS DES PRIX. 349
prochaine, sans que l'oflre totale se soit réeHement accrue
sur un point quelconque du marché ouvert à ce produit.
Lorsque ce fait paraît se réaliser sous Tinfluence d'un dé-
veloppement industriel qui a notablement diminué le prix
normal, c'est que l'offre du produit s'est accrue réellement
et notoirement dès que le développement industriel s'est
accompli, et qu'il suffit qu'une offre additionnelle existe et
se manifeste quelque part, pour que son influence sut le prix
courant se propage dans toute l'étendue du marché.
D'ailleurs, concevrait-onqu'uneoffre simplement potentielle
produisit un abaissement graduel des prix ? Oix serait la mesure
de son influence? Je ne puis me persuader que cette action, en
quelque sorte mystérieuse, d'une cause purement éventuelle
entre pour rien dans les phénomènes dont il est ici question.
Quoi qu'il en soit, le fait que je viens de signaler est d'une
grande importance, par Tintime connexité, par la dépendance
étroite qu*il établit, ainsi que je lai déjà expliqué à propos
du transport, entre certains développements de la production
et ceux dont la circulation est susceptible. J'ai annoncé que
le perfectionnement des moyens de transport n'agissait pas
seul, dans ce cas, sur Vétat du marché ; et, en effet, comme
la circulation d'un produit peut s'accroître intensivement
aussi bien qu'extensivement, l'abaissement du prix normal ,
en amenant à sa suite l'abaissement du prix courant, ne con-
tribue pas moins que la facilité du transport à favoriser les
progrès industriels qui sont nécessairement accompagnés d'un
accroissement immédiat et considérable de la production.
La circulation d'un produit s'accroît intensivement lors-
que fa demande eflective augmente dans les limites du marché
acquis. Le marché devient alors plus actif, sans devenir plus
étendu; il s'améliore sans s'agrandir. Or, c'est ce qui arrive
toujours lorsque le prix courant du produit demandé s'abaisse,
sans que le besoin auquel ce produit répond diminue d'in-
tensité. En pareil cas, l'augmentation de la demande effec-
tive doit même suivre une progression plus rapide que
350 ClRCU(4TfOIl| P£ U BK||i8SSE.
]*abai8S6ia6Qt du prix» et cela par deux raispps : d aborv}» parée
que danâ toqt pays les consonimal^urs sont d*autant plus
nombreux qu'ils sont moins aisés ; ensuite, parce que h plu-
part des produits sont d'une consomipatiop extapsîble et en
quelque sorte élastique, chaque individu en iU)QfioiiUDaiU
d'autant pl^s qu'il peut en acquérir davantage.
Les conspmniateurs, étant qlassés d'après lenn revenus,
formenfune pyramide plus ou mpins régulière, dont les as-
sises vont s'élargissant à mesure qu'elles représentent des re-
venus moindres. Ainsi un produit, dont le prix eoufaai tombe
de 10 francs à 5 francs, devient accessible à un nombre ad-
ditionnel de consommateurs, qui dépasse de beaucoup celui
des consommateurs jusqu'alors en état de sa le prœurer.
On peut exprimer graphiquement cette marche parallèle du
décroissement des revenus et de l'accroissement du liombre
des consommateurs, sous la forme d*un angle, traversé par
des lignes horizontales dont les longueurs décrôiss^utes re-
présenten t des reve-
nus croissants. Hais
cette figure, où les
points B et G sont
unis par une ligne
droite, pst fort loiu
de représenter toute
G la disproportion qui
se manifeste dans la réalité entre le décroissement des revenus
et Taccroissement de la demande effective.
On a souvent essayé, dans un bqt fiscal, de oonstater la
distribution réelle de la ricbesee.
Pour un pays tel que la France, où k propriété iannobi-
lière se transmet, siùon aussi facilement, du moins aussi li-
brement que la propriété mobilière, on peut admettre que
celle-ci est distribuée à peu près de la môme manière que
celle-lÀ, ou que, s'il existe une différence, elle provient deçà
que la propriété mobilière est distribuée encore plus inégale-
yèjmn<m ces p»jx, 35t
umi W ^^ pi*PPriété imiQDbiUèra. Or, l^s dépombreipents et
les elasseipeQts pfficielSi, exécptés d après le ca()astre eq vuq
de rimp6( foppii^ry fowBisseot les chiiîres suivaiUs ^ :
KMtaat ptétoDéf.
NombrM de* colw foncières
i,00(> francs et au-dessus.
16,346.
De 500 à 1,000.
36,869.
De 100 à SÛO.
440,104.
De 50 à 100.
607,966.
De 30 à 60.
744,911.
De 30 à 90.
791,711.
De 10 à âO.
1,614,807.
De 5 à 10.
4,818,474.
Ao-dassmis de 5 francs.
5,440,5«0.
On voit que le nombre des revenus* qui vont de 5 à
20 francs est très-supérieur à celui des revenus qui dépassent
20 francs; que le nombre des revenus qui vont de 100 à
500 francs est jplys de huit fois aussi grand que le nombre de
ceux qui excèaent 500 ; que les revenus entre 10 et 20 francs
Bfc sont en nombre double
des revenus entre 20 et
30, etc., enfin que le re-
venu de i ,000 francs, qui
est pris pour minimum de
la première classe, pou-
vant à peine suffire pour
assurer le strict nécessaire
à une famille de quatre
personnes, doit, par con-
* Cm dolnées wmt eitraftes d'un mémoire de M. Moreau de Jones et se rap-
portent k l'année 1842.
' Je ««19 4|ii6 le non4>re de$ propriétaires doil êire un peu infévlear à celui des
cotes foncières, mais celte différence ne peut pas être assez forte pour affecter le
résultat que f ai en vue de faire ressortir ; car, s'il y a des propriétaires qui sont
ra^tetDlés par plssiciurs cotes, il y « aussi des cotes qui représentent plusieurs
pr^rtéUîfes.
352 cmcuuTioii de la richesse.
séquent, se trouver déjà bien loin da sommet de la pyramide.
U faut que la ligne BC, de la première figure, page 38Û,
soit une ligne courbe, intérieurement convexe, très-proioagée
dans le sens vertical et dans le sens horizontal, comme la fi-
gure ci-dessus l'indique très-imparfaitement.
Quant à cette élasticité de la consommation, qui concourl
aussi à augmenter la demande effective en présence d'un prix
courant abaissé, elle est évidente à l'égard de tous les produits
dont Tusage n'est pas strictement nécessaire, en parttculîer
de ceux dont la consommation est lente, tels que les étoffes,
le linge, les meubles et les instruments de toute espèee. Lors
donc que le prix de ces objets subit une baisse notable, la de-
mande s'accroît en même temps par une forte addition de
nouveaux consommateurs et par une forte augmentation de
la quantité que consomment les anciens.
Représentons par la ligne BC le nombre des consomma-
teurs d'un objet valant 40 francs, et par la ligne A D, double
de la première, le nombre doublé des consommateurs de ce
B
même objet, dont le prix est tombé à 5 francs. La ligne BC,
représentant elle-même, depuis cet abaissement du prix, une
demande doublée, doit être idéalement prolongée jusqu'en E,
de sorte que la consommation totale, qui n'était que de B C
avant le changement du prix, se trouve être ensuite de
B E H- A D, c'est-à-dire quadruplée.
Cette double amélioration intensive du marché, qui résulte
de rabaissement des prix, est si importante, que les pro-
duits dont le prix courant ne peut pas éprouver, par Feffet
d'une économie de la main-d'œuvre, un abaissement un
¥AftUTioiis Dss piyx. 553
pea considérable demeureot peu accessiUes aux progrès par
les^ttéls s'étend la fabrication.
L'impossibilité dont je parle tient au rapport qui existe
entre la matière première et la main-d'œuvre, comme fac-
teurs du prix. Si la matière première est assez précieuse et la
façon assez simple pour que celle-là forme les 90/100, et
celle-ci seulement les 10/100 du prix, une économie de 4/5
sur la main-d'œuvre n'abaissera ce prix que de 8/100, de
sorte qu'un produit de 100 francs vaudra encore 92 francs.
Si la proportion des doux facteurs est inverse^ une économie
de la même portée abaissera le prix de 72/100, c'est-à-dire
le fera tomber de 100 francs à 28 francs.
C'est ce qui explique, par exemple, pourquoi la bijouterie
et l'orfèvrerie sont beaucoup moins accessibles à la division
du travail, à l'emploi des macbines et à la fabrication en grand
que l'horlogerie, quoique cette dernière industrie mette en
cnme des matières tout aussi précieuses, et quoique ces trois
industries soient dans les mêmes conditions à l'égard du
transport, c'est-à-dire en ce qui concerne l'extension possible
de leur marché.
Ceci me conduit à parler des autres causes, qui peuvent,
en modifiant le prix normal, amener des variations perma-
nentes du prix courant.
Le prix normal a pour facteurs le coût de la main-d'œuvre
employée, le prix des instruments de travail, et de plus, à
l'égard des produits manufacturés, le prix des matières pre-
mières. Toute modification qu'éprouve l'un de ces trois fac-
teurs peut donc, sans que les opérations productives soient
d'ailleurs changées en aucune façon, avoir pour efiet.de mo-
difier le prix normal. Je dis seulement : peut avoir pour effet,
parce qu'il n'est pas rare qu'une modification qui altère l'un
lies facteurs, étant neutralisée par une modification en sens
iaverse des autres facteurs, laisse intact le prix normal.
La proposition est évidente pour les matières premières et
{K»ur les instruments de consommation rapide, tels que les
I. 23
354 ClRCDIJiTlON DE U BICiltSSE.
combustibles. Le prix normal du pain, oelui des meubles de
bois, celui des étoiïes de soie, de iaiue ou de colon, doivent
augmenter et diminuer avec les prix du blé, du bois brut,
des fils de soie, de laine ou de coton, et avec ceux des
divei'ses matières instrumentales qui servent à fabriquer ces
produits.
Quant aux instruments de travail qui se consomment len-
tement, tels que les outils, et qui font partie du capital fixe
de chaque entreprise, leur prix courant représente, pour le
producteur et à raison de chaque période d'un jour, d*un
mois, d'un an, etc., pendant laquelle il les emploiera, uue
somme d*efforts d'abstinence, qui doit se répartir sur la
quantité entière du produit qu'il obtiendra par leur concours
pendant la période prise pour unité.
Si un producteur emploie pour 2,000 francs d^oulils, et que
les efforts d'abstinence^ pour chaque période d'une année,
soient représentés par 1/^0 du capital sur lequel porte l'ab*
stinence, c'est-à-dire dans notre hypothèse par 400 francs,
cette somme, répartie sur le produit total d'une année, en*
trera comme élément constitutif dans le prix normal de chaque
portion de ce produit, en proportion du temps nécessaire
pour produire cette portion.
De plus, comme les instruments dont il est ici question se
consomment, quoique lentement, par l'usage qu'on ep fait,
leur valeur totale, augmentée de celle des réparations qu'ils
ont pu exiger pendant la durée de leur emploi, maisdiminuée
de celte qu'ils peuvent conserver comme simples matériaux,
doit aussi être répartie sur l'ensemble des produits obtenus
pendant ladite durée et former un des éléments du prix nor-
mal de ces produits.
Si une machine qui a coûté 20,000 francs peut, avec 5,000
francs de réparations successives, durer dix années et conser-
ver au bout de ce temps, quoique mise hors d'usage, une va-
leur de 2,000 francs, ce qui porte la dépense totale à 33,000
francs, cette somme doit se répartir surtout le produit des
VARUTIONS DBS vta. 355
dix années, celui de chaque année recevant une charge pro-
portionnelle de 2,300 francs comme partie intégrante de son
prix normal.
Ainsi le prix du fer, c'est-à-dire du métal qui forme la
matière unique de beaucoup d'outiis et la matière principale
de presque tous les instruments de lente consommation, ne
peut pas augmenter ou diminuer^ sans qu'il en résulte des
variations correspondantes, plus ou moins sensibles, dans le
prix normal des produits à Textraclion ou à la fabrication
desquels ce métal est employé, notamment des produits
agricoles et de ceux d'entre les produits manufacturés qui
ont pour matières premières des bois ou des métaux.
Enfin, ce que coûte au producteur ja main-d'œuvre qu'il
emploie constitue le troisième facteur du prix noripal, et en
même ten^ps le troisième élément du capital productif, celui
que j'ai désigné sous le nom d'approvisionnement. C'est la
quantité d'approvisionnement nécessaire pour obtenir une
quantité déterminée de produits; ou plutôt, comme le pro-
ducteur achète directement le travail, c'est ce qu'il dépense
en main-d'œuvre pour obtenir une quantité déterminée de
son produit.
Ce n'est donc pas le prix du travail, c'est-à-dire ce que Ton
paye en échange d'une quantité déterminée de travail. Le
prix ;du travail influe, il est vrai, aussi directement sur le
prix normal que le prix de la matière première, mais avec
cette diflTérence, que la quantité du produit obtenu, au lieu
de se proportionner, comme elle le fait pour la matière pre*
mière, à la seule quantité employée, augmente et diminue en
raison composée de la quantité et de l'efficacité du travail
mis en œuvre.
Il en résulte, en premier lieu, que le prix normal est plus
ou moins modifié, par un môme changement survenu dans
le prix du travail, suivant que le travail employé se trouve
moins ou plus i^fBcace, ou qu'il en faut une plus ou moins
grande quantité; en second lieu, que le eoût de la main
556 CIRCULATION DE U RICHESSE.
d*œuvre employée, par conséquent le prix normal, peut se
trouver modifié par le seul changement de refBcacité ou de
la quantité du travail, sans que le prix de ce travail ait dimi-
nué ou augmenté.
Deux pays, B et G, fournissent un même genre de produit,
mais le travail employé étant deux fois aussi efficace dans le
paysB que dans le pays C, les ouvriers de celui-ci mettent
deux jours à exécuter la quantité de ce produit que les
ouvriers de celui-là font en un jour. Si nous supposons que
le prix de la main-d'œuvre, dans ces deux pays, s'élève de
2 francs par journée à 5 francs, cette augmentation afTeclera
moins le prix normal du produit en question dans le pays 6,
que dans le pays G, parce qu elle agira sur une quantité de
produits plus considérable.
Si nous supposons que, le prix du travail en question
demeurant le même, son efficacité, qui était d^abord égale
dans les deux pays, devienne double pour B, le prix normal
devra diminuer dans ce dernier pays» puisque le prix de la
main-d'œuvre employée s*y trouvera réparti sur une quantité
double de produits.
M. J. St. Mill, qui a le premier mis en lumière cette vé-
rité importante, trouve dans le coût de la main-d'œuvre em-
ployée jusqu'à trois éléments distincts, et il a théoriquemeut
raison.
En effet, si Ton suppose que le producteur achète Tappro-
visionnement dont il a besoin et le donne en échange de la
main-d'œuvre qu'il emploie, la dépense totale de cette main-
d'œuvre dépendra pour lui du prix de l'approvisionnement,
de la quantité qu'il en devra donner pour une quantité déter-
minée de travail, et de la quantité de produits qu'il obtiendra
par cette quantité de travail employée.
Représentons par le prix du blé celui de l'approvisionne-
ment total. Si^ le prix du travail étant d'un hectolitre de blé
pour dix journées de travail et la quantité de produits obte-
nue par ces dix journées étant représentée par le chiffre 100,
VAMATIONS DES PRIX. 357
le prix du blé vient à s*élever de 20 francs rbectolitre à
30 francs, la dépense en main-d'œuvre sera certainement
augmentée, puisque 400 de produits coûteront 30 francs au
lieu de 20. Si c'est le prix seul du travail quis'accrotl, la va-
leur des dix journées s'élevant par exemple à un hectolitre et
demi de blé, la dépense en main-d'œuvre sera pareillement
augmentée et dans la même proportion, car les 100 de pro-
duits coûteront 30 francs au lieu de 20. Enfin, si c'est la
quantité du travail employé qui se modifie, soit parce que
son efficacité a diminué, soit parce que son concours dans la
production a augmenté, la quantité de produits obtenue par
dix journées de travail se trouvant réduite par exemple à 75,
la dépense en main-d'œuvre augmentera aussi, puisqu'une
quantité 100 de produits coûtera désormais 25 francs au lieu
de 20».
Cependant lorsque, pour se rapprocher de la réalité, on
suppose que le producteur, au lieu d'acheter l'approvision-
nement nécessaire, achète directement la main-d'œuvre dont
il a besoin, il est évident que le prix de la main-d'œuvre re-
présente à la fois le prix de l'approvisionnement et la quantité
d'approvisionnement que vaut le travail^ de sorte que ces
deux éléments n'en forment plus qu'un seul. Dans l'hypo-
thèse ci-dessus, le prix du travail, qui est d'abord de 20 francs
pour 10 journées, c'est-à-dire de 2 francs par journée, sera
porté à 3 francs, soit que le prix du blé s'élève à 30 francs
l'hectolitre, soit que la valeur du travail s'élève à 30 décili-
tres, et il serait porté à 4 fr. 50 c. par le concours simultané
de ces deux causes.
Aiusi : prix du travail, quantité du travail, voilà les deux
éléments réels de ce que coûte la main-d'œuvre.
1 Appelons a le prix de rapprovisionnemcnt nécessaire, t la quantité de travail
correspondante, p la quantité de produit obtenue par ce tratail, m le coAt total de
a t
la main-d'œuvre. Celui-ci a pour expression la formule m = — , dans laquelle on
ne peul changer ni a, ni p, ni f, sans que m se trouve en même temps modifié.
358 GIRGULAnoif DE LA RfCtlESSE.
J'ai mentionné, dans le premier livre de cet ouvrage, les
causes qui peuvent augmenter l'efficacité du travail, sans
changer, comme le fait la division du travail, la forme des
opérations productives ou la distribution des efforts, sans
exiger par conséquent ni un accroissement préalable du ca*
pital, ni une extension immédiate de la production. Ces
causes n*en agissent pas moins sur le prix normal ded produits
et donnent par là une portée économique à de grandes ques-
tions , qui tirent d'un autre ordre d'idées leur principale
importance. L'éducation populaire, l'émancipation des tra-
vailleurs, esclaves ou serfs, contribuent, aussi bien que le
perfectionnement des machines, quoique moins visiblement,
à Taccroissement absolu de la richesse des nations.
Quand le prix normal d'un certain produit a été modifié
par une des causes dont je viens de parler, ce nouveau prix
devient toujours virtuellement, pour tous les produits de la
même espèce, le prix normal de l'actualité, Texpressioû de la
somme d'efforts que ces produits représentent, le régulateur
de leur prix courant, quoique une partie de ceux qui sont
offerts aient été extraits ou fabriqués à d'autres époques et
dans des conditions différentes.
Il résulte de là que les facteurs du prix normal sont aussi
les prix de l'actualité, les prix courants des divers éléments du
capital. Quand le prix du fer entre comme élément dans le
prix normal d'un produit, c'est le prix actuel du fer, c'est ce
que coûte le fer brut ou le fer façonné aux producteurs qui
doivent l'acheter pour l'employer comme matière première
ou comme instrument; or, il leur coûte ce qu'il vaut actuel-
lement, sur le marché oh ils ont à se pourvoir.
Ainsi, le prix normal peut se trouver exposé à de faibles
oscillations temporaires, provenant des variations temporaires
que subissent les facteurs qui le constituent.
D'un autre côté, pour tous les produits dont l'offre peut
s'accroître indéfiniment à des conditions constantes, c'est-à-
dire en général pour les produits de fabrication à l'égard
VARIATIONS DEd PRIX. 359
desquels la concurrence est libre , le prix courant a pour
régulateur, si, comme il arrive souvent, les producteurs ne
fabriquent pas tous dans des conditions identiques, la pro«
duction la plud économique de Taclualité.
Supposons qu'une certaine étoffe soit produite par divers
fabricants, dans des conditions diverses, qui en élèvent le prix
normal, pour les uns, à 49 francs, pour d'autres, à 20 francs,
pour d'autres encore, à 21 francs. Comme la production à
laquelle correspond le prix normal de 19 francs peut s'accroître
indéfiniment et qu'elle est, en présence d'un prix courant
quelconque , la plus avantageuse des trois pour les producteurs,
ce sera par celle production que l'offre s'étendra, que le prix
normal sera déterminé et que seront réglées les oscillations
du prix courant.
Cette différence entre les conditions de travail de divers
producteurs ne peut jamais être portée bien loin, car les fa-
bricants les moins favorisés sont toujours libres de changer
d'industrie, ou de se placer dans de meilleures conditions.
Lorsqu'un progrès industriel s'accomplit dans une branche
de la production, les premiers qui peuvent l'appliquer et en
profiter sont ordinairement ceux qui disposent des plus forts
capitaux, et ceux-lîi rendent bientôt impossible la concur-
rence de beaucoup d'autres. En général, les capitaux les plus
considérables, grâce li l'avantage que procure toujours la
production en grand, étant les plus économiques à exploiter,
tendent, par l'abaissement du prix normal , à exclure peu
à peu du marché les producteur qui disposent de capitaux
naoindres. C'est ainsi que la grande fabrication remplace la
petite, que les conditions moyennes disparaissent dans cer-
taines branches d'industrie, et que l'aclivité économique
va se concentrant de plus en plus dans les grandes entre-
prises.
Ceci me conduirait à mentionner un facteur du prix nor-
mal dont j'ai fait abstraction jusqu'à présent, celui qui résulte
des conditions sous lesquelles se forme et s'accumule le capital
560 GIRGULATIOlf DE LA RIGHES8C.
nécessaire à la production; car, en parlant plus haut des
eflbrts d'abstinence qui s'appliquent au capital {fixe pendant
la production y je n'ai rien dit de ceux qui s'appliquent au
capital entier jusqu'au moment où la production te mit en
œuvre.
Mais ces questions, de même que plusieurs autres qui se
rattachent au sujet traité dans la présente section, doivent
être renvoyées au livre suivant» parce que les faits de circula-
tion qu'elles concernent, notamment les divers iacteuis du
prix normal , sont en même temps des phénomènes de distri-
bution, qu'il faut avoir analysés comme tels pour compren-
dre nettement le rôle qu'ils jouent dans la déteroiiiiation
des prix.
SBGTION III.
Effets généraux da déir^oppement éeottom^pae tfuw let fpfx.
L'histoire des prix offre quelques faits généraux et une mul-
titude de faits particuliers, intéressants pour Tapplication
des théories économiques; mais les premiers seuls peuvent
entrer dans le plan d*un ouvrage qui doit embrasser l'eQ-
semble de la science.
Pour éviter toute confusion, je dois avertir le ieclear que
les variations de prix dont je vais parler sont relatives, uon
absolues. L'élévation et l'abaissement absolus des prix, d'é-
poque en époque, dépendent autant des valeurs successives
du numéraire que des valeurs dont le numéraire fournit l'ex-
pression et la mesure. Or, comme la valeur du numéraire va
se modifiant aussi avec le développement économique, sous
rinfluence de causes qui lui sont propres, et qui, bien qu'elles
tendent généralement à l'abaisser, impriment à cet abaisse-
ment une marche irrégulière, tantôt accélérée^ tantôt rakotie
ou interrompue, l'action des causes qui modifient les prix
absolus est rendue par là très-inégale d'époque en époque et
VARUTIONS DES PRIX. 361
se. trouve souvent neutralisée par les fluctuations parallèles
de ia valeur du numéraire.
Mais, à chaque époque^ les valeurs générales des diverses
espaces de produits ont entre elles des rapports, que le nu-
méraire alors circulant fournit le moyen d'exprimer exacte-
ment et commodément, et ce sont ces rapports, en d'autres
termes les prix relatife des choses échangeables, qui, sous
rinfluence du développement économique, subissent les mo-
difications successives dont il va être question.
I. A mesure que la société avance dans son développement
économique, c'est-à-dire à mesure qu'elle devient plus nom-
breuse et plus riche, le prix des produits bruts tend générale-
ment à s'élever, celui des produits manufacturés à s'abaisser.
Pendant le premier stage qui suit rétablissement fixe d'une
société sur un territoire encore inculte, la population, se
trouvant clair-semée sur une vaste étendue de fonds produc-
tifs, en tire facilement les produits bruts dont elle a besoin,
en se bornant à exploiter les portions de ce domaine qui
eûgent le moins d'avances pour devenir productives et en
recevant de la nature tout ce que celle-ci peut produire spon-
tanément.
D'un autre côté, ce premier stage est celui de l'enfance pour
tous les arts mécaniques et pour les sciences qui en éclairent
et en assurent le développement. La répartition même des
traTaux, cette première condition de leur efficacité, ce pre-
mier de tous les progrès industriels, rencontre des obstacles
soit dans la rareté et la difficulté des communications, soit
dans l'insufiisance des capitaux disponibles, que l'absence de
crédit empêche d^ailleurs de circuler parmi les producteurs.
Pour sortir de ce stage, il faut que la société s'accroisse en
nombre, qu'elle s'agglomère dans certains lieux, qu'elle ac-
eumule du capital, qu'elle perfectionne ses institutions. Or,
tout cela ne peut avoir lieu sans que, d'un côté, l'exploitation
des fonds productifs devienne plus onéreuse en s'étendant à
des portions de moins en moins fécondes du territoire, ou en
362 CIRCULATION DE LA RlCMSSE.
demandant aux fond» déjà exploités une quantité croissante
de produits , et que , d'un autre côté, les industries de fa-
brication entrent dans une Toie de progrès, où leur produc-
tion devient nécessairement de plus en plus économique, où
leurs produits, par conséquent, vont diminuant de valeur
relativement À ceux des industries extracttves.
Ce double résultat est attesté par les prix actuels des deux
classes de produits dans les pays les plus avancés de l'Europe
moderne, quand on les compare aux prix des époques anté-
rieures; il se manifeste d'ailleurs dans le commerce qui s*est
toujours fait, qui se fait encore de nos jours, entre les pays
économiquement les plus développés et ceux qui sont de-
meurés en arrière du progrès général, ceux-ci donnant tou-
jours leurs produits bruts en échange des produits manufac-
turés de ceux-là.
II. Parmi les produits bruts, ceux dont le prix s'aëcrott le
plus rapidement et s'élève le plus haut sont les produits dont
l'extraction^ pendant le premier stage, e)tigeÀit le tnolns d'a-
vances et embrassait le plus d'espace, notamment ceux des
forêts, des prairies naturelles, des landes incultes, et par
contre-coup la viande, le gibier, etc.
Les fonds productifs dont l'exploitation met en œuvré le
moins de capital disponible et les travaux les plus simples et
les plus uniformes sont naturellement les premiers que la po-
pulation, à mesure qu'elle s'accrott, met à contribution pour
sa nourriture et ses autres besoins physiques; aussi ces fonds
productifs ne tardent-ils guère à être exploités sur toute leur
étendue. Mais, à dater de ce moment, deux causes concourent
à élever rapidement les prix de leurs produits.
En premier lieu, la demande s'en accroît constamment,
sans que l'offre puisse augmenter. A mesure que la popula-
tion va croissant, elle consomme plus de viande, plus de
gibier, plus de bois, etc., et comme les fonds productifs d*où
elle tire ces choses ne peuvent ni s'étendre, ni devenir plus
féconds, l'offre s'arrête et les prix, n'étant plus déterminés
VAAUTIONS DEd VR». 365
que par riotensiié dô la demande, s'élètenl ateo le nombre
et la riohe8S0 des consommateurs.
En second lieu , Toffre de ces produits, loin de pouvoir
augmenter^ doijt au contraire diminuer à mesure que la de*
mande s'acoroU^ parce que la demande des produits qui
exigent une élaboration préalable du sol s'accrott en même
temps et amène la transformation graduelle des tenues in--
cultes en terres arables^ Textension gitidueile de la culture
aux dépens des bruyères» des pâturages, des forêts. Les pro«
duits de Tespèce mentionnée se trouvant ainsi d'autant moins
offerts qu'ils sont plus demandés, Télévation de leur prix doit
nécessairement être rapide et continuer jusqu'au moment
où il deviendra aussi avantageux de les produire que d'é*
tendre la culture aux espaces qui les fournissent.
Ce moment arrive d'abord pour les plantes fourragères,
dont la culture, même artificielle, devient très-tftt un appen-
dice nécessaire de celle des céréales, soit ôomme assolement,
soit comme source d'engrais; il arrive ensuite pour les bois
de construction et de chautTage ; il arriverait aussi pour le
gibier, si l'entretien de parcs et de landes incultes pour cet
usage devenait profitable.
III. Les premiers produits bruts dont le prix s'élève sont
ceux qui se prêtent le mieux au transport et qui) par cette
raison, deviennent les premiers objets du commerce interna*
tional; par exemple, les peaux, les orins, les plumes, les
dents» les cornes, la poix, la résine, la potasse des forêts^ etCé
La raison en est simple. Ces produits obtiennent dès l'ori-
gine un marché plus étendu que celui des autres, par consé*
quant ils répondent à une demande plus forte. Aussi n'est*il
point rare, quoique les produits en question ne soient, chez
les nations avancées, que des produits accessoires, qu'ils
aient joué primitivement, qu'ils jouent encore dans certains
pays neufs le rôle de produits principauXé
IV. Les produits bruts dont le prix s'élève le moins sont
ceux dont la production, dès le premier stage du développe-*
364 GIRCULATIOM DE LA RICHESSE.
ment économique, exige le plus d'avances, notamment les
végétaux non indigènes et les substances minérales qui ne
s'exploitent pas à ciel ouvert. A l'égard de cette espèce de
produits, reflet de la fécondité décroissante des fonds pro-
ductifs est en partie neutralisé par celui de l'abondance crois-
sante des capitaux. D'ailleurs, comme tes industries qui les
fournissent sont en même temps celles dont les travaux pré-
sentent le moins de simplicité et d'uniformité, les progrès de
la science et de l'art tendent constamment à y rendre la pro-
duction plus économique.
En comparant les prix actuels de la viande et du blé avec
ceux des époques antérieures, on a constaté que, dans le cours
d'une même période, le prix de la viande s'est élevé dans le
rapport de 1 à 10, celui du blé dans le rapport seuiement
de 1 à 2.
V. Les produits manufacturés dont le prix s'abaisse le plus
avec les progrès du développement économique sont ceux
dont la consommation, et par conséquent la demande efTec-
tive, peut s'accroître le plus aisément.
Ou a vu plus haut, dans le chapitre cinquième et dans les
précédentes sections, à quelles conditions est attaché l'ac-
croissement de la consommation et comment la possibilité
de cet accroissement influe sur les prix, en permettant Tap-
plication des perfectionnements industriels qui ne peuvent
s'accomplir sans amener un accroissement immédiat de la
production. Il serait donc superflu, pour l'intelligence du fait
général qui en résulte, d'entrer ici dans de plus amples ex-
plications.
VI. Le prix d'un produit manufacturé tend d'autant plu?
à s'abaisser, que les matières premières dont il est formé ont
moins de valeur relativement au produit total.
Toute matière première, ayant été nécessairement extraite
d'un fonds productif, est soumise à l'action des causes géné-
rales qui tendent à élever d'époque en époque le prix des pro-
duits bruts, tandis que les moyens par lesquels la production
VARIATIONS DES PRIX. 365
est rendue de plus en plus économique dans les industries de
fabrication» et qui ont ainsi pour effet d'abaisser successive-
meut le prix des produits manufacturés, agissent essentielle-
ment sur les instruments de travail et sur la main-d'œuvre ;
ce sont des économies dlnstruments et de travail. Les prix
des produits manufacturés tendent donc en même temps à
s'élever, par le renchérissement de la matière première, et
à s'abaisser, par le perfectionnement des moyens de produc-
tion. Or, le résultat de ces deux tendances contraires doit
évidemment dépendre du degré d'action que chacune d'elles
peut exercer, par conséquent de la part pour laquelle le prix
des matières premières et ceux des autres éléments du capital
coatribuent à former le prix normal de la chose produite.
Supposons qu'à une certaine époque le prix des matières
premières qui entrent dans la fabrication du pain soit, au
prix total de ce produit, dans le rapport de 2 à 3, tandis que,
pour un autre produit, tel que la dentelle, ce même rapport
sera de 1 à 1,000. Si le prix des matières premières vient à
doubler pour chacun de ces deux produits, le prix du pain
s^élèvera dans le rapport de 3 à 5, celui de la dentelle dans le
rapport seulement de 1^000 à 1,001. Le renchérissement
sera considérable pour le pain, presque nul et insensible pour
la dentelle.
Si, dans le même temps, la dépense des moyens de produc-
tion s*abaisse de moitié pour chaque produit, le renchérisse-
ment sera encore, pour le pain, dans le rapport de 6 à 9, c'est-
à-dire de 50 pour 100, tandis que le prix de la dentelle, au
lieu de s'élever, s'abaissera ; il diminuera presque de la moi-
tiéy puisqu'il tombera de 1 ,000 à 501 .
Ainsi, la tendance à l'abaissement des prix peut se trouver,
pendant une période déterminée du développement écono-
mique et à l'égard de certains produits manufacturés, com-
plètement neutralisée, et même plus que neutralisée par le
renchérissement des matières premières. On cite comme
exemples de produits manufacturés dont le prix s'est élevé
366 cmciMTioN ps u iooiesse.
par cette eause, au lieu de s abaisser, pendant le oours du
dernier siècle, les soieries, la verrerie, les ouvrages de sellerie
et d'autres encore,
VIL Les progrès qui s'accomplissent dans Tart de la navi-
gation, ceux en général par lesquels s'améliorent et se mul-
tiplient les relations de peuple à peuple, ont pour effet
d'abaisser, pour chaque pays, le prix des produita, bruts ou
manufacturés, qu'il tire exclusivement du dehors, et de l'a-
baisser d'autant plus que ces produits viennent de contrées
plus lointaines. L'histoire des prix atteste, par exemple, que
ceux des marchandises du Levant ont subi en Europe des mo-
difications importantes dans le sens de la baisse, chaque fois
que le commerce de ces marchandises a pu ôtre affranchi de
quelque notable portion des trajets par terre, que Tétat arriéré
de la science et de Tart nautiques, joint à la rudesse des m<eurs
publiques et des relations internationales, lui a?ait jadis
imposés.
C'est grâce à de tels progrès, c'est en général aux pas de
géant qu'a faits la civilisation depuis trois sièolea, que laci^
culation internationale, en d'autres termes la production in-
directe, est arrivée à occuper, dans la vie économique des
sociétés, la place considérable que nous lui voyons occuper
aujourd'hui, et qui sera caractérisée, puis expliquée dans les
deux chapitres suivants.
CHAPITRE VU.
DES INDUSTRIES DE CIRCULATION.
Les industries de circulation se composent des divers ira-
vaux qui sont nécessaires pour opérer les transports et pour
accomplir les échanges. Elles sont toutes comprises dans ce
qu on aj^elle en langage ordinaire le commerce.
lien est qui s'occupent exclusivement du transport, comme
celles du voilurier, du batelier, du porte-faix, ou exclusive-
ment de l'échange, comme celles du banquier, du changeur,
du marchand ep détail ; tandis que d'autres embrassent les
deux espèces de travaux, comme celles du colporteur, du
con^missiopnaire, etc.
Les produits des industries de circulation sont des services,
mais des services économiqiies, c'est-à-dire des services qui
concourent directement à In production et à raccumulation
de la richesse, ainsi que je Tai suffisamment expliqué dans le
premier livre de cet ouvrage.
Du reste, ces services existent au)( mêmes conditions que
les produits, car le commerce exige, comme la production,
du travail actuel et des capitaux, en d'autres termes, des ef-
forts de travail et des efforts d'abstinence; et, comme ces ser-
vices peuvent s'échanger , et s'échangent continuellement,
soit contre des produits, soit contre d'autres services, soit
contre du numéraire, ils ont, aussi bien que les produits, leur
valeur d'échange et leur valeur normale, leur prix normal et
leur prix courant, valeurs et prix déterminés par les mêmes
causes et sujets aux mêmes variations, temporaires ou perma-
568 CIRCUUTIOM DE LA RICHESSE.
nentes, que les valeurs et les prix des divers produits dont se
compose la richesse.
Enfin, puisque les services dont il s'agit s'échangent, ils
circulent eux-mêmes ; or, cette circulation des services de
circulation, cette circulation élevée en quelque sorte à la se-
conde puissance, devient à son tour fobj et, au moins partiel,
de certaines industries, notamment de l'industrie des cour-
tiers, de celle des commis voyageurs, de celle des ban-
quiers, etc.
Le but immédiat des services de transport étant la locomo-
tion des choses échangeables, et cette lomotion étant aussi
nécessaire pour la consommation des services que pour celle
des produits, le transport doit s'appliquer à toutes les espèces
de services transportables, mais c'est en transportant les per-
sonnes qu'on transporte les services qu'elles peuvent rendre.
Lorsque des fabricants, des négociants, des ouvriers voya-
gent pour l'exercice de leur industrie, lorsqu'une troupe
d'acteurs ou de musiciens se transporte de lieu en lieu pour
donner des représentations ou des concerts, il y a locomotion
de services, aussi bien que de personnes, locomotion effec-
tuée tantôt par les personnes transportées elles-mêmes, si
par exemple elles voyagent à pied, tantôt par un entrepre-
neur de circulation qui en fait son affaire.
L'échange ne pouvantseréaliserque si une offre effective et
une demande effective égales se rencontrent, les services d'é-
change consistent essentiellement à opérer le rapprochement
des offres et des demandes, à faciliter, à procurer les rencontres
d'offres et de demandes égales. Le commerce fait connaître aux
consommateurs les offres des producteurs ; aux producteurs,
les demandes desconsommateurs.il accomplit le premier ser-
vice tantôt en recueillant et en formulant, pour chaque con-
sommateur,lesoiîresdiverses de nombreux producteurs, tantôt
en achetant d'avance et en offrant lui-même aux consomma-
teurs un ensemble, un assortiment des choses diverses qui
sont offertes par les divers producteurs; il accomplit le se-
INDUSTBIBS DE GlRCULATIOff. oGO
cQnd service, tantôt en recueillant et en formulant, pour cha-
que producteur, les demandes émanant de divers consomma-
teurs, tantôt en demandant et en achetant lui-même des
producteurs un ensemble de choses diverses, qui sont de-
mandées par divers consommateurs.
Le commerce des produits,, qui est celui dont la science
économique doit spécialement s'occuper, se divise en autant
d'industries diverses quil y a d'espèces diverses de produits
et de moyens de transport distincts; mais, comme les laits
complexes abondent toujours dans les réalités de là vie écono-
mique, les entreprises qui font à la ibis le commerce de plu-
sieurs sortes de produits sont partout nombreuses.
Envisagé dans ses eiïets immédiats, le commerce est ou
intérieur, ou extérieur, suivant que la circulation qu'il opère
se renferme dans les limites de notre pays, ou qu'elle les dé-
passe; et le commerce extérieur^ ou international, est à son
tour commerce d'approvisionnement, ou commerce de spécu-
lation, suivant qu'il a pour résultat d'approvisionner notre
pays de produits étrangers, ou qu'il accomplit une circulation
purement extérieure.
Enfin, le commerce, en tant qu'il s'occupe exclusivement
des échanges , le négoce proprement dit se divise aussi en
deux branches, dont l'une, le commerce en gros, achète di-
rectement des producteurs ; l'autre, le commerce de détail,
vend directement aux consommateui*s les produits, nationaux
ou étrangers, que le commerce en gros ne fournit directement
qu'aux détaillants et que ceux-ci ne reçoivent directement
que du commerce en gros.
Le commerce intérieur est d'autant plus important que le
pays estplus étendu, ou, plus exactement, qu'il renferme plus
de régions distinctes, ayant des aptitudes productives diverses
et des besoinsdifTérents. L'importance du commerce extérieur
s'accroît, au contraire, àmesurequ'un pays se trouve renfermé
dans des limites plus étroites, ou que les aptitudes productives*
de son sol et les besoins de ses habitants sont plus homogènes.
370 CIRCULATtON DE LA RICHESSE.
Dans un pays tel que laFrance, la valeur totale des produits
qui se transportent et s'échangent dans Tintérieur dépasse
toujours énormément celle des produits qui sont importés»
exportés, ou seulement transportés par le commerce exté-
rieur; tandis que , dans un pays tel que la république de
Hambourg, dont le territoire ne comprend guère qu'une ville
avec sa banlieue, le commerce extérieur peut surpasser de
beaucoup en importance le commerce intérieur et devenir
pour les habitants la source de richesse la plus abondante.
Adam Smith et après lui J.-B. Say ont fait très-bien res-
sortir cette importance relative du commerce intérieur pour
les grands pays, et Adam Smith signale avec raison, comme
un avantage inhérent à ce commerce, le fait que chaque
échange de produits nationaux contre des produits nationaux
remplace à la fois, par conséquent rend de nouveau disponi-
bles et productives deux portions du capital dont dispose
rindustrie nationale, tandis qu'un échange de tnéme valeur,
accompli par le commerce international, ne remplace qu'une
seule de ces mêmes portions.
« Le commerce, dit-il, qui envoie à Londres des ouvrages
<x de fabrique écossaise et rapporte à Edimbourg du blé an-
a glais et des ouvrages de fabrique anglaise, remplace néces-
« sairement, dans cette opération, deux capitaux appartenant
« à des habitants de la Grande-Bretagne, et qui ont tous les
(f deux été employés dans l'agriculture ou dans les manufac-
« tures de la Grande-Bretagne. Le commerce qui envoie en
a Portugal des marchandises anglaises et qui. rapporte en
a Angleterre des marchandises portugaise sne remplace, dans
<( cette opération, qu'un seul capital anglais; l'autre est un
« capital portugais. »
Toutefois, J.-B. Say se trompe lorsqu'il range, parmi les
motifs de préférence qui militent en faveur du commerce in-
térieur, la quantité de travail que ce commerce fournit et la
somme de bénéfices qu'il procure aut travailleurs et aux ca-
pitalistes du pays.
IKDOâTRIES DE GIRGUUTIOM. 371
Le commerce est sans doute une source de richesse et de
satisfactions; mais il est eu même temps, par les efforts de
travail et d'abstiuence qu'il exige, une charge, qui pèse sur
les satisfactions que nous procure la richesse, et qui pèse
d'autant plus que le commerce fournit plus de travail et donne
plus de bénéfices. Or, c'est notre pays qui supporte entière-
ment la charge de son commerce intérieur, puisque c*est dans
notre pays que se consomment les objets de ce commerce.
Nous payons en qualité de consommateurs ce que rapporte
le commerce intérieur à ceux qui le font, c'est-à-dire ce qu'il
nous rapporte à nous-mêmes en notre qualité de commer-
çatits, et, comme le capital et l'activité que noiis y consacrons
pourraient s'appliquer autrement si ce commerce ne les em-
ployait pas, nous sommes intéressés, non pas à ce qu*il en
absorbe le plus, mais à ce quMl en absorbe le moins pos-
sible, en d'autres termes, à ce qu'il nous coûte et par consé-
quent nous rapporte le moins possible.
La même chose peut se dire du commerce extérieur d'im-
portation, car c'est notre pays qui en supporte pareillement
toute la charge.
Dans le cas, au contraire, du commerce d'exportation et
dans le cas du commerce extérieur de spéculation, la charge
pèse entièrement sur l'étranger, non sur nous; elle est sup-
portée, dans le premier, par les consommateurs des pays qui
reçoivent nos importations, dans l'autre, par les consomma-
teurs des divers pays entre lesquels nous faisons le com-
merce. Si donc l'emploi que ces deux commerces fournissent à
nos capitaux et à notre activité nous est avantageux, il le sera
d'autant plus qu'il occupera plus de travailleurs et donnera
plus de bénéfices.
Lorsqu'une nation emploie une partie de ses capitaux et
de ses travailleurs à exporter les produits de son sol et de ses
manufactures, c'est parce qu'elle ne pourrait les employer
plus avantageusement d'une autre manière, et alors elle est
iuléressée, sans contredit, à ce que celte application de ses
372 CIRCUUTION DE LA RICHESSE.
forces productives entretienne le plus de travailleurs et pro«
cure le plus de bénéfices possible.
Il en est de même lorsqu'un pays consacre une partie de
ses forces productives à faire le commerce maritime entre
deux pays étrangers, lorsque la Hollande, par exemple, em-
ploie sa marine marchande à opérer l'échange des fers de la
Suède contre les laines de TEspagne, ou des vins de la France
contrôles cuirs de la Russie, soit qu'elle achète ces marchan-
dises dans les pays producteurs, pour les revendre dans les
pays consommateurs, soit qu'elle se borne à les transporter
des uns dans les autres.
Tout commerce , quels qu'en soient les effets immédiats,
emploie nécessairement une certaine somme d'efforts d'absti-
nence et de travail, sans laquelle ces effets immédiats ne
pourraient se réaliser, ni les objets de ce commerce être livrés
aux consommateurs; somme qui s'ajoute, par conséquent, à
la valeur normale des produits, et qui élève plus ou moins
cette valeur, suivant le nombre et la difficulté des opérations
d'échange et de transport accomplies.
En général, les avances des producteurs de services, no-
tamment des entrepreneurs de circulation, ne se réalisant
que sous forme d'instruments ou d'approvisionnement, con-
stituent un vrai capital effectif. Cependant, le marchand fait
aussi une avance lorsqu'il achète des marchandises pour les
revendre, et, quoique cette avance ne fonctionne pas entre
ses mains comme capital, c'est-à-dire comme instrument,
comme approvisionnement ou comme matière première, elle
n'en représente pas moins pour lui des efforts de travail et
d'abstinence. Un fonds de marchandises est, pour la société,
une richesse disponible, qui s'ajoutera plus tard, soit à son
fonds de consommation, soit à son capital effectif; mais le
marchand qui en dispose y applique sans contredit un travail
économique, et en tire par conséquent un profit, comme je
l'expliquerai dans le livre suivant.
Le commerce peut ne se composer que d'une seule opéra-
INDUSTRIES DE CIRCULATION. 373
tion; c'est ce qui arrive lorsqu'un producteur transmet di-
rectement son produit aux consommateurs^ Mais souvent la
consommation ne peut avoir lieu qu'après une série de trans-
ports et d'échanges alternatifs. Le coton brut de l'Amérique
ne parvient au âlateur suisse, qui doit le consommer comme
matière première dans son industrie, qu'après avoir été acheté
en Amérique, transporté et vendu dans un port d'Europe,
puis transporté de nouveau et vendu, peut-être à plusieurs
reprises, par des agents commerciaux intermédiaires. Le caté
des Antilles n'arrive aux consommateurs européens, qui
achètent cette denrée par petites quantités du marchand le
plus voisin , qu'à travers une longue chaîne d'agents de
transport et d'échange , dont ce marchand est le dernier
anneau.
Il suit de là que le prix d'une chose varie suivant le lieu où
elle est mise en vente et va croissant à mesure qu'il se charge
de plus de frais commerciaux. Le prix d'une même quantité
d'un même produit peut aussi n'être pas le même dans
un même lieu , pour deux consommateurs , si l'un des
deux l'obtient par une circulation moins compliquée que
Tautre.
Deux particuliers deZurich consomment la même quantité
de café; mais l'un des deux en achète cent livres à la fois,
qu'il fait venir directement de la Martinique à son adresse et
à ses frais ; l'autre n'en achète qu'une ou deux livres à la fois,
chez un détaillant de son voisinage. Le secondâtes mêmes
frais de transport à payer que le premier, et de plus, beaucoup
de frais d'échanges intermédiaires, dont le premier est dis-
> Qaoiqae cette transmission directe ne constitue pas tonjouriï un acte de com-
merce, dans le sens légal de ce mot^ elle en présente toujours le caractère pour la
science économique, parce qu'elle constitue toujours un acte de circulation. Le
sens légal est subjectif; le sens économique est objectif. Un agriculteur qui vend
son blé on son irin ne fait pas un acte de commerce aux yeux de la loi, parce qu*n
n'a pas acbeté pour revendre ; il en fait un aux yeux de la science économique,
parce qu'il accomplit un transport et un écbange, parfaitement identiques à ceux
que le commerce aurait pu accomplir à sa place.
574 cmcuuTio» de la kipuessg.
pensé, puisque le producteur expédie directement à celui-ci
la marchandiâe.
Cependant, il faut que cette économie apparente soit en
réalité illusoire, car elle ne se pratique point, et on trouverait
difficilement, à Zurich ou ailleurs, des consommateurs euro*
péens achetant immédiatement des producteurs les denrées
coloniales dont ils ont besoin. C'est que les frais de corres-
pondance, les frais de déballage et de conseryation, les chances
de destruction et d'avarie pendant le transport suffiraient
sans doute, avec la perte de temps et les embarras éventuels
qui en pourraient résulter, pour rendre cçtte expédition di-
recte plus onéreuse aux consommateurs que Tintervention
des agents commerciaux intermédiaires. Cette intervention,
n'étant imposée à personne, n'aurait pas lieu si elle nq $e
trouvait pas avantageuse, en définitive, pour ceux qui en sup-
portent les frais. Les consommateurs qui se plaignent du ren-
chérissement occasionné par le commerce, notamment par
(felui des détaillants, comme d'un tribut qui leur e^t imposé
par une organisation vicieuse, s'accusent donc eux«mémes et
ne peuvent être victimes, s'ils le sont réellement, que de leur
propre inertie et de leurs calculs erronés.
Il en serait autrement si le recours aux agents intermé-
diaires était imposé par une loi, comme il Test dan» cer-
tains cas exceptionnels, dont je dois renvoyer la mention et
l'examen à la seconde partie de cet ouvrage.
CHAPITRE VIII.
LOIS DE LA CIRCULATION INTERNATIONALE.
La circulation internationale, de même que la circulation
intérieure, a pour mobile l'intérêt des agents qui Taccom-
plissent; pour but, d'opérer les transports et les échanges
par lesquels la richesse produite est rendue disponible ; pour
résultat, de développer la production, en étendant et en multi-
pliant la consommation ; mais elle présente aussi certains ca-
ractères qui lui sont propres, et dont l'analyse conduit à des
lois économiques , aussi intéressantes à étudier en théorie,
que fécondes en conséquences pratiques.
C'est M. J. St. Mill qui a le premier approfondi et (nis
en lumière ce point de doctrine, dans up travail ' que je n'hé-
site pas à regarder comme le plus important et le plus origi-
nal dont la science économique se soit enrichie depuis une
vingtaine d'années. J'essayerai de présenter ces vérités avec
plus de méthode et de concision que lui, en suivant la marche
qui m'avait depuis longtemps conduit à les reconnaître, si-
non à les formuler expressément. .
Pour simplifier mon raisonnement, je ferai d'abord ab-
straction des frais d'importation et de toute intervention du
numéraire dans les échanges internationaux.
Dans l'intérieur d'un même pays, les conditions générales
de la production, sauf celles qui tiennent à la fécondité des
1 Essays on some unseitUd questions ofpoUHcal economy, London, i844.
Des indications moins précises et moins développées se trouvent déjii dans les
écrits de Bicardo, et surtout dans ceux de John Mili et de Senior.
576 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
fonds productifs, s'égalisent pour toutes les industries, parce
que les forces productives, c'est-à-dire les capitaux et l'acti-
vité dont le pays dispose, peuvent toujours se transporter et
affluer vers les emplois qui leur offrent le plus d'avantages.
Les produits de toute espèce, ceux mômes des industries
extractives, y acquièrent ainsi, aux différences près ré-
sultant des frais commerciaux et des variations temporaires
de chaque marché local, des valeurs relatives uniformes, qui
sont déterminées par les diverses sommes d'elTorts d'absti-
nence et de travail qu'exigent les divers produits, et qui
expriment par conséquent les rapports de ces sommes res-
pectives d'efforts.
Il en est autrement sur un marché qui embrasse plusieurs
pays, surtout lorsque ces pays n'ont ni les mêmes lois ni le
même gouvernement. Quoique les progrès de la civilisation
aient rendu bien plus générales et plus intimes qu'elles ne
l'étaient jadis les relations de peuple à peuple, il s'en faut
bien que le transfert des capitaux et des travailleurs d'un
pays dans un autre soit devenu assez facile et assez fréquent,
pour y égaliser les conditions générales de la production.
