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Full text of "Première mission des Jésuites au Canada"

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PREMIERE  MISSION 

DES  JÉSUITES 

AU  CANADA. 


PREMIERE   MISSION 


DES 


JÉSUITES  AIT  CANADA 

LETTRES   ET  DOCUMENTS   INÉDITS 

PUBLIÉS 

PAR   LE  P.    AUGUSTE  CARAYON 

DE    LÀ   COMPAGNIE   DE   JÉSUS. 


PARIS 

L'ÉCUREUX,    LIBRAIRE, 

RUE   DES   GRANDS-AUGUSTINS , 3 

1864 


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I 


Un  de  nos  romanciers,  admiré  depuis  plus 
de  trente  années  dans  les  Cabinets  de  lecture , 
a  ,  comme  on  sait ,  doublé  sa  réputation  , 
sous  le  règne  de  Louis  -Philippe  ,  par  sa 
découverte  inattendue  de  la  Méditerranée. 
M.  Michelet,  autre  célébrité  des  cabinets  de 
lecture,  s'est  donné  la  gloire  de  découvrir, 
sinon  le  Canada,  au  moins  son  histoire.  Cette 
histoire  est  devenue  sa  propriété  ;  car  elle  est 
bien  de  son  invention  :  il  pourrait  au  besoin 
le  prouver,  même  devant  les  tribunaux.  Cette 
histoire ,  remise  à  neuf  par  notre  illustre  ro^ 
mancier,  a  pris  sous  sa  plume  un  air  à  ré- 
jouir les  Canadiens  ,  si  toutefois  ils  étaient 
bonnes  gens,  comme  M.  Michelet  semble  n'en 
pas  douter. 


—  vin  

La  Revue  des  Deux- M  ondes  a  dû  porter  au 
Canada  les  articles  de  M.  Michelet.  Sans  at- 
tendre les  jugements  des  riverains  du  Saint- 
Laurent,  nous  dirons  un  mot  de  la  découverte 
inespérée  de  l'incomparable  auteur  de  la  Sor- 
cière. Toutefois,  avant  de  passer  outre,  il  con- 
vient de  placer  ici  une  petite  protestation. 
Nous  avons  déjà  loué ,  à  notre  façon  ,  les  his- 
toires de  M.  Michelet  ;  nous  y  voyant  revenir, 
nos  amis  croiront  peut-être  que  nous  y  pre- 
nons plaisir.  Ce  serait  une  erreur  :  nous  tenons 
à  l'affirmer ,  cette  besogne  est  pour  nous  sans 
le  moindre  agrément,  bien  au  contraire. 

On  nous  assure  ,  et  nous  ne  prétendons  pas 
le  contester,  que  M.  le  Directeur  de  la  Revue 
des  Deux-Mondes  est  un  homme  d'esprit.  Cela 
supposé  ,  l'excellent  Directeur  doit  assez  sou- 
vent se  donner  l'agréable  passe-temps  de  rire 
derrière  le  rideau,  quand  il  a  servi  à  ses  lec- 
teurs des  deux  mondes ,  à  ce  public  de  choix , 
l'élite  de  la  civilisation  ,  certains  ragoûts  his- 
toriques, dont  nul  autre  entrepreneur  d'ex- 


IX    

centricités  n'oserait  risquer  l'exhibition.  Son 
succès,  il  le  doit  à  trois  mois  du  poète  romain, 
dont  voici  la  traduction  :  La  fortune  sourit  à 
l'audace.  Une  partie  de  ses  lecteurs  ,  gens 
d'esprit  et  sceptiques,  —  on  le  voit  ,  nous 
employons  toujours  des  adjectifs  honnêtes, 
—  partage  le  rire  de  M.  le  Directeur  ;  mais  le 
bon  public  mord  ingénument  à  l'hameçon 
et  se  repait,  sans  faire  la  moindre  grimace,  de 
ces  articles  de  haute  fantaisie  historico-drôla- 
tique.  La  plupart  de  ces  intrépides  lecteurs 
bornent  leurs  études  historiques  aux  tartines 
de  la  Revue ,  et  s'il  plaisait  à  l'esprit  toujours 
jeune,  toujours  inventif  de  M.  Michelet,  de  lui 
servir  les  récits  du  bonhomme  Perrault,  ac- 
compagnés de  préfaces ,  notes  savantes ,  et 
commentaires  de  sa  façon  ,  nous  verrions 
placer  parmi  les  personnages  historiques,  l'il- 
lustre petit  Poucet,  la  vertueuse  Cendrillon  , 
et  ce  type  des  maris  acariâtres ,  connu  sous 
le  nom  de  Barbe-bleue. 

M.  Michelet,   nous  dira-t-on  ,  n'a  point 


encore  assez  de  talent  pour  un  pareil  tour  de 
force  ?  C'est  possible  ;  mais  il  peut  y  arriver,  s'il 
poursuit  ses  études  historiques  :  ses  pages  sur 
le  Canada  nous  font  tout  espérer  de  son  génie 
inventif. 

Où  ce  génie  brille  de  toute  sa  vivacité,  c'est 
quand  il  a  le  bonheur  de  percer  un  Jésuite 
avec  sa  plume.  Les  Jésuites  sont  pour  moitié 
dans  le  succès  ou  la  bonne  fortune  de  M.  Mi- 
chelet,  et  sans  doute  il  leur  en  est  reconnais- 
sant. Après  avoir  usé  les  Jésuites  de  France  , 
il  a  entrepris  les  Jésuites  du  Canada. 

On  avait  cru  pendant  plus  de  deux  cents 
ans  parmi  les  amis  et  les  ennemis  des  Jésuites 
qu'ils  avaient  largement  contribué  à  la  créa- 
tion de  cette  IN  ouvelle-France,  la  plus  belle  de 
nos  colonies,  fondée  sous  le  règne  de  Henri  IV 
et  si  honteusement  abandonnée  sous  celui  de 
la  Pompadour  :  erreur,  les  Jésuites  sont  allés 
au  Canada  pour  y  vivre  en  épicuriens  et  se 
faire  une  Capoue  au  milieu  des  Iroquois. 
L'Europe  ignorait  ces  délicieuses  particula- 


rites  ;  cela  se  comprend  :  l'histoire  du  Canada 
était  à  faire,  et  les  révélations  de  M.  Michelet 
étaient  réservées  à  nos  contemporains.  11  faut 
en  convenir;  pour  avoir  beaucoup  attendu, 
on  n'a  rien  perdu  :  jamais  morceau  d'histoire 
ne  fut  mieux  inventé;  dès  la  première  phrase, 
on  est  ébahi  ,  et  l'on  demeure  en  cet  état  pen- 
dant toute  la  lecture  :  parfois  le  rire  vous  sai- 
sit, et  l'on  se  laisserait  aller  à  l'épanouisse- 
ment ,  si  la  conscience  n'était  affligée  des 
outrages  faits  à  la  vérité. 

On  nous  a  souvent  demandé  s'il  ne  con- 
viendrait pas  de  répondre  aux  histoires  de 
M.  Michelet;  mais  toujours  nous  avons  gardé 
le  silence  ,  le  jugeant  une  réponse  suffisante. 
Plus  d'une  fois  nous  avons  été  injurié  dans  la 
rue  ,  et  sans  aucun  effort  de  vertu,  nous  nous 
sommes  contenté  de  sourire,  attribuant  les 
épithètes  peu  respectueuses  et  les  quolibets 
aux  suites  d'un  repas  immodéré  ou  causes 
semblables.  Etre  injurié  en  traversant  les 
halles,  ou  dans  les  livres,  cela  nous  semble 


XII    

tout  un  ,  et  nous  n'en  avons  pas  plus  de  souci. 
Mais  j  nous  dit-on ,  si  cela  ne  vous  fait  rien, 
il  n'en  va  pas  ainsi  pour  les  témoins  et  les 
lecteurs,  exposés  à  mal  interpréter  votre  si- 
lence. L'objection  est  fondée  ;  mais  comment 
répondre  ?  Suffira-t-il ,  si  l'on  nous  appelle 
voleurs  ,  de  retourner  nos  poches  et  de  dire  : 
Vous  avez  menti  ?  Si  l'on  écrit  :  Vos  Mission- 
naires étaient  des  farceurs  ,  allant  se  cacher 
dans  les  bois,  pour  vivre  comme  des  Lucullus 
ou  des  Sardanapaux ,  (ce  pluriel  n'est  pas  de 
notre  invention),  suffira-t-il  de  faire  venir 
un  plat  de  sagamité  (sorte  de  colle  à  tapis- 
sier) ,  et  de  crier  au  lecteur  :  Voilà  toute  la 
nourriture  des  Missionnaires  canadiens  !  En 
vérité,  discuter  ainsi  serait  perdre  son  temps 
et  sa  dignité. 

La  seule  réponse  honnête  et  convenable , 
nous  la  ferons }  mais  avant  tout,  il  faut  mon- 
trer aux  juges  les  pièces  du  procès ,  et  comme 
tout  le  mcnde  n'a  pas  dans  sa  bibliothèque 
un  Michelet  complet ,  nous  en  copierons  une 


XIII    — 

page,  la  meilleure  assurément  sur  le  Canada  , 
celle  où  nous  sommes  peints  à  nous  faire  mou- 
rir de  honte  ,  si  le  portrait  était  fait  sur  l'origi- 
nal.  Nous  ouvrons  le  tome  XV  de  l'Histoire 
de  France  au  XVIIIe  siècle,  par  J.  Michelet, 
et  à  la  page  185  nous  lisons  :  «  Les  Jésuites, 
«  rois  du  Canada ,  maîtres  absolus  des  Gou- 
«  verneurs ,  avaient  là  de  grands  biens ,  une 
«  vie  large ,  épicurienne  (jusqu'à  garder  de 
«  la  glace  pour  rafraîchir  leur  viu  l'été).  Ce 
v  très-agréable  séjour  était  commode  à  l'Or- 
«  dre ,  qui  y  envoyait  d'Europe  ce  qui  l'em- 
((  barrassait ,  parfois  de  saints  idiots ,  parfois 
((  des  membres  compromis  ,  qui  avaient  fait 
«  quelque  glissade.  Ils  n'aimaient  pas  qu'on 
«  vit   de  près   les    établissements    lointains 
«  qu'ils  avaient  au  cœur  du  pays,  qu'on  vînt 
«  se  mettre  entre  eux  et  les  troupeaux  hu- 
«  mains  dont  ils  disposaient  à  leur  gré,  etc.» 

«  Les    fameuses    Relations    des    Jésuites 
«  (1611-1672),  lettres  qu'ils  envoyaient  du 


'       XIV    

«  Canada  presque  de  mois  en  mois  (sic/) 
h  avaient  été  un  demi-siècle  l'édifiant  jour- 
ce  nal  de  l'Europe  Tout  cela  très-habile 

<  et  fort  bien  combiné  pour  émouvoir  les 
«  femmes  ,  pour  attirer  leurs  dons,  pour  les 
ce  faire  travailler  à  la  cour  et  partout  dans 
«  l'intérêt  des  Pères 

«  Les  Relations  des  Jésuites  n'ont  garde 
(c  d'expliquer  ce  que  c'était  que  leurs  mar- 
«  tyrs.  Us  ne  l'étaient  pas  pour  la  foi ,  c'é- 
((  taient  des  martyrs  politiques 

«  Une  petite  confédération ,  toujours  citée 
«  par  eux,  trompait  sur  l'Amérique  entière. 
«  Les  Iroquois,  héros  cruels  et  tendus  à  l'ex- 
u  ces,  d'un  fier  esprit  guerrier,  leur  servaient 
«  à  faire  croire  que  tout  le  nouveau  continent 
k  était  un  monde  atroce,  et  par  cette  ter- 
ce  reur ,  ils  le  fermaient  et  s'en  assuraient 
«  le  monopole,  etc.  »  [Op.  cit.,  p.  182, 183.) 

Pour  répondre  à  tout  cela,  pour  justifier 
J  ésuites  d'avoir  fermé  le  nouveau  monde 


XV    

à  l'Europe,  mis  de  la  glace  dans  leur  vin, 
sensualisme  abominable  et  si  bien  vitupéré 
par  notre  historien ,  il  nous  faudrait  des 
volumes  in-folio,  farcis  de  pièces  justifica- 
tives. Ces  in-folio,  nous  ne  les  écrirons  point; 
ce  serait  peine  perdue,  nous  ferons  mieux: 
nous  avions  dans  nos  archives  plusieurs  let- 
tres de  nos  Missionnaires  au  Canada  pen- 
dant le  XVIIe  siècle,  destinées  uniquement 
à  leurs  frères  d'Europe;  nous  les  publions 
aujourd'hui  ,  ce  sera  notre  unique  réponse 
à  tous  les  Miclielets  possibles ,  et ,  nous  en 
sommes  persuadé,  elle  suffira  à  nos  amis  et 
même  aux  indifférents.  Nous  dirons  à  tous: 
Lisez  M.  Michelet,  puis  ouvrez  notre  vo- 
lume, et  la  lecture  de  ces  trente  lettres  sera 
la  meilleure  justification  de  nos  Anciens. 

Si  le  livre  de  M.  Michelet  a  traversé  l'O- 
céan pour  aller  souiller  la  mémoire  de  nos 
premiers  Missionnaires,  sur  ces  mêmes  ri- 
vages, où  ils  ont  répandu  leur  sang;  le  nôtre 


XVI    

arrivera  aussi  chez  les  Canadiens,  et  nous 
comptons  trop  sur  la  justice  d'un  peuple  in- 
telligent et  loyal ,  pour  craindre  les  excentri- 
cités d'un  écrivain  malade. 

Notre  publication  devait  primitivement  se 
borner  aux  lettres  des  Pères  Masse  et  Biard , 
et  nous  l'annoncions  sous  le  titre  de  Première 
mission  des  Jésuites  au  Canada  :  en  y  ajoutant 
celles  de  1626  à  1699,  nous  n'avons  pas  cru 
nécessaire  de  modifier  un  titre  annoncé  de- 
puis longtemps. 

Les  lettres  que  nous  publions  ont  été  re- 
cueillies, ou  copiées  sur  les  originaux,  par 
le  R.  P.  Félix  Martin,  ancien  supérieur 
du  Collège  de  Montréal  et  de  la  Résidence 
de  Québec  :  nous  lui  devons  aussi  la  traduc- 
tion de  plusieurs  de  ces  lettres ,  écrites  en 
latin  ou  en  italien. 


PREMIÈRE  MISSION 

DES   JÉSUITES 

AU  CANADA  '. 


LETTRE   DU  P.   PIERRE  RIARD  ,   AU  T.   R.   P.   CLAUDE  AQUA- 
V1YA,   GÉNÉRAL  DE  LA    COMPAGNIE   DE   JÉSUS,    A  ROME. 

(  Traduite  sur  V original  latin ,    conservé   dans  les 
Archives  du  Jésus,  à  Rome). 

Dieppe,  21  janvier  1611. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

Que  je  voudrais  pouvoir  vous  raconter  combien 
grandes  et  nombreuses  ont  été ,  dans  notre  petite 
affaire,  les  miséricordes  de  Dieu  et  les  fruits  de 
sa  bénédiction  et  des  prières;  c'est-à-dire  comment 

1  Nous  ajouterons  aux  lettres  de  nos  premiers  missionnaires  au 
Canada  un  fragment  d'un  mémoire  intitulé  :  Monumenta  Novœ 
Franciœ,  ab  anno  1607  ,  ad  annum  1737.  —  Insulte  Martinicte 
ab  anno  1678. — Insulte  Gaycnnensis  ab  anno  1668. 

La  traduction  du  chapitre  II  de  ce  manuscrit,  conservé  dans  nos 
archives  de  Rome,  donnera  un  ensemble  de  faits  sur  la  Nouvelle- 
L.  1 


nous  sommes  sortis  de  difficultés  graves  et  multi- 
pliées ,  et  comment,  délivrés  de  toute  entrave, 
nous  partons  pour  la  Nouvelle-France,  lieu  de  notre 

France  ,  qui  ne  se  trouve  pas  dans  les  lettres  que  nous  publions. 

Parmi  les  gentilshommes  qui  s'offrirent  à  Henri-le-Grand,  d'heu- 
reuse mémoire,  pour  entreprendre  la  colonisation  de  la  Nouvelle- 
France,était  le  sieur  de  Polrincourt.  Le  roi  lui  accorda  tout  ce  qu'il 
demandait,  mais  en  lui  signifiant  qu'il  aurait  à  emmener  avec  lui 
des  religieux  pris  dans  notre  Compagnie  pour  les  employer ,  selon 
ses  ordres,  à  procurer  le  salut  des  sauvages;  que  du  reste  la  dépense 
de  cette  mission  ne  serait  nullement  à  sa  charge ,  mais  que  le 
Trésor  royal  y  pourvoirait. 

Le  R.  P.  Pierre  Coton,  alors  confesseur  et  prédicateur  du  roi, 
et  qui  était  fort  estimé  de  Sa  Majesté,  comme  on  sait,  fut  chargé  par 
lui  de  choisir,  dans  sa  Compagnie  ,  des  hommes  capables ,  pour 
mener  à  bien  cette  périlleuse  et  sainte  entreprise. 

Beaucoup  de  nos  religieux  s'offrirent  pour  cette  mission  lointaine. 
Parmi  eux  on  remarquait  le  P.  Pierre  Biard ,  homme  dont  la  vertu 
égalait  le  talent,  et  qui  occupait  alors  la  chaire  de  théologie  à  Lyon. 
Le  choix  des  supérieurs  tomba  sur  lui  et  sur  le  P.  Ennemond 
Masse,  dont  nous  aurons  à  parler  plus  loin. 

Ils  partirent  tous  les  deux  en  1608  pour  Bordeaux,  où  ils  devaient 
s'embarquer,  mais  il  fallut  attendre  trois  ans.  Car  le  gentilhomme, 
dont  nous  avons  déjà  parlé,  retarda  son  départ;  puis  ensuite  il 
prétexta  la  nécessité  de  faire  un  voyage  d'essai,  afin ,  disait-il,  de 
préparer  une  habitation  convenable  pour  les  Pères.  Il  fit  en  effet 
ce  voyage  accompagné  d'un  prêtre  séculier,  lequel,  se  laissant  aller 
à  un  zèle  peu  réfléchi,  baptisa  une  centaine  de  sauvages,  sans  les 
avoir  suffisamment  instruits  et  éprouvés.  Plus  tard,  on  s'aperçut 
que  ces  pauvres  gens  n'avaient  pas  même  compris  ce  qu'ils  avaient 
reçu. 

Trois  ans  après,  de  retour  de  son  voyage,  le  sieur  de  Polrincourt, 
pressé  par  la  reine-mère ,   se  chargea  de  conduire  nos  Pères  au 


destination ,  comme  Votre  Paternité  le  sait  !  Elle 
peut  certainement  s'en  réjouir  avec  une  grande 
consolation  dans  le  Seigneur. 

Canada.  Mais  ce  ne  fut  pas  sans  grandes  difficultés  et  beaucoup  de 
souffrances  que  nos  Pères  arrivèrent  au  Port-Royal,  sur  les  côtes  de 
l'Acadie. 

L'année  qui  suivit  leur  arrivée,  deux  autres  des  Nôtres  allèrent 
les  rejoindre:  ce  furent  le  P.  Quentin  et  le  Frère  coadjuteur  Gilbert 
du  Thet.  Deux  ans  de  séjour  à  Port-Royal  démontrèrent  à  nos 
Pères  l'impossibilité  de  fixer  là  le  centre  de  leur  mission,  soit  à 
cause  de  la  difficulté  d'y  attirer  un  grand  concours  de  sauvages, 
soit  à  cause  des  tracasseries  de  ceux  qui  commandaient.  Ils  trans- 
portèrent le  siège  de  leur  mission  sur  un  autre  point  de  la  même 
côte  ,  au  45e  degré  30  minutes  de  latitude,  et  cela  sur  un  décret  du 
roi.  Cette  fondation  prit  le  nom  de  Saint-Sauveur.  Ils  y  étaient  établis 
depuis  peu  de  temps,  lorsque  les  anglais,  survenant  à  l'improviste, 
s'emparèrent  du  vaisseau  français,  saisirent  les  lettres-patentes  du 
commandant,  et,  par  une  insigne  fourberie,  le  traitèrent  de  pirate. 
Au  moment  de  l'attaque,  plusieurs  français  furent  tués,  et  parmi  eux 
le  frère  Gilbert  du  Thet,  homme  remarquable  par  son  courage  et  sa 
piété. 

Les  anglais  victorieux,  après  avoir  pillé  tout  à  leur  aise,  abandon- 
nèrent dans  une  mauvaise  barque  une  partie  des  français,  et 
emmenèrent  avec  eux,  en  Virginie,  les  PP.  Biard  et  Quentin.  Nos 
deux  prisonniers  s'attendaient  à  être  condamnés  à  mort,  surtout 
lorsque,  reconduits  à  Port-Royal,  ils  refusèrent  de  faire  connaître  la 
retraite  des  français  qui  se  tenaient  cachés  dans  les  environs. 
Dirigés  une  seconde  fois  sur  la  Virginie,  ils  y  auraient  probablement 
trouvé  la  mort,  si  la  divine  Providence  n'eût  rendu  inutiles  tous  les 
efforts  des  marins  anglais  pour  y  aborder.  La  violence  de  la  tempête 
les  rejeta  sur  les  îles  Açores  appartenant  aux  portugais,  et  où, 
malgré  eux,  ils  furent  obligés  de  prendre  terre. 

Les  anglais  eux-mêmes  furent  forcés  d'admirer  la  loyauté  et  la 


Mais  voici  déjà  minuit  sonné ,  et  à  la  première 
lueur  du  jour,  nous  mettons  à  la  voile.  Je  vous  don- 
nerai seulement  un  précis  des  événements. 

