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PREMIERE MISSION
DES JÉSUITES
AU CANADA.
PREMIERE MISSION
DES
JÉSUITES AIT CANADA
LETTRES ET DOCUMENTS INÉDITS
PUBLIÉS
PAR LE P. AUGUSTE CARAYON
DE LÀ COMPAGNIE DE JÉSUS.
PARIS
L'ÉCUREUX, LIBRAIRE,
RUE DES GRANDS-AUGUSTINS , 3
1864
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I
Un de nos romanciers, admiré depuis plus
de trente années dans les Cabinets de lecture ,
a , comme on sait , doublé sa réputation ,
sous le règne de Louis -Philippe , par sa
découverte inattendue de la Méditerranée.
M. Michelet, autre célébrité des cabinets de
lecture, s'est donné la gloire de découvrir,
sinon le Canada, au moins son histoire. Cette
histoire est devenue sa propriété ; car elle est
bien de son invention : il pourrait au besoin
le prouver, même devant les tribunaux. Cette
histoire , remise à neuf par notre illustre ro^
mancier, a pris sous sa plume un air à ré-
jouir les Canadiens , si toutefois ils étaient
bonnes gens, comme M. Michelet semble n'en
pas douter.
— vin
La Revue des Deux- M ondes a dû porter au
Canada les articles de M. Michelet. Sans at-
tendre les jugements des riverains du Saint-
Laurent, nous dirons un mot de la découverte
inespérée de l'incomparable auteur de la Sor-
cière. Toutefois, avant de passer outre, il con-
vient de placer ici une petite protestation.
Nous avons déjà loué , à notre façon , les his-
toires de M. Michelet ; nous y voyant revenir,
nos amis croiront peut-être que nous y pre-
nons plaisir. Ce serait une erreur : nous tenons
à l'affirmer , cette besogne est pour nous sans
le moindre agrément, bien au contraire.
On nous assure , et nous ne prétendons pas
le contester, que M. le Directeur de la Revue
des Deux-Mondes est un homme d'esprit. Cela
supposé , l'excellent Directeur doit assez sou-
vent se donner l'agréable passe-temps de rire
derrière le rideau, quand il a servi à ses lec-
teurs des deux mondes , à ce public de choix ,
l'élite de la civilisation , certains ragoûts his-
toriques, dont nul autre entrepreneur d'ex-
IX
centricités n'oserait risquer l'exhibition. Son
succès, il le doit à trois mois du poète romain,
dont voici la traduction : La fortune sourit à
l'audace. Une partie de ses lecteurs , gens
d'esprit et sceptiques, — on le voit , nous
employons toujours des adjectifs honnêtes,
— partage le rire de M. le Directeur ; mais le
bon public mord ingénument à l'hameçon
et se repait, sans faire la moindre grimace, de
ces articles de haute fantaisie historico-drôla-
tique. La plupart de ces intrépides lecteurs
bornent leurs études historiques aux tartines
de la Revue , et s'il plaisait à l'esprit toujours
jeune, toujours inventif de M. Michelet, de lui
servir les récits du bonhomme Perrault, ac-
compagnés de préfaces , notes savantes , et
commentaires de sa façon , nous verrions
placer parmi les personnages historiques, l'il-
lustre petit Poucet, la vertueuse Cendrillon ,
et ce type des maris acariâtres , connu sous
le nom de Barbe-bleue.
M. Michelet, nous dira-t-on , n'a point
encore assez de talent pour un pareil tour de
force ? C'est possible ; mais il peut y arriver, s'il
poursuit ses études historiques : ses pages sur
le Canada nous font tout espérer de son génie
inventif.
Où ce génie brille de toute sa vivacité, c'est
quand il a le bonheur de percer un Jésuite
avec sa plume. Les Jésuites sont pour moitié
dans le succès ou la bonne fortune de M. Mi-
chelet, et sans doute il leur en est reconnais-
sant. Après avoir usé les Jésuites de France ,
il a entrepris les Jésuites du Canada.
On avait cru pendant plus de deux cents
ans parmi les amis et les ennemis des Jésuites
qu'ils avaient largement contribué à la créa-
tion de cette IN ouvelle-France, la plus belle de
nos colonies, fondée sous le règne de Henri IV
et si honteusement abandonnée sous celui de
la Pompadour : erreur, les Jésuites sont allés
au Canada pour y vivre en épicuriens et se
faire une Capoue au milieu des Iroquois.
L'Europe ignorait ces délicieuses particula-
rites ; cela se comprend : l'histoire du Canada
était à faire, et les révélations de M. Michelet
étaient réservées à nos contemporains. 11 faut
en convenir; pour avoir beaucoup attendu,
on n'a rien perdu : jamais morceau d'histoire
ne fut mieux inventé; dès la première phrase,
on est ébahi , et l'on demeure en cet état pen-
dant toute la lecture : parfois le rire vous sai-
sit, et l'on se laisserait aller à l'épanouisse-
ment , si la conscience n'était affligée des
outrages faits à la vérité.
On nous a souvent demandé s'il ne con-
viendrait pas de répondre aux histoires de
M. Michelet; mais toujours nous avons gardé
le silence , le jugeant une réponse suffisante.
Plus d'une fois nous avons été injurié dans la
rue , et sans aucun effort de vertu, nous nous
sommes contenté de sourire, attribuant les
épithètes peu respectueuses et les quolibets
aux suites d'un repas immodéré ou causes
semblables. Etre injurié en traversant les
halles, ou dans les livres, cela nous semble
XII
tout un , et nous n'en avons pas plus de souci.
Mais j nous dit-on , si cela ne vous fait rien,
il n'en va pas ainsi pour les témoins et les
lecteurs, exposés à mal interpréter votre si-
lence. L'objection est fondée ; mais comment
répondre ? Suffira-t-il , si l'on nous appelle
voleurs , de retourner nos poches et de dire :
Vous avez menti ? Si l'on écrit : Vos Mission-
naires étaient des farceurs , allant se cacher
dans les bois, pour vivre comme des Lucullus
ou des Sardanapaux , (ce pluriel n'est pas de
notre invention), suffira-t-il de faire venir
un plat de sagamité (sorte de colle à tapis-
sier) , et de crier au lecteur : Voilà toute la
nourriture des Missionnaires canadiens ! En
vérité, discuter ainsi serait perdre son temps
et sa dignité.
La seule réponse honnête et convenable ,
nous la ferons } mais avant tout, il faut mon-
trer aux juges les pièces du procès , et comme
tout le mcnde n'a pas dans sa bibliothèque
un Michelet complet , nous en copierons une
XIII —
page, la meilleure assurément sur le Canada ,
celle où nous sommes peints à nous faire mou-
rir de honte , si le portrait était fait sur l'origi-
nal. Nous ouvrons le tome XV de l'Histoire
de France au XVIIIe siècle, par J. Michelet,
et à la page 185 nous lisons : « Les Jésuites,
« rois du Canada , maîtres absolus des Gou-
« verneurs , avaient là de grands biens , une
« vie large , épicurienne (jusqu'à garder de
« la glace pour rafraîchir leur viu l'été). Ce
v très-agréable séjour était commode à l'Or-
« dre , qui y envoyait d'Europe ce qui l'em-
(( barrassait , parfois de saints idiots , parfois
(( des membres compromis , qui avaient fait
« quelque glissade. Ils n'aimaient pas qu'on
« vit de près les établissements lointains
« qu'ils avaient au cœur du pays, qu'on vînt
« se mettre entre eux et les troupeaux hu-
« mains dont ils disposaient à leur gré, etc.»
« Les fameuses Relations des Jésuites
« (1611-1672), lettres qu'ils envoyaient du
' XIV
« Canada presque de mois en mois (sic/)
h avaient été un demi-siècle l'édifiant jour-
ce nal de l'Europe Tout cela très-habile
< et fort bien combiné pour émouvoir les
« femmes , pour attirer leurs dons, pour les
ce faire travailler à la cour et partout dans
« l'intérêt des Pères
« Les Relations des Jésuites n'ont garde
(c d'expliquer ce que c'était que leurs mar-
« tyrs. Us ne l'étaient pas pour la foi , c'é-
(( taient des martyrs politiques
« Une petite confédération , toujours citée
« par eux, trompait sur l'Amérique entière.
« Les Iroquois, héros cruels et tendus à l'ex-
u ces, d'un fier esprit guerrier, leur servaient
« à faire croire que tout le nouveau continent
k était un monde atroce, et par cette ter-
ce reur , ils le fermaient et s'en assuraient
« le monopole, etc. » [Op. cit., p. 182, 183.)
Pour répondre à tout cela, pour justifier
J ésuites d'avoir fermé le nouveau monde
XV
à l'Europe, mis de la glace dans leur vin,
sensualisme abominable et si bien vitupéré
par notre historien , il nous faudrait des
volumes in-folio, farcis de pièces justifica-
tives. Ces in-folio, nous ne les écrirons point;
ce serait peine perdue, nous ferons mieux:
nous avions dans nos archives plusieurs let-
tres de nos Missionnaires au Canada pen-
dant le XVIIe siècle, destinées uniquement
à leurs frères d'Europe; nous les publions
aujourd'hui , ce sera notre unique réponse
à tous les Miclielets possibles , et , nous en
sommes persuadé, elle suffira à nos amis et
même aux indifférents. Nous dirons à tous:
Lisez M. Michelet, puis ouvrez notre vo-
lume, et la lecture de ces trente lettres sera
la meilleure justification de nos Anciens.
Si le livre de M. Michelet a traversé l'O-
céan pour aller souiller la mémoire de nos
premiers Missionnaires, sur ces mêmes ri-
vages, où ils ont répandu leur sang; le nôtre
XVI
arrivera aussi chez les Canadiens, et nous
comptons trop sur la justice d'un peuple in-
telligent et loyal , pour craindre les excentri-
cités d'un écrivain malade.
Notre publication devait primitivement se
borner aux lettres des Pères Masse et Biard ,
et nous l'annoncions sous le titre de Première
mission des Jésuites au Canada : en y ajoutant
celles de 1626 à 1699, nous n'avons pas cru
nécessaire de modifier un titre annoncé de-
puis longtemps.
Les lettres que nous publions ont été re-
cueillies, ou copiées sur les originaux, par
le R. P. Félix Martin, ancien supérieur
du Collège de Montréal et de la Résidence
de Québec : nous lui devons aussi la traduc-
tion de plusieurs de ces lettres , écrites en
latin ou en italien.
PREMIÈRE MISSION
DES JÉSUITES
AU CANADA '.
LETTRE DU P. PIERRE RIARD , AU T. R. P. CLAUDE AQUA-
V1YA, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS, A ROME.
( Traduite sur V original latin , conservé dans les
Archives du Jésus, à Rome).
Dieppe, 21 janvier 1611.
Mon Très-Révérend Père ,
Pax Christi.
Que je voudrais pouvoir vous raconter combien
grandes et nombreuses ont été , dans notre petite
affaire, les miséricordes de Dieu et les fruits de
sa bénédiction et des prières; c'est-à-dire comment
1 Nous ajouterons aux lettres de nos premiers missionnaires au
Canada un fragment d'un mémoire intitulé : Monumenta Novœ
Franciœ, ab anno 1607 , ad annum 1737. — Insulte Martinicte
ab anno 1678. — Insulte Gaycnnensis ab anno 1668.
La traduction du chapitre II de ce manuscrit, conservé dans nos
archives de Rome, donnera un ensemble de faits sur la Nouvelle-
L. 1
nous sommes sortis de difficultés graves et multi-
pliées , et comment, délivrés de toute entrave,
nous partons pour la Nouvelle-France, lieu de notre
France , qui ne se trouve pas dans les lettres que nous publions.
Parmi les gentilshommes qui s'offrirent à Henri-le-Grand, d'heu-
reuse mémoire, pour entreprendre la colonisation de la Nouvelle-
France,était le sieur de Polrincourt. Le roi lui accorda tout ce qu'il
demandait, mais en lui signifiant qu'il aurait à emmener avec lui
des religieux pris dans notre Compagnie pour les employer , selon
ses ordres, à procurer le salut des sauvages; que du reste la dépense
de cette mission ne serait nullement à sa charge , mais que le
Trésor royal y pourvoirait.
Le R. P. Pierre Coton, alors confesseur et prédicateur du roi,
et qui était fort estimé de Sa Majesté, comme on sait, fut chargé par
lui de choisir, dans sa Compagnie , des hommes capables , pour
mener à bien cette périlleuse et sainte entreprise.
Beaucoup de nos religieux s'offrirent pour cette mission lointaine.
Parmi eux on remarquait le P. Pierre Biard , homme dont la vertu
égalait le talent, et qui occupait alors la chaire de théologie à Lyon.
Le choix des supérieurs tomba sur lui et sur le P. Ennemond
Masse, dont nous aurons à parler plus loin.
Ils partirent tous les deux en 1608 pour Bordeaux, où ils devaient
s'embarquer, mais il fallut attendre trois ans. Car le gentilhomme,
dont nous avons déjà parlé, retarda son départ; puis ensuite il
prétexta la nécessité de faire un voyage d'essai, afin , disait-il, de
préparer une habitation convenable pour les Pères. Il fit en effet
ce voyage accompagné d'un prêtre séculier, lequel, se laissant aller
à un zèle peu réfléchi, baptisa une centaine de sauvages, sans les
avoir suffisamment instruits et éprouvés. Plus tard, on s'aperçut
que ces pauvres gens n'avaient pas même compris ce qu'ils avaient
reçu.
Trois ans après, de retour de son voyage, le sieur de Polrincourt,
pressé par la reine-mère , se chargea de conduire nos Pères au
destination , comme Votre Paternité le sait ! Elle
peut certainement s'en réjouir avec une grande
consolation dans le Seigneur.
Canada. Mais ce ne fut pas sans grandes difficultés et beaucoup de
souffrances que nos Pères arrivèrent au Port-Royal, sur les côtes de
l'Acadie.
L'année qui suivit leur arrivée, deux autres des Nôtres allèrent
les rejoindre: ce furent le P. Quentin et le Frère coadjuteur Gilbert
du Thet. Deux ans de séjour à Port-Royal démontrèrent à nos
Pères l'impossibilité de fixer là le centre de leur mission, soit à
cause de la difficulté d'y attirer un grand concours de sauvages,
soit à cause des tracasseries de ceux qui commandaient. Ils trans-
portèrent le siège de leur mission sur un autre point de la même
côte , au 45e degré 30 minutes de latitude, et cela sur un décret du
roi. Cette fondation prit le nom de Saint-Sauveur. Ils y étaient établis
depuis peu de temps, lorsque les anglais, survenant à l'improviste,
s'emparèrent du vaisseau français, saisirent les lettres-patentes du
commandant, et, par une insigne fourberie, le traitèrent de pirate.
Au moment de l'attaque, plusieurs français furent tués, et parmi eux
le frère Gilbert du Thet, homme remarquable par son courage et sa
piété.
Les anglais victorieux, après avoir pillé tout à leur aise, abandon-
nèrent dans une mauvaise barque une partie des français, et
emmenèrent avec eux, en Virginie, les PP. Biard et Quentin. Nos
deux prisonniers s'attendaient à être condamnés à mort, surtout
lorsque, reconduits à Port-Royal, ils refusèrent de faire connaître la
retraite des français qui se tenaient cachés dans les environs.
Dirigés une seconde fois sur la Virginie, ils y auraient probablement
trouvé la mort, si la divine Providence n'eût rendu inutiles tous les
efforts des marins anglais pour y aborder. La violence de la tempête
les rejeta sur les îles Açores appartenant aux portugais, et où,
malgré eux, ils furent obligés de prendre terre.
Les anglais eux-mêmes furent forcés d'admirer la loyauté et la
Mais voici déjà minuit sonné , et à la première
lueur du jour, nous mettons à la voile. Je vous don-
nerai seulement un précis des événements.
Quand les marchands hérétiques nous virent à
Dieppe , au jour fixé pour le départ , le 27 octohre
de Tannée dernière, 1 61 0 (nous étions en effet con-
venus qu'on partirait de Dieppe), ils imaginèrent
un moyen qu'ils crurent favorable pour nous nuire.
Deux d'entre eux avaient fait un contrat avec M. de
Potrincourt pour charger et équiper son navire ,
charité de nos Pères qui, en se montrant aux portugais, pouvaient
amener la saisie du navire et faire condamner les anglais, comme
pirates, au dernier supplice. Avant d'entrer clans le port, ils avaient
exigé de leurs prisonniers la promesse de ne pas les dénoncer et
de se tenir cachés durant tout leur séjour aux Açores. Pendant la
visite du vaisseau faite par les portugais, les Pères restèrent à fond de
cale, où ils échappèrent à tous les regards. Cette générosité et celte
fidélité à garder la parole donnée surprirent tellement les anglais,
qu'ils changèrent immédiatement de procédés envers leurs captifs et
les emmenèrent directement en Angleterre, où ils firent publique-
ment leur éloge.
L'ambassadeur de France, à la nouvelle de leur arrivée, se hâta
de les réclamer et les fit reconduire honorablement dans leur patrie,
au mois de mai 161Z|.
Ce premier voyage de nos missionnaires, si stérile en apparence,
eut cependant d'heureux résultats. Outre l'expérience acquise et
dont on profita , le zèle des catholiques français , ranimé par les
paroles des Pères, créa de nouvelles ressources, et dès que la
colonie française fut délivrée des anglais , les Jésuites reprirent la
route du Canada, où ils fondèrent enfin une des plus belles missions
de la Compagnie.
sur lequel nous devions voyager. Ils déclarèrent
aussitôt qu'ils ne voulaient plus s'occuper du vais-
seau , s'ildevait porter des Jésuites. C'était une
insigne malice , et elle était facile à prouver, sur-
tout quand les catholiques leur ajoutaient que le
devoir ne leur permettait pas de refuser les Jésui-
tes , puisque c'était l'ordre formel de la Reine.
On ne put cependant rien gagner sur eux. Il fallut
avoir encore recours à la Reine. Sa Majesté écrit
au gouverneur de la ville, catholique plein de zèle
et de piété , et lui enjoint de signifier aux hérétiques
que c'est sa volonté que les Jésuites soient reçus
dans le vaisseau qui va partir pour la Nouvelle-
France , et qu'on n'y mette aucun obstacle.
A la réception de ces lettres, le gouverneur as-
semble ce qu'on appelle le consistoire , c'est-à-dire
tous les fidèles disciples de Calvin. Il donne lecture
des lettres de la Reine, et les invite à l'obéissance.
— Quelques-uns, c'est-à-dire ceux qui étaient bons,
disent hautement qu'ils sont eux aussi du même
avis, et ils engagent les marchands à se soumettre;
mais ils déclarent que pour eux ils ne sont maîtres
de rien. Tel était leur langage en public; mais en
particulier , un des marchands qui était chargé
d'équiper le navire , protesta qu'il n'y mettrait
rien; que la Reine, si elle le voulait, pouvait lui
— 6 —
ôter son droit , mais que pour lui , il ne le céderait
pas autrement.
Que faire? Certainement tout était arrêté ; car
cette société n'avait pas de contrat écrit , et ces
sortes d'engagements entre gens nobles ne se met-
tent pas ordinairement sur papier. On ne pouvait
donc pas agir contre ces hérétiques.
On s'adresse de nouveau à la Reine. A la vue
d'une pareille effronterie , elle dit en manière de
proverbe : « Il ne faut s'abaissera prier des vilains » ;
et elle ajouta que les Pères partiraient une autre
fois.
Les catholiques consternés déclarent alors aux
hérétiques que les Jésuites ne monteront pas dans
ce vaisseau, qu'ils peuvent en conséquence lé fréter,
et que, dans tous les cas , si les Jésuites y prenaient
place, ils payeraient auparavant eux-mêmes le prix
de la cargaison.
Cette assurance une fois donnée, on vit à nu
toute la malice des calvinistes ; car ils chargèrent
aussitôt le navire complètement et de marchandises
et de toute espèce d'objets , ne pouvant s'imaginer
que les catholiques pussent jamais trouver de quoi
payer le prix de tant de choses.
A cette nouvelle, Madame la marquise de Guer-
cheville, première dame d'honneur de la Reine,
s'indigna de voir les efforts de l'enfer prévaloir et
la malice des hommes pervers détruire ces grandes
espérances que l'on avait de procurer la gloire de
Dieu. C'est pourquoi, afin que Satan ne demeurât
pas le maître et ne renversât pas l'espoir que l'on
avait de fonder une église au Canada , elle sollicita
elle-même les aumônes des Grands, des Princes et
de toute la Cour pour soustraire les Jésuites à la
méchanceté des hérétiques.
Qu'arriva-t-il? Le navire déjà chargé était prêta
prendre la mer, quand cette dame envoya aux ca-
tholiques 4,000 livres avec d'autres secours. Alors,
pour ne pas agir par surprise , ils vont dire adroite-
ment aux hérétiques qu'ils veulent avoir avec eux
les Jésuites, que telle est la volonté de la Reine ,
et que , par conséquent , il faut qu'ils les laissent
monter dans le vaisseau , ou bien que les mar-
chands acceptent le prix de la cargaison et qu'ils
se retirent. Ceux-ci déclarent qu'ils veulent le prix
de leurs marchandises (Je crois qu'ils ne pensaient
pas que les catholiques eussent assez d'argent , ou
qu'ils espéraient trouver quelque autre moyen de
déjouer leurs projets). On leur donne le prix de-
mandé, et ce à quoi personne ne se serait attendu,
nous sommes si pleinement substitués à leur place ,
que la moitié du bâtiment nous appartient, et que
nous avons déjà ce qu'il faut pour commencer
— 8 —
cette fondation que le Seigneur daignera bénir
dans sa générosité et dans sa bonté.
Ainsi donc, mon Très-Révérend et bon Père, Votre
Paternité voit combien la malice du démon et de
ses suppôts a tourné à notre avantage. Nous ne
demandions d'abord qu'un petit coin dans ce vais-
seau , et à prix d'argent; maintenant nous y som-
mes les maîtres. Nous allions dans une région
déserte , sans grande espérance d'un secours
de longue durée, et nous recevons déjà le com-
mencement de la fondation. Nous étions forcés
d'enrichir les hérétiques d'une partie de nos au-
mônes , et maintenant ils renoncent d'eux-mêmes à
profiter d'une occasion qui les devait enrichir.
Mais je crois que le grand sujet de leur douleur,
c'est précisément le triomphe du Seigneur Jésus;
et fasse le ciel qu'il triomphe toujours ! Ainsi soit-il !
Dieppe, le 21 janvier 161 1.
De Votre Paternité
Le fils en Jésus-Christ et le serviteur indigne ,
Pierre BIARD S. J.
IL
LETTRE DU P. BIARD , AU R. P. CHRISTOPHE BALTAZAR ,
PROVINCIAL DE FRANCE A PARIS. (Copiée SUT VdUtO-
graphe conservé aux Archives du Jésus à Rome.)
Mon Révérend Père,
Pax Christi.
Enfin , par la grâce et faveur de Dieu, nous voicy
arrivez à Port-Royal, lieu tant désiré, et après avoir
patv et surmonté, pendant l'espace de sept mois, force
contradictions et traverses, que nous suscitèrent
à Dieppe quelques-uns de la prétendue religion ,
et sur mer, les fatigues , orages et tourmentes
de l'hyver, des vents et des tempestes. Par la
miséricorde de Dieu et par les prières de Yostre
Révérence et de nos bons Pères et Frères , nous
voicy au bout de nostre course, et au lieu tant sou-
haité Voicy aussi la première commodité qui se pré-
sente pourescrire à Vostre Révérence, et lui faire
scavoir de nos nouvelles et de Testât auquel nous
nous retrouvons. Je suis marry que le peu de
temps de nostre arrivée en ce pays ne me per-
mette pas d'en discourir, et comme je désirerois
— 10 —
plus amplement, et de Testât de cette pauvre nation;
neantmoins je m'efforceray de vous descrire non-
seulement ce qui s'est passé en nostre voyage, mais
aussy tout ce qu'avons peu apprendre de ce peuple
depuis que nous y sommes, selon que, je pense,
tous nos bons seigneurs et amis avec Yostre Révé-
rence doivent) l'attendre et le désirer.
Et , pour commencer par le préparatif de nostre
voyage, Yostre Révérence aura sceu l'effort que firent
deux marchants de Dieppe de la religion préten-
due , qui avoient charge de fretter le navire , pour
empeseher que n'y fussions reçus. Il y a voit jà
quelques années que ceux qui avoient commencé
et continué le voyage de Canada , avoient désiré
quelques uns de nostre Compagnie pour s'employer
à la conversion de ce peuple là; et le feu Roy
d'heureuse mémoire Henry le Grand avoit assi-
gné cinq cents escus pour le voyage des premiers
qui y seroient envoyés, quand le R. P. Enmond
Masse et moy, députés pour ce voyage, après avoir
salué la Reyne Régente, entendu de sa propre bou-
che le saint zèle qu'elle avoit de la conversion de
ces peuples barbares, reçu les susdicts cinq cents
escus pour nostre viatique, aydés aussi de la pieuse
libéralité de Mesdames les Marquises de Guerche-
ville, Yerneuil et de Sourdis, partis de Paris, arri-
vasmes à Dieppe au jour que nous avait assigné
— 11 —
Monsieur de Biancourt, fils de Monsieur dePotrin-
court, pour nous y prendre, sçavoir le *27d'Oclobre
1610.
Les deux susdicts marchants, aussitost qu'ils ouï-
rent que deux Iesuites debvoient aller au Canada ,
s'adressèrent à Monsieur de Biancourt l et luy dé-
noncèrent que si lesdicts Iesuites entroient au
navire, ils n'y vouloient rien avoir. On leur respon-
clit que la venue des Jésuites ne leur nuyroit en
rien; que, Dieu mercy et la Reyne, ils a voient moyen
de payer leur pension sans grever aucunement leur
fret. Ils persistent toute fois en leur négative; et quoy-
que Monsieur de Sicoine, gouverneur de la ville,
fort zélé catholique , s'en entremeslast de bonne
affection , si ne pùt-il rien obtenir d'eux. A celte
cause, Monsieur Robbin 2, le fils, autrement de Co-
loigne , associé avec Monsieur de Biancourt pour le
voyage , se délibéra d'aller en Cour et déclarer à la
Reyne cet accrochement; ce qu'il fit. La Reyne
sur cela donna lettres addressantes à Monsieur de
Sicoigne, à ce qu'il eust à déclarer la volonté du
Roy à présent régnant , être telle, et avoir pareille-
1 Charles de Biencourt, écuyer, sieur de Sain t-Just et fils de
M. de Poulrincourt. Il était alors âgé de dix-neuf ou vingt ans.
[Le se ar bol et Champ la in.)
* Thomas Robin, écuyer, sieur de Cologne, demeurant en la ville
de Paris. [Lescarbot.)
— 12 —
ment esté telle celle du feu Roy d'éternelle mémoire ,
que lesdicts Iesuites allent en Canada ; et par ainsy
entendissent les contrariants sur ce fait, qu'ils se
trouveroient en opposition contre le bon plaisir de
leur Prince. Les lettres estoient fort affectueuses; et
plût à Monsieur de Sicoigne de mandera soy tout le
consistoire, et leur en faire lecture. Si est-ce que pour
tout cela, les marchants sus mentionnés ne voulu-
rent en rien démordre; seulement fut accordé que,
laissant à part la question des Iesuites, on chargeroit
promptement le vaisseau , de peur que cet embarras
et dispute n'apportastdu retardement au secours qui
promptement debvoit estre donné à Monsieur de
Potrincourt.
Lors je pensois bien quasi toutes nos attentes
estre mises au rouét , et ne sçavois quelle clef nous
en pourroit assez desgager. Mais Monsieur de Co-
loigne ne désespéra point; ains, se montrant de sa
grâce toujours plus ardent à poursuivre pour nous ,
fit entendre en Cour, par un second voyage qu'il
fit, y avoir bien moyen de débouter les susdits
marchants, sçavoir est, en leur payant leur mar-
chandise, et ainsi les dédommageant. Madame de
la Guercheville , dame de grande vertu , recognois-
sant cet expédient, et jugeant n'estre convenable
à la piété de la cour que pour si peu un œu-
vre de Dieu fust arresté, et satan en eust ainsi le
— 13 —
dessus, se délibéra défaire un queste pour mettre
ensemble la somme de deniers requise , et le fist
avec telle diligence et si heureusement , par la
pieuse libéralité de plusieurs des Seigneurs et Dames
de la cour, qu'elle assembla bientost quatre mil
livres, et les envoya à Dieppe. Ainsy lesdits mar-
chants furent exclus de tout le droict qu'ils eussent
pu avoir sur le vaisseau , sans rien perdre , et nous
y fusmes introduits.
Cet affaire et plusieurs autres qui survinrent
dans l'aprest de nostre voyage , furent cause que
ne pusmes partir de Dieppe avant le 26 janvier
161 I. Monsieur de Biancourt, jeune seigneur fort
accomply et expert en la maryne, estoit nostre
conducteur, et chef du vaisseau. INous estions 36
personnes dans un navire appelé la Grâce de Dieu,
d'environ soixante tonneaux. Nous n'eusmes que
deux jours de bon vent; au troisiesme, nous nous
vismes subitement, par un vent et marées contraires,
emportés jusques à cent ou deux cents pas des
esquillons de l'islê d'Wytht, en Angleterre ; et bien
nous en print que nous y rencontrasmes bon
ancrage ; sans cela resoluement c'estoit faict de
nous.
Eschappés de là , nous relaschasmes à Hyrmice
et depuis à Niéport ; en quoy nous consumasmes
18 jours. Le 16 de février , premier jour de cares-
— 14 —
me, un bon norouest s'elevant , nous donna moyen
de partir , et nous accompagna jusqties hors de la
Manche. Ors ont accoustumé les mariniers, venant
à Port-Royal , de ne point prendre la droite route
des isles Ouessants jusqu'au Cap de Sable, ce qui
abregeroit beaucoup le chemin; car en cette façon,
de Dieppe à Port-Royal , n'y auroit qu'environ mil
lieues; ains leurcoustume est de descendre vers le
Sud jusqu'aux Açores, et de là tirer au grand banc,
pour du grand banc, selon que les vents se présen-
tent , viser au Cap de Sable, ou bien à Campseaux,
ou bien autre part. Ils m'ont dict que pour trois
raisons ils descendent ainsi aux Açores : la première
pour esviter la mer du nort , qui est fort haute ,
disent-ils; la seconde, pour s'ayder des vents du
sud, qui volontiers reignent le plus ; la troisiesme,
pour assurer leur estime : autrement il est difficile
qu'ils se recognoissent et dressent leur voyage sans
erreur. Mais nulle de ces causes a eu effet quant à
nous, qui neantmoins avons suivy cette coustume :
non la première, parce que nous avons expérimenté
tant de tempestes et la mer si rude, que je ne pense
pas y avoir beaucoup de gain , nort ou sud, sud ou
nort; non la seconde , parce que souvent, quand
nous voulions le Sud, le Nort souffloit, et à retours;
non enfin la troisiesme, d'autant que nous ne pus-
mes point voir ces Açores, quoyque nous fussions
— 15 —
descendus jusqu'à 39 degrés et demy. Ainsi toute
l'estime de nos conducteurs s'embrouilla , et nous
n'estions pas encore aux Açores du grand banc ,
quand quelques-uns opinoient que nous l'eussions
desjà passé
Le grand banc aux moliies n'est pas, comme j'es-
timois en France, quelque banc de sablon ou terre
qui apparoisse hors de la mer, ains est une grande
lisière de terre soubs l'eau à 35, 40 et 45 brasses ,
large en quelques endroits de 25 lieues. On l'appelle
banc, parce que c'est là premièrement où venant
des abismes de l'océan , l'on trouve terre avec la
sonde. Or, sur le bord de ce grand banc, les vagues
sont d'ordinaire fort furieuses trois ou quatre lieues
durant, et ces trois ou quatre lieues on appelle les
Açores.
Nous estions environ ces Açores le mardy de
Pasques, quand nous voicy en prouë notre ennemy
conjuré, l'Ouest, avec telle furie et opiniastreté ,
que peu s'en fallut que nous ne périssions. De huict
jours entiers, il ne nous donna relasche, adjous-
tant à sa malice le froid et souvent la pluie ou la
neige.
Naviger en ce traject de la Nouvelle-France , si
dangereux et si aspre , principalement en petits
vaisseaux et mal munitionnez, est un sommaire de
toutes les misères de la vie Nous n'avions repos ni
— 16 —
jour ni nuiet. Si nous pensions prendre nostre
réfection , nostre plat subitement eschappoit contre
la tète de quelqu'un ; un autre tomboit sur nous ,
et nous contre quelque coffre, et tourneboulions
avec d'autres pareillement renversez; nostre tasse se
versoit sur nostre lict. et le bidon dans nostre seins,
ou bien un coup de mer mandoit nostre plat.
Monsieur de Biancourt m'honoroitde tant, que je
couchois dans sa chambre. Une belle nuict ainsy
qu'estant au lict nous pensions prendre quelque
repos, voicy qu'un gentil et hardy coup de mer qui
faussa les fermetures de lafenestre, la rompt et nous
vient couvrir bien hautement ; autant en eusmes
nous une autre fois de jour. En outre , le froid
estoit si violent , et l'a esté plus de six semaines
durant , qu'à peine nous sentions nous d'engour-
dissement et de gel. Le bon Père Masse a pati beau-
coup. Il a demeuré quelques quarante jours malade
sans manger que bien peu, et quasi sans bouger du
lict; encore vouloit-il jeusner avec tout cela. Après
Pasque , il meliora tousjours, Dieu mercy de plus
en plus. Pour moy, j'estois gaillard, quand mesme
plusieurs des matelots serendoient, et la Dieu grâce,
je n'ay jamais tenu le lict pour mal que j'eusse.
Eschappés des tourmentes, nous entrasmes dans
les glaces sur les Açores du banc , degrez du nort
46. Aucunes des glaces sembloient des isles , autres
— 17 —
des petits bourgs , autres des grandes églises ou
dômes bien haults , ou superbes chasteaux : toutes
flottoient. Pour les esviter, nous prismes au sud ;
mais ce fut tomber, comme l'on dict, de Charybdis
en Sylla , car de ces baults rochers , nous tombas-
mes en un pavé de basse glace , la mer en es-
tant toute couverte autant que la vue pouvoit
porter. Nous ne savions en passer ; et n'eust esté la
hardiesse de M. de Biancourt, nos mariniers de-
meuroient sans expédient ; mais il fit passer outre,
non obstantle murmure de plusieurs, par où la glace
estoit plus rare, et Dieu, par sa bonté, nous assista.
Le 5 de may, nous descendismes à Campceau , et
eusmes le moyen d'y célébrer la sainte messe après
tant de temps, et nous sustenter de ce pain qui nou-
rit sans deffaut , et console sans fin. Depuis , nous
costoyames terre jusqu'à Port-Royal , et y sommes
arrivés à bons et heureux auspices le saint jour de
Pencoste de bon matin, scavoir est le 22 de may *,
jour auquel le soleil entre dans leslumeaux. JNostre
voyage avoit duré quatre mois.
Il n'est possible d'exprimer l'ayse que reçurent
de nostre arrivée Monsieur de Potrincourt et les
siens, lesquels, durant tout cet hyver, se trouvèrent
1 Champlain et Charlevoix, qui l'a copié, mettent à tort le 12
de juin.
L. %
— 18 —
en de très-grandes nécessités , comme je vous vais
déclarer.
Monsieur de Potrincourt avoit accompagné son
fils revenant en France sur la fin de juillet 1610, et
y estoit venu jusques au port Saint Iean *, autre-
ment dict Chachippé, distant du Port-Royal 70 lieues
est et sud. Revenant et ayant redoublé le Cap de
Sable, se trouvant en la baye courante, accablé de
fatigues, il fut contraint décéder le gouvernail pour
un peu dormir , donnant mandement à celuy qui
succedoit de suivre toujours terre , jusqu'au plus
profond de la Baye. Ce successeur, ne scay pour-
quoy, ne suyvit pas le commandement, ains peu de
temps après changea, et abandonna terre.
Le sauvage Membertou, qui suyvoit dans sa cha-
loupe, fut estonné de cette route; néanmoins, n'en
sçachant pas la cause, n'en imita pas l'exemple, et
si n'en dit rien. Aussi arriva-t-il bientost à Port-
Royal, là où M. de Potrincour erra par six semai-
nes en danger de se perdre; carie bon seigneur,
s'estant esveillé, fut bien esbahy de se veoir en
pleine mer, à perte de terre, dans une chaloupe.
Il avait beau regarder son cadran, car ne sçachant
1 Lescarbot dit : « Son père le conduisit jusque au port de la
Hève, à cent lieues loin, ou environ du Port-Royal. » Ce qui donnerait
à entendre que Chachippé, Port Saint-Jean et la Hève sont une
même chose.
— 19 —
quelle route son gentil gouverneur avoit tenue , il
ne pouvoit deviner ni où il estoit , ni où il conve-
noit addresser. Un autre mal, sa chaloupe ne
pouvoit aller à la boline1 , ayant esté, ne scay
comment, brisée par les flancs. Ainsi, voulust-il
ou non , il estoit nécessité à prendre toujours vent
derrière.
Un tiers inconvénient et grief : ils n'avoient
de vivres. Néantmoins , c'est un homme qui ne
se rend pas facilement, et bonheur l'accompagne.
Donc, en celte perplexité de route, il se détermina
heureusement de prendre au nord , et Dieu lui en-
voya ce qu'il souhaitoit, un favorable Sud. Contre
le mal de la faim, sa prudence luy servit ; car il avoit
chassé et gardé certain nombre de cormorans 2.
Mais quel moyen de les rôtir en une chaloupe, pour
les manger et garder? De bonne fortune, il se trouva
avoir quelque planche, sur laquelle il dressa un
foyer , et ainsi rôtit son gibier , à l'ayde duquel il
arriva à Pentegouét, anciennement la Norembegue,
et de là aux Etechemins, puis à l'embouscheure du
Port-Royal, où, par desastre, il pensa faire naufrage.
Il faisoit obscur quand il se trouva en cette
entrée, et ses gens commencèrent à lui contredire,
1 Aller à la bouline, c'est-à-dire tenir le plus près du vent.
* Le cormoran est un oiseau de mer, qui a le cou fort long, les
pattes très-hautes, et qui vit de poisson.
— 20 —
niant assurément que ce fust l'embouscheure du
Port-Royal. Luy ouït volontiers les opinions de ses
gens, et malheur qu'encore les suyvit-il, et aynsi
prenant en bas de la Baye Françoise , il s'en alla
roder bien loing à lamercy des vents et des marées.
Cependant ses gens estoient bien en peine au Port-
Royal, et jà quasi tenoient-ils pour tout assuré qu'il
fust péri ; à cela aydoit le sauvage Membertou, qui
affirmoit luy avoir veu prendre vers la mer à perte
de vue ; d'où l'on inferoit, comme l'on croit autant
facilement ce que l'on craint comme ce que l'on
ayme, que puisque tels ou tels vents avoient régné,
il estoit impossible qu'avec une chaloupe, il eust peu
eschapper. Et jà traitoit-on du retour en France. Or
bien esbahis, et ensemble bien joyeux furent-ils,
quand ils virent leur Thésée , revenu de l'autre
monde ; ce fut six semaines après son départ , au
même temps que M. de Biancourt arrivoit en
France, le retour duquel estoit attendu à Port-Royal
pour tout Novembre de la même année 1610. Mais
on fut bien estonné, quand non seulement on ne le
vit pas à Noël, mais aussi on perdit espérance, à
cause de l'hiver, de le revoir avant la fin d'apvril
ensuivant.
Cette fut raison pour quoy on se retrancha de
vivres; mais ce retranchement profitait peu, d'au-
tant que le Sieur de Potrincourt ne rabattoit rien
— M —
de ses libéralités vers les Sauvages , craingnant les
aliéner de la foy chrestienne. C'est un seigneur
vrayment libéral et magnanime , mesprisant toute
recompense des biens qu'il leur fait; de manière
que les Sauvages , quand par fois on leur demande
pourquoy ils ne lui redonnent quelque chose
pour tant de biens qu'il leur faict, ont de coustumes
de respondre malitieusement : Endries ninan metaij
Sagamo : c'est-à-dire, Monsieur ne se soucie point
de nos peaux de castor. Néantmoins ils envoyoient
par fois quelques pièces d'orignac, qui aydoyent
à toujours gagner le temps. Or, bon moyen pour
espargner, voicy que, l'hyver venu, leur moulin se
glace, et n'y avoit moyen de faire farine. Bon pour
eux , qu'ils trouvèrent provision de pois et febves ;
cette fut leur manne et ambroisie sept semaines
durant.
Là estoit venu Apvril, mais non pas le navire,
et lors le moulin eut beau se glacer, car aussi bien
n'y avoit-il rien pour la tremye. Que fera-on? la
faim est un meschant mal. On se met à pescher sur
eau, et fouiller soubs terre : sur eau, on eut des es-
plans et du harang; soubs terre , on trouva de fort
bonnes racines, qu'on appelle chique li , et abon-
dent fort en de certains endroits.
Ainsi contentoit-on aucunement cet importun
créditeur; je dis aucunement parce que, le pain leur
— 22 —
manquant, toute autre chose leur estoit peu , etjà
faisoit-on estât que , si le navire ne venoit pour
tout le mois de may, que l'on se mettroit par la coste
en recherche de quelques navires , pour repasser
au doux pays de froment et vignoble. C'estoyent les
gens de Monsieur de Potrincourt qui parloient ainsi;
car pour luy, il avoit le courage, et si sçavoit bien
les moyens de faire attendre jusques à la saint
Iean.
Jl n'en fut pas de besoing, Dieu mercy, car
comme dict est , nous arrivasmes le 22 de may. Or
si , à cette venue , l'allégresse de Monsieur de
Potrincourt et de ceux de l'habitation fut grande,
ceux là le pourront conjecturer, qui sçavent ce que
c'est de la faim, du desespoir, de la crainte, de patir,
d'estre père, et veoir ses entreprises et travaux à
volleau.
Nous pleurasmes tous au rencontre, et nous esti-
mions quasi songer; puis, quand nous fusmes un peu
revenus et entrez en propos, cette question fut mise
en avant, sçavoir : mon (de vrai) qui estoit le plus
ayse des deux, ou M. de Potrincourt et les siens, ou
M. de Biancourt et nous. De vray, nous avions bien
tous le cœur bien eslargy, et Dieu , par sa miséri-
corde, donna signe d'y prendre plaisir; car, après
la messe et le disner, comme ce ne fusse qu'allée et
venue du navire à l'habitation et de l'habitation au
— 23 —
navire, chacun voulant caresser, et estre caressé de
ses amis, comme après l'hyver on se resjouït du beau
temps , et après le siège , de la liberté , il arriva
que deux de l'habitation prindrent un canot
des sauvages pour aller au navire. Ces canots sont
tellement faits que, si on ne s'y tient pas bien juste
et à plomb , aussitost on vire ; arriva donc que ,
voulant retourner dans le mesme canot du navire à
l'habitation ne sçay comment ne charrièrent pas
droict, et eux dans l'eau.
Le bonheur porta que pour lors je me prome-
nois avec M. de Potrincourt à la rive. Nous
voyons l'accident, et, à nostre pouvoir faisions
signe avec nos chapeaux à ceux du navire , de
courir au secours; car de crier, rien n'eust prof-
fité , tant le navire estoit esloigné , et le vent fai-
soit du bruit. Personne n'y prenoit garde du com-
mencement; de manière que nostre recours fut à
l'oraison , et de nous mettre à genou , n'y voyant
autre remède; et Dieu eut pitié de nous. L'un des
deux se saisit du canot renversé, et se jette dessus;
l'autre , à la parfin, fut secouru d'une chaloupe, et
tous deux ainsi retirez et sauvez nous comblèrent de
liesse, voyant comme la bonté divine , par sa toute
paternelle douceur, n'avoit point voulu permettre
que le malin esprit nous enviast et funestast un si
bon jour. A elle soit gloire atout jamay s. Ainsysoit-il.
— M —
Or maintenant il est temps qu'arrivés par la grâce
de Dieu en santé nous jettions les yeux sur le pays,
et y considérions un peu Testât de la chrestienté
que nous y trouvons. Tout son fondement con-
siste après Dieu en cette petite habitation d'une
famille d'environ vingt personnes. Messire Iessé
Flesche , vulgairement dict le Patriarche , en a eu
la charge, et, dans un an qu'il y a demeuré, a
baptizé quelque cent ou tant des Sauvages. Le
mal a esté qu'il ne les a pu instruire comme il
eust bien désiré, faute de sçavoir la langue, et
avoir de quoy les entretenir; car celui qui leur
nourrit l'âme faut quand et quand qu'il se délibère de
sustenter leur corps. Ce bon personnage nous a fait
beaucoup d'amitié , et a remercié Dieu de nostre
venue ; car il avoit jà de longtemps résolu de re-
passer en France à la première commodité ; ce qu'il
est bien ayse de faire maintenant , sans le regret
d'abandonner une vigne qu'il auroit plantée.
On n'a pu jusques à maintenant traduire au lan-
gage du pays la croyance commune ou symbole ,
l'oraison de nostre Seigneur , les commandemens
de Dieu , les Sacremens et autres chefs totalement
nécessaires à faire un chrestien.
Estant dernièrement au port Saint-Iean, je fus ad-
verty qu'entre les autres Sauvages , il y en avoit
cinq jà chrestiens. le prends de là occasion de leur
— m —
donner des images, et planter une croix devant leur
cabane, chantant un Salve Piegina. le leur fis
faire le signe de la croix; mais je me trou vois bien
esbahy , car autant quasi y entendoient les non-bap-
tizés,que les chrestiens. le demandois à un chacun
son nom debaptesme; quelques-uns ne le sçavoient
pas, et ceux-là s'appeloient Patriarches; et la cause
est parce que c'est le Patriarche qui leur impose le
nom; car ils concluent ainsy, il faut qu'ils s'appellent
Patriarches , quand ils ont oublié leur vray
nom.
Il y eut aussi pour rire , car lorsque je leur de-
mandois s'ils estoient chrestiens , ils ne m'enten-
doient pas; quand je leur demandois s'ils estoient
baptizés, ils me respondoient : Hetaion e rider quir
Vortmandia Patriarche; c'est à-dire : « Oui, le
Patriarche nous a fait semblables aux Normans »
Or, appellent-ils Normans tous les Françoys hormis
les Malouins, qu'ils appellent Samaricois , et les
Basques qu'ils disent Bascua.
Le sagamo , c'est-à-dire le seigneur du port Saint-
Iean , est un appelé Cacagous , fin et matois s'il
n'y en a point en la coste ; c'est tout ce qu'il a rap-
porté de France (car il a esté en France) , et me
disoit qu'il avoit esté baptizé àBajonne, me racon-
tant cela comme qui raconteroit d'avoir esté par
amitié conduit à un bal. Sur quoy, voyant le mal , et
— 26 —
voulant esprouver si je luy esmouverois point la
conscience , je luy demandois combien il avoit de
femmes. Il me respondit qu'il en avoit huict; et de
fait , il m'en compta sept , qu'il avoit là présentes ,
me les désignant avec autant de gloire, tant s'en faut
qu'avec honte, comme si je luy eusse demandé com-
bien il avoit de fils légitimes.
Un autre, qui cherchoit plusieurs femmes, comme
je luy dissuadasse , luy alléguant qu'il estoit chres-
tien , me paya de cette response : Beroure quiro
Nortmandia : c'est à- dire Cela est bon pour vous
autres, Normans. Aussi ne voit-on gueres de chan-
gement en eux après le baptesme La mesme sau-
vagine et les mesmes mœurs demeurent, ou peu
s'enfaut, mesmes coustumes, cérémonies, us, façons
et.vices , au moins à ce qu'on en peut scavoir, sans
point observer aucune distinction de temps, jours,
offices, exercices, prières, debvoirs , vertus ou
remèdes spirituels.
Membertou, comme celuy qui hante le plusM. de
Potrincourt dés long temps , est aussi le plus zélé ,
et montre le plus de foy ; mais encore il se plaint
de ne nous pas assez entendre , etdesireroit d'estre
prescheur , dit-il , s'il estoit bien instruict. Ce fut
luy qui me fit l'autre jour une plaisante repartie ;
car, comme je luy enseignois son Pater , selon la
traduction que m'en a fait M. de Biancourt , sur ce
— 27 —
que je lui faisois dire : Nui eu caraco nae iquem
esmoi ciscou ; c'est-à-dire, donne-nous aujourd'huy
nostre pain qnotidien. « Mais, dit-il , si je ne luy
demandois que du pain , je demeurerois sans ori-
gnac ou poisson. »
Le bon vieillard nous contoit avec grande affec-
tion comme Dieu l'assiste depuis qu'il est chrestien,
et nous disoit que ce printemps, luy arriva de patir
grande faim luy et les siens; que sur ce il luy sou-
vint qu'il estoit chrestien , et par ce il pria Dieu.
Après sa prière , allant veoir à la rivière , il trouva
des esplans à suffisance. Et puisque je suis sur ce
vieux sagamo , prémices de cette gentilité , je vous
diray encore ce qui luy est arrivé cet hyver
Il a esté malade , et ce qui est plus, jugé à mort
par les aoutmoins ou sorciers du pays. Or est la
coustume que dès aussitost que les Aoutmoins ont
sentencié la maladie ou plaie estre mortelle , dès lors
le patient ne mange plus ; aussy ne luy donne-t-on
rien. Ains , prenant sa belle robe , il entonne luy-
mesme le chant de sa mort ; après lequel cantique ,
s'il tarde trop à mourir , on luy jette force seaux
d'eau dessus , pour l'advancer , et quelquefois l'en-
ter re-t-on à demy vif. Or les enfants de Membertou ,
quoy que chrestien, se preparoient à user de ce beau
devoir de pieté envers leur père; jà ils ne luy
donnoient plus à manger, et luy ayant prins sa
— 28 —
belle robe de loutre, avoit, comme un cygne,
chanté et conclu sa Naenie ou chant funerail. Une
chose l'affligeoit encore, c'est qu'il ne sçavoit pas
comment il debvoit bien mourir en chrestien , et
qu'il ne disoit point adieu à M. de Potrincourt. Ces
choses entendues, M. de Potrincourt vint à luy ,
luy remonstre et l'asseure qu'en despit de tous
les Aoutmoins et Pilotois , il vivroit et recouvreroit
santé, s'il vouloit manger; ce qu'il estoit tenu de
faire , estant chrestien. Le bon homme crut , et fut
sauvé; aujourd'hui* il raconte cecy avec grand con-
tentement, et remémore bien à propos comme Dieu
a misericordieusement en cela fait entendre la ma-
lice et mensonge de leurs aoutmoins.
Je raconteray icy un autre faict du mesme Sieur
de Potrincourt, et qui a beaucoup proffité à toute
cette gentilité. Un sauvage chrestien estoit mort, et
(marque de sa constance) il avoit mandé icy à l'ha-
bitation , pendant sa maladie , qu'il se recomman-
doitaux prières. Après sa mort, les autres Sauvages
se preparoient delenterrer à leur mode : leur mode
est qu'ils prennent tout ce qui appartient au defunct,
peaux, arcs , utensiles, cabannes, etc. bruslent tout
cela , hurlants , bravants avec certains clameurs ,
sorceleries et invocations du malin esprit. M. de Po-
trincourt délibéra de vertueusement résister à ces
cérémonies. Il met donc en armes toutes ses gens, et
— 29 —
s'en va aux Sauvages en main forte, obtient par ce
moyen ce qu'il demandoit , scavoir est que le corps
fust donné à M. le Patriarche, et ainsi l'enterrement
fut faict à la chrestienne. Cet acte, d'autant qu'il
n'a pu estre contrarié par les Sauvages , a esté loué
par eux, et l'est encores.
La chappelle qu'on a eue jusque à maintenant, est
fort petite, pirement accomodée, et en toutes façons
incommode à tous exercices de religion. Pour
remède, M. de Potrincourt nous a donné tout un
quartier de son habitation, si nous pouvons le cou-
vrir et accomoder. Seulement j'adjousteray encore
un mot, que plusieurs seront bien ayses et édifiés
d'ouïr.
Après mon arrivée icy à Port-Royal, j'ay esté
avec M. de Potrincourt jusque aux Etechemins. Là,
Dieu voulut que je rencontrasse le jeune du Pont de
Sainct Malo, lequel ne sçays comment effarouché1,
avoit passé toute l'année avec les Sauvages, vivant
de mesme qu'eux. C'est un jeune homme d'une
grande force d'esprit et de corps, n'y ayant sauvage
qui courre , agisse ou pâtisse ou parle mieux que
luy. Il estoit en grandes appréhensions de M. de
4 « L'année prochainement passée, il avoit été fait prisonnier par
le Sieur de Potrincourt, d'où s'eslant esvadé subtilement, il avoit
esté contraint courrir les bois en grande misère. » (Relation
imprimée.)
