Skip to main content

Full text of "Précis de la science économique et de ses principales applications"

See other formats


Google 


This  is  a  digital  copy  of  a  book  thaï  was  prcscrvod  for  générations  on  library  shelves  before  it  was  carefully  scanned  by  Google  as  part  of  a  project 

to  make  the  world's  bocks  discoverablc  online. 

It  has  survived  long  enough  for  the  copyright  to  expire  and  the  book  to  enter  the  public  domain.  A  public  domain  book  is  one  that  was  never  subject 

to  copyright  or  whose  légal  copyright  term  has  expired.  Whether  a  book  is  in  the  public  domain  may  vary  country  to  country.  Public  domain  books 

are  our  gateways  to  the  past,  representing  a  wealth  of  history,  culture  and  knowledge  that's  often  difficult  to  discover. 

Marks,  notations  and  other  maiginalia  présent  in  the  original  volume  will  appear  in  this  file  -  a  reminder  of  this  book's  long  journcy  from  the 

publisher  to  a  library  and  finally  to  you. 

Usage  guidelines 

Google  is  proud  to  partner  with  libraries  to  digitize  public  domain  materials  and  make  them  widely  accessible.  Public  domain  books  belong  to  the 
public  and  we  are  merely  their  custodians.  Nevertheless,  this  work  is  expensive,  so  in  order  to  keep  providing  this  resource,  we  hâve  taken  steps  to 
prcvcnt  abuse  by  commercial  parties,  including  placing  lechnical  restrictions  on  automated  querying. 
We  also  ask  that  you: 

+  Make  non-commercial  use  of  the  files  We  designed  Google  Book  Search  for  use  by  individuals,  and  we  request  that  you  use  thèse  files  for 
Personal,  non-commercial  purposes. 

+  Refrain  fivm  automated  querying  Do  nol  send  automated  queries  of  any  sort  to  Google's  System:  If  you  are  conducting  research  on  machine 
translation,  optical  character  récognition  or  other  areas  where  access  to  a  laige  amount  of  text  is  helpful,  please  contact  us.  We  encourage  the 
use  of  public  domain  materials  for  thèse  purposes  and  may  be  able  to  help. 

+  Maintain  attributionTht  GoogX'S  "watermark"  you  see  on  each  file  is essential  for  informingpcoplcabout  this  project  and  helping  them  find 
additional  materials  through  Google  Book  Search.  Please  do  not  remove  it. 

+  Keep  it  légal  Whatever  your  use,  remember  that  you  are  lesponsible  for  ensuring  that  what  you  are  doing  is  légal.  Do  not  assume  that  just 
because  we  believe  a  book  is  in  the  public  domain  for  users  in  the  United  States,  that  the  work  is  also  in  the  public  domain  for  users  in  other 
countiies.  Whether  a  book  is  still  in  copyright  varies  from  country  to  country,  and  we  can'l  offer  guidance  on  whether  any  spécifie  use  of 
any  spécifie  book  is  allowed.  Please  do  not  assume  that  a  book's  appearance  in  Google  Book  Search  means  it  can  be  used  in  any  manner 
anywhere  in  the  world.  Copyright  infringement  liabili^  can  be  quite  severe. 

About  Google  Book  Search 

Google's  mission  is  to  organize  the  world's  information  and  to  make  it  universally  accessible  and  useful.   Google  Book  Search  helps  rcaders 
discover  the  world's  books  while  helping  authors  and  publishers  reach  new  audiences.  You  can  search  through  the  full  icxi  of  ihis  book  on  the  web 

at|http: //books.  google  .com/l 


Google 


A  propos  de  ce  livre 

Ceci  est  une  copie  numérique  d'un  ouvrage  conservé  depuis  des  générations  dans  les  rayonnages  d'une  bibliothèque  avant  d'être  numérisé  avec 

précaution  par  Google  dans  le  cadre  d'un  projet  visant  à  permettre  aux  internautes  de  découvrir  l'ensemble  du  patrimoine  littéraire  mondial  en 

ligne. 

Ce  livre  étant  relativement  ancien,  il  n'est  plus  protégé  par  la  loi  sur  les  droits  d'auteur  et  appartient  à  présent  au  domaine  public.  L'expression 

"appartenir  au  domaine  public"  signifie  que  le  livre  en  question  n'a  jamais  été  soumis  aux  droits  d'auteur  ou  que  ses  droits  légaux  sont  arrivés  à 

expiration.  Les  conditions  requises  pour  qu'un  livre  tombe  dans  le  domaine  public  peuvent  varier  d'un  pays  à  l'autre.  Les  livres  libres  de  droit  sont 

autant  de  liens  avec  le  passé.  Ils  sont  les  témoins  de  la  richesse  de  notre  histoire,  de  notre  patrimoine  culturel  et  de  la  connaissance  humaine  et  sont 

trop  souvent  difficilement  accessibles  au  public. 

Les  notes  de  bas  de  page  et  autres  annotations  en  maige  du  texte  présentes  dans  le  volume  original  sont  reprises  dans  ce  fichier,  comme  un  souvenir 

du  long  chemin  parcouru  par  l'ouvrage  depuis  la  maison  d'édition  en  passant  par  la  bibliothèque  pour  finalement  se  retrouver  entre  vos  mains. 

Consignes  d'utilisation 

Google  est  fier  de  travailler  en  partenariat  avec  des  bibliothèques  à  la  numérisation  des  ouvrages  apparienani  au  domaine  public  et  de  les  rendre 
ainsi  accessibles  à  tous.  Ces  livres  sont  en  effet  la  propriété  de  tous  et  de  toutes  et  nous  sommes  tout  simplement  les  gardiens  de  ce  patrimoine. 
Il  s'agit  toutefois  d'un  projet  coûteux.  Par  conséquent  et  en  vue  de  poursuivre  la  diffusion  de  ces  ressources  inépuisables,  nous  avons  pris  les 
dispositions  nécessaires  afin  de  prévenir  les  éventuels  abus  auxquels  pourraient  se  livrer  des  sites  marchands  tiers,  notamment  en  instaurant  des 
contraintes  techniques  relatives  aux  requêtes  automatisées. 
Nous  vous  demandons  également  de: 

+  Ne  pas  utiliser  les  fichiers  à  des  fins  commerciales  Nous  avons  conçu  le  programme  Google  Recherche  de  Livres  à  l'usage  des  particuliers. 
Nous  vous  demandons  donc  d'utiliser  uniquement  ces  fichiers  à  des  fins  personnelles.  Ils  ne  sauraient  en  effet  être  employés  dans  un 
quelconque  but  commercial. 

+  Ne  pas  procéder  à  des  requêtes  automatisées  N'envoyez  aucune  requête  automatisée  quelle  qu'elle  soit  au  système  Google.  Si  vous  effectuez 
des  recherches  concernant  les  logiciels  de  traduction,  la  reconnaissance  optique  de  caractères  ou  tout  autre  domaine  nécessitant  de  disposer 
d'importantes  quantités  de  texte,  n'hésitez  pas  à  nous  contacter  Nous  encourageons  pour  la  réalisation  de  ce  type  de  travaux  l'utilisation  des 
ouvrages  et  documents  appartenant  au  domaine  public  et  serions  heureux  de  vous  être  utile. 

+  Ne  pas  supprimer  l'attribution  Le  filigrane  Google  contenu  dans  chaque  fichier  est  indispensable  pour  informer  les  internautes  de  notre  projet 
et  leur  permettre  d'accéder  à  davantage  de  documents  par  l'intermédiaire  du  Programme  Google  Recherche  de  Livres.  Ne  le  supprimez  en 
aucun  cas. 

+  Rester  dans  la  légalité  Quelle  que  soit  l'utilisation  que  vous  comptez  faire  des  fichiers,  n'oubliez  pas  qu'il  est  de  votre  responsabilité  de 
veiller  à  respecter  la  loi.  Si  un  ouvrage  appartient  au  domaine  public  américain,  n'en  déduisez  pas  pour  autant  qu'il  en  va  de  même  dans 
les  autres  pays.  La  durée  légale  des  droits  d'auteur  d'un  livre  varie  d'un  pays  à  l'autre.  Nous  ne  sommes  donc  pas  en  mesure  de  répertorier 
les  ouvrages  dont  l'utilisation  est  autorisée  et  ceux  dont  elle  ne  l'est  pas.  Ne  croyez  pas  que  le  simple  fait  d'afficher  un  livre  sur  Google 
Recherche  de  Livres  signifie  que  celui-ci  peut  être  utilisé  de  quelque  façon  que  ce  soit  dans  le  monde  entier.  La  condamnation  à  laquelle  vous 
vous  exposeriez  en  cas  de  violation  des  droits  d'auteur  peut  être  sévère. 

A  propos  du  service  Google  Recherche  de  Livres 

En  favorisant  la  recherche  et  l'accès  à  un  nombre  croissant  de  livres  disponibles  dans  de  nombreuses  langues,  dont  le  français,  Google  souhaite 
contribuer  à  promouvoir  la  diversité  culturelle  grâce  à  Google  Recherche  de  Livres.  En  effet,  le  Programme  Google  Recherche  de  Livres  permet 
aux  internautes  de  découvrir  le  patrimoine  littéraire  mondial,  tout  en  aidant  les  auteurs  et  les  éditeurs  à  élargir  leur  public.  Vous  pouvez  effectuer 
des  recherches  en  ligne  dans  le  texte  intégral  de  cet  ouvrage  à  l'adressefhttp:  //book  s  .google .  coïrïl 


l 


^ 


PRÉCIS 


DE  LA 


SCIENCE  ÉCONOMIQUE 


PABI8.  ^  TTP06BAPH1B  HBKHUTBR^  BOB  DV  BOOLBTABD,  7. 


PRÉCIS 


DE  LÀ 


SCIENCE  ÉCONOMIOUE 


ET  DE 


SES  PRINCIPALES  APPLICATIONS 


PAR 


A.-E.  CHERBULIEZ, 

Docteur  en  droit  et  en  phiknopliie  ;  correspondant  de  l*Institvt  de  Vranoe  ; 

profeeeenr  d'éoononiie  ptdltiqoe 
^     h  l*Eoole  polytechnique  Cèdérale  de  la  Suisse. 


TOME  PREMIER. 


>•••• 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  GUILLAUMIN  ET  G», 

idiliwi  da  JfWHl  d«i  Éetstmiiteif  d«  la  CsIleetioD  dei  priBeipan  BefitaiiUi, 

di  DietWBMi're  d«  l'ÉeoDoaiie  p«iitiqn, 

an  Dietieiiatre  unenel  di  Comneree  et  de  la  NavigaUti,  ete. 

Rue  Richelieu,  14. 

1862 


I7BRSITrl 


Antiquissiniœ,  illmtrissimœ 

nec  non  dociissimœ  Basileensi 

Academiœ, 

grato  animo  commotus  ob  insignem 

aocioratus  honorent  anno 

superiore  sibi  ah  ea 

impertùum, 

prœsens  suum  opus  reverenter 

dicat 
A.  E.  G« 


H  3^43 

V.  / 


TiguH,  pr.  cal.  aag.  MDGGGLXI. 


PRÉFACE. 


J'eipoee  dans  cet  ouvrage  la  science  économique^  telle  que 
je  la  conçois  et  qu'elle  m'apparatt  après  vingt-cinq  années 
d'études  incessantes  et  d'un  enseignement  public  rarement 
interrompu.  Toutefois,  je  n'en  présente  qu'un  tableau  rac- 
courci; car,  pour  traiter  complètement  toutes  les  questions 
que  soulève  ou  auxquelles  s'applique  cette  science,  dix  vo- 
lumes ne  suffiraient  pas,  et  j'estime  qu'elle  est  parvenue  à  ce 
point  de  développement  où  les  ouvrages  qui  embrassent 
l'ensemble  d'une  science  ne  peuvent  plus  être  que  des  précis, 
des  manuels,  ou  des  traités  élémentaires,  sous  quelque  titre 
qu  il  plaise  à  leurs  auteurs  de  les  publier. 

Ces  ouvrages  n'en  deviennent  que  plus  nécessaires  pour 
constater  l'étendue  et  pour  fixer  les  limites  du  domaine  de  la 
science,  pour  montrer  l'enchaînement  des  vérités  qu'elle  en- 
seijgne,  pour  introduire  enfin,  dans  son  exposition,  la  méthode, 
Tordre,  l'uniformité  de  terminologie  et  la  sévérité  de  langage 
désirables. 

A  ces  divers  égards,  j'ai  adopté  un  esprit,  des  points  de  vue 


VIII  PRÉFACE. 

et  des  principes  essentiellement  différents  de  ceux  qui  ont  gé- 
néralement prévalu  parmi  les  économistes,  et  je  reconnais  que 
si  ces  innovations  relatives  à  la  forme  du  développement  scien- 
tifique, ou  les  modifications  que  je  propose  sur  quelques  points 
de  théorie,  n'étaient  que  des  erreurs,  mon  livre^  venant  après 
tant  d'autres  du  même  genre,  serait  inutile  et  ne  contribuerait 
en  rien  aux  progrès  de  la  science  économique.  Son  succès  en 
décidera,  non  pas  son  succès  immédiat  auprès  du  public,  mais 
son  succès  définitif  et  durable  auprès  des  juges  compétents  ; 
et  c'est  en  vue  de  provoquer,  non  d'influencer  cette  décision, 
à  laquelle  je  me  soumets  d'avance  en  toute  humilité,  que  je 
me  permets  de  recommander  mon  œuvre  aux  lecteurs  intelli- 
gents et  studieux,  comme  le  fruit  d'un  travail  consciencieux, 
et  comme  le  résumé  de  convictions  formées  et  mûries  par  de 
longues  et  patientes  études. 


PRÉCIS 


DE 


LA  SCIENCE  ÉCONOMIOUE 

ET  DE 

SES  PRINCIPALES  APPLICATIONS 


INTRODUCTION 


IJHIVBIISIT 


CHAPITRE  I. 

ET  DE  LA   SCIENCE   ÉCONOMIQUE. 


Si  ron  classe  quant  à  leur  objet  les  sciences  auxquelles 
s'est  appliquée  l'intelligence  humaine,  on  en  trouve  d'abord 
deux  espèces  principales  :  celles  qui  ont  pour  objet  des  phéno- 
mènes ou  des  êtres  à  Texistence  desquels  la  volonté  de 
l'homme  n'a  pas  une  part  nécessaire,  et  celles  dont  les  objets 
sont,  au  contraire,  des  produits  de  la  volonté  humaine.  A  la 
première  espèce  appartiennent  toutes  les  sciences  mathéma- 
tiques, physiques  et  naturelles  ;  à  la  seconde ,  toutes  les 
sciences  morales  et  politiques. 

Celles^i  se  divisent  à  leur  tour  en  deux  branches,  sui- 
vant que  les  choses  et  les  faits  dont  elles  s'occupent  appar- 
tiennent à  l'homme  individuel  ou  à  l'homme  collectif,  et  les 
sciences  politiques  forment  à  elles  seules  la  seconde  branche, 
pourvu  qu'on  étende  ce  nom  à  toutes  les  sciences  qui  ont 
I.  i 


"4  INTRODUCTION. 

pour  objet  les  rapports  sociaux  et  les  manifestations  de  la 
vie  sociale. 

En  analysant  une  seule  de  ces  manifestations,  il  sera 
facile  de  constater  la  place  qu'occupe  la  science  économique 
dans  l'endemble  deâ  ftciences  politiques. 

J'entre  chez  un  bijoutier  et  j'achète  de  lui  un  bijou.  Dans 
ce  simple  fait,  il  y  a  deux  ordres  très-différents  de  phéno- 
mènes sociaux.  Pour  acquérlf  ce  bijou,  le  consentement  du 
bijoutier  m*est  nécessaire,  car  il  en  a  la  propriété  exclusive, 
et  cette  propriété  est  garantie  par  des  lois  pénales.  J'achète 
donc  ce  bijou,  c'est-à-dire  je  donne  en  échange  une  somme 
de  monnaie,  après  quoi  le  bijou  m'appartient  et  je  l'em- 
porte. Voilà  une  première  série  de  phénomènes  :  mon  désir 
de  posséder  une  chose  rencontratit  un  obstacle  dans  le  rap- 
port de  droit  établi  entre  cette  chose  et  une  autre  personne  ; 
puis  un  contrat)  par  lequel  je  deviens  à  mon  tour  maitre  de 
la  chose.  Ce  sont  des  phénomènes  de  droit. 

D'un  autre  côté,  ce  bijou  a  été  extrait  de  la  terre,  modifié 
de  différentes  manières,  puis  transporté  dans  la  boutique 
du  marchand  et  compris  dans  la  portion  de  richesse  qui  lui 
appartient.  En  d  autres  termes,  le  bijou  a  été  produit  par  le 
travail  successif  de  divers  producteurs;  il  a  circulé  de  main 
en  main  jusque  dans  la  boutique  et  la  possession  du  bijou- 
tier ;  il  lui  procure  enfin  par  la  vente  un  profit,  qui  forme 
sa  part  dans  la  distribution  de  cette  portion  de  richesse. 
Yoilà  une  autre  série  de  phénomènes  qui  diffèrent  essentiel- 
lement des  premiers;  ce  sont  des  phénomènes  économiques. 

Ces  deux  ordres  de  phénomènes  exercent  l'un  sur  l'autre 
une  très-grande  influence.  Il  est  évident,  par  exemple,  que 
rétablissement  et  la  garantie  du  droit  de  propriété  sont 
nécessaires  pour  le  développement  de  la  production  et  dé- 
terminent difectement  les  phénomènes  de  la  distribution, 
tandis  que,  d'un  autre  côté,  la  direction  et  le  degré  d'accélé- 
ration qu'imprime  à  la  marche  du  développement  écono- 
mique le  seul  intérêt  des  producteurs  tendent  contintielte- 


-i    ^ 


OBJET  DE   LA   êOfflflOl!   ÉCONOMIQUE.  7} 

ment  à  modifier  le  droit  établi,  en  modifiant  les  rapports  de 
feit  auxquels  il  s'tipplique.  Cependant  il  est  toujours  pos- 
siJble,  et  il  est  éminemment  convenable,  dans  l'intérêt  de  la 
iFérité,  d'envisager  séparément  les  phénomènes  économiques 
et  d'en  faire  l'objet  d'une  science  distincte.  La  science  écono- 
mique étudie  bien  les  mêmes  faits  sociaux  que  la  science  du 
droit  et  certaines  sciences  morales,  mais  elle  les  étudie  sous 
UB  point  de  vue  qui  lui  est  propre  ;  elle  étudie,  dans  ces  faits 
complexes,  ce  qui  n'appartient  ni  au  droit,  ni  à  la  morale. 

Les  phénomènes  qui  sont  l'objet  de  la  science  du  droit 
sont  des  rapports  établis  pour  limiter  et  pour  régler  l'action 
réciproque  des  êtres  sociaux,  c'est-à-dire  des  personnes  iudi- 
yiduetles  ou  collectives  dont  se  compose  la  société  ;  les  phé- 
nomènes économiques  sont  des  résultats  produits  par  l'action 
de  ces  êtres  sous  l'influence  des  rapports  établis.  11  y  a  donc, 
entre  la  science  du  droit  et  la  science  économique,  à  peu  près 
la  même  relation  qu'entre  l'anatomie  et  la  physinlogie. 

Sous  rinfluence  de  certains  rapports  généralement  établis, 
qui  constituent  le  droit  commun  de  toutes  les  sociétés  politi- 
ques, l'action  combinée  des  êtree  sociaux  a  pour  résultat  de 
pourvoir  à  tous  les  besoins  de  l'homme,  au  moyen  des  pro- 
duits de  la  nature  et  du  travail  humain.  Mille  millions  d'êtres 
humains  attendent  chaque  jour  leur  subsistance,  et  ils  l'ob- 
tiennent plus  ou  moins  largement  d'un  fonds  productif  qui, 
sans  ces  rapports  établis,  sans  ce  droit  commun,  procurerait 
à  peine  une  existence  misérable  à  un  nombre  d'hommes 
cent  fois  moindre.  Voilà  le  fait  immense,  le  fait  merveilleux, 
que  la  science  économique  a  pour  but  d'expliquer  en  le  dé- 
composant par  l'analyse,  en  recherchant  les  causes  diverses 
qui  conceurent  à  le  produire,  et  en  ramenant  l'action  de  ces 
causes  à  des  lois  générales.  L'habitude  nous  a  tellement 
familiarisés  avec  ce  résultat,  que  nous  avons  besoin  d'un 
effort  d'iateltigence  pour  en  saisir  la  portée.  Un  sauvage  qui 
parviendrait!  à  se  poser  nettement  le  problème  ne  croirait  pas 
qu'il  fût  possible  de  le  résoudre  sans  quelque  intervention 


4  IMTRODUGTIOIf. 

miraculeuse  d'une  divinité.  Les  fondateurs  des  nations,  ceux 
qui  ont  fait  faire  à  Thumanité  ses  premierspas  dans  la  voie  du 
développement  social,  ont  été  rangés  au  nombre  des  dieux 
par  les  générations  suivantes,  déjà  capables  d'apprécier  Tétai 
social,  et  pourtant  assez  voisines  du.point  de  départ  pour 

avoir  conservé  des  souvenirs  traditionnels  de  Tétat  de  choses 

# 

antérieur. 

Cette  masse  de  choses  matérielles,  que  les  besoins  naturels 
ou  factices  de  l'homme  lui  rendent  nécessaires,  ou  au  moins 
désirables,  forme  la  richesse  y  dans  le  sens  technique  donné  à 
ce  mot  par  les  économistes  et  qui  n'implique  aucune  idée 
d'abondance  relative.  Les  phénomènes  économiques  sont  les 
effets  de  l'activité  humaine  appliquée  à  rendre  possible  la 
satisfaction  des  besoins  de  l'homme  par  le  moyen  de  la 
richesse. 

Il  faut  d'abord  que  la  richesse  existe,  sous  la  forme  et  avec 
les  qualités  qui  la  rendent  propre  à  ses  divers  usages.  La 
nature  en  fournit,  il  est  vrai,  tous  les  éléments;  mais  ces 
éléments  doivent  d'abord  être  tirés  des  divers  fonds  productifs 
où  ils  sont  placés  ou  engendrés,  puis  recevoir  par  le  travail 
humain  des  formes  et  des  qualités  sans  lesquelles  la  plupart 
d'entre  eux  ne  répondraient  que  très-incompLétement,  ou 
même  ne  répondraient  pas  du  tout  au  but  en  vue  duquel 
rhomme  désire  la  richesse.  Cette  première  série  de  phéno- 
mènes économiques  est  comprise  sous  le  nom  général  de 
production  de  la  richesse. 

La  richesse,  une  fois  produite,  est-elle  prête  à  produire  son 
but,  à  être  consommée?  Non.  Grâce  à  la  division  du  travail 
et  à  l'emploi  des  moteurs  naturels,  le  développement  écono- 
mique des  sociétés  tend  de  plus  en  plus  à  concentrer  la  pro- 
duction dans  certains  lieux  et  à  la  spécialiser  pour  chaque 
production,  de  telle  sorte  que  la  plupart  des  choses  dont 
chaque  individu  a  besoin  ne  sont  produites  ni  par  lui,  ni  près 
de  lui,  ni  pour  lui.  Il  faut  donc  que  la  richesse  produite  sorte 
des  lieux  où  la  production  s'accomplit  et  soit  mise  à  la  portée 


OBJET  DE  LA   SOIEMGE   ÉGONOmQUE.  5 

de  ceux  qui  désirent  la  consommer;  il  faut  de  plus  que  le  droit 
d'en  disposer,  sans  lequel,  sous  le  ré^me  de  la  propriété, 
aucune  consommation  ne  peut  avoir  lieu,  soit  transféré  des 
producteurs  aux  consommateurs.  Le  premier  de  ces  buts 
est  atteint  par  le  transport,  le  second  par  réchange.  Les 
transports  et  les  échanges  forment  une  seconde  série  de  phé« 
nomènes  économiques ,  dont  Tensemble  est  compris  sous  le 
nom  de  circulation  de  la  richesse. 

Enfin,  lesefiPorts  de  l'activité  humaine,  sous  le  régime  du 
droit  de  propriété,  ont  dû  assurer  à  chaque  individu  la  portion 
de  «richesse,  le  revenu,  qui  lui  était  nécessaire,  et  rendre 
possible,  pour  plusieurs,  une  épargne  de  superflu,  sans  la- 
quelle le  développement  économique  se  serait  arrêté  dès  son 
premier  stage.  De  là  une  troisième  série  de  phénomènes,  ceux 
de  la  distribution  de  la  richesse. 

Production,  circulation,  distribution,  voilà  les  trois  grandes 
divisions  de  Téconomie  politique.  Il  n'est  aucune  question 
appartenant  à  cette  science  qu'on  ne  puisse  rapporter  à  Tun 
de  ces  trois  chefs.  La  consommation  des  richesses,  dont  la 
plupart  des  économistes  font  une  division  principale  de  la 
science,  est  un  phénomène  qui,  sous  sa  forme  la  plus  impor- 
tante, la  seule  importante,  accompagne  toujours  la  produc- 
tion et  en  fait  une  partie  tellement  essentielle,  qu'on  ne  peut 
absolument  pas  l'en  séparer.  Quant  à  la  consommation  de 
jouissance ,  elle  n'est  que  l'application  définitive  de  la  ri- 
chesse aux  besoins  pour  lesquels  on  l'a  produite;  ce  n'est  pas 
un  phénomène  qu'il  faille  expliquer  et  ramener  à  des  prin- 
cipes. Le  mouvement,  l'activité  économique  cesse  pour  toute 
portion  de  richesse  livrée  au  consommateur ,  quoiqu'elle 
.puisse  recommencer  pour  les  produits  qui  ne  se  consomment 
que  lentement,  s'ils  rentrent  dans  la  circulation  sous  une 
forme  quelconque. 

Les  auteurs,  tels  que  Jean-Baptiste  Say,  qui  ont  admis  cette 
classification  vicieuse,  n'ont  pu  donner  quelque  étendue  à 
leur  étude  de  la  consommation  qu'en  y  comprenant  toute  la 


6  UflROPUCTlOSC. 

doctrine  de  l'impôt,  c'est-à-dire  en  ajoutant  une  seconde 
erreur  à  Terreur  déjà  commise.  Si  la  législation  fiscale  ap- 
partient au  domaine  de  la  science  économique,  c'est  en 
tant  seulement  que  le  prélèvement  et  la  consommation  de 
rimpAt  exercent  une  action  plus  ou  moins  directe  sur  les 
phénomènes  économiques,  c'est-à-dire  sur  la  production,  la 
circulation  et  la  distribution  de  la  richesse. 

Toute  question  économique  relative  à  Timpât,  à  l'emprunt, 
aux  dépenses  publiques,  ou  à  des  mesures  administratives 
quelconques,  se  rattache  donc  naturellement  à  Tune  de  ces 
trois  grandes  divisions  de  la  science.  La  consommation  de 
jouissance  des  particuliers,  les  mœurs,  les  institutions  pu- 
bliques ou  privées  de  toute  nature,  y  compris  même  le  culte 
religieux,  peuvent  affecter  )es  phénomènes  économiques, 
par  conséquent  soulever  des  questions  qui  appartiennent  à 
notre  science,  niais  qui  lui  appartiennent  uniquement  sous 
ce  point  de  vue  spécial,  et  qu'elle  ne  pourrait  envisager  sous 
un  point  de  vue  plus  général  ^anç  sortir  de  son  domaine.  Il 
n*y  a  presque  pas  un  fait  çocial  ou  moral  dont  la  science  éco- 
nomique n'ait  à  s'occuper,  pourvu  qu'elle  ne  recherche  et  ne 
constate  p^s  autre  chose  que  Tinfluence  exercée  par  ce  fait  sur 
laquantitédes  richesses  produites,  ousurlamanièredont  cette 
quantité  se  distribue  entre  les  diverses  classes  de  la  société. 

La  science  économique  explique  les  phases  diverses  et  les 
résultats  du  mouvement  écoqomique  par  l'action  de  certaines 
causes,  notapoiment  de  certaines  forces  morales  inhérentes  à 
la  nature  humaine. 

Elle  n'a  donc  à  envisager  dans  ces  forces  que  le  caractère 
qui  se  rapporte  au  mouvement  économique,  le  a^ractàre  au- 
qpel  sont  du$  les  phénomènes  à  expliquer,  en  un  mot,  le 
caractère  impulsif;  et  dans  les  résultats,  que  Iq  oaractère  qi^i 
répond  au  but  et  qui  exprime  le  degré  de  l'impulsion  donnée, 
c'est-à-dire  le  caractère  quantitatif. 

Le  n^Quvement  économique  est  le  produit  de  certaines 
forces  morales,  comme  le  mouvemcpt  mécanique  est  le  pro- 


OBJET  DE   LA   SCIENCE   ÉCONOMIQUE.  7 

duit  de  certaines  forces  physiques,  et  les  forces  morales  ne 
peuvent  pas  mieux  que  les  forces  physiques  être  appréciées, 
comparées  et  mesurées,  si  ce  n'est  par  la  quantité  du  mouve- 
ment qui  en  est  le  produit. 

Lors  donc  que  les  mobiles  du  mouvement  économique,  ou 
les  résultats  de  ce  mouvement^  présentent  un  caractère  moral 
plus  ou  moins  saillant,  la  science  économique  ne  doit  pas  en 
tenir  compte,  parce  que  ce  caractère  n'influe  en  rien  sur  le 
degré  de  la  force  impulsive  inhérente  à  ces  mobiles,  ni  sur 
les  quantités  concrètes  qui  sont  le  résultat  du  mouvement 
imprimé  par  eui.  Le  désir  d'acquérir  la  richesse  est  une  force 
constante,  dont  l'action  croit  et  décroit  en  raison  directe  du 
degré  de  sécurité  sous  rinfluenQe  duquel  elle  s'exerce  et  de 
l'inégalité  qui  existe  entre  les  conditions  sociales.  Que  cette 
force,  outre  son  caractère  de  mobile  du  mouvement  écono- 
mique, ait  un  autre,  caractère  plus  ou  moins  immoral,  par 
exemple  celui  de  la  malveillance,  de  Favidité,  de  régoisme, 
ou  de  Tenvie;  qu'elle  soit  ainsi  de  nature  à  produire,  en  même 
temps  que  la  richesse,  de  n^auvais  penchants  et  de  mauvaises 
actions,  que  la  religion  et  la  morale  condamnent,  c'est  fort 
possible  ;  mais  la  science  économique  n'a  pas  à  s'en  occuper. 
La  vertu  et  le  vice  ne  sont  pas  les  quantités  concrètes  que 
cette  science  a  pour  objet  ;  ce  ne  sont  pas  même  des  quantités, 
ni  surtout  des  quantités  commensurables  et  homogènes  avec 
la  richesse. 

La  science  économique  fait  pareillement  abstraction  du 
caractère  plus  ou  moins  contraire  à  l'ordre  moral,  ou  funeste 
au  bonheur  de  la  société,  que  peuvent  présenter  certains 
résultats  du  mouvement  économique.  Elle  n'est  pas  la  science 
de  la  vie  humaine,  ou  de  la  vie  sociale,  ni  celle  du  bonheur 
social,  ni  même  celle  du  bian-'être  matériel  des  hommes.  Elle 
existerait  encore  et  ne  ehangerait  ni  d'objet,  ni  de  but,  si 
les  richesses,  au  lieu  de  contribuer  à  notre  bien-être,  n'y 
entraient  pour  rien  du  tout,  pourvu  qu'elles  continuassent 
d'être  produites,  de  circuler  et  de  se  distribuer. 


8  INTRODUCTION. 

Ainsi,  les  inslitutions  destinées  à  satisfaire  dés  besoins  pu- 
rement moraux  et  intellectuels  peuvent  rentrer  dans  le 
domaine  de  l'économie  politique,  si  elles  absorbent  une  cer- 
taine quantité  de  produits  matériels,  ou  si  elles  entravent  la 
production  de  la  richesse,  car  alors  il  en  résulte  un  ralentis- 
sement appréciable  du  mouvement  économique,  notamment 
de  l'accumulation  des  capitaux  productifs,  c'est-à-dire  une 
modification  des  phénomènes  qui  sont  l'objet  essentiel  de 
l'économie  politique.  Mais  cette  science  doit  se  renfermert  à 
cet  égard,  dans  le  point  de  vue  qui  lui  est  propre,  et  qui 
exclut  toute  appréciation  absolue  de  l'institution  dont  il  s'agit. 
Quand  elle  a  prouvé  qu'une  institution  est  économiquement 
défectueuse,  il  n'en  résulte  pas  que  cette  institution  soit  abso- 
lument mauvaise,  ou  qu'elle  dût  nécessairement  devenir 
meilleure  par  l'application  des  principes  économiques.  Dans 
les  institutions  destinées  à  satisfaire  des  besoins  moraux,  il 
s'en  faut  bien  que  le  caractère  économique  soit  le  seul,  ou  le 
premier  à  prendre  en  considération  ;  mais  c'est  le  seul  sur 
lequel  l'économie  politique  soit  appelée  à  jeter  de  la  lumière, 
le  seul  à  l'égard  duquel  on  puisse  prononcer  un  jugement 
d'après  les  principes  de  cette  science. 

Il  est  à  regretter,  sans  doute,  que  chacun  des  problèmes 
complexes  qui  intéressent  le  bonheur,  au  moins  temporel, 
de  rhumanité  ne  puisse  pas  être  embrassé  dans  une  seule 
théorie,  résolu  par  une  seule  formule,  ramené  à  l'application 
d'une  seule  loi;  mais,  tant  que  celan'estpas  possible»  tant  que 
les  diverses  catégories  de  phénomènes  sociaux  nous  appa* 
raissent  comme  essentiellement  distinctes  les  unes  des  autres, 
tant  que  le  bien  et  le  beau  moral,  le  droit,  la  richesse  ne 
sont  pas  devenus  pour  notre  intelligence  des  choses  homo«- 
gènes,  l'unité  des  sciences  politiques  demeure  une  chimère, 
dont  la  réalisation  apparente  ne  peut  avoir  lieu  qu'au  moyen 
d'hypothèses  arbitraires  ou  de  théories  vagues,  formées  d'é- 
léments hétérogènes  et  aboutissant  à  des  conclusions  sans 
portée.  Qu'on  procède  comme  Fourier,  Saint-Simon,  Pierre 


OBmt  DE   LA   SCIENCE   ÉCONOMIQUE.  9 

Leroux,  en  supposant  Tunité  réalisable,  et  en  la  fondant,  à 
Tinstar  des  philosophes  anciens,  sur  quelque  hypothèse  plus 
ou  moins  hasardée;  ou  qu'on  se  borne,  comme  le  font  encore 
tant  de  soi-disant  économistes,  à  étudier  chaque  phénomène 
dans  sa  complexité  actuelle,  en  mêlant  et  confondant  tous  les 
caractères  qu'ils  présentent,  tous  les  principes  auxquels  ils 
se  rattachent,  tous  les  points  de  vue  sous  lesquels  ils  appa- 
raissent, toutes  les  questions  qu'ils  soulèvent,  on  s'écarte 
également  de  la  seule  voie  par  laquelle  les  sciences  politiques 
puissent  être  poussées  en  avant;  car  cette  voie,  pour  les 
sciences  de  tout  genre,  c*est  l'étude,  spécialisée  autant  que 
possible,  de  chaque  sorte  de  phénomènes,  de  chaque  point  de 
vue  distinct  sous  lequel  les  faits  peuvent  être  envisagés  ;  c'est, 
par  conséquent,  la  division  et  la  subdivision  du  domaine  de 
la  science  entre  autant  de  sciences  distinctes  quii  y  a  de  ca- 
tégories d'objets  assez  hétérogènes  entre  elles  pour  justifier 
logiquement  la  séparation. 

La  tendance  du  progrès  scientifique  a  toujours  été  de 
séparer  les  sciences,  non  de  les  confondre  ;  de  diviser  et  sub- 
diviser le  domaine  de  leurs  investigations,. non  d'eu  faire  un 
seul  champ,  cultivé  par  les  mêmes  mains,  suivant  les  mêmes 
procédés.  N'est-ce  pas  à  cette  division  du  domaine  scientifique, 
autant  qu'à  l'emploi  de  meilleures  méthodes,  que  les  sciences 
physiques  et  naturelles  doivent  les  progrès  immenses  qu'elles 
ont  faits  depuis  trois  siècles? 


CHAPITRE  IL 


BUT   ET  CARACTÈRE   DE   LA   SCIENCE   ÉCONOMIQUE. 


L'erreur  dans  laquelle  on  est  tombé,  relativement  à  l'objet 
de  la  science  économique,  a  sa  source  dans  une  fausse  notion 
du  but  de  cette  science,  et  eu  général  du  caractère  des  vérités 
scientifiques.  On  a  mal  défini  la  science,  ou  mal  circonscrit 
son  domaine,  parce  qu'on  lui  a  faussement  attribué  un  but 
pratique,  parce  qu'on  s'est  imaginé  à  tort  qu'elle  devait  four- 
nir des  règles  immédiatement  applicables,  des  préceptes  pour 
legouvernemen t  d'un  Etatet  pour  l'administration  des  intérêts 
sociaux.  La  science  économique  a  pour  but,  comme  toute 
autre  science,  de  découvrir  des  vérités,  non  de  produire  un 
résultat  pratique  ;  d'éclairer  les  hommes,  non  de  les  rendre 
meilleurs  ou  plus  heureux,  et  les  vérités  qu'elle  découvre  ne 
sont,  ne  peuvent  élre  que  des  théories,  ou  des  jugements 
fondés  sur  ces  théories,  non  des  règles  impératives,  non  des 
préceptes  de  conduite  individuelle  ou  d'administration. 

Qu'est-ce  qu'une  vérité  scientifique?  C'est  l'expression 
d'une  idée,  ou  d'une  loi  générale,  à  laquelle  notre  intelligence 
arrive  en  parlant  de  certaines  données  fournies  par  l'obser- 
vation immédiate.  Nous  analysons  un  certain  nombre  de 
phénomènes  pour  en  tirer  ce  qu'ils  ont  de  commun  ;  puis  nous 
raisonnons  d'après  ces  résultats  de  l'analyse,  pour  construire 
une  théorie  scientifique.  Si  nous  avons  bien  observé,  si  notre 
raisonnement  a  été  correct,  la  conséquence  est  aussi  vraie  que 
la  donnée  générale  d'où  elle  découle,  mais  elle  ne  peut  l'être 
davantage,  ni  d'une  autre  manière.  Or,  la  donnée  générale 


BUT   ET  CARACTÈRE   DB   Là   SGIËNGE    ÉCONOMIQUE.  il 

n^est  pas  une  réalité;  elle  n'est  qu'une  abstraction,  au  moins 
dans  la  plupart  des  cas.  Pour  l'obtenir,  qu*aYons-nous  fait? 
Nous  avons  dépouillé  les  phénomènes  réels  de  ce  qui  les  ren- 
dait complexes  et  divers,  pour  ne  voir  que  ce  qu'ils  avaient  de 
commun.  Le  résultat  de  cette  analyse  peut  donc  fort  bien  ne 
représenter  rien  de  réel,  ne  ressembler  exactement  à  aucun 
des  phénomènes  complexes  de  la  réalité.  Dès  lors,  la  théorie, 
la  loi,  que  nous  construisons  d  après  ce  résultat,  peut  aussi  ne 
se  vérifier  dans  aucun  des  faits  que  nous  verrons  s'accomplir 
sous  nos  yeux.  Cette  théorie,  cette  loi  n'en  sera  pas  moins 
une  vérité  scientifique. 

L'observation  de  plusieurs  phénomènes  conduit  le  physi- 
cien à  reconnaître  que  les  corps  sont  attirés  vers  le  centre  de 
la  terre  par  une  force  qu'il  nomme  la  force  de  gravitation. 
C'est  en  réunissant  par  abstraction  tout  ce  qu'il  y  a  de  com- 
mun dans  les  phénomènes  observés,  qu'il  s'élève  à  la  con- 
ception de  cette  cause.  Une  fois  arrivé  là,  il  étudie  cette  cause 
et  il  est  conduit  par  le  raisonnement  à  reconnaître  que  Tac- 
tioD  de  la  force  de  gravitation  doit  croître  en  raison  directe 
des  carrés  des  distances  parcourues.  Le  produit  de  ce  travail 
est  une  théorie,  la  théorie  de  la  gravitation. 

L'objet  de  la  science  économique,  c'est  la  richesse.  Les 
phénomènes  par  lesquels  se  manifestent  la  production,  la  cir- 
culation et  la  distribution  de  cette  richesse  sont  ceux  qu'ob- 
serve l'économiste;  les  faits  généraux  qui  lui  en  fournissent 
Tei^plication  se  trouvent  dans  la  nature  de  l'homme  et  dans 
l'organisation  de  la  société.  Mais  son  procédé,  pour  remonter 
à  la  cause  des  phénomènes  et  pour  trouver,  dans  cette  cause 
générale,  toutes  les  conséquences  qu'elle  renferme,  est  et  doit 
être  absolument  le  même  que  celui  du  physicien. 

J'observe  que  l'homme  en  société  se  procure,  par  l'échange, 
la  plupart  des  choses  dont  il  a  besoin  ;  j'étudie  un  certain 
nombre  de  phénomènes  de  cette  espèce,  et  je  suis  amené,  en 
les  analysant  et  en  considérant  ce  qui  leur  est  commun,  à 
les  expliquer  par  cette  cause,  que  l'échange  est  avantageux 


12  INTRODUCTION. 

aux  parties  qui  le-font.  Arrivé  à  ce  fait  générai,  que  j'adopte 
comme  principe,  j'en  déduis,  par  le  raisonnement,  cette  con- 
séquence :  que  la  liberté  illimitée  du  commerce  est  plus  favo- 
rable à  l'accumulation  de  la  richesse  sociale,  chez  une  nation , 
qu'un  système  quelconque  de  restrictions  et  d'entraves.  J'ai 
ainsi  créé  une  théorie,  la  théorie  du  libre  échange. 

On  voit  que  la  marche  du  théoricien  est  absolument  la 
même  dans  les  sciences  politiques  et  dans  les  sciences  phy- 
siques. Le  point  de  départ  est  semblable  ;  les  résultats  sont 
de  même  nature.  Mais  quelle  est  la  valeur  de  ces  résultats? 
Quel  est  le  mérite  intrinsèque  d'une  théorie  ? 

La  valeur  d'une  théorie  est  entièrement  logique.  Si  le  prin- 
cipe est  vrai  et  que  la  déduction  soit  connecte,  on  obtient  une 
ou  plusieurs  vérités,  qui  s'ajoutent  à  la  masse  des  connais* 
sances  humaines.  Yoilà  le  premier  et  le  principal  gain  du 
travail  scientifique.  Quand  la  science  a  découvert  une  vérité, 
son  but  est  atteint,  on  n'a  rien  de  plus  à  lui  demander.  La 
valeur  intrinsèque  d'une  théorie  dépend  donc  uniquement 
de  la  vérité  de  son  principe  et  de  la  rectitude  de  ses  déduc- 
tions. C'est  un  produit  du  raisonnement  pur,  qui  ne  peut  être 
jugé  que  d'après  le  raisonnement.  Attaquer  une  théorie  en 
alléguant  des  faits  que  Ton  puise  dans  la  vie  réelle  et  qui 
paraissent  contraires  à  cette  théorie,  c'est  frapper  l'air  avec 
un  bâton.  Le  produit  du  raisonnement  ne  saurait  être  faux 
que  si  le  raisonnement  a  été  vicieux.  S'il  a  été  correct,  la 
vérité  du  produit  est  nécessaire,  car  notre  intelligence  ne  peut 
point  ne  pas  admettre  comme  vrai  ce  qui  est  la  conséquence 
logique  d'un  principe  vrai. 

Vous  attaquez  la  théorie  de  la  gravitation  en  alléguant  que 
la  chute  de  certains  corps  graves,  tels  qu'une  plume  ou  une 
bandelette  de  papier,  se  ralentit  évidemment  au  lieu  de  s'ac- 
célérer à  mesure  que  le  corps  approche  du  sol.  Voilà,  selon 
vous,  un  fait  directement  contraire  à  la  prétendue  loi  d'accé- 
lération que  notre  physicien  a  découverte  et  qu'il  nous 
donne  pour  une  vérité  scientifique. 


BUT  ET  CARACTÈRE  DE  LA   SCIENCE   ÊCOMOMIQUE.  i5 

Le  physicien  tous  accordera  le  fait,  mais  n*en  persistera 
pasmoins  à  soutenir  que  sa  théorie  est  yraie,  jusqu'à  ce  qu'on 
lui  prouve  qu'il  est  parti  d'un  principe  faux,  ou  que,  partant 
d'un  principe  vrai,  il  a  mal  raisonné.  Il  vous  dira  que  le  fait 
allégué  est  un  résultat  complexe  de  la  gravitation  et  d'une 
autre  cause  dont  il  n'a  point  embrassé  Faction  dans  sa  théorie. 
La  loi  qu'il  a  découverte  ne  se  formule  point  en  ces  termes  : 
que  la  chiite  des  corps  graves  s'accélère  suivant  les  carrés,  etc.  ; 
—  mais  dans  ceux-ci  :  que  faction  de  la  gravitation  va  croiS' 
sant  avec  la  chute  suivant  les  carrés,  etc.  —  Or,  contre  cette 
vérité  scientifique,  votre  objection  n'a  aucune  force;  elle  porte 
à  faux  ;  elle  n'atteint  pas  la  théorie  que  vous  attaquez,  mais 
une  tout  autre  proposition,  que  le  physicien  n'a  jamais 
songé  à  établir. 

Ce  serait  avec  aussi  peu  de  fondement  et  aussi  peu  de 
succès  que  vous  attaqueriez  la  théorie  du  libre  échange  en 
alléguant  que  certains  pays  ont  atteint,  sous  un  régime  de 
restrictions  et  d'entraves,  un  très-haut  degré  de  prospérité, 
tandis  que  d'autres  pays,  qui  jouissaient  d'une  liberté  de 
commerce  comparativement  fort  grande,  sont  restés  en  ar- 
rière des  premiers  dans  leur  développement  économique.  On 
vous  répondrait  que  la  prospérité  économique  est  le  résultat 
complexe  de  plusieurs  causes,  parmi  lesquelles  il  peut  y  en 
avoir  de  plus  puissantes  que  la  liberté.  La  théorie  que  vous 
attaquez  n^est  point  formulée  en  ces  termes,  que  le  développe- 
ment économique  des  sociétés  est  proportionnel  au  degré  de 
liberté  dont  elles  jouissent,  mais  dans  ceux-ci  :  que  la  liberté 
du  commerce  est  plus  favorable  à  ce  développement  que  les 
entraves  et  les  restrictions,  vérité  contre  laquelle  votre 
objection  ne  saurait  avoir  aucune  force,  puisque  les  faita 
allégués  ne  lui  sont  nullement  contraires.  Ces  faits  prouvent 
seulement  que  le  développement  économique  est  un  phéno- 
mène complexe,  et  que,  chez  les  nations  signalées  par  vous 
comme  fournissant  une  preuve  de  l'inefficacité  du  libre 
échange,  l'action  de  ce  principe  a  été  neutralisée  par  d'autres 


14  IHTROBQGnONi 

causest  telles  quels  situatioa  géographique,  ou  Tiosécuifité 
résultant  de  mauvaises  lois^  qui  ont  agi  eu  sens  opposé. 

Il  n'y  a  que  deux  manières  d'attaquer  une  théorie,  savoir  : 
en  prouvant  que  l'opération  analytique  a  été  vicieBse, 
c'est-à-dire  que  le  principe  n'est  pas  vrai  ;  ou  en  prouvant  que 
l'opération  synlhétique  a  été  mal  faite»  c'esVà-dire  que  le  rai- 
sonnement fondé  sur  le  principe  n'est  pas  correct.  Ici  Ton 
doit  reconnaître  que  les  sciences  physiques  ont^  sur  les 
sciences  politiques,  un  immense  avantage,  celui  de  pouvoir 
recourir  à  l'expérimentation. 

Vous  niez  la  loi  de  gravitation  en  alléguant  ce  fait,  que  la 
chute  de  certains  corps  est  ralentie  au  lieu  d'être  accélérée. 
Le  physicien  vous  répond  que  ce  ralentissement  est  TefR^t 
d'une  autre  cause,  la  résistance  de  l'air  ambiant;  et  il  le 
prouve  au  moyen  d'un  appareil,  qui  lui  permet  de  faire  tomber 
dans  le  vide  les  objets  dont  la  chute  avait  été  ralentie  par  cette 
cause.  Au  phénomène  complexe  de  la  nature,  il  substitue  un 
phénomène  artificiel,  dans  lequel,  la  cause  perturbatrice  étant 
écartée  et  celle  dont  la  théorie  exprime  l'action  étant  seule  agis- 
sante, l'effet  de  cette  action  se  trouve  pratiquement  constaté. 

Le  publiciste  ne  peut  jamais  expérimenter,  car  ses  instru- 
ments seraient  des  nations,  ou  des  individus,  et  il  ne  pour- 
rait les  employer  à  la  production  d'un  phénomène  artificiel 
qu'à  l'aide  d'un  pouvoir  absolu  qui  ne  lui  appartient  nulle 
part.  Il  est  donc  réduit  à  observer  les  phénomènes  tels  que 
la  vie  les  lui  prései^tOy  compliqués  par  l'action  combinée 
de  plusieurs  causes  différentes,  presque  toiyours  impropres, 
par  conséquent»  à  constater  d'une  manière  parfaitement  cer- 
taine l'existence  et  l'action  d'une  de  ces  causes  en  particulier. 
Heureusement,  l'expérimentation  ne  constitue  pas  la  seule 
démonstration  possible  d'un  principe.  Il  y  a,  dans  les  sciences 
politiques,  plusieurs  faits  généraux  que  personne  ne  met  plus 
sérieusement  en  question,  et  que  l'on  peut  regarder  comme 
définitivement  acquis  à  ces  sciences»  parce  que  ce  sont  des 
faits  internes  dont  chacun  a  la  conscience,  ou  des  faits  ester- 


BUT   ET  CARACTÈRE   M   M    8GIINGE    ÉCONOMIQUE.  15 

1166  tout  à  fait  universels  et  journaliers.  De  ce  nombre  est| 
sans  contredit,  l'avantage  bilatéral  des  échanges^  que  j'ai 
ckoisi  pour  eieoiple  dans  ce  qui  précédée 

GoD«lurons-nous  de  cette  complexité  des  phénomènes  so- 
ciaux, mise  en  regard  du  caractère  abstrait  des  théories,  que 
celles-ci  ne  sont  qu'un  vain  jeu  de  l'esprit^  sans  utilité  pour 
la  vie  pratique  ? 

Remarquons,  d'abord,  qu'il  y  a  pourtant  quelques  phéno- 
mènesqui  sont  produits  par  une  seule  cause,  à  l'égard  desquels, 
par  conséquent,  nulle  opposition  ne  se  manifeste  entre  les  faits 
et  la  théorie«Quantauxautres,  qu'est-ce  quiem  pêche  la  science 
d'étendre  ses  investigations  à  toutes  les  causes  agissantes  et 
d'arriver  ainsi  à  des  théories  que  la  réalité  ne  démente  plus? 
Qu'est-ce  qui  empêche  le  physicien,  par  exemple,  d'étudier  (a 
résistance  de  l'air  ambiant,  comme  il  a  étudié  la  force  de  gra- 
vitation, et  de  découvrir  une  nouvelle  loi  qui,  combinée  avec  la 
première,  formera  une  théorie  complète  de  la  chute  des  corps 
graves  ?  L'économiste  ne  pourra^^t-^il  pas,  de  son  c6té,  tenir 
Goolpte  de  toutes  les  causes  diverses  qui  concourent  au  déve- 
loppement économique  des  sociétés?  Le  véritable  secret  de 
cette  opposition  qu'on  observe  entre  la  science  et  les  réalités 
de  la  vie,  ce  n'est  pas  que  la  science  soit  fausse  et  vaine,  c'est 
qu'elle  est  encore  incomplète,  c'est  que  ses  théories  n'em- 
brassent pas  encore  l'ensemble  des  causes  efficientes  de 
chaque  phénomème  réel.  Mais,  dans  les  queslionjB  même 
à  l'égard  desquelles  la  science  économique  est  le  plusincom- 
plète«  elle  n'jen  éclaire  pas  moins  la  pratique,  en  lui  fournis- 
sant des  principes  dirigeants»  c'est-à-dire  des  principes  qui, 
flfils  ne  tracent  pas  une  rouie  unique,  indiquent  du  moins  la 
direction  qu'il  faut  suivre.  Si  elle  ne  peut  pas  dire  à  l'homme 
d'État  :  «  Faites  cela,  et  iion  autre  chose  !  Poursuivez  tel 
but,  et  non  tel  autre  I  ip  elle  peut  lui  dire  :  «  En  faisant  cela, 
vous  travaillerez  à  produire  tel  résultat;  en  poursuivant  tel 
but,  vous  devez  employer  ou  ne  pas  employer  tels  moyens.  » 

A  vrai  dire ,  il  est  rare  que  la  science  puisse  fournir  autre 


16  INTRODUCTION. 

chose  que  des  principes  dirigeants;  car,  à  la  complexité  des 
phénomènes  réels,  qui  rend  les  théories  insuffisantes  jusqu'à 
ce  qu'elles  se  soient  complétées,  vient  s'ajouter  dans  le  plus 
grand  nombre  des  cas  la  complexité  du  but  que  se  propose  le 
praticien,  la  complexité  des  intérêts  auxquels  la  pratique  doit 
pourvoir.  Les  applications  de  la  science  économique  se  com- 
pliquent en  effet  presque  toujours  de  questions  relatives  à  des 
intérêts  moraux  ou  politiques,  c'est-à-dire  de  questions  aux- 
quelles, ainsi  que  je  Tai  montré  dans  le  précédent  chapitre, 
cette  science  doit  rester  parfaitement  étrangère,  sous  peine 
de  perdre  les  caractères  qui  en  font  une  science  et  de  man- 
quer le  but  que  toute  science  doit  se  proposer.  Qu'il  s'agisse, 
par  exemple,  d'un  impôt,  d'un  traité  de  commerce,  de 
l'administration  d'une  colonie,  n'est-il  pas  évident  que  le  lé- 
gislateur ou  l'homme  d'État,  qui  est  appelé  à  résoudre  la 
question  posée,  ne  peut  ni  ne  doit  se  préoccuper  exclusive- 
ment des  intérêts  économiques  qui  s'y  rattachent  ?  N'a-t-il 
pas  d'autres  motifs,  et  de  puissants  motifs,  à  considérer  et  à 
peser  avant  de  prendre  une  décision?  L'impôt,  le  traité,  l'acte 
administratif  proposé  ne  peut-il  pas  être  injuste  ou  impoli- 
tique, et  doit-on,  en  vue  d'un  accroissement  de  prospérité 
matérielle,  compromettre  la  morale  publique,  la  tranquillité 
du  pays,  sa  sûreté  intérieure  ou  extérieure? 

Les  principes  dirigeants,  voilà  donc  le  véritable  lien  qui 
unit  la  théorie  à  la  pratique;  voilà  le  pont  qui  fait  communi- 
quer le  domaine  de  la  science  avec  celui  de  la  vie.  Les  prin- 
cipes absolus  de  la  science  deviennent,  entre  les  mains  du 
praticien,  des  principes  dirigeants.  Au  milieu  de  tous  les 
intérêts  qui  se  croisent  sur  la  route  du  législateur  et  qui  le 
poussent  en  divers  sens,  la  théorie  lui  sert  de  boussole,  en 
lui  montrant  une  direction  qu'il  ne  peut  suivre,  une  ligne 
droite  sur  laquelle  il  ne  peut  cheminer,  mais  dont  il  doit 
tendre  à  se  rapprocher,  et  qu'il  ne  doit  jamais  perdre  de  vue, 
alors  même  qu'il  s'en  écarte  le  plus. 

C'est  pour  avoir  mal  compris  son  rôle  et  avoir  voulu  con- 


_  ^  « 


BUT  ET  CARACTÈRE  DE   LA    SCIENCE   ÉCOMOMIQUE.  17 

server  à  ses  principes,  dans  1  applicatioo,  leur  caractère  ab- 
solu, que  la  science  économique  s'est  décréditée.  Elle  a  voulu 
rester  tout  entière  dans  la  sphère  des  applications*  dans  le 
domaine  de  la  vie,  et,  pour  s'y  faire  accepter,  elle  s'est  affu- 
blée de  tant  de  lambeaux  empruntés  à  la  réalité,  elle  s'est 
embarrassée  de  tant  de  faits  spéciaux,  elle  a  pris  un  langage 
si  vague  et  si  diffus,  qu'elle  est  devenue  méconnaissable 
pour  ses  vrais  amis,  sans  acquérir  l'estime  de  ses  ennemis. 
Elle  a  eu  beau  se  déguiser  pour  ressembler  à  la  vie,  elle  n'a 
réussi  qu'à  se  mutiler,  à  entraver  sa  marche,  à  se  rendre  in- 
capable de  remplir  son  véritable  rôle.  Les  hommes  frivoles  et 
les  praticiens  peu  éclairés  ont  persisté  plus  que  jamais  à  op- 
poser la  pratique  aux  théories,  à  dire  de  toutes  les  vérités 
auxquelles  la  science  s'était  laborieusement  efforcée  de  donner 
un  caractère  absolu  :  «  Ceci  est  vrai  en  théorie,  mais  faux  en 
pratique.  »  Propos  absurde,  puisqu'il  suppose  que  les  résul- 
tats de  la  pratique  sont  des  vérités,  ou  ceux  de  la  science, 
des  réalités;  que  la  pratique  est  une  science,  ou  que  la  théo- 
rie est  un  art.  Ce  qui  est  réellement  contraire  à  la  théorie, 
c'est  la  routine  et  l'empirisme.  Mais  pourquoi?  Parce  que 
la  routine  et  l'empirisme  sont  aussi  des  principes  dirigeants, 
des  conseils. 

Vous  devez  marcher  dans  les  ténèbres  vers  un  but  placé  à 
une  certaine  distance  de  vous,  sur  un  terrain  inégal  et  par- 
semé d'obstacles.  Deux  personnes  vous  viennent  en  aide  et 
promettent  de  vous  tirer  d'embarras;  L'une  d'elles  vous  offre 
à  cet  effet  un  flambeau,  qui,  en  éclairant  le  terrain  sur  lequel 
vous  marcherez,  vous  permettra  de  choisir  votre  route,  d'ap- 
précier la  hauteur  des  obstacles  ainsi  que  la  profondeur  des 
enfoncements,  et  de  tourner  ceux  que  vous  ne  pourrez  pas 
franchir.  L'autre  personne  vous  donne  des  conseils,  a  A  quoi 
bon,  dit-elle,  vous  charger  de  ce  flambeau,  qui  sera  pour  vous 
un  embarras  de  plusT  Avancez  en  tâtonnant  I  D'autres  ont 
fait  ce  chemin  avant  vous  et  sont  arrivés  au  but.  Si  le  tàton^ 
nement  vous  parait  pénible,  suivez  la  direction  que  leurs  pas 


I. 


18  IHnUH)UCTIÛN. 

ont  tracée.  Vous  n'aurez  pas  besoin  de  Yoir  clair  pour  choisir 
la  route  qu'ils  ont  aplanie,  foulée  de  leurs  pieds  et  débar- 
rassée des  obstacles  qui  l'encombraient.  » 

La  pratique,  placée  entre  un  flambeau  et  un  conseil,  est 
seule  agissante.  Elle  marche  à  un  but  sur  le  chemin  de  la  vie. 
Qu'elle  y  marche  en  s'éclairant  du  flambeau  et  en  négligeant 
le  conseil,  ou  en  refusant  le  flambeau  pour  suivre  le  conseil, 
son  résultat  est  toujours  une  distance  parcourue,  c'est-à-dire 
une  chose  qu'on  ne  saurait  considérer  comme  l'antithèse  ni 
d'un  flambeau,  ni  d^un  conseil  ;  tandis  qu'il  y  a  sans  contre- 
dit antagonisme  entre  le  flambeau  et  le  conseil,  puisqu'ils 
s'excluent  l'un  l'autre.  On  ne  saurait  trop  le  répéter,  c'est  en 
conservant  à  la  science  son  véritable  caractère,  qu'on  lui  as- 
sure une  juste  part  d'influence  sur  les  réalités.  Qu'elle  arrive 
par  l'observation  ou  l'analyse  à  des  principes  certains;  qu'elle 
déduise  de  ces  principes,  par  un  raisonnement  sévère  et  cor- 
rect, des  conséquences  bien  formulées;  qu'elle  emploie  un 
langage  constamment  clair  et  précis;  voilà  son  rôle.  Mais 
qu'elle  ne  prétende  point  se  mêler  ou  se  substituer  à  la  vie, 
en  produisant  des  principes  absolus,  des  préceptes  immédia- 
tement applicables,  des  institutions  toutes  faites.  La  pratique 
ne  lui  empruntera  jamais  que  des  principes  dirigeants;  or, 
plus  les  théories  seront  simples  et  austères,  plus  les  résultats 
de  la  science  auront  le  caractère  de  vérités  scientifiques,  mieux 
la  pratique  sera  disposée  à  les  lui  emprunter,  et  mieux  aussi 
elle  pourra  s'en  servir.  Ce  qu'il  lui  faut,  c'est  une  ligne  droite, 
unique,  facile  à  voir  et  à  reconnaître  de  loin  comme  de  près, 
plutôt  qu'une  ligne  courbe,  sinueuse  et  fractionnée,  dont  la 
direction  change  à  chaque  instant. 

L'autorité  de  la  science  gtt  tout  entière  dans  la  nature  des 
vérités  qu'elle  proclame,  dans  leur  caractère  théorique,  abs- 
trait, indépendant  de  la  réalité.  Dès  qu'une  théorie  aspire  à 
se  transformer  en  règle  pratique  immédiatement  applicable, 
elle  perd  précisément  ce  qui  lui  donnait  de  la  valeur,  car 
elle  ne  peut  subir  une  telle  transformation  sans  admettre  des 


BOT  ET  CARACTÈRE  DE  U  SCIENCE   ÉCONOMIQUE.  19 

éléments  qui  échappent  à  toute  loi,  à  tout  procédé  général!- 
sateur,  à  tout  calcul. 

La  science  et  la  ^ie  sont  deux  domaines  qui,  pour  produire 
chacun  les  meilleurs  fruits  possibles,  doivent  être  distincts  et 
séparés  l'un  de  Tautre.  Les  lumières  de  la  science  peuvent 
éclairer  la  vie  ;  mais  c'est  à  condition  de  planer  au-dessus 
et  de  ne  jamais  descendre  au  niveau  de  la  réalité,  dont  les 
ombres  mQuv4i)|.es  coupar&jopt  et  intero^pt6raient  de  mille 
manières  les  rayons  lumineux  de  la  science.  Je  ne  prétends 
pas  que  l'économiste  doive  s'abstenir  d'étudier  et  de  résoudre 
des  questions  complexes,  encore  moins  qu'il  soit  incapable 
d*agir  comme  praticien.  Je  dis  seulement  que  ces  points  de 
Tue  si  distincts  et  ces  rôles  si  différents  doivent  demeurer  sé- 
parés dans  le  travail  du  penseur  et  dans  l'action  du  praticien. 

Les  idées  n'ont  jamais  plus  de  puissance  que  sous  leur 
forme  la  plus  abstraite.  Les  idées  abstraites  ont  plus  remué 
le  monde,  elles  ont  causé  plus  de  révolutions  et  laissé  plus  de 
traces  durables  que  les  idées  pratiques. 


CHAPITRE  III. 


DE  l'application  DES   THÉORIES   ÉCONOMIQUES  < 


Les  phénomènes  de  production,  de  circulation  et  de  dis- 
tribution qu'embrasse  la  science  économique  sont  ceux  qui 
se  réalisent  dans  toutes  les  sociétés  politiques  régulières,  sous 
l'influence  d'un  principe  de  droit  commun  à  ces  sociétés. 

Partout  où  le  droit  commun  sera  consacré  et  garanti  sous 
sa  forme  la  plus  générale,  les  phénomènes  dont  il  s'agît  se 
manifesteront  certainement  et  seront  régis  par  les  mêmes  lois 
scientifiques.  Mais  l'action  de  ces  lois  et  les  résultats  de  cette 
action  subissent  nécessairement  l'influence  des  actes  par  les- 
quels le  gouvernement  de  chaque  société  modifie  tantôt  le 
principe  général  de  la  propriété,  tantôt  les  divers  rapports  qui 
en  proviennent.  Il  est  donc  possible  de  distinguer,  dans  la 
science  économique,  deux  parties  :  l'une  générale  et  pure- 
ment spéculative,  qui  ne  vise  qu'à  établir  les  théories,  les  lois 
scientifiques  de  la  production,  de  la  circulation  et  de  la  dis- 
tribution des  richesses;  l'autre  spéciale  et  critique,  ayant  pour 
objet  l'application  de  ces  lois  aux  phénomènes  concrets  qui 
résultent  de  l'intervention  de  l'État  dans  le  développement 
économique  de  la  société. 

Cette  division  n'est  point  absolument  de  rigueur,  puisque 
l'on  peut  aussi  bien  étudier  chacun  des  actes  d'intervention 
en  traitant  du  phénomène  général  auquel  il  se  rattache,  ainsi 
que  l'ont  fait  jusqu'à  ce  jour  la  plupart  des  économistes. 
Mais,  sans  attacher  à  cette  classification  plus  d'importance 
qu'elle  n'en  mérite,  je  la  crois  utile,  ne  fût-ce  que  pour  dé- 


APrUCATlON    DE   LA   SCIENCE   ÉCONOMIQUE.  21 

gager  l'exposition  proprement  dite  de  la  science,  cette  partie 
qui  doit  être  essentiellement  théorique,  de  discussions  aux- 
quelles il  est  difficile  de  conserver  ce  caractère.  L'action  di- 
recte que  peut  exercer  l'Etat  sur  le  développement  écono- 
mique touche  à  tant  de  graves  intérêts  présents,  elle  soulève 
tant  de  questions  dont  Tesprit  de  parti  s'est  déjà  emparé,  que 
les  économistes  ont  rarement  résisté,  en  traitant  un  pareil 
sujet,  aux  entraînements  de  la  polémique  et  se  sont  rare- 
ment abstenus  d'argumentations  plus  ou  moins  passionnées, 
qui*  étant  mêlées  à  leur  exposition  des  vérités  générales  de  la 
science,  en  altèrent  l'impartialité  et  en  diminuent  par  con- 
séquent l'autorité.  Je  n'ai  pas  besoin  de  citer  des  exemples  à 
l'appui  de  cette  observation  ;  il  suffît  d'ouvrir  les  ouvrages 
d'Adam  Smith  et  de  Jean-Baptiste  Say  pour  en  trouver  de 
frappants.  Là  où  de  tels  maîtres  ont  failli,  que  doit-on  at- 
tendre des  auteurs  de  second  et  de  troisième  ordre? 

  cette  classification,  je  rattache  une  terminologie,  que  je 
regarde  aussi  comme  convenable,  quoique  je  sois  prêt,  d'ail- 
leurs, à  en  faire  aussi  bon  marché  que  de  la  classification  elle- 
même.  Je  réserve  le  nom  de  science  économique  pour  cette 
partie  générale  et  purement  théorique  qui  recherche  et  con- 
state les  lois  du  développement  économique  de  la  société,  et 
j'appelle  législation  économique  celle  qui  a  pour  objet  l'ap- 
plication de  ces  lois  aux  actes  d'intervention  de  l'Etat.  Habitué 
à  cette  classification  et  à  cette  terminologie  par  vingt-cinq 
années  d'enseignement  public,  je  les  adopte  dans  cet  écrit, 
non  en  vue  de  les  recommander  aux  économistes  qui  le  liront, 
ni  avec  l'espérance  de  les  faire  prévaloir  sur  d'autres  habitudes 
ou  sur  d'autres  idées,  mais  uniquement  pour  mon  propre 
usage  et  ma  propre  satisfaction.  Je  prends  cette  liberté  parce 
que  l'expérience  m'a  rendu  certain  qu'il  n'en  peut  résulter 
aucun  inconvénient  pour  mes  lecteurs,  aucune  obscurité,^ 
aucune  confusion  dans  les  idées  qu'ils  se  feront  de  la  science 
économique  d'après  mon  livre.  C'est  un  simple  cadre,  qu'ils 
pourront  rejeter  s'il  ne  leur  platt  pas  et  remplacer  par  un 


22  lîfTRdtftJcnoN. 

autre,  sans  que  le  tableau  edcadré  en  souffre  le  moindre 
dommage. 

Les  actes  dont  s'occupe  la  législation  écononlique  ou  Téco- 
nomie  politique  appliquée  sont  de  diverses  espèces,  qu*ii 
importe  de  distinguer,  parce  que  Tapplication  de  là  scieûce 
n'aboutit  pas  pour  toutes  à  des  résultats  d'une  Egale  pdrtée. 

Il  n'est  presque  pas  une  loi,  pas  une  mesure  administra- 
tive, qui  n'ait  quelque  influencé,  directe  ou  indirecte,  sur  1& 
production  ou  sur  la  distribution  de  la  richesse.  La  ttiôindre 
disposition  d'une  loi  de  procédure  ou  d'ut)  règlement  sur  la 
voirie  peut  agir  sur  le  degré  de  sécurité  dont  jouissent  les 
propriétaires  ou  les  capitalistes,  et  t)ar  conséquent  avoir 
pour  résultat  de  stimuler  oti  de  ralentir  la  production.  Hais, 
tandis  que  ces  actes  ont  un  but  étranger  au  développement 
économique  et  n'agistent  qu'indii^éctement  sur  la  production 
de  la  richesse,  il  en  est  d'aùtrëi  qui  ont  précisément  pour  but 
d'exercer  une  action  diréfetè  sur  tè  développement  économic(ue, 
d'autres  encore  qui  eïercent  une  telle  action  dans  Un  bût 
non  économique. 

Les  plus  importants  de  ces  actes,  au  point  de  vue  de  la 
science  économique,  sont  évidemment  ceux  qui  ont  pour  but 
avoué  d'agir  directement  sur  les  phénomènes  dont  s'occupe 
cette  science.  On  peut  les  grouper  soUs  deux  chefs  principaux, 
les  uns  ayant  pour  but  de  favoriser  l'accroissement  de  U 
richesse,  ou  d'en  diriger  la  production,  tandis  que  les  autres 
aspirent  à  modifier  la  distribution  de  la  richesse;  et  l'on 
peut  encore  subdiviser  le  premier  groupe,  en  distinguant 
les  actes  qui  agissent  directement  sur  la  production  ou  sur 
l'épargne,  de  ceux  qui  n'atteignent  leur  but  qu'en  réglant  la 
circulation. 

À  cette  première  classed'actes,ayantpourcaractèrecommun 
d'aspirer  à  un  but  économique,  appartiennent,  par  exemple, 
les  monopoles  industriels  accordés  par  TÉtat^  les  lois  et  rè- 
glements compris  sous  le  nom  générique  de  système  prt)té(J- 
teur,  la  charité  officielle^  la  détermination  légale  du  tant  de 


APPLICATION   DE   LA    SCIENCE   ÉCONOMIQUE.  33 

TintérÀt ,  etc.  Mais  les  monopoles  et  le  système  protecteur, 
qui  ont  pour  but  de  favoriser  la  production,  appartiennent 
au  premier  groupe,  tandis  que  la  charité  officielle  et  les  lois 
contre  l'usure,  qui  aspirent  à  modifier  la  distribution,  appar-* 
tiennent  au  second . 

Les  monopoles  diffèrent  à  leur  tour  du  système  protec- 
teur en  oe  qu'ils  crissent  directement  sur  le  travail  écono- 
mique, puisqu'ils  interdisent  partiellement  certaines  branches 
de  oe  travail,  tandis  que  le  système  protecteur  n'agit  sur  la 
production  que  par  Tinlermédiaire  de  la  circulation,  c'est-à- 
dire  en  interdisant  une  certaine  catégorie  d'échanges  inter- 
nationaux. 

L'application  de  l'économie  politique  aux  actes  de  toute 
espèce  par  lesquels  l'Etat  peut  influer  sur  la  marche  du  dé- 
veloppement économique  doit  d'abord  consister  à  déterminer 
eette  influence  et  à  l'expliquer  d'après  les  théories  écono- 
miques. Une  fois  ce  premier  pas  accompli,  et  seulement  alors, 
la  marche  du  raisonnement  doit  se  ressentir  des  différences 
que  je  viens  de  signaler. 

S'agit-il,  en  effet,  d'un  acte  ou  d'une  série  d'actes  dont  le 
but  est  de  produire  un  certain  résultat  économique?  Il  est 
évident  que  le  travail  scientifique  par  lequel  on  arrive  à 
constater  l'action  exercée  constate  par  cela  même  que  le  but 
proposé  sera  ou  ne  sera  pas  atteint.  Il  aboutit  donc  à  un  juge- 
ment complet  sur  les  actes  en  question  ;  il  autorise  pleinement 
Téconomiste  à  déclarer  de  tels  actes  mauvais  et  à  les  blâmer 
sans  réserve,  s'ils  ne  sont  pas  de  nature  à  produire  l'effet  en 
vue  duquel  ils  ont  Heu,  à  conduire  au  but  qui  seul  les  a 
motivés. 

Yous  accordez  une  prime  à  l'exportation  de  certains  pro- 
duits de  l'industrie  nationale,  dans  le  but  unique  de  favoriser 
Taccroîssement  de  la  richesse  du  pays.  Si,  en  analysant  l'effet 
de  cette  mesure,  je  démontre  que,  loin  de  conduire  au  but 
que  vous  vous  proposez,  elle  agit  en  sens  contraire  et  qu'elle 
tend  à  ralentir  l'accroissement  de  la  richesse,  rien  ne  m'em- 


24  INTRODUCTION. 

pèche  plus  de  la  condamner  définitivement;  car  elle  n'avait 
qu'un  but,  et  ce  but  sera  manqué;  elle  n'était  justifiable  que 
dans  une  certaine  hypothèse,  et  cette  hypothèse  est  entière- 
ment fausse.  Par  quelles  considérations,  sous  quels  pré* 
textes,  en  vertu  de  quels  principes  pourrait-elle  encore  être 
défendue? 

Vous  fixez  légalement  le  taux  de  l'intérêt,  dans  le  but 
unique  de  favoriser  les  emprunteurs,  d^  faciliter  Taccès  du 
capital  à  ceux  qui  en  ont  besoin.  Si  je  prouve  que  cette  fixa* 
tion  légale  produit  un  résultat  directement  opposé  à  celui  que 
vous  vouliez  obtenir,  qu'elle  nuit  aux  emprunteurs  et  rend 
la  circulation  du  capital  plus  difficile,  j'aurai  prouvé,  par  cela 
même,  que  votre  loi  est  détestable,  puisque  le  seul  motif  qui 
pouvait  la  justifier  est  une  erreur. 

Est-ce  à  dire  que,  dans  les  deux  cas  dont  je  viens  de  parler, 
l'économie  politique,  si  la  loi  dont  il  s'agit  est  une  loi  déjà  en 
vigueur  et  non  simplement  proposée,  donne  le  précepte  absolu 
de  l'abroger  sans  retard?  Non  ;  parce  que  toute  loi,  bonne  ou 
mauvaise,  crée  avec  le  temps  des  opinions,  des  habitudes 
et  surtout  des  intérêts ,  qui  peuvent  en  rendre  l'abolition 
brusque  et  immédiate  dangereuse  ou  difficile.  C'est  là  une 
question  de  pratique  sur  laquelle  je  n'ai  pas,  moi  économiste 
théoricien,  d'avis  à  émettre,  ni  de  conseil  à  donner,  car  elle 
se  complique  de  considérations  morales  et  politiques  étran- 
gères à  la  science  que  je  professe.  En  déclarant  votre  loi 
mauvaise,  cette  science  n'est  pas  sortie  de  son  domaine; 
elle  en  sortirait  en  vous  prescrivant  un  mode  quelconque 
d'action,  propre  à  mettre  la  réalité  d'accord  avec  le  jugement 
théorique. 

Mais  lorsqu'il  s'agit  d'actes  qui  n'ont  pas  un  but  écono- 
mique, la  portée  du  résultat  scientifique  est  nécessairement 
plus  restreinte  encore.  Le  jugement  que  la  science  prononce 
ne  peut  plus  être  ici  qu'un  jugement  conditionnel,  hypothé- 
tique, limité  par  des  réserves  plus  ou  moins  nombreuses. 

Ces  actes,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  sont  de  deux  espèces. 


APPLICÀTlOrii   DE   LA    SCIENCE    ÉCONOMIQUE.  25 

Les  uns  exercent  une  action  directe  sur  les  phénomènes 
économiques  :  action  notoire  et  avouée,  bien  qu'elle  ne  soit 
pas  le  but  en  vue  duquel  l'État  intervient.  Cette  première 
catégorie  comprend  les  lois  et  les  mesures  fiscales,  c'est-à-dire 
rimp6t  sous  toutes  ses  formes,  en  tant  du  moins  qu'il  a  un 
but  purement  fiscal.  Les  autres,  qui  n'ont  pas  plus  que  les 
premiers  un  but  économique,  n'exercent  pas  même  une  action 
directe  sur  le  mouvement  de  la  richesse.  A  cette  seconde  ca- 
tégorie appartiennent  les  lois  et  mesures  diverses  qui  ont  pour 
but  de  pourvoir  aux  intérêts  moraux  de  la  société,  ou  de  dé- 
velopper et  de  perfectionner  l'organisme  politique  par  lequel 
les  droits  sont  garantis  et  les  besoins  les  plus  généraux  de  la 
société  sont  satisfaits. 

L'action  directe  qu'exercent  les  lois  fiscales  sur  la  produc- 
tion et  sur  la  distribution  de  la  richesse  constitue  sans  con- 
tredit un  problème  d'économie  politique,  un  problème  qui 
appartient  exclusivement  à  cette  science  et  qui  ne  peut  être 
résolu  que  par  elle.  En  expliquant  l'action  directe  dont  il 
s'agit,  en  la  rattachant  à  des  principes  généraux ,  en  con- 
struisant ainsi  une  théorie  de  l'impôt,  l'économie  politique  ne 
sort  donc  pas  de  son  domaine;  elle  ne  s'écarte  ni  de  son  objet, 
qui  est  la  richesse,  ni  de  son  but,  qui  est  la  vérité  scientifique. 
S'ensuit-il  qu  elle  ait  mission  pour  juger  de  toutes  pièces 
une  loi  ou  une  mesure  fiscale,  pour  approuver  ou  condamner 
absolument  un  impôt,  comme  elle  approuve  ou  condamne  une 
loi  destinée  à  favoriser  la  production  ou  à  corriger  la  distri- 
bution de  la  richesse?  Non,  parce  que  l'impôt  n'a  pas  une 
destination  de  ce  genre  ;  son  but  n'est  pas  dans  l'action  qu'il 
peut  exercer  sur  la  richesse. 

Le  but  de  l'impôt  est  de  procurer  à  l'État  un  revenu,  de 
mettre  ainsi  à  la  disposition  du  gouvernement  de  l'État  les 
moyens  matériels  dont  il  ne  saurait  se  passer.  Or,  la  question 
de  savoir  si  ce  but  sera  rempli  par  tel  impôt  n'est  évidemment 
pas  du  ressort  de  l'économie  politique.  L'étendue  actuelle  des 
besoins  de  l'État,  celle  des  ressources  qu'il  pourra  trouver 

Ï7BR3IT 


'éllFha^' 


2d  i!rr*oD0CTiON. 

dans  la  fortune  des  contribuables,  sont  des  faits  réels,  con- 
crets, dont  Tappréciation  ne  dépend  point  des  théories  écono- 
miques, ou  ne  s'y  rattache  que  très-incomplétement.  Le  but 
de  rimpôt  est  tout  entier  dans  son  résultat  fiscal,  dans  son 
produit,  et  ce  but  ne  saurait  être  rempli  que  par  un  prélève- 
ment opéré  sur  les  revenus  des  contribuables,  c'est-ànlire  par 
la  soustraction  d'une  partie  de  cette  richesse  qui  est  produite 
annuellement  et  répartie  entre  les  divers  membres  de  la 
société,  pour  être  consommée  par  eux  productivemenl  ou 
improductivement,  La  forme  de  ce  prélèvement  peut  influer, 
sans  doute,  sur  Timportance  de  la  soustraction  qui  en  résul- 
tera et  du  ralentissement  qiit  sera  ainsi  occasionné  dans  la 
marche  progressive  du  développement  économique;  mais, 
entre  deux  formes  de  prélèvement,  la  meilleure,  à  ce  point 
de  vue  économique,  ne  sera  pas  nécessairement  la  meilleure 
au  point  de  vue  fiscal,  c'est-à-dire  la  plus  propre  à  fournir  le 
produit  qu'exigent  les  besoins  actuels  de  TÉtat. 

Le  jugement  de  la  science  économique  ne  pourra  donc,  en 
pareille  matière,  se  formuler  que  de  cette  manière  :  entre  les 
impôts  également  propres  à  remplir  un  certain  but  fiscal, 
celui-ci  doit  être  préféré  aux  autres,  celui-là  est  le  plus  mau- 
vais de  tous,  etc.  ;  et  encore  faudra-t-il  réserver,  dans  l'appli- 
cation d'un  tel  jugement,  les  considérations  politiques  et 
morales,  qui,  dans  les  questions  pratiques,  ont  évidemment  le 
pas  sur  les  intérêts  économiques,  un  projet  d'impôt  immoral 
ou  impolitique  devant  toujours  être  repoussé,  quels  qu'en 
puissent  être  le  mérite  économique  et  le  produit  fiscal. 

Cependant,  il  faut  bien  reconnaître  que,  dans  la  plupart 
des  questions  fiscales  pratiques,  aucun  intérêt  moral  ou  poli- 
tique ne  se  trouve  engagé,  tandis  que  l'intérêt  économique  a 
une  impoitance  majeure,  au  point  de  vue  même  des  besoins 
de  l'Etat.  En  efiTet,  un  impôt  économiquement  mauvais  est 
presque  toujours  une  faute,  commise  en  faveur  du  présent, 
mais  au  préjudice  d'un  avenir  tellement  prochain  qu'il  se 
confond  avec  le  présent.  Ce  n'est  pas  dans  vingt  ans,  ni  dans 


APPLICATION   DE   Là   SCIENCE   ÉCONOMIQUE.  27 

dii  ans,  c'est  dès  Pannée  suivante,  quelquefois  plus  t6t  en- 
core, que  la  richesse  sociale,  étant  ménagée  par  un  impôt 
mieux  assis  ou  mieux  réparti,  eût  augmenté  les  revenus 
de  rÉtat,  en  rendant  plus  féconde  la  source  qui  les  lui 
fournit. 

A  regard  des  actes  de  la  dernière  catégorie,  au  contraire, 
rintérét  économique  est  le  plus  souvent  d'une  importance 
décidément  secondaire,  tandis  que  de  très-graves  intérêts 
politiques  et  moraux  s'y  trouvent  presque  toujours  engagés. 
Les  lois  qui  établissent  certains  jours  fériés,  celles  qui  règlent 
l'exercice  des  industries  dangereuses  ou  incommodes,  colles 
qui  organisent  l'instruction  publique,  le  culte  d'une  religion 
d'État,  la  force  armée,  les  corps  judiciaires,  etc.,  ont,  sans 
contredit,  leur  côté  économique,  leur  part  d'influence  dans 
le  développement  de  la  richesse  sociale  ;  mais  quel  bomme 
d'Etat,  quel  législateur,  pour  peu  qu'il  comprenne  sa  mis- 
sion, osera  jamais,  en  proposant  ou  en  décrétant  de  telles 
lois,  se  préoccuper  exclusivement  de  leurs  résultats  écono-^ 
miques,  et  faiire  prévaloir  lès  intérêts  matériels  qui  s'y  rat- 
tachent sur  les  intérêts  politiques  et  moraux  que  ces  lois 
ODI  en  TUe  et  auxquels ,  avant  tout ,  elles  sont  destinées  à 
pourvoir? 

Si  quelques  économistes,  haut  placés  par  leur  savoir  et 
par  leurs  travaux,  sont  tombés  dans  de  pareilles  erreurs  ^  en 
appliquant  leurs  doctrines  économiques,  cela  prouve  seule- 
ment que  ces  hommes  étaient  dénués  de  ce  qu'on  nomme  le 
sens  politique,  c'est-à-dire  de  cette  faculté  qui  fait  apprécier 
à  leur  juste  valeur  les  divers  éléments  que  fournissent,  pour 
la  solution  des  questions  pratiques,  l'état  présent  d'un  peuple 
et  rhittoire  de  son  passé.  La  science  elle-même  ne  doit  pas 


1  J.-B.  Siy  y  tombe  souvent;  par  exemple,  dans  le  chapitre  de  son  Cours  oii 
il  ooBdaane  d'ano  maniëro  absolue  tonte  l'organisation  Judiciaire  de  la  Franco, 
par  le  soal  votif  qa'elle  ferait  moins  coûteuse  si  la  libre  concurrence  y  était 
întrodaite.  Je  regrette  d'ajouter  que  le  défaut  de  sens  politique  se  fait  sentir  plus 
o«  moins  dans  toutes  les  productions  de  l'école  dont  cet  écrivain  a  été  le  chef. 


28  INTRODUCTION. 

être  rendue  responsable  de  ces  aberrations,  qui  deviendront 
évidemment  de  plus  en  plus  rares,  à  mesure  que  Téco- 
nomie  politique  sera  plus  généralement  cultivée,  et  surtout 
enseignée  dans  un  esprit  plus  scientifique. 

En  Italie,  en  France,  en  Angleterre,  l'économie  politique 
a  été,  dès  le  principe,  une  science  d'opposition,  un  sujet 
favori  de  polémique,  pour  les  hommes  qui,  à  tort  ou  à  raison, 
combattaient  les  gouvernements  et  leur  résistaient.  En  Alle- 
magne, elle  a  commencé  par  être  une  science  gouvernemen- 
tale, une  science  à  l'usage  de  l'administration.  De  ces  deux 
origines  difiérentes  il  devait  résulter,  et  il  est  résulté,  en 
effet,  une  tendance  commune  à  empiéter  sur  les  questions 
administratives  et  politiques,  à  étendre  le  domaine  de  la 
science  économique  au  delà  des  limites  dans  lesquelles  il 
convient  de  le  renfermer. 

Lorsqu'on  écrit  dans  un  esprit  d'opposition  ou  dins  un 
esprit  gouvernemental,  on  ne  peut  guère  traiter  que  des 
questions  complexes,  car  ce  n'est  pas  à  des  vérités  abstraites, 
c'est  à  des  vérités  concrètes  qu'on  aspire,  à  des  conclusions 
pratiques,  à  des  applications  immédiates  ;  on  veut  démontrer 
la  convenance  absolue  de  telle  loi,  de  tel  acte  administratif, 
de  telle  proposition,  ou  le  contraire. 

L'économie  politique,  traitée  dans  un  esprit  et  dans  des 
vues  d'opposition,  devient,  en  outre,  une  cause  ï  défendre, 
et  cette  défense  prend  facilement  les  dimensions,  le  langage, 
la  forme,  les  allures  d'un  plaidoyer.  L'économiste  n'aspire 
plus  à  convaincre,  par  une  déduction  sévèrement  logique  et 
à  force  de  méthode  et  de  clarté,  les  esprits  sérieux  et  les  in- 
telligences développées  :  il  parle  au  grand  public,  dont  le 
suffrage  lui  est  nécessaire  pour  triompher,  c'est-à-dire  à  un 
public  011  les  esprits  frivoles  et  les  intelligences  peu  cultivées 
forment  une  immense  majorité.  Il  ne  lui  suiïït  pas,  d'ailleurs, 
que  la  vérité  doive  un  jour  prévaloir  sur  l'erreur,  ni  que  la 
science,  dans  l'opinion  des  juges  compétents,  ait  fait  un  pas 
en  avant;  non,  il  veut  l'emporter  sur  des  adversaires,  mettre 


APPLICATION  DE   LA    SCIENCE    ÉCONOMIQUE.  29 

fin  à  des  abus,  obtenir  une  réforme,  atteindre  enfin  un  but 
pratique  et  prochain,  et  pour  cela  il  doit  mettre  en  jeu  les 
intérêts,  les  sentiments,  les  passions  des  hommes  qui  suivent 
son  parti  et  de  ceux  qui  n'ont  pas  encore  d'opinion  arrêtée. 
De  là,  un  langage,  une  méthode,  une  manière  d'argumen- 
ter, de  diviser  son  sujet,  de  grouper  et  d'enchatner  ses  idées, 
qui  s'écartent  plus  ou  moins  de  cette  précision  et  de  cette 
marche  logique  dont  la  science  a  surtout  besoin . 

Les  caractères  généraux  que  je  viens  de  signaler  sont  en«- 
core  très-sensibles  dans  l'ouvrage  d'Adam  Smith.  «  L'éco- 
nomie politique,  dit-il  dans  l'introduction  de  son  quatrième 
livre,  se  propose  deux  objets  :  premièrement,  de  procurer  au 
peuple  d'abondants  moyens  de  subsister,  ou  plutôt  de  le 
mettre  en  état  de  se  procurer  lui-même  cette  abondance  ; 
secondement,  de  procurer  à  TËtat  un  revenu  suffisant  pour 
les  services  publics.  Elle  se  propose  à  la  fois  d'enrichir  le* 
peuple  et  le  souverain.  »  Il  assignait  donc  à  la  science  un 
but  pratique;  il  en  faisait  un  art. 

Mais  Adam  Smith  était  un  savant,  un  professeur  de  philo- 
sophie, c'est-à-dire  un  homme  dont  l'esprit  s^était  familiarisé 
avec  le  langage  et  les  méthodes  scientifiques,  et  il  avait  en- 
seigné ses  doctrines  comme  branche  de  la  philosophie  morale 
avant  d'écrire  son  ouvrage.  D'ailleurs,  l'opposition  avait, 
en  Angleterre,  des  organes  constitutionnels;  beaucoup 
d'hommes  très-éclairés,  des  hommes  d'élite  la  représentaient 
dans  le  Parlement  ;  et  cette  opposition  parlementaire,  sincè- 
rement attachée  à  la  constitution  du  pays,  à  sa  forme  de  gou- 
vernement, à  la  plupart  de  ses  vieilles  institutions,  ne  se 
séparait  du  gouvernement  que  sur  des  questions  secondaires 
de  législation  et  d'administration.  Adam  Smith  se  trouvait 
donc  mieux  placé  que  ne  Tétaient  alors ,  que  ne  le  sont 
mime  encore  aujourd'hui  la  plupart  des  économistes  du 
continent,  pour  renfermer  son  sujet  dans  les  limites  d'une 
pure  science  et  pour  le  traiter  dans  un  esprit  scientifique. 
C'est  ce  qu'il  a  fait  dans  les  deux  premiers  livres  de  ses 


30  IUTBÛDQGTIQM. 

Recherches  sur  la  richesse  des  nations,  et  c'e^l  en  cela  surloul 
qu'il  me  paraît  avoir  rendu  à  la  science  uo  éminent  service, 
fout  ce  qu'il  y  ^vait  de  nouveau  et  d'essentiel  daqs  sa  doc* 
trine  aurait  ditl^cilement  imprimé  à  l'économie  politique  la 
marche  progressive  qu*e}le  a  suivie  depuis  lors,  s'il  n  avait 
pas  n^ontré  en  inéme  temps  la  voie  qu'il  fallait  prendre,  la 
seule  \oie  qui  pût  conduire  à  de  nouveaux  progrès,  la  voie 
par  laquelle  il  avait  dû  passer  lui-même  pour  découvrir  les 
vérités  nouvelles  qu'il  enseignait.  C'est  en  ce  sens  surtout 
qu'on  peut  considérer  ^dam  Smith  comme  le  fondateur  d'une 
école,  de  cette  école  anglaise,  à  laquelle  la  science  ^t  rede* 
yablede  presque  tous  les  théorèmes  importants  dont  elle  s'est 
enrichie  depuis  le  commencement  de  ce  siècle. 

Les  économistes  français  du  dix-huitième  siècle  fai^ient 
aussi  de  l'opposition,  mais  daqs  des  conditions  fort  différeqtes 
de  celles  oii  s'était  trouvé  Adam  Smith.  Tout  était  mauvais 
dans  le  gouvernement  de  la  France,  tout  était  vicieux  en  prin- 
cipe, corrompu  et  abusif  dans  la  pratique  i  en  même  temps, 
comme  l'opposition  n'avait  pas  d'organe  constitutionnel,  il 
fallait  qu'elle  cherchât  un  appi|i  dans  )'opinion  publique, 
c'est-à-dire  parmi  les  hommes  du  moqde  et  les  gens  de  lettres 
qui  formaient  alors  petto  opinion.  De  là  l'extension  absurde 
que  ces  économistes  donnaient  à  leur  science  et  le  langage 
déclamatoire,  passionné,  apibitieux,  qui  caractérise  la  plur- 
part  de  leurs  productions,  notamment  celles  de  Mirabeau, 
de  Dupont  (de  Nemours),  de  Mercier  de  La  Rivière.  Pour  cette 
école,  l'objet  de  l'économie  politique  était  le  bonheur  de  l'hu- 
manité, pas  moins  que  celai  II  n'y  a  pas  une  question  de 
politique  ou  de  législation  générale  qu'ils  n'y  fassent  entrer 
et  qu'ils  ne  trouvent  moyep  de  rattacher  à  leur  principe 
économique,  c'est-à-dire  à  l'erreur  fondamentale  qui  est  la 
base  de  leur  système. 

Après  la  grande  révolution  de  1789,  les  luttes  politiques 
ont  toujours  plus  ou  moins  présenté,  en  France,  le  caractère 
qu'elles  savaient  eu  auparavant  ;  le  principe  du  gouvernement 


APPLICATION   DB  U  8CIB|!(GiE   ÉCONOMIQUE.  3i 

y  a  toujours  été  mis  en  question;  foppGsitiop  de  chaque 
époque  y  a  toujours  aspiré,  plus  ou  moins  ouvertemeot  e| 
directement,  à  renverser  le  gouvernement  qu'elle  attaquait» 
à  détruire  la  constitution  en  vertu  de  laquelle  ce  gouverne- 
ment exerçait  le  pouvoir.  Sous  Napoléon  I®',  sous  la  Restau- 
ration, sous  Louis-Philippe,  les  principes  économiques  conti^ 
Duèrent  donc  à  n'être  que  des  armes  au  service  d'une  cause 
qui  embrassait  bien  d  autres  questions  et  touchait  à  bien 
d'autres  intérêts. 

En  France,  d'ailleurs,  les  sciences  politiques  ont  eu  beau- 
coup à  souffrir  de  ce  que  les  hautes  études  et  les  corps  sa- 
vants avaient  été  organisés  par  TÉ^at,  ou  sous  son  contrôle 
direct,  à  une  époque  oii  ces  sciences  paissaient  à  peine  et  où 
le  gouvernement,  qui  avait  des  motifs  pour  an  redouter  Tes- 
sor«  avait  aussi  le  pouvoir  de  rarréter.  C'était  déjà  up  fait 
grave  que  TAcadémie,  créée  en  1666  par  Colb^rt  sous  le  nom 
d'Académie  des  sciences^  ne  pût  et  ne  dût  eipbrasser  fiucupe 
des  sciences  qui  onf;  pour  objet  les  phénomènes  sociaux, 
les  manifestations  collectives  de  la  vie  humaipe.  Cela  suffi- 
sait, dans  un  pays  où  la  copr  et  le  monde  officiel  exerçaient 
uue  influepce  décisive  sur  la  langue  et  les  mœurs  nationales, 
pour  enlever  le  nom  de  sciences  à  toute  cette  catégorie  impor- 
tante de  conn^ssances  à  laquelle  appartient  Técopomie  poli- 
tique.  Par  là,  surtout,  les  hommes  qui  eussent  été  disposés 
à  étudier  ces  sciences  exclues  e(  à  les  cultiver  pour  elles- 
mêmes,  dans  un  esprit  vraiment  scientifique,  se  trouvaient 
privés  de  toutes  les  récompepses,  lucratives  ou  honorifiques, 
propres  à  )es  pousser  dans  cette  voie.  Dès  lors  la  science  éco- 
nomique ne  pouvait  surgir  en  France  qu'à  Toccasion  de  ques- 
tions pratiques  plus  op  moins  complexes,  ni  se  développer 
que  dans  des  écrits  inspirés,  soit  par  le  besoin  de  défendre 
certains  intérêts,  soit  par  une  vague  aspiration  à  des  réformes 
générales  dont  Tordre  social  tout  entier  réclamait  Tappli- 
cation. 

La  réorganisation,  sous  le  Consulat,  de  l'Institut  et  de 


3tî  l«TR0OUGTIO!!f. 

rUniversité,  où  le  nom  de  sciences  fut  exclusivement  réservé 
aux  sciences  mathématiques,  physiques  et  naturelles,  acheva 
de  dessiner  la  position  de  Téconomie  politique  eu  France. 
Pour  les  hommes  politiques,  c'était  un  arsenal  de  polémique, 
une  doctrine  d'opposition  ;  pour  le  public  éclairé  en  général, 
c'était  l'ensemble  des  raisonnements  et  des  spéculations  appli- 
cables aux  questions  qui  concernent  le  bien-être  et  le  progrès 
des  sociétés.  Etudiée  superûciellement  par  quelques  jeunes 
gens  qui  aspiraient  à  s'occuper  pratiquement  de  l^islation  et 
d'administration,  elle  était  repoussée  par  les  gens  du  monde 
comme  littérature  ennuyeuse,  par  les  savants  comme  man- 
quant des  caractères  les  plus  essentiels  d'une  vraie  science. 

En  Italie^  l'opposition  des  économistes  avait,  comme  en 
France  et  bien  plus  qu'en  France,  tout  à  critiquer,  tout  à  ré- 
former, parce  que  l'organisation  politique  y  était  vicieuse» 
radicalement  vicieuse,  et  cela  depuis  des  siècles.  Mauvaise 
législation,  mauvaise  administration,  mauvaise  justice,  do- 
mination étrangère,  absence  totale  de  garanties  constitution- 
nelles, voilà  le  résumé  des  maux  qui  étaient  devenus  endé- 
miques dans  ce  beau  pays  depuis  le  règne  de  Charles  Y. 
Comment  aurait-on  pu  étudier  froidement  et  scientifique- 
ment les  questions  économiques  en  présence  de  spoliations 
et  de  brigandages  auxquels  la  rapacité  avait  autant  de  part 
que  l'ignorance,  ou  analyser  patiemment  les  manifestations 
d'une  vie  sociale  qui  ressemblait  k  une  longue  agonie?  De  là 
cette  sentimentalité  qui  respire  souvent  dans  les  écrits  des 
économistes  italiens  antérieurs  au  dix-neuvième  siècle;  de  là 
cette  étendue  illimitée ,  ou  vaguement  limitée,  qu'ils  assi- 
gnent au  domaine  de  la  science  et  ce  méUnge  continuel  de 
considérations  morales  dont  ils  embarrassent  leurs  ana- 
lyses. 

Au  surplus,  l'esprit  gouvernemental  n'est  pas  plus  que 
l'esprit  d'opposition  celui  qui  doit  présider  aux  investigations 
scientifiques.  La  preuve  en  est  dans  les  travaux  des  écono- 
mistes allemands. 


APPLICATION   DE   LA   SCIENCE   ÉCONOMIQUE.  33 

Il  y  avait,  depuis  la  fin  du  moyen  âge,  dans  la  plupart  des 
Etats  de  FÂlIemagne,  une  Chambre  chargée  de  Tadministra- 
tion  des  domaines  et  régales^  formée  à  Tinstar  de  la  Chambre 
mdvque  de  Vienne,  et  dans  les  mains  de  laquelle  s'étaient 
concentrées  peu  à  peu  diverses  branches  de  la  police  et  de 
l'administration  publique.  C'était  un  collège  de  hauts  fonc- 
tionnaires, à  la  fois  délibérant,  jugeant  et  agissant,  auquel 
ressor tissaient  toutes  les  questions  économiques  et  financièreSt 
et  qui,  depuis  que  les  assemblées  d'Etats  étaient  tombées  en 
désuétude,  avait  tu  de  jour  en  jour  s'accroître  sa  compétence 
et  son  autorité.  De  là  le  nom  de  sciences  caniéraks^  sous  lequel 
on  désigne  en  Allemagne  les  connaissances  diverses  dont 
s'étaye  l'art  de  Tadministration.  Dès  le  commencement  du 
dix-huitième  siècle,  il  existait  dans  plusieurs  Universités  des 
chaires  spéciales  pour  renseignement  de  ces  sciences,  et 
aujourd'hui  elles  forment  souvent,  comme  à  l'Université  de 
Tubingue,  une  Faculté  à  part,  distincte  de  la  Faculté  de  droit. 

Ce  fut  ainsi,  comme  science  camérale,  c'est-à-dire  comme 
une  branche  de  l'art  d'administrer,  que  Téconomie  politique 
fut  d'abord  étudiée  en  Allemagne,  et  les  économistes  alle- 
mands ont  presque  tous  été,  jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier» 
des  caméralisteSj  c'est-à-dire  des  professeurs  de  caméralis- 
tique^  tels  que  Casser,  Dilhmar,  Yung,  Roessig,  Schmalz,  etc. 

Envisagée  comme  un  art  et  comprenant  dans  son  domaine 
beaucoup  de  questions  qui  appartenaient  à  la  police  ou  à 
l'art  financier,  la  science  économique  ne  pouvait  que  lan- 
guir, et  nous  voyons  les  économistes  allemands  se  traîner 
à  la  remorque  des  mercantilistes  de  l'Italie,  puis  des  physio- 
craies  de  la  France,  jusqu'à  l'époque  oii  la  révolution  de  1789 
d'un  côté,  l'école  philosophique  de  Kant  d'un  autre,  vin- 
rent donner  une  impulsion  puissante  à  l'étude  des  sciences 
morales  et  politiques,  en  faisant  descendre  cette  étude  des 
régions  gouvernementales  où  elle  avait  été  jusqu'alors  con- 
centrée, et  en  attirant  dans  cette  direction  la  foule  des  intel- 
ligences d'élite  qui  peuplaient  les  Universités. 

I.  3 


34  INTRODUCTION. 

Une  fois  ce  mouvemeut  imprimé,  ce  n'était  pas  chez  bn 
peuple  si  laborieux,  si  porté  vers  les  spéculations  scientifiques, 
doué  d'ailleurs  au  plus  haut  degré  de  la  faculté  d'abstraction 
et  de  Tesprit  d'analyse,  que  pouvait  se  maintenir,  au  moins 
eh  théorie,  le  syncrétisme  qui  avait  retardé  jusqu'alors  les 
progrès  de  la  science  économique.  Les  économistes  allemands 
de  ce  siècle  distinguent  généralement  et  traitent  à  part, 
sous  le  nom  de  Volkstvirthschaft^  une  science  qui  est  vrai- 
ment l'économie  politique,  c'est-à-dire  qui  a  pour  objet  les 
phénomènes  économiques,  et  qui  n'aspire  qu'à  expliquer  ces. 
phénomènes  en  constatant  les  lois  qui  les  régissent.  Mais 
l'organisation  établie  et  les  habitudes  qu'elle  a^fontiées  con- 
servent leur  empire  malgré  la  logique,  et  cette  science  pure 
n'est  jamais  envisagée,  de  la  part  de  ceux  même  qui  la  dis- 
tinguent et  la  caractérisent  le  plus  nettement,  que  comme  la 
partie  générale  et  en  quelque  sorte  l'introduction  d'une 
science  plus  étendue,  qui  comprend  l'art  d'administrer,  l'art 
d'enrichir  la  société  et  le  gouvernement,  l'art  de  rendre  un 
pays  puissant  et  prospère.  Cette  manière  de  voir  devait  exer- 
cer, elle  a  exercé  en  effet  une  influencé  fâcheuse  à  plusieurs 
égards  sur  l'étude  et  l'enseignement  de  l'économie  politique. 
Le  perfectionnement  de  fart  d'administrer,  par  conséquent 
celui  de  la  vie  sociale,  continue  d'être,  aux  yeux  des  écono- 
mistes allemands,  le  but  principal  de  leurs  investigations  et 
de  leurs  travaux  ;  ils  he  le  perdent  jamais  de  vue  et  lui  con- 
sacrent la  meilleure  part  de  leui'S  veilles  et  de  leurs  médita- 
tions. Or,  c'est  un  but  complexe,  à  l'accomplissement  duquel 
beaucoup  d'autres  connaissances  doivent  concourir,  et  que 
les  législateurs,  les  ministres,  les  hommes  politiques  ont 
seuls  mission  d'embrasser  dans  sa  généralité  sur  le  terrain 
de  la  pratique.  L'économiste  allemand  persiste  à  renfermer 
ce  but  tout  entier  dans  les  limites  de  sa  science  et  se  croit  par 
conséquent  appelé,  comme  savant,  comme  économiste,  à  ré- 
soudre tous  les  problèmes  plus  ou  moins  complexes  dont  ce 
but  implique  la  solution  ;  il  s'obslinn  à  faire  une  science  de 


n 


APPUGATION   DE  LA   SCIENCE   ÉCONOMIQUE.  35 

ce  qui  n'est  et  ne  peut  jamais  être  qu'un  art,  ou  un  ensemble 
de  plusieurs  arts. 

Cette  seule  erreur,  de  confondre  une  science  avec  un  art, 
sufût  pour  égarer  complètement  Tespril  le  plus  sagace.  Rien 
n'est  plus  contraire  à  l'esprit  d'analyse,  par  conséquent  aux 
progrès  de  toute  science,  qu'une  telle  erreur  sur  le  but  et  les 
limites  de  la  spéculation  scientifique.  L'économiste  qui  as- 
signe un  ou  plusieurs  buis  pratiques  à  ses  investigations  se 
laisse  inévitablement  détourner  par  ces  feux  follets  du  che- 
min de  la  vérité.  Quand  on  voit  un  auteur  débuter,  comme 
le  fait  M.  de  Sismondi,  par  définir  l'économie  i>oIitique  i(?ie 
branche  de  ïart  de  gouverner,  on  peut  être  certain  d'avance 
qu'il  s'égarera  dans  une  fausse  voie  pour  n'en  plus  sortir! 
On  pourrait  avec  autant  de  raison  appeler  la  physique  el  la 
chimie  des  branches  de  l'art  de  gouverner,  parce  que  l'admi- 
nistration est  quelquefois  appelée  à  faire  des  appréciations  de 
ces  sciences. 

Assurément,  dans  toutes  les  directions  de  l'activité  intel- 
lectuelle, la  science  ne  naissant  et  ne  se  développant  qu'après 
l'art,  réconomie  politique,  de  même  que  les  autres  sciences, 
a  dû  commencer  par  être  un  art.  Mais  les  tendances  que  Je 
Tiens  de  signaler  ont  retardé  une  transformation  qui  aurait 
dû  s'opérer  depuis  longtemps,  et  pour  laquelle  l'esprit  hu- 
main était  parfaitement  préparé.  Si  l'économie  politique 
avait  pu  être  étudiée  et  cultivée  dès  ses  premiers  commence- 
ments sans  aucune  vue  d'application  immédiate  et  sans  au- 
cune préoccupation  politique,  elle  se  serait  partout  élevée, 
depuis  un  siècle  peut-être,  à  l'état  de  pure  science. 


CHAPITRE  IV. 


UTILITÉ  DES  CONNAISSANCES   ÉCONOMIQUES. 


La  plupart  des  auteurs  qui  exposent  d'une  manière  plus 
ou  moins  approfondie  l'ensemble  d'une  science  quelconque 
s'efforcent  de  démontrer,  ou  affirment  simplement  comme 
une  chose  non  contestée,  que  la  connaissance  des  vérités 
qu'ils  enseignent  est  d'une  utilité  générale,  et  sur  ce  point 
ils  ont  tous  raison.  Ne  fût-ce  que  par  l'exercice  qu'elle  donne 
aux  facultés  actives,  à  l'attention,  à  la  mémoire,  à  l'esprit 
d'analyse,  au  jugement,  Télude  d'une  science  est  profitable 
aux  personnes  mêmes  qui  ne  seront  jamais  appelées  à  en  faire 
l'application  dans  leur  intérêt,  ni  dans  celui  de  la  société. 
D'ailleurs,  il  y  a  une  telle  connexion  entre  les  branches  di- 
versesdes  connaissances  humaines,  que  chacune  d'elles 
fournit  des  directions  précieuses  pour  l'étude  et  même  pour 
l'application  de  toutes  les  autres. 

Combien  à  plus  forte  raison  n'est-on  pas  fondé  à  reven- 
diquer le  mérite  d'une  utilité  générale  pour  la  connaissance 
de  vérités  qui  sont  d'une  application  journalière,  dans  la  vie 
privée  aussi  bien  que  dans  la  vie  publique  1  De  cela  seul  que 
la  science  économique  explique  la  composition  et  le  jeu  de 
cet  organisme  compliqué,  par  le  moyen  duquel  s'accomplit 
le  développement  matériel  des  sociétés  humaines,  on  peut 
conclure  que  chaque  membre  d'une  telle  société  est  intéressé 
à  connaître  cette  science.  N'occupe-t-il  pas  en  effet  une  place 
déterminée,  ne  joue-t-il  pas  un  certain  rôle  dans  l'organisme 
de  la  société  à  laquelle  il  appartient?  Peut-il  lui  être  îndif- 


:^A..-»>. 


UTILITÉ  DES  CONNAISSANCES  ÉCONOMIQUES.  37 

férent  de  savoir  ou  d'ignorer  ce  qui  caractérise  cette  place  et 
ce  r6ic  dans  le  présent,  ce  qui  peut  les  modifier  dans  Tavenir, 
comment  le  développement  général  peut  influer  sur  sa  posi- 
tion individuelle,  et  comment  son  activité  individuelle  peut  à 
son  tour  réagir  sur  le  développement  général? 

Cette  utilité  générale  des  connaissances  économiques  est 
particulièrement  évidente  à  une  époque  où  la  somme  des 
avantages  qu'un  homme  retire  de  l'état  social  est  presque  en- 
tièrement déterminée  par  sa  position  économique;  or,  tel  est, 
sans  contredit,  tel  sera  de  plus  en  plus  le  caractère  du  stage 
de  civilisation  dans  lequel  nous  sommes  entrés.  Il  y  avait, 
dans  les  stages  antérieurs,  des  positions  irrévocablement 
déterminées  par  le  droit  et  conférant,  à  ceux  qui  les  occu- 
paient, des  distinctions,  un  pouvoir,  des  privilèges,  qui  ne 
dépendaient  point  de  leur  position  économique.  Le  seigneur, 
le  serf,  le  bourgeois,  Thomme  lettré  conservaient  leurs  po- 
sitions relatives,  soit  entre  eux,  soit  à  l'égard  de  la  commu- 
nauté et  de  l'Etat,  en  dépit  de  tous  les  changements  que 
pouvait  subir  leur  situation  de  fortune.  Aujourd'hui,  c'est  la 
fortune  presque  seule  qui  fait  les  grands  seigneurs;  par  elle 
on  voit  s'élever  à  ce  rang  l'homme  de  lettres,  le  bourgeois, 
l'artisan,  le  paysan;  sans  elle,  les  titres,  les  talents,  le  savoir, 
la  vertu  ne  donnent  qu'une  position  sociale  équivoque,  aussi 
dénuée  d'importance  réelle  que  d'éclat.  Jamais,  donc,  l'étude 
des  lois  qui  gouvernent  la  distribution  et  le  développement 
des  diverses  positions  économiques  n'a  été  plus  intéressante 
ni  plus  utile. 

Il  n'est  pas  un  membre  de  la  société  qui,  même  dans  sa 
vie  privée,  n'ait  souvent  besoin  de  lumières  que  la  science 
économique  seule  peut  lui  fournir. 

Est-on  riche?  on  a  des  fonds  à  placer  ou  à  faire  valoir.  On 
est  dès  lors  intéressé  dans  l'œuvre  générale  de  la  production 
de  la  richesse,  exposé  par  conséquent  à  faire  des  calculs 
erronés,  ou  à  subir  des  mécomptes  et  des  pertes,  si  l'on  ignore 
les  lois  qui  gouvernent  cette  production ,  si  Ton  ne  sait  pas 


38  INTRODUCTION. 

se  rendre  compte,  par  exemple,  des  causas  qui  déterminent 
le  prix  courant  des  produits  agricoles  et  industriels ,  du  rôle 
que  joue  le  capital  dans  les  phénomènes  économiques,  ou  des 
fonctions  que  remplissent  dans  la  circulation  de  la  richesse 
le  numéraire  métallique  et  les  signes  représentatifs  qui  en 
tiennent  lieu.  Les  connaissances  économiques  n'indiqueront 
pas,  sans  doute,  à  l'homme  riche,  des  moyens  certains  et  di- 
rects d'accroître  sa  fortune;  mais  elles  le  mettront  en  ptat 
d'apprécier  les  chances  de  succès  des  entreprises  où  il  pour- 
rait s'engager,  la  portée  réelle  d'expédients  ruineux  ou  de 
fausses  démarches  qui  pourraient  la  compromettre. 

Quand  on  est  riche,  on  a  un  revenu  considérable  à  dépenser. 
Doit-on  le  dépenser  tout  entier,  ou  en  économiser  une  partie? 
Quelles  dépenses  doit-on  préférer,  parmi  celles  qu  on  pour- 
rait se  permettre?  Voilà  deux  questions  sur  lesquelles  beau- 
coup de  riches  ne  consultent  que  leur  intérêt  personnel, 
leurs  désirs,  leurs  passions;  et  ils  en  ont  le  droit,  la  loi  ne 
leur  prescrivant  rien  à  cet  égard.  Mais  il  en  est  aussi  plu- 
sieurs qui  se  regardent,  et  avec  raison,  comme  liés,  dans 
Tusage  qu'ils  font  de  leur  fortune,  par  certains  devoirs  [envers 
la  société  dont  ils  font  partie,  surtout  envers  la  classe  nom- 
breuse, et  généralement  peu  fortunée,  dont  le  travail  méca- 
nique ou  intellectuel  produit  la  richesse;  or;  rien  n'est  plus 
ordinaire  que  de  voir  ces  riches  bien  intentionnés  suivre, 
faute  de  connaissances  économiques,  une  voie  qui  les  éloigne 
du  but  louable  auquel  ils  aspirent,  et  employer  leurs  revenus 
d'une  manière  nuisible  aux  travailleurs  et  à  la  société. 

Les  uns  dépensent  trop  ;  ils  s'imposent  le  devoir  de  con- 
sommer sous  la  forme  d'objets  de  luxe  une  portion  de  leur 
revenu  plus  considérable  que  celle  qu'ils  auraient  destinée  à 
cet  usage  en  vue  de  leurs  besoins  réels,  c'est-à-dire  de  con- 
sommer ce  qu'ils  auraient  pu  et  voulu  épargner.  D'accord  sur 
ce  point  avec  un  préjugé  populaire  universellement  répandu, 
ils  s'imaginent  que  c'est  la  dépense  du  riche,  non  son  épargne, 
qui  fait  vivre  les  travailleurs  et  croître  la  demande  du  travail. 


UTILITÉ   DES   CONNAISSANCES    ÉCONOMIQUES.  o9 

Les  autres  dépensent  mal;  ils  consacrent,  par  exemple,  une 
portion  notable  de  }eur  superflu  à  des  actes  de  charité,  dont  le 
résultat  immédiat  et  apparent  leur  semble  désirable;  ils  se 
font  un  devoir  de  pratiquer  la  bienfaisance  avec  plus  ou  moins 
de  largeur,  et  ils  pensent  avoir  rempli  ce  devoir  quand  ils 
ont  soulagé  la  misère  présente  d'un  certain  nombre  d'indi- 
gents, soit  en  distribuant  eux-mêmes  des  aumônes,  soit  en 
fournissant  à  d'autres  les  moyens  d'en  distribuer. 

Est-on  pauvre?  on  a  besoin  avant  tout  de  se  résigner  à  cette 
condition  économique,  de  se  réconcilier  avec  une  organisation 
sociale  dans  laquelle  on  se  trouve  si  mal  placé,  d'accepter 
rinégale  distribution  des  richesses  comme  une  chose  tout 
aussi  nécessaire ,  par  les  causes  qui  la  produisent ,  tout 
aussi  salutaire,  dans  ses  résultats  généraux,  que  l'inégale  dis- 
tribution des  facultés  naturelles  du  corps  et  de  l'esprit.  Il  im- 
porte d'ailleurs  aux  riches,  il  importe  au  bien-être  et  au 
repos  de  la  société  entière,  que  le  pauvre  se  fasse  une 
idée  juste  des  lois  qui  régissent  la  distribution  des  ri- 
chesses, car  son  ignorance,  qui  n'est  un  mal  que  pour  lui,  le 
rend  accessible  à  une  sciepce  fausse,  à  des  notions  erronées, 
qui  deviennent  un  danger  pour  les  autres. 

Si  de  la  vie  privée  nous  passons  à  la  vie  publique,  nous 
voyons  l'économie  politique  s'élever  au  rang  d'une  science  ri- 
goureusement nécessaire.  La  puissance  des  Etats,  leur  bien- 
être  intérieur  et  leur  sûreté  extérieure  dépendent  tellement 
aujourd'hui  du  stage  de  développement  économique  auquel 
ils  sont  parvenus,  que  les  questions  économiques  sont  deve- 
nues les  plus  importantes  de  celles  dont  les  gouvernements 
ont  à  s'occuper,  et  qu'elles  se  trouvent  d'ailleurs  plus  ou  moins 
mêlées  à  toutes  les  autres. 

Les  gouvernements,  par  leurs  lois  et  par  leurs  actes,  exer- 
cent une  action  directe  sur  le  développement  économique  de 
la  société,  c'est-à-dire  sur  la  production,  la  circulation  et  la 
distribution  de  la  richesse,  tantôt  dans  le  but  de  favoriser  ce 
développemcul  ou  de  le  diriger,  tantôt  dans  celui  de  fournir 


40  INTRODUCTION. 

à  l*Etat  les  moyeDS  matériels  dont  il  ne  peut  se  passer.  De  là 
deux  séries  de  questions,  sur  la  solution  desquelles  la  science 
économique  doit  avoir  non*seulement  une  influence  essen- 
tielle, mais  la  principale  influence,  l'influence  la  plus  déci- 
sive. 

Lorsque  l'action  directe  dont  il  s*agit  a  un  but  économique 
avoué,  comment  l'homme  d'Etat  et  le  législateur  pourront-ils 
apprécier  la  convenance  du  but  spécial  de  cette  action  relati- 
vement àTensemble  du  mouvement  économique,  ou  celle  des 
moyens  proposés  relativement  à  ce  but,  si  ce  n'est  par  une 
connaissance  approfondie  des  lois  qui  déterminent  et  gou- 
vernent le  développement  sur  lequel  ils  veulent  agir,  c'est-à- 
dire  des  causes  mêmes  dont  ils  prétendeul  diriger  l'action  et 
modifier  les  résultats?  Intervenir  dans  le  jeu  de  l'organisme 
économique  sans  savoir  dans  quel  sens  on  doit  agir,  ni  ce 
qu'on  doit  faire  pour  agir  dans  un  sens  donné,  c'est  tenter 
des  expériences  et  des  manipulations  dans  un  laboratoire  de 
physique  ou  de  chimie,  sans  connaître  les  premiers  éléments 
de  ces  deux  sciences. 

Lorsque  l'action  directe  du  gouvernement  a  pour  but  de 
procurer  à  l'Etat  un  revenu  fixe  ou  des  ressources  extraordi- 
naires, il  importe,  pour  ce  but  même,  que  les  moyens  em- 
ployés tendent  le  moins  possible  à  entraver  la  formation  et  à 
ralentir  Taccumulalion  des  capitaux  productifs,  c'est-à-dire 
à  sacrifier  les  ressources  futures  en  vue  des  besoins  actuels. 
Or,  pour  arriver  à  ce  résultat,  il  est  absolument  nécessaire 
de  connaître  à  fond  cette  action  directe  que  les  prélèvements 
exigés  par  l'Etat  exercent  sur  le  mouvement  de  la  richesse, 
tantôt  en  altérant  les  conditions  générales  de  la  production, 
tantôt  en  affaiblissant  ou  en  fortifiant  les  mobiles  qui  pous- 
sent à  l'épargne,  tantôt  en  modifiant  la  circulation  ou  la 
distribution  des  produits. 

Dans  les  cas,  bien  plus  nombreux,  où  l'intervention  de 
l'Etat  n'agit  pas  directement  sur  les  phénomènes  économi- 
ques généraux,  elle  peut  avoir  une  influence  indirecte  fort 


UTILITÉ  DES  GONflAlSSANGES   ÉCONOMIQUES.  41 

sensible,  ou  plutôt,  elle  a  toujours  plus  ou  moins  une  lelle 
influence  ;  car  il  serait  difficile  de  citer  une  institution,  une 
loi,  une  mesure  administrative,  qui  ne  touche  pas,  de  près 
ou  de  loin,  à  quelque  intérêt  matériel. 

Le  plus  grand  avantage  qu'une  société  puisse  retirer  de 
son  gouvernement,  c'est  le  sentiment  général  de  sécurité  qui 
résulte  d'une  garantie  complète,  assurée  pour  le  présent  et 
pour  l'avenir  à  tous  les  droits  acquis,  à  tous  les  intérêts  légi- 
times. Ce  sentiment  n'est  pas  lui-même  la  cause  du  mouve- 
ment économique,  le  moteur  du  travail  et  de  l'épargne;  mais 
son  concours  est  tellement  indispensable,  que  la  force  des 
moteurs  se  proportionne  toujours  à  celle  du  sentiment  de 
sécurité  qui  accompagne  leur  action.  Affaiblir  ce  sentiment^ 
c'est  inévitablement  affaiblir  aussi  les  moteurs  du  développe- 
ment économique,  c'est-à-dire  les  intérêts  individuels  ou 
collectifs  de  la  société;  le  détruire  tout  à  fait,  ce  serait  para- 
lyser ces  moteurs  aussi  complètement  que  si  on  les  avait 
eux-mêmes  supprimés.  Et  combien  sont  rares  les  lois  qui 
n'affectent  pas  de  quelque  manière,  en  bien  ou  en  mal,  la 
garantie  dont  le  sentiment  de  sécurité  est  le  résultat  !  L'article 
en  apparence  le  plus  insignifiant  d'un  Gode  civil  ou  pénal 
ou  d'une  loi  de  procédure  peut  avoir,  à  ce  point  de  vue  éco- 
nomique, une  portée  immense  ;  mais  cette  portée  ne  saurait 
être  comprise  et  appréciée  sans  une  connaissance  complète 
de  la  science  économique.  Pour  prévoir  et  calculer  d'avance 
l'effet  que  produira  une  loi  dans  le  jeu  de  la  machine  écono- 
mique, il  faut  avoir  étudié  la  structure  de  cette  machine,  les 
divers  intérêts  qui  lui  servent  de  moteurs  et  les  engrenages 
qui  relient  à  l'action  de  ces  moteurs  la  plupart  dès  manifes- 
tations extérieures  de  la  vie  sociale. 

Les  lois  qui  paraissent  le  plus  étrangères  au  mouvement 
économique  sont  celles  qui  pourvoient  à  des  intérêts  pure- 
ment moraux  de  la  société,  notamment  celles  qui  organisent 
une  instruction  publique  et  des  cultes  religieux.  Elles  soulè- 
vent cependant  aussi  des  questions  économiques,  dont  il  serait 


42  INTRODUCTION. 

quelquefois  dangereux ,  dont  il  n*est  jamais  convenable  de 
faire  complète  abstraction. 

Il  y  a  d*abord  la  question  des  frais.  S*il  ne  s'agissait  que 
de  choisir  entre  deux  institutions  également  publiques,  éga- 
lement soutenues  par  TEtat,  le  calcul  serait  simple,  sans 
doute;  il  n'exigerait  aucune  connaissance  de  Téconomie 

f)olitique;  mais  quand  la  nécessité  de  cette  intervention  de 
'Etat  n'est  pas  démontrée,  quand  on  peut  admettre  comme 
certain  que  la  société  pourvoirait  aussi  bien  par  elle-même  à 
ses  intérêts  moraux,  il  importe  de  savoir  lequel  de  ces  deux 
systèmes  serait  le  moins  coûteux,  et  alors  la  question  rentre 
dans  le  domaine  de  cette  science,  parce  que,  dans  ce  cas,  au 
lieu  d'avoir  simplement  à  comparer  entre  elles  deux  dépenses 
dont  tous  les  éléments  sont  donnés,  on  doit  opposer,  à  une 
dépense  prévue  et  fixée,  des  données  conjecturales  et  approxi- 
matives, dont  l'appréciation  repose  essentiellement  sur  des 
théories  économiques. 

Il  y  a  ensuite  la  question  très-grave  de  l'influence  qu'exerce 
la  satisfaction  donnée  aux  besoins  moraux  de  la  société  sur 
les  facultés  humaines  dont  la  production  et  l'accumulation 
de  la  richesse  exigent  le  déploiement  et  sur  les  mobiles  qui 
mettent  en  jeu  ces  facultés,  influence  qui  peut,  qui  doit  va- 
rier suivant  la  manière  dont  cette  satisfaction  sera  organisée, 
suivant  Tespril  qui  aura  inspiré  la  création  et  qui  continuera 
de  diriger  la  mise  en  œuvre  des  institutions  destinées  à  y 
pourvoir. 

Ainsi,  les  connaissances  économiques  sont  plus  indispensa- 
bles au  législateur  et  à  l'homme  d'Etat  qu'aucune  de  celles 
qu'ils  regardent  ordinairement  comme  nécessaires  dans 
l'exercice  de  leurs  fonctions.  Ils  pourraient,  à  la  rigueur, 
ignorer  la  géographie  et  l'histoire  de  leur  pays,  certains  qu'ils 
sont  de  trouver,  dans  un  dictionnaire  ou  dans  un  manuel, 
les  notions  de  ce  genre  qui  leur  manquent,  et  de  se  les  appro- 
prier facilepfient  à  l'instant  même  où  ils  en  sentiront  le  besoin. 
Mais  la  science  économique  forme  un  système  suivi  et  forte- 

I  '1,1.  :    .  • .  •  ; 


UTILITÉ   DES   CONNAISSANCES   ÉCONOMIQUES.  43 


1  (  r"       ^     .1 


ment  lié  de  principes  et  de  raisonnements,  qu'il  fanj.  avoif 
étudiés  raéthodiqiiemeiU,  d'un  bout  à  Tautre,  pour  en  com- 
prendre les  détails  et  pour  être  en  état  d'en  faire  une  appli- 
cation rationnelle. 

Ce  qui  est  vrai  du  législateur  et  de  l'homme  d'Etat,  ne 
Tesl-il  pas  également  de  tout  homme  que  son  éducation  et 
sa  position  sociale  appellent  à  s'occuper  des  affaires  publi- 
ques dans  une  sphère  et  sous  une  forme  quelconque?  Je  dis 
plus;  cela  n'est-il  pas  vrai  de  tout  individu  dont  lesopinjons 
entrent  comme  éléments  dans  cette  immense  voix  qu'on 
nomme  l'opinion  publique,  dans  cette  voix  qui  exerce  de  nps 
jours,  presque  partout,  sur  les  actes  des  gouvernements,  une 
influence  puissante,  souvent  irrésistible?  N'est-ce  pas  une 
chose  déplorable,  et  pourtant  fréquente,  de  voipcette  opinion, 
égarée  en  partie  par  l'ignorance,  en  partie  par  un  savoir 
superficiel  ou  puisé  à  des  sources  impures,  pousser  un  gou- 
vernement éclairé  à  des  actes  qu'il  juge  lui-paême  absurdes 
en  principe,  nuisibles  ou  dangereux  dans  leurs  résultats? 
N'est-ee  pas  une  chose  révoltante  surtout,  et  pourtant  fré- 
quente aussi,  de  voir  des  journalistes,  qui  se  sont  donné  la 
mission  de  former  ou  d'éclairer  l'opiniop  publique  sur  les 
actes  des  gouvernements,  devenir,  par  leur  ignorance,  les 
organes  d'intérêts  aveugles  ou  de  préjugés  populaires,  et 
propager  des  erreurs  dont  la  science  économique  a  depuis 
longtemps  fait  justice? 

Démontrer  l'utilité  générale  des  connaissances  économi- 
ques, c'est  démontrer  celle  d'un  enseignement  qui  aurait 
pour  objet  ces  connaissances  et  qui  s'adresserait  à  toutes  les 
classes  de  la  société.  Un  tel  enseignement  existe  en  Angle- 
terre ;  il  existerait  aujourd'hui  dans  la  plupart  des  Etats  du 
continent  européen,  si  la  société  s'y  était  réservé,  comme  en 
Angleterre,  le  soin  de  pourvoir  elle-même  à  ses  besoins 
d'instruction.  Mais  l'instruction  officielle,  toujours  dominée 
par  l'esprit  de  routine  et  par  des  influences  politiques  dont 
les  gouvernements  ne  peuvent  pas  s'affranchir,  ne  suit  que 


44  ncmoDUcnoN . 

lentement,  et  de  loin,  la  marche  du  développement  social. 
Aucun  de  ces  Etats  n*a  osé,  jusqu'à  présent,  introduire  la 
science  économique  dans  renseignement  donné  au  peuple. 
Us  l'ont  admise,  et  encore  d'une  manière  parfois  très-incom- 
plète et  insuffisante,  dans  leurs  établissements  d'instruction 
supérieure  ;  ils  l'ont  généralement  exclue  de  leurs  établisse* 
ments  du  second  degré  et  de  leurs  écoles  primaires.  Cepen- 
dant, la  classe  pour  laquelle  le  besoin  d'un  enseignement 
oral  se  fait  le  plus  sentir  est  évidemment  celle  qui  lit  le  moins 
et  qui  est  le  moins  capable  de  lire  avec  fruit  des  ouvrages 
didactiques,  c'est-à-dire  celle  précisément  qui  reçoit  toute  son 
instruction  dans  les  écoles  primaires.  L'homme  qui  a  reçu 
dans  les  écoles  supérieures  une  instruction  à  peu  près  com- 
plète peut  facilement,  par  des  lectures  et  des  études  privées, 
acquérir  une  connaissance  approfondie  de  la  science  écono- 
mique. Sa  mémoire,  sa  force  d'attention,  son  intelligence, 
toutes  ses  facultés  intellectuelles  sont  aguerries  au  travail,  et 
sa  position  lui  laisse,  en  général,  assez  de  loisir  pour  une 
telle  étude.  N'est-ce  pas  ainsi,  en  fait,  que  la  plupart  des 
économistes  anciens  et  modernes  ont  appris  leur  science  et 
sont  devenus  capables,  soit  de  l'enseigner  à  d'autres,  soit  de 
contribuer  à  ses  progrès  par  de  nouvelles  analyses  et  de 
nouvelles  spéculations?  Mais  un  ouvrage  d'économie  poli- 
tique ne  sera  jamais  assez  clair,  assez  simple,  assez  élémen- 
taire, ni  surtout  d'une  lecture  assez  attrayante,  pour  tenir 
lieu,  aux  hommes  qui  n'ont  suivi  que  les  écoles  primai- 
res, de  renseignement  personnel  d'un  maître.  L'instruc- 
tion qu'ils  reçoivent  dans  ces  écoles  ne  développant  guère 
chez  eux  que  la  mémoire  et  l'entendement,  la  faculté  d'ab- 
straire et  de  généraliser  leur  manque,  et  le  plus  souvent 
aussi  la  force  d'attention  nécessaire  pour  suivre  un  raison- 
nement. 

En  parcourant  les  programmes  des  écoles  primaires  les 
mieux  organisées,  on  est  vraiment  confondu  de  no  pas  y 
voir  figurer  l'économie  politique  à  côté  de  la  géographie. 


IITU.1TÉ  DES  CONNAISSANCES   ÉCONOMIQUES.  45 

de  l'histoire  générale  et  de  Thistoire  naturelle.  S'il  est  bon 
que  l'homme  du  peuple  se  fasse  une  juste  idée  du  monde 
physique  dans  lequel  il  doit  yivre,  n'en  serait-il  pas  de  même 
à  l'égard  du  monde  social?  Si  la  connaissance  des  événe- 
ments et  des  institutions  du  temps  passé  lui  est  utile, 
comment  pourrait-il  lui  être  inutile  de  connaître  la  vie 
sociale  du  temps  présent,  de  comprendre  l'organisation  et  le 
développement  interne  de  cette  société  dont  il  fera  partie 
intégrante? 

Une  diffusion  générale  des  connaissances  économiques 
parmi  le  peuple  procurerait  aux  gouvernements  deux  grands 
avantages.  Le  premier  serait  d'arrêter  et  de  rendre  bientôt 
impossible  la  propagation  des  idées  hostiles  à  l'ordre  social 
et  des  passions  révolutionnaires  auxquelles  ces  idées  servent 
d'aliment.  Aucune  étude  n'est  plus  propre,  en  effet,  que  celle 
de  la  science  économique  à  rendre  évidentes  la  nécessité  d'un 
organisme  politique  fortement  constitué  et  l'importance  des 
services  que  rend  à  la  société  un  gouvernement  dont  la  force 
et  la  stabilité  sont  assurées. 

Le  second  avantage  serait  d'affranchir  les  gouvernements 
d'une  partie  de  la  responsabilité  que  fait  peser  sur  eux  l'opi- 
nion des  masses  ignorantes.  En  étudiant  avec  quelque  atten- 
tion les  lois  qui  régissent  le  mouvement  économique,  on 
acquiert  bientôt  la  certitude  que  l'action  de  ces  lois  est  indé- 
pendante de  l'organisme  politique,  et  que,  pourvu  qu'un 
gouvernement  garantisse  tous  les  droits  acquis  et  le  maintien 
de  la  sécurité  générale,  on  ne  peut  lui  imputer  ni  les  souf- 
frances individuelles  qui  résultent  de  la  marche  régulière  du 
développement  économique,  ni  les  perturbations  qui  inter- 
rompent de  temps  en  temps  cette  marche. 

Si  les  gouvernements  sont  possédés  aujourd'hui,  presque 
sans  exception,  de  la  manie  d'intervenir  dans  le  développe- 
ment économique  des  sociétés  pour  en  diriger  la  marche  et 
en  modifier  les  résultats,  on  doit  reconnaître  qu'ils  sont  pous- 
sés flans  cette  voie  par  l'ignorance  des  peuples.  Se  voyant  re- 


46  iNTRODÛtrrio^ . 

gardés  comme  responsables  de  Teffet  des  causes  économiques, 
ils  cherchent  à  régler  et  à  contrôler  Taclion  de  ces  causes; 
sachant  qu'on  leur  impute  les  perturbations  accidentelles  du 
mouvement  économique,  ils  agissent  pour  prévenir  ces  pev- 
turbations  ou  pour  en  corriger  les  résultats.  Ils  assument  ainsi, 
en  échange  d'une  respoiisâbiiité  imaginaire  et  injuste,  une 
responsabilité  réelle  et  parfaitement  juste,  celle  des  souf- 
frances et  des  perles  qui  résultent  presque  inévilablement  do 
leur  intervention. 

Conteslerîl-t-on  Tutilité  des  connaissances  économique.^  en 
alléguant  cB  fait,  que  Téconomie  politique  n'a  clé  ni  ensei- 
gnée, ni  cultivée,  ni  même  connue  avant  le  dix-seplième 
siècle  de  l'ère  chrétienne,  tandis  qu'on  a  vu,  à  toutes  les 
époques,  de  grandes  sociétés  devenir  fiches  et  puissantes, 
acquérir  un  haut  degré  de  prospérité  matérielle,  atteindre 
un  stage  de  civilisation  dont  les  résultats  font  encore  aujoiu*- 
d'hui  l'admiration  de  tous  les  hommes  éclairés?  L'argument 
s'appliquerait  à  bien  d'autres  connaissances  dont  l'utilité 
n'est  point  révoquée  en  doute;  il  s'appliquerait  à  toutes  ces 
magnifiques  inventions  qui  ont,  depuis  quatre  ou  cinq  siè- 
cles, si  profondément  modifié  les  rapports  sociaux  et  la  con- 
dition des  peuples  :  à  la  boussole,  à  Timprimerie,  à  Temploi 
des  moteurs  mécaniques,  à  la  vaccine;  il  est  d'ailleui*s 
sans  force  et  parfaitement  inadmissible  dans  la  question, 
parce  que  Ifes  intérêts,  les  moyens  de  puissance,  les  con- 
ditions de  développement  des  sociétés  modernes  sont  tout 
autres  que  ceux  des  anciennes  sociétés.  C'est  précisément 
de  la  transformation  qui  s'est  opérée  à  cet  égard  que  la 
science  économique  date  ses  premiers  pas.  Elle  est  née, 
elle  a  été  connue  et  cultivée,  lorsque  les  sociétés  ont  eu  besoin 
d'elle  et  parce  qu'elles  éprouvaient  ce  besoin.  Empêcher  ou 
entraver,  par  des  moyens  directs  ou  indirects,  chez  une  na- 
tion irrésistiblement  poussée  dans  la  voie  du  progrès,  la  pro- 
pagation et  l'enseignement  des  connaissances  économiques, 
c'est  refuser  à  ce  progrès  le  genre  de  lumières  dont  il  a  le 


UTILITÉ  DES   GO^HktSSiiicÈS   ÉCONOMIQUES.  47 

plus  besoin  pour  assurer  sa  marche  ;  c'est  l'exposer  ainsi,  en 
lui  cachant  Ifes  obstacles  dont  sa  route  est  semée,  à  des  se- 
cousses et  à  des  révolutions,  plus  dangeretises  tnille  fois  que 
l'engourdissement  absolu. 

Et  puis,  ces  phases  de  prospérité  matérielle,  que  Thumît- 
nité  a  jadis  traversées,  n'ont-élles  pas  été  interrompues  [lar 
des  causes  essentiellement  économiques,  dont  la  connais- 
sance et  la  juste  appréciatibd,  delà  part  des  hommes  qui  di- 
rigeaient alors  le  mouvement  social,  auraient  suffi  peut-être 
pour  rendre  les  interruptions  ou  impossibles,  ou  moins  com- 
plètes et  moins  prolongées?  Si  les  historiens  n'avaient  pas 
été,  aussi  bien  que  les  hommes  d'Etat  et  les  législateurs, 
dépourvus  de  connaissances  économiques,  nous  pourrions 
aujourd'hui  expliquer  la  plupart  des  péripéties  qu'ils  ra- 
content par  l'influence  des  lois  et  des  mœurs  qui  gou- 
vernaient les  rapports  sociaux  et  qui  réglaient  la  satisfac- 
tion des  intérêts  matériels  dans  les  périodes  antérieures.  Ce 
que  nous  savons  de  ces  périodes,  joint  à  ce  que  nous  en- 
seigne l'histoire  de  périodes  plus  récentes,  nous  permet  d'af- 
firmer que  les  causes  économiques  doivent  avoir  joué  de  tout 
temps,  qu'elles  doivent  jouer  maintenant  plus  que  jamais  un 
rôle  considérable  dans  le  progrès  et  la  décadence  des  sociétés, 
dans  l'élévation  et  la  chute  des  Etats. 

L'histoire  contemporaine,  étudiée  à  ce  point  de  vue,  suffi- 
rait à  elle  seule  pour  démontrer  l'utilité  d'une  diffusion  géné- 
rale des  connaissances  économiques;  elle  mettrait  en  évi- 
dence une  vérité  par  l'énoncé  de  laquelle  je  terminerai  ce 
chapitre,  et  que  je  livre  aux  méditations  de  mes  lecteurs  sans 
essayer  de  leur  en  offrir  le  développement,  parce  que  tout 
empiétement  sur  le  domaine  de  la  politique  actuelle  répu- 
gnerait à  l'esprit  qui  a  dicté  les  pages  qu'on  vient  de  lire 
et  qui  dictera  l'ouvrage  auquel  ces  pages  servent  d'intro- 
duction. 

Quelle  que  soit  l'incertitude  qui  plane  encore  sur  plusieurs 
doctrines  de  la  science  économique,  il  me  paraît  démontré 


48  INTRODUCTION. 

que  cette  science  renFerme  déjà  les  coDditions  essentielles  du 
progrès  ultérieur  des  sociétés  humaines,  et  qu'en  dépit  de 
certaines  apparences  contraires ,  en  dépit  de  la  supériorité 
que  peuvent  acquérir  passagèrement  quelques  Etats  par  une 
organisation  savante  de  la  force  brutale  et  par  une  concentra- 
tion artificielle  du  pouvoir,  Favenir  appartiendra  aux  nations 
qui  connaîtront  le  mieux  et  qui  sauront  le  mieux  appliquer 
les  principes  de  la  science  économique. 


PREMIÈRE  PARTIE 

SCIENCE  ÉCONOMIQUE  OU  ÉCONOMIE  POLITIQUE 

SPÉCULATIVE. 


LIVRE   I 


PRODUCTION  DE  LA  RICHESSE. 


CHAPITRE  I. 


ANALYSE   DE   LA    PRODUCTION. 


L'homme  uatt  parfaitement  nu  et  incapable  de  vivre  et 
de  se  développer  sans  le  secoui*s  d'objets  matériels,  qu*il  ne 
peut  ni  créer  ni  trouver  en  lui-même.  Son  incapacité  à  cet 
égard,  et  par  conséquent  sa  dépendance  du  monde  extérieur, 
est  plus  complète  que  celle  des  autres  créatures  vivantes,  car 
la  plupart  de  celles-ci  trouvent  en  elles-mêmes  le  vêtement 
dont  elles  ont  besoin  et  obtiennent  sans  travail  les  aliments 
nécessaires  à  leur  existence.  Ces  objets  matériels,  sans  lesquels 
Thomme  ne  peut  vivre,  doivent  donc  être  des  portions  de 
cette  matière  qui  l'entoure  et  qui  compose  le  monde  exté- 
rieur dans  lequel  Dieu  Ta  placé.  Il  ne  saurait  faire  un  pas 
dans  la  vie,  ni  développer  aucune  de  ses  facultés,  sans  appli- 
quer à  son  usage,  c'est-à-dire  sans  consommer  quelque  por- 
tion de  celle  matière  extérieure. 


I. 


50  PftODUCTlON   D£    LA    RlCHESSi;. 

Les  portioDs  de  matière  destinées  à  satisfaire  les  besoins  de 
l'homme  sont  conlinuelleraenl  produites  par  l'action  spon- 
tanée des  forces  de  la  nature,  et  presque  toujours  les  forces 
tant  intellectuelles  que  physiques  de  Thomme  lui-même 
doivent  concourir  avec  celles  de  la  nature  pour  approprier  la 
matière  aux  usages  humains. 

Produire,  ce  n'est  pas  créer,  tirer  du  néant,  et  rien  ne  nous 
autorise  à  èupposer  que  de  nouvelles  portions  de  matière 
soient  créées  dans  le  travail  incessant  de  la  nature.  Ce  travail 
ne  fait  que  modifier  les  formes  de  la  matière,  ou  en  combiner 
les  substances  diverses,  et  c'est  aussi  ce  qu'accomplit  le  tra- 
vail de  l'homme.  Cependant  la  nature  emploie,  dans  une 
partie  notable  de  sa  production,  des  procédés  que  l'homme 
ne  saurait  imiter,  et  ajoutée  la  matière  un  élément  immaté- 
riel que  l'homme  est  incapable  de  produire;  elle  suscite 
continuellement  des  générations  nouvelles  d'êtres  vivants, 
toujours  semblables  à  ceux  qui  les  ont  précédés;  elle  les  fait 
surgir  périodiquement  de  la  matière  inerte,  avec  laquelle  ils 
viennent  de  nouveau  se  confondre  en  perdant  la  vie  dont  ils 
avaient  été  animés. 

Le  travail  de  l'homme,  en  s'appliquant  à  la  matière,  n'y 
ajoute  jamais  que  des  formes  ou  des  propriétés  purement 
matérielles;  il  combine,  arrange,  modifie  des  éléments 
inertes,  pour  produire  des  composés  pareillement  inertes. 
Mais,  si  l'homme  ne  peut  donner  la  vie  par  lui-même,  il  peut 
solliciter,  faciliter,  multiplier  les  opérations  de  la  nature  qui 
produisent  les  êtres  vivants  ;  il  peut,  en  quelque  sorte,  per- 
fectionner ces  opérations  et  mettre  en  œuvre  dans  la  nature 
des  mystères  de  puissance  qu'elle  semblait  ignorer.  Au  moyen 
de  son  travail  agricole,  par  exemple,  l'homme  s'est  tellement 
rendu  maître  de  l'action  productive  du  sol,  qu'il  la  dirige  et 
l'applique  à  son  gré,  lui  confiant  des  germes  pour  qu'elle  les 
élabore  et  qu'elle  lui  fournisse  les  récoltes  dont  il  a  besoin. 
C'est  grâce  à  ce  développement  artificiel  de  sa  puissance  pro- 
ductive, que  la  terre  est  devenue  presque  partout  capable  de 


AlfALtW  Bfi    LA   PReDVCTIOtt.  51 

fournir  h  des  sociétés  populeuses  une  subsistance  assurée,  et 
<}u*on  la  voit,  sous  les  climats  les  plus  septentrionaux  où  la 
civilisation  ait  pénétré,  se  couvrir  de  plus  de  fruits  que  Tha- 
bitanl  même  des  tropiques  n'en  obtient  sans  culture. 

Envisagé  dans  ce  qui  le  constitue,  le  travail  est  un  exercice 
desfaGdltés  physiques  et  intellectuelles  de  Thomme,  agissant 
de  concert  et  simultanément.  11  n'y  a  pas  de  travail,  au  moins 
dans  le  sens  économique  de  ce  mot,  qui  soit  exclusivement 
itiécanique  ou  purement  intellectuel. 

Un  exercice  entièrement  passif  ou  machinal  de  nos  organes 
physiques,  que  ce  soit  une  simple  sensation,  ou  un  mouve- 
ment dont  nous  n'avons  pas  la  conscience,  ne  mérite  pas  le 
ûoni  de  travail,  car  le  travail  a  toujours  un  but  et  suppose, 
par  conséquent,  un  effort  continu  d'intelligence,  de  mémoire 
et  d'attention. 

D'un  autre  côté,  s'il  est  vrai  que  l'homme  qui  médite  ou 
calcule  de  tête  n'exerce  que  ses  facultés  intellectuelles, 
cet  effort  ne  peut  pas  être  considéré  comme  un  travail  écono- 
mique, tant  qu'il  n'amène  pas  un  résultat  extérieurement 
appréciable  et  tombant  sous  les  sens  d'autrui,  et  il  ne  peut 
amener  un  pareil  résultat  sans  le  concours  d'une  action  phy- 
sique, telle  que  la  parole  ou  l'écriture. 

Le  but  du  travail,  c'est  la  satisfaction  des  besoins  de 
rhomme,  et  ce  but  est  impliqué  par  la  nature  même  du  tra- 
vail ;  car  tout  exercice  actif  et  volontaire  de  nos  facultés  est 
un  effort,  et  tout  effort  suppose  un  mobile.  Le  besoin  est  le 
inobile  de  l'effort  ;  .la  satisfaction  en  est  le  but.  Besoin,  effort, 
satisfaction  :  tout  le  phénomène  de  la  production  peut  se 
résumer  dans  ces  trois  mots.  Cependant,  il  n'en  résulte  pas 
qu'il  y  ait  production  économique  toutes  les  fois  qu'il  y  a 
besoin,  effort  et  satisfaction. 

La  production  économique  a  pour  objet  ces  choses  exté- 
rieures à  l'homme,  ces  corps  matériels,  dont  se  compose  le 
fûonde  physique,  et  que  la  nature  met  à  notre  disposition 
comme  moyens  de  subsistance  et  de  jouissance.  Les  saiîs^ 


52  PRODUCTION  De   LA   RICHC8S£. 

factions  que  peut  procurer  cette  matière  extérieure  sont  te 
seul  but  de  la  production  économique;  les  besoins  auxquels 
ces  satisfactions  répondent  servent  de  mobiles  à  cette  produc- 
tion; les  efforts  qu'elle  comprend  sont  ceux  qui  concourent 
directement  à  procurer  de  telles  satisfactions. 

Ainsi,  la  production  économique,  c*est  le  travail  humain 
s'appUquant  à  la  matière  pour  lapproprier  aux  besoins  de 
l'homme,  pour  la  mettre  en  état  de  répondre  à  ces  besoins  ; 
et  les  produits  de  ce  travail,  soit  qu'ils  puissent  immédia- 
tement procurer  la  satisfaction  en  vue  de  laquelle  le  travail 
s'est  accompli,  soit  qu'ils  aient  à  subir,  avant  d'atteindre 
ce  but,  de  nouvelles  opérations  productives,  constituent  la 
richesse,  qui  est  l'objet  spécial  de  la  science  économique. 

Le  travail  humain  peut  s'appliquer  à  la  matière  de  bien  des 
manières  différentes.  Lorsqu'on  dit  que  ce  travail  produit 
la  richesse,  on  résume  dans  un  seul  terme  technique  une  série 
d'actes,  qui  n'ont  guère  de  commun  les  uns  avec  les  aulres 
que  d'exiger  un  effort  et  d'avoir  pour  but  une  satisfaction 
dont  la  matière  est  le  moyen. 

Toute  richesse,  en  effet,  doit  ^on  origine  à  quelque  action 
productive  et  spontanée  de  la  nature;  c'était,  avant  de  passer 
dans  nos  mains,  un  produit  du  règne  organique  ou  du  règne 
inorganique.  La  scène  où  s'exerce  pour  nous  cette  action 
productive  de  la  nature,  c'est  le  globe  que  nous  habitons,  avec 
ses  mers  et  son  atmosphère.  Les  trois  grandes  masses,  liquide, 
solide  et  fluide,  dont  il  se  compose,  ou  les  portions  de  ces 
masses  qui  ont  été  circonscrites  dans  des  limites  convention- 
nelles, sont  les  milieux,  les  fonds  productifs,  dans  lesquels 
agit  la  force  créatrice  et  dans  lesquels  naissent  tous  les 
produits  de  cette  force  que  nous  pouvons  employer  à  la  satis- 
faction de  nos  besoins.  Or,  il  faut  un  premier  travail  pour 
extraire  de  ces  fonds  productifs  et  mettre  à  la  portée  de 
l'homme  les  divers  produits  naturels. 

Ce  travail  est  simple,  lorsqu'il  s'applique  aux  grands  amas 
de  produits  minéraux  ou  végétaux  que  la  nature  a  formés 


ANALYSE  DE  LA   PRODUCTION.  55 

tout  à  fait  spontanément,  et  dont  il  s'agit  seulement  de  sépa- 
rer, par  une  action  mécanique,  les  portions  destinées  à  notre 
usage,  comme  dans  l'exploitation  des  carrières  et  dans  celle 
des  forêts.  Alors  le  travail  de  l'homme  n'opère  aucune  mo- 
dification dans  la  forme,  ni  dans  les  propriétés  de  la  matière , 
il  ne  fait  que  la  diviser  et  la  transporter,  c'est-à-dire  changer 
la  place  qu'elle  occupe  dans  l'espace. 

Produire  la  richesse,  dans  ce  cas,  c'est  simplement  établir, 
entre  les  produits  spontanés  de  la  nature  et  l'homme  qui  en 
a  besoin,  un  rapport  nouveau,  qui  lui  permet,  soit  de  les 
employer. immédiatement  à  certains  usages,  soit  de  les  mo- 
difier ultérieurement  pour  les  approprier  à  d'autres  usages. 
Le  bois,  extrait  de  la  forêt,  peut  servir  immédiatement 
comme  combustible;  les  blocs  de  pierre,  extraits  de  la  car- 
rière, ne  peuvent  guère  être  employés  qu'en  subissant  de  nou- 
velles modifications.  Mais  le  bois  et  les  blocs  de  pierre  sont 
mis,  parle  tVavailextractif,  à  la  portée  du  travailleur  qui  devra 
en  modifier  ultérieurement  les  formes.  Ces  portions  de  matière 
ont  acquis,  dans  tous  les  cas,  un  premier  degré  d'utilité, 
qu'elles  ne  possédaient  pas  auparavant,  et  qui  en  fait  de  la 
richesse.  L'œuvre  humaine,  dans  ce  premier  stage  de  la 
production,  consiste  donc  à  rendre  la  matière  plus  utile,  à 
donner  aux  produits  naturels  une  utilité  qu'ils  n'avaient  pas. 

Les  produits  de  la  chasse  et  de  la  pêche  sont  les  résultats 
d'opérations  analogues. 

Ceux  de  l'agriculture  exigent  de  l'homme  une  coopération 
plus  compliquée.  Il  faut  ici  que  le  travail  humain  sollicite 
d'abord  et  favorise  l'action  de  la  nature,  soit  en  faisant  subir 
au  fonds  productif  lui-même,  c'est-à-dire  au  sol,  diverses 
modifications  et  en  y  introduisant  des  germes  que  la  force 
végétative  devra  féconder,  soit  en  y  transportant  et  en  déve- 
loppant, par  l'alimentation ,  par  l'éducation ,  par  le  croisement, 
les  espèces  animales  dont  nous  avons  besoin  et  dont  la  nature 
fournit  les  types. 

Dans  ces  travaux,  c'est  tantôt  l'utilité  des  fonds  productifs, 


54  PRODOcnon  de  u  mchkssk. 

tantôt  celle  des  types  naturels,  qui  est  accrue  par  Faction  ée 
Thomme  ;  mais  leur  résultat  final  est  toujours  d'extraire  des 
onds  productifs  une  masse  de  produits,  dont  Tensemble  ac- 
quiert, par  cette  extraction,  un  degré  d'utilité  que  n'aurait 
pas  eu  Fensenible  des  produits  fournis  par  ces  mêmes  fonds 
productifs  sans  le  concours  du  travail  humain. 

La  série  des  travaux  nécessaires  pour  extraire  des  fonds 
productifs  un  certain  genre  de  produits  forme  une  industrie 
extraclive.  Les  industries  extractives  sont  toutes  celles  qui 
s'appliquent  à  extraire  des  fonds  productifs  la  richesse  qu'ils 
peuvent  produire.  On  doit  y  comprendre  les  diverses  indus- 
tries agricoles  et  l'élève  des  bestiaux,  des  abeilles,  des  vers 
à  soie,  aussi  bien  que  l'industrie  forestière ,  la  chasse,  la 
pêche,  et  l'exploitation  des  carrières  et  des  mines. 

Toute  industrie  extractive,  par  cela  même  qu'elle  est  ex« 
tractive,  a  besoin,  pour  s'exercer,  d'un  fonds  productif.  Je 
reviendrai  plus  loin,  en  parlant  de  la  distribution  delà  ri* 
chesse,  sur  les  conséquences  de  ce  fait,  conséquences  im-^ 
portantes,  surtout  à  l'égard  des  fonds  de  terre,  qui  peuvent 
seuls  être  exactement  circonscrits  et  par  cette  raison  peu- 
vent seuls  être  soumis  au  droit  de  propriété  aussi  strictement 
que  les  produits  eux-mêmes. 

Le  caractère  essentiel  des  fonds  productifs,  c'est  la  faculté 
qu'ils  ont  de  servir  à  une  production  périodique  indéfiniment 
renouvelée,  sans  être  épuisés,  si  ce  n'est  quelquefois  à  la  longue 
comme  les  miues  et  les  carrières,  par  le  travail  extraotif 
qu'on  y  applique,  lors  même  que  les  produits  extraits  sont 
successivement  détruits  sans  retour.  Le  plus  petit  champ 
conserve  sa  fécondité  sans  altération,  de  siècle  en  siècle,  et  l'on 
peut  en  dire  autant  d'une  rivière  poissonneuse  et  de  toute 
autre  portion  productive  de  la  terre,  de  l'air  ou  des  eaux. 

Cependant,  si  la  force  productive  de  ces  fonds  subsiste  in- 
définiment, leur  production,  pour  un  temps  donné  et  dans 
un  espace  déterminé,  est  toujours  limitée,  par  des  causes 
qui  seront  expliquées  dans  un  des  chapitres  suivants. 


Af(HYfB  DE  I.A   PRODUeildN.  55 

Uq6  fois  eitraite  des  fonds  produclifs,  les  produits  ne  peu- 
TQQt  que  rarement  être  appliqués  aux  besoins  de  Thomme 
sans  de  nouvelles  préparations,  qui  ont  pour  effet,  tantôt  d'en 
modifier  la  forme  par  une  action  mécanique,  tantôt  d'en  al* 
térer  la  substance  et  les  propriétés  par  diverses  combinaisons. 
De  là  une  seconde  catégorie  de  travaux,  compris  sous  le  nom 
général  de  fabrication,  dont  les  résultats  sont  des  produits 
plus  ou  moins  différents  de  ceux  qui  ont  été  extraits  des 
fonds  productifs. 

Un  meuble  en  chêne  diflère  par  sa  forme  seule  de  Tarbre 
qui  a  servi  à  le  fabriquer;  une  boisson,  telle  que  la  bière,  ne 
diffère  que  par  sa  substance  et  ses  propriétés  de  l'eau  qui  en 
est  la  base  ;  une  brique  de  savon  diffère  à  la  fois  par  sa  forme 
et  par  sa  substance  des  deux  matières,  l'huile  et  la  potasse, 
dont  elle  est  composée. 

Le  travail  de  la  fabrication  parait  intervenir  plus  activement 
dans  la  production  de  la  richesse  que  le  travail  extractif. 
Cependant  nous  verrons  bientôt  que  les  forces  de  la  nature  y 
ont  une  part  toutaussi  importanteque  les  facultés  de  Thomme. 
Cq  qu'on  peut  dire,  c'est  qup  le  concours  du  travail  humain 
est  ici  plus  direct,  parce  que  le  résultat  n'est  pas  de  mettre 
seulement  le  produit  à  la  portée  de  ceux  qui  voudront  s'en 
servir,  mais  d'opérer  dans  ce  produit  même  une  modifica- 
tion qui  le  transforme  et  en  fait  un  produit  nouveau. 

Toutefois,  il  est  bien  évident  que  ce  n'est  pas  Thomme  qui, 
par  son  action  personnelle,  modifie  la  substance  et  les  pro- 
priétés d'un  produit  naturel  quelconque  :  il  ne  fait  que  pro- 
voquer Taction  des  forces  naturelles.  La  forme  seule  peut,  au 
moins  dans  un  certain  nombre  de  cas,  être  envisagée  comme 
la  propre  création  du  travailleur,  comme  étant  l'œuvre  ex- 
clusive de  son  intelligence  et  de  ses  mains. 

Ce  qu'il  y  a  de  commun  à  tous  les  cas,  c'est  la  oréation  d'uti- 
lité, c'est  l'appropriation  aux  besoins  de  l'homme,  qui  forme 
le  caractère  distinctif  le  plus  essentiel  de  la  production,  dans  le 
travail  de  fabrication  comme  dans  les  industries  extiaclives. 


Ob  PBODUGTK»    DE   LA    RICHESSE. 

Il  arrive  souvent  qu'un  même  produit  naturel  doit  subir 
plusieurs  travaux  de  fabrication  différents,  avant  de  pou- 
voir être  employé  à  la  satisfaction  de  nos  besoins.  Ainsi , 
quand  le  blé  a  été  transformé  en  farine  par  un  premier  tra- 
vail, il  en  faut  un  second  pour  le  transformer  en  pain.  Le 
tronc  d'arbre  est  divisé  d*abord  en  planches  par  un  premier 
travail,  puis  transformé  par  un  second  en  meubles  ou  en 
cloisons.  La  laine  est  convertie  en  (il  par  le  travail  du  fîleur, 
puis  eu  drap  par  celui  du  tisserand,  puis  en  vêtements  par 
celui  du  tailleur. 

Il  n'est  pas  rare  que^  dans  le  cours  de  ces  transformations 
successives,  un  même  produit  puisse  être  appliqué  à  divers 
besoins,  suivant  le  degré  de  préparation  qu'il  a  déjà  subi. 
L'huile,  qui  est  déjà  le  produit  d'une  première  fabrication, 
peut  s'employer  comme  aliment  sans  autre  préparation,  ou 
servir  de  base  à  d'autres  produits,  tels  que  le  savon.  Le  vin, 
produit  d'une  première  fabrication,  peut  s'employer  immé- 
diatement comme  boisson,  ou  servir  à  fabriquer  de  l'eau-de- 
vie  ou  du  viuaigre,  qui,  à  leur  tour,  peuvent  être  employés 
comme  tels,  ou  devenir  les  éléments  de  nouveaux  produits. 

Quelquefois  même  c'est  après  avoir  déjà  servi  plus  ou 
moins  longtemps  à  certains  usages,  et  après  y  être  devenu 
impropre,  qu'un  produit  est  approprié,  par  une  nouvelle  fa- 
brication, à  de  nouveaux  besoins.  Les  étoffes  réduites  à  l'état 
de  chiffons  deviennent  la  matière  dont  se  fabrique  le  papier. 

La  série  des  travaux  de  fabrication  nécessaires  pour  appro* 
prier  un  produit,  soit  simplement  extrait,  soit  déjà  fabriqué,  à 
une  catégorie  déterminée  de  besoins  forme  une  industrie  de 
fabrication  ^ 

1  Dans  un  ouvrage  publié  en  1840,  et  dans  mon  enseignement  oral,  qui  re- 
monte bien  plus  haut,  j'avais,  en  introduisant  celte  même  classification  des  indus- 
tries, hasardé  l'expression  de  fabricatives,  à  laquelle  je  renonce  aujourd'hui  par 
respect  pour  l'autorité  de  l'Académie  française.  Je  conserve  l'adjectif  extracUvê^ 
quoiqu'il  ait  en  français  une  acception  toute  différente  et  plutôt  passive  qu'ac- 
tive, parce  qu'un  membre  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
N.  Dunoyer,  l'a  employé,  depuis  lors,  dans  le  même  sens  que  moi. 


ANALYSE  DE   LA   PRODUCTION. 


57 


Cette  classification  des  industries  qui  concourent  à  la  pro- 
duction de  la  richesse  n'est  pas  toujours  applicable  dans  le 
domaine  des  faits  réels,  car  il  y  a  des  industries  qui  se  com- 
posent à  la  fois  de  travaux  extractifs  et  de  travaux  de  fabrica- 
tion;  telles  sont  notamment  celle  du  mineur  et  celle  du 
vigneron.  Il  y  a  même  des  travaux  extractifs  dans  lesquels 
l'extraction  se  trouve  nécessairement  accompagnée  d'une  pre- 
mière modification  opérée  dans  l'état  du  produit,  dans 
lesquels,  par  conséquent,  la  fabrication  se  confond  avec  l'ex- 
traction. Le  chasseur  au  fusil  ne  s'empare  du  gibier  qu'en  le 
tuant  ;  il  nepeut  l'extraire  du  fondsproduclif auquel  appartient 
ce  genre  de  produits  qu'en  lui  faisant  subir  un  premier 
changement,  qui  le  rapproche  d'un  degré  vers  l'état  d'utilité 
immédiate.  La  distinction  théorétique  dont  il  s'agit  n'en  est 
pas  moins  vraie,  parce  qu'il  est  toujours  facile  de  séparer  par 
la  pensée  les  deux  opérations  qui  paraissent  n'en  faire  qu'une 
dans  la  réalité.  Il  est  d'ailleurs  pratiquement  utile  de  distin- 
guer les  industries  extractives,  qu'elles  comprennent  ou  non 
certains  travaux  de  fabrication,  des  industries  de  pure  fabri- 
cation, les  premières  ne  pouvant  s'exercer  qu'à  l'aide  d'un 
fonds  productif,  tandis  que  les  dernières  n'en  ont  pas 
besoin  ^ 

Tous  les  travaux  compris  dans  les  industries  extractives  et 
dans  les  industries  de  fabrication,  même  ceux  où  l'intelligence 
a  le  plus  de  part,  sont  des  travaux  économiques  ;  car  ils  con- 
courent directement  à  la  production  de  la  richesse;  ils  sont 
les  causes,  les  facteurs  directs  d'un  premier  phénomène,  ou 
plutôt  d'une  première  catégorie  de  phénomènes  économiques. 
L'homme  qui  dirige  ou  qui  administre  une  entreprise  d'ex- 
traction ou  de  Fabrication  a  exactement  le  même  but  et  vise 
au  même  résultat,  que  celui  qui  emploie  pour  la  même  entre- 
prise sa  force  musculaire  ou  sou  activité  corporelle.  Si  l'en- 

1  Je  fais  abstraction  de  l'étendue  superficielle  que  requiert,  presque  sans 
eicepllon,  l'exercice  de  toute  industrie,  et  qui  n'est  pas  employée  comme  fonds 
productif,  mais  comme  instrument  de  production. 


58  nw^etwH  m  u  mciem. 

treprise  est  destinée  à  produire  du  fer,  ou  de  U  bouille,  ou 
du  drap,  ou  du  fil  de  coton,  le  fer,  la  houille,  le  drap,  ou  le 
fil  de  coton  sera  le  but  commun  et  unique  des  travaux  et  des 
services  que  nécessitera  cette  destination ,  c'est-à-dire  des 
efiPorts  qui  se  déploieront  et  se  combineront  pour  produire 
ce  fer,  cette  houille,  ce  drap,  ce  fil  de  coton. 

Je  mentionnerai  et  j'analyserai,  dans  le  second  livre  de  cet 
ouvrage,  une  autre  espèce  de  travaux  pareillemeot  écono- 
miques, ceux  qui  concourent  directement  à  la  circulation  de 
la  richesse,  et  qui  sont  ainsi  les  facteurs  nécessaires  et  les 
causes  efficientes  d'une  seconde  catégorie  de  phénomènes 
économiques. 

Quant  aux  travaux  qui,  tout  en  contribuant  à  la  produc- 
tion de  la  richesse,  ne  peuvent  pas  être  rangés  parmi  les 
travaux  économiques,  ils  feront  le  sujet  du  chapitre  suivant. 


CHAPITRE  II. 

DES  TRAVAUX   QUI  CONCOURENT  INDIRECTEMENT   K  LA   PRODUCTION 

DE   li^   RICHESSE. 


PDi9que  toute  richesse  est  le  produit  d'efibrts  accomplis  en 
Yue  d'une  satisfaction,  c'est  un  caractère  essentiel  de  la 
richesse  d'ôtre  appropriée  aux  besoins  de  Thomme.  Or,  cette 
aptitude  à  servir  aux  besoins  de  Tbomme  en  lui  procurant 
une  satisfaction  désirée,  en  un  mot  cette  utilité,  n'existe  vir« 
tuellemept  et  pratiquement  que  si  elle  est  connue.  Tant 
qu'elle  demeure  ignorée,  le  produit  doué  de  cette  aptitude 
n'est  pas  envisagé  comme  une  richesse,  il  n'en  est  réellement 
pas  une,  et  le  besoin  qu'il  serait  propre  à  satisfaire  ne  provoque 
point  les  efforts  qui  seraient  nécessaires  pour  la  produire. 

L'instinct,  l'observation,  l'expérience  amènent  sans  doute 
l'homme  à  reconnaître  Futilité  d'un  grand  nombre  de  pro- 
duits naturels.  Les  races  humaines  les  moins  intelligentes  et 
les  plus  incultes  parviennent  à  satisfaire  leurs  besoins  les 
plus  essentiels  dans  les  contrées  où  elles  sont  établies.  Mais 
il  existe  un  nombre  encore  plus  considérable  de  produits 
dont  l'utilité  ne  se  révèle  pas  à  l'instinct,  ni  aux  sens,  ni  à  la 
simple  expérience,  et  ne  saurait  être  reconnue  et  constatée 
que  par  une  intelligence  déjà  exercée,  enrichie  de  connais- 
sances diverses,  capable  de  réfléchir,  de  combiner  les  notions 
acquises  et  d'en  tirer  des  conséquences  par  le  raisonnement. 
La  science  devient  ainsi,  pour  l'homme,  en  augmentant  la 
masse  des  produits  naturels  dont  l'aptitude  à  satisfaire  ses 
appétits  lui  est  connue,  un  moyen  puissant,  quoique  indirect, 
d'accroître  sa  richesse.  C'est  un  moyen  indirect,  parce  que  le 


60  PRODUCTION   DE   LA  RICHESSE. 

travail  scientifique  n'a  pas  pour  but,  ni  pour  résultat  connu 
et  cherché,  la  production  de  la  richesse.  Son  but,  c'est  la 
connaissance  des  choses  extérieures  à  rhomme,  ou  de  Thomme 
lui-même;  son  résultat,  en  ce  qui  concerne  la  production  de 
la  richesse,  c'est  la  révélation  d'un  rapport  qui  existe  entre 
certains  produits  matériels  et  certains  besoins  de  l'espèce  hu- 
maine, rapport  en  vertu  duquel  ces  produits,  étant  pour 
rhomme  des  moyens  de  satisfaction,  prennent  le  caractère 
d'une  richesse,  et  le  besoin  auquel  ils  répondent  devient  le 
mobile  d'efforts  tendant  à  produire  cette  richesse. 

La  science  contribue  encore  plus  puissamment  à  la  forma- 
tion et  à  l'accumulation  de  la  richesse  eu  indiquant  à  l'homme 
de  nouveaux  moyens  de  solliciter,  de  provoquer,  de  favoriser 
l'action  des  forces  de  la  nature  dans  tous  les  genres  de  pro- 
duction. L'homme  le  plus  inculte  ne  demeure  jamais,  il  est 
vrai,  dans  une  ignorance  complète  des  forces  naturelles  qu'il 
peut  appeler  à  son  aide  ;  il  arrive  partout  à  se  servir  d'armes 
et  d'instruments  plus  ou  moins  imparfaits.  Mais  quelle  dis- 
tance infinie  sépare  ces  moyens  d'action  primitifs  de  ceux 
dont  disposent  de  nos  jours  les  sociétés  civilisées,  et  qu'elles 
doivent  à  une  étude  persévérante  des  lois  qui  régissent  le 
monde  physique! 

Le  concours  que  ce  travail  scientifique  prête  à  la  production 
de  la  richesse,  quelque  immense  qu'en  soit  la  portée,  n'est 
cependant  toujours  qu'un  concours  indirect;  car,  ici  comme 
dans  le  cas  précédent,  le  but,  le  résultat  cherché  du  travail, 
c'est  la  connaissance,  non  la  production. 

On  doit  encore  ranger  parmi  les  travaux  qui  concourent 
indirectement  à  la  production  de  la  richesse  tous  ceux  qui, 
ayant  pour  but  de  développer  et  d'accroître  les  facultés  cor- 
porelles et  intellectuelles  de  l'homme,  ont  pour  résultat 
d'augmenter  par  cela  même  TefScacité  du  travail  humain. 
L'éducation,  à  tous  ses  stages  et  sous  toutes  ses  formes, 
acquiert  ainsi  une  grande  importance  au  point  de  vue  pure- 
ment économique,  et,  quoique  ce  point  de  vue  ne  soit  pas 


TRAVAUX   IflOIRBCTEMENT  PRODUCTIFS.  6l 

le  seul,  ni  même  le  plus  important  sous  lequel  on  puisse  et 
OD  doive  Tenvisager,  il  mérite  d'être  pris  eu  considération 
dans  les  questions  pratiques  relatives  à  l'éducation  populaire. 
Enfin,  dans  toute  société  régulière,  les  travaux  qui  sont 
accomplis  par  les  divers  organes  du  gouvernement  pour  main- 
tenir Tordre  et  la  tranquillité,  en  garantissant  les  droits  acquis 
et  les  libertés  consacrées,  ont  pour  résultat  d'entretenir  chez 
les  producteurs  un  sentiment  de  sécurité,  sans  lequel  leurs 
facultés  actives  ne  se  déploieraient  pas  et  la  production  entière 
serait  arrêtée  et  en  quelque  sorte  paralysée.  Ces  travaux, 
parmi  lesquels  figurent  en  première  ligne  la  justice  criminelle 
et  civile,  la  police  judiciaire,  la  défense  de  TEtat  contre  ses 
ennemis  tant  intérieurs  qu'extérieurs,  fournissent  donc  à  la 
production  de  la  richesse  un  concours  nécessaire  et  continuel- 
lement nécessaire  ;  concours  indirect,  sans  doute,  puisque  le 
but  et  le  résultat  cherché  de  ces  travaux,  c'est  de  garantir  à 
chacun  la  j^ouissance  des  avantages  de  toute  espèce  que  pro- 
cure Fétat  social,  non  de  produire  une  somme  quelconque  de 
richesse;  mais  concours  tellement  indispensable,  que  sou 
interruption  amènerait  aussitôt  celle  de  la  plupart  des  travaux 
économiques,  notamment  de  ceux  qui  concourent  directe- 
ment à  la  production. 

Je  parlerai  ailleurs  des  travaux  qui  concourent  indirecte- 
ment à  la  circulation  et  à  la  distribution  de  la  richesse,  ou 
plutôt  du  concours  que  prêtent  à  ces  deux  ordres  de  phéno- 
mènes les  diverses  espèces  de  travaux  dont  le  concours  dans 
la  production  vient  d'être  mentionné. 

D'illustres  économistes  ont  introduit  dans  ce  sujet  une 
nomenclature,  qui  me  parait  devoir  être  absolument  repous- 
sée, comme  contraire  à  l'acception  grammaticale  des  termes 
employés  et  comme  propre  à  jeter  dans  les  idées  une  déplo- 
rable confusion.  Tout  travail  est  productif;  car  tout  travail 
est  un  ellbrt,  c*esl-à-dire  tend  à  produire  un  résultat  quel- 
conque. Il  n'y  a  donc  aucune  catégorie  de  travaux  ni  de  tra- 
vailleurs qu'on  puisse  qualifier  d'improductifs.  Le  seul  cas 


6S  raMVCnM   ^E   U   AlOHBébÉ. 

dans  lequel  cette  qualification  soit  admissible,  c'est  celui  d'un 
travail,  économique  ou  non,  qui,  accidentellement,  par  Tin- 
habileté  du  travailleur  ou  par  l'effet  d'une  circonstance 
fortuite,  manque  son  but,  c'est-à-dire  ne  produit  rien,  ou 
n'aboutit  pas  au  résultat  cherché. 

D'autres  économistes  ont  cru  devoir,  pour  écarter  cette 
classification  erronée,  effacer  une  distinction  que  je  regarde 
eomme  essentielle  et  qui  fera  le  sujet  du  chapitre  suivant. 


cHÂPïTftE  m. 


DES   PRODUITS   ET  DES  SERVICES   QUI    »E    SONT  PAS    DE    LA  RIGHESSB. 


11  existe  beaucoup  de  travaux  dont  le  résultat  n'est  pas 
d'ajouter  une  utilité  à  un  produit  naturel,  e'eât-^à-dire  d'ap- 
proprier aui  besoins  de  l'homme  une  portion  quelconque  de 
matière,  extérieure  à  Thomme  et  fournie  par  la  nature.  Tels 
sont,  au  moins  en  grande  partie,  les  travaux  des  fonction- 
naires, des  juges,  des  professeurs,  des  hommes  de  loi,  ceux 
des  chanteurs,  des  acteurs,  des  musiciens,  ceux  des  domes- 
tiques, des  marins,  des  soldats. 

A  tout  autre  égard,  ces  travaux  présentent  une  parfaite 
analogie  avec  ceux  qui  ont  pour  but  et  pour  résultat  Tàccom- 
plissernent  d'un  fait  de  production  ou  de  circulation,  et  que 
j'ai  appelés,  par  cette  raison,  travaux. économiques.  Dans 
les  uns  comme  dans  les  autres,  l'action  du  travailleur  est  un 
effort  opéré  en  vue  d'une  satisfaction  et  impliquant  l'exercice 
combiné  de  certaines  facultés  corporelles  et  intellectuelles. 
Mais  le  produit  du  travail  économique  se  réalise,  s'incorpore 
dans  une  chose  matérielle,  c'est-à-dire  pondérable,  tangible, 
occupant  un  espace  déterminé  et  ayant  une  durée  .indépen- 
dante de  l'action  qui  produit  la  chose;  tandis  que  le  produit 
du  travail  non  économique  est  et  demeure  une  chose  im- 
pondérable, intangible,  qui  n'occupe  aucun  espace  déter- 
miné et  qui  cesse  d'exister  au  moment  où  cesse  l'action  du 
travailleur. 

Cependant  plusieurs  économistes,  se  fondant  sur  l'analogie 
que  je  tîmb  d'indiquer  et  sur  d'autres  que  j'examinerai  tout 


64  PRODUCTION  DE  LA  MGHE88E. 

à  l'heure,  comprennent  les  produits  de  cette  dernière  espèce 
dans  la  richesse  qui  est  l'objet  de  Téconomie  politique,  tantôt 
en  leur  donnant  le  nom  de  richesse  immatérielle  ou  depradmis 
immatériels^  tantôt  sans  les  distinguer  de  la  richesse  propre- 
ment dite  par  aucune  dénomination  particulière. 

La  différence  capitale  que  j'ai  signalée  me  paraît  sullisante 
pour  justifier  la  nomenclature  que  j'ai  adoptée  d*après  Adam 
Smith,  et  pour  exclure  par  conséquent,  de  la  richesse,  tout  ce 
qui  n'est  pas  un  produit  matériel  de  la  nature,  approprié  par 
le  travail  de  l'homme  aux  besoins  de  l'homme. 

Il  résulte,  en  effet,  de  cette  différence  des  corollaires  qui 
la  rendent  décisive.  La  richesse,  telle  que  je  viens  de  la  défi- 
nir, étant  seule  incorporée,  occupant  seule  une  place  dans 
l'espace,  ayant  seule  une  durée  indépendante  de  l'action 
qui  la  fait  naître,  est  aussi  la  seule  qui  puisse  être  revendi- 
quée, déposée,  prêtée,  mise  en  gage,  la  seule  qui  puisse  être 
énumérée  dans  un  inventaire  ou  entrer  dans  un  document 
statistique,  et  figurer  ainsi  comme  élément  dans  un  tableau 
comparatif  des  biens  de  deux  particuliers  ou  de  la  fortune  de 
deux  Etats.  Or,  n'est-il  pas  contraire  aux  usages  de  la  langue 
et  au  sens  commun  de  nommer  richesse  des  choses  qui  ne 
peuvent  être  la  propriété  de  personne,  ni  faire  partie  d'un 
capital,  ni  être  comptées  parmi  les  biens  d'un  particulier  ou 
d'une  nation  ? 

L'usage  et  le  sens  commun  permettraient-ils  que  l'on  re- 
gardât comme  une  perte  de  richesse,  comme  une  atteinte 
grave  à  la  prospérité  matérielle  d'un  pays  l'émigration  de 
quelques  milliers  de  laquais,  de  soldats,  de  musiciens,  d'ac- 
teurs, ou  même  d'avocats,  de  professeurs  et  de  médecins? 

L'intérêt  de  la  science  économique  permet-il  que  l'on  y 
fasse  figurer,  comme  éléments  de  la  richesse,  des  quantités 
qui  ne  peuvent  être  ni  comptées,  ni  pesées,  ni  mesurées,  ni 
représentées  par  un  chilfre  quelconque  dans  le  capital  ou  dans 
le  revenu  d'une  société  ? 

Et  puis,  cette  barrière  qui  sépare  les  biens  matériels  des 


PRODUTTS  ET  SERVICB8  OUI  NE   SONT  PAS  DE  U  RICHESSE  «     65 

biens  immatériels  une  fois  enlevée,  où  s'arrétera-t^on  et  à 
quoi  refusera-i-on  le  nom  de  richesse?  S'il  faut  appeler  ri* 
chasse  tout  ce  qui  constitue  un  service  ou  procure  une  satis* 
&ction  quelconque,  il  faut  donc  ranger  parmi  les  produc- 
teurs de  richesse  la  courtisane  qui  se  prostitue,  le  chirurgien 
qui  pratique  une  amputation,  le  bourreau  qui  fait  tomber  la 
tête  d*un  criminel,  les  soldats  qui  tuent  ou  blessent  une  cen- 
taine de  personnes  pour  réprimer  une  émeute.  Singulière 
richesse,  on  en  conviendra,  que  celle  qui  consiste  en  un  ser- 
vice destructeur  de  forces  humaines  *  ! 

En  fait,  les  auteurs  qui  soutiennent  cette  opinion  ne  sont 
jamais  conséquents  jusqu'au  bout»  et  je  n'en  connais  pas  qui 
aient  réellement  tenté  d'appliquer  à  la  prétendue  richesse 
immatérielle  les  théories  de  l'économie  politique.  Us  ont 
tous  senti  que  ces  choses-là  ne  sont  point  assez  homogènes 
avec  la  richesse  matérielle  pour  en  modiûer  la  quantité  par 
leur  addition  ou  leur  soustraction,  et  que,  dès  lors,  les  théo- 
ries économiques,  si  elles  se  chargeaient  de  cet  élément,  n'en 
seraient  pas  plus  exactes  et  en  deviendraient  moins  claires  et 
moins  applicables. 

Voici  un  chanteur  de  premier  ordre  et  un  manufacturier 
très-habile  dans  sa  profession.  Le  premier  se  fait  dans  le  pays, 
bon  an  mal  an,  un  revenu  de  75,000  francs  ;  le  second,  un 
revenu  de  50,000  francs  ;  ce  qui  permet  d'évaluer  le  capital 
matériel  du  fabricant  aussi  haut  que  le  capital  intellectuel, 
mais  viager,  de  Tarliste.  Supposons  qu'ils  s'expatrient  Tun  et 
lautre  avec  leurs  capitaux.  L'émigration  du  manufacturier 
sera,  sans  contredit,  une  perte  pour  la  richesse  du  pays.  En 
dirons-nous  autant  de  l'émigration  du  chanteur  ?  Affirme- 
rons-nous que  les  capitaux  productifs  de  la  société  ont  été 

^  Une  dose  d'arsenic,  un  livre  immoral,  une  arme  à  feu,  peuvent  aussi  servir 
à  la  destraction  de  forces  humaines  et  sont  cependant  delà  richesse.  Mais  ici,  la 
destrnction  n'est  qae  le  résultat  éventuel  et  incertain  de  la  consommation  du 
produit,  tandis  qoe  dans  les  autres  cas  elle  est  le  résultat  certain  et  l'effet  direct 
da  travail  ;  eUe  en  serait  véritablement  le  produit. 

I.  5 


6d  pRobùCTioiii  DE  LA  fticttiitôe. 

diminués,  par  celle  double  émigration,  non  pas  d'un  million 
seulement,  mais  dé  deux  millions?  A  quels  résultats  utiles  et 
pratiques  pourrait  conduire  une  science  qui  embrasserait 
dans  ses  calculs  des  quantités  auâsi  hétérogènes  et  incom- 
mensurables entre  elles? 

On  se  borne  donc  à  soutenir  théoriquement  celte  doctrine, 
en  se  fondant  sur  ce  que  les  produits  matériels  et  les  produits 
immatériels  ont  entre  eux  une  analogie  complète,  comme 
produits  sinon  comme  quantités. 

On  aflirme  d'abord  que  l'utilité,  qui  est  le  produit  du  tra- 
vail dans  la  lichesse  matérielle,  n'est  pas  moins  immatérielle 
en  elle-même  que  celle  des  produits  qui  constituent  la  ri- 
chesse immatérielle,  celle,  par  exemple,  des  sons  produits 
par  un  musicien,  ou  de  renseignement  oral  produit  par  un 
professeur.  D'accord  ;  mais  la  première  espèce  d'utilité  s'in- 
corpore dans  une  matière  et  subsiste  avec  cette  matière,  ce 
qui  n'a  pas  lieu  pour  la  seconde. 

Yoici  un  pain  destiné  à  satisfaire  Votre  appétit.  C'est  un 
produit,  certes,  bien  différent  de  la  farine,  de  l'eau,  du  levain 
et  du  sel  qui  ont  été  employés  pour  sa  fabrication  ;  c'est  un 
produit  qui  n'existait  virtuellement  pas  pour  vous  avant  le 
travail  du  boulanger  ;  c'est,  en  un  mot,  quant  à  la  vie  pra- 
tique, Un  produit  nouveau,  et  un  produit  dont  Tutilité  est 
tellement  inhérente  aux  propriétés  matérielles  qui  le  caracté- 
risent, qu'elle  forme  avec  ces  propriétés  un  tout  indivisible 
et  se  trouve  implicitement  comprise  dans  \e  moi  pain,  par 
lequel  vous  désignez  ce  produit  à  l'exclusion  de  tout  autre. 

Les  sons  produits  parle  musicien  sont,  comme  votre  pain, 
le  résultat  d'un  travail,  et  ils  sont  destinés,  comme  lui,  à  pro- 
curer une  satisfaction.  Mais  là  s'arrête  l'analogie,  car  ces  sons 
ne  s'incorporent  dans  rien  de  matériel  ni  d'extérieur,  qui 
puisse  les  faire  subsister  et  en  faire  durer  l'utilité  après  qu'ils 
ont  été  produits. 

Yoici  un  vase  de  terre  ouite,  que  sa  forme  rend  propre  à 
certains  usages  domestiques,  par  exemple  à  contenir  du  lait 


PRODUITS  ET  SEâVlGES   QUI  NE   SdNT  PAÈ  &K   LA  RICHESSE.      67 

OU  d*autres  boissons.  C'est  un  produit  bien  difISrent  de  l'eau 
et  de  l'argile  qui  ont  servi  à  le  fabriquer,  un  produit  qui 
n'existe  virtuellement  pour  vous  que  grâce  au  travail  du  po- 
tier, en  un  mot  un  produit  nouveau,  dont  Tutilité,  inhérente 
à  sa  forme  et  à  ses  autres  propriétés  matérielles,  se  trouve 
incorporée  par  là  dans  le  produit  lui-même  et  implicitement 
eomprise  dans  Tidée  que  vous  exprimez  par  le  mot  vase  de 
ierre. 

La  leçon  orale  du  professeur  est  sans  doute  aussi  le  produit 
d'un  travail  et  un  produit  à  l'usage  de  l'homme  ;  mais  là  en- 
core s'arrête  Tanalogie,  car  les  paroles  du  professeur  ne  s'in- 
corporent dans  rien  de  matériel  et  d'extérieur,  qui  les  fasse 
subsister  et  en  rende  l'utilité  durable  par  le  fait  seul  du  tra^^ 
yail  qui  les  a  produites)  tandis  que  Tutilité  incorporée  dans 
le  vase  de  terre  et  subsistant  avec  lui  est  bien  évidemment 
le  résultat  du  travail  seul  accompli  par  le  potier. 

On  insbte  et  Ton  prétend  que  le  travail  du  professeur  a 
pour  produit  l'instruction  de  ses  auditeurs,  celui  du  médecin 
la  sanlé  de  son  malade ,  celui  du  Juge  la  sécurité  générale, 
produits  tout  aussi  durables  et  aussi  susceptibles  d'être  accu- 
mulés que  le  pain  et  les  ouvrages  de  poterie. 

L'erreur  est  tellement  manifeste,  que  je  m'étonne  de  la 
trouver  dans  les  écrits  de  savants  économistes. 

L'instruction  qui  résulte  d'un  enseignement  oral  n'est  pas 
plus  le  produit  du  travail  jaccompli  par  le  professeur,  que 
l'ivresse  occasionnée  par  une  liqueur  alcoolique  n'est  le 
produit  du  travail  accompli  par  le  distillateur.  L'instruc- 
tioD«  comme  l'ivresse,  n'est  que  le  résultat  de  la  consom- 
mation du  produit.  Le  professeur  ne  produit  que  sa  leçon 
orale  y  c'est-à*dire  certaines  idées  revêtues  de  paroles  so- 
nores»  comme  le  distillateur  ne  produit  que  son  eau-de- 
vie*  c  est-à-dire  un  liquide  doué  de  propriétés  enivrantes,  et 
les  élèves  du  professeur  consomment  sa  leçon  en  l'écoutant, 
comme  les  amateurs  d'eau-de-vie  consomment  cette  liqueur 
eu  la  bavant.  L'effet  qui  résultera  de  Tune  et  de  l'autre  con- 


IJSiVBESITT 


68  PRODUCnOIf  DE  U  RICHESSE. 

sommation  ne  dépendra  point  uniquement  du  travail  ac- 
compli par  les  producteurs.  A  la  vérité^  si  le  produit  est 
mauvais  par  lui-même,  il  y  a  beaucoup  de  chances  pour 
que  ceux  qui  le  consomment  s'en  trouvent  mal  ;  mais,  s*il 
est  bon,  cela  ne  suffît  pas  pour  que  Tusage  en  soit  tou- 
jours salutaire.  La  leçon  du  professeur  ne  profitera  pas  plus 
à  des  intelligences  obtuses  ou  à  des  esprits  faux,  que  la  li- 
queur à  ceux  qui  en  boiront  plus  que  ne  comporte  leur  tem. 
pérament. 