Quand  les  marchands  hérétiques  nous  virent  à 
Dieppe ,  au  jour  fixé  pour  le  départ ,  le  27  octohre 
de  Tannée  dernière,  1 61 0  (nous  étions  en  effet  con- 
venus qu'on  partirait  de  Dieppe),  ils  imaginèrent 
un  moyen  qu'ils  crurent  favorable  pour  nous  nuire. 
Deux  d'entre  eux  avaient  fait  un  contrat  avec  M.  de 
Potrincourt  pour  charger  et  équiper  son  navire  , 

charité  de  nos  Pères  qui,  en  se  montrant  aux  portugais,  pouvaient 
amener  la  saisie  du  navire  et  faire  condamner  les  anglais,  comme 
pirates,  au  dernier  supplice.  Avant  d'entrer  clans  le  port,  ils  avaient 
exigé  de  leurs  prisonniers  la  promesse  de  ne  pas  les  dénoncer  et 
de  se  tenir  cachés  durant  tout  leur  séjour  aux  Açores.  Pendant  la 
visite  du  vaisseau  faite  par  les  portugais,  les  Pères  restèrent  à  fond  de 
cale,  où  ils  échappèrent  à  tous  les  regards.  Cette  générosité  et  celte 
fidélité  à  garder  la  parole  donnée  surprirent  tellement  les  anglais, 
qu'ils  changèrent  immédiatement  de  procédés  envers  leurs  captifs  et 
les  emmenèrent  directement  en  Angleterre,  où  ils  firent  publique- 
ment leur  éloge. 

L'ambassadeur  de  France,  à  la  nouvelle  de  leur  arrivée,  se  hâta 
de  les  réclamer  et  les  fit  reconduire  honorablement  dans  leur  patrie, 
au  mois  de  mai  161Z|. 

Ce  premier  voyage  de  nos  missionnaires,  si  stérile  en  apparence, 
eut  cependant  d'heureux  résultats.  Outre  l'expérience  acquise  et 
dont  on  profita  ,  le  zèle  des  catholiques  français ,  ranimé  par  les 
paroles  des  Pères,  créa  de  nouvelles  ressources,  et  dès  que  la 
colonie  française  fut  délivrée  des  anglais  ,  les  Jésuites  reprirent  la 
route  du  Canada,  où  ils  fondèrent  enfin  une  des  plus  belles  missions 
de  la  Compagnie. 


sur  lequel  nous  devions  voyager.  Ils  déclarèrent 
aussitôt  qu'ils  ne  voulaient  plus  s'occuper  du  vais- 
seau ,  s'ildevait  porter  des  Jésuites.  C'était  une 
insigne  malice  ,  et  elle  était  facile  à  prouver,  sur- 
tout quand  les  catholiques  leur  ajoutaient  que  le 
devoir  ne  leur  permettait  pas  de  refuser  les  Jésui- 
tes ,  puisque  c'était  l'ordre  formel  de  la  Reine. 

On  ne  put  cependant  rien  gagner  sur  eux.  Il  fallut 
avoir  encore  recours  à  la  Reine.  Sa  Majesté  écrit 
au  gouverneur  de  la  ville,  catholique  plein  de  zèle 
et  de  piété ,  et  lui  enjoint  de  signifier  aux  hérétiques 
que  c'est  sa  volonté  que  les  Jésuites  soient  reçus 
dans  le  vaisseau  qui  va  partir  pour  la  Nouvelle- 
France  ,  et  qu'on  n'y  mette  aucun  obstacle. 

A  la  réception  de  ces  lettres,  le  gouverneur  as- 
semble ce  qu'on  appelle  le  consistoire ,  c'est-à-dire 
tous  les  fidèles  disciples  de  Calvin.  Il  donne  lecture 
des  lettres  de  la  Reine,  et  les  invite  à  l'obéissance. 
—  Quelques-uns,  c'est-à-dire  ceux  qui  étaient  bons, 
disent  hautement  qu'ils  sont  eux  aussi  du  même 
avis,  et  ils  engagent  les  marchands  à  se  soumettre; 
mais  ils  déclarent  que  pour  eux  ils  ne  sont  maîtres 
de  rien.  Tel  était  leur  langage  en  public;  mais  en 
particulier ,  un  des  marchands  qui  était  chargé 
d'équiper  le  navire ,  protesta  qu'il  n'y  mettrait 
rien;  que  la  Reine,  si  elle  le  voulait,  pouvait  lui 


—  6  — 
ôter  son  droit ,  mais  que  pour  lui  ,  il  ne  le  céderait 
pas  autrement. 

Que  faire?  Certainement  tout  était  arrêté  ;  car 
cette  société  n'avait  pas  de  contrat  écrit  ,  et  ces 
sortes  d'engagements  entre  gens  nobles  ne  se  met- 
tent pas  ordinairement  sur  papier.  On  ne  pouvait 
donc  pas  agir  contre  ces  hérétiques. 

On  s'adresse  de  nouveau  à  la  Reine.  A  la  vue 
d'une  pareille  effronterie  ,  elle  dit  en  manière  de 
proverbe  :  «  Il  ne  faut  s'abaissera  prier  des  vilains  »  ; 
et  elle  ajouta  que  les  Pères  partiraient  une  autre 
fois. 

Les  catholiques  consternés  déclarent  alors  aux 
hérétiques  que  les  Jésuites  ne  monteront  pas  dans 
ce  vaisseau,  qu'ils  peuvent  en  conséquence  lé  fréter, 
et  que,  dans  tous  les  cas ,  si  les  Jésuites  y  prenaient 
place,  ils  payeraient  auparavant  eux-mêmes  le  prix 
de  la  cargaison. 

Cette  assurance  une  fois  donnée,  on  vit  à  nu 
toute  la  malice  des  calvinistes  ;  car  ils  chargèrent 
aussitôt  le  navire  complètement  et  de  marchandises 
et  de  toute  espèce  d'objets ,  ne  pouvant  s'imaginer 
que  les  catholiques  pussent  jamais  trouver  de  quoi 
payer  le  prix  de  tant  de  choses. 

A  cette  nouvelle,  Madame  la  marquise  de  Guer- 
cheville,  première  dame  d'honneur  de   la  Reine, 


s'indigna  de  voir  les  efforts  de  l'enfer  prévaloir  et 
la  malice  des  hommes  pervers  détruire  ces  grandes 
espérances  que  l'on  avait  de  procurer  la  gloire  de 
Dieu.  C'est  pourquoi,  afin  que  Satan  ne  demeurât 
pas  le  maître  et  ne  renversât  pas  l'espoir  que  l'on 
avait  de  fonder  une  église  au  Canada ,  elle  sollicita 
elle-même  les  aumônes  des  Grands,  des  Princes  et 
de  toute  la  Cour  pour  soustraire  les  Jésuites  à  la 
méchanceté  des  hérétiques. 

Qu'arriva-t-il?  Le  navire  déjà  chargé  était  prêta 
prendre  la  mer,  quand  cette  dame  envoya  aux  ca- 
tholiques 4,000  livres  avec  d'autres  secours.  Alors, 
pour  ne  pas  agir  par  surprise  ,  ils  vont  dire  adroite- 
ment aux  hérétiques  qu'ils  veulent  avoir  avec  eux 
les  Jésuites,  que  telle  est  la  volonté  de  la  Reine , 
et  que  ,  par  conséquent ,  il  faut  qu'ils  les  laissent 
monter  dans  le  vaisseau  ,  ou  bien  que  les  mar- 
chands acceptent  le  prix  de  la  cargaison  et  qu'ils 
se  retirent.  Ceux-ci  déclarent  qu'ils  veulent  le  prix 
de  leurs  marchandises  (Je  crois  qu'ils  ne  pensaient 
pas  que  les  catholiques  eussent  assez  d'argent ,  ou 
qu'ils  espéraient  trouver  quelque  autre  moyen  de 
déjouer  leurs  projets).  On  leur  donne  le  prix  de- 
mandé, et  ce  à  quoi  personne  ne  se  serait  attendu, 
nous  sommes  si  pleinement  substitués  à  leur  place  , 
que  la  moitié  du  bâtiment  nous  appartient,  et  que 
nous    avons   déjà  ce    qu'il  faut  pour  commencer 


—  8  — 

cette  fondation  que  le  Seigneur  daignera  bénir 
dans  sa  générosité  et  dans  sa  bonté. 

Ainsi  donc,  mon  Très-Révérend  et  bon  Père,  Votre 
Paternité  voit  combien  la  malice  du  démon  et  de 
ses  suppôts  a  tourné  à  notre  avantage.  Nous  ne 
demandions  d'abord  qu'un  petit  coin  dans  ce  vais- 
seau ,  et  à  prix  d'argent;  maintenant  nous  y  som- 
mes les  maîtres.  Nous  allions  dans  une  région 
déserte  ,  sans  grande  espérance  d'un  secours 
de  longue  durée,  et  nous  recevons  déjà  le  com- 
mencement de  la  fondation.  Nous  étions  forcés 
d'enrichir  les  hérétiques  d'une  partie  de  nos  au- 
mônes ,  et  maintenant  ils  renoncent  d'eux-mêmes  à 
profiter  d'une  occasion  qui  les  devait  enrichir. 

Mais  je  crois  que  le  grand  sujet  de  leur  douleur, 
c'est  précisément  le  triomphe  du  Seigneur  Jésus; 
et  fasse  le  ciel  qu'il  triomphe  toujours  !  Ainsi  soit-il  ! 

Dieppe,  le  21  janvier  161  1. 

De  Votre  Paternité 
Le  fils  en  Jésus-Christ  et  le  serviteur  indigne  , 
Pierre  BIARD  S.  J. 


IL 


LETTRE    DU    P.   BIARD  ,    AU  R.   P.   CHRISTOPHE    BALTAZAR  , 
PROVINCIAL    DE    FRANCE    A   PARIS.    (Copiée  SUT   VdUtO- 

graphe  conservé  aux  Archives  du  Jésus  à  Rome.) 
Mon  Révérend  Père, 

Pax  Christi. 

Enfin ,  par  la  grâce  et  faveur  de  Dieu,  nous  voicy 
arrivez  à  Port-Royal,  lieu  tant  désiré,  et  après  avoir 
patv  et  surmonté, pendant  l'espace  de  sept  mois, force 
contradictions  et  traverses,  que  nous  suscitèrent 
à  Dieppe  quelques-uns  de  la  prétendue  religion , 
et  sur  mer,  les  fatigues ,  orages  et  tourmentes 
de  l'hyver,  des  vents  et  des  tempestes.  Par  la 
miséricorde  de  Dieu  et  par  les  prières  de  Yostre 
Révérence  et  de  nos  bons  Pères  et  Frères ,  nous 
voicy  au  bout  de  nostre  course,  et  au  lieu  tant  sou- 
haité Voicy  aussi  la  première  commodité  qui  se  pré- 
sente pourescrire  à  Vostre  Révérence,  et  lui  faire 
scavoir  de  nos  nouvelles  et  de  Testât  auquel  nous 
nous  retrouvons.  Je  suis  marry  que  le  peu  de 
temps  de  nostre  arrivée  en  ce  pays  ne  me  per- 
mette pas  d'en  discourir,  et  comme  je  désirerois 


—  10  — 
plus  amplement,  et  de  Testât  de  cette  pauvre  nation; 
neantmoins  je  m'efforceray  de  vous  descrire  non- 
seulement  ce  qui  s'est  passé  en  nostre  voyage,  mais 
aussy  tout  ce  qu'avons  peu  apprendre  de  ce  peuple 
depuis  que  nous  y  sommes,  selon  que,  je  pense, 
tous  nos  bons  seigneurs  et  amis  avec  Yostre  Révé- 
rence   doivent)  l'attendre  et  le  désirer. 

Et ,  pour  commencer  par  le  préparatif  de  nostre 
voyage,  Yostre  Révérence  aura  sceu  l'effort  que  firent 
deux  marchants  de  Dieppe  de  la  religion  préten- 
due ,  qui  avoient  charge  de  fretter  le  navire ,  pour 
empeseher  que  n'y  fussions  reçus.  Il  y  a  voit  jà 
quelques  années  que  ceux  qui  avoient  commencé 
et  continué  le  voyage  de  Canada ,  avoient  désiré 
quelques  uns  de  nostre  Compagnie  pour  s'employer 
à  la  conversion  de  ce  peuple  là;  et  le  feu  Roy 
d'heureuse  mémoire  Henry  le  Grand  avoit  assi- 
gné cinq  cents  escus  pour  le  voyage  des  premiers 
qui  y  seroient  envoyés,  quand  le  R.  P.  Enmond 
Masse  et  moy,  députés  pour  ce  voyage,  après  avoir 
salué  la  Reyne  Régente,  entendu  de  sa  propre  bou- 
che le  saint  zèle  qu'elle  avoit  de  la  conversion  de 
ces  peuples  barbares,  reçu  les  susdicts  cinq  cents 
escus  pour  nostre  viatique,  aydés  aussi  de  la  pieuse 
libéralité  de  Mesdames  les  Marquises  de  Guerche- 
ville,  Yerneuil  et  de  Sourdis,  partis  de  Paris,  arri- 
vasmes  à  Dieppe  au  jour  que  nous  avait  assigné 


—  11  — 

Monsieur  de  Biancourt,  fils  de  Monsieur  dePotrin- 
court,  pour  nous  y  prendre,  sçavoir  le  *27d'Oclobre 
1610. 

Les  deux  susdicts  marchants,  aussitost  qu'ils  ouï- 
rent que  deux  Iesuites  debvoient  aller  au  Canada  , 
s'adressèrent  à  Monsieur  de  Biancourt l  et  luy  dé- 
noncèrent que  si  lesdicts  Iesuites  entroient  au 
navire,  ils  n'y  vouloient  rien  avoir.  On  leur  respon- 
clit  que  la  venue  des  Jésuites  ne  leur  nuyroit  en 
rien;  que,  Dieu  mercy  et  la  Reyne, ils  a  voient  moyen 
de  payer  leur  pension  sans  grever  aucunement  leur 
fret. Ils  persistent  toute  fois  en  leur  négative;  et  quoy- 
que  Monsieur  de  Sicoine,  gouverneur  de  la  ville, 
fort  zélé  catholique ,  s'en  entremeslast  de  bonne 
affection  ,  si  ne  pùt-il  rien  obtenir  d'eux.  A  celte 
cause,  Monsieur  Robbin  2,  le  fils,  autrement  de  Co- 
loigne ,  associé  avec  Monsieur  de  Biancourt  pour  le 
voyage  ,  se  délibéra  d'aller  en  Cour  et  déclarer  à  la 
Reyne  cet  accrochement;  ce  qu'il  fit.  La  Reyne 
sur  cela  donna  lettres  addressantes  à  Monsieur  de 
Sicoigne,  à  ce  qu'il  eust  à  déclarer  la  volonté  du 
Roy  à  présent  régnant ,  être  telle,  et  avoir  pareille- 

1  Charles  de  Biencourt,  écuyer,  sieur  de  Sain t-Just  et  fils  de 
M.  de  Poulrincourt.  Il  était  alors  âgé  de  dix-neuf  ou  vingt  ans. 
[Le  se  ar  bol  et  Champ  la  in.) 

*  Thomas  Robin,  écuyer,  sieur  de  Cologne,  demeurant  en  la  ville 
de  Paris.  [Lescarbot.) 


—  12  — 

ment  esté  telle  celle  du  feu  Roy  d'éternelle  mémoire  , 
que  lesdicts  Iesuites  allent  en  Canada  ;  et  par  ainsy 
entendissent  les  contrariants  sur  ce  fait,  qu'ils  se 
trouveroient  en  opposition  contre  le  bon  plaisir  de 
leur  Prince.  Les  lettres  estoient  fort  affectueuses;  et 
plût  à  Monsieur  de  Sicoigne  de  mandera  soy  tout  le 
consistoire,  et  leur  en  faire  lecture.  Si  est-ce  que  pour 
tout  cela,  les  marchants  sus  mentionnés  ne  voulu- 
rent en  rien  démordre;  seulement  fut  accordé  que, 
laissant  à  part  la  question  des  Iesuites,  on  chargeroit 
promptement  le  vaisseau ,  de  peur  que  cet  embarras 
et  dispute  n'apportastdu  retardement  au  secours  qui 
promptement  debvoit  estre  donné  à  Monsieur  de 
Potrincourt. 

Lors  je  pensois  bien  quasi  toutes  nos  attentes 
estre  mises  au  rouét ,  et  ne  sçavois  quelle  clef  nous 
en  pourroit  assez  desgager.  Mais  Monsieur  de  Co- 
loigne  ne  désespéra  point;  ains,  se  montrant  de  sa 
grâce  toujours  plus  ardent  à  poursuivre  pour  nous , 
fit  entendre  en  Cour,  par  un  second  voyage  qu'il 
fit,  y  avoir  bien  moyen  de  débouter  les  susdits 
marchants,  sçavoir  est,  en  leur  payant  leur  mar- 
chandise, et  ainsi  les  dédommageant.  Madame  de 
la  Guercheville ,  dame  de  grande  vertu ,  recognois- 
sant  cet  expédient,  et  jugeant  n'estre  convenable 
à  la  piété  de  la  cour  que  pour  si  peu  un  œu- 
vre de  Dieu  fust  arresté,  et  satan  en  eust  ainsi  le 


—  13  — 

dessus,  se  délibéra  défaire  un  queste  pour  mettre 
ensemble  la  somme  de  deniers  requise  ,  et  le  fist 
avec  telle  diligence  et  si  heureusement ,  par  la 
pieuse  libéralité  de  plusieurs  des  Seigneurs  et  Dames 
de  la  cour,  qu'elle  assembla  bientost  quatre  mil 
livres,  et  les  envoya  à  Dieppe.  Ainsy  lesdits  mar- 
chants furent  exclus  de  tout  le  droict  qu'ils  eussent 
pu  avoir  sur  le  vaisseau ,  sans  rien  perdre  ,  et  nous 
y  fusmes  introduits. 

Cet  affaire  et  plusieurs  autres  qui  survinrent 
dans  l'aprest  de  nostre  voyage ,  furent  cause  que 
ne  pusmes  partir  de  Dieppe  avant  le  26  janvier 
161  I.  Monsieur  de  Biancourt,  jeune  seigneur  fort 
accomply  et  expert  en  la  maryne,  estoit  nostre 
conducteur,  et  chef  du  vaisseau.  INous  estions  36 
personnes  dans  un  navire  appelé  la  Grâce  de  Dieu, 
d'environ  soixante  tonneaux.  Nous  n'eusmes  que 
deux  jours  de  bon  vent;  au  troisiesme,  nous  nous 
vismes  subitement,  par  un  vent  et  marées  contraires, 
emportés  jusques  à  cent  ou  deux  cents  pas  des 
esquillons  de  l'islê  d'Wytht,  en  Angleterre  ;  et  bien 
nous  en  print  que  nous  y  rencontrasmes  bon 
ancrage  ;  sans  cela  resoluement  c'estoit  faict  de 
nous. 

Eschappés  de  là ,  nous  relaschasmes  à  Hyrmice 
et  depuis  à  Niéport  ;  en  quoy  nous  consumasmes 
18  jours.  Le  16  de  février  ,  premier  jour  de  cares- 


—  14  — 
me,  un  bon  norouest  s'elevant ,  nous  donna  moyen 
de  partir ,  et  nous  accompagna  jusqties  hors  de  la 
Manche.  Ors  ont  accoustumé  les  mariniers,  venant 
à  Port-Royal ,  de  ne  point  prendre  la  droite  route 
des  isles  Ouessants  jusqu'au  Cap  de  Sable,  ce  qui 
abregeroit  beaucoup  le  chemin;  car  en  cette  façon, 
de  Dieppe  à  Port-Royal ,  n'y  auroit  qu'environ  mil 
lieues;  ains  leurcoustume  est  de  descendre  vers  le 
Sud  jusqu'aux  Açores,  et  de  là  tirer  au  grand  banc, 
pour  du  grand  banc,  selon  que  les  vents  se  présen- 
tent ,  viser  au  Cap  de  Sable,  ou  bien  à  Campseaux, 
ou  bien  autre  part.  Ils  m'ont  dict  que  pour  trois 
raisons  ils  descendent  ainsi  aux  Açores  :  la  première 
pour  esviter  la  mer  du  nort  ,  qui  est  fort  haute , 
disent-ils;  la  seconde,  pour  s'ayder  des  vents  du 
sud,  qui  volontiers  reignent  le  plus  ;  la  troisiesme, 
pour  assurer  leur  estime  :  autrement  il  est  difficile 
qu'ils  se  recognoissent  et  dressent  leur  voyage  sans 
erreur.  Mais  nulle  de  ces  causes  a  eu  effet  quant  à 
nous,  qui  neantmoins  avons  suivy  cette  coustume  : 
non  la  première,  parce  que  nous  avons  expérimenté 
tant  de  tempestes  et  la  mer  si  rude,  que  je  ne  pense 
pas  y  avoir  beaucoup  de  gain  ,  nort  ou  sud,  sud  ou 
nort;  non  la  seconde  ,  parce  que  souvent,  quand 
nous  voulions  le  Sud,  le  Nort  souffloit,  et  à  retours; 
non  enfin  la  troisiesme,  d'autant  que  nous  ne  pus- 
mes  point  voir  ces  Açores,  quoyque  nous  fussions 


—  15  — 
descendus  jusqu'à  39  degrés  et  demy.  Ainsi  toute 
l'estime  de  nos  conducteurs  s'embrouilla  ,  et  nous 
n'estions  pas  encore  aux  Açores  du  grand  banc  , 
quand  quelques-uns  opinoient  que  nous  l'eussions 
desjà  passé 

Le  grand  banc  aux  moliies  n'est  pas,  comme  j'es- 
timois  en  France,  quelque  banc  de  sablon  ou  terre 
qui  apparoisse  hors  de  la  mer,  ains  est  une  grande 
lisière  de  terre  soubs  l'eau  à  35,  40  et  45  brasses  , 
large  en  quelques  endroits  de  25  lieues.  On  l'appelle 
banc,  parce  que  c'est  là  premièrement  où  venant 
des  abismes  de  l'océan ,  l'on  trouve  terre  avec  la 
sonde.  Or,  sur  le  bord  de  ce  grand  banc,  les  vagues 
sont  d'ordinaire  fort  furieuses  trois  ou  quatre  lieues 
durant,  et  ces  trois  ou  quatre  lieues  on  appelle  les 
Açores. 