— 30 —
Potrincourt; mais Dieu me donna tant de croyance
envers luy, que sur ma parole il vint avec moy
dans nostre navire, et, après quelques submissions
et debvoir rendu par luy, la paix fut faite au grand
contentement de tous. Au départir, comme lescano-
nades bruyèrent, il me pria de luy assigner heure
pour sa confession. Au lendemain matin, luy mesme
prévint l'heure , tant il estoit en ferveur, et se con-
fessa en l'orée de la mer , en la présence de tous
les Sauvages , qui s'émerveilloient d'ainsy le voir à
genoux devant moy si long temps. Depuis, il com-
munia avec grand exemple, et puis dire que les lar-
mes m'en vinrent aux yeux, et ne fus pas seul.
Le diable fut confus de cet acte : aussy pensa-il
subitement tout troubler l'aprés disnée suivante ;
mais Dieu mercy , par l'équité et bonté de M. de
Potrincourt, le tout a esté remis en son entier.
Voilà, mon Révérend Père, le discours de nostre
voyage et des choses survenues tant en yceluy que
devant celuy, et depuis nostre arrivée à cette habita-
tion. Reste maintenant à vous dire que la conversion
de ce pays à l'Evangile, et de ce peuple à la civilité,
n'est pas petite , ni sans beaucoup de difficultez ;
car en premier lieu, si nous considérons le pays, ce
n'est qu'une forest, sans autre commodité pour la
vie que celles qu'on apportera de France , et avec
le temps on pourroit retirer du terroir, après qu'on
— 31 —
l'aura cultivé. La nation est sauvage , vagabonde ,
mal habituée, rare et d'assez peu de gens. Elle est,
dis-je, sauvage, courant les bois, sans lettres, sans
police, sans bonnes mœurs; elle est vagabonde,
sans aucun arrest, ni des maisons ni de parenté, ni
des possessions ni de patrie ; elle est mal habituée,
gens extrêmement paresseux, gourmans, irreligieux,
traîtres, cruels en vengeance, et adonnés à toute
luxure, hommes et femmes, les hommes ayant plu-
sieurs femmes et les abandonnant à autruy, et les
femmes ne leur servant que d'esclaves qu'ils battent
et assomment de coups, sans qu'elles osent se plain-
dre; et après avoir esté demy meurtries, s'il plaist
au meurtrier, il faut qu'elles rient et luy fassent
caresses.
Avec tous ces maux, ils sont extrêmement glorieux :
ils s'estiment plus vaillans, que nous, meilleurs que
nous, plus ingénieux que nous, et, chose difficile à
croire, plus riches que nous. Ils s'estiment , dis-je,
plus vaillants que nous , se vantant qu'ils ont tué
des Basques et Malouins , et fait beaucoup de mal
aux navires, sans que jamays on en ait tiré ven-
geance, voulant dire que ce a esté faute de coeur. Ils
s'estiment meilleurs : « Car, disent-ils, vous ne
cessez de vous entrebattre et quereller l'un l'autre ;
nous vivons en paix. Vous estes envieux les uns
des autres, et détractez les uns des autres ordi-
— 32 —
nairement; vous estes larrons et trompeurs; vous
estes convoiteux , sans libéralité et miséricorde :
quant à nous, si nous avons un morceau de pain,
nous le partissons entre nous. »
Telles et semblables choses disent-ils commu-
nément, voyant les susdictes imperfections en quel-
ques-uns de nos gens; et, se flattent de ce que
quelques-uns d'entre eux ne les ont si éminentes,
ne considérant (pas) qu'ils ont tous des vices beau-
coup plus énormes, et que la meilleure part des
nostres n'ont pas mesme les vices susdicts, con-
cluent universellement qu'ils vallent mieux que
tous les chrestiens. C'est l'amour propre qui les
aveugle, et le malin esprit qui les séduit, ne plus ne
moins que vous voyez en nostre France les des-
voyés de la foy s'estimer et se vanter estre meil-
leurs que les catholiques, d'autant qu'en quelques-
uns ils voyent beaucoup de vices , ne regardants
ni les vertus des autres catholiques , ni leurs vices
beaucoup plus grands; ne voulant, comme Cy do-
pes, avoir qu'un seul œil, et celuy fiché sur au-
cuns vices de quelques catholiques , et jamays sur
les vertus des autres, ni sur eux, sinon pour se
tromper.
Ils s'estiment aussi plus ingénieux, d'autant qu'ils
nous voyent admirer aucunes de leurs manufactures,
comme œuvres de personnes si rudes et grossières,
— 33 —
et admirent pea ce que nous leur monstrons, quoy
que beaucoup plus digne d'estre admiré, faute
d'esprit. De là vient qu'ils s'estiment beaucoup
plus riches que nous , quoy qu'ils soyent extrême-
ment pauvres et souffreteux.
Cacagous, duquel j'ai cy-devant parlé , a bonne
grâce, quand il a un peu haussé le ton; car pour
monstrer sa bonne affection envers les Françoys , il
se vante de vouloir aller veoir le Roy, et luy porter
un présent de cent castors, et fait estât, ce faisant,
de le faire le plus riche de tous ses prédécesseurs.
La cause aussy de ce jugement leur vient de l'ex-
trême et bruslante convoitise de leurs castors qu'ils
voyent régner en quelques-uns des nostres.
Non moins plaisant est le discours d'un certain
Sagamo , qui ayant ouy raconter de M. de Potrin-
court , que le Roy estoit jeune et à marier : « Peut-
estre, dit-il, luy pourray-je donner ma fille pour
femme; mais, selon les us et coustumes du pays, il
faudroit que le Roy lui fist de grands presens :
sçavoir, quatre ou cinq barriques de pain , trois de
pois ou de febves , un de petun , quatre ou cinq
chapots de cent sols pièce, avec quelques arcs,
flesches, harpons, et semblables denrées. »
Voylàles marques de l'esprit de cette nation, qui
est fort peu peuplée, principalement les Soriquois et
Etechemins qui avoysinent la mer, combien que
L. 3
— 34 —
Membertou assure qu'en sa jeunesse il a veu chi-
monutz, c'est-à-dire des Sauvages aussi dru semés
que les cheveux de la teste. On tient qu'ils sont
ainsi diminués depuis que les François ont com-
mencé à y hanter : car, depuis ce temps-là, ils ne
fonttout l'esté que manger; d'où vienl que, prenant
une tout autre habitude, et amassant des humeurs,
l'automne et l'hyverils payent leurs intempéries par
pleurésies, esquinances, flux de sang, qui les font
mourir. Seulement cette année, soixante en sont
morts au Cap de la Hève , qui est la plus grande
partie de ce qu'ils y estoient; et neantmoins per-
sonne du petit peuple de M. de Potrincourt n'a esté
seulement malade , nonobstant toute l'indigeuce
qu'ils ont paty ; ce qui a faict appréhender les
Sauvages que Dieu nous deffend et protège comme
son peuple particulier et bien-aymé.
Ce que je dis de cette rareté d'habitants de cette
contrée, se doict entendre de ceux qui paroissent en
la coste de la mer; car, dans les terres, principale-
ment des Etechemins, il y a force peuple, à ce qu'on
dit. Toutes ces choses conjoinctes avec la difficulté
du langage, le temps qu'il y faudra consommer, les
despends qu'il y faudra faire, les grandes incommo-
ditez et labeurs et disettes qu'il faudra endurer,
déclarent assez la grandeur de cette entreprise , et
les difficultés qui la pourront traverser. Toutes
— 35 —
fois plusieurs choses m'encouragent à la poursuite
d'icelle.
Premièrement l'espérance que j'ay en la bonté et
providence de Dieu. Esaïe nous assure que le
royaume de nostre Rédempteur doict estre recognu
par toute la terre , et qu'il ne doict avoir ni antres
de dragons, ni cavernes de basilisques, ni rochers
inaccessibles , ni abysmes tant profonds que son
humanité n'adoucisse, son salut ne guérisse, son
abondance ne fertilise , son humilité ne surhausse,
et enfin que sa croix ne triomphe victorieusement.
Et pour quoy n'esperay-je que le temps est venu
auquel cette prophétie doict estre accomplie en ces
quartiers? Que si cela est, qu'y a-t-il de tant diffi-
cile que nostre Dieu ne puisse faciliter?
En second lieu , je mets la considération du Roy
nostre Sire. C'est un Roy qui nous promet rien
de moindre que le feu Roy son père Fincompara-
ble Henri le Grand. Cet œuvre a commencé avec
son reigne , et peut on dire que depuis cent années
la France s'est approprié ce pays , ou en a si véri-
tablement pris possession , ny tant faict, que depuis
son reigne , que Dieu remplisse de toutes bénédic-
tions. Il ne voudra permettre que son nom et
ses armes paroissent en ces régions avec le paga-
nisme, son authorité avec la barbarie, sa renommée
avec la sauvagine , son pouvoir avec l'indigence ,
— 36 —
sa foy avec manquement , ses subjects sans ayde ni
secours. Sa mère aussy , une autre Reyne Blanche ,
visant à la gloire de Dieu , contemplera ces déserts
et nouveliers siens , où , au commencement de sa
Régence , le coutre de l'Evangile a par son moyen
ouvert quelque espérance de moisson , et se
souviendra de ce que le feu Roy, grand de sagesse
aussi bien que de valeur, prononça au Sieur de
Potrincourt venant en ce pays : « Allez , dit-il , je
trace l'édifice; mon fils le bastira. » Ce que nous
supplions vostre Révérence de luy représenter, et
ensemble le bon œuvre que leurs Majestés peuvent
faire en ces quartiers , si c'estoit leur bon playsir de
fonder et donner quelque honneste revenu à cette
résidence , de laquelle se pourroit s'epandre par
toute cette contrée ceux qui y seroyent eslevés et
entretenus.
Voylà le second fondement de nostre espérance,
auquel j'adjousteray la pieté et largesse que nous
avons expérimenté sur nostre départ ès-seigneurs
et dames de cette tres-noble et tres-chrestienne
cour, me promettant qu'ils ne voudront manquer
de favoriser de leurs moyens cette entreprise, pour
ne perdre ce que desjà ils y ont employé , ce
qui leur sert d'ares de gloire et de félicité immor-
telle devant Dieu.
M. de Potrincourt, Seigneur doux et équitable,
— 37 —
vaillant , amé et expérimenté en ces quartiers , et
M. de Biancourt son fils , imitateur des vertus et
belles qualitez de son père , tous deux zélés au ser-
vice de Dieu , qui nous honorent et chérissent plus
que nous ne méritons, nous donnent aussi grand
courage de nous employer en ceste ouvrage de tout
nostre pouvoir.
Finalement , l'assiete et condition de ce lieu , qui
promet beaucoup pour l'usage de la vie humaine ,
s'il est cultivé, et sa beauté, qui me fait esmerveiller
de ce qu'il a esté si peu recherché jusques à mainte-
nant , où est ce port où nous sommes , fort propre
pour d'icy nous estendre aux Armouchiquois , Iro-
quois et Montagnes , nos voisins , qui sont grands
peuples, et labourent les terres comme nous; ce
lieu, dis-je, nous fait espérer quelque chose à
l'advenir. Que si nos Souriquois sont peu , ils
se peuvent peupler ; s'ils sont sauvages , c'est
pour les domestiquer et civiliser qu'on vient icy ;
s'ils sont rudes, nous ne devons point estre pour
cela paresseux; s'ils ont jusqu'ici peu profité, ce
n'est merveille, ce seroit rigueur d'exiger si tost
fruict d'un gref , et demander sens et barbe d'un
enfant.
Pour conclusion , nous espérons avec le temps
les rendre susceptible de la doctrine de la foy et
religion chrestienne et catholique, et après, passer
— 38 —
plus avant aux régions de deçà plus habitées et cul-
tivées, comme dict est; espérance que nous ap-
puyons sur la bonté et miséricorde de Dieu , sur
le zèle et fervente charité de tous les gens de bien
qui affectueusement désirent le royaume de Dieu ,
particulièrement sur les sainctes prières de Vostre
Révérence et de nos RR. PP. et très-chers FF.
auxquels très-affectueusement nous nous recom-
mandons.
Du Port-Royal en la Nouvelle-France, cedixiesme
juin mil six cents onze.
Pierre BIARD.
III
LETTRE DU PÈRE ENNEMOND MASSE AU R. P. CLAUDE AQUA-
VIVA , GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. ( Traduite
sur V original latin.)
Port -Royal, 10 juin 1611.
Mon Très-Révérend Père ,
Pax Christi.
Si Votre Paternité a vu avec plaisir ma lettre du
13 octobre, j'en ai éprouvé bien davantage à rece-
voir la sienne du 7 décembre ; d'autant plus que je
suis le premier de la Compagnie qui ait reçu la pre-
mière lettre que Votre Paternité ait jamais envoyée
au Canada. Je prends ce fait comme un heureux
augure , et je l'accepte comme venant du ciel, pour
m'exciter à courir avec ferveur dans la carrière ,
afin de mériter et de recevoir le prix de cette voca-
tion céleste , et enfin de me sacrifier moi-même plus
promptement et plus complètement pour le salut
de ces peuples.
Je vous l'avoue ; fai dit alors franchement à
Dieu : Me voici : Si vous choisissez ce quily a de
faible et de méprisable dans ce monde , pour ren-
— 40 —
verser et détruire ce qui est fort , vous trouverez
tout cela dans Ennemond. Me voici : envoyez-moi ,
et rendez ma langue et ma parole intelligible , afin
que je ne sois pas barbare pour ceux qui m enten-
dront.
Vos prières, j'en ai la confiance, ne seront pas
sans succès, comme semble le présager notre arrivée
ici, le très-saint jour de la Pentecôte. Nous sommes
faibles en Jésus-Christ , mais , je l'espère, nous vi-
vrons avec lui par la force de Dieu. Que Votre
Paternité, je l'en conjure , obtienne par ses saintes
prières et ses saints sacrifices , que le Seigneur
accomplisse toutes ces choses en nous.
Le fils indigne en Jésus-Christ de la Compagnie
de Jésus.
Ennemond MASSE.
Port-Royal, dans la Nouvelle-France, le 1 0 juinl 61 1 .
IV
LETTRE DU P. PIERRE BIARD , AU T.-R. P. CLAUDE AQUA-
VIVA, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. (Traduite
sur l'original latin.)
Port-Royal, 11 juin 1611.
Mon Très-Révérend Père ?
Pax Christi.
Après quatre mois d'une navigation vraiment
très-pénible et très-périlleuse , nous sommes enfin
arrivés , grâce à la protection de Dieu et aux prières
de Votre Paternité , à Port-Royal , dans cette Nou-
velle-France, terme de notre voyage.
Nous avons en effet quitté Dieppe le 26 janvier
de cette année 161 1 , et nous sommes arrivés cette
même année le 22 mai. Je donne en français au
R. P. Provincial la relation de toute notre entre-
prise et de l'état où nous avons trouvé les choses
ici. C'est ce qui me paraissait plus urgent et plus
utile , puisque j'étais dans l'impossibilité de le faire
en même temps en latin. Je ne me suis pas encore
arrêté huit jours à Port-Royal , et tout le temps est
— 42 —
absorbé par des interruptions continuelles et par
les nécessités de la vie. Au reste, le P. Masse et moi,
nous nous portons assez bien , grâce à Dieu : mais
il nous a fallu prendre un serviteur pour les travaux
matériels. Nous ne pouvions nous en passer sans
un grand détriment pour l'esprit et pour le cœur.
M. de Potrincourt , qui commande ici au nom du
Roi , nous aime et nous estime en proportion de sa
piété.
A la première occasion nous nous empresserons,
avec la grâce de Dieu , de dire quelles sont nos
espérances de succès.
Le vaisseau s'est déjà éloigné. Je vais être obligé
d'aller le rejoindre en canot , pour qu'il ne parte
sans mes lettres.
Je conjure Votre Paternité , par les mérites de
Jésus-Christ , de se souvenir de nous et de ces con-
trées très-solitaires , et de venir à notre secours ,
autant qu'elle le pourra , non-seulement par le
moyen des prières très-ferventes de notre Compa-
gnie , mais aussi par la bénédiction et les faveurs
de notre Saint-Père le Pape (comme je les ai déjà
demandées).
Assurément nous semons dans une grande pau-
vreté et dans les larmes; daigne le Seigneur nous
accorder de moissonner un jour dans la joie. C'est
ce qui arrivera , comme je l'espère et comme je l'ai
— 43 —
dit, grâce aux prières et aux bénédictions de Votre
Paternité , que je sollicite humblement ,
de Votre Paternité ,
Le fils et serviteur indigne ,
Pierre BIARD , S. J.
A Port-Royal , dans la Nouvelle-France, ou Canada ,
le 11 de juin 1611.
LETTRE DU P. PIERRE BIARD AU R. P. PROVINCIAL A PARIS.
(Copiée sur l'autographe conservé dans les archives
du Jésus, à Rome.)
Port-Royal, 31 janvier 1612.
Mon Révérend Peue ,
PaxChristi.
S'il nous failloit entrer en compte devant Dieu
et Vostre Révérence du géré et négocié par nous
en ceste nouvelle acquisition du Fils de Dieu, ceste
nouvelle France et Chrestienté , depuis nostre arri-
vée jusques à ce commencement de nouvel an , je
ne doubte point certes , qu'en la sommation et cal-
cul final , la perte ne surmontast les profits ; le des-
pensé follement en offençant, le bien et sagement
ménagé en obeyssant , et le receu des talents , grâces
et tolérances divines , le mis et employé au royal et
amiable service de nostre grand et autant bening
Créateur. Neantmoins , d'autant que (comme je
croy) nos ruines n'édifiroyent personne, et nos
rentes n'establiroyent aucun , il vaudroit mieux
que pour le malacquitté , nous le plorions à part ;
— 45 —
pour le receu , nous imitions le métayer d'iniquité
loué par Nostre Seigneur en l'Evangile , sçavoir est
que , faisant part à autruy des biens de nostre
Maistre, nous nous en faisions des amis, et que
communiquant à plusieurs ce qui est d'édification
en ces premiers fondemens de Chrestienté , nous
obtenions plusieurs intercesseurs envers Dieu, et
fauteurs de cet œuvre. Mesme que ce faisant, nous
ne defrauderons en rien la debte , ainsy que fit le
Censier inique , baillant à plusieurs le bien de
Nostre Maistre avec profit , et peut-estre acquitte-
rons par ceste oeconomie une partie des redevances
et de leur surcroy. Ainsy soit-il.
Aujourd'huy , 22 Ianvier , 1612, neuf mois sont
passez dés notre arrivée en ceste nouvelle France.
Peu après nostre arrivée , i'escrivy Testât auquel
nous avons retrouvé ceste Eglise et Colonie nais-
sante. Voicy ce qui s'en est ensuivy.
Monsieur de Potrincourt s'en allant en France le
mois de Iuin dernier, laissa icy son fils Monsieur de
Biencourt, ieune seigneur de grande vertu et fort
recommandable , avec environ 1 8 siens domesti-
ques, et nous deux prestres de la Compagnie. Or
la tasche et travail de nous deux prestres , selon
nostre vocation , a esté , et icy dans la maison et
habitation en résidant , et dehors en voyageant.
Commençons, comme l'on dict, de chez nous, de
— 46 —
la maison et habitation ; puis nous sortirons dehors.
Icy donc nos exercices sont : dire messe tous les
jours , la chanter solennellement les dimanches et
festes , avec les Vespres , et souvent la procession ;
faire prières publiques matin et soir; exhorter, con-
soler, donner les sacremens, ensevelir les morts;
enfin faire les offices de Curé, puisque autres pres-
tres n'y a en ces quartiers que nous. Et de vray,
bon besoing seroit que fussions meilleurs ouvriers
de Nostre Seigneur ; d'autant que gens de marine ,
tels que sont quasi nos paroissiens , sont assez d'or-
dinaire totalement insensibles au sentiment de leur
ame , n'ayans marque de religion sinon leurs jure-
mens et reniemens , ny cognoissance de Dieu sinon
autant qu'en apporte la pratique connue de France,
offusquée du libertinage et des objections et bouf-
fonneries mesdisantes des hérétiques. D'où l'on
peut aussy veoir, quelle espérance il y a de planter
une belle chrestienté par tels evangelistes. La pre-
mière chose que ces pauvres Sauvages apprennent ,
ce sont les juremens , parolles sales et injures ; et
orriés souvent les Sauvagesses (lesquelles autrement
sont fort craintives et pudiques) , mais vous les
orriés souvent charger nos gens de grosses pourries
et eshontées opprobres , en langage françois ; non
qu'elles en sachent la signification , ains seulement
parce qu'elles voyent qu'en telles parolles est leur
— 47 —
commun rire et ordinaire passetemps. Et quel
moyen de remédier à cecy en des hommes qui
mesprennent (malparlent) avec (d'autant) plus d'a-
bandon qu'ils mesprisent avec audace.
A ces exercices chrestiens que nous faisons icy
à l'habitation , assistent aucune fois les Sauvages ,
quand aucuns y en a dans le port. le dis , aucune
fois, d'autant qu'ils n'y sont gueres stylés, non plus
les baptisés que les payens, ne sçachant gueres da-
vantage les uns que les autres faute d'instruction.
Telle fut la cause pourquoy nous resolusmes dés
nostre arrivée de ne point baptiser aucun adulte ,
sans que préalablement il ne fust bien catéchisé.
Or catéchiser ne pouvons-nous avant que sçavoir
le langage.
De vray, Monsieur de Biancourt, qui entend le
sauvage le mieux de tous ceux qui sont icy, a pris
d'un grand zèle, et prend chaque jour beaucoup de
peine à nous servir de truchement. Mais, ne sçay
comment , aussi tost qu'on vient àtraitter de Dieu,
il se sent le mesme que Moyse , l'esprit estonné , le
gosier tary, et la langue nouée. La cause en est d'au-
tant que ces sauvages n'ont point de religion formée,
point de magistrature ou police , point d'arts ou
libéraux ou mechaniques , point de commerce ou
vie civile ; et par conséquent les mots leur défaillent
— 48 —
des choses qu'ils n'ont jamais veues ou appréhen-
dées.
D'avantage , comme rudes et incultes qu'ils sont,
ils ont toutes leurs conceptions attachées aux sens
et à la matière; rien d'abstraict, interne, spirituel
ou distinct. Bon , fort , rouge , noir, grand, dur,
ils le vous diront en leur patois; bonté, force, rou-
geur , noircissure , ils ne scavent que c'est. Et pour
toutes les vertus que vous leur sauriez dire, sagesse,
fidélité, justice, miséricorde, recognoissance, pieté,
et autres , tout chez eux tout n'est sinon l heureux,
tendre amour, bon cœur. Semblablement un loup,
un renard , un esquirieu , un orignac, ils les vous
nommeront , et ainsy chaque espèce de celle qu'ils
ont, les quelles, hors les chiens , sont toutes sau-
vages; mais une beste , un animal, un corps , une
substance , et ainsy les semblables universels et
genres , cela est par trop docte pour eux.
Ajoutez à cecy , s'il vous plaist , la grande diffi-
culté qu'il y a de tirer d'eux les mots mesmes qu'ils
ont. Car, comme ny eux ne scavent nostre langage,
ny nous le leur, sinon fort peu, touchant le com-
merce et vie commune, il nous faut faire mille
gesticulations et chimagrées pour leur exprimer
nos conceptions , et ainsy tirer d'eux quelques
noms des choses qui ne se peuvent monstrer avec
— 49 —
le sens. Par exemple, penser, oublier, se ressouvenir,
doubter : pour sçavoir ces quatre mots , il vous
faudra donner beau rire à nos messieurs au moins
toute une aprés-disner, en faisant le basteleur; et
encore, après tout cela, vous trouverez-vous trompé
et mocqué de nouveau, ayant eu, comme l'on dit,
le mortier pour un niveau , et le marteau pour la
truelle. Enfin nous en sommes là encore, après plu-
sieurs enquestes et travaux , à disputer s'ils ont
aucune parolle qui corresponde droictement à ce
mot Credo, je croy. Estimez un peu que c'est du
reste du symbole et fondemens chrestiens.
Or tout ce discours de la difficulté du langage,
ne me servira pas seulement pour monstrer en quels
efforts et ahan de langue nous sommes , ains
aussy pour faire veoir à nos Europeans leur félicité
mesme civile : car il est assuré qu'encore mesme
enhanée1, cette misérable nation demeure touiours
en une perpétuelle enfance de langue et de raison.
le dis , de langue et de raison , parce qu'il est évi-
dent que là où la parolle, messagère et despensière
de l'esprit et discours , reste totalement rude , pau-
vre et confuse , il est impossible que l'esprit et rai-
son soient beaucoup polis, abondans et en ordre.
Cependant ces pauvres chetifs et enfants s'estiment
1 Vieux mot employé pour signifier exténué de travaux.
L. 4
— 50 —
plus que tous les hommes de la terre , et pour rien
du monde ne voudroyent quitter leur enfance et
chetiveté. Mais ce n'est pas de merveille; car, comme
j'ay dict , ils sont enfans.
Ne pouvans doncques pour encores baptiser les
adultes, comme nous avons dict, nous restent les
enfans , à qui appartient le royaume des cieux ;
ainsy nous les baptisons de la volonté des parens et
soubs la caution des parrains. Et en cette façon , en
avons jà baptisé quatre, Dieu mercy. Les adultes
qui sont en extrême nécessité , nous les instruisons
autant que Dieu nous en donne le moyen ; et la
pratique nous a faict veoir, que lors Dieu supplée
intérieurement le défaut de son outil externe. Ainsy,
une vieille femme dangereusement malade, et une
jeune fille , ont esté receues au nombre des enfans
de Dieu. La vieille est encore debout ; la fille est
allée à Dieu.
Je vis cette fille de 8 a 9 ans, toute transie et
n'ayant plus que la peau et les os. Je la demanday
à ses parens pour la baptiser. Ils me respondirent
que si je la voulois , ils me la donnoyent tout à faict.
Car aussy bien , elle et un chien mort , c'estoit tout
un. Ainsy parloyent-ils , d'autant que c'est leur
coustume d'abandonner entièrement ceux qu'ils ont
une fois entièrement jugés incurables. Nous accep-
tasmes l'offre , affin qu'ils vissent la différence du
— 51 —
Christianisme et de leur impieté. Nous fismes con-
duire ce pauvre squelette en une cabane de l'habi-
tation, la secourusmes et nourrismes à nostre pos-
sible , et l'ayant tolerablement instruite , la bapti-
sasmes. Elle fut appelée Antoy nette de Pons , en
mémoire et recognoissance de tant de bénéfices
qu'avons receus et recevons de Madame la Marquise
de Guercheville ; et laditte Dame se peut resjouir
que jà son nom est au ciel , car quelques jours
après son baptesme , cette ame choysie s'envola en
ce lieu de gloire.
Ce luy aussy fut nostre premier né, sur lequel
nous avons pu dire ce que Ioseph prononça sur le
sien , que Dieu nous avoit faict oublier tous nos
travaux passés et la maison de nostre Père. Mais à
propos de ce que les Sauvages abandonnent leurs
malades , une autre occasion de semblablement
exercer la charité chrestienne envers ces délaissés ,
a eu son issue plus joyeuse , et profitable pour dé-
tromper ces nations. Cette occasion fut telle.
Le second fils du grand sagamo Membertou , de
qui nous parlerons tantost, appelé Actodin , jà
chrestien et marrie , estoit tombé en une griefve
maladie. Monsieur de Potrincourt , s'en allant en
France, Tavoit visité, et, comme il est bon seigneur,
l'avoit invité de se faire porter en l'habitation , pour
y estre medicamenté. Je m'attendois à cela, qu'on
— 52 —
le nous apporterait ; mais on n'en faisoit rien. Ce
voyant, pour ne laisser cette ame en danger , je m'y
en allay de là à quelques jours (car il estoit à 5
lieues de l'habitation)* Mais je trouvay mon malade
en un bel estât. On estoit sur le poinct de faire ta-
bagie ou convive solemnel sur son dernier adieu.
Trois ou quatre vastes chaudières bouilloyent sur
le feu. Il avoit sa belle robe soubs soy (car c'estoit en
esté), et se preparoit à sa harangue funèbre. La ha-
rangue devoit finir en l'adieu et comploration com-
mune de tous. L'adieu et le deuil se clost par l'oc-
cision des chiens à ce que le mourant ait des avants-
coureurs en l'autre monde. L'occision des chiens
est accostée de la tabagie et de ce qui suyt la taba-
gie, du chant et des danses. Après cela, il n'est plus
loysible au malade de manger ou demander aucun
secours , ains se doibt jà tenir pour un des mânes
ou citoyens de l'autre vie. Je trouvay donc mon
hoste en tel estât. /\
I'invectivay contre cette façon de faire , plus de
geste que de langue, car pour la langue, mes inter-
prètes ne disoyent pas la dixiesme partie de ce que
je voulois. Neantmoins le vieil Membertou, père
du malade , conceut assés l'affaire , et me promit
qu'on s'arresteroit à tout ce que j'en dirois. le luy
dis donc que pour l'adieu et deuil modéré, et enco-
res pour la tabagie, cela se pourroit tolérer ; mais
— 53 —
que le carnage des chiens, et les chants et danses
sur un trespassant , et beaucoup moins l'abandon -
nementd'iceluy , ne me playsoyent point ; que plus
tost, selon qu'ils avoyent promis à Monsieur de Po-
trincourt, ilsl'envoyassent en l'habitation ;qu'àl'ay de
de Dieu, il pourroit bien encore guérir. Ils me don-
nèrent parolled'ainsy faire le tout ; ce neantmoins, le
languissant ne nous fut apporté que deux jours après.
Il prenoit des symptômes si mortels, que souvent
nous n'attendions sinon qu'il nous demeurast entre
les mains. En effet un soir, sa femme et enfans l'a-
bandonnèrent entièrement , et s'en allèrent cabaner
ailleurs , pensant que c'en estoit vuidé. Si pleut-il à
Dieu tromper heureusement leur desespoir; car, de
là à peu de jours, il fut plein de santé, et l'est encore
aujourd'hui (à Dieu en soit la gloire) ; ce que M. Hé-
bert , Parisien et maistre en Pharmacie assés cognu ,
qui solicitoit ledit malade, m'a souvent asseuré estre
un vray miracle. De moi, je ne scay qu'en dire ,
d'autant que je ne veux affirmer ny le si ny le non
en ce dont je n'ay évidence. Cela scay-je, que nous
mismes sur le dit languissant un os des précieuses
reliques du glorieux, Sainct Laurens, archevesque
de Dublin en Hibernie , que M. de la Place, digne
abbé d'Eu , et Messieurs les Prieurs et Chapitre de
laditte abbaye d'Eu nous donnèrent de leur grâce
pour convoyer nostre voyage en ces quartiers. Nous
— 54 —
doncques mismes sur le malade de ces sainctes re-
liques , faisant vœu pour luy , et depuis il em-
meilleura.
Par cet exemple, Membertou, le père du guery,
comme j'ay dict cy devant, fut fort confirmé en la
foy , et à cette cause sentant le mal dont depuis il
est decedé , voulut aussy tost estre apporté icy ; et
quoyque nostre cabane soit tant estroitte que trois
personnes estant dedans, à peine s'y peuvent-elles
remuer, neantmoins si demanda-t-il de grande con-
fiance qu'il avoit en nous, d'estre logé dans l'un de
nos deux licts; ce qu'il fut pour six jours. Mais après,
sa femme , fille et brue estans venues , il cogneut
bien de luy mesme qu'il falloit tramarcher; ce qu'il
fit, s'excusant fort, et nous demandant pardon du
continuel travail qu'il nous avoit donné jour et nuict
en son service. Certes le changement de lieu et trai-
tement ne lui allégea pas son mal. Par ainsy , le
voyant sur son déclin, je le confessay au mieux que
je pus , et luy après (c'est tout leur testament) fit sa
harangue. Or en sa harangue, entre autres choses il
dict sa volonté estre d'avoir sépulture avec ses
femmes et enfants, ez-anciens monumens de sa
maison.
le me monstray fort mal content de cecy , crain-
gnant que les Françoys et Sauvages ne prinssent de
la suspicion qu'il n'estoit mort gueres bon Chres-
— 55 —
tien. Mais on m'opposa que telle promesse lui avoit
estéfaicte avant qu'il fut baptisé; et qu'autrement
si on l'enterroit en nostre cimetière, ses enfans et
amis ne nous viendroyent jamais plus veoir, puis-
que c'est la façon de cette nation d'abhorrer toute
mémoire de la mort et des morts.
Je disputay contre , et avec moy M. de Biancourt
(car c'est quasi mon unique truchement), neant-
moins en vain ; le mourant demeuroit résolu. Le
soir assez tard , nous luy donnasmes l'extrême onc-
tion , puisque autrement il y estoit assez préparé.
Voyez l'efficace du sacrement : le lendemain matin,
il mande M. de Biancourt et moy , et de nouveau il
recommence sa harangue. Par icelle il declaroit avoir
de soy mesme changé de volonté ; qu'il entendoit
d'estre inhumé avec nous , commandant à ses en-
fans de ne point pour cela fuyr le lieu comme infi-
dèles , ains d'autant plus le fréquenter comme
chrestiens, à celle fin d'y prier pour son ame et
pleurer ses péchez. Il recommanda aussi la paix
avec M. de Potrincourt et son fils; que de luy, il
avait toujours aymé les Françoys , et avoit souvent
empesché plusieurs conspirations contre eux. Delà
à peu d'heures il mourut entre mes mains fort chres-
tiennement.
C'a esté le plus grand, renommé et redouté sau-
vage qui ayt esté de mémoire d'homme : de riche
— 56 —
taille, et plus hault et membru que n'est l'ordinaire
des autres \ barbu comme un françoys, estant ainsy
que quasi pas un des autres n'a du poil au menton ;
discret et grave, ressentant bien son homme de
commandement. Dieu luy gravoit en l'ame une
appréhension plus grande du Christianisme , que
n'estoit ce qu'il en avoit pu ouyr, et m'a souvent
dict en son sauvageois : « Apprend vistement nostre
langue, car aussy tost que tu la sçauras et m'auras
bien enseingné , je veux estre prescheur comme
toy » . Avant mesme sa conversion , il n'a jamais
voulu avoir plus d'une femme vivante; ce qu'est
esmerveillable , d'autant que les grands sagamos de
ce pais entretiennent un nombreux sérail, non plus
pour luxure , que pour ambition , gloire et néces-
sité : pour ambition, à celle fin d'avoir plusieurs
enfans, en quoy gist leur puissance; pour gloire
et nécessité, d'autant qu'ils n'ont autres artisans,
agens, serviteurs, pourvoyeurs ou esclaves que
les femmes; elles soustiennent tout le faix et fatigue
de la vie.
C'a esté le premier de tous les Sauvages qui en
ces régions aye receu le baptesme et l'extreme-onc-
tion, le premier et le dernier sacrement, et le pre-
mier qui, de son mandement et ordonnance, aye
été inhumé chrestiennement. Monsieur deBiancourt
honora ses obsèques , imitant à son possible les
— 57 —
honneurs qu'on rend en France aux grands Capi-
taines et Seigneurs.
Or, à ce que l'on craigne les jugemens de Dieu,
aussy bien que l'on ayme sa miséricorde, je mettray
icy la fin d'un franeoys, en laquelle Dieu a monstre
sa justice, aussy bien qu'en celle de Membertou
nous recognoissons sa grâce. Celuy-cy avoit sou-
vent esvadé le danger d'estre noyé, et tout fraische-
ment le beau jour de la Pentecoste dernière. Le
bénéfice fut mal recogneu. Pour n'en rien dire de
plus, la veille de S. Pierre et S. Paul, commele soir
on fust entré en discours des périls de mer , et des
vœux qu'on faict aux Saincts en semblables hazards,
ce misérable se print à s'en rire et moquer impu-
demment, se gaudissant de ceux de la compagnie
qu'on disoiten telles rencontres avoir esté religieux.
Il eut tost son guerdon. Le lendemain matin, un
coup de vent l'emporta tout seul dehors de la cha-
loupe dans les vagues, et jamais depuis n'estapparu.
Mais laissons l'eau et venons à la rive. Si la terre
de cette nouvelle France avoitaucun sentiment, ainsy
que les Poètes feingnent de leur déesse Tellus, sans
doubte elle eust eu un ressentiment bien nouveau
de liesse cette année ; car, Dieu mercy , ayans eu fort
heureuses moissons de ce peu qui avoit esté labouré,
du recueilly nous avons faict des hosties, et nous
les avons offertes à Dieu. Ce sont , comme nous
— 58 —
croyons, les premières hosties qui ayent esté faites
du froment de ce terroir. Nostre Seigneur par sa
bonté les aye voulu recevoir en odeur de suavité, et,
comme dict le Psalmiste, veuille donner bénignité,
puisque la terre luy a rendu son fruict.
C'est assés demeuré à la maison ; sortons un peu
dehors, comme nous avons promis de faire, et
racontons ce qui s'est passé par le pays.
J'ay faict deux voyages avec M. de Biancourt,
l'un de quelques douze jours , l'autre d'un mois et
demy, et avons rodé toute la coste dés Port-Royal
jusques à Rinibéqui, ouest-sud ouest. Nous sommes
entrez dans les grandes rivières de S. Iean , de
Saincte Croix, de Pentegoet et du sus-nommé Rini-
béqui ; avons visité les Françoys, qui ont hyverné
icy cette année en deux parts, en la rivière S. Iean
et en celle de Saincte-Croix : les Malouins en la
rivière S. Iean, et le capitaine Plastrier à Saincte
Croix.
Durant ces voyages, Dieu nous a sauvez de grands
et bien éminents dangers, et souvent; mais quoy que
nous les debvions tousjours retenir en la mémoire
pour n'en estre ingrats, il n'est pas nécessaire que
nous les couchions tous sur le papier, de peur
d'être ennuyeux. le raconteray seulement ce qu'à
mon advis on orroit plus volontiers.
Nous allions voir les Malouins , sçavoir est , le
— 59 —
Sieur du Pont le jeune, et le capitaine Merveilles,
qui, comme nous avons dict, hyvernoyent en la
rivière S. Jean, en une isle appelée Emenenic,
avant contremont le fleuve quelques six lieues. Nous
estions encore à une lieuê et demye de l'isle , qu'il
estoit jà soir et la fin du crépuscule. là les estoilles
eommençoyent à se monstrer , quand voicy que
vers le Nord soudainement une partie du ciel devint
aussy rouge et sanguine qu'escarlate, et s'estendant
peu à peu en piques et fuseaux, s'en alla droict
reposer sur l'habitation des Malouins. La rougeur
estoit si esclatante, que toute la rivière s'en teingnoit
et en reluysoit. Cette apparition dura demy quart
d'heure , et aussy tost après la disparition , en
recommença une autre de mesme forme, cours et
consistance.
Il n'y eut celuy de nous qui nejugeast tel metheore
prodigieux. Pour nos Sauvages, ils s'escrierent aussy
tost : Gara gara enderquir Gara gara; c'est-à-
dire, nous aurons guerre; tels signales dénoncent
guerre. Neantmoins, et nostre abord cette soirée, et
le lendemain matin nostre descente fut fort amiable
et pacifique. Le jour, rien qu'amitié. Mais (mal-
heur!) le soir venu, tout se vira, ne sçay comment,
le dessus dessous; entre nos gens et ceux de S. Malo,
confusion, brouillis , fureur, tintamarre. le ne
doubte point qu'une mauditte bande de furieux et
— 60 —
sanguinaires esprits ne voltigeast toute cette nuit
là, attendant à chaque heure et moment un horrible
massacre de ce peu de Chrestiens qui estions là ;
mais la bonté de Dieu les brida, les malheureux.
Il n'y eut aucun sang espandu , et le jour suy vant ,
cette nocturne bourrasque finit en un beau et
plaisant calme, les ombrages et fantosmes ténébreux
s'estant esvanouis en sérénité lumineuse.
De vray, la bonté et prudence de M. de Biancourt
parust fort emmy ce fortunal de passions humaines.
Mais aussy je recogneus assés que le feu et les armes
estans une fois entre les mains de gens mal disci-
plinés, les maistres ont beaucoup à craindre et à
souffrir de leurs propres. le ne sçay s'il y eust au-
cun qui fermast l'œil de toute cette nuit. Pour moy
jefisproudebellespropositionset promesses à Nostre
Seigneur, de ne jamais oublier ce sien bénéfice, s'il
plaisoit faire qu'aucun sang ne fust respandu. Ce
qu'il nous donna de son infinie miséricorde.
Il estoit trois heures après midy du jour suy vant,
que je n'avois pas eu encoresloysir de sentir la faim,
tant j'estois empesché à aller et venir des uns aux
autres. Enfin environ ce temps là, tout fut accoysé,
Dieu mercy.
Certes le capitaine Merveilles et ses gens monstre-
rent leur piété non vulgaire. Car nonobstant cet
heurt et rencontre si troublant, le deuxiesme jour
— 61 —
d'après, ils se confessèrent et communièrent avec
grand exemple , et si , à nostre départir , ils me
prièrent instamment trestous et par spécial le jeune
du Pont, de les aller veoir et demeurer avec eux à ma
commodité. le leur promis d'ainsy le faire, et n'en
attends que les moyens. Car de vray j'ayme ces
gens de bien de tout mon cœur.
Mais, départans un peu dépensée d'avec eux,
comme nous fismes lors de présence, continuons
nostre route et voyage. Au retour de cette rivière
Sainct Jean, nostre voyage s'addressoit jusques aux
Armouchiquoys. Deux causes principales esmou-
voyent à cela M. de Biancourt : la première, pour
avoir nouvelle des Angloys, et scavoir si on pourroit
avoir raison d'eux ; la seconde affin de troquer du
bled armouchiquoys, pour nous ayder à passer
nostre hyver, et ne point mourir de faim , en cas
que nous ne receussions aucun secours de France.
Pour entendre la première cause, faut scavoir que
peu auparavant , le capitaine Plâtrier de Honfleur,
cy devant nommé, voulant aller à Rinibéqui , il fut
saisy prisonnier par deux navires angloys qui estoient
en une isle appelée Emmetenic , à 8 lieues dudit
Rinibéqui. Son relaschement fut moyennant quel-
ques présents (ainsy parle-t-on pour parler douce-
menuet la promesse qu'il fit d'obtempérer aux pro-
hibitions à luy faictes, de point négocier en toute
— 62 —
cette coste. Car les Angloys s'en veulent dire mais-
tres, et sur ce ils produysoyent des lettres de leur
Roy, mais à ce que nous croyons fausses.
Or Monsieur de Biancourt ayant ouy tout cecy
de la bouche mesme du capitaine Plâtrier, il remon-
tra sérieusement à ces gens combien il importoit à
luy , officier de la Couronne et Lieutenant de son
père, combien aussy à tout bon Françoys, d'aller au
rencontre de cette usurpation des Anglois tant con-
trariante aux droits et possessions de sa Majesté.
« Car, disoit-il, il est à tous notoire (pour ne re-
prendre l'affaire de plus hault) que le grand Henry,
que Dieu absolve, suyvant les droicts acquis par ses
prédécesseurs et luy, donna à Monsieur des Monts,
l'an 1 604 , toute cette région depuis le 40e degré
d'élévation jusques au 46. Depuis laquelle donation
ledit Seigneur des Monts, par soy mesme et par
Monsieur de Potrincourt , mon très-honoré père ,
son lieutenant , et par autres , a prins souvent réelle
possession de toute la contrée, et trois et quatre ans
avant que jamais les Angloys ayent habitué, ou
que jamais on aye rien entendu de cette leur vin-
dication. » Ceci et plusieurs autres choses discou-
roit ledit Sieur de Biancourt encourageant ses
gens.
Moy, j'avois deux autres causes qui me pous-
soyentau mesme voyage : l'une, pour accompagner
— 63 —
d'ayde spirituel ledict Sieur de Biancourt et ses
gens; l'autre, pour cognoistre et voir la dispo-
sition de ces nations à recevoir le saint évangile.
Telles doncques estoyent les causes de nostre
voyage.
Nous arrivasmes à Kinibequi, 80 lieues de Port-
Royal, le 28 d'octobre, jour de S. Simon et S. Iude,
de la mesme année 1611. Aussy tost nos gens mirent
pied à terre, désireux de veoir le fort des Angloys;
car nous avions appris par les chemins, qu'il n'y
avoit personne. Or, comme de nouveau tout est
beau , ce fust à louer et vanter cette entreprise des
Angloys, et raconter les commodités du lieu; chacun
en disoit ce que plus il prisoit. Mais de là à quel-
ques jours , on changea bien d'advis ; car on vid y
avoir beau moyen de faire un contrefort qui les
eust emprisonnés et privés delà mer et de la rivière;
item que quand bien on les eust laissez là, si n'eus-
sent-ils point jouy pourtant des commodités de la
rivière, puisqu'elle a plusieurs autres et belles
emboucheures bien distantes de là. Davantage, ce
qu'est le pis, nous ne croyons pas que de là à six
lieues à l'entour il y ayt un seul arpent de terre bien
labourable, le sol n'estant tout de pierre et roche.
Or, d'autant que le vent nous contrarioit à passer
outre, le troisiesme jour venu, Monsieur de Bian-
— 64 —
court tourna l'incident en conseil et se délibéra de
recevoir l'ayde du vent , à refouler contremont la
rivière, pour la bien recognoistre.
Nous avions advancé jà bien trois lieues, et le flot
nous manquant nous estions mis à l'anchre au mi-
lieu de la rivière; quand voicy que nous descou-
vrons six canots Armouchiquois venir à nous. Ils
estoyent 24 personnes dedans, tous gens de combat.
Ils firent mille tentatives et cérémonies avant que
nous aborder. Vous les eussiez parfaictement com-
parez à une troupe d'oyseaux, laquelle désire d'en-
trer en une cheneviere, mais elle craind l'espouvan-
tail. Cela nous plaisoit fort, car aussy nos gens
avoyent besoin de temps pour s'armer et pavier.
Enfin ils vindrent et revindrent, ils recogneu-
rent , considérèrent finement nostre nombre ,
nos pièces, nos armes, tout; et la nuict venue,
ils se logèrent à l'autre bord du fleuve, sinon
hors la portée, du moins hors la mire de nos
canons.
Toute la nuit ce ne fust que haranguer, chanter,
danser ; car telle est la vie de toutes ces gens lors-
qu'ils sont en troupe. Or comme nous présumions
probablement que leurs chants et danses estoyent
invocations du diable, pour contrecarrer l'empire de
ce maudict tyran , je fis que nos gens chantassent
— 65 —
quelques hymnes eclesiastiques , comme le Salve,
XAve Maris Stella et autres. Mais comme ils furent
une fois en train de chanter, les chansons spiri-
tuelles leur manquant, ils se jetterent aux autres
qu'ils sçavoyent. Estant encores à la fin de celles
cy, comme c'est le naturel du François de tout imi-
ter, ils se prindrent à contrefaire le chant et danse
des Armouchiquois, qui estoyent à la rive, les con-
trefaisant si hien en tout , que , pour les escouter ,
les Armouchiquois se taysoient; et puis nos gens se
taysans , réciproquement eux recommençoyent.
Vrayment il y avoit beau rire : car vous eussiés dict
que c'estoyent deux chœurs qui s'entendoyent fort
bien, et à peine eussiés vous pu distinguer le vray
Armouchiquois d'avec le feinct.
Le matin venu, nous poursuyvions notre route
contremont Eux, nous ayans accompagnez, nous
dirent que si nous voulions du piousquemin (c'est
leur bled), que nous debvions avec facilité prendre
à droicte , et non avec grand travail et danger aller
contremont; que prenant à droicte par le bras qui se
monstroit, en peu d'heures, nous arriverions vers le
grand sagamo Meteourmite , qui nous fourniroit de
tout; qu'ils nous y serviroient de guides, caraussy
bien s'en alloyent ils le visiter.
Il est à présumer, et en avons de grands indices,
qu'ils ne nous donnoyent ce conseil sinon en inten-
L. 5
— 66 —
tion de nous prendre aux filets, et avoir bon marché
de nousàl'ayde de Meteourmite, lequel ils sça voient
estre ennemy des Anglois, et le conjecturoient l'estre
de tous estrangers. Mais, Dieu mercy, leurs embus-
ches se tournèrent contre eux.
Cependant nous les creusmes; aussy partie d'eux
s'en alloyent devant nous, partie après, partie aussy
avec nous dedans la barque. Neantmoins Monsieur
de Biancourt se tenoit tousiours sur ses gardes , et
souvent faisoit marcher la chaloupe devant avec la
sonde. Nous n'avions pas faict plus de demy lieue ,
quand, venus en un grand lac le sondeur nous crie :
« Deux brasses d'eau, qu'une brasse, qu'une brasse
partout. » Aussy tost : Ameine, ameine, lasche l'an-
chre. Où sont nos Armouchiquois ? où sont-ils?
point. Ils nousavoyenttrestous insensiblement quit-
tés. O les traistres! ô que Dieu nous a bien aydés !
Ils nous avoyent conduicts aux pièges « Revire,
revire. » Nous retournons sur nostre route.
Cependant Meteourmite ayant esté adverty de
nostre venue, nous courroit au devant, et quoiqu'il
nous vist tourner bride, si est-ce qu'il nous pour-
suivit. Bien valut à Monsieur de Biancourt d'être
plus sage que plusieurs de son esquipage, qui ne
crioyent lors que de tout tuer. Car ils estoyent en
grande cholere et en non moindre crainte ; mais la
cholere faisoit plus de bruit.
— 67 —
Monsieur de Biancourt se reprima , et ne faisant
pas autrement mauvaise chère à Meteourmite, apprit
de luy qu'il y avoit une route par laquelle on pour-
roit passer; qu'à celle fin de ne la pas faillir, il nous
donneroit de ses propres gens dedans nostre bar-
que; qu'au reste vinssions à sa cabane, il tascheroit
de nous donner contentement. Nous luy crusmes ,
et pensasmes nous en repentir; car nous passasmes
des haults et destroicts si périlleux que ne cuidions
quasi jamays en eschapper. D'effect , en deux en-
droits, aucuns de nos gens s'escrierent misérable-
ment que nous estions trestous perdus. Mais, Dieu
mercy, ils crièrent trop tost.
Arrivés, Monsieur de Biancourt se mit en armes,
pour en cet arroy aller veoir Meteourmite. Il le
trouva en son hault appareil de majesté sauvages-
que , seul dans une cabane bien nattée le haut et
bas , et quelques quarante puissans jeunes hommes
à l'entour de la cabane , en forme de corps de garde,
chacun son pavois , son arc et flesches à terre au
devant de soy. Ces gens ne sont point niais, nulle-
ment, et qu'on nous en croye.
Pour moy, je receus, ce jour là, la plus grande
part des caresses ; car, comme j'estois sans armes ,
les plus honorables , laissans les soldats , se prin-
drent à moy avec mille significations d'amitié. Ils
me conduysirent en la plus grande cabane de toutes;
— 68 —
elle contenoit bien 80 âmes. Les places prinses ,
je me jettay à genoux, et ayant faict le signe de la
croix, recitay mon Pater, Ave , Credo , et quelques
oraisons ; puis , ayant faict pause , mes hostes ,
comme s'ils m'eussent bien entendu, m'applaudi-
rent en leur façon , s'escriant Ho! ho! ho! le leur
donnay quelques croix et quelques images, leur
en donnant à appréhender ce que je pouvois. Eux
les baysoient fort volontiers , faisoyent le signe de
la Croix, et, chacun pour soy, s'efforçoyent à me
présenter ses enfans , à ce que je les bénisse et leur
donnasse quelque chose. Ainsy se passa cette visite,
et une autre que je fis depuis.
Or Meteourmite avoit respondu à Monsieur de
Biancourt , que pour le bled, ils n'en avoyent pas
quantité ; mais qu'ils avoyent aucunes peaux , s'il
luy playsoit de troquer.
Le matin doncques de la troque venu , je m'en
allay en une isle voysine avec un garçon , pour là
offrir l'hostie saincte de nostre reconciliation. Nos
gens de la barque, pour n'estre surprins, soubs
couleur de la troque , s'estoyent armez et barrica-
dez , laissans place au milieu du tillac pour les
Sauvages; mais en vain, car ils se jetterent tellement
en foule et avec si grande avidité , qu'aussy tost ils
remplirent tout le vaisseau , jà peslemeslés avec les
nostres, On se mit à crier : Retire , retire-toy. Mais
— 69 —
à quel profit? Eux aussy crioyent de leur costé.
Ce fut lors que nos gens se pensèrent estre véri-
tablement prins, et jà tout n'estoit que clameur et
tumulte. Monsieur de Biancourt a souvent dit et
redit, qu'il eut maintes fois le bras levé et la bouche
ouverte pour en frappant le premier crier, « Tue ,
tue » ; mais que cette seule considération, ne sçay
comment, le retinst, que j'estois dehors, et par
conséquent que si Ton en venoit aux mains, j'estois
perdu. Dieu se servit de cette sienne bonne volonté,
non seulement pour ma sauveté, mais autant pour
celle de tout l'esquipage. Car, comme tous recognois-
sent bien à cette heure , si la folie eust esté faicte ,
jamais aucun n'en fust eschappé , et les Françoys
eussent esté descriés pour jamays en toute la coste.