Celte  erreur,  de  confondre  les  effets  qui  résultent  de  la 
consommation  d'un  produit  avec  ce  produit  lui-même,  com- 
mise en  premier  lieu  par  l'économiste  Storch,  a  été  souvent 
depuis  lors,  et  encore  assez  récemment,  reproduite  et  ap- 
puyée de  longs  développements  par  des  auteurs  avec  lesquels 
il  m'est  toujours  précieux  et  honorable  de  me  trouver  d'ac- 
cord. Je  no  puis  m'empêcherde  croire  qu'en  examinant  de 
nouveau  et  de  plus  près  cette  question  ils  reconnaîtront  la 
nécessité  de  modiâer,  dans  l'intérêt  de  la  science,  l'opinion 
qu'ils  ont  émise. 

En  effet,  que  deviendrait  l'économie  politique,  si  l'on 
adoptait,  avec  toutes  ses  conséquences,  l'erreur  dont  il  s'agît? 
Celle  science  perdrait  à  la  fois  et  les  distinctions  essentielles, 
qui  permettent  d'y  introduire  de  l'ordre  et  de  la  méthode,  et 
les  limites,  qui  en  font  une  science  à  part.  Si  tout  avantage 
social  est  un  produit  économique  et  une  vraie  richesse,  tout 
phénomène  économique  devient  un  acte  de  production,  et  il 
n'y  a  plus  de  classement  possible  dans  le  domaine  de  Técono- 
mie  politique.  S'il  faut  appeler  richesse  tout  ce  qui  résulte, 
de  près  ou  de  loin,  d'un  déploiement  quelconque  de  facultés 
humaines,  y  compris  la  justice,  la  santé,  la  moralité,  la  sé- 
curité publique,  la  piété  même,  il  n'y  a  plus  aucune  question 
intéressant  le  bonheur  des  sociétés  qui  ne  devienne  une  ques- 
tion économique,  et  l'économie  politique,  devant  embrasser 
les  lois  qui  régissent  la  production,  la  circulation  et  la  dis* 
tribution  de  tout  ce  qui  constitue  la  richesse,  embrassera 


PRODUITS  ET  SERVICES  QUI  NE   SONT  PAS  DE  LA   RICHESSE.     69 

nécessairement,  sans  aucune  exception,  le  domaine  entier  des 
sciences  morales  et  politiques. 

Je  n'ignore  point  que  la  pratique  se  prête  quelquefois  dif- 
ficilement aux  classifications  qui  paraissent  lemieux  fondées 
en  théorie  ;  je  reconnais  qu'il  est  souyent  malaisé,  quelquefois 
même  impossible  de  distinguer  dans  la  réalité  ce  qui  est  ri- 
chesse d'avec  ce  qui  ne  l'est  pas,  tant  est  grande  l'analogie  de 
certains  services  avec  les  travaux  que  j'ai  appelés  économiques 
et  celle  des  produits  de  ces  services  avec  les  produits  de  ces 
travaux. 

Mais  dans  les  sciences  morales  et  politiques,  de  même  que 
dans  les  sciences  naturelles,  la  diversité  infinie  des  faits  ne 
permet  pas  qu'on  leur  applique  une  classification  rigoureuse  ; 
tout  ce  qu'on  peut  faire,  c'est  de  les  grouper  d'après  leurs 
caractères  les  plus  saillants.  Si  ce  groupement  se  trouve  être 
plus  ou  moins  arbitraire  à  l'égard  d'un  certain  nombre  de 
faits  qui  ne  présentent  aucun  des  caractères  distinctifs^  ou 
qui  en  présentent  plusieurs  à  la  fois,  c^est  une  imperfection 
à  laquelle  il  faut  se  résigner,  sous  peine  de  renoncer  aux 
avantages  que  la  science  retire  des  classifications,  c'est-à-dire 
à  tout  ce  qu'elles  y  introduisent  d'ordre  et  de  clarté. 

La  réalité  est  une  étoffe  qu'on  ne  saurait  diviser  nettement 
sans  bavures  ni  efiQiures  ;  mais  lorsque  ces  irrégularités  sont 
minimes,  on  peut  et  Ton  doit  en  faire  abstraction  ^. 

*  Une  ordonnance  de  médecin  s'écrit  ordinairement  sur  un  morceau  de  papier 
et  s'incorpore  ainsi  à  une  portion  de  matière.  Devient-elle^  par  ce  fait  seul,  une 
richesse  ?  Non  ;  parce  que  la  valeur  de  cette  portion  de  maliëre  est  presque 
nnlle.  C'est  id  le  cas  d'appliquer  l'adage  des  jurisconsultes  :  De  minimû  non 
curât  prcBior.  Dans  la  science  économique,  les  infiniment  petits  ne  comptent 
pas. 


CHAPITRE  IV. 


DU  CAPITAL. 


Toute  richesse  étant  un  produit  fpaténel  de  la  nature,  ap- 
proprié aux  besoias  de  l'homme  par  le  tra^ail^  on  peut  dire, 
si  Ton  envisage  les  choses  dans  leur  ensemble,  que  les  forces 
de  la  nature  et  le  travail  de  l'homme  sont  les  seuls  agents, 
les  seuls  facteurs  de  la  production.  Mais  nous  ayons  déjà  re- 
connu que  certains  produits  sont  les  résultats  d'une  série  ds 
travaux  successifs,  dont  chacun  doit  s  appliquer  aux  produits 
de  ceux  qui  Toqt  précédé.  Ainsi,  un  vêtement  est  fabriqué 
avec  des  étoffes  qui  sont  le  produit  d'un  travail  antérieur  ;  ces 
étoffes,  à  leur  tour,  sont  fabriquées  avec  des  tils  de  laine,  ds 
lin,  de  coton^  de  soie,  qui  sont  aussi  les  produits  de  travaux 
accomplis  antérieurement;  les  fils,  enfin,  ont  dû  être  fabri- 
qués au  moyen  de  matières  textiles  extraites  d'un  fonds  pfe-^ 
ductif  par  une  première  catégorie  de  travaux. 

Cette  dépendance  mutuelle  des  divers  travaux  économiques 
est  beaucoup  plus  générale  que  je  ne  l'ai  représentée  jusqu'à 
présent  ;  elle  le  devient  de  plus  en  plus,  à  mesure  que  les  so- 
ciétés s'enrichissent,  et  il  n'y  a  presque  pas*  dans  nos  sociétés 
actuelles,  une  seule  industrie,  dont  les  opérations  n'exigent 
l'emploi  de  produits  obtenus  par  de  précédents  travaux  et 
mis  à  la  disposition  du  producteur.  Ces  produits  auxiliaires, 
accumulés  en  vue  des  prûduPtions  auxquelles  ils  doivent 
servir,  forment  ce  qu'on  nomme  le  capital  et  jouent  en  cette 
qualité  un  rôle  immense  dans  tous  les  phénomènes  écono- 
miques. Nous  étudierons  d'abord  quels  sont  les  divers  élé- 


ments  dont  le  capital  se  compose,  puis  de  quelle  manière  il 
accomplit  ses  importai) tes  fonctions. 

SBGTION  I. 
Eléments  du  eapUal. 

De  même  que  toute  industrie  extractive  s'applique  à  un 
fonds  productif,  toute  industrie  de  fabrication  s'applique  à 
une  matière  première  y  c'est-à-dire  à  certains  produits  qu'elle 
doit  modifier  dans  leur  forme  ou  dans  leur  substance. 

Quelquefois  la  matière  première  est  liyrée  immédiatement 
à  l'industrie  de  fabrication  par  une  industrie  eitractive, 
eomme  le  blé  au  meunier,  le  bois  au  scieur  de  planches,  le 
fer  au  forgeron  ;  quelquefois  elle  Iqi  arrive  après  avoir  subi 
déjà  une  ou  plusieurs  modification?  de  la  part  d'autres  in- 
dustries de  fabrication,  comme  la  farine  au  boulanger,  les 
planches  au  menuisier,  le  drap  au  tailleur  d'habits,  Dans  tous 
les  cas,  le  producteur  fabricant  ne  peut  exercer  son  industrie 
que  sur  des  produits  antérieurement  extraits  de  quelque  fonds 
productif.  Il  lui  serait  tout  aussi  impossible  de  travailler  sans 
matière  première,  qu'au  producteur  extrayant  de  travailler 
sans  fonds  produotif. 

En  outre,  ]e  travailleur ,  muni  d'un  fonds  productif  ou 
d'une  matière  première,  serait  le  plus  souvent  incapable 
d'en  tirer  aucun  parti,  s  il  était  réduit  à  ses  propres  forces 
physiques  et  à  l'usage  des  seuls  organes  que  la  Providence 
lui  ait  donnés.  Tantôt  il  serait  arrêté  par  la  nature  de  certains 
milieux,  dans  lesquels  sop  organisation  l'empêche  de  vivre 
ou  de  se  transporter  de  place  en  place;  tantôt  la  dureté  et 
les  autres  propriétés  de  certains  corps  opposeraient,  à  son 
action  sur  eux,  d'insurmontables  obstacles. 

Le  travailleur  ne  peut  vaincre  de  telles  difficultés  qu'avec 
le  secours  d*autres  corps,  solides,  liquides  ou  fluides,  revêtus 
de  diverses  formes  et  doués  de  diverses  propriétés,  produits 


72  PRODIfCnoCf  DE   Là  AIGHESSE. 

eux-mêmes  d'une  ou  de  plusieurs  induslries,  et  que  l'on  dé- 
signe sous  le  nom  commun  A'instruments  de  travail. 

En  fait,  dans  nos  sociétés  civilisées,  il  n'y  a  peut-être  pas 
une  seule  industrie,  quelque  chétive  qu'elle  soit,  qui  ne  fasse 
usage  de  quelque  instrument.  La  plupart  en  employent  de 
deux  sortes,  qu'il  importe  de  distinguer  Tune  de  Tautre, 
parce  que  les  instruments  de  ces  deux  sortes  ne  rendent  pas 
tout  à  fait  les  mêmes  services.  Les  instruments  proprement 
dits  sont  des  corps  solides,  auxquels  le  travail  humain  a  donné 
une  forme  particulière,  pour  les  rendre  propres  à  imprimer 
aux  forces  de  la  nature,  telles  que  Télasticité  et  la  pesanteur, 
une  certaine  direction,  ou  à  faciliter  l'usage  de  certaines  pro- 
priétés de  la  matière,  telles  que  la  dureté  et  l'imperméabilité. 
Ces  instruments,  dont  l'action  exige  un  mouvement,  par 
conséquent  une  force  impulsive,  se  distinguent,  à  leur  tour, 
en  outils  et  en  machines,  suivant  que  la  force  impulsive  est 
fournie  par  l'homme  lui-même,  ou  par  un  moteur  indépen- 
dant de  l'homme. 

C'est  par  leur  forme  que  tous  ces  divers  instruments  ren- 
dent les  services  auxquels  ils  sont  propres  ;  c'est  à  leur  forme 
qu'est  attachée  leur  utilité.  Tout  ce  qui  altère  cette  forme 
altère  en  même  temps  l'utilité  de  Tinstrument. 

J  appelle  matière  instrumentale  les  corps,  d'une  nature 
quelconque,  dont  le  travailleur  emploie  les  propriétés  physi- 
ques ou  chimiques,  sans  que  leur  forme  entre  pour  rien  dans 
l'usage  qu'il  en  fait.  De  ce  nombre  sont  les  matières  combus- 
tibles employées  pour  développer  de  la  chaleur,  les  liquides 
dont  on  se  sert  pour  délayer  d'autres  corps  ou  pour  les  dis- 
soudre. C'est  par  leur  substance  que  les  matières  instrumen- 
tales sont  utiles.  Tout  ce  qui  altère  leur  substance  altère  aussi 
en  général  leur  utilité. 

On  pourrait  désigner  la  matière  instrumentale  sous  le  nom 
à*instrument  substantiel,  et  appeler  instrument  formel  les  ou- 
tils et  les  machines. 
Les  économistes  ont  généralement  confondu  les  matières 


ÉLÉMENTS  DU   CAPITAL.  75 

iostrumentales  avec  les  matières  premières.  Il  en  est  sans 
doute  de  cette  distinction  comme  de  toutes  celles  que  les 
sciences  morales  et  politiques  doivent  admettre  ;  le  caractère 
distinctif  s'efface,  dans  certains  cas,  pour  ne  laisser  apparaître 
que  Fanalogie  résultant  d'un  caractère  commun.  Mais  il 
suffit,  pour  que  la  distinction  soit  logiquement  justifiée  et 
dès  lors  scientifiquement  utile,  que  le  caractère  distinctif  soit 
essentiel  en  lui-même  et  saillant  dans  le  plus  grand  nombre 
des  cas. 

La  matière  première  d'une  production  subsiste,  au  moins 
en  partie,  dans  le  produit  principal  ;  tandis  que  la  matière 
instrumentale  n'y  entre  pour  rien.  Dans  la  fabrication  des 
étoffes,  lorsqu*elle  s'accomplit  au  moyen  de  machines  à  va- 
peur, la  matière  textile  subsiste  presque  entière  dans  Tétoffe 
qui  est  le  produit  principal  de  cette  fabrication,  tandis  que 
ce  produit  ne  contient  pas  la  moindre  parcelle  du  combus- 
tible à  l'aide  duquel  la  machine  a  été  mise  en  mouvement. 
Dans  les  industries  qui  traitent  les  métaux ,  soit  par  la  fonte, 
soit  en  les  forgeant,  la  distinction  à  faire  entre  le  métal  ma- 
tière première  et  le  combustible  employé  comme  matière 
instrumentale  dans  le  fourneau,  ou  sur  la  forge,  n'est  pas 
moins  réelle  ni  moins  évidente. 

Il  peut  arriver  qu'une  même  matière,  employée  exacte- 
ment au  même  usage  dans  deux  industries  différentes,  figure 
cependant  comme  matière  première  dans  Tune  et  comme 
instrument  substantiel  dans  l'autre.  Ainsi,  l'eau,  employée 
également  par  le  teinturier,  par  le  fabricant  de  papier  et  par 
le  brasseur  de  bière  pour  étendre  et  délayer  d'autres  substan- 
ces, sert  aux  deux  premiers  de  matière  instrumentale,  tandis 
qu'elle  forme  une  des  matières  premières  du  troisième  ;  car 
elle  se  retrouve  presque  entière  dans  la  boisson,  qui  est  le 
produit  de  la  dernière  industrie,  tandis  qu'il  n'en  reste  rien 
dans  l'étoffe  teinte,  ni  dans  le  papier,  qui  sont  les  produits 
des  deux  premières. 

Enfin,  l'homme  qui  se  livre  à  un  travail  quelconque  doit 


74  PRODUCTION   DE   14   RfCHBSSE. 

vivre  pendant  que  see  facultés  sont  ainsi  exercées.  Le  sau- 
vage ne  travaille  que  pour  eitraire  des  fonds  productifs  qui 
sont  à  sa  portée  les  produits  capables  de  satisfaire  immédia- 
tement ses  besoins  ;  il  n'éprouve  donc  nulle  nécessité  de  s  ap- 
provisionner avant  d'entreprendre  son  travail.  L'homme  so- 
cial, au  contraire»  travaille  pour  créer  des  produits  incapables 
de  satisfaire  ses  appétits  les  plus  pressants,  ou  quelquefois 
de  contribuer  en  rien  au  soutien  de  son  existence.  L'agri- 
culteur même,  qui  tire  du  sol  les  choses  les  plus  nécessaires 
à  la  vie,  n'en  obtient  la  part  dont  il  a  besoin  quQ  longtemps 
après  l'achèvement  des  opérations  de  culture. 

Ce  caractère  du  travail  individuel  est  un  de  ceux  qui  sont 
propres  à  l'état  de  société  et  qui  le  distinguent  essentielle- 
ment. 1}  se  lie  intimement  avec  l'échange,  comme  nous  je 
verrons  plus  loin,  et  il  rend  absolument  nécessaire  l'appro- 
visionnement préalable  du  travailleur.  L'homme  social  doit 
être  pourvu  de  tout  ce  qui  lui  est  nécessaire  pour  vivre  pen- 
dant ]a  production  à  laquelle  il  consacre  son  activité. 

L'approvisionnement  des  travailleurs  forme  ainsi  une 
troisième  et  dernière  condition  de  tout  travail  économique, 
une  troisième  espèce  de  choses  doqt  le  producteur  doit  avoir 
la  disposition. 

La  matière  première,  l'instrument,  l'approvisionnement 
sont  les  trois  éléments  dont  se  compose  le  capital,  les  seuls 
éléments  qui  puissent  le  constituer. 
'  Il  n'existe,  du  reste,  aucune  différence  entre  un  capital  et 
toute  autre  portion  de  richesse  ;  c'est  seulement  par  l'emploi 
qui  en  est  fait  qu'une  chose  devient  capital^  c'est  lorsqu'elle 
est  employée,  dans  une  opération  productive,  comme  ma- 
tière première,  comme  instrument,  ou  comme  approvisiop- 
nement.  Quand  on  parle  du  capital  d'une,  société  ou  d'un 
individu,  s'il  faut  entendre  parla  celui  dont  cette  société  ou 
cet  individu  pourrait  disposer,  cette  notion  est  presque  aussi 
étendue  que  celle  de  richesse  ;  car  il  y  a  peu  d'objet»,  com- 
pris dans  la  richesse  d'un  indivjdti  ou  d'une  société,  qui  ne 


ÉLillBMTS  DD  CAPITAL.  75 

puissent  â(re  employés  à  quelque  production  comme  matière 
première,  comme  instrument,  ou  comme  approvisionne- 
ment. S'il  s'agit  du  capital  qu'une  société  ou  un  individu 
emploie  réellement  comme  capital,  on  ne  peut  le  connaître 
qu'après  la  production,  puisque  c'est  par  Tusage  qui  en  est 
fait  que  chaque  élément  de  la  richesse  individuelle  ou  sociale 
devient  ou  ne  devient  pas  Télément  d'un  capital. 

SECTION  II. 
Ce  <|iie  devient  le  eaplial  ^mmn  1»  produe^loA* 

Le  sort  du  capital  est  d'être  consommé  pendant  la  produc- 
tion :  la  substance  et  la  forme  en  sont  altérées  de  telle  ma- 
nière qu'il  ne  peut  plus,  ou  ne  peut  qu*avec  une  moindre 
utilité  être  employé  de  nouveau  à  une  production  semblable. 
Mais  la  consommation  des  divers  éléments  du  capital  pré- 
sente des  caractères  différents,  qu'il  importe  de  distinguer. 

Et  d  abordy  la  matière  première  est  altérée,  quelquefois 
dans  sa  substance,  comme  Thuile  et  la  potasse  qui  forment 
le  savon,  plus  souvent  pncore  dans  sa  forme  seule,  comme  la 
laine  qui  devient  du  drap,  ou  la  soie  qui  se  change  en  étoffe. 
La  matière  première  acquiert  ainsi  une  utilité  qu'elle  n'avait 
pas,  et  qui  est  précisément  le  but  du  travail  auquel  son  alté- 
ration  est  due;  mais  elle  n'en  est  pas  moins  consommée,  en 
ce  sens  qu'elle  n'existe  plus  sous  sa  première  forme,  substan- 
tielle ou  externe,  et  qu'elle  ne  peut  plus,  par  conséquent, 
être  employée  comme  élément  de  la  production  à  laquelle 
cette  forme  la  rendait  propre. 

L'instrument  formel,  outil  ou  machine,  est  aussi  altéré 
par  la  production,  d^ns  sa  forme  et  dans  sa  substance  tout  à 
la  fois.  Il  s'use  par  degrés,  jiisqu'à  perdre  entièrement  l'uti-* 
lilé  qu'il  av^it  reçue  ^e  Tipdustrie  dont  il  était  un  produit. 
Mfûs  cette  consommation  est  lente,  et  en  conséquence  elle 
n'est  que  partielle,  si  noujs  en  apprécions  les  effets  pendant 


76  PRODUCnON   DE   LA  RICHESSE. 

un  espace  de  temps  limité.  Celle  de  Tinstrument  substantiel 
est  au  contraire  rapide  et,  en  général,  complète  dès  le  pre- 
mier instant  de  l'opération.  La  matière  instrumentale  subit, 
dans  les  opérations  productives,  le  même  genre  d'altération 
que  la  matière  première. 

Cette  distinction  entre  les  choses  qui  se  consomment  rapi- 
dément  et  celles  qui  se  consomment  lentement  était  déjà 
familière  aux  anciens  jurisconsultes  romains,  qui  en  faisaient 
de  fréquentes  applications,  surtout  dans  la  doctrine  des  con-< 
trats.  Elle  a  passé  de  leurs  écrits  dans  la  jurisprudence  mo- 
derne, qui  classe  encore  aujourd'hui  les  divers  objets  du  droit 
réel  en  choses  fongibles  et  choses  non  fongibles.  En  emprun- 
tant ces  termes  à  la  science  du  droit,  nous  pourrons  dire  que 
les  matières  premières  et  les  matières  instrumentales  sont 
des  choses  fongibles,  tandis  que  les  instruments  formels, 
c'est-à-dire  les  outils  et  les  machines,  sont  des  choses  non 
fongibles. 

Quant  à  l'approvisionnement,  il  se  compose  de  divers 
objets  dont  les  uns  sont  susceptibles  d'une  consommation 
lente,  les  autres  d'une  consommation  rapide  ;  mais  ces  deux 
sortes  d'objets,  par  exemple  les  vêtements  et  les  aliments, 
sont  dans  tous  les  cas  consommés,  comme  approvisionne- 
ment et  relativement  au  producteur  qui  en  fait  l'avance, 
aussitôt  qu'ils  sont  livrés  aux  travailleurs  ;  ils  ne  peuvent, 
ni  les  uns  ni  les  autres,  être  employés  par  le  même  produc- 
teur pour  l'approvisionnement  nécessaire  à  de  nouvelles 
opérations  productives.  Nous  devons  donc  ranger  l'approvi- 
sionnement tout  entier  parmi  les  éléments  fongibles  du  ca- 
pital employé  dans  chaque  entreprise. 

Tout  ce  qui  compose  la  richesse  n'est  produit  que  pour 
être  consommé  rapidement  ou  lentement.  La  consommation 
est  toujours  le  but  final  de  nos  travaux  économiques,  toujours 
aussi,  par  conséquent,  le  résultat  final  de  l'usage  que  nous 
faisons  des  produits,  et  il  n'y  a  aucune  différence  réelle  entre 
la  consommation  d'une  chose  qui  fait  partie  d'un  capital  et 


CE  QUE  DEVIENT  LE  CAPITAL.  77 

celle  de  toute  autre  chose.  Cependant,  comme  il  est  utile  de 
distinguer  les  cas  dans  lesquels  la  consommation  ^concourt 
directement  à  la  production  ou  à  la  circulation  de  la  ri- 
chesse, d'avec  ceux  où  elle  ne  présente  pas  ce  caraclère,  je 
l'appellerai  cotisommation  économique  dans  le  premier,  coiv- 
sommation  de  jouissance  dans  les  autres.  La  consommation 
de  capital  qui  a  lieu  dans  les  industries  de  production  ou  de 
circulation  est  donc  une  consommation  économique  ;  elle 
n'altère  l'utilité  de  certains  produits  que  pour  leur  en  don- 
ner une  autre,  ou  pour  créer  des  produits  nouveaux.  La  con- 
sommation qui  a  lieu  en  dehors  de  tout  travail  économique, 
notamment  de  la  part  de  personnes  qui  ne  concourent  point 
directement  à  la  production  ou  à  la  circulation  de  la  richesse, 
est  une  consommation  de  jouissance  ;  elle  altère  la  substance 
ou  la  forme  de  certains  produits  et  en  détruit,  au  moins 
partiellement,  TutiUté,  sans  amener  d'autre  résultat  que  la 
satisfaction  du  besoin  auquel  ces  produits  sont  appropriés. 

Il  y  a  aussi  des  cas  dans  lesquels  l'acte  de  consommer 
cesse  d'être  économique,  sans  constituer  pourtant  une  con- 
sommation de  jouissance  proprement  dite.  C'est  ce  qui  arrive, 
par  exemple,  lorsqu'un  producteur,  par  ignorance,  par  iuha- 
bileté,  ou  par  négligence,  détériore  abusivement  une  partie 
de  ses  matières  premières  ou  de  ses  instruments.  Une  telle 
dépense  de  capital /excédant  ce  qui  aurait  été  régulièrement 
nécessaire  pour  obtenir  la  même  quantité  de  produits,  ne 
peut  plus  être  envisagée  comme  une  consommation  écono- 
mique, et  il  n'en  résulte  cependant  aucune  jouissance  pour 
le  producteur.  C'est  une  consommation  infructueuse. 

On  voit  qu'il  est  impossible  de  classer  d  avance  les  consom- 
mations d'après  descai^actères  inhérents  à  l'acte  même  de  con- 
sommer. C'est  de  sou  résultat  seulement  que  chaque  consom- 
mation reçoit  le  caractère  qui  en  fait  un  acte  économique  ou 
non  économique.  Beaucoup  de  ces  actes  sont  nécessaire- 
ment d'une  nature  mixte,  c'est-à-dire  partiellement  économi- 
ques et  partiellement  non  économiques. 


78  PAOtiOGtioM  ms  u  ikictillBsl. 

La  consommation  du  capital  danâ  les  opératiofis  produc*" 
tives,  bien  qu'elle  soit  généralement  économique,  n'en  est 
pas  moins  une  consommation,  c'est-à-dire  n'en  a  pas  moins 
pour  effet  la  destruction  des  produits  dont  se  composait  le 
capital,  ou,  poUr  parler  plus  exactement,  la  destruction  totale 
ou  partielle  de  Tutiliié  que  ces  produits  avaient  reçue  pat*  le 
travail  de  Thomme. 

Les  fonds  productifs,  au  contraire,  existent  comme  t^Is 
ayant  et  après  la  production.  Ce  n'est  pas  qu'ils  ne  puissent 
être  employés  à  d'autres  usages  ;  ainsi,  les  routes,  les  rivières 
navigables  et  la  mer  sont  employées  comme  voies  de  com- 
munication, sans  égard  à  leurs  facultés  productives.  Mais  cet 
emploi  n'altère  en  rien  leur  qualité  de  fonds  productifs  ;  il 
n'est  que  l'application  d'autres  propriétés  inhérentes  à  leur 
substance  et  indépendantes  de  leur  pouvoir  productif.  En 
d'autres  termes,  les  fonds  productifs,  employés  comme  fonds 
productifs,  c'est-à-dire  ne  servant  qu'à  la  production,  peuvent 
toujours  y  servir  de  nouveau,  parce  qu'un  tel  emploi  ne  les 
consomme  ni  lentement,  ni  rapidement,  quelque  prolongé 
qu'on  le  suppose* 

Toutefois,  gardons-nous  de  conclure,  de  cette  différence 
entre  les  fonds  productifs  et  les  capitaux,  que  les  premiers 
soient  plus  importants  que  les  seconds  comme  agents  d^  pro- 
duction^ ou  que  les  industries  ex tractivés  soient  une  source 
plus  abondante  et  plus  assurée  de  richesse  que  les  industries 
de  fabrication.  Que  feraient  les  industries  extractives  sans 
capitaux  ?  A  quoi  se  réduiraient  leurs  produits,  si  elles  n'a- 
vaient à  leur  disposition  ni  les  instruments  qui  leur  sont  né- 
cessaires, ni  cette  partie  de  l'approvisionnement  qui  ne  peut 
être  fournie  que  par  les  industries  de  fabrication? 

Uu  autre  désavantage  apparent  que  présentent  ces  der- 
nières industries,  c'est  qu'elles  n'ajoutent  rien  à  la  masse, 
à  la  quantité  pondérable  des  produits  qui  composent  la  ri- 
chesse d'un  pays,  qu'elles  tendent  mémo  nécessairement  à 
la  diminuer.  Si  l'on  pouvait  peser  la  masse  des  capitaux  fou- 


■I 


G£  Wk  bEVlÉMT   LE  GAPttAL^  If 9 

gibles,  c'est-à-dire  des  matières  premières,  des  matières 
instrumentales  et  de  Tapprovisionnement,  qui  ont  été  con- 
sommés dans  une  année  par  les  industries  de  fabrication,  et 
la  masse  des  produits  qui  ont  été  créés  avec  ces  capitaux,  on 
trouverait  celte  dernière  masse  inférieure  en  poids  à  la  pre- 
mière, par  la  raison  fort  simple  que  la  masse  des  produits 
ne  se  compose  en  définitive  que  de  la  masse  des  matières  pre- 
mières employées,  masse  encore  diminuée  par  les  déchets 
plus  ou  moins  considérables  que  le  travail  de  la  production 
lui  fait  subir. 

Les  industiîes  extractives,  au  contraire,  prises  dans  leur 
ensemble,  ont  certainement  pour  effet  d'accroître  la  masse 
pondérable  des  richesses,  puisqu'elles  ne  consomment  pas  de 
matières  premières  et  qu'elles  reprotluisent,  outre  leur  propre 
approvisionnement,  les  matières  premières  et  Tapprovision- 
nement  des  industries  de  fabrication. 

Mais  la  pesanteur  n'est  pas  la  qualité  qui  caractérise  les 
choses  dont  se  compose  la  richesse;  leur  caractère  distinctif, 
c'est  Tulilité  qu'elles  doivent  au  travail,  c'est  leur  aptitude, 
acquise  par  le  travail  de  Thomme,  à  satisfaire  quelque  besoin 
social  ou  individuel  ;  or,  cette  utilité  résulte  de  l'ensemble 
de  leurs  propriétés  matérielles,  non  d'une  seule  de  ces  pro- 
priétés, et  il  n'y  a  aucun  motif  de  croire  que  les  travaux  ex- 
tractifs  produisent  une  plus  grande  somme  d'utilités  nou- 
velles et  puissent  être  en  conséquence  regardée  comme  des 
actes  de  production  plus  efUcaces,  que  les  travaux  de  fabri- 
cation. Les  uns  comme  les  autres  donnent  pour  résultat  des 
produits  nouveaux,  c'esl-à-dire  fournissent  aux  besoins  de 
l'homme  des  moyens  de  satisfaction  qui  n'existeraient  pas 
sans  le  concours  de  ces  travaux.  Si  les  industries  extractives 
fournissent  à  la  fabrication  toutes  ses  matières,  premières 
ou  instrumentales,  et  une  grande  partie  de  son  approvision- 
nement, la  fabrication,  à  son  tour,  ne  fournit^elle  pas  aux 
industries  extractives  la  totalité  de  leurs  instruments  et  une 
partie  notable  de  leur  approvisionnement? 


80  PRODUCTION  DE   LA  RICHESSE. 

On  ne  peut  donc  rien  affirmer  d'avance  et  en  ihèse  géné- 
rale sur  l'importance  relative  des  divers  travaux  économi- 
ques. La  seule  vérité  qui  ressorte  claire  et  certaine  des  con- 
sidérations précédentes,  c'est  l'importance  absolue  des 
capitaux  comme  agents  de  la  production.  Si  Ton  pouvait, 
sans  diminuer  en  rien  le  nombre  ni  l'habileté  des  produc- 
teurs de  tout  un  pays,  anéantir  d'un  seul  coup  la  totalité  du 
capital  dont  ils  disposent,  ce  pays  deviendrait,  en  peu  de 
temps,  le  séjour  inculte  et  misérable  d'une  horde  de  bar- 
bares. Le  peuple  qui  l'habitait  retomberait  dans  l'enfaDce 
de  la  civilisation;  il  lui  faudrait  recommencer  la  longue  et  pé- 
nible carrière  de  son  développement.  Si  seulement  une  nation 
cessait  d'accroître  la  masse  de  son  capital  disponible,  elle  se 
verrait  arrêtée  dans  son  développement  économique,  dans  sa 
marche  vers  une  civilisation  de  plus  en  plus  complète;  car, 
ainsi  que  je  le  démontrerai  plus  loin,  il  n'y  a  pas  un  des 
moyens  par  lesquels  s'accomplit  ce  développement  et  se 
réalise  cette  marche  progressive  qui  n'exige  et  ne  présuppose 
Taccumulation  préalable  d'un  capital  additionnel. 

L'importance  du  rôle  que  joue  le  capital  dans  la  vie  éco- 
nomique des  sociétés  nous  explique  seule  comment  l'invasion 
des  barbares  du  Nord  a  pu  détruire  jadis  l'ancienne  civilisa- 
tion romaine.  Le  peuple  vaincu,  en  effet,  ne  fut  point  anéanti 
par  ces  conquérants.  Les  anciens  habitants  des  Gaules,  de 
l'Italie,  de  l'Espagne,  continuèrent  de  former  la  majeure  par- 
tie de  la  population  de  ces  pays;  nous  les  voyons  même, 
quoique  mêlés  et  assujettis  à  leurs  vainqueurs,  conserver  le 
droit  d'être  jugés  d'après  leurs  propres  lois;  les  codes  des 
Barbares  font  mention  des  Romains  comme  d'un  peuple  nom- 
breux et  plein  de  vie.  Pourquoi  donc  les  arts  ne  survécurent- 
ils  pas  avec  ceux  qui  les  connaissaient  et  qui  les  cultivaient? 
Pourquoi,  au  bout  de  quelques  siècles,  la  face  de  l'Europe 
fut-elle  complètement  changée,  et  des  nations  corrompues, 
mais  éclairées  et  industrieuses,  se  métamorphosèrent-elles, 
des  bords  du  Rhin  et  du  Danube  à  ceux  de  la  Méditerranée, 


CE  QUE   DEVIENT  LE  CAPITAL.  81 

en  une  population  uniforme  de  farouches  guerriers  et  de 
grossiex*s  paysans?  Ne  doit-on  pas  attribuer  ce  résultat,  au 
moins  en  partie,  à  la  destruction  des  capitaux  disponibles, 
destruction  infiniment  plus  générale  et  plus  complète  que 
celle  qui  atteignit  les  producteurs  eux-mêmes? 

Qu'on  se  représente  l'immense  quantité  de  produits,  bruts 
ou  manufacturés,  de  bâtiments,  d'établissements  industriels, 
d'instruments  de  toute  espèce,  qui  furent  anéantis  pendant 
cette  désastreuse  période  1  Une  épouvantable  dissipation  de 
capitaux  accompagne  toujours  la  guerre,  même  de  nos  jours; 
mais  les  enfants  du  Nord  n'étaient  pas  à  la  hauteur  de  nos 
soldats.  Ignorants  et  fiers  de  leur  ignorance,  ils  méprisaient 
et  vouaient  à  la  destruction,  par  calcul  et  par  sentiment,  tous 
les  produits  et  les  instruments  des  arts. 

Et  s'il  ne  faut  qu'un  instant  pour  détruire  un  immense 
capital,  combien  de  temps  au  contraire  ne  faut-il  pas  pour 
l'accumuler  ?  Au  milieu  du  trouble  et  de  l'insécurité  que 
laissaient  après  elles  les  invasions  successives,  toute  épargne 
était  impossible,  et  bientôt  les  générations  aptes  aux  travaux 
de  rindustrie  firent  place  à  d'autres,  auxquelles  ces  travaux 
étaient  aussi  étrangers  qu'aux  Barbares  eux-mêmes. 

SECTION  m. 

Des  diverses  espèces  de  e»pit»l. 

La  définition  du  capital  a  été,  entre  les  économistes,  le 
sujet  de  discussions  et  de  controverses,  qu'ils  se  seraient 
épargnées  s'ils  avaient  pris  la  peine  d'analyser  avec  soin  ce 
qu'ils  s'efforçaient  de  définir.  Analyser  une  notion  quelcon- 
que, n'est-ce  pas,  en  effet,  la  définir  aussi  complètement  que 
possible  ? 

Nous  avons  reconnu  dans  le  capital  trois  éléments  consti- 
tutifs bien  distincts,  savoir  :  les  matières  premières,  les  in- 
struments et  Tapprovisionnement.  Partant  de  cette  analyse, 
I.  6 


83  pRdDecmN  f>B  Là  nttuicAiBi 

nous  n'hésiterons  pas  à  exclure  du  capital  disponible  tout  ce 
qui  ne  forme  pas  un  de  ces  éléments  conslilutifs,  tout  ee  qui 
ne  peut  pas  fonctionner  comme  matière  première,  comme 
instrument,  ou  comme  approvisionnement,  dans  une  in- 
dustrie quelconque  de  production  ou  de  circulation,  et  nous 
n'appellerons  capital  effectif,  relativement  à  une  production 
accomplie,  que  ce  qui  aura  été  réellement  employé  de  celte 
manière  dans  le  cours  des  opérations  productives,  en  d'autres 
termes,  ce  qui  aura  été  consommé  économiquement  par  les 
producteurs. 

Une  auti^  cause,  qui  a  donné  lieu  à  bien  des  équivoques 
et  à  d'oiseuses  controverses»  c'est  que  les  éléments  du  capital 
changent  quelquefois  de  caractère  et  de  destination,  suivant 
qu'on  les  envisage  par  rapport  à  Tindividu  qui  en  dispose, 
ou  à  la  société  dont  cet  individu  fait  partie. 

Ainsi,  la  distinction  signalée  par  Adam  Smith,  entre  le  ca- 
pital fixe  et  le  capital  circulant,  est  exacte  en  elle-même  et 
correcte  dans  lexpression,  si  on  la  rapporte  au  producteur 
qui  emploie  le  capital  et  aux  travaux  économiques  dans  les- 
quels il  l'emploie. 

Le  capital  fixe  est  celui  que  le  producteur  emploie  sans 
qu'il  sorte  de  ses  mains,  celui  dont  il  ne  se  dessaisit  pas  dans 
les  opérations  productives  auxquelles  il  l'applique,  et  qu'il 
ne  renouvelle  pas  à  mesure  qu'il  le  met  en  œuvre  ;  c'est  son 
instrument  formel  j  ce  sont  ses  outils,  ses  machines,  ses  bâ- 
timents d'exploitation,  etc.  Tout  le  reste  de  son  capital,  com- 
prenant ses  matières  premières,  ses  matières  instrumentales 
et  l'approvisionnement  de  ses  ouvriers,  sort  de  ses  mains  à 
mesure  qu'il  l'emploie  et  doit  sans  cesse  être  renouvelé  ; 
c'est  donc,  relativement  à  lui,  un  capital  circulant. 

Mais,  si  Ton  envisage  le  capital  par  rapport  à  la  société 
prise  collectivement,  la  distinction  d'Adam  Smith  n'est  plus 
correcte  dans  les  termes,  car  il  n'y  a  pas  un  élément  du 
capital  qui  ne  soit  circulant.  Les  immeubles  même,  tels 
que  les  bâtiments  d'exploitation,  se  transmettent  perpétuel- 


lemrat  de  main  en  main,  et  cette  transmission  est  un  acte 
de  circulation  à  leur  égard  aussi  bien  qu'à  l'égard  des 
meubles. 

L'expresnion  dont  il  s*agit  devient  encore  plus  vicieuse 
krsqu'ou  rapplique,  ainsi  que  Tont  fait  Ricardo  et  John 
Mill,  à  cette  partie  du  capital  qui  se  consomme  rapidement, 
puisqu'on  ne  saurait  absolument  considérer  la  faculté  de 
circuler  comme  le  caractère  distinctif  des  choses  qui  seraient 
ainsi  désignées. 

D'ailieursi  la  classification  d*Adam  Smith  ne  présente  pas 
un  sens  uniforme  et  constant,  qui  permette  d'énumérer  dV 
vance,  comme  Ta  fait  cet  auteur,  les  éléments  de  chaque 
espèce  de  capital.  Si  le  capital  circulant  est  celui  dont  h  pro- 
ducteur se  dessaisit  par  l'emploi  qu'il  en  fait  dans  la  pro- 
duction, il  comprend  nécessairement,  pour  le  producteur 
individuel,  des  éléments  qui,  relativement  à  la  société  formée 
de  l'ensemble  des  producteurs,  ont  le  caractère  du  capital 
fiie  ;  car  la  société  ne  se  dessaisit  réellement,  dans  la  produc- 
tion, que  de  cette  partie  du  capital  qui  se  consomme  toujours 
rapidement,  c'est-à-dire  qui  est  non  pas  relativement,  mais 
essentiellement  et  absolument  fongible;  la  société  ne  se  des- 
saisît ni  de  l'argent  qui  est  employé  comme  salaire,  ni  des 
habitations,  des  meubles,  des  vêtements,  qui  forment  une 
fMU'tiede  l'approvisionnement  des  travailleurs. 

La  oiassiQcation  de  Ricardo  et  de  John  Mill  a  le  même  In- 
convénient à  un  plus  haut  degré,  puisqu'elle  désigne  expres- 
sément comme  susceptibles  d*une  consommation  rapide  des 
«boses  qui,  par  leur  nature  même,  ne  sont  évidemment  sus- 
ceptibles que  d'une  lente,  et  quelquefois  très-lente  consom- 
mation. 

Je  pense  que  la  distinction  établie  par  Adam  Smith  doit 
être  maintenue  par  rapport  aux  producteurs  qui  mettent  en 
«uvre  le  capital.  Sous  ce  point  de  vue,  elle  est  exacte  dans 
ridée,  correote  dans  l'expression  et  consacrée  par  un  long 
usage. 


84  PROMJCTION  DE  U  RICHESSE. 

L'autre  distinction  peut  aussi  être  employée  sans  inconvé- 
nient, pourvu  qu'on  la  rapporte  à  l'ensemble  des  travaux 
économiques,  c'est-à-dire  à  la  société  prise  collectivement,  et 
qu'on  substitue  à  l'expression  impropre  de  capital  circulant 
celle  décapitai  fongible^  qui,  n'appartenant  pas  au  langage 
ordinaire  et  ayant  un  sens  technique  déjà  fixé  dans  la  science 
du  droit,  n'est  sujette  à  aucune  équivoque.  Mais,  dans  tous 
les  cas  où  il  peut  paraître  utile  de  scinder  ainsi  le  capital 
disponible  ou  effectif  de  la  société,  on  trouvera  plus  d'a- 
vantage à  le  diviser  dans  ses  éléments  constitutifs,  en  dési- 
gnant spécialement  chacun  d'eux,  qu'à  grouper  ensemble 
quelques-uns  de  ces  éléments  sous  une  désignation  com- 
mune. 

Ce  qui  fait  l'importance  de  ces  distinctions,  et  en  général 
d'une  analyse  exacte  du  capital,  c'est,  d'un  côté,  l'extension 
indue  que  le  langage  vulgaire  a  donnée  au  sens  du  mot  ca- 
pital, extension  qui  est  devenue  la  source  de  bien  des  erreurs 
de  pratique  et  de  législation,  et,  d'un  autre  côté,  l'intérêt  qui 
s'attache,  pour  le  producteur  et  pour  la  société  entière,  à 
l'existence  et  au  maintien  d'une  certaine  proportion  entre  les 
divers  éléments  du  capital  disponible. 

La  plus  ancienne  et  la  plus  répandue  de  ces  fausses  notions 
impliquées  dans  le  langage  vulgaire,  c'est  celle  qui  ne  voit 
le  capital  que  dans  les  sommes  d'argent  au  moyen  desquelles 
il  circule,  et  qui  applique  même  ce  nom  à  des  billets  faisant 
fonctions  de  numéraire. 

Sans  entrer  ici  dans  l'examen  de  questions  qui  seront 
traitées  plus  tard,  nous  savons  déjà  maintenant,  grâce  aux 
analyses  et  aux  explications  qui  précèdent,  que  le  numéraire 
ne  fait  point  partie,  en  tant  que  numéraire,  du  capital  ef- 
fectif de  la  société,  puisque  ni  les  pièces  de  monnaie,  ni  à  plus 
forte  raison  les  billets  qui  en  tiennent  lieu  ne  sont  la  matière 
première  d'aucun  produit,  ne  servent  d'instruments  pour 
aucun  travail  et  n'entrent  dans  l'approvisionnement  d'aucun 
travailleur. 


DIVERSES  ESPÈCES  DE  CAPITAL.  85 

Si  l'on  plaçait  dans  une  lie  déserte  une  centaine  d'ouvriers, 
tous  habiles  et  appartenant  aux  industries  les  plus  diverses» 
en  leur  donnant  pour  tout  capital  dix  millions  de  monnaie 
d'or  et  d'argent,  n'est-il  pas  évident  que  cette  somme,  qui, 
partagée  entre  eux,  les  eût  tous  rendus  riches  dans  une  so- 
ciété civilisée ,  n'exercerait  sur  leur  position  nouvelle ,  c'est- 
à-dire  sur  la  quantité  et  la  qualité  des  produits  qu'ils  pour- 
raient appliquer  à  la  satisfaction  de  leurs  besoins,  aucune 
espèce  d'influence,  et  que  la  moindre  provision  de  matières 
premières,  d'instruments  de  travail,  ou  de  choses  propres  à 
les  nourrir  ou  à  les  vêtir,  leur  serait  plus  utile  que  les  mil- 
lions dont  il  s'agit? 

Cependant,  les  pièces  de  monnaie,  si  elles  n'appartiennent 
pas,  comme  numéraire,  au  capital  effectif  de  la  société,  font 
certainement  partie,  comme  matières  métalliques,  de  la  ri- 
chesse qui  pourrait,  dans  certaines  circonstances,  être  em- 
ployée conmie  capital  effectif;  car  Tor  et  l'argent  monnayés, 
par  exemple,  qui  circulent  dans  un  pays,  peuvent  toujours 
s'y  transformer,  par  la  fusion  ou  par  l'exportation,  en  ma- 
tières premières,  en  instruments  de  travail,  ou  en  objets 
d'approvisionnement.  Mais  le  numéraire  métallique,  ne 
devenant  disponible  comme  capital  que  par  cette  trans- 
formation, qui  lui  fait  dans  tous  les  cas  perdre  la  qualité 
de  numéraire  circulant,  ne  peut  aussi  faire  partie  du  ca- 
pital disponible  de  la  société  que  dans  les  limites  où  cette 
transformation  est  possible,  c'est-à-dire  compatible  avec  les 
besoins  de  la  circulation. 

Quant  aux  billets  faisant  fonctions  de, numéraire,  ils  sont 
par  eux-mêmes  impropres  à  tout  autre  usage  qu'à  celui  au- 
quel on  les  emploie  dans  la  circulation  ;fils  ne  peuvent  donc 
jamais  faire  partie  du  capital  disponible  de  la  société,  puis- 
qu'ils ne  peuvent  jamais  se  transformer  en  capital  effectif. 

C'est  aussi  étendre,  indûment  la  notion  du  capital,  que  d'y 
comprendre,  comme  le  fait  J.-B.  Say,  toute  richesse  qui  pro^ 
cure  des  avantages  continus  à  son  possesseur. 


86  pfioDVcmoii  DE  u  richmic; 

*  Il  existe,  «elon  cet  auteur,  des  eapitauxqui  diffèrent  des 
autres  en  ce  qu'ils  ne  sont  productifs  que  d'utilité  ou  d'agré* 
ment.  Tels  sont,  ditril,  les  maisons  d'habitation»  les  meubles, 
les  ornements,  qui  ne  servent  qu'à  augmenter  les  agréments 
de  la  vie  ;  et  il  ajoute  que  l'utilité  qu'on  en  tire  est  un  produit 
immatériel. 

La  destination  essentielle  de  tout  capital,  c'est  de  produire 
de  l'utilité,  c'est-à-dire  de  créer  des  utilités  nouvelles  dans 
certains  produits  ;  mais  l'utilité  ou  Tagrément  qu'on  retire 
de  l'usage  d'une  chose  n'est  pas  le  produit  de  cette  chose, 
c'est  le  produit  du  capital  et  du  travail  qui  ont  été  employés 
pour  lui  donner  sa  forme  actuelle,  ou  les  autres  propriétés 
qui  la  rendent  utile  ou  agréable. 

Si  J.-B.  Say  a  voulu  parler,  comme  cela  parait  certain,  de 
richesses  qui  se  consomment  peur  la  jouissance,  et  non  éeono* 
Qliquement,  non  en  qualité  de  matières  premières,  d'instrui* 
ments  de  travail  ou  d'approvisionnement,  il  a  étendu  le  nom 
de  capital  à  des  choses  qui  ne  sont  point  employées  comm^ 
capital,  à  des  choses  que  leur  destination  exclut  évidemment 
de  la  masse  des  capitaux  effectifs. 

Quand* des  logements  ou  des  meubles  sont  destinés  à  une 
consommation  économique,  c'est*à*dire  quand  ils  font  partie 
de  l'approvisioanement  nécessaire  aux  producteurs  de  la  ri- 
chesse, ils  appartiennent  sans  contredit  au  capital  effectif  de 
la  société,  mais  ils  n'en  forment  poinUune  espèce  distincte; 
quand,  au  contraire,  ils  ne  sont  destinés  qu'à  une  consomma^* 
tion  de  pure  jouissance,  ils  cessent  par  cela  même  de  con- 
stituer un  capital  et  d'appartenir  au  capital  effectif  que  la 
société  met  ea  œuvre  dans  ses  travaux  économiques. 

Le  capital  dispomble  de  la  société  comprend  une  portion 
considérable  de  son  fonds  de  consommation,  car^  parmi  les 
produits  qui  sont  susceptibles  d'une  consommation  de  pure 
jouissance,  il  en  est  peu  qui  ne  puissent  être  consommés  écono- 
miquemeat.  Le  fonds  de  consommation  ne  prend  de  la  consie- 
tance  et  ne  forme  une  masse  d^  richesse  bien  distincte,  qu'en 


regard  du  capital  qui  est  effectivement  destiné  à  des  con- 
sdDunatioQS  économiques,  ou  de  celui  qui  a  été  réellement 
employé  de  cette  manière,  pendant  une  période  quelconque. 

C'est  encore  J.-B.  Say  qui  a  le  premier,  si  je  ne  me  trompe, 
étendu  le  nom  de  capital  aux  connaissances  et  aux  talents 
que  rhomme  acquiert  par  l'étude.  D'autres,  poursuivant  cette 
même  idée»  ont  assimilé  aux  fonds  productifs  les  facultés 
que  l'homme  r«çoit  de  la  natui^e. 

Il  y  a,  entre  ces  choses  immatérielles  et  les  choses  maté* 
tidlles  parmi  lesquelles  on  les|dasse,  quelque  analogie  sans 
dêtttô,  mais  aussi  des  différences  essentielles»  et  je  ne  vois  pas 
•ê  que  la  science  pourrait  gagner  à  ne  tenir  compte  que  de 
l'analogie.  L'homme  est  un  être  complexe,  mais  unique,  et 
les  diviaions  qu'il  essaye  d'introduire  dans  cet  ensemble  de 
manifetiations  dont  se  compose  sa  i^ie  morale  sont  toutes  ar- 
bitraires, par  conséquent  vagues,  incertaines,  mobiles.  Où 
ett  la  limite  qui  sépare,  dans  les  œuvres  de  l'homme,  le  ré- 
aultat  de  ses  facultés  naturelles  d'avec  celui  de  ses  facultés 
acquises,  ou  l'action  de  ses  facultés  d'avec  son  travail  actuel? 
Gomment  distinguera-t-on,  dans  l'action  complexe  du  tra* 
vaiileur,  les  parts  qui  doivent  être  assignées  au  fonds  pro- 
doetif,  au  capital,  et  au  travail  proprement  dit? 

L'analogie  est  surtout  boiteuse  à  l'égard  de  ce  qui  forme 
k  prétendu  capital  humain,  car  les  habiletés,  les  connais-* 
sanees,  «n  un  mot  les  facultés  acquises,  au  lieu  d'être  con- 
sommées rapidement  ou  lentement,  comme  le  vrai  capital, 
par  l'usage  qu'on  en  fait,  s'accroissent  et  se  fortifient  par 
l'exercioe  et  se  perdent,  au  contraire,  quand  on  cesse  de  les 
employer. 

J'ai  allégué,  comme  second  motif  pour  analyser  correcte- 
ment le  capital,  la  proportion  qui  doit  exister  entre  les  divers 
éléments  dont  il  se  compose.  J'examinerai  plus  tard  cette 
question  au  point  de  vue  particulier  de  l'eutrepreneur  d'in- 
dustrie et  de  la  proportion  qu'il  lui  importe  de  maintenir 
ratre  sou  capital  fixe  et  son  capital  circulant.  Quand  on  se 


88  PRODVCnON  DE   LÀ  RICK68E. 

place  au  point  de  vue  de  l'ensemble  des  travaux  économiques, 
il  devient  évident  que  c'est  entre  les  matières  premières,  les 
instruments  de  travail  et  l'approvisionnement»  qu'une  cer- 
taine proportion  doit  exister  et  doit  tendre  continuellemeot 
à  s'établir,  sous  l'impulsion  des  intérêts  qui  servent  de  mo- 
teurs au  développement  économique  de  la  société. 

En  effet,  la  population  de  la  société  se  composant,  à  chaque 
époque  donnée,  d'un  certain  nombre  de  travailleurs,  la  so- 
ciété dispose  d'une  quantité  déterminée  de  travail,  à  laquelle 
correspondent  des  quantités  déterminées  de  matières  pre-^ 
mières,  d'instruments  et  d'approvisionnement.  Il  ne  lui  ser- 
virait a  rien  de  posséder  une  quantité  additionnelle  de  Pun  de 
ces  éléments  du  capital,  si  elle  ne  possédait  pas,  en  même 
temps,  une  quantité  additionnelle  des  deux  autres,  ou  si  elle 
ne  disposait  pas  d'un  nombre  additionnel  de  travailleurs. 
Une  augmentation  d'un  dixième,  par  exemple,  dans  son 
approvisionnement,  ne  lui  permettrait  pas  d'accrottre  sa  pro- 
duction d'un  dixième,  si  les  quantités  de  travail,  de  matières 
premières  et  d'instruments  dont  elle  dispose  n'étaient  pas 
augmentées  dans  la  même  proportion. 

La  proportion  normale  dont  il  s'agit  tend  continuel- 
lement à  s'établir,  sans  doute,  parce  que  l'un  des  éléments 
ne  saurait  se  trouver  en  défaut  sans  que  le  besoin  auquel  il 
correspond  se  manifeste  et  provoque  le  déploiement  d'activité 
qui  doit  y  pourvoir.  Cependant  il  n'est  pas  rare  que  l'équilibre 
soit  rompu  temporairement,  ou  même  qu'il  demeure  habi- 
tuellement incomplet,  sous  l'influence  principalement  d'une 
législation  qui  entrave  la  circulation  de  la  richesse. 

Dans  un  pays,  comme  le  canton  de  Zurich,  où  une  partie 
notable  du  travail  de  fabrication  s'accomplit  sur  des  matières 
premières  que  ce  pays  est  incapable  de  produire  lui-même  et 
qu'il  doit  tirer  de  contrées  lointaines,  l'insuffisance  temporaire 
de  cet  élément  peut  devenir  très-sensible  et  amener  dans  les  in- 
térêts économiques  de  la  société  de  graves  perturbations.  C'est 
ce  qui  est  arrivé  à  une  époque  récente,  lorsque  la  production 


DimSES   ESPACES  DE   GAPRAL.  89 

de  la  soie  brute,  dans  les  pays  de  provenance,  a  subi  tout  à 
coup,  par  l'eifet  de  causes  accidentelles,  une  diminution  con- 
sidérable. La  quantité  totale  de  richesse  possédée  par  le  canton 
n'en  était  pas  diminuée,  mais  la  portion  de  cette  richesse 
qu'il  pouvait  donner  en  échange  de  la  soie  brute  dont  il  avait 
besoin  n'en  représentait  plus  une  quantité  proportionnée  à 
celle  du  travail,  des  instruments  et  de  Tapprovisionnement 
que  la  fabrication  des  soieries  mettait  en  œuvre.  De  là  une 
stagnation  dans  cette  industrie^  un  ralentissement  considé- 
rable de  la  production,  ayant  pour  résultat  d'interrompre, 
pour  une  classe  nombreuse  de  travailleurs,  le  travail  qui  les 
faisait  vivre. 

En  France,  la  quantité  de  Tapprovisionnement  et  celle  des 
matières  premières  sont  généralement  proportionnelles  au 
nombre  sans  cesse  croissant  des  travailleurs  ;  mais  il  n'en  est 
pas  de  même  de  la  quantité  des  instruments,  grâce  aux  lois 
qui  empêchent  l'introduction  des  fers  et  des  combustibles 
étrangers  dans  ce  pays.  L'insuffisance  de  cet  élément  et  les 
embarras  qui  en  résultent  pour  la  production  de  la  richesse 
deviennent  surtout  manifestes  dans  les  années  où  Tappro- 
visionnement  et  les  matières  premières  sont  d'une  abon- 
dance extraordinaire. 

En  Angleterre,  sous  l'empire  de  la  législation  qui  entravait 
jadis  dans  ce  pays  le  commerce  des  céréales,  il  n'était  pas 
rare  que  l'approvisionnement  se  trouvât  en  quantité  insuf- 
fisante relativement  aux  quantités  disponibles  de  matières 
premières,  d'instruments,  et  de  travail  manufacturier  ou  agri- 
cole. 

Dans  de  grands  |pays,  une  telle  rupture  d'équilibre  entre 
les  divers  éléments  du  capital  disponible  ne  peut  guère  avoir 
lien,  sans  diminution  absolue  de  la  richesse  sociale,  que  par 
des  causes  artificielles,  c'est-à-dire  par  Teffet  d'une  législation 
vicieuse,  parce  que  la  grande  diversitéjde  leurs  productions 
et  l'étendue  de  leurs  relations  commerciales  les  préservent  le 
plus  souvent  de  l'insuffisance  qui  proviendrait  de  causes  tout 


90  PRODOOTTOM   BE  LA   RICUSSE. 

à  fait  eitérieurM.  Quant  aux  ruptures  d'équilibre  qui  pre* 
viennent  de  causes  intérieures,  telles  qu'une  récolte  insuffi- 
sante de  produits  indigènes,  et  qui  sont  accompagnées,  par 
conséquent,  d'une  diminution  absolue  du  capital  disponible, 
elles  seront  toujours  possibles  en  tout  pays,  et  le  résultat  du 
développement  économique  le  plus  complet  ne  pourra  étrt 
que  d'en  atténuer  la  gravité,  ou  d'en  abréger  la  durée. 


CHAPITRE  V. 

DES  CAUSES  QUI  TEIIDENT  i  AUCMEIfTER   l'eFFIGACITA  PU  TKAVAIL 

DE   L^HOMME   DANS   LA   PRODUCTION. 


Le  trafail  de  l'homme  est  d'autant  plus  efficace  qu^il  four- 
nit en  moins  de  temps  ou  avec  moins  d'efforts  une  quantité 
donnée  d'un  même  produit,  en  d'autres  termes,  qu'il  s'exé- 
eute  plus  rapidement  ou  plus  aisément. 

Si,  la  nature  et  les  instruments  du  travail  demeurant  les 
mêmes,  un  travailleur  parvient  à  faire  en  un  jour  ce  qui  en 
exigeait  deux  auparavant,  ou  à  faire  seul,  dans  le  même  es- 
pace de  temps,  ce  qui  exigeait  auparavant  les  e£Ports  de  deux  tra- 
vailleurs, son  travail  aura  doublé  d'efficacité.  Dans  le  premier 
cas,  ce  sera  le  temps  employé  à  la  production;  dans  le  second, 
ee  sera  la  quantité  d'efforts  exigée,  qui  aura  diminué  de  moitié. 

Le  résultat  dans  les  deux  cas  sera,  sans  doute,  de  faire 
accomplir  par  un  seul  travailleur  ce  qui  en  exigeait  deux 
auparavant;  mais  les  deux  espèces  d'efficacité  n'en  demeurent 
pas  moins  distinctes.  Les  efforts  du  travailleur  peuvent,  sans 
diminuer  d'intensité,  se  succéder  plus  rapidement;  ou  bien  ils 
peuvent,  sans  exiger  moins  de  temps,  devenir  moins  intenses. 

Dans  un  travail,  tel  que  celui  du  compositeur  d'imprime- 
rie, qui  n'exige  qu'une  certaine  adresse  et  une  attention 
soutenue,  la  célérité  des  mouvements  peut  varier  beaucoup, 
quoique  le  déploiement  de  force  exigé  par  chacun  d'eux  soit 
constamment  le  même.  Dans  un  travail,  au  contraire,  qm 
met  à  contribution  la  force  musculaire,  comme  lorsqu'il  s'agit 
de  soulever  un  corps  pesant,  ou  de  vaincre  toute  autre  résis* 
tance,  un  accroissement  de  la  force  naturelle  ou  acquise  du 


92  PRODOCnO»   DE   LA   fUGHESSK. 

travailleur  se  manifestera  en  général  par  le  degré  de  résistance 
qu'il  pourra  surmonter,  plutôt  que  par  le  degré  de  célérité  de 
ses  mouvements. 

Du  reste,  l'efScacité  du  travail,  se  mesurant  toujours  par 
la  quantité  de  travail  accompli  dans  un  temps  donné,  se  ma- 
nifestera aussi,  mais  en  sens  inverse,  par  la  quantité  d'ap- 
provisionnement exigée  pour  une  quantité  donnée  de  travail. 
Que  le  travailleur  parvienne  à  faire  dans  un  jour  ce  qui  en 
exigeait  deux  auparavant,  ou  à  faire  seul,  dans  un  espace 
de  temps  donné,  ce  qui  exigeait  les  efforts  réunis  de  deux 
travailleurs,  la  quantité  nécessaire  d'approvisionnement  sera 
toujours  diminuée  de  moitié. 

Diminution  de  l'approvisionnement  exigé  pour  une  cer- 
taine quantité  de  travail,  par  conséquent  diminution  de  la 
quantité  de  capital  nécessaire  pour  obtenir  une  certaine 
quantité  de  produits,  voilà  donc  le  résultat  économique  de 
tout  accroissement  de  l'efficacité  du  travail  ;  résultat  impor- 
tant, qui  doit  seul  attirer  notre  attention,  et  dont  je  dévelop- 
perai plus  loin  les  conséquences.  Auparavant,  je  dois  recher- 
cher les  causes  premières  qui  tendent  à  produire  ce  résultat. 

L'efficacité  du  travail  tient  à  l'aptitude  du  travailleur,  au 
plus  ou  moins  de  puissance,  naturelle  ou  acquise,  des  facul- 
tés qu'il  doit  appliquer  dans  son  travail.  Les  causes  qui  in- 
fluent sur  l'efficacité  du  travail  doivent  donc  agir  d'abord  sur 
l'aptitude  du  travailleur.  Or,  les  causes  qui  tendent  à  aug- 
menter l'aptitude  des  travailleurs  peuvent  se  grouper  sous 
trois  chefs  :  Répartition  des  travaux,  éducation  des  travail- 
leurs, condition  des  travailleurs. 

SECTION  I. 

Répartition  des  traTaox« 

« 

Les  bommes  ne  naissent  point  égaux  en  facultés  physi- 
ques, intellectuelles,  ou  morales.  La  nature  produit  parmi  eux 


CAUSES. QUI  AUGMBItTElfT   l'eFFICACITÉ  DU  TRAVAIL.  95 

à  cet  égard  des  diversités  infinies,  tantôt  générales  et  collec- 
tives, provenant  de  la  race  et  du  tempérament,  tantôt  indi- 
viduelles, provenant  de  mille  causes  physiques  accidentelles, 
qui  interviennent  dans  les  phénomènes  de  la  procréation  et 
dont  il  n'est  pas  toujours  possible  de  se  rendre  compte. 

D'un  autre  côté,  il  existe  pareillement  une  diversité  infi- 
nie dans  les  travaux  qui  concourent  à  la  production  de  la  ri- 
chesse, par  conséquent  dans  le  caractère,  la  direction  et  la 
durée  des  efforts  qu'exigent  ces  travaux. 

Les  résistances  que  doit  vaincre  le  travailleur  se  présentent 
sous  mille  formes  diverses,  auxquelles  correspondent  autant 
d'efforts  différents,  efforts  des  facultés  de  l'esprit,  c*est-à-dire 
de  lattention,  de  la  mémoire,  de  l'entendement,  efforts  des 
différents  organes  physiques ,  efforts  isolés  ou  combinés , 
alternatifs  ou  continus,  prolongés  ou  passagers. 

Il  est  donc  évident  que  les  hommes  ne  naissent  pas  tous 
également  propres  à  toutes  les  espèces  de  travaux.  Mais  il 
résulte  encore,  de  cette  double  diversité  des  hommes  et  des 
travaux,  une  autre  conséquence,  qui  n'est  pas  moins  cer- 
taine, quoiqu'elle  paraisse  moins  évidente. 

En  effet,  si  la  diversité  n'existait  que  parmi  les  hommes 
seulement,  ou  parmi  les  espèces  de  travail  seulement,  il  en 
résulterait^dans  la  première  hypothèse,  pour  chaque  homme, 
un  degré  absolu  d'aptitude  naturelle  au  travail  de  la  produc- 
tion, par  conséquent  une  infériorité  absolue  à  l'égard  de  ceux 
qui  posséderaient  à  un  plus  haut  degré  les  facultés  dont  ce 
travail  exigerait  l'application  ;  dans  la  seconde  hypothèse, 
pour  tout  homme,  un  degré  absolu  d'aptitude  naturelle  pour 
chaque  espèce  de  travail,  par  conséquent  une  infériorité  ab- 
solue à  l'égard  des  espèces  de  travail  qui  exigeraient  un 
ensemble  supérieur  de  facultés. 

Grâce  à  la  diversité  combinée  des  hommes  et  des  espèces 
de  travail,  ces  résultats  ne  se  produisent  point,  les  aptitudes 
naturelles  sont  purement  relatives,  l'infériorité  de  chaque 
homme  pour  certains  travaux  se  trouve  compensée  par  une 


94  raowonoR  pb  u  hicmmb. 

aptitude  supérieure  pour  d'autres,  «t.  il  y  a  pmi  d'ittdÎTidus 
auxquels  l'ensemble  de  leurs  facultés  ne  donne  pas  une  ap* 
titude  naturelle  spéciale  pour  quelqu'une  des  innombrables 
Tariétés  d'efforts  qui  concourent  à  la  production  de  la  ri- 
chesse. 

Cela  étant,  il  est  certain  que  l'efficacité  générale  do  tra- 
i^ail  sera  plus  grande  si  les  divers  travaux  sont  répartis  d'après 
les  aptitudes  naturelles  des  travailleurs,  que  s'ils  le  sont  sans 
égard  à  ces  aptitudes,  ou  que  si,  aucune  répartition  n'ayant 
lieu»  chaque  homme  doit  accomplir  tons  les  genres  de  tra- 
vaux qu'exige  la  satisfaction  de  ses  besoins* 

Mais  les  aptitudes  naturelles  des  travailleurs  ne  sont  rien 
en  comparaison  de  celles  qu'ils  peuvent  acquérir  par  Texer- 
cice,  en  se  livrant  constamment  à  une  seule  occupation, 
qui  exige  la  répétition  continuelle  des  mêmes  efforts  et  l'ap- 
plication continuelle  des  mêmes  facultés. 

Voici  deux  hommes  de  vingt-cinq  ans,  qui  sont  nés  avec 
des  aptitudes  naturelles  parfaitement  égales,  mais  dont  Tun, 
destiné  à  une  carrière  lettrée,  a  fait  de  la  lecture  et  de  l'écri- 
ture ses  principales  et  presque  ses  uniques  occupations  eor- 
porelleâ  depuis  dix  années,  tandis  que  l'autre,  destiné  à  deve- 
nir  agriculteur,  s'est  voué  non  moins  exclusivement  depuis 
le  même  nombre  d'années  aux  travaux  agricoles  et  notam- 
ment au  labourage.  Donnez  à  ces  deux  hommee  une  même 
page  à  copier.  Le  premier  accomplira  cette  tâche  en  un  qttart 
d'heure  et  sa  copie  sera  lisible ,  correcte,  nettement  tracée, 
régulièrement  alignée  ;  la  copie  du  second  lui  prendra  une 
heure  au  moins,  et  les  caractères  en  seront  mal  tracés  j  l'ortho* 
graphe  en  sera  incorrecte,  l'alignement  défectueux.  Donnê«- 
leur  ensuite  un  sillon  à  tracer  avec  la  charrue  ;  le  premier  y 
mettra  deux  ou  trois  fois  plus  de  temps  que  le  second,  et  le 
sillon  de  celui-ci  sera  aussi  droit,  aussi  également  profond, 
que  celui  du  premier  sera  tortueux  et  inégal. 

Le  résultat  serait  encore  le  même,  quoique  la  différence 
entre  les  deux  copies  et  les  deux  sillons  fût  peut*étre  uii  peu 


CAUSES  QUI  AUOUlItËlfr  L'fFPIQâGIÎÉ   DU  TRAVAIL.  9S 

moins  sftillantei  si  le  premier  de  ces  deux  hommes  était  doué 
d'une  aptitude  naturelle  spéciale  pour  le  labourage,  et  le  se^ 
coud  d*une  aptitude  naturelle  spéciale  pour  récriture»  c'est^ 
à-dire  si  les  aptitudes  acquises  s'étaient  développées  en  sens 
inverse  des  aptitudes  naturelles  ;  car  les  inégalités  d'aptitude 
qui  résultent  de  l'exercice  dépassent  en  général  de  beaucoup 
celles  que  produit  la  naturel  Cependant  le  travail  ne  doit 
atteindre  son  plus  haut  degré  possible  d'efficacité  que  dans 
les  cas  où  l'aptitude  acquise  concourt  avec  l'aptitude  natu- 
relle, ce  qui  exige  une  condition  préalable,  la  liberté  du 
travail  y  et  se  réalise  au  moyen  de  la  division  du  travail  et  de 
l'association  des  travailleurs. 

La  liberté»  pour  chaque  membre  de  la  société,  de  ehoisir  It 
travail  auquel  il  se  vouera  est  nécessaire  '  pour  que  chacun 
applique  ses  facultés  au  genre  de  travail  pour  lequel  il  a  le 
plus  d'aptitude  naturelle  et  acquise.  Les  lois  qui,  chez  cer- 
tains  peuples^  condamnaient  chaque  homme  à  suivre  la  pro- 
fession de  son  père^  oifrent  l'exemple  le  plus  saillant»  mais 
non  le  seul  qui  existe,  d'obstacles  apportés  à  cette  liberté. 
Le  régime  du  servage  pour  la  classe  agricole  et  des  corpora* 
tiona  de  métiers  pour  la  classe  industrielle,  ce  régime,  par  le- 
quel toutes  les  nations  de  l'Europe  ont  dû  passer,  à  une 
époque  antérieure,  et  dont  quelques-unes  d'entre  elles  ne 
sont  pas  entièrement  sorties,  gênait  aussi  de  fait  la  liberté 
du  travail,  quoiqu'il  n'imposât  pas  directement  à  chaque  tra*- 
vailleur  ht  profession  qu'il  devait  embrasser.  Le  fils  du  serf 
ne  pouvait  guère  devenir  autre  chose  qu'un  paysan,  ni  le  fils 
du  pauvre  citadin  autre  chose  qu'un  manœuvre.  Les  indivi- 
dus même  qui  avaient  la  liberté  et  les  moyens  de  faire  un 
apprentissage  industriel  étaient  rarement  tout  à  fait  libres 
de  dioisir  leur  profession,  à  cause  des  règlements  qui  fixaient 
le  Bombre  d'apprentis  que  chaque  profession  pouvait  re- 
cevoir. 

Chez  les  nations  les  plus  avancées  dans  le  développement 
économique,  il  existe  encore  aujourd'hui  d«s  professions  let- 


96  PBODUCnOIf  DE  LA  RICHESSE. 

trées,  et  même  commerciales,  dont  l'accès  n'est  ouvert  qu'à 
un  nombre  déterminé  de  postulants,  ou  sous  des  conditions 
plus  ou  moins  onéreuses. 

Hais,  sous  un  régime  de  complète  liberté,  la  répartition  du 
travail  selon  les  aptitudes  ne  se  réaliserait  pas,  si  chaque 
membre  de  la  société  était  obligé  de  produire  lui-même  toutes 
les  choses,  ou  seulement  plusieurs  des  choses  dont  il  aurait 
besoin,  en  d'autres  termes,  si  le  travail  n*était  pas  réparti. 

Dans  le  stage  tout  à  fait  primitif  des  sociétés  humaines, 
lorsque  les  hommes  vivent  encore  exclusivement  de  la  chasse 
ou  de  la  pêche  et  que  la  garantie  sociale  manque  presque 
entièrement,  chaque  famille  produit  elle-même  ses  instru- 
ments, ses  engins  de  chasse  ou  de  pêche,  ses  vêtements,  sa 
hutte  et  les  quelques  meubles  grossiers  dont  elle  fait  usage. 
Pour  qu'il  en  soit  autrement,  pour  qu'une  famille  puisse  ne 
s'occuper  que  de  la  chasse  ou  de  la  pêche,  tandis  qu'une 
autre  s'adonnera  exclusivement  à  la  fabrication  des  engins, 
une  troisième  à  celle  des  vêtements,  une  quatrième  à  celle 
des  huttes,  une  cinquième  à  celle  des  meubles  et  ustensiles 
de  ménage,  il  faut  qu'une  certaine  quantité  d'aliments  et  de 
matériaux  ait  été  préalablement  accumulée,  qu'un  approvi- 
sionnement ait  été  fait  en  vue  de  ces  diverses  productions, 
en  un  mot,  qu'il  existe  un  capital,  au  moyen  duquel  chaque 
famille  puisse,  au  moins  pendant  quelques  jours,  satisfaire 
à  ses  divers  besoins,  tout  en  ne  pourvoyant  par  son  travail 
qu'à  un  seul  d'entre  eux  ;  il  faut  de  plus  que  la  pratique  de 
l'échange  soit  devenue  habituelle  entre  ces  familles,  afin  que 
chacune  d'elles  obtienne  régulièrement  des  autres  ce  qu'elle 
ne  produira  pas  elle-même,  en  leur  fournissant  ce  qu'elle 
produira.  Or,  ces  deux  conditions  en  supposent  une  troisième, 
c'est  que  la  possession  des  approvisionnements  créés  par  le 
travail  et  Texéculion  régulière  des  échanges  convenus  seront 
garanties,  c'est,  en  d'autres  termes,  que  les  droits  résultant 
du  travail  et  de  l'échange  seront  assurés. 

L'approvisionnement,  l'échange,  la  garantie  sociale  for- 


CAUSES  QUI  AUGMENTENT   i/eFFICACITÉ  DU   TRAVAIL.  97 

'  ment  la  trilogie  primordiale,  daos  laquelle  réside  Tessence 
de  tout  ordre  social,  le  germe  de  tout  développement  éco- 
nomique. Les  trois  termes  en  sont  inséparables,  Tun  quel- 
conque d'entre  eux  ne  pouvant  pas  subsister  sans  les  deux 
autres  ;  car  la  garantie  sociale  n'est  possible  que  par  le 
moyen  d'un  organisme  dans  lequel  une  classe  d'hommes  est 
exclusivement  occupée  d'y  pourvoir,  et  cette  classe  doit  par 
conséquent  être  approvisionnée  par  les  autres  de  tout  ce  qui 
est  nécessaire  à  la  satisfaction  de  ses  besoins  et  à  l'accomplis- 
sement de  ses  services.  Mais,  une  fois  ces  trois  conditions 
réalisées  à  un  degré  quelconque,  le  développement  écono- 
mique est  inauguré  et  sa  marche  devient  rapidement  pro- 
gressive, la  division  du  travail  favorisant  l'accumulation  du 
capital,  qui  favorise  à  son  tour  l'agglomération  des  hommes 
et  par  suite  la  facilité  des  échanges  et  le  perfectionnement 
de  la  garantie  sociale. 

La  division  du  travail  traverse,  dans  son  progrès,  plusieurs 
stages,  que  l'on  peut  reconnaître  encore  chez  les  sociétés  les 
plus  avancées.  Les  industries  extractives  se  séparent  d'abord 
des  industries  de  fabrication  ;  puis  la  division  s'établit  parmi 
les  premières,  suivant  les  procédés  d'exploitation,  qui  varient 
nécessairemept  avec  la  nature  des  produits.  La  chasse,  la 
pèche,  les  mines,  les  carrières,  Tagriculture,  l'horticulture, 
la  sylviculture,  l'élève  des  bestiaux  deviennent  autant  d'in- 
dustjdes  distinctes,  exercées  par  des  catégories  différentes  de 
travailleurs.  Cependant  la  division  est  rarement  poussée  fort 
loin  dans  cette  branche  de  l'activité  économique,  parce  que  les 
travaux  n'y  sont  pas  assez  uniformes,  dans  l'espace  et  dans  le 
temps,  pour  que  chacun  d'eux  puisse  offrir  une  occupation 
constante  aux  travailleurs  qui  s'y  adonnent.  Dans  les  diverses 
industries  que  je  viens  de  nommer,  les  procédés  varient  sou- 
vent d'un  lieu  à  un  autre,  et  ils  varient,  dans  le  même  lieu, 
dune  époque  ou  d'une  saison  à  une  autre;  en  d'autres 
termes,  l'extraction  des  produits  naturels,  ou  l'exploitation 
d'un  fonds  productif,  se  compose  d'une  série  d'opérations 
I.  7 


98  PRODUCTION   DE   LA  RTGHfiSSE. 

différeotes,  qui  sont  toujours  influeDcées  en  outre  par  des 
circonstances  locales. 

Il  en  est  autrement  dans  les  industries  de  fabrication. 
Chacune  des  opérations  successives  par  lesquelles  une  ma- 
tière première  doit  être  modifiée,  étant  uniquement  détermi- 
née par  la  nature  de  cette  matière  première,  qui  demeure 
toujours  la  même  et  qui  est  indépendante  des  circonstances 
de  temps  et  de  lieu,  constitue  un  travail  distinct,  dont  l'uni- 
formité et  la  continuité  permettent  à  une  catégorie  de  tra- 
vailleurs d'en  faire  leur  occupation  exclusive. 

Deux  filons  d'un  même  minerai  sont  rarement  semblables 
d'épaisseur,  de  position,  de  direction  et  de  gisement,  et  le 
même  filon  change  à  ces  divers  égards,  à  mesure  qu'on  en 
poursuit  l'exploitation.  Deux  champs  sont  rarement  iden- 
tiques par  leur  position  et  par  la  nature  du  sol,  et  la  culture 
donnée  à  un  même  champ  ne  peut  pas  être  la  même  en  toute 
saison.  Deux  livres  de  laine  brute  sont  toujours  semblables 
Tune  à  l'autre,  et  le  travail  du  fileur  s'y  applique  partout  et 
en  tout  temps  de  Is^  même  manière.  Deux  planches  do  chêne 
sont  toujours  pareilles  pour  le  menuisier  qui  doit  en  faire  des 
meubles,  et  le  travail  qu'il  doit  y  appliquer  est  partout  et  en 
tout  temps  le  même. 

La  division  du  travail,  dans  les  industries  extractives,  s'ar- 
rête donc  généralement  au  second  stage  que  j'ai  indiqué, 
tandis  que,  dans  les  industries  de  fabrication,  elle  en  atteint 
un  troisième  et  un  quatrième.  A  la  division  suivant  les  ma- 
tières premières,  qui  correspond  au  second  stage  des  indus- 
tries extractives,  succède  la  division  suivant  Tespèce  des 
produits,  ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  suivant  la  nature 
des  procédés  à  mettre  en  œuvre  et  des  instruments  à  em- 
ployer. 

Chaque  industrie  se  partage  en  un  certain  nombre  de  mé- 
tiers, qui  façonnent  la  même  matière  première,  mais  qui  ne 
la  traitent  pas  de  la  même  façon,  ni  avec  les  mêmes  outils, 
et  ne  fournissent  pas  le  même  genre  de  produits.  C'est  ainsi 


CA0SBS   QUI  AUGtfEMTENT   l'ëFFIGAGITÉ   DU   TRAVAIL.  99 

que  les  mêmes  bois  sont  mis  en  œuvre  simultanément  par  le 
charpentier,  le  menuisier  et  le  tourneur  ;  les  mêmes  fers,  par 
le  forgeron,  le  maréchal  et  le  coutelier  ;  les  mêmes  soies,  par 
des  fabricants  de  lacets,  de  rubans,  de  velours  et  d'autres 
soieries.  C'est  ainsi  que  le  même  coton  est  successivement 
modifié  par  le  fileur,  par  le  tisserand,  par  la  lingère;  les 
mêmes  peaux,  par  le  tanneur,  le  sellier  et  le  cordonnier;  le 
même  blé,  par  le  meunier  et  le  boulanger. 

Enfin,  à  cette  division  suivant  les  produits  ou  les  procédés, 
succède  une  division  des  procédés  eux-mêmes,  par  laquelle 
ceux-ci  sont  décomposés  en  une  série  de  mouvements  ou 
d'efforts  successifs,  à  chacun  desquels  s'adonne  exclusivement 
une  catégorie  distincte  de  travailleurs.  Tout  le  monde  connaît 
les  exemples  donnés,  par  Adam  Smith,  de  la  fabrication  des 
épingles,  qui  peut  se  décomposer  en  dix-huit  opérations 
distinctes,  et  par  J.-B.  Say,  de  celle  des  caries  à  jouer, 
qui  n'en  comprend  pas  moins  de  soixante  et  dix.  Je  les 
répète  ici,  parce  qu'ils  sont  devenus  en  quelque  sorte 
classiques,  et  qu'ils  sont  plus  propres  qu'aucune  défini- 
tion à  caractériser  nettement  le  dernier  stage  de  la  division 
du  travail. 

«  De  la  manière  dont  la  fabrication  des  épingles  est  main- 
tenant conduite,  dit  Adam  Smith,  non-seulement  l'ouvrage 
entier  forme  un  métier  à  part,  mais  cet  ouvrage  est  divisé  en 
un  grand  nombre  de  branches,  dont  la  plupart  constituent 
autant  de  professions  particulières.  Un  ouvrier  tire  le  fil  à  la 
bobille,  un  autre  le  dresse,  un  troisième  coupe  la  dressée,  un 
quatrième  empointe,  un  cinquième  est  employé  à  émoudre 
le  bout  qui  doit  recevoir  la  tête.  Cette  tête  est  elle-même 
robjel  de  deux  ou  trois  opérations  séparées  ;  la  frapper  est 
une  besogne  particulière  ;  blancmr  les  épingles  en  est  une 
autre  ;  c'est  même  une  profession  distincte  et  séparée  que  de 
piquer  les  papiers  et  d'y  bouter  les  épingles.  Enfin,  l'impor- 
tant travail  de  faire  iine  épingle  est  divisé  en  dix-huit  opéra- 
tions distinctes,  lesquelles,  dans  certaines  fabriques,  sont 


100  PRODUCTION   DE   LA   niCHESSE. 

exécutées  par  autant  de  mains  différentes,  quoique  dans 
d'autres  le  même  ouvrier  en  exécute  deux  ou  trois.  » 

«  Un  jeu  de  cartes,  dit  J.-B.  Say,  est  le  résultat  de  plusieurs 
opérations,  dont  chacune  occupe  une  série  distincte  d'ou- 
vriers ou  d'ouvrières,  qui  s'appliquent  toujours  à  la  même 
opération.  Ce  sont  des  personnes  différentes,  et  toujoure  les 
mêmes,  qui  épluchent  les  houchons  et  grosseurs  qui  se 
trouvent  dans  Je  papier  et  nuiraient  à  Tégalité  d'épaisseur  ; 
les  mêmes  qui  collent  ensemble  les  trois  feuilles  de  papier 
dont  se  compose  le  carton,  et  qui  le  mettent  en  presse;  les 
mêmes  qui  colorent  le  côté  destiné  à  former  le  dos  des  cartes; 
les  mêmes  qui  impriment  en  noir  le  dessin  des  iBgures; 
d'autres  ouvriers  impriment  les  couleurs  des  mêmes  figures  ; 
d'autres  font  sécher  au  réchaud  les  carions  une  fois  qu'ils 
sont  imprimés;  d'autres  s'occupent  à  les  lisser  dessus  et  des- 
sous. C'est  une  occupation  particulière  que  de  les  couper 
d'égale  dimension  ;  c'en  est  une  autre  de  les  assembler  pour 
en  former  des  jeux;  une  autre  encore  d'imprimer  les  enve- 
loppes des  jeux,  et  une  autre  de  les  envelopper  ;  sans  compter 
les  fonctions  des  personnes  chargées  des  ventes  et  des  achats, 
de  payer  les  ouvriers  et  de  tenir  les  écritures.  Enfin,  à  en 
croire  les  gens  du  métier,  chaque  carte,  c'est-à-dire  un  petit 
morceau  de  carton  de  la  grandeur  de  la  main,  avant  d'être 
en  état  de  vente,  ûc  subit  pas  moins  de  soixante  et  dix  opéra- 
tions différentes,  qui  toutes  pourraient  être  l'objet  du  travail 
d'une  espèce  différente  d'ouvriers  ;  et  s'il  n'y  a  pas  soixante  et 
dix  séries  d'ouvriers  dans  chaque  manufacture  de  cartes,  c'est 
parce  que  la  division  du  travail  n'y  est  pas  poussée  aussi  loin 
qu'elle  pourrait  l'être,  et  parce  que  le  même  ouvrier  est 
chargé  de  deux,  trois  ou  quatre  opérations  distinctes.  » 

Dès  le  troisième  stage  d#la  division  du  travail,  les  résultats 
en  sont  déjà  surprenants.  Qui  n'a  pas  admiré,  en  visitant  une 
imprimerie  quelconque,  la  rapidité  et  en  même  temps  la  sû- 
reté avec  laquelle  les  compositeurs  accomplissent  leur  besogne, 
c'est-à-dire  prennent  successivement,  dans  plus  de  trente 


CAUSES   QUI   AUGMENTENT   l'eFFIGAGITÉ   DU   TRAVAIL.  101 

cases  difTérentes,  les  caractères  qu'ils  doivent  assortir  ?  Ce 
n'est  pas  exagérer  de  dire  qu'une  personne  non  exercée  y 
emploierait  cinq  fois  plus  de  temps,  pour  donner  une  épreuve 
moins  correcte. 

J'ai  visité,  dans  un  département  de  la  France,  un  hospice 
où  Ton  occupait  une  trentaine  d'orphelins  à  fabriquer  des 
clous.  Ces  garçons,  dont  le  plus  âgé  n'avait  pas  quatorze  ans, 
se  divisaient  en  quinze  couples,  dont  chacun  avait  sa  petite 
forge  et  son  enclume.  L'un  des  deux  enfants  faisait  rougira 
blanc  deux  baguettes  de  fer  équarries,  qu'il  plaçait  alterna- 
tivement sur  l'enclume,  où  l'autre,  avec  un  marteau,  l'apoin- 
tissait,  la  coupait  et  aplatissait  le  bout  destiné  à  former  la 
tête.  En  cinq  ou  six  coups,  la  besogne  était  faite.  Chaque 
couple,  dans  les  cinq  heures  de  l'après-midi  qui  étaient  con- 
sacrées à  ce  travail,  devait  fournir  cinq  cents  clous  à  l'établis- 
sement; ce  qu'ils  fabriquaient  au  delà  de  ce  nombre  leur 
valait  seul  un  faible  salaire,  d'un  centime  par  clou,  si  je  ne  me 
trompe.  Or,  ils  eu  fabriquaient  ordinairement  de  b>\x  à  sept 
cents,  et  souvent  jusqu'à  huit  cents,  c'est-à-dire  près  de  trois 
par  minute  ;  tandis  que  deux  garçons  du  même  âge,  non 
exercés  à  ce  métier,  auraient  mis  sans  doute  plus  de  deux  ou. 
trois  minutes  à  fabriquer  un  seul  clou. 

Mais  la  division  arrivée  à  son  quatrième  stage  présente 
des  résultats  bien  plus  frappants  et  qui  tiennent  du  mer- 
veilleux. 

<(  J'ai  vu,  dit  Adam  Smith,  une  petite  manufacture 
d'épingles,  qui  n'employait  que  dix  ouvriers,  et  où  par  con- 
séquent quelques-uns  d'entre  eux  étaient  chargés  de  deux  ou 
trois  opérations.  Mais,  quoique  la  fabrique  fût  pauvre  et,  par 
cette  raison,  mal  outillée,  ils  venaient  à  bout,  quand  ils  se 
mettaient  en  train,  de  faire  environ  douze  livres  d'épingles  par 
jour,  chaque  livre  contenant  au  delà  de  quatre  mille  épingles 
de  taille  moyenne.  Ainsi,  ces  dix  ouvriers  pouvaient  faire 
eati*e  eux  plus  de  quarante-huit  milliers  d'épingles  dans  une 
journée  ;  donc  chaque  ouvrier,  faisant  une  dixième  partie  de 


102  PRODUCTION   DE   LA   RICHESSE. 

ce  produit,  pouvait  être  considéré  comme  faisant  dans  sa 
journée  quatre  mille  huit  cents  épingles.  Or,  s'ils  avaient 
tous  travaillé  à  part,  indépendamment  les  uns  des  autres,  et 
s'ils  n'avaient  pas  été  façonnés  à  cette  besogne  particulière, 
chacun  d'eux  assurément  n'eût  pas  fait  vingt  épingles,  peut- 
être  pas  une  seule  dans  sa  journée,  c'est-à-dire  pas,  à  coup 
sûr,  la  deux  cent  quarantième  partie,  et  pas  peut-être  la 
quatre  mille  huit  centième  partie  de  ce  qu'ils  se  trouvaient  en 
état  de  faire  au  moyen  d'une  division  et  d'une  combinaison 
convenables  de  leurs  différentes  opérations.  » 

«  J'ai  vu,  dit  J.-B.  Say,  une  fabrique  de  cartes  à  jouer,  où 
trente  ouvriers  produisaient  journellement  15,500  cartes, 
c'est-à-dire  au  delà  de  500  cartes  par  chaque  ouvrier  ;  et  l'on 
peut  présumer  que,  si  chacun  deces  ouvriers  se  trouvait  obligé 
de  faire  à  lui  seul  toutes  les  opérations,  et  en  le  supposant 
même  exercé  dans  son  art,  il  ne  terminerait  peut-être  pas 
deux  cartes  dansunjour,  et  par  conséquent  les  trente  ouvriers, 
au  lieu  de  15,500  cartes,  n'en  feraient  que  60.  » 

L'efficacité  du  travail  était  devenue  par  la  division,  dans 
le  premier  cas,  au  moins  deux  cent  quarante  fois,  dans  le 
second,  au  moins  deux  cent  cinquante  fois  aussi  grande 
qu'elle  l'eût  été  sans  cette  division. 

Le  travail  peut  encore  se  diviser  d'une  autre  manière,  non 
en  attribuant  chaque  effort  distinct  à  un  travailleur  spécial, 
mais  en  partageant  un  même  effort  ou  une  même  série  d'ef- 
forts entre  plusieurs  travailleurs,  dont  l'action,  étant  ainsi  as- 
sociée et  combinée,  devient  souvent  plus  efficace.  C'est  aussi 
un  mode  de  répartition  suivant  les  aptitudes,  car,  dans  les  cas 
où  ce  partagées!  avantageux,  son  efficacité  provient  de  ce  que 
l'association  de  quelques  travailleurs  possède,  comme  telle, 
une  aptitude  supérieure  à  lasomme  des  aptitudes  individuelles 
de  ses  membres.  Quant  à  la  cause  de  cette  supériorité,  elle  glt, 
tantôt  dans  l'épargne  de  force,  de  mouvement  ou  de  temps, 
qui  résulte  de  la  combinaison  des  efforts  associés,  tantôt 
dans  ce  stimulant,  dans  cet  entrain  que  produit  toujours  une 


CAUSES  QUI  AUGMENTENT  L*EFF1GÀG1TÉ  DU   TRAVàlL.  103 

action  commune  dirigée  vers  un  but  commun,  sur  les  indi- 
vidus qui  prennent  part  à  cette  action. 

Qu'il  s'agisse,  par  exemple,  de  porter  et  de  déposer  sur  un 
toit  élevé  les  tuiles  qui  doivent  le  couvrir.  Six  ouvriers  étant 
chargés  de  cette  besogne,  Fun  d'eux  pourra  prendre  les  tuiles 
sur  le  tas  inférieur  pour  les  remettre  à  ceux  qui  les  porteront, 
tandis  qu'un  autre  se  tiendra  sur  le  toit,  pour  recevoir  les 
tuiles  et  les  déposer  près  de  lui.  Mais  la  besogne  des  porteurs 
n'est  pas  susceptible  de  se  décomposer  en  efforts  distincts  ; 
c'est  une  opération  unique,  le  transport  d'un  fardeau  le  long 
d'une  échelle  plus  ou  moins  haute.  Cependant,  si  les  quatre 
ouvriers  restants  prennent  successivement  leur  charge  pour 
la  porter  Tun  après  l'autre,  en  grimpant  du  bas  en  haut  de 
réchelle,  il  leur  faudra  une  seconde  échelle  pour  redescendra, 
afin  que  la  marche  deceux  qui  montent  ne  soit  pas  interrom- 
pue ou  retardée,  et  ils  seront  tous  astreints  à  un  travail  ex- 
traordinairement  pénible  et  màme  dangereux.  Aussi  n'est-ce 
pas  de  cette  manière  qu'ils  s'y  prennent.  Ils  s'asseyent  à  demi- 
couchés  les  uns  au*dessus  des  autres  sur  Téchelle  et  se 
passent  les  tuiles  en  les  élevant  par-dessus  leurs  tètes.  Il  n'y  a 
plus  alors  ni  danger  à  craindre,  ni  temps  perdu,  et  si  la  fn- 
tigue  des  bras  est  un  peu  forte,  elle  dure  peu,  parce  que,  les 
tuiles  arrivant  plus  rapidement  à  leur  destination,  la  besogne 
est  plus  tôt  terminée. 

Supposons  encore  qu'il  s'agisse  de  forger  deux  grosses 
barres  de  fer.  Si  quatre  ouvriers  sont  chargés  de  cette  besogne, 
ils  pourront  forger  les  deux  barres  en  même  temps,  en  tra- 
vaillant séparément  deux  à  deux.  Ce  n'est  pas  ainsi  que 
l'opération  se  pratique,  et  l'on  verra  toujours  les  quatre  ou- 
vriers forger  ensemble  et  successivement  chacune  des  barres. 
C'est  que,  dans  le  premier  mode  d'action,  l'opération  de  for- 
ger n'étant  faite  que  par  deux  ouvriers  à  la  fois,  et  par  un 
seul  pour  chaque  barre,  le  fer  a  le  temps  de  se  refroidir ,  les 
barres  doivent  être  chauffées  de  nouveau  à  plusieurs  reprises, 
et  les  ouvriers  perdent  bien  plus  de  temps  par  cette  cause 


104  PRODUCTION  DE   U  RlGUËàSE. 

qulls  n'en  gagnent  en  forgeant  les  deux  barres  à  la  fois  ;  sans 
compter  l'effet  produit  par  lentrain  dont  j'ai  parlé,  entrain 
qui  est  encore  excité  dans  ce  cas  par  le  bruit  cadencé  des  trois 
marteaux. 

C'est  par  l'exercice  que  se  développent  nos  organes  phy- 
siques et  nos  facultés  intellectuelles.  Nous  voyons  tous  les 
jours  maint  exemple  de  Taptilude  extraordinaire  que  peu* 
vent  acquérir  pour  certaines  fonctions  les  yeux,  les  oreilles, 
les  bras,  les  mains,  la  mémoire,  Tintelligence,  par  un  exer- 
cice assidu  et  longtemps  continué.  Les  effets  les  plus  surpre- 
nants de  la  division  du  travail  s'expliquent  suffisamment  par 
cette  cause,  sans  qu'il  soit  besoin  d'y  ajouter  Téconomie,  un 
peu  équivoque  et  souvent  nulle,  du  temps  que  doit  perdre  le 
travailleur  en  changeant  d'outils  ou  en  passant  d'une  opéra- 
tion à  une  autre. 

Pour  nous  faire  une  idée  de  l'économie  d'approvisionne- 
ment que  peut  procurer  la  division  du  travail  parvenue  à  son 
dernier  stage,  reprenons  l'exemple  donné  par  Adam  Smith, 
en  partant,  pour  l'époque  antérieure  à  la  division  du  travail, 
de  l'hypothèse  la  plus  favorable,  c'est-à-dire  en  supposant 
chaque  ouvrier  capable  de  fabriquer  vingt  épingles  par  jour. 
Combien  faudrait-il,  à  ce  taux,  de  journées  de  travail  d'un 
ouvrier  pour  fabriquer  48,000  épingles?  Il  en  faudrait  2,400. 
Si  nous  représentons  l'approvisionnement  d'une  journée  par 
la  quantité  qu'on  peut  en  obtenir  pour  2  francs,  celui  des 
2,400  journées,  ou  des  10  ouvriers  pendant  240  jours,  sera 
donc  représenté  par  une  somme  de  4,800  francs.  Or,  après 
la  division  du  travail,  les  48,000  épingles  étant  produites  par 
les  dix  ouvriers  dans  une  seule  journée,  c'est-à-dire  par 
iO  journées  seulement  de  travail,  l'approvisionnement  né- 
cessaire à  cette  production  se  trouve  réduit  à  20  francs  et 
l'économie  réalisée  s'élève  à  4,780  francs,  presque  à  10  cen- 
times par  épingle  ! 


CAUSES  QUI  AUGMENTENT  L'EFFlCACnÉ  DU   TRAVAIL.  105 

SECTION  II. 
Éducation  dés  travailleurs. 

J'ai  ici  en  vue  l'éducation  générale,  qui  s'applique  à  Ten- 
semble  des  facultés  de  Thomme,  et  qui  précède  et  prépare 
rapplication  de  ces  facultés  à  une  branche  spéciale  d'indus- 
trie. Dans  toutes  les  carrière^  qu'il  peut  embrasser,  le  tra- 
yailleur  a  besoin  de  santé,  de  force  et  d'adresse  ;  il  a  besoin 
d'intelligence,  de  mémoire,  de  raisonnement  et  d'un  certain 
ensemble  de  notions  acquises  ;  il  a  besoin  aussi  d'un  certain 
empire  sur  lui-même ,  c'est-à-dire  d'une  volonté  capable  de 
vaincre  en  tout  temps  ceux  de  ses  instincts  naturels  auxquels 
répugnerait  un  travail  continu  et  régulier.  De  là  trois  condi- 
tions que  doit  remplir  l'éducation  des  travailleurs  pour  con- 
tribuer autant  que  possible  à  l'efficacité  de  leur  travail  :  elle 
doit  agir  sur  leurs  facultés  corporelles,  sur  leurs  facultés 
intellectuelles,  et  sur  leurs  facultés  morales. 

Pour  développer  les  forces  et  l'adresse  de  l'enfant,  l'édu- 
cation physique  doit  les  exercer,  en  les  appelant  à  un  déploie- 
ment progressif  et  régulier,  qui  parte  des  moindres  et  des  plus 
simples  efforts,  pour  arriver  peu  à  peu  aux  plus  intenses  et 
aux  plus  complexes.  Ce  développement  a  lieu  de  fait  chez 
tous  les  enfants,  lors  même  qu'on  ne  songe  point,  en  les  éle- 
vant, à  le  leur  procurer,  ou  qu'on  ne  suit  à  cet  égard  aucune 
méthode  raisonnée.  La  vie  se  manifeste  en  eux  par  un  be- 
soin d'action  et  de  mouvement,  qui  ne  laisse  échapper  au- 
cune occasion  de  se  satisfaire,  et  qui  se  satisfait  naturelle- 
ment chaque  fois  dans  la  mesure  des  forces  et  de  l'adresse 
déjà  acquises.  Nul  doute,  cependant,  qu'on  ne  pût  obtenir 
des  résultats  meilleurs  et  plus  complets,  en  imprimant  à  ce 
développement  naturel  une  marche  graduelle  et  systéma- 
tique, en  le  soumettant  à  certaines  règles  soit  quant  au 
choix,  soit  quant  à  la  durée  relative  des  divers  exercices. 


i06  FhODiJGTlOM   I)£   LA  illCBESSE. 

Pour  assurer  àrenfâut  de  bonnes  conditions  générales  de 
santé,  l'éducation  physique  peut  beaucoup,  et,  sur  ce  point, 
elle  fait  partout  bien  moins  qu'elle  ne  pourrait  faire.  Chez 
la  grande  masse  des  travailleurs,  pendant  Tàge  où  la  consti- 
tution se  forme  et  où  le  degré  de  vitalité  se  fixe  pour  l'exis- 
tence entière,  la  vie  matérielle  est  réglée  sans  aucun  égard  à 
Thygièue,  souvent  à  rencontre  de  ses  préceptes.  La  pau- 
vreté en  est  la  cause  dans  bien  des  cas  ;  dans  beaucoup  d'au- 
tres, rignorance  ou  Tinsouciance.  La  plupart  d'entre  eux  ne 
sont  pas  suffisamment  éclairés  sur  les  conséquences  d'habi- 
tudes funestes,  qui  leur  procurent  par  intervalles  une  exci< 
tation  factice,  en  minant  pou  à  peu  leur  vigueur  et  en  les 
condamnant  à  une  vieillesse  infirme  et  prématurée. 

Si  la  force  et  l'adresse  contribuent  directement  à  l'elfica- 
cité  du  travail,  la  santéle  préserve  d'interruptions  et  le  pro- 
longe, pour  chaque  individu,  jusqu'à  un  âge  avancé,  ce  qui 
aboutit  encore,  pour  la  société,  à  rendre  le  travail  plus  effi- 
cace et  la  production  plus  abondante. 

L'éducation  intellectuelle  peut  contribuer  de  deux  ma- 
nières à  l'efficacité  du  travail,  en  développant  d'abord  les 
facultés  (le  Tenfant,  puis  en  lui  communiquant  des  notions 
positives  sur  les  lois  de  la  nature  et  sur  les  rapports  de  la  vie 
sociale.  L'éducation  des  écoles  remplit  rarement  le  premier 
but,  qui  est  le  plus  essentiel  ;  souvent  elle  n'atteintpas  même 
le  second,  car  la  lecture  et  l'écriture  ne  sont  que  des  con- 
naissances instrumentales,  fournissant  la  possibilité  d'ac- 
quérir des  notions  utiles,  mais  n'en  inculquant  aucune  par 
elles-mêmes. 

Il  y  a  peu  d'industries,  même  parmi  les  plus  simples,  qui 
ne  mettent  à  contribution,  dans  une  certaine  mesure,  l'at- 
tention, rintelligence,  la  mémoire  et  le  raisonnement  du  tra- 
vailleur ;  il  en  est  plusieurs  qui  exigent  un  déploiement  actif 
et  continu  de  ces  facultés.  Quant  aux  notions  |>ositives,  n'est- 
il  pas  utile  au  futur  travailleur  d'en  acquérir  au  moins  d'élé- 
mentaires sur  les  fonds  productifs  et  les  produits  matériels 


CAUSES   QUI  AUGMEfiTENT   L^EFFIGÀGITÉ   DU   TRAVAIL.  107 

auxquels  s'appliquera  son  travail  ;  sur  les  forces  naturelles 
qu'il  devra,  tantôt  vaincre,  tantôt  employer  à  son  aide  ;  sur 
les  droits  acquis  et  les  intérêts  légitimes  qu'il  ne  pourra  mé- 
connaître sans  dommage  pour  lui-même  et  pour  la  société 
dont  il  fait  partie  ? 

Enfin,  l'éducation  morale  des  travailleurs  est  aussi  d'une 
grande  importance  économique  pour  la  société ,  car,  si  les 
maladies  du  corps  et  Tabsence  de  forces  musculaires  nuisent 
à  Tefficacité  générale  du  travail,  les  maladies  morales  et 
l'absence  de  volonté  ne  lui  sont  pas  moins  contraires.  Les  at- 
teintes portées  à  l'aptitude  des  travailleurs  par  leurs  habitudes 
vicieuses  et  les  interruptions  amenées  dans  leur  travail  par 
leur  impuissance  morale  à  surmonter  les  obstacles  et  à  triom- 
pher des  tentations  causent  à  la  société  un  dommage  qui 
dépasse  probablement  de  beaucoup  celui  qu'on  peut  attribuer 
à  leurs  seules  défectuosités  physiques.  Les  vertus  et  les  qua- 
lités qui  font  d'un  homme  un  bon  père  de  famille  et  un  bon' 
citoyen  contribuent  aussi  à  faire  de  lui  un  bon  travailleur,  et 
il  est  rare  que  l'application  constante  et  régulière  à  un  labeur 
quelconque  se  concilie,  chez  un  travailleur,  avec  l'absence 
même  partielle  de  ces  vertus  et  de  ces  qualités. 

L'influence  de  l'éducation  des  travailleurs  sur  leurs  apti- 
tudes, par  conséquent  sur  l'efficacité  du  travail,  est  attestée 
par  l'expérience.  La  statistique  a  recueilli  à  cet  égard  de 
nombreuses  données,  qui  constatent  des  inégalités  notables 
d'aptitude  entre  les  travailleurs  de  diverses  nations.  Or,  ces 
inégalités,  si  nous  laissons  de  côté  celles  qu'on  peut  attribuer 
à  des  différences  de  race,  ne  peuvent  s'expliquer  autrement 
que  par  des  différences  dans  l'éducation  première  des  tra- 
vailleurs, c'est-à-dire  dans  l'ensemble  des  influences  sous 
lesquelles  s'est  opéré  leur  premier  développement  physique, 
inteUectuel  et  moral.  Si,  par  exemple,  le  travail  des  Français 
et  des  Irlandais  est  en  général  moins  efpcace  que  celui  des 
Anglais,  ainsi  que  des  enquêtes  officielles  l'ont  à  plusieurs 
reprises  publiquement  constaté,  à  quelle  autre  cause  pour- 


108  PRODUCTION   DE   LA  RICHESSE. 

rail-on  attribuer  ce  fait?  Lorsqu'on  essaye  d'en  rendre 
compte  par  des  différences  dans  le  caractère  national  et  dans 
Talimentation  habituelle  des  travailleurs  appartenant  à  ces 
divers  peuples,  on  ne  fait  que  désigner  sous  des  noms  col- 
lectifs certaines  habitudes  corporelles,  intellectuelles  et  mo- 
rales, qui  ne  sont  que  les  résultats  de  l'éducation  qu'ils 
reçoivent,  du  milieu  dans  lequel  ils  commencent  leur  vie  et 
reçoivent  leurs  premières  impressions.  La  famille,  Técole,  le 
monde  sont  les  trois  éléments  dont  est  composé  ce  milieu; 
mais  le  troisième  reçoit  des  deux  autres  tout  ce  qui  le  carac- 
térise ;  il  en  est  le  produit,  et  c'est  justement  à  modifier  cette 
influence  du  monde,  à  l'assainir  quand  elle  est  malsaine , 
que  doivent  travailler  de  concert  l'éducation  de  la  famille 
et  celle  de  l'école. 

SECTION  m. 
Condition  des  travalUeurs. 

Parmi  les  travailleurs  dont  le  travail  consiste  dans  une 
action  immédiate  sur  la  matière,  il  en  est  certaines  catégories 
qu'une  organisation  sociale  antérieure  a  longtemps  main- 
tenues dans  un  état  de  dépendance  et  de  subordination  à  l'é- 
gard des  autres  classes  de  la  société.  Tantôt  cette  dépendance 
était  personnelle,  directe,  absolue,  et  le  travailleur,  sous  le 
nom  d'esclave,  faisait  en  quelque  sorte  partie  du  capital  de 
la  classe  dominante;  tantôt,  le  rapport  de  subordination  étant 
la  conséquence  d'un  autre  rapport  établi  entre  la  classe  do- 
minante et  le  sol  dont  elle  avait  acquis  ou  conquis  la  posses- 
sion exclusive,  la  dépendance  résultant  de  ce  rapport  était 
impersonnelle,  indirecte,  relative:  impersonnelle  et  indirecte, 
parce  que  le  travailleur,  appelé  colon  ou  serf,  n'était  soumis 
à  une  personne  qu'à  raison  de  la  terre  dont  cette  personne 
avait  la  propriété;  relative,  parce  qu'il  n'était  soumis,  au 
moins  légalement,  que  par  rap|)ort  à  Texploitation  et  aux 


CAUSES  QUI  AUGMENTENT   L*EFFIGAGITÉ   DU   TRAVAIL.  109 

intérêts  de  la  propriété  foncière.  Le  travailleur,  immobilisé 
par  le  servage,  faisait  en  quelque  sorte  partie  des  fonds  pro- 
ductifs  de  la  société. 

Par  le  servage  comme  par  l'esclavage,  le  travailleur  se 
trouvait  privé,  non-seulement  de  tout  droit  sur  les  fruits  de 
son  travail,  mais  aussi  du  droit  d'exiger,  en  échange  de  son 
travail,  une  rémunération  proportionnée  aux  efforts  qu'il  lui 
avait  coûtés,  ou  à  la  quantité  des  produits  obtenus.  Il  lui 
était  donc  indifférent  que  son  travail  fût  plus  ou  moins 
efficace,  son  intérêt  unique  étant  de  donner  le  moins  d'ef- 
forts que  possible  en  échange  de  la  somme  fixée  et  généra- 
lement chétive  de  satisfactions  qui  lui  était  allouée,  et  qu'on 
devait  nécessairement  lui  allouer  afin  de  le  maintenir  vivant 
et  valide.  Le  travail  était  ainsi  privé  de  son  stimulant  le  plus 
actif,  d'un  stimulant  que  la  crainte  des  châtiments  les  plus 
cruels  ne  pouvait  pas  remplacer.  Cette  crainte  provoquait 
sans  doute,  par  intervalles,  un  déploiement  extérieur  et  appa- 
rent d'activité  corporelle;  mais  elle  ne  produisait  pas,  elle 
était  incapable  de  produire  cette  continuité  d'efforts  éner- 
giques et  intelligents,  que  provoque  généralement,  de  la  part 
du  travailleur  libre,  l'espoir  d'une  récolte  ou  d'une  rémuné- 
ration proportionnelle  à  l'efficacité  de  son  travail. 

Un  effet  analogue,  bien  que  moindre  sans  doute  en  degré, 
doit  être  produit  par  toute  institution  ou  tout  usage  qui,  en 
empêchant  la  rémunération  du  travailleur  de  se  proportionner 
à  Tefficacité  de  son  travail,  tend  à  neutraliser  le  stimulant 
qui  résulte  de  cette  rémunération.  La  différence  notoire  qui 
existe,  à  cet  égard,  entre  le  travail  exécuté  à  la  tâche  et  le 
travail  exécuté  à  la  journée  fournit  une  preuve  expéri- 
mentale et  journalière  de  cette  vérité,  d'ailleurs  si  bien  éta- 
blie par  le  raisonnement. 

S'il  est  des  cas  où  l'énergie  du  travailleur  parait  se  dé- 
ployer au  plus  haut  degré  sous  Tinfluence  d'une  rémunéra- 
lion  fix«,  on  reconnaîtra,  en  y  regardant  de  près,  que  le 
stimulant  dont  je  parle  y  est  remplacé  par  une  autre  espèce 


110  PIlODtJCTIOll  DE   LA   RICHESSE. 

de  récompense,  qui  se  proportionne  réellement  à  Tefticacité  du 
travail  accompli.  C'est  ce  qui  a  lieu,  notamment,  dans  les 
professions  lettrées  et  dans  les  fonctions  publiques ,  dont 
l'exercice  peut  procurer  une  renommée  plus  ou  moins  éten- 
due ou  brillante,  provoquer  des  manifestations  plus  ou  moins 
flatteuses  de  l'opinion  générale.  Cette  rémunération,  qui  s'a- 
dresse à  l'orgueil  des  travailleurs,  n'est  même  pas  entièrement 
refusée  aux  travaux  les  plus  obscurs  et  les  plus  humbles,  car 
la  réputation  de  bon  travailleur  assure  toujours  à  celui  qui 
en  jouit  certaines  satisfactions  d'amour-propre.  D'ailleurs, 
cette  réputation  n'est-elle  pas  en  même  temps  un  avantage 
lucratif,  une  source  de  gains  futurs,  sinon  présents,  quel- 
quefois le  gage  le  plus  assuré  d'une  fortune  à  venir? 

Mais  ces  stimulants  de  toute  nature  n'exercent  pleinement 
leur  action  que  sur  des  travailleurs  indépendants,  et  lexer- 
cent  avec  d'autant  plus  de  force  que  Tindépendance  des  tra- 
vailleurs est  plus  complète.  Tout  progrès  dans  le  sens  de 
celte  indépendance  amène  donc  un  accroissement  de  Teffi- 
cacité  générale  du  travail,  dès  lors  un  accroissement  de  tous 
les  genres  de  production,  une  accumulation  plus  rapide  de 
la  richesse  sociale. 


CHAPITRE  VI. 

DES  CAUSES   QUI  TENDENT  A  DIMINUER   LE   CONCOURS   DU  TRAVAIL 

DE   l'homme   dans  LA  PRODUCTION. 


Tout  ce  qui  accroU  l'efficacité  du  travail  de  Thomme  tend  à 
diminuer  la  quantité  d'approvisionnement,  par  conséquent 
l'avance  totale  de  capital  nécessaire  pour  obtenir  une  quantité 
donnée  de  produits.  Le  même  effet  devra  résulter  de  tout  ce  qui 
retranchera  une  partie  du  travail  humain  dont  la  production 
exige  le  concours.  Je  désigne  ici,  par  cette  expression  de 
travail  hianain,  non*seulement  celui  qui  s'accomplit  pendant 
la  production 9  mais  encore  celui  qui  s'est  accompli  antérieu- 
rement et  dont  les  divers  éléments  du  capital  sont  le  produit. 

Toute  richesse  provenant  d'un  fonds  productif,  c'est  par 
les  travaux  extractifs  que  commence  l'œuvre  de  la  produc- 
tion ;  or,  les  forces  inhérentes  aux  divers  fonds  productifs  ne 
sont  guère  moins  variées  dans  leurs  effets  que  les  résistances 
que  ces  fonds  opposent  au  travail  de  l'homme.  Si  donc  les 
travaux  extractifs  sont  d'autant  plus  efficaces  qu'ils  sont 
mieux  répartis  d'après  les  aptitudes  des  travailleurs  à  vaincre 
ces  résistances,  le  concours  de  la  nature  dans  l'œuvre  de  la 
production  sera  aussi  d'autant  plus  efficace  que  les  travaux 
extractifs  seront  mieux  répartis  d'après  les  aptitudes  inhé- 
rentes aux  fonds  productifs. 

Ainsi,  les  aptitudes  spéciales  des  fonds  productifs  fournis- 
sent un  premier  moyen  de  diminuer  le  concours  du  travail 
actuel  de  l'homme,  puisque,  plus  la  nature  agit  par  ses  pro- 
pres forces,  moins  l'homme  a  besoin  de  provoquer  et  de  fa- 
voriser celte  action  par  son  travail. 


il2  PRODUCTION   DE   LA   RICHESSE. 

Mais  la  nature,  outre  les  forces  génératrices  qui  sont  inhé- 
rentes à  ses  fonds  productifs,  offre  à  l*homme  des  forces  mé- 
caniques de  diverses  espèces,  qu'il  peut  employer  à  son  profit, 
en  substituant  leur  action  à  celle  de  ses  propres  forces  ;  de  là 
un  second  et  puissant  moyen  d'économiser  le  travail  humain 
dans  la  production. 

Enfin,  la  concentration  du  travail,  ou  la  production  en 
grand  offre  un  troisième  moyen  d'obtenir  le  même  résultat, 
en  diminuant  le  concours  des  instruments  de  travail  et  par 
conséquent  du  travail  humain  destiné  à  les  produire. 

SECTION  I. 
Aptitades  spéelales  des  fonds  prodaetlfs. 

Les  diverses  contrées  du  globe,  souvent  les  diverses  parties 
d'un  même  pays  reçoivent,  de  leur  situation  géographique, 
ainsi  que  de  leur  composition  et  de  leur  structure  géologique, 
certaines  aptitudes  spéciales,  qui  se  manifestent  par  des  pro- 
ductions très-diverses,  soit  inorganiques,  soit  organiques. 

A  l'égard  des  productions  inorganiques,  ces  aptitudes  sont 
absolues,  permanentes,  exclusives.  L'industrie  de  l'homme 
est  incapable,  soit  d'y  suppléer,  soit  de  les  modifier  ;  elle  peut 
seulement  les  connaître  ou  les  ignorer,  les  mettre  à  profit  ou 
les  négliger. 

Il  ne  dépend  pas  de  l'homme  que  le  pays  qu'il  habite  pro- 
duise de  la  houille,  du  minerai  de  fer,  du  marbre,  si  la  nature 
n'y  a  pas  déposé  les  éléments  et  favorisé  la  formation  de  ces 
matières  minérales,  à  une  époque  très-antérieure  ;  il  ne  dépend 
pas  de  lui  non  plus  que  le  marbre  qu'il  tire  d'une  carrière 
soit  plus  ou  moins  blanc,  que  la  houille  qu'il  extrait  d'une 
mine  soit  de  plus  ou  moins  bonne  qualité,  que  le  minerai  de  fer 
qu'il  exploite  contienne  plus  ou  moins  de  parties  métalliques. 
S'il  ignore  l'existence  de  ces  fonds  productifs  dans  son  pays,  ou 
si,  les  connaissant,  il  néglige  de  les  exploiter,  leurs  aptitudes 


CAUSES  QUI  DIMINUENT  LE   CONCOUnS  DU  TRAVAIL.  Il5 

Spéciales  à  produire  de  la  houille,  du  fer,  du  marbre  seront 
entièrement  perdues  pour  lui;  elles  le  seront  partiellement, 
s'il  ne  sait  pas  tirer  de  ces  fonds  le  meilleur  parti  possible. 

Il  n'en  est  pas  tout  à  fait  de  même  à  l'égard  des  produc- 
tions organiques.  Ici  Taction  de  la  nature  est  continue  et  se 
déploie  concurremment  avec  le  travail  humain  actuel,  ce 
qui  permet  à  celui-ci  de  la  favoriser  et  de  la  modifier,  comme 
aussi  de  l'imiter  jusqu'à  un  certain  point*  et  de  suppléer 
ainsi  partiellement  aux  aptitudes  spéciales  dont  un  fonds  pro- 
ductif était  naturellement  dépourvu. 

La  plupart  des  végétaux  et  des  animaux  qui,  dans  les 
parties  septentrionales  et  même  centrales  de  l'Europe,  ren- 
dent aujourd'hui  le  plus  de  services  à  l'homme,  n'apparte- 
naient point  à  ces  contrées  et  n'y  ont  été  naturalisés  que  par 
l'industrie  humaine,  tandis  que  les  espèces  indigènes  y 
ont  été  considérablement  améliorées  par  la  culture  et  par 
l'éducation.  Pour  ne  parler  que  de  la  vigne  et  du  blé,  de 
quelle  importance  capitale  ces  végétaux  ne  sont-ils  pas  deve- 
nus pour  nos  sociétés  européennes  !  Quelle  place  immense 
n'occupent-ils  pas  dans  les  usages  de  la  vie  et  dans  l'agricul- 
ture !  Nos  fonds  productifs  ont  acquis  par  là  des  aptitudes 
spéciales,  qui  ne  leur  avaient  point  été  données  par  la  nature, 
et  qui  dépassent  de  beaucoup  leurs  aptitudes  naturelles,  soit 
par  la  quantité,  soit  par  l'excellence  et  l'utilité  des  produits 
qu'ils  fournissent. 

A  l'égard  des  productions  inorganiques,  les  fonds  produc- 
tifs n'ont  que  des  aptitudes  naturellesj  à  l'égard  des  pro- 
ductions organiques,  ils  ont,  de  même  que  les  travailleurs,  des 
aptitudes  naturelles  et  des  aptitudes  acquises.  Mais  ces  deux 
genres  d'aptitudes  présentent,  au  point  de  vue  économique, 
le  même  avantage,  celui  de  diminuer  le  concours  du  travail 
de  l'homme  dans  les  productions  auxquelles  ces  aptitudes  se 
rapportent,  ou,  en  d'autres  termes,  de  faciliter  la  satisfaction 
des  besoins  auxquels  répondent  les  produits  de  ces  aptitudes. 

Les  aptitudes  acquises  sont  cependant  beaucoup  plus  sub- 
I.  8 


H  4  PRODUCTION   DE  LA   RICHBSftE. 

ordonnées  aux  aplitudes  naturelles  dans  les  fonds. produc* 
tifs,  qu'elles  ne  le  sont  chez  les  hommes,  parce  que  la  nature 
a  imposé  à  presque  tous  les  animaux  et  végétaux  certaines 
conditions  d'existence,  relatives  surtout  à  Talimentation  et 
au  climat,  qui  les  empêchent  de  se  naturaliser  là  où  ces  coa- 
ditions  n'existent  pas.  Les  terres  ou  les  eaux  d'un  pays  ne 
peuvent  acquérir  une  nouvelle  aptitude  par  l'agriculture, 
par  l'élève  des  bestiaux,  ou  par  la  pisciculture,  que  si  elles 
ont  déjà  reçu  de  la  nature  une  aptitude  spéciale  correspon- 
dante. Faïute  de  cette  condition,  elles  ne  pourront  se  prêter 
au  nouveau  genre  de  production  qu'on  exige  d'elles,  ou,  si 
elles  s'y  prêtent,  ce  ne  sera  que  moyennant  une  dépense  addi- 
tionnelle de  travail  humain. 

En  Suisse,  par  exemple,  oii  le  sol  présente  des  hauteurs  et 
par  conséquent  des  conditions  climalériques  si  variées,  il  y  a 
une  région  élevée  où  les  céréales  et  la  vigne  ne  peuvent  croître 
en  pleine  terre,  et  une  région  moyenne  où  elles  peuvent  croî- 
tre, mais  où  les  produits  en  sont  peu  abondants  et  de  mau- 
vaise qualité.  Dans  les  régions  même  les  plus  favorablement 
situées  de  ce  pays,  ou  dans  toute  autre  contrée  appartenant 
aux  mêmes  latitudes,  on  ne  pourrait  obtenir  des  produits  tels 
que  les  vins  de  Madère  ou  de  Bordeaux  que  par  un  déploie- 
ment d  activité  humaine,  sous  forme  décapitai  accumulé  et 
de  travail  actuel,  bien  supérieur  à  celui  qu'exigent  ces  produc- 
tions sous  les  climats  privilégiés  de  la  Garonne  et  de  Madère. 

Les  aptitudes  des  fonds  productifs  tendent  ainsi  à  dimi- 
nuer le  concours  du  travail  de  Thorame,  pourvu  que  les 
productions  soient  réparties  selon  ces  aptitudes,  c'est-à-dire 
pourvu  que  l'industrie  humaine  s'applique  à  obtenir  de 
chaque  fonds  productif  les  genres  de  produits  pour  lesquels 
ce  fonds  possède  une  aptitude  spéciale. 

En  faisant  abstraction  de  ces  aptitudes  dans  la  répartition 
de  ses  industries  extractives,  l'homme  se  condamnerait  à 
manquer  de  certains  produits,  ou  à  ne  les  obtenir  en  quantité 
suffisante  que  par  un  surcroît  d'avances  et  de  travail.  En 


CAUSES  QUI  DUUMUfiKT  LE  CONCOURS  PU  TRAVAIL.  115 

imani  compte  de  ces  aptitudes,  rhomme  obtient  une  même 
quantité  de  produits  avec  moins  de  travail,  ou  une  plus 
grande  quantité  de  produits  avec  le  même  travail.  C'est  un 
effet  identique  à  celui  qui  résulte  de  la  répartition  des  tra< 
vaux  selon  les  aptitudes  spéciales  des  travailleurs;  seulement, 
celte  dernière  cause  agit  en  augmentant  Tefficacité  totale 
do  travail  humain,  tandis  que  la  première  agit  en  diminuant 
la  quantité  totale  du  travail  dont  le  concours  est  nécessaire. 
Nous  avons  vu  que  la  pratique  de  rechange  est  une  con- 
dition indispensable  de  la  répartition  des  travaux  selon  les 
aptitudes  des  travailleurs,  en  particulier  de  cette  division 
progressive  du  travail  qui  leur  fait  acquérir  des  aptitudes 
spéciales  si  supérieures  en  efficacité  aux  aptitudes  naturelles. 
Cette  condition  n'est  pas  moins  essentielle  pour  la  répartition 
de8  industries  extractives  selon  les  aptitudes  spéciales  des 
fonds  productifs  ;  car,  sans  la  pratique  de  l'échange,  chaque 
contrée  devrait  fournir  à  ses  habitants  tous  les  genres  de 
produits  naturels  dont  ils  auraient  besoin.  L'échange  entre 
les  divers  pays  du  monde  et  entre  les  diverses  contrées  d'un 
même  pays  permet  seul  aux  habitants  de  chaque  localité 
d'appliquer  à  leurs  fonds  productifs  les  industries  extractives 
dont  l'exploitation  présente  le  plus  d'avantages,  c'est-à-dire 
la  plus  grande  économie  de  travail  humain.  Tout  ce  qui 
oppose  des  entraves  à  la  pratique  des  échanges  doit  donc 
avoir  pour  efifel  d'imposer  aux  hommes  une  dépense  inutile 
de  travail,  de  leur  rendre  plus  difficile  et  plus  onéreuse  la  pro- 
duction de  la  richesse,  par  conséquent,  la  satisfaction  des 
besoins  en  vue  desquels  cette  production  s'accomplit. 

SECTION  II. 
Emploi  des  agents  méeanIqaeSr 

Le  travail  de  l'homme,  dans  les  industries  extractives  et 
dans  les  industries  de  fabrication,  se  cppipose  ^n  grandi? 


116  PRODUCTION   DE   LA   RICHESSE. 

partie  d*efForts  mécaniques,  dont  l'intensité  a  des  limites, 
puisqu'elle  ne  peut  excéder  la  force  musculaire  des  travail- 
leurs. Or,  il  existe  dans  la  nature  des  forces  infiniment  supé- 
rieures à  celles  que  peut  déployer  l'homme  le  plus  vigoureux  ; 
il  en  est  même  dont  la  puissance  peut  s'accroître  indéfini- 
ment. La  force  du  vent,  celle  d'un  courant  d*eau,  quoique 
très-puissantes,  sont  limitées;  la  force  que  peuvent  déployer 
les  fluides  élastiques  sous  l'action  du  feu  n'a  pas  de  limites 
assignables.  Il  peut  donc  être  avantageux  pour  Thomme  de 
faire  concourir  ces  forces  naturelles  à  la  production  de  la  ri- 
chesse, en  les  substituant  à  ses  propres  forces,  et  Vidée  de  cette 
substitution  a  dû  naître  de  très-bonne  heure,  pour  les  cas  où 
l'application  en  était  simple  et  peu  dispendieuse. 

Cette  idée  se  réalise  à  Taide  de  machines  ^  c'est-à-dire 
d'instruments  de  travail  dans  lesquels  la  force  humaine  est 
remplacée  par  une  autre  force,  qui  est  extérieure  àThomme, 
quoique  soumise  à  la  direction  de  son  intelligence  et  à  Tac- 
tien  de  sa  volonté. 

Les  cas  où  la  réalisation  de  cette  idée  présente  le  moins  de 
difficultés  sont  ceux  où  la  nature  fournit  elle-même  une 
partie  du  mécanisme  à  Taide  duquel  s'opère  la  substitution. 
Aussi,  les  premières  machines  dont  Thomme  ait  fait  usage 
sont-elles  ces  machines  vivantes,  ces  animaux,  dociles  autant 

*  J'emploie  ici  le  mol  machine  dans  le  sens  que  lui  donnent  généralement  les 
économistes,  c'est-à-dire  pour  désigner  an  instrument  de  Iravail  dont  le  moteur 
n'est  pas  une  force  humaine.  Cette  définition  n'est  guère  d'accord  avec  le  lan- 
gage ordinaire,  qui  qualifie  corlainemcnl  de  machine  tout  instrument,  tel  qu'une 
presse  ou  un  moulin  à  bras^  dans  lequel  l'action  des  organes  de  l'homme,  sinon 
sa  force  musculaire,  est  remplacée  par  un  mécanisme  plus  ou  moins  compliqué, 
dont  le  jeu  imite  et  régularise  cette  action,  ou  en  accroît  considérablement  la  puis- 
sance et  Vefficacité.  Du  reste,  ce  qui  sera  dit  sur, l'action  des  machines  dans  ce 
chapitre  pourrait  s'appliquer  k  celle  de  tous  les  instruments  de  Iravail.  L'outil  le 
plus  simple  ne  diffère  de  la  machine  la  plus  puissante  et  la  plus  compliquée  ni 
quant  au  caractère  essentiel  des  résultats  économiques  de  son  emploi^  ni  quant 
aux  conditions  sous  lesquelles  ces  résultats  peuvent  devenir  avantageux.  Si  je 
n*expose  ces  résultats  et  ces  conditions  qu'à  propos  des  machines,  c*est  que  les 
questions  qui  s'y  rapportent  reçoivent  de  la  puissance  propre  à  ce  genre  d'instru- 
ment leur  principale  importance. 


CAUSES  QUI  DUliiSUENT   LE   CONCOURS  DU   TRAVAIL.  117 

que  vigoureux,  qui  sont  encore  employés  de  nos  jours 
comme  moyens  de  transport,  après  avoir  été  remplacés  dans 
beaucoup  d'autres  emplois  par  des  moteurs  plus  énergiques. 

Ces  machines  naturelles,  bien  que  les  moins  simples  de 
toutes  dans  leur  construction^  étaient  d'une  application  facile, 
parce  qu^elles  n'exigeaient  aucun  mécanisme  subsidiaire  d'in- 
vention humaine,  ou  n'en  exigeaient  que  de  fort  simples, 
tels  que  le  chariot  et  la  charrue.  La  plupart  des  autres  agents 
mécaniques  ont  besoin,  pour  être  mis  en  œuvre,  d'un  appa- 
reil plus  ou  moins  compliqué,  dont  la  conception  et  la  con- 
struction n'étaient  guère  possibles  dans  les  premiers  stages 
du  développement  économique. 

On  a  coutume  de  représenter  l'action  des  moteurs  naturels 
comme  un  don  purement  gratuit  de  la  nature.  C'est  une  er- 
reur manifeste.  Les  forces,  les  propriétés,  en  elles-mêmes, 
sont  gratuites;  maisTapplicationen  esttoujoursdispendieuse; 
elle  exige  toujours  une  certaine  dépense  de  travail  humain; 
Les  agents  qui  ne  coûtent  rien  ne  produisent  rien.  Le  veut, 
l'eau  courante,  le  feu,  la  pesanteur,  etc.,  sont,  dans  leur  état 
de  liberté  naturelle,  des  agents  de  destruction  bien  plus  que 
de  production.  Pour  les  employer  comme  agents  de  produc- 
tion, Thomme  a  besoin  d'appareils  mécaniques,  de  machines, 
qui  sont  les  produits  accumulés  de  son  travail,  les  résultats 
d'une  application  antérieure  de  ses  propres  forces.  C'est 
pourquoi  j'ai  dit  plus  haut  que  le  concours  de  ces  agents />et/^ 
devenir  avantageux,  sans  affirmer  qu*il  le  soit  nécessairement. 
Il  n'est  avantageux  que  si  la  somme  du  travail  épargné  par 
ce  concours  se  trouve  supérieure  à  celle  du  travail  qu'il 
exige,  et  il  n'est  gratuit  que  dans  la  mesure  de  cet  excédant. 

Cet  excédant,  il  est  vrai,  est  parfois  si  considérable,  que 
l'économie  qui  en  résulte  pour  le  producteur  égale  et  dépasse 
même  les  résultats  les  plus  frappants  de  la  division  du  tra- 
vail. Dans  la  machine  à  filer  le  coton,  telle  qu'elle  avait  été 
inventée  par  Ârkwrigt,  cinq  ouvrières  suffisaient  pour  diri- 
ger huit  cents  fuseaux  ;  or,  chaque  fuseau  fournissant  une 


118  t»BODVGTIOIf  DE  LA   RlGttESSB. 

quantité  de  âl  double  de  celle  qu'aurait  fournie  dans  le  même 
temps  une  flleuse  avec  son  rouet,  les  huit  cents  fuseaui  pro- 
duisaient autant  que  1,600  fileuses,  et  par  conséquent  Téco- 
nomie  de  travail  réalisée  était  de  1,600  moins  cinq,  ou  de 
i, 595.  Celte  économie,  à  laquelle  il  faut  ajouter  celle  du  tra- 
vail qu'exigeaient  la  construction  et  l'entretien  de  1,600 
rouets,  offrait  déjà  sans  contredit,  sur  la  quantité  de  travail 
nécessaire  pour  construire  et  entretenir  la  machine  de  huit 
cents  fuseaux,  un  excédant  énorme,  qui  s'est  encore  considé- 
rablement accru  depuis  lors  par  les  perfectionnements 
successifs  qu'a  reçus  cette  admirable  invention.  Mais,  quelque 
avantageuse  que  soit  dans  ce  cas,  et  dans  beaucoup  d'autres 
semblables,  la  coopération  d'un  moteur  naturel,  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  l'application  de  ce  moteur  exige  une  dé- 
pense additionnelle  de  travail,  et  que  l'avantage  réalisé  se 
réduit  à  l'excédant  de  la  dépense  économisée  sur  cette  dépensé 
additionnelle. 

Cette  vérité  théorique  est  d'ailleurs  confirmée  par  l'expé- 
rience. Combien  n'a-t-on  pas  vu  de  machines,  considérées 
par  leurs  inventeurs  comme  avantageuses,  être  d4finitivement 
repoussées  de  la  pratique,  soit  parce  que  les  applications  ten- 
tées n'avaient  produit  aucune  économie  réelle,  soit  parce 
que  le  calcul  avait  prouvé  d'avance  qu'il  en  devait  être  ainsi? 
Je  montrerai  plus  loin  qu'il  existe  certaines  industries  dans 
lesquelles  l'intervention  demoteursnaturelsestlimitée,  parce 
que  la  possibilité  d'économiser  la  main-d'œuvre  y  rencontre 
elle-même  des  limites  ;  or,  si  l'intervention  des  moteurs  était 
purement  gratuite,  l'avantage  qu'on  en  pourrait  retirer  ne 
dépendrait  en  aucune  façon  de  la  quantité  de  main-d'œuvre 
que  cette  intervention  permettrait  d'économiser,  puisque 
l'économie  la  plus  minime  l'emporterait  toujours  sur  unedé- 
pfsnse  égale  à  zéro. 

L'intervention  des  moteurs  naturels  parait  gratuite,  parce 
que  le  travail  de  ces  moteurs  n'est  pas  directement  rémunéré 
comme  celui  des  ouvriers.  Le  vent  ne  reçoit  aucun  salaire 


CAUSES  QUI  miONUEMT   LE  CONGOUES  DU   TRAVAIL.  119 

pour  faire  tourner  les  ailes  d'un  moulin  ou  pour  enfler  les 
voiles  d*uD  navire,  ni  le  feu  pour  convertir  ]*eau  de  la  chau- 
dière en  vapeur,  ni  Teau  courante  pour  communiquer  son 
mouvement  aux  bateaux  qui  la  descendent  ou  à  la  roue  mo- 
trice d'une  usine.  Mais  ce  n'est  là  qu^une  face,  par  consé- 
quent une  vue  incomplète  delà  question. 

Lorsqu'une  entreprise  commerciale  admet  un  nouvel 
associé,  qui  ne  fournit  d'autre  apport  que  son  travail,  consi- 
dère-t-on  ce  travail  comme  gratuit,  par  la  raison  que  Tas* 
socié,  au  lieu  de  recevoir  un  traitement,  reçoit  une  part  dans 
les  bénéfices?  Pour  la  grande  société  qu'on  appelle  une  na- 
tion, les  moteurs  naturels  sont  des  associés,  dont  elle  achète 
le  travail  par  une  avance  de  son  capital  et  par  des  prélève- 
ments annuels  sur  ses  revenus,  en  d'autres  termes  par  une 
dépense  préalable  de  son  propre  travail.  Cette  dépense  préa- 
lable affecte  même  partiellement  des  formes  qui  lui  donnent 
une  parfaite  analogie  avec  la  rémunération  du  travail  humain. 
Le  feu  qui  met  en  mouvement  une  machine  à  vapeur  ne  con- 
somme-t-il  pas  unapprovisionnementde  combustibles,  comme 
l'ouvrier  consomme  un  approvisionnement  de  comestibles? 
Les  machines  vivantes,  les  bétes  de  transport  et  de  labour  ne 
consomment-elles  pas  des  produits  alimentaires? 

Au  fond,  le  mot  travail  est  détourne  de  son  vrai  sens,  lors- 
qu'on s'en  sert  pour  désigner  l'action  de  forces  étrangères  à 
l'homme.  Le  travail  est  une  chose  essentiellement  humaine. 
Ce  qui  le  constitue,  c'est  une  série  d'efforts  humains,  produits 
et  dirigés  par  la  volonté  de  l'homme  ;  c'est  l'action  immédiate 
des  facultés  de  l'homme,  provoquée  par  la  plus  éminente, 
par  la  plus  subjective  de  toutes,  la  volonté.  Les  actes  même 
de  l'homme»  lorsque  la  volonté  en  est  absente,  n'ont  plus  le 
caractère  du  travail  :  le  mouvement,  les  efforts  que  fait  un 
malade  agité  de  convulsions  ou  épileptique  ne  sont  pas  un 
travail.  A*  plus  forte  raison  ne  doit-on  pas  attribuer  ce  ca- 
ractère à  des  mouvements,  à  des  phénomènes,  auxquels  toute 
personnalité  humaine  est  étrangère. 


120  PRODUCTION   DE   LA   RIGHLSSE. 

La  matière  oppose  mille  obstacles  à  l'action  du  travail  hu- 
main ;  mais  elle  fournit  aussi  mille  moyens  de  les  surmonter, 
et  c*est  à  mettre  ces  moyens  en  œuvre  que  sont  destinés  les 
instruments  de  travail,  produits  eux-mêmes  d'un  premier 
travail.  Plus  les  instruments  sont  efficaces  dans  la  production, 
•  moins  il  reste  à  faire  pour  le  travail  humain.  En  produisant 
les  instruments  de  travail,  l'homme  s'épargne  une  certaine 
quantité  de  travail  ultérieur;  il  y  gagne  en  définitive,  si  la 
production  de  l'instrument  exige  moins  de  travail  qu'elle 
n'en  épargne;  il  y  perd,  si  elle  en  exige  plus. 

L'efficacité  des  instruments  résulte  de  certaines  propriétés 
de  la  matière,  et  parmi  ces  propriétés  celles  qui  se  résument 
en  forces  impulsives  fournissent  les  plus  efficaces  de  tous  les 
instruments.  Si  les  moteurs  naturels  dont  il  est  question  dans 
ce  chapitre  tendent  à  diminuer  le  concours  du  travail  de 
l'homme  dans  la  production,  c'est  parce  qu'ils  tendent  à 
augmenter  l'efficacité  des  instruments  de  travail.  Mais,  tout 
instrument  de  travail  étant  lui-même  le  produit  d'un  travail, 
il  n'y  a  aucune  propriété  de  la  matière  dont  l'action  ne  s'a- 
chète au  prix  d'une  certaine  dépense  de  travail.  Outil  ou 
machine,  un  instrument  de  travail  n'est  jamais  qu'une 
avance  faite  en  vue  d'une  épargne.  L'avance  est  une  condi- 
tion indispensable  de  l'épargne  ;  elle  est  toujours  présente, 
certaine  et  déterminée;  tandis  que  l'épargne,  pouvant  ré- 
sulter ou  ne  pas  résulter  de  l'avance,  est  éventuelle,  incer- 
taine et  variable. 

SECTION  m. 

De  la  concentration  des  travaux,  ou  de  la  production 

en  ^rand. 

Il  s'opère  une  concentration  du  travail,  toutes  les  fois 
qu'une  quantité  de  travail,  auparavant  mise  eu  œuvre  par 
deux  ou  plusieurs  entreprises  distinctes,  se  concentre  en  une 


CAUSES  QUt   DUllMUËMT  LE   CONCOURS  DU   TRAVAIL.  121 

seule,  ce  qui  peut  avoir  lieu  sans  nouvelle  répartition  des 
travaux,  sans  nouvelle  application  de  moteurs  naturels,  par 
lé  fait  seul  que  l'entrepreneur  dispose  de  plus  grands  capi- 
taux et  qu'il  étend  sa  production.  Par  l'efTet  de  cette  concen- 
tration, la  quantité  da  l'approvisionnement  nécessaire,  celle 
des  matières  premières  à  employer,  s'accroissent  eu  propor- 
tion de  la  quantité  de  produits  que  Ton  veut  obtenir,  mais  il 
est  rare  que  la  quantité  exigée  d'instruments  de  travail  s'ac- 
croisse dans  la  piéme  proportion.  Il  en  résulte  donc  généra- 
lement une  économie  de  capital,  par  conséquent  une  ccono- 
niie  de  travail,  puisque  tous  les  éléments  du  capital  sont  les 
produits  d'un  travail  antérieur.  Ce  résultat  est  certain  dans 
la  plupart  des  industries  extractives,  notamment  dans  les 
branches  diverses  de  l'agriculture.  Le  cultivateur  qui  étend 
sa  production  sur  un  domaine  double  ou  triple  de  celui  qu'il 
exploitait  jusqu'alors  n'a  pas  besoin  de  doubler  et  de  tripler 
le  nombre  de  ses  instruments  aratoires,  ou  de  ses  bestiaux  de 
labour,  ni  les  dépenses  de  construction  et  d'entretien  de  ses 
bâtiments  d'exploitation. 

La  production  en  grand  n'est  pas  moins  efficace  dans  la 
plupart  des  industries  de  fabrication.  L'avance  représentée 
par  les  locaux  où  elles  s'exercent  et  par  les  instruments  qu'elles 
emploient  n'augmente  point  dans  la  proportion  du  produit 
qu  elles  donnent.  Si  cette  avance  est  de  100  pour  une  quantité 
de  produits  égale  à200,  il  ne  faudra  pas  une  avance  double  pour 
produire  400,  encore  moins  une  avance  triple  pour  produire 
600,  ou  une  avance  quadruple  pour  produire  800. 

Cette  vérité  serait  susceptible,  au  moins  partiellement, 
d*une  démonstration  mathématique.  Ce  qui  doit  s'accroître 
dans  la  proportion  du  produit,  c'est,  pour  les  locaux,  la  capa- 
cité absolue,  et  pour  les  machines,  la  puissance  du  moteur  ; 
or,  il  est  mathématiquement  certain  que  ces  éléments  croissent 
dans  une  progression  plus  rapide  que  les  quantités  de  maté- 
riaux et  de  travaux  de  construction  qui  leur  correspon- 
dent. 


122  PRODUCTION  DE   LA  BICHES8E. 

Mais  ce  qui  fait  surtout  rimporlance  de  la  produetion  en 
grand  pour  les  industries  de  fabrication,  c'est  le  i^le  qu'elle 
joue  dans  l'application  des  moyens  les  plus  puissants  d'ac- 
croître l'efficacité  du  travail  de  Thomme  et  de  diminuer  le 
concours  de  ce  travail  dans  la  production,  notamment  de  la 
division  du  travail  et  de  l'emploi  des  moteurs  naturels.  Au* 
cune  extension,  en  effet,  aucune  application  nouvelle  de  l'un 
ou  de  l'autre  de  ces  deux  moyens  n'est  réalisable,  sans  un 
accroissement  correspondant  de  la  production,  puisque  cet 
accroissement  est  le  résultat  nécessaire  et  le  but  immédiat  dé 
toute  innovation  de  ce  genre,  puisqu'une  telle  innovation  n'est 
avantageuse  au  proilucleur  que  parce  qu'elle  lui  permet  d'ob- 
tenir, avec  les  mêmes  avances,  un  produit  plus  considé- 
rable. 

Le  plus  souvent,  même,  les  industries  auxquelles  s'ap- 
plique une  nouvelle  division  du  travail  ou  un  nouvel  emploi 
des  moteurs  naturels  ne  peuvent  en  profiter  qu'en  augmentant 
la  somme  totale  de  leurs  avances,  parce  que  l'économie 
qu'elles  réalisent  sur  l'un  des  éléments  du  capital,  l'appro- 
visionnement,  ne  compense  pas  la  dépense  additionnelle 
qu'elles  doivent  faire  pour  les  autres  éléments,  notamment 
pour  les  matières  premières.  Elles  doivent  augmenter  la 
quantité  absolue  de  leurs  avances,  en  même  temps  que  la 
quantité  relative  diminue.  Elles  ont  besoin  d'un  capital 
additionnel,  pour  que  celui  qu'elles  employaient  auparavant 
devienne  plus  productif. 

Ainsi,  le  développement  progressif  des  industries  de  fabri- 
cation marche  parallèlement  avec  l'accumulation  du  capital 
et  la  concentration  des  travaux,  dont  il  est  tour  à  tour  l'effet 
et  la  cause.  Quand  l'accumulation  du  capital  a  fourni  les 
moyens  de  concentrer  les  travaux,  c'est-à-dire  d'étendre  la 
production,  cette  extension  favorise  et  provoque  les  progrès 
de  la  division  du  travail  et  de  l'application  des  moteurs  na- 
turels, qui,  à  leur  tour,  favorisent  l'accumulation  ultérieure 
des  capitaux  et  l'extension  des  entreprises  industrielles. 


CAUSES   QUI   DlMinUEirt  LE   GÔlSGOUftS  DU   TRAVAIL.  123 

L'avantage  économique  de  ces  progrès  simultanés  ne  peut 
pas  être  révoqué  en  doute  ;  il  consiste  dans  une  impulsion 
puissante  donnée  à  Taccroissement  de  la  richesse,  par  con- 
séquent à  i^accroissement  de  la  somme  de  jouissances  que 
celle  richesse  est  destinée  à  procurer  ;  mais  ce  développe- 
ment progressif  exerce  en  même  remps  sur  la  distribution 
de  la  richesse  une  influence,  dont  les  résultats  ne  sept  pas 
sans  inconvénients  pour  une  certaine  classe  de  travailleurs,  ni 
sans  péril  pour  la  société  entière.  Quelques-uns  de  ces  résul- 
tats, étant  purement  économiques,  seroni  examinés  et  appré- 
ciés dans  la  suite  de  cet  ouvrage  ;  les  autres  seront  tout  au 
moins  signalés  au  lecteur,  parce  que  l'économiste  ne  doit 
ignorer  aucune  des  conséquences,  même  politiques  ou  mo- 
rales, qui  peuvent  découler  de  l'action  régulière  ou  irrégu*- 
lière  des  lois  économiques. 

La  tendance  de  la  production  en  grand  à  favoriser  le 
progrès  industriel  se  manifeste  aussi  dans  les  industries 
extraetives,  quoique  à  un  moindre  degré. 

Nous  avons  vu  que  les  travaux  extractifs,  grâce  à  certaines 
conditions  essentielles  de  leur  exercice,  ne  peuvent  admettre 
qu*une  division  très-incomplète,  celle  qui  est  indiquée  par  la 
nature  des  fonds  productifs,  ou  tout  au  plus  .par  un  groupe- 
ment très-général  des  produits.  L'application  des  machines  y 
rencontre  aussi  des  obstacles  du  même  genre.  Les  divers  tra- 
vaux qui  concourent  à  Textraction  des  produits  ne  pouvant 
pas  s'exécuter  simultanément,  et  devant  nécessairement  avoir 
lieu  à  des  époques  différentes,  l'économie  de  main-d'œuvre 
qu'une  machine  doit  procurer  ne  s'opère  jamais  que  sur  la 
quantité  de  travail  employée  pendant  le  temps  que  dure 
Topération  à  laquelle  s'applique  cette  machine.  La  machine 
à  semer,  par  exemple,  ne  peut  agir  que  pendant  le  temps  des 
semailles  et  sur  la  quantité  de  travail  employée  dans  cette 
opération.  L'économie  dont  il  s'agit  est  donc  plus  difficile  à 
réaliser  et  plus  rarement  possible  dans  les  industries  extrac- 
tives  que  dans  les  industries  de  fabrication,  où  elle  s'applique 


124  PRODUCnON   DE  LA   RICHESSE. 

à  un  travail  continu.  Si  deux  machines  sont  capables  de 
remplacer  chacune  le  travail  de  dix  ouvriers,  mais  que  Tune 
des  deux  ne  fonctionne  que  pendant  un  mois,  tandis  que 
l'autre  fonctionnera  toute  l'année,  il  est  certain  que  Técono- 
mie  résultant  de  la  première  sera  fort  loin  d'égaler  celle  qui 
résultera  de  la  seconde. 

Cependant,  si  l'entreprise  dans  laquelle  il  s'agit  d'employer 
une  machine  est  fort  considérable,  il  peut  arriver  que  le 
nombre  d'ouvriers  que  cette  machine  remplace  et  la  durée 
de  l'opération  à  laquelle  on  l'applique  permettent  de  réaliser 
une  économie.  La  machine  à  semer,  qui  serait  ruineuse  pour 
un  domaine  d'un  arpent,  deviendra  peut-être  avantageuse 
sur  un  domaine  de  cent  arpents.  Cette  machine,  qui  exigeait 
plus  d'avances  qu'elle  n'économisait  de  travail  quand  elle 
ne  remplaçait  que  dix  ouvriers  et  ne  fonctionnait  qu'un  mois 
dans  l'année,  pourra  donner  un  résultat  différent  si  elle  rem- 
place vingt  ouvriers  pendant  trois.mois. 

L'avantage  économique  des  machines,  je  le  répète,  tient  à 
ce  que  la  quantité  de  travail  qu'elles  remplacent  peut  dépas- 
ser la  quantité  de  travail,  c'-est-à-dire  les  avanèes,  que  néces- 
site leur  emploi  ;  or,  la  première  de  ces  quantités  ayant  deux 
facteurs,  savoir  le  nombre  des  travailleurs  et  la  durée  de  leur 
travail,  tout  ce  qui  tend  à  augmenter  J'un  ou  l'autre  tend 
aussi  à  rendre  avantageux  l'emploi  de  la  machine.  C'est  ce 
que  fait  la  production  en  grand  dans  les  industries  extracti- 
ves,  puisqu'elle  tend  à  prolonger  la  durée  des  opérations  di- 
verses dont  ces  industries  se  composent,  ou  à  multiplier  les 
travailleurs  pour  chacune  d'elles.  Pour  drainer,  pour  labou- 
rer, pour  ensemencer  dix  arpents  de  terre^  il  faut  employer 
une  fois  plus  d'ouvriers,  ou  en  employer  le  même  nombre 
une  fois  plus  longtemps,  que  pour  exécuter  les  mêmes  opé- 
rations sur  cinq  arpents. 

Quanta  la  division  du  travail,  dans  quelque  mesure  que 
l'action  en  soit  possible,  elle  procure  un  avantage  certain, 
puisque  l'économie  qui  en  résulte  s'obtient  sans  aucun  sacri- 


CAUSES   QUI  DUIINUENT   LE   CONCOURS   bV  TRAVAIL.  125 

fiée  préalable;  et  il  est  évident  que,  si  quelque  chose  peut 
rendre  cette  application  possible  dans  les  opérations  d'une 
industrie  extractive,  c'est  la  prolongation  du  temps  qui  doit 
leur  être  consacré. 

Supposons  qu'une  industrie  extractive  se  compose  de  douze 
occupations  diverses,  et  que,  sur  un  certain  fonds  productif, 
ces  opérations  s'accomplissent  chacune  dans  un  mois.  Les 
ouvriers,  dans  ce  cas,  seront  obligés  de  les  pratiquer  toutes 
succesçiivement,  car  celui  qui  ne  les  pratiquerait  pas  toutes 
demeurerait  inaclif  une  partie  de  Tannée  et  n'en  consomme- 
rait pas  moins  pendant  ce  temps  lapprovisionnement  d'un 
travailleur.  Mais  si  le  fonds  productif  est  assez  étendu  pour 
que  chaque  opération  dure  quatre  mois,  chaque  travailleur 
pourra  ne  pratiquer  que  trois  opérations  différentes  et  y  ac- 
quérir dès  lors  une  aptitude  bien  plus  grande  que  s'il  les 
eût  toutes  pratiquées. 

Ainsi,  dans  les  industries  extractives,  comme  dans  les  in* 
dustries  de  fabrication,  la  production  en  grand  contribue  de 
deux  manières  à  économiser  le  travail  ;  elle  est  doublement 
favorable  à  Taccroissement  de  la  production.  Cependant  la 
grande  culture ,  c'est-à-dire  Tapplication  de  la  production 
en  grand  à  l'industrie  agricole  proprement  dite,  compte  de 
nombreux  adversaires  parmi  les  hommes  qui  se  sont  occupés 
spécialement  d'économie  rurale  et  dont  l'autorité  sur  ce  point 
semble  devoir  être  décisive. 

Cette  question  pratique,  ainsi  qu'il  arrive  presque  toujours, 
se  complique  dans  la  réalité  d'éléments  qui  sont  étrangers  à 
la  science  économique  et  qu'il  faut  d'abord  soigneusement 
écarter,  quand  il  s'agit  d'apprécier  la  solution  donnée  par 
cette  science. 

La  grande  et  la  petite  culture  tiennent  de  fait,  sinon  logi- 
quement et  nécessairement,  à  des  répartitions  organiques  de 
la  propriété  foncière,  qui  ont  beaucoup  de  conséquences  po- 
litiques et  morales  tout  à  fait  indépendantes  du  rendement 
des  terres  cultivées.  L'association  même,  qu'on  indique  avec 


126  PRODUCnon   DE   U  RiCQfiSSE. 

raison  comme  un  moyen  de  rendre  la  grande  culture  possible 
en  dépit  du  morcellement  le  plus  excessif  des  domaines,  ne 
s'appliquerait  pas  sans  porter  de  graves  atteintes  à  la  jouis- 
sance de  la  propriété,  sans  altérer  par  conséquent  cet  en- 
semble de  sentiments,  d'idées  et  d*habitudes,  qui  caractérise 
la  classe  des  petits  propriétaires. 

En  faisant  abstraction  des  motifs  de  cet  ordre,  on  dimi- 
nuerait considérablement  le  nombre  des  adversaires  de  la 
grande  culture,  Cependantil  s'en  trouve  encore  qui,  au  point 
de  vue  strictement  économiqqe,  regardent  la  petite  culture 
comme  la  plus  avantageuse,  parce  que,  disent-ils,  c'est  celle 
qui  donne  le  plus  de  produit  brut  ;  quelques-uns  même  vont 
jusqu'à  soutenir  qu'elle  est  plus  profitable  que  la  grande 
culture,  c'est-à-dire  qu'elle  donne  plus  de  produit  net. 

Que  la  petite  culture  puisse,  sur  une  étendue  déterminée 
de  terrain,  donner  une  masse  de  produits  plus  consitlérabk 
que  la  grande  culture,  cela  n'est  pas  douteux,  car  elle  pro- 
voque de  la  part  des  propriétaires  qui  s'y  livrent  un  travail 
plus  constant,  plus  minutieux,  plus  attentif,  quelquefois  plus 
intelligent  des  détails,  que  celui  qu'accomplissent  les  valets 
et  les  journaliers  de  la  grande  culture.  Il  y  a  lieu  d'appliquer 
ici  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  de  l'influence  qu'exerce 
la  condition  du  travailleur  sur  l'efficacité  du  travail.  L'entre- 
preneur de  la  petite  culture  n'employant  guère  que  ses  bras 
et  ceux  de  sa  famille,  la  quantité  de  produits  qu'il  récolte 
représente  exactement  le  revenu,  c'est-à-dire  la  somme  de 
satisfactions  qu'il  peut  attendre  de  sa  culture  ;  son  attention 
et  son  activité  sont  donc  fortement  stimulées  à  obtenir  le  plus 
grand  produit  brut  possible.  L'entrepreneur  de  la  grande 
culture,  au  contraire,  employant  un  capital  considérable 
à  rémunérer  des  travailleurs,  son  revenu  a  pour  mesure 
l'excédant  de  son  produit  brut  sur  le  capital  consommé  dans 
la  production;  il  est  donc  stimulé  à  dépenser  le  moins  de 
capital  que  possible  pour  obtenir  une  quantité  déterminée  de 
produits,  plutôt  qu'à  obtenir  la  plus  grande  quantité  absolue 


CAUSES  gai  dimikusi^t  le  concours  dd  tratail.        127 

■ 

de  produits,  c'est-à-dire  le  plus  grand  produit  brut  possible  ; 
tandis  que  les  travailleurs  qu'il  emploie,  soit  qu'il  les  rému- 
nère d'après  la  durée,  ou  d'après  la  quantité  apparente  de 
leur  travail,  n'ont  aucun  intérêt  direct  à  ce  qu'il  obtienne 
de  leur  concours  la  plus  grande  quantité  possible  de  pro- 
duits. 

Il  résulte  de  là,  pour  la  petite  culture,  une  plus  grande 
eflicacité  du  travail,  qui  peut  même,  à  la  faveur  de  certaines 
circonstances  et  dans  certaines  localités,  faire  obtenir  de 
cette  culture  un  produit  net  plus  considérable  que  de  la 
grande. 

Mais,  en  général,  cette  efficacité  supérieure  du  travail  est 
plus  que  neutralisée  par  les  avantages  qui  sont  attachés  à  la 
production  en  grand,  et  si  le  produit  brut  de  la  petite  culture, 
sur  une  étendue  déterminée  de  terrain,  dépasse  le  produit  brut 
de  la  grande  culture,  ce  n'est  qu'au  moyen  d'une  quantité  de 
travail  et  d'avances  qui  dépasse  dans  une  proportion  bien  plus 
forte  celle  qu'aurait  exigée  lagrande  culture.  Or,  le  véritable  in- 
térêt de  la  société,  au  point  de  vue  économique,  se  confond  avec 
celui  des  entrepreneurs  de  la  grande  culture.  Ce  qui  lui  im- 
porte, c'est  d'obtenir  le  plus  grand  produit  net,  non  le  plus 
grand  produit  brut  possible  ;  car  c'est  le  produit  de  l'industrie 
agricole  qui  peut  seul  fournir  des  matières  premières  et  un 
approvisionnement  aux  autres  industries  ;  c'est  sur  ce  que  les 
agriculteurs  produisent  par  delà  ce  qu'ils  consomment  eux- 
mêmes,  que  les  autres  classes  de  la  grande  société  humaine 
trouvent  leur  subsistance.  Quel  avantage  y  aurait-il,  pour 
elle,  à  ce  que  la  petite  culture  tirât  un  produit  égal  à  1,100 
d'une  étendue  de  terres  dont  la  grande  culture  ne  tirerait 
que  1 ,000,  si  la  première  occupait  80  travailleurs  et  consom- 
mait 800,  tandis  que  la  seconde  n'emploierait  que  60  travail- 
leurs et  ne  consommerait  que  600?  Avec  la  grande  culture, 
la  société  pourrait  consacrer  les  2/5  de  son  produit  agricole 
à  d'autres  productions  ;  avec  la  petite  culture,  elle  n'en  pour- 
rait consacrer  que  le  tiers. 


128  PRODUCTION  DE   LA   RICHESSE. 

Au  surplus,  il  est  tellement  difûcile  d'évaluer  en  détail  le 
produit  net  de  la  petite  culture,  que  les  affirmations  des 
agronomes  sur  ce  point  ne  sont  jamais  que  des  conjectures 
plus  ou  moins  probables*  tandis  que  les  résultats  collectifs 
que  la  statistique  a  permis  de  constater  sont  pleinemeDl 
d'accord  avec  la  théorie.  Dans  les  pays  de  petite  culture,  la 
classa  agricole  forme  une  proportion  beaucoup  plus  considé- 
rable de  la  population  totale  que  dans  les  pays  de  grande 
culture  *. 

1  Pour  que  ce  fait  ait  la  portée  que  je  lui  attribue,  il  faut  que  les  pays  dont  U 
s'agit  produisent  eux-mêmes  la  presque  totalité  de  leur  subsistance,  comme  c'est 
le  cas  en  France  aujourd'hui,  comme  c'était  le  cas  en  Angleterre  avant  la  ré- 
forme des  anciennes  lois  sur  le  commerce  des  céréales. 


CHAPITOE  VII. 

RÉSULTATS  SOCUUX   DE  LA  RÉPARTITION  DES  TRAVAUX  ET  DE   l'eMPLOI 

DES   MACHINES. 


J'appelle  résultats  socicnix  ceux  qui  se  manifestent  dans  la 
vie  collective  d'une  société,  ou  qui  affectent  des  catégories 
entières  d'individus,  et  Je  considère  comme  se  rattachant  à 
la  science  économique  ceux  de  ces  résultats  qui,  sans  être 
par  eux-mêmes  des  faits  économiques,  proviennent  de  tels 
faits  plus  ou  moins  directement,  et  contribuent  ainsi  à  carac- 
tériser  les  stages  successifs  du  développement  de  la  richesse. 

Les  résultats  que  je  mentionnerai  ici,  et  qui  proviennent 
principalement  de  la  répartition  tles  travaux,  sont  au  nombre 
de  trois,  savoir  :  la  mutualité  des  besoins,  la  direction  ex- 
clusive imprimée  au  développement  individuel  des  travaiU 
leurs,  la  dépendance  des  travailleurs. 

SECTION  L 
■ntuallté  des  besolas. 

Grâce  à  la  répartition  des  travaux,  la  plupart  des  besoins 
individuels  de  Thomme  social  ne  peuvent  être  satisfaits  qu'au 
moyen  de  l'échange.  Chaque  membre  de  la  société,  appli- 
quant son  activité  à  une  seule  espèce  de  travail,  dépend  du 
travail  accompli  par  d'autres  pour  tous  les  besoins  auxquels 
ne  répond  pas  le  produit  créé  par  son  propre  travail.  Souvent 
même  le  travail  d'un  individu  n'aboutit  à  satisfaire  aucun  de 
ses  besoins,  soit  parce  que  cet  individu  n'a  pas  de  besoins 
i.  '  9 


ISO  t>ROt)tlCt]ON   DE  LA  BlGËESSfi. 

auxquels  corresponde  le  produit  de  son  Iravaiî,  soit  parce 
qu'il  n'accomplit  qu'une  seule  des  opérations  dont  ce  produit 
est  le  résultat  combiné,  soit  enfin  parce  que  ce  produit  ne 
lui  appartient  pas  et  qu'il  n'a  pas  le  pouvoir  d'en  disposer. 
Tel  producteur  passe  sa  vie  à  fabriquer  des  bijoux  dont  il  ne 
fera  jamais  usage,  tel  autre  à  préparer  les  fils  d'un  tissu  qui, 
pour  être  applicable  à  ses  besoins,  exigera  le  concours  de 
vingt  autres  producteurs.  La  plupart  des  ouvriers  n'ont  pas 
la  disposition  des  produits  de  leur  travail,  mais  seulement 
celle  de  ce  travail  lui-même,  qu'ils  doivent  échanger  contre 
les  produits  dont  ils  ont  besoin. 

Ainsi,  tous  les  membres  de  la  société  ont  mutuellement 
besoin  les  uns  des  autres,  et  le  produit  le  plus  simple,  à  plus 
forte  raison  l'ensemble  des  produits  nécessaires  à  chaque 
individu,  est  presque  toujours  le  résultat  combiné  d'une  mul- 
titude de  travaux  différents,  accomplis  par  des  hommes  qui 
ne  se  connaissent  pas  réciproquement  et  qui  vivent  souvent 
à  de  grandes  distances  les  uns  des  autres. 

Adam  Smith  a  donné  de  cette  vérité  importante  une  dé- 
monstration que  je  reproduirai  sans  y  rien  changer,  parce 
qu'il  serait  aussi  inutile  de  la  perfectionner  ou  d'en  varier 
les  détails,  qu'impossible  de  l'inventer  une  seconde  fois. 

«  Observez,  dit-il,  dans  un  pays  civilisé  et  florissant,  ce 
qu'est  le  mobilier  d'un  simple  joyrnalier  ou  du  dernier  des 
manœuvres,  et  vous  verrez  que  le  nombre  des  gens  dont  l'in- 
dustrie a  concouru  pour  une  part  quelconque  à  lui  fournir 
ce  mobilier  est  au  delà  de  tout  calcul  possible.  La  veste  de 
laine,  par  exemple,  qui  couvre  ce  journalier,  toute  grossière 
qu'elle  paraisse,  est  le  produit  du  travail  réuni  d'une  multi- 
tude innombrable  d'ouvriers.  Le  berger,  celui  qui  a  trié  la 
laine,  celui  qui  l'a  peignée  ou  cardée,  le  teinturier,  le  îîleur, 
le  tisserand,  le  foulonnier,  celui  qui  adoucit,  chardonne  et 
unit  le  drap,  tous  ont  mis  une  portion  de  leur  industrie  à 
l'achèvement  de  cette  œuvre  grossière.  Combien,  d'ailleurs, 
n'y  a-t-il  pas  eu  de  marchands  et  de  voituriers  employés  à 


tlÉSÛLTAtâ  SOCIAUX  1)ES  t^ROGRÊS  ItlDCTStRlELd  ISl 

IrADsporter  la  matière  à  ces  divers  ouvriers,  qui  souvent  de- 
meurent daus  des  endroits  fort  distants  les  uns  des  autres  ! 
Que  de  commerce  et  de  navigation  mis  en  mouvement  !  Que 
de  constructeurs  de  vaisseaux,  de  matelots,  d'ouvriers  en 
voiles  et  en  cordages,  mis  en  œuvre  pour  opérer  le  transport 
des  différentes  drogues  du  teinturier,  rapportées  souvent  des 
extrémités  du  monde!  Quelle  variété  de  travail  aussi  pour 
produire  les  outils  du  moindre  de  ces  ouvriers!  Sans  parler 
des  machines  les  plus  compliquées,  comme  le  vaisseau  du 
commerçant,  le  moulin  du  foulonnier,  ou  même  le  métier  du 
tisserand,  considérons  seulement  quelle  multitude  de  travaux 
exige  une  des  machines  les  plus  simples,  les  ciseaux  avec 
lesquels  le  berger  a  coupé  la  laine.  Il  faut  que  le  mineur,  le 
constructeur  du  fourneau  où  le  minerai  a  été  fondu,  le  bû- 
cheron qui  a  coupé  le  bois  de  la  charpente,  le  charbonnier 
qui  a  cuit  le  charbon  consommé  à  la  fonte,  le  briquetier,  le 
maçon,  les  ouvriers  qui  ont  construit  le  fourneau,  le  con- 
structeur du  moulin  de  la  forge,  le  forgeron,  le  coutelier, 
aient  tous  contribué,  par  la  réunion  de  leur  industrie,  à  la 
production  de  cet  outil.  Si  nous  voulions  examiner  de  même 
chacune  des  autres  parties  de  l'habillement  de  ce  même  jour- 
nalier,  ou  chacun  des  meubles  de  son  ménage,  la  grosse 
chemise  de  toile  qu'il  porte  sur  la  peau,   les  souliers  qui 
chaussent  ses  pieds,  le  lit  sur  lequel  il  repose  et  toutes  les 
différentes  parties  dont  ce  meuble  est  composé,  le  gril  sur 
lequel  il  fait  cuire  ses  aliments,  le  charbon  dont  il  se  sert, 
arraché  des  entrailles  de  la  terre  et  apporté  peut-être  par  de 
Jongs  trajets  sur  terre  et  sur  mer,  tous  ses  autres  ustensiles 
de  cuisine,  ses  meubles  de  table,  ses  couteaux  et  fourchettes, 
ses  assiettes  de  terre  ou  d'étain  sur  lesquelles  il  sert  et  coupe 
les  aliments,  les  différentes  mains  qui  ont  été  employées  à 
préparer  son  pain  et^a  bière,  le  châssis  de  verre  qui  lui  pro- 
cure à  la  fois  de  la  chaleur  et  de  la  lumière^  en  l'abritant  du 
vent  et  de  la  pluie,  l'art  et  les  connaissances  qu'exige  la  pré* 
paration  de  cette  heureuse  et  magnifique  invention,  sans 


132  PMODUGTION  DE   LA   RICHESSE. 

laquelle  nos  climats  du  nord  offriraient  à  peine  des  habitations 
supportables;  si  nous  songions  aux  .nombreux  outils  qui  ont 
été  nécessaires  aux  ouvriers  employés  à  produire  ces  diverses 
commodités;  si  nous  examinions  en  détail  toutes  ces  choses; 
si  nous  considérions  la  variété  et  la  quantité  des  travaux  que 
suppose  chacune  d'elles,  nous  sentirions  que,  sans  Taide  et 
le  concours  de  plusieurs  milliers  de  personnes,  le  plus  petit 
particulier,  dans  un  pays  civilisé,  ne  pourrait  être  vêtu  et 
meublé,  même  selon  ce  que  nous  regardons  assez  mal  à  propos 
comme  la  manière  la  plus  simple  et  la  plus  commune.  Il  est 
bien  vrai  que  son  mobilier  paraîtra  extrêmement  simple  et 
commun,  si  on  le  compare  avec  le  luxe  extravagant  d*un 
grand  seigneur;  cependant,  entre  le  mobilier  d'un  prince 
d'Europe  et  celui  d'un  paysan  laborieux  et  rangé,  il  n'y  a 
peut-être  pas  autant  de  différence  qu'entre  les  meubles  de  ce 
dernier  et  ceux  de  tel  roi  d'Afrique,  qui  règne  sur  dix  mille 
sauvages  nus,  et  qui  dispose  en  maître  absolu  de  leur  liberté 
et  de  leur  vie.  » 

  cette  démonstration  classique  du  fondateur  de  la  science, 
j'en  ajouterai  une  autre,  qui  achèvera  de  caractériser  le 
résultat  dont  je  parle,  en  le  présentant  sous  un  aspect  un 
peu  différent. 

(X  Si  l'on  transportait  dans  quelque  lie  déserte  une  famille 
prise  au  hasard  parmi  les  habitants  de  la  terre  de  Yan-Diemeny 
ou  parmi  les  Esquimaux,  il  n'en  résulterait  pour  ces  sauvages 
aucun  changement  d'existence,  aucun  dérangement  d'habi- 
tudes et  de  genre  de  vie,  pourvu  que  les  circonstances  locales 
de  la  situation  et  du  climat  se  trouvassent  à  peu  près  les 
mêmes  dans  ce  nouveau  séjour  que  dans  leur  pays. 

«  Les  divers  membres  de  la  famille,  une  fois  revenus  de 
leur  première  surprise,  éprouveraient  les  mêmes  besoins  que 
sous  leur  ciel  natal,  et  ils  y  pourvoiraient  de  la  même  ma- 
nière, par  la  chasse  ou  par  la  pêche,  suivant  les  lieux.  Ils 
obtiendraient,  au  prix  des  mêmes  exercices  corporels  et  du 
même  déploiement  d'intelligence  qu'auparavant,  leurs  ali- 


RÉSULTATS   SOCIAUX   DES   PROGRÈS   U<DUSTR1ELS.  133 

ments  ordinaires,  les  vêtements  qu'ils  sont  dans  i*usage  de 
porter,  la  hutte  de  terre  ou  la  case  de  joncs  qui  leur  sert  de 
demeure.  La  vie  physique  étant  le  seul  but  en  vue  duquel  se 
soient  développées  leurs  facultés  tant  intellectuelles  que  mo- 
rales, et  les  conditions  de  cette  vie  n'ayant  pas  subi  la  moindre 
modification,  il  est  évident  que  les  sentiments  et  les  idées  de 
ces  sauvages  ne  seraient  pas  plus  altérés  que  leurs  habitudes 
par  cette  transmigration  forcée.  Engagés,  dès  leur  naissance, 
dans  une  lutte  de  tous  les  jours  avec  la  nature,  ils  ne  s'aper- 
cevraient d'un  changement  de  position  que  si  la  nature  leur 
offrait  d'autres  difficultés  à  vaincre,  d'autres  dangers  à  éviter, 
d'autres  moyens  de  satisfaire  leurs  appétits  naturels,  que  ceux 
qu'ils  ont  connus  jusqu'alors. 

a  Faites  subir  la  même  transmigration  à  une  famille  de 
Français,  et  supposons  que  cette  famille  soit  prise  parmi 
celles  que  le  défaut  de  fortune  et  d'édtication  rend  presque 
étrangères,  en  apparence,  aux  avantages  de  l'état  social. 

«  Nos  émigrants  sont,  par  exemple,  des  ouvriers  en  soierie 
de  la  fabrique  de  Lyon.  L'homme  gagnait  trois  francs  par 
jour  à  tisser  du  velours  avec  un  métier  loué;  la  femme  rece- 
vait un  salaire  de  trente  sous  dans  une  manufacture  de.  ru- 
bans; leurs  enfants  étaient  en  apprentissage,  ou  allaient 
encore  à  l'école. 

«  Quels  changements  incalculables  va  produire,  dans 
l'existence  de  cette  famille,  l'isolement  où  vous  la  placez  ! 

«  La  plupart  des  aliments  qui  composent  la  nourriture 
ordinaire  d'un  ouvrier  sont,  quoique  fort  simples,  le  résultat 
d'une  préparation  industrielle.  Le  pain,  le  fromage,  le  lard, 
le  sel,  le  vin,  sont  des  objets  manufacturés,  c'est-à-dire  des 
produits  de  la  nature  dont  l'industrie  a  déjà  modifié  la  sub- 
stance ou  la  forme. 

«  Quant  aux  vêtements  et  au  logement,  quelque  chétifs 
qu'on  veuille  les  supposer,  il  a  fallu,  pour  les  produire,  le 
concours  d'une  multitude  d'industries  difi'érentes. 

a  Notre  tisserand  se  trouve  donc ,  pour  tous  les  besoins 


154  PBODUCTIOK  DE   LÀ   RICHESSE. 

de  la  vie  matérielle,  dans  une  situation  dont  sa  vie  précé- 
dente n'a  pu  lui  donner  aucune  idée.  En  fabricant  du  ve- 
lours, il  obtenait  jadis  tout  ce  qui  lui  était  nécessaire.  Aujour- 
d'hui, non-seulement  il  ne  possède  ni  les  instruments  qui 
servent  à  cette  fabrication,  ni  la  matière  première  à  laquelle 
son  travail  s'appliquait,  mais,  eût-il  toutes  ces  choses  à  sa  dis* 
position,  il  lui  serait  parfaitement  inutile  d'en  faire  usage, 
puisqu'il  ne  trbuverait  personne  qui  lui  donnât,  en  échange 
de  ses  produits,  les  aliments,  les  vêtements,  la  demeure  dont 
il  a  besoin  • 

«  Le  voilà,  s'il  ne  veut  pas  mourir  de  faim,  ou  rester  ex- 
posé aux  injures  de  l'air,  obligé  de  chercher  lui-même  sa 
nourriture,  de  lui  faire  subir  les  préparations  dont  elle  ne 
peut  se  passer,  de  se  procurer  les  matériaux  d'une  hutte  qu'il 
construira  lui-même,  de  tirer  eûflt),  de  la  nature  qui  l'en- 
toure, par  ses  propres  forces  et  en  se  livrant  à  beaucoup  de 
travaux  divers,  ce  qu'il  obtenait  de  la  société  par  l'exercice 
d'une  seule  industrie. 

«  Ses  besoins  seront  satisfaits  autrement  et  plus  mal  qu'ils 
ne  l'étaient  auparavant,  et,  en  outre,  sa  vie  entière  aura  subi 
une  complète  révolution.  Au  lieu  d'un  seul  métier,  il  en  fera 
peut-être  dix,  auxquels  il  avait  été  jusqu'alors  parfaitement 
étranger.  Il  devra  être  tour  à  tour  chasseur,  pêcheur,  bû- 
cheron, charpentier,  cuisinier,  tailleur,  cordonnier,  labou- 
reur, jardinier,  etc.  Mais,  faisant  ces  divers  métiers  sans 
outils,  pour  la  première  fois,  et  tous  en  même  temps,  il  n'y 
sera  guère  habile  et  ne  le  deviendra  point  ;  à  peine  pourra-t-il, 
dans  les  premiers  jours,  se  pourvoir  des  choses  les  plus  stric- 
tement indispensables  à  son  existence  et  à  celle  de  sa  famille. 

«  Si  nous  suivions  l'ouvrier  dans  sa  vie  intellectuelle  et 
morale,  nous  ne  la  trouverions  guère  moins  transformée,  par 
l'effet  de  l'isolement,  que  sa  vie  matérielle  ;  mais  bornons- 
nous  à  constater  les  changements  survenus  dans  celle-ci,  car 
ils  constituent  à  eux  seuls  une  véritable  métamorphose. 

«  L'homme  social  est  presque  devenu  un  sauvage.  H  ne  lui 


RÉSULTATS    SOCUUX   DES   t^ROGRÈS   INDUSTRIELS.  135 

reste  de  ses  habitudes  et  de  ses  occupations  antérieures 
qu'une  incapacité  corporelle,  qui  le  rend  inférieur  de  tous 
points  au  sauvage  né.  L'isolement,  qui  augmente  les  res- 
sources et  le  bien-être  du  second^  en  lui  permettant  d'explei- 
1er  seul,  à  sa  manière,  une  nature  dont  les  produits  pourraient 
suffire  à  toute  une  tribu,  cet  isolement  sera,  pour  le  premier, 
peut-être  un  arrêt  de  mort,  dans  tous  les  cas  une  cause  de 
privations,  de  fatigues,  de  souffrances  continuelles,  jusqu'a- 
lors inconnues  de  lui. 

«  C'est  que  le  sauvage,  transporté  dans  Tlle  déserte,  n'a 
réellement  pas  changé  de  manière  d'être.  Son  état  antérieur 
n'était  pas  un  état  social  ^  » 

D'un  autre  côté,  peut-on  dire  que  cette  mutualité  des  be- 
soins constitue  réellement  une  association  ?  Peut-on  regarder 
les  divers  producteurs  comme  étant  associés  ensemble,  par 
cela  seul  qu'ils  travaillent  les  uns  pour  les  autres?  Non;  car 
l'organisation  qui  ainène  ce  résultat  n'a  pas  été  convenue 
d'avatice  ;  elle  n'impose  à  ceux  qui  en  profitent  aucuns  de- 
voirs réciproques  ;  chacun  y  entre  et  y  choisit  sa  place,  sans 
consulter  Tintérêl  ni  demander  le  consentement  des  autres. 
Ce  n'est  pas  même  une  communauté  de  fait,  puisqu'il  n'y  a 
pas  de  fonds  mis  en  commun. 

Le  lien  qui  unit  entre  eux  les  individus  dont  l'activité  col- 
lective se  trouve  ainsi  organisée,  c'est  l'intérêt  de  chacun 
d'eux,  intérêt  d'autant  plus  pressant  et  d'autant  plus  évident 
que  la  division  du  travail  a  été  poussée  plus  loin,  et  que  cha- 
cun est  devenu,  par  là,  plus  incapable  de  pourvoir  à  Ten- 
semble  de  ses  besoins,  par  sa  propre  activité  dans  le  genre  de 
travail  auquel  il  se  voue  exclusivement. 

Or,  à  mesure  que  ce  lien  social  de  l'intérêt  se  fortifie,  à 
mesure  que  l'organisation  qui  en  résulte  se  perfectionne  et  se 
généralise,  on  voit  s'afiaiblir  au  contraire  peu  à  peu,  puis 


<  Simples  notions  de  Cordre  social,  par  A.-E.  Cberbuliez  (chap.  I,  p.  9  et 
soiv.). 


15G  PRODUCTION   DE   LA  RICHESSE. 

disparaître  entièrement  des  liens  plus  intimes,  qui  étaient 
appropriés  à  un  état  de  choses  antérieur  ;  on  voit  se  dissoudre 
des  associations,  des  communautés  partielles,  qu*un  dévelop* 
pement  économique  moins  avancé  avait  rendues  nécessaires, 
et  qui  impliquaient,  entre  les  individus  dont  elles  étaient  coiii- 
posées,  des  obligations  réciproques,  légales  ou  morales,  deve* 
nues  inutiles  sous  le  régime  perfectionné  de  la  mutualité. 

Si  certaines  associations  partielles  subsistent,  si  elles  voot 
même  se  perfectionnant  et  se  multipliant  avec  le  progrès  du 
développement  économique,  le  caractère  en  est  profondé- 
ment modifié  et  les  obligations  qu'elles  imposent  ont  changé 
complètement  de  nature  :  à  une  réciprocité  de  services  per- 
sonnels, souvent  indéfinis  et  par  conséquent  illimités,  a 
succédé  une  simple  réciprocité  de  prestations  réelles,  presque 
toujours  strictement  limitées. 

Pendant  le  premier  stage  du  développement  économique, 
les  hommes  ont  trop  peu  de  besoins,  ils  ont  des  besoins  trop 
simples,  ils  possèdent  une  aptitude  trop  générale  aux  travaux, 
par  lesquels  ces  besoins  peuvent  être  satisfaits,  et  ils  sont 
rendus  par  là  trop  indépendants  les  uns  des  autres,  pour  que 
rintérét  individuel  de  chacun  sufQse  à  créer  et  à  maintenir 
un  organisme  répondant  aux  besoins  de  tous,  c'est-à-dire 
assurant  à  ta  fois  une  production  suffisante  et  une  répartition 
générale  des  produits.  De  là  ces  seigneuries,  ces  corporations, 
ces  confréries,  dans  lesquelles,  jadis,  les  travailleurs  de  toutes 
les  catégories  se  trouvaient  groupes,  sous  mille  formes  di^ 
verses,  autour  de  certaines  individualités  notables,  que  la 
possession  héréditaire  du  sol,  ou  des  supériorités  acquises  et 
légalement  constatées,  ou  enfin  le  choix  des  associés  dési- 
gnaient comme  chefs  des  différents  groupes.  Cette  organisa- 
tion était  nécessaire  pour  garantir,  à  l'aristocratie  exclusive-^ 
ment  guerrière  dont  les  sociétés  avaient  besoin  pour  leur 
défense,  des  moyens  de  subsistance  réguliers  et  suffisants,  à 
l'industrie  naissante,  l'accumulation  et  la  mise  en  œuvre  des 
capitaux  dont  elle  ne  pouvait  se  passer,  à  la  religion,  à  la 


RÉSULTATS   SOCIAUX  DES  PROGAÈS   INDUSTRIELS.  157 

justice,  à  la  science,  l'action  puissante  qu'elles  devaient 
exercer  sur  le  développement  économique,  en  fournissant  aux 
trarailleurs  des  mobiles  efficaces,  une  sécurité  permanente 
et  une  aptitude  progressive. 

Dans  ces  divers  groupes,  les  hommes  étaient  liés  les  uns 
aux  autres  par  des  obligations,  soit  légales,  soit  morales,  et 
par  les  sentiments,  les  habitudes,  les  idées,  qu'engendraient 
naturellement  les  rapports  créés  par  de  telles  obligations  ;  ils 
étaient  et  ils  se  sentaient  associés  par  leurs  personnes  mêmes, 
par  une  action  commune,  qui,  dépassant  la  sphère  de  leurs 
besoins  matériels  et  de  leur  activité  productive,  s'étendait  à 
une  portion  notable  de  leurs  volontés,  quelquefois  presque 
à  leur  vie  entière. 

Les  associations  modernes,  celles  du  moins  qui  ont  un  but 
purement  économique,  n'embrassent  guère  que  les  moyens 
matériels  d'action  et  tout  au  plus  l'activité  industrielle  en- 
tière des  associés;  ce  sont  des  associations  de  choses  et  d'ef- 
forts, plutôt  que  de  personnes  et  de  volontés. 

Cette  différence  capitale  ne  doit  pas  être  oubliée  et  trop 
souvent  elle  parait  avoir  été  ignorée  par  les  écrivains  qui 
comparent  entre  elles  la  période  du  moyen  âge  et  celle  dans 
laquelle  nous  vivons. 

SECTION  n. 

IHreetl^M  exelvslve  Imprimée  an  développement  indiTldnel 

des  travailleurs. 

L'homme  sauvage  se  développe  infiniment  peu,  mais  d'une 
manière  éiralc  dans  tous  les  sens,  au  moins  dans  le  sens  de 
tous  les  besoins  qu'il  éprouve  ;  le  travailleur  social  atteint  un 
beaucoup  plus  haut  degré  de  développement  absolu,  mais 
son  développement  est  inégal  ;. relativement  excessif  dans 
une  certaine  direction,  il  est  presque  toujours  relativement 
insuffisant  dans  les  autres. 


;'ÏÏKÏVEI13ITYJ 


138  PRODUCTION   DE   LA   RICHESSE. 

La  différence  sera  bien  plus  grande  si  nous  comparons, 
non  pas  Thomme  isolé  avec  Thomme  social,  mais  Thomtee 
social  auquel  sa  position  permet  de  recevoir  une  éducation 
complète  et  de  ne  se  vouer  à  aucune  profession  déterminée, 
avec  celui  qui,  dès  son  enfance,  a  dû  exercer  un  métier,  avec 
celui  surtout  dont  le  métier  n'embrasse  qu'une  seule  opéra- 
tion industrielle.  Tandis  que  le  premier  a  développé  à  la  fois 
toutes  ses  facultés  physiques,  intellecluelles,  morales,  par 
des  exercices  corporels  variés,  par  des  études  générales,  par 
des  rapports  multipliés  avec  les  autres  hofalmes,  le  second  n  a 
pu  développer  les  siennes  que  partiellement,  dans  Utiè  direc- 
tion unique,  délerhiinée  pah  le  genre  d'efforts  auquel  son 
métier  lastreignait  exclusivement  et  par  le  très-petit  nombre 
de  rapports  sociaux  que  Texercice  de  ce  itiêtier  rappelait  à 
entielenir.  Celui-là  est  devenu,  oii  a  pu  devenir  un  homme 
complet;  celui-ci,  obligé,  pour  acquérir  à  un  degré  remar- 
quable une  certaine  aptitude  spéciale  comme  travailleur,  de 
laisser  inactives  toutes  les  facultés  naturelles  dont  celte  apti- 
tude n'exigeait  pas  le  concours,  est  nécessairement  demeuré 
un  être  incomplet,  chez  lequel  certains  organes  du  corps  et 
certaines  fonctions  de  Fesprit  dominent  exclusivement,  ayant 
acquis  une  supériorité  anormale  et  en  quelque  sorte  maladive 
par  l'atrophie  des  autres  organes  et  l'engourdissement  des 
autres  fonctions. 

Le  développement  partiel,  inégal,  irrégulier  de  la  plupart 
des  h'availleurs,  de  ceux-là  même  qui  se  vouent  exclusive- 
menl  à  un  travail  intellectuel,  est  un  résultat  inévitable  de  la 
division  du  travail,  c'est-à-dire  de  cette  organisation  par  la- 
quelle chaque  travailleur  est  appelé  à  déployer  sou  activité 
dans  une  direction  unique,  et  ce  résultat  doit,  sans  contre- 
dit, être  considéré  comme  un  mal  absolu  lorsqu'il  altère 
la  santé  physique  ou  morale  du  travailleur,  lorsqu'il  va 
jusqu'à  rendre  certains  organes  corporels  impropres  à lexer- 
cice  normal  de  leurs  fonctions,  jusqu'à  fausser  le  jugement 
ou  à  priver  l'intelligence  de  notions  indispensables.  Un  tel 


RÉSULTATS   SOGtAt)^   DES   PROGRÈS   INDUSTRIELS.  13^ 

danger  est  surtout  à  craindfe  pour  les  hommes  qui  naissent 
avec  une  constitution  vicieuse  ou  débile,  ou  avec  un  esprit 
naturellement  faible  et  borné.  Chez  ceux  qui  ont  reçu  de  la 
nature  une  bonne  constitution  et  une  dose  moyenne  d'intel- 
ligence, les  organes  et  les  facultés  qu'ils  exercent  le  moins 
acquièrent  quelquefois  assez  de  vigueur  pour  suffire  aux  exi- 
gences ordinaires  de  la  vie  sociale.  Dans  tous  les  cas  oii  le 
danger  existe  réellement,  il  pourrait,  sans  aucun  doute,  être 
combattu,  et,  sinon  écarté  entièrement,  tout  au  moins  nota- 
blement diminué  par  un  bon  système  d'éducation  populaire, 
combiné  avec  des  prescriptions  législatives  propres  à  en  assu- 
rer l'application  et  l'efficacité. 