Nous  estions  environ  ces  Açores  le  mardy  de 
Pasques,  quand  nous  voicy  en  prouë  notre  ennemy 
conjuré,  l'Ouest,  avec  telle  furie  et  opiniastreté  , 
que  peu  s'en  fallut  que  nous  ne  périssions.  De  huict 
jours  entiers,  il  ne  nous  donna  relasche,  adjous- 
tant  à  sa  malice  le  froid  et  souvent  la  pluie  ou  la 
neige. 

Naviger  en  ce  traject  de  la  Nouvelle-France ,  si 
dangereux  et  si  aspre ,  principalement  en  petits 
vaisseaux  et  mal  munitionnez,  est  un  sommaire  de 
toutes  les  misères  de  la  vie  Nous  n'avions  repos  ni 


—  16  — 
jour  ni  nuiet.  Si  nous  pensions  prendre  nostre 
réfection  ,  nostre  plat  subitement  eschappoit  contre 
la  tète  de  quelqu'un  ;  un  autre  tomboit  sur  nous  , 
et  nous  contre  quelque  coffre,  et  tourneboulions 
avec  d'autres  pareillement  renversez;  nostre  tasse  se 
versoit  sur  nostre  lict.  et  le  bidon  dans  nostre  seins, 
ou  bien  un  coup  de  mer  mandoit  nostre  plat. 

Monsieur  de  Biancourt  m'honoroitde  tant,  que  je 
couchois  dans  sa  chambre.  Une  belle  nuict  ainsy 
qu'estant  au  lict  nous  pensions  prendre  quelque 
repos,  voicy  qu'un  gentil  et  hardy  coup  de  mer  qui 
faussa  les  fermetures  de  lafenestre,  la  rompt  et  nous 
vient  couvrir  bien  hautement  ;  autant  en  eusmes 
nous  une  autre  fois  de  jour.  En  outre  ,  le  froid 
estoit  si  violent ,  et  l'a  esté  plus  de  six  semaines 
durant  ,  qu'à  peine  nous  sentions  nous  d'engour- 
dissement et  de  gel.  Le  bon  Père  Masse  a  pati  beau- 
coup. Il  a  demeuré  quelques  quarante  jours  malade 
sans  manger  que  bien  peu,  et  quasi  sans  bouger  du 
lict;  encore  vouloit-il  jeusner  avec  tout  cela.  Après 
Pasque  ,  il  meliora  tousjours,  Dieu  mercy  de  plus 
en  plus.  Pour  moy,  j'estois  gaillard,  quand  mesme 
plusieurs  des  matelots  serendoient,  et  la  Dieu  grâce, 
je  n'ay  jamais  tenu  le  lict  pour  mal  que  j'eusse. 

Eschappés  des  tourmentes,  nous  entrasmes  dans 
les  glaces  sur  les  Açores  du  banc  ,  degrez  du  nort 
46.  Aucunes  des  glaces  sembloient  des  isles  ,  autres 


—  17  — 

des  petits  bourgs  ,  autres  des  grandes  églises  ou 
dômes  bien  haults  ,  ou  superbes  chasteaux  :  toutes 
flottoient.  Pour  les  esviter,  nous  prismes  au  sud  ; 
mais  ce  fut  tomber,  comme  l'on  dict,  de  Charybdis 
en  Sylla ,  car  de  ces  baults  rochers  ,  nous  tombas- 
mes  en  un  pavé  de  basse  glace  ,  la  mer  en  es- 
tant toute  couverte  autant  que  la  vue  pouvoit 
porter.  Nous  ne  savions  en  passer  ;  et  n'eust  esté  la 
hardiesse  de  M.  de  Biancourt,  nos  mariniers  de- 
meuroient  sans  expédient  ;  mais  il  fit  passer  outre, 
non  obstantle  murmure  de  plusieurs,  par  où  la  glace 
estoit  plus  rare,  et  Dieu,  par  sa  bonté,  nous  assista. 

Le  5  de  may,  nous  descendismes  à  Campceau  ,  et 
eusmes  le  moyen  d'y  célébrer  la  sainte  messe  après 
tant  de  temps,  et  nous  sustenter  de  ce  pain  qui  nou- 
rit  sans  deffaut ,  et  console  sans  fin.  Depuis ,  nous 
costoyames  terre  jusqu'à  Port-Royal  ,  et  y  sommes 
arrivés  à  bons  et  heureux  auspices  le  saint  jour  de 
Pencoste  de  bon  matin,  scavoir  est  le  22  de  may  *, 
jour  auquel  le  soleil  entre  dans  leslumeaux.  JNostre 
voyage  avoit  duré  quatre  mois. 

Il  n'est  possible  d'exprimer  l'ayse  que  reçurent 
de  nostre  arrivée  Monsieur  de  Potrincourt  et  les 
siens,  lesquels,  durant  tout  cet  hyver,  se  trouvèrent 


1  Champlain  et  Charlevoix,  qui  l'a  copié,  mettent  à  tort  le  12 
de  juin. 

L.  % 


—  18  — 

en  de  très-grandes  nécessités ,  comme  je  vous  vais 
déclarer. 

Monsieur  de  Potrincourt  avoit  accompagné  son 
fils  revenant  en  France  sur  la  fin  de  juillet  1610,  et 
y  estoit  venu  jusques  au  port  Saint  Iean  *,  autre- 
ment dict  Chachippé,  distant  du  Port-Royal  70  lieues 
est  et  sud.  Revenant  et  ayant  redoublé  le  Cap  de 
Sable,  se  trouvant  en  la  baye  courante,  accablé  de 
fatigues,  il  fut  contraint  décéder  le  gouvernail  pour 
un  peu  dormir  ,  donnant  mandement  à  celuy  qui 
succedoit  de  suivre  toujours  terre  ,  jusqu'au  plus 
profond  de  la  Baye.  Ce  successeur,  ne  scay  pour- 
quoy,  ne  suyvit  pas  le  commandement,  ains  peu  de 
temps  après  changea,  et  abandonna  terre. 

Le  sauvage  Membertou,  qui  suyvoit  dans  sa  cha- 
loupe, fut estonné  de  cette  route;  néanmoins,  n'en 
sçachant  pas  la  cause,  n'en  imita  pas  l'exemple,  et 
si  n'en  dit  rien.  Aussi  arriva-t-il  bientost  à  Port- 
Royal,  là  où  M.  de  Potrincour  erra  par  six  semai- 
nes en  danger  de  se  perdre;  carie  bon  seigneur, 
s'estant  esveillé,  fut  bien  esbahy  de  se  veoir  en 
pleine  mer,  à  perte  de  terre,  dans  une  chaloupe. 
Il  avait  beau  regarder  son  cadran,  car  ne  sçachant 

1  Lescarbot  dit  :  «  Son  père  le  conduisit  jusque  au  port  de  la 
Hève,  à  cent  lieues  loin,  ou  environ  du  Port-Royal.  »  Ce  qui  donnerait 
à  entendre  que  Chachippé,  Port  Saint-Jean  et  la  Hève  sont  une 
même  chose. 


—  19  — 

quelle  route  son  gentil  gouverneur  avoit  tenue ,  il 
ne  pouvoit  deviner  ni  où  il  estoit ,  ni  où  il  conve- 
noit  addresser.  Un  autre  mal,  sa  chaloupe  ne 
pouvoit  aller  à  la  boline1  ,  ayant  esté,  ne  scay 
comment,  brisée  par  les  flancs.  Ainsi,  voulust-il 
ou  non ,  il  estoit  nécessité  à  prendre  toujours  vent 
derrière. 

Un  tiers  inconvénient  et  grief  :  ils  n'avoient 
de  vivres.  Néantmoins  ,  c'est  un  homme  qui  ne 
se  rend  pas  facilement,  et  bonheur  l'accompagne. 
Donc,  en  celte  perplexité  de  route,  il  se  détermina 
heureusement  de  prendre  au  nord ,  et  Dieu  lui  en- 
voya ce  qu'il  souhaitoit,  un  favorable  Sud.  Contre 
le  mal  de  la  faim,  sa  prudence  luy  servit  ;  car  il  avoit 
chassé  et  gardé  certain  nombre  de  cormorans  2. 
Mais  quel  moyen  de  les  rôtir  en  une  chaloupe,  pour 
les  manger  et  garder?  De  bonne  fortune,  il  se  trouva 
avoir  quelque  planche,  sur  laquelle  il  dressa  un 
foyer ,  et  ainsi  rôtit  son  gibier ,  à  l'ayde  duquel  il 
arriva  à  Pentegouét,  anciennement  la  Norembegue, 
et  de  là  aux  Etechemins,  puis  à  l'embouscheure  du 
Port-Royal,  où,  par  desastre,  il  pensa  faire  naufrage. 

Il  faisoit  obscur  quand  il  se  trouva  en  cette 
entrée,  et  ses  gens  commencèrent  à  lui  contredire, 

1  Aller  à  la  bouline,  c'est-à-dire  tenir  le  plus  près  du  vent. 
*  Le  cormoran  est  un  oiseau  de  mer,  qui  a  le  cou  fort  long,  les 
pattes  très-hautes,  et  qui  vit  de  poisson. 


—  20  — 
niant  assurément  que  ce  fust  l'embouscheure  du 
Port-Royal.  Luy  ouït  volontiers  les  opinions  de  ses 
gens,  et  malheur  qu'encore  les  suyvit-il,  et  aynsi 
prenant  en  bas  de  la  Baye  Françoise  ,  il  s'en  alla 
roder  bien  loing  à  lamercy  des  vents  et  des  marées. 
Cependant  ses  gens  estoient  bien  en  peine  au  Port- 
Royal,  et  jà  quasi  tenoient-ils  pour  tout  assuré  qu'il 
fust  péri  ;  à  cela  aydoit  le  sauvage  Membertou,  qui 
affirmoit  luy  avoir  veu  prendre  vers  la  mer  à  perte 
de  vue  ;  d'où  l'on  inferoit,  comme  l'on  croit  autant 
facilement  ce  que  l'on  craint  comme  ce  que  l'on 
ayme,  que  puisque  tels  ou  tels  vents  avoient  régné, 
il  estoit  impossible  qu'avec  une  chaloupe,  il  eust  peu 
eschapper.  Et  jà  traitoit-on  du  retour  en  France.  Or 
bien  esbahis,  et  ensemble  bien  joyeux  furent-ils, 
quand  ils  virent  leur  Thésée  ,  revenu  de  l'autre 
monde  ;  ce  fut  six  semaines  après  son  départ ,  au 
même  temps  que  M.  de  Biancourt  arrivoit  en 
France,  le  retour  duquel  estoit  attendu  à  Port-Royal 
pour  tout  Novembre  de  la  même  année  1610.  Mais 
on  fut  bien  estonné,  quand  non  seulement  on  ne  le 
vit  pas  à  Noël,  mais  aussi  on  perdit  espérance,  à 
cause  de  l'hiver,  de  le  revoir  avant  la  fin  d'apvril 
ensuivant. 

Cette  fut  raison  pour  quoy  on  se  retrancha  de 
vivres;  mais  ce  retranchement  profitait  peu,  d'au- 
tant que  le  Sieur  de  Potrincourt  ne  rabattoit  rien 


—  M  — 

de  ses  libéralités  vers  les  Sauvages  ,  craingnant  les 
aliéner  de  la  foy  chrestienne.  C'est  un  seigneur 
vrayment  libéral  et  magnanime ,  mesprisant  toute 
recompense  des  biens  qu'il  leur  fait;  de  manière 
que  les  Sauvages ,  quand  par  fois  on  leur  demande 
pourquoy  ils  ne  lui  redonnent  quelque  chose 
pour  tant  de  biens  qu'il  leur  faict,  ont  de  coustumes 
de  respondre  malitieusement  :  Endries  ninan  metaij 
Sagamo  :  c'est-à-dire,  Monsieur  ne  se  soucie  point 
de  nos  peaux  de  castor.  Néantmoins  ils  envoyoient 
par  fois  quelques  pièces  d'orignac,  qui  aydoyent 
à  toujours  gagner  le  temps.  Or,  bon  moyen  pour 
espargner,  voicy  que,  l'hyver  venu,  leur  moulin  se 
glace,  et  n'y  avoit  moyen  de  faire  farine.  Bon  pour 
eux  ,  qu'ils  trouvèrent  provision  de  pois  et  febves  ; 
cette  fut  leur  manne  et  ambroisie  sept  semaines 
durant. 

Là  estoit  venu  Apvril,  mais  non  pas  le  navire, 
et  lors  le  moulin  eut  beau  se  glacer,  car  aussi  bien 
n'y  avoit-il  rien  pour  la  tremye.  Que  fera-on?  la 
faim  est  un  meschant  mal.  On  se  met  à  pescher  sur 
eau,  et  fouiller  soubs  terre  :  sur  eau,  on  eut  des  es- 
plans  et  du  harang;  soubs  terre ,  on  trouva  de  fort 
bonnes  racines,  qu'on  appelle  chique li ,  et  abon- 
dent fort  en  de  certains  endroits. 

Ainsi  contentoit-on  aucunement  cet  importun 
créditeur;  je  dis  aucunement  parce  que,  le  pain  leur 


—  22  — 
manquant,  toute  autre  chose  leur  estoit  peu ,  etjà 
faisoit-on  estât  que ,  si  le  navire  ne  venoit  pour 
tout  le  mois  de  may,  que  l'on  se  mettroit  par  la  coste 
en  recherche  de  quelques  navires ,  pour  repasser 
au  doux  pays  de  froment  et  vignoble.  C'estoyent  les 
gens  de  Monsieur  de  Potrincourt  qui  parloient  ainsi; 
car  pour  luy,  il  avoit  le  courage,  et  si  sçavoit  bien 
les  moyens  de  faire  attendre  jusques  à  la  saint 
Iean. 

Jl  n'en  fut  pas  de  besoing,  Dieu  mercy,  car 
comme  dict  est ,  nous  arrivasmes  le  22  de  may.  Or 
si  ,  à  cette  venue ,  l'allégresse  de  Monsieur  de 
Potrincourt  et  de  ceux  de  l'habitation  fut  grande, 
ceux  là  le  pourront  conjecturer,  qui  sçavent  ce  que 
c'est  de  la  faim,  du  desespoir,  de  la  crainte,  de  patir, 
d'estre  père,  et  veoir  ses  entreprises  et  travaux  à 
volleau. 

Nous  pleurasmes  tous  au  rencontre,  et  nous  esti- 
mions quasi  songer;  puis,  quand  nous  fusmes  un  peu 
revenus  et  entrez  en  propos,  cette  question  fut  mise 
en  avant,  sçavoir  :  mon  (de  vrai)  qui  estoit  le  plus 
ayse  des  deux,  ou  M.  de  Potrincourt  et  les  siens,  ou 
M.  de  Biancourt  et  nous.  De  vray,  nous  avions  bien 
tous  le  cœur  bien  eslargy,  et  Dieu ,  par  sa  miséri- 
corde, donna  signe  d'y  prendre  plaisir;  car,  après 
la  messe  et  le  disner,  comme  ce  ne  fusse  qu'allée  et 
venue  du  navire  à  l'habitation  et  de  l'habitation  au 


—  23  — 
navire,  chacun  voulant  caresser,  et  estre  caressé  de 
ses  amis,  comme  après  l'hyver  on  se  resjouït  du  beau 
temps ,  et  après  le  siège  ,  de  la  liberté  ,  il  arriva 
que  deux  de  l'habitation  prindrent  un  canot 
des  sauvages  pour  aller  au  navire.  Ces  canots  sont 
tellement  faits  que,  si  on  ne  s'y  tient  pas  bien  juste 
et  à  plomb ,  aussitost  on  vire  ;  arriva  donc  que , 
voulant  retourner  dans  le  mesme  canot  du  navire  à 
l'habitation  ne  sçay  comment  ne  charrièrent  pas 
droict,  et  eux  dans  l'eau. 

Le  bonheur  porta  que  pour  lors  je  me  prome- 
nois  avec  M.  de  Potrincourt  à  la  rive.  Nous 
voyons  l'accident,  et,  à  nostre  pouvoir  faisions 
signe  avec  nos  chapeaux  à  ceux  du  navire ,  de 
courir  au  secours;  car  de  crier,  rien  n'eust  prof- 
fité  ,  tant  le  navire  estoit  esloigné ,  et  le  vent  fai- 
soit  du  bruit.  Personne  n'y  prenoit  garde  du  com- 
mencement; de  manière  que  nostre  recours  fut  à 
l'oraison ,  et  de  nous  mettre  à  genou ,  n'y  voyant 
autre  remède;  et  Dieu  eut  pitié  de  nous.  L'un  des 
deux  se  saisit  du  canot  renversé,  et  se  jette  dessus; 
l'autre  ,  à  la  parfin,  fut  secouru  d'une  chaloupe,  et 
tous  deux  ainsi  retirez  et  sauvez  nous  comblèrent  de 
liesse,  voyant  comme  la  bonté  divine  ,  par  sa  toute 
paternelle  douceur,  n'avoit  point  voulu  permettre 
que  le  malin  esprit  nous  enviast  et  funestast  un  si 
bon  jour.  A  elle  soit  gloire  atout  jamay  s.  Ainsysoit-il. 


—  M  — 

Or  maintenant  il  est  temps  qu'arrivés  par  la  grâce 
de  Dieu  en  santé  nous  jettions  les  yeux  sur  le  pays, 
et  y  considérions  un  peu  Testât  de  la  chrestienté 
que  nous  y  trouvons.  Tout  son  fondement  con- 
siste après  Dieu  en  cette  petite  habitation  d'une 
famille  d'environ  vingt  personnes.  Messire  Iessé 
Flesche ,  vulgairement  dict  le  Patriarche  ,  en  a  eu 
la  charge,  et,  dans  un  an  qu'il  y  a  demeuré,  a 
baptizé  quelque  cent  ou  tant  des  Sauvages.  Le 
mal  a  esté  qu'il  ne  les  a  pu  instruire  comme  il 
eust  bien  désiré,  faute  de  sçavoir  la  langue,  et 
avoir  de  quoy  les  entretenir;  car  celui  qui  leur 
nourrit  l'âme  faut  quand  et  quand  qu'il  se  délibère  de 
sustenter  leur  corps.  Ce  bon  personnage  nous  a  fait 
beaucoup  d'amitié ,  et  a  remercié  Dieu  de  nostre 
venue  ;  car  il  avoit  jà  de  longtemps  résolu  de  re- 
passer en  France  à  la  première  commodité  ;  ce  qu'il 
est  bien  ayse  de  faire  maintenant ,  sans  le  regret 
d'abandonner  une  vigne  qu'il  auroit  plantée. 

On  n'a  pu  jusques  à  maintenant  traduire  au  lan- 
gage du  pays  la  croyance  commune  ou  symbole  , 
l'oraison  de  nostre  Seigneur  ,  les  commandemens 
de  Dieu ,  les  Sacremens  et  autres  chefs  totalement 
nécessaires  à  faire  un  chrestien. 

Estant  dernièrement  au  port  Saint-Iean,  je  fus  ad- 
verty  qu'entre  les  autres  Sauvages ,  il  y  en  avoit 
cinq  jà  chrestiens.  le  prends  de  là  occasion  de  leur 


—  m  — 

donner  des  images,  et  planter  une  croix  devant  leur 
cabane,  chantant  un  Salve  Piegina.  le  leur  fis 
faire  le  signe  de  la  croix;  mais  je  me  trou  vois  bien 
esbahy ,  car  autant  quasi  y  entendoient  les  non-bap- 
tizés,que  les  chrestiens.  le  demandois  à  un  chacun 
son  nom  debaptesme;  quelques-uns  ne  le  sçavoient 
pas,  et  ceux-là  s'appeloient  Patriarches;  et  la  cause 
est  parce  que  c'est  le  Patriarche  qui  leur  impose  le 
nom;  car  ils  concluent  ainsy,  il  faut  qu'ils  s'appellent 
Patriarches ,  quand  ils  ont  oublié  leur  vray 
nom. 

Il  y  eut  aussi  pour  rire ,  car  lorsque  je  leur  de- 
mandois s'ils  estoient  chrestiens  ,  ils  ne  m'enten- 
doient  pas;  quand  je  leur  demandois  s'ils  estoient 
baptizés,  ils  me  respondoient  :  Hetaion  e rider quir 
Vortmandia  Patriarche;  c'est  à-dire  :  «  Oui,  le 
Patriarche  nous  a  fait  semblables  aux  Normans  » 
Or,  appellent-ils  Normans  tous  les  Françoys  hormis 
les  Malouins,  qu'ils  appellent  Samaricois  ,  et  les 
Basques  qu'ils  disent  Bascua. 

Le  sagamo ,  c'est-à-dire  le  seigneur  du  port  Saint- 
Iean ,  est  un  appelé  Cacagous  ,  fin  et  matois  s'il 
n'y  en  a  point  en  la  coste  ;  c'est  tout  ce  qu'il  a  rap- 
porté de  France  (car  il  a  esté  en  France) ,  et  me 
disoit  qu'il  avoit  esté  baptizé  àBajonne,  me  racon- 
tant cela  comme  qui  raconteroit  d'avoir  esté  par 
amitié  conduit  à  un  bal.  Sur  quoy,  voyant  le  mal ,  et 


—  26  — 
voulant  esprouver  si  je  luy  esmouverois  point  la 
conscience ,  je  luy  demandois  combien  il  avoit  de 
femmes.  Il  me  respondit  qu'il  en  avoit  huict;  et  de 
fait ,  il  m'en  compta  sept ,  qu'il  avoit  là  présentes , 
me  les  désignant  avec  autant  de  gloire,  tant  s'en  faut 
qu'avec  honte,  comme  si  je  luy  eusse  demandé  com- 
bien il  avoit  de  fils  légitimes. 