Dieu voulut que Meteourmite et quelques autres
capitaines appréhendèrent le danger, et ainsy firent
retirer leurs gens. Le soir venu , et jà tous estans
retirés, Meteourmite manda aucuns des siens pour
excuser l'insolence du matin , protestant que tout
le desordre estoit venu non de soy, ains des Ar-
mouchiquois; que mesmes ils nous avoyent desrobé
une hasche et une gamelle (c'est une grande escuelle
de bois) , lequel meuble il nous renvoyoit ; que ce
larcin lui avoit tant despieu qu'aussitost après l'avoir
descouvert , il avoit congédié les Armouchiquois ;
que pour luy, il avoit bon cœur, et sçavoit bien que
— 70 —
nous ne tuions ni ne battions point les Sauvages
de par deçà , ains les recevions à nostre table , leur
faisions souvent tabagie, et leur apportions plusieurs
bonnes choses de France, pour lesquelles vertus ils
nous aymoient. Ces gens, croy-je, sont les plus grands
harangueurs de toute la terre; ils ne fontrien sans cela .
Mais, d'autant que j'ay faict icy mention des
Anglois, quelqu'un peut estre désirera de sçavoir
leur adventure, laquelle nous apprismes en ce lieu.
Il est doncques ainsy, que l'an 1608 les Anglois
commencèrent à s'habituer en l'une des embous-
chures de ce fleuve Kinibéqui , ainsy que nous
avons dict cy devant. Ils avoyent lors un conduc-
teur fort honneste homme , et se comportoit fort
bien avec les naturels du païs. On dit neantmoins
que les Armouchiquois se craignirent de tels voysins,
et à cette cause firent mourir ce capitaine que j'ay
dit. Ces gens ont ce mestier en usage, de tuer par
magie. Or la seconde année 1 609 les Anglois , soubs
un autre capitaine, changèrent de façon. Ils repous-
soient les Sauvages sans aucun honneur ; ils les
battoyent, excedoy ent et mastinoyent sans beaucoup
de retenue : partant ces pauvres malmenés , impa-
tiens du présent , et augurants encores pis l'advenir,
prindrent resolution, comme l'on dict, de tuer le
louveteau avant qu'il eust des dents et griffes plus
fortes. La commodité leur en fust un jour, que
— 71 —
trois chaloupes s'en estoyent allées à l'escart en pes-
cherie. Mes conjurez les suy voient à la piste , et
s'approchans avec beau semblant d'amitié (car
ainsy font ils le plus de caresses où plus y a de tra-
hison) , ils entrent dedans, et au signal donné , cha-
cun choysit son homme et le tua à coups de Cousteau.
Ainsy furent despeschez onze Angloys. Les autres in-
timidés abandonnèrent leur entreprise cette mesme
année , et ne l'ont point poursuyvie depuis , se con-
tentans de venir l'esté en pescherie en cette isle
d'Emetenic , que nous avons dit estre à 8 lieues de
leur fort encommencé.
A cette cause doncques , l'excès commis en la
personne du capitaine Plâtrier par lesdicts Angloys
ayant esté perpétré en cette isle d'Emetenic , Mon-
sieur de Biancourt se délibéra de l'aller recognois-
tre , et y laisser quelque monument de revindica-
tion. Ce qu'il fit dressant sur le havre une fort belle
croix , avec les armes de France. Aucuns de ses gens
luy conseilloyent qu'il bruslast les chaloupes qu'il
y trouva ; mais , comme il est doux et humain , il ne
le voulut point, voyant que c'estoyent vaisseaux
non de soldats, ains de pescheurs.
De là, d'autant que la saison nous pressoit, es-
tant jà le 6 novembre, nous tournasmes nos voiles
pour retourner à Port-Royal , passant à Pentegoët ,
ainsy que nous avons promis aux Sauvages.
_ 72 —
Pentegoët est une fort belle rivière, et peut estre
comparée à la Garonne de France. Elle se descharge
dans le Golfe françois (baie de Fundy) et a plusieurs
isles et roches à l'endroit de son embouschure ; de
manière que si on ne monte fort avant, on estime
que ce soit quelque grand sein ou baye de mer, là
où on commence manifestement à recognoistre le lict
et cours de rivière. Elle a son large d'environ 3
lieues à 44 et demy degré de l'Equateur. On ne peut
deviner quelle est la Norembegue des anciens, si ce
n'est celle cy : car autrement et les autres et moy ,
nous enquestans de ce mot et lieu , n'en avons ja-
mays peu rien apprendre.
Nous doncques , ayans advancé dans le courant
de cette rivière trois lieues ou plus, rencontrasmes
un autre beau fleuve appelle Chiboctous , qui du
nord-est vient se jeter dans ce grand Pentegoët.
Sur le confluant des deux rivières, y avoit la plus
belle assemblée des Sauvages que j'aye point encore
veue. Ils estoyent 80 canots et une chaloupe, 18 ca-
banes et bien environ 300 âmes. Le plus apparent
Sagamo s'appelloit Betsabés , homme discret et fort
modéré; et, sans mentir, on recognoist souvent en
ces Sauvages des vertus naturelles et politiques qui
font rougir quiconque n'est eshonté, lorsqu'en com-
paraison ils regardent une bonne partie des Fran-
çoys qui viennent en ces quartiers.
— 73 —
Après qu'ils nous eurent recogneus , ils démenè-
rent grande joye le soir à leur accoustuniée, par
danses, chansons et harangues. Et nous, bien ayses
d'estre en pais d'asseurance ; car entre les Eteche-
mins , tels que sont ceux cy , et les Souriquois, tels
que sont ceux de Port-Royal, nous ne nous tenons
sur nos gardes non plus qu'entre nos propres do-
mestiques , et Dieu mercy nous ne nous en sommes
pas encores mal trouvez.
Le jour suyvant , j'allay visiter les Sauvages , et y
fis à mon accoustumée , ainsy que j'ay dict de Kini-
béqui. Cela y fut de plus, qu'eux m'ayans dict y
avoir quelques malades , je les allay visiter , et
comme prestre , ainsy qu'est porté dans le Rituaire ,
recitay sur eux le sainct Evangile et Oraisons, don-
nant à un chacun une croix pour se la pendre au col.
Entre les autres j'en trouvay un à leur mode es-
tendu auprès du feu, les yeux et visage fort estonnés,
suant à grosse goutte de la seule teste, qui à peine
pouvoit parler, en un grand accès. Ils me dirent
qu'il estoit malade dès quatre mois , et que comme
il apparoissoit , il ne la feroit pas longue. Orne
sçay-je quelle estoit sa maladie; si elle venoit seu-
lement par intervalles, ou non , je n'en sçay rien :
tant y a que le 2. jour d'après , je le vis dans nostre
barque sain et gaillard, ayant sa croix pendue au
col, et me fit recognoissance d'un fort bon visage,
— 74 —
me prenant par la main. Je n'eus moyen de luy par-
ler, d'autant que lors on faisoit la troque , et à cette
cause le tillac estoit tout remply des gens, et tous
les truchemens empeschez. De vray je fus fort ayse
que la bonté de Dieu commençoit à faire sentir à
ces pauvres et abandonnées nations n'y avoir que
tout bien et que toute prospérité au signe de la
saincte et salutaire Croix.
Enfin, pour ne redire souvent le mesme, et en
cet endroit et en tous les autres où nous avons pu
converser avec ces pauvres gentils , nous avons
tasché de leur imprimer quelques premières con-
ceptions de la grandeur et vérité du Christianisme ,
autant que les moyens s'en addonnoyent. Et pour
le sommaire en un bloc , celuy a esté le fruict du
voyage : nous avons commencé de cognoistre et
estre cogneus; nous avons prins possession au nom
de l'Eglise de Dieu de ces régions icy, y asseants le
throsne royal de nostre Sauveur et Monarque Iesus
Christ, son sainct autel; les Sauvages nous ont veu
prier, célébrer, prescher par nos discours, les ima-
ges et croix, la façon de vivre et choses semblables,
(ils) ont receu les premières appréhensions et semen-
ces de nostre saincte foy , lesquelles s'esclorront et
germeront abondamment, s'il plaist à Dieu, quelque
jour, y survenant un plus long et meilleur culti-
vage.
— 75 —
De vray aussi, tel est quasi le principal fruict
que nous faisions pour encores icy mesmes à Port-
Royal, jusques à ce que nous ayons appris le lan-
gage. Cependant cela nous console de veoir ces
petits Sauvageois, encores que non chrestiens, por-
ter neantmoins volontiers, quand ils se trouvent
icy, les cierges, les clochettes, l'eau bénite et autre
chose, marchans en bel ordre aux processions et
enterremens que l'on faict. Ainsy s'accoustument-
ils à estre chrestiens , pour en son temps le bien
estre.
Il ne seroit besoin sinon que fussions meilleurs
ouvriers de Nostre Seigneur, et n'empeschassions
pas tant de grâces d'iceluy sur nous et autruy, par
tant de péchés et indignité. Quant à moy certes,
j'ay grande occasion d'en battre bien rudement ma
poictrine, et tous ceux qui ont le zèle de charité en
debvroyent bien estre touchés au cœur. Nostre
Seigneur, par sa saincte miséricorde et par les priè-
res de sa glorieuse mère et de toute son Eglise
céleste et militante , en veuille estre fleschy à com-
passion !
Particulièrement je supplie Vostre Révérence et
tous nos RR. PP. et FF. de vouloir se ressouvenir,
en vos meilleures dévotions, et de nous , et de ces
pauvres âmes , esclaves misérablement soubs la
tyrannie de Satan. Qu'il plaise à ce bening Sauveur
— 76 —
du monde, la grâce duquel personne ne prévient et
de qui les libéralités sont ton s jours par dessus nos
mérites, qui luy plaise, dy-je, regarder enfin d'un
œil pitoyable ces pauvres nations, et les retirer tost
dans sa famille, en l'heureuse franchise des fortunés
enfants de Dieu. Ainsy soit-il.
De Port-Royal, ce dernier de Ianvier 1612.
Cependant que j'escrivois ces lettres, le navire
qu'on a envoyé pour nostre secours, est Dieu mercy
arrivé sain et sauf, et dans iceluy nostre Frère Gil-
bert du Thet. Celuy pourra sçavoir l'aise qu'en
avons receu et recevons, qui aura cogneu les dan-
gers et nécessités où nous estions. Dieu soit beny.
Amen.
De V. R. filz et serviteur
bien humble en Nostre Seigneur,
Pierre BIARD.
VI.
LETTRE DU P. PIERRE RIARD AU T. R. P. CLAUDE AQUA-
VIVA, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. (Traduite
sur l'original latin conservé aux Archives du Jésus
à Rome.)
Port-Royal, 31 janvier 1612.
Mon Très Révérend Père ,
Pax Christi.
La fin si prochaine de cette année (1611) nous
invite à raconter à Votre Paternité comment notre
Compagnie est parvenue à s'établir dans ces régions
de la Nouvelle-France. Les nombreuses faveurs
dont nous avons été comblés par la divine bonté,
pour préparer et commencer cette œuvre , deman-
dent, qu'arrivés à ce terme d'une année et occupés
à nous rappeler ce que nous avons fait , comme on
repasse dans son esprit les circonstances d'un
voyage, nous invitions nos très-chers Pères, et nos
Frères , à se réjouir pour tout le bien dont nous
avons été les instruments dans la main de Dieu , et
aussi à gémir et à prier pour tous les défauts que
notre négligence a mêlés à ce travail du salut des
âmes.
— 78 —
Après avoir cherché depuis longtemps et par bien
des efforts à annoncer l'évangile à ces nations
Sauvages , notre Compagnie semble enfin avoir at-
teint assez heureusement le but de ses désirs cette
année même, quoique les commencements de notre
œuvre soient bien peu de chose.
J'ai donc à exposer à Votre Paternité, quel est ce
champ et son étendue, ce que lePère de famille nous
a permis d'y faire jusqu'à présent, et ce qu'il nous
fait espérer pour l'avenir : mais pour tout raconter
plus facilement, sans rien omettre, il m'a semblé bon
de diviser la matière en quatre parties , qui en sont
comme le sommaire. Je dirai donc : 1° ce que c'est
que cette Nouvelle-France, la nature du pays, ses
habitants , leurs usages ; 2° comment , avec quels
secours et quel succès notre Compagnie a entrepris
une mission dans ces contrées ; 3° dans quel état
nous y avons trouvé la religion chrétienne ; 4° quels
ont été nos travaux jusqu'à ce jour , ou plutôt ce
que nous avons essayé d'y faire pour la gloire de
Dieu. Cette disposition de mon sujet me paraît la
plus commode , et embrasse tout ce que j'ai à dire.
Pour commencer par la première question, et
expliquer d'abord ce que c'est que la Nouvelle-
France, la nature de son sol, les coutumes de ses
habitants , je crois qu'il sera commode et même né-
cessaire , et pour Votre Paternité et pour nous-
— 79 —
mêmes , tle faire une description exacte de toute la
contrée Puisque c'est le champ qu'on nous a donné
à labourer, Votre Paternité ne pourrait pas nous
diriger selon le besoin des circonstances, si elle ne
connaissait pas les mers, les chemins, les distances
des principaux lieux, l'état des habitants, et leurs
occupations. Je trouve d'ailleurs dans les géographes
anciens tant d'erreurs et d'obscurité sur ce point,
que si nous, qui connaissons les choses par nous-
mêmes et non par ouï-dire, nous ne vous prêtons
pas notre secours, vous êtes exposé, en voulant vous
rendre compte de nos voyages et suivre nos traces ,
à vous éloigner autant de la vérité que la pensée
l'est de la matière. Ils ont donné le nom de Norem-
begue, indiqué des villes et des places fortes dont
il n'existe pas une trace, et dont le nom même est
inconnu.
Commençons donc ce que j'ai annoncé. La Nou-
velle-France qu'occupent aujourd'hui les Français,
est ce pays de l'autre côté de l'Océan qui baigne la
France, et qui s'étend depuis le k I ° jusqu'au 52° de
latitude , et même jusqu'à 53°. Je sais que d'autres
poussent ces limites beaucoup plus loin , tandis que
d'autres les resserrent davantage : ils sont libres.
J'adopte ces chiffres, parce qu'ils sont plus générale-
ment reçus aujourd'hui, ou parce que là se trouvent
les terres que les navigateurs français visitent le plus,
— 80 —
et revendiquent depuis plusieurs années , ou enfin
parce que ce sont les lignes qui, à l'Occident, corres
pondent à celles de l'ancienne France.
Ce pays a des côtes très-variées, coupées de beau-
coup de golfes et de fleuves, remplies de sinuosités
et de détours. Il y a deux golfes principaux et vas-
tes. L'un s'appelle le golfe Saint-Laurent, et l'autre
la baie française.
En effet, du 47° jusqu'au 51 °, la terre semble ou-
vrir son sein , soit pour recevoir l'Océan , soit pour
verser les eaux du grand fleuve Canada (nom pri-
mitif du Saint-Laurent). Ce golfe est le golfe Saint-
Laurent. Il a, à son entrée, cette grande île, que les
Français nomment Terre-Neuve , et les sauvages
d'aujourd'hui Vile des molues , si célèbre par la
pêche.
Les Excominquois ou les Excommuniés, comme
disent nos gens , occupent le nord du golfe et du
fleuve. Cette nation est féroce. On la dit même an-
thropophage. Quoiqu'ils aient été assez longtemps
autrefois en rapports pacifiques avec les Français ,
ils en sont aujourd'hui les ennemis irréconciliables.
Dans l'intérieur des terres et à l'Occident, ils ont
pour voisins les Algonquins , puis les Montagnais,
immédiatement ensuite viennent, vers la source du
grand fleuve Canada, les Iroquois qui s'étendent au
loin à l'Occident.
— 81 —
Ces cruels Iroquois ne sont connus des Français
que par les guerres perpétuelles qu'ils ont avec les
Montagnais et les Algonquins, peuples alliés et
amis.
A partir du golfe Saint-Laurent , la côte dévie
peu à peu vers l'ouest jusqu'au 43° , où elle forme
une autre grand golfe qu'on nomme la Baie fran-
çaise. Ce golfe avance très-loin dans les terres en se
dirigeant vers le nord et le golfe Saint-Laurent, et
forme une presqu'ile, complétée encore par le très-
grand fleuve Saint-Jean , dont la source est presque
à l'embouchure du grand fleuve Canada , et qui se
décharge dans la Baie française .
Cette presqu'île a près de 500 ! lieues de tour , et
est habitée par les Soriquois. Là se trouve Port-Royal,
où nous sommes, au 44° 5' de latitude. Son port,
remarquez- le bien , a son entrée, non sur l'Océan à
l'orient, mais dans le golfe même que nous appel-
ions la Baie française.
A l'occident et au nord habitent les Etheminquois,
depuis le fleuve Saint-Jean jusqu'au fleuve Pente-
goèt et même jusqu'au fleuve Rinibéqui. Celui-ci
a son embouchure sous le 43° 3' . Près de là se trouve
Chonacoët , qui forme un des côtés de la Baiefran-
1 Ce chiffre n'était basé que sur des données très-incertaines, et
se trouve bien au-dessus de la vérité ; cette presqu'île n'a guère que
220 lieues de tour.
L. 6
— 82 —
caise. En effet, le promontoire que nous nommons
le Cap de sable est à l'est, et Chonacoët est à l'est :
tous les deux au 43° de latitude , quoiqu'il y ait
entre eux une distance de 100 lieues (au plus 60).
Les Armouchiquois occupent de vastes contrées
depuis le fleuve Kinibéqui juqu'au 40°.
Telle est la division du pays. On y compte donc
sept nations différentes et de langue et d'habitudes :
les Excommuniés , les Algonquins, les Montagnais :
les Iroquois , les Soriquois , les Etheminquois , les
Armouchiquois ; mais les Excommuniés , les Iro-
quois et les Armouchiquois sont peu connus des
français. Les quatre autres, au contraire, paraissent
avoir formé avec eux une solide alliance , et entre-
tenir de bons rapports. Ils passent la nuit au milieu
de nous; nous voyageons , nous chassons, nous vi-
vons avec eux, sans armes, et jusqu'à présent sans
danger. La pêche de la morue, qui abonde dans ces
mers , et le commerce des pelleteries ont été l'occa-
sion d'établir ces rapports. Car ces Sauvages n'ayant
ni cuivre, ni fer, ni soie, ni laine, ni fruits, ni
aucune industrie, trouvent tout cela chez les fran-
çais , et les payent en pelleteries , qui sont tout leur
trésor.
La température du pays presque entier est froide.
On en donne plusieurs raisons, et une d'elles, c'est
la grande abondance d'eau. Non-seulement il est
— 83 —
entouré par la mer presque de tous côtés ; mais il
contient un grand nombre de fleuves, d'étangs et de
lacs très-grands. Les îles sont si nombreuses, que
la côte est comme découpée et garnie d'un collier
de perles. C'est sans doute ce qui la rend sujette
aux gelées, et l'expose en même temps aux vents et
à des vents toujours froids.
Une autre cause du froid, c'est que le sol n'est
pas défriché; ne formant presque partout qu'une
immense forêt, il n'est pas étrange qu'il ne puisse
pas se réchauffer.
Ajoutez, si vous le voulez, pour troisième raison,
— les montagnes toujours couvertes de neige, qui
servent comme de rideau à l'occident et au nord.
On ne peut recevoir de ce côté que des gelées et
des neiges. Du reste, l'aspect du pays est très-agréa-
ble. Dans bien des endroits, il semble inviter à s'y
établir et promettre beaucoup. Autant qu'on peut
en juger par les apparences, il est fertile.
Les indigènes sont peu nombreux. Les Etche-
minquois ne forment pas mille âmes, et les Algon-
quins joints aux Montagnais ne s'élèvent pas ensem-
ble beaucoup au-dessus de ce nombre. Les Soriquois
ne sont pas 2,000 âmes. Aussi on ne peut pas dire
de ces peuples qu'ils occupent le littoral ou les
profondeurs, mais qu'ils les parcourent. Ils sont
nomades, courant les bois et très-divisés parce
— 84 —
qu'ils vivent de la chasse, des fruits de la terre, et
de la pèche. Ils sont à peu près sans barbe et en
général un peu plus petits et plus fluets que nous,
sans manquer cependant de grâce ni de dignité.
Leur teint est légèrement basané. Ils se peignent
ordinairement la figure, et dans leur deuil, ils la
noircissent.
Us aiment la justice et haïssent souverainement
la violence et le vol, chose remarquable pour des
hommes qui n'ont ni lois ni magistrats : chacun est
son maître et se fait rendre justice. Pour la guerre,
ils ont des sagamos, c'est-à-dire des chefs, mais leur
autorité est très-précaire, si on peut donner ce nom
à un pouvoir qui ne peut pas exiger l'obéissance.
Les sauvages les suivent, entraînés par l'exemple ou
l'usage, ou à raison du voisinage et de ia parenté,
quelquefois aussi à cause de l'influence plus grande
acquise par quelques-uns dentr'eux. Toute une
nation entreprendra la guerre pour laver l'injure
faite à un particulier. Ils sont tous très-vindicatifs,
et comme ils sont barbares, ils n'ont aucune retenue
dans la victoire. Us portent toujours, et avec une
grande joie, les chevelures de leurs captifs, comme de
très-riches dépouilles et des ornements. On dit aussi
qu'ils se sont nourris de chair humaine , et qu'au-
jourd'hui les Excommuniés et les Armouchiquois
en ont encore l'habitude ; mais ceux qui fréquen-
— 85 —
tent les français ont en horreur ce crime détestable.
Toute leur religion consiste dans certaines pra-
tiques superstitieuses, dans des chants et des sorti-
lèges pour obtenir les nécessités de la vie ou la des-
truction de leurs ennemis. Ils ont leurs Autmoins,
c'est-à-dire leurs sorciers qui consultent le démon
sur la vie, la mort et les événements futurs. Ce
méchant esprit, à ce qu'ils assurent, se rend souvent
visible à eux et leur accorde ou leur refuse la mort
de leurs ennemis ou de leurs proches , une chasse
heureuse et semblables; pour que rien n'y manque,
ils ajoutent foi aux songes. Si par hasard ils s'éveil-
lent avec un songe agréable et qui soit de bon
augure, ils se lèvent, même au milieu de la nuit, et
ils lui obéissent en chantant et en dansant.
On ne voit chez eux ni temple , ni édifices reli-
gieux, ni culte, ni cérémonies. Ils n'ont ni orga-
nisation , ni lois , ni règle d'action , ni aucune
forme de gouvernement. Tout se réduit à cer-
tains usages ou coutumes qu'ils observent très-
scrupuleusement. Si un sorcier a annoncé qu'un
malade mourrait tel jour, tout le monde l'aban-
donne, et ce malheureux, persuadé de sa mort,
se condamne lui-même à la disette et à l'aban-
don ; je crois que c'est pour n'avoir pas l'air d'agir
contre le destin. Bien plus, si au jour désigné
le malade , comme il arrive souvent, ne paraît pas
— 86 —
près de mourir, chacun de ses proches se fait un
devoir d'en hâter le moment , en jetant des sceaux
d'eau froide sur le ventre de cet infortuné. Telle est
la compassion de ces esclaves du démon ! Il n'y a
pas lieu de s'en étonner : il est toujours l'esprit de
mensonge, tandis que l'esprit de Dieu est toujours
l'esprit de vérité. Il faut dire cependant que cette
troupe de sorciers a bien perdu de son crédit depuis
l'arrivée des français, et qu'ils se plaignent main-
tenant partout que leurs démons n'ont plus la même
puissance qu'ils avaient du temps de leurs pères,
ainsi que quelques-uns le racontent.
En ensevelissant leurs morts , ils ensevelissent
aussi leur mémoire, de manière qu'ils ne veulent pas
même entendre prononcer leurs noms.
^ Ils ont quelque idée confuse de l'unité d'un Dieu
suprême, mais altérée par leurs vices et leurs cou-
tumes. Le démon est, comme je l'ai dit, l'objet de
leurs hommages.
Pour fournir à leurs besoins; ils supportent avec
un courage étrange le froid et la faim; s'il le faut, ils
poursuivront pendant huit à dix jours une bête
sauvage, sans prendre de nourriture. La chasse se
fait surtout dans les temps des grandes neiges et des
froids aigus. Cependant ces mêmes hommes, nés
pour ainsi dire pour le froid et la glace, ne sont pas
plutôt assis dans leur cabane, à côté de leur butin ,
— 87 —
qu'ils deviennent paresseux et incapables du plus
petit travail. Ils laissent tout à faire à leurs femmes.
Outre le soin si pénible d'élever et de porter les
enfants , c'est à elles à aller prendre la bête fauve
au lieu où elle a été tuée. Elles doivent entretenir la
cabane de bois et d'eau; faire les ustensiles du
ménage et en prendre soin; préparer la nourriture,
écorcher le gibier , passer les peaux comme les tan-
neurs, confectionner les vêtements, aller à la pêche,
ramasser les coquillages pour la nourriture , et sou-
vent même s'occuper de chasse. Avec de l'écorce,
elles construisent les canots, ou plutôt des nacelles,
d'une admirable rapidité. Elles dressent la cabane
dans les lieux où l'on veut passer la nuit. Enfin, à
l'exception de la chasse la plus pénible et de la guerre,
les hommes n'ont absolument rien à faire. C'est là
le motif qui engage les chefs surtout à prendre
plusieurs femmes. Il leur semble que pour main-
tenir leur autorité et leurs bonnes relations avec
ceux qui sont comme leurs sujets , il leur faut non-
seulement un grand nombre d'enfants qui servent à
les faire craindre ou qui les aident à étendre leurs
faveurs, mais aussi plusieurs esclaves chargés de
pourvoir aux besoins de la vie et d'en soutenir le
travail. Or leurs femmes sont regardées et traitées
comme des esclaves.
Ils sont très-généreux entre eux. Ils partagent
— 88 —
volontiers , avec ceux qui sont présents , tout ce
qu'ils ont en fait de richesse ou de nourriture.
Celui qui fait tabagie, c'est-à-dire qui donne un
festin , ne se met même pas à table avec les con-
vives , mais il les sert , sans se réserver les restes
d'un seul plat, et il le distribue tout entier, en sorte
que le maître du festin doit souffrir la faim ce jour-
là, si quelqu'un des convives n'a pas pitié de lui ,
et ne lui donne pas quelque chose de ce qui lui
reste. Ils ont souvent exercé cette même générosité
envers des français, victimes de quelque grand mal-
heur ; mais les autres qui sont ici ou sur les vais-
seaux leur ont appris à ne pas donner facilement
quelque chose gratis.
Ils recherchent la vermine de leur tête et regar-
dent ces animaux comme un régal. Leur importu-
nité , quand ils mendient , ou qu'ils demandent
quelque chose est très-grande , et ils ont tous les
défauts des mendiants et des pauvres , c'est-à-dire ,
ils sont menteurs, calomniateurs, jureurs et orgueil-
leux. Ils ont dans leurs discours un souverain mé-
pris pour les français et toutes les autres nations.
En leur particulier, ils se raillent de tout , sans
épargner la religion qu'ils ont embrassée. Ils peu-
vent en tout lieu dresser facilement et en peu de
temps leurs cabanes qui ne sont formées que de
perches ou de branches recouvertes d'écorces , de
— 89 —
peaux, ou même d'herbes. Le foyer se place au cen-
tre. Mais c'est assez, et plus qu'il n'en faut sur ce
pays et ses habitants, surtout puisque j'envoie une
carte l exacte de la contrée. Avec elle on saisit
clairement au premier coup d'oeil tout ce que j'ai
dit sur la position des terres et des mers.
Venons maintenant au second point que j'ai an-
noncé , c'est-à-dire racontons comment notre Com-
pagnie a obtenu une mission dans ces contrées.
Depuis plusieurs années , nos Pères de Bordeaux ,
par zèle pour le salut des âmes , avaient jeté les
yeux sur ces contrées pour porter secours à ces
peuples malheureux, Mais ces pieux et généreux
desseins, que n'arrêtait pas la vue du danger, res-
tèrent longtemps sans résultat , faute de ressources
pour les mettre à exécution. Après le rétablissement
de notre Compagnie en France , ils s'adressèrent au
P. Coton pour obtenir de notre grand Prince la fa-
veur d'aller travailler dansée pays.
Le Roi , affectionné à notre Compagnie , approuva
des désirs aussi saints et aussi héroïques, mais mal-
gré sa protection, mille entraves empêchèrent long-
temps l'exécution. Jusqu'ici, aucun français n'allait
dans ce pays avec le dessein de s'y fixer, et le pre-
mier qui reçut du Roi la mission d'explorer la con-
1 Cette carte n'a pas été retrouvée avec le manuscrit.
— 90 —
trée et d'y faire un essai d'établissement, était étran-
ger à notre religion. Son entreprise n'ayant pas
réussi, et ne donnant même presqu'aucune espé-
rance, il revint en France. Cependant Sa Majesté
nous fît dire de ne pas nous décourager, mais de
désigner ceux qui devaient partir et d'attendre; il les
avertirait quand le temps serait venu. Pour leur
donner comme des arrhes de sa parole , il fixa de
suite une somme pour leur viatique.
Malheureusement la mort fatale de ce bon Roi
arriva sur les entrefaites : Mais Dieu vint à notre
secours presqu'en même temps. Jean Biencourt,
sieur de Potrincourt, homme noble et courageux,
qui avait obtenu pour lui l'année précédente les ter-
res de la colonie , envoya quelqu'un de ses gens au
nouveau Roi. On profita de l'occasion pour sollici-
ter de la reine régente , Marie de Médicis , femme
d'une haute piété, la réalisation des généreux projets
du feu Roi , et la permission pour deux des Nôtres
de prendre place sur le navire qui allait bientôt
faire voile pour ces contréee. La Reine y consentit,
et seconda généreusement ces désirs. Un de nos
Pères fut immédiatement appelé de la Province
d'Aquitaine, l'autre fut choisi dans la Province de
France. Cependant ils éprouvèrent d'autres retards,
et satan se remua de nouveau.
Dieppe était le lieu du départ, et le navire qu'on
— 91 —
devait expédier dépendait tellement des marchands
hérétiques , qu'il ne pouvait pas se mettre en mer
sans eux. A la vue de nos Pères, ils déclarèrent aussi-
tôt qu'ils ne permettront jamais le départ , si les
Jésuites sont du voyage. Nous montrons l'ordre de
la Reine, nous faisons intervenir l'autorité du Gou-
verneur. Nous écrivons de nouveau à la Reine , et
nous avons sa réponse. Sa lettre et ses ordres sont
exhibés, mais l'obstination hérétique résiste aussi
bien à l'autorité royale qu'à celle de l'Eglise.
Cet entêtement ne fit que donner un plus grand
éclat à la piété de nos excellents Princes. Aussitôt
en effet qu'Antoinette de Pons, marquise de Guer-
cheville, dame très-illustre et première dame d'hon-
neur de la Reine, eut appris ces intrigues, n'écoutant
que son zèle pour Dieu et son affection pour notre
Compagnie, elle n'hésita pas à solliciter les aumônes
des plus grands seigneurs de toute la Cour, afin de
triompher de l'obstination des hérétiques et d'assu-
rer le départ des Jésuites. Elle n'eut pas de peine à
obtenir l'appui des seigneurs catholiques, déjà si
portés d'eux-mêmes à ces pieux projets, et la somme
de 4,000 livres fut en peu de temps recueillie. La
méchanceté des hérétiques se trouva ainsi vaincue,
et nos Pères s'embarquèrent sur ce vaisseau, non
plus comme passagers, mais comme disposant de la
plus grande partie du navire. C'est ainsi que Jésus-
— 92 —
Christ, comme il le fait souvent, se servit des efforts
des ennemis pour confirmer les siens, de l'injustice
pour leur procurer les secours nécessaires, et des
pièges et des opprobres pour les faire paraître avec
éclat au grand jour. A Dieu seul en soit la gloire
en tous les siècles !
Nous sommes partis de Dieppe avec un temps
très-défavorable, le 26 janvier de cette année 1611.
Le vaisseau était petit , mal équipé , et monté par
des matelots la plupart hérétiques. Comme nous
étions en hiver et sur une mer très-orageuse , nous
avons éprouvé de nombreuses et terribles tempêtes,
et notre voyage a duré quatre mois. On peut juger
par là de tout ce que nous avons eu à souffrir sous
tous les rapports. Un de nous était faible et malade,
et resta au lit une grande partie de la traversée.
Nous avons cependant tâché de nous livrer aux
œuvres ordinaires de notre Compagnie . Chaque jour,
le matin et le soir, nous réunissions les matelots pour
la prière. Les jours de fête, nous chantions une
partie de l'office. Nous donnions souvent des ins-
tructions religieuses , et nous avions de temps en
temps des discussions avec leshérétiques . Nous avons
combattu avec succès l'habitude des jurements
et des paroles obscènes, sans négliger en même
temps beaucoup d'oeuvres d'humilité et de charité.
Avec la grâce de Dieu, nous avons obtenu que les
— 93 —
hérétiques qui, sur le témoignage de leurs ministres,
nous regardaient d'abord comme des monstres,
reconnussent non-seulement qu'on les avait trom-
pés, mais devinssent même nos panégyristes. Voilà
en peu de mots comment nous avons été conduits ici.
11 me reste à parler maintenant de la 3e chose que
je me suis proposée en commençant, c'est-à-dire
exposer l'état dans lequel nous avons trouvé la
religion chrétienne.
Certainement avant cette époque, les français ne
se sont presque jamais occupés de la conversion des
habitants. Bien des obstacles s'y opposaient. Les
français ne venaient pas ici pour se fixer, et ceux
qui voulurent s'y établir éprouvèrent tant de mal-
heurs, qu'ils ne purent guère s'en occuper. Cepen-
dant, de temps en temps on transportait quelques-
uns de ces Sauvages en France, et là ils recevaient le
baptême; mais sans instruction et privés de pasteurs,
ils n'étaient pas plutôt revenus ici, qu'ils retour-
naient immédiatement à leurs anciennes pratiques.
Nous abordâmes ici le 22 de mai, jour de la Pen-
tecôte de l'année \ 61 1 , l'année même où celui que
nous serons obligés de nommer souvent, M. de
Potrincourt, était venu avec un prêtre séculier pour
s'y fixer et fonder un établissement.
On dit que ce prêtre avait baptisé, cette année là,
— 94 —
environ cent personnes, et entre autres le célèbre
Sagamo, dont nous aurons a parler plus d'une fois,
Henri Membertou, avec toute sa famille, c'est-a-dire
ses buit enfants déjà mariés; mais comme ni le prêtre,
ni personne autre ne connaissait la langue du pays
qu'autant qu'il fallait pour les besoins de la vie et
du commerce, on ne put pas instruire ces néo-
phyfces. Ils reçurent le baptême comme un signe
religieux de ressemblance et d'alliance avec les fran-
co
çais. Ils n'avaient aucune idée de Jésus-Cbrist ,
de l'Eglise, de la foi, du symbole, des commande-
ments de Dieu, de la prière, des sacrements. Ils ne
connaissaient ni la forme du signe de Croix , ni
même le nom de chrétien. Aussi , si nous leur
demandons : Ètes-vous chrétiens? Même les plus
habiles répondent ordinairement qu'ils ne savent
pas de quoi on parle. Si on change la question et
qu'on leur dise : Ètes-vous baptisés? Ils disent que
oui, et qu'ils sont déjà presque Normands. C'est le
nom qu'ils donnent en général à tous les français.
Dans tout le reste, ces chrétiens ne diffèrent en rien
des païens. Ce sont les mêmes mœurs, les mêmes
habitudes, le même genre de vie, la pratique des
mêmes danses, des mêmes cérémonies, des mêmes
chants et des mêmes sortilèges, usages tous anciens ;
on leur a enseigné quelque chose sur l'unité de
— 95 —
Dieu et la récompense des gens de bien, mais ils
déclarent que c'est ce qu'ils ont toujours entendu
dire et ce qu'ils ont toujours cru.
Nous avons trouvé une seule chapelle , mais
petite et pauvre. Au reste, tout dans l'habitation,
comme c'est l'ordinaire pour des commencements,
est petit et peu commode.
Il n'y a ici que la famille de M. de Potrincourt.
Nous sommes vingt, sans compter les femmes. Mon
compagnon et moi nous avons une petite cabane
de bois , et quand nous y dressons une table, nous
pouvons à peine nous tourner. Le reste est en rap-
port avec la demeure et avec notre profession ,
c'est-à-dire avec la pauvreté. Fasse le ciel que ces
humbles commencements procurent un jour avec
succès le salut des âmes! C'est notre principale oc-
cupation : mais nous ressemblons à des laboureurs
déjà épuisés dont les efforts n'ont pas grand résultat.
Il faut cependant que je vous raconte mainte-
nant ce que nous avons fait et avec quel succès ;
car j'ai fini la troisième partie que je m'étais propo-
sée , à savoir en quel état nous avons trouvé cette
vigne , ou plutôt ces broussailles.
Nous sommes arrivés ici , comme je l'ai dit , le
22 de mai ; il n'y a pas beaucoup plus de sept mois
q7,.e nous y sommes : cependant nous avons déjà
un peu travaillé à l'intérieur et au dehors.
- 96 —
A l'intérieur, d'abord, nous avons tâché autant
que nous avons pu de nous acquitter de tous les de
voirs du ministère pastoral. Car aussitôt après notre
arrivée , le prêtre qui était ici avant nous , suivant
le désir qu'il avait depuis longtemps , est reparti de
son plein gré pour la France.
Les dimanches et les jours de fête, nous chantons
la grand'messe et les vêpres, nous prêchons et quel-
quefois nous faisons la procession. Les enfants de
nos Sauvages , quand ils sont ici , nous accompa-
gnent en portant des cierges ou quelques autres
objets de piété. Ils s'accoutument ainsi peu à peu
à nos cérémonies. La procession la plus solennelle
a été celle où nous avons porté le très-Saint-Sacre-
ment, le jour de la fête. M. de Potrincourt a loué
notre zèle sur ce point, comme dans notre soin
d'orner la chapelle autant que nous le permet une
si grande pauvreté.
Comme nous avions remarqué que ceux qu'on
avait baptisés n'avaient guère retiré du baptême
qu'un plus grand danger pour leur salut , nous
n'avons pas voulu pousser indiscrètement les Sau-
vages au baptême, ni le proposer au premier venu ,
et nous continuons à le refuser aux adultes , avant
qu'ils aient une connaissance suffisante de la foi et -
de ses devoirs. Comme nous ignorons encore leur
langue, et que nous n'avons aucun interprète pour
— 97 —
exposer nos dogmes sacrés ou pour les mettre par
écrit , notre travail , quelque grand qu'il ait été , n'a
pas empêché que la marche de l'Evangile n'ait été
arrêtée jusqu'ici , comme celle d'un vaisseau l'est
par des bas-fonds et des écueils.
Nous leur demandons leurs enfansà baptiser, et,
grâce à Dieu, ils commencent à nous les donner;
nous avons baptisé deux garçons et une fille de neuf
ans. Cette petite fille dépérissait, et à cause de la
maladie, et faute de nourriture et de soins. Ce peu-
ple a la coutume de désespérer facilement des ma-
lades, et, comme nous l'avons vu , d'abandonner
entièrement ceux qui ne donnent plus d'espérance.
Nous a\ons donc demandé cette pauvre délaissée à
ses parents pour lui donner le baptême. Ils y con-
sentirent volontiers , non-seulement pour le bap-
tême , mais pour qu'on en fit ce qu'on voudrait ,
« puisqu'elle était , disaient-ils , comme un chien
« mort. » Afin de leur donner une idée de la cha-
rité chrétienne, nous l'avons placée dans une cabane
séparée , nous l'avons nourrie , nous en avons pris
soin, et, après l'avoir instruite, autant que le permet-
tait le grand danger où elle était , nous lui avons
donné le baptême. Neuf jours après , nous en avons
la confiance, elle est allée au ciel. C'est une conso-
lation pour nous de penser que notre travail n'a pas
déplu à Dieu.
L. 7
— 98 —
Un autre malade donna occasion au même acte
de charité ; mais le résultat fut plus heureux. Il
s'agissait du second fils de ce célèbre sagamo ,
Membertou, le premier des Souriquois admis au
baptême, comme nous l'avons dit. J'allai le visiter
et je le trouvai à l'extrémité. Je vis que, selon l'an-
tique usage, on faisait, à ses dépens, tabagie, c'est-
à-dire un repas solennel, après lequel, au lieu de
bénir les siens comme Jacob, il devait faire ses
derniers adieux, puis les convives auraient poussé
des cris et fini par immoler des chiens pour célé-
brer sa mort.
Par mon interprète, je m'élevai fortement contre
ces usages païens indignes de cœurs déjà chrétiens.
Le père lui-même, Membertou, répondit avec dou-
ceur que, puisqu'ils étaient néophytes, je n'avais
qu'à commander ce qu'il fallait faire, et que j'étais
le maître. Je déclarai que cette immolation des
chiens n'était pas permise; et que cet abandon du
moribond, ces danses, ces chants, funestes au malade
même, qui en était le témoin, ne me plaisaient point.
Cependant je permis le repas, les tendres adieux,
et les recommandations au malade. Tous répon-
dirent que cela leur suffisait et qu'ils ne feraient pas
autre chose. Au reste, je les invitai, de la part de
M. de Potrincourt, à porter le patient dans sa pro-
pre demeure (Il en était alors très-éloigné) ; et je
— 99 —
leur dis que nous espérions de la bonté divine que
le malade recouvrerait la santé pour les convaincre
de la fausseté et de l'impiété des prédictions de leurs
Autmoins, c'est-à-dire de leurs sorciers.
Ils obéirent, et trois jours après, ils apportèrent le
mourant à l'habitation. Qu'arriva-t-il ? Le Seigneur
fit éclater la puissance de son bras. Le malade se
rétablit, et aujourd'hui, plein de santé, il raconte les
bienfaits du Seigneur.
Frappé de cet exemple, le vieux Membertou,
aussitôt qu'il sentit les atteintes de la maladie qui le
conduisit au tombeau, demanda de lui-même à
être porté près de nous, et jusque dans notre cabane,
et même, si on peut lui donner ce nom , dans le lit
d'un de nous deux. Pendant cinq jours qu'il y resta
couché, nous lui avons donné tous les secours de
notre ministère et ceux que réclamait son état.
Le sixième jour, sa femme arriva, et voyant lui-
même qu'il restait à peine, dans notre étroite de-
meure, une place à terre pour qu'un de nous s'y
reposât , il alla loger ailleurs de son propre mouve-
ment et rendit là pieusement son âme à Dieu.
Cet homme , les prémices de sa nation , nous a
paru éclairé par l'esprit de Dieu, beaucoup plus que
les autres , en sorte qu'il avait sur notre foi plus de
connaissance qu'il ne pouvait en avoir acquis par
l'instruction qu'on lui avait donnée. Aussi répétait-
— 100 —
il souvent qu'il désirait ardemment nous voir pos-
séder bien vite sa langue , et qu'alors il deviendrait
le prédicateur de la parole et de la loi de Dieu pour
sa nation. Il avait donné ordre de l'enterrer dans
l'ancien tombeau de ses ancêtres, qu'on savait morts
dans le paganisme. Je blâmai cette mesure dans la
crainte que les français ou même les païens, n'en
tirassent quelque interprétation défavorable à la reli-
gion. Il répondit qu'il avait donné cet ordre avant
de se faire chrétien, mais qu'on bénirait sa tombe,
et il citait des exemples semblables déjà arrivés. Au
contraire, il craignait que si on l'enterrait dans notre
cimetière , les siens ne voulussent plus approcher
die ce lieu et ne s'éloignassent entièrement de nous.
M. deBiencourt,fils de M. de Potrincourt, était seul
capable de me servir d'interprète; nous lui objectâmes
tout ce que nous pûmes. Je me retirai triste, je n'a-
vais rien gagné en disputant. Cependant je ne lui
refusai pas l'Extrême-Onction, à laquelle il était pré-
paré. La vertu du sacrement triompha. Le lende-
main, il s'empressa de m'appeler, ainsi que M. de
Biencourt , pour m'apprendre devant tout le monde
qu'il avait changé d'idée, et qu'il voulait être enterré
avec nous. Puis il ordonna aux siens de ne pas s'é-
loigner pour cela de ce lieu , selon leurs anciens
préjugés, mais au contraire, à cause de la sagesse
des chrétiens, de s'y affectionner davantage, et d'y
— 101 —
venir souvent offrir de ferventes prières pour lui.
Il leur recommanda ensuite instamment la paix avec
les français. Ensuite, selon un pieux usage, il bénit
chacun des siens , tandis que je lui suggérais moi-
même les paroles et que je conduisais sa main. Il
expira quelques instants après.
On eut soin , pour l'exemple , de lui faire des fu-
nérailles très-solennelles. Il est certain que depuis
longtemps aucun Sagamo n'a eu chez ces peuples
autant d'autorité que lui. Il faut bien plus admirer
encore son invincible constance , même avant sa
conversion , à ne pas vouloir prendre plusieurs
femmes en même temps.
Voilà ce qui s'est passé dans l'habitation : sortons-
en maintenant.
J'ai visité, avec M. de Bien court, une grande partie
du pays, c'est-à-dire, tout ce que les anciens appe-
laient Norembergue, et je suis entré dans les princi-
paux fleuves. Le résultat a été de mieux connaître les
choses et de nous faire mieux connaître. Les Sau-
vages eux-mêmes, qui n'avaient jamais vu aupara-
vant ni prêtres, ni cérémonies, ont commencé à
comprendre quelque chose de notre religion. En
tout lieu et aussi souvent qu'il a été possible, nous
avons offert au Dieu tout-puissant la victime d'un
prix infini , afin que, placé sur l'autel comme sur
son trône, ce Sauveur des hommes commençât
— 102 —
à rentrer dans ses droits sur ce sol, et que les tyrans
infernaux fussent effrayés et expulsés de ces terres
usurpées. Les Sauvages y ont assisté fréquemment,
et toujours dans un profond silence et avec un
grand respect.
Je visitais ensuite leurs petites cabanes ; je priais,
je bénissais les malades , je distribuais de petites
croix de cuivre ou des médailles ; je les suspendais
à leur cou et je leur parlais de religion comme je pou-
vais. Ils recevaient tout très-volontiers ; je leur ap-
prenais à faire le signe de la croix , et presque tous
les enfants me suivaient longtemps, pour le leur faire
répéter. Il est arrivé une fois que, deux jours après
avoir visité un malade, qui était presque mourant,
je le retrouvai entièrement remis et plein de joie, se
félicitant d'avoir une croix et me remerciant de la
tète et de la main , en sorte que j'ai grande raison
de croire que , non-seulement il a éprouvé la vertu
de la croix, mais qu'il l'a reconnue.
Quand nous pouvions, comme il arrivait souvent,
rencontrer des vaisseaux français, nous donnions
aux matelots des avis salutaires, selon le temps et
les lieux, et nous entendions quelquefois leurs con-
fessions. Par là, grâce à Dieu, nous avons pu leur
procurer des secours spirituels, et d'autres fois nous
en avons arraché à des périls certains et même à la
mort. Nous avons réconcilié avec le Gouverneur
— 103 —
un jeune homme distingué par son courage et
quelques belles qualités. Comme il avait des
raisons de redouter un châtiment bien mérité,
il s'était enfui et errait depuis un an avec les Sau-
vages , vivant et s'habillant comme eux. On soup-
çonnait même quelque chose de pire. Grâce à Dieu,
je le rencontrai. Sur mes instances, il se confia à
moi. Je le conduisis à M. de Potrincourt , et il n'eut
pas à regretter d'avoir suivi mes conseils. La récon-
ciliation eut lieu à la grande joie de tout le monde,
et le lendemain, ce jeunehomme, avant d'approcher
de la sainte Table, demanda de lui-même pardon
aux assistants du scandale qu'il avait donné.
De même que les navigateurs n'ont pas besoin de
raconter qu'ils ont couru bien des dangers, il serait
aussi inutile de dire que ceux qui sont restés ici ont
eu beaucoup à souffrir. Nous ne nous plaignons pas
de ne boire que de l'eau; mais, depuis plus de six
semaines, le pain a commencé à manquer, au point
qu'on distribue maintenant pour une semaine ce
que l'on recevait autrefois pour un jour. Nous atten-
dons un vaisseau qui doit nous ravitailler. Nous
sommes tombés, l'un et l'autre, grièvement malades,
mais le Seigneur nous a soutenus. La maladie n'a
pas été longue , et quand l'un était au lit, l'autre
pouvait travailler. Nous expérimentons tout ce qu'il
y a de pénible à tout faire soi-même. Il nous faut
— 104 —
nous fournir de bois et d'eau , faire nous-même
notre cuisine, laver et raccommoder nos vêtements
réparer notre petite cabane , pourvoir nécessaire-
ment à tous les autres besoins de la vie.
C'est ainsi que les jours et les nuits s'écoulent
tristement. Ce qui nous console et nous soutient,
c'est l'espérance que Dieu , qui ranime les cœurs
abattus, viendra bientôt, dans sa miséricorde, au se-
cours de notre misère, bien que certainement, quand
nous considérons le manque de ressources, la stéri-
lité du sol, et les habitudes de ces peuples, les dif-
ficultés de l'entreprise et de la fondation de cette
colonie , les mille dangers et obstacles qu'offrent la
mer et les hommes , il nous semble que ce que nous
tentons est un songe, ou une idée à la Platon. Je
pourrais le prouver en détail, si ce n'était pour dire
avec les espions hébreux , en consultant les forces
humaines moins que le secours de Dieu , et notre
lâcheté autant que la vérité : Cette terre dévore ses
habitants; nous sommes des sauterelles, tandis que
nous trouvons ici des monstres de la race des
géants.
Mais quels que soient ces géants , il triomphera
avec sa fronde et sa pierre, ce David qui foule
aux pieds la terre dans sa fureur, et fait trembler
les nations irritées, ce Jésus, Sauveur des hommes,
qui les comble de biens , et les conduit à la perfec-
— 105 —
tion, quelle que soit leur infirmité; c'est lui, oui, c'est
lui , nous l'espérons, qui réalisera, comme l'aurore
de sa bonté et de sa puissance , cette prophétie
d'Isaïe : Que la solitude se réjouisse , et quelle
fleurisse comme le lys , de même que, par sa sa-
gesse et par sa force il a fait tout ce que nous voyons,
c'est-à-dire il a soumis par l'humilité de sa croix ,
les empires les plus florissants où brillaient tous les
genres de puissance et de gloire. Ainsi-soit-il ! et
que ce vœu que nous formons soit secondé par l'in-
tercession de tous les Élus , et surtout par la Reine
du ciel et par l'Église entière , mais en particulier
par cette portion d'Église que Votre Paternité gou-
verne depuis longtemps par la volonté de Dieu.
Je demande instamment que notre Compagnie ap-
puie ce désir, et je prie Votre Paternité de nous aider
par tous les moyens , et de vouloir bien nous accor-
der dans ce but sa très-sainte bénédiction,
de Votre Paternité ,
Le fils et serviteur indigne,
Pierre BIARD , S. J.
De Port-Royal, dans la Nouvelle-France ,
le dernier jour de janvier, 1612.
VII
LETTRE DU P. PIERRE BIARD , AU T. R. P. CLAUDE AQUA-
V1VA, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. (Traduite
sur V original latin, conservé aux archives du Jésus,
à Rome.)
Amiens, 26 mai 1614.
Mon Très-Révérend Père ,
Pax Christi.
Puisque, par un bienfait signalé de Dieu, et grâce
aux prières de Votre Paternité, nous venons d'échap-
per tout récemment à des dangers multipliés et
très-graves , le sentiment et le devoir m'obligent
aujourd'hui de me jeter, comme je puis, aux pieds
de Votre Paternité, avec une vive reconnaissance et
de grand cœur, pour lui présenter mes hommages
et lui témoigner mon affection . Je dois en effet me
regarder comme choisi sans doute par le Seigneur ,
et pour faire pénitence et pour montrer le triomphe
de la grâce, tant sont graves les dangers dont je me
vois maintenant délivré, à ma grande surprise ; mais
ce n'est peut-être pas le moment de raconter tous
ces événements en détail, et je pense que Votre
Paternité a déjà dû apprendre bien des choses par
— 107 —
le P. Ennemond Masse; laissant le reste de côté, je
veux me contenter de vous dire aujourd'hui com-
ment, après notre prise par les anglais, dans la
Nouvelle-France, nous avons été traînés dans diffé-
rents lieux, et enfin rendus à notre patrie. L'année
dernière, 1613, nous étions en tout, comme lésait
Votre Paternité, quatre ■ membres de la Compagnie
dans la Nouvelle-France . A cette époque, nous jetions
enfin dans un lieu convenable les fondements d'une
nouvelle habitation et d'une nouvelle colonie.
Voilà que tout à coup, je ne sais par quel cas fortuit
(car certainement ce n'était pas un plan prémédité) ,
les anglais de la Virginie se jettent sur notre rivage,
s'emparent de notre vaisseau avec une grande
fureur, pendant que presque tous nos défenseurs
étaient occupés à terre. Après quelque résistance,
on fut contraint de se rendre; deux français furent
tués dans le combat et quatre blessés, sans compter
notre frère Gilbert du Thet, qui reçut une blessure
mortelle.. Il mourut pieusement dans mes bras le
lendemain
Quand le navire fut pris et tout le reste pillé , on
nous fit une grande grâce, à nous prêtres et jésuites,
en ne nous donnant pas la mort. Au reste, la vie
était, dans une pareille situation, quelque chose de
* Les PP. Biard , Masse , Quentin et le Frère du Thet.