On peut observer ce fait jusque dans les relations qui exis-
tent entre de petits pays tout voisins, tels que les cantons
suisses, qui appartiennent à une même confédération et sont
soumis à un gouvernement central commun. La valeur rela-
tive des soieries et des draps fabriqués dans le canton de Zu-
rich est déterminée par Les frais de production respectifs des
soieries et des draps, parce que l'un de ces produits ne pour-
rait s'obtenir à des conditions meilleures quel'autre, sans que
les capitaux et les travailleurs employés à produire celui-ci
s'en détournassent pour s'appliquer à celui-Iàet ramenassent
ainsi l'équilibre. Mais les soieries fabriquées à Zurich et les
draps fabriqués à Saint-Gall peuvent être produits dans des
conditions constamment inégales, parce que ce transport des
forces productives n'a point lieu entre les deux pays. Par
conséquent la valeur relative de ces deux produits peut ne
LOIS DE LA CIRCULATION INTËBNATIONALË. 377
point exprimer le rapport de leurs frais de production res-
pectifs.
Quelle est donc, pour nous, la valeur normale d'un produit
étranger? C'est ce qu'il nous coûte, y compris les frais d'im-
portation; or, comme nous Tavons obtenu par un échange,
il nous coûte ce que nous a coûté le produit donné en
échange.
Si Zurich doit donner dix aunes de soieries pour obtenir
vingt aunes de drap, et que ces dix aunes de soierie lui coûtent
100 à produire, 100 y sera aussi la valeur normale de vingt
aunes de drap. L'aune de drap y aura la valeur normale
d'une demi-aune de soierie.
Ainsi, tous les produits que nous pouvons à volonté obte-
nir de l'étranger, ou produire nous-mêmes, ont pour nous
deux valeurs normales différentes, l'une nationale, l'autre
internationale. La première est déterminée par les frais de
production qu'ils nous coûteraient si nous les produisions
nous-mêmes; la seconde, par les frais de production du pro-
duit ou des produits que nous donnons en échange. Chaque
produit de ce genre a en outre sa valeur normale étrangère,
déterminée par les frais de production de l'industrie étrangère
qui nous le fournit.
Il résulte de ce qui précède que le commerce extérieur,
outre qu'il nous procure la jouissance de choses que nous ne
pouvons absolument pas produire nous-mêmes, peut en-
core nous être avantageux dans deux cas, savoir : 1° s'il existe
une chose que l'étranger produise à meilleur marché que
nous, en d'autres termes, un produit dont la valeur étran-
gère soit moindre que la valeur nationale ; pourvu que, dans
ce cas, nous ayons un autre produit que l'étranger veuille
recevoir en échange; ^ si, entre plusieurs choses que nous
produisons plus économiquement que l'étranger, nous pou-
vons donner, en échange des autres, celle à l'égard de laquelle
notre supériorité est la plus marquée-
Ce dernier avantage est d'autant plus grand que notre
ïïhï7Be:îty:
378 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
production s accomptit en général à de meilleures condi-
tions, pourvu que notre supériorité soit plus grande à l'égard
de l'objet que nous donnons en échange qu'à l'égard des
autres. Dans ce cas, la valeur internationale de chaque pro-
duit que nous recevons est inférieure à sa valeur nationale,
quelle que soit sa valeur étrangère.
Deux pays, X et Y, trafiquent entre eux d'un produit brut
et d'un produit manufacturé. B et M sont des quantités dé-
terminées de ces deux produits. Les chiffres 8, 10, 12 expri-
ment ce que coûtent * respectivement ces quantités a\\\ deux
pays X et Y, lorsqu'ils les produisent eux-mêmes.
X Y
12 B 10
8 M 10
X produisant B moins économiquement et M plus écono-
miquement qu'Y, les deux pays ont intérêt à trafiquer en-
semble-Sur quel pied se feront entre eux les échanges?
Si X donne 10 M, valant pour lui 80, à Y, pour lequel ils
valent 100, Y peut, sans y rien perdre, donner en échange
\0 B, qui valent également 100 pour lui, et quj valent 120
pour X. Dans ce cas, X obtiendra une valeur de 120 en échange
d'une valeur de 80 ; B ne lui coûtera, en réafité, que 8 et
non pas 12. Mais Y ne gagnera rien à rechange.
D'un autre côté, lorsque Y donne 10 B, valant pour lui 100,
à X, pour lequel ils valent 120, celui-ci peut, sans y rien
perdre, donner en échange 15 M, qui valent également 120
pour lui, et qui vaudront 150 pour Y. Sur ce pied, Y obtien-
drait une valeur de 150 en échange d'une valeur de 100;
M ne lui coûterait en réalité que 6,6 au lieu de 10. Mais X
ne gagnerait rien à l'échange.
Dans le premier cas, la valeur de B serait M, dans le second ,
1 J'eroploie indifférepimeDl ces expressions : ce qu'âne chose coûte à produire,
frais de production, avances de la production^ qui sont synonymes, et qui signi-
fient toujours la somme des efforts d^abytinence et de travail nécessaires pour
produire la chose.
LOIS DE U CIKCULATIOM INTERNATIOISALI::. 379
elle serait 5/2 M. Drds la réalité, elle sera détermiDéc par
rétat des offres et des demandes réciproques et se fixera entre
les deux termes indiqués. Si l'état du marché est tel que X
demande, par eiemple, 1 ,000 B en échange de 1 ,000 M, tandis
qu'Y n'offre 1,000 B qu'en échange de 1,600 M, la valeur
de B se fixera entre M et 3/2 M, car, l'échange ne pouvant
s'accomplir que si chaque demande devient égale à l'offre qui
lui correspond, il faut que la demande d'Y diminue ou que
l'offre d'X augmente, et cela ne peut avoir lieu sans que la
valeur de 1,000 B soit au-dessus de 1»000 M et la valeur de
1 ,500 M supérieure à 1 ,000 B.
X élève, par exemple, son offre à 1 ,250 M, Y abaisse sa de-
mande à ce chiffre, et, l'échange s'accomplissant sur ce pied,
la valeur de B se fixe à 5/4 M. Dans ce cas, X, donnant 1,250
M, qui lui coûtent 10,000, en échange de 1,000 B, qui lui
auraient coûté 12,000, gagne 2,000 par cet échange, et Y, don-
nant i ,000 B, qui lui coûtent 1 0,000, en échange de 1 ,250M,
qui lui auraient coûté 12,500, gagne 2,500.
Cet avantage se maniteste, comme on voit, pour les deux
pays, par une diminution de valeur de la chose qu'ils impor-
tent au lieu de la produira eux-mêmes ; cette chose a moins de
râleur relativementàcelle qu'ils exportent et àtoutes les autres.
Supposons, en second lieu, que dans le pays X un déve-
loppement de l'industrie abaisse les frais de production de B
à 9 et ceux de M à 6.
Y, dans cette hypothèse, recevant 1 ,000 M, qui valent pour
lui 10,000, peut livrer en échange 1,000 B, qui auraient
coûté à X 9,000, tandis que X, recevant 1,000 B, qui valent
pour lui 9,000, peut livrer en échange 1 ,500 M, qui auraient
coûté à Y 15,0()0. Ainsi la valeur de B, comme dans la pre-
mière hypothèse, a pour minimum M et pour maximum
3/2 M. Mais elle se fixera probablement entre ces deux termes,
et, si l'état des demandes respectives est tel que je l'ai supposé
dans la première hypothèse, la valeur de B sera 5/4 M, la
valeur de M 4/5 B.
V
580 CIRCUUTIOIS DE U RICHESSE.
Ainsi, l'avantage résultant de cette seconde hypothèse ne se
manifeste point par un changement de valeur de k chose im-
portée. M et B continuent d'avoir, pour Y et pour X, la même
valeur que dans la première hypothèse, relativement l'un à
l'autre et à toutes les autres choses. Cependant, il y a, pour
X, une diminution notable de la somme d'efforts employée à
produire B, car il obtient 1,000 B en échange de 1,250 M,
qui ne lui coûtent que 7,500, de sorte que B, au lieu de lui
coûter 10, comme dans la première hypothèse, ne lui coûte
que 7,50.
Pour Y, au contraire, il n'y a rien de changé ; il continue
de donner 1 ,000 B, c'est-à-dire une valeur de 10,000, en
échange de 1,250 M, qui lui coûtent 12,500, de sorte que M
lui coûte ' - , c'est-à-dire 8, comme dans la première hv-
1 ,250 "*
pothèse.
Dans cette seconde hypothèse aussi, le pays X trouve un
avantage à se procurer B par l'importation, quoique ce pro-
duit lui coûte moins qu'à Y. La valeur internationale de ce
produit est inférieure, pour X, à la valeur normale, quoique
celle-ci soit inférieure à la valeur étrangère.
Avant d'aller plus loin, formulons les trois premières lois
de la circulation internationale que nous venons de constater,
savoir :
I. Un pays qui iqiporte les choses qu'il produit moins éco-
nomiquement que l'étranger, en échange de choses qu'il
produit plus économiquement, obtient un avantage qui se
manifeste par une diminution de la valeur générale des pre-
mières.
II. Un pays qui produit plus économiquement qu'un autre,
obtient aussi en général ses importations plus économique-
ment. Sa production indirecte profite des progrès de sa pro-
duction directe.
III. Un pays peut gagnera importer les choses même qu'il
produit plus économiquement que l'étranger, s'il les obtient
LOIS DE LA CIRCULATION INTERNAnOMALE . 381
en échange de produits à l'égard desquels sa supériorité est
encore plus grande.
Supposons maintenant que X ait absolument besoin de
1,000 B, tandis qu'Y ne demande que 750 M et n'offre que
500 B en échange.
Dans cette hypothèse, l'échange ne peut s'accomplir que
pour 500 B, car la demande d'Y ne s'élèvera que si on lui
offre plus de 15 M pour 10 B, c'est-à-dire plus que 10 B ne
coûtent à produire dans le paysX. Mais s'il existe un autre
produit manufacturé, M', qui coûte à X autant, ou même un
peu plus qu'à Y, X pourra l'offrir pour une valeur moindre
en échange de 500 B, et obtenir alors les autres 500 pour
moins de 750 M, par exemple pour 625 M.
Admettons que le produit M' coûte 10 dans les deux pays,
de sorte que les conditions du commerce soient les suivantes :
X Y
12 B 10
10 M' 10
8 M 10
Si X donne 625 M, qui lui coûtent 5,000, et 575 M', qui
lui coûtent 5,750, en échange de 1,000 B, qui lui auraient
coûté 12,000, il gagne eticore 1 ,250 sur la valeur de B, tandis
qu Y, en donnant 500 B, qui lui coûtent 5,000, contre 625 M,
qui lui auraient coûté 6,250 et 500 B contre 575 M', qui lui
auraient coûté 5,750, gagne 1 ,250 sur la valeur de M et 750
sur la valeur de M'.
Dans cette hypothèse j comme dans les précédentes, comme
dans toutes celles où le commerce international se composera
d'échanges en nature, la valeur internationale des ôhoses
importées a pour expression la quantité des choses exportées
en échange, et la valeur de chaque portion des produits
importés est déterminée par cette équation. 500 B est la
valeur de 625 M ou de 575 M', et réciproquement 625 M,
ou 575 M', est la valeur de 500 B. Par conséquent M vaut
4/5 B, M' vaut 20/23 B, B vaut 5/4 M, ou 23/20 M' ; par
382 ' CIRCULATION BE LA RtCHB68E.
conséquent aussi, 625 M plus 575 M' valent 1,000 B, et in-
versement.
Ainsi» entre deux pays qui trafiquent isolémeni l'un Avec
l'autre, le commerce inlernational procure nécessaîremeûl à
chacun d'eux une somme d'importations, dont la valeur in-
ternaliouale est représentée par la somme de ses exportations,
et en tire non moins nécessairement une somme d'exporta-
tions, dont la valeur internationale est représentée par la
somme de ses importations.
Cette quatrième loi, qui est le fondement de toute la lhéon>
du libre échange, et que j'appellerai avec M. Mill l'équalion
du commerce international, n*est pas moins vraie lorsqu'on
l'applique à un pays dont la circulation internationale em-
brasse un ensemble quelconque d'autres pays, car l'inter-
vention d'un troisième trafiquant, dans l'hypothèse ci-déssus,
fournirait un moyen de plus d'équilibrer les importations
avec les exportations.
Supposons que ce tiers pays, Z, produise B et M aux con-
ditions suivantes :
X Y Z
B 12 10 H
M 8 10 9
Si X ne peut obtenir d'Y 1,000 B, dont il a besoin, ou ne
peut les obtenir qu'à des conditions inacceptables, il pourra,
au lieu d'ofiPrir un autre produit M', s'adresser au paysZ,
qui, de son côté, y trouvera un avantage évident. X pouiTa,
en échange de 500 B, qui lui coûteraient 6,000, ne donner
que 700 M, qui valent pour lui 5,600 ; tandis que Z, donnant
500 B, qui valent pour lui 5,500, en échange de 700 M, qui
valent pour lui 6,300, gagnera 800 par ce marché.
On peut donc généraliser la loi en question et la formuler
ainsi :
IV. Le commerce international d'un pays quelconque a
nécessairement pour résultat de lui fournir une somme d'im-
portations, dont la valeur internationale est représentée par
LOIS DE LA GiBGULATiOM lltTEftNATtONALE. 385
la somme totale de ses eîportations ; en d'autres termes, tout
pays échange nécessairement, par son commerce extérieur,
la totalité de ses exportations contre la totalité de ses impor-
tations. Je dirai plus loin quelle correction il y a lieu de faire
à cette formillë générale.
Pour rentrer» maintenant, dans les réalités de la vie pra-
tique, admettons rinterveution du numéraire avec toutes les
conséquences qui en découlent. Le commerce extérieur en
devient plus facile, mais il demeure soumis aux mêmes lois
et aboutit au même résultat. Je le démontrerai en me servant
d hypothèses analogues aux précédentes, où les chiffres
exprimeront désormais les valeur^ pécuniaires normales des
divers produits. Mais je dois d'abord rappeler au lecteur la
loi ci-dessus exposée de la circulation monétaire, en vertu de
laquelle la valeur du numéraire s'élève et par conséquent
les prix de toutes choses s'abaissent dans un pays, à mesure
que la quantité du numéraire circulant y diminue, ou que le
change lui devient défavorable, tandis que l'inverse a lieu
par les causes inverses ; car cette loi sert de base à tout le rai-
sonnement qui va suivre *.
Posons, en premier lieu, cette hypothèse :
X • Y
12 francs. B 10 francs.
1 0 francs .M 10 francs.
il est d'abord évident que X doit importer le produit B,
puisqu'il peut l'obtenir pour moins de 12 francs, peut-être
pour 10 francs, tandis qu'il lui en coûterait 12 pour le pro-
duire. Mais, avec l'échange en nature, cet avantage ne pou-
vait se réaliser que si Xavaituû produite exporter en échange.
' Lorsque deux pays ont une même mounaie, le transfert du numéraire, en
dehors des limites extrêmes que le change ne peut pas dépasser, ne présente au-
cune difficulté. Entre deux pays qui ont des monnaies métalliques différentes, lé
transfert a Ueu sous forme de lingots d'or ou d'argent et produit le même effet,
car l'offre de ces métaux ne peut pas diminuer ou augmenter sans que leur valeur
monétaire subisse des modifications inverses. Quant aux pays qui n'ont qu'un nu-
méraire de papier, la défkveur du change n'a pour eux aucunes limites.
584 CIRCULATION DE LA lilCftESSE.
Easera-t-il de même dans Thypothèse actuelte ? Oui, car si X
achète d'Y ie produit B, sans lui rien vendre» la quantité du
numéraire diminuant chez X, ou le change lui devenant dé-
favorable, il en résultera un abaissement de tous les prix,
tandis que les causes contraires produiront chez Y une hausse
générale ; de sorte que notre hypothèse pourra se trouver
modifiée de cette manière :
X Y
11 B 11
9 M 11
Alors rinfériorité de X, quant au produit B, étant effacée
et remplacée par une supériorité égale quant au produit M, Y
aura autant d'intérêt à importer M, que X en avait à importer
By et Téquilibre se rétablira ; puis, un état de choses inter-
médiaire finira par se réaliser et devenir permanent, par
exemple celui-ci :
X Y
11,50 B 10,50
9,50 M 10,50
X demandera moins de B que lorsque la différence des
prix était de 2 francs, Y demandera une quantité équivalente
de M, et les prix de toutes choses demeureront en permanence
un peu plus bas dans le pays X que dans le pays Y.
La première loi est donc vraie avec l'intervention du nu-
méraire, comme avec les échanges en nature.
Posons, en second lieut cette hypothèse:
X Y
9 B 10
6 M 10
c'est-à-dire, supposons X assez avancé dans son développement
économique, pour que les frais de production de B et de M
y soient seulement de 9 francs et de 6 francs.
Il en résulte que X est intéressé à vendre M, puisque, pour
une quantité déterminée de ce produit, il obtiendra plus qu'elle
ne lui coûte. Mais cette vente, accumulant le numéraire chez
LOIS DE LA CmCnUTlON INTERNATIONALE. 385
X, y fera hausser tous les prix, jusqu'à élever celui de B à 9,90,
celui de M à 6,60, tandis que la cause inverse, agissant chez Y,
y fera baisser les prix de B et de M à 9 francs.
Dès lors X sera intéressé à recevoir B d'Y, au lieu de le pro-
duire lui-même, tandis qu'Y demandera moins du produit M
dont le prix s'est élevé ; et le commerce continuera dans de
telles conditions, ou dans des conditions analogues, les prix
demeurant un peu plus élevés chez X que chez Y.
Nous voyons en même temps que X obtiendra son impor-
tation à meilleur marché que dans la première hypothèse. Le
produit B, au lieu de lui coûter de 10 à 12 francs, lui coûtera
seulement de 9 francs à 9 fr. 50 c.
Ainsi, la seconde et la troisième loi sont encore vraies avec
rintervention du numéraire.
Pour la quatrième loi, admettons Thypothèse suivante :
X Y
12 B 10
8 M 10
et supposons que X ait besoin de 1 million de B chaque année,
Y seulement de 500,000 M, et que l'état des demandes et
des offres respectives porte le prix de B à 11 francs, et celui
de M à 9 francs, de sorte que X importe pour 1 1 millions de
francs, tandis qu'Y n'importera que pour 4,500,000 francs.
Un tel commerce, en abaissant les prix chez X, qui devra
payer annuellement 11 millions, et en les élevant chez Y,
qui ne payera que 4,500^000 francs, amènera nécessaire-
ment X à demander une moindre quantité de B, et Y à
demander une plus grande quantité de M, jusqu'à ce que
l'équilibre soit rétabli entre les sommes respectivement reçues
par les deux pays ; ou bien cet équilibre se rétablira par l'in-
tervention d'un troisième produit M', qu'Y recevra en échange
de 500,000 B, ou d'un troisième pays, qui recevra de X un pro-
duit quelconque pour la somme de 5,500,000 francs; car l'a-
baissement des prix , dans le pays X, agira comme une prime
générale offerte à l'exportation de tous les produits de ce pays.
I. 25
L
386 GBClILàflOII M LA llieHB9SB.
Ainsi, dans toutes les hypothèses, et quelles que puissent
être les conditions respectives delà production dans les divers
pays entre lesquels s'opère la circulation internationale ,
cette circulation a pour résultat définitif et permanent de
procurer à chaque pays une importation qui réunit les carac-
tères suivants, savoir : 1® d'être avantageuse, surtout à l'é-
gard des produits importés dont la valeur nationale dépasse
le plus la valeur étrangère ; 2* d'être avantageuse à Fégard
même des produits importés dont la valeur nationale est
inférieure à la valeur étrangère; 3* d'être d'autant plus
avantageuse que Tensemble de la production nationale s'ac^
complit à des conditions relativement plus économiques;
4^ d*être égale en totalité à ta totalité de ses exportations ,
c'est-à-dire de le constituer débiteur d'une somme égale à
celle qui représente le prix de ses exportations.
Quel changement apportent les frais du commerce à cet
état de choses?
Ils ne font que modifier un peu les conditions du marché ,
en élevant légèrement le minimum des prix que chaque pays
doit payer pour ses produits importés.
Par exemple, dans l'hypothèse admise en dernier lieu, les
frais commerciaux étant supposés de 25 centimes pour B et
de 10 pour lil, le piix de B, pour le pays X, au lieu de varier
entre 12 francs el 10 francs, varierait entre 12 et iO, 25, et
le prix de M, pour Y, varierait entre 10 et 8^ 10; mais il est
évident que de telles modifications n'influent point sur Fac-
tion des causes qui produisent les résultats ci-dessus exposés
et n'altèrent en rien les lois de la circulation internationale.
On peut dire la même chose des entraves que h législation
d'iuv pays oppose à son commerce international. De telles
mesui'es n'empêchent pas le commerce qu'elles laissent sub-
sister d'être avantageux aux pays qui le font, ni le prix total
des importations d'égaler, pour chacun d'eux, le prix total de
ses exportations. Leur effet se borne à diminuer plus ou moins
la somme des avantages que le commerce international
LOIS DK LA cmcOLATlOff IfrTEltlfATIONALE. 587
aorait procnréSt sous le régime an tibre échange, au pays
qui s'est imposé la loi eTn question et à ceux qui trafiquent
a?ec lui.
Pour le démontrer, je reprends la dernière hypothèse em-
ployée :
X Y
13 B 10
8 M iO
et je suppose qu*Y ait prohibé par une loi l'importation du
prodoit M«
Si les deux pays trafiquent seuls Tun avec Fautre, l'effet
d'une telle mesure sera inétitablement d'abaisser tous les prix
chezX, devenu seul importateur, et de les élever chez Y, de-
venu seul exportateur, jusqu'à ce que, le prix de B étant tombé
ï M chea X et s'élant élevé à. 11 chez Y, tout commerce de-
vienne impossible entre les deux pays.
Le commerce international cesse, là où son équation ne
peut pas se réaliser.
Si les deux pays ne trafiquent pas seuls, la prohibition, en
même temps qu'elle diminuera pour X l'exportation du pro-
duit M, fera cesser pour Y une importation avantageuse et
réduira son exportation de B, jusqu'à ce que l'élévation des
prix, en augmentant ses antres importations, ait rétabli la
balance. Mais cette éléyation des prix sera permanente dans
une certaine mesure et le commerce du produit B ne rede-
viendra pas ce qu'il était avant la prohibition.
Si la prohibition est remplacée, par un droit sur l'importa-
tion du produit M, Teffet sera le même que si la difficulté du
transport chargeait Fimportation d'une somme de frais com-
merciaux égale à ce droit d'entrée.
Un droit de 5 francs, par exemple, qui porterait à 11 francs,
pour Y, h prix de chaque quantité M! importée, agirait comme
une prohibition, jusqu'à ce que la rupture de l'équation eût
abaissé le prix de Bf d'une part jusqu'à 7 et Teût élevé d'autre
part jusqtr'à 1 1 ; alors le produit importé ne valant plus, avec
388 CIRCULATION DE LA RICHESSE.
le droit d'entrée, que 10 francs, Timportation redeviendrait
possible, mais elle serait beaucoup moins avantageuse pour les
deux pays, tandis que le commerce du produit B subirait, par
la même cause, une diminution corrélative, qui le rendrait
pareillement moins avantageux, pour Y aussi bien^ que pour X.
L'équation du commerce international se réalise toujours,
quelque mesure que Ton prenne pour la rendre impossible ;
mais les avantages de ce commerce, pour les pays qui trafi-
quent ensemble, sont d'autant plus grands que les différences
de prix qui le provoquent sont plus considérables. Un système
de législation qui tend à effacer ou à diminuer ces différences
tend donc nécessairement, par cela même, à diminuer ces
avantages.
L'équation du commerce international serait, sauf les diffé-
rences provenant de pertes accidentelles, une loi absolue, si
toutes les importations et les exportations étaient des échanges
internationaux. Mais il se fait, de pays à pays, des envois de
numéraire et de valeurs circulantes, parfois aussi, quoique plus
rarement, de marchandises, qui, n'ayant pas ce caractère, ne
sont point synallagmatiques et ne provoquent point de retour,
ou provoquentdesenvoisde marchandises non suivis de retour.
Le pays qui fait la guerre au dehors et qui envoie à ses ar-
mées de l'argent, des armes, des munitions, celui qui paye des
subsides à un Etat étranger, celui dont les habitants riches
émigrent en grand nombre, ou vont résider temporairement
et consommer leurs revenus à l'étranger, peuvent, pendant
une période donnée, exporter plus qu'ils n'importent ; tandis
que, dans les pays qui reçoivent ces armes, ces munitions,
ces subsides, ou ces voyageurs étrangers, la valeur des im-
portations excédera celle des exportations.
Toutefois, l'importation provoquée par cette dernière cause,
et qui représente les capitaux ou les revenus d'individus
étrangers, si elle ne provoque pas un retour sous forme d'ex-
portation, n'en constitue pas moins un échange, puisque les
capitaux et les revenus qu'elle représente sont consommés
LOIS DE U GUGULAT10N IMTERMATIOMALE. 589
dans le pays qui les reçoit, et par conséquent échangés contre
des produits de ce pays ; mais c'est un échange sur place,
un fait de circulation intérieure, non de circulation interna-
tionale.
Un pays, tel que la Suisse, qui est visité chaque année par
un nombre très-considérable de riches voyageurs étrangers,
peut recevoir en permanence une somme annuelle d'im-
portations, dont la valeur dépasse notablement la somme de
ses exportations.
Du reste, le résultat d'un tel échange, pour les deux pays
entre lesquels il s'opère, ne diffère pas essentiellement de celui
qu'aurait amené une somme égale d'échanges internationaux ;
car, si la consommation intérieure des produits nationaux en
est augmentée dans le pays importateur, elle est diminuée
d'autant dans le pays exportateur.
J'ai parlé, en commençant ce chapitre, des obstacles qui
empêchent actuellement que les valeurs internationales ne
soient réglées, comme les valeurs nationales, par les frais de
production. Qu'arrivera-t-il lorsque ces obstacles auront en-
tièrement disparu, lorsque la circulation des choses et des
personnes, des produits et des services, des capitaux et des
travailleurs sera devenue aussi facile et aussi fréquente, entre
les divers Etals, qu'elle Test aujourd'hui entre les diverses
parties d'un même Etat ?
Ce régime n'efEacera point les difTorences qui existent entre
les aptitudes spéciales des divers pays ; au coutraiie, il les
rendra plus saillantes, car la liberté absolue de commerce
qu'il implique poussera chaque pays à exercer et à développer
de préférence les branches de production pour lesquelles il
aura une aptitude spéciale, soit naturelle, soit acquise. Ainsi,
le premier avantage qui résulte du commerce extérieur, celui
que trouve une nation à importer du dehors les choses que
Tétranger produit plus économiquement qu'elle, subsistera
en entier et tendra plutôt à s'accroître.
Mais il n'en sera point de même du second avantage, c'est-
390 GIHGULATION DE LA HI0IIE88B*
à-dire de ce bon marché absolu des choses importées, qui t
pour condition une supériorité acquise par le pays importa-
teur dans la production des choses qu'il exporte eu échange.
Cet avantage, au lieu d'appartenir exclusivement au pays le
plus avancé, se partagera entre les deux pays.
En comparant ci-dessus les deux hypothèses :
X Y et X Y
B 12 10 9 10
M 8 10 6 10
j'ai montré que la valeur de B^ ayant pour limites dans^l'une
et dans l'autre les quantités M et 3/3 M, doit se fixer, sous
l'influence d'ofires et de demandes pareilles, à un même point,
par exemple à 5/4 M ; mais que le pays X obtieut, dans la
seconde hypothèse, 1,000 B pour 1,250 M qui ne lui coûtât
que 7,500, de sorte que B, au lieu de lui coûter une dépense
absolue de 10, comme dans la première hypothèse, ne lui
coûte que 7 1/2.
Or, comme il résulte de cette seconde hypothèse qu'avee
une dépense représentée par le chiffre 600, employée à pro-
_duire B, on obtiendra 60 B ou 75 M, tandis qu'en employant
la même dépense à produire M on obtiendra 80 B ou 100
M, les capitaux et les travailleurs, grâceàTétat de choses
dont nous étudions les effets, afflueront vers la production
de M et se retireront de la production de B; de sorte que,
Toffre de M croissant et celle de B décroissant, la valeur
d'échange du produit M s'abaissera et celle du produit B s'é-
lèvera.
Le résultat final sera donc évidemment de faire obtenir à
X une moins grande quantité du produit B en échange d'une
quantité déterminée du produit M, et à Y une plus grande
quantité du produit M» eu échange d'une quantité déterminée
du produit B ; en d'autres termes, d'abaisser, pour Y, la va-
leur tant relative qu'absolue du produit M, et d'élever, pour
X, la valeur tant relative qu'absolue du produit B, jusqu'à
ce que l'avantage des deux productions se soit mis de niveau,
LOIS DE LA CIRCULATION INTERNATIONALE. 391
c'est-à-dire jusqu'à ce que les deux produits s'échangent sur le
pied de leur valeur normale, 6 B pour 10 M, et que les quan-
tités reçues de part et d'autre fassent des valeurs égales.
Alors X n'aura plus aucun intérêt à recevoir d'Y le pro-
duit B; car, pour 1,000 M, qui lui coûteront 6,000, il ob-
tiendra 600 B, qui ne lui auraient coûté que 5,400 à produire
lui-même.
Sous le régime supposé, les produits ne s'échangeant plus
que sur le pied de leurs valeurs respectives dans les pays de
production, un produit importé ne pourra pas valoir moins
dans le pays importateur qu'il ne vaudra dans le pays pro-
ducteur. Par conséquent, il n'y aura plus aucun avantage
pour un pays à importer les choses qu'il produira plus éco-
nomiquement que l'étranger, et la troisième des lois géné-
rales ci-dessus exposées cessera d'être vraie en même temps
que la seconde.
LIVRE III
DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
Nous avons vu la richesse, une fois produite, circuler,
c'est-à-dire être amenée» par le transport, à la portée des
consommateurs et mise, par rechange, à leur disposition.
Biais la série de transports et d'échanges, par laquelle on ac-
quiert le pouvoir et le droit de consommer un produit, im-
plique elle-même que ce pouvoir et ce droit existaient déjà
pour quelqu'un avant tout transport et tout échange, puisque
le transport et rechange ne font que déplacer ce pouvoir et
ce droit et ne peuvent Tattribuer à une personne sans l'en-
lever à une autre. Tout produit quelconque se trouve donc
soumis à ce pouvoir et à ce droit ; toute portion de richesse
est attribuée à une personne, individuelle ou collective, qui
en dispose à son gré.
D'un autre côté, il est évident que tous les membres de la
société consomment et doivent absolument, pour vivre, con-
sommer de la richesse ; que, par conséquent, une certaine
quantité de richesse est nécessairement attribuée à chaque
individu ; en d'autres termes, que la masse totale de la ri-
chesse produite se distribue entre tous les membres de la so-
ciété. Par quels actes, dans quelles proportions, sous l'empire
de quelles lois économiques s'opère cette distribution? C'est
ce que je dois maintenant exposer. .
394 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
L'attribution aux divers membres de la société du droit de
consommer la richesse ne peut reposer que sur des rapports
de droit établis entre eux, rapports dont les conséquences
deviennent ainsi des phénomènes économiques, parfaitement
distincts de ceux de la production et de la circulation. La
circulation présuppose Tattributlod et par conséquent la
distribution, puisqu'elle aboutit à la consommation, et que
la consommation ne peut avoir lieu sans une attribution
préalable du pouvoir et du droit de consommer; mais la cir-
culation ne renferme point la cause ni Texplication de la dis-
tribution, et c'est par une erreur de méthode qu'on a jus-
qu'à présent groupé ensemble ces deux ordres de phénomènes.
La distribution de la richesse exerce partout, sur la vie en-
tière des individus, sur leur classement dans la aociété et sur
l'ensemble des institutions politiques, une influence directe
et puissante, qui, en jetant un vif intérêt sur l'étude des phé-
nomènes de distribution, a été plutôt nuisible qu'avantageute
à la science économique, parce qu'il en est résulté des im-
pressions, par conséquent des sentiments et des préoccupa-
tions, peu compatibles soit avec une analyse patiente et cor-
recte des faits, soit avec une appréciation impartiale de leurs
causes et des lois qui les régissent. Aucune partie de la
science économique n a été traitée avec plus de passion que
celle-là; aucune n'a produit autant de doctrines erronées,
de systèmes chimériques, de controverses ardentes ; aucune
surtout n'a autant donné lieu à cette extension abusive du
domaine de la science, à ce cumul illogique de points de vue
totalement hétérogènes, dont j'ai déjà eu l'occasion de mon-
trer les fâcheux effets.
J'aurai plus tard à m'occuper de cette influence des phé-
nomènes de distribution sur l'ensemble de la vie sociale,
lorsque je parlerai des lois, des institutions et des utopie^
dont les résultats de cette influence ont été les motifs réels ou
supposés ; mais je dois eu faire complètement abstraction
dans cette première partie de mon ouvrage, oii ma tâche cod-
DISTRIBUTION DE LA RICHESSE. 395
siste uniquement à exposer les faits généraux de la réalité, à
les analyser avec soin, à les rattacher aux rapports de droit
qui en sont les principes, à déduire enfin de ces principes les
lois suivant lesquelles s'accomplissent les phénomènes de
distribution.
Toutes les forces vives de la nature produisent des phéno-
mènes qui influent continuellement et quelquefois puissam-
ment sur le bien-être dM homm^iB réUdic en société. Est-ce
une raison pour que le physicien ait à s'occuper de cette in-
fluence et doive en tenir compte dans Tétude qu'il fait des
phénomènes du monde physique, dam sa recherche des lois
qui les régissent f
CHAPITRE I.
ANALYSE DE LA DISTRIBUTION.
Les principaux faits de distribution peuvent se grouper dans
cinq hypothèses, qui comprennent les différents rapports de
droit d'où résultent ces faits.
Première hypothèse. — Titius est propriétaire d'un fonds
productif, qu'il exploite par lui-même ou avec Taide de sa
famille, c'est-à-dire d'individus qui ne sont pas économique-
ment distincts de lui, et au moyen d'un capital qui lui ap-
partient. Son revenu, dans cette hypothèse, c'est-k-dire la
quantité de richesse qui lui est attribuée en sus de son capi-
tal et qu'il a le pouvoir de consommer sans entamer son
capital, se compose du produit entier de son exploitation, dé-
duction faite de la portion qui représente les matières pre-
mières et les instruments consommés ; car nul autre individu
n'a le droit d'exiger une partie quelconque de ce produit.
Deuxième hypothèse. — Titius est maître du fonds et du
capital, mais il exploite avec l'aide de Gaïus, travailleur libre,
qui, ne possédant ni fonds ni capital, lui donne son travail
en échange d'une portion du produit. Le revenu intégral de
la première hypothèse se trouve ici divisé en deux revenus
distincts : celui de Gaïus, qui représente la valeur de son tra-
vail, et qu'on nomme le salaire; celui de Titius, qui com-
prend tout le reste.
Troisième hypothèse. — Titius n'est pas propriétaire du
fonds, mais il est maître du capital, et il exploite le fonds
pour Lucius, qui en est le propriétaire, et qui lui en cède
ANALYSE DE LA DISTRIBUTION. 597
l'usage, en se réservant une certaine portion du produit. Le
revenu intégral est encore ici divisé en deux. La part de Lu-
cius représente le droit d'usage sur le fonds et s'appelle la
rente; la part de Titius comprend tout le reste.
Quatrième hypothèse. — Titius exploite avec son propre
capital le fond de Lucius ; mais il se borne à diriger l'exploi-
tation, employant à cet effet des travailleurs libres, auxquels
il abandonne une portion du produit. Le revenu intégral se
trouve par là divisé en trois revenus distincts, savoir : la rente
due au propriétaire, le salaire dû aux ouvriers libres, et enfin
le revenu de Titius, qui se compose du reste, et qui, dans ce
cas, prend le nom Aq profit.
Cinquième hypothèse. — Le capital de Titius n'étant pas
suffisant pour Texploitation à laquelle il veut l'appliquer,
il emprunte de Sempronius le capital additionnel dont il a
besoin, en s'engageant à lui payer, en échange du droit que
lui donne celui-ci de disposer de ce capital, une rente pério-
dique, jusqu'au moment où il remboursera le capital lui-
même. Ici nous voyons apparaître une quatrième part du re-
venu intégral, Vintérêt ou V annuité^ part ordinairement com-
prise dans le profit, mais qui s'en détache, dans l'hypothèse
actuelle, pour former un revenu distinct.
Le revenu intégral, celui de Titius dans la première hypo-
thèse, se compose, toujours des parts que je viens d'énumérer.
Ces parts en sont les éléments constitutifs. Tout individu qui
se trouve dans la situation de Titius perçoit nécessairement
un salaire, une rente, un profit, et son profit comprend l'in-
térêt du capital qu'il met en œuvre. Quoique ces divers re*
venus soient, pour lui, confondus en un seul, ils n'en con-
servent pas moins leurs caractères respectifs et n'en suivront
pas moins chacun la loi d'accroissement qui lui est propre ;
de sorte que l'accroissement du revenu intégral ne sera que
la résultante de ces diverses lois combinées.
Le revenu intégral est un revenu complexe, de même que
c^lui qui est attribué à Titius dans la seconde et dans la troi«
308 DWnBQfNMI DB LA RIClflMf.
sième h]rpotbèse. Le proOl apparaît ao9sit daos ta eiiMioième
bypoth^, comme un revenu eomplexe ; mais il est toujours
déterminé par une lot qui tui est propre et que le fait da
partage ne modifie point ; ce qui lui assigne^ en théorie, le
caractère d'un revenu simple.
Dans la réalité, led revenu» individuels sont trèsi''So«iveDt
complexes. Toutes led fois, par enempte, qu*ane entreprise
industrielle emploie un capital fixe sous la forme d*un em-
placement ou d'un bâtiment qui occupe une étendue quel-
conque de terrain, son profit se trouve mélangé dHzne rente
foncière. Inversement, toutes les f(»s qu*un propriétaire four-
nit à son fermier une partie quelconque du capital d^eiploi-
tation, sa rente se trouve mélangée d'un profit. Lefermi^, à
son tour, si, au lieu de se borner à diriger son explottatioD,
il ajoute au travail de ses ouvriers son travail personnel et
celui de sa famille, perçoit un profit métMtgéde salaire.
Le reveau d'un propriétaire foncier, qoi a ses capitaux
placés dans d'autres exploitations que la sienne, à titre de
prêt, de- commandite, ou d'actions, se compose eii partie
d'une rente et en partie d'intérêts ou de profits. 6n travail-
leur salarié peut se trouver dans le méfne e«s et cumuler, avec
son salaire, un profit ou un intérêt , tandis qu'un prq)rié-
taire peut se voir appelé, par rinsuffisancedesa rente, eu par
ses goûts, à exercer un art ou un métier, pour lequet il per-
çoit un salaire.
Enfin, il est évident que le salaire oJMrau par êe» services
personnels d'une espèee qoeleeuftie se mélange d& profils,
toutes les fois que ta preeMien des services impl^ue h tmè
en œuvre d'un capital, sous ferme d'inefrotaienteou de m*
tières premières.
Cependant, si les revenus, eeniMdéfâssuli^elivemeiit, s'est-
àrdire par rapport aux individus qm ke perçoivent^ sont sou-
vent complexes , et s'il importe d'en tenir compte dans car-
taiees questions de ia pratique, la théorie, en revanche, doit
faire abstraction de cette cofftplexité, iv'envisager tes revenus
A1ULT9B DB LA Diffil»9n01t. 3^9
qu'objectivement, c'e8t*àHllre relativement aux sources d'où
ils proviennent et les étudier dans leur simplicité la plus
idéale ; car la loi d'un phénomène complexe, ne pouvant être
que la résultante des lois selon lesquelles agissent les diverses
causes qui le produisent, sera d'autant mieux connue que
chacune de ces causes aura été plus nettement constatée, plus
complètement étudiée dans son action propre et directe.
Les revenus dont je viens de parler constituent la distribu-
tion primitive et normale de la richesse : primitive, parce
qu'elle s'opère au moment même où la richesse est produite
ou mise en circulation et sous l'empire même des mobiles
qui provoquent cette production et cette circulation; nor-
male, parce qu'elle se trouve seule, comme je le montrerai
bientôt, régie par des lois économiques générales. Il me reste
à mentionner deux autres sortes de revenus, dont Taltribu-^
tion ne s'opère qu'après cette première distribution et par
des volontés indépendantes de celles qui servent de mobiles à
la production et à la circulation. Ces deux sortes de revenus
sont l'impôt et l'aumône : l'impôt, attribué à l'Etat, ou h des
fractions de l'Etat, par la volonté des corps souverains qui
les gouvernent; l'aumône, attribuée aux pauvres, tantôt par
cette même volonté, tantôt par celle de personnes ou d'asso-
ciations privées, pour qui la bienfaisance est un besoin du
cœur ou un devoir. Les revenus de cette distribution posté-
rieure et arbitraire se combinent aussi le plus souvent, dans
la réalité, avec ceux de la première.
La plupart des Etats ont un domaine dont ils perçoivent la
rente; plusieurs se sont arrogé le monopole de certaines in-
dustries, dont l'exercice leur rapporte des profits quelquefois
considérables.
Presque toutes les communes ont pareillement un domaine
qu'elles afferment, ou des capitaux placés à intérêt, ou en-
gagés dans quelque entreprise. Quant aux pauvres assistés, il
n'est pas rare qu'on les astreigne à un travail, qui convertit^
au moins partiellement, les aumônes en salaires.
400 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
Enfin, une partie des revenus de TEtat ou de la commune
se transforme en salaires pour les agenis dont TEtat ou la
commune achète les services; mais les salaires ainsi distribués
sont soumis à une fixation plus ou moins arbitraire, qui les
soustrait à Faction directe des lois économiques par lesquelles
sont déterminés les autres salaires.
Tels sont les faits de distribution que la réalité nous pré-
sente. On peut les résumer dans ces deux formules : Toute
richesse attribuée ; toute personne pourvue.
Il n'y a pas en effet une portion de richesse qui n'appar-
tienne à quelque personne» individuelle ou collective, soit en
vertu des rapports de droit sous Tepopire desquels s'accom-
plissent la production et la circulation, ou qui naissent de pres-
tations de services opérées pendant la circulation, soit en
vertu de volontés postérieures, qui, en créant de nouveaux
droits, modifient les rapports préexistants ; et il n'y a pas
non plus im membre de la société qui n'ait le pouvoir et le
droit d'appliquer à la satisfaction de ses besoins une cer-
taine quantité de richesse, produite par lui-même ou par
d'autres.
CHAPITRE II.
DES PRINCIPES d'aTTRIBOTION.
Les rapports de droit en vertu desquels la richesse est
attribuée correspondent à des faits auxquels s'appliquent
certaines notions de justice ou de convenance, qui sont les
principes de l'attribution, et par conséquent de la distri-
bution.
Ces faits sont tantôt un effort accompli» un service rendu,
auquel s'applique l'idée de rémunération et auquel cor-
respond par conséquent le droit à une rémunération ,
tantôt un dommage présent ou éventuel, auquel s'applique
ridée de responsabilité, et auquel correspond le droit à
une compensation , tantôt un prélèvement obligatoire ou
facultatif, motivé par des idées de convenance, et auquel
correspond la transmission du droit sur la richesse pré-
levée.
La distribution de la richesse peut donc se rattacher à
trois principes d'attribution, que j'appellerai principe de la
rémunération, principe de la compensation et principe du
prélèvement. Je désigne ce dernier par le nom du fait même
auquel il s'applique, parce que le rapport de droit qui corres-
pond à ce fait, c'est-à-dire la transmission de propriété,
pouvant correspondre à beaucoup d'autres faits, ne carac-
tériserait pas suffisamment le principe d'attribution, et que
l'idée de convenance qui le motive n'est pas susceptible
d'une expression uniforme, précise, condensée dans un seul
mot.
I. â6
402 DISTRIBUTION DE Lk RICHESSE.
SECTION T.
Principe de Im rémuiiérmtioii.
Tout service librement rendu ^ tout etTort librement ac-
compli, qui profite à uile ou à plusieurs personnes, donne
droit à une rémunération, de la part de ces personnes, eD
faveur de celle qui a rendu le service ou accompli l'effort.
C'est ce principe de justice, universellement admis, que la
conscience populaire a formulé dans cet adage : Toute peine
mérite sa récompense.
G*est sur ce principe que reposent, d'abord, les salaires de
tous les travaux qui s'accomplissent en vue de la production
ou de la circulation de la richesse et de tous les services per-
sonnels dont la prestation constitue, pour ceux qui les rendent,
une industrie ou une profession.
Mais tous les travaux économiques ne sont pas rémunérés
sous forme de salaires. L'entrepreneur d'une industrie extrac-
tive, d'une industrie de fabrication ou d'une industrie de
circulation est appelé à un travail de direction et d'adminis-
tration, auquel ne correspond aucun salaire, et dont la rému-
nération se trouve, par conséquent, confondue avec le profit
de l'en Ircprise à laquelle il s'applique. Ce profit, qui forme
le revenu propre de 1 entrepreneur d'industrie, se compose,
comme on l'a vu dans le chapitre précédent, de ce qui reste
du produit net après qu'on en a déduit les salaires et la rente.
Une partie de ce reste lui est donc attribuée à titre de rému-
nération pour les travaux dont il s'agit. En d'autres termes,
le revenu appelé profit repose en partie sur le principe de la
rémunération.
Ce que je viens de dire de certains travaux économiques
s'applique' également aux travaux analogues qui peuvent
être accomplis par l'entrepreneur d'une industrie de services
personnels.
PRINCIPES D ATTRIBUTION. 40S
Le principe de la rémunération s'applique, en second lieu,
aux efforts d'abstinence, par lesquels s'accrott et s'accumule
le capital des particuliers, par conséquent aussi la masse des
capitaux dont la Société dispose.
Quand un capitaliste met en œuvre un capital, que lui-
môme ou quelqu'un de ses auteurs a économisé sur ses reve-
nus, il trouve, dans le profit qu'il en retire, la rémunération
des efforts d'abstinence qu'a coûtés celte épargne ; et, comme
cette épargne profite à la société entière, dont elle accroît les
moyens de jouissance, c'est la société, représentée par les
consommateurs du produit, qui donne la rémunération, eu
fournissant les moyens de le réaliser.
Voilà donc une seconde part du profit qui est fondée sur le
principe de la rémunération, en tant du moins que cette part
demeure attribuée à l'entrepreneur d'industrie, c'est-à-dire
en tant que le capital appartient à celui-ci.
Si le principe de la rémunération est un principe de justice,
il est en même temps un principe de convenance, non moins
conforme à l'intérêt général de la société qu'aux inspirations
du sens moral. La plupart des travaux économiques peuvent,
il est vrai, s'accomplir en dehors de ce principe ; mais ce n'est
qu'au moyen d'une institution qui soumet absolument les
travailleurs au pouvoir des propriétaires et des capitalistes,
d'une institution qui fait d'un homme la propriété, la chose
d'un autre homme. Or, outre qu'une telle servitude est hau-
tement réprouvée par la conscience humaine, elle est con-
traire aux intérêts économiques de la classe même qui en
profite, aux intérêts des maîtres qui exploitent le travail ser-
vile. Condamnée par le sens moral des nations à n'être plus
qu'une rare et temporaire exception dans le monde civilisé,
elle est devenue, pour les sociétés qui la maintiennent encore,
une charge onéreuse de la production, une cause d'infériorité,
un obstacle au développement de l'industrie et à tous les
progrès économiques.
J'ai représenté les salaires comme étant pris sur le produit
404 DlSTRIBOnON DE U RICHESSE.
t
total et distribués, par conséquent, après la production. Us
doivent, en effet, se retrouver dans le produit, et ils en font
partie intégrante; mais ils sont généralement avancés par le
producteur et distribués de fait avant que la production soit
terminée, ainsi qu'on Ta vu dans le premier livre de cet ou-
vrage, où je les ai envisagés comme constituant, sous le nom
d'approvisionnement, un des éléments essentiels du capital.
Ainsi, avec des travailleurs libres, la distribution des salaires,
c est-à-dire la rémunération réalisée, est une condition indis-
pensable de Taccomplissement du travail, par conséquent de
toute production. Or, avec des travailleurs esclaves, la posi-
tion du producteur est la même : le prix du travail est toujours
une dépense préalable, une avance qui doit être prise sur le
capital; seulement, dans le premier cas, cette dépense ne
comprend que Tentretien des travailleurs, tandis que, dans
le second, elle comprend, outre cet entretien, le prix des
travailleurs eux-mêmes, et cette différence doit compenser
exactement celle qui peut exister entre le salaire d'un ouvrier
libre et Tentretien d'un esclave, car il s'agit, dans Tun comme
dans l'autre cas, de maintenir disponible la quantité de tra-
vail exigée par les besoins de la production. Mais, si ladépeuse
est égale dans les deux cas, il n'en est pas de mémo quant à
Tefificacité du travail, ainsi que je l'ai déjà expliqué dans le
chapitre v du livre V, parce que le principe de la rémunéra-
ration est un stimulant énergique pour l'activité du travail-
leur libre, tandis que le principe de la servitude est un obsta-
cle continuel au déploiement et au développement des facultés
actives de l'esclave.
L'utilité de la rémunération n'est pas moins évidente à
l'égard des efforts d'abstinence qu'à l'égard des efforts de
travail ; car, si on la retranchait des motifs qui poussent à
l'épargne, il n'en existerait plus d'autre que le désir d'accu-
muler une réserve pour la consommation future, et, tout en
reconnaissant que ce désir doit avoir une certaine efficacité,
on peut affirmer hardiment que son action sera toujours iû-
PRIMOIPES D*AmtlBUTION. 405
finiment plus faible que celle qu'exerce TatteDle d'uu accrois-
sement de revenu. Je reviendrai, du reste, dans la seconde
partie de cet ouvrage, sur cette grave question, ainsi que sur
plusieurs autres, qui seront incidemment soulevées dans le
présent chapitre et dans les suivants.
Le principe de la rémunération détermine-t-il la quotité
des revenus dont il détermine Taltribution? En partie, sans
doute, puisqu'il implique la proportionnalité de la rémunéra-
tion aux efforts accomplis. Cependant son action se trouve
modifiée le plus souvent par diverses causes, qui en compli-
quent les résultats.
Et d'abord, le salaire des travailleurs libres, par cela même
qu'ils sont libres, est fixé par une convention, par un accord
entre deux volontés, et ces volontés ne sont point générale-
ment inspirées par un besoin commun de justice, mais par
rintérét personnel de chaque partie contractante. Il peut
donc arriver que Tune de ces volontés, étant plus forte ou
plus éclairée que l'autre, fasse prévaloir, aux dépens de la
proportionnalité normale , l'intérêt personnel dont cette
volonté est l'expression.
D'ailleurs, la proportionnalité ne détermine les salaires que
relativement, c'est-à-dire les uns par rapport aux autres ; elle
n'en détermine point la quotité absolue. Elle fait bien que le
salaire soit double ou triple pour une somme double ou triple
d'efforts; elle ne fait pas qu'il représente pour le travailleur
une quantité déterminée de richesse, une somme déterminée
de satisfactions. La vraie cause déterminante de cette quotité
absolue tient encore à la' liberté des travailleurs. Etant libres,
ils se font concurrence dans l'offre de leur travail, et cette
offre, qui croit et décroît ainsi avec leur nombre, répondant à
une demande qui ne subit point de variations proportion-
nelles, ni même parallèles, amène inévitablement un abais-
sement ou xxne élévation des salaires, dans certaines limites
qui seront plus tard indiquées.
A l'égard des profits, la proportionnalité est aussi impliquée
4()6 DlSTAlBtJTION DE LA RICHESSE .
dans le principe de la rémunération, et, comme ils ne sont
point fixés, au moins directement, par des conventions, celte
proportionnalité semble devoir y être plus constante que dans
les salaires. Mais elle y laisse tout aussi incertaine la quotité
absolue du revenu, ou, ce qui est la même chose, le rapport
du profit au capital mis en œuvre, ou au produit total obtenu
dans un temps donné par l'emploi de ce capital. La propor-
tionnalité fait qu'un capital doublé ou triplé rapporte un profit
double ou triple ; mais elle ne peut faire que ce profit soit la
dixième, ou la vingtième partie, ou toute autre fi*action da
capital mis en œuvre. Cette détermination absolue des profits
tient, comme celle des salaires, à des lois plus générales, qui
seront exposées et développées ci-après.