Un  autre,  qui  cherchoit  plusieurs  femmes,  comme 
je  luy  dissuadasse ,  luy  alléguant  qu'il  estoit  chres- 
tien ,  me  paya  de  cette  response  :  Beroure  quiro 
Nortmandia  :  c'est  à- dire  Cela  est  bon  pour  vous 
autres,  Normans.  Aussi  ne  voit-on  gueres  de  chan- 
gement en  eux  après  le  baptesme  La  mesme  sau- 
vagine et  les  mesmes  mœurs  demeurent,  ou  peu 
s'enfaut,  mesmes coustumes,  cérémonies,  us,  façons 
et.vices  ,  au  moins  à  ce  qu'on  en  peut  scavoir,  sans 
point  observer  aucune  distinction  de  temps,  jours, 
offices,  exercices,  prières,  debvoirs ,  vertus  ou 
remèdes   spirituels. 

Membertou,  comme  celuy  qui  hante  le  plusM.  de 
Potrincourt  dés  long  temps  ,  est  aussi  le  plus  zélé  , 
et  montre  le  plus  de  foy  ;  mais  encore  il  se  plaint 
de  ne  nous  pas  assez  entendre  ,  etdesireroit  d'estre 
prescheur  ,  dit-il  ,  s'il  estoit  bien  instruict.  Ce  fut 
luy  qui  me  fit  l'autre  jour  une  plaisante  repartie  ; 
car,  comme  je  luy  enseignois  son  Pater ,  selon  la 
traduction  que  m'en  a  fait  M.  de  Biancourt  ,  sur  ce 


—  27  — 
que  je  lui  faisois  dire  :  Nui  eu  caraco  nae  iquem 
esmoi  ciscou  ;  c'est-à-dire,  donne-nous  aujourd'huy 
nostre  pain  qnotidien.  «  Mais,  dit-il  ,  si  je  ne  luy 
demandois  que  du  pain  ,  je  demeurerois  sans  ori- 
gnac  ou  poisson.  » 

Le  bon  vieillard  nous  contoit  avec  grande  affec- 
tion comme  Dieu  l'assiste  depuis  qu'il  est  chrestien, 
et  nous  disoit  que  ce  printemps,  luy  arriva  de  patir 
grande  faim  luy  et  les  siens;  que  sur  ce  il  luy  sou- 
vint qu'il  estoit  chrestien ,  et  par  ce  il  pria  Dieu. 
Après  sa  prière  ,  allant  veoir  à  la  rivière  ,  il  trouva 
des  esplans  à  suffisance.  Et  puisque  je  suis  sur  ce 
vieux  sagamo ,  prémices  de  cette  gentilité ,  je  vous 
diray  encore  ce  qui  luy  est  arrivé  cet  hyver 

Il  a  esté  malade  ,  et  ce  qui  est  plus,  jugé  à  mort 
par  les  aoutmoins  ou  sorciers  du  pays.  Or  est  la 
coustume  que  dès  aussitost  que  les  Aoutmoins  ont 
sentencié  la  maladie  ou  plaie  estre  mortelle  ,  dès  lors 
le  patient  ne  mange  plus  ;  aussy  ne  luy  donne-t-on 
rien.  Ains  ,  prenant  sa  belle  robe  ,  il  entonne  luy- 
mesme  le  chant  de  sa  mort  ;  après  lequel  cantique  , 
s'il  tarde  trop  à  mourir  ,  on  luy  jette  force  seaux 
d'eau  dessus ,  pour  l'advancer  ,  et  quelquefois  l'en- 
ter re-t-on  à  demy  vif.  Or  les  enfants  de  Membertou  , 
quoy  que  chrestien, se  preparoient  à  user  de  ce  beau 
devoir  de  pieté  envers  leur  père;  jà  ils  ne  luy 
donnoient  plus  à  manger,  et  luy  ayant  prins  sa 


—  28  — 
belle  robe  de  loutre,  avoit,  comme  un  cygne, 
chanté  et  conclu  sa  Naenie  ou  chant  funerail.  Une 
chose  l'affligeoit  encore,  c'est  qu'il  ne  sçavoit  pas 
comment  il  debvoit  bien  mourir  en  chrestien  ,  et 
qu'il  ne  disoit  point  adieu  à  M.  de  Potrincourt.  Ces 
choses  entendues,  M.  de  Potrincourt  vint  à  luy  , 
luy  remonstre  et  l'asseure  qu'en  despit  de  tous 
les  Aoutmoins  et  Pilotois ,  il  vivroit  et  recouvreroit 
santé,  s'il  vouloit  manger;  ce  qu'il  estoit  tenu  de 
faire  ,  estant  chrestien.  Le  bon  homme  crut  ,  et  fut 
sauvé;  aujourd'hui*  il  raconte  cecy  avec  grand  con- 
tentement, et  remémore  bien  à  propos  comme  Dieu 
a  misericordieusement  en  cela  fait  entendre  la  ma- 
lice et  mensonge  de  leurs  aoutmoins. 

Je  raconteray  icy  un  autre  faict  du  mesme  Sieur 
de  Potrincourt,  et  qui  a  beaucoup  proffité  à  toute 
cette  gentilité.  Un  sauvage  chrestien  estoit  mort,  et 
(marque  de  sa  constance)  il  avoit  mandé  icy  à  l'ha- 
bitation ,  pendant  sa  maladie  ,  qu'il  se  recomman- 
doitaux  prières.  Après  sa  mort,  les  autres  Sauvages 
se  preparoient  delenterrer  à  leur  mode  :  leur  mode 
est  qu'ils  prennent  tout  ce  qui  appartient  au  defunct, 
peaux,  arcs  ,  utensiles,  cabannes,  etc.  bruslent  tout 
cela  ,  hurlants  ,  bravants  avec  certains  clameurs , 
sorceleries  et  invocations  du  malin  esprit.  M.  de  Po- 
trincourt délibéra  de  vertueusement  résister  à  ces 
cérémonies.  Il  met  donc  en  armes  toutes  ses  gens,  et 


—  29  — 
s'en  va  aux  Sauvages  en  main  forte,  obtient  par  ce 
moyen  ce  qu'il  demandoit ,  scavoir  est  que  le  corps 
fust  donné  à  M.  le  Patriarche,  et  ainsi  l'enterrement 
fut  faict  à  la  chrestienne.  Cet  acte,  d'autant  qu'il 
n'a  pu  estre  contrarié  par  les  Sauvages  ,  a  esté  loué 
par  eux,  et  l'est  encores. 

La  chappelle  qu'on  a  eue  jusque  à  maintenant,  est 
fort  petite,  pirement  accomodée,  et  en  toutes  façons 
incommode  à  tous  exercices  de  religion.  Pour 
remède,  M.  de  Potrincourt  nous  a  donné  tout  un 
quartier  de  son  habitation,  si  nous  pouvons  le  cou- 
vrir et  accomoder.  Seulement  j'adjousteray  encore 
un  mot,  que  plusieurs  seront  bien  ayses  et  édifiés 
d'ouïr. 

Après  mon  arrivée  icy  à  Port-Royal,  j'ay  esté 
avec  M.  de  Potrincourt  jusque  aux  Etechemins.  Là, 
Dieu  voulut  que  je  rencontrasse  le  jeune  du  Pont  de 
Sainct  Malo,  lequel  ne  sçays  comment  effarouché1, 
avoit  passé  toute  l'année  avec  les  Sauvages,  vivant 
de  mesme  qu'eux.  C'est  un  jeune  homme  d'une 
grande  force  d'esprit  et  de  corps,  n'y  ayant  sauvage 
qui  courre ,  agisse  ou  pâtisse  ou  parle  mieux  que 
luy.  Il  estoit  en  grandes  appréhensions  de  M.  de 

4  «  L'année  prochainement  passée,  il  avoit  été  fait  prisonnier  par 
le  Sieur  de  Potrincourt,  d'où  s'eslant  esvadé  subtilement,  il  avoit 
esté  contraint  courrir  les  bois  en  grande  misère.  »  (Relation 
imprimée.) 


—  30  — 

Potrincourt;  mais  Dieu  me  donna  tant  de  croyance 
envers  luy,  que  sur  ma  parole  il  vint  avec  moy 
dans  nostre  navire,  et,  après  quelques  submissions 
et  debvoir  rendu  par  luy,  la  paix  fut  faite  au  grand 
contentement  de  tous.  Au  départir,  comme  lescano- 
nades  bruyèrent,  il  me  pria  de  luy  assigner  heure 
pour  sa  confession.  Au  lendemain  matin,  luy  mesme 
prévint  l'heure ,  tant  il  estoit  en  ferveur,  et  se  con- 
fessa en  l'orée  de  la  mer ,  en  la  présence  de  tous 
les  Sauvages ,  qui  s'émerveilloient  d'ainsy  le  voir  à 
genoux  devant  moy  si  long  temps.  Depuis,  il  com- 
munia avec  grand  exemple,  et  puis  dire  que  les  lar- 
mes m'en  vinrent  aux  yeux,  et  ne  fus  pas  seul. 
Le  diable  fut  confus  de  cet  acte  :  aussy  pensa-il 
subitement  tout  troubler  l'aprés  disnée  suivante  ; 
mais  Dieu  mercy  ,  par  l'équité  et  bonté  de  M.  de 
Potrincourt,  le  tout  a  esté  remis  en  son  entier. 

Voilà,  mon  Révérend  Père,  le  discours  de  nostre 
voyage  et  des  choses  survenues  tant  en  yceluy  que 
devant  celuy,  et  depuis  nostre  arrivée  à  cette  habita- 
tion. Reste  maintenant  à  vous  dire  que  la  conversion 
de  ce  pays  à  l'Evangile,  et  de  ce  peuple  à  la  civilité, 
n'est  pas  petite ,  ni  sans  beaucoup  de  difficultez  ; 
car  en  premier  lieu,  si  nous  considérons  le  pays,  ce 
n'est  qu'une  forest,  sans  autre  commodité  pour  la 
vie  que  celles  qu'on  apportera  de  France ,  et  avec 
le  temps  on  pourroit  retirer  du  terroir,  après  qu'on 


—  31  — 

l'aura  cultivé.  La  nation  est  sauvage ,  vagabonde  , 
mal  habituée,  rare  et  d'assez  peu  de  gens.  Elle  est, 
dis-je,  sauvage,  courant  les  bois,  sans  lettres,  sans 
police,  sans  bonnes  mœurs;  elle  est  vagabonde, 
sans  aucun  arrest,  ni  des  maisons  ni  de  parenté,  ni 
des  possessions  ni  de  patrie  ;  elle  est  mal  habituée, 
gens  extrêmement  paresseux, gourmans,  irreligieux, 
traîtres,  cruels  en  vengeance,  et  adonnés  à  toute 
luxure,  hommes  et  femmes,  les  hommes  ayant  plu- 
sieurs femmes  et  les  abandonnant  à  autruy,  et  les 
femmes  ne  leur  servant  que  d'esclaves  qu'ils  battent 
et  assomment  de  coups,  sans  qu'elles  osent  se  plain- 
dre; et  après  avoir  esté  demy  meurtries,  s'il  plaist 
au  meurtrier,  il  faut  qu'elles  rient  et  luy  fassent 
caresses. 

Avec  tous  ces  maux,  ils  sont  extrêmement  glorieux  : 
ils  s'estiment  plus  vaillans,  que  nous,  meilleurs  que 
nous,  plus  ingénieux  que  nous,  et,  chose  difficile  à 
croire,  plus  riches  que  nous.  Ils  s'estiment ,  dis-je, 
plus  vaillants  que  nous ,  se  vantant  qu'ils  ont  tué 
des  Basques  et  Malouins ,  et  fait  beaucoup  de  mal 
aux  navires,  sans  que  jamays  on  en  ait  tiré  ven- 
geance, voulant  dire  que  ce  a  esté  faute  de  coeur.  Ils 
s'estiment  meilleurs  :  «  Car,  disent-ils,  vous  ne 
cessez  de  vous  entrebattre  et  quereller  l'un  l'autre  ; 
nous  vivons  en  paix.  Vous  estes  envieux  les  uns 
des  autres,  et  détractez  les  uns  des  autres  ordi- 


—  32  — 
nairement;  vous  estes  larrons  et  trompeurs;  vous 
estes  convoiteux ,  sans  libéralité   et  miséricorde  : 
quant  à  nous,  si  nous  avons  un  morceau  de  pain, 
nous  le  partissons  entre  nous.  » 

Telles  et  semblables  choses  disent-ils  commu- 
nément, voyant  les  susdictes  imperfections  en  quel- 
ques-uns de  nos  gens;  et,  se  flattent  de  ce  que 
quelques-uns  d'entre  eux  ne  les  ont  si  éminentes, 
ne  considérant  (pas)  qu'ils  ont  tous  des  vices  beau- 
coup plus  énormes,  et  que  la  meilleure  part  des 
nostres  n'ont  pas  mesme  les  vices  susdicts,  con- 
cluent universellement  qu'ils  vallent  mieux  que 
tous  les  chrestiens.  C'est  l'amour  propre  qui  les 
aveugle,  et  le  malin  esprit  qui  les  séduit,  ne  plus  ne 
moins  que  vous  voyez  en  nostre  France  les  des- 
voyés  de  la  foy  s'estimer  et  se  vanter  estre  meil- 
leurs que  les  catholiques,  d'autant  qu'en  quelques- 
uns  ils  voyent  beaucoup  de  vices  ,  ne  regardants 
ni  les  vertus  des  autres  catholiques ,  ni  leurs  vices 
beaucoup  plus  grands;  ne  voulant,  comme  Cy do- 
pes, avoir  qu'un  seul  œil,  et  celuy  fiché  sur  au- 
cuns vices  de  quelques  catholiques  ,  et  jamays  sur 
les  vertus  des  autres,  ni  sur  eux,  sinon  pour  se 
tromper. 

Ils  s'estiment  aussi  plus  ingénieux,  d'autant  qu'ils 
nous  voyent  admirer  aucunes  de  leurs  manufactures, 
comme  œuvres  de  personnes  si  rudes  et  grossières, 


—  33  — 
et  admirent  pea  ce  que  nous  leur  monstrons,  quoy 
que  beaucoup  plus  digne  d'estre  admiré,  faute 
d'esprit.  De  là  vient  qu'ils  s'estiment  beaucoup 
plus  riches  que  nous ,  quoy  qu'ils  soyent  extrême- 
ment pauvres  et  souffreteux. 

Cacagous,  duquel  j'ai  cy-devant  parlé  ,  a  bonne 
grâce,  quand  il  a  un  peu  haussé  le  ton;  car  pour 
monstrer  sa  bonne  affection  envers  les  Françoys ,  il 
se  vante  de  vouloir  aller  veoir  le  Roy,  et  luy  porter 
un  présent  de  cent  castors,  et  fait  estât,  ce  faisant, 
de  le  faire  le  plus  riche  de  tous  ses  prédécesseurs. 
La  cause  aussy  de  ce  jugement  leur  vient  de  l'ex- 
trême et  bruslante  convoitise  de  leurs  castors  qu'ils 
voyent  régner  en  quelques-uns  des  nostres. 

Non  moins  plaisant  est  le  discours  d'un  certain 
Sagamo  ,  qui  ayant  ouy  raconter  de  M.  de  Potrin- 
court ,  que  le  Roy  estoit  jeune  et  à  marier  :  «  Peut- 
estre,  dit-il,  luy  pourray-je  donner  ma  fille  pour 
femme;  mais,  selon  les  us  et  coustumes  du  pays,  il 
faudroit  que  le  Roy  lui  fist  de  grands  presens  : 
sçavoir,  quatre  ou  cinq  barriques  de  pain  ,  trois  de 
pois  ou  de  febves ,  un  de  petun ,  quatre  ou  cinq 
chapots  de  cent  sols  pièce,  avec  quelques  arcs, 
flesches,  harpons,  et  semblables  denrées.  » 

Voylàles  marques  de  l'esprit  de  cette  nation,  qui 
est  fort  peu  peuplée,  principalement  les  Soriquois  et 
Etechemins  qui  avoysinent  la  mer,  combien  que 
L.  3 


—  34  — 

Membertou  assure  qu'en  sa  jeunesse  il  a  veu  chi- 
monutz,  c'est-à-dire  des  Sauvages  aussi  dru  semés 
que  les  cheveux  de  la  teste.  On  tient  qu'ils  sont 
ainsi  diminués  depuis  que  les  François  ont  com- 
mencé à  y  hanter  :  car,  depuis  ce  temps-là,  ils  ne 
fonttout  l'esté  que  manger;  d'où  vienl  que, prenant 
une  tout  autre  habitude,  et  amassant  des  humeurs, 
l'automne  et  l'hyverils  payent  leurs  intempéries  par 
pleurésies,  esquinances,  flux  de  sang,  qui  les  font 
mourir.  Seulement  cette  année,  soixante  en  sont 
morts  au  Cap  de  la  Hève ,  qui  est  la  plus  grande 
partie  de  ce  qu'ils  y  estoient;  et  neantmoins  per- 
sonne du  petit  peuple  de  M.  de  Potrincourt  n'a  esté 
seulement  malade  ,  nonobstant  toute  l'indigeuce 
qu'ils  ont  paty  ;  ce  qui  a  faict  appréhender  les 
Sauvages  que  Dieu  nous  deffend  et  protège  comme 
son  peuple  particulier  et  bien-aymé. 

Ce  que  je  dis  de  cette  rareté  d'habitants  de  cette 
contrée,  se  doict  entendre  de  ceux  qui  paroissent  en 
la  coste  de  la  mer;  car,  dans  les  terres,  principale- 
ment des  Etechemins,  il  y  a  force  peuple,  à  ce  qu'on 
dit.  Toutes  ces  choses  conjoinctes  avec  la  difficulté 
du  langage,  le  temps  qu'il  y  faudra  consommer,  les 
despends  qu'il  y  faudra  faire,  les  grandes  incommo- 
ditez  et  labeurs  et  disettes  qu'il  faudra  endurer, 
déclarent  assez  la  grandeur  de  cette  entreprise ,  et 
les  difficultés   qui  la  pourront  traverser.   Toutes 


—  35  — 
fois  plusieurs  choses  m'encouragent  à  la  poursuite 
d'icelle. 

Premièrement  l'espérance  que  j'ay  en  la  bonté  et 
providence  de  Dieu.  Esaïe  nous  assure  que  le 
royaume  de  nostre  Rédempteur  doict  estre  recognu 
par  toute  la  terre  ,  et  qu'il  ne  doict  avoir  ni  antres 
de  dragons,  ni  cavernes  de  basilisques,  ni  rochers 
inaccessibles ,  ni  abysmes  tant  profonds  que  son 
humanité  n'adoucisse,  son  salut  ne  guérisse,  son 
abondance  ne  fertilise ,  son  humilité  ne  surhausse, 
et  enfin  que  sa  croix  ne  triomphe  victorieusement. 
Et  pour  quoy  n'esperay-je  que  le  temps  est  venu 
auquel  cette  prophétie  doict  estre  accomplie  en  ces 
quartiers?  Que  si  cela  est,  qu'y  a-t-il  de  tant  diffi- 
cile que  nostre  Dieu  ne  puisse  faciliter? 

En  second  lieu ,  je  mets  la  considération  du  Roy 
nostre  Sire.  C'est  un  Roy  qui  nous  promet  rien 
de  moindre  que  le  feu  Roy  son  père  Fincompara- 
ble  Henri  le  Grand.  Cet  œuvre  a  commencé  avec 
son  reigne ,  et  peut  on  dire  que  depuis  cent  années 
la  France  s'est  approprié  ce  pays ,  ou  en  a  si  véri- 
tablement pris  possession ,  ny  tant  faict,  que  depuis 
son  reigne  ,  que  Dieu  remplisse  de  toutes  bénédic- 
tions. Il  ne  voudra  permettre  que  son  nom  et 
ses  armes  paroissent  en  ces  régions  avec  le  paga- 
nisme, son  authorité  avec  la  barbarie,  sa  renommée 
avec  la  sauvagine ,  son  pouvoir  avec  l'indigence , 


—  36  — 

sa  foy  avec  manquement ,  ses  subjects  sans  ayde  ni 
secours.  Sa  mère  aussy ,  une  autre  Reyne  Blanche  , 
visant  à  la  gloire  de  Dieu ,  contemplera  ces  déserts 
et  nouveliers  siens ,  où ,  au  commencement  de  sa 
Régence  ,  le  coutre  de  l'Evangile  a  par  son  moyen 
ouvert  quelque  espérance  de  moisson  ,  et  se 
souviendra  de  ce  que  le  feu  Roy,  grand  de  sagesse 
aussi  bien  que  de  valeur,  prononça  au  Sieur  de 
Potrincourt  venant  en  ce  pays  :  «  Allez ,  dit-il ,  je 
trace  l'édifice;  mon  fils  le  bastira.  »  Ce  que  nous 
supplions  vostre  Révérence  de  luy  représenter,  et 
ensemble  le  bon  œuvre  que  leurs  Majestés  peuvent 
faire  en  ces  quartiers ,  si  c'estoit  leur  bon  playsir  de 
fonder  et  donner  quelque  honneste  revenu  à  cette 
résidence ,  de  laquelle  se  pourroit  s'epandre  par 
toute  cette  contrée  ceux  qui  y  seroyent  eslevés  et 
entretenus. 

Voylà  le  second  fondement  de  nostre  espérance, 
auquel  j'adjousteray  la  pieté  et  largesse  que  nous 
avons  expérimenté  sur  nostre  départ  ès-seigneurs 
et  dames  de  cette  tres-noble  et  tres-chrestienne 
cour,  me  promettant  qu'ils  ne  voudront  manquer 
de  favoriser  de  leurs  moyens  cette  entreprise,  pour 
ne  perdre  ce  que  desjà  ils  y  ont  employé  ,  ce 
qui  leur  sert  d'ares  de  gloire  et  de  félicité  immor- 
telle devant  Dieu. 