Mais,  ce  qui  est  inévitablement  et  irréparablement  altéré 
chez  le  travailleur,  par  l'inégalité  de  son  développement,  c'est 
la  symétrie  de  tout  son  être,  c'est  une  certaine  harmonie 
d'ensemble,  une  certaine  beauté  physique  et  morale,  dont 
l'espèce  humaine  offre  le  type  quand  son  épanouissement 
naturel  n'a  été  ni  influencé  par  des  imperfections  orga- 
niques, ni  troublé  par  des  causes  accidentelles.  De  là  ces  dif- 
férences îiotables  qu'on  observe  entre  les  populations  exclu- 
sivemetit  vouées  aux  industries  extractives  et  les  populations 
exclusivement  vouées  aux  industries  de  fabrication.  Les  tra- 
vaux exlractifs  étant  généralement  peu  susceptibles  de  divi- 
sion, ceux  qui  les  pratiquent  sont  appelés  à  des  efforts  très- 
variés,  tant  de  Tintelligence  que  du  corps,  à  des  applications 
très-diverses  de  leurs  organes  et  de  leurs  facultés.  Leur  dé- 
veloppement s'opère  donc  plus  également,  et,  en  ce  sens,  il  est 
plus  complet  que  celui  des  travailleurs  voués  aux  industries 
de  fabrication,  quoique  ceux-ci  soient  supérieurs  à  ceux-là 
par  certaines  aptitudes  physiques  et  intellectuelles,  quoiqu'ils 
puissent  même  ledî*  être  supérieurs  par  le  développement  total 
de  leurs  organes  et  de  leurs  facultés. 

Représentons-nous  le  développement  des  organes  et  des 
facultés  de  l'homme  sous  la  forme  de  rayons  émanant  d'un 
centre  commun.  Dans  la  figure  A,  ci-après,  les  rayons  sont 


140 


PRODUCTION   DE  LÀ  RICHESSE. 


tous  égaux  »  tandis  que  ceux  de  la  figure  B  sont  très-inégaui  ; 
eu  revanche,  la  somme  des  rayons  de  la  première  est  infé- 
rieure à  la  somme  des  rayons  de  la  seconde.  N'est-il  pas 
évident  que  le  centre  vital  de  la  figure  B  a  obtenu  un  rayon- 
nement, c'est-à-dire  un  développement  moins  complet  que  le 
centre  vital  de  la  figure  A,  quoique  celui-là  ait  quelques 
rayons  plus  prolongés  et  une  surface  totale  de  rayonnement 
plus  étendue  que  celui-ci  ? 


Le  défaut  de  beauté  physique  se  manifeste  très-visiblement 
à  rœil,  lorsque  après  avoir  séjourné  parmi  une  population 
agricole  on  visite  une  population  manufacturière,  surtout  si 
la  première  a  été,  par  son  éloignement  des  villes,  présenée 
de  tout  mélange  corrupteur,  et  si  la  seconde,  renfermée  dans 
Fenceinle  d'une  ville,  a  été  privée  par  là  de  croisements 
salutaires. 

Ce  qui  donne  quelque  importance  à  cette  dégradation  du 
type  humain,  c'est  qu'elle  devient  héréditaire.  Une  première 
génération  altérée  par  les  travaux  industriels  en  produit  une 
seconde  qui  est  altérée  dès  sa  naissance,  et  Taltéralion  artifi- 
cielle s'ajoutant,  chez  celle-ci  et  chez  celles  qui  en  provien- 
dront, à  une  altération  native  de  plus  en  plus  prononcée,  la 
dégradation  du  type  va  croissant  d'âge  en  âge,  sans  qu'on 
puisse  lui  assigner  un  terme. 

Les  effets  moraux  d'un  développement  incomplet  se  mani- 


RÉSULTATS  SOGUUX  DES  PROGRÈS   INDUSTRIELS.  14i 

festent  aussi,  par  certains  sigues  extérieurs  visibles,  dans  les 
habitudes  et  les  allures  de  la  classe  exclusivement  vouée  aux 
travaux  de  fabrication.  Il  y  a,  par  exemple,  chez  la  plupart 
des  hommes  de  cette  classe,  un  défaut  remarquable  d'équi- 
libre entre  leurs  divers  besoins,  des  contrastes  singuliers 
entre  les  divers  moyens  de  satisfaction  qu'ils  désirent  et  qu'ils 
se  procurent.  En  voyant  de  près  la  demeure  et  le  genre  de 
vie  d'un  ouvrier  de  fabrique,  il  est  presque  toujours  impos* 
sible  de  se  faire  une  idée  juste  de  sa  condition  économique» 
du  degré  d'aisance  dont  le  fait  jouir  son  salaire.  On  y  trouve* 
le  plus  souvent,  quelques  meubles  élégants  à  côté  de  mu- 
railles nues  et  sales,  des  rideaux  aux  fenêtres  et  pas  de  linge, 
un  mets  coûteux,  préparé  dans  un  ustensile  ébréché,  sur  un 
poêle  mal  propre,  des  fleurs  de  jardin  au  milieu  d'un  air  em- 
pesté, les  symptômes  de  l'aisance  et  ceux  delà  misère  étran- 
gement assemblés  et  accouplés,  un  défaut  d'harmonie  exté- 
rieure, enfin,  qui  révèle  et  atteste  à  un  observateur  attentif 
le  défaut  d'harmonie  intérieure. 

Chez  le  paysan,  au  contraire,  l'ensemble  est  harmonieux, 
parce  que  les  détails  sont  assortis.  Aisé  ou  misérable,  il  l'est 
pour  tous  ses  besoins  et  dans  toutes  les  satisfactions  qu'il 
leur  accorde.  Son  logemejit,  ses  meubles,  ses  vêtements,  ses 
ustensiles  de  ménage,  sa  nourriture  appartiennent  à  un 
même  degré  de  l'échelle  sociale  et  attestent,  par  leur  homo- 
généité, l'équilibre  intérieur  qui  résulte  d'un  développement 
harmonique. 

L'activité  intellectuelle  de  l'ouvrier  de  fabrique  est  excen- 
trique et  irrégulière,  comme  la  figure  par  laquelle  j'ai  repré- 
senté son  développement.  L'imagination  et  le  raisonnement 
n'y  sont  pas  en  équilibre  avec  le  jugement  et  les  notions 
acquises.  Il  rêve  des  choses  impossibles  ;  il  invente  ou  accepte 
des  idées  chimériques,  avant  de  connaître  les  réalités  et  de 
s'être  exercé  à  la  réflexion. 

Chez  le  paysan,  il  est  rare  que  les  idées  dépassent  le  ni- 
veau des  connaissances  acquises  et  que  l'imagination  soit 


143  t»aoDDGTiON  DE  Ik  a|C0ESS|B. 

plus  active  que  la  réflexion.  Inférieur,  géaéralement,  à  Tou- 
vrier  de  fabrique  dans  la  conversation,  il  lui  est  non  moins 
généralement  supérieur  dans  la  pratique  de  la  vie. 

N'est-ce  pas  à  des  différences  provenant  de  la  même  cause 
qu'il  faut  attribuer  certains  traits,  qui  caractérisent  chez  les 
deux  classes  l'action  collective,  l'action  des  masses;  par 
exemple,  dans  les  émeutes,  dans  les  collisions  armées?  Les 
émeutes  urbaines  s'organisent  avec  une  surprenante  rapidité  ; 
elles  agissent  avec  promptitude,  avec  élan,  avec  ensemble* 
sous  des  chefs  improvisés  que  la  masse  connaît  à  peine,  mais 
que  leur  intelligence  et  leur  activité  lui  désignent  comme  capa- 
bles de  la  conduire,  et  qu'elle  remplace  aisément  par  d'autres, 
s'ils  viennent  à  succomber  dans  l'action.  Les  révoltes  de  pay- 
sans sont  lentes  à  s'organiser,  lentes  à  se  mouvoir,  sujettes  à 
manquer  d'ensemble  ;  elles  ont  besoin  de  chefs  personnelle- 
ment connus,  estimés,  respectés  par  la  masse,  et,  quand  ces 
chefs  succombent  dans  l'action  ou  traitent  avec  l'ennemi,  les 
éléments  qu'ils  avaient  réunis  sous  leurs  drapeaux  se  disper- 
sent, ou  sont  facilement  ramenés  à  la  soumission.  Eu  revan- 
che, les  émeutes  urbaines  manquent  de  persévérance  et  de 
suite  ;  l'inaction  leur  est  fatale  ;  pour  leurs  ennemis,  gagner 
du  temps,  c'est  remporter  une  victoire,  et,  si  la  rébellion  ne 
triomphe  pas  en  quelques  jours,  ni  l'habileté  de  ses  chefs,  ni 
la  popularité  improvisée  qu'ils  ont  acquise  n'empêcheront  la 
masse  de  se  soumettre  et  de  se  disperser. 

Les  émeutes  urbaines  ont  ordinairement  pour  mobiles  des 
idées  ou  des  sentiments  ;  ceux  qui  les  font  appartenant  h  cette 
classe  de  travailleurs  que  son  organisation  industrielle  pré- 
dispose à  une  action  convergente  dans  un  but  commun,  c'est 
chose  facile  pour  eux  de  combiner  leurs^efforts  sous  la  direc- 
tion du  premier  venu,  pourvu  que  cette  direction  émane 
d'une  volonté  forte  et  intelligente.  Mais,  si  une  idée  ou  un 
sentiment  les  unit,  leurs  intérêts  les  divisent,  et  par  consé- 
quent la  réflexion  tend  à  les  désorganiser.  Forts  pour  l'ac- 
tion, par  le  concert  oii  leurs  efforts  se  combinent,  ils  sont 


tiÉSDLtAtS  SOCUtll^  Pfi6  t^ttOaniS  niDUStRIELS.  i43 

faibles  cootre  les  pmatioDS,  les  souffrances,  les  obstacles  de 
tout  genre,  qui  accompagnent  ou  produisent  Tinaction,  parce 
que  ces  privaûons,  ces  souffrances,  ces  obstacles  appellent 
chacun  d'eux  à  déployer  individuellement  les  facultés  phy- 
siques et  morales  dont  la  nature  Ta  doué  et  que  son  éducation 
et  sa  carrière  active  ont  développées. 

Les  révoltes  de  paysans  sont  provoquées  par  des  intérêts 
communs,  et  il  faut  du  temps  à  un  intérêt  qui  unit  pour 
remporter  sur  la  multitude  des  intérêts  qui  divisent.  De  plus, 
le  paysan  est  prédisposé  à  raçlton  individuelle,  non  h  l'action 
commune;  à  l'isolement,  non  à  Tassociatiou.  Pour  vaincre 
chez  lui  cette  tendance,  il  faut  des  chefs  qui  lui  soient  con- 
nus dès  longtemps,  des  chefs  qui  aient  acquit  son  estime  et 
sa  confiance  par  de  grandes  qualités  et  de  grandes  actions. 
Mais,  une  fois  ces  chefs  acceptés  et  suivis  par  la  foqle,  la 
rébellion  ue  finit  qu'avec  eux,  car  le  paysan  est  aussi  apte  à 
supporter  les  épreuves  de  l'inaction  qu'à  braver  les  fatigues 
et  les  dangers  de  l'action. 

4.   SECTION  m. 
Dépendance  des  travailleurs* 

Le  sujet  de  cette  section  est  contenu  tout  entier  dans  ce 
mot  d'un  philosophe  ancien  qui,  étant  proscrit  de  sa  ville 
natale  avec  d'autfea  citoyens,  ne  songea  point  comme  ceux-ci 
à  s'approvisionner  d'argent  et  d'effets  pour  l'exil,  et  répon- 
dit, à  ceux  qui  lui  en  demandï^ient  la  raison,  qu'il  portait  en 
lui-même  tout  ce  dont  il  avait  besoin. 

Le  travailleur  qui  produit  des  services  personnels  est,  en 
elTet,  le  plus  indépendant  de  tous.  Le  capital  matériel  qu'exige 
l'accomplissement  de  tels  services  étant  nul,  ou  presque  nul, 
rhomme  qui  est  en  état  de  les  rendre  ne  dépend  que  du 
besoin  auquel  ils  correspondent,  et  ses  moyens  d'existence 
lui  sont  assurés  p^^rlout  ou  ce  besoin  existera  et  se  fera  sentir. 


144  PRODUCTION   DE   LA   RICHESSE. 

Un  savant  est,  à  cet  égard,  dans  la  même  position  qu'un  chan- 
teur, un  barbier,  ou  un  palefrenier. 

Telle  est  aussi  la  situation  du  travailleur  qui  produit  la 
richesse,  lorsqu'il  dispose  du  capital  qu'exige  son  industrie. 
Cependant,  à  mesure  que  son  travail  se  spécialise  davantage, 
le  besoin  auquel  correspond  le  produit  de  ce  travail  devenaot 
moins  univei^sel,  Tindépendance  du  travailleur  doit  dimi- 
nuer. L'homme  qui  est  apte  à  produire  tous  les  ustensiles  de 
poterie  grossière  trouvera  plus  facilement  à  s'occuper  que 
celui  qui  ne  sait  fabriquer  que  des  assiettes  de  faïence  ou  de 
porcelaine. 

Mais  le  travailleur  qui  ne  dispose  de  rien  que  de  sa  propre 
personne,  c'est-à-dire  de  ses  facultés  actives,  et  qui,  par  con- 
séquent, ne  peut  accomplir  son  travail  qu'avec  le  concours 
de  capitaux  appartenant  à  autrui,  ne  dépend  plus  seulement 
des  besoins  auxquels  correspond  le  produit  de  son  travail  ;  il 
dépend  aussi  de  la  quantité  de  capital  qui  est  disponible  pour 
un  tel  emploi  et  de  la  volonté  de  ceux  qui  en  disposent.  Si, 
en  outre,  ce  travailleur,  au  lieu  de  fournir  un  produit  entier 
et  de  pouvoir  ainsi  satisfaire  par  lui-même  à  un  besoin  de  la 
société,  ne  confectionne  qu'une  partie  d'un  produit,  ou  n'ac- 
complit qu'une  seule  des  opérations  dont  la  production  se 
compose,  il  se  trouve  dépendre  de  l'entreprise  même  à  la- 
quelle il  a  d'abord  offert  son  travail,  ou  tout  au  moins  de 
l'existence  d'entreprises  pareilles,  de  l'existence  de  capitaux 
déjà  réalisés  sous  certaines  formes  et  définitivement  fixés 
dans  certaines  machines. 

Nous  verrons  plus  tard  de  quelle  manière  et  jusqu'à  quel 
point  la  condition  des  travailleurs  est  affectée  par  ces  divers 
degrés  de  dépendance.  Quant  à  la  production,  elle  n'en 
éprouve  aucun  effet,  parce  que  la  dépendance  dont  il  s'agit 
ne  tend  point  à  diminuer  l'aptitude  des  travailleurs.  Ceux-ci 
étant  rémunérés  d'après  la  quantité  de  travail  qu'ils  fournis- 
sent et  généralement  aussi  d'après  l'efficacité  de  ce  travail,  en 
tant  du  moins  que  cette  efficacité  tient  à  un  déploiement 


RÉSULTATS  SOGUUX  DES  PROGRÈS  INDUSTRIELS.  145 

personnel  d'activité  ou  d'intelligence,  le  stimulant  de  l'intérêt 
conserve  sur  eux  toute  sa  force,  et  c'est  tomber  dans  une 
exagération  manifeste  que  d'assimiler  leur  situation  à  celle 
des  paysans  qui  étaient  jadis  attachés  à  la  glèbe,  ou  à  celle 
des  esclaves  qui  appartiennent  en  toute  propriété  à  l'entre- 
preneur pour  lequel  ils  travaillent. 


I.  iO 


CHAPITRE  VIIÎ. 

INFLUENCE  DD  DÉVELOPPEMENT  ÉCONOMIQUE  DES  SOCIÉTÉS 

SUR  LA  PRODUCTION. 


Le  développement  économique  des  sociétés  se  manifeste 
par  deux  faits  concomitants,  qui  onl  chacun  leur  part  dans 
rinfluence  que  je  me  propose  ici  d'étudier.  Ces  faits,  doDt 
l'importance  a  été  souvent  méconnue,  parfois  aussi  exagérée, 
sont  Taccroisscment  de  hi  population  et  l'accumulation  du 
capital.  Ils  tendent,  jusqu'à  un  certain  point,  à  se  neutraliser 
l'unTautre;  mais  leur  action  combinée  a  généralement  deux 
conséquences,  au  moins  temporaires,  que  je  vais  successive- 
ment exposer  et  caractériser. 

SECTION  I. 
Féeondité  déeroissaiile  des  fonds  prodnetifs. 

Toutes  les  choses  matérielles  qui  composent  la  richesse  et 
qui  servent  à  satisfaire  les  besoins  de  l'homme  viennent  pri- 
mitivement des  fonds  productifs;  il  n'est  aucun  produit  des 
industries  de  fabrication,  aucune  portion  quelconque  de  ri- 
chesse, médiatement  ou  immédiatement  utile  à  l'homme,  qui 
ne  soit  en  même  temps  le  produit  de  quelque  industrie  ex- 
trac tive. 

La  masse  des  produits  que  fournissent  les  industries  ex- 
tractives  doit  donc  s' accroître  avec  la  somme  totale  des 
besoins  de  chaque  société,  par  conséquent,  avec  le  nombre  des 


INFLUENCE  DD  DÉVELOPPEMEinr  ÉCONOMIQUE.       147 

hommes  qui  éprouvent  ces  besoins,  en  d'autres  termes,  avec 
la  population  des  sociétés.  Le  premier  accroissement  est  une 
condition  indispensable  du  second.  Ce  qui  suffisait  aux  be- 
soins de  cent  consommateurs  ne  peut  évidemment  pas  suffire 
aux  besoins  de  deux  cents,  et  ces  deux  cents  ne  pourront  naître 
et  subsister  que  si  la  masse  des  produits  bruts  de  la  terre 
s*accrott  dans  la  même  proportion. 

Or,  les  fonds  productifs  sont  d'une  étendue  limitée  et  d'une 
fécondité  inégale.  Chaque  société  dispose  d'une  certaine  éten- 
due  de  terrain  propre  à  la  culture,  ou  renfermant  des  ma- 
tières utiles  à  rhomme,  et  les  diverses  parties  de  cette  étendue 
n'ont  pas  toutes  la  même  fécondité,  c'est-à-dire  n'exigent  pas 
toutes  la  même  quantité  de  travail  pour  donner  une  certaine 
quantité  de  produits  ;  d'où  il  résulte  qu'une  société,  dont  la 
population  et  par  conséquent  le  besoin  total  de  produits  va 
croissant,  ne  peut  pas  borner  son  exploitation  aux  fonds  pro* 
ductifs  les  plus  féconds,  mais  se  voit  obligée  de  l'étendre 
successivement  à  des  parties  de  moins  en  moins  fécondes  de 
l'étendue  dont  elle  dispose. 

A  la  vérité,  on  peut  accroître  la  fécondité  absolue  d'un 
même  fonds  productif,  en  y  appliquant  des  quantités  addi- 
tionnelles de  travail,  actuel  ou  antérieurement  accumulé  sous 
forme  de  capital;  mais  l'efficacité  de  ce  travail  additionnel  va 
décroissant,  aussi  bien  que  celle  du  travail  qu'on  applique  à 
des  fonds  productifs  de  moins  en  moins  féconds.  Si  une  cer- 
taine quantité  de  travail,  appliquée  au  fonds  productif  A, 
donne  un  produit  représenté  par  le  chifire  100,  une  quantité 
double  de  travail,  appliquée  au  même  fonds,  ne  produira  pas 
200,  mais  seulement  180»  ou  moins  encore,  de  sorte  que  la 
quantité  additionnelle  ainsi  dépensée  ne  produira  pas  plus 
que  si  elle  avait  été  appliquée  à  un  autre  fonds  B,  dont  la  fé- 
condité serait  inférieure  d'un  cinquième  à  celle  du  fonds  A. 

Il  est  donc  certain  que  l'efficacité  totale  du  travail  extractif 
qu'exigent  les  besoins  d'une  population  tend  à  diminuer  à 
mesure  que  cette  population  s'accroit^  puisque  cette  quantité 


148  PRODUGTJOn  DE   LA  EIGHESBK. 

de  travail  exigée  augmeote  selon  une  progression  plus  rapide 
que  la  quantité  totale  de  produits  que  l'on  en  obtient. 

Cette  vérité  générale,  qui  forme,  comme  je  le  montrerai 
plus  loin,  la  pierre  angulaire,  le  principe  fondamental  de 
quelques-unes  des  théories  économiques  les  plus  importantes, 
ne  semble  pas  pouvoir  être  contestée.  Elle  Ta  été,  cependant, 
soit  parce  que  les  premiers  économistes  qui  Tout  formulée  se 
sont  servis  de  termes  impropres,  soit  parce  qu'ils  n*ont  point 
ou  n'ont  pas  assez  tenu  compte  des  autres  causes  qui,  dans 
les  phénomènes  de  la  réalité,  tendent  à  neutraliser  celle  dont 
leur  formule  exprimait  isolément  l'action  et  le  résultat, 

On  s'est  servi  de  termes  impropres,  lorsqu'on  a  désigné 
sous  le  nom  de  fertilité  la  qualité  qui  détermine  l'exploita- 
tion successive  des  fonds  productifs  et  lorsqu'on  a  dit  que  la 
culture  du  sol  avait  dû  nécessairement  passer  des  terrains  de 
qualité  supérieure  aux  terrains  de  qualité  inférieure. 

D'abord,  c'était  restreindre  à  une  seule  espèce  de  travaux 
extractifs  Tapplication  de  la  loi  économique  dont  il  s'agit, 
taudis  que  cette  loi  s'applique  évidemment  à  la  plupart  des 
industries  extractives,  à  la  chasse,  à  la  pèche,  à  rexploitation 
des  carrières  et  à  celle  des  forêts,  aussi  bien  qu'à  l'agri- 
culture. 

Ensuite,  la  fertilité  n'est  qu'une  des  causes  qui  peuvent 
rendre  un  sol  fécond,  et  cette  cause  ne  suffit  pas  nécessaire- 
ment, ni  même  ordinairement,  pour  déterminer  la  préfé- 
rence entre  des  terrains  non  encore  exploités.  Entre  plusieurs 
sortes  de  terrains,  le  plus  fertile  est  celui  qui,  à  surfaces  éga- 
les,  peut  donner  le  rendement  brut  le  plus  considérable.  Si 
un  arpent  du  terrain  A  peut  donner  une  quantité  de  produits 
égale  à  100,  tandis  qu'un  arpent  du  terrain  B  ne  pourrait 
produire  que  80,  le  terrain  A  sera  sans  contredit  plus  fertile 
que  le  terrain  B. 

Le  terrain  le  plus  fécond  est  celui  qui,  sans  égard  à  la  sur- 
face cultivée,  donnera,  pour  une  dépense  déterminée  de  tra- 
vail et  de  capital,  le  plus  fort  rendement,  c'est-à-dire  celui 


nVLUERGE  DU  DÉVELOPPEMENT  ÉGONOMIQUE.  149 

qui  pourra  satisfaire  le  plus  de  besoins  en  proportion  du 
travail  accompli.  Si,  avec  une  certaine  quantité  de  capital  et 
de  travail,  on  peut  obtenir  du  terrain  de  l'espèce  A  un  produit 
égal  k  100,  tandis  qu'avec  la  même  quantité  de  capital  et  de 
travail  on  ne  pourrait  obtenir  du  terrain  de  l'espèce  B  qu'un 
produit  égal  à  80,  quelle  que  fût  l'étendue  de  la  surface  cul- 
tivée, le  terrain  de  la  première  espèce  sera  sans  contredit  plus 
fécond  que  le  terrain  de  la  seconde. 

Lorsqu'il  s'agit  d'étendre  la  culture  à  des  fonds  productifs 
non  encore  eiploités,  la  question  de  la  surface  n'a,  en  géné- 
ral, aucune  importance,  parce  que  le  droit  de  propriété  sur 
de  tels  terrains,  ne  procurant  pas  de  revenu,  ou  n'en  donnant 
qu'un  très-faible,  ne  représente  jamais  qu'une  portion  insi- 
gnifiante de  richesse,  et  cela  doit  être  particulièrement  vrai 
pendant  la  période  qui  s'écoule  efatre  le  premier  établissement 
d'une  société  et  le  moment  où  sa  population  est  devenue 
assez  nombreuse  pour  occuper  et  mettre  en  rapport  toutes 
les  diverses  parties  du  territoire  dont  elle  dispose. 

Pour  une  société  qui  débute  sur  un  territoire  nouveau  en- 
core inculte,  la  fécondité  est  évidemment  le  seul  point  à 
considérer.  Le  sol  qui,  étant  exploité  par  dix  travailleurs  à 
peine  vêtus  et  nourris  et  à  peine  munis  des  plus  grossiers 
instruments,  pourra  fournir  la  subsistance  de  ces  travailleurs 
et  de  vingt  autres  personnes  sera  toujours  préféré  à  celui  qui, 
pour  donner  la  même  quantité  de  produits,  exigerait  le  tra- 
vail d'un  plus  grand  nombre  d'hommes  ou  une  plus  grande 
ayance  de  capital,  lors  même  que  la  surface  à  mettre  en  cul- 
ture serait  de  quatre  arpents  sur  le  premier  terrain  et  de  deux 
oa  trois  arpents  seulement  sur  le  second.  Qu'fmporle  cette 
circonstance,  à  une  époque  où  les  terrains  cultivables  ont  une 
étendue  illimitée  ? 

Ainsi,  ceux  qui  ont  objecté,  contre  le  principe  formulé  par 
Ricardo,  que  la  culture  du  sol  n'a  point  commencé,  de  fait, 
sur  les  terres  les  plus  fertiles,  ni  en  général  sur  des  terrains 
de  qualité  supérieure,  mais  au  contraire  sur  des  terres  sa- 


450  PRODccnoM  bb  la  rigikssk. 

blooneusee  et  légères,  c*est-&-<lire  peu  fertiles  et  de  qualité 
inférieure,  ont  confirmé  ce  principe  au  lieu  de  Tinfirmer  ;  ils 
Tont  confirmé  en  lui  donnant  sa  véritable  signification,  en 
substituant  une  formule  correcte  à  une  formule  incorrecte  ; 
car  il  résulte  précisément,  des  preuves  qu*ils  ont  accumulées 
à  l'appui  de  leur  opinion,  cette  vérité  que  Ricardo  avait  voulu 
établir,  savoir  :  que  Tefficacité  totale  du  travail  appliqué  à 
l'exploitation  des  fonds  productifs  tend  à  décroître  avec  le 
développement  progressif  des  sociétés. 

D'un  autre  cdté,  il  est  certain  que  l'accumulation  du  capi- 
tal accompagne  toujours  et  en  tout  pays  l'accroissement  de  la 
population.  Or,  cette  accumulation  agit  en  sens  contraire  de 
la  tendance  que  je  viens  de  signaler  ;  elle  la  contrarie  sans 
cesse  ;  elle  peut,  elle  doit  quelquefois  parvenir  à  en  neutra- 
liser l'effet. 

En  premier  lieu,  l'accumulation  du  capital  rend  possible 
l'exploitation  en  grand  des  fonds  productifs  ;  elle  tend  ainsi 
à  diminuer  graduellement  le  concours  du  travail  humain 
dans  la  production  extractive,  à  réaliser  notamment  une  éco- 
nomie croissante  de  capital,  qui  compense,  pour  la  société  prise 
en  masse,  le  décroissement  d'efficacité  de  ce  même  ti^vail. 

J'ai  montré  précédemment  que  la  production  en  grand 
amène  ce  résultat  directement,  par  cela  seul  qu'elle  concentre 
le  travail,  qu'elle  réunit  et  rend  convergents  des  efforts  aupa- 
ravant isolés  et  divergents.  On  a  vu  aussi  qu'elle  agit  dans 
le  même  sens  d'une  manière  indirecte,  en  favorisant  la  divi- 
sion du  travail  et  l'emploi  des  moteurs  naturels.  Ces  moyens 
énergiques  d'accroître  l'efficacité  du  travail  humain,  ou  d'en 
économiser  le  concours  dans  la  production,  quoiqu'ils  s'ap- 
pli(|uent  plus  difficilement  aux  industries  extractives  qu'aux 
industries  de  fabrication,  sont  devenus  cependant,  pour  celles- 
là  même,  Une  source  abondante  de  perfectionnements,  une 
cause  puissante  de  progrès,  et  rien  ne  donne  lieu  de  supposer 
que  cette  marche  ascendante  ait  atteint  son  terme,  ou  qu'elle 
doive  l'atteindre  prochainement. 


DIFLUENOI  m  DÉVELOrVElUBIfT  ÉCOHOiaQIIE.  151 

En  second  lieu,  raccumulation  du  capital  tead  à  rendre  de 
plus  en  plus  générale,  active,  efficace  et  féconde  en  résultats 
la  culture  des  sciences,  notamment  de  celles  qui  peuvent 
contribuer  au  développement  des  industries  extractives,  en 
leur  fournissant  des  moyens  d'action  nouveaux  et  des  pro- 
cédés plus  parfaits.  C'est  le  capital  qui,  en  s'accumulant,  fournit 
les  moyens  d'étendre  de  plus  en  plus  la  répartition  des  tra- 
vaux selon  les  aptitudes  et  de  l'appliquer  aux  travaux  de 
rintelligence  et  de  la  pensées  aussi  bien  qu'aux  autres.  Il  se 
forme  ainsi  une  classe  d'hommes  exclusivement  voués  à  Té- 
tude  des  sciences,  qui  se  partagent  bientôt  entre  eux  cette 
étude,  chacun  se  livrant  exclusivement  à  une  seule  science, 
puis  à  une  seule  division  d'une  seule  science,  et  faisant  con- 
verger ainsi  dans  une  direction  unique  des  facultés  naturel- 
lement bonnes,  fortifiées  par  un  exercice  fréquent  et  prolongé. 

Par  l'application  des  sciences  k  Texploitation  de  la  terre 
cultivable  et  des  autres  espèces  de  fonds  productifs,  l'homme 
arrive  jusqu'à  augmenter  l'aptitude  naturelle  de  ces  fonds,  à 
en  rétablir  la  fécondité,  lorsqu'elle  est  épuisée,  à  créer  en  eux 
des  aptitudes  nouvelles  que  la  nature  leur  avait  refusées.  Il 
transforme  un  terrain  par  des  amendements  impérissables; 
il  rend  poissonneux,  par  la  pisciculture,  un  lac  qui  manquait 
d'habitants  ;  il  arrache  des  entrailles  de  la  terre,  par  des  engins 
irrésistibles,  les  richesses  qu'elle  y  avait  jusqu'alors  cachées. 

Qui  pourrait  calculer  ce  que  les  industries  extractives  ont 
gagné  depuis  un  siècle  par  tous  ces  divers  moyens!  Leur 
puissance  de  production  s'est  tellement  accrue,  que  Ton  voit 
des  sociétés  obtenir  du  sol  qu'elles  habitent  les  aliments  dont 
elles  ont  besoin  avec  plus  de  facilité  et  d'abondance  qu'elles 
ne  les  obtenaient  il  y  a  cent  ans,  quoique  leur  population  ait 
plus  que  doublé  depuis  cette  époque. 

Cependant,  le  décroissement  de  l'efficacité  du  travail  ex- 
tractif  doit  devenir,  il  deviendra  certainement  sensible,  au 
moins  par  intervalles,  si  l'accroissement  de  la  population 
marche  plus  rapidement  que  l'accumulation  du  capital,  ou 


152  PRODUCnOH  DE  LA  RICHESSE. 

que  les  progrès  de  tout  genre  qui  en  sont  le  résultat.  Pour 
étudier  complètement  le  sujet  de  la  présente  section,  il  faut 
donc  rechercher  quelles  sont  les  lois  qui  président  à  Taccrois- 
sement  des  populations  humaines. 

Tout  le  monde  peut  reconnaître,  en  observant  ce  qui  se 
passe  dans  nos  sociétés  actuelles,  que  beaucoup  d'hommes 
et  de  femmes  ne  contribuent  point  à  la  multiplication  de 
Tespèce,  quoiqu'il  ne  leur  manque  pour  cela  ni  le  pouvoir 
physique ,  ni  le  penchant.  Les  causes  de  cette  abstinence 
volontaire  sont  tantôt  l'institution  du  mariage,  qui  a  pour 
effet  de  rendre  illicite  ou  immorale  toute  autre  union  des 
deux  sexes,  tantôt  un  calcul  de  prudence  que  font  les  per- 
sonnes adultes,  soit  dans  leur  propre  intérêt,  soit  dans  lln- 
térêt  des  enfants  qu'elles  ont  déjà  engendrés  :  dans  leur 
propre  intérêt,  afin  de  ne  pas  aggraver  les  charges  que  la 
parenté  leur  impose;  dansTintérêt  des  enfants  déjà  nés,  afin 
de  ne  pas  diminuer  pour  chacun  de  ceux-ci  la  part  d'héritage 
qui  leur  sera  dévolue. 

Les  uns  donc  s'abstiennent  par  vertu,  les  autres,  par  calcul  ; 
et  des  vices  très-communs,  de  fréquents  désordres,  plus  ou 
moins  notoires,  que  la  loi  n'empêche  point  et  n'essaye  pas 
même  toujours  de  prévenir,  prouvent  que  la  part  du  calcul 
dans  cette  abstinence  est  pour  le  moins  aussi  grande  que  celle 
de  la  vertu.  ^ 

Nous  voyons  aussi  que  beaucoup  d'individus  meurent  avant 
d'avoir  atteint  les  limites  extrêmes  de  la  vieillesse,  et  que, 
parmi  les  causes  qui  abrègent  leur  vie,  l'insuffisance  d'ali- 
ments substantiels,  de  logements  et  de  vêtements  appropriés 
au  climat  qu'ils  habitent,  en  un  mot  les  privations  de  toute 
espèce  et  les  diverses  maladies  qu'elles  engendrent  jouent 
souvent  un  grand  rôle. 

De  ces  deux  séries  de  faits  observés,  nous  sommes  autorisé 
à  conclure  que  la  population  de  nos  sociétés  s^accroîtrait  plus 
rapidement  qu'elle  ne  le  fait,  si  le  nombre  des  naissances 
n'était  pas  diminué  par  des  motifs  de  vertu  ou  de  prudence, 


INrLUEMCX  DU  DÉVELOPPEMENT  fiC(»fOHIQUE.       155 

et  si  la  yie  d'un  certain  nombre  d'individus  n'était  pas  abré- 
gée par  des  privations*  Le  nombre  et  la  durée  des  vies,  voilà 
les  deux  éléments  dont  se  forme  la  différence  entre  le  chiffre 
total  des  êtres  vivants  à  une  époque  donnée  et  ce  même  chiffre 
à  une  époque  postérieure,  en  d'autres  termes,  les  deux  facteurs 
de  l'accroissement  d'une  population.  Or,  chacun  de  ces  deux 
facteurs  a  dans  la  nature  de  Thomme  sa  raison  d'être  ;  il 
répond  à  une  force  animale,  qui  se  trouve  chez  tous  les  êtres 
vivants.  Le  premier  répond  à  l'instinct  puissant  qui  porte  les 
deux  sexes  à  l'amour,  le  second  à  l'instinct  non  moins  puis-  . 
sant  de  la  conservation  de  soi-même.  Nous  pouvons  donc 
affirmer  que  les  populations  chez  lesquelles  on  observe  les 
faits  ci-dessus  mentionnés  ont  une  tendance  naturelle  à  s'ac- 
croître plus  rapidement  qu'elles  ne  s'accroissent  aujourd'hui, 
et  que  cette  tendance  naturelle  est  combattue  par  des  causes 
qui  lui  sont  étrangères,  qui  ne  la  paralysent  point  elle-même 
et  ne  l'affaiblissent  point,  mais  qui  en  neutralisent  partielle- 
ment les  effets,  en  lui  opposant  deux  obstacles  :  un  obstacle 
préventif  et  un  obstacle  destructif. 

D'un  autre  côté,  nous  savons  que  l'accroissement  de  la 
population  ne  s'opère  pas  avec  une  égale  rapidité  dans  tous 
les  pays  que  nous  connaissons,  ni  dans  toutes  les  classes  dont 
se  compose  la  population  d'un  même  pays. 

Dans  les  pays  où  la  population  est  encore  faible  relative- 
ment à  l'étendue  du  sol  dont  elle  dispose,  son  accroissement 
est  toujours  plus  rapide  que  dans  ceux  où  elle  est  déjà  par- 
venue à  une  notable  densité,  pourvu  que  la  nature  du  sol,  le 
climat,  la  position  géographique  des  premiers  ne  soient  pas 
trop  défavorables  à  la  production  ni  au  commerce.  En  gé- 
néral aussi,  la  classe  des  travailleurs  qui  ne  vivent  que  de  la 
rémunération  qu'ils  obtiennent  en  échange  de  leur  travail, 
notamment  celle  des  ouvriers  de  fabrique,  s'accroît  plus  rapi- 
dement que  les  autres  classes  de  la  société,  ou,  si  son  accrois- 
sement n'est  pas  plus  rapide,  la  durée  moyenne  des  vies,  en 
d'autres  termes  la  vie  moyenne  y  est  inférieure  à  celle  des 


154  fKODUCnOU  W  U  »IG8I89B. 

autres  classes.  Or,  ces  diiTérences  ne  peuvent  s'expliquer  que 
de  la  manière  suivante. 

Dans  les  pays  où  la  population  est  relativement  faible, 
rétendue  disponible  des  terres  fécondes  non  encore  exploitées 
permet  un  accroissement  rapide  de  la  production  agricole  et 
une  rapide  accumulation  du  capital.  Les  moyens  de  subsis- 
tance pour  toutes  les  classes,  Tapprovisionnement  pour  les 
travailleurs,  les  carrières  lucratives  ouvertes  à  Tacûvité  de 
chacun  s'y  multiplient  dès  lors  dans  une  telle  progression,  il 
y  devient  tellement  facile  aux  hommes  de  la  génération  pré- 
sente d'améliorer  leur  condition  et  d'assurer  l'avenir  d'une 
génération  plus  nombreuse,  que  les  motifs  d'abstinence  men- 
tionnés plus  haut  ne  combattent  que  faiblement  la  tendance 
naturelle  de  la  population  à  se  multiplier  par  des  naissances 
nouvelles,  tandis  que,  d'autre  part,  les  privations  qui  tendent 
à  diminuer  la  durée  moyenne  des  vies,  n'atteignant  qu'un 
petit  nombre  d'individus,  ne  produisent  qu'un  effet  peu  sen- 
sible. L'obstacle  préventif  et  l'obstacle  destructif  sont  l'un  et 
l'autre  moins  agissants  que  chez  les  populations  placées  dans 
d'autres  circonstances. 

Quant  aux  classes  de  la  société  qui  se  distinguent  en  gé« 
néral  par  une  teudance  plus  forte  à  se  multiplier,  ou  plutôt 
par  une  résistance  plus  faible  à  cette  tendance  naturelle, 
comme  les  individus  qui  les  composent  n'ont  pas  d'autre 
patrimoine  que  leur  travail,  ni  d'autre  revenu  que  la  rému* 
nération  de  ce  travail,  et  comme  ce  revenu  doit  leur  paraître 
assuré  pour  la  génération  qui  leur  succédera  et  peut  ordinai- 
rement s'accroitre  pour  eux-mêmes  par  la  coopération  de 
leurs  enfants,  ou  conçoit  facilement  qu'ils  ne  soient  point 
arrêtés  par  les  motifs  de  pi^udence  qui  agissent  comme  ob- 
stacle préventif  chez  les  autres  classes  de  la  société.  Mais,  s'il 
arrive  que  le  capital  disponible,  par  conséquent  la  portion 
de  ce  capital  qui  forme  lapprovisionuement  des  travailleurs, 
ne  s'accumule  pas  assez  vite  pour  sufiire  aux  besoins  crois* 
sants  de  cette  portion  de  la  société,  il  en  doit  résulter  poui* 


mFLUENGE  DO   DÉyELOTVEMBnT  fiCONOBnQUE.  155 

elle  des  privations,  qai  arrêtent  ou  ralentissent  le  mouve- 
ment de  sa  population  en  multipliant  les  décès,  c'est-à-dire 
en  abrégeant  la  durée  moyenne  des  vies.    . 

Les  faits  et  le  raisonnement  concourent  donc  à  établir,  en 
premier  lieu,  que  la  population  de  nos  sociétés  civilisées  a 
une  tendance  naturelle  à  croître  plus  rapidement  qu'elle  ne 
croît  en  réalité  ;  en  second  lieu,  que  cette  tendance  est  par- 
tout neutralisée  dans  son  action,  soit  par  les  motifs  réfléchis 
que  j'ai  désignés  sous  le  nom  d'obstacle  préventif,  soit  par 
les  causes  accidentelles  que  j'ai  appelées  obstacle  destructif; 
en  troisième  lieu,  que  ces  deux  obstacles  ont  eux-mêmes  une 
cause  commune,  l'insuffisance  du  capital  disponible,  en  d'au- 
tres termes  la  lenteur  relative  de  l'accumulation  de  ce  capital. 

Telles  sont  les  lois  de  la  population,  lois  que  l'économiste 
Maltbus  a  le  premier  formulées  et  démontrées  sous  le  nom  de 
principe  dépopulation^  en  leur  donnant  une  portée  plus  éten- 
due que  ne  l'exige  leur  application  à  la  science  économique. 
li  en  ressort  évidemment  deux  propositions  importantes,  sa- 
voir :  que  l'homme  a  le  pouvoir  de  combattre  et  de  neutraliser 
la  tendance  naturelle  qui  porte  son  espèce  à  se  multiplier,  et 
que  l'exercice  de  ce  pouvoir  lui  fournit  un  moyen  toujours 
praticable  d'échapper  aux  conséquences  de  la  fécondité  dé- 
croissante des  fonds  productifs. 

L'homme  a  certainement  le  pouvoir  de  contrôler  par  la 
réflexion  ses  appétits  physiques,  d'en  régler  la  satisfaction, 
de  les  dominer  complètement  par  sa  volonté.  Qu'il  obéisse, 
en  le  faisant,  à  des  motifs  de  vertu  ou  de  prudence,  le  résul- 
tat est  le  même  pour  ses  intérêts  matériels  ;  mais  les  motifs 
de  prudence  ont  l'avantage  d'être  plus  généralement  appli- 
cables. La  vertu  a  plusieurs  principes,  la  prudence  n'en  a 
qu'un  ;  les  notions  de  vertu  varient  avec  la  position  sociale, 
les  notions  de  prudence  ne  varient  jamais. 

Il  est  manifeste  que  l'intérêt  personnel,  qui  est  le  principe 
de  la  prudence,  réclame  impérieusement  de  tout  homme, 
quelle  que  soit  sa  position  sociale,  l'exercice  de  ce  pouvoir  ré- 


i56  PRODucnon  de  la  richesse. 

gulateur.  Pour  un  travailleur  pauvre,  en  particulier,  le  choix 
ne  saurait  être  douteux  entre  l'obstacle  destructif  et  Tobstacle 
préventif,  c'est-àrdire  entre  des  maux  qui  abrégeront  sa  vie 
et  une  abstinence  calculée,  qui,  en  réglant  la  satisfaction  de  ses 
appétits,  aura  pour  effet  d'en  rehausser  la  saveur  et  d'accroître 
la  somme  aussi  bien  que  la  durée  de  son  bien-être  général. 

Mais,  grâce  à  une  action  générale  de  l'obstacle  préventif, 
la  population  pourrait  s'accroître  assez  lentement  pour  que 
l'accumulation  du  capital  pût  marcher  aussi  vite  que  ses 
besoins  et  pour  que  des  progrès  accomplis  dans  les  industries 
extractives  eussent  le  temps  de  neutraliser  le  décroissement 
de  fécondité  des  fonds  productifs.  Les  sociétés  échapperaient 
ainsi  à  l'action  de  cette  loi  économique  redoutable,  qui,  jus- 
qu'à présent,  a  presque  toujours  fait  succéder  aux  périodes 
de  prospérité  progressive  des  périodes  plus  ou  moins  longues 
de  malaise,  d'anxiété,  de  découragement  et  d'alarme. 

Du  jour  où  les  sociétés  humaines  deviendront  capables  de 
régler,  par  un  exercice  constant  et  général  des  facultés  intellec- 
tuelles et  morales  de  leurs  membres,  l'accroissement  de  leur 
population^  de  cejour*là  elles  auront  résolu  un  immense  pro- 
blème, car  elles  auront  trouvé  le  moyen  de  faire  avancer  le  char 
d\i  progrès  avec  une  vitesse  toujours  égale,  sur  une  carrière 
débarrassée  d'entraves  et  de  périls,  au  lieu  de  lui  imprimer, 
comme  elles  le  font  maintenant,  une  marche  inégale  et  sac- 
cadée, sur  une  route  encombrée  d'obstacles  et  jonchée  de 
victimes. 

SECTION  II. 

Apiltade  déerotssante  de  eertalnes  eaiéfforles 

de  traTaillears. 

J'ai  mentionné  comme  un  fait  général  la  tendance  des 
classes  qui  vivent  exclusivement  de  la  rémunération  de  leur 
travail,  notamment  des  ouvriers  de  fabrique,  à  se  multiplier 
plus  rapidement  que  les  autres  classes  de  la  société,  lien  ré- 


IMFLUEHGE  DU  DÉTELOPPEMENT  ÉCONOMIQUE.       157 

suite  que  leur  accroissement,  lorsqu'il  doil  être  arrêté,  c'est- 
à-dire  lorsqu'il  a  marché  d'un  pas  plus  rapide  que  Taccu- 
mulation  de  rapprovisionpement  destiné  à  leur  entretien,  est 
surtout  arrêté  par  l'obstacle  destructif.  Si  la  tendance  à  mul- 
tiplier n'est  pas  arrêtée  par  des  motifs  de  prudence,  en  un 
mot  par  la  réflexion,  il  faut  de  toute  nécessité  que  le  nombre 
des  décès  augmente,  ce  qui  ne  peut  avoir  lieu  sans  que  la 
durée  moyenne  de  la  vie  soit  abrégée. 

Le  &it  dont  il  s'agit  doit  donc  se  révéler  dans  le  chiffre  qui 
représente  la  durée  moyenne  de  la  vie.  Or,  il  est  constant  et 
notoire  que  la  vie  moyenne  des  populations  vouées  aux  tra- 
vaux des  manufactures  est  inférieure  à  celle  des  autres  classes 
de  la  société,  inférieure  aussi  à  la  vie  moyenne  générale  du 
peuple  auquel  appartiennent  ces  populations.  D'où  il  suit 
que,  chez  ces  mêmes  populations,  l'âge  moyen  des  vivants 
est  aussi  inférieur,  en  d'autres  termes,  que  les  travailleurs 
adultes  y  forment  une  partie  moins  considérable  du  nombre 
total  des  vivants  :  première  cause  qui  tend  à  diminuer  l'apti- 
tude générale  de  cette  catégorie  de  travailleurs. 

Une  seconde  cause  qui  agit  dans  le  même  sens,  c'est  l'insa- 
lubrité inhérente  à  la  plupart  des  travaux  dans  les  grandes  in- 
dustries de  fabrication .  Pour  que  cette  insalubrité  existe,  il  n'est 
pas  même  nécessaire  que  ces  travaux  produisent  des  émana- 
nations  plus  ou  moins  délétères,  ni  qu'ils  s'accomplissent  dans 
des  locaux  fermés,  sous  l'action  d'une  température  constam- 
ment trop  élevée.  La  simplicité  seule  des  travaux  à  exécuter, 
leur  durée  souvent  excessive,  la  répétition  uniforme  des 
mêmes  opérations,  l'application  constante  des  mêmes  organes 
et  des  mêmes  facultés  dans  une  direction  unique  suffisent 
pour  exercer  une  influence  nuisible  sur  la  santé  des  travail- 
leurs, sur  Tensemble  de  leur  développement  physique,  par 
conséquent  sur  leur  aptitude  générale. 

Enfin,  l'accumulation  croissante  du  capital,  en  permettant 
de  réduire  la  coopération  du  travail  humain  à  des  mou- 
vements qui  n'exigent  qu'un  faible  déploiement  de  vigueur 


458  PRODUCTIOM  Dl  U  RICHESSE  • 

corporelle  et  d'iatelligence,  déploiement  dout  les  femmes  et 
les  enfants  sont  aussi  capables  que  les  hommes  adultes,  ne 
contribue  pas  peu  à  diminuer  Taptitude  générale  des  ouvriers 
de  fabrique.  Dès  que  le  perfectionnement  des  machines  i*end 
possible  la  substitution  des  travailleurs  faibles  aux  travail- 
leurs forts,  rintérét  des  entrepreneurs  d'industrie  les  pousse 
à  la  réaliser,  car  le  travail  des  femmes  et  des  enfants  absorbe 
une  moins  grande  portion  du  capital  mis  en  œuvre  que  celui 
des  hommes  faits.  Les  besoins  de  ces  travailleurs  imberbes, 
étant  moindres  que  ceux  des  autres»  exigent  une  moindre  quan* 
tité  d'approvisionnement,  et  tout  ce  qui  est  économisé  sur 
cette  portion  du  capital  pouvant  être  employé  en  matières 
premières,  il  en  résulte  un  accroissement  de  la  quantité  totale 
des  produits  obtenus  par  une  quantité  déterminée  de  travail, 
c'est-à-dire  un  avantage  évident  pour  les  producteurs.  Avec 
la  même  dépense  de  capital  fixe  et  de  capital  circulant,  ils 
obtiennent  un  produit  plus  abondant. 

Mais  le  travail  continu  auquel  sont  ainsi  voués  les  femmes 
et  les  enfants  exerce  une  inlluence  désastreuse  sur  le  dévelop- 
pement physique,  intellectuel  et  moral  de  la  classe  entière 
chez  laquelle  se  réalise  une  telle  innovation.  Cette  influence 
délétère  s'exerce  plus  ou  moins  sur  toute  l'éducation  et  jus- 
que sur  la  gestation  des  enfants,  jusque  sur  l'allaitement  des 
nouveau-nés.  Elle  prépare  des  générations  d'ouvriers  chétifs 
de  corps  et  d'esprit,  impropres  à  toute  autre  espèce  de  tra- 
vaux industriels  que  ceux  dont  leur  enfance  a  été  ocçupée> 
impropres  aux  travaux  de  l'agriculture,  impropres  à  la  guerre 
et  à  la  colonisation,  impropres  aussi  à  uue  bonne  partie  des 
devoirs  et  des  responsabilités  que  leur  impose  la  vie  sociale. 

Ou  voit  que  l'accumulation  du  capital  se  combine  ici  avec 
l'accroissement  de  la  population  pour  produire  une  dimi- 
nution dans  l'aptitude  générale  d'une  catégorie  de  travail- 
leurs. Cette  même  accumulation  du  capital  fournit  un  pre- 
mier remède  au  mal  signalé  ;  elle  est  une  des  causes  qui 
tendent  sans  cesse  à  neutraliser  ce  mal.  En  effet,  plus  le 


] 


INFLUENCE  DU  DÉVELOPPEMENT  ÉCONOMIQUE.  159 

capital  s'accumule,  plus  les  industries  de  fabrication  devien- 
nent capables  de  produire  en  grand,  par  conséquent  d'in- 
troduire de  nouveaux  perfectionnements  dans  leurs  procédés, 
de  pousser  plus  loin  la  division  du  travail  et  la  substitution 
des  moteurs  naturels  aux  forces  humaines.  La  coopération 
de  l'homme  étant  ainsi  de  plus  en  plus  diminuée,  la  ma- 
chine vivante  de  plus  en  plus  remplacée  par  un  mécanisme  . 
inanimé,  les  ouvriers  qui  se  trouvent  réduits  à  cet  état  de 
machines  vivantes  doivent  former  une  aliquote  de  moins  en 
moins  considérable  du  nombre  total  des  travailleurs.  j 

Mais  le  moyen  le  plus  efficace  de  combattre  le  décrois- 
sement  d'aptitude  chez  les  ouvriers  de  fabrique,  le  seul 
moyen  qui  puisse  l'arrêter  entièrement  et  en  neutraliser  com- 
plètement les  causes,  c'est  celui  qui  dépend  de  la  volonté  de 
celte  catégorie  même  de  travailleurs,  c'est  une  action  de  plus 
en  plus  constante  et  générale  de  l'obstacle  préventif  sur  le 
mouvement  de  la  population.  En  modérant  par  une  abstinence 
réfléchie  leur  tendance  naturelle  à  se  multiplier,  en  réglant 
ainsi  l'accroissement  de  leur  nombre  total  de  telle  manière, 
que  l'approvisionnement  qu'ils  doivent  se  partager  assure  à 
chaque  famille,  outre  la  complète  satis&iction  de  ses  besoins 
physiques,  les  moyens  de  pourvoir  à  son  développement  intel- 
lectuel et  moral,  ils  échapperont  aux  conséquences  fatales 
qu'entraîne,  pour  une  partie  d'entre  eux,  le  progrès  industriel; 
ils  forceront  le  développement  économique  de  la  société  à 
respecter  dans  sa  marche  leur  dignité  d'hommes,  leur  indé- 
pendance, leur  bien-être  physique,  leur  vigueur  de  corps  et 
d'esprit,  enfin  leur  aptitude  générale  aux  travaux  écono- 
miques et  aux  devoirs  de  la  vie  sociale.  Le  char  du  progrès 
ne  peut  traîner  après  lui  malgré  eux,  ou  écraser  dans  sa 
course,  que  des  êtres  déjà  physiquement  et  moralement  affai- 
blis. Qu'il  rencontre  des  hommes  forts,  et  il  faudra  bien  qu'il 
règle  sa  marche  sur  la  leur,  ou  qu'il  se  passe  d'eux  et  se  dé- 
tourne pour  ne  pas  les  heurter. 


CHAPITRE  IX. 


DE  LA   FORMAnON  ET  DE   L'AGCUMULAnOM  DU   CAPITAL. 


SECTION  I. 
De  l'éparf  Be. 

Il  y  a  chez  l'homme  deux  tendances  opposées,  qui  dirigent 
alternativement  sa  conduite  à  Tégard  des  biens  matériels. 
L'une  est  le  penchant  à  jouir  actuellement  de  ces  biens  ; 
Tautre,  c'est  le  désir  de  s'en  assurer  la  jouissance  dans 
l'avenir.  La  première  de  ces  tendances  nous  porte  k  consom- 
mer sans  travailler;  la  seconde,  à  épargner  et  à  travailler. 

Elles  résultent  d'un  même  mobile,  la  recherche  du  bonheur, 
et  se  manifestent  chez  tous  les  individus,  mais  dans  des  pro- 
portions très-diverses,  suivant  qu'ils  sont  plus  ou  moins  sen- 
sibles à  Tattrait  des  jouissances  actuelles.  De  là  ces  nuances 
de  caractère  qu'on  observe  dans  toute  société,  depuis  le  dis- 
sipateur, qui  fait  abstraction  du  lendemain,  jusqu'à  l'avare, 
qui  fait  abstraction  du  présent. 

Nous  avons  vu,  en  faisant  l'analyse  du  capital,  que  les  di- 
vers éléments  dont  il  se  compose  doivent  exister,  doivent 
être  à  la  disposition  du  producteur  avant  la  production.  Il 
faut  que  le  producteur  soit  approvisionné  d'instruments  de 
travail,  de  matières  premières  et  de  moyens  de  subsistance, 
avant  de  se  livrer  au  travail  pour  lequel  ces  choses  sont  né- 
cessaires. Or,  pour  que  cela  soit  possible,  il  faut  que  ces 
choses  aient  été  soustraites  à  la  consommation  immédiate  de 


FORMATION   ET   ACCUMULATION   DU   CAPITAL.  161 

simple  jouissance  ;  par  conséquent,  ii  faut  que  ceux  qui  les 
ont  produites  aient  travaillé  plus  que  ne  Texigeaient  leurs 
besoins,  ou  que,  s'ils  n'ont  travaillé  qu'en  vue  de  ces  besoins, 
ils  aient  ensuite  moins  consommé  qu'ils  n'avaient  produit; 
car  il  est  bien  évident  que,  si  aucun  homme  ne  produisait 
par  son  travail  plus  qu'il  ne  veut  consommer  immédiatement 
et  si  on  consommait  toujours  immédiatement  la  totalité^e  ce 
qu'on  produit,  jamais  aucun  produit,  aucune  portion  de  ri- 
chesse ne  se  trouverait  disponible,  comme  élément  de  capital, 
pour  une  production  ultérieure  ;  en  d'autres  termes,  le  capital 
ne  se  formerait  pas. 

La  formation  du  capital  est  donc  le  résultat  de  deux  genres 
d'efforts  :  efforts  d'activité,  de  la  part  de  ceux  qui  produisent 
plus  qu'ils  ne  veulent  immédiatement  consommer  ;  efforts 
d'abstinence,  de  la  part  de  ceux  qui  ne  consomment  en  jouis- 
sances immédiates  qu'une  partie  de  ce  qu'ils  ont  produit,  ou  de 
ce  qu'ils  pourraient  consommer  de  cette  manière.  Mais  les  ef- 
forts d'activité  pourraient  aussi  être  rangés  sous  le  chef  de  l'ab- 
stinence, car  l'homme  qui  travaille  plus  que  ses  besoins  pré- 
sents ne  l'exigent  s'abstient  d'un  repos  présent  qu'il  pourrait 
goûter,  il  s'abstient  d'une  jouissance  actuelle  en  vue  de  l'a- 
venir. D'ailleurs,  le  résultat  des  deux  genres  d'efforts  est  le 
même,  c'est  l'épargne;  ils  aboutissent  l'un  et  l'autre  à  sous- 
traire aux  besoins  actuels  des  consommateurs  une  certaine 
portion  de  richesse,  en  la  réservant,  soit  pour  une  consom- 
mation économique,  c'est-à-dire  pour  une  production  ulté- 
rieure, soit  pour  une  consommation  future  de  jouissances. 

L'épargne,  voilà  le  fait  qui  rend  disponible  comme  capital 
une  portion  quelconque  de  richesse  ;  en  d'autres  termes,  le 
fait  qui  rend  possible,  d'abord,  la  formation,  puis  l'accumu- 
lation du  capital.  La  seconde  des  deux  tendances  que  j'ai 
signalées  est  donc  la  seule  qui  contribue,  au  moins  directe- 
ment, à  l'accroissement  de  la  richesse  des  nations,  et  c'est 
parce  que  cette  tendance  prévaut  généralement  sur  la  ten- 
dance opposée ,  que  presque  toutes  les  nations  de  l'Europe 
I.  11 


162  PRODUCnON   DE   LA  RIGHESSI. 

ont  vu  pendant  des  siècles,  et  voient  aujourd'hui  plus  que 
jamais,  s*accroitre  la  somme  de  richesse  dont  elles  dis- 
posent. 

Quand  la  tendance  à  jouir  dans  le  présent  l'emporte  chez 
un  individu  sur  la  tendance  à  épargner,  elle  ne  sVréte  point 
nécessairement  à  un  eiiet  purement  négatif.  Le  même  oubli 
de  l'avenir,  qui  porte  un  homme  à  ne  pas  accroître  son  capital, 
c'est-à-dire  à  consommer  immédiatement  tous  les  produits 
de  son  travail  présent,  peut  le  porter  aussi  à  entamer  le  capital 
dont  il  dispose  déjà,  c'esl-à-direàconsommer  en  jouissances 
les  produits  accumulés  de  son  travail  antérieur,  ou  du  travail 
d'autrui.  Si  cette  tendance  à  la  dissipation  prévalait  généra- 
lement dans  une  société,  le  résultat  en  serait  donc,  suivant  le 
degré  de  cette  prévalence,  tantôt  une  marche  encore  progres- 
sive mais  lentement  progressive,  tantôt  un  état  stationnaire, 
tantôt  une  marche  décidément  rétrograde  du  développement 
économique  de  cette  société;  une  marche  lentement  pro- 
gressive, tant  que  la  somme  des  épargnes  effectuées  serait 
encore  supérieure  à  la  somme  des  portions  de  capital  dissi- 
pées; un  état  stationnaire,  quand  ces  deux  sommes  se  balan- 
ceraient Tune  l'autre  ;  une  marche  rétrograde,  quand  la  pre- 
mière serait  inférieure  à  la  seconde. 

Dans  la  réalité,  les  portions  de  capital  dissipées  et  les  épar- 
gnes accomplies  se  présentent  sous  la  forme  de  sommes  d'ar- 
gent, et  ces  sommes  n'étant  ni  détruites  par  la  dissipation, 
ni  ajoutées  par  l'épargne  à  la  masse  générale  des  richesses,  il 
parait  impossible  que  ces  deux  manières  d'agir  opposées 
produisent  les  effets  que  la  science  leur  attribue.  Cette  illusion, 
entretenue  et  fortifiée  par  l'habitude  constante  où  l'on  est 
d'évaluer  en  argent  les  richesses  dissipées  ou  épargnées,  jette 
beaucoup  d'obscurité  sur  l'explication  scientifique  des  phé- 
nomènes de  la  production.  Le  langage  de  la  science  en  reçoit 
un  caractère  abstrait,  qui  rebute  facilement  les  intelligences, 
par  les  efforts  continus  d  attention  qu*il  leur  impose.  Cepen- 
dant la  science  ne  fait  que  discerner  et  décrire  les  véritables 


FORMATION   ET  ACCUMULATION  hV   CAPITAL.  163 

réalités,  en  les  dégageant  d'apparences  fallacieuses,  en  mon- 
trant, SOUS  l'enveloppe  qu'on  voit,  les  faits  réels  qu'on  ne 
voit  pas.  Mais  je  dois  ajourner  encore  Texplicalion,  qui,  en 
rendant  aux  apparences  leur  vrai  caractère  et  en  les  ralta- 
chant  aux  principes  généraux  de  la  science,  fera  cesser  toute 
illusion  et  toute  obscurité  ;  car  ces  apparences,  ou  plutôt  ces 
réalités  apparentes  sont  elles-mêmes  des  faits  économiques 
distincts,  des  phénomènes  de  circulation,  qui  feront  lama- 
tière  du  second  livre  de  cet  ouvrage.  Je  me  bornerai  donc 
ici  à  poser  au  lecteur  les  deux  questions  suivantes,  qui  l'en- 
gageront peut-être  à  se  défier  d'avance  des  caractères  qu  im- 
prime à  certains  faits  économiques  l'intervention  du  numé- 
raire dans  la  circulation  de  la  richesse  : 

1®  Les  sommes  que  dépense  sans  les  consommer  le  dissi- 
pateur qui  entame  son  capital  ne  sont-elles  pas  employées 
à  lui  procurer  d'autres  produits,  qu'il  consomme  réellement 
pour  son  plaisir,  et  qui  auraient  pu,  8*il  ne  les  avait  pas 
consommes,  faire  partie  du  capital  disponible  dont  s'alimente 
la  production  de  la  richesse? 

^  Les  sommes  que  l'épargne  soustrait  à  la  consommation 
de  pure  jouissance  ne  représentent-elles  pas,  pour  celui  qui 
en  dispose,  le  pouvoir  d'acquérir  et  de  consommer  d'autres 
produits,  qui,  n'étant  pas  consommés  de  cette  manière,  de- 
meurent disponibles  dans  la  société,  pour  être  appliqués  à  la 
production,  comme  addition  au  capital  déjà  mis  en  œuvre? 

Ces  questions,  si  elles  ne  conduisent  pas  le  lecteur  à  une 
pleine  intelligence  du  sujet,  le  disposeront  tout  au  moins  à 
plier  son  esprit  aux  nécessités  du  langage  et  de  la  méthode 
scientifiques. 

D'ailleurs,  en  détournant  son  regard  des  faits  particuliers 
pour  ie  porter  sur  l'ensemble  du  mouvement  économique, 
on  aperçoit  dans  toute  son  évidence  le  principe  que  j'ai  sur- 
tout à  cœur  d'établir,  savoir  :  que  les  capitaux  ne  se  forment 
et  ne  s'accumulent  qu'au  moyen  de  l'épargne. 

En  effet,  le  numéraire  ne  fait  point  partie  du  capital  dispo- 


164  PRODUCTION   DE   LA  RICHESSE. 

nibie  de  la  société,  car  il  ne  peut,  en  sa  qualité  de  numé- 
raire, servir  d'instrument  pour  aucun  travail,  ni  de  matière 
première  pour  aucune  fabrication,  ni  d'approvisionnement 
consommable  pour  aucun  travailleur. 

D'un  autre  côté,  le  numéraire  ne  fait  point  partie,  comme 
tel»  de  cette  consommation  totale  de  la  société  qui  se  corn* 
pose  de  toutes  les  consommations  individuelles  de  ses  mem- 
bres, car  le  numéraire,  comme  tel,  ne  satisfait  aucun  des 
besoins  réels  ou  factices  de  Tindividu. 

Ainsi,  la  société,  avec  un  capital  dans  lequel  le  numéraire 
n'entre  point  comme  élément,  produit  une  masse  de  richesse 
consommable  dont  le  numéraire  ne  fait  point  partie  ;  or,  ce 
capital,  étant  lui-même  le  résultat  d'une  production  anté- 
rieure, n'a  pu  se  former  que  parce  que  la  société  a  moins 
consommé  qu'elle  n'avait  produit  et  n'a  pu  s'accumuler  que 
parce  qu'elle  continuait  de  consommer  moins  qu'elle  ne  pro- 
duisait, moins  qu'elle  n'aurait  pu,  tout  en  mainj^nant  son 
capital  antérieur,  consommer  en  pures  jouissances.  Mais,  la 
consommation  de  jouissance  n'étant  pour  la  société  que  la 
somme  des  consommations  individuelles  de  ses  membres, 
l'épargne  collective  qu'elle  fait  sur  cette  consommation  ne 
saurait  être  que  le  résultat  d'épargnes  individuelles,  le  résul- 
tat de  ce  qu'un  certain  nombre  d'individus  consomment  en 
jouissances  moins  que  la  portion  de  richesse  qui  leur  est 
attribuée  sur  la  production  totale.  Par  conséquent  les  actes 
de  cette  espèce,  c'est-à-dire  les  épargnes  individuelles,  sous 
quelque  forme  qu'elles  se  présentent  dans  la  réalité,  sont 
la  vraie  cause,  la  seule  cause  efficace  de  l'accumulation  du 
capital. 

Mais  quel  est  le  principe  de  l'épargne?  quel  est  le  mobilede 
cette  tendance  générale  sans  laquelle  tout  développement 
économique  serait  impossible? 

L'homme  ne  se  livre  à  un  travail  quelconque,  du  corps  ou 
de  l'esprit,  il  ne  s'impose  une  abstinence  quelconque  de  salis- 
factions  présentes,  que  sous  la  pression  d'un  besoin,  soit  de 


FORMAHON   ET  ACCUMULAnON   DU   CAPITAL.  165 

conservation,  soit  de  jouissance.  Egoïste  et  sensuel,  il  travaille 
ou  s'abstieat  pour  lui  seul;  bienveillant,  sensible  et  doué 
d'une  intelligence  active,  il  travaille  ou  s'abstient  pour  d'au- 
tres; mais  il  a  toujours  une  fin  personnelle,  car  ses  besoins 
intellectuels  et  moraux  sont  toujours  les  siens  propres,  et 
les  efforts  qu'il  fait  pour  les  satisfaire  se  rapportent  tou- 
jours à  son  individualité,  parce  qu'ils  aspirent  et  aboutis- 
sent toujours  à  une  modification  dans  sa  propre  vie  indivi- 
duelle. 

Ainsi,  pour  que  la  tendance  qui  nous  porte  à  épargner  se 
manifeste  en  nous,  il  faut  que  l'épargne  puisse  contribuer 
à  notre  bonheur,  c'est-à-dire  répondre  aux  besoins  et  aux 
désirs  en  vue  desquels  nous  nous  serons  soumis  à  des  efforts 
de  travail  et  d'abstinence  ;  ce  qui  ne  peut  avoir  lieu  que  si  la 
jouissance  et  la  libre  disposition  des  produits  épargnés  sont 
assurées  à  celui  qui  en  a  fait  l'épargne,  en  d'autres  termes  si 
ces  produits  lui  appartiennent  exclusivement.  Le  droit  de 
propriété  est  donc  une  condition  absolue  de  l'épargne,  une 
condition  absolue  de  l'accumulation  du  capital  et  de  tout  le 
développement  économique  des  sociétés. 

C'est  le  droit  de  propriété  qui  rattache  les  efforts  accu- 
mulateurs à  des  besoins  toujours  présents  et  toujours  agis- 
sants de  notre  nature,  par  conséquent  aux  seuls  motifs  que 
nous  puissions  avoir  de  nous  imposer  de  tels  efforts.  Sans  le 
droit  de  propriété,  l'épargne  serait  un  acte  insensé,  puis- 
qu'elle serait  un  sacrifice  purement  gratuit  de  repos  ou  de 
bien-être. 

Je  reviendrai  sur  le  principe  et  sur  les  conséquences  du 
droit  de  propriété  dans  le  troisième  livre  de  cet  ouvrage,  en 
parlant  de  la  distribution  de  la  richesse  ;  car,  si  ce  droit  exerce 
une  action  indirecte  sur  la  production  et  l'accumulation  de  la 
richesse,  en  fournissant  un  stimulant  aux  efforts  de  travail 
et  d'abstinence,  il  est  aussi  la  cause  directe  et  immédiate  de 
tous  les  phénomènes  de  distribution,  la  base  unique,  la  seule 
base  possible  de  cet  organisme  compliqué,  en  vertu  duquel  la 


166  PRODUCTION   DE  LA  RIGHESU. 

riche8S6  produite  se  trouve  répartie  entre  tous  les  membres 
de  la  société. 


SECTION  11. 

Bu  pv^tkt  aeimmslateiir  et  de  la  reprodnetloB  en  eapltal 

eoBsenutté. 

Nous  avons  vu  plus  haut  que  le  capital  appliqué  à  la  pro-* 
duction  de  la  richesse  est  nécessairement  consommé  par  cette 
application,  tantôt  lentement,  tantôt  rapidement.  La  consom- 
mation est  lente  à  legard  des  instruments  formels  du  travail  ; 
elle  est  rapide  à  l'égard  des  matières  instrumentales,  des  ma* 
tières  premières  et  de  l'approvisionnement. 

Nous  avons  vu,  en  outre,  qu'il  doit  exister,  entre  les  divers 
éléments  du  capital  disponible,  une  certaine  proportion,  faute 
de  laquelle  une  partie  de  ce  capital  demeure  nécessairement 
inactive  et  ne  peut,  dès  lors,  contribuer  en  rien  à  Taccumula- 
tion  de  la  richesse. 

De  ces  deux  vérités  incontestables  il  résulte,  en  premier 
Uçu,  que  la  reproduction  entière  du  capital  consommé  doit 
précéder  toute  addition  faite  par  Tépargne  au  capital  dispo* 
nible  ;  en  second  lieu,  que,  pour  que  cette  reproduction  soit 
réelle  et  pour  que  l'épargne  qu  elle  rendra  possible  contribué 
tout  entière  à  Taccumulation  ultérieure  de  la  richesse,  il 
faut  que  les  divers  éléments  du  capital  soient  constamment 
fournis,  par  les  industries  qui  s'en  occupent,  dans  lapropor* 
tion  que  déterminent  les  exigences  réelles  de  la  production. 

Si  la  production  totale  d*une  période  quelconque,  par 
exemple  d'une  année,  ne  suffit  pas,  ou  suffit  tout  justement 
pour  renouveler  entièrement  le  capital  qui  a  été  consommé 
dans  cette  production,  il  est  bien  évident  qu'aucune  épargne 
ne  sera  possible,  au  moins  aucune  épargne  de  produits  pro- 
pres à  être  employés  comme  éléments  d'un  capital,  et  que  la 
production  de  la  période  suivante  sera  nécessairement  infé- 


FORMATION   ET  AGGlTlIULATlOIf  DU   CAPITAL.  l67 

Heure,  ou  tout  au  plus  égale  à  celle  de  la  période  écoulée. 
L'épargne  réelle,  l'épargne  ayant  un  caractère  accumulateur 
ne  peut  jamais  être  qu'une  fraction  de  l'excédant  de  la  pro- 
duction totale  Sur  le  capital  consommé,  ou,  pour  parler  plus 
eiactement,  du  capital  reproduit  sur  le  capital  qui  serait 
nécessaire  pour  alimenter  une  production  toujours  égale. 

D'un  autre  côté,  il  est  certain  que,  si  le  capital  produit, 
tout  en  demeurant  égal  au  capital  consommé  par  la  quantité 
absolue  de  produits  dont  il  se  compose,  ne  fournissait  pas  les 
divers  éléments  de  ce  capital  dans  la  proportion  déterminée 
par  les  exigences  de  la  production,  cette  reproduction  ne  serait 
pas  entière,  puisqu'une  partie  seulement  du  capital  reproduit 
pourrait  s'appliquer  à  la  production  ultérieure,  tandis  qu'une 
autre  partie  demeurerait  forcément  sans  emploi.  Si,  au  con- 
traire, la  reproduction  des  divers  éléments  du  capital  s'accom- 
plit dans  la  proportion  voulue,  non-seulement  le  capital 
consommé  sera  renouvelé  sans  diminution,  pourvu  que  la 
quantité  absolue  des  produits  soit  égale  ;  mais,  si  la  quan- 
tité reproduite  dépasse  la  quantité  consommée,  l'épargne 
appliquée  à  cet  excédant  fournira  un  capital  additionnel  égale- 
ment applicable  aux  exigences  de  la  production,  par  consé- 
quent l'accumulation  progressive  du  capital  deviendra  pos- 
sible. 

Supposons  trois  industries  réunies  et  travaillant  avec  un 
capital  commun.  La  première  est  une  industrie  extractive, 
qui  fournit  une  partie  de  l'approvisionnement  nécessaire  à 
elle-même  et  aux  deux  autres,  plus  toute  la  matière  première 
qu'elles  emploient  ensemble.  La  seconde  et  la  troisième  sont 
des  industries  de  fabrication,  dont  Tune  fournit  le  supplément 
de  l'approvisionnement  total,  l'autre,  la  totalité  des  instru- 
ments employés  dans  les  trois  industries. 

La  somme  des  produits  fournis  par  le  travail  réuni  de  ces 
trois  industries  pendant  une  année,  se  trouvant  composée 
selon  les  besoins  de  la  production,  c'est-à-dire  comprenant 
les  trois  éléments  du  capital  dans  les  proportions  convenables, 


168  PRODUCTION   DE  LA  RICHESSE. 

la  production  pourra,  si  cette  somme  surpasse  le  capital  con- 
sommé, être  continuée  l'année  suivante  avec  un  capital  su- 
périeur au  premier  ;  il  y  aura  un  excédant  de  matières  pre- 
mières, d'instruments  et  d'approvisionnement,  qui  formera, 
s'il  est  épargné,  un  capital  additionnel  disponible.  C'est  cet 
excédant  qui  constitue  pour  la  société  ce  que  j'appelle  le 
profit  accumulateur.  Les  industries  qui  contribuent  à  le  pro- 
duire sont  des  industries  accumulantes;  celles  qui  absorbent 
du  capital  sans  en  reproduire  aucun  élément  sont  des  indus- 
tries absorbantes. 

C'est  à  l'aide  du  produit  accumulateur  seul,  que  les  sociétés 
peuvent  accumuler  de  la  richesse  et  entretenir  un  nombre 
toujours  croissant  de  producteurs.  Il  ne  peut  donc  s'élever 
aucun  doute  sur  Texistence  d'un  profit  accumulateur,  comme 
résultat  collectif  de  Tensemble  des  productions,  puisque  le 
fait  de  l'accumulation  de  la  richesse  est  patent,  même  chez 
les  nations  qui  semblent  avoir  pris  à  tâche  de  ralentir  leur 
développement  économique  par  des  entraves  et  des  restrictions 
de  tout  genre. 

Mais  quelles  industries  sont  accumulantes?  Quelles  indus- 
tries sont  absorbantes  ?  C'est  ce  qu'il  n'est  jamais  possible 
de  constater,  parce  qu'on  ignore  quels  sont  les  produits  qui 
pourront  être  employés  comme  éléments  du  capital  dans  la 
production  future  et  dans  quelle  proportion  les  produits  de 
ce  genre  sont  fournis  par  l'ensemble  des  industries  exploitées. 
Tout  ce  qu'on  peut  affirmer,  c'est  que  les  industries  qui  se 
fournissent  réciproquement  les  divers  éléments  de  leur  ca- 
pital sont,  en  général,  assez  accumulantes,  pour  que  leur 
produit  total  excède  constamment  le  capital  consommé  et 
donne  lieu  ainsi  à  un  accroissement  progressif  de  la  richesse. 
Cependant,  il  faut  bien  exclure  du  nombre  des  industries 
accumulantes  celles  dont  les  produits  ne  peuvent  absolument 
faire  partie  d'aucun  capital.  Ces  industries-là,  si  elles  ve- 
naient à  être  seules  exercées,  finiraient  par  consommer  tout 
le  capital  de  la  société,  sans  jamais  en  rétablir  aucune  par- 


FORMATION   ET  ACCUMULATION  DU   CAPITAL.  169 

celle.  Quoiqu'elles  soient  productives  de  richesse,  c'est-à-dire 
de  choses  immédiatement  utiles  à  l'homme,  elles  ne  donnent 
aucun  profit  accumulateur  à  la  société  ;  elles  ne  contribuent 
point  à  l'accumulation  de  la  richesse  ;  elles  la  retardent,  au 
contraire,  en  absorbant  une  partie  du  capital  qui  pourrait  être 
employé  avec  un  profit  accumulateur. 

Imaginez  une  industrie  dont  les  produits  ne  servent  de 
matière  première  ni  d'instrument  à  aucune  autre  et  ne  font 
point  partie  de  Tapprovisionnement  des  producteurs  en  gé- 
néral. Cette  industrie,  seule  ou  réunie  avec  d'autres,  sera 
nécessairement  absorbante  ;  tandis  qu'une  industrie  qui  crée 
un  élément  quelconque  du  capital  disponible  pourra,  en  se 
combinant  avec  celles  qui  fournissent  le  surplus,  devenir 
accumulante. 

Il  y  a  deux  circonstances,  très-diverses  quant  à  leur  ré- 
sultat pour  le  bien-être  social,  qui  peuvent  ralentir  Taccumu- 
lation  du  capital  par  leur  tendance  commune  à  diminuer  le 
profit  accumulateur,  en  supposant  même  que  toutes  les  in- 
dustries soient  accumulantes,  c'est-à-dire  qu'elles  travaillent 
toutes  à  se  fournir  réciproquement  les  éléments  de  leurs  capi- 
taux. La  première  de  ces  circonstances  a  lieu  lorsque  la  quan- 
tité d'approvisionnement  nécessaire  à  la  production  s'accroît, 
lorsqu'il  faut,  pour  chaque  production,  une  quantité  plus 
forte  qu'auparavant  de  cet  élément  du  capital.  Dans  ce  cas, 
une  partie  des  matières  premières  précédemment  employées 
comme  telles  devant  être  employées  comme  approvisionne- 
ment, les  producteurs,  qui  travailleront  avec  une  quantité 
moindre  de  matières  premières,  fourniront  aussi  une  quantité 
moindre  de  produits.  Dès  lors,  diminution  du  profit  accu- 
mulateur, c'est-à-dire  de  l'excédant  de  la  production  sur  le 
capital  consommé. 

La  seconde  circonstance  a  lieu  lorsque  des  industries  absor- 
bantes s'établissent,  ou  lorsque  la  classe  des  individus  qui 
consomment  sans  produire  vient  à  s'augmenter,  ou  à  con- 
sommer une  plus  grande  quantité  de  produits,  propres  ou  non 


170  PRODUCTION   DR   U   RICHESSE. 

à  faire  partie  d'un  capital  eflectif.  Dans  ce  cas,  il  est  bien 
évident  que  la  société  perd  cette  portion  du  profit  accumula- 
teur qu'elle  aurait  obtenue  par  l'emploi  des  capitaux  que  les 
nouvelles  industries  ont  absorbés,  ou  qui  ont  été  consacrés 
par  les  anciennes  à  des  productions  absorbantes. 

Mais  rhypollièse  que  j'ai  faite  ne  se  réalise  jamais.  Dans 
toute  société  il  existe  des  industries  absorbantes  et  des  con- 
sommateurs qui  ne  produisent  rien.  Cela  est  surtout  vrai  dans 
nos  sociétés  européennes,  où  les  productions  destinées  à  sa- 
tisfaire les  fantaisies  les  plus  raffinées  de  la  sensualité  oti  de 
la  vanité  ont  reçu  un  développement  si  étendu. 

Dans  cet  état  de  choses,  un  changement  de  proportion  quel- 
conque entre  Tapprovisionnement  nécessaire  à  chaque  pro- 
duction et  les  autres  éléments  du  capital  pourra  être  sans 
influence  sur  le  profil  accumulateur  et  sur  la  loi  d'accumu- 
lation. 

En  effet,  si  l'approvisionnement  nécessaire  augmente,  il 
sera  complété  au  moyen  de  produits  des  industries  absorban- 
tes, qui  seront  alors  consommés  par  des  producteurs  et  en 
vue  de  la  production,  au  lieu  de  Tètre  par  des  non-produc- 
teurs, en  vue  de  la  seule  jouissance. 

Le  profit  accumulateur  des  industries  qui  en  fournissaient 
un  sera  diminué,  sans  doute;  mais  il  y  aura  des  industries^ 
auparavant  absorbantes,  qui  deviendront  accumulantes, 
parce  que  leurs  produits  feront  partie  de  l'approvisionnement 
des  producteurs,  c'est-à-dire  du  capital  effectif  de  la  société. 
La  somme  totale  du  profit  accumulateur  pourra  donc  rester 
la  même. 

Si,  au  contraire,  l'approvisionnement  nécessaire  éprouve 
une  diminution,  ce  qui  ne  sera  plus  consommé  par  les  pro- 
ducteurs le  sera  par  les  non-producteurs.  Les  industries  qui 
demeureront  accumulantes  produiront  davantage  ;  mais 
d'autres,  qui  l'étaient,  cesseront  de  l'être,  parce  que  leurs 
produits  ne  feront  plus  partie  de  l'approvisionnement  des 
producteurs»  ni  d'aucun  capital. 


FORMATION   ET   ACCUMULATIOM   DU   CAPITAL.  171 

En  d  autres  termes,  un  changement  dans  la  distribution 
de  la  richesse,  qui  aurait  pour  effet  d*augmenter  ou  de  dimi- 
nuer Tapprovisionnement  réparti  entre  les  producteurs,  pour- 
rait n'altérer  en  aucune  façon  laccumulation  progressive  de 
la  richesse  sociale.  L'épargne  pourrait  continuer  irèlre  aussi 
facile  et  aussi  abondante  qu'auparavant;  seulement  elle  de- 
viendrait, dans  le  premier  cas,  j)Ius  dilficile  pour  les  capita- 
listes et  plus  facile  pour  les  simples  ouvriers;  dans  le  second 
cas,  plus  diflicile  pour  ceux-ci  et  plus  facile  pour  ceux-là. 

J*ai  supposé,  jusqu'à  |)résent,  le  nombre  des  producteurs 
invariable.  Si  ce  nombre  venait  à  s'accroître,  t?ans  que  Tap- 
provisionnement  nécessaire  pour  les  mettre  tous  en  œuvre 
éprouvât  aucune  augmentation,  chaque  industrie  pourrait, 
avec  la  même  quantité  d'approvisionnement  qu'auparavant, 
fournir  une  plus  grande  quantité  de  produits.  Pour  cela,  il 
lui  faudrait  une  quantité  additionnelle  de  matières  premières 
et  d'instruments,  qui  lui  seraieut  fournis  par  des  industries 
jusqu'alors  absorbantes.  Il  y  aurait  accroissement  du  profit 
accumulateur  de  deux  manières,  savoir  :  par  l'augmentation' 
de  celui  que  rapportaient  les  industries  antérieurement  accu- 
mulantes et  par  l'addition  de  celui  que  rapporteraient  cer- 
taines industries  auparavant  absorbantes.  Cet  clfet  se  révèle- 
rail  dans  la  vie  pratique  par  la  facilité  de  l'épargne,  qui  serait 
plus  augmentée  pour  les  capitalistes  qu'elle  ne  serait  dimi- 
nuée pour  les  simples  ou\riers. 

Si,  dans  ce  cas,  une  partie  des  producteurs  additionnels 
n'étaient  pas  employés,  ils  seraient  rejetés  dans  la  classe  des 
non-producteurs,  dont  ils  auj;menteraient  le  nombre,  et  l'ad- 
dition faite  au  profil  accumulateur  s'en  trouverait  diminuée 
dans  la  même  proportion. 

Une  diminution  du  nombre  des  producteurs,  sans  diminu- 
tion correspondante  de  Tapprovisionnement  nécessaire,  pro- 
duirait des  effets  précisément  inverses  de  ceux  que  je  viens 
de  signaler. 

Une  nation  qui  consacrerait  perpétuellement  la  totalité  de 


172  PRODUCnON  DE  LA  RIGHBSSB. 

son  profit  accumulateur  à  des  productious  absorbantes,  ou  qui 
réchangerail,  avec  une  autre  nation,  contre  des  produits  im- 
propres à  faire  partie  d'un  capital  quelconque  deviendrait, 
économiquement  parlant,  stationnaire  ;  elle  ne  ferait  plus 
de  progrès  dans  la  richesse  ;  elle  n'accumulerait  plus  ;  elle 
n'aurait  donc  pas  les  moyens  d'entretenir  dans  le  même  état 
de  bien-être  une  population  croissante. 


CHAPITRE  X. 

inrLUENGE   DES   CONSOXMATIOMS   SUR  LE   DÉYELOPPElieNT  GÉNÉRAL 

DE  LA  PRODUCTION. 


Les  principes  que  j'ai  développés  dans  les  précédents  chapi- 
tres conduisent  à  des  vérités  pratiques,  dont  chacun  peut  faire 
Tapplication  dans  sa  vie  privée  ;  car  les  efforts  qu'exige  la 
production  et  les  consommations  par  lesquelles  toute  richesse 
est  détruite  sont  des  actes  individuels,  soumis  à  la  volonté 
de  l'homme.  Toutefois,  la  science  économique  ne  pouvant 
envisager  de  tels  actes  que  dans  leurs  rapports  avec  la  ri- 
chesse sociale  et  devant  faire  abstraction  complète  de  leur 
caractère  moral,  les  vérités  qu'elle  enseigne  ne  sont  jamais 
des  règles  impératives,  comme  celles  de  la  morale.  Si  elles 
peuvent  quelquefois  diriger  nos  volontés,  c'est  en  tant  seule- 
ment qu'elles  nous  éclairent  sur  certaines  conséquences  de 
nos  actions. 

La  morale  dit  à  l'homme  :  Tu  agiras  ainsi  et  non  autrement  ; 
Téconomie  politique  se  borne  à  lui  dire  :  Si  lu  agis  ainsi,  telles 
en  seront  les  conséquences  pour  la  richesse  publique. 

Cette  distinction,  qui  domine  toutes  les  applications  de  Té- 
conomie  politique,  est  particulièrement  importante  dans  les 
questions  relatives  aux  actes  de  la  vie  privée,  parce  que  ces 
actes  ont,  beaucoup  plus  souvent  que  les  actes  publics,  un 
caractère  moral  certain  et  uniformément  reconnu.  La  morale 
ne  fournit,  par  exemple,  à  Tégard  des  dépenses  de  l'Etat, 
qu  un  petit  nombre  de  règles  tout  à  fait  générales,  tandis 
qu'elle  en  fournit  de  très-précises  et  de  très-détaillées  à  l'égard 
des  dépenses  privées. 


174  PRODUCTION  DE    LA   R1CBES8K. 

SECTION  1. 
Consommations  économiques. 

Consommer  économiquement,  c'est  consommer  en  vue  de 
la  production,  consommer  une  richesse  faisant  foncliou  de 
capital,  c'est-à-dire  employée  comme  instrument,  coname 
approvisionnement,  ou  comme  matière  première. 

Le  capilal  qui  est  consommé,  étant  lui-même  le  produit 
du  travail,  figure  comme  élément  essentiel  dans  l'évaluation 
de  la  quantité  totale  de  travail  qu'exige  la  production  à  la- 
quelle il  e.-t  employé,  et  la  quantité  du  produit  obtenu  est 
généralement  déterminée  par  la  quantité  du  capital  con- 
sommé, ou,  ce  qui  signifie  la  même  chose,  par  la  quantité 
totale  du  travail  accompli.  Cependant  il  existe,  à  cet  égard, 
une  différence  notable  entre  le  capital  fongible  et  le  capital 
fixe. 

La  quantité  du  produit  obtenu  est  nécessairement  déter- 
minée par  la  quantité  du  capital  fongible  qui  a  été  mis  eu 
œuvre,  et  celte  dernière  quantité  détermine  aussi  la  quantité 
totale  du  travail  employé  à  la  production.  La  quantité -du  tra- 
vail actuel  et  celle  du  produit  obtenu  croissent,  en  effet,  dans 
les  industries  extractives,  avec  la  quantité  d'approvisionne- 
ment, dans  les  industries  de  fabrication,  avec  la  quantité 
d'approvisionnemt»ut  et  de  matières  premières  qu'on  applique 
à  la  production.  Or,  ces  quantités  d'approvisionnement  et  de 
matières  premières  sont  elles-mêmes  généralement  détermi- 
nées par  les  quantités  de  travail  qui  ont  été  employées  à  leur 
production. 

Mais  le  pouvoir  producteur  du  capital  fixe,  son  concours 
actif  à  la  production  n*est  pas  nécessairement  déterminé  par 
la  quantité  de  ce  capital,  ni  par  la  quantité  de  travail  qu*on 
a  em[)loyée  pour  le  produire.  Ce  pouvoir  tient  à  certaines 
dimensions,  à  certaines  formes,  à  certaines  propriétés  sub- 


IlfFLUSMGl  DES   GONSOBOf ATI0I4S .  475 

stantielies,  et,  une  fois  ces  conditions  obtenues,  le  perfection- 
nement ultérieur,  qui  peut  résulter  de  l'emploi  d'une  quantité 
additionnelle  de  travail,  n'ajoute  rien  à  Tefficacité  du  capital 
fixe  envisagé  comme  instrument  de  travail,  rien,  par  consé- 
quent, à  la  quantité  de  travail  acUiel  qu'il  peut  mettre  en 
œuvre,  ni  à  la  quantité  de  produits  qu'on  peut  en  obtenir. 

Si  un  cbeval  commun,  une  charrue  toute  simple,  une  ma- 
chine à  vapeur  dénuée  de  tout  ornement,  une  usine  bâtie  en 
briques  présentent  les  conditions  de  forme,  de  dimensions,  de 
solidité  et  de  force  qu'exige  la  production  à  laquelle  ces  in- 
struments doivent  concourir,  on  ne  gagnera  rien  à  leur 
substituer  un  cheval  de  race,  une  charrue  plaquée  d'or,  une 
machine  à  vapeur  garnie  de  pierres  précieuses,  une  usine 
bâtie  en  marbre  ou  en  granit.  On  aura  des  instruments  plus 
beaux,  plus  parfaits  dans  un  sens,  non  plus  efficaces,  non 
plus  parfaits  au  point  de  vue  économique.  Or,  toute  ad- 
dition superflue  de  travail,  qui  est  appliquée  h  la  production 
du  capital  fixe,  ne  peut  Tétre  qu'au  détriment  du  capital 
fongible,  soit  pour  la  société  prise  en  masse,  soit  pour  chaque 
entreprise  particulière. 

Si  nous  considérons  la  société  en  masse,  il  est  évident 
qu'elle  dispose,  pour  la  salisfaclion  de  ses  besoins,  d'une 
quantité  déterminée  de  travail,  et  que  plus  elle  en  consacre 
à  la  production  du  capital  fixe,  moins  il  doit  lui  en  rester  pour 
celle  du  capital  fouf^ible.  Quant  au  producteur  pris  indivi- 
duellement, s'il  dispose  d'un  capital  de  100,  qui  représente 
une  certaine  quantité  de  travail  antérieurement  accompli, 
on  conçoit  aisément  que  la  portion  de  cette  quantité  qui 
est  absorbée  par  son  capital  fixe  ne  peut  s'accroître  que  par 
une  diminution  correspondante  de  son  capital  circulant.  Si 
le  capital  fixe  absorbe  75,  il  restera  25  pour  le  capital  circu- 
lant ;  si  le  capital  fixe  absorbe  80,  85  ou  90,  le  ca[>ital  cir- 
culant sera  réduit  à  20,  à  15,  à  10. 

Toute  addition  faite  au  capital  fixe  de  la  société  est  néces- 
sairement prise  sur  le  capital  tbngible  ;  c'est  toujours  une 


176  PRODUCTION   DE   LA   RICHESSE. 

transformation  d'un  capital  fongible  en  capital  fixe;  mais, 
quand  cette  transformation  a  lieu  d'une  manière  économique, 
c'est-à-dire  lorsqu'on  ne  consacre  à  la  production  du  capital 
fixe  que  la  quantité  de  travail  strictement  nécessaire  pour 
donner  à  ce  capital  la  plus  grande  efficacité  dont  il  soit  sus- 
ceptible, l'économie  de  main-d'œuvre,  et  par  conséquent 
d'approvisionnement,  qui  en  résulte  neutralise  TefTet  de  la 
transformation  et  permet  à  la  société  d'obtenir  une  quan- 
tité croissante  de  produits  avec  une  quantité  proportionnel- 
lement décroissante  de  capital  fongible,  ainsi  qu'on  l'a  vu 
dans  le  chapitre  sixième  du  présent  livre. 

Il  en  est  autrement  d'une  addition  superflue,  puisqu'une 
telle  addition  n'ajoute  rien  à  l'efficacité  productive  du  capital 
fixe  et  ne  contribue  en  rien  à  l'économie  de  main-d'œuvre 
que  procure  l'emploi  de  ce  capital. 

Il  n'arrive  guère,  sans  doute,  qu'un  agriculteur  emploie 
des  charrues  plaquées  d'or,  ou  qu'un  fabricant  fasse  garnir 
ses  machines  à  vapeur  de  pierres  précieuses  ;  mais  il  arrive 
souvent  que  des  dépenses  non  moins  superflues,  quoique  en 
apparence  moins  déraisonnables,  sont  faites  par  des  produc- 
teurs, tantôt  en  vue  d'avantages  chimériques  reposant  sur 
des  calculs  erronés,  tantôt  sous  l'impulsion  de  besoins  plus 
ou  moins  factices,  parfaitement  étrangers  au  but  économique 
de  la  production.  Ainsi,  on  s'attache  quelquefois  à  donner 
aux  constructions  industrielles  une  grande  solidité,  afin  de 
leur  assurer  une  longue  durée  ;  on  construit,  pour  une  ma- 
nufacture ou  pour  une  maison  de  ferme,  un  édifice  massif 
qui  durera  soixante  ans,  au  lieu  d'un  bâtiment  léger  qui 
n'en  durerait  que  vingt,  sans  songer  que  le  capital  circu- 
lant qu'on  épargnerait  en  préférant  la  dernière  construction 
produirait  beaucoup  plus  qu'il  ne  faudrait  pour  le  renouveler 
entièrement  à  l'expiration  des  vingt  années. 

D'autres  producteurs  font  des  dépenses  d'ornementation 
extérieure  ou  de  décor  intérieur,  pour  se  procurer  des  plai- 
sirs artistiques  ou  des  satisfactions  de  vanité.  De  telles  dé^ 


INFLUENCE  DES  CONSOMMATIONS.  177 

penses,  quoique  appartenant  aux  consommations  économi- 
ques par  l'objet  auquel  elles  s'appliquent,  se  confondent 
réellement^  par  leur  but  et  par  leur  effet,  avec  les  consomma- 
tions de  pure  jouissance. 

SECTION  II. 
Consommations  ée  Jonlssanee* 

Une  dépense  qui  est  faite  en  vue  de  la  production  peut,  ainsi 
qu'on  l'a  vu  dans  la  précédente  section,  devenir  partiellement 
une  consommation  de  jouissance,  lorsqu'elle  dépasse  le  but, 
c'est-à-dire  lorsqu'elle  devient  partiellement  superflue.  Toute- 
fois, ce  que  je  vais  dire  se  rapporte  surtout  aux  consomma- 
tions dont  les  objets  ne  sont  pas  employés  comme  capital  par 
ceux  qui  les  consomment  et  aux  membres  de  la  société 
qui  sont  consommateurs  dans  ce  sens .  soit  qu'ils  concou- 
rent ou  ne  concourent  pas  directement  à  la  production  de  la 
richesse. 

Beaucoup  de  consommateurs  disposent  annuellement  d'une 
quantité  de  richesse  qui  excède  plus  ou  moins  ce  qui  serait 
nécessaire  pour  maintenir  leur  existence,  quantité  dont  ils 
pourraient  dès  lors  épargner  une  partie  pour  l'employer, 
comme  capital,  dans  une  industrie  quelconque.  C'est  par  de 
telles  épargnes  que  le  capital  des  sociétés  s'accumule  et  que 
leur  richesse  va  croissant.  La  consommation,  au  contraire,  a 
pour  effet  immédiat  de  retrancher  de  la  masse  des  richesses 
produites  tout  ce  qui  est  réellement  et  définitivement  con- 
sommé. Il  est  donc  parfaitement  certain  que  c'est  en  épar- 
gnant, non  en  consommant,  que  les  membres  de  la  société 
contribuent  à  l'accroissement  de  la  richesse  sociale. 

Cette  vérité  n'est  point  contestée  à  l'égard  des  individus 
qui  consomment  ce  qu'ils  ont  eux-mêmes  produit  ;  elle  ne  le 
serait  jamais  dans  une  société  où  chacun  produirait  lui-même 
tout  ce  qu'il  consommerait. 

I.  12 


i78  PROIHICfflOII  DI   LA  MCnSUB. 

Voilà  une  famille  de  cultivateurs  qui  produit,  sur  son 
propre  fonds  et  par  son  propre  travail,  plus  de  blé  qu'il  ne 
lui  en  faut  pour  vivre.  N'esl-il  pas  évident  que,  si  elle  n'en 
consomme  sous  forme  de  pain  qu'une  portion,  l'excédant 
pourra  être  employé,  par  elle  ou  par  d'autres,  comme  appro- 
visionnement pour  une  production  quelconque,  et  s'ajoutera 
ainsi  à  la  masse  du  capital  disponible  que  la  société  con- 
sacre à  entretenir  des  travailleurs;  tandis  que,  si  cette  même 
famille  consomme  tout  son  blé  pour  la  satisfaction  de  ses 
besoins  personnels,  cet  emploi  et  cette  addition  n'auront  pas 
lieu? 

Or,  il  n'y  a  aucune  raison  pour  que  l'épargne  et  la  con- 
sommation aboutissent  à  des  résultats  différents  lorsqu'elles 
s'appliquent  à  des  choses  que  le  consommateur  n'a  pas  pro- 
duites lui-même.  Quels  que  soient  les  produits  dont  se  com- 
pose la  portion  de  richesse  que  je  puis  consommer,  quels 
qu'en  aient  été  les  producteurs  et  de  quelque  manière  que 
ces  produits  soient  mis  à  ma  disposition,  il  est  toujours  cer- 
tain que  ce  ne  sera  pas  en  consommant  toute  celte  quantité 
disponible  de  produits  que  je  pourrai  accroître  la  masse  de 
richesse  dont  elle  fait  partie  ;  tandis  que,  si  je  ne  consomme 
que  les  trois  quarts  ou  la  moitié  de  cette  quantité  de  produits, 
le  reste  s'ajoutera  au  fonds  général  de  consommation,  ou  au 
capital  disponible  de  la  société»  et  je  pourrai  moi-même 
puiser  plus  tard,  dans  le  premier,  une  somme  additionnelle 
de  jouissances,  ou  dans  le  second,  un  capital  additionnel  dont 
les  produits  augmenteront  ma  fortune. 

On  peut  donc,  dans  l'expj^ssion  de  la  vérité  ci-dessus  énon- 
cée, substituer  le  mot  dépemer  au  mot  consommer^  et  dire 
que  c'est  on  épargnant,  non  en  dépensant,  qu'un  consom- 
mateur contribue  à  l'accroissement  de  la  richesse  so- 
ciale ;  il  ne  peut  enrichir  la  société  qu'en  s'enrichissant 
lui-même. 

Ainsi,  au  point  de  vue  économique,  la  conduite  de  l'avare, 
qui,  pour  accroître  sa  fortune,  se  refuse  jusqu'à  des  jouis* 


inrLUEHCE   DES  CONSOMMATIONS.  179 

sances  nécessaires,  est,  sans  aucun  doute,  préférable  à  celle 
du  prodigue,  qui  entame  son  capital  et  se  ruine  pour  se  pro- 
curer des  jouissances  superflues. 

Cependant,  cette  vérité,  si  évidemment  démontrée  par  le 
raisonnement,  est  loin  d'être  généralement  comprise  et  ad- 
mise, même  par  les  gens  éclairés.  Grâce  à  un  préjugé  univer- 
sellement répandu,  le  riche  qui  dépense  le  plus  qu'il  peut  est 
approuvé,  loué,  béni,  regardé  comme  un  bienfaiteur;  le 
riche  qui  épargne  passe  pour  un  égoïste,  s'abstenant  de  jouir 
iui*méme  de  sa  fortune  afin  de  n*en  pas  faire  jouir  les  autres. 

Ce  qui  induit  journellement  le  public  en  erreur  à  cet 
égard,  ce  sont  les  effets  apparents  que  l'on  voit  résulter  de 
toute  consommation  locale  un  peu  importante.  Là  où  de 
grands  revenus  sont  largement  dépensés,  on  voit  certaines 
industries  prospérer,  les  capitaux  affluer,  l'aisance  des  popu- 
lations augjpenter  temporairement;  or,  comme  il  est  certain 
que  rien  de  tout  cela  n'aurait  lieu  si  le  consommateur  opu- 
lent, dont  la  présence  répand  le  bien-être,  épargnait  la  pres- 
que totalité  de  son  revenu  pour  accroître  son  capital,  il 
semble  assez  logique  d'en  tirer  cette  conclusion  générale,  que 
c'est  la  dépense  des  riches  et  non  leur  épargne  qui  est  favo- 
rable à  l'accroissement  de  la  richesse  sociale. 

Mais  l'effet  apparent  d'une  grande  consommation  est  pure- 
ment local,  comme  celui  d'une  hypertrophie  ou  d  une  tumeur, 
par  laquelle  un  organe  du  corps  ou  une  partie  de  sa  surface 
reçoit  un  développement  excessif  aux  dépens  du  reste.  Les 
industries  qu'un  opulent  consommatejiir  fait  prospérer  d^s 
son  voisinage  s'exercent  avec  des  capitaux  et  par  des  travail- 
leurs qui  existaient  déjà  auparavant,  et  qui  étaient  employés 
ailleurs  d'une  autre  manière.  Il  n'y  a  rien  là  d'ajouté  à  la 
richesse  du  pays  ;  il  y  a  seulement  agglomération  de  moyens 
productifs  dans  un  certain  Heu,  par  l'effet  d'une  demande 
manifestée  dans  ce  lieu,  parce  que  la  demande  attire  les  capi- 
taux et  le  travail,  comme  la  tumeur  attire  les  sucs  dont  elle 
doit  se  nourrir. 


180  PRODUCTION   DE   U   RICHESSE. 

Cette  force  attractive  de  la  demande  explique  ces  oasis  de 
richesse  et  de  civilisation,  que  Ton  trouve  quelquefois  au  mi- 
lieu de  contrées  d'ailleurs  pauvres,  peu  peuplées  et  passa- 
blement arriérées,  si  quelque  circonstance  fait  affluer  sur 
un  point  les  riches  consommateurs  de  l'étranger.  Il  y  a  des 
vallées,  au  sein  des  Alpes  suisses,  où  Ton  pourrait  se  croire 
dans  le  voisinage  de  Londres  ou  de  Paris.  Cette  consomma- 
tion des  étrangers  devient,  sans  contredit,  pour  de  telles  lo- 
calités, une  source  de  richesse,  car  elle  y  donne  de  l'emploi 
à  des  capitaux,  qui  s'y  accroissent  rapidement  par  l'épargne 
tant  que  les  habitudes  simples  du  pays  rendent  Tépargne  gé- 
nérale et  constante  parmi  ses  habitants.  Mais,  tôt  ou  tard, 
les  habitudes  de  la  population  indigène  s'allèrent  par  le 
contact  avec  les  étrangers,  l'épargne  va  diminuant,  et  alors 
il  peut  arriver  que  la  demande  locale,  tout  en  continuant  d'at- 
tirer et  de  rendre  productifs  des  capitaux  enlevés  à  d'autres 
emplois  et  à  d'autres  parties  du  pays,  devienne,  pour  l'oasis 
privilégiée  elle-même,  une  cause  d'appauvrissement ,  au 
lieu  d'être  une  source  de  richesse. 

;,  Â  cette  demande  causée  par  des  consommations  de  jouis- 
sance, substituez  une  demande  causée  par  des  consomma- 
tions économiques.  Au  lieu  d'un  consommateur  opulent,  qui 
dépense  tout  son  revenu,  supposez  un  riche  manufacturier, 
qui  ne  dépense  pour  ses  besoins  que  le  nécessaire,  et  qui, 
avec  ses  capitaux,  continuellement  accrus  par  ses  épargnes 
annuelles,  exploite  son  industrie  dans  une  localité  pauvre  et 
peu  peuplée.  Les  effets  apparents  et  transitoires  seront  à  peu 
près  les  mêmes  ;  les  effets  réels  et  durables  seront  tout  autres. 
Ici,  point  de  capitaux  enlevés  à  d'autres  emplois;  tout  ce  que 
le  manufacturier  et  ses  travailleurs  épargneront  sera  un  gain 
net,  certain,  absolu  pour  le  pays  entier;  l'aisance  et  le  bien- 
être  qui  se  répandront  autour  de  la  manufacture  ne  seront 
point  acquis  aux  dépens  d'autres  contrées  et  d'autres  indus- 
tries du  même  pays  ;  en^n,  les  habitudes  et  les  mœurs  de  la 
population  locale   ne  subiront  point  l'influence  qu'exerce 


INFLUENCE  DES   CONSOMMATIONS.  181 

inévitablement  une  grande  eonsommation  de  jouissance  sur 
ceux  qui  en  sont  les  pourvoyeurs. 

La  vallée  dlnterlaken,  dans  le  canton  de  Berne,  jouit» 
grâce  à  la  foule  de  visiteurs  qu'elle  attire,  d'une  prospérité 
factice,  qui  ne  remonte  pas  bien  haut  et  qui  est  aujourd'hui 
plus  apparente  que  réelle.  Si  celte  affluence  d'étrangers,  qui 
en  est  la  cause,  et  que  beaucoup  d'éventualités  peuvent  faire 
cesser,  venait  réellement  à  prendre  fin,  toute  cette  prospérité 
disparaîtrait  en  peu  d'années,  sans  laisser  de  traces  *.  Voyez, 
au  contraire,  ces  villes  riches  et  populeuses,  qu'une  indus- 
trie féconde  a  fait  surgir  dans  les  montagnes  du  Jura!  Leur 
prospérité  a  été  en  croissant  depuis  plus  d'un  siècle;  elle  est 
réelle,  car  elle  rayonne  au  loin  et  fertilise  de  vastes  contrées; 
elle  est  solide,  presque  aussi  solide  que  le  roc  sur  lequel  ces 
villes  sont  bâties  ! 

L'idée  que  c'est  en  dépensant,  non  en  épargnant,  qu'on 
fait  gagner  les  travailleurs  n'est  pas  seulement  populaire 
parmi  ceux-ci  ;  elle  Test  parmi  les  riches  eux-mêmes.  Quel- 
ques-uns y  trouvent  un  motif  pour  s'imposer  des  dépenses 
qu'ils  n'auraient  pas  faites  sans  cela;  le  plus  grand  nombre 
s'en  autorisent  pour  se  livrer  sans  scrupule ,  pour  donner 
même  une  couleur  de  philanthropie  à  leurs  goûts  de  luxe  et 
de  dissipation. 

Il  est  cependant  certain  que,  les  travailleurs  vivant  de  Tap- 
provisionnement,  c'est-à-dire  du  capital  disponible  de  la  so- 
ciélé,ce  ne  peutêtrequ'enaugmentant  cet  approvisionnement, 

<  Poor  épuiser  le  sujet,  il  resterait  à  examiner  si,  dans  un  pays  tel  que  la  Suisse, 
la  beauté  de  certains  sites,  les  propriétés  médicales  de  l'air  des  montagnes  et  de 
certaines  eaux,  en  aUirant  une  grande  afflueuce  d'étrangers,  qui  payent  tous  ces 
avantages  sous  une  forme  quelconque,  ne  procurent  pas  à  ce  pays  un  gain  net, 
on  accroissement  réel  de  richesse.  Mais,  cette  question  ne  pouvant  être  résolue 
qu'à  l'aide  de  notions  précises  sur  les  causes  qui  déterminent  la  valeur  des  ser- 
Tîees  et  des  choses,  l'examen  doit  en  être  renvoyé  au  livre  suivant.  \\  est  d'ail- 
lears  évident  que,  si  elle  devait  être  résolue  affirmativement,  le  gain  dont  il 
s'agit  ne  serait  pas  le  résultat  de  la  consommation,  mais  le  produit  indirect 
d'une  esp^  .particulière  de  fonds  productifs,  d'où  l'on  extrait,  non  de  la  richesse, 
mais  des  services  qui  s'échangent  contre  de  la  richesse. 


182  PRODUCTION   DE   LA   RICHESSE. 

qu'on  augmentera  la  part  qui  en  revient  à  chaque  travailleur, 
et  il  est  facile  de  démontrer  que  toute  épargne  contribue  im- 
médiatement ou  médiatement  à  augmenter  Tapprovisionne- 
ment  disponible:  immédiatement,  si  elle  porte  sur  des  choses 
pouvant  faire  partie  de  cet  approvisionnement;  médiatement, 
si  elle  porte  sur  des  produits  de  luxe,  qui  ne  peuvent  fonction- 
ner comme  éléments  d'aucun  capital  effectif. 

Dans  ce  dernier  cas,  en  effet,  qui  pourrait  seul  présenter 
quelque  doute,  le  besoin  du  produit  épargné,  et  avec  lui  la 
demande  qui  en  est  faite,  diminue  de  tout  le  montant  de 
l'épargne,  libérant  ainsi  une  partie  correspondante  du  capi- 
tal effectif,  qui  devient  disponible  pour  un  autre  emploi.  Or, 
cet  emploi  ne  pouvant  être,  dans  rh3'pothèse,  ni  la  produc- 
tion des  objets  de  luxe,  ni  la  production  des  instruments 
et  des  matières  premières  qui  servent  à  confectionner  de 
tels  objets,  doit  nécessairement  être  une  production  d'ap- 
provisionnement et  de  tout  ce  qui  sert  à  produire  Tapprovi- 
sionnement. 

La  production  des  objets  de  luxe  ne  sufBt  pas  à  en  faire 
naître  le  besoin;  la  production  de  Tapprovisionnement,  au 
contraire,  en  crée  le  besoin  nécessairement,  car  Tappro vision* 
nement  et  le  travail  se  servent  de  demande  Tun  à  l'autre,  et 
l'approvisionnement  ne  peut  pas  plus  se  passer  de  travail, 
que  le  travail  d'approvisionnement. 

Ainsi,  l'approvisionnement  s'accroît  en  raison  de  la  quan- 
tité relative  du  travail  qui  est  employée  à  le  produire,  et  cetle 
quantité  de  travail  doit  nécessairement  croître  à  mesure  que 
diminue  la  quantité  relative  de  travail  qui  est  employée  à  pro- 
duire les  objets  de  luxe*. 

L'épargne  est  donc  avantageuse,  etpour  celui  qui  lafait,  puis* 

^  C'est  la  loi  que  M.  Senior  a  exposée  et  développée  dans  ses  Leçons  sur  U 
taux  des  salaires  (Tbree  lectures  on  tbe  rate  of  wages).  Uais  il  l'envisage  ani- 
qaemeDt  comme  loi  distributive,  c'est-à-dire  dans  ses  rapports  avec  la  distribua 
tion  de  la  richesse.  J'estime  en  avoir  tout  à  la  fois  simplifié  et  complété  la  dé- 
monstration, en  la  présentant  ici  comme  une  loi  de  la  production. 


INTLUfiNGË  DBS  CONSOilUTIOin;.  183 

qu'elle  augmente  la  quantité  absolue  de  richesse  dont  ii  dispo* 
sera  ultérieurement,  et  pour  la  masse  des  travailleurs, 
puisqu'elle  augmente  la  quantité  absolue  de  rapprovisioD-» 
nementy  par  conséquent  la  part  qui  en  reviendra  à  chacun 
d'eux. 

Un  revenu  dépensé  rend  productif,  pour  une  année,  dans 
un  certain  lieu  et  d'une  certaine  manière,  des  capitaux  qui, 
sans  cela,  ne  seraient  pas  demeurés  oisifs,  mais  auraient  été 
employés  ailleurs  ou  d'une  autre  matiière;  un  revenu  épargné 
est  un  revenu  capitalisé,  qui  s'ajoute  à  la  masse  des  capitaux 
disponibles  et  procure,  non  pour  une  année  seulement,  mais 
pour  un  temps  indéfini,  une  somme  additionnelle  de  jouis- 
sances à  la  classe  entière  des  travailleurs. 

Le  million  qui,  dépensé  à  Paris  en  fêtes  et  en  autres  con- 
sommations de  luxe,  ne  fera  qu'attirer  et  rendre  productifs 
pendant  une  année^  dans  cette  capitale,  des  capitaux  et  des 
travailleurs  pour  lesquels  il  y  aurait  eu  ailleurs  bien  d'autres 
emplois,  pourrait,  étant  capitalisé,  fournir  perpétuellement 
à  de  misérables  habitants  de  la  Sologne  le  pain  blanc,  la 
viande,  les  bas,  les  souliers,  dont  ils  se  passent  encore  au- 
jourd'hui. 

Il  est  vrai  que,  si  l'accroissement  de  la  quantité  de  travail 
consacrée  à  la  production  de  l'approvisionnement  était  accom* 
pagnéd'un  décroissement  d'efficacité  de  ce  même  travail, 
le  premier  effet  pourrait  se  trouver  neutralisé  par  le  second  ; 
mais  il  n'y  a  aucune  raison  pour  que  l'efiicacité  du  travail, 
ni  en  général  pour  que  la  puissance  productive  de  l'industrie 
soit  diminuée  par  une  augmentation  de  la  somme  de  richesse, 
et  par  conséquent  de  jouissances,  qui  sera  mise  à  la  disposi- 
tion des  travailleurs. 

Quant  à  l'accroissement  total  de  la  richesse,  j'ai  montré 
dans  la  deuxième  section  du  précédent  chapitre  qu'il  n'était 
point  nécessairement  ralenti  par  une  augmentation  relative 
de  l'approvisionnement,  les  travailleurs  étant  alors  mis  en  état 
de  consommera  leur  tour  des  produits  de  luxe,  et  acquérant 


184  PRODUCTION  DE   U  RICHESSE. 

uDe  faculté  d'épargne  qu'ils  n'avaient  pas  auparavant.  Du 
reste,  la  société  peut  aussi  consacrer  l'approvisionnement 
additionnel  dont  l'épargne  lui  procure  la  disposition  à  en- 
tretenir une  population  rapidement  croissante  de  travail- 
leurs, ou  bien  à  augmenter  sa  puissance  collective,  en 
louant  les  services  de  nombreux  soldats  ou  de  nombreux 
marins,  ou  en  créant  de  vastes  entreprises  d'une  utilité  gé- 
nérale. 

En  exposant  la  théorie  qui  précède,  j'ai  omis  de  men- 
tionner deux  circonstances,  dont  il  me  reste  maintenant  à 
dire  quelques  mots. 

J'ai  supposé  d'abord  que  l'épargne  était  régulièrement 
capitalisée,  c'est-à-dire  livrée  à  une  consommation  économi- 
que. Cette  supposition  est  généralement  vraie  de  nos  jours. 
Mais  si  elle  ne  Tétait  pas,  si  l'épargne  était  enfouie  et  dérobée  à 
tout  emploi,  sous  la  forme  de  monnaie  ou  d'objets  précieux 
quelconques,  il  est  évident  que  la  portion  de  richesse  ainsi 
épargnée  ne  contribuerait  point  au  développement  de  la  pro- 
duction et  ne  profiterait  point  à  la  société,  ni  en  particulier 
à  la  classe  des  travailleurs. 

Ensuite,  j'ai  fait  abstraction  du  commerce  extérieur,  par 
lequel  une  société  peut  toujours  échanger  l'approvision- 
nement ou  les  objets  de  luxe  qu'elle  produit,  contre  des 
objets  de  luxe  ou  d'approvisionnement  produits  par  d^autres 
nations.  Pour  tenir  compte  de  cette  circonstance,  il  faut, 
dans  l'expression  de  la  théorie ,  étendre  le  sens  du  mot 
production  à  cette  production  indirecte  résultant  de  l'é- 
change. 

Ainsi,  l'épargne  des  riches,  tout  en  produisant  son  plein 
et  entier  effet,  peut  fort  bien  laisser  intacte  la  production  des 
objets  de  luxe  dans  le  pays,  si  le  commerce  extérieur  permet 
au  pays  d'obtenir  l'approvisionnement  additionnel  dont  il 
aura  besoin,  en  échange  des  produits  de  luxe  qu'il  ne  consom- 
mera plus. 


INFLUENCE  DES  GONSOHMAnONS.  185 

SECTION  III. 
Be  1»  eoBSommatioB  desimeUve. 

Toute  consommation  est  destructive,  puisqu'elle  détruit, 
lentement  ou  rapidement,  dans  les  choses  produites,  l'utilité 
qui  était  le  résultat  de  la  production.  Mais  j'ai  surtout  en  vue, 
dans  cette  section,  la  consommation  qui  détruit  les  choses 
sans  qu'elles  aient  servi  à  jpersonne,  sans  que  leur  utilité  ait 
été  mise  à  profit  pour  une  production  ultérieure,  ou  pour  la 
jouissance  de  ceux  qui  les  ont  consommées  ,  la  consomma- 
tion, par  exemple,  qu'accomplissent  les  ravages  de  la  guerre 
et  les  dévastations  de  l'incendie,  de  l'inondation  ou  de  tout 
autre  fléau. 

La  consommation  de  jouissance  ne  détruit  guère  rapide- 
ment que  les  produits  qui  servent  à  l'alimentation  de  l'homme 
et  de  ses  animaux  domestiques,  ou  à  l'éclairage  et  au  chauf- 
fage artificiels  de  ses  habitations  ;  le  plus  souvent,  elle  laisse 
aux  choses  consommées  une  partie  de  leur  utilité,  de  sorte 
que  ces  choses  demeurent  dans  le  fonds  de  consommation 
général,  et  y  tiennent  lieu  de  richesses  que,  sans  cela,  il  au- 
rait fallu  produire  de  nouveau,  ou  bien  font  partie  d'une 
masse  de  capitaux  dormants,  que  certaines  circonstances 
pourront  rendre  plus  tard  disponibles  et  productifs. 

La  consommation  destructive,  au  contraire,  anéantit  com- 
plètement et  instantanément  l'utilité  des  choses  qu'elle  dé- 
truit, de  sorte  que  c^s  choses  sont  complètement  perdues  pour 
le  fonds  de  consommation  général  et  pour  le  capital  futur  de 
la  société. 

Il  y  a  des  choses,  telles  que  les  tableaux,  les  statues,  les 
collections  d'histoire  naturelle,  dont  l'utilité  peut  se  conserver 
tout  entière,  s'accroître  même  quelquefois  dans  la  consom- 
mation de  jouissance.  Ces  choses-là,  quand  elles  sortent  de 
la  possession  du  consommateur,  par  sa  mort  ou  autrement, 


186  PIIODUGTION   PE   LA  RIGHEBUS* 

occupent,  dans  la  somme  totale  des  richesses  disponibles  du 
pays,  la  même  place  qu'au  moment  où  ce  consommateur  les 
avait  acquises.  Elles  pourront  donc  satisfaire  les  besoins 
d'autres  consommateurs,  sans  qu*une  nouvelle  quantité  de 
capitaux  et  de  travail  soit  employée  à  les  reproduire. 

D'autres  choses,  telles  que  les  meubles,  le  linge,  les  vête- 
ments, perdent  graduellement  de  leur  utilité  par  l'usage 
qu'on  en  fait;  mais  cette  diminution  d'utilité  est  asset  lente 
pour  que  les  objets  dont  il  s'agit  puissent»  après  satisfaction 
complète  des  besoins  d'un  premier  consommateur,  être  ap- 
pliqués aux  mêmes  usages  et  satisfaire  les  mêmes  besoins 
chez  d'autres  consommateurs,  sans  que  la  société  ait  à  faire 
de  nouveaux  sacriiices  de  capital  et  de  travail. 

Enfin,  les  choses  même  qui  se  consomment  rapidement 
conservent  parfois,  sous  des  formes  nouvelles,  une  certaine 
utilité,  une  certaine  aptitude  à  satisfaire  d'autres  besoins  que 
ceux  pour  lesquels  on  les  a  produites.  Le  fumier  produit  par 
les  chevaux  de  luxe  qu'entretient  un  riche  consommateur, 
les  débris  de  sa  table  et  de  sa  cuisine  fournissent  des  engrais 
aux  terres  de  son  voisinage  ou  de  son  propre  domaine. 

Que  tous  ces  divers  objets  soient  livrés,  au  contraire,  à 
l'action  d'un  fléau  destructeur,  et  leur  utilité  sera  perdue 
sans  retour  pour  leurs  possesseurs  et  pour  la  société;  il  n'en 
restera  rien,  après  l'opération  destructive,  que  ce  qui  n'aura 
pas  été  entamé  par  l'action  du  fléau. 

Cependant,  le  préjugé  qui  attribue  à  la  consommation  de 
jouissance  un  pouvoir  accumulateur  s'étend  jusqu'à  la  con* 
sommation  destructive,  et  on  le  voit  applaudir,  par  exemple, 
à  l'extravagance  d'un  dissipateur,  qui,  après  avoir  bu  dans 
un  vase  précieux  de  porcelaine  ou  de  cristal,  jette  cet  objet 
loin  de  lui  et  le  met  en  pièces,  pour  faire  parade  de  sa  richesse 
ou  d'une  vaine  et  fausse  grandeur. 

Mais  si  un  acte  individuel  de  destruction  peut  contribuera 
enrichir  la  société,  combien  ne  devra-t-elle  pas  s'enrichir,  à 
plus  forte  raison,  par  la  destruction  collective  d'un  vaste 


IMFLUEMGE  DES  G0M60NHATI01I6.  187 

approvisionnement  de  marchandises  que  Tincendie  aura 
dévoré,  ou  d'abondantes  récoltes  qu'une  inondation  aura 
submergées  I 

J'ai  montré  comment  la  consommation  de  jouissance,  en 
formant  une  demande  continue  de  certains  produits,  et  en 
attirant  ainsi  des  capitaux  et  du  travail  dans  certains  emplois, 
occasionne,  sur  les  points  où  la  demande  se  manifeste  le  plus, 
par  exemple  dans  les  villes,  un  surcroit  d  activité  industrielle 
et  une  agglomération  locale  de  richesse,  que  Ton  prend  faus- 
sement pour  une  addition  faite  à  la  production  générale.  La 
consommation  destructive,  quand  elle  porte  sur  des  objets 
d*un  usage  continu  et  général,  provoque  aussi  le  plus  sou- 
vent une  demande;  mais  il  en  est  autrement  lorsqu'elle  porte 
sur  des  objets  de  luxe,  notamment  sur  des  objets  de  luxe 
non  fongîbles. 

Un  incendie  qui  consume  dévastes  approvisionnements  de 
céréales,  ou  d'étoffes  communes,  ou  de  meubles  ordinaires, 
ou  de  bois  de  chauffage,  provoque  immanquablement  une 
demande  nouvelle,  ou  plutôt  augmente  Tactivité  de  la  de- 
mande préexistante  de  ces  choses,  tandis  que  la  destruction 
d'une  quantité  égale  de  livres  rares,  de  tableaux,  d'étoffes 
précieuses  peut  fort  bien  n'exercer  aucune  influence  appré- 
ciable sur  la  demande  préexistante  des  produits  du  même 
genre.  Dans  Je  premier  cas,  en  effet,  les  choses  détruites 
faisaient  partie  d'un  fonds  de  consommation  qui  doit  être 
constamment  tenu  complet,  parce  qu'il  répond  à  des  besoins 
universels  et  journaliers.  Dans  le  second  cas,  au  moins  si  la 
destruction  a  eu  lieu  chez  le  consommateur,  on  ne  peut 
guère  s'attendre  à  ce  qu'il  prenne  sur  ses  autres  dépenses, 
ou  sur  ses  épargnes,  de  quoi  renouveler  une  partie  essentiel- 
lement superflue  de  son  fonds  de  consommation. 

Les  consommations  d'un  homme  qui  dépense  sa  fortune 
hors  du  pays  d'où  il  tire  son  revenu  sont,  relativement  à  ce 
pays,  des  consommations  deslructives.  Pour  que  le  revenu 
de  l'absent  soit  mis  à  sa  disposition  dans  le  pays  étranger  où 


188  PRODUCTION   DE   LA  RICHESSE. 

il  réside,  il  faut  qu'une  certaine  quantité  de  produits  soit 
exportée  de  son  propre  pays,  mais  exportée  sans  retour  ;  or, 
toute  exportation  sans  retour  équivaut,  pour  le  pays  d'où  elle 
se  fait,  à  une  consommation  destructive.  Il  est  parfaitement 
égal,  pour  le  pays  Â,  qu'une  quantité  quelconque  de  ses 
produits  soit  consumée  par  un  incendie ,  ou  engloutie  dans 
les  flots  de  la  mer,  ou  exportée  dans  le  pays  B,  pour  y  être 
consommée  sans  que  le  pays  A  reçoive  rien  en  échange. 

Par  TefiFet  de  l'absentéisme,  tous  les  résidus  de  la  consom- 
mation de  jouissance  de  labsent  sont  acquis  au  pays  de  sa 
résidence  et  perdus  pour  celui  d'où  il  tire  ses  revenus.  C'est 
dans  le  pays  de  sa  résidence  exclusivement  qu'ils  formeront 
une  partie  du  fonds  général  de  consommation,  ou  de  la  masse 
des  capitaux  disponibles  pour  une  production  future. 

Si  deux  pays  sont  très-voisins  l'un  de  l'autre,  et  que  l'un 
des  deux  soit  constamment  déserté  par  la  plupart  des  pro- 
priétaires opulents  qui  en  tirent  leurs  revenus,  il  pourra  en 
résulter  une  distribution  inégale  des  capitaux  qui  s'accumu- 
leront dans  les  deux  pays.  Le  pays  fréquenté  les  attirera  dans 
son  sein  par  l'effet  de  la  demande  locale  que  produira  la  con- 
sommation des  étrangers,  et  il  profitera  seul  de  l'impulsion 
qu'une  demande  ainsi  concentrée  donne  toujours  aux  facultés 
productives  et  à  l'activité  de  la  population. 

Un  résultat  du  même  genre  peut  se  produire,  lorsque  les 
consommateurs  les  plus  riches  d'un  grand  pays  s'agglomè- 
rent dans  la  capitale  et  y  dépensent  les  revenus  qu'ils  tirent 
de  la  province.  Cet  élat  de  choses  peut  amener  avec  le  temps 
une  distribution  inégale  des  capitaux  disponibles.  Il  peut 
arriver  que  le  désir  d'épargner  domine  constamment  en  pro- 
vince, tandis  que  le  désir  de  jouir  domine  non  moins  con- 
stamment dans  la  capitale  ;  alors,  les  épargnes  faites  en  pro- 
vince, étant  irrésistiblement  attirées  dans  la  capitale  par  la 
demande  qui  s'y  trouve  concentrée,  viendront  successive- 
ment s'y  engloutir  dans  le  goufTre  de  la  consommation  de 
jouissance. 


INFLUENCE  DES  CONSOMMATIONS.  189 

SECTION  IV. 
Be  l'exeès  dans  1»  prodaeUoB. 

Il  est  évidemment  impossible  qu'une  société  produise  *  h 
la  fois  de  toutes  choses  plus  qu'elle  n'en  peut  consommer, 
car  chaque  production  se  réglant  sur  une  demande  connue, 
c'est-à-dire  sur  un  besoin,  qui  provoque  lui-même,  pour  se 
satisfaire,  d'autres  productions  réglées  de  la  même  manière, 
toutes  les  productions  ne  peuvent  s'accroître  à  la  fois,  sans 
que  tous  les  besoins  auxquels  leurs  produits  répondent  se 
soient  accrus  dans  la  même  proportion. 

Peut-il  arriver  qu'une  société  ait  produit  à  la  fois  de 
toutes  choses  plus  qu'elle  n'en  voudra  consommer?  Il  fau- 
drait pour  cela  que  toutes  les  demandes,  c'est-à-dire,  tous 
les  désirs  de  consommer,  éprouvassent  à  la  fois  une  dimi- 
nution subite  et  imprévue,  ce  qui  ne  peut  guère  avoir  lieu 
que  dans  un  état  de  choses  anormal,  lorsqu'une  cause  acciden- 
telle, par  exemple  un  grand  malheur  public,  occasionne  une 
réduction  brusque  et  générale  de  la  plupart  des  consomma- 
tions, comme  on  l'a  vu  en  France  après  la  révolution  de  1848. 
Il  en  résulte,  pour  un  temps,  une  accumulation  de  produits 
non  demandés  et  unralentissementde  la  production  générale. 

Mais,  en  dehors  de  ces  crises  exceptionnelles,  c'est-à-dire 
dans  le  cours  régulier  du  développement  économique  et  de 
la  vie  sociale,  le  désir  et  le  pouvoir  de  consommer  se  détermi- 
nent l'un  l'autre,  le  premier  accompagnant  toujours  le  se- 
cond, qui  seul  forme  la  demande  effective  et  stimule  chaque 
production  dans  la  mesure  des  besoins  respectifs  qu'exprime 
cette  demande. 


1 


Ici  8'appU(iae  robservation  qui  termine  la  deaiibme  secUon  de  ce  chapitre. 
I^  production  générale  d'an  pays,  lorsqu'on  l'envisage  dans  ses  rapports  avec 
la  consommaUon,  se  compose  de  la  richesse  qu'il  se  procure  par  son  travail^  in- 
(lirectenent  aossi  bien  que  directement. 


490  nioDvcTioif  de  la  richessb. 

Ce  qui  a  induit  quelques  économistes,  tels  que  Maithus  et 
Sismondi,  ce  qui  induit  journellement  le  public  en  erreur 
au  sujel  de  Tinfluence  de  la  consommation  sur  la  production, 
ce  sont  les  excès  partiels  et  temporaires  de  production,  que 
provoque  parfois  la  perspective  de  demandes  éventuelles  qui 
ne  se  réalisent  pas. 

Les  producteurs  qui  exercent  leur  industrie  en  grand  sont 
exposés  à  de  pareilles  erreurs,  parce  que  leur  production 
répond  à  une  demande  fort  étendue,  que  beaucoup  de  cir- 
constances difficiles  à  prévoir  peuvent  amoindrir  ou  in- 
terrompre en  tout  ou  en  partie,  et  qui,  venant  de  pays 
étrangers,  souvent  très-lointains,  n'est  pas  toujours  aisée  à 
connaître  et  à  constater. 

Cette  rupture  partielle  de  l'équilibre  qui  tend  constamment 
à  s'établir  entre  chaque  production  et  la  demande  corres- 
pondante peut,  lorsque  les  causes  en  sont  puissantes  et  géné- 
rales, atteindre  à  la  fois  plusieurs  branches  de  la  production, 
occasionner  une  grande  accumulation  temporaire  de  pro- 
duits non  demandés,  frapper  ainsi  plusieurs  industries  d'une 
langueur  soudaine  et  condamner  les  travailleurs  qu'elles  em- 
ployaient à  une  inaction  plus  ou  moins  prolongée.  Le  mal- 
aise patent  qui  en  résulte  et  les  intérêts  nombreux  qui  s'en 
trouvent  directement  ou  indirectement  lésés  attirant  alors 
l'attention  publique,  on  remonte  à  la  cause  du  mal;  mais  la 
plupart  des  esprits  qui  s'occupent  de  cette  recherche  s'arrê- 
tent à  la  cause  immédiate  et  apparente,  c'est-à-dire  à  l'acti- 
vité productive  qui  s'est  déployée  dans  les  industries  que  la 
crise  met  en  souffrance^  et,  l'exagéralion  de  cette  activité  leur 
paraissant  expliquer  tout  le  mal,  ils  en  concluent  que  la  so- 
ciété, pour  éviter  de  telles  crises,  doit  ou  produire  moins  ou 
consommer  davantage. 

L'analyse  et  le  raisonnement  nous  conduiront  aisément  à 
une  conclusion  tout  opposée ,  savoir  :  que  le  mai  dont  il  s'agit 
résulte  non  pas  de  ce  qu'on  a  trop,  mais  de  ce  qu'on  n'a  pas 
assez  produit. 


INFLUniCB  DES  CONSOMMATIONS.  491 

Supposons  un  pays  dans  lequel  les  industries  A,  B,  G,  etc., 
Iravailleut  pour  une  demande  étrangère,  c'est-à-dire,  pour 
fournir  à  leur  pays,  en  d'autres  termes  pour  produire  indi* 
rectement  une  certaine  marchandise  étrangère,  par  exemple 
des  métaux  précieux,  dont  le  pays  a  besoin  pour  sa  monnaie 
ou  pour  d'autres  usages. 

Ce  commerce  étant  rendu  impossible  par  des  circonstances 
imprévues,  le  produit  qu'on  en  attendait  a  dû  être  fourni  par 
les  industries  R,  S,  F,  etc  ,  qui  travaillent  pour  d^autres  de- 
mandes étrangères,  tandis  que  les  produits  des  premières  in- 
dustries sont  demeurés  sans  destination.  Mais  les  industries 
R,  S,  F,  fournissaient  ordinairement  au  pays,  toujours  par 
production  indirecte,  certaines  marchandises,  qui  mainte- 
nant ont  dû  être  fournies  de  la  même  manière  par  les  indus- 
tries X,  Y,  Z. 

En  continuant  d'analyser  ainsi  les  conséquences  du  fait 
primitif,  on  arriverait  nécessairement  ou  à  des  industries  de 
production  indirecte,  dont  les  produits  ordinaires  cesseraient 
en  tout  ou  en  partie  d'être  fournis  au  pays,  on  h  des  indus- 
tries qui  abandonneraient  en  tout  ou  en  partie  une  production 
directe,  pour  se  livrer  à  une  production  indirecte. 

De  toute  manière,  on  trouverait,  comme  conséquence  dé- 
finitive de  rhypothèse,  un  déficit  quelconque  dans  la  pro- 
duction directe  ou  indirecte  du  pays;  et  c'est  ce  déficit  qui 
explique  la  non-consommation  des  prodints  A,  B,  G,  etc., 
car,  déficit  de  production,  c'est  impuissance  de  demander,  et 
impuissance  de  demander,  c'est  impuissance  de  consommer. 

Il  est  bien  évident  que,  dans  l'hypothèse  même  de  l'erreur 
commisepar  les  industries  A,  B,  G,  etc.,  si  les  autres  industries 
avaient  accru  leur  production  au  point  de  suflire  à  la  de- 
mande représentée  par  les  produits  des  premières,  elles  au- 
raient fourni  par  cela  même  une  demande  suffisante  de  ces 
produits,  et  l'équilibre  général  entre  la  production  et  la  de- 
mande n'aurait  pas  été  troublé,  ou  il  aurait  été  promptement 
rétabli. 


192  PRODUCTION   DE   LA   RICHESSE. 

Des  deux  auteurs  que  j*ai  nommés,  Vun,  Sismondi,  s'est 
prononcé  en  faveur  du  ralentissement  de  la  production; 
l'autre,  Malthus,  en  faveur  d'un  accroissement  permanent  des 
consommations  de  jouissance.  La  seule  conclusion  pratique 
à  laquelle  puisse  aboutir,  selon  moi,  la  théorie  exposée  dans 
tout  ce  chapitre  est  celle-ci  : 

Toute  consommation  destructive,  et  même  toute  consom- 
mation superflue  de  jouissance,  de  la  part  d'un  riche  con- 
sommateur, contribue  nécessairement  à  empêcher  les  tra- 
vailleurs pauvres  de  se  procurer  les  jouissances  dont  ils  sont 
encore  privés  et  d'améliorer  leur  condition  à  venir,  puis- 
qu'elle supprime  une  portion  de  richesse  qui,  étant  épai^ée, 
aumit  accru  le  fonds  général  d'approvisionnement  sur  le- 
quel vivent  les  travailleurs. 

Mais,  pour  que  cette  vérité  ne  donne  pas  lieu  à  des  induc- 
tions erronées,  il  importe  de  ne  jamais  en  séparer  et  d'incul- 
quer avec  soin  aux  travailleurs  pauvres  cette  autre  vérité, 
non  moins  certaine  et  non  moins  pratique,  savoir  :  que  les 
consommateurs  riches  ont  parfaitement  le  droit  de  dépenser 
leurs  revenus  et  même  leurs  capitaux  comme  bon  leur  sem- 
ble, et  que  toute  atteinte  portée  à  ce  droit,  tout  acte  ou  toute 
loi  qui  tendrait  à  en  rendre  l'exercice  périlleux,  difficile  ou 
incertain,  aurait  pour  eifet  immanquable  de  paralyser  à  la 
fois  plus  ou  moins  complètement  l'abstinence  et  le  travail, 
c'est-à-dire  de  ralentir  l'épargne  et  la  production,  par  consé- 
quent d'empirer  la  condition  actuelle  et  de  compromettre 
l'avenir  de  tous  les  travailleurs. 


LIVRE  II 


CIRCULATION  DE  LA  RICHESSE. 


La  richesse  n'est  produite  que  pour  être  consommée,  et 
pour  la  consommer,  il  faut  en  avoir  la  libre  disposition  et  la 
possession  effective  •.  Or,  il  arrive  souvent  que  la  richesse 
n'est  pas  produite  par  ceux  qui  devront  la  consommer,  ni 
dans  le  lieu  où  elle  devra  être  consommée.  C'est  une  consé- 
quence  inévitable  de  la  répartition  des  travaux,  et  comme 
'  celte  répartition  va  s'étendant  et  se  complétant  à  mesure  que 
les  sociétés  avancent  dans  leur  développement  économique, 
la  conséquence  dont  il  s'agit  prend  de  plus  en  plus  le  carac- 
tère d'un  fait  général.  Quoiqu'on  puisse,  encore  de  nos  jours, 
trouver  dans  les  campagnes,  et  même  dans  les  villes,  maint 
exemple  de  produits  consommés  immédiatement  sur  place 
par  les  producteurs,  il  est  évident  que  ces  exemples  ne  for- 
ment, dans  Tensemble  de  la  vie  sociale,  qu'une  exception, 
tandis  que  la  consommation  médiate  forme  la  règle. 

De  là  une  nouvelle  série  d'actes  économiques,  par  lesquels 

1  Je  dis  la  possession,  non  la  propriété  ;  car  il  y  a  des  choses  dont  on  peut 
jouir  sans  en  être  propriétaire  :  ce  sont  toutes  celles  qui  ne  se  consomment  que 
lentement^  c*est-i^-dire  que  la  consommation  use,  mais  ne  détruit  pas.  Poar 
a?oir  le  droit  de  consommer  un  cheval,  un  carrosse,  un  meuble,  un  vêtement, 
il  suffit  d'en  avoir  obtenu  la  possession  temporaire  par  un  contrat  de  louage,  et 
celui  qui  donne  à  loyer  une  de  ces  choses  ne  transmet  que  son  droit  de  possession 
[juspossidendi);  il  ne  transmet  pas  son  droit  de  propriété. 

I.  13 


194  GIRCULATlOIf   DE    LA  RICHESSE. 

la  richesse  est  amenée  aux  lieux  où  elle  doit  être  consommée 
et  mise  à  la  disposition  de  ceux  qui  doivent  la  consommer  ; 
de  là  aussi  une  nouvelle  série  de  phénomènes  qu'il  s*agit 
d'analyser,  d'expliquer  par  leurs  véritables  causes  et  de  ra- 
mener à  des  lois  générales.  J  ai  déjà,  dans  Fintroducdon  de 
cet  ouvrage,  représenté  les  faits  de  circulation  comme  étant 
essentiellement  distincts,  soit  des  faits  de  production,  soit 
surtout  des  faits  de  distribution,  avec  lesquels  ils  ont  été  jus- 
qu'à présent  confondus.  Je  n'ajoute  rien  ici  pour  justifier  cette 
classification,  estimant  que  la  lecture  du  présent  livre  et  du 
suivant  ne  laissera  aucun  doute  à  cet  égard  dans  l'esprit  des 
lecteurs  inteUigenls. 


CHAPITRE  I. 


ANALYSE   DE  LA  GIRGULATION. 


Pour  qu'un  produit  circule,  c'est-à-dire  passe  du  producteur 
au  consommateur,  il  y  a  deux  genres  d'obstacles  à  vaincre 
provenant,  les  uns,  de  Téloignement,  les  autres,  de  la  pos- 
session. Une  chose  est  produite  dans  tel  lieu  pour  être  con- 
sommée dans  tel  autre  ;  et,  de  plus,  elle  n'appartient  pas  au 
consommateur  qui  veut  l'appliquer  à  ses  besoins. 

Le  premier  obstacle  est  surmonté  par  le  transport  des 
produits,  le  second  par  rechange.  Transport,  échange  ;  tels 
sont  les  deux  actes  dont  se  compose  la  circulation  de  la  ri- 
chesse. 

Le  but  de  la  circulation,  qui  est  de  mettre  la  richesse  pro- 
duite à  la  disposition  des  consommateurs,  n'est  rempli,  en 
effet,  que  du  moment  où  cette  richesse  est  possédée  par  eux 
matériellement  et  légalement  ;  matériellement,  parce  que  la 
consommation  implique  une  action  immédiate  sur  la  chose 
consommée;  légalement,  parce  que,  dans  Tétat  social,  il 
faut,  pour  disposer  d'une  chose  qu'on  possède  matérielle- 
ment, avoir,  en  outre,  le  droit  d'en  disposer.  La  spoliation, 
l'abus  de  la  force  ne  peut  jamais  être,  dans  les  sociétés 
humaines,  qu'un  moyen  rare  et  purement  accidentel  de  se 
procurer  la  disposition  d'un  produit;  autrement  toute  sé- 
curité, serait  détruite,  et  par  là  toute  production  rendue  im- 
possible. 

Quant  à  l'abandon  gratuit,  à  la  donation,  cet  acte  occupe 
une  place  trop  minime  et  joue  un  rôle  trop  exceptionnel  dans 


196  CIRGDLAHON  DE  LA  RICHESSE. 

l'ensemble  de  la  vie  sociale,  pour  qu'il  soit  utile  de  Ten- 
yisager  comme  un  acte  de  circulation.  C'est  par  rechange 
que  se  transmet  presque  toujours  le  droit  de  disposer  de  la 
richesse. 

L'étoffe  de  la  vie  sociale,  formée  par  les  échanges  de  pres- 
tations et  de  services,  porte  seulement  quelques  rares  brode- 
ries, qui  sont  les  libéralités,  et  présente  quelques  déchirures 
non  moins  rares,  qui  sont  les  spoliations. 

L'échange  peut  précéder  ou  suivre  le  transport.  Il  le  pré- 
cède, par  exemple,  lorsque  des  marchandises  sont  expé- 
diées à  un  consommateur  qui  a  déjà,  par  correspondance  ou 
par  procuration,  acquis  le  droit  d'en  disposer;  il  le  suit, 
lorsque  des  marchandises  sont  expédiées,  pour  le  compte  du 
producteur,  à  un  marchand  qui  se  charge  d*en  opérer  le  pla- 
cement. 

Le  transport  qui  n*est  pas  suivi  ou  précédé  d'un  échange 
et  réchange  qui  n'est  pas  suivi  ou  précédé  d'un  transport  ne 
sont  pas  des  actes  de  circulation  ;  car  la  circulation,  ayant 
pour  but  de  mettre  les  produits  à  la  disposition  de  ceux  qui 
ne  les  ont  pas  créés,  n'est  accomplie  que  par  la  double 
transmission  de  la  chose  et  du  droit,  c'est-à-dire  par  le  trans- 
port accompagné  de  l'échange.  Ainsi,  l'action  du  proprié- 
taire qui  transporte  dans  sa  maison,  pour  son  propre  usage, 
le  bois  qu'il  a  coupé  dans  sa  forêt,  celle  de  deux  individus 
qui  se  transmettent  réciproquement  des  droits  qu'aucune 
tradition  réelle  ne  réalisera,  ne  sont  pas  des  actes  de  circu- 
lation *. 

Le  transport  s'accomplit  par  un  travail,  dans  lequel  la  vo- 
lonté de  l'homme  doit  lutter  contre  la  résistance  que  lui 
opposent,  d'un  côté,  la  force  d'inertie  des  produits  qui  consti- 
tuent  la  richesse,  d'un  autre  côté,  les  obstacles  que  rencontre 

1  La  transmission  même  d'ane  propriété  immobUiëre  n'est  on  acte  de  circu- 
lation que  si  elle  est  accompagnée  ou  suivie  de  la  remise  du  titre,  ou  de  quelque 
autre  fait  apparent,  qui  opëre  le  transport  de  l'immeuble,  c'est-à-dire  qui  en  pro- 
cure à  l'acquéreur  la  possession  effective  et  la  libre  disposition. 


ANALYSE  DE  LA   ClACULATIOM.  197 

le  mouYement  de  locomotioD  sur  la  distance  à  parcourir. 
Ce  travail,  comprenant  des  efforts  très-divers  et  très-multi- 
pliés  de  gestation,  d'impulsion  et  de  direction,  exige,  comme 
les  travaux  de  la  production,  un  capital,  c'est-à-dire  des 
instruments  et  un  approvisionnement,  qui  sont  les  produits 
accumulés  d'un  travail  antérieur,  et  il  s'accomplit  sur  des 
voies  solides  ou  liquides,  qui  sont,  en  quelque  sorte,  les  fonds 
productifs  de  la  circulation.  Dans  ces  travaux,  comme  dans 
ceux  de  la  production,  l'homme  est  puissamment  aidé  par 
les  forces  de  la  nature,  dont  il  obtient  le  concours  par  le 
moyen  de  ses  instruments,  tantôt  en  se  réservant  le  rôle  de 
moteur  principal,  comme  lorsqu'il  emploie  une  charrette  à 
bras,  ou  un  bateau  à  rames,  tantôt  en  confiant  ce  rôle  à  un 
agent  extérieur,  comme  lorsqu'il  dirige  une  voiture  attelée 
de  chevaux,  ou  un  bateau  à  voiles.  Dans  le  premier  cas,  ses 
instruments  sont  des  outils,  dans  le  second ,  des  machines  de 
transport. 

L'échange  est  une  convention,  par  conséquent  il  exige  un 
accord  de  volontés  ;  or,  un  accord  de  volontés  n'est  possible 
qu'entre  des  êtres  capables  d'exprimer,  non  pas  seulement 
des  désirs,  mais  des  volontés  réfléchies.  Le  langage  est  donc 
une  condition  indispensable  de  la  pratique  des  échanges  ; 
c'est  pourquoi  les  animaux  les  plus  intelligents  ne  s'élèvent 
jamais  jusqu'à  cette  pratique  et  ne  vivent  jamais  en  société, 
si  ce  n'est  sous  un  régime  de  communauté,  qui  exclut  Té- 
change,  ou  sous  l'impulsion  d'un  instinct  irréfléchi,  qui  les 
pousse  à  s'approvisionner  en  commun  pour  la  conservation 
de  leur  espèce. 

D'ailleurs,  toute  pratique  un  peu  générale  et  un  peu  dé- 
veloppée de  l'échange  suppose  des  conventions  antérieures, 
puisqu'elle  implique  la  reconnaissance  et  la  garantie  du  droit 
de  possession  ^. 

En  donnant  une  chose  en  échange,  on  transmet,  avec  la 

t  V.  la  note  d-devat,  p.  193. 


198  CfRGUUTlOIf  DE  U  RKKEitt. 

chose,  le  droit  qu'on  avait  sur  cette  chose.  La  simple  irans- 
mission  de  la  chose,  sans  le  droit,  ne  donnerait  au  recevant 
qu'une  possession  précaire,  qui  ne  lui  sufârait  pas  pour  ap* 
pliquer  cette  chose  à  ses  besoins,  pour  la  consommer  en 
sécurité;  elle  exclurait,  d'ailleurs,  en  rendant  nécessaire 
dans  tous  les  cas  la  tradition  simultanée  des  deux  choses  qui 
s'échangeraient,  tous  les  échanges  dans  lesquels  cette  simul- 
tanéité ne  peut  pas  avoir  lieu. 

On  a  dit  que  tout  échange  n'est  qu'une  réciprocité  de  ser- 
vices,  parce  que  livrer  une  chose  c'est  toujours  rendre  un 
service.  Il  y  a  là  une  double  erreur.  C'est,  d'abord,  étendre 
indûment  le  sens  du  mot  service,  que  de  l'appliquer  aux 
prestations  de  choses.  Dans  toutes  les  langues,  et  pour  le 
sens  commun  de  tous  les  peuples,  faire  et  donner  sont  deux 
actes  différents.  Les  jurisconsultes  romains,  si  admirables 
par  leur  intelligence  des  réalités  pratiques  de  la  vie,  avaient 
clairement  établi  cette  distinction  dans  les  quatre  Formules 
suivantes,  par  lesquelles  ils  définissaient  toute  une  classe  de 
contrats  :  Do  ai  des;  do  ut  factas  ;  fado  ut  des  ;  fado  ui 
fadas.  Il  importe  à  la  science  économique,  dont  la  termi- 
nologie doit  s'éloigner  le  moins  que  possible  du  langage 
ordinaire»  que  cette  distinction  soit  maintenue  et  que  le 
mot  service  continue  de  s'appliquer  exclusivement  aux  ser^ 
vices  pei^sonnels,  aux  services  qui  consistent  à  faire,  non 
à  donner. 

C'est  ensuite  méconnaître  entièrement  la  véritable  nature 
de  l'échange,  que  de  le  faire  consister  uniquement  dans  les 
prestations  matérielles  qui  le  réalisent.  L'échange  est  une 
convention,  un  contrat,  dont  il  résulte  un  droit  indépendant 
de  la  réalisation  elle-même,  celui  d'exiger  cette  réalisation. 
Dans  l'échange  de  prestations,  il  s'y  joint  le  droit  de  chaque 
échangiste  sur  la  chose  qu'il  a  reçue  on  échange.  Produire 
ces  droits,  voilà  ce  qui  constitue  l'objet  du  contrat  d'échange. 
Confondre  la  prestation  matérielle  réciproque  avec  l'échange 
lui-même,  dont  elle  n'est  que  la  réaliaation  extérieure,  c'est 


AMAtTSB  DE  LA  GIBCULATIÛN.  199 

faire  une  métonymie  autorisée  par  Tusage,  sans  doute,  mais 
dont  il  importe  de  s'abstenir  quand  on  précise  les  termes  au 
début  d'un  ouvrage  scientifique,  sauf  à  l'employer  ensuite 
sans  scrupule,  si  les  démonstrations,  comme  o'est  ici  le  cas» 
doivent  y  gagner  en  concision  et  en  clarté. 

Lorsque  deux  personnes  sont  disposées  à  faire  un  échange, 
chacune  d'elles  offre  la  chose  qu'elle  a  et  demande  celle  qu'elle 
désire.  Tout  échange  suppose  donc  deux  demandes  et  dçux 
offres. 

Titius  a  deux  habits  et  pas  de  chapeau  ;  Gaïus  a  deux  cha<^ 
peaux  et  point  d'habit.  Un  échange  sera  possible  entre  eux 
si  Titius,  qui  demande  un  chapeau,  offre  un  de  ses  habits,  et 
si  Gaîus,  qui  demande  un  habit,  offre  un  de  ses  chapeaux;  en 
d'autres  termes,  s'il  y  a  de  part  et  d'autre  une  offre  et  une 
demande  qui  se  correspondent. 

Mais  réchange  ne  s'accomplit  réellement  que  si  l'offre  de 
chaque  échangiste  répond  à  la  demande  de  l'autre,  c'est«À- 
dire  au  désir  qu'exprime  cette  demande. 

Que  Titius  demande,  pour  un  de  ses  habits,  Tun  des  cha* 
peaux  de  Gaîus,  et  que  Gaïus  offre  ce  chapeau  pour  l'un  des 
habits  de  Titius,  l'accord  sera  conclu  entre  eux.  Il  ne  pour- 
rait pas  l'être,  si  Titius  n'offrait  point  d'habit,  ou  Gaîus  point 
de  chapeau  ;  ou  si  l'habit  offert  par  Titius  n'était  pas  demandé 
par  Gaîus,  ou  que  le  chapeau  offert  par  Gaïus  ne  fût  pas  de- 
mandé par  Titius  ;  ou  si  Gaïus  n'offrait  que  son  chapeau  en 
échange  de  l'habit,  tandis  que  Titius  demanderait  pour  son 
habit  quelque  chose  de  plus  que  le  chapeau  ;  car  dans  aucune 
de  ces  hypothèses  l'offre  de  chaque  échangiste  ne  répondrait 
*à  la  demande  de  l'autre  et  ne  satisferait  le  désirdont  cette  de- 
mande est  l'expression. 

Cette  correspondance  exacte  entre  chaque  demande  et 
l'offre  qui  doit  la  satisfaire  ne  peut  se  réaliser  fréquemment 
que  par  la  fréquente  rencontre,  par  Je  rapprochement  con- 
tinuel de  beaucoup  d'offres  diverses  et  de  beaucoup  de  de- 
mandes non  moins  diverses.  Or,  dans  un  état  de  société  où 


200  CmCULATION  DE   LA  RICHESSE. 

la  plupart  des  besoins  les  plus  journaliers  et  les  plus  univer- 
sels ne  sont  satisfaits  que  par  le  moyen  d'échanges,  la  fré- 
quence des  rencontres  serait  loin  d'y  suffire  et  la  continuité 
du  rapprochement  serait  impossible,  si  les  demandants  et  les 
offrants  demeuraient  livrés  à  eux-mêmes.  Il  y  a  donc  lieu  à 
rintervention  d'une  classe  plus  ou  moins  nombreuse  d'agents, 
dont  le  travail  a  pour  but  de  concourir  à  Taccomplissement 
des  échanges,  en  provoquant  et  en  facilitant  la  rencontre  des 
offres  et  des  demandes.  Ce  travail,  de  même  que  les  travaui 
de  transport,  exige  des  instruments  et  un  approvisionne- 
ment, c'est-à-dire  un  capital.  Le  marchand  a  besoin  d'un 
local,  de  meubles  appropriés  à  son  commerce,  souvent  de 
travailleurs  salariés  ;  le  courtier  même  et  le  commis-voya- 
geur ont  des  avances  à  faire,  ne  fût-ce  que  celle  de  leur 
entretien. 

Tous  ces  frais  de  circulation  sont  couverts  par  Tavantage 
que  procurent  les  échanges  à  ceux  qui  les  font,  avantage  égal, 
pour  chacun  d'eux,  à  la  différence  qui  existe  entre  le  sacrifice 
ou  la  somme  d'efforts  qu'il  doit  faire  pour  obtenir  la  chose 
qu'il  donne,  et  le  sacrifice  ou  la  somme  d'efforts  qu'il  devrait 
faire  pour  se  procurer  par  son  travail  la  chose  qu'il  reçoit. 
Les  frais  qu'occasionne  la  circulation  n'en  constituent  pas 
moins,  pour  la  société  entière,  une  déduction  à  opérer  sur 
l'économie  de  travail  que  lui  procurent  la  répartition  des  tra- 
vaux, la  production  en  grand  et  les  autres  moyens  qui  ont 
été  indiqués  dans  le  premier  livre  de  cet  ouvrage.  Tout  ce 
qui  tend  à  diminuer  les  frais  de  circulation  contribue  donc 
par  cela  même  à  l'accroissement  de  la  richesse,  en  rendant 
disponibles  des  capitaux  et  du  travail  qui  peuvent  être  em- 
ployés à  la  production. 

D'un  autre  côté,  le  fait  seul  d'une  circulation  coûteuse 
s'accomplissant  régulièrement  suffit  pour  constater  que  les 
frais  en  sont  couverts  et  dépassés  par  l'économie  de  travail 
qu'elle  permet  d'opérer  dans  la  production,  en  d'autres  ter- 
mes, que  cette  circulation  est,  à  tout  prendre,  avantageuse  aux 


ANALYSE  DE  LÀ  CmCUUTIOIf.  201 

individus  ou  aux  nations  qui  en  supportent  1^  dépense.  La 
société  ne  consent  à  payer  et  ne  peut  réellement  payer  les 
frais  d'une  circulation  soit  intérieure»  soit  internationale^  que 
s'il  en  résulte  pour  elle  une  économie  de  travail,  une  diminu- 
tion de  la  somme  d'efforts  qu'exige  la  somme  des  satisfactions 
dont  elle  veut  jouir. 


CHAPITRE  II 


DE   LA   TALRUR. 


SECTION  I. 
DéflAltlon  de  la  valeur. 

L'échange  fait  nattre  Tidée  de  valeur  ;  il  peut  seul  lui  don- 
ner quelque  précision. 

D'autres  actes  peuvent  faire  naître  Tidée  de  valeur,  pourvu 
qu'ils  expriment  un  rapport  établi  entre  deux  objets. 

Surpris  dans  ma  demeure  par  un  incendie  Je  nepuissau- 
ver  que  l'une  de  deux  choses,  la  chose  Â  ou  la  chose  B.  Si  je 
me  décide  à  sauver  la  chose  B,  soit  parce  qu'elle  me  sera  plus 
utile,  soit  parce  qu'il  me  faudrait  plus  de  travail,  plus  d'ef- 
forts pour  en  réparer  la  perte,  ce  choix  implique  sad^  contre- 
dit l'idée  de  valeur;  mais  elle  n'y  est  pas  précisée,  déterminée. 

La  chose  ^  vaxit  plus  que  la  chose  A;  elle  vaut  la  chose  Â, 
plus  une  certaine  quantité  inconnue  ;  elle  vaut  A  -|-  :f. 

Si  j'échange  la  chose  A  contre  la  chose  B,  l'idée  de  va- 
leur devient  précise  :  A  est  la  valeur  de  B,  B  est  la  valeur  de  A. 

Le  mot  valeur  vient  du  latin  valere,  qui  signifie  être  capa- 
ble, pouvoir.  La  chose  A  peut  la  chose  B,  c'est-à-dire  elle  peut 
la  procurer,  la  faire  obtenir. 

La  valeur  d'un  produit  ou  d'un  service  n'a  pas  d'autre 
expression  que  les  produits  ou  les  services  qu'on  obtient  en 
échange,  et  la  notion  de  valeur  n'admet  pas  d'autre  défini- 


DinmnoN  dk  la  valbur.  205 

lion.  C'est  la  notion  d'un  rapport  que  noire  intelligence  aper- 
çoit entre  deux  choses,  et  qui  résulte  du  fait  de  rechange,  ou 
qui  le  suppose.  Quand  je  dis  que  la  chose  B  vaut  la  chose  A, 
J'eiprinoe  le  résultat  d*un  échange  accompli;  ou  bien  je  le 
suppose,  je  Tenvisage  comme  éventuel,  et  j'aflirme  que  la 
chose  B  s'échangera  contre  la  chose  A. 

Dans  les  expressions  même  où  le  mot  valeur  paraît  avoir  un 
sens  absolu,  la  relation  est  impliquée  et  sous-entendue.  Lors- 
que nous  disons  qu'une  chose  a  de  la  valeur,  nous  songeons 
à  une  quantité  quelconque  d'autres  choses,  qu'on  pourrait 
obtenir  en  échange.  Si  nous  affirmons  qu'une  chose  a  beau* 
coup  de  valeur,  c'est  qu'elle  pourrait  s'échanger  contre  une 
quantité  considérable  de  quelque  autre  chose  sous^ entendue; 
une  chose  sans  valeur  est  une  chose  en  échange  de  laquelle 
on  ne  pourrait  rien  obtenir,  ni  service,  ni  prestation  quel- 
conque. 

Ce  point  est  essentiel,  car  les  fausses  notions  qu'on  s'est 
généralement  faites  de  la  valeur  ont  introduit  dans  la 
science  beaucoup  de  controverses  oiseuses  et  d'erreurs  re- 
grettables. 

Ainsi,  on  s'est  demandé  et  l'on  a  longuement  discuté  si  la 
valeur  est,  ou  non,  une  qualité  inhérente  aux  choses,  et  ceux 
qui  en  ont  fait  une  qualité  des  choses  l'ont  comparée  à  la  lon- 
gueur et  à  la  chaleur.  Or,  la  valeur  n'est  pas  une  qualité, 
c'est  un  simple  rapport  entre  deux  choses,  comme  le  paral- 
lélisme entre  deux  lignes,  comme  le  niveau  entre  deux  points. 
Quand  j'aflirme  que  deux  lignes  sont  parallèles,  j'énonce 
un  rapport  que  mon  intelligence  ou  mes  sens  aperçoivent 
entre  ces  deux  lignes;  mais  il  ne  s'ensuit  point  que  le  paral- 
lélisme soit  une  qualité  de  chacune  de  ces  lignes.  Le  rapport 
qu  exprime  le  mot  valeur,  en  d'autres  termes,  l'équivalence 
est  précisément  de  la  môme  nature. 

A  la  vérité,  pour  que  deux  lignes  soient  parallèles,  il  faut 
certaines  conditions  sans  lesquelles  ce  rapport  ne  serait  pas 
possible.  Les  deux  lignes  doivent  être  droites  et  se  trouver 


204  CIRCULATION  DE  LA  RICHESSE. 

dans  le  même  plan.  De  même,  le  rapport  d'équivalence  im- 
plique certaines  conditions  que  j'indiquerai  dans  la  section 
suivante,  et  ces  conditions  peuvent  être  des  qualités  inhé- 
rentes aux  choses  échangées.  Mais  ni  le  parallélisme^  ni  Té- 
quivalence  ne  sont  des  qualités  qu'on  puisse  trouver  dans  les 
choses  elles-mêmes,  comme  la  longueur  et  la  chaleur,  ou 
concevoir  indépendantes  du  rapport  que  chacun  de  ces  mots 
exprime. 

Plusieurs  économistes,  tout  en  constatant  le  caractère  relatif 
de  la  valeur  qui  résulte  de  rechange,  reconnaissent  une  autre 
espèce  de  valeur,  qu'ils  nomment  valeur  d'usage,  et  qui,  se 
mesurant  sur  l'utilité,  se  confond  réellement  avec  l'utilité, 
avec  l'aptitude  des  choses  à  procurer  une  satisfaction.  Cette 
notion,  introduite  par  Adam  Smith,  outre  qu'elle  est  parfai- 
tement superflue,  a  l'inconvénient  de  jeter  la  confusion  sur 
l'idée  scientifique  de  la  valeur,  et  si  quelques  économistes 
allemands,  d'ailleurs  très-savants,  tels  que  Lotz  et  Soden,  se 
sont  fourvoyés  dans  leur  exposition  de  l'économie  politique 
au  point  de  dénaturer  entièrement  cette  science,  on  doitTat- 
tribuer  en  grande  partie  à  cette  idée  d'une  valeur  d'usage 
indépendante  de  l'échange,  qu'ils  ont  adoptée  comme  fon- 
damentale. 

L'utilité  des  choses^  absolue  en  ce  sens  qu'elle*n'est  le  pro- 
duit d'aucune  convention ,  varie  tellement  selon  les  personnes, 
les  temps  et  les  lieux,  qu'elle  n'est  susceptible,  pour  cha(]ue 
espèce  de  produits  ou  de  services,  d'aucune  appréciation  per- 
manente, d'aucune  évaluation  générale  comparative.  Il  n'y  a 
aucune  chose  dont  on  puisse  dire  qu'elle  est,  pour  un  ensemble 
de  personnes,  en  tout  temps  et  en  tout  pays,  très-utile  ou 
peu  utile,  plus  utile  ou  moins  utile  que  telle  autre.  Ainsi, 
quoique  l'utilité  soit  le  caractère  essentiel  et  distinctif  de 
la  richesse,  elle  ne  fournit  aucun  moyen  de  mesurer  et  de 
comparer  la  richesse  de  plusieurs  individus  ou  de  plusieurs 
nations.  Si  l'on  nous  affirme  que  trois  nations  consomment 
en  abondance,  l'une  de  la  laine,  la  seconde  du  coton,  la 


DÉFUnnOM  DE   LA  VALEUR.  205 

troisième  de  la  soie,  cela  ne  nous  apprend  rien  sur  les 
sommes  relatives  de  satisfactions  qu'elles  obtiennent. 

L'utilité  des  choses  est,  comme  nous  le  verrons  bientôt»  un 
des  éléments  de  leur  valeur  d'échange,  et  le  degré  de  cette 
utilité  contribue  à  déterminer  cette  valeur,  il  la  détermine 
même  dans  certains  cas  exclusivement;  mais  cette  utilité 
n'est  reconnue,  constatée,  mesurée,  que  par  l'appréciation 
personnelle  de  chaque  échangiste  au  moment  et  dans  le  lieu 
où  l'échange  s'accomplit;  c'est  le  pouvoir  de  satisfaction  que 
l'échangiste  attribue  à  la  chose  par  lui  demandée,  et  qui  le 
pousse  à  conclure  l'échange  ;  c'est  une  qualité  des  choses, 
qui  n'est  envisagée  que  dans  l'action  qu'elle  exerce  comme 
mobile  sur  la  volonté  des  individus. 

Enfin,  de  ce  que  la  valeur  n'est  qu'un  rapport,  il  résulte 
que  ces  expressions  :  Toutes  choses  ont  augmenté,  ou  toiUes 
choses  ont  diminué  de  valeur,  dont  on  se  sert  quelquefois  pour 
caractériser  certains  résultats  du  développement  économique, 
sont  absurdes,  au  moins  dans  leur  sens  littéral.  Pour  que  la 
valeur  de  toutes  choses  se  fût  abaissée  ou  élevée,  il  faudrait 
que  chaque  chose  valût  une  moins  grande  ou  une  plus  grande 
quantité  de  chaque  autre  chose,  ce  qui  est  impossible.  Si  la 
chose  Â,  qui  valait  la  chose  B,  a  diminué  de  valeur,  elle  doit 
valoir  moins  que  B,  et,  par  conséquent,  B  vaudra  plus  que  Â, 
c'est-à-dire  aura  augmenté  et  non  diminué  de  valeur.  Inver- 
sement, si  la  valeur  de  Â  s'est  accrue,  celle  de  B  aura  diminué 
d'autant  ^ 

En  général,  lorsqu'on  emploie  les  expressions  dont  il  s'agit, 
on  excepte  tacitement  de  la  diminution  ou  de  l'augmentation 
universelle  des  valeurs  une  certaine  espèce  de  choses,  par 

^  Siroii  suppose  que  tout  a  diminué  de  valeur,  Â,  qui  valait  B,  doit  valoir 
B  —  îT,  et  B,  qui  valait  Â,  doit  valoir  K  ^  x.  Mais  si  A  vaut  B  —  a;,  il  est  clair 
qae  B  vaut  K-i-  x,  d'où  il  résulte  que  Â  —  a;  =  A  +  â;.  Or,  celle  équation  n'est 
vraie  que  si  â?  =s  o,  c'est-à-dire  si  la  prétendue  diminution  de  valeur  est  nulle. 
L'hypothèse  inverse,  d'une  augmentation  générale  de  valeur,  conduirait  au  même 
résolut. 


206  ciacuunoif  de  la  rkhcme. 

■ 

exemple  le  numéraire,  à  laquelle  on  rapporte  et  dans  laquelle 
on  exprime  la  valeur  de  toutes  les  autres.  On  veut  dira  alors 
que  la  valeur  de  toutes  les  choses  non  exceptées  a  changé  re- 
lativement à  la  chose  exceptée,  ce  qui  est  toujours  possible 
et  se  réalise  en  effet  quelquefois. 

SECTION  II. 
Eléatents  4e  la  valeur. 

La  valeur  étant  le  produit  de  l'échange,  nous  devons  en 
trouver  les  éléments  dans  les  motifs  de  rechange,  c'est-à-dire 
dans  les  circonstances  ou  les  caractères  que  présentent  les 
choses  échangeables  et  qui  font  désirer,  puis  accomplir  ré- 
change. 

Or,  en  premier  lieu,  toute  chose  échangeable  est  deman- 
dée, autrement  elle  ne  serait  pas  échangeable  et  ne  pourrait 
acquérir  une  valeur  par  l'échange.  Elle  est  demandée,  donc 
elle  est  désirée;  par  conséquent  elle  répond  à  un  besoin  de 
rhomme,  elle  est  apte  à  procurer  une  satisfaction  ;  en  un  mot, 
elle  est  utile. 

En  second  lieu,  toute  demande  est  accompagnée  de  l'offre 
d'une  chose  pareillement  utile,  dont  l'abandon  constitue, 
de  la  part  de  celui  qui  l'offre,  un  sacrifice,  qu'il  ne  ferait 
pas  s'il  pouvait  produire  lui-même,  ou  se  procurer  autre- 
ment, sans  aucun  effort,  la  chose  demandée.  Il  est  donc 
de  l'essence  d'une  chose  échangeable  qu'elle  ne  puisse  être 
obtenue  sans  effort  par  celui  qui  la  demande. 

Ainsi,  procurer  une  satisfaction  et  ne  pouvoir  être  obte- 
nues sans  effort,  voilà  les  deux  caractères  des  choses  échan- 
geables, par  conséquent  les  deux  éléments,  ou,  si  Ton  veut, 
les  deux  conditions  de  la  valeur.  Le  premier  élément  est 
subjectif;  il  est  entièrement  déterminé  par  les  besoins  ou  par 
les  désirs  individuels  des  échangistes.  Le  second  est  objectif; 
il  dépend  de  circonstances  matérielles,  qui  sont  les  conditions 


ÉLÈMOnB  DE  U  YALBim.  207 

d'etistaoce  de  la  chose,  et  que  les  besoins  des  échangistes 
n'influencent  d'aucune  manière. 

Ces  circonstances  matérielles,  qui  font  qu'une  chose  ne 
pourrait  être  obtenue  sans  eflbrt  par  celui  qui  la  demande» 
sont  au  nombre  de  deux,  savoir  :  la  quantité  limitée  de  la 
chose  et  le  travail  nécessaire  pour  la  rendre  disponible.  Le 
plus  souvent,  ces  deux  circonstances  n'en  font  qu'une,  parce 
qu'elles  sont  intimement  connexes,  la  seconde  produisant  la 
première  et  l'absence  de  la  première  excluant  la  seconde. 

Une  chose  qui  est  le  produit  du  travail  est  nécessairement 
limitée  dans  sa  quantité,  puisque  cette  quantité  dépend  d'une 
somme  d'efibrts,  qui  est  nécessairement  limitée.  Mais  il  n'est 
pas  également  vrai  qu'une  chose  fournie  par  la  nature  en 
quantité  illimitée  puisse  toujours  être  mise  sans  aucun  travail 
à  la  disposition  de  ceux  qui  en  ont  besoin,  ni  qu'une  chose 
dont  la  quantité  est  limitée  soit  nécessairement  un  produit 
du  travail. 

Je  demeure  à  vingt  minutes  d'une  grande  rivière,  qui 
fournit  à  toute  la  contrée  que  j'habite  une  quantité  d'eau 
ilUmitée.  Cependant,  je  dois  acheter  l'eau  dont  j'ai  besoin, 
c'est-à-dire  l'obtenir  par  le  moyen  d'un  échange,  car  je  ne 
pourrais  me  la  procurer  autrement  sans  une  certaine  somme 
d'efforts.  Cette  eau  n'ayant  été  rendue  disponible  pour  moi 
que  par  un  travail  économique,  c'est-à-dire  par  un  travail  de 
transport,  ce  travail  est,  dans  ce  cas,  la  seule  circonstance  qui 
empêche  que  je  ne  puisse  obtenir  la  chose  sans  effort  et  au* 
trament  que  par  un  échange. 

J'ai  besoin  d'une  certaine  étendue  de  terre  inculte,  soit 
pour  y  appliquer  mon  industrie  en  la  cultivant,  soit  simple- 
ment pour  y  exercer  ma  faculté  de  locomotion.  Cette  étendue 
de  terrain  n'est  le  produit  d'aucun  travail  ;  elle  a  été  rendue 
disponible  sans  aucun  travail  pour  celui  qui  la  possède  et 
pour  moi-même,  et  cependant  je  ne  puis  en  obtenir  la  dispo- 
sition que  par  un  échange,  par  un  sacritice;  car,  potir  trouver 
une  autre  terre  inculte  non  appropriée,  il  me  faudrait  proba* 


208  cmccLàTioif  de  là  richesse. 

blement  émigrer,  c'est-à-dire  m'imposer  toute  une  série 
d'efforts  pénibles  et  dangereux. 

La  terre  inculte  est  fournie  à  chaque  société  humaine  en 
quantité  limitée,  et  cette  circonstance  suffit  seule  dans  ce  cas 
pour  empêcher  que  la  chose  demandée  ne  puisse  être  obtenue 
sans  efforts  par  celui  qui  la  demande. 

On  représente  ordinairement  tantôt  la  quantité  limitée,  ou 
ce  qu'on  appelle  improprement  la  rareté  de  la  richesse,  tantôt 
le  travail  nécessaire  pour  la  produire  et  pour  la  rendre  dispo- 
nible, comme  étant  une  des  causes  immédiates,  un  des  élé- 
ments de  la  valeur.  Mais  il  est  évident  que  les  seules  causes 
qui  poussent  un  échangiste  à  faire  son  offre,  et  qui,  par  con- 
séquent, puissent  être  envisagées  comme  les  causes  immé- 
diates ou  comme  les  éléments  de  la  valeur  sont,  d'un  côté, 
l'utilité  de  la  chose  par  lui  demandée,  en  d'autres  termes,  la 
satisfaction  qu'il  en  attend,  le  désir  qu'il  éprouve  de  la  possé- 
der, et  d'un  autre  côté,  la  nécessité  oix  il  serait  de  faire  des 
efforts  pour  se  la  procurer  autrement  que  par  un  échange. 
L'échangiste  ne  s'enquiert  point  si  la  chose  qu'il  demande 
est  le  produit  de  travail,  ni  si  elle  se  trouve  en  quantité  limi- 
tée ou  illimitée,  mais  seulement  s'il  pourrait,  lui,  l'obtenir 
sans  aucun  effort.  Son  otTre  est  un  sacrifice,  qu'il  accomplit 
pour  éviter  un  effort,  et  qu'il  n'accomplit  que  dans  ce  but. 

Ainsi,  l'analyse  de  rechange  nous  conduit  au  même  résultat 
que  celle  du  travail  économique,  savoir  :  une  satisfaction  re- 
cherchée, en  vue  de*  laquelle  l'homme  accomplit  un  effort, 
ou  s'impose  un  sacrifice  équivalent  à  un  effort  et  ayant  pour 
but  d'éviter  l'effort. 

SECTION  m. 
Caases  qui  déterminent  la  valenr* 

Il  ne  suffit  pas,  pour  déterminer  la  valeur  d'une  chose, 
que  réchangiste  qui  la  demande  fasse  une  offre  quelconque. 


CAUSES  DE   LA  VALEUR.  200 

c'est-à-dire  qu'il  ait  des  efforts  à  faire  pour  se  la  procurer  au- 
trement  que  par  l'échange;  il  faut  en  outre  que  celte  offre 
corresponde  exaclenienl  à  la  demande  faite  par  un  autre 
échangiste,  et  que  Toffre  de  ce  second  échangiste  corres- 
ponde pareilleoient  à  la  demande  du  premier;  car  la  valeur 
lie  peut  être  déterminée  que  par  la  réalisation  de  l'échange, 
et  réchange  ne  peut  se  réaliser  que  par  la  correspondance 
exacte  de  chaque  offre  à  la  demande  qu'elle  doit  satisfaire. 

Si  la  chose  Â  et  la  chose  B  présentent  les  conditions  men- 
tionnées dans  la  précédente  section,  elles  sont  Tune  el  l'autre 
échangeables,  Tune  et  l'autre  susceptibles  d'acquérir  une 
iraleur  par  l'échange  ;  mais  il  n'en  résulte  pas  que  la  chose  Â 
puisse  s'échanger  réellement  contre  la  chose  B,  ni  par  con- 
séquent que  la  chose  A,  ou  une  quantité  déterminée  de  la 
chose  Â  vaille  la  chose  B,  ou  une  quantité  déterminée  de  la 
chose  B. 

Quelles  sont  les  causes  qui,  en  agissant  sur  les  demandes 
elsur  les  offres,  peuvent  amener  la  correspondance  d'où  l'é- 
change et  la  valeur  résulteront?  C'est  ce  qu'il  s'agit  mainte- 
nant de  rechercher.  Mais  il  est  essentiel  auparavant  de  bien 
préciser  le  sens  des  mots  demande  et  offre. 

J'appelle  demande  possible  celle  qui  se  manifesterait  en 
l'absence  de  toute  condition  imposée.  Il  est  évident  que, 
pour  une  chose  échangeable,  c'est-à-dire  utile  et  non  sus- 
ceptible d'être  obtenue  sans  efforts,  la  demande  possible  est 
toujours  illimitée.  Il  n'y  a  pas  de  limite  assignable  à  la  quan- 
tité d'une  telle  chose  qui  serait  désirée  et  demandée,  s'il  suf- 
fisait de  demander  pour  obtenir.  La  demande  effective,  au 
contraire,  c'est-à-dire  celle  qui  se  manifeste  réellement,  est 
toujours  limitée,  car  elle  dépend  des  conditions  imposées,  ou, 
en  d'autres  termes,  de  l'offre  qui  doit  l'accompagner  pour 
qu'elle  puisse  être  satisfaite. 

J'appelle  offre  disponible  la  quantité  d'une  chose  échan- 
geable dont  les  échangistes  disposent,  et  que  par  conséquent 
ils  pourraient  offrir  en  vue  d'un  échange  déterminé,  et  offre 
I.  14 


310  CIRCVUTlOfC  DE  LA   AIQHBSSE. 

effective  la  quantité  qui  est  réellement  offerte  à  des  condi- 
tions déterminées. 

L'oftre  effective  ne  peut  jamais  dépasser  l'offre  disponible  ; 
elle  peut  l'égaler  ;  elle  peut  lui  être  inférieure;  son  étendue 
dépend  des  conditions  auxquelles  on  la  subordonne. 

Enfin,  j'appelle  intensité  de  la  demande  le  désir  et  les 
moyens  d'acquérir  qu'elle  représente.  Cette  intensité,  qui  se 
manifeste  par  le  sacrifice  que  Téchangiste  est  disposé  à  faire, 
c'est-à-dire  par  l'offre  dont  il  accompagne  sa  demande,  ne  doit 
point  être  confondue  avec  l'étendue  de  la  demande,  c'est- 
à-dire  avec  la  quantité  qu'elle  embrasse  à  des  conditions 
quelconques.  Lorsque  je  demande  cent  livres  de  laine  en  of- 
frant deux  mesures  de  blé  pour  chaque  livre,  ma  demande 
ou  l'étendue  de  ma  demande  est  de  cent  livres;  son  inten- 
sité est  de  deux  mesures  pour  une  livre.  Je  pourrais,  en  de- 
mandant la  même  quantité  de  laine,  n'offrir  qu'une  mesure 
de  blé  par  livre;  je  pourrais  aussi,  en  ofirant  deux  mesures, 
ne  demander  que  cinquante  livres.  Dans  le  premier  cas,  ma 
demande  aurait  diminué  d'intensité;  dans  le  second,  d'é- 
tendue. On  appelle  demande  effective  celle  qui  est  déterminée 
quant  à  Tétendue  et  quant  à  l'intensité. 

Dans  tous  les  cas  où  il  y  a  compétition,  c'est-à-dire  dans 
tous  les  cas  où  la  valeur  devient  un  fait  général  et  un  phéno- 
mène digne  d*étude,  l'intensité  de  la  demande  ne  peut  guère 
s'accrottre  sans  que  l'étendue  s'en  accroisse  pareillement.  Si  le 
désir  de  consommer  une  chose  et  la  possibilité  de  l'acquérir 
par  réchange  s'accroissent  dans  la  société,  il  est  évident  que 
la  demande  effective  de  cette  chose  devra  augmenter  en 
étendue,  puisqu'un  plus  grand  nombre  de  personnes  auront 
le  désir  ou  les  moyens  de  se  la  procurer  aux  conditions 
établies  par  les  échanges  antérieurs.  Il  faudra  que  ces  condi- 
tions s'élèvent  pour  que  la  demande  soit  de  nouveau  res- 
treinte. 

Ces  notions  préliminaires  étant  définies,  on  comprendra 
aisément  qu'il  existe,  pour  une  chose  échangeable  quelcon- 


GAUK6  DE  LA  TALIOR.  9i  i 

que,  UQ  certaio  minimum  de  conditions,  qui  rendrait  effec- 
tive toute  Toffre  disponible.  Si,  par  exemple,  il  s'agit  de  la 
chose  A,  il  y  a  certainement  une  quantité  minimum  de  la 
ebofieB,  contre  laquelle  toute  la  quantité  de  la  chose  A  qui 
est  disponible  pour  un  tel  échange,  c'est-à-dire  destinée  à 
Tacquisition  de  la  chose  B,  sera  volontairement  offerte. 

Or,  tous  les  rapports  possibles  de  l'offre  à  la  demande  sont 
compris  dans  les  trois  cas  suivants  :  ou  bien  Toffre  disponible 
ainsi  conditionnée  est  égalée  par  la  demande  effective,  ou 
bien  elle  lui  est  inférieure,  ou  bien  elle  lui  est  supérieure. 

Si  la  demande  effective  égale  l'offre  effective,  c'est-à-dire 
si  la  quantité  offerte  est  précisément  celle  dont  la  demande  se 
manifeste  aux  conditions  qui  ont  rendu  effective  cette  offre 
disponible,  rechange  s'accomplit  et  la  valeur  delà  chose  offerte 
est  exprimée  par  ces  mêmes  conditions.  Si,  par  exemple, 
toute  la  quantité  disponible  de  la  chose  A  est  offerte  à  des 
conditions  que  je  représente  par  le  chiffre  5,  et  que  la  de- 
mande à  ces  conditions  soit  justement  de  cette  quantité,  la 
valeur  de  A  est  fixée  ;  elle  a  pour  expression  ce  chiffre  5, 
c  est-à-dire  cinq  fois  une  certaine  mesure  de  la  chose  B. 

Quelles  sont,  dans  ce  premier  cas,  les  causes  qui  amènent 
la  réalisation  de  rechange  et  quidéterminent  la  valeur?  C'est, 
d'un  c6té,  l'étendue  de  l'offre  disponible,  car,  plus  elle  est 
considérable,  plus  il  faut  que  les  conditions  qui  la  rendent 
effective  soient  modérées  pour  qu'une  demande  effective 
absorbe  cette  offre  entière;  c'est,  d'un  autre  côté,  l'intensité 
de  la  demande,  car  plus  la  demande  est  intense,  plus  les  con- 
ditions qu'elle  doit  accepter  pour  égaler  l'offre  disponible 
peuvent  être  élevées. 

Si  les  conditions  auxquelles  l'offre  disponible  peut  devenir 
effective  sont  telles  que  cette  offre  soit  encore  surpassée  par  la 
demande  effective,  l'échange  ne  peut  s'accomplir  que  par 
une  diminution  de  la  demande,  puisque  l'offre  ne  peut  pas 
s'étendre,  et  celte  diminution  ne  peut  résulter  que  de  condi- 
tions supérieures  au  minimum  supposé. 


213  CIRCULATION  DE   LA   RICHESSE. 

Si,  par  exemple,  la  demande  qui  se  fait  de  la  chose  A  aux 
conditions  exprimées  par  le  chiffre  5  dépasse  Toffre  disponible 
de  A,  réchange  ne  peut  s'accomplir  qu'à  des  conditions  re- 
présentées par  un  chiffre  supérieur,  car  il  faut  qu'une  partie 
de  la  demande  soit  écartée  par  des  conditions  qu'elle  ne  peut 
ou  ne  veut  pas  s'imposer.  La  valeur  d'A  est  donc  supé- 
rieure à  5. 

Dans  ce  cas,  comme  dans  le  premier,  la  valeur  est  déter- 
minée par  rétendue  de  ToiTre  disponible  et  par  l'intensité  de 
la  demande  ;  car,  plus  roffre  disponible  est  étendue,  moins  il 
faut  que  la  demande  eflective  s'abaisse  pour  se  trouver  au 
niveau  de  TofTre  effective,  et,  d'un  autre  cûlé«  plus  la  de- 
mande est  intense,  plus  les  conditions  de  loflire  effective  doi- 
vent s'élever  pour  amener  cette  demande  au  niveau  de  l'offre. 

Si  la  demande  à  5  est  de  1,000  A,  il  faut  moins  augmenter 
le  chiffre  5  pour  abaisser  la  demande  à  900  que  pour  l'a- 
baisser à  800,  et  si  le  chiffre  6  la  fait  descendre  à  800,  il  faut 
encore  élever  ce  chiffre  pour  la  faire  descendre  à  700,  etc. 

D'un  autre  côté,  avec  une  même  offre  disponible,  l'aug- 
mentation du  chiffre  doit  être  d'autant  plus  forte  que  la 
demande  est  plus  intense.  Si  l'offre  disponible  est  de  800,  la 
demande  s'abaisse  d'autant  plus  difficilement  à  ce  niveau, 
qu'elle  est  disposée  à  s'imposer  un  sacrifice  plus  considérable. 
Si  la  demande  est  de  800  au  chifire  6,  la  valeur  sera  exprimée 
par  ce  chiffre.  Si  la  demande  est  assez  intense  pour  ab- 
sorber 900  à  ce  même  chiffre,  il  faudra  peut-être  qu'il  s'élève 
à  7  pour  la  faire  descendre  jusqu'à  800. 

Dans  le  troisième  cas,  enfin,  c'est-à-dire  lorsque  l'offre  dis- 
ponible se  trouve  supérieure  à  la  demande,  il  faut,  pour  que 
réchange  s'accomplisse,  que  l'offre  effective  soit  inférieure  à 
l'offre  disponible,  et  cela  ne  peut  avoir  lieu  que  parce  qu'elle 
devient  effective  à  des  conditions  inférieures  au  minimum 
supposé.  Alors,  la  demande  s'étend  aussi  de  son  c6té  par  l'a- 
baissement de  ces  conditions,  et  la  coïncidence,  par  consé- 
quent la  valeur^  se  réalise  entre  les  conditions  qui  auraient 


CAUSES  PE   LA   VALEUR.  215 

été  exigées  par  Toffre  disponible  et  celles  qui  auraient  été 
imposées  par  la  demande  effective. 

L'offre  disponible  de  la  chose  A  deviendrait  tout  entière 
efFeclive  aux  conditions  représentées  par  le  chiffre  5,  mais  elle 
dépasse  la  quantité  qui  sera  demandée  à  de  telles  conditions. 
L'échange  ne  peut  donc  s'accomplir  qu'avec  une  offre  effec- 
tive amoindrie.  Les  conditions  auxquelles  la  demande  pour- 
rait égaler  l'offre  disponible  étant,  par  exemple,  représentées 
par  le  chiffre  3,  une  partie  de  cette  offre  se  trouve  écartée  ; 
mais  il  y  a ,  entre  3  et  5  un  chiffre  intermédiaire ,  par 
exemple  4,  qui  permet  à  la  demande  effective  d'égaler 
l'offre  effective,  et  ce  chiffre  devient  la  condition  réelle  de 
réchange,  par  conséquent  la  valeur  de  A. 

Ici  encore,  la  valeur  est  déterminée  par  l'étendue  de  l'offre 
disponible  et  par  l'intensité  de  la  demande  ;  car,  l'intensité 
de  la  demande  étant  donnée,  plus  l'offre  disponible  est  con- 
sidérable, plus  les  conditions  doivent  être  abaissées  pour  la 
faire  descendre  au  niveau  de  la  demande;  inversement, 
Toffire  disponible  étant  donnée,  l'abaissement  requis  est  d'au- 
tant moindre  que  la  demande  est  plus  intense. 