— 108 —
plus cruel que toute espèce de mort. Dépouillés et
manquant de tout, qu'aurions-nous pu faire dans
ces lieux complètement déserts et incultes ? Les
Sauvages, il est vrai, venaient nous trouver en secret
et la nuit. Us gémissaient sur notre malheur et nous
promettaient d'un grand cœur et avec sincérité de
faire pour nous tout ce qu'ils pourraient ; mais tel
était l'état des lieux et des choses, que nous ne
voyions partout que la mort, ou une misère pire que
la mort. Nous étions trente personnes dans les
mêmes angoisses. Ce qui rendait nos anglais moins
cruels, c'est qu'une de nos barques, trompant leur
vigilance, s'était échappée. Us se voyaient contraints
de nous épargner parce qu'ils savaient bien qu'il y
avait là des témoins, qui déposeraient contre la
violence qu'ils nous avaient faite. Us craignaient la
peine du talion et la vengeance que tirerait notre
Roi. Us nous dirent enfin (belle faveur vraiment!)
que pour nous trente, qui restions, ils laisseraient
à notre disposition une barque, avec laquelle nous
pourrions suivre les côtes et tâcher de trouver quel-
que navire français, pour nous ramener dans notre
patrie. On leur démontra que cette barque ne pou-
vait pas recevoir plus de 15 personnes; mais ils ne
voulurent rien accorder de plus , pas même un de
nos propres bâtiments.
Il n'y avait pas de temps à perdre. Dans cette
— 109 —
perplexité , chacun pourvut comme il put à son
salut. Le P. Ennemond Masse monta avec quatorze
autres dans la barque dont nous avons parlé, et
Dieu Ta protégé, comme Votre Paternité le sait
déjà.
J'allai trouver le commandant anglais; j'obtins
pour moi et le P. Jacques1 Quentin, mon compa-
gnon, ainsi que pour Jean Dixon, qui avait été admis
dans la Compagnie, et pour un domestique, que
nous serions transportés dans quelque île voisine,
où les anglais ont coutume de faire la pêche , et
que nous serions recommandés à ces pêcheurs afin
qu'ils nous transportassent en Angleterre, d'où nous
rentrerions facilement en France. J'obtins cela ,
dis-je, en parole, mais on n'y fut pas fidèle. En effet,
nous et les autres français qui restaient, au nombre
de quinze , nous fûmes conduits droit en Virginie,
à près de 250 lieues du poste, où nous avions été pris.
Ici, nouveau danger. Le gouverneur de ce fort vou-
lait nous pendre tous, mais surtout les Jésuites. Le
capitaine, qui nous avait pris, s'y opposa, objectant
la parole donnée. Cette parole donnée ou la crainte
du Roi l'emporta enfin.
Ce capitaine fut ensuite chargé de retourner
1 On a quelquefois confondu ce Père Jacques Quentin, avec Claude
Qucrûin, que nous trouvons porté sur le Catalogue de 1625, comme
étudiant en théologie à la Flèche.
— 110 —
dans la partie de la Nouvelle-France où il nous avait
dépouillé, de détruire tous les vaisseaux français
qu'il, trouverait, et d'incendier toutes les construc-
tions et toutes les maisons. En effet, les français
avaient encore là deux habitations, celle de Sainte-
Croix et celle de Port-Royal où j'avais demeuré
deux ans. On équipa trois navires pour cette expé-
dition. Deux d'entre eux avaient été pris sur nous;
le troisième, plus grand et armé en guerre, était celui
qui nous avait fait prisonniers.
On ne nous laissa monter sur ces vaisseaux qu'au
nombre de huit français, dans le dessein de profiter
de la première occasion qui se rencontrerait , pour
nous renvoyer dans notre patrie.
Ces navires se dirigèrent d'abord vers le lieu où
nous avions été pris, et les anglais brisèrent les
croix que nous avions élevées ; mais le châtiment
ne tarda pas : avant notre départ un d'eux , con-
vaincu de je ne sais quel crime , fut pendu dans le
même endroit. Une croix vengea les croix. Nous
trouvâmes aussi là de nouveaux dangers. Les an-
glais, comme j'ai dit plus haut, voulaient aller à
l'habitation de Sainte-Croix , quoiqu'il ne s'y trou-
vât alors personne ; mais on y avait laissé une pro-
vision de sel. J'étais le seul à connaître la route ,
et les anglais savaient que j'y avais demeuré autre-
fois. Ils me demandent de les y conduire. Je fais tout
— 111 —
ce que je puis pour trouver des prétextes et me
débarrasser de ces instances. Mais je ne gagnai rien.
Voyant clairement que je ne voulais pas les con-
duire, le capitaine entra alors dans une grande
colère , et le danger devenait pour moi plus immi-
nent , quand tout à coup ils trouvèrent ce lieu, sans
moi. Ils le pillèrent et réduisirent tout en cendres.
De plus, ils parvinrent dans cette occasion à se saisir
d'un Sauvage qui les conduisit à Port-Royal. Si cet
incident me délivra d'un grand danger, il me jeta
aussi dans un autre plus grand encore. En effet ,
après le pillage et l'incendie de Port-Royal , qu'ils
trouvèrent, je ne sais pourquoi, abandonné parles
français, un de ceux-là mêmes qui avaient quitté
ce poste, porta contre moi une accusation. Tl dit
que j'étais un vrai et pur espagnol, et qu'à cause
de quelques crimes que j'avais commis en France,
je n'osais pas y retourner. Le capitaine, déjà hostile ,
saisit ce nouveau prétexte pour sévir, et demanda à
ses compagnons ce qu'ils en pensaient. — Ne leur
semblait-il pas juste de me jeter sur le rivage et de
m'y abandonner? L'opinion du plus grand nombre
l'emporta ; ils voulaient que je fusse ramené en Vir-
ginie , et que là , en bonne forme et selon la loi , je
fusse restitué au gibet, auquel j'avais échappé.
Me voilà donc sauvé pour le moment ; nous reprî-
— 112 —
mes incontinent la route de la Virginie ; mais deux
jours après nous fûmes assaillis par une si terrible
tempête, que nos vaisseaux furent dispersés. Nous
ignorons ce que sont devenus les autres.
Après avoir résisté à la tempête pendant trois
semaines, le capitaine de notre navire, voyant que
beaucoup de choses lui manquaient, mais surtout
l'eau , et qu'il n'y avait pas d'espérance d'atteindre
avant longtemps la Virginie , se décida à se réfugier
aux îles portugaises, appelées Açores.
Ce parti une fois pris, moi , qui me croyais
échappé à la corde qu'on me préparait , je tombai
de nouveau dans un plus grand péril , et beaucoup
plus grand, puisque j'avais ici des compagnons qui
le partageaient.
En effet les anglais, en approchant de ces îles,
se mirent à faire réflexion qu'ils étaient perdus, si
on nous découvrait , nous, prêtres et jésuites ; que
nous serions mis en liberté par les catholiques por-
tugais , et qu'eux , au contraire , seraient punis
comme pirates et persécuteurs des prêtres.
Ce souci nous inquiétait fort. Qu'allaient-ils faire ?
Nous jetteraient-ils à l'eau ? suffirait-il de nous
cacher ? au milieu de ces angoisses et de ces hésita-
tions, le capitaine m'appela et m'exposa l'affaire. Je
lui répondis que , pour moi , le plus grand malheur
— 113 —
de ma mort, c'était d'être pour d'autres l'occasion
d'un crime : je lui promis que, s'il voulait nous ca-
cher, je seconderais franchement son projet.
Quelle pensée le Seigneur lui inspira-t-il pour lui
donner confiance dans mes paroles ? Je J'ignore vrai-
ment; mais ce que je sais c'est que s'il eût prévu les
dangers qu'il eut à courir ensuite, il ne m'aurait pas
écouté.
Il nous cache donc à fond de cale. Pendant trois
semaines, nous n'avons pas vu le jour ; mais dans le
port de l'île de Fayal il survint tant de difficultés, et
le navire fut si souvent visité , qu'il est étonnant
que nous n'ayons pas été découverts : le Seigneur
l'a permis pour glorifier davantage notre Compagnie
Les anglais eux-mêmes virent clairement que si nous
eussions voulu nous découvrir et les dénoncer ,
nous en avions eu fréquemment l'occasion. Ils firent
souvent ensuite en Angleterre , et même devant
leurs ministres , l'éloge de notre fidélité à notre pa-
role , au grand étonnement des ennemis de la foi.
Echappés à ces périls , les anglais se décidèrent à
aller en Angleterre plutôt qu'en Virginie, qui était
beaucoup plus éloignée. Ils manquaient des choses
les plus nécessaires pour ce voyage.
Nous nous dirigeons donc vers l'Angleterre. La
traversée fut longue et fâcheuse. Les brouillards et
l'obscurité nous firent dévier du droit chemin , et
L. 8
— 114 —
nous fumes jetés dans le pays de Galles , non loin
de l'Irlande. Notre capitaine étant descendu à terre
dans la ville de Pembrock , afin de se procurer des
vivres, certains indices le firent prendre pour un
pirate, et il fut jeté en prison : pour se justifier,
il protesta qu'il n'était pas pirate , et en témoi-
gnage de son innocence, il en appela aux deux
jésuites qu'il avait sur son navire, disant que si
on voulait les interroger, ils feraient connaître la
vérité. Quelle bonté delà divine Providence ! nous
étions au milieu de l'hiver, et tout nous manquait
sur le vaisseau. Si nous n'eussions pas reçu quelques
secours, nous périssions de froid et de misère.
Qu'arriva t-il ? on fit venir aussitôt les jésuites, et
on les conduisit en ville, au grand étonnement de
tout le monde. Nous sommes interrogés comme
témoins; nous déposons ce que nous savions, c'est-
à-dire que le capitaine était un officier du Roi , et
non un pirate , et que sa conduite à notre égard
était un acte d'obéissance et non un effet de sa vo-
lonté.
Notre capitaine fut ainsi rendu à la liberté , et
nous avec lui. On nous retint avec beaucoup d'é-
gards dans la ville; jusqu'à l'arrivée de la réponse
de Londres. Elle se fit longtemps attendre; pendant
ce temps-là, nous avons eu souvent des contro-
verses avec les Ministres , mais plus souvent encore
— 115 —
avec les simples protestants. Tout le monde avait la
liberté de venir nous voir, quoique nous ne pus-
sions pas sortir de la maison. Pour tout le reste ,
nous étions très-bien traités, comme j'ai dit.
Nous recevons enfin Tordre de nous embarquer
pour Londres. Ce fut un long voyage, et il survint
des retards très-ennuyeux. Pour ne pas énumérer
tous ces détails , qu'il me suffise de dire que le roi
d'Angleterre nous fit conduire dans la ville de
Douvres , et nous fit passer de là à Calais , en
France. Le gouverneur de la ville de Calais et le
doyen nous reçurent avec bonté , et nous retin-
rent trois jours pour nous remettre. Nous avons
ensuite gagné Amiens , où nous sommes mainte-
nant.
Nous avons été prisonniers pendant neuf mois et
demi, toujours dans le navire, à l'exception, comme
j'ai dit, des jours que nous avons passés à Pembrock.
Pendant trois mois, nous ne recevions par jour
qu'environ deux onces de pain , et un peu de pois-
son salé et d'eau presque toujours saumâtre. Aussi
sommes-nous surpris que nous ne soyons pas tom-
bés malades, tandis que la plupart des anglais l'ont
été ; quelques-uns même ont succombé. Assurément
le Seigneur nous a gardés , grâce aux prières de
Votre Paternité et à celles de toute notre Compagnie.
Fasse le ciel dans sa bonté que tout cela tourne à sa
— 116 —
plus grande gloire, à l'amendement de ma vie et à
mon silut ! Je l'espère, à l'aide des prières et de la
bénédiction de Votre Paternité que je sollicite à ge-
noux très-humblement, et avec toute l'ardeur dont
je suis capable.
Que le Seigneur Jésus protège toujours Votre
Paternité , et daigne la combler de ses grâces , mon
très-Révérend et très-bon Père.
de Votre Paternité ,
Le fils obéissant et le serviteur indigne ,
Pierre BIARD.
Amiens , le 26 mai 1614.
VIII.
LETTRE DU P. CHARLES LALLEMANT , SUPÉRIEUR DE LA
MISSION DU CANADA, AU T. R. P. MUTIO VITELLESCHI ,
GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS A ROME. (Traduite
sur l'original latin, conservé aux archives du Jésus ,
à Rome.)
De la Nouvelle-France, 1<* août 1626.
Mon Très-Révérend Père ,
Pax Christi.
Que Votre Paternité ne soit pas étonnée si vous
n'avez pas reçu de lettres de nous depuis les der-
nières , c'est-à-dire depuis un an ; nous sommes
si éloignés de la mer, que nous ne sommes visités
par les vaisseaux français qu'une fois chaque année,
et seulement par ceux qui en ont le droit; car cette
navigation est interdite aux autres. Ce qui fait que
si par hasard ces vaisseaux marchands périssaient,
ou s'ils étaient pris par les pirates , nous ne pour-
rions compter que sur la Providence de Dieu pour
pouvoir nous nourrir. En effet nous n'avons rien à
attendre des Sauvages qui ont à peine le strict néces-
saire; mais celui quia pourvu jusqu'à présent aux
— 118 —
besoins des français qui sont ici depuis tant d'an-
nées, ne cherchant cependant qu'un gain temporel,
n'abandonnera pas ceux qui ne s'occupent que de la
gloire de Dieu et du salut des âmes. Nous ne nous
sommes guère occupés cette année qu'à l'étude de
la langue des Sauvages, à l'exception d'un ou deux
mois employés à cultiver la terre afin de pouvoir en
retirer notre subsistance.
Le P. Jean de Brebeuf, homme tout à la fois pieux,
prudent et robuste, a passé avec les Sauvages la rude
saison d'hiver, et il a pris une très-grande connais-
sance de leur langue. Pendant ce temps-là, à l'aide
des interprètes, malgré leur répugnance à faire
connaître cette langue, nous avons pu, contre
l'attente de tout le monde, obtenir tout ce que nous
pouvions espérer , et encore ne s'agit-il que des
éléments de deux langues; or, il y en a beaucoup
d'autres. Autant de nations, autant de" langues; et
ce sol très-étendu en long et en large est habité par
cinquante nations, au moins. Vaste champ ! où notre
zèle trouvera à s'exercer. « La moisson est abon-
dante , et le nombre des ouvriers est petit » ; mais
les Nôtres sont disposés, avec la grâce de Dieu , à ne se
laisser effrayer par aucune difficulté, quoiqu'il n'y
ait pas encore grande espérance de succès , telle-
ment les naturels sont grossiers et se rapprochent
de la brute.
— 119 —
Certainement une seule chose nous console, c'est
que , dans la distribution de ses récompenses, Dieu,
très-bon et très-grand , a moins d'égard au succès
qu'à la bonne volonté et aux efforts. Pourvu quenos
désirs tels quels lui soient agréables, nous n'avons
pas à craindre que notre peine soit perdue. Quant
à nos rapports avec les Sauvages , nous n'avons
donc pas fait autre chose cette année que d'acqué-
rir la connaissance des lieux , des personnes et de
l'idiome de deux nations; mais pour nos français qui
ne sont ici qu'au nombre de quarante-trois, nous ne
nous sommes pas épargnés. Nous avons entendu
leurs confessions générales, après avoir fait une exhor-
tation sur la nécessité de la confession . Tous les mois,
en outre , nous leur donnons deux sermons. Dieu
aidant et bénissant cette entreprise, comme il l'a
fait jusqu'à présent , nous aurons quelque chose de
plus l'année prochaine.
Tous les Nôtres , grâce à Dieu , se portent bien.
A peine y en a-t-il un qui ne se couche tout ha-
billé. Ce qui nous reste de temps après les exerci-
ces spirituels ou les œuvres apostoliques , nous
l'employons tout entier à cultiver la terre.
Leur progrès dans la vertu eût été plus consolant
s'ils eussent eu un meilleur supérieur que moi;
Votre Paternité peut facilement y apporter remède.
Je m'entends bien mieux à obéir qu'à commander.
— 120 —
J'espère qu'elle m'accordera cette grâce, que je lui
demande humblement. Ce faisant , les Nôtres lui
devront leur avancement spirituel.
On nous a envoyé de France, cette année, des
ouvriers pour construire la première résidence de
la Compagnie, ce que nous avions regardé comme
absolument nécessaire à cause des françaisjqui habi-
tuellement se fixent ici. On en établira plus tard chez
les nations qui donnent le plus d'espérance et qui
ont des habitations fixes. Nous devons sous peu leur
envoyer un des Nôtres, ou plutôt deux , le P. Jean
de Brébeuf et le P. Anne de Noue.. Si leur mission
réussit, elle ouvrira un vaste champ à l'Evangile.
Ils voyageront dans les canots des Sauvages ; car
on ne peut pas employer d'autres marins.
Je renvoie en France le P. Philibert Noyrot, pour
s'occuper des intérêts de notre mission. J'espère
que Votre Paternité lui prêtera son appui auprès des
personnes qui veulent bien protéger nos travaux. Il
sera nécessaire même auprès de nos Pères de Paris,
qui semblent ne pas comprendre les besoins et
l'avenir de notre mission. Sile défunt Père Coton, de
pieuse mémoire, ne nous eût pas été favorable, notre
œuvre était comme impossible. Comme le P. Noyrot
doit revenir au commencement du printemps, il fau-
dra nécessairement , si Votre Paternité l'approuve ,
qu'il y ait à Paris ou à Rouen un des Nôtres chargé
— 121 —
de le remplacer, de prendre soin de nos affaires, de
nous envoyer chaque année les objets de première
nécessité et de recevoir nos lettres.
Nous restons donc ici au nombre de sept. Quatre
Pères , le P. Ennemond Masse, admoniteur et con-
fesseur ; le P. Jean de Brébeuf ; le P. Anne de Noue
et moi ; trois frères coadjutenrs, Gilbert Burel, Jean
Goffestre et François Charreton : tous, Dieu merci,
bien disposés à travailler généreusement:
Tous se recommandent aux saints sacrifices de
Votre Paternité.
De Votre Paternité,
le très-humble fils ,
Charles LALLEMANT.
IX.
LETTRE DU P. PAUL LE JEUNE , AU R. P. PROVINCIAL DE
France a paris. (Copiée sur l'autographe conservé
aux archives du Jésus à Rome.)
Québec, 1634.
Mon Révérend Père ,
Pax Christi.
Les larmes qui me tombent des yeux à la veuë
des lettres de V. R. arrestent ma plume; je suis dur
comme bronze, et cependant son affection m'a tel-
lement amoly, que la joye me fait pleurer et me fait
donner mille bénédictions à Dieu. O quel cœur!
quel amour ! quelle volonté elle a pour nous ! je ne
sçay comme y correspondre, sinon de luy dire ecce
me, me voilà tout entier entre ses mains et pour le
Canada et pour la France et pour tout le monde ,
ad majorent Dei gloriam. Je me voy si foible à
tout, et Dieu si puissant pour tout, qu'il me semble
qu'il n'y a plus rien à désirer ny à refuire. On
m'escrit que V. R. a donné pour les pauvres Cana-
diens jusques à l'image de son oratoire. M. de Lauson1
1 Jean de Lauson, intendant de la compagnie des Cent-Associés ,
et qui fut plus tard gouverneur de la Nouvelle-France.
— 123 —
dit que son affection n'a point de limites, et qu'il
mettra la mission en tel estât , qu'on sera contraint
de procurer la continuation d'un si grand bien. Tout
le monde confesse que Dieu est pour nous, puis-
que le cœur des supérieurs, qui est entre ses mains,
est tout à nous. Le moyen d'estre insensible à tant
de biens , et d'avoir le cœur et les yeux secs , dans
une pluie de tant de bénédictions ! Mais entrons en
affaire; je n'épargneray ny l'encre ni le papier, puis-
que V. R supporte avec tant d'amour mes longueurs
et mes simplicités. Après l'avoir remerciée de tout
mon cœur du secours qu'il luy a plu nous envoyer,
comme aussy des vivres et des rafraîchissements ,
je luy descriray tout Testât de cette mission.
Commençons par ce qui s'est passé cette année.
Nous avons vescu dans une grande paix , Dieu
mercy, entre nous, avec nos gens, et avec tous nos
françois. Je suis grandement édifié de tous nos
Pères. Le P. Brebeuf i est un homme choisy de
Dieu pour ces pays ; je l'ay laissé en ma place six
mois durant, neuf jours moins, que j'ay hiverné avec
les sauvages : tout a procédé toujours en paix. Le
1 Jean de Brébeuf, d'une famille noble de Normandie, l'un des
premiers missionnaires jésuites venus en Canada en 1625, et qui fut
martyrisé au pays des Hurons en 1649 par les Iroquois.
— 124 —
Daniel1 et le P. Davost 2 sont paisibles. Ils ont bien
estudiéàlalangue huronne; j'ay tenu la main qu'ils
ne fussent point divertis de cet exercice que ie croy
estre de très grande importance. Le P. Masse3 que
je nomme quelquefois en riant, le Père Utile, est
bien cognu de V. R. Il a eu soin des choses domes-
tiques et du bestial que nous avons, en quoy il a
très-bien réussy. Le Père De Noue4, qui est d'un
bon cœur, a eu soin de nos ouvriers, les conduisant
dans leur travail tout à fait difficile en ces commen-
cemens. Notre Frère Gilbert 5 s'est fait mieux porté
cet hyver que l'autre; aussi n'a-t-il pas été si rigou-
reux. Je l'ay mis dans sa liberté de retourner à cette
année; il a mieux aimé rester. Nous verrons comme
il réussira avec nostre Frère Liégeois 6 lequel à mon
1 Antoine Daniel, natif de Dieppe, arrivé l'année précédente 1633,
et martyrisé par les Iroquois, en 1649.
s Ambroise Davost, arrivé Tannée précédente , en même temps
que le P. Daniel.
3 Le P. Ennemond Masse, le même qui avait évangélisé les sau-
vages de FAcadie, dès Tannée 1611 , avec le P. Biard. Il vint en Canada
en 1633 et mourut en la résidence de Saint-Joseph de Sillery, en 1646,
à l'âge de 72 ans.
* Anne De INouë, natif de Champagne, venu au Canada en 1626
et martyr de son zèle en 1646. On le trouva gelé sur le Saint-
Laurent.
5 II vint au Canada en même temps que le P. Lejeune , en 1632.
6 Le Frère Jean Liégeois, qui périt victime de la haine des Iro-
quois , près de Sillery, en 1655.
— 125 —
advis, fera très-bien. Je suis le plus imparfait de tous
et le plus impatient. J'ay passé l'hyver avec les Sau-
vages , comme je viens de dire. La faim nous a
pensé tuer; mais Dieu est si présent dans ces diffi-
cultés, que ce temps de famine m'a semblé un temps
d'abondance ; n'estoit que je crains d'excéder, je
raconterais à V. R. les sentiments que Dieu donne
en ce temps-là. J'avoue que je sentois parfois la
faim , et que souvent ces paroles me venoient en la
bouche : Panem nostrum quotidianum da nobis
hodie; mais jamais je ne songe les avoir prononcées
sans adjouster cette condition si ita placitum est
ante te. Je disois par fois ces autres de saint Xavier
d'un assez bon cœur -..Domine , ne me his eripias
maliSy nisi ad majora pro tuo nomine reserves. J'es-
tois consolé jusques dans mon sommeil; mais lais-
sons cecy, car Dieu agissoit pour lors.Voicy ce que
je suis : sitost que nous fusmes secourus des créa-
tures, je devins malade de corps et d'âme, Dieu me
faisant voir ce qu'il est et ce que je suis. J'estois im-
patient, dégousté , cherchant la retraite en notre
petite maison. Je taschois bien d'arrêter cet estât de
misère; mais, comme mes passions sont toute viciées,
je choppois à tous coups , ne rapportant rien de ce
voyage que mes deffaults. J'ai couché dans la Rela-
tion les causes pour lesquelles je suis revenu peu
sçavant en leur langue; c'est asses de ce point. Pour
126 —
ce qui touche nos hommes, ils entendent tous les
matins la sainte Messe devant leur travail; le soir ils
viennent tous à la chapelle , où on fait les prières
que j'envoyeà V. R.Nous chantons vespres les festes
et les dimanches, et on leur fait quasi tous les di-
manches une exhortation. Outre cecy, on prescheà
Rébec ; on y chante aussy les vespres , parfois la
grande Messe. Voilà sommairement nos occupations
de cette année passée; la Relation en parle plus am-
plement.
Pour l'année que nous allons commencer au dé-
part des vaisseaux , voicy comme nous serons dis-
tribués et ce que nous ferons.
Le P. Brebeuf , le P. Daniel et le P. Davost, avec
trois braves jeunes hommes et deux petits garçons,
seront aux Hurons. Enfin nostre Seigneur leur a
ouvert la porte. M. Duplessis ' y a grandement con-
tribué, disons M. de Lauson , qui luy avait sans
doute recommandé ce point, dont il s'est très-bien
acquitté, comme V. R. verra par la lettre que le P.
Brebeuf m'a envoyée du chemin des Hurons. Je croy
qu'ils sont maintenant bien près du lieu où ils pré-
tendent aller. Ce coup est un coup du ciel; nous
espérons une grande moisson de ces pays. Le P.
1 Duplessis-Bochart, général de la flotte, comme on l'appelait
alors, qui fut plus tard nommé gouverneur des Trois-Rivières, et
qui fut tué par les Iroquois, le 19 août 1652. •
— 127 —
Brebeuf et le P. Daniel se jetèrent dans les dangers
de bien souffrir; car ils s'en allèrent sans bagages ny
sans la monnoie nécessaire pour vivre. Dieu y a
pourvu, car M. Duplessis a tenu la main que tout
passast. Voilà pour les Hurons.
Nous demeurerons aux Trois-Rivières , le P. Bu-
teux ! et moy. Ce lieu est sur le grand fleuve, 30
lieues plus haut que Rébec , sur le chemin des Hu-
rons; on le nomme les Trois-Rivières pour ce qu'une
certaine rivière qui vient des terres se dégorge dans
le grand fleuve par trois embouchures. Nos François
commencent là cette année une habitation ; il y
fault deux de nos Pères. J'ay esté fort longtemps en
balance qui y pourroit aller. Le P. Brebeuf et le P.
de Noué estoient d'advis que je demeurasse à Rébec;
mais j'ay recognu que le P. Lalemant2 appréhendoit
cette nouvelle demeure, y croyant qu'il n'en revien-
droit pas si on l'y envoyoit, s'offrant néanmoins de
bon cœur à faire ce qu'on voudroit. Il est vray qu'il
y meurt ordinairement quelques personnes en ces
commencemens ; mais la mort n'est pas toujours
un grand mal.
Après avoir recommandé l'affaire à nostre Sei-
1 Le P. Jacques Buteux, natif d'Abbeville , en Picardie, qui fut
tué par les Iroquois, le 10 de mai 1652.
2 Le P. Charles Lalemant , l'un des trois premiers missionnaires
jésuites venus à Québec, en 1625.
— 128 —
gneur, je me suis résolu d'y aller moy-mesme pour
les raison suivantes :
1° J'ay creu que je ne faisois rien contre le des-
sein de Y. R. quittant la maison pour sept ou huit
mois; car je peux retourner au printemps , je ne
sçay néanmoins si je reviendray devant la venue
des vaisseaux; déplus, je laisse entre les mains d'une
personne qui fera mieux que moy cent fois , quis
ego sum ? un atome à comparaison de luy . Je dou-
tois de son estomac pour les prédications de Kébec;
mais l'auditoire est petit , et il ne trouve aucun in-
convénient en cela ;
2° J'ay creu que notre Seigneur aurait pour agréa-
ble que je donnasse ce contentement au Père, de
ne point quitter Rébec , où nous sommes desjà un
petit accommodés , et que s'il y a du danger, que je
le dois prendre pour moy ;
3° Le fils de Dieu mourant en croix nous a dé-
terminés à la croix , il ne la faut donc pas fuir
quand elle se présente ; c'est ma plus forte raison ,
on souffre il est vray dans une nouvelle habitation ,
notamment précipitée comme celle-là. Je ne sçay
comme sera faite la maison ; estre pesle-mesle avec
des artisans , boire , manger, dormir avec eux ; ils
ne sçauroient faire là aucune provision de quoy
que ce soit; tout cela ne m'estonne point; les
cabannes des sauvages que j'ay habitées cet hiver
— 129 —
sont bien pires. Le P. Buteux me resjouit : car il
prend cela de bon cœur; je le voy fort résolu à
la croix. V. R. a raison de dire que c'est l'esprit
qu'il faut avoir. Nous estudierons là la langue,
quoy qu'avec moins de commodité qu'à Kébec, à
cause du logement, où il y aura un plus grand tin-
tamarre que dans les cabanes des sauvages ; car nos
français avec lesquels nous serons tous ensemble ,
ne sont pas si paisibles et si patiens que ces barba-
res. De plus je voulois prendre cet hiver un sauvage
avec moy à Kébec pour m'instruire , puis que je
commence à les pouvoir interroger : cela ne se
pourra pas faire aux Trois-Rivières , mais il n'im-
porte , je feray ce que je pourray .
Resteront à Kébec le P. Lallemant , le P. Masse ,
le P. de Noué et nos deux Frères avec tous nos
hommes. La douceur et la vertu du P. Lallemant
tiendra tout en paix , et fera réussir le travail de
nos gens. Envoyer le P. de Noue et le P. Brebeuf
aux Trois-Rivières , je ne voyois point d'apparence,
1° pour ce que le P. de Noue gouverne ici nos
hommes ; 2° le Père Buteux eust perdu une année ,
il n'auroit rien fait du tout en la langue ; 3° Satis
calidus est , licet alioquin optimus , P. de Noue ; il
falloit donc que le P. Lallemant ou moy y allas-
sions : j'ay pris le sort pour moy, croyant laisser
la maison en plus grande paix que si je fusse de-
L. 9
— 430 —
meure, je croy que V. R. approuvera mon procédé;
du moins j'ay pensé suivre en cecy le mouvement
de Dieu : qu'il soit loué pour un jamais ! Voilà ce
que nous ferons cette année. C'est une grande occu-
pation que de bien souffrir, Dieu nous en fasse la
grâce ! Parlons maintenant de nos serviteurs domes-
tiques.
J'ay dit que nous avions esté en paix de tous cos-
tés. Les murmures qui arrivent par fois et les esca-
pades ne doivent pas estre mis dans les grands
désordres , quand on se relevé aussy tost qu'on est
tombé, et quand la chute n'est pas grande. Quel-
ques-uns de nos hommes ont quelque fois témoigné
quelque impatience ; mais nous avons subject de
bénir Dieu, car rien ne s'est passé de notable.
Voici les causes de leurs mécontentemens.
1° C'est le naturel des artisans de se plaindre et
de gronder.
2° La diversité des gages les fait murmurer : un
charpentier, un briquettier et autres, gagneront
beaucoup plus que les manœuvres, et cependant ils
ne travaillent pas tant, je veux dire qu'ils n'ont pas
tant de peine que les autres, à raison qu'ils font
leur mestier, et les autres font des choses fort diffi-
ciles : inde querimonice . Ils ne considèrent pas qu'un
maistre masson a moins de peine qu'un manœuvre,
quoy qu'il gagne davantage.
— 131 —
3° La plus part ne font point leurs mestiers, sinon
pour un peu de temps ; un cousturier, un cordon-
nier, un jardinier et les autres se trouvent estonnés,
quand il faut traisner du bois sur la neige ; en outre
ils se plaignent qu'ils oublieront leur art.
4° Il faut confesser que les travaux sont grands
en ces commencemens : les hommes sont les che-
vaux et les bœufs ; ils apportent ou traisnent les
bois, les arbres, la pierre ; ils labourent la terre; ils
la hercent. Les mouches de l'esté, les neiges de
l'hyver et mille autres incomodités sont importunes :
des jeunes gens qui travailloient à l'ombre dans la
France, trouvent icy un grand changement Je m'es-
tonne que la peine qu'ils ont, en des choses qu'ils
n'ont jamais faites, ne les fait crier plus hault qu'ils
ne crient.
5° Ils sont tous logés dans une mesme chambre,
et, comme ils n'ont pas tous leurs passions bien
domptées et qu'ils sont d'humeurs bien différentes,
ils ont des subjects de discord sans subject.
6° Comme il faut que nous passions par leurs
mains, ne les pouvant renvoyer quand ils manquent,
et comme ils voyent qu'un baston n'est pas bien
servi en notre main pour les chastier, ils font plus
aisément des renchères, qu'ils ne feroient avec des
séculiers qui les presseroient fort et ferme.
Que Y. R. pèse toutes ces raisons, s'il luy plaict,
— 132 —
et elle nous aidera à bénir Dieu; car avec tout cela
nous n'avons pas laissé de passer Tannée paisible-
ment, tançant quelques uns, en punissant quelques
autres, quoyque très rarement , dissimulant fort
souvent, Deus sit in œternum benedictus ! et, comme
ce n'est pas assés que la paix soit chez nous, mais
il la faut très-profonde, s'il y a moyen, j'estime qu'il
serait bon de faire ce que je vay dire.
Il ne faudroit icy que des hommes de bon travail :
voila pour quoy il seroit bon que nous eussions
trois braves Frères pour les menus offices de la
maison, pour la cuisine, la boulangerie, la cordon-
nerie, la cousturierie, le jardin, la sacristie, les les-
sives, la serrurerie , le soin du bestial, du laitage,
du beurre, etc. On diviseroit tous ces offices entre
ces trois bons Frères , et ainsy on seroit délivré de
donner des gages à des ouvriers qu'on occupe en
ces offices, et qui se plaignent quand on les occupe
en d'autres choses. Tous nos hommes seroient dans
les grosses besognes, et par conséquent je supplie
V. R. de nous envoyer deux bons Frères. Nostre
Frère Liégeois , qui commence fort bien , sera le
troisième. Pour notre Frère Gilbert peut-estre le
renvoira-t-on : sinon il travaillera à la menuiserie
tout doucement, car il est desjà bien cassé et gêné
d'une rupture. Voicy les Frères sur lesquels j'arres-
terois ma pensée, si V. R. le trouvoit bon : nostre
— 133 —
Frère Claude Frémont et notre Frère le serrurier,
qu'elle nous promet par ses lettres d'envoyer l'an
prochain. Je ne cognois ni luy ni l'autre; on me
dit qu'ils sont tous deux paisibles et de bon travail.
Si cela est, V. R. nous les donnera, s'il luy plaist.
On en pourroit bien envoyer un aux Hurons ou
aux Trois-Rivières, selon le cours des affaires.
Avec ces bons Frères, il nous faut avoir icy pour
le moins dix hommes de bon travail pour les basti-
ments et pour la terre et pour faucher, pour tout en
un mot. Qui en pourroit encore davantage,, seroit le
meilleur : ceux cy travaillant tous dans les grosses
besoigues, ne se plaindront pas de ceux qui font
les menus offices. Nous avons desjà quatre de ces
hommes : reste pour six à envoyer, et nous renvoi-
rons l'an qui vient tous ceux que nous avons,
excepté ces quatre. Voilà quel doit estre Testât de
la maison pour l'an qui vient quant au travail, si
V. R. le trouve bon : dix bons ouvriers et trois ou
quatre de nos Frères , sçavoir est, Nostre Frère
Liégeois, N. Frère Claude Frémont, N. Frère le
serrurier, dont je ne scay pas le nom, et nostre
Frère Gilbert, s'il demeure. Pour les six ouvriers
que nous demandons, voicy leurs mestiers : deux
charpentiers forts, dont l'un pour le moins entende
à dresser un bastiment, en un mot qu'il sçache
bien son mestier; un menuisier, et trois hommes
— 434 —
de travail qui puissent estre appliqués à déserter la
terre, à tirer la scie de long (il n'est pas nécessaire
qu'ils sçachent ce mestier, mais qu'ils ayent la
volonté et les forces pour le faire), à faucher, à
aider les charpentiers, masson, briquetier, auprès
du bestial, à tout ce qu'on voudra ; il faut des hom-
mes forts pour cela et de bonne volonté. Si on ne
peut avoir deux charpentiers, qu'il en passe un bon
pour le moins, et en la place de l'autre, un homme
de travail, comme je le viens de descrire. Je parleray
encore de cecy ailleurs, afin que si un vaisseau
manquoit , l'autre porte de nos nouvelles. Il est
bien aisé de dépeindre bon ouvrier, mais bien diffi-
cile de le trouver. Je feray voir ailleurs à Y. R. la
nécessité que nous avons de ces dix hommes.
Pour les quatre qui désirent ou désiroient entrer
en notre Compagnie, je lui diray quWmbroise, qui a
si bien contenté à Orléans et ailleurs, et mesme qui
a rendu icy de bons services , s'en vouloit aller
cette année. Il est d'un bon naturel et bon ouvrier.
S'il contente, nous prierons V. R. de le recevoir
l'an qui vient, si non il n'obtiendra aucune lettre de
recommandation. Pour Louys, il fait merveille dans
son mestier; quand on l'applique à autre chose, il
est mescontent : les grosses besognes qui sont icy le
découragent aussy bien que Robert Hache. Ils sont
tous deux bons enfants, mais ils n'ont pasassés de
— 135 —
courage et peut estre de force pour les travaux de
Canada. Ils demandoient quasi de s'en retourner
cette année ; mais la crainte de n'estre pas reçeus
les a arrestés. Nous verrons comme ils feront dores-
navant; ils ont bonne volonté.
Quant à Jacques Junier , il est constant dans le
bien. J'aimerois mieux en vérité dix hommes
comme lui, que dix autres. Il y a longtemps qu'il
demeure sur le païs ; je luy ay dit de la part de V. R.
qu'il seroit reçu repassant en France. Deux choses
empescheront qu'il n'y retourne cette année : la
première, il a grande difficulté de se mettre sur
mer, s'y trouvant fort mal; la seconde, à peine la
maison se peut-elle passer de luy , tant il nous
est nécessaire en toutes façons. C'est un jeune
homme qui ne dit mot, mais qui fait beaucoup.
Comme je représentois au P. Lallemant que
V R. nous le renvoiroit au plus tost, il m'a dit :
« La difficulté qu'a nostre R. P. Provincial de luy
laisser faire icy son noviciat provient d'une cro-
yance qu'il a que cela ne soit pas bien trouvé à
Rome ou bien de quelques uns de nos Pères ; car
sans cela , il aime tant la mission , qu'il le laisseroit
icy, estant notamment informé de la douceur de ce
bon garçon , auquel il ne manque que l'habit pour
estre religieux, et s'il fait dans la religion comme il
fait au monde, on sera content de luy. J'escriray
— 136 —
donc, m'a-t-il dit, à Rome, afin qu'on nous accorde
cette faveur, qui nous est importante pour )e bien de
la maison; informés-en N. R. P. Provincial. » C'est
ce que je fay par la présente. S'il faut enfin qu'il
passe, il passera. Dieu est le maistre de tout. Je sup-
plie V. R. me pardonner s'il luy semble que je parle
avec moins de respect dans mes lettres; je ne veux
rien absoluement, mon R. P., que ce que vous
jugés devant Dieu. Je parle selon que je croy la né-
cessité, ce me semble.
Parlons des Pères dont cette mission auroit besoin .
Il en faudroit deux aux Hurons ; s'ils font la paix
avec les Iroquois, comme elle se traite à ce qu'on
dit , il en faudroit bien davantage ; car il faudroit
entrer dans tous les peuples stables. Si ces nations
viennent à recevoir la foy , elles crieront à la faim,
et on ne leur pourra donner à manger , faute des
personnes qui sçachent les langues. De plus les
Frères qui seroient parmi les Hiroquois , travaille-
raient à entretenir la paix entre eux et les Hurons ;
néanmoins sur l'incertitude de cette paix, nous ne
demandons que deux Pères pour les Hurons. Il faut
un supérieur aux Trois-Rivières, et deux Pères pour
demeurer à Rebec , proche de nos françois : voilà
cinq prestres et deux Frères ; voyons la nécessité
qu'il y a d'avoir tant de monde.
Pour les deux Pères qu'on envoira aux Hurons,
— 137 —
ils pourroient estre envoies de là à la nation Neutre,
ou parmy les Hiroquois, ou en quelque autre nation,
ou bien estre retenus dans les Hurons mesmes, qui
sont au nombre de trente mille âmes, en fort peu de
païs. Pour Rébec , je demande deux Pères ; si le
P. Lallemant est supérieur, il demeurera avec les
PP. Masse et de Noue, et avec nos gens pour faire
réussir la maison ; les deux Pères seront au fort, où
on parle de leur bastir une maisonnette ou une
chambre; ilsprescheront, entendront les confessions,
administreront les sacrements , diront la sainte
messe à nos françois : bref ils feront l'office de pas-
teur, et apprendront la langue des sauvages, les
allans voir quand ils cabaneront proche d'eux. Ils
auront un garçon, qui leur apportera toutes les
semaines leurs vivres de nostre maison, esloignée du
fort d'une bonne demie lieue.
Je demande un supérieur aux Trois-Rivières ,
pour ce que ce n'est pas trop détenir là trois Pères ,
afin qu'il y en ait toujours deux libres pour les sau-
vages. Que si V. R. n'en veut envoyer que deux , le
P. Buteux à qui j'aprendray cette année ce que je
pourray de la langue , demeurera avec lui à Kébec
ou aux Trois-Rivières, et moy avec l'autre ; mais à
mon advis ce n'est pas trop de trois pour les Trois-
Rivières : l'un sera pour nos françois , les deux
autres pour les sauvages , voir mesme il se pourra
— 138 —
faire qu'on en envoira l'un d'eux aux Hurons avec
les deux qu'il y faut faire passer. Je me doute bien
que le Père Brebeuf en pourra demander plus de
deux; si bien que si V. R. nous peut donner cinq
Pères et deux Frères, ce ne sera pas trop. Je me
souviens de ce que je lui ay autrefois entendu à dire,
« ad pauca attendens facile enunciat ; j'ay bien le
monde qu'il fault , mais je ne dy pas où on trouvera
de quoy le nourrir. » A cela je n'ay point de répar-
tie. Je me restreins le plus qu'il m'est possible ; car
pour le bien de cette mission , il faudroit bien plus
de monde que nous n'en demandons.
J'ay icy deux humbles supplications à faire àV. R.
Je les fay au nom de Jésus Christ de toute l'estendue
de mon cœur : mon R. P. , je conjure V. R. de me
décharger. Je dy quelquefois aux petites croix qui
me viennent : « Et encor celle là , et tant que vous
voudrés, ô mon Dieu. » Mais à celles que le P. Lal-
lemantm'a apporté dans les lettres de V. R. qui me
continuoient en charge je l'ay dy plus de trois fois ,
mais avec une rétraction de cœur qui ne pouvoit
boire ce calice. En vérité, mon R. Père, je n'ay pas
les talens , ny les qualités , ny la douceur requise
pour estre supérieur ; de plus , je le dy et il est
vray , c'est un grand détourbier pour l'estude de la
langue ; je dy un très grand détourbier,, diray-je
mesme que cecy, cette année, nuit au salut peut-être
— 139 —
de quelques sauvages. J'apprend que les Sauvages
qui sont aux Trois-Rivières sont tous malades et
meurent en grand nombre. Le P. Brebeuf mesme
qui a passé par là , m'escrit qu'il seroit à propos
que j'y allasse : je suis dans les écritures, je n'ay
rien ou peu de choses prestes , les vaisseaux seront
bien tost prests, à faire voile; je seray surpris de
mes lettres et informations, que j'envoie à Y. R.
touchant nos besoins; je me dépêche tant que je
peux. Si je n'estois point Supérieur, je serois déli-
vré de tout cela ; il y a longtemps que je serois là
hault. Je me dispose pour y aller tout à fait jusques
au printemps ou jusques à la venue des vaisseaux.
Je n'ay pas l'esprit capable de tant de choses : le
soin de nos gens, tant de sortes de petits travaux
qu'il y a , bref tout s'addresse au Supérieur, et cela
le divertit infiniment, notamment à Kebec , où nous
sommes bon nombre de personnes. Adjoutés les
sermons , confessions , visites : je veux croire que
tout cela empescheroit peu le P. Lallemant de l'es-
tude delà langue ; pour moy , je le dy devant Dieu,
cela m'en détourne grandement. Depuis le mois d'a-
vril, auquel je retournay d'avec les sauvages , je
n'ay pas regardé un seul mot de leur langue. Le
P. Lallemant, qui n'est pas si assidu à l'estude, a
voulu, au commencement de sa venue, prendre un
petit garde au travail de nos hommes. Enfin il s'en
— 140 —
est défait, rne confessant ingénuement, ce qu'il n'a-
voitpas voulu croire, qu'il estoit impossible d'es-
tudier avec ce soin. On donne un temps tout libre à
ceux qui estudient dans nos classes ; ils ont de
braves maistres; ils ont de bons livres; ils sont logés
commodément : et moy qui suis sans livres, sans
maistres, mal logé, pourray-je bien estudier avec
un soin qui m'occupe quasi tout entier bien sou-
vent? V. R. considérera cecy devant Dieu, s'il luy
plaist ; je ne veux que sa plus grande gloire. Il est
vray que je me bas contre mon ombre ; le temps
parle pour moy : il y a plus de trois ans (ou il y
aura à la venue des vaisseaux) que je suis en charge ;
le PèreLallemant estant ce qu'il est , et demeurant à
Rebec, contentera infiniement. Je remercie desjà
par avance Y. R. de ce qu'elle m'accordera cette re-
queste. Voicy la seconde.
Le P. Benier m'escrit qu'il ne se sçauroit conso-
ler de ce qu'il ne vient point en Canada , sinon dans
la veue de ses péchés qui l'en empêchent; il me prie
d'escrire à Rome pour luy. Je dy tout mon cœur à
V. R. il espère que de là on luy ouvrira la porte ,
les Provinciaux luy fermans en France. J'en ay es-
cry , comme il m'en supplie; mais ce n'est pas de
là que j'attend ma plus grande consolation, mon
R. P. Permettes moy, que je le demande pour Dieu,
au nom de Dieu et en Dieu , pour le salut de plu-
— 141 —
sieurs âmes; je renonce entièrement à tout ce qu'il
y auroit de déréglé dans mon affection; non, mon
R. P., ce n'est point l'affection de la créature qui
parle. Si V. R., à qui Dieu se communique plus
abondamment qu'à un pauvre pécheur , juge dans
un dénuement de tout en la présence de Jésus
Christ, qu'il soit plus nécessaire en France et auprès
d'une femme *, qu'au milieu de ces peuples bar-
bares, je ne le demande plus : major em Dei gloriam
specto. S'il rend tant soit peu plus de services à
Notre Seigneur où il est, qu'il ne feroit en la Nouvelle
France , qu'il y demeure , au nom de Dieu ; c'est là
où je le souhaitte. Mais si V. R. juge que Dieu le
veuille icy, je le demande de tout mon cœur. La
crainte que j'ay qu'il n'arrive quelque changement,
me fait conjurer V. R de nous donner selon le cœur
qu'elle a pour nous. Si je sçavois que celui qui luy
pourra succéder dût hériter de son amour , je ne
serois pas si importun ; car il est vray que je suis
honteux de tant presser.
Encore ce coup, mon R. P , qui sera conforme
à son affection : donnez-nous, s'il vous plaist, le P.
Benier, et le P. Vimont , si le P. Benier ne passe
pendant qu'elle est en charge , je ne l'attend plus ;
1 Le P. Benier était confesseur de la princesse x***.
— 142 —
je le demanderay tant à Dieu , et j'ay une confiance
en luy , qu'il nous le donnera.
V. R. trouvera-t'elle bon que je parle encore une
fois librement pour un moment de temps. Le P. Lal-
lemant Supérieur à Kebec, le P. Vimont et le P.
Buteux demeureront au fort , le P. Benier, le P. Pi-
nette ou le P. Garnier, et le P. Le Jeune aux Trois-
Rivières. LeP. Pinette ou le P. Garnier, et leP. Mer-
cier, qui est au collège de Paris, pour les Hurons;
je ne cognoy pas ce dernier , mais on m'en dy du
bien. Pardonnez moi mon R. Père, pardonnez moi
mes sottises, j 'entend que toutes mes demandes
soient des refus , si elles ne sont conformes aux vo-
lontés de Dieu , qui me seront déclarées par celle de
V. R. que j'embrasseray de tout mon cœur jusques
à la mort , si je puis et ultra. Je ne peux ny ne veux
déterminer de moy en aucune façon, ny des autres ;
je propose avec amour et confiance et avec indiffé-
rence; mais je demande les meilleurs ouvriers que
je peux, pour ce qu'il faut icy, en vérité, des es-
prits qui viennent à la croix et non aux conversions,
qui soient extrêmement souples et dociles : autre-
ment il n'y a icy plus de paix et par conséquent
point de fruit. Il faut la chasteté de nos constitu-
tions tout-à-fait angélique ; il ne faut qu'estendre la
main pour cueillir la pomme du péché.
— 143 —
C'est à ce coup que mes longueurs seront en-
nuieuses; car ce n'est pas encor fait. Parlons de
Testât auquel est notre maison * pour le présent.
Nous avons une maison qui a quatre chambres
basses : la première sert de chapelle, la seconde de
réfectoire, et dans ce réfectoire sont nos chambres.
Il y a deux petites chambres passables, car elles sont
de la grandeur d'un homme en quarré; il y en a
deux autres qui ont chacune huict pieds; mais il y
a deux lits en chaque chambre. Voila pour six per-
sonnes fort étroitement ; les autres , quand nous
étions tous ensemble, couchoient au grenier. La
troisième grande chambre sert de cuisine; la qua-
trième c'est la chambre de nos gens : voilà tout nos-
tre logement. Dessus nous est un grenier, si bas
qu'on n'y sçauroit loger ; nous y montons avec une
échelle.
Il y avoit un autre bastiment de mesme grandeur
vis-à-vis de celuy-cy. Les Anglois en ont bruslé la
moitié ; l'autre moitié est couverte seulement de bou-
sillée; elle sert de grange, d'estable, et de menuise-
rie. Nos gens, cette année, ont fait des aix, ont esté
quérir les arbres dans les bois ; ils ont mis des por-
tes , des fenestres par tout ; ils ont fait les petites
chambres au réfectoire, quelques meubles, tables,
' Notre-Dame des Anges, près de Québec
— 144 —
escabeaux , crédences pour la chapelle et autres
choses semblables ; ils ont enfermé notre maison de
grands pieux de sapin, nous faisant une belle cour
d'environ cent pieds en quarré , le Père de Noue
conduisant cet ouvrage. Ces pieux ont quatorze
pieds de hault; il y en est entré près de douze cent.
Cela est beau à voir et bien utile. Nous y avons mis
de bonnes portes , que Louys a bien ferrés; avec
tout cela on a cultivé , labouré , et ensemencé nos
terres défrichées: voilà les plus gros ouvrages de nos
gens , et Testât de la maison.
Voicy ce qu'il faut faire doresnavant :
Il faut dresser une petite maison en une pointe
de terre, qui est vis-à-vis de nous1. Il n'y a que la
rivière à passer; l'eau tourne quasi tout à l'entour
de cette pointe, faisant une péninsule. Nous avons
commencé à la fermer de pieux du costé de la terre,
et nous logerons là dedans notre bestial, sçavoir
est , les vaches et les cochons ; il faut à cet effet
dresser là une petite maison , pour ceux qui en au-
ront soin , comme aussy de bonnes estables bien
abbritées contre le froid.
L'an passé, on nous envoya un homme pour char-
pentier qui ne l'estoit pas , ce qui est cause qu'on
n'a point basty cette année , ce qui nous a fait un
1 La pointe aux Lièvres , à l'entrée de la rivière Saint-Charles.
— 145 —
grand tort. Il faut en outre achever de dresser ce
bastiment bruslé par les Anglois. On est après de-
puis la venue des navires , qui nous ont apporté un
charpentier ; il faut des planches pour le couvrir,
faire les portes, fenestres,etc.Il nous faut faire une
grange pour mettre ce qu'on recueillera de la terre.
Il faut faire un puis : nous allons quérir l'eau à
deux cents pas de la maison; c'est une grande peine,
l'hiver notamment qu'il faut casser la glace de la
rivière pour avoir de l'eau. Il faut raccommoder et
agrandir notre cave, que nous avons entretenue jus-
ques icy. Il faut redresser plus de la moitié du basti-
ment ou nous logeons, et recouvrir tout, car il pleut
et neige par tout : au commencement nos Pères ne
firent qu'un meschant todis, pour se loger; les An-
glois le négligeans , il seroit desjà par terre, si nous
ne fussions retournés pour l'entretenir ; ce ne sont
que des planches et de petites lattes , sur lesquelles
on a bousillé. Il faut du monde pour le bestial; il
faut labourer et ensemencer le peu que nous avons
de terre; il faut faucher et faire la moisson ; il faut
faire le bois de chaufage, qu'on va desjà quérir
assés loing sans charrette ; il faut faire de la
chaux.