M.  de  Potrincourt,  Seigneur  doux  et  équitable, 


—  37  — 

vaillant ,  amé  et  expérimenté  en  ces  quartiers ,  et 
M.  de  Biancourt  son  fils  ,  imitateur  des  vertus  et 
belles  qualitez  de  son  père  ,  tous  deux  zélés  au  ser- 
vice de  Dieu  ,  qui  nous  honorent  et  chérissent  plus 
que  nous  ne  méritons,  nous  donnent  aussi  grand 
courage  de  nous  employer  en  ceste  ouvrage  de  tout 
nostre  pouvoir. 

Finalement ,  l'assiete  et  condition  de  ce  lieu ,  qui 
promet  beaucoup  pour  l'usage  de  la  vie  humaine , 
s'il  est  cultivé,  et  sa  beauté,  qui  me  fait  esmerveiller 
de  ce  qu'il  a  esté  si  peu  recherché  jusques  à  mainte- 
nant ,  où  est  ce  port  où  nous  sommes ,  fort  propre 
pour  d'icy  nous  estendre  aux  Armouchiquois ,  Iro- 
quois  et  Montagnes ,  nos  voisins ,  qui  sont  grands 
peuples,  et  labourent  les  terres  comme  nous;  ce 
lieu,  dis-je,  nous  fait  espérer  quelque  chose  à 
l'advenir.  Que  si  nos  Souriquois  sont  peu  ,  ils 
se  peuvent  peupler  ;  s'ils  sont  sauvages ,  c'est 
pour  les  domestiquer  et  civiliser  qu'on  vient  icy  ; 
s'ils  sont  rudes,  nous  ne  devons  point  estre  pour 
cela  paresseux;  s'ils  ont  jusqu'ici  peu  profité,  ce 
n'est  merveille,  ce  seroit  rigueur  d'exiger  si  tost 
fruict  d'un  gref ,  et  demander  sens  et  barbe  d'un 
enfant. 

Pour  conclusion  ,  nous  espérons  avec  le  temps 
les  rendre  susceptible  de  la  doctrine  de  la  foy  et 
religion  chrestienne  et  catholique,  et  après,  passer 


—  38  — 
plus  avant  aux  régions  de  deçà  plus  habitées  et  cul- 
tivées, comme  dict  est;  espérance  que  nous  ap- 
puyons sur  la  bonté  et  miséricorde  de  Dieu ,  sur 
le  zèle  et  fervente  charité  de  tous  les  gens  de  bien 
qui  affectueusement  désirent  le  royaume  de  Dieu , 
particulièrement  sur  les  sainctes  prières  de  Vostre 
Révérence  et  de  nos  RR.  PP.  et  très-chers  FF. 
auxquels  très-affectueusement  nous  nous  recom- 
mandons. 

Du  Port-Royal  en  la  Nouvelle-France,  cedixiesme 
juin  mil  six  cents  onze. 

Pierre  BIARD. 


III 


LETTRE  DU  PÈRE  ENNEMOND  MASSE  AU  R.  P.   CLAUDE  AQUA- 
VIVA  ,   GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS.   (  Traduite 

sur  V original  latin.) 

Port -Royal,  10  juin  1611. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

Si  Votre  Paternité  a  vu  avec  plaisir  ma  lettre  du 
13  octobre,  j'en  ai  éprouvé  bien  davantage  à  rece- 
voir la  sienne  du  7  décembre  ;  d'autant  plus  que  je 
suis  le  premier  de  la  Compagnie  qui  ait  reçu  la  pre- 
mière lettre  que  Votre  Paternité  ait  jamais  envoyée 
au  Canada.  Je  prends  ce  fait  comme  un  heureux 
augure ,  et  je  l'accepte  comme  venant  du  ciel,  pour 
m'exciter  à  courir  avec  ferveur  dans  la  carrière , 
afin  de  mériter  et  de  recevoir  le  prix  de  cette  voca- 
tion céleste ,  et  enfin  de  me  sacrifier  moi-même  plus 
promptement  et  plus  complètement  pour  le  salut 
de  ces  peuples. 

Je  vous  l'avoue  ;  fai  dit  alors  franchement  à 
Dieu  :  Me  voici  :  Si  vous  choisissez  ce  quily  a  de 
faible  et  de  méprisable  dans  ce  monde ,  pour  ren- 


—  40  — 
verser  et  détruire  ce  qui  est  fort ,  vous  trouverez 
tout  cela  dans  Ennemond.  Me  voici  :  envoyez-moi , 
et  rendez  ma  langue  et  ma  parole  intelligible ,  afin 
que  je  ne  sois  pas  barbare  pour  ceux  qui  m  enten- 
dront. 

Vos  prières,  j'en  ai  la  confiance,  ne  seront  pas 
sans  succès,  comme  semble  le  présager  notre  arrivée 
ici,  le  très-saint  jour  de  la  Pentecôte.  Nous  sommes 
faibles  en  Jésus-Christ ,  mais  ,  je  l'espère,  nous  vi- 
vrons avec  lui  par  la  force  de  Dieu.  Que  Votre 
Paternité,  je  l'en  conjure  ,  obtienne  par  ses  saintes 
prières  et  ses  saints  sacrifices  ,  que  le  Seigneur 
accomplisse  toutes  ces  choses  en  nous. 

Le  fils  indigne  en  Jésus-Christ  de  la  Compagnie 
de  Jésus. 

Ennemond  MASSE. 

Port-Royal,  dans  la  Nouvelle-France,  le  1 0  juinl  61 1 . 


IV 


LETTRE  DU  P.   PIERRE  BIARD  ,  AU  T.-R.   P.    CLAUDE  AQUA- 
VIVA,  GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE   DE  JÉSUS.   (Traduite 

sur  l'original  latin.) 

Port-Royal,  11  juin  1611. 

Mon  Très-Révérend  Père  ? 

Pax  Christi. 

Après  quatre  mois  d'une  navigation  vraiment 
très-pénible  et  très-périlleuse ,  nous  sommes  enfin 
arrivés ,  grâce  à  la  protection  de  Dieu  et  aux  prières 
de  Votre  Paternité ,  à  Port-Royal ,  dans  cette  Nou- 
velle-France,  terme  de  notre  voyage. 

Nous  avons  en  effet  quitté  Dieppe  le  26  janvier 
de  cette  année  161 1  ,  et  nous  sommes  arrivés  cette 
même  année  le  22  mai.  Je  donne  en  français  au 
R.  P.  Provincial  la  relation  de  toute  notre  entre- 
prise et  de  l'état  où  nous  avons  trouvé  les  choses 
ici.  C'est  ce  qui  me  paraissait  plus  urgent  et  plus 
utile  ,  puisque  j'étais  dans  l'impossibilité  de  le  faire 
en  même  temps  en  latin.  Je  ne  me  suis  pas  encore 
arrêté  huit  jours  à  Port-Royal ,  et  tout  le  temps  est 


—  42  — 
absorbé  par  des  interruptions  continuelles  et  par 
les  nécessités  de  la  vie.  Au  reste,  le  P.  Masse  et  moi, 
nous  nous  portons  assez  bien  ,  grâce  à  Dieu  :  mais 
il  nous  a  fallu  prendre  un  serviteur  pour  les  travaux 
matériels.  Nous  ne  pouvions  nous  en  passer  sans 
un  grand  détriment  pour  l'esprit  et  pour  le  cœur. 

M.  de  Potrincourt ,  qui  commande  ici  au  nom  du 
Roi ,  nous  aime  et  nous  estime  en  proportion  de  sa 
piété. 

A  la  première  occasion  nous  nous  empresserons, 
avec  la  grâce  de  Dieu ,  de  dire  quelles  sont  nos 
espérances  de  succès. 

Le  vaisseau  s'est  déjà  éloigné.  Je  vais  être  obligé 
d'aller  le  rejoindre  en  canot ,  pour  qu'il  ne  parte 
sans  mes  lettres. 

Je  conjure  Votre  Paternité ,  par  les  mérites  de 
Jésus-Christ ,  de  se  souvenir  de  nous  et  de  ces  con- 
trées très-solitaires ,  et  de  venir  à  notre  secours , 
autant  qu'elle  le  pourra ,  non-seulement  par  le 
moyen  des  prières  très-ferventes  de  notre  Compa- 
gnie ,  mais  aussi  par  la  bénédiction  et  les  faveurs 
de  notre  Saint-Père  le  Pape  (comme  je  les  ai  déjà 
demandées). 

Assurément  nous  semons  dans  une  grande  pau- 
vreté et  dans  les  larmes;  daigne  le  Seigneur  nous 
accorder  de  moissonner  un  jour  dans  la  joie.  C'est 
ce  qui  arrivera ,  comme  je  l'espère  et  comme  je  l'ai 


—  43  — 
dit,  grâce  aux  prières  et  aux  bénédictions  de  Votre 
Paternité  ,  que  je  sollicite  humblement , 

de  Votre  Paternité , 
Le  fils  et  serviteur  indigne , 

Pierre  BIARD  ,  S.  J. 

A  Port-Royal ,  dans  la  Nouvelle-France,  ou  Canada  , 
le  11  de  juin  1611. 


LETTRE  DU  P.   PIERRE  BIARD  AU  R.  P.  PROVINCIAL  A  PARIS. 

(Copiée  sur  l'autographe  conservé  dans  les  archives 
du  Jésus,  à  Rome.) 

Port-Royal,  31  janvier  1612. 

Mon  Révérend  Peue  , 

PaxChristi. 

S'il  nous  failloit  entrer  en  compte  devant  Dieu 
et  Vostre  Révérence  du  géré  et  négocié  par  nous 
en  ceste  nouvelle  acquisition  du  Fils  de  Dieu,  ceste 
nouvelle  France  et  Chrestienté ,  depuis  nostre  arri- 
vée jusques  à  ce  commencement  de  nouvel  an ,  je 
ne  doubte  point  certes  ,  qu'en  la  sommation  et  cal- 
cul final ,  la  perte  ne  surmontast  les  profits  ;  le  des- 
pensé follement  en  offençant,  le  bien  et  sagement 
ménagé  en  obeyssant ,  et  le  receu  des  talents ,  grâces 
et  tolérances  divines  ,  le  mis  et  employé  au  royal  et 
amiable  service  de  nostre  grand  et  autant  bening 
Créateur.  Neantmoins  ,  d'autant  que  (comme  je 
croy)  nos  ruines  n'édifiroyent  personne,  et  nos 
rentes  n'establiroyent  aucun ,  il  vaudroit  mieux 
que  pour  le  malacquitté ,  nous  le  plorions  à  part  ; 


—  45  — 
pour  le  receu ,  nous  imitions  le  métayer  d'iniquité 
loué  par  Nostre  Seigneur  en  l'Evangile  ,  sçavoir  est 
que  ,  faisant  part  à  autruy  des  biens  de  nostre 
Maistre,  nous  nous  en  faisions  des  amis,  et  que 
communiquant  à  plusieurs  ce  qui  est  d'édification 
en  ces  premiers  fondemens  de  Chrestienté  ,  nous 
obtenions  plusieurs  intercesseurs  envers  Dieu,  et 
fauteurs  de  cet  œuvre.  Mesme  que  ce  faisant,  nous 
ne  defrauderons  en  rien  la  debte  ,  ainsy  que  fit  le 
Censier  inique ,  baillant  à  plusieurs  le  bien  de 
Nostre  Maistre  avec  profit ,  et  peut-estre  acquitte- 
rons par  ceste  oeconomie  une  partie  des  redevances 
et  de  leur  surcroy.  Ainsy  soit-il. 

Aujourd'huy  ,  22  Ianvier ,  1612,  neuf  mois  sont 
passez  dés  notre  arrivée  en  ceste  nouvelle  France. 
Peu  après  nostre  arrivée ,  i'escrivy  Testât  auquel 
nous  avons  retrouvé  ceste  Eglise  et  Colonie  nais- 
sante. Voicy  ce  qui  s'en  est  ensuivy. 

Monsieur  de  Potrincourt  s'en  allant  en  France  le 
mois  de  Iuin  dernier,  laissa  icy  son  fils  Monsieur  de 
Biencourt,  ieune  seigneur  de  grande  vertu  et  fort 
recommandable  ,  avec  environ  1 8  siens  domesti- 
ques,  et  nous  deux  prestres  de  la  Compagnie.  Or 
la  tasche  et  travail  de  nous  deux  prestres ,  selon 
nostre  vocation ,  a  esté ,  et  icy  dans  la  maison  et 
habitation  en  résidant ,  et  dehors  en  voyageant. 
Commençons,  comme  l'on  dict,  de  chez  nous,  de 


—  46  — 
la  maison  et  habitation  ;  puis  nous  sortirons  dehors. 
Icy  donc  nos  exercices  sont  :  dire  messe  tous  les 
jours ,  la  chanter  solennellement  les  dimanches  et 
festes ,  avec  les  Vespres ,  et  souvent  la  procession  ; 
faire  prières  publiques  matin  et  soir;  exhorter,  con- 
soler, donner  les  sacremens,  ensevelir  les  morts; 
enfin  faire  les  offices  de  Curé,  puisque  autres  pres- 
tres  n'y  a  en  ces  quartiers  que  nous.  Et  de  vray, 
bon  besoing  seroit  que  fussions  meilleurs  ouvriers 
de  Nostre  Seigneur  ;  d'autant  que  gens  de  marine  , 
tels  que  sont  quasi  nos  paroissiens ,  sont  assez  d'or- 
dinaire totalement  insensibles  au  sentiment  de  leur 
ame ,  n'ayans  marque  de  religion  sinon  leurs  jure- 
mens  et  reniemens ,  ny  cognoissance  de  Dieu  sinon 
autant  qu'en  apporte  la  pratique  connue  de  France, 
offusquée  du  libertinage  et  des  objections  et  bouf- 
fonneries mesdisantes  des  hérétiques.  D'où  l'on 
peut  aussy  veoir,  quelle  espérance  il  y  a  de  planter 
une  belle  chrestienté  par  tels  evangelistes.  La  pre- 
mière chose  que  ces  pauvres  Sauvages  apprennent , 
ce  sont  les  juremens ,  parolles  sales  et  injures  ;  et 
orriés  souvent  les  Sauvagesses  (lesquelles  autrement 
sont  fort  craintives  et  pudiques)  ,  mais  vous  les 
orriés  souvent  charger  nos  gens  de  grosses  pourries 
et  eshontées  opprobres  ,  en  langage  françois  ;  non 
qu'elles  en  sachent  la  signification  ,  ains  seulement 
parce  qu'elles  voyent  qu'en  telles  parolles  est  leur 


—  47  — 
commun  rire    et    ordinaire   passetemps.    Et    quel 
moyen  de  remédier    à  cecy   en  des  hommes  qui 
mesprennent  (malparlent)  avec  (d'autant)  plus  d'a- 
bandon qu'ils  mesprisent  avec  audace. 

A  ces  exercices  chrestiens  que  nous  faisons  icy 
à  l'habitation ,  assistent  aucune  fois  les  Sauvages , 
quand  aucuns  y  en  a  dans  le  port.  le  dis ,  aucune 
fois,  d'autant  qu'ils  n'y  sont  gueres  stylés,  non  plus 
les  baptisés  que  les  payens,  ne  sçachant  gueres  da- 
vantage les  uns  que  les  autres  faute  d'instruction. 
Telle  fut  la  cause  pourquoy  nous  resolusmes  dés 
nostre  arrivée  de  ne  point  baptiser  aucun  adulte  , 
sans  que  préalablement  il  ne  fust  bien  catéchisé. 
Or  catéchiser  ne  pouvons-nous  avant  que  sçavoir 
le  langage. 

De  vray,  Monsieur  de  Biancourt,  qui  entend  le 
sauvage  le  mieux  de  tous  ceux  qui  sont  icy,  a  pris 
d'un  grand  zèle,  et  prend  chaque  jour  beaucoup  de 
peine  à  nous  servir  de  truchement.  Mais,  ne  sçay 
comment ,  aussi  tost  qu'on  vient  àtraitter  de  Dieu, 
il  se  sent  le  mesme  que  Moyse  ,  l'esprit  estonné  ,  le 
gosier  tary,  et  la  langue  nouée.  La  cause  en  est  d'au- 
tant que  ces  sauvages  n'ont  point  de  religion  formée, 
point  de  magistrature  ou  police  ,  point  d'arts  ou 
libéraux  ou  mechaniques ,  point  de  commerce  ou 
vie  civile  ;  et  par  conséquent  les  mots  leur  défaillent 


—  48  — 

des  choses  qu'ils  n'ont  jamais  veues  ou  appréhen- 
dées. 

D'avantage ,  comme  rudes  et  incultes  qu'ils  sont, 
ils  ont  toutes  leurs  conceptions  attachées  aux  sens 
et  à  la  matière;  rien  d'abstraict,  interne,  spirituel 
ou  distinct.  Bon ,  fort ,  rouge ,  noir,  grand,  dur, 
ils  le  vous  diront  en  leur  patois;  bonté,  force,  rou- 
geur ,  noircissure ,  ils  ne  scavent  que  c'est.  Et  pour 
toutes  les  vertus  que  vous  leur  sauriez  dire,  sagesse, 
fidélité,  justice,  miséricorde,  recognoissance,  pieté, 
et  autres  ,  tout  chez  eux  tout  n'est  sinon  l heureux, 
tendre  amour,  bon  cœur.  Semblablement  un  loup, 
un  renard ,  un  esquirieu  ,  un  orignac,  ils  les  vous 
nommeront ,  et  ainsy  chaque  espèce  de  celle  qu'ils 
ont,  les  quelles,  hors  les  chiens  ,  sont  toutes  sau- 
vages; mais  une  beste  ,  un  animal,  un  corps  ,  une 
substance  ,  et  ainsy  les  semblables  universels  et 
genres  ,  cela  est  par  trop  docte  pour  eux. 

Ajoutez  à  cecy ,  s'il  vous  plaist ,  la  grande  diffi- 
culté qu'il  y  a  de  tirer  d'eux  les  mots  mesmes  qu'ils 
ont.  Car,  comme  ny  eux  ne  scavent  nostre  langage, 
ny  nous  le  leur,  sinon  fort  peu,  touchant  le  com- 
merce et  vie  commune,  il  nous  faut  faire  mille 
gesticulations  et  chimagrées  pour  leur  exprimer 
nos  conceptions ,  et  ainsy  tirer  d'eux  quelques 
noms  des  choses  qui  ne  se  peuvent  monstrer  avec 


—  49  — 

le  sens.  Par  exemple,  penser,  oublier,  se  ressouvenir, 
doubter  :  pour  sçavoir  ces  quatre  mots  ,  il  vous 
faudra  donner  beau  rire  à  nos  messieurs  au  moins 
toute  une  aprés-disner,  en  faisant  le  basteleur;  et 
encore,  après  tout  cela,  vous  trouverez-vous  trompé 
et  mocqué  de  nouveau,  ayant  eu,  comme  l'on  dit, 
le  mortier  pour  un  niveau  ,  et  le  marteau  pour  la 
truelle.  Enfin  nous  en  sommes  là  encore,  après  plu- 
sieurs enquestes  et  travaux  ,  à  disputer  s'ils  ont 
aucune  parolle  qui  corresponde  droictement  à  ce 
mot  Credo,  je  croy.  Estimez  un  peu  que  c'est  du 
reste  du  symbole  et  fondemens  chrestiens. 

Or  tout  ce  discours  de  la  difficulté  du  langage, 
ne  me  servira  pas  seulement  pour  monstrer  en  quels 
efforts  et  ahan  de  langue  nous  sommes ,  ains 
aussy  pour  faire  veoir  à  nos  Europeans  leur  félicité 
mesme  civile  :  car  il  est  assuré  qu'encore  mesme 
enhanée1,  cette  misérable  nation  demeure  touiours 
en  une  perpétuelle  enfance  de  langue  et  de  raison. 
le  dis  ,  de  langue  et  de  raison  ,  parce  qu'il  est  évi- 
dent que  là  où  la  parolle,  messagère  et  despensière 
de  l'esprit  et  discours ,  reste  totalement  rude  ,  pau- 
vre et  confuse  ,  il  est  impossible  que  l'esprit  et  rai- 
son soient  beaucoup  polis,  abondans  et  en  ordre. 
Cependant  ces  pauvres  chetifs  et  enfants  s'estiment 


1  Vieux  mot  employé  pour  signifier  exténué  de  travaux. 
L.  4 


—  50  — 
plus  que  tous  les  hommes  de  la  terre ,  et  pour  rien 
du  monde  ne  voudroyent  quitter  leur  enfance  et 
chetiveté.  Mais  ce  n'est  pas  de  merveille;  car,  comme 
j'ay  dict ,  ils  sont  enfans. 

Ne  pouvans  doncques  pour  encores  baptiser  les 
adultes,  comme  nous  avons  dict,  nous  restent  les 
enfans ,  à  qui  appartient  le  royaume  des  cieux  ; 
ainsy  nous  les  baptisons  de  la  volonté  des  parens  et 
soubs  la  caution  des  parrains.  Et  en  cette  façon  ,  en 
avons  jà  baptisé  quatre,  Dieu  mercy.  Les  adultes 
qui  sont  en  extrême  nécessité ,  nous  les  instruisons 
autant  que  Dieu  nous  en  donne  le  moyen  ;  et  la 
pratique  nous  a  faict  veoir,  que  lors  Dieu  supplée 
intérieurement  le  défaut  de  son  outil  externe.  Ainsy, 
une  vieille  femme  dangereusement  malade,  et  une 
jeune  fille ,  ont  esté  receues  au  nombre  des  enfans 
de  Dieu.  La  vieille  est  encore  debout  ;  la  fille  est 
allée  à  Dieu. 