Si  la  demande  de  A  n'est  que  de  300  aux  conditions  repré- 
sentées par  le  chiffre  5,  l'abaissement  qui  peut  amener  l'offre 
effective  au  niveau  de  la  demande  est  d'autant  plus  fort  que 
l'offre  disponible  à  de  telles  conditions  se  trouve  plus  éten- 
due, puisque  la  quantité  de  Toffre  à  écarter  en  est  d'autant 
plus  considérable.  Lintensité  de  la  demande  étant  supposée 
telle,  par  exemple,  que  pour  chaque  unité  de  moins  dans  les 
conditions  elle  s'étend  d'une  centaine,  la  demande  effective 
sera  de  600  au  chiffre  4,  de  700  à  3,  de  800  à  2,  de  900  à  T 
Donc,  si  l'offre  disponible  est  de  900,  le  chiffre  représentant 
la  valeur  sera  entre  1  et  5  ;  si  l'offre  est  de  800,  entre  2  et  5; 
si  l'offre  est  de  700,  entre  3  et  5  ;  si  l'offre  est  de  600,  entre  4 
et  5.  Le  maximum  de  ta  valeur  demeurant  le  même,  le  mi- 
nimum va  croissant,  à  mesure  que  l'offre  disponible  est  sup- 
posée moindre. 


214  CIRCULATION  DE  LA  MCnSSSE. 

Inversement,  l'offre  disponible  étant  supposée  de  900,  et 
toujours  effeclive  aux  conditions  représentées  par  le  chiffre  5, 
le  minimum  de  la  valeur  s'élèverait  avec  Tinlensilé  de  la 
demande.  Avec  une  demande,  par  exemple,  qui  s'étendrait  de 
deux  centaines  pour  chaque  unité  de  moins  dans  les  condi- 
tions, le  minimum  serait  de  3,  tandis  qu'avec  celle  de  l'hy- 
pothèse précédente  il  était  réduit  à  i . 

L'étendue  de  Toffre  disponible  et  Tintensité  de  la  demande, 
telles  sont  les  causes,  les  seules  causes  déterminantes  de  la 
valeur.  Lorsqu'on  dit  que  la  valeur  est  déterminée  par  la  pro- 
portion entre  l'offre  et  la  demande,  on  se  sert  d'expressions 
incorrectes  pour  formuler  une  vérité  incomplète.  La  propor- 
tion, ou  plutôt  le  rapport  qui  existe  entre  la  demande  pos- 
sible et  l'offre  disponible  n'a  rien  à  faire  ici,  et  quant  au 
rapport  qui  s'établit  à  des  conditions  données  entre  l'offre 
effective  et  la  demande  effective,  il  dépend  lui-même  de  ces 
conditions  et  ne  peut  pas  les  déterminer,  puisqu'il  est  déter- 
miné par  elles  ;  il  ne  peut  donc  pas  déterminer  la  valeur, 
c'est-à-dire  celle  de  ces  conditions  qui  met  l'offre  de  niveau 
avec  la  demande  et  dont  la  valeur  est  Texpression. 

Le  seul  rapport  qui  préexiste  à  la  détermination  de  la 
valeur,  c'est  celui  qui  s'établit  entre  Toifre  disponible  et  Ift 
demande  effective  aux  conditions  justement  suffisantes  potir 
rendre  effective  cette  oifre  disponible  ;  mais  ce  rapport  M 
constitue  la  valeur  que  dans  un  cas;  il  doit  être  modifié  dans 
tous  les  autres.  Or,  ces  modifications  et  le  rapport  lui-memé 
sont  les  etTets  de  ces  deux  causes  déterminantes  :  Tétendué 
de  l'offre  disponible  et  l'intensité  de  la  demande. 

Dans  toute  la  démonstration  qui  précède,  je  n'ai  parlé  que 
de  la  valeur  d\me  des  choses  échangées  ;  mais  il  est  évident 
que  l'échange  fixe  également  la  valeur  de  l'autre.  Si  la  chose  A 
vaut  la  choseB,  la  chose  B  vaut  la  chose  A.  En  analysant  l'é- 
change en  vue  de  cette  seconde  valeur,  nous  trouverions  qu'elle 
est  déterminée  par  les  mêmes  causes,  mais  en  sens  inverse, 
puisque  plus  il  faut  de  la  chose  B  pour  obtenir  une  certaine 


GAUM8  DE  LÀ  VALBITR.  215 

quantité  de  la  chose  Â,  moins  il  faut  de  celle-ci  pour  obtenir 
une  quantité  déterminée  de  la  chose  B. 

Et,  en  effet,  rofl're  disponible  de  B,  qui  agit  en  sens  in- 
verse sur  la  valeur  de  B»  est  l'expression  et  la  mesure  de 
rintensilé  de  la  demande  de  A,  qui  agit  en  sens  direct  sur  la 
valeur  de  A,  tandis  que  Tintensité  de  la  demande  de  B,  qui 
agit  en  sens  direct  sur  la  valeur  de  B,  a  pour  expression  et 
pour  mesure  Toffre  disponible  de  A,  qui  agit  en  sens  inverse 
sur  la  valeur  de  A  ;  de  sorte  que  si  les  causes  déterminantes 
de  la  valeur  tendent  à  élever  celle  de  A,  elles  tendent  par  cela 
même  à  abaisser  celle  de  B,  et  inversement. 

J'ai  supposé  aussi  qu'il  y  avait  libre  compétition  entre  plu- 
sieurs échangistes  demandant  une  même  chose  et  entre  plu- 
sieurs échangistes  offrant  une  même  chose.  Sans  cette  com- 
pétition, Faction  des  causes  déterminantes  de  la  valeur  peut 
se  trouver  beaucoup  modifiée  par  les  efforts  individuels  que 
fait  chaque  échangiste  pour  dissimuler  l'étendue  de  son  offre 
disponible  et  le  besoin  qu'il  a  de  la  chose  par  lui  demandée. 
C'est  la  compétition  qui,  en  manifestant  Tintensité  de  chaque 
demande  et  l'étendue  de  chaque  offre,  assure  l'entière  action 
de  ces  causes,  car  c'est  grâce  à  elle  que  chaque  échangiste, 
outre  le  désir  qu'il  a  d'acquérir  la  chose  par  lui  demandée, 
éprouve  en  même  temps  la  crainte  d'en  être  privé  par  ses 
concurrents,  et  cherche ,  par  conséquent,  à  remporter  sur 
eux,  en  élevant  son  offre  autant  qu'il  peut  le  faire.  L'hypo- 
thèse suivante  mettra  dans  tout  son  jour  cet  effet  de  la  con- 
currence. 

Trois  échangistes,  D,  D',  I^,  demandent  de  la  laine  et 
offrent  du  blé  en  échange;  trois  autres  échangistes  0,  0',0", 
offrent  de  la  laine  et  demandent  du  blé  en  échange.  Il  s'agit 
de  savoir  quelle  sera  la  valeur  de  la  laine  en  blé,  c'est-à- 
dire  combien  une  livre  de  laine  vaudra  de  mesures  de  blé. 
D,  D',  W  demandent  chacun  3  livres  de  laine ,  à  raison 
de  1,  2  et  5  mesures  de  blé  pour  la  livre.  0,  0',  0^  offrent 
chacun  3  livres  de  laine,  à  raison  de  1,  2  et  3  mesures  de 


216  CIRCULATION  DE   LA  RICSBSSE. 

blé  pour  la  livre,  qui  sont  pour  chacun  le  minimum  de  ses 
conditions. 

Mettons  ces  demandes  et  les  offres  correspondantes  «n 
regard  les  unes  des  autres  : 

Demande  elTecliTe.  Offres  efTectives. 

D  —  5  livres  de  laine  à  1  m.  de  blé  la  livrt.  -—  0 — Slivresde  laine  poarS  m.  de  Ué. 
D'    3  2  0'    3  6 

D"   3  3  0"  3  9 

o  mesures  de  blé  forment  le  minimum  qui  rendrait  effec- 
tive la  totalité  de  l'office  disponible,  c'est-à-dire  9  livres  de 
laine,  car  0  et  0\  qui  se  contenteraient  de  1  et  de  S  mesures 
de  blé  par  livre  de  laine,  en  accepteront  3  à  plus  forte  raison. 
Mais  cette  offre  dépasse  la  demande  effective,  qui  n'est  que 
de  3  à  de  telles  conditions,  car  D''  est  le  seul  qui  consente  à 
donner  3  mesures  de  blé  pour  la  livre  de  laine. 

Ainsi,  les  échanges  ne  s'accompliront  point  à  ces  condi- 
tions, et  la  valeur  ne  se  fixera  pas  à  ce  chiffre  3.  En  effet, 
si  D"  voulait  conclure  le  marché  avec  0",  il  en  serait  empêché 
par  les  offres  plus  avantageuses  que  s'empresseraient  de  faire 

0  et  0',  qui  peuvent  céder  leur  laine  à  1  et  à  2,  et  qui  ont 
intérêt  à  ne  pas  être  privés  de  la  quantité  de  blé  qu'ils  deman- 
dent en  échange. 

Les  échanges  ne  s'accompliront  pas  davantage  à  raison  de 

1  livre  de  laine  pour  1  mesure  de  blé,  car  ce  chiffre  réduirait 
à  3  Toffie  effective,  tandis  que  la  demande  effective  serait 
de  9,  et  si  0,  qui  offre  seul  à  de  telles  conditions,  voulait 
conclure  le  marché  avec  D,  il  en  serait  empêché  par  les  de- 
mandes plus  avantageuses  de  D'  et  D",  qui  peuvent  et  veu- 
lent donner  2  et  3  mesures  de  blé  en  échange  de  la  livre  de 
laine,  et  qui  ont  intérêt  à  ne  pas  être  privés  de  la  laine  qu'ils 
demandent. 

Mais  le  marché  aura  lieu  entre  0  et  0',  d'une  part,  et  D' 
et  D\  d'autre  part,  à  raison  de  2  mesures  de  blé  par  livre  de 
laine,  car  ce  chiffre,  en  excluant  d'un  côté  l'offre  de  0"  et 
de  l'autre  la  demande  de  D,  rend  la  demande  effective  égale 


CAUSES  DE  U  TALEUR.  2i7 

à  l'oiTre  eflective.  Six  livres  de  laine  seront  échangées  contre 
12  mesures  de  blé  ;  la  valeur  de  la  laine  sera  de  2  mesures  de 
blé  la  livre. 

Les  échanges  qui  s'accomplissent  sans  aucune  compétition 
de  part  ni  d'autre  sont  de  rares  exceptions*  qui  ne  présentent 
aucun  intérêt  scientifique  ;  mais  il  arrive  quelquefois  que  la 
compétition  est  exclue  du  c6té  de  l'offre  ou  du  c6lé  de  la 
demande  ;  il  arrive  plus  souvent  encore  qu'elle  est  seulement 
restreinte  soit  du  côté  de  l'offre,  soit  du  c6té  de  la  demande, 
soit  même  des  deux  c6lcs  à  la  fois.  Je  parlerai  dans  la  section 
suivante  des  effets  que  produisent  ces  exclusions  et  ces  res- 
trictions. 

L'ensemble  des  offres  et  des  demandes  qui  se  manifestent 
les  unes  aux  autres  relativement  à  un  produit  forme  ce  qu'on 
appelle  en  économie  politique  le  marché  de  ce  produit. 

Une  offre  qui  ne  se  manifeste  pas  aux  demandants  n'existe 
pas  réellement,  et  il  en  est  de  même  d'une  demande  qui,  ne 
se  manifestant  point,  ne  peut  pas  être  connue  des  offrants. 
C'est  donc  dans  l'état  du  marché  que  se  trouvent,  pour  chaque 
produit,  les  causes  déterminantes  de  sa  valeur.  Ainsi  Tétat 
du  marché,  relativement  à  la  laine  et  au  blé,  contient  les 
causes  déterminantes  de  la  valeur  du  blé  en  laine  et  de  celle 
de  la  laine  en  blé.  Tant  que  l'état  du  marché  demeure  le 
même,  là  valeur  est  générale  et  permanente,  sauf  les  excep- 
tions produites  par  l'influence  que  peuvent  exercer  sur  les 
volontés  de  quelques  échangistes  certaines  circonstances  acci* 
dentelles.  Mais  les  changements  qui  surviennent  dans  l'état 
du  marché  peuvent  modifier  cette  valeur  générale  de  diverses 
manières. 

Lorsque  l'intensité  de  la  demande,  et  par  conséquent  la 
demande  effective  d'un  produit  s'accroît,  l'offre  disponible 
demeurant  la  même, la  valeur  doit  s'accroître;  et  il  en  sera 
de  même  si  l'offre  vient  à  diminuer,  la  demande  étant  de- 
meurée la  même. 

Au  contraire,  la  valeur  doit  s'abaisser  lorsque  l'offre  s'ac- 


918  cmCITLATlOlf  bfe  LA  RtCttKSSE. 

croit  sans  que  ia  demande  se  soit  augmentée,  ou  lorsque  la 
demande  diminue,  l'offre  demeurant  ia  même. 

J'ai  dit  que  ces  changements  peuvent  modifier  la  valeur; 
ils  peuvent  aussi  la  laisser  intacte.  Si  la  demande  augmente 
ou  diminue  en  même  temps  que  l'offre,  il  peut  arriver  que 
les  tendances  opposées  se  neutralisent  réciproquement. 

Tous  ces  divers  effets  se  trouvent  résumés  dans  la  formule 

suivante  : 
La  valeur  croit  et  décroît  en  raison  directe  de  la  demande 

et  en  raison  inverse  de  Toffre. 

SECTION  IV. 
De  la  valeur  noraiale* 

Nous  avons  vu  que  la  valeur,  par  Faction  des  causes  qui  la 
déterminent,  se  fixe  au-dessous,  au-dessus,  ou  auniveaud'un 
certain  chifTre,  qui  exprime  les  moindres  conditions  aux- 
quelles toute  l'offre  disponible  puisse  devenir  effective.  Si  ce 
chiffre  dépendait  de  causes  qui  le  rendissent  uniforme  etper* 
manent  pour  chaque  espèce  de  produits,  et  si  en  même  temps 
les  causes  déterminantes  de  la  valeur  tendaient  constammeût 
à  la  rapprocher  de  ce  chiffre,  on  pourrait  le  considérer*  comme 
la  valeur  normale  du  produit  et  comme  une  nouvelle  cause 
déterminante  de  la  valeur  d'échange.  Or,  le  minimum  dont 
il  s  agit  présente  en  effet  ces  caractères. 

Une  quantité  d'un  produit  quelconque  n'a  pu  devenir 
disponible,  pour  l'échangiste  qui  l'offre,  que  par  une  certaine 
somme  d*efforts  de  travail  et  d'abstinence.  Mais  la  chose  que 
l'échangiste  demande  a  exigé  pareillement  une  certaine 
somme  d'efforts  d  abstinence  et  de  travail,  et  les  échangistes 
qui  la  demandent  pourraient,  en  appliquant  à  se  la  procurer 
directement  une  somme  d'efforts  égale  à  celle  d'oii  résulte  la 
quantité  de  produits  offerte,  obtenir  une  certaine  quantiiéde 
cette  chose  par  eux  demandée.  Us  peuvent  donc  consentir  à 


▼ALEUB   NÔRlfAte.  2i9 

oéder  la  première  quantité  eu  échange  de  ia  seconde.  Ils  y 
doivent  tous  consentir»  s'ils  no  peuvent  obtenir  une  quantité 
supérieure  ;  mais  celte  quantité  est  la  moindre  qu'il  puisse 
coûveoir  à  tous  d'accepter. 

Une  certaine  quantité  du  produit  A,  que  je  représente  par 
le  cbiiTre  100,  constitue  Toffre  disponible  de  ce  produit  rela- 
tivement au  produit  B  que  demandent  les  offrants.  Or,  avec 
la  même  somme  d'eflbrts  d'abstinence  et  de  travail  qui  a 
rendu  la  quantité  100  A  disponible  pour  les  ofTrants,  ils  au- 
raient pu  se  procurer,  c'est-à-dire  rendre  disponible  pour  eux 
une  quantité  du  produit  B  représentée  par  200. 

Ils  peuvent  donc  consentir  à  céder  leur  offre  disponible  à  ces 
conditions,  c'est-à-dire  pour  200  B,  ou  à  raison  de  2  B  pour 
un  A.  S'ils  peuvent  obtenir  plus  par  l'échange,  ils  voudront 
plus;  s'ils  ne  peuvent  obtenir  que  moins,  tous  n'y  consenti- 
ront pas  et  l'offre  effective  sera  inférieure  à  l'offre  disponible. 

Supposons  maintenant  que  ces  échangistes,  qui  offrent  le 
produit  A,  obtiennent  en  échange  une  quantité  du  produit  B 
supérieure  au  minimum,  par  exemple  3U0B,  de  sorte  que  la 
valeur  de  A,  exprimée  dans  ie  produit  B,  soit  représentée  par 
le  chiffre  3.  Il  en  résulte  évidemment,  pour  les  échangistes 
qui  disposaient  du  produit  A,  un  avantage  qui  doit  les  stimu- 
ler, eux  et  tous  ceux  qui  désirent  le  produit  B,  à  se  procurer 
directement  le  produit  A  par  des  efforts  d'abstinence  et  de  tra- 
^ail,  afin  de  l'échanger  contre  le  produit  qu'ils  désirent.  De 
là,  augmentation  de  l'olïre  disponible  de  A  et  accroissement 
d^intensité  dans  la  demande  deB,  c'est-à-dire  accroissement 
delà  demande  elTeclivede  ce  dernier  produit;  tandis  que  les 
mêmes  causes  agiront  en  sens  inverse  sur  l'offre  du  produit 
B  et  sur  la  demandedu  produit  A.  L'état  du  marché  étant 
ainsi  modifié,  la  conséquence  en  sera  nécessairement  un  abais- 
sement de  la  valeur  d'A,  une  élévation  de  la  valeur  deB,  dans 
les  échanges  qui  auront  lieu  ultérieurement  ;  et  ce  mouvement 
continuera  dans  les  deux  sens,  jusqu'à  ce  que  la  valeur  d'A 
ait  été  ramenée  au  minimum  représenté  par  le  chiffre  2. 


220  GTAGULATIOlf  DE  LA  RfCSESSE, 

Si  Dous  supposons,  au  contraire,  que  les  échangistes  qui 
offrent  le  produit  A  n'obtiennent  en  échange  qu'une  quantité 
du  produit  B  inférieure  au  minimum,  par  exemple  100  B,  de 
sorte  que  la  valeur  de  Â,  exprimée  dans  le  produit  B,  soit 
représentée  par  le  chiffre  1,  il  en  résultera,  pour  ces  échan- 
gistes, un  désavantage,  qui  devra  les  engagera  se  procurer  le 
produit  B  directement  par  leur  travail.  De  là,  diminution  de 
Toffre  disponible  de  À  et  de  la  demande  effective  deB,  tandis 
que  les  mêmes  causes  agiront  eu  sens  inverse  sur  loffre  du 
produit  B  et  sur  la  demande  du  produit  A.  L'état  du  marché 
des  deux  produits  sera  ainsi  modifié;  il  y  aura  élévation  de 
la  valeur  d'A,  abaissement  de  celle  de  B,  jusqu'à  ce  que  la 
valeur  d'A  ail  été  de  nouveau  ramenée  au  minimum  repré- 
senté par  le  chiffre  2. 

Le  minimum  dont  il  s'agit,  c'est-à-dire  la  valeur  déter- 
minée par  les  sommes  d'efforls  respectivement  nécessaires 
pour  rendre  disponibles  les  deux  produits  échangés^  est  donc 
un  point  fixe,  autour  duquel  oscille  la  valeur  d'échange,  el 
dont  elle  tend  toujours  à  se  rapprocher;  c'est,  en  un  mot, 
pour  les  deux  produits,  une  valeur  «ormafe. 

La  valeur  normale  d'une  chose  est  la  quantité  de  toute 
autre  chose  qui  demande,  pour  être  rendue  disponible,  la 
même  somme  d'efforts,  c'est-à-dire  qui  coûte  autant.  C'est  ce 
que  Ricardo  nomme  valeur  réelle  et  qu'il  définit  par  la  quan- 
tité de  travail  nécessaire  pour  produire  la  chose.  Cette  dé- 
nomination est  impropre,  car  il  ne  peut  y  avoir  de  valeur 
réelle  que  celle  qui  se  réalise,  c'est-à-dire  la  valeur  d'échange. 
La  valeur  dont  il  s'agit  est  hypothétique,  déterminée  à  priori 
d'après  l'action  présumée  d'une  cause  connue  ;  dès  lors,  elle 
peut  ne  pas  se  réaliser.  Mais,  dans  ce  cas-là  môme,  elle  sert  de 
norme  aux  valeurs  réalisées,  qui  ne  peuvent  jamais  s'élever 
ou  s'abaisser  beaucoup  ni  longtemps  au-dessus  ou  au-dessous 
de  celte  valeur  normale. 

La  notion  définie  par  Ricardo,  et  admise  sous  d'autres  noms 
par  plusieurs  économistes,  n'est  d'ailleurs  point  correcte, 


VALEUR   NORMALE.  231 

caria  quantité  de  travail  employée  à  la  production  d'une  chose 
ne  constitue  pas  à  elle  seule  la  valeur  normale  de  cette  chose  ; 
il  faut  y  joindre  le  travail  de  transport,  qui  a  rendu  la  chose 
disponible  pour  l'échangiste,  et  les  efforts  d'abstinence,  qui 
ont  accumulé  le  capital  mis  en  œuvre,  efforts  qui  sont 
représentés,  comme  je  l'expliquerai  dans  le  livre  suivant 
de  cet  ouvrage,  par  une  certaine  somme  de  profits  que  toute 
valeur  contient  nécessairement.  Mais  on  peut,  pour  abréger, 
renfermer  tous  les  éléments  dont  se  compose  la  valeur  nor- 
male dans  celte  expression  :  ce  que  coûte  la  chose. 

Nous  venons  de  voir  que  la  valeur  d'échange  oscille  autour 
de  la  valeur  normale  et  s'en  rapproche  par  une  série  d'é- 
changes successifs,  qui  révèlent  et  constatent  les  variations 
survenues  dans  l'état  du  marché.  L'équilibre  général  qui  en 
résulte  entre  les  deux  valeurs  ne  peut  donc  s'établir  qu'à 
l'égard  de  choses  dont  l'offre  disponible  subit  toujours 
pleinement  l'influence  des  valeurs  réalisées,  c'est-à-dire  peut 
s'accroître  à  des  conditions  constantes  si  la  valeur  s'élève, 
et  décroître  de  même  si  la  valeur  s'abaisse.  Or,  cela  ne  peut 
avoir  lieu  que  si  la  compétition  est  libre  et  si  la  valeur  nor- 
male demeure  uniforme  pour  toute  la  quantité  offerte. 

Supposons,  en  eiTet,  que  la  première  condition  ne  soit  pas 
remplie.  La  concurrence  est  libre  entre  ceux  qui  demandent 
la  chose  A,  mais  elle  ne  l'est  pas  entre  ceux  qui  peuvent  l'of- 
frir. Elle  est  tellement  restreinte  à  l'égard  de  ceux-ci,  que 
Tolfre  disponible  d'A  ne  pourra  dépasser  une  certaine  limite, 
quoique,  dans  cette  limite,  les  conditions  d'où  résulte  la  va- 
leur normale  soient  uniformes.  Il  est  évident  que,  cette  limite 
unefoisatteintepar  la  demande elTective,  toute  augmentation 
permanente  de  cette  demande  produira  une  élévation  perma- 
nente delà  valeur  d'échange,  et  que  cette  valeur  se  trouvera 
réglée  désormais  uniquement  par  l'intensité  de  la  demande. 

Le  lecteur  comprendra  aisément  quels  doivent  être  les 
effets  d'une  concurrence  restreinte  à  l'égard  de  la  demande, 
ei  ausgi  quels  seraient  ceux  d'un  défaut  de  liberté  qui  empé- 


S22  CmCUUTiOM  de   Là  mCHESSE. 

cherait  la  coocurreoce  des  offrants,  par  conséquent  l'é- 
tendue de  loffre,  de  diminuer  quand  ia  valeur  d*échange 
tomberait  au-dessous  de  la  valeur  normale,  ou  la  concur- 
rence des  demandants,  par  conséquent  la  demande  effec- 
tive, de  diminuer  quand  la  valeur  d'échange  s'élèverait  au- 
dessus  de  la  valeur  normale. 

Supposez  au  contraire  que,  la  première  condition  étant 
remplie,  la  seconde  fasse  défaut:  la  concurrence  est  libre  eo 
tout  sens,  mais  la  production  s'accomplit  sous  l'empire  de 
circonstances  qui  la  rendent  successivement  plus  onéreuse  à 
mesure  que  Tolfre  augmente ,  de  sorte  que  chaque  offre  ad- 
ditionnelle a  une  valeur  normale  plus  élevée  que  celle  des 
quantités  jusqu'alors  offertes. 

Dans  ce  cas,  l'accroissement  de  la  demande  effective  produit 
une  élévation  de  la  valeur,  et  cette  élévation  de  la  valeur  amène, 
comme  dans  le  cas  précédent,  une  augmentation  de  l'offre; 
mais  cette  augmentation  de  l'offre  n'aura  pas  pour  consé- 
quence un  abaissement  de  la  valeur  d'échange,  qui  la  ramène 
au  niveau  de  la  valeur  normale,  parce  que  les  dernières  quan- 
tités nécessaires  pour  répondre  à  la  demande  effective,  étant 
produites  à  des  conditions  plus  onéreuses,  ne  pourront  conti- 
nuer d'être  oiTertes  que  si  la  valeur  normale  du  produit  s'é- 
lève au  niveau  des  conditions  les  plus  onéreuses. 

Représentons  par  les  chiffres  2,  3,  4,  5,  0  les  conditions 
de  plus  en  plus  onéreuses  auxquelles  la  production  du  blé, 
par  exemple,  est  soumise,  et  par  conséquent  les  valeurs  nor- 
males des  quantités  successivement  ajoutées  à  l'offre,  en  vue 
d'une  demande  effective  toujours  croissante,  et  supposons  de 
plus  que  les  quantités  successivement  exigées  par  la  deoiaode 
soient  de  1200, 1300,  1400, 1500, 1600  mesures,  etc.  Quand 
l'accroissement  de  la  demande  effective  élève  à  3  ia  valeur 
d'échange  du  blé,  exprimée  dans  un  autre  produit  quelconque, 
l'offre  s'accroît  et  parvient  au  chiffre  1300,  que  je  suppose 
suffisant  pour  satisfaire  la  nouvelle  demande  effective;  mais, 
sur  ces  1300  mesures,  il  y  en  a  100  qui  ont  une  valeur  oor- 


wale  de  3^  et  qui  ne  pourront  continuer  à  être  offertes  que  si 
la  valeur  d'échange  du  blé  se  maintient  à  3.  Tout  le  blé 
oiTert  aura  donc  une  valeur  permanente  de  3,  quoique  une 
quantité  de  1200  mesures,  formant  les  12/13  de  Toffre  totale, 
continue d*ètre  produite  aux  mêmes  conditions  qu'auparavant, 
c'est-à-dire  d'avoir  une  valeur  normale  de  2.  Il  en  sera  de 
môme  pour  chacun  des  accroissements  successifs  de  l'offre 
que  rendra  nécessaires  Taccroissement  continuel  de  la  de- 
mande effective  ;  de  sorte  que  la  quantité  offerte  étant  arrivée, 
par  exemple»  à  1600,  la  valeur  d'échange  devra  être  mainte- 
nue à  6,  parce  que  ce  chiffre  exprimera  la  valeur  normale  des 
100  dernières  mesures  ajoutées  à  l'offre,  et  que  ces  100  me- 
sures seront  nécessaires  pour  répondre  à  la  demande  effective. 
Il  est  évidentt  au  surplus,  que  cette  loi  exceptionnelle  ne 
sera  vraie  que  si  le  produit  contre  lequel  le  blé  s'échange,  et 
qui  en  exprime  la  valeur,  a  lui-même  une  valeur  normale  uni- 
forme et  une  valeur  d'échange  déterminée  par  la  libre  con- 
currence. 

;  Telle  est,  en  substance,  la  théorie  des  valeurs,  qui  sera 
complétée  et  développée  plus  loin  sous  une  autre  forme.  Je  ne 
me  dissimule  pas  l'aridité  ni  la  fatigante  monotonie  de  Targu- 
mentation  que  j'ai  présentée  dans  cette  section  et  dans  les 
trois  précédentes.  Les  réalités  pratiques  s'offrent  à  l'observa- 
teur superficiel  sous  des  apparences  plus  simples;  mais  ce  ne 
sont  précisément  que  des  apparences,  et  il  importait  d'en  faire 
abstraction  pour  trouver,  par  l'analyse,  dans  la  véritable 
nature,  dans  l'essence  même  de  l'échange,  les  causes  effi- 
cientes des  phénomènes  de  circulation  à  la  fois  les  plus  im- 
portants et  les  plus  communs. 

SECTION  V. 
Des  valeurs  générales. 

Lorsque  deux  choses,  qui  se  valaient  d'abord  l'une  l'autre, 
valent  ensuite  moins  ou  plus  l'une  que  l'autre,  on  affirme 


224  GIRCULAnOM   DE   LA  RICHESSE. 

souvent  que  l'une  a  changé  de  valeur  tandis  que  Tautre  a 
conservé  la  sienne.  C'est  qu'on  substitue  à  Tidée  précise  de 
la  valeur  spéciale  Fidée  un  peu  vague  de  la  valeur  générale, 
c'est-à-dire  de  la  valeur  exprimée  non  dans  un  produit  parti- 
culier, mais  dans  la  généralité  des  produits  contre  lesquels  la 
chose  peut  s'échanger. 

En  réalité,  si  une  certaine  quantité  du  produit  Â,  qui  va- 
lait une  certaine  quantité  du  produit  B,  se  trouve  ensuite 
n'en  valoir  qu'une  quantité  moindre,  la  valeur  de  Â  ne  peut 
avoir  baissé  sans  que  celle  de  B  ait  haussé  d'autant.  Cepen- 
dant, il  peut  se  faire  que  la  valeur  de  B,  estimée  dans  la  plu- 
part des  autres  produits  C,  D,  E.  F,- contre  lesquels  il  s'é- 
change, soit  demeurée  la  même,  tandis  que  celle  de  A  aura 
baissé  à  l'égard  de  ces  autres  produits  comme  à  l'égard  du 
produits. 

Supposons  qu'il  s'agisse  de  drap  et  de  toile,  et  que  l'aune 
de  drap,  qui  valait  à  une  certaine  époque  deux  aunes  de  toile, 
en  vaille  maintenant  trois.  La  valeur  du  drap  s'est  élevée, 
celle  de  la  toile  s'est  abaissée  ;  quelle  en  est  la  cause?  L'offre 
disponible  de  la  toile  ou  la  demande  effective  du  drap  s'est- 
elle  accrue?  L'offre  disponible  du  drap  ou  la  demaucie 
effective  de  la  toile  a-t-elle  diminué?  L'effet  de  ces  quatre 
causes  serait  le  môme  quant  à  la  valeur  spéciale  des  deux 
produits,  c'est-à-dire  quanta  la  valeur  du  drap  exprimée  en 
toile  et  quant  à  la  valeur  de  la  toile  exprimée  en  drap;  il  ne 
serait  pas  le  même  quant  à  leur  valeur  générale,  c'est-à-dire 
quant  aux  valeurs  du  drap  et  de  la  toile  exprimées  en  ter,  en 
sel,  en  blé,  etc.  Si  le  changement  n'est  dû  qu'à  la  première 
ou  à  la  quatrième  cause,  la  valeur  générale  du  drap  sera  de- 
meurée la  même,  tandis  que  celle  de  la  toile  aura  diminué; 
si,  au  contraire,  le  changement  n'est  dû  qu'à  la  seconde  ou  à 
la  troisième  cause,  le  résultat  sera  inverse.  Examinons  suc- 
cessivement les  deux  premières  hypothèses. 

L  C'est  l'offre  disponible  de  la  toile  qui  s'est  accrue;  elle 
est  devenue  supérieure  à  la  demande  que  font  les  producteurs 


TALEURS   GÉNÉRALES.  225 

de  drap.  Mais  la  toile  n'est  pas  seulement  demandée  par 
ceux-ci,  elle  Test  aussi  par  les  producteurs  de  sel,  de  vin,  de 
fer,  de  blé,  etc.,  et  les  producteurs  de  toile,  à  leur  tour,  ne 
demandent  pas  seulement  du  drap  en  échange,  ils  demandent 
aussi  tous  ces  autres  produits.  L'augmentation  de  Toffre  dis- 
ponible de  la  toile  relativement  au  drap  n'est  donc  que  le  ré- 
sultat partiel  d'une  augmentation  générale  de  cette  offre. 
C'est  parce  que  l'offre  totale  de  la  toile  s'est  accrue,  par 
exemple,  de  mille  ou  de  deux  mille  aunes,  que  rofTre  rela- 
tive au  drap  s'est  accrue  de  cent.  L'effet  de  cette  augmen- 
tation, c'est-à-dire  rabaissement  de  valeur  de  la  toile,  se  ma-- 
nifestera  donc  à  Tégard  de  tous  les  produits  contre  lesquels  la 
toile  s'échangera,  tandis  que  les  valeurs  de  ces  autres  produits 
entre  eux  n'en  seront  point  modifiées.  Le  fer,  le  sel,  le  vin,  le 
blé  auront  changé  de  valeur  quant  à  la  toile,  en  conservant 
leur  valeur  précédente  quant  au  drap. 

IL  C'est  la  demande  de  drap  qui  s'est  accrue;  elle  se 
trouve  supérieure  à  l'otTre  effective  que  font  les  producteurs 
de  drap«  Mais  les  producteurs  de  toile  ne  sont  pas  seuls  à 
demander  du  drap;  ils  ont  pour  concurrents  les  producteurs 
de  sel,  de  fer,  de  vin,  de  blé,  etc.,  et  l'augmentation  de  la 
demande  du  drap  chez  les  producteurs  de  toile  n'est  que  le 
résultat  partiel  d'une  augmentation  générale  de  la  demande 
de  drap.  C'est  parce  que  la  demande  totale  du  drap  s'est  accrue, 
par  exemple,  de  mille  ou  de  deux  mille  aunes,  que  la  demande 
des  producteurs  de  toile  se  trouve  accrue  de  cent.  L'effet  de 
cet  accroissement  de  demande,  c'est-à-dire  l'élévation  de  la 
valeur  du  drap,  se  manifestera  donc  à  l'égard  de  tous  les  pro- 
duits qui  sont  offerts  en  échange  du  drap,  tandis  que  les  va- 
leurs de  ces  autres  produits  entre  eux  ne  subiront  aucune  modi- 
fication. Le  fer,  le  vin,  le  blé  auront  changé  de  valeur  quant 
au  drap,  en  conservant  leur  valeur  précédente  quant  à  la  toile. 
La  troisième  hypothèse  nous  conduirait,  par  un  raisonne- 
ment tout  semblable,  au  même  résultat  que  la  seconde,  et 
la  quatrième,  au  même  résultat  que  la  première. 

I.  15 


3^  CIRCUUnOH  DE  LA  BioessE. 

Ainsi,  la  valeur  générale  n'est  aiïeetée,  soit  par  les  chan- 
genients  d'o{|[ce  et  de  demande  qui  produisent  les  variations 
temporaires,  soit  par  les  changements  de  valeur  normale  qui 
produisent  les  (nodifications  permanentes  de  la  valeur  spé- 
ciale, qu'à  regard  de  celui  des  produits  échangés  sur  lequel 
agit  immédiatement  Tune  de  ces  causes.  La  valeur  générale 
d'un  produit  A,  qui  a  changé  de  valeur  spéciale  relativement 
au  produit  B,  ne  peut  se  trouver  affectée,  temporairement  ou 
en  permanence,  que  si  le  changement  provient,  en  tout  ou  en 
partie,  de  modifications  survenues  dans  Toffre,  dans  la  de* 
mande,  ou  dans  la  valeur  normale  du  produit  A  ;  et  la  valeur 
générale  du  produit  B  ne  sera  non  plus  affectée  que  si  le  chan- 
gement supposé  vient  de  modilications  survenues  dans  roiTre, 
dans  la  demande,  ou  dans  la  valeur  normale  de  B. 

Lorsque  plusieurs  des  causes  déterminantes  de  la  valeur 
agissent  à  la  fois  sur  deux  produits,  il  peut  arriver  que  Tac* 
tion  de  Tune  soit  neutralisée  par  l'action  de  Tautre.  Alors,  la 
valeur  spéciale  des  deux  produits  ne  sera  point  altérée,  et 
leur  valeur  générale  pourra  aussi  n'éprouver  aucune  modifi- 
cation; mais,  si  elle  est  modifiée,  elle  le  sera  pour  les  deux 
produits  également.  Si  la  demande  et  Koffre  du  drap  aug- 
mentent ou  diminuent  en  même  temps,  de  manière  à  ce  qu'il 
conserve  toute  sa  précédente  valeur  relativement  à  la  toile, 
sa  valeur  générale  demeurera  aussi  la  même,  car  la  demande 
augmentée  ou  diminuée  proviendra  de  la  généralité  des  pro- 
ducteurs et  l'offre  augmentée  ou  diminuée  s'adressera  aussi  à 
la  généralité  des  producteurs  ;  par  conséquent  les  effets  de 
ces  causes  se  trouveront  neutralisés  à  Tégard  de  tous  les 
autres. produits,  comme  à  Tégard  de  la  toile. 

Mais  si  la  demande  totale  ou  l'offre  totale  du  drap  et  de 
la  toile  vient  à  augmenter  ou  à  diminuer,  cette  cause,  agis* 
sant  dans  le  même  sens  sur  la  valeur  des  deux  produits,  mo- 
difiera nécessairement  la  valeur  générale  de  Tun  et  de  l'autre, 
tout  en  laissant  intacte  leur  valeur  spéciale. 

Si  le  drap  et  la  toile,  par  exemple,  sont  à  la  fois  plus  de« 


VAI^EURS  GÉNÉRALES.  927 

mandés,  de  manière  que  l'efTet  de  cette  augmentation  de 
demande  sur  la  valeur  du  drap,  en  toile,  soit  neutralisé  par 
son  effet  sur  la  valeur  de  la  toile  en  drap,  les  deux  demandes, 
provenant  simultanément  des  producteurs  de  sel,  de  fer,  de 
vin,  de  blé,  etc.,  et  n'étant  neutralisées  à  Tégard  de  ces  pro- 
duits par  aucune  autre  cause,  la  valeur  du  drap  et  de  la  toile, 
relativementaufer,ausel,auvin,etc.,en  d'autres  termes,  leur 
valeur  générale  s'élèvera  et  s'élèvera  également,  quoique  leur 
valeur  spéciale  demeure  intacte  et  que  la  même  quantité  de 
toile  continue  de  s'échanger  contre  la  même  quantité  de  drap. 
Ce  sera  la  valeur  générale  que  je  désignerai,  dans  la  suite 
de  cet  ouvrage,  sous  le  nom  de  valeur  (téchange^  ou  simple- 
ment de  valeur  y  lorsque  le  sens  de  ces  mots  ne  sera  pa^  ex- 
pressément déterminé  par  un  autre  qualificatif.  Lorsque  je 
parlerai  de  deux  produits  dont  la  valeur  spéciale  aura  changé, 
je  ne  considérerai  comme  ayant  réellement  changé  de  valeur 
que  celui  dont  la  valeur  générale  se  trouvera  modifiée. 

SECTION  VI. 
Rlehesse  et  Talenr. 

Les  formes  apparentes  sous  lesquelles  l'échange  se  réalise 
dans  la  vie  pratique  ont  été  la  source  de  maintes  erreurs, 
notamment  de  la  confusion  que  plusieurs  économistes  ont 
faite  entre  la  notion  de  valeur  et  celle  de  richesse. 

La  richesse,  il  est  vrai,  ne  comprend  que  des  choses  qui 
ont  une  valeur,  c'est-à-dire  des  choses  qui  sont  aptes  à  pro- 
duire une  satisfaction  et  que  l'on  ne  peut  se  procurer  sans 
quelque  effort;  mais  la  richesse  n'est  pas  la  valeur,  et  il 
n*e$t  pas  vrai  qu'un  homme  ou  une  nation  soit  plus  ou  moins 
riche  suivant  que  les  produits  dont  se  compose  sa  richesse 
ont  plus  ou  moins  de  valeur. 

Parlons  d'abord  de  la  richesse  qu'un  homme  ou  une  nation 
produit  en  vue  de  sa  propre  consommation. 


228  CIRCULATION   DE   LA   RICHESSE. 

Voilà  deux  individus,  X  et  Z,  qui  produisent  chacun  les 
cinq  hectolitres  de  blé  dont  ils  ont  annuellement  besoin  pour 
vivre  ;  mais  X  est  obligé  de  consacrer  à  cette  production  cent 
journées  de  travail,  tandis  que  Z  n'y  emploie  que  cinquante 
journées.  Certainement  Thectolitre  de  blé  a  plus  de  valeur 
pour  X  que  pour  Z,  et,  si  nous  supposons  que  ces  individus 
appartiennent  à  deux  nations  différentes,  chez  lesquelles 
toutes  les  autres  conditions  qui  déterminent  l'état  général  du 
marché  soient  d'ailleurs  semblables,  la  quantité  de  tout  autre 
produit  qu'obtiendrait  X  en  échange  d'un  hectolitre  de  blé 
serait  double  de  celle  qu'obtiendrait  Z.  Pouvons-nous  dire 
que  X  soit  plus  riche  que  Z?  N'est-il  pas  évident,  au  contraire, 
que  Z  est  le  plus  riche,  puisqu'il  obtient  la  même  somme  de 
satisfactions  avec  une  moindre  somme  d'efforts? 

Voilà  deux  peuplades,  B  et  G,  dont  le  poisson  forme  la 
principale  nourriture.  La  peuplade  B  habite  les  bords  de  la 
mer  ;  la  peuplade  G  est  établie  à  quelques  lieues  du  rivage  ; 
d'où  il  résulte  que  la  quantité  de  poisson  que  B  se  procure 
par  une  journée  de  travail  coûte  deux  journées  à  la  peu- 
plade G.  Si  nous  supposons  que  Tétat  général  du  marché  soit 
d'ailleurs  semblable  chez  les  deux  peuplades,  il  est  certain 
que  le  poisson  aura  deux  fois  autant  de  valeur  chez  la  seconde 
que  chez  la  première.  Dirons-nous,  cependant,  que  celle-là 
soit  plus  riche  que  celle-ci?  N'est-il  pas  évident,  au  con- 
traire, que  la  peuplade  B,  qui  se  procure  la  même  somme  de 
satisfactions  que  la  peuplade  G  avec  une  moindre  somme 
d'efforts,  doit  être  envisagée  comme  la  plus  riche  des  deux? 

Gependant,  les  individus  et  même  les  nations  ne  consom- 
ment pas  uniquement  les  produits  de  leur  propre  travail.  Or, 
si  les  produits  que  fournissent  X  et  Z  en  échange  de  ce  dont 
ils  ont  besoin  sont  d'inégale  valeur,  si,  par  exemple,  ceux 
de  X  valent  plus  que  ceux  de  Z,  celui-là  obtiendra  sans  con- 
tredit en  échange  une  plus  grande  quantité  de  toutes  les 
autres  choses  qui  lui  sont  utiles,  car  c'est  cela  même  que  si* 
gnifie  rinégalité  de  valeur  supposée.  Comme  cela  ne  peut 


RICHESSE   ET  YALEUR.  229 

avoir  lieu  qu'à  Tégard  de  deux  produits  différents,  supposons 
que  X  produise  du  blé,  Z  du  fer,  et  que  la  quantité  de  blé 
annuellement  produite  par  X  vaille  plus,  c'est-à-dire  s'échange 
contre  une  plus  grande  quantité  de  toute  autre  chose,  que  la 
quantité  de  fer  produite  par  Z.  Celui-ci  sera,  sans  contredit, 
moins  riche  que  celui-là,  si  les  sommes  d'efforts  appliquées  de 
part  et  d'autre  sont  égales  ;  mais  comment  les  valeurs  d'é- 
change seraient-elles  et  se  maintiendraient-elles  inégales,  si  les 
valeurs  normales  ne  l'étaient  pas?  Il  faut  supposer,  ou  que  la 
concurrence  est  restreinte  à  l'égard  de  l'offre  du  blé,  ou  que 
la  valeur  d'échange  de  ce  produit  est  élevée  par  TinefScacité 
comparative  des  efforts  que  d'autres  producteurs  y  appliquent, 
c'est-à-dire  par  la  valeur  normale  que  le  blé  acquiert  sur 
d'autres  terrains  que  ceux  du  producteur  X.  X  doit  sa  ri- 
chesse supérieure,  dans  le  premier  cas,  à  un  privilège,  dans 
le  second,  à  la  possession  d'un  fonds  productif  naturellement 
fécond  ;  par  conséquent,  dans  toute  hypothèse,  à  une  cause 
qui  diminue  la  somme  d'efforts  nécessaire  pour  mettre  à  sa 
disposition  la  quantité  de  blé  qu'il  offre  en  échange.  S'il  est 
donc  plus  riche  que  Z,  ce  n'est  point  parce  que  son  blé  vaut 
plus  que  le  fer  de  Z,  c'est  parce  qu'il  obtient,  en  échange 
d'une  somme  donnée  d'efforts,  une  somme  supérieure  de 
satisfactions. 

S'agit-ii  de  deux  nations  ?  la  supériorité  de  richesse  peut 
s'entendre  de  deux  manières  :  ou  bien  on  prétend  que  les 
choses  produites  et  offertes  en  échange  ont  plus  de  valeur 
chez  Tune  que  chez  l'autre  ;  ou  bien  on  af&rme  que  la  masse 
entière  des  choses  échangeables  y  forme  une  valeur  totale 
supérieure. 

Dans  la  première  hypothèse,  on  doit  exprimer  d'une  ma- 
nière uniforme  la  valeur  des  produits  comparés,  A,  B,  G,  D,  etc. 
Supposons  qu'un  métal,  par  exemple  l'or,  serve  à  cet  usage, 
et  disons  que  les  produits  valent  plus  d'or  chez  la  nation  X 
que  chez  la  nation  Z.  Gela  prouve  simplement  que  l'or  a 
moins  de  valeur  chez  la  première  que  chez  la  seconde,  ou 


!I30  GIRGULATIOA  BB  LA  RICBBSSE. 

que  les  produits  A,  B,  C,  D,  y  coûtent  une  plus  grande 
somme  d'efforts;  mais  il  n*en  résulte  en  aucune  façon  que  la 
seconde  soit  moins  riche  que  la  première,  c*est-à-dire  qu'elle 
obtienne,  en  définitive,  une  moindre  quantité  de  produits 
propres  à  satisfaire  ses  besoins. 

Dans  la  seconde  hypothèse,  il  n'y  a  de  supériorité  réelle  de 
richesse  chez  la  nation  qui  pourrait  obtenir  le  plus  d'or  en 
échange  de  toute  la  masse  de  ses  produits  A,  B,  C,  D,  etc., 
que  parce  qu'elle  en  fournit  une  plus  grande  quantité  ;  car, 
si  elle  ne  peut  en  fournir  davantage,  il  n'y  a  aucune  raison 
pour  que  les  produits  fournis  par  elle  aient  plus  de  valeur,  sur 
le  marché  international,  que  les  produits  exactement  pareils 
fournis  par  l'autre  nation. 

Dira-t-on  que  les  produits  A,  B,  G,  D,  de  la  nation  X  valent 
plus  que  ceux  de  la  nation  Z  parce  qu'ils  sont  meilleurs? 
Gela  provient  alors  de  ce  que  la  nation  X  possède  des  fonds 
productifs  d'une  nature  plus  excellente  ou  des  travailleurs 
plus  habiles,  c'est-à-dire  de  ce  qu'elle  peut  obtenir,  pour  une 
somme  donnée  d'efforts,  une  plus  grande  somme  de  sali&- 
factions. 

Ainsi,  dans  toutes  les  hypothèses,  nous  arrivons  à  cette 
conclusion  :  que  le  degré  de  richesse  n'a  pas  pour  mesure  la 
valeur  des  produits  composant  la  richesse,  mais  leur  quan- 
tité, ou  plus  correctement,  la  somme  de  satisfactions  qu'ils 
procurent  pour  une  somme  déterminée  d'efforts. 

■ 

SECTION  VU. 
De  la  valeur  des  servlees. 

Le  travail  de  la  production,  celui  de  la  circulation  et  les 
autres  services  de  toute  espèce  ont  une  valeur  d'échange 
comme  les  produits  dont  se  compose  la  richesse,  puisqu'ils 
s'échangent  contre  ces  produits  ;  or,  cette  valeur  est  déter- 
minée par  les  mêmes  causes,  soumise  aux  mêmes  lois  que  la 


tALBVR  DBS  SfiRVteBS.  231 

valeur  des  produits,  et  les  définitions  que  j'ai  données  de 
Toffre,  de  la  demande,  de  la  valeur  spéciale  et  de  la  valeur 
générale  des  produits  s'appliquent  également  aux  services, 
car  tous  les  échanges,  quels  qu'en  soient  les  objets,  sont  des 
actes  parfaitement  homogènes  dans  leur  but  et  dans  leur 
principe  tnoteur.  Je  n'insisterai  pas  sur  cette  application,  que 
toQt  lecteur  fera  aisément  lui-mén^e,  des  vérités  ci-dessus 
démontrées.  Les  seules  questions  qui  me  paraissent  exiger 
ici  quelques  développements  sont  celles  qui  concernent  là  va- 
leur normale  des  services  et  le  rôle  que  joue  cette  valeur  nor- 
male dans  la  détermination  de  leur  valeur  d'échange. 

Les  services,  de  même  que  les  produits,  ne  deviennent 
disponibles  pour  ceux  qui  en  ont  besoin  qu'à  certaines  con- 
ditions. 

L'homme,  considéré  comme  producteur  de  services,  a  beau- 
coup d'analogie  avec  une  machine  à  vapeur,  qui,  pour  fonc- 
tionner, doit  d'abord  être  construite  à  grands  frais,  puis  être 
mise  en  mouvement  par  une  dépense  continuelle  de  com- 
bustible. Chaque  espèce  de  service  exige  un  certain  dévelop- 
pement des  facultés  humaines,  par  conséquent  un  entretien  et 
•une  éducation  préalables,  et  il  faut,  en  outre,  que  le  travail- 
leur soit  maintenu,  pendant  la  durée  du  service,  en  état  de 
le  rendre.  La  Valeur  normale  d'un  service  comprend  donc  ce 
qui  est  ilécessaire  pour  compenser  les  avances  préalables 
qu'exige  ce  service  et  pour  toâintenif  l'activité  de  ceux  qui 
le  rendent;  le  produit  de  la  machine  doit  valoir  les  efforts 
d'abstinence  et  de  travail  qu'il  a  fallu  faire  pour  qu'elle  fût 
disponible,  plus  le  combustible  qu'il  faut  dépenser  pour  la 
mettre  en  mouvement. 

Si  la  valeur  d'échange  d'une  espèce  de  service  s'abaisse 
au-dessous  de  sa  valeur  normale,  par  suite  d'une  surabon- 
dance de  l'offre  ou  d'uiie  insuffisance  de  la  demande,  l'offre 
tendra  nécessairement  à  diminuer,  parce  que  le  nombre  des 
producteurs  de  ce  service  diminuera  ;  si,  au  contraire,  la 
valeur  «l'échatlge  s'élève  au-desslis  de  la  valeur  normale, 


232  cmcuuTioK  djs  la  richesse. 

parce  que  la  demande  du  service  a  augmenté  ou  que  Toffre 
est  devenue  insuffisante,  cet  accroissement  de  valeur  amènera 
non  moins  nécessairement  un  accroissement  de  TofFre,  par 
suite  d'un  accroissement  du  nombre  des  producteurs  ;  et  ainsi 
la  valeur  d'échange,  se  relevant  dans  le  premier  cas  et  sV 
baissant  dans  le  second,  tendra  toujours  à  se  rapprocher  de 
la  valeur  normale. 

L'avantage  qu'un  homme  trouve  à  rendre  un  certain  ser- 
vice dépend  de  la  valeur  générale  de  ce  service,  et  il  est  évident 
que  cet  avantage  doit  exercer  une  action  directe  sur  le  nombre 
de  ceux  qui  consacrent  leur  activité  au  service  dont  il  s'agit. 
Mais  il  est  évident  aussi  que  les  fluctuations  de  ce  nombre 
doivent  avoir  pour  régulateur  la  valeur  normale  du  service, 
telle  que  je  viens  de  la  définir,  parce  que,  au-dessus  de  cette 
valeur,  l'avantage  constitue  un  gain,  tandis  qu'au-dessous, 
il  laisse  une  perte. 

Toutefois,  ce  rétablissement  de  l'équilibre  ne  peut  avoir 
lieu  et  cette  tendance  de  la  valeur  d'échange  à  se  confondre 
avec  la  valeur  normale  ne  peut  se  manifester  qu'à  l'égard  de 
services  dont  l'offre  peut  s'accroître  ou  diminuer  avec  la  de- 
mande. Si  la  concurrence  est  restreinte  pour  les  offrants,  ou 
si  l'offre  ne  peut  pas  décroître  en  même  temps  que  la  demande, 
la  valeur  du  service  pourra,  dans  le  premier  cas,  se  maintenir 
en  permanence  au-dessus  de  la  valeur  normale  et  s'élever 
indéfiniment  avec  les  accroissements  successifs  de  la  de- 
mande, et  dans  le  second,  se  maintenir  au-dessousde  la  valeur 
normale,  jusqu'à  ce  qu'une  cause  quelconque  vienne  relever 
la  demande  au  niveau  de  cette  offre  permanente. 

La  concurrence  est  souvent  limitée  à  l'égard  des  services 
par  leur  nature  même,  lorsqu'ils  exigent,  par  exemple,  chez 
ceux  qui  les  rendent,  une  faculté  éminente,  ou  un  ensemble 
exceptionnel  de  facultés  diverses  ;  elle  peut  l'être  artificielle- 
ment par  des  lois,  qui  accordent  à  certaines  personnes,  indi- 
viduelles ou  collectives,  le  privilège  exclusif  de  rendre  certains 
services.  Il  peut  arriver  aussi  que  l'offre  d'un  service,  dont 


TALEUR  DES   SERVICES.  235 

la  valeur  d'échange  s'est  abaissée  au-dessous  de  la  valeur 
Qormale,  soit  maintenue  sans  diminution  par  Teffet  des 
mœurs,  ou  des  lois,  ou  de  sa  propre  nature. 

Cette  théorie  de  la  valeur  des  services  recevra  de  plus  am- 
ples développements  dans  le  troisième  livre  de  cet  ouvrage. 
Au  point  de  vue  de  la  circulation,  dans  lequel  je  dois  me  ren- 
fermer ici,  les  indications  générales  que  je  viens  de  donner 
me  paraissent  devoir  suffire. 


CHAPITRE  III. 


DU   NUMÉRAIRE. 


SECTION  I. 
Définition  dn  numéraire. 

Nous  avons  vu  que  l'échange  s'acconiplil  quand  l'offre  ré- 
pond exactement  à  la  demande,  et  qu'il  ne  s'accomplit  qu'à 
celte  condition.  Il  faut  que  la  chose  offerte  réponde  à  la  de- 
mande par  l'espèce  et  par  la  quantité.  Si  Tilius  demande  une 
arme  et  qu'on  lui  offre  un  chapeau,  ou  s'il  demande  une  livre 
de  viande  et  qu'on  lui  offre  un  bœuf  entier,  l'échange  qu'il 
propose  ne  peut  s'accomplir. 

Ce  défaut  de  correspondance  a  dû,  dès  le  premier  stage  du 
développement  économique  des  sociétés,  empêcher  fréquem- 
ment que  les  besoins  de  consommation  ne  pussent  être  satis- 
faits directement  par  l'échange  des  produits  qui  étaient  désirés 
de  part  et  d'autre  ;  il  aurait  rendu  ce  développement  lui-même 
impossible,  si  l'obstacle  ainsi  apporté  à  la  multiplication  des 
échanges  n'avait  pu  être  écarté,  puisque  l'échange  est  une 
condition  indispensable  de  la  division  du  travail.  C'est  ce 
défaut  de  correspondance  qui  a  fait  d'abord  naître  chez  quel- 
ques individus  le  besoin  et  leur  a  suggéré  l'idée  de  demander  et 
d'accepter,  au  lieu  de  la  chose  qu'ils  voulaient  consommer,  une 
autre  chose  plus  généralement  utile  que  celle  qu'ils  offraient 
eux-mêmes,  et  par  conséquent  plus  propre  à  leur  faire  obte- 
nir de  quelque  autre  échangiste  celle  qu'ils  désiraient. 


Titius  fabrique  des  épées,  qui  valent  chacune  le  quart  d'un 
mouton.  II  demande  un  quartier  de  mouton  et  oflre  une  épée 
en  échange,  d'abord  à  Gaïus,  puis  à  Sempronius.  Mais  Gains, 
qui  demande  une  épée,  n'a  pas  de  mouton  à  offrir,  ou  ne 
peut  offrir  qu'un  mouton  entier,  et  Sempronius,  qui  pourrait 
disposer  d'un  quartier  de  mouton,  ne  désire  pas  d'épée.  Alors 
Titius,  sachant  que  Gains  est  approvisionné  de  blé,  lui  ofTre 
son  épée  en  échange  d'une  quantité  de  blé  équivalente  à  un 
quartier  de  mouton,  dans  l'espérance  que  Sempronius,  ou 
quelque  autre  débitant  de  viande,  lui  cédera  volontiers  un 
quartier  de  mouton  en  échange  de  cette  denrée,  qui  répond 
à  un  besoin  si  général  et  si  journalier. 

Voilà  un  premier  pas  accompli  pour  échapper  aux  diffi- 
cultés de  réchange  direct,  et  ce  premier  pas  est  important, 
car  Titius  ne  sera  pas  seul  à  le  faire  ;  l'expédient  auquel  il  a 
recours  sera  pratiqué  par  d'autres,  sans  convention  expresse, 
parce  qu'il  répond  à  un  besoin  général  de  la  communauté,  et, 
ce  même  besoin  poussant  chacun  à  choisir  le  même  produit 
pour  objet  de  ses  échanges  indirects,  il  en  résultera  bientôt 
une  coutume  établie. 

Nous  trouvons,  en  effet,  de  telles  coutumes  établies  chez 
les  sociétés  politiques  les  moins  avancées  que  l'histoire  et 
l'observation  nous  fassent  connaître.  On  a  employé  à  cet  usage, 
en  différents  temps,  on  y  emploie  encore,  chez  quelques  peu- 
ples de  FAsie,  de  l'Afrique,  de  l'Amérique  et  même  de  l'Eu- 
rope, tantôt  des  animaux  domestiques,  des  bœufs,  des  mou- 
tons, des  chevaux,  des  rennes,  tantôt  des  peaux  de  bêtes 
sauvages,  tantôt  du  sel,  du  tabac,  du  thé,  déjà  préparés  pour 
1^  consommation,  tantôt  des  coquillages,  tantôt  enfin  des 
métaux  en  barre  ou  en  poudre,  notamment  le  fer,  le  cuivre, 
l'argent  et  l'or. 

Par  ce  premier  pas,  toutefois,  par  cette  première  conven- 
tion tacite,  on  est  seulement  arrivé  à  remplacer  par  une  mar- 
chandise facilement  échangeable,  dans  les  demandes  et  dans 
les  offreSf  les  choses  que  l'on  désire  consommer  et  que  Ton 


236  CIRCULATION   DE   LA  RICHESSE. 

ne  peut  obtenir  directement.  La  marchandise  employée  dans 
ce  but  n'a  reçu  aucune  forme,  n'a  subi  aucune  modification, 
qui  puisse  la  soustraire  temporairement  à  la  consommation 
et  la  vouer  spécialement  à  Tusage  nouveau  qu'on  lui  assigne. 
En  devenant  un  moyen  d'échange,  elle  ne  cesse  pas  d'être 
un  produit  immédiatement  consommable. 

Supposons,  maiutenant,  que  Ton  divise  cette  marchandise 
en  unités  ou  en  portions  égales  uniformément  déterminées 
et  revêtues  chacune,  soit  d'une  forme,  soit  d'une  marque  par- 
ticulière, qui  la  distingue  des  unités  ou  des  portions  desti- 
nées  à  la  consommation  immédiate,  en  la  signalant  aux  yeux 
de  tous  comme  moyen  d'échange.  Ce  second  pas,  non  moins 
important  que  le  premier,  nous  donnera  le  numéraire, 
c'est-à-dire  une  marchandise  facilement  échangeable,  divisée 
en  fractions,  dont  la  quantité,  et  par  conséquent  la  valeur 
est  manifestée  par  un  signe  apparent,  qui  les  caractérise 
comme  objets  d'échange,  comme  instruments  de  circulation. 

Dans  l'intérieur  de  l'Afrique,  notamment  chez  les  nègres 
Mandingues  et  en  Âbyssinie,  on  emploie  comme  moyen  d'é- 
change des  plaques  de  sel,  dont  le  volume  est  constant,  et 
qu'on  entoure  d'un  anneau  de  fer  pour  les  empêcher  de  se 
briser.  Voilà  un  numéraire  proprement  dit. 

En  Russie,  où  les  fourrures  de  martre  étaient  employées 
de  toute  antiquité  comme  moyens  d'échange,  la  coutume 
s'était  introduite  de  déposer  dans  un  magasin  public  les  peaux 
qu'on  destinait  à  cet  usage,  après  en  avoir  détaché  un  frag- 
ment, qui,  frappé  d'une  estampille  officielle,  était  seul  livré 
à  la  circulation  et  donnait  droit  au  porteur  de  retirer  du 
dépôt  la  fourrure  ainsi  représentée.  Ces  fragments  estampillas 
constituaient  aussi  un  véritable  numéraire,  qu'on  pourrait 
appeler  le  numéraire  représentatif,  pour  le  distinguer  du 
numéraire  marchandise  dont  je  viens  de  faire  mention. 

Enfin,  tous  les  peuples  qui  ont  employé  les  métaux  comme 
marchandises  facilement  échangeables  sont  bientôt  arrivés  à 
les  diviser  en  pièces  portatives,  d'un  poids  et  d'un  titre  déter- 


DÉrmmoN  bu  numéraire.  237 

minés,  puis  à  revêtir  ces  pièces  d'une  empreinte  caractéristi- 
que. Ce  numéraire  métallique  a  reçu  le  nom  particulier  de 
monnaie,  ou  A' argent. 

Le  numéraire  marchandise  appartient  à  une  période  peu 
avancée  du  [déyeloppement  économique  ;  le  numéraire  mé- 
tallique et  le  numéraire  représentatif  sont  d'un  usage  tout  à 
fait  général  chez  les  nations  civilisées  du  monde  actuel. 

SECTION  II. 
FonetioBs  dn  nnméralre. 

Le  numéraire,  une  fois  introduit  dans  la  pratique  de  la  vie» 
sert  à  eiprimer,  à  comparer  entre  elles  et  même,  en  un  cer- 
tain sens,  à  mesurer  les  valeurs  des  choses  échangeables  ;  il 
sert,  en  outre,  à  faciliter  la  circulation  de  la  richesse.  Il  rem- 
plit ainsi  deux  fonctions  distinctes,  qui  doivent  être  étudiées 
séparément. 

§  1 .  —  />u  numéraire  y  envisagé  comme  mesure  des  valeurs. 

Dans  Télat  primitif  de  la  circulation,  c'est-à-dire  tant  que 
réchange  direct  est  seul  pratiqué,  on  ne  peut  exprimer  et 
comparer  entre  elles  les  valeurs  que  par  sa  propre  expérience, 
par  les  échanges  réels  qu'on  accomplit  soi-même.  Titius  ne 
peut  savoir  combien  ses  épées  valent  de  blé,  ou  de  fer,  ou  de 
sel^  ou  de  laine,  qu'après  avoir  échangé  une  de  ses  armes 
contre  chacun  de  ces  différents  produits  ;  jusque-là  il  ignorera 
aussi  le  rapport  de  valeur  qui  existe  entre  le  blé  et  le  fer, 
entre  le  fer  et  le  sel,  etc^ 

il  n'en  est  plus  de  même  avec  le  numéraire,  parce  que 
Titius  n'est  plus  seul  à  donner  ou  à  recevoir  du  numéraire 
en  échange  ;  tout  le  monde  en  fait  usage  comme  lui.  Les  armes 
qu'il  fabrique  ne  ressemblent  peut-être  pas  même  à  celles 
que  deux  ou  trois  autres  fabricants  fournissent  à  la  commu- 


238  cmcuuTion  de  ik  nioHssiE. 

nauté;  tandis  que  toutes  les  unités  du  numéraire  sont  iden- 
tiquement pareilles.  Ce  sont,  par  exemple,  des  as  de  cuivre, 
tels  que  ceux  dont  se  servaient  les  anciens  Romains.  Aussitôt 
que  Titius  sait  combien  d'as  valent  ses  armes,  il  sait  aussi  ce 
qu'elles  valent  de  toute  autre  chose  et  ce  que  valent  entre 
elles  toutes  les  autres  choses,  car  la  notoriété  lui  apprend  bien 
vite  les  résultats  d'échanges  qui  s'accomplisseot  journelle- 
ment et  uniformément,  par  l'intermédiaire  d'une  monnaie 
toujours  semblable  à  elle-même. 

Titius  peut  donc  facilement  exprimer  et  comparer  entre 
elles  toutes  les  valeurs.  Une  épée  vaut,  par  exemple,  dix  as, 
une  livre  de  sel  en  vaut  un,  une  livre  de  fer  en  vaut  deux; 
par  conséquent,  une  épée  vaut  dix  livres  de  sel  et  cinq  livres 
de  fer,  une  livre  de  fer  vaut  deux  livres  de  sel,  etc. 

On  appelle  prix  d'une  chose  la  quantité  de  numéraire 
qu'elle  vaut,  c'est-à-dire  sa  valeur  exprimée  en  numéraire. 
Chaque  chose  n'a  qu'un  prix,  quoiqu'elle  ait  beaucoup  de 
valeurs  différentes,  et  toute  chose  a  un  prix,  excepté  le  numé- 
raire lui-même;  mais  les  prix  des  différentes  choses  expri- 
ment autant  de  valeurs  différentes  du  numéraire.  Quand 
j'affirme  qu'une  épée  vaut  dix  as,  qu'une  livre  de  sel  en  vaut 
un,  qu'une  livre  de  fer  en  vaut  deux,  j'affirme  en  même 
temps  que  dix  as  valent  une  épée,  dix  livres  de  sel,  cinq  livres 
de  fer. 

C'est  dans  ce  sens,  et  comme  terme  de  comparaison,  que 
le  numéraire  fournit  une  mesure  des  valeurs.  Pour  avoir  une 
véritable  mesure  des  valeurs,  il  faudrait  que  Tunité  par  la- 
quelle on  l'exprimerait  présentât  une  idée  absolue,  indépen- 
dante de  toute  comparaison.  Je  puis  mesurer  une  longueur 
ou  une  distance  quelconque,  parce  que  Tunité  dont  je  me 
sers,  par  exemple  le  mètre,  présente  à  mes  yeux  et  à  mon 
esprit  une  quantité  absolue,  dont  l'idée  ne  dépend  d'aucune 
comparaison.  Mais,  quand  je  sais  qu'une  épée  vaut  dix  as  et 
qu'une  livre  de  fer  en  vaut  deux,  je  n'ai  pas  réellement  me- 
suré la  valeur  de  Tépée,  ni  celle  du  fer;  car,  que  sais-je  de 


la  valeur  de  l'as,  qui  me  sert  d'unité,  si  oe  n'est  que  Tas  vaut 
la  dixième  partie  d'une  épée  et  la  moitié  d'une  livre  de  sel? 
En  me  disant  qu'une  épée  vaut  dix  as,  ou  qu'elle  vaut  cinq 
livres  de  fer,  on  ne  m'apprend  pas  autre  chose  en  définitive 
que  ceci,  c'est  que  la  valeur  d'une  épée  égale  dix  fois  la  va- 
leur de  la  dixième  partie  d'une  épée,  ou  cinq  fois  la  valeur 
de  la  cinquième  partie. 

Le  numéraire  fait  précisément  l'office  d'une  mesure  de 
longueur  dont  Tunilé  serait  inconnue.  J'avoue,  par  exemple, 
à  ma  honte,  que  je  ne  me  fais  aucune  idée  de  la  longueur  du 
yard  anglais.  Cependant,  si  je  sais  que  certaine  pièce  d'étoffe 
a  deux  yards  et  qu'une  antre  n'en  a  qu'un,  je  suis  certain  que 
la  première  est  deux  fois  aussi  longue  que  la  seconde  et  je 
pourrai  de  même  comparer  entre  elles  des  longueurs  et  des 
distances  quelconques,  pourvu  que  je  sache  combien  elles 
font  de  yards.  Pourrai-jedire,  cependant,  que  j'aie  réellement 
la  mesure  de  ces  longueurs  et  de  ces  distances?  Que  m'ap- 
prend-on, en  me  disant  qu'une  certaine  pièce  d'étoffe  a 
deux  yards  de  longueur,  ou  qu'une  certaine  distance  est  de 
dix  yards,  si  ce  n'est  que  la  pièce  d'étoffe  est  deux  fois  aussi 
longue  que  sa  moitié,  ou  que  la  distance  est  dix  fois  aussi 
longue  que  sa  dixième  partie  ? 

Une  monnaie  inconnue  cesserait  de  l'être  aussitôt  qu'on 
aurait  l'estimation  d'un  grand  nombre  de  choses  dans  cette 
monnaie,  tandis  que  l'estimation  en  yards  anglais  de  toutes 
les  longueurs  et  les  distances  possibles  du  Royaume-Uni  ne 
m'apprendrait  rien  sur  la  longueur  de  cette  mesure.  C'est 
que  nous  ne  connaissons  pas  autrement  la  valeur  du  numé- 
raire le  plus  connu,  que  nous  ne  connaissons  la  longueur 
d'une  mesure  parfaitement  inconnue. 

Toutefois,  le  mot  mesure  étant  généralement  appliqué  aux 
moyens  que  l'on  emploie  pour  comparer  les  propriétés  agis- 
santes de  certains  corps  impondérables,  tels  que  la  chaleur, 
rélectricité,  la  lumière,  dont  les  quantités  ne  peuvent  réelle- 
ment pas  être  mesurées,  ni  exprimées,  il  n'y  a  aucune  raison 


S40  CIRCULATION  DE  LA   RICHESSE. 

pour  ne  pas  appliquer  aussi  ce  mot  au  numéraire,  à  Taide 
duquel  nous  comparons  les  valeurs. 

§  3.  —  Du  numéraire^  envisagé  comme  agent  de  circulation. 

Le  numéraire  facilite  les  échanges  et  en  provoque  la  mul- 
tiplication, en  fournissant  à  chaque  personne,  quels  que 
puissent  être  ses  besuins,  une  chose  dont  la  demande  sera 
généralement  manifestée  et  dont  l'offre  sera  généralement 
acceptable. 

Avant  l'introduction  du  numéraire,  Titius,  qui  offrait  une 
épée  pour  obtenir  dix  mesures  de  blé,  ne  pouvait  adresser 
son  offre  qu'à  ceux  qui  tout  à  la  fois  demandaient  une  épé« 
et  offraient  du  blé.  Maintenant,  il  peut  l'adresser  à  tous  ceux 
qui  demandent  une  épée,  car  il  demande  en  échange  du  nu- 
méraire, c'est-à-dire  une  chose  dont  tout  le  monde  est  plusoe 
moins  pourvu  ;  puis,  avec  le  numéraire  qu'il  a  reçu,  il  peut 
adresser  sa  demande  à  tous  ceux  qui  offrent  du  blé,  car  il  oflre 
en  échange  du  numéraire,  c'est-à-dire  une  chose  que  tout  le 
monde  acceptera  volontiers. 

Il  en  résulte  cependant  une  certaine  complication  dans 
l'acte  par  lequel  Titius  pourvoit  à  ses  besoins.  Cet  acte  se 
décompose  en  deux  échanges  distincts,  dont  le  premier  pro- 
cure à  Tilius  du  numéraire  pour  la  chose  qu'il  a  produite 
et  le  second  lui  fait  obtenir,  pour  ce  numéraire,  la  chose  dont 
il  a  besoin.  Le  premier  acte  s'appelle,  relativement  à  lui,  une 
vente;  le  second,  un  achat;  mais  toute  vente  est  en  même 
temps  un  achat,  et  toutes  les  ventes  et  les  achats  ne  sont  en 
définitive  que  des  échanges,  dans  lesquels  le  numéraire  est 
offert  d'une  part  et  demandé  de  l'autre  *. 

*  Les  mots  wnte  et  achat  ont  ici  un  sens  plus  étendn  qoe  dans  le  Ungige 
légal  ;  Us  comprennent  le  louage,  qui  n'est  au  fond  que  la  vente  ou  Tachai  de 
Tusage  temporaire  d'une  chose.  Tout  ce  qui  sera  dit  dans  ce  chapitre  et  dans  le* 
suivants  sur  l'objet,  les  conditions  et  les  résultats  de  l'échange  accompli  par  une 
vente,  s'applique  donc  également  à  l'échange  accompli  par  an  louage. 


PONCnONS  DU  NUMÉRAIRE.  241 

Une  fois  que  Tusage  du  numéraire  est  devenu  général  y 
chaque  individu  ne  doit  plus  s'inquiéter,  pour  satisfaire  tous 
ses  besoins,  que  de  fournir  une  chose  ou  un  service  répon- 
dant à  un  besoin  quelconque,  certain  qu'il  est  d'obtenir  en 
échange  de  cette  chose  ou  de  ce  service  une  quantité  déter- 
minée de  numéraire,  avec  laquelle  il  pourra  se  procurer  les 
autres  choses  et  les  autres  services  dont  il  aura  besoin.  Alors, 
la  répartition  des  travaux,  ne  rencontrant  plus  les  obstacles 
que  lui  opposait  la  difficulté  des  échanges  directs»  s*étend, 
se  généralise,  et,  à  mesure  qu'elle  fait  de  nouveaux  progrès, 
les  échanges  se  multiplient,  la  circulation  devient  de  plus  en 
plus  active,  puisque  le  nombre  des  besoins  à  satisfaire  par 
l'échange  va  s'augmentant  pour  chaque  membre  de  la  société. 
Le  numéraire  est  donc  un  agent  de  circulation,  comme  les 
voies  et  les  moyens  de  transport.  Pour  la  société  prise  en 
masse,  il  est  cela  et  n'est  que  cela,  c'est-à-dire  un  instrument 
pour  accomplir  l'œuvre  de  la  circulation,  un  capital  fixe, 
parfaitement  analogue  aux  autres  capitaux  fixes  de  la  circu- 
lation, rendant  les  mêmes  services  et  faisant  les  mêmes  fonc- 
tions qu'une  route  ou  un  canal.  C'est  dans  ce  sens  seulement 
que  le  numéraire  est  un  capital,  car  il  ne  peut,  sous  la  forme 
qui  en  fait  un  numéraire,  se  prêter  à  aucun  autre  usage,  rem- 
plir aucune  autre  fonction  du  capital;  il  ne  peut,  sans  perdre 
la  forme  qui  le  caractérise  comme  numéraire,  servir  d'instru- 
ment, de  matière  première  ou  d'approvisionnement  dans 
aucune  industrie  de  production  ou  de  transport.  Parmi  les 
industries  même  qui  s'occupent  exclusivement  de  l'échange, 
le  numéraire  ne  devient  un  capital  que  pour  celles  dont  le 
but  spécial  est  précisément  de  fournir,  aux  personnes  qui  en 
ont  besoin,  du  numéraire  ou  des  signes  représentatifs  de  va- 
leurs, c'est-à-dire  des  agents  de  circulation.  A  cette  exception 
près,  le  numéraire  dont  un  individu  dispose  n'est  pour  lui 
que  la  représentation  temporaire  d'une  quantité  de  richesse 
dont  il  peut  disposer,  l'expression  momentanée  de  sa  demande 
totale  de  choses  consommables. 

I.  16 


343  CIRCULATION  BE   LA   RICHESSE. 


SECTION  m. 

Des  q^alilës  qui  rendent  le  nnmérnire  propre  à  re 

ses  fonctions. 


Pour  que  le  numéraire  fournisse  une  bonne  mesure  des 
valeurs,  il  faut  que  sa  propre  valeur  soit  aussi  uniforme  et 
aussi  constante  que  possible,  c'est-à-dire  plus  uniforme  et 
plus  constante  que  celle  de  toute  autre  chose. 

J'achète  aujourd'hui  dans  un  certain  lieu  la  chose  B;  vingt 
jours  après,  ou  dans  un  autre  lieu,  j'achète  la  chose  D,  qui 
me  coûte  deux  fois  autant  que  la  chose  B.  J'en  conclus  que  D 
vaut  deux  fois  B  ;  mais  cette  conclusion  ne  sera  vraie  que  si 
la  valeur  du  numéraire  a  été  la  même  dans  los  deux  endroits 
et  aux  deux  époques  ;  la  même,  du  moins,  relativement  à  la 
généralité  des  choses  échangeables.  Si  la  valeur  du  numé- 
raire, par  exemple,  avait  été  de  moitié  moindre  dans  le  lieu 
ou  à  l'époque  où  j'ai  acheté  D,  que  dans  le  lieu  et  à  Tépoque 
où  j'ai  acheté  B,  ma  conclusion  serait  bien  éloignée  de  la  vé- 
rité, car  D  aurait  précisément  la  même  valeur  que  B;  il  s'échan- 
gerait contre  la  même  quantité  de  tous  les  autres  produits. 

Cette  uniformité  et  cette  constance  de  la  valeur  ne  sont 
pas  moins  nécessaires  pour  que  le  numéraire  soit  un  bon 
agent  de  circulation,  c'est-à-dire  pour  qu'il  puisse  être  de^ 
mandé  et  accepté  en  échange  d'un  produit  quelconque  par 
tous  ceux  qui  offrent  ce  produit. 

Titius,  le  fabricant  d'épées,  veut  se  procurer  du  blé.  Gaïus, 
qui  demande  une  épée,  offre  du  numéraire.  Tiliusne  l'accep- 
tera volontiers  que  s'il  est  certain  de  pouvoir,  dans  le  heu  et 
à  l'époque  où  il  achètera  du  blé,  obtenir  en  échange  de  ce 
numéraire  autant  de  blé  qu'en  aura  valu  l'épée  vendue. 

Il  faut  encore  qu'un  agent  de  circulation  soit  éminemment 
divisible,  afin  de  pouvoir  représenter  les  moindres  quantités 
de  richesse,  ei  par  conséquent  les  moindres  besoins. 


FONCnOMS  DU   NUMÉRAIRE.  243 

Ces  diverses  conditions,  que  doit  remplir  le  numéraire, 
impliquent  certaines  qualités  dans  la  substance  même  dont 
le  ouitnéraire  est  fait,  savoir  :  1^  L'homogénéité.  Si  une  sub- 
stance n'est  pas  la  même  en  tous  lieux  et  dans  toutes  ses 
parties,  elle  ne  peut  pas  avoir  une  valeur  uniforme,  ni  se 
diviser  en  unités  égales  de  poids  ou  de  volume.  2^  L'inal- 
térabililé.  Une  substance  qui  s'altère  par  Tusage  qu'on  en 
fait,  ou  par  le  seul  laps  du  temps,  ne  peut  avoir  une  valeur 
constante.  5^  La  transportabilité,  qui  implique  à  son  tour 
une  valeur  comparativement  élevée.  Pour  que  Toffre  d'une 
substance  tende  à  se  niveler,  et  par  conséquent  sa  valeur  à 
s'égaliser,  il  faut  qu'elle  soit  facile  à  transporter  de  lieu  en 
lieu,  ce  qui  suppose  qu'elle  représente  le  plus  de  valeur  pos- 
sible relativement  à  son  poids  et  à  son  volume.  4®  La  duc- 
tilité. Plus  une  substance  est  ductile,  plus  il  est  facile  de  la 
fractionner  suivant  les  besoins  de  la  circulation  et  d'im- 
primer à  chacune  de  ses  fractions  la  forme  qui  doit  la  carac- 
tériser comme  numéraire. 

De  toutes  les  substances  qui  ont  été  ou  qui  pourraient  être 
employées  comme  numéraire ,  les  métaux,  notamment  les 
métaux  appelés  précieux,  c'est-à-dire  l'or  et  l'argent,  sont 
celles  qui  présentent  au  plus  haut  degré  l'ensemble  des  qua- 
lités désirables  que  je  viens  de  mentionner. 

Les  métaux  précieux  sont  plus  homogènes  qu'aucune  autre 
substance  connue.  Une  quantité  d'or  ou  d'argent,  d'un  certain 
poids  ou  d'un  certain  volume,  est  toujours  identiquement  pa- 
reille, dans  sa  substance,  à  une  autre  quantité  du  même  poids 
ou  du  même  volume. 

Si  les  métaux  précieux  ne  sont  pas  absolument  inaltérables, 
ils  le  sont  plus  qu'aucune  autre  substance  dont  l'homogénéité 
approche  de  la  leur.  Des  monnaies  et  des  médailles  d'or,  et 
même  d'argent,  frappées  il  y  a  plus  de  mille  ans,  sont  demeu- 
rées presque  intactes  jusqu'à  nos  jours,  quoique  exposées  à 
maintes  causes  d'altération. 

Les  métaux  précieux  sont  faciles  à  transporter,  parce  que. 


244  CIRCULATION   DE  LA   RICHESSE* 

SOUS  un  poids  donné,  ils  présentent  plus  de  valeur  que  la 
plupart  des  produits  contre  lesquels  ils  s'échangent.  Si  Ton 
excepte  le  diamant,  les  pierres  fines  et  quelques  produits  dont 
la  fabrication  exige  une  quantité  ou  une  qualité  exception- 
nelle de  travail,  quelle  est  la  chose  dont  le  poids  et  le  volume 
n'excèdent  pas  de  beaucoup  ceux  de  la  quantité  d'or,  ou 
même  de  la  quantité  d'argent,  qui  en  est  le  prix?  Un  individu 
peut  facilement  porter  sur  lui,  en  monnaie  d'or,  le  prix  de 
ce  qu'il  consommera  dans  toute  une  année  ;  il  ne  le  pourrait 
ni  avec  la  monnaie  de  fer  des  Spartiates,  ni  avec  Tas  de  cuivre 
des  anciens  Romains,  ni  avec  les  plaques  de  sel  des  Abyssi- 
niens, ni  avec  aucune 'des  autres  sortes  de  numéraire  qui  ont 
été  ou  qui  sont  encore  en  usage  chez  certains  peuples. 

Enfin,  les  métaux  précieux  sont  tellement  ductiles,  que 
leur  divisibilité  dépasse  infiniment  les  limites  du  fractionne- 
ment que  peuvent  exiger  les  besoins  de  la  circulation.  Il  n*y 
a  pas  de  chose  échangeable  dont  la  valeur,  quelque  minime 
qu'elle  soit,  ne  puisse  être  représentée  par  une  pièce  d'or  ou 
d'argent,  revêtue  d'une  forme  régulière  et  d'une  empreinte 
caractéristique.  Nous  verrons  plus  loin  par  quels  moyens  on 
évite  les  inconvénients  qui  résulteraient  de  la  ténuité  excessive 
(les  pièces  monnayées. 

Les  qualités  désirables  que  je  viens  d'énumérer  suffisent 
pour  assurer  une  valeur  uniforme  au  numéraire  qui  aura 
pour  élément  l'un  des  métaux  précieux.  L'or  et  l'argent, 
grâce  h  ce  qu'ils  sont  homogènes,  inaltérables  et  facilement 
transportables,  peuvent  toujours  quitter  les  lieux  où  leur  va- 
leur s'abaisse  pour  affluer  vers  ceux  oii  elle  s'élève,  de  sorte 
que  leur  valeur  d'échange,  dans  chaque  pays,  tend  à  se  mettre 
partout  de  niveau  et  à  se  confondre  avec  la  valeur  normale 
qu'ils  ont  dans  le  pays.  Mais  ces  mêmes  qualités  ne  suffirent 
pas  pour  garantir  au  numéraire,  ni  à  la  substance  dont  il  est 
formé,  une  valeur  constante.  S'il  est  certain  qu'une  substance, 
qui  s'altère  par  l'usage  ou  avec  le  temps,  et  qui  n'est  ni  homo- 
gène, ni  facilement  transportable,  soit  exposée  à  changer  sou- 


_j 


FOKGTIOMS  DU   NUMÉRAIRE.  245 

vent  de  valeur,  il  ne  Test  pas  qu'une  substance  parfaitement 
homogène,  inaltérable  et  transportable  soit  préservée  par  là  de 
tout  changement  de  valeur.  Les  médailles  et  les  monnaies  anti- 
ques, auxquelles]  'aifait  allusion  plus  haut,  sont  loin  d'avoir  au- 
jourd'hui la  même  valeur  qu'à  l'époque  où  elles  furent  frappées. 
Pour  nous  faire  une  idée  juste  du  degré  de  constance  qu'on 
peut  attribuer  à  la  valeur  d'un  numéraire  d'or  ou  d'argent,  il 
faut  étudier  et  constater  d'abord  les  lois  qui  régissent  la  va- 
leur de  ces  métaux  eux-mêmes,  puis  celles  qui  régissent  la 
valeur  d'échange  d'un  numéraire  quelconque,  dans  son  rôle 
d'agent  de  la  circulation.  Cette  étude  fera  Tobjet  des  deux 
i^tions  suivantes. 

SECTION  IV. 
De  la  valeur  des  métaux  préeleusL. 

La  valeur  des  métaux  précieux,  comme  celle  de  toutes  les 
autres  choses  échangeables  dont  se  compose  la  richesse,  a 
pour  causes  déterminantes,  dans  chaque  échange,  l'oflVe  dis- 
ponible et  l'intensité  de  la  demande,  et  pour  expression 
moyenne  et  permanente,  c'est-à-dire  pour  centre  de  ses  oscil- 
lations temporaires,  la  valeur  normale  de  ces  métaux. 

Dans  les  pays  qui  les  produisent  eux-mêmes,  la  valeur  nor- 
male des  métaux  précieux  est  déterminée  par  les  frais  de  la 
production,  en  d'autres  termes,  par  la  quantité  de  travail  et 
d'avances  nécessaire  pour  les  produire,  car  ils  y  sont  disponi- 
bles aussitôt  qu'ils  ont  été  produits.  La  valeur  normale  d'une 
quantité  donnée  d'or  ou  d'argent  y  est  donc  représentée  par  la 
quantité  de  toute  autre  chose  qui  a  coûté  autant  à  produire. 

Mais  les  métaux  précieux,  étant  les  produits  d'industries 
extractives,  appartiennent  à  la  classe  des  choses  dont  la  pro- 
duction ne  s'accomplit  pas  sous  des  conditions  uniformes. 
Les  fonds  productifs  d'où  on  les  extrait  sont  donnés  par  la 
nature,  avec  des  degrés  très-divers  de  fécondité,  qui  ne  dé- 


246  GiaoULATION   DE   LA   RICHESSE. 

peodent  pas  de  la  direction  imprimée  aux  efforts  productif  par 
la  volonté  de  Thomme.  Par  conséquent,  dès  que  la  demande 
effective  ne  peut  être  satisfaite  que  par  l'exploitation  de  fonds 
productifs  inégalement  féconds,  Toffre  correspondante  ne  peut 
se  réaliser  sans  que  la  valeur  d'échange  s'élève  et  se  maintienne 
au  niveau  de  la  valeur  normale  déterminéepar  le  fonds  productif 
le  moins  fécond,  c'est-à-dire  par  Texploitation  la  plus  coûteuse. 

D'un  autre  côté,  la  découverte  démines  plus  fécondes  peut 
avoir  pour  effet,  en  rendant  superflue  l'exploitation  de  celles 
qui  Tétaient  le  moins  et  qui  avaient  jusqu'alors  réglé  la  valeur 
normale  du  produit,  d'abaisser  cette  valeur  normale  et  d'ame- 
ner ainsi  un  abaissement  permanent  de  la  valeur  d'échange. 

L'inégale  fécondité  des  fonds  productifs  constitue  donc  une 
première  cause  de  variations  dans  la  valeur  normale,  et  par 
conséquent  dans  la  valeur  d'échange  des  métaux  précieux. 

A  cette  cause,  il  faut  ajouter  toutes  celles  qui  tendent  à 
modifier,  soit  l'efficacité  du  travail  d'extraction,  soit  la  quan- 
tité de  travail  dont  l'extraction  du  métal  exige  le  concours;  no- 
tamment les  progrès  de  la  division  du  travail  etdeTapplicatioii 
des  agents  naturels,  chimiques,  physiques,  ou  mécaniques. 

L'or  et  l'argent  sont  disséminés  dans  les  matières  pierreuses 
ou  terreuses  dont  se  compose  l'écorce  de  notre  globe,  et  ils 
s'y  trouvent  tantôt  purs,  tantôt  combinés  avec  d'autres  sub- 
stances. Dans  tous  les  caS)  ils  constituent  une  aliquote  plus  ou 
moins  forte,  en  poids  et  en  volume,  de  la  masse  de  matière  qui 
les  contient,  et  à  celte  aliquote  correspond  le  degré  de  fécon- 
dité de  la  mine.  Mais,  pour  devenir  disponibles,  ils  doivent 
être  séparés  de  cette  masse  par  un  premier  travail,  puis  dé- 
gagés par  un  second  des  substances  avec  lesquelles  ils  se  trou- 
vent chimiquement  combinés.  L'or  se  rencontre  générale- 
ment à  l'état  natif,  c'est-à-dire  pur  de  toute  combinaison, 
et  son  extraction  n'exige  qu'un  travail  mécanique.  L'argent, 
au  contraire,  se  trouve  presque  toujours  à  l'état  de  minerai, 
c'est-à-dire  de  substance  composée,  et  ne  s'obtient  pur  que 
par  des  opérations  qui  exigent  le  concours  d'agents  physiques 


TALEim  DES   MÉTAUX   PRÉCIEUX.  S47 

OU  chimiques.  li  en  résulte  que  la  quantité  de  travail  qu'exige 
Texlraction  de  For  est  essentiellement  déterminée  par  le  degré 
de  fécondité  de  la  mine,  tandis  que,  pour  l'argent,  cette  quan- 
tité peut  dépendre  de  la  nature  du  minerai,  qui  rend  les 
opérations  extractivcs  plus  ou  moins  difQciles  ou  coûteuses. 

Dn  progrès  qui  rend  le  travail  mécanique  plus  efficace,  ou 
qui  lui  substitue  quelque  moteur  naturel,  peut  influencer  de 
la  même  manière  la  valeur  normale  des  deux  métaux.  Un 
progrès  qui  n'affecte  que  les  procédés  physiques  ou  chimiques 
de  l'extraction  n'exercera  aucune  influence  quelconque  sur  la 
valeur  de  l'or. 

Il  est  évident  aussi  que  la  fécondité  des  mines  d'or  est  tout 
à  fait  indépendante  de  la  fécondité  des  mines  d'argent  et  in- 
versement; raison  de  plus  pour  que  l'influence  qu'exerce  le 
degré  de  fécondité  sur  la  valeur  normale  se  fasse  sentir  très- 
inégalement  à  l*égard  des  deux  métaux. 

De  tout  ce  qui  précède,  il  est  facile  de  conclure  :  1**  que  la 
valeur  normale  des  métaux  précieux  est  variable,  comme 
celle  de  toute  autre  espèce  de  richesse  ;  2®  que  la  valeur  rela- 
tive des  deux  métaux,  c'est-à-dire  la  quantité  d'argent  qui 
s'échange  contre  une  certaine  quantité-d'or,  ouinversemetit, 
est  pareillement  variable. 

En  fait,  les  mines  d'argent  sont  et  ont  toujours  été  beau- 
coup plus  fécondes  que  les  mines  d'or,  et  cette  différence  a 
suffi  pour  rendre  l'extraction  de  l'or  beaucoup  plus  coûteuse 
que  celle  de  l'argent,  par  conséquent  la  valeur  normale  du 
premier  métal  très-supérieure  à  celle  du  second  ;  mais  la  va- 
riabilité de  Tune  et  de  l'autre  est  attestée  :  P  par  les  varia- 
lions  générales  qu'ont  éprouvées  à  certaines  époques  les 
prix  de  toutes  les  autres  choses  ;  2*  par  les  variations  fré- 
quentes qu'éprouve  le  rapport  de  valeur  entre  les  deux 
méiaux.  Le  premier  fait  s'est  réalisé  à  plusieurs  reprises 
depuis  la  découverte  des  raines  d'or  et  d'argent  du  nouveau 
monde;  il  se  réalise  de  nos  jours,  au  moins  à  l'ogard  des 
prix  évalués  en  or,  depuis  la  découverte  des  mines  de  la  Si- 


248  '  CIBCDUTIIHI  DE  U  1 

bérie,  de  la  Galifoniie  et  de  l'Australie  ;  le  second  s'est  réalisé 
à  toutes  les  époques  dans  certaines  limites. 

Ce  dernier  fait,  celui  de  la  variation  du  rapport  de  TaTeur 
des  deux  métaux,  suffirait  à  lui  seul  pour  constater  là  mia- 
biiilé  de  leur  valeur  générale,  puisqu'il  n'y  a  aucune  raison 
pour  admettre  que  la  valeur  de  l'un  des  deux  soit  invariable. 
Or,  les  moyens  qui  ontété  employés  dans  les  temps  modernes 
pour  donner  de  la  publicité  à  ce  phénomène  de  circulalioD 
nous  permettent  d'en  constater  les  maaifestations  les  plus 
minimes,  eu  remontant  à  plus  d'un  siècle  en  arrière.  Voici 
un  tableau  graphique  de  ces  variations,  de  cinq  années  en 
cinq  années,  pendant  une  période  continue  de  cent  vingt 
ans,  à  partir  de  1690.  Au  point  de  départ,  le  rapport  était  de 
15  à  1 ,  c'est-à-dire  l'or  valait,  &  égalité  de  poids  et  de  titre, 
quinzefoisaulaiit  que  l'argent;  il  a  oscillé  entre  16  à  1  et  14 
à  1,  sans  atteindre  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  deux  limites*. 


>  Ce  Ubimu  est  t[ri  d'an  IraraEl  que  H.  le  docteur  Soelliecr,  de  Hambourg,  ' 
publia  à  la  suite  de  son  eicellentclraductioi  allenuBdB  des  PriitcipM  tiew»»ii 

pcIi(i7ur,de).S'.Uil1.LeBvaleurBconsUté«s8onl<^leadel*BOB»edeHaMbw;' 


ViLBUR  BE8  UÈtàm  PRÉCIEUX.  249 

Cependant,  si  la  yaleur  normale  de  Tor  et  celle  de  l'argent 
sont  exposées  à  des  yariations»  il  faut  bien  reconnaître  que 
celles  de  ces  variations  qui  sont  assez  considérables  pour  atTec- 
.ter  d'une  manière  trèsH^nsible  la  yaleur  d'échange  des  mé- 
taux ne  peuvent  guère  être  fréquentes,  ni  agir  brusqueïnent 
sur  l'état  du  marché;  elles  n'approchent  point,  sous  ces  deux 
rapports,  de  celles  qu'on  observe  dans  la  valeur  normale  des 
produits  agricolespar  suite  de  l'inégalité  des  récoltes  annuelles» 
ou  dans  la  valeur  normale  de  certains  produits  manufactu- 
rés par  suite  du  perfectionnement  continuel  des  procédés  de 
fabrication. 

Il  est  probable,  aussi,  que  les  oscillations  dont  j'ai  donné 
ci-dessus  un  tableau  graphique  provenaient,  en  partie,  de 
causes  qui  influençaient  la  valeur  d'échange  des  deux  mé- 
taux sans  affecter  leur  valeur  normale,  ou  qui  affectaient 
leur  valeur  normale  dans  le  lieu  où  ces  oscillations  se  mani- 
festaient, sans  Taffecter  dans  les  pays  productem^.  Je  parlerai 
krijiDtôt  de  ces  causes,  ainsi  que  de  celles  qui  empêchent  les 
:iî|rifttions  les  plus  considérables  de  la  valeur  normale  d'agir 
ftiÎKquement  sur  Tétat  du  marché. 

iMB^ant  à  la  rareté  comparative  de  ces  variations  les  plus 
lérables,  elle  est  attestée  par  l'expérience.  De  longues 
les  se  sont  écoulées,  pendant  lesquelles  aucune  modifi- 
générale  des  prix  ne  s'est  manifestée,  tandis  que  toutes 
lodifications  partielles  constatées  provenaient  évidem- 
li  de  causes  qui  agissaient  sur  les  choses  dont  le  prix  se 
lait,  non  sur  les  métaux  avec  lesquels  on  les  achetait. 
fait  dont  il  s'agit  s'explique,  d'abord,  par  l'étendue  très- 
ûdérable  et  l'homogénéité  naturelle  des  gisements  auri- 
et  argentifères.  Ces  gisements  ont  été  formés  par  des 
s  dont  l'action  générale  s'étendait  à  la  fois  sur  d'im- 
■pases  espaces  et  produisait  des  masses  non  moins  immenses 
de  matières  diverses,  mélangées  ou  combinées  dans  des  pro- 
portions uniformes.  Si  quelques  parties  de  ces  masses  auri- 
fères ou  argentifères  présentent  une  fécondité  exceptionnelle, 


âSO  GIACOLATION  DE   LA   RIGHESSB. 

il  est  rare  que  rhomme  puisse  les  exploiter  isolément.  Lors- 
qu'il peut  le  taire,  l'abondance  partielle  et  passagère  qui  en 
résulte  influe  à  peine  sensiblement  sur  Toffre  totale  des, mé- 
taux précieux.  La  demande  de  ces  métaux  est  si  énorme  et  si 
constante^  qu'elle  ne  peut  généralement  être  satisfaite  que 
par  une  exploitation  très-étendue  des  gisements  connus,  et 
le  produit  d'une  telle  exploitation  est  nécessairement  réglé 
par  la  fécondité  moyenne  des  masses  dont  ces  gisements  font 
partie. 

Ensuite  il  y  a,  dans  la  nature  même  des  industries  extrac- 
tives,  ainsi  que  je  l'ai  montré  au  premier  livre  de  cet  ou- 
vrage, des  obstacles  à  l'application  de  certains  perfectionne- 
ments industriels.  La  division  du  travail  et  la  substitution 
des  machines  à  la  main-d'œuvre  ne  peuvent  jamais  y  être 
poussées  aussi  loin  que  dans  les  industries  de  fabrication  ;  les 
progrès  de  ce  genre  qui  peuvent  s*y  réaliser  ne  sont  donc  ni 
aussi  fréquents,  ni  aussi  importants. 

Dans  les  pays  qui  ne  produisent  pas  eux-mêmes  les  mé- 
taux précieux,  la  valeur  de  ces  métaux,  quoique  influencée 
par  celle  qu'ils  ont  dans  les  pays  producteurs,  ne  se  confond 
point  avec  celle-ci  et  elle  repose  sur  d'autres  bases.  Quand 
un  pays  reçoit  du  dehors  une  certaine  quantité  d'un  produit 
quelconque,  ce  produit  lui  coûte  ce  qu'il  a  donné  pour  l'ob- 
tenir, et  la  valeur  normale  de  ce  produit  a  évidemment  pour 
mesure  la  somme  d'efforts  de  travail  et  d'abstinence  que  ce 
pays  a  dû  faire  pour  recevoir  le  produit  en  question,  quelle 
que  puisse  être,  d'ailleurs,  la  somme  d'efforts  que  ce  produit 
a  coûté  dans  le  pays  d'où  il  provient. 

Le  pays  X  n'a  pas  de  mines  ;  mais  il  produit  plus  de  blé 
qu'il  n'eu  consomme.  Contre  une  partie  de  ce  blé,  il  obtient 
du  pays  Z  la  quantité  d'or  dont  il  a  besoin.  Cet  or  coûte  pré- 
cisément à  X  ce  que  lui  coûte  l'opération  entière  de  produire 
le  blé  donné  en  échange,  de  transporter  ce  blé  dans  le  paysZ 
et  d'en  rapporter  l'or  ;  rien  de  plus,  rien  de  moins.Voilà  donc 
ce  qui  constitue,  pour  X,  la  valeur  normale  de  l'or,  valeur  qui 


VALEDft   DES   MÉTAUX  PftÉGffiUX.  251 

pourrait  fort  bien  oe  pas  coïncider  avec  celle  du  pays  pro- 
ducteur. 

Représentons  par  1,000  journées  de  travail  la  somme  d'ef- 
forte  qu'a  dû  faire  X  pour  produire  une  certaine  quantité  de 
blé  et  la  transporter  à  Z,  en  faisant  abstraction  des  frais  de 
transport  du  métal,  qui  sont  minimes  en  comparaison  de  ceux 
du  blé.  Si  Z  donne  en  échange  de  ce  blé  une  quantité  d'or 
dont  la  production  ait  coûté  1 ,000  journées  de  travail,  la  va- 
leur normale  de  Tor  sera  la  même  dans  les  deux  pays.  Mais 
si  Z,  qui  pourrait  se  procurer,  d'autre  part,  la  même  quantité 
de  blé  en  échange  de  produits  qui  ne  lui  coûtent  que  900 
journées  de  travail,  ue  veut  donner  à  X  que  la  quantité  d'or 
produite  par  900  journées,  et  que  X,  ne  pouvant  se  procurer 
de  l'or  par  aucun  autre  moyen,  accepte  ces  conditions,  cette 
quantité  d'or,  dont  la  valeur  normale  dans  le  pays  producteur 
est  représentée  par  le  chiffre  900,  aura  une  valeur  de  1,000 
dans  le  pays  importateur.  Si,  au  contraire,  le  pays  Z,  ne 
pouvant  se  procurer  d'autre  part  la  quantité  de  blé  dont  il  a 
besoin  que  par  un  sacrifice  de  1,100  journées  de  travail^  est 
obligé  de  donner  à  X  une  quantité  d'or  qui  lui  aura  coûté 
autant,  la  valeur  normale  de  cet  or,  qui  sera  représentée 
pour  lui  par  le  chiffre  1,100,  ne  sera  que  de  1,000  pour  le 
pays  importateur. 

Ainsi,  dans  un  pays  qui  ne  produit  pas  lui-même  les  mé- 
taux précieux,  leur  valeur  normale  est  en  partie  déterminée 
par  les  conditions  générales  sous  lesquelles  s'y  accomplit  la 
production  de  la  richesse.  Le  pays  importateur  est-il  un  pays 
très-avancé  dans  son  développement  économique,  tandis  que 
le  pays  producteur  est  fort  arriéré?  Le  premier,  trouvant* 
dans  sa  propre  industrie  ou  dans  son  commerce  les  moyens 
de  se  procurer  toutes  choses  avec  la  moindre  somme  pos- 
sible d'efforts,  obtiendra  la  quantité  de  métaux  précieux  dont 
il  a  besoin  en  échange  de  produits  qui  lui  coûteront  beau- 
coup moins  qu'ils  ne  valent  dans  le  pays  producteur.  La  po- 

m       m 

sitiOQ  est-elle  inverse?  le  résultat  sera  inverse.  En  thèse 


252  ClRGULAnON   DE  LA  RICHESSE. 

générale,  la  valeur  normale  de  l'or  dans  un  pays  sera  d'au^ 
tant  moindre,  que  le  développement  économique  y  sera  plus 
avancé,  que  Tindustrie  et  le  commerce  y  seront  plus  flo- 
rissants. 

Toutefois  la  valeur  des  métaux  précieux,  dans  les  pays 
importateurs,  est  nécessairement  grevée  des  frais  de  transport 
de  ces  métaux.  J'ai  dit  que  ces  frais  sont  comparativement 
minimes.  C'est  un  point  sur  lequel  je  reviendrai  plus  tard. 
Hais  il  n*est  pas  besoin  d'une  démonstration  scientifique 
pour  se  convaincre  que  les  frais  de  transport  forment  une 
fraction  d'autant  moindre  de  la  valeur  normale  d'un  produit, 
que  ce  produit  a  plus  de  valeur  relativement  à  son  poids  et  à 
son  volume.  Or,  nous  avons  vu  plus  haut  que  Tor  et  l'argent 
sont  presque,  de  toutes  les  choses  dont  se  compose  la  ri- 
chesse, celles  qui  ont  le  plus  de  valeur  relativement  à  leur 
poids  et  à  leur  volume.  Cela  est  vrai  même  de  l'argent;  i 
plus  forte  raison  de  l'or,  qui,  dans  l'état  actuel  du  marché 
européen,  vaut  environ  quinze  fois  son  poids  d'argent. 

On  voit  que  les  causes  particulières  qui  déterminent  la  va- 
leur normale  de  l'or  dans  les  pays  importateurs  ne  sont  pas 
de  nature  à  produire  des  changements  fréquents  ni  considé- 
rables; car  le  perfectionnement  des  moyens  de  transport 
n'influe  que  sur  une  fraction  minime  de  cette  valeur,  et  le 
progrès  général  de  l'industrie  et  du  commerce,  qui  ne  s'ac- 
complit, d'ailleurs,  que  lentement  et  graduellement,  agit 
de  même  sur  une  faible  aliquote  de  cette  valeur  normale, 
dont  les  frais  de  production  forment  toujours  l'élément  prin- 
cipal. 

Quant  à  la  valeur  d'échange  des  métaux  précieux,  ejie 
oscille,  comme  celle  de  toute  autre  chose,  sous  la  pression 
alternative  de  l'offre  et  de  la  demande  ;  mais,  ici  encore,  les 
variations  subissent  l'influence  d'une  cause  modératrice. 
L'offre  et  la  demande  totales  de  ces  métaux,  grâce  à  leur  im- 
mensité et  à  leur  continuité,  se  ressentent  faiblement  des 
augmentations  accidentelles  et  passagères  et  ne  se  ressentent 


VALEUR  DES  MÉTAUX  PRÉCIEUX.  255 

que  lentement  et  par  degrés  des  augmentations  régulières  et 
continues  qu-elies  peuvent  recevoir. 
.  La  continuité  et  l'immensité  de  la  demande  et  de  Toffre  des 
méiairx  précieux  proviennent  en  partie  de  l'immense  étendue 
du  marché  auquel  s'appliquent  cette  offre  et  cette  demande,  en 
partie  de  la  lenteur  extrême  avec  laquelle  ils  sont  consommés. 
Le  marché,  c'est  le  monde  entier,  parce  que  l'or  et  l'argent 
sont  partout  utiles,  et  parce  que  le  transport  en  est  trop  facile 
et  en  augmente  trop  peu  la  valeur,  pour  rendre  Toffre  ou  la 
demande  inefficace  à  une  distance  quelconque  du  point  où 
la  première  devient  disponible  et  de  celui  où  la  seconde  se 
manifeste.  11  en  résulte  que  l'offre  totale  est  disponible  pour 
chaque  demande  partielle  et  la  demande  totale  sensible  pour 
chaque  offre  partielle. 

En  même  temps,  l'or  et  l'argent  n'étant  point  d'une  néces- 
sité absolue,  l'intensité  de  la  demande  est  généralement  mo- 
dérée, uniforme,  et  la  demande  effective  suit  aisément  les 
fluctuations  de  la  valeur,  s'étendant  lorsque  celle-ci  s'abaisse, 
se  restreignant  lorsqu'elle  s'élève,  et  maintenant  ainsi  la  va- 
leur d'échange  au  niveau  de  la  valeur  normale. 

Les  métaux  précieux  étant  inaltérables,  parfaitement  ho- 
mogènes, éminemment  malléables,  se  consomment  avec  une 
extrême  lenteur.  Ce  qu'en  détruisent  annuellement  le  frai 
des  monnaies,  les  naufrages,  certains  emplois  tels  que  la  do- 
rure, etc.,  n'est  jamais  qu'une  fraction  minime  de  la  quan- 
tité totale  qui  est  livrée  à  la  consommation  ;  de  sorte  que 
chaque  addition  nouvelle  n'augmente  que  dans  une  faible 
proportion  l'offre  disponible  totale. 

Ainsi  les  fluctuations  de  l'offre  et  de  la  demande  des  mé- 
taux précieux  sont  peu  considérables  en  elles-mêmes  et  ne 
peuvent  pas  affecter  brusquement  la  valeur  de  ces  métaux, 
parce  qu'elles  sont  toujours  amorties  et  ralenties  par  l'im- 
mense étendue  du  marché. 

Relativement  à  une  denrée  de  transport  coûteux  et  de  ra- 
pide  consommation,  telle  que  le  blé,  par  exemple,  une  diffé- 


254  CIRCULATION  DE  LA   RICHESSE. 

rence  de  20  pour  100  dans  la  production  annuelle  d'un 
pays  quelconque  suffit  pour  occasionner  un  changement  de 
valeur  considérable,  parce  que  les  quantités  de  blé  qui  ont 
été  produites  les  années  précédentes  et  celles  qui  sont  dispo- 
nibles hors  du  pays  n'influent  presque  pas  sur  l'offre  actuelle 
de  ce  pays.  Une  diminution  de  20  pour  100  réduit  l'offre 
à  80,  une  augmentation  pareille  la  porte  à  120,  en  présence 
d'une  demande  presque  invariable  de  100.  A  l'égard  des  mé- 
taux précieux,  au  contraire,  les  quantités  produites  antérieu- 
rement et  celles  qui  sont  disponibles  en  un  lieu  quelconque 
formant  la  majeure  partie  de  Toffre  actuelle  de  chaque  pays, 
une  diminution  de  20  pour  100  dans  la  production  annuelle 
ne  diminuera  probablement  Toffre  actuelle  du  pays  que  dans 
la  proportion  de  10,000  à  9,980,  non  dans  celle  de  100  à  80, 
et  une  augmentation  pareille  n'accroîtra  l'offre  que  dans  la 
proportion  de  10,000  à  10,020,  non  dans  celle  de  100  à  120; 
tandis  que,  d'un  autre  côté,  la  demande  actuelle  du  pays  sera 
probablement  diminuée  dans  le  premier  cas  et  augmentée 
dans  le  second. 

En  résumé,  on  voit  que  si  la  valeur  des  métaux  précieux 
n'est  nullement  invariable,  elle  est  certainement  plus  con- 
stante que  celle  d'aucune  autre  chose  échangeable,  et  que,  si 
elle  est  sujette  à  des  changements  considérables,  ces  change- 
ments ne  peuvent  arriver  que  de  loin  en  loin  et  se  manifester 
que  lentement  et  graduellement.  C'en  est  assez  pour  que  ces 
métaux  soient  plus  aptes  qu'aucune  autre  sorte  de  richesse  à 
fonctionner  comme  numéraire,  c'est-à-dire  comme  mesure 
générale  des  autres  valeurs  et  comme  agent  de  circulation. 

SECTION  V. 
Be  la  viilenr  An  nwatéMilre. 

La  destination  du  numéraire  est  de  circuler,  c'est-à-dire 
de  se  transmettre  de  main  en  main,  non  d'être  consommé, 


VALCOR  DU   NUMÉRAIRE.  955 

o'est-à-dire  employé  à  la  satisfaction  d'un  besoin  quelconque. 
Parconséquent,  tout  le  numéraire  disponible  d'un  payscircule 
constamment  ;  l'offre  effective  totale  du  numéraire  égale  lou- 
jours l'offre  disponible  ;  toute  somme  de  numéraire  est  néces- 
sairement destinée  àun  acte  decirculation  présent  ou  prochain. 
Or,  le  numéraire  disponible  d'un  pays,  c'est  tout  le  numé- 
raire qui  s'y  trouve,  à  l'exception  seulement  des  quantités 
qui  ont  été  mises  en  réserve  pour  être  soustraites  à  tout  em- 
ploi pendant  un  temps  indéfini  et  de  celles  qui  sont  retirées 
de  la  circulation  pour  y  être  représentées  sous  une  autre 
forme.  La  première  de  ces  quantités  exceptées  est  peu  consi- 
dérable aujourd'hui,  dans  les  pays  de  civilisation  avancée,  où 
les  moindres  économies  peuvent  être  placées  avec  sécurité;  la 
seconde  n'influe  point  sur  la  quantité  totale  circulante,  puis- 
qu'elle n'est  soustraite  à  la  circulation  que  parce  qu'elle  s'y 
trouve  réellement  représentée. 

C'est  ce  numéraire  disponible  qui  doit,  présentement  ou 
prochainement,  s'échanger  contre  des  produits  composant  la 
richesse  du  pays,  contre  du  travail  de  production  ou  de  cir- 
culation, contre  des  services  de  toute  espèce,  ou  bien  se  trans- 
mettre en  payement  de  dettes  antérieurement  contractées,  ou 
bien  encore  être  donné  ou  prêté  sans  retour  actuel  ;  de  sorte 
qu'il  y  a  nécessairement  une  certaine  période  avant  l'expi- 
ration de  laquelle  toutes  les  fractions  distinctes,  toutes  les 
unités  de  ce  numéraire  auront  été  au  moins  une  fois  employées 
Je  Tune  ou  de  l'autre  de  ces  manières.  Cherchons  d'abord 
quelle  est  la  valeur  totale  du  numéraire  ainsi  employé,  c'est-à- 
dire  du  numéraire  qui  doit  se  trouver  disponible  dans  le  pays 
[tendant  cette  période  hypothétique. 

Cette  valeur  doit,  en  premier  lieu,  être  déterminée  par  la 
quantité  totale  de  produits  et  de  services  qui  a  été  transmise, 
car  chacune  des  transactions  dans  lesquelles  intervient  le 
numéraire,  de  celles  même,  telles  que  les  prêts  d'argent,  dans 
lesquelles  le  numéraire  parait  seul  transmis,  est  nécessaire- 
ment une  transmission  de  richesse  ou  de  services. 


256  CIRCULATION  DE  LA  RICHBS8E. 

Le  numéraire  n'est-il  pas,  comme  métal,  une  richesse? 
Evidemment  celui  qui  prête  une  somme  de  mille  francs  en 
numéraire  donne  à  l'emprunteur  la  quantité  de  richesse  dé- 
signée de  cette  manière,  c'est-à-dire  la  quantité  d'or  ou  d'ar- 
gent que  cette  somme  constitue,  ou  qu'elle  représente.  Plus 
donc  est  considérable  la  quantité  totale  de  richesse  ou  de 
services  transmise,  plus  est  considérable  la  valeur  totale  que 
cette  quantité  exprime. 

D'un  autre  côté,  chaque  pièce  du  numéraire  disponible 
pouvant  servir  à  plusieurs  transactions  successives,  il  faudrait, 
pour  avoir  la  valeur  réelle  du  numéraire  circulant,  diviser  la 
valeur  que  représente  la  masse  totale  des  transactions  par  un 
nombre  qui  exprimerait  combien  de  fois,  en  moyenne,  chaque 
pièce  de  numéraire  est  employée  à  diverses  transactions. 

En  efiPet,  plus  le  numéraire  circule  rapidement,  moins  il  eo 
faut  pour  accomplir  la  circulation  d'une  masse  déterminée  de 
richesse  et  de  services,  et,  comme  la  valeur  dont  nous  cher- 
chons l'expression  est  celle  de  la  quantité  totale  du  numéraire 
circulant,  nous  devons  diviser  la  valeur  qui  résulte  de  toutes 
les  transactions  accomplies  par  le  nombre  moyen  des  trans- 
actions auxquelles  a  servi  chacune  des  pièces  dont  se  com- 
pose cette  quantité. 

Si,  par  exemple,  nous  trouvons  que  chaque  pièce  de  numé- 
raire a  servi,  en  moyenne,  à  deux  transactions,  nous  devons 
diviser  par  deux  la  valeur  totale  du  numéraire  qu'ont  exigé 
les  transactions  accomplies* 

Appelons  ce  nombre  moyen  la  rapidité  de  la  circuIatioD, 
et  désignons-le  par  la  lettre  R.  Désignons  par  T  la  quantité  de 
richesse  et  de  services  transmise  par  toutes  les  transactions 
successivement  accomplies  pendant  la  période  supposée,  et 
par  V  la  valeur  totale  du  numéraire  employé.  La  formule  que 

T 

nous  cherchons  sera  celle-ci  :  V  =  -5-. 

MX 

Cette  formule  ne  tire  point  son  utilité  d'aucune  application 
qu'on  en  puisse  faire,  car  il  n'est  jamais  possible  de  connaître 


.    TiUBDB  WJ  SHTMÉftAIBB^  -  2S? 

dana^Ja  réalité  axtoun  des  éléments  doat  elle  se  compose; 
naîselie  constate  une  yérité  importante  et  féconde,  savoir: 
^e  la  valeur  totale  du  numéraire  circulant  dans  un  pays, 
pendant  une  période  donnée,  est  une  quantité  déterminée  de 
choses  échangeables.  Les  éléments  de  la  formule  étant  des 
quantités  nécessairement  déterminées  par  la  nature  des  cho- 
ses, la  valeur  qui  en  résulte  n'est  pas  une  quantité  contin- 
gente et  incertaine  ;  c'est  une  quantité  nécessaire  et  certaine. 
Dans  la  circulation  d'une  société  quelconque,  pendant  une 
période  quelconque,  les  éléments  dont  il  s^agit  expriment  des 
quantités  réelles,  rigoureusement  limitées,  dont  la  résultante 
a'a.rien  de  vague  ni  d'arbitraire  et  n'est  pas  susceptible  de 
plus  et  de  moins.  En  d'autres  ternîtes,  la  valeur  du  numéraire 
circulant  est  représentée  par  une  quantité  fixe  de  produits  et 
ide  services* 

.  €ette  valeur  totale  constitue  le  besoin  de  la  circulation 
pour  la  période  à  laquelle  la  formule  se  rapporte,  et  je  la  dé- 
signerai à  l'avenir  sous  ce  nom.  C'est,  en  effet,  la  valeur  que 
doit  nécessairement  avoir  la  totalité  du  numéraire  circulant, 
ou  disponible  ;  de  sorte  que,  si  le  numéraire  est  formé  d'une 
matière  dont  la  valeur  soit  maintenue  constante,  sa  valeur 
totale  impliquera  aussi  une  quantité  déterminée  de  cette  ma- 
tière, et  la  circulation  aura  évidemment  besoin  de  cette 
quantité. 

Tout  numéraire,  quelle  qu'en  soit  la  nature,  qu'il  se  com- 
pose de  sel,  de  blé,  de  peaux,  de  coquillages,  ou  de  métaux 
précieux,  se  divise,  pour  la  commodité  de  la  circulation,  en 
pièces  distinctes,  qui  se  rapportent,  comme  fractions  ou 
eomme  multiples,  à  une  certaine  unité  de  poids,  de  volume, 
ou  d'espèce  ;  la  quantité  totale  du  numéraire  circulant  peut 
donc  toujours  s'exprimer  par  un  nombre  de  ces  unités,  et  sa 
valeur  totale,  divisée  par  ce  nombre,  donne  la  valeur  de 
chaque  unité. 

Si  nous  représentons  par  v  la  valeur  des  unités  et  par  n 
leur  nombre,  nous  avons  :  Y  s=  t;n^  la  valeur  totale  du  nu- 
I.  17 


238  CIRGlILATfOlf  DE   U  1U0HB8SE. 

méraire  deyant  néoesiairement  égaler  la  valeur  de  chaqiie 

V 

unité  multipliée  par  le  nombre  de  ces  unités.  Donc,  v  ==  — . 

V  V 

Or,  de  V  =  — 9  nous  tirons  facilement  n  =  — .  C'est-à- 

dire,  le  besoin  de  la  circulation  étatit  donné  et  la  taleurde 
Tunité  supposée  constante,  le  nombre  de  ces  unités  est  néces- 
sairement donné. 

Ainsi,  pour  un  besoin  donné  de  circulation,  la  valeur  et  le 
nombre  des  unités  se  déterminent  réciproquement,  la  valeur 
devant  croître,  si  le  nombre  diminue,  et  décroître,  s'il  aug- 
mente, ou  le  nombre  devant  diminuer^  si  la  valeur  s'accroît, 
et  augmenter^  si  elle  décroît. 

Inversement,  la  valeur  de  Tunité  étant  supposée  constante, 
le  nombre  des  unités  devra  augmenter  et  diminuer  avec  le 
besoin  de  la  circulation,  et,  le  nombre  des  unités  étant  sup- 
posé invariable,  ce  sera  leur  valeur  qui  devra  s'accroître  ou 
décroître  avec  le  besoin  de  la  circulation. 

V  . 

Puisque  v  =  — >  v  doit  croître  et  décroître  en  raison  in- 
verse de  n,  si  V  est  constant ,  et  en  raison  directe  de  V,  si  n 
est  constant. 

V 
De  même,  puisque  n  =  — >  n  doit  croître  et  décroître  en 

raison  inverse  de  v^  si  V  est  constant,  et  en  raison  directe 
de  V,  si  c'est  v  qui  est  constant. 

Nous  avons  vu  plus  haut  combien  il  importe,  pour  la  com- 
modité et  la  sûreté  de  la  circulation,  que  le  numéraire  ait 
une  valeur  constante  ;  mais  ce  n'est  pas  sa  valeur  totale,  c'est 
la  valeur  de  son  unité  qui  doit  être  constante,  car  c'est  la  va- 
leur de  son  unité  qui  sert  à  mesurer  toutes  les  autres  valeurs 
et  qui  détermine  les  prix  de  toutes  les  choses  échangeables. 
Il  importe  fort  peu  que  le  besoin  de  la  circulation  augmente 
ou  diminue,  pourvu  que  la  valeur  des  unités  du  numéraire 
n'en  soit  pas  affectée  ;  tandis  que  la  constance  du  besoin  ne 


VALEUR  DU  NUMifUlRB.  S50 

serait  d'aucun  ayantage,  si  la  valeur  de  ces  unités  était  va* 
riable. 

Le  besoin  de  la  circulation  est  essentiellement  variable, 
parce  que  la  formule  qui  l'exprime  est  composée  d'éléments 
variables.  Dans  la  démonstration  qui  précède,  j'ai  rapporté 
ce  besoin  à  une  période  hypothétique,  pendant  laquelle  chaque 
unité  du  numéraire  disponible  a  dû  ôtre  employée  à  quelque 
transaction  ;  mais  le  besoin  est  aussi  déterminé  pour  chaque 
jour,  je  dirais  presque  pour  chaque  moment  de  cette  période  ; 
et  il  ne  résulte  pas,  de  ce  que  le  besoin  de  circulation  pour 
la  période  hypothétique  est  parfaitement  déterminé,  qu'il 
doive  être  uniforme  pendant  tout  le  cours  de  cette  période. 
Le  nombre  total  des  transactions  accomplies  dans  la  période 
au  moyen  du  numéraire  se  forme  par  addition  du  nombre 
des  transactions  accomplies  chaque  jour,  et  la  quantité  des 
choses  transmises  n'est  que  la  somme  des  quantités  trans* 
mises  chaque  jour.  A  chaque  jour,  donc,  correspond  un 
certain  besoin  de  la  circulation,  et  ce  besoin  est  satisfait  par 
la  quantité  de  numéraire  chaque  jour  disponible,  c'est-à-dire 
par  une  fraction  déterminée  de  la  quantité  totale  qui  est,  ou 
qui  deviendra  disponible,  et  qui  circulera  effectivement  jus- 
qu'à la  fin  de  la  période. 

De  nombreuses  causes  tendent  à  faire  varier  chacun  des 
éléments  de  la  formule  qui  exprime  le  besoin  de  la  circula- 
tion.  Il  suffira  de  les  indiquer  ici  sommairement. 

La  quantité  totale  des  choses  transmises  varie  avec  la  con- 
sommation générale  des  produits  et  des  services,  et  cette 
consommation  dépend,  comme  chacun  sait,  de  beaucoup  de 
circonstances,  dont  l'action  n'est  point  uniforme  dans  le  cours 
de  la  vie  sociale.  L'aisance  générale,  le  plus  ou  moins  de  faci^ 
litéquon  trouve  à  utiliser  les  épargnes,  le  plus  ou  moins  de 
«écurité  dont  jouissent  ou  dont  croient  jouir  les  consomma- 
teurs affectent  tour  à  tour  la  consommation  et  agissent  ainsi 
d'autant  plus  fortement  sur  le  besoin  de  la  circulation,  que 
les  diminutions  et  les  augmentations  alternatives  portent 


260  CmCULATION  DE   LA  RICHESSE. 

toujours  eu  premier  lieu  sur  les  espèces  de  produits  et  de 
services  qui  représentent  le  plus  de  valeur.  D'un  autre  cAté, 
■la  consommation  générale  ne  peut  guère  augmenter  ou  di- 
minuer sans  que  la  circulation  monétaire  s'accélère  ou  se 
ralentisse,  et  il  est  probable  que,  dans  la  plupart  des  cas, 
cet  effet  produit  sur  la  circulation  dépasse  de  beaucoup  celui 
qui  se  manifeste  dans  la  consommation. 

Quant  aux  autres  causes  qui  peuvent  influer  sur  la  rapidité 
de  la  circulation,  telles  que  l'accroissement  de  la  population, 
son  agglomération  dans  les  villes,  le  perfectionnement  des 
voies  de  communication,  elles  n'agissent  en  général  que 
lentement  et  graduellement,  et,  en  outre,  Teffet  qui  se  pro- 
duit à  l'égard  du  numéraire  dans  ces  divers  cas  parait  de- 
voir être  neutralisé  par  celui  qui  affecte  les  choses  échangea- 
bles, puisque  la  circulation  du  numéraire  ne  saurait  s'acQèlérer 
ou  se  ralentir  sans  que  celle  de  toutes  ces  choses  s'accélère  ou 
se  ralentisse  en  même  temps.  Je  remarque  toutefois,  en  pre- 
mier lieu,  que  de  nos  jours  l'ouverture  soudaine  d'une  voie 
de  communication  nouvelle  n'est  pas  un  événement  très-rare; 
en  second  lieu,  que  la  rapidité  de  circulation  du  numéraire 
est  nécessairement  beaucoup  plus  affectée  que  celle  des  pro- 
duits et  des  services,  parce  que  le  numéraire  n'a  pas  d'autre 
destination  que  celle  de  circuler  perpétuellement,  tandis  que 
les  produits  et  les  services  sont  destinés  aune  consommation 
qui,  tôt  ou  tard,  ordinairement  après  deux  ou  trois  ventes 
au  plus,  en  arrête  la  circulation. 

Ainsi,  dans  les  divers  cas  où  l'un  des  éléments  de  notre 
formule  ne  peut  varier  sans  que  l'autre  varie  en  même  temps, 
les  variations  qui  affectent  le  dénominateur  R  sont  générale- 
ment plus  fortes  et  plus  sensibles  que  celles  qui  affectent  le 
numérateur  T. 

Quant  aux  effets  du  crédit  sur  le  besoin  de  la  circulation 
monétaire,  j'en  parlerai  dans  le  chapitre  suivant  ^  et  je  mon- 
trerai que  cette  cause  agit  plus  puissamment  que  toutes  les 
autres  pour  déterminer  la  quantité  du  numéraire  circulant, 


VALEUR  DU  NUMÉRAIRE.  261 

grâce  à  Tinfluence  qu'elle  exerce  sur  la  quantité  de  produits  et 
de  services  dont  la  transmission  exige  Temploidu  numéraire. 

Le  besoin  de  la  circulation  est  donc,  comme  je  Tai  dit, 
essentiellement  variable,  et  dès  lors  il  est  évident  que  la  va- 
leur des  unités  du  numéraire  ne  se  maintiendra  constante 
que  si  le  nombre  total  de  ces  unités  peut  suivre  toutes  les 
variations  de  ce  besoin.  En  d'autres  termes,  la  valeur  to- 
tale du  numéraire  circulant  étant  sujette  à  croître  et  à  dé- 
croître, il  faut  que  la  quantité  totale  de  ce  numéraire  puisse 
augmenter  et  diminuer  dans  la  même  proportion,  pour  que 
chaque  partie  de  cette  quantité  conserve  sa  valeur. 

Puisque  V=vn,  et  que  V  est  une  quantité  variable,  Tun 
de  ses  facteurs  v  ne  peut  demeurer  constant ,  que  si  Tautre 
facteur  n  augmente  et  diminue  proportionnellement  avec  la 
quantité  V . 

D'un  autre  c6té,  il  est  certain  que  la  valeur  des  unités  sera 
forcément  déterminée  par  leur  nombre  et  par  le  besoin  de  la 
circulation,  tant  qu'elles  circuleront  exclusivement  comme 
numéraire  et  qu'elles  formeront,  en  cette  qualité,  l'unique 
agent  de  la  circulation  d'un^  pays.  Le  numéraire  a  donc,  en 
tant  que  numéraire,  une  valeur  propre,  qui  ne  dépend  point 
de  sa  nature  et  de  sa  valeur  intrinsèque.  Mais  cette  valeur 
ne  forme  point  une  exception  dans  la  théorie  générale  des  va- 
leurs. Le  numéraire  a  une  utilité  qui  lui  est  propre  en  sa 
qualité  de  numéraire,  quelle  que  soit  la  matière  dont  il  est 
formé,  et  de  plus,  il  ne  peut  être  obtenu  sans  efforts,  tant 
que  la  quantité  en  est  limitée.  Cela  suffit  pour  qu'il  ait,  comme 
numéraire,  une  valeur  indépendante  de  toute  autre  cause  et 
complètement  distincte  de  celle  que  peut  avoir  la  matière 
dont  il  est  composé. 

C'est  en  partant  de  ces  vérités  incontestables  et  en  quel- 
que sorte  mathématiquement  démontrées  qu'il  faut  résoudre 
le  problème  que  nous  avons  posé,  celui  d'assurer  aux  unités 
du  numéraire  une  valeur  constante,  ou  du  moins  aussi  con- 
stante que  possible. 


262  CIRCCUTIOH   DE  LA  MCHBftSE. 

SECTION  VI. 
Des  systèmes  monétalreB. 

Pour  obtenir  UQ  numéraire  dont  les  unités  aient  une  valeur 
constante,  on  peut  suivre  deux  méthodes  diRerentes,  dont 
l'une  consiste  à  prendre  pour  point  de  départ  la  valeur  intrin- 
sèque du  numéraire,  l'autre  à  lui  donner  une  valeur  nominale 
arbitraire,  sans  rapport  avec  sa  valeur  intrinsèque.  Par  la 
première  méthode,  on  est  conduit  au  système  monétaire 
normal  ;  par  la  seconde,  à  divers  systèmes  plus  ou  moins  irré- 
guliçrs. 

§  1.  —  Du  système  monétaire  normal. 

Nous  avons  vu  que  les  métaux  précieux  sont,  de  toutes  les 
choses  qui  peuvent  être  employées  comme  numéraire,  celles 
dont  la  valeur  est  le  moins  sujette  à  des  changements  brusques 
ou  considérables,  les  seules  qui,  au  moins  pour  des  périodes 
modiques,  puissent  être  pratiquement  considérées  comme 
ayant  une  valeur  invariable.  En  prenant  donc  pour  unité 
du  numéraire  une  quantité  déterminée  d'un  de  ces  métaux, 
on  résoudra  le  problème  posé,  pourvu  que  la  valeur  moné* 
taire  de  cette  unité  métallique  ne  s'écarte  point  de  sa  valeur 
intrinsèque.  Or,  cette  dernière  condition  sera  remplie,  si  tout 
détenteur  d'une  quantité  de  métal  peut  à  son  gré  la  con- 
vertir en  monnaie,  et  tout  détenteur  d'une  quantité  de  mon- 
naie, la  fondre,  ou  la  soustraire  autrement  à  la  circulation; 
car  alors  la  valeur  monétaire  des  unités  ne  pourra  pas  s'écarter 
de  leur  valeur  intrinsèque  sans  provoquer  aussitôt,  dans  le 
nombre  de  ces  unités,  une  altération  en  sens  inverse,  qui 
rétablira  l'équilibre. 

Supposons  que  l'unité  choisie  soit  une  certaine  quantité 
d'or,  avec  l'alliage  nécessaire  pour  donner  aux  pièces  la  du- 


srartMBS  MONÉfAmEf.  263 

reté  et  la  ténacité  désirables,  par  exemple,  5  grammee  d'or 
au  titre  de  neuf  dixièmes,  et  appelons  écu  cTor  l'unité  moné- 
taire ainsi  constituée.  S'il  arrive  que,  le  besoin  de  la  circula- 
tion augmentant,  la  valeur  totale  des  unités  circulantes  n'y 
suffise  plus,  chacune  de  ces  unités  devra  augmenter  de  valeur, 
à  moins  que  leur  nombre  ne  s'accroisse  dans  une  proportion 
convenable.  Mais,  aussitôt  que  Técu  d'or  vaut  sensiblement 
plus  que  5  grammes  d'or  au  même  titre  non  monnayés, 
tous  les  détenteurs  de  ce  métal  ont  intérêt  à  le  convertir  en 
monnaie,  et,  le  nombre  des  écus  se  trouvant  par  là  augmenté, 
leur  valeur  monétaire  est  promptement  ramenée  au  niveau 
de  leur  valeur  intrinsèque.  S'il  arrive,  au  contraire,  que  le 
besoin  de  la  circulation  soit  dépassé  par  la  valeur  totale  des 
monnaies  circulantes,  et  que,  par  conséquent,  la  valeur  de 
chaque  unité  doive  diminuer,  les  détenteurs  d'écus  ont  intérêt 
à  les  fondre  ou  à  les  exporter,  puisque  chacune  de  ces  pièces 
vaut  moins  qu'une  même  quantité  d'or  non  monnayé,  et 
l'équilibre  est  rétabli  comme  dans  le  cas  précédent. 

Dans  le  système  supposé,  aveo  une  liberté  complète  de 
monétisation  et  de  démonétisation,  la  valeur  de  Técu  d'or  ne 
peut  pas  différer  pratiquement  de  celle  d'un  lingot  d'or  de 
même  poids  et  de  même  titre,  les  moindres  différences  étant 
corrigées  à  l'instant  même  où  elles  deviennent  sensibles.  Ce- 
pendant, nous  n'irons  pas  jusqu'à  dire,  avec  un  économiste 
anglais,  M.  Stirling,  que  de  telles  différences  ne  peuvent  se 
manifester.  Si  elles  ne  se  manifestent  pas  dans  l'ensemble  des 
transactions ,  notamment  par  une  altération  dans  le  prix 
du  métal  non  monnayé,  c'est  qu'elles  sont  très-promptement 
corrigées  ;  or,  pour  être  corrigées,  il  faut  bien  qu'elles  devien- 
nent sensibles  quelque  part.  Mais  elles  ne  peuvent  jamais 
affecter  le  prix  courant  et  notoire  des  lingots,  parce  qu'il  ne 
s'accomplit  aucune  vente  de  lingots  à  des  conditions  inégales, 
tant  que  les  vendeurs  et  les  acheteurs  peuvent  se  procurer  de 
la  monnaie  ou  des  lingots  au  pair,  les  premiers  par  la  mo- 
nétisation, les  seconds  par  la  démonétisation. 


264  cmcuuTioN  de  la  richesse. 

J'ai  supposé  jusqu'ici  que  l'unité  monétaire  était  formée 
d'un  seul  métal.  Rien  n'empêcherait  qu'il  y  eût  à  la  fois  deux 
unités,  Tune  d'or,  l'autre  d'argent.  A  côté  des  écus  d  or 
pourraient  circuler ,  par  exemple ,  des  monnaies  d'argent, 
composées  de  cinq  grammes  de  ce  métal,  et  que  j'appellerai 
francs.  Seulement,  il  n'y  aurait  pas  de  rapport  fixe  entre  la 
valeur  des  deux  unités  monétaires,  puisque  la  valeur  relative 
des  deux  métaux  est,  ainsi  que  je  Tai  ci-dessus  démontré, 
essentiellement  variable.  Qu'arrivera-t-il  si,  tout  en  consti- 
tuant pour  seule  unité  monétaire  une  certaine  quantité  de 
l'un  des  métaux  précieux,  on  essaye  de  faire  circuler  concur- 
remment une  monnaie  de  l'autre  métal,  en  rapportant  la  va- 
leur de  cette  monnaie  à  l'unité  constituée  ?  C'est  que,  le  rap- 
port des  valeurs  intrinsèques  venant  à  changer,  celui  des 
deux  métaux  dont  la  valeur  monétaire  deviendra  inférieure 
à  sa  valeur  intrinsèque  sera  bientôt  démonétisé  et  disparaîtra 
de  la  circulation. 

Si,  par  exemple,  on  choisit  pour  seule  unité  monétaire  le 
franc  d'argent,  et  qu'on  ait  des  écus  d'or,  non  pas  de  cinq 
grammes,  mais  de  la  quantité  d'or  actuellement  représentée 
par  un  certain  nombre  de  francs,  cette  double  circulation  ne 
pourra  se  réaliser  que  jusqu'au  moment  où  le  rapport  qui 
existe  entre  les  valeurs  intrinsèques  des  deux  monnaies 
subira  quelque  modification.  Aussitôt  que  le  rapport  con- 
ventionnel cessera  d'être  conforme  au  rapport  réel,  celui  des 
deux  métaux  dont  la  valeur  monétaire  se  trouvera  inférieure 
à  sa  valeur  intrinsèque  sortira  inévitablement  de  la  circula- 
tion, qui  se  trouvera  ainsi  réduite  à  un  seul  métal. 

Si  c'est  le  métal  subsidiaire,  l'or  dans  notre  hypothèse, 
dont  la  valeur  intrinsèque  devient  supérieure  à  sa  valeur 
monétaire,  tous  les  détenteurs  de  la  monnaie  d'or  seront 
évidemment  intéressés  à  la  convertir  en  lingots  par  la  fusion, 
ou  à  l'exporter  dans  les  pays  où  elle  aura  conservé  sa  valeur 
intrinsèque  ;  et  ces  opérations  démonétisantes  se  continue- 
ront jusqu'à  ce  que  la  monnaie  d'or  ait  entièrement  disparu 


SYSTÈMES  MONÉTAIRES.  265 

de  la  circulation  dans  le  pays  où  elle  se  trouvera  dépréciée. 

Si  c'est  le  métal  étalon,  le  métal  dans  lequel  l'unité  est 
constituée,  l'argent  dans  notre  hypothèse,  dont  la  monnaie 
se  trouve  dépréciée,  soit  parce  que  sa  valeur  intrinsèque  s'est 
élevée,  soit  parce  que  celle  de  l'or  s'est  abaissée,  comme  les 
deux  métaux  circulent  concurremment  et  que  la  monnaie 
d'or  représente  aussi  les  unités  monétaires,  la  valeur  de  cette 
dernière  monnaie  contribue  à  déterminer  celle  de  l'unité,  qui, 
étant  ainsi  abaissée  relativement  à  la  valeur  intrinsèque  de  la 
monnaie  d'argent,  provoquera  la  démonétisation  de  celle-ci. 

Tout  le  monde  connaît  l'éclatante  confirmation  que  cette 
théorie  a  reçue  de  l'expérience  dans  les  pays,  lels  que  la 
France  et  les  Etats-Unis,  où  la  double  circulation  était  fondée 
sur  un  rapport  conventionnel  de  valeur  entre  les  deux  métaux. , 

Vouloir  cumuler  dans  la  circulation  et  concilier  ensemble 
les  deux  avantages  d'une  seule  unité  monétaire  et  d'une  double 
monnaie,  c'est  vouloir  l'impossible.  Dans  tout  le  champ  des 
vérités  économiques,  il  n'en  est  aucune  qui  soit  plus  certai- 
nement et  plus  irrévocablement  constatée  que  celle-là.  Si 
l'on  tient  à  n'avoir  qu'une  seule  unité,  il  faut  renoncer  à  faire 
circuler  concurremment  les  deux  métaux  ;  si  Ton  tient  à  une 
double  circulation,  il  faut  se  résigner  aux  inconvénients  qui 
résultent  d'une  double  unité  monétaire. 

Du  reste,  le  système  de  la  double  circulation  avec  double 
unité  n'est  pas  moins  normal,  dans  son  principe  et  dans  ses 
fonctions,  que  celui  qui  n'admet  qu'un  seul  métal  et  une 
seule  unité.  Le  nombre  des  unités  monétaires  se  maintient  au 
niveau  du  besoin  de  la  circulation,  par  la  monétisation  et  la 
démonétisation,  dans  l'un  comme  dans  l'autre.  Seulement^ 
les  pièces  du  métal  le  plus  précieui,  ayant  beaucoup  plus 
de  valeur  que  celles  de  l'autre,  doivent  seules  être  atteintes 
par  les  minimes  oscillations  de  valeur  provenant  des  fluctua- 
tions qui  surviennent  dans  le  besoin  de  la  circulation,  et  c'est 
par  la  monétisation  et  la  démonétisation  de  ces  pièces  que 
doit  se  rétablir  chaque  fois  Téquilibre.  Par  conséquent,  la 


7BIi:iT7| 


266  GiRcuunoN  w  u  richesse. 

quantité  et  la  valeur  totale  de  la  monnaie  formée  du  métal 
le  moins  précieux  doit  acquérir  une  fixité  parfaite,  et  cette 
circonstance  pourrait»  sans  contredit,  si  le  système  en  ques- 
tion était  généralement  adopté»  contribuer  à  prévenir  les 
variations  de  valeur  du  métal  le  moins  précieux,  en  rendant 

uniformes  la  demande  et  loffre  totales  de  ce  métal. 
« 

§  â.  —  Sy$tèmei  monétaire  irrégtUien. 

Puisque  tout  numéraire  a  une  valeur  propre,  qui  dépend 
du  besoin  de  la  circulation  qu  il  accomplit  et  du  nombre  de 
ses  unités  circulantes,  il  est  certain  qu  un  numéraire  métal- 
lique, si  Ton  suppose  que  le  besoin  de  la  circulation  et  le 
nombre  des  unités  circulantes  ne  subissent  aucun  change- 
ment, ou  sont  maintenus  dans  un  rapport  constant  Tua  à 
regard  de  Tautre,  conservera  sa  valeur  monétaire  intacte, 
quelques  altérations  que  Ton  fasse  subir  à  sa  valeur  intrin- 
sèque. L'unité  monétaire  de  5  grammes  d  or,  que  j'ai  prise 
plus  haut  pour  exemple,  étant  réduite  à  2  grammes  et  demi 
par  une  diminution  du  poids  ou  un  abaissement  du  titre,  n*cn 
continuera  pas  moins  de  valoir  5  grammes  d'or  dans  tous 
les  achats  auxquels  on  remploiera,  pourvu  que  le  rapport 
entre  la  quantité  circulante  et  le  besoin  de  la  circulation  ne 
soit  pas  altéré.  La  valeur  totale  du  numéraire  demeurant  la 
même  et  se  trouvant  divisée  dans  le  même  nombre  d'unités 
que  si  chacune  de  celles-ci  était  encore  de  5  grammes  d'or, 

V 

le  quotient  ne  peut  pas  diminuer.  La  quantité  t)  =  — ne 

y 

peut  changer  que  si,  V  ou  n  changeant,  la  fraction  -  cesse  de 

représenter  le  même  rapport. 

Le  résultat  sera  le  même,  quelque  altération  que  subisse 
la  valeur  intrinsèque.  Au  lieu  de  la  réduire  à  la  moitié,  on 
peut  donc  la  réduire  au  quart,  au  dixième,  au  centième  de 
ce  quelle  était;  on  peut  enfin  substituer  à  la  pièce  de  métal 


STBTiMGS  MONâTAlRBS.  267 

un  morceau  de  papier,  n'ayant  presque  aucune  valeur  in- 
trinsàque,  sans  altérer  le  moins  du  monde  la  valeur  moné- 
taire de  chaque  unité  de  ce  numéraire,  pourvu  que  les  condi- 
tions indiquées  subsistent. 

Le  problème^  c'est  de  faire  en  sorte  que  la  quantité  du  nu* 
méraire  circulant  se  proportionne  constamment  au  besoin  de 
la  circulation.  Ce  problème  étant  résolu,  il  est  certain  que  la 
circulation  monétaire  d'un  pays  quelconque  pourra  très-bien 
s  accomplir  au  moyen  d'un  numéraire  dont  la  valeur  sera  fixée 
arbitrairement  d'avance  et  n'aura  aucun  rapport  avec  celle  de 
la  matière  dont  les  unités  serontcomposées.  Mais  les  systèmes 
monétaires  fondés  sur  une  telle  base  sont  irréguliers,  en  ce 
que  la  valeur  monétaire  des  unités  ne  peut  y  être  maintenue 
que  par  des  moyens  extérieurs,  que  le  numéraire  lui-même 
ne  fournit  pas.  Le  système  monétaire  normal  a  sa  norme, 
son  régulateur,  dans  un  effet  de  la  valeur  intrinsèque  de  son 
numéraire;  les  systèmes  irréguliers,  quand  ils  ont  un  régu- 
lateur, ne  le  reçoivent  que  d'un  organisme  tout  à  fait  indé* 
pendant  de  cette  valeur,  distinct  de  celui  qu'exige  la  fabri- 
cation du  numéraire,  et  dont  celui-ci  ne  fournit  point  les 
matériaux. 

Le  besoin  de  la  circulation  est  une  quantité  qui^  bien  que 
très-déterminée  et  très-nettement  limitée,  ne  peut  jamais 
élre  connue,  ni  même  approximativement  évaluée.  Il  n'y  a 
pas  de  gouvernement,  quelque  puissant  et  intelligent  qu'on 
le  suppose,  dont  les  moyens  de  surveillance  et  d'action  puis- 
sent jamais  suffire  à  observer  et  à  constater  la  dixième  partie 
des  achats  de  produits  et  de  services  qui  ont  lieu  sur  son 
territoire  pendant  une  période  quelconque  ;  à  plus  forte  raison 
les  particuliers  sont-ils  incapables  d'arriver  à  une  telle  con- 
naissance. Dès  lors,  il  est  évident  que  la  quantité  du  numéraire 
circulant  ne  doit  pas  être  déterminée  par  la  volonté  de  ceux 
qui  fabriquent  ce  numéraire  et  qui  le  mettent  en  circulation. 
Le  moyen  que  nous  cherchons  doit  se  trouver,  comme  pour 
le  système  normal,  dans  l'intérêt  des  détenteurs  du  numé- 


268  ciRGUunoN  de  ll  richesse. 

raire.  Il  faut  que  ceux-ci,  aussitôt  qu'ils  y  ont  întéréty  c'est- 
à-dire  aussitôt  que  la  valeur  du  numéraire  s'abaisse,  puissent 
d'abord  connattre  cet  abaissement,  puis  en  éviter  TefTet  par 
un  acte,  qui  ait  à  la  fois  pour  conséquence  de  les  assurer  contre 
toute  perte  et  de  diminuer  la  quantité  du  numéraire  circu- 
lant. Le  problème,  ainsi  analysé,  devient  facile  à  résoudre. 
Pour  que  les  détenteurs  du  numéraire  s'aperçoivent  des 
moindres  variations  qui  peuvent  se  manifester  dans  sa  va- 
leur monétaire,  il  sufQt  que  sa  valeur  nominale  représente 
celle  d'un  produit  généralement  connu,  et,  comme  il  im- 
porte que  cette  valeur  soit  aussi  constante  que  possible,  les 
métaux  précieux  seront  évidemment  les  produits  préfé- 
rables. L'unité  monétaire,  de  papier  ou  de  toute  autre 
matière,  aura  par  exemple  une  valeur  nominale  de  5  gram- 
mes d*or,  ou  de  5  grammes  d'argent.  Dès  lors,  toute  dimi- 
nution de  sa  valeur  effective  se  manifestera  aussitôt  par  une 
augmentation  du  prix  de  l'or  ou  de  l'argent,  et  les  détenteurs 
de  monnaie,  se  voyant  menacés  d'une  perte,  auront  intérêt  à 
échanger  cette  monnaie  au  pair  contre  la  quantité  de  mêlai 
dont  elle  représente  la  valeur. 

Il  ne  reste  donc  plus  qu'à  rendre  cet  échange  possible,  en 
tout  temps  et  pour  chacun,  en  organisant  des  bureaux,  où  la 
monnaie  courante  puisse  toujours  être  échangée  contre  la 
quantité  d'or  ou  d'argent  qu'elle  représente,  et  retirée  par 
cela  même  de  la  circulation. 

Tels  sont,  dans  leurs  traits  caractéristiques,  les  systèmes 
monétaires  irréguliers.  Quelques  développements  sont  tou- 
tefois nécessaires  pour  eu  faire  comprendre  le  mécanisme  et 
les  effets. 

1^  Je  n'ai  parlé  que  des  variations  qui  abaisseraient  la  va- 
leur eifective  de  l'unité  au-dessous  de  sa  valeur  nominale. 
C'est  que  là  se  trouve  en  effet  tout  le  danger  de  ces  systèmes. 
L'Etat,  ou  l'entrepreneur  <juel  qu'il  soit  de  l'institution,  est 
trop  évidemment  intéressé  à  multiplier  une  monnaie  qui  lui 
coûte  beaucoup  moins  qu'elle  ne  vaut,  pour  qu'on  ait  à  re- 


SYSTÈMES  MONÉTAIRES.  269 

douter  une  émission  insuffisante,  dont  le  résultat  serait  d'é- 
lever la  valeur  effective  au-dessus  de  la  valeur  nominale. 

2^  Il  n'est  point  nécessaire  qu'une  monnaie  métallique 
nornaale  circule  concurremment  avec  le  numéraire  représen- 
tatif et  soit  donnée  en  échange  de  celui-ci  à  ceux  qui  le  de- 
manderont. L'argent  et  l'or,  en  barres  ou  en  lingots,  pourvu 
que  le  titre  et  le  poids  en  soient  suffisamment  constatés ,  fonc- 
tionneront aussi  bien  que  des  espèces  monnayées  pour  réta- 
blir l'équilibre  entre  les  deux  valeurs.  Ils  auront  même  un 
avantage,  celui  de  rétablir  cet  équilibre  immédiatement; 
tandis  que,  si  Ton  se  borne  à  substituer,  dans  la  circulation, 
des  espèces  monnayées  aux  unités  du  numéraire  représen- 
tatif, la  valeur  de  celles-ci  ne  pourra  se  relever  qu'après  l'ex- 
portation ou  la  fusion  des  espèces  reçues  en  échange. 

Ce  qui  est  essentiel,  c'est  que  la  valeur  du  numéraire  soit 
représentée  par  une  chose  éminemment  disponible,  échan- 
geable, ayant  une  valeur  intrinsèque  aussi  constante  et  aussi 
notoire  que  possible;  or,  ces  conditions  ne  se  trouvent  réunies 
à  un  degré  suffisant  que  dans  les  métaux  précieux.  Mais  il  ne 
suffit  pas  que  la  valeur  du  numéraire  soit  représentée  nomi- 
nalement-par  un  métal  précieux;  il  faut  aussi  qu'elle  le  soit 
elTectivement,  c'est-à-dire  que  toute  somme  de  numéraire 
puisse  être  échangée  contre  sa  valeur  métallique  nominale, 
que  tout  porteur,  par  exemple,  d'un  billet  ou  d'un  assignat 
valant  5  grammes  d'argent  puisse  à  volonté  l'échanger  contre 
5  grammes  d'argent. 

Toute  tentative  de  garantir  la  valeur  nominale  d'un  numé- 
raire représentatif  par  des  terres  ou  par  des  marchandises 
quelconques  échouera  nécessairement  contre  la  répugnance 
des  porteurs  de  numéraire  à  se  dessaisir  d'une  monnaie  dont 
la  valeur  présente,  quoique  abaissée,  est  toujours  certaine  et 
facile  à  réaliser,  pour  recevoir  une  chose  dont  la  valeur  est 
incertaine  et  difficile  à  réaliser.  Avant  que  cette  répugnance 
puisseêtre  vaincue,  le  numéraire  subit  une  forte  dépréciation, 
et  cette  dépréciation,  tendant  à  s'accélérerpar  l'effet  même  de 


270  GIRGULATIOIK  DB  LA  AfdHBSSE. 

la  défiance  générale  qui  en  résulte,  fait  bientôt  crouler  tout  le 
système. 

3®  Tant  que  le  remboursement  s'effectue,  comme  je  viens 
de  le  dire,  en  or  ou  en  argent,  monnayé  ou  non,  il  n'y  a  pas 
de  raison  pour  qu'il  excède  jamais  la  somme  de  numéraire 
circulant  qui,  par  Teifet  de  fluctuations  survenues  dans  le 
besoin  de  la  circulation,  se  trouvera  dépasser  ce  besoin.  Il 
serait  donc  inutile  de  tenir  en  réserve,  pour  le  service  des 
remboursements,  une  quantité  d'or  ou  d'argent  représentant 
la  valeur  totale  du  numéraire  circulant.  Une  réserve  de  la 
moitié,  peut-être  du  tiers  de  cette  quantité,  pourvoira  ample- 
ment à  toutes  les  éventualités  possibles.  De  là  une  économie 
évidente  pour  le  pays,  qui,  en  substituant  un  système  mo- 
nétaire irrégulier  à  un  système  monétaire  normal,  rend  dis- 
ponible une  portion  notable  de  la  richesse  qu'il  employait 
comme  instrument  de  circulation. 

Si  un  système  normal,  qui  exigeait  en  moyenne  100  rail- 
lions de  numéraire  métallique,  est  remplacé  par  un  système 
de  papier-monnaie,  dont  la  dépense  totale,  y  compris  la  ré- 
serve, ne  s'élève  pas  à  plus  de  50  millions,  la  société  entière 
y  gagne  50  millions  d'or  ou  d'argent,  qu'elle  peut  employer 
à  d'autres  usages  ou  exporter  en  échange  d'autres  richesses, 
et,  quoique  cette  économie  ait  lieu  une  fois  pour  toutes,  elle 
devient  la  source  d'un  gain  annuel,  d'un  accroissement 
annuel  de  richesse,  si,  au  lieu  d'être  immédiatement  con- 
sommée, l'épargne  s'ajoute  en  toutou  en  partie  au  capital 
du  pays. 

Un  numéraire  de  papier  est  en  outre  plus  commode  qu'un 
numéraire  métallique,  c'est-à-dire  plus  facile  et  moins  coû- 
teux à  transporter.  On  peut,  sous  cette  forme,  porter  sur  soi, 
ou  envoyer  au  loin  presque  sans  frais  une  somme  qui,  en 
monnaie  d'or  ou  d'argent,  excéderait  la  charge  d'un  homme, 
celle  même  d'un  cheval. 

Mais  cet  avantage  et  celui  de  Téconomie  une  fois  faite  sont 
les  seuls  que  puisse  offrir  un  système  monétaire  irrégulier. 


Les  autres  avantages  qu*on  a  souvent  prétendu  y  trouver  ou 
en  faire  découler  sont  tous  chimériques.  ] 


SECTION  vu. 

Des  moniiales  eomplémenCalres. 

Nous  avons  vu  qu'une  des  qualités  désirables  du  numé- 
raire est  de  pouvoir  être  divisé  en  fractions  qui  se  prêtent 
aux  échanges  les  plus  minimes,  et  que  les  métaux  précieux 
possèdent  sans  contredit  cette  qualité  à  un  degré  plus  émi- 
Dent  qu'aucune  autre  matière*  D'un  autre  côté,  il  importe 
aussi,  pour  la  commodité  de  la  circulation,  que  les  fractions, 
même  les  plus  minimes,  du  numéraire,  aient  un  certain  vo* 
lume  et  un  certain  poids,  car  une  extrême  ténuité  les  rendrait 
à  la  fois  trop  difficiles  à  manier,  trop  difficiles  à  distinguer 
les  unes  des  autres  et  trop  faciles  à  perdre. 

Dans  toute  société,  la  circulation  la  plus  active,  celle  qui 
embrasse  le  plus  grand  nombre  d'échanges,  c'est  celle  qui 
répond  aux  besoins  de  la  consommation  journalière  ;  mais 
cette  petite  circulation  implique  des  achats  de  choses  ou  de 
quantités  dont  la  valeur  n'atteint  pas  celle  d'un  gramme  d'or, 
ou  même  d'un  gramme  d'argent,  et  descend  parfois  fort  au- 
dessous.  Or,  une  pièce  d'un  gramme  d'or  ou  d'argent  est 
déjà  très-incommode  par  sa  petitesse  et  par  sa  légèreté  ;  une 
pièce  de  50  ou  de  25  centigrammes  serait  d'un  usage  presque 
impossible. 

Par  d'autres  raisons,  notamment  parco  que  la  matière 
dont  il  est  formé  est  trop  sujette  à  s'altérer  et  à  se  détruire, 
un  numéraire  de  papier  ne  se  prête  pas  mieux  qu'un  numé- 
raire métallique  à  cette  petite  circulation. 

Le  moyen  de  lever  cette  difficulté  est  très-simple;  il  a  été 
pratiqué  de  tout  temps  chez  les  nations  qui  avaient  des  mon- 
naies d  or  ou  d'argent;  il  consiste  à  faire  circuler,  en  concur- 
rcQce  avec  les  monnaies  principales,  une  monnaie  compté*' 


â72  ^  CIRGUUTIOIC  PE  LA  BIQIESSE. 

meatûire,  formée  en  tout  ou  eu  partie  d'un  métal  plug  ocan- 
muQ,  tel  que  le  cuivre,  monnaie  dont  la\aleur  nominale  jest 
rapportée  à  celle  de  Tunité  adoptée,  mais  dont  la  ckeuhrtÎDn 
est  restreinte  dans  des  limites  assez  étroites  pour  que  sa  va- 
leur intrinsèque  ne  puisse  pas  influer  sur  la  valeur  de  oelte 

unité. 

« 

Il  est  facile  d'imposer  des  limites  à  la  circulation  de 
cette  monnaie  complémentaire,  en  limitant  la  vaUur  des 
échanges  qu'elle  peut  accomplir,  en  statuant,  par  eiemple, 
qu'on  ne  pourra  s'en  servir  pour  payer  à  la  fois  plus  de  ciaq, 
plus  de  dix,  plus  de  vingt  fois  la  valeur  de  l'unité  monétaire. 
Alors,  Tusage  de  la  monnaie  complémentaire  se  trouYant 
réduit  à  la  petite  circulation  et  aux  appoints  de  la  grande, 
celle-ci  demeure  exclusivement  attribuée  à  la  monnaie 
principale ,  qui  ne  peut  en  être  exclue  que  dans  la  limite 
étroite  des  payements  tolérés.  L'expérience  a  prouvé  que  la 
quantité  de  monnaie  complémentaire  que  réclame  là  ësrcu- 
lation  ne  forme  jamais  qu'une  faible  fraction  de  la  quanlîté 
totale  du  numéraire  circulant,  une  fraction  qui  ne  dépasse 
guère  un  dixième. 

La  monnaie  complémentaire,  ou,  pour  me  servir  de  Tex- 
pression  généralement  usitée,  le  billon  constitue  un  systMiie 
monétaire  irrégulier,  car  la  valeur  monétaire  des  pièces  dont 
il  se  compose  doit  nécessairement,  pour  demeurer  conslakite 
et  aussi  invariable  que  celle  de  la  monnaie  principale ,  être 
indépendante  de  leur  valeur  intrinsèque/  c'est-à-dire  de  la 
valeur  éminemment  variable  du  métal  commun  qui  ^tre 
dans  leur  composition. 

Ainsi  la  valeur  monétaire  du  billon  ne  peut  pas  être  main-* 
tenue  par  la  monétisation  et  la  démonétisation  facultatives; 
elle  doit  l'être  par  rechange  facultatif  des  pièces  de  billon 
contre  la  monnaie  principale;  mais,  comme  cet  échange  ne  doit 
pas  faire  sortir  de  la  circulation  les  pièces  échangées,  il  faut 
que  la  quantité  totale  de  ces  pièces  soit  maintenue,  par  des 
émissions  réglées,  au  niveau  du  besoin  de  circulation  spécial 


MOIOfAIES  COMPLÉMENTAIRES.  *  273 

qu^elIe  doit  satisfaire.  Une  quantité  insuffisante  rendrait  la 
petite  circulation  difficile  et  quelquefois  impossible  ;  une  quan- 
tité excessive  pèserait  bientôt  sur  la  valeur  du  biilon,  en  don- 
nant lieu  à  un  agiotage,  qui  profiterait  à  quelques  spécula- 
teurs, aux  dépens  de  la  généralité  des  acheteurs  ^ 

Quoiqu'il  ne  soit  point  possible,  en  général,  de  régler  les 
émissions  d'un  numéraire  dont  la  quantité  est  stationnaire, 
cela  est  possible  à  Tégard  du  billon,  par  deux  causes. 

D'abord,  parce  que  la  surabondance  et  l'insuffisance  du 
billon  se  manifestent  par  la  proportion  qu'il  occupe  dans  cer- 
taines recettes,  publiques  ou  privées,  faciles  à  contrôler, 
telles,  par  exemple,  que  la  recette  de  la  poste,  celle  d'un  théâ- 
tre, etc. 

Ensuite,  parce  que  la  quantité  du  billon  n'est  pas  une  frac- 
tion fixe  et  immuable  de  tout  le  numéraire  circulant  ;  c'est 
une  fraction  susceptible  de  plus  et  de  moins,  quoique  la  quan- 
tité totale  dont  elle  fait  partie  ne  le  soit  pas  ;  et  il  en  est  ainsi 
parce  que  la  petite  circulation  peut  toujours  être  partielle- 
ment accomplie  sans  billon.  Si  Ton  cherche,  par  exemple, 
quelle  quantité  de  billon  est  nécessaire  pour  accomplir  les 
échanges  d'un  marché  de  denrées,  on  reconnaîtra  que  cette 
quantité  peut  varier  sans  inconvénient  du  siipple  au  double. 
Supposons  que,  dans  un  temps  donné,  il  s'y  fasse  pour  cin- 
quante mille  francs  d'achats,  tous  inférieurs  au  minimum  to- 
léré. Il  est  clair  que  ces  achats  pourront  également  s'accomplir, 
soit  avec  la  somme  entière  en  billon,  si  les  acheteurs  en  dis- 
posent, soit  avec  une  somme  de  moitié  moindre,  disponible 
entre  les  mains  des  vendeurs  pour  rendre  les  appoints  ;  car 
chaque  payement  pourra  se  faire  également  bien  avec  du 
billon  seul,  ou  avec  5, 10, 15  ou  20  francs  de  monnaie  prin- 
cipale, dont  l'appoint  sera  rendu  en  billon  par  le  vendeur. 

*  Par  exemple,  la  quantité  excédante  serait  achetée  par  grandes  sommes  sous 
dédacUon  d'un  agio,  puis  reversée  sur  les  marchés,  où  elle  ferait  hausser  tous  les 
prix;  oa  bien,  quelques  vendeurs  de  grande  circulation  accepteraient,  moyen- 
nant  un  agio,  des  sommes  de  billon  supérieures  au  minimum  fixé,  qu'ils  reverse- 
raient de  même  dans  la  petite  circulation* 

I.  18 


274  cmccLATiON  w  la  riûbmsi. 

Il  résulte  de  là  que  le  billon  peut,  aaus  inconvénient,  avoir 
une  valeur  monétaire  fort  supérieure  à  sa  valeur  intrinsèque, 
ce  qui  procurera  deux  avantages  importants  :  d'abord,  eelui 
de  retenir  cette  monnaie  dans  la  circulation  du  pays,  d*où 
elle  pourrait  facilement  disparaître  si  sa  valeur  intrinsèque, 
toujours  plus  ou  moins  mobile,  venait  à  excéder  ^  valeur 
monétaire  ;  ensuite,  d'en  rendre  la  fabrication  plus  économi- 
que et  d'épargner  ainsi  à  la  société  une  partie  de  la  dépensa 
que  lui  coûte  son  instrument  de  circulation.  Un  billon  à  pleine 
valeur  occasionne  une  dépense  inutile,  qui  ne  rend  cette 
monnaie  ni  plus  belle,  ni  d'un  usage  plus  commode. 

SECTION  VIII. 

De  quelques  erreurs  |[^énéralemeii(  rcpaudues 
au  sujet  du  numéraire. 

La  plupart  des  personnes  qui  n'ont  pas  réfléchi  sur  les 
questions  économiques  se  font  une  idée  plus  ou  moins  fausse 
du  rôle,  que  joue  le  numéraire  dans  le  développement  de  la 
richesse.  L'apparence  que  présentent  certains  faits  a  produit 
des  opinions  qu'une  observation  un  peu  attentive  et  un  léger 
travail  d'analyse  suffisent  à  rectifier,  mais  qui  se  maintien- 
nent et  se  propagent  aisément,  grâce  aux  habitudes  de  lan- 
gage qu'elles  ont  créées.  Les  expressions  :  avoir  de  l'argent, 
gagner  de  l'argent,  l'argent  est  rare,  l'argent  est  abondant,  et 
d'autres  semblables,  étant  chaque  jour  employées,  même 
parmi  le  public  éclairé,  dans  un  sens  qui  implique  des  erreurs 
plus  ou  moins  grossières,  comment  ces  erreurs  ne  seraient- 
elles  pas  adoptées  par  la  masse  ignorante? 

La  plus  absurde  et  jadis  la  plus  commune  de  ces  fausses 
notions,  c'est  celle  qui  confond  l'argent  avec  la  richesse.  Etre 
riche,  c'est  avoir  beaucoup  d'argent;  devenir  riche,  c'est 
gagner  beaucoup  d'argent  ;  un  peuple,  aussi  bien  qu'un  indi- 
vidu, est  d'autant  plus  riche  qu'il  possède  plus  d'argent  :  ri- 
chesse et  numéraire  sont  synonymes. 


ERREURS  RÉPAKDUES   AU  SQiBT  BU   NUMÉRAIRE.  27B 

La  ricbesee  d'un  peuple,  c'est  la  masse  de  produits  qu'il 
obtient  en  échange  de  ses  efforts  d'abstinence  et  de  travail. 
Le  numéraire  dont  il  dispose  fait  sans  contredit  partie  de 
cette  richesse»  mais  seulement  comme  instrument  de  circula- 
tion et  au  même  titre  que  ses  routes^  ses  ports,  ses  locomoti- 
ves, ses  vaisseaux,  c'est-à-dire  comme  moyen  de  rendre  plus 
abondante  la  production,  plus  facile  et  plus  générale  la  con- 
sommation des  autres  espèces  de  richesse. 

Une  monnaie  d'or  ou  d'argent  est  une  dépense  nécessaire, 
une  avance  préalable,  qui  représente,  dans  tous  les  cas,  une 
certaine  somme  d'efforts,  soit  que  la  société  puisse  en  extraire 
la  substance  de  son  propre  sol,  soit  qu'elle  doive  se  la  pro- 
curer du  dehors,  en  échange  d'autres  produits.  Cette  avance 
est  fructueuse,  sans  doute;  mais  elle  le  sera  d'autant  plus  que 
l'avantage  qui  en  résulte  coûtera  moins,  d'autant  plus  que 
l'instrument  de  la  circulation  sera  moins  cher. 

Une  nation  qui  dépense,  pour  son  instrument  de  circula- 
tion, plus  que  n'exige  le  besoin  réel  de  cette  circulation,  res- 
semble à  un  agriculteur  qui  emploierait  une  partie  de  son 
capital  à  orner  sa  charrue  de  lames  d'or  ou  d'argent. 

Ce  n'est  pas  en  augmentant,  c'est  en  diminuant  la  quantité 
d'or  ou  d'argent  que  sa  circulation  emploie  et  absorbe,  qu'une 
nation  s'enrichit. 

Pour  un  individu,  la  quantité  de  numéraire  qu'il  possède 
représente,  il  est  vrai,  son  pouvoir  actuel  de  commander  du 
travail,  ou  de  se  procurer  les  choses  dont  il  a  besoin  ;  mais 
cette  quantité  de  numéraire  est  l'effet,  non  la  cause  de  sa  ri- 
chesse. Un  homme  n'est  pas  riche  parce  qu'il  a  beaucoup 
d'argent  ;  il  a  ou  il  peut  avoir  beaucoup  d'argent,  parce  qu'il 
est  riche.  Un  homme  ne  devient  pas  riche  parce  qu'il  gagne 
beaucoup  d'argent  ;  il  gagne,  ou  peut  gagner  beaucoup  d'ar- 
gent, parce  qu'il  s'enrichit. 

Un  propriétaire  est  riche  quand  son  fonds  productif  rap- 
porte une  grande  quantité  de  produits,  car  cette  abondance 
de  produits  lui  permet  d'obtenir  d'un  fermier  une  rente,  avec 


276  GIRGDLATION  DE   LA  RICaESSE. 

laquelle  il  se  procure  des  choses  consommables  en  abondance. 
Cette  rente,  qu'il  perçoit  en  argent,  est  donc  l'effet,  non  la 
cause  de  sa  richesse,  qui  consiste  uniquement  dans  le  pou- 
voir productif  du  fonds  dont  il  est  propriétaire. 

Un  fabricant  s'enrichit  quand  les  produits  de  son  industrie 
talent  beaucoup  plus  qu'ils  ne  lui  coûtent,  car  la  vente  de 
ces  produits  lui  procure,  sous  la  forme  d'une  somme  de  nu- 
méraire, un  bénéfice  avec  lequel  il  peut,  tout  en  augmentant 
ses  jouissances,  augmenter  aussi  son  capital.  Cette  somme 
d'argent  est  donc  l'effet ,  non  la  cause  de  Taccroissement  de 
sa  richesse.  Il  est  devenu  plus  riche  dès  que  ses  produits  ont 
existé  ;  en  les  réalisant,  il  ne  crée  pas  sa  richesse,  il  en  use; 
il  fait  un  premier  pas  vers  la  consommation,  vers  la  jouis- 
sance de  son  bénéfice. 

L'opinion  impliquée  dans  ces  expressions  :  l'argent  est  rare, 
Targent  abonde,  est  fort  répandue  parmi  les  commerçants  et 
les  industriels.  —  Quand  les  marchands  voient  diminuer  leurs 
ventes,  quand  les  fabricants  voient  diminuer  leur  crédit  per- 
sonnel, ils  se  plaignent  les  uns  et  les  autres  de  la  rareté  de 
l'argent  ;  dans  les  circonstances  contraires,  ils  disent  que  l'ar- 
gent abonde. 

Il  y  a  dans  cette  opinion  un  mélange  d'erreur  et  de  vérité, 
sur  lequel  il  importe  de  jeter  la  lumière,  les  phénomènes  dont 
il  s'agit  n'ayant  pas  été  jusqu'à  présent  expliqués  d'une  ma- 
nière pleinement  satisfaisante. 

Lorsque  le  nombre  des  unités  du  numéraire  disponible 
augmente  ou  diminue  relativement  au  besoin  de  la  circula- 
tion, c'est  comme  si  la  demande  générale  de  produits  et  de 
services  augmentait  ou  diminuait,  car  le  numéraire  dispoiii- 
ble  est  une  demande  effective  des  choses  que  le  numéraire 
peut  acheter,  et  c'est  ainsi  que  s'opère,  en  pareil  cas,  la  mo- 
dification dans  les  prix  des  choses  échangeables.  Le  numé- 
raire devenant  insuffisant,  la  demande  diminue,  les  prix 
s'abaissent;  le  numéraire  dépassant  le  besoin,  la  demande 
s'accroît,  les  prix  s'élèvent. 


ERREURS  RÉPANDUES   AU   SUJET  DU   MUMiRAIRE.  277 

Mais  ces  modifications  de  la  demande  peuvent  être,  elles  sont 
le  plus  souvent,  comme  la  demande  générale  elle-même,  iné- 
galement réparties  entre  les  diverses  sortes  de  produits  et  de 
services,  et,  par  conséquent,  rabaissement  ou  l'élévation  des 
prix  peut  se  trouver  insensible,  se  traduire  même  en  élévation 
ou  en  abaissement,  pour  certaines  catégories  de  produits  et 
de  services.  Â  plus  forte  raison,  quand  la  quantité  de  numé- 
raire ne  change  point,  une  demande  inégale  peut,  en  se  reti- 
rant de  certains  emplois  et  se  portant  vers  d'autres,  produire 
une  stagnation  temporaire  de  certaines  branches  de  la  pro- 
duction ou  du  commerce.  Lorsque  de  grandes  entreprises 
industrielles,  par  exemple  des  compagnies  de  chemins  de  fer, 
attirent  à  elles  une  masse  énorme  de  capitaux,  qui  leur  sont 
toujours  livrés  en  premier  lieu  sous  forme  de  numéraire,  il 
se  passe  quelque  temps  avant  que  ce  numéraire,  versé  d'abord 
dans  les  caisses  de  ces  compagnies,  puis  dans  celles  de  leurs 
principaux  fournisseurs,  puis  entre  les  mains  de  certaines 
catégories  de  producteurs  et  de  travailleurs,  puisse  concourir 
de  nouveau  à  former  la  demande  générale  dont  s'alimente  le 
commerce  de  détail  des  villes.  De  là,  pour  ce  commerce,  une 
stagnation,  une  langueur  momentanée,  qui  fait  dire  que  l'ar- 
gent est  rare.  Cependant,  il  est  probable  que,  dans  la  plupart 
des  cas  de  ce  genre,  la  quantité  totale  du  numéraire  circulant 
augmente  au  lieu  de  diminuer,  parce  que  les  appels  de  fonds 
des  grandes  entreprises  font  toujours  rentrer  dans  la  circula- 
tion une  certaine  quantité  d'espèces  monnayées,  que  la  manie 
de  thésauriser  en  avait  fait  sortir. 

Quand  la  consommation  générale  des  produits  et  des  ser- 
vices vient  à  diminuer  par  l'effet  de  circonstances  qui  com- 
promettent la  sécurité  publique,  ou  qui  menacent  beaucoup 
d'intérêts  privés,  il  semble  que  le  numéraire  doive  devenir 
surabondant,  puisque  le  nombre  des  transactions  dans  les- 
quelles il  intervient  se  trouve  diminué.  Mais  cette  diminution 
est  nécessairement  accompagnée  d'un  ralentissement  de  la 
circulation,  qui  agit  en  sens  contraire  bien  plus  puissamment. 


S78  CmcULATION   de  la  RUCHJSflëE. 

Lorsque  je  renonce  à  une  dépense  de  100  francs  par  moisje 
ne  retire  point  cette  somme  de  la  circulation  ;  elle  continue 
d'être  disponible  et  offerte  pour  tout  emploi,  indispensable 
ou  lucratif,  qui  pourra  se  présenter.  La  quantité  du  numéraire 
circulant  demeure  la  même  ;  il  n'y  a  de  changé  que  la  rapidité 
de  sa  circulation.  Mais  les  100  francs  dont  je  retarde  l'emploi 
auraient  passé,  dans  le  cas  contraire,  entre  les  mains  de  vingt 
ou  trente  individus  et  formé  ainsi  une  demande  successive, 
dont  le  total  se  serait  élevé  à  2,000  ou  3,000  francs.  Si  donc, 
dans  les  cas  de  ce  genre,  le  besoin  de  la  circulation  se  trouve 
diminué,  la  circulation  qui  doit  le  satisfaire  diminue  dans 
une  proportion  beaucoup  plus  forte,  et,  dès  lors,  il  n'est  pas 
étonnant  que  le  résultat  soit  une  insuffisance  très*seiisible  du 
numéraire  circulant  et  un  abaissement  générai  des  prii.  Ici 
encore,  toutefois,  il  n'y  a  pas  raréfaction  absolue,  il  n'y  a 
qu^insufSsance  relative  du  numéraire. 

Enfin,  il  peut  arriver  que,  par  suite  d'une  disette  intérieure 
ou  par  d'autres  causes,  une  nation  ait  dû  exporter  tout  à  la 
fois  une  grande  quantité  de  numéraire  métallique,  sans  que 
le  besoin  de  la  circulation  ait  diminué.  Il  en  résulte  alors, 
dans  son  numéraire  circulant,  une  lacune,  qui  se  manifeste 
par  une  diminution  de  la  demande  générale  de  produits  et  de 
services,  par  une  stagnation  plus  ou  moins  sensible  du  com- 
merce. Â  la  vérité  cette  lacune  tend  aussitôt  à  se  combler, 
soit  par  le  monnayage,  soit  par  les  retours  en  argent  que  pro- 
voque le  commerce  d'exportation.  Mais  le  monnayage  d'une 
somme  très-considérable  est  une  opération  qui  exige  des  se- 
maines, quelquefois  des  mois  de  travail,  et  il  ne  faut  pas 
moins  de  temps  au  commerce  d'exportation  pour  créer  une 
somme  considérable  de  dettes  exigibles. 

Ce  dernier  cas  est  le  seul  dans  lequel  il  y  ait  raréfaction 
absolue  du  numéraire,  le  seul  dont  le  résultat  puisse  propre- 
ment s'appeler  crise  monétaire^  quoiqu'on  applique  souvent 
ce  nom  aux  résultats  des  deux  cas  précédents. 

Je  crois  inutile  d'expliquer  ici  les  cas  dans  lesquels  l'argent 


ERREURS  RÉPiBDUES   AU   SUIGt  DU   NUMÉRAIRE.  279 

parait  abonder,  cette  etplication  n'élant-que  l'inverse  de  celle 
des  cas  où  l'argent  parait  rare.  Quant  aux  résultats  analogues 
qui  sont  produits  par  le  resserrement  ou  par  Textension  du 
crédit  général,  il  en  sera  Fait  mention  dans  le  chapitre  suivant. 

Au  surplus,  dans  les  crises  proprement  on  improprement 
qualifiées  de  monétaires,  on  ne  peut  pas  dire  que  la  circula- 
tion soit  devenue  difficile  et  embarrassée.  Toute  personne  qui 
a  du  numéraire  peut  s'en  servir  avantageusement,  et  toute 
personne  qui,  n'en  ayant  pas,  désire  s'en  procurer  doit,  il 
est  vrai,  supporter  une  réduction  sur  le  prix  ordinaire  de  ses 
produits  ou  de  ses  services,  mais  avec  la  certitude  d*en  obtenir 
une  semblable  sur  le  prix  de  ce  qu'elle  achètera  elle-même. 
Le  numéraire  circule  donc  très-librement,  et  il  suffirait  au 
besoin  de  la  circulation,  sans  la  résistance  qu'oppose  le  com- 
merce à  une  dépréciation  passagère,  dont  il  ignore  la  vraie 
cause,  ou  dont  il  apprécie  mal  la  portée.  Les  seules  causes 
qui  puissent  réellement  embarrasser  la  circulation  et  la  ren- 
dre difficile  sont  la  dépréciation  provenant  d'un  système  mo- 
nétaire mal  organisé  et  Tinsuffisance  des  monnaies  division- 
naires. Avec  un  système  monétaire  bien  organisé  et  une 
monnaie  suffisamment  divisée,  la  circulation  n'est  point  né- 
cessairement influencée  par  les  oscillations  légères  que  subit 
la  valeur  monétaire  ou  la  valeur  intrinsèque  des  unités. 

D'ailleurs,  ces  oscillations  de  l'une  ou  de  l'autre  valeur 
sont  si  promptement  corrigées  par  des  modifications  en  sens 
inverse  de  la  quantité  du  numéraire  circulant,  qu'elles  n'au- 
raient pas  le  temps  d'exercer  une  grande  influence.  Les  mé- 
taux précieux  affluant  toujours  sur  les  marchés  oij  leur  va- 
leur s'élève  et  désertant  les  marchés  oii  elle  s'abaisse,  toute 
rupture  de  l'équilibre  entre  leur  valeur  monétaire  et  leur 
valeur  intrinsèque  est  nécessairement  passagère  et  peu  consi- 
dérable, au  moins  dans  les  pays  qui  ont  un  système  moné- 
taire normal,  ou  un  système  irrégulier  convenablement  or- 
ganisé. 

En  résumé,  le  numéraire  ebt  une  richesse,  mais  une  richesse 


280  GIRGUUnON  DE  LA  RICHESSE. 

qui  n'est  propre  qu'à  un  seul  usage.  En  servant  à  cet  usage, 
c'est-à-dire  en  circulant,  il  se  substitue,  tour  à  tour,  à  diverses 
parties  de  la  masse  de  produits  dont  se  compose  la  richesse 
des  individus  et  de  la  nation  ;  mais  il  accomplit  cette  fonction 
quelle  que  soit  sa  quantité,  parce  que  sa  valeur  est  toujours 
réglée  par  cette  quantité.  Par  conséquent,  la  quantité  absolue 
du  numéraire  circulant  et  disponible  ne  peut  ni  être  donnée 
comme  mesure  de  la  richesse  des  individus  ou  du  pays,  ni 
influer  d'une  manière  durable  sur  le  développement  écono- 
mique de  la  société,  ou  sur  les  intérêts  d'une  catégorie  quel- 
conque d'individus. 


CHAPITRE  IV 


DU   CRÉDIT. 


SECTION  I. 
Dit  erédit  en  général. 

Le  crédit,  envisagé  dans  la  personne  du  débiteur,  c'est  la 
disposition  temporaire  d'une  portion  de  richesse  appartenant 
à  autrui  ;  envisagé  dans  la  personne  du  créancier,  c'est  l'at- 
tente d'une  prestation  future  obligatoire.  Quoique  ces  deux 
sens  soient  généralement  cumulés  dans  l'usage  qu'on  fait  du 
mot  crédit,  on  les  trouve  aussi  quelquefois  distincts  et  séparés. 
Lorsqu'on  dit,  par  exemple,  qu'une  personne  a  beaucoup  de 
crédit,  c'est  le  premier  sens  qu'on  a  en  vue  ;  on  veut  dire  que 
cette  personne  obtient  facilement  la  disposition  temporaire 
des  richesses  que  d'autres  personnes  possèdent;  mais  lors- 
qu'on dit  que  le  crédit  peut  servir  d'agent  de  circulation^  que 
le  crédit  circule,  qu'il  fait  partie  de  la  richesse  des  individus, 
on  l'entend  évidemment  dans  le  second  sens.  L'attente»  qui 
constitue  le  crédit  dans  ce  sens,  peut,  en  effet,  si  elle  est  fon- 
dée sur  des  garanties  suffisantes,  acquérir  une  valeur  et  s'é- 
changer contre  des  prestations  actuelles. 

Dans  l'inventaire  des  biens  d'une  personne,  ses  dettes  figu- 
rent au  passif,  ses  créances  à  l'actif.  Nous  appellerons  donc 
crédit  passif  celui  du  premier  sens,  crédit  actif  celui  du  second. 
Les  garanties  sur  lesquelles  se  fonde  le  crédit  passif  servent 
aussi  de  fondement  à  la  valeur  du  crédit  actif.  Elles  sont 


282  CIRCULATION   DE   LA   RICRES8E. 

réelles  quand  elles  consistent  dans  un  gage  livré  ou  assuré  au 
créancier,  personnelles  dans  tout  autre  cas. 

La  garantie  personnelle  qu'offre  un  débiteur  est  presque 
toujours  un  fait  complexe,  la  résultante  de  plusieurs  causes 
diverses.  Toutefois,  en  analysant  cette  garantie,  on  trouve 
qu'elle  se  compose  de  deux  principaux  éléments,  ce  qui  per- 
met d'en  grouper  les  causes  sous  deux  chefs  ;  savoir  :  celles 
qui  rendent  probable  que  le  débiteur  pourra  payer,  et  celles 
qui  rendent  probable  qu'il  le  voudra,  ou  que,  s'il  ne  le  veut 
pas,  il  pourra  y  être  contraint. 

La  réunion  de  ces  deux  éléments  est  nécessaire,  car  le  pou- 
voir seul  du  débiteur,  ou  sa  volonté  seule,  libre  ou  contrainte, 
ne  suffirait  pas  pour  rendre  le  payement  probable. 

Il  serait  inutile  d'entrer  ici  dans  le  détail  des  causes  parti- 
culières et  personnelles  qui  peuvent  influer  sur  le  crédit  de 
chaque  débiteur  ;  c'est  une  question  de  pratique  journalière, 
que  l'économie  politique  ne  peut  pas  éclairer.  Mais  il  îtppar- 
tient  sans  contredit  à  cette  science  de  constater  les  causes 
générales,  qui,  agissant  sur  l'ensemble  des  transactions,  ten- 
dent à  augmenter  ou  à  diminuer,  chez  un  peuple  entier,  la 
somme  des  probabilités  dont  le  crédit  est  en  quelque  sorte 
l'expression. 

Il  faut  ranger  sous  le  premier  chef  les  causes  qui  influent 
sur  la  garantie  générale  de  la  propriété,  par  conséquent  sur  le 
degré  de  sécurité  qu'inspire  cette  garantie.  Dans  un  pays 
où  le  droit  de  propriété,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  droits  ac- 
quis dont  se  compose  la  fortune  de  chaque  débiteur  est  mal 
gamnti  contre  les  actes  éventuels  de  spoliation  ou  de  destruc- 
tion, contre  ceux  du  moins  que  la  loi  pourrait  efficacement 
prévenir,  aucune  solvabilité  n'est  constante  et  le  pouvoir 
qu'aura  un  débiteur  de  s'acquitter  devient  douteux  pour  les 
époques  même  les  plus  rapprochées. 

L'insécurité  est  permanente  et  produit  des  effets  permanents, 
lorsqu'elle  provient  de  lois  incomplètes  ou  vicieuses,  comme 
c'est  le  cas  chez  les  peuples  barbares  ;  elle  n'est  que  temporaire, 


DÉFIMm<»(   ET  CAUSES  DtT  CRÉDIT.  S83 

lorsqu  elle  proYient  de  perturbations  accidentelles,  comme  on 
le  voit  souvent  chez  les  nations  les  plus  civilisées. 

Au  second  chef  se  rapporte  tout  ce  qui,  dans  les  mœurs  ou 
clans  les  lois,  peut  influer  sur  le  degré  de  respect  qu'inspirent 
les  engagements  à  ceux  qui  les  ont  contractés  et  sur  la  possi- 
bilité d'une  contrainte  à  exercer  par  le  créancier  contre  son 
débiteur,  quand  celui-ci  refuse  de  payer. 

En  résumé,  le  pouvoir  que  procure  le  crédit  passif  et  la  va- 
leur que  peut  acquérir  le  crédit  actif,  reposant  sur  une  opinion, 
doivent  être  affectés  par  tout  ce  qui  tend  à  corroborer  cette 
opinion  ou  à  TafTaiblir. 

Le  crédit,  n'étant  que  le  pouvoir  de  disposer  de  la  richesse 
d'aulrui,  implique  lexislence  de  celte  richesse,  car  on  ne  dis- 
pose que  de  ce  qui  existe.  Il  n'ajoute  donc  rien  à  la  masse 
déjà  existante  de  la  richesse  et  ne  peut  jamais  tenir  lieu  de  la 
richesse  elle-même. 

Mais,  si  le  crédit  ne  crée  ni  ne  rem  place  la  richesse,  il  four- 
nit un  moyen  puissant  de  diminuer  le  nombre  des  transac- 
tions qui  exigent  l'intervention  du  numéraire  et  de  réduire  la 
dépense  de  richesse  que  nécessite  celte  intervention. 

Toute  vente  de  produits  ou  de  services  peut  en  effet  avoir 
lieu  à  crédit  ou  au  comptant;  or,  dans  le  second  cas,  elle  exige 
la  présence  d'une  quantité  de  numéraire  qu'elle  n'exige  pas 
daosle  premier.  Amesure donc  que  les  ventes  à  crédit  rempla- 
cent les  ventes  au  comptant,  la  valeur  totale  de  celles-ci  va 
diminuant,  et  avec  elles  la  quantité  de  numéraire  qu'absorbe 
la  circulation,  ou  en  d'autres  termes  le  besoin  delà  circulation. 

Si  la  valeur  totale  des  ventes  qui  s'accomplissent  pendant 
une  certaine  période  s'élève  à  un  milliard,  et  qu'il  puisse  s'en 
accomplir  à  crédit  pour  cinq  cents  millions,  le  besoin  de  la 
eirculation  se  trouvera  réduit  de  moitié,  et  la  quantité  de 
numéraire  qui  répondait  à  cette  moitié  pourra  être  employée 
comme  richesse  effective  consommable. 

Toutefois,  le  crédit  simple  ne  suffit  pas  pour  réaliser  celte 
économie.  Si  les  ventes  à  crédit,  dont  le  prix  doit  être  payé 


284  GBIGCLAIIOM  DE  LA  aiCBSSSE. 

plus  tard  en  numéraire,  économisent  une  somme  à  Fépoque 
où  elles  sont  conclues,  elles  exigent  en  revanche,  à  l'époque 
fixée  pour  le  payement,  une  somme  égale,  à  laquelle  ne  cor- 
respondra aucune  transmission  de  produits  ou  de* services. 
Il  est  donc  évident  que  chaque  période  déterminée  de  la  cir- 
culation doit  comprendre  une  valeur  totale  de  payements  à 
faire  pour  des  ventes  antérieures,  qui  sera  équivalente  à  la 
valeur  totale  des  ventes  à  crédit  effectuées  dans  celte  période 
et  payables  après  son  expiration. 