Il y a mille choses que je ne sçaurois rapporter :
que V. R. voie si c'est trop de dix personnes pour
tout cela. Nous en demanderions vingt ou trente,
L. 40
— 146 —
s'il y avoit de quoy les nourrir et payer; mais nous
nous restreignons à dix, avec trois de nos Frères, et
encore ne sçay-je si on pourra fournir, en France,
ce qu'il faut pour cecy et pour nous , tant il y va
de dépenses.
Ce quon peut prétendre de cette maison pour
soulager la mission et frais quelle doit faire
pour notre entretien.
Il y a quatre gros articles qui font la plus grande
dépense de cette mission : les lards qu'on envoie,
le beurre, les boissons et les farines; avec le temps,
le pays peut fournir cecy. Pour les lards, si dès cette
année nous eussions esté bastis,il n'en eût point fallu
envoyer, ou pas tant, l'année prochaine mous avons
deux grosses truies qui nourrissent chacune quatre
petits cochons; il a fallu nourrir cela tout l'esté dans
notre cour à découvert. Le P. Masse nous a eslevé
ce bestial. Si cette pointe dont j'ay parlé estoit fer-
mée, on les mettroit là, et on ne leur donneroit rien
l'esté; je veux dire que dans quelque temps nous
aurons du lard pour notre provision, c'est un article
de 400 livres défalqué. Pour le beurre, nous avons
deux vaches, deux petites génisses et un petit tau-
reau. M. de Gaen laissant icy son bestial , voyant
qu'il se fust perdu, nous retirasmes trois vaches; de
— 147 —
la famille, qui est icy, trois autres; eux et nous avons
donné à M. Giffard chacun une vache; il nous en
reste ce que je viens de dire. Faute de logement, elles
nous coustent plus qu'elles ne valent : car il faut
détourner nos gens de choses plus nécessaires; elles
gastent ce que nous avons semé , et on ne les peut
garder dans ces bois , les mouches les tourmentent.
Elles sont venues trois ans trop tost ; mais elles fus-
sent mortes, si nous ne les eussions recueilly ; nous
les avons prises comme abandonnées. Avec le
temps elles donneront du beurre pour la provi-
sion , et des bdeufs pour labourer, et parfois de
la chair.
Pour la boisson , il faudra faire de la bierre ; mais
nous attendrons encore que nous soyons bastis , et
qu'il y ait une brasserie dressée : ces trois articles
sont assurés avec le temps. Pour les blés, on a douté
si la terre, où nous sommes, n'estoit point trop froide.
Allons par ordre, et voyons la nature du sol : voicy
deux années que tout ce qui est du jardinage, qui
ne lève que trop, a été mangé par la vermine, qui
provient ou du voisinage des bois , ou de ce que
la terre n'est pas bien encor exercée et purifiée ny
aérée. Au milieu de l'esté, cette vermine meurt, et
nous avons de fort beaux jardinages.
Pour les arbres fruitiers, je ne scay ce qui en
sera. Nous avons deux allées, l'une de cent pieds
— 148 —
et plus, l'autre plus grande, plantées de sauva-
geons de part et d'autre fort bien repris; nous avons
huit ou dix antes de pommiers et poiriers qui sont
aussy fort bien reprises : nous verrons comme cela
réussira. J'ay quelque créance que le froid nuit
grandement aux fruits; dans quelques années nous
en aurons l'expérience. On a vu icy autre fois des
belles pommes*
Pour le bled d'inde, il meurit bien l'an passé;
cette année il n'est pas beau.
Pour les pois, je n'en ay point veu chez nous de
beaux; la terre pousse trop. Ils réussissent fort bien
chez cette famille qui est en lieu hault et plus aéré.
Le seigle a réussy deux ans. Nous en avons semé
pour en faire l'expérience; il est fort beau.
L'orge peut aussy réussir. Reste pour le froment :
nous en avons semé à l'automne en divers temps ;
il s'en est perdu en quelque endroit soubs les nei-
ges; en un autre endroit il s'est si bien conservé
qu'on ne voit point en France de plus beau bled.
Nous ne sçavons pas bien encor le temps qu'il faut
prendre pour semer devant l'hiver; la famille qui
est icy a toujours semé du bled marsais , qui meurit
fort bien en sa terre. Nous en avons semé un peu cette
année; nous verrons s'il meurira. Voila les qualités
du sol où nous sommes.
Je rapporte tout cecy, pour ce que M. de Lauson
— 149 —
nous mandoit que nous transportassions nos gens
aux Trois-Rivières , où l'on va faire une nouvelle
habitation, disant que tout meuriroit mieux en ce
quartier là. On a esté bien en branle s'il le falloit
faire; du moins on y vouloit envoyer trois ou quatre
hommes. J'ay toujours creu qu'il ne falloit point
diviser nos forces , et qu'il falloit faire réussir une
maison , qui fût par après le soutien des autres ;
qu'il falloit voir le bien devant que d'y rien entre-
prendre. Enfin ceux qui sont passés les premiers
mandent que la terre y est fort sabloneuse ; que tous
y meurira mieux pour un temps , mais que ce sol
sera bien tost las. Je m'en vay demeurer là , comme
j'ay dit , avec le P. Buteux ; nous verrons ce qui en
est Quand la terre seroit très-bonne, je ne serois
pas d'advis qu'on quittast le soin de cette maison où
nous sommes : c'est l'abord des vaisseaux; ce doit
estre le magasin , le lieu de refuge ; la comodité
pour le bestial , à cause des prairies , y est grande ;
pour les farines, au pis aller on peut avoir des sei-
gles, mais j'espère qu'on aura aussy de bon fro-
ment , et que le temps enseignera quand il le faut
semer ; si le bled marsais meurit , le fourment , le
seigle et l'orge viendront icy fort bien. Tirons quel-
ques conclusions de ce qu'il faut faire.
Primo, il se faut bastir pour nous loger, et les
animaux et les bleds.
— 150 —
Secundo, il faut semer maintenant ce qui est né-
cessaire, seulement pour le bestial, et tascher, au
plus tost dans peu d'années, d'avoir des lards et du
beurre.
Tertio, estans logés, tous nos gens s'appliqueront
à la terre, à défricher et cultiver, pour avoir des
bleds. Voilà ce me semble l'ordre qu'il faut faire
garder pour le temporel ; quand on sera basty , on
ne tiendra plus ny charpentiers , ny artisans , mais
seulement des défricheurs et laboureurs , pour l'en-
tretenement de la maison. On empruntera par fois du
fort un artisan , donnant un homme en sa place
pour le temps qu'on le tiendra.
Ou bien ce qui me semble le meilleur , on tiendra
serviteurs, domestiques, et on nourrira des hommes
qui défricheront et cultiveront la terre à moitié , et
ainsy, estans intéressés dans leur travail , on n'aura
que faire de se mettre en peine d'eux. Il y a encore
du temps pour penser à cela.
Voicy une autre affaire :
On parle de commencer de nouvelles habitations
en divers endroits, et d'avoir là de nos Pères. J'ay
une pensée, que nous ne sçaurionspas entreprendre
de nous loger et bastir partout ; ce sera bien tout si
nous faisons bien réussir le lieu où nous sommes, et
partant , pour les autres habitations , deux ou trois
de nos Pères, ou deux Pères et un garçon y pourront
— 151 —
aller, et ces messieurs les logeront et entretiendront,
et fourniront tout ce qu'il faudra pour l'église ou cha-
pelle, s'il leur plaist. Nous allons le P. Buteux et raoy,
comme j'ay desjà dit, demeurer aux Trois-Rivières
expressément pour assister nos françois, car nous
n'irions pas sans cela ; cependant nous portons des
meubles pour la sacristie, et habits pour nous, et ,
ce que je trouve plus étrange , nos propres vivres
que nous leur donnerons : car nous mangerons
avec eux , faute de logis où nous puissions nous re-
tirer. Nous faisons cela volontiers, car j'apprend
que ces messieurs nous aiment fort, et nous assis-
tent tant qu'ils peuvent, selon Testât de leurs af-
faires ; aussy faisons nous , et ferons nous tout ce
que nous pourrons en leur considération : car outre
que nous portons aux Trois Rivières jusques à de la
cire et de la chandelle, nous avons envoyé aux Hu-
rons trois ou quatre personnes plus que nous n'eus-
sions fait, n'estoit leurs affaires que j'ay recom-
mandées à nos hommes. Il est vray qu'ils ont donné
quelque chose pour ce subject , à ce que m'a dit le
Père Lallemant. Je ne désire pas les importuner;
mais je sçay leur aise qu'ils sçachent que nous les
servirons de bon cœur, et que nous espérons qu'ils
donneront ce qu'il faut pour l'entretien de [nos]
Pères aux nouvelles habitations, et qu'ils monteront
leur chappelle, comme ils ont fait cette année celle
— 152 —
de Rébec * ; et qu'ils donneront aussy des gages et
des vivres aux hommes que nous tiendrons en leur
considération ; et pour leurs affaires soit dans les
Hurons , soit ailleurs, nous tenons ces hommes avec
nous , afin qu'ils ne se débauchent avec les Sau-
vages et ne donnent mauvais exemple, comme ont
fait autrefois ceux qui y estoient. Voila pour le
temporel de cette mission ; si je me souviens d'autre
chose, je l'escriray en un autre endroit.
Venons au spirituel.
Premièrement nous espérons une grande mois-
son avec le temps dans les Hurons , plus grande et
plus prochaine si on y peut envoyer beaucoup d'ou-
vriers pour passer dans les nations voisines, le tout
soubs la conduite et l'ordonnance du Supérieur
qui sera aux Hurons. Ces peuples sont sédentaires
et en grand nombre ; j'espère que le P. Buteux
sçaura dans un an autant du langage montagnais
que j'en sçay, pour l'enseigner aux autres, et ainsy
j'iray où on voudra. Ce n'est pas que j'attende rien
de moy ; je tacheray de servir pour le moins de com-
pagnon. Ces peuples, où nous sommes, sont errans
et en fort petit nombre ; il sera difficile de les con-
4 « L'an 163Û , Messieurs de la Compagnie ont envoyé pour cent
escus de meubles et ornements entre autres l'image de saint Joseph
en bosse qui est sur l'autel. » Catalogue des bienfaiteurs de Notre-
Dame de Recouvrance (Archives du Séminaire de Québec).
— 153 —
vertir, si on ne les arreste; j'en ay apporté les
moyens dans la Relation.
Pour le Séminaire, hélas ! pourroit-on bien avoir
un fond pour cela? Dans les bastimens dont j'ay
parlé , nous désignons un petit lieu pour le com-
mencer, attendant qu'on fasse exprès un corps de
logis pour ce subject. Si nous estions bastis, j'es-
pérerois que dans deux ans le P. Brebeuf nous en-
voiroit des enfants hurons ; on les pourroit ins-
truire icy avec toute liberté, estans éloignés de leur
parens. O le grand coup pour la gloire de Dieu , si
cela se faisoit!
Quant aux enfants des Sauvages de ce païs-cy, il
y aura plus de peine à les retenir ; je n'y voy point
d'autre moyen que celuy que touche V. R. d'envoyer
un enfant tous les ans en France : ayant esté là
deux ans, il y reviendra sçachant la langue; estant
desjà accoustumé à nos façons de faire , il ne nous
quittera point et retiendra ses petits compatriotes.
Notre petit Fortuné, qu'on a renvoyé pour estre
malade, et que nous ne pouvons rendre à ses parens,
car il n'en a point, est tout autre qu'il n'estoit,
encor qu'il n'ait demeuré que fort peu en France;
tant s'en faut qu'il courre après les Sauvages, il les
fuit, et se rend fort obéissant. En vérité il m'estonne:
car il s'encouroit incontinent aux cabanes de ces
barbares sitost qu'on lui disoit un mot ; il ne pouvoit
— 154 —
souffrir qu'on luy commandast quoy que ce fust :
maintenant il est prompt à ce qu'il peut faire. Je
voulois envoyer cette année une petite fille, que la
famille, qui esticy, m'a donnée, peut-être encore
un petit garçon, selon le désir de V. R. Mais M. de
Champlain m'a dit que M, de Lauson luy avoit re-
commandé de ne laisser passer aucun Sauvage petit
ou grand. Je Pavois prié l'an passé du contraire;
j'ay quelque pensée que le P. Lallemant a quelque
part en ce conseil et en cette conclusion. Voicy les
raisons pourquoy ils jugent qu'il n'est pas expédient
qu'il en passe : \° L'exemple des deux qui sont
passés, et qui se sont perdus. Je respondqueLouys1
le Huron, fut pris et corrompu par les Anglois, et
encor a-t-il fait icy le debvoir de chrestien, se con-
fessant et communiant, l'an passé , à sa venue et à
son départ de Rébec ; il est maintenant prisonnier
desHiroquois. Pour Pierre le montagnais 2, mené
1 Louis Amanlacha, surnommé de Sainte-Foy, qui avait été bap-
tisé en France.
2 Ou Pierre-Antoine Patetchoanen, « qui depuis cinq ans (1620-5)
avoit été envoyé en France par nos religieux deKébec; lequel après
avoir été bien instruit et endoctriné aux choses de la foy, fut bap-
tizé et nommé par deflunt M. le Prince de Guiménée, son parrain,
Pierre Antoine, qu'il entretint aux études jusques après sa mort,
que l'enfant fut congru en la langue latine, et si bon françois, qu'es-
tant de retour à Kébec, nos religieux furent contraints le renvoyer
pour quelque temps entre ses parens , afin de reprendre les idées de
sa langue maternelle, qu'il avoit presque oublié. » (F. Sagard.)
— 155 —
en France par les Pères Récolets, estant icy de retour,
il fuyoit les Sauvages : on le contraignit de retourner
avec eux pour apprendre la langue , qu'il avoit
oubliée; il n'y vouloit pas aller, jusque là qu'il dit :
On me force, mais si j'y retourne une fois on ne
m'aura pas comme on voudra. Les Anglois sont sur-
venus là-dessus, qui l'ont gasté; adjoustés que je
n'ay point veu sauvage si sauvage et si barbare que
luy.
L'autre raison du P. Lallemant est que ces enfans
cousteront à nourrir et entretenir en France , et la
mission est pauvre. S'ils sont en un collège, on
demandera pension; s'ils sont ailleurs, cela retardera
les aumônes queferoient les personnes qui les nourri-
ront. Je répond que les collèges ne prendront point
de pension , et quand il en faudrait , je trouve la
chose si importante pour la gloire de Dieu, qu'il la
faudroit donner. Le P. Lallemant commence à
gouster mes raisons ; car je l'assure qu'on ne peut
retenir les petits Sauvages, s'ils ne sont dépaïsés ou
s'ils n'ont quelques camarades qui les aident à
demeurer volontiers. Nous en avons eu deux : en
l'absence des sauvages , ils obéissoient tellement
quellement; les sauvages estoient-ils cabanes près
de nous, nos enfants n'estoient plus à nous, nous
n'osions leur rien dire.
Si nous pouvons avoir quelques enfants cette
— 156 —
année , je feray mon possible pour les faire passer,
du moins deux garçons, et cette petite fille, qui
trouvera trois maisons pour une. On m'en demande
en plusieurs endroits. Si M. Duplessis m'écoute,
au nom de Dieu , soit. Quant le P. Lallemant
aura expérimenté la difficulté qu'il y a de retenir
ces enfants libertins, il parlera plus haut que moy.
Y. R. voit, par tout ce qui a esté dit, le bien que
Ton peut espérer pour la gloire de Dieu de toutes
ces contrées, et combien il est important, non-seule-
ment de ne rien divertir ailleurs de ce qui est donné
pour la mission de Rebec , mais encore de trouver
quelque chose pour faire subsister du moins une
maison qui serve de retraite aux Nostres , qui serve
de séminaire pour des enfants et pour les Nostres
qui apprendront un jour les langues , car il y a
quantité de peuples différens tous en langage.
Voici encore
[Le reste manque au manuscrit) .
LETTRE DU P. JEAN DE BREBEUF AU T. R. P. MUTIO VITEL-
LESCHI , GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS A ROME.
(Traduite sur l'original latin conservé aux Archives
du Jésus à Rome.)
De la Résidence de Saint-Joseph, 20 mai 1637.
Mon Très-Révérend Père ,
Pax Christi.
J'ai écrit l'année dernière à Votre Paternité de
l'état et des coutumes des Hurons, au milieu des-
quels se passe notre vie , et des fruits que nous
espérons recueillir. Votre Paternité a dû pareille-
ment recevoir les Relations des deux années pas-
sées, qui, avec celle que nous lui envoyons aujour-
d'hui, donnent une connaissance assez complète des
affaires de notre mission.
Il me reste à vous apprendre deux événements
qui ont retardé parmi nos Sauvages les progrès de
l'Evangile. C'est d'abord une maladie contagieuse,
qui, depuis huit mois, a causé de grands ravages dans
le pays. La divine Providence a permis que nous
ne fussions pas entièrement à l'abri de ce fléau. De
six prêtres que nous étions ici et de quatre dômes-
— 158 —
tiques qui étaient à notre service, sept ont été frap-
pés en même temps : mais, grâce à la bonté divine,
tous, quoiqu'en danger de mort, ont recouvré la
santé et leurs forces premières, et se portent bien
maintenant.
Pour nos Hurons infidèles, qui ignorent les pro-
messes de la vie future , ils cherchaient avec tant
d'anxiété et d'inquiétude le remède à leurs maux
temporels, que nous avions bien de la peine à nous
en faire écouter, quand nous leur parlions de l'au-
tre vie. Si nous leur eussions promis la santé, ils
nous auraient accueillis bien plus volontiers. Mal-
heureusement le plus grand nombre de ces pauvres
gens, trop préoccupés de l'amour de la vie présente,
ont, en la perdant, perdu pareillement le bonheur
éternel.
Ce qui , en second lieu , a nui à la propagation de
la foi, c'est que le démon avait fait courir parmi
eux le bruit que nos français , et nous en particulier ,
nous étions la cause de cette maladie, et que nous
n'étions venus dans leur pays que pour les faire
mourir. D'autres mensonges du même genre ont
circulé sur notre compte. Il n'est point étonnant
que cela nous ait aliéné pour un temps les habitants
de quelques villages. Quelques-uns même vou-
laient nous faire périr comme ennemis de leur
nation .
— 159 —
Mais celui qui seul donne la mort et ressuscite ,
peut conduire aux portes de V enfer et en retirer,
nous a sauvés de tous ces périls et a même amené ces
barbares à venir nous demander humblement par-
don. Toutes ces calomnies sont à peu près tombées
aujourd'hui. On nous écoute volontiers; nous avons
donné, cette année, le baptême à plus de deux cents
personnes, et il n'y a presque aucun village qui ne
nous ait invité à l'aller visiter. Bien plus , ce fléau et
ces calomnies mêmes ont contribué à nous faire
mieux connaître de ces peuples. Ils ont compris par
nos actes que nous ne sommes pas venus ici pour
acheter des pelleteries ou faire le commerce , mais
uniquement pour les instruire, les unir à Notre-Sei-
gneur, et par là, leur procurer la santé de l'âme et
une vie éternellement heureuse. Il y a même eu
quelques familles qui , sans être encore baptisées ,
avaient , à notre persuasion , mis en Dieu toute leur
confiance. Comme elles ont été, presque seules,
épargnées par la contagion , elles ont maintenant
une foi vive et réclament instamment la grâce du
baptême que nous leur conférerons, j'espère, dès
que nous les aurons suffisamment éprouvées.
Nous avons eu la consolation de voir, dans plu-
sieurs de ceux que nous avons baptisés , des signes
non équivoques de la grâce du sacrement : aussi
avons-nous la douce confiance que bon nombre,
— 160 —
tant d'adultes que d'enfants, sont maintenant au
ciel et prient Dieu pour le salut de leurs frères.
Enfin , nous en avons l'espoir, ce fléau, qui sévit
encore , dès que les esprits auront recouvré la tran-
quillité nécessaire pour entendre et bien compren-
dre les vérités de la foi , aura préparé la conversion
d'un grand nombre d'infidèles.
Dans ce moment nous formons une nouvelle ré-
sidence dans le village que nous nommons La Ro-
chelle et les Sauvages Ossossané. Il est très-peuplé;
la maladie y a fait de grands ravages; mais nous y
avons toujours été bien accueillis, bien écoutés et
bien demandés. Nous l'appellerons la Résidence de
l'Immaculée Conception.
Nous pensons aussi à envoyer, dès cette année ,
deux des nôtres à la nation des Attignenongbas,
pour s'y fixer, s'ils voient jour à y opérer quelque
bien.
Il parait que le séminaire des Hurons établi à
Québec , où cinq jeunes Sauvages ont passé l'hiver,
commence déjà à produire quelques fruits. Nous en
envoyons d'autres , et nous espérons contribuer
beaucoup par là à gagner l'affection des Hurons et
à les attacher à Notre-Seigneur. C'est ainsi que la
foi se propage , mais dans le travail , les veilles ,
les tribulations et la patience. Il nous faudra long-
temps arracher et semer : plus tard viendra la ré-
— 161 —
coite. Quoiqu'à présent nous ne semions que dans
les larmes et les gémissements , nous comptons
bien un jour recueillir dans la joie une abon-
dante moisson.
Mes compagnons dans cette résidence sont les
PP. François le Mercier, Pierre Pijart, Pierre Chas-
telain , Charles Garnier et Isaac Jogues , ouvriers
des plus distingués , qui savent allier admirable-
ment le zèle ardent du salut des âmes \ avec l'orai-
son et l'union avec Dieu. En un an ou deux, ils
ont fait des progrès vraiment remarquables dans
une langue à peine connue , et qui n'est pas encore
réduite en principes , tant est grande l'ardeur qu'ils
y mettent. Mais le P. Charles Garnier, à ce qu'il me
semble, les surpasse tous en ce point.
D'après cet exposé , pouvons-nous ne pas atten-
dre de l'infinie bonté de Dieu , les plus heureux
résultats de nos travaux ?
Je suis de Votre Paternité ,
Le très-humble serviteur et le fils très-soumis
en Notre-Seigneur,
Jean de BRÉBEUF.
De la Résidence de Saint-Joseph aux Hurons,
dans le village d'Ihonatiria , 20 mai 1637.
(P. S.) Depuis ma lettre écrite , la nouvelle rési-
L. 41
— 462 —
dence de l'Immaculée Conception a été établie , et
nous avons commencé à l'habiter le jour de la fête
des saints Martyrs Prime et Félicien, 9 juin. On
ne saurait exprimer avec quelle affection et quelle
joie nous avons été accueillis. Le jour de la sainte
Trinité nous avons baptisé avec solennité un
homme de cinquante ans : grand sujet d'espoir
pour l'avenir. Car il est bien instruit et a passé par
de longues épreuves. Il a de l'autorité et jouit de
l'estime générale des sauvages. C'est le premier
adulte que nous ayons baptisé en santé. Son exem-
ple nous en a déjà amené quelques-uns qui deman-
dent instamment le baptême.
Du même lieu, 16 juin.
XI.
LETTREDU P. JEAN DE BRÉBEUF , AU T.-R. P. MUTIO VITEL-
LESCHI, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS A ROME.
(Traduite sur V original latin conservé aux archives
du Jésus, à Rome.)
1638.
Mon Très-Révérend Père ,
Pax Christi.
La Relation de cette année et celle de l'année
dernière donneront à Votre Paternité une connais-
sance suffisante de ce qui concerne la mission que
nous venons d'établir ici, chez les Hurons, peuple
de la Nouvelle-France ou Canada. Si votre Pater-
nité ne les a pas déjà reçues, je pense que le R. P.
Provincial ne tardera pas à les lui envoyer. Il ne me
reste donc qu'à lui faire part de nos espérances
pour le salut des habitants de ce pays.
Les Hurons ne sont pas errants dans les forêts à
la façon bêtes fauves, comme plusieurs autres peu-
plades de ce pays. Ils ont une vingtaine de villages,
dont quelques-uns sont entourés d'une forte palis-
sade en bois. S'ils changent parfois de place, ce
— 164 —
n'est que lorsqu'ils n'y trouvent plus ce dont ils
ont besoin pour vivre, par exemple, le bois de
chauffage, ou lorsque le sol épuisé ne rapporte
presque plus rien. Car, ils cultivent la terre et en
tirent du bled d'Inde, des fèves ou haricots-fèves,
des citrouilles qui y réussissent à merveille et sont
très-bonnes, et enfin du tabac. La contrée est à
souhait pour la chasse et pour la pêche. En un mot,
les Hurons trouvent, sans sortir de leur pays , une
nourriture, sinon recherchée, du moins suffisante
et saine. Ils ont même du surplus qu'ils peuvent
vendre. Ils ne sont pas tellement sauvages qu'ils
n'aient presque tous du bon sens et même un juge-
ment naturel très-droit.
Quant aux mystères de la Religion, si nouveaux,
si étranges peur eux, loin de les contredire, de les
mépriser ou de les tourner en ridicule, ils les admi-
rent plutôt, les approuvent, les louent même et ne
témoignent aucune aversion pour ces saintes véri-
tés. Seulement leur réponse uniforme à tous nos
raisonnements est celle-ci. « Nos usages ne sont pas
les mêmes; votre pays est si différent du nôtre, que
ce ne peut être le même Dieu qui les a faits. » Puis
la force de la mauvaise habitude en retient beau-
coup dans les filets du démon. Un grand nombre
adorent volontiers le Dieu que nous leur annon-
çons ; mais vienne une occasion de reprendre leurs
— 165 —
vieilles superstitions, ils ont bien de la peine à y
résister. Ce qui fait sur eux le plus d'impression,
ce sont les tourments de l'enfer et les délices du
ciel : c'est par là que nous les gagnons et qu'ils
ouvrent enfin les yeux à la lumière de la foi.
Depuis deux ans que nous sommes revenus ici,
nous avons baptisé près de cent personnes. Plu-
sieurs, tant adultes qu'enfants, sont déjà au ciel,
comme nous l'espérons. Ils prieront pour le salut
des autres sauvages. Les parents qui survivent à
leurs enfants, nous disent qu'ils ne veulent pas en
être séparés toujours, mais qu'ils désirent les aller
rejoindre après leur mort.
Nous n'étions ici l'année dernière que trois Prê-
tres de la Compagnie ; nous avons été cinq cette
année et nous avons vécu dans une grande union.
Les santés se sont si bien soutenues que les sauva-
ges le regardaient presque comme une chose mira-
culeuse. Ils voyaient là une marque de la bonté du
Dieu que nous servons, puisqu'il prend un si grand
soin de ses amis. Mais ce qui les a surtout frappés,
c'est que l'année dernière nous avons été épargnés
par la contagion^ dont un si grand nombre d'en-
tre eux avait été la victime.
Deux de nos Pères qui sont ici, les PP. Antoine
Daniel et Ambroise Davost, retourneront prochai-
nement , je pense , à Québec pour y conduire
— 166 —
quelques jeunes gens du pays , qui vont donner
commencement au séminaire Huron. Nous atten-
dons deux ou trois autres Pères pour les remplacer,
et nous demandons encore d'autres missionnaires
pour l'année prochaine. En effet le besoin de nom-
breux ouvriers se fait vivement sentir, non pas, il
est vrai , pour moissonner , mais pour faire les
semailles, ou plutôt pour apprendre la langue, sans
laquelle il nous serait impossible de répandre la
bonne semence de la parole de Dieu.
Je commence à connaître la langue suffisamment ,
et mes compagnons font de rapides progrès dans
cette étude.
Ce qu'il faut demander , avant tout, des~ouvriers
destinés à cette mission, c'est une douceur inalté-
rable et une patience à toute épreuve. Ce n'est ni
par la force, ni par l'autorité qu'on peut espérer de
gagner nos sauvages.
Tous ceux des Nôtres, qui sont ici,, font de géné-
reux efforts pour acquérir la perfection. Je suis le
seul, à ce qu'il me semble, qui vive dans la tiédeur.
Je suis de Votre Paternité ,
Le très- humble serviteur
et fils très-obéissant en Notre Seigneur.
Jean de BRÉBEUF.
De la résidence de Sainl-Joseph chez les Hurons,
peuple du Canada, au village dlhonatiria.
XII.
LETTRE DU P. FRANÇOIS DU PERON , DE LA COMPAGNIE DE
JÉSUS, AU P. JOSEPH-IMBERT DU PERON, SON FRÈRE,
RELIGIEUX DE LA MÊME COMPAGNIE. (Copiée SUT V au-
tographe conservé aux archives du Jésus, à Rome.)
Au bourg de la Conception de Nostre-Dame,
ce 27 avril 1639.
Mon Révérend Père ,
Pax Christi.
J'escrivis l'an passé à V. R. le succès de mon
voyage dès mon départ de la France, jusques à mon
arrivée dans le Canada : je la prie de me mander si
elle a receu les quatre lettres que je luy escrivois ;
je n'auray les responses à celles de l'année passée
qu'après l'envoy de la présente. Je luy mandois
mon employ ; Dieu m'en a donné un autre ; il m'a
fait passer au pais des Hurons. J'estime tant ma
condition que je m'estime grandement obligé à
Dieu : 1 ° de m'avoir amené en Canada ; 2° de m'avoir
faict passer au païs des Hurons, et j'estime ce second
bénéfice plus grand que le premier a raison que
Dieu seul nous est icy nostre tout, et qu'il y a plus
grande moisson qu'en aucune part du Canada. Do-
— 168 —
resenavant donc je ne luy manderay que des nou-
velles des Hurons ; car pour celles des montagnets et
algonquins nous n'en recevons les nouvelles que
par la Relation imprimée qui nous est envoyée de
France d'année en année. Vous pouvés faire res-
ponse à mes lettres; pour moy, il me fault une année
entre deux, à raison que les Hurons descendent d'icy
aux Trois-Rivières , à mesme temps que les navires
y arrivent de France. Ceste lettre sera commune à
mes deux frères et aux Pères de ma cognoissance
que je salue tous ex animo.
Je partis des Trois-Rivières le 4 septembre et
j'arrivay au païs des Hurons le jour de saint Michel,
à douze heures du soir : la traite est de 300 lieues
par eau, par un très grand nombre de saults très
dangereux et fort longs, quelques uns de deux et
trois lieues, en sorte que d'autres que des sauvages
ne sçauroient entreprendre le voyage. Ils ont des
canots d'escorce qui ne font qu'effleurer l'eau, et un
homme seul en porte un sur l'espaule. Par bonheur
je m'embarquay avec un capitaine huron qui me
rendit toute sorte de courtoisie le long du chemin.
Le R. P. Lallemant, notre supérieur, et le P. Le-
moyne, qui estoient partis devant moi, ne rencon-
trèrent pas si bien Le premier pensa être étranglé
par un sauvage de l'île; (c'est une nation algonquine
qu'on rencontre sur le chemin ,) qui s'efforça plu-
— 169 —
sieurs fois de luy mettre un lacet au col, pour ven-
ger, disoit-il , la mort d'un sien petit enfant, qui
avait esté seigné par un de nos hommes qui estoit
monté un jour ou deux devant le Père. Je rencon-
tra} ce mesme sauvage proche l'isle, qui d'abord
qu'il me vit, dit qu'il m'en falloit faire le même , et
fut longtemps à persuader à nos Hurons qu'ils ne
dévoient point amener des françois en leur pais ;
que c'etoit nous qui les faisions tous mourir ; mon
capitaiue l'adoucit le mieux qu'il put : nonobstant
tout ce discours, un de ses camarades me vint trou-
ver le matin et le soir, pour le faire prier Dieu en
sa langue algonquine ; ce que je fis.
Quant au P. Lemoyne, il fût contraint de quitter
ses sauvages, n'ayant rien plus de quoy vivre. Ils
le laissèrent donc au bord de l'eau avec un de nos
hommes, qui le nourrit durant quinze jours de la
chasse qu'il faisoit fort heureusement. Il s'embar-
qua donc dans un canot de notre troupe. Le maître
du canot, après deux journées, le voulut laisser
sur un rocher : il me fallut luy donner ma couverte
pour le contenter.
Durant le chemin, notre vivre n'a été qu'un peu
de blé d'Inde concassé entre deux pierres et bouilly
dans l'eau ; notre gîte sub dio. Cependant je me suis
toujours bien porté, grâces à Dieu. Le long du che-
min nous avons rencontré trois nations algonquines
— 170 —
errantes : 1 ° la petite nation ; 2° ceux de l'ile; 3° les
sorciers; le reste forêts et rochers incultes , sauts et
précipices; je m'étonne comme les sauvages osent
entreprendre tel voyage. Pour le pays des Hurons,
c'est une terre assez unie, force praieries , force
lacs, force bourgs; de deux où nous sommes l'un
est de 80 cabanes , l'autre de 40 ; dans chaque ca-
bane il y a cinq feus , et deux familles à chaque
feu. Leurs cabanes sont faites de grosses écorces en
berceau, longues , larges et hautes à proportion;
il y en a de 70 pas de long. Leur terre ne produit
que du blé d'Inde, des fèves et des citrouilles. Ce
sont les délices du pays, qui n'a rien de commun
avec notre France, de quoy, il jouisse, que les quatre
élémens. On y voit néanmoins pour les oiseaux,
poissons et bétes des forêts presque les mêmes qu'en
France. La terre, comme ils ne la cultivent pas, ne
porte que dix ou douze ans au plus , et ils sont
contraints, les dix années expirées, de transporter
leur bourg en un autre endroit. S'ils la cultivoient ,
elle porteroit comme celle de France. Voilà pour ce
qui est de la terre , qui est l'occupation et l'employ
des femmes huronnes : celle des hommes, c'est la
pêche, la chasse, la traite aux françois et autres na-
tions voisines, comme la nation du petun, la nation
Neutre, celle du Sault, celle des cheveux relevés,
celle des gents puants, etc. Ils sont robustes et tous
— 171 —
grands de beaucoup plus que les françois ; ils ne
sont couverts que d'une peau de castor, qu'ils met-
tent sur les deux épaules en forme de manteau ; des
chausses et souliers en hy ver, un sac à petun der-
rière le dos , le chalumet en main ; au col et aux
bras , des colliers et brasselets de porcelaine ; ils en
pendent aussi aux oreilles et au tour de leur mous-
tache. Ils se graissent les cheveux et le visage; ils
se balafrent aussi le visage avec de la peinture noire
et rouge. Leurs récréations consistent au jeu de
paille , jeu de plat , jeu de crosse auxquels ils per-
dront vaillant les deux et trois cents écus.
Le naturel des Sauvages est patient, libéral, hos-
pitalier; mais importun, songeard, puéril, larron,
menteur, trompeur, libertin, superbe, fainéant; ils
ont parmi eux plusieurs fous , ou plutôt lunatiques
et frénétiques. Le langage est langue régulière autant
qu'il se peut , pleine de composition comme la
grecque, différente de celle- cy en ce que les chan-
gemens de modes et personnes se font au commen-
cement, ayant quasi toujours la même termination ;
un accent change la signification d'un mot. Elle n'a
pas la barbarie qu'on se figure : les noms se conju-
guent aussi bien que les verbes; de syntaxe, je n'en
sache guère d'autre que celle de la langue françoise,
aussi bien ne sçavent-ils que c'est que cas; ils ont
des petites particules d'elegance : ils n'ont point
— 172 —
l'usage de ces lettres b, f, l, m, p, q, x, y ; ils ont
fort la lettre h et le k en usage, ce sont les deux let-
tres qui donnent de la peine pour la prononce. Ils
ont quasi tous plus d'esprit en leurs affaires , dis-
cours, gentillesses, rencontres, soupplesses et subti-
lités, que les plus advisés bourgeois et marchands
de France. Ils règlent les saisons de l'année par les
bêtes sauvages , par les poissons , les oyseaux et
plantes de la terre; ils nombrent les années, les
jours et les mois par la lune. Ils n'ont point de police
du tout : ce que les capitaines ont de pouvoir est à
peu près comme les crieurs et trompettes ; ils crient
à pleine tête parles carrefours. Le ton qu'ils gardent
en leur harengue est justement le ton des prisonniers
du petit Chastelet de Paris. La jeunesse est impu-
dente jusques à non plus, aussi grands maîtres les
uns que les autres. Les mariages sont libres. Ils
n'ont qu'une manière de justice pour les torts, qui
est que tout le bourg doit satisfaire par présens. Un
grain de blé d'Inde quelquefois rapportera cent
grains pour un. La famine , cette année, est assez
grande; mais davantage en la nation neutre, où l'on
vant les enfans comme esclaves pour avoir du blé .
Nous sommes icy des Nôtres dix , en deux Rési-
dences, l'une de la Conception de Notre-Dame,
l'autre de saint Joseph : elles sont éloignées l'une de
l'autre de cinq à six lieues. Messis quiclem multa;
— 473 —
operariiautempauci: nous espérons du renfort, l'an
qui vient. Bientôt; nous nous espérons faire une
troisième Résidence en la nation du petun , sans
préjudice des missions volantes. Nous avons avec
nous douze françois qui sont à nos gages; car pour
d'autres il n'y en a point. Nous sommes logés et vi-
vons à la façon des sauvages; nous n'avons point de
terre à nous, sinon un petit champ d'emprunt, où
l'on recueille du blé françois justement pourfairedes
hosties pour la sainte messe : nous laissons le reste
à la divine Providence , qui nous envoyé plus de
blé que si nous avions des bonnes terres; l'un nous
apportera trois épis de blé, un autre six, l'autre une
citrouille; un autre donnera du poisson, un autre du
pain cuit sous la cendre. Nous vivons joyeusement
et contents de la sorte. Pour leur présent , on leur
donne des petits canons de verre, des bagues, des
halênes, des jambettes, de la raeade : c'est là toute
nôtre monnaie. Pour les douceurs de France, nous
n'en avons point icy ; la sauce ordinaire des viandes
c'est l'eau pure, le jus du blé ou citrouilles ; les ra-
fraîchissements, qui viennent de France, ne montent
pas plus haut que les Trois-Rivières; tout ce qu'on
peut envoyer, c'est quelques ornemens d'église, du
vin pour la messe (on en met seulement quatre ou
cinq gouttes dans les calices) et quelques habits,
quelques pruneaux et raisins pour les malades du
— 174 —
bourg : le tout court grand risque par les chemins.
Nous avons perdu cette année deux de nos pacquets.
Nos plats, quoyque de bois, nous coûtent plus cher
que les vôtres; ils sont de la valeur d'une robe de
castor, c'est-à-dire cent francs.
Le royaume de Dieu s'avance grandement en ces
contrées. Nous avons icy une nation étrangère ré-
fugiée , tant à cause des hiroquois leurs ennemis ,
que pour la maladie qui encore les fait icy mourir
en grand nombre; ils se font presque tous baptizer
avant la mort. J'en ai baptisé quelques uns, et nos
Pères n'ont pas une petite occupation matin et soir
d'itistruire et visiter ces pauvres malades , qui sem-
blent n'avoir fui la mort cruelle de leurs ennemis ,
que pour mourir de la belle mort des prédestinés. Je
vous laisse à penser , si ce n'est pas bien de la con-
solation pour ceux qui contribuent et leurs prières
et leurs travaux , à la conversion de ces pauvres
âmes, que Dieu veut sauver icy, si nous n'y met-
tons de l'empêchement de nôtre côté. Je demande
et implore à ce sujet l'assistance des prières de
V. R., et celle de tous ceux de ma connaissance;
je les salue tous de cœur et d'affection : je crois
qu'ils ne me les dénieront pas.
Voicy comme un petit journal depuis mon arri-
vée. Ayant abordé heureusement la terre des Hurons,
après un embarquement de vingt-six jours, dans un
— 175 —
canot ou plutôt berceau d'écorce d'un arbre dit bou-
leau, le 29 septembre, à une heure du matin, et m'é-
tant mis en chemin pour arriver à temps à quel-
qu'une de nos Résidences, pour y célébrer ce jour là
la sainte messe , la pluie et la défaillance causée par
la journée précédente, en laquelle nous nous étions
mis sur l'eau , depuis une heure du matin jusqu'à
douze heures et davantage de la nuit, sans pouvoir
reposer, et même l'espérance de pouvoir dire la
sainte messe m'avoit obligé à ne rien manger à mon
abordement ; la pluie donc et la défaillance, comme
aussi la distance du lieu de cinq ou six lieues , et
l'ignorance des chemins, me contraindrent de m'ar-
rêter au premier bourg et prendre quelque petite
nourriture. J'entray donc dans la cabane d'un capi-
taine du bourg : le compliment qu'on me fit fût d'un
chay en leur langue; c'est le salut ordinaire qui est
à dire bonjour, et puis incontinent ils étendirent
une natte par terre pour m'y mettre dessus , en-
suite , ils prirent quatre épis de blé qu'ils firent rôtir
et me les présentèrent, comme aussi deux citrouilles
cuites sous la cendre avec un plat de sagamité. J'as-
sure V. R. que ce manger m'etoit des délices; les
petits enfants et autres accouroient par admira-
tion dans la cabane pour m'y voir. Le défaut de la
langue me rendoit muet, et leur façon défaire , qui
est de ne dire mot , sinon un chay à celui qui arrive
— 176 —
les rendoit aussi muets ; seulement ils me considé-
raient depuis les pieds jusqu'à la tête , et tous vou-
loient éprouver mes souliers et mon chapeau , cha-
cun mettant le chapeau sur la tête et les souliers aux
pieds. Après avoir fait remerciement de quelque
couteau , halêne , aiguille, à mon hôte, du bon ac-
cueil et traitement qu'il m'avoit fait, je le priai de
me donner un sauvage pour porter mon sac et me
conduire à une de nos Résidences; il le fit et j'arri-
vay à six heures du soir chez nos Pères. Ils me
receurent avec toute sorte de charité et bienveil-
lance : le traitement ne fut pas meilleur que celui
du sauvage; car les douceurs de la vie nous sont
communes avec celles des Sauvages, à sçavoir un
potage de farine de blé d'Inde à l'eau, matin
et soir : pour beurre un glaçon d'eau ; quelquefois
les sauvages y mettent quelques grumeaux de cendre
pour assaisonner la sagamité ; d'autres fois ils met-
tent une poignée de petites mouches d'eau. Ce sont
comme des cousins de Provence ; ils en font grand
état ; ils en font festin . Les plus sages reservent après
la pêche quelque poisson pour le piler dans la saga-
mité durant Tannée; pour quatorze personnes, on
met la moitié d'une grosse carpe environ, et le pois-
son le plus corrompu est le meilleur. Pour le boire,
on ne sait que c'est, la sagamité sert de viande et de
boisson : on sera six mois sans boire hors de voyage.
— 177 —
L'importunité des sauvages qui sont continuelle-
ment autour de nous dans notre cabane, et qui
quelquefois rompent une porte } jettent des pierres
sur la cabane, blessent nos gens; cette importunité
dis-je, n'empêche que nous n'ayons nos heures aussi
bien réglées que dans un de nos collèges de France.
A quatre heures on sonne le lever; suit l'oraison;
à la fin d'icelle commencent les messes jusqu'à huit
heures , pendant lequel temps on garde le silence ,
on lit son livre spirituel , on dit ses petites heures ;
à huit heures, on ouvre la porte aux sauvages jusqu'à
quatre heures du soir, auquel temps il est permis de
parler aux sauvages , tant pour les instruire comme
pour apprendre la langue. Nos Pères aussi, en ce
temps là, vont visiter, dans les cabanes du bourg, les
malades pour les baptiser, et les sains pour les
instruire; pour moi , mon occupation est l'étude de
la langue , garder la cabane , faire prier Dieu les
chrétiens et catéchumènes, tenir école à leurs enfans,
depuis midi jusqu'à deux heures ; à deux heures
on sonne l'examen, suit le diner, pendant lequel
on fait lecture d'un chapitre de la Bible , et au sou-
per, on lit la Philagie de Jésus du R. P. du Barry ;
on dit le benedicite et grâces en huron à cause
des sauvages qui y sont présents. On dine autour
du feu assis sur un billot et le plat à terre. A midi
je commence l'école aux enfans qui s'y rencontrent
L. \%
— 178 —
jusqu'à deux heures : quelquefois je n'aurai qu'un
ou deux ou trois écoliers. Les dimanches, mardis et
jeudis, l'école cesse à une heure , auquel temps on
fait une instruction aux plus notables du bourg,
soit chrétiens ou non ; le jeudi aux seuls chrétiens
et catéchumènes ; le dimanche au matin aux seuls
chrétiens. Pendant la messe parrochiale on fait le
prône , devant la messe on fait l'eau bénite avec
chant, et à l'offertoire le pain bénit que les sau-
vages présentent par tour. Les grandes fêtes on
chante une grande messe. L'après-diner du diman-
che, aune heure, on chante vêpres; suit l'instruc-
tion aux chrétiens et catéchumènes ; à cinq heures
on chante compiles, et le samedi au soir le Salve avec
les litanies de la Vierge. Ce même jour, à l'issue de
l'echole on fait un petit catéchisme aux enfans , et
une fois le mois on fait un catéchisme public à tout
le bourg, outre l'instruction journalière qu'on leur
donne dans leur cabane. A quatre heures du soir
on congédie les sauvages non chrétiens, et nous
disons en repos tous ensemble matines et laudes , à
l'issue desquelles nous faisons entre nous des con-
sultes durant trois quarts d'heure, touchant l'avan-
cement et l'empêchement de la foy en ces contrées;
en suite nous conférons de la langue par ensemble
jusqu'au souper qui est à six heures et demie ; à
huit heures les litanies , l'examen , et puis on se
— 179 —
couche. On n'a pas icy son repos entier comme en
France ; tous nos Pères et domestiques , excepté
un ou deux, dont je suis du nombre, se relèvent
quatre et cinq fois chaque nuit ; le vivre d'icy
cause cela, comme la façon de coucher qui est sur
une natte à plate terre et tout vestu. Depuis que
je suis parti de France, je n'ai point quitté ma sou-
tane , sinon pour changer de linge. Dieu grâces, je
n'ai reçu aucune incommodité , et j'apprends icy
tous les jours que la nature se contente de peu, et
je crois qu'on nous porte plus d'envie que de com-
passion ; pour nous , nous n?envions la condition
d'aucun de notre France : melior est una dies in
atriis tuis super millia. Il est vray que nous voyons
en effet ce que vous ne voyez qu'en peinture ,
combien grand est le don de la foi. Nous avons
affaire à une nation qui est entièrement esclave de
Satan depuis le déluge : j'en parlerai en temps et lieu.
Le 1 1 novembre, nous baptisâmes avec les solen-
nités de l'Eglise, deux familles d'Hurons : ce sont
les premiers de l'Église naissante en ces contrées. Il
est vrai que, dès l'an passé, Dieu nous donna un
chrétien, nommé Joseph, avec sa famille: il avoit été
baptisé en maladie; nous admirons de jour en jour
son courage et l'esprit de Dieu en luy ; il parle aux
conseils hardiement de nos mystères qu'il conçoit
fort bien : la Relation parlera de luy et des autres
— 180 —
avec toute vérité. J'assure V. R., et vous pouvez me
croire, qu'il n'y a rien dans icelle qui ne soit très-
assuré et véritable.
Le 13 novembre, le R. P. supérieur partit d'icy
avec un de nos Pères pour commencer les missions
volantes. Le diable sembla vouloir s'opposer à leur
dessein; la neige 'tomba en si grande abondance
qu'elle couvrit tous les chemins. Nos Pères étant
arrivés à 4 heures du soir au lieu de la mission
nommé St-Michel et ayant baptisé deux petits en-
fants malades, ils se mirent en chemin pour pren-
dre quelque advis de nos Pères de St-Joseph, éloi-
gnés de là d'une lieue. Ils s'égarèrent, en sorte qu'ils
n'arrivèrent audit lieu qu'à quatre heures au matin
du lendemain, après avoir beaucoup enduré durant
cet égarement : on a trouvé un peu de temps après
plus d'un et deux enfants, morts dans les neiges, qui
s'étoient aussi égarés durant la nuit.
Pendant deux mois que nos Pères y ont demeuré,
ils y ont baptisé une vingtaine de personnes, des-
quelles six ou sept l'ont été solennellement et font
profession de la foi. Pendant ce temps là, il y arriva
une chose remarquable : c'est qu'un de nos premiers
séminaristes, qui sont revenus icy cette année de
Rébec , où est le séminaire des Hurons, voyant que
son beau-frère rejettoit le conseil qu'il luy donnoit
en sa maladie de ne point appeler le sorcier pour le
— 181 —
visiter et faire sur luy toutes ses diableries, le sor-
cier étant venu et faisant de son côté ses invocations,
le séminariste se mit à prier Dieu de son côté, le
chapelet à la main, et à conjurer Dieu de confondre le
sorcier : sa prière fut exaucée; car le sorcier fit réponse
que le diable ne lui vouloit rien découvrir, et qu'un
tel l'en empêchoit avec son chapelet. Cela fut cause
que le malade fut instruit et baptisé avec toute sa
famille. Tout cela se passa au bourg dit St-Michel.
L'autre séminariste étant allé à la guerre et ayant
fait rencontre des ennemis, ils en prirent treize
qui furent distribués en divers bourgs pour les faire
mourir cruellement, lui pour sa part en prit deux,
comme on étoit sur le point d'en faire mourir un,
il l'exhorta à croire en Dieu et à vouloir être bap-
tisé : comme il ne se souvenoit plus de la forme du
baptême, il le baptisa, récitant le Pater. Dieu favo-
risa le prisonnier baptisé de la sorte : il permit
qu'il survint quelque différent qui différa l'exé-
cution de sa mort, et il fut conduit en un autre
village proche d'une de nos Résidences, en sorte
que deux de nos Pères, en ayant appris la nouvelle,
s'y transportèrent incontinent , l'instruisirent et
baptisèrent sans sçavoir ce que ce brave séminariste
avait fait. Un peu devant mon arrivée , ils en
avaient baptisé dix-sept en divers bourgs : le 4 ou
5 décembre, outre les prisonniers susdits, quatre
— 182 —
autres eurent le même bonheur du baptême ; trois
d'iceux furent brûlés au bourg de St-Michel. Nos
Pères eurent bien de la peine à les baptiser, les Hu-
rons s'opposant à ce qu'ils ne le fussent, disant que
le baptême les rendoit plus contens en la mort. Ils
exercent des cruautés non pareilles sur ces captifs ;
ils leur coupent les doigts ; ils les font passer sept
tours sur divers brasiers ardents , qui sont allumés
en ia plus grande cabane du bourg, où tous ceux du
bourg sont assemblés pour les tourmenter ; chacun
le tourmente comme il veut; tandis qu'il passe sur
les feux , chacun a un tison allumé en main pour
lui appliquer en quelque partie du corps; ils se ser-
vent de tout ce qu'ils peuvent s'imaginer pour le
tourmenter, ils font rougir des haches , des flèches ,
des ances de chaudière, qu'ils appliquent sur le
patient : en tous ces tourments ils l'exhortent à
avoir du courage, et il faut que le patient chante
continuellement. L'un d'iceux eût les stigmates aux
mains et aux pieds. La nuit s'étant passée dans ces
cruautés , ils le conduisent hors du bourg , sur un
échafaud, où ils le lient à un poteau, et là ils le brûlent
tout vif à petit feu, avec des tisons allumés : s'il
tombe en défaillance ils le font revenir à soi par
quelque boisson. On lui arrache quelquefois les
oreilles à belles dents et on les lui fait manger.
Comme la flamme l'a suffoqué, ils le mettent cuire
— 183 —
dans des grandes chaudières, et puis ils le man-
gent.
Le 8 décembre, nous baptisâmes icy solennelle-
ment cinq familles de sauvages, toutes de diverses
nations. J'eus la consolation de leur dire la messe et
de les communier, et de bénir les bagues de leur
mariage. Depuis l'absence du R. P. supérieur jus-
qu'à son retour, j'ai été le chapelain ordinaire des
sauvages. Pendant la messe on chante le Pater et
XAve en langue huronne.
Le \ 2 décembre, dimanche de l'octave de la Con-
ception, j'eus le bien de dire la première messe dans
la première chapelle, bâtie dans les Hurons, et érigée
en l'honneur de l'Immaculée Conception de Notre-
Dame. La chapelle est faite d'une charpente bien
jolie, semblable presque , en façon et grandeur, à
notre chapelle de St-Julien.
Le 19 décembre, on baptisa icy trois familles de
sauvages. Le diable tascha, ce jour là, de troubler
notre solennité et faire voir qu'il étoit le maître du
pays ; car au sortir de la chapelle, il se trouva dans
notre cabane un capitaine qui , en présence des
nouveaux chrétiens, se mit à dèbagouler contre
Dieu et contre nous, et à faire des actions imperti-
nentes. Nous fumes contraints de le chasser hors la
cabane. L'après diner il envoya son frère et autres
pour interrompre le catéchisme public , qu'on fai-
— 184 —
soit de la tyrannie et domaine que satan exerce sur
nos Sauvages; ils ne manquèrent pas de l'interrom-
pre par leurs discours sacrilèges.