Je  vis  cette  fille  de  8  a  9  ans,  toute  transie  et 
n'ayant  plus  que  la  peau  et  les  os.  Je  la  demanday 
à  ses  parens  pour  la  baptiser.  Ils  me  respondirent 
que  si  je  la  voulois ,  ils  me  la  donnoyent  tout  à  faict. 
Car  aussy  bien  ,  elle  et  un  chien  mort ,  c'estoit  tout 
un.  Ainsy  parloyent-ils  ,  d'autant  que  c'est  leur 
coustume  d'abandonner  entièrement  ceux  qu'ils  ont 
une  fois  entièrement  jugés  incurables.  Nous  accep- 
tasmes  l'offre ,  affin  qu'ils  vissent  la  différence  du 


—  51  — 
Christianisme  et  de  leur  impieté.  Nous  fismes  con- 
duire ce  pauvre  squelette  en  une  cabane  de  l'habi- 
tation, la  secourusmes  et  nourrismes  à  nostre  pos- 
sible ,  et  l'ayant  tolerablement  instruite ,  la  bapti- 
sasmes.  Elle  fut  appelée  Antoy nette  de  Pons ,  en 
mémoire  et  recognoissance  de  tant  de  bénéfices 
qu'avons  receus  et  recevons  de  Madame  la  Marquise 
de  Guercheville  ;  et  laditte  Dame  se  peut  resjouir 
que  jà  son  nom  est  au  ciel ,  car  quelques  jours 
après  son  baptesme ,  cette  ame  choysie  s'envola  en 
ce  lieu  de  gloire. 

Ce  luy  aussy  fut  nostre  premier  né,  sur  lequel 
nous  avons  pu  dire  ce  que  Ioseph  prononça  sur  le 
sien ,  que  Dieu  nous  avoit  faict  oublier  tous  nos 
travaux  passés  et  la  maison  de  nostre  Père.  Mais  à 
propos  de  ce  que  les  Sauvages  abandonnent  leurs 
malades  ,  une  autre  occasion  de  semblablement 
exercer  la  charité  chrestienne  envers  ces  délaissés , 
a  eu  son  issue  plus  joyeuse ,  et  profitable  pour  dé- 
tromper ces  nations.  Cette  occasion  fut  telle. 

Le  second  fils  du  grand  sagamo  Membertou  ,  de 
qui  nous  parlerons  tantost,  appelé  Actodin  ,  jà 
chrestien  et  marrie ,  estoit  tombé  en  une  griefve 
maladie.  Monsieur  de  Potrincourt ,  s'en  allant  en 
France,  Tavoit  visité,  et,  comme  il  est  bon  seigneur, 
l'avoit  invité  de  se  faire  porter  en  l'habitation ,  pour 
y  estre  medicamenté.  Je  m'attendois  à  cela,  qu'on 


—  52  — 
le  nous  apporterait  ;  mais  on  n'en  faisoit  rien.  Ce 
voyant,  pour  ne  laisser  cette  ame  en  danger ,  je  m'y 
en  allay  de  là  à  quelques  jours  (car  il  estoit  à  5 
lieues  de  l'habitation)*  Mais  je  trouvay  mon  malade 
en  un  bel  estât.  On  estoit  sur  le  poinct  de  faire  ta- 
bagie ou  convive  solemnel  sur  son  dernier  adieu. 
Trois  ou  quatre  vastes  chaudières  bouilloyent  sur 
le  feu.  Il  avoit  sa  belle  robe  soubs  soy  (car  c'estoit  en 
esté),  et  se  preparoit  à  sa  harangue  funèbre.  La  ha- 
rangue devoit  finir  en  l'adieu  et  comploration  com- 
mune de  tous.  L'adieu  et  le  deuil  se  clost  par  l'oc- 
cision  des  chiens  à  ce  que  le  mourant  ait  des  avants- 
coureurs  en  l'autre  monde.  L'occision  des  chiens 
est  accostée  de  la  tabagie  et  de  ce  qui  suyt  la  taba- 
gie, du  chant  et  des  danses.  Après  cela,  il  n'est  plus 
loysible  au  malade  de  manger  ou  demander  aucun 
secours ,  ains  se  doibt  jà  tenir  pour  un  des  mânes 
ou  citoyens  de  l'autre  vie.  Je  trouvay  donc  mon 
hoste  en  tel  estât. /\ 

I'invectivay  contre  cette  façon  de  faire ,  plus  de 
geste  que  de  langue,  car  pour  la  langue,  mes  inter- 
prètes ne  disoyent  pas  la  dixiesme  partie  de  ce  que 
je  voulois.  Neantmoins  le  vieil  Membertou,  père 
du  malade ,  conceut  assés  l'affaire ,  et  me  promit 
qu'on  s'arresteroit  à  tout  ce  que  j'en  dirois.  le  luy 
dis  donc  que  pour  l'adieu  et  deuil  modéré,  et  enco- 
res  pour  la  tabagie,  cela  se  pourroit  tolérer  ;  mais 


—  53  — 
que  le  carnage  des  chiens,  et  les  chants  et  danses 
sur  un  trespassant ,  et  beaucoup  moins  l'abandon - 
nementd'iceluy ,  ne  me  playsoyent  point  ;  que  plus 
tost,  selon  qu'ils  avoyent  promis  à  Monsieur  de  Po- 
trincourt,  ilsl'envoyassent  en  l'habitation  ;qu'àl'ay  de 
de  Dieu,  il  pourroit  bien  encore  guérir.  Ils  me  don- 
nèrent parolled'ainsy  faire  le  tout  ;  ce  neantmoins,  le 
languissant  ne  nous  fut  apporté  que  deux  jours  après. 
Il  prenoit  des  symptômes  si  mortels,  que  souvent 
nous  n'attendions  sinon  qu'il  nous  demeurast  entre 
les  mains.  En  effet  un  soir,  sa  femme  et  enfans  l'a- 
bandonnèrent entièrement  ,  et  s'en  allèrent  cabaner 
ailleurs  ,  pensant  que  c'en  estoit  vuidé.  Si  pleut-il  à 
Dieu  tromper  heureusement  leur  desespoir;  car,  de 
là  à  peu  de  jours,  il  fut  plein  de  santé,  et  l'est  encore 
aujourd'hui  (à  Dieu  en  soit  la  gloire)  ;  ce  que  M.  Hé- 
bert ,  Parisien  et  maistre  en  Pharmacie  assés  cognu , 
qui  solicitoit  ledit  malade,  m'a  souvent  asseuré  estre 
un  vray  miracle.  De  moi,  je  ne  scay  qu'en  dire  , 
d'autant  que  je  ne  veux  affirmer  ny  le  si  ny  le  non 
en  ce  dont  je  n'ay  évidence.  Cela  scay-je,  que  nous 
mismes  sur  le  dit  languissant  un  os  des  précieuses 
reliques  du  glorieux,  Sainct  Laurens,  archevesque 
de  Dublin  en  Hibernie  ,  que  M.  de  la  Place,  digne 
abbé  d'Eu ,  et  Messieurs  les  Prieurs  et  Chapitre  de 
laditte  abbaye  d'Eu  nous  donnèrent  de  leur  grâce 
pour  convoyer  nostre  voyage  en  ces  quartiers.  Nous 


—  54  — 

doncques  mismes  sur  le  malade  de  ces  sainctes  re- 
liques ,  faisant  vœu  pour  luy ,  et  depuis  il  em- 
meilleura. 

Par  cet  exemple,  Membertou,  le  père  du  guery, 
comme  j'ay  dict  cy  devant,  fut  fort  confirmé  en  la 
foy ,  et  à  cette  cause  sentant  le  mal  dont  depuis  il 
est  decedé ,  voulut  aussy  tost  estre  apporté  icy  ;  et 
quoyque  nostre  cabane  soit  tant  estroitte  que  trois 
personnes  estant  dedans,  à  peine  s'y  peuvent-elles 
remuer,  neantmoins  si  demanda-t-il  de  grande  con- 
fiance qu'il  avoit  en  nous,  d'estre  logé  dans  l'un  de 
nos  deux  licts;  ce  qu'il  fut  pour  six  jours.  Mais  après, 
sa  femme ,  fille  et  brue  estans  venues ,  il  cogneut 
bien  de  luy  mesme  qu'il  falloit  tramarcher;  ce  qu'il 
fit,  s'excusant  fort,  et  nous  demandant  pardon  du 
continuel  travail  qu'il  nous  avoit  donné  jour  et  nuict 
en  son  service.  Certes  le  changement  de  lieu  et  trai- 
tement ne  lui  allégea  pas  son  mal.  Par  ainsy  ,  le 
voyant  sur  son  déclin,  je  le  confessay  au  mieux  que 
je  pus ,  et  luy  après  (c'est  tout  leur  testament)  fit  sa 
harangue.  Or  en  sa  harangue,  entre  autres  choses  il 
dict  sa  volonté  estre  d'avoir  sépulture  avec  ses 
femmes  et  enfants,  ez-anciens  monumens  de  sa 
maison. 

le  me  monstray  fort  mal  content  de  cecy  ,  crain- 
gnant  que  les  Françoys  et  Sauvages  ne  prinssent  de 
la  suspicion  qu'il  n'estoit  mort  gueres  bon  Chres- 


—  55  — 
tien.  Mais  on  m'opposa  que  telle  promesse  lui  avoit 
estéfaicte  avant  qu'il  fut  baptisé;  et  qu'autrement 
si  on  l'enterroit  en  nostre  cimetière,  ses  enfans  et 
amis  ne  nous  viendroyent  jamais  plus  veoir,  puis- 
que c'est  la  façon  de  cette  nation  d'abhorrer  toute 
mémoire  de  la  mort  et  des  morts. 

Je  disputay  contre  ,  et  avec  moy  M.  de  Biancourt 
(car  c'est  quasi  mon  unique  truchement),  neant- 
moins  en  vain  ;  le  mourant  demeuroit  résolu.  Le 
soir  assez  tard ,  nous  luy  donnasmes  l'extrême  onc- 
tion ,  puisque  autrement  il  y  estoit  assez  préparé. 
Voyez  l'efficace  du  sacrement  :  le  lendemain  matin, 
il  mande  M.  de  Biancourt  et  moy  ,  et  de  nouveau  il 
recommence  sa  harangue.  Par  icelle  il  declaroit  avoir 
de  soy  mesme  changé  de  volonté  ;  qu'il  entendoit 
d'estre  inhumé  avec  nous ,  commandant  à  ses  en- 
fans  de  ne  point  pour  cela  fuyr  le  lieu  comme  infi- 
dèles ,  ains  d'autant  plus  le  fréquenter  comme 
chrestiens,  à  celle  fin  d'y  prier  pour  son  ame  et 
pleurer  ses  péchez.  Il  recommanda  aussi  la  paix 
avec  M.  de  Potrincourt  et  son  fils;  que  de  luy,  il 
avait  toujours  aymé  les  Françoys ,  et  avoit  souvent 
empesché  plusieurs  conspirations  contre  eux.  Delà 
à  peu  d'heures  il  mourut  entre  mes  mains  fort  chres- 
tiennement. 

C'a  esté  le  plus  grand,  renommé  et  redouté  sau- 
vage qui  ayt  esté  de  mémoire  d'homme  :  de  riche 


—  56  — 

taille,  et  plus  hault  et  membru  que  n'est  l'ordinaire 
des  autres  \  barbu  comme  un  françoys,  estant  ainsy 
que  quasi  pas  un  des  autres  n'a  du  poil  au  menton  ; 
discret  et  grave,  ressentant  bien  son  homme  de 
commandement.  Dieu  luy  gravoit  en  l'ame  une 
appréhension  plus  grande  du  Christianisme ,  que 
n'estoit  ce  qu'il  en  avoit  pu  ouyr,  et  m'a  souvent 
dict  en  son  sauvageois  :  «  Apprend  vistement  nostre 
langue,  car  aussy  tost  que  tu  la  sçauras  et  m'auras 
bien  enseingné ,  je  veux  estre  prescheur  comme 
toy  » .  Avant  mesme  sa  conversion  ,  il  n'a  jamais 
voulu  avoir  plus  d'une  femme  vivante;  ce  qu'est 
esmerveillable ,  d'autant  que  les  grands  sagamos  de 
ce  pais  entretiennent  un  nombreux  sérail,  non  plus 
pour  luxure ,  que  pour  ambition  ,  gloire  et  néces- 
sité :  pour  ambition,  à  celle  fin  d'avoir  plusieurs 
enfans,  en  quoy  gist  leur  puissance;  pour  gloire 
et  nécessité,  d'autant  qu'ils  n'ont  autres  artisans, 
agens,  serviteurs,  pourvoyeurs  ou  esclaves  que 
les  femmes;  elles  soustiennent  tout  le  faix  et  fatigue 
de  la  vie. 

C'a  esté  le  premier  de  tous  les  Sauvages  qui  en 
ces  régions  aye  receu  le  baptesme  et  l'extreme-onc- 
tion,  le  premier  et  le  dernier  sacrement,  et  le  pre- 
mier qui,  de  son  mandement  et  ordonnance,  aye 
été  inhumé  chrestiennement.  Monsieur  deBiancourt 
honora   ses  obsèques ,  imitant  à  son  possible  les 


—  57  — 
honneurs  qu'on  rend  en  France  aux  grands  Capi- 
taines et  Seigneurs. 

Or,  à  ce  que  l'on  craigne  les  jugemens  de  Dieu, 
aussy  bien  que  l'on  ayme  sa  miséricorde,  je  mettray 
icy  la  fin  d'un  franeoys,  en  laquelle  Dieu  a  monstre 
sa  justice,  aussy  bien  qu'en  celle  de  Membertou 
nous  recognoissons  sa  grâce.  Celuy-cy  avoit  sou- 
vent esvadé  le  danger  d'estre  noyé,  et  tout  fraische- 
ment  le  beau  jour  de  la  Pentecoste  dernière.  Le 
bénéfice  fut  mal  recogneu.  Pour  n'en  rien  dire  de 
plus,  la  veille  de  S.  Pierre  et  S.  Paul,  commele  soir 
on  fust  entré  en  discours  des  périls  de  mer ,  et  des 
vœux  qu'on  faict  aux  Saincts  en  semblables  hazards, 
ce  misérable  se  print  à  s'en  rire  et  moquer  impu- 
demment, se  gaudissant  de  ceux  de  la  compagnie 
qu'on  disoiten  telles  rencontres  avoir  esté  religieux. 
Il  eut  tost  son  guerdon.  Le  lendemain  matin,  un 
coup  de  vent  l'emporta  tout  seul  dehors  de  la  cha- 
loupe dans  les  vagues,  et  jamais  depuis  n'estapparu. 

Mais  laissons  l'eau  et  venons  à  la  rive.  Si  la  terre 
de  cette  nouvelle  France  avoitaucun  sentiment,  ainsy 
que  les  Poètes  feingnent  de  leur  déesse  Tellus,  sans 
doubte  elle  eust  eu  un  ressentiment  bien  nouveau 
de  liesse  cette  année  ;  car,  Dieu  mercy ,  ayans  eu  fort 
heureuses  moissons  de  ce  peu  qui  avoit  esté  labouré, 
du  recueilly  nous  avons  faict  des  hosties,  et  nous 
les  avons  offertes  à  Dieu.  Ce  sont ,  comme  nous 


—  58  — 
croyons,  les  premières  hosties  qui  ayent  esté  faites 
du  froment  de  ce  terroir.  Nostre  Seigneur  par  sa 
bonté  les  aye  voulu  recevoir  en  odeur  de  suavité,  et, 
comme  dict  le  Psalmiste,  veuille  donner  bénignité, 
puisque  la  terre  luy  a  rendu  son  fruict. 

C'est  assés  demeuré  à  la  maison  ;  sortons  un  peu 
dehors,  comme  nous  avons  promis  de  faire,  et 
racontons  ce  qui  s'est  passé  par  le  pays. 

J'ay  faict  deux  voyages  avec  M.  de  Biancourt, 
l'un  de  quelques  douze  jours ,  l'autre  d'un  mois  et 
demy,  et  avons  rodé  toute  la  coste  dés  Port-Royal 
jusques  à  Rinibéqui,  ouest-sud  ouest.  Nous  sommes 
entrez  dans  les  grandes  rivières  de  S.  Iean  ,  de 
Saincte  Croix,  de  Pentegoet  et  du  sus-nommé  Rini- 
béqui ;  avons  visité  les  Françoys,  qui  ont  hyverné 
icy  cette  année  en  deux  parts,  en  la  rivière  S.  Iean 
et  en  celle  de  Saincte-Croix  :  les  Malouins  en  la 
rivière  S.  Iean,  et  le  capitaine  Plastrier  à  Saincte 
Croix. 

Durant  ces  voyages,  Dieu  nous  a  sauvez  de  grands 
et  bien  éminents  dangers,  et  souvent;  mais  quoy  que 
nous  les  debvions  tousjours  retenir  en  la  mémoire 
pour  n'en  estre  ingrats,  il  n'est  pas  nécessaire  que 
nous  les  couchions  tous  sur  le  papier,  de  peur 
d'être  ennuyeux.  le  raconteray  seulement  ce  qu'à 
mon  advis  on  orroit  plus  volontiers. 

Nous  allions  voir  les  Malouins ,  sçavoir  est ,  le 


—  59  — 

Sieur  du  Pont  le  jeune,  et  le  capitaine  Merveilles, 
qui,  comme  nous  avons  dict,  hyvernoyent  en  la 
rivière  S.  Jean,  en  une  isle  appelée  Emenenic, 
avant  contremont  le  fleuve  quelques  six  lieues.  Nous 
estions  encore  à  une  lieuê  et  demye  de  l'isle ,  qu'il 
estoit  jà  soir  et  la  fin  du  crépuscule.  là  les  estoilles 
eommençoyent  à  se  monstrer ,  quand  voicy  que 
vers  le  Nord  soudainement  une  partie  du  ciel  devint 
aussy  rouge  et  sanguine  qu'escarlate,  et  s'estendant 
peu  à  peu  en  piques  et  fuseaux,  s'en  alla  droict 
reposer  sur  l'habitation  des  Malouins.  La  rougeur 
estoit  si  esclatante,  que  toute  la  rivière  s'en  teingnoit 
et  en  reluysoit.  Cette  apparition  dura  demy  quart 
d'heure  ,  et  aussy  tost  après  la  disparition ,  en 
recommença  une  autre  de  mesme  forme,  cours  et 
consistance. 

Il  n'y  eut  celuy  de  nous  qui  nejugeast  tel  metheore 
prodigieux.  Pour  nos  Sauvages,  ils  s'escrierent  aussy 
tost  :  Gara  gara  enderquir  Gara  gara;  c'est-à- 
dire,  nous  aurons  guerre;  tels  signales  dénoncent 
guerre.  Neantmoins,  et  nostre  abord  cette  soirée,  et 
le  lendemain  matin  nostre  descente  fut  fort  amiable 
et  pacifique.  Le  jour,  rien  qu'amitié.  Mais  (mal- 
heur!) le  soir  venu,  tout  se  vira,  ne  sçay  comment, 
le  dessus  dessous;  entre  nos  gens  et  ceux  de  S.  Malo, 
confusion,  brouillis ,  fureur,  tintamarre.  le  ne 
doubte  point  qu'une  mauditte  bande  de  furieux  et 


—  60  — 
sanguinaires  esprits  ne  voltigeast  toute  cette  nuit 
là,  attendant  à  chaque  heure  et  moment  un  horrible 
massacre  de  ce  peu  de  Chrestiens  qui  estions  là  ; 
mais  la  bonté  de  Dieu  les  brida,  les  malheureux. 
Il  n'y  eut  aucun  sang  espandu ,  et  le  jour  suy vant , 
cette  nocturne  bourrasque  finit  en  un  beau  et 
plaisant  calme,  les  ombrages  et  fantosmes  ténébreux 
s'estant  esvanouis  en  sérénité  lumineuse. 

De  vray,  la  bonté  et  prudence  de  M.  de  Biancourt 
parust  fort  emmy  ce  fortunal  de  passions  humaines. 
Mais  aussy  je  recogneus  assés  que  le  feu  et  les  armes 
estans  une  fois  entre  les  mains  de  gens  mal  disci- 
plinés, les  maistres  ont  beaucoup  à  craindre  et  à 
souffrir  de  leurs  propres.  le  ne  sçay  s'il  y  eust  au- 
cun qui  fermast  l'œil  de  toute  cette  nuit.  Pour  moy 
jefisproudebellespropositionset  promesses  à  Nostre 
Seigneur,  de  ne  jamais  oublier  ce  sien  bénéfice,  s'il 
plaisoit  faire  qu'aucun  sang  ne  fust  respandu.  Ce 
qu'il  nous  donna  de  son  infinie  miséricorde. 

Il  estoit  trois  heures  après  midy  du  jour  suy  vant, 
que  je  n'avois  pas  eu  encoresloysir  de  sentir  la  faim, 
tant  j'estois  empesché  à  aller  et  venir  des  uns  aux 
autres.  Enfin  environ  ce  temps  là,  tout  fut  accoysé, 
Dieu  mercy. 

Certes  le  capitaine  Merveilles  et  ses  gens  monstre- 
rent  leur  piété  non  vulgaire.  Car  nonobstant  cet 
heurt  et  rencontre  si  troublant,  le  deuxiesme  jour 


—  61  — 

d'après,  ils  se  confessèrent  et  communièrent  avec 
grand  exemple  ,  et  si ,  à  nostre  départir ,  ils  me 
prièrent  instamment  trestous  et  par  spécial  le  jeune 
du  Pont,  de  les  aller  veoir  et  demeurer  avec  eux  à  ma 
commodité.  le  leur  promis  d'ainsy  le  faire,  et  n'en 
attends  que  les  moyens.  Car  de  vray  j'ayme  ces 
gens  de  bien  de  tout  mon  cœur. 

Mais,  départans  un  peu  dépensée  d'avec  eux, 
comme  nous  fismes  lors  de  présence,  continuons 
nostre  route  et  voyage.  Au  retour  de  cette  rivière 
Sainct  Jean,  nostre  voyage  s'addressoit  jusques  aux 
Armouchiquoys.  Deux  causes  principales  esmou- 
voyent  à  cela  M.  de  Biancourt  :  la  première,  pour 
avoir  nouvelle  des  Angloys,  et  scavoir  si  on  pourroit 
avoir  raison  d'eux  ;  la  seconde  affin  de  troquer  du 
bled  armouchiquoys,  pour  nous  ayder  à  passer 
nostre  hyver,  et  ne  point  mourir  de  faim ,  en  cas 
que  nous  ne  receussions  aucun  secours  de  France. 