SECTION U.
Prtneipe d« la eompettsatloii*
Lorsqu'on renonce, dans l'intérêt d'autrui, à un avantage
ou à l'exercice d'un droit, on éprouve un dommage présent ;
lorsqu'on s'expose, dans l'intérêt d'autrui, à une perte, on se
soumet à un dommage éventuel; dans l'un et l'autre cas,
la réparation , la compensation du dommage iiicombe à
celui qui en a profité. C'est là encore un de ces axiomes, que
la conscience humaine admet, sans que la raison ait besoin
de les démontrer. Le principe de la compensation, de même
que celui de la rémunération, est une idée simple, un produit
spontané du sens moral, comme l'idée de la couleur est un
produit spontané du sens de la vue. J'examinerai séparément
les deux cas distincts auxquels il s'applique.
§ 4. — Compensation pour le non^imge.
Le propriétaire d'un fonds productif ou d'un capital, lors-
qu'il renonce temporairement à en faire usage, en faveur
PRING1P£8 d'attribution. 407
d'une autre personne à laquelle il cède le droit de s'en servir,
se dépouille évidemment d'un avantage dont cette personne
profite.
Nous avons vu, en effet, que tout capital rapporte à celui
qui le met en œuvre un profit, dont une partie représente la
rémunération des efforts d'abstinence qu'il a fallu faire pour
accumuler ce capital. Cette partie du profit est donc un avan-
tage* un revenu, dont le capitaliste se dépouille en cédant
l'usage de son capital^ et dont profitera l'emprunteur qui
mettra en œuvre le capital cédé. Le dommage qu'éprouve le
capitaliste par ce non-usage trouve sa compensation dans Tin-
térét qu'il stipule. Ce revenu, qui eût été un profit pour le
capitaliste mettant lui-même en œuvre son capital, devient
l'intérêt, lorsque le capitaliste a transmis à autrui le droit de
disposer de son capital ; en d'autres termes, le revenu qui lui
était attribué, dans le premier cas, en vertu du principe de la
rémunération lui est attribué, dans le second cas, en vertu
du principe de la compensation.
A la vérité, le capitaliste renonce aussi, en cédant l'usage
de son capital, à cette portion du profit qui aurait constitué
[)Our lui la rémunération de son travail de direction, son sa-
laire d'entrepreneur d'industrie; mais, comme il conserve sa
faculté de travail et qu'il est libre de l'appliquer d'une autre
manière, il n'a droit, de ce chef, à aucune compensation.
Tout fonds productif peut aussi être un avantage pour le
propriétaire qui l'exploite lui-même, en y appliquant un ca-
pital, soit qu'il retire les produits naturels de ce fonds par
l'exercice d'une industrie extractive, soit qu'il s'en serve pour
élever des constructions dont il jouira lui-même, ou dont il
louera la jouissance. Les fonds productifs jouent le rôle d'in-
struments de travail, et ce sont des instruments dont l'homme
ne saurait se passer, puisque leur concours est indispensable
pour la production d'une richesse quelconque.
Cependant, si ces puissants moyens de production, que la
nature nous fournit gratuitement, étaient d'une étendue il-
408 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
limitée et d'une fécondité toujours égale, à laquelle le traTail
de l'homme ne pût rien ajouter, le droit d'en disposa ne se-
rait pas un avantage, et la cession de ce droit ne donnerait
lieu à aucune compensation ; car il ne serait jamais exclusif,
toute personne pouvant, dans cette hypothèse, se l'attribuer
sur une portion de l'étendue illimitée offerte à tous.
Il en serait de même si l'étendue des fonds productifs,
quoique limitée, était plus que suffisante pour les besoins de
la société qui en dispose, les autres conditions de la précé-
dente hypothèse étant maintenues. Alors, en effet, l'étendue
totale ne pourrait pas être exploitée, sans que l'offre dispo-
nible des produits s'élevât au-dessus de la demande effective.
Le prix des produits s'abaisserait donc jusqu'au mioimum
nécessaire pour que l'exploitation fût justement aussi avaa-
tageuse que toute autre application du capital, et lexploita-
tion se réduirait à l'étendue suffisante pour satisfaire la de-
inande effective qui correspondrait à ce prix. Tant que cet
état de choses subsisterait, tant qu'une portion quelconque
de rétendue totale des fonds productifs demeurerait inex-
ploitée, il est certain qu'aucun propriétaire ne pourrait reti-
rer de son exploitation plus qu'il n'eût retiré de tout antre
emploi de son capital; car, autrement, l'avantage obtenu
provoquerait l'application de capitaux additionnels et Tex-
tension de la partie exploitée, jusqu'à ce que l'étendue totale
eût été mise en valeur.
De ces deux hypothèses, la première ne se réalise jamais;
le seconde peut se réaliser partiellement.
La fécondité naturelle n'est janciais uniforme dans aucune
espèce de fonds productifs ; elle est, au contraire, fort Idc-
gale, et retendue appartenant à chaque degré de fécondité
est partout assez limitée, pour que des fonds productifs de
différents degrés soient nécessaires à la satisfaction des be-
soins qui se manifestent ; d'où il résulte, pour les proprié-
taires des parties les plus fécondes, la possibilité d'obtenir ^e
leur exploitation un profit supérieur à celui qu'obtiennent
PRINCIPES d'attribction. 409
les autres propriétaires, à celui qu'ils auraient obtenu eux-
mômes en appliquant leur capital à d'autres emplois. Cet
avantage, ils s'en dépouillent en cédant à autrui l'usage de
leur fonds, et le dommage qu'ils en éprouvent trouve sa
compensation dans la rente qu^ils stipulent, comme prix de
Tusage cédé.
La fécondité des fonds productifs n'est pas seulement iné-
gale par nature ; elle peut le devenir et se modifier considé-
rablement par l'application de capitaux, qui s'incorporent
dans le fonds et s'unissent à lui d'une manièt*e indissoluble.
Les fonds que le travail humain a ainsi doués d'une fécondité
supérieure rapportent, aux propriétaires qui les exploitent,
le même avantage que si cette fécondité était naturelle, et cet
avantage donne le droit, aux propriétaires qui s^en dépouillent,
de stipuler une rente comme compensation. On pourrait, à la
rigueur, dans ce dernier cas, envisager la rente comme com-
pensant la rémunération des efforts d'abstinence qui ont rendu
disponible le capital incorporé. Mais, comme ce capital cesse,
par l'effet de Tincorporation, d'être disponible et perd en-
tièrement sa nature de capital pour prendre celle du fonds
dont il devient un des éléments constitutifs, la rente qu'il
produit ne présente aucun caractère spécial qui la dislingue
de celle à laquelle donne lieu la fécondité naturelle, et il n'y
a aucun motif pour ne pas assigner le même principe d'at-
tribution à l'une qu'à l'autre.
II résulte de ce qui précède qu'il doit y avoir une certaine
étendue de chaque espèce de fonds productifs qui se trouve,
par sa fécondité naturelle et acquise, au dernier rang de ceux
dont les besoins sociaux exigent l'exploitation. Ces fonds n'en
rapportent pas moins une rente, s'ils peuvent tous être ex-
ploités avec avantage ; ils n'en rapportent aucune, si leur
étendue totale est plus que suffisante pour la demande effec-
tive à laquelle ils répondent ; car alors se trouve réalisée,
pour l'étendue partielle dont il s'agit, la seconde des hypo-
thèses que j'ai faites ci-dessus.
410 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
On voit que le principe de la compensation ne s applique pas
aussi uniformément au non -usage des fonds productifs qu'au
non-usage des capitaux. La liaison en est facile à comprendre.
Les capitaux sont toujours le produit d'effortshuraains. Créés
par des efforts de travail, ils sont accumulés et rendus dispo-
nibles, pour un emploi futur, par des efforts d'abstinence. Les
fonds productifs sont, au conliaire, dans leur état primitif,
des dons gratuits de la nature, et, s'ils existent pour rhomuKî
sans aucun effort de travail, ils se conservent aussi pour lui
sans efforts d'abstinence, puisqu'ils nesont pas consommables.
Le princi[je de la rémunération, ainsi que je Tai dit, im-
plique seulement la proportionnalité de la rémunération aux
efforts ; celui de la compensation implique une complète ég;i-
lité entre le sacrifice qui résulte du non-usage et le revenu qui
doit le compenser; par conséquent, il détermine la quotité
absolue aussi bien que la quotité relative do ce revenu. La
détermination des intérêts doit donc être régie par les mêmes
lois que la partie du profit qui leur correspond, et celle de la
rente par les mêmes lois que l'avantage dont elle compense
le sacrifice temporaire.
§ 2. ^- CompenMtion du risque.
Toutes les fois qu'une certaine quantité de richesse est mise
temporairement hors de la portée et de Tacliou immédiate
de celui qui a le droit d'en disposer, celui-ci court le risque
de la voir soustraite pour toujours à son pouvoir, soit par la
faute de ceux à qui il a transmis son droit, soit par des causes
indépendantes de leur volonté, mais qui n'eussent pas agi
sans cette transmission. C'est un dommage éventuel, auquel
il s'expose en cédant son droit, et qui lui donne droit à une
compensation, aussi bien que le dommage présent qui résulte
du non-usage de la richesse transmise^ à moins que le cédant
ne soit garanti contre celte éventualité par les biens propres
et la position économique du ceséionuaire.
PRIRG1PE8 d'attribution. 411
Le risque peut aussi résulter de l'emploi qu'on fait de sa
propre richesse en vue d'obtenir un revenu, ou d'accroître
son capital. Quand un capitaliste met lui-même son capital
en œuvre dans une entreprise quelconque, industrielle ou
commerciale, il Texpose à toutes les chances qui peuvent,
sans aucune faute de sa part, rendre son entreprise infruc--
tueuse et ruineuse ; or, comme la société, pour laquelle cette
entreprise deviendra, en cas de succès, une source de satis-
factions, est intéressée à ce que l'entrepreneur ne recule pas
devant le dommage éventuel dont il est menacé, elle doit lui
en fournir la compensation.
Ainsi, la compensation du risque peut figurer comme élé-
ment constitutif dans ces deux sortes de revenus, l'intérêt et
le profit. Dans le premier^ elle s'ajoute souvent à la compen-
sation attribuée pour le non-usage, et l'intérêt se trouve alors
cooiposé de deux éléments distincts; dans le second, elle
s'ajoute toujours à la rémunération de certains efforts de
travail et à la rémunération des efforts d'abstinence, de sorte
que le profit est nécessairement composé de ces trois élé-
ments.
La quotité du revenu qui est attribué comme compensation
du risque dépend sans doute, en premier lieu, de la quotité
du dommage éventuel, c'est-à-dire du capital exposé au ris-
que ; le principe implique, dans ce cas, aussi bien que dans
celui de non-usage, une proportionnalité entre le dommage
et la compensation. Mais ici le dommage n'est pas certain ; le
risque n'est qu'une probabilité, et la compensation d'une pro-
habilité de dommage doit être essentiellement déterminée
par le degré de cette probabilité. C'est en quelque sorte une
loterie négative, oii les billets ne valent réellement, comme
dans toute autre loterie, que la chance qu'ils représentent.
Les chances de perte, aussi bien que les chances de gain, ont
d'autant plus de valeur qu'elles sont plus fortes. Si la chance,
la probabilité de perdre un capital est d'un sur dix, la com-
pensation totale à répartir en termes annuels sera d'an
412 DISTRIBUTION DE LA RIGIIK88E.
dixième de ce capital ; si ia chance est d'une demie, la com-
pensation sera la moitié du capital.
En dehors de ces deux causes, le revenu dont il s*agit est
encore déterminé par les lois générales qui régissent le profil
et rintérét, notamment par Taboodance et la rareté des ca-
pitaux relatiTement aux emplois qu'on en peut faire. Tout ce
qui tend à augmenter ou à diminuer la yaleur virtuelle des
capitaux doit agir à la fois sur les deux éléments dont se
compose l'intérêt. Je reviendrai sur cette question dans les
chapitres suivants, qui seront consacrés à un examen appro-
fondi de chaque espèce de revenu. Alors aussi je m'occuperai
des questions suivantes, qui ont été fréquemment soulevées
et très-diversement résolues.
La compensation du risque s'applique4-elle aux fonds pro-
ductifs et entre-t-elle comme élément dans la rente? La com-
pensation du non-usage et celle du risque ne s'appUquent-
elles pas au travailleur, qui cède à autrui l'usage de sonactivité
personnelle? Ne peut-on pas trouver, dans le salaire de cer-
tains travailleurs, peut-être dans tout salaire, un profit et
même une rente, outre la rémunération du travail ? La rente
n'est-elle pas motivée, dans tous les cas possibles, par des
avances de travail ou de capital 7
SBCTION III.
Principe da préléTement*
Tout individu peut abandonner, transmettre, par consé-
quent attribuer à d'autres une partie de la richesse qui lui
appartient, et cette richesse ainsi prélevée devient, pour ceux
qui la reçoivent, un revenu aussi légitime que s'ils l'avaient
perçue à titre de salaire, de profit, de rente, ou d'intérêt. C'est
sur ce principe que reposent les deux espèces de revenus qa on
appelle l'impût et l'aumône, revenus qui sont attribués, le
premier, au gouvernement de l'Etat, ou à des gouvememeots
PRINCIPES D ATTRIBUTION. 413
locaux reconnus par lui, pour raccomplissement des services
en vue desquels tout organisme gouvernemental est établi ; le
second, aux indigents, c'est-à-dire aux membres de la société
qui, ne possédant ni fonds productif, ni capital, et se trouvant
incapables de travailler^ ou de se procurer par leur travail
un salaire suffisant, ne peuvent obtenir que de la bienfaisance
publique ou privée la quantité de richesse dont ils ont besoin
pour subsister.
L'impdt est prélevé par les contribuables sur la richesse
dont ils disposent ; mais ce prélèvement est obligatoire pour
eux, car il a lieu en vertu d'une loi de l'Etat, au profit d'un
gouvernement qui a le droit de Texiger.
Le prélèvement de l'aumône est aussi obligatoire, lorsque
le gouvernement l'impose aux contribuables, comme il arrive
dans tout pays où la charité légale se pratique sous une forme
quelconque. Il est facultatif, lorsque c'est la bienfaisance privée
qui attribue TaumOne, ou lorsque la bienfaisance publique est
officielle sans Atre légale, c'est-à-dire lorsque le gouvernement
prélève de son chef une certaine aumdne sur la totalité du
revenu qu'il perçoit à d'autres titres.
Obligatoire ou facultatif, le prélèvement est toujours arbi-
traire, en ce sens que la quotité en est déterminée, non par
un accord mutuel entre les parties intéressées, ni par les lois
générales qui régissent les autres faits de distribution, mais
par des volontés indépendantes de ces lois et inspirées par
d'autres mobiles que ceux dont ces lois expriment l'action.
L'impôt et l'aumône sont des donations faites en vue de
besoins, qui, produisant des demandes non accompagnées
d'offres et répondant à des offres non accompagnées de de-
mandes, n'exercent pas une influence régulièrement limitée
et précisée sur la quotité du revenu qu'elles constituent.
Quand le prélèvement est obligatoire, la quotité en est dé-
terminée par la votonté du donataire, d'après l'appréciation
qu'il fait lui-même de ses besoins ; quand le prélèvement est
facultatif, c'est la volonté du donateur qui en détermine
414 DISTRIBUTION DE LA RIflHESSE.
exclusivement la quotité, sans que l'appréciation qu'il fait
des besoins du donataire influe nécessairement sur celte
volonté.
Il suit de ià que les revenus attribués en vertu du prélève-
ment ne sont pas des phénomènes économiques» dont la science
purement spéculative ait à s'occuper. Cette science, ayant
pour but, en ce qui concerne la distribution de la richesse,
de rechercher et de constater les lois déterminantes de chaque
espèce de revenu, doit exclure de son domaine les revenus
qui échappent à toute loi générale et qui dépendent unique-
ment de circonstances ou de volontés dont rappréciation ue
lui appartient pas.
Les revenus de prélèvement se rattachent cependant à la
science économique par leurs etîets, par Tinfluence qu'ils
exercent plus ou moins directement sur les autres revenus et
sur Fensemble des phénomènes de production, de circulation
et de distribution. Mais la connaissance de ces effets, Tap-
préciation de cette influence sont évidemment du ressort de
la science économique appliquée, qui a précisément pour
objets les lois, les institutions, les actes publics ou privés, éma-
nant de volontés étrangères au mouvement économique, et
ayant pour but ou pour résultat d'en modîBer la marche ou
les conséquences normales.
Je dois donc renvoyer à la seconde partie de cet ouvrage
l'étude des divers effets que peuvent produire le prélèvement
et Taltribution de l'impôt et de l'aumône sur la production,
la circulation ou la distribution normale de la richesse, et en
général l'examen de toutes les questions qui se rattachent
aux lois fiscales et à la bienfaisance publique ou privée.
CHAPITRE m
DES SALAIRES.
J'ai désigné sous le nom de salaire, dans las deux précédents
chapitres, la rémunération que reçoit le travailleur libre, qui
emploie son activité pour autrui et qui ne dispqse ni du fonds
productif ni du capital auxquels son travail est appliqué^ ré-
munération que j'ai représentée comme étant prise pur le
produit du travail à rémunérer, parce qu'elle doit être avancée
par le capitaliste et se retrouver, par conséquent, dans la va-
leur du produit obtenu. Cetle partie du produit obtenu, ou
cette partie du capital, s'échange donc contre le travail et eu
constitue la valeur ; et si le salaire, ou ce qui est la môme
chose Tapprovisionnement des travailleurs est avancé en nu-
méraire, ce numéraire constitue le prix du travail. Mais, si
le salaire n'est que la valeur ou le prix du travail, il en résulte
4® qu'une quantité déterminée de travail doit s'éehanger con-
tre une quantité déterminée de richesse, qui sera Funité de
mesure des salaires ; 2® qu'il doit y avoir un salaire normal
et un salaire courant^ déterminés par des causes analogues
à celles qui déterminent la valeur et le prix des produits.
Telles sont les idées que je dois développer dans ce chapitre.
SECTION I.
Valeur et prix dn travail.
Le salaire, c'est-à-dire la valeur ou le prix du travail, étant
Mxw certaine quantité du produit ohtepu ou du capital
44 G DISTRIBUTION DE LA BICHESSE.
avancé, ou une certaine somme de numéraire, peut tou-
jours se mesurer et s'exprimer facilement; mais, pour que les
salaires puissent être comparés entre eux, pour qu'on puisse
en constater les difTérences et les variations, il faut que les
quantités de travail correspondantes soient aussi exprimées
et mesurées. Or, les quantités de travail peuvent être expri-
mées et mesurées de deux manières, par le produit obtenu et
par la durée du travail.
Parle produit obtenu, j'entends ici un résultat partiel aussi
bien que le produit total. Je puis exprimer une certaine quan-
tité de travail agricole par le nombre des mesures de blé qu'il
a produites ; je puis exprimer aussi une certaine fraction de
cette quantité par l'étendue de terrain, labourée ou ensemen-
cée, qui en a été le résultat. Dans le premier cas, je pourrai
prendre la mesure de blé pour Tunité de travail ; dans le
second cas, ce sera Tarpent ou la toise de terrain.
Si le travail qui a produit 1,000 mesures de blé vaut
500 mesures, le salaire correspondant à Tunité de travail
sera une demi-mesure , et si des quantités de travail diffé-
rentes ont produit 10, 50, 100, 200 mesures de blé, je dirai
que ces quantités sont entre elles dans les rapports exprimés
par ces chifires et que les salaires correspondants sont de 10,
de 25, de 50, de iOO mesures de blé.
Si le travail qui a produit 50 arpents de terre labourée vaut
500 mesures de blé, et que Ton prenne Tarpent pour unité
du travail, le salaire correspondant à cette unité sera de 10
mesures de blé, et, si des quantités diverses de travail ont
produit 5, 10, 20, 30 arpents de terre labourée, je dirai que
ces quantités sont entre elles comme ces nombres et que les
salaires correspondants sont de 50, de 100, de 200, de 300
mesures de blé.
C'est là sans contredit la métbode la plus exacte et la plus
rationnelle d'exprimer et de mesurer les quantités de travail,
mais elle a l'inconvénient de ne point fournir ime expression
et une mesure applicables aux différentes espèces de travail*
VALEUB ET PRIX DU TRAVAIL. 417
Si j'exprime une certaine quantité de travail agricole par
les mesures de blé qu'il a produites et une certaine quantité
de travail manufacturier par les aunes d'étoffe qui en sont
résultées, comment pourrai-je comparer entre elles ces deux
quantités? Quel rapport y a-t-il entre le travail qui a produit
100 mesures de blé et celui qui a produit 100 mètres d'une
certaine étoffe? Si je sais que le prix du premier est de
100 francs, qu'en pourrai-je conclure pour le prix du second?
En adoptant la durée pour expression et pour mesure du
travail, on échappe à cet inconvénient. Tout travail, comme
tout déploiement quelconque d'activité, se compose d'une
série d'actes successifs, qui occupent chacun leur place dans
le temps, et qui, par conséquent, se multiplient en raison
du temps que dure l'activité du travailleur. Le temps fournit
donc, pour les espèces de travail les plus diverses, au moins
pour toutes celles dont la valeur normale est sensiblement la
même, une expression et une mesure communes; il fournit
aussi un moyen de constater les différences et les variations,
tant des valeurs normales que des valeurs courantes de ces
diverses espèces de travail .
La journée de travail étant prise pour unité, si je sais qu'il
a fallu 500 journées de travail pour produire 1,000 mesures
de blé et que le salaire correspondant est de 500 mesures de
blé, je saurai aussi que la journée de travail produit 2 me-
sures et en vaut une; je saurai de plus que 10 journées de
travail, qui, grâce à Taide puissante des machines, suffisent
pour produire 100 aunes d'étoffe, valent 10 mesures de blé,
et quand j'aurai constaté qu'une certaine quantité d'un pro-
duit quelconque exige 50 journées de travail et rapporte
100 francs de salaire, j'en pourrai conclure que tout autre
travail, agricole ou manufacturier, vaudra autant de fois
2 francs qu'il occupera de journées de travail, pourvu qu'il
n'y ait aucun motif de lui attribuer une valeur normale par-
ticulière. Enfin, si je constate une différence dans le salaire
journalier de deux travaux différents, ou du même travail à
I. 27
418 DisraiBinnoN de u richesse.
deux époques difTéreotes, j'aurai la preuve et en même temps
la mesure d'une différence ou d'une variation de valeur, que
je rapporterai, suivant les circonstances du fait, à la valeur
normale ou à la valeur courante des travaux en question.
Cette mesure du travail par la durée a de plus le très-grand
avantage d'indiquer la condition qui est faite au travailleur
par le salaire qu'il reçoit. En apprenant que le travail
de labourer un arpent de terrain se paye 10 mesures de
blé, je n'apprends rien sur celte situation personnelle du
travailleur , puisque ce prix du travail ne me fait poiot
connaître les revenus individuels qui en résultent pour les
travailleurs; tandis que si je sais que la journée de travail des
travailleurs vaut une mesure de blé, je puis aussitôt me faii'e
une idée de leur condition, en comparant ce salaire jouroa-
lier avec les besoins qu'il doit satisfaire. Or, cette connais-
sance, outre qu'elle est indispensable pour beaucoup de ques-
tions importantes de la science économique appliquée, a
aussi son utilité dans la science purement spéculative, parce
que la condition des travailleurs influe notablement sur les
mobiles de leur activité, par conséquent sur l'offre du travail,
et qu'elle tend même à en déterminer le prix normal, eu
réagissant sur l'étendue de leurs besoins.
D'un autre côté, il faut reoonnattre que l'expression et la
mesure du travail, par sa durée, sont nécessairement fort im-
parfaites, parce qu'elles impliquent dans raccomplissemeut
du travail une homogénéité qui n'existe pas.
Le déploiement d'activité qui constitue tout travail écono-
mique se compose d'une série d'efforts, soit corporels, soit
intellectuels, dont la succession peut s'opérer plus ou moins
rapidement, ou avec une rapidité plus ou moins variable , et
ces inégalités ou ces variations se manifestent dans le travail
d'un seul et même individu, aussi bien que dans les travaux
exécutés par plusieurs individus diOerents. C'est cependant
la série, la somme des efforts accomplis en vue d'un certain
résultat, qui constitue réellement la quantité de travail né-
i
VALEUR ET FRII OU TRAVAIL. 419
eessaire pour produire ce résultat. Le labourage de i 0 arpents
dé terrain ou la Tabrication de 100 mèlres d'étoffe uo se com-
pose pas d'une somme d'heures, ou de minutes, ou de jour-
nées, mais d'une somme d'efforts, dont le résultat obtenu est
évidemment la seule expression correcte, la seule mesure
exacte. Que ces efforts soient accomplis lentement ou ra-
pidement, qu'ils se succèdent à des intervalles égaux ou iné-
gaux, cela ne change rien à leur somme totale, ni par consé-
quent à la quantité de travail que ces efforts constituent, ni
enfin à la quantité d'ouvrage accompli qui en sera le résultat.
La rapidité et ta régularité des efforts accomplis par te
travailleur sont les éléments de ce qu'on nomme Tefiicacité
du travail. Le travail est d'autant plus efficace qu'il accom-
plit, en un temps donné, une plus grande somme «l'efforts,
ou, ce qui est la même chose, qu'il aboutit à un résultat
plus considérable.
Si deux laboureurs mettent, l'un quatre jours ^ l'autre
cinq à labourer un arpent de terre, le travail du premier est
plus efQcace que celui du second, dans le rapport de 5 à 4 ;
si deux artisans mettent, l'un deux jours, l'autre Uoh à
tisser une certaine pièce de toile, le travail du premier est
plus efficace que celui du second, dans le rapport de 5 à 3.
Le travail du premier laboureur, en effet, accomplit en un
jour 5/20 de l'ouvrage total, tandis que celui du second n'en
accomplit que 4/20, et le travail du premier tisserand produit
en unjour 5/6 de la pièce de toile, tandis que celui du second
n'en produit que 2/6.
Que Tefticacité du travail dépende de certaines prédisposi-
tions physiques et morales, qui ne sont pas les mêmes chez
tous les travailleurs, et qui varient chez le môme travailleur
sous l'influence de diverses causes, c'est un fait notoire et
incontestable. L'expérience a constaté qu'il existe, à cet égard,
entre les hommes appartenant à des races, ou même seule-
ment à des nations différentes, de notables inégalités; elle
constate journellement et partout que le même homme ira-
420 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
vaille plus ou moins efficacement, suivant qu'il est employé
à la tâche ou à la journée, c'est-à-dire suivant que le stimu-
lant de rintérét personnel agit sur lui avec plus ou moins de
force.
Il est donc certain qu'une journée, ou une durée quelcon-
que de travail n'exprime pas toujours la même somme d'ef-
forts, en d'autres termes, la même quantité de travail accom-
pli, et ne saurait par conséquent fournir une mesure exacte
de cette quantité. Ce n'est pas une raison, sans doute, pour
renoncer à cette expression et à cette mesure, dont la théorie
ni la pratique ne peuvent se passer ; mais c'en est une pour
tenir compte de l'efficacité du travail, en tant qu'elle est
constatée, dans toutes les démonstrations scientifiques et
dans toutes les questions pratiques où la quantité réelle du
travail accompli figure comme un élément essentiel.
Lorsqu'on envisage, par exemple, la production de la ri-
chesse au point de vue des entrepreneurs d'industrie, et qu'il
s'agit de constater leurs profits d'une manière générale, ou
de les évaluer pratiquement dans un cas d'application, la
durée du travail ne peut pas être séparée de son efficacité. Ce
qui intéresse l'entrepreneur d'industrie, ce n'est pas le salaire
qu'il paye pour une certaine durée de travail, c'est la quan-
tité réelle de travail qu'il obtient pendant cette durée et pour
ce salaire. C'est cette quantité, non le salaire journalier du
travailleur, qui concourt, avec d'autres causes dontje parlerai
ci-après, à déterminer les profits. Or, cette quantité se com-
posant de deux facteurs, la durée du travail et son efficacité,
le théoricien ou le praticien qui ferait abstraction du dernier
s'exposerait à de graves erreurs.
En dehors des cas dont je viens de parler, il n'y a pas d'in-
convénients et il y a des avantages, ainsi que je l'ai dit, à
entendre par salaire la valeur ou le prix d'une durée déter-
minée de chaque espèce de travail, le revenu périodique du
travailleur qui met son activité au service d'autrui, et à ne
tenir compte des causes qui influent sur l'efficacité du travail
VilLEUR ET PRIX DU TRAVAIL. 421
qu'autant qu'elles affectent en même temps le salaire pério-
dique. L'arrangement pratique en vertu duquel certains tra-
vailleurs sont payés d'après la quantité de travail qu'ils exé-
cutent est précisément une cause de cette espèce, puisque le
salaire périodique de ces travailleurs dépend de la quantité de
travail qu'ils accomplissent pendant la durée prise pour unité.
Mais il s'en faut bien que cet arrangement soit applicable à
tous les genres de travaux économiques. La plus grande par-
tie de ces travaux, surtout dans les industries extractives et
dans les grandes industries de fabrication, s'exécutent par des
travailleurs payés à la journée, à la semaine ou à l'année.
J'ai dit que le salaire est la valeur ou le prix du travail.
Si le travailleur reçoit en échange de son travail une cer-
taine quantité des produits de ce travail, ou d'objets con-
sommables appropriés à ses besoins, cette quantité exprime
en effet la valeur du travail exécuté pendant la durée à
laquelle correspond le salaire. Mais ce mode de payement
n'est, dans la réalité, qu'une rare exception. Le salaire est
généralement payé en numéraire, et alors il devient la valeur
en argent, c'est-à-dire le prix du travail. Dans ce cas, ii prend
le nom de salaire nominal, et l'on désigne par celui de salaire
réel la valeur du travail en choses consommables.
Le salaire nominal finit toujours par se transformer, pour
le travailleur, en salaire réel, puisqu'il doit l'échanger contre
les choses consommables dont il a besoin. C'est donc son sa-
laire réel, c'est-à-dire la quantité de choses consommables
qu'il peut obtenir en échange de son travail, qui forme son
véritable revenu et qui détermine sa condition économique.
Le cbifi&e de son salaire nominal ne l'intéresse que comme
expression et mesure de son salaire réel. Le prix du travail
peut s'élever ou s'abaisser, sans que la condition du travail-
leur salarié éprouve le moindre changement, si la valeur du
travail demeure la même. Inversement, la condition du tra-
vailleur changera, quoique le prix de son travail demeure le
même, si la valeur de ce travail vient à changer.
432 DIfiTftIBUTlOH DE LA RICHESSE.
Ainsi; le salaire réel, c'est le salaire par excellence, le sa-
laire proprement dit, et, lorsque j'emploierai le mot salaire
sans en préciser le sens par aucune épithète, ce sera pour dé-
signer le salaire réel, à moins qu'un sens différent ne soit
évidemment sous-entendu.
J'expliquerai plus loin comment la valeur du travail peut
varier indépendamment de son prix, ou son prix indépen-
damment de sa valeur, par des causes qui affectent la valeur
de certains produits consommables sans affecter celle du
travail, ou qui affectent en même temps le prix du travail
et celui de toutes les choses consommables, sans en affecter
la valeur.
SECTION II.
Du salaire Memal et dea causes qai le déCeraaBeat.
J'ai longuement exposé, dans le précédent livre, les causes
qui déterminent la valeur et le prix de toute chose échangea-
ble; j'ai expliqué comment ces cailses tendent, les unes,àpro-
duiredesvarialionstemporairesdevaleuroudepriXjlesautres,
à produire des variations permanentes et à limiter en même
temps les variations temporaires, en agissant directement,
tantôt sur la valeur d'échange ou sur le prix courant, tantôt
sur la valeur normale ou sur le prix normal ; enfin, j'ai mon-
tré que ces causes exercent leur action sur la circulation des
services personnels aussi bien que sur celle des produits dont
se compose la richesse, sauf en ce qui concerne la valeur nor-
male et le prix normal, l'analogie entre les produits et les ser-
vices n'étant pas aussi complète sur ce point que sur les autres.
C'est ce dernier point que je dois maintenant élucidei*, à
l'égard de cette catégorie de services qui embrasse tous les
travaux économiques. Je m'attacherai d'abord à définir en
quoi consiste la valeur normale du travail, c'est-à-dire le sa-
laire normal, puis j'exposerai les causes, tant spéciales qUe
i
CAUSES DÉYERMINAIiTES DU SALAIRE NORMAL. 429
générales, qui déterminent ceUe valeur pour les diverses es-
pèces de travaux.
§ i. — - Définition du salaire normaL
Le travail n'est pas un produit, c'est un déploiement d'ac-
tivité, une action qui a pour cause unique la volonté d'un
être vivant, et qui ne requiert pas d'autres frais de produc-
tion qu'une dépense de force vitale et de volonté.
Mais l'accomplissement du travail implique vie et santé
chez le travailleur, et, quoique la vie et la santé puissent
très-bien se maintenir sans le travail économique, ce travail
ne peut absolument pas avoir lieu sans le maintien de la vie
et de la santé. Si l'homme ne maintient pas sa vie en vue du
travail, mais en vue de la vie elle-même, qui vaut infiniment
plus, et où le travail n*est qu'un accident, la vie n'en est pas
moins une condition indispensable du travail, et, comme la
somme du travail disponible se proportionne au nombre des
travailleurs vivants et valides, ce que coûte le maintien de la
vie et de la santé se trouve être, par le fait, un élément essen-
tiel de ce que vaut le travail.
Je dis un élément, parce que ce n'est pas le seul. Le tra-
vailleur libre est un être à la fois physique et moral, doué de
sensibilité, d'imagination, d'intelligence, déterminé, dans
tous les actes de sa vie, par des motifs d'espérance» de crainte,
de devoir ou de sympathie; et, si ces deux derniers motifs
n'agissent guère que dans le cercle étroit de la famille, c'est-
à-dire dans un groupe dont tes besoins et le travail ne sont
pas économiquement distincts de ceux du travailleur qui en
est le chef, les deux premiers, au contraire, étendent leur
action à toutes les relations que les hommes peuvent avoir
entre eux, notamment aux relations qui ont un but écono-
mique, et ils se rapportent à des besoins qui, grâce à la double
nature de l'homme, sont de deux espèces, les uns physiques,
les autres moraux.
424 DisnuBunoff de la richesse.
D ailleurs, les besoins physiques eux-mêmes peuvent em-
brasser beaucoup plus que le maintien pur et simple de lavie
et de la santé, parce que les facultés intellectuelles et morales
de rhomme ont pour effet de rendre sa nature physique émi-
nemment perfectible, en créant et en développant chez lui
des habitudes qui deviennent une seconde nature, et par là
des besoins factices qui sont aussi impérieux que les besoios
naturels.
La volontéde travailleur libre, sans laquelle aucun déploie-
ment d'activité ne peut avoir lieu de sa part, est donc toujours
déterminée par un ensemble de conditions qui comprend,
outre le maintien de la vie et de la santé, la satisfaction de
certains besoins physiques et moraux, d'autant plus variés et
plus nombreux que le travail exige un développement plus
complet des facultés du travailleur. L'homme libre ne tra-
vaille que s'il le veut, et il ne le veut qu'en vue d'une cer-
taine somme de satisfactions auxquelles il aspire. L'espérance
de les obtenir, et par conséquent de jouir, la crainte d'en être
privé, et par conséquent de souffrir, voilà les mobiles qui le
poussent au travail.
Or, à cette somme de satisfactions correspond une certaine
quantité de richesse, qui est nécessaire pour les réaliser, et
qui peut, dès lors, être considérée comme la valeur normale
du travail. C'est, en effet, ce que le travail coûte nécessaire-
ment à celui qui veut l'obtenir ; c'est la dépense qu'exige
l'accomplissement du travail, le déploiement d'activité du
travailleur, et sans laquelle ce déploiement n'aurait pas lieu,
ou n'aurait lieu qu'à un degré insuffisant.
Quant au prix normal, il ne peut consister que dans la
somme de numéraire qui représente la valeur normale, c'est-
à-dire en échange de laquelle on peut obtenir cette quantité
de richesse dont la valeur normale se compose. Cependant,
la richesse ne procure pas toutes les satisfactions dont l'at-
tente est le mobile du travail. Il en est qui sont attachées di-
rectement aux efforts de travail, sans l'intermédiaire de la
CAUSES DÉTERMINAmTES DU SALAIRE NORMAL. 425
richesse; comme aussi certaines privations et certains maux
peuvent résulter directement des efforts de travail, sans que
la richesse puisse Tempécher. Ces conséquences directes des
efforts de travail sont, comme on le verra plus loin, la prin-
cipale cause des différences qu'on observe entre les valeurs
normales des différentes espèces de travaux.
Une seconde cause de ces mêmes différences glt dans le
degré de développement qu'exige chaque espèce de travail,
et auquel correspondent des avances préalables, de la part
du travailleur qui en fait son occupation exclusive ; une troi-
sième, dans les aptitudes éminentes, soit acquises, soit natu-
relleSi de certains travailleurs, aptitudes qui sont d'autant
plus rares qu'elles sont plus éminentes, et qui ont ainsi pour
effet de restreindre plus ou moins la concurrence pour les
travaux auxquels on peut les appliquer.
Outre ces causes spéciales, qui influent sur la valeur nor--
maie des diverses espèces de travail, il en est de générales qui
influent sur celle de tous les travaux, au moins de tous les
travaux essentiellement corporels. Je parlerai en premier lieu
de celles-ci.
«
§ 2. — Causes déterminantes générales du salaire normal.
La somme des besoins physiques et moraux d'un travail-
leur libre dépend toujours, jusqu a un certain point, de cir-
constances qui sont communes à toute la société dont il fait
partie. Tantôt ce sont des circonstances extérieures, telles
que le climat, sur lesquelles la volonté du travailleur n'a pas
de prise ; tantôt ce sont des instincts de race, des mœurs, des
habitudes nationales, que sa volonté pourrait vaincre, comme
elle a concouru à les développer et comme elle concourt à les
maintenir.
En ce qui concerne le maintien pur et simple de la vie phy-
sique, le climat exerce une influence considérable sur l'éten-
due de nos besoins. L'homme du Midi peut se maintenir vi-
4^id DltrrRIBUTlOM DB U ftlGHESSE.
vant et valide avec une dépense beaucoup moindre en aliments,
en vêtements et en logement , que celle qui est imposée à
Thomme du Nord. Combien le salaire normal du manœuvre
norvégien ne doit-il pas être supérieur à celui du lazzaroni
de Naples ! Pour l'un et pour l'autre, la rémunération du tra-
vail est à peu près réduite à ce qui est strictement nécessaire
pour le maintien de la vie physique; mais le nécessaire du
premier serait de Tabondauce pour le second, et ce qui suffît
à celui-ci laisserait celui-là exposé à des privations intolé-
rables. Dans les régions tropicales, le nécessaire se réduit à
un minimum que le lazzaroni trouverait insuffisant et qui
ferait rapidement dépérir Thomme du Nord.
Les circonstances sociales agissent comme les circonstances
naturelles, dans des limites plus larges quant au nombre des
besoins modifiés, quoique plus étroites quant au degré de
Taction. Ce sont les circonstances sociales, les mœurs, les
habitudes générales, qui font nattre et qui rendent communs
à toute une population de travailleurs salariés beaucoup de
besoins faclices; tantôt des besoins de jouissances physiques
raffinées, tantôt des besoins de jouissances morales^tinteliec-
tuelles. Ici, on voit les plus simples ouvriers regarder comme
strictement nécessaire une nourriture abondante et substan-
tielle ; là, cette même classe de travailleurs se nourrit cbéti-
vemeut de pommes de terre, de pain noir et de laitage. Ici,
Tusage de certains meubles, de certains ustensiles, de certains
vêtements, de logements clairs, aérés, commodes, est général;
là, ces choses ne sont connues que de la classe aisée. Ici, le
laboureur et l'artisan ne peuvent se passer d'une certaine in-
struction ; là, ils n*en éprouvent jamais le besoin. Et ce con-
traste ne provient pas de causes physiques ; les deux peuples
sont homogènes et tout voisins; une rivière ou un bras de
mer les sépare.
Une fois formées, les habitudes se fortifient par la sanction
morale, par Topinion. L'idée d'une certaine dignité, d'une
certaine position à conserver dans le milieu où l'on vit, de-
CAUSES DÉTEAMINARTES DU SALAIRE NORUAL. 4!i7
vient un mobile puissant ; la crainte de déchoir stimule l'ac-
tivité presque autant, quelquefois plus, que la crainte de
manquer d'alimenls ou de vêtements.
Quand le salaire normal d'une population de travailleurs
s'est ainsi élevé par des besoins d'habjtude, il peut s'abaisser
par l'effet de circonstances défavorables, qui maintiennent le
salaire courant à un taux inférieur pendant une période plus
ou moinâ longue. Sous la pression des besoins naturels, qui
reprennent alors la prépondérance qu'ils avaient perdue, les
habitudes se modifient, la misère et le dénûment, subis d'a-
bord comme nécessités temporaires, sont acceptés ensuite
comme condition normale, et la réduction du salaire courant,
qui ne devait être qu'un accident passager, prend le caractère
d'un fait permanent, le salaire normal tombant au niveau du
salaire courant, au lieu de le forcer à remonter au sien.
Ces différences et ces variations du salaire normal réel,
c'est-à-dire de la valeur normale du travail, peuvent ne pas
être accompagnées de différences et de variations équivalentes
du salaire nominal, ou du prix du travail ; et inversement, le
prix du travail peut changer sans que sa valeur soit propor-
tionnellement affectée, sans que le salaire normal éprouve
aucune modification équivalente. Il suffit pour cela que la
valeur normale du numéraire, ou celle des produits habituel-
lement consommés par les travailleurs subisse quelque chan-
gement, par des causes qui soient indépendantes de la valeur
du travail.
Lorsque la valeur normale du métal précieux dont l'unité
monétaire est formée s'élè^ve on s'abaisse, il en résulte abais-
sement ou élévation du prix normal de toutes choses, notam-
ment de celui du travail ; mais, quelle que soit la cause de ce
changement de valeur du métal monétaire dans les pays pro-
ducteurs, elle ne peut influer sur la valeur normale du tra-
vail dans les pays importateurs.
De même, si la valeur normale, et par suite le prix normal
de produits qui entrent dans la consommation journalière
428 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
des travailleurs vient à s'élever, par l'effet de celte difficulté
croissante de production qui est propre aux industries ex-
tractives, ou à s'abaisser, grâce au perfectionnement pro-
gressif des procédés industriels, le prix normal du travail
s'élèvera ou s'abaissera proportionnellement, sans que le sa-
laire normal en éprouve aucune modification. Le salaire
normal, en effet, n'étant que la quantité de richesse con-
sommable qui répond à la somme de satisfactions demandée
par les besoins du travailleur et nécessaire pour maintenir
une certaine offre effective de travail disponible, demeure in-
variable tant que cette somme de satisfactions n'augmente ni
ne diminue* c'est-à-dire tant que les besoins réels des tra-
vailleurs ne changent pas ; or, le prix des satisfactions de-
mandées n'exerce aucune influence directe et nécessaire sur
les besoins auxquels répondent ces satisfactions ; il ne pour-
rait les modifier qu'indirectement et à la longue, en agissant
sur les habitudes qui sont une des causes de ces besoins. Dans
les cas supposés, le salaire nominal s'élève donc ou s'abaisse
au détriment ou au profit de ceux qui emploient les travail-
leurs, sans que la condition de ceux-ci en soit affectée en bieo
ou en mal.
On comprend aisément que le cas inverse peut se produire
et le prix normal du travail demeurer stationnaire, malgré
les variations de la valeur normale, si les causes qui influent
sur le prix agissent en même temps que celles qui influent
sur la valeur, mais en sens contraire, et assez fortement pour
en neutraliser Teflet apparent.
§ 3. — - Des causes spéciaks qui déterminent le salaire normal
des diverses espèces de travaux.
Il suffit de jeter un coup d'oeil sur les réalités économiques
pour reconnaître qu'il existe, entre les salaires des diverses
espèces de travaux, des différences permanentes, une inéga-
lité fréquente et parfois énorme ^ qui se maintient à travers
CAUSES DÉTERMIIfANTES DU SALAIRE I^ORMAL. 429
#
toutes les yariations temporaires des salaires courants. Dans
le paragraphe premier de la présente section, j'ai attribué
cette inégalité à trois causes, que je dois maintenant examiner
de plus près.
A. Différencei provenant de oonféqaenoet dîreoief def efforli
de travail.
LesetTorts de travail ont souvent des conséquences directes
et immédiates, qui se résument, pour le travailleur, en avan-
tages ou en désavantages parfaitement indépendants de la
rémunération qu'il obtient; conséquences physiques, produi-
sant des sensations ou des impressions agréables ou désa-
gréables, saines ou malsaines ; conséquences morales, pro-
duisant des gains ou des pertes de considération, d*estime ou
de sympathie.
Quelle différence, par exemple, à Tégard des conséquences
physiques, entre le travail du mineur, principalement dans
les mines de houille, et celui du cultivateur, surtout du jar-
dinier I Le premier s'exécute sous terre, dans un milieu mal-
sain; il est monotone, dangereux, malpropre; le second
s'exécute en plein air, dans un milieu toujours salubre ; il
est varié, exempt de périls, compatible avec la propreté des
vêtements et de la personne du travailleur. La différence
n*est pas moins grande, à l'égard des conséquences morales,
entre le travail du comédien ou du danseur^ qui, à tort ou à
raison, entraine une sorte de déchéance sociale pour ceux qui
Fexercent, et le travail de Tavocat, du médecin, de Tinstitu-
leur, qui leur attire toujours un certain degré de considéra-
tion publique.
Le salaire du travailleur ne peut ni lui procurer ces avan-
tages, ni lui servir à écarter ces désavantages, qui sont atta-
chés à l'exercice même de sa profession ; et cependant les uns
et les autres doivent exercer sur Toffre du travail une in-
Quence considérable, en concourant à déterminer la volonté
430 DISTRIBUTION DE U RlQilESSE.
(lu Iravailleur libre ; de sorte que, si les salaires étaient tous
égaux, les travaux les plus avantageux finiraient par être
seuls offerts.
U faut donc, pour qu'une quantité strictement suffisante
de chaque espèce de travail soit toujours disponible, que les
motifs d'attraction et de répulsion se trouvent neutralisés par
les salaires, c'est-à-dire queTinégalitédesconséquencesdirec tes
soit compensée par une inégalité inverse des rémunérations.
Ainsi, le salaire normal ne peut pas être le même pour
le mineur que pour le jardinier, pour Thistrion que pour
Thomme qui exerce une profession honorée.
Quand le désavantage consiste en un danger qui menace
le travailleur, on peut considérer la portion du salaire nor-
mal destinée à neutraliser ce motif de répulsion comme re-
posant sur le motif de la compensation du risque, autant que
sur celui de la rémunération ; car il y a une analogie incon-
testable entre le capitaliste qui expose son capital dans une
entreprise qu'il dirige lui-même, et le travailleur qui expose
sa santé et sa vie dans une profession utile. Toutefois, il est
évident qu'un effort de travail dangereux, nuisible ou désa-
gréable, mérite aussi et justifie pleinement une rémunération
proportionnée au sacrifice de sécurité ou de bien-être qu'il
impose.
B. Différenoef proveoanl d'avancei pvéalables.
Plusieurs espèces de travaux exigent un certain dévelop-
pement des facultés actives du travailleur, par conséquent
une éducation donnée en vue de ce résultat. Or, cette éduca-
tion se résume économiquement, pour le travailleur ou pour sa
famille, en avances préalables, destinées à le faire vivre pendant
ee stage préparatoire et à lui procurer l'instruction nécessaire.
Il est donc certain que, dans les professions qui exigent de
telles avances, le salaire doit fournir, en^^sus de la rémuné-
ration du travail accompli, l'équivalent de ces avances préa-
CAUSES DÂTBIlMmANTES DU 0AUIRB NORMAL. 431
labiés, c'est-à*dire un revenu additionnel sutlisant pour
amortir, pendanl la vie moyenne des travailleurs de ces
professions, le capital représenté par les avances. Autrement
les sacrifices exigés ne s'accompliraient point et les travaux
dont il s'agit ne seraient point offerts.
Mais ce revenu additionnel, en iant qu'il forme une partie
intégrante du salaire normal, n'est qu'une moyenne ; car les
avances dont il s'agit sonl loin d'élre uniformes dans une
seule et même profession, le calcul des familles ne pouvant
se fonder que sur des prévisions conjecturales et plus ou
moins arbitraires. La totalité des avances doit se retrouver
dans la totalité des salaires» quoique beaucoup d avances in-
dividuelles puissent être inférieures, et beaucoup d'autres,
supérieures aux revenus additionnels qu'elles procurent.
Adam Smitb, qui a le premier mis en lumière les points de
doctrine que je traite dansée paragraphe, a cependant commis
deux erreurs lorsqu'il a signalé comme cause de l'inégalité
des salaires, d'abord le plus ou moins de continuité de chaque
espèce de travail, puis le plus ou moins de probabilité qu'il y
a d'y réussir.
L'intermittence influe sur la valeur du travail appréciée
d'après le résultat produit, non sur le revenu périodique du
travailleur, non sur le salaire normal dont il est ici question.
C'est précisément parce que les valeurs selon la durée sont
égales, que les valeurs selon le produit doivent être inégales ,
et l'on ne peut pas considérer l'intermittence comme une
cause d'inégalité entre des salaires qui, au moins de ce chef,
sont réellement égaux.
Quant aux probabilités de réussite, elles croissent et dé-
croissent en proportion inverse de la quantité de travail of-
ferte, c'est-à-dire du nombre des travailleurs, et ce nombre, à
son tour, croît et décroît en raison directe de la somme des
avantages attachés à la profession, y compris le salaire qu'elle
rapporte. La quotité du salaire est donc une cause partielle^
non un effet, des probabilités de réussite.
452 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
Plus est considérable le salaire d'une profession, plus est
faible pour chaque travailleur la probabilité d'y réussir;
mais c'est parce que le salaire est fort que la probabilité se
trouve faible, non l'inverse. Dans cette loterie, comme dans
toute autre où le nombre des billets n'a pas de limites, les
lots sont fixés avant que les billets se distribuent, et c'est la
grandeur des lots qui détermine Taffluencc des preneurs de
billets, par conséquent les chances de gain, non cette affluence
ni ces chances qui déterminent la grandeur des lots.
D'autres économistes ont représenté les avances préalables
comme incorporées dans la personne du travailleur et formant
un capital d'aptitude qu'il exploite, ou dont il cède l'usage,
en travaillant pour autrui; ce qui ferait de la partie corres-
pondante du salaire une rémunération pour des efforts d'ab-
stinence^ ou une compensation de non-usage, et donnerait à
tout le revenu du travailleur le caractère d'un profit plutôt
que d'un salaire.
C'est un exemple des erreurs auxquelles on est facilement
conduit par des analogies incomplètes ou purement appa-
rentes. L'aptitude acquise par l'étude est le produit du travail
comme le capital accumulé; mais là s'arrête l'analogie, car
l'aptitude n'est ni consommable ni transmissible.
Le travailleur qui possède une aptitude acquise ne peut pas
la consommer pour son usage comme il consommerait de la
richesse acquise. En conservant et accumulant cette aptitude,
il ne renonce à rien, ne sacrifie rien et ne fait, en un mol,
aucun effort d'abstinence. Se servir d'une aptitude, ce n'est
pas la consommer, c'est au contraire la développer, la forti-
fier, l'accroître. Ne pas l'exercer, c'est n'en pas jouir; c'est
la perdre, pour soi aussi bien que pour les autres. On ne peut
donc jamais considérer le salaire d'un travailleur comme une
rémunération pour des efforts d'abstinence. Mais il n'est pas
plus conforme à la nature réelle des choses de le considérer
comme une compensation pour le non-usage d'une aptitude
cédée.
CAUSES DÉTERHIMAMTES DU SALAIRE NORMAL. 435
L'homme qui travaille pour autrui cède à autrui son tra-
vail, c'est-à-dire Teflet immédiat des aptitudes exercées par
ce travail ; il ne cède pas les aptitudes elles-mêmes. C'est
toujours lui qui en fait 'usage; nul autre que lui ne le
pourrait.