Le 20 décembre, nous eûmes une eclypse de lune
à neuf heures du soir environ : elle fut totale et de
durée d'environ de deux à trois heures. Vous l'eûtes
peut-être en France à deux heures du matin du
21 décembre. C'est par les eclypses que nous sça-
vons que le soleil se levé icy quatre heures plus
tard environ qu'en France ; notre élévation est de
45 degrés et demi environ.
Le 2 janvier on baptisa un chef de famille ; le 9
une famille ; le 1 6 deux familles ; et le tout fort so-
lennellement.
Le 1 3 février on baptisa , avec les cérémonies de
l'église, une fille de dix à douze ans.
Le 2 mars et les autres jours en suivant du carna-
val , le diable est icy déchaisné aussi bien qu'en
France. Ce n'est que diablerie et masquarade en ce
temps là, par tout le pays des Hurons : cela a débau-
ché deux ou trois de nos chrétiens et refroidi plu-
sieurs autres, qui se disposoient au baptême. Nous
eûmes recours, à Dieu par le saint sacrifice de la
messe et parles quarante heures, durant lesquelles
nous exposâmes le S t- Sacrement. La Relation dira
fidèlement le reste. J'assure, V. R., qu'elle est très-
fidelle : c'est pourquoi je me contenterai de toucher
— 185 —
en passant les diableries de ces peuples. Elle pourra
juger par ce qui suit, que ce ne nous est pas peu de
peine d'élever et entretenir, au milieu d'une nation
perverse, ces nouvelles plantes du christianisme que
Dieu nous a commis ; nous pouvons dire avec saint
Paul : Filioli quos iterum parturio, etc. Nous et eux
avons bon besoin des prières de V. R.; je les recom-
mande à sa charité.
1 ° Toutes leurs façons de faire leur sont dictées
immédiatement du diable, qui leur parle tantôt en
forme de corbeau ou quelque autre oyseau sem-
blable, tantôt en forme de flamme ou âme, et tout
cela dans le songe, auquel ils défèrent grandement,
en sorte que si l'on les prie de dire leur sentiment
sur quelque chose , ils disent : Attendez que nous
avons consulté le songe. Pour le mieux faire, ils
jeûnent auparavant. Ils tiennent le songe pour le
maître de leur vie , et c'est le Dieu de ce pays ; c'est
luy qui leur dicte leurs festins , leur chasse , leur
pèche , leur guerre , leurs traites avec les françois ,
leurs remèdes, leurs dances, leurs jeux, leurs chan-
sons : à les voir dans ces actions , vous jugeriez des
âmes damnées. Ils n'ont qu'un jeu innocent, à sça-
voir, le jeu de la crosse : il se fait pour se ressou-
venir de quelque excellent crosseur décédé.
2° Pour guérir un malade, ils appellent le sorcier,
qui, sans s'informer de la maladie du malade,
— 186 —
chante et remue sa tortue ; il regarde dans l'eau et
quelquefois dans le feu pour connaître la qualité de
la maladie. L'ayant connue, il dit : l'âme du malade
désire, pour sa santé, qu'on luy fasse présent de
telle ou telle chose, d'un canot , par exemple, d'une
robbe neuve, d'un collier de porcelaine, d'un festin
de feu, d'une danse , etc.; et tout le bourg se met
incontinent en peine d'accomplir parfaitement tout
ce que le sorcier aura dit. D'autres fois, pour guérir
le malade, les anciens du bourg vont trouver le
malade , et luy demandent qu'est-ce que son âme
désire. Il respond selon son songe, qui sera quel-
quefois excessif et abominable. Il demandera jus-
qu'à vingt-cinq présents d'importance, qui luy sont
incontinent fournis par le bourg, s'ils manquoient à
un seul, ils croiroient être cause de la mort du ma-
lade. C'est pourquoy nous qui crions contre ces
diableries et refusons d'y contribuer quelque chose
du nôtre, le diable, soit qu'il désireroit avoir de nous
quelque hommage , ou jeter sur nous toute l'envie ,
ne manque pas de faire songer au malade quelque
chose que nous ayons tous seuls ou de le faire dire
par le sorcier. Comme j'écrivois la présente , ce
1 3 avril , environ midi , voyla un Sauvage qui vient
d'un bourg prochain, grandement échauffé, et nous
prie de luy donner quelque cartier d'étoffe rouge ,
parce que le sorcier avoit dit qu'un sien fils malade
— 187 —
desiroit pour sa guerison ce bout d'étoffe. On ne le
luy donna pas ; «îais un de nos Pères incontinent se
transporta sur le lieu quasi aliud agendo et baptisa
le petit malade. Ces refus continuels font qu'ils nous
menacent souvent de nous casser la tête, nous attri-
buant la cause de leurs maladies, disant que depuis
qu'ils croyent ils ont la maladie. Chaque famille a
certaines maladies, et par conséquent certains re-
mèdes abominables. Elle a aussi ses armoiries di-
verses, qui un cerf, qui un serpent, qui un corbeau,
qui le tonnerre, qu'ils estiment être un oiseau , et
choses semblables.
3° Presque tous les Sauvages ont des sorts aux-
quels ils parlent et font festin pour obtenir d'eux
ce qu'ils désirent.
4° Le diable a ses religieux : ceux qui le servent
doivent être dépouillés de tout ce qu'ils ont; ils
doivent s'abstenir des femmes; ils doivent obéir
parfaitement à tout ce que le diable leur suggère. Le
sorcier de ce bourg nous vint voir le 26 de mars et
nous tint tout ce discours.
5° Les femmes grosses parmi eux causent, disent-
ils, plusieurs malheurs; car elles sont cause que le
mari ne prend rien à la chasse. Si quelqu'une d'elles
entre en une cabane ou il y aye quelque malade,
le malade empire; si elle regarde la bête qu'on
poursuit, ou ne la sçaurcit plus prendre; si l'on
— 188 —
mange avec elle, ceux qui y mangent tombent ma-
lades. Une femme grosse, par sa présence et appli-
cation de quelque racine, tire la flèche du corps
d'un homme : toutefois ils se réjouissent davantage
en la naissance d'une fille que d'un fils , à cause de
la multiplication du pays. Les femmes sont icy maî-
tresses et servantes.
6° Ils croyent que les âmes rentrent dans le corps
d'un autre après sa mort.
Le 1 9 mars , jour des Cendres, nous donnâmes
les cendres à ceux qui se présentèrent des Sauva-
ges. Il y en a qui ont gardé le carême pour ce qui
est de l'abstinence de chair , et qui , se trouvant
en des festins de cerf, ont refusé d'en goûter. Ce
n'est pas que nous les y obligeons pour le présent ;
ils s'en abstiennent de leur plein gré , sachant qu'en
France on garde de la sorte le carême. Il est à re-
marquer que c'est en ce temps de caresme que les
chasseurs reviennent de la chasse , et , comme elle
est très-rare et fort difficile, ils sont grandement
avides de chair. Ils font des deux et trois cents lieues
dans les bois pour y trouver du gibier , comme
quelque ours, ou quelque cerf ou vache; du peu
qu'ils rapportent ils en font un festin. Par grande
caresse un père donne à son fils un os à ronger
qu'on luy aura donné au festin. La pluspart, non-
seulement le carême, mais tout le long de l'année,
— 189 —
j'entens ceux qui sont rarement aux festins, ne font
que deux repas par jour, l'un à neuf heures du
matin et l'autre à cinq heures du soir. Si les Sau-
vages sont dans un continuel carême, le nôtre n'est
pas moindre : le jour de Pâques et le grand ven-
dredy nous sont bien souvent égaux quant aux
vivres. Il est vray que quelquefois les Sauvages
nous apporteront à traiter un quartier d'ours ou
cerf, une fois au plus durant toute l'année; quel-
quefois aussi , mais rarement, nos françois tueront
quelque outarde ou grue, desquels on fait festin aux
sauvages, on en donne aux malades, et on en met
quelquefois quelques unes dans notre sagamité.
Le 23 avril , samedi saint , nous baptisâmes dans
notre chapelle , avec les cérémonies de l'Eglise, un
de nos catéchumènes : les autres ont été remis, pour
quelques raisons , à la veille de la Pentecôte , selon
l'ordre de l'Eglise.
Le 24 avril , jour de Pâques, deux de nos Pères
partirent d'icy pour des missions volantes , par la
campagne. Le 28 du même mois j'entrai aux
exercices pour le même sujet. A la fin d'iceux,
depuis la présente lettre , datée le 4 de mai , je
partis pour aller en mission volante. En ces mis-
sions , nous sommes frustrés de célébrer la sainte
messe (souvenez-vous de suppléer pour nous). Le
samedi, nous retournons à la Résidence la plus pro-
— 190 —
chaine pour y célébrer la sainte messe le lende-
main , après laquelle nous retournons à notre mis-
sion. Depuis Pâques on y a baptisé environ vingt
personnes.
Le 27 mai, nous retournâmes à la Résidence de la
Conception pour assister à la venue de douze prison-
niers et les disposer au baptême. Il est vrai que ce
que je vous ai dit cy devant des cruautés, que nos
barbares exercent sur les prisonniers, n'est rien,
pour ne les avoir connues que par le rapport de nos
Pères qui y avoient assisté. J'ay assisté moi-même
aux premiers tourments de ceux-cy ; la rage des dé-
mons sur les damnés ne sauroit être mieux figurée
que par celle que ces peuples exercent sur ces
pauvres captifs. Figurez-vous qu'à leur arrivée tout
le bourg, ou plutôt tout le pays, qui y accourt, leur
va au-devant à cinq cents pas du bourg les accueil-
lir, mais d'une étrange façon ; chacun s'arme, qui
d'un bâton, qui d'une poignée de ronces, qui d'un
couteau et tison de feu ; ils se rangent d'un côté et
d'autre, et frappent sans pitié les prisonniers jus-
ques à ce qu'ils sont arrivés sur l'échafaud préparé
pour être le spectacle de cruauté. Ils marchent l'un
après l'autre, ayant chacun derrière soi un sauvage
qui les tient liés par les bras avec une corde ; ils ont
aussi les pieds liés, en sorte que ils ne puissent mar-
cher que doucement; ils sont nuds et ont un collier
— 191 —
de porcelaine autour de la tête pour marque de vic-
time. Arrivés qu'ils furent sur le théâtre, on les fit
danser, et chanter l'un après l'autre , et tout en chan-
tant , divers en divers temps leur coupoient, qui un
doigt, qui trois, qui leur écrasoient les doigts à coup
de bâton, d'autres leur donnoient des estafilades de
couteau jusques aux os, au gras des jambes et des
bras , la plupart en avoient aux deux bras et aux
deux jambes. Cela fait, on les mena reposer dans
une cabane pour les tourmenter par après, durant la
nuit, plus cruellement par le feu. Le lendemain ma-
tin, on en mena un sur l'échafaud, pour achever de
le brûler avec des tisons de feu. Ils lui renouvel-
lerent toutes les plaies de la nuit précédente , et
enfin n'en pouvant plus, ils luy coupèrent la tête.
J'ay assisté à ces cruautés : elles sont beaucoup plus
horribles qu'on ne se sçauroit imaginer. De douze
qu'ils étoient nous en avons déjà baptisé neuf icy ;
reste trois qui vont en d'autres bourgs : je pars tout
à l'heure avec un de nos Pères pour aller après eux
et tacher de les baptiser.
Me voicy de retour. Des trois prisonniers qui
restoient à baptiser, nous en avons baptisé deux; le
troisième a refusé le baptême : entre les douze pri-
sonniers il s'est trouvé un Judas. Le nombre des
baptisés de cette année (1639) monte bien à 300
âmes; en ce bourg de la Conception, on en a baptisé
— 192 —
en maladie, tant enfans qu'autres, cent vingt deux,
desquels une partie sont allés au ciel. Outre les ma-
lades on en a baptisé en santé et solennellement,
et qui font profession de chrétien, cinquante; au
bourg de St-Joseph cent vingt six, dont vingt cinq
Font été solennellement et font profession du chris-
tianisme ; en la mission volante de St-Michel une
vingtaine , desquels six ou sept l'ont été avec les
cérémonies de l'Eglise. Je ne parle que de ce pays
des Hurons ; pour ce qui est de Rebec et des trois
rivières, vous en avez la Relation devant nous.
Je me recommande à vos SS. Sacrifices et aux
prières de tous nos Pères et Frères, je les salue tous
nominatim et les conjure de contribuer par leurs
ferveurs à la conversion de nos pauvres Sauvages :
c'est l'ouvrage de Dieu seul, qui exaucera aussi bien
en France vos prières que les nostres.
Je suis à tous de cœur ,
Mon Révérend Père,
le très-humble et très-affectionné frère
en Notre-Seigneur,
François du PERON,
surnommé en huron ANONCHIARA, S. J.
XTII.
LETTRE DU P. JOSEPH-MARIE CHAUMONOT , AU T. R. P.
MUTIO V1TELLESCHI, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE
Jésus, A rome. (Traduite de l'italien sur V original
conservé à Rome.)
Kébec,7 août 1639.
Mon Très-Révérend Père ,
Pax Christi.
Le premier août je suis arrivé en la Nouvelle-
France avec les PP. Vimont et Poncet et un de nos
Frères coadjuteurs, après trois mois d'une navigation
très-fâcheuse, à cause des brouillards qui nous ont
environnés pendant trois semaines, avec danger de
naufrage contre les énormes glaçons qui flottent sur
ces mers. Le vaisseau du commandant de la flotte
allait se heurter contre un de ces blocs de glace, le
jour de la Sainte-Trinité , pendant qu'on disait la
messe, quand un des marins, en se promenant sur
le pont, aperçut, malgré l'épaisseur du brouillard,
l'éclat de la glace qui n'était plus qu'à deux brasses,
et s'écria : Miséricorde, miséricorde ! Nous sommes
tous perdus. Le P. Vimont fit vœu de dire deux
messes, l'une en l'honneur de la sainte Vierge, l'au-
L. 43
— 194 —
tre en l'honneur de saint Joseph , s'ils nous préser-
vaient de ce péril. Et voilà qu'au même instant le
vent, changeant subitement de direction, nous fit
éviter, comme par miracle, ce danger imminent.
Les plus habiles pilotes conviennent que cela n'a
pu se faire naturellement avec tant de rapidité , et
que si ce revirement n'eût pas eu lieu à ce moment
précis , nous étions perdus sans ressource.
Je ne puis encore rien écrire à Votre Paternité
sur ce qui regarde le pays que je n'ai pas eu le temps
d'étudier; mais l'année prochaine, je compte bien
me dédommager de ce silence forcé.
Quatre d'entre nous irons dans le pays des Hu-
rons, les PP. Pijart, le Mercier, Poncet et moi.
Ceux qui reviennent de chez les sauvages nous as-
surent de leurs dispositions à recevoir la foi. Plaise
à Dieu faire de son serviteur un instrument capable
de mener à bien une si difficile entreprise !
Je conjure Votre Paternité de m'accorder le se-
cours de ses prières et saints sacrifices ,
Je suis ,
de Votre Paternité,
l'indigne serviteur en Notre-Seigneur ,
Joseph-Marie CHAUMONOÏ.
De Kébec, le 7 août 1639.
XIV,
LETTRE DU P. JOSEPH-MARIE CHAUMONOT , AU T. R. P.
MUTIO VITELLESCHI, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE
jésus , a rome. (Traduite de l'italien sur l'original
conservé à Rome.)
Du pays des Hurons, 24 mai 1640.
Mon Très-Révérend Père ,
PaxChristi.
Le 10 de septembre 1639, j'arrivai dans le pays
des Hurons en la Nouvelle-France, après une navi-
gation de trois mois très-pénible et très-dangereuse,
qui fut suivie d'un voyage d'un autre mois sur les
rivières., les lacs et à travers les forêts.
Nous sommes ici treize Pères , tous français ,
avec quelques jeunes gens qui se donnent à nous
pour le soin du temporel, et qui nous tiennent
lieu de frères coadjuteurs. Notre manière de vivre
paraîtra en Europe très-étrange et très-pénible ,
mais nous la trouvons fort douce et fort agréable.
Nous n'avons ni sel, ni huile, ni fruits, ni pain, ni
vin, excepté celui que nous gardons pour la messe.
Toute notre nourriture se compose d'un grand
— 196 —
plat de bois rempli d'une espèce de soupe faite
de blé d'Inde, écrasé entre deux pierres ou pilé
dans un mortier, et assaisonnée avec quelques
poissons fumés. Notre lit est la terre , couverte
d'une écorce d'arbre ou tout au plus d'une natte.
L'étendue de notre mission comprend cette an-
née trente-deux bourgs ou villages, dans lesquels
il ne reste pas une seule cabane où l'Evangile n'ait
été annoncé. Beaucoup de sauvages ont reçu le
baptême. La plupart, victimes d'une épidémie qui
a ravagé tout le pays, sont au ciel, nous l'espérons.
Cette maladie a été l'occasion de bien des calom-
nies et de persécutions excitées contre nous sous
le prétexte que nous étions les auteurs du fléau.
Toutefois aucun de nous n'a péri dans cette tem-
pête, bien que quelques-uns aient été bâtonnés et
que d'autres aient vu la hache levée sur eux, et bien
près de leur tête.
Nous avons tous besoin du secours de vos priè-
res ; c'est pourquoi nous nous recommandons
humblement à vos saints Sacrifices.
Je suis,
de Votre Paternité ,
Le très-indigne serviteur et fils en
Notre-Seigneur.
Joseph-Marie CHAUMONOT.
Du pays des Hurons, le 24 mai 1 640.
XV
LETTRE DU P. JOSEPH-MARIE CHAUMONOT AU R. P. PHI-
LIPPE NAPPI, SUPÉRIEUR DE LA MAISON PROFESSE A
rome. {Traduite de l'italien sur l'original conservé
à Rome.)
Du pays des Hurons, 26 mai 1640.
Mon Révérend Père ,
Pax Christi.
Je ne pourrai jamais remercier assez la divine
bonté de la faveur qu'elle m'a faite, en me condui-
sant à travers tant de dangers, dans le lieu le plus
favorable qui soit au monde , pour perfectionner
un religieux. Je dois en faire part à Votre Révé-
rence , afin qu'elle veuille bien m'aider à en remer
cier le bon Dieu. L'année dernière, j'ai écrit que,
après trois mois d'une navigation très-pénible , je
suis arrivé dans la Nouvelle-France, mais qu'il me
fallait encore m'avancer trois cents lieues plus loin
dans le désert. Voici le récit de ce voyage.
La veille de saint Laurent , je m'embarquai dans
un canot de sauvages Hurons (ainsi s'appelle ce
peuple) sur la grande rivière , qui porte le nom de
— 498 —
ce glorieux martyr ; dans quelques endroits , elle
est large de dix , treize, vingt lieues. Pendant cent
lieues de son cours, ses eaux sont salées, et le flux et
reflux s'y font sentir : aussi est-elle sujette , vu sa
largeur, à des tempêtes, comme l'Océan.
Le P. Poncet s'embarqua en même temps que
moi ; mais quatre jours après le départ , nous fûmes
obligés de nous séparer , laissant notre premier
canot pour monter séparément dans deux autres.
Nous devions cependant aller de compagnie , de
telle sorte que presque chaque soir, nous nous
trouvions ensemble pour souper et passer la nuit ,
avec les conducteurs de nos canots d'écorce, et
souvent même nous avions la grande consolation*
de dire la sainte messe , le matin , avant de partir ;
mais ce fut la seule pendant tout le voyage, qui fut
de trente jours pour moi et de trente-deux pour le
P. Poncet : voyage on ne peut plus laborieux
Arrivé au but de ce voyage , je trouvai onze
de nos Pères, distribués dans trois Résidences pour
être plus près des bourgs importants, qu'ils veulent
instruire et civiliser. Nos habitations sont d'écorce,
comme celle des sauvages , sans divisions inté-
rieures , excepté pour la chapelle. Faute de table et
d'ustensiles de ménage, nous mangeons par terre
et nous buvons dans des écorces d'arbres. Tout
l'appareil de notre cuisine et de notre réfectoire
— 199 —
consiste dans un grand plat de bois, plein de sa-
gamité, à laquelle je ne vois rien de plus semblable
que la colle qui sert à tapisser les murs. La soif ne
nous gêne guère , soit parce que nous ne nous ser-
vons jamais de sel , soit parce que notre nourriture
est toujours très-liquide. Pour moi, depuis que je
suis ici , je n'ai pas bu en tout un verre d'eau , quoi-
qu'il y ait déjà huit mois que je sois arrivé. Notre
lit est formé d'une écorce d'arbre , sur laquelle
nous mettons une couverture, épaisse à peu près
comme une piastre de Florence. Pour les draps ,
on n'en parle pas , même pour les malades. Mais
la plus grande incommodité, c'est la fumée qui,
faute de cheminée , remplit toute la cabane et gâte
tout ce qu'on voudrait garder. Quand certains vents
soufflent , il n'est plus possible d'y tenir, à cause de
la douleur que ressentent les yeux. En hiver nous
n'avons pas la nuit d'autre lumière que celle du feu
de la cabane , qui nous sert pour réciter notre bré-
viaire , pour étudier la langue et pour toute chose.
Le jour, nous nous servons de l'ouverture laissée
au haut de la cabane , et qui est à la fois cheminée
et fenêtre. Yoilà la manière de vivre dans notre ré-
sidence ; pour celle que nous gardons quand nous
allons en mission , Votre Révérence doit savoir
d'abord que , quoique ces sauvages observent entre
eux certaines règles d'hospitalité , avec nous ils ne
— 200 —
les observent pas. Nous sommes donc obligés de
porter avec nous quelques petits couteaux , des
aleines, des bagues, des aiguilles, des pendants
d'oreille et choses semblables , pour payer nos
hôtes. Nous portons en outre une couverture en
guise de manteau, qui sert à nous envelopper la
nuit.
La manière d'annoncer la parole de Dieu aux sau-
vages n'est pas de monter en chaire et de prêcher sur
une place publique; il nous faut visiter chaque
cabane en particulier, et auprès du feu , exposer
à ceux qui veulent nous écouter les mystères de
notre sainte foi. Ils n'ont en effet aucun autre lieu
de réunion pour traiter leurs affaires, que la cabane
de quelqu'un de leurs capitaines.
Je ne me serais jamais imaginé une dureté comme
celle d'un cœur sauvage élevé dans l'infidélité.
Quand ils sont convaincus de la folie de leurs su-
perstitions et de leurs fables, et qu'on leur a prouvé
la vérité et la sagesse de la foi, il faudrait, pour
achever de les gagner, leur promettre que le bap-
tême leur donnera prospérité et longue vie, ces
pauvres gens n'étant sensibles qu'aux biens tempo-
rels : cela ne vient pas de stupidité ; ils sont même
plus intelligents que nos campagnards , et il y a cer-
tains capitaines , dont nous admirons l'éloquence,
acquise sans beaucoup de préceptes de rhétorique.
— 201 —
Leur obstination dans l'infidélité est produite par
la difficulté qu'ils croient trouver dans l'observation
des commandements et surtout du sixième.
Le petit nombre de fidèles , que Notre-Seigneur
s'est choisi, estime preuve de ce que peut la grâce
dans les cœurs les plus barbares de la terre. J'en
connais un qui, cette année, au moment où les
hostilités contre la religion étaient plus vives , n'a
pas craint de parcourir en apôtre presque tous les
villages. Il allait dans les assemblées et les conseils
des capitaines., lorsqu'ils traitaient quelque affaire,
et blâmait hardiment leurs folies. Il exaltait la soli-
dité de la doctrine , que les robes noires (c'est
ainsi qu'ils nous appellent) étaient venus leur en-
seigner, protestant qu'il était prêt à donner sa vie
pour la défendre Ses auditeurs applaudissaient
alors à ses discours ; mais ils n'embrassaient pas
pour cela la vérité, qu'ils reconnaissaient. Ce même
Sauvage demanda à faire les exercices, et il en pro-
fita si bien, que le Père, qui lui donnait les médi-
tations , en était étrangement émerveillé. Si on écrit
dans la Relation française ses réflexions spirituelles,
elles pourront servir de leçon, même aux religieux
les plus pieux et les plus fervents. Il avait dans sa
famille une nièce, attaquée de je ne sais quelle ma-
ladie , qui , la nuit , lui faisait pousser des cris ef-
frayants, comme si elle avait vu quelque spectre.
— 202 —
Pour la délivrer, il lui mit au cou son chapelet , en
lui disant : « Rappelle-toi que tu es chrétienne, et
« que tu n'appartiens plus au démon , et fais le
« signe de la croix. » Elle le fit , et à partir de ce
moment, elle n'a plus été tourmentée de semblable
mal.
Il serait trop long de raconter tous les exemples
héroïques de constance que ce Sauvage et quelques
autres de nos convertis, bien qu'en petit nombre ,
nous ont donnés. Mais c'en est assez pour montrer
à Votre Révérence que Dieu ne refuse, pas sa grâce ,
même aux plus sauvages des hommes, et que ces
peuples sont capables de recevoir la doctrine de
l'Evangile, malgré la très-grande difficulté qu'il y a
à l'expliquer, à cause delà pauvreté de la langue;
car ils n'ont ni vignes , ni troupeaux , ni tours, ni
villes , ni sel , ni lampes , ni temples , ni maîtres
d'aucune science ou art. Ils ne savent ni lire ni
écrire , et nous avons beaucoup de peine à leur
faire comprendre les paraboles qui sont sur ces ma-
tières dans le saint Evangile. Il est vrai que ce dé-
faut et cette pauvreté de leur langue n'a jamais été
cause du retard de leur conversion ; car les Pères
qui savent leur langue, leur font assez bien con-
naître ce qui est nécessaire pour le salut, sans se
servir de ces comparaisons.
L'hiver dernier, il n'y a pas eu une seule cabane
— 203 —
dans nos trente-deux bourgs , où la parole de Dieu
n'ait été portée ; mais les fruits ont été plus
grands pour l'Eglise triomphante que pour l'Eglise
militante. Comme il régnait une maladie conta-
gieuse qui n'épargnait ni âge ni sexe , tout notre
soin était de catéchiser les malades , pour leur don-
ner à la fin de leur vie un passe-port pour le ciel.
Le plus grand nombre de ceux que cette maladie a
enlevés , après le saint baptême , étaient les petits
enfants
Les Sauvages ont tenu plusieurs assemblées très-
nombreuses pour aviser aux moyens de nous
forcer à quitter le pays. Beaucoup de capitaines
ont voté notre mort; mais pas un n'a osé s'en
faire l'exécuteur , et jusqu'à présent Dieu nous
a préservé de leurs coups. Pendant tout l'hiver
nous nous attendions chaque jour à apprendre
la mort de quelqu'un de nos missionnaires , et
chaque jour en disant la sainte messe, nous faisions
la communion , comme devant nous servir de via-
tique. Tout s'est borné à quelques coups de bâton,
et au chagrin de voir renverser les croix que nous
avions dressées, et réduire en cendres une de nos
cabanes. Un seul des nôtres a vu couler son sang,
se cl non usque ad mortem
Quand nous visitons ces pauvres gens , s'ils
n'arrivent pas à temps pour nous fermer la porte
— 204 —
au nez, ils se bouchent les oreilles et se couvrent la
figure de peur d'être ensorcelés. Tout cela nous
donne beaucoup d'espérance qu'un jour la foi
fleurira dans cette malheureuse terre , puisque les
persécutions dont Dieu se sert pour l'établir et la
cultiver ne nous font pas défaut.
La moisson promet beaucoup, non pas seulement
à cause du nombre de nos Sauvages, mais parce
qu'il y a bien d'autres nations répandues dans ces
immenses solitudes. Nous connaissons déjà les
noms déplus de vingt, qui sont dans la direction
de la mer du Nord, toutefois peu considérables : on
nous fait espérer qu'au-delà , nous trouverons des
contrées plus peuplées. Pour y arriver il faudra
souffrir encore plus que nous ne l'avons fait pour
venir ici.
Avant de finir, je veux raconter à Votre Révé-
rence quelques faits extraordinaires arrivés cette
année. Un pauvre homme, baptisé dans sa maladie,
ayant recouvré la santé, fut attaqué d'une fluxion
qui le priva de la vue. Un de nos Pères, le félicitant
un jour d'avoir échappé à la mort , eut pour
réponse que maintenant la vie était pour lui un
fardeau, puisqu'il était aveugle. Le Père lui lava
les yeux avec de l'eau bénite, en disant : « Que le
Père, le Fils, et le Saint-Esprit, en qui tu crois, te
guérissent » , et au même moment la fluxion cessa,
— 205 —
et le lendemain la vue lui fut rendue complètement.
— Une femme n'ayant pas voulu se soumettre à
certaines superstitions, fut frappée de cécité par le
démon , pour la punir. Le même Père l'engagea à
mettre sa confiance en Dieu , et à se laver avec de
l'eau bénite , et elle recouvra parfaitement la vue.
— Un jeune homme, ayant été à la pèche avec son
jeune frère, et quelques autres, fut attaqué par
les ennemis de leur nation. Comme il craignait plus
la mort de son jeune frère que la sienne, il le
couvrit de son corps, le protégeant ainsi contre les
coups qu'il reçut lui-même. On le ramena demi-
mort à son village. Un .de nos Pères s'y trouvait.
Voyant qu'il était sans mouvement et sans parole,
il ne pouvait pas l'aider à bien mourir. Malgré cela,
il ne perdit pas courage , et fit vœu de quelques
messes en l'honneur de saint François-Xavier, pouf
le soulagement de ce pauvre infidèle. Au même
moment la langue du moribond se délie, ses yeux
s'ouvrent et regardant le ciel, il s'écrie « Aonde-
chichiai Taitene. Toi qui as fait la terre, aie pitié
de moi. » Aussitôt le Père l'instruit, le baptise, et il
mourut peu après. — Un autre jeune homme avait,
je ne sais par quel dépit, mangé une racine véné-
neuse pour se donner la mort, et il était déjà tour-
menté par la violence du poison quand il vint à
notre cabane. Rendu là, il se jette à terre, en
— 206 —
écumant, avec tous les signes d'une mort prochaine.
Interrogé sur la cause de son mal , pour toute ré-
ponse, il présente le reste de la racine qu'il avait
mangée, en disant de la montrer à ses parents
après sa mort. Nos Pères, avertis par quelques Sau-
vages que ce poison était mortel , s'empressent
d'instruire au plus vite ce malheureux, et le bapti-
sent , après avoir pris toutes les précautions néces-
saires , quand il s'agit du baptême des adultes.
Environ une demi-heure après , il mourut en
chemin , pendant que ses parents le reportaient à
sa cabane. — Un homme, attaqué par la contagion
et voyant l'inefficacité des remèdes des médecins
du pays, c'est-à-dire des sorciers (vrais ou faux), se
donna plusieurs coups de couteau dans la poitrine.
Un des Nôtres entre alors par hasard dans sa
cabane, et aussitôt celui-ci l'appelle et lui demande
le baptême. Le Père le catéchise et le baptise sans
tarder. Le nouveau chrétien lui dit : « Ne crois
pas que j'aie demandé le baptême dans l'espé-
rance de prolonger ma vie, puisque je suis presque
déjà mort; regarde mes blessures, et vois s'il est
possible d'échapper; ce n'est que l'espérance du
ciel qui m'a poussé à me faire baptiser. » Le Père
l'engagea à faire un acte de regret de s'être donné
la mort. Peu de temps après, il mourut.
Nos Sauvages prirent , il n'y a pas un mois , un
— 207 —
de leurs ennemis; mais avant d'être mis à mort, il
fut baptisé par un des Nôtres, qui venait par hasard
d'arriver dans le village. Pendant que les Sauvages
tourmentaient ce captif, il chantait qu'il devait
aller au ciel. Je voudrais pouvoir décrire les suppli-
ces qu'ils font souffrir à ceux des ennemis qui
tombent entre leurs mains ; mais il n'est pas
possible de voir en ce monde quelque chose qui
représente mieux la manière dont les démons tour-
mentent les damnés. Dès qu'ils ont fait un prison-
nier, ils lui coupent les doigts des mains, ils lui
déchirent avec un couteau les épaules et le dos,
ils le garrottent avec des liens très-serrés, et le con-
duisent en chantant et en se moquant de lui, avec
tout le mépris imaginable. Arrivés à leur village,
ils le font adopter par quelqu'un de ceux qui ont
perdu leur fils à la guerre. Ce parent simulé est
chargé de caresser le prisonnier. Yous le verrez
venir avec un collier en fer chaud, et lui dire :
« Tiens, mon fils, tu aimes, je crois, à être bien
orné, à paraître beau. » En le raillant ainsi, il
commence à le tourmenter depuis la plante des
pieds , jusqu'au sommet de la tête, avec des tisons
ardents , avec la cendre chaude , en perçant ses
pieds et ses mains avec des roseaux ou des pointes
de fer. Quand la faiblesse ne permet plus au captif
de se tenir debout, on lui donne à manger, et puis
— 208 —
on le fait marcher sur les charbons de plusieurs
brasiers placés en rang. S'il est épuisé , ils le
prennent par les mains et les pieds, et le portent sur
ces brasiers. Enfin ils le conduisent hors du village,
et le font monter sur une estrade pour que tous
les Sauvages , le voyant dans ce pitoyable état ,
puissent satisfaire la rage de leur cœur. Au milieu
de tous ces supplices, ils l'invitent à chanter, et le
patient chante afin de ne pas passer pour lâche.
Très-rarement ils se plaignent de la cruauté qu'on
exerce sur eux. Pour couronner toute cette rage
infernale, ils enlèvent la peau de la tête à ces in-
fortunés. Après leur mort, ils mettent leurs corps
en pièces, et ils donnent aux principaux capitaines,
le cœur, la tête, etc. Ceux-ci en font présent à
d'autres pour assaisonner leur soupe , et pour s'en
nourrir, comme si c'était la viande de quelque cerf
ou autre animal sauvage
Nous courons maintenant le danger d'être pris
et traités de la même manière que les Hurons, avec
qui nous vivons; car nous passons chaque année,
soit en descendant à Québec, soit en remontant, par
les lieux mêmes, où les ennemis de nos Sauvages
sont à l'affût pour les saisir dans leur voyage; et il
n'y a pas d'année où plusieurs Hurons ne soient
pris ou tués, comme je viens de dire.
Y. R. voit par là que nous avons besoin de se-
— 209 —
cours spirituels pour être à l'abri de tant d'ennemis
domestiques et étrangers , visibles et invisibles que
nous rencontrons au milieu de ces peuples féroces.
Je devrais écrire à beaucoup de Pères qui sont
dans votre Province ; mais le papier et le temps me
manquent. C'est pourquoi je conjure V. R. de sup-
pléer à ce silence, en montrant la présente à ceux
qui demanderont de mes nouvelles , mais surtout à
N. T. R P. Général et au P. Assistant de France, à
qui j'adresse cette lettre ; mais faites-moi la charité de
la corriger auparavant , et ensuite de la faire copier
par quelqu'un, car elle est trop mal écrite pour
être présentée à sa Paternité.
Y. R. voudra bien me rappeler au souvenir du
R. P. Pensa, Provincial, du P. Oliva, des PP. Zuc-
chi , Caravita , Gotlefroid , Lampugnano, Fiera-
monti, Arana, Oddone, Conti, Giustino, Ricci et
autres, outre les PP. de Magistris et Finetti.
Mon Révérend Père, demandez pour moi quel-
ques messes et quelques communions, pour l'amour
de Dieu; car, dans cette Mission, nous sommes
exposés à en être souvent privés.
Je suis, de Votre Révérence,
Le très-indigne serviteur en Jésus-Christ,
Joseph-Marie CALMONOTTI (Chaumomxt) .
Au Pays des Hurons , dans la Nouvelle-France ,
le 26 mai 1640.
L. U
XVI.
LETTRE DU P. JOSEPH-MARIE CHAUMONOT, AU R. P. PHI-
LIPPE NAPPI, SUPÉRIEUR DE LA MAISON PROFESSE DE
rome. (Traduite de l'italien sur l'original conservé
à Rome).
De Sainte-Marie aux Hurons, 3 août 1640.
Mon Révérend Père,
Pax Christi.
J'ai reçu en même temps, l'année dernière, deux
lettres de Votre Révérence, l'une de l'année 1638,
l'autre de l'année 1639. La première m'apprenait
trois choses : d'abord qu'elle se souvenait de
moi à l'autel et qu'elle a célébré la sainte Messe
pour moi sur le tombeau du B. Louis de Gonzague,
comme je l'en avais priée. En second lieu, que Son
Eminence le cardinal Pallotto continue sans relâ-
che à propager la dévotion à la sainte maison de
Lorette ou mieux à la sainte Famille qui l'a sanc-
tifiée. Enfin que le P. Ange de Magistris est
parti pour le Paraguay, aussitôt après son ordi-
nation et sa première messe, célébrée dans l'église
de Lorette dite de Ripetta
— 211 —
Pour reconnaître en quelque façon la charité que
vous avez de me donner des nouvelles de Rome ,
je vous tiendrai au courant des choses capables
d'intéresser votre curiosité, et de plus je presserai
le P. Bressani de traduire en italien la Relation
entière que chaque année nous envoyons à notre
Père Assistant.
L'année dernière, j'accompagnai l'un des Nôtres
(le P. de Brébeuf) dans un pays où l'Evangile
n'avait pas encore été annoncé. Partant de notre
Résidence au pays des Hurons, nous fîmes six
jours de route, toujours dans les bois , et sans
trouver aucun endroit pour nous reposer ou réfu-
gier. Nous étions obligés de porter à dos tout ce
qui nous était nécessaire pour notre nourriture. Les
sentiers de ces forêts sont très-difficiles, étant fort
peu battus, remplis de broussailles et de branches,
coupés de marais, de ruisseaux, de rivières sans
autres ponts que quelques arbres, brisés par l'âge
ou par le vent. L'hiver est la meilleure saison pour
voyager, parce que la neige rend les sentiers plus
unis. Mais il faut qu'elle soit durcie, comme nous
l'avons trouvée à notre retour, à l'exception de
deux journées : sans cela, on enfonce à chaque
pas. Il y a encore un avantage à voyager en hiver :
c'est que les cours d'eau sont glacés, et que nous
avons pu, pendant soixante milles, traîner nos baga-
— 212 —
ges. Il est vrai qu'on ne trouve aucun abri contre
les vents qui sont très-violents et très-froids. Mais,
grâce à Celui à qui la mer et les vents obéissent,
nous avons marché courageusement et joyeu-
sement, malgré le froid, la fatigue et des chutes sans
nombre sur la glace; ce dont mes genoux ont con-
servé bon souvenir. Mais qu'est-ce que cela en
comparaison de ce que Notre-Seigneur a souffert
pour moi ? Je m'estimerais heureux de me briser
bras et jambes à son service.
Les petits enfants en danger de mort ont recueilli
les premiers fruits de notre apostolat. Nous en
avons baptisé un grand nombre à l'insu de leurs
parents , qui s'y seraient opposés certainement.
Beaucoup de ces enfants sont déjà partis pour le
ciel. Quant aux adultes , non-seulement ils n'ont
pas voulu écouter la bonne nouvelle, mais ils nous
empêchaient d'entrer dans leurs bourgades, nous
menaçant de nous tuer et de nous manger, comme
ils font à leurs plus cruels ennemis. La cause de
cette grande aversion venait des calomnies propa-
gées par quelques mauvais habitants du pays d'où
nous venions. Par suite de ces calomnies, ils étaient
convaincus que nous étions des sorciers, des impos-
teurs venus pour s'emparer de leur pays, après les
avoir fait périr par nos sortilèges, lesquels étaient
enfermés dans nosécritoires, dans nos livres, etc.; de
— 213 —
sorte que nous n'osions pas, sans nous cacher,
ouvrir un livre ou écrire quelque chose. Non -seu-
lement nos livres et nos papiers étaient suspects
de magie, mais encore nos moindres gestes et mou-
vements. Je voulus une fois me mettre à genoux
dans une cabane, où nous nous étions retirés pour
prier avec plus de recueillement. Aussitôt le bruit
se répandit que Oronhiaguehre, c'est-à-dire, porte-
ciel comme ils m'appellent, avait passé une partie de
la nuit à faire ses sortilèges et qu'en conséquence
tous devaient se mettre en garde et se défier de lui.
Mais, en dépit du diable et de ses suppôts, nous
avons pu employer tout notre hiver à parcourir les
bourgades des sauvages, les menaçant de l'enfer,
s'ils ne se convertissaient, sans que personne ait osé
toucher un seul de nos cheveux. Chacun d'eux
cependant désirait notre mort et excitait les autres
à nous tuer, mais aucun n'avait le courage de le
faire, quoique cela fût la chose la plus facile du
monde : nous n'étions que deux hommes faibles,
sans armes , loin de tout secours humain ; Dieu
seul était pour nous, et il a paralysé le mauvais
vouloir de tant d'ennemis. Que Votre Révérence
m'aide à remercier le Seigneur de m'avoir préservé
de tant d'épreuves et de dangers.
L'automne prochain , j'espère passer un second
hiver au milieu de ces pauvres sauvages : aussi
— 214 —
je compte obtenir le secours de vos prières
Pour finir cette lettre j'ajouterai trois faits assez
remarquables arrivés cette année , vu surtout qu'il
s'agit de pauvres infidèles, sans moralité. Le premier
fait est celui d'un jeune homme qui, voyageant par
un grand froid avec sa sœur et la voyant près de
succomber, se dépouilla d'une grande peau qui le
couvrait pour l'en revêtir ; puis l'encourageant à
hâter le pas afin d'éviter la mort qui la menaçait, il
resta avec le mauvais vêtement de sa sœur. La
jeune fille le laissant, se mit à courir jusqu'à son
village, et pendant ce temps-là son pauvre frère
mourait de froid , victime de son héroïsme frater-
nel. Soixante autres environ, durant cet hiver, pé-
rirent dans les neiges.
Le second fait est celui d'un petit enfant de huit
à neuf ans qui , jouant sur la glace, tomba dans
l'eau. Un de ses frères, à peu près du même âge, se
jeta dans la rivière par le trou où son frère avait
disparu , le saisit , et nageant sous la glace , eut
l'adresse de remonter avec son fardeau par une autre
ouverture assez éloignée de la première et lui sauva
ainsi la vie. Ce fait arriva dans un village où nous
nous trouvions.
Le troisième est un fait de guerre. Nos sauvages,
étant allé combattre , furent surpris par l'ennemi
dans une embuscade. Voyant l'impossibilité de se
— 215 —
défendre , les anciens dirent aux plus jeunes :
« Puisque vous pouvez rendre des services à notre
nation, prenez la fuite, pendant que nous arrêterons
l'ennemi. » C'est ce qui arriva : ces vieux sauvages
furent pris, emmenés captifs, cruellement tourmen-
tés, brûlés , rôtis et dévorés , selon la coutume de
cette contrée , habitée par des anthropophages ,
comme je vous l'ai déjà écrit.
N'ayant rien autre chose à raconter à Votre Révé-
rence , je finis, en la priant, si elle trouve quelque
chose dans ma lettre qui puisse intéresser notre T.
R. P. Général, de vouloir bien le lui communiquer,
mais de bouche seulement, ma lettre étant écrite
trop misérablement pour la mettre sous les yeux de
Sa Paternité. Que Votre Révérence veuille bien l'as-
surer que je ne dis jamais la sainte messe sans la
recommander à Notre Seigneur.
Je suis, de Votre Révérence ,
le très-humble serviteur en Notre-Seigneur.
Joseph-Marie CHAUMONOT.
De la résidence de Ste-Marie aux Hurons, le
3 août 1640.
XVII.
EXTRAIT D'UNE LETTRE DU P. JEAN DE BRÉBEUF AU T. R.
P. MUTIO VITELLESCHI , GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE
Jésus A rome. {Traduite du latin sur l'original con-
servé à Rome.)
Québec, 20 août 1641.
Mon Très-Révérend Père ,
Nos missionnaires chez les Hurons sont fort
unis entr'eux , et l'observation de notre Institut est ,
Dieu merci , aussi ponctuelle que dans les collèges
les mieux réglés.
Nos domestiques eux-mêmes nous consolent par
leur bonne conduite, surtout ceux qui se sont don-
nés à nous pour nous aider, comme feraient nos
frères coadjuteurs. Ne pouvant avoir qu'un nombre
très-limité de ces derniers, ces serviteurs dévoués à
notre œuvre ne semblent pas contraires à l'esprit
de notre Institut, comme Votre Paternité l'a jugé
elle-même...
Notre chrétienté naissante chez les Hurons
compte environ soixante personnes, dont la vertu
et la ferveur nous donnent de grandes espérances
— 217 —
pour l'avenir. Chaque jour, nous voyons ces espé-
rances se réaliser; le champ de nos travaux devient
plus étendu , et nos ouvriers trouveront à s'y
employer très-utilement. Nous avons formé cette
année deux nouvelles missions , l'une chez les
Algonquins^ que nous nommons Nipissiriniens, et
qui paraissent bien disposés ; la seconde chez la
nation que nous appelons Neutre , où la moisson
promet d'être abondante, cette nation se compo-
sant d'environ quarante villages, la plupart très-
peuplés.
Cette mission des Neutres est échue au P.
Chaumonot et à moi. Nous y avons déjà passé cinq
mois ; nous y avons beaucoup souffert : si quelques-
uns nous ont écoutés volontiers, le plus grand
nombre nous a repoussés, injuriés , menacés, etc.;
et cependant à notre départ, les principaux du pays
nous ont invités à revenir.
Le P. Chaumonot, j'en suis persuadé, est appelé
à rendre de grands services. Il a fait des progrès
surprenants dans la langue de ce peuple, peu diffé-
rente de celle des Hurons. C'est vraiment un excel-
lent cœur, etc. ..
Jean de BRÉBEUF.
XVIII.
LETTRE DU P. ISAAC J0GUES, A SON EXCELLENCE MONSEI-
GNEUR le gouverneur du canada. (Extraite de la
vie manuscrite du même Père.)
Du village des Troquois , le 30 juin 1643.
Monseigneur ,
Voici la quatrième lettre que j'écris depuis que
je suis retenu captif au milieu des Iroquois.Le temps
et le papier me manquent également , et m'empê-
chent de répéter ici ce que j'ai dit ailleurs avec
plus de détails. Nous vivons encore. Henri, fait pri-
sonnier par les Iroquois auprès de Montréal, la
veille de la fête de saint Jean-Baptiste, a été amené
ici au milieu de nous. Il a été traité avec plus de dou-
ceur que nous; en effet, il n'a pas été frappé à coups
de bâton à son entrée au village; et on ne lui a pas
coupé les doigts comme à nous. Il est vivant , lui et
les Hurons qui ont été amenés avec lui. Craignez
sans cesse et partout les embûches de ces hommes ;
car des bandes de guerriers quittent chaque jour le
village pour aller à la guerre ; et il n'est pas à croire
que le fleuve soit débarrassé de ces sauvages avant la
fin de l'automne.
— 219 —
Ils sont ici au nombre de sept cents, possèdent
trois cents fusils, dont ils se servent avec une grande
adresse , et connaissent plusieurs chemins pour ar-
river à la station des Trois-Rivières. Le fort Riche-
lieu arrête bien un peu, mais n'empêche pas tout à
fait leurs incursions.
Si les ïroquois avaient su que le prisonnier
Sokoiois avait dû aux français d'être arraché des
mains des Algonquins, ils auraient épargné, à ce
qu'ils disent, les français qu'ils ont pris et tués au-
près de Montréal. Mais on était déjà au milieu de
l'hiver, quand cette nouvelle parvint à leur connais-
sance. Cependant une nouvelle bande vient de se
mettre en campagne; le chef est celui-là même qui
l'année dernière commandait l'expédition dans
laquelle nous fûmes faits prisonniers ; ils n'en veu-
lent pas moins aux français qu'aux Algonquins. Ne
tenez , je vous en prie , aucun compte de ma
personne , et qu'aucune considération ayant rap-
port à moi ne vous empêche de prendre toutes les
mesures qui vous paraîtront plus propres à procurer
la plus grande gloire de Dieu.
Voici , autant que j'ai pu le deviner , le dessein
des ïroquois : prendre tous les Hurons, s'il leur est
possible, faire périr les chefs avec une grande partie
de la nation et former avec les autres un seul peu-
ple et un seul pays. Je verse des larmes sur le sort
— 220 —
de ces malheureux, dont la plupart sont déjà chré-
tiens ; et les autres sont catéchumènes et parfaite-
ment disposés à recevoir le baptême. Quand donc
pourra-ton apporter quelque remède à tant de
maux? Peut-être quand il n'y aura plus de prison-
niers à faire? J'ai avec moi une relation écrite par nos
Pères , des choses qui se sont passées chez les Hu-
rons , et des lettres écrites par ces mêmes Pères; les
Iroquois les ont enlevées aux Hurons et me les ont
remises. Plusieurs fois, les Hollandais ont essayé
de nous délivrer, mais toujours inutilement; ils
renouvellent encore à présent leurs tentatives, mais
ce sera, comme je pense, avec un même résultat.
Je forme la résolution de jour en jour plus arrêtée
de rester ici aussi longtemps qu'il plaira à Notre-
Seigneur, et ne point chercher à conquérir ma
liberté, quand même il s'en offrirait des occasions.
Je ne veux pas priver les Français, les Hurons et
les Algonquins des secours qu'ils reçoivent de mon
ministère. Ici, j'ai administré le baptême à plus de
soixante sauvages, dont plusieurs se sont déjà
envolés au Ciel.
Ma seule consolation au milieu de mes souf-
frances , c'est de penser à la très-sainte volonté de
Dieu, à laquelle je soumets bien volontiers la
mienne. Je prie Votre Excellence de vouloir bien
faire dire des prières et célébrer le saint sacrifice de
— 221 —
la messe pour nous tous , et en particulier pour
celui qui est en Notre-Seigneur.
Son très-humble et très-obéissant
serviteur,
Isaac JOGUES.
Du village des Iroquois, 30 juin 1643.
XIX.
LETTRE DU P. JEAN DE BRÉBEUF, AU T.-R. P. MUTIO VITEL-
LESCHI, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS A ROME.
(Traduite du latin sur l'original conservé à Rome.)
Des Trois-Rivières , 23 septembre 1643.
Mon Trjès-Révérend Père ,
Pax Christi.
Votre Paternité a été précédemment mise au
courant de ces missions du Canada, et par nos
lettres, et surtout par la Relation écrite l'année
dernière en italien par le P. Joseph Bressani qui ,
pendant tout cet hiver, s'est parfaitement acquitté
de l'office de curé à Québec. Quant à l'état présent
de cette mission Huronne, dont je ne suis que le
procureur, les lettres du P. Jérôme Lallemant,
supérieur de cette mission , en instruiront suffisam-
ment Votre Paternité. Je crois utile de vous informer
de deux ou trois choses, au défaut du P. Lallemant,
qui n'a pas été à même de les connaître et de vous
en informer. C'est d'abord que les canots Hurons
qui apportaient les Relations de cette année, avec
presque toute la correspondance de nos Pères,
— 223 —
ont été pris et pillés à la fin de cet été par nos
ennemis. Outre cette perte matérielle, nous avons
à regretter bien des morts. Il avait y onze canots,
conduits par vingt-trois Hurons ; les uns ont été
tués, les autres menés en captivité, pour y être
brûlés. Tout ce qu'ils portaient avec eux a été pillé
ou détruit.
Que Votre Paternité ne soit donc pas étonnée de
recevoir si peu de nouvelles de nos missionnaires
chez les Hurons. Je ne parlerai pas des autres in-
cursions de l'ennemi qui ont été continuelles tout
l'été , ni du massacre de nos français pris et tués
au nouveau fort de Montréal. Le peu que j'en dis à
Votre Paternité lui montre assez nos embarras et
les dangers auxquels nous sommes exposés dans
nos voyages. Peut-être serons-nous forcés, le P.
Joseph Bressani, le P. Gabriel Druillettes et moi,
de passer le prochain hiver à Québec. En second
lieu, je dois informer Votre Paternité, que le P. Isaac
Jogues vient de tomber entre les mains des Iro-
quois. Ceux des nos Pères qui sont chez les Hurons
nous le donnent déjà pour mort, si bien que
d'avance ils vous envoient son éloge , comme on a
coutume de faire pour les défunts. Mais nous avons
appris par ses compagnons d'infortune, heureuse-
ment échappés à leur captivité, et par des lettres du
Père lui-même, que, grâce à Dieu, il respire encore,
— 224 —
et que ses ennemis lui donnent, comme aux autres
captifs , la liberté d'aller et venir au milieu d'eux.