Pour  entendre  la  première  cause,  faut  scavoir  que 
peu  auparavant ,  le  capitaine  Plâtrier  de  Honfleur, 
cy  devant  nommé,  voulant  aller  à  Rinibéqui ,  il  fut 
saisy  prisonnier  par  deux  navires  angloys  qui  estoient 
en  une  isle  appelée  Emmetenic  ,  à  8  lieues  dudit 
Rinibéqui.  Son  relaschement  fut  moyennant  quel- 
ques présents  (ainsy  parle-t-on  pour  parler  douce- 
menuet  la  promesse  qu'il  fit  d'obtempérer  aux  pro- 
hibitions à  luy  faictes,  de  point  négocier  en  toute 


—  62  — 
cette  coste.  Car  les  Angloys  s'en  veulent  dire  mais- 
tres,  et  sur  ce  ils  produysoyent  des  lettres  de  leur 
Roy,  mais  à  ce  que  nous  croyons  fausses. 

Or  Monsieur  de  Biancourt  ayant  ouy  tout  cecy 
de  la  bouche  mesme  du  capitaine  Plâtrier,  il  remon- 
tra sérieusement  à  ces  gens  combien  il  importoit  à 
luy ,  officier  de  la  Couronne  et  Lieutenant  de  son 
père,  combien  aussy  à  tout  bon  Françoys,  d'aller  au 
rencontre  de  cette  usurpation  des  Anglois  tant  con- 
trariante aux  droits  et  possessions  de  sa  Majesté. 
«  Car,  disoit-il,  il  est  à  tous  notoire  (pour  ne  re- 
prendre l'affaire  de  plus  hault)  que  le  grand  Henry, 
que  Dieu  absolve,  suyvant  les  droicts  acquis  par  ses 
prédécesseurs  et  luy,  donna  à  Monsieur  des  Monts, 
l'an  1 604 ,  toute  cette  région  depuis  le  40e  degré 
d'élévation  jusques  au  46.  Depuis  laquelle  donation 
ledit  Seigneur  des  Monts,  par  soy  mesme  et  par 
Monsieur  de  Potrincourt ,  mon  très-honoré  père , 
son  lieutenant ,  et  par  autres ,  a  prins  souvent  réelle 
possession  de  toute  la  contrée,  et  trois  et  quatre  ans 
avant  que  jamais  les  Angloys  ayent  habitué,  ou 
que  jamais  on  aye  rien  entendu  de  cette  leur  vin- 
dication.  »  Ceci  et  plusieurs  autres  choses  discou- 
roit  ledit  Sieur  de  Biancourt  encourageant  ses 
gens. 

Moy,  j'avois  deux  autres  causes  qui  me  pous- 
soyentau  mesme  voyage  :  l'une,  pour  accompagner 


—  63  — 
d'ayde  spirituel  ledict  Sieur  de  Biancourt  et  ses 
gens;  l'autre,  pour  cognoistre  et  voir  la  dispo- 
sition de  ces  nations  à  recevoir  le  saint  évangile. 
Telles  doncques  estoyent  les  causes  de  nostre 
voyage. 

Nous  arrivasmes  à  Kinibequi,  80  lieues  de  Port- 
Royal,  le  28  d'octobre,  jour  de  S.  Simon  et  S.  Iude, 
de  la  mesme  année  1611.  Aussy  tost  nos  gens  mirent 
pied  à  terre,  désireux  de  veoir  le  fort  des  Angloys; 
car  nous  avions  appris  par  les  chemins,  qu'il  n'y 
avoit  personne.  Or,  comme  de  nouveau  tout  est 
beau ,  ce  fust  à  louer  et  vanter  cette  entreprise  des 
Angloys,  et  raconter  les  commodités  du  lieu;  chacun 
en  disoit  ce  que  plus  il  prisoit.  Mais  de  là  à  quel- 
ques jours ,  on  changea  bien  d'advis  ;  car  on  vid  y 
avoir  beau  moyen  de  faire  un  contrefort  qui  les 
eust  emprisonnés  et  privés  delà  mer  et  de  la  rivière; 
item  que  quand  bien  on  les  eust  laissez  là,  si  n'eus- 
sent-ils point  jouy  pourtant  des  commodités  de  la 
rivière,  puisqu'elle  a  plusieurs  autres  et  belles 
emboucheures  bien  distantes  de  là.  Davantage,  ce 
qu'est  le  pis,  nous  ne  croyons  pas  que  de  là  à  six 
lieues  à  l'entour  il  y  ayt  un  seul  arpent  de  terre  bien 
labourable,  le  sol  n'estant  tout  de  pierre  et  roche. 
Or,  d'autant  que  le  vent  nous  contrarioit  à  passer 
outre,  le  troisiesme  jour  venu,  Monsieur  de  Bian- 


—  64  — 
court  tourna  l'incident  en  conseil  et  se  délibéra  de 
recevoir  l'ayde  du  vent ,  à  refouler  contremont  la 
rivière,  pour  la  bien  recognoistre. 

Nous  avions  advancé  jà  bien  trois  lieues,  et  le  flot 
nous  manquant  nous  estions  mis  à  l'anchre  au  mi- 
lieu de  la  rivière;  quand  voicy  que  nous  descou- 
vrons six  canots  Armouchiquois  venir  à  nous.  Ils 
estoyent  24  personnes  dedans,  tous  gens  de  combat. 
Ils  firent  mille  tentatives  et  cérémonies  avant  que 
nous  aborder.  Vous  les  eussiez  parfaictement  com- 
parez à  une  troupe  d'oyseaux,  laquelle  désire  d'en- 
trer en  une  cheneviere,  mais  elle  craind  l'espouvan- 
tail.  Cela  nous  plaisoit  fort,  car  aussy  nos  gens 
avoyent  besoin  de  temps  pour  s'armer  et  pavier. 
Enfin  ils  vindrent  et  revindrent,  ils  recogneu- 
rent ,  considérèrent  finement  nostre  nombre , 
nos  pièces,  nos  armes,  tout;  et  la  nuict  venue, 
ils  se  logèrent  à  l'autre  bord  du  fleuve,  sinon 
hors  la  portée,  du  moins  hors  la  mire  de  nos 
canons. 

Toute  la  nuit  ce  ne  fust  que  haranguer,  chanter, 
danser  ;  car  telle  est  la  vie  de  toutes  ces  gens  lors- 
qu'ils sont  en  troupe.  Or  comme  nous  présumions 
probablement  que  leurs  chants  et  danses  estoyent 
invocations  du  diable,  pour  contrecarrer  l'empire  de 
ce  maudict  tyran  ,  je  fis  que  nos  gens  chantassent 


—  65  — 
quelques  hymnes  eclesiastiques ,  comme  le  Salve, 
XAve  Maris  Stella  et  autres.  Mais  comme  ils  furent 
une  fois  en  train  de  chanter,  les  chansons  spiri- 
tuelles leur  manquant,  ils  se  jetterent  aux  autres 
qu'ils  sçavoyent.  Estant  encores  à  la  fin  de  celles 
cy,  comme  c'est  le  naturel  du  François  de  tout  imi- 
ter, ils  se  prindrent  à  contrefaire  le  chant  et  danse 
des  Armouchiquois,  qui  estoyent  à  la  rive,  les  con- 
trefaisant si  hien  en  tout ,  que ,  pour  les  escouter , 
les  Armouchiquois  se  taysoient;  et  puis  nos  gens  se 
taysans ,  réciproquement  eux  recommençoyent. 
Vrayment  il  y  avoit  beau  rire  :  car  vous  eussiés  dict 
que  c'estoyent  deux  chœurs  qui  s'entendoyent  fort 
bien,  et  à  peine  eussiés  vous  pu  distinguer  le  vray 
Armouchiquois  d'avec  le  feinct. 

Le  matin  venu,  nous  poursuyvions  notre  route 
contremont  Eux,  nous  ayans  accompagnez,  nous 
dirent  que  si  nous  voulions  du  piousquemin  (c'est 
leur  bled),  que  nous  debvions  avec  facilité  prendre 
à  droicte ,  et  non  avec  grand  travail  et  danger  aller 
contremont;  que  prenant  à  droicte  par  le  bras  qui  se 
monstroit,  en  peu  d'heures,  nous  arriverions  vers  le 
grand  sagamo  Meteourmite ,  qui  nous  fourniroit  de 
tout;  qu'ils  nous  y  serviroient  de  guides,  caraussy 
bien  s'en  alloyent  ils  le  visiter. 

Il  est  à  présumer,  et  en  avons  de  grands  indices, 
qu'ils  ne  nous  donnoyent  ce  conseil  sinon  en  inten- 
L.  5 


—  66  — 
tion  de  nous  prendre  aux  filets,  et  avoir  bon  marché 
de  nousàl'ayde  de  Meteourmite,  lequel  ils  sça voient 
estre  ennemy  des  Anglois,  et  le  conjecturoient  l'estre 
de  tous  estrangers.  Mais,  Dieu  mercy,  leurs  embus- 
ches  se  tournèrent  contre  eux. 

Cependant  nous  les  creusmes;  aussy  partie  d'eux 
s'en  alloyent  devant  nous,  partie  après,  partie  aussy 
avec  nous  dedans  la  barque.  Neantmoins  Monsieur 
de  Biancourt  se  tenoit  tousiours  sur  ses  gardes ,  et 
souvent  faisoit  marcher  la  chaloupe  devant  avec  la 
sonde.  Nous  n'avions  pas  faict  plus  de  demy  lieue  , 
quand,  venus  en  un  grand  lac  le  sondeur  nous  crie  : 
«  Deux  brasses  d'eau,  qu'une  brasse,  qu'une  brasse 
partout.  »  Aussy  tost  :  Ameine,  ameine,  lasche  l'an- 
chre.  Où  sont  nos  Armouchiquois ?  où  sont-ils? 
point.  Ils  nousavoyenttrestous  insensiblement  quit- 
tés. O  les  traistres!  ô  que  Dieu  nous  a  bien  aydés  ! 
Ils  nous  avoyent  conduicts  aux  pièges  «  Revire, 
revire.  »  Nous  retournons  sur  nostre  route. 

Cependant  Meteourmite  ayant  esté  adverty  de 
nostre  venue,  nous  courroit  au  devant,  et  quoiqu'il 
nous  vist  tourner  bride,  si  est-ce  qu'il  nous  pour- 
suivit. Bien  valut  à  Monsieur  de  Biancourt  d'être 
plus  sage  que  plusieurs  de  son  esquipage,  qui  ne 
crioyent  lors  que  de  tout  tuer.  Car  ils  estoyent  en 
grande  cholere  et  en  non  moindre  crainte  ;  mais  la 
cholere  faisoit  plus  de  bruit. 


—  67  — 

Monsieur  de  Biancourt  se  reprima ,  et  ne  faisant 
pas  autrement  mauvaise  chère  à  Meteourmite,  apprit 
de  luy  qu'il  y  avoit  une  route  par  laquelle  on  pour- 
roit  passer;  qu'à  celle  fin  de  ne  la  pas  faillir,  il  nous 
donneroit  de  ses  propres  gens  dedans  nostre  bar- 
que; qu'au  reste  vinssions  à  sa  cabane,  il  tascheroit 
de  nous  donner  contentement.  Nous  luy  crusmes , 
et  pensasmes  nous  en  repentir;  car  nous  passasmes 
des  haults  et  destroicts  si  périlleux  que  ne  cuidions 
quasi  jamays  en  eschapper.  D'effect ,  en  deux  en- 
droits, aucuns  de  nos  gens  s'escrierent  misérable- 
ment que  nous  estions  trestous  perdus.  Mais,  Dieu 
mercy,  ils  crièrent  trop  tost. 

Arrivés,  Monsieur  de  Biancourt  se  mit  en  armes, 
pour  en  cet  arroy  aller  veoir  Meteourmite.  Il  le 
trouva  en  son  hault  appareil  de  majesté  sauvages- 
que ,  seul  dans  une  cabane  bien  nattée  le  haut  et 
bas  ,  et  quelques  quarante  puissans  jeunes  hommes 
à  l'entour  de  la  cabane ,  en  forme  de  corps  de  garde, 
chacun  son  pavois ,  son  arc  et  flesches  à  terre  au 
devant  de  soy.  Ces  gens  ne  sont  point  niais,  nulle- 
ment, et  qu'on  nous  en  croye. 

Pour  moy,  je  receus,  ce  jour  là,  la  plus  grande 
part  des  caresses  ;  car,  comme  j'estois  sans  armes , 
les  plus  honorables ,  laissans  les  soldats ,  se  prin- 
drent  à  moy  avec  mille  significations  d'amitié.  Ils 
me  conduysirent  en  la  plus  grande  cabane  de  toutes; 


—  68  — 
elle  contenoit  bien  80  âmes.  Les  places  prinses , 
je  me  jettay  à  genoux,  et  ayant  faict  le  signe  de  la 
croix,  recitay  mon  Pater,  Ave ,  Credo ,  et  quelques 
oraisons  ;  puis ,  ayant  faict  pause  ,  mes  hostes , 
comme  s'ils  m'eussent  bien  entendu,  m'applaudi- 
rent en  leur  façon  ,  s'escriant  Ho!  ho!  ho!  le  leur 
donnay  quelques  croix  et  quelques  images,  leur 
en  donnant  à  appréhender  ce  que  je  pouvois.  Eux 
les  baysoient  fort  volontiers ,  faisoyent  le  signe  de 
la  Croix,  et,  chacun  pour  soy,  s'efforçoyent  à  me 
présenter  ses  enfans  ,  à  ce  que  je  les  bénisse  et  leur 
donnasse  quelque  chose.  Ainsy  se  passa  cette  visite, 
et  une  autre  que  je  fis  depuis. 

Or  Meteourmite  avoit  respondu  à  Monsieur  de 
Biancourt ,  que  pour  le  bled,  ils  n'en  avoyent  pas 
quantité  ;  mais  qu'ils  avoyent  aucunes  peaux ,  s'il 
luy  playsoit  de  troquer. 

Le  matin  doncques  de  la  troque  venu  ,  je  m'en 
allay  en  une  isle  voysine  avec  un  garçon  ,  pour  là 
offrir  l'hostie  saincte  de  nostre  reconciliation.  Nos 
gens  de  la  barque,  pour  n'estre  surprins,  soubs 
couleur  de  la  troque ,  s'estoyent  armez  et  barrica- 
dez ,  laissans  place  au  milieu  du  tillac  pour  les 
Sauvages;  mais  en  vain,  car  ils  se  jetterent  tellement 
en  foule  et  avec  si  grande  avidité  ,  qu'aussy  tost  ils 
remplirent  tout  le  vaisseau  ,  jà  peslemeslés  avec  les 
nostres,  On  se  mit  à  crier  :  Retire ,  retire-toy.  Mais 


—  69  — 
à  quel  profit?  Eux  aussy  crioyent  de  leur  costé. 

Ce  fut  lors  que  nos  gens  se  pensèrent  estre  véri- 
tablement prins,  et  jà  tout  n'estoit  que  clameur  et 
tumulte.  Monsieur  de  Biancourt  a  souvent  dit  et 
redit,  qu'il  eut  maintes  fois  le  bras  levé  et  la  bouche 
ouverte  pour  en  frappant  le  premier  crier,  «  Tue , 
tue  »  ;  mais  que  cette  seule  considération,  ne  sçay 
comment,  le  retinst,  que  j'estois  dehors,  et  par 
conséquent  que  si  Ton  en  venoit  aux  mains,  j'estois 
perdu.  Dieu  se  servit  de  cette  sienne  bonne  volonté, 
non  seulement  pour  ma  sauveté,  mais  autant  pour 
celle  de  tout  l'esquipage.  Car,  comme  tous  recognois- 
sent  bien  à  cette  heure ,  si  la  folie  eust  esté  faicte  , 
jamais  aucun  n'en  fust  eschappé ,  et  les  Françoys 
eussent  esté  descriés  pour  jamays  en  toute  la  coste. 

Dieu  voulut  que  Meteourmite  et  quelques  autres 
capitaines  appréhendèrent  le  danger,  et  ainsy  firent 
retirer  leurs  gens.  Le  soir  venu ,  et  jà  tous  estans 
retirés,  Meteourmite  manda  aucuns  des  siens  pour 
excuser  l'insolence  du  matin ,  protestant  que  tout 
le  desordre  estoit  venu  non  de  soy,  ains  des  Ar- 
mouchiquois;  que  mesmes  ils  nous  avoyent  desrobé 
une  hasche  et  une  gamelle  (c'est  une  grande  escuelle 
de  bois) ,  lequel  meuble  il  nous  renvoyoit  ;  que  ce 
larcin  lui  avoit  tant  despieu  qu'aussitost  après  l'avoir 
descouvert ,  il  avoit  congédié  les  Armouchiquois  ; 
que  pour  luy,  il  avoit  bon  cœur,  et  sçavoit  bien  que 


—  70  — 
nous  ne  tuions  ni  ne  battions  point  les  Sauvages 
de  par  deçà  ,  ains  les  recevions  à  nostre  table ,  leur 
faisions  souvent  tabagie,  et  leur  apportions  plusieurs 
bonnes  choses  de  France,  pour  lesquelles  vertus  ils 
nous  aymoient.  Ces  gens,  croy-je,  sont  les  plus  grands 
harangueurs  de  toute  la  terre;  ils  ne  fontrien  sans  cela . 
Mais,   d'autant  que  j'ay  faict  icy  mention  des 
Anglois,  quelqu'un  peut  estre  désirera  de  sçavoir 
leur  adventure,  laquelle  nous  apprismes  en  ce  lieu. 
Il  est  doncques  ainsy,  que  l'an  1608  les  Anglois 
commencèrent  à  s'habituer  en  l'une  des  embous- 
chures   de  ce   fleuve  Kinibéqui ,  ainsy  que  nous 
avons  dict  cy  devant.  Ils  avoyent  lors  un  conduc- 
teur fort  honneste  homme ,  et  se  comportoit  fort 
bien  avec  les  naturels  du  païs.  On  dit  neantmoins 
que  les  Armouchiquois  se  craignirent  de  tels  voysins, 
et  à  cette  cause  firent  mourir  ce  capitaine  que  j'ay 
dit.  Ces  gens  ont  ce  mestier  en  usage,  de  tuer  par 
magie.  Or  la  seconde  année  1 609  les  Anglois ,  soubs 
un  autre  capitaine,  changèrent  de  façon.  Ils  repous- 
soient  les  Sauvages   sans  aucun   honneur  ;  ils  les 
battoyent,  excedoy  ent  et  mastinoyent  sans  beaucoup 
de  retenue  :  partant  ces  pauvres  malmenés ,  impa- 
tiens du  présent ,  et  augurants  encores  pis  l'advenir, 
prindrent  resolution,  comme  l'on  dict,  de  tuer  le 
louveteau  avant  qu'il  eust  des  dents  et  griffes  plus 
fortes.   La  commodité  leur  en  fust   un  jour,  que 


—  71  — 
trois  chaloupes  s'en  estoyent  allées  à  l'escart  en  pes- 
cherie.  Mes  conjurez  les  suy voient  à  la  piste ,  et 
s'approchans  avec  beau  semblant  d'amitié  (car 
ainsy  font  ils  le  plus  de  caresses  où  plus  y  a  de  tra- 
hison) ,  ils  entrent  dedans,  et  au  signal  donné ,  cha- 
cun choysit  son  homme  et  le  tua  à  coups  de  Cousteau. 
Ainsy  furent  despeschez  onze  Angloys.  Les  autres  in- 
timidés abandonnèrent  leur  entreprise  cette  mesme 
année ,  et  ne  l'ont  point  poursuyvie  depuis  ,  se  con- 
tentans  de  venir  l'esté  en  pescherie  en  cette  isle 
d'Emetenic ,  que  nous  avons  dit  estre  à  8  lieues  de 
leur  fort  encommencé. 

A  cette  cause  doncques  ,  l'excès  commis  en  la 
personne  du  capitaine  Plâtrier  par  lesdicts  Angloys 
ayant  esté  perpétré  en  cette  isle  d'Emetenic ,  Mon- 
sieur de  Biancourt  se  délibéra  de  l'aller  recognois- 
tre ,  et  y  laisser  quelque  monument  de  revindica- 
tion.  Ce  qu'il  fit  dressant  sur  le  havre  une  fort  belle 
croix ,  avec  les  armes  de  France.  Aucuns  de  ses  gens 
luy  conseilloyent  qu'il  bruslast  les  chaloupes  qu'il 
y  trouva  ;  mais  ,  comme  il  est  doux  et  humain ,  il  ne 
le  voulut  point,  voyant  que  c'estoyent  vaisseaux 
non  de  soldats,  ains  de  pescheurs. 

De  là,  d'autant  que  la  saison  nous  pressoit,  es- 
tant jà  le  6  novembre,  nous  tournasmes  nos  voiles 
pour  retourner  à  Port-Royal ,  passant  à  Pentegoët , 
ainsy  que  nous  avons  promis  aux  Sauvages. 


_  72  — 

Pentegoët  est  une  fort  belle  rivière,  et  peut  estre 
comparée  à  la  Garonne  de  France.  Elle  se  descharge 
dans  le  Golfe  françois  (baie  de  Fundy)  et  a  plusieurs 
isles  et  roches  à  l'endroit  de  son  embouschure  ;  de 
manière  que  si  on  ne  monte  fort  avant,  on  estime 
que  ce  soit  quelque  grand  sein  ou  baye  de  mer,  là 
où  on  commence  manifestement  à  recognoistre  le  lict 
et  cours  de  rivière.  Elle  a  son  large  d'environ  3 
lieues  à  44 et  demy  degré  de  l'Equateur.  On  ne  peut 
deviner  quelle  est  la  Norembegue  des  anciens,  si  ce 
n'est  celle  cy  :  car  autrement  et  les  autres  et  moy  , 
nous  enquestans  de  ce  mot  et  lieu  ,  n'en  avons  ja- 
mays  peu  rien  apprendre. 