Si le travailleur ne s'abstient pas en conservant ses apti-
tudes acquises, s'il ne les cède pas en travaillant pour autrui,
on ne peut pas dire non plus qu'il s'expose à les perdre et
qu'il acquière, pour ce risque, un droit à une compensation.
Aucune partie de son salaire ne saurait donc être assimilée
aux revenus qui proviennent des capitaux. Le salaire n'est
jamais un profit.
O. Différenoci provenant d'aptitudes émincotet.
Il est certains genres de travaux dont le salaire, au lieu
d'être uniforme pour tous ceux qui les exécutent, varie
suivant le degré de développement et rexcellence naturelle
de leurs aptitudes. C'est ce qui arrive notamment dans les
professions lettrées.
Si Ton pouvait connaître la moyenne des salaires ob-
tenus dans une de ces professions, il est probable qu'on la
trouverait équivalente au salaire du manœuvre, accru de Ta-
mortissement des avances considérables qui sont une des con-
ditions du travail lettré, mais diminué aussi en raison des
avantages sociaux qui sont des conséquences directes de ce
travail. En fait, ce salaire moyen se réalise très-rarement;
pour le plus grand nombre des concurrents, il n'est pas at-
teint ; pour un très-petit nombre, il est fort dépassé.
Cette inégalité provient de ce que les travaux dont il s'agit
exigent une aptitude fort complexe, dans laquelle les facultés
naturelles du travailleur jouent un rôle considérable, sou-
vent le principal rôle. Il résulte de là, en effet, des inégalités
d'aptitude qu'aucun apprentissage ne peut effacer, et qui se
manifestent par des produits ou des services de valeurs très-
I, 28
434 nisniiBimoN de la riciiesse.
inégales. Or, plus les services ou les produits sont eicellents.
plus est restreinte la concurrence entre ceux qui les fournis-
sent; restreinte déjà par les avances considérables qu'exige
Téducation piréparaloire, elle Test encore par la rareté des
aptitudes naturelles éminentes. De là, pour ceux qui possè-
dent ces aptitudes éminentes, la possibilité d*élever leur salaire
si fort au-dessus du salaire moyen de tous les travaux. Ce
salaire exceptionnel n'en est pas moins un salaire normal.
En etTet, comme les hommes doués de facultés éminentes
sont rares, ils ne forment qu'une petite fraction du nombre
total de ceux qui embrassent une profession quelconque. S'il
n'y a qu'un enfant sur dix qui soitdoué de manière à devenir
un habile médecin ou un habile avocat, il faudra cinquante
médecins ou avocats pour en fournir cinq habiles. Le salaire
d'un habile doit donc être assez fort pour attirer dans la car-
rière dix concurrents, appartenant à la classe déjà si res-
treinte de ceux qui peuvent faire les avances préalables;
Le salaire exceptionnel qui est attribué aux services d'une
rare excellence peut donc, quelque énorme qu'il paraisse
relativement aux autres salaires, n'être que la rémunération
nécessaire de ces services, la condition indispensable de leur
production, et, en tant qu'il ne dépasse pas la limite aiasi
formulée, il constitue sans contredit un salaire normal.
De même qu'on a parfois assimilé au profit que donnent
les capitaux la portion du salaire qui correspond aux avances
préalables, on a aussi considéré comme des rentes de pro-
priétaires les salaires exceptionnels que procurent les facultés
naturelles éminentes. L'analogie existe dans le second cas,
aussi bien que dans le premier; mais elle n'y est pas moins
incomplète.
La rente du propriétaire est une compensation, qu'il re-
çoit pour le non-usage de son fonds. Or, le travailleur ne
renonce point à l'usage de ses facultés pendant qu'il les ap-
plique; il n'en cède point, il ne pourrait d'aucune manière
en céder l'usage.
CAUSES JDÉTEAM1MAMTE8 DU SALAIRE NORMAL. 435
Toutes ces tentatives pour matérialiser Taclivité intellec-
tuelle de rhomme, et même son activité morale, puisqu'un
degré éminent de probité est aussi une qualité rare, qui se
paye souventfort cher, toutes ces tentatives, dis-je, sont plus
nuisibles qu'utiles à la science. Quoique une analogie impar-
faite puisse quelquefois servir à élucider un point de doctrine,
à jeter de la lumière sur certains faits, cet avantage est acheté
par trop de concessions faites à Terreur, par trop de confu-
sion et d'incertitude jetées sur des vérités essentielles.
D'ailleurs, n'y a-t-il pas, dans cette recherche d'analogies
forcées entre la richesse et l'être humain, de quoi justifier
les reproches qu'adressent à la science économique tant de
gens qui ne la connaissent que superficiellement? Faire des
plus belles facultés de Thomme et du noble fruit de ses études
un fonds productif et un capital, n'est-ce pas méconnaître on
mutiler notre nature, favoriser les tendances brutales du po-
sitivisme et le culte du veau d'or?
D. Iles talaîres cumulés.
Nous avons vu, dans le précédent livre, que la valeur des
produits est quelquefois influencée par la connexité Je deux
produits différents, dont Tun est un accessoire nécessaire de
l'autre. Un fait analogue se présente à l'égard du salaire,
lorsqu'il y a, de la part des mêmes travailleurs, cumul de
deux travaux distincts, dont l'un n'est qu'un annexe de l'au-
tre, avec cette différence, néanmoins, que le cumul est ici
purement volontaire et que le travail secondaire n'est jamais
un accessoire nécessaire du principal.
Ce fait se réalise lorsqu'une population agricole cumule
avec ses travaux rustiques un travail de fabrication, comme
on .le voit dans plusieurs contrées de la Suisse, notamment
dans celle qu'habite l'auteur du présent ouvrage.
Plusieurs des travaux qui se rattachent aux deux grandes
industries du colon et de la soie sont, dans le canton de Zurich,
436 DISTRIBUTION DE LA iUCHBSflE.
exécutés à domicile par des familles de paysans propriétaires,
qui n'eu continuent pas moins d'exploiter leurs champs, leurs
prés, leurs jardins et leurs vignes. Parmi ces paysans, il en est
sans doute qui ne peuvent pas vivre du produit de leur petit
domaine, quoiqu'ils y trouvent dans tous les cas leur logement
et une bonne partie de la nourriture qu'ils consomment ; mais
le prix du travail supplémentaire est influencé par l'offre des
familles qui pourraient vivre sans ce travail .
Dans un tel état de choses, le salaire normal ne dépend plus
des besoins du travailleur, puisque ces besoins sont satisfaits
en totalité ou en grande partie au moyen d'une autre espèce
de revenu ; il ne peut être déterminé que par les conditions
extrêmes auxquelles l'ofTre est subordonnée, c'est-à-dire par
les exigences des travailleurs les moins aisés dont loffre soit
nécessaire pour satisfaire la demande totale du travail en ques-
tion ; et ces exigences elles-mêmes doivent être déterminées par
la comparaison que fait naturellement le travailleur de son re-
venu cumulé avec celui des ouvriers actifs et intelligents qui
sont occupés sans cumul dans d'autres branches des mêmes
industries, et avec celui des paysans propriétaires qui consa-
crent toute leur activité, sans partage, à la culture d'un do-
maine de la même étendue que le sien. Son revenu total ne
doit être inférieur ni à Tun ni à l'autre de ceux-là; il sera au
moins égal au plus fort deâ deux, si le travailleur dont il s'agit
appartient à la classe la moins aisée parmi ceux dont l'offre
est nécessaire ; il sera supérieur pour ceux des autres classes.
En réalité, il ne résulte pas de cette détermination un vé-
ritable salaire normal, puisque les exigences des travailleurs
cumulants varient nécessairement avec la demande du travail
supplémentaire. Plus cette demande est forte, plus se trouve
abaissé le minimum du revenu fixe des offrants, plus par
conséquent les conditions de Toffre doivent être élevées, et
avec elles, le prix du travail supplémentaire.
Un prix normal proprement dit a toujours pour effet de
renfermer dans certaines limites les oscillations du prix cou-
CAUSES DÉTERMINAnTES DU SALAIRE NOBMAL. 437
rant ; or, dans le cas dont je parle , ces oscillations n'ont pas
de limites dans le sens de l'abaissement ; le prix du travail
supplémentaire pourrait se réduire presque à rien, sans que
ce travail fût abandonné. Le prix courant a seulement une
limite dans le sens de l'élévation ; il ne peut jamais dépasser
le taux qu'il atteindrait pour des travailleurs dont il formerait
Tunique revenu. C'est généralement au-dessous, et souvent
fort au-dessous de cette limite qu'il se trouve fixé, au grand
avantage des industries qui emploient les travailleurs cumu-
lants, mais sans que le cumul en soit moins, pour ceux-ci,
une source extraordinaire de revenus, qui rend leur condition
bien préférable à celle des ouvriers pour lesquels le cumul
n'est pas possible.
SECTION III.
Du salaire eonrant et des eanses qai le fonl varier.
La valeur du travail, comme celle de toute autre chose, se
manifeste et se réalise dans les échanges qui s'accomplissent
entre les demandants et les offrants; elle subit, par consé-
quent, toutes les influences qui peuvent agir sur le résultat
de (elles conventions. Â chaque échange correspond une va-
leur spéciale du travail, et l'ensemble de ces valeurs spéciales
forme une valeur générale, qui se trouve exprimée et mesurée
dans le prix du travail, et qui acquiert une certaine unifor-
mité, dans le temps et dans Tespace, quand les influences dé-
terminantes agissent elles-mêmes d'une manière uniforme.
A cette valeur uniforme répond un prix courant, qui varie
comme elle avec l'état du marché, c'est-à-dire avec l'offre
disponible et l'intensité de la demande du travail, et en outre
avec les modifications qu'éprouve la valeur du numéraire.
La valeur d'échange du travail, en tant qu'elle est déter-
minée par l'état général du marché, et non par des circon-
stances accidentelles propres à tel échange en particulier.
438 DISTRIBUTION DE U IUCHE8SE.
donne le salaire courant réel^ tandis que le salaire courant fto-
minai di pour expression le prix courant du travail. Toutefois»
sous cette désignation : valeur d'échange du travaille com-
prends, outre la valeur générale, certaines valeurs spéciales du
travail, celles qui s'expriment dans les objets de consomma-
tion les plus nécessaires à l'ouvrier ; car on ne peut pas con-
sidérer comme un seul et même salaire réel celui qui fournit
amplement au travailleur de quoi satisfaire ses besoins jour-
naliers et celui qui les laisse non satisfaits.
Les causes qui font varier le salaire courant agissent à la
fois sur le salaire réel et sur le salaire nominal, à moins que
celui-ci ne soit modifié par des changements survenus dans
la valeur du numéraire, ou celui-là par des changements sur-
venus dans certaines valeurs spéciales du travail.
Du reste, que le salaire normal soit ou non affecté, les va-
riations du salaire courant ont les mêmes causes immédiate,
c*est-à-dire tantôt les changements de valeur que je viens de
mentionner, tantôt les changements qui surviennent dans
l'offre ou dans la demande du travail. Seulement, ces varia-
tions ne sont que temporaires si le salaire normal n'est pas
affecté, tandis qu'elles deviennent permanentes dans le cas
contraire.
J'ai traité, dans le second livre, des changements que peut
éprouver la valeur du numéraire ; je ne parlerai donc ici des
variations du salaire courant et des causes immédiates qui les
produisent, qu'en faisant abstraction des cas où le salaire no-
minal se trouve seul modifié par un changement de valeur
du numéraire.
Je dirai d'abord en quoi consistent Toffre et la demande
du travail et comment elles concourent à déterminer le salaire
courant ; puis, je rechercherai successivement les causes qui
influent sur TofTre et celles qui agissent sur la demande, ou
sur une valeur spéciale du travail ; enfin, j'expliquerai com-
ment les variations du salaire courant sont limitées par le
salaire normal.
CAUSES DÉTBUMiNANTES DU SALAWE NORMAL. 439
§ 1. — Offre et demande du travail.
L'offre du travail a pour mesure le nombre des offrants,
car on peut admettre que la quantité offerte par chacun est
la même. En prenant la journée pour unité, on pourrait dire
que l'offre, dans chaque espèce de travail, se compose de la
quantité de journées qu'un travailleur peut fournir, multipliée
par le nombre des offrants; mais ce serait compliquer inuti-
lement une formule dont Texactitude est toujours suffisante,
puisque chaque travailleur ne peut offrir qu'une journée à la
fois.
Ainsi, le nombre des individus qui sont capables d'un cer-
tain genre de travail et disposés à s'y livrer exprime cor-
rectement l'offre disponible de ce genre de travail, et toute
augmentation ou diminution de ce nombre sera une augmen-
tation ou une diminution de l'offre qu'il exprime.
J'ai montré, en exposant la théorie générale de la valeur,
que l'offre effective d'un produit n'est pas nécessairement
égale à l'offre disponible, et que c'est seulement par l'effet
d'une certaine intensité de la demande que la première s'élève
au niveau de la seconde. Il n'en est pas de même à Tégard
du travail.
Le producteur ou le marchand se décide à offrir d'après
l'état du marché, et, si l'intensité de la demande ne suffit
pas pour lui assurer des conditions d'échange avantageuses,
il garde ses produits plutôt que de les céder à d'autres condi-
tions. Un produit, quoique non vendu, ne cesse pas d'être de
la richesse; il ne perd rien de son utilité, ni môme de sa va-
leur, au moins dans la plupart des cas.
La position des travailleurs salariés est bien différente. Ils
font généralement de leur travail l'occupation principale de
leur vie ; la plupart d'entre eux n'ont d'autre revenu que leur
salaire; enfin, la chose qu'ils offrent est perdue pour eux, si
elle n'est pas échangée au moment où elle devient disponible,
440 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
car elle n'acquiert une valeur que si elle est employée, et
par conséquent achetée, à ce moment-là.
Un travailleur libre peut bien ne pas offrir sa journée de
travail, mais il ne peut pas la garder pour Pofïrir plus tard,
ni en général l'employer à son profit.
Il résulte de là que, pour la plupart des travaux économi-
ques, c'est-à-dire de production ou de circulation, Toffire
effective est nécessairement égale à l'offre disponible et ne se
règle point, ne se modifie point d'après l'intensité de la de-
mande. Par conséquent l'offre effective ne peut point, en se
restreignant, agir à son tour sur la demande effective et par
suite sur la valeur du travail, qui se trouve ainsi uniquement
déterminée par le rapport entre l'étendue totale de l'offre
disponible et l'étendue de la demande.
Quand la demande du blé n'est pas assez intense pour élever
l'offre de 100 mesures au prix normal, l'offre peut se res-
treindre à 50, ce qui oblige la demande à se restreindre, pro-
duit la concurrence entre les acheteurs, augmente ainsi Tin-
tensité de la demande et amène l'élévation du prix. Quand la
demande du travail ne suffit pas pour élever l'offre de 100
journées au prix normal, l'offre ne pouvant pas se restreindre,
ni augmenter par là l'intensité de la demande, le prix ne s'é-
lève point, et les 100 journées sont vendues au prix que la
demande effective avait admis et qui pouvait seul la rendre
aussi étendue que l'offre.
Quant à la demande du travail, elle ne dépend absolument
pas, pour son étendue, du nombre des demandants, mais des
quantités, toujours très-inégales entre elles, qui sont deman-
dées; elle est, dans chaque industrie, la somme des quanti-
tés demandées par tous les metteurs en œuvre du travail ; or,
ces quantités sont évidemment déterminées par les capitaux
dont chacun d'eux dispose et proportionnelles à ces capi-
taux. Mais cette formule ne nous donne pas complètement la
vérité que nous cherchons, car avec un même capital on peut,
dans différentes industries, employer des quantités de travail
CAUSES DÉTERMINAMTES DU SAUIRE NORMAL. 441
Irès-diflférenles. Tout capital effectif est composé, on se le
rappelle, tantôt de deux, tantôt de trois éléments distincts,
dont l'un, l'approvisionnement, est précisément destiné à
entretenir les travailleurs, c'est-à-dire à rémunérer le travail
mis en œuvre. C'est donc cet élément, dont la proportion, re-
lativement au capital entier^ varie beaucoup dans les diverses
industries, qui peut seul représenter une demande effective de
travail.
Cependant, il ne faut pas conclure de là que la demande
du travail, ainsi représentée par la somme totale des appro-
visionnements effectifs de toutes les industries , soit une
quantité fixe, sur laquelle Toffre disponible du travail ne
puisse exercer aucune influence. La proportion de cet élé-
ment au capital entier n'est pas seulement différente dans les
diverses industries; elle varie dans la même industrie, dans la
même entreprise, suivant ce que coûte le travail à ceux qui
l'emploient.
Si, sur un capital de 100, je dois employer 80 de travail,
pour mettre en œuvre le reste, et que, par un abaissement
survenu dans la valeur du travail, il me devienne possible
d'en obtenir la même quantité pour 60, il me restera dès lors
40 au lieu de 20 à mettre en œuvre; mais, comme je ne
pourrai pas employer plus de matières premières ou d'instru-
ments sans employer aussi plus de travail, je devrai partager
mon économie de 20 entre l'approvisionnement et les autres
éléments du capital, c'est-à-dire employer 75 de travail et
25 de matières premières et d'instruments ^ Le travail étant
devenu moins cher, j'en pourrai employer davantage, et une
partie seulement de l'approvisionnement économisé pourra
être convertie eu instruments ou en matières premières.
On voit donc que la demande du travail peut s'étendre, en
présence d'une offre disponible accrue, pourvu que le coût du
* Ces derniers chiffres ne sont pas arbitraires. S'il faut 60 de travail pour mettre
en œavre 20 de matières premières et d'instruments, il en faudra évidemment 75
pour mettre en œuvre 25.
443 DISTRIBUTION DE LÀ RICHESSE.
travail s'abaisse dans uue proportion qui sera taolôt la même,
tantôt moins forle, tantôt plus forte. Dans Thypothèse que je
viens de faire, il faudrait que le coût du travail diminuât d*uii
quart. Si, le coût du travail s'abaissant de nouveau, il deve-
nait possible d'obtenir pour 60 la même quantité de travail
qui coûtait 75, la demande de travail ne s'élèverait que d'en-
viron 1/6, exaclement de 0,17, landis que le coût du travail
aurait diminué d'un cinquième.
Lecoûtdu travail, c'est le salaire réel, tant que reflicacil«*
demeure la même, toutes les fois notamment que les quanti-
tés dont il s'agit se rapportent au même temps et au même
lieu.
Ainsi, une augmentation de la quantité de travail disponi-
ble, qui n'est pas accompagnée d'un accroissement propor*
tionnel de l'approvisionnement à mettre en œuvre, ne peut
provoquer une extension de la demande du travail sans occa-
sionner en même temps un abaissement du salaire courant;
et si, loffre disponible du travail demeurant la même, la
quan(i:é totale du capital effectif s'accrott, cet accroissement
ne provoquera une élévation du salaire courant que dans le
cas où la proportion de l'approvisionnement au capital entier
n'aura pas été altérée, ou du moins sera demeurée assez
forte pour que la quantité totale de Tapprovisionnement à
mettre en œuvre se soit accrue.
Sur le marché des produits, sans doute, une augmentation
deToirro disponible tend aussi à occasionner un abaissement
du prix; mais cette tendance est contre-balancée par la réac-
tion des ofi'rants, qui ont toujours la faculté de restreindre
leur otTre effective et de garder leurs produits, en attendant
un état plus favorable du marché, il n'est point nécessaire
que la demande effective devienne égale à l'offre disponible,
ni par conséquent que le prix s'abaisse autant qu'il le fau-
drait pour que la demande atteignît ce niveau.
À l'égard du travail, il en est autrement ; la tendance d'une
augmentation de l'offre disponible à provoquer rabaibsemenl
CAUSES DÉTERMllXANTËS DU SALAIRE NORMAL. 443
du salaire n'est point contre-balancée par une réaction des of-
frants, puisque ceux-ci ne peuvent pas restreindre leur oflre
effeclive.
Il faut que cette oflre effective soit maintenue au niveau de
l'offre disponible; il faut que la demande effective devienne
égale à Toffre disponible; il faut par conséquent aussi que le
prix, c'est-à-dire le salaire courant, s'abaisse assez pour élever
la demande à ce niveau.
Lorsque l'offre disponible diminue au lieu d'augmenter,
lorsqu'il y a décroissement du nombre des concurrents pour
une espèce de travail, sans que la quantité totale du capital
ait subi aucune modification, l'élévation de salaire qui en ré-
sulte est nécessairement accompagnée d'une diminution de
la demande du travail, car Tapprovisionnement ne peut
augmenter qu'aux dépens des autres éléments du capital.
L'agriculteur ou le manufacturier qui, sur un capital de 100,
est obligé d'avancer en salaires un quart de plus, ne pourra
pas élever cette avance totale d'un quart, la porter par exem*
pie de 60 à 75, puisqu'il lui faudrait pour cela employer, avec
25 de matières premières et d'instruments, le même nombre
d'ouvriers qu'avec 40. Le surcroît d'avances qui lui est im-
posé se partagera donc entre le salaire et les autres éléments
du capital ; de sorte qu'il ne dépensera que 65 en salaires
pour mettre en œuvre 35 de matières premières et d'instru-
ments ^ La demande du travail en question se trouvera donc
réduite de 2/15, par suite de cette augmentation d'un quart
opérée dansée salaire.
Par conséquent les travailleurs réduits en nombre ne se par-
tageront plus la même quantité absolue d'approvisionnement
et la part de chacun ne sera pas augmentée en raison inverse
de la réduction totale, mais dans une proportion moindre.
Enfin, si nous supposons que, l'offre disponible demeurant
la même, la quantité totale du capital effectif soit diminuée,
' Paisque. avec du travtil pour 75, il aurait pu exploiter 40^ avec 65 il exploi-
tera ênvirett 35.
444 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
ce décroissement amènera un abaissement du salaire, toutes
les fois que la proportion de rapprovisionnemenl au capital
entier ne sera pas altérée, ou ne le sera pas assez pour que la
quantité absolue de Tapprovisionnemenl à mettre en œuvre
demeure la même.
Telles sont les lois générales qui régissent la détermination
et les variations diverses du salaire courant. Les causes im-
médiates qui le déterminent et quf le font varier sont, comme
on voit, le rapport de l'offre à la demande du travail et les
changements qui surviennent dans ce rapport ; ces change-
ments, à leur tour, c'est-à-dire les fluctuations de Toffre et de
la demande, ne sont que les effets de causes antérieures que
je dois maintenant étudier.
§ 2. — Fluctuations de l'offre.
L'offre disponible de travail étant mesurée parle nombre
des offrants, les causes qui influent sur ce nombre agissent
par cela même sur l'offre, et Tune de ces quantités ne peut
varier sans que l'autre varie proportionnellement dans le
même sens.
Le nombre des travailleurs salariés d'un pays peut subir
des fluctuations partielles ou générales : partielles, c'est-à-dire
n'atfectant pas le nombre total ; générales, c'est-à-dire affec-
tant ce nombre et agissant par conséquent sur l'ensemble des
travaux économiques.
Lorsqu'une Ou plusieurs espèces de travaux sont entière-
ment ou partiellement abandonnés par les travailleurs qui s'y
étaient voués, ce qui peut arriver par diverses causes dont je
parlerai plus loin, ces travailleurs affluent nécessairement
vers les autres espèces de travaux, vers ceux du moins aux-
quels ils se trouvent suffisamment propres par leure aptitudes
naturelles ou acquises. Us accroissent ainsi Toffre disponible
du travail dans une partie des directions qu'a prises l'activité
industrielle du pays, sans que le nombre total des travailleurs
CAUSES DftTEaMIMAlfTES DU SALAIRE NORMAL. 445
de ce pays, ni par conséquent la quantité totale de travail qui
s'y trouve oiTerte, éprouvent aucun changement.
L'inverse peut aussi avoir lieu. Certaines industries peu-
vent, en attirant un nombre additionnel de travailleurs, di-
minuer l'offre disponible du travail dans les autres industries,
sans que Toffre totale du pays soit affectée. Dans l'une et l'autre
hypothèse, il n'y aura de changé que la distribution de l'offre
de travail entre les diverses industries.
Toutefois, pour que de telles causes influent sensiblement
sur le salaire, en l'abaissant dans les branches de travail re-
cherchées de la première hypothèse, en l'élevant dans les
branches de travail abandonnées de la seconde, il faut qu'elles
se manifestent brusquement et que les etTets immédiats en
soient considérables. Si la langueur ou la prospérité excep-
tionnelle de certaines industries est insignifiante ou graduelle,
son action, se confondant avec celle des causes générales qui
influent sur le nombre total des travailleurs, n'aura pas le
temps de se révéler par des résultats partiels.
Il est de plus évident que ces résultats seraient impossibles,
si l'aQlueuce ou la désertion des travailleurs était accompagnée
d'une affluence ou d'une désertion proportionnelle des capi-
taux, en d'autres termes, si le changement de distribution
s'opérait à la fois et parallèlement dans l'offre et dans la de-
mande du travail, car alors le premier etîet serait complète-
ment neutralisé parle second. Il y a quelquefois lieu d'appli-
quer ce correctif, quand la première des hypothèses ci-dessus
se réalise dans les pays en progrès, ou la seconde, dans les
pays en décadence.
Pour la science, aussi bien que dans la réalité, ce sont les
fluctuations générales du nombre des travailleurs qui méri-
tent le plus d'attention, parce qu'elles se produisent en vertu
de lois constantes et qu'elles touchent à de grands intérêts
sociaux. ' C'est par ce point, en effet, que les questions
relatives au mouvement de la population se rattachent à la
science économique. Ce ne sont, pour elle, que des questions
44(> DISTRIBUTION DE U RICHESSE.
de distribution, tout spécialement des questions de salaires.
Les mouvements de la population ne sauraient exercer au-
cune influence ni sur la distribution des fonds productifs
entre les propriétaires, ni sur la distribution du capital entre
les capitalistes ; mais ils peuvent en exercer une très-directe
sur la distribution de l'approvisionnement entre les travail-
leurs salariés, c'est-à-dire sur les salaires, et c'est par làqu*ils
peuvent agir indirectement sur la rente et sur le taux des
profits.
Dans la réalité, les travailleurs salariés sont aussi la seule
classe de la société dont la condition soit directement afTectée
par un accroissement ou un décroissement de la population
totale, parce que c'est à eux que se font sentir en premier lieu
et le plus fortement la rareté et Tabondance des moyens de
subsistance produits dans leur pays. Leurs revenus sont à la
fois les premiers atteints et ceux qui, en général, peuvent
le moins supporter une diminution.
D'ailleurs, il arrive le plus souvent que c'est dans la classe
même des travailleurs salariés, et dans celle-là seulement, que
s'opèrent les changements de nombre qui élèvent ou abaissent
le chiffre total de la population. J'en dirai la raison ci-après.
11 n'y a donc pas lieu, dans un ouvrage qui ne doit em-
brasser que la science économique, d*aborder toutes les ques-
tions qui ont été débattues, toutes les controverses qui se sont
élevées au sujet de la population et de la doctrine de Malthus.
Il suffira de rappeler un petit nombre de principes, qui n'ont
pas été contestés, ou qui ne peuvent pas l'être sérieusement,
au moins pour l'application qu'il s'agit d'en faire.
L Chez toutes les nations qui forment des sociétés séden-
taires et régulières, à quelque race humaine qu'elles appar-
tiennent, la population tend à se multiplier plus ou moins
rapidement, par l'effet d'instincts naturels, tant moraux que
physiques, dont une prévoyance raisonnée peut cependant
neutraliser l'impulsion.
II. Il n'y a pas de rapport naturel, ni constant, ni partant
CAUSES DftîEltUINAtlTeS DO SALAIRE NORMAL. 447
uiiitorme, entre rRCcroissemenl possible du nombre des nais-
sances et celui des moyens de vivre dont la population dis-
pose, notamment entre la multiplication possible de la classe
des travailleurs salariés et l'accumulation du capital dont les
salaires forment une aliquote déterminée.
m. Quand la population, ou une classe de la population
multiplie de manière à s'accrottre plus rapidement que les
moyens de subsistance dont elle peut disposer, elle est forcé-
ment arrêtée dans son accroissement par Tinsuftisance de ces
moyens, qui agit alors comme obstacle destructif, en élevant
le nombre des décès au niveau de celui des naissances.
IV. Quand la classe des travailleurs salariés n'est pas retenue
par des motifs de prévoyance, agissant comme obstacle pré-
ventif, sa tendance naturelle est généralement de s'accroître
plus rapidement que ne le permettent les moyens de subsi-
stance dont elle dispose.
Je n'aurai besoin d'ajouter que peu de mots pour faire
ressortir l'évidence de ces principes.
Pour se convaincre pleinement que les populations policées
ont une tendance naturelle à s'accroître, il suffit en quelque
sorte d'ouvrir les yeux. Partout où des sociétés régulières se
sontétablieSy on a vu leurs populations s'accroître, et aujour-
d'hui même, dans le vieux monde, où cet accroissement est
moins facile que dans le nouveau, il y a peu de pays, s'il y
en a réellement, dont la population ne s'accroisse régulière-
ment chaque année.
Or, quoique la production des choses qui sont nécessaires
à l'existence de l'homme s'accroisse aussi, et s'accroisse prin-
cipalement chez les nations dont la population va s'augmen-
tant, il n'y a aucune raison pour que ces deux progressions
soient parallèles et identiques, aucun rapport nécessaire entre
ces deux pouvoirs de l'homme, celui de se multiplier, et celui
de multiplier la production directe ou indirecte des choses
sans lesquelles il ne peut vivre. Ce rapport n'existerait que si
la population naissante pouvait immédiatement ajouter son
448 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
travail aux agents déjà disponibles de la production, et si ce
travail conservait toujours la même efficacité, deux supposi-
tions aussi fausses Tune que lautre, puisqu'il se passe au
moins dix années avant que l'enfant le mieux constitué soit
capable d'aucun travail économique, tandis que, d'un autre
côté, les travaux appliqués à la production directe des subsis-
tances sont précisément d'une efficacité décroissante.
A l'égard des travailleurs salariés en particulier, il est im-
possible de supposer que les naissances, par lesquelles leur
nombre s'accroît, puissent favoriser ou provoquer en aucune
façon l'augmentation de cette partie du capital qui constitue
seule leur fonds d'entretien, et que j'ai appelée par cette rai-
son l'approvisionnement. Ce fonds d'entretien peut, il est
vrai, toujours s'accroître par l'épargne ; mais si l'on comp-
tait les capitalistes qui s'enrichissent par l'épargne, et qu'on
déduisit de leur nombre celui des capitalistes qui se ruinent,
on reconnaîtrait que l'accroissement annuel du capital, dans
les sociétés déjà riches et populeuses, doit être en moyenne
peu considérable ^j même en faisant abstraction des crises
périodiques sous l'influence desquelles la somme des capi-
taux effectifs est incontestablement diminuée. D'ailleurs, il
s'en faut bien, comme je le montrerai ci-après, que les ca-
pitaux additionnels, fournis par l'épargne, accroissent l'ap-
provisionnement dans la même proportion que le capital
entier. Ces vérités étant admises, il en résulte 1® que Tac-
croissement de l'offre disponible du travail est un fait normal,
qui peut se produire à tous les stages du développement écono-
mique, et qui se produitinévitablement lorsque les travailleurs
salariés manquent de cette prévoyance raisonnée que Mal-
thus désigne sous le nom de contrainte morale ; S® que les
salaires ont une tendance générale à s'abaisser, tendance
qui n'est neutralisée, au moins d'une manière permanente,
^ J'entends comme quantité relative, c^est-â-dire dans sou rapport arec la
masse totale existante, quelque énorme que puisse élre^ d'ailleurs, comme qua-
lité absolue, TaddUion annuelle.
CAUSES DfTBRMINANTES DU SALAIRE NORMAL. 449
que par l'influence qu'exerce la prévoyance raisonnée sur la
masse des travailleurs et par Téléyation graduelle du salaire
normal.
On verra plus loin d'autres conséquences qui découlent de
ces mêmes principes.
Temporairement et accidentellement, l'offre disponible du
travail peut subir de notables diminutions et le salaire cou-
rant s'élever d'une manière sensible par l'effet d'une épidé-
mie, ou d'une guerre, ou d'une émigration collective, qui
enlève au pays une partie de ses travailleurs salariés.
§ 3. -* Fluctuations de la demande et des valeurs spéciales
du travail.
Deux sortes de causes peuvent faire varier la demande du
travail, savoir : celles qui changent la quantité absolue du
capital effectif, c'est-à-dire du capital réellement mis en
œuvre, et celles qui changent seulement la proportion de
Tapprovisionnement, le rapport établi entre cet élément du
capital et le capital entier.
Quant aux valeurs spéciales du travail en produits habi-
tuellement et nécessairement consommés parles travailleurs,
elles varient avec l'abondance des principales récoltes , au
moins dans les pays qui produisent eux-mêmes une portion
notable des denrées alimentaires dont ils ont besoin.
Le capital effectif s'accroît généralement à mesure que
répargne augmente la masse totale du capital disponible ; il
peut s'accrottre aussi, quand des circonstances qui favorisent
Factivité de la production amènent l'emploi d'une plus forte
quantité du capital disponible. Dans ce dernier cas, les deux
causes agissent en même temps^ car les mêmes circonstances
qui font mettre en œuvre des portions de capital demeurées
inactives transforment aussi en capital effectif une partie
du fonds de consommation. L'emploi du capital devenant
plus avantageux, les producteurs mettent en œuvre tout le
u 39
A ...
450 DisniBiinoN de la uansiB.
capital dont ils disposent, et ils Taugmentent de ce qu'ils
peuvent, ou de ce que d autres capitalistes peuvent immédia-
tement retrancher sur leurs consommations.
Les circonstances qui activent la production sont toutes
celles qui accroissent la demande soit dans une branche
considérable de la production, soit dans plusieurs branches
à la fois, notamment les débouchés nouveaux qui sont ouverts
au commerce du pays. La demande augmentée assure au
producteur un plus prompt renouvellement de son capital,
mais c'est à condition qu'il mettra en œuvre un plus grand
nombre de travailleurs. S'il réduit de six mois à cinq mois la
période du retour de son capital, il faudra qu*il produise
autant, par conséquent qu'il emploie autant de travail, en
cinq mois, qu'il le faisait en six mois auparavant; or, ce que
dix ouvriers pouvaient faire en six mois, il en faudra douze
pour le faire en cinq mois.
Une récolte abondante produit les mêmes effets qu'un
nouveau débouché, avec cette différence, que l'accroissement
de la demande est à la fois moins fort et plus général, parce
qu'il provient des économies que font alors les consomma-
teurs sur leurs dépenses nécessaires, et qu'il se répartit, selon
les besoins ou les goûts de chacun, sur une grande diversité
de produits. Gomme, dans ce cas» la valeur spéciale du tra-
vail, exprimée en subsistances, éprouve une hausse égale à
l'abaissement du prix de ces subsistances, le salaire réel se
trouve accru de deux manières; la valeur générale, et par con-
séquent le prix du travail s'accrott en même temps que sa
valeur spéciale \ le travailleur reçoit un salaire journalier plus
fort, tandis que la dépense qui doit en absorber une partie
devient plus faible.
La demande des produits est alanguie par les causes in-
verses de celles qui la rendent plus active» c'est-à-dire par
une suppression de débouchés, qui peut résulter d'une guerre
internationale ou de lois étrangères» et par la cherté que
produit toujours une récolte insuffisante, La consommatiou
CAUSES DÊTERUmXNTKS DU SALAIRE GOURAOT. 451
générale peut encore être diminuée par des événements qui
troublent la sécurité des consommateurs.
Dans tous ces cas, les producteurs qui sont atteints par l'a-
languissement de la demande de leurs produits, voyant s'al-
longer la période du relour de leurs capitaux, ne peuvent plus
employer les mômes quantités de travail qu'auparavant. Ils
réduisent leur capital effectif à ce qui est strictement néces-
saire pour maintenir leur production au niveau de la demande
réduite.
Quand l'alanguissement de la demande provient d'une ré-
colte insuffisante de subsistances, par suite de laquelle les
consommateurs se voient contraints d'augmenter leurs dé-
penses les plus nécessaires, eu restreignant celles qui le sont
moins, le salaire des travailleurs en est doublement affecté.
La valeur spéciale de leur travail diminue par le renchérisse-
ment des subsistances, en même temps que sa valeur générale
et par conséquent son prix se trouvent diminués par la ré-
duction opérée dans la demande générale du travail. Les
travailleurs reçoivent un moindre salaire journalier, tandis
que la dépense qui doit en absorber une partie devient plus
forte .
Les causes qui, sans changer la quantité absolue du capital
mis en œuvre, affectent cependant la demande du travail,
parce qu'elles altèrent la proportion de l'approvisionnement
au capital entier, sont les progrès industriels dans lesquels le
capital circulant se transforme en capital âxe^ par la substitu-
tion de moteurs naturels et d'agents mécaniques à une partie
de la main-d'œuvre antérieurement employée. Une partie de
l'approvisionnement étant ainsi détournée de sa destination,
le fonds d'entretien sur lequel vivent les travailleurs se trouve
diminué.
On a souvent représenté cet effet comme ne pouvant être
que temporaire et de courte durée. Par suite même du pro-
grès accompli, la production doit, dit-on, recevoir un tel ac-
croissement, que bientôt l'industrie perfectionnée emploie
452 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
plus de main-d'œuvre, entretient par conséquent plus de
travailleurs qu'elle ne faisait auparavant.
Ceci n'est vrai qu'en partie. La réaction dont il s'agit s'o-
père effectivement dans les industries perfectionnées, mais
c'est en y attirant une masse considérable de capitaux qu'elle
détourne d'autres emplois. La fabrication en grand, à Taide
de machines puissantes, ne se substitue pas purement et sim-
plement aux entreprises qu'elle remplace ; elle offre de tels
avantages pour la mise en œuvre de grands capitaux, que la
concentration de richesse et l'accroissement merveilleux de
production qui en résultent s'acomplissent aux dépens de tou-
tes les industries demeurées stationnaires. Lors donc que les
industries dans lesquelles le progrès s'est opéré arrivent à
employer le même nombre de travailleurs qu'avant ce pro-
grès, cela ne prouve point que la quantité absolue deTappro-
visionncment mis en œuvre dans le pays soit redevenue la
même. Ce résultat finit sans doute par se réaliser» parce que
les produits de l'industrie perfectionnée ne peuvent tenir lieu
que de produits similaires ou analogues ; mais le retour de
l'approvisionnement total à sa quantité antérieure n'est pas
indiqué par le développement de la production dans les in-
dustries perfectionnées; il ne marche point du même pas et
demande un peu plus de temps.
L'abaissement de salaire dont il est ici question, quoique
toujours temporaire, dure donc plus que les apparences ne le
font croire; il dure assez pour que la condition des travail-
leurs puisse en être affectée d'une manière permanente, ainsi
que je l'expliquerai dans le paragraphe suivant.
§ 4. — Limites imposées par le salaire normal aux variations
du salaire courant.
Quand le prix courant d'un produit s'abaisse au-dessous du
prix normal, l'offre peut toujours être immédiatement dimi-
nuée, car il dépend des producteurs et des marchands d'offrir
CAUSES DÉTERMINANTES DU SAUIRE GOURANT. 455
OU de ne pas offrir leurs produits. Dans le cas inverse, ToiTre
peut aussi augmenter immédiatement ou presque immédia-
tement^ pourvu qu'il y ait libre concurrence entre les pro-
ducteurs.
Il n'en est pas tout à fait de même à Fégard du travail. Si
le prix courant du travail, ou, en d'autres termes, le salaire
courant s'abaisse au-dessous du salaire normal, les tra-
vailleurs existants ne sont pas libres d'offrir ou de ne pas
offrir leur travail, et par conséquent leur offre totale ne
peut diminuer que par la diminution de leur nombre. Dans
le cas inverse, les travailleurs existants ne peuvent pas da-
vantage augmenter leur offre, si ce n'est en augmentant
leur nombre.
Quand l'abaissement du salaire courant n'est que partiel,
quand il a lieu seulement pour une industrie ou pour quel-
ques industries, le nombre des travailleurs peut diminuer et
Toffre être réduite presque immédiatement ; il suffit pour
cela qu'une partie des travailleurs employés par ces industries
donnent à leur activité une autre direction et s'appliquent à
d'autres genres de travaux, qui exigent à peu près les mêmes
aptitudes que ceux qu'ils abandonneront. Cependant, à moins
que cette répartition du travail ne soit accompagnée d'une
répartition parallèle, du capital, et que la quantité totale de
l'approvisionnement à mettre en œuvre ne demeure la même,
ratfluence des travailleurs, dans les industries où la demande
du travail n'a pas diminué, y pèsera sur le travail en aug-
mentant l'offre, et le résultat définitif sera un abaissement
général du salaire courant. C'est ce qui arrive notamment
dans le cas ci- dessus mentionné, où la demande du travail se
trouve diminuée, pour certaines branches de la production,
par l'effet de perfectionnements qui ont transformé en capital
fixe une partie du capital circulant.
L'abaissement général du salaire courant sera inférieur,
sans doute, à celui qui s'était manifesté d'abord dans les in-
dustries partiellement abandonnées; mais il pourra êtresen-
454 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
sible et afîecter d'une manière fâcheuse la condition des tra-
vailleurs les moins aisés.
Quand l'abaissement du salaire courant est général, quand
il se manifeste d'emblée dans toutes les espèces de travaux
économiques, ce qui arrive toujours lorsqu'il a pour cause un
accroissement excessif de la population totale des travailleurs
salariés, Telfet n'en saurait être modifié ni tempéré en aucune
façon par une différente répartition de Toffre disponible du
travail ; il ne peut Tétre que par un décroissement subséquent
de la population. Il faut, pour que le salaire se relève, que
l'offre du travail diminue, et il faut, pour que cette offre di-
minue, que le nombre des travailleurs aille en décroissant.
Si, dans cette hypothèse, le salaire normal se trouve déjà
réduit à ce qui est strictement nécessaire pour maintenir les
travailleurs vivants et valides, l'abaissement du salaire cou-
rant amènera, pour un certain nombre d'entre eux , des pri-
vations telles, que le chiffre des décès dépassera celui des
naissances, et cette population se trouvera ainsi cruellement
décimée par les maladies qu'engendre le dénûment, jusqu'à
ce que l'offre du travail soit assez réduite pour que le salaire
courant remonte au niveau du salaire normal.
Si, au contraire, le salaire normal se trouve supérieur à
ce qu'exige rigoureusement le maintien de la vie et de la
santé du travailleur, celui-ci peut n'être exposé qu'à des pri-
vations tolérables, qui lui laissent pleinement sa vie et sa
santé. Alors, il arrive de deux choses l'une :
Ou bien les travailleurs, continuant de regarder comme
essentiels les besoins qu'ils ne peuvent plus satisfaire, font
usage, pour échapper à leur gêne présente, de cette pré-
voyance raisonnéequi sied à des êtres moraux et intelligents,
c'est-à-dire se marient tard et engendrent peu d'enfants.
Dans ce cas, la population des travailleurs salariés ne tarde
pas à décroître peu à peu, ou du moins son accroissement se
ralentit assez, pour être devancé par l'accroissement du fonds
d'entretien qui la fait vivre. Le salaire courant finit donc par
CAUSES DÉTERMINANTES DU SALAIRE GOURANT. 455
se relever au niveau du salaire normal, qui n'a subi aucune
uïodiQcation.
Ou bien les travailleurs, se soumettant et s'habituant par
degrés aux privations que leur impose rabaissement du sa-
laire, en viennent à oublier les besoins qu'ils ne peuvent plus
satisfaire et à considérer leur gène présente comme une con-
dition normale, moins insupportable après tout que la con-
trainte morale qu'il leur faudrait pratiquer pour en sortir.
Dans ce cas, la population des tl*availleurs salariés continuant
de s'accroître aussi rapidement qu'elle le faisait auparavant,
le salaire courant, à moins de circonstances très-exception-
nelles» ne se relève point, et le salaire normal lui-même s'a-
baisse au niveau de la dernière fluctuation du salaire courant.
C'est ainsi qu'un abaissement de salaire, qui aurait dû
n'être que passager, peut devenir permanent et produire un
effet permanent sur la condition sociale des travailleurs, si
ceux-ci ne possèdent pas à un degré suffisant l'intelligence
de leur position^ ou n'ont pas une volonté assez énergique de
l'améliorer.
Quand le salaire courant s'élève au lieu de s'abaisser^ les
conséquences qui en résultent pour la condition du travail-
leur dépendent tout à fait de ses dispositions morales et de
ses habitudes. Si le désir de jouissances plus raffinées et plus
délicates, ou l'ambition de se former un capital par l'épargne
l'emporte chez lui sur les instincts de l'animal, l'accroisse-
ment de la population ne s'accélère point, et les besoins du
travailleur ont le temps de s'élever au niveau de son salaire
augmenté, qui devient dès lors le salaire normal. Dans le cas
contrah*e, la population prenant un accroissement plus
rapide, l'oQVe du travail ne tarde pas à dépasser la demande
effective, ce qui ramène bientôt le salaire courant au niveau
du salaire normal et réduit la fluctuation précédente à n'être
qu'un accident heureux, mais passager, dans la condition
des travailleurs.
CHAPITRE IV-
DU PROFIT.
Le profit, c'est le revenu que perçoit le capitaliste pour le
capital* qu'il met en œuvre, et nous avons vu que ce revenu
COU) prend trois parties distinctes, qui sont attribuées au ca-
pitaliste à des titres différents , savoir : la rémunération de
son travail de direction, la rémunération des efforts d'absti-
nence qu'a coûtés l'accumulation du capital, la coqipensation
du risque auquel ce capital est exposé. Mais ces diverses
parties du profit ne sont point perçues séparément, ni ea
vertu de conventions ou d'actes distincts ; elles se trouvent
ou doivent se trouver en bloc dans ce qui reste du produit^
après que le capitaliste exploitant a prélevé la rente, s'il s'agit
d'une industrie extractive» et le capital consommé rapide-
ment ou lentement dans la production, y compris les sa-
laires.
Quelles sont les causes qui déterminent la quotité de ce
reste, soit relativement au produit total , soit relativement au
i Je dois rappeler ici une observation que j'ai déjà présentée au chapitre VU
du précédent livre. Le profit résulte ou peut résulter de tout emploi économique
de la richesse, même lorsqu'elle n'y fonctionne pas comme capital, ce qui a liea,
par exemple dans le commerce^ à l'égard des produits qu'un marchand achète,
assortit et emmagasine pour les revendre. C'est abusivement qu'on étend le
nombre capital, dans l'usage ordinaire^ à toute portion de richesse qui donne un
profit ; mais la science doit admettre cette extension comme une métonymie né-
cessaire, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé un autre mot qui puisse remplacer conve-
nablement cdui de capital dans cette acception générale.
CAUSES DÉTERMINANTES DU PROFIT. 457
capital mis en œuvre, et suivant quelles lois ces causes agis-
sent^ellés ?
Le profit est un revenu nécessaire, en ce sens que la pro-
duction ne s'accomplirait pas^i elle ne rapportait pas un bé-
néfice au producteur qui fournit le capital et qui en dirige
l'emploi ; or, cette nécessité est la même pour chaque portion
déterminée du capital mis en œuvre, pour chacune des unités
de valeur dont il se compose. De là nous pouvons déjà con-
clure, d'une manière générale, que le profit est proportionnel
au capital employé, qu'il en est une aliquote déterminée, et
que cette aliquote, puisqu'elle est nécessaire, ne peut des-
cendre au-dessous de certaines limites. Le développement de
cette vérité sera le sujet d'une première section, dans laquelle
je parlerai aussi durapport qui existe entre le profit et la quan-
tité totale du produit obtenu. Je traiterai dans une seconde
section des causes qui font varier le taux des profits.
SECTION I.
Détejmfaiatloii du imux, des profits.
Le profit, envisagé comme revenu, doit être, aussi bien
que le salaire, rapporté à une certaine période prise pour
unité. Â proprement parler, le profit est une aliquote du pro-
duit total que le capitaliste obtient par l'emploi d'un certain
capital. Si un capital de 20,000 lui donne un produit de
21,000, son profit sera la vingt et unième partie de son pro-
duit, et la vingtième, c'est-à-dire 5 pour 100, du capital mis
en œuvre. Mais il en résultera, pour le capitaliste, un revenu
plus ou moins considérable, suivant que la mise en œuvre
de son capital aura exigé plus ou moins de temps. S'il lui faut
deux années pour obtenir le produit total, son revenu annuel
ne sera que de 500 ; il sera de 1 ,000, s'il lui faut une année,
de 2,000, s'il ne lui faut que six mois, de 4,000, s'il ne lui
faut que trois mois, le taux de son profit annuel étant repré-
458 DISTRIBUTION De U RICHESSE.
sente, dans ces différents cas, par autant de fractions diiïé-
rentes de son capital, savoir par 0,025 — 0,05 — 0, 10—0,20.
Au point de vue de la distribution delà richesseï le profit
périodique peut seul être considéré comme un revenu ; il peut
seul influer, comme tel, sur les volontés et déterminer les
actes économiques du capitaliste. Ce sera donc ce revenu
annuel que je désignerai sous le nom de profit, dans tout le
cours de ce chapitre, à moins qu'un autre sens ne soit claire-
ment indiqué.
La détermination du profit est régie par une loi générale,
dont l'application se modifie de diverses manières dans les
divers emplois qu'on peut faire du capital. Cette loi n'a été
exposée d'une manière satisfaisante par aucun économiste
que je sache. J. St. Mill, qui a le premier posé nettement la
question, se borne à dire que le taux des profits est déterminé
par les antécédents économiques de chaque société, c'est-à-
dire par Fensemble des circonstances, tant matérielles que
morales; qui fixent le minimum de bénéfice au-dessous duquel
les efforts d'abstinence n'auraient pas lieu ; explication vraie,
mais vague et incomplète. Je reproduirai ici la démonstration
que j'ai donnée de la loi en question dans un travail publié
en 185G *.
Je suppose une colonie dont les membres se sont partagé
le territoire qu'elle occupe et y trouvent, chacun dans son
lot, ce qui leur est nécessaire pour subsister. Chaque famille
produit et prépare elle-même ses aliments, ses vêtements, les
meubles et ustensiles dont elle a besoin ; elle répare ou con-
fectionne ses instruments de travail ; en un mot, elle se suffit
à elle-même. U n'y a donc pas d'échanges, pas de circulation
de la richesse, ni de distribution proprement dite ; la rente,
le profit, le salaire se trouvent confondus, pour chaque fa-
mille, dans le produit de son industrie patriarcale.
Sur un point seulement, il y a exception à cet état decbo-
' Journal éos EconomUtes, 2« série» numéro 31 (jùllet 1856), p. 18.
GÂU8BS DÉTERMINANTES DU PROFIT. 450
ses. La colonie tire ses bois de chauffage et de consiructioa
d'une forêt assez éloignée, dont l'exploitation est entre les
mains de cinq capitalistes, B, G, D, F, G, qui sont venus
s'établir dans la colonie, où ils vivent en échangeant les pro-
duits de leur industrie eontre les aliments, les vêtements et les
autres choses dont ils ont besoin. Les capitaux employés par
ces industriels sont entre eux dans le rapport des nombres 1,2,
3, 4, 5, et je les représenterai par les chiffrer 10, 20, 50, 40,
50, le capital de B étant 10, celui de G,20, et ainsi de suite.
La forêt en question étant située sur les escarpements d'une
montagne, et le transport dès bois ne pouvant, à cause de la
nature des chemins, avoir lieu qu^à dos d'hommes, le capital
mis en œuvre se compose exclusivement de salaires ; c'est
uu capital circulant, qui se consomme entièrement dans les
opérations productives et qui doit être entièrement renou-
velé. Il doit donc se retrouver tout entier dans la valeur du
produit.
Je suppose enfin que, quelle que soit la période de roule-
ment des capitaux, les chitTres ci-dessus indiqués représen-
tent les avances qui sont successivement faites par chaque
entrepreneur dans le courant d'une année, et je me demande
sur quel pied devront se faire les échanges dans les conditions
prévues.
Il est évident que le producteur B ne peut pas échanger
son produit annuel contre une valeur au-dessous de 10, puis-
que autrement il serait en perte, il entamerait son capital, il
s'appauvrirait chaque année au profit de la colonie. Mieux
aurait valu, pour lui, travailler pour d'autres et consommer
son capital en jouissances personnelles.