Ce bon Père et les deux domestiques pris avec
lui, en arrivant dans les villages des Iroquois, furent
torturés de toute manière. Entre autres choses, on a
coupé au Père le pouce de la main gauche et écrasé
l'index de la main droite. Un des domestiques a eu
l'index coupé. A tous, on a arraché la barbe et les
ongles; on les a tourmentés par le feu , sans cepen-
dant achever de les tuer. On leur a même pro-
mis qu'ils seraient délivrés, et qu'ils pourraient
nous être rendus. Mais l'esprit des sauvages est
tellement changeant que , peu de jours après ,
leurs dispositions n'étaient plus les mêmes. Un des
domestiques fut tué au moment où on s'y attendait
le moins, et le dessein de rendre les autres a été
abandonné. Depuis ce moment jusqu'à aujourd'hui,
les Iroquois n'ont cessé de nous dresser des embû-
ches et de nous faire du mal comme aux Hurons et
aux Algonquins. Au moment même où je vous
écris, un courrier nous annonce que neuf Hurons
ont été tués , un grand nombre blessés , et que
toutes nos provisions qu'ils portaient avec eux sont
perdues. Elles étaient indispensables à la subsis-
tance des Nôtres qui demeurent là-bas : Que le nom
du Seigneur soit bénit Le Seigneur nous lavait
donné , le Seigneur nous l'a oté.
— m —
Vous voyez par là dans quel mauvais état sont les
affaires du Canada , mais d'un autre côté ces mal-
heureuses contrées sont d'autant plus riches en
dons célestes qu'elles abondent en croix. Dans la
mission d'où je vous écris, ce n'est pas le vice qui
règne, mais la vertu et la piété, et non-seulement
parmi les Nôtres, qui se montrent partout de vrais
et de légitimes enfans de la Compagnie , mais aussi
parmi nos français et parmi les sauvages, soit qu'ils
aient déjà embrassé la foi, soit qu'ils n'en aient pas
encore fait profession. Ils n'ont presque rien con-
servé de leurs anciennes superstitions , et si nous
avions la paix, en peu de temps ils deviendraient
tous chrétiens.
Je me recommande instamment aux saints Sacri-
fices et aux prières de Votre Paternité, et à deux
genoux je la conjure de bénir celui qui est ,
de Votre Paternité ,
le très-humble et très-obéissant serviteur
en Notre-Seigneur.
Jean de BRÉBEUF.
De la Résidence de la Conception, aux Trois-
Rivières, 23 septembre 1643.
45
XX.
LETTRE DU P. CHARLES GARNIER , AU T. R. P. VINCENT
CARAFA , GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS , A
rome. (Traduite du latin sur l'original conservé à
Rome.)
De Sainte-Marie des Hurons, le 3 mai 1647.
Mon Très -Révérend Père ,
Pax Christi.
•
Nous avons éprouvé ici une grande joie , en ap-
prenant que le Gouvernement de notre Compagnie
venait d'être confié à Votre Paternité; mais notre bon-
heur n'a pas été moins vif en recevant la lettre, dans
laquelle vous avez bien voulu témoigner votre af-
fection à vos enfants , qui sont au bout du monde ,
et les exciter en même temps à travailler avec cou-
rage dans la vigne du Seigneur. Ces exhortations de
Votre Paternité ont augmenté notre ardeur
Je suis porté à croire qu'en France , quelques-
uns des Nôtres craindraient , en venant dans nos
Missions, d'y trouver une vie moins occupée et plus
de liberté qu'en Europe. Je ne crains pas de le dire :
ce serait une erreur ; car je puis assurer , autant
— 227 —
que je l'ai pu voir, qu'on trouve ici autant de régu-
larité que dans nos maisons les plus édifiantes.
Tous ici recherchent purement Jésus-Christ, ont
les mêmes sentiments, et obéissent aux supérieurs et
aux règles avec une telle ponctualité , que tout mon
désir à moi , le dernier de tous , c'est d'arriver un
jour au même degré de vertu.
Le P. Paul Ragueneau , le supérieur de cette Mis-
sion des Hurons, contribue particulièrement à cette
grande ferveur, par ses exemples et son zèle. Je ne
pense pas qu'on puisse, sans un grave inconvénient,
lui donner un successeur, quand il aura terminé ses
trois ans de supériorité ; j'ajoute même qu'il serait
souverainement avantageux pour cette Mission de
le voir continuer dans sa charge aussi longtemps que
possible. Mes sentiments sont les mêmes par rap-
port au P. Jérôme Lallemant; à mon avis , il serait
utile de lui laisser l'administration générale de
toutes les Missions; toutefois, j'en vois beaucoup
mieux les avantages dans ce qui concerne le P. Ra-
gueneau.
Par rapport aux œuvres extérieures , nos Pères
travaillent avec zèle dans le champ que le Seigneur
leur a confié. Leurs travaux font naître de jour en
jour des fruits plus abondants ; toutefois la récolte
ne se fait que peu à peu. Les sauvages sont lents à
se rendre aux vérités de la foi , qu'il faut ensuite
— 228 —
exciter continuellement. Nous n'avons point ce-
pendant à nous repentir de notre entreprise ; car
Dieu nous a donné un bon nombre de chrétiens
d'une foi vive et d'une piété sincère et solide. Mais
le manque de Missionnaires nous surcharge à l'ex-"
ces. C'est pourquoi nous avons recours à Votre Pa-
ternité, et nous, et ceux que nous avons engendrés
à Jésus-Christ ; et nous vous prions de nous envoyer
des ouvriers qui partagent nos travaux. Ne craignez
pas que nous manquions des choses nécessaires
à l'entretien de ceux que vous nous enverrez; il
n'y a nulle difficulté à cela ; le genre de vie n'est pas
le même ici qu'en France ou en Italie.
Mais je m'arrête , en demandant à Votre Pa-
ternité le secours de ses prières, et pour tous nos
sauvages bien dignes assurément de toute sa com-
misération , et pour celui qui est,
Mon Très-Révérend Père,
Votre fils très-humble et très-obéissant en
Notre-Seigneur.
Charles CAR NIER.
A Sainte-Marie des Hurons, 3 mai 1647.
XXI
LETTRE DU P. JEAN DE BREBEUF AU T. R. P. VINCENT
CARAFA, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS, A ROME.
(Traduite du latin sur l'original conservé à Rome.)
De Sainte-Marie aux Hurons , 2 juin 1648.
Mon Très-Révérend Père ,
Pax Christi.
Je regarde comme tout à fait inutile d'écrire à
Votre Paternité de l'état présent de cette Mission
huronne, attendu que le P. Paul Ragueneau, notre
supérieur, l'aura fait en détail pour remplir le
devoir de sa charge. Du reste, sous plus d'un rap-
port, tout va bien; la paix, l'union et la charité
régnent, non-seulement parmi les Nôtres, mais
aussi parmi nos domestiques; tous s'appliquent à
acquérir les vertus solides; enfin la religion fait
tous les jours de nouveaux progrès, et nos chré-
tiens croissent chaque jour en nombre et en bonne
volonté. Si la disette d'ouvriers ne paralysait en
partie nos efforts, les résultats seraient bien autre-
ment consolants. Aussi demandons-nous instam-
— 230 —
ment au R. P. Provincial de nous envoyer du
renfort. Ce qui l'y encouragera, c'est que, bien que
nous n'ayons rien reçu de France par le dernier
vaisseau , nous sommes assurés d'avoir de quoi
pourvoir à nos besoins.
Toutefois ne croyez pas que nous manquions
d'épreuves : nous sommes loin d'être sans crainte
pour l'avenir de cette Mission. Car elle est conti-
nuellement en butte à la fureur des Iroquois qui
si souvent interceptent les communications et
répandent la terreur par tout ce pays des Hurons,
tuant et pillant toutes les fois qu'ils le peuvent.
Nous ne sommes pas même en sûreté de la part
des sauvages qui nous entourent. Plusieurs d'en-
tre eux, encore attachés à leurs superstitions, nous
détestent autant que les Iroquois. Dernièrement ils
ont fait périr un de nos domestiques, et le même
sort nous attendait, s'ils en eussent trouvé l'occa-
sion. Mais Dieu a su tirer le bien du mal : la
nation Huronne nous a fait des excuses; et les suites
de cette démarche produisent déjà de bons résul-
tats.
Une chose, mon Très-Révérend Père, m'inquiète;
et c'est la seule, je crois, pour laquelle le R. P.
Ragueneau a voulu que je vous écrivisse. Par con-
venance, il ne pouvait , ni ne devait le faire lui-
même. Nous craignons que le décret du Souverain-
— 231 —
Pontife, porté lors de l'élection de Votre Paternité,
au sujet du pouvoir triennal des Supérieurs, ne
nous prive de cet excellent Père : ce qui, dans
l'état actuel de la Mission, nous semblerait une vraie
calamité pour elle.
Le R. P. Ragueneau, en effet, réunit toutes les
qualités nécessaires à un emploi plus difficile à
exercer dans ce pays-ci, qu'on ne saurait l'imaginer.
La Mission lui doit en grande partie ses succès, et
nous l'enlever serait assurément les compromettre.
Car il l'a gouvernée jusqu'à présent avec tant de
douceur, de prudence et d'énergie, que son rem-
placement serait une rude épreuve pour nous tous.
Sans doute, nous avons ici d'excellents religieux
et fort capables , mais cela n'empêche pas qu'ils
ne soient fort inférieurs au P. Ragueneau, surtout
pour le gouvernement. J'ajoute qu'aucun d'eux n'a
encore été Supérieur : et pourtant il semble expé-
dient de ne choisir , pour le mettre à notre tête ,
qu'un de ceux qui sont ici. Nous envoyer de
France un Supérieur, qui ne connaîtrait ni les
hommes ni les choses, serait l'exposer à faire, aux
dépens de la Mission, des expériences fâcheuses.
Toutes ces raisons , je les ai déjà présentées
l'année dernière au R. P. Provincial. Maintenant
je crains d'arriver trop tard, et que le changement
du P. Ragueneau ne soit décidé. Si cependant il
— 232 —
n'y a rien de fait, je conjure et supplie Votre
Paternité, autant que je puis, de le continuer dans
sa charge. Les temps ne seront pas toujours les
mêmes, et les difficultés présentes s'applaniront.
Un autre dans trois ans pourra prendre sa place, si
ce n'est pas avec le même succès , certainement
avec moins d'inconvénient et de danger.
Cette grâce est la seule que j'ose solliciter de
Votre Paternité , bien disposé d'ailleurs à tout
accepter de sa main, puisqu'après tout, je ne
désire que la plus grande gloire de Dieu. Je termine
cette lettre en vous priant de vouloir bien
m'accorder votre bénédiction et me croire,
de Votre Paternité ,
• Le très-humble et très-obéissant serviteur
en Notre-Seigneur.
Jean de BRÉBEUF.
De la résidence de Sainte-Marie aux Hurons, en
la Nouvelle-France, le 2 juin 1648.
XXII.
LETTRE DU P. PAUL RAGUENEAU AU T. R. P. VINCENT
CARAFA, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS A ROME.
(Traduite du latin sur l'original conservé à Rome.)
De Sainte-Marie aux Hurons , le 1er mars 1649.
Mon Très-Révérend Père ,
Pax Christi.
J'ai reçu la lettre de Votre Paternité en date du
20 janvier 1647; quant à celle qu'elle pourrait
m'avoir adressée dans le courant de l'année 1 648,
elle ne m'est pas encore parvenue. Votre Paternité
nous fait part du plaisir que lui causent les nou-
velles de notre Mission auprès des Hurons, et dans
sa bonté toute paternelle , elle veut bien descendre
jusqu'aux plus humbles détails et nous demander
un compte exact de tout
Nous sommes ici dix-huit Pères. Nous avons
avec nous quatre coadjuteurs , vingt-trois domes-
tiques qui ne nous quittent jamais , et sept autres
dont le temps de service n'est point déterminé ;
ces derniers seuls reçoivent des gages; de plus, nous
— 234 —
avons quatre enfants et huit soldats. Le naturel
belliqueux et féroce des Sauvages qui nous envi-
ronnent, nous ont obligés à réunir un si nombreux
personnel. En effet, pour ne pas voir périr en un
instant et nous et nos travaux , et s'éteindre la foi
chrétienne qui commence à se répandre au loin
dans ces contrées, il a fallu chercher des aides,
dont les uns s'occupassent des affaires domestiques,
les autres labourassent la terre , élevassent des
travaux de défense, et, au besoin, marchassent au
combat. Les années précédentes , notre Résidence
que nous avons nommée, la maison Sainte-Marie,
était protégée d'une multitude de villages habités
par les Hurons nos amis, et nous avions moins à
craindre pour nous-mêmes les incursions de l'en-
nemi que pour nos défenseurs; aussi malgré notre
petit nombre , vivions-nous dans un état assez
tranquille. Mais depuis lors, la face de nos affai-
res, comme aussi de tout le pays, a bien changé.
Les Hurons ont été défaits dans une multitude de
combats; leurs travaux de défense, à l'abri desquels
nous nous reposions, ont été emportés, ravagés par
le fer et le feu , et les pauvres Sauvages ont été
contraints de reculer et de chercher ailleurs une
retraite. Il en est résulté que notre Résidence se
trouve au point le plus avancé et à la vue de l'enne-
mi; de là, pour nous, la nécessité de nous défendre
— 235 —
et d'appeler à notre aide le secours d'un plus grand
nombre de bras.
Les français, qui sont avec nous, gardent notre
Résidence de Sainte-Marie, ou notre fort, comme
vous voudrez l'appeler. Pendant ce temps-là, nos
Pères font des excursions chez les Hurons dispersés
cà et là, jusque dans les villages des Algonquins, à
une grande distance de nous. Chaque missionnaire
est tout entier à son travail et n'a à s'occuper que
du ministère de la parole; le soin des choses tem-
porelles est entièrement laissé à ceux qui restent
à la maison. Entre leurs mains, tout se trouve dans
un état si prospère , que bien que notre nombre
se soit grandement accru, et que nous espérions
encore de nouveaux secours en hommes, et en par-
ticulier des Pères de notre Compagnie, il n'est pas
nécessaire d'augmenter les secours en argent qu'on
nous donne. J'ajoute même que les dépenses de-
viennent moindres de jour en jour , et que chaque
année nous faisons diminuer la quantité des pro-
visions alimentaires , qu'on nous a coutume de
nous expédier. Nous pouvons en effet nous suffire
presque entièrement à nous-mêmes, au moyen des
productions du pays. Et puisque j'en suis sur ce
sujet, je dois dire qu'il n'en est pas un seul parmi
nous, qui ne sente et ne comprenne l'amélioration
qui s'est opérée dans cette partie; nous n'avons
— -236 —
plus de ces privations, qui, les années précédentes,
étaient si dures et paraissaient même intolérables.
La chasse et la pêche sont plus abondantes que par
le passé; de plus, nous avons outre la graisse des
poissons et les œufs de nos poules, de la viande de
porc, du laitage et même des bœufs. J'entre dans
ces détails pour obéir aux ordres de Votre Pater-
nité qui les a demandés.
Les affaires de la religion , sous beaucoup de
rapports, réussissent au-delà de nos espérances.
L'année dernière, nous avons fait dix-sept cents
baptêmes ; je ne fais pas entrer dans ce nombre les
baptêmes administrés par le P. Antoine Daniel ,
dont le chiffre ne nous est pas encore suffisamment
connu. Et il ne faut pas s'imaginer que nos chré-
tiens, pour être des Sauvages, soient incapables de
goûter les choses de la piété et de s'attacher à nos
mystères. Plusieurs sont sincèrement pieux et
assez avancés dans la spiritualité; j'en connais
même dont la vertu , la dévotion , et la piété
seraient dignes d'être enviées par les plus saints
religieux. Aussi un témoin oculaire ne pouvait-il
se lasser d'admirer le doigt de Dieu et de se
féliciter lui-même d'avoir à travailler au milieu
d'un pays ainsi favorisé des dons du Ciel.
Nous avons onze Missions : huit chez les Hurons,
trois chez les Algonquins; autant de Pères, choisis
— 237 —
parmi les plus anciens, se partagent le travail.
Quatre autres apprennent la langue ; ce sont ceux
qu'on nous a envoyés Tannée dernière ; nous les
avons donnés, comme compagnons, à ceux des
missionnaires dont le travail est plus étendu. Trois
Pères seulement restent à la maison , le Préfet des
choses spirituelles , le Procureur, qui est en même
temps Ministre, et un autre Père, chargé de prendre
soin des chrétiens qui arrivent de tous côtés à la
Résidence. Vous saurez en effet que, malgré notre
pauvreté, nous venons en aide à nos Sauvages; c'est
nous qui soignons leurs maladies, non-seulement
celles de l'âme , înais aussi celles du corps. Et , je
puis le dire, c'est un grand avantage pour notre
religion. L'année dernière, nous avons ainsi donné
l'hospitalité à plus de six mille hommes. N'est-ce
pas là tirer le miel de la pierre et l'huile du rocher,
que nous, au milieu d'une terre étrangère et d'une
solitude affreuse , nous avions pu non-seulement
fournir à nos besoins, mais encore à ceux d'une
multitude nécessiteuse ? Je raconte ces faits pour
montrer à Votre Paternité combien est grande la
libéralité divine à notre égard. Cette année , la
famine a désolé et désole encore présentement tous
les villages environnants; nous seuls avons été pré-
servés du fléau. Il nous reste même assez de pro-
visions pour vivre facilement encore trois ans.
— 238 —
Une seule chose peut détruire l'heureux état de
cette Eglise naissante et arrêter le cours de la reli-
gion chrétienne, c'est la crainte de la guerre et la
fureur de nos ennemis. De jour en jour, nos ter-
reurs deviennent plus vives, et je ne vois pas de
quel côté peuvent nous venir des secours, si ce n'est
de Dieu seul. Le dernier désastre, dont les Hurons
ont été victimes , a été le plus affreux de tous ; il
arriva l'année dernière au mois de juillet 1648. La
plus grande partie de la nation avait pris la route
de Québec pour traiter les affaires de son commerce
avec les français; d'autres s'étaient dispersés çà et
là, appelés par leurs différentes occupations 5 d'au-
tres enfin étaient partis d'un autre côté , pour
faire une expédition militaire. L'ennemi profite de
ces circonstances, accourt à l'improviste, s'empare
de deux villages et les livre aux flammes, en accom-
pagnant ces violences des actes ordinaires de
cruauté. Les femmes et les enfants furent emmenés
en captivité; aucun âge ne fut épargné.
L'un de ces villages portait le nom de St-Joseph,
et était une de nos plus importantes Missions; il
avait une église; les habitants étaient déjà formés
aux mœurs chrétiennes; et la foi avait jeté de pro-
fondes racines parmi eux* A la tête de cette Eglise,
se trouvait le P. Antoine Daniel, homme d'un
grand cœur, d'une grande patience, mais surtout
— 239 —
d'une incomparable mansuétude. Il venait, selon sa
coutume, de célébrer dès le matin le saint Sacrifice
de la Messe, et les chrétiens, qui étaient venus en
assez grand nombre, assister aux divins mystères,
n'avaient pas encore quitté l'Eglise , lorsque les
clameurs de l'ennemi se font entendre et jettent
partout l'épouvante. Les uns courent aux armes;
les autres prennent la fuite ; partout la terreur :
partout les gémissements. Le P. Antoine Daniel
vole partout où le danger est plus pressant; il
anime le courage des siens et il parle avec tant de
force du mépris de la mort, des joies du paradis,
qu'il communique, non-seulement du cœur aux
Chrétiens, mais même la foi à ceux qui n'étaient pas
encore baptisés. Un grand nombre demandèrent
le baptême; et le Père ne pouvant suffire à le leur
conférer à chacun en particulier, trempa son mou-
choir dans Peau, et l'agitant ensuite, il baptisa
cette multitude par aspersion .
Pendant ce temps, la fureur des ennemis conti-
nuait à sévir; les projectiles volaient de tous
cotés; et plusieurs de ceux qui s'étaient jetés à
terre pour recevoir le baptême, furent frappés de
blessures mortelles. Les autres prennent aussitôt
la fuite. Pour lui, uniquement occupé du salut des
âmes, et oublieux de sa sûreté, il parcourt le village,
cherchant les vieillards, les malades, les enfants
— "240 —
qui n'étaient pas encore baptisés; il pénètre dans
les cabanes et remplit tout de son zèle. Enfin il se di-
rige vers l'église; il y trouve une multitude de chré-
tiens et de catéchumènes, attirés les uns par l'espé-
rance des joies du ciel , les autres par la crainte
des tourments de l'enfer. Jamais on ne pria avec
plus de ferveur; jamais on ne donna plus de signes
d'une foi vive et d'une pénitence sincère. Il baptise
les uns, absout les autres de leurs péchés , les en-
flamme tous du feu de la charité. Il leur répétait
sans cesse cette parole : « Mes frères, nous serons
aujourd'hui en paradis; croyez-le, espérez-le; car
Dieu vous aime de toute éternité. »
Mais déjà l'ennemi avait escaladé les retran-
chements et mis le feu aux cabanes ; tout le village
était en flammes. Une proie riche et facile attendait
les vainqueurs à l'église ; c'étaient des femmes, des
vieillards et des enfants. Ils y courent aussitôt, en
faisant entendre, selon leur coutume, de grandes voci-
férations. Aces hurlements, les chrétiens ont reconnu
l'approche des ennemis. Le P. Antoine leur dit de
prendre la fuite par l'issue qui est encore demeurée
libre. Pour lui , comme un bon pasteur , il s'avance
à la rencontre de l'ennemi pour arrêter sa marche.
Il est seul et sans armes, mais il est rempli d'une
force toute divine; il est fort comme un lion, lui qui
toute sa vie fut doux comme une colombe. On peut
— 241 —
bien en effet lui appliquer ces paroles de Jérémie :
Dereliquit ut leo umbraculum suum , quia facta
est terra eorum in desolationem , a facie iras co-
lumbœ , a facie irœ furoris Domini. Enfin , il est
frappé d'un coup mortel et percé d'une multitude
de flèches; aussitôt, invoquant le nom de Jésus, il
rend à Dieu son âme , qu'il venait , comme le Bon
Pasteur, d'offrir pour ses brebis. Les barbares exer-
cèrent leur basse fureur sur son corps privé de vie ;
tous , jusqu'au dernier , vinrent le frapper à leur
tour. Puis on mit le feu à l'église , et on y jeta le
cadavre; tout fut brûlé ; on ne trouva pas même un
ossement : pouvait-il avoir un plus noble bûcher ?
Or, pendant qu'il retarde ainsi , même après sa
mort , la course des ennemis, un grand nombre des
siens put se mettre en lieu de sûreté. Les vainqueurs
en atteignirent cependant quelques-uns, particu-
lièrement les femmes , dont la course était retardée
par le poids de leurs enfants qu'elles portaient entre
leurs bras; d'autres furent trahies dans leurs re-
traites par les cris de ces innocentes créatures, in-
capables de comprendre leurs dangers.
Le P. Antoine Daniel était depuis quatre ans
dans cette Mission de Saint- Joseph. Il y avait pro-
duit le plus grand bien ; il semblait fait pour con-
vertir ces peuples ; mais il était mûr pour le ciel.
C'est le premier de nos Pères que nous perdons ici.
I. 16
— 242 —
Sa mort fut inopinée, mais elle ne fut pas imprévue;
car il avait toujours vécu de telle sorte , qu'il était
toujours prêt à mourir. Du reste , dans sa mort elle-
même apparut un trait remarquable de la divine
bonté à son égard. Il avait achevé au commence-
ment du mois de juillet sa retraite de huit jours
dans notre Résidence de Sainte-Marie; et dès le len-
demain , sans vouloir prendre le moindre repos , il
était retourné en toute hâte à sa Mission.
Le P. Daniel était né à Dieppe , de parents hon-
nêtes et pieux ; entré dans la Compagnie , en 1 621 ,
à l'âge de vingt-et-un ans, il fut admis à la profes-
sion des quatre vœux en 1 640. Il mourut le 4 juillet
1648. C'était un homme remarquable, un véritable
enfant delà Compagnie; plein d'humilité, d'obéis-
sance , d'union à Dieu; d'une patience invincible,
et d'un courage à toute épreuve, au milieu même
des circonstances les plus difficiles. C'était pour tous
les Nôtres un modèle achevé de toutes les vertus ; il
a été regretté de tous , même des infidèles. C'est
maintenant, nous l'espérons , un protecteur très-
puissant de toutes ces contrées.
Un de nos Missionnaires , vénéré de tous pour sa
grande vertu , et d'une humilité à toute épreuve y le
P. Joseph-Marie Chaumonot, assure avoir vu deux
fois le P. Daniel après sa mort. La première fois , ce
fut dans un moment où tous les Pères étaient réunis,
— 243 —
selon l'usage , pour traiter entr'eux des affaires de Ja
Mission. Le P. Chaumonot vit au milieu de l'as-
semblée le P. Daniel qui aidait les Pères de ses con-
seils , et les remplissait d'une force surnaturelle;
son visage était plein de majesté et d'éclat. Le
P. Chaumonot lui demanda pourquoi la divine bonté
avait permis que son corps fût si indignement traité
par les barbares , et pourquoi les flammes l'avaient
entièrement consumé , en sorte qu'on n'en pût re-
trouver aucune partie, pas même un peu de cendre.
Le Seigneur est grand, répondit le P. Daniel, et
digne de louanges. Pour me dédommager de cette
mort ignominieuse , il m'a donné de délivrer grand
nombre d'âmes du Purgatoire pour partager mon
triomphe.
Je m'arrête ici, et pour ne pas dépasser les bornes
d'une lettre, je n'ajoute plus qu'un mot, par lequel
j'aurais dû commencer. L'état de notre maison et
même de toute la Mission est tel, que je ne crois pas
qu'on puisse rien ajouter à la piété , à l'obéissance,
à l'humilité , à la patience , à la charité , à la par-
faite régularité de tous les Nôtres. Nous n'avons
tous véritablement qu'un même cœur, une même
âme et un même esprit, qui est celui de la Compa-
gnie. Nos domestiques eux-mêmes, les enfants et les
soldats , tous travaillent avec le plus grand zèle au
salut de leur âme. Ici, le vice est inconnu; ici,
— 244 —
règne la vertu ; c'est vraiment la maison de la sain-
teté. C'est ce qui fait notre joie, notre tranquillité ,
notre assurance au milieu des périls de guerre qui
nous menacent. En quelque manière que Dieu
veuille disposer de nous, soit pour la vie, soit pour
la mort, ce sera là notre consolation d'appartenir
au Seigneur et de lui appartenir pour toujours.
Pour obtenir cette grâce , nous vous demandons
tous votre bénédiction, et pour les Nôtres, et pour
toute la mission. Plus que tous les autres j'en ai
besoin, moi le plus indigne de nos serviteurs, mais
aussi
de votre Paternité ,
le très-humble et très-dévoué nls en Notre-
Seigneur,
Paul RAGUENEAU,
De la Résidence de Sainte-Marie, aux Hurons, en
la Nouvelle-France, le 1er mars 1649.
XXIII.
LETTRE DU P. JACQUES BUTEUX AU T. R. P. VINCENT
CARAFA, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS, A ROME.
(Traduite du latin sur l'original conservé à Rome.)
Des Trois-Rivières, le 21 septembre 1649.
Mon Très-Révérend Père ,
Pax Christi.
C'est le 30 septembre (1648) que nous avons
reçu la lettre de Votre Paternité. Elle ne pouvait
venir plus à propos ; car nous étions au milieu des
tribulations : au dehors, des Sauvages, ennemis des
chrétiens, nous menaçant de la guerre ; au dedans,
la crainte de nous voir séparer de nos nombreux
néophytes. Mais celui qui console les humbles nous
a consolés par la lettre de Votre Paternité ; elle nous
faisait espérer de nouveaux ouvriers : ils sont déjà
arrivés. De plus , elle promettait de faire dire des
messes pour nous dans toute la Compagnie. Que si
jamais nous avons eu besoin de ces prières , c'est
bien à présent ; car nous sommes exposés , si Dieu
n'éloigne de nous ce malheur, à subir les mêmes
tourments et les mêmes cruautés que nos Pères ont
déjà éprouvés chez les Hurons. En effet, dans cette
— 246 —
Résidence des Trois-Rivières , où nous donnons nos
soins aux Français et aux Sauvages , nous n'avons
point d'autres forts que des forts en bois, d'autres
remparts que des marais desséchés, où l'on peut
aisément mettre le feu, d'autre maison qu'une ca-
bane. Si Dieu, dans sa bonté, veut m'exposer, tout
pécheur que je suis , à la fureur de ces barbares , je
livrerai volontiers ma vie pour la gloire de Dieu et
le salut de mon troupeau *. Du reste, ces disposi-
tions sont celles de tous les Nôtres qui habitent ici ,
des Pères , des Frères et même des domestiques.
Nous sommes en tout cinq Jésuites ; trois Prêtres
et deux Frères ; de plus , nous avons six domesti-
ques dont les services nous sont grandement utiles
pour cultiver la terre et aider les Sauvages dans
leurs travaux. Je me prosterne avec tous mes néo-
phytes aux pieds de Votre Paternité pour en rece-
voir sa bénédiction , et je suis
de Votre Paternité ,
le très-humble serviteur en Jésus-Christ,
Jacques BUTEUX.
Aux Trois-Rivières , le 21 septembre 1649.
* Moins de trois ans après , le 10 mai 1652 , le vœu du P. Bu-
teux était exaucé : il tombait sous les coups des Iroquois.
XXIV.
LETTRE DU P. PAUL RAGUENEAU AU T. R. P. VINCENT
CARAFA, GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS, A ROME.
(Traduite du latin sur l'original conservé à Rome.)
De Sainte-Marie des Hurons , le 13 mars 1650.
Mon Très-Révérend Père ,
Pax Christi.
L'année dernière , il ne nous est venu aucune
lettre d'Europe; nous n'avons pas même reçu de
Québec une réponse aux nôtres, où nous donnions
cependant d'amples détails sur l'état de notre mis-
sion. La main du Seigneur continue à s'appesantir
sur nous. Nous ne nous en plaignons pas, et nous
ne disons point : Ayez pitié de nous, vous du moins
qui êtes nos amis. Au contraire , nous nous réjouis-
sons dans nos souffrances, parce que c'est pour
notre bien et pour celui de tout notre troupeau que
Dieu permet ces afflictions. Dans mes dernières
lettres, j'ai fait part à Votre Paternité de la précieuse
mort ou plutôt du martyre des Pères Antoine
Daniel, Jean de Brébeuf, et Gabriel Lallemant,
que les barbares Iroquois ont arrachés à cette Eglise
— 248 —
naissante, et cruellement massacrés avec un grand
nombre de chrétiens.
Vers la fin de cette même année 1 640, deux autres
Pères ont été tués de la même manière, au milieu de
leurs Missions : le P. Charles Garnier, homme vrai-
ment apostolique et doué de toutes les qualités les
plus heureuses pour évangéliser ces peuplades , et le
P. Noël Chabanel, son compagnon, venu de la pro-
vince de Toulouse. Le premier fut massacré le 7 dé-
cembre , au milieu d'un village que les Iroquois
vainqueurs venaient d'envahir et de livrer aux flam-
mes. Le second périt le lendemain , jour de l'Imma-
culée Conception : on ignora l'auteur de sa mort.
Est-ce un ennemi, ou ne serait-ce point plutôt un
traître apostat qui aurait frappé le Père au milieu des
bois où il était obligé de s'enfuir, pour s'emparer de
ses misérables vêtements ? Une autre fois je vous
donnerai plus de détails sur ces différents meurtres.
La famine et la contagion ont ajouté leurs ravages
à ceux de la guerre ; un grand nombre de sauvages
périssent misérablement. On déterre les cadavres, et
les frères se nourrissent de la chair de leurs frères,
les mères de la chair de leur fils , et les enfants de
celle de leurs pères et mères. Cet affreux spectacle
s'est vu plus d'une fois ; nos sauvages n'ont pas
moins de répulsion pour ces horribles mets que les
Européens; mais la faim ne réfléchit pas. Le dirai-
— 249 —
je ? comme il est marqué dans l'Ecriture : Jmplexati
sunt stercora. Heureux qui pouvait se repaître d'une
poignée de glands , que l'excès du besoin faisait
trouver supportables.
Ce fléau , si funeste aux corps , est avantageux
au bien des âmes. Jamais nous n'avons recueilli de
si grands fruits de nos travaux ; jamais la foi n'a
poussé de si profondes racines dans les cœurs;
jamais le nom chrétien n'a été si glorieux. L'année
dernière, nous avons baptisé plus de trois mille
Sauvages. Nous touchons du doigt la vérité de cette
parole de l'apôtre : Flagellât Deus omnem filium
quem recipit.
Nous restons encore treize Pères dans cette Mis-
sion , avec quatre Frères coadjuteurs, vingt- deux
domestiques qui ne nous quittent jamais , et onze
autres, gagés pour un temps plus ou moins con-
sidérable, six soldats et quatre enfants : en tout
soixante personnes. Tous sont pleins d'estime pour
les choses du ciel et méprisent celles de la terre; je
puis affirmer à Votre Paternité qu'il n'en est pas un
qui n'adore Dieu en esprit et en vérité. C'est bien
là la maison de Dieu, la porte du ciel.
Nous éprouvons la bonté paternelle de Dieu à
notre égard ; car, entourés de tant de calamités,
nous n'en sommes jamais atteints, rien ne nous
manque ni pour l'âme, ni pour le corps; je ne dis
— 250 —
pas que nous ayions l'abondance; mais nous avons
de quoi nous sustenter en menant une vie frugale.
Bien plus , la libéralité du Seigneur nous a donné
les moyens de subvenir charitablement aux besoins
de nos pauvres chrétiens : il n'y en a guère dans
les bourgs qui ne vivent de nos aumônes , et plus
d'un, en mourant, confessait qu'il nous était plus
redevable qu'à qui ce fût. Si bien , que l'on nous
appelle publiquement les Pères de la patrie , et ce
n'est pas sans raison ; tout cela tourne au profit de
la religion chrétienne. Pour l'avenir, nous comptons
sur la Providence; à chaque jour suffit son mal.
Cependant nous avons deux grands sujets de
craindre la ruine de cette Mission : d'un côté les
Iroquois , nos ennemis ; de l'autre , le manque pro-
chain de vivres. Nous ne voyons pas trop comment
nous pourrons obvier à ce dernier inconvénient.
Nos Hurons ont été contraints, l'année dernière,
d'abandonner non-seulement leurs cabanes et leurs
villages , mais aussi leurs champs , par suite de con-
tinuelles défaites. Il nous a fallu, nous, pasteurs ,
accompagner notre troupeau dans sa fuite , et quitter
notre résidence de Sainte-Marie et les terres cultivées
par nos soins , qui promettaient une riche moisson.
Que dis-je ? Nous-mêmes avons mis le feu à ce qui
nous avait coûté tant de sueurs , de peur qu'un
ennemi barbare ne se logeât dans la maison de
— 251 —
Dieu. Ainsi, en un moment, ont été consumés les
fruits de dix ans de travaux , qui nous donnaient
une espérance fondée de pouvoir désormais nous
passer des secours de France. Dieu en a décidé
autrement : présentement, notre maison est brûlée.
Il a fallu chercher un asile ailleurs, et dans cette
contrée étrangère , où nous sommes comme exilés ,
subir un exil nouveau.
En face du continent , à vingt milles environ de
cette première Résidence de Sainte-Marie, est une
île située au milieu d'un lac immense, qui mériterait
plutôt le nom de mer. C'est là que s'arrêtèrent
les Hurons fugitifs, au moins pour la plupart. Nous
nous y arrêtâmes avec eux. Il fallut bâtir des ca-
banes dans ces lieux qui avaient jusque-là servi de
repaire aux bêtes fauves, abattre des forêts vierges,
construire enfin des forts pour protéger nos Sau-
vages aussi bien que nous. Non-seulement l'été,
mais tout l'hiver furent consacrés à ces pénibles tra-
vaux. Aussi, sommes-nous de ce côté parfaitement
à couvert et prêts à recevoir l'ennemi Nous ne nous
sommes pas contentés , comme autrefois , d'une
simple palissade; nous avons bâti un mur de pierres
fort épais, aussi facile à défendre que difficile à esca-
lader, à l'épreuve du feu et des machines de guerre,
en usage chez les Iroquois.
Mais le plus rude de notre tâche n'est pas fait ;
— 252 —
il va falloir arracher les arbres et préparer la terre
à recevoir la culture .
En attendant , pour toute nourriture, nous avons
un peu de blé, des racines et des herbages, et notre
boisson, c'est l'eau du lac. Nous n'avons plus guères
pour vêtements que des peaux de bêtes. Tsous
n'avons gardé que dix poules , une paire de co-
chons , deux bœufs et deux vaches pour la repro-
duction , et du blé d'Inde pour un an. Tout le reste
a été dépensé pour remplir le devoir de la charité
chrétienne. Si nous avons conservé ce peu que je
viens de dire, c'est que la charité n'agit pas à
l'aveugle : il eût été imprudent de donner avec une
sorte de prodigalité , sans rien réserver pour sus-
tenter vaille que vaille des ouvriers qui se consument
pour établir la foi et procurer le salut des âmes.
Cependant , quand tout viendrait à nous manquer,
nous espérons qu'avec l'aide de Dieu , le courage ,
la confiance en lui et la patience ne nous manque-
ront jamais : car la charité peut tout et souffre
tout. Je puis le promettre , au nom de tous les Pères
qui sont ici. Ils sont prêts à tout : croix , dangers ,
tortures auxquelles ils sont à chaque instant expo-
sés, rien ne les effraie ; la mort même, ils la désirent;
l'état de cette mission leur semble d'autant plus
heureux que chacun voit de plus près sa croix ,
croix à laquelle il n'est au pouvoir d'aucun homme
— 253 —
de l'arracher : Dieu , parlant par la voix de l'obéis-
sance, le pourrait seul.
Que Votre Paternité aime donc et bénisse ses
enfants en Notre-Seigneur, puisque nous sommes
les enfants de la Croix. Puissions-nous mourir sur
cette bienheureuse Croix ! C'est le plus ardent de nos
désirs, tout notre espoir, toute notre joie que per-
sonne ne saurait nous arracher!
Je suis
de Votre Paternité ,
Le très-humble et très-obéissant
fils et serviteur,
Paul RAGUE1NEAU.
De la Résidence Sainte-Marie, dans l'île de Saint-
Joseph aux Hurons , dans la Nouvelle-France ,
13 mars 1650.
XXV.
LETTRE ADRESSÉE PAR MESSIEURS LES ASSOCIÉS DE LA COM-
PAGNIE DE LA NOUVELLE-FRANCE AU T. R. P. GÉNÉRAL
de la compagnie de jésus, a rome. (Copiée sur V au-
tographe conservé aux archives du Jésus, à Rome.)
Paris, juin 1651.
Mon Très-Révérend Père ,
Dieu ayant voulu se servir de nous pour l'éta-
blissement de la Compagnie de la Nouvelle-France,
dite Canada, qui n'a eu d'autre dessein que la
gloire de Dieu par la conversion des peuples de ce
pays, où nous avons contribué de nos soins , et de
nos biens plus de douze cents mille livres, depuis
vingt-deux ou vingt-trois années que cet établisse-
ment a commencé , et quoique les Pères de votre
Compagnie n'ont pas seulement employé leurs
personnes, mais leurs vies qu'ils ont libéralement
sacrifiées pour ce saint œuvre, et à présent que
cette colonie se forme et se rend nombreuse, nous
avons estimé qu'il étoit nécessaire pour la conso-
lation des habilants François et des Sauvages con-
vertis, d'y avoir un Evêque que nous avons supplié
— 255 —
très-instamment la Reine de nous l'accorder , ce
quelle a fait, et même promis d'en écrire à sa
Sainteté ; et comme l'obligation principale que
notre Compagnie et ces peuples ont à vos Pères,
nous avons cru qu'il était à propos d'en avoir un
d'entre eux pour être Evèque de ce pays. Ce
qu'ayant été proposé au conseil des choses ecclé-
siastiques établi par Sa Majesté très-chrétienne , en
présence du P. Paulin, confesseur du Roi , qui a sa
place au conseil, il en a été nommé trois, qui sont
les Pères Lallemant , Ragueneau et le Jeune , et
renvoyé aux Pères de \otre Compagnie, pour le
choix de l'un des trois , dont sans doute l'on vous
écrira , bien que notre dite Compagnie n'aie
nommé à Sa Majesté que le P. Charles Lallemant
supérieur de la maison de Paris , lequel ayant été
l'un des premiers qui s'est exposé dans les périls
ordinaires pour la conversion des Sauvages,
jusques à trois naufrages qu'il a soufferts en ces
voyages, pour lequel M. de Lauzon, gouverneur
du pays, et notre Compagnie, avons très-grande
inclination , ce qui fait que nous supplions instam-
ment V. P. nous faire la grâce d'agréer le choix de
sa personne , dont la naissance , son emploi dans
les charges et son mérite le rendent recomman-
dable. V. P. nous pourroit objecter, celui qu'il a
présentement de supérieur en la dite maison de
— 256 —
Paris; mais quand elle considérera qu'il faut du
temps pour achever cette œuvre, avant qu'elle soit
parfaitement établie, et que par ce moyen, il pour-
roit encore accomplir celui de sa supériorité; cela
réussissant selon nos souhaits, le pays et notre Com-
pagnie vous aurions très-grande obligation de tout
le bien qu'il y pourra faire en cette dignité, priant
la divine bonté de répandre ses bénédictions
abondantes sur l'heureuse conduite de V. P., à
laquelle nous sommes,
Mon Très-Révérend Père,
Vos très-humbles et très-obéissants serviteurs,
Les Directeurs de la Compagnie de la
Nouvelle-France,
DE LA FERTÉ, abbé de la Magdelaine,
MARGONNE, ROBINEAU, FLEURIAU,
DESPORTES, J. BERUYER.
CHEFFAULT, secrétaire de ladite Compagnie.
De Paris, au mois de Juin 1651 .
XXVI.
LETTRE DE MONSEIGNEUR FRANÇOIS DE LAVAL-MONTMO-
RENCY, ÉVÊQUE DE PÉTRÉE, VICAIRE APOSTOLIQUE AU
CANADA , AU T. R. P. GOSW1N NICKEL , GÉNÉRAL DE LA
compagnie de jésus, A rome. (Traduite du latin sur
l'original conservé à Rome.)
Québec, août 1659.
Mon Révérend Père ,
Dieu seul qui sonde les cœurs et les reins, et qui
pénètre jusqu'au fond de mon âme, sait combien
j'ai d'obligation à votre Compagnie, qui m'a ré-
chauffé dans son sein lorsque j'étais enfant, qui
m'a nourri de sa doctrine salutaire dans ma jeu-
nesse, et qui depuis lors n'a cessé de m'encourager
et de me fortifier. Aussi je conjure Votre Paternité
de ne point voir, dans cette expression de mes senti-
ments de reconnaissance, le simple désir de remplir
un devoir de convenance; c'est du fond de mon
cœur que je vous parle. Je sens qu'il m'est impos-
sible de rendre de dignes actions de grâces à des
hommes qui m'ont appris à aimer Dieu et ont été
L. 47
— 258 —
mes guides dans la voie du salut et des vertus chré-
tiennes.
Si tant de bienfaits reçus dans le passé m'ont
attaché à votre Compagnie , de nouveaux liens
viennent encore resserrer ces relations affectueuses.
Il m'est donné , en effet, mon Révérend Père, de
partager les travaux de vos enfants dans cette mis-
sion du Canada , dans cette vigne du Seigneur
qu'ils ont arrosée de leurs sueurs et même de leur
sang. Quelle joie pour mon cœur de pouvoir espérer
une même mort, une même couronne ! Le Seigneur
sans doute ne l'accordera pas à mes mérites ; mais
j'ose l'attendre de sa miséricorde. Quoi qu'il en
soit , mon sort est bienheureux , et le partage que
m'a fait le Seigneur est bien digne d'envie. Quoi
de plus beau que de se dévouer, de se dépenser
tout entier pour le salut des âmes? C'est la grâce
que je demande , que j'espère , que j'aime.
J'ai vu ici et j'ai admiré les travaux de vos Pères;
ils ont réussi non-seulement auprès des néophytes
qu'ils ont tirés de la barbarie et amenés à la connais-
sance du seul vrai Dieu , mais encore auprès des
français auxquels par leurs exemples et la sainteté
de leur vie, ils ont inspiré de tels sentiments de
piété , que je ne crains pas d'affirmer en toute vérité
que vos Pères sont ici la bonne odeur de Jésus-
Christ, partout où ils travaillent. Ce n'est pas pour
— 259 —
vous seul que je leur rends ce témoignage , mes pa-
roles pourraient paraître suspectes de quelque flat-
terie; j'ai écrit dans les mêmes termes au souverain
Pontife, au Roi très-chrétien et à la Reine sa mère,
aux Illustrissimes Seigneurs de la Congrégation de
la Propagande, et à un grand nombre d'autres
personnes. Ce n'est pas que tout le monde m'ait
approuvé également; vous avez ici des envieux ou
des ennemis qui s'indignent contre vous et contre
moi ; mais ce sont de mauvais juges qui se réjouis-
sent du mal et n'aiment point les triomphes de la
vérité. Daigne Votre Paternité nous continuer son
affection ; du reste , en nous l'accordant , elle n'ai-
mera rien en moi qui ne soit à la Compagnie. Car,
je le sens, il n'est rien en moi que je ne lui doive ,
rien que je ne lui consacre. Je veux être à vous
autant que je suis à moi-même ; je veux être tout à
Jésus-Christ dans les entrailles duquel j'embrasse
Votre Paternité , et je la prie de m'aimer toujours ,
comme elle le fait, d'un amour sincère. Que cet
amour soit éternel !
Je suis de Votre Paternité
Le très-humble et obéissant serviteur,
•j- François de LAVAL, évèque de Pétrée ,
Vicaire apostolique,
Québec, août 1659, Nouvelle-France.
XXVII.
LETTRE DU P. JOSEPH-MARIE CHAUMONOT , DE LA COM-
PAGNIE DE JÉSUS, AU P. R1PAULS (?) DE LA MÊME COMPA-
GNIE , a dijon. (Provenant des archives de b- Univer-
sité de Pont-à-Mousson.)
A Kébec de la Nouvelle-France,
ce 20 octobre 1661.
Mon Révérend Père , J0
Pax Christi.
Puisque le bon Dieu m'a rendu un peu de santé ,
je donne avis à V. R. que , depuis celle que je lui
écrivis le mois passé, les Iroquois des Onnontague-
tonnous, chez lesquels j'ai demeuré presque trois
ans,etay baptisé bon nombre de sauvages, nous
ont ramené neuf de nos François captifs , avec assu-
rance qu'au printemps prochain nous en reverrions
un plus grand nombre.
Le P. Le Moyne, qui étoit parti d'icy le 20 de
juillet avec d'autres Iroquois , pour leur remener
de leurs gens que nous tenions prisonniers, nous
écrit : \ ° qu'il a été très bien reçu et caressé ; 2 ' qu'on
lui a desja basti une chapelle , où il fait fort paisible-
ment les fonctions d'un homme apostolique; 3° que
— 261 —
ce peuple, avec deux autres nations Iroquoises les
plus nombreuses, redemande la paix avec nous, à
cause d'un nouvel ennemi très-belliqueux qui leur
a déclaré la guerre depuis peu ; 4° qu'il n'y a plus
que deux nations de ces barbares , qui continuent
d'avoir guerre avec nous, et que celles-cy mesmes
sont aux prises avec trois autres peuples barbares ,
qui leur ont desja tué beaucoup de monde , N'avons-
nous pas occasion de croire que le bon Dieu com-
bat pour nous?
Si nostre Roy nous envoie encore cette année un
secours assez considérable , M. d'Avaugour se pro-
met bien d'exterminer ces deux petites peuplades
ennemies , et puis d'envoyer aux autres de bonnes
garnisons, pour les tenir en bride dans de bons forts
que nous y ferons.
Le printemps prochain, ils (les Iroquois) préten-
dent de me remener avec eux, lorsqu'ils nous vien-
dront rendre le reste de nos prisonniers, d'autant
que tout le monde me regrette (à ce qu'ils disent)
et notamment ceux que j'ay instruits en la foi.
Je prie très-instamment V. R. et tous nos RR. PP.
de me recommander àDieu dans leurs SS. Sacrifices,
afin que mes laschetez et infidélités ne me privent pas
du bonheur d'aller encore un coup exposer ma che-
tive vie en ce pays infidèle , pour la conversion des
âmes et honneur de mon Créateur. Ah! que je se-
— 262 —
rois obligé à Vos Révérences si elles m'obtiennent
du bon Jésus la grâce de consommer le reste de
mes jours en ce saint amploy.
Mon Révérend Père ,
de Votre Révérence, tres-humble et très obéissant
serviteur en Notre-Seigneur,
Joseph-Marie CHAUMONOT,
de la Compagnie de Jésus.
XXVIII.
LETTRE DU P. GABRIEL MAREST , DE LA COMPAGNIE DE
Jésus, a un père de la même compagnïe. (Prove-
nant de notre ancien Collège de Louis-le- Grand.)
Du pays des Illinois en la Nouvelle-France,
le 29 avril 1699.
Mon Révérend Père ,
Pax Christi.
Il y a près d'un an que je suis dans cette mis-
sion ; le pays y est fort différent de celuy du costé
de Québec. Le climat y est chaud , les terres fer-
tiles, le peuple d'un esprit facile et doux. Voicy en
quel estât y est la religion : parmy les hommes il y
en a peu qui embrassent le christianisme ; surtout
les jeunes gens, qui vivent dans de monstrueux
désordres, qui les éloignent entièrement de la vertu
et qui les rendent incapables d'écouster leurs mis-
sionnaires. Priez Dieu, mon Révérend Père, qu'il
jette les yeux de sa miséricorde sur eux , et qu'il
les tire "d'un estât si déplorable. Au contraire, les
femmes et les filles se trouvent entièrement dispo-
sées k recevoir le baptême, pleines de constance et
— 264 —
de fermeté quand elles l'ont une fois reçu ; fer-
ventes à la prière , ne demandant qu'à estre ins-
truites, fréquentant souvent les sacrements, enfin
capables de la plus haute sainteté. Le nombre de
celles qui embrassent notre sainte religion aug-
mente de jour en jour d'une manière considérable ,
jusques à ce que, depuis peu, nous avons esté
obligés de faire une nouvelle église , la première se
trouvant trop petite ; et , à voir comme celle-cy se
remplit tous les jours , je crois qu'il nous en faudra
faire une troisième. Gloire en soit à Dieu, qui
veut bien répandre icy ses grâces avec tant de pro-
fusion.
Comme le village est grand , y ayant près d'une
demie lieue de long, nos fervents chrestiens ont
dressé depuis peu une chapelle aux deux bouts
pour la commodité de l'instruction ; ils s'y assem-
blent, et je vais leur y faire régulièrement le caté-
chisme.
Les enfants nous donnent de très-belles espé-
rances pour l'avenir, on ne sauroit croire l'ardeur
qu'ils ont pour se faire instruire ; quand ils sont
de retour dans la cabane, ils disent à leurs pères,
souvent encore infidèles, ce qu'ils ont appris; sur-
tout ils savent se moquer des ridicules cérémonies
de nos jongleurs , et nous voyons que , par là , la
jonglerie s'esteint peu à peu.
— 265 —
Il y a près de dix ans que le P. Gravier jel la les
fondements de celte nouvelle chrestienté, qu'il a
cultivée avec des soins et des peines incroyables.
Le R. P. Binneteau a succédé à ses fatigues et à ses
fruicts. Enfin , on peut dire que c'est icy une de nos
plus belles missions ; en vérité , on ne conçoit pas
en France le bien qu'on peut faire parmi ces nom-
breuses nations ; il faut avouer aussi qu'on y a de
l'occupation pour l'ordinaire au-dessus de ses
forces, et il faut que Dieu nous soutienne d'en haut
pour ne pas succomber au travail. Voicy un plan
de notre vie.
Tous les jours, avant le soleil levé, nous disons
la messe pour la commodité de nos chrestiens, qui
s'en vont de là à leur travail. Les sauvages y chan-
tent des prières, ou en récitent ensemble; au sortir
de la messe, nous allons dans divers quartiers faire
le catéchisme aux enfants; ensuite il faut aller voir
les malades. Au retour, on trouve toujours plu-
sieurs sauvages qui viennent nous consulter sur
différentes choses. Après midy, trois fois la se-
maine, se fait un grand catéchisme pour tout le
monde; de là on va par les cabanes confirmer les
chrétiens et tâcher de gagner quelque idolâtre. Ces
visites sont d'une très-grande utilité, et je remarque
que le missionnaire ne manque jamais d'y faire
quelque nouvelle conquête, ou d'y ramener quel-
— 266 —
que brebis égarée. Les visites se font aujourd'hui
dans un quartier et demain dans un autre , estant
absolument impossible de parcourir toutes les ca-
banes en un jour. Quand nous revenons à la mai-
son, nous la retrouvons toute pleine de nos fervents
chrestiens , qui viennent pour recevoir quelque
instruction ou pour se confesser; c'est ordinaire-
ment en ce temps là que j'explique des images de
l'ancien et du nouveau testament; ces sortes d'ima-
ges frappent l'esprit du sauvage et luy aident beau-
coup à retenir ce qu'on luy apprend ; se fait ensuite
la prière publique , où tout le monde se trouve , et
une demie heure d'instruction; au sortir de là, plu-
sieurs veulent nous parler en particulier, et sou-
vent la nuit est déjà bien avancée, avant qu'on ait
pu contenter tout le monde. Voila ce qui se fait
tous les jours. Les samedys et les dimanches sont
entièrement occupés pour les confessions ; ainsi , un
missionnaire n'a ici que la nuit de libre, encore
souvent prend - on ce temps là pour apprendre
à quelques-uns à chanter des hymnes. Pendant
l'hiver, nous nous partageons en différents en-
droits où les Sauvages vont passer cette saison.