Nous  doncques ,  ayans  advancé  dans  le  courant 
de  cette  rivière  trois  lieues  ou  plus,  rencontrasmes 
un  autre  beau  fleuve  appelle  Chiboctous ,  qui  du 
nord-est  vient  se  jeter  dans  ce  grand  Pentegoët. 

Sur  le  confluant  des  deux  rivières,  y  avoit  la  plus 
belle  assemblée  des  Sauvages  que  j'aye  point  encore 
veue.  Ils  estoyent  80  canots  et  une  chaloupe,  18  ca- 
banes et  bien  environ  300  âmes.  Le  plus  apparent 
Sagamo  s'appelloit  Betsabés  ,  homme  discret  et  fort 
modéré;  et,  sans  mentir,  on  recognoist  souvent  en 
ces  Sauvages  des  vertus  naturelles  et  politiques  qui 
font  rougir  quiconque  n'est  eshonté,  lorsqu'en  com- 
paraison ils  regardent  une  bonne  partie  des  Fran- 
çoys  qui  viennent  en  ces  quartiers. 


—  73  — 

Après  qu'ils  nous  eurent  recogneus ,  ils  démenè- 
rent grande  joye  le  soir  à  leur  accoustuniée,  par 
danses,  chansons  et  harangues.  Et  nous,  bien  ayses 
d'estre  en  pais  d'asseurance  ;  car  entre  les  Eteche- 
mins  ,  tels  que  sont  ceux  cy ,  et  les  Souriquois,  tels 
que  sont  ceux  de  Port-Royal,  nous  ne  nous  tenons 
sur  nos  gardes  non  plus  qu'entre  nos  propres  do- 
mestiques ,  et  Dieu  mercy  nous  ne  nous  en  sommes 
pas  encores  mal  trouvez. 

Le  jour  suyvant ,  j'allay  visiter  les  Sauvages  ,  et  y 
fis  à  mon  accoustumée ,  ainsy  que  j'ay  dict  de  Kini- 
béqui.  Cela  y  fut  de  plus,  qu'eux  m'ayans  dict  y 
avoir  quelques  malades  ,  je  les  allay  visiter  ,  et 
comme  prestre ,  ainsy  qu'est  porté  dans  le  Rituaire , 
recitay  sur  eux  le  sainct  Evangile  et  Oraisons,  don- 
nant à  un  chacun  une  croix  pour  se  la  pendre  au  col. 

Entre  les  autres  j'en  trouvay  un  à  leur  mode  es- 
tendu  auprès  du  feu,  les  yeux  et  visage  fort  estonnés, 
suant  à  grosse  goutte  de  la  seule  teste,  qui  à  peine 
pouvoit  parler,  en  un  grand  accès.  Ils  me  dirent 
qu'il  estoit  malade  dès  quatre  mois  ,  et  que  comme 
il  apparoissoit ,  il  ne  la  feroit  pas  longue.  Orne 
sçay-je  quelle  estoit  sa  maladie;  si  elle  venoit  seu- 
lement par  intervalles,  ou  non ,  je  n'en  sçay  rien  : 
tant  y  a  que  le  2.  jour  d'après  ,  je  le  vis  dans  nostre 
barque  sain  et  gaillard,  ayant  sa  croix  pendue  au 
col,  et  me  fit  recognoissance  d'un  fort  bon  visage, 


—  74  — 
me  prenant  par  la  main.  Je  n'eus  moyen  de  luy  par- 
ler, d'autant  que  lors  on  faisoit  la  troque ,  et  à  cette 
cause  le  tillac  estoit  tout  remply  des  gens,  et  tous 
les  truchemens  empeschez.  De  vray  je  fus  fort  ayse 
que  la  bonté  de  Dieu  commençoit  à  faire  sentir  à 
ces  pauvres  et  abandonnées  nations  n'y  avoir  que 
tout  bien  et  que  toute  prospérité  au  signe  de  la 
saincte  et  salutaire  Croix. 

Enfin,  pour  ne  redire  souvent  le  mesme,  et  en 
cet  endroit  et  en  tous  les  autres  où  nous  avons  pu 
converser  avec  ces  pauvres  gentils  ,  nous  avons 
tasché  de  leur  imprimer  quelques  premières  con- 
ceptions de  la  grandeur  et  vérité  du  Christianisme , 
autant  que  les  moyens  s'en  addonnoyent.  Et  pour 
le  sommaire  en  un  bloc ,  celuy  a  esté  le  fruict  du 
voyage  :  nous  avons  commencé  de  cognoistre  et 
estre  cogneus;  nous  avons  prins  possession  au  nom 
de  l'Eglise  de  Dieu  de  ces  régions  icy,  y  asseants  le 
throsne  royal  de  nostre  Sauveur  et  Monarque  Iesus 
Christ,  son  sainct  autel;  les  Sauvages  nous  ont  veu 
prier,  célébrer,  prescher  par  nos  discours,  les  ima- 
ges et  croix,  la  façon  de  vivre  et  choses  semblables, 
(ils)  ont  receu  les  premières  appréhensions  et  semen- 
ces de  nostre  saincte  foy ,  lesquelles  s'esclorront  et 
germeront  abondamment,  s'il  plaist  à  Dieu,  quelque 
jour,  y  survenant  un  plus  long  et  meilleur  culti- 
vage. 


—  75  — 

De  vray  aussi,  tel  est  quasi  le  principal  fruict 
que  nous  faisions  pour  encores  icy  mesmes  à  Port- 
Royal,  jusques  à  ce  que  nous  ayons  appris  le  lan- 
gage. Cependant  cela  nous  console  de  veoir  ces 
petits  Sauvageois,  encores  que  non  chrestiens,  por- 
ter neantmoins  volontiers,  quand  ils  se  trouvent 
icy,  les  cierges,  les  clochettes,  l'eau  bénite  et  autre 
chose,  marchans  en  bel  ordre  aux  processions  et 
enterremens  que  l'on  faict.  Ainsy  s'accoustument- 
ils  à  estre  chrestiens ,  pour  en  son  temps  le  bien 
estre. 

Il  ne  seroit  besoin  sinon  que  fussions  meilleurs 
ouvriers  de  Nostre  Seigneur,  et  n'empeschassions 
pas  tant  de  grâces  d'iceluy  sur  nous  et  autruy,  par 
tant  de  péchés  et  indignité.  Quant  à  moy  certes, 
j'ay  grande  occasion  d'en  battre  bien  rudement  ma 
poictrine,  et  tous  ceux  qui  ont  le  zèle  de  charité  en 
debvroyent  bien  estre  touchés  au  cœur.  Nostre 
Seigneur,  par  sa  saincte  miséricorde  et  par  les  priè- 
res de  sa  glorieuse  mère  et  de  toute  son  Eglise 
céleste  et  militante ,  en  veuille  estre  fleschy  à  com- 
passion ! 

Particulièrement  je  supplie  Vostre  Révérence  et 
tous  nos  RR.  PP.  et  FF.  de  vouloir  se  ressouvenir, 
en  vos  meilleures  dévotions,  et  de  nous ,  et  de  ces 
pauvres  âmes  ,  esclaves  misérablement  soubs  la 
tyrannie  de  Satan.  Qu'il  plaise  à  ce  bening  Sauveur 


—  76  — 
du  monde,  la  grâce  duquel  personne  ne  prévient  et 
de  qui  les  libéralités  sont  ton  s  jours  par  dessus  nos 
mérites,  qui  luy  plaise,  dy-je,  regarder  enfin  d'un 
œil  pitoyable  ces  pauvres  nations,  et  les  retirer  tost 
dans  sa  famille,  en  l'heureuse  franchise  des  fortunés 
enfants  de  Dieu.  Ainsy  soit-il. 

De  Port-Royal,  ce  dernier  de  Ianvier  1612. 

Cependant  que  j'escrivois  ces  lettres,  le  navire 
qu'on  a  envoyé  pour  nostre  secours,  est  Dieu  mercy 
arrivé  sain  et  sauf,  et  dans  iceluy  nostre  Frère  Gil- 
bert du  Thet.  Celuy  pourra  sçavoir  l'aise  qu'en 
avons  receu  et  recevons,  qui  aura  cogneu  les  dan- 
gers et  nécessités  où  nous  estions.  Dieu  soit  beny. 
Amen. 

De  V.  R.  filz  et  serviteur 
bien  humble  en  Nostre  Seigneur, 

Pierre  BIARD. 


VI. 


LETTRE   DU    P.    PIERRE    RIARD  AU  T.   R.    P.   CLAUDE    AQUA- 
VIVA,  GÉNÉRAL  DE   LA  COMPAGNIE   DE  JÉSUS.   (Traduite 

sur  l'original  latin  conservé  aux  Archives  du  Jésus 
à  Rome.) 

Port-Royal,  31  janvier  1612. 

Mon  Très  Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

La  fin  si  prochaine  de  cette  année  (1611)  nous 
invite  à  raconter  à  Votre  Paternité  comment  notre 
Compagnie  est  parvenue  à  s'établir  dans  ces  régions 
de  la  Nouvelle-France.  Les  nombreuses  faveurs 
dont  nous  avons  été  comblés  par  la  divine  bonté, 
pour  préparer  et  commencer  cette  œuvre  ,  deman- 
dent, qu'arrivés  à  ce  terme  d'une  année  et  occupés 
à  nous  rappeler  ce  que  nous  avons  fait ,  comme  on 
repasse  dans  son  esprit  les  circonstances  d'un 
voyage,  nous  invitions  nos  très-chers  Pères,  et  nos 
Frères  ,  à  se  réjouir  pour  tout  le  bien  dont  nous 
avons  été  les  instruments  dans  la  main  de  Dieu ,  et 
aussi  à  gémir  et  à  prier  pour  tous  les  défauts  que 
notre  négligence  a  mêlés  à  ce  travail  du  salut  des 
âmes. 


—  78  — 

Après  avoir  cherché  depuis  longtemps  et  par  bien 
des  efforts  à  annoncer  l'évangile  à  ces  nations 
Sauvages ,  notre  Compagnie  semble  enfin  avoir  at- 
teint assez  heureusement  le  but  de  ses  désirs  cette 
année  même,  quoique  les  commencements  de  notre 
œuvre  soient  bien  peu  de  chose. 

J'ai  donc  à  exposer  à  Votre  Paternité,  quel  est  ce 
champ  et  son  étendue,  ce  que  lePère  de  famille  nous 
a  permis  d'y  faire  jusqu'à  présent,  et  ce  qu'il  nous 
fait  espérer  pour  l'avenir  :  mais  pour  tout  raconter 
plus  facilement,  sans  rien  omettre,  il  m'a  semblé  bon 
de  diviser  la  matière  en  quatre  parties ,  qui  en  sont 
comme  le  sommaire.  Je  dirai  donc  :  1°  ce  que  c'est 
que  cette  Nouvelle-France,  la  nature  du  pays,  ses 
habitants ,  leurs  usages  ;  2°  comment ,  avec  quels 
secours  et  quel  succès  notre  Compagnie  a  entrepris 
une  mission  dans  ces  contrées  ;  3°  dans  quel  état 
nous  y  avons  trouvé  la  religion  chrétienne  ;  4°  quels 
ont  été  nos  travaux  jusqu'à  ce  jour ,  ou  plutôt  ce 
que  nous  avons  essayé  d'y  faire  pour  la  gloire  de 
Dieu.  Cette  disposition  de  mon  sujet  me  paraît  la 
plus  commode ,  et  embrasse  tout  ce  que  j'ai  à  dire. 

Pour  commencer  par  la  première  question,  et 
expliquer  d'abord  ce  que  c'est  que  la  Nouvelle- 
France,  la  nature  de  son  sol,  les  coutumes  de  ses 
habitants ,  je  crois  qu'il  sera  commode  et  même  né- 
cessaire ,  et  pour   Votre  Paternité  et   pour  nous- 


—  79  — 
mêmes ,  tle  faire  une  description  exacte  de  toute  la 
contrée  Puisque  c'est  le  champ  qu'on  nous  a  donné 
à  labourer,  Votre  Paternité  ne  pourrait  pas  nous 
diriger  selon  le  besoin  des  circonstances,  si  elle  ne 
connaissait  pas  les  mers,  les  chemins,  les  distances 
des  principaux  lieux,  l'état  des  habitants,  et  leurs 
occupations.  Je  trouve  d'ailleurs  dans  les  géographes 
anciens  tant  d'erreurs  et  d'obscurité  sur  ce  point, 
que  si  nous,  qui  connaissons  les  choses  par  nous- 
mêmes  et  non  par  ouï-dire,  nous  ne  vous  prêtons 
pas  notre  secours,  vous  êtes  exposé,  en  voulant  vous 
rendre  compte  de  nos  voyages  et  suivre  nos  traces  , 
à  vous  éloigner  autant  de  la  vérité  que  la  pensée 
l'est  de  la  matière.  Ils  ont  donné  le  nom  de  Norem- 
begue,  indiqué  des  villes  et  des  places  fortes  dont 
il  n'existe  pas  une  trace,  et  dont  le  nom  même  est 
inconnu. 

Commençons  donc  ce  que  j'ai  annoncé.  La  Nou- 
velle-France qu'occupent  aujourd'hui  les  Français, 
est  ce  pays  de  l'autre  côté  de  l'Océan  qui  baigne  la 
France,  et  qui  s'étend  depuis  le  k  I °  jusqu'au  52°  de 
latitude  ,  et  même  jusqu'à  53°.  Je  sais  que  d'autres 
poussent  ces  limites  beaucoup  plus  loin  ,  tandis  que 
d'autres  les  resserrent  davantage  :  ils  sont  libres. 
J'adopte  ces  chiffres,  parce  qu'ils  sont  plus  générale- 
ment reçus  aujourd'hui,  ou  parce  que  là  se  trouvent 
les  terres  que  les  navigateurs  français  visitent  le  plus, 


—  80  — 
et  revendiquent  depuis  plusieurs  années ,  ou  enfin 
parce  que  ce  sont  les  lignes  qui,  à  l'Occident,  corres 
pondent  à  celles  de  l'ancienne  France. 

Ce  pays  a  des  côtes  très-variées,  coupées  de  beau- 
coup de  golfes  et  de  fleuves,  remplies  de  sinuosités 
et  de  détours.  Il  y  a  deux  golfes  principaux  et  vas- 
tes. L'un  s'appelle  le  golfe  Saint-Laurent,  et  l'autre 
la  baie  française. 

En  effet,  du  47°  jusqu'au  51  °,  la  terre  semble  ou- 
vrir son  sein  ,  soit  pour  recevoir  l'Océan  ,  soit  pour 
verser  les  eaux  du  grand  fleuve  Canada  (nom  pri- 
mitif du  Saint-Laurent).  Ce  golfe  est  le  golfe  Saint- 
Laurent.  Il  a,  à  son  entrée,  cette  grande  île,  que  les 
Français  nomment  Terre-Neuve ,  et  les  sauvages 
d'aujourd'hui  Vile  des  molues ,  si  célèbre  par  la 
pêche. 

Les  Excominquois  ou  les  Excommuniés,  comme 
disent  nos  gens ,  occupent  le  nord  du  golfe  et  du 
fleuve.  Cette  nation  est  féroce.  On  la  dit  même  an- 
thropophage. Quoiqu'ils  aient  été  assez  longtemps 
autrefois  en  rapports  pacifiques  avec  les  Français , 
ils  en  sont  aujourd'hui  les  ennemis  irréconciliables. 
Dans  l'intérieur  des  terres  et  à  l'Occident,  ils  ont 
pour  voisins  les  Algonquins  ,  puis  les  Montagnais, 
immédiatement  ensuite  viennent,  vers  la  source  du 
grand  fleuve  Canada,  les  Iroquois  qui  s'étendent  au 
loin  à  l'Occident. 


—  81  — 
Ces  cruels  Iroquois  ne  sont  connus  des  Français 
que  par  les  guerres  perpétuelles  qu'ils  ont  avec  les 
Montagnais  et  les  Algonquins,    peuples   alliés    et 
amis. 

A  partir  du  golfe  Saint-Laurent  ,  la  côte  dévie 
peu  à  peu  vers  l'ouest  jusqu'au  43° ,  où  elle  forme 
une  autre  grand  golfe  qu'on  nomme  la  Baie  fran- 
çaise. Ce  golfe  avance  très-loin  dans  les  terres  en  se 
dirigeant  vers  le  nord  et  le  golfe  Saint-Laurent,  et 
forme  une  presqu'ile,  complétée  encore  par  le  très- 
grand  fleuve  Saint-Jean ,  dont  la  source  est  presque 
à  l'embouchure  du  grand  fleuve  Canada ,  et  qui  se 
décharge  dans  la  Baie  française . 

Cette  presqu'île  a  près  de  500  !  lieues  de  tour ,  et 
est  habitée  par  les  Soriquois.  Là  se  trouve  Port-Royal, 
où  nous  sommes,  au  44°  5'  de  latitude.  Son  port, 
remarquez- le  bien ,  a  son  entrée,  non  sur  l'Océan  à 
l'orient,  mais  dans  le  golfe  même  que  nous  appel- 
ions la  Baie  française. 

A  l'occident  et  au  nord  habitent  les  Etheminquois, 
depuis  le  fleuve  Saint-Jean  jusqu'au  fleuve  Pente- 
goèt  et  même  jusqu'au  fleuve  Rinibéqui.  Celui-ci 
a  son  embouchure  sous  le  43°  3' .  Près  de  là  se  trouve 
Chonacoët ,  qui  forme  un  des  côtés  de  la  Baiefran- 

1  Ce  chiffre  n'était  basé  que  sur  des  données  très-incertaines,  et 
se  trouve  bien  au-dessus  de  la  vérité  ;  cette  presqu'île  n'a  guère  que 
220  lieues  de  tour. 

L.  6 


—  82  — 
caise.  En  effet,  le  promontoire  que  nous  nommons 
le  Cap  de  sable  est  à  l'est,  et  Chonacoët  est  à  l'est  : 
tous  les  deux  au  43°  de  latitude  ,  quoiqu'il  y  ait 
entre  eux  une  distance  de  100  lieues  (au  plus  60). 
Les  Armouchiquois  occupent  de  vastes  contrées 
depuis  le  fleuve  Kinibéqui  juqu'au  40°. 

Telle  est  la  division  du  pays.  On  y  compte  donc 
sept  nations  différentes  et  de  langue  et  d'habitudes  : 
les  Excommuniés ,  les  Algonquins,  les  Montagnais  : 
les  Iroquois ,  les  Soriquois ,  les  Etheminquois ,  les 
Armouchiquois  ;  mais  les  Excommuniés ,  les  Iro- 
quois et  les  Armouchiquois  sont  peu  connus  des 
français.  Les  quatre  autres,  au  contraire,  paraissent 
avoir  formé  avec  eux  une  solide  alliance  ,  et  entre- 
tenir de  bons  rapports.  Ils  passent  la  nuit  au  milieu 
de  nous;  nous  voyageons  ,  nous  chassons,  nous  vi- 
vons avec  eux,  sans  armes,  et  jusqu'à  présent  sans 
danger.  La  pêche  de  la  morue,  qui  abonde  dans  ces 
mers ,  et  le  commerce  des  pelleteries  ont  été  l'occa- 
sion d'établir  ces  rapports.  Car  ces  Sauvages  n'ayant 
ni  cuivre,  ni  fer,  ni  soie,  ni  laine,  ni  fruits,  ni 
aucune  industrie,  trouvent  tout  cela  chez  les  fran- 
çais ,  et  les  payent  en  pelleteries ,  qui  sont  tout  leur 
trésor. 

La  température  du  pays  presque  entier  est  froide. 
On  en  donne  plusieurs  raisons,  et  une  d'elles,  c'est 
la  grande  abondance  d'eau.  Non-seulement  il  est 


—  83  — 
entouré  par  la  mer  presque  de  tous  côtés  ;  mais  il 
contient  un  grand  nombre  de  fleuves,  d'étangs  et  de 
lacs  très-grands.  Les  îles  sont  si  nombreuses,  que 
la  côte  est  comme  découpée  et  garnie  d'un  collier 
de  perles.  C'est  sans  doute  ce  qui  la  rend  sujette 
aux  gelées,  et  l'expose  en  même  temps  aux  vents  et 
à  des  vents  toujours  froids. 

Une  autre  cause  du  froid,  c'est  que  le  sol  n'est 
pas  défriché;  ne  formant  presque  partout  qu'une 
immense  forêt,  il  n'est  pas  étrange  qu'il  ne  puisse 
pas  se  réchauffer. 

Ajoutez,  si  vous  le  voulez,  pour  troisième  raison, 
—  les  montagnes  toujours  couvertes  de  neige,  qui 
servent  comme  de  rideau  à  l'occident  et  au  nord. 
On  ne  peut  recevoir  de  ce  côté  que  des  gelées  et 
des  neiges.  Du  reste,  l'aspect  du  pays  est  très-agréa- 
ble. Dans  bien  des  endroits,  il  semble  inviter  à  s'y 
établir  et  promettre  beaucoup.  Autant  qu'on  peut 
en  juger  par  les  apparences,  il  est  fertile. 

Les  indigènes  sont  peu  nombreux.  Les  Etche- 
minquois  ne  forment  pas  mille  âmes,  et  les  Algon- 
quins joints  aux  Montagnais  ne  s'élèvent  pas  ensem- 
ble beaucoup  au-dessus  de  ce  nombre.  Les  Soriquois 
ne  sont  pas  2,000  âmes.  Aussi  on  ne  peut  pas  dire 
de  ces  peuples  qu'ils  occupent  le  littoral  ou  les 
profondeurs,  mais  qu'ils  les  parcourent.  Ils  sont 
nomades,   courant  les   bois   et  très-divisés   parce 


—  84  — 

qu'ils  vivent  de  la  chasse,  des  fruits  de  la  terre,  et 
de  la  pèche.  Ils  sont  à  peu  près  sans  barbe  et  en 
général  un  peu  plus  petits  et  plus  fluets  que  nous, 
sans  manquer  cependant  de  grâce  ni  de  dignité. 
Leur  teint  est  légèrement  basané.  Ils  se  peignent 
ordinairement  la  figure,  et  dans  leur  deuil,  ils  la 
noircissent. 