Les  seuls  crédits  qui  réalisent  une  économie  de  numéraii*e 
sont  les  crédits  compensables,  c'est-à-dire  réciproques.  Lors- 
que deux  personnes  se  fournissent  réciproquement  des  mar- 
chandises à  crédit  et  s'ouvrent  un  compte  Pune  à  l'autre,  ks 
échanges,  tant  que  le  compte  demeure  ouvert,  s'accom- 
plissent entre  elles  sans  numéraire,  et  lorsqu'elles  jugenl  à 
propos  d'arrêter  leur  compte,  il  n'y  a  de  payement  réel  à  opé- 
rer que  pour  le  solde  final,  tout  le  reste  se  trouvant  payé  par 
compensation.  Chez  les  nations  les  plus  avancées  en  civilisa- 
tion, la  somme  de  ces  crédits  compensables  est  immense  et 
ils  y  revêtent  beaucoup  de  formes  diverses,  comme  on  le 
verra  dans  la  section  suivante. 

La  réciprocité,  et  la  compensation  qui  en  résulte,  peuvent 
aussi  avoir  lieu  entre  plus  de  deux  personnes,  pourvu  que  les 
crédits  actifs  réciproques  revêtent  alors  une  forme  qui  en 
rende  la  transmission  possible.  Si  Titius  doit  à  Gaius  mille 
francs,  queGalus  doive  à  Lucius  une  pareille  somme,  et  que 
Lucius,  à  son  tour,  la  doive  à  Titius,  celui-ci,  en  transférant 
son  crédit  sur  Lucius  à  Gaïus,  qui  l'échangera  contre  le  cré- 
dit actif  de  Lucius,  éteindra  les  trois  dettes  à  la  fois,  sans  Tin- 
tervention  d'aucun  payement  réel. 

C'est  ainsi  que  la  somme  totale  des  choses  échangées,  dont 
la  circulation  exige  l'intervention  du  numéraire,  se  trouve  di- 
minuée de  toute  la  somme  des  crédits  compensables.  La  com- 
pensation s'opère  par  l'échange  des  crédits  réciproques,  et  cet 
échange  peut  toujours  se  faire,  parce  que  les  crédits  actifs 


DÉFINmON  ET  CAUSES  DU  CRÉDIT.  285 

ont  une  circulation  tout  à  ftiit  indépendante  de  celle  des  por- 
tions de  richesse  qu'ils  représentent,  parce  qu'ils  peuvent 
s'éclianger  entre  eux,  alors  que  ces  portions  de  richesse  repré- 
sentées ont  déjà  changé  plusieurs  fois  de  mains  et  cessé 
depuis  longtemps  d'être  disponibles  pour  les  débiteurs 
échangistes. 

D'ailleurs^  les  crédits  actifs,  ayant  une  valeur  d'échange, 
étant  par  conséquent  des  choses  échangeables,  peuvent,  sous 
certaines  conditions,  remplir  les  fonctions  de  numéraire  et 
remplacer,  comme  agents  de  la  circulation,  une  partie  du 
numéraire  que  réclament  les  besoins  de  cette  circulation. 

Pour  que  les  crédits  actifs  soient  aptes  à  de  telles  fonctions, 
il  faut  que  la  valeur  en  soit  autant  que  possible  constante, 
notoire,  solidement{[arantie,  et  en  outre,  qu'ils  soient  cons- 
tatés sous  des  formes  qui  eu  rendent  la  circulation  facile.  Une 
fois  ces  condilionsremplies,  il  n'y  a  pas  de  limites  assignables 
à  l'extension  que  peut  prendre  ce  moyen  de  circulation. 

Cetexamen  général  du  crédit  nous  conduit  donc  à  y  recon- 
naître avant  tout  un  puissant  moyen  de  circulation.  C'est  ce 
qui  ressortira  encore  mieux  de  Texamen  détaillé  que  je  ferai 
des  effets  du  crédit,  après  avoir  décrit  les  principales  formes 
sous  lesquelles  il  peut  se  réaliser. 

SECTION  II. 
Des  diverses  formes  du  erédll. 

Un  crédit  actif  est  réalisé,  lorsqu'il  est  constaté  par  un  écrit 
ou  un  signe  quelconque.  Une  simple  mention  sur  les  re- 
gistres de  comptabilité  du  débiteur,  d'une  tierce  personne,  ou 
même  du  créancier  sufQt  pour  l'espèce  de  circulation  par 
laquelle  s'éteignent  les  crédits  réciproques,  car  alors  l'échange 
s'opère  au  moyen  d'une  balance  de  compte,  c'est-à-dire  d'une 
autre  mention  inscrite  sur  le  même  registre. 

D  autres  formes  sont  nécessaires  pour  que  le  crédit  puisse 


286  GiRGOLAnON  BK  LA  RieBBMI. 

entrer  dans  la  circulation  générale.  Il  faut  alors  qu'il  se  traUTe 
incorporé  dans  un  titre  portatif*  émanant  soit  du  créancier, 
soit  du  débiteur^  et  dont  la  possession  se  transmette  aisément 
de  main  en  main. 

Le  titre  émanant  du  créancier  est  un  oiandat,  un  ordre, 
adressé  par  lui  au  débiteur,  de  payer  une  somme  déterminée 
à  une  certaine  personne  expressément  désignée,  ou  à  tonte 
personne  qui  sera  en  possession  du  mandat.  Les  titres  de  cette 
espèce  sont  mis  en  circulation  par  les  créanciers. 

Le  titre  émanant  du  débiteur  est  une  promesse  par  lui  faite 
de  payer  une  somme  déterminée,  soit  à  la  personne  expressé- 
ment désignée  dans  le  titre^  soit  à  toute  personne  qui  en  aura 
la  possession.  C'est  par  les  débiteurs  eux-mêmes  que  de  tels 
titres  sont  mis  en  circulation. 

Pour  les  titres  qui  ne  sont  pas  au  porteur,  chaque  transmis- 
sion doit  être  régulièrement  constatée.  Ce  but  est  rempli  par 
Tendossement  à  l'égard  de  la  lettre  de  change,  qui  émane  du 
créancier,  et  du  billet  à  ordre,  qui  émane  du  débiteur.  Si 
cette  formalité  entrave  et  ralentit  un  peu  la  circulation  de  ces 
titres,  elle  contribue,  d'un  autre  côté,  à  la  rendre  plus  facile 
et  plus  générale,  en  fournissant  le  moyeu  de  corroborer  le 
crédit  du  débiteur  par  la  garantie  solidaire  de  tous  les  endos- 
seurs. 

Les  titres  au  porteur,  pouvant  se  transmettre  de  main  en 
main  saus  aucune  formalité,  circulent  sans  contredit  plus 
rapidement;  mais,  pour  que  la  circulation  en  devienne  facile 
et  générale,  il  est  nécessaire  que  le  crédit  du  débiteur  soit 
d'une  solidité  et  d'une  notoriété  exceptionnelles. 

La  description  complète  et  Texameu  détaillé  des  formes 
diverses  que  peuvent  assumer  les  crédits  actifs  appar- 
tenant à  l'art  du  commerce,  non  à  la  science  économi- 
que, je  me  borneraiici  à  quelques  développements  au  sujet  de 
la  lettre  de  change  et  du  billet  au  porteur,  qui  jouent  dans 
la  circulation  un  rôle  particulièrement  digne  d'attention. 

Originairement  la  lettre  de  change  a  été  un  moyen  de  li- 


FOBIfBS  DIVERSES  BU  QhÈMl. 


S8T 


qiûder,  sans  transport  de  numéraire,  les  crédits  résultant  de 
ventes  ou  d'autres  affaires  traitées  à  distance,  et  tel  est  encore 
aujourd'hui  son  office  principal,  ou  du  moins  son  office  le 
plus  apparent. 

C,  de  Paris,  a  vendu  à D,  de  Lyon ,  pour  mille  francs  de  quin- 
caillerie. C',deLyou,a  vendu  àD',  de  Paris,  pour  mille  francs 
de  soieries.  C  lire  sur  D  une  lettre  de  change  de  mille  francs, 
qu'il  négocie,  c'est-à-dire  qu'il  vend  à  D',  et  que  celui-ci  en- 


Piris. 


Lyon. 


voie  en  payement  à  C,  qui  la  présente  à  D  pour  eu  recevoir 
le  montant. 


C 


/ 


y 


D 


auricb. 


GenèTe. 


D 


y 


y 


Saini-Gall. 


C,  de  Genève,  a  vendu  à  D^  de  Zurich^  pour  mille  francs 
d'horlogerie;  C'^  de  Zurich,  a  vendu  à  D',deSaint-Gall,  pour 


288  cmcuLAnoN  de  la  righkssk. 

mille  francs  de  soieries  ;  G^  de  Saint-Gall^  avenda  à  D^^  de  Ge- 
nève, pour  mille  francs  de  broderies.  Ctire  sur  D  une  lettre  de 
change  de  mille  francs,  qu'il  négocie  à  D'\  lequel  s'en  sert  pour 
payer  G'^  et  celui-ci  la  négocie  à  D',  qui  s'en  sert  àson  tour  pour 
payer  G',  lequel  la  présente  à  D  pour  en  recevoir  le  payement. 

Tel  est,  en  abstraction^  le  mécanisme  de  la  circulation 
opérée  par  les  lettres  de  change.  Pour  se  faire  une  idée  com- 
plète de  la  réalité,  il  suffit  de  multiplier  par  la  pensée  le 
nombre  des  places  et  celui  des  débiteurs  et  des  créanciers  de 
chaque  place,  puis  de  supposer  que  les  lettres  de  change, 
comme  il  arrive  le  plus  souvent,  sont  données,  une  ou  plusieurs 
fois  dans  le  cours  de  leur  circulation^  en  payement  de  dettes 
contractées,  ou  en  échange  de  marchandises.  On  se  représen- 
tera facilement  alors  comment  des  sommes  considérables  de 
crédits  peuvent  devenir  compensables  au  moyen  de  cette  cir- 
culation entre  les  diverses  places  d'un  même  pays,  et  com- 
ment une  masse  d'échanges  peuvent  s'accomplir  ainsi  sans 
l'intervention  du  numéraire.  Si,  par  exemple,  dans  la  pre- 
mière hypothèse  ci-dessus,  la  lettre  de  change  sur  D  est  livrée 
par  G  en  payement  d'une  somme  égale  qu'il  doit  à  D\  les 
trois  dettes  de  D  à  G,  de  G  à  D'  et  de  D'  à  G'  se  trouveront 
acquittées  par  le  payement  de  cette  lettre  de  change,  et  une 
circulation,  qui,  sans  cela,  eût  exigé  3000  francs  de  numé- 
raire, s'accomplira  au  moyen  de  1000  francs.  Mais  la  circu- 
lation des  lettres  de  change  présente  encore  un  autre  aspect, 
qui  n'est  pas  moins  digne  d'attention. 

J'ai  supposé  qu'une  lettre  de  change  tirée  pour  mille 
francs  de  fournitures  avait  réellement  cette  valeur  jusqu'au 
moment  où  elle  est  présentée.  Il  n'en  est  pas  toujours  ainsi. 

En  faisant  même  abstraction  de  la  dépréciation  qui  peut 
résulter  soit  d'un  défaut  de  solidité  des  signatures,  soit  de 
Téloignement  de  l'échéance,  c'est-à-dire  en  supposant  le  paye- 
ment assuré  et  le  retard  trop  minime  pour  donner  lien  à  uu 
escompte,  la  valeur  d'une  lettre  de  change  peut  se  trouveraffec- 
tée  parles  causes  générales  qui  déterminent  toutes  les  valeurs. 


FORMES  DIVERSES  DU   CRÉDIT.  289 

Les  lettres  de  change  tirées  d'une  certaine  place  y  répon- 
dent à  un  besoin,  par  conséquent  à  une  demande,  qui  peut 
dépasser  la  somme  totale  des  traites  disponibles,  ou  lui  être 
inférieure. 

Ainsi,  les  lettres  de  change  qui  peuvent  être  tirées  de  Zu- 
rich sur  des  places  étrangères  répondent  au  besoin  de  tous 
ceui  qui,  ayant  acheté  des  marchandises  à  l'étranger,  ont  des 
remises  à  faire  sur  ces  diverses  places.  Or,  il  peut  arriver  que 
la  somme  totale  ainsi  offerte  en  lettres  de  change  sur  une  de 
ces  places,  par  exemple  sur  Paris,  sur  Hambourg,  sur  Vienne, 
soit  inférieure  ou  supérieure  à  la  somme  totale  demandée.  Si 
Toifre  ne  suffît  pas  à  la  demande,  la  concurrence  entre  les 
demandeurs  fait  élever  la  valeur  de  la  chose  demandée,  jus- 
qu'à ce  que  la  demande  soit  tombée  au  niveau  de  Toffre.  Si 
Toffre,  au  contraire,  dépasse  la  demande,  la  concurrence  entre 
les  offrants  fait  baisser  la  valeur,  jusqu'à  ce  que  l'offre  et  la 
demande  soient  de  niveau.  Dans  le  premier  cas,  la  valeur  d'une 
lettre  de  change  de  1,000  francs  s'élève  au-dessus  de  cette 
somme  ;  dans  le  second^  elle  s'abaisse  au-dessous.  Cette  dif- 
férence est  ce  qu'on  nomme  le  change,  et  l'on  dit  que  le 
change  est  contre  Zurich^  ou  défavorable  à  Zurich^  dans  le 
premier  cas,  parce  qu'une  somme  de  1,000  francs  y  vaut 
moins  que  1 ,000  francs  à  recevoir  dans  une  autre  place  ;  pour 
Zurich,  ou  favorable  à  Zurich,  dans  le  second^  parce  que 
1,000  francs  y  valent  plus  que  pareille  somme  à  recevoir  dans 
une  autre  place. 

II  y  a  cependant  une  limite  aux  variations  du  change.  La 
personne  qui  doit  faire  une  remise  dans  une  place  quelconque 
peut  toujours  la  faire  en  métaux  précieux,  ou  en  traites  sur 
une  autre  place,  pourvu  qu'elle  se  charge  des  frais  occasion- 
nés par  le  transport  du  métal  ou  par  le  circuit.  Elle  ne  con- 
sentira donc  pas  à  perdre,  par  le  change,  plus  que  la  valeur 
des  frais  dont  il  s'agit,  c'est-à-dire  à  payer  l'effet  dont  elle  a 
besoin  plus  que  sa  valeur  nominale  augmentée  de  ces  frais. 
De  même,  la  personne  qui  a  une  traite  à  faire  sur  une  place 
I.  19 


âdO  cmctTLATlON   DC   LA   ÎIlCilËSiE. 

quelconque  peut  toujours  s'en  faire  envoyer  la  valeur  enmé- 
laiiî,  ou  en  traites  sur  une  autre  place,  Jpourvu  qu'elle  paje 
les  frais  du  transport  où  du  circuit;  en  conséquence  elle 
ne  voudra  point  perdre,  en  négociant  sa  traite,  plus  que  la 
valeur  des  frais  en  question. 

D,de  Zurich,  qui  doit  payer  l^OOOfrancsà  C,  de  Paris,  peut 
les  envoyer  en  monnaie,  le  système  monétaire  étant  le  même 
dans  les  deux  places.  Il  est  donc  certain  que,  si  les  frais  de  cet 
envoi  ne  dépassent  pas  1  pour  100,  D  n'oflFrira  pas  plus  de 
1 ,000  et  10  francs  pour  la  lettre  de  change  dont  il  a  besoin.  Il 
peut  se  faire  aussi  que,  grâce  à  l'état  du  change  entre  îîurich 
et  Genève  et  entre  Genève  et  Paris,  D  puisse  s'acquitter,  avec 
1  pour  100  de  frais,  au  moyen  d'une  traite  sur  Genève  que 
C  négociera  à  Paris.  Dans  ce  cas  encore,  D  ne  donnera  pas 
plus  de  1,000  et  10  francs  pour  une  traite  directe  sur  Paris. 
Le  change  contre  Zurich  n'excédera  donc  pas  4  pour  100, 
car  il  ne  peut  atteindre  cette  limite  sans  qu'il  en  résulte  aus- 
sitôt une  diminution  de  demande,  qui  le  maintiendra  à  ce 
niveau. 

Si  c'est  à  Hambourg  que  D  doit  faire  sa  remise,  le  système 
monétaire  de  cette  place  n'étant  pas  le  même  que  celui  de 
Zurich,  l'or  et  l'argent  n'y  pourront  être  envoyés  que  comme 
marchandises,  mais  comme  marchandises  d*une  valeur  par- 
tout notoire  et  constatée.  Ou  bien  l'état  du  change  entre 
Zurich,  Hambourg  et  d'autres  places,  telles  que  Francfort, 
Amsterdam,  Dantzick,  fournira  la  possibilité  d'une  négocia- 
lion  indirecte,  moins  coûteuse  encore  que  l'envoi  des  mé- 
taux précieux. 

Si  nous  supposons  le  change  favorable  à  Zurich,  des  raison- 
nements tout  pareils  nous  conduiront  à  reconnaître  que  C, 
de  Zurich,  ayant  1,000  francs  à  recevoir  de  Paris  ou  d'Ham- 
bourg, n  aura  recours  à  une  traite  directe  sur  ces  places,  que 
s'il  peut  la  négocier  sans  y  perdre  plus  que  ne  lui  coûteraient 
les  autres  moyens  par  lesquels  il  peut  arriver  au  même  résul- 
tat. Si  ces  frais  s'élèvent  à  10  francs  pour  Paris,  à  15  francs 


FORMES   DITERSGS  DtJ   CRÉDIT.  291 

pour  Hambourg,  C  ne  Jonuera  pas  sa  traite  sur  t^aris  pour 
moins  (le  990  francs,  sa  traite  sur  Hambourg  pour  moins  de 
985  francs  ;  le  change  ne  s'élèvera  pas,  contre  Paris,  au  des- 
sus de  1  pour  100,  contre  Hambourg,  au-dessus  de  1  et  1/2 
pour  100. 

Cela  étant  bien  compris,  on  en  voit  découler  deux  vérités 
importantes  :  la  première,  c'est  que  l'état  du  change  est  un 
indice  de  l'état  des  relations  commerciales,  c'est-à-dire  du 
rapport  des  importations  aux  exportations  ;  la  seconde,  c'est 
que  cet  état  même  du  change  réagit  sur  ce  rapport  et  tend  à 
rétablir  un  équilibre  général  dans  chaque  pays. 

Si  le  change,  à  Zurich,  est  favorable  en  moyenne  aux 
places  de  la  France,  en  d'autres  termes,  si  les  traites  sur  ces 
places  valent  plus  à  Zurich  que  les  sommes  qu'elles  portent, 
c'est  parce  que  la  somme  totale  de  ces  traites  offertes  ne  suflit 
pas  aux  besoins  de  ceux  qui  ont  des  remises  à  faire  en  France. 
Or,  cela  provient  évidemment  de  ce  que  Zurich  a  reçu  en 
marchandises  françaises  plus  de  valeur  que  la  France  n'en  a 
reçu  en  marchandises  de  Zurich,  c'est-à-dire  que  Zurich  a 
plus  importé  delà  France  qu'elle  n'a  exporté  en  France. 

Faisant  abstraction  pour  le  moment  des  autres  relations 
commerciales  de  Zurich,  nous  dirons  que  la  balance  du  com- 
merce y  est  en  faveur  des  importations.  Dans  le  langage  or- 
dinaire, on  dirait  que  cette  balance  est  défavorable  à  Zurich. 
Cette  locution  implique  une  erreur,  qui  sera  réfutée  en  son 
lieu  ;  il  n'y  a  de  défavorable  à  Zurich  que  le  cours  du  change, 
et  cela  signiQe  simplement  que  les  traites  sur  la  France  y 
coûtent  plus  qu'elles  ne  valent.  Mais,  de  cette  plus-value,  il 
résulte  un  encouragement  donné  aux  exportations  de  Zurich 
en  France  ;  car  les  exportateurs  négocieront  leurs  traites  à  un 
taux  qui  augmentera  leurs  profits  ordinaires. 

Si,  dans  de  tellet  circonstances,  G,  de  Zurich,  envoie  en 
France  pour  1,000  francs  de  marchandises,  et  que  le  cours 
du  change  soit,  par  exemple,  de  1  pour  100  contre  Zurich, 
C  négociera  sa  lraitedel,OOOfrancspour  1,000  et  10  francs,  ce 


292  CIRCULATION   DE   LA   RICHESSE, 

qui  lui  permettra  ou  d'ajouter  10  francs  à  son  profit  ordi* 
naire,  ou  de  vaincre  les  concurrences  qui  l'avaient  écarté  au- 
paravant des  marchés  français.  * 

Si  nous  supposons  que  ce  taux  du  change  soit  un  maximum 
et  qu'à  un  tel  cours  une  grande  partie  des  importateurs  de 
marchandises  françaises  s'acquittent  par  des  envois  de  numé- 
raires, ces  envois,  en  produisant  une  diminution  momenta- 
née de  la  quantité  de  numéraire  circulant  sur  le  m«ffché  de 
Zurich,  élèveront  la  valeur  de  la  quantité  restante,  abaisse- 
ront par  cela  même  le  prix  des  marchandises  de  Zurich  et  en 
rendront  ainsi  l'exportation  avantageuse.  Le  résultat  sera 
donc  le  même,  quel  que  soit  l'effet  immédiat  du  change  défa- 
vorable  sur  la  place  de  Zurich. 

En  raisonnant  de  même,  dans  l'hypothèse  d'un  change  Ja- 
vorable,  nous  arriverions  à  des  résultats  inverses.  Le  change 
favorable,  qui  proviendrait  de  ce  que  Zurich  aurait  plus  ex- 
porté en  France  qu'elle  n'aurait  importé  de  ce  pays,  rendrait 
avantageuseslesopérationsdes  importateurs, qui  achèteraient, 
pour  s'acquitter  envers  les  marchands  français,  des  traites 
tombées  au-dessous  de  leur  valeur  nominale,  ou  qui  ven- 
draient leurs  marchandises  importées  à  des  prix  qu'une  aug- 
mentation momentanée  de  la  quantité  du  numéraire  circu- 
lant aurait  surélevés. 

Dans  Tune  comme  dans  l'autre  de  ces  hypothèses,  des  ré- 
sultats inverses  devraient  se  produire  sur  les  places  françaises, 
où  la  position  se  trouverait  inverse.  Quand  le  change  avec 
Zurich  rendrait  avantageuses  ou  désavantageuses  les  expor- 
tations de  Zurich  en  France,  il  rendrait  en  même  temps  désa- 
vantageuses ou  avantageuses  les  exportations  de  France  à 
Zurich  ;  de  sorte  que  le  rétablissement  de  l'équilibre  serait 
doublement  favorisé. 

Nous  verrons,  dans  un  des  chapitres  suivants  de  cet  ou- 
vrage, que  celte  tendance  à  l'équilibre,  c'est-à-dire  à  une  ba- 
lance permanente  des  importations  par  les  exportations,  est 
une  loi  générale,  qui  s'applique  à  l'ensemble  des  relations 


FORM£S   DITËRSëS   DU    CRÉDIT.  295 

eommerciales  de  chaque  pays.  Mon  but  était  seulemeol  ici  de 
montrer  le  rôle  important  que  jouent  les  lettres  de  change 
dans  ce  mécanisme  de  la  circulation  internationale,  c'est-à- 
dire  d  expliquer  comment  le  cours  du  change  est  à  la  fois  un 
symptôme,  par  lequel  se  révèlent  les  ruptures  temporaires  de 
la  balance  du  commerce,  et  une  des  causes  qui  contribuent 
à  rétablir  cette  balance. 

Le  r6ie  que  jouent  les  billets  au  porteur  n'est  pas  moins 
considérable^  quoiqu'il  soit  renfermé  dans  les  limites  de  la 
circulation  intérieure  de  chaque  pays. 

Lai^iliet  au  porteur  est  une  promesse,  émanant  du  débiteur 
et  indiquant  la  somme  à  payer,  mais  non  la  personne  à  qui 
le  payement  sera  fait,  cette  personne  étant  désignée  par  le 
seul  fait  de  la  possession  du  billet.  Ainsi  se  trouvent  écartées 
la  formalité  de  l'endossement,  qui  ralentit  la  circulation  du 
billet  à  ordre,  et  celle  de  la  subrogation  ou  de  la  délégation, 
qui  ralentit  bien  plus  encore  la  circulation  des  simples  re- 
connaissances sous  seing  privé.  Le  payement  à  échéance  fixe 
opposerait  une  dernière  entrave,  qu'on  écarte  en  rendant  le 
billet  payable  à  vue,  par  conséquent  sans  déduction  d'aucun 
escompte. 

D'uu  autre  côté,  le  crédit  du  débiteur  n'étant  corroboré, 
à  l'égard  d'un  tel  titre,  par  aucune  garantie  subsidiaire,  doit 
être  exceptionnellement  solide  et  notoire,  pour  que  les  billets 
an  porteur  soient  acceptés  généralement  comme  des  valeurs 
certaines  et  constantes. 

Si  nous  supposons  que  les  billets  au  porteur  émanent 
d'une  maison  de  commerce  bien  connue  et  placée  très-haut 
dans  la  confiance  publique,  ou  mieux  encore,  d'une  associa- 
lioB  de  capitalistes,  présentant  pour  garantie  la  possession 
publiquement  constatée  d'un  capital  très-considérable,  il  est 
certain  que  la  circulation  de  ces  billets  pourra  s'étendre  indé- 
finiment, aussi  longtemps  du  moins  que  le  payement  à  bu- 
reau ouvert  continuera  d'être  effectué  régulièrement  par  le 
débiteur.  La  confiance  produite  par  cette  régularité  perma- 


394  cincuLATiov  de  la  righssse. 

nenle  du  remboursement  finira  même  par  rendre  la  valeur 
des  billets  indépendante  de  la  promesse  qu'ils  énoncent,  en 
ce  sens,  que  la  valeur  totale  qui  pourra  être  mise  en  circula- 
tion ne  sera  plus  limitée  ni  par  retendue  du  capital  servant 
de  garantie»  ni  par  le  chiffre  de  la  somme  tenue  en  réserve 
pour  effectuer  les  remboursements. 

Chacun  ayant  la  certitude  de  pouvoir,  quand  il  le  voudra, 
échanger  les  billets  dont  il  sera  porteur  contre*des  valeurs 
égales  de  monnaie  métallique,  acceptera  ceux  qui  lui  seront 
offerts  et  les  gardera  pour  les  employer  à  son  tour»  sans 
éprouver  le  besoin  de  les  réaliser.  Si  la  moindre  dé^nce 
venait  à  se  manifester,  elle  serait  aussitôt  dissipée  par  la  réa-> 
lisation  immédiate  des  remboursements  même  dont  elle  pro-^ 
voquerait  la  demande. 

On  voit  qu'une  circulation  ainsi  organisée  répond  exacte* 
ment  à  la  définition  que  j'ai  donnée  des  systèmes  mooétairei 
irréguliers.  Dans  de  telles  conditions,  en  eCPet,  les  billets  au 
porteur  deviennent  un  agent  de  circulation  et  remplissent  à 
tous  égards  la  fonction  d'un  numéraire  circulant;  ils  peuvent 
même  se  substituer  entièrement  à  celui-ci  dans  la  grande 
circulation  et  Ten  exclure  complètement;  ils  peuvent,  par 
conséquent,  ainsi  que  je  l'ai  expliqué  plus  haut  en  parlant  des 
systèmes  monétaires  irréguliers,  procurera  un  pays  une  éco- 
nomie notable,  en  y  rendant  disponible  une  portion  de  richesse 
employée  auparavant  comme  instrument  de  cireulation. 

Ce  que  j'ai  dit  de  la  réserve  métallique  destinée,  dans  lee 
systèmes  monétaires  irréguliers,  à  pourvoir  aux  demandes 
éventuelles  de  remboursement,  s'appHque  également  ici,  el 
rien  n*empécherait  notamment  de  baser,  ainsi  que  le  propose 
réconomiste  anglais  Ricardo,  une  circulation  de  billets  au 
porteur  sur  une  réserve  de  métaux  non  monnayés,  en  prenant 
pour  unité  monétaire  une  quantité  d*or  ou  d'argent  d'un 
poids  et  d'un  titre  déterminés,  et  en  opérant  le  rembourse^ 
ment  sous  cette  forme,  c'est-à-dire  en  barres  ou  en  lingots 
dont  le  poids  répondrait  à  la  valeur  demandée. 


EFrsrs  G|;«É|iAui  ou  cicoii.  295 

SECTION  m. 
Effets  ffénérmax  dv  eréd|t« 

Leg  effets  généraux  du  crédit  ont  été  fréquemmeul  exagérés, 
et  il  D*yAguère  de  sujets,  en  économie  politique,  sur  lesquels 
rimagination  sç  soit  autant  exercée  que  sur  celui-ci.  Les 
chimères  qu'elle  y  a  enfantées  provenaient  tantôt  de  théori- 
ciens, qui  se  faisaient  illusion  à  eux-mêmes,  faute  d'avoir 
sufHsanoment  analysé  les  données  apparentes  de  Texpérience, 
t^qtôt  de  praticiens,  qui  spéculaient  sur  les  illusions  du  pu- 
blic. On  3  représenté  le  crédit  passif  comme  un  moyen  d'ac- 
croître indéfiniment  le  capital  disponible  de  la  société,  par 
conséquent  la  production  et  Taccumulation  de  la  richesse  ;  on 
a  représenté  le  crédit  actif  comme  un  moyen  aussi  d'accroître 
la  production  de  la  richesse,  en  multipliant  indéfiniment  la 
quantité  et  la  valeur  totales  des  agents  de  circulation.  Beau- 
coup d'écrivains,  saijs  énoncer  explicitement  de  telles  erreurs, 
oot  employé,  en  décrivant  les  effets  du  crédit,  un  langage 
vague  et  déclamatoire,  qui  révèle  et  implique  chez  eux  une 
notion  peu  distincte  de  ces  effets,  la  présence  d'idées  plus  ou 
moins  chimériques,  dont  ils  ne  se  sont  pas  sufBsamment 
rendu  compte. 

Le  crédit  est  un  puissant  moyeu  de  favoriser  la  circulation 
de  la  richesse,  en  rendant  à  la  fois  cette  circulation  plus  ac- 
tive, plus  rapide  et  plus  économique.  H  est  cela,  et  il  n'est 
pas  autre  chose.  Ses  effets,  dans  la  limite  du  vrai,  sont  encore 
assez  grands  pour  qu'on  puisse  les  qualifier  de  merveilles, 
quand  on  compare  l'état  de  choses  qui  en  résulte  avec  celui 
qui  résulterait  d'une  absence  totale  de  crédit,  avec  celui 
même  qu'on  observe  dans  les  pays  oii  le  développement  du 
crédit  a  fait  le  moins  de  progi*ès;  mais  si  les  prétendues  mer- 
veilles du  crédit  doivent  être  des  résultats  inexplicables,  indé- 
finis, se  refusant  à  lanalyse,  dépassant  les  limites  de  ce  que 


296  CIRCULATION   D£   L\  aiGH£8Sfi. 

la  liaison  peut  concevoir  et  démontrer,  de  telles  menreiiles 
n'existent  pas,  et  il  est  aussi  peu  rationnel  de  les  admettre  en 
théorie,  qu'il  est  dangereux  de  les  espérer  en  pratique. 

Le  crédit  passif  favorise  la  circulation  du  capital  néceasaire 
a  toules  les  industries,  en  le  rendant  disponible  pour  ceux 
à  qui  la  distribution  normale  de  la  richesse  n'a  pas  enom 
assuré  le  droit  de  disposer  soit  d'une  portion  quelcoiique  de 
ceq^pital,  soit  d'une  portion  qui  réponde  au  besoin  qu'ils  eu 
ont,  à  l'usage  qu'ils  ont  la  volonté  et  le  pouvoir  d'en  fieiire. 

La  mise  en  œuvre  d^un  capital  exige  le  déploiement  de  cer- 
taines aptitudes  intellectuelles  et  morales,  en  partie  natu^ 
relies,  en  partie  acquises,  dont  la  réunion  n'est  pas  com^ 
mune  et  ne  se  rencontre  pas  plus  souvent,  doit  même  se  ren- 
contrer moins  souvent  chez  les  hommes  qui  sont  devenus, 
ar  héritage  ou  par  leurs  propres  épai^nes,  maîtres  d'ufi 
capital,  que  chez  ceux  qui  n'ont  pas  eu  de  tels  moyens  de 
s'enrichir.  Il  faut  donc  que  le  droit  de  disposer  du  capital  se 
transmette,  c'est-à-dire  circule  des  premiers  aux  seconds,  pour 
que  le  capital  puisse  toujours  être  exploité  par  ceux  qui  sont 
le  plus  aptes  à  ce  genre  de  travail  et  qui  l'exécuteront  avec 
le  plus  d'avantage  pour  la  société.  Or,  c'est  par  le  crédit  que 
s'accomplit  cette  importante  circulation  et  que  devient  pos» 
sible  cette  application  éminemment  avantageuse  de  la  répar- 
tiliou  des  travaux.  C'est  peu*  le  crédit  encore  que  la  masse  du 
capital  disponible  se  distribue  entre  les  entreprises  de  pro- 
duction et  de  circulation,  suivant  les  proporliona  qu'exige 
rinlérét  général  de  la  société,  les  industries  diverses  attirant 
a  elles  les  capitaux  avec  d'autant  plus  de  force  qu'elles  peu* 
vent  en  appliquer  davantage,  et  se  les  répartissant  ainsi  dans 
la  mesure  des  quantités  que  chacune  d'elles  doit  mettre  en 
œuvre  pour  répondre  aux  besoins  des  consommateurs. 

Cette  même  circulation  du  capital  par  le  moyen  du  crédit 
a  aussi  pour  effet  d'asiMirer  la  continuité,  par  conséquent  de 
contribuer  à  l'ef&cacité  générale  des  travaux  économiques 
de  toute  espèce.  C'est  grâce  au  crédit,  en  effet,  que  TeDU^- 


EFFETS   GiNÉRAUX   DU   CAÉDIT.  297 

pq^eeur  d'industrie,  qui  a  consommé  son  capital  circulant 
daDs  une  série  d'opérations,  peut  commencer  immédiatement 
une  nouYelie  série  semblable,  ^ns  attendre  que  les  produits 
de  t%  première  soient  réalisés. 

Titius  a  consommé  en  trois  mois  un  capital  de  5,000  francs, 
dans  une  série  d'opérations  qui  ont  eu  pour  résultat  une  certaine 
t|uantité  de  produits.  Pour  continuer  ses  o;>érations,  il  a  be- 
soin d'un  nouveau  capital  de  3,000  francs.  Sera-t-ii  obligé, 
pour  cela,  d'attendre  que  ses  produits  aient  pu  être  vendus, 
c'est«i-dire  échangés  contre  les  divers  éléments  du  capital  qui 
lui  est  nécessaire  ?  Alors  son  travail  sera  forcément  interrompu  ; 
ily  aura  chômage,  lacune  dans  l'activité  industrielle  de  la  so- 
ciété» qui,  se  trouvant  ainsi  ralentie,  sera  par  cela  même 
d'une  moindre  efficacité  totale  que  si  elle  avait  pu  être  con<- 
lÎDue.  Titius  a-t-il  en  réserve  un  second  capital  disponible  de 
3»000  francs,  qu'il  pourra  mettre  eu  œuvre  aussildt  que  le 
premier  se  trouvera  consommé?  Alors  il  aura  besoin,  pour 
1  exercice  de  son  industrie,  d'un  capital  non  de  3,000  francs, 
mais  de  6,000  francs,  dont  les  deux  moitiés  demeureront 
alternativement  inactives  entre  ses  mains,  de  sorte  que  la 
société,  pour  obtenir  une  certaine  quantité  de  produits,  c'est- 
à-dire  une  certaine  somme  de  satisfactions,  devra  employer 
une  somme  d'efforts  deux  fois  aussi  considérable,  que  si  la 
production  avait  pu  être  continue  sans  le  secours  de  la  réserve 
supposée. 

Grâce  au  crédit,  aucun  chômage  de  travail  ni  de  capital 
n'est  plus  nécessaire,  car  Titius  pourra  toujours  disposer  du 
capital  circulant  qui  lui  est  nécessaire,  dès  le  moment  où  il 
en  aura  besoin.  En  d'autres  termes,  le  capital  de  3,000  francs 
dont  il  dispose  deviendra  continuellement  disponible  pour 
lui,  quelle  que  soit  la  forme  dont  ce  capital  se  trouve  momen- 
tanément revêtu  par  le  travail  de  la  production. 

En  même  temps  que  le  crédit  passif,  par  la  circulation  qu'il 
opère,  favorise  grandement  le  travail  économique  de  la  so- 
ciété, soit  en  le  répartissant  selon  les  aptitudes  des  travailleurs, 


398  GIHCIIUTION  DC  u  mcutssB. 

soit  en  le  rendant  continu,  le  cnédit  actif  rend  de  plus  en  plus 
économique  la  circulation  générale  de  la  richesse,  en  fournis^ 
sanl  le  moyen  d'accomplir  celte  circulation,  en  partie,  sans 
riutervention  d'aucun  numéraire,  en  partie,  avec  un  nymé- 
raire  d'une  valeur  intrinsèque  à  peu  près  nulle. 

Cette  économie  que  procure  le  crédit  actif  n*est,  il  est  vrai, 
ni  périodique,  ni  sans  limites.  Une  fois  accomplie,  elle  ne  se 
renouvelle  pas.  Elle  peut  s'accroître  seulement  par  des  éco- 
nomies additionnelles,  à  mesure  que  s*accroit  le  besoin  de  la 
circulation  ;  mais  elle  est  nécessairement  limitée,  car,  quelle 
que  puisse  être,  en  définitive,  la  somme  des  crédits,  un  pays 
riche  et  industrieux  aura  toujours  besoin  d'une  quantité  con- 
sidérable de  numéraire  circulant,  et  le  système  monétaire 
irrégulier  le  plus  babilemrat  organisé  ne  le  dispensera 'pas 
de  subir  la  charge  iuhérente  à  tout  système  de  ce  genre, 
c'est-à-dire  de  tenir  en  réserve,  pour  les  remboursements 
éventuels,  une  quantité  notable  de  métaux  précieux  mon- 
nayés, ou  non  monnayés. 

Cependant,  comme  l'économie  dont  il  s'agit  a  nécessaire- 
ment pour  conséquence  un  accroissement  des  autres  espèces 
de  richesse,  soit  que  le  numéraire  métallique  devenu  super- 
flu s'échange  contre  des  produits  étrangers,  ou  se  transforme 
en  produits  consommables,  soit  que  le  travail  que  la  société 
aurait  dû  faire  pour  se  procurer  le  numéraire  dont  elle  n'aura 
pas  besoin  puisse  être  employé  à  d'autres  usages,  il  est  évi* 
dent  que  le  résultat  définitif  doit  être,  au  moins  en  grande 
partie,  un  accroissement  de  la  masse  des  capitaux  dispo- 
nibles. Or,  l'avantage  que  procure  un  tel  accroissement  est  à 
la  fois  perpétuel  et  progressif.  U  est  perpétuel,  parce  que 
chaque  addition  faite  au  capital  disponible  fournit  annuelle- 
ment et  à  perpétuité  une  quantité  additionnelle  de  richesse 
produite  ;  il  est  progressif,  parce  que  plus  le  capital  est  abon- 
dant, plus  il  devient  efficace  dans  les  applications  diverses 
qu'on  eu  peut  faire,  plus  il  tend  par  conséquent  à  se  multi- 
plier et  à  s'ftccqnauler. 


EVnn  (lÉlHÉRAUX  DU  cttoif.  2tt9 

Si  un  pays,  qui  dépensait  quatre  milliarcig  de  francs  pour 
sa  cireulatioD,  en  économise  deui  par  le  moyen  du  crédit, 
eetie  économie,  une  fois  faite,  ne  se  renouvelle  pas,  sans 
doute,  mais  les  deux  milliards  économisés  fourniront  chaque 
année,  comme  capital,  une  quantité  additionnelle  de  richesse 
consommable,  et  de  plus,  ils  pourront  s'accroître  indéfini* 
ment  d*année  en  année  par  Tépargoe* 

Tels  sont  les  vrais  effets  généraux  du  crédit,  les  seuls  effets 
permanents  qu'il  puisse  avoir  sur  le  développement  écono- 
mique de  la  société,  sur  le  progrès  général  de  la  richesse.  On 
a  vu,  dans  les  sections  précédentes,  sous  quelles  conditions  le 
rrédit  devient  capable  de  produire  de  tels  effets.  Mais  le  crédit 
produit»  dans  certaines  circonstances,  des  effets  temporaires, 
dont  il  me  reste  à  rendre  raison,  et  qui  ont  beaucoup  d'analo- 
gie avec  ceux  dont  j'ai  parlé  dans  la  dernière  section  du  pré- 
cédent chapitre. 

Le  crédit  procure,  comme  la  monnaie,  le  pouvoir  de'dispo- 
ser  de  la  richesse  existante,  et  il  forme,  comme  la  monnaie, 
une  demande  permanente  de  produits  et  de  services  ;  mais, 
tandis  que  la  quantité  disponible  de  la  monnaie  que  possède 
une  nation  est  toujours  limitée,  et  que  la  demande  formulée 
par  cette  monnaie  ne  peut  s'accroître  beaucoup  à  l'égard  de 
certaines  choses  sans  diminuer  à  l'égard  d'autres  choses,  le 
crédit  n  a  pas  de  limites  assignables,  et  la  demande  qu'il 
forme  peut  s'accroître  indéfiniment  à  l'égard  de  plusieurs 
sortes  de  produits  ou  de  services,  à  Tégard  même  de  toutes 
les  choses  échangeables  à  la  fois. 

Cependant,  afin  que  la  richesse  représentée  par  le  crédit 
devienne  réellement  disponible  pour  les  emprunteurs,  il  faut 
qu'elle  existe  déjà  dans  la  société  et  qu'elle  y  soit  offerte  par 
ceux  qui  en  disposent.  Or,  la  quantité  de  richesse  qui  se 
trouve  ainsi  disponible  et  offerte  à  une  certaine  époque  est 
néeessairemeot  une  quantité  limitée,  tandis  que  le  crédit  est 
suaeeptible  d'une  extension  illimitée.  Il  peut  donc  arriver  que 
la  quantité  de  richesse  représentée  par  le  crédit  soit  très-* 


300  CIKGULATIOM  DE   LA   RICRESSE. 

supérieure  à  la  quantité  de  richesse  que  le  crédit  peut  rendre 
réellement  disponible  pour  Les  débiteurs  ;  en  d'autres  termes, 
que  la  limite  assignée  a  Toffre  de  la  richesse  disponible  eoit 
dépassée  de  beaucoup  par  Textension  que  reçoit  le  crédit* 

En  pareil  cas,  il  est  évident  que  la  somme  des  orédilg 
alloués  ne  représente  que  la  quantité  de  richesse  réellement 
disponible  et  offerte.  Si  la  somme  totale  des  crédits  est  de 
100  millions,  et  que  la  richesse  disponible  offerte  à  crédit  ne 
soit  que  de  80  millions,  la  somme  des  crédits  n'aura 
réellement  que  celle  dernière  valeur  ;  les  crédits  passifs  m 
vaudront  réellement  que  80  millions,  tandis  que  les 
crédits  aclifs  en  vaudront  100;  à  chaque  crédit  passif  de 
4  correspondra  un  crédit  actif  de  5.  Alors,  les  débiteurs  per- 
dant 20  pour  100  à  l'échéance  de  leurs  dettes  et  plusieurs 
d'entre  eux  se  trouvant  hors  d'état  de  se  libérer,  la  perle 
retombera  sur  leurs  créanciers;  les  époques  d'échéance 
amèneront  une  série  plus  ou  moins  prolongée  d'embarras  et 
de  ruine  pour  les  prêteurs  et  pour  les  emprunteurs;  il  yafura 
ce  qu'on  appelle  une  crise  commerciale,  ou  financière. 

De  telles  crises  prennent  ordinairement  naissance  à  des 
époques  où  le  capi lai  est  abondant,  où  par  conséquent  on  en 
obtient  la  disposition  à  des  conditions  peu  onéreuses.  L'es- 
prit de  spéculation  se  développe  alors  ;  il  se  propage  faraii 
les  hommes  d'affaires,  et  la  spéculation  se  porte  tantôt  sur 
des  marchandises  dont  les  prix  sont  présumés,  à  tort  ou  à 
raison,  devoir  éprouver  plus  tard  une  hausse  considérable, 
tantôt  sur  des  entreprises  industrielles  dont  le  rendement  fu- 
tur est  supposé  offrir  de  grandes  chances  de  bénéfices.  Dans 
Tun  et  dans  l'autre  cas,  la  concurrence  des  spéculateurs  pro- 
duit un  effet  immédiat,  qui  semble  justifier  leurs  préviâom, 
et  qui,  en  procurant  à  quelques-uns  d'entre  eux  un  commen- 
cernent  de  réalisation,  devient  un  appât  dangereux  pour 
beaucoup  d'autr.es.  Les  marchandises  ou  les  actions  devien- 
nent plus  chères  à  mesure  qu'elles  sont  plus  demandées, 
et  en  même  temps   elles   sont  recherchées    plus  ardem- 


EFFETS   GÉNÉRAUX   DU   CRÉDIT.  301 

meut  par  la  spéculation  à  mesure  qu'elles  devienuenl  plus 
chères. 

Cepeodaot,  il  arrive  un  moment  où  la  spéculation  s  arréle, 
soit  parce  que  la  plupart  des  spéculateurs  ont  épuisé  leur  cré- 
dit^ soit  parce  que  les  prix  se  sont  élevés  à  un  taux  qui  rend 
pr(d[>lématiques  les  bénéfices  espérés.  Si  alors  la  demande  gé- 
nérale des  marchandises  en  question,  ou  le  rendement  des 
entreprises,  ne  répond  pas  à  l'attente  des  spéculateurs;  si  l'ap- 
provisionnement dont  l'insufiisance  présumée  avait  promis 
de  gros  bénéfices  se  trouve  pleinement  suffire  aux  besoins  des 
consommateurs,  ou  si  les  entreprise^ne  rapportent  point  les 
dividendes  sur  lesquels  on  avait  compté  ;  en  d'autres  termes, 
si  la  somme  totale  des  crédits  alloués  dépasse  la  quantité  de 
richeâse  effective  dont  ils  permettent  de  disposer,  il  en  résulte 
nécessairement  qu'un  certain  nombre  de  spéculateurs  se 
trouvent  dans  l'impossibilité  de  satisfaire  à  leurs  engagements 
et  se  voient  dans  la  nécessité  de  vendre  à  perte  les  marchan- 
dises ou  les  dictions  qu'ils  avaient  acquises.  Mais  ces  ventes 
deviennent  le  signal  d'une  dépréciation  rapide,  plus  rapide 
ordinairement  que  ne  l'a  été  la  hausse  antérieure,  et  qui 
i^grave  de  jour  en  jour  la  position  des  spéculateurs,  puis  par 
contre-coup  celle  de  leurs  créanciers. 

Parvenue  à  ce  point,  la  crise  ne  manque  jamais  de  se  com- 
pliquer par  le  resserrement  général  du  crédit,  parce  qu'il  suf- 
fit de  quelques  pertes  notoires  éprouvées  par  un  certain  nom- 
bre de  prêteurs  pour  ébranler  la  confiance  de  tous  les  autres 
et  pourdonner  l'alarme  à  tous  les  capitalistes.  Or,  le  resserre- 
ment du  crédit  a  pour  effet  de  diminuer  la  masse  des  trans- 
actions qui  s'accomplisseat  sans  Tintervention  du  numéraire 
métallique,  par  conséquent  d'accroître  tout  à  coup  le  besoin 
de  ce  numéraire  dans  la  circulation  générale.  Il  se  produit 
ainsi  une  crise  soi-disant  monétaire,  qui  étend  à  toutes  les 
classes  de  producteurs  et  de  marchands  les  effets  de  la  crise 
commerciale ,  et  si  cette  double  crise  est  violente,  elle  peut, 
par  une  série  de  contre-coups  facile  à  concevoir,  propa- 


302  cmCtJLATlOM  Dt   U  ftIGËBMfi. 

ger  la  ruine  et  le  malaise  chez  toutes  les  classes  de  la  po- 
pulation. 

Il  arrive  souvent  que  le  crédit  se  resserre,  saus  crise  corn- 
merciale  préalable,  par  le  seul  effet  d'événemeuts  qui  ont 
diminué  la  sécurité  générale;  mais,  quelles  que  soient  les 
causes  qui  amènent  un  tel  résultat»  ce  qui  devient  rare,  en 
pareil  cas,  c'est  évidemment  le  crédit,  non  l'argent.  Si  la 
quantité  d'argent  qui  circule  se  trouve  insuffisante,  c'est  que 
le  crédit,  en  se  resserrant,  a  augmenté  le  besoin  de  la  circu- 
lation monétaire.  Les  négociants  et  les  industriels,  qui  voient 
se  ralentir  la  demande  générale  des  produits  et  des  services,  se 
plaignent  que  Targent  est  rare;  mais  le  seul  resserrement  du 
crédit  suffirait  pour  produire  cet  effet,  car  le  crédit  constitue, 
aussi  bien  que  l'argent,  une  demande  effective  de  produits  cl 
de  services. 

Une  nation  est  d'autant  plus  sujette  aui  crises  de  toute 
espèce,  que  son  développement  économique  est  plus  avancé. 
Quand  le  crédit  est  peu  étendu,  il  se  resserre  sans  grand  effet. 
Quand  l'habitude  de  thésauriser  est  assez  générale  pour  sous- 
traire à  la  circulation  des  quantités  notables  d'espèces  mon- 
nayées, ces  réserves,  étant  rendues  à  la  circulation  lorsque 
les  prix  s'abaissent,  et  en  étant  retirées  lorsqu'ils  s'élèvent, 
deviennent  un  régulateur  de  la  quantité  du  numéraire  circu- 
lant. Il  y  a  des  accidents  morbides  qui  n'atteignent  que  les 
corps  adultes^  parvenus  à  un  certain  degré  de  vigueur  et  de 
maturité. 


CHAPITRE  V. 


DU   HUHSPORT   DE   LA  RtGHISSE. 


J'ai  défini  et  caractérisé  plus  haut  les  deux  actes  dont  se 
compose  la  circulation,  savoir  :  le  transport  et  l'échange  ;  puis 
j'ai  montré  le  rôle  que  joue  rechange,  sous  les  diverses  for- 
mes dont  il  est  susceptible,  dans  le  développement  général 
de  la  richesse.  Il  s*agit  maintenant  d'étudier  le  transport  à 
ce  même  point  de  vue,  c'est-à-dire  de  rechercher  quelle  in- 
fluence il  exerce  ou  peut  exercer  sur  les  résultats  généraux 
de  la  production  et  de  la  circulation,  en  un  mot  sur  le  déve- 
loppement économique  de  la  sociélé.  Cetle  recherche  Fera 
l'objet  de  trois  sections,  les  eiïets  du  transport  pouvant  se 
grouper  sous  trois  chefs. 

SECTION  [. 
lafluenee  du  transport  sur  les  vAleurs* 

Le  transport  de  la  richesse  constitue  un  travail  économi- 
que, un  service  ;  comme  tel,  il  a  une  valeur  normale,  dé- 
terminée par  la  somme  d'efforts  qu'il  coûte,  et  une  valeur 
d'échange,  détermioée  par  l'étendue  de  l'offre  disponible  et 
par  l'intensité  de  la  demande.  Or  cette  dernière  valeur  s'a- 
joule  naturellement  à  celle  de  la  chose  transportée,  pour  le 
consommateur  qui  profite  du  transport. 

Si,  étant  à  Paris,  je  veux  faire  usage  d'étoffes  de  laine,  de 
colon,  de  soie,  qui  se  fabriquent  à  Elbeuf,  à  Mulhouse,  à 
Lyon,  il  faut  ou  que  je  les  achète  dans  ces  villes,  en  payant  le 


304  CmCULATION    DE   LA  RICHESSE. 

transport  jusqu'à  Paris,  ou  que  je  les  achète  à  Paris,  de  mar- 
chauds  qui  en  auront  déjà  payé  le  transport.  Ainsi,  dans  tous 
les  cas,  la  valeur  des  marchandises  sera  augmentée  pour  moi 
de  la  valeur  du  transport. 

La  circulation  tout  entière  de  la  richesse  est  une  charge  qui 
en  grève  la  jouissance,  car  l'échange  lui-même  est  souvent  le 
produit  d'un  service,  qui  a  sa  valeur,  puisqu*il  implique  des 
eflbrts  d'abstinence  et  de  travail  ;  mais  le  transport  est  Télé- 
ment  le  plus  considérable  de  cette  charge,  et  la  valeur  de  cet 
élément  est  régie  par  des  lois  différentes  de  celles  qui  gouver- 
nent la  valeur  du  service  d*échange,  considéré  isolément. 

Le  travail  de  transport  se  compose  d'une  somme  d'efTofls 
destinée  à  vaincre  une  somme  de  résistances  ;  or  cette  somffle 
de  résistances  dépend,  en  premier  lieu,  de  Tétat  des  voies  de 
communication  ;  en  secoud  lieu,  du  poids  total  et  quelquefois 
du  volume  de  la  chose  à  transporter  ;  en  troisième  lieu,  delà 
distance  à  parcourir. 

Les  voies  de  communication  sont  fournies  par  la  nature, 
comme  les  fonds  productifs  ;  mais  le  travail  de  Thomme  peut 
les  modifier,  les  perfectionner,  les  rendre  de  plus  en  plus  ap- 
tes au  transport,  comme  il  modifie  les  fonds  productifs  et  les 
rend  de  plus  en  plus  aptes  à  la  production.  Il  y  a  là  une  pre- 
mière avance  de  capital,  une  première  somme  d'efforts  d'ab- 
stinence et  de  travail,  que  la  société  s'impose  en  vue  de  la 
circulation,  et  qui  s'incorpore  aux  voies  de  communication 
comme  les  avances  destinées  à  rendre  la  culture  productive 
s'incorporent  à  la  terre  qui  les  reçoit. 

Sur  chaque  voie  donnée  de  communication,  les  résistances 
à  vaincre  sont  proportionnelles  au  poids  total  de  la  charge  à 
transporter,  car  c'est  ce  poids  qui  donne  la  mesure  des  forces 
de  gestation  et  d'impulsion  nécessaires  pour  opérer  le  trans- 
port. 

Le  volume  total  de  la  charge  n'influe  pas  en  général  sur  la 
somme  des  résistances  à  vaincre,  ni  par  conséquent  sur  la 
somme  des  efforts  à  employer  ;  mais  comme  la  charge  à  trans- 


EFFETS  DU   TRANSPORT.  305 

porter  comprend,  outre  le  poids  des  marchandises,  celui  des 
engins  de  transport,  et  que  la  masse  et  par  conséquent  le  poids 
de  ces  engins  tendent  à  augmenter  avec  le  volume  de  la 
charge,  ce  volume  exerce  par  là  une  influence  indirecte  sur 
la  somme  des  résistances  etsur  le  travail  destiné  à  les  vaincre. 

Bien  n'est  plus  léger  que  le  gaz  qui  nous  sert  à  éclairer  nos 
rues  et  Tintérieur  de  nos  maisons,  puisqu'il  pèse  moins  que 
rien  ;  et  cependant,  pour  en  transporter  une  quantité  consi- 
dérable, il  faut  des  engins  dont  le  poids  excède  souvent  les 
forces  d'un  homme. 

Sur  les  voies  liquides  seulement,  on  peut  considérer  le  vo- 
lume de  la  charge  comme  une  cause  distincte  d'efforts  à  em- 
ployer, parce  que  là  le  volume  des  engins  de  transport  agit, 
directement  et  indépendamment  de  leur  poids,  sur  la  somme 
des  résistances  à  vaincre. 

Entin,  la  somme  des  résistances,  pour  une  charge  donnée, 
est  évidemment  proportionnelle  à  la  durée  du  transport,  c'est- 
à-dire  à  la  distance  que  la  charge  doit  franchir.  Si  la  résis- 
tance qu'éprouve  une  certaine  charge  pour  franchir  1  kilo- 
mètre est  représentée  par  le  chiffre  10,  la  somme  des  résistan- 
ces pour  100  kilomètres  sera  de  1,000;  elle  sera, de  2,000 
pour  200  kilomètres^  et  ainsi  de  suite. 

Il  ressort  de  ce  qui  précède  que  la  valeur  du  transport  est 
parfaitement  indépendante  de  la  valeur  des  produits  à  trans- 
porter. Lia  somme  d'efforts  nécessaire  pour  transporter  une 
charge  de  100  kilogrammes  est  uniquement  déterminée  par 
l'état  des  voies  de  communication  et  par  la  distance  à  fran- 
chir ;  elle  ne  varie  point  avec  la  valeur  des  choses  dont  se 
compose  la  charge.  Or,  cette  première  vérité  nous  conduit  à 
en  reconnaître  une  seconde  très-importante,  savoir  :  que  le 
surcroît  de  valeur  occasionné  par  le  transport  dépend  du  rap- 
port qui  existe  entre  le  poids  et  la  valeur  de  la  chose  transpor- 
tée. Plus  une  chose  a  de  valeur  relativement  à  son  poids,  plus 
est  petite  l'aliquote  que  forme  la  valeur  du  transport  dans  la 
valeur  totale  de  la  chose  transportée.  Si  100  kilogrammes  de 
I.  20 


306  CIRCULATION  DE   U  IUCIC8SE. 

marchandises^  dont  le  transport  coûte  10  francs  sur  une  cer* 
laine  voie  et  pour  une  certaine  distance,  se  trouvaient  avoir, 
avant  le  transport,  une  valeur  de  100  francs,  ces  mêmes  mar* 
chandises  vaudront  110  francs  après  le  transport,  c'est-à-dire 
leur  valeur  sera  augmentée  d'un  dixième  par  le  transport. 
Si  elles  valaient  1^000  francs  avant  le  transport,  elles  vau- 
dront 1 ,000  et  10  francs  une  fois  transportées,  c'est-à-dire  leur 
valeur  ne  sera  plus  augmentée  par  le  transport  que  d'un 
centième. 

Ainsi,  les  choses  qui  ont  le  plus  de  valeur  sous  un  poid& 
déterminé  sont  celles  dont  la  valeur  s'accroît  le  moins  parle 
transport  ;  les  chosos  tes  plus  précieuses  sont  aussi  les  plus 
faciles  ou  les  moins  coûteuses  à  transporter  ^ 

Les  choses,  au  contraire,  qui  ont  le  moins  de  valeur  sous 

1  Soit  ^  le  prix  d'une  certaine  quantité  de  marchandises  avant  le  transport  : 

p  le  prix  de  chaque  unité  de  poids  de  celte  marchandise  ;  g  le  poids  total  de  la 

quantité  transportée  ;  d  le  nombre  d'unités  de  distances  à  parcourir  ;  «'  le  prii 

de  la  charge  après  le  transport,  et  enfin  t  le  prix  du  transport  par  unité  de  poids 

et  de  distance.  On  a  d'abord  w  =  p  ^r, 

et  ^  =^  p  g  -h  t  d  g  =  [p  -^  t  d)  g; 

ta     , 

donc,  w':«=sp+«(J:p  =  1^ :1; 

P 

/        td  \ 
d'oh  l'on  tire  i^'  =  ??  [1  H ) .  Ainsi  v'  est  égal  à  it,  multiplié  pat*  un  fiicteir 

composé  d'un  élément  fixe,  l'unité,  et  d'un  élément  fractionnaire  variable,  qai  sera 
d'autant  plus  fort  que  p  sera  plus  petite  et  que  t  et  d  seront  plus  grattds.  L'asf- 
mentation  de  prix  occasionnée  par  le  transport  est  d'autant  plus  forte,  que  la  voie 
offre  plus  de  résistance  (0,  que  la  distance  (d)  est  plus  considérable,  et  que  te 
prix  (p)  de  l'unité  de  poids  est  plus  faible. 

De  cette  formule,  il  est  aisé  d'en  déduire  une  autre,  exprimant  à  quelle  dis  - 
tance  f^'  sera  un  multiple  quelconque  de  ^,  en  d'autres  termes,  k  quelle  distance 
"'  sera  égal  à  n  tt. 

En  effet,  de  l'équation  entre  les  deux  valeurs  de  it',  w  / 1  H j  =snff, 

on  lire  1  H =s  n,  puis,  —  =  n—  1,  par  conséquent  <  rj  =  (n  —  1)  j»  *t 

P  P 

d  =  /— ^^  jp.  Si  n  =  2,  on  a  d  =  y  ;  c'est-à-dire,  pour  avoir  k  qaelle  dis- 
tance le  prix  sera  doublé,  il  fiut  diviser  le  prix  de  Tunité  de  poids  par  le 
prix  de  transport  pour  chaque  unité  de  poids  et  de  distance. 


EFFETS   DU   TRANSPORT.  507 

un  poidd  et  un  volume  déterminés,  les  choses  essentiellement 
pesantes  et  encombrantes  sont  celles  dont  la  valeur  s*accrott 
le  plus  par  le  transport. 

Cette  vérité,  si  évidente  qu'il  paraît  presque  superflu  de 
l'énoncer,  a  des  conséquences  d'une  grande  portée,  que  je  dé- 
velopperai dans  les  sections  suivantes  de  ce  chapitre. 

En  mentionnant,  dans  ce  qui  précède,  la  distance  à  parcou* 
rir,  comme  un  des  éléments  qui  influent  sur  le  prix  de  la 
chose  transportée,  je  n'ai  entendu  que  l'influence  exercée  di- 
reclement  sur  la  valeur  du  transport  par  la  multiplication  des 
résistances.  La  distance,  ou  plutôt  la  durée  du  transport,  qui 
en  est  la  conséquence,  agit  encore  d'une  autre  manière  sur 
lesvaleurs  transportées,  quelquefois  par  une  diminution  qui 
en  résulte  de  la  quantité  totale  de  la  charge,  dans  tous  les  cas, 
par  l'inertie  du  capital  que  représente  la  chose  transportée. 

Il  y  a  des  espèces  de  richesse  que  le  seul  laps  du  temps  di* 
Aînue,  par  une  altération  graduelle,  dont  le  transport  lui- 
même  tend  à  augmenter  les  effets.  Les  chargements  de  glace, 
de  fruits,  de  laitage  frais,  subissent  toujours  un  déchet  pro- 
portionné à  la  durée  du  transport  ;  les  bestiaux  qu'on  fait 
voyager  sur  pied  sont  toujours  amaigris,  souvent  décimés  en 
proportion  de  la  longueur  du  voyage.  Or,  pour  que  le  trans- 
port de  ces  richesses  puisse  avoir  lieu,  il  faut  que  les  diminu- 
tions de  la  quantité  soient  entièrement  compensées  par  l'élé- 
vation de  la  valeur  ;  il  faut,  en  d'autres  termes,  que  la  valeur 
des  quantités  diminuées  devienne  égale  à  celle  des  quantités 
non  diminuées,  augmentée  de  toute  la  valeur  du  transport. 

D'ailleurs,  toutes  les  marchandises  transportées,  celles 
même  dont  le  laps  de  temps  et  le  transport  ne  diminuent  point 
la  quantité,  représentent  un  capital  réalisé  sous  forme  de  pro- 
duits, lequel,  tant  que  dure  le  transport,  n'est  appliqué  à 
aucun  usage,  ni  consommé  d'aucune  manière.  Ce  capital  ne 
peut  donc  se  renouveler  pour  le  producteur  qu'après  le  trans- 
port effectué;  jusque-là  il  chôme,  il  demeure  inerte,  et  le 
producteur  est  condamné  lui-même  à  l'inaction,  à  moins  que 


308  CIRCULATION   DE   LA   RICHESSE. 

son  crédit  ne  lui  procure  un  autre  capital  immédiatement 
disponible.  Dans  tous  les  cas,  Tinertle  du  capital  transporté 
implique  des  efforts  d^abstinence,  qui  s'ajoutent  à  la  valeur 
normale,  et,  par  suite,  à  la  valeur  d'échange  des  produits 
transportés. 

Toutes  ces  influences  diverses  du  transport  sur  les  valeurs 
imposent  nécessairement  des  limites  à  la  circulation  de  cha- 
que espèce  de  richesse,  parce  que  tout  produit  cesse  d'être 
demandé,  lorsque  les  conditions  de  Toffre  deviennent  trop 
élevées  pour  que  la  demande  la  plus  intense  puisse  les  accep- 
ter. Sans  les  influences  dont  il  s*agit,  le  marché  de  chaque 
produit  s'étendrait  indéfiniment  sur  tous  les  points  où  la  va- 
leur de  production  provoquerait  une  demande  effective,  et  il 
suffirait  qu'un  produit  fût  dematidé  au  lieu  de  la  production, 
pour  qu'il  dût  l'être  en  même  temps  dans  tout  autre  lieu  où 
les  besoins  et  la  richesse  des  consommateurs  seraient  les  mé- 
mes.  Ce  sont  les  influences  du  transport  qui  assignent  à  chaque 
produit  un  marché  d'une  étendue  restreinte,  en  élevant,  pour 
chaque  lieu,  les  conditions  de  l'offre  effective,  en  proportion 
de  Téloignement  du  lieu  de  production  \ 

SECTION  H. 

Effets  du  perfecUonneinent  des  moyea»  de  transport 

sur  les  iraleurs. 

Les  moyens  de  transport,  et  sous  ce  nom  général  je  com- 
prends les  voies  de  communication  aussi  bien  que  les  engins 
de  gestation,  de  traction  et  d'impulsion,  sont  indéfiniment 

1  J'ai  déjà  dit  plas  haut  qael  est  le  sens  technique  du  mot  marché  et  ce  qa'oii 
doit  entendre  par  l'état  du  marché  ;  son  étendue  est  autre  chose.  Quand  la  de- 
mande augmente  oh  diminue  dans  une  locaUlé  circonscrite,  l'état  du  marché  s'a- 
raéliore  ou  s'empire,  le  marché  devient  plus  ou  mo^ps  actif,  mais  son  élenda< 
demeure  la  même.  Quand  la  demande  se  manifeste  sur  une  surface,  c'est  à-dire 
dans  les  limites  d'une  circonscription  plus  grande  ou  moins  grande,  c'est  l'éten- 
due du  marché  qui  change;  il  devient  plus  étendu  ou  plus  restreint.  Cette  distioc- 


EFFETS  DC  TRANSPORT.  309 

perfectibles ,  comme  les  moyens  de  production ,  comme 
tout  ce  qui  est,  en  tout  ou  en  partie,  le  produit  de  1  activité 
humaine.  La  science  et  Inexpérience  ont  chacune  leur  part 
dans  ce  progrès,  qui  s'accomplit  essentiellement,  comme  dans 
la  production,  par  des  combinaisons  et  des  procédés  ayant 
pour  effet  immédiat  d'augmenter  refficacité  du  travail,  ou  de 
diminuer  le  concours  de  la  main-d'œuvre  dans  les  opérations 
où  elle  peut  être  remplacée  par  des  agents  mécaniques. 

Le  perfectionnement  des  moyens  de  transport  amène  deux 
résultats  différents,  que  Fanalysc  réduit  à  un  seul,  mais  qui, 
dans  la  pratique,  peuvent  se  manifester  séparément.  L'effet 
du  progrès  consiste  toujours  à  diminuer  la  somme  d'efforts 
nécessaire  pour  vaincre  une  somme  de  résistances;  mais  cet 
effet  peut  se  révéler  par  une  locomotion  accélérée,  ou  par  une 
locomotion  plus  économique.  Une  certaine  somme  d'efforts 
peut  vaincre  en  moins  de  temps  une  somme  donnée  de  résis- 
tances, ou  bien,  une  certaine  somme  de  résistances  peut 
exiger  une  moindre  somme  d'efforts.  Le  plus  souvent  ces 
deux  résultats  se  trouvent  cumulés  dans  des  proportions  di- 
verses. Nous  verrons  toutefois  qu'il  importe  de  les  envisager 
séparément. 

Les  premiers  transports  par  terre  se  sont  opérés  à  dos 
d'homme;  ils  correspondaient  à  l'état  naturel  et  primitif  des 
voies  de  communication,  c'est-à-dire  à  l'absence  de  voies  pro- 
prement dites.  Les  transports  s'opèrent  encore  ainsi  dans  cer- 
tains pays  de  montagnes,  où  l'industrie  humaine  n'a  point 
modifié  les  voies  de  communication.  Par  ce  mode  de  transport, 
la  charge  d'un  homme,  qui  ne  peut  guère  excéder  un  quintal 
lorsqu'il  s'agit  d'une  marche  de  quelques  heures,  se  trouve 
gi'evée,  pour  chaque  journée  de  marche,  de  l'entretien  jour- 

lion  est  essentielle  pour  rintelligence  des  Térités  qui  seront  exposées  dans  les 
sections  suivantes.  Elle  est,  d'ailleurs,  fondée  sur  la  nature  des  choses  et  conforme 
au  langage  ordinaire.  L'intensité  d'un  besoin  est  tout  autre  chose  que  son  éten- 
due, et  s'il  arrive  que  les  consommateurs  d'une  certaine  localité  demandent 
aujourd'hui  deux  fois  autant  de  blé,  de  vin,  ou  de  bière,  qu'ils  en  demandaient 
hier,  personne  ne  dira  que  le  marché  de  ces  denrées  s«  soit  étendu. 


S10  ClRGULAnOH   DB    LA  MGHBSSE. 

nalier  du  porteur.  La  circulation  des  produits  pesants  on  en- 
combrants esl  presque  impossible  ;  le  marché  de  tous  les  pro^ 
duits  est  restreint  dans  les  plus  étroites  limites. 

Le  transport  à  dos  de  mulets,  de  chevaux,  d'ânes,  de  drch 
madaires,  ou  d'autres  bétes  de  somme  suppose  un  étal  déji 
un  peu  plus  avancé  des  voies  de  communication.  La  locomo- 
tion n'en  est  pas  sensiblement  accélérée;  mais  elle  devient 
plus  économique,  car  l'entretien  de  la  béte  de  somme  eit 
moins  coûteux  que  celui  d'un  porteur,  tandis  que  sa  charge 
est  bien  plus  forte. 

L'invention  des  charriots  fut  un  pas  immense  dans  le  dé- 
veloppement des  moyens  de  circulation,  et  cependant,  siiâ 
locomotion  en  devint  beaucoup  plus  économique*  elle  en  fut 
très*peu  accélérée,  car  Tallure  des  chevaux  et  des  mulets  ne 
changea  [)as.  D'ailleurs,  ce  progrès  dut  nécessairement  itre 
précédé  d'un  progrès  non  moins  considérable  des  voies  de 
communication.  On  ne  put  se  servir  des  chariots  detran^ 
port  que  lorsqu'on  eut  construit  des  roules  régulières»  A 
mesure  aussi  que  les  routes  furent  rendues  meilleures,  o'estr 
à-dire  élargies,  aplanies,  consolidées,  le  charriage  alla  ee 
perfectionnant  et  se  régularisant. 

Les  voies  liquides  offraient,  même  au  commerce  intérieur 
et  continental,  des  moyens  de  locomotion  bien  plus  puissants, 
qui  ne  furent  toutefois  exploités  que  fort  tard,  parce  que  les 
travaux  à  faire  pour  rendre  les  rivières  navigables  et  pour 
construire  des  canaux  exigent  une  entente  générale  et  des 
avances  de  capitaux,  que  l'état  des  relations  internationales 
et  celui  de  la  richesse  publique  ont  rendues  longtemps  im*- 
possibles. 

Les  transports  par  la  mer  et  par  les  lacs,  là  où  ils  étaient 
possibles,  ont  généralement  précédé,  et  de  beaucoup,  les 
transports  par  les  autres  voies  liquides* 

Pour  les  transports  d'un  point  à  l'autre  d'un  terhtrâre 
éloigné  de  toutes  côtes,  les  rivières  et  les  canaux  offrent  sans 
contredit  la  locomotion  la  plus  économique.  Le  transport  sur 


EFFETS  DU   TRANSPORT.  311 

.uu  eanal  coûte  à  peine  la  vingl-ciuquième  partie  de  ce  que 
coûte  le  transport  sur  une  bonne  route  ordinaire.  Il  peut  de- 
venir  rapide  en  aval  sur  les  rivières;  il  est  toujours  assez  lent 
sur  les  canaux.  Toutefois,  l'application  de  la  vapeur  a  dû 
produire  à  cet  égard  de  grandes  améliorations. 

La  locomotion  opérée  par  l'impulsion  de  la  vapeur  sur  les 
mers  et  sur  les  lacs^  puis  sur  des  voies  ferrées  construites  en 
vue  de  cet  usage,  constitue  le  moyen  de  transport  le  plus 
rapide  aujourd'hui  connu,  et  en  même  temps  le  dernier  pro- 
grès que  notre  époque  ait  vu  s'accomplir  dans  cette  direction. 

Le  transport  d'une  charge  donnée  sur  un  chemin  de  fer  ne 
Coûte  pas  le  tiers  de  ce  qu'il  coûtait  sur  les  routes  ordinaires, 
et  il  s'accomplit  en  dix  fois  moins  de  temps.  Mais  le  transport 
par  les  canaux,  qui  est  le  plus  lent  de  tous  lorsqu'on  y  ap- 
plique les  anciens  moyens  de  traction ,  est  demeuré  incom- 
parablement le  plus  économique. 

Dans  toute  cette  série  de  perfectionnements,  l'économie  de 
fpais  et  Téconomie  de  temps  ont  marché  d'un  pas  très-inégal. 
Celle-ci  n'a  guère  commencé  que  par  la  navigation  à  voiles 
sur  les  mers  et  sur  les  lacs,  c'est-à-dire  par  un  moyen  de 
locomotion  qui  n'était  point  généralement  applicable.  Ensuite 
s'est  accompli,  grâce  à  la  vapeur,  un  second  progrès  plus 
général,  dont  leffet  a  été  surtout  remarquable  dans  les  com- 
munications sur  terre  ferme. 

L'économie  de  frais  a  procédé  graduellement,  constam- 
ment; elle  progresse  encore  et  ne  s'arrêtera  point,  tant  que 
la  division  du  travail,  l'application  des  moteurs  naturels  et 
l'exploitation  en  grand  seront  susceptibles  de  développements 
ultérieurs.  L'économie  de  temps  a  progressé  par  secousses, 
faisant  à  deux  reprises  un  pas  immense  et  demeurant  à  peu 
près  stationnaire  dans  les  intervalles. 

Pour  une  charge  d'un  poids  et  d'un  volume  donnés,  Téco- 
nomie  de  temps  est  avantageuse  en  raison  directe,  l'économie 
de  frais,  en  raison  inverse  de  la  valeur  totale  de  la  charge. 
D'un  côté,  en  effet,  celte  valeur  représentant  un  capital  que 


512  CIRCULAIiON  Dfi  LA  MCBBSSE. 

le  transport  réduit  à  l'inaction,  plus  ce  capital  est  considé- 
rable, plus  le  chômage  causé  par  son  inaction  devient  coû* 
teux,  c'est-à-dire  plus  est  grande  la  somme  des  efforts  d'absti- 
nence qu'il  exige.  L'avantage  qu'on  obtient  en  abrégeant  la 
durée  du  chômage  se  proportionne  donc  à  la  valeur  du  capital 
que  représente  la  charge.  D'un  autre  côté,  les  frais  de  trans- 
port, étant  les  mêmes  quelle  que  soit  la  valeur  de  la  charge, 
affectent  d'autant  moins  la  valeur  des  produits  transportés, 
que  cette  valeur  est  plus  considérable.  L'avantage  qu'on 
obtient  en  diminuant  les  frais  du  transport  est  donc  d'aulaot 
plus  sensible  que  la  charge  a  moins  de  valeur. 

Supposons  que  la  perte  occasionnée  par  le  chômage  ou  par 
le  déchet  sur  les  valeurs  transportées  soit  de  1/5  pour  1000 
par  Jour.  Si  une  charge  de  1,000  kilogrammes  ne  vaut  qae 
1,000  francs,  la  perte  sera  de  20  centimes  par  jour,  de 
2  francs  pour  dix  jours.  Si  la  charge  vaut  10,-000  francs, 
la  perte  sera  de  2  francs  par  jour,  de  20  francs  pour 
dix  jours.  Une  invention  qui  réduirait  la  durée  du  transport 
de  dix  jours  à  un  jour  produirait  donc,  dans  la  première 
hypothèse,  une  économie  de  1  fr.  80  c;  dans  la  seconde, 
une  économie  de  18  francs.  La  diminution  de  valeur ,  pour 
chaque  kilogramme  de  marchandise  transportée,  serait  pro- 
portionnellement égale  dans  les  deux  cas  ;  mais  ce  quil 
faut  considérer  ici,  c'est  l'économie  totale  obtenue  par  les 
producteurs  ou  par  les  consommateurs,  et  qui  constitue,  pour 
la  société,  lavantage  réel  du  nouveau  moyen  de  locomotioo; 
or,  cette  économie  serait  dix  fois  aussi  grande  dans  la  seconde 
hypothèse  que  dans  la  première. 

Supposons  maintenant  que  le  transport  de  1,000  kilogram- 
mes à  une  distance  donnée  coûte  50  francs,  et  qu'il  puisse, 
par  une  série  de  perfectionnements,  être  réduit  à  5  francs. 
Si  la  charge  entière  ne  vaut  que  1 ,000  francs,  sa  valeur,  après 
le  transport,  sera  de  1 ,005  francs,  au  lieu  de  1 ,050,  et  se  trou- 
vera par  conséquent  diminuée  de  45  francs,  c'est-à-dire  de 
4  1/2  pour  100.  Si  la  charge  valait  10,000  francs,  la  valeur 


EFFETS  DU  TRANSPORT.  315 

auprès  le  transport  sera  de  10,005  francs,  au  lieu  de  10,050, 
et  ne  se  trouvera  par  conséquent  diminuée  que  de  4  1/2  pour 
1^000.  Ici,  l'écononûe  totale  est  la  même  dans  les  deux  hypo- 
thèses, mais  elle  affecte  dans  des  proportions  très-différentes 
la  Yaleur  des  produits  transportés  et  doit  par  conséquent  agir 
très-inégalement  sur  l'étendue  du  marché  des  divers  produits. 

L'économie  de  temps,  si  elle  était  seule  agissante  et  si  elle 
ne  faisait  qu'abréger  le  chômage,  aurait  pour  effet  d'étendre 
à  la  fois  et  proportionnellement  le  marché  de  toutes  les  es- 
pèces de  produits,  parce  qu'elle  affecterait  tous  les  produits 
proportionnellement.  La  perte  occasionnée  par  le  déchet 
trouble  cette  proportion,  parce  que  certains  produits  y  sont 
exposés  plus  que  d'autres,  tandis  qu'un  grand  nombre  ne  le 
sont  pas  du  tout.  Mais  c'est  surtout  par  les  frais  du  transport 
que  le  marché  des  produits  est  déterminé  ;  une  économie  de 
ces  frais,  qui  demeurera  sans  influence^  au  moins  sensible, 
sur  le  prix  de  choses  précieuses,  telles  que  Tor^  par  consé- 
quent, sur  l'étendue  de  leur  marché,  peut  agir  puissamment 
sur  le  commerce  d'une  denrée  pesante  et  encombrante,  par  la 
diminution  de  prix  qu'elle  y  produira  et  l'extension  de  mar- 
ché qui  en  sera  la  conséquence. 

-  Un  quintal  d'or  ne  coûte  pas  plus  à  transporter  qu'un 
quintal  de  houille  ;  mais  une  réduction  de  moitié  sur  le  prix 
au  transport  serait  insensible  dans  la  valeur  du  métal  pré- 
cieux, tandis  qu'elle  suffirait  pour  ouvrir  à  la  houille  un 
marché  quatre  fois,  six  fois^  dix  fois  peut-être  aussi  étendu 
que  celui  dentelle  jouissait  auparavant. 

Les  moyensde  transport  qui  économisent  le  plus  de  travail 
et  d'avances,  tels  que  le  charriage  sur  les  canaux,  doivent 
donc  être  préférés  pour  les  produits  qui,  sous  un  poids  et  un 
volume  déterminés,  ont  le  moins  de  valeur,  lors  même  qu'ils 
prolongent  au  contraire  la  durée  du  transport. 

Par  la  même  raison,  les  moyens  de  transport  qui  écono- 
misent le  plus  de  temps,  notamment  le  voiturage  par  les  che- 
mins de  fer,  sont  préférables  pour  les  produits  qui  ont  le  plus 


1 


314  CIRCULATION    DE   Là   RICHESSE. 

lie  Taleur  relativement  à  leur  volume  et  à  leur  poids,  coifume 
aussi  pour  ceux  dont  la  quantité  est  sujette  à  diminuer  en 
proportion  de  la  durée  du  transport. 

SECTION  m. 

Effets  igéméwmnn.  du  perfeetloBBOHient  des  BÉêfttMft 

de  traneport. 

Le  perfectionnement  des  moyens  de  transport  exerce,  sur 
le  développement  général  de  la  richesse,  une  influence  très- 
considérable,  que  l'on  peut  rapporter  aux  cinq  chefs  suivants: 
économie  de  forces  productives,  développement  des  moyenâ 
de  production,  égalisation  des  prix,  vulgarisation  de  l'art, 
concentration  de  l'activité  industrielle  et  commerciale. 

§  i.  '^  Économie  (k  farces  productives. 

Le  transport  constituant  pour  la  société  une  dépense  né- 
cessaire de  forces  productives,  c'est-à-^ire  de  capital  et  àé 
travail,  tout  ce  qu'elle  parvient  à  économiser  sur  cette  dépensé 
devient  disponible  pour  d'autres  usages,  notamment  pour  la 
production  même  de  la  richesse,  ou  pour  la  production  de 
services  qui  accroissent  la  somme  de  satisfactions  qu'obtient 
la  société  en  échange  de  ses  efforts  d'abstinence  et  de  travail. 

Quand  le  chariot  eut  été  inventé  et  que,  par  son  moyen, 
six  chevaux  attelés  purent  transporter  une  quantité  de  tutff^ 
chandises  qui  aurait  fait  la  charge  de  cent  porteurs  on  de 
vingt  bétes  de  somme,  les  porteurs  ou  les  bétes  de  somoDe 
dont  la  circulation  n'exigeait  plus  le  concours  devinrent  dis* 
ponibles,  soit  pour  une  exploitation  plus  étendue  ou  plus 
intense  des  fonds  productifs,  soit  pour  diverses  industries  de 
fabrication,  soit  pour  une  multitude  de  services  dont  le  besoin 
n'avait  pu  être  satisfait  jusqu'alors. 

Quand,  plus  tard,  une  rivière  rendue  navigable  ou  ta 


EPVETft   DU    TBANSPORT.  315 

construction  d'un  canal  permit  à  vingt  chevaux,  accompa- 
gnés de  trois  ou  quatre  hommes,  de  transporter  sur  un  coche 
ce  qui  avait  fait  la  charge  de  vingt  chariots,  attelés  chacun 
de  six  chevaux  et  dirigés  chacun  par  un  voiturier,  les  vingt 
chariots,  les  cent  chevaux  et  les  seize  hommes,  dont  la  coopé- 
ration n'était  plus  nécessaire,  devinrent  disponibles  à  leur  tour 
pour  la  production  d'une  quantité  additionnelle  de  richesse 
et  de  services. 

Tout  perfectionnement  apporté  dans  les  voies  de  commu- 
nication ou  dans  les  engins  et  les  procédés  du  transport  peut 
avoir  un  résultat  semblable.  Je  dis  :  peut  avoir,  parce  qu'il 
peut  arriver  aussi,  et  il  doit  arriver  souvent  que  l'économie 
obtenue  sur  le  transport  ait  pour  etfet  immédiat  d'accroître 
la  circulation,  qui  suffit  alors  pour  employer  les  forces  éco* 
nomisées.  Ces  forces  n'en  contribuent  pas  moins,  dans  ce  cas, 
au  développement  de  la  production  ;  mais  elles  produisent 
cet  effet  par  une  action  indirecte,  comme  je  l'explique- 
rai dans  le  paragraphe  suivant.  D'ailleurs,  la  circulation 
elle*méme  n'est^Ue  pas,  en  tant  qu'elle  s'applique  aux  per- 
sonnes, un  service  éminemment  utile,  une  source  abondante 
et  journalière  de  jouissances  physiques,  intellectuelles,  mo- 
rales, qui  rendent  Texislence  plus  facile  et  plus  belle?  Qui 
pourrait  calculer  ce  que  les  chemins  de  fer  ont  ajouté,  par  le 
seul  service  du  transport  des  personnes,  à  la  somme  de  bien- 
être  dont  jouissent  les  sociétés  actuelles? 

Lorsqu'un  moyen  de  transport  a  reçu  tous  les  perfection- 
nements dont  il  est  susceptible  par  lamélioration  des  voies, 
par  la  division  du  travail,  par  la  substitution  des  agents  mé- 
caniques à  la  main-d'œuvre,  l'exploitation  en  grand  permet 
encore  d'y  introduire  de  notables  économies  de  forces.  Le 
charriage  sur  terre  par  les  routes  communes  est  arrivé  à  ce 
point  de  perfectionnement  dans  beaucoup  de  lieux,  surtout 
dans  le  voisinage  des  principaux  centres  de  consommation  ; 
mais  il  s'en  faut  bien  que  Texploitation  en  grand  y  ait  reçu 
toutes  les  applications  dont  elle  est  susceptible. 


316  cmCULATION   DE   LA  RICHESSE. 

Quand  on  observe,  dans  nos  petites  villes  de  la  Suiisse,  les 
marchés  qui  s'y  tiennent  périodiquement  deux  jours  par  se- 
maine, on  est  frappé  du  nombre  immense  de  voitures,  de 
charrettes,  de  chevaux,  d'hommes  et  d'autres  engins  ou  agents 
de  transport  qu'on  y  voit  accumulés,  'pour  un  service  d'ap- 
provisionnement auquel  suffiraient  des  moyens  beaucoup 
plus  simples.  Ce  n'est  pas  ici  l'insuffisance  des  voies  de  com- 
munication qui  arrête  le  progi'ès,  car  elles  sont  presque  par- 
tout, en  Suisse,  fort  larges,  bien  construites,  bien  entretenues 
et  suffisamment  multipliées.  Tout  s'explique  par  certaines 
habitudes,  qui  régnent  chez  la  population  des  campagnes,  et 
par  cette  inertie,  ce  défaut  d'initiative,  qui  la  rend  générale- 
ment si  hostile  aux  innovations,  à  celles  même  dont  elle  re- 
tirerait le  plus  d'avantages.  Cette  perle  de  deux  jours  par 
semaine,  que  s'impose  sans  nécessité  chaque  famille  de 
paysans  pour  elle-même  et  pour  ses  attelages,  doit  nécessai- 
rement peser  sur  les  prix  et  arrêter  les  développements  de 
l'industrie  agricole.  J'ai  entendu  attribuer  à  cette  cause  l'état 
arriéré  dans  lequel  certaines  branches  de  l'agriculture,  no- 
tamment la  culture  des  légumes  et  celle  des  arbres  fruitiers, 
se  trouvent  encore  sur  plusieurs  points  du  pays  où  Ton  de- 
vrait s'attendre  à  les  voir  prospérer. 

§  2.  —  Développement  des  moyens  de  production. 

Nous  avons  vu,  dans  le  premier  livre  de  cet  ouvrage,  que 
la  plupart  des  perfectionnements  industriels  qui  tendent  à 
économiser  une  partie  du  travail  nécessaire  à  la  production, 
ou  à  rendre  plus  efficace  le  travail  employé,  se  réalisent  dan? 
chaque  entreprise  par  une  augmentation  du  capital  mis  en 
œuvre  et  par  un  accroissement  de  la  masse  totale  des  produits 
obtenus.  La  division  du  travail,  l'emploi  des  agents  méca- 
niques, l'exploilation  en  grand  ne  peuvent  guère  recevoir  de 
nouvelles  applications,  dans  les  industries  extractivès  aussi 
bien  que  dans  les  industries  de  fabrication,  sans  le  secour? 


EFFETS   DU  TBAMSFORT.  317 

d'un  capital  additionnel;  or,  le  capital  de  chaque  entreprise  se 
trouvant  ainsi  à  la  fois  augmenté  par  cette  addition  et  employé 
plus  économiquement,  la  production  totale  doit,  sous  Tin- 
(luence  de  ces  deux  causes,  recevoir  un  double  accroissement. 
D'un  autre  côté,  ces  progrès  ne  changent  rien  aux  condi- 
tions générales  de  la  production  ;  après  comme  avant,- il  faut 
que  le  capital  consommé  dans  chaque  entreprise  puisse  être 
régulièrement  renouvelé  par  la  vente  des  produits  obtenus  ; 
dès  lors,  pour  que  la  quantité  de  ces  produits  puisse  recevoir 
des  accroissements  successifs  et  que  la  marche  du  progrès  ne 
mi  point  arrêtée,  il  faut  que  les  produits  en  question  répon- 
dent à  une  consommation,  par  conséquent  à  une  demande, 
susceptible  aussi  de  s'accroitre  dans  la  même  proportion. 

Si  la  division  du  travail  permet  à  un  fabricant  d'épin- 
gles d'augmenter  sa  production  journalière  dans  le  rap* 
port  de  1  à  240,  si  l'application  d'une  machine  permet  à  un 
filateur  de  coton  d'accroître  son  produit  journalier  dans  la 
proportion  de  1  à  250,  c'est  à  condition  que  ces  deux  indus- 
triels pourront  débiter,  l'un,  24,000  épingles,  l'autre,  25,000 
livres  de  coton  filé,  aussi  facilement  qu'ils  débitaient  aupa- 
ravant 100  épingles  et  100  livres  de  coton. 

Nous  verrons  plus  loin  que  tout  développement  des  moyens 
de  production  tend  de  lui-même,  par  une  cause  qui  lui  est 
inhérente,  à  provoquer  un  accroissement  de  consommation 
et  de  demande;  mais  il  est  évident  que  la  possibilité  d'étendre 
le  marché  doit  avoir  une  influence  considérable  sur  le  résul- 
tat définitif,  et  que  cette  possibilité  est  grandement  influencée 
à  son  tour  par  les  conditions  générales  du  transport.  En 
d'autres  termes,  l'accroissement  possible  de  la  demande  dé- 
pendra toujours,  en  grande  partie,  de  l'extension  que  pourra 
recevoir  le  marché,  et  l'extension  que  pourra  recevoir  le  mar- 
ché de  chaque  produit  dépendra  toujours,  en  grande  partie, 
de  la  durée  et  des  frais  du  transport  ;  de  la  durée  surtout, 
pour  les  produits  précieux  ;  des  frais  surtout,  pour  les  pro- 
duits pesants  et  encombrants. 


318  GIRCUUTION   DE    LA   KICSESSE. 

C'est  cette  vérité  qu'Adam  Smith  a  exprimée,  d'une  ma- 
nière incomplète,  en  disant  que  la  division  du  travail  esl 
limitée  par  Tétendue  du  marché,  comme  si  elle  ne  s'appli- 
quait pas  également  à  tous  les  autres  développements  dont  U 
production  est  susceptible. 

Ainsi  donc,  tout  perfectionnement  des  moyens  de  transport 
favorisera,  en  étendant  le  marché  des  produits,  les  divers  dé- 
veloppements dont  la  production  est  susceptible  ;  il  les  favo- 
risera aussi  en  améliorant  l'état  du  marché  dans  ses  limites 
antérieures,  c'est-à-dire  en  y  augmentant  la  demande  effec- 
tive; et  il  les  favorisera  d'autant  plus,  qu'il  sera  mieux  ap- 
proprié à  la  nature  des  produits  auxquels  ces  développements 
seront  applicables.  Un  perfectionnement  qui  influerait  ex- 
clusivement sur  la  durée  du  transport  agirait  presque  uni- 
quement sur  les  produits  les  plus  précieux  ou  les  plus  alté- 
rables ;  un  perfectionnement  qui  ne  ferait  que  diminuer  les 
frais  du  transport  n'agirait  guère  que  sur  les  produits  les 
moins  précieux  et  les  moins  altérables. 

Cependant  celte  influence  du  perfectionnement  des  moyens 
de  transport  est  toujours  peu  sensible  à  l'égard  des  prodaiu 
qui  sont  à  la  fois  précieux  et  non  altérables.  Autti  est-ce  à 
cette  catégorie  de  produits  que  la  division  du  travail,  les  ma- 
chines et  la  fabrication  en  grand  ont  été  le  plus  tôt  appliquées. 
Le  marché  s'est  facilement  étendu  pour  les  produits  de 
l'horlogerie,  pour  les  étoffes  diverses,  pour  la  plupart  des  ar- 
ticles de  quincaillerie,  dès  qu'il  a  existé  des  routes  charrières 
et  une  navigation  à  voiles  en  tout  temps  praticables;  dès 
lors  aussi  on  a  vu  les  industries  qui  fournissent  ces  produits 
recevoir  les  développements  dont  elles  étaient  susceptibles.  Jt 
dirai  ailleurs  pourquoi  il  n'en  a  pas  été  de  même  à  l'égard  d'au- 
tres produits,  non  moins  inaltérables  eteuQore  plus  précieox. 

Beaucoup  de  produits  bruts  du  sol,  au  contraire,  tels  que 
la  houille,  les  pierres  à  bâtir,  les  bois  de  chauffage  et  de 
con>truction  les  plus  communs,  les  pommes  de  terre,  les 
céréales,  ayant  peu  de  valeur  relativement  à  leur  poids  et  à 


EFFETS   OV   TBANSPORT.  Si  9 

leur  volume,  ont  nécessairemenl  partout  un  marché  restreint* 
et  c  est  une  des  raisons  qui  rendent  les  développements  de  la 
[production  moinsapplicables  en  général  aux  industries  ex  trac- 
livôs  qu'aux  industries  de  fabrication.  Mais  aussi  les  perfec- 
tionnements si  remarquables  qui  se  sont  opérés  depuis  moins 
d'un  siècle  dans  les  moyens  de  transport,  ayant  agi  puissam- 
ment sur  le  commerce  de  ces  produits,  ont  permis  aux  in- 
dustries qui  les  fournissent  de  recevoir  des  développements 
auxquels)  jusqu'alors,  elles  étaient  demeurées  inaccessibles; 
et  comme  c'est  surtout  par  le  perfectionnement' et  Ja  multi* 
plication  des  voies  de  communication  liquides  que  ce  résultat 
est  amené,  les  pays  qui  possèdent  le  plus  de  cours  d'eau  na- 
vigables, soit  naturels,  soit  artificiels,  sont  aussi  ceux  oh  les 
industries  extractives  ont  fait  le  plus  de  progrès. 

La  locomotion  sur  les  voies  ferrées  a  influé  principalement 
sur  la  durée  des  transports,  par  conséquent  sur  le  commerce 
des  produits  qui  ont  le  plus  de  valeur  relativement  à  leur 
poids  et  à  leur  volume;  cependant  elle  a  procuré  en  même 
(emps  une  économie  de  frais  assez  notable^  pour  que  la  cir- 
culation de  produits  encombrants,  tels  que  la  bouille  et  les 
bestiaux,  ait  pu  en  devenir  plus  facile  et  plus  étendue. 

Quant  aux  produits  dont  la  qualité  ou  la  quantité  s  altère 
promptement,  tels  que  les  fruits  dans  leur  état  naturel,  le 
poisson  frais,  la  marée,  le  lait,  les  laitages  non  salés  et  la 
glace,  ils  ont  obtenu,  grâce  à  la  vitesse  du  transport,  qui  est 
le  principal  avantage  des  voies  ferrées,  une  circulation  qu'au- 
cun des  progrès  antérieurement  accomplis  et  aucun  des  per- 
fectionnements dont  les  autres  moyens  de  transport  étaient 
encore  susceptibles  ne  permettaient  d'espérer.  Avant  l'établis- 
sement du  réseau  de  chemins  de  fer  dont  Paris  est  le  centre, 
et  qui  se  relie  sur  divers  points  à  ceux  des  Etats  voisins,  le 
lait  véritable  était  une  denrée  à  peu  près  inconnue  aux  trois 
qi^arts  de  la  population  de  cette  ville;  jamais  poissons  de  mer 
n'avaient  été  servis  sur  une  tabje  suisse  et  la  consommation 
des  huttres  était  un  luxe  inouï  à  cinquante  lieues  de  la  mer.  La 


320  CIRCULATION   DE   LA   RICHESSE. 

circulation  des  œufs  et  du  beurre  frais  a  reçu  des  déveiop- 
pementstout  pareils.  Or,  il  est  évident  que  la  productioade 
ces  diverses  denrées,  pour  suffire  à  une  telle  extension  de 
leur  marché,  a  dû  s'accroître  et  se  prêter  par  cela  même  à 
certains  développements  jusqu'alors  impraticables. 

La  navigation  à  vapeur  a  influé  de  la  même  manière  sur  la 
circulation  et  par  conséquent  sur  la  production  de  la  glace 
et  des  fruits.  Dès  qu'on  a  pu  consommer  aux  Indes  Orientales 
de  la  glace  exportée  d'Amérique,  et  à  Saint-Pétersbourg  des 
pommes  fournies  par  les  vergers  de  la  Normandie,  la  glace  et 
les  pommes  ont  pu  être  produites  plus  en  grand,  par  des  prer 
cédés  à  la  fois  plus  puissants  et  plus  économiques. 

En  résumé,  les  forces  économisées  parle  perfectionnement 
des  moyens  de  transport  contribuent  toujours  au  développe^ 
ment  de  la  production,  soit  qu  elles  puissent  directement 
s*appliquer  à  la  production  elle-même,  soit  qu'elles  servent  à 
opérer  une  circulation  plus  étendue,  qui  implique  et  a  né- 
cessairement  pour  effet  une  production  plus  développée. 

§  3.  —  Égalisation  des  prix. 

Grâce  à  la  manière  dont  les  fonds  productifs  ont  été  distri- 
bués par  la  nature  sur  la  surface  du  globe,  chaque  pays,  ou 
plutôt  chaque  région  caractérisée  par  un  certain  en  semble  de 
circonstances  matérielles,  se  trouve  être  spécialement  propre 
à  quelque  genre  de  production,  médiocrement  propre  à 
beaucoup  d'autres,  absolument  impropre  à  un  grand  nom- 
bre.  En  l'absence  de  toute  circulation,  il  arriverait  donc  que 
chaque  région  obtiendrait  à  bon  marché  les  produits  de  ta 
première  catégorie,  payerait  cher  ceux  de  la  seconde  etde^ 
vrait  se  passer  entièrement  de  ceux  de  la  troisième. 

Avec  une  circulation  qui  permet,  quoique  très-imparfaite- 
ment encore,  d'exporter  les  produits  de  la  première  catégorie 
et  d'importer  tous  les  autres,  la  demande  de  ceux-là,  devenant 
plus  étendue,  exige  une  extraction  plus  abondante,  qui  donoe 


EFFETS   DU   TRANSPORT.  3S1 

iiii  prix  plus  de  fiiité.  En  même  temps,  les  produits  de  la 
«coude  catégorie  pouvant  être  achetés  hors  du  pays,  le 
frix  de  ceux  que  le  pays  continue  de  produire  est  limité  par 
le  prix  des  produits  importés,  et  celui-ci,  à  son  tour,  est  li- 
mité par  le  prix  des  produits  indigènes,  d'où  résulte  néces- 
sairement une  plus  grande  stabilité  du  prix  courant  de  ces 
produits.  Enfin,  les  produits  de  la  troisième  catégorie  de- 
Tiennent  accessibles,  au  moins  à  la  classe  la  plus  riche  des 
eonsommateurs. 

Toutefois,  tant  que  l'imperfection  des  moyens  de  transport 
assigne  des  bornes  étroites  au  marché  des  produits  bruts, 
rinégalité  des  prix,  suivant  les  lieux  et  suivant  les  temps, 
peut  subsister  à  un  très-haut  degré,  parce  que  les  exportations 
fie  trouvent  réduites  à  un  petit  nombre  de  destinations  toutes 
voisines  et  les  importations  à  un  petit  nombre  de  provenances 
pareillement  voisines.  L'inégalité  des  prix  se  trouve  ainsi 
maintenue  entre  les  diverses  régions,  parce  que  chacune 
d'elles  ne  peut  s'approvisionner  que  dans  une  circonscription 
encore  très-limitée,  dont  l'aptitude  moyenne  pour  les  divers 
genres  de  production  ne  peut  pas  différer  beaucoup  de  celle 
qui  caractérise  la  région  elle-même;  l'inégalité  est  maintenue 
de  même  entre  diverses  époques,  au  moins  à  Tégard  des  pro- 
duits agricoles,  parce  que  la  circonscription  qu'embrasse  le 
commerce  des  produits  du  sol  se  trouve  soumise,  à  cause  de 
^  modique  étendue,  à  des  influences  climatériques  uniformes, 
c'est-à-dire  à  des  causes  uniformes  d'abondance  et  de  disette. 

Ces  causes  d'inégalité  vont  diminuant,  à  mesure  que  s'étend 
lacirculation  des  produits  parle  perfectionnement  des  moyens 
4e  transport.  Quand  les  frais  de  transport  sont  assez  réduits  pour 
que  chaque  région  puisse  s'approvisionner  partout  et  envoyer 
partout  ses  produits,  il  n'y  a  plus  de  raison  pour  que  les  prix 
ne  deviennent  pas  égaux  dans  toutes  les  régions,  sauf  la  légère 
différence  résultant  des  frais,  nécessairement  modiques,  du 
transport  à  effectuer  depuis  le  pays  producteur,  et  il  y  a,  en 
revanche,  une  raison  décisive  pour  que  les  prix  acquièrent 

I.  Si 


53$  cmCFliiTIOllf  ^E  LA  moiiESSE. 

iinagrwde  stabilité,  |^  moyenne  isntre  |6B  quantités  pro4i^* 
tes  par  toutes  les  régions  étant  certainement  moins  variabU 
que  les  quantités  produites  par  ch^qqe  région. 

On  comprend  aisément  l'extrême  importance  de  cette  éga- 
lité des  prix,  dans  l'espace  et  dans  le  temps,  à  l'égard  des 
denrées  {((ipneataires,  dont  la  cherté  excessive  est  toujours 
une  cause  de  souffrances  intolérables  pour  une  olas^^  nom- 
breuse de  consommateurs,  tandis  que  Textréme  contraire 
devient  facilement  une  cause  de  ruine  pour  les  producteurs. 

§  4.  —  Vulgarisation  de  Fart. 

Je  désigne,  pour  abréger,  par  cette  expression  un  peu  va- 
gue et  dopt  je  reconnais  riosufBsance ,  un  effet  complex^^ 
plus  facile  à  concevoir  qu'à  déQ^ir. 

Dans  plusieurs  produits  de  Tindustrie,  aussi  bieii  que  daos 
ceux  da  la  peinture  ou  de  la  sculpture,  le  talent  de  Touvrier 
peut  se  manifester  par  une  beauté,  une.élégaac^^  une  cer- 
taine harmonie  de  proportions,  qui  sont  indépendantes  de 
l'utilité  spéciale  des  produits  et  qui  en  font  de  véritables,  ob- 
jets d'^i*!.  Gela  est  vrai  notamment  des  bgoux,  des  vêtements 
et  de  cette  multitude  de  choses  très-diverses  qui  sont  comprises 
spus  la  dénomination  générale  de  meubles.  C'est  à  ces  pro- 
duits que  s'appliquent  essentiellement  les  considérations 
suivantes,  quoiqu'elles  soient  vraies  aussi,  dans  une  certaine 
mesure,  à  l'égard  des  œuvres  d  art  proprement  dites. 

Lorsque  le  marché  des  produits  qui  ont  peu  de  valeur  re- 
lativement à  leur  poids  et  à  leur  yolume  se  trouve  ressem, 
par  l'imperfection  des  moyens  de  transport,  d^ns  des  bornes 
trè@-étroites,  le  fabricant  d'objets  qui  peuvent,  sans  que  l'u- 
sage auquel  ils  sont  destiné^  en  éprouve  aucun  changement, 
$^vpir  très*peu  ou  beaucoup  de  valeur,  suivant  la  mati^  dont 
ils  sont  faits  et  la  façon  que  leur  donne  l'ouvrier,  se  trouve 
dans  l'alternative,  ou  de  travailler  exclusivement  pour  ta  de- 
mande locale,  dont  l'étendue  croîtra  en  raison  inverse  de  la 


EFFETS^  BU  TRiM8PÛftT.  325 

valeur  de$  produits,  ou  de  conquérir  poTxr  ses  produits  ua 
lûarché  étendu,  en  leur  donnant  la  plus  grande  valeur  dont 
ils  soient  susceptibles. 

Dans  cet  état  des  choses,  Part  et  le  métier  sont  distincts  et 
Dettement  séparés.  L'homme  de  métier,  l'artisan  ne  s'occupe 
que  de  satisfaire  à  la  demande  locale,  et,  comme  cette  de« 
mande  est  d'autant  plus  considérable  que  les  produits  sont 
moins  chers,  il  s'attache  à  leur  donner  le  moins  de  valeur  que 
puisse  comporter  Tusage  $iuquel  ils  doivent  servir.  L'artiste 
cherche  à  satisfaire  des  besoins  plus  raffinés  ;  mais,  comme  ces 
besoins  ne  fourniraient  pas  une  demande  locale  suffisante  de 
produits  ayant  une  moyenne  valeur,  il  trouve  mieux  son 
compte  à  confectionner  des  produits  d'une  valeur  très-élevée, 
dout  te  marché  pourra  s'étendre  à  tous  les  lieux  où  il  existera 
de  riches  consommateurs. 

Supposez,  au  contraire,  un  développement  des  moyens  de 
transport  tellement  avancé,  que  le  marché  des  produits  d« 
moyenne  valeur  puisse  s'étendre  indéPmiment.  Alors  l'artiste, 
étant  certain  de  répoudre  à  une  demande  presque  illimitée 
par  des  produits  auxquels  un  certain  choix  des  matières  et 
an  certain  degré  de  façon  auront  donné  quelque  valeur,  sans 
les  élever  au  rang  de  choses  précieuses  et  de  chefs-d'œuvre 
d'art,  n'a  aucun  intérêt  à  dépasser,  dans  son  travail  ordinaire, 
ce  point  de  médiocrité,  qui  lui  offre  la  garantie  la  plus  cer* 
(aine  d'un  débit  permanent  et  considérable. 

L'artisan,  d'un  autre  côté,  voyant  qu'il  lui  suffit  d'ajouter 
un  peu  de  valeur  à  ses  produits  pour  en  étendre  au  loin  le 
marché,  n*hésite  pas  à  entrer  dans  cette  voie,  en  accompiis- 
^m  un  progrès  qui  tout  à  la  fois  relève  son  métier  et  le  rend 
plus  certainement  lucratif.  Les  moins  actifs,  les  moins  intel- 
ligents, les  moins  cultivés  d'entre  eux  continuent  seuls  de 
pourvoir  à  la  consocunation,  demeurée  purement  locale,  des 
produits  les  plus  .communs. 

Dans  un  tel  état  des  choses,  je  dis  que  l'art  est  vulgarisé,  et 
qu'il  l'est  de  deux  manières;  d'abord,  en  ce  que  la  jouissance 


324  CUiCULATlON   PE   LA  RICHESSE. 

de  ses  produits  devient  plus  commune,  puis,  en  ce  que  ses 
procédés  et  Tesprit  qui  préside  à  ses  travaux  le  rapprochent 
^u  métier.  L'art  est  mis  à  la  portée  du  vulgaire  et  il  deviaot 
vulgaire  lui-même. 

Je  ne  prétends  certes  pas  que  cette  vulgarisation  doive  avoir 
pour  effet  d'exclure  absolument  la  production  de  véritables 
œuvres  d'art^  ni  même  dechets-d'œuvre  parfaits.  Le  stimulant 
de  la  gloire,  le  besoin  qu'éprouve  un  talent  hors  ligne  de  se 
manifester  )  la  demande  provenant  de  quelques  amateurs 
assez  passionnés  et  assez  ricbes  pour  ne  reculer  devant  aucun 
sacrifice  subsisteront  et  suffiront  toujours  pour  préserver  Tari 
d'une  transformation  complète.  Mais  son  activité  deviendra 
un  fait  exceptionnel,  placé  en  dehors  du  mouvement  régulier 
de  rinduslrie  et  du  commerce  ;  les  chefs-d'oBuvre  qu'il  accom- 
plira seront  des  articles  de  fantaisie,  non  des  produits  r^u* 
lièrement  classés  dans  l'estimation  générale;  les  artistes  qui 
les  exécuteront  devront  pour  cela  interrompre  le  cours  ordi- 
naire de  leurs  occupations  et  de  leur  vie  active.  On  pourra 
faire  encore  des  meubles  aussi  beaux  que  ceux  de  Boule,  des 
ciselures  aussi  parfaites  que  celles  de  Benvenuto  Celliai^ 
mais  Tébénisle  Boule  et  Torfévre  Gellini  seront  des  person- 
nages impossibles. 

Au  reste,  il  serait  inexact  d'attribuer  au  seul  perfectionne- 
ment des  moyens  de  transport  le  résultat  que  je  viens  de 
signaler.  Une  autre  cause,  dont  je  parlerai  plus  loin^  concourt 
puissamment  à  le  produire, 

§  5.  —  Concentration  de  l'activité  industrielk  et  commercûUe^ 

Dans  le  premier  stage  de  la  circulation,  lorsqu'elle  est  en- 
core réduite,  sur  terre,  au  charriage  primitif  entre  quel- 
ques foyers  principaux  de  consommation,  liés  les  uns  aux 
autres  par  de  grandes  routes  bien  directes,  sur  mer,  à 
une  navigation  lente  et  irrégulière  entre  quelques  ports  géo- 
graphiquement  et  politiquement  privilégiés,  Tactivité  indus- 


EFFETS  DU  TRANSPORT.  325 

trielle  et  commerciale  se  trouve  nécessairement  concentrée 
sur  les  points  d*où  rayonnent  ces  voies  éparses  de  commu- 
nication,  c'est-à-dire  sur  les  points  où  elles  aboutissent  et 
sur  ceux  où  elles  se  croisent.  Mais  cette  concentration  n*est 
qu'une  phase  temporaire.  À  mesure  que  les  moyens  de  trans- 
port se  multiplient  et  se  perfectionnent,  à  mesure  aussi  (fae 
Torganisation  intérieure  et  les  relations  extérieures  des  so- 
ciétés produisent  une  sécurité  plus  générale,  l'activité  écono* 
mique  pénètre  dans  tous  les  lieux  où  la  production  peut  se 
développer,  sur  tous  les  points  où  quelque  circonstance  lo- 
cale Favorise  l'agglomération  des  producteurs  ou  celle  des 
consommateurs. 

Les  routes  de  seconde  classe,  les  chemins  vicinaux,  les 
cours  d*eau  naturels  et  artificiels  étendent  alors  peu  à  peu  sur 
la  terre  ferme  un  réseau,  qui  ne  laisse  aucune  région  dans 
son  état  primitif  d'isolement,  qui  dissémine  partout  la  vie 
et  le  mouvement,  qui  fait  partout  éciore  les  germes  de  la  ci- 
viiisation  ;  tandis  que  les  cartes  marines,  les  phares,  la  con- 
struction de  nouveaux  ports  et  de  nouvelles  rades,  les  pro- 
grès de  Tarcbitecture  navale,  ouvrant  à  la  navigation  laccès 
de  toutes  les  régions  maritimes,  lui  permettent  de  les  faire 
toutes  participer  à  la  grande  circulation  dont  elle  est  le 
véhicule. 

Cependant,  &'îl  arrive  un  moment  où  le  résultat  du  progrès 
soit  de  régulariser  tellement  les  transports  et  d'en  abrégera 
tel  point  la  durée,  que  Téloignement  ne  soit  presque  plus  un 
obstacle  à  la  fréquence  des  communications,  ce  résultat  peut 
facilement  donner  lieu  à  une  nouvelle  concentration  de  lac- 
tivité  industrielle  et  commerciale.  C'est  évidemment  l'effet 
que  tend  à  produire  de  nos  jours  la  locomotion  par  la  vapeur. 

Dans  un  tel  état  des  choses,  en  etfet,  les  centres  les  plus 
populeux  de  production  ou  de  consommation,  qui  sont 
naturellement  les  premiers  points  de  départ,  d'arrivée  et  d'in- 
tersection des  diverses  lignes  sur  lesquelles  s'opère  la  locomo- 
tion accélérée,  deviennent  les  foyers  d'un  déploiement  nou- 


326  C1RG0LA11OBI   DE   LA   MGBÉftSE. 

veau  d'activité  économique,  par  les  facilités  qu'ils  offrent  aUî 
producteurs  pour  la  vente  de  leurs  produits,  aux  consomma- 
teurs pour  leurs  approvisionnements,  aux  uns  et  aux  autres 
pour  la  tractation  de  leurs  affaires.  Ces  centres  exercent  ainsi, 
àûèsi  bien  sur  la  richesse  elle-même  que  sur  ceux  qui  la  pro- 
duisent et  sur  ceux  qui  la  consomment,  une  attraction  irré- 
sistible, dont  la  puissance  va  croissant  à  mesure  qu'elle  agit, 
et  dont  Taction,  faisant  affluer  de  toutes  parts  les  personnes 
et  les  choses  vers  les  points  où  elle  se  manifeste,  tend  à  y 
concentrer  non-seulement  l'activité  nouvelle  produite  par  là 
locomotion  accélérée,  mais  une  partie  de  celle  qui  se  dé- 
ployait partout  ailleurs  auparavant. 

Pendant  le  second  stage  de  la  circulation,  lorsque  deux 
villes,  médiodrement  distantes  Tune  de  t  autre,  deviennent 
en  même  temps  populeuses  et  riches,  on  ne  Voit  point  nattré 
de  petites  villes  intermédiaires  ou  voisines,  ou,  s'il  en  naît, 
elles  se  dépeuplent  et  languissent  au  lieu  de  s'accroître  et  de 
prospérer.  Oi*,  le  troisième  stage  a  précisément  pour  effet  de 
rapprocher  toutes  les  grandes  villes  les  unes  des  autres,  d'à- 
lâèner  par  conséquent  la  dépopulation  et  lalanguissemént 
de  toutes  les  petites  villes,  de  toutes  celles  du  moins  qui  ii'oB- 
tiennent  pas  une  position  privilégiée  sur  le  réséaU  des  âou- 
velles  voies  de  communication. 

Ce  dernier  effet  du  perfectionnement  des  moyens  dé  trans- 
port, déjà  partiellemérit  réalisé  daiiè  plusieurs  lieux,  au?â  déS 
conséquences  politiques  et  socialeâ  qui  doivent,  éans  dôûtré- 
dit,  eii  accroître  beaucoup  riihjiôrtandé  ^ôur  qiiicôflqUè  se 
préoccupe  sérieusement  de  l'avenir  dé  noà  sôéiétéè;  niàié,  céà 
conséquences  n'étant  pas  du  l'essort  de  là  science  écôiiôiiii(itie, 
je  crois  devoir  m'abstenir  de  lés  signaler  ici. 


C»APrfftÊ  M. 


ViRUnONS   DES  PRIX. 


Le  pT\%  d'UQ&  ohosé  n'étant  que  sa  valeur  en  fluméraii'e, 
toute»  le^  variations  qui  surviennent  dans  la  valeur  du  numé- 
raire produisent  nécessairement  des  variations  en  sens  inversé 
dans  les  prix.  La  valeur  du  numéraiftî  s'élevant  ou  s  abais-^ 
sant,  tous  lés  prix  s'abaissent  ou  s'élèvent. 

Ayant  eipôsé  plus  haut  en  détail  les  causés  qui  influent 
sur  là  valeur  du  numéraire  et  les  lois  qtii  régissent  Taction  dé 
ées  causes,  je  n'y  reviendrai  pas  ici  ;  je  me  bornerai  à  énumé- 
fer  les  causes  qui  font  varier  lés  prix  en  agissant  directement 
sur  la  valeur  des  choses  elles-itlênles  eotitre  lesquelles  le  nu- 
méraire s'échange,  cet  examen  devant,  ainsi  qUe  je  l'ai  an- 
lioncé,  me  Foiirnir  aussi  Toccasiori  de  compléter  la  théorie  des 
valeurs,  dans  un  langage  moins  abstrait  que  celui  que  j'ai  dû 
étnpioyer  pour  poser  les  bases  de  cette  théorie.. 

Ces  variations  directes  des  prix  se  divisent  à  leur  tour  eu 
déni  espèces,  qu'il  importe  d'étudier  séparément.  Les  nnes 
sont  temporaires;  les  autres  sont  permanentes. 

SECTION  t. 
VTarlatlons  temporàtifes. 

Lés  variations  tetoporâii*es  des  prix  doivent  provenir  de  cau- 
ses dont  rififluence  ne  s'exerce  point  sur  fe  prix  normal  dés 
choses,  c'êst-ft-dire  sur  lé  prix  qui  exprime  en  numéraire  ce 


328  cmcnLAnoif  de  li  richesse. 

que  les  choses  coûtent  à  produire  ;  car  ce  prix  normal  est  ub 
des  facteurs  permanents  du  prix  courant,  c^est-à-dire  du  prix 
qui  correspond  à  la  valeur  d'échange»  du  prix  auquel  les 
choses  sont  réellement  vendues  et  offertes. 

Nous  avons  vu  que  le  rapport  entre  Toffre  et  la  demande 
est  au  contraire  un  facteur  essentiellement  transitoire  de  la 
valeur,  parce  que,  toute  modiiîcatioD  de  la  demande  provo* 
quant  une  modification  parallèle  de  l'offre,  et  inverseoient, 
l'équilibre  qu'avait  établi  entre  elles  la  fixation  de  la  valeur 
est  à  peine  rompu,  qu'il  tend  à  se  rétablir  de  nouveau. 

Ainsi,  quand  le  rapport  dont  il  s'agit  vient  à  changer  par 
un  accroissement  de  la  demande,  ou  par  une  diminution  de 
Toffre,  le  prix  s'élève  ;  mais  celte  élévation  provoque  un  ac- 
croissement de  l'offre  et  une  diminution  de  la  demande,  qui 
ne  tardent  pas  à  ramener  l'équilibre  antérieur  et  le  prix  cou- 
rant qui  en  était  le  résultat.  Si  le  changement  a  lieu  par  une 
diminution  de  la  demande,  ou  par  une  augmentatioo  de 
l'offre,  le  prix,  en  s'abaissant,  provoque  une  augmentation 
de  la  demande  et  une  diminution  de  Toffre,  qui  ont  de  même 
pour  résultat  le  rétablissement  de  l'équilibre  et  par  consé- 
quent du  prix  antérieur. 

Cependant  les  fluctuations  produites  par  cette  tendance  à 
l'équilibre  ne  peuvent  avoir  lieu  que  si  l'offre  et  la  demande 
sont  susceptibles  de  modifications  égales  et  parallèles,  en 
d'autres  termes,  si  l'offre  peut  croître  et  décroître  indéfini- 
ment avec  la  demande.  Le  prix  venant  à  s'élever,  il  faut, 
pour  qu'il  soit  ramené  à  son  niveau  antérieur,  que  l'offre, 
d'abord  diminuée,  soit  susceptible  de  s'accroître  de  nouveau 
indéfiniment  et  à  des  conditions  constantes.  De  même  le  prix, 
venant  à  s'abaisser,  ne  s'élèvera  de  nouveau  et  n'atteindra  son 
niveau  antérieur,  que  si  l'offre,  après  avoir  augmenté,  peut 
diminuer  de  nouveau  jusqu'à  ce  que  ce  résultat  soit  obtenu. 
Les  variations  essentiellement  temporaires  des  prix  ne  se 
réalisent  donc  qu'à  l'égard  des  choses  dont  l'offre  peut  croître 
et  décroître  indéfiniment  avec  la  demande.  Je  dis  essentielle- 


VARIATIONS    DES   PRIX.  329 

ment,  parce  que  les  autres  variations,  qui  affectent  ou  qui 
peuvent  affecter  le  prix  detoute  chose  échangeable,  sont  quel- 
quefois passagères,  soit  accidentellement  pour  le  tout,  soit 
nécessairement  pour  une  partie  de  ce  qu'elles  ajoutent  au 
prix  antérieur,  ou  de  ce  qu'elles  en  retranchent. 

Les  variations  temporaires  des  prix,  ayant  pour  causes  im- 
médiates les  fluctuations  de  la  demande  et  de  l'offre,  ont  pour 
causes  premières,  ou  médiates,  celles  qui  produisent  ces  fluc- 
tuations. 

Lorsque  le  besoin,  dont  la  demande  est  l'expression,  aug- 
mente, la  demande  effective  s'étend.  Si  le  besoin  d'un  pro- 
duit ou  d'un  service  quelconque  s'accrott  tellement  que  les 
personnes  disposés  à  l'acheter  au  prix  courant  désirent  en  ac- 
quérir une  quantité  deux  fois  aussi  grande  qu'auparavant,  la 
demande  effective,  c'est-à-dire  la  demande  au  prix  courant, 
sera  doublée,  et  la  concurrence  entre  les  demandeurs  fera 
élever  le  prix,  jusqu'à  ce  que  l'augmentation  d*offre,  provo- 
quée par  cette  élévation  du  prix,  agisse  en  sens  contraire  et 
neutralise  cet  effet  de  la  demande.  Pendant  l'élévation  du 
prix,  la  demande  elle-même  diminue  par  l'effet  de  celte  éléva- 
tion, car  autrement  les  marchés  ne  se  concluraient  pas  ;  mais 
elle  reprend  peu  à  peu  sa  première  étendue  avec  l'abaisse- 
ment graduel  du  prix  amené  par  l'accroissement  de  l'offre, 
de  sorte  que  le  résultat  iinal,  en  supposant  que  le  besoin 
demeure  constant,  sera  une  offre  plus  étendue  répondant  à 
une  demande  plus  étendue. 

Mois  il  arrive  le  plus  souvent  que  l'augmentation  du  besoin 
n'est  elle-même  qu'un  accident  passager.  Alors  on  voit  la 
demande  s'affaisser  de  nouveau  après  l'augmentation  de 
l'offre,  puis  le  prix  s'abaisser  au-dessous  de  son  niveau  anté- 
rieur, jusqu'à  ce  que  la  diminution  de  l'offre  l'y  ait  à  son 
tour  ramené.  La  première  fluctuation  est  immédiatement 
suivie,  dans  ce  cas,  d'une  fluctuation  en  sens  contraire. 

C'est  ce  qui  a  lieu,  notamment,  lorsque  l'augmentation 
du  besoin  provient  d'une  épidémie,  d'un  deuil  général,  d'une 


350  CIRCULATION  DE   U   IliGHESSE. 

mode  nouvelle,  ou  de  toute  autre  cause  temporaire.  L'effél 
se  produit  dans  les  cas  même  où  la  caù^  a  un  terme  (^rlaib 
et  connu  d'avance.  J'ai  vu  le  prix  des  verî-es  noirs  s'élérer 
très-haut,  dans  Taltente  d'une  éclipse  de  Soleil,  et  tomber  * 
rien  aussitôt  après.  Il  est  vrai  que  les  verres  noirs  ne  peuvent 
guère  servir  qu'à  regarder  une  éclipse,  tandis  que,  dans  la 
plupart  des  cas  où  la  durée  de  la  cause  est  incertaine,  le  pw>- 
duit  conserve  une  partie  de  sa  valeur,  parce  qu'il  conserve 
une  partie  de  son  utilité.  Les  médicaments,  dont  une  épidé- 
mie augmente  la  demande,  peuvent  souvent  être  applicilbles 
aux  maladies  ordinaires;  les  vêtements  et  les  parures^  dont 
la  mode  nmltiplie  temporairement  l'usage,  pourront  toujours 
être  employés  comme  vêtements  et  comme  parures. 

La  demande  se  maintient  lorsqu'elle  résulte  soit  d'un 
accroissement  absolu  du  nombre  des  consommateurs,  sêit 
de  ce  que  la  chose  demandée  a  reçu  pour  eux  une  utilité  d6u- 
velle,  auparavant  inconnue. 

Dans  toute  ville  dont  la  population  s'accroît  rapidemenu 
la  demande  qu  elle  fait  de  produits  consommables  augmen^ 
pour  ne  plus  diminuer,  et  les  prix  de  ceux  dont  l'offre  pedt 
croître  indéfiniment,  à  des  conditions  constantes,  ne  eon* 
servent  leur  niveau  qu'à  travers  d'incessantes  oscillations^ 
provenant  de  ce  que  la  démande  et  l'offre  se  dépassent  alter- 
nativement Tune  l'autre.  Mais  lorsque  la  cause  qui  rend 
un  produit  de  cette  espèce  plus  detnandé  est  une  découverte 
ou  une  invention  nouvelle,  qui  le  rend  applicable  à  un  besoin 
jusqu'alors  non  .satisfait  ou  incomplètement  salkfait,  la 
demande  et  l'offre  s'élèvent  bientôt  coticurremment à lahau- 
teur  du  besoin,  et  il  peut  arriver  que  le  prix,  ramené  alors  à 
son  niveau  précédent,  s'y  maintienne  sans  nouYcUes  oscil- 
lations. 

Les  mêmes  causes  qui,  en  augmentant  la  demande  de  cer- 
tains produits,  les  rendent  momentanément  plus  chers, 
agissent  presque  toujx)urs  en  sens  inverse  sur  d'autres  produits, 
parce  qu'il  est  rare  qu'un  besoin  puisse  acquérir  de  létendtiê 


rmuisims  des  Mm.  331 

ou  de  rinieDfliié,  sans  qu'un  autre  besoin  se  ^e8t^eigne  ou 
s  affaiblisse.  Une  épidémie  arrête  la  conâommation  des  ali^» 
menls  dont  elle  rend  Tusage  dangereux  ;  un  deuil  général 
diminue  la  demande  des  étoffes  de  couleur;  une  mode  nou- 
velle ne  peut  s'établirqu'au  détriment  d'une  rtiode  antérieure; 
un  livre  nouveau,  de  science  ou  d'éducation,  ôte  souvent  à 
ceux  qu'on  employait  auparavant  une  grande  partie  de  leur 
utilité. 

Quelquefois,  cependant,  une  demande  peut  diminuer, 
sans  qu'une  autre  demande  se  soit  accrue.  C'est  ce  qui  a  lieu, 
par  exemple,  lorsque  le  marché  d'un  produit  a  une  étendue 
limitée,  et  que,  sur  cette  étendue,  le  nombre  des  consomma- 
teufs  du  produit  vient  à  diminuer,  par  suite  d'un  décroisse- 
ment,  normal  ou  accidetitel,  de  la  population  ;  ou  lorsque, 
par  l'effet  d'un  appauvrissement  général  des  consommateurs, 
la  deraâiide  de  certains  produits  va  se  reslreignanl  sur  une 
élèndue  notable  du  marché  qui  leur  est  ouvert. 

Du  reste,  ce  que  j'ai  dit  des  effets  que  produit  une  aug- 
méntatioi)  de  la  demande  et  des  distinctions  qu'il  y  a  lieu 
de  faire  entre  les  causes  diverses  d'où  elle  peut  provenir 
s'applique  aisément  à  l'hypothèse  inverse  d'une  diminution. 
Ici,  c'est  entre  ceux  qui  offrent  un  produit  que  s'établit  la 
concurrence,  non  entre  ceux  qui  le  demandent,  et  cette  con- 
cun^ence  a  nécessairement  pour  effet  d'abaisser  le  prix  cou- 
rant, en  provoquant  des  offres  à  Un  prix  inférieur,  jusqu'à  ce 
()ué  la  diminution  d'offre,  amenée  par  cet  abaissement  du 
prix,  agisse  en  sens  contraire  et  neutralise  l'effet  de  la  de- 
niande  diminuée.  Pendant  que  l'abaissement  se  manifeste,  là 
demande  s'accroit,  puisc}Ue  le  prix  ne  peut  se  iixer  que  paf 
l'équilibre  qui  s'établit  entre  la  demande  et  l'offre  ;  mais  la 
demande  se  restreint  peu  à  peu  avec  l'élévation  graduelle  du 
prix  atnenée  par  la  diminution  de  l'offre,  de  sorte  que  le  ré- 
sultât final  serait,  si  l'on  suppose  le  besoin  constant,  une  offre 
moins  étendue  répondant  à  une  demande  moins  étendue.  Si, 
an  contraire,  la  diminution  du  besoin  n'est  qu'un  accident 


332  CIRCULATION   DE    LA   RICHESSE. 

passager,  on  verra  la  demande  s'élever  de  nouveau  après  la 
dernière  diminution  de  l'offre,  elle  prix  s'élever  au-dessus  de 
son  niveau  antérieur,  jusqu'à  ce  que  Paugraenlalion  de  l'offre 
Ty  ait  h  son  tour  ramené,  la  première  fluctuation  étant  im- 
médiatement suivie,  dans  ce  cas,  d'une  fluctuation  en  sens 
contraire. 

Une  offre  diminuée  agit  exactement  de  la  même  manière 
qu'une  demande  accrue,  parce  qu'elle  a,  comme  celle-ci,  pour 
effet  immédiat  de  mettre  une  certaine  demande  en  présence 
d'une  offre  qui  ne  suffit  plus  à  la  satisfaire,  par  conséquent 
d'établir  entre  les  acheteurs  une  concurrence  qui  amène  Té- 
lé vat  ion  du  prix. 

Les  causes  médiates  qui  peuvent,  en  produisant  une  dimi- 
nution de  l'offre,  amener  une  élévation  temporaire  du  prix 
sont  toutes  celles  qui,  sans  affecter  le  prix  normal,  tendent  à 
rendre  la  production  accidentellemenlmoins  abondante,  et  ces 
causes  sont  presque  nécessairement  indépendantes,  au  moins 
en  partie,  de  la  volonté  des  producteurs,  parce  qu'il  n'est  guère 
possible  que  la  production,  si  elle  est  réglée  par  cette  volonté, 
reste  au-dessous  de  la  demande,  quoiqu'il  puisse  arriver, 
comme  je  le  dirai  bientôt,  qu'elle  s'élève  au-dessus. 

Pour  toutes  les  espèces  de  produits,  l'effet  en  question  peut 
résulter  d'événements,  tels  qu'une  guerre,  qui  entravent  ou 
interrompent  accidentellement  rapprovisionnement  d'un 
marché.  Pour  les  produits  de  beaucoup  d'industries  extrac- 
lives,  il  faut  ajouter  l'influence  essentiellement  variable  des 
saisons,  certaines  maladies  auxquelles  sont  sujets  les  produits 
animaux  et  végétaux  et  d'autres  causes,  également  accideo- 
telles,  de  destruction,  qu'il  serait  trop  long  d'énumérer*. 

t  On  m'objectera  peut-être  que  la  plupart  de  ces  causes  tendent  à  modifier  iie 
fait  le  prix  normal.  Si  le  produit  d'un  champ,  qui  est  ordinairement  de  iOO  hec- 
tolitres de  blé,  se  trouve  réduit  par  l'influence  d'une  mauvaise  saison  A  50  heeto* 
litres,  sans  que  les  avances  de  la  production  aient  diminué^  peut-on  dire  que  le 
prix  normal  de  ces  50  hectolitres  soit  le  même  que  celui  des  100  hectolitres  obte- 
nus précédemment? 

•le  ne  conteste  pas  que  ces  causes  aient  pour  effet,  comme  celles  dont  je  par- 


YARUTIONS    DES   PAIX.  333 

La  cherté  temporaire  occasionnée  par  une  diminution  ac- 
cidentelle de  Toitre  varie  un  peu  dans  ses  résultats,  suivant 
qu'elle  s'applique  à  des  produits  dont  on  peut  facilement,  ou 
à  des  produits  dont  on  peut  difficilement  se  passer,  en  d'au- 
tres termes,  à  des  produits  de  luxe  ou  à  des  produits  d'un 
usage  général. 

Quand  un  objet  dont  on  peut  facilement  se  passer  vient  à 
être  moins  offert,  son  prix  courant  s'élève,  sans  doute  ;  mais 
cette  élévation  du  prix  peut  amener  et  amène  ordinairement 
très-vite  une  diminution  de  la  demande,  qui  ralentit  le  mou- 
vement de  hausse  et  ne  tarde  pas  à  l'arrêter  tout  à  fait. 

Si  l'offre  des  chevaux  de  luxe  vient  à  diminuer,  la  concur- 
rence des  acheteurs  en  fera  d'abord  élever  le  prix  ;  mais  il 
suffira  d'un  léger  renchérissement  pour  écarter  les  amateurs 
les  moins  riches  de  ce  genre  de  produits  et  pour  imposer  par 
conséquent  d'étroites  limites  au  mouvement  de  hausse  occa- 
sionné par  cette  diminution  temporaire  de  l'offre. 

11  n'en  est  pas  ainsi  à  Tégard  des  produits  dont  on  ne  peut 
pas  facilement  se  passer,  c'est-à-dire  des  produits  qui,  répon- 
dant à  des  besoins  tout  à  fait  généraux,  sont  l'objet  d'une 
demande  constante  et  générale,  tels,  par  exemple,  que  le  blé, 
les  pommes  de  terre,  le  bois  de  chauiTage,  etc.  Lorsque  de 
tels  produits  sont  otïerts  en  moins  grande  quantité,  par  suite 
d'une  production  accidentellement  réduite,  il  ne  suffit  pas 

lerai  dans  la  seetion  suivante,  de  modifier  le  rapport  de  la  quantité  produite  à 
la  aomtte  d'efforts  dépensée  pour  Tobtenir  ;  mais  Je  dis  qu*il  existe^  k  côté  de 
celte  analogie,  une  difTérence  assez  esseniielle,  pour  qu'on  doive  considérer  les 
causes  de  la  seconde  espèce  comme  les  seules  qui  affectent  réellement  le  prix 
normal.  Cette  difTérence  consiste  en  ce  que  les  premières  causes,  celles  dont  je 
m'occupe  ici,  n'agissent  que  sur  la  quantité  produite,  tandis  que  les  dernières, 
celles  que  je  mentionnerai  plus  tard,  agissent  directement  sur  les  frais  de  pro- 
duction, c'est-à-dire  sur  la  somme  d'efforts  nécessaire  pour  obtenir  eu  moyenne 
une  certaine  quantité  de  produits. 

Si  une  cargaison  de  morues,  destinée  à  l'approvisionnement  d*utt  certain  mar- 
ché, vient  il  périr  par  un  naufrage  et  que  le  prix  courant  de  cette  denrée  s*élève^ 
en  eonséqneoce  de  ce  fait,  sur  le  marché  dont  il  s'agit,  dira-t-on,  pourra*  t-on 
dire  qoe  le  prix  normal  de  la  morue  s'en  trouve  augmenté  ?  —  Ce  serait  évidem- 
ment confondre  l'un  avec  Tautre  deux  phénomènes  très-différents. 


334  CIRCmj^TIÛil  DE  U  BMBeSSE. 

d'uue  lég^r^  augmentatioa  de  prix  pour  aaitiier  UI10  dimi- 
nution de  la  demande,  car  la  plupart  des  consommateors  se 
retranchent  toute  autre  dépense  avant  de  réduire  celles  qui 
doivent  pourvoir  à  leurs  besoins  physiques,  et  les  plus  paa- 
yres  d'entre  eux  ne  peuvent  pas  diminuer  leur  consommation 
des  produits  dont  il  s'agit  sans  se  condamner  à  de  craetles 
soultrances.  L'efTet  qui  résulte  de  la  diminution  de  Toffre 
n*étant  donc  point  neutralisé  tout  d'abord  par  une  diminution 
proportionnelle  de  la  demande,  le  prix  peut  s'élever  rapide- 
ment à  une  hauteur  exceptionnelle,  avant  de  réagir  sur  la 
demande  et  de  provoquer  une  oscillation  dans  le  sens  de  la 
baisse. 

Il  peut  même  arriver  que  les  premières  manifestations  du 
mouvement  de  hausse,  au  lieu  d'amener  une  diminution  de 
la  demande,  aient  pour  efTet  de  la  rendre  à  la  fois  plus  in- 
tense et  plus  étendue,  grâce  à  la  défiance,  aux  alarmes,  au 
sentiment  général  d'insécurité  qu'elles  inspirent.  C'est  ce 
qu'on  observe  ordinairement  à  l'égard  des  denrées  alimen- 
taires,  lorsqu'une  mauvaise  récolte  a  rendu  rapprovisionne- 
ment  d'un  pays  insuffisant  pour  les  besoins  qu'il  doitsatis- 
faire.  On  voit  alors  les  prix  de  ces  denrées  atteindre  une  élé- 
vation qui  n'est  point  justifiée  par  l'insuffisance  réelle  de 
l'approvisionnement,  et  qui  impose  à  une  classe  nombreuse 
de  consommateurs  des  privations  inutiles,  dont  une  marelie 
plus  régulière  du  renchérissement  les  aurait  préservés. 

On  a  souvent  cité,  copme  exemple  de  la  cherté  qui  peut 
résulter  d'une  dio^inution  de  Toffr-e,  les  prix  auxquels  s'é- 
taient élevés  en  France  le  suere  et  le  café,  sous  le  régime  du 
système  continental.  Cependant,  grâce  aux  licences  qu'ac- 
cordait le  gouvernement,  l'approvisionnentieni  n'avait  pas  été 
entièrement  interrompu;  d'ailleurs,  le  sucre  et  le  café  n'é- 
taient pas  des  denrées  nécessaires  à  I^  vie,  ni  d'un  usage 
universel,  et  les  besoins  factices  auxquels  ces  denrées  répon- 
dent pouvaient,  jusqu'à  un  certain  point,  être  satisfaits  au 
moyen  de  produits  indigènes.  Pour  mp^  d^i)rée  nécessaire, 


VASJUTioNS  pu  ^\M.  355 

dout  Vimporlation  ûûL  été  absolumeiU  interrompue,  Téiéva- 
tioB  du  pri&  aurait  peul-étre  atteint  le  rapport  de  1  à  100  ou 
à  200,  taudis  que,  pour  le  sucre  et  le  café,  elle  ne  dépassa 
guère  le  rapport  de  1  à  10. 

Une  augmentation  de  Tottre  agit  de  la  même  manière 
qu'une  diminution  de  la  demande,  car  elle  a,  comme  celle-ci, 
pour  effet  immédiat  de  mettre  une  certaine  offre  en  présence 
d*une  demande  qui  ne  suffit  {)as  à  labsorber,  par  conséquent 
de  susciter  entre  les  vendeurs  une  concurrence  qui  fait  bais- 
ser le  prix. 

Les  causes  qui  peuvent  amener  une  augmentation  de  Tof- 
l're  sont  impliquées  dans  celles  qui  ont  pour  effet  de  la  dimi- 
nuer. Si  une  saison  défavorable  rend  les  récoltes  insuffisantes, 
une  saison  favorable  les  rend  surabondantes;  si  des  causes 
d«  destruction  ou  des  obstacles  artificiels  ont  réduit  un  ap- 
(^rovisionuement,  la  cessation  de  ces  causes  et  la  levée  de  ces 
obstacles  produisent  un  accroissement  plus  ou  moins  brusque 
de  l'offre. 

Une  offre  augmentée  peut  cependant  aussi  résulter  d'une 
production  surabondante,  exécutée  par  certains  producteurs 
en  vue  d'une  demande  future  qui  ne  s^est  pas  réalisée  ;  dans 
ce  cas,  Teffet  inverse  ne  serait  guère  possible. 

La  concurrence  étant  supposée  libre,  comme  elle  doit  Tétre 
dans  les  hypothèses  qui  sont  l'objet  de  cette  section,  jamais 
on  ne  verra  les  producteurs  d*une  chose  quelconque  réduire 
volontairement  leur  offre  au-dessous  de  la  demande  présente 
de  cette  chose,  tandis  qu'il  peut  leur  arriver  de  s'attendre 
faussement  à  une  extension  future  de  cette  demande  et  de 
spéculer  sur  cette  extension  espérée. 

Quelle  que  soit  la  cause  qui  a  produit  une  augmentation 
de  l'offre,  les  observations  que  j'ai  présentées  sur  la  marche  du 
reachérissement,  dans  l'hypothèse  précédente,  s'appliquent 
eD  sens  inverse  à  Tbypothèse  actuelle.  Si  Taugmentation  de 
l'ofTre  porte  sur  des  produits  de  luxe,  un  faible  abaissement 
des  prix  suffira  pour  accroître  la  demande,  en  mettant  la  jouis- 


336  ciAcuLAnoN  de  la  richesse. 

sance  de  ces  produits  à  la  portée  de  consommateurs,  qui  s'en 
étaient  jusqu'alors  volontairement  privés.  Le  mouvemeul  de 
baisse  pourra  donc  être  bientôt  ralenti,  puis  arrêté,  avant 
que  les  prix  aient  subi  un  abaissement  notable.  Si  l'augmenta- 
tion porte,  au  contraire,  sur  l'offre  de  produits  indispensa- 
bles, par  exemple  de  denrées  alimentaires  d'un  usage  uni- 
versel, rabaissement  des  prix  ne  tendra  pas  nécessairement 
à  provoquer  une  extension  proportionnelle  de  la  demande, 
car  aucune  catégorie  de  consommateurs  ne  s'était  volontai- 
rement privée  jusqu'alors  des  produits  en  question»  et,  comme 
le  besoin  auquel  ces  produits  répondent  est  d'une  intensité 
à  peu  près  constante  et  uniforme,  la  plupart  de  ceux  qui  lesi 
consomment  n'en  demanderont  pas  plus  après  rabaissement 
du  prix  qu'ils  n'en  demandaient  auparavant. 

Ainsi  s'explique  l'abaissement  extraordinaire  que  subis- 
sent, après  une  récolte  abondante,  les  prix  de  certaines 
denrées  alimentaires  généralement  usitées,  abaissement  qui, 
n'étant  pas  proporlioiioé  à  l'augmeatation  réelle  de  Tappro- 
visionnement  disponible,  devient  ruineux  pour  les  produc- 
teurs, parce  que  l'accroissement  de  quantité  dont  ils  profitent 
ne  suffit  pas  pour  compenser  la  dépréciation  de  leurs  prodail^. 

Il  est  vrai  que  les  producteurs  doivent,  par  la  raison  in- 
verse, tirer  avantage  des  récoltes  insuflisantes ;  mais  ils 
perdent  plus  dans  le  premier  cas  qu'ils  ne  gagnent  dans  le 
second ,  parce  que,  la  réserve  nécessaire  pour  les  semailles  étant 
une  quantité  fixe,  la  dépréciation  résultant  de  l'abondance 
porte  sur  une  quote-part  plus  forte  de  la  récolte  que  la 
cherté  provenant  de  l'insuffisance. 

Dans  les  deux  premières  hypothèses  que  j'ai  examinées, 
nous  avons  vu  que,  si  la  demande  augmentée  ou  diminuée 
devient  constante,  le  résultat  de  chaque  fluctuation  sera  de 
ramener  le  prix  à  son  niveau  antérieur,  avec  une  offre  aug- 
mentée, répondant  à  une  demande  augmentée,  ou  avec  une 
offre  diminuée,  répondant  à  une  demande  diminuée.  Il  n'efl 
est  pas  toujours  ainsi  dans  les  deux  dernières  hypothèses,  car 


VARIATIONS  DES  PRIX.  337 

une  partie  des  causes  qui  peuvent  amener  une  augmentation 
ou  une  diminution  de  Toffre,  sans  modification  préalable  du 
prix  courant,  ne  produisent  cet  effet  qu'en  affectant  le  prix 
normal  des  produits  offerts,  et  alors  le  prix  courant  n'est 
point  ramené  à  son  point  de  départ;  tandis  que  les  modifi- 
cations de  la  demande,  qui  ne  résultent  pas  d'une  modifica- 
tion préalable  du  prix  courant,  n'ont  aucune  connexité  avec 
le  prix  normal  des  produits  demandés. 

Dans  les  cas  auxquels  cette  observation  s'applique,  le  prix 
courant  demeure  plus  ou  moins  modifié,  plus  ou  moins  élevé 
au-dessus  ou  abaissé  au-dessous  de  ce  qu'il  était  avant  la  di- 
minution ou  Taugmentation  de  Toffre.  La  fluctuation  qu'il 
éprouve  n'est  donc  pas  temporaire;  elle  rentre  dès  lors  dans 
la  classe  de  celles  dont  il  me  reste  à  parler  ^ . 

SECTION  II. 
ITariatleiis  permaneiites. 

Toutes  les  variations  des  prix  sont  provoquées  d'abord  par 
des  modifications  qui  surviennent  dans  la  demande  ou  dans 
l'offre  effective  ;  mais  elles  ne  deviennent  permanentes  que 
par  l'action  de  certaines  causes,  qui  peuvent  se  grouper  sous 
trois  chefs,  savoir  :  celles  qui  empêchent  que  l'offre  ne  s'é- 
tende ou  ne  se  contracte  indéfiniment  avec  la  demande,  celles 
qui  imposent  à  l'extension  indéfinie  de  l'offre  des  conditions 
progressivement  onéreuses,  et  celles  qui  modifient  directe- 
ment le  prix  normal  du  produit  offert. 

§  i.  —  Variations  influencées  par  des  causes  limitatives. 
Lorsque  l'offre  d'un  produit  ne  peut  pas  s'accroître  indéfi- 

'  On  pourrait  aussi,  à  la  rigueur,  considérer  comme  permanentes  les  variations 
résultant  de  causes^  telles  qu'une  récolte  insuffisante  ou  le  système  de  restrictions 
commerciales  ci -dessus  mentionné,  dont  Faction  est  essentiellement  temporaire, 
Biais  qui,  aprës  avoir  diminué  l'offre  de  certains  produits,  l'empêchent,  tant  que 
dure  cette  action,  de  s'accroître  à  mesure  que  les  prix  s'élèvent. 

1.  2â 


339  GiRCUi4TI(>i9  »fi  U  RHSIW8SE- 

nim^m  h  mesura  q^'il  ^$(  p)u^  4efpiu)44i  l'élévation  du  prii 

courant,  amenée  pai^  m\  accrpisseo^anl  d«  )^  dQiQam}d,  4f»«il»U 
permanente  dès  que  l'otfrç  ^'arrél^}  iw,  PQurqn^ifij^ 
s*ahais$e  4e  nouveau,  il  faut  que  son  élévation  j^r^foqua  uq 
accroissement  4e  Tçûre,  et,  pour  qq'il  r^dçvieaneçd  ft^'il^étoit 
auparavant»  il  &ut  que  cet  a(^rais6ement  4^  l'offre  nftati]Mii0 
entièrement  çe{ui  de  1a  demande,  c'ast-^^dir^  que  ['oSf^  4*0r 
tende  jusqu'au  niveau  de  la  dw^andi^  aoqrua. 

Le  prix  courant  d*une  certaine  étoffe,  qui  ^t^it  de  10  ^tm^ 
le  mi^tre,  s'étant  élevé  à  i%  franco  p%r  r^ffot  d'un«  doQiMKk 
additionnelle,  ne  s*abaisserft  4e  nouveau  que  s  il  prosiffUâ 
une  offre  additionnelle^  fit  il  ne  jfoum  retQml)er  «  iOfiwfiS 
que  si  Toffre  additionnelle  suffit  j^f  n^ut^4li^  Ift  nouvelle 
demande,  c'est-à-dire  $i  elle  li^i  d^^^jent  égftle,  Si  l'offre ft'jiugr 
mente  pas  du  tout,  le  prix  de  ISlfrancs  subsistera.  Si  Tofifres'ao 
croit,  mais  que  son  accrois^ment  s  arrête  après  avoir  abaissé 
le  prix  jusqu'à  11  francs,  l'abaissement  s'arrêtera  aussi,  et  k 
prix  de  11  francs  subsistera.  Ainsi»  l'élévation  du  prix  counuat 
sera  permanente,  en  tout  ou  en  partie  ;  en  tout,  dans  je  ffe- 
mier  cas,  en  partje,  dans  je  second. 

Les  causes  qui  peuvent  limiter  Taccroissem^nt  4e  l'#^ 
sont  d'abord  les  aptitudes  exclusives  de  certains  foi)4s  pr<>- 
ductifs.  Lorsqu'un  territoire  d'une  étendue  limitée  ^  seul 
capable  de  fournir  un  certain  produit,  quç  des  qualité^ipé- 
ciales  distinguent  de  tout  aulre^  la  quantité  qu'il  en  peut 
fournir  est  nécessairement  limitée  et  par  conséquent  ne  peut 
satisfaire  qu'une  demande  pareillement  limitéjB*  Si  donc  1* 
demande  d'un  tel  produit,  après  avoir  atteint  la  limite  que 
lui  impose  Taccroissement  possible  de  l'offre,  continue  de 
s'accroître,  il  faut  qu'elle  soit  maintenue  dans  cette  limite 
infrançbi^able  par  une  élévation  çroissan)>e  du  pri^.  Cb(U)ue 
demande  additionnelle  détermine  alors  une  nouvelle  hausse, 
parce  qu'elle  augmente  l'intensité  dç  la  demande  totale  ea 

rçnd^nt  plus  active  la  oQnpwrence  entre  les  aobetaurs. 

Pour  las  ehoses  qui  se  produisent  dans  de  telles  conditions, 


¥4iiiATiaiis  DES  nu-  K9 

inr  eiemple  ppur  lês  viqs  de  qualités  supériwiraa,  tais  que 
mt  ife  Modère  et  de  Borde^m,  i)  n'y  a  pas  de  bornas  assigna- 
Mm  &  Télévqtipo  possible  du  priï  courant. 

Il  «en  est  de  môme  pouf*  les  services  personnels  dont  la  va- 
lser tiefti  jt  des  aptitudes  naturelles  exclusivemept  propres  à 
ope  personne,  pour  oody,  par  e^emple^  des  aeteurs,  des  mu- 
sicieas,  des  ohanteurs  les  flus  éminants.  C'est  qu'il  y  a  de 
l'analogie  entre  lesfondsppodiietifs  et  las  aptitudes  naturelles, 
comme  il  y  en  a  entre  les  capitaux  et  les  talents  acquis, 
eorooie  il  y  en  a  entre  les  produits  et  les  services  personnels; 
oeqni,  toutefois,  ne  justifie  point  une  assipiilation  complète 
de  choses  à  beaucoup  d*égards  si  dissemblables. 

Eace  qui  conoeme  les  œuvfesd*art,  telles  que  les  produits 
de  la  peinture  et  de  la  sculpture,  qui  ne  s'altèrent  point  ou 
ne  s'altèrent  que  très-lentement  par  Tusage,  il  y  a  une  di&t 
tÎBetîon  à  faire.  Tant  que  dure  la  vie  active  de  l'artiste,  tant 
qu'il  continue  de  créer  des  œuvres,  que  ses  aptitudes  excep* 
tionneHes  caraclérieent  netleraent  et  rendent  précieuses  aux 
connaisseurs,  chaque  œuvpe  nouvelJQ^  s*ajoutant  à  celles  qui 
circulent  déjà,  augmente  évidemment  l'offre  totale  du  pro- 
duit. L-offre  n'est  donc  point  arrêtée,  quoi  qu'elle  puisse  ne 
pas  s'accroître  aussi  rapidement  que  la  demande. 

Quand  un  acteur  joue  cent  fois  par  année,  son  offre  de  re- 
présentations est  arf  ètée  à  ce  nombre  et  ne  peut  croître  qu'a- 
vec ce  nombre.  Quand  un  peintre  fait  dix  tableaux  par  année, 
c'est  autant  dont  s'aocrott  chaque  année  l'offre  de  son  produit. 
One  fm  Tartisie  mort,  le  eas  est  différent.  L'offre  de  ses 
cwivMB,  en  tant  que  celles-ci  peuvent  Atre  considérées  comme 
UD  produit  à  patl,  cesse  entièrement  de  s'accroître  et  par 
conséquent  la  demande  qu'on  en  fait  ne  peut  augmenter  sans 
amener  une  élévation  croissante  du  prix  courant.  C'est  ce 
qui  explique  les  prix  exorbitante  auxquels  atteignent  parfois 
eertakis  objets  dont  l'antiquité  constitue  le  principal  mérite, 

A  ta  même  cause  se  rattache  l'élévation  croissante  des  loyers, 
dans  les  villes  fermées  dont  la  population  va  s'augmentant. 


340  GIRGUUnOlf  DE  LA  RICHEBSE. 

L'accroissement  de  Toffre  peut,  en  second  lieu,  être  limité 
par  des  monopoles,  c'est-à-dire  par  des  privilèges  exclusifs, 
établis  en  faveur  d'individus  ou  de  sociétés,  pour  la  produc- 
tion ou  la  vente  de  certains  produits. 

Ordinairement,  il  est  vrai,  l'individu  ou  le  corps  privilégié 
a  le  droit  de  multiplier  son  produit  autant  que  ses  capitaux 
et  son  crédit  le  lui  permettent;  mais  il  est  intéressé  à  ne  pas 
le  faire,  à  cause  du  bénéfice  que  lui  assure  1^  cherté  résultant 
d*une  offre  insuffisante. 

S'il  arrivait  que  l'offre  d'un  produit,  dont  la  demande,  au 
lieu  de  s'accroître^  aurait  diminué,  ne  pût  pas  décroître  dans 
la  même  proportion,  le  résultat  serait  un  abaissement  per- 
manent du  prix  courant.  Le  prix  s'abaisserait,  parce  que  la 
demande  aurait  diminué,  et  cet  abaissement  subsisterait, 
parce  que  la  diminution  de  Toffre,  c'est-à-dire  la  seule  cause 
capable,  dans  notre  hypothèse,  de  relever  le  prix,  ne  se  ma- 
nifesterait et  n'agirait  point. 

La  limitation  de  l'offre  est  beaucoup  plus  rare  dans  ce  sens 
que  dans  le  sens  opposa .  Cependapt  il  n'est  pas  sans  exemple 
qu'une  production  surabondante  se  continue  assez  longtemps 
pour  donner  lieu,  parle  maintien  d'une  offre  exagérée,  à  un 
abaissement  de  prix  permanent.  Certaines  habitudes  invin- 
cibles, communes  aune  catégorie  entière  de  producteurs,  les 
empêchent  quelquefois  de  renoncer  à  une  industrie  devenue 
partiellement  infructueuse.  Il  peut  arriver  aussi,  comme  je 
l'expliquerai  ailleurs  plus  amplement,  que  l'offre  de  certains 
services  demeure  longtemps  surabondante,  parce  que  la  classe 
entière  de  travailleurs  qui  en  fait  son  industrie  se  trouve 
hors  d'état  d'appliquer  autrement  soa  activité. 

Il  me  reste  à  parler  d'un  cas  dans  lequel  l'offre  d'un  pro- 
duit se  modifie,  en  plus  ou  en  moins,  sous  l'influence  de  la 
demande  qui  se  manifeste  pour  un  autre  produit,  de  sorte 
que  le  rapport  entre  l'offre  du  premier  produit  et  la  demande 
qui  lui  correspond,  par  conséquent  aussi  le  prix  courant  de  ce 
produit,  peut  varier,  sans  que  cette  variation  tende  à  en  ame- 


TARUTIONS   DES   PRIX.  341 

ner  une  autre  en  sens  contraire,  ce  qui  suffit  pour  qu'on 
doive  classer  parmi  les  variations  permanentes  celle  qui 
s'est  opérée ,  quoiqu'elle  puisse  être  bientôt  effacée  elle- 
même  par  un  effet  inverse  provenant  de  la  môme  cause. 
Ce  cas  est  celui  des  produits  accessoires,  c'est-à-dire  des  pro- 
duits que  donnent  certaines  industries»  à  côté  de  leur  produit 
principal ,  par  suite  d'opérations  nécessaires  accomplies  en 
vue  de  ce  produit  principal.  Le  coke  qui  se  produit  dans  les 
usines  à  gaz,  la  bourre  que  fournissent  les  filatures,  les  peaux 
quedonneTindustriedes  bouchers  sontdesproduits  accessoires. 

Il  est  évident  que  les  deux  produits,  le  principal  et  l'ac- 
cessoire, forment  ensemble  le  produit  total,  dont  le  prix  doit 
compenser  les  avances  de  là  production,  et  que,  d'un  autre 
côté,  Toffre  de  l'un  des  produits  ne  peut  pas  augmenter  ou 
diminuer  sans  que  Toffrede  l'autre  augmente  ou  diminue  en 
même  temps.  De  là  il  est  aisé  de  tirer  deux  conséquences,  sa- 
voir :  1®  que  le  prix  de  chaque  produit  se  réglera  de  manière 
à  ce  que  les  deux  prix  combinés  sufSsent  pour  compenser  les 
avances  de  la  production;  2®  que,  si  le  prix  courant  de  Tun 
des  produits  s'élève  ou  s'abaisse  par  suite  d'une  modification 
de  la  demande,  la  réaction  de  l'offre,  s'exei'çant  également 
sur  le  prix  de  l'autre,  ne  ramènera  pas  le  premier  à  son  point 
de  départ,  à  moins  que  la  demande  elle-m'ême  ne  revienne  à 
son  premier  état. 

Supposons  que  le  prix  normal  de  deux  produits,  obtenus 
conjointement  par  une  certaine  somme  d'efforts,  soit  de 
100  francs,  et  que  la  somme  des  deux  prix  courants  soit  aussi 
de  100  francs,  dont  80  pour  le  produit  principal  et  20  pour 
le  produit  accessoire.  Dans  cette  hypothèse,  80  francs  ne  re- 
présentent point  le  prix  normal  du  produit  principal  ni  le  ré- 
gulateur de  son  prix  courant,  et  20  francs  ne  remplissent  pas 
mieux  cet  office  à  l'égard  du  produit  accessoire;  mais  100  francs 
représentent  le  prix  normal  des  deux  produits  ensemble  et 
servent,  comme  tel,  de  régulateur  à  la  somme  des  deux  prix 
courants.  Si  nous  supposons  n^intenant  que  la  demande  du 


34^  CIRGllLAtlOfV  DÉ  U  ÉUt:flES8£. 

produit  pl'lncipal  s'accroisse  61  en  fasse  mont6r  le  pHx  i 
iOO  francs,  la  sommé  des  deux  prix  s'élevant  à  iSD  francs, 
par  conséquent  à  20  francs  au-dessus  du  prix  Hottnal,  cdt 
avantage  crfTert  aux  producteurs  provoquera  ufl  accroissetHedt 
de  la  production;  mais,  ctimme  1  offre  du  produit  principal 
ne  peut  pas  augmenter  satis  que  Celle  du  produit  accessoire 
slugmente  dans  la  inéme  proportion,  le  prix  courant  du  pre- 
inier  ne  pourra  pas  tedèiâcendre  au-dessous  de  100  francs, 
sans  que  celui  du  second  s'abaisse  au-déSsous  de  90  franco. 
Si  doiic  le  prix  courant  du  premier  retombait  à  80  Arènes, 
celui  du secdnd  s^étantabaissé,  par  exemple^  jusqtl^àl6francs, 
la  somme  des  deux  prix  deviendrait  infêrietire  au  prix 
normal.  Par  conséquent,  la  demande  acchie  étaht  Supposée 
constante,  le  prix  courant  du  produit  priiicipa!  devra  se  fixer 
en  définitive  Un  peu  au-*dessus  de  80  francs,  c'est-à-dil«  de- 
meurer un  peu  supérieur  à  ce  qu'il  était  avatit  raccroiss6- 
ment  de  la  demahde. 

Les  effets  d'une  diminution  de  la  demande  seraient  préci- 
sément inverses.  Quant  aux  effets  d*une  augmentation  ou 
d'Une  diminution  de  la  demande  du  prbduitaccessdlfe,  ils  se- 
raient,  dans  de  moindres  proportions,  exactement  semblables 
à  ceux  d*Une  augmentation  du  d'une  diminution  de  la  de- 
mande du  produit  principal. 

En  résumé,  ce  qui  caractérise  le  cas  dont  il  s*agit,  ce  qui 
eU  fait  une  anomalie,  c'est  que  les  deux  produits  dbtetius 
conjoinlemeut  n*ont  qu'un  prix  normal  commun,  rept^éseti- 
tant  la  ëomme  d'efforts  nécessaire  pour  produire  îi  là  fois  uAe 
certaine  quantité  de  l'un  et  de  l'autre^  tandis  que  chactm  d'eux 
a  son  prix  courant  distinct,  déterminé  par  tme  demande  qoiiai 
est  propre  et  par  une  offre  qui  est  commune  aux  deux  pfbduits. 

§  â.  —  Variaiions  influencées  par  une  production  progH9»b)éfMM 

ùnérèuse. 

J'ai  déjà  signalé  à  plusieurs  reprises^  oonMne  un  des  faits 


lfâii<iTi(iRs  DÉS  ^fcnc.  543 

ied  ptttS  importaQts  dont  la  science  économique  doiVè  tenir 
compte,  la  fécondité  décroissante  des  fonds  productifs,  c*est- 
JHlire  la  néoessité  où  se  trouve  l'homme  d'en  tirer  à  des 
conditions  de  plus  en  plus  ohéreuses  les  quantités  addition- 
Belles  de  produits  dont  il  d  successivement  besoin.  J'ai  mon- 
tré aussi  que  ce  fait  provient,  eti  premier  lieu,  de  ce  qu*un 
inftme  fonds  productif  exigée  pour  fournir  des  quanlitcs  addi- 
lionoellee  égales  d'une  même  espèce  de  produits,  des  quanti- 
tés additionnelles  croissantes  de  travail  actuel  et  accumula, 
c'esl4-dire  des  sommes  croissantes  d*ef!brts;  en  second  lieu, 
de  ce  qtle»  les  divers  fonds  productifs  d'une  même  espèce,  dont 
dispose  une  nation,  étant  naturellement  d'inégale  fécondité, 
^t  les  plus  féôotlds  étant  généralement  les  premiers  qu'on 
eiploite,  e'est  par  des  exploitations  de  moins  en  moins  pro- 
duclives,  par  conséquent  à  des  conditions  progressivement 
OBéreuse^K,  que  f^haqUe  nation  obtient  les  quantités  croissantes 
de  produits  exigées  paf  utie  population  croissante. 

J'ai  enfin  expliqué»  en  paHant  de  la  valeur  normale,  l'in- 
fluence qu'élîerce  le  fait  dont  il  s'agit  sur  la  valeur  d'é- 
obatigeded produits  obtenus  à  des  conditions  progressivement 
cnéreuset). 

Lé  prix  courant  d'Un  produit  n'étant  que  l'expression  la 
plus  commode  et  la  plus  simple  de  sa  valeur  générale,  le  lec- 
teur comprendra  aisément,  sans  nouvelle  explication,  que,  si 
TuB  des  produits  de  l'espèce  mentionnée  Vient  à  augmenter 
de  prix,  par  suite  d'un  accroissement  de  la  demande,  Toffre 
additionnelle  que  provoquera  cette  élévation  du  prix  courant 
ne  le  ramènera  pas  à  son  précédent  niveau,  parce  qu'elle  ne 
pourra  être  obtenue  qu'à  l'aide  d  avances  plus  considérables, 
en  d'autres  termes  ^  parce  que  son  prix  normal  sera  su- 
périeur à  celui  des  quantités  jusqu'alors  offertes  et  de- 
mandées. 

Si  le  prix  courant  dU  blé,  dans  Un  pays  où  la  population 
est  croissante,s'élèvedfe  10  francs  l'hectolitre  à  11  francs,  par 
lerTet  d'dne  demande  Additionnelle,  l'otTre  additionnelle  que 


344  CIRCULATION   DE   LA   RICHESSE. 

provoquera  cette  hausse  du  prix  courant  ne  le  Famànera  pas 
à  10  francs,  parce  qu'elle  ne  pourra  pas  être  produite  aux 
mêmes  conditions  que  la  quantité  qui  avait  suffi  jusfu'afors, 
en  d'autres  termes,  parce  que  la  quantité  additionDelie,  eit^ 
gée  par  les  nouveaux  besoins,  aura  un  prix  normal  supérieur 
à  celui  des  quantités  produites  antérieurement.  Le  prix  ceu-' 
raiit  du  blé,  quoiqu'il  ne  reste  peut-être  pas  fixé  à  11  fpancs 
rhectolitre  ,  se  maintiendra  certainement  au-dessus  ëe 
10  francs,  et  la  variation,  dans  cette  limite,  sera  permanente. 

Cette  loi,  en  vertu  de  laquelle  le  prix  courant  de  tout  on 
produit  va  croissant  à  mesure  que  la  production  s'étend , 
parce  qu'il  a  pour  régulateur  le  prix  normal  des  denuèreB       \ 
quantités  produites»  n'est  pourtant  ni  générale,  ni  absolue.        ' 
Elle  n'est  pas  générale,  car  elle  s'applique  à  une  seule  dnse        i 
de  produits^  et  dans  cette  classe  même  elle  admet  des  exoep* 
tiens;  elle  n'est  pas  absolue,  car  diverses  causes  peuvent  eD 
neutraliser  l'application  à  Tégard  des  produits  dont  elle  partit 
influencer  le  plus  généralemen  t  la  valeur. 

En  effet,  quoique  la  loi  soit  vraie  à  l'égard  de  tous  lespre* 
duils  des  industries  extractives,  elle  ne  l'est  pas  constammefit 
et  uniformément.  Certains  produits,  tels  que  ceux  des  mineSi 
peuvent  se  trouver  entièrement  soustraits  à  son  application; 
la  plupart  des  autres  peuvent  y  échapper  partieltement. 

Tant  que  le  rendement  des  mines  qui  fournissent  on  pro- 
duit quelconque  ne  peut  diminuer  sans  que  la  demande  fasse 
hausser  la  valeur  de  ce  produit,  cette  valeur  est  déterminée 
par  les  exploitations  les  moins  productives,  parce  que  ces 
exploitations  sont  nécessaires  pour  répondre  à  la  demande 
effective  qui  se  manifeste.  Mais  la  découverte  de  nouvelles 
mines  plus  étendues  et  plus  fécondes  peut  changer  pour  long- 
temps celte  situation,  en. donnant  lieu  à  une  offre  qui  dépas- 
sera la  demande  effective  présente,  et  qui  pourra  satisfaire,  à 
des  conditions  réduites,  une  demande  croissante^  Alors,  les 
exploitations  les  plus  productives,  c'est-à-dire  les  moins  oné- 
reuses, pouvant  sutïîre  aux  besoins  dont  la  demande  est  Tex- 


VARIATIONS  DES    PRIX.  345 

pnession,  déterminent  seules  la  valeur  du  produit,  et  les 
di|)loitations  anciennes,  qui  n'ont  pas  été  abandonnées,  ne 
dooBent  pas  à  leurs  produits  plus  de  valeur  que  n'en  obtien- 
nent sur  le  marché  ceux  des  exploitations  nouvelles. 

Un  changement  analogue  se  réalise  dans  certaines  limites 
et  a  pour  effet,  par  conséquent,  de  restreindre  l'application  de 
la  loi  générale,  toutes  les  fois  que  la  production  indirecte  est 
partiellement  substituée  à  la  production  directe,  pour  un 
produit  quelconque  des  industries  extractives. 

Quand  un  pays  peut  recevoir  du  dehors  une  quantité  indé- 
finie de  blé,  il  choisit,  pour  s'approvisionner,  les  marchés  qui 
lui  offirent  les  conditions  les  plus  avantageuses,  et  la  concur- 
rença entre  ceux  qui  pratiquent  cette  production  indirecte 
dûBoe  pour  régulateur  au  prix  de  tous  les  blés  importés  celui 
qui  résulte  de  l'importation  la  plus  avantageuse,  c*est*à-dire 
la  plus  économique.  Mais  ce  prix  règle  en  même  temps  le  prix 
de  tout  le  blé  dii^ectement  produit  sur  le  sol  national;  par 
conséquent  l'influence  du  décroissement  de  fécondité  ne 
s'exerce  plus  que  dans  les  limites  fixées  par  ce  prix  normal 
de  la  production  indirecte,  et  à  l'égard  de  cette  portion  de 
Tapprovisionnement  total  que  la  culture  indigène  continue 
de  fournir. 

Enfin^  il  y  a  encore  exception  à  Tégard  des  produits  qui 
jouent  dans  l'industrie  agricole  le  rôle  de  produits  acces- 
soires, tels,  par  exemple,  que  ceux  des  cultures  secondaires, 
qui  alternent  avec  la  culture  principale  dans  les  assolements 
réguliers.  Lorsqu'une  plante  fourragère  est  généralement  em- 
ployée à  cet  usage,  il  est  clair  que  la  production,  par  consé- 
quent l'offre  du  produit  que  donne  cette  plante  ne  se  règle 
point  sur  la  demande  qui  s'y  rapporte,  mais  sur  celle  du  pro- 
duit principal,  et  que,  dès  lors,  le  prix  de  ce  produit  acces- 
soire n'est  pas  nécessairement  déterminé  par  les  avances  de 
la  production  la  plus  onéreuse  ^ 

*  M.  J.-S.  Mill  signale  aussi,  comme  formant  exception  à  la  lot  qui  régit  le 
prix  des  produits  agricoles,  le  cas  où  la  valeur  relative  de  deux  de  ces  produits 


S46  GIRCULAtlOfl  DE  Li  lUèHESSE. 

Si  l'influence  d*unë  production  progressivement  onéreuse 
n'est  pas  générale,  elle  est  encôrd  moins  absolue,  car  il  m 
résulte  seulement  une  tendance^  ^Ue  des  causes  centiares 
peuvent  neutraliser  avant  qu'elle  se  maniFeste,  ou  dont  elles 
peuvent  corrigei'  les  effets  après  qu'ils  se  sont  réalisés. 

Ces  causes  contraires,  dont  j'ai  déjà  fait  mention  dans  le 
précédent  livre,  sont  les  divers  développements  que  peut  re- 
cevoir la  production  dans  les  industries  extractives,  déve- 
ioppemenls  qui  la  rendent  plus  féconde  en  la  rendant  plus 
économique,  c'est-à-dire  en  diminuant  la  somme  d'efforls  né- 
cessaire pour  obtenir  une  quantité  dondée  de  produits,  ou  en 
augmentant  la  quantité  de  produits  qu'on  obtient  avec  une 
somme  donnée  d'efforts. 

Quatid  un  acct*oisseitlet)t,  à  la  foie  lent  et  gradiiel,  de  la 
population  permet  aux  dëveloppëmeuts  dont  je  parle  d'agir 
sur  les  prix,  à  mesure  que  la  demande  augineiite^  et  d'exer- 
cer, dans  le  sens  de  là  baisse,  une  influence  au  moins  égale 
à  celle  que  la  demande  Croissante  exerce  dans  le  sens  de  ia 
hausse,  la  tendance  qui  résulte  de  ta  fécondité  décroissante 
des  fonds  productifs,  se  trouvant  ainsi  constamment  neutra- 
lisée et  plus  que  neutralisée^  ne  peut  plus  se  manifester,  bien 
qu'elle  ne  cesse  pas  d'agir.  Quand  cette  hypothèse  ne  se  r^ ise 

se  trouve  influencée  par  l'étot  cle  leurs  demandes  res^iecUvés,  parce  ifae,  ces  deu 
produits  étant  cultivés  sur  les  mêmes  terrains,  mais  avec  des  conditloiis  de  réa- 
dement  inégales,  l'étendue  des  demandes  respectives  détermine,  pour  éhàco» 
d'eux,  s'il  pourra  être  obtenu  exclusivement  des  terrains  sur  lesquds  sa  coltafe 
est  plus  productive  que  celle  de  l'autre,  to  s'il  devra  être  eolUté  aussi  fvr  les 
terrains  également  propres  aux  deux  cultures,  ou  même  sur  lea  tetrai&s  plusprt- 
pres  à  la  culture  de  l'autre. 

n  me  parait  évident  que  la  valeur  générale  des  deux  produits,  exprimée  par 
leurs  prix  courants^  continue,  dans  cette  hypotbbse,  d'être  uniquement  détermi- 
née par  les  avances  de  la  production  la  plus  onéreuse^  et  que  le  eas  signalé  oe 
présente  que  Tapplication  parfaitement  régulière  d'une  autre  loi,  qui  régit  la  va- 
leur relative,  ou  spéciale^  de  deux  produits  qnekonques,  et  en  vertu  de  laquelle 
la  valeur  de  l'un  croit  et  décroît  relativement  à  l'autre,  h  ihesure  qta  la  deimHle 
du  premier  croit  et  décroît  relativement  à  celle  du  second  ;  loi  dont  tout  échange 
olTre  nécessairement  une  application,  et  que  j'ai  ampleftlènt  expliquée  dans  le 
ehapltrè  II  du  présfetit  livre. 


fAhiATioiAs  bEd  hiit;  347 

pas,  les  développëmeois  de  la  pbodtiolidb,  édefgiqtiëment 
provoqués  pat*  l'élétation  de  prix  qu'amène  un  accrotôSement 
irop  rapide  de  ia  demande,  yiemient,  après  coup  et  par  iû<- 
tervalles,  corriger  en  tout  otl  en  partie  les  résultats  devenus 
manifestes  de  ia  ieddatiee. 

§  3.  — *  Variatian$  influencées  par  des  modifications  du  prix  normal. 

Quand  le  prix  normal  d'une  chose  échangeable  vient  à  se 
modifier»  c'est-à-dire  quand  la  somme  d'efforts  nécessaire  pour 
la  produit'é  se  trbuve  augmentée  ou  diminuée  par  Tune  des 
causbs  que  je  mentionnerai  tout  à  l'heure,  le  prii  courant 
de  cette  chose,  devenant  par  là  supérieur  ou  inférieur  à  son 
|iri]|  ndrnaal,  proeure  aux  producteurs  un  avantage  ou  un  dés- 
avantage, qui  suffirait  pour  étendre  ou  pour  restreindre  la 
production  et  par  conséquent  Toffre  de  la  chose.  Mais  le  plus 
souvent  la  cause  méUie  qui  modifie  le  prix  normal  implique 
oécessàirement  utie  production  plus  étendue  ou  plus  res- 
treinte, parce  qu'elle  implique  une  augmentation  ou  une  di- 
minution absolue  du  capital  mis  en  œuvre. 

L'ofi&e,  étant  ain^i  modifiée  en  plus  ou  en  moins,  ne  tarde 
pas  à  imprimer  au  prix  courant  un  inouvement  de  baisse  ou 
de  hausse,  qui  le  ramène  au  niveau  du  prix  normal,  et  cette 
variation  est  toujours  permanente,  puisqu'elle  résulte  d'une 
varîalion  accomplie  dans  le  régulateur  ihême  de  ce  prix  cou- 
rant. Elle  est  permanente  en  ce  sens  que  les  oscillations  fu- 
tures du  prix  courant  s'opéreront  autour*  d'un  centre  fixé  plus 
bas  Ou  plus  haut.  Si  le  prix  normal  d'un  produit  tombé  de 
10  francs  à  5  francs,  le^  variations  temporaires  de  son  prix 
courant  auront  désormais  cette  dernière  Somme  pour  point 
(le  départ^  de  sorte  que,  par  exemple,  une  augmentation  de 
demande,  qui  l'aurait  porté  précédemment  à  12  francs,  ne  le 
portera  plus  qu'à  6  francs. 

Parmi  les  causes  qui  peuvent  modifier  le  prix  normal 
d'un  produit,  en  modifiant  les  conditions  de  sa  production, 


348  CIRCULATION   DE   LA   RICHESSE. 

il  n'y  en  a  pas  de  plus  puissante  (jue  ces  développements 
industriels  qui  rendent  la  production  plus  économique,  et 
dont  le  mode  d'action  et  les  effets  ont  été  expliqués  dans  le 
premier  livre  de  cet  ouvrage,  notamment  la  division  du  tra- 
vail, Tapplication  des  machines,  la  production  en  grand.  Mais 
aussi  l'action  de  cette  cause  est  inévitablement  accompagnée 
d'un  accroissement  proportionnel  de  la  production. 

Lorsque  l'efficacité  du  travail  de  fabrication  qu'accomplis- 
sent dix  ouvriers  se  trouve  élevée  au  centuple,  ils  élabwtnt 
une  quantité  centuple  de  matières  premières  et  fabriquent, 
par  conséquent,  une  quantité  centuple  de  produits,  I^orsqu'une 
machine  peut  accomplir  le  travail  de  l'homme,  ]'économie 
qui  en  résulte  se  proportionne  à  la  quantité  de  travail  rem- 
placée, et  comme  cette  quantité  exige  à  son  tour  une  quantité 
proportionnelle  de  matières  premières  et  une  puissance  propor- 
tionnelle de  la  machine,  la  production  augmente  aussi  en 
proportion  de  l'économie  réalisée.  La  machine  à  filer  le  coton 
n'a  pu  remplacer  le  travail  de  1 ,6i)0  fileuses  qu'en  exécutant 
chaque  jour  une  quantité  de  produits  égale  à  celle  qu'aurait 
donné  le  travail  journalier  de  1,600  fileuses. 

Ainsi,  toute  modification  du.  prix  normal,  quand  elle  est 
amenée  par  la  cause  dont  il  s'agit,  a  pour  effet  immédiat  et 
inévitable  un  accroissement  de  l'offre  effective ,  tout  à  fait 
indépendant  de  l'impulsion  donnée  aux  producteurs  par  le 
changement  du  rapport  qui  existait  entre  le  prix  normal  et 
le  prix  courant.  L'offre  augmente,  dans  ce  cas,  non  point 
parce  que  le  producteur  a  pu  vendre  son  produit  plus  cher 
qu'il  ne  lui  coûte,  mais  par  cela  seul  que  son  produit  lui  coûte 
moins  et  avant  qu'il  ait  pu  en  débiter  la  moindre  parcelle. 

Faute  d'avoir  assez  tenu  compte  de  cette  circonstance, 
M.  J.  Stuart  Mill  commet  l'erreur  d'attribuer  les  effets  d'une 
offre  réelle  à  ce  qu'il  nomme  une  offre  potentielle^  c'est-à-dire 
à  une  offre  qui  peut  s'accroître,  mais  ne  s'est  pas  encore 
accrue.  Il  doit  très-rarement  arriver  que  le  prix  courant  d'un 
produit  s'abaisse  par  le  seul  effet  d'une  offre  additionnelle 


VARlAnONS  DES  PRIX.  349 

prochaine,  sans  que  l'oflre  totale  se  soit  réeHement  accrue 
sur  un  point  quelconque  du  marché  ouvert  à  ce  produit. 
Lorsque  ce  fait  paraît  se  réaliser  sous  Tinfluence  d'un  dé- 
veloppement industriel  qui  a  notablement  diminué  le  prix 
normal,  c'est  que  l'offre  du  produit  s'est  accrue  réellement 
et  notoirement  dès  que  le  développement  industriel  s'est 
accompli,  et  qu'il  suffit  qu'une  offre  additionnelle  existe  et 
se  manifeste  quelque  part,  pour  que  son  influence  sut  le  prix 
courant  se  propage  dans  toute  l'étendue  du  marché. 

D'ailleurs,  concevrait-onqu'uneoffre simplement  potentielle 
produisit  un  abaissement  graduel  des  prix  ?  Oix  serait  la  mesure 
de  son  influence?  Je  ne  puis  me  persuader  que  cette  action,  en 
quelque  sorte  mystérieuse,  d'une  cause  purement  éventuelle 
entre  pour  rien  dans  les  phénomènes  dont  il  est  ici  question. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  fait  que  je  viens  de  signaler  est  d'une 
grande  importance, par  Tintime  connexité,  par  la  dépendance 
étroite  qu*il  établit,  ainsi  que  je  lai  déjà  expliqué  à  propos 
du  transport,  entre  certains  développements  de  la  production 
et  ceux  dont  la  circulation  est  susceptible.  J'ai  annoncé  que 
le  perfectionnement  des  moyens  de  transport  n'agissait  pas 
seul,  dans  ce  cas,  sur  Vétat  du  marché  ;  et,  en  effet,  comme 
la  circulation  d'un  produit  peut  s'accroître  intensivement 
aussi  bien  qu'extensivement,  l'abaissement  du  prix  normal , 
en  amenant  à  sa  suite  l'abaissement  du  prix  courant,  ne  con- 
tribue pas  moins  que  la  facilité  du  transport  à  favoriser  les 
progrès  industriels  qui  sont  nécessairement  accompagnés  d'un 
accroissement  immédiat  et  considérable  de  la  production. 

La  circulation  d'un  produit  s'accroît  intensivement  lors- 
que fa  demande  eflective  augmente  dans  les  limites  du  marché 
acquis.  Le  marché  devient  alors  plus  actif,  sans  devenir  plus 
étendu;  il  s'améliore  sans  s'agrandir.  Or,  c'est  ce  qui  arrive 
toujours  lorsque  le  prix  courant  du  produit  demandé  s'abaisse, 
sans  que  le  besoin  auquel  ce  produit  répond  diminue  d'in- 
tensité. En  pareil  cas,  l'augmentation  de  la  demande  effec- 
tive  doit   même  suivre  une   progression  plus  rapide  que 


350  ClRCU(4TfOIl|   P£  U  BK||i8SSE. 

]*abai8S6ia6Qt  du  prix»  et  cela  par  deux  raispps  :  d  aborv}»  parée 
que  danâ  toqt  pays  les  consonimal^urs  sont  d*autant  plus 
nombreux  qu'ils  sont  moins  aisés  ;  ensuite,  parce  que  h  plu- 
part des  produits  sont  d'une  consomipatiop  extapsîble  et  en 
quelque  sorte  élastique,  chaque  individu  en  iU)QfioiiUDaiU 
d'autant  pl^s  qu'il  peut  en  acquérir  davantage. 

Les  conspmniateurs,  étant  qlassés  d'après  lenn  revenus, 
formenfune  pyramide  plus  ou  mpins  régulière,  dont  les  as- 
sises vont  s'élargissant  à  mesure  qu'elles  représentent  des  re- 
venus moindres.  Ainsi  un  produit,  dont  le  prix  eoufaai  tombe 
de  10  francs  à  5  francs,  devient  accessible  à  un  nombre  ad- 
ditionnel de  consommateurs,  qui  dépasse  de  beaucoup  celui 
des  consommateurs  jusqu'alors  en  état  de  sa  le  prœurer. 

On  peut  exprimer  graphiquement  cette  marche  parallèle  du 
décroissement  des  revenus  et  de  l'accroissement  du  liombre 
des  consommateurs,  sous  la  forme  d*un  angle,  traversé  par 
des  lignes  horizontales  dont  les  longueurs  décrôiss^utes  re- 

présenten  t  des  reve- 
nus croissants.  Hais 
cette  figure,  où  les 
points  B  et  G  sont 
unis  par  une  ligne 
droite,  pst  fort  loiu 
de  représenter  toute 
G  la  disproportion  qui 
se  manifeste  dans  la  réalité  entre  le  décroissement  des  revenus 
et  Taccroissement  de  la  demande  effective. 

On  a  souvent  essayé,  dans  un  bqt  fiscal,  de  oonstater  la 
distribution  réelle  de  la  ricbesee. 

Pour  un  pays  tel  que  la  France,  où  k  propriété  iannobi- 
lière  se  transmet,  siùon  aussi  facilement,  du  moins  aussi  li- 
brement que  la  propriété  mobilière,  on  peut  admettre  que 
celle-ci  est  distribuée  à  peu  près  de  la  môme  manière  que 
celle-lÀ,  ou  que,  s'il  existe  une  différence,  elle  provient  deçà 
que  la  propriété  mobilière  est  distribuée  encore  plus  inégale- 


yèjmn<m  ces  p»jx,  35t 

umi  W  ^^  pi*PPriété  imiQDbiUèra.  Or,  l^s  dépombreipents  et 
les  elasseipeQts  pfficielSi,  exécptés  d  après  le  ca()astre  eq  vuq 
de  rimp6(  foppii^ry  fowBisseot  les  chiiîres  suivaiUs  ^  : 


KMtaat  ptétoDéf. 

NombrM  de*  colw  foncières 

i,00(>  francs  et  au-dessus. 

16,346. 

De  500  à  1,000. 

36,869. 

De  100  à  SÛO. 

440,104. 

De   50  à  100. 

607,966. 

De   30  à   60. 

744,911. 

De   30  à  90. 

791,711. 

De   10  à   âO. 

1,614,807. 

De     5  à    10. 

4,818,474. 

Ao-dassmis  de  5  francs. 

5,440,5«0. 

On  voit  que  le  nombre  des  revenus*  qui  vont  de  5  à 
20  francs  est  très-supérieur  à  celui  des  revenus  qui  dépassent 
20  francs;  que  le  nombre  des  revenus  qui  vont  de  100  à 
500  francs  est  jplys  de  huit  fois  aussi  grand  que  le  nombre  de 
ceux  qui  excèaent  500  ;  que  les  revenus  entre  10  et  20  francs 
Bfc  sont  en  nombre  double 

des  revenus  entre  20  et 
30,  etc.,  enfin  que  le  re- 
venu de  i  ,000  francs,  qui 
est  pris  pour  minimum  de 
la  première  classe,  pou- 
vant à  peine  suffire  pour 
assurer  le  strict  nécessaire 
à  une  famille  de  quatre 
personnes,  doit,  par  con- 

*  Cm  dolnées  wmt  eitraftes  d'un  mémoire  de  M.  Moreau  de  Jones  et  se  rap- 
portent k  l'année  1842. 

'  Je  ««19  4|ii6  le  non4>re  de$  propriétaires  doil  êire  un  peu  infévlear  à  celui  des 
cotes  foncières,  mais  celte  différence  ne  peut  pas  être  assez  forte  pour  affecter  le 
résultat  que  f  ai  en  vue  de  faire  ressortir  ;  car,  s'il  y  a  des  propriétaires  qui  sont 
ra^tetDlés  par  plssiciurs  cotes,  il  y  «  aussi  des  cotes  qui  représentent  plusieurs 
pr^rtéUîfes. 


352  cmcuuTioii  de  la  richesse. 

séquent,  se  trouver  déjà  bien  loin  da  sommet  de  la  pyramide. 
U  faut  que  la  ligne  BC,  de  la  première  figure,  page  38Û, 
soit  une  ligne  courbe,  intérieurement  convexe,  très-proioagée 
dans  le  sens  vertical  et  dans  le  sens  horizontal,  comme  la  fi- 
gure ci-dessus  l'indique  très-imparfaitement. 

Quant  à  cette  élasticité  de  la  consommation,  qui  concourl 
aussi  à  augmenter  la  demande  effective  en  présence  d'un  prix 
courant  abaissé,  elle  est  évidente  à  l'égard  de  tous  les  produits 
dont  Tusage  n'est  pas  strictement  nécessaire,  en  parttculîer 
de  ceux  dont  la  consommation  est  lente,  tels  que  les  étoffes, 
le  linge,  les  meubles  et  les  instruments  de  toute  espèee.  Lors 
donc  que  le  prix  de  ces  objets  subit  une  baisse  notable,  la  de- 
mande s'accroît  en  même  temps  par  une  forte  addition  de 
nouveaux  consommateurs  et  par  une  forte  augmentation  de 
la  quantité  que  consomment  les  anciens. 

Représentons  par  la  ligne  BC  le  nombre  des  consomma- 
teurs d'un  objet  valant  40  francs,  et  par  la  ligne  A  D,  double 
de  la  première,  le  nombre  doublé  des  consommateurs  de  ce 


B 


même  objet,  dont  le  prix  est  tombé  à  5  francs.  La  ligne  BC, 
représentant  elle-même,  depuis  cet  abaissement  du  prix,  une 
demande  doublée,  doit  être  idéalement  prolongée  jusqu'en  E, 
de  sorte  que  la  consommation  totale,  qui  n'était  que  de  B  C 
avant  le  changement  du  prix,  se  trouve  être  ensuite  de 
B  E  H-  A  D,  c'est-à-dire  quadruplée. 

Cette  double  amélioration  intensive  du  marché,  qui  résulte 
de  rabaissement  des  prix,  est  si  importante,  que  les  pro- 
duits dont  le  prix  courant  ne  peut  pas  éprouver,  par  Feffet 
d'une  économie  de  la  main-d'œuvre,  un  abaissement  un 


¥AftUTioiis  Dss  piyx.  553 

pea  considérable  demeureot  peu  accessiUes  aux  progrès  par 
les^ttéls  s'étend  la  fabrication. 

L'impossibilité  dont  je  parle  tient  au  rapport  qui  existe 
entre  la  matière  première  et  la  main-d'œuvre,  comme  fac- 
teurs du  prix.  Si  la  matière  première  est  assez  précieuse  et  la 
façon  assez  simple  pour  que  celle-là  forme  les  90/100,  et 
celle-ci  seulement  les  10/100  du  prix,  une  économie  de  4/5 
sur  la  main-d'œuvre  n'abaissera  ce  prix  que  de  8/100,  de 
sorte  qu'un  produit  de  100  francs  vaudra  encore  92  francs. 
Si  la  proportion  des  doux  facteurs  est  inverse^  une  économie 
de  la  même  portée  abaissera  le  prix  de  72/100,  c'est-à-dire 
le  fera  tomber  de  100  francs  à  28  francs. 