Se contentera- t-il d'une valeur égale à 10? Dans ce cas,
sans doute, son capital demeurerait intact; il aurait toujours
le pouvoir d'entretenir le même nombre de travailleurs. Mais
de quoi vivra-t-il, à moins de travailler comme l'un quelcon«
que des ouvriers qu'il emploie? Âcceptera-t-il cette position,
lui qui possède le capital, et qui en fait l'avance à ses risques
460 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
et périls, pour mettre en œuvre des travailleurs dont la coopé-
ration ne lui profiterait pas? Non; il préférera consommer peu
à peu son capital pour se procurer un surplus de jouissau-
ces, ou l'échanger contre un lot de terre, dont la culture lui
sera tout aussi avantageuse et bien moins pénible que le mé*
tier de bûcheron.
Ainsi, Tentrepreneur B n'exercera son industrie^ comme
capitaliste, que s*fl obtient, en échange de son produit annuel,
une valeur de 10 + x, l'excédant a: pouvant varier avec la
demande du bois, mais ne descendant jamais au-dessous d'un
minimum que je représenterai par le chiffre i. Le prix du
bois devra être tel, que le produit annuel de B vaille au moins
il, et sa valeur demeurera au-dessus ou au niveau de cette
limite, tant que la demande de bois ne pourra être satisfaite
que par la production cumulée des cinq entrepreneurs B,
C, D, F, G.
Gela étant, l'entrepreneur C, qui emploie un capital de 20,
et qui, par conséquent, met en œuvre un nombre double de
travailleurs, produira deux fois autant de bois que B et ob-
tiendra, en échange de son produit annuel, une valeur de
20 + 3 ^» en minimum 22. Son profit sera donc double de
celui de B.
On trouvera de même que les profits de D, de F, de G,
seront représentés par Zx, Ax,bxy ou en minimum par les
chiffres 3, 4, 5, c'est-à-dire qu'ils croîtront proportionnelle-
ment aux capitaux mis en œuvre, et cela par le seul effet de
la loi qui a déterminé le premier profit, sans que ni la nature
ou la quantité du travail personnel incombant à chaque en-
trepreneur, ni le degré du péril auquel il expose sa fortune
ou sa personne, puissent empêcher cette proportion [de se
réaliser.
J'ai supposé que la demande du bois ne pouvait être satis-
faite que moyennant l'exploitation complète des capitaux
possédés par les cinq entrepreneurs, c'est-à-dire d'un fouds
total représenté par le chiffre 150. Cela est nécessaire pour que
CAUSES DÉTERMINANTES DU PROFIT. 461
le producteur B ait le pouvoir d'imposer aux consommateurs
les conditions sans lesquelles il n'avancerait pas son capital.
S*ilen était autrement, si la demande, par exemple, n'exi-
geait, pour être satisfaite, que l'exploitation d'un capital de
140, alors le producteur B, ne trouvant plus dans le prix du
bois de quoi obtenir le minimum de bénéfice qu'il lui faut,
retirerait son capital de cette entreprise, et l'entreprise du
producteur G, étant celle qui, dans une telle hypothèse, em-
ploierait la moindre somme de capital, deviendrait le régula-
teur du taux des profits; or, comme ses conditions ne différe-
raient pas de celles que B avait exigées dans la première hypo-
thèse, il se contenterait probablement d'échanger son produit
total contre une valeur de 20 + x, ce qui réduirait son profit
à x^ en minimum à 1 , par conséquent ceux de D, de F, et de G à
^TT' "cT^ "ô"^ c'est-à-dire en minimum à 1 1/2, 2 et 2 1/2.
Il en serait exactement de même si, la demande exigeant
l'application d'un capital de 150, ce capital se trouvait réparti
entre quatre entrepreneurs seulement, dans la proportion des
chiffres 2, 3, 4, 6. Ici encore , les conditions d'existence de
l'entreprise qui emploierait un capital de 2 seraient les régu-
lateurs du taux des profits. Cette entreprise fournirait le pre-
mier terme, le point de départ de la progression des profits,
parée que son capital serait le point de départ de la progres-
sion des capitaux.
Si maintenant nous supposons que des capitaux s'accumu-
lent par l'épargne dans la colonie, et qu'on y établisse, avec
ces capitaux accumulés, d'autres industries destinées à satis-
faire d'autres besoins, le point de départ des capitaux em-
ployés, par conséquent aussi celui des profits pourra être
différent dans ces nouvelles industries de ce qu'il aura été
dans celle des bûcherons; mais la libre compétition des capi-
talistes tendra sans cesse à rendre uniforme le taux des profits,
à le fixer à un chiffre qui sera la moyenne entre les taux pri-
mitifs des diverses industries.
462 DISTRIBimON DE LA MCHESSB.
On peut donc établir comme loi économique, et cela pour
tous les stages du développement industriel, que le point de
départ des profits, en d'autres termes leur taux, est déterminé
parles conditions d'existence des entreprises qui exploitent
les moindres capitaux, parmi celles dont le concours est né-
cessaire pour satisfaire à la demande des produits. En vertu
de cette loi^ qui explique à la fois Texistence des profits, leur
fixation primitive et leur proportionnalité avec les capitaux
mis en œuvre, le taux des profits tend, comme je viens de le
dire, à devenir uniforme dans les divers emplois de capital.
Cependant il s'en faut bien que cette uniformité soit complète
dans la vie réelle, parce que la tendance dont il s agit ^t
souvent neutralisée par des causes analogues à celles qui af-
fectent le salaire normal.
Si Ton se rappelle que Texploitation d'un capital implique
un travail de direction, dont la rémunération fait partie du
profit, on comprendra aisément que certains avantages et
certains désavantages, tant moraux que physiques, attachés
à ce travail puissent avoir pour effet d'attirer les capitaux
vers certains emplois et de les détourner d'autres emplois,
par conséquent d'augmenter loffre du produit dans les pre-
miers, de la diminuer dans les seconds, et de produire ainsi
un abaissement et une élévation de valeur, d'où résulte né-
cessairement une inégalité dans le taux des profits, celui des
premiers emplois se fixant au-dessous du taux moyen et celui
des derniers au-dessus.
Souvent aussi l'inégalité n'est qu'apparente, le profit le
plus élevé comprenant un véritable salaire, qu'il faudrait en
déduire pour avoir le taux réel. C'est le cas, notamment» pour
toutes ces minimes entreprises, agricoles, industrielles, com-
merciales, dans lesquelles le paysan, l'artisan ou le marchand,
qui dispose du capital, n'en travaille pas moins comme un
simple ouvrier et cumule, par conséquent, le salaire ordi-
naire d'un travailleur avec celui qui lui est attribué pourson
travail de direction.
CA98B8 DÉTERMINANTES DU PROFIT. 463
D'autres fois, au contraire, le profit apparent ne comprend
pas même cedernier salaire. C'est ce qui arrive, par exemple, à
regard des entreprises par actions, où le travail de direction
est toujours confié à des administrateurs spéciaux, dont la
rémunération est prélevée sur le produit brut, et où par con-
séquent les dividendes attribués aux actionnaires ne représen-
tent le salaire d'aucune espèce de travail.
I^ profit comprend de plus la compensation des risques
auxquels le capital est exposé, et les divers emplois peuvent
présenter à cet égard des inégalités très-saillantes. Une indus-*
trie, telle que celle de la modiste, dont les produits doivent
répondre à des goûts sans cesse variables, offre bien plus de
chances de perte qu'une industrie, telle que celle du bou-
langer, dont les produits répondent à un besoin uniforme et
constant.
Outre ces inégalités provenant de causes générales, la réa-
lité en présente beaucoup d'autres, qui proviennent tantôt
des divers degrés d'aptitude des entrepreneurs , tantôt de
conditions matérielles plus ou moins favorables, en un mot,
de circonstances accidentelles.
Cependant ces irrégularités, tantnormales qu'accidentelles^
n'empêchent pas qu'il n'y ait, dans chaque pays et à chaque
époque, un taux moyen uniforme des profits, déterminé par
la loi ci-dessus exposée et maintenu par la concurrence,
pourvu que la concurrence soit libre. En effet, dès qu'il
existe un emploi du capital qui se trouve être, à tout pren-
dre, plus avantageux que les autres, les capitaux y affinent
et l'offre des produits de cet emploi s'en accroît, ce qui en
abaisse la valeur et diminue par conséquent l'excédant de la
valeur du produit total sur le capital consommé, excédant
qui constitue précisément le profit. Le mouvement a lieu
précisément en sens inverse à l'égard d'un emploi de capital
qui devient, à tout prendre, moins avantageux que les au-
tres; alors la diminution de l'offre amène une élévation de la
valeur, et parla une élévation du profit.
464 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
Ce transfert des capitaux d'un emploi à un autre ne ren-
contre, grâce au crédit, aucun obstacle dans les sociétés dont
le développement économique est très-avancé, et nous le
voyons tous les jours s'y accomplir avec une extrême facilité
sur une vaste échelle. Il est partout, mémo en Tabsence^ des
moyens qu'offre le crédit, plus facile que le transport des
travailleurs, par lequel se maintient Téquilibre des salaires
courants. Toutefois, il ne faut pas se dissimulerqu'une partie
des capitaux fixes engagés peut se trouver définitivement
perdue pour la société, aussi bien que pour les entrepreneurs,
surtout si ce capital a été incorporé irrévocablement dans
certains fonds productifs, tels qu'une terre cultivable, une
mine, une carrière, une voie de communication. En pareil
cas, les entreprises sont quelquefois continuées longtemps
après que le désavantage en est devenu patent, les capita-
listes se résignant plus aisément à voir diminuer leur profit
au-dessous du taux moyen, qu'à sacrifier une partie de leur
capital .
J'ai dit aussi : pourvu que la concurrence soit libre. En
effet, la loi générale n'est vraie que dans l'hypothèse d'une
action libre et continuelle de la concurrence. Toute res-
triction imposée à la concurrence, par des causes et sous des
formes quelconques, a pour résultats des phénomènes ex-
ceptionnels, qui s'écartent plus ou moins de la loi générale.
Or^ l'action de la concurrence est souvent neutralisée par des
habitudes, par la force d'inertie, par des circonstances lo-
cales, par l'influence de certaines institutions, enfin par
suite de certaines erreurs généralement répandues.
La science doit, sans contredit, prévoir et indiquer, lorsque
de telles causes sont signalées et constatées, les perturbations
qu'elles peuvent apporter dans les phénomènes économiques;
mais elle ne peut que bien rarement les faire entrer d'avance,
comme éléments constitutifs, dans ses théories, parce que
ces causes agissent d'une manière trop variable, trop com-
plexe, trop irrégulièrcy pour qu^on puisse en coordonner les
CAUSES DÉTERMINAimSS DU PROFIT. 465
effets sous des lois coDstantes et en exprimer Taction par des
formules générales.
Le taux des profits répond-il à une aliquote constante du
produit brut obtenu par l'emploi du capital, ou, pour parler
plus généralement, de la valeur créée par cet emploi? Non,
car il faudrait pour cela que le rapport de cette valeur au ca-
pital fût lui-même constant, ce qui n'est pas. La valeur créée
se proportionne au capital réellement consommé pendant
Topération d'où elle provient, non au capital mis en œuvre.
Lors donc qu'une partie du capital circulant mis en œuvre
dans une industrie se convertit en capital fixe, ou devient
autrement superflue, la valeur du produit brut se trouve dans
un rapport différent avecle capital entier, sans que pour cela
le taux des profits soit nécessairement altéré, sans du moins
qu'il puisse jamais l'être dans la même proportion que ce
rapport.
SECTION 11. •
Iles eanses qui font varier le tmuiL des profits.
»
Nous avons vu, dans l'hypothèse des cinq producteurs de
bois, que celui qui emploie le moindre capital, et que j ai
nommé B, a besoin, pour pouvoir exercer son industrie, que
la valeur de son produit brut annuel suffise à remplacer le
capital consommé annuellement dans la production, et four-
nisse de plus un excédant annuel du dixième de ce capital.
Le capital annuellement consommé étant 10, il faut que la
valeur du produit brut soit 11. Or la valeur permanente du
bois, comme de toute chose et de tout service, c'est la quan-
tité d'autres produits qu'on peut obtenir avec les mêmes frais
de production^ c'est-à-dire avec une dépense égale de capital.
Les conditions d'existence de l'entreprise B reviennent donc
à ceci, qu'on puisse, en consommant un capital de 10, ob-
tenir 11 d'aliments, de vêtements et d'autres objets propres
à satisfaire les besoins de l'homme ; car alors, la quantité de
I. 30
466 BIStftlBUTIOA DE LA A^fiÊSSEi
bois obtenue par la dépense à\\n capital de 10 vaudra préci-
sément de quoi fournir à B Téquivalent de son capital con«>
sommé et l'excédant de choses consommables dont il a besoin.
Ainsi formulée, la loi déterminante du taux des profits ne
dépend plus d'aucune hypothèse arbiti*aire ; elle s'applique à
tout état de société, et quelles que soient les industries dont
les entreprises servent de régulateur.
Mais le capital consommé, c'est-à-dire les matières premier
res, rapprovisionnemenl et la détérioration subie par le capital
fixe, c'est ce que coûte la somme totale des efforts de travail
et d'abstinence nécessaires pour accomplir le produit obtenu.
Faisant abstraction des efforts d'abstinence, qui aRectent,
comme je ^expliquerai plus tard, les valeurs relatives de di-
vers produits, mais qui ne peuvent exercer que très-eicep»-
tionnelleraent une influente notable sur la valeur ûortidale
d'un produit, relativement à l'ensemble des autres, nous di-
rons que la dépense de capital représente ce que coûte la
quantité de travail employé dans la production, soit comme
travail accumulé, soit comme ttavail actuel.
C'est cette valeur du travail employé qui doit se retrouver
dans celle du produit, et qui fonne, avec le profit^ la valeur
totale de ce produit. Quand le producteur a prélevé sur la
valeur de son produit le capital consommé, c'est-àniire ce
que lui coûte la quantité de travail dont ce produit est le ré-
sultat, le reste forme son profit. Hus donc le prélèvement est
considérable, moins ilMoit rester ç en d'autres termes, plus
le travail est coûteux, moins il reste pour le profit* Si nous
appelons P le produit obtenu et G la dépense de capitaiv le
profit X sera égal à P moins G ; d'où il est facile de tirer la con-
séquence que X doit croître et décroître en raison inverse ëeC,
c'est-à-dire le profit en raison inverso de ce que coûte le travail.
Ainsi, le coût du travail ne peut pas augmenter ou dimi-
nuer sans que le profit diminue ou augmente. Si, dans l'hy-
pothèse des cinq bûcherons, l'entrepreneur C doit dépenser SI
de travaux, au lieu de 20, pour obtenir son produit qni vaut
VARfATlOMS DU PRÛl'lf . 40?
9â, i( n*aura plus que 1 de profit, au lieu de S * son profit ne
sera qu'environ le 5 pour 100 du capital mis en œuvre, au
lieu d'en ôlre le 10 pour 100 ; exactement là tingt et unième
partie, au lieu de la dixièméi
Si| au contraire^ le coût dti travail tenant à dimitiuéi*, G
n'a plus que 10 à dépenser pour obtenir la mëtoe quantité de
produit, son profit^ étant de 3, excédera 1 5 pour 100 du capital .
J'ai déjà expliqué ailleurs ce qu'il faut entendre par le coût
du travail. Ce n'est ni la valeur, ni le prix du travail ; c'est
une quantité complexe^ qui se compose de deux facteurs dis-
tincts^ le prix du travail et son efficacité ; de trois même, si
Von pousse plus loin l'analyse, puisque le prix du travail est
la résultante combinée de la quantité d'approvisionnement
correspondant à une quantité déterminée de trarail, et du prix
de cet approvisionnement, en d'autres termes, du salaire réel
et du prix ded choses qui composent ce salaire réel.
Par conséquent) l*un de ces facteurs ne peut croître ou dé-
croître sans que le coût du travail en soit affecté dans le même
sens, ou en sens inverse, le seul cas excepté oh des modifica-
tions en divers sens se neutraliseraient réciproquement.
Le coût du travail croit et décroît en raison inverse de Tef-
fieacité du travail^ c'est-à-dire de la quantité d'ouvrage que
le travail accomplit pendant une durée prise pour unité; il
croHet décroît en raison directe du salaire réel et dé la valeur
des choses qui forment ce salaire, c'est-à-dire en raison di-
recte du prix du travail, ou du salaire nominal, en tant du
moins que les variations de ce dernier facteur ne proviennent
pas de variations opérées en sens inverse dani^ la valeur du
numérairci
Mais, pour que les causes qui affectent le coût du travslil
puissent affecter, en sens inverse, le taux moyen des prdfits,
à une certaine époque et dans un pays déterminé, il faut qiie
leur action soit générale ; il faut qu'elles agissent de la même
manière sur tous leé trataux économiques etétnités à cette
époque dans ce pays.
4G8 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
Il en est ainsi des principales causes qui influent sur le sa-
laire et de celles qui déterminent la valeur des produits dont
se compose le salaire. II n'en est pas ainsi de celles qui influent
sur la quantité de travail à employer.
Quand, par une cause générale, le prix des denrées les plus
nécessaires à la vie s'élève ou s'abaisse, le taux des profits
doit s'abaisser ou s'élever, si les autres facteurs de la dépense
n'éprouvent aucun changement ; mais il arrive souvent que
le salaire réel se trouve modifié en sens inverse, et que la cause
qui tendrait à modifier le taux des profits est par là neutra-
lisée. L'élévation de prix amenée par le décroissement de
fécondité des fonds productifs dont l'exploitation devient
successivement nécessaire n'étant pas ordinairement accom-
pagnée d'un abaissement équivalent des salaires, son efiet,
lent mais durable, sur le taux des profits n'est neutralisé ou
pallié, avec le temps, que par d'autres correctifs ; tandis que
l'élévation et l'abaissement de prix occasionnés par l'inégalité
des récoltes sont toujours accompagnés de modifications in-
verses du salaire réel, qui en neutralisent les effets sur le taux
des profits. On voit alors se maintenir intact le salaire nominal,
c'est-à-dire le prix courant et par conséquent le coût du travail.
Quand c'est le salaire qui se trouve modifié par une cause
générale, les autres facteurs demeurant les mêmes, le profit
est nécessairement modifié en sens inverse, et il n'est pas né-
cessaire, pour que cet effet soit produit, que la cause modi-
fiante atteigne le salaire normal. Une élévation ou un abais-
sement du salaire courant, provenant de l'abondance ou de
la rareté relative du capital mis en œuvre, peut suffire pour
exercer une action immédiate sur le coût du travail, et par
conséquent sur le taux des profits.
Reprenons notre hypothèse de la section précédente, et
supposons nos cinq entrepreneurs en possession d'un capital
de 160, qui se trouve réparti entre eux dans la proportion des
nombre 10,66, —21,33 —32—42,66— 53,33. Le capital
additionnel de 10, qu'ils ont ainsi> en sus de celui dont la de*
VARIATiONS DU PROFIT. 469
mande de leurs produits avait jusque-là exigé Texploitation,
devra, si la quantité de main-d'œuvre disponible ne peut pas
être augmentée, avoir pour effet d^accrottre le prix de cette
main-d'œuvre, soit que le capital en question trouve son em-
ploi dans une nouvelle industrie, soit que nos entrepreneurs
ne puissent en disposer qu'en le faisant valoir eux-mêmes.
Etudions ce dernier cas.
Il est évident que chacun de nos entrepreneurs aura intérêt
à employer son capital tout entier, et qu'il s'efforcera, dans
ce but, d'attirer à lui un nombre d'ouvriers supérieur à celui
qu'il employait auparavant. B, qui en employait 16, voudra
en employer 17; C, au lieu de 32, en appellera 34, et ainsi
des autres. Or, comme j'ai supposé que la quantité de main-
d'œuvre disponible ne pouvait pas s'accroître, la compétition
des capitalistes ne saurait manquer d'élever le prix de cette
main-d'œuvre, c'est-à-dire le salaire des ouvriers; et cette
hausse ne s'arrêtera probablement que lorsqu'el le aura absorbé
tout le capital additionnel, lorsque les salaires de tous les
travailleurs se seront élevés dans la proportion de 100 à 106,
66, c'est-à-dire se seront accrus de plus de 6 pour 100. Dès
lors les conditions de la production ne seront plus les mêmes.
Nos entrepreneurs n'obtenant plus au même prix la quantité
de travail dont chacun d'eux a besoin, en un mot le coût du
travail s'étant accru, le taux de leurs profits sera diminué,
pourvu que ni la demande du bois, ni la quantité de travail
nécessaire pour le produire, ni par conséquent le prix de cette
denrée n'aient augmenté.
En analysant de la même manière le cas d'une diminution
du capital disponible^ on arriverait à un résultat inverse. La
compétition entre les ouvriers aurait nécessairement pour
effet d'abaisser le prix de la main-d'œuvre, par conséquent le
coût du travail, et d'élever ainsi le taux des profits.
Quant aux causes qui influent sur la quantité de travail à
employer, on a vu dans le premierlivre de cet ouvrage qu'elles
peuvent se ranger sous deux chefs, celles qui augmentent
47Q DISTRIPOTIPJK DE U «K^^^E.
OU diminuant refficacité du travail, et eailas qui étendent ou
restreigpeutle eoQcoursdu travail humain, Pès qu^on mesure
la quaqUté à[x travail par sa durée, ces deux sortes de causes
aboutissent précisément au même résultat, et c'est, ep défini-
tive, la quantité de travail à employer qui se trouvp affectée;
mais refQcacité du travail est en partie Teffet de causes gé*
nérales, qui agissent à la fois sur toute une nation, sur toute
Upe race d'hommes, t^pdis que la participation du travail est
tQm'our^ un facteur spécial, qui caractérise chaque emploi.
Cependant la cause qui agit le plus puissaniment sur Teffi-
cacité du travail, celle surtout dont Faction se n^anifeste la
plus fréquemment, c'est la répartition des travaux^ et cette
cause-là est aussi entièrement spéciale, entièreo^ent liée aui
conditions qui caractérisant chaque application du travail.
Les modiQcation^ ainsi apportées par des causes spéciales
à la quantité de travail nécessaire pour obtenir une quantité
déterminée d'un certain produit agissent très-énergiquement
sur le coût du travail, dans l'industrie qui crée ce produit,
et, par conséquent, sur les profits qu'elle rapporte ; mais les
changements qui en résultent dans la valeur normale du pro-
duit aff'scté ne tardent pas à en affecter le prix courant et à
ramener le proSt de ripdustrie ep queation au taux moyee
général, la concurrence entre les producteurs faisant afDuer
les capitaux vers lejs epplois qui deviennent plus avaptageui,
et cette aflluence provoquant un accroissepiopt d'offre, qui, m
abaissant les prii,, fait bientôt redescendre les avantages es-
pérés au niveau commun déterminé par les causes générales.
Toutefois ces modilicatiops^ dont Te^'et principal çt direct
p*Qst jamais que temporaire, peuvent agir ipdirectepojQPt sur
le taux gépéral des proôts^ en altérant la distribution du ca-*
pital disponible entre les diverses entreprises qui le petteat
en œuvre . En eCfet, le Ibluh des profits étant détermioé, çoinme
]0 l'ai dénoQutré ci-dessus, par les cpnditiops d'existence des
entreprises qui emploiept les moindres capitaui^i il s'ensuit
que la concentration des capitaui^, c'est-àrdire leur agglo»
VAKUTIQNS DU PROFIT* 471
méraiion dans de grandes entreprises, doit, en r^endant inu-
tiles et impossibles les entreprises moins considérables, et en
élevant ainsi le niveaude celles dont les conditions d'existence
servent de régulateur, tendre à diminuer létaux des proQts.Qr»
cette agglomération e$t le résultat ordinaire des progrès dei
l'industrie, qui permettent aux grandes entreprises d'éco-r
nomiser une portion de la main-d'œuvre , par conséquent
d'augmenter la quantité de leurs produits sans augmenter
leurs avances annuelles.
Supposons que les trois plus riches de nos cinq entrepre-
neurs trouvent, soit en divisant le travail, soit en substituant
un moteur mécanique à la force humaine, le moyen d'em-
ployer moins d'ouvriers et de fournir, avec les capitaux dont
ils disposent, une plus grande quantité de bois qu'aupara-
vaut. Cette augmentation de roCfre du produit aura pour
effet d'en abaisser le prix, la demande au prix antérieur étant
supposée constante. Alors, Tentrepreneur B, dont le capital
ne suffit pas pour appliquer (e procédé nouveau, ne réalisera
plus, par la vente de son produit, je bénéfice qui ayait été
jusqu'alors la condition d'existence de son entreprise. Son
produit annuel, par exemple, en continuant de lui coûter
une avance de 10, ne vaudra plus que 10 1/3, au lieu de 1 1 . Il
renoncera donc à son entreprise, et cela d'autant plus volon-
tiers que les entrepreneurs D, Fi G, qui retirent de leurs
avances les mêmes bépéQces qu'^iuparavant, seront disposés
à lui emprunter soa capital» en lui abandonnant la moitié du
profil à titre d'intérêt, c'est-à-dire en lui payant un intérêt
égal à ce qu'il pourrait maintenant réaliser comme profit.
L'entrepreneur G, étant dans la même position que B rela-
tivement à son bénéfice, prqndra probablement le même parti,
et ce sera en définitive l'entreprise D qui se trouvera la moins
importante de celles dont la demande du bois requiert l'ex-
ploitation. Ce sera donc cette entreprise, employant un capital
de 30, dont les conditions d'existence détermineront désor-
mais le profit primordial, le point de dépari de la progression
472 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
des profits ; mais, comme le progrès accompli dans l'industrie
de nos entrepreneurs a pour résultat un accroissement de la
totalité du produit, le prix devra s'abaisser pour que la de-
mande puisse absorber cet accroissement, et l'entrepreneur
D verra probablement son bénéfice descendre de 5 à 2, peut-
être à î 1/2, quand le capital entier de 150 se trouvera mis
en œuvre par le nouveau procédé d'exploitation. Si le revenu
de 1 \l% formant le 5 pour 100 du capital dont il dispose,
lui suffît pour exister, cette fraction représentera désormais
le minimum du taux des profits, qui se trouvera ainsi réduit
à la moitié de ce qu'il était dans les premières conditions de
l'hypothèse.
Dans une société complète, à mesure que les progrès in-
dustriels et l'agglomération des capitaux, qui en est la suite,
vont s'étendant et s'appliquant à un nombre toujours plus
grand d'entreprises, la moyenne des conditions d'existence
qui déterminent le taux des profits atteint un niveau de plus
en plus élevé sur Téchelle progressive des capitaux, et par
conséquent le taux des profits va s'abaissant de plus en plus.
Si une somme de 1,000 francs est rigoureusement néces-
saire pour l'existence d'un entrepreneur, et que cette somme
représente en minimum un profit inférieur à 10 pour 100,
en maximum un profit supérieur, le taux moyen se fixera
entre ces deux extrêmes, et il s'abaissera d'autant plus que le
nombre des entreprises régulatrices, qui font un profit infé-
rieur à 10 pour iOO, l'emportera plus sur celui des entreprises
qui eu fout un supérieur, ou que le taux minimum descendra
plus bas au-dessous de 10 pour 100.
C'est de cette manière seulement que la substitution du
capital fixe au capital circulant peut influer sur le taux des
profits. Cette cause, après avoir élevé temporairement le profit
des entreprises qui l'appliquent les premières, a pour résultat
d'abaisser progressivement le taux général des profits, à me-
sure que la substitution elle-même devient plus générale.
CHAPITRE V.
DE l'iHTÉRÊT.
Nous avons vu que l'intérêt se forme de deux éléments : la
compensation pour le non-usage du capital prêté, et la com-
pensation pour le risque auquel est exposé ce capital, en tant
du moins que ce risque n'est pas supporté par Temprunteur
lui-même.
La compensation pour le non-usage est Téquivalent de la
rémunération des efforts d'abstinence, à laquelle renonce le
capitaliste en transmettant à autrui le droit de faire valoir
son capital. On peut l'appeler le loyer du capital, puisque le
mot loyer signifie, en général, ce que Ton paye pour l'usage
d'une chose empruntée.
La seconde compensation, étant fournie pour un dommage
purement éventuel, est une véritable prime d'assurance et
doit être désignée par ce nom déprime, qui indique nette-
ment quel en est le principe et en quoi elle ditfère de la pre-
mière.
Le loyer du capital est uniquement déterminé par l'état du
marché, c'est-à-dire par le rapport qui existe entre la quantité
des capitaux offerts et celle des capitaux demandés. Quand les
préteurs offrent plus de capital que les emprunleurs n'en de-
mandent, la concurrence que les premiers se font entre eux
abaisse les conditions du prêt, jusqu'à ce que cet abaissement
ait assez diminué l'offre, ou assez augmenté la demande, pour
que celle-ci soit égale à celle-là. Dans le cas inverse, la concur-
rence que se font les emprunteurs élève les conditions des
474 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
emprunts, jusqu'à ce que cette éléYation, en augmentant
l'oiTre, ou en diminuant la demande, ait rendu Tuncégaleà
l'autre.
Il n'y a pas de taux normal, auquel le loyer du capital soit
forcément ramené lorsqu'il s'en écarte ; il y a seulement une
limite, un maximum, que son élévation ne peut jamais dé-
passer, c'est le profit. Le loyer que paye l'emprunteur ne peut
pas excéder le bénéfice que doit lui rapporter Temploi du ca-
pital emprunté. Â de telles conditions, il n'emprunterait
pas. L'emprunteur devrait même, à la rigueur, s'abstenir
de tout emprunt dont le loyer ei^céderai^ cette portion du
profit qui représente la rémunération des efTorts d'absli-
nence , c'est-à-dire se réserver toujours exclusivement la
coinpensation du risque et la rémunération du travail d'en-
trepreneur. Mais les emprunteurs ne font point ce calcul;
voici pourquoi,
Quand le capital emprunté ne sert qu'à grossir celui que
possède déjà l'entrepreneur, le travail de celui-ci n'en est point
nécessairement, ni généralement augmenté. Quand, au con-
traire, un entrepreneur ne dispose d'aucun capital que de celui
qu'il empruntera, il n'a pas le choix entra deux applications
différentes de son activité, de son aptitude spéciale coname
entrepreneur, mais entre une activité profitable et une inac-
tion forcée. Ainsi, la considération du travail que l'emprun-
teur devra s'imposer pour mettre eq (Buvre le capital em*
prunté ne saurait, dans aucun cas, influer sur l'appréciation
qu'il fait des conditions de l'emprunt.
Quant au risque, l'entrepreneur n'en a aucun à sup-
porter pour le capital emprunté, puisque nous supposons
qu^il ne paye que le loyer de ce capital ; par conséquent, il
n'a droit, de ce chef, à aucune compensation et n'en attend
aucune.
C'est donc en bloc et dans sa totalité que l'emprunteur en-
visage Je profit qu'il espère et compare ce profit avec le loyer
d\x capital qu'il veut emprunter. Ce loyer devrai, sans doute,
GAUSE« PKTiSRMlflANTES pi^ |«'lMTiRÊT. 47Q
laisser une marge quelconque pour un bénéfice i naais le mi-
nimum de cette marge ne résulte d aucune loi économique,
d'aucun principe général qu'on puisse formuler d'avance.
Tout ce qu'on peut affirmer, c'est que le taux courant du
loyer des cfipitaux n'égalera jamais le taux courant des pro-
fits, quoiqu'il puisse en approcher beaucoup.
Dans le sens de l'abaissement, le taux du loyer n'a pas
iDèo^e une limite assignable que l'on puisse formuler d'avauce
et rattacher à une loi économique. Si le loyer ne descend pas
jusqu'à zéro, c'est que, longtemps avant qu'il atteigne cette
limite, l'épargne cesse* une gi^aqde partie du capital dispo-
nible se perd ^dm de folles spéculations, ou cherche des em-
plois hors du pays, et, l'offre de capitaux h prêter se trouvant
par là diminuée, le loyer se relève. Mais à quel taux s'opère
cette réaction 7 C'est ce qu'il est impossible de déterminer par
aucune règle générale.
La prime est soumise à d'autres lois. Comme elle corres-
pond à un fait qui rési^lle en partie de causes entièrement in-
dividuelles ou spéciales, elle n*a pas de mesure commune,
pas de taux générai. Dans un même pays, à une même épo-
que, le loyer de deux sommes égales de capital est nécessai-
rement le même, parce que les causes qui le déterminent sont
générales, tandis que la prime peut se trouver très-différente,
suivant les circonstances qui caractérisent chaque placement;
mais, en revanche, il existe, à l'égard de la prime, une loi
limitative susceptible d'être formulée.
En e£fet, pour chaque degré de risque à courir, la prime
est déterminée, comme le loyer, par le rapport de l'offre à la
demande; or, tandis que le taux du loyer n'influe sur l'offre
que d'une manière indéterminée , en provoquant plus ou
moins l'épargne, la prime a, sur cette même offre, une in-
fluence directe et parfaitement déterminée, puisqu'elle répare
des pertes accomplies, par lesquelles l'offre est effectivement
diminuée. Pour que l'oflre demeure constante, il faut que le
total des primes annuelles suffise pour amortir le total des
476 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
capitaux annuellemeDt perdus. Si le taux moyen des primes
est moins élevé que cet amortissement ne l'exigerait, Toffre
diminue et la prime s'élève; s'il est plus élevé, l'offre aug-
mente et la prime diminue.
Supposons que la demande des emprunteurs qui ne peu-
vent obtenir crédit qu'en payant une prime soit de quatre
millions par année, et que, sur ces quatre millions, qui sont
réellement offerts, il y eu ait un de perdu. Il faudra, pour
que les quatre millions continuent d'être offerts, que la prime
suffise à rétablir le million perdu, c'est-à-dire qu'elle soit en
moyenne de 25 pour 100. Si elle n'atteint pas ce taux, l'offre
aunuelle diminuera, et la demande, n'étant pas satisfaite,
élèvera la prime. Si elle le dépasse, l'offre augmentera et fera
baisser la prime.
Le loyer et la prime étant les deux éléments dont se com-
pose le revenu périodique, et généralement annuel, qu'on
nomme l'intérêt, les causes qui font varier l'un de ces élé-
ments doivent aussi faire varier l'intérêt entier, sauf dans les
cas où leurs effets simultanés se neutraliseraient réciproque-
ment.
La première de ces causes, c'est la quantité du capital dis-
ponible qui est possédé par des capitalistes ne pouvant ou ne
voulant pas le faire valoir eux-mêmes, en un mot, par des
prêteurs ; quantité qui ne peut s'accroître que par l'épargne,
et qui s'accroît d'autant plus rapidement que l'épargne est
plus forte , c'est-à-dire que la consommation de jouissance
absorbe une portion moins considérable de la richesse pro-
duite.
Je dis la quantité du capital, non la quantité du numé-
raire, caria rareté et l'abondance du numéraire ne sauraient
exercer aucune influence directe sur le taux de l'intérêt,
quoique l'opinion contraire soit très-répandue parmi les
hommes d'affaires, '^ainsi que l'attestent ces expressions si
universellement usitées: prêter de l'argent, emprunter de
l'argent, etc.
CAUSES DÉTERirmANTES DE l'iNTÉRÊT. 477
L'argent que livre un prêteur représente le droit et le pou-
voir qu'il a de disposer d'une certaine quantité de capital déjà
existante et accumulée, droit et pouvoir qu'il transmet à son
emprunteur sous la forme de numéraire, et que celui-ci exer-
cera en échangeant ce numéraire contre les éléments du
capital effectif dont il a réellement besoin. Le résultat de
ropération est exactement le même que si la quantité de ca-
pital effectif que Temprunteur demandait lui avait été livrée
directement et en nature par le prêteur. Que le numéraire
soit rare ou abondant, cela ne change rien à cette quantité
de capital effectif disponible; cela n*influe que sur le prix des
produits dont elle se compose et des services contre lesquels
s'échangeront une partie de ces produits. Plus l'argent est
rare, moins les produits et les services sont chers, moins il
faut d'argent pour en disposer ; plus l'argent abonde, plus
les produits et les services sont chers, plus il faut de numé-
raire pour en disposer. Ainsi l'abondance et la rareté de l'ar-
gent ne sauraient affecter en aucune manière l'offre des capi-
taux effectifs, c'est-à-dire de la chose que les emprunteurs
demandent et dont ils ont besoin, et comme cette abondance
et cette rareté n'affectent l'offre du numéraire lui-même qu'en
affectant la demande au même degré, et dans le même sens,
elles ne peuvent avoir aucune influence directe sur le taux
de l'intérêt.
Supposons que la quantité totale de capital effectif deman-
dée par les emprunteurs, laquelle valait dix millions^ n'en
vaille plus maintenant que huit, parce que l'argent est devenu
plus rare, ou qu'elle en vaille douze, parce qu'il est devenu
plus abondant. Cette demande de capital n'en sera point di-
minuée ni augmentée, non plus que l'offre qui lui correspond,
et il est évident que la demande de numéraire de la part des
emprunteurs s'abaissera, dans le premier cas, à huit millions,
et s'élèvera, dans le second, à douze miUions; que, par con-
séquent, le taux de l'intérêt ne sera changé ni dans un cas
ni dans l'autre, puisque, la demande et l'offre continuant
478 mffrRiBtmoiK db la tiiGtiEasfi.
d'être égales, le rapport qui existait entre elles ne sera point
altéré.
Ce sont donc les changements survenus dansToflre dispo-
nible des capitaux effectifs qui affectent le taux de Tintérét,
quel que puisse être le prix des produits et des services qui
seront mis en œuvre par les emprunteurs. Si l'offre augmente,
la demande étaut constante, le taux de Tintérét s'abaisse,
tandis qu'il s'élève si l'offre diminue ; c'est Teffet nécessaire
de la concurrence qui s'établit, dans le premier cas, entre les
préteurs, dans le second^ entre les emprunteurs. Cette pre-
mière cause agit à la fois sur le loyer et sur la prime. Plus les
capitaux sont abondants, moins on redouté de lés perdre;
plus ils sont rares, plus la perte en est sensible.
Les variations du taux de Tintéréi peuvent provenir, en
second lieu^ de changements survenus dans la demande de
capitaux à emprunter, changements qui proviennent, à leur
tour, tantôt de ce que le talix des profils s'est élevé ou s*est
abaissé^ tantôt de ce que de nouvelles voies se sont ouvertes
à l'activité industrielle et commerciale du pays, ou de ce que
des circonstances défavorables ont paralysé, au contraire,
cette activité, tantôt enfin de ce que l'esprit de spéculation,
excité par des espérances fondées ou chimériques de béoé^
fices prochains, a pris un essor inaccoutumé^ ou de ce que,
intimidé par les désastres d'une crise récente, il en est venu
à se défier d'entreprises dans lesquelles il avait jusqu'alors
engagé des capitaux*
Cette cause des variations de l'intérêt agit sur la prilsie,
aussi bien que sur le loyer, toutes les fois que la dematidede
capitaux à emprunter s'accroît en vue d'emplois nouveaux et
par conséquent plus ou moins hasardeux, ou qu'elle décroît
par suite de la défiance qu'inspirent dé tels emplois.
Les causes jusqu'ici mentiounées Agissent sur le loyer,
parce qu'elles tendent directement à modifier TofiVe disponi-
ble des capitaux ou l'intensité dé la demande. Mais le taux
de l'intérêt peut varier par des causes qui n'agissent que sur
CAUSES DftTBRMIRANTES DE L*INTÊRÊT. 470
la primei parce qu'elles laissent intactes cette offre et cette
demande. Il arrive alors le plus souvent que Teffet n'est pas
général et qu'une scission s'opère dans le taux de IHntérôti
la cause agissante n^atteignant pas à la fois toutes les sortes
de garanties qui peuvent être offertes aux préteurs.
Un événement ou une loi peut ébranler la confiance générale
sur laquelle repose le crédit personnel, sans diminuer en au-
cune façon la sécurité qu'inspirent les garanties réelles, no-
tamment les droits de gage et d'hypothèque. En pareil cas, le
taux demeure invariable dans les prêts sur gage ou sur hypo-
thèque, tandis qu'il s'élève pour les prêts chirographaires et
pour l'escompte commercial.
Lorsque le taux de Tintérêt se maintient élevé, à une épo-
que ou dans un pays, comparativement à d'autres époques ou
àd'aulres pays, on ne peut rien en conclure*, tant qu'on ignore
sur lequel des deux éléments de l'intérêt porte principalement
l'élévation.
Si c'est le loyer du capital qui est élevé, le fait atteste
une situation prospère et un développement économique en
progrès. L'esprit despéculation est actif ; les capitaux trouvent
en abondance des emplois avantageux, et ils s'accumulent
rapidement, grâce à l'élévation du taux de l'intérêt, qui,
d'ailleurs, est presque toujours Tindice et le résultat d'un taux
élevé des profits.
Si c'est la prime qui est élevée, le même fait atteste, au
contraire, une situation économique fâcheuse. La confiance
manque aux prêteurs, par l'effet de mauvaises lois ou de per-
turbations accidentelles, et ce défaut de confiance empêche le
développement du crédit, par conséquent aussi la circulation
du capital, au grand détriment de la production et de l'accu-
mulation de la richesse.
Quand le taux de l'intérêt se maintient comparativement
bas, c'est que ni le loyer ni la prime ne sont élevés; d'où l'on
doit conclure que le crédit est suffisamment développé, que
les capitaux sont abondants et circulent aisément, quoique
480 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
raccumulation n'en soit pas rapide. C'est, comme je le mon-
trerai plus tard, la situation normale des pays les plus peu-
plés et les plus riches.
Les autres questions relatives à l'intérêt des capitaux seront
traitées, les unes, dans le dernier chapitre du présent livre,
les autres, dans la seconde partie de cet ouvrage.
CHAPITRE VI
DE LA RENTE.
On a TU que la rente foucière est une compensation pour
le non-usage d'un fonds productif, mais que celte compensa-
tion n'est due que par un effet de retendue limitée des fonds
productifs, parce que l'avantage d'une possession exclusive
n'existe pour le propriétaire que du jour où son fonds lui
rapporte plus que le profit ordinaire des capitaux qu'il y ap-
plique, ce qui ne peut avoir lieu tant qu'il se trouve d'autres
fonds à exploiter, d'une fécondité égale ou supérieure.
Le non-usage d'une chose ne saurait donner lieu à une
compensation que si l'usage en est avantageux, et en propor-
tion de l'avantage qu'on en peut retirer. Cette vérité si simple
renferme et résume toute la théorie de la rente, que je dois
maintenant développer. Je le ferai en exposant d'abord les
causes qui déterminent la rente, qui la rendent inégale et qui
la font varier. Dans une seconde section, je parlerai de Tat-
tribution de la rente ; dans une troisième, j'examinerai quel-
ques théories erronées ou incomplètes, qui ont été mises en
avant pour expliquer cette espèce de revenu.
SECTION I.
Causes déteFmiiiaiites de la rente foneière.
Je pars de ce fait notoire et incontestable que, sur un fonds
productif donné, avec un mode d'exploitation donné, les
I. 31
482 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
portions de capital qu'on applique successivement à l'exploi-
tation ne produisent pas des rendements successifs propor-
tionnels, mais décroissants. Cela est généralement vrai à
l'égard de toutes les industries extractives ; cela est vrai sur-
tout à l'égard de la plus importante de toutes, la culture du
sol ; car, autrement, la quantité de produits que pourrait
obtenir un cultivateur ne dépendrait plus du tout de l'éten-
due de son domaine ; dix feirpents de terre pourraient rcDcIre
autant que vingt, que cinquante, que cent, que mille ar-
pents, pourvu qu'on y appliquât un capital double, quin-
tuple, décuple» centuple.
Cette vérité n'étant pas cob testée» je dis qué, si le soi était
d'une étendue illimitée et d'une fécondité partout égale, la
faculté qu'on aurait d'appliquer sans cesse à la culture de
nouvelles quantités de capital, avec le profit ordinaire^ empê-
cherait que les produits du sol pussent jamais atteindre uq
prix supérieur à celui qui donnerait ce profit. Les cultivateurs
se faisant concurrence les uns aux autres, il n'y en aurait
point qui pussent retirer de leur industrie pluÉ que lé réta-
blissement de leur capital avec le profit ordinaire. A mesure
que la population augmenterait, la demande des produits du
sol irait croissant ; mais, comme l'offre de ces produits pour-
rait s'accroître dans la même proportion, sans qu'on eût re-
cours à un emploi moins avantageux du capital disponible,
il n'y aurait aucune raison pour que le prix des produits
agricoles s'élevât et procurât au* cultivateurs un profit addi-
tionnel. Le sol aurait beau, dans cette hypothèse, être appro-
prié, les propriétaires n'en retireraient aucune rente, aucun
bénéfice en sus du profit ordinaire.
Supposez, au contraire, que ce sol, d'une fécondité partout
égale, soit d'une étendue limitée ; alors la population et avec
elle la demande des produits du sol croissant continuellement,
il arrivera une époque où, toutes les parties du sol étant cul-
tivées et tous les capitaux que l'on pouvait y appliquer avec
le profit ordinaire étant employés, l'offre ne pourra plusaug-
CAUSES DÉTBRHIMANTES DE LA RENTE. 483
menter, à moins que de nouvelles portions de capital ne soient
appliquées à la culture. Or, comme il faudra, pour que ces
nouvelles portions rapportent le profit ordinaire, que le prix
des produits s'élève, il en résultera un accroissement du profit
sur les capitaux antérieurement appliqués, c'est-à-dire une
rente.
Il est certain, en effet, que ni les propriétaires, ni d'autres
capitalistes ne voudraient appliquer à la culture du sol de
nouveaux capitaux, en les détournant d'autres emplois, si ce
nouvel emploi devait donner un moindre profit.
Ainsi la rente pourrait naître par cela seul que les terres à
cultiver seraient d'une étendue limitée, et que, par consé-
séquent, l'offre des produits du sol ne pourrait pas s'accroître
indéfiniment, à des conditions constantes i car cette cause
suffirait pour amener, par l'accroissement de la demande,
une élévation des prix, dès lors un accroissement des profits,
et pour provoquer en même temps une nouvelle application
de capitaux, qui, en maintenant cette élévation des prix, ren-
drait permanente l'augmentation des profits pour les capi-
taux antérieurement appliqués.
C'est le renchérissement des produits du sol qui, dans cette
hypothèse, est la cause immédiate, la cause déterminante de
l'accroissement des profits ; mais ce renchérissement n'a lieu
que parce que l'étendue du sol cultivable est limitée, et il ne
se maintient que parce que cette étendue limitée rend néces-
saire une application de capital moins avantageuse.
Supposons maintenant que les terres soient de fécondités
inégales. Il en existe par exemple trois espèces, donnant avec
les mêmes avances, la première un produit de 100, la se-
conde un produit de 90, la troisième un produit de 80.
Tant que les terrains de la première espèce ne seront pas en-
tièrement exploités, il n'y aura pas de raison pour que le prix
des produits s'élève, si ce n'est très-passagèrement, au point
de rendre avantageuse l'exploitation des terrains de la seconde
espèce, ou une culture intensive de ceux de la première. Cet
484 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
accroissement extensif ou intensif de la culture n'aura lieu
que du jour où, la culture antérieure ne suffisant plus à sa-
tisfaire la demande croissante des produits du sol, le prix de
ceux-ci s'élèvera assez, pour que le rendement des terres de
la seconde espèce rapporte le profit ordinaire. Dès lors la pre-
mière culture, obtenant ce profit avec un produit de 90,
c'est-à-dire avec les neuf dixièmes de son rendement, procu-
rera un bénéfice de 10 en sus de ce profit, et ce bénéfice con-
stituera un avantage inhérent à Tusage de cette espèce de
terrains. Le même raisonnement s'appliquerait aux terrains
de la seconde espèce relativement à ceux de la troisième, et,
une fois que ceux-ci pourront être mis en culture avec le
profit ordinaire, c'est-à-dire une fois que le rendement de
80 sera devenu avantageux, il est évident que les terrains de
la seconde espèce donneront un bénéfice de 10, tandis que le
bénéfice sera porté à SO sur les terrains de la première espèce.
On voit que, dans celte seconde hypothèse, c'est encore
rétendue limitée des terrains qui fait naître la rente, dont la
cause immédiate est toujours le renchérissement des produits
du sol.
On voit aussi que la rente varie avec la fécondité relati?e
des terrains, c'est-à-dire avec leur degré de fécondité relati-
vement à l'ensemble du sol dont l'exploitation est devenue
nécessaire. C'est ce degré de fécondité relative qui rend la
rente inégale sur les diverses portions du sol mis en culture,
et qui la fait varier avec le temps sur une même portion du
sol.
Cette loi n'implique point un ordre déterminé dans la suc-
cession des cultures. A toute époque donnée, quel qu'ait pu
être Tordre selon lequel la culture s'est étendue, toutes les
portions du sol mis en culture, dont la fécondité relative est
supérieure au minimum, rapportent une rente, qui a pour
cause l'insuffisance de leur étendue relativement aux besoins
qui se manifestent, et pour mesure leur degré relatif de fé-
condité. La succession des cultures dans le sens d'une fécon-
CAUSES DÉTERMlNAmËS DE LA RENTE. 485
dite décroissante est un fait en lui-même très-important et
peu contestable, ainsi que je Tai expliqué au livre premier
de cet ouvrage ; mais la théorie de la rente n'en dépend abso-
lument pas.
La rente peut même natlre ou s'accroître par l'effet d'une
cause qui agit en sens contraire de ce décroissement, c'est-à-
dire par suite d'une situation commercialement favorable, ou
de perfectionnements introduits dans l'exploitation.
La plupart des produits bruts, notamment la pierre à bâtir,
le bois, la houille et les fruits de la terre, étant d'un trans-
port comparativement coûteux, les fonds productifs situés
dans le voisinage des centres de consommation Jouissent d'un
avantage qui équivaut à un degré supérieur de fécondité,
puisque les frais de transport s'ajoutent aux avances de la
production. Si une ville a besoin, pour sa consommation,
des produits qui naissent dans un rayon de cinq myriamè-
très, elle les payera tous aux prix déterminés par les frais de
production des plus éloignés, et, par conséquent, les produc-
teurs plus rapprochés obtiendront un bénéfice, une rente, en
sus du profit ordinaire. Or, s'il arrive parfois que la culture
s'étende à des terrains encore incultes, pour approvisionner
la population croissante d'une ville éloignée, il arrive encore
plus souvent que la population s'agglomère par places dans
une contrée déjà uniformément cultivée, et que l'avantage,
le progrès, qui donne lieu à la rente, se manifeste ainsi
comme un accroissement et non comme un décroissement de
fécondité.
Quant aux perfectionnements dont l'exploitation est sus-
ceptible, ils sont de deux sortes. Les uns, tels que les amen-
dements du terrain, résultent de l'application de capitaux qui
demeurent incorporés au sol et deviennent partie intégrante
du fonds productif; les autres résultent de l'emploi de pro-
cédés qui augmentent l'efficacité ou qui diminuent le con-
cours du travail de l'homme dans la production. Les premiers
perfectionnements ont généralement pour effet d'augmenter
486 DISTHIBDTION DE LA RICHGSSB.
le produit brut» sans diminuer les avances ; les derniers, de
diminuer les avances sans augmenter le produit brut. Le
résultat final est toujours une augmentation du produit net,
en quantité et dans l*intérét géiysral de la société; mais ce
résultat est compensé et souvent plus que neutralisé, pour les
producteurs, par un abaissement de la valeur des produits.
Il reste à voir comment la rente pourra être affectée dans
ces diverses hypothèses.
Première hypothèse : Avances non diminuées i produit brut
augmenté ; prix abaisses :
Si rabaissement des prix va jusqu'à réduire les profits au-
dessous du taux ordinaire, la rente en argent, ou rente nomi-
nale, sera nécessairement diminuée, quoique la rente en
nature, ou rente réelle, puisse ne pas Tétre et puisse même
être un peu augmentée. Si .les profits ne sont pas diminués,
la rente réelle sera toujours augmentée; la rente nominale
pourra être augmentée ou demeurer intacte, suivant que le
profit sera ou ne sera pas augmenté.