J'avois pour moi l'hiver passé un assez gros village
à trois lieues d'icy, où après avoir dit la messe les
dimanches, je venois encore la dire icy au fort, à
nos François.
— 267 —
Il a passé par icy trois Messieurs du Séminaire
de Québec que Mgr l'Evesque envoyoit establir des
Missions sur le Mississipi. Nous les avons reçus le
mieux que nous avons pu , les logeant chez nous
et leur faisant part de ce que nous pouvions avoir
dans une disette aussi grande que celle où nous
avons esté toute l'année dans le village. En partant,
nous les avons aussi engagés à prendre sept sacs de
bled qui nous restaient, leur cachant nostre pau-
vreté, afin qu'ils eussent moins de peine à recevoir
ce que nous leur offrions. Dans une autre de nos
Missions, nous avons encore nourri deux de leurs
gens pendant tout cet hyver. Comme ces Messieurs
ne savoient pas l'Illinois , nous leur avons donné
un recueil de prières et un catéchisme traduict,
avec les remarques que nous avons pu faire sur
cette langue , afin de les aider à l'apprendre; enfin,
nous leur avons fait toutes les honnêtetés et tou-
tes les amitiés possibles. Demandez à Dieu , mon
R. Père, qu'il me fasse la grâce de lui être fidèle
et de remplir icy les desseins qu'il a sur moi pour
l'avancement de sa gloire et l'entière conver-
sion des peuples qu'il a bien voulu confier à ses
soins.
Je suis ,
Mon Révérend Père ,
Votre très-humble et obéissant serviteur,
Gabriel MARESÏ, S. J.
XXIX.
LETTRE DU P. JULIEN BINNETEAU , DE LA COMPAGNIE DE
Jésus, a un père de la même compagne (Prove-
nant de notre ancien Collège de Louis-le- Grand.)
Du pays des Illinois, 1699.
Mon Révérend Père,
PaxChristi.
Dieu continue d'estre icy servi, malgré les oppo-
sitions du démon , qui suscite des gens tout à fait
ennemis du Christianisme : nous les nommons icy
Jongleurs. Ils font en public cent mommeries
pleines d'impiété, et ils parlent à des peaux de bêtes,
à des oiseaux morts, comme à des divinités; ils
prétendent que les herbes médicinales sont les dieux
de qui ils tiennent la vie, et qu'il n'en faut point
adorer d'autres; ils chantent tous les jours des
chansons en l'honneur de leurs petils manitours,
comme ils les appellent; ils s'emportent contre nos-
tre religion et contre les missionnaires. Où est le
Dieu , disent-ils , dont nous parlent ces robes noi-
res? Que nous donne-t-il , pour les aller entendre?
Où sont les festins qu'ils nous font? car, mon Rêvé-
— 269 —
rend Père , c'est par les festins que le parti du
démon se soutient icy.
Quoique ces sortes de gens là paroissent fort
éloignés d'embrasser le christianisme , plusieurs
d'entre eux ne laissent pas cependant de respecter
ou de craindre nos mystères et de faire bon visage
aux missionnaires; il y en a mesme peu dont les
enfants ne viennent à la chapelle ; plusieurs les y
envoient et quelque motif qui fasse agir les parents,
il y a espérance que les jeunes plantes porteront
un jour leurs fruits, et que le méchant parti tom-
bera insensiblement. Ce qui vous surprendra, c'est
que plusieurs de ces jongleurs , quand ils tombent
'malades, ont volontiers recours au missionnaire,
et il y en a peu qui ne l'écoutent et qui n'avouent
qu'il n'y a qu'un Grand Esprit, ouvrier de toutes
choses, et qu'il faut seul adorer. Depuis peu, un
des plus considérables s'est fait instruire , après
avoir longtemps résisté ; estant ensuite tombé
malade et se sentant proche de la mort, il n'a point
eu de repos qu'il n'ait enfin reçu le saint baptême,
en exhortant tous ses enfants à embrasser nostre
religion.
Les jeunes gens ne mettent pas moins d'oppo-
sition au progrès du christianisme que les jongleurs.
Ce sont, parmi eux, des monstres d'impuretés,
qui s'abandonnent sans honte aux actions les plus
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infâmes ; ce qui fait que nous ne voyons presque
aucun jeune homme sur qui on puisse compter
pour les exercices de religion ; il n'y a que les hom-
mes entre deux âges ou les vieillards qui ayent de
la constance
En récompense, les femmes et les filles ont de
grandes dispositions pour la vertu, quoique sui-
vant leurs coustumes, elles soient esclaves de leurs
frères pour espouser ceux qu'ils jugent à propos,
mesmes les hommes déjà mariés à une autre femme.
Tl s'en trouve néanmoins plusieurs parmi elles, qui
résistent alors constamment et qui aiment mieux s'ex-
poser aux mauvais traitements qu'on leur peut faire,
que de rien commettre, en cette occasion , contre
ce que prescrit le christianisme pour le mariage.
Il y a plusieurs ménages où l'homme et la femme
vivent dans une grande ferveur, sans se soucier de
ce que les jongleurs et les jeunes libertins peuvent
dire; ils sont toujours les premiers à l'église, assidus
aux prières publiques et soutiennent courageu-
sement le parti. Quelques-uns s'assemblent chez
un des plus considérables du village, et là, tout
l'entretien est de matière de piété, du catéchisme,
des prières qu'ils se font réciter les uns aux autres,
ou enfin sur les cantiques spirituels. Comme les
enfants sont persécutés pour la prière, je connois
de bons chrestiens qui les exhortent à se retirer
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chez eux, s'offrant à les nourrir et leur faisant part
de ce qu'ils ont, comme s'ils étoient leurs propres
enfants.
Il y a aussi des femmes mariées à de nos françois
qui seroient d'un bon exemple dans les maisons
de France les mieux réglées; quelques unes de celles
qui sont mariées aux sauvages ont un soin extraor-
dinaire d'entretenir la piété dans les familles; elles
instruisent elles-mêmes leurs enfants; elles exhor-
tent leurs maris à la vertu, leur demandent le soir
s'ils ont fait leurs prières, les portent à fréquenter
les sacrements, et pour elles, elles se confessent au
moins tous les huit jours et communient souvent.
Après vous avoir parlé de la mission , je vous
diray quelque chose, mon Révérend Père, des mis-
sionnaires. Le P. Gabriel Maresty fait des prodiges;
il a les plus beaux talents du monde pour ces mis-
sions; il a appris la langue en quatre ou cinq mois
jusqu'à en faire maintenant des leçons à ceux qui
sont icy depuis longtemps, il est d'une (résistance
à la) fatigue incroyable, et son zèle lui fait regarder
comme rien, tout ce qu'il y a de plus difficile. Je
n'aurai jamais de repos, dit-il, tant que je vivrai;
je ne croirai jamais en avoir assez fait.
Nous avons trois chapelles et nous faisons le
catéchisme en quatre endroits. Des Rikabons, ,
pareillement Illinois, se sont logés auprès de nous,
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pour faire du bled dans le voisinage de nostre
premier village; ils ont part à la parole de Dieu,
ainsy nous ne manquons pas d'occupation icy tous
deux. Nostre maison ne désemplit pas, depuis le
matin jusqu'au soir, de gens qui viennent se faire
instruire et se confesser ; il a fallu faire nos cha-
pelles plus grandes qu'elles n'estoient. Le cher Père
Marest se livre un peu trop à son zèle ; il travaille
excessivement le jour et veille la nuit pour se per-
fectionner dans la langue; il voudroit en cinq ou
six mois savoir tout le dictionnaire. Dieu nous
conserve un si brave missionnaire ; il ne vit que
d'un peu de bled cuit, où il mêle quelquefois un
peu de petites fèves , et il mange un melon d'eau
qui lui sert de boisson. Il y a un autre mission-
naire à soixante lieues d'icy qui vient nous voir
tous les hivers, il est de la Province de Guyenne
et se nomme le P. Pinet, si vous le connoissiez, je
vous en dirois davantage de lui. Il a eu le bonheur
d'envoyer au ciel l'âme du fameux chef Péouris et
de plusieurs jongleurs, et a attiré à nos chapelles,
diverses personnes qui sont l'exemple du village
par leur ferveur : il me reste à vous parler de ce
qui me regarde.
Je suis présentement à Hiremé avec une partie
de nos Sauvages dispersés. J'ai esté depuis peu
aux Tamarois, en voir une partie sur le bord d'un
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des grands fleuves du monde , que nous appelons
pour cela le Mississipi, ou la grande rivière; on en
a découvert plus de sept cents lieues où elle est
navigable, sans en avoir encore trouvé la source.
Je dois retourner chez les Illinois de Tamaroa le
printemps; il y a une fort grande différence de
ce climat icy à celui de Québec , où le froid*est
long et les neiges fort hautes , au lieu qu'icy
d'ordinaire, la neige ne dure que fort peu. A peine
tout ce mois cy de Janvier avons nous senti le froid ;
la vigne se voit attachée aux arbres de tous costés
et montant jusqu'au haut, le raisin en est sauvage
et n'approche pas de la bonté de celuy de France.
Il y a une infinité de noyers et de pruniers de
différentes espèces ; on y voit encore quelques
petites pommes. Il se trouve icy deux autres sortes
d'arbres fruictiers que l'on ne connoit point en
France , ce sont des Assimines et des Piakimines ;
le fruit en est bon : de tous nos autres beaux fruits
de France nous nous en passons en ce païs-cy. Le
gibier y est en quantité ; les canards, outardes, oies,
cignes, grues, poulets d'Inde; le bœuf , l'ours et
le chevreuil sont les grosses viandes que l'on mange
au pais de chasse. Le bœuf en ce pais est d'un brun
tirant sur le noir ; c'est ce qu'on appelle le bufle
en Europe ; il a une grosse bosse vers le chignon
du cou, le poil fort épais, comme celuy des mou-
L. 48
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tons en France , et nous fait de bonnes couvertures
de lit. On voit encore plusieurs autres animaux ,
comme chats sauvages, loups cerviers, rats de bois;
la femelle de ceux cy porte ses petits dans une es-
pèce de bourse qu'elle a sous le ventre.
Voicy quelle est la vie de nos Sauvages; ils par-
tent sur la fin de septembre pour chasser. Tout le
monde marche, ou se rend en pirogue au lieu de
l'hivernement. De là, les plus lestes hommes, fem-
mes , filles , vont dans les terres chercher le bœuf;
cet animal est dangereux , courant résolument sur
celuy qui l'attaque , surtout quand il est blessé ; il
soufle d'une manière furieuse et jette des œillades
terribles. Quand les Sauvages l'ont tué, ils enlèvent
particulièrement la viande de dessus les côtes, la
partagent en deux moitiés; cette viande est ensuite
exposée pendant quelque temps sur un gril de bois
de trois ou quatre pieds de haut , sous lequel on
fait un feu clair, puis on la plie ; ainsy desséchée ,
elle se garde fort longtemps sans se corrompre. On
appelle ces sortes de pièces des plats-côtés, dont il se
fait grand débit au village , quand on est de retour.
Cette chasse finit vers le temps de Noël; les Sauva-
ges en reviennent chargés de ces plats-côtés , et il
est surprenant combien les hommes et les femmes
portent pesant dans la marche. Le reste du temps
jusqu'au mois de mars se passe dans l'hivernement,
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où les femmes travaillent presque sans cesse; les
hommes vont de fois et d'autres chasser le chevreuil
ou des ours , sinon ils jouent, dansent, chantent
partisque fruuntur. Ce sont tous gentilshommes ,
vivants sans autre mestier, que celuy de la chasse ,
de la pesche et de la guerre.
La vie que les Sauvages mènent au village est à
peu près de même que celle de l'hivernement ; les
femmes seules y labourent et sèment la terre ; ce
qu'elles font avec grand soin ; aussi pour l'ordinaire
les bleds sont-ils fort beaux et en abondance. La
fainéantise où vous voyez que vivent les hommes ,
est la source de toutes leurs débauches et de l'aver-
sion qu'ils ont pour la religion chrestiennë. Le bal
se tient icy comme en France, tandis que dans une
cabane des danseurs suivent la cadence d'une es-
pèce de tambour, vous entendez d'un autre costé
quelque vieille qui chante.
J'oubliois de vous parler de nos jardins; un de
leurs plus beaux ornements est ce que nous appe-
lons les melons d'eau ; ils viennent exorbitamment
gros; le goût en est fort doux , et ils sont différents
de nos melons en ce qu'ils ne jaunissent pas ; ils se
mangent sans sel, et la quantité n'en est pas mal-
faisante.
Voilà , mon Rd Père , un petit narré du climat et
des mœurs de nos Illinois. Les jeunes enfants nous
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y donnent toujours une grande espérance pour l'a-
venir, ils ont un empressement merveilleux pour se
faire instruire , et l'envie d'avoir une aiguille et un
grain rouge , ou quelque petite croix ou médaille ,
fait qu'ils s'appliquent à bien répondre et qu'ils ap-
prennent beaucoup en peu de temps.
Je suis,
Mon Révérend Père ,
Vostre très humble et très obéissant
serviteur en Notre-Seigneur.
Julien BINNETEAU,
de la Compagnie de Jésus.
XXX.
LETTRE DU P. JACQUES BIGOT DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS,
a un père de la même compagnie. (Provenant de
notre ancien Collège de Louis-le- Grand.)
Du pays des Abnaquis, 1699.
Mon Révérend Père ,
Pax Christi.
Je partis sur la fin du mois d'aoust, pour aller
dans une de nos Missions de l'Acadie, prendre la
place de mon frère qui estoit incommodé (le P. Vin-
cent Bigot). J'y arrivai la veille de la Nativité de la
sainte Vierge , où j'eus d'abord la consolation de
confesser avec luy et de communier plus de deux
cents de nos Sauvages. Comme c'est le premier hy-
ver qu'on ait passé dans ce village tout récemment
estably , je vous avoueray que j'ay eu quelque
chose à souffrir, tant pour le logement que pour
les vivres ; mais toutes ces peines ne sont rien en
comparaison de la consolation que j'ay eu de jouir
dans cette mission des fruicts des travaux de mon
frère , et d'y trouver la plupart des Sauvages dans
une très grande ferveur. On ne sauroit entrer dans
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leur chapelle , sans qu'on y en trouve quelqu'un
adorant Jésus-Christ dans le Saint Sacrement ; ils
s'excitent les uns les autres dans ce saint exercice, et
tachent de tesmoignerpar là combien ils sont recon-
naissants de l'honneur que leur fait ce Dieu caché,
de demeurer ainsy dans leur pauvre chapelle ; quel-
ques uns y viennent dès trois heures du matin;
plusieurs y passent les deux heures entières à ge-
noux ; j'en connois qui ne manquent jamais d'y aller
tous les jours à midy. D'autres en revenant de la
forest, après avoir mis leurs charges de bois dans
leurs cabanes, vont aussitost saluer Notre Seigneur.
Comme la plus grande partie des Sauvages de ce
village ne sont baptisés que depuis peu de temps ,
et qu'ils n'ont pu estre tout à fait instruits, j'ay tou-
jours fait deux instructions publique dans la cha-
pelle , et une troisième dans une cabane particu-
lière pour leur apprendre et pour leur expliquer des
chants sur les mystères ; cela ne les contentoit pas
encore, de sorte que quand j'allois dans les cabanes,
ils me faisoient mille questions , importunité sans
doute bien agréable. Dès que je faisois le cri dans
le village pour l'instruction dès enfants, plusieurs,
tant hommes que femmes venoient se joindre à eux
pour en profiter. Quelques uns , dés la fin de sep-
tembre , avoient coutume de se retirer dans les bois
jusqu'au printemps, pour y passer l'hyver plus corn-
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modément; cette année, ceux-là ont différé plus de
trois mois à le faire , afin de pouvoir estre instruits.
Je désesperois quasi de la conversion de deux
jeunes sauvages d'environ vingt-cinq ans, grâce à
Dieu, ils ont tellement changé depuis quelque
temps, qu'aujourd'hui je suis autant consolé de
leur ferveur et de leur docilité que j'estois aupara-
vant affligé de leur fierté et de leur indifférence
pour le christianisme. Un troisième estant retombé
dans ses désordres, après avoir esté baptisé, j'ay esté
obligé de modérer les mortifications et les austérités
que vouloient faire deux de ses parentes pour ob-
tenir de Dieu sa conversion.
Une jeune femme m'est venue dire que? depuis
deux ans, elle avoit promis à Dieu de ne se jamais
remarier, qu'elle vouloit lui garder sa parole et que
pour cela elle me prioit de dire à ses parents de ne
luy plus parler de mariage.
Une autre de même âge, dans la première com-
munion qu'elle fit après la mort de son mari , pro-
mit à Jésus-Christ de ne se plus marier. Comme je
la blàmois d'avoir fait cela sans m'en avoir parlé ,
elle m'a dit tout simplement que , possédant Jésus-
Christ après la communion , elle n'avoit pu s'em-
pescher de luy dire : Je suis maintenant toute à vous,
mon divin Jésus, et jamais je n'auray d'autre
espoux que vous. Je ne puis vous exprimer tout ce
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qu'a voulu faire cette fervente chrestienne pour le
repos de l'âme de son mary.
Depuis quelques jours nos Abnaquis ont com-
mencé à rendre par échange les Anglois qu'ils
avoient pris en guerre, et c'est icy, mon Révérend
Père, où la religion catholique a triomphé de l'hé-
résie en la personne mesme des enfants. Selon l'ac-
cord fait entre les deux nations , il est libre à ceux
qui ont plus de quatorze ans de rester chez les
ennemis , mais on a droit de part et d'autre de
reprendre, malgré eux, ceux qui sont au-dessous de
cet âge. Quand on vint à ramener un pauvre enfant
de douze à treize ans, vous n'eussiez pu retenir vos
larmes , voyant comme il conjuroit les sauvages de
le retenir : Je vais me perdre , s'écrioit-il en pleu-
rant, gardez-moi avec vous, afin que je demeure dans
la vraye religion et que je ne sois point damné. Il
confondit le capitaine de sa nation , qui estoit venu
faire l'échange, luy soutenant que les François et les
Sauvages prioient beaucoup mieux que les Anglois.
Quelques jours auparavant, à Québec, un jeune
Anglois, en pareille circonstance, avoit fait la même
confusion à un ministre, en présence de M. le Gou-
verneur. Quatre filles angloises ont absolument
refusé de retourner à Boston , et ont mieux aimé
demeurer avec nos Sauvages que de se mettre en
danger, ont-elles dit, d'estre perverties par les mi-
— -281 —
nistres. Une autre vient de me dire qu'elle estoit ré-
solue d'en faire autant, ne comptant pour rien, m'a
t-elle dit, la dureté de la vie misérable et pauvre des
Sauvages pour se conserver dans la vraye religion.
Sept petits Anglois ayant entendu parler que
l'échange alloit se faire , se sont cachés dans les
bois, de peur qu'on ne les ramenast; deux autres,
plus avancés en âge, et qui sont morts, il y a quel-
ques mois, après avoir fait icy leur première com-
munion , m'avoient bien assurés qu'il ne retourne-
roient point. Cette ferveur des Anglois, parmy nous,
doit faire honneur à nos bons Sauvages, qui ont un
soin et un zèle admirable , pour les mener aux
missionnaires et pour les instruire eux-mêmes, dès
qu'ils les ont pris. Je les trouve d'abord fort pré-
venus contre nous ; mais peu à peu ils se laissent
persuader par la dévotion et par l'assiduité à la
prière de nos Abnaquis; ce qu'ils ne voient point,
disent-ils, dans leur colonie.
Je vous écris cecy, mon Révérend Père, sur le
bord de la mer, où je suis avec nos sauvages, qui y
sont venus pour traiter de paix avec un vaisseau
anglois qui est à la rade. Le voyage m'a extrême-
ment fatigué, outre que nous manquons quasi de
vivres à cause du mauvais temps; j'en avois un peu
apporté; mais dès la première nuit, un chrestien, qui
avait bon appétit, mangea le sac de cuir où je les
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avois mis, et n'épargna pas ce qu'il y avoit dedans.
Nous nous régalons d'huîtres, que nous allons pren-
dre quand la mer est basse : c'est aussi tout ce que
nous avons à manger, depuis quelque temps. Le
capitaine du vaisseau dit d'abord que le Gouver-
neur de la Nouvelle Angleterre vouloit absolument
que les Abnaquis chassassent les missionnaires fran-
çois , et qu'il leur en donneroit de sa nation. Nous
n'en ferons rien, dirent aussitost les capitaines Ab-
naquis. Vous voudriez nous faire prier comme vous,
mais vous n'en viendrez pas à bout. La proposition
des Anglois les a tellement irrités, qu'ils ont ré-
pondu que l'Anglois eut à sortir de leur pays, qu'ils
ne souffriroient jamais qu'il s'y établisse ; que par
leur choix ils s'estoient donnés au grand capitaine
des François, et qu'ils ne reconnoissoient que luy.
Les Anglois en ont mal usé d'ailleurs, en retenant
depuis trois ans , malgré leur parole donnée plu-
sieurs fois, deux Abnaquis, par lesquels ils ont reti-
ré des mains de ces Sauvages plus de trente An-
glois, promettant toujours de rendre ceux qu'on
leur avoit demandés, et cependant n'en avoient
encore rien fait. Il faut avouer aussy que d'un autre
costé, les Abnaquis, animés par cette perfidie, leur
ont pris et tué bien du monde.
Le capitaine anglois m'a fait faire beaucoup
d'honnêtetés, m'invitant même à venir sur son
— 283 —
bord , mais je n'ay eu garde de me mettre ainsy
entre ses mains; si je Pavois fait, je crois que de
longtemps je n'aurois revu ma chère Mission. Je me
suis contenté de lui escrire une lettre de remercie-
ment. Je pars pour Québec avec quelques-uns de
nos Sauvages, pour rendre compte à M. le Gouver-
neur de ce qui s'est passé dans cette entrevue avec
l'Anglois.
J'arrive de Québec après avoir salué et entretenu
Monsieur le Gouverneur, qui est très-content de la
manière dont nos Abnaquis ont répondu aux Anglois.
Je m'étois remis au plustost sur les glaces, afin d'ar-
river à l'Acadie avant que les rivières fussent dé-
prises ; mais le dégel me surprit au bout de quel-
ques jours, ce qui augmenta la fatigue du voyage,
de telle sorte qu'une grosse fièvre me prit; je
croyois en mourir le jour de l'Annonciation de la
sainte Vierge , et on me ramena le mieux qu'on
put à Québec , où j'ai esté malade près de cinq se-
maines. Je repartis enfin après Pâques, et par mon
retour je donnai bien de la joye à mes chers Sau-
vages, qui me croy oient mort. Aussitost je me mis
à parcourir les trois villages, pour les confesser, leur
faire faire leurs Pâques, et les fortifier contre les
sollicitations des Anglois, qui font tout ce qu'ils
peuvent pour les engager à recevoir des ministres.
— 284 —
Toutes ces fatigues m'ont redonné la fièvre, je
n'ay pas laissé cependant de faire toutes mes fonc-
tions et je n'ay passé qu'un jour sans avoir eu la
consolation de dire la Messe.
Je suis , de Votre Révérence ,
Mon Révérend Père,
Le très-humble et très-obéissant
serviteur ,
Jacques BIGOT.
XXXI.
LETTRE DU P. LOUIS AYOND AU P. DE VITRY. , MISSION-
NAIRE A LA NOUVELLE-ORLÉANS *.
La Rochelle , 24 juin 1745.
Mon Révérend Père ,
Pax Christi.
J'ai lieu d'appréhender que la lettre que j'ai
l'honneur de vous écrire, ne parvienne pas jus-
qu'à vous. Le sujet de ma crainte ne regarde pas
beaucoup ma lettre , quoique je. serois bien mor-
tifié que vous ne reçussiez pas. par cette occasion,
les assurances de mes respects et de ma reconnois-
1 Les trente lettres précédentes sont toutes du XVIIe siècle
(1611-1699), et toutes concernent la Mission du Canada; celle
qu'on va lire est de la moitié du XVIIle siècle et contient fort peu
de chose sur nos Missions d'Amérique. Si nous la donnons, c'est
pour rappeler aux Canadiens que, depuis la captivité du P. Biard ,
jusqu'à celle du P, Avond, les protestants Anglais, ces libéraux
modèles, n'ont cessé de détester et de persécuter le Catholicisme,
la liberté de conscience et les Jésuites, qu'ils voulaient bien con-
fondre dans une haine commune et persévérante.
Nous devons cette lettre, comme presque toutes les précédentes,
aux recherches du P. Félix Martin, ancien recteur du collège Sainte-
Marie , à Montréal.
— 286 —
sance pour toutes les marques d'amitiés que j'ai
reçues de votre part, depuis que j'ai eu l'honneur
de vous connoître; mais ce qui me fâcheroit infini-
ment, c'est que vous ne recevriez pas non plus des
secours dont je sçais que vous avez un extrême be-
soin , et dont la perte vous mettroit mal dans vos
affaires. Je souhaite de tout mon cœur que le vais-
seau qui vous les porte ces secours, ne fasse nulle
mauvaise rencontre , et qu'il arrive heureusement
au lieu de sa destination.
Vous a-t-on déjà annoncé à la Louisiane, le mal-
heur de l'Eléphant ? ou bien ce vaisseau-ci vous en
porteroit-il la première nouvelle? et seroit-ce lui qui
vous apprendroit que nous avons été pris et con-
duits en Angleterre, et que nous sommes revenus
en France , au moins la plupart ? Voilà, mon Révé-
rend Père, quelle a été notre destinée. L'on nous
avoit comme assuré à la Nouvelle-Orléans le con-
traire. Nous devions être arrivés en France, avant
que les Anglois eussent aucun vaisseau en mer. La
saison rigoureuse, les jours courts, l'approche de
l'équinoxe, tout nous favorisoit. L'on nous promet-
toit plus de beurre que de pain. Tout cela n'a de
rien servi , ou pour mieux dire , avec tout cela nous
avons été faits prisonniers , et cela , le propre jour
des Cendres, environ à quatre-vingts lieues du cap
Finistère.
— 287 —
Voicy, mon Révérend Père , le détail de nos
aventures. Nous eûmes, comme vous savez, un
très-beau temps pour passer ia Barre. Dès le lende-
main , les vents changèrent , et nous tinrent onze
jours dans le golfe. Nous débouquons ensuite , et
après le débouquement, nous trouvons les vents
les plus favorables , qui nous conduisirent au delà
du Grand Banc , nous faisant faire grande route.
L'on commençoit à parler, dans le vaisseau, comme
si nous étions déjà arrivés. L'un devoit prendre
telle route, l'autre faire telle chose; chacun faisoit
son plan. Nous bâtissions tous des châteaux en Es-
pagne. Les vents changèrent , et nous devinrent
tout-à-fait contraires , parce que nous étions beau-
coup dans le nord, et ne nous servirent que pour
nous faire prendre. L'on court des bordées du nord
au sud , et du sud au nord , pendant sept à huit
jours, et cette manœuvre inévitable nous condui-
sit à la gueule du loup, ou pour mieux dire, au
lion qui cherchait sa proye , en se promenant le
long des côtes de France et d'Espagne.
Les ennemis nous découvrirent vers les dix heures
du matin , et nous , nous ne les aperçûmes que vers
midi; encore fût-ce parhazard, en prenant hauteur,
que les yeux de quelqu'un de nos pilotes tombèrent
sur les deux vaisseaux anglois, qui nous donnoient
la chasse depuis près de deux heures. A cette nou-
— 288 —
velle, Ton se prépare au combat et on se met à fuir
à toutes voiles pour l'éviter. L'on examine les deux
navires; l'un dit qu'ils sont grands, l'autre qu'ils
sont petits ; celui-ci les croit anglois , l'autre assure
qu'ils sont françois. Notre capitaine surtout veut
parier cent pour un que c'étoient des nôtres. Dans
cette diversité de sentiments, un des deux vaisseaux
ennemis, meilleur voilier que l'autre, et qui nous
avoit un peu plus approché, arbore pavillon fran-
çois , et pour mieux nous leurrer, il l'assure d'un
coup de canon et réunit tout le inonde dans le
même sentiment. Ceux qui avoient opiné que les
vaisseaux étoient françois se sçavoient un gré infini
de leur jugement et nous assuroient qu'ils auroient
parié tout au monde que cela étoit. Quelque fut le
sentiment d'un chacun , peu nous importoit; mais
le grand mal fut qu'au lieu de continuer à faire
route , l'on ralentit la marche du vaisseau , et que
M. Salette , peu fait aux ruses de guerre, et se per-
suadant trop légèrement que les vaisseaux étoient
françois , fit carguer une partie des voiles, et atten-
dit l'ennemi. Il me souvient que M. Salmon , qui
avoit pris médecine ce jour-là, et qui étoit encore
au lit, en apprenant l'ordre de M. Salette, le fit
appeler et lui dit que bien loin de diminuer de
voile , il devroit au contraire en augmenter si cela
se pouvoit; que, si les vaisseaux étoient amis, il
— 289 —
ne lui en arriveroit aucun mal en fuyant , et que
s'ils étoient ennemis, nous pourrions nous échapper
parce moyen. L'avis étoit fort sage; mais la pré-
vention du sieur Salette l'empêcha de le suivre. Il
ne tarda pas à avoir les yeux dessillés.
Un des vaisseaux anglois de cinquante pièces de
canons nous joignit bientôt. Dès qu'il nous tint
presque à la portée du canon , il amena le pavillon
francois et arbora celui de sa nation. Dieu scait
quel fut l'étonnement d'un chacun , et en particu-
lier de ceux qui avoient assuré si hardiment que
les navires étoient francois. L'on ne perdit point
courage malgré cela. Chacun se rendit à son poste,
celui de M. et de Mme Salmon , de M,le Mariot et le
mien fut à la Sainte-Barbe où il ne faisoit pas plus
sûr que sur le gaillard.
A peine y fumes nous descendus , que l'ennemi
tira sa bordée. On lui répondit sur le même ton.
L'on réplique de part et d'autre , pendant environ
deux heures , sans que le vaisseau anglois bien plus
fort que le nôtre , puisqu'il avoit cinquante canons,
sans compter la petite artillerie de ses hunes et trois
cent quarante hommes d'équipage, nous eût tué
ou blessé personne, ni causé aucun dommage con-
sidérable dans nos manœuvres. S'il eut été seul, il
ne nous auroit certainement pas enlevé , d'autant
mieux qu'on ne pouvoit pas en venir à l'abordage ,
L. 19
— 290 —
la mer étant trop grosse. Mais pendant que nous
bataillions avec celui là, et même à notre avantage,
le second de soixante canons et de quatre cent
quarante hommes nous approchoit petit-à-petit , et
dès qu'il fut à portée , il nous lâcha sa batterie
basse de vingt-quatre livres de balles. Heureuse-
ment pour nous , il fut obligé de fermer vite ses sa-
bords, sans quoi son vaisseau auroit été bientôt
plein d'eau , à cause du mauvais tems. L'Eléphant
fit feu contre celui-là encore , et tint même environ
une heure contre les deux réunis. Enfin comme nos
manœuvres étoient toutes coupées, nos voiles toutes
enlevées, notre mâture haute entièrement fracassée,
notre capitaine fit amener pavillon. Les Anglois
nous dirent que si on avoit tardé à se rendre , le
gros vaisseau devoit nous raser de près et nous
lâcher en même tems toute sa bordée pour nous
couler bas.
Vous pensez bien , mon Révérend Père , que je
fis bien du mauvais sang pendant ce combal. Je
vous avoue que jamais temps ne me parut si long :
M. et Mme de Salmon et Mlle Mariot se firent des-
cendre dans la soute au pain , et moy je me cachai
entre deux canons placés à l'arrière de la Sainte-
Barbe , ayant auprès de moy Mme Yaudrée , transie
de peur aussi, et qui fut assez heureuse pour avoir
un peu retiré ses jambes en arrière , sans quoi elle
— 291 —
auroit risqué de les avoir enlevées par un boulet
qui perça notre vaisseau de part en part , à six
pouces de l'eau vis-à-vis l'endroit où elle étoit pla-
cée. Un combat d'environ trois heures, à forces si
inégales , semble annoncer bien des morts et des
blessés, au moins du côté des plus foibles. Cepen-
dant nous n'eusmes que deux hommes tués et un
troisième dangereusement blessé et qui a eu le bon-
heur d'en réchapper. Il y en eut encore quatre ou
cinq qui attrappèrent quelque égratignure. Nous
ne sçavons pas la perte des ennemis. Ils eurent
soin de la cacher. Bien de nos gens jugent qu'ils
eurent une douzaine d'hommes tués sur la place ,
et presque autant de blessés, dont plusieurs sont
encore morts après , de leurs blessures.
Dès que le combat fut fini , les Anglois vinrent
se mettre en possession de leur prise. Les officiers
en agirent avec nous avec politesse. Nous restâmes -
encore dans l'Éléphant jusqu'au samedi au matin ,
que nous fumes transportés dans les vaisseaux an-
glois. Une partie de nos passagers avec le P. capu-
cin et l'aumônier furent conduits au Chester, c'est
le nom d'un des vaisseaux. M. et Mme Salmon, quel-
ques autres et moy, fumes conduits à bord du Sun-
derland, dont le capitaine , Jean Brett , nous reçut
fort honnêtement. J'ai lieu surtout d'être content
de lui. Pendant que j'ai resté à son bord, j'ai mangé
— 292 —
à sa table , couché dans sa chambre et agi avec lui
aussi familièrement que s'il eut été un officier fran-
çais. Il est vrai que je dois une grande partie de ces
politesses , et en particulier d'avoir eu sa table . à
Mme de Salmon qui lui dit en entrant dans son vais-
seau, qu'il y avoit un Père jésuite qui arriveroit bien-
tôt, qu'il le prioit de ne me pas séparer de M. Salmon
et d'elle. Dès que je fus monté à bord , mon petit
compliment fait , le capitaine m'introduisit dans la
chambre, où bientôt après, l'on nous servit un bon
dîner, d'excellente bierre, d'excellent vin, et blanc,
et rouge. Il nous a toujours très-bien régalés. La
manière dont il en usoit à notre égard, les attentions
qu'il avoit pour M. Salmon fort incommodé, nous
faisoient féliciter dans notre malheur d'être tombés
entre les mains d'un si galant homme. Mais le dé-
nouement de la pièce nous fit changer de langage.
Chemin faisant , l'on fit visite de nos malles ; et tout
ce qu'il y avoit d'or et d'argent fut enlevé : c'est le
droit de la guerre, et personne ne trouva cela
étrange.
Le quinzième jour de notre prise , nous entrâ-
mes dans la rade de Plymouth, et le surlendemain
nous fumes conduits au port du Roy, à trois quarts
de lieue plus haut, où nous restâmes encore onze
jours tout près de terre sans pouvoir y aller, quel-
que bonne envie que nous en eussions. M. Salmon,
— -293 —
qui étoit plus incommodé qu'à l'ordinaire, ne ces-
soit de demander qu'on le mit à terre. Ni le capi-
taine ni le commissaire du port ne vouloient pren-
dre sur eux de l'y mettre. On l'amusoit tant qu'on
pouvoit, en attendant qu'on eût reçu des ordres
de Londres. Cependant, comme M. Salmon pres-
soit toujours, on se détermina à lui accorder ce qu'il
demandoit si instamment. Notre capitaine, qui étoit
presque toujours à terre, vint à bord pour lui dire
qu'on lui avoit trouvé une maison à Plymoutb , et
qu'il seroit débarqué le lendemain. On lui tint pa-
role: mais, avant son départ, on fit venir une vieille
femme pour fouiller Mme Salmon et Mlle Mariot. Cette
cérémonie se fit de la manière la plus choquante et
la plus humiliante. Madame fut introduite seule
avec la duègne, dans sa chambre, qui la dépouilla
jusqu'à la chemise, palpant avec la main dans les
endroits où elle soupçon n oit qu'on auroit pu cacher
quelque chose, la décoiffa, la déchaussa. Ayant fini
avec Madame , elle fit la même chose à Mlle Mariot.
Après quoy des hommes préposés en firent autant à
M. Salmon, qui, sans être dépouillé, fut visité avec
une grande exactitude. L'on cherchoit les bijoux et
les pierreries de Madame, qu'on faisoit monter bien
haut, selon le faux rapport de je ne sçais qui, mais
on n'en trouva point, quoi qu'il y en eut ; et leurs
mains, quelqu'avides qu'elles fussent, ne tombèrent
— 294 —
point sur l'endroit où M. Salmon les avoit cou-
sues. On leur prit tout l'argent monnoyé qu'on leur
trouva. Mon tour vint; l'on me regardoit comme
l'homme de confiance de M. Salmon , et par consé-
quent comme le receleur de leurs trésors. Pendant
que M. Salmon se préparoit pour aller à terre, je
fus conduit dans une chambre basse, où un adroit
fouilleur fit sur moy une exacte recherche, sans me
deshabiller. Le collet de ma soutane, la ceinture de
mes culottes, mes souliers, ma calotte, tout fut passé
en revue fort inutilement; car je n'avoir rien , pas
même les quarante piastres que vous m'aviez don-
nées ; avant que de quitter l'Eléphant, je les avois
remises à un officier anglois, qui parut très-disposé à
me rendre service, et dont j'eus ensuite toutes les
peines du monde à en arracher dix-neuf, la veille de
mon départ d'Angleterre.
Après cette scène tragique, l'on me fit rester dans
la chambre où j'étois, jusqu'à ce que le canot, qui
devoit mettre à terre notre ancien commissaire, eût
poussé au large. Je n'eus pas la consolation de lui
souhaiter un bon voyage. Dans l'intervalle qu'il y
eut entre son départ et mon élargissement , qui ne
fut pas bien long , Ton me vola six à sept chemises,
quelques paires de bas, des coiffes de bonnets, pres-
que tous mes mouchoirs. Je me trouvai bien isolé
dans le vaisseau, perdant une telle compagnie; mais
— 295 —
ce ne fut que pour trois ou quatre jours , au bout
desquels , et officiers de l'Eléphant , et passagers ,
furent conduits dans la ville de Plymouth , d'où ils
furent envoyés le lendemain à une autre petite ville,
distante de quatre lieues de la première. Il n'y eut
que moy qui restai avec M. Salmon. J'en eus l'obli-
gation à mon capitaine anglois, qui dit aux commis-
saires des prisonniers que j'étois de la famille de
l'intendant prisonnier.
Nous étions dans une maison bourgeoise , pri-
sonniers sur notre parole, sans être gênés en rien.
Nous allions librement et dedans et dehors de la
ville, sans que personne nous dit rien : mais aux dé-
pens de qui étions-nous logés et nourris? Le Roi
donnoit douze sols à ceux qui avoient des commis-
sions, et aux autres six seulement; j'étois de ces
derniers. Cette solde ne suffisoit qu'à payer la moi-
tié de ce qu'il m'en coûtoit pour ma chambre, qu'on
me louoit douze sols d'Angleterre par jour, c'est-à-
dire vingt-quatre de notre monnoye. Pour la table,
j'y ai été pour trois louis , sans paroître cependant
payer mon écot. Voicy comment : à notre départ
j'avois trois pièces d'or d'Angleterre, valant cha-
cune un louis de France. Je cherchois à changer cet
argent pour de l'argent de France; comme je n'en
trouvois pas, M. Salmon me dit qu'il trouveroit une
personne qui le lui changeroit Je lui remis mon ar-
— 296 —
gent : nous passons en France, nous allons ensem-
ble jusques à Rennes. A notre séparation, il ne me
parla de rien, et je ne jugeay pas devoir lui rien de-
mander, après avoir vécu un mois à ses dépens.
Si j'écrivois à une religieuse, il lui tarderoit bien
de sçavoir comment est-ce que j'ai paru en Angle-
terre, si c'est en habit de Jésuite, ou sous quelqu'au-
tre harnois : pour mieux piquer sa curiosité, jeferois
encore passer quelqu'autre épisode qui allongerait
ma lettre, et renvoieroit sa curiosité bien loin. Vous
vous imaginez de quelle manière j'y ai paru. L'on
n'y peut paraître en habit de religieux sans s'exposer
à des huées et à des insultes de la part de la popu-
lace, que rien ne retient. M. notre capitaine fut le
premier à me conseiller de prendre des habits sécu-
liers pour aller à terre. La métamorphose se fit
en cette manière. J'avois une veste rouge, que
M. Salmon m'avoit laissée; Avrillon me prêta un
habit gris de fer, aussi court que la veste, et si étroit
que je n'avois presque pas l'usage de mes bras; les
bas et les culottes de la Compagnie. Mon chapeau
fut retapé, mes cheveux restèrent tels qu'ils étoient,
pendant quelques jours; après quoi, je pris perru-
que , moins pour me déguiser qu'à cause du froid ;
c'est dans cet équipage leste que je fis mon entrée
dans Plymouth. Je m'équipai après, à loisir, d'une
manière plus convenable, et moins gênante. M. La-
— 297 —
vergne , qui avoit sauvé quelques quadruples, m'en
prêta deux , que j'employai à faire emplette d'un
habit commun et modeste. J'achetai des bas, des
souliers, des cravates, une perruque. Le P. Séraphim,
n'ayant pu avoir des habits séculiers, descendit
avec son froc et sa longue barbe. Dès qu'il eut dé-
barqué, tout le monde courut après lui ; c'étoit pour
la populace un phénomène tout nouveau, et pas un
ne put deviner quelle espèce d'homme pouvoit être
ce nouveau venu. Le lendemain, il fit le sacrifice
de sa barbe et prit des habits séculiers qu'on lui
prêta, en attendant que ceux que lui faisoient faire
nos capitaines anglois, fussent finis.
Quoiqu'aux environs de Plymouth il n'y eut
point de nos frères, j'ai cependant trouvé le moyen
de faire sçavoir le malheur qui m'étoit arrivé à un
qui restoit à vingt-huit lieues de moy. Dès qu'il eut
appris cette nouvelle , il monta à cheval pour se
rendre à Plymouth, où il arriva le mardi de la
semaine sainte et partit le samedy d'après. Il ne
vint pas les mains vuides. Il me donna sept pièces
d'or d'Angleterre, telles que celles dont j'ai déjà
parlé; ce qui me servit à faire les dépenses, pour
lesquelles n'avoit pas suffi l'argent, que j'avois
emprunté de M. Lavergne. Il me donna encore
l'adresse du P. Provincial, afin que si mon séjour
étoit trop long, je pusse me procurer les secours
— 298 —
dont j'aurois besoin. J'écrivis à ce Père à ce sujet;
mais je partis d'Angleterre avant que d'avoir reçu
sa réponse.
Ce fut le 28 avril qu'officiers et passagers du
vaisseau du Roy furent embarqués dans un bâti-
ment destiné à transporter les prisonniers, et le
lendemain nous arrivâmes à Morlaix. Cette navi-
gation ne fut pas longue; mais elle fut bien fati-
gante, tant à cause du grand monde que nous
étions, qu'à raison de la petitesse du bâtiment et
du gros temps. Nous nous délassâmes quelques
jours à Morlaix. Je me régularisai le lendemain de
mon arrivée, et quand tout fut prêt pour notre
départ, nous primes la route de Rennes, où j'arrivai
tout brisé et moulu de fatigues, hors d'état d'ac-
compagner M. Salmon jusqu'à Paris, quoique ce
fut là mon projet. Après m 'être reposé quatre ou
cinq jours, je me mis en marche pour Nantes, où
je séjournai dix jours; d'où je me suis rendu à la
Rochelle : et certes il étoit temps que j'arrivasse.
J'étois extrêmement fatigué de la toux; ma poitrine
étoit sèche comme une allumette, et je ressemblois
à un squelette. Je courus vite au médecin, qui
m'ordonna des bouillons adoucissants et restau-
rants pendant huit à dix jours; une médecine
après , suivie d'autres bouillons avec des herbes ,
des écrevisses, des limaçons. Le lait devoit encore
— 299 —
venir après tout; mais je le laissai là; non que je
n'en ay bien besoin, mais il me tarde d'arriver dans
ma Province. Ces remèdes, que je prends encore,
m'ont l'ait quelque bien ; mais n'ont pas été jusqu'à
la racine du mal, et je crains d'être obligé de m'ar-
rèter dans ma route. Quoi qu'il en puisse arriver,
j'ai fixé mon départ au 28, avant-veille de St-Pierre.
Je traverserai la Xaintonge, l'Angoumois, le Péri-
gord, pour me rendre à Cahors. Dieu veuille que
cela soit bientôt
Je vous ai fait un long et ennuyeux détail de
mes aventures : pour vous dédommager de cet
ennuy, le P. de Zari, piémontois, et un autre frère
qu'on nous envoie, et les nouvelles publiques vous
apprendront, et les conquêtes que fait Louis XV, et
les batailles qu'il gagne.
Il ne me reste, mon Révérend Père, qu'à vous
assurer de l'estime et du profond respect avec lequel
j'ai l'honneur d'être , dans l'union de vos Saints
Sacrifices,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
AVOM), S. J.
A La Rochelle, 24 juin 1745.
P. S. J'oublie encore bien de petites circon-
stances, touchant notre prise et sa suite. Le Capi-
— 300 —
taine anglois n'a laissé ni malles, ni lits; il a fait
briser les unes et défaire les autres, se doutant qu'il
y avoit de l'argent caché. La cuiller et la fourchette
d'argent, que j'avois prises, ont été saisies. Je vous
ai déjà dit que M. Salette ralentit sa marche mal
à propos. Les Anglois eux-mêmes nous ont dit sou-
vent, que si on avoit continué à fuir, ils étoient
disposés à nous abandonner, et que le coup de
canon qu'ils tirèrent était leur dernière ressource :
malheureusement pour nous cette ruse ne leur
réussit que trop.
Mais finissons ces histoires lamentables. En
voicy une petite moins triste, et que nous ne lais-
serons pas ignorer à nos chères sœurs et surtout
à Sœur Ste Magdeleine, puisqu'elle y a donné occa-
sion. Le lendemain de mon arrivée à Morlaix , je
fus aux religieuses Ursulines de cette ville, uni-
quement pour leur dire des nouvelles de Ste Mag-
deleine et de sa sœur, afin qu'elles fissent scavoir
à leurs sœurs de Landernau, qui ne sont qu'à trois
lieues de Morlaix, ce que je leur aurois appris sur
leur compte. Dès que je parus à la porte, la reli-
gieuse, qui se trouva là, me demande fort civile-
ment : Mon Révérend Père, à qui souhaitez-vous
de parler? — A madame la Supérieure^ répondis-je;
seroit-elle visible ? — La portière viendra dans un
moment, et elle l'avertira, dit-elle. La portière
— 301 —
vient, me titre de Révérend Père plusieurs fois.
Cette façon de parler ne me laisse aucun doute
dans l'esprit qu'elle ne me prit pour un jésuite. J'en
avois l'habit. Tout ce qu'il y a voit de trop ou de
trop peu, c'est que j'étois bien tondu, et qu'il ne
paroissoit point de cheveux hors de ma calotte.
L'on m'introduit dans le parloir de la supérieure
avec fracas. Dès que je fus placé, la même portière
vint me demander fort humblement d'où est-ce
que je venois ? Je lui répondis, croyant être assez
connu , que je venois de la Louisiane : mais que
pour venir en France , j'avois passé par l'Angle-
terre. Elle s'en retourna , m'assurant que madame
la Supérieure viendroit bientôt. Dès qu'elle m'eût
quitté , je me doutai de ce qui arriva , et que ces
religieuses me prendroient pour quelque petoro-
mant, qui ne venoit que pour leur couper la bourse.
Je ne fus pas trompé dans ma conjecture. A ce
coup on tarde à me répondre , et l'on tint probla-
mement le chapitre à mon sujet. Enfin arrive la
portière chargée de m'éconduire, qui me dit d'un
ton fort touché, que Madame la Supérieure étoit in-
disposée, et qu'elle m'envoyoit une pièce de douze
sols pour faire ma route , et que si je voulois encore
boire un coup, on alloit apporter du vin. Qui fut
surpris et étonné? ce fut moy; qui répondis, la
rougeur au visage, que je n'étois pas venu chez
— 30-2 —
elles pour leur demander aucun secours ; qu'en
Angleterre, je n'avois manqué de rien , Dieu mercy,
et qu'actuellement je ne manquois de rien non
plus. Je fis une grande et profonde révérence , et
me retirai. Or ce jour là même, le commissaire de
Morlaix régaloit M Salmon, et moy par conséquent.
La compagnie étoit belle et nombreuse. Je fis venir
ma petite aventure au dessert. L'on en rit beaucoup,
et une des dames invitées se chargea d'instruire les
religieuses , malgré mes remontrances. Quoique
j'aie resté encore plusieurs jours à Morlaix après
cela , je n'ai eu aucune nouvelle de mes religieuses.
J'ai l'honneur encore de vous saluer et de vous
répéter que je suis ,
Votre très-humble , etc.
AVOND, S. J.
Je vous prie de vouloir bien assurer Madame Le
Verrier de mes très-humbles respects, et que je
me souviendrai à jamais des marques de bonté
qu'elle m'a toujours données. Faites encore , s'il
vous plaît , mes compliments à nos chers Frères ,
à MM. de Berot , Pontalba , du Breuil, Olivier, et à
ceux à qui vous jugerez encore convenable.
TABLE.
Préface , . page vu
I. — Lettre du P. Pierre Biard. — Dieppe, 21 janvier
1611 • page 1
II. — Lettre du même. — Port-Royal de la Nouvelle-France,
10 juin 1611 page 9
III. — Lettre du P. Ennemond Masse. — Port-Royal 40
juin 1611 page 39
IV. — Lettre du P. Pierre Biard. — Port-Royal, 11 juin
1611 page 41
V. — Lettre du même. — Port-Royal de France , 31
(o janvier 4$12 "... page 44
VI. — Lettre du même au T. R. P. Général. — Port-Royal,
31 janvier 16-12 page 77
VII. — Lettre du même au même. — Amiens , 6 mai
1614 page 106
VIII. — Lettre du P. Charles Lallemant. — De la Nouvelle-
France, 1er août 1626. page 117
IX. — Lettre du P. Paul le Jeune. —Québec, 1634. page 122
X. — Lettre du P. Jean de Brébeuf. — De la Résidence de
Sain t- Joseph, 20 mai 1637 page 157
XL — Lettre du même. — De laRésidencede Saint-Joseph,
1638 page 163
XII. Lettre du P. François du Pérou, au P. Joseph-Imbert
du Peron , son frère. — Au bourg de la Conception de
Notre-Dame, 27 avril 1639 page 167
XIII. — Lettre du P. Joseph-Marie Chaumonot. — Kébec,
7 août 1639 page 193
XIV. — Lettre du même. — Du pays des Hurons , 24 mai
1640 page 165
XV. — Lettre du même. — Du pays des Hurons , 26 mai
4640 page 197
XVI. — Lettre du même. — De Sainte-Marie aux Hurons,
3 août 1640 page 210
— 304 —
XVII. — Extrait d'une lettre du P. Jean de Brébeuf. —
Québec, 20 août 1641 page 216
XVIII. — Lettre du P. Isaac Jogues. — Du village des
Iroquois, 30 juin 1643 page 218
XIX. — Lettre du P. Jean de Brébeuf. — Des Trois-Riviè-
res, 23 septembre 1643. ...'... page 222
XX. — Lettre du P. Charles Garnier. — De Sainte-Marie
des Hurons , le 3 mai 1 647 page 226
XXI. — Lettre du P. Jean de Brébeuf. — De Sainte- Marie
aux Hurons, 2 juin 1648 page 229
XXII. — Lettre du P. Paul Ragueneau. — De Sainte-Marie
aux Huions, le 1er mars 1649 page 233
XXIII. — Lettre du P. Jacques Buteux. — Des Trois-Riviè-
res, le 21 septembre 1649 page 245
XXIV. — Lettre du P. Paul Ragueneau. — De Sainte-
Marie aux Hurons , le 13 mars 1650. . . . page 247
XXV. — Lettre des Associés de la Compagnie de la Nou-
velle-France , au T. R. P. Général. — Paris , juin 1651 .
page 254
XXVI. — Lettre de Monseigneur François de Laval-Mont-
morency, évoque de Pétrée, au T. R. P. Goswin Nickel.
— Québec , août 1659. page 257
XXVII. — Lettre du P. Joseph-Marie Chaumonot. — Qué-
bec, 20 octobre 1661 page 260
XXVIII. — Lettre du P. Gabriel Marest. — Du pays des
Illinois, 29 avril 1699 page 263
XXXIX. — Lettre du P. Julien Binneteau. — Du pays des
Illinois, 1699 page 268
XXX. — Lettre du P. Jacques Bigot. — Du pays des Abna-
quis, 1699. page 277
XXXI. — Lettre du P. Louis Avond. — La Rochelle, 24
juin 1745 page 285
Poitiers, typ. et stéréotyp. Oudik.
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