C'est  ce  qui  explique,  par  exemple,  pourquoi  la  bijouterie 
et  l'orfèvrerie  sont  beaucoup  moins  accessibles  à  la  division 
du  travail,  à  l'emploi  des  macbines  et  à  la  fabrication  en  grand 
que  l'horlogerie,  quoique  cette  dernière  industrie  mette  en 
cnme  des  matières  tout  aussi  précieuses,  et  quoique  ces  trois 
industries  soient  dans  les  mêmes  conditions  à  l'égard  du 
transport,  c'est-à-dire  en  ce  qui  concerne  l'extension  possible 
de  leur  marché. 

Ceci  me  conduit  à  parler  des  autres  causes,  qui  peuvent, 
en  modifiant  le  prix  normal,  amener  des  variations  perma- 
nentes du  prix  courant. 

Le  prix  normal  a  pour  facteurs  le  coût  de  la  main-d'œuvre 
employée,  le  prix  des  instruments  de  travail,  et  de  plus,  à 
l'égard  des  produits  manufacturés,  le  prix  des  matières  pre- 
mières. Toute  modification  qu'éprouve  l'un  de  ces  trois  fac- 
teurs peut  donc,  sans  que  les  opérations  productives  soient 
d'ailleurs  changées  en  aucune  façon,  avoir  pour  efiet.de  mo- 
difier le  prix  normal.  Je  dis  seulement  :  peut  avoir  pour  effet, 
parce  qu'il  n'est  pas  rare  qu'une  modification  qui  altère  l'un 
lies  facteurs,  étant  neutralisée  par  une  modification  en  sens 
iaverse  des  autres  facteurs,  laisse  intact  le  prix  normal. 

La  proposition  est  évidente  pour  les  matières  premières  et 
{K»ur  les  instruments  de  consommation  rapide,  tels  que  les 
I.  23 


354  ClRCDIJiTlON  DE  U  BICiltSSE. 

combustibles.  Le  prix  normal  du  pain,  oelui  des  meubles  de 
bois,  celui  des  étoiïes  de  soie,  de  iaiue  ou  de  colon,  doivent 
augmenter  et  diminuer  avec  les  prix  du  blé,  du  bois  brut, 
des  fils  de  soie,  de  laine  ou  de  coton,  et  avec  ceux  des 
divei'ses  matières  instrumentales  qui  servent  à  fabriquer  ces 
produits. 

Quant  aux  instruments  de  travail  qui  se  consomment  len- 
tement, tels  que  les  outils,  et  qui  font  partie  du  capital  fixe 
de  chaque  entreprise,  leur  prix  courant  représente,  pour  le 
producteur  et  à  raison  de  chaque  période  d'un  jour,  d*un 
mois,  d'un  an,  etc.,  pendant  laquelle  il  les  emploiera,  uue 
somme  d*efforts  d'abstinence,  qui  doit  se  répartir  sur  la 
quantité  entière  du  produit  qu'il  obtiendra  par  leur  concours 
pendant  la  période  prise  pour  unité. 

Si  un  producteur  emploie  pour  2,000 francs  d^oulils,  et  que 
les  efforts  d'abstinence^  pour  chaque  période  d'une  année, 
soient  représentés  par  1/^0  du  capital  sur  lequel  porte  l'ab* 
stinence,  c'est-à-dire  dans  notre  hypothèse  par  400  francs, 
cette  somme,  répartie  sur  le  produit  total  d'une  année,  en* 
trera  comme  élément  constitutif  dans  le  prix  normal  de  chaque 
portion  de  ce  produit,  en  proportion  du  temps  nécessaire 
pour  produire  cette  portion. 

De  plus,  comme  les  instruments  dont  il  est  ici  question  se 
consomment,  quoique  lentement,  par  l'usage  qu'on  ep  fait, 
leur  valeur  totale,  augmentée  de  celle  des  réparations  qu'ils 
ont  pu  exiger  pendant  la  durée  de  leur  emploi,  maisdiminuée 
de  celte  qu'ils  peuvent  conserver  comme  simples  matériaux, 
doit  aussi  être  répartie  sur  l'ensemble  des  produits  obtenus 
pendant  ladite  durée  et  former  un  des  éléments  du  prix  nor- 
mal de  ces  produits. 

Si  une  machine  qui  a  coûté  20,000  francs  peut,  avec  5,000 
francs  de  réparations  successives,  durer  dix  années  et  conser- 
ver au  bout  de  ce  temps,  quoique  mise  hors  d'usage,  une  va- 
leur de  2,000  francs,  ce  qui  porte  la  dépense  totale  à  33,000 
francs,  cette  somme  doit  se  répartir  surtout  le  produit  des 


VARUTIONS  DBS  vta.  355 

dix  années,  celui  de  chaque  année  recevant  une  charge  pro- 
portionnelle de  2,300  francs  comme  partie  intégrante  de  son 
prix  normal. 

Ainsi  le  prix  du  fer,  c'est-à-dire  du  métal  qui  forme  la 
matière  unique  de  beaucoup  d'outiis  et  la  matière  principale 
de  presque  tous  les  instruments  de  lente  consommation,  ne 
peut  pas  augmenter  ou  diminuer^  sans  qu'il  en  résulte  des 
variations  correspondantes,  plus  ou  moins  sensibles,  dans  le 
prix  normal  des  produits  à  Textraclion  ou  à  la  fabrication 
desquels  ce  métal  est  employé,  notamment  des  produits 
agricoles  et  de  ceux  d'entre  les  produits  manufacturés  qui 
ont  pour  matières  premières  des  bois  ou  des  métaux. 

Enfin,  ce  que  coûte  au  producteur  ja  main-d'œuvre  qu'il 
emploie  constitue  le  troisième  facteur  du  prix  noripal,  et  en 
même  ten^ps  le  troisième  élément  du  capital  productif,  celui 
que  j'ai  désigné  sous  le  nom  d'approvisionnement.  C'est  la 
quantité  d'approvisionnement  nécessaire  pour  obtenir  une 
quantité  déterminée  de  produits;  ou  plutôt,  comme  le  pro- 
ducteur achète  directement  le  travail,  c'est  ce  qu'il  dépense 
en  main-d'œuvre  pour  obtenir  une  quantité  déterminée  de 
son  produit. 

Ce  n'est  donc  pas  le  prix  du  travail,  c'est-à-dire  ce  que  Ton 
paye  en  échange  d'une  quantité  déterminée  de  travail.  Le 
prix  ;du  travail  influe,  il  est  vrai,  aussi  directement  sur  le 
prix  normal  que  le  prix  de  la  matière  première,  mais  avec 
cette  diflTérence,  que  la  quantité  du  produit  obtenu,  au  lieu 
de  se  proportionner,  comme  elle  le  fait  pour  la  matière  pre* 
mière,  à  la  seule  quantité  employée,  augmente  et  diminue  en 
raison  composée  de  la  quantité  et  de  l'efficacité  du  travail 
mis  en  œuvre. 

Il  en  résulte,  en  premier  lieu,  que  le  prix  normal  est  plus 
ou  moins  modifié,  par  un  môme  changement  survenu  dans 
le  prix  du  travail,  suivant  que  le  travail  employé  se  trouve 
moins  ou  plus  i^fBcace,  ou  qu'il  en  faut  une  plus  ou  moins 
grande  quantité;  en  second  lieu,  que  le  eoût  de  la  main 


556  CIRCULATION   DE   U  RICHESSE. 

d*œuvre  employée,  par  conséquent  le  prix  normal,  peut  se 
trouver  modifié  par  le  seul  changement  de  refBcacité  ou  de 
la  quantité  du  travail,  sans  que  le  prix  de  ce  travail  ait  dimi- 
nué ou  augmenté. 

Deux  pays,  B  et  G,  fournissent  un  même  genre  de  produit, 
mais  le  travail  employé  étant  deux  fois  aussi  efficace  dans  le 
paysB  que  dans  le  pays  C,  les  ouvriers  de  celui-ci  mettent 
deux  jours  à  exécuter  la  quantité  de  ce  produit  que  les 
ouvriers  de  celui-là  font  en  un  jour.  Si  nous  supposons  que 
le  prix  de  la  main-d'œuvre,  dans  ces  deux  pays,  s'élève  de 
2  francs  par  journée  à  5  francs,  cette  augmentation  afTeclera 
moins  le  prix  normal  du  produit  en  question  dans  le  pays  6, 
que  dans  le  pays  G,  parce  qu  elle  agira  sur  une  quantité  de 
produits  plus  considérable. 

Si  nous  supposons  que,  le  prix  du  travail  en  question 
demeurant  le  même,  son  efficacité,  qui  était  d^abord  égale 
dans  les  deux  pays,  devienne  double  pour  B,  le  prix  normal 
devra  diminuer  dans  ce  dernier  pays»  puisque  le  prix  de  la 
main-d'œuvre  employée  s*y  trouvera  réparti  sur  une  quantité 
double  de  produits. 

M.  J.  St.  Mill,  qui  a  le  premier  mis  en  lumière  cette  vé- 
rité importante,  trouve  dans  le  coût  de  la  main-d'œuvre  em- 
ployée jusqu'à  trois  éléments  distincts,  et  il  a  théoriquemeut 
raison. 

En  effet,  si  Ton  suppose  que  le  producteur  achète  Tappro- 
visionnement  dont  il  a  besoin  et  le  donne  en  échange  de  la 
main-d'œuvre  qu'il  emploie,  la  dépense  totale  de  cette  main- 
d'œuvre  dépendra  pour  lui  du  prix  de  l'approvisionnement, 
de  la  quantité  qu'il  en  devra  donner  pour  une  quantité  déter- 
minée de  travail,  et  de  la  quantité  de  produits  qu'il  obtiendra 
par  cette  quantité  de  travail  employée. 

Représentons  par  le  prix  du  blé  celui  de  l'approvisionne- 
ment total.  Si^  le  prix  du  travail  étant  d'un  hectolitre  de  blé 
pour  dix  journées  de  travail  et  la  quantité  de  produits  obte- 
nue par  ces  dix  journées  étant  représentée  par  le  chiffre  100, 


VAMATIONS  DES   PRIX.  357 

le  prix  du  blé  vient  à  s*élever  de  20  francs  rbectolitre  à 
30  francs,  la  dépense  en  main-d'œuvre  sera  certainement 
augmentée,  puisque  400  de  produits  coûteront  30  francs  au 
lieu  de  20.  Si  c'est  le  prix  seul  du  travail  quis'accrotl,  la  va- 
leur des  dix  journées  s'élevant  par  exemple  à  un  hectolitre  et 
demi  de  blé,  la  dépense  en  main-d'œuvre  sera  pareillement 
augmentée  et  dans  la  même  proportion,  car  les  100  de  pro- 
duits coûteront  30  francs  au  lieu  de  20.  Enfin,  si  c'est  la 
quantité  du  travail  employé  qui  se  modifie,  soit  parce  que 
son  efficacité  a  diminué,  soit  parce  que  son  concours  dans  la 
production  a  augmenté,  la  quantité  de  produits  obtenue  par 
dix  journées  de  travail  se  trouvant  réduite  par  exemple  à  75, 
la  dépense  en  main-d'œuvre  augmentera  aussi,  puisqu'une 
quantité  100  de  produits  coûtera  désormais  25  francs  au  lieu 
de  20». 

Cependant  lorsque,  pour  se  rapprocher  de  la  réalité,  on 
suppose  que  le  producteur,  au  lieu  d'acheter  l'approvision- 
nement nécessaire,  achète  directement  la  main-d'œuvre  dont 
il  a  besoin,  il  est  évident  que  le  prix  de  la  main-d'œuvre  re- 
présente à  la  fois  le  prix  de  l'approvisionnement  et  la  quantité 
d'approvisionnement  que  vaut  le  travail^  de  sorte  que  ces 
deux  éléments  n'en  forment  plus  qu'un  seul.  Dans  l'hypo- 
thèse ci-dessus,  le  prix  du  travail,  qui  est  d'abord  de  20  francs 
pour  10  journées,  c'est-à-dire  de  2  francs  par  journée,  sera 
porté  à  3  francs,  soit  que  le  prix  du  blé  s'élève  à  30  francs 
l'hectolitre,  soit  que  la  valeur  du  travail  s'élève  à  30  décili- 
tres, et  il  serait  porté  à  4  fr.  50  c.  par  le  concours  simultané 
de  ces  deux  causes. 

Aiusi  :  prix  du  travail,  quantité  du  travail,  voilà  les  deux 
éléments  réels  de  ce  que  coûte  la  main-d'œuvre. 

1  Appelons  a  le  prix  de  rapprovisionnemcnt  nécessaire,  t  la  quantité  de  travail 

correspondante,  p  la  quantité  de  produit  obtenue  par  ce  tratail,  m  le  coAt  total  de 

a  t 
la  main-d'œuvre.  Celui-ci  a  pour  expression  la  formule  m  = — ,  dans  laquelle  on 

ne  peul  changer  ni  a,  ni  p,  ni  f,  sans  que  m  se  trouve  en  même  temps  modifié. 


358  GIRGULAnoif  DE   LA  RfCtlESSE. 

J'ai  mentionné,  dans  le  premier  livre  de  cet  ouvrage,  les 
causes  qui  peuvent  augmenter  l'efficacité  du  travail,  sans 
changer,  comme  le  fait  la  division  du  travail,  la  forme  des 
opérations  productives  ou  la  distribution  des  efforts,  sans 
exiger  par  conséquent  ni  un  accroissement  préalable  du  ca* 
pital,  ni  une  extension  immédiate  de  la  production.  Ces 
causes  n*en  agissent  pas  moins  sur  le  prix  normal  ded  produits 
et  donnent  par  là  une  portée  économique  à  de  grandes  ques- 
tions ,  qui  tirent  d'un  autre  ordre  d'idées  leur  principale 
importance.  L'éducation  populaire,  l'émancipation  des  tra- 
vailleurs, esclaves  ou  serfs,  contribuent,  aussi  bien  que  le 
perfectionnement  des  machines,  quoique  moins  visiblement, 
à  Taccroissement  absolu  de  la  richesse  des  nations. 

Quand  le  prix  normal  d'un  certain  produit  a  été  modifié 
par  une  des  causes  dont  je  viens  de  parler,  ce  nouveau  prix 
devient  toujours  virtuellement,  pour  tous  les  produits  de  la 
même  espèce,  le  prix  normal  de  l'actualité,  Texpressioû  de  la 
somme  d'efforts  que  ces  produits  représentent,  le  régulateur 
de  leur  prix  courant,  quoique  une  partie  de  ceux  qui  sont 
offerts  aient  été  extraits  ou  fabriqués  à  d'autres  époques  et 
dans  des  conditions  différentes. 

Il  résulte  de  là  que  les  facteurs  du  prix  normal  sont  aussi 
les  prix  de  l'actualité,  les  prix  courants  des  divers  éléments  du 
capital.  Quand  le  prix  du  fer  entre  comme  élément  dans  le 
prix  normal  d'un  produit,  c'est  le  prix  actuel  du  fer,  c'est  ce 
que  coûte  le  fer  brut  ou  le  fer  façonné  aux  producteurs  qui 
doivent  l'acheter  pour  l'employer  comme  matière  première 
ou  comme  instrument;  or,  il  leur  coûte  ce  qu'il  vaut  actuel- 
lement, sur  le  marché  oh  ils  ont  à  se  pourvoir. 

Ainsi,  le  prix  normal  peut  se  trouver  exposé  à  de  faibles 
oscillations  temporaires,  provenant  des  variations  temporaires 
que  subissent  les  facteurs  qui  le  constituent. 

D'un  autre  côté,  pour  tous  les  produits  dont  l'offre  peut 
s'accroître  indéfiniment  à  des  conditions  constantes,  c'est-à- 
dire  en  général  pour  les  produits  de  fabrication  à  l'égard 


VARIATIONS   DEd   PRIX.  359 

desquels  la  concurrence  est  libre ,  le  prix  courant  a  pour 
régulateur,  si,  comme  il  arrive  souvent,  les  producteurs  ne 
fabriquent  pas  tous  dans  des  conditions  identiques,  la  pro« 
duction  la  plud  économique  de  Taclualité. 

Supposons  qu'une  certaine  étoffe  soit  produite  par  divers 
fabricants,  dans  des  conditions  diverses,  qui  en  élèvent  le  prix 
normal,  pour  les  uns,  à  49  francs,  pour  d'autres,  à  20  francs, 
pour  d'autres  encore,  à  21  francs.  Comme  la  production  à 
laquelle  correspond  le  prix  normal  de  19  francs  peut  s'accroître 
indéfiniment  et  qu'elle  est,  en  présence  d'un  prix  courant 
quelconque ,  la  plus  avantageuse  des  trois  pour  les  producteurs, 
ce  sera  par  celle  production  que  l'offre  s'étendra,  que  le  prix 
normal  sera  déterminé  et  que  seront  réglées  les  oscillations 
du  prix  courant. 

Cette  différence  entre  les  conditions  de  travail  de  divers 
producteurs  ne  peut  jamais  être  portée  bien  loin,  car  les  fa- 
bricants les  moins  favorisés  sont  toujours  libres  de  changer 
d'industrie,  ou  de  se  placer  dans  de  meilleures  conditions. 
Lorsqu'un  progrès  industriel  s'accomplit  dans  une  branche 
de  la  production,  les  premiers  qui  peuvent  l'appliquer  et  en 
profiter  sont  ordinairement  ceux  qui  disposent  des  plus  forts 
capitaux,  et  ceux-lîi  rendent  bientôt  impossible  la  concur- 
rence de  beaucoup  d'autres.  En  général,  les  capitaux  les  plus 
considérables,  grâce  li  l'avantage  que  procure  toujours  la 
production  en  grand,  étant  les  plus  économiques  à  exploiter, 
tendent,  par  l'abaissement  du  prix  normal ,  à  exclure  peu 
à  peu  du  marché  les  producteur  qui  disposent  de  capitaux 
naoindres.  C'est  ainsi  que  la  grande  fabrication  remplace  la 
petite,  que  les  conditions  moyennes  disparaissent  dans  cer- 
taines branches  d'industrie,  et  que  l'aclivité  économique 
va  se  concentrant  de  plus  en  plus  dans  les  grandes  entre- 
prises. 

Ceci  me  conduirait  à  mentionner  un  facteur  du  prix  nor- 
mal dont  j'ai  fait  abstraction  jusqu'à  présent,  celui  qui  résulte 
des  conditions  sous  lesquelles  se  forme  et  s'accumule  le  capital 


560  GIRGULATIOlf   DE  LA  RIGHES8C. 

nécessaire  à  la  production;  car,  en  parlant  plus  haut  des 
eflbrts  d'abstinence  qui  s'appliquent  au  capital  {fixe  pendant 
la  production  y  je  n'ai  rien  dit  de  ceux  qui  s'appliquent  au 
capital  entier  jusqu'au  moment  où  la  production  te  mit  en 
œuvre. 

Mais  ces  questions,  de  même  que  plusieurs  autres  qui  se 
rattachent  au  sujet  traité  dans  la  présente  section,  doivent 
être  renvoyées  au  livre  suivant»  parce  que  les  faits  de  circula- 
tion qu'elles  concernent,  notamment  les  divers  iacteuis  du 
prix  normal ,  sont  en  même  temps  des  phénomènes  de  distri- 
bution, qu'il  faut  avoir  analysés  comme  tels  pour  compren- 
dre nettement  le  rôle  qu'ils  jouent  dans  la  déteroiiiiation 
des  prix. 

SBGTION  III. 
Effets  généraux  da  déir^oppement  éeottom^pae  tfuw  let  fpfx. 

L'histoire  des  prix  offre  quelques  faits  généraux  et  une  mul- 
titude de  faits  particuliers,  intéressants  pour  Tapplication 
des  théories  économiques;  mais  les  premiers  seuls  peuvent 
entrer  dans  le  plan  d*un  ouvrage  qui  doit  embrasser  l'eQ- 
semble  de  la  science. 

Pour  éviter  toute  confusion,  je  dois  avertir  le  ieclear  que 
les  variations  de  prix  dont  je  vais  parler  sont  relatives,  uon 
absolues.  L'élévation  et  l'abaissement  absolus  des  prix,  d'é- 
poque en  époque,  dépendent  autant  des  valeurs  successives 
du  numéraire  que  des  valeurs  dont  le  numéraire  fournit  l'ex- 
pression et  la  mesure.  Or,  comme  la  valeur  du  numéraire  va 
se  modifiant  aussi  avec  le  développement  économique,  sous 
rinfluence  de  causes  qui  lui  sont  propres,  et  qui,  bien  qu'elles 
tendent  généralement  à  l'abaisser,  impriment  à  cet  abaisse- 
ment une  marche  irrégulière,  tantôt  accélérée^  tantôt  rakotie 
ou  interrompue,  l'action  des  causes  qui  modifient  les  prix 
absolus  est  rendue  par  là  très-inégale  d'époque  en  époque  et 


VARUTIONS   DES   PRIX.  361 

se.  trouve  souvent  neutralisée  par  les  fluctuations  parallèles 
de  ia  valeur  du  numéraire. 

Mais,  à  chaque  époque^  les  valeurs  générales  des  diverses 
espaces  de  produits  ont  entre  elles  des  rapports,  que  le  nu- 
méraire alors  circulant  fournit  le  moyen  d'exprimer  exacte- 
ment et  commodément,  et  ce  sont  ces  rapports,  en  d'autres 
termes  les  prix  relatife  des  choses  échangeables,  qui,  sous 
rinfluence  du  développement  économique,  subissent  les  mo- 
difications successives  dont  il  va  être  question. 

I.  A  mesure  que  la  société  avance  dans  son  développement 
économique,  c'est-à-dire  à  mesure  qu'elle  devient  plus  nom- 
breuse et  plus  riche,  le  prix  des  produits  bruts  tend  générale- 
ment à  s'élever,  celui  des  produits  manufacturés  à  s'abaisser. 
Pendant  le  premier  stage  qui  suit  rétablissement  fixe  d'une 
société  sur  un  territoire  encore  inculte,  la  population,  se 
trouvant  clair-semée  sur  une  vaste  étendue  de  fonds  produc- 
tifs, en  tire  facilement  les  produits  bruts  dont  elle  a  besoin, 
en  se  bornant  à  exploiter  les  portions  de  ce  domaine  qui 
eûgent  le  moins  d'avances  pour  devenir  productives  et  en 
recevant  de  la  nature  tout  ce  que  celle-ci  peut  produire  spon- 
tanément. 

D'un  autre  côté,  ce  premier  stage  est  celui  de  l'enfance  pour 
tous  les  arts  mécaniques  et  pour  les  sciences  qui  en  éclairent 
et  en  assurent  le  développement.  La  répartition  même  des 
traTaux,  cette  première  condition  de  leur  efficacité,  ce  pre- 
mier de  tous  les  progrès  industriels,  rencontre  des  obstacles 
soit  dans  la  rareté  et  la  difficulté  des  communications,  soit 
dans  l'insufiisance  des  capitaux  disponibles,  que  l'absence  de 
crédit  empêche  d^ailleurs  de  circuler  parmi  les  producteurs. 
Pour  sortir  de  ce  stage,  il  faut  que  la  société  s'accroisse  en 
nombre,  qu'elle  s'agglomère  dans  certains  lieux,  qu'elle  ac- 
eumule  du  capital,  qu'elle  perfectionne  ses  institutions.  Or, 
tout  cela  ne  peut  avoir  lieu  sans  que,  d'un  côté,  l'exploitation 
des  fonds  productifs  devienne  plus  onéreuse  en  s'étendant  à 
des  portions  de  moins  en  moins  fécondes  du  territoire,  ou  en 


362  CIRCULATION   DE  LA   RlCMSSE. 

demandant  aux  fond»  déjà  exploités  une  quantité  croissante 
de  produits ,  et  que ,  d'un  autre  côté,  les  industries  de  fa- 
brication entrent  dans  une  Toie  de  progrès,  où  leur  produc- 
tion devient  nécessairement  de  plus  en  plus  économique,  où 
leurs  produits,  par  conséquent,  vont  diminuant  de  valeur 
relativement  À  ceux  des  industries  extracttves. 

Ce  double  résultat  est  attesté  par  les  prix  actuels  des  deux 
classes  de  produits  dans  les  pays  les  plus  avancés  de  l'Europe 
moderne,  quand  on  les  compare  aux  prix  des  époques  anté- 
rieures; il  se  manifeste  d'ailleurs  dans  le  commerce  qui  s*est 
toujours  fait,  qui  se  fait  encore  de  nos  jours,  entre  les  pays 
économiquement  les  plus  développés  et  ceux  qui  sont  de- 
meurés en  arrière  du  progrès  général,  ceux-ci  donnant  tou- 
jours leurs  produits  bruts  en  échange  des  produits  manufac- 
turés de  ceux-là. 

II.  Parmi  les  produits  bruts,  ceux  dont  le  prix  s'aëcrott  le 
plus  rapidement  et  s'élève  le  plus  haut  sont  les  produits  dont 
l'extraction^  pendant  le  premier  stage,  e)tigeÀit  le  tnolns  d'a- 
vances et  embrassait  le  plus  d'espace,  notamment  ceux  des 
forêts,  des  prairies  naturelles,  des  landes  incultes,  et  par 
contre-coup  la  viande,  le  gibier,  etc. 

Les  fonds  productifs  dont  l'exploitation  met  en  œuvré  le 
moins  de  capital  disponible  et  les  travaux  les  plus  simples  et 
les  plus  uniformes  sont  naturellement  les  premiers  que  la  po- 
pulation, à  mesure  qu'elle  s'accrott,  met  à  contribution  pour 
sa  nourriture  et  ses  autres  besoins  physiques;  aussi  ces  fonds 
productifs  ne  tardent-ils  guère  à  être  exploités  sur  toute  leur 
étendue.  Mais,  à  dater  de  ce  moment,  deux  causes  concourent 
à  élever  rapidement  les  prix  de  leurs  produits. 

En  premier  lieu,  la  demande  s'en  accroît  constamment, 
sans  que  l'offre  puisse  augmenter.  A  mesure  que  la  popula- 
tion va  croissant,  elle  consomme  plus  de  viande,  plus  de 
gibier,  plus  de  bois,  etc.,  et  comme  les  fonds  productifs  d*où 
elle  tire  ces  choses  ne  peuvent  ni  s'étendre,  ni  devenir  plus 
féconds,  l'offre  s'arrête  et  les  prix,  n'étant  plus  déterminés 


VAAUTIONS  DEd  VR».  365 

que  par  riotensiié  dô  la  demande,  s'élètenl  ateo  le  nombre 
et  la  riohe8S0  des  consommateurs. 

En  second  lieu ,  Toffre  de  ces  produits,  loin  de  pouvoir 
augmenter^  doijt  au  contraire  diminuer  à  mesure  que  la  de* 
mande  s'acoroU^  parce  que  la  demande  des  produits  qui 
exigent  une  élaboration  préalable  du  sol  s'accrott  en  même 
temps  et  amène  la  transformation  graduelle  des  tenues  in-- 
cultes  en  terres  arables^  Textension  gitidueile  de  la  culture 
aux  dépens  des  bruyères»  des  pâturages,  des  forêts.  Les  pro« 
duits  de  Tespèce  mentionnée  se  trouvant  ainsi  d'autant  moins 
offerts  qu'ils  sont  plus  demandés,  Télévation  de  leur  prix  doit 
nécessairement  être  rapide  et  continuer  jusqu'au  moment 
où  il  deviendra  aussi  avantageux  de  les  produire  que  d'é* 
tendre  la  culture  aux  espaces  qui  les  fournissent. 

Ce  moment  arrive  d'abord  pour  les  plantes  fourragères, 
dont  la  culture,  même  artificielle,  devient  très-tftt  un  appen- 
dice nécessaire  de  celle  des  céréales,  soit  ôomme  assolement, 
soit  comme  source  d'engrais;  il  arrive  ensuite  pour  les  bois 
de  construction  et  de  chautTage  ;  il  arriverait  aussi  pour  le 
gibier,  si  l'entretien  de  parcs  et  de  landes  incultes  pour  cet 
usage  devenait  profitable. 

III.  Les  premiers  produits  bruts  dont  le  prix  s'élève  sont 
ceux  qui  se  prêtent  le  mieux  au  transport  et  qui)  par  cette 
raison,  deviennent  les  premiers  objets  du  commerce  interna* 
tional;  par  exemple,  les  peaux,  les  orins,  les  plumes,  les 
dents»  les  cornes,  la  poix,  la  résine,  la  potasse  des  forêts^  etCé 

La  raison  en  est  simple.  Ces  produits  obtiennent  dès  l'ori- 
gine un  marché  plus  étendu  que  celui  des  autres,  par  consé* 
quant  ils  répondent  à  une  demande  plus  forte.  Aussi  n'est*il 
point  rare,  quoique  les  produits  en  question  ne  soient,  chez 
les  nations  avancées,  que  des  produits  accessoires,  qu'ils 
aient  joué  primitivement,  qu'ils  jouent  encore  dans  certains 
pays  neufs  le  rôle  de  produits  principauXé 

IV.  Les  produits  bruts  dont  le  prix  s'élève  le  moins  sont 
ceux  dont  la  production,  dès  le  premier  stage  du  développe-* 


364  GIRCULATIOM   DE   LA   RICHESSE. 

ment  économique,  exige  le  plus  d'avances,  notamment  les 
végétaux  non  indigènes  et  les  substances  minérales  qui  ne 
s'exploitent  pas  à  ciel  ouvert.  A  l'égard  de  cette  espèce  de 
produits,  reflet  de  la  fécondité  décroissante  des  fonds  pro- 
ductifs est  en  partie  neutralisé  par  celui  de  l'abondance  crois- 
sante des  capitaux.  D'ailleurs,  comme  tes  industries  qui  les 
fournissent  sont  en  même  temps  celles  dont  les  travaux  pré- 
sentent le  moins  de  simplicité  et  d'uniformité,  les  progrès  de 
la  science  et  de  l'art  tendent  constamment  à  y  rendre  la  pro- 
duction plus  économique. 

En  comparant  les  prix  actuels  de  la  viande  et  du  blé  avec 
ceux  des  époques  antérieures,  on  a  constaté  que,  dans  le  cours 
d'une  même  période,  le  prix  de  la  viande  s'est  élevé  dans  le 
rapport  de  1  à  10,  celui  du  blé  dans  le  rapport  seuiement 
de  1  à  2. 

V.  Les  produits  manufacturés  dont  le  prix  s'abaisse  le  plus 
avec  les  progrès  du  développement  économique  sont  ceux 
dont  la  consommation,  et  par  conséquent  la  demande  efTec- 
tive,  peut  s'accroître  le  plus  aisément. 

Ou  a  vu  plus  haut,  dans  le  chapitre  cinquième  et  dans  les 
précédentes  sections,  à  quelles  conditions  est  attaché  l'ac- 
croissement de  la  consommation  et  comment  la  possibilité 
de  cet  accroissement  influe  sur  les  prix,  en  permettant  Tap- 
plication  des  perfectionnements  industriels  qui  ne  peuvent 
s'accomplir  sans  amener  un  accroissement  immédiat  de  la 
production.  Il  serait  donc  superflu,  pour  l'intelligence  du  fait 
général  qui  en  résulte,  d'entrer  ici  dans  de  plus  amples  ex- 
plications. 

VI.  Le  prix  d'un  produit  manufacturé  tend  d'autant  plu? 
à  s'abaisser,  que  les  matières  premières  dont  il  est  formé  ont 
moins  de  valeur  relativement  au  produit  total. 

Toute  matière  première,  ayant  été  nécessairement  extraite 
d'un  fonds  productif,  est  soumise  à  l'action  des  causes  géné- 
rales qui  tendent  à  élever  d'époque  en  époque  le  prix  des  pro- 
duits bruts,  tandis  que  les  moyens  par  lesquels  la  production 


VARIATIONS  DES  PRIX.  365 

est  rendue  de  plus  en  plus  économique  dans  les  industries  de 
fabrication»  et  qui  ont  ainsi  pour  effet  d'abaisser  successive- 
meut  le  prix  des  produits  manufacturés,  agissent  essentielle- 
ment sur  les  instruments  de  travail  et  sur  la  main-d'œuvre  ; 
ce  sont  des  économies  dlnstruments  et  de  travail.  Les  prix 
des  produits  manufacturés  tendent  donc  en  même  temps  à 
s'élever,  par  le  renchérissement  de  la  matière  première,  et 
à  s'abaisser,  par  le  perfectionnement  des  moyens  de  produc- 
tion. Or,  le  résultat  de  ces  deux  tendances  contraires  doit 
évidemment  dépendre  du  degré  d'action  que  chacune  d'elles 
peut  exercer,  par  conséquent  de  la  part  pour  laquelle  le  prix 
des  matières  premières  et  ceux  des  autres  éléments  du  capital 
coatribuent  à  former  le  prix  normal  de  la  chose  produite. 

Supposons  qu'à  une  certaine  époque  le  prix  des  matières 
premières  qui  entrent  dans  la  fabrication  du  pain  soit,  au 
prix  total  de  ce  produit,  dans  le  rapport  de  2  à  3,  tandis  que, 
pour  un  autre  produit,  tel  que  la  dentelle,  ce  même  rapport 
sera  de  1  à  1,000.  Si  le  prix  des  matières  premières  vient  à 
doubler  pour  chacun  de  ces  deux  produits,  le  prix  du  pain 
s^élèvera  dans  le  rapport  de  3  à  5,  celui  de  la  dentelle  dans  le 
rapport  seulement  de  1^000  à  1,001.  Le  renchérissement 
sera  considérable  pour  le  pain,  presque  nul  et  insensible  pour 
la  dentelle. 

Si,  dans  le  même  temps,  la  dépense  des  moyens  de  produc- 
tion s*abaisse  de  moitié  pour  chaque  produit,  le  renchérisse- 
ment sera  encore,  pour  le  pain,  dans  le  rapport  de  6  à  9,  c'est- 
à-dire  de  50  pour  100,  tandis  que  le  prix  de  la  dentelle,  au 
lieu  de  s'élever,  s'abaissera  ;  il  diminuera  presque  de  la  moi- 
tiéy  puisqu'il  tombera  de  1 ,000  à  501 . 

Ainsi,  la  tendance  à  l'abaissement  des  prix  peut  se  trouver, 
pendant  une  période  déterminée  du  développement  écono- 
mique et  à  l'égard  de  certains  produits  manufacturés,  com- 
plètement neutralisée,  et  même  plus  que  neutralisée  par  le 
renchérissement  des  matières  premières.  On  cite  comme 
exemples  de  produits  manufacturés  dont  le  prix  s'est  élevé 


366  cmciMTioN  ps  u  iooiesse. 

par  cette  eause,  au  lieu  de  s  abaisser,  pendant  le  oours  du 
dernier  siècle,  les  soieries,  la  verrerie,  les  ouvrages  de  sellerie 
et  d'autres  encore, 

VIL  Les  progrès  qui  s'accomplissent  dans  Tart  de  la  navi- 
gation, ceux  en  général  par  lesquels  s'améliorent  et  se  mul- 
tiplient les  relations  de  peuple  à  peuple,  ont  pour  effet 
d'abaisser,  pour  chaque  pays,  le  prix  des  produita,  bruts  ou 
manufacturés,  qu'il  tire  exclusivement  du  dehors,  et  de  l'a- 
baisser d'autant  plus  que  ces  produits  viennent  de  contrées 
plus  lointaines.  L'histoire  des  prix  atteste,  par  exemple,  que 
ceux  des  marchandises  du  Levant  ont  subi  en  Europe  des  mo- 
difications importantes  dans  le  sens  de  la  baisse,  chaque  fois 
que  le  commerce  de  ces  marchandises  a  pu  ôtre  affranchi  de 
quelque  notable  portion  des  trajets  par  terre,  que  Tétat  arriéré 
de  la  science  et  de  Tart  nautiques,  joint  à  la  rudesse  des  m<eurs 
publiques  et  des  relations  internationales,  lui  a?ait  jadis 
imposés. 

C'est  grâce  à  de  tels  progrès,  c'est  en  général  aux  pas  de 
géant  qu'a  faits  la  civilisation  depuis  trois  sièolea,  que  laci^ 
culation  internationale,  en  d'autres  termes  la  production  in- 
directe, est  arrivée  à  occuper,  dans  la  vie  économique  des 
sociétés,  la  place  considérable  que  nous  lui  voyons  occuper 
aujourd'hui,  et  qui  sera  caractérisée,  puis  expliquée  dans  les 
deux  chapitres  suivants. 


CHAPITRE  VU. 


DES   INDUSTRIES  DE   CIRCULATION. 


Les  industries  de  circulation  se  composent  des  divers  ira- 
vaux  qui  sont  nécessaires  pour  opérer  les  transports  et  pour 
accomplir  les  échanges.  Elles  sont  toutes  comprises  dans  ce 
qu  on  aj^elle  en  langage  ordinaire  le  commerce. 

lien  est  qui  s'occupent  exclusivement  du  transport,  comme 
celles  du  voilurier,  du  batelier,  du  porte-faix,  ou  exclusive- 
ment de  l'échange,  comme  celles  du  banquier,  du  changeur, 
du  marchand  ep  détail  ;  tandis  que  d'autres  embrassent  les 
deux  espèces  de  travaux,  comme  celles  du  colporteur,  du 
con^missiopnaire,  etc. 

Les  produits  des  industries  de  circulation  sont  des  services, 
mais  des  services  économiqiies,  c'est-à-dire  des  services  qui 
concourent  directement  à  In  production  et  à  raccumulation 
de  la  richesse,  ainsi  que  je  Tai  suffisamment  expliqué  dans  le 
premier  livre  de  cet  ouvrage. 

Du  reste,  ces  services  existent  au)(  mêmes  conditions  que 
les  produits,  car  le  commerce  exige,  comme  la  production, 
du  travail  actuel  et  des  capitaux,  en  d'autres  termes,  des  ef- 
forts de  travail  et  des  efforts  d'abstinence;  et,  comme  ces  ser- 
vices peuvent  s'échanger ,  et  s'échangent  continuellement, 
soit  contre  des  produits,  soit  contre  d'autres  services,  soit 
contre  du  numéraire,  ils  ont,  aussi  bien  que  les  produits,  leur 
valeur  d'échange  et  leur  valeur  normale,  leur  prix  normal  et 
leur  prix  courant,  valeurs  et  prix  déterminés  par  les  mêmes 
causes  et  sujets  aux  mêmes  variations,  temporaires  ou  perma- 


568  CIRCUUTIOM  DE   LA  RICHESSE. 

nentes,  que  les  valeurs  et  les  prix  des  divers  produits  dont  se 
compose  la  richesse. 

Enfin,  puisque  les  services  dont  il  s'agit  s'échangent,  ils 
circulent  eux-mêmes  ;  or,  cette  circulation  des  services  de 
circulation,  cette  circulation  élevée  en  quelque  sorte  à  la  se- 
conde puissance,  devient  à  son  tour  fobj  et,  au  moins  partiel, 
de  certaines  industries,  notamment  de  l'industrie  des  cour- 
tiers, de  celle  des  commis  voyageurs,  de  celle  des  ban- 
quiers, etc. 

Le  but  immédiat  des  services  de  transport  étant  la  locomo- 
tion des  choses  échangeables,  et  cette  lomotion  étant  aussi 
nécessaire  pour  la  consommation  des  services  que  pour  celle 
des  produits,  le  transport  doit  s'appliquer  à  toutes  les  espèces 
de  services  transportables,  mais  c'est  en  transportant  les  per- 
sonnes qu'on  transporte  les  services  qu'elles  peuvent  rendre. 
Lorsque  des  fabricants,  des  négociants,  des  ouvriers  voya- 
gent pour  l'exercice  de  leur  industrie,  lorsqu'une  troupe 
d'acteurs  ou  de  musiciens  se  transporte  de  lieu  en  lieu  pour 
donner  des  représentations  ou  des  concerts,  il  y  a  locomotion 
de  services,  aussi  bien  que  de  personnes,  locomotion  effec- 
tuée tantôt  par  les  personnes  transportées  elles-mêmes,  si 
par  exemple  elles  voyagent  à  pied,  tantôt  par  un  entrepre- 
neur de  circulation  qui  en  fait  son  affaire. 

L'échange  ne  pouvantseréaliserque  si  une  offre  effective  et 
une  demande  effective  égales  se  rencontrent,  les  services  d'é- 
change consistent  essentiellement  à  opérer  le  rapprochement 
des  offres  et  des  demandes,  à  faciliter,  à  procurer  les  rencontres 
d'offres  et  de  demandes  égales.  Le  commerce  fait  connaître  aux 
consommateurs  les  offres  des  producteurs  ;  aux  producteurs, 
les  demandes  desconsommateurs.il  accomplit  le  premier  ser- 
vice tantôt  en  recueillant  et  en  formulant,  pour  chaque  con- 
sommateur,lesoiîresdiverses  de  nombreux  producteurs,  tantôt 

en  achetant  d'avance  et  en  offrant  lui-même  aux  consomma- 
teurs un  ensemble,  un  assortiment  des  choses  diverses  qui 
sont  offertes  par  les  divers  producteurs;  il  accomplit  le  se- 


INDUSTBIBS   DE   GlRCULATIOff.  oGO 

cQnd  service,  tantôt  en  recueillant  et  en  formulant,  pour  cha- 
que producteur,  les  demandes  émanant  de  divers  consomma- 
teurs, tantôt  en  demandant  et  en  achetant  lui-même  des 
producteurs  un  ensemble  de  choses  diverses,  qui  sont  de- 
mandées par  divers  consommateurs. 

Le  commerce  des  produits,,  qui  est  celui  dont  la  science 
économique  doit  spécialement  s'occuper,  se  divise  en  autant 
d'industries  diverses  quil  y  a  d'espèces  diverses  de  produits 
et  de  moyens  de  transport  distincts;  mais,  comme  les  laits 
complexes  abondent  toujours  dans  les  réalités  de  là  vie  écono- 
mique, les  entreprises  qui  font  à  la  ibis  le  commerce  de  plu- 
sieurs sortes  de  produits  sont  partout  nombreuses. 

Envisagé  dans  ses  eiïets  immédiats,  le  commerce  est  ou 
intérieur,  ou  extérieur,  suivant  que  la  circulation  qu'il  opère 
se  renferme  dans  les  limites  de  notre  pays,  ou  qu'elle  les  dé- 
passe; et  le  commerce  extérieur^  ou  international,  est  à  son 
tour  commerce  d'approvisionnement,  ou  commerce  de  spécu- 
lation, suivant  qu'il  a  pour  résultat  d'approvisionner  notre 
pays  de  produits  étrangers,  ou  qu'il  accomplit  une  circulation 
purement  extérieure. 

Enfin,  le  commerce,  en  tant  qu'il  s'occupe  exclusivement 
des  échanges ,  le  négoce  proprement  dit  se  divise  aussi  en 
deux  branches,  dont  l'une,  le  commerce  en  gros,  achète  di- 
rectement des  producteurs  ;  l'autre,  le  commerce  de  détail, 
vend  directement  aux  consommateui*s  les  produits,  nationaux 
ou  étrangers,  que  le  commerce  en  gros  ne  fournit  directement 
qu'aux  détaillants  et  que  ceux-ci  ne  reçoivent  directement 
que  du  commerce  en  gros. 

Le  commerce  intérieur  est  d'autant  plus  important  que  le 
pays  estplus  étendu,  ou,  plus  exactement,  qu'il  renferme  plus 
de  régions  distinctes,  ayant  des  aptitudes  productives  diverses 
et  des  besoinsdifTérents.  L'importance  du  commerce  extérieur 
s'accroît,  au  contraire,  àmesurequ'un  pays  se  trouve  renfermé 
dans  des  limites  plus  étroites,  ou  que  les  aptitudes  productives* 
de  son  sol  et  les  besoins  de  ses  habitants  sont  plus  homogènes. 


370  CIRCULATtON   DE  LA   RICHESSE. 

Dans  un  pays  tel  que  laFrance,  la  valeur  totale  des  produits 
qui  se  transportent  et  s'échangent  dans  Tintérieur  dépasse 
toujours  énormément  celle  des  produits  qui  sont  importés» 
exportés,  ou  seulement  transportés  par  le  commerce  exté- 
rieur; tandis  que ,  dans  un  pays  tel  que  la  république  de 
Hambourg,  dont  le  territoire  ne  comprend  guère  qu'une  ville 
avec  sa  banlieue,  le  commerce  extérieur  peut  surpasser  de 
beaucoup  en  importance  le  commerce  intérieur  et  devenir 
pour  les  habitants  la  source  de  richesse  la  plus  abondante. 

Adam  Smith  et  après  lui  J.-B.  Say  ont  fait  très-bien  res- 
sortir cette  importance  relative  du  commerce  intérieur  pour 
les  grands  pays,  et  Adam  Smith  signale  avec  raison,  comme 
un  avantage  inhérent  à  ce  commerce,  le  fait  que  chaque 
échange  de  produits  nationaux  contre  des  produits  nationaux 
remplace  à  la  fois,  par  conséquent  rend  de  nouveau  disponi- 
bles et  productives  deux  portions  du  capital  dont  dispose 
rindustrie  nationale,  tandis  qu'un  échange  de  tnéme  valeur, 
accompli  par  le  commerce  international,  ne  remplace  qu'une 
seule  de  ces  mêmes  portions. 

«  Le  commerce,  dit-il,  qui  envoie  à  Londres  des  ouvrages 
<x  de  fabrique  écossaise  et  rapporte  à  Edimbourg  du  blé  an- 
a  glais  et  des  ouvrages  de  fabrique  anglaise,  remplace  néces- 
«  sairement,  dans  cette  opération,  deux  capitaux  appartenant 
«  à  des  habitants  de  la  Grande-Bretagne,  et  qui  ont  tous  les 
(f  deux  été  employés  dans  l'agriculture  ou  dans  les  manufac- 
«  tures  de  la  Grande-Bretagne.  Le  commerce  qui  envoie  en 
a  Portugal  des  marchandises  anglaises  et  qui.  rapporte  en 
a  Angleterre  des  marchandises  portugaise sne  remplace,  dans 
<(  cette  opération,  qu'un  seul  capital  anglais;  l'autre  est  un 
«  capital  portugais.  » 

Toutefois,  J.-B.  Say  se  trompe  lorsqu'il  range,  parmi  les 
motifs  de  préférence  qui  militent  en  faveur  du  commerce  in- 
térieur, la  quantité  de  travail  que  ce  commerce  fournit  et  la 
somme  de  bénéfices  qu'il  procure  aut  travailleurs  et  aux  ca- 
pitalistes du  pays. 


IKDOâTRIES   DE   GIRGUUTIOM.  371 

Le  commerce  est  sans  doute  une  source  de  richesse  et  de 
satisfactions;  mais  il  est  eu  même  temps,  par  les  efforts  de 
travail  et  d'abstiuence  qu'il  exige,  une  charge,  qui  pèse  sur 
les  satisfactions  que  nous  procure  la  richesse,  et  qui  pèse 
d'autant  plus  que  le  commerce  fournit  plus  de  travail  et  donne 
plus  de  bénéfices.  Or,  c'est  notre  pays  qui  supporte  entière- 
ment la  charge  de  son  commerce  intérieur,  puisque  c*est  dans 
notre  pays  que  se  consomment  les  objets  de  ce  commerce. 
Nous  payons  en  qualité  de  consommateurs  ce  que  rapporte 
le  commerce  intérieur  à  ceux  qui  le  font,  c'est-à-dire  ce  qu'il 
nous  rapporte  à  nous-mêmes  en  notre  qualité  de  commer- 
çatits,  et,  comme  le  capital  et  l'activité  que  noiis  y  consacrons 
pourraient  s'appliquer  autrement  si  ce  commerce  ne  les  em- 
ployait pas,  nous  sommes  intéressés,  non  pas  à  ce  qu*il  en 
absorbe  le  plus,  mais  à  ce  quMl  en  absorbe  le  moins  pos- 
sible,  en  d'autres  termes,  à  ce  qu'il  nous  coûte  et  par  consé- 
quent nous  rapporte  le  moins  possible. 

La  même  chose  peut  se  dire  du  commerce  extérieur  d'im- 
portation, car  c'est  notre  pays  qui  en  supporte  pareillement 
toute  la  charge. 

Dans  le  cas,  au  contraire,  du  commerce  d'exportation  et 
dans  le  cas  du  commerce  extérieur  de  spéculation,  la  charge 
pèse  entièrement  sur  l'étranger,  non  sur  nous;  elle  est  sup- 
portée, dans  le  premier,  par  les  consommateurs  des  pays  qui 
reçoivent  nos  importations,  dans  l'autre,  par  les  consomma- 
teurs des  divers  pays  entre  lesquels  nous  faisons  le  com- 
merce. Si  donc  l'emploi  que  ces  deux  commerces  fournissent  à 
nos  capitaux  et  à  notre  activité  nous  est  avantageux,  il  le  sera 
d'autant  plus  qu'il  occupera  plus  de  travailleurs  et  donnera 
plus  de  bénéfices. 

Lorsqu'une  nation  emploie  une  partie  de  ses  capitaux  et 
de  ses  travailleurs  à  exporter  les  produits  de  son  sol  et  de  ses 
manufactures,  c'est  parce  qu'elle  ne  pourrait  les  employer 
plus  avantageusement  d'une  autre  manière,  et  alors  elle  est 
iuléressée,  sans  contredit,  à  ce  que  celte  application  de  ses 


372  CIRCUUTION   DE   LA  RICHESSE. 

forces  productives  entretienne  le  plus  de  travailleurs  et  pro« 
cure  le  plus  de  bénéfices  possible. 

Il  en  est  de  même  lorsqu'un  pays  consacre  une  partie  de 
ses  forces  productives  à  faire  le  commerce  maritime  entre 
deux  pays  étrangers,  lorsque  la  Hollande,  par  exemple,  em- 
ploie sa  marine  marchande  à  opérer  l'échange  des  fers  de  la 
Suède  contre  les  laines  de  TEspagne,  ou  des  vins  de  la  France 
contrôles  cuirs  de  la  Russie,  soit  qu'elle  achète  ces  marchan- 
dises dans  les  pays  producteurs,  pour  les  revendre  dans  les 
pays  consommateurs,  soit  qu'elle  se  borne  à  les  transporter 
des  uns  dans  les  autres. 

Tout  commerce ,  quels  qu'en  soient  les  effets  immédiats, 
emploie  nécessairement  une  certaine  somme  d'efforts  d'absti- 
nence et  de  travail,  sans  laquelle  ces  effets  immédiats  ne 
pourraient  se  réaliser,  ni  les  objets  de  ce  commerce  être  livrés 
aux  consommateurs;  somme  qui  s'ajoute,  par  conséquent,  à 
la  valeur  normale  des  produits,  et  qui  élève  plus  ou  moins 
cette  valeur,  suivant  le  nombre  et  la  difficulté  des  opérations 
d'échange  et  de  transport  accomplies. 

En  général,  les  avances  des  producteurs  de  services,  no- 
tamment des  entrepreneurs  de  circulation,  ne  se  réalisant 
que  sous  forme  d'instruments  ou  d'approvisionnement,  con- 
stituent un  vrai  capital  effectif.  Cependant,  le  marchand  fait 
aussi  une  avance  lorsqu'il  achète  des  marchandises  pour  les 
revendre,  et,  quoique  cette  avance  ne  fonctionne  pas  entre 
ses  mains  comme  capital,  c'est-à-dire  comme  instrument, 
comme  approvisionnement  ou  comme  matière  première,  elle 
n'en  représente  pas  moins  pour  lui  des  efforts  de  travail  et 
d'abstinence.  Un  fonds  de  marchandises  est,  pour  la  société, 
une  richesse  disponible,  qui  s'ajoutera  plus  tard,  soit  à  son 
fonds  de  consommation,  soit  à  son  capital  effectif;  mais  le 
marchand  qui  en  dispose  y  applique  sans  contredit  un  travail 
économique,  et  en  tire  par  conséquent  un  profit,  comme  je 
l'expliquerai  dans  le  livre  suivant. 

Le  commerce  peut  ne  se  composer  que  d'une  seule  opéra- 


INDUSTRIES   DE   CIRCULATION.  373 

tion;  c'est  ce  qui  arrive  lorsqu'un  producteur  transmet  di- 
rectement son  produit  aux  consommateurs^  Mais  souvent  la 
consommation  ne  peut  avoir  lieu  qu'après  une  série  de  trans- 
ports et  d'échanges  alternatifs.  Le  coton  brut  de  l'Amérique 
ne  parvient  au  âlateur  suisse,  qui  doit  le  consommer  comme 
matière  première  dans  son  industrie,  qu'après  avoir  été  acheté 
en  Amérique,  transporté  et  vendu  dans  un  port  d'Europe, 
puis  transporté  de  nouveau  et  vendu,  peut-être  à  plusieurs 
reprises,  par  des  agents  commerciaux  intermédiaires.  Le  caté 
des  Antilles  n'arrive  aux  consommateurs  européens,  qui 
achètent  cette  denrée  par  petites  quantités  du  marchand  le 
plus  voisin  ,  qu'à  travers  une  longue  chaîne  d'agents  de 
transport  et  d'échange ,  dont  ce  marchand  est  le  dernier 
anneau. 

Il  suit  de  là  que  le  prix  d'une  chose  varie  suivant  le  lieu  où 
elle  est  mise  en  vente  et  va  croissant  à  mesure  qu'il  se  charge 
de  plus  de  frais  commerciaux.  Le  prix  d'une  même  quantité 
d'un  même  produit  peut  aussi  n'être  pas  le  même  dans 
un  même  lieu ,  pour  deux  consommateurs ,  si  l'un  des 
deux  l'obtient  par  une  circulation  moins  compliquée  que 
Tautre. 

Deux  particuliers  deZurich  consomment  la  même  quantité 
de  café;  mais  l'un  des  deux  en  achète  cent  livres  à  la  fois, 
qu'il  fait  venir  directement  de  la  Martinique  à  son  adresse  et 
à  ses  frais  ;  l'autre  n'en  achète  qu'une  ou  deux  livres  à  la  fois, 
chez  un  détaillant  de  son  voisinage.  Le  secondâtes  mêmes 
frais  de  transport  à  payer  que  le  premier,  et  de  plus,  beaucoup 
de  frais  d'échanges  intermédiaires,  dont  le  premier  est  dis- 

>  Qaoiqae  cette  transmission  directe  ne  constitue  pas  tonjouriï  un  acte  de  com- 
merce, dans  le  sens  légal  de  ce  mot^  elle  en  présente  toujours  le  caractère  pour  la 
science  économique,  parce  qu'elle  constitue  toujours  un  acte  de  circulation.  Le 
sens  légal  est  subjectif;  le  sens  économique  est  objectif.  Un  agriculteur  qui  vend 
son  blé  on  son  irin  ne  fait  pas  un  acte  de  commerce  aux  yeux  de  la  loi,  parce  qu*n 
n'a  pas  acbeté  pour  revendre  ;  il  en  fait  un  aux  yeux  de  la  science  économique, 
parce  qu'il  accomplit  un  transport  et  un  écbange,  parfaitement  identiques  à  ceux 
que  le  commerce  aurait  pu  accomplir  à  sa  place. 


574  cmcuuTio»  de  la  kipuessg. 

pensé,  puisque  le  producteur  expédie  directement  à  celui-ci 
la  marchandiâe. 

Cependant,  il  faut  que  cette  économie  apparente  soit  en 
réalité  illusoire,  car  elle  ne  se  pratique  point,  et  on  trouverait 
difficilement,  à  Zurich  ou  ailleurs,  des  consommateurs  euro* 
péens  achetant  immédiatement  des  producteurs  les  denrées 
coloniales  dont  ils  ont  besoin.  C'est  que  les  frais  de  corres- 
pondance, les  frais  de  déballage  et  de  conseryation,  les  chances 
de  destruction  et  d'avarie  pendant  le  transport  suffiraient 
sans  doute,  avec  la  perte  de  temps  et  les  embarras  éventuels 
qui  en  pourraient  résulter,  pour  rendre  cçtte  expédition  di- 
recte plus  onéreuse  aux  consommateurs  que  Tintervention 
des  agents  commerciaux  intermédiaires.  Cette  intervention, 
n'étant  imposée  à  personne,  n'aurait  pas  lieu  si  elle  nq  $e 
trouvait  pas  avantageuse,  en  définitive,  pour  ceux  qui  en  sup- 
portent les  frais.  Les  consommateurs  qui  se  plaignent  du  ren- 
chérissement occasionné  par  le  commerce,  notamment  par 
(felui  des  détaillants,  comme  d'un  tribut  qui  leur  e^t  imposé 
par  une  organisation  vicieuse,  s'accusent  donc  eux«mémes  et 
ne  peuvent  être  victimes,  s'ils  le  sont  réellement,  que  de  leur 
propre  inertie  et  de  leurs  calculs  erronés. 

Il  en  serait  autrement  si  le  recours  aux  agents  intermé- 
diaires était  imposé  par  une  loi,  comme  il  Test  dan»  cer- 
tains cas  exceptionnels,  dont  je  dois  renvoyer  la  mention  et 
l'examen  à  la  seconde  partie  de  cet  ouvrage. 


CHAPITRE  VIII. 


LOIS   DE   LA  CIRCULATION   INTERNATIONALE. 


La  circulation  internationale,  de  même  que  la  circulation 
intérieure,  a  pour  mobile  l'intérêt  des  agents  qui  Taccom- 
plissent;  pour  but,  d'opérer  les  transports  et  les  échanges 
par  lesquels  la  richesse  produite  est  rendue  disponible  ;  pour 
résultat,  de  développer  la  production,  en  étendant  et  en  multi- 
pliant la  consommation  ;  mais  elle  présente  aussi  certains  ca- 
ractères qui  lui  sont  propres,  et  dont  l'analyse  conduit  à  des 
lois  économiques ,  aussi  intéressantes  à  étudier  en  théorie, 
que  fécondes  en  conséquences  pratiques. 

C'est  M.  J.  St.  Mill  qui  a  le  premier  approfondi  et  (nis 
en  lumière  ce  point  de  doctrine,  dans  up  travail  '  que  je  n'hé- 
site pas  à  regarder  comme  le  plus  important  et  le  plus  origi- 
nal dont  la  science  économique  se  soit  enrichie  depuis  une 
vingtaine  d'années.  J'essayerai  de  présenter  ces  vérités  avec 
plus  de  méthode  et  de  concision  que  lui,  en  suivant  la  marche 
qui  m'avait  depuis  longtemps  conduit  à  les  reconnaître,  si- 
non à  les  formuler  expressément.  . 

Pour  simplifier  mon  raisonnement,  je  ferai  d'abord  ab- 
straction des  frais  d'importation  et  de  toute  intervention  du 
numéraire  dans  les  échanges  internationaux. 

Dans  l'intérieur  d'un  même  pays,  les  conditions  générales 
de  la  production,  sauf  celles  qui  tiennent  à  la  fécondité  des 

1  Essays  on  some  unseitUd  questions  ofpoUHcal  economy,  London,  i844. 
Des  indications  moins  précises  et  moins  développées  se  trouvent  déjii  dans  les 
écrits  de  Bicardo,  et  surtout  dans  ceux  de  John  Mili  et  de  Senior. 


576  CIRCULATION   DE   LA  RICHESSE. 

fonds  productifs,  s'égalisent  pour  toutes  les  industries,  parce 
que  les  forces  productives,  c'est-à-dire  les  capitaux  et  l'acti- 
vité dont  le  pays  dispose,  peuvent  toujours  se  transporter  et 
affluer  vers  les  emplois  qui  leur  offrent  le  plus  d'avantages. 

Les  produits  de  toute  espèce,  ceux  mômes  des  industries 
extractives,  y  acquièrent  ainsi,  aux  différences  près  ré- 
sultant des  frais  commerciaux  et  des  variations  temporaires 
de  chaque  marché  local,  des  valeurs  relatives  uniformes,  qui 
sont  déterminées  par  les  diverses  sommes  d'elTorts  d'absti- 
nence et  de  travail  qu'exigent  les  divers  produits,  et  qui 
expriment  par  conséquent  les  rapports  de  ces  sommes  res- 
pectives d'efforts. 

Il  en  est  autrement  sur  un  marché  qui  embrasse  plusieurs 
pays,  surtout  lorsque  ces  pays  n'ont  ni  les  mêmes  lois  ni  le 
même  gouvernement.  Quoique  les  progrès  de  la  civilisation 
aient  rendu  bien  plus  générales  et  plus  intimes  qu'elles  ne 
l'étaient  jadis  les  relations  de  peuple  à  peuple,  il  s'en  faut 
bien  que  le  transfert  des  capitaux  et  des  travailleurs  d'un 
pays  dans  un  autre  soit  devenu  assez  facile  et  assez  fréquent, 
pour  y  égaliser  les  conditions  générales  de  la  production. 

On  peut  observer  ce  fait  jusque  dans  les  relations  qui  exis- 
tent entre  de  petits  pays  tout  voisins,  tels  que  les  cantons 
suisses,  qui  appartiennent  à  une  même  confédération  et  sont 
soumis  à  un  gouvernement  central  commun.  La  valeur  rela- 
tive des  soieries  et  des  draps  fabriqués  dans  le  canton  de  Zu- 
rich est  déterminée  par  Les  frais  de  production  respectifs  des 
soieries  et  des  draps,  parce  que  l'un  de  ces  produits  ne  pour- 
rait s'obtenir  à  des  conditions  meilleures  quel'autre,  sans  que 
les  capitaux  et  les  travailleurs  employés  à  produire  celui-ci 
s'en  détournassent  pour  s'appliquer  à  celui-Iàet  ramenassent 
ainsi  l'équilibre.  Mais  les  soieries  fabriquées  à  Zurich  et  les 
draps  fabriqués  à  Saint-Gall  peuvent  être  produits  dans  des 
conditions  constamment  inégales,  parce  que  ce  transport  des 
forces  productives  n'a  point  lieu  entre  les  deux  pays.  Par 
conséquent  la  valeur  relative  de  ces  deux  produits  peut  ne 


LOIS  DE  LA  CIRCULATION   INTËBNATIONALË.  377 

point  exprimer  le  rapport  de  leurs  frais  de  production  res- 
pectifs. 

Quelle  est  donc,  pour  nous,  la  valeur  normale  d'un  produit 
étranger?  C'est  ce  qu'il  nous  coûte,  y  compris  les  frais  d'im- 
portation; or,  comme  nous  Tavons  obtenu  par  un  échange, 
il  nous  coûte  ce  que  nous  a  coûté  le  produit  donné  en 
échange. 

Si  Zurich  doit  donner  dix  aunes  de  soieries  pour  obtenir 
vingt  aunes  de  drap,  et  que  ces  dix  aunes  de  soierie  lui  coûtent 
100  à  produire,  100  y  sera  aussi  la  valeur  normale  de  vingt 
aunes  de  drap.  L'aune  de  drap  y  aura  la  valeur  normale 
d'une  demi-aune  de  soierie. 

Ainsi,  tous  les  produits  que  nous  pouvons  à  volonté  obte- 
nir de  l'étranger,  ou  produire  nous-mêmes,  ont  pour  nous 
deux  valeurs  normales  différentes,  l'une  nationale,  l'autre 
internationale.  La  première  est  déterminée  par  les  frais  de 
production  qu'ils  nous  coûteraient  si  nous  les  produisions 
nous-mêmes;  la  seconde,  par  les  frais  de  production  du  pro- 
duit ou  des  produits  que  nous  donnons  en  échange.  Chaque 
produit  de  ce  genre  a  en  outre  sa  valeur  normale  étrangère, 
déterminée  par  les  frais  de  production  de  l'industrie  étrangère 
qui  nous  le  fournit. 

Il  résulte  de  ce  qui  précède  que  le  commerce  extérieur, 
outre  qu'il  nous  procure  la  jouissance  de  choses  que  nous  ne 
pouvons  absolument  pas  produire  nous-mêmes,  peut  en- 
core nous  être  avantageux  dans  deux  cas,  savoir  :  1°  s'il  existe 
une  chose  que  l'étranger  produise  à  meilleur  marché  que 
nous,  en  d'autres  termes,  un  produit  dont  la  valeur  étran- 
gère soit  moindre  que  la  valeur  nationale  ;  pourvu  que,  dans 
ce  cas,  nous  ayons  un  autre  produit  que  l'étranger  veuille 
recevoir  en  échange;  ^  si,  entre  plusieurs  choses  que  nous 
produisons  plus  économiquement  que  l'étranger,  nous  pou- 
vons donner,  en  échange  des  autres,  celle  à  l'égard  de  laquelle 
notre  supériorité  est  la  plus  marquée- 
Ce  dernier  avantage  est  d'autant  plus  grand  que  notre 


ïïhï7Be:îty: 


378  CIRCULATION   DE   LA   RICHESSE. 

production  s  accomptit  en  général  à  de  meilleures  condi- 
tions, pourvu  que  notre  supériorité  soit  plus  grande  à  l'égard 
de  l'objet  que  nous  donnons  en  échange  qu'à  l'égard  des 
autres.  Dans  ce  cas,  la  valeur  internationale  de  chaque  pro- 
duit que  nous  recevons  est  inférieure  à  sa  valeur  nationale, 
quelle  que  soit  sa  valeur  étrangère. 

Deux  pays,  X  et  Y,  trafiquent  entre  eux  d'un  produit  brut 
et  d'un  produit  manufacturé.  B  et  M  sont  des  quantités  dé- 
terminées de  ces  deux  produits.  Les  chiffres  8, 10, 12  expri- 
ment  ce  que  coûtent  *  respectivement  ces  quantités  a\\\  deux 
pays  X  et  Y,  lorsqu'ils  les  produisent  eux-mêmes. 

X  Y 

12  B  10 

8  M  10 

X  produisant  B  moins  économiquement  et  M  plus  écono- 
miquement qu'Y,  les  deux  pays  ont  intérêt  à  trafiquer  en- 
semble-Sur quel  pied  se  feront  entre  eux  les  échanges? 

Si  X  donne  10  M,  valant  pour  lui  80,  à  Y,  pour  lequel  ils 
valent  100,  Y  peut,  sans  y  rien  perdre,  donner  en  échange 
\0  B,  qui  valent  également  100  pour  lui,  et  quj  valent  120 
pour  X.  Dans  ce  cas,  X  obtiendra  une  valeur  de  120  en  échange 
d'une  valeur  de  80  ;  B  ne  lui  coûtera,  en  réafité,  que  8  et 
non  pas  12.  Mais  Y  ne  gagnera  rien  à  rechange. 

D'un  autre  côté,  lorsque  Y  donne  10  B,  valant  pour  lui  100, 
à  X,  pour  lequel  ils  valent  120,  celui-ci  peut,  sans  y  rien 
perdre,  donner  en  échange  15  M,  qui  valent  également  120 
pour  lui,  et  qui  vaudront  150  pour  Y.  Sur  ce  pied,  Y  obtien- 
drait une  valeur  de  150  en  échange  d'une  valeur  de  100; 
M  ne  lui  coûterait  en  réalité  que  6,6  au  lieu  de  10.  Mais  X 
ne  gagnerait  rien  à  l'échange. 

Dans  le  premier  cas,  la  valeur  de  B  serait  M,  dans  le  second , 

1  J'eroploie  indifférepimeDl  ces  expressions  :  ce  qu'âne  chose  coûte  à  produire, 
frais  de  production,  avances  de  la  production^  qui  sont  synonymes,  et  qui  signi- 
fient toujours  la  somme  des  efforts  d^abytinence  et  de  travail  nécessaires  pour 
produire  la  chose. 


LOIS   DE   U    CIKCULATIOM   INTERNATIOISALI::.  379 

elle  serait  5/2  M.  Drds  la  réalité,  elle  sera  détermiDéc  par 
rétat  des  offres  et  des  demandes  réciproques  et  se  fixera  entre 
les  deux  termes  indiqués.  Si  l'état  du  marché  est  tel  que  X 
demande,  par  eiemple,  1 ,000  B  en  échange  de  1 ,000  M,  tandis 
qu'Y  n'offre  1,000  B  qu'en  échange  de  1,600  M,  la  valeur 
de  B  se  fixera  entre  M  et  3/2  M,  car,  l'échange  ne  pouvant 
s'accomplir  que  si  chaque  demande  devient  égale  à  l'offre  qui 
lui  correspond,  il  faut  que  la  demande  d'Y  diminue  ou  que 
l'offre  d'X  augmente,  et  cela  ne  peut  avoir  lieu  sans  que  la 
valeur  de  1,000  B  soit  au-dessus  de  1»000  M  et  la  valeur  de 
1 ,500  M  supérieure  à  1 ,000  B. 

X  élève,  par  exemple,  son  offre  à  1 ,250  M,  Y  abaisse  sa  de- 
mande à  ce  chiffre,  et,  l'échange  s'accomplissant  sur  ce  pied, 
la  valeur  de  B  se  fixe  à  5/4  M.  Dans  ce  cas,  X,  donnant  1,250 
M,  qui  lui  coûtent  10,000,  en  échange  de  1,000  B,  qui  lui 
auraient  coûté  12,000,  gagne  2,000  par  cet  échange,  et  Y,  don- 
nant i  ,000  B,  qui  lui  coûtent  1 0,000,  en  échange  de  1 ,250M, 
qui  lui  auraient  coûté  12,500,  gagne  2,500. 

Cet  avantage  se  maniteste,  comme  on  voit,  pour  les  deux 
pays,  par  une  diminution  de  valeur  de  la  chose  qu'ils  impor- 
tent au  lieu  de  la  produira  eux-mêmes  ;  cette  chose  a  moins  de 
râleur  relativementàcelle  qu'ils  exportent  et  àtoutes  les  autres. 
Supposons,  en  second  lieu,  que  dans  le  pays  X  un  déve- 
loppement de  l'industrie  abaisse  les  frais  de  production  de  B 
à  9  et  ceux  de  M  à  6. 

Y,  dans  cette  hypothèse,  recevant  1 ,000  M,  qui  valent  pour 
lui  10,000,  peut  livrer  en  échange  1,000  B,  qui  auraient 
coûté  à  X  9,000,  tandis  que  X,  recevant  1,000  B,  qui  valent 
pour  lui  9,000,  peut  livrer  en  échange  1 ,500  M,  qui  auraient 
coûté  à  Y  15,0()0.  Ainsi  la  valeur  de  B,  comme  dans  la  pre- 
mière hypothèse,  a  pour  minimum  M  et  pour  maximum 
3/2  M.  Mais  elle  se  fixera  probablement  entre  ces  deux  termes, 
et,  si  l'état  des  demandes  respectives  est  tel  que  je  l'ai  supposé 
dans  la  première  hypothèse,  la  valeur  de  B  sera  5/4  M,  la 
valeur  de  M  4/5  B. 


V 


580  CIRCUUTIOIS   DE   U   RICHESSE. 

Ainsi,  l'avantage  résultant  de  cette  seconde  hypothèse  ne  se 
manifeste  point  par  un  changement  de  valeur  de  k  chose  im- 
portée. M  et  B  continuent  d'avoir,  pour  Y  et  pour  X,  la  même 
valeur  que  dans  la  première  hypothèse,  relativement  l'un  à 
l'autre  et  à  toutes  les  autres  choses.  Cependant,  il  y  a,  pour 
X,  une  diminution  notable  de  la  somme  d'efforts  employée  à 
produire  B,  car  il  obtient  1,000  B  en  échange  de  1,250  M, 
qui  ne  lui  coûtent  que  7,500,  de  sorte  que  B,  au  lieu  de  lui 
coûter  10,  comme  dans  la  première  hypothèse,  ne  lui  coûte 
que  7,50. 

Pour  Y,  au  contraire,  il  n'y  a  rien  de  changé  ;  il  continue 
de  donner  1 ,000  B,  c'est-à-dire  une  valeur  de  10,000,  en 
échange  de  1,250  M,  qui  lui  coûtent  12,500,  de  sorte  que  M 

lui  coûte      '    -  ,  c'est-à-dire  8,  comme  dans  la  première  hv- 
1 ,250  "* 

pothèse. 

Dans  cette  seconde  hypothèse  aussi,  le  pays  X  trouve  un 
avantage  à  se  procurer  B  par  l'importation,  quoique  ce  pro- 
duit lui  coûte  moins  qu'à  Y.  La  valeur  internationale  de  ce 
produit  est  inférieure,  pour  X,  à  la  valeur  normale,  quoique 
celle-ci  soit  inférieure  à  la  valeur  étrangère. 

Avant  d'aller  plus  loin,  formulons  les  trois  premières  lois 
de  la  circulation  internationale  que  nous  venons  de  constater, 
savoir  : 

I.  Un  pays  qui  iqiporte  les  choses  qu'il  produit  moins  éco- 
nomiquement que  l'étranger,  en  échange  de  choses  qu'il 
produit  plus  économiquement,  obtient  un  avantage  qui  se 
manifeste  par  une  diminution  de  la  valeur  générale  des  pre- 
mières. 

II.  Un  pays  qui  produit  plus  économiquement  qu'un  autre, 
obtient  aussi  en  général  ses  importations  plus  économique- 
ment. Sa  production  indirecte  profite  des  progrès  de  sa  pro- 
duction directe. 

III.  Un  pays  peut  gagnera  importer  les  choses  même  qu'il 
produit  plus  économiquement  que  l'étranger,  s'il  les  obtient 


LOIS   DE   LA   CIRCULATION   INTERNAnOMALE .  381 

en  échange  de  produits  à  l'égard  desquels  sa  supériorité  est 
encore  plus  grande. 

Supposons  maintenant  que  X  ait  absolument  besoin  de 
1,000  B,  tandis  qu'Y  ne  demande  que  750  M  et  n'offre  que 
500  B  en  échange. 

Dans  cette  hypothèse,  l'échange  ne  peut  s'accomplir  que 
pour  500  B,  car  la  demande  d'Y  ne  s'élèvera  que  si  on  lui 
offre  plus  de  15  M  pour  10  B,  c'est-à-dire  plus  que  10  B  ne 
coûtent  à  produire  dans  le  paysX.  Mais  s'il  existe  un  autre 
produit  manufacturé,  M',  qui  coûte  à  X  autant,  ou  même  un 
peu  plus  qu'à  Y,  X  pourra  l'offrir  pour  une  valeur  moindre 
en  échange  de  500  B,  et  obtenir  alors  les  autres  500  pour 
moins  de  750  M,  par  exemple  pour  625  M. 

Admettons  que  le  produit  M'  coûte  10  dans  les  deux  pays, 
de  sorte  que  les  conditions  du  commerce  soient  les  suivantes  : 

X  Y 

12  B  10 

10  M'  10 

8  M  10 

Si  X  donne  625  M,  qui  lui  coûtent  5,000,  et  575  M',  qui 
lui  coûtent  5,750,  en  échange  de  1,000  B,  qui  lui  auraient 
coûté  12,000,  il  gagne  eticore  1 ,250  sur  la  valeur  de  B,  tandis 
qu  Y,  en  donnant  500  B,  qui  lui  coûtent  5,000,  contre  625  M, 
qui  lui  auraient  coûté  6,250  et  500  B  contre  575  M',  qui  lui 
auraient  coûté  5,750,  gagne  1 ,250  sur  la  valeur  de  M  et  750 
sur  la  valeur  de  M'. 

Dans  cette  hypothèse j  comme  dans  les  précédentes,  comme 
dans  toutes  celles  où  le  commerce  international  se  composera 
d'échanges  en  nature,  la  valeur  internationale  des  ôhoses 
importées  a  pour  expression  la  quantité  des  choses  exportées 
en  échange,  et  la  valeur  de  chaque  portion  des  produits 
importés  est  déterminée  par  cette  équation.  500  B  est  la 
valeur  de  625  M  ou  de  575  M',  et  réciproquement  625  M, 
ou  575  M',  est  la  valeur  de  500  B.  Par  conséquent  M  vaut 
4/5  B,  M'  vaut  20/23  B,  B  vaut  5/4  M,  ou  23/20  M'  ;  par 


382  '  CIRCULATION   BE   LA    RtCHB68E. 

conséquent  aussi,  625  M  plus  575  M'  valent  1,000  B,  et  in- 
versement. 

Ainsi»  entre  deux  pays  qui  trafiquent  isolémeni  l'un  Avec 
l'autre,  le  commerce  inlernational  procure  nécessaîremeûl  à 
chacun  d'eux  une  somme  d'importations,  dont  la  valeur  in- 
ternaliouale  est  représentée  par  la  somme  de  ses  exportations, 
et  en  tire  non  moins  nécessairement  une  somme  d'exporta- 
tions, dont  la  valeur  internationale  est  représentée  par  la 
somme  de  ses  importations. 

Cette  quatrième  loi,  qui  est  le  fondement  de  toute  la  lhéon> 
du  libre  échange,  et  que  j'appellerai  avec  M.  Mill  l'équalion 
du  commerce  international,  n*est  pas  moins  vraie  lorsqu'on 
l'applique  à  un  pays  dont  la  circulation  internationale  em- 
brasse un  ensemble  quelconque  d'autres  pays,  car  l'inter- 
vention d'un  troisième  trafiquant,  dans  l'hypothèse  ci-déssus, 
fournirait  un  moyen  de  plus  d'équilibrer  les  importations 
avec  les  exportations. 

Supposons  que  ce  tiers  pays,  Z,  produise  B  et  M  aux  con- 
ditions suivantes  : 

X  Y  Z 

B  12  10  H 

M    8  10  9 

Si  X  ne  peut  obtenir  d'Y  1,000  B,  dont  il  a  besoin,  ou  ne 
peut  les  obtenir  qu'à  des  conditions  inacceptables,  il  pourra, 
au  lieu  d'ofiPrir  un  autre  produit  M',  s'adresser  au  paysZ, 
qui,  de  son  côté,  y  trouvera  un  avantage  évident.  X  pouiTa, 
en  échange  de  500  B,  qui  lui  coûteraient  6,000,  ne  donner 
que  700  M,  qui  valent  pour  lui  5,600  ;  tandis  que  Z,  donnant 
500  B,  qui  valent  pour  lui  5,500,  en  échange  de  700  M,  qui 
valent  pour  lui  6,300,  gagnera  800  par  ce  marché. 

On  peut  donc  généraliser  la  loi  en  question  et  la  formuler 
ainsi  : 

IV.  Le  commerce  international  d'un  pays  quelconque  a 
nécessairement  pour  résultat  de  lui  fournir  une  somme  d'im- 
portations, dont  la  valeur  internationale  est  représentée  par 


LOIS  DE   LA  GiBGULATiOM   lltTEftNATtONALE.  385 

la  somme  totale  de  ses  eîportations  ;  en  d'autres  termes,  tout 
pays  échange  nécessairement,  par  son  commerce  extérieur, 
la  totalité  de  ses  exportations  contre  la  totalité  de  ses  impor- 
tations. Je  dirai  plus  loin  quelle  correction  il  y  a  lieu  de  faire 
à  cette  formillë  générale. 

Pour  rentrer»  maintenant,  dans  les  réalités  de  la  vie  pra- 
tique, admettons  rinterveution  du  numéraire  avec  toutes  les 
conséquences  qui  en  découlent.  Le  commerce  extérieur  en 
devient  plus  facile,  mais  il  demeure  soumis  aux  mêmes  lois 
et  aboutit  au  même  résultat.  Je  le  démontrerai  en  me  servant 
d hypothèses  analogues  aux  précédentes,  où  les  chiffres 
exprimeront  désormais  les  valeur^  pécuniaires  normales  des 
divers  produits.  Mais  je  dois  d'abord  rappeler  au  lecteur  la 
loi  ci-dessus  exposée  de  la  circulation  monétaire,  en  vertu  de 
laquelle  la  valeur  du  numéraire  s'élève  et  par  conséquent 
les  prix  de  toutes  choses  s'abaissent  dans  un  pays,  à  mesure 
que  la  quantité  du  numéraire  circulant  y  diminue,  ou  que  le 
change  lui  devient  défavorable,  tandis  que  l'inverse  a  lieu 
par  les  causes  inverses  ;  car  cette  loi  sert  de  base  à  tout  le  rai- 
sonnement qui  va  suivre  *. 

Posons,  en  premier  lieu,  cette  hypothèse  : 
X  •  Y 

12  francs.      B  10  francs. 

1 0  francs  .M  10  francs. 

il  est  d'abord  évident  que  X  doit  importer  le  produit  B, 
puisqu'il  peut  l'obtenir  pour  moins  de  12  francs,  peut-être 
pour  10  francs,  tandis  qu'il  lui  en  coûterait  12  pour  le  pro- 
duire. Mais,  avec  l'échange  en  nature,  cet  avantage  ne  pou- 
vait se  réaliser  que  si  Xavaituû  produite  exporter  en  échange. 

'  Lorsque  deux  pays  ont  une  même  mounaie,  le  transfert  du  numéraire,  en 
dehors  des  limites  extrêmes  que  le  change  ne  peut  pas  dépasser,  ne  présente  au- 
cune difficulté.  Entre  deux  pays  qui  ont  des  monnaies  métalliques  différentes,  lé 
transfert  a  Ueu  sous  forme  de  lingots  d'or  ou  d'argent  et  produit  le  même  effet, 
car  l'offre  de  ces  métaux  ne  peut  pas  diminuer  ou  augmenter  sans  que  leur  valeur 
monétaire  subisse  des  modifications  inverses.  Quant  aux  pays  qui  n'ont  qu'un  nu- 
méraire de  papier,  la  défkveur  du  change  n'a  pour  eux  aucunes  limites. 


584  CIRCULATION   DE   LA   lilCftESSE. 

Easera-t-il  de  même  dans  Thypothèse  actuelte  ?  Oui,  car  si  X 
achète  d'Y  ie  produit  B,  sans  lui  rien  vendre»  la  quantité  du 
numéraire  diminuant  chez  X,  ou  le  change  lui  devenant  dé- 
favorable, il  en  résultera  un  abaissement  de  tous  les  prix, 
tandis  que  les  causes  contraires  produiront  chez  Y  une  hausse 
générale  ;  de  sorte  que  notre  hypothèse  pourra  se  trouver 
modifiée  de  cette  manière  : 

X  Y 

11  B  11 

9  M  11 

Alors  rinfériorité  de  X,  quant  au  produit  B,  étant  effacée 
et  remplacée  par  une  supériorité  égale  quant  au  produit  M,  Y 
aura  autant  d'intérêt  à  importer  M,  que  X  en  avait  à  importer 
By  et  Téquilibre  se  rétablira  ;  puis,  un  état  de  choses  inter- 
médiaire finira  par  se  réaliser  et  devenir  permanent,  par 
exemple  celui-ci  : 

X  Y 

11,50  B  10,50 

9,50  M  10,50 

X  demandera  moins  de  B  que  lorsque  la  différence  des 
prix  était  de  2  francs,  Y  demandera  une  quantité  équivalente 
de  M,  et  les  prix  de  toutes  choses  demeureront  en  permanence 
un  peu  plus  bas  dans  le  pays  X  que  dans  le  pays  Y. 

La  première  loi  est  donc  vraie  avec  l'intervention  du  nu- 
méraire, comme  avec  les  échanges  en  nature. 
Posons,  en  second  lieut  cette  hypothèse: 

X  Y 

9  B  10 

6  M  10 

c'est-à-dire,  supposons  X  assez  avancé  dans  son  développement 

économique,  pour  que  les  frais  de  production  de  B  et  de  M 

y  soient  seulement  de  9  francs  et  de  6  francs. 

Il  en  résulte  que  X  est  intéressé  à  vendre  M,  puisque,  pour 
une  quantité  déterminée  de  ce  produit,  il  obtiendra  plus  qu'elle 
ne  lui  coûte.  Mais  cette  vente,  accumulant  le  numéraire  chez 


LOIS  DE  LA  CmCnUTlON  INTERNATIONALE.  385 

X,  y  fera  hausser  tous  les  prix,  jusqu'à  élever  celui  de  B  à  9,90, 
celui  de  M  à  6,60,  tandis  que  la  cause  inverse,  agissant  chez  Y, 
y  fera  baisser  les  prix  de  B  et  de  M  à  9  francs. 

Dès  lors  X  sera  intéressé  à  recevoir  B  d'Y,  au  lieu  de  le  pro- 
duire lui-même,  tandis  qu'Y  demandera  moins  du  produit  M 
dont  le  prix  s'est  élevé  ;  et  le  commerce  continuera  dans  de 
telles  conditions,  ou  dans  des  conditions  analogues,  les  prix 
demeurant  un  peu  plus  élevés  chez  X  que  chez  Y. 

Nous  voyons  en  même  temps  que  X  obtiendra  son  impor- 
tation à  meilleur  marché  que  dans  la  première  hypothèse.  Le 
produit  B,  au  lieu  de  lui  coûter  de  10  à  12  francs,  lui  coûtera 
seulement  de  9  francs  à  9  fr.  50  c. 

Ainsi,  la  seconde  et  la  troisième  loi  sont  encore  vraies  avec 
rintervention  du  numéraire. 
Pour  la  quatrième  loi,  admettons  Thypothèse  suivante  : 

X  Y 

12  B  10 

8  M  10 

et  supposons  que  X  ait  besoin  de  1  million  de  B  chaque  année, 
Y  seulement  de  500,000  M,  et  que  l'état  des  demandes  et 
des  offres  respectives  porte  le  prix  de  B  à  11  francs,  et  celui 
de  M  à  9  francs,  de  sorte  que  X  importe  pour  1 1  millions  de 
francs,  tandis  qu'Y  n'importera  que  pour  4,500,000  francs. 
Un  tel  commerce,  en  abaissant  les  prix  chez  X,  qui  devra 
payer  annuellement  11  millions,  et  en  les  élevant  chez  Y, 
qui  ne  payera  que  4,500^000  francs,  amènera  nécessaire- 
ment X   à  demander  une  moindre  quantité  de  B,  et  Y  à 
demander  une  plus  grande  quantité  de  M,  jusqu'à  ce  que 
l'équilibre  soit  rétabli  entre  les  sommes  respectivement  reçues 
par  les  deux  pays  ;  ou  bien  cet  équilibre  se  rétablira  par  l'in- 
tervention d'un  troisième  produit  M',  qu'Y  recevra  en  échange 
de  500,000  B,  ou  d'un  troisième  pays,  qui  recevra  de  X  un  pro- 
duit quelconque  pour  la  somme  de  5,500,000  francs;  car  l'a- 
baissement des  prix ,  dans  le  pays  X,  agira  comme  une  prime 
générale  offerte  à  l'exportation  de  tous  les  produits  de  ce  pays. 
I.  25 


L 


386  GBClILàflOII  M  LA  llieHB9SB. 

Ainsi,  dans  toutes  les  hypothèses,  et  quelles  que  puissent 
être  les  conditions  respectives  delà  production  dans  les  divers 
pays  entre  lesquels  s'opère  la  circulation  internationale , 
cette  circulation  a  pour  résultat  définitif  et  permanent  de 
procurer  à  chaque  pays  une  importation  qui  réunit  les  carac- 
tères suivants,  savoir  :  1®  d'être  avantageuse,  surtout  à  l'é- 
gard des  produits  importés  dont  la  valeur  nationale  dépasse 
le  plus  la  valeur  étrangère  ;  2*  d'être  avantageuse  à  Fégard 
même  des  produits  importés  dont  la  valeur  nationale  est 
inférieure  à  la  valeur  étrangère;  3*  d'être  d'autant  plus 
avantageuse  que  Tensemble  de  la  production  nationale  s'ac^ 
complit  à  des  conditions  relativement  plus  économiques; 
4^  d*être  égale  en  totalité  à  ta  totalité  de  ses  exportations , 
c'est-à-dire  de  le  constituer  débiteur  d'une  somme  égale  à 
celle  qui  représente  le  prix  de  ses  exportations. 

Quel  changement  apportent  les  frais  du  commerce  à  cet 
état  de  choses? 

Ils  ne  font  que  modifier  un  peu  les  conditions  du  marché , 
en  élevant  légèrement  le  minimum  des  prix  que  chaque  pays 
doit  payer  pour  ses  produits  importés. 

Par  exemple,  dans  l'hypothèse  admise  en  dernier  lieu,  les 
frais  commerciaux  étant  supposés  de  25  centimes  pour  B  et 
de  10  pour  lil,  le  piix  de  B,  pour  le  pays  X,  au  lieu  de  varier 
entre  12  francs  el  10  francs,  varierait  entre  12  et  iO,  25,  et 
le  prix  de  M,  pour  Y,  varierait  entre  10  et  8^  10;  mais  il  est 
évident  que  de  telles  modifications  n'influent  point  sur  Fac- 
tion des  causes  qui  produisent  les  résultats  ci-dessus  exposés 
et  n'altèrent  en  rien  les  lois  de  la  circulation  internationale. 

On  peut  dire  la  même  chose  des  entraves  que  h  législation 
d'iuv  pays  oppose  à  son  commerce  international.  De  telles 
mesui'es  n'empêchent  pas  le  commerce  qu'elles  laissent  sub- 
sister d'être  avantageux  aux  pays  qui  le  font,  ni  le  prix  total 
des  importations  d'égaler,  pour  chacun  d'eux,  le  prix  total  de 
ses  exportations.  Leur  effet  se  borne  à  diminuer  plus  ou  moins 
la  somme  des  avantages  que  le   commerce  international 


LOIS  DK  LA  cmcOLATlOff  IfrTEltlfATIONALE.  587 

aorait  procnréSt  sous  le  régime  an  tibre  échange,  au  pays 
qui  s'est  imposé  la  loi  eTn  question  et  à  ceux  qui  trafiquent 
a?ec  lui. 

Pour  le  démontrer,  je  reprends  la  dernière  hypothèse  em- 
ployée : 

X  Y 

13  B  10 

8  M  iO 

et  je  suppose  qu*Y  ait  prohibé  par  une  loi  l'importation  du 
prodoit  M« 

Si  les  deux  pays  trafiquent  seuls  Tun  avec  Fautre,  l'effet 
d'une  telle  mesure  sera  inétitablement  d'abaisser  tous  les  prix 
chezX,  devenu  seul  importateur,  et  de  les  élever  chez  Y,  de- 
venu seul  exportateur,  jusqu'à  ce  que,  le  prix  de  B  étant  tombé 
ï  M  chea  X  et  s'élant  élevé  à.  11  chez  Y,  tout  commerce  de- 
vienne impossible  entre  les  deux  pays. 

Le  commerce  international  cesse,  là  où  son  équation  ne 
peut  pas  se  réaliser. 

Si  les  deux  pays  ne  trafiquent  pas  seuls,  la  prohibition,  en 
même  temps  qu'elle  diminuera  pour  X  l'exportation  du  pro- 
duit M,  fera  cesser  pour  Y  une  importation  avantageuse  et 
réduira  son  exportation  de  B,  jusqu'à  ce  que  l'élévation  des 
prix,  en  augmentant  ses  antres  importations,  ait  rétabli  la 
balance.  Mais  cette  éléyation  des  prix  sera  permanente  dans 
une  certaine  mesure  et  le  commerce  du  produit  B  ne  rede- 
viendra pas  ce  qu'il  était  avant  la  prohibition. 

Si  la  prohibition  est  remplacée,  par  un  droit  sur  l'importa- 
tion du  produit  M,  Teffet  sera  le  même  que  si  la  difficulté  du 
transport  chargeait  Fimportation  d'une  somme  de  frais  com- 
merciaux égale  à  ce  droit  d'entrée. 

Un  droit  de  5  francs,  par  exemple,  qui  porterait  à  11  francs, 
pour  Y,  h  prix  de  chaque  quantité  M!  importée,  agirait  comme 
une  prohibition,  jusqu'à  ce  que  la  rupture  de  l'équation  eût 
abaissé  le  prix  de  Bf  d'une  part  jusqu'à  7  et  Teût  élevé  d'autre 
part  jusqtr'à  1 1  ;  alors  le  produit  importé  ne  valant  plus,  avec 


388  CIRCULATION   DE   LA  RICHESSE. 

le  droit  d'entrée,  que  10  francs,  Timportation  redeviendrait 
possible,  mais  elle  serait  beaucoup  moins  avantageuse  pour  les 
deux  pays,  tandis  que  le  commerce  du  produit  B  subirait,  par 
la  même  cause,  une  diminution  corrélative,  qui  le  rendrait 
pareillement  moins  avantageux,  pour  Y  aussi  bien^  que  pour  X. 

L'équation  du  commerce  international  se  réalise  toujours, 
quelque  mesure  que  Ton  prenne  pour  la  rendre  impossible  ; 
mais  les  avantages  de  ce  commerce,  pour  les  pays  qui  trafi- 
quent ensemble,  sont  d'autant  plus  grands  que  les  différences 
de  prix  qui  le  provoquent  sont  plus  considérables.  Un  système 
de  législation  qui  tend  à  effacer  ou  à  diminuer  ces  différences 
tend  donc  nécessairement,  par  cela  même,  à  diminuer  ces 
avantages. 

L'équation  du  commerce  international  serait,  sauf  les  diffé- 
rences provenant  de  pertes  accidentelles,  une  loi  absolue,  si 
toutes  les  importations  et  les  exportations  étaient  des  échanges 
internationaux.  Mais  il  se  fait,  de  pays  à  pays,  des  envois  de 
numéraire  et  de  valeurs  circulantes,  parfois  aussi,  quoique  plus 
rarement,  de  marchandises,  qui,  n'ayant  pas  ce  caractère,  ne 
sont  point  synallagmatiques  et  ne  provoquent  point  de  retour, 
ou  provoquentdesenvoisde  marchandises  non  suivis  de  retour. 

Le  pays  qui  fait  la  guerre  au  dehors  et  qui  envoie  à  ses  ar- 
mées de  l'argent,  des  armes,  des  munitions,  celui  qui  paye  des 
subsides  à  un  Etat  étranger,  celui  dont  les  habitants  riches 
émigrent  en  grand  nombre,  ou  vont  résider  temporairement 
et  consommer  leurs  revenus  à  l'étranger,  peuvent,  pendant 
une  période  donnée,  exporter  plus  qu'ils  n'importent  ;  tandis 
que,  dans  les  pays  qui  reçoivent  ces  armes,  ces  munitions, 
ces  subsides,  ou  ces  voyageurs  étrangers,  la  valeur  des  im- 
portations excédera  celle  des  exportations. 

Toutefois,  l'importation  provoquée  par  cette  dernière  cause, 
et  qui  représente  les  capitaux  ou  les  revenus  d'individus 
étrangers,  si  elle  ne  provoque  pas  un  retour  sous  forme  d'ex- 
portation, n'en  constitue  pas  moins  un  échange,  puisque  les 
capitaux  et  les  revenus  qu'elle  représente  sont  consommés 


LOIS   DE  U   GUGULAT10N   IMTERMATIOMALE.  589 

dans  le  pays  qui  les  reçoit,  et  par  conséquent  échangés  contre 
des  produits  de  ce  pays  ;  mais  c'est  un  échange  sur  place, 
un  fait  de  circulation  intérieure,  non  de  circulation  interna- 
tionale. 

Un  pays,  tel  que  la  Suisse,  qui  est  visité  chaque  année  par 
un  nombre  très-considérable  de  riches  voyageurs  étrangers, 
peut  recevoir  en  permanence  une  somme  annuelle  d'im- 
portations, dont  la  valeur  dépasse  notablement  la  somme  de 
ses  exportations. 

Du  reste,  le  résultat  d'un  tel  échange,  pour  les  deux  pays 
entre  lesquels  il  s'opère,  ne  diffère  pas  essentiellement  de  celui 
qu'aurait  amené  une  somme  égale  d'échanges  internationaux  ; 
car,  si  la  consommation  intérieure  des  produits  nationaux  en 
est  augmentée  dans  le  pays  importateur,  elle  est  diminuée 
d'autant  dans  le  pays  exportateur. 

J'ai  parlé,  en  commençant  ce  chapitre,  des  obstacles  qui 
empêchent  actuellement  que  les  valeurs  internationales  ne 
soient  réglées,  comme  les  valeurs  nationales,  par  les  frais  de 
production.  Qu'arrivera-t-il  lorsque  ces  obstacles  auront  en- 
tièrement disparu,  lorsque  la  circulation  des  choses  et  des 
personnes,  des  produits  et  des  services,  des  capitaux  et  des 
travailleurs  sera  devenue  aussi  facile  et  aussi  fréquente,  entre 
les  divers  Etals,  qu'elle  Test  aujourd'hui  entre  les  diverses 
parties  d'un  même  Etat  ? 

Ce  régime  n'efEacera  point  les  difTorences  qui  existent  entre 
les  aptitudes  spéciales  des  divers  pays  ;  au  coutraiie,  il  les 
rendra  plus  saillantes,  car  la  liberté  absolue  de  commerce 
qu'il  implique  poussera  chaque  pays  à  exercer  et  à  développer 
de  préférence  les  branches  de  production  pour  lesquelles  il 
aura  une  aptitude  spéciale,  soit  naturelle,  soit  acquise.  Ainsi, 
le  premier  avantage  qui  résulte  du  commerce  extérieur,  celui 
que  trouve  une  nation  à  importer  du  dehors  les  choses  que 
Tétranger  produit  plus  économiquement  qu'elle,  subsistera 
en  entier  et  tendra  plutôt  à  s'accroître. 

Mais  il  n'en  sera  point  de  même  du  second  avantage,  c'est- 


390  GIHGULATION   DE  LA  HI0IIE88B* 

à-dire  de  ce  bon  marché  absolu  des  choses  importées,  qui  t 
pour  condition  une  supériorité  acquise  par  le  pays  importa- 
teur dans  la  production  des  choses  qu'il  exporte  eu  échange. 
Cet  avantage,  au  lieu  d'appartenir  exclusivement  au  pays  le 
plus  avancé,  se  partagera  entre  les  deux  pays. 
En  comparant  ci-dessus  les  deux  hypothèses  : 
X        Y  et  X        Y 

B  12  10  9       10 

M    8  10  6       10 

j'ai  montré  que  la  valeur  de  B^  ayant  pour  limites  dans^l'une 
et  dans  l'autre  les  quantités  M  et  3/3  M,  doit  se  fixer,  sous 
l'influence  d'ofires  et  de  demandes  pareilles,  à  un  même  point, 
par  exemple  à  5/4  M  ;  mais  que  le  pays  X  obtieut,  dans  la 
seconde  hypothèse,  1,000  B  pour  1,250  M  qui  ne  lui  coûtât 
que  7,500,  de  sorte  que  B,  au  lieu  de  lui  coûter  une  dépense 
absolue  de  10,  comme  dans  la  première  hypothèse,  ne  lui 
coûte  que  7  1/2. 

Or,  comme  il  résulte  de  cette  seconde  hypothèse  qu'avee 
une  dépense  représentée  par  le  chiffre  600,  employée  à  pro- 
_duire  B,  on  obtiendra  60  B  ou  75  M,  tandis  qu'en  employant 
la  même  dépense  à  produire  M  on  obtiendra  80  B  ou  100 
M,  les  capitaux  et  les  travailleurs,  grâceàTétat  de  choses 
dont  nous  étudions  les  effets,  afflueront  vers  la  production 
de  M  et  se  retireront  de  la  production  de  B;  de  sorte  que, 
Toffre  de  M  croissant  et  celle  de  B  décroissant,  la  valeur 
d'échange  du  produit  M  s'abaissera  et  celle  du  produit  B  s'é- 
lèvera. 

Le  résultat  final  sera  donc  évidemment  de  faire  obtenir  à 
X  une  moins  grande  quantité  du  produit  B  en  échange  d'une 
quantité  déterminée  du  produit  M,  et  à  Y  une  plus  grande 
quantité  du  produit  M»  eu  échange  d'une  quantité  déterminée 
du  produit  B  ;  en  d'autres  termes,  d'abaisser,  pour  Y,  la  va- 
leur tant  relative  qu'absolue  du  produit  M,  et  d'élever,  pour 
X,  la  valeur  tant  relative  qu'absolue  du  produit  B,  jusqu'à 
ce  que  l'avantage  des  deux  productions  se  soit  mis  de  niveau, 


LOIS  DE  LA   CIRCULATION   INTERNATIONALE.  391 

c'est-à-dire  jusqu'à  ce  que  les  deux  produits  s'échangent  sur  le 
pied  de  leur  valeur  normale,  6 B  pour  10  M,  et  que  les  quan- 
tités reçues  de  part  et  d'autre  fassent  des  valeurs  égales. 

Alors  X  n'aura  plus  aucun  intérêt  à  recevoir  d'Y  le  pro- 
duit B;  car,  pour  1,000  M,  qui  lui  coûteront  6,000,  il  ob- 
tiendra 600  B,  qui  ne  lui  auraient  coûté  que  5,400  à  produire 
lui-même. 

Sous  le  régime  supposé,  les  produits  ne  s'échangeant  plus 
que  sur  le  pied  de  leurs  valeurs  respectives  dans  les  pays  de 
production,  un  produit  importé  ne  pourra  pas  valoir  moins 
dans  le  pays  importateur  qu'il  ne  vaudra  dans  le  pays  pro- 
ducteur. Par  conséquent,  il  n'y  aura  plus  aucun  avantage 
pour  un  pays  à  importer  les  choses  qu'il  produira  plus  éco- 
nomiquement que  l'étranger,  et  la  troisième  des  lois  géné- 
rales ci-dessus  exposées  cessera  d'être  vraie  en  même  temps 
que  la  seconde. 


LIVRE  III 


DISTRIBUTION  DE  LA  RICHESSE. 


Nous  avons  vu  la  richesse,  une  fois  produite,  circuler, 
c'est-à-dire  être  amenée»  par  le  transport,  à  la  portée  des 
consommateurs  et  mise,  par  rechange,  à  leur  disposition. 
Biais  la  série  de  transports  et  d'échanges,  par  laquelle  on  ac- 
quiert le  pouvoir  et  le  droit  de  consommer  un  produit,  im- 
plique elle-même  que  ce  pouvoir  et  ce  droit  existaient  déjà 
pour  quelqu'un  avant  tout  transport  et  tout  échange,  puisque 
le  transport  et  rechange  ne  font  que  déplacer  ce  pouvoir  et 
ce  droit  et  ne  peuvent  Tattribuer  à  une  personne  sans  l'en- 
lever à  une  autre.  Tout  produit  quelconque  se  trouve  donc 
soumis  à  ce  pouvoir  et  à  ce  droit  ;  toute  portion  de  richesse 
est  attribuée  à  une  personne,  individuelle  ou  collective,  qui 
en  dispose  à  son  gré. 

D'un  autre  côté,  il  est  évident  que  tous  les  membres  de  la 
société  consomment  et  doivent  absolument,  pour  vivre,  con- 
sommer de  la  richesse  ;  que,  par  conséquent,  une  certaine 
quantité  de  richesse  est  nécessairement  attribuée  à  chaque 
individu  ;  en  d'autres  termes,  que  la  masse  totale  de  la  ri- 
chesse produite  se  distribue  entre  tous  les  membres  de  la  so- 
ciété. Par  quels  actes,  dans  quelles  proportions,  sous  l'empire 
de  quelles  lois  économiques  s'opère  cette  distribution?  C'est 
ce  que  je  dois  maintenant  exposer.    . 


394  DISTRIBUTION   DE   LA  RICHESSE. 

L'attribution  aux  divers  membres  de  la  société  du  droit  de 
consommer  la  richesse  ne  peut  reposer  que  sur  des  rapports 
de  droit  établis  entre  eux,  rapports  dont  les  conséquences 
deviennent  ainsi  des  phénomènes  économiques,  parfaitement 
distincts  de  ceux  de  la  production  et  de  la  circulation.  La 
circulation  présuppose  Tattributlod  et  par  conséquent  la 
distribution,  puisqu'elle  aboutit  à  la  consommation,  et  que 
la  consommation  ne  peut  avoir  lieu  sans  une  attribution 
préalable  du  pouvoir  et  du  droit  de  consommer;  mais  la  cir- 
culation ne  renferme  point  la  cause  ni  Texplication  de  la  dis- 
tribution, et  c'est  par  une  erreur  de  méthode  qu'on  a  jus- 
qu'à présent  groupé  ensemble  ces  deux  ordres  de  phénomènes. 

La  distribution  de  la  richesse  exerce  partout,  sur  la  vie  en- 
tière des  individus,  sur  leur  classement  dans  la  aociété  et  sur 
l'ensemble  des  institutions  politiques,  une  influence  directe 
et  puissante,  qui,  en  jetant  un  vif  intérêt  sur  l'étude  des  phé- 
nomènes de  distribution,  a  été  plutôt  nuisible  qu'avantageute 
à  la  science  économique,  parce  qu'il  en  est  résulté  des  im- 
pressions, par  conséquent  des  sentiments  et  des  préoccupa- 
tions, peu  compatibles  soit  avec  une  analyse  patiente  et  cor- 
recte des  faits,  soit  avec  une  appréciation  impartiale  de  leurs 
causes  et  des  lois  qui  les  régissent.  Aucune  partie  de  la 
science  économique  n  a  été  traitée  avec  plus  de  passion  que 
celle-là;  aucune  n'a  produit  autant  de  doctrines  erronées, 
de  systèmes  chimériques,  de  controverses  ardentes  ;  aucune 
surtout  n'a  autant  donné  lieu  à  cette  extension  abusive  du 
domaine  de  la  science,  à  ce  cumul  illogique  de  points  de  vue 
totalement  hétérogènes,  dont  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  mon- 
trer les  fâcheux  effets. 

J'aurai  plus  tard  à  m'occuper  de  cette  influence  des  phé- 
nomènes de  distribution  sur  l'ensemble  de  la  vie  sociale, 
lorsque  je  parlerai  des  lois,  des  institutions  et  des  utopie^ 
dont  les  résultats  de  cette  influence  ont  été  les  motifs  réels  ou 
supposés  ;  mais  je  dois  eu  faire  complètement  abstraction 
dans  cette  première  partie  de  mon  ouvrage,  oii  ma  tâche  cod- 


DISTRIBUTION   DE   LA  RICHESSE.  395 

siste  uniquement  à  exposer  les  faits  généraux  de  la  réalité,  à 
les  analyser  avec  soin,  à  les  rattacher  aux  rapports  de  droit 
qui  en  sont  les  principes,  à  déduire  enfin  de  ces  principes  les 
lois  suivant  lesquelles  s'accomplissent  les  phénomènes  de 
distribution. 

Toutes  les  forces  vives  de  la  nature  produisent  des  phéno- 
mènes qui  influent  continuellement  et  quelquefois  puissam- 
ment sur  le  bien-être  dM  homm^iB  réUdic  en  société.  Est-ce 
une  raison  pour  que  le  physicien  ait  à  s'occuper  de  cette  in- 
fluence et  doive  en  tenir  compte  dans  Tétude  qu'il  fait  des 
phénomènes  du  monde  physique,  dam  sa  recherche  des  lois 
qui  les  régissent  f 


CHAPITRE  I. 


ANALYSE  DE  LA  DISTRIBUTION. 


Les  principaux  faits  de  distribution  peuvent  se  grouper  dans 
cinq  hypothèses,  qui  comprennent  les  différents  rapports  de 
droit  d'où  résultent  ces  faits. 

Première  hypothèse.  —  Titius  est  propriétaire  d'un  fonds 
productif,  qu'il  exploite  par  lui-même  ou  avec  Taide  de  sa 
famille,  c'est-à-dire  d'individus  qui  ne  sont  pas  économique- 
ment distincts  de  lui,  et  au  moyen  d'un  capital  qui  lui  ap- 
partient. Son  revenu,  dans  cette  hypothèse,  c'est-k-dire  la 
quantité  de  richesse  qui  lui  est  attribuée  en  sus  de  son  capi- 
tal et  qu'il  a  le  pouvoir  de  consommer  sans  entamer  son 
capital,  se  compose  du  produit  entier  de  son  exploitation,  dé- 
duction faite  de  la  portion  qui  représente  les  matières  pre- 
mières et  les  instruments  consommés  ;  car  nul  autre  individu 
n'a  le  droit  d'exiger  une  partie  quelconque  de  ce  produit. 

Deuxième  hypothèse.  —  Titius  est  maître  du  fonds  et  du 
capital,  mais  il  exploite  avec  l'aide  de  Gaïus,  travailleur  libre, 
qui,  ne  possédant  ni  fonds  ni  capital,  lui  donne  son  travail 
en  échange  d'une  portion  du  produit.  Le  revenu  intégral  de 
la  première  hypothèse  se  trouve  ici  divisé  en  deux  revenus 
distincts  :  celui  de  Gaïus,  qui  représente  la  valeur  de  son  tra- 
vail, et  qu'on  nomme  le  salaire;  celui  de  Titius,  qui  com- 
prend tout  le  reste. 

Troisième  hypothèse.  —  Titius  n'est  pas  propriétaire  du 
fonds,  mais  il  est  maître  du  capital,  et  il  exploite  le  fonds 
pour  Lucius,  qui  en  est  le  propriétaire,  et  qui  lui  en  cède 


ANALYSE   DE   LA  DISTRIBUTION.  597 

l'usage,  en  se  réservant  une  certaine  portion  du  produit.  Le 
revenu  intégral  est  encore  ici  divisé  en  deux.  La  part  de  Lu- 
cius  représente  le  droit  d'usage  sur  le  fonds  et  s'appelle  la 
rente;  la  part  de  Titius  comprend  tout  le  reste. 

Quatrième  hypothèse.  —  Titius  exploite  avec  son  propre 
capital  le  fond  de  Lucius  ;  mais  il  se  borne  à  diriger  l'exploi- 
tation, employant  à  cet  effet  des  travailleurs  libres,  auxquels 
il  abandonne  une  portion  du  produit.  Le  revenu  intégral  se 
trouve  par  là  divisé  en  trois  revenus  distincts,  savoir  :  la  rente 
due  au  propriétaire,  le  salaire  dû  aux  ouvriers  libres,  et  enfin 
le  revenu  de  Titius,  qui  se  compose  du  reste,  et  qui,  dans  ce 
cas,  prend  le  nom  Aq profit. 

Cinquième  hypothèse.  —  Le  capital  de  Titius  n'étant  pas 
suffisant  pour  Texploitation  à  laquelle  il  veut  l'appliquer, 
il  emprunte  de  Sempronius  le  capital  additionnel  dont  il  a 
besoin,  en  s'engageant  à  lui  payer,  en  échange  du  droit  que 
lui  donne  celui-ci  de  disposer  de  ce  capital,  une  rente  pério- 
dique, jusqu'au  moment  où  il  remboursera  le  capital  lui- 
même.  Ici  nous  voyons  apparaître  une  quatrième  part  du  re- 
venu intégral,  Vintérêt  ou  V annuité^  part  ordinairement  com- 
prise dans  le  profit,  mais  qui  s'en  détache,  dans  l'hypothèse 
actuelle,  pour  former  un  revenu  distinct. 

Le  revenu  intégral,  celui  de  Titius  dans  la  première  hypo- 
thèse, se  compose,  toujours  des  parts  que  je  viens  d'énumérer. 
Ces  parts  en  sont  les  éléments  constitutifs.  Tout  individu  qui 
se  trouve  dans  la  situation  de  Titius  perçoit  nécessairement 
un  salaire,  une  rente,  un  profit,  et  son  profit  comprend  l'in- 
térêt du  capital  qu'il  met  en  œuvre.  Quoique  ces  divers  re* 
venus  soient,  pour  lui,  confondus  en  un  seul,  ils  n'en  con- 
servent pas  moins  leurs  caractères  respectifs  et  n'en  suivront 
pas  moins  chacun  la  loi  d'accroissement  qui  lui  est  propre  ; 
de  sorte  que  l'accroissement  du  revenu  intégral  ne  sera  que 
la  résultante  de  ces  diverses  lois  combinées. 

Le  revenu  intégral  est  un  revenu  complexe,  de  même  que 
c^lui  qui  est  attribué  à  Titius  dans  la  seconde  et  dans  la  troi« 


308  DWnBQfNMI  DB  LA  RIClflMf. 

sième  h]rpotbèse.  Le  proOl  apparaît  ao9sit  daos  ta  eiiMioième 
bypoth^,  comme  un  revenu  eomplexe  ;  mais  il  est  toujours 
déterminé  par  une  lot  qui  tui  est  propre  et  que  le  fait  da 
partage  ne  modifie  point  ;  ce  qui  lui  assigne^  en  théorie,  le 
caractère  d'un  revenu  simple. 

Dans  la  réalité,  led  revenu»  individuels  sont  trèsi''So«iveDt 
complexes.  Toutes  led  fois,  par  enempte,  qu*ane  entreprise 
industrielle  emploie  un  capital  fixe  sous  la  forme  d*un  em- 
placement ou  d'un  bâtiment  qui  occupe  une  étendue  quel- 
conque de  terrain,  son  profit  se  trouve  mélangé  dHzne  rente 
foncière.  Inversement,  toutes  les  f(»s  qu*un  propriétaire  four- 
nit à  son  fermier  une  partie  quelconque  du  capital  d^eiploi- 
tation,  sa  rente  se  trouve  mélangée  d'un  profit.  Lefermi^,  à 
son  tour,  si,  au  lieu  de  se  borner  à  diriger  son  explottatioD, 
il  ajoute  au  travail  de  ses  ouvriers  son  travail  personnel  et 
celui  de  sa  famille,  perçoit  un  profit  métMtgéde  salaire. 

Le  reveau  d'un  propriétaire  foncier,  qoi  a  ses  capitaux 
placés  dans  d'autres  exploitations  que  la  sienne,  à  titre  de 
prêt,  de- commandite,  ou  d'actions,  se  compose  eii  partie 
d'une  rente  et  en  partie  d'intérêts  ou  de  profits.  6n  travail- 
leur salarié  peut  se  trouver  dans  le  méfne  e«s  et  cumuler,  avec 
son  salaire,  un  profit  ou  un  intérêt ,  tandis  qu'un  prq)rié- 
taire  peut  se  voir  appelé,  par  rinsuffisancedesa  rente,  eu  par 
ses  goûts,  à  exercer  un  art  ou  un  métier,  pour  lequet  il  per- 
çoit un  salaire. 

Enfin,  il  est  évident  que  le  salaire  oJMrau  par  êe»  services 
personnels  d'une  espèee  qoeleeuftie  se  mélange  d&  profils, 
toutes  les  fois  que  ta  preeMien  des  services  impl^ue  h  tmè 
en  œuvre  d'un  capital,  sous  ferme  d'inefrotaienteou  de  m* 
tières  premières. 

Cependant,  si  les  revenus,  eeniMdéfâssuli^elivemeiit,  s'est- 
àrdire  par  rapport  aux  individus  qm  ke  perçoivent^  sont  sou- 
vent complexes ,  et  s'il  importe  d'en  tenir  compte  dans  car- 
taiees  questions  de  ia  pratique,  la  théorie,  en  revanche,  doit 
faire  abstraction  de  cette  cofftplexité,  iv'envisager  tes  revenus 


A1ULT9B  DB  LA  Diffil»9n01t.  3^9 

qu'objectivement,  c'e8t*àHllre  relativement  aux  sources  d'où 
ils  proviennent  et  les  étudier  dans  leur  simplicité  la  plus 
idéale  ;  car  la  loi  d'un  phénomène  complexe,  ne  pouvant  être 
que  la  résultante  des  lois  selon  lesquelles  agissent  les  diverses 
causes  qui  le  produisent,  sera  d'autant  mieux  connue  que 
chacune  de  ces  causes  aura  été  plus  nettement  constatée,  plus 
complètement  étudiée  dans  son  action  propre  et  directe. 

Les  revenus  dont  je  viens  de  parler  constituent  la  distribu- 
tion primitive  et  normale  de  la  richesse  :  primitive,  parce 
qu'elle  s'opère  au  moment  même  où  la  richesse  est  produite 
ou  mise  en  circulation  et  sous  l'empire  même  des  mobiles 
qui  provoquent  cette  production  et  cette  circulation;  nor- 
male, parce  qu'elle  se  trouve  seule,  comme  je  le  montrerai 
bientôt,  régie  par  des  lois  économiques  générales.  Il  me  reste 
à  mentionner  deux  autres  sortes  de  revenus,  dont  Taltribu-^ 
tion  ne  s'opère  qu'après  cette  première  distribution  et  par 
des  volontés  indépendantes  de  celles  qui  servent  de  mobiles  à 
la  production  et  à  la  circulation.  Ces  deux  sortes  de  revenus 
sont  l'impôt  et  l'aumône  :  l'impôt,  attribué  à  l'Etat,  ou  h  des 
fractions  de  l'Etat,  par  la  volonté  des  corps  souverains  qui 
les  gouvernent;  l'aumône,  attribuée  aux  pauvres,  tantôt  par 
cette  même  volonté,  tantôt  par  celle  de  personnes  ou  d'asso- 
ciations privées,  pour  qui  la  bienfaisance  est  un  besoin  du 
cœur  ou  un  devoir.  Les  revenus  de  cette  distribution  posté- 
rieure et  arbitraire  se  combinent  aussi  le  plus  souvent,  dans 
la  réalité,  avec  ceux  de  la  première. 

La  plupart  des  Etats  ont  un  domaine  dont  ils  perçoivent  la 
rente;  plusieurs  se  sont  arrogé  le  monopole  de  certaines  in- 
dustries, dont  l'exercice  leur  rapporte  des  profits  quelquefois 
considérables. 

Presque  toutes  les  communes  ont  pareillement  un  domaine 
qu'elles  afferment,  ou  des  capitaux  placés  à  intérêt,  ou  en- 
gagés dans  quelque  entreprise.  Quant  aux  pauvres  assistés,  il 
n'est  pas  rare  qu'on  les  astreigne  à  un  travail,  qui  convertit^ 
au  moins  partiellement,  les  aumônes  en  salaires. 


400  DISTRIBUTION  DE  LA  RICHESSE. 

Enfin,  une  partie  des  revenus  de  TEtat  ou  de  la  commune 
se  transforme  en  salaires  pour  les  agenis  dont  TEtat  ou  la 
commune  achète  les  services;  mais  les  salaires  ainsi  distribués 
sont  soumis  à  une  fixation  plus  ou  moins  arbitraire,  qui  les 
soustrait  à  Faction  directe  des  lois  économiques  par  lesquelles 
sont  déterminés  les  autres  salaires. 

Tels  sont  les  faits  de  distribution  que  la  réalité  nous  pré- 
sente. On  peut  les  résumer  dans  ces  deux  formules  :  Toute 
richesse  attribuée  ;  toute  personne  pourvue. 

Il  n'y  a  pas  en  effet  une  portion  de  richesse  qui  n'appar- 
tienne à  quelque  personne»  individuelle  ou  collective,  soit  en 
vertu  des  rapports  de  droit  sous  Tepopire  desquels  s'accom- 
plissent la  production  et  la  circulation,  ou  qui  naissent  de  pres- 
tations de  services  opérées  pendant  la  circulation,  soit  en 
vertu  de  volontés  postérieures,  qui,  en  créant  de  nouveaux 
droits,  modifient  les  rapports  préexistants  ;  et  il  n'y  a  pas 
non  plus  im  membre  de  la  société  qui  n'ait  le  pouvoir  et  le 
droit  d'appliquer  à  la  satisfaction  de  ses  besoins  une  cer- 
taine quantité  de  richesse,  produite  par  lui-même  ou  par 
d'autres. 


CHAPITRE  II. 


DES   PRINCIPES   d'aTTRIBOTION. 


Les  rapports  de  droit  en  vertu  desquels  la  richesse  est 
attribuée  correspondent  à  des  faits  auxquels  s'appliquent 
certaines  notions  de  justice  ou  de  convenance,  qui  sont  les 
principes  de  l'attribution,  et  par  conséquent  de  la  distri- 
bution. 

Ces  faits  sont  tantôt  un  effort  accompli»  un  service  rendu, 
auquel  s'applique  l'idée  de  rémunération  et  auquel  cor- 
respond par  conséquent  le  droit  à  une  rémunération , 
tantôt  un  dommage  présent  ou  éventuel,  auquel  s'applique 
ridée  de  responsabilité,  et  auquel  correspond  le  droit  à 
une  compensation ,  tantôt  un  prélèvement  obligatoire  ou 
facultatif,  motivé  par  des  idées  de  convenance,  et  auquel 
correspond  la  transmission  du  droit  sur  la  richesse  pré- 
levée. 

La  distribution  de  la  richesse  peut  donc  se  rattacher  à 
trois  principes  d'attribution,  que  j'appellerai  principe  de  la 
rémunération,  principe  de  la  compensation  et  principe  du 
prélèvement.  Je  désigne  ce  dernier  par  le  nom  du  fait  même 
auquel  il  s'applique,  parce  que  le  rapport  de  droit  qui  corres- 
pond  à  ce  fait,  c'est-à-dire  la  transmission  de  propriété, 
pouvant  correspondre  à  beaucoup  d'autres  faits,  ne  carac- 
tériserait pas  suffisamment  le  principe  d'attribution,  et  que 
l'idée  de  convenance  qui  le  motive  n'est  pas  susceptible 
d'une  expression  uniforme,  précise,  condensée  dans  un  seul 
mot. 

I.  â6 


402  DISTRIBUTION   DE   Lk  RICHESSE. 


SECTION  T. 


Principe  de  Im  rémuiiérmtioii. 

Tout  service  librement  rendu ^  tout  etTort  librement  ac- 
compli, qui  profite  à  uile  ou  à  plusieurs  personnes,  donne 
droit  à  une  rémunération,  de  la  part  de  ces  personnes,  eD 
faveur  de  celle  qui  a  rendu  le  service  ou  accompli  l'effort. 
C'est  ce  principe  de  justice,  universellement  admis,  que  la 
conscience  populaire  a  formulé  dans  cet  adage  :  Toute  peine 
mérite  sa  récompense. 

G*est  sur  ce  principe  que  reposent,  d'abord,  les  salaires  de 
tous  les  travaux  qui  s'accomplissent  en  vue  de  la  production 
ou  de  la  circulation  de  la  richesse  et  de  tous  les  services  per- 
sonnels dont  la  prestation  constitue,  pour  ceux  qui  les  rendent, 
une  industrie  ou  une  profession. 

Mais  tous  les  travaux  économiques  ne  sont  pas  rémunérés 
sous  forme  de  salaires.  L'entrepreneur  d'une  industrie  extrac- 
tive,  d'une  industrie  de  fabrication  ou  d'une  industrie  de 
circulation  est  appelé  à  un  travail  de  direction  et  d'adminis- 
tration, auquel  ne  correspond  aucun  salaire,  et  dont  la  rému- 
nération se  trouve,  par  conséquent,  confondue  avec  le  profit 
de  l'en Ircprise  à  laquelle  il  s'applique.  Ce  profit,  qui  forme 
le  revenu  propre  de  1  entrepreneur  d'industrie,  se  compose, 
comme  on  l'a  vu  dans  le  chapitre  précédent,  de  ce  qui  reste 
du  produit  net  après  qu'on  en  a  déduit  les  salaires  et  la  rente. 
Une  partie  de  ce  reste  lui  est  donc  attribuée  à  titre  de  rému- 
nération pour  les  travaux  dont  il  s'agit.  En  d'autres  termes, 
le  revenu  appelé  profit  repose  en  partie  sur  le  principe  de  la 
rémunération. 

Ce  que  je  viens  de  dire  de  certains  travaux  économiques 
s'applique'  également  aux  travaux  analogues  qui  peuvent 
être  accomplis  par  l'entrepreneur  d'une  industrie  de  services 
personnels. 


PRINCIPES  D  ATTRIBUTION.  40S 

Le  principe  de  la  rémunération  s'applique,  en  second  lieu, 
aux  efforts  d'abstinence,  par  lesquels  s'accrott  et  s'accumule 
le  capital  des  particuliers,  par  conséquent  aussi  la  masse  des 
capitaux  dont  la  Société  dispose. 

Quand  un  capitaliste  met  en  œuvre  un  capital,  que  lui- 
môme  ou  quelqu'un  de  ses  auteurs  a  économisé  sur  ses  reve- 
nus, il  trouve,  dans  le  profit  qu'il  en  retire,  la  rémunération 
des  efforts  d'abstinence  qu'a  coûtés  celte  épargne  ;  et,  comme 
cette  épargne  profite  à  la  société  entière,  dont  elle  accroît  les 
moyens  de  jouissance,  c'est  la  société,  représentée  par  les 
consommateurs  du  produit,  qui  donne  la  rémunération,  eu 
fournissant  les  moyens  de  le  réaliser. 

Voilà  donc  une  seconde  part  du  profit  qui  est  fondée  sur  le 
principe  de  la  rémunération,  en  tant  du  moins  que  cette  part 
demeure  attribuée  à  l'entrepreneur  d'industrie,  c'est-à-dire 
en  tant  que  le  capital  appartient  à  celui-ci. 

Si  le  principe  de  la  rémunération  est  un  principe  de  justice, 
il  est  en  même  temps  un  principe  de  convenance,  non  moins 
conforme  à  l'intérêt  général  de  la  société  qu'aux  inspirations 
du  sens  moral.  La  plupart  des  travaux  économiques  peuvent, 
il  est  vrai,  s'accomplir  en  dehors  de  ce  principe  ;  mais  ce  n'est 
qu'au  moyen  d'une  institution  qui  soumet  absolument  les 
travailleurs  au  pouvoir  des  propriétaires  et  des  capitalistes, 
d'une  institution  qui  fait  d'un  homme  la  propriété,  la  chose 
d'un  autre  homme.  Or,  outre  qu'une  telle  servitude  est  hau- 
tement réprouvée  par  la  conscience  humaine,  elle  est  con- 
traire aux  intérêts  économiques  de  la  classe  même  qui  en 
profite,  aux  intérêts  des  maîtres  qui  exploitent  le  travail  ser- 
vile.  Condamnée  par  le  sens  moral  des  nations  à  n'être  plus 
qu'une  rare  et  temporaire  exception  dans  le  monde  civilisé, 
elle  est  devenue,  pour  les  sociétés  qui  la  maintiennent  encore, 
une  charge  onéreuse  de  la  production,  une  cause  d'infériorité, 
un  obstacle  au  développement  de  l'industrie  et  à  tous  les 
progrès  économiques. 

J'ai  représenté  les  salaires  comme  étant  pris  sur  le  produit 


404  DlSTRIBOnON  DE   U  RICHESSE. 

t 

total  et  distribués,  par  conséquent,  après  la  production.  Us 
doivent,  en  effet,  se  retrouver  dans  le  produit,  et  ils  en  font 
partie  intégrante;  mais  ils  sont  généralement  avancés  par  le 
producteur  et  distribués  de  fait  avant  que  la  production  soit 
terminée,  ainsi  qu'on  Ta  vu  dans  le  premier  livre  de  cet  ou- 
vrage, où  je  les  ai  envisagés  comme  constituant,  sous  le  nom 
d'approvisionnement,  un  des  éléments  essentiels  du  capital. 
Ainsi,  avec  des  travailleurs  libres,  la  distribution  des  salaires, 
c  est-à-dire  la  rémunération  réalisée,  est  une  condition  indis- 
pensable de  Taccomplissement  du  travail,  par  conséquent  de 
toute  production.  Or,  avec  des  travailleurs  esclaves,  la  posi- 
tion du  producteur  est  la  même  :  le  prix  du  travail  est  toujours 
une  dépense  préalable,  une  avance  qui  doit  être  prise  sur  le 
capital;  seulement,  dans  le  premier  cas,  cette  dépense  ne 
comprend  que  Tentretien  des  travailleurs,  tandis  que,  dans 
le  second,  elle  comprend,  outre  cet  entretien,  le  prix  des 
travailleurs  eux-mêmes,  et  cette  différence  doit  compenser 
exactement  celle  qui  peut  exister  entre  le  salaire  d'un  ouvrier 
libre  et  Tentretien  d'un  esclave,  car  il  s'agit,  dans  Tun  comme 
dans  l'autre  cas,  de  maintenir  disponible  la  quantité  de  tra- 
vail exigée  par  les  besoins  de  la  production.  Mais,  si  ladépeuse 
est  égale  dans  les  deux  cas,  il  n'en  est  pas  de  mémo  quant  à 
Tefificacité  du  travail,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  expliqué  dans  le 
chapitre  v  du  livre  V,  parce  que  le  principe  de  la  rémunéra- 
ration  est  un  stimulant  énergique  pour  l'activité  du  travail- 
leur libre,  tandis  que  le  principe  de  la  servitude  est  un  obsta- 
cle continuel  au  déploiement  et  au  développement  des  facultés 
actives  de  l'esclave. 

L'utilité  de  la  rémunération  n'est  pas  moins  évidente  à 
l'égard  des  efforts  d'abstinence  qu'à  l'égard  des  efforts  de 
travail  ;  car,  si  on  la  retranchait  des  motifs  qui  poussent  à 
l'épargne,  il  n'en  existerait  plus  d'autre  que  le  désir  d'accu- 
muler une  réserve  pour  la  consommation  future,  et,  tout  en 
reconnaissant  que  ce  désir  doit  avoir  une  certaine  efficacité, 
on  peut  affirmer  hardiment  que  son  action  sera  toujours  iû- 


PRIMOIPES   D*AmtlBUTION.  405 

finiment  plus  faible  que  celle  qu'exerce  TatteDle  d'uu  accrois- 
sement de  revenu.  Je  reviendrai,  du  reste,  dans  la  seconde 
partie  de  cet  ouvrage,  sur  cette  grave  question,  ainsi  que  sur 
plusieurs  autres,  qui  seront  incidemment  soulevées  dans  le 
présent  chapitre  et  dans  les  suivants. 

Le  principe  de  la  rémunération  détermine-t-il  la  quotité 
des  revenus  dont  il  détermine  Taltribution?  En  partie,  sans 
doute,  puisqu'il  implique  la  proportionnalité  de  la  rémunéra- 
tion aux  efforts  accomplis.  Cependant  son  action  se  trouve 
modifiée  le  plus  souvent  par  diverses  causes,  qui  en  compli- 
quent les  résultats. 

Et  d'abord,  le  salaire  des  travailleurs  libres,  par  cela  même 
qu'ils  sont  libres,  est  fixé  par  une  convention,  par  un  accord 
entre  deux  volontés,  et  ces  volontés  ne  sont  point  générale- 
ment inspirées  par  un  besoin  commun  de  justice,  mais  par 
rintérét  personnel  de  chaque  partie  contractante.  Il  peut 
donc  arriver  que  Tune  de  ces  volontés,  étant  plus  forte  ou 
plus  éclairée  que  l'autre,  fasse  prévaloir,  aux  dépens  de  la 
proportionnalité  normale  ,  l'intérêt  personnel  dont  cette 
volonté  est  l'expression. 

D'ailleurs,  la  proportionnalité  ne  détermine  les  salaires  que 
relativement,  c'est-à-dire  les  uns  par  rapport  aux  autres  ;  elle 
n'en  détermine  point  la  quotité  absolue.  Elle  fait  bien  que  le 
salaire  soit  double  ou  triple  pour  une  somme  double  ou  triple 
d'efforts;  elle  ne  fait  pas  qu'il  représente  pour  le  travailleur 
une  quantité  déterminée  de  richesse,  une  somme  déterminée 
de  satisfactions.  La  vraie  cause  déterminante  de  cette  quotité 
absolue  tient  encore  à  la' liberté  des  travailleurs.  Etant  libres, 
ils  se  font  concurrence  dans  l'offre  de  leur  travail,  et  cette 
offre,  qui  croit  et  décroît  ainsi  avec  leur  nombre,  répondant  à 
une  demande  qui  ne  subit  point  de  variations  proportion- 
nelles, ni  même  parallèles,  amène  inévitablement  un  abais- 
sement ou  xxne  élévation  des  salaires,  dans  certaines  limites 
qui  seront  plus  tard  indiquées. 

A  l'égard  des  profits,  la  proportionnalité  est  aussi  impliquée 


4()6  DlSTAlBtJTION   DE   LA   RICHESSE . 

dans  le  principe  de  la  rémunération,  et,  comme  ils  ne  sont 
point  fixés,  au  moins  directement,  par  des  conventions,  celte 
proportionnalité  semble  devoir  y  être  plus  constante  que  dans 
les  salaires.  Mais  elle  y  laisse  tout  aussi  incertaine  la  quotité 
absolue  du  revenu,  ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  le  rapport 
du  profit  au  capital  mis  en  œuvre,  ou  au  produit  total  obtenu 
dans  un  temps  donné  par  l'emploi  de  ce  capital.  La  propor- 
tionnalité fait  qu'un  capital  doublé  ou  triplé  rapporte  un  profit 
double  ou  triple  ;  mais  elle  ne  peut  faire  que  ce  profit  soit  la 
dixième,  ou  la  vingtième  partie,  ou  toute  autre  fi*action  da 
capital  mis  en  œuvre.  Cette  détermination  absolue  des  profits 
tient,  comme  celle  des  salaires,  à  des  lois  plus  générales,  qui 
seront  exposées  et  développées  ci-après. 

SECTION  U. 
Prtneipe  d«  la  eompettsatloii* 

Lorsqu'on  renonce,  dans  l'intérêt  d'autrui,  à  un  avantage 
ou  à  l'exercice  d'un  droit,  on  éprouve  un  dommage  présent  ; 
lorsqu'on  s'expose,  dans  l'intérêt  d'autrui,  à  une  perte,  on  se 
soumet  à  un  dommage  éventuel;  dans  l'un  et  l'autre  cas, 
la  réparation  ,  la  compensation  du  dommage  iiicombe  à 
celui  qui  en  a  profité.  C'est  là  encore  un  de  ces  axiomes,  que 
la  conscience  humaine  admet,  sans  que  la  raison  ait  besoin 
de  les  démontrer.  Le  principe  de  la  compensation,  de  même 
que  celui  de  la  rémunération,  est  une  idée  simple,  un  produit 
spontané  du  sens  moral,  comme  l'idée  de  la  couleur  est  un 
produit  spontané  du  sens  de  la  vue.  J'examinerai  séparément 
les  deux  cas  distincts  auxquels  il  s'applique. 

§  4.  —  Compensation  pour  le  non^imge. 

Le  propriétaire  d'un  fonds  productif  ou  d'un  capital,  lors- 
qu'il renonce  temporairement  à  en  faire  usage,  en  faveur 


PRING1P£8  d'attribution.  407 

d'une  autre  personne  à  laquelle  il  cède  le  droit  de  s'en  servir, 
se  dépouille  évidemment  d'un  avantage  dont  cette  personne 
profite. 

Nous  avons  vu,  en  effet,  que  tout  capital  rapporte  à  celui 
qui  le  met  en  œuvre  un  profit,  dont  une  partie  représente  la 
rémunération  des  efforts  d'abstinence  qu'il  a  fallu  faire  pour 
accumuler  ce  capital.  Cette  partie  du  profit  est  donc  un  avan- 
tage* un  revenu,  dont  le  capitaliste  se  dépouille  en  cédant 
l'usage  de  son  capital^  et  dont  profitera  l'emprunteur  qui 
mettra  en  œuvre  le  capital  cédé.  Le  dommage  qu'éprouve  le 
capitaliste  par  ce  non-usage  trouve  sa  compensation  dans  Tin- 
térét  qu'il  stipule.  Ce  revenu,  qui  eût  été  un  profit  pour  le 
capitaliste  mettant  lui-même  en  œuvre  son  capital,  devient 
l'intérêt,  lorsque  le  capitaliste  a  transmis  à  autrui  le  droit  de 
disposer  de  son  capital  ;  en  d'autres  termes,  le  revenu  qui  lui 
était  attribué,  dans  le  premier  cas,  en  vertu  du  principe  de  la 
rémunération  lui  est  attribué,  dans  le  second  cas,  en  vertu 
du  principe  de  la  compensation. 

A  la  vérité,  le  capitaliste  renonce  aussi,  en  cédant  l'usage 
de  son  capital,  à  cette  portion  du  profit  qui  aurait  constitué 
[)Our  lui  la  rémunération  de  son  travail  de  direction,  son  sa- 
laire d'entrepreneur  d'industrie;  mais,  comme  il  conserve  sa 
faculté  de  travail  et  qu'il  est  libre  de  l'appliquer  d'une  autre 
manière,  il  n'a  droit,  de  ce  chef,  à  aucune  compensation. 

Tout  fonds  productif  peut  aussi  être  un  avantage  pour  le 
propriétaire  qui  l'exploite  lui-même,  en  y  appliquant  un  ca- 
pital, soit  qu'il  retire  les  produits  naturels  de  ce  fonds  par 
l'exercice  d'une  industrie  extractive,  soit  qu'il  s'en  serve  pour 
élever  des  constructions  dont  il  jouira  lui-même,  ou  dont  il 
louera  la  jouissance.  Les  fonds  productifs  jouent  le  rôle  d'in- 
struments de  travail,  et  ce  sont  des  instruments  dont  l'homme 
ne  saurait  se  passer,  puisque  leur  concours  est  indispensable 
pour  la  production  d'une  richesse  quelconque. 

Cependant,  si  ces  puissants  moyens  de  production,  que  la 
nature  nous  fournit  gratuitement,  étaient  d'une  étendue  il- 


408  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

limitée  et  d'une  fécondité  toujours  égale,  à  laquelle  le  traTail 
de  l'homme  ne  pût  rien  ajouter,  le  droit  d'en  disposa  ne  se- 
rait pas  un  avantage,  et  la  cession  de  ce  droit  ne  donnerait 
lieu  à  aucune  compensation  ;  car  il  ne  serait  jamais  exclusif, 
toute  personne  pouvant,  dans  cette  hypothèse,  se  l'attribuer 
sur  une  portion  de  l'étendue  illimitée  offerte  à  tous. 

Il  en  serait  de  même  si  l'étendue  des  fonds  productifs, 
quoique  limitée,  était  plus  que  suffisante  pour  les  besoins  de 
la  société  qui  en  dispose,  les  autres  conditions  de  la  précé- 
dente hypothèse  étant  maintenues.  Alors,  en  effet,  l'étendue 
totale  ne  pourrait  pas  être  exploitée,  sans  que  l'offre  dispo- 
nible des  produits  s'élevât  au-dessus  de  la  demande  effective. 
Le  prix  des  produits  s'abaisserait  donc  jusqu'au  mioimum 
nécessaire  pour  que  l'exploitation  fût  justement  aussi  avaa- 
tageuse  que  toute  autre  application  du  capital,  et  lexploita- 
tion  se  réduirait  à  l'étendue  suffisante  pour  satisfaire  la  de- 
inande  effective  qui  correspondrait  à  ce  prix.  Tant  que  cet 
état  de  choses  subsisterait,  tant  qu'une  portion  quelconque 
de  rétendue  totale  des  fonds  productifs  demeurerait  inex- 
ploitée, il  est  certain  qu'aucun  propriétaire  ne  pourrait  reti- 
rer de  son  exploitation  plus  qu'il  n'eût  retiré  de  tout  antre 
emploi  de  son  capital;  car,  autrement,  l'avantage  obtenu 
provoquerait  l'application  de  capitaux  additionnels  et  Tex- 
tension  de  la  partie  exploitée,  jusqu'à  ce  que  l'étendue  totale 
eût  été  mise  en  valeur. 

De  ces  deux  hypothèses,  la  première  ne  se  réalise  jamais; 
le  seconde  peut  se  réaliser  partiellement. 

La  fécondité  naturelle  n'est  janciais  uniforme  dans  aucune 
espèce  de  fonds  productifs  ;  elle  est,  au  contraire,  fort  Idc- 
gale,  et  retendue  appartenant  à  chaque  degré  de  fécondité 
est  partout  assez  limitée,  pour  que  des  fonds  productifs  de 
différents  degrés  soient  nécessaires  à  la  satisfaction  des  be- 
soins qui  se  manifestent  ;  d'où  il  résulte,  pour  les  proprié- 
taires des  parties  les  plus  fécondes,  la  possibilité  d'obtenir ^e 
leur  exploitation  un  profit  supérieur  à  celui  qu'obtiennent 


PRINCIPES  d'attribction.  409 

les  autres  propriétaires,  à  celui  qu'ils  auraient  obtenu  eux- 
mômes  en  appliquant  leur  capital  à  d'autres  emplois.  Cet 
avantage,  ils  s'en  dépouillent  en  cédant  à  autrui  l'usage  de 
leur  fonds,  et  le  dommage  qu'ils  en  éprouvent  trouve  sa 
compensation  dans  la  rente  qu^ils  stipulent,  comme  prix  de 
Tusage  cédé. 

La  fécondité  des  fonds  productifs  n'est  pas  seulement  iné- 
gale par  nature  ;  elle  peut  le  devenir  et  se  modifier  considé- 
rablement par  l'application  de  capitaux,  qui  s'incorporent 
dans  le  fonds  et  s'unissent  à  lui  d'une  manièt*e  indissoluble. 
Les  fonds  que  le  travail  humain  a  ainsi  doués  d'une  fécondité 
supérieure  rapportent,  aux  propriétaires  qui  les  exploitent, 
le  même  avantage  que  si  cette  fécondité  était  naturelle,  et  cet 
avantage  donne  le  droit,  aux  propriétaires  qui  s^en  dépouillent, 
de  stipuler  une  rente  comme  compensation.  On  pourrait,  à  la 
rigueur,  dans  ce  dernier  cas,  envisager  la  rente  comme  com- 
pensant la  rémunération  des  efforts  d'abstinence  qui  ont  rendu 
disponible  le  capital  incorporé.  Mais,  comme  ce  capital  cesse, 
par  l'effet  de  Tincorporation,  d'être  disponible  et  perd  en- 
tièrement sa  nature  de  capital  pour  prendre  celle  du  fonds 
dont  il  devient  un  des  éléments  constitutifs,  la  rente  qu'il 
produit  ne  présente  aucun  caractère  spécial  qui  la  dislingue 
de  celle  à  laquelle  donne  lieu  la  fécondité  naturelle,  et  il  n'y 
a  aucun  motif  pour  ne  pas  assigner  le  même  principe  d'at- 
tribution à  l'une  qu'à  l'autre. 

II  résulte  de  ce  qui  précède  qu'il  doit  y  avoir  une  certaine 
étendue  de  chaque  espèce  de  fonds  productifs  qui  se  trouve, 
par  sa  fécondité  naturelle  et  acquise,  au  dernier  rang  de  ceux 
dont  les  besoins  sociaux  exigent  l'exploitation.  Ces  fonds  n'en 
rapportent  pas  moins  une  rente,  s'ils  peuvent  tous  être  ex- 
ploités avec  avantage  ;  ils  n'en  rapportent  aucune,  si  leur 
étendue  totale  est  plus  que  suffisante  pour  la  demande  effec- 
tive à  laquelle  ils  répondent  ;  car  alors  se  trouve  réalisée, 
pour  l'étendue  partielle  dont  il  s'agit,  la  seconde  des  hypo- 
thèses que  j'ai  faites  ci-dessus. 


410  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

On  voit  que  le  principe  de  la  compensation  ne  s  applique  pas 
aussi  uniformément  au  non -usage  des  fonds  productifs  qu'au 
non-usage  des  capitaux.  La  liaison  en  est  facile  à  comprendre. 
Les  capitaux  sont  toujours  le  produit  d'effortshuraains.  Créés 
par  des  efforts  de  travail,  ils  sont  accumulés  et  rendus  dispo- 
nibles, pour  un  emploi  futur,  par  des  efforts  d'abstinence.  Les 
fonds  productifs  sont,  au  conliaire,  dans  leur  état  primitif, 
des  dons  gratuits  de  la  nature,  et,  s'ils  existent  pour  rhomuKî 
sans  aucun  effort  de  travail,  ils  se  conservent  aussi  pour  lui 
sans  efforts  d'abstinence,  puisqu'ils  nesont  pas  consommables. 

Le  princi[je  de  la  rémunération,  ainsi  que  je  Tai  dit,  im- 
plique seulement  la  proportionnalité  de  la  rémunération  aux 
efforts  ;  celui  de  la  compensation  implique  une  complète  ég;i- 
lité  entre  le  sacrifice  qui  résulte  du  non-usage  et  le  revenu  qui 
doit  le  compenser;  par  conséquent,  il  détermine  la  quotité 
absolue  aussi  bien  que  la  quotité  relative  do  ce  revenu.  La 
détermination  des  intérêts  doit  donc  être  régie  par  les  mêmes 
lois  que  la  partie  du  profit  qui  leur  correspond,  et  celle  de  la 
rente  par  les  mêmes  lois  que  l'avantage  dont  elle  compense 
le  sacrifice  temporaire. 

§  2.  ^-  CompenMtion  du  risque. 

Toutes  les  fois  qu'une  certaine  quantité  de  richesse  est  mise 
temporairement  hors  de  la  portée  et  de  Tacliou  immédiate 
de  celui  qui  a  le  droit  d'en  disposer,  celui-ci  court  le  risque 
de  la  voir  soustraite  pour  toujours  à  son  pouvoir,  soit  par  la 
faute  de  ceux  à  qui  il  a  transmis  son  droit,  soit  par  des  causes 
indépendantes  de  leur  volonté,  mais  qui  n'eussent  pas  agi 
sans  cette  transmission.  C'est  un  dommage  éventuel,  auquel 
il  s'expose  en  cédant  son  droit,  et  qui  lui  donne  droit  à  une 
compensation,  aussi  bien  que  le  dommage  présent  qui  résulte 
du  non-usage  de  la  richesse  transmise^  à  moins  que  le  cédant 
ne  soit  garanti  contre  celte  éventualité  par  les  biens  propres 
et  la  position  économique  du  ceséionuaire. 


PRIRG1PE8   d'attribution.  411 

Le  risque  peut  aussi  résulter  de  l'emploi  qu'on  fait  de  sa 
propre  richesse  en  vue  d'obtenir  un  revenu,  ou  d'accroître 
son  capital.  Quand  un  capitaliste  met  lui-même  son  capital 
en  œuvre  dans  une  entreprise  quelconque,  industrielle  ou 
commerciale,  il  Texpose  à  toutes  les  chances  qui  peuvent, 
sans  aucune  faute  de  sa  part,  rendre  son  entreprise  infruc-- 
tueuse  et  ruineuse  ;  or,  comme  la  société,  pour  laquelle  cette 
entreprise  deviendra,  en  cas  de  succès,  une  source  de  satis- 
factions, est  intéressée  à  ce  que  l'entrepreneur  ne  recule  pas 
devant  le  dommage  éventuel  dont  il  est  menacé,  elle  doit  lui 
en  fournir  la  compensation. 

Ainsi,  la  compensation  du  risque  peut  figurer  comme  élé- 
ment constitutif  dans  ces  deux  sortes  de  revenus,  l'intérêt  et 
le  profit.  Dans  le  premier^  elle  s'ajoute  souvent  à  la  compen- 
sation attribuée  pour  le  non-usage,  et  l'intérêt  se  trouve  alors 
cooiposé  de  deux  éléments  distincts;  dans  le  second,  elle 
s'ajoute  toujours  à  la  rémunération  de  certains  efforts  de 
travail  et  à  la  rémunération  des  efforts  d'abstinence,  de  sorte 
que  le  profit  est  nécessairement  composé  de  ces  trois  élé- 
ments. 

La  quotité  du  revenu  qui  est  attribué  comme  compensation 
du  risque  dépend  sans  doute,  en  premier  lieu,  de  la  quotité 
du  dommage  éventuel,  c'est-à-dire  du  capital  exposé  au  ris- 
que ;  le  principe  implique,  dans  ce  cas,  aussi  bien  que  dans 
celui  de  non-usage,  une  proportionnalité  entre  le  dommage 
et  la  compensation.  Mais  ici  le  dommage  n'est  pas  certain  ;  le 
risque  n'est  qu'une  probabilité,  et  la  compensation  d'une  pro- 
habilité  de  dommage  doit  être  essentiellement  déterminée 
par  le  degré  de  cette  probabilité.  C'est  en  quelque  sorte  une 
loterie  négative,  oii  les  billets  ne  valent  réellement,  comme 
dans  toute  autre  loterie,  que  la  chance  qu'ils  représentent. 
Les  chances  de  perte,  aussi  bien  que  les  chances  de  gain,  ont 
d'autant  plus  de  valeur  qu'elles  sont  plus  fortes.  Si  la  chance, 
la  probabilité  de  perdre  un  capital  est  d'un  sur  dix,  la  com- 
pensation totale  à  répartir  en  termes  annuels  sera  d'an 


412  DISTRIBUTION  DE  LA  RIGIIK88E. 

dixième  de  ce  capital  ;  si  ia  chance  est  d'une  demie,  la  com- 
pensation sera  la  moitié  du  capital. 

En  dehors  de  ces  deux  causes,  le  revenu  dont  il  s*agit  est 
encore  déterminé  par  les  lois  générales  qui  régissent  le  profil 
et  rintérét,  notamment  par  Taboodance  et  la  rareté  des  ca- 
pitaux relatiTement  aux  emplois  qu'on  en  peut  faire.  Tout  ce 
qui  tend  à  augmenter  ou  à  diminuer  la  yaleur  virtuelle  des 
capitaux  doit  agir  à  la  fois  sur  les  deux  éléments  dont  se 
compose  l'intérêt.  Je  reviendrai  sur  cette  question  dans  les 
chapitres  suivants, qui  seront  consacrés  à  un  examen  appro- 
fondi de  chaque  espèce  de  revenu.  Alors  aussi  je  m'occuperai 
des  questions  suivantes,  qui  ont  été  fréquemment  soulevées 
et  très-diversement  résolues. 

La  compensation  du  risque  s'applique4-elle  aux  fonds  pro- 
ductifs et  entre-t-elle  comme  élément  dans  la  rente?  La  com- 
pensation du  non-usage  et  celle  du  risque  ne  s'appUquent- 
elles  pas  au  travailleur,  qui  cède  à  autrui  l'usage  de  sonactivité 
personnelle?  Ne  peut-on  pas  trouver,  dans  le  salaire  de  cer- 
tains travailleurs,  peut-être  dans  tout  salaire,  un  profit  et 
même  une  rente,  outre  la  rémunération  du  travail  ?  La  rente 
n'est-elle  pas  motivée,  dans  tous  les  cas  possibles,  par  des 
avances  de  travail  ou  de  capital  7 

SBCTION  III. 
Principe  da  préléTement* 

Tout  individu  peut  abandonner,  transmettre,  par  consé- 
quent attribuer  à  d'autres  une  partie  de  la  richesse  qui  lui 
appartient,  et  cette  richesse  ainsi  prélevée  devient,  pour  ceux 
qui  la  reçoivent,  un  revenu  aussi  légitime  que  s'ils  l'avaient 
perçue  à  titre  de  salaire,  de  profit,  de  rente,  ou  d'intérêt.  C'est 
sur  ce  principe  que  reposent  les  deux  espèces  de  revenus  qa  on 
appelle  l'impût  et  l'aumône,  revenus  qui  sont  attribués,  le 
premier,  au  gouvernement  de  l'Etat,  ou  à  des  gouvememeots 


PRINCIPES  D  ATTRIBUTION.  413 

locaux  reconnus  par  lui,  pour  raccomplissement  des  services 
en  vue  desquels  tout  organisme  gouvernemental  est  établi  ;  le 
second,  aux  indigents,  c'est-à-dire  aux  membres  de  la  société 
qui,  ne  possédant  ni  fonds  productif,  ni  capital,  et  se  trouvant 
incapables  de  travailler^  ou  de  se  procurer  par  leur  travail 
un  salaire  suffisant,  ne  peuvent  obtenir  que  de  la  bienfaisance 
publique  ou  privée  la  quantité  de  richesse  dont  ils  ont  besoin 
pour  subsister. 

L'impdt  est  prélevé  par  les  contribuables  sur  la  richesse 
dont  ils  disposent  ;  mais  ce  prélèvement  est  obligatoire  pour 
eux,  car  il  a  lieu  en  vertu  d'une  loi  de  l'Etat,  au  profit  d'un 
gouvernement  qui  a  le  droit  de  Texiger. 

Le  prélèvement  de  l'aumône  est  aussi  obligatoire,  lorsque 
le  gouvernement  l'impose  aux  contribuables,  comme  il  arrive 
dans  tout  pays  où  la  charité  légale  se  pratique  sous  une  forme 
quelconque.  Il  est  facultatif,  lorsque  c'est  la  bienfaisance  privée 
qui  attribue  TaumOne,  ou  lorsque  la  bienfaisance  publique  est 
officielle  sans  Atre  légale,  c'est-à-dire  lorsque  le  gouvernement 
prélève  de  son  chef  une  certaine  aumdne  sur  la  totalité  du 
revenu  qu'il  perçoit  à  d'autres  titres. 

Obligatoire  ou  facultatif,  le  prélèvement  est  toujours  arbi- 
traire, en  ce  sens  que  la  quotité  en  est  déterminée,  non  par 
un  accord  mutuel  entre  les  parties  intéressées,  ni  par  les  lois 
générales  qui  régissent  les  autres  faits  de  distribution,  mais 
par  des  volontés  indépendantes  de  ces  lois  et  inspirées  par 
d'autres  mobiles  que  ceux  dont  ces  lois  expriment  l'action. 

L'impôt  et  l'aumône  sont  des  donations  faites  en  vue  de 
besoins,  qui,  produisant  des  demandes  non  accompagnées 
d'offres  et  répondant  à  des  offres  non  accompagnées  de  de- 
mandes, n'exercent  pas  une  influence  régulièrement  limitée 
et  précisée  sur  la  quotité  du  revenu  qu'elles  constituent. 

Quand  le  prélèvement  est  obligatoire,  la  quotité  en  est  dé- 
terminée par  la  votonté  du  donataire,  d'après  l'appréciation 
qu'il  fait  lui-même  de  ses  besoins  ;  quand  le  prélèvement  est 
facultatif,  c'est  la  volonté  du  donateur  qui  en  détermine 


414  DISTRIBUTION  DE   LA   RIflHESSE. 

exclusivement  la  quotité,  sans  que  l'appréciation  qu'il  fait 
des  besoins  du  donataire  influe  nécessairement  sur  celte 
volonté. 

Il  suit  de  ià  que  les  revenus  attribués  en  vertu  du  prélève- 
ment ne  sont  pas  des  phénomènes  économiques»  dont  la  science 
purement  spéculative  ait  à  s'occuper.  Cette  science,  ayant 
pour  but,  en  ce  qui  concerne  la  distribution  de  la  richesse, 
de  rechercher  et  de  constater  les  lois  déterminantes  de  chaque 
espèce  de  revenu,  doit  exclure  de  son  domaine  les  revenus 
qui  échappent  à  toute  loi  générale  et  qui  dépendent  unique- 
ment de  circonstances  ou  de  volontés  dont  rappréciation  ue 
lui  appartient  pas. 

Les  revenus  de  prélèvement  se  rattachent  cependant  à  la 
science  économique  par  leurs  etîets,  par  Tinfluence  qu'ils 
exercent  plus  ou  moins  directement  sur  les  autres  revenus  et 
sur  Fensemble  des  phénomènes  de  production,  de  circulation 
et  de  distribution.  Mais  la  connaissance  de  ces  effets,  Tap- 
préciation  de  cette  influence  sont  évidemment  du  ressort  de 
la  science  économique  appliquée,  qui  a  précisément  pour 
objets  les  lois,  les  institutions,  les  actes  publics  ou  privés,  éma- 
nant de  volontés  étrangères  au  mouvement  économique,  et 
ayant  pour  but  ou  pour  résultat  d'en  modîBer  la  marche  ou 
les  conséquences  normales. 

Je  dois  donc  renvoyer  à  la  seconde  partie  de  cet  ouvrage 
l'étude  des  divers  effets  que  peuvent  produire  le  prélèvement 
et  Taltribution  de  l'impôt  et  de  l'aumône  sur  la  production, 
la  circulation  ou  la  distribution  normale  de  la  richesse,  et  en 
général  l'examen  de  toutes  les  questions  qui  se  rattachent 
aux  lois  fiscales  et  à  la  bienfaisance  publique  ou  privée. 


CHAPITRE  m 


DES   SALAIRES. 


J'ai  désigné  sous  le  nom  de  salaire,  dans  las  deux  précédents 
chapitres,  la  rémunération  que  reçoit  le  travailleur  libre,  qui 
emploie  son  activité  pour  autrui  et  qui  ne  dispqse  ni  du  fonds 
productif  ni  du  capital  auxquels  son  travail  est  appliqué^  ré- 
munération que  j'ai  représentée  comme  étant  prise  pur  le 
produit  du  travail  à  rémunérer,  parce  qu'elle  doit  être  avancée 
par  le  capitaliste  et  se  retrouver,  par  conséquent,  dans  la  va- 
leur du  produit  obtenu.  Cetle  partie  du  produit  obtenu,  ou 
cette  partie  du  capital,  s'échange  donc  contre  le  travail  et  eu 
constitue  la  valeur  ;  et  si  le  salaire,  ou  ce  qui  est  la  môme 
chose  Tapprovisionnement  des  travailleurs  est  avancé  en  nu- 
méraire, ce  numéraire  constitue  le  prix  du  travail.  Mais,  si 
le  salaire  n'est  que  la  valeur  ou  le  prix  du  travail,  il  en  résulte 
4®  qu'une  quantité  déterminée  de  travail  doit  s'éehanger  con- 
tre une  quantité  déterminée  de  richesse,  qui  sera  Funité  de 
mesure  des  salaires  ;  2®  qu'il  doit  y  avoir  un  salaire  normal 
et  un  salaire  courant^  déterminés  par  des  causes  analogues 
à  celles  qui  déterminent  la  valeur  et  le  prix  des  produits. 

Telles  sont  les  idées  que  je  dois  développer  dans  ce  chapitre. 

SECTION  I. 
Valeur  et  prix  dn  travail. 

Le  salaire,  c'est-à-dire  la  valeur  ou  le  prix  du  travail,  étant 
Mxw  certaine  quantité  du  produit  ohtepu  ou  du  capital 


44 G  DISTRIBUTION  DE   LA   BICHESSE. 

avancé,  ou  une  certaine  somme  de  numéraire,  peut  tou- 
jours se  mesurer  et  s'exprimer  facilement;  mais,  pour  que  les 
salaires  puissent  être  comparés  entre  eux,  pour  qu'on  puisse 
en  constater  les  difTérences  et  les  variations,  il  faut  que  les 
quantités  de  travail  correspondantes  soient  aussi  exprimées 
et  mesurées.  Or,  les  quantités  de  travail  peuvent  être  expri- 
mées et  mesurées  de  deux  manières,  par  le  produit  obtenu  et 
par  la  durée  du  travail. 

Parle  produit  obtenu,  j'entends  ici  un  résultat  partiel  aussi 
bien  que  le  produit  total.  Je  puis  exprimer  une  certaine  quan- 
tité de  travail  agricole  par  le  nombre  des  mesures  de  blé  qu'il 
a  produites  ;  je  puis  exprimer  aussi  une  certaine  fraction  de 
cette  quantité  par  l'étendue  de  terrain,  labourée  ou  ensemen- 
cée, qui  en  a  été  le  résultat.  Dans  le  premier  cas,  je  pourrai 
prendre  la  mesure  de  blé  pour  Tunité  de  travail  ;  dans  le 
second  cas,  ce  sera  Tarpent  ou  la  toise  de  terrain. 

Si  le  travail  qui  a  produit  1,000  mesures  de  blé  vaut 
500  mesures,  le  salaire  correspondant  à  Tunité  de  travail 
sera  une  demi-mesure ,  et  si  des  quantités  de  travail  diffé- 
rentes ont  produit  10,  50,  100,  200  mesures  de  blé,  je  dirai 
que  ces  quantités  sont  entre  elles  dans  les  rapports  exprimés 
par  ces  chifires  et  que  les  salaires  correspondants  sont  de  10, 
de  25,  de  50,  de  iOO  mesures  de  blé. 

Si  le  travail  qui  a  produit  50  arpents  de  terre  labourée  vaut 
500  mesures  de  blé,  et  que  Ton  prenne  Tarpent  pour  unité 
du  travail,  le  salaire  correspondant  à  cette  unité  sera  de  10 
mesures  de  blé,  et,  si  des  quantités  diverses  de  travail  ont 
produit  5, 10,  20,  30  arpents  de  terre  labourée,  je  dirai  que 
ces  quantités  sont  entre  elles  comme  ces  nombres  et  que  les 
salaires  correspondants  sont  de  50,  de  100,  de  200,  de  300 
mesures  de  blé. 

C'est  là  sans  contredit  la  métbode  la  plus  exacte  et  la  plus 
rationnelle  d'exprimer  et  de  mesurer  les  quantités  de  travail, 
mais  elle  a  l'inconvénient  de  ne  point  fournir  ime  expression 
et  une  mesure  applicables  aux  différentes  espèces  de  travail* 


VALEUB  ET  PRIX   DU  TRAVAIL.  417 

Si  j'exprime  une  certaine  quantité  de  travail  agricole  par 
les  mesures  de  blé  qu'il  a  produites  et  une  certaine  quantité 
de  travail  manufacturier  par  les  aunes  d'étoffe  qui  en  sont 
résultées,  comment  pourrai-je  comparer  entre  elles  ces  deux 
quantités?  Quel  rapport  y  a-t-il  entre  le  travail  qui  a  produit 
100  mesures  de  blé  et  celui  qui  a  produit  100  mètres  d'une 
certaine  étoffe?  Si  je  sais  que  le  prix  du  premier  est  de 
100  francs,  qu'en  pourrai-je  conclure  pour  le  prix  du  second? 

En  adoptant  la  durée  pour  expression  et  pour  mesure  du 
travail,  on  échappe  à  cet  inconvénient.  Tout  travail,  comme 
tout  déploiement  quelconque  d'activité,  se  compose  d'une 
série  d'actes  successifs,  qui  occupent  chacun  leur  place  dans 
le  temps,  et  qui,  par  conséquent,  se  multiplient  en  raison 
du  temps  que  dure  l'activité  du  travailleur.  Le  temps  fournit 
donc,  pour  les  espèces  de  travail  les  plus  diverses,  au  moins 
pour  toutes  celles  dont  la  valeur  normale  est  sensiblement  la 
même,  une  expression  et  une  mesure  communes;  il  fournit 
aussi  un  moyen  de  constater  les  différences  et  les  variations, 
tant  des  valeurs  normales  que  des  valeurs  courantes  de  ces 
diverses  espèces  de  travail . 

La  journée  de  travail  étant  prise  pour  unité,  si  je  sais  qu'il 
a  fallu  500  journées  de  travail  pour  produire  1,000  mesures 
de  blé  et  que  le  salaire  correspondant  est  de  500  mesures  de 
blé,  je  saurai  aussi  que  la  journée  de  travail  produit  2  me- 
sures et  en  vaut  une;  je  saurai  de  plus  que  10  journées  de 
travail,  qui,  grâce  à  Taide  puissante  des  machines,  suffisent 
pour  produire  100  aunes  d'étoffe,  valent  10  mesures  de  blé, 
et  quand  j'aurai  constaté  qu'une  certaine  quantité  d'un  pro- 
duit quelconque  exige  50  journées  de  travail  et  rapporte 
100  francs  de  salaire,  j'en  pourrai  conclure  que  tout  autre 
travail,  agricole  ou  manufacturier,  vaudra  autant  de  fois 
2 francs  qu'il  occupera  de  journées  de  travail,  pourvu  qu'il 
n'y  ait  aucun  motif  de  lui  attribuer  une  valeur  normale  par- 
ticulière. Enfin,  si  je  constate  une  différence  dans  le  salaire 
journalier  de  deux  travaux  différents,  ou  du  même  travail  à 
I.  27 


418  DisraiBinnoN  de  u  richesse. 

deux  époques  difTéreotes,  j'aurai  la  preuve  et  en  même  temps 
la  mesure  d'une  différence  ou  d'une  variation  de  valeur,  que 
je  rapporterai,  suivant  les  circonstances  du  fait,  à  la  valeur 
normale  ou  à  la  valeur  courante  des  travaux  en  question. 

Cette  mesure  du  travail  par  la  durée  a  de  plus  le  très-grand 
avantage  d'indiquer  la  condition  qui  est  faite  au  travailleur 
par  le  salaire  qu'il  reçoit.  En  apprenant  que  le  travail 
de  labourer  un  arpent  de  terrain  se  paye  10  mesures  de 
blé,  je  n'apprends  rien  sur  celte  situation  personnelle  du 
travailleur ,  puisque  ce  prix  du  travail  ne  me  fait  poiot 
connaître  les  revenus  individuels  qui  en  résultent  pour  les 
travailleurs;  tandis  que  si  je  sais  que  la  journée  de  travail  des 
travailleurs  vaut  une  mesure  de  blé,  je  puis  aussitôt  me  faii'e 
une  idée  de  leur  condition,  en  comparant  ce  salaire  jouroa- 
lier  avec  les  besoins  qu'il  doit  satisfaire.  Or,  cette  connais- 
sance, outre  qu'elle  est  indispensable  pour  beaucoup  de  ques- 
tions importantes  de  la  science  économique  appliquée,  a 
aussi  son  utilité  dans  la  science  purement  spéculative,  parce 
que  la  condition  des  travailleurs  influe  notablement  sur  les 
mobiles  de  leur  activité,  par  conséquent  sur  l'offre  du  travail, 
et  qu'elle  tend  même  à  en  déterminer  le  prix  normal,  eu 
réagissant  sur  l'étendue  de  leurs  besoins. 

D'un  autre  côté,  il  faut  reoonnattre  que  l'expression  et  la 
mesure  du  travail,  par  sa  durée,  sont  nécessairement  fort  im- 
parfaites, parce  qu'elles  impliquent  dans  raccomplissemeut 
du  travail  une  homogénéité  qui  n'existe  pas. 

Le  déploiement  d'activité  qui  constitue  tout  travail  écono- 
mique se  compose  d'une  série  d'efforts,  soit  corporels,  soit 
intellectuels,  dont  la  succession  peut  s'opérer  plus  ou  moins 
rapidement,  ou  avec  une  rapidité  plus  ou  moins  variable ,  et 
ces  inégalités  ou  ces  variations  se  manifestent  dans  le  travail 
d'un  seul  et  même  individu,  aussi  bien  que  dans  les  travaux 
exécutés  par  plusieurs  individus  diOerents.  C'est  cependant 
la  série,  la  somme  des  efforts  accomplis  en  vue  d'un  certain 
résultat,  qui  constitue  réellement  la  quantité  de  travail  né- 


i 


VALEUR   ET  FRII   OU   TRAVAIL.  419 

eessaire  pour  produire  ce  résultat.  Le  labourage  de  i  0  arpents 
dé  terrain  ou  la  Tabrication  de  100  mèlres  d'étoffe  uo  se  com- 
pose pas  d'une  somme  d'heures,  ou  de  minutes,  ou  de  jour- 
nées, mais  d'une  somme  d'efforts,  dont  le  résultat  obtenu  est 
évidemment  la  seule  expression  correcte,  la  seule  mesure 
exacte.  Que  ces  efforts  soient  accomplis  lentement  ou  ra- 
pidement, qu'ils  se  succèdent  à  des  intervalles  égaux  ou  iné- 
gaux, cela  ne  change  rien  à  leur  somme  totale,  ni  par  consé- 
quent à  la  quantité  de  travail  que  ces  efforts  constituent,  ni 
enfin  à  la  quantité  d'ouvrage  accompli  qui  en  sera  le  résultat. 

La  rapidité  et  ta  régularité  des  efforts  accomplis  par  te 
travailleur  sont  les  éléments  de  ce  qu'on  nomme  Tefiicacité 
du  travail.  Le  travail  est  d'autant  plus  efficace  qu'il  accom- 
plit, en  un  temps  donné,  une  plus  grande  somme  «l'efforts, 
ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  qu'il  aboutit  à  un  résultat 
plus  considérable. 

Si  deux  laboureurs  mettent,  l'un  quatre  jours  ^  l'autre 
cinq  à  labourer  un  arpent  de  terre,  le  travail  du  premier  est 
plus  efQcace  que  celui  du  second,  dans  le  rapport  de  5  à  4  ; 
si  deux  artisans  mettent,  l'un  deux  jours,  l'autre  Uoh  à 
tisser  une  certaine  pièce  de  toile,  le  travail  du  premier  est 
plus  efficace  que  celui  du  second,  dans  le  rapport  de  5  à  3. 
Le  travail  du  premier  laboureur,  en  effet,  accomplit  en  un 
jour  5/20  de  l'ouvrage  total,  tandis  que  celui  du  second  n'en 
accomplit  que  4/20,  et  le  travail  du  premier  tisserand  produit 
en  unjour  5/6  de  la  pièce  de  toile,  tandis  que  celui  du  second 
n'en  produit  que  2/6. 

Que  Tefticacité  du  travail  dépende  de  certaines  prédisposi- 
tions physiques  et  morales,  qui  ne  sont  pas  les  mêmes  chez 
tous  les  travailleurs,  et  qui  varient  chez  le  môme  travailleur 
sous  l'influence  de  diverses  causes,  c'est  un  fait  notoire  et 
incontestable.  L'expérience  a  constaté  qu'il  existe,  à  cet  égard, 
entre  les  hommes  appartenant  à  des  races,  ou  même  seule- 
ment à  des  nations  différentes,  de  notables  inégalités;  elle 
constate  journellement  et  partout  que  le  même  homme  ira- 


420  DISTRIBUTION  DE   LA   RICHESSE. 

vaille  plus  ou  moins  efficacement,  suivant  qu'il  est  employé 
à  la  tâche  ou  à  la  journée,  c'est-à-dire  suivant  que  le  stimu- 
lant de  rintérét  personnel  agit  sur  lui  avec  plus  ou  moins  de 
force. 

Il  est  donc  certain  qu'une  journée,  ou  une  durée  quelcon- 
que de  travail  n'exprime  pas  toujours  la  même  somme  d'ef- 
forts, en  d'autres  termes,  la  même  quantité  de  travail  accom- 
pli, et  ne  saurait  par  conséquent  fournir  une  mesure  exacte 
de  cette  quantité.  Ce  n'est  pas  une  raison,  sans  doute,  pour 
renoncer  à  cette  expression  et  à  cette  mesure,  dont  la  théorie 
ni  la  pratique  ne  peuvent  se  passer  ;  mais  c'en  est  une  pour 
tenir  compte  de  l'efficacité  du  travail,  en  tant  qu'elle  est 
constatée,  dans  toutes  les  démonstrations  scientifiques  et 
dans  toutes  les  questions  pratiques  où  la  quantité  réelle  du 
travail  accompli  figure  comme  un  élément  essentiel. 

Lorsqu'on  envisage,  par  exemple,  la  production  de  la  ri- 
chesse au  point  de  vue  des  entrepreneurs  d'industrie,  et  qu'il 
s'agit  de  constater  leurs  profits  d'une  manière  générale,  ou 
de  les  évaluer  pratiquement  dans  un  cas  d'application,  la 
durée  du  travail  ne  peut  pas  être  séparée  de  son  efficacité.  Ce 
qui  intéresse  l'entrepreneur  d'industrie,  ce  n'est  pas  le  salaire 
qu'il  paye  pour  une  certaine  durée  de  travail,  c'est  la  quan- 
tité réelle  de  travail  qu'il  obtient  pendant  cette  durée  et  pour 
ce  salaire.  C'est  cette  quantité,  non  le  salaire  journalier  du 
travailleur,  qui  concourt,  avec  d'autres  causes  dontje  parlerai 
ci-après,  à  déterminer  les  profits.  Or,  cette  quantité  se  com- 
posant de  deux  facteurs,  la  durée  du  travail  et  son  efficacité, 
le  théoricien  ou  le  praticien  qui  ferait  abstraction  du  dernier 
s'exposerait  à  de  graves  erreurs. 

En  dehors  des  cas  dont  je  viens  de  parler,  il  n'y  a  pas  d'in- 
convénients et  il  y  a  des  avantages,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  à 
entendre  par  salaire  la  valeur  ou  le  prix  d'une  durée  déter- 
minée de  chaque  espèce  de  travail,  le  revenu  périodique  du 
travailleur  qui  met  son  activité  au  service  d'autrui,  et  à  ne 
tenir  compte  des  causes  qui  influent  sur  l'efficacité  du  travail 


VilLEUR  ET  PRIX  DU  TRAVAIL.  421 

qu'autant  qu'elles  affectent  en  même  temps  le  salaire  pério- 
dique. L'arrangement  pratique  en  vertu  duquel  certains  tra- 
vailleurs sont  payés  d'après  la  quantité  de  travail  qu'ils  exé- 
cutent est  précisément  une  cause  de  cette  espèce,  puisque  le 
salaire  périodique  de  ces  travailleurs  dépend  de  la  quantité  de 
travail  qu'ils  accomplissent  pendant  la  durée  prise  pour  unité. 
Mais  il  s'en  faut  bien  que  cet  arrangement  soit  applicable  à 
tous  les  genres  de  travaux  économiques.  La  plus  grande  par- 
tie de  ces  travaux,  surtout  dans  les  industries  extractives  et 
dans  les  grandes  industries  de  fabrication,  s'exécutent  par  des 
travailleurs  payés  à  la  journée,  à  la  semaine  ou  à  l'année. 

J'ai  dit  que  le  salaire  est  la  valeur  ou  le  prix  du  travail. 
Si  le  travailleur  reçoit  en  échange  de  son  travail  une  cer- 
taine quantité  des  produits  de  ce  travail,  ou  d'objets  con- 
sommables appropriés  à  ses  besoins,  cette  quantité  exprime 
en  effet  la  valeur  du  travail  exécuté  pendant  la  durée  à 
laquelle  correspond  le  salaire.  Mais  ce  mode  de  payement 
n'est,  dans  la  réalité,  qu'une  rare  exception.  Le  salaire  est 
généralement  payé  en  numéraire,  et  alors  il  devient  la  valeur 
en  argent,  c'est-à-dire  le  prix  du  travail.  Dans  ce  cas,  ii  prend 
le  nom  de  salaire  nominal,  et  l'on  désigne  par  celui  de  salaire 
réel  la  valeur  du  travail  en  choses  consommables. 

Le  salaire  nominal  finit  toujours  par  se  transformer,  pour 
le  travailleur,  en  salaire  réel,  puisqu'il  doit  l'échanger  contre 
les  choses  consommables  dont  il  a  besoin.  C'est  donc  son  sa- 
laire réel,  c'est-à-dire  la  quantité  de  choses  consommables 
qu'il  peut  obtenir  en  échange  de  son  travail,  qui  forme  son 
véritable  revenu  et  qui  détermine  sa  condition  économique. 
Le  cbifi&e  de  son  salaire  nominal  ne  l'intéresse  que  comme 
expression  et  mesure  de  son  salaire  réel.  Le  prix  du  travail 
peut  s'élever  ou  s'abaisser,  sans  que  la  condition  du  travail- 
leur salarié  éprouve  le  moindre  changement,  si  la  valeur  du 
travail  demeure  la  même.  Inversement,  la  condition  du  tra- 
vailleur changera,  quoique  le  prix  de  son  travail  demeure  le 
même,  si  la  valeur  de  ce  travail  vient  à  changer. 


432  DIfiTftIBUTlOH   DE   LA   RICHESSE. 

Ainsi;  le  salaire  réel,  c'est  le  salaire  par  excellence,  le  sa- 
laire proprement  dit,  et,  lorsque  j'emploierai  le  mot  salaire 
sans  en  préciser  le  sens  par  aucune  épithète,  ce  sera  pour  dé- 
signer le  salaire  réel,  à  moins  qu'un  sens  différent  ne  soit 
évidemment  sous-entendu. 

J'expliquerai  plus  loin  comment  la  valeur  du  travail  peut 
varier  indépendamment  de  son  prix,  ou  son  prix  indépen- 
damment de  sa  valeur,  par  des  causes  qui  affectent  la  valeur 
de  certains  produits  consommables  sans  affecter  celle  du 
travail,  ou  qui  affectent  en  même  temps  le  prix  du  travail 
et  celui  de  toutes  les  choses  consommables,  sans  en  affecter 
la  valeur. 

SECTION  II. 
Du  salaire  Memal  et  dea  causes  qai  le  déCeraaBeat. 

J'ai  longuement  exposé,  dans  le  précédent  livre,  les  causes 
qui  déterminent  la  valeur  et  le  prix  de  toute  chose  échangea- 
ble; j'ai  expliqué  comment  ces  cailses  tendent,  les  unes,àpro- 
duiredesvarialionstemporairesdevaleuroudepriXjlesautres, 
à  produire  des  variations  permanentes  et  à  limiter  en  même 
temps  les  variations  temporaires,  en  agissant  directement, 
tantôt  sur  la  valeur  d'échange  ou  sur  le  prix  courant,  tantôt 
sur  la  valeur  normale  ou  sur  le  prix  normal  ;  enfin,  j'ai  mon- 
tré que  ces  causes  exercent  leur  action  sur  la  circulation  des 
services  personnels  aussi  bien  que  sur  celle  des  produits  dont 
se  compose  la  richesse,  sauf  en  ce  qui  concerne  la  valeur  nor- 
male et  le  prix  normal,  l'analogie  entre  les  produits  et  les  ser- 
vices n'étant  pas  aussi  complète  sur  ce  point  que  sur  les  autres. 

C'est  ce  dernier  point  que  je  dois  maintenant  élucidei*,  à 
l'égard  de  cette  catégorie  de  services  qui  embrasse  tous  les 
travaux  économiques.  Je  m'attacherai  d'abord  à  définir  en 
quoi  consiste  la  valeur  normale  du  travail,  c'est-à-dire  le  sa- 
laire normal,  puis  j'exposerai  les  causes,  tant  spéciales  qUe 


i 


CAUSES   DÉYERMINAIiTES   DU    SALAIRE   NORMAL.  429 

générales,  qui  déterminent  ceUe  valeur  pour  les  diverses  es- 
pèces de  travaux. 

§  i.  — -  Définition  du  salaire  normaL 

Le  travail  n'est  pas  un  produit,  c'est  un  déploiement  d'ac- 
tivité, une  action  qui  a  pour  cause  unique  la  volonté  d'un 
être  vivant,  et  qui  ne  requiert  pas  d'autres  frais  de  produc- 
tion qu'une  dépense  de  force  vitale  et  de  volonté. 

Mais  l'accomplissement  du  travail  implique  vie  et  santé 
chez  le  travailleur,  et,  quoique  la  vie  et  la  santé  puissent 
très-bien  se  maintenir  sans  le  travail  économique,  ce  travail 
ne  peut  absolument  pas  avoir  lieu  sans  le  maintien  de  la  vie 
et  de  la  santé.  Si  l'homme  ne  maintient  pas  sa  vie  en  vue  du 
travail,  mais  en  vue  de  la  vie  elle-même,  qui  vaut  infiniment 
plus,  et  où  le  travail  n*est  qu'un  accident,  la  vie  n'en  est  pas 
moins  une  condition  indispensable  du  travail,  et,  comme  la 
somme  du  travail  disponible  se  proportionne  au  nombre  des 
travailleurs  vivants  et  valides,  ce  que  coûte  le  maintien  de  la 
vie  et  de  la  santé  se  trouve  être,  par  le  fait,  un  élément  essen- 
tiel de  ce  que  vaut  le  travail. 

Je  dis  un  élément,  parce  que  ce  n'est  pas  le  seul.  Le  tra- 
vailleur libre  est  un  être  à  la  fois  physique  et  moral,  doué  de 
sensibilité,  d'imagination,  d'intelligence,  déterminé,  dans 
tous  les  actes  de  sa  vie,  par  des  motifs  d'espérance»  de  crainte, 
de  devoir  ou  de  sympathie;  et,  si  ces  deux  derniers  motifs 
n'agissent  guère  que  dans  le  cercle  étroit  de  la  famille,  c'est- 
à-dire  dans  un  groupe  dont  tes  besoins  et  le  travail  ne  sont 
pas  économiquement  distincts  de  ceux  du  travailleur  qui  en 
est  le  chef,  les  deux  premiers,  au  contraire,  étendent  leur 
action  à  toutes  les  relations  que  les  hommes  peuvent  avoir 
entre  eux,  notamment  aux  relations  qui  ont  un  but  écono- 
mique, et  ils  se  rapportent  à  des  besoins  qui,  grâce  à  la  double 
nature  de  l'homme,  sont  de  deux  espèces,  les  uns  physiques, 
les  autres  moraux. 


424  DisnuBunoff  de  la  richesse. 

D  ailleurs,  les  besoins  physiques  eux-mêmes  peuvent  em- 
brasser beaucoup  plus  que  le  maintien  pur  et  simple  de  lavie 
et  de  la  santé,  parce  que  les  facultés  intellectuelles  et  morales 
de  rhomme  ont  pour  effet  de  rendre  sa  nature  physique  émi- 
nemment perfectible,  en  créant  et  en  développant  chez  lui 
des  habitudes  qui  deviennent  une  seconde  nature,  et  par  là 
des  besoins  factices  qui  sont  aussi  impérieux  que  les  besoios 
naturels. 

La  volontéde  travailleur  libre,  sans  laquelle  aucun  déploie- 
ment d'activité  ne  peut  avoir  lieu  de  sa  part,  est  donc  toujours 
déterminée  par  un  ensemble  de  conditions  qui  comprend, 
outre  le  maintien  de  la  vie  et  de  la  santé,  la  satisfaction  de 
certains  besoins  physiques  et  moraux,  d'autant  plus  variés  et 
plus  nombreux  que  le  travail  exige  un  développement  plus 
complet  des  facultés  du  travailleur.  L'homme  libre  ne  tra- 
vaille que  s'il  le  veut,  et  il  ne  le  veut  qu'en  vue  d'une  cer- 
taine somme  de  satisfactions  auxquelles  il  aspire.  L'espérance 
de  les  obtenir,  et  par  conséquent  de  jouir,  la  crainte  d'en  être 
privé,  et  par  conséquent  de  souffrir,  voilà  les  mobiles  qui  le 
poussent  au  travail. 

Or,  à  cette  somme  de  satisfactions  correspond  une  certaine 
quantité  de  richesse,  qui  est  nécessaire  pour  les  réaliser,  et 
qui  peut,  dès  lors,  être  considérée  comme  la  valeur  normale 
du  travail.  C'est,  en  effet,  ce  que  le  travail  coûte  nécessaire- 
ment à  celui  qui  veut  l'obtenir  ;  c'est  la  dépense  qu'exige 
l'accomplissement  du  travail,  le  déploiement  d'activité  du 
travailleur,  et  sans  laquelle  ce  déploiement  n'aurait  pas  lieu, 
ou  n'aurait  lieu  qu'à  un  degré  insuffisant. 

Quant  au  prix  normal,  il  ne  peut  consister  que  dans  la 
somme  de  numéraire  qui  représente  la  valeur  normale,  c'est- 
à-dire  en  échange  de  laquelle  on  peut  obtenir  cette  quantité 
de  richesse  dont  la  valeur  normale  se  compose.  Cependant, 
la  richesse  ne  procure  pas  toutes  les  satisfactions  dont  l'at- 
tente est  le  mobile  du  travail.  Il  en  est  qui  sont  attachées  di- 
rectement aux  efforts  de  travail,  sans  l'intermédiaire  de  la 


CAUSES  DÉTERMINAmTES   DU  SALAIRE   NORMAL.  425 

richesse;  comme  aussi  certaines  privations  et  certains  maux 
peuvent  résulter  directement  des  efforts  de  travail,  sans  que 
la  richesse  puisse  Tempécher.  Ces  conséquences  directes  des 
efforts  de  travail  sont,  comme  on  le  verra  plus  loin,  la  prin- 
cipale cause  des  différences  qu'on  observe  entre  les  valeurs 
normales  des  différentes  espèces  de  travaux. 

Une  seconde  cause  de  ces  mêmes  différences  glt  dans  le 
degré  de  développement  qu'exige  chaque  espèce  de  travail, 
et  auquel  correspondent  des  avances  préalables,  de  la  part 
du  travailleur  qui  en  fait  son  occupation  exclusive  ;  une  troi- 
sième, dans  les  aptitudes  éminentes,  soit  acquises,  soit  natu- 
relleSi  de  certains  travailleurs,  aptitudes  qui  sont  d'autant 
plus  rares  qu'elles  sont  plus  éminentes,  et  qui  ont  ainsi  pour 
effet  de  restreindre  plus  ou  moins  la  concurrence  pour  les 
travaux  auxquels  on  peut  les  appliquer. 

Outre  ces  causes  spéciales,  qui  influent  sur  la  valeur  nor-- 
maie  des  diverses  espèces  de  travail,  il  en  est  de  générales  qui 
influent  sur  celle  de  tous  les  travaux,  au  moins  de  tous  les 
travaux  essentiellement  corporels.  Je  parlerai  en  premier  lieu 

de  celles-ci. 

« 

§  2.  —  Causes  déterminantes  générales  du  salaire  normal. 

La  somme  des  besoins  physiques  et  moraux  d'un  travail- 
leur libre  dépend  toujours,  jusqu  a  un  certain  point,  de  cir- 
constances qui  sont  communes  à  toute  la  société  dont  il  fait 
partie.  Tantôt  ce  sont  des  circonstances  extérieures,  telles 
que  le  climat,  sur  lesquelles  la  volonté  du  travailleur  n'a  pas 
de  prise  ;  tantôt  ce  sont  des  instincts  de  race,  des  mœurs,  des 
habitudes  nationales,  que  sa  volonté  pourrait  vaincre,  comme 
elle  a  concouru  à  les  développer  et  comme  elle  concourt  à  les 
maintenir. 

En  ce  qui  concerne  le  maintien  pur  et  simple  de  la  vie  phy- 
sique, le  climat  exerce  une  influence  considérable  sur  l'éten- 
due de  nos  besoins.  L'homme  du  Midi  peut  se  maintenir  vi- 


4^id  DltrrRIBUTlOM   DB   U   ftlGHESSE. 

vant  et  valide  avec  une  dépense  beaucoup  moindre  en  aliments, 
en  vêtements  et  en  logement ,  que  celle  qui  est  imposée  à 
Thomme  du  Nord.  Combien  le  salaire  normal  du  manœuvre 
norvégien  ne  doit-il  pas  être  supérieur  à  celui  du  lazzaroni 
de  Naples  !  Pour  l'un  et  pour  l'autre,  la  rémunération  du  tra- 
vail est  à  peu  près  réduite  à  ce  qui  est  strictement  nécessaire 
pour  le  maintien  de  la  vie  physique;  mais  le  nécessaire  du 
premier  serait  de  Tabondauce  pour  le  second,  et  ce  qui  suffît 
à  celui-ci  laisserait  celui-là  exposé  à  des  privations  intolé- 
rables. Dans  les  régions  tropicales,  le  nécessaire  se  réduit  à 
un  minimum  que  le  lazzaroni  trouverait  insuffisant  et  qui 
ferait  rapidement  dépérir  Thomme  du  Nord. 

Les  circonstances  sociales  agissent  comme  les  circonstances 
naturelles,  dans  des  limites  plus  larges  quant  au  nombre  des 
besoins  modifiés,  quoique  plus  étroites  quant  au  degré  de 
Taction.  Ce  sont  les  circonstances  sociales,  les  mœurs,  les 
habitudes  générales,  qui  font  nattre  et  qui  rendent  communs 
à  toute  une  population  de  travailleurs  salariés  beaucoup  de 
besoins  faclices;  tantôt  des  besoins  de  jouissances  physiques 
raffinées,  tantôt  des  besoins  de  jouissances  morales^tinteliec- 
tuelles.  Ici,  on  voit  les  plus  simples  ouvriers  regarder  comme 
strictement  nécessaire  une  nourriture  abondante  et  substan- 
tielle ;  là,  cette  même  classe  de  travailleurs  se  nourrit  cbéti- 
vemeut  de  pommes  de  terre,  de  pain  noir  et  de  laitage.  Ici, 
Tusage  de  certains  meubles,  de  certains  ustensiles,  de  certains 
vêtements,  de  logements  clairs,  aérés,  commodes,  est  général; 
là,  ces  choses  ne  sont  connues  que  de  la  classe  aisée.  Ici,  le 
laboureur  et  l'artisan  ne  peuvent  se  passer  d'une  certaine  in- 
struction ;  là,  ils  n*en  éprouvent  jamais  le  besoin.  Et  ce  con- 
traste ne  provient  pas  de  causes  physiques  ;  les  deux  peuples 
sont  homogènes  et  tout  voisins;  une  rivière  ou  un  bras  de 
mer  les  sépare. 

Une  fois  formées,  les  habitudes  se  fortifient  par  la  sanction 
morale,  par  Topinion.  L'idée  d'une  certaine  dignité,  d'une 
certaine  position  à  conserver  dans  le  milieu  où  l'on  vit,  de- 


CAUSES   DÉTEAMINARTES   DU    SALAIRE    NORUAL.  4!i7 

vient  un  mobile  puissant  ;  la  crainte  de  déchoir  stimule  l'ac- 
tivité presque  autant,  quelquefois  plus,  que  la  crainte  de 
manquer  d'alimenls  ou  de  vêtements. 