Deuxième htpotbèss: Avances diminuées ; prodmt brutfwti
augmenté ; prix abaisses :
Si l'abaissement des prix a pour effet de réduire le profit
au-dessous du taux ordinaire, la rente nominale sera dimi-
nuée, comme dans la première hypothèse; mais la renie
réelle sera nécessairement aussi diminuée, puisque la quan-
tité du produit brut sera la même et que les avances, jointes
au profit, en absorberont une portion plus considérable. Si
le profit n'est pas diminué, la rente nominale pourra, comme
dans la première hypothèse, augmenter ou demeurer intacte,
suivant que le profit sera ou ne sera pas augmenté ; mais la
rente réelle ne sera point nécessairement augmentée et pourra
être un peu diminuée.
En résumé, tout retranchement sur le profit du producteur
diminue la rente nominale, et toute addition faite à ce profit
augmente la rente nominale, puisque cette rente n'est que
ce qui reste de la valeur du produit net, quand on en retranche
CAUSES DtriRIflIiANTCS PE U RSMTE. 487
le profit ordinaire. Mais la rente réelle dépend de la propor-
tion qui s'établit entre la quantité totale du produit brut et
la portion de cette quantité nécessaire, d'après le prix modi-*
fié, pour couvrir les avances et le profit.
Tboisième HTPOTHisE : Prix non abaissés dans les deux cas :
Il peut arriver et il arrive souvent que les perrectionne-
ments dont il est ici question se propagent et se généralisent
assez lenlement, pour que Taccroissement de la population et
par conséquent de la demande des produits, neutralise entiè-
rement Taction qu'ils exercent dans le sens de rabaissement
des prix et maintienne ceux-ci, d'abord pendant que le pro-
grès se propage, puis quand il est devenu général.
Dans cette hypothèse, la rente, soit réelle, soit nominale,
s'accroît, pour les terrains sur lesquels le progrès est réalisé ;
la rente nominale, puisque le produit net, et par conséquent
le profit, s'accroît d'un bénéfice additionnel dans les deux
cas ; la rente réelle, puisque, les prix ne s'abaissant pas, la
rente nominale représente une quantité de produits aug-
mentée \
En résumé, le plus bas prix auquel puissent se vendre les
produits de la terre^ c'est celui qui assure au producteur le
' Soit P le prpduil total pour une avance de l^UOO francs^ 5 pour 100 le taui
du profit, r la rente nominale avant le perfectionnement, r' la rente aprës.
Premier cas. P exprimant, par exemple, un certain nombre de mesures de blé^
i 050 4-r
le prix courant de la mesure est de Si le perfectionnement agricole
augmente le produit d'un dixième, e( que le prix demeure néanmoins Invariable,
1,050 -h r 1,050 + r' .. ,
on a donc celte équation: = -jQ/jip * <* ou l'on tire focilement
r'ssr-hi/iOr 4-iûB.
Second cas. Si le réaultat du perfectionnement est de diminuer les avances d'un
dixième, en laissant le produit tel qu'il était auparavant, le prix, avant le perfec-
tionnement, étant toujours-^ — , sera exprimé aprbs par — ,d'oiiron
liror' = r-Hi05.
Daps Tun et dans l'autre cas, 1:^ rente s'accroU dans une proportion plus forte
que le prodoit net, et cela doit èlre, puisqu'elle est une fraction du produit net,
et qu'elle profite seule de l'accroissement total.
488 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
remboursement de ses avances avec le profit ordinaire de
tous les capitaux engagés. Mais, la demande des produits
augmentant avec Taccroissement de la population, il peut
arriver, ou que les prix s'élèvent d'une manière permanente,
parce qu'on devra recourir à des exploitations moins fécondes,
ou bien que, l'exploitation s'élant perfectionnée, on puisse
obtenir un produit net plus considérable, sans toutefois que
les prix aient le temps de s'abaisser. Dans ces deux cas, il est
évident que le profit des capitaux engagés dans la culture
s'élèvera au-dessus du taux ordinaire : dans le premier, parce
que le produit se vendra plus cher ; dans le second, parce que
les prix courants se trouveront de fait élevés, comme dans le
premier cas, au-dessus des prix coûtants, qui suffiraient pour
assurer le profit ordinaire.
Si 10 hectolitres de blé, qui valent 1 10 francs, exigent une
avance de 100 franlîs, et qu'il survienne un accroissement
permanent de la demande du blé, peu importe, pour le cul-
tivateur, que le résultat de cet accroissement soit de faire
élever le prix courant des 10 hectolitres à 121 francs, ou de
le maintenir à 100 francs, malgré des perfectionnements
agricoles qui permettent de produire 11 hectolitres avec la
même avance de 100 francs. Il est clair que, dans ces deux
hypothèses, le profit agricole se sera élevé d'un dixième en
sus du taux ordinaire.
Or, dès que cette élévation, absolue ou relative, des prix
courants se réalise, la rente naît ou s'accroît, car l'exploi-
tation des fonds productifs qui exigent le moins d'avances
pour être mis en valeur, ou qui sont le plus avantageu-
sement situés, le plus rapprochés des centres de consomma-
tion, rapporte plus que le profit ordinaire des capitaux avan-
cés, et c'est précisément ce surplus qui constitue la rente
foncière.
Cette loi est vraie pour toutes les industries extractives,
comme pour l'industrie agricole, autant du moins que les
fonds productifs qu'elles exploitent ne sont pas à la fois d'une
CAUSES DÊTEAMINANTES DE LA RENTE. 489
fécondité partout égale et d*une étendue plus que sufBsante
pour la demande qui se manifeste. Pour toutes, en effet, la
valeur nominale des produits est nécessairement déterminée
par l'exploitation qui s'accomplit dans les circonstances les
plus défavorables, et cette valeur, devant suffire pour assu-
rer, à ceux qui les produisent dans de telles conditions, le
profit ordinaire de leurs capitaux, assure par cela même aux
exploitations plus fécondes un excédant de profit, c'est-à-dire
une rente.
Les fonds productifs sont des instruments de production,
qui diffèrent essentiellement des autres, en ce qu'ils occupent
un espace qui ne saurait être indéfiniment multiplié, et en ce
que les agents naturels qu'ils mettent en œuvre ont une puis-
sance déterminée par leur situation, de sorte que l'action
totale de chaque espèce de fonds productif est limitée par Té-
tendue à laquelle elle s'applique et par la puissance collective
de ses diverses parties ; tandis que les agents naturels mis en
œuvre par les industries de fabrication , le vent, le calorique,
la vapeur, la pesanteur, les réactifs chimiques, pouvant se
multiplier indéfiniment pour chaque degré de puissance, leur
action totale n'a pas de limites assignables. Or, il en résulte
nécessairement que les produits des industries extractives
ont une valeur normale déterminée par le minimum de puis-
sance des agents dont la mise en œuvre est collectivement
nécessaire, tandis que ceux des industries de fabrication re-
çoivent leur valeur normale de la production qui s'accomplit
avec le maximum de puissance.
Cette loi, combinée avec le fait du décroissement général
de fécondité des fonds productifs, constitue un théorème ca-
pital, le théorème peut-être le plus important elle plus fécond
de la science économique, un théorème qui fournit la seule
explication rationnelle de la rente foncière et de beaucoup
d'autres phénomènes économiques autrement inexplicables.
C'est comme une clef pour pénétrer dans les arcanes de la
science. L'économiste qui ne comprend pas ou qui rejette ce
<^>^ 0? THK
UîfiTERSITr
4Q0 mSTRlBUTION De Uh^ «IQHJigSE.
théorème est condamné à Timpuissance ; il ne rencontre plus
sur son chemin qu'obscurités et contradictions <.
SECTION II.
Attribution de la rente.
La science peut toujours diviser ce que la réalité présente
comme un tout ; elle peut notamment décomposer uq revejiu
complexe en plusieurs revenus distincts; elle doit le faire, si
ces parties diverses ne sont pas soun^ises à une seule et mépae
loi économique.
Ainsi, le phénomène de la rente ne dépend point dç Ti^p-
propriation des fonds productifs. Jl suffit qu'un fonds pro-
ductif soit limité, comme agent da production, en étendue et
en puissance, pour que son exploitation puisse, par l'effet
d'une demande croissante de ses produits, rapporter uu bé-
néfice additionnel en sus du prpfit ordinaire des capitaux
engagés, et comme ce bénéfice est soumis, ainsi que je Tai
montré dans la section précédente, à de tout autres lois que
le profit, la science économique peut et doit l'en 4étî^cber,
pour l'envisager à part et en faire un revenu distinct.
Grâce à l'appropriation des fonds productifs, la rente de-
vient un avantage, inhérent à la propriété du fonds qui |a
fournit et appartenant au propriétaire de ce fonds ] m£^i$, si
ce propriétaire exploite lui-même, la rente demeure confon-
due avec un profit, quelquefois avec un salaire, dans le re-
venu complexe qu'il retire de son exploitation.
Si le propriétaire cède l'usage de son fonds à autrui pour
un certain laps de temps, il peut stipuler une compensatioo
en échange de l'avantage auquel il renonce, et cette com-
pensation , pourvu que le capital d'exploitation appar-
tienne tout entier au cessionnaire, ne saurait être nj long-
^ Je réserve pour le chapitre VIII ci-aprës la mention et Texplicalion des faits
exceptionnels qoe présente l'exploitation de certains fonds prodaelifs.
A'nAIBUTION DE LA RENTE. 491
temps ni de beaucoup supérieure ou inférieure à la renie;
car elle doit laisser intact le profit des capitaux mis en œuvre,
autrement ceux-ci ne seraient pas consacrés à un tel emploi,
et, d'autre part, une compensation inférieure à la rente, lais-
sant au cessionnaire un bénéfice en sus du profit ordinaire
de son capital, provoquerait par là , entre les capitalistes^
une concurrence qui ne tarderait pas à élever la compensa-
tion au niveau de la rente.
La rente ne se détache donc du profit comme revenu dis-
tinct, dans la réalité, que sous le régime des baux à ferme,
c'est-à-dire lorsque les fonds productifs sont exploités par
des fermiers indépendants , qui fournissent le capital d'ex-
ploitation et qui senties maîtres de tout le produit, en payant
le fermage convenu. Celte classe de producteurs étant donnée,
le capital des industries extraclives devient aussi indépendant
que tout autre; il se confond dès lors avec la masse des capi-
taux circulants de la société et subit la loi générale qui
détermine le mouvement de circulation de ces capitaux,
c'est-à-dire augmente ou diminue, s'offre ou se relire, suivant
que le profit moyen des exploitations extraclives s'élève
au-dessus ou descend au-dessous du laux général des profils.
De là, pour les propriétaires , la possibilité de se faire attri-
buer tôt ou tard, à titre de rente, l'excédant et ni plus ni
moins que l'excédant de produit net, qui correspond à la
supériorité de leurs fonds sur ceux de l'espèce la moins fé-
conde, ou plus exactement, à la supériorité de Texploitation
pour laquelle ils stipulent un fermage sur Texploitation la
moins productive, que celle-ci soit appliquée à ce même fonds
ou à tout autre.
Mais il ne suffit pas, pour que le fermage représente exac-
tement la rente, que la compensation stipulée par le proprié-
taire soit réglée par la concurrence. Le fermage peut difierer
de la renie soit parce qu'il embrasse un autre revenu du pro-
priétaire, soit parce qu'il est soustrait temporairement à
l'action des causes qui font varier la rente.
49^ DISTHIBUTIOM DE LA RICHESSE.
Il arrive, en eflTet, souvent qu'une parlie du capital d'ex-
ploitation appartient au propriétaire; or, dans ce cas, il est
évident que le fermage doit contenir, en sus de la rente, le
profit ordinaire de ce capital.
Ensuite, les baux à ferme étant généralement contractés
pour un certain nombre d'années, la rente peut subir, pen-
dant la durée d'un bail, des modifications qui n'affectant
point le fermage. Si les produits enchérissent par l'effet d'un
accroissement de la demande, ou par suite d'une exploitation
perfectionnée qui se propage assez lentement pour que les
prix n'aient pas le temps de s'abaisser, l'augmentation de
rente qui en résulte, au lieu de profiter au propriétaire, pro-
fite au fermier, dont le revenu s'accroît par là d'un bénéfice
additionnel jusqu'à l'expiration du bail. Si, au contraire, les
prix s'abaissent et que la rente diminue, grâce à un décroisse-
ment de la demande, ou à la concurrence de produits simi-
laires fournis par le commerce extérieur, ou à des perfec-
tionnements introduits dans l'exploitation, cette diminution
de rente laisse intact le revenu du propriétaire et tombe sur
le profit du fermier, qui se trouve réduit au-dessous du taux
ordinaire.
Ainsi, dans la réalité, même sous le régime des baux à
ferme, il est assez rare que la rente foncière se présente seule,
détachée de toute autre espèce de revenu.
D'ailleurs, l'exploitation par baux à ferme n'existe comme
régime, c'est-à-dire comme usage un peu général, au moins
pour l'industrie agricole, qu'en Europe, et dans une petite
partie seulement de l'Europe. Les autres modes d'exploitation
généralement pratiqués, tels que le métayage, la culture par
corvées, la culture par esclaves, la culture par les proprié-
taires eux-mêmes, la culture par des censitaires qui payentune
redevance à l'Etat, impliquent nécessairement l'attribution
tantôt du profit ou d'une partie du profit agricole au proprié-
taire, tantôt d'une partie de la rente au cultivateur non pro-
priétaire.
ATTRIBUTION DE LA RENTE. 493
Cette confusion, partielle ou totale , de la rente avec le
profit dans un seul revenu n'altère point, par elle-même, la
vérité et ne diminue point la portée de la loi économique
exposée dans la section précédente ; mais les divers modes
d'exploitation que je viens d'énumérer ont d'autres carac-
tères, qui doivent, jusqu'à un certain point, exercer une telle
influence. Ils produisent généralement une adhérence du ca-
pital agricole à la terre, adhérence non matérielle mais mo-
rale, qui peut avoir pour effet l'emploi désavantageux d'une
partie de ce capital, son application à des cultures que la
demande effective des produits ne rendrait pas nécessaires et
que, par conséquent, le prix de ces produits ne suffit pas
pour rendre profitables. Cette adhérence, qui caractérise sur-
tout les quatre premiers modes, y provient de ce que la plu-
part des travailleurs, esclaves, serfs, ou libres, qu'ils met-
tent en œuvre sont voués, et en quelque sorte enchaînés au
travail agricole, par l'ensemble de leurs habitudes et par
leur position légale et sociale.
En outre, l'exploitation par métayers, si commune dans le
midi de l'Europe, et l'exploitation par censitaires , usitée
dans toute TAsie, ont ceci de particulier, que le partage du
produit entre le propriétaire et le cultivateur s'y opère sous
l'empire de coutumes très-persistantes , qui tiennent lieu de
baux, ou auxquelles les baux conventionnels ne dérogent
que rarement.
L'effet de ces deux causes doit être d'empêcher que les
prix des produits agricoles ne soient constamment déterminés
par les frais de production des exploitations les moins fécon-
des, et que le renchérissement des produits et l'élévation de
la rente ne marchent parallèlement avec l'accroissement gra-
duel de la demande.
Cependant, il ne faut pas s'exagérer cette influence. Elle
devient presque insensible chez les nations qui ont atteint un
stage avancé de leur développement économique. A mesure
que les capitaux s'accumulent et que l'intérêt personnel
494 DISTBIBUTION DE Là RlQIRtSE.
s'éclaire^ la concurrence devient plus active ; elle étend gra-
duellement son action à tous les mpports sociaux qui peu-
vent la subir, tandis que la puissance des habitudes et des
circonstances individuelles va diminuant de jour en jour.
Dans les contrées même où les causes dont il 3*agit ont con-
servé le plus d'empire, dans celles du moins dont les institu-
tions n*excluent pas toute possibilité d*un développement
économique progressif» la nécessité d'accroître la culture in-
tensivement ou extensivement doit se faire sentir de loin en
loin, et amener alors une modification des rapports qui ren-
draient cet accroissement impossible, ou des résultats qu'a-
vait produits une culture antérieure prématurément étendue.
On a soulevé, à propos de l'attribution de la rente, deux
questions, moins importantes par elles-mêmes que par les
circonstances qui en provoquent et en accompagnent ordi-
nairement la discussion : La rente foncière n'est-elle pas un
revenu illégitime, une injustice, une spoliation, sanctionnée
par les lois au profit des propriétaires et au préjudice de tous
les autres membres de la société? La propriété foncière,
l'appropriation privée du sol est-elle une institution utile,
dont la société retire plus d'avantages qu'elle n'en retirerait
d'un régime différent, une institution qui rapporte plus à la
société, en valeurs et en utilités de toute espèce, qu'elle ne
lui coûte?
La première de ces questions appartient à la philosophie
morale, non à la science économique. Je n'en dirai rien, si
ce n'est que c'est une question purement spéculative, dé-
nuée de toute actualité^ sans aucune application possible,
parce que, pour les dix-neuf vingtièmes au moins des proprié-
taires actuels, les terres dont ils sont détenteurs représen-
tent des capitaux que ces propriétaires, ou leurs parents,
avaient acquis par leur travail et par leur écononàie,
La seconde est une question de législation générale, qui ne
doit pas non plus être uniquement décidée par des raisons
économiques. Les utilités de la propriété foncière ne i>euvenl
pas Ibules ôë tmduire en chiffi-esî les plus réelles sont peut-
être celle« qui admettent le moins ce genre d'appréciation.
L'appropriation privée des Fonds productifs peul sans doute
amener des conséquences qui paraissant favoriser quelques
intérêts particuliers au détriment de l'intérêt générai; mais
la garantie de la possession pour le cultivateur est une con-
dition absolument indispensable do la culture, et les autres
moyens auxquels on a eu ou Ton pourrait avoir recours,
pour arriver à ce but, présentent bien plus d'inconvénients
et de dangers que le droit de propriété. Si le domaine direct
n*est pas attribué aux particuliers, il faut qu'il le soit à des
corporations légales ou àTElat lui-même; car il faut toujours
que ce domaine soit quelque part, autrement la possession
et les fruits de la terre appartiendraient au plus fort, c'est-à-
dire n'appartiendraient en définitive et surtout ne profiteraient
à personne. Or, ces systèmes, qui excluent en tout ou en
partie l'appropriation privée, ont été essayés en divers temps
et en divers lieux ; ils sont encore pratiqués dans plusieui^s
contrées, et les résultats en ont été souvent désastreux pour
le bien-être et pour le développement de l'espèce humaine,
toujours très-fâcheux, très-inférieurs à ceux de l'appropria-
tion privée au point de vue purement économique de l'abon-
dance, de la qualité et de la bonne distribution des produits.
La raison en est simple : c'est que l'appropriation privée
admet la concurrence à un plus haut degré que les autres
systèmes.
Le maitre du sot, quel qu'il soit, cherche à tirer parti de
son droit exclusif aux dépens de ceux qui ont besoin des pro-
duits de la terre. S'il cultive lui-même, il s'efforce de vendre
ses produits au plus haut prix possible ; s'il ne cultive pas,
il loue son domaine aux meilleures conditions possibles. Mais,
lorsque la propriété se trouve partagée entre plusieurs per-
sonnes qui se font concurrence dans l'offre des produits et
dans l'offre des terres à louer, il est évident qu'aucune d'entre
elles ne peut se rendre maîtresse du marché et en dicter les
496 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
conditions, comme le ferait une corporation ou TEtat; et
plus la propriété sera divisée, plus sera efficace l'action de la
concurrence pour imposer une limite aux prétentions du pro-
priétaire.
SECTION m.
Doeirines erronées aa sajel de la renie fonelère.
Deux capitalistes, l'un agriculteur, Tautre manufacturier,
font des avances égales dans leurs entreprises respectives;
cependant, le premier en retire un bénéfice double de celui
du dernier.
L'industriel, par exemple, a un profit de 2,000 francs, et
Tagriculteur, outre un profit pareil à raison du capital avancé,
obtient encore de la vente de son produit une somme de
2,000 francs, qu'il paye à titre de rente au propriétaire du
fonds, ou qui représente, s'il est lui-même ce propriétaire,
l'intérêt du capital que lui ou ses auteurs ont donné pour
acquérir la terre. D'où provient cette inégalité apparente des
pouvoirs productifs de ces deux industries?
Cette inégalité, disaient les physiocrates, est réelle, non
apparente. La terre donne seule un produit net, qui forme
seul la richesse d'un pays; c'est seulement grâce à Tépargue
d'une partie de ce produit net que la richesse peut croître et
s'accumuler.
Adam Smith réfuta l'erreur la plus grave de ce systèoae,
en prouvant que les industries de fabrication donnent un pro-
duit net, aussi bien que l'industrie agricole et les autres in-
dustries extractives. Mais il restait encore à expliquer pourquoi
l'industrie agricole, ou une autre industrie extractive quel-
conque pouvait seule donner un produit net qui se trouvât
supérieur au profit du capital engagé dans rexploitation, et
dont l'excédant sur ce profit fût attribué au propriétaire du
fonds. Si cette attribution a lieu, si ce revenu spécial, que
CRITIQUE DES DOCTRINES SUR LA REITTE. 497
nous appelons rente foncière, se réalise plus ou moins géné-
ralement, quelle est la cause de ce fait? Comment doit-on
expliquer la provention de ce revenu?
On a répondu à ces questions de trois manières différentes,
qui caractérisent autant d'écoles distinctes d'économistes.
Les uns ont dit : Oui, la rente existe ; le produit net des in-
dustries extractives excède le plus souvent le profit et l'intérêt
de tous les capitaux qui ont été engagés dans l'exploitation,
et ce surplus, qui appartient naturellement au propriétaire
du fonds, est le résultat d'un pouvoir productif supérieur, in-
hérent à ce fonds et représentant le service particulier de cet
instrument de travail. La rente doit donc varier suivant que
le fonds est plus ou moins productif, par sa position, ou par
ses qualités naturelles ou acquises.
Cette doctrine était celle d'Adam Smith ; elle a été adoptée
après lui par J.-B. Say et par le plus grand nombre des éco-
nomistes allemands.
D'autres ont dit : Oui, la rente existe; mais elle n'est que
le résultat de la nécessité où l'on s'est vu, pour satisfaire à
une demande croissante des produits, de recourir à des ex-
ploitations de moins en moins profitables.
Le prix général des produits se trouvant ainsi déterminé
par les frais de production des exploitations les moins avan-
tageuses, et devant sufQre pour assurer, à ceux qui les pro-
duisent dans ces conditions, le profit ordinaire de leurs capi-
taux, ce même prix assure aux exploitations plus fécondes un
excédant de profit, que la concurrence ne tarde pas à faire
tomber entre les mains du projpriétaire. La rente naît de la
sorte, pour chaque exploitation, à mesure que des exploita-
tions moins avantageuses deviennent nécessaires et sont en-
treprises ; elle s'accroît en même temps pour celles qui en
fournissent déjà une.
Cette doctrine, à laquelle le nom de Ricardo est resté atta-
ché, paraît avoir été mise en avant pour la première fois par
le docteur Anderson, dans un ouvrage qui fit peu de sensation
I. 32
498 DISTRIBUTION DE LA RIGIIESSE.
lorsqu'il parut. Adoptée ensuite et savamment développée par
Ricardo, Torrens, Mill, Mac Culloch et d'autres économisies
anglais, elle a trouvé de nombreux adhérents parmi les éco-
nomistes du continent.
Enfin, il s'est élevé récemment une troisième école, dont
la réponse aux questions posées les simplifierait beaucoup, si
elle était vraie. Non, dit-elle, la rente n'existe pas, en lanldu
moins que rémunération ou compensation attribuée au pro-
priétaire pour le seul usage de son fonds. Ce qu'on appelle
rente est toujours un profit, c'est-à-dire l'équivalent d'un
service rendu par le propriétaire actuel, ou par ceux qui ont
possédé le fonds avant lui. L'usage de la terre nue n'a pas de
valeur et ne se loue point. Toutes les fois qu'on paye quelque
chose pour l'usage de la terre, ou d'un fonds productif quel-
conque, c'est que cet usage est devenu avantageux par un fait
antérieur de l'homme, par des services dignes de rémunéra-
tion, en un mot, par le travail.
Cette opinion a eu pour principaux organes, jusqu'à pré-
sent, trois auteurs, dont les écrits attestent certainement des
connaissances étendues et de la sagacité. Le premier est un
Américain, M. Carey, bien connu par ses attaques, plus vives
que solides, contre les doctrines de Ricardo et de Malthiis;
le second, un Français, M. Bastiat, le spirituel auteur des
Sophismes économiqties et de tant d'autres pamphlets en fa-
veur du libre échange ; le troisième est un Anglais, M. Ban-
field, qui, dans un cours public donné à l'université de Cam-
bridge, et publié ensuite d'après, des notes, a mis au service
de la ligue pour la réforme des lois sur le commerce des cé-
réales quelques idées justes sur les progrès passés et futurs
de la science agricole, noyées dans cette masse de redites qui
caractérisent en général les orateurs populaires, et accom-
pagnées des critiques de rigueur contre les privilèges de la
propriété foncière et contre la doctrine de Ricardo, qui leur
était supposée favorable.
L'erreur de Smith et de ceux qui ont adopté son explica-
CRITIQUE DES DÔCTRmES SUR LA RENTE. 499
lion de la rente a été d'attribuer à la terre un pouvoir de pro-
duction supérieur à celui de tous les autres instruments de
travail. Ils ont fait ainsi une supériorité de ce qui n'est en
définitive qu'une infériorité. Pour justifier cette assertion, je
reprends l'hypothèse que j'ai faite ci-dessus, et je suppose
que le capitaliste manufacturier dont je parlais, ayant dé-
couvert le moyen d'appliquer à son industrie un moteur
inanimé, tel que la force d'une chute d'eau, ou celle de la
vapeur, arrive à augmenter considérablement son produit
net, relativement à la somme totale du capital qu'il met en
œuvre, de sorte qu'il obtient par cette invention, et tant que
le prix de ses produits ne subit aucune baisse, un bénéfice
double de celui qu'il obtenait auparavant. Son profit , qui
n'était que la dixième partie de son capital antérieur, est
devenu la cinquième partie de son capital actuel. Le voilà
donc au pair avec le capitaliste agriculteur ; leurs deux in-
dustries rapportent autant Tune que l'autre ; la manufacture
ajoute au chiffre total de la richesse sociale, pour une somme
donnée d'avances, un produit net parfaitement égal en valeur
à celui de la terre. Le résultat, pour la société entière, sera
donc d'obtenir, avec la dépense de travail représentée par les
avancée primitives du fabricant, une quantité double des
produits de la manufacture, par conséquent une somme
double d'utilités et de satisfactions.
Mais les choses n'en resteront pas là. Notre industriel aura
des compétiteurs; capitaux et capitalistes afflueront dans
cette industrie dont les profits auront doublé, et le procédé
nouveau sera pratiqué par chacun de ces concurrents avec le
même avantage qu'il l'a été par l'inventeur, parce qu'il n'y
aura pas de limites assignables à la multiplication ni à la
puissance de l'agent mécanique mis en œuvre. Notre indus-
triel lui-même ne manquera pas de calculer qu'il peut aug-
menter sa production sans augmenter proportionneirement
ses avances, et, les autres faisant le même calcul, il résultera
certainement de tous ces efforts une production très-augmen-
500 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
tée de Tarticle fourni par notre industriel, une production
qui dépassera de beaucoup la demande au prix antérieur et
ne pourra se débiter tout entière qu'à un prix réduit. Tant
que ce prix suffira pour donner un bénéfice excédant le profit
ordinaire, la production ira augmentant et le prix deTarticIe
diminuant, jusqu'à ce que ce prix ait atteint la limite au-
dessous de laquelle il ne suffirait plus pour donner même le
profil ordinaire.
La même chose serait arrivée à notre capitaliste agriculteur,
la même concurrence aurait ramené la valeur de son produit
net au niveau des profits ordinaires, si Tagent de production
qu'il met en œuvre avait pu se multiplier indéfiniment, ou si
sa puissance avait pu s'accroître dans une proportion égale ou
supérieure à celle des avances nécessaires pour la solliciter.
Tant que la demande croissante des produits aurait fait es-
pérer aux propriétaires le moindre bénéfice en sus du profit
jordinaire de leurs capitaux, de nouvelles exploitations, en-
treprises dans des conditions toujours égales, seraient venues
augmenter l'offre et empêcher les prix de s'élever. Dans cette
hypothèse, le produit net de notre agriculteur aurait été le
même en quantité qu'il est aujourd'hui, mais il aurait valu
la moitié moins. Ce qui procure à ce cultivateur le profit
double qu'il retire maintenant, c'est qu'il exploite un fonds
d'une fécondité supérieure, dont l'étendue totale, exploitée
dans les mêmes conditions, ne suffît point à satisfaire la de-
mande actuelle des produits agricoles, et qu'il a fallu re-
courir à des exploitations moins avantageuses , dont une
partie ne donne, encore aujourd'hui, que le profit ordinaire
des capitaux qu'on y applique.
Ainsi, toute la différence entre le manufacturier et l'agri-
culteur gît en ce que le premier vend ses produits au prix
déterminé par l'exploitation la plus économique, tandis que
le second vend les siens au prix déterminé par l'exploitation
la moins économique; d'oii il résulte que la société entière
obtient les produits du manufacturier aux mêmes conditions
GRmQUE DES DOGTRmES SUR LA REKTE. 501
que lui, c'est-à-dire avec la même dépense proportionnelle
de travail ; tandis qu'elle obtient les produits de Tagriculteur
à des conditions plus désayantageuses que lui, c'est-à-dire
avec une dépense de travail accrue de toutes les dépenses
additionnelles qu'il a fallu faire pour élever la quantité du
produit au niveau de la demande.
Ne suit-il pas évidemment de là que les industries extrac-
tives sont en définitive inférieures, et non supérieures, aux
industries de fabrication, comme sources de richesse?
L'erreur de Ricardo, qui n'est plus soutenue de toutes
pièces que par quelques-uns de ses disciples, a été d^établir
un rapport de causalité entre deux faits qui peuvent être
concomitants, mais qui peuvent ne pas l'être, et qui, dans
tous les cas, sont parfaitement indépendants l'un de l'autre ,
savoir : la naissance de la rente et l'extension de la culture à
des terres de moins en moins fécondes. Il est évident que
l'accroissement de la demande des produits agricoles, en pro-
voquant une élévation des prix courants, peut aussi donner
l'impulsion à des progrès dans l'art agricole, au moyen des-
quels la terre fournira, au même prix qu'auparavant, une
quantité croissante de produits. Dans ce cas, la nécessité de
recourir à des exploitations moins avantageuses ne se fera
pas sentir. Il suffit toujours et partout, pour que la rente
naisse ou s'accroisse, qu'une élévation sensible du prix
courant des produits, ou un abaissement sensible de leur
prix coûtant, procure un bénéfice permanent soit à tous
les cultivateurs, soit à une partie d'entre eux, quel que
puisse être l'effet ultérieur et plus général de la cause dont il
s'agit.
Ce qu'il y a de rationnel et de vrai dans la théorie de Ricardo
s'est trouvé par là malheureusement lié à l'hypothèse d'une
série d'exploitations devenant de plus en plus désavantageu-
ses, hypothèse qui est certainement d'accord avec l'ensemble
des réalités, mais qui, heurtant quelques faits particuliers et
notoires, est devenue, pour beaucoup de bons esprits, une
502 DISTBIBUTION DE LA RICRfitSSIÏ.
pierre d'achoppement, et pour le8 adversaires de la théorie
une arme commode. Il importe peu, pour l'explication de la
rente, qu'on admette ou qu'on rejette cette hypothèse en tout
ou en partie; car Tordre historique des cultures n*a rien pu
changer ni à la nature et à retendue limitée de rinstmment
de travail auquel ces cultures s'appliquaient, ni à l'organisa^
tion et aux conséquences du droit de propriété, ni aux inévi-
tables effets d*uu accroissement successif de la population et,
par conséquent, de la demande des produits. Or, c'est là que
glt toute l'explication de la rente ; c'est là que s'en trouvent
les causes passées et actuelles, les causes qui la font naitre,
celles qui la font croître ou décroître, celles qui la font va*
rier suivant les époques et les lieux.
Quanta la troisième des écoles que j'ai signalées, son opi-
nion se fonde sur ce que la mise en culture et l'exploitation
continue du sol n'ont pu s'accomplir sans des avances consi-
dérables, qui, étant incorporées à la terre, sont devenues la
véritable et seule cause de la valeur de cette terre, et, par
conséquent, de la rente qu'elle rapporte. La rente, selon cette
manière de voir, ne représente jamais que le profit de capi*
taux antérieurement dépensés, la légitime rémunération de
travaux antérieurement accomplis. Le concours de la terre
est aussi gratuit que celui du vent et de la vapeur; on ne
paye jamais autre chose que les travaux, les services produc*
tifs de l'homme.
Ceux des capitaux appliqués à la terre qui peuvent être re-
tirés de cet emploi, ou qui ont une action et une durée limi-
tées, conservent, sans contredit, leur caractère de capitaux,
et la partie au produit net qui leur correspond est un véritable
profit, auquel le propriétaire n'a droit que s'il a fourni lui-
même ces capitaux. Mais il en est autrement des capitaux
impérissables, qui sont irrévocablement incorporés au sol,
tels que ceux qu'on a employés en travaux pour mettre à nu
un terrain, pour en extirper les racines, pour en extraire les
pierres, pour le niveler, pour en préparer l'irrigation, pour
CRITIQUE DES DOCTRINES SUR U RENTE. 503
en modifier l'action mécanique ou chimique, en y introdui-
sant de l'argile» de la marne, du sable, etc. Gomme ces capi-
taux, une fois dépensés, font partie constituante du sol, la
portion du produit net qui leur correspond a tous les carac-
tères de la rente, et, au lieu d'être déterminée, à Tinstar
du profit, par la concurrence de capitaux également pro-
ductifs, elle Test par la concurrence de capitaux moins
productifs et peut, par conséquent, atteindre en permanence
un taux plus ou moins supérieur à celui des profits ordinaires.
Le profit des capitaux en question fait donc partie de la
rente ; il en suit toutes les phases, et il appartient au pro-
priétaire seul, dans tous les modes d'exploitation où le pro-
priétaire et le capitaliste cultivateur sont deux personnes dis-
tinctes et où la rente est réglée par la concurrence.
Ainsi, l'objection qu'on pouvait tirer du fait dont il s'agit
contre la théorie de la rente n'a aucune portée. Ce fait
rentre dans la théorie; c'est elle qui en fournit la loi et ] ex-
plication.
D'ailleurs, il n'est pas besoin de regarder longtemps autour
de soi pour découvrir des cas nombreux de propriétés fou*
cières, dont la rente est née ou s'est accrue, indépendamment
de toute avance faite sur le fonds. Pourquoi des terrains à
bâtir, c'est-à-dire des portions de sol absolument nues, ont-
elles une valeur qui va quelquefois, surtout dans les villes,
jusqu'à égaler celle des constructions qu'on y élèvera? Pour-
quoi des terres destinées à la même culture et préparées de
la même manière ont-elles, suivant les lieux, des prix de vente
et de loyer si différents? Pourquoi des domaines, affermés
depuis plusieurs générations, et sans que le propriétaire y ait
fait aucune amélioration ni dépensé aucune avance^ se ven-
dent-ils et s'afferment-ils plus cher que jadis? Pourquoi, en
tous lieux, la qualité d'un terrain et sa situation relativement
aux villes et aux moyens de transport des produits exercent-
elles une influence plus ou moins grande sur le prix de vente
et sur le fermage ?
504 DISTRlBUnON DE LA RICHESSE.
Dans les pays en progrès, il y a, surtout près des foyers où
la richesse manufacturée s'^élabore, très-peu de domaines dont
le produit, déduction faite du profit et de l'entier amortis-
sement des capitaux incorporés dans le sol, ne fournisse une
rente supérieure à celle qu'on en retirait il y a cinquante ans
ou même vingt-cinq ans. L'accroissement de la population et
de l'activité industrielle des villes et des bourgs, la création
de nouvelles voies de communication par terre ou par eau
suffisent pour accroître, souvent d'une manière exorbitante,
les revenus de propriétaires qui n'ont pas fait la moindre
avance de capitaux en vue de cet avantage.
Ces voies de communication, répondent ceux qui nient la
rente, ces villes riches et populeuses ne son^elles pas le
fruit du travail humain ? Tout ce développement matériel,
à la faveur duquel les rentes foncières se sont accrues,
n'est-il pas le résultat de l'activité d'une ou de plusieurs gé-
nérations d'hommes, dont les propriétaires successifs ont fait
partie ?
Cette observation renferme, sans doute, un fonds de vérité.
Oui, le progrès matériel dont résulte souvent l'accroissement
de la rente est bien évidemment l'effet complexe d'un en-
semble d'efforts ou de services combinés et convergents, oii
la classe des propriétaires a joué un rôle actif. Mais cette vé-
rité n'a rien de commun avec la question scientifique dont
nous nous occupons. U s'agit uniquement pour nous de savoir
si, et pourquoi, les services de l'agent de production inhérent
à un fonds productif sont représentés par un bénéfice attribué
au propriétaire de ce fonds, en sus du profit de tous les capi-
taux engagés par lui ou par d'autres dans l'exploitation,
tandis que l'emploi d'agents naturels tout aussi puissants, daos
les industries de fabrication, ne donne lieu à aucun phéno-
mène semblable, c'est-à-dire ne fournit, en sus du profil ordi-
•
naire des capitaux engagés, aucun bénéfice permanent, qui
puisse être envisagé comme la représentation spéciale des ser-
vices de ces agents naturels. Pourrait-on sérieusement con-
CRinOUE DES DOCTRINES SUR LA RENTE. 505
sidérer cette rente, qui est exclusivement attribuée aux
propriétaires, comme la rémunération d'avances et de ravaux
auxquels les propriétaires n'ont contribué que pour une part,
et qui avaient un but tout autre que celui d'accroître la va-
leur des propriétés foncières ?
CHAPITRE VU.
EFFETS DE LA DISTRIBUTION DE LA RICHESSE SUR LES VALEURS.
Le produit brut de chaque exploitation industrielle ren-
ferme, comme parties intégrantes, les divers revenus de ceux
qui ont concouru à l'exploitation en fournissant soit le fonds
productif, soit les capitaux, soit le travail qu'elle a mis en
œuvre; d'un autre côté, la valeur de ce produit brut dépend
essentiellement des avances de travail actuel ou accumulé
qui ont dû être faites pour l'obtenir. On conçoit donc qu'il
doive exister certains rapports déterminés et, par conséquent,
une possibilité d'action réciproque entre les valeurs et les re-
venus. Cependant, les revenus, comme toutes les autres causes
qui agissent indirectement sur les valeurs, ne peuvent exercer
une telle action qu'en influant sur la concurrence, qui est la
cause déterminante immédiate de ces valeurs. De même les
valeurs ne peuvent agir sur la détermination générale de
chaque espèce de revenu qu'en influant sur la concurrence,
qui est la cause immédiate de cette détermination. J'ai parlé,
dans les précédents chapitres, de l'influence des valeurs sur
les divers revenus, et j'y reviendrai dans le chapitre suivant.
Je ne m'occuperai ici que de l'action exercée par chaque
espèce de revenu sur les valeurs.
SECTION I.
Action du salaire et du profit sur les valeurs.
Il n'est guère possible d'étudier séparément l'action du
EFFETS DE U DISTRIBUTION SUII LEt» VALEURS. 507
salaire, ni celle du profit; car le salaire entre comme élément
essentiel dans le coût du travail, c'est-à-dire dans la cause
qui détermine les variations du profit. La quantité et Teffi-
cacité du travail étant supposées constantes dans une pro«
duction , les variations du salaire y amènent des variations
correspondantes dans le coût du travail, par conséquent des
variations en sens inverse dans le profit. C'est d'ailleurs par
son action immédiate sur le profit que le salaire exerce le
plus souvent son influence sur les valeurs.
Les variations des valeurs ou des prix étant toujours déter-
minées par des variations de la demande ou de l'offre, Tin--
fluence des revenus sur les valeurs peut se manifester par une
action exercée sur la demande ou par une action exercée sur
Toffre. Ainsi les variations du salaire et du profit influeront
d'abord sur les prix de certains produits spécialement con-
sommés par les salariés ou par les capitalistes, si elles aug-
mentent ou diminuent la demande de ces produits ^
Un accroissement général du salaire tend nécessairement à
augmenter la demande des produits qui sont spécialement
consommés par les travailleurs salariés, au moins par la ca-
tégorie la plus nombreuse de ces travailleurs, tandis que cet
accroissement demeurera sans influence directe sur la de-
mande des produits qui sont consommés spécialement par
les capitalistes. Quant aux produits dont la consommation
est commune aux deux classes, elle ne pourra être affectée
que si elle ne tend pas à diminuer avec l'abaissement des
profits.
Les besoins d*aliments, de vêtements, de logements, d'é-
clairage sont universels ; mais les objets destinés à les satis-
faire peuvent être de qualités très-différentes, et ils se divisent
^ Pour plus de clarté et de concision^ je ne parlerai pi as désonaais que des
reveous pécuniaires et des prix, non des portions de produit brut et des valeurs
qu'ils expriment, et je ferai abstraction de toutes les modifications que peuvent
subir ces revenus et ces prix par des changements survenus dans la valeur du
numéraire.
508 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
de fait ea trois classes : les objets grossiers, les objets ordi-
naires^ les objets de luxe. Or, les objets grossiers sont spécia-
lement consommés par la population salariée, et les objets de
luxe, par les capitalistes; tandis que la consommation des objets
ordinaires est ou peut devenir commune aux deux classes.
Ainsi, un accroissement général du salaire doit tendre à
augmenter la demande, par conséquent le prix des objets
grossiers. Elle doit tendre aussi à augmenter la demande et
le prix des objets ordinaires, parce que la consommation de
ces objets n'est pas aflectée par l'abaissement des profits, qui
résulte de l'accroissement des salaires. Quand les capitalistes
sont engagés par la diminution de leur revenu à diminuer
leur dépense courante, ce n'est pas sur les objets ordinaires,
c'est sur les objets de luxe que portent généralement leurs
économies.
La demande de ces objets de luxe, au contraire, pourra di-
minuer dans une certaine mesure et leur prix s'abaisser, par
suite de l'abaissement du taux des profits. Cependant cet effet
ne sera jamais que temporaire, parce que le prix normal des
objets en question n'en sera nullement affecté ; tandis que,
la plupart^des objets grossiers et plusieurs des objets ordinaires
étant de ceux dans la valeur desquels la matière première entre
pour une forte part et dont, par conséquent, Toffre ne peut
s'accroître qu'à des conditions de plus en plus onéreuses, Tac-
croissement de leur prix peut devenir permanent, jusqu'à ce
que de nouveaux perfectionnements des industries extractives
soient venus rendre le travail plus efficace ou en réduire la
quantité relative.
Une diminution générale du salaire doit tendre à produire
des effets inverses de ceux que je viens de signaler, c'est-à-
dire à diminuer dans une certaine mesure la demande, par
conséquent le prix des objets grossiers, et surtout des objets
ordinaires ; tandis que l'élévation qui en résultera dans le
taux du profit pourra augmenter la demande, et par là élever
temporairement le prix des objets de luxe.
EFFETS SUR LES VALEURS. 509
Ainsi, dans certaines villes où beaucoup d'industries sont
en progrès, la vie devient chère pour toutes les classes d'habi-
tants, et cependant le nombre de ceux-ci augmente sans cesse,
les travailleurs étant plus attirés par l'élévation du salaire,
qu'ils ne sont repoussés par la cherté des produits consom-
mables. On voit, au contraire, dans quelques pays, des villes
où la vie est à bon marché, demeurer faiblement et insuffi-
samment peuplées, parce que la stagnation ou la décadence
de leurs industries en éloigne toutes les classes actives de la
population.
L'action qu'exercent les salaires et les profits sur l'offre, et
par là sur les prix, soulève des questions plus intéressantes et
plus difficiles.
Les variations du salaire, et je prie le lecteur de ne pas
oublier qu'il s'agit toujours ici de variations affectant le coût,
la valeur du travail, les variations du salaire, dis-je, n'ont
par elles-mêmes aucune prise sur l'offre des produits, si les
changements qui pourraient en résulter dans la somme totale
des avances à faire sont compensées par des variations en sens
inverse du profit. Une augmentation du salaire ne pourrait
amener une diminution de la quantité du produit à obtenir,
qu'en rendant la quantité obtenue insuffisante pour renou-
veler le capital mis en œuvre, et inversement, une diminution
du salaire ne pourrait amener une augmentation de la quan-
tité du produit à obtenir, qu'en rendant la quantité obtenue
suffisante pour fournir le capital nécessaire à une production
augmentée. Mais si l'augmentation ou la diminution du sa-
laire amène une diminution ou une augmentation égale du
profit> l'effet supposé n'aura pas lieu à l'égard des produc-
teurs, et le résultat sera seulement, pour la société entière,
de convertir une partie du fonds de consommation en capital
effectif, ou une partie du capital effectif en fonds de consom-
mation.
Un fabricant met en œuvre un capital de 100, dont 40 en
salaires, et il obtient une quantité de produit qui vaut 110,
510 DlSTUnUtlOIf DE LA BtCflftSSE.
ce qui lui assure uu profit de 10. Le salaire VêDant à aug-
menter d'uQ dixième, il aura besoin d'un capital de i04
pour continuer de produire la même quantité qu'auparavant;
mais si son profit est réduit à 6, cette quantité obtenue
suffira, au prix de 110, pour lui fournir un capital de 104.
Le salaire venant à diminuer au contraire d'un dixième, la-
vance nécessaire de capital se trouvera réduite à 96 ; maiâ si
le profit s'élève à 14, la quantité obtenue au prix de 110
ne fournira pas de quoi suffire à une production augmentée.
Or rhypothèse d'après laquelle je viens de raisonner est
conforme au cours naturel et ordinaire des choses, car une
variation du taux courant des salaires étant nécessairement
générale dans le pays oii elle se manifeste, le taux des profit£
ne pourrait se maintenir que par une augmentation ou une
diminution simultanée de tous les prix, ce qui implique évi-
demment contradiction. Si le producteur vend son produit
plus cher, ou moins cher, mais que le prix de toutes les
choses et de tous les services qu'il peut obtenir en échange
de son produit se soit élevé ou abaissé dans la même pro-
portion, sa position sera exactement la même que si le prix
de son produit n'avaitpas changé.
D'ailleurs, si Ton se représente nettement cette position du
producteur, en présence d'une élévation ou d"un abaissement
du salaire, on comprendra qu'il n'a aucun intérêt à diminuer
sa production dans le premier cas, ni à Taugmenler dans le
second. Pour que la valeur de son produit pût s'élever dans
le premier cas, il faudrait que l'offre totale en fût diminuée,
mais cela ne dépend pas de lui, et s'il prenait l'initiative de
cette diminution, il s'exposerait à restreindre en pure perte
sa production. Dans le second cas, qtiel motif pourrait l'en-
gager à augmenter l'offre de son produit, la demande n'ayant
pas augmenté ?
Ce qui rend possible une augmentation ou une diminution
générale de l'offre d'un produit, c'est que les producteurs
soient intéressés à changer la destination de leurs capitaui,
EFFETS SUR LES VALEURS. 511
en les appliquant d'une manière plus avantageuse, ou à se
procurer au contraire des capitaux additionnels, enlevés à des
emplois moins avantageux. Or cette condition n'existe pas
dans notre hypothèse, puisque la cause de l'élévation ou de
rabaissement du profit, étant supposée générale, affecte tous
les emplois qu'on peut faire du capital.
Toutefois, cette hypothèse n'est conforme à la réalité, par
conséquent la loi qui s'y applique n'est vraie qu'avec une
très-notable exception. Elles impliquent, en effet, Tune et
Tautre, que la proportion des salaires aux avances totales est
la même pour tous les produits, tandis que cette proportion
est, comme nous le savons déjà, très-inégale dans les divers
genres de production, suivant que le fonds productif, s'il
s'agit d'industries extractives, ou la matière première, s'il
s'agit d'industries de fabrication, exige plus ou moins d'opé-
rations préparatoires, et suivant la proportion du capital fixe
au capital circulant. Or, il est évident que les industries qui
emploient des proportions différentes de main-d'œuvre doi-
vent être inégalement affectées dans leurs profits par les va-
riations générales du salaire, et que celte inégalité doit
amener en définitive une variation dans la valeur relative de
leurs produits.
A et B sont des quantités déterminées de deux produits
différents, obtenues avec une même somme d'avances, que
je représente par 1 ,000 francs ; mais la production de A exige
une dépense de 600 francs en salaires, tandis que celle de B
n'en exige qu'une de 200. En d'autres termes, la proportion
du salaire aux avances totales, on la quantité relative du tra-
vail actuel est des 3/5your A, et de 1/5 seulement pour B.
Je suppose de plus que le prix du produit A soit de 1,1 00 francs,
celui du produit B de 770, et le profit, de 10 pour 100, les
avances consommées ou les frais de production se trouvant,
pour A et B, dans le rapport de 100 à 67. Si le salaire s'ac-
croît d'un dixième, les avances totales du producteur de A se
trouvant portées à 1,060, tandis que celles du producteur de
512 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
B ne seront portées qu'à l ,020, le profit du premier se trou-
vera réduit à 40, c'est-à-dire à 3,77 pour 100, et celui du
second à 80, c'est-à-dire à 7,84 pour 100 des avances totales,
ou du capital mis en œuvre. Il en résultera un abandon partiel
de la production de À et un accroissement de la productioQ
de B, c'est-à-dire une diminution de l'offre du premier pro-
duit et une augmentation de celle du second, par conséquent
un changement de leur valeur relative, jusqu'à ce que Té-
quilibre existe de nouveau entre les deux profits.
Cet équilibre, si l'on suppose que les deux produits  et B
soient les seuls dont l'offre ait été affectée, s'établira au profit
moyen de 5,8 pour 100, lorsque le prix de A se sera élevé à
1,121 et que le prix de B sera tombé à 749 *. Mais il est cer-
tain que dans la réalité plusieurs productions doivent toujours
être diversement atteintes dans leurs profits, et alors les prix
équilibrants doivent donner pour profit général et définitif la
moyenne entre tous les profits modifiés, sauf cependant les
irrégularités accidentelles, qui peuvent provenir de ce que la
demande ne s'accroU pas également pour tous les produits,
sous l'influence d'un abaissement de leur valeur.
L'hypothèse d'une diminution générale du salaire donne-
rait des résultats identiquement pareils en sens inverse, les
prix s'élevant pour les productions qui emploieraient moins,
et s'abaissant pour celles qui emploieraient plus de travail,
que la moyenne des industries.
C'est surtout par la substitution du capital fixe au capital
circulant, c'est-à-dire par l'emploi des machines, que les
quantités relatives de main-d'œuvre deviennent inégales dans
les diverses productions.
Prenons pour exemple l'industrie d'un scieur de planches
et celle d'un tailleur de pierres, qui exploitent l'un et l'autre
un capital de 10,000 francs. Pour le scieur de planches, ce
1 Les avances consommées^ qui étaient^ pour A, de 1 ,000, et pour B, de 670,
s' étant élevées respectivement à 1,060 et à 690, on obtient les prix ci-dessos en
y ajoutant les profits respectirs^ savoir 61 et 59.
EFFETS SUR LES VALEURS. 513
capital comprend une machine, qui a coûté 5,000 francs, et
qui ne doit durer qu'une année; pour le tailleur de pierres,
il comprend un certain nombre d'instruments de travail, qui
coulent 100 francs, et ne durent pareillement qu'une année ;
pour l'un et pour Tautre, enfin, il comprend des matières
premières, valant respectivement 1,000 et 90O francs. Le
profit étant supposé de 10 pour 100, le produit annuel de
chacun de ces producteurs a une valeur de 11,000 francs;
mais la dépense du premier en salaires n'est que le 56 pour
100 de cette valeur, tandis que celle du second en forme le
82 pour 100 •. Par conséquent, les variations du salaire agi-
ront d'une manière très-inégale sur la portion de cette valeur
qui représente le profit, et par là sur le taux de ce profit.
Cependant, celte proportion de la somme des salaires à la
valeur du produit et l'influence qu elle exerce sur le profit
ne dépendent pas uniquement des quantités relatives de
main-d'œuvre employées; elles dépendent aussi de la durée
du capital fixe et de celle des opérations productives.