Quand  le  salaire  normal  d'une  population  de  travailleurs 
s'est  ainsi  élevé  par  des  besoins  d'habjtude,  il  peut  s'abaisser 
par  l'effet  de  circonstances  défavorables,  qui  maintiennent  le 
salaire  courant  à  un  taux  inférieur  pendant  une  période  plus 
ou  moinâ  longue.  Sous  la  pression  des  besoins  naturels,  qui 
reprennent  alors  la  prépondérance  qu'ils  avaient  perdue,  les 
habitudes  se  modifient,  la  misère  et  le  dénûment,  subis  d'a- 
bord comme  nécessités  temporaires,  sont  acceptés  ensuite 
comme  condition  normale,  et  la  réduction  du  salaire  courant, 
qui  ne  devait  être  qu'un  accident  passager,  prend  le  caractère 
d'un  fait  permanent,  le  salaire  normal  tombant  au  niveau  du 
salaire  courant,  au  lieu  de  le  forcer  à  remonter  au  sien. 

Ces  différences  et  ces  variations  du  salaire  normal  réel, 
c'est-à-dire  de  la  valeur  normale  du  travail,  peuvent  ne  pas 
être  accompagnées  de  différences  et  de  variations  équivalentes 
du  salaire  nominal,  ou  du  prix  du  travail  ;  et  inversement,  le 
prix  du  travail  peut  changer  sans  que  sa  valeur  soit  propor- 
tionnellement affectée,  sans  que  le  salaire  normal  éprouve 
aucune  modification  équivalente.  Il  suffit  pour  cela  que  la 
valeur  normale  du  numéraire,  ou  celle  des  produits  habituel- 
lement consommés  par  les  travailleurs  subisse  quelque  chan- 
gement, par  des  causes  qui  soient  indépendantes  de  la  valeur 
du  travail. 

Lorsque  la  valeur  normale  du  métal  précieux  dont  l'unité 
monétaire  est  formée  s'élè^ve  on  s'abaisse,  il  en  résulte  abais- 
sement ou  élévation  du  prix  normal  de  toutes  choses,  notam- 
ment de  celui  du  travail  ;  mais,  quelle  que  soit  la  cause  de  ce 
changement  de  valeur  du  métal  monétaire  dans  les  pays  pro- 
ducteurs, elle  ne  peut  influer  sur  la  valeur  normale  du  tra- 
vail dans  les  pays  importateurs. 

De  même,  si  la  valeur  normale,  et  par  suite  le  prix  normal 
de  produits  qui  entrent  dans  la  consommation  journalière 


428  DISTRIBUTION  DE   LA   RICHESSE. 

des  travailleurs  vient  à  s'élever,  par  l'effet  de  celte  difficulté 
croissante  de  production  qui  est  propre  aux  industries  ex- 
tractives,  ou  à  s'abaisser,  grâce  au  perfectionnement  pro- 
gressif des  procédés  industriels,  le  prix  normal  du  travail 
s'élèvera  ou  s'abaissera  proportionnellement,  sans  que  le  sa- 
laire normal  en  éprouve  aucune  modification.  Le  salaire 
normal,  en  effet,  n'étant  que  la  quantité  de  richesse  con- 
sommable qui  répond  à  la  somme  de  satisfactions  demandée 
par  les  besoins  du  travailleur  et  nécessaire  pour  maintenir 
une  certaine  offre  effective  de  travail  disponible,  demeure  in- 
variable tant  que  cette  somme  de  satisfactions  n'augmente  ni 
ne  diminue*  c'est-à-dire  tant  que  les  besoins  réels  des  tra- 
vailleurs ne  changent  pas  ;  or,  le  prix  des  satisfactions  de- 
mandées n'exerce  aucune  influence  directe  et  nécessaire  sur 
les  besoins  auxquels  répondent  ces  satisfactions  ;  il  ne  pour- 
rait les  modifier  qu'indirectement  et  à  la  longue,  en  agissant 
sur  les  habitudes  qui  sont  une  des  causes  de  ces  besoins.  Dans 
les  cas  supposés,  le  salaire  nominal  s'élève  donc  ou  s'abaisse 
au  détriment  ou  au  profit  de  ceux  qui  emploient  les  travail- 
leurs, sans  que  la  condition  de  ceux-ci  en  soit  affectée  en  bieo 
ou  en  mal. 

On  comprend  aisément  que  le  cas  inverse  peut  se  produire 
et  le  prix  normal  du  travail  demeurer  stationnaire,  malgré 
les  variations  de  la  valeur  normale,  si  les  causes  qui  influent 
sur  le  prix  agissent  en  même  temps  que  celles  qui  influent 
sur  la  valeur,  mais  en  sens  contraire,  et  assez  fortement  pour 
en  neutraliser  Teflet  apparent. 

§  3.  — -  Des  causes  spéciaks  qui  déterminent  le  salaire  normal 

des  diverses  espèces  de  travaux. 

Il  suffit  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  les  réalités  économiques 
pour  reconnaître  qu'il  existe,  entre  les  salaires  des  diverses 
espèces  de  travaux,  des  différences  permanentes,  une  inéga- 
lité fréquente  et  parfois  énorme  ^  qui  se  maintient  à  travers 


CAUSES  DÉTERMIIfANTES   DU   SALAIRE   I^ORMAL.  429 

# 

toutes  les  yariations  temporaires  des  salaires  courants.  Dans 
le  paragraphe  premier  de  la  présente  section,  j'ai  attribué 
cette  inégalité  à  trois  causes,  que  je  dois  maintenant  examiner 
de  plus  près. 

A.  Différencei  provenant  de  oonféqaenoet  dîreoief  def  efforli 

de  travail. 

LesetTorts  de  travail  ont  souvent  des  conséquences  directes 
et  immédiates,  qui  se  résument,  pour  le  travailleur,  en  avan- 
tages ou  en  désavantages  parfaitement  indépendants  de  la 
rémunération  qu'il  obtient;  conséquences  physiques,  produi- 
sant des  sensations  ou  des  impressions  agréables  ou  désa- 
gréables, saines  ou  malsaines  ;  conséquences  morales,  pro- 
duisant des  gains  ou  des  pertes  de  considération,  d*estime  ou 
de  sympathie. 

Quelle  différence,  par  exemple,  à  Tégard  des  conséquences 
physiques,  entre  le  travail  du  mineur,  principalement  dans 
les  mines  de  houille,  et  celui  du  cultivateur,  surtout  du  jar- 
dinier I  Le  premier  s'exécute  sous  terre,  dans  un  milieu  mal- 
sain; il  est  monotone,  dangereux,  malpropre;  le  second 
s'exécute  en  plein  air,  dans  un  milieu  toujours  salubre  ;  il 
est  varié,  exempt  de  périls,  compatible  avec  la  propreté  des 
vêtements  et  de  la  personne  du  travailleur.  La  différence 
n*est  pas  moins  grande,  à  l'égard  des  conséquences  morales, 
entre  le  travail  du  comédien  ou  du  danseur^  qui,  à  tort  ou  à 
raison,  entraine  une  sorte  de  déchéance  sociale  pour  ceux  qui 
Fexercent,  et  le  travail  de  Tavocat,  du  médecin,  de  Tinstitu- 
leur,  qui  leur  attire  toujours  un  certain  degré  de  considéra- 
tion publique. 

Le  salaire  du  travailleur  ne  peut  ni  lui  procurer  ces  avan- 
tages, ni  lui  servir  à  écarter  ces  désavantages,  qui  sont  atta- 
chés à  l'exercice  même  de  sa  profession  ;  et  cependant  les  uns 
et  les  autres  doivent  exercer  sur  Toffre  du  travail  une  in- 
Quence  considérable,  en  concourant  à  déterminer  la  volonté 


430  DISTRIBUTION  DE   U  RlQilESSE. 

(lu  Iravailleur  libre  ;  de  sorte  que,  si  les  salaires  étaient  tous 
égaux,  les  travaux  les  plus  avantageux  finiraient  par  être 
seuls  offerts. 

U  faut  donc,  pour  qu'une  quantité  strictement  suffisante 
de  chaque  espèce  de  travail  soit  toujours  disponible,  que  les 
motifs  d'attraction  et  de  répulsion  se  trouvent  neutralisés  par 
les  salaires,  c'est-à-dire  queTinégalitédesconséquencesdirec tes 
soit  compensée  par  une  inégalité  inverse  des  rémunérations. 

Ainsi,  le  salaire  normal  ne  peut  pas  être  le  même  pour 
le  mineur  que  pour  le  jardinier,  pour  Thistrion  que  pour 
Thomme  qui  exerce  une  profession  honorée. 

Quand  le  désavantage  consiste  en  un  danger  qui  menace 
le  travailleur,  on  peut  considérer  la  portion  du  salaire  nor- 
mal destinée  à  neutraliser  ce  motif  de  répulsion  comme  re- 
posant sur  le  motif  de  la  compensation  du  risque,  autant  que 
sur  celui  de  la  rémunération  ;  car  il  y  a  une  analogie  incon- 
testable entre  le  capitaliste  qui  expose  son  capital  dans  une 
entreprise  qu'il  dirige  lui-même,  et  le  travailleur  qui  expose 
sa  santé  et  sa  vie  dans  une  profession  utile.  Toutefois,  il  est 
évident  qu'un  effort  de  travail  dangereux,  nuisible  ou  désa- 
gréable, mérite  aussi  et  justifie  pleinement  une  rémunération 
proportionnée  au  sacrifice  de  sécurité  ou  de  bien-être  qu'il 
impose. 

B.  Différenoef  proveoanl  d'avancei  pvéalables. 

Plusieurs  espèces  de  travaux  exigent  un  certain  dévelop- 
pement des  facultés  actives  du  travailleur,  par  conséquent 
une  éducation  donnée  en  vue  de  ce  résultat.  Or,  cette  éduca- 
tion se  résume  économiquement,  pour  le  travailleur  ou  pour  sa 
famille,  en  avances  préalables,  destinées  à  le  faire  vivre  pendant 
ee  stage  préparatoire  et  à  lui  procurer  l'instruction  nécessaire. 

Il  est  donc  certain  que,  dans  les  professions  qui  exigent  de 
telles  avances,  le  salaire  doit  fournir,  en^^sus  de  la  rémuné- 
ration du  travail  accompli,  l'équivalent  de  ces  avances  préa- 


CAUSES   DÂTBIlMmANTES   DU   0AUIRB   NORMAL.  431 

labiés,  c'est-à*dire  un  revenu  additionnel  sutlisant  pour 
amortir,  pendanl  la  vie  moyenne  des  travailleurs  de  ces 
professions,  le  capital  représenté  par  les  avances.  Autrement 
les  sacrifices  exigés  ne  s'accompliraient  point  et  les  travaux 
dont  il  s'agit  ne  seraient  point  offerts. 

Mais  ce  revenu  additionnel,  en  iant  qu'il  forme  une  partie 
intégrante  du  salaire  normal,  n'est  qu'une  moyenne  ;  car  les 
avances  dont  il  s'agit  sonl  loin  d'élre  uniformes  dans  une 
seule  et  même  profession,  le  calcul  des  familles  ne  pouvant 
se  fonder  que  sur  des  prévisions  conjecturales  et  plus  ou 
moins  arbitraires.  La  totalité  des  avances  doit  se  retrouver 
dans  la  totalité  des  salaires»  quoique  beaucoup  d  avances  in- 
dividuelles puissent  être  inférieures,  et  beaucoup  d'autres, 
supérieures  aux  revenus  additionnels  qu'elles  procurent. 

Adam  Smitb,  qui  a  le  premier  mis  en  lumière  les  points  de 
doctrine  que  je  traite  dansée  paragraphe,  a  cependant  commis 
deux  erreurs  lorsqu'il  a  signalé  comme  cause  de  l'inégalité 
des  salaires,  d'abord  le  plus  ou  moins  de  continuité  de  chaque 
espèce  de  travail,  puis  le  plus  ou  moins  de  probabilité  qu'il  y 
a  d'y  réussir. 

L'intermittence  influe  sur  la  valeur  du  travail  appréciée 
d'après  le  résultat  produit,  non  sur  le  revenu  périodique  du 
travailleur,  non  sur  le  salaire  normal  dont  il  est  ici  question. 
C'est  précisément  parce  que  les  valeurs  selon  la  durée  sont 
égales,  que  les  valeurs  selon  le  produit  doivent  être  inégales , 
et  l'on  ne  peut  pas  considérer  l'intermittence  comme  une 
cause  d'inégalité  entre  des  salaires  qui,  au  moins  de  ce  chef, 
sont  réellement  égaux. 

Quant  aux  probabilités  de  réussite,  elles  croissent  et  dé- 
croissent en  proportion  inverse  de  la  quantité  de  travail  of- 
ferte, c'est-à-dire  du  nombre  des  travailleurs,  et  ce  nombre,  à 
son  tour,  croît  et  décroît  en  raison  directe  de  la  somme  des 
avantages  attachés  à  la  profession,  y  compris  le  salaire  qu'elle 
rapporte.  La  quotité  du  salaire  est  donc  une  cause  partielle^ 
non  un  effet,  des  probabilités  de  réussite. 


452  DISTRIBUTION   DE  LA  RICHESSE. 

Plus  est  considérable  le  salaire  d'une  profession,  plus  est 
faible  pour  chaque  travailleur  la  probabilité  d'y  réussir; 
mais  c'est  parce  que  le  salaire  est  fort  que  la  probabilité  se 
trouve  faible,  non  l'inverse.  Dans  cette  loterie,  comme  dans 
toute  autre  où  le  nombre  des  billets  n'a  pas  de  limites,  les 
lots  sont  fixés  avant  que  les  billets  se  distribuent,  et  c'est  la 
grandeur  des  lots  qui  détermine  Taffluencc  des  preneurs  de 
billets,  par  conséquent  les  chances  de  gain,  non  cette  affluence 
ni  ces  chances  qui  déterminent  la  grandeur  des  lots. 

D'autres  économistes  ont  représenté  les  avances  préalables 
comme  incorporées  dans  la  personne  du  travailleur  et  formant 
un  capital  d'aptitude  qu'il  exploite,  ou  dont  il  cède  l'usage, 
en  travaillant  pour  autrui;  ce  qui  ferait  de  la  partie  corres- 
pondante du  salaire  une  rémunération  pour  des  efforts  d'ab- 
stinence^ ou  une  compensation  de  non-usage,  et  donnerait  à 
tout  le  revenu  du  travailleur  le  caractère  d'un  profit  plutôt 
que  d'un  salaire. 

C'est  un  exemple  des  erreurs  auxquelles  on  est  facilement 
conduit  par  des  analogies  incomplètes  ou  purement  appa- 
rentes. L'aptitude  acquise  par  l'étude  est  le  produit  du  travail 
comme  le  capital  accumulé;  mais  là  s'arrête  l'analogie,  car 
l'aptitude  n'est  ni  consommable  ni  transmissible. 

Le  travailleur  qui  possède  une  aptitude  acquise  ne  peut  pas 
la  consommer  pour  son  usage  comme  il  consommerait  de  la 
richesse  acquise.  En  conservant  et  accumulant  cette  aptitude, 
il  ne  renonce  à  rien,  ne  sacrifie  rien  et  ne  fait,  en  un  mol, 
aucun  effort  d'abstinence.  Se  servir  d'une  aptitude,  ce  n'est 
pas  la  consommer,  c'est  au  contraire  la  développer,  la  forti- 
fier, l'accroître.  Ne  pas  l'exercer,  c'est  n'en  pas  jouir;  c'est 
la  perdre,  pour  soi  aussi  bien  que  pour  les  autres.  On  ne  peut 
donc  jamais  considérer  le  salaire  d'un  travailleur  comme  une 
rémunération  pour  des  efforts  d'abstinence.  Mais  il  n'est  pas 
plus  conforme  à  la  nature  réelle  des  choses  de  le  considérer 
comme  une  compensation  pour  le  non-usage  d'une  aptitude 
cédée. 


CAUSES  DÉTERHIMAMTES   DU    SALAIRE   NORMAL.  435 

L'homme  qui  travaille  pour  autrui  cède  à  autrui  son  tra- 
vail, c'est-à-dire  Teflet  immédiat  des  aptitudes  exercées  par 
ce  travail  ;  il  ne  cède  pas  les  aptitudes  elles-mêmes.  C'est 
toujours  lui  qui  en  fait 'usage;  nul  autre  que  lui  ne  le 
pourrait. 

Si  le  travailleur  ne  s'abstient  pas  en  conservant  ses  apti- 
tudes acquises,  s'il  ne  les  cède  pas  en  travaillant  pour  autrui, 
on  ne  peut  pas  dire  non  plus  qu'il  s'expose  à  les  perdre  et 
qu'il  acquière,  pour  ce  risque,  un  droit  à  une  compensation. 
Aucune  partie  de  son  salaire  ne  saurait  donc  être  assimilée 
aux  revenus  qui  proviennent  des  capitaux.  Le  salaire  n'est 
jamais  un  profit. 

O.  Différenoci  provenant  d'aptitudes  émincotet. 

Il  est  certains  genres  de  travaux  dont  le  salaire,  au  lieu 
d'être  uniforme  pour  tous  ceux  qui  les  exécutent,  varie 
suivant  le  degré  de  développement  et  rexcellence  naturelle 
de  leurs  aptitudes.  C'est  ce  qui  arrive  notamment  dans  les 
professions  lettrées. 

Si  Ton  pouvait  connaître  la  moyenne  des  salaires  ob- 
tenus dans  une  de  ces  professions,  il  est  probable  qu'on  la 
trouverait  équivalente  au  salaire  du  manœuvre,  accru  de  Ta- 
mortissement  des  avances  considérables  qui  sont  une  des  con- 
ditions du  travail  lettré,  mais  diminué  aussi  en  raison  des 
avantages  sociaux  qui  sont  des  conséquences  directes  de  ce 
travail.  En  fait,  ce  salaire  moyen  se  réalise  très-rarement; 
pour  le  plus  grand  nombre  des  concurrents,  il  n'est  pas  at- 
teint ;  pour  un  très-petit  nombre,  il  est  fort  dépassé. 

Cette  inégalité  provient  de  ce  que  les  travaux  dont  il  s'agit 
exigent  une  aptitude  fort  complexe,  dans  laquelle  les  facultés 
naturelles  du  travailleur  jouent  un  rôle  considérable,  sou- 
vent le  principal  rôle.  Il  résulte  de  là,  en  effet,  des  inégalités 
d'aptitude  qu'aucun  apprentissage  ne  peut  effacer,  et  qui  se 
manifestent  par  des  produits  ou  des  services  de  valeurs  très- 
I,  28 


434  nisniiBimoN  de  la  riciiesse. 

inégales.  Or,  plus  les  services  ou  les  produits  sont  eicellents. 
plus  est  restreinte  la  concurrence  entre  ceux  qui  les  fournis- 
sent; restreinte  déjà  par  les  avances  considérables  qu'exige 
Téducation  piréparaloire,  elle  Test  encore  par  la  rareté  des 
aptitudes  naturelles  éminentes.  De  là,  pour  ceux  qui  possè- 
dent ces  aptitudes  éminentes,  la  possibilité  d*élever  leur  salaire 
si  fort  au-dessus  du  salaire  moyen  de  tous  les  travaux.  Ce 
salaire  exceptionnel  n'en  est  pas  moins  un  salaire  normal. 

En  etTet,  comme  les  hommes  doués  de  facultés  éminentes 
sont  rares,  ils  ne  forment  qu'une  petite  fraction  du  nombre 
total  de  ceux  qui  embrassent  une  profession  quelconque.  S'il 
n'y  a  qu'un  enfant  sur  dix  qui  soitdoué  de  manière  à  devenir 
un  habile  médecin  ou  un  habile  avocat,  il  faudra  cinquante 
médecins  ou  avocats  pour  en  fournir  cinq  habiles.  Le  salaire 
d'un  habile  doit  donc  être  assez  fort  pour  attirer  dans  la  car- 
rière dix  concurrents,  appartenant  à  la  classe  déjà  si  res- 
treinte de  ceux  qui  peuvent  faire  les  avances  préalables; 

Le  salaire  exceptionnel  qui  est  attribué  aux  services  d'une 
rare  excellence  peut  donc,  quelque  énorme  qu'il  paraisse 
relativement  aux  autres  salaires,  n'être  que  la  rémunération 
nécessaire  de  ces  services,  la  condition  indispensable  de  leur 
production,  et,  en  tant  qu'il  ne  dépasse  pas  la  limite  aiasi 
formulée,  il  constitue  sans  contredit  un  salaire  normal. 

De  même  qu'on  a  parfois  assimilé  au  profit  que  donnent 
les  capitaux  la  portion  du  salaire  qui  correspond  aux  avances 
préalables,  on  a  aussi  considéré  comme  des  rentes  de  pro- 
priétaires les  salaires  exceptionnels  que  procurent  les  facultés 
naturelles  éminentes.  L'analogie  existe  dans  le  second  cas, 
aussi  bien  que  dans  le  premier;  mais  elle  n'y  est  pas  moins 
incomplète. 

La  rente  du  propriétaire  est  une  compensation,  qu'il  re- 
çoit pour  le  non-usage  de  son  fonds.  Or,  le  travailleur  ne 
renonce  point  à  l'usage  de  ses  facultés  pendant  qu'il  les  ap- 
plique; il  n'en  cède  point,  il  ne  pourrait  d'aucune  manière 
en  céder  l'usage. 


CAUSES   JDÉTEAM1MAMTE8   DU   SALAIRE   NORMAL.  435 

Toutes  ces  tentatives  pour  matérialiser  Taclivité  intellec- 
tuelle de  rhomme,  et  même  son  activité  morale,  puisqu'un 
degré  éminent  de  probité  est  aussi  une  qualité  rare,  qui  se 
paye  souventfort  cher,  toutes  ces  tentatives,  dis-je,  sont  plus 
nuisibles  qu'utiles  à  la  science.  Quoique  une  analogie  impar- 
faite puisse  quelquefois  servir  à  élucider  un  point  de  doctrine, 
à  jeter  de  la  lumière  sur  certains  faits,  cet  avantage  est  acheté 
par  trop  de  concessions  faites  à  Terreur,  par  trop  de  confu- 
sion et  d'incertitude  jetées  sur  des  vérités  essentielles. 
D'ailleurs,  n'y  a-t-il  pas,  dans  cette  recherche  d'analogies 
forcées  entre  la  richesse  et  l'être  humain,  de  quoi  justifier 
les  reproches  qu'adressent  à  la  science  économique  tant  de 
gens  qui  ne  la  connaissent  que  superficiellement?  Faire  des 
plus  belles  facultés  de  Thomme  et  du  noble  fruit  de  ses  études 
un  fonds  productif  et  un  capital,  n'est-ce  pas  méconnaître  on 
mutiler  notre  nature,  favoriser  les  tendances  brutales  du  po- 
sitivisme et  le  culte  du  veau  d'or? 

D.  Iles  talaîres  cumulés. 

Nous  avons  vu,  dans  le  précédent  livre,  que  la  valeur  des 
produits  est  quelquefois  influencée  par  la  connexité  Je  deux 
produits  différents,  dont  Tun  est  un  accessoire  nécessaire  de 
l'autre.  Un  fait  analogue  se  présente  à  l'égard  du  salaire, 
lorsqu'il  y  a,  de  la  part  des  mêmes  travailleurs,  cumul  de 
deux  travaux  distincts,  dont  l'un  n'est  qu'un  annexe  de  l'au- 
tre, avec  cette  différence,  néanmoins,  que  le  cumul  est  ici 
purement  volontaire  et  que  le  travail  secondaire  n'est  jamais 
un  accessoire  nécessaire  du  principal. 

Ce  fait  se  réalise  lorsqu'une  population  agricole  cumule 
avec  ses  travaux  rustiques  un  travail  de  fabrication,  comme 
on  .le  voit  dans  plusieurs  contrées  de  la  Suisse,  notamment 
dans  celle  qu'habite  l'auteur  du  présent  ouvrage. 

Plusieurs  des  travaux  qui  se  rattachent  aux  deux  grandes 
industries  du  colon  et  de  la  soie  sont,  dans  le  canton  de  Zurich, 


436  DISTRIBUTION  DE   LA   iUCHBSflE. 

exécutés  à  domicile  par  des  familles  de  paysans  propriétaires, 
qui  n'eu  continuent  pas  moins  d'exploiter  leurs  champs,  leurs 
prés,  leurs  jardins  et  leurs  vignes.  Parmi  ces  paysans,  il  en  est 
sans  doute  qui  ne  peuvent  pas  vivre  du  produit  de  leur  petit 
domaine,  quoiqu'ils  y  trouvent  dans  tous  les  cas  leur  logement 
et  une  bonne  partie  de  la  nourriture  qu'ils  consomment  ;  mais 
le  prix  du  travail  supplémentaire  est  influencé  par  l'offre  des 
familles  qui  pourraient  vivre  sans  ce  travail . 

Dans  un  tel  état  de  choses,  le  salaire  normal  ne  dépend  plus 
des  besoins  du  travailleur,  puisque  ces  besoins  sont  satisfaits 
en  totalité  ou  en  grande  partie  au  moyen  d'une  autre  espèce 
de  revenu  ;  il  ne  peut  être  déterminé  que  par  les  conditions 
extrêmes  auxquelles  l'ofTre  est  subordonnée,  c'est-à-dire  par 
les  exigences  des  travailleurs  les  moins  aisés  dont  loffre soit 
nécessaire  pour  satisfaire  la  demande  totale  du  travail  en  ques- 
tion ;  et  ces  exigences  elles-mêmes  doivent  être  déterminées  par 
la  comparaison  que  fait  naturellement  le  travailleur  de  son  re- 
venu cumulé  avec  celui  des  ouvriers  actifs  et  intelligents  qui 
sont  occupés  sans  cumul  dans  d'autres  branches  des  mêmes 
industries,  et  avec  celui  des  paysans  propriétaires  qui  consa- 
crent toute  leur  activité,  sans  partage,  à  la  culture  d'un  do- 
maine de  la  même  étendue  que  le  sien.  Son  revenu  total  ne 
doit  être  inférieur  ni  à  Tun  ni  à  l'autre  de  ceux-là;  il  sera  au 
moins  égal  au  plus  fort  deâ  deux,  si  le  travailleur  dont  il  s'agit 
appartient  à  la  classe  la  moins  aisée  parmi  ceux  dont  l'offre 
est  nécessaire  ;  il  sera  supérieur  pour  ceux  des  autres  classes. 

En  réalité,  il  ne  résulte  pas  de  cette  détermination  un  vé- 
ritable salaire  normal,  puisque  les  exigences  des  travailleurs 
cumulants  varient  nécessairement  avec  la  demande  du  travail 
supplémentaire.  Plus  cette  demande  est  forte,  plus  se  trouve 
abaissé  le  minimum  du  revenu  fixe  des  offrants,  plus  par 
conséquent  les  conditions  de  Toffre  doivent  être  élevées,  et 
avec  elles,  le  prix  du  travail  supplémentaire. 

Un  prix  normal  proprement  dit  a  toujours  pour  effet  de 
renfermer  dans  certaines  limites  les  oscillations  du  prix  cou- 


CAUSES  DÉTERMINAnTES   DU   SALAIRE   NOBMAL.  437 

rant  ;  or,  dans  le  cas  dont  je  parle ,  ces  oscillations  n'ont  pas 
de  limites  dans  le  sens  de  l'abaissement  ;  le  prix  du  travail 
supplémentaire  pourrait  se  réduire  presque  à  rien,  sans  que 
ce  travail  fût  abandonné.  Le  prix  courant  a  seulement  une 
limite  dans  le  sens  de  l'élévation  ;  il  ne  peut  jamais  dépasser 
le  taux  qu'il  atteindrait  pour  des  travailleurs  dont  il  formerait 
Tunique  revenu.  C'est  généralement  au-dessous,  et  souvent 
fort  au-dessous  de  cette  limite  qu'il  se  trouve  fixé,  au  grand 
avantage  des  industries  qui  emploient  les  travailleurs  cumu- 
lants, mais  sans  que  le  cumul  en  soit  moins,  pour  ceux-ci, 
une  source  extraordinaire  de  revenus,  qui  rend  leur  condition 
bien  préférable  à  celle  des  ouvriers  pour  lesquels  le  cumul 
n'est  pas  possible. 

SECTION  III. 
Du  salaire  eonrant  et  des  eanses  qai  le  fonl  varier. 

La  valeur  du  travail,  comme  celle  de  toute  autre  chose,  se 
manifeste  et  se  réalise  dans  les  échanges  qui  s'accomplissent 
entre  les  demandants  et  les  offrants;  elle  subit,  par  consé- 
quent, toutes  les  influences  qui  peuvent  agir  sur  le  résultat 
de  (elles  conventions.  Â  chaque  échange  correspond  une  va- 
leur  spéciale  du  travail,  et  l'ensemble  de  ces  valeurs  spéciales 
forme  une  valeur  générale,  qui  se  trouve  exprimée  et  mesurée 
dans  le  prix  du  travail,  et  qui  acquiert  une  certaine  unifor- 
mité, dans  le  temps  et  dans  Tespace,  quand  les  influences  dé- 
terminantes agissent  elles-mêmes  d'une  manière  uniforme. 
A  cette  valeur  uniforme  répond  un  prix  courant,  qui  varie 
comme  elle  avec  l'état  du  marché,  c'est-à-dire  avec  l'offre 
disponible  et  l'intensité  de  la  demande  du  travail,  et  en  outre 
avec  les  modifications  qu'éprouve  la  valeur  du  numéraire. 

La  valeur  d'échange  du  travail,  en  tant  qu'elle  est  déter- 
minée par  l'état  général  du  marché,  et  non  par  des  circon- 
stances accidentelles  propres  à  tel  échange  en  particulier. 


438  DISTRIBUTION   DE   U   IUCHE8SE. 

donne  le  salaire  courant  réel^  tandis  que  le  salaire  courant  fto- 
minai di  pour  expression  le  prix  courant  du  travail.  Toutefois» 
sous  cette  désignation  :  valeur  d'échange  du  travaille  com- 
prends, outre  la  valeur  générale,  certaines  valeurs  spéciales  du 
travail,  celles  qui  s'expriment  dans  les  objets  de  consomma- 
tion les  plus  nécessaires  à  l'ouvrier  ;  car  on  ne  peut  pas  con- 
sidérer comme  un  seul  et  même  salaire  réel  celui  qui  fournit 
amplement  au  travailleur  de  quoi  satisfaire  ses  besoins  jour- 
naliers et  celui  qui  les  laisse  non  satisfaits. 

Les  causes  qui  font  varier  le  salaire  courant  agissent  à  la 
fois  sur  le  salaire  réel  et  sur  le  salaire  nominal,  à  moins  que 
celui-ci  ne  soit  modifié  par  des  changements  survenus  dans 
la  valeur  du  numéraire,  ou  celui-là  par  des  changements  sur- 
venus dans  certaines  valeurs  spéciales  du  travail. 

Du  reste,  que  le  salaire  normal  soit  ou  non  affecté,  les  va- 
riations du  salaire  courant  ont  les  mêmes  causes  immédiate, 
c*est-à-dire  tantôt  les  changements  de  valeur  que  je  viens  de 
mentionner,  tantôt  les  changements  qui  surviennent  dans 
l'offre  ou  dans  la  demande  du  travail.  Seulement,  ces  varia- 
tions ne  sont  que  temporaires  si  le  salaire  normal  n'est  pas 
affecté,  tandis  qu'elles  deviennent  permanentes  dans  le  cas 
contraire. 

J'ai  traité,  dans  le  second  livre,  des  changements  que  peut 
éprouver  la  valeur  du  numéraire  ;  je  ne  parlerai  donc  ici  des 
variations  du  salaire  courant  et  des  causes  immédiates  qui  les 
produisent,  qu'en  faisant  abstraction  des  cas  où  le  salaire  no- 
minal se  trouve  seul  modifié  par  un  changement  de  valeur 
du  numéraire. 

Je  dirai  d'abord  en  quoi  consistent  Toffre  et  la  demande 
du  travail  et  comment  elles  concourent  à  déterminer  le  salaire 
courant  ;  puis,  je  rechercherai  successivement  les  causes  qui 
influent  sur  TofTre  et  celles  qui  agissent  sur  la  demande,  ou 
sur  une  valeur  spéciale  du  travail  ;  enfin,  j'expliquerai  com- 
ment les  variations  du  salaire  courant  sont  limitées  par  le 
salaire  normal. 


CAUSES  DÉTBUMiNANTES   DU   SALAWE   NORMAL.  439 

§  1.  —  Offre  et  demande  du  travail. 

L'offre  du  travail  a  pour  mesure  le  nombre  des  offrants, 
car  on  peut  admettre  que  la  quantité  offerte  par  chacun  est 
la  même.  En  prenant  la  journée  pour  unité,  on  pourrait  dire 
que  l'offre,  dans  chaque  espèce  de  travail,  se  compose  de  la 
quantité  de  journées  qu'un  travailleur  peut  fournir,  multipliée 
par  le  nombre  des  offrants;  mais  ce  serait  compliquer  inuti- 
lement une  formule  dont  Texactitude  est  toujours  suffisante, 
puisque  chaque  travailleur  ne  peut  offrir  qu'une  journée  à  la 
fois. 

Ainsi,  le  nombre  des  individus  qui  sont  capables  d'un  cer- 
tain genre  de  travail  et  disposés  à  s'y  livrer  exprime  cor- 
rectement l'offre  disponible  de  ce  genre  de  travail,  et  toute 
augmentation  ou  diminution  de  ce  nombre  sera  une  augmen- 
tation ou  une  diminution  de  l'offre  qu'il  exprime. 

J'ai  montré,  en  exposant  la  théorie  générale  de  la  valeur, 
que  l'offre  effective  d'un  produit  n'est  pas  nécessairement 
égale  à  l'offre  disponible,  et  que  c'est  seulement  par  l'effet 
d'une  certaine  intensité  de  la  demande  que  la  première  s'élève 
au  niveau  de  la  seconde.  Il  n'en  est  pas  de  même  à  Tégard 
du  travail. 

Le  producteur  ou  le  marchand  se  décide  à  offrir  d'après 
l'état  du  marché,  et,  si  l'intensité  de  la  demande  ne  suffit 
pas  pour  lui  assurer  des  conditions  d'échange  avantageuses, 
il  garde  ses  produits  plutôt  que  de  les  céder  à  d'autres  condi- 
tions. Un  produit,  quoique  non  vendu,  ne  cesse  pas  d'être  de 
la  richesse;  il  ne  perd  rien  de  son  utilité,  ni  môme  de  sa  va- 
leur, au  moins  dans  la  plupart  des  cas. 

La  position  des  travailleurs  salariés  est  bien  différente.  Ils 
font  généralement  de  leur  travail  l'occupation  principale  de 
leur  vie  ;  la  plupart  d'entre  eux  n'ont  d'autre  revenu  que  leur 
salaire;  enfin,  la  chose  qu'ils  offrent  est  perdue  pour  eux,  si 
elle  n'est  pas  échangée  au  moment  où  elle  devient  disponible, 


440  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

car  elle  n'acquiert  une  valeur  que  si  elle  est  employée,  et 
par  conséquent  achetée,  à  ce  moment-là. 

Un  travailleur  libre  peut  bien  ne  pas  offrir  sa  journée  de 
travail,  mais  il  ne  peut  pas  la  garder  pour  Pofïrir  plus  tard, 
ni  en  général  l'employer  à  son  profit. 

Il  résulte  de  là  que,  pour  la  plupart  des  travaux  économi- 
ques, c'est-à-dire  de  production  ou  de  circulation,  Toffire 
effective  est  nécessairement  égale  à  l'offre  disponible  et  ne  se 
règle  point,  ne  se  modifie  point  d'après  l'intensité  de  la  de- 
mande. Par  conséquent  l'offre  effective  ne  peut  point,  en  se 
restreignant,  agir  à  son  tour  sur  la  demande  effective  et  par 
suite  sur  la  valeur  du  travail,  qui  se  trouve  ainsi  uniquement 
déterminée  par  le  rapport  entre  l'étendue  totale  de  l'offre 
disponible  et  l'étendue  de  la  demande. 

Quand  la  demande  du  blé  n'est  pas  assez  intense  pour  élever 
l'offre  de  100  mesures  au  prix  normal,  l'offre  peut  se  res- 
treindre à  50,  ce  qui  oblige  la  demande  à  se  restreindre,  pro- 
duit la  concurrence  entre  les  acheteurs,  augmente  ainsi  Tin- 
tensité  de  la  demande  et  amène  l'élévation  du  prix.  Quand  la 
demande  du  travail  ne  suffit  pas  pour  élever  l'offre  de  100 
journées  au  prix  normal,  l'offre  ne  pouvant  pas  se  restreindre, 
ni  augmenter  par  là  l'intensité  de  la  demande,  le  prix  ne  s'é- 
lève point,  et  les  100  journées  sont  vendues  au  prix  que  la 
demande  effective  avait  admis  et  qui  pouvait  seul  la  rendre 
aussi  étendue  que  l'offre. 

Quant  à  la  demande  du  travail,  elle  ne  dépend  absolument 
pas,  pour  son  étendue,  du  nombre  des  demandants,  mais  des 
quantités,  toujours  très-inégales  entre  elles,  qui  sont  deman- 
dées; elle  est,  dans  chaque  industrie,  la  somme  des  quanti- 
tés demandées  par  tous  les  metteurs  en  œuvre  du  travail  ;  or, 
ces  quantités  sont  évidemment  déterminées  par  les  capitaux 
dont  chacun  d'eux  dispose  et  proportionnelles  à  ces  capi- 
taux. Mais  cette  formule  ne  nous  donne  pas  complètement  la 
vérité  que  nous  cherchons,  car  avec  un  même  capital  on  peut, 
dans  différentes  industries,  employer  des  quantités  de  travail 


CAUSES  DÉTERMINAMTES  DU   SAUIRE   NORMAL.  441 

Irès-diflférenles.  Tout  capital  effectif  est  composé,  on  se  le 
rappelle,  tantôt  de  deux,  tantôt  de  trois  éléments  distincts, 
dont  l'un,  l'approvisionnement,  est  précisément  destiné  à 
entretenir  les  travailleurs,  c'est-à-dire  à  rémunérer  le  travail 
mis  en  œuvre.  C'est  donc  cet  élément,  dont  la  proportion,  re- 
lativement au  capital  entier^  varie  beaucoup  dans  les  diverses 
industries,  qui  peut  seul  représenter  une  demande  effective  de 
travail. 

Cependant,  il  ne  faut  pas  conclure  de  là  que  la  demande 
du  travail,  ainsi  représentée  par  la  somme  totale  des  appro- 
visionnements effectifs  de  toutes  les  industries  ,  soit  une 
quantité  fixe,  sur  laquelle  Toffre  disponible  du  travail  ne 
puisse  exercer  aucune  influence.  La  proportion  de  cet  élé- 
ment au  capital  entier  n'est  pas  seulement  différente  dans  les 
diverses  industries;  elle  varie  dans  la  même  industrie,  dans  la 
même  entreprise,  suivant  ce  que  coûte  le  travail  à  ceux  qui 
l'emploient. 

Si,  sur  un  capital  de  100,  je  dois  employer  80  de  travail, 
pour  mettre  en  œuvre  le  reste,  et  que,  par  un  abaissement 
survenu  dans  la  valeur  du  travail,  il  me  devienne  possible 
d'en  obtenir  la  même  quantité  pour  60,  il  me  restera  dès  lors 
40  au  lieu  de  20  à  mettre  en  œuvre;  mais,  comme  je  ne 
pourrai  pas  employer  plus  de  matières  premières  ou  d'instru- 
ments sans  employer  aussi  plus  de  travail,  je  devrai  partager 
mon  économie  de  20  entre  l'approvisionnement  et  les  autres 
éléments  du  capital,  c'est-à-dire  employer  75  de  travail  et 
25  de  matières  premières  et  d'instruments ^  Le  travail  étant 
devenu  moins  cher,  j'en  pourrai  employer  davantage,  et  une 
partie  seulement  de  l'approvisionnement  économisé  pourra 
être  convertie  eu  instruments  ou  en  matières  premières. 

On  voit  donc  que  la  demande  du  travail  peut  s'étendre,  en 
présence  d'une  offre  disponible  accrue,  pourvu  que  le  coût  du 

*  Ces  derniers  chiffres  ne  sont  pas  arbitraires.  S'il  faut  60  de  travail  pour  mettre 
en  œavre  20  de  matières  premières  et  d'instruments,  il  en  faudra  évidemment  75 
pour  mettre  en  œuvre  25. 


443  DISTRIBUTION   DE   LÀ  RICHESSE. 

travail  s'abaisse  dans  uue  proportion  qui  sera  taolôt  la  même, 
tantôt  moins  forle,  tantôt  plus  forte.  Dans  Thypothèse  que  je 
viens  de  faire,  il  faudrait  que  le  coût  du  travail  diminuât  d*uii 
quart.  Si,  le  coût  du  travail  s'abaissant  de  nouveau,  il  deve- 
nait possible  d'obtenir  pour  60  la  même  quantité  de  travail 
qui  coûtait  75,  la  demande  de  travail  ne  s'élèverait  que  d'en- 
viron 1/6,  exaclement  de  0,17,  landis  que  le  coût  du  travail 
aurait  diminué  d'un  cinquième. 

Lecoûtdu  travail,  c'est  le  salaire  réel,  tant  que  reflicacil«* 
demeure  la  même,  toutes  les  fois  notamment  que  les  quanti- 
tés dont  il  s'agit  se  rapportent  au  même  temps  et  au  même 
lieu. 

Ainsi,  une  augmentation  de  la  quantité  de  travail  disponi- 
ble, qui  n'est  pas  accompagnée  d'un  accroissement  propor* 
tionnel  de  l'approvisionnement  à  mettre  en  œuvre,  ne  peut 
provoquer  une  extension  de  la  demande  du  travail  sans  occa- 
sionner en  même  temps  un  abaissement  du  salaire  courant; 
et  si,  loffre  disponible  du  travail  demeurant  la  même,  la 
quan(i:é  totale  du  capital  effectif  s'accrott,  cet  accroissement 
ne  provoquera  une  élévation  du  salaire  courant  que  dans  le 
cas  où  la  proportion  de  l'approvisionnement  au  capital  entier 
n'aura  pas  été  altérée,  ou  du  moins  sera  demeurée  assez 
forte  pour  que  la  quantité  totale  de  Tapprovisionnement  à 
mettre  en  œuvre  se  soit  accrue. 

Sur  le  marché  des  produits,  sans  doute,  une  augmentation 
deToirro  disponible  tend  aussi  à  occasionner  un  abaissement 
du  prix;  mais  cette  tendance  est  contre-balancée  par  la  réac- 
tion des  ofi'rants,  qui  ont  toujours  la  faculté  de  restreindre 
leur  otTre  effective  et  de  garder  leurs  produits,  en  attendant 
un  état  plus  favorable  du  marché,  il  n'est  point  nécessaire 
que  la  demande  effective  devienne  égale  à  l'offre  disponible, 
ni  par  conséquent  que  le  prix  s'abaisse  autant  qu'il  le  fau- 
drait pour  que  la  demande  atteignît  ce  niveau. 

À  l'égard  du  travail,  il  en  est  autrement  ;  la  tendance  d'une 
augmentation  de  l'offre  disponible  à  provoquer  rabaibsemenl 


CAUSES   DÉTERMllXANTËS   DU    SALAIRE   NORMAL.  443 

du  salaire  n'est  point  contre-balancée  par  une  réaction  des  of- 
frants, puisque  ceux-ci  ne  peuvent  pas  restreindre  leur  oflre 
effeclive. 

Il  faut  que  cette  oflre  effective  soit  maintenue  au  niveau  de 
l'offre  disponible;  il  faut  que  la  demande  effective  devienne 
égale  à  Toffre  disponible;  il  faut  par  conséquent  aussi  que  le 
prix,  c'est-à-dire  le  salaire  courant,  s'abaisse  assez  pour  élever 
la  demande  à  ce  niveau. 

Lorsque  l'offre  disponible  diminue  au  lieu  d'augmenter, 
lorsqu'il  y  a  décroissement  du  nombre  des  concurrents  pour 
une  espèce  de  travail,  sans  que  la  quantité  totale  du  capital 
ait  subi  aucune  modification,  l'élévation  de  salaire  qui  en  ré- 
sulte est  nécessairement  accompagnée  d'une  diminution  de 
la  demande  du  travail,  car  Tapprovisionnement  ne  peut 
augmenter  qu'aux  dépens  des  autres  éléments  du  capital. 
L'agriculteur  ou  le  manufacturier  qui,  sur  un  capital  de  100, 
est  obligé  d'avancer  en  salaires  un  quart  de  plus,  ne  pourra 
pas  élever  cette  avance  totale  d'un  quart,  la  porter  par  exem* 
pie  de  60  à  75,  puisqu'il  lui  faudrait  pour  cela  employer,  avec 
25  de  matières  premières  et  d'instruments,  le  même  nombre 
d'ouvriers  qu'avec  40.  Le  surcroît  d'avances  qui  lui  est  im- 
posé se  partagera  donc  entre  le  salaire  et  les  autres  éléments 
du  capital  ;  de  sorte  qu'il  ne  dépensera  que  65  en  salaires 
pour  mettre  en  œuvre  35  de  matières  premières  et  d'instru- 
ments ^  La  demande  du  travail  en  question  se  trouvera  donc 
réduite  de  2/15,  par  suite  de  cette  augmentation  d'un  quart 
opérée  dansée  salaire. 

Par  conséquent  les  travailleurs  réduits  en  nombre  ne  se  par- 
tageront plus  la  même  quantité  absolue  d'approvisionnement 
et  la  part  de  chacun  ne  sera  pas  augmentée  en  raison  inverse 
de  la  réduction  totale,  mais  dans  une  proportion  moindre. 

Enfin,  si  nous  supposons  que,  l'offre  disponible  demeurant 
la  même,  la  quantité  totale  du  capital  effectif  soit  diminuée, 

'  Paisque.  avec  du  travtil  pour  75,  il  aurait  pu  exploiter  40^  avec  65  il  exploi- 
tera ênvirett  35. 


444  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

ce  décroissement  amènera  un  abaissement  du  salaire,  toutes 
les  fois  que  la  proportion  de  rapprovisionnemenl  au  capital 
entier  ne  sera  pas  altérée,  ou  ne  le  sera  pas  assez  pour  que  la 
quantité  absolue  de  Tapprovisionnemenl  à  mettre  en  œuvre 
demeure  la  même. 

Telles  sont  les  lois  générales  qui  régissent  la  détermination 
et  les  variations  diverses  du  salaire  courant.  Les  causes  im- 
médiates qui  le  déterminent  et  quf  le  font  varier  sont,  comme 
on  voit,  le  rapport  de  l'offre  à  la  demande  du  travail  et  les 
changements  qui  surviennent  dans  ce  rapport  ;  ces  change- 
ments, à  leur  tour,  c'est-à-dire  les  fluctuations  de  Toffre  et  de 
la  demande,  ne  sont  que  les  effets  de  causes  antérieures  que 
je  dois  maintenant  étudier. 

§  2.  —  Fluctuations  de  l'offre. 

L'offre  disponible  de  travail  étant  mesurée  parle  nombre 
des  offrants,  les  causes  qui  influent  sur  ce  nombre  agissent 
par  cela  même  sur  l'offre,  et  Tune  de  ces  quantités  ne  peut 
varier  sans  que  l'autre  varie  proportionnellement  dans  le 
même  sens. 

Le  nombre  des  travailleurs  salariés  d'un  pays  peut  subir 
des  fluctuations  partielles  ou  générales  :  partielles,  c'est-à-dire 
n'atfectant  pas  le  nombre  total  ;  générales,  c'est-à-dire  affec- 
tant ce  nombre  et  agissant  par  conséquent  sur  l'ensemble  des 
travaux  économiques. 

Lorsqu'une  Ou  plusieurs  espèces  de  travaux  sont  entière- 
ment ou  partiellement  abandonnés  par  les  travailleurs  qui  s'y 
étaient  voués,  ce  qui  peut  arriver  par  diverses  causes  dont  je 
parlerai  plus  loin,  ces  travailleurs  affluent  nécessairement 
vers  les  autres  espèces  de  travaux,  vers  ceux  du  moins  aux- 
quels ils  se  trouvent  suffisamment  propres  par  leure  aptitudes 
naturelles  ou  acquises.  Us  accroissent  ainsi  Toffre  disponible 
du  travail  dans  une  partie  des  directions  qu'a  prises  l'activité 
industrielle  du  pays,  sans  que  le  nombre  total  des  travailleurs 


CAUSES  DftTEaMIMAlfTES  DU   SALAIRE    NORMAL.  445 

de  ce  pays,  ni  par  conséquent  la  quantité  totale  de  travail  qui 
s'y  trouve  oiTerte,  éprouvent  aucun  changement. 

L'inverse  peut  aussi  avoir  lieu.  Certaines  industries  peu- 
vent, en  attirant  un  nombre  additionnel  de  travailleurs,  di- 
minuer l'offre  disponible  du  travail  dans  les  autres  industries, 
sans  que  Toffre  totale  du  pays  soit  affectée.  Dans  l'une  et  l'autre 
hypothèse,  il  n'y  aura  de  changé  que  la  distribution  de  l'offre 
de  travail  entre  les  diverses  industries. 

Toutefois,  pour  que  de  telles  causes  influent  sensiblement 
sur  le  salaire,  en  l'abaissant  dans  les  branches  de  travail  re- 
cherchées de  la  première  hypothèse,  en  l'élevant  dans  les 
branches  de  travail  abandonnées  de  la  seconde,  il  faut  qu'elles 
se  manifestent  brusquement  et  que  les  etTets  immédiats  en 
soient  considérables.  Si  la  langueur  ou  la  prospérité  excep- 
tionnelle de  certaines  industries  est  insignifiante  ou  graduelle, 
son  action,  se  confondant  avec  celle  des  causes  générales  qui 
influent  sur  le  nombre  total  des  travailleurs,  n'aura  pas  le 
temps  de  se  révéler  par  des  résultats  partiels. 

Il  est  de  plus  évident  que  ces  résultats  seraient  impossibles, 
si  l'aQlueuce  ou  la  désertion  des  travailleurs  était  accompagnée 
d'une  affluence  ou  d'une  désertion  proportionnelle  des  capi- 
taux, en  d'autres  termes,  si  le  changement  de  distribution 
s'opérait  à  la  fois  et  parallèlement  dans  l'offre  et  dans  la  de- 
mande du  travail,  car  alors  le  premier  etîet  serait  complète- 
ment neutralisé  parle  second.  Il  y  a  quelquefois  lieu  d'appli- 
quer ce  correctif,  quand  la  première  des  hypothèses  ci-dessus 
se  réalise  dans  les  pays  en  progrès,  ou  la  seconde,  dans  les 
pays  en  décadence. 

Pour  la  science,  aussi  bien  que  dans  la  réalité,  ce  sont  les 
fluctuations  générales  du  nombre  des  travailleurs  qui  méri- 
tent le  plus  d'attention,  parce  qu'elles  se  produisent  en  vertu 
de  lois  constantes  et  qu'elles  touchent  à  de  grands  intérêts 
sociaux. '  C'est  par  ce  point,  en  effet,  que  les  questions 
relatives  au  mouvement  de  la  population  se  rattachent  à  la 
science  économique.  Ce  ne  sont,  pour  elle,  que  des  questions 


44(>  DISTRIBUTION   DE   U   RICHESSE. 

de  distribution,  tout  spécialement  des  questions  de  salaires. 

Les  mouvements  de  la  population  ne  sauraient  exercer  au- 
cune influence  ni  sur  la  distribution  des  fonds  productifs 
entre  les  propriétaires,  ni  sur  la  distribution  du  capital  entre 
les  capitalistes  ;  mais  ils  peuvent  en  exercer  une  très-directe 
sur  la  distribution  de  l'approvisionnement  entre  les  travail- 
leurs salariés,  c'est-à-dire  sur  les  salaires,  et  c'est  par  làqu*ils 
peuvent  agir  indirectement  sur  la  rente  et  sur  le  taux  des 
profits. 

Dans  la  réalité,  les  travailleurs  salariés  sont  aussi  la  seule 
classe  de  la  société  dont  la  condition  soit  directement  afTectée 
par  un  accroissement  ou  un  décroissement  de  la  population 
totale,  parce  que  c'est  à  eux  que  se  font  sentir  en  premier  lieu 
et  le  plus  fortement  la  rareté  et  Tabondance  des  moyens  de 
subsistance  produits  dans  leur  pays.  Leurs  revenus  sont  à  la 
fois  les  premiers  atteints  et  ceux  qui,  en  général,  peuvent 
le  moins  supporter  une  diminution. 

D'ailleurs,  il  arrive  le  plus  souvent  que  c'est  dans  la  classe 
même  des  travailleurs  salariés,  et  dans  celle-là  seulement,  que 
s'opèrent  les  changements  de  nombre  qui  élèvent  ou  abaissent 
le  chiffre  total  de  la  population.  J'en  dirai  la  raison  ci-après. 

11  n'y  a  donc  pas  lieu,  dans  un  ouvrage  qui  ne  doit  em- 
brasser que  la  science  économique,  d*aborder  toutes  les  ques- 
tions qui  ont  été  débattues,  toutes  les  controverses  qui  se  sont 
élevées  au  sujet  de  la  population  et  de  la  doctrine  de  Malthus. 
Il  suffira  de  rappeler  un  petit  nombre  de  principes,  qui  n'ont 
pas  été  contestés,  ou  qui  ne  peuvent  pas  l'être  sérieusement, 
au  moins  pour  l'application  qu'il  s'agit  d'en  faire. 

L  Chez  toutes  les  nations  qui  forment  des  sociétés  séden- 
taires et  régulières,  à  quelque  race  humaine  qu'elles  appar- 
tiennent, la  population  tend  à  se  multiplier  plus  ou  moins 
rapidement,  par  l'effet  d'instincts  naturels,  tant  moraux  que 
physiques,  dont  une  prévoyance  raisonnée  peut  cependant 
neutraliser  l'impulsion. 

II.  Il  n'y  a  pas  de  rapport  naturel,  ni  constant,  ni  partant 


CAUSES   DftîEltUINAtlTeS  DO    SALAIRE   NORMAL.  447 

uiiitorme,  entre  rRCcroissemenl  possible  du  nombre  des  nais- 
sances et  celui  des  moyens  de  vivre  dont  la  population  dis- 
pose, notamment  entre  la  multiplication  possible  de  la  classe 
des  travailleurs  salariés  et  l'accumulation  du  capital  dont  les 
salaires  forment  une  aliquote  déterminée. 

m.  Quand  la  population,  ou  une  classe  de  la  population 
multiplie  de  manière  à  s'accrottre  plus  rapidement  que  les 
moyens  de  subsistance  dont  elle  peut  disposer,  elle  est  forcé- 
ment arrêtée  dans  son  accroissement  par  Tinsuftisance  de  ces 
moyens,  qui  agit  alors  comme  obstacle  destructif,  en  élevant 
le  nombre  des  décès  au  niveau  de  celui  des  naissances. 

IV.  Quand  la  classe  des  travailleurs  salariés  n'est  pas  retenue 
par  des  motifs  de  prévoyance,  agissant  comme  obstacle  pré- 
ventif, sa  tendance  naturelle  est  généralement  de  s'accroître 
plus  rapidement  que  ne  le  permettent  les  moyens  de  subsi- 
stance dont  elle  dispose. 

Je  n'aurai  besoin  d'ajouter  que  peu  de  mots  pour  faire 
ressortir  l'évidence  de  ces  principes. 

Pour  se  convaincre  pleinement  que  les  populations  policées 
ont  une  tendance  naturelle  à  s'accroître,  il  suffit  en  quelque 
sorte  d'ouvrir  les  yeux.  Partout  où  des  sociétés  régulières  se 
sontétablieSy  on  a  vu  leurs  populations  s'accroître,  et  aujour- 
d'hui même,  dans  le  vieux  monde,  où  cet  accroissement  est 
moins  facile  que  dans  le  nouveau,  il  y  a  peu  de  pays,  s'il  y 
en  a  réellement,  dont  la  population  ne  s'accroisse  régulière- 
ment chaque  année. 

Or,  quoique  la  production  des  choses  qui  sont  nécessaires 
à  l'existence  de  l'homme  s'accroisse  aussi,  et  s'accroisse  prin- 
cipalement chez  les  nations  dont  la  population  va  s'augmen- 
tant,  il  n'y  a  aucune  raison  pour  que  ces  deux  progressions 
soient  parallèles  et  identiques,  aucun  rapport  nécessaire  entre 
ces  deux  pouvoirs  de  l'homme,  celui  de  se  multiplier,  et  celui 
de  multiplier  la  production  directe  ou  indirecte  des  choses 
sans  lesquelles  il  ne  peut  vivre.  Ce  rapport  n'existerait  que  si 
la  population  naissante  pouvait  immédiatement  ajouter  son 


448  DISTRIBUTION   DE   LA  RICHESSE. 

travail  aux  agents  déjà  disponibles  de  la  production,  et  si  ce 
travail  conservait  toujours  la  même  efficacité,  deux  supposi- 
tions aussi  fausses  Tune  que  lautre,  puisqu'il  se  passe  au 
moins  dix  années  avant  que  l'enfant  le  mieux  constitué  soit 
capable  d'aucun  travail  économique,  tandis  que,  d'un  autre 
côté,  les  travaux  appliqués  à  la  production  directe  des  subsis- 
tances sont  précisément  d'une  efficacité  décroissante. 

A  l'égard  des  travailleurs  salariés  en  particulier,  il  est  im- 
possible de  supposer  que  les  naissances,  par  lesquelles  leur 
nombre  s'accroît,  puissent  favoriser  ou  provoquer  en  aucune 
façon  l'augmentation  de  cette  partie  du  capital  qui  constitue 
seule  leur  fonds  d'entretien,  et  que  j'ai  appelée  par  cette  rai- 
son l'approvisionnement.  Ce  fonds  d'entretien  peut,  il  est 
vrai,  toujours  s'accroître  par  l'épargne  ;  mais  si  l'on  comp- 
tait les  capitalistes  qui  s'enrichissent  par  l'épargne,  et  qu'on 
déduisit  de  leur  nombre  celui  des  capitalistes  qui  se  ruinent, 
on  reconnaîtrait  que  l'accroissement  annuel  du  capital,  dans 
les  sociétés  déjà  riches  et  populeuses,  doit  être  en  moyenne 
peu  considérable  ^j  même  en  faisant  abstraction  des  crises 
périodiques  sous  l'influence  desquelles  la  somme  des  capi- 
taux effectifs  est  incontestablement  diminuée.  D'ailleurs,  il 
s'en  faut  bien,  comme  je  le  montrerai  ci-après,  que  les  ca- 
pitaux additionnels,  fournis  par  l'épargne,  accroissent  l'ap- 
provisionnement dans  la  même  proportion  que  le  capital 
entier.  Ces  vérités  étant  admises,  il  en  résulte  1®  que  Tac- 
croissement  de  l'offre  disponible  du  travail  est  un  fait  normal, 
qui  peut  se  produire  à  tous  les  stages  du  développement  écono- 
mique, et  qui  se  produitinévitablement  lorsque  les  travailleurs 
salariés  manquent  de  cette  prévoyance  raisonnée  que  Mal- 
thus  désigne  sous  le  nom  de  contrainte  morale  ;  S®  que  les 
salaires  ont  une  tendance  générale  à  s'abaisser,  tendance 
qui  n'est  neutralisée,  au  moins  d'une  manière  permanente, 

^  J'entends  comme  quantité  relative,  c^est-â-dire  dans  sou  rapport  arec  la 
masse  totale  existante,  quelque  énorme  que  puisse  élre^  d'ailleurs,  comme  qua- 
lité absolue,  TaddUion  annuelle. 


CAUSES  DfTBRMINANTES  DU   SALAIRE   NORMAL.  449 

que  par  l'influence  qu'exerce  la  prévoyance  raisonnée  sur  la 
masse  des  travailleurs  et  par  Téléyation  graduelle  du  salaire 
normal. 

On  verra  plus  loin  d'autres  conséquences  qui  découlent  de 
ces  mêmes  principes. 

Temporairement  et  accidentellement,  l'offre  disponible  du 
travail  peut  subir  de  notables  diminutions  et  le  salaire  cou- 
rant s'élever  d'une  manière  sensible  par  l'effet  d'une  épidé- 
mie, ou  d'une  guerre,  ou  d'une  émigration  collective,  qui 
enlève  au  pays  une  partie  de  ses  travailleurs  salariés. 

§  3.  -*  Fluctuations  de  la  demande  et  des  valeurs  spéciales 

du  travail. 

Deux  sortes  de  causes  peuvent  faire  varier  la  demande  du 
travail,  savoir  :  celles  qui  changent  la  quantité  absolue  du 
capital  effectif,  c'est-à-dire  du  capital  réellement  mis  en 
œuvre,  et  celles  qui  changent  seulement  la  proportion  de 
Tapprovisionnement,  le  rapport  établi  entre  cet  élément  du 
capital  et  le  capital  entier. 

Quant  aux  valeurs  spéciales  du  travail  en  produits  habi- 
tuellement et  nécessairement  consommés  parles  travailleurs, 
elles  varient  avec  l'abondance  des  principales  récoltes ,  au 
moins  dans  les  pays  qui  produisent  eux-mêmes  une  portion 
notable  des  denrées  alimentaires  dont  ils  ont  besoin. 

Le  capital  effectif  s'accroît  généralement  à  mesure  que 
répargne  augmente  la  masse  totale  du  capital  disponible  ;  il 
peut  s'accrottre  aussi,  quand  des  circonstances  qui  favorisent 
Factivité  de  la  production  amènent  l'emploi  d'une  plus  forte 
quantité  du  capital  disponible.  Dans  ce  dernier  cas,  les  deux 
causes  agissent  en  même  temps^  car  les  mêmes  circonstances 
qui  font  mettre  en  œuvre  des  portions  de  capital  demeurées 
inactives  transforment  aussi  en  capital  effectif  une  partie 
du  fonds  de  consommation.  L'emploi  du  capital  devenant 
plus  avantageux,  les  producteurs  mettent  en  œuvre  tout  le 
u  39 


A ... 


450  DisniBiinoN  de  la  uansiB. 

capital  dont  ils  disposent,  et  ils  Taugmentent  de  ce  qu'ils 
peuvent,  ou  de  ce  que  d  autres  capitalistes  peuvent  immédia- 
tement retrancher  sur  leurs  consommations. 

Les  circonstances  qui  activent  la  production  sont  toutes 
celles  qui  accroissent  la  demande  soit  dans  une  branche 
considérable  de  la  production,  soit  dans  plusieurs  branches 
à  la  fois,  notamment  les  débouchés  nouveaux  qui  sont  ouverts 
au  commerce  du  pays.  La  demande  augmentée  assure  au 
producteur  un  plus  prompt  renouvellement  de  son  capital, 
mais  c'est  à  condition  qu'il  mettra  en  œuvre  un  plus  grand 
nombre  de  travailleurs.  S'il  réduit  de  six  mois  à  cinq  mois  la 
période  du  retour  de  son  capital,  il  faudra  qu*il  produise 
autant,  par  conséquent  qu'il  emploie  autant  de  travail,  en 
cinq  mois,  qu'il  le  faisait  en  six  mois  auparavant;  or,  ce  que 
dix  ouvriers  pouvaient  faire  en  six  mois,  il  en  faudra  douze 
pour  le  faire  en  cinq  mois. 

Une  récolte  abondante  produit  les  mêmes  effets  qu'un 
nouveau  débouché,  avec  cette  différence,  que  l'accroissement 
de  la  demande  est  à  la  fois  moins  fort  et  plus  général,  parce 
qu'il  provient  des  économies  que  font  alors  les  consomma- 
teurs  sur  leurs  dépenses  nécessaires,  et  qu'il  se  répartit,  selon 
les  besoins  ou  les  goûts  de  chacun,  sur  une  grande  diversité 
de  produits.  Gomme,  dans  ce  cas»  la  valeur  spéciale  du  tra- 
vail, exprimée  en  subsistances,  éprouve  une  hausse  égale  à 
l'abaissement  du  prix  de  ces  subsistances,  le  salaire  réel  se 
trouve  accru  de  deux  manières;  la  valeur  générale,  et  par  con- 
séquent le  prix  du  travail  s'accrott  en  même  temps  que  sa 
valeur  spéciale  \  le  travailleur  reçoit  un  salaire  journalier  plus 
fort,  tandis  que  la  dépense  qui  doit  en  absorber  une  partie 
devient  plus  faible. 

La  demande  des  produits  est  alanguie  par  les  causes  in- 
verses de  celles  qui  la  rendent  plus  active»  c'est-à-dire  par 
une  suppression  de  débouchés,  qui  peut  résulter  d'une  guerre 
internationale  ou  de  lois  étrangères»  et  par  la  cherté  que 
produit  toujours  une  récolte  insuffisante,  La  consommatiou 


CAUSES   DÊTERUmXNTKS   DU   SALAIRE   GOURAOT.  451 

générale  peut  encore  être  diminuée  par  des  événements  qui 
troublent  la  sécurité  des  consommateurs. 

Dans  tous  ces  cas,  les  producteurs  qui  sont  atteints  par  l'a- 
languissement  de  la  demande  de  leurs  produits,  voyant  s'al- 
longer la  période  du  relour  de  leurs  capitaux,  ne  peuvent  plus 
employer  les  mômes  quantités  de  travail  qu'auparavant.  Ils 
réduisent  leur  capital  effectif  à  ce  qui  est  strictement  néces- 
saire pour  maintenir  leur  production  au  niveau  de  la  demande 
réduite. 

Quand  l'alanguissement  de  la  demande  provient  d'une  ré- 
colte insuffisante  de  subsistances,  par  suite  de  laquelle  les 
consommateurs  se  voient  contraints  d'augmenter  leurs  dé- 
penses les  plus  nécessaires,  eu  restreignant  celles  qui  le  sont 
moins,  le  salaire  des  travailleurs  en  est  doublement  affecté. 
La  valeur  spéciale  de  leur  travail  diminue  par  le  renchérisse- 
ment des  subsistances,  en  même  temps  que  sa  valeur  générale 
et  par  conséquent  son  prix  se  trouvent  diminués  par  la  ré- 
duction opérée  dans  la  demande  générale  du  travail.  Les 
travailleurs  reçoivent  un  moindre  salaire  journalier,  tandis 
que  la  dépense  qui  doit  en  absorber  une  partie  devient  plus 
forte . 

Les  causes  qui,  sans  changer  la  quantité  absolue  du  capital 
mis  en  œuvre,  affectent  cependant  la  demande  du  travail, 
parce  qu'elles  altèrent  la  proportion  de  l'approvisionnement 
au  capital  entier,  sont  les  progrès  industriels  dans  lesquels  le 
capital  circulant  se  transforme  en  capital  âxe^  par  la  substitu- 
tion de  moteurs  naturels  et  d'agents  mécaniques  à  une  partie 
de  la  main-d'œuvre  antérieurement  employée.  Une  partie  de 
l'approvisionnement  étant  ainsi  détournée  de  sa  destination, 
le  fonds  d'entretien  sur  lequel  vivent  les  travailleurs  se  trouve 
diminué. 

On  a  souvent  représenté  cet  effet  comme  ne  pouvant  être 
que  temporaire  et  de  courte  durée.  Par  suite  même  du  pro- 
grès accompli,  la  production  doit,  dit-on,  recevoir  un  tel  ac- 
croissement, que  bientôt  l'industrie  perfectionnée  emploie 


452  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

plus  de  main-d'œuvre,  entretient  par  conséquent  plus  de 
travailleurs  qu'elle  ne  faisait  auparavant. 

Ceci  n'est  vrai  qu'en  partie.  La  réaction  dont  il  s'agit  s'o- 
père effectivement  dans  les  industries  perfectionnées,  mais 
c'est  en  y  attirant  une  masse  considérable  de  capitaux  qu'elle 
détourne  d'autres  emplois.  La  fabrication  en  grand,  à  Taide 
de  machines  puissantes,  ne  se  substitue  pas  purement  et  sim- 
plement aux  entreprises  qu'elle  remplace  ;  elle  offre  de  tels 
avantages  pour  la  mise  en  œuvre  de  grands  capitaux,  que  la 
concentration  de  richesse  et  l'accroissement  merveilleux  de 
production  qui  en  résultent  s'acomplissent  aux  dépens  de  tou- 
tes les  industries  demeurées  stationnaires.  Lors  donc  que  les 
industries  dans  lesquelles  le  progrès  s'est  opéré  arrivent  à 
employer  le  même  nombre  de  travailleurs  qu'avant  ce  pro- 
grès, cela  ne  prouve  point  que  la  quantité  absolue  deTappro- 
visionncment  mis  en  œuvre  dans  le  pays  soit  redevenue  la 
même.  Ce  résultat  finit  sans  doute  par  se  réaliser»  parce  que 
les  produits  de  l'industrie  perfectionnée  ne  peuvent  tenir  lieu 
que  de  produits  similaires  ou  analogues  ;  mais  le  retour  de 
l'approvisionnement  total  à  sa  quantité  antérieure  n'est  pas 
indiqué  par  le  développement  de  la  production  dans  les  in- 
dustries perfectionnées;  il  ne  marche  point  du  même  pas  et 
demande  un  peu  plus  de  temps. 

L'abaissement  de  salaire  dont  il  est  ici  question,  quoique 
toujours  temporaire,  dure  donc  plus  que  les  apparences  ne  le 
font  croire;  il  dure  assez  pour  que  la  condition  des  travail- 
leurs puisse  en  être  affectée  d'une  manière  permanente,  ainsi 
que  je  l'expliquerai  dans  le  paragraphe  suivant. 

§  4.  —  Limites  imposées  par  le  salaire  normal  aux  variations 

du  salaire  courant. 

Quand  le  prix  courant  d'un  produit  s'abaisse  au-dessous  du 
prix  normal,  l'offre  peut  toujours  être  immédiatement  dimi- 
nuée, car  il  dépend  des  producteurs  et  des  marchands  d'offrir 


CAUSES   DÉTERMINANTES   DU   SAUIRE   GOURANT.  455 

OU  de  ne  pas  offrir  leurs  produits.  Dans  le  cas  inverse,  ToiTre 
peut  aussi  augmenter  immédiatement  ou  presque  immédia- 
tement^ pourvu  qu'il  y  ait  libre  concurrence  entre  les  pro- 
ducteurs. 

Il  n'en  est  pas  tout  à  fait  de  même  à  Fégard  du  travail.  Si 
le  prix  courant  du  travail,  ou,  en  d'autres  termes,  le  salaire 
courant  s'abaisse  au-dessous  du  salaire  normal,  les  tra- 
vailleurs existants  ne  sont  pas  libres  d'offrir  ou  de  ne  pas 
offrir  leur  travail,  et  par  conséquent  leur  offre  totale  ne 
peut  diminuer  que  par  la  diminution  de  leur  nombre.  Dans 
le  cas  inverse,  les  travailleurs  existants  ne  peuvent  pas  da- 
vantage augmenter  leur  offre,  si  ce  n'est  en  augmentant 
leur  nombre. 

Quand  l'abaissement  du  salaire  courant  n'est  que  partiel, 
quand  il  a  lieu  seulement  pour  une  industrie  ou  pour  quel- 
ques industries,  le  nombre  des  travailleurs  peut  diminuer  et 
Toffre  être  réduite  presque  immédiatement  ;  il  suffit  pour 
cela  qu'une  partie  des  travailleurs  employés  par  ces  industries 
donnent  à  leur  activité  une  autre  direction  et  s'appliquent  à 
d'autres  genres  de  travaux,  qui  exigent  à  peu  près  les  mêmes 
aptitudes  que  ceux  qu'ils  abandonneront.  Cependant,  à  moins 
que  cette  répartition  du  travail  ne  soit  accompagnée  d'une 
répartition  parallèle, du  capital,  et  que  la  quantité  totale  de 
l'approvisionnement  à  mettre  en  œuvre  ne  demeure  la  même, 
ratfluence  des  travailleurs,  dans  les  industries  où  la  demande 
du  travail  n'a  pas  diminué,  y  pèsera  sur  le  travail  en  aug- 
mentant l'offre,  et  le  résultat  définitif  sera  un  abaissement 
général  du  salaire  courant.  C'est  ce  qui  arrive  notamment 
dans  le  cas  ci- dessus  mentionné,  où  la  demande  du  travail  se 
trouve  diminuée,  pour  certaines  branches  de  la  production, 
par  l'effet  de  perfectionnements  qui  ont  transformé  en  capital 
fixe  une  partie  du  capital  circulant. 

L'abaissement  général  du  salaire  courant  sera  inférieur, 
sans  doute,  à  celui  qui  s'était  manifesté  d'abord  dans  les  in- 
dustries partiellement  abandonnées;  mais  il  pourra  êtresen- 


454  DISTRIBUTION  DE   LA  RICHESSE. 

sible  et  afîecter  d'une  manière  fâcheuse  la  condition  des  tra- 
vailleurs les  moins  aisés. 

Quand  l'abaissement  du  salaire  courant  est  général,  quand 
il  se  manifeste  d'emblée  dans  toutes  les  espèces  de  travaux 
économiques,  ce  qui  arrive  toujours  lorsqu'il  a  pour  cause  un 
accroissement  excessif  de  la  population  totale  des  travailleurs 
salariés,  Telfet  n'en  saurait  être  modifié  ni  tempéré  en  aucune 
façon  par  une  différente  répartition  de  Toffre  disponible  du 
travail  ;  il  ne  peut  Tétre  que  par  un  décroissement  subséquent 
de  la  population.  Il  faut,  pour  que  le  salaire  se  relève,  que 
l'offre  du  travail  diminue,  et  il  faut,  pour  que  cette  offre  di- 
minue, que  le  nombre  des  travailleurs  aille  en  décroissant. 

Si,  dans  cette  hypothèse,  le  salaire  normal  se  trouve  déjà 
réduit  à  ce  qui  est  strictement  nécessaire  pour  maintenir  les 
travailleurs  vivants  et  valides,  l'abaissement  du  salaire  cou- 
rant amènera,  pour  un  certain  nombre  d'entre  eux ,  des  pri- 
vations telles,  que  le  chiffre  des  décès  dépassera  celui  des 
naissances,  et  cette  population  se  trouvera  ainsi  cruellement 
décimée  par  les  maladies  qu'engendre  le  dénûment,  jusqu'à 
ce  que  l'offre  du  travail  soit  assez  réduite  pour  que  le  salaire 
courant  remonte  au  niveau  du  salaire  normal. 

Si,  au  contraire,  le  salaire  normal  se  trouve  supérieur  à 
ce  qu'exige  rigoureusement  le  maintien  de  la  vie  et  de  la 
santé  du  travailleur,  celui-ci  peut  n'être  exposé  qu'à  des  pri- 
vations tolérables,  qui  lui  laissent  pleinement  sa  vie  et  sa 
santé.  Alors,  il  arrive  de  deux  choses  l'une  : 

Ou  bien  les  travailleurs,  continuant  de  regarder  comme 
essentiels  les  besoins  qu'ils  ne  peuvent  plus  satisfaire,  font 
usage,  pour  échapper  à  leur  gêne  présente,  de  cette  pré- 
voyance raisonnéequi  sied  à  des  êtres  moraux  et  intelligents, 
c'est-à-dire  se  marient  tard  et  engendrent  peu  d'enfants. 
Dans  ce  cas,  la  population  des  travailleurs  salariés  ne  tarde 
pas  à  décroître  peu  à  peu,  ou  du  moins  son  accroissement  se 
ralentit  assez,  pour  être  devancé  par  l'accroissement  du  fonds 
d'entretien  qui  la  fait  vivre.  Le  salaire  courant  finit  donc  par 


CAUSES  DÉTERMINANTES  DU  SALAIRE  GOURANT.      455 

se  relever  au  niveau  du  salaire  normal,  qui  n'a  subi  aucune 
uïodiQcation. 

Ou  bien  les  travailleurs,  se  soumettant  et  s'habituant  par 
degrés  aux  privations  que  leur  impose  rabaissement  du  sa- 
laire, en  viennent  à  oublier  les  besoins  qu'ils  ne  peuvent  plus 
satisfaire  et  à  considérer  leur  gène  présente  comme  une  con- 
dition normale,  moins  insupportable  après  tout  que  la  con- 
trainte morale  qu'il  leur  faudrait  pratiquer  pour  en  sortir. 
Dans  ce  cas,  la  population  des  tl*availleurs  salariés  continuant 
de  s'accroître  aussi  rapidement  qu'elle  le  faisait  auparavant, 
le  salaire  courant,  à  moins  de  circonstances  très-exception- 
nelles»  ne  se  relève  point,  et  le  salaire  normal  lui-même  s'a- 
baisse au  niveau  de  la  dernière  fluctuation  du  salaire  courant. 

C'est  ainsi  qu'un  abaissement  de  salaire,  qui  aurait  dû 
n'être  que  passager,  peut  devenir  permanent  et  produire  un 
effet  permanent  sur  la  condition  sociale  des  travailleurs,  si 
ceux-ci  ne  possèdent  pas  à  un  degré  suffisant  l'intelligence 
de  leur  position^  ou  n'ont  pas  une  volonté  assez  énergique  de 
l'améliorer. 

Quand  le  salaire  courant  s'élève  au  lieu  de  s'abaisser^  les 
conséquences  qui  en  résultent  pour  la  condition  du  travail- 
leur dépendent  tout  à  fait  de  ses  dispositions  morales  et  de 
ses  habitudes.  Si  le  désir  de  jouissances  plus  raffinées  et  plus 
délicates,  ou  l'ambition  de  se  former  un  capital  par  l'épargne 
l'emporte  chez  lui  sur  les  instincts  de  l'animal,  l'accroisse- 
ment de  la  population  ne  s'accélère  point,  et  les  besoins  du 
travailleur  ont  le  temps  de  s'élever  au  niveau  de  son  salaire 
augmenté,  qui  devient  dès  lors  le  salaire  normal.  Dans  le  cas 
contrah*e,  la  population  prenant  un  accroissement  plus 
rapide,  l'oQVe  du  travail  ne  tarde  pas  à  dépasser  la  demande 
effective,  ce  qui  ramène  bientôt  le  salaire  courant  au  niveau 
du  salaire  normal  et  réduit  la  fluctuation  précédente  à  n'être 
qu'un  accident  heureux,  mais  passager,  dans  la  condition 
des  travailleurs. 


CHAPITRE  IV- 


DU  PROFIT. 


Le  profit,  c'est  le  revenu  que  perçoit  le  capitaliste  pour  le 
capital*  qu'il  met  en  œuvre,  et  nous  avons  vu  que  ce  revenu 
COU) prend  trois  parties  distinctes,  qui  sont  attribuées  au  ca- 
pitaliste à  des  titres  différents ,  savoir  :  la  rémunération  de 
son  travail  de  direction,  la  rémunération  des  efforts  d'absti- 
nence qu'a  coûtés  l'accumulation  du  capital,  la  coqipensation 
du  risque  auquel  ce  capital  est  exposé.  Mais  ces  diverses 
parties  du  profit  ne  sont  point  perçues  séparément,  ni  ea 
vertu  de  conventions  ou  d'actes  distincts  ;  elles  se  trouvent 
ou  doivent  se  trouver  en  bloc  dans  ce  qui  reste  du  produit^ 
après  que  le  capitaliste  exploitant  a  prélevé  la  rente,  s'il  s'agit 
d'une  industrie  extractive»  et  le  capital  consommé  rapide- 
ment ou  lentement  dans  la  production,  y  compris  les  sa- 
laires. 

Quelles  sont  les  causes  qui  déterminent  la  quotité  de  ce 
reste,  soit  relativement  au  produit  total ,  soit  relativement  au 

i  Je  dois  rappeler  ici  une  observation  que  j'ai  déjà  présentée  au  chapitre  VU 
du  précédent  livre.  Le  profit  résulte  ou  peut  résulter  de  tout  emploi  économique 
de  la  richesse,  même  lorsqu'elle  n'y  fonctionne  pas  comme  capital,  ce  qui  a  liea, 
par  exemple  dans  le  commerce^  à  l'égard  des  produits  qu'un  marchand  achète, 
assortit  et  emmagasine  pour  les  revendre.  C'est  abusivement  qu'on  étend  le 
nombre  capital,  dans  l'usage  ordinaire^  à  toute  portion  de  richesse  qui  donne  un 
profit  ;  mais  la  science  doit  admettre  cette  extension  comme  une  métonymie  né- 
cessaire, jusqu'à  ce  qu'elle  ait  trouvé  un  autre  mot  qui  puisse  remplacer  conve- 
nablement cdui  de  capital  dans  cette  acception  générale. 


CAUSES   DÉTERMINANTES   DU   PROFIT.  457 

capital  mis  en  œuvre,  et  suivant  quelles  lois  ces  causes  agis- 
sent^ellés  ? 

Le  profit  est  un  revenu  nécessaire,  en  ce  sens  que  la  pro- 
duction ne  s'accomplirait  pas^i  elle  ne  rapportait  pas  un  bé- 
néfice au  producteur  qui  fournit  le  capital  et  qui  en  dirige 
l'emploi  ;  or,  cette  nécessité  est  la  même  pour  chaque  portion 
déterminée  du  capital  mis  en  œuvre,  pour  chacune  des  unités 
de  valeur  dont  il  se  compose.  De  là  nous  pouvons  déjà  con- 
clure, d'une  manière  générale,  que  le  profit  est  proportionnel 
au  capital  employé,  qu'il  en  est  une  aliquote  déterminée,  et 
que  cette  aliquote,  puisqu'elle  est  nécessaire,  ne  peut  des- 
cendre au-dessous  de  certaines  limites.  Le  développement  de 
cette  vérité  sera  le  sujet  d'une  première  section,  dans  laquelle 
je  parlerai  aussi  durapport  qui  existe  entre  le  profit  et  la  quan- 
tité totale  du  produit  obtenu.  Je  traiterai  dans  une  seconde 
section  des  causes  qui  font  varier  le  taux  des  profits. 

SECTION  I. 
Détejmfaiatloii  du  imux,  des  profits. 

Le  profit,  envisagé  comme  revenu,  doit  être,  aussi  bien 
que  le  salaire,  rapporté  à  une  certaine  période  prise  pour 
unité.  Â  proprement  parler,  le  profit  est  une  aliquote  du  pro- 
duit total  que  le  capitaliste  obtient  par  l'emploi  d'un  certain 
capital.  Si  un  capital  de  20,000  lui  donne  un  produit  de 
21,000,  son  profit  sera  la  vingt  et  unième  partie  de  son  pro- 
duit, et  la  vingtième,  c'est-à-dire  5  pour  100,  du  capital  mis 
en  œuvre.  Mais  il  en  résultera,  pour  le  capitaliste,  un  revenu 
plus  ou  moins  considérable,  suivant  que  la  mise  en  œuvre 
de  son  capital  aura  exigé  plus  ou  moins  de  temps.  S'il  lui  faut 
deux  années  pour  obtenir  le  produit  total,  son  revenu  annuel 
ne  sera  que  de  500  ;  il  sera  de  1 ,000,  s'il  lui  faut  une  année, 
de  2,000,  s'il  ne  lui  faut  que  six  mois,  de  4,000,  s'il  ne  lui 
faut  que  trois  mois,  le  taux  de  son  profit  annuel  étant  repré- 


458  DISTRIBUTION   De   U   RICHESSE. 

sente,  dans  ces  différents  cas,  par  autant  de  fractions  diiïé- 
rentes  de  son  capital,  savoir  par  0,025  —  0,05 — 0, 10—0,20. 

Au  point  de  vue  de  la  distribution  delà  richesseï  le  profit 
périodique  peut  seul  être  considéré  comme  un  revenu  ;  il  peut 
seul  influer,  comme  tel,  sur  les  volontés  et  déterminer  les 
actes  économiques  du  capitaliste.  Ce  sera  donc  ce  revenu 
annuel  que  je  désignerai  sous  le  nom  de  profit,  dans  tout  le 
cours  de  ce  chapitre,  à  moins  qu'un  autre  sens  ne  soit  claire- 
ment indiqué. 

La  détermination  du  profit  est  régie  par  une  loi  générale, 
dont  l'application  se  modifie  de  diverses  manières  dans  les 
divers  emplois  qu'on  peut  faire  du  capital.  Cette  loi  n'a  été 
exposée  d'une  manière  satisfaisante  par  aucun  économiste 
que  je  sache.  J.  St.  Mill,  qui  a  le  premier  posé  nettement  la 
question,  se  borne  à  dire  que  le  taux  des  profits  est  déterminé 
par  les  antécédents  économiques  de  chaque  société,  c'est-à- 
dire  par  Fensemble  des  circonstances,  tant  matérielles  que 
morales;  qui  fixent  le  minimum  de  bénéfice  au-dessous  duquel 
les  efforts  d'abstinence  n'auraient  pas  lieu  ;  explication  vraie, 
mais  vague  et  incomplète.  Je  reproduirai  ici  la  démonstration 
que  j'ai  donnée  de  la  loi  en  question  dans  un  travail  publié 
en  185G  *. 

Je  suppose  une  colonie  dont  les  membres  se  sont  partagé 
le  territoire  qu'elle  occupe  et  y  trouvent,  chacun  dans  son 
lot,  ce  qui  leur  est  nécessaire  pour  subsister.  Chaque  famille 
produit  et  prépare  elle-même  ses  aliments,  ses  vêtements,  les 
meubles  et  ustensiles  dont  elle  a  besoin  ;  elle  répare  ou  con- 
fectionne ses  instruments  de  travail  ;  en  un  mot,  elle  se  suffit 
à  elle-même.  U  n'y  a  donc  pas  d'échanges,  pas  de  circulation 
de  la  richesse,  ni  de  distribution  proprement  dite  ;  la  rente, 
le  profit,  le  salaire  se  trouvent  confondus,  pour  chaque  fa- 
mille, dans  le  produit  de  son  industrie  patriarcale. 

Sur  un  point  seulement,  il  y  a  exception  à  cet  état  decbo- 

'  Journal  éos  EconomUtes,  2«  série»  numéro  31  (jùllet  1856),  p.  18. 


GÂU8BS  DÉTERMINANTES  DU   PROFIT.  450 

ses.  La  colonie  tire  ses  bois  de  chauffage  et  de  consiructioa 
d'une  forêt  assez  éloignée,  dont  l'exploitation  est  entre  les 
mains  de  cinq  capitalistes,  B,  G,  D,  F,  G,  qui  sont  venus 
s'établir  dans  la  colonie,  où  ils  vivent  en  échangeant  les  pro- 
duits de  leur  industrie  eontre  les  aliments,  les  vêtements  et  les 
autres  choses  dont  ils  ont  besoin.  Les  capitaux  employés  par 
ces  industriels  sont  entre  eux  dans  le  rapport  des  nombres  1,2, 
3, 4,  5,  et  je  les  représenterai  par  les  chiffrer  10,  20, 50,  40, 
50,  le  capital  de  B  étant  10,  celui  de  G,20,  et  ainsi  de  suite. 

La  forêt  en  question  étant  située  sur  les  escarpements  d'une 
montagne,  et  le  transport  dès  bois  ne  pouvant,  à  cause  de  la 
nature  des  chemins,  avoir  lieu  qu^à  dos  d'hommes,  le  capital 
mis  en  œuvre  se  compose  exclusivement  de  salaires  ;  c'est 
uu  capital  circulant,  qui  se  consomme  entièrement  dans  les 
opérations  productives  et  qui  doit  être  entièrement  renou- 
velé. Il  doit  donc  se  retrouver  tout  entier  dans  la  valeur  du 
produit. 

Je  suppose  enfin  que,  quelle  que  soit  la  période  de  roule- 
ment des  capitaux,  les  chitTres  ci-dessus  indiqués  représen- 
tent les  avances  qui  sont  successivement  faites  par  chaque 
entrepreneur  dans  le  courant  d'une  année,  et  je  me  demande 
sur  quel  pied  devront  se  faire  les  échanges  dans  les  conditions 
prévues. 

Il  est  évident  que  le  producteur  B  ne  peut  pas  échanger 
son  produit  annuel  contre  une  valeur  au-dessous  de  10,  puis- 
que autrement  il  serait  en  perte,  il  entamerait  son  capital,  il 
s'appauvrirait  chaque  année  au  profit  de  la  colonie.  Mieux 
aurait  valu,  pour  lui,  travailler  pour  d'autres  et  consommer 
son  capital  en  jouissances  personnelles. 

Se  contentera- t-il  d'une  valeur  égale  à  10?  Dans  ce  cas, 
sans  doute,  son  capital  demeurerait  intact;  il  aurait  toujours 
le  pouvoir  d'entretenir  le  même  nombre  de  travailleurs.  Mais 
de  quoi  vivra-t-il,  à  moins  de  travailler  comme  l'un  quelcon« 
que  des  ouvriers  qu'il  emploie?  Âcceptera-t-il  cette  position, 
lui  qui  possède  le  capital,  et  qui  en  fait  l'avance  à  ses  risques 


460  DISTRIBUTION   DE  LA  RICHESSE. 

et  périls,  pour  mettre  en  œuvre  des  travailleurs  dont  la  coopé- 
ration ne  lui  profiterait  pas?  Non;  il  préférera  consommer  peu 
à  peu  son  capital  pour  se  procurer  un  surplus  de  jouissau- 
ces,  ou  l'échanger  contre  un  lot  de  terre,  dont  la  culture  lui 
sera  tout  aussi  avantageuse  et  bien  moins  pénible  que  le  mé* 
tier  de  bûcheron. 

Ainsi,  Tentrepreneur  B  n'exercera  son  industrie^  comme 
capitaliste,  que  s*fl  obtient,  en  échange  de  son  produit  annuel, 
une  valeur  de  10  +  x,  l'excédant  a:  pouvant  varier  avec  la 
demande  du  bois,  mais  ne  descendant  jamais  au-dessous  d'un 
minimum  que  je  représenterai  par  le  chiffre  i.  Le  prix  du 
bois  devra  être  tel,  que  le  produit  annuel  de  B  vaille  au  moins 
il,  et  sa  valeur  demeurera  au-dessus  ou  au  niveau  de  cette 
limite,  tant  que  la  demande  de  bois  ne  pourra  être  satisfaite 
que  par  la  production  cumulée  des  cinq  entrepreneurs  B, 
C,  D,  F,  G. 

Gela  étant,  l'entrepreneur  C,  qui  emploie  un  capital  de 20, 
et  qui,  par  conséquent,  met  en  œuvre  un  nombre  double  de 
travailleurs,  produira  deux  fois  autant  de  bois  que  B  et  ob- 
tiendra, en  échange  de  son  produit  annuel,  une  valeur  de 
20  +  3  ^»  en  minimum  22.  Son  profit  sera  donc  double  de 
celui  de  B. 

On  trouvera  de  même  que  les  profits  de  D,  de  F,  de  G, 
seront  représentés  par  Zx,  Ax,bxy  ou  en  minimum  par  les 
chiffres  3,  4,  5,  c'est-à-dire  qu'ils  croîtront  proportionnelle- 
ment aux  capitaux  mis  en  œuvre,  et  cela  par  le  seul  effet  de 
la  loi  qui  a  déterminé  le  premier  profit,  sans  que  ni  la  nature 
ou  la  quantité  du  travail  personnel  incombant  à  chaque  en- 
trepreneur, ni  le  degré  du  péril  auquel  il  expose  sa  fortune 
ou  sa  personne,  puissent  empêcher  cette  proportion  [de  se 
réaliser. 

J'ai  supposé  que  la  demande  du  bois  ne  pouvait  être  satis- 
faite que  moyennant  l'exploitation  complète  des  capitaux 
possédés  par  les  cinq  entrepreneurs,  c'est-à-dire  d'un  fouds 
total  représenté  par  le  chiffre  150.  Cela  est  nécessaire  pour  que 


CAUSES  DÉTERMINANTES  DU  PROFIT.  461 

le  producteur  B  ait  le  pouvoir  d'imposer  aux  consommateurs 
les  conditions  sans  lesquelles  il  n'avancerait  pas  son  capital. 
S*ilen  était  autrement,  si  la  demande,  par  exemple,  n'exi- 
geait, pour  être  satisfaite,  que  l'exploitation  d'un  capital  de 
140,  alors  le  producteur  B,  ne  trouvant  plus  dans  le  prix  du 
bois  de  quoi  obtenir  le  minimum  de  bénéfice  qu'il  lui  faut, 
retirerait  son  capital  de  cette  entreprise,  et  l'entreprise  du 
producteur  G,  étant  celle  qui,  dans  une  telle  hypothèse,  em- 
ploierait la  moindre  somme  de  capital,  deviendrait  le  régula- 
teur du  taux  des  profits;  or,  comme  ses  conditions  ne  différe- 
raient pas  de  celles  que  B  avait  exigées  dans  la  première  hypo- 
thèse, il  se  contenterait  probablement  d'échanger  son  produit 
total  contre  une  valeur  de  20  +  x,  ce  qui  réduirait  son  profit 
à  x^  en  minimum  à  1 ,  par  conséquent  ceux  de  D,  de  F,  et  de  G  à 

^TT'  "cT^  "ô"^  c'est-à-dire  en  minimum  à  1  1/2,  2  et  2  1/2. 

Il  en  serait  exactement  de  même  si,  la  demande  exigeant 
l'application  d'un  capital  de  150,  ce  capital  se  trouvait  réparti 
entre  quatre  entrepreneurs  seulement,  dans  la  proportion  des 
chiffres  2,  3,  4,  6.  Ici  encore ,  les  conditions  d'existence  de 
l'entreprise  qui  emploierait  un  capital  de  2  seraient  les  régu- 
lateurs du  taux  des  profits.  Cette  entreprise  fournirait  le  pre- 
mier terme,  le  point  de  départ  de  la  progression  des  profits, 
parée  que  son  capital  serait  le  point  de  départ  de  la  progres- 
sion des  capitaux. 

Si  maintenant  nous  supposons  que  des  capitaux  s'accumu- 
lent par  l'épargne  dans  la  colonie,  et  qu'on  y  établisse,  avec 
ces  capitaux  accumulés,  d'autres  industries  destinées  à  satis- 
faire d'autres  besoins,  le  point  de  départ  des  capitaux  em- 
ployés, par  conséquent  aussi  celui  des  profits  pourra  être 
différent  dans  ces  nouvelles  industries  de  ce  qu'il  aura  été 
dans  celle  des  bûcherons;  mais  la  libre  compétition  des  capi- 
talistes tendra  sans  cesse  à  rendre  uniforme  le  taux  des  profits, 
à  le  fixer  à  un  chiffre  qui  sera  la  moyenne  entre  les  taux  pri- 
mitifs des  diverses  industries. 


462  DISTRIBimON  DE   LA  MCHESSB. 

On  peut  donc  établir  comme  loi  économique,  et  cela  pour 
tous  les  stages  du  développement  industriel,  que  le  point  de 
départ  des  profits,  en  d'autres  termes  leur  taux,  est  déterminé 
parles  conditions  d'existence  des  entreprises  qui  exploitent 
les  moindres  capitaux,  parmi  celles  dont  le  concours  est  né- 
cessaire pour  satisfaire  à  la  demande  des  produits.  En  vertu 
de  cette  loi^  qui  explique  à  la  fois  Texistence  des  profits,  leur 
fixation  primitive  et  leur  proportionnalité  avec  les  capitaux 
mis  en  œuvre,  le  taux  des  profits  tend,  comme  je  viens  de  le 
dire,  à  devenir  uniforme  dans  les  divers  emplois  de  capital. 
Cependant  il  s'en  faut  bien  que  cette  uniformité  soit  complète 
dans  la  vie  réelle,  parce  que  la  tendance  dont  il  s  agit  ^t 
souvent  neutralisée  par  des  causes  analogues  à  celles  qui  af- 
fectent le  salaire  normal. 

Si  Ton  se  rappelle  que  Texploitation  d'un  capital  implique 
un  travail  de  direction,  dont  la  rémunération  fait  partie  du 
profit,  on  comprendra  aisément  que  certains  avantages  et 
certains  désavantages,  tant  moraux  que  physiques,  attachés 
à  ce  travail  puissent  avoir  pour  effet  d'attirer  les  capitaux 
vers  certains  emplois  et  de  les  détourner  d'autres  emplois, 
par  conséquent  d'augmenter  loffre  du  produit  dans  les  pre- 
miers, de  la  diminuer  dans  les  seconds,  et  de  produire  ainsi 
un  abaissement  et  une  élévation  de  valeur,  d'où  résulte  né- 
cessairement une  inégalité  dans  le  taux  des  profits,  celui  des 
premiers  emplois  se  fixant  au-dessous  du  taux  moyen  et  celui 
des  derniers  au-dessus. 

Souvent  aussi  l'inégalité  n'est  qu'apparente,  le  profit  le 
plus  élevé  comprenant  un  véritable  salaire,  qu'il  faudrait  en 
déduire  pour  avoir  le  taux  réel.  C'est  le  cas,  notamment»  pour 
toutes  ces  minimes  entreprises,  agricoles,  industrielles,  com- 
merciales, dans  lesquelles  le  paysan,  l'artisan  ou  le  marchand, 
qui  dispose  du  capital,  n'en  travaille  pas  moins  comme  un 
simple  ouvrier  et  cumule,  par  conséquent,  le  salaire  ordi- 
naire d'un  travailleur  avec  celui  qui  lui  est  attribué  pourson 
travail  de  direction. 


CA98B8  DÉTERMINANTES  DU   PROFIT.  463 

D'autres  fois,  au  contraire,  le  profit  apparent  ne  comprend 
pas  même  cedernier  salaire.  C'est  ce  qui  arrive,  par  exemple,  à 
regard  des  entreprises  par  actions,  où  le  travail  de  direction 
est  toujours  confié  à  des  administrateurs  spéciaux,  dont  la 
rémunération  est  prélevée  sur  le  produit  brut,  et  où  par  con- 
séquent les  dividendes  attribués  aux  actionnaires  ne  représen- 
tent le  salaire  d'aucune  espèce  de  travail. 

I^  profit  comprend  de  plus  la  compensation  des  risques 
auxquels  le  capital  est  exposé,  et  les  divers  emplois  peuvent 
présenter  à  cet  égard  des  inégalités  très-saillantes.  Une  indus-* 
trie,  telle  que  celle  de  la  modiste,  dont  les  produits  doivent 
répondre  à  des  goûts  sans  cesse  variables,  offre  bien  plus  de 
chances  de  perte  qu'une  industrie,  telle  que  celle  du  bou- 
langer, dont  les  produits  répondent  à  un  besoin  uniforme  et 
constant. 

Outre  ces  inégalités  provenant  de  causes  générales,  la  réa- 
lité en  présente  beaucoup  d'autres,  qui  proviennent  tantôt 
des  divers  degrés  d'aptitude  des  entrepreneurs ,  tantôt  de 
conditions  matérielles  plus  ou  moins  favorables,  en  un  mot, 
de  circonstances  accidentelles. 

Cependant  ces  irrégularités,  tantnormales  qu'accidentelles^ 
n'empêchent  pas  qu'il  n'y  ait,  dans  chaque  pays  et  à  chaque 
époque,  un  taux  moyen  uniforme  des  profits,  déterminé  par 
la  loi  ci-dessus  exposée  et  maintenu  par  la  concurrence, 
pourvu  que  la  concurrence  soit  libre.  En  effet,  dès  qu'il 
existe  un  emploi  du  capital  qui  se  trouve  être,  à  tout  pren- 
dre, plus  avantageux  que  les  autres,  les  capitaux  y  affinent 
et  l'offre  des  produits  de  cet  emploi  s'en  accroît,  ce  qui  en 
abaisse  la  valeur  et  diminue  par  conséquent  l'excédant  de  la 
valeur  du  produit  total  sur  le  capital  consommé,  excédant 
qui  constitue  précisément  le  profit.  Le  mouvement  a  lieu 
précisément  en  sens  inverse  à  l'égard  d'un  emploi  de  capital 
qui  devient,  à  tout  prendre,  moins  avantageux  que  les  au- 
tres; alors  la  diminution  de  l'offre  amène  une  élévation  de  la 
valeur,  et  parla  une  élévation  du  profit. 


464  DISTRIBUTION  DE   LA  RICHESSE. 

Ce  transfert  des  capitaux  d'un  emploi  à  un  autre  ne  ren- 
contre, grâce  au  crédit,  aucun  obstacle  dans  les  sociétés  dont 
le  développement  économique  est  très-avancé,  et  nous  le 
voyons  tous  les  jours  s'y  accomplir  avec  une  extrême  facilité 
sur  une  vaste  échelle.  Il  est  partout,  mémo  en  Tabsence^  des 
moyens  qu'offre  le  crédit,  plus  facile  que  le  transport  des 
travailleurs,  par  lequel  se  maintient  Téquilibre  des  salaires 
courants.  Toutefois,  il  ne  faut  pas  se  dissimulerqu'une  partie 
des  capitaux  fixes  engagés  peut  se  trouver  définitivement 
perdue  pour  la  société,  aussi  bien  que  pour  les  entrepreneurs, 
surtout  si  ce  capital  a  été  incorporé  irrévocablement  dans 
certains  fonds  productifs,  tels  qu'une  terre  cultivable,  une 
mine,  une  carrière,  une  voie  de  communication.  En  pareil 
cas,  les  entreprises  sont  quelquefois  continuées  longtemps 
après  que  le  désavantage  en  est  devenu  patent,  les  capita- 
listes se  résignant  plus  aisément  à  voir  diminuer  leur  profit 
au-dessous  du  taux  moyen,  qu'à  sacrifier  une  partie  de  leur 
capital . 

J'ai  dit  aussi  :  pourvu  que  la  concurrence  soit  libre.  En 
effet,  la  loi  générale  n'est  vraie  que  dans  l'hypothèse  d'une 
action  libre  et  continuelle  de  la  concurrence.  Toute  res- 
triction imposée  à  la  concurrence,  par  des  causes  et  sous  des 
formes  quelconques,  a  pour  résultats  des  phénomènes  ex- 
ceptionnels, qui  s'écartent  plus  ou  moins  de  la  loi  générale. 
Or^  l'action  de  la  concurrence  est  souvent  neutralisée  par  des 
habitudes,  par  la  force  d'inertie,  par  des  circonstances  lo- 
cales, par  l'influence  de  certaines  institutions,  enfin  par 
suite  de  certaines  erreurs  généralement  répandues. 

La  science  doit,  sans  contredit,  prévoir  et  indiquer,  lorsque 
de  telles  causes  sont  signalées  et  constatées,  les  perturbations 
qu'elles  peuvent  apporter  dans  les  phénomènes  économiques; 
mais  elle  ne  peut  que  bien  rarement  les  faire  entrer  d'avance, 
comme  éléments  constitutifs,  dans  ses  théories,  parce  que 
ces  causes  agissent  d'une  manière  trop  variable,  trop  com- 
plexe, trop  irrégulièrcy  pour  qu^on  puisse  en  coordonner  les 


CAUSES  DÉTERMINAimSS  DU  PROFIT.  465 

effets  sous  des  lois  coDstantes  et  en  exprimer  Taction  par  des 
formules  générales. 

Le  taux  des  profits  répond-il  à  une  aliquote  constante  du 
produit  brut  obtenu  par  l'emploi  du  capital,  ou,  pour  parler 
plus  généralement,  de  la  valeur  créée  par  cet  emploi?  Non, 
car  il  faudrait  pour  cela  que  le  rapport  de  cette  valeur  au  ca- 
pital fût  lui-même  constant,  ce  qui  n'est  pas.  La  valeur  créée 
se  proportionne  au  capital  réellement  consommé  pendant 
Topération  d'où  elle  provient,  non  au  capital  mis  en  œuvre. 
Lors  donc  qu'une  partie  du  capital  circulant  mis  en  œuvre 
dans  une  industrie  se  convertit  en  capital  fixe,  ou  devient 
autrement  superflue,  la  valeur  du  produit  brut  se  trouve  dans 
un  rapport  différent  avecle  capital  entier,  sans  que  pour  cela 
le  taux  des  profits  soit  nécessairement  altéré,  sans  du  moins 
qu'il  puisse  jamais  l'être  dans  la  même  proportion  que  ce 
rapport. 

SECTION  11.    • 
Iles  eanses  qui  font  varier  le  tmuiL  des  profits. 

» 

Nous  avons  vu,  dans  l'hypothèse  des  cinq  producteurs  de 
bois,  que  celui  qui  emploie  le  moindre  capital,  et  que  j  ai 
nommé  B,  a  besoin,  pour  pouvoir  exercer  son  industrie,  que 
la  valeur  de  son  produit  brut  annuel  suffise  à  remplacer  le 
capital  consommé  annuellement  dans  la  production,  et  four- 
nisse de  plus  un  excédant  annuel  du  dixième  de  ce  capital. 
Le  capital  annuellement  consommé  étant  10,  il  faut  que  la 
valeur  du  produit  brut  soit  11.  Or  la  valeur  permanente  du 
bois,  comme  de  toute  chose  et  de  tout  service,  c'est  la  quan- 
tité d'autres  produits  qu'on  peut  obtenir  avec  les  mêmes  frais 
de  production^  c'est-à-dire  avec  une  dépense  égale  de  capital. 
Les  conditions  d'existence  de  l'entreprise  B  reviennent  donc 
à  ceci,  qu'on  puisse,  en  consommant  un  capital  de  10,  ob- 
tenir 11  d'aliments,  de  vêtements  et  d'autres  objets  propres 
à  satisfaire  les  besoins  de  l'homme  ;  car  alors,  la  quantité  de 
I.  30 


466  BIStftlBUTIOA  DE   LA   A^fiÊSSEi 

bois  obtenue  par  la  dépense  à\\n  capital  de  10  vaudra  préci- 
sément de  quoi  fournir  à  B  Téquivalent  de  son  capital  con«> 
sommé  et  l'excédant  de  choses  consommables  dont  il  a  besoin. 
Ainsi  formulée,  la  loi  déterminante  du  taux  des  profits  ne 
dépend  plus  d'aucune  hypothèse  arbiti*aire  ;  elle  s'applique  à 
tout  état  de  société,  et  quelles  que  soient  les  industries  dont 
les  entreprises  servent  de  régulateur. 

Mais  le  capital  consommé,  c'est-à-dire  les  matières  premier 
res,  rapprovisionnemenl  et  la  détérioration  subie  par  le  capital 
fixe,  c'est  ce  que  coûte  la  somme  totale  des  efforts  de  travail 
et  d'abstinence  nécessaires  pour  accomplir  le  produit  obtenu. 
Faisant  abstraction  des  efforts  d'abstinence,  qui  aRectent, 
comme  je  ^expliquerai  plus  tard,  les  valeurs  relatives  de  di- 
vers produits,  mais  qui  ne  peuvent  exercer  que  très-eicep»- 
tionnelleraent  une  influente  notable  sur  la  valeur  ûortidale 
d'un  produit,  relativement  à  l'ensemble  des  autres,  nous  di- 
rons que  la  dépense  de  capital  représente  ce  que  coûte  la 
quantité  de  travail  employé  dans  la  production,  soit  comme 
travail  accumulé,  soit  comme  ttavail  actuel. 

C'est  cette  valeur  du  travail  employé  qui  doit  se  retrouver 
dans  celle  du  produit,  et  qui  fonne,  avec  le  profit^  la  valeur 
totale  de  ce  produit.  Quand  le  producteur  a  prélevé  sur  la 
valeur  de  son  produit  le  capital  consommé,  c'est-àniire  ce 
que  lui  coûte  la  quantité  de  travail  dont  ce  produit  est  le  ré- 
sultat, le  reste  forme  son  profit.  Hus  donc  le  prélèvement  est 
considérable,  moins  ilMoit  rester  ç  en  d'autres  termes,  plus 
le  travail  est  coûteux,  moins  il  reste  pour  le  profit*  Si  nous 
appelons  P  le  produit  obtenu  et  G  la  dépense  de  capitaiv  le 
profit  X  sera  égal  à  P  moins  G  ;  d'où  il  est  facile  de  tirer  la  con- 
séquence que  X  doit  croître  et  décroître  en  raison  inverse  ëeC, 
c'est-à-dire  le  profit  en  raison  inverso  de  ce  que  coûte  le  travail. 
Ainsi,  le  coût  du  travail  ne  peut  pas  augmenter  ou  dimi- 
nuer sans  que  le  profit  diminue  ou  augmente.  Si,  dans  l'hy- 
pothèse des  cinq  bûcherons,  l'entrepreneur  C  doit  dépenser  SI 
de  travaux,  au  lieu  de  20,  pour  obtenir  son  produit  qni  vaut 


VARfATlOMS  DU  PRÛl'lf .  40? 

9â,  i(  n*aura  plus  que  1  de  profit,  au  lieu  de  S  *  son  profit  ne 
sera  qu'environ  le  5  pour  100  du  capital  mis  en  œuvre,  au 
lieu  d'en  ôlre  le  10  pour  100  ;  exactement  là  tingt  et  unième 
partie,  au  lieu  de  la  dixièméi 

Si|  au  contraire^  le  coût  dti  travail  tenant  à  dimitiuéi*,  G 
n'a  plus  que  10  à  dépenser  pour  obtenir  la  mëtoe  quantité  de 
produit,  son  profit^  étant  de  3,  excédera  1 5  pour  100  du  capital . 
J'ai  déjà  expliqué  ailleurs  ce  qu'il  faut  entendre  par  le  coût 
du  travail.  Ce  n'est  ni  la  valeur,  ni  le  prix  du  travail  ;  c'est 
une  quantité  complexe^  qui  se  compose  de  deux  facteurs  dis- 
tincts^ le  prix  du  travail  et  son  efficacité  ;  de  trois  même,  si 
Von  pousse  plus  loin  l'analyse,  puisque  le  prix  du  travail  est 
la  résultante  combinée  de  la  quantité  d'approvisionnement 
correspondant  à  une  quantité  déterminée  de  trarail,  et  du  prix 
de  cet  approvisionnement,  en  d'autres  termes,  du  salaire  réel 
et  du  prix  ded  choses  qui  composent  ce  salaire  réel. 

Par  conséquent)  l*un  de  ces  facteurs  ne  peut  croître  ou  dé- 
croître sans  que  le  coût  du  travail  en  soit  affecté  dans  le  même 
sens,  ou  en  sens  inverse,  le  seul  cas  excepté  oh  des  modifica- 
tions en  divers  sens  se  neutraliseraient  réciproquement. 

Le  coût  du  travail  croit  et  décroît  en  raison  inverse  de  Tef- 
fieacité  du  travail^  c'est-à-dire  de  la  quantité  d'ouvrage  que 
le  travail  accomplit  pendant  une  durée  prise  pour  unité;  il 
croHet  décroît  en  raison  directe  du  salaire  réel  et  dé  la  valeur 
des  choses  qui  forment  ce  salaire,  c'est-à-dire  en  raison  di- 
recte du  prix  du  travail,  ou  du  salaire  nominal,  en  tant  du 
moins  que  les  variations  de  ce  dernier  facteur  ne  proviennent 
pas  de  variations  opérées  en  sens  inverse  dani^  la  valeur  du 
numérairci 

Mais,  pour  que  les  causes  qui  affectent  le  coût  du  travslil 
puissent  affecter,  en  sens  inverse,  le  taux  moyen  des  prdfits, 
à  une  certaine  époque  et  dans  un  pays  déterminé,  il  faut  qiie 
leur  action  soit  générale  ;  il  faut  qu'elles  agissent  de  la  même 
manière  sur  tous  leé  trataux  économiques  etétnités  à  cette 
époque  dans  ce  pays. 


4G8  DISTRIBUTION   DE   LA  RICHESSE. 

Il  en  est  ainsi  des  principales  causes  qui  influent  sur  le  sa- 
laire et  de  celles  qui  déterminent  la  valeur  des  produits  dont 
se  compose  le  salaire.  II  n'en  est  pas  ainsi  de  celles  qui  influent 
sur  la  quantité  de  travail  à  employer. 

Quand,  par  une  cause  générale,  le  prix  des  denrées  les  plus 
nécessaires  à  la  vie  s'élève  ou  s'abaisse,  le  taux  des  profits 
doit  s'abaisser  ou  s'élever,  si  les  autres  facteurs  de  la  dépense 
n'éprouvent  aucun  changement  ;  mais  il  arrive  souvent  que 
le  salaire  réel  se  trouve  modifié  en  sens  inverse,  et  que  la  cause 
qui  tendrait  à  modifier  le  taux  des  profits  est  par  là  neutra- 
lisée. L'élévation  de  prix  amenée  par  le  décroissement  de 
fécondité  des  fonds  productifs  dont  l'exploitation  devient 
successivement  nécessaire  n'étant  pas  ordinairement  accom- 
pagnée d'un  abaissement  équivalent  des  salaires,  son  efiet, 
lent  mais  durable,  sur  le  taux  des  profits  n'est  neutralisé  ou 
pallié,  avec  le  temps,  que  par  d'autres  correctifs  ;  tandis  que 
l'élévation  et  l'abaissement  de  prix  occasionnés  par  l'inégalité 
des  récoltes  sont  toujours  accompagnés  de  modifications  in- 
verses du  salaire  réel,  qui  en  neutralisent  les  effets  sur  le  taux 
des  profits.  On  voit  alors  se  maintenir  intact  le  salaire  nominal, 
c'est-à-dire  le  prix  courant  et  par  conséquent  le  coût  du  travail. 

Quand  c'est  le  salaire  qui  se  trouve  modifié  par  une  cause 
générale,  les  autres  facteurs  demeurant  les  mêmes,  le  profit 
est  nécessairement  modifié  en  sens  inverse,  et  il  n'est  pas  né- 
cessaire, pour  que  cet  effet  soit  produit,  que  la  cause  modi- 
fiante atteigne  le  salaire  normal.  Une  élévation  ou  un  abais- 
sement du  salaire  courant,  provenant  de  l'abondance  ou  de 
la  rareté  relative  du  capital  mis  en  œuvre,  peut  suffire  pour 
exercer  une  action  immédiate  sur  le  coût  du  travail,  et  par 
conséquent  sur  le  taux  des  profits. 

Reprenons  notre  hypothèse  de  la  section  précédente,  et 
supposons  nos  cinq  entrepreneurs  en  possession  d'un  capital 
de  160,  qui  se  trouve  réparti  entre  eux  dans  la  proportion  des 
nombre  10,66,  —21,33  —32—42,66—  53,33.  Le  capital 
additionnel  de  10,  qu'ils  ont  ainsi>  en  sus  de  celui  dont  la  de* 


VARIATiONS   DU    PROFIT.  469 

mande  de  leurs  produits  avait  jusque-là  exigé  Texploitation, 
devra,  si  la  quantité  de  main-d'œuvre  disponible  ne  peut  pas 
être  augmentée,  avoir  pour  effet  d^accrottre  le  prix  de  cette 
main-d'œuvre,  soit  que  le  capital  en  question  trouve  son  em- 
ploi dans  une  nouvelle  industrie,  soit  que  nos  entrepreneurs 
ne  puissent  en  disposer  qu'en  le  faisant  valoir  eux-mêmes. 
Etudions  ce  dernier  cas. 

Il  est  évident  que  chacun  de  nos  entrepreneurs  aura  intérêt 
à  employer  son  capital  tout  entier,  et  qu'il  s'efforcera,  dans 
ce  but,  d'attirer  à  lui  un  nombre  d'ouvriers  supérieur  à  celui 
qu'il  employait  auparavant.  B,  qui  en  employait  16,  voudra 
en  employer  17;  C,  au  lieu  de  32,  en  appellera  34,  et  ainsi 
des  autres.  Or,  comme  j'ai  supposé  que  la  quantité  de  main- 
d'œuvre  disponible  ne  pouvait  pas  s'accroître,  la  compétition 
des  capitalistes  ne  saurait  manquer  d'élever  le  prix  de  cette 
main-d'œuvre,  c'est-à-dire  le  salaire  des  ouvriers;  et  cette 
hausse  ne  s'arrêtera  probablement  que  lorsqu'el  le  aura  absorbé 
tout  le  capital  additionnel,  lorsque  les  salaires  de  tous  les 
travailleurs  se  seront  élevés  dans  la  proportion  de  100  à  106, 
66,  c'est-à-dire  se  seront  accrus  de  plus  de  6  pour  100.  Dès 
lors  les  conditions  de  la  production  ne  seront  plus  les  mêmes. 
Nos  entrepreneurs  n'obtenant  plus  au  même  prix  la  quantité 
de  travail  dont  chacun  d'eux  a  besoin,  en  un  mot  le  coût  du 
travail  s'étant  accru,  le  taux  de  leurs  profits  sera  diminué, 
pourvu  que  ni  la  demande  du  bois,  ni  la  quantité  de  travail 
nécessaire  pour  le  produire,  ni  par  conséquent  le  prix  de  cette 
denrée  n'aient  augmenté. 

En  analysant  de  la  même  manière  le  cas  d'une  diminution 
du  capital  disponible^  on  arriverait  à  un  résultat  inverse.  La 
compétition  entre  les  ouvriers  aurait  nécessairement  pour 
effet  d'abaisser  le  prix  de  la  main-d'œuvre,  par  conséquent  le 
coût  du  travail,  et  d'élever  ainsi  le  taux  des  profits. 

Quant  aux  causes  qui  influent  sur  la  quantité  de  travail  à 
employer,  on  a  vu  dans  le  premierlivre  de  cet  ouvrage  qu'elles 
peuvent  se  ranger  sous  deux  chefs,  celles  qui  augmentent 


47Q  DISTRIPOTIPJK  DE  U  «K^^^E. 

OU  diminuant  refficacité  du  travail,  et  eailas  qui  étendent  ou 
restreigpeutle  eoQcoursdu  travail  humain,  Pès  qu^on  mesure 
la  quaqUté  à[x  travail  par  sa  durée,  ces  deux  sortes  de  causes 
aboutissent  précisément  au  même  résultat,  et  c'est,  ep  défini- 
tive, la  quantité  de  travail  à  employer  qui  se  trouvp  affectée; 
mais  refQcacité  du  travail  est  en  partie  Teffet  de  causes  gé* 
nérales,  qui  agissent  à  la  fois  sur  toute  une  nation,  sur  toute 
Upe  race  d'hommes,  t^pdis  que  la  participation  du  travail  est 
tQm'our^  un  facteur  spécial,  qui  caractérise  chaque  emploi. 

Cependant  la  cause  qui  agit  le  plus  puissaniment  sur  Teffi- 
cacité  du  travail,  celle  surtout  dont  Faction  se  n^anifeste  la 
plus  fréquemment,  c'est  la  répartition  des  travaux^  et  cette 
cause-là  est  aussi  entièrement  spéciale,  entièreo^ent  liée  aui 
conditions  qui  caractérisant  chaque  application  du  travail. 

Les  modiQcation^  ainsi  apportées  par  des  causes  spéciales 
à  la  quantité  de  travail  nécessaire  pour  obtenir  une  quantité 
déterminée  d'un  certain  produit  agissent  très-énergiquement 
sur  le  coût  du  travail,  dans  l'industrie  qui  crée  ce  produit, 
et,  par  conséquent,  sur  les  profits  qu'elle  rapporte  ;  mais  les 
changements  qui  en  résultent  dans  la  valeur  normale  du  pro- 
duit aff'scté  ne  tardent  pas  à  en  affecter  le  prix  courant  et  à 
ramener  le  proSt  de  ripdustrie  ep  queation  au  taux  moyee 
général,  la  concurrence  entre  les  producteurs  faisant  afDuer 
les  capitaux  vers  lejs  epplois  qui  deviennent  plus  avaptageui, 
et  cette  aflluence  provoquant  un  accroissepiopt  d'offre,  qui,  m 
abaissant  les  prii,,  fait  bientôt  redescendre  les  avantages  es- 
pérés au  niveau  commun  déterminé  par  les  causes  générales. 

Toutefois  ces  modilicatiops^  dont  Te^'et  principal  çt  direct 
p*Qst  jamais  que  temporaire,  peuvent  agir  ipdirectepojQPt  sur 
le  taux  gépéral  des  proôts^  en  altérant  la  distribution  du  ca-* 
pital  disponible  entre  les  diverses  entreprises  qui  le  petteat 
en  œuvre .  En  eCfet,  le  Ibluh  des  profits  étant  détermioé,  çoinme 
]0  l'ai  dénoQutré  ci-dessus,  par  les  cpnditiops  d'existence  des 
entreprises  qui  emploiept  les  moindres  capitaui^i  il  s'ensuit 
que  la  concentration  des  capitaui^,  c'est-àrdire  leur  agglo» 


VAKUTIQNS  DU   PROFIT*  471 

méraiion  dans  de  grandes  entreprises,  doit,  en  r^endant  inu- 
tiles et  impossibles  les  entreprises  moins  considérables,  et  en 
élevant  ainsi  le  niveaude  celles  dont  les  conditions  d'existence 
servent  de  régulateur,  tendre  à  diminuer  létaux  des  proQts.Qr» 
cette  agglomération  e$t  le  résultat  ordinaire  des  progrès  dei 
l'industrie,  qui  permettent  aux  grandes  entreprises  d'éco-r 
nomiser  une  portion  de  la  main-d'œuvre ,  par  conséquent 
d'augmenter  la  quantité  de  leurs  produits  sans  augmenter 
leurs  avances  annuelles. 

Supposons  que  les  trois  plus  riches  de  nos  cinq  entrepre- 
neurs trouvent,  soit  en  divisant  le  travail,  soit  en  substituant 
un  moteur  mécanique  à  la  force  humaine,  le  moyen  d'em- 
ployer moins  d'ouvriers  et  de  fournir,  avec  les  capitaux  dont 
ils  disposent,  une  plus  grande  quantité  de  bois  qu'aupara- 
vaut.  Cette  augmentation  de  roCfre  du  produit  aura  pour 
effet  d'en  abaisser  le  prix,  la  demande  au  prix  antérieur  étant 
supposée  constante.  Alors,  Tentrepreneur  B,  dont  le  capital 
ne  suffit  pas  pour  appliquer  (e  procédé  nouveau,  ne  réalisera 
plus,  par  la  vente  de  son  produit,  je  bénéfice  qui  ayait  été 
jusqu'alors  la  condition  d'existence  de  son  entreprise.  Son 
produit  annuel,  par  exemple,  en  continuant  de  lui  coûter 
une  avance  de  10,  ne  vaudra  plus  que  10  1/3,  au  lieu  de  1 1 .  Il 
renoncera  donc  à  son  entreprise,  et  cela  d'autant  plus  volon- 
tiers que  les  entrepreneurs  D,  Fi  G,  qui  retirent  de  leurs 
avances  les  mêmes  bépéQces  qu'^iuparavant,  seront  disposés 
à  lui  emprunter  soa  capital»  en  lui  abandonnant  la  moitié  du 
profil  à  titre  d'intérêt,  c'est-à-dire  en  lui  payant  un  intérêt 
égal  à  ce  qu'il  pourrait  maintenant  réaliser  comme  profit. 

L'entrepreneur  G,  étant  dans  la  même  position  que  B  rela- 
tivement à  son  bénéfice,  prqndra  probablement  le  même  parti, 
et  ce  sera  en  définitive  l'entreprise  D  qui  se  trouvera  la  moins 
importante  de  celles  dont  la  demande  du  bois  requiert  l'ex- 
ploitation. Ce  sera  donc  cette  entreprise,  employant  un  capital 
de  30,  dont  les  conditions  d'existence  détermineront  désor- 
mais le  profit  primordial,  le  point  de  dépari  de  la  progression 


472  DISTRIBUTION   DE   LA  RICHESSE. 

des  profits  ;  mais,  comme  le  progrès  accompli  dans  l'industrie 
de  nos  entrepreneurs  a  pour  résultat  un  accroissement  de  la 
totalité  du  produit,  le  prix  devra  s'abaisser  pour  que  la  de- 
mande puisse  absorber  cet  accroissement,  et  l'entrepreneur 
D  verra  probablement  son  bénéfice  descendre  de  5  à  2,  peut- 
être  à  î  1/2,  quand  le  capital  entier  de  150  se  trouvera  mis 
en  œuvre  par  le  nouveau  procédé  d'exploitation.  Si  le  revenu 
de  1  \l%  formant  le  5  pour  100  du  capital  dont  il  dispose, 
lui  suffît  pour  exister,  cette  fraction  représentera  désormais 
le  minimum  du  taux  des  profits,  qui  se  trouvera  ainsi  réduit 
à  la  moitié  de  ce  qu'il  était  dans  les  premières  conditions  de 
l'hypothèse. 

Dans  une  société  complète,  à  mesure  que  les  progrès  in- 
dustriels et  l'agglomération  des  capitaux,  qui  en  est  la  suite, 
vont  s'étendant  et  s'appliquant  à  un  nombre  toujours  plus 
grand  d'entreprises,  la  moyenne  des  conditions  d'existence 
qui  déterminent  le  taux  des  profits  atteint  un  niveau  de  plus 
en  plus  élevé  sur  Téchelle  progressive  des  capitaux,  et  par 
conséquent  le  taux  des  profits  va  s'abaissant  de  plus  en  plus. 

Si  une  somme  de  1,000  francs  est  rigoureusement  néces- 
saire pour  l'existence  d'un  entrepreneur,  et  que  cette  somme 
représente  en  minimum  un  profit  inférieur  à  10  pour  100, 
en  maximum  un  profit  supérieur,  le  taux  moyen  se  fixera 
entre  ces  deux  extrêmes,  et  il  s'abaissera  d'autant  plus  que  le 
nombre  des  entreprises  régulatrices,  qui  font  un  profit  infé- 
rieur à  10  pour  iOO,  l'emportera  plus  sur  celui  des  entreprises 
qui  eu  fout  un  supérieur,  ou  que  le  taux  minimum  descendra 
plus  bas  au-dessous  de  10  pour  100. 

C'est  de  cette  manière  seulement  que  la  substitution  du 
capital  fixe  au  capital  circulant  peut  influer  sur  le  taux  des 
profits.  Cette  cause,  après  avoir  élevé  temporairement  le  profit 
des  entreprises  qui  l'appliquent  les  premières,  a  pour  résultat 
d'abaisser  progressivement  le  taux  général  des  profits,  à  me- 
sure que  la  substitution  elle-même  devient  plus  générale. 


CHAPITRE  V. 


DE   l'iHTÉRÊT. 


Nous  avons  vu  que  l'intérêt  se  forme  de  deux  éléments  :  la 
compensation  pour  le  non-usage  du  capital  prêté,  et  la  com- 
pensation pour  le  risque  auquel  est  exposé  ce  capital,  en  tant 
du  moins  que  ce  risque  n'est  pas  supporté  par  Temprunteur 
lui-même. 

La  compensation  pour  le  non-usage  est  Téquivalent  de  la 
rémunération  des  efforts  d'abstinence,  à  laquelle  renonce  le 
capitaliste  en  transmettant  à  autrui  le  droit  de  faire  valoir 
son  capital.  On  peut  l'appeler  le  loyer  du  capital,  puisque  le 
mot  loyer  signifie,  en  général,  ce  que  Ton  paye  pour  l'usage 
d'une  chose  empruntée. 

La  seconde  compensation,  étant  fournie  pour  un  dommage 
purement  éventuel,  est  une  véritable  prime  d'assurance  et 
doit  être  désignée  par  ce  nom  déprime,  qui  indique  nette- 
ment quel  en  est  le  principe  et  en  quoi  elle  ditfère  de  la  pre- 
mière. 

Le  loyer  du  capital  est  uniquement  déterminé  par  l'état  du 
marché,  c'est-à-dire  par  le  rapport  qui  existe  entre  la  quantité 
des  capitaux  offerts  et  celle  des  capitaux  demandés.  Quand  les 
préteurs  offrent  plus  de  capital  que  les  emprunleurs  n'en  de- 
mandent, la  concurrence  que  les  premiers  se  font  entre  eux 
abaisse  les  conditions  du  prêt,  jusqu'à  ce  que  cet  abaissement 
ait  assez  diminué  l'offre,  ou  assez  augmenté  la  demande,  pour 
que  celle-ci  soit  égale  à  celle-là.  Dans  le  cas  inverse,  la  concur- 
rence que  se  font  les  emprunteurs  élève  les  conditions  des 


474  DISTRIBUTION  DE   LA  RICHESSE. 

emprunts,  jusqu'à  ce  que  cette  éléYation,  en  augmentant 
l'oiTre,  ou  en  diminuant  la  demande,  ait  rendu  Tuncégaleà 
l'autre. 

Il  n'y  a  pas  de  taux  normal,  auquel  le  loyer  du  capital  soit 
forcément  ramené  lorsqu'il  s'en  écarte  ;  il  y  a  seulement  une 
limite,  un  maximum,  que  son  élévation  ne  peut  jamais  dé- 
passer, c'est  le  profit.  Le  loyer  que  paye  l'emprunteur  ne  peut 
pas  excéder  le  bénéfice  que  doit  lui  rapporter  Temploi  du  ca- 
pital emprunté.  Â  de  telles  conditions,  il  n'emprunterait 
pas.  L'emprunteur  devrait  même,  à  la  rigueur,  s'abstenir 
de  tout  emprunt  dont  le  loyer  ei^céderai^  cette  portion  du 
profit  qui  représente  la  rémunération  des  efTorts  d'absli- 
nence ,  c'est-à-dire  se  réserver  toujours  exclusivement  la 
coinpensation  du  risque  et  la  rémunération  du  travail  d'en- 
trepreneur. Mais  les  emprunteurs  ne  font  point  ce  calcul; 
voici  pourquoi, 

Quand  le  capital  emprunté  ne  sert  qu'à  grossir  celui  que 
possède  déjà  l'entrepreneur,  le  travail  de  celui-ci  n'en  est  point 
nécessairement,  ni  généralement  augmenté.  Quand,  au  con- 
traire, un  entrepreneur  ne  dispose  d'aucun  capital  que  de  celui 
qu'il  empruntera,  il  n'a  pas  le  choix  entra  deux  applications 
différentes  de  son  activité,  de  son  aptitude  spéciale  coname 
entrepreneur,  mais  entre  une  activité  profitable  et  une  inac- 
tion forcée.  Ainsi,  la  considération  du  travail  que  l'emprun- 
teur devra  s'imposer  pour  mettre  eq  (Buvre  le  capital  em* 
prunté  ne  saurait,  dans  aucun  cas,  influer  sur  l'appréciation 
qu'il  fait  des  conditions  de  l'emprunt. 

Quant  au  risque,  l'entrepreneur  n'en  a  aucun  à  sup- 
porter pour  le  capital  emprunté,  puisque  nous  supposons 
qu^il  ne  paye  que  le  loyer  de  ce  capital  ;  par  conséquent,  il 
n'a  droit,  de  ce  chef,  à  aucune  compensation  et  n'en  attend 
aucune. 

C'est  donc  en  bloc  et  dans  sa  totalité  que  l'emprunteur  en- 
visage Je  profit  qu'il  espère  et  compare  ce  profit  avec  le  loyer 
d\x  capital  qu'il  veut  emprunter.  Ce  loyer  devrai,  sans  doute, 


GAUSE«  PKTiSRMlflANTES  pi^  |«'lMTiRÊT.  47Q 

laisser  une  marge  quelconque  pour  un  bénéfice i  naais  le  mi- 
nimum de  cette  marge  ne  résulte  d  aucune  loi  économique, 
d'aucun  principe  général  qu'on  puisse  formuler  d'avance. 
Tout  ce  qu'on  peut  affirmer,  c'est  que  le  taux  courant  du 
loyer  des  cfipitaux  n'égalera  jamais  le  taux  courant  des  pro- 
fits, quoiqu'il  puisse  en  approcher  beaucoup. 

Dans  le  sens  de  l'abaissement,  le  taux  du  loyer  n'a  pas 
iDèo^e  une  limite  assignable  que  l'on  puisse  formuler  d'avauce 
et  rattacher  à  une  loi  économique.  Si  le  loyer  ne  descend  pas 
jusqu'à  zéro,  c'est  que,  longtemps  avant  qu'il  atteigne  cette 
limite,  l'épargne  cesse*  une  gi^aqde  partie  du  capital  dispo- 
nible se  perd  ^dm  de  folles  spéculations,  ou  cherche  des  em- 
plois hors  du  pays,  et,  l'offre  de  capitaux  h  prêter  se  trouvant 
par  là  diminuée,  le  loyer  se  relève.  Mais  à  quel  taux  s'opère 
cette  réaction  7  C'est  ce  qu'il  est  impossible  de  déterminer  par 
aucune  règle  générale. 

La  prime  est  soumise  à  d'autres  lois.  Comme  elle  corres- 
pond à  un  fait  qui  rési^lle  en  partie  de  causes  entièrement  in- 
dividuelles ou  spéciales,  elle  n*a  pas  de  mesure  commune, 
pas  de  taux  générai.  Dans  un  même  pays,  à  une  même  épo- 
que, le  loyer  de  deux  sommes  égales  de  capital  est  nécessai- 
rement le  même,  parce  que  les  causes  qui  le  déterminent  sont 
générales,  tandis  que  la  prime  peut  se  trouver  très-différente, 
suivant  les  circonstances  qui  caractérisent  chaque  placement; 
mais,  en  revanche,  il  existe,  à  l'égard  de  la  prime,  une  loi 
limitative  susceptible  d'être  formulée. 

En  e£fet,  pour  chaque  degré  de  risque  à  courir,  la  prime 
est  déterminée,  comme  le  loyer,  par  le  rapport  de  l'offre  à  la 
demande;  or,  tandis  que  le  taux  du  loyer  n'influe  sur  l'offre 
que  d'une  manière  indéterminée ,  en  provoquant  plus  ou 
moins  l'épargne,  la  prime  a,  sur  cette  même  offre,  une  in- 
fluence directe  et  parfaitement  déterminée,  puisqu'elle  répare 
des  pertes  accomplies,  par  lesquelles  l'offre  est  effectivement 
diminuée.  Pour  que  l'oflre  demeure  constante,  il  faut  que  le 
total  des  primes  annuelles  suffise  pour  amortir  le  total  des 


476  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

capitaux  annuellemeDt  perdus.  Si  le  taux  moyen  des  primes 
est  moins  élevé  que  cet  amortissement  ne  l'exigerait,  Toffre 
diminue  et  la  prime  s'élève;  s'il  est  plus  élevé,  l'offre  aug- 
mente et  la  prime  diminue. 

Supposons  que  la  demande  des  emprunteurs  qui  ne  peu- 
vent obtenir  crédit  qu'en  payant  une  prime  soit  de  quatre 
millions  par  année,  et  que,  sur  ces  quatre  millions,  qui  sont 
réellement  offerts,  il  y  eu  ait  un  de  perdu.  Il  faudra,  pour 
que  les  quatre  millions  continuent  d'être  offerts,  que  la  prime 
suffise  à  rétablir  le  million  perdu,  c'est-à-dire  qu'elle  soit  en 
moyenne  de  25  pour  100.  Si  elle  n'atteint  pas  ce  taux,  l'offre 
aunuelle  diminuera,  et  la  demande,  n'étant  pas  satisfaite, 
élèvera  la  prime.  Si  elle  le  dépasse,  l'offre  augmentera  et  fera 
baisser  la  prime. 

Le  loyer  et  la  prime  étant  les  deux  éléments  dont  se  com- 
pose le  revenu  périodique,  et  généralement  annuel,  qu'on 
nomme  l'intérêt,  les  causes  qui  font  varier  l'un  de  ces  élé- 
ments doivent  aussi  faire  varier  l'intérêt  entier,  sauf  dans  les 
cas  où  leurs  effets  simultanés  se  neutraliseraient  réciproque- 
ment. 

La  première  de  ces  causes,  c'est  la  quantité  du  capital  dis- 
ponible qui  est  possédé  par  des  capitalistes  ne  pouvant  ou  ne 
voulant  pas  le  faire  valoir  eux-mêmes,  en  un  mot,  par  des 
prêteurs  ;  quantité  qui  ne  peut  s'accroître  que  par  l'épargne, 
et  qui  s'accroît  d'autant  plus  rapidement  que  l'épargne  est 
plus  forte ,  c'est-à-dire  que  la  consommation  de  jouissance 
absorbe  une  portion  moins  considérable  de  la  richesse  pro- 
duite. 

Je  dis  la  quantité  du  capital,  non  la  quantité  du  numé- 
raire, caria  rareté  et  l'abondance  du  numéraire  ne  sauraient 
exercer  aucune  influence  directe  sur  le  taux  de  l'intérêt, 
quoique  l'opinion  contraire  soit  très-répandue  parmi  les 
hommes  d'affaires,  '^ainsi  que  l'attestent  ces  expressions  si 
universellement  usitées:  prêter  de  l'argent,  emprunter  de 
l'argent,  etc. 


CAUSES  DÉTERirmANTES  DE   l'iNTÉRÊT.  477 

L'argent  que  livre  un  prêteur  représente  le  droit  et  le  pou- 
voir qu'il  a  de  disposer  d'une  certaine  quantité  de  capital  déjà 
existante  et  accumulée,  droit  et  pouvoir  qu'il  transmet  à  son 
emprunteur  sous  la  forme  de  numéraire,  et  que  celui-ci  exer- 
cera en  échangeant  ce  numéraire  contre  les  éléments  du 
capital  effectif  dont  il  a  réellement  besoin.  Le  résultat  de 
ropération  est  exactement  le  même  que  si  la  quantité  de  ca- 
pital effectif  que  Temprunteur  demandait  lui  avait  été  livrée 
directement  et  en  nature  par  le  prêteur.  Que  le  numéraire 
soit  rare  ou  abondant,  cela  ne  change  rien  à  cette  quantité 
de  capital  effectif  disponible;  cela  n*influe  que  sur  le  prix  des 
produits  dont  elle  se  compose  et  des  services  contre  lesquels 
s'échangeront  une  partie  de  ces  produits.  Plus  l'argent  est 
rare,  moins  les  produits  et  les  services  sont  chers,  moins  il 
faut  d'argent  pour  en  disposer  ;  plus  l'argent  abonde,  plus 
les  produits  et  les  services  sont  chers,  plus  il  faut  de  numé- 
raire pour  en  disposer.  Ainsi  l'abondance  et  la  rareté  de  l'ar- 
gent ne  sauraient  affecter  en  aucune  manière  l'offre  des  capi- 
taux effectifs,  c'est-à-dire  de  la  chose  que  les  emprunteurs 
demandent  et  dont  ils  ont  besoin,  et  comme  cette  abondance 
et  cette  rareté  n'affectent  l'offre  du  numéraire  lui-même  qu'en 
affectant  la  demande  au  même  degré,  et  dans  le  même  sens, 
elles  ne  peuvent  avoir  aucune  influence  directe  sur  le  taux 
de  l'intérêt. 

Supposons  que  la  quantité  totale  de  capital  effectif  deman- 
dée par  les  emprunteurs,  laquelle  valait  dix  millions^  n'en 
vaille  plus  maintenant  que  huit,  parce  que  l'argent  est  devenu 
plus  rare,  ou  qu'elle  en  vaille  douze,  parce  qu'il  est  devenu 
plus  abondant.  Cette  demande  de  capital  n'en  sera  point  di- 
minuée ni  augmentée,  non  plus  que  l'offre  qui  lui  correspond, 
et  il  est  évident  que  la  demande  de  numéraire  de  la  part  des 
emprunteurs  s'abaissera,  dans  le  premier  cas,  à  huit  millions, 
et  s'élèvera,  dans  le  second,  à  douze  miUions;  que,  par  con- 
séquent, le  taux  de  l'intérêt  ne  sera  changé  ni  dans  un  cas 
ni  dans  l'autre,  puisque,  la  demande  et  l'offre  continuant 


478  mffrRiBtmoiK  db  la  tiiGtiEasfi. 

d'être  égales,  le  rapport  qui  existait  entre  elles  ne  sera  point 
altéré. 

Ce  sont  donc  les  changements  survenus  dansToflre  dispo- 
nible des  capitaux  effectifs  qui  affectent  le  taux  de  Tintérét, 
quel  que  puisse  être  le  prix  des  produits  et  des  services  qui 
seront  mis  en  œuvre  par  les  emprunteurs.  Si  l'offre  augmente, 
la  demande  étaut  constante,  le  taux  de  Tintérét  s'abaisse, 
tandis  qu'il  s'élève  si  l'offre  diminue  ;  c'est  Teffet  nécessaire 
de  la  concurrence  qui  s'établit,  dans  le  premier  cas,  entre  les 
préteurs,  dans  le  second^  entre  les  emprunteurs.  Cette  pre- 
mière cause  agit  à  la  fois  sur  le  loyer  et  sur  la  prime.  Plus  les 
capitaux  sont  abondants,  moins  on  redouté  de  lés  perdre; 
plus  ils  sont  rares,  plus  la  perte  en  est  sensible. 

Les  variations  du  taux  de  Tintéréi  peuvent  provenir,  en 
second  lieu^  de  changements  survenus  dans  la  demande  de 
capitaux  à  emprunter,  changements  qui  proviennent,  à  leur 
tour,  tantôt  de  ce  que  le  talix  des  profils  s'est  élevé  ou  s*est 
abaissé^  tantôt  de  ce  que  de  nouvelles  voies  se  sont  ouvertes 
à  l'activité  industrielle  et  commerciale  du  pays,  ou  de  ce  que 
des  circonstances  défavorables  ont  paralysé,  au  contraire, 
cette  activité,  tantôt  enfin  de  ce  que  l'esprit  de  spéculation, 
excité  par  des  espérances  fondées  ou  chimériques  de  béoé^ 
fices  prochains,  a  pris  un  essor  inaccoutumé^  ou  de  ce  que, 
intimidé  par  les  désastres  d'une  crise  récente,  il  en  est  venu 
à  se  défier  d'entreprises  dans  lesquelles  il  avait  jusqu'alors 
engagé  des  capitaux* 

Cette  cause  des  variations  de  l'intérêt  agit  sur  la  prilsie, 
aussi  bien  que  sur  le  loyer,  toutes  les  fois  que  la  dematidede 
capitaux  à  emprunter  s'accroît  en  vue  d'emplois  nouveaux  et 
par  conséquent  plus  ou  moins  hasardeux,  ou  qu'elle  décroît 
par  suite  de  la  défiance  qu'inspirent  dé  tels  emplois. 

Les  causes  jusqu'ici  mentiounées  Agissent  sur  le  loyer, 
parce  qu'elles  tendent  directement  à  modifier  TofiVe  disponi- 
ble des  capitaux  ou  l'intensité  dé  la  demande.  Mais  le  taux 
de  l'intérêt  peut  varier  par  des  causes  qui  n'agissent  que  sur 


CAUSES  DftTBRMIRANTES  DE   L*INTÊRÊT.  470 

la  primei  parce  qu'elles  laissent  intactes  cette  offre  et  cette 
demande.  Il  arrive  alors  le  plus  souvent  que  Teffet  n'est  pas 
général  et  qu'une  scission  s'opère  dans  le  taux  de  IHntérôti 
la  cause  agissante  n^atteignant  pas  à  la  fois  toutes  les  sortes 
de  garanties  qui  peuvent  être  offertes  aux  préteurs. 

Un  événement  ou  une  loi  peut  ébranler  la  confiance  générale 
sur  laquelle  repose  le  crédit  personnel,  sans  diminuer  en  au- 
cune façon  la  sécurité  qu'inspirent  les  garanties  réelles,  no- 
tamment les  droits  de  gage  et  d'hypothèque.  En  pareil  cas,  le 
taux  demeure  invariable  dans  les  prêts  sur  gage  ou  sur  hypo- 
thèque, tandis  qu'il  s'élève  pour  les  prêts  chirographaires  et 
pour  l'escompte  commercial. 

Lorsque  le  taux  de  Tintérêt  se  maintient  élevé,  à  une  épo- 
que ou  dans  un  pays,  comparativement  à  d'autres  époques  ou 
àd'aulres  pays,  on  ne  peut  rien  en  conclure*,  tant  qu'on  ignore 
sur  lequel  des  deux  éléments  de  l'intérêt  porte  principalement 
l'élévation. 

Si  c'est  le  loyer  du  capital  qui  est  élevé,  le  fait  atteste 
une  situation  prospère  et  un  développement  économique  en 
progrès.  L'esprit  despéculation  est  actif  ;  les  capitaux  trouvent 
en  abondance  des  emplois  avantageux,  et  ils  s'accumulent 
rapidement,  grâce  à  l'élévation  du  taux  de  l'intérêt,  qui, 
d'ailleurs,  est  presque  toujours  Tindice  et  le  résultat  d'un  taux 
élevé  des  profits. 

Si  c'est  la  prime  qui  est  élevée,  le  même  fait  atteste,  au 
contraire,  une  situation  économique  fâcheuse.  La  confiance 
manque  aux  prêteurs,  par  l'effet  de  mauvaises  lois  ou  de  per- 
turbations accidentelles,  et  ce  défaut  de  confiance  empêche  le 
développement  du  crédit,  par  conséquent  aussi  la  circulation 
du  capital,  au  grand  détriment  de  la  production  et  de  l'accu- 
mulation de  la  richesse. 

Quand  le  taux  de  l'intérêt  se  maintient  comparativement 
bas,  c'est  que  ni  le  loyer  ni  la  prime  ne  sont  élevés;  d'où  l'on 
doit  conclure  que  le  crédit  est  suffisamment  développé,  que 
les  capitaux  sont  abondants  et  circulent  aisément,  quoique 


480  DISTRIBUTION  DE   LA   RICHESSE. 

raccumulation  n'en  soit  pas  rapide.  C'est,  comme  je  le  mon- 
trerai plus  tard,  la  situation  normale  des  pays  les  plus  peu- 
plés et  les  plus  riches. 

Les  autres  questions  relatives  à  l'intérêt  des  capitaux  seront 
traitées,  les  unes,  dans  le  dernier  chapitre  du  présent  livre, 
les  autres,  dans  la  seconde  partie  de  cet  ouvrage. 


CHAPITRE  VI 


DE   LA   RENTE. 


On  a  TU  que  la  rente  foucière  est  une  compensation  pour 
le  non-usage  d'un  fonds  productif,  mais  que  celte  compensa- 
tion n'est  due  que  par  un  effet  de  retendue  limitée  des  fonds 
productifs,  parce  que  l'avantage  d'une  possession  exclusive 
n'existe  pour  le  propriétaire  que  du  jour  où  son  fonds  lui 
rapporte  plus  que  le  profit  ordinaire  des  capitaux  qu'il  y  ap- 
plique, ce  qui  ne  peut  avoir  lieu  tant  qu'il  se  trouve  d'autres 
fonds  à  exploiter,  d'une  fécondité  égale  ou  supérieure. 

Le  non-usage  d'une  chose  ne  saurait  donner  lieu  à  une 
compensation  que  si  l'usage  en  est  avantageux,  et  en  propor- 
tion de  l'avantage  qu'on  en  peut  retirer.  Cette  vérité  si  simple 
renferme  et  résume  toute  la  théorie  de  la  rente,  que  je  dois 
maintenant  développer.  Je  le  ferai  en  exposant  d'abord  les 
causes  qui  déterminent  la  rente,  qui  la  rendent  inégale  et  qui 
la  font  varier.  Dans  une  seconde  section,  je  parlerai  de  Tat- 
tribution  de  la  rente  ;  dans  une  troisième,  j'examinerai  quel- 
ques théories  erronées  ou  incomplètes,  qui  ont  été  mises  en 
avant  pour  expliquer  cette  espèce  de  revenu. 

SECTION  I. 
Causes  déteFmiiiaiites  de  la  rente  foneière. 

Je  pars  de  ce  fait  notoire  et  incontestable  que,  sur  un  fonds 
productif  donné,  avec  un  mode  d'exploitation  donné,  les 
I.  31 


482  DISTRIBUTION  DE   LA  RICHESSE. 

portions  de  capital  qu'on  applique  successivement  à  l'exploi- 
tation ne  produisent  pas  des  rendements  successifs  propor- 
tionnels, mais  décroissants.  Cela  est  généralement  vrai  à 
l'égard  de  toutes  les  industries  extractives  ;  cela  est  vrai  sur- 
tout à  l'égard  de  la  plus  importante  de  toutes,  la  culture  du 
sol  ;  car,  autrement,  la  quantité  de  produits  que  pourrait 
obtenir  un  cultivateur  ne  dépendrait  plus  du  tout  de  l'éten- 
due de  son  domaine  ;  dix  feirpents  de  terre  pourraient  rcDcIre 
autant  que  vingt,  que  cinquante,  que  cent,  que  mille  ar- 
pents, pourvu  qu'on  y  appliquât  un  capital  double,  quin- 
tuple, décuple»  centuple. 

Cette  vérité  n'étant  pas  cob testée»  je  dis  qué,  si  le  soi  était 
d'une  étendue  illimitée  et  d'une  fécondité  partout  égale,  la 
faculté  qu'on  aurait  d'appliquer  sans  cesse  à  la  culture  de 
nouvelles  quantités  de  capital,  avec  le  profit  ordinaire^  empê- 
cherait que  les  produits  du  sol  pussent  jamais  atteindre  uq 
prix  supérieur  à  celui  qui  donnerait  ce  profit.  Les  cultivateurs 
se  faisant  concurrence  les  uns  aux  autres,  il  n'y  en  aurait 
point  qui  pussent  retirer  de  leur  industrie  pluÉ  que  lé  réta- 
blissement de  leur  capital  avec  le  profit  ordinaire.  A  mesure 
que  la  population  augmenterait,  la  demande  des  produits  du 
sol  irait  croissant  ;  mais,  comme  l'offre  de  ces  produits  pour- 
rait s'accroître  dans  la  même  proportion,  sans  qu'on  eût  re- 
cours à  un  emploi  moins  avantageux  du  capital  disponible, 
il  n'y  aurait  aucune  raison  pour  que  le  prix  des  produits 
agricoles  s'élevât  et  procurât  au*  cultivateurs  un  profit  addi- 
tionnel. Le  sol  aurait  beau,  dans  cette  hypothèse,  être  appro- 
prié, les  propriétaires  n'en  retireraient  aucune  rente,  aucun 
bénéfice  en  sus  du  profit  ordinaire. 

Supposez,  au  contraire,  que  ce  sol,  d'une  fécondité  partout 
égale,  soit  d'une  étendue  limitée  ;  alors  la  population  et  avec 
elle  la  demande  des  produits  du  sol  croissant  continuellement, 
il  arrivera  une  époque  où,  toutes  les  parties  du  sol  étant  cul- 
tivées et  tous  les  capitaux  que  l'on  pouvait  y  appliquer  avec 
le  profit  ordinaire  étant  employés,  l'offre  ne  pourra  plusaug- 


CAUSES  DÉTBRHIMANTES  DE  LA  RENTE.  483 

menter,  à  moins  que  de  nouvelles  portions  de  capital  ne  soient 
appliquées  à  la  culture.  Or,  comme  il  faudra,  pour  que  ces 
nouvelles  portions  rapportent  le  profit  ordinaire,  que  le  prix 
des  produits  s'élève,  il  en  résultera  un  accroissement  du  profit 
sur  les  capitaux  antérieurement  appliqués,  c'est-à-dire  une 
rente. 

Il  est  certain,  en  effet,  que  ni  les  propriétaires,  ni  d'autres 
capitalistes  ne  voudraient  appliquer  à  la  culture  du  sol  de 
nouveaux  capitaux,  en  les  détournant  d'autres  emplois,  si  ce 
nouvel  emploi  devait  donner  un  moindre  profit. 

Ainsi  la  rente  pourrait  naître  par  cela  seul  que  les  terres  à 
cultiver  seraient  d'une  étendue  limitée,  et  que,  par  consé- 
séquent,  l'offre  des  produits  du  sol  ne  pourrait  pas  s'accroître 
indéfiniment,  à  des  conditions  constantes  i  car  cette  cause 
suffirait  pour  amener,  par  l'accroissement  de  la  demande, 
une  élévation  des  prix,  dès  lors  un  accroissement  des  profits, 
et  pour  provoquer  en  même  temps  une  nouvelle  application 
de  capitaux,  qui,  en  maintenant  cette  élévation  des  prix,  ren- 
drait permanente  l'augmentation  des  profits  pour  les  capi- 
taux antérieurement  appliqués. 

C'est  le  renchérissement  des  produits  du  sol  qui,  dans  cette 
hypothèse,  est  la  cause  immédiate,  la  cause  déterminante  de 
l'accroissement  des  profits  ;  mais  ce  renchérissement  n'a  lieu 
que  parce  que  l'étendue  du  sol  cultivable  est  limitée,  et  il  ne 
se  maintient  que  parce  que  cette  étendue  limitée  rend  néces- 
saire une  application  de  capital  moins  avantageuse. 

Supposons  maintenant  que  les  terres  soient  de  fécondités 
inégales.  Il  en  existe  par  exemple  trois  espèces,  donnant  avec 
les  mêmes  avances,  la  première  un  produit  de  100,  la  se- 
conde un  produit  de  90,  la  troisième  un  produit  de  80. 
Tant  que  les  terrains  de  la  première  espèce  ne  seront  pas  en- 
tièrement exploités,  il  n'y  aura  pas  de  raison  pour  que  le  prix 
des  produits  s'élève,  si  ce  n'est  très-passagèrement,  au  point 
de  rendre  avantageuse  l'exploitation  des  terrains  de  la  seconde 
espèce,  ou  une  culture  intensive  de  ceux  de  la  première.  Cet 


484  DISTRIBUTION    DE   LA   RICHESSE. 

accroissement  extensif  ou  intensif  de  la  culture  n'aura  lieu 
que  du  jour  où,  la  culture  antérieure  ne  suffisant  plus  à  sa- 
tisfaire la  demande  croissante  des  produits  du  sol,  le  prix  de 
ceux-ci  s'élèvera  assez,  pour  que  le  rendement  des  terres  de 
la  seconde  espèce  rapporte  le  profit  ordinaire.  Dès  lors  la  pre- 
mière culture,  obtenant  ce  profit  avec  un  produit  de  90, 
c'est-à-dire  avec  les  neuf  dixièmes  de  son  rendement,  procu- 
rera un  bénéfice  de  10  en  sus  de  ce  profit,  et  ce  bénéfice  con- 
stituera un  avantage  inhérent  à  Tusage  de  cette  espèce  de 
terrains.  Le  même  raisonnement  s'appliquerait  aux  terrains 
de  la  seconde  espèce  relativement  à  ceux  de  la  troisième,  et, 
une  fois  que  ceux-ci  pourront  être  mis  en  culture  avec  le 
profit  ordinaire,  c'est-à-dire  une  fois  que  le  rendement  de 
80  sera  devenu  avantageux,  il  est  évident  que  les  terrains  de 
la  seconde  espèce  donneront  un  bénéfice  de  10,  tandis  que  le 
bénéfice  sera  porté  à  SO  sur  les  terrains  de  la  première  espèce. 

On  voit  que,  dans  celte  seconde  hypothèse,  c'est  encore 
rétendue  limitée  des  terrains  qui  fait  naître  la  rente,  dont  la 
cause  immédiate  est  toujours  le  renchérissement  des  produits 
du  sol. 

On  voit  aussi  que  la  rente  varie  avec  la  fécondité  relati?e 
des  terrains,  c'est-à-dire  avec  leur  degré  de  fécondité  relati- 
vement à  l'ensemble  du  sol  dont  l'exploitation  est  devenue 
nécessaire.  C'est  ce  degré  de  fécondité  relative  qui  rend  la 
rente  inégale  sur  les  diverses  portions  du  sol  mis  en  culture, 
et  qui  la  fait  varier  avec  le  temps  sur  une  même  portion  du 
sol. 

Cette  loi  n'implique  point  un  ordre  déterminé  dans  la  suc- 
cession des  cultures.  A  toute  époque  donnée,  quel  qu'ait  pu 
être  Tordre  selon  lequel  la  culture  s'est  étendue,  toutes  les 
portions  du  sol  mis  en  culture,  dont  la  fécondité  relative  est 
supérieure  au  minimum,  rapportent  une  rente,  qui  a  pour 
cause  l'insuffisance  de  leur  étendue  relativement  aux  besoins 
qui  se  manifestent,  et  pour  mesure  leur  degré  relatif  de  fé- 
condité. La  succession  des  cultures  dans  le  sens  d'une  fécon- 


CAUSES   DÉTERMlNAmËS   DE    LA  RENTE.  485 

dite  décroissante  est  un  fait  en  lui-même  très-important  et 
peu  contestable,  ainsi  que  je  Tai  expliqué  au  livre  premier 
de  cet  ouvrage  ;  mais  la  théorie  de  la  rente  n'en  dépend  abso- 
lument pas. 

La  rente  peut  même  natlre  ou  s'accroître  par  l'effet  d'une 
cause  qui  agit  en  sens  contraire  de  ce  décroissement,  c'est-à- 
dire  par  suite  d'une  situation  commercialement  favorable,  ou 
de  perfectionnements  introduits  dans  l'exploitation. 

La  plupart  des  produits  bruts,  notamment  la  pierre  à  bâtir, 
le  bois,  la  houille  et  les  fruits  de  la  terre,  étant  d'un  trans- 
port comparativement  coûteux,  les  fonds  productifs  situés 
dans  le  voisinage  des  centres  de  consommation  Jouissent  d'un 
avantage  qui  équivaut  à  un  degré  supérieur  de  fécondité, 
puisque  les  frais  de  transport  s'ajoutent  aux  avances  de  la 
production.  Si  une  ville  a  besoin,  pour  sa  consommation, 
des  produits  qui  naissent  dans  un  rayon  de  cinq  myriamè- 
très,  elle  les  payera  tous  aux  prix  déterminés  par  les  frais  de 
production  des  plus  éloignés,  et,  par  conséquent,  les  produc- 
teurs plus  rapprochés  obtiendront  un  bénéfice,  une  rente,  en 
sus  du  profit  ordinaire.  Or,  s'il  arrive  parfois  que  la  culture 
s'étende  à  des  terrains  encore  incultes,  pour  approvisionner 
la  population  croissante  d'une  ville  éloignée,  il  arrive  encore 
plus  souvent  que  la  population  s'agglomère  par  places  dans 
une  contrée  déjà  uniformément  cultivée,  et  que  l'avantage, 
le  progrès,  qui  donne  lieu  à  la  rente,  se  manifeste  ainsi 
comme  un  accroissement  et  non  comme  un  décroissement  de 
fécondité. 

Quant  aux  perfectionnements  dont  l'exploitation  est  sus- 
ceptible, ils  sont  de  deux  sortes.  Les  uns,  tels  que  les  amen- 
dements du  terrain,  résultent  de  l'application  de  capitaux  qui 
demeurent  incorporés  au  sol  et  deviennent  partie  intégrante 
du  fonds  productif;  les  autres  résultent  de  l'emploi  de  pro- 
cédés qui  augmentent  l'efficacité  ou  qui  diminuent  le  con- 
cours du  travail  de  l'homme  dans  la  production.  Les  premiers 
perfectionnements  ont  généralement  pour  effet  d'augmenter 


486  DISTHIBDTION   DE   LA   RICHGSSB. 

le  produit  brut»  sans  diminuer  les  avances  ;  les  derniers,  de 
diminuer  les  avances  sans  augmenter  le  produit  brut.  Le 
résultat  final  est  toujours  une  augmentation  du  produit  net, 
en  quantité  et  dans  l*intérét  géiysral  de  la  société;  mais  ce 
résultat  est  compensé  et  souvent  plus  que  neutralisé,  pour  les 
producteurs,  par  un  abaissement  de  la  valeur  des  produits. 

Il  reste  à  voir  comment  la  rente  pourra  être  affectée  dans 
ces  diverses  hypothèses. 

Première  hypothèse  :  Avances  non  diminuées  i  produit  brut 
augmenté  ;  prix  abaisses  : 

Si  rabaissement  des  prix  va  jusqu'à  réduire  les  profits  au- 
dessous  du  taux  ordinaire,  la  rente  en  argent,  ou  rente  nomi- 
nale, sera  nécessairement  diminuée,  quoique  la  rente  en 
nature,  ou  rente  réelle,  puisse  ne  pas  Tétre  et  puisse  même 
être  un  peu  augmentée.  Si  .les  profits  ne  sont  pas  diminués, 
la  rente  réelle  sera  toujours  augmentée;  la  rente  nominale 
pourra  être  augmentée  ou  demeurer  intacte,  suivant  que  le 
profit  sera  ou  ne  sera  pas  augmenté. 

Deuxième  htpotbèss:  Avances  diminuées  ;  prodmt  brutfwti 
augmenté  ;  prix  abaisses  : 

Si  l'abaissement  des  prix  a  pour  effet  de  réduire  le  profit 
au-dessous  du  taux  ordinaire,  la  rente  nominale  sera  dimi- 
nuée, comme  dans  la  première  hypothèse;  mais  la  renie 
réelle  sera  nécessairement  aussi  diminuée,  puisque  la  quan- 
tité du  produit  brut  sera  la  même  et  que  les  avances,  jointes 
au  profit,  en  absorberont  une  portion  plus  considérable.  Si 
le  profit  n'est  pas  diminué,  la  rente  nominale  pourra,  comme 
dans  la  première  hypothèse,  augmenter  ou  demeurer  intacte, 
suivant  que  le  profit  sera  ou  ne  sera  pas  augmenté  ;  mais  la 
rente  réelle  ne  sera  point  nécessairement  augmentée  et  pourra 
être  un  peu  diminuée. 

En  résumé,  tout  retranchement  sur  le  profit  du  producteur 
diminue  la  rente  nominale,  et  toute  addition  faite  à  ce  profit 
augmente  la  rente  nominale,  puisque  cette  rente  n'est  que 
ce  qui  reste  de  la  valeur  du  produit  net,  quand  on  en  retranche 


CAUSES   DtriRIflIiANTCS   PE   U   RSMTE.  487 

le  profit  ordinaire.  Mais  la  rente  réelle  dépend  de  la  propor- 
tion qui  s'établit  entre  la  quantité  totale  du  produit  brut  et 
la  portion  de  cette  quantité  nécessaire,  d'après  le  prix  modi-* 
fié,  pour  couvrir  les  avances  et  le  profit. 

Tboisième  HTPOTHisE  :  Prix  non  abaissés  dans  les  deux  cas  : 

Il  peut  arriver  et  il  arrive  souvent  que  les  perrectionne- 
ments  dont  il  est  ici  question  se  propagent  et  se  généralisent 
assez  lenlement,  pour  que  Taccroissement  de  la  population  et 
par  conséquent  de  la  demande  des  produits,  neutralise  entiè- 
rement Taction  qu'ils  exercent  dans  le  sens  de  rabaissement 
des  prix  et  maintienne  ceux-ci,  d'abord  pendant  que  le  pro- 
grès se  propage,  puis  quand  il  est  devenu  général. 

Dans  cette  hypothèse,  la  rente,  soit  réelle,  soit  nominale, 
s'accroît,  pour  les  terrains  sur  lesquels  le  progrès  est  réalisé  ; 
la  rente  nominale,  puisque  le  produit  net,  et  par  conséquent 
le  profit,  s'accroît  d'un  bénéfice  additionnel  dans  les  deux 
cas  ;  la  rente  réelle,  puisque,  les  prix  ne  s'abaissant  pas,  la 
rente  nominale  représente  une  quantité  de  produits  aug- 
mentée \ 

En  résumé,  le  plus  bas  prix  auquel  puissent  se  vendre  les 
produits  de  la  terre^  c'est  celui  qui  assure  au  producteur  le 

'  Soit  P  le  prpduil  total  pour  une  avance  de  l^UOO  francs^  5  pour  100  le  taui 

du  profit,  r  la  rente  nominale  avant  le  perfectionnement,  r'  la  rente  aprës. 

Premier  cas.  P  exprimant,  par  exemple,  un  certain  nombre  de  mesures  de  blé^ 

i  050  4-r 
le  prix  courant  de  la  mesure  est  de Si  le  perfectionnement  agricole 

augmente  le  produit  d'un  dixième,  e(  que  le  prix  demeure  néanmoins  Invariable, 

1,050 -h  r       1,050 +  r'     ..  , 
on  a  donc  celte  équation: =  -jQ/jip   *  <*  ou  l'on  tire  focilement 

r'ssr-hi/iOr  4-iûB. 

Second  cas.  Si  le  réaultat  du  perfectionnement  est  de  diminuer  les  avances  d'un 
dixième,  en  laissant  le  produit  tel  qu'il  était  auparavant,  le  prix,  avant  le  perfec- 
tionnement, étant  toujours-^ — ,  sera  exprimé  aprbs  par — ,d'oiiron 

liror'  =  r-Hi05. 

Daps  Tun  et  dans  l'autre  cas,  1:^  rente  s'accroU  dans  une  proportion  plus  forte 
que  le  prodoit  net,  et  cela  doit  èlre,  puisqu'elle  est  une  fraction  du  produit  net, 
et  qu'elle  profite  seule  de  l'accroissement  total. 


488  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

remboursement  de  ses  avances  avec  le  profit  ordinaire  de 
tous  les  capitaux  engagés.  Mais,  la  demande  des  produits 
augmentant  avec  Taccroissement  de  la  population,  il  peut 
arriver,  ou  que  les  prix  s'élèvent  d'une  manière  permanente, 
parce  qu'on  devra  recourir  à  des  exploitations  moins  fécondes, 
ou  bien  que,  l'exploitation  s'élant  perfectionnée,  on  puisse 
obtenir  un  produit  net  plus  considérable,  sans  toutefois  que 
les  prix  aient  le  temps  de  s'abaisser.  Dans  ces  deux  cas,  il  est 
évident  que  le  profit  des  capitaux  engagés  dans  la  culture 
s'élèvera  au-dessus  du  taux  ordinaire  :  dans  le  premier,  parce 
que  le  produit  se  vendra  plus  cher  ;  dans  le  second,  parce  que 
les  prix  courants  se  trouveront  de  fait  élevés,  comme  dans  le 
premier  cas,  au-dessus  des  prix  coûtants,  qui  suffiraient  pour 
assurer  le  profit  ordinaire. 

Si  10  hectolitres  de  blé,  qui  valent  1 10  francs,  exigent  une 
avance  de  100  franlîs,  et  qu'il  survienne  un  accroissement 
permanent  de  la  demande  du  blé,  peu  importe,  pour  le  cul- 
tivateur, que  le  résultat  de  cet  accroissement  soit  de  faire 
élever  le  prix  courant  des  10  hectolitres  à  121  francs,  ou  de 
le  maintenir  à  100  francs,  malgré  des  perfectionnements 
agricoles  qui  permettent  de  produire  11  hectolitres  avec  la 
même  avance  de  100  francs.  Il  est  clair  que,  dans  ces  deux 
hypothèses,  le  profit  agricole  se  sera  élevé  d'un  dixième  en 
sus  du  taux  ordinaire. 

Or,  dès  que  cette  élévation,  absolue  ou  relative,  des  prix 
courants  se  réalise,  la  rente  naît  ou  s'accroît,  car  l'exploi- 
tation des  fonds  productifs  qui  exigent  le  moins  d'avances 
pour  être  mis  en  valeur,  ou  qui  sont  le  plus  avantageu- 
sement situés,  le  plus  rapprochés  des  centres  de  consomma- 
tion, rapporte  plus  que  le  profit  ordinaire  des  capitaux  avan- 
cés, et  c'est  précisément  ce  surplus  qui  constitue  la  rente 
foncière. 

Cette  loi  est  vraie  pour  toutes  les  industries  extractives, 
comme  pour  l'industrie  agricole,  autant  du  moins  que  les 
fonds  productifs  qu'elles  exploitent  ne  sont  pas  à  la  fois  d'une 


CAUSES  DÊTEAMINANTES  DE  LA  RENTE.  489 

fécondité  partout  égale  et  d*une  étendue  plus  que  sufBsante 
pour  la  demande  qui  se  manifeste.  Pour  toutes,  en  effet,  la 
valeur  nominale  des  produits  est  nécessairement  déterminée 
par  l'exploitation  qui  s'accomplit  dans  les  circonstances  les 
plus  défavorables,  et  cette  valeur,  devant  suffire  pour  assu- 
rer, à  ceux  qui  les  produisent  dans  de  telles  conditions,  le 
profit  ordinaire  de  leurs  capitaux,  assure  par  cela  même  aux 
exploitations  plus  fécondes  un  excédant  de  profit,  c'est-à-dire 
une  rente. 

Les  fonds  productifs  sont  des  instruments  de  production, 
qui  diffèrent  essentiellement  des  autres,  en  ce  qu'ils  occupent 
un  espace  qui  ne  saurait  être  indéfiniment  multiplié,  et  en  ce 
que  les  agents  naturels  qu'ils  mettent  en  œuvre  ont  une  puis- 
sance déterminée  par  leur  situation,  de  sorte  que  l'action 
totale  de  chaque  espèce  de  fonds  productif  est  limitée  par  Té- 
tendue  à  laquelle  elle  s'applique  et  par  la  puissance  collective 
de  ses  diverses  parties  ;  tandis  que  les  agents  naturels  mis  en 
œuvre  par  les  industries  de  fabrication ,  le  vent,  le  calorique, 
la  vapeur,  la  pesanteur,  les  réactifs  chimiques,  pouvant  se 
multiplier  indéfiniment  pour  chaque  degré  de  puissance,  leur 
action  totale  n'a  pas  de  limites  assignables.  Or,  il  en  résulte 
nécessairement  que  les  produits  des  industries  extractives 
ont  une  valeur  normale  déterminée  par  le  minimum  de  puis- 
sance des  agents  dont  la  mise  en  œuvre  est  collectivement 
nécessaire,  tandis  que  ceux  des  industries  de  fabrication  re- 
çoivent leur  valeur  normale  de  la  production  qui  s'accomplit 
avec  le  maximum  de  puissance. 

Cette  loi,  combinée  avec  le  fait  du  décroissement  général 
de  fécondité  des  fonds  productifs,  constitue  un  théorème  ca- 
pital, le  théorème  peut-être  le  plus  important  elle  plus  fécond 
de  la  science  économique,  un  théorème  qui  fournit  la  seule 
explication  rationnelle  de  la  rente  foncière  et  de  beaucoup 
d'autres  phénomènes  économiques  autrement  inexplicables. 
C'est  comme  une  clef  pour  pénétrer  dans  les  arcanes  de  la 
science.  L'économiste  qui  ne  comprend  pas  ou  qui  rejette  ce 

<^>^   0?  THK 

UîfiTERSITr 


4Q0  mSTRlBUTION   De   Uh^   «IQHJigSE. 

théorème  est  condamné  à  Timpuissance  ;  il  ne  rencontre  plus 
sur  son  chemin  qu'obscurités  et  contradictions  <. 

SECTION  II. 
Attribution  de  la  rente. 

La  science  peut  toujours  diviser  ce  que  la  réalité  présente 
comme  un  tout  ;  elle  peut  notamment  décomposer  uq  revejiu 
complexe  en  plusieurs  revenus  distincts;  elle  doit  le  faire,  si 
ces  parties  diverses  ne  sont  pas  soun^ises  à  une  seule  et  mépae 
loi  économique. 

Ainsi,  le  phénomène  de  la  rente  ne  dépend  point  dç  Ti^p- 
propriation  des  fonds  productifs.  Jl  suffit  qu'un  fonds  pro- 
ductif soit  limité,  comme  agent  da  production,  en  étendue  et 
en  puissance,  pour  que  son  exploitation  puisse,  par  l'effet 
d'une  demande  croissante  de  ses  produits,  rapporter  uu  bé- 
néfice additionnel  en  sus  du  prpfit  ordinaire  des  capitaux 
engagés,  et  comme  ce  bénéfice  est  soumis,  ainsi  que  je  Tai 
montré  dans  la  section  précédente,  à  de  tout  autres  lois  que 
le  profit,  la  science  économique  peut  et  doit  l'en  4étî^cber, 
pour  l'envisager  à  part  et  en  faire  un  revenu  distinct. 

Grâce  à  l'appropriation  des  fonds  productifs,  la  rente  de- 
vient un  avantage,  inhérent  à  la  propriété  du  fonds  qui  |a 
fournit  et  appartenant  au  propriétaire  de  ce  fonds  ]  m£^i$,  si 
ce  propriétaire  exploite  lui-même,  la  rente  demeure  confon- 
due avec  un  profit,  quelquefois  avec  un  salaire,  dans  le  re- 
venu complexe  qu'il  retire  de  son  exploitation. 

Si  le  propriétaire  cède  l'usage  de  son  fonds  à  autrui  pour 
un  certain  laps  de  temps,  il  peut  stipuler  une  compensatioo 
en  échange  de  l'avantage  auquel  il  renonce,  et  cette  com- 
pensation ,  pourvu  que  le  capital  d'exploitation  appar- 
tienne tout  entier  au  cessionnaire,  ne  saurait  être  nj  long- 

^  Je  réserve  pour  le  chapitre  VIII  ci-aprës  la  mention  et  Texplicalion  des  faits 
exceptionnels  qoe  présente  l'exploitation  de  certains  fonds  prodaelifs. 


A'nAIBUTION   DE   LA   RENTE.  491 

temps  ni  de  beaucoup  supérieure  ou  inférieure  à  la  renie; 
car  elle  doit  laisser  intact  le  profit  des  capitaux  mis  en  œuvre, 
autrement  ceux-ci  ne  seraient  pas  consacrés  à  un  tel  emploi, 
et,  d'autre  part,  une  compensation  inférieure  à  la  rente,  lais- 
sant au  cessionnaire  un  bénéfice  en  sus  du  profit  ordinaire 
de  son  capital,  provoquerait  par  là ,  entre  les  capitalistes^ 
une  concurrence  qui  ne  tarderait  pas  à  élever  la  compensa- 
tion au  niveau  de  la  rente. 

La  rente  ne  se  détache  donc  du  profit  comme  revenu  dis- 
tinct, dans  la  réalité,  que  sous  le  régime  des  baux  à  ferme, 
c'est-à-dire  lorsque  les  fonds  productifs  sont  exploités  par 
des  fermiers  indépendants ,  qui  fournissent  le  capital  d'ex- 
ploitation et  qui  senties  maîtres  de  tout  le  produit,  en  payant 
le  fermage  convenu.  Celte  classe  de  producteurs  étant  donnée, 
le  capital  des  industries  extraclives  devient  aussi  indépendant 
que  tout  autre;  il  se  confond  dès  lors  avec  la  masse  des  capi- 
taux circulants  de  la  société  et  subit  la  loi  générale  qui 
détermine  le  mouvement  de  circulation  de  ces  capitaux, 
c'est-à-dire  augmente  ou  diminue,  s'offre  ou  se  relire,  suivant 
que  le  profit  moyen  des  exploitations  extraclives  s'élève 
au-dessus  ou  descend  au-dessous  du  laux  général  des  profils. 
De  là,  pour  les  propriétaires ,  la  possibilité  de  se  faire  attri- 
buer tôt  ou  tard,  à  titre  de  rente,  l'excédant  et  ni  plus  ni 
moins  que  l'excédant  de  produit  net,  qui  correspond  à  la 
supériorité  de  leurs  fonds  sur  ceux  de  l'espèce  la  moins  fé- 
conde, ou  plus  exactement,  à  la  supériorité  de  Texploitation 
pour  laquelle  ils  stipulent  un  fermage  sur  Texploitation  la 
moins  productive,  que  celle-ci  soit  appliquée  à  ce  même  fonds 
ou  à  tout  autre. 

Mais  il  ne  suffit  pas,  pour  que  le  fermage  représente  exac- 
tement la  rente,  que  la  compensation  stipulée  par  le  proprié- 
taire soit  réglée  par  la  concurrence.  Le  fermage  peut  difierer 
de  la  renie  soit  parce  qu'il  embrasse  un  autre  revenu  du  pro- 
priétaire,  soit  parce  qu'il  est  soustrait  temporairement  à 
l'action  des  causes  qui  font  varier  la  rente. 


49^  DISTHIBUTIOM   DE   LA   RICHESSE. 

Il  arrive,  en  eflTet,  souvent  qu'une  parlie  du  capital  d'ex- 
ploitation appartient  au  propriétaire;  or,  dans  ce  cas,  il  est 
évident  que  le  fermage  doit  contenir,  en  sus  de  la  rente,  le 
profit  ordinaire  de  ce  capital. 

Ensuite,  les  baux  à  ferme  étant  généralement  contractés 
pour  un  certain  nombre  d'années,  la  rente  peut  subir,  pen- 
dant la  durée  d'un  bail,  des  modifications  qui  n'affectant 
point  le  fermage.  Si  les  produits  enchérissent  par  l'effet  d'un 
accroissement  de  la  demande,  ou  par  suite  d'une  exploitation 
perfectionnée  qui  se  propage  assez  lentement  pour  que  les 
prix  n'aient  pas  le  temps  de  s'abaisser,  l'augmentation  de 
rente  qui  en  résulte,  au  lieu  de  profiter  au  propriétaire,  pro- 
fite au  fermier,  dont  le  revenu  s'accroît  par  là  d'un  bénéfice 
additionnel  jusqu'à  l'expiration  du  bail.  Si,  au  contraire,  les 
prix  s'abaissent  et  que  la  rente  diminue,  grâce  à  un  décroisse- 
ment  de  la  demande,  ou  à  la  concurrence  de  produits  simi- 
laires fournis  par  le  commerce  extérieur,  ou  à  des  perfec- 
tionnements introduits  dans  l'exploitation,  cette  diminution 
de  rente  laisse  intact  le  revenu  du  propriétaire  et  tombe  sur 
le  profit  du  fermier,  qui  se  trouve  réduit  au-dessous  du  taux 
ordinaire. 

Ainsi,  dans  la  réalité,  même  sous  le  régime  des  baux  à 
ferme,  il  est  assez  rare  que  la  rente  foncière  se  présente  seule, 
détachée  de  toute  autre  espèce  de  revenu. 

D'ailleurs,  l'exploitation  par  baux  à  ferme  n'existe  comme 
régime,  c'est-à-dire  comme  usage  un  peu  général,  au  moins 
pour  l'industrie  agricole,  qu'en  Europe,  et  dans  une  petite 
partie  seulement  de  l'Europe.  Les  autres  modes  d'exploitation 
généralement  pratiqués,  tels  que  le  métayage,  la  culture  par 
corvées,  la  culture  par  esclaves,  la  culture  par  les  proprié- 
taires eux-mêmes,  la  culture  par  des  censitaires  qui  payentune 
redevance  à  l'Etat,  impliquent  nécessairement  l'attribution 
tantôt  du  profit  ou  d'une  partie  du  profit  agricole  au  proprié- 
taire, tantôt  d'une  partie  de  la  rente  au  cultivateur  non  pro- 
priétaire. 


ATTRIBUTION   DE    LA   RENTE.  493 

Cette  confusion,  partielle  ou  totale ,  de  la  rente  avec  le 
profit  dans  un  seul  revenu  n'altère  point,  par  elle-même,  la 
vérité  et  ne  diminue  point  la  portée  de  la  loi  économique 
exposée  dans  la  section  précédente  ;  mais  les  divers  modes 
d'exploitation  que  je  viens  d'énumérer  ont  d'autres  carac- 
tères, qui  doivent,  jusqu'à  un  certain  point,  exercer  une  telle 
influence.  Ils  produisent  généralement  une  adhérence  du  ca- 
pital agricole  à  la  terre,  adhérence  non  matérielle  mais  mo- 
rale, qui  peut  avoir  pour  effet  l'emploi  désavantageux  d'une 
partie  de  ce  capital,  son  application  à  des  cultures  que  la 
demande  effective  des  produits  ne  rendrait  pas  nécessaires  et 
que,  par  conséquent,  le  prix  de  ces  produits  ne  suffit  pas 
pour  rendre  profitables.  Cette  adhérence,  qui  caractérise  sur- 
tout les  quatre  premiers  modes,  y  provient  de  ce  que  la  plu- 
part des  travailleurs,  esclaves,  serfs,  ou  libres,  qu'ils  met- 
tent en  œuvre  sont  voués,  et  en  quelque  sorte  enchaînés  au 
travail  agricole,  par  l'ensemble  de  leurs  habitudes  et  par 
leur  position  légale  et  sociale. 

En  outre,  l'exploitation  par  métayers,  si  commune  dans  le 
midi  de  l'Europe,  et  l'exploitation  par  censitaires ,  usitée 
dans  toute  TAsie,  ont  ceci  de  particulier,  que  le  partage  du 
produit  entre  le  propriétaire  et  le  cultivateur  s'y  opère  sous 
l'empire  de  coutumes  très-persistantes ,  qui  tiennent  lieu  de 
baux,  ou  auxquelles  les  baux  conventionnels  ne  dérogent 
que  rarement. 

L'effet  de  ces  deux  causes  doit  être  d'empêcher  que  les 
prix  des  produits  agricoles  ne  soient  constamment  déterminés 
par  les  frais  de  production  des  exploitations  les  moins  fécon- 
des, et  que  le  renchérissement  des  produits  et  l'élévation  de 
la  rente  ne  marchent  parallèlement  avec  l'accroissement  gra- 
duel de  la  demande. 

Cependant,  il  ne  faut  pas  s'exagérer  cette  influence.  Elle 
devient  presque  insensible  chez  les  nations  qui  ont  atteint  un 
stage  avancé  de  leur  développement  économique.  A  mesure 
que  les  capitaux  s'accumulent  et   que   l'intérêt  personnel 


494  DISTBIBUTION  DE   Là   RlQIRtSE. 

s'éclaire^  la  concurrence  devient  plus  active  ;  elle  étend  gra- 
duellement son  action  à  tous  les  mpports  sociaux  qui  peu- 
vent la  subir,  tandis  que  la  puissance  des  habitudes  et  des 
circonstances  individuelles  va  diminuant  de  jour  en  jour. 
Dans  les  contrées  même  où  les  causes  dont  il  3*agit  ont  con- 
servé le  plus  d'empire,  dans  celles  du  moins  dont  les  institu- 
tions n*excluent  pas  toute  possibilité  d*un  développement 
économique  progressif»  la  nécessité  d'accroître  la  culture  in- 
tensivement ou  extensivement  doit  se  faire  sentir  de  loin  en 
loin,  et  amener  alors  une  modification  des  rapports  qui  ren- 
draient cet  accroissement  impossible,  ou  des  résultats  qu'a- 
vait produits  une  culture  antérieure  prématurément  étendue. 

On  a  soulevé,  à  propos  de  l'attribution  de  la  rente,  deux 
questions,  moins  importantes  par  elles-mêmes  que  par  les 
circonstances  qui  en  provoquent  et  en  accompagnent  ordi- 
nairement la  discussion  :  La  rente  foncière  n'est-elle  pas  un 
revenu  illégitime,  une  injustice,  une  spoliation,  sanctionnée 
par  les  lois  au  profit  des  propriétaires  et  au  préjudice  de  tous 
les  autres  membres  de  la  société?  La  propriété  foncière, 
l'appropriation  privée  du  sol  est-elle  une  institution  utile, 
dont  la  société  retire  plus  d'avantages  qu'elle  n'en  retirerait 
d'un  régime  différent,  une  institution  qui  rapporte  plus  à  la 
société,  en  valeurs  et  en  utilités  de  toute  espèce,  qu'elle  ne 
lui  coûte? 

La  première  de  ces  questions  appartient  à  la  philosophie 
morale,  non  à  la  science  économique.  Je  n'en  dirai  rien,  si 
ce  n'est  que  c'est  une  question  purement  spéculative,  dé- 
nuée de  toute  actualité^  sans  aucune  application  possible, 
parce  que,  pour  les  dix-neuf  vingtièmes  au  moins  des  proprié- 
taires actuels,  les  terres  dont  ils  sont  détenteurs  représen- 
tent des  capitaux  que  ces  propriétaires,  ou  leurs  parents, 
avaient  acquis  par  leur  travail  et  par  leur  écononàie, 

La  seconde  est  une  question  de  législation  générale,  qui  ne 
doit  pas  non  plus  être  uniquement  décidée  par  des  raisons 
économiques.  Les  utilités  de  la  propriété  foncière  ne  i>euvenl 


pas  Ibules  ôë  tmduire  en  chiffi-esî  les  plus  réelles  sont  peut- 
être  celle«  qui  admettent  le  moins  ce  genre  d'appréciation. 

L'appropriation  privée  des  Fonds  productifs  peul  sans  doute 
amener  des  conséquences  qui  paraissant  favoriser  quelques 
intérêts  particuliers  au  détriment  de  l'intérêt  générai;  mais 
la  garantie  de  la  possession  pour  le  cultivateur  est  une  con- 
dition absolument  indispensable  do  la  culture,  et  les  autres 
moyens  auxquels  on  a  eu  ou  Ton  pourrait  avoir  recours, 
pour  arriver  à  ce  but,  présentent  bien  plus  d'inconvénients 
et  de  dangers  que  le  droit  de  propriété.  Si  le  domaine  direct 
n*est  pas  attribué  aux  particuliers,  il  faut  qu'il  le  soit  à  des 
corporations  légales  ou  àTElat  lui-même;  car  il  faut  toujours 
que  ce  domaine  soit  quelque  part,  autrement  la  possession 
et  les  fruits  de  la  terre  appartiendraient  au  plus  fort,  c'est-à- 
dire  n'appartiendraient  en  définitive  et  surtout  ne  profiteraient 
à  personne.  Or,  ces  systèmes,  qui  excluent  en  tout  ou  en 
partie  l'appropriation  privée,  ont  été  essayés  en  divers  temps 
et  en  divers  lieux  ;  ils  sont  encore  pratiqués  dans  plusieui^s 
contrées,  et  les  résultats  en  ont  été  souvent  désastreux  pour 
le  bien-être  et  pour  le  développement  de  l'espèce  humaine, 
toujours  très-fâcheux,  très-inférieurs  à  ceux  de  l'appropria- 
tion privée  au  point  de  vue  purement  économique  de  l'abon- 
dance,  de  la  qualité  et  de  la  bonne  distribution  des  produits. 
La  raison  en  est  simple  :  c'est  que  l'appropriation  privée 
admet  la  concurrence  à  un  plus  haut  degré  que  les  autres 
systèmes. 

Le  maitre  du  sot,  quel  qu'il  soit,  cherche  à  tirer  parti  de 
son  droit  exclusif  aux  dépens  de  ceux  qui  ont  besoin  des  pro- 
duits de  la  terre.  S'il  cultive  lui-même,  il  s'efforce  de  vendre 
ses  produits  au  plus  haut  prix  possible  ;  s'il  ne  cultive  pas, 
il  loue  son  domaine  aux  meilleures  conditions  possibles.  Mais, 
lorsque  la  propriété  se  trouve  partagée  entre  plusieurs  per- 
sonnes qui  se  font  concurrence  dans  l'offre  des  produits  et 
dans  l'offre  des  terres  à  louer,  il  est  évident  qu'aucune  d'entre 

elles  ne  peut  se  rendre  maîtresse  du  marché  et  en  dicter  les 


496  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

conditions,  comme  le  ferait  une  corporation  ou  TEtat;  et 
plus  la  propriété  sera  divisée,  plus  sera  efficace  l'action  de  la 
concurrence  pour  imposer  une  limite  aux  prétentions  du  pro- 
priétaire. 

SECTION  m. 
Doeirines  erronées  aa  sajel  de  la  renie  fonelère. 

Deux  capitalistes,  l'un  agriculteur,  Tautre  manufacturier, 
font  des  avances  égales  dans  leurs  entreprises  respectives; 
cependant,  le  premier  en  retire  un  bénéfice  double  de  celui 
du  dernier. 

L'industriel,  par  exemple,  a  un  profit  de  2,000  francs,  et 
Tagriculteur,  outre  un  profit  pareil  à  raison  du  capital  avancé, 
obtient  encore  de  la  vente  de  son  produit  une  somme  de 
2,000  francs,  qu'il  paye  à  titre  de  rente  au  propriétaire  du 
fonds,  ou  qui  représente,  s'il  est  lui-même  ce  propriétaire, 
l'intérêt  du  capital  que  lui  ou  ses  auteurs  ont  donné  pour 
acquérir  la  terre.  D'où  provient  cette  inégalité  apparente  des 
pouvoirs  productifs  de  ces  deux  industries? 

Cette  inégalité,  disaient  les  physiocrates,  est  réelle,  non 
apparente.  La  terre  donne  seule  un  produit  net,  qui  forme 
seul  la  richesse  d'un  pays;  c'est  seulement  grâce  à  Tépargue 
d'une  partie  de  ce  produit  net  que  la  richesse  peut  croître  et 
s'accumuler. 

Adam  Smith  réfuta  l'erreur  la  plus  grave  de  ce  systèoae, 
en  prouvant  que  les  industries  de  fabrication  donnent  un  pro- 
duit net,  aussi  bien  que  l'industrie  agricole  et  les  autres  in- 
dustries extractives.  Mais  il  restait  encore  à  expliquer  pourquoi 
l'industrie  agricole,  ou  une  autre  industrie  extractive  quel- 
conque pouvait  seule  donner  un  produit  net  qui  se  trouvât 
supérieur  au  profit  du  capital  engagé  dans  rexploitation,  et 
dont  l'excédant  sur  ce  profit  fût  attribué  au  propriétaire  du 
fonds.  Si  cette  attribution  a  lieu,  si  ce  revenu  spécial,  que 


CRITIQUE   DES  DOCTRINES   SUR   LA   REITTE.  497 

nous  appelons  rente  foncière,  se  réalise  plus  ou  moins  géné- 
ralement, quelle  est  la  cause  de  ce  fait?  Comment  doit-on 
expliquer  la  provention  de  ce  revenu? 

On  a  répondu  à  ces  questions  de  trois  manières  différentes, 
qui  caractérisent  autant  d'écoles  distinctes  d'économistes. 

Les  uns  ont  dit  :  Oui,  la  rente  existe  ;  le  produit  net  des  in- 
dustries extractives  excède  le  plus  souvent  le  profit  et  l'intérêt 
de  tous  les  capitaux  qui  ont  été  engagés  dans  l'exploitation, 
et  ce  surplus,  qui  appartient  naturellement  au  propriétaire 
du  fonds,  est  le  résultat  d'un  pouvoir  productif  supérieur,  in- 
hérent à  ce  fonds  et  représentant  le  service  particulier  de  cet 
instrument  de  travail.  La  rente  doit  donc  varier  suivant  que 
le  fonds  est  plus  ou  moins  productif,  par  sa  position,  ou  par 
ses  qualités  naturelles  ou  acquises. 

Cette  doctrine  était  celle  d'Adam  Smith  ;  elle  a  été  adoptée 
après  lui  par  J.-B.  Say  et  par  le  plus  grand  nombre  des  éco- 
nomistes allemands. 

D'autres  ont  dit  :  Oui,  la  rente  existe;  mais  elle  n'est  que 
le  résultat  de  la  nécessité  où  l'on  s'est  vu,  pour  satisfaire  à 
une  demande  croissante  des  produits,  de  recourir  à  des  ex- 
ploitations de  moins  en  moins  profitables. 

Le  prix  général  des  produits  se  trouvant  ainsi  déterminé 
par  les  frais  de  production  des  exploitations  les  moins  avan- 
tageuses, et  devant  sufQre  pour  assurer,  à  ceux  qui  les  pro- 
duisent dans  ces  conditions,  le  profit  ordinaire  de  leurs  capi- 
taux, ce  même  prix  assure  aux  exploitations  plus  fécondes  un 
excédant  de  profit,  que  la  concurrence  ne  tarde  pas  à  faire 
tomber  entre  les  mains  du  projpriétaire.  La  rente  naît  de  la 
sorte,  pour  chaque  exploitation,  à  mesure  que  des  exploita- 
tions moins  avantageuses  deviennent  nécessaires  et  sont  en- 
treprises ;  elle  s'accroît  en  même  temps  pour  celles  qui  en 
fournissent  déjà  une. 

Cette  doctrine,  à  laquelle  le  nom  de  Ricardo  est  resté  atta- 
ché, paraît  avoir  été  mise  en  avant  pour  la  première  fois  par 
le  docteur  Anderson,  dans  un  ouvrage  qui  fit  peu  de  sensation 
I.  32 


498  DISTRIBUTION   DE   LA   RIGIIESSE. 

lorsqu'il  parut.  Adoptée  ensuite  et  savamment  développée  par 
Ricardo,  Torrens,  Mill,  Mac  Culloch  et  d'autres  économisies 
anglais,  elle  a  trouvé  de  nombreux  adhérents  parmi  les  éco- 
nomistes du  continent. 

Enfin,  il  s'est  élevé  récemment  une  troisième  école,  dont 
la  réponse  aux  questions  posées  les  simplifierait  beaucoup,  si 
elle  était  vraie.  Non,  dit-elle,  la  rente  n'existe  pas,  en  lanldu 
moins  que  rémunération  ou  compensation  attribuée  au  pro- 
priétaire pour  le  seul  usage  de  son  fonds.  Ce  qu'on  appelle 
rente  est  toujours  un  profit,  c'est-à-dire  l'équivalent  d'un 
service  rendu  par  le  propriétaire  actuel,  ou  par  ceux  qui  ont 
possédé  le  fonds  avant  lui.  L'usage  de  la  terre  nue  n'a  pas  de 
valeur  et  ne  se  loue  point.  Toutes  les  fois  qu'on  paye  quelque 
chose  pour  l'usage  de  la  terre,  ou  d'un  fonds  productif  quel- 
conque, c'est  que  cet  usage  est  devenu  avantageux  par  un  fait 
antérieur  de  l'homme,  par  des  services  dignes  de  rémunéra- 
tion, en  un  mot,  par  le  travail. 

Cette  opinion  a  eu  pour  principaux  organes,  jusqu'à  pré- 
sent, trois  auteurs,  dont  les  écrits  attestent  certainement  des 
connaissances  étendues  et  de  la  sagacité.  Le  premier  est  un 
Américain,  M.  Carey,  bien  connu  par  ses  attaques,  plus  vives 
que  solides,  contre  les  doctrines  de  Ricardo  et  de  Malthiis; 
le  second,  un  Français,  M.  Bastiat,  le  spirituel  auteur  des 
Sophismes  économiqties  et  de  tant  d'autres  pamphlets  en  fa- 
veur du  libre  échange  ;  le  troisième  est  un  Anglais,  M.  Ban- 
field,  qui,  dans  un  cours  public  donné  à  l'université  de  Cam- 
bridge, et  publié  ensuite  d'après,  des  notes,  a  mis  au  service 
de  la  ligue  pour  la  réforme  des  lois  sur  le  commerce  des  cé- 
réales quelques  idées  justes  sur  les  progrès  passés  et  futurs 
de  la  science  agricole,  noyées  dans  cette  masse  de  redites  qui 
caractérisent  en  général  les  orateurs  populaires,  et  accom- 
pagnées des  critiques  de  rigueur  contre  les  privilèges  de  la 
propriété  foncière  et  contre  la  doctrine  de  Ricardo,  qui  leur 
était  supposée  favorable. 

L'erreur  de  Smith  et  de  ceux  qui  ont  adopté  son  explica- 


CRITIQUE   DES   DÔCTRmES   SUR   LA   RENTE.  499 

lion  de  la  rente  a  été  d'attribuer  à  la  terre  un  pouvoir  de  pro- 
duction supérieur  à  celui  de  tous  les  autres  instruments  de 
travail.  Ils  ont  fait  ainsi  une  supériorité  de  ce  qui  n'est  en 
définitive  qu'une  infériorité.  Pour  justifier  cette  assertion,  je 
reprends  l'hypothèse  que  j'ai  faite  ci-dessus,  et  je  suppose 
que  le  capitaliste  manufacturier  dont  je  parlais,  ayant  dé- 
couvert le  moyen  d'appliquer  à  son  industrie  un  moteur 
inanimé,  tel  que  la  force  d'une  chute  d'eau,  ou  celle  de  la 
vapeur,  arrive  à  augmenter  considérablement  son  produit 
net,  relativement  à  la  somme  totale  du  capital  qu'il  met  en 
œuvre,  de  sorte  qu'il  obtient  par  cette  invention,  et  tant  que 
le  prix  de  ses  produits  ne  subit  aucune  baisse,  un  bénéfice 
double  de  celui  qu'il  obtenait  auparavant.  Son  profit ,  qui 
n'était  que  la  dixième  partie  de  son  capital  antérieur,  est 
devenu  la  cinquième  partie  de  son  capital  actuel.  Le  voilà 
donc  au  pair  avec  le  capitaliste  agriculteur  ;  leurs  deux  in- 
dustries rapportent  autant  Tune  que  l'autre  ;  la  manufacture 
ajoute  au  chiffre  total  de  la  richesse  sociale,  pour  une  somme 
donnée  d'avances,  un  produit  net  parfaitement  égal  en  valeur 
à  celui  de  la  terre.  Le  résultat,  pour  la  société  entière,  sera 
donc  d'obtenir,  avec  la  dépense  de  travail  représentée  par  les 
avancée  primitives  du  fabricant,  une  quantité  double  des 
produits  de  la  manufacture,  par  conséquent  une  somme 
double  d'utilités  et  de  satisfactions. 

Mais  les  choses  n'en  resteront  pas  là.  Notre  industriel  aura 
des  compétiteurs;  capitaux  et  capitalistes  afflueront  dans 
cette  industrie  dont  les  profits  auront  doublé,  et  le  procédé 
nouveau  sera  pratiqué  par  chacun  de  ces  concurrents  avec  le 
même  avantage  qu'il  l'a  été  par  l'inventeur,  parce  qu'il  n'y 
aura  pas  de  limites  assignables  à  la  multiplication  ni  à  la 
puissance  de  l'agent  mécanique  mis  en  œuvre.  Notre  indus- 
triel lui-même  ne  manquera  pas  de  calculer  qu'il  peut  aug- 
menter sa  production  sans  augmenter  proportionneirement 
ses  avances,  et,  les  autres  faisant  le  même  calcul,  il  résultera 
certainement  de  tous  ces  efforts  une  production  très-augmen- 


500  DISTRIBUTION   DE   LA  RICHESSE. 

tée  de  Tarticle  fourni  par  notre  industriel,  une  production 
qui  dépassera  de  beaucoup  la  demande  au  prix  antérieur  et 
ne  pourra  se  débiter  tout  entière  qu'à  un  prix  réduit.  Tant 
que  ce  prix  suffira  pour  donner  un  bénéfice  excédant  le  profit 
ordinaire,  la  production  ira  augmentant  et  le  prix  deTarticIe 
diminuant,  jusqu'à  ce  que  ce  prix  ait  atteint  la  limite  au- 
dessous  de  laquelle  il  ne  suffirait  plus  pour  donner  même  le 
profil  ordinaire. 

La  même  chose  serait  arrivée  à  notre  capitaliste  agriculteur, 
la  même  concurrence  aurait  ramené  la  valeur  de  son  produit 
net  au  niveau  des  profits  ordinaires,  si  Tagent  de  production 
qu'il  met  en  œuvre  avait  pu  se  multiplier  indéfiniment,  ou  si 
sa  puissance  avait  pu  s'accroître  dans  une  proportion  égale  ou 
supérieure  à  celle  des  avances  nécessaires  pour  la  solliciter. 
Tant  que  la  demande  croissante  des  produits  aurait  fait  es- 
pérer aux  propriétaires  le  moindre  bénéfice  en  sus  du  profit 
jordinaire  de  leurs  capitaux,  de  nouvelles  exploitations,  en- 
treprises dans  des  conditions  toujours  égales,  seraient  venues 
augmenter  l'offre  et  empêcher  les  prix  de  s'élever.  Dans  cette 
hypothèse,  le  produit  net  de  notre  agriculteur  aurait  été  le 
même  en  quantité  qu'il  est  aujourd'hui,  mais  il  aurait  valu 
la  moitié  moins.  Ce  qui  procure  à  ce  cultivateur  le  profit 
double  qu'il  retire  maintenant,  c'est  qu'il  exploite  un  fonds 
d'une  fécondité  supérieure,  dont  l'étendue  totale,  exploitée 
dans  les  mêmes  conditions,  ne  suffît  point  à  satisfaire  la  de- 
mande actuelle  des  produits  agricoles,  et  qu'il  a  fallu  re- 
courir à  des  exploitations  moins  avantageuses ,  dont  une 
partie  ne  donne,  encore  aujourd'hui,  que  le  profit  ordinaire 
des  capitaux  qu'on  y  applique. 

Ainsi,  toute  la  différence  entre  le  manufacturier  et  l'agri- 
culteur gît  en  ce  que  le  premier  vend  ses  produits  au  prix 
déterminé  par  l'exploitation  la  plus  économique,  tandis  que 
le  second  vend  les  siens  au  prix  déterminé  par  l'exploitation 
la  moins  économique;  d'oii  il  résulte  que  la  société  entière 
obtient  les  produits  du  manufacturier  aux  mêmes  conditions 


GRmQUE   DES  DOGTRmES   SUR  LA  REKTE.  501 

que  lui,  c'est-à-dire  avec  la  même  dépense  proportionnelle 
de  travail  ;  tandis  qu'elle  obtient  les  produits  de  Tagriculteur 
à  des  conditions  plus  désayantageuses  que  lui,  c'est-à-dire 
avec  une  dépense  de  travail  accrue  de  toutes  les  dépenses 
additionnelles  qu'il  a  fallu  faire  pour  élever  la  quantité  du 
produit  au  niveau  de  la  demande. 

Ne  suit-il  pas  évidemment  de  là  que  les  industries  extrac- 
tives  sont  en  définitive  inférieures,  et  non  supérieures,  aux 
industries  de  fabrication,  comme  sources  de  richesse? 

L'erreur  de  Ricardo,  qui  n'est  plus  soutenue  de  toutes 
pièces  que  par  quelques-uns  de  ses  disciples,  a  été  d^établir 
un  rapport  de  causalité  entre  deux  faits  qui  peuvent  être 
concomitants,  mais  qui  peuvent  ne  pas  l'être,  et  qui,  dans 
tous  les  cas,  sont  parfaitement  indépendants  l'un  de  l'autre , 
savoir  :  la  naissance  de  la  rente  et  l'extension  de  la  culture  à 
des  terres  de  moins  en  moins  fécondes.  Il  est  évident  que 
l'accroissement  de  la  demande  des  produits  agricoles,  en  pro- 
voquant une  élévation  des  prix  courants,  peut  aussi  donner 
l'impulsion  à  des  progrès  dans  l'art  agricole,  au  moyen  des- 
quels la  terre  fournira,  au  même  prix  qu'auparavant,  une 
quantité  croissante  de  produits.  Dans  ce  cas,  la  nécessité  de 
recourir  à  des  exploitations  moins  avantageuses  ne  se  fera 
pas  sentir.  Il  suffit  toujours  et  partout,  pour  que  la  rente 
naisse  ou  s'accroisse,  qu'une  élévation  sensible  du  prix 
courant  des  produits,  ou  un  abaissement  sensible  de  leur 
prix  coûtant,  procure  un  bénéfice  permanent  soit  à  tous 
les  cultivateurs,  soit  à  une  partie  d'entre  eux,  quel  que 
puisse  être  l'effet  ultérieur  et  plus  général  de  la  cause  dont  il 
s'agit. 

Ce  qu'il  y  a  de  rationnel  et  de  vrai  dans  la  théorie  de  Ricardo 
s'est  trouvé  par  là  malheureusement  lié  à  l'hypothèse  d'une 
série  d'exploitations  devenant  de  plus  en  plus  désavantageu- 
ses, hypothèse  qui  est  certainement  d'accord  avec  l'ensemble 
des  réalités,  mais  qui,  heurtant  quelques  faits  particuliers  et 
notoires,  est  devenue,  pour  beaucoup  de  bons  esprits,  une 


502  DISTBIBUTION  DE   LA   RICRfitSSIÏ. 

pierre  d'achoppement,  et  pour  le8  adversaires  de  la  théorie 
une  arme  commode.  Il  importe  peu,  pour  l'explication  de  la 
rente,  qu'on  admette  ou  qu'on  rejette  cette  hypothèse  en  tout 
ou  en  partie;  car  Tordre  historique  des  cultures  n*a  rien  pu 
changer  ni  à  la  nature  et  à  retendue  limitée  de  rinstmment 
de  travail  auquel  ces  cultures  s'appliquaient,  ni  à  l'organisa^ 
tion  et  aux  conséquences  du  droit  de  propriété,  ni  aux  inévi- 
tables effets  d*uu  accroissement  successif  de  la  population  et, 
par  conséquent,  de  la  demande  des  produits.  Or,  c'est  là  que 
glt  toute  l'explication  de  la  rente  ;  c'est  là  que  s'en  trouvent 
les  causes  passées  et  actuelles,  les  causes  qui  la  font  naitre, 
celles  qui  la  font  croître  ou  décroître,  celles  qui  la  font  va* 
rier  suivant  les  époques  et  les  lieux. 

Quanta  la  troisième  des  écoles  que  j'ai  signalées,  son  opi- 
nion se  fonde  sur  ce  que  la  mise  en  culture  et  l'exploitation 
continue  du  sol  n'ont  pu  s'accomplir  sans  des  avances  consi- 
dérables, qui,  étant  incorporées  à  la  terre,  sont  devenues  la 
véritable  et  seule  cause  de  la  valeur  de  cette  terre,  et,  par 
conséquent,  de  la  rente  qu'elle  rapporte.  La  rente,  selon  cette 
manière  de  voir,  ne  représente  jamais  que  le  profit  de  capi* 
taux  antérieurement  dépensés,  la  légitime  rémunération  de 
travaux  antérieurement  accomplis.  Le  concours  de  la  terre 
est  aussi  gratuit  que  celui  du  vent  et  de  la  vapeur;  on  ne 
paye  jamais  autre  chose  que  les  travaux,  les  services  produc* 
tifs  de  l'homme. 

Ceux  des  capitaux  appliqués  à  la  terre  qui  peuvent  être  re- 
tirés de  cet  emploi,  ou  qui  ont  une  action  et  une  durée  limi- 
tées, conservent,  sans  contredit,  leur  caractère  de  capitaux, 
et  la  partie  au  produit  net  qui  leur  correspond  est  un  véritable 
profit,  auquel  le  propriétaire  n'a  droit  que  s'il  a  fourni  lui- 
même  ces  capitaux.  Mais  il  en  est  autrement  des  capitaux 
impérissables,  qui  sont  irrévocablement  incorporés  au  sol, 
tels  que  ceux  qu'on  a  employés  en  travaux  pour  mettre  à  nu 
un  terrain,  pour  en  extirper  les  racines,  pour  en  extraire  les 
pierres,  pour  le  niveler,  pour  en  préparer  l'irrigation,  pour 


CRITIQUE  DES   DOCTRINES  SUR  U  RENTE.  503 

en  modifier  l'action  mécanique  ou  chimique,  en  y  introdui- 
sant de  l'argile»  de  la  marne,  du  sable,  etc.  Gomme  ces  capi- 
taux, une  fois  dépensés,  font  partie  constituante  du  sol,  la 
portion  du  produit  net  qui  leur  correspond  a  tous  les  carac- 
tères de  la  rente,  et,  au  lieu  d'être  déterminée,  à  Tinstar 
du  profit,  par  la  concurrence  de  capitaux  également  pro- 
ductifs, elle  Test  par  la  concurrence  de  capitaux  moins 
productifs  et  peut,  par  conséquent,  atteindre  en  permanence 
un  taux  plus  ou  moins  supérieur  à  celui  des  profits  ordinaires. 

Le  profit  des  capitaux  en  question  fait  donc  partie  de  la 
rente  ;  il  en  suit  toutes  les  phases,  et  il  appartient  au  pro- 
priétaire seul,  dans  tous  les  modes  d'exploitation  où  le  pro- 
priétaire et  le  capitaliste  cultivateur  sont  deux  personnes  dis- 
tinctes et  où  la  rente  est  réglée  par  la  concurrence. 

Ainsi,  l'objection  qu'on  pouvait  tirer  du  fait  dont  il  s'agit 
contre  la  théorie  de  la  rente  n'a  aucune  portée.  Ce  fait 
rentre  dans  la  théorie;  c'est  elle  qui  en  fournit  la  loi  et  ]  ex- 
plication. 

D'ailleurs,  il  n'est  pas  besoin  de  regarder  longtemps  autour 
de  soi  pour  découvrir  des  cas  nombreux  de  propriétés  fou* 
cières,  dont  la  rente  est  née  ou  s'est  accrue,  indépendamment 
de  toute  avance  faite  sur  le  fonds.  Pourquoi  des  terrains  à 
bâtir,  c'est-à-dire  des  portions  de  sol  absolument  nues,  ont- 
elles  une  valeur  qui  va  quelquefois,  surtout  dans  les  villes, 
jusqu'à  égaler  celle  des  constructions  qu'on  y  élèvera?  Pour- 
quoi des  terres  destinées  à  la  même  culture  et  préparées  de 
la  même  manière  ont-elles,  suivant  les  lieux,  des  prix  de  vente 
et  de  loyer  si  différents?  Pourquoi  des  domaines,  affermés 
depuis  plusieurs  générations,  et  sans  que  le  propriétaire  y  ait 
fait  aucune  amélioration  ni  dépensé  aucune  avance^  se  ven- 
dent-ils et  s'afferment-ils  plus  cher  que  jadis?  Pourquoi,  en 
tous  lieux,  la  qualité  d'un  terrain  et  sa  situation  relativement 
aux  villes  et  aux  moyens  de  transport  des  produits  exercent- 
elles  une  influence  plus  ou  moins  grande  sur  le  prix  de  vente 
et  sur  le  fermage  ? 


504  DISTRlBUnON  DE   LA  RICHESSE. 

Dans  les  pays  en  progrès,  il  y  a,  surtout  près  des  foyers  où 
la  richesse  manufacturée  s'^élabore,  très-peu  de  domaines  dont 
le  produit,  déduction  faite  du  profit  et  de  l'entier  amortis- 
sement des  capitaux  incorporés  dans  le  sol,  ne  fournisse  une 
rente  supérieure  à  celle  qu'on  en  retirait  il  y  a  cinquante  ans 
ou  même  vingt-cinq  ans.  L'accroissement  de  la  population  et 
de  l'activité  industrielle  des  villes  et  des  bourgs,  la  création 
de  nouvelles  voies  de  communication  par  terre  ou  par  eau 
suffisent  pour  accroître,  souvent  d'une  manière  exorbitante, 
les  revenus  de  propriétaires  qui  n'ont  pas  fait  la  moindre 
avance  de  capitaux  en  vue  de  cet  avantage. 

Ces  voies  de  communication,  répondent  ceux  qui  nient  la 
rente,  ces  villes  riches  et  populeuses  ne  son^elles  pas  le 
fruit  du  travail  humain  ?  Tout  ce  développement  matériel, 
à  la  faveur  duquel  les  rentes  foncières  se  sont  accrues, 
n'est-il  pas  le  résultat  de  l'activité  d'une  ou  de  plusieurs  gé- 
nérations d'hommes,  dont  les  propriétaires  successifs  ont  fait 
partie  ? 

Cette  observation  renferme,  sans  doute,  un  fonds  de  vérité. 
Oui,  le  progrès  matériel  dont  résulte  souvent  l'accroissement 
de  la  rente  est  bien  évidemment  l'effet  complexe  d'un  en- 
semble d'efforts  ou  de  services  combinés  et  convergents,  oii 
la  classe  des  propriétaires  a  joué  un  rôle  actif.  Mais  cette  vé- 
rité n'a  rien  de  commun  avec  la  question  scientifique  dont 
nous  nous  occupons.  U  s'agit  uniquement  pour  nous  de  savoir 
si,  et  pourquoi,  les  services  de  l'agent  de  production  inhérent 
à  un  fonds  productif  sont  représentés  par  un  bénéfice  attribué 
au  propriétaire  de  ce  fonds,  en  sus  du  profit  de  tous  les  capi- 
taux engagés  par  lui  ou  par  d'autres  dans  l'exploitation, 
tandis  que  l'emploi  d'agents  naturels  tout  aussi  puissants,  daos 
les  industries  de  fabrication,  ne  donne  lieu  à  aucun  phéno- 
mène semblable,  c'est-à-dire  ne  fournit,  en  sus  du  profil  ordi- 

• 

naire  des  capitaux  engagés,  aucun  bénéfice  permanent,  qui 
puisse  être  envisagé  comme  la  représentation  spéciale  des  ser- 
vices de  ces  agents  naturels.  Pourrait-on  sérieusement  con- 


CRinOUE  DES   DOCTRINES   SUR   LA   RENTE.  505 

sidérer  cette  rente,  qui  est  exclusivement  attribuée  aux 
propriétaires,  comme  la  rémunération  d'avances  et  de  ravaux 
auxquels  les  propriétaires  n'ont  contribué  que  pour  une  part, 
et  qui  avaient  un  but  tout  autre  que  celui  d'accroître  la  va- 
leur des  propriétés  foncières  ? 


CHAPITRE  VU. 


EFFETS   DE   LA  DISTRIBUTION   DE  LA   RICHESSE    SUR   LES   VALEURS. 


Le  produit  brut  de  chaque  exploitation  industrielle  ren- 
ferme, comme  parties  intégrantes,  les  divers  revenus  de  ceux 
qui  ont  concouru  à  l'exploitation  en  fournissant  soit  le  fonds 
productif,  soit  les  capitaux,  soit  le  travail  qu'elle  a  mis  en 
œuvre;  d'un  autre  côté,  la  valeur  de  ce  produit  brut  dépend 
essentiellement  des  avances  de  travail  actuel  ou  accumulé 
qui  ont  dû  être  faites  pour  l'obtenir.  On  conçoit  donc  qu'il 
doive  exister  certains  rapports  déterminés  et,  par  conséquent, 
une  possibilité  d'action  réciproque  entre  les  valeurs  et  les  re- 
venus. Cependant,  les  revenus,  comme  toutes  les  autres  causes 
qui  agissent  indirectement  sur  les  valeurs,  ne  peuvent  exercer 
une  telle  action  qu'en  influant  sur  la  concurrence,  qui  est  la 
cause  déterminante  immédiate  de  ces  valeurs.  De  même  les 
valeurs  ne  peuvent  agir  sur  la  détermination  générale  de 
chaque  espèce  de  revenu  qu'en  influant  sur  la  concurrence, 
qui  est  la  cause  immédiate  de  cette  détermination.  J'ai  parlé, 
dans  les  précédents  chapitres,  de  l'influence  des  valeurs  sur 
les  divers  revenus,  et  j'y  reviendrai  dans  le  chapitre  suivant. 
Je  ne  m'occuperai  ici  que  de  l'action  exercée  par  chaque 
espèce  de  revenu  sur  les  valeurs. 

SECTION  I. 
Action  du  salaire  et  du  profit  sur  les  valeurs. 

Il  n'est  guère  possible  d'étudier  séparément  l'action  du 


EFFETS   DE   U   DISTRIBUTION    SUII   LEt»  VALEURS.  507 

salaire,  ni  celle  du  profit;  car  le  salaire  entre  comme  élément 
essentiel  dans  le  coût  du  travail,  c'est-à-dire  dans  la  cause 
qui  détermine  les  variations  du  profit.  La  quantité  et  Teffi- 
cacité  du  travail  étant  supposées  constantes  dans  une  pro« 
duction ,  les  variations  du  salaire  y  amènent  des  variations 
correspondantes  dans  le  coût  du  travail,  par  conséquent  des 
variations  en  sens  inverse  dans  le  profit.  C'est  d'ailleurs  par 
son  action  immédiate  sur  le  profit  que  le  salaire  exerce  le 
plus  souvent  son  influence  sur  les  valeurs. 

Les  variations  des  valeurs  ou  des  prix  étant  toujours  déter- 
minées  par  des  variations  de  la  demande  ou  de  l'offre,  Tin-- 
fluence  des  revenus  sur  les  valeurs  peut  se  manifester  par  une 
action  exercée  sur  la  demande  ou  par  une  action  exercée  sur 
Toffre.  Ainsi  les  variations  du  salaire  et  du  profit  influeront 
d'abord  sur  les  prix  de  certains  produits  spécialement  con- 
sommés par  les  salariés  ou  par  les  capitalistes,  si  elles  aug- 
mentent ou  diminuent  la  demande  de  ces  produits  ^ 

Un  accroissement  général  du  salaire  tend  nécessairement  à 
augmenter  la  demande  des  produits  qui  sont  spécialement 
consommés  par  les  travailleurs  salariés,  au  moins  par  la  ca- 
tégorie la  plus  nombreuse  de  ces  travailleurs,  tandis  que  cet 
accroissement  demeurera  sans  influence  directe  sur  la  de- 
mande des  produits  qui  sont  consommés  spécialement  par 
les  capitalistes.  Quant  aux  produits  dont  la  consommation 
est  commune  aux  deux  classes,  elle  ne  pourra  être  affectée 
que  si  elle  ne  tend  pas  à  diminuer  avec  l'abaissement  des 
profits. 

Les  besoins  d*aliments,  de  vêtements,  de  logements,  d'é- 
clairage  sont  universels  ;  mais  les  objets  destinés  à  les  satis- 
faire peuvent  être  de  qualités  très-différentes,  et  ils  se  divisent 

^  Pour  plus  de  clarté  et  de  concision^  je  ne  parlerai  pi  as  désonaais  que  des 
reveous  pécuniaires  et  des  prix,  non  des  portions  de  produit  brut  et  des  valeurs 
qu'ils  expriment,  et  je  ferai  abstraction  de  toutes  les  modifications  que  peuvent 
subir  ces  revenus  et  ces  prix  par  des  changements  survenus  dans  la  valeur  du 
numéraire. 


508  DISTRIBUTION  DE   LA  RICHESSE. 

de  fait  ea  trois  classes  :  les  objets  grossiers,  les  objets  ordi- 
naires^ les  objets  de  luxe.  Or,  les  objets  grossiers  sont  spécia- 
lement consommés  par  la  population  salariée,  et  les  objets  de 
luxe,  par  les  capitalistes;  tandis  que  la  consommation  des  objets 
ordinaires  est  ou  peut  devenir  commune  aux  deux  classes. 

Ainsi,  un  accroissement  général  du  salaire  doit  tendre  à 
augmenter  la  demande,  par  conséquent  le  prix  des  objets 
grossiers.  Elle  doit  tendre  aussi  à  augmenter  la  demande  et 
le  prix  des  objets  ordinaires,  parce  que  la  consommation  de 
ces  objets  n'est  pas  aflectée  par  l'abaissement  des  profits,  qui 
résulte  de  l'accroissement  des  salaires.  Quand  les  capitalistes 
sont  engagés  par  la  diminution  de  leur  revenu  à  diminuer 
leur  dépense  courante,  ce  n'est  pas  sur  les  objets  ordinaires, 
c'est  sur  les  objets  de  luxe  que  portent  généralement  leurs 
économies. 

La  demande  de  ces  objets  de  luxe,  au  contraire,  pourra  di- 
minuer dans  une  certaine  mesure  et  leur  prix  s'abaisser,  par 
suite  de  l'abaissement  du  taux  des  profits.  Cependant  cet  effet 
ne  sera  jamais  que  temporaire,  parce  que  le  prix  normal  des 
objets  en  question  n'en  sera  nullement  affecté  ;  tandis  que, 
la  plupart^des  objets  grossiers  et  plusieurs  des  objets  ordinaires 
étant  de  ceux  dans  la  valeur  desquels  la  matière  première  entre 
pour  une  forte  part  et  dont,  par  conséquent,  Toffre  ne  peut 
s'accroître  qu'à  des  conditions  de  plus  en  plus  onéreuses,  Tac- 
croissement  de  leur  prix  peut  devenir  permanent,  jusqu'à  ce 
que  de  nouveaux  perfectionnements  des  industries  extractives 
soient  venus  rendre  le  travail  plus  efficace  ou  en  réduire  la 
quantité  relative. 

Une  diminution  générale  du  salaire  doit  tendre  à  produire 
des  effets  inverses  de  ceux  que  je  viens  de  signaler,  c'est-à- 
dire  à  diminuer  dans  une  certaine  mesure  la  demande,  par 
conséquent  le  prix  des  objets  grossiers,  et  surtout  des  objets 
ordinaires  ;  tandis  que  l'élévation  qui  en  résultera  dans  le 
taux  du  profit  pourra  augmenter  la  demande,  et  par  là  élever 
temporairement  le  prix  des  objets  de  luxe. 


EFFETS  SUR  LES  VALEURS.  509 

Ainsi,  dans  certaines  villes  où  beaucoup  d'industries  sont 
en  progrès,  la  vie  devient  chère  pour  toutes  les  classes  d'habi- 
tants, et  cependant  le  nombre  de  ceux-ci  augmente  sans  cesse, 
les  travailleurs  étant  plus  attirés  par  l'élévation  du  salaire, 
qu'ils  ne  sont  repoussés  par  la  cherté  des  produits  consom- 
mables. On  voit,  au  contraire,  dans  quelques  pays,  des  villes 
où  la  vie  est  à  bon  marché,  demeurer  faiblement  et  insuffi- 
samment peuplées,  parce  que  la  stagnation  ou  la  décadence 
de  leurs  industries  en  éloigne  toutes  les  classes  actives  de  la 
population. 

L'action  qu'exercent  les  salaires  et  les  profits  sur  l'offre,  et 
par  là  sur  les  prix,  soulève  des  questions  plus  intéressantes  et 
plus  difficiles. 

Les  variations  du  salaire,  et  je  prie  le  lecteur  de  ne  pas 
oublier  qu'il  s'agit  toujours  ici  de  variations  affectant  le  coût, 
la  valeur  du  travail,  les  variations  du  salaire,  dis-je,  n'ont 
par  elles-mêmes  aucune  prise  sur  l'offre  des  produits,  si  les 
changements  qui  pourraient  en  résulter  dans  la  somme  totale 
des  avances  à  faire  sont  compensées  par  des  variations  en  sens 
inverse  du  profit.  Une  augmentation  du  salaire  ne  pourrait 
amener  une  diminution  de  la  quantité  du  produit  à  obtenir, 
qu'en  rendant  la  quantité  obtenue  insuffisante  pour  renou- 
veler le  capital  mis  en  œuvre,  et  inversement,  une  diminution 
du  salaire  ne  pourrait  amener  une  augmentation  de  la  quan- 
tité du  produit  à  obtenir,  qu'en  rendant  la  quantité  obtenue 
suffisante  pour  fournir  le  capital  nécessaire  à  une  production 
augmentée.  Mais  si  l'augmentation  ou  la  diminution  du  sa- 
laire amène  une  diminution  ou  une  augmentation  égale  du 
profit>  l'effet  supposé  n'aura  pas  lieu  à  l'égard  des  produc- 
teurs, et  le  résultat  sera  seulement,  pour  la  société  entière, 
de  convertir  une  partie  du  fonds  de  consommation  en  capital 
effectif,  ou  une  partie  du  capital  effectif  en  fonds  de  consom- 
mation. 

Un  fabricant  met  en  œuvre  un  capital  de  100,  dont  40  en 
salaires,  et  il  obtient  une  quantité  de  produit  qui  vaut  110, 


510  DlSTUnUtlOIf  DE   LA   BtCflftSSE. 

ce  qui  lui  assure  uu  profit  de  10.  Le  salaire  VêDant  à  aug- 
menter d'uQ  dixième,  il  aura  besoin  d'un  capital  de  i04 
pour  continuer  de  produire  la  même  quantité  qu'auparavant; 
mais  si  son  profit  est  réduit  à  6,  cette  quantité  obtenue 
suffira,  au  prix  de  110,  pour  lui  fournir  un  capital  de  104. 
Le  salaire  venant  à  diminuer  au  contraire  d'un  dixième,  la- 
vance  nécessaire  de  capital  se  trouvera  réduite  à  96  ;  maiâ  si 
le  profit  s'élève  à  14,  la  quantité  obtenue  au  prix  de  110 
ne  fournira  pas  de  quoi  suffire  à  une  production  augmentée. 

Or  rhypothèse  d'après  laquelle  je  viens  de  raisonner  est 
conforme  au  cours  naturel  et  ordinaire  des  choses,  car  une 
variation  du  taux  courant  des  salaires  étant  nécessairement 
générale  dans  le  pays  oii  elle  se  manifeste,  le  taux  des  profit£ 
ne  pourrait  se  maintenir  que  par  une  augmentation  ou  une 
diminution  simultanée  de  tous  les  prix,  ce  qui  implique  évi- 
demment contradiction.  Si  le  producteur  vend  son  produit 
plus  cher,  ou  moins  cher,  mais  que  le  prix  de  toutes  les 
choses  et  de  tous  les  services  qu'il  peut  obtenir  en  échange 
de  son  produit  se  soit  élevé  ou  abaissé  dans  la  même  pro- 
portion, sa  position  sera  exactement  la  même  que  si  le  prix 
de  son  produit  n'avaitpas  changé. 

D'ailleurs,  si  Ton  se  représente  nettement  cette  position  du 
producteur,  en  présence  d'une  élévation  ou  d"un  abaissement 
du  salaire,  on  comprendra  qu'il  n'a  aucun  intérêt  à  diminuer 
sa  production  dans  le  premier  cas,  ni  à  Taugmenler  dans  le 
second.  Pour  que  la  valeur  de  son  produit  pût  s'élever  dans 
le  premier  cas,  il  faudrait  que  l'offre  totale  en  fût  diminuée, 
mais  cela  ne  dépend  pas  de  lui,  et  s'il  prenait  l'initiative  de 
cette  diminution,  il  s'exposerait  à  restreindre  en  pure  perte 
sa  production.  Dans  le  second  cas,  qtiel  motif  pourrait  l'en- 
gager à  augmenter  l'offre  de  son  produit,  la  demande  n'ayant 
pas  augmenté  ? 

Ce  qui  rend  possible  une  augmentation  ou  une  diminution 
générale  de  l'offre  d'un  produit,  c'est  que  les  producteurs 
soient  intéressés  à  changer  la  destination  de  leurs  capitaui, 


EFFETS  SUR  LES  VALEURS.  511 

en  les  appliquant  d'une  manière  plus  avantageuse,  ou  à  se 
procurer  au  contraire  des  capitaux  additionnels,  enlevés  à  des 
emplois  moins  avantageux.  Or  cette  condition  n'existe  pas 
dans  notre  hypothèse,  puisque  la  cause  de  l'élévation  ou  de 
rabaissement  du  profit,  étant  supposée  générale,  affecte  tous 
les  emplois  qu'on  peut  faire  du  capital. 

Toutefois,  cette  hypothèse  n'est  conforme  à  la  réalité,  par 
conséquent  la  loi  qui  s'y  applique  n'est  vraie  qu'avec  une 
très-notable  exception.  Elles  impliquent,  en  effet,  Tune  et 
Tautre,  que  la  proportion  des  salaires  aux  avances  totales  est 
la  même  pour  tous  les  produits,  tandis  que  cette  proportion 
est,  comme  nous  le  savons  déjà,  très-inégale  dans  les  divers 
genres  de  production,  suivant  que  le  fonds  productif,  s'il 
s'agit  d'industries  extractives,  ou  la  matière  première,  s'il 
s'agit  d'industries  de  fabrication,  exige  plus  ou  moins  d'opé- 
rations préparatoires,  et  suivant  la  proportion  du  capital  fixe 
au  capital  circulant.  Or,  il  est  évident  que  les  industries  qui 
emploient  des  proportions  différentes  de  main-d'œuvre  doi- 
vent être  inégalement  affectées  dans  leurs  profits  par  les  va- 
riations générales  du  salaire,  et  que  celte  inégalité  doit 
amener  en  définitive  une  variation  dans  la  valeur  relative  de 
leurs  produits. 

A  et  B  sont  des  quantités  déterminées  de  deux  produits 
différents,  obtenues  avec  une  même  somme  d'avances,  que 
je  représente  par  1 ,000  francs  ;  mais  la  production  de  A  exige 
une  dépense  de  600  francs  en  salaires,  tandis  que  celle  de  B 
n'en  exige  qu'une  de  200.  En  d'autres  termes,  la  proportion 
du  salaire  aux  avances  totales,  on  la  quantité  relative  du  tra- 
vail actuel  est  des  3/5your  A,  et  de  1/5  seulement  pour  B. 
Je  suppose  de  plus  que  le  prix  du  produit  A  soit  de  1,1 00  francs, 
celui  du  produit  B  de  770,  et  le  profit,  de  10  pour  100,  les 
avances  consommées  ou  les  frais  de  production  se  trouvant, 
pour  A  et  B,  dans  le  rapport  de  100  à  67.  Si  le  salaire  s'ac- 
croît d'un  dixième,  les  avances  totales  du  producteur  de  A  se 
trouvant  portées  à  1,060,  tandis  que  celles  du  producteur  de 


512  DISTRIBUTION   DE  LA  RICHESSE. 

B  ne  seront  portées  qu'à  l  ,020,  le  profit  du  premier  se  trou- 
vera réduit  à  40,  c'est-à-dire  à  3,77  pour  100,  et  celui  du 
second  à  80,  c'est-à-dire  à  7,84  pour  100  des  avances  totales, 
ou  du  capital  mis  en  œuvre.  Il  en  résultera  un  abandon  partiel 
de  la  production  de  À  et  un  accroissement  de  la  productioQ 
de  B,  c'est-à-dire  une  diminution  de  l'offre  du  premier  pro- 
duit et  une  augmentation  de  celle  du  second,  par  conséquent 
un  changement  de  leur  valeur  relative,  jusqu'à  ce  que  Té- 
quilibre  existe  de  nouveau  entre  les  deux  profits. 

Cet  équilibre,  si  l'on  suppose  que  les  deux  produits  Â  et  B 
soient  les  seuls  dont  l'offre  ait  été  affectée,  s'établira  au  profit 
moyen  de  5,8  pour  100,  lorsque  le  prix  de  A  se  sera  élevé  à 
1,121  et  que  le  prix  de  B  sera  tombé  à  749  *.  Mais  il  est  cer- 
tain que  dans  la  réalité  plusieurs  productions  doivent  toujours 
être  diversement  atteintes  dans  leurs  profits,  et  alors  les  prix 
équilibrants  doivent  donner  pour  profit  général  et  définitif  la 
moyenne  entre  tous  les  profits  modifiés,  sauf  cependant  les 
irrégularités  accidentelles,  qui  peuvent  provenir  de  ce  que  la 
demande  ne  s'accroU  pas  également  pour  tous  les  produits, 
sous  l'influence  d'un  abaissement  de  leur  valeur. 

L'hypothèse  d'une  diminution  générale  du  salaire  donne- 
rait des  résultats  identiquement  pareils  en  sens  inverse,  les 
prix  s'élevant  pour  les  productions  qui  emploieraient  moins, 
et  s'abaissant  pour  celles  qui  emploieraient  plus  de  travail, 
que  la  moyenne  des  industries. 

C'est  surtout  par  la  substitution  du  capital  fixe  au  capital 
circulant,  c'est-à-dire  par  l'emploi  des  machines,  que  les 
quantités  relatives  de  main-d'œuvre  deviennent  inégales  dans 
les  diverses  productions. 

Prenons  pour  exemple  l'industrie  d'un  scieur  de  planches 
et  celle  d'un  tailleur  de  pierres,  qui  exploitent  l'un  et  l'autre 
un  capital  de  10,000  francs.  Pour  le  scieur  de  planches,  ce 

1  Les  avances  consommées^  qui  étaient^  pour  A,  de  1 ,000,  et  pour  B,  de  670, 
s' étant  élevées  respectivement  à  1,060  et  à  690,  on  obtient  les  prix  ci-dessos  en 
y  ajoutant  les  profits  respectirs^  savoir  61  et  59. 


EFFETS  SUR  LES  VALEURS.  513 

capital  comprend  une  machine,  qui  a  coûté  5,000  francs,  et 
qui  ne  doit  durer  qu'une  année;  pour  le  tailleur  de  pierres, 
il  comprend  un  certain  nombre  d'instruments  de  travail,  qui 
coulent  100  francs,  et  ne  durent  pareillement  qu'une  année  ; 
pour  l'un  et  pour  Tautre,  enfin,  il  comprend  des  matières 
premières,  valant  respectivement  1,000  et  90O  francs.  Le 
profit  étant  supposé  de  10  pour  100,  le  produit  annuel  de 
chacun  de  ces  producteurs  a  une  valeur  de  11,000  francs; 
mais  la  dépense  du  premier  en  salaires  n'est  que  le  56  pour 
100  de  cette  valeur,  tandis  que  celle  du  second  en  forme  le 
82  pour  100  •.  Par  conséquent,  les  variations  du  salaire  agi- 
ront d'une  manière  très-inégale  sur  la  portion  de  cette  valeur 
qui  représente  le  profit,  et  par  là  sur  le  taux  de  ce  profit. 

Cependant,  celte  proportion  de  la  somme  des  salaires  à  la 
valeur  du  produit  et  l'influence  qu  elle  exerce  sur  le  profit 
ne  dépendent  pas  uniquement  des  quantités  relatives  de 
main-d'œuvre  employées;  elles  dépendent  aussi  de  la  durée 
du  capital  fixe  et  de  celle  des  opérations  productives. 

Supposons,  dans  le  dernier  exemple,  que  la  machine  du 
scieur  de  planches,  au  lieu  de  ne  durer  qu'une  année,  puisse 
durer  cinq  ans.  Dans  ce  cas,  le  prix  de  son  produit  ne  s'élè- 
vera qu'à  7,000  francs,  c'est-à-dire  à  la  somme  nécessaire 
pour  renouveler  le  capital  circulant  et  pour  compenser  la 
perle  annuelle  de  valeur  que  subira  la  machine.  Or,  la  dé- 
pense annuelle  en  salaires  qui,  dans  la  première  hypothèse, 
n'était  que  le  56  pour  100  de  la  valeur  du  produit  annuel,  en 
formera  maintenant  le  65  pour  100,  d'oii  il  résulte  qu'une 
augmentation  d'un  dixième  dans  celte  dépense,  qui  n'aurait 
abaissé  le  profil  qu'à  9  pour  100  dans  cette  hypothèse,  l'a- 
baissera maintenant  à  5,7  pour  100. 


<  Pour  apprécier  exactement  cette  différence,  il  faudrait  tenir  compte  des  profits 
et  des  salaires  qui  sont  déjà  investis  dans  les  machines,  les  outils  et  les  matières 
premières,  puisque  je  suppose  que  tout  cela  est  renouvelé  annuellement.  J^omets 
à  dessein  ce  calcul^  qui  n'sûouterait  rien  à  la  force  et  nuirait  à  la  clarté  de  la  dé- 
monstration. 

1.  33 


514  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

Pour  montrer  l'effet  que  peut  avoir  la  durée  plus  ou  moins 
longue  des  opérations  productives  je  suppose  que  deux  agri- 
culteurs ont  produit,  Tun^  50  hectolitres  de  blé,  Tautre,  une 
pièce  de  vin,  en  employant  les  mêmes  avances  et  la  même 
quantité  de  travail,  savoir  :  500  francs,  dont  400  en  salaires; 
mais  que  le  vigneron  a  gardé  son  vin  pendant  cinq  années, 
pour  en  améliorer  la  qualité,  de  sorte  que  le  prix  de  sa  pièce 
doit  comprendre  le  profit  de  ses  avances  pour  six  années.  Le 
taux  du  profit  étant  supposé  de  10  pour  100,  les  30  hecto- 
litres de  blé  vaudront  550  francs,  et  la  pièce  de  vin  en  vaudra 
800.  Ainsi,  quoique  les  quantités  relatives  de  travail  soient 
parfaitement  égales,  en  d'autres  termes,  que  la  proportion 
des  avances  aux  salaires  soit  la  même  pour  les  deux  produits, 
la  proportion  de  cette  somme  à  la  valeur  du  produit  se  trouve 
être  de  72  pour  iOO  à  Tégard  du  blé  et  seulement  de  50  pour 
iOO  à  1  égard  du  vin  ;  d*où  il  résultera,  si  le  salaire  vient  à 
s'élever,  par  exemple,  d'un  dixième,  que  le  profit  sera  réduit, 
pour  le  producteur  de  blé,  à  10  francs,  c'est-à-dire  à  1,8  pour 
100,  et  pour  le  producteur  de  vin  à  43  francs,  c'est-à-dire  à 
7,9  pour  100  des  avances,  qui  seront  portées  maintenant  à 
540  francs  pour  l'un  et  pour  Tautre  ^.  Si  le  salaire  diminue, 
au  contraire,  d'un  dixième,  les  résultats  seront  en  sens  in- 
verse ;  le  profit  du  producteur  de  blé  sera  porté  à  90,  c'est- 
à-dire  à  19,5  pour  100,  et  celui  du  vigneron  à  12,2  pour  100 
des  avances,  maintenant  réduites,  pour  l'un  et  pour  l'autre, 
à  450  francs.  Ainsi,  sous  l'influence  d'une  élévation  générale 
du  salaire,  le  vin  tendrait^  dans  cette  hypothèse,  à  diminuer 
de  valeur  relativement  au  blé,  comme  il  arriverait,  dans  l'hy- 
pothèse précédente,  des  planches  relativement  aux  pierres 
taillées,  ou  encore  des  planches  obtenues  par  une  machine 
quinquennale,  relativement  à  tout  autre  produit  obtenu,  avec 
les  mêmes  avances  et  la  même  quantité  de  travail,  au  moyen 

*  Le  chiffre  43  esl  celui  qu'on  obtient  en  divisant,  le  reste  260  par  6.  le  faii 
abilraction  de  ce  (][u*U  faudrait  ajouter  au  prix  du  vin  et  au  profil  modifié  du  vi- 
gneron, si  Ton  tenait  compte  de  Tintérêt  composé  des  cinq  proGts  antérieurs. 


EFFETS   SUR   LES   VALEURS.  515 

d'une  machine  annuelle»  tandis  que»  soud  Tinfluence  d'un 
abaissement  général  du  salaire,  la  valeur  du  vin,  celle  des 
planches,  celle  des  produits  obtenus  avec  une  machine  quin- 
quennale, augmenteraient  relativement  au  blé,  aux  pierres 
taillées,  aux  produits  obtenus  avec  une  machine  annuelle. 

On  regarde  généralement  le  bon  marché  du  travail  comme 
un  avantage  pour  un  pays,  comme  un  moyen  pour  lui  de 
vaincre»  sur  les  marchés  étrangers,  la  concurrence  des  na- 
tions qui  payent  des  salaires  plus  élevés.  C'est  une  erreur. 
L'avantage  que  retire  une  nation  du  commerce  international 
a  pour  mesure  la  différence  entre  le  prix  normal  des  produits 
de  son  industrie  qu'elle  exporte  et  le  prix  normal  qu'elle 
donnerait  aux  produits  qu'elle  importe,  si  elle  les  produisait 
elle-même  \  Or,  cette  différence  ne  saurait  tenir  au  taux  gé-* 
néral  du  salaire  ni  à  celui  du  profit,  qui  sont  les  mêmes  pour 
toutes  les  industries  nationales;  elle  ne  peut  provenir  que 
des  quantités  de  travail  exigées.  La  nation  gagne  à  importer 
le  produits  de  l'étranger,  en  échange  du  produit  A,  parce 
que  la  quantité  du  produit  Â  qu'elle  exporte  lui  coûte  moins 
de  travail  que  ne  lui  coûterait  la  quantité  du  produit  B  qu'elle 
obtient  en  échange. 

S'il  est  avantageux  pour  le  Portugal  d'échanger  ses  vins 
contre  des  draps  anglais,  ou  de  vendre  ses  vins  aux  Anglais 
et  de  leur  acheter  les  draps  dont  il  a  besoin,  c'est  qu'il  dé- 
pense moins  de  travail  actuel  et  accumulé  pour  produire  un 
baril  de  vin  d'Oporto,  qu'il  n'en  dépenserait  pour  produire  la 
quantité  de  drap  qu'il  obtient  en  échange  ou  qu'il  achète  en 
Angleterre  avec  le  prix  du  vin  qu'il  y  a  vendu.  Que  peut  faire 
à  cela  le  taux  du  salaire  ou  celui  du  profit»  qui  s'égaliserait 
nécessairement  pour  les  deux  productions,  si  elles  s'accom- 
plissaient toutes  deux  en  Portugal? 

Ce  qui  permet  à  une  nation  de  vaincre  la  concurrence 
étrangère  sur  les  marchés  extérieurs,  c'est  de  pouvoir  livrer 

1  Voirci-desaus,  iivro  II,  chapitre  tm. 


5IC  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

à  meilleur  marché  que  les  industries  rivales  les  produits 
qu'elle  exporte.  Or,  ce  qui  fait  le  bon  marché  des  produits 
qu'elle  exporte,  c'est  la  quantité  de  travail  qu'elle  y  emploie, 
comparée  avec  celle  que  lui  coûtent  ses  autres  produits.  Plus 
les  producteurs  des  articles  d'exportation  peuvent  en  donner, 
dans  le  pays,  pour  une  quantité  déterminée  de  tout  autre 
produit  national,  plus  ils  pourront  en  donner,  à  l'étranger, 
pour  une  quantité  quelconque  de  produits  étrangers,  ou  pour 
une  somme  quelconque  d'argent. 

Deux  nations,  X  et  Z,  se  font  concurrence  pour  fournir  à 
une  troisième  nation,  Y,  le  produit  B,  en  échange  duquel  il 
leur  convient,  à  Tune  et  à  l'autre,  de  recevoir  le  produit  C, 
parce  qu'il  leur  en  coûterait  plus  de  le  produire  elles-mêmes. 
Je  représente  par  B  et  G  les  unités  de  mesure  ou  de  poids  des 
produits  respectivement  offerts  en  échange,  et  je  suppose  le 
salaire  tellement  plus  élevé,  chez  la  nation  Z,  qu'elle  ait  be- 
soin, pour  produire  46  G,des  mêmes  avances  qui  suffisent  àX 
pour  produire  20  C.  Mais,  pour  X,  les  avances  qu'exige  la 
production  de  G  sont  aux  avances  qu'exige  la  production  deB 
dans  le  rapport  de  15  à  12,  tandis  que,  pour  Z,  ce  rapport 
est  de  15  à  10,  parce  queZ  emploie,  grâce  à  une  industrie 
plus  perfectionnée,  une  moindre  quantité  de  travail  pour  la 
production  de  B  que  la  nation  X.  Il  en  résulte  que  X  ne  peut 
pas  donner  à  Y  plus  de  2,500  B,  par  exemple,  en  échange  de 
2,000  C,  tandis  que  Z  peut  en  donner  5,000;  car  la  produc- 
tion de  25  B  exige  autant  d'avances,  chez  X,  que  celle  de  20  G, 
et  la  production  de  50  B  n'exige  pas  plus  d'avances,  chez  Z, 
que  celle  de  20  G  *. 

Ge  sera  donc  Z  qui  l'emportera  sur  X,  et  qui  obtiendra  la 
préférence  de  la  nation  Y  pour  ce  commerce  international, 
quoique  les  travailleurs  de  Z  reçoivent  un  salaire  beaucoup 
plus  élevé  que  celui  des  travailleurs  de  X. 

Quelle  que  pût  être  la  différence  des  salaires,  on  obtieu- 

1  En  vertu  des  deux  proportions:  15  :  12  =  25  :  20  et  15  :  10  s  30  :  20. 


EFFETS  SUR  LES  VALEUBS.  517 

drait  le  même  résultat.  Si  cette  différence,  par  exemple,  était 
assez  forte  pour  que  les  frais  de  production  de  C  fussent  dou- 
bles chez  Z  de  ce  qu'ils  sont  chez  X,  en  sorte  qu'on  eût  comme 
quantités  équivalentes,  d'une  part,  20  C  et  10  C,  de  l'autre, 
25  B  et  15  B,  Z  n'en  aurait  pas  moins  l'avantage  de  pouvoir 
offrir  3,000  B  en  échange  de  2,000  C,  tandis  que  X,  pour  la 
même  valeur,  ne  pourrait  donner  que  2,500  B. 

Je  n'ai  pas  besoin  d'expliquer  ici  comment  l'intervention 
du  numéraire,  quoiqu'elle  change  les  formes  du  commerce 
international,  n'en  modifie  point  les  résultats  définitifs  ;  cette 
explication  a  été  amplement  donnée  dans  le  chapitre  dernier 
du  précédent  livre. 

D'ailleurs,  avec  des  données  moins  exceptionnelles,  l'a- 
vantage dont  il  s'agit  peut  se  réaliser  sans  aucune  rupture, 
même  temporaire,  d'équilibre  dans  la  circulation  interna- 
tionale. 

Il  est  rare,  sans  doute,  que  les  ouvriers  appartenant  à  deux 
pays  différents  reçoivent,  en  échange  d'un  travail  dont  l'effi- 
cacité est  parfaitement  la  même,  des  salaires  assez  inégaux 
pour  amener  une  différence  d'un  quart  dans  la  valeur  des 
produits  obtenus.  Rapprochons-nous  de  la  réalité,  en  suppo- 
sant que  cette  différence  des  prix  ne  s'élève  qu'à  un  dixième, 
et  reprenons  notre  hypothèse  sans  y  faire  d'autres  change- 
ments. 

Il  s'agit  toujours  des  deux  nations  X  et  Z,  chez  lesquelles 
le  taux  des  profits  est  le  même,  tandis  que  le  salaire  est  diffé- 
rent, d'où  il  résulte  des  prix  différents  pour  les  produits  ob- 
tenus avec  les  mêmes  quantités  relatives  de  main-d'œuvre. 
X  peut  produire  C,  au  prix  de  9  francs  ;  Z  ne  peut  le  produire 
qu'au  prix  de  9  fr.  90  c.  Mais  X,  aussi  bien  que  Z,  a  intérêt 
à  recevoir  ce  produit  de  la  nation  Y,  qui  le  fournit  au  prix  de 
8  francs.  Les  conditions  étant  celles  que  j 'ai  supposées  ci-dessus 
relativement  à  la  production  de  B,  X  ne  pourrait  livrer  ce 
produit  pour  moins  de  7  fr.  20  c,  tandis  que  Z  pourrait  le 
fournir  au  prix  de*6  fr.  60  c.  Ainsi  l'avantage  du  bon  marché 


518  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

appartiendrait  encore  à  celle  des  deux  nations  qui  paye  à  ses 
travailleurs  le  plus  fort  salaire  *. 

Il  y  a  cependant  un  cas,  dans  lequel  des  valeurs  interna- 
tionales peuvent  se  trouver  affeciées  par  l'inégalité  du  salaire, 
c'est  lorsque  cette  inégalité  existe  dans  le  pays  même  où  se 
trouve  le  salaire  inférieur,  lorsque  ce  salaire  y  est  un  avan- 
tage propre  à  certaines  industries.  Les  salaires  cumulés,  dont 
j'ai  parlé  dans  un  des  précédents  chapitres,  nous  offrent  des 
exemples  de  ce  cas,  parce  que  le  salaire  subsidiaire  implique 
généralement  des  conditions  et  des  circonstances  locales,  qui 
ne  peuvent  se  concilier  avec  tous  les  genres  de  travaux.  A 
Zurich,  notamment,  certaines  branches  de  la  fabrication  des 
soieries  e!  de  l'industrie  cotonnière  sont  seules  exercées  par 
les  familles  de  paysans  et  cumulées  avec  le  travail  agricole. 

Les  industries  ainsi  avantagées  le  sont  à  l'égard  des  autres 
industries  du  pays,  comme  elles  pourraient  l'être  par  une 
plus  grande  efficacité  du  travail,  ou  par  l'emploi  d'une  moin- 
dre quantité  relative  de  main-d'œuvre,  parce  que  les  profits 
s'égalisent  nécessairement.  Si  leurs  produits  s'exportent,  ils 
peuvent  donc  être  vendus,  sur  les  marchés  extérieurs,  à  plus 
bas  prix  que  les  produits  similaires  des  pays  où  les  industries 
en  question  ne  jouissent  pas  de  pareils  avantages. 

En  formulant  les  résultats  des  démonstrations  qui  précè- 
dent, on  en  tire  les  conclusions  suivantes,  dans  lesquelles  se 
trouve  résumée  toute  la  théorie  de  Tinfluence  des  salaires  et 
des  profits  sur  les  valeurs. 

L  Les  variations  générales  du  salaire  et  celles  qui  en  ré- 
sultent en  sens  inverse  dans  le  taux  des  profits  ne  peuvent 
jamais  modifier  en  plus  ou  en  moins  les  valeurs  ou  les  prix  de 
tous  les  produits  ;  mais  elles  peuvent,  en  modifiant  les  reve- 
nus de  deux  classes  diverses  de  la  population,  influer  sur  la 
demande  et  par  conséquent  sur  les  prix  de  certains  produits 
respectivement  consommés  par  ces  deux  classes  ;  elles  peuvent 

1  On  obtient  ces  chiffres  au  moyen  4cs  propgftions  :  f  5  :  12  =  9,00  :  x  pi 
i5  :  10  =  9,90  :  x. 


% 


EFFETS  SUR  LES  VALEURS.  519 

aussi  et  doivent  affecter  les  valeurs  relatives  des  produits  qui 
sont  obtenus  avec  des  quantités  différentes  de  main-d'œuvre, 
ou  dans  la  valeur  desquels  la  proportion  des  profits  n'est  pas 
la  même. 

IL  Les  variations  du  salaire,  en  tant  qu'elles  affectent  le 
coût  du  travail  et  par  conséquent  le  taux  des  profits,  obtien- 
nent le  second  effet  ci-dessus  mentionné,  en  provoquant  une 
augmentation  ou  une  diminution  de  l'offre  de  divers  produits. 

IIL  Une  élévation  du  salaire  a  pour  effet  d'élever  la  valeur 
des  produits  qui  sont  obtenus  avec  les  plus  grandes  quantités 
de  main-d'œuvre  et  de  ceux  dont  la  valeur  comprend  le  moins 
de  profits,  relativement  aux  produits  qui  se  trouvent  dans 
les  conditions  inverses. 

IV.  Un  abaissement  du  salaire  a  pour  effet  d'abaisser  la 
valeur  des  produits  qui  exigent  les  plus  grandes  dépenses  de 
main-d'œuvre  et  de  ceux  dont  la  valeur  comprend  le  moins 
de  profits,  relativement  aux  produits  qui  se  trouvent  dans  les 
conditions  inverses. 

V.  L'équilibre  entre  les  profits  se  rétablit  par  la  fixation 
d'un  taux  uniforme,  qui  est  la  moyenne  entre  tous  les  profits 
modifiés;  et  les  prix,  variant  avec  les  valeurs  relatives,  s'élè- 
vent plus  ou  moins  pour  tous  les  produits  à  l'égard  desquels 
le  profit  s'est  trouvé  abaissé  au-dessous  de  la  moyenne,  et 
s'abaissent  plus  ou  moins  pour  ceux  à  l'égard  desquels  le  profit 
s'est  trouvé  élevé  au-dessus  de  la  moyenne. 

VI.  Si  le  salaire  est  différent  dans  deux  pays,  l'efficacité 
du  travail  et  le  taux  du  profit  étant  supposés  les  mêmes,  il  en 
peut  résulter  une  infériorité  générale  des  prix  dans  le  pays 
où  le  salaire  est  le  moins  élevé  ;  mais  il  n'en  résulte  ni  avan- 
tage ni  supériorité  pour  ce  pays,  dans  son  commerce  inter- 
national soit  avec  le  pays  où  le  salaire  est  plus  élevé,  soit 
avec  d'autres  pays  sur  les  marchés  desquels  il  se  trouve  en 
concurrence  avec  celui-là. 

VIL  La  supériorité,  quant  aux  avantages  du  commerce 
international  cl  quant  à  la  concurrence  sur  les  marchés  exté- 


520  DISTRIBUTION  DE  LA   RICHESSE. 

rieurs,  appartenant  toujours  au  pays  dont  les  produits  ex- 
portés ont  le  moins  de  valeur,  relativement  aux  autres  produite 
de  son  industrie  nationale  et  notamment  à  ce  que  lui  coûte- 
raient les  produits  importés  s'il  les  produisait  lui-même,  rien 
n'empêche  que  cette  supériorité  ne  soit  obtenue  par  un  pays 
dans  lequel  les  salaires  seront  plus  élevés  que  partout  ailleurs. 

VIII.  Toutefois,  lorsque  les  industries  d'exportation  jouis- 
sent de  Tavantage  d'un  salaire  spécial,  moins  élevé  que  le 
salaire  général  du  même  pays,  cet  avantage,  en  tant  qu'il  di- 
minue pour  elles  le  coût  du  travail  qu  elles  emploient,  a  le 
même  effet  que  l'avantage  qui  résulterait  de  l'emploi  d'uoe 
moindre  quantité  relative  de  travail. 

Je  terminerai  la  présente  section  par  une  observation  im- 
portante, dont  j'ai  fait  abstraction  jusqu'ici,  afin  de  ne  pas 
compliquer  la  démonstration  des  vérités  générales. 

En  comparant  les  prix  des  diverses  nations  placées  dans 
des  conditions  différentes  relativeinent  au  salaire,  ou  plus 
exactement  à  la  valeur  du  travail,  j'ai  toujours  supposé  qu'elles 
recevaient  du  dehors  les  métaux  précieux  dont  la  valeur  dé- 
termine  celle  du  numéraire,  et  qu'elles  les  recevaient  de  la 
même  source,  à  des  conditions  identiquement  pareilles. 

C'est  en  partant  de  cette  supposition,  que  j'ai  pu  attribuer 
au  salaire  une  influence  générale  sur  les  prix  dans  les  échan- 
ges intérieurs  de  différents  pays. 

Toute  valeur  normale  se  résout  en  salaires  et  en  profits, 
correspondant  à  des  efforts  de  travail  et  d'abstinence,  et  se 
trouvant  entre  eux  dans  un  certain  rapport.  Lors  donc  que 
des  quantités  déterminées  de  deux  produits,  à  plus  forte  raison 
des  quantités  égales  d'un  même  produit,  représentent  des 
sommes  respectivement  égales  de  salaires  et  de  profits,  ces 
quantités  doivent  être  égales  en  valeur,  c'est-à-dire  se  valoir 
l'une  l'autre,  et  avoir  le  même  prix,  quoique  produites  dans 
deux  pays  différents,  si  la  valeur  normale  des  métaux  mon- 
nayés y  est  la  même. 

Il  est  vrai  que,  le  salaire  venant  à  s'abaisser  dans  l'un  de 


EFFETS  SUR  LES  VALEURS.  521 

ces  deux  pays,  les  prix  n'en  seront  pas  généralement  dimi- 
nués ;  mais  c'est  parce  que  les  profits,  subissant  une  variation 
inverse»  et  s'élevant  généralement,  le  taux  général  ne  sera 
plus  le  même  dans  les  deux  pays  ;  et  si,  plus  tard,  le  salaire 
demeurant  le  même,  le  taux  des  profits  est  ramené  à  un  même 
niveau,  ce  sera  parce  que  les  prix  auront  généralement  di- 
minué dans  le  pays  où  le  salaire  s'est  abaissé,  et  ne  seront, 
par  conséquent,  plus  les  mêmes  dans  les  deux  pays. 

Ainsi,  dans  la  supposition  que  j'ai  prise  pour  point  de 
départ,  à  des  valeurs  composées  d'éléments  égaux  dans  les 
deux  pays  doivent  correspondre  des  prix  égaux  ;  à  des  va- 
leurs composées  d'éléments  inégaux,  des  prix  inégaux.  Mais 
cette  supposition  n'est  que  rarement  conforme  à  la  réalité. 

D'abord,  dans  les  pays  qui  produisent  eux-mêmes  les  mé- 
taux précieux,  le  salaire  ne  peut  exercer  sur  les  prix  aucune 
influence  générale ,  car  il  devrait  influer  sur  la  valeur  des 
métaux  précieux  comme  sur  toutes  les  autres ,  et  une  in- 
fluence qui  tend  à  modifier  dans  le  même  sens  toutes  les  va- 
leurs n'en  modifie  réellement  aucune. 

Quant  aux  pays  qui  ne  produisent  pas  eux-mêmes  les  mé- 
taux précieux,  j*ai  montré  en  son  lieu  comment  la  valeur  de 
ces  métaux  y  est  déterminée  par  celle  des  produits  qu'ils  don- 
nent en  échange,  et  comment  il  en  résulte  que  plus  la  pro- 
duction devient  généralement  économique  dans  un  pays, 
moins  les  métaux  précieux  doivent  y  avoir  de  valeur.  Or,  les 
salaires  ne  suivent  pas  une  marche  croissante,  avec  le  progrès 
du  développement  économique;  c'est  plutôt  le  contraire  qui 
a  généralement  lieu.  Il  peut  donc  arriver,  il  doit  souvent 
arriver  que  les  prix  de  la  plupart  des  produits  et  des  services 
soient  comparativement  élevés,  dans  un  pays  oii  les  salaires 
sont  comparativement  bas. 

Le  lecteur  comprendra*  aisément  que  cette  observation, 
loin  d'infirmer  les  dernières  conclusions  ci-dessus  formu- 
lées, ne  fait  que  les  rendre  plus  absolument  et  plus  généra- 
lement vraies,  puisque  dans  la  plupart  des  cas  l'inégalité  des 


522  DISTRIBUTION   DE    LA   RICHESSE. 

salaires  dans  divers  pays  n'aura  point  pour  effet  une  inégalité 
correspondante  des  prix  dans  les  échanges  intérieurs  de  chacun 
d'eux. 

SECTION  n. 
Influence  da  taux  de  rintërèC  sur  les  valeurs. 

L'intérêt,  en  tant  qu'il  entre  comme  élément  dans  les  va- 
leurs, s'y  confond  avec  le  profit,  dont  il  est  une  partie  inté- 
grante; car  c'est  seulement  comme  intérêt  du  capital  mis  en 
œuvre  dans  la  production  qu'il  peut  contribuera  former  la 
valeur  d'un  produit,  et  ce  capital,  qu'il  appartienne  ou  non 
au  producteur,  rapporte  nécessairement  un  profit  complexe, 
dont  l'intérêt  ne  se  détache  qu'après  la  production  accomplie. 

Mais  l'intérêt,  en  tant  qu'il  est  une  compensation  stipulée 
pour  le  non-usage  d'un  capital  prêté,  peut  influer  sur  la  va- 
leur d'échange  des  choses  qui  n'ont  poipt  de  valeur  normale, 
et  qui  cependant  s'échangent  contre  des  capitaux. 

Les  choses  dont  il  s'agit  sont  les  fonds  productifs.  Pourquoi 
les  fonds  productifs  n'ont-ils  pas  une  valeur  normale?  Parce 
que  l'offre  n'en  est  point  réglée  par  les  avances  qu'elle  né- 
cessite. Ces  fonds  préexistent  en  quantité  limitée,  avec  des 
utilités  impérissables  et  très-inégales,  qui  peuvent  être  aug- 
mentées au  moyen  de  certaines  avances  de  capital,  mais  qui 
peuvent  aussi,  sans  avance  aucune,  exister  à  tous  les  degrés 
possibles  et  s'accroître  indéfiniment.  L'offre  disponible  des 
fonds  productifs  étant  ainsi  indépendante  des  avances  qui 
concourent  à  la  produire,  leur  valeur  ne  peut  avoir  pour 
limites  en  plus  ou  en  moins  que  celles  de  la  demande  dont 
ils  sont  l'objet.  Cette  valeur  ne  peut  donc  varier,  pour  un 
même  fonds,  ou  entre  divers  fonds,  qu'avec  l'intensité  de  la 
demande,  c'estr-à-dire  avec  le  degré  d'utilité  du  fonds  pro- 
ductif. 

Or,  la  plupart  des  fonds  productifs  n'étant  utiles  que  comme 


EFFETS    SUR   LES    VALEURS.  523 

instruments  de  production,  leur  utilité  a  pour  mesure  exacte 
le  profit  qu^en  retirent  ceux  qui  les  exploitent,  indépendam- 
ment et  en  sus  du  profit  qu'ils  doivent  retirer  des  capitaux 
qu'ils  y  appliquent;  en  d'autres  termes,  l'avantage  qu'en 
peuvent  retirer  ceux  qui  lés  possèdent,  sans  les  exploiter 
eux-mêmes  et  sans  y  appliquer  aucun  capital;  en  un  mot,  la 
rente.  C'est  la  rente  qui  mesure  et  qui  exprime  la  principale, 
et  le  plus  souvent  la  seule  utilité  des  fonds  productifs,  soit 
qu'elle  forme  un  revenu  distinct  pour  le  propriétaire,  soit 
qu'elle  se  trouve  confondue  entre  ses  mains  avec  un  salaire, 
avec  un  profit  d'exploitation,  avec  le  loyer  de  constructions 
élevées  sur  le  fonds,  ou  même  avec  la  jouissance  de  construc- 
tions dont  le  propriétaire  s'est  réservé  l'usage. 

Quelle  doit  donc  être  la  valeur  d'échange  d'un  fonds  pro- 
ductif? Evidemment,  elle  doit  avoir  pour  expression  une 
quantité  de  richesse  suffisante  pour  procurer  à  celui  qui  en 
dispose  un  avantage  égal  à  la  rente,  c'est-à-dire  le  même 
revenu,  dégagé  comme  la  rente  de  toute  exploitation  per- 
sonnelle et  de  toute  avance  adflitionnelle.  Ce  revenu,  c'est 
l'intérêt,  ou  plutôt  le  loyer  du  capital. 

Je  dis  le  loyer  du  capital,  parce  que  la  rente  ne  comprend 
aucune  compensation  pour  un  risque  auquel  le  fonds  productif 
n'est  point  exposé.  On  ne  peut  ni  dérober,  ni  détruire,  ni 
perdre  une  terre  cultivable,  un  terrain  à  bâtir,  une  rivière 
poissonneuse,  une  carrière  ;  on  peut  tout  au  plus  les  dété- 
riorer temporairement.  Ainsi,  la  rente  ne  correspond  qu'à 
cette  portion  de  l'intérêt  qui  représente  la  compensation 
pour  le  non-usage  du  capital.  Etant  elle-même  un  revenu 
dégagé  de  tout  risque,  elle  ne  saurait  avoir  pour  équivalent 
qu'un  revenu  dégagé  pareillement  de  tout  risque,  l'intérêt 
en  tant  qu'il  ne  compense  que  le  non-usage  du  capital,  l'in- 
térêt qu'on  obtient  d'un  capital  dont  le  remboursement  est 
assuré. 

C'est  le  taux  de  cet  intérêt,  ou  plutôt  de  cette  portion  de 
l'intérêt,  qui  détermine,  pour  chaque  lieu  et  pour  chaque 


524  DISTRIBUTION   DE   LA  RICHESSE. 

époque,  le  prix  courant  des  fonds  productifs.  Tout  fonds 
productif  vaut  le  capital  dont  la  rente  de  ce  fonds  repré- 
sente rintérêt.  Par  conséquent  le  prix  des  fonds  productifs 
crott  et  décroît  en  raison  inverse  du  taux  de  l'intérêt;  car, 
l'intérêt  n'étant  qu'une  fraction  du  capital ,  plus  cette  frac- 
tion est  grande,  moins  de  fois  elle  est  contenue  dans  le 
capital.  Si  l'intérêt  est  d'un  vingtième,  le  prix  des  fondssera 
de  vingt  fois  la  rente  ;  si  l'intérêt  est  d'un  vingt-cinquième  ou 
d'un  quinzième,  le  prix  des  fonds  sera  de  vingt-cinq  fois,  ou 
de  quinze  fois  la  rente. 

Cette  loi,  quoique  généralement  vraie,  admet  cependant 
certains  correctifs,  que  j'ai  déjà  fait  pressentir  plus  haut  en 
disant  que  la  plupart  des  fonds  productifs  n'ont  d'utilité  que 
comme  instruments  de  production  :  la  plupart,  non  tous. 

La  propriété  foncière  présente  partout,  encore  aujourd'hui, 
certains  avantages  indépendants  du  revenu  qu'elle  procure, 
avantages  matériels,  sociaux,  politiques,  dont  les  uns  tien- 
nent à  des  causes  permanentes,  les  autres  à  un  ensemble  de 
mœurs  et  d'opinions,  qui  vont  s'affaiblissant  avec  le  déve- 
loppement général  des  sociétés.  C'est  surtout  à  la  possession 
de  la  terre  cultivée  et  cultivable  que  ces  avantages  sont  at- 
tachés, et  il  en  résulte  que  le  prix  de  cette  terre  est  géné- 
ralement supérieur  au  capital  dont  l'intérêt  serait  représenté 
par  la  rente. 

Il  peut  arriver,  grâce  à  de  tels  avantages,  que  des  terres, 
qui  ne  rapportent  aucune  rente,  aient  un  prix  vénal,  quelque- 
fois même  assez  élevé.  Mais  ce  fait  n'est  point  aussi  universel 
qu'il  paraît  l'être,  et  ce  serait  à  tort  qu'on  se  prévaudrait  de 
ce  que  toute  terre  se  vend  à  un  prix  quelconque  pour  nier 
l'absence  même  de  la  rente  sur  certaines  portions  du  sol,  et 
pourinfirmerla  théorie  développée  dans  le  précédent  chapitre. 

D'abord,  il  faut  exclure  du  fait  en  question  toutes  les  pro- 
priétés sur  lesquelles  il  existe  des  constructions,  ou  un  cheptel 
de  bestiaux,  qui,  en  droit,  se  confondent  avec  la  terre  et  font 
corps  avec  elle,  mais  qui  en  sont  économiquement  distincts. 


EFFETS  SUR  LES  VALEURS.  525 

et  qui  forment  ua  capital  dont  le  profit  n'est  point  compris 
dans  la  rente  foncière. 

Il  faut  exclure  aussi  du  nombre  des  propriétés  qui  ont  un 
prix  supérieur  à  celui  qu'indiquerait  leur  rendement  celles 
qu'une  position  agréable,  au  milieu  de  sites  pittoresques  et 
dans  une  région  accidentée,  rend  désirables  comme  lieux  de 
résidence  temporaire  ou  permanente.  C'est  comme  terrains  à 
bâtir,  non  comme  terres  cultivables,  qu'elles  en  reçoivent  un 
surcroît  de  valeur,  et  ce  surcroît  de  valeur  correspond  à  une 
véritable  rente,  puisqu'il  est  le  produit  d'une  qualité  inhé- 
rente au  sol,  inséparable  du  fonds  et  tout  à  fait  indépendante 
des  capitaux  qu'on  y  applique  soit  en  constructions,  soit  en 
améliorations  agricoles. 

Dans  ce  cas,  le  rendement  de  la  propriété  comprend,  outre 
les  produits  de  la  culture,  le  loyer  qu'elle  rapportera  comme 
lieu  d'habitation,  et  si  Ton  déduit  de  ce  rendement  total  les 
avances  consommées  et  les  profits  tant  du  capital  d'exploita- 
tion que  de  celui  qui  a  été  ou  qui  devrait  être  transformé  en 
bâtiments,  le  reste  constituera  une  rente  égale  à  l'intérêt  cou- 
rant du  prix  de  la  propriété,  ou  inférieure  à  cet  intérêt  dans 
la  mesure  seulement  des  avantages  tout  à  fait  généraux  dont 
j'ai  parlé  ci-dessus. 

Ensuite,  n'est-il  pas  évident  que  beaucoup  de  terres  non 
arrentables  peuvent  faire  partie  de  domaines  plus  ou  moins 
étendus^  dont  les  autres  portions  donnent  une  rente,  et  dont 
le  revenu  complexe  révélerait,  si  on  pouvait  l'analyser  com- 
plètement, cetle  absence- partielle  de  la  rente?  D'ailleurs,  la 
terre  même  qui  rapporte  une  rente,  c'est-à-dire  un  produit 
net  supérieur  au  profit  ordinaire  du  capital  d'exploitation, 
peut  ne  donner  ce  produit  net  que  pour  une  partie  de  ce  ca- 
pitaly  à  raison  d'une  première  culture,  qui  avait  d'abord  été 
suffisante,  et  à  laquelle,  le  prix  des  produits  ayant  augmenté, 
on  a  substitué  une  culture  intensive  plus  onéreuse,  à  l'aide 
d'un  nouveau  capital  dont  elle  ne  réalise  que  le  profit  ordi- 
naire. 


526  DISTAIBUTIOM  DB   Là  RIGHBS8E. 

Il  n'est  pas  rare,  nolamment  dans  certaines  contrées  de  la 
Suisse,  d'entendre  des  plaintes  au  sujet  du  chétif  rendement 
des  terres.  Les  propriétés  rurales,  dit-on,  ne  sont  plus  ce 
qu'elles  étaient  autrefois,  des  placements  avantageux,  et 
toute  application  de  capitaux  à  la  culture  est  maintenant  une 
mauvaise  spéculation.  Il  y  a  dans  ce  langage  une  erreur  el 
une  vérité. 

Les  terres  rendent  certainement  beaucoup  plus  qu'elles  ne 
rendaient  il  y  a  cinquante  ans,  car  la  valeur  des  produits 
agricoles  s'est  considérablement  accrue  depuis  lors,  relative- 
ment aux  produits  manufacturés,  et  Tagriculturc  a  fait  des 
progi^ès  incontestables.  Mais,  à  mesure  que  les  capitaux  se 
sont  accumulés  dans  l'industrie  et  dans  le  commerce,  l'intérêt 
des  placements  les  plus  sûrs  s'est  abaissé,  et,  d'un  autre  côté, 
les  avantages  de  pur  agrément  attachés  à  la  propriété  fon^ 
cière  sont  devenus  à  la  fois  plus  désirables  et  accessibles  à  un 
plus  grand  nombre  d'amateurs.  La  demande  des  terres 
s'étant  ainsi  accrue  par  des  causes  indépendantes  de  leur 
rendement,  le  prix  s'en  est  élevé  à  une  telle  hauteur,  que  la 
rente  ne  représente  plus,  en  effet,  qu'un  intérêt  minime. 

Je  reviendrai^  dans  le  chapitre  suivant,  sur  ce  résultat  du 
développement  social  et  sur  d'autres  faits  analogues,  dont  la 
plupart  de  ceux  qui  en  sont  affectés  dans  leurs  intérêts  mé- 
connaissent le  caractère  ou  s'exagèrent  la  portée,  faute  de 
connaissances  économiques  suffisantes. 

SECTION  HI. 
Influenee  de  la  rente  sur  les  valeurs. 

Il  résulte  de  ce  qui  a  été  dit  dans  la  section  précédente  que 
c'est  la  rente,  combinée  avecle  taux  de  l'intérêt,  qui  déter- 
mine la  valeur  des  fonds  productifs.  La  rente  fournit  l'un  des 
facteurs,  le  taux  de  l'intérêt  fournit  l'autre.  Ainsi,  le  taux 
étant  de  5  pour  100,  c'est-à-dire  d'un  vingtième,  et  la  rente 


EFFETS   SUR    LES   VALEURS.  527 

d'un  fonds  étant  de  1,000  francs,  ce  tonds  vaudra  vingt  fois 
la  rente,  soit  20,000  francs.  Ce  cas  est  le  seul  dans  lequel  la 
rente  puisse  influer  sur  des  valeurs,  et  c*est  à  tort  qu'on  Ta 
longtemps  considérée  comme  un  élément  essentiel  de  la  va- 
leur des  produits  agricoles. 

On  peut  dire,  en  un  certain  sens,  que  la  rente  pécuniaire, 
ou  nominale,  est  contenue  dans  les  prix  de  tous  les  produits 
bruts,  et,  par  conséquent,  dans  le  prix  de  tout  ce  qui  con- 
stitue la  richesse  ;  mais  elle  y  est  contenue  sans  en  être  la 
cause  déterminante. 

Nous  avons  vu  que  ce  qui  fait  naitre  la  rente,  ou  ce  qui 
l'accrott,  c'est  un  prix  des  produits  bruts,  qui  assure  à  cer- 
tains producteurs  un  excédant  de  bénéfice  en  sus  du  profit 
ordinaire  de  leurs  capitaux  d*exploitation,  et  que  les  prix  qui 
donnent  cet  excédant  sont  maintenus,  et  avec  eux  les  rentes 
nées  ou  accrues,  parce  que  Totfre  des  produits  ne  peut  s'éle* 
ver  ou  demeurer  au  niveau  de  la  demande  que  par  des 
expIoitatioi]s  qui  ne  donnent  que  le  profit  ordinaire.  La  rente 
est  donc  l'efiet,  non  la  cause,  des  prix  auxquels  les  pi'oduits 
sont  successivement  amenés  par  une  demande  croissante. 

Si  Ton  envisage  la  production  totale  annuelle  des  indus- 
tries extraclives  d'un  pays,  la  somme  totale  des  rentes  en 
nature  y  est  sans  contredit  contenue,  et  de  même  la  somme 
totale  des  rentes  pécuniaires  est  certainement  contenue  dans 
le  prix  total  de  cette  production  annuelle,  c'est-à-dire  dans  la 
somme  des  prix  de  tout  ce  qui  la  compose.  Mais  la  rente  n*est 
pas  contenue  comme  élément  essentiel  ni  comme  partie  ali- 
quote  dans  le  prix  de  chaque  produit  brut,  car  les  produits 
des  fonds  qui  ne  rapportent  point  de  rente  et  ceux  des  fonds 
qui  en  rapportent  peu  ou  beaucoup  se  vendent  tous  au  même 
prix,  déterminé  uniquement  par  les  avances  qu'exige  l'ex- 
ploitation la  moins  productive. 

Si  un  hectolitre  de  blé  vaut  15  francs,  je  ne  puis  pas  dire 
que  la  rente  foncière  forme  une  aliquote  quelconque  de  ce 
prix,  puisque  ce  blé  peut  provenir  d'un  fonds  qui  ne  rapporte 


528  DISTRIBUTION   DE   LA  RICHESSE. 

aucune  rente,  puisque^  d'ailleurs,  la  rente  variant  à  l'infini 
suivant  les  degrés  de  fécondité,  sa  proportion  dans  les  avances 
qui  composent  le  prix  coûtant  de  chaque  hectolitre  de  blé 
peut  aussi  variera  Tinfini,  puisque,  enfin,  ce  blé  vaut  15  francs 
l'hectolitre,  non  à  cause  de  la  portion  de  rente  qu'il  peut  con- 
tenir, mais  parce  que  ce  prix  représente  les  seules  conditions 
auxquelles  on  puisse  obtenir  la  quantité  de  blé  nécessaire. 

Sous  le  régime  de  l'appropriation  privée,  grâce  à  la  con- 
currence que  se  font  entre  eux  les  propriétaires,  soit  pour  la 
vente  de  leurs  produits,  soit  pour  larrentement  de  leurs  pro- 
priétés, la  rente  ne  peut  jamais  excéder  la  compensation  des 
avantages  inhérents  aux  fonds  productifs  qui  la  donnent. 
Sous  un  régime  qui  constituerait  TEtat  seul  propriétaire  de 
tous  les  fonds  productifs  et  mattre  d'imposer  à  ceux  qui  les 
exploiteraient  des  conditions  arbitraires,  onéreuses  ou  avan- 
tageuses, égales  ou  inégales,  la  rente  pourrait  excéder  ces 
avantages  de  fécondité  ou  leur  être  inférieure.  Si  elle  les  dé- 
passait, elle  augmenterait  les  frais  de  la  production  totale,  et 
les  prix,  s'élevant  alors  nécessairement  au-dessus  de  la  limite 
déterminée  par  les  frais  de  la  production  la  plus  onéreuse, 
renfermeraient,  comme  aliquote  et  comme  élément  essentiel, 
une  portion  de  la  somme  totale  des  rentes  exigées  ;  si  la  rente 
était  inférieure  à  la  limite  indiquée,  mais  que  tous  les  pro- 
ducteurs fussent  astreints  à  en  payer  une,  le  même  résultat 
se  produirait;  dans  tous  les  cas  Tinfériorité  totale  de  la  rente 
ne  profiterait  qu'aux  producteurs  ou  à  quelques-uns  d'entre 
eux,  sous  la  forme  de  profits  excédant  le  taux  ordinaire. 


CHAPITRE  VIII. 

EFFETS    GÉNÉRAUX    DU    DÉVELOPPEMCNT    ÉCONOMIQUE 
SUR  LÀ  DISTRIBUTION  DE  LA  RICHESSE. 


On  a  vu,  dans  les  deux  premiers  livres  de  cet  ouvrage,  que 
le  développement  économique  des  sociétés  imprime  une  mar- 
che progressive  continue  à  la  production  et  à  la  circulation 
de  la  richesse,  comme  de  tout  ce  qui  a  de  la  valeur  et  peut 
s'échanger  contre  de  la  richesse.  G*est  par  là  que  ce  déve- 
loppement se  manifeste  aux  regards  les  moins  attentifs  ;  c'est 
par  là  que  ses  stages  successifs  se  caractérisent  le  plus  visible- 
ment et  que  se  produisent,  entre  des  nations  inégalement 
développées,  les  différences  les  plus  apparentes. 

L'influence  du  développement  économique  sur  la  distribu- 
lion  de  la  richesse,  si  elle  est  moins  saillante  et  moins  facile 
à  constater,  présente  un  sujet  d'étude  plus  réellement  inté- 
ressant, parce  qu'elle  soulève  des  questions  et  fait  nattre  des 
doutes  sur  le  caractère  et  sur  les  résultats  définitifs  de  ce  pro- 
grès apparent. 

A  n'envisager  que  la  production  et  la  circulation,  tout 
marche  dans  le  sens  du  perfectionnement,  vers  un  but  géné- 
ralement désiré,  que  l'imagination  ne  peut  guère  se  repré- 
senter que  sous  de  riantes  couleurs,  et  que  la  raison  la  plus 
éclairée  doit  accepter,  parce  que  les  progrès  accomplis  justi- 
fient à  ses  yeux  les  progrès  à  venir,  et  qu'elle  ne  pourrait 
condamner  ceux  qu'elle  redouterait,  sans  faire  en  même 
temps  le  procès  à  ceux  qu'elle  a  le  plus  hautement  approuvés. 
À  peine  est-il  permis  de  concevoir  quelque  inquiétude  en 
I.  34 


530  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

songeant  à  une  époque  future,  où  les  fonds  productifs,  qui 
sont  la  source  première  de  toute  richesse,  ne  suiÏBront  plus  aux 
besoins  de  populations  sans  cesse  croissantes,  les  uns,  parce 
que  l'exploitation  en  deviendra  de  plus  en  plus  difficile  et 
onéreuse,  les  autres,  parce  qu'ils  ne  renferment  aucune  force 
créatrice,  qui  renouvelle  constamment  des  produits  dont  la 
masse,  quoique  immense,  n'est  cependant  pas  inépuisable. 
Cette  époque  parait  encore  trop  éloignée  pour  que  les  hommes 
de  la  génération  actuelle  doivent  sérieusement  s*en  préoccu- 
per, et  d'ailleurs  les  résultats  surprenants  qu'a  déjà  obtenus, 
en  étudiant  et  en  mettant  à  profit  des  forces  naturelles  jadis 
inconnues  ou  négligées,  l'industrie  humaine  éclairée  par  des 
sciences  qui  n'ont  pas  encore  dit,  qui  n'auront  jamais  dit  leur 
dernier  mot,  suffisent  pour  dissiper  de  telles  appréhensions 
et  nous  autorisent  à  suivre  sans  défiance  une  voie  où  le  progrès 
a  toujours  enfanté  le  progrès  et  où  chaque  pas  nous  fait  dé- 
couvrir de  nouveaux  horizons,  une  carrière  qui  a  toujours 
été  s'élargissant  et  s*applanissant  à  mesure  que  l'humanité 
s'y  avançait,  poussée  par  ses  besoins  et  guidée  par  son  intelli« 
gence. 

La  distribution  de  la  richesse  ne  présente  pas  à  beaucoup 
près  des  perspectives  aussi  brillantes,  car,  bien  qu'elle  puisae 
incontestablement  s'améliorer  et  qu'elle  se  soit  à  quelques 
égards  beaucoup  améliorée  avec  les  progrès  du  développement 
économique,  on  peut  se  demander,  quand  on  examine  l'en- 
semble des  réalités  présentes,  si  ce  développement  lui-même 
n'implique  pas  certaines  conditions,  ne  suppose  pas  certains 
principes,  iie  favorise  pas  certaines  tendances,  qui  opposeroot, 
aux  améliorations  désirables  et  non  encore  obtenues,  d'insur- 
montables difficultés. 

La  production  et  la  circulation  marchent  toujours  de  pair 
avec  Taecumulation  de  la  richesse.  Il  y  a  entre  ces  trois  faces 
du  développement  économique  un  parallélisme  nécessaire  et 
une  évidente  connexité,  qui  font  que  toute  extension  de  Tune 
d'entre  elles  rend  possible  et  amène  forcément  une  extension 


INFLUENCE  DU  DÉVELOPPEMENT  iCONOVTQUE.       531 

égale  des  deux  autres.  Mais  le  rapport  qui  peut  eiister  entre 
raccumulation  et  la  distribution  n'ofTre  point  le  même  carac- 
tère ;  il  n'est  pas  de  ceux  que  l'intelligence  constate  à  première 
vue,  comme  par  intuition,  ni  de  ceux  que  la  simple  logique 
du  sens  commun  sufiit  pour  rendre  évidents.  L'augmentation 
de  la  masse  à  distribuer  n'implique  point  en  effet,  par  elle- 
même»  une  augmentation  proportionnelle  de  toutes  les  parts, 
et  rien  n'empécbe  que  le  moins  soit  mieux  distribué  que  le 
plus  ;  car  le  plus  et  le  moins  ont  d'autres  causes  et  suivent 
d'autres  lois  pour  les  individus  que  pour  la  société  entière. 

D'ailleurs^  les  maux  qui  résultent  d'un  stage  arriéré  de  la 
production  et  de  la  circulation,  au  moins  les  maux  réels  et 
permanents,  se  réduisent  à  la  privation  de  jouissances  incon- 
nues, par  conséquent  non  désirées,  et  à  des  lacunes  dans  le 
développement  général  de  certaines  classes  de  la  société,  qui 
les  ignorent  le  plus  souvent  elles-mêmes  et  ne  s'en  fout  aucun 
souci  ;  tandis  que  les  conséquences  d'une  distribution  vicieuse 
se  manifestent  par  des  privations  individuelles  parfaitement 
senties  et  par  des  souffrances  actuelles,  sur  la  réalité  des- 
quelles aucun  doute  n'est  possible. 

Une  nation  en  progrès  se  console  aisément  de  n'avoir  pas 
encore  atteint  le  degré  de  richesse  et  de  civilisation  auquel 
d'autres  sociétés,  antérieures  ou  même  contemporaines,  sont 
parvenues  ;  mais  des  nécessiteux,  qui  sont  ou  qui  se  croient 
lésés  dans  le  présent  par  une  distribution  inégale  de  la  ri- 
chesse, n'admettent  guère  comme  une  compensation  de  leur 
malheur  la  certitude  d'un  progrès  qui  ne  change  rien  à  leur 
condition  présente  et  la  perspective  d'une  amélioration  future 
dont  ils  ne  profiteront  jamais. 

La  société  est  donc  souvent  obligée  d'intervenir,  ou  de  faire 
intervenir  son  gouvernemelat  dans  le  jeu  des  ressorts  éco- 
nomiques, pour  en  corriger  les  résultats,  et  il  devient  dès  lors 
très-important  pour  elle  de  savoir  si  le  cours  naturel  des  choses 
doit  alléger  progressivement,  puis  lui  épargner  peut-être  un 
jour  tout  à  fait  les  sacrifices  que  cette  intervention  lui  impose. 


552  DISTRIBUTION   DE   LA   hICHESSC. 

OU  s'il  tend,  au  contraire,  à  les  rendre  de  plus  en  plus  néces- 
saires et  de  plus  eu  plus  onéreux. 

Ces  considérations  générales  justifient  l'intérêt  si  vif  et  si 
universel  qu'excitent  les  questions  relatives  à  la  distribution 
de  la  richesse,  notamment  celles  que  j'ai  à  traiter  dans  le 
présent  chapitre.  Cependant  cet  intérêt  n'est  pas  un  motif 
pour  que  l'économiste  doive  reculer  indûment  les  limites  de 
sa  science,  ni  surtout  pour  qu'il  en  altère  la  méthode  et  le 
langage.  Sa  mission^  pour  cette  partie  de  la  science  comme 
pour  les  autres,  est  uniquement  de  rechercher  les  lois  géné- 
rales qui  expliquent  les  phénomènes  constatés  et  qui  doivent 
agir  sur  les  phénomènes  éventuels,  puis  d'examiner  et  de 
juger,  d'après  ces  mêmes  lois,  les  institutions  et  les  mesures 
pratiquées  ou  proposées,  qui,  par  leur  but  avoué  ou  par  leurs 
effets,  rendent  à  la  fois  utile  et  rationnelle  une  telle  applica- 
tion des  théories  économiques.  Je  ne  remplirai  ici,  relative- 
ment au  sujet  dont  je  vais  m'occuper,  que  la  première  de  ces 
deux  tâches,  les  questions  d'application  demeurant  toutes  ré- 
servées pour  la  seconde  partie  de  cet  ouvrage. 

SECTION  1. 
Influenee  du  développement  éeonomlqne  sur  les  salaires. 

Les  causes  qui  déterminent  la  valeur  d'échange  et  par  con- 
séquent le  salaire  courant  de  chaque  espèce  de  travail  sont 
invariablement  Toff're  et  la  demande  de  ce  travail  ;  l'ofl're, 
qui  est  représentée  par  le  nombre  des  travailleurs  cherchant 
un  salaire  ;  la  demande,  qui  a  pour  mesure  non  pas  la  tota- 
lité du  capital  disponible,  mais  la  quantité  d  approvisionne- 
ment disponible,  c'est-à-dire  la  portion  de  ce  capital  qui  est 
nécessairement  destinée  à  Tentretien  des  travailleurs.  Or,  ces 
deux  facteurs  tendent  l'un  et  l'autre  à  s'accroître  avec  le  dé- 
veloppement économique.  L'accroissement  de  la  population 
et  l'accumulation  du  capital  sont  deux  mouvements  parai- 


INFLUENCE  DU  DÉVELOPPEMENT  ÉGOHONIQUË.       533 

lèles,  qui  ne  se  produisent  guère  Tun  sans  l'autre,  qui  sont 
nécessairement  connexes  dans  leurs  résultats,  et  qui  sont  li- 
mités Tun  par  Tautre  dans  leurs  tendances  extrêmes,  Tun  ne 
pouvant  pas  s'arrêter  sans  que  l'autre  s'arrête  aussi  tôt  ou 
tard. 

Cependant  ces  deux  mouvements  sont  indépendants  l'un 
de  l'autre  par  leurs  causes  immédiates.  L'accroissement  du 
nombre  des  travailleurs  est  l'effet  d'instincts  naturels,  dont 
la  force  n'est  pas  nécessairement  réglée  par  l'accroissement 
du  capital  ;  l'accumulation  de  la  richesse  a  pour  causes  des 
mobiles  et  des  moyens  d'action,  dont  la  puissance  ne  se  pro- 
portionne pas  nécessairement  au  nombre  des  travailleurs  et 
ne  suit  que  de  loin  et  irrégulièrement  les  fluctuations  de  l'offre 
du  travail. 

Ainsi,  ces  deux  mouvements,  quoique  parallèles  et  con- 
nexes, n'ont  pas  une  marche  uniforme,  constamment  égale, 
et  il  arrive  souvent  que  l'un  s'accélère  ou  se  ralentit,  pendant 
que  l'autre  est  modifié  en  sens  inverse  ou  demeure  station- 
naire  dans  son  allure. 

L'accumulation  de  la  richesse  n'exerce  donc  point  par  elle- 
même  une  action  directe  et  nécessaire  sur  le  salaire  réel. 
Quant  au  salaire  nominal,  elle  doit  tendre  à  l'abaisser  plutôt 
qu'à  l'élever. 

Le  salaire  nominal  exprime  la  valeur  en  numéraire,  c'est- 
à-dire  le  prix  des  choses  dont  est  composé  le  salaire  réel  ; 
il  s'accroît,  par  conséquent,  le  salaire  réel  demeurant  le 
même,  si  le  prix  de  ces  choses  s'élève;  il  décroît,  si  ce  prix 
s'abaisse. 

Parmi  les  éléments  dont  se  compose  le  salaire  réel,  il  en 
est  dont  le  prix  tend  à  s'élever  avec  l'accumulation  de  la  ri- 
chesse et  l'accroissement  de  la  population,  par  suite  de  la 
fécondité  décroissante  des  fonds  productifs  ;  il  en  est  d'autres, 
à  l'égard  desquels  cet  effet  se  trouve  neutralisé  et  plus  que 
neutralisé  par  l'efBcacité  croissante  du  travail  humain  et  des 
autres  agents  de  la  production,  et  dont,  par  conséquent,  le 


534  DISTRIBUTION    DG   LA   AlCItlilSSe. 

prix  s*abaisse  plus  ou  moins  rapidement,  à  mesure  que  la  ri- 
chesse va  s'accumulanl.  Mais  le  progrès  des  sciences  et  de  l'in- 
dustrie, qui  accompagne  toujours  l'accumulation  de  la  ri- 
chesse, oppose  au  décroissement  de  fécondité  des  fonds 
productifs  un  correctif  puissant,  dont  l'action,  quoique  irré- 
gulière et  parfois  interrompue,  n'en  a  pas  moins  pour  résultat 
de  ralentir  au  total,  d'arrêter  même  par  intervalles,  le  ren- 
chérissement progressif  des  produits  bruts  ;  tandis  que  rabais- 
sement de  prix  des  produits  manufacturés,  favorisé  encore 
par  l'effet  de  ce  correctif,  n'est  soumis  à  aucune  cause  spéciale 
de  ralentissement  ou  d'interruption. 

Il  y  aurait  donc  lieu  de  s'attendre  à  ce  que  le  développe- 
ment économique  eût  pour  résultat  un  abaissement  progressif 
du  salaire  nominal ,  si  cette  tendance  n'était  pas  contre- 
balancée par  deux  causes  que  je  vais  mentionner,  et  dont 
l'action  doit  être,  au  moins  en  grande  partie,  attribuée  à 
ce  développement  lui-même. 

La  première  de  ces  causes  est  la  dépréciation  du  numéraire, 
c'est-à-dire  l'abaissement  de  la  valeur  des  métaux  précieux 
dont  est  composé  ou  que  représente  runité  monétaire  de  tous 
les  pays  où  le  développement  économique  n'en  est  plus  à  son 
premier  stage.  Cette  dépréciation  lient  en  partie,  sans  doute, 
à  un  fait  accidentel,  à  la  découverte  de  nouveaux  gisements 
aurifères  ou  argentifères  ;  mais  elle  tient  aussi  à  une  exploi- 
tation perfectionnée  des  gisements  connus;  elle  tient  encore 
à  l'économie  de  numéraire  métallique  obtenue  par  l'emploi 
d'agents  de  circulation  basés  sur  le  crédit.  Or  c'est  le  déve- 
loppement économique  des  sociétés  qui  a  fait  naître,  ou  qui 
a  pu  seul  rendre  possibles  ces  perfectionnements  dans  la  pro- 
duction el  dans  la  circulation  de  la  richesse. . 

D'ailleurs,  la  découverte  même  et  surtout  l'exploilalion 
eflicace  des  nouveaux  gisements  exigent  un  certain  déploie- 
ment d'activité  industrielle,  un  certain  essor  de  l'esprit  d'en- 
treprise, un  certain  degré  de  facilité  et  de  sécurité  dans  la 
circulation  des  choses  et  des  personnes,  qui  présupposent, 


UIFLUEIfCË   DU   DÉVELOPP£ttENT   ÉCONOMIQUE.  535 

chez  l'ensemble  des  nations  industrielles  et  commerçantes, 
un  stage  avancé  de  développement  économique. 

La  découverte  de  l'Amérique,  vers  la  fin  du  quinzième 
siècle,  et  la  dépréciation  des  métaux  précieux  qui  s'ensuivit 
dans  le  courant  du  seizième,  ne  furent-elles  pas  amenées  par 
l'essor  très-remarquable  qu'avaient  pris  l'industrie  et  le  com- 
merce dans  les  cités  de  Tancien  monde,  successivement  affran- 
chies, pendant  les  trois  siècles  précédents,  du  joug  de  leurs 
seigneurs  et  parvenues  à  une  autonomie  plus  ou  moins  com- 
plète? La  découverte  des  gisements  aurifères  de  la  Californie 
et  de  l'Australie  présente  mieux,  il  est  vrai,  les  caractères  d'un 
fait  accidentel  ;  toutefois,  on  peut  se  demander  si  c'est  fortui- 
tement que  ces  mines  inépuisables,  jusqu'alors  ignorées,  ont 
été  découvertes  et  mises  immédiatement  en  valeur,  à  peu 
d'années  d'intetvalle,  chez  celle  des  races  d'hommes  aujour- 
d'hui dominantes  qui  se  distingue  le  plus  par  son  activité  éco* 
nomique  et  par  son  esprit  d'entreprise. 

La  seconde  cause  qui  empêche  le  développement  économi- 
que d'amener  un  abaissement  graduel  du  salaire  nominal, 
c'est  qu'il  tend  à  produire  une  élévation  graduelle  du  salaire 
normal  réel,  en  multipliant  les  besoins  des  travailleurs  sala- 
riés. C'est  par  là  que  le  progrès  économique  peut  agir  effica- 
cement, quoique  indirectement,  sur  les  salaires;  c'est  ainsi 
seulement  qu'il  a  pu  exercer,  sur  le  sort  de  la  classe  ouvrière, 
une  influence  décidément  salutaire  et  généralement  très-sen- 
sible. 

On  a  souvent  révoqué  en  doute  celte  amélioration  si  évi- 
dente de  la  condition  des  travailleurs,  en  exagérant  la  portée 
de  certaines  réalités  affligeantes,  qui  ne  sont  que  des  faits 
exceptionnels,  des  ombres  au  tableau  ;  mais  les  défenseurs 
du  progresse  trompent  aussi  et  saisissent  mal  le  caractère  de 
son  influence,  lorsqu'ils  la  représentent  comme  l'effet  immé- 
diat et  nécessaire  d'une  production  plus  économique  et  plus 
abondante.  Quelques-uns  même  vont  jusqu*à  faire  de  l'in- 
dustrie modet'ue  une  sorte  de  providence,  qui  se  serait  appli- 


536  DISTRIBUTION  DE   LA   RICHESSE. 

quée,  de  son  plein  gré  et  dans  des  vues  philanthropiques  ou 
démocratiques,  à  multiplier  et  à  perfectionner  de  préférence 
les  produits  et  les  services  qu'elle  peut  fournir  aux  plus  bas 
prix. 

L'abondance  et  le  bon  marché  des  produits  et  des  services 
laisseraient  le  salaire  réel  parfaitement  intact,  s'il  n'en  résul- 
tait pas  une  modification  sensible  et  permanente  dans  les 
besoins  des  salariés,  et  l'industrie  ne  s'appliquerait  pas  de 
préférence  à  multiplier  et  à  perfectionner  les  produits  et  les 
services  les  moins  coûteux,  si  le  besoin  n'en  devenait  pas 
permanent  chez  la  classe  la  plus  nombreuse  de  la  société. 

L'industrie  applique  ses  procédés  économiques  aux  pro- 
duits qu'elle  avait  jusqu'alors  créés;  ce  sont  ces  produits 
qu'elle  s'efforce  de  rendre  moins  coûteux  pour  elle,  afin  d'ac- 
croître ses  bénéfices,  les  prix  demeurant  les  mêmes.  Puis, 
par  l'effet  de  la  concurrence,  les  prix  s'abaissant  peu  à  peu 
jusqu'au  niveau  des  frais  de  production,  la  consommation 
s'accroît  énormément,  parce  que  les  produits  deviennent  ac- 
cessibles à  une  classe  infiniment  plus  nombreuse  de  consom- 
mateurs. Dès  ce  moment,  l'industrie,  attirée  par  Tappàt  d'uoe 
demande  qui  paraît  devoir  s'accroître  indéfiniment,  s'em- 
ploie avec  ardeur  et  consacre  une  portion  sans  cesse  croissante 
des  ressources  dont  elle  dispose  à  miiltiplier  et  à  perfectionner 
ceux  de  ses  produits  dont  le  prix  s'est  ainsi  abaissé  par  l'ap- 
plication de  procédés  plus  économiques. 

Ce  n'est  point  pour  fournir  un  produit  d'un  usage  universel 
et  pour  répondre  à  des  besoins  auparavant  ignorés  et  non 
satisfaits  que  l'industrie  moderne  a  rendu  plus  économique  la 
fabrication  du  fil  et  des  étofies  de  coton  et  qu'elle  y  a  con- 
sacré, depuis  un  demi-siècle,  cent  fois  plus  de  capital  qu'elle 
n'en  a  consacré  à  d'autres  branches  de  production,  jadis  tout 
aussi  importantes,  telles  que  la  fabrication  des  soieries;  c'est, 
au  contraire,  l'abaissement  devenu  possible  du  prix  normal 
et  l'abaissement  forcé  du  prix  courant  du  premier  produit 
qui  ont  été  les  causes  de  cette  demande  universelle  et,  par 


INFLUENCE  DU  DÉVELOPPEMENT  ÉCONOMIQUE.       537 

suite,  de  cette  production  gigantesque  dont  nous  sommes  té- 
moins. Les  produits  de  coton  ayant  pu  devenir  beaucoup 
moins  chers  que  les  soieries,  les  consommateurs  de  ces  pro- 
duits se  sont  trouvés  être  cent  fois,  peut-être  deux  cents  fois 
plus  nombreux  que  les  consommateurs  de  soieries,  et  l'indus- 
trie a  pu  et  dû  répartir  ses  capitaux  et  son  activité  dans  la 
môme  proportion. 

Cependant,  l'abaissement  des  prix  n'amènerait  ni  une 
extension  permanente  de  la  demande,  ni  un  accroissement 
permanent  de  la  production,  si  les  besoins  auxquels  répondent 
les  produits  à  bon  marché  ne  devenaient  pas  eux-mêmes  per- 
manents. 

Le  premier  effet  de  l'abaissement  des  prix  est  de  faire  en- 
trer dans  la  consommation  des  salariés  certains  produits  qui 
ne  leur  étaient  pas  accessibles  auparavant,  et  d'augmenter 
au  total  la  quantité  des  produits  qu'ils  obtiennent  en  échange 
de  leur  salaire  nominal.  Celui-ci  n'ayant  pas  baissé,  puisque 
l'offre  du  travail  ne  s'est  pas  accrue,  le  salaire  réel  s'élève, 
parce  que  l'approvisionnement  disponible  s'accroit  en  quan- 
tité, quoique  sa  valeur  totale  et,  par  conséquent,  sa  propor- 
tion aux  autres  éléments  du  capital  demeure  la  même. 

Dans  cette  position,  si  les  besoins  auxquels  répond  la  pro- 
duction nouvelle  deviennent  permanents  chez  la  classe  des 
salariés,  le  salaire  normal  s'élève  et  l'offre  du  travail  demeure 
dans  les  limites  nécessaires  pour  maintenir  intact  le  salaire 
courant.  Alors,  la  production  prend  librement  son  essor 
dans  la  voie  nouvelle  qui  lui  est  ouverte,  et  une  amélioration 
permanente  de  la  condition  des  salariés  se  trouve  accomplie. 

Cette  élévation  du  salaire  normal  est  le  point  saillant,  le 
point  capital  de  l'influence  du  développement  économique 
sur  les  salaires.  Les  progrès  de  l'industrie  ont  une  large  part 
dans  ce  résultat,  en  abaissant  les  prix  de  certains  produits, 
sous  l'impulsion  combinée  de  l'intérêt  des  producteurs  et  de 
la  libre  concurrence  ;  mais  la  permanence  des  besoins  nou- 
veaux que  fait  naître  l'abaissement  des  prix  est  un  fait  com- 


538  DismiBUTioA  dk  ia  RicnEsse. 

plexe,  qui  provient  en  grande  partie  des  changements  qu'a- 
mène le  développement  économique  dans  les  instincts,  dans 
les  dispositions  morales  et  dans  les  opinions  des  salariés.  L'en- 
semble de  leurs  désirs  et  de  leurs  habitudes  va  se  modifiant 
avec  le  milieu  dans  lequel  ils  vivent.  Leurs  besoins  ne  peu- 
vent pas  resler  stalionnaires  quand  ceux  de  toutes  les  autres 
classes  de  la  société  se  multiplient  et  se  diversifient.  La  rapi- 
dité, la  fréquence  et  l'extension  qu'acquièrent,  avec  le  déve- 
loppement économique,  les  communications  de  toute  espèce 
entre  les  divers  membres  d'une  société  suffiraient,  à  elles 
seules»  pour  développer  de  nouvelles  idées  et  de  nouveaux 
besoins  chez  la  classe  ouvrière;  or,  quand  Téducation  sco- 
laire ajoute  son  influence  à  celle  du  milieu  social,  on  conçoit 
que  les  résultats  puissent  justifier  l'assertion  de  ceux  qui,  en 
comparant  l'existence  actuelle  des  ouvriers  à  leur  existence 
passée,  affirment  que  cette  face  du  développement  économique 
n'est  ni  moins  rassurante  ni  moins  brillante  que  les  autres. 

Du  reste,  les  idées  que  je  viens  de  développer  sont  confir- 
mées par  le  eôté  sombre  du  présent,  presque  autant  que  par 
son  côté  lumineux.  Dans  les  pays  où  le  développement  in- 
dustriel a  eu  tout  son  effet  sur  la  production,  il  existe  encore 
des  catégories  de  travailleurs  dont  le  salaire  normal  n'a  subi 
aucune  modification,  et  dont  le  salaire  réel  courant  se  trou- 
verait abaissé,  si  Ton  tenait  compte  de  renchérissement  des 
subsistances  et  de  la  dépréciation  du  numéraire.  Ce  soni  d'a- 
bord certaines  populations  agricoles,  que  leur  éloignement 
des  cités  populeuses  a  soustraites  à  l'influence  du  milieu 
social  moderne,  et  que  leurs  habitudes,  immobilisées  en 
quelque  sorte  par  l'ignorance  et  par  l'inertie,  ont  rendues  in- 
sensibles à  l'attrait  des  nouveaux  produits  que  l'industrie 
mettait  à  leur  portée  ;  ce  sont  ensuite,  jusque  dans  les  villes, 
certaines  catégories  d'ouvriers,  surtout  du  sexe  féminin, 
chez  lesquels  la  modicité  extrême  des  besoins  est  une  consé- 
quence forcée  de  l'isolement  individuel  dans  lequel  ils  vivent, 
et  une  des  conditions  auxquelles  demeure  attachée,  par  une 


INFLUENCE   DU   DJ^^VELOPPEHENT  ËCÔNOMlQUE.  539 

opinion  invariable,  la  confiance  qu'il  leur  est  nécessaire 
d'inspirer. 

D'un  autre  côté,  je  ne  pense  pas  que  les  assertions  et  les 
craintes  des  adversaires  du  progrès  soient  complètement  ré- 
futées par  le  tableau  de  ce  qui  se  passe  dans  les  principaux 
foyers  de  l'activité  industrielle.  Quand  une  industrie  obtient 
pour  ses  produits  un  marché  qui  s'étend  de  jour  en  jour, 
sans  que  le  marché  des  autres  productions  en  devienne  plus 
restreint,  parce  qu'elle  répond  à  des  besoins  nouveaux  qui 
vont  se  propageant  de  proche  en  proche  dans  le  monde  en- 
tier, il  en  résulte  pour  elle  une  période  plus  ou  moins  pro- 
longée de  progrès,  d'activité  croissante,  par  conséquent  de 
surexcitation,  où  les  satisfactions  présentes  et  la  confiance 
dans  l'avenir  rendent  la  vie  facile  pour  toutes  les  classes  de 
producteurs,  et  où  l'accumulation  rapide  des  capitaux  engagés 
l'emporte  en  vitesse  sur  l'accroissement  le  plus  accéléré  de  la 
population  salariée. 

Tel  est  le  cas  aujourd'hui  de  l'industrie  cotonnière.  De  là 
cet  aspect  si  riant  et  si  promettant  que  présente,  dans  les  pays 
où  cette  industrie  occupe  une  grande  place,  la  condition  des 
travailleurs  qu'elle  emploie.  Les  sentiments  et  les  espérances 
que  fait  natlre  et  qu'entretient  cette  période  de  progrès  se 
manifestent  d'une  manière  très-caractéristique  par  l'absence 
totale  de  grèves  et  d'autres  perturbations  intérieures  dans  les 
rapports  des  patrons  avec  leurs  ouvriers  et  par  des  actes  de 
désintéressement  remarquables.  On  a  vu  des  manufacturiers 
anglais  travailler  plusieurs  mois  sans  retirer  leur  profit  ordi- 
naire, plutôt  que  de  renvoyer  une  partie  de  leurs  ouvriers 
ou  de  leur  imposer  un  salaire  réduit,  pendant  une  stagnation 
temporaire  amenée  par  des  événements  qui  avaient  partielle- 
ment interrompu  le  commerce  de  leurs  produits. 

L'état  de  progrès,  tel  que  je  viens  de  le  décrire,  est  essen- 
tiellement transitoire,  quoique  sa  durée  puisse  égaler  celle 
d'une  génération  de  travailleurs.  La  production  augmentant 
selon  une  progression  très-rapide  dans  tous  les  lieux  où  le 


540  DISTRIBUTION   DE   LA  RICHESSE. 

capital  s'accumule  et  où  les  travailleurs  abondent,  l'offre  des 
produits  doit  finir  par  dépasser  la  demande,  quelque  étendu 
que  soit  le  marché,  tandis  que^  d'autre  part,  la  production 
de  la  matière  première  peut,  par  diverses  causes,  devenir 
moins  abondante  ou  moins  économique.  Alors,  la  demande 
du  travail  diminuant  par  degrés  avant  que  l'offre  puisse  en 
être  proportionnellement  réduite,  les  salaires  seront  inévita- 
blement abaissés,  et  il  est  permis  de  douter  que  la  popula- 
tion ouvrière,  ayant  à  traverser  une  période  plus  ou  moins 
prolongée  de  privations  et  de  mécomptes,  sache  conserver 
les  habitudes,  les  besoins,  les  sentiments,  qui  étaient  les  effets 
de  sa  situation  prospère,  et  que  son  salaire  normal  puisse 
sortir  intact  d'une  semblable  crise. 

SECTION  II. 
Inflneitee  dm  déTeloppemcitt  écoBomlqne  sur  les  profits. 

Si  Ton  envisage  les  profits  pris  dans  leur  ensemble  et  dans 
leur  quantité  absolue,  c'est-à-dire  la  somme  totale  des  revenus 
auxquels  ce  nom  peut  s'appliquer,  il  est  évident  que  cette 
quantité,  cette  somme  totale,  doit  s'accroître  avec  le  dévelop- 
pement économique,  puisque  ce  développement  a  pour  ré- 
sultat essentiel  une  accumulation  croissante  du  capital.  Mais 
ce  n'est  pas  là  un  fait  de  distribution,  et  l'accroissement  du 
revenu  total  n'implique  pas  plus  un  accroissement  propor- 
tionnel des  profits  individuels  dont  il  se  compose,  que  l'accu- 
mulation du  capital  n'implique  une  accumulation  propor- 
tionnelle des  fortunes  particulières. 

Quant  au  profit  envisagé  dans  son  taux,  c'est-à-dire  comme 
partie  aliquote  du  capital  mis  en  œuvre,  le  développement 
économique  tend  généralement  à  l'abaisser,  sans  toutefois 
que  cet  abaissement  puisse  être  continu  ni  dépasser  certaines 
limites. 

J'ai  précédemment  démontré,  en  parlant  des  causes  déter- 


INFLUENCE  DU  DÉVELOPPEMENT  ÉCONOMIQUE.       541 

minantes  du  profit,  que  son  taux  couraDt  a  une  limite  infé- 
rieure, qu'on  pourrait  appeler  le  taux  normal,  et  qui  est  dé- 
terminée par  les  conditions  d'existence  des  entreprises  qui 
emploient  les  moindres  capitaux.  Jai  montré,  en  outre,  que 
cette  limite  devait  s'abaisser  à.  mesure  que  les  progrès  de  l'in- 
dustrie amènent  et  généralisent  la  production  en  grand  et  la 
substitution  du  capital  fixe  au  capital  circulant. 

C'est  en  vue  de  cette  cause  d'abaissement,  dont  l'effet  gé- 
néral et  permanent  ne  dépend  point  des  fluctuations  aux- 
quelles les  prix  sont  exposés,  que  je  viens  d'attribuer  au  dé^ 
yeloppement  économique  une  tendance  générale  dans  le  sens 
de  rabaissement  des  '  profits.  Mais  le  taux  de  ce  revenu  est 
sujet  à  des  variations  temporaires,  qui  l'élèvent  souvent  fort 
au-dessus  et  peuvent  l'abaisser  au-dessous  de  la  limite  que  je 
viens  de  rappeler. 

Ces  fluctuations  du  profit,  dont  j'ai  assez  longuement  parlé 
dang  le  chapitre  quatrième  du  présent  livre  pour  n'avoir  pas 
besoin  d'en  donner  ici  l'explication,  proviennent  toutes  de 
causes  qui  se  rattachent  plus  ou  moins  directement  à  la 
marche  du  développement  économique.  Le  fait  dominant  de 
cet  ensemble  de  phénomènes,  celui  qui  devient  le  plus  sen- 
sible et  acquiert  le  plus  d'importance  dans  la  réalité,  c'est 
l'action  qu'exercent  tour  à  tour  sur  les  profits  l'accélération 
et  le  ralentissement  alternatifs,  et  presque  régulièrement  pé- 
riodiques, de  l'accumulation  du  capital. 

Dans  un  stage  avancé  de  développement  économique,  cette 
accumulation  est  eu  général  rapidement  progressive,  parce 
que  les  capitaux  successivement  accumulés,  et  fixés  dans  des 
moyens  puissants  de  production  et  de  circulation,  rendent 
la  richesse  annuellement  produite  de  plus  eu  plus  abondante 
relativement  à  celle  qu'on  a  dépensée  pour  la  produire,  c'est- 
à-dire  à  la  somme  des  avances  consommées,  tandis  que  la 
rapidité  et  la  facilité  des  échanges  favorisent  le  placement 
des  produits  et  provoquent  ainsi  les  eflbrts  d'abstinence, 
aussi  bien  que  les  efforts  de  travail,  en  assurant,  ou  tout  au 


542  DKSTHIBUTIûSf  W  U  RICHESSE. 

moins  en  promettant  aux  épargnes,  ainsi  qu'à  l'activité  in* 
dustriello,  des  emplois  avantageux.  Alors  la  demande  du  tra- 
vail s' accroît  plus  rapidement  que  Toffre,  et  il  en  résulte  une 
élévation  graduelle  de  la  valeur  du  travail,  par  conséquent 
un  abaissement  graduel  des  profits,  abaissement  que  ralentit 
par  intervalles,  sans  pouvoir  toutefois  Tarréter  entièrement, 
Tapplication  de  procédés  nouveaux  destinés  à  économiser  la 
main-d'œuvre. 

Mais  cette  accumulation  [progressive  du  capital  trouve , 
dans  l'abaissement  même  des  profits  qui  en  est  le  résultat, 
un  correctif  inévitable,  le  point  de  départ  d'une  réaction  en 
sens  contraire,  qui  se  fait  sentir  tôt  ou  tard.  La  diminution  des 
profits,  arrivée  à  un  certain  terme,  décourage  l'épargne,  en 
la  rendant  à  la  fois  plus  difficile  et  moins  profitable;  elle 
provoque  en  même  temps  l'application  du  capital  àdes  emplois 
de  plus  en  plus  hasardeux,  sur  le  rendement  desquels  Tesprit 
de  spéculation^  stimulé  outre  mesure  par  cette  pléthore  de  ri- 
chesse, n'est  que  trop  enclin  à  se  faire  illusion,  ou  son  im- 
mobilisation dans  de  grands  travaux  d'une  utilité  douteuse, 
le  plus  souvent  presque  nulle,  ou  enfin  son  absorption  daos 
de  grandes  dépenses  publiques  improductives,  que  la  poli- 
tique  parvient  aisément  à  justifier  dans  une  telle  situation. 

Une  portion  considérable  du  capital  disponible  est  ainM 
consommée  improductivement,  ou  écartée  des  etnplois  éco- 
nomiques, et  la  demande  du  travail  se  trouve  par  là  notable- 
ment réduite,  tandis  que  Toffre,  grâce  à  l'impulsion  qu'elle 
a  reçue  dans  la  période  de  progrès  rapide,  a  pris  des  propor- 
tions telles,  que  la  demande  antérieure  pourrait  à  peine 
suffire  pour  labsorber.  La  valeur  du  travail  s'abaisse  alors 
par  degrés,  tandis  que  le  taux  des  profits  se  relève.  A  Tia- 
suffisance  des  profits  succède  ainsi  l'insuffisance  des  salaires; 
à  la  pléthore  du  capital,  la  surabondance  de  population;  à 
la  crise  dos  capitalistes,  la  crise  des  salariés. 

Il  parait  difficile  que  la  raarcbe  du  développement  écooo- 
mique  puisse  jamais  être  préservée  de  ces  fluctuations  gêné- 


INFLUENCE   DV  OÉVKLOPPEUSIIT   ÉCONOMIQUE.  543 

raies  du  profit  et  du  salaire,  qui  Froissent  tant  d'intérêts , 
troublent  tant  d'existences,  et  dont  la  gravité  est  souvent 
augmentée  par  des  abus  de  crédit,  ou  par  certaines  vicissi- 
tudes de  la  circulation  monétaire,  en  un  mot  par  ces  crises 
commerciales,  quejai  décrites  plus  haut  et  rattachées  à  leurs 
\éritabled  causes,  en  parlant  du  numéraire  et  du  crédit. 

Ces  perturbations^  qui  interrompent  la  marche  régulière 
du  développement  économique,  seraient  déjà  regrettables 
par  cela  seul  qu*elles  semblent  révéler  un  antagonisme  ab- 
solu entre  Tintérét  des  capitalistes  et  celui  des  salariés.  J'ai 
cependant  montré,  dans  la  section  précédente,  que  cet  anta- 
gonisme peut  recevoir,  par  le  progrès  industriel,  une  solution 
régulière  et  permanente. 

Le  coût  du  travail,  qui  détermine  dans  chaque  pays,  à  une 
époque  donnée,  le  taux  courant  des  profits,  se  compose, 
comme  on  Ta  vu,  de  trois  éléments,  qui  sont  :  le  salaire  réel, 
TeiBcacité  du  travail,  et  la  valeur  générale,  ou  le  prix  des 
objets  dont  se  compose  le  salaire  réel.  Le  second  élément 
étant  supposé  constant,  le  coût  du  travail  doit  donc  croître 
et  décroltreavec  les  deux  autres,  et  il  doit  demeurer  invariable 
si»  tandis  que  l'un  de  ses  éléments  s'aôcrott,  Tautre  décrott 
dans  la  même  proportion.  Or  c'est  précisément  ce  qui  arrive 
lorsque  le  salaire  réel  s'accroît  par  suite  de  l'abaissement  de 
prix  des  objets  qui  le  composent.  Dans  ce  cas,  l'effet  se  trou- 
vant nécessairement  proportionnel  à  sa  cause,  le  coût  du 
travail  ne  peut  pas  être  plus  augmenté  par  l'accroissement 
du  salaire  réel  qu'il  n'est  diminué  par  l'abaissement  des 
prix.  Ainsi  le  profit,  quelque  élevé  qu'en  puisse  être  le  taux, 
demeure  intact,  et  le  salaire  réel  s'élève;  la  condition  du 
travailleur  s'améliore,  sans  que  celle  du  capitaliste  soit  dété- 
riorée ;  les  intérêts  respectifs  de  ces  deux  classes  de  produc- 
teurs sont  conciliés  ;  leur  antagonisme  apparent  fait  place  à 
une  harmonie  réelle  et  complète. 

Cette  harmonie  existe  naturellement  pour  les  sociétés  qui, 
bien  que  très-avancées  dans  leur  développement  économique^ 


544  DISTRIBUTION   DE  LA   RICHESSE. 

jouissent  des  avantages  propres  aux  pays  neufs,  c*est-à-dire 
de  la  possession  d^me  vaste  étendue  de  fonds  productifs  non 
encore  exploités,  dont  la  fécondité  leur  assure  pour  long- 
temps une  production  économique  et  abondante  de  subsis- 
tances et  de  matières  premières. 

Là  les  salaires  et  les  profits  peuvent  se  maintenir  en  même 
temps  à  un  taux  plus  élevé  que  partout  ailleurs,  car  l'éléva- 
tion du  salaire  réel  y  a  pour  cause  principale,  sinon  unique, 
la  faible  valeur  relative  des  produits  dont  il  se  compose. 

Pour  les  sociétés  qui  ne  se  trouvent  pas  dans  cette  situation 
exceptionnelle,  l'harmonie  dont  il  s'agit  ne  peut  se  réaliser 
que  par  le  progrès  industriel  et  ne  peut  devenir  durable  que 
sous  deux  conditions.  Il  faut  d'abord  que  la  marche  du  pro- 
grès industriel,  c'est-à-dire  des  perfectionnements  qui  rendent 
la  production  plus  économique,  soit  en  même  temps  continue 
et  graduelle;  continue,  afin  que  l'élévation  du  salaire  puisse 
aussi  être  continue  ;  graduelle,  parce  que  la  découverte  d'un 
nouveau  moyen  de  production ,  assez  généralement  appli- 
cable et  assez  puissant  pour  transformer  brusquement  les 
principales  industries  d'un  pays,  ne  saurait  avoir  lieu  sans 
compromettre  à  la  fois  les  profits  et  les  salaires  d'une  portion 
notable  des  capitaux  et  des  travailleurs  engagés  dans  ces 
industries,  sans  amener,  par  conséquent,  des  perturbations 
temporaires,  qui  retardent  ou  interrompent  l'action  salutaire 
du  progrès. 

Il  faut  ensuite  que  le  développement  intellectuel  et  moral 
de  la  population  salariée  marche  de  pair  avec  le  développe- 
ment économique  de  la  société,  c'est-à-dire  que  ses  idées,  ses 
sentiments,  ses  habitudes  et  ses  penchants  aillent  se  modi- 
fiant de  telle  sorte,  que  son  salaire  normal  s'élève  en  même 
temps  et  dans  la  même  proportion  que  son  salaire  réel  cou- 
rant. 

Avec  ces  deux  conditions,  et  pourvu  que  le  progrès  indus- 
triel, en  s'appliquant  à  la  production  extractive,  neutralise, 
à  mesure  que  la  population  s'accroît,  le  décroissement  de 


INFLUENCE  DU  DÉVELOPPEMENT  ÉCONOMIQUE.       545 

fécondité  des  fonds  productifs,  Tharmonie  des  inlérêts  peut 
devenir  permanente  et  le  bien-être  des  diverses  classes  de 
producteurs  progresser  sans  interruption. 


SECTION  III. 

Inflnenee  dn  développement  économique  snr  le  taux 

de  rintérèt. 

En  thèse  générale,  le  taux  de  l'intérêt  doit  s'élever  et  s'a- 
baisser avec  le  taux  des  profits,  car  les  deux  éléments  dont 
se  compose  l'intérêt  se  trouvent  aussi  dans  le  profit,  le  loyer 
répondant  à  la  rémunération  des  efforts  d'abstinence,  et  les 
risques  pour  lesquels  la  prime  est  stipulée  devant  naturelle- 
ment croître  et  décroître  avec  ceux  dont  la  compensation  fait 
partie  du  profit.  Cependant  ces  deux  revenus,  bien  qu'affectés 
par  des  causes  qui  leur  sont  communes,  peuvent  ne  pas  l'être 
également.  ^ 

D'abord,  la  prime  stipulée  par  le  prêteur  s'accroît,  sans 
doute,  avec  les  risques  attachés  à  la  mise  en  œuvre  du  capi- 
tal ;  mais  elle  s'accroît  aussi  avec  les  risques  attachés  à  la 
simple  cession  du  capital,  c'est-à-dire  avec  l'incertitude  ré- 
sultant des  causes  tant  générales  que  spéciales  qui  affectent 
le  crédit  de  l'emprunteur.  L'emploi  le  plus  hasardeux  ne  rend 
pas  incertaine  la  restitution  du  capital,  si  l'attente  de  cette 
restitution  est  fondée  sur  des  garanties  suffisantes  ;  et  inver- 
sement, le  défaut  de  garanties  suffisantes  rend  incertaine 
pour  le  prêteur  la  restitution  du  capital,  quelque  assurée  que 
puisse  en  être  la  conservation  entre  les  mains  de  l'emprun- 
teur qui  le  met  en  œuvre. 

Arrivé  à  un  certain  stage,  le  développement  économique 
ne  peut  se  passer  du  crédit,  et  plus  il  progresse,  plus  le  crédit 
lui  devient  nécessaire  ;  or  cette  nécessité,  généralement  com- 
prise et  sentie,  amène  comme  conséquence  inévitable  le  per- 
fectionnement graduel  et  continu  des  garanties  sur  lesquelles 
I.  35 


546  mSTRIDDTION  DE   LA   BICWSSE. 

le  crédit  est  en  grande  partie  (bndé.  Aussi  ce  perfectionnement 
a-t-il  généralement  marché  de  pair  avec  le  développement 
économique  ;  il  en  est  la  condition,  et  il  en  devient  un  carac- 
tère tellement  essentiel,  qu'il  suffirait  presque  de  connaître 
la  législation  de  deux  pays  différents  sur  les  garanties  offertes 
aux  créanciers,  pour  savoir  lequel  des  deux  est  le  plus  avancé 
dans  son  développement  économique  ^ 

Les  progrès  de  ce  développement  doivent  donc  amener  un 
abaissement  graduel  du  taux  de  l'intérêt,  en  diminuant  les 
risques  auxquels  s'applique  la  garantie  légale  et  en  abaissant 
par  conséquent  la  prime  qui  leur  correspond.  Mais  comme 
cette  partie  de  la  prime  totale  est  tout  à  fait  indépendante  des 
risques  attachés  à  la  mise  en  œuvre  du  capital»  rabaissement 
qu'elle  éprouve  ne  s'étend  point  au  profit. 

Cet  effet  du  développement  économique  est  très-sensible 
quand  on  compare  des  stages  de  civiliastion  un  peu  distants. 
À  des  époques  oii  l'industrie  et  le  commerce  naissaient  à  peine 
et  où  l'esprit  de  spéculation  et  d'entreprise  n'était  pas  encore 
éveillé,  on  a  vu  l'intérêt  s'élever  à  un  taux  exorbitant  ;  on  le 
trouve  encore  très-élevé  chez  les  nations  que  diverses  influen- 
ces de  race,  de  clima-,  de  religion,  de  mœurs  ont  retenues 
fort  en  arrière  du  progrès  général.  Dans  de  telles  circonstances, 
les  emplois  qu'on  peut  faire  du  capital  étant  rares,  difficiles 
et  peu  recherchés,  le  loyer,  qui  représente  une  compensation 
pour  le  non-usage,  doit  être  à  peu  près  nul  ;  tandis  que  les 
risques  sont  très-grands,  soit  parce  que  les  garanties  du  créan- 
cier sont  imparfaites,  soit  précisément  parce  que  les  capitaux 
ne  sont  empruntés  qu'en  vue  de  consommations  improduc- 
tives. 

Aux  époques  de  progrès,  qui  succèdent  souvent  à  ce  premier 
stage,  le  loyer  des  capitaux  s'élève,  parce  qu'ils  sont  fort  de- 
mandés et  peu  abondants,  les  emplois  qu'on  en  peut  faire 

1  Les  exemples  qa'on  pourrait  alléguer  pour  in6rmer  cette  assertion  ne  loi 
sont,  le  plus  souvent,  contraires  qu'en  apparence.  La  rigueur  des  moyens  de  ga- 
rantie ne  donne  point  la  mesure  de  leur  efficacité. 


INFLUENCE  DU  DÉVELOPPEMENT  ÉCONOMIQUE.       547 

«'offrant  de  toutes  parts,  tandis  que  raccumulation  en  est 
lente,  grâce  à  rimperfection  des  procédés  industriels. 

Dans  les  stages  plus  avancés,  lorsque  Faccumulation  du 
capital  est  devenue  rapide,  le  loyer  et  la  prime  s'abaissent 
graduellement  et  le  taux  de  l'intérêt  finit  par  osciller  autour 
d'un  terme  moyen  à  peu  près  constant,  dont  il  ne  s'écarte 
que  temporairement,  sous  l'influence  de' causes  accidentelles 
qui  agissent  tantôt  sur  la  prime,  en  augmentant  ou  diminuant 
la  sécurité  générale,  tantôt  sur  le  loyer,  en  stimulant  ou 
alanguissant  l'esprit  de  spéculation  et  d'entreprise  par  des 
perspectives  offertes  ou  des  obstacles  apportés  à  l'application 
lucrative  des  capitaux . 

C'est  dans  les  villes,  où  se  concentre  l'activité  industrielle 
et  commerciale  de  chaque  pays,  que  l'intérêt  descend  le  plus 
bas  et  que  ses  fluctuations  sont  le  plus  fréquentes  et  le  plus 
sensibles  ;  mais  le  taux  moyen  autour  duquel  il  oscille  doit, 
ainsi  que  je  l'ai  dit,  devenir  presque  invariable,  parce  qu'il 
y  a  une  limite  absolue,  au-dessous  de  laquelle  ce  taux  ne 
pourrait  descendre  sans  que  l'accumulation  du  capital  devint 
insuffisante  pour  maintenir  le  capital  disponible  au  niveau 
'  des  besoins  qu'amène  le  progrès.  Longtemps  avant  que  l'in- 
térêt atteigne  cette  limite,  Taccumulation  se  ralentit,  parce 
qu'elle  a  lieu  en  partie  au  moyen  d'épargnes  faites  sur  des 
capitaux  placés  à  intérêt,  et  que  l'épargne  sur  cette  catégorie 
de  revenus  devient,  par  l'abaissement  de  l'intérêt,  de  moins 
en  moins  facile  et  de  moins  en  moins  avantageuse. 

Il  est  facile,  au  surplus,  de  démontrer  rigoureusement  que 
l'abaissement  graduel  du  taux  de  l'intérêt  ne  doit  pas  aboutir, 
comme  on  la  prétendu,  et  n'aboutira  certainement  jamais  à 
la  gratuité  absolue  du  crédit. 

Le  loyer  d'un  capital,  c'est-à-dire  le  prix  de  l'usage  que 
peut  en  faire  celui  qui  en  dispose  pour  un  temps,  est  déter- 
miné par  les  mêmes  causes  que  le  prix  des  produits  dont 
ce  capital  est  composé,  savoir:  par  la  quantité  de  l'offre 
disponible  et  par  l'intensité  de  la  demande.  Le  concours  de 


548  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE. 

ces  deux  causes  amène  une  demande  effective  et  une  offre 
effective  égales,  dont  le  prix  est  le  résultat  et  l'expression. 
C'est  par  l'égalité  entre  l'offre  et  la  demande  que  le  prix  est 
fixé.  Tant  que  Tune  dépasse  l'autre,  il  y  a  concurrence  de 
part  ou  d'autre,  et  par  conséquent  action  de  l'offre  sur  la  de- 
mande ou  de  la  demande  sur  l'offre.  La  concurrence  entre 
les  offrants  élève  la  demande,  quand  l'offre  est  surabondante; 
la  concurrence  entre  les  demandants  fait  augmenter  l'offre, 
quand  celle-ci  est  insuffisante. 

Aucune  valeur  générale,  aucun  prix  courant  n'échappe  à 
celte  loi.  Que  le  prix  d'une  même  chose  tombe  successive- 
ment de  1,000  francs  à  100  francs,  puis  à  10  francs,  puis  à 
1  franc,  puis  à  zéro,  c'est  toujours  par  un  accroissement  suc- 
cessif de  l'offre,  amenant  un  accroissement  successif  de  la 
demande,  ou  par  un  décroissement  successif  de  la  demande, 
amenant  un  décroissement  successif  de  l'offre.  Dans  le  pre- 
mier cas,  le  prix  tombe  à  zéro  lorsque  l'offre  effective  égale 
la  demande  possible,  qui  est  illimitée  comme  les  besoins  hu- 
mains, mais  qui  ne  peut  devenir  effective  que  par  Tabsence 
de  tout  sacrifice  imposé  aux  demandants,  c'est-à-dire  par  la 
gratuité  de  la  chose,  tout  prix  réel  ayant  nécessairement  pour 
effet  de  restreindre  la  demande  en  écartant  une  partie  de  ceux 
qui  désirent  la  chose  offerte.  Dans  le  second  cas,  le  prix  tombe 
à  zéro,  parce  que  la  demande  cesse,  personne  ne  voulant  plus 
se  procurer  la  chose  à  un  prix  quelconque  ;  et  alors  l'offre 
cesse  de  même,  c'est-à-dire  demeure  égale  à  la  demande,  per- 
sonne ne  voulant  céder  la  chose  pour  rien. 

Le  premier  de  ces  deux  cas  est  évidemment  celui  des  capi- 
taux prêtés,  car  les  produits  dont  ils  se  composent  et  l'argent 
qui  les  représente,  étant  d'une  utilité  générale  et  constante, 
sont  toujours  l'objet  d'une  demande  effective  ;  or,  la  demande 
possible  en  étant  illimitée,  il  faudrait,  pour  que  l'usage  en 
devint  gratuit,  pour  que  le  loyer,  qui  est  le  prix  de  cet  usage, 
pût  tomber  à  zéro,  que  l'offre  en  devînt  pareillement  illimitée. 
Mais,  ces  choses  étant  des  produits  du  travail,  l'offre  n'en 


ntFLUENGK   D0   DÉVELOPPEMENT   ÉCONOMIQUE.  «^49 

peut  jamais  être  illimitée.  Pour  plusieurs  espèces  de  produits, 
l'offre  disponible  elle-même  a  des  limites  qu  elle  ne  saurait 
dépasser  ;  pour  les  autres,  si  l'offre  disponible  peut  s'accroître 
indéfiDiment,  elle  ue  peut  pas  devenir  effective  au  delà  de 
certaines  limites,  déterminées  par  la  quantité  de  travail  que 
chaque  produit  a  exigée.  Ainsi  Toffre  des  choses  dont  il  s'agit 
ne  pourra  jamais  égaler  la  demande  possible  de  ces  choses 
ou  de  l'usage  de  ces  choses,  ni  le  prix  de  ces  choses  ou  de 
leur  usage  tomber  à  zéro. 

La  possibilité  de  l'usage  impliquant  l'existence  de  la  chose, 
l'offre  de  l'usage  a  évidemment  pour  mesure  l'offre  de  la 
chose,  et  l'une  ne  saurait  devenir  illimitée  tant  que  l'autre 
demeurera  limitée. 

Dans  toute  cette  démonstration,  j'ai  fait  abstraction  de  cette 
portion  de  l'intérêt  qui  répond  aux  risques,  et  qui  est  souvent 
égale,  quelquefois  supérieure  au  loyer  du  capital.  Pour  que 
le  taux  de  l'intérêt  pût  tomber  à  zéro,  il  faudrait  que  la  prime 
devint  nulle,  aussi  bien  que  le  loyer,  et  cela  ne  pourrait  avoir 
lieu  que  si  les  risques  étaient  entièrement  supprimés. 

Or  il  est  bien  évident  que  la  suppression  générale  et  abso- 
lue des  risques  ne  saurait  être  réalisée  par  aucune  organisa- 
tion du  crédit,  à  moins  que  l'Etat  ne  fût  chargé  de  l'assurance 
envers  tous  les  prêteurs,  aux  dépens  de  la  masse  des  contri- 
buables. Mais,  dans  cette  hypothèse,  la  prime,  en  diminuant 
tous  les  revenus,  ralentirait  l'accumulation  du  capital,  ralen- 
tirait même,  par  l'insécurité  qui  en  résulterait,  la  production 
de  la  richesse,  et  pèserait  en  définitive  plus  lourdement  sur 
les  emprunteurs  que  s'ils  l'avaient  payée  eux-mêmes. 

J'ai  montré,  dans  le  chapitre  cinquième  ci-dessus,  que  l'a- 
bondance ou  la  rareté  du  numéraire  ne  peut  pas  être  une  des 
causes  déterminantes  du  taux  de  l'intérêt.  On  a  cependant 
observé  que  la  dépréciation  du  numéraire  produit,  lorsqu'il 
commence  à  devenir  plus  abondant,  un  abaissement  sensible 
de  l'intérêt.  Ce  fait  vient-il  à  l'appui  de  l'opinion  erronée  qui 
est  généralement  répandue  sur  ce  point  de  doctrine  ?  Tion  ; 


550  DISTRIBUTION   DE    LA   R1GHBS9B. 

car  il  n'est  que  momentané  et  se  concilie  parfaitement  avec 
la  thèse,  d'ailleurs  si  rigoureusement  démontrée,  que  je  Tiens 
de  rappeler. 

Quand  le  métal  dont  se  compose  Tunité  monétaire  subit 
une  dépréciation  inattendue  et  un  peu  considérable,  il  se 
passe  un  certain  temps  avant  que  les  prix  de  toutes  choses 
s'élèvent  et  que  le  fait  même  de  cette  dépréciation  deyienne 
par  là  notoire  et  certain,  au  moins  dans  les  pays  qui  ne  pro- 
duisent pas  eux-mêmes  le  métal  en  question.  Les  marchan- 
dises exportées  ou  produites  en  vue  de  l'exportation  sont  les 
premières  dont  le  produit  soit  affecté  ;  c'est  par  le  commerce 
d'exportation  que  la  masse  du  numéraire  circulant  dans  le 
pays  s'accroît  d'une  quantité  additionnelle,  et  le  renchérisse- 
ment de  ces  marchandises  suffit  d'abord  pour  élever  le  besoin 
de  la  circulation  au  niveau  de  cet  accroissement. 

Cependant,  ce  n'est  pas  entre  les  mains  des  producteurs 
ou  des  marchands  des  produits  exportés  que  s'accumule  la 
plus  grande  partie  de  cette  quantité  additionnelle  de  numé- 
raire ;  c'est  entre  les  mains  des  banquiers  et  des  autres  spé- 
culateurs, auxquels  sont  négociées  les  traites  des  exportateurs, 
et  qui,  profitant  du  change  élevé  qu^amène  cet  état  de  choses, 
acquièrent  ces  traites  au-dessous  de  leur  valeur  nominale  et 
s'en  font  expédier  la  valeur  en  espèces,  ou  en  matières  mé- 
talliques, parleurs  correspondants  étrangers. 

Le  capital  disponible  sous  forme  de  numéraire,  chez  cette 
classe  de  commerçants,  reçoit  ainsi  un  accroissement  rapide 
et  considérable,  qui  en  augmente  l'offre  sur  les  principales 
jïlaces  du  pays,  et  comme  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que  la 
demande  s'en  accroisse  immédiatement,  puisque  les  condi- 
tions de  la  production  et  notamment  le  coût  du  travail  n'ont 
point  changé  pour  la  plupart  des  producteurs,  cet  accroisse- 
ment de  l'offre  amène  un  abaissement  de  l'escompte,  c'est-à- 
dire  du  taux  de  l'intérêt. 

Mais  cet  effet,  qui  ne  provient  que  d'une  rupture  d'équi- 
libre entre  l'offre  et  la  dem.ande  de  crédit,  est,  par  cela  même. 


INFLUENCE   DU    DÉVELOPPKMËNT    ÉCONOMIQUE.  551 

essentiellement  temporaire.  Après  un  court  intervalle,  quand 
la  dépréciation  du  numéraire  devient  notoire,  quand  le  ren- 
chérissement atteint  tous  les  produits  du  travail  et  le  travail 
lui-même,  la  demande  de  crédit  remonte  et  Tescompte  se 
relève,  parce  que  les  conditions  né  sont  plus  les  mêmes  pour 
la  masse  des  producteurs. 

Représentons  par  un  million  de  francs  la  somme  des  cré- 
dits qui  sont  demandés  et  accordés  meusueliemeut  sur  une 
certaine  place  de  commerce,  en  d  autres  termes,  la  somme 
des  effets  sur  la  place  qui,  dans  l'espace  d'un  mois,  y  sont 
négociés  sous  escompte. 

Dans  le  premier  stage  de  la  dépréciation,  les  affaires  dont 
je  viens  de  parler  ajoutent  50,000  francs  à  la  somme  du  nu- 
méraire qui  se  trouve  disponible  entre  les  mains  des  prêteurs 
pour  ces  sortes  de  négociations;  et  cependant  la  somme  des 
crédits  demandés  ne  s'est  point  accrue,  car  Tindustrie  n'a 
point  à  augmenter  ses  dépenses  pour  acheter  les  matières 
premières,  les  instruments  et  le  travail  dont  elle  a  besoin. 
Les  50,000  francs  constituent  donc  une  offre  surabondante 
qui  fait  baisser  Tescompte. 

Dans  le  second  stage,  les  opérations  continueut  sur  le 
même  pied  ;  mais,  les  produits  du  travail  et  le  travail  lui- 
même  se  trouvant  atteints  par  le  renchérissement,  l'industrie 
a  besoin  d  une  somme  de  numéraire  plus  forte  pour  se  pro- 
curer les  capitaux  effectifs  dont  elle  ne  peut  se  passer.  Ce 
qu'elle  obtenait  pour  100  francs  lui  en  coûte  maintenant 
105  ;  la  demande  de  crédit  s'élève  donc  à  1,050,000  francs, 
c'est-à-dire  au  niveau  de  l'offre,  et,  par  conséquent,  Tés- 
compte  se  relève,  l'intérêt  remonte  à  son  taux  antérieur. 

Dans  les  pays  producteurs  du  métal  déprécié,  les  effets 
doivent  être  inverses,  parce  que  c'est  sur  les  importations  et 
sur  le  travail  que  porte  en  premier  lieu  le  renchérissement  ; 
et  ces  effets  doivent  se  produire  dans  une  mesure  beaucoup 
plus  forte,  parce  que  les  causes  agissantes  sont  concentrées 
sur  un  marché  restreint,  tandis  que,  dans  les  pays  non  pro- 


552  DISTRIBUTION   DE   LA   RICHESSE, 

ducteurs,  qui  compreDnent  tout  le  reste  du  monde  commer- 
cial, l'aclion  des  causes  signalées  s'affaiblit  en  proportion  de 
rimraense  étendue  du  marché.  Aussi  a-t-on  vu,  en  Califor- 
nie, par  exemple,  Tintérét  s'élever,  pendant  les  premiers  mois 
de  l'exploitation,  à  un  taux  exorbitant. 

Le  premier  stage  de  la  dépréciation  une  fois  passé,  non- 
seulement  l'abaissement  de  l'intérêt  que  je  viens  d'expliquer 
n'a  plus  lieu,  mais  il  est  remplacé  par  une  tendance  marquée 
à  Télévation  ;  d  abord,  parce  que  l'industrie,  en  échangeant 
ses  produits  contre  des  quantités  croissantes  de  numéraire» 
tandis  que  le  coût  du  travail  ne  suit  que  de  loin  la  progres- 
sion générale  des  prix,  fait  des  bénéfices  qui  stimulent  son 
activité  et  l'engagent  à  étendre  ses  entreprises,  à  multiplier 
ses  spéculations,  à  déployer,  en  un  mot,  tous  ses  ressorts  ; 
ensuite,  parce  que  la  dépréciation  permanente  et  croissante 
du  numéraire  ajoute  à  tous  les  placements  de  capitaux  un 
nouveau  risque,  tout  à  fait  indépendant  de  la  solvabilité  et 
de  la  probité  du  débiteur,  un  risque  éventuel,  qui  menace 
tout  à  la  fois  le  capital  prêté  et  les  intérêts  stipulés. 

SECTION  IV. 
Influence  da  développement  économique  sur  la  rente. 

L'accroissement  général  de  la  rente  est  une  conséquence 
tellement  nécessaire,  et  d'ailleurs  tellement  notoire,  du  dévc- 
loppeuieut  économique,  en  tant  du  moins  que  ce  développe- 
nieut  implique  un  accroissement  continu  de  la  population, 
qu'il  serait  inutile  d'insister  longuement  sur  ce  point.  A  me- 
sure que  l'exploitation  des  fonds  productifs  va  s'étendanlsous 
la  pression  d'une  demande  croissante  de  leurs  produits,  les 
différences  de  fécondité,  dont  la  rente  est  l'expression,  doivent 
évidemment  devenir  de  plus  en  plus  fortes,  puisque  le  mini- 
mum descend  de  plus  en  plus  bas,  et  que  les  progrès  qui  ont 
pour  effet  de  rendre  l'exploitation  plus  avantageuse,  agissant 


INFLUENCE   DU  DÉVELOPPEMENT   ÉCONOMIQUE.  553 

égalemeDt  sur  lous  les  degrés  de  fécondité,  ne  tendent  point 
à  combler  ces  différences.  Mais  cette  marche  progressive  pré- 
sente deux  sortes  d'anomalies  que  je  dois  signaler. 

La  plupart  des  produits  que  fournissent  les  industries  ex- 
tractives  peuvent  se  multiplier  indéfiniment  par  l'application 
de  nouvelles  quantités  de  capital  soit  à  de  nouveaux  fonds, 
soit  aux  fonds  déjà  exploités;  cependant,  il  en  est  aussi  dont 
la  production,  ayant  été  limitée  par  la  nature  à  certains 
fonds  d'une  étendue  restreinte ,  ne  peut  plus  s*accrottre 
une  fois  qu'elle  est  afrivée  à  cette  limite  et  que  le  domaine 
qui  lui  avait  été  assigné  par  la  nature  se  trouve  exploité 
autant  qu'il  peut  l'être.  A  cette  catégorie  exceptionnelle  de 
produits  appartiennent  notamment  les  vins  de  qualités  su- 
périeures, et  certaines  substances  minérales,  telles  que  le 
diamant. 

Quoique  le  prix  courant  des  produits  communs  s'accroisse 
avec  Ja  demande  qui  s*en  fait,  il  ne  s'accrott  que  lentement 
et  ne  suit  point,  ne  reflète  point  toutes  les  variations  de  la 
demande,  parce  qu'il  a  pour  régulateur  un  prix  normal,  et 
que  les  causes  qui  abaissent  ou  qui  élèvent  ce  prix  normal 
embrassent  toujours  dans  leur  action  une  certaine  étendue 
de  fonds  productifs,  dont  la  fécondité  uniforme  le  rend  per- 
manent, jusqu'à  ce  qu'elle  soit  devenue  insuffisante.  Le  prix 
des  produits  exceptionnels,  au  contraire,  depuis  le  moment 
où  la  multiplication  ultérieure  n'en  est  plus  possible,  suit 
pas  à  pas  les  variations  de  la  demande  et  s'accrott  rapidement 
avec  celte  demande,  parce  qu'il  cesse  dès  ce  moment  d'être 
réglé  par  le  prix  normal. 

Il  résulte  de  là  que  la  rente  des  fonds  qui  fournissent  les 
produits  exceptionnels  suit  une  marche  moins  régulière  et 
s'accroît  au  total,  avec  le  développement  économique,  dans 
une  proportion  beaucoup  plus  forte  que  celle  des  fonds  qui 
fournissent  les  produits  communs. 

La  même  marche  irrégulière  et  le  même  accroissement 
excessif  se  manifestent  dans  la  rente  des  terrains  à  bâtir,  pour 


554  DISTRIBUTION  DE   LA   RICHESSE. 

peu  que  remplacement  de  ces  terrains  présente  des  qualités, 
des  utilités  exceptionnelles;  s'il  se  trouve,  par  exemple,  dans 
Tenceinte  d'une  ville  industrieuse  ou  commerçante.  Il  n*est 
pas  rare  que  des  immeubles  situés  de  cette  manière  rappor- 
tent aujourd'hui  une  rente  égale  au  capital  qu'ils  représen- 
taient il  y  a  un  demi-siècle,  tandis  que  la  rente  des  terres 
arables  de  la  même  contrée  s'est  à  peine  élevée  au  double  de 
ce  qu'elle  était  alors. 

Mais,  tandis  que  le  prix  des  produits  exceptionnels  de  la 
culture  tient  à  des  qualités  inséparables  de  ces  produits  et  à 
des  goûts  à  peu  près  invariables,  le  loyer  des  maisons  dépend 
de  la  manière  dont  se  distribuent  l'activité  industrielle  et  la 
population,  c'est-à-dire  d'une  cause  qui  n'est  pas  inhérente 
au  fonds  et  qui  est  variable.  Il  peut  donc  arriver  que  la  rente 
des  terrains  à  bâtir  décroisse  dans  certains  cas,  au  lieu  de 
s'accroître,  avec  le  développement  économique,  si  ce  déve- 
loppement amène  un  déplacement  des  foyers  où  s'élabore  et 
se  consomme  le  plus  de  richesse  et  où  la  population  tend  à 
s'agglomérer.  L'établissement  d'une' nouvelle  voie  de  com- 
munication suffît  quelquefois  pour  opérer  cet  effet,  en  trans- 
portant d'un  lieu  à  un  autre  l'activité  industrielle  ou  le  mou- 
vement commercial  d'une  contrée,  dont  la  population  totale 
et  la  prospérité  vont  croissant,  malgré  ce  changement  de  dis- 
tribution. 

La  seconde  anomalie  que  je  dois  mentionner  se  manifeste 
à  l'égard  de  certains  fonds  productifs,  tels  que  les  mines, 
dont  l'exploitation  n'est  pas  soumise,  dans  son  extension,  à 
toutes  les  lois  générales  qui  gouvernent  la  rente. 

Le  prix  courant  des  produits  agricoles  a  nécessairement 
pour  régulateur  le  prix  normal  que  déterminent  les  conditions 
de  l'exploitation  la  moins  avantageuse,  parce  que  cette  ex- 
ploitation n'aurait  pas  lieu  si  les  produits  d'exploitations  plus 
avantageuses  suffisaient  au  besoin  manifesté.  La  découverte 
même  d'une  étendue  illimitée  de  terres  plus  fécondes,  encore 
inexploitées,  ne  changerait  rien  à  cette  règle;  on  emploierait 


INFLUENCE  DU  DÉVELOPPEMENT  ÉCONOMIQUE.       555 

les  anciennes  terres  arables  à  d'autres  cultures  ou  à  d^autres 
usages,  mais  on  s'abstiendrait  certainement  de  continuer  une 
exploitation  dont  le  produit  ne  suffirait  plus  à  rembourser 
les  avances  avec  le  profit  ordinaire. 

A  regard  des  fonds  productifs  dont  je  parle,  il  n'en  est  pas 
de  même.  Une  mine  de  substances  métalliques  ou  de  com- 
bustibles, dont  l'exploitation  cesse  de  rapporter  le  profit  or- 
dinaire, n'est  pas  pour  cela  nécessairement  abandonnée.  Elle 
ne  Test  pas  si  les  avances  dépensées  en  constructions  et  en 
excavations,  et  par  là  irrévocablement  incorporées  à  la  mine, 
sont  assez  considérables  pour  qu'une  réduction  du  profit  pa- 
raisse encore  préférable  à  une  suspension  absolue  des  travaux; 
elle  ne  Test  pas  non  plus  lorsque  l'exploitation  en  est  faite 
par  l'Etat,  qui  trouve  alors,  ou  croit  généralement  trouver 
son  compte  à  en  obtenir  un  revenu  quelconque,  plutôt  que 
de  remplacer  ce  revenu  par  un  nouvel  impôt,  et  qui  a  d'ail- 
leurs divers  moyens  de  réduire  les  frais  de  l'exploitation,  en 
y  appliquant  des  catégories  spéciales  de  travailleurs,  notam- 
ment des  criminels  condamnés. 

11  peut  ainsi  arriver  que  la  découverte  de  mines  plus  fé- 
condes que  toutes  celles  qu'on  avait  antérieurement  exploi- 
tées,  n'entraînant  pas  l'abandon  de  celles-ci  et  fournissant 
toutefois  une  quantité  de  produits  suffisante  pour  les  besoins 
manifestés,  amène  un  abaissement  permanent  de  la  valeur 
de  ces  produits  au  niveau  déterminé  par  les  frais  d'exploita- 
tion des  nouvelles  mines. 

La  rente,  en  pareil  cas,  au  lieu  de  s'élever,  disparaît  entiè- 
rement. Les  mines  qui  en  donnaient  une  ne  rapportent  plus 
même  le  profit  ordinaire  des  capitaux  mis  en  œuvre,  et  ce 
profit  est  réduit  dans  une  proportion  encore  plus  forte  pour 
les  exploitations  qui  ne  donnaient  point  de  rente. 

Le  résultat  final  variera  sans  doute  suivant  l'étendue  et  le 
degré  de  fécondité  des  mines  découvertes;  mais  il  y  aura 
toujours  un  intervalle  plus  ou  moins  long,  pendant  lequel 
l'abaissement  de  la  rente  sera  général,  parce  que  la  valeur 


556  DISTRIBUTION  DE   LA   RICHESSE. 

des  produits  ne  sera  plus  déterminée  par  les  frais  des  exploi- 
tations les  moins  fécondes. 

Dans  les  cas  ordinaires,  c'est-à-dire  dans  ceux  où  la  rente 
s'accrott  régulièrement  avec  les  progrès  de  la  richesse  et  de 
la  population,  cet  accroissement  a  pour  effet  d'élever  la  va- 
leur des  fonds  productifs;  mais  le  développement  économique 
agit  encore  d'une  autre  manière  dans  le  sens  de  celte  éléva- 
tion, en  accumulant  les  capitaux  et  en  abaissant  graduelle- 
ment le  taux  de  l'intérêt.  Le  prix  des  terres  s'élevant  ainsi 
par  deux  causes,  dont  une  seule  tend  à  élever  la  rente,  par 
conséquent  le  prix  s'élevant  plus  rapidement  que  la  rente,  il 
en  résulte  que  celle-ci  devient  une  fraction  de  plus  en  plus 
faible  de  la  valeur  du  fonds  qui  la  produit;  or,  ce  résultat 
mérite  quelque  attention,  à  cause  de  l'influence  qu'il  peut 
exercer  sur  le  mode  d'exploitation  des  terres. 

Ce  qui  intéresse  le  cultivateur  à  la  possession  du  sol,  c'est 
essentiellement  le  produit  net  qu'il  peut  en  obtenir.  Or,  quand 
il  n'avance  que  le  capital  d'exploitation,  il  peut,  s'il  est  ha- 
bile et  actif,  compter  sur  un  profit  à  peu  près  égal  à  celui 
qu'il  retirerait  de  tout  autre  emploi  de  ses  avances;  tandis 
que,  s'il  a  dépensé  préalablement  le  capital  représenté  par  la 
valeur  du  fonds,  le  produit  net  se  trouve,  dans  tous  les  cas, 
quelque  habileté  et  quelque  activité  que  ce  cultivateur  ait 
déployées,  fort  inférieur  à  ce  qu'il  aurait  pu  obtenir  par  une 
autre  application  quelconque  de  son  capital  et  de  ses  apti- 
tudes. 

Avec  un  capital  agricole  de  10,000  francs,  par  exemple, 
il  a  quelque  chance  d'obtenir  un  produit  net  annuel  de 
1,000  francs,  qui  le  fera  vivre  plus  largement,  comme  agri- 
culteur, qu'un  revenu  égal  ne  le  ferait  vivre  comme  indus- 
triel ;  tandis  que  s'il  a  dû  consacrer  d'abord  40,000  francs  à 
l'acquisition  du  terrain,  et  que  son  produit  net,  y  compris  la 
rente  de  800  francs  qu'il  aurait  payée  dans  la  première  hy- 
pothèse à  un  autre  propriétaire,  s'élève  à  1,800  francs,  ce 
revenu  ne  sera  pas  la  moitié  de  celui  qu'il  aurait  pu  se  pro- 


INFLUENCE   DU   DÊVELOPPEMEINT   ÉCONOMIQUE.  557 

curer,  avec  le  même  déploiement  d'activité  et  les  mêmes 
avances,  dans  toute  autre  branche  d'industrie. 

Le  cultivateur  de  moyenne  fortune,  qui  ne  peut  se  dis- 
penser de  faire  valoir  lui-même  son  capital,  est  donc  inté- 
ressé à  posséder  le  sol  comme  fermier,  non  comme  propriétaire, 
et  s'il  est  devenu  propriétaire  par  héritage  ou  autrement,  il 
est  intéressé  à  vendre  sa  propriété,  pour  en  appliquer  le  prix 
à  exploiter,  comme  fermier  d'un  autre  propriétaire,  un  do- 
maine quatre  ou  cinq  fois  aussi  étendu. 

Il  me  paraît  difficile  que  cet  intérêt  si  évident  ne  tende  pas 
à  généraliser  de  plus  en  plus  l'exploitation  par  bail  à  ferme, 
en  la  substituant  par  degrés  à  l'exploitation  domaniale  des 
paysans  propriétaires,  qui  est  encore  si  générale  dans  plu- 
sieurs contrées.  J'ignore,  du  reste,  si  la  tendance  dont  je 
parle  s'est  manifestée  dans  la  réalité  ;  je  ne  puis  citer  aucun 
résultat  qu'on  doive  lui  attribuer,  et  je  sais  qu'on  observe 
dans  certains  pays,  notamment  dans  diverses  parties  de  la 
Suisse,  une  tendance  contraire,  qui  a  pour  résultat  de  diviser 
et  de  faire  passer  entre  les  mains  des  paysans  les  domaines 
appartenant  à  de  riches  propriétaires  et  affermés  par  eux,  ou 
possédés  comme  domaines  de  luxe  et  de  pur  agrément.  Tou- 
tefois je  sais  aussi  que,  dans  le  voisinage  de  plusieurs  villes, 
on  voit  les  domaines  des  paysans  passer  entre  les  mains  de 
bourgeois  enrichis  et  se  transformer  en  campagnes  d'agré- 
ment, ce  qui  atteste  évidemment  la  présence  d'intérêts  nou- 
veaux créés  par  le  renchérissement  de  la  terre;  je  sais  encore 
que,  dans  certaines  contrées,  la  population  des  villes  s'accroît 
en  partie  aux  dépens  de  celle  des  campagnes,  ce  qui  accuse 
encore  non  moins  évidemment  un  premier  pas  vers  l'abandon 
des  petites  propriétés,  dont  le  caractère  anti-économique  de- 
vient de  plus  en  plus  sensible. 

Les  idées  dominantes,  les  institutions  politiques,  les  mœurs 
traditionnelles  ont  une  influence  considérable  sur  la  distri- 
bution de  la  propriété  foncière,  et  c'est  sans  doute  à  des 
causes  de  ce  genre  qu'il  faut  attribuer  les  faits  qui  semblent 


558  DISTRIBUTION  DE    LA   RICHESSE. 

révéler  une  tendance  toute  différente  de  celle  que  j'ai  sup- 
posée; mais  les  intérêts  mis  en  jeu  par  le  développement 
économique  seront  plus  forts  que  ces  obstacles,  et  ils  amène- 
ront nécessairement  une  extension  graduelle  de  là  grande 
culture  et  de  l'exploitation  par  baux  à  ferme,  parce  que  les 
sociétés  modernes  sont  poussées  dans  cette  direction  à  la  fois 
par  les  besoins  de  nécessité  et  par  les  besoins  de  luxe  d'une 
population  de  consommateurs,  dont  le  nombre  et  la  richesse 
vont  progressivement  du  même  pas. 

SECTION  V. 

Inllaenee  du  développeflAent  éeo]toiiilq«e  s«r  la  dlstribati«B 
générale  des  fonds  prodaellfs  et  des  eapitanx* 

Les  effets  que  je  vais  mentionner  tiennent  à  deux  causes, 
qui  sont  impliquées  daus  le  développement  économique,  et 
qui  sont  à  leur  tour  les  effets  de  l'action  qu'il  exerce  eu 
même  temps  sur  la  production  et  sur  la  circulation  de  la  ri- 
chesse. 

Le  développement  économique  agit  sur  la  production  de  la 
richesse  dans  le  sens  de  la  concentration  des  travaux  et 
de  la  production  en  grand,  c'est-à-dire  d'une  agglomération 
croissante  des  moyens  de  production  entre  les  mains  d*un 
nombre  relativement  décroissant  d'entrepreneurs  d'industrie, 
tandis  qu'il  agit  sur  la  circulation  de  la  richesse  dans  le  sens 
d'une  mobilisation  et,  pourainsi  dire,  d'une  fluidité  croissante 
de  tout  ce  qui  a  de  la  valeur,  de  tout  ce  qui  est  échangeable, 
par  conséquent  des  fonds  productifs  et  des  services  de  toute 
espèce,  aussi  bien  que  de  la  richesse  elle-même. 

Par  cette  double  action,  le  développement  économique 
tend,  d'un  côté,  à  "vicier  la  distribution  de  la  richesse,  de 
l'autre,  à  corriger  cette  distribution  vicieuse  ;  il  produit  à  la 
fois  le  mal  et  le  remède,  le  poison  et  le  contre-poison.  Ce- 
pendant, comme  l'action  du  correctif  est  toujours  plus  lente 


INFLUENCE  DU  DÉVELOPPEMENT  ÉCONOMIQUE.       559 

que  celle  de  la  cause  dont  il  doit  modilier  les  effets,  une  partie 
de  ceux-ci  subsistent  et  se  manifestent  assez  longtemps  pour 
qu'il  soit  possible  et  utile  de  les  caractériser  et  de  les  con- 
stater. 

L'agglomération  des  capitaux  est  une  conséquence  tellement 
nécessaire ,  et  d'ailleurs  si  manifestement  réalisée  presque 
partout^  des  avantages  économiques  attachés  à  l'exploita- 
tion en  grand  de  toute  espèce  d'industrie,  qu'il  est  presque 
superflu  de  rien  ajouter  ici  à  ce  que  j'ai  déjà  dit  sur  ce  sujet 
dans  plusieurs  endroits  de  ce  troisième  livre  et  des  précédents. 
Les  industries,  soit  de  production,  soit  de  circulation  et  de 
services  personnels»  vont  se  concentrant  de  plus  eu  plus  dans 
de  grandes  entreprises,  tandis  que  les  entreprises  moyennes^ 
c'est^-dire  gérées  avec  des  capitaux  médiocres ,  se  trouvant 
incapables  de  braver  la  concurrence  qui  leur  est  faite,  se 
voient  successivement  forcées  de  renoncer  à  cette  lutte  iné- 
gale et  deviennent  de  plus  en  plus  rares. 

Je  dis»  les  entreprises  moyennes,  car,  ainsi  que  je  l'ai  re- 
marqué ailleurs,  les  petites  entreprises,  celles  dont  les  entre- 
preneurs ne  peuvent  subsister  qu'en  pratiquant  eux-mêmes 
tous  les  travaux  de  leur  profession  et  en  ajoutant  ainsi  au 
mince  profit  de  leur  capital  le  salaire  d'un  simple  travail- 
leur,  sont  à  la  fois,  grâce  à  cette  circonstance,  plus  capables 
de  résister  à  la  concurrence  des  grandes  et  moins  capables 
d'abandonner  le  terrain  de  la  lutte.  Elles  peuvent  mieux  ré- 
sister, parce  que  l'abaissement  des  prix,  diminuant  le  profit 
seul  et  non  le  salaire  de  l'entrepreneur,  n'affecte  son  revenu 
total  que  d'une  manière  peu  sensible;  elles  peuvent  moins 
facilement  se  retirer  de  la  lutte,  parce  que  les  entrepreneurs 
de  cette  catégorie,  préparés  au  métier  qu'ils  exercent  par  un 
apprentissage  plus  ou  moins  long  et  coûteux,  par  des  habi^ 
tudes  prises,  par  une  éducation  toute  dirigée  dans  ce  sens, 
sont  le  plus  souvent  incapables  d'en  exercer  un  autre  et  peu 
disposés  à  échanger  leur  position  de  maîtres  artisans  contre 
celle  d'ouvriers  travaillant  pour  autrui. 


560  DISTlUBUnON   DE  LA   RICHESSE. 

Un  mouvemeut  analogue  de  concentration  doit  s'opérer  à 
l'égard  des  fonds  productifs,  sous  l'influence  des  mêmes  cau- 
ses, combinées  avec  celles  que  j'ai  mentionnées  dans  la  section 
précédente,  c'est-à-dire  avec  le  renchérissement  croissant  de 
ces  fonds.  Mais,  pour  constater  ce  mouvement,  il  faut  com- 
parer Tétat  actuel  des  choses  avec  celui  des  premiers  temps 
qui  ont  suivi  l'émancipation  générale  des  travailleurs,  non 
avec  celui  qui  existait  antérieurement,  sous  un  régime  de 
mainmorte,  d'inaliénabilité  et  de  servage.  L'émancipation  a 
été  immédiatement  suivie  d'un  morcellement  des  terres  de  la 
noblesse  et  du  clergé,  que  le  tiers  état  acquérait  et  se  parta- 
geait, en  échange  d'un  capital  encore  très-divisé.  Aujourd'hui, 
sous  l'influence  des  causes  qui  agglomèrent  ce  capital,  les 
propriétés  moyennes  tendent  généralement,  ou  à  s'agglomé- 
rer aussi  en  grandes  propriétés,  ou  à  se  morceler  en  petites 
propriétés.  Ici  encore,  c'est  l'élément  moyen  qui  s'amoindrit 
au  profit  des  extrêmes,  car  les  mêmes  motifs  qui  retiennent 
dans  son  métier  le  petit  artisan  ou  le  petit  marchand,  atta- 
chent le  paysan  pauvre  à  la  glèbe  de  son  chétif  patrimoine. 

Au  reste,  le  mouvement  de  concentration  dont  il  s'agit 
n'est  point  exclusivement  propre  aux  sociétés  modernes  ;  il 
s'est  manifesté  déjà  dans  les  sociétés  antiques,  lorsqu'elles 
sont  entrées  dans  leur  âge  économique,  lorsque  le^  intérêts 
matériels  y  ont  remplacé  la  religion  et  le  droit,  comme  mo- 
biles et  principes  dominants  de  la  vie  sociale. 

Chez  les  Athéniens,  depuis  Périclès,  à  Rome,  depuis  les 
Gracques,  l'amoindrissement  de  la  classe  moyenne,  amené 
par  cette  cause,  était  déjà  envisagé  et  signalé  comme  un  fait 
patent,  caractéristique  de  l'époque,  et  duquel  devaient  né- 
cessairement résulter  de  graves  conséquences  politiques  et 
morales.  Chez  ces  peuples  anciens,  c'était  déjà  le  capital,  qui, 
en  s'agglomérant  sous  forme  d'esclaves,  imposait  une  ten- 
dance parallèle  à  la  propriété  foncière  ;  de  nos  jours,  c'est  le 
capital  aggloméré  sous  forme  d'instruments  de  travail  et  d'a- 
gents de  circulation. 


j 


INFLUENCE   DU  DÉVELOPPEMENT   ÉCONOMIQUE. 


561 


J'ai  déjà  eu  l'occasion  de  symboliser  graphiquement  la  dis- 
tribution de  la  richesse  au  moyen  d'un  triangle,  où  les  pro- 
portions relatives  des  divers  échelons  de  la  fortune  sont  re- 
présentées par  les  lignes  horizontales  comprises  entre  les  côtés 
du  sommet.  Ce  même  symbole  exprimera  tour  à  tour  la  pré- 
dominance des  revenus  moyens  et  celle  des  revenus  extrêmes, 
si  Ton  donne  à  sa  ligne  oblique  la  forme  d'un  arc,  ayant  sa 
courbure  en  dehors  pour  représenter  le  premier  stage,  et  en 
dedans,  pour  représenter  le  second,  comme  on  le  voit  dans 
les  figures  ci-dessous  \ 

En  analysant  ces  figures,  on  y  trouverait  même  symboli- 
quement exprimés  les  principaux  caractères,  soit  économi- 
ques, soit  politiques,  des  deux  stages  ;  par  exemple,  la  ten- 
dance de  rindustrie,  dans  le  second,  à  se  livrer  de  préférence 
aux  productions  les  moins  coûteuses,  la  plus  grande  consi- 

^      Figure  représentant  la  prédo- 
minance des  revenus  moyens. 


Figure  représentant  la  prédominance 
des  revenus  extrêmes. 


h 


36 


562  DisraDunoN  de  la  bighbsse. 

stance  politique  des  sociétés  du  premier  stage,  la  plus  grande 
stabilité  de  leurs  institutions,  leur  plus  grande  aptitude  à  cer- 
taines formes  de  gouvernement  ;  mais  je  préfère  ne  pas  mettre 
mes  lecteurs  sur  la  voie  de  recherches  dont  les  résultats  se- 
raient plus  curieux  que  réellement  concluants,  et  dans  les- 
quels l'imagination  pourrait  facilement  usurper  un  rôle  qui 
ne  lui  appartient  pas. 

J'ai  dit  que  le  développement  économique  porte  en  lui- 
même  le  correctif  de  ses  propres  effets»  dans  la  mobilité  qu'il 
imprime  à  la  richesse  et  à  tout  ce  qui  s'échange  contre  la 
richesse.  J  ai  déjà  parlé  ailleurs  de  l'influence  exercée  sur  la 
circulation  des  capitaux  par  l'usage  du  numéraire,  par  le 
crédit,  par  le  développement  des  voies  de  communication  et 
des  moyens  de  transport.  La  circulation  des  services,  comme 
celle  des  produits,  est  accélérée  et  facilitée  par  cette  influence  ; 
et  enfin  les  fonds  productifs  eux-mêmes ,  quoique  immeubles 
par  leur  nature,  se  mobilisent  à  leur  tour,  économiquement 
parlant,  lorsque  la  richesse  mobilière  est  devenue  assez  abon- 
dante pour  modifier  les  mœurs,  les  besoins,  les  intérêts  de  la 
société.  Les  propriétaires,  en  faveur  desquels  l'immobilité 
avait  été  consacrée  par  la  loi  ou  par  la  coutume,  sont  les  pre- 
miers à  désirer  la  mobilisation,  afin  de  mettre  à  profit  la 
haute  valeur  qu'ont  acquise  leurs  propriétés  et  de  jouir  des 
avantages  que  procure  la  possession  de  ce  capital,  dont  la 
puissance  va  croissant  de  jour  en  jour. 

Or,  cette  mobilisation  générale  a  pour  effet  de  rendre  plus 
facile  à  réaliser,  et  en  même  temps  plus  divisible,  toute  chose 
ou  toute  force  quia  de  la  valeur  ou  qui  peut  en  acquérir,  de 
rendre  possible  ainsi  l'exploitation ,  la  mise  en  valeur  de 
toutes  les  aptitudes  personnelles  qui  peuvent  devenir  des 
sources  de  revenus  et  de  toutes  les  parcelles  de  richesse  qui 
peuvent,  en  s'aggloraérant,  former  un  capital  effectif,  par 
conséquent  de  mettre  chaque  travailleur  en  état  de  s'élever, 
par  son  activité  et  son  économie,  à  cette  condition  moyenne, 
dont  la  concentration  de  la  richesse  tendait  à  l'exclure. 


INFLUENCE   DU    DÉVELOPPEMENT   ÉCONOMIQUE.  56S 

D'énormes  capitaux,  formés  d'innombrables  épargnes  in- 
dividuelles, sont,  par  ce  moyen,  mis  en  œuvre  pour  le  compte 
et  au  profit  de  leurs  innombrables  possesseurs;  de  vastes 
fonds  productifs  sont  acquis,  puis  exploités  de  même  pour  le 
compte  et  dans  l'intérêt  d'innombrables  propriétaires,  entre 
lesquels  leur  valeur  se  partage.  On  voit  des  entreprises  indus- 
trielles considérables,  parfois  gigantesques,  des  mines  de 
métaux  ou  de  combustibles,  des  défrichements  de  terrains 
immenses,  avoir  pour  entrepreneurs  des  milliers  d'individus 
placés  à  tous  les  degrés  de  l'échelle  qui  conduit  à  la  fortune. 
Cette  échelle,  dont  tous  les  travailleurs  salariés  semblaient 
séparés  par  un  abîme  infranchissable,  se  trouve  en  réalité  à 
la  portée  des  plus  pauvres  d'entre  eux  et  n'exige  de  leur 
part,  pour  être  gravie,  qu'une  série  d'efforts  successifs,  dont 
aucun  n'excède  la  mesure  de  leurs  forces. 

C'est  ainsi  que  la  mobilité,  ou,  si  l'on  me  permet  cette 
image,  la  fluidité  de  la  richesse  rend  l'agglomération  des 
capitaux  et  des  fonds  productifs  compatible  avec  la  prédo- 
minance des  revenus  moyens  ;  c'est  ainsi  que  se  trouve  théo- 
riquement résolu  l'antagonisme  qui  s'était  manifesté  entre  la 
production  et  la  distribution,  entre  le  progrès  de  la  richesse 
et  le  bien-être  général  de  la  société,  entre  la  liberté  accordée 
en  droit  aux  travailleurs  et  les  conséquences  pratiques  de 
cette  liberté.  Or,  ces  antithèses  étant  une  fois  conciliées  en 
principe,  la  réalisation  de  l'idée  qui  les  concilie  ne  peut  plus 
être  ajournée  ou  ralentie  que  par  des  difficultés  temporaires 
et  surmontables. 

Cette  idée,  cette  synthèse,  c'est  l'association  des  épargnes 
et  des  forces  individuelles  remplaçant,  grâce  à  la  mobilité 
de  la  richesse  et  à  sa  divisibilité,  l'agglomération  des  fonds 
productifs  et  des  capitaux  entre  les  mains  des  entrepreneurs 
les  plus  riches,  les  plus  capables  ou  les  plus  actifs.  L'associa- 
tion est  le  seul  moyen  par  lequel  tous  les  travailleurs  puissent 
profiter  des  progrès  accomplis  dans  la  circulation  de  la  ri- 
chesse, pour  devenir  participants  des  bénéfices  que  rapporte 


564  DISTRIBUTION   DIC    LA   RICHESSE. 

généralement  Texploitation  des  capitaux,  particulièrement 
l'exploitation  en  grand  ;  Tassociation  permet  à  chaque  tra- 
vailleur de  retirer  de  ses  épargnes  un  profit  ou  une  rente,  de 
s'élever  ainsi  à  la  condition  de  capitaliste  ou  de  propriétaire, 
d'acquérir,  par  conséquent,  un  certain  degré  d'indépen- 
dance, d'espérer,  pour  un  avenir  plus  ou  moins  éloigné,  mais 
nettement  dessiné  à  son  horizon,  l'indépendance  complète, 
Taisance  et  les  autres  avantages  sociaux,  dont  sa  condition 
de  travailleur  ne  gagnant  que  son  salaire  l'aurait  irrévoca- 
blement privé  ;  l'association  procure,  enfin,  à  tous  les  capita- 
listes et  les  propriétaires  qui  ne  disposent  pas,  soit  par  eux- 
mêmes,  soit  par  leur  crédit,  de  moyens  suffisants  pour  luUer 
contre  la  concurrence  des  entrepreneurs  plus  riches,  la  possi- 
bilité d'exploiter  eux-mêmes  en  grand,  de  conserver  ainsi 
leur  position  moyenne  et  de  l'améliorer  indéfiniment  par  le 
déploiement  collectif  de  leurs  ressources  et  de  leur  activité. 

Pour  que  l'association  des  épargnes  et  des  forces  indivi- 
duelles puisse  remplir  cette  mission  sociale,  il  faut  qu'elle 
entre  dans  les  habitudes  générales  de  la  société,  ce  qui  de- 
mande un  certain  temps  et  rencontre  certains  obstacles.  Mais 
rindication  de  ces  obstacles,  l'examen  de  ce  qui  a  été  fait 
jusqu'à  présent  dans  cette  voie  et  les  questions  économiques 
assez  importantes  qui  se  rattachent  à  cet  examen  appartien- 
nent aux  applications  de  la  science,  et  trouveront  leur  place 
dans  la  seconde  partie  de  cet  ouvrage. 


FIN  DE  LA   PREMIÈRE   PARTIE   ET  DU  TOHE   PREMIER. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

DU  TOME  PREMIER. 


Pagef. 

lltTRODOGTlON t 

CHAPITRE    I.  Objet  de  la  science  économique t 

~~        II.  Bat  et  caraclère  de  la  science  économique 10 

—  III.  Des  applications  de  la  science  économique SO 

—  IV.  Utilité  des  connaissances  économique^ 36 


PREMIÈRE   PARTIE. 

SGISNCB  ÉCONOMIQUE. 


LIVRE  I. 

PRODOCTION  DE   LA    RICHESSE. 

CHAPITRE    I.  Analyse  de  la  production 19 

—  II.  Des  travaux  qui  concourent  indirectement  à  la  produc- 

tion de  la  richesse 59 

—  III.  Des  produits  et  des  services  qui  ne  sont  pas  de  la  ri- 

chesse   63 

—  IV.  Du  capital 70 

Section    i.  Eléments  du  capital 7t 

-»      II.  Ce  que  devient  te  capital  dans  la  production 75 

—  m.  Des  diverses  e.^pèces  de  capital 81 

CHAPITRE  V.  Des  causes  qui  tendent  à  augmenter  Tefficacité  du  tra- 
vail de  rhomme  dans  la  production 91 

Section   i.  Répartition  des  travaux 93 

—  II.  Education  des  travailleurs 105 

—  III.  Condition  des  travailleurs 108 

CHAPITRE  VI.  Des  causes  qui  tendent  à  diminuer  le  concours  du  tra- 
vail de  rhomme  dans  la  production 111 

Section   i.  Aptiiudes  spéciales  des  fonds  productifs IIS 


566  TABLE   DU   TOME   PREMIBR. 

P»RW. 

Sbction   II.  Emploi  des  agents  mécaniques « IIS 

—  III.  CoDceniration  des  travaux^  ou  production  en  grand .  .  .  IM 

CHAPITRE  VII.  Résultats  sociaux  de  la  répartition  des  travaux  et  de 

remploi  des  machines 199 

Section    i.  Mutualité  des  besoins 1i9 

•^       II.  Direction  imprimée  au  développement  individuel  des 

travailleurs 137 

—  III.  Dépendance  des  travailleurs 113 

CHAPITRE  VIII.  Influence  du  développement  économique  des  sociétés 

sur  la  production 146 

Sbction    I.  Fécondité  décroissante  des  fonds  productifs lH» 

r-      II.  Aptitude  décroissante  de  certaines  catégories  de  travail- 
leurs   15€ 

CHAPITRE  IX.  De  la  formation  et  de  Paccumulation  du  capital.  ...  160 

Section    i.  De  Tépargne 160 

—  II.  Du  proât  accumulateur  et  de  la  reproduction  du  capital 

consommé 166 

CHAPITRE  X.  Influence  de  la  consommation  sur  le  développement 

général  de  la  production 173 

Section    i.  CoiHominaiions  économiques 17 

—  11.  Consommations  dejouissanoe 177 

—  III.  De  la  consommation  destructive 185 

—  IT.  De  Texcès  dans  la  production  . 169 


LIVRE  U. 

CIBCULATION  DE  LA   RICHESSE. 

CHAPITRE   I.  Analyse  de  la  circulation t95 

—  n.  De  la  valeur aos 

Section    i.  Définition  de  la  valeur 90S 

—  II.  Eléments  de  la  valeur 906 

—  III.  Causes  qui  déterminent  la  valeur 906 

—  IT.  De  la  valeur  normale 916 

—  T.  Des  valeurs  générales 993 

"      TU  Richesse  et  valeur 997 

—  TU.  Valeur  des  services 990 

CHAPITRE  III.  Du  numéraire 234 

Section    i.  Définition  du  numéraire 934 

~       11.  Fonctions  du  numéraire 937 

§  I.  —  Mesure  des  valeurs 937 

§9.—  Agent  de  circulation 916 

—  III.  Qualités  qui  rendent  le  numéraire  propre  à  remplir  ses 

fonctions 949 


T^BLE   DU   TO^E    ?ftElf^li.  567 

Pages. 
Sbgtion  IT.  I>e  la  valeur  des  iQétaui  prépiemi i45 

—  T.  De  la  valeur  du  numéraire. S5i 

—  Ti.  Des  systèmes  monéiaires 962 

§  1.  —  Système  monétaire  normal 262 

§  a.  —  Systèmes  monétaires  irréguliers 266 

—     Yii.  Des  monnaies  complémentaires 271 

-^    Tiii.  De  quelques  erreurs  généralement  répandues  au  sujet  du 

numéraire 27i 

CHAPITRE  IV.  Du  crédit 281 

SsGTioN   I.  Du  crédit  en  général 28t 

-'      If.  Des  diverses  formes  du  crédit 285 

-~     ii|.  Effets  généraux  du  crédit 295 

CHAPITRE  V.  Du  transport  de  la  richesse 3oa 

SB€Tiozf    I.  Influence  du  transport  sur  les  valeurs 303 

—  II.  Effets  du  perfectionnement  des  moyens  de  transport  sur 

les  valeurs 308 

—  m.  Effets  généraux  du  perfectionnement  des  moyens  de 

transport 3U 

§  1.  —  Economie  de  forces  productives 314 

§  a.  —  Développement  général  de  la  production  ....  316 

§  3.  —  Egalisation  des  prix 320 

§  4.  —  Vulgarisation  de  Tart 322 

§  5.  —  Concentration  industrielle  et  commerciale.  ...  S2i 

CHAPITRE  VI.  Des  variations  des  prix 327 

Sbction    I.  Variations  temporaires. 317 

—  II.  Variations  permanentes *.  .    337 

§  1.  —  Variations  influencées  par  des  causes  limitatives.    337 
§  2.  ~  Variations  influencées  par  une  production  pro- 
gressivement onéreuse 342 

§  3.  —  Variations  influencées  par  des  modifications  du 

prix  normal 347 

—  III.  Effets  généraux  du  développepient  économique  sur  les 

prix 360 

CHAPITRE    VU.  Des  Industries  de  circulation 367 

—  VIII.  Lois  de  la  circulation  internationale 375 


LIVRE  III. 

DlSTRlBimON   DE  LA   RICIIE88B. 

CHAPITRE   I.  Analyse  de  la  distribution 396 

—        II.  Des  principes  d'attribution ^01 

Sbctior    I.  Principe  de  la  rémunération 402 

->      II.  Pripeipe  de  la  jBompfiBsatioB 406 

§  I.  —Compensation  pour  le  non-usage 406