Supposons, dans le dernier exemple, que la machine du
scieur de planches, au lieu de ne durer qu'une année, puisse
durer cinq ans. Dans ce cas, le prix de son produit ne s'élè-
vera qu'à 7,000 francs, c'est-à-dire à la somme nécessaire
pour renouveler le capital circulant et pour compenser la
perle annuelle de valeur que subira la machine. Or, la dé-
pense annuelle en salaires qui, dans la première hypothèse,
n'était que le 56 pour 100 de la valeur du produit annuel, en
formera maintenant le 65 pour 100, d'oii il résulte qu'une
augmentation d'un dixième dans celte dépense, qui n'aurait
abaissé le profil qu'à 9 pour 100 dans cette hypothèse, l'a-
baissera maintenant à 5,7 pour 100.
< Pour apprécier exactement cette différence, il faudrait tenir compte des profits
et des salaires qui sont déjà investis dans les machines, les outils et les matières
premières, puisque je suppose que tout cela est renouvelé annuellement. J^omets
à dessein ce calcul^ qui n'sûouterait rien à la force et nuirait à la clarté de la dé-
monstration.
1. 33
514 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
Pour montrer l'effet que peut avoir la durée plus ou moins
longue des opérations productives je suppose que deux agri-
culteurs ont produit, Tun^ 50 hectolitres de blé, Tautre, une
pièce de vin, en employant les mêmes avances et la même
quantité de travail, savoir : 500 francs, dont 400 en salaires;
mais que le vigneron a gardé son vin pendant cinq années,
pour en améliorer la qualité, de sorte que le prix de sa pièce
doit comprendre le profit de ses avances pour six années. Le
taux du profit étant supposé de 10 pour 100, les 30 hecto-
litres de blé vaudront 550 francs, et la pièce de vin en vaudra
800. Ainsi, quoique les quantités relatives de travail soient
parfaitement égales, en d'autres termes, que la proportion
des avances aux salaires soit la même pour les deux produits,
la proportion de cette somme à la valeur du produit se trouve
être de 72 pour iOO à Tégard du blé et seulement de 50 pour
iOO à 1 égard du vin ; d*où il résultera, si le salaire vient à
s'élever, par exemple, d'un dixième, que le profit sera réduit,
pour le producteur de blé, à 10 francs, c'est-à-dire à 1,8 pour
100, et pour le producteur de vin à 43 francs, c'est-à-dire à
7,9 pour 100 des avances, qui seront portées maintenant à
540 francs pour l'un et pour Tautre ^. Si le salaire diminue,
au contraire, d'un dixième, les résultats seront en sens in-
verse ; le profit du producteur de blé sera porté à 90, c'est-
à-dire à 19,5 pour 100, et celui du vigneron à 12,2 pour 100
des avances, maintenant réduites, pour l'un et pour l'autre,
à 450 francs. Ainsi, sous l'influence d'une élévation générale
du salaire, le vin tendrait^ dans cette hypothèse, à diminuer
de valeur relativement au blé, comme il arriverait, dans l'hy-
pothèse précédente, des planches relativement aux pierres
taillées, ou encore des planches obtenues par une machine
quinquennale, relativement à tout autre produit obtenu, avec
les mêmes avances et la même quantité de travail, au moyen
* Le chiffre 43 esl celui qu'on obtient en divisant, le reste 260 par 6. le faii
abilraction de ce (][u*U faudrait ajouter au prix du vin et au profil modifié du vi-
gneron, si Ton tenait compte de Tintérêt composé des cinq proGts antérieurs.
EFFETS SUR LES VALEURS. 515
d'une machine annuelle» tandis que» soud Tinfluence d'un
abaissement général du salaire, la valeur du vin, celle des
planches, celle des produits obtenus avec une machine quin-
quennale, augmenteraient relativement au blé, aux pierres
taillées, aux produits obtenus avec une machine annuelle.
On regarde généralement le bon marché du travail comme
un avantage pour un pays, comme un moyen pour lui de
vaincre» sur les marchés étrangers, la concurrence des na-
tions qui payent des salaires plus élevés. C'est une erreur.
L'avantage que retire une nation du commerce international
a pour mesure la différence entre le prix normal des produits
de son industrie qu'elle exporte et le prix normal qu'elle
donnerait aux produits qu'elle importe, si elle les produisait
elle-même \ Or, cette différence ne saurait tenir au taux gé-*
néral du salaire ni à celui du profit, qui sont les mêmes pour
toutes les industries nationales; elle ne peut provenir que
des quantités de travail exigées. La nation gagne à importer
le produits de l'étranger, en échange du produit A, parce
que la quantité du produit  qu'elle exporte lui coûte moins
de travail que ne lui coûterait la quantité du produit B qu'elle
obtient en échange.
S'il est avantageux pour le Portugal d'échanger ses vins
contre des draps anglais, ou de vendre ses vins aux Anglais
et de leur acheter les draps dont il a besoin, c'est qu'il dé-
pense moins de travail actuel et accumulé pour produire un
baril de vin d'Oporto, qu'il n'en dépenserait pour produire la
quantité de drap qu'il obtient en échange ou qu'il achète en
Angleterre avec le prix du vin qu'il y a vendu. Que peut faire
à cela le taux du salaire ou celui du profit» qui s'égaliserait
nécessairement pour les deux productions, si elles s'accom-
plissaient toutes deux en Portugal?
Ce qui permet à une nation de vaincre la concurrence
étrangère sur les marchés extérieurs, c'est de pouvoir livrer
1 Voirci-desaus, iivro II, chapitre tm.
5IC DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
à meilleur marché que les industries rivales les produits
qu'elle exporte. Or, ce qui fait le bon marché des produits
qu'elle exporte, c'est la quantité de travail qu'elle y emploie,
comparée avec celle que lui coûtent ses autres produits. Plus
les producteurs des articles d'exportation peuvent en donner,
dans le pays, pour une quantité déterminée de tout autre
produit national, plus ils pourront en donner, à l'étranger,
pour une quantité quelconque de produits étrangers, ou pour
une somme quelconque d'argent.
Deux nations, X et Z, se font concurrence pour fournir à
une troisième nation, Y, le produit B, en échange duquel il
leur convient, à Tune et à l'autre, de recevoir le produit C,
parce qu'il leur en coûterait plus de le produire elles-mêmes.
Je représente par B et G les unités de mesure ou de poids des
produits respectivement offerts en échange, et je suppose le
salaire tellement plus élevé, chez la nation Z, qu'elle ait be-
soin, pour produire 46 G,des mêmes avances qui suffisent àX
pour produire 20 C. Mais, pour X, les avances qu'exige la
production de G sont aux avances qu'exige la production deB
dans le rapport de 15 à 12, tandis que, pour Z, ce rapport
est de 15 à 10, parce queZ emploie, grâce à une industrie
plus perfectionnée, une moindre quantité de travail pour la
production de B que la nation X. Il en résulte que X ne peut
pas donner à Y plus de 2,500 B, par exemple, en échange de
2,000 C, tandis que Z peut en donner 5,000; car la produc-
tion de 25 B exige autant d'avances, chez X, que celle de 20 G,
et la production de 50 B n'exige pas plus d'avances, chez Z,
que celle de 20 G *.
Ge sera donc Z qui l'emportera sur X, et qui obtiendra la
préférence de la nation Y pour ce commerce international,
quoique les travailleurs de Z reçoivent un salaire beaucoup
plus élevé que celui des travailleurs de X.
Quelle que pût être la différence des salaires, on obtieu-
1 En vertu des deux proportions: 15 : 12 = 25 : 20 et 15 : 10 s 30 : 20.
EFFETS SUR LES VALEUBS. 517
drait le même résultat. Si cette différence, par exemple, était
assez forte pour que les frais de production de C fussent dou-
bles chez Z de ce qu'ils sont chez X, en sorte qu'on eût comme
quantités équivalentes, d'une part, 20 C et 10 C, de l'autre,
25 B et 15 B, Z n'en aurait pas moins l'avantage de pouvoir
offrir 3,000 B en échange de 2,000 C, tandis que X, pour la
même valeur, ne pourrait donner que 2,500 B.
Je n'ai pas besoin d'expliquer ici comment l'intervention
du numéraire, quoiqu'elle change les formes du commerce
international, n'en modifie point les résultats définitifs ; cette
explication a été amplement donnée dans le chapitre dernier
du précédent livre.
D'ailleurs, avec des données moins exceptionnelles, l'a-
vantage dont il s'agit peut se réaliser sans aucune rupture,
même temporaire, d'équilibre dans la circulation interna-
tionale.
Il est rare, sans doute, que les ouvriers appartenant à deux
pays différents reçoivent, en échange d'un travail dont l'effi-
cacité est parfaitement la même, des salaires assez inégaux
pour amener une différence d'un quart dans la valeur des
produits obtenus. Rapprochons-nous de la réalité, en suppo-
sant que cette différence des prix ne s'élève qu'à un dixième,
et reprenons notre hypothèse sans y faire d'autres change-
ments.
Il s'agit toujours des deux nations X et Z, chez lesquelles
le taux des profits est le même, tandis que le salaire est diffé-
rent, d'où il résulte des prix différents pour les produits ob-
tenus avec les mêmes quantités relatives de main-d'œuvre.
X peut produire C, au prix de 9 francs ; Z ne peut le produire
qu'au prix de 9 fr. 90 c. Mais X, aussi bien que Z, a intérêt
à recevoir ce produit de la nation Y, qui le fournit au prix de
8 francs. Les conditions étant celles que j 'ai supposées ci-dessus
relativement à la production de B, X ne pourrait livrer ce
produit pour moins de 7 fr. 20 c, tandis que Z pourrait le
fournir au prix de*6 fr. 60 c. Ainsi l'avantage du bon marché
518 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
appartiendrait encore à celle des deux nations qui paye à ses
travailleurs le plus fort salaire *.
Il y a cependant un cas, dans lequel des valeurs interna-
tionales peuvent se trouver affeciées par l'inégalité du salaire,
c'est lorsque cette inégalité existe dans le pays même où se
trouve le salaire inférieur, lorsque ce salaire y est un avan-
tage propre à certaines industries. Les salaires cumulés, dont
j'ai parlé dans un des précédents chapitres, nous offrent des
exemples de ce cas, parce que le salaire subsidiaire implique
généralement des conditions et des circonstances locales, qui
ne peuvent se concilier avec tous les genres de travaux. A
Zurich, notamment, certaines branches de la fabrication des
soieries e! de l'industrie cotonnière sont seules exercées par
les familles de paysans et cumulées avec le travail agricole.
Les industries ainsi avantagées le sont à l'égard des autres
industries du pays, comme elles pourraient l'être par une
plus grande efficacité du travail, ou par l'emploi d'une moin-
dre quantité relative de main-d'œuvre, parce que les profits
s'égalisent nécessairement. Si leurs produits s'exportent, ils
peuvent donc être vendus, sur les marchés extérieurs, à plus
bas prix que les produits similaires des pays où les industries
en question ne jouissent pas de pareils avantages.
En formulant les résultats des démonstrations qui précè-
dent, on en tire les conclusions suivantes, dans lesquelles se
trouve résumée toute la théorie de Tinfluence des salaires et
des profits sur les valeurs.
L Les variations générales du salaire et celles qui en ré-
sultent en sens inverse dans le taux des profits ne peuvent
jamais modifier en plus ou en moins les valeurs ou les prix de
tous les produits ; mais elles peuvent, en modifiant les reve-
nus de deux classes diverses de la population, influer sur la
demande et par conséquent sur les prix de certains produits
respectivement consommés par ces deux classes ; elles peuvent
1 On obtient ces chiffres au moyen 4cs propgftions : f 5 : 12 = 9,00 : x pi
i5 : 10 = 9,90 : x.
%
EFFETS SUR LES VALEURS. 519
aussi et doivent affecter les valeurs relatives des produits qui
sont obtenus avec des quantités différentes de main-d'œuvre,
ou dans la valeur desquels la proportion des profits n'est pas
la même.
IL Les variations du salaire, en tant qu'elles affectent le
coût du travail et par conséquent le taux des profits, obtien-
nent le second effet ci-dessus mentionné, en provoquant une
augmentation ou une diminution de l'offre de divers produits.
IIL Une élévation du salaire a pour effet d'élever la valeur
des produits qui sont obtenus avec les plus grandes quantités
de main-d'œuvre et de ceux dont la valeur comprend le moins
de profits, relativement aux produits qui se trouvent dans
les conditions inverses.
IV. Un abaissement du salaire a pour effet d'abaisser la
valeur des produits qui exigent les plus grandes dépenses de
main-d'œuvre et de ceux dont la valeur comprend le moins
de profits, relativement aux produits qui se trouvent dans les
conditions inverses.
V. L'équilibre entre les profits se rétablit par la fixation
d'un taux uniforme, qui est la moyenne entre tous les profits
modifiés; et les prix, variant avec les valeurs relatives, s'élè-
vent plus ou moins pour tous les produits à l'égard desquels
le profit s'est trouvé abaissé au-dessous de la moyenne, et
s'abaissent plus ou moins pour ceux à l'égard desquels le profit
s'est trouvé élevé au-dessus de la moyenne.
VI. Si le salaire est différent dans deux pays, l'efficacité
du travail et le taux du profit étant supposés les mêmes, il en
peut résulter une infériorité générale des prix dans le pays
où le salaire est le moins élevé ; mais il n'en résulte ni avan-
tage ni supériorité pour ce pays, dans son commerce inter-
national soit avec le pays où le salaire est plus élevé, soit
avec d'autres pays sur les marchés desquels il se trouve en
concurrence avec celui-là.
VIL La supériorité, quant aux avantages du commerce
international cl quant à la concurrence sur les marchés exté-
520 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
rieurs, appartenant toujours au pays dont les produits ex-
portés ont le moins de valeur, relativement aux autres produite
de son industrie nationale et notamment à ce que lui coûte-
raient les produits importés s'il les produisait lui-même, rien
n'empêche que cette supériorité ne soit obtenue par un pays
dans lequel les salaires seront plus élevés que partout ailleurs.
VIII. Toutefois, lorsque les industries d'exportation jouis-
sent de Tavantage d'un salaire spécial, moins élevé que le
salaire général du même pays, cet avantage, en tant qu'il di-
minue pour elles le coût du travail qu elles emploient, a le
même effet que l'avantage qui résulterait de l'emploi d'uoe
moindre quantité relative de travail.
Je terminerai la présente section par une observation im-
portante, dont j'ai fait abstraction jusqu'ici, afin de ne pas
compliquer la démonstration des vérités générales.
En comparant les prix des diverses nations placées dans
des conditions différentes relativeinent au salaire, ou plus
exactement à la valeur du travail, j'ai toujours supposé qu'elles
recevaient du dehors les métaux précieux dont la valeur dé-
termine celle du numéraire, et qu'elles les recevaient de la
même source, à des conditions identiquement pareilles.
C'est en partant de cette supposition, que j'ai pu attribuer
au salaire une influence générale sur les prix dans les échan-
ges intérieurs de différents pays.
Toute valeur normale se résout en salaires et en profits,
correspondant à des efforts de travail et d'abstinence, et se
trouvant entre eux dans un certain rapport. Lors donc que
des quantités déterminées de deux produits, à plus forte raison
des quantités égales d'un même produit, représentent des
sommes respectivement égales de salaires et de profits, ces
quantités doivent être égales en valeur, c'est-à-dire se valoir
l'une l'autre, et avoir le même prix, quoique produites dans
deux pays différents, si la valeur normale des métaux mon-
nayés y est la même.
Il est vrai que, le salaire venant à s'abaisser dans l'un de
EFFETS SUR LES VALEURS. 521
ces deux pays, les prix n'en seront pas généralement dimi-
nués ; mais c'est parce que les profits, subissant une variation
inverse» et s'élevant généralement, le taux général ne sera
plus le même dans les deux pays ; et si, plus tard, le salaire
demeurant le même, le taux des profits est ramené à un même
niveau, ce sera parce que les prix auront généralement di-
minué dans le pays où le salaire s'est abaissé, et ne seront,
par conséquent, plus les mêmes dans les deux pays.
Ainsi, dans la supposition que j'ai prise pour point de
départ, à des valeurs composées d'éléments égaux dans les
deux pays doivent correspondre des prix égaux ; à des va-
leurs composées d'éléments inégaux, des prix inégaux. Mais
cette supposition n'est que rarement conforme à la réalité.
D'abord, dans les pays qui produisent eux-mêmes les mé-
taux précieux, le salaire ne peut exercer sur les prix aucune
influence générale , car il devrait influer sur la valeur des
métaux précieux comme sur toutes les autres , et une in-
fluence qui tend à modifier dans le même sens toutes les va-
leurs n'en modifie réellement aucune.
Quant aux pays qui ne produisent pas eux-mêmes les mé-
taux précieux, j*ai montré en son lieu comment la valeur de
ces métaux y est déterminée par celle des produits qu'ils don-
nent en échange, et comment il en résulte que plus la pro-
duction devient généralement économique dans un pays,
moins les métaux précieux doivent y avoir de valeur. Or, les
salaires ne suivent pas une marche croissante, avec le progrès
du développement économique; c'est plutôt le contraire qui
a généralement lieu. Il peut donc arriver, il doit souvent
arriver que les prix de la plupart des produits et des services
soient comparativement élevés, dans un pays oii les salaires
sont comparativement bas.
Le lecteur comprendra* aisément que cette observation,
loin d'infirmer les dernières conclusions ci-dessus formu-
lées, ne fait que les rendre plus absolument et plus généra-
lement vraies, puisque dans la plupart des cas l'inégalité des
522 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
salaires dans divers pays n'aura point pour effet une inégalité
correspondante des prix dans les échanges intérieurs de chacun
d'eux.
SECTION n.
Influence da taux de rintërèC sur les valeurs.
L'intérêt, en tant qu'il entre comme élément dans les va-
leurs, s'y confond avec le profit, dont il est une partie inté-
grante; car c'est seulement comme intérêt du capital mis en
œuvre dans la production qu'il peut contribuera former la
valeur d'un produit, et ce capital, qu'il appartienne ou non
au producteur, rapporte nécessairement un profit complexe,
dont l'intérêt ne se détache qu'après la production accomplie.
Mais l'intérêt, en tant qu'il est une compensation stipulée
pour le non-usage d'un capital prêté, peut influer sur la va-
leur d'échange des choses qui n'ont poipt de valeur normale,
et qui cependant s'échangent contre des capitaux.
Les choses dont il s'agit sont les fonds productifs. Pourquoi
les fonds productifs n'ont-ils pas une valeur normale? Parce
que l'offre n'en est point réglée par les avances qu'elle né-
cessite. Ces fonds préexistent en quantité limitée, avec des
utilités impérissables et très-inégales, qui peuvent être aug-
mentées au moyen de certaines avances de capital, mais qui
peuvent aussi, sans avance aucune, exister à tous les degrés
possibles et s'accroître indéfiniment. L'offre disponible des
fonds productifs étant ainsi indépendante des avances qui
concourent à la produire, leur valeur ne peut avoir pour
limites en plus ou en moins que celles de la demande dont
ils sont l'objet. Cette valeur ne peut donc varier, pour un
même fonds, ou entre divers fonds, qu'avec l'intensité de la
demande, c'estr-à-dire avec le degré d'utilité du fonds pro-
ductif.
Or, la plupart des fonds productifs n'étant utiles que comme
EFFETS SUR LES VALEURS. 523
instruments de production, leur utilité a pour mesure exacte
le profit qu^en retirent ceux qui les exploitent, indépendam-
ment et en sus du profit qu'ils doivent retirer des capitaux
qu'ils y appliquent; en d'autres termes, l'avantage qu'en
peuvent retirer ceux qui lés possèdent, sans les exploiter
eux-mêmes et sans y appliquer aucun capital; en un mot, la
rente. C'est la rente qui mesure et qui exprime la principale,
et le plus souvent la seule utilité des fonds productifs, soit
qu'elle forme un revenu distinct pour le propriétaire, soit
qu'elle se trouve confondue entre ses mains avec un salaire,
avec un profit d'exploitation, avec le loyer de constructions
élevées sur le fonds, ou même avec la jouissance de construc-
tions dont le propriétaire s'est réservé l'usage.
Quelle doit donc être la valeur d'échange d'un fonds pro-
ductif? Evidemment, elle doit avoir pour expression une
quantité de richesse suffisante pour procurer à celui qui en
dispose un avantage égal à la rente, c'est-à-dire le même
revenu, dégagé comme la rente de toute exploitation per-
sonnelle et de toute avance adflitionnelle. Ce revenu, c'est
l'intérêt, ou plutôt le loyer du capital.
Je dis le loyer du capital, parce que la rente ne comprend
aucune compensation pour un risque auquel le fonds productif
n'est point exposé. On ne peut ni dérober, ni détruire, ni
perdre une terre cultivable, un terrain à bâtir, une rivière
poissonneuse, une carrière ; on peut tout au plus les dété-
riorer temporairement. Ainsi, la rente ne correspond qu'à
cette portion de l'intérêt qui représente la compensation
pour le non-usage du capital. Etant elle-même un revenu
dégagé de tout risque, elle ne saurait avoir pour équivalent
qu'un revenu dégagé pareillement de tout risque, l'intérêt
en tant qu'il ne compense que le non-usage du capital, l'in-
térêt qu'on obtient d'un capital dont le remboursement est
assuré.
C'est le taux de cet intérêt, ou plutôt de cette portion de
l'intérêt, qui détermine, pour chaque lieu et pour chaque
524 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
époque, le prix courant des fonds productifs. Tout fonds
productif vaut le capital dont la rente de ce fonds repré-
sente rintérêt. Par conséquent le prix des fonds productifs
crott et décroît en raison inverse du taux de l'intérêt; car,
l'intérêt n'étant qu'une fraction du capital , plus cette frac-
tion est grande, moins de fois elle est contenue dans le
capital. Si l'intérêt est d'un vingtième, le prix des fondssera
de vingt fois la rente ; si l'intérêt est d'un vingt-cinquième ou
d'un quinzième, le prix des fonds sera de vingt-cinq fois, ou
de quinze fois la rente.
Cette loi, quoique généralement vraie, admet cependant
certains correctifs, que j'ai déjà fait pressentir plus haut en
disant que la plupart des fonds productifs n'ont d'utilité que
comme instruments de production : la plupart, non tous.
La propriété foncière présente partout, encore aujourd'hui,
certains avantages indépendants du revenu qu'elle procure,
avantages matériels, sociaux, politiques, dont les uns tien-
nent à des causes permanentes, les autres à un ensemble de
mœurs et d'opinions, qui vont s'affaiblissant avec le déve-
loppement général des sociétés. C'est surtout à la possession
de la terre cultivée et cultivable que ces avantages sont at-
tachés, et il en résulte que le prix de cette terre est géné-
ralement supérieur au capital dont l'intérêt serait représenté
par la rente.
Il peut arriver, grâce à de tels avantages, que des terres,
qui ne rapportent aucune rente, aient un prix vénal, quelque-
fois même assez élevé. Mais ce fait n'est point aussi universel
qu'il paraît l'être, et ce serait à tort qu'on se prévaudrait de
ce que toute terre se vend à un prix quelconque pour nier
l'absence même de la rente sur certaines portions du sol, et
pourinfirmerla théorie développée dans le précédent chapitre.
D'abord, il faut exclure du fait en question toutes les pro-
priétés sur lesquelles il existe des constructions, ou un cheptel
de bestiaux, qui, en droit, se confondent avec la terre et font
corps avec elle, mais qui en sont économiquement distincts.
EFFETS SUR LES VALEURS. 525
et qui forment ua capital dont le profit n'est point compris
dans la rente foncière.
Il faut exclure aussi du nombre des propriétés qui ont un
prix supérieur à celui qu'indiquerait leur rendement celles
qu'une position agréable, au milieu de sites pittoresques et
dans une région accidentée, rend désirables comme lieux de
résidence temporaire ou permanente. C'est comme terrains à
bâtir, non comme terres cultivables, qu'elles en reçoivent un
surcroît de valeur, et ce surcroît de valeur correspond à une
véritable rente, puisqu'il est le produit d'une qualité inhé-
rente au sol, inséparable du fonds et tout à fait indépendante
des capitaux qu'on y applique soit en constructions, soit en
améliorations agricoles.
Dans ce cas, le rendement de la propriété comprend, outre
les produits de la culture, le loyer qu'elle rapportera comme
lieu d'habitation, et si Ton déduit de ce rendement total les
avances consommées et les profits tant du capital d'exploita-
tion que de celui qui a été ou qui devrait être transformé en
bâtiments, le reste constituera une rente égale à l'intérêt cou-
rant du prix de la propriété, ou inférieure à cet intérêt dans
la mesure seulement des avantages tout à fait généraux dont
j'ai parlé ci-dessus.
Ensuite, n'est-il pas évident que beaucoup de terres non
arrentables peuvent faire partie de domaines plus ou moins
étendus^ dont les autres portions donnent une rente, et dont
le revenu complexe révélerait, si on pouvait l'analyser com-
plètement, cetle absence- partielle de la rente? D'ailleurs, la
terre même qui rapporte une rente, c'est-à-dire un produit
net supérieur au profit ordinaire du capital d'exploitation,
peut ne donner ce produit net que pour une partie de ce ca-
pitaly à raison d'une première culture, qui avait d'abord été
suffisante, et à laquelle, le prix des produits ayant augmenté,
on a substitué une culture intensive plus onéreuse, à l'aide
d'un nouveau capital dont elle ne réalise que le profit ordi-
naire.
526 DISTAIBUTIOM DB Là RIGHBS8E.
Il n'est pas rare, nolamment dans certaines contrées de la
Suisse, d'entendre des plaintes au sujet du chétif rendement
des terres. Les propriétés rurales, dit-on, ne sont plus ce
qu'elles étaient autrefois, des placements avantageux, et
toute application de capitaux à la culture est maintenant une
mauvaise spéculation. Il y a dans ce langage une erreur el
une vérité.
Les terres rendent certainement beaucoup plus qu'elles ne
rendaient il y a cinquante ans, car la valeur des produits
agricoles s'est considérablement accrue depuis lors, relative-
ment aux produits manufacturés, et Tagriculturc a fait des
progi^ès incontestables. Mais, à mesure que les capitaux se
sont accumulés dans l'industrie et dans le commerce, l'intérêt
des placements les plus sûrs s'est abaissé, et, d'un autre côté,
les avantages de pur agrément attachés à la propriété fon^
cière sont devenus à la fois plus désirables et accessibles à un
plus grand nombre d'amateurs. La demande des terres
s'étant ainsi accrue par des causes indépendantes de leur
rendement, le prix s'en est élevé à une telle hauteur, que la
rente ne représente plus, en effet, qu'un intérêt minime.
Je reviendrai^ dans le chapitre suivant, sur ce résultat du
développement social et sur d'autres faits analogues, dont la
plupart de ceux qui en sont affectés dans leurs intérêts mé-
connaissent le caractère ou s'exagèrent la portée, faute de
connaissances économiques suffisantes.
SECTION HI.
Influenee de la rente sur les valeurs.
Il résulte de ce qui a été dit dans la section précédente que
c'est la rente, combinée avecle taux de l'intérêt, qui déter-
mine la valeur des fonds productifs. La rente fournit l'un des
facteurs, le taux de l'intérêt fournit l'autre. Ainsi, le taux
étant de 5 pour 100, c'est-à-dire d'un vingtième, et la rente
EFFETS SUR LES VALEURS. 527
d'un fonds étant de 1,000 francs, ce tonds vaudra vingt fois
la rente, soit 20,000 francs. Ce cas est le seul dans lequel la
rente puisse influer sur des valeurs, et c*est à tort qu'on Ta
longtemps considérée comme un élément essentiel de la va-
leur des produits agricoles.
On peut dire, en un certain sens, que la rente pécuniaire,
ou nominale, est contenue dans les prix de tous les produits
bruts, et, par conséquent, dans le prix de tout ce qui con-
stitue la richesse ; mais elle y est contenue sans en être la
cause déterminante.
Nous avons vu que ce qui fait naitre la rente, ou ce qui
l'accrott, c'est un prix des produits bruts, qui assure à cer-
tains producteurs un excédant de bénéfice en sus du profit
ordinaire de leurs capitaux d*exploitation, et que les prix qui
donnent cet excédant sont maintenus, et avec eux les rentes
nées ou accrues, parce que Totfre des produits ne peut s'éle*
ver ou demeurer au niveau de la demande que par des
expIoitatioi]s qui ne donnent que le profit ordinaire. La rente
est donc l'efiet, non la cause, des prix auxquels les pi'oduits
sont successivement amenés par une demande croissante.
Si Ton envisage la production totale annuelle des indus-
tries extraclives d'un pays, la somme totale des rentes en
nature y est sans contredit contenue, et de même la somme
totale des rentes pécuniaires est certainement contenue dans
le prix total de cette production annuelle, c'est-à-dire dans la
somme des prix de tout ce qui la compose. Mais la rente n*est
pas contenue comme élément essentiel ni comme partie ali-
quote dans le prix de chaque produit brut, car les produits
des fonds qui ne rapportent point de rente et ceux des fonds
qui en rapportent peu ou beaucoup se vendent tous au même
prix, déterminé uniquement par les avances qu'exige l'ex-
ploitation la moins productive.
Si un hectolitre de blé vaut 15 francs, je ne puis pas dire
que la rente foncière forme une aliquote quelconque de ce
prix, puisque ce blé peut provenir d'un fonds qui ne rapporte
528 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
aucune rente, puisque^ d'ailleurs, la rente variant à l'infini
suivant les degrés de fécondité, sa proportion dans les avances
qui composent le prix coûtant de chaque hectolitre de blé
peut aussi variera Tinfini, puisque, enfin, ce blé vaut 15 francs
l'hectolitre, non à cause de la portion de rente qu'il peut con-
tenir, mais parce que ce prix représente les seules conditions
auxquelles on puisse obtenir la quantité de blé nécessaire.
Sous le régime de l'appropriation privée, grâce à la con-
currence que se font entre eux les propriétaires, soit pour la
vente de leurs produits, soit pour larrentement de leurs pro-
priétés, la rente ne peut jamais excéder la compensation des
avantages inhérents aux fonds productifs qui la donnent.
Sous un régime qui constituerait TEtat seul propriétaire de
tous les fonds productifs et mattre d'imposer à ceux qui les
exploiteraient des conditions arbitraires, onéreuses ou avan-
tageuses, égales ou inégales, la rente pourrait excéder ces
avantages de fécondité ou leur être inférieure. Si elle les dé-
passait, elle augmenterait les frais de la production totale, et
les prix, s'élevant alors nécessairement au-dessus de la limite
déterminée par les frais de la production la plus onéreuse,
renfermeraient, comme aliquote et comme élément essentiel,
une portion de la somme totale des rentes exigées ; si la rente
était inférieure à la limite indiquée, mais que tous les pro-
ducteurs fussent astreints à en payer une, le même résultat
se produirait; dans tous les cas Tinfériorité totale de la rente
ne profiterait qu'aux producteurs ou à quelques-uns d'entre
eux, sous la forme de profits excédant le taux ordinaire.
CHAPITRE VIII.
EFFETS GÉNÉRAUX DU DÉVELOPPEMCNT ÉCONOMIQUE
SUR LÀ DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
On a vu, dans les deux premiers livres de cet ouvrage, que
le développement économique des sociétés imprime une mar-
che progressive continue à la production et à la circulation
de la richesse, comme de tout ce qui a de la valeur et peut
s'échanger contre de la richesse. G*est par là que ce déve-
loppement se manifeste aux regards les moins attentifs ; c'est
par là que ses stages successifs se caractérisent le plus visible-
ment et que se produisent, entre des nations inégalement
développées, les différences les plus apparentes.
L'influence du développement économique sur la distribu-
lion de la richesse, si elle est moins saillante et moins facile
à constater, présente un sujet d'étude plus réellement inté-
ressant, parce qu'elle soulève des questions et fait nattre des
doutes sur le caractère et sur les résultats définitifs de ce pro-
grès apparent.
A n'envisager que la production et la circulation, tout
marche dans le sens du perfectionnement, vers un but géné-
ralement désiré, que l'imagination ne peut guère se repré-
senter que sous de riantes couleurs, et que la raison la plus
éclairée doit accepter, parce que les progrès accomplis justi-
fient à ses yeux les progrès à venir, et qu'elle ne pourrait
condamner ceux qu'elle redouterait, sans faire en même
temps le procès à ceux qu'elle a le plus hautement approuvés.
À peine est-il permis de concevoir quelque inquiétude en
I. 34
530 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
songeant à une époque future, où les fonds productifs, qui
sont la source première de toute richesse, ne suiÏBront plus aux
besoins de populations sans cesse croissantes, les uns, parce
que l'exploitation en deviendra de plus en plus difficile et
onéreuse, les autres, parce qu'ils ne renferment aucune force
créatrice, qui renouvelle constamment des produits dont la
masse, quoique immense, n'est cependant pas inépuisable.
Cette époque parait encore trop éloignée pour que les hommes
de la génération actuelle doivent sérieusement s*en préoccu-
per, et d'ailleurs les résultats surprenants qu'a déjà obtenus,
en étudiant et en mettant à profit des forces naturelles jadis
inconnues ou négligées, l'industrie humaine éclairée par des
sciences qui n'ont pas encore dit, qui n'auront jamais dit leur
dernier mot, suffisent pour dissiper de telles appréhensions
et nous autorisent à suivre sans défiance une voie où le progrès
a toujours enfanté le progrès et où chaque pas nous fait dé-
couvrir de nouveaux horizons, une carrière qui a toujours
été s'élargissant et s*applanissant à mesure que l'humanité
s'y avançait, poussée par ses besoins et guidée par son intelli«
gence.
La distribution de la richesse ne présente pas à beaucoup
près des perspectives aussi brillantes, car, bien qu'elle puisae
incontestablement s'améliorer et qu'elle se soit à quelques
égards beaucoup améliorée avec les progrès du développement
économique, on peut se demander, quand on examine l'en-
semble des réalités présentes, si ce développement lui-même
n'implique pas certaines conditions, ne suppose pas certains
principes, iie favorise pas certaines tendances, qui opposeroot,
aux améliorations désirables et non encore obtenues, d'insur-
montables difficultés.
La production et la circulation marchent toujours de pair
avec Taecumulation de la richesse. Il y a entre ces trois faces
du développement économique un parallélisme nécessaire et
une évidente connexité, qui font que toute extension de Tune
d'entre elles rend possible et amène forcément une extension
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT iCONOVTQUE. 531
égale des deux autres. Mais le rapport qui peut eiister entre
raccumulation et la distribution n'ofTre point le même carac-
tère ; il n'est pas de ceux que l'intelligence constate à première
vue, comme par intuition, ni de ceux que la simple logique
du sens commun sufiit pour rendre évidents. L'augmentation
de la masse à distribuer n'implique point en effet, par elle-
même» une augmentation proportionnelle de toutes les parts,
et rien n'empécbe que le moins soit mieux distribué que le
plus ; car le plus et le moins ont d'autres causes et suivent
d'autres lois pour les individus que pour la société entière.
D'ailleurs^ les maux qui résultent d'un stage arriéré de la
production et de la circulation, au moins les maux réels et
permanents, se réduisent à la privation de jouissances incon-
nues, par conséquent non désirées, et à des lacunes dans le
développement général de certaines classes de la société, qui
les ignorent le plus souvent elles-mêmes et ne s'en fout aucun
souci ; tandis que les conséquences d'une distribution vicieuse
se manifestent par des privations individuelles parfaitement
senties et par des souffrances actuelles, sur la réalité des-
quelles aucun doute n'est possible.
Une nation en progrès se console aisément de n'avoir pas
encore atteint le degré de richesse et de civilisation auquel
d'autres sociétés, antérieures ou même contemporaines, sont
parvenues ; mais des nécessiteux, qui sont ou qui se croient
lésés dans le présent par une distribution inégale de la ri-
chesse, n'admettent guère comme une compensation de leur
malheur la certitude d'un progrès qui ne change rien à leur
condition présente et la perspective d'une amélioration future
dont ils ne profiteront jamais.
La société est donc souvent obligée d'intervenir, ou de faire
intervenir son gouvernemelat dans le jeu des ressorts éco-
nomiques, pour en corriger les résultats, et il devient dès lors
très-important pour elle de savoir si le cours naturel des choses
doit alléger progressivement, puis lui épargner peut-être un
jour tout à fait les sacrifices que cette intervention lui impose.
552 DISTRIBUTION DE LA hICHESSC.
OU s'il tend, au contraire, à les rendre de plus en plus néces-
saires et de plus eu plus onéreux.
Ces considérations générales justifient l'intérêt si vif et si
universel qu'excitent les questions relatives à la distribution
de la richesse, notamment celles que j'ai à traiter dans le
présent chapitre. Cependant cet intérêt n'est pas un motif
pour que l'économiste doive reculer indûment les limites de
sa science, ni surtout pour qu'il en altère la méthode et le
langage. Sa mission^ pour cette partie de la science comme
pour les autres, est uniquement de rechercher les lois géné-
rales qui expliquent les phénomènes constatés et qui doivent
agir sur les phénomènes éventuels, puis d'examiner et de
juger, d'après ces mêmes lois, les institutions et les mesures
pratiquées ou proposées, qui, par leur but avoué ou par leurs
effets, rendent à la fois utile et rationnelle une telle applica-
tion des théories économiques. Je ne remplirai ici, relative-
ment au sujet dont je vais m'occuper, que la première de ces
deux tâches, les questions d'application demeurant toutes ré-
servées pour la seconde partie de cet ouvrage.
SECTION 1.
Influenee du développement éeonomlqne sur les salaires.
Les causes qui déterminent la valeur d'échange et par con-
séquent le salaire courant de chaque espèce de travail sont
invariablement Toff're et la demande de ce travail ; l'ofl're,
qui est représentée par le nombre des travailleurs cherchant
un salaire ; la demande, qui a pour mesure non pas la tota-
lité du capital disponible, mais la quantité d approvisionne-
ment disponible, c'est-à-dire la portion de ce capital qui est
nécessairement destinée à Tentretien des travailleurs. Or, ces
deux facteurs tendent l'un et l'autre à s'accroître avec le dé-
veloppement économique. L'accroissement de la population
et l'accumulation du capital sont deux mouvements parai-
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT ÉGOHONIQUË. 533
lèles, qui ne se produisent guère Tun sans l'autre, qui sont
nécessairement connexes dans leurs résultats, et qui sont li-
mités Tun par Tautre dans leurs tendances extrêmes, Tun ne
pouvant pas s'arrêter sans que l'autre s'arrête aussi tôt ou
tard.
Cependant ces deux mouvements sont indépendants l'un
de l'autre par leurs causes immédiates. L'accroissement du
nombre des travailleurs est l'effet d'instincts naturels, dont
la force n'est pas nécessairement réglée par l'accroissement
du capital ; l'accumulation de la richesse a pour causes des
mobiles et des moyens d'action, dont la puissance ne se pro-
portionne pas nécessairement au nombre des travailleurs et
ne suit que de loin et irrégulièrement les fluctuations de l'offre
du travail.
Ainsi, ces deux mouvements, quoique parallèles et con-
nexes, n'ont pas une marche uniforme, constamment égale,
et il arrive souvent que l'un s'accélère ou se ralentit, pendant
que l'autre est modifié en sens inverse ou demeure station-
naire dans son allure.
L'accumulation de la richesse n'exerce donc point par elle-
même une action directe et nécessaire sur le salaire réel.
Quant au salaire nominal, elle doit tendre à l'abaisser plutôt
qu'à l'élever.
Le salaire nominal exprime la valeur en numéraire, c'est-
à-dire le prix des choses dont est composé le salaire réel ;
il s'accroît, par conséquent, le salaire réel demeurant le
même, si le prix de ces choses s'élève; il décroît, si ce prix
s'abaisse.
Parmi les éléments dont se compose le salaire réel, il en
est dont le prix tend à s'élever avec l'accumulation de la ri-
chesse et l'accroissement de la population, par suite de la
fécondité décroissante des fonds productifs ; il en est d'autres,
à l'égard desquels cet effet se trouve neutralisé et plus que
neutralisé par l'efBcacité croissante du travail humain et des
autres agents de la production, et dont, par conséquent, le
534 DISTRIBUTION DG LA AlCItlilSSe.
prix s*abaisse plus ou moins rapidement, à mesure que la ri-
chesse va s'accumulanl. Mais le progrès des sciences et de l'in-
dustrie, qui accompagne toujours l'accumulation de la ri-
chesse, oppose au décroissement de fécondité des fonds
productifs un correctif puissant, dont l'action, quoique irré-
gulière et parfois interrompue, n'en a pas moins pour résultat
de ralentir au total, d'arrêter même par intervalles, le ren-
chérissement progressif des produits bruts ; tandis que rabais-
sement de prix des produits manufacturés, favorisé encore
par l'effet de ce correctif, n'est soumis à aucune cause spéciale
de ralentissement ou d'interruption.
Il y aurait donc lieu de s'attendre à ce que le développe-
ment économique eût pour résultat un abaissement progressif
du salaire nominal , si cette tendance n'était pas contre-
balancée par deux causes que je vais mentionner, et dont
l'action doit être, au moins en grande partie, attribuée à
ce développement lui-même.
La première de ces causes est la dépréciation du numéraire,
c'est-à-dire l'abaissement de la valeur des métaux précieux
dont est composé ou que représente runité monétaire de tous
les pays où le développement économique n'en est plus à son
premier stage. Cette dépréciation lient en partie, sans doute,
à un fait accidentel, à la découverte de nouveaux gisements
aurifères ou argentifères ; mais elle tient aussi à une exploi-
tation perfectionnée des gisements connus; elle tient encore
à l'économie de numéraire métallique obtenue par l'emploi
d'agents de circulation basés sur le crédit. Or c'est le déve-
loppement économique des sociétés qui a fait naître, ou qui
a pu seul rendre possibles ces perfectionnements dans la pro-
duction el dans la circulation de la richesse. .
D'ailleurs, la découverte même et surtout l'exploilalion
eflicace des nouveaux gisements exigent un certain déploie-
ment d'activité industrielle, un certain essor de l'esprit d'en-
treprise, un certain degré de facilité et de sécurité dans la
circulation des choses et des personnes, qui présupposent,
UIFLUEIfCË DU DÉVELOPP£ttENT ÉCONOMIQUE. 535
chez l'ensemble des nations industrielles et commerçantes,
un stage avancé de développement économique.
La découverte de l'Amérique, vers la fin du quinzième
siècle, et la dépréciation des métaux précieux qui s'ensuivit
dans le courant du seizième, ne furent-elles pas amenées par
l'essor très-remarquable qu'avaient pris l'industrie et le com-
merce dans les cités de Tancien monde, successivement affran-
chies, pendant les trois siècles précédents, du joug de leurs
seigneurs et parvenues à une autonomie plus ou moins com-
plète? La découverte des gisements aurifères de la Californie
et de l'Australie présente mieux, il est vrai, les caractères d'un
fait accidentel ; toutefois, on peut se demander si c'est fortui-
tement que ces mines inépuisables, jusqu'alors ignorées, ont
été découvertes et mises immédiatement en valeur, à peu
d'années d'intetvalle, chez celle des races d'hommes aujour-
d'hui dominantes qui se distingue le plus par son activité éco*
nomique et par son esprit d'entreprise.
La seconde cause qui empêche le développement économi-
que d'amener un abaissement graduel du salaire nominal,
c'est qu'il tend à produire une élévation graduelle du salaire
normal réel, en multipliant les besoins des travailleurs sala-
riés. C'est par là que le progrès économique peut agir effica-
cement, quoique indirectement, sur les salaires; c'est ainsi
seulement qu'il a pu exercer, sur le sort de la classe ouvrière,
une influence décidément salutaire et généralement très-sen-
sible.
On a souvent révoqué en doute celte amélioration si évi-
dente de la condition des travailleurs, en exagérant la portée
de certaines réalités affligeantes, qui ne sont que des faits
exceptionnels, des ombres au tableau ; mais les défenseurs
du progresse trompent aussi et saisissent mal le caractère de
son influence, lorsqu'ils la représentent comme l'effet immé-
diat et nécessaire d'une production plus économique et plus
abondante. Quelques-uns même vont jusqu*à faire de l'in-
dustrie modet'ue une sorte de providence, qui se serait appli-
536 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
quée, de son plein gré et dans des vues philanthropiques ou
démocratiques, à multiplier et à perfectionner de préférence
les produits et les services qu'elle peut fournir aux plus bas
prix.
L'abondance et le bon marché des produits et des services
laisseraient le salaire réel parfaitement intact, s'il n'en résul-
tait pas une modification sensible et permanente dans les
besoins des salariés, et l'industrie ne s'appliquerait pas de
préférence à multiplier et à perfectionner les produits et les
services les moins coûteux, si le besoin n'en devenait pas
permanent chez la classe la plus nombreuse de la société.
L'industrie applique ses procédés économiques aux pro-
duits qu'elle avait jusqu'alors créés; ce sont ces produits
qu'elle s'efforce de rendre moins coûteux pour elle, afin d'ac-
croître ses bénéfices, les prix demeurant les mêmes. Puis,
par l'effet de la concurrence, les prix s'abaissant peu à peu
jusqu'au niveau des frais de production, la consommation
s'accroît énormément, parce que les produits deviennent ac-
cessibles à une classe infiniment plus nombreuse de consom-
mateurs. Dès ce moment, l'industrie, attirée par Tappàt d'uoe
demande qui paraît devoir s'accroître indéfiniment, s'em-
ploie avec ardeur et consacre une portion sans cesse croissante
des ressources dont elle dispose à miiltiplier et à perfectionner
ceux de ses produits dont le prix s'est ainsi abaissé par l'ap-
plication de procédés plus économiques.
Ce n'est point pour fournir un produit d'un usage universel
et pour répondre à des besoins auparavant ignorés et non
satisfaits que l'industrie moderne a rendu plus économique la
fabrication du fil et des étofies de coton et qu'elle y a con-
sacré, depuis un demi-siècle, cent fois plus de capital qu'elle
n'en a consacré à d'autres branches de production, jadis tout
aussi importantes, telles que la fabrication des soieries; c'est,
au contraire, l'abaissement devenu possible du prix normal
et l'abaissement forcé du prix courant du premier produit
qui ont été les causes de cette demande universelle et, par
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE. 537
suite, de cette production gigantesque dont nous sommes té-
moins. Les produits de coton ayant pu devenir beaucoup
moins chers que les soieries, les consommateurs de ces pro-
duits se sont trouvés être cent fois, peut-être deux cents fois
plus nombreux que les consommateurs de soieries, et l'indus-
trie a pu et dû répartir ses capitaux et son activité dans la
môme proportion.
Cependant, l'abaissement des prix n'amènerait ni une
extension permanente de la demande, ni un accroissement
permanent de la production, si les besoins auxquels répondent
les produits à bon marché ne devenaient pas eux-mêmes per-
manents.
Le premier effet de l'abaissement des prix est de faire en-
trer dans la consommation des salariés certains produits qui
ne leur étaient pas accessibles auparavant, et d'augmenter
au total la quantité des produits qu'ils obtiennent en échange
de leur salaire nominal. Celui-ci n'ayant pas baissé, puisque
l'offre du travail ne s'est pas accrue, le salaire réel s'élève,
parce que l'approvisionnement disponible s'accroit en quan-
tité, quoique sa valeur totale et, par conséquent, sa propor-
tion aux autres éléments du capital demeure la même.
Dans cette position, si les besoins auxquels répond la pro-
duction nouvelle deviennent permanents chez la classe des
salariés, le salaire normal s'élève et l'offre du travail demeure
dans les limites nécessaires pour maintenir intact le salaire
courant. Alors, la production prend librement son essor
dans la voie nouvelle qui lui est ouverte, et une amélioration
permanente de la condition des salariés se trouve accomplie.
Cette élévation du salaire normal est le point saillant, le
point capital de l'influence du développement économique
sur les salaires. Les progrès de l'industrie ont une large part
dans ce résultat, en abaissant les prix de certains produits,
sous l'impulsion combinée de l'intérêt des producteurs et de
la libre concurrence ; mais la permanence des besoins nou-
veaux que fait naître l'abaissement des prix est un fait com-
538 DismiBUTioA dk ia RicnEsse.
plexe, qui provient en grande partie des changements qu'a-
mène le développement économique dans les instincts, dans
les dispositions morales et dans les opinions des salariés. L'en-
semble de leurs désirs et de leurs habitudes va se modifiant
avec le milieu dans lequel ils vivent. Leurs besoins ne peu-
vent pas resler stalionnaires quand ceux de toutes les autres
classes de la société se multiplient et se diversifient. La rapi-
dité, la fréquence et l'extension qu'acquièrent, avec le déve-
loppement économique, les communications de toute espèce
entre les divers membres d'une société suffiraient, à elles
seules» pour développer de nouvelles idées et de nouveaux
besoins chez la classe ouvrière; or, quand Téducation sco-
laire ajoute son influence à celle du milieu social, on conçoit
que les résultats puissent justifier l'assertion de ceux qui, en
comparant l'existence actuelle des ouvriers à leur existence
passée, affirment que cette face du développement économique
n'est ni moins rassurante ni moins brillante que les autres.
Du reste, les idées que je viens de développer sont confir-
mées par le eôté sombre du présent, presque autant que par
son côté lumineux. Dans les pays où le développement in-
dustriel a eu tout son effet sur la production, il existe encore
des catégories de travailleurs dont le salaire normal n'a subi
aucune modification, et dont le salaire réel courant se trou-
verait abaissé, si Ton tenait compte de renchérissement des
subsistances et de la dépréciation du numéraire. Ce soni d'a-
bord certaines populations agricoles, que leur éloignement
des cités populeuses a soustraites à l'influence du milieu
social moderne, et que leurs habitudes, immobilisées en
quelque sorte par l'ignorance et par l'inertie, ont rendues in-
sensibles à l'attrait des nouveaux produits que l'industrie
mettait à leur portée ; ce sont ensuite, jusque dans les villes,
certaines catégories d'ouvriers, surtout du sexe féminin,
chez lesquels la modicité extrême des besoins est une consé-
quence forcée de l'isolement individuel dans lequel ils vivent,
et une des conditions auxquelles demeure attachée, par une
INFLUENCE DU DJ^^VELOPPEHENT ËCÔNOMlQUE. 539
opinion invariable, la confiance qu'il leur est nécessaire
d'inspirer.
D'un autre côté, je ne pense pas que les assertions et les
craintes des adversaires du progrès soient complètement ré-
futées par le tableau de ce qui se passe dans les principaux
foyers de l'activité industrielle. Quand une industrie obtient
pour ses produits un marché qui s'étend de jour en jour,
sans que le marché des autres productions en devienne plus
restreint, parce qu'elle répond à des besoins nouveaux qui
vont se propageant de proche en proche dans le monde en-
tier, il en résulte pour elle une période plus ou moins pro-
longée de progrès, d'activité croissante, par conséquent de
surexcitation, où les satisfactions présentes et la confiance
dans l'avenir rendent la vie facile pour toutes les classes de
producteurs, et où l'accumulation rapide des capitaux engagés
l'emporte en vitesse sur l'accroissement le plus accéléré de la
population salariée.
Tel est le cas aujourd'hui de l'industrie cotonnière. De là
cet aspect si riant et si promettant que présente, dans les pays
où cette industrie occupe une grande place, la condition des
travailleurs qu'elle emploie. Les sentiments et les espérances
que fait natlre et qu'entretient cette période de progrès se
manifestent d'une manière très-caractéristique par l'absence
totale de grèves et d'autres perturbations intérieures dans les
rapports des patrons avec leurs ouvriers et par des actes de
désintéressement remarquables. On a vu des manufacturiers
anglais travailler plusieurs mois sans retirer leur profit ordi-
naire, plutôt que de renvoyer une partie de leurs ouvriers
ou de leur imposer un salaire réduit, pendant une stagnation
temporaire amenée par des événements qui avaient partielle-
ment interrompu le commerce de leurs produits.
L'état de progrès, tel que je viens de le décrire, est essen-
tiellement transitoire, quoique sa durée puisse égaler celle
d'une génération de travailleurs. La production augmentant
selon une progression très-rapide dans tous les lieux où le
540 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
capital s'accumule et où les travailleurs abondent, l'offre des
produits doit finir par dépasser la demande, quelque étendu
que soit le marché, tandis que^ d'autre part, la production
de la matière première peut, par diverses causes, devenir
moins abondante ou moins économique. Alors, la demande
du travail diminuant par degrés avant que l'offre puisse en
être proportionnellement réduite, les salaires seront inévita-
blement abaissés, et il est permis de douter que la popula-
tion ouvrière, ayant à traverser une période plus ou moins
prolongée de privations et de mécomptes, sache conserver
les habitudes, les besoins, les sentiments, qui étaient les effets
de sa situation prospère, et que son salaire normal puisse
sortir intact d'une semblable crise.
SECTION II.
Inflneitee dm déTeloppemcitt écoBomlqne sur les profits.
Si Ton envisage les profits pris dans leur ensemble et dans
leur quantité absolue, c'est-à-dire la somme totale des revenus
auxquels ce nom peut s'appliquer, il est évident que cette
quantité, cette somme totale, doit s'accroître avec le dévelop-
pement économique, puisque ce développement a pour ré-
sultat essentiel une accumulation croissante du capital. Mais
ce n'est pas là un fait de distribution, et l'accroissement du
revenu total n'implique pas plus un accroissement propor-
tionnel des profits individuels dont il se compose, que l'accu-
mulation du capital n'implique une accumulation propor-
tionnelle des fortunes particulières.
Quant au profit envisagé dans son taux, c'est-à-dire comme
partie aliquote du capital mis en œuvre, le développement
économique tend généralement à l'abaisser, sans toutefois
que cet abaissement puisse être continu ni dépasser certaines
limites.
J'ai précédemment démontré, en parlant des causes déter-
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE. 541
minantes du profit, que son taux couraDt a une limite infé-
rieure, qu'on pourrait appeler le taux normal, et qui est dé-
terminée par les conditions d'existence des entreprises qui
emploient les moindres capitaux. Jai montré, en outre, que
cette limite devait s'abaisser à. mesure que les progrès de l'in-
dustrie amènent et généralisent la production en grand et la
substitution du capital fixe au capital circulant.
C'est en vue de cette cause d'abaissement, dont l'effet gé-
néral et permanent ne dépend point des fluctuations aux-
quelles les prix sont exposés, que je viens d'attribuer au dé^
yeloppement économique une tendance générale dans le sens
de rabaissement des ' profits. Mais le taux de ce revenu est
sujet à des variations temporaires, qui l'élèvent souvent fort
au-dessus et peuvent l'abaisser au-dessous de la limite que je
viens de rappeler.
Ces fluctuations du profit, dont j'ai assez longuement parlé
dang le chapitre quatrième du présent livre pour n'avoir pas
besoin d'en donner ici l'explication, proviennent toutes de
causes qui se rattachent plus ou moins directement à la
marche du développement économique. Le fait dominant de
cet ensemble de phénomènes, celui qui devient le plus sen-
sible et acquiert le plus d'importance dans la réalité, c'est
l'action qu'exercent tour à tour sur les profits l'accélération
et le ralentissement alternatifs, et presque régulièrement pé-
riodiques, de l'accumulation du capital.
Dans un stage avancé de développement économique, cette
accumulation est eu général rapidement progressive, parce
que les capitaux successivement accumulés, et fixés dans des
moyens puissants de production et de circulation, rendent
la richesse annuellement produite de plus eu plus abondante
relativement à celle qu'on a dépensée pour la produire, c'est-
à-dire à la somme des avances consommées, tandis que la
rapidité et la facilité des échanges favorisent le placement
des produits et provoquent ainsi les eflbrts d'abstinence,
aussi bien que les efforts de travail, en assurant, ou tout au
542 DKSTHIBUTIûSf W U RICHESSE.
moins en promettant aux épargnes, ainsi qu'à l'activité in*
dustriello, des emplois avantageux. Alors la demande du tra-
vail s' accroît plus rapidement que Toffre, et il en résulte une
élévation graduelle de la valeur du travail, par conséquent
un abaissement graduel des profits, abaissement que ralentit
par intervalles, sans pouvoir toutefois Tarréter entièrement,
Tapplication de procédés nouveaux destinés à économiser la
main-d'œuvre.
Mais cette accumulation [progressive du capital trouve ,
dans l'abaissement même des profits qui en est le résultat,
un correctif inévitable, le point de départ d'une réaction en
sens contraire, qui se fait sentir tôt ou tard. La diminution des
profits, arrivée à un certain terme, décourage l'épargne, en
la rendant à la fois plus difficile et moins profitable; elle
provoque en même temps l'application du capital àdes emplois
de plus en plus hasardeux, sur le rendement desquels Tesprit
de spéculation^ stimulé outre mesure par cette pléthore de ri-
chesse, n'est que trop enclin à se faire illusion, ou son im-
mobilisation dans de grands travaux d'une utilité douteuse,
le plus souvent presque nulle, ou enfin son absorption daos
de grandes dépenses publiques improductives, que la poli-
tique parvient aisément à justifier dans une telle situation.
Une portion considérable du capital disponible est ainM
consommée improductivement, ou écartée des etnplois éco-
nomiques, et la demande du travail se trouve par là notable-
ment réduite, tandis que Toffre, grâce à l'impulsion qu'elle
a reçue dans la période de progrès rapide, a pris des propor-
tions telles, que la demande antérieure pourrait à peine
suffire pour labsorber. La valeur du travail s'abaisse alors
par degrés, tandis que le taux des profits se relève. A Tia-
suffisance des profits succède ainsi l'insuffisance des salaires;
à la pléthore du capital, la surabondance de population; à
la crise dos capitalistes, la crise des salariés.
Il parait difficile que la raarcbe du développement écooo-
mique puisse jamais être préservée de ces fluctuations gêné-
INFLUENCE DV OÉVKLOPPEUSIIT ÉCONOMIQUE. 543
raies du profit et du salaire, qui Froissent tant d'intérêts ,
troublent tant d'existences, et dont la gravité est souvent
augmentée par des abus de crédit, ou par certaines vicissi-
tudes de la circulation monétaire, en un mot par ces crises
commerciales, quejai décrites plus haut et rattachées à leurs
\éritabled causes, en parlant du numéraire et du crédit.
Ces perturbations^ qui interrompent la marche régulière
du développement économique, seraient déjà regrettables
par cela seul qu*elles semblent révéler un antagonisme ab-
solu entre Tintérét des capitalistes et celui des salariés. J'ai
cependant montré, dans la section précédente, que cet anta-
gonisme peut recevoir, par le progrès industriel, une solution
régulière et permanente.
Le coût du travail, qui détermine dans chaque pays, à une
époque donnée, le taux courant des profits, se compose,
comme on Ta vu, de trois éléments, qui sont : le salaire réel,
TeiBcacité du travail, et la valeur générale, ou le prix des
objets dont se compose le salaire réel. Le second élément
étant supposé constant, le coût du travail doit donc croître
et décroltreavec les deux autres, et il doit demeurer invariable
si» tandis que l'un de ses éléments s'aôcrott, Tautre décrott
dans la même proportion. Or c'est précisément ce qui arrive
lorsque le salaire réel s'accroît par suite de l'abaissement de
prix des objets qui le composent. Dans ce cas, l'effet se trou-
vant nécessairement proportionnel à sa cause, le coût du
travail ne peut pas être plus augmenté par l'accroissement
du salaire réel qu'il n'est diminué par l'abaissement des
prix. Ainsi le profit, quelque élevé qu'en puisse être le taux,
demeure intact, et le salaire réel s'élève; la condition du
travailleur s'améliore, sans que celle du capitaliste soit dété-
riorée ; les intérêts respectifs de ces deux classes de produc-
teurs sont conciliés ; leur antagonisme apparent fait place à
une harmonie réelle et complète.
Cette harmonie existe naturellement pour les sociétés qui,
bien que très-avancées dans leur développement économique^
544 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
jouissent des avantages propres aux pays neufs, c*est-à-dire
de la possession d^me vaste étendue de fonds productifs non
encore exploités, dont la fécondité leur assure pour long-
temps une production économique et abondante de subsis-
tances et de matières premières.
Là les salaires et les profits peuvent se maintenir en même
temps à un taux plus élevé que partout ailleurs, car l'éléva-
tion du salaire réel y a pour cause principale, sinon unique,
la faible valeur relative des produits dont il se compose.
Pour les sociétés qui ne se trouvent pas dans cette situation
exceptionnelle, l'harmonie dont il s'agit ne peut se réaliser
que par le progrès industriel et ne peut devenir durable que
sous deux conditions. Il faut d'abord que la marche du pro-
grès industriel, c'est-à-dire des perfectionnements qui rendent
la production plus économique, soit en même temps continue
et graduelle; continue, afin que l'élévation du salaire puisse
aussi être continue ; graduelle, parce que la découverte d'un
nouveau moyen de production , assez généralement appli-
cable et assez puissant pour transformer brusquement les
principales industries d'un pays, ne saurait avoir lieu sans
compromettre à la fois les profits et les salaires d'une portion
notable des capitaux et des travailleurs engagés dans ces
industries, sans amener, par conséquent, des perturbations
temporaires, qui retardent ou interrompent l'action salutaire
du progrès.
Il faut ensuite que le développement intellectuel et moral
de la population salariée marche de pair avec le développe-
ment économique de la société, c'est-à-dire que ses idées, ses
sentiments, ses habitudes et ses penchants aillent se modi-
fiant de telle sorte, que son salaire normal s'élève en même
temps et dans la même proportion que son salaire réel cou-
rant.
Avec ces deux conditions, et pourvu que le progrès indus-
triel, en s'appliquant à la production extractive, neutralise,
à mesure que la population s'accroît, le décroissement de
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE. 545
fécondité des fonds productifs, Tharmonie des inlérêts peut
devenir permanente et le bien-être des diverses classes de
producteurs progresser sans interruption.
SECTION III.
Inflnenee dn développement économique snr le taux
de rintérèt.
En thèse générale, le taux de l'intérêt doit s'élever et s'a-
baisser avec le taux des profits, car les deux éléments dont
se compose l'intérêt se trouvent aussi dans le profit, le loyer
répondant à la rémunération des efforts d'abstinence, et les
risques pour lesquels la prime est stipulée devant naturelle-
ment croître et décroître avec ceux dont la compensation fait
partie du profit. Cependant ces deux revenus, bien qu'affectés
par des causes qui leur sont communes, peuvent ne pas l'être
également. ^
D'abord, la prime stipulée par le prêteur s'accroît, sans
doute, avec les risques attachés à la mise en œuvre du capi-
tal ; mais elle s'accroît aussi avec les risques attachés à la
simple cession du capital, c'est-à-dire avec l'incertitude ré-
sultant des causes tant générales que spéciales qui affectent
le crédit de l'emprunteur. L'emploi le plus hasardeux ne rend
pas incertaine la restitution du capital, si l'attente de cette
restitution est fondée sur des garanties suffisantes ; et inver-
sement, le défaut de garanties suffisantes rend incertaine
pour le prêteur la restitution du capital, quelque assurée que
puisse en être la conservation entre les mains de l'emprun-
teur qui le met en œuvre.
Arrivé à un certain stage, le développement économique
ne peut se passer du crédit, et plus il progresse, plus le crédit
lui devient nécessaire ; or cette nécessité, généralement com-
prise et sentie, amène comme conséquence inévitable le per-
fectionnement graduel et continu des garanties sur lesquelles
I. 35
546 mSTRIDDTION DE LA BICWSSE.
le crédit est en grande partie (bndé. Aussi ce perfectionnement
a-t-il généralement marché de pair avec le développement
économique ; il en est la condition, et il en devient un carac-
tère tellement essentiel, qu'il suffirait presque de connaître
la législation de deux pays différents sur les garanties offertes
aux créanciers, pour savoir lequel des deux est le plus avancé
dans son développement économique ^
Les progrès de ce développement doivent donc amener un
abaissement graduel du taux de l'intérêt, en diminuant les
risques auxquels s'applique la garantie légale et en abaissant
par conséquent la prime qui leur correspond. Mais comme
cette partie de la prime totale est tout à fait indépendante des
risques attachés à la mise en œuvre du capital» rabaissement
qu'elle éprouve ne s'étend point au profit.
Cet effet du développement économique est très-sensible
quand on compare des stages de civiliastion un peu distants.
À des époques oii l'industrie et le commerce naissaient à peine
et où l'esprit de spéculation et d'entreprise n'était pas encore
éveillé, on a vu l'intérêt s'élever à un taux exorbitant ; on le
trouve encore très-élevé chez les nations que diverses influen-
ces de race, de clima-, de religion, de mœurs ont retenues
fort en arrière du progrès général. Dans de telles circonstances,
les emplois qu'on peut faire du capital étant rares, difficiles
et peu recherchés, le loyer, qui représente une compensation
pour le non-usage, doit être à peu près nul ; tandis que les
risques sont très-grands, soit parce que les garanties du créan-
cier sont imparfaites, soit précisément parce que les capitaux
ne sont empruntés qu'en vue de consommations improduc-
tives.
Aux époques de progrès, qui succèdent souvent à ce premier
stage, le loyer des capitaux s'élève, parce qu'ils sont fort de-
mandés et peu abondants, les emplois qu'on en peut faire
1 Les exemples qa'on pourrait alléguer pour in6rmer cette assertion ne loi
sont, le plus souvent, contraires qu'en apparence. La rigueur des moyens de ga-
rantie ne donne point la mesure de leur efficacité.
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE. 547
«'offrant de toutes parts, tandis que raccumulation en est
lente, grâce à rimperfection des procédés industriels.
Dans les stages plus avancés, lorsque Faccumulation du
capital est devenue rapide, le loyer et la prime s'abaissent
graduellement et le taux de l'intérêt finit par osciller autour
d'un terme moyen à peu près constant, dont il ne s'écarte
que temporairement, sous l'influence de' causes accidentelles
qui agissent tantôt sur la prime, en augmentant ou diminuant
la sécurité générale, tantôt sur le loyer, en stimulant ou
alanguissant l'esprit de spéculation et d'entreprise par des
perspectives offertes ou des obstacles apportés à l'application
lucrative des capitaux .
C'est dans les villes, où se concentre l'activité industrielle
et commerciale de chaque pays, que l'intérêt descend le plus
bas et que ses fluctuations sont le plus fréquentes et le plus
sensibles ; mais le taux moyen autour duquel il oscille doit,
ainsi que je l'ai dit, devenir presque invariable, parce qu'il
y a une limite absolue, au-dessous de laquelle ce taux ne
pourrait descendre sans que l'accumulation du capital devint
insuffisante pour maintenir le capital disponible au niveau
' des besoins qu'amène le progrès. Longtemps avant que l'in-
térêt atteigne cette limite, Taccumulation se ralentit, parce
qu'elle a lieu en partie au moyen d'épargnes faites sur des
capitaux placés à intérêt, et que l'épargne sur cette catégorie
de revenus devient, par l'abaissement de l'intérêt, de moins
en moins facile et de moins en moins avantageuse.
Il est facile, au surplus, de démontrer rigoureusement que
l'abaissement graduel du taux de l'intérêt ne doit pas aboutir,
comme on la prétendu, et n'aboutira certainement jamais à
la gratuité absolue du crédit.
Le loyer d'un capital, c'est-à-dire le prix de l'usage que
peut en faire celui qui en dispose pour un temps, est déter-
miné par les mêmes causes que le prix des produits dont
ce capital est composé, savoir: par la quantité de l'offre
disponible et par l'intensité de la demande. Le concours de
548 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
ces deux causes amène une demande effective et une offre
effective égales, dont le prix est le résultat et l'expression.
C'est par l'égalité entre l'offre et la demande que le prix est
fixé. Tant que Tune dépasse l'autre, il y a concurrence de
part ou d'autre, et par conséquent action de l'offre sur la de-
mande ou de la demande sur l'offre. La concurrence entre
les offrants élève la demande, quand l'offre est surabondante;
la concurrence entre les demandants fait augmenter l'offre,
quand celle-ci est insuffisante.
Aucune valeur générale, aucun prix courant n'échappe à
celte loi. Que le prix d'une même chose tombe successive-
ment de 1,000 francs à 100 francs, puis à 10 francs, puis à
1 franc, puis à zéro, c'est toujours par un accroissement suc-
cessif de l'offre, amenant un accroissement successif de la
demande, ou par un décroissement successif de la demande,
amenant un décroissement successif de l'offre. Dans le pre-
mier cas, le prix tombe à zéro lorsque l'offre effective égale
la demande possible, qui est illimitée comme les besoins hu-
mains, mais qui ne peut devenir effective que par Tabsence
de tout sacrifice imposé aux demandants, c'est-à-dire par la
gratuité de la chose, tout prix réel ayant nécessairement pour
effet de restreindre la demande en écartant une partie de ceux
qui désirent la chose offerte. Dans le second cas, le prix tombe
à zéro, parce que la demande cesse, personne ne voulant plus
se procurer la chose à un prix quelconque ; et alors l'offre
cesse de même, c'est-à-dire demeure égale à la demande, per-
sonne ne voulant céder la chose pour rien.
Le premier de ces deux cas est évidemment celui des capi-
taux prêtés, car les produits dont ils se composent et l'argent
qui les représente, étant d'une utilité générale et constante,
sont toujours l'objet d'une demande effective ; or, la demande
possible en étant illimitée, il faudrait, pour que l'usage en
devint gratuit, pour que le loyer, qui est le prix de cet usage,
pût tomber à zéro, que l'offre en devînt pareillement illimitée.
Mais, ces choses étant des produits du travail, l'offre n'en
ntFLUENGK D0 DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE. «^49
peut jamais être illimitée. Pour plusieurs espèces de produits,
l'offre disponible elle-même a des limites qu elle ne saurait
dépasser ; pour les autres, si l'offre disponible peut s'accroître
indéfiDiment, elle ue peut pas devenir effective au delà de
certaines limites, déterminées par la quantité de travail que
chaque produit a exigée. Ainsi Toffre des choses dont il s'agit
ne pourra jamais égaler la demande possible de ces choses
ou de l'usage de ces choses, ni le prix de ces choses ou de
leur usage tomber à zéro.
La possibilité de l'usage impliquant l'existence de la chose,
l'offre de l'usage a évidemment pour mesure l'offre de la
chose, et l'une ne saurait devenir illimitée tant que l'autre
demeurera limitée.
Dans toute cette démonstration, j'ai fait abstraction de cette
portion de l'intérêt qui répond aux risques, et qui est souvent
égale, quelquefois supérieure au loyer du capital. Pour que
le taux de l'intérêt pût tomber à zéro, il faudrait que la prime
devint nulle, aussi bien que le loyer, et cela ne pourrait avoir
lieu que si les risques étaient entièrement supprimés.
Or il est bien évident que la suppression générale et abso-
lue des risques ne saurait être réalisée par aucune organisa-
tion du crédit, à moins que l'Etat ne fût chargé de l'assurance
envers tous les prêteurs, aux dépens de la masse des contri-
buables. Mais, dans cette hypothèse, la prime, en diminuant
tous les revenus, ralentirait l'accumulation du capital, ralen-
tirait même, par l'insécurité qui en résulterait, la production
de la richesse, et pèserait en définitive plus lourdement sur
les emprunteurs que s'ils l'avaient payée eux-mêmes.
J'ai montré, dans le chapitre cinquième ci-dessus, que l'a-
bondance ou la rareté du numéraire ne peut pas être une des
causes déterminantes du taux de l'intérêt. On a cependant
observé que la dépréciation du numéraire produit, lorsqu'il
commence à devenir plus abondant, un abaissement sensible
de l'intérêt. Ce fait vient-il à l'appui de l'opinion erronée qui
est généralement répandue sur ce point de doctrine ? Tion ;
550 DISTRIBUTION DE LA R1GHBS9B.
car il n'est que momentané et se concilie parfaitement avec
la thèse, d'ailleurs si rigoureusement démontrée, que je Tiens
de rappeler.
Quand le métal dont se compose Tunité monétaire subit
une dépréciation inattendue et un peu considérable, il se
passe un certain temps avant que les prix de toutes choses
s'élèvent et que le fait même de cette dépréciation deyienne
par là notoire et certain, au moins dans les pays qui ne pro-
duisent pas eux-mêmes le métal en question. Les marchan-
dises exportées ou produites en vue de l'exportation sont les
premières dont le produit soit affecté ; c'est par le commerce
d'exportation que la masse du numéraire circulant dans le
pays s'accroît d'une quantité additionnelle, et le renchérisse-
ment de ces marchandises suffit d'abord pour élever le besoin
de la circulation au niveau de cet accroissement.
Cependant, ce n'est pas entre les mains des producteurs
ou des marchands des produits exportés que s'accumule la
plus grande partie de cette quantité additionnelle de numé-
raire ; c'est entre les mains des banquiers et des autres spé-
culateurs, auxquels sont négociées les traites des exportateurs,
et qui, profitant du change élevé qu^amène cet état de choses,
acquièrent ces traites au-dessous de leur valeur nominale et
s'en font expédier la valeur en espèces, ou en matières mé-
talliques, parleurs correspondants étrangers.
Le capital disponible sous forme de numéraire, chez cette
classe de commerçants, reçoit ainsi un accroissement rapide
et considérable, qui en augmente l'offre sur les principales
jïlaces du pays, et comme il n'y a pas de raison pour que la
demande s'en accroisse immédiatement, puisque les condi-
tions de la production et notamment le coût du travail n'ont
point changé pour la plupart des producteurs, cet accroisse-
ment de l'offre amène un abaissement de l'escompte, c'est-à-
dire du taux de l'intérêt.
Mais cet effet, qui ne provient que d'une rupture d'équi-
libre entre l'offre et la dem.ande de crédit, est, par cela même.
INFLUENCE DU DÉVELOPPKMËNT ÉCONOMIQUE. 551
essentiellement temporaire. Après un court intervalle, quand
la dépréciation du numéraire devient notoire, quand le ren-
chérissement atteint tous les produits du travail et le travail
lui-même, la demande de crédit remonte et Tescompte se
relève, parce que les conditions né sont plus les mêmes pour
la masse des producteurs.
Représentons par un million de francs la somme des cré-
dits qui sont demandés et accordés meusueliemeut sur une
certaine place de commerce, en d autres termes, la somme
des effets sur la place qui, dans l'espace d'un mois, y sont
négociés sous escompte.
Dans le premier stage de la dépréciation, les affaires dont
je viens de parler ajoutent 50,000 francs à la somme du nu-
méraire qui se trouve disponible entre les mains des prêteurs
pour ces sortes de négociations; et cependant la somme des
crédits demandés ne s'est point accrue, car Tindustrie n'a
point à augmenter ses dépenses pour acheter les matières
premières, les instruments et le travail dont elle a besoin.
Les 50,000 francs constituent donc une offre surabondante
qui fait baisser Tescompte.
Dans le second stage, les opérations continueut sur le
même pied ; mais, les produits du travail et le travail lui-
même se trouvant atteints par le renchérissement, l'industrie
a besoin d une somme de numéraire plus forte pour se pro-
curer les capitaux effectifs dont elle ne peut se passer. Ce
qu'elle obtenait pour 100 francs lui en coûte maintenant
105 ; la demande de crédit s'élève donc à 1,050,000 francs,
c'est-à-dire au niveau de l'offre, et, par conséquent, Tés-
compte se relève, l'intérêt remonte à son taux antérieur.
Dans les pays producteurs du métal déprécié, les effets
doivent être inverses, parce que c'est sur les importations et
sur le travail que porte en premier lieu le renchérissement ;
et ces effets doivent se produire dans une mesure beaucoup
plus forte, parce que les causes agissantes sont concentrées
sur un marché restreint, tandis que, dans les pays non pro-
552 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE,
ducteurs, qui compreDnent tout le reste du monde commer-
cial, l'aclion des causes signalées s'affaiblit en proportion de
rimraense étendue du marché. Aussi a-t-on vu, en Califor-
nie, par exemple, Tintérét s'élever, pendant les premiers mois
de l'exploitation, à un taux exorbitant.
Le premier stage de la dépréciation une fois passé, non-
seulement l'abaissement de l'intérêt que je viens d'expliquer
n'a plus lieu, mais il est remplacé par une tendance marquée
à Télévation ; d abord, parce que l'industrie, en échangeant
ses produits contre des quantités croissantes de numéraire»
tandis que le coût du travail ne suit que de loin la progres-
sion générale des prix, fait des bénéfices qui stimulent son
activité et l'engagent à étendre ses entreprises, à multiplier
ses spéculations, à déployer, en un mot, tous ses ressorts ;
ensuite, parce que la dépréciation permanente et croissante
du numéraire ajoute à tous les placements de capitaux un
nouveau risque, tout à fait indépendant de la solvabilité et
de la probité du débiteur, un risque éventuel, qui menace
tout à la fois le capital prêté et les intérêts stipulés.
SECTION IV.
Influence da développement économique sur la rente.
L'accroissement général de la rente est une conséquence
tellement nécessaire, et d'ailleurs tellement notoire, du dévc-
loppeuieut économique, en tant du moins que ce développe-
nieut implique un accroissement continu de la population,
qu'il serait inutile d'insister longuement sur ce point. A me-
sure que l'exploitation des fonds productifs va s'étendanlsous
la pression d'une demande croissante de leurs produits, les
différences de fécondité, dont la rente est l'expression, doivent
évidemment devenir de plus en plus fortes, puisque le mini-
mum descend de plus en plus bas, et que les progrès qui ont
pour effet de rendre l'exploitation plus avantageuse, agissant
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE. 553
égalemeDt sur lous les degrés de fécondité, ne tendent point
à combler ces différences. Mais cette marche progressive pré-
sente deux sortes d'anomalies que je dois signaler.
La plupart des produits que fournissent les industries ex-
tractives peuvent se multiplier indéfiniment par l'application
de nouvelles quantités de capital soit à de nouveaux fonds,
soit aux fonds déjà exploités; cependant, il en est aussi dont
la production, ayant été limitée par la nature à certains
fonds d'une étendue restreinte , ne peut plus s*accrottre
une fois qu'elle est afrivée à cette limite et que le domaine
qui lui avait été assigné par la nature se trouve exploité
autant qu'il peut l'être. A cette catégorie exceptionnelle de
produits appartiennent notamment les vins de qualités su-
périeures, et certaines substances minérales, telles que le
diamant.
Quoique le prix courant des produits communs s'accroisse
avec Ja demande qui s*en fait, il ne s'accrott que lentement
et ne suit point, ne reflète point toutes les variations de la
demande, parce qu'il a pour régulateur un prix normal, et
que les causes qui abaissent ou qui élèvent ce prix normal
embrassent toujours dans leur action une certaine étendue
de fonds productifs, dont la fécondité uniforme le rend per-
manent, jusqu'à ce qu'elle soit devenue insuffisante. Le prix
des produits exceptionnels, au contraire, depuis le moment
où la multiplication ultérieure n'en est plus possible, suit
pas à pas les variations de la demande et s'accrott rapidement
avec celte demande, parce qu'il cesse dès ce moment d'être
réglé par le prix normal.
Il résulte de là que la rente des fonds qui fournissent les
produits exceptionnels suit une marche moins régulière et
s'accroît au total, avec le développement économique, dans
une proportion beaucoup plus forte que celle des fonds qui
fournissent les produits communs.
La même marche irrégulière et le même accroissement
excessif se manifestent dans la rente des terrains à bâtir, pour
554 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
peu que remplacement de ces terrains présente des qualités,
des utilités exceptionnelles; s'il se trouve, par exemple, dans
Tenceinte d'une ville industrieuse ou commerçante. Il n*est
pas rare que des immeubles situés de cette manière rappor-
tent aujourd'hui une rente égale au capital qu'ils représen-
taient il y a un demi-siècle, tandis que la rente des terres
arables de la même contrée s'est à peine élevée au double de
ce qu'elle était alors.
Mais, tandis que le prix des produits exceptionnels de la
culture tient à des qualités inséparables de ces produits et à
des goûts à peu près invariables, le loyer des maisons dépend
de la manière dont se distribuent l'activité industrielle et la
population, c'est-à-dire d'une cause qui n'est pas inhérente
au fonds et qui est variable. Il peut donc arriver que la rente
des terrains à bâtir décroisse dans certains cas, au lieu de
s'accroître, avec le développement économique, si ce déve-
loppement amène un déplacement des foyers où s'élabore et
se consomme le plus de richesse et où la population tend à
s'agglomérer. L'établissement d'une' nouvelle voie de com-
munication suffît quelquefois pour opérer cet effet, en trans-
portant d'un lieu à un autre l'activité industrielle ou le mou-
vement commercial d'une contrée, dont la population totale
et la prospérité vont croissant, malgré ce changement de dis-
tribution.
La seconde anomalie que je dois mentionner se manifeste
à l'égard de certains fonds productifs, tels que les mines,
dont l'exploitation n'est pas soumise, dans son extension, à
toutes les lois générales qui gouvernent la rente.
Le prix courant des produits agricoles a nécessairement
pour régulateur le prix normal que déterminent les conditions
de l'exploitation la moins avantageuse, parce que cette ex-
ploitation n'aurait pas lieu si les produits d'exploitations plus
avantageuses suffisaient au besoin manifesté. La découverte
même d'une étendue illimitée de terres plus fécondes, encore
inexploitées, ne changerait rien à cette règle; on emploierait
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE. 555
les anciennes terres arables à d'autres cultures ou à d^autres
usages, mais on s'abstiendrait certainement de continuer une
exploitation dont le produit ne suffirait plus à rembourser
les avances avec le profit ordinaire.
A regard des fonds productifs dont je parle, il n'en est pas
de même. Une mine de substances métalliques ou de com-
bustibles, dont l'exploitation cesse de rapporter le profit or-
dinaire, n'est pas pour cela nécessairement abandonnée. Elle
ne Test pas si les avances dépensées en constructions et en
excavations, et par là irrévocablement incorporées à la mine,
sont assez considérables pour qu'une réduction du profit pa-
raisse encore préférable à une suspension absolue des travaux;
elle ne Test pas non plus lorsque l'exploitation en est faite
par l'Etat, qui trouve alors, ou croit généralement trouver
son compte à en obtenir un revenu quelconque, plutôt que
de remplacer ce revenu par un nouvel impôt, et qui a d'ail-
leurs divers moyens de réduire les frais de l'exploitation, en
y appliquant des catégories spéciales de travailleurs, notam-
ment des criminels condamnés.
11 peut ainsi arriver que la découverte de mines plus fé-
condes que toutes celles qu'on avait antérieurement exploi-
tées, n'entraînant pas l'abandon de celles-ci et fournissant
toutefois une quantité de produits suffisante pour les besoins
manifestés, amène un abaissement permanent de la valeur
de ces produits au niveau déterminé par les frais d'exploita-
tion des nouvelles mines.
La rente, en pareil cas, au lieu de s'élever, disparaît entiè-
rement. Les mines qui en donnaient une ne rapportent plus
même le profit ordinaire des capitaux mis en œuvre, et ce
profit est réduit dans une proportion encore plus forte pour
les exploitations qui ne donnaient point de rente.
Le résultat final variera sans doute suivant l'étendue et le
degré de fécondité des mines découvertes; mais il y aura
toujours un intervalle plus ou moins long, pendant lequel
l'abaissement de la rente sera général, parce que la valeur
556 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
des produits ne sera plus déterminée par les frais des exploi-
tations les moins fécondes.
Dans les cas ordinaires, c'est-à-dire dans ceux où la rente
s'accrott régulièrement avec les progrès de la richesse et de
la population, cet accroissement a pour effet d'élever la va-
leur des fonds productifs; mais le développement économique
agit encore d'une autre manière dans le sens de celte éléva-
tion, en accumulant les capitaux et en abaissant graduelle-
ment le taux de l'intérêt. Le prix des terres s'élevant ainsi
par deux causes, dont une seule tend à élever la rente, par
conséquent le prix s'élevant plus rapidement que la rente, il
en résulte que celle-ci devient une fraction de plus en plus
faible de la valeur du fonds qui la produit; or, ce résultat
mérite quelque attention, à cause de l'influence qu'il peut
exercer sur le mode d'exploitation des terres.
Ce qui intéresse le cultivateur à la possession du sol, c'est
essentiellement le produit net qu'il peut en obtenir. Or, quand
il n'avance que le capital d'exploitation, il peut, s'il est ha-
bile et actif, compter sur un profit à peu près égal à celui
qu'il retirerait de tout autre emploi de ses avances; tandis
que, s'il a dépensé préalablement le capital représenté par la
valeur du fonds, le produit net se trouve, dans tous les cas,
quelque habileté et quelque activité que ce cultivateur ait
déployées, fort inférieur à ce qu'il aurait pu obtenir par une
autre application quelconque de son capital et de ses apti-
tudes.
Avec un capital agricole de 10,000 francs, par exemple,
il a quelque chance d'obtenir un produit net annuel de
1,000 francs, qui le fera vivre plus largement, comme agri-
culteur, qu'un revenu égal ne le ferait vivre comme indus-
triel ; tandis que s'il a dû consacrer d'abord 40,000 francs à
l'acquisition du terrain, et que son produit net, y compris la
rente de 800 francs qu'il aurait payée dans la première hy-
pothèse à un autre propriétaire, s'élève à 1,800 francs, ce
revenu ne sera pas la moitié de celui qu'il aurait pu se pro-
INFLUENCE DU DÊVELOPPEMEINT ÉCONOMIQUE. 557
curer, avec le même déploiement d'activité et les mêmes
avances, dans toute autre branche d'industrie.
Le cultivateur de moyenne fortune, qui ne peut se dis-
penser de faire valoir lui-même son capital, est donc inté-
ressé à posséder le sol comme fermier, non comme propriétaire,
et s'il est devenu propriétaire par héritage ou autrement, il
est intéressé à vendre sa propriété, pour en appliquer le prix
à exploiter, comme fermier d'un autre propriétaire, un do-
maine quatre ou cinq fois aussi étendu.
Il me paraît difficile que cet intérêt si évident ne tende pas
à généraliser de plus en plus l'exploitation par bail à ferme,
en la substituant par degrés à l'exploitation domaniale des
paysans propriétaires, qui est encore si générale dans plu-
sieurs contrées. J'ignore, du reste, si la tendance dont je
parle s'est manifestée dans la réalité ; je ne puis citer aucun
résultat qu'on doive lui attribuer, et je sais qu'on observe
dans certains pays, notamment dans diverses parties de la
Suisse, une tendance contraire, qui a pour résultat de diviser
et de faire passer entre les mains des paysans les domaines
appartenant à de riches propriétaires et affermés par eux, ou
possédés comme domaines de luxe et de pur agrément. Tou-
tefois je sais aussi que, dans le voisinage de plusieurs villes,
on voit les domaines des paysans passer entre les mains de
bourgeois enrichis et se transformer en campagnes d'agré-
ment, ce qui atteste évidemment la présence d'intérêts nou-
veaux créés par le renchérissement de la terre; je sais encore
que, dans certaines contrées, la population des villes s'accroît
en partie aux dépens de celle des campagnes, ce qui accuse
encore non moins évidemment un premier pas vers l'abandon
des petites propriétés, dont le caractère anti-économique de-
vient de plus en plus sensible.
Les idées dominantes, les institutions politiques, les mœurs
traditionnelles ont une influence considérable sur la distri-
bution de la propriété foncière, et c'est sans doute à des
causes de ce genre qu'il faut attribuer les faits qui semblent
558 DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.
révéler une tendance toute différente de celle que j'ai sup-
posée; mais les intérêts mis en jeu par le développement
économique seront plus forts que ces obstacles, et ils amène-
ront nécessairement une extension graduelle de là grande
culture et de l'exploitation par baux à ferme, parce que les
sociétés modernes sont poussées dans cette direction à la fois
par les besoins de nécessité et par les besoins de luxe d'une
population de consommateurs, dont le nombre et la richesse
vont progressivement du même pas.
SECTION V.
Inllaenee du développeflAent éeo]toiiilq«e s«r la dlstribati«B
générale des fonds prodaellfs et des eapitanx*
Les effets que je vais mentionner tiennent à deux causes,
qui sont impliquées daus le développement économique, et
qui sont à leur tour les effets de l'action qu'il exerce eu
même temps sur la production et sur la circulation de la ri-
chesse.
Le développement économique agit sur la production de la
richesse dans le sens de la concentration des travaux et
de la production en grand, c'est-à-dire d'une agglomération
croissante des moyens de production entre les mains d*un
nombre relativement décroissant d'entrepreneurs d'industrie,
tandis qu'il agit sur la circulation de la richesse dans le sens
d'une mobilisation et, pourainsi dire, d'une fluidité croissante
de tout ce qui a de la valeur, de tout ce qui est échangeable,
par conséquent des fonds productifs et des services de toute
espèce, aussi bien que de la richesse elle-même.
Par cette double action, le développement économique
tend, d'un côté, à "vicier la distribution de la richesse, de
l'autre, à corriger cette distribution vicieuse ; il produit à la
fois le mal et le remède, le poison et le contre-poison. Ce-
pendant, comme l'action du correctif est toujours plus lente
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE. 559
que celle de la cause dont il doit modilier les effets, une partie
de ceux-ci subsistent et se manifestent assez longtemps pour
qu'il soit possible et utile de les caractériser et de les con-
stater.
L'agglomération des capitaux est une conséquence tellement
nécessaire , et d'ailleurs si manifestement réalisée presque
partout^ des avantages économiques attachés à l'exploita-
tion en grand de toute espèce d'industrie, qu'il est presque
superflu de rien ajouter ici à ce que j'ai déjà dit sur ce sujet
dans plusieurs endroits de ce troisième livre et des précédents.
Les industries, soit de production, soit de circulation et de
services personnels» vont se concentrant de plus eu plus dans
de grandes entreprises, tandis que les entreprises moyennes^
c'est^-dire gérées avec des capitaux médiocres , se trouvant
incapables de braver la concurrence qui leur est faite, se
voient successivement forcées de renoncer à cette lutte iné-
gale et deviennent de plus en plus rares.
Je dis» les entreprises moyennes, car, ainsi que je l'ai re-
marqué ailleurs, les petites entreprises, celles dont les entre-
preneurs ne peuvent subsister qu'en pratiquant eux-mêmes
tous les travaux de leur profession et en ajoutant ainsi au
mince profit de leur capital le salaire d'un simple travail-
leur, sont à la fois, grâce à cette circonstance, plus capables
de résister à la concurrence des grandes et moins capables
d'abandonner le terrain de la lutte. Elles peuvent mieux ré-
sister, parce que l'abaissement des prix, diminuant le profit
seul et non le salaire de l'entrepreneur, n'affecte son revenu
total que d'une manière peu sensible; elles peuvent moins
facilement se retirer de la lutte, parce que les entrepreneurs
de cette catégorie, préparés au métier qu'ils exercent par un
apprentissage plus ou moins long et coûteux, par des habi^
tudes prises, par une éducation toute dirigée dans ce sens,
sont le plus souvent incapables d'en exercer un autre et peu
disposés à échanger leur position de maîtres artisans contre
celle d'ouvriers travaillant pour autrui.
560 DISTlUBUnON DE LA RICHESSE.
Un mouvemeut analogue de concentration doit s'opérer à
l'égard des fonds productifs, sous l'influence des mêmes cau-
ses, combinées avec celles que j'ai mentionnées dans la section
précédente, c'est-à-dire avec le renchérissement croissant de
ces fonds. Mais, pour constater ce mouvement, il faut com-
parer Tétat actuel des choses avec celui des premiers temps
qui ont suivi l'émancipation générale des travailleurs, non
avec celui qui existait antérieurement, sous un régime de
mainmorte, d'inaliénabilité et de servage. L'émancipation a
été immédiatement suivie d'un morcellement des terres de la
noblesse et du clergé, que le tiers état acquérait et se parta-
geait, en échange d'un capital encore très-divisé. Aujourd'hui,
sous l'influence des causes qui agglomèrent ce capital, les
propriétés moyennes tendent généralement, ou à s'agglomé-
rer aussi en grandes propriétés, ou à se morceler en petites
propriétés. Ici encore, c'est l'élément moyen qui s'amoindrit
au profit des extrêmes, car les mêmes motifs qui retiennent
dans son métier le petit artisan ou le petit marchand, atta-
chent le paysan pauvre à la glèbe de son chétif patrimoine.
Au reste, le mouvement de concentration dont il s'agit
n'est point exclusivement propre aux sociétés modernes ; il
s'est manifesté déjà dans les sociétés antiques, lorsqu'elles
sont entrées dans leur âge économique, lorsque le^ intérêts
matériels y ont remplacé la religion et le droit, comme mo-
biles et principes dominants de la vie sociale.
Chez les Athéniens, depuis Périclès, à Rome, depuis les
Gracques, l'amoindrissement de la classe moyenne, amené
par cette cause, était déjà envisagé et signalé comme un fait
patent, caractéristique de l'époque, et duquel devaient né-
cessairement résulter de graves conséquences politiques et
morales. Chez ces peuples anciens, c'était déjà le capital, qui,
en s'agglomérant sous forme d'esclaves, imposait une ten-
dance parallèle à la propriété foncière ; de nos jours, c'est le
capital aggloméré sous forme d'instruments de travail et d'a-
gents de circulation.
j
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE.
561
J'ai déjà eu l'occasion de symboliser graphiquement la dis-
tribution de la richesse au moyen d'un triangle, où les pro-
portions relatives des divers échelons de la fortune sont re-
présentées par les lignes horizontales comprises entre les côtés
du sommet. Ce même symbole exprimera tour à tour la pré-
dominance des revenus moyens et celle des revenus extrêmes,
si Ton donne à sa ligne oblique la forme d'un arc, ayant sa
courbure en dehors pour représenter le premier stage, et en
dedans, pour représenter le second, comme on le voit dans
les figures ci-dessous \
En analysant ces figures, on y trouverait même symboli-
quement exprimés les principaux caractères, soit économi-
ques, soit politiques, des deux stages ; par exemple, la ten-
dance de rindustrie, dans le second, à se livrer de préférence
aux productions les moins coûteuses, la plus grande consi-
^ Figure représentant la prédo-
minance des revenus moyens.
Figure représentant la prédominance
des revenus extrêmes.
h
36
562 DisraDunoN de la bighbsse.
stance politique des sociétés du premier stage, la plus grande
stabilité de leurs institutions, leur plus grande aptitude à cer-
taines formes de gouvernement ; mais je préfère ne pas mettre
mes lecteurs sur la voie de recherches dont les résultats se-
raient plus curieux que réellement concluants, et dans les-
quels l'imagination pourrait facilement usurper un rôle qui
ne lui appartient pas.
J'ai dit que le développement économique porte en lui-
même le correctif de ses propres effets» dans la mobilité qu'il
imprime à la richesse et à tout ce qui s'échange contre la
richesse. J ai déjà parlé ailleurs de l'influence exercée sur la
circulation des capitaux par l'usage du numéraire, par le
crédit, par le développement des voies de communication et
des moyens de transport. La circulation des services, comme
celle des produits, est accélérée et facilitée par cette influence ;
et enfin les fonds productifs eux-mêmes , quoique immeubles
par leur nature, se mobilisent à leur tour, économiquement
parlant, lorsque la richesse mobilière est devenue assez abon-
dante pour modifier les mœurs, les besoins, les intérêts de la
société. Les propriétaires, en faveur desquels l'immobilité
avait été consacrée par la loi ou par la coutume, sont les pre-
miers à désirer la mobilisation, afin de mettre à profit la
haute valeur qu'ont acquise leurs propriétés et de jouir des
avantages que procure la possession de ce capital, dont la
puissance va croissant de jour en jour.
Or, cette mobilisation générale a pour effet de rendre plus
facile à réaliser, et en même temps plus divisible, toute chose
ou toute force quia de la valeur ou qui peut en acquérir, de
rendre possible ainsi l'exploitation , la mise en valeur de
toutes les aptitudes personnelles qui peuvent devenir des
sources de revenus et de toutes les parcelles de richesse qui
peuvent, en s'aggloraérant, former un capital effectif, par
conséquent de mettre chaque travailleur en état de s'élever,
par son activité et son économie, à cette condition moyenne,
dont la concentration de la richesse tendait à l'exclure.
INFLUENCE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE. 56S
D'énormes capitaux, formés d'innombrables épargnes in-
dividuelles, sont, par ce moyen, mis en œuvre pour le compte
et au profit de leurs innombrables possesseurs; de vastes
fonds productifs sont acquis, puis exploités de même pour le
compte et dans l'intérêt d'innombrables propriétaires, entre
lesquels leur valeur se partage. On voit des entreprises indus-
trielles considérables, parfois gigantesques, des mines de
métaux ou de combustibles, des défrichements de terrains
immenses, avoir pour entrepreneurs des milliers d'individus
placés à tous les degrés de l'échelle qui conduit à la fortune.
Cette échelle, dont tous les travailleurs salariés semblaient
séparés par un abîme infranchissable, se trouve en réalité à
la portée des plus pauvres d'entre eux et n'exige de leur
part, pour être gravie, qu'une série d'efforts successifs, dont
aucun n'excède la mesure de leurs forces.
C'est ainsi que la mobilité, ou, si l'on me permet cette
image, la fluidité de la richesse rend l'agglomération des
capitaux et des fonds productifs compatible avec la prédo-
minance des revenus moyens ; c'est ainsi que se trouve théo-
riquement résolu l'antagonisme qui s'était manifesté entre la
production et la distribution, entre le progrès de la richesse
et le bien-être général de la société, entre la liberté accordée
en droit aux travailleurs et les conséquences pratiques de
cette liberté. Or, ces antithèses étant une fois conciliées en
principe, la réalisation de l'idée qui les concilie ne peut plus
être ajournée ou ralentie que par des difficultés temporaires
et surmontables.
Cette idée, cette synthèse, c'est l'association des épargnes
et des forces individuelles remplaçant, grâce à la mobilité
de la richesse et à sa divisibilité, l'agglomération des fonds
productifs et des capitaux entre les mains des entrepreneurs
les plus riches, les plus capables ou les plus actifs. L'associa-
tion est le seul moyen par lequel tous les travailleurs puissent
profiter des progrès accomplis dans la circulation de la ri-
chesse, pour devenir participants des bénéfices que rapporte
564 DISTRIBUTION DIC LA RICHESSE.
généralement Texploitation des capitaux, particulièrement
l'exploitation en grand ; Tassociation permet à chaque tra-
vailleur de retirer de ses épargnes un profit ou une rente, de
s'élever ainsi à la condition de capitaliste ou de propriétaire,
d'acquérir, par conséquent, un certain degré d'indépen-
dance, d'espérer, pour un avenir plus ou moins éloigné, mais
nettement dessiné à son horizon, l'indépendance complète,
Taisance et les autres avantages sociaux, dont sa condition
de travailleur ne gagnant que son salaire l'aurait irrévoca-
blement privé ; l'association procure, enfin, à tous les capita-
listes et les propriétaires qui ne disposent pas, soit par eux-
mêmes, soit par leur crédit, de moyens suffisants pour luUer
contre la concurrence des entrepreneurs plus riches, la possi-
bilité d'exploiter eux-mêmes en grand, de conserver ainsi
leur position moyenne et de l'améliorer indéfiniment par le
déploiement collectif de leurs ressources et de leur activité.
Pour que l'association des épargnes et des forces indivi-
duelles puisse remplir cette mission sociale, il faut qu'elle
entre dans les habitudes générales de la société, ce qui de-
mande un certain temps et rencontre certains obstacles. Mais
rindication de ces obstacles, l'examen de ce qui a été fait
jusqu'à présent dans cette voie et les questions économiques
assez importantes qui se rattachent à cet examen appartien-
nent aux applications de la science, et trouveront leur place
dans la seconde partie de cet ouvrage.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE ET DU TOHE PREMIER.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME PREMIER.
Pagef.
lltTRODOGTlON t
CHAPITRE I. Objet de la science économique t
~~ II. Bat et caraclère de la science économique 10
— III. Des applications de la science économique SO
— IV. Utilité des connaissances économique^ 36
PREMIÈRE PARTIE.
SGISNCB ÉCONOMIQUE.
LIVRE I.
PRODOCTION DE LA RICHESSE.
CHAPITRE I. Analyse de la production 19
— II. Des travaux qui concourent indirectement à la produc-
tion de la richesse 59
— III. Des produits et des services qui ne sont pas de la ri-
chesse 63
— IV. Du capital 70
Section i. Eléments du capital 7t
-» II. Ce que devient te capital dans la production 75
— m. Des diverses e.^pèces de capital 81
CHAPITRE V. Des causes qui tendent à augmenter Tefficacité du tra-
vail de rhomme dans la production 91
Section i. Répartition des travaux 93
— II. Education des travailleurs 105
— III. Condition des travailleurs 108
CHAPITRE VI. Des causes qui tendent à diminuer le concours du tra-
vail de rhomme dans la production 111
Section i. Aptiiudes spéciales des fonds productifs IIS
566 TABLE DU TOME PREMIBR.
P»RW.
Sbction II. Emploi des agents mécaniques « IIS
— III. CoDceniration des travaux^ ou production en grand . . . IM
CHAPITRE VII. Résultats sociaux de la répartition des travaux et de
remploi des machines 199
Section i. Mutualité des besoins 1i9
•^ II. Direction imprimée au développement individuel des
travailleurs 137
— III. Dépendance des travailleurs 113
CHAPITRE VIII. Influence du développement économique des sociétés
sur la production 146
Sbction I. Fécondité décroissante des fonds productifs lH»
r- II. Aptitude décroissante de certaines catégories de travail-
leurs 15€
CHAPITRE IX. De la formation et de Paccumulation du capital. ... 160
Section i. De Tépargne 160
— II. Du proât accumulateur et de la reproduction du capital
consommé 166
CHAPITRE X. Influence de la consommation sur le développement
général de la production 173
Section i. CoiHominaiions économiques 17
— 11. Consommations dejouissanoe 177
— III. De la consommation destructive 185
— IT. De Texcès dans la production . 169
LIVRE U.
CIBCULATION DE LA RICHESSE.
CHAPITRE I. Analyse de la circulation t95
— n. De la valeur aos
Section i. Définition de la valeur 90S
— II. Eléments de la valeur 906
— III. Causes qui déterminent la valeur 906
— IT. De la valeur normale 916
— T. Des valeurs générales 993
" TU Richesse et valeur 997
— TU. Valeur des services 990
CHAPITRE III. Du numéraire 234
Section i. Définition du numéraire 934
~ 11. Fonctions du numéraire 937
§ I. — Mesure des valeurs 937
§9.— Agent de circulation 916
— III. Qualités qui rendent le numéraire propre à remplir ses
fonctions 949
T^BLE DU TO^E ?ftElf^li. 567
Pages.
Sbgtion IT. I>e la valeur des iQétaui prépiemi i45
— T. De la valeur du numéraire. S5i
— Ti. Des systèmes monéiaires 962
§ 1. — Système monétaire normal 262
§ a. — Systèmes monétaires irréguliers 266
— Yii. Des monnaies complémentaires 271
-^ Tiii. De quelques erreurs généralement répandues au sujet du
numéraire 27i
CHAPITRE IV. Du crédit 281
SsGTioN I. Du crédit en général 28t
-' If. Des diverses formes du crédit 285
-~ ii|. Effets généraux du crédit 295
CHAPITRE V. Du transport de la richesse 3oa
SB€Tiozf I. Influence du transport sur les valeurs 303
— II. Effets du perfectionnement des moyens de transport sur
les valeurs 308
— m. Effets généraux du perfectionnement des moyens de
transport 3U
§ 1. — Economie de forces productives 314
§ a. — Développement général de la production .... 316
§ 3. — Egalisation des prix 320
§ 4. — Vulgarisation de Tart 322
§ 5. — Concentration industrielle et commerciale. ... S2i
CHAPITRE VI. Des variations des prix 327
Sbction I. Variations temporaires. 317
— II. Variations permanentes *. . 337
§ 1. — Variations influencées par des causes limitatives. 337
§ 2. ~ Variations influencées par une production pro-
gressivement onéreuse 342
§ 3. — Variations influencées par des modifications du
prix normal 347
— III. Effets généraux du développepient économique sur les
prix 360
CHAPITRE VU. Des Industries de circulation 367
— VIII. Lois de la circulation internationale 375
LIVRE III.
DlSTRlBimON DE LA RICIIE88B.
CHAPITRE I. Analyse de la distribution 396
— II. Des principes d'attribution ^01
Sbctior I. Principe de la rémunération 402
-> II. Pripeipe de la jBompfiBsatioB 406
§ I. —Compensation pour le non-usage 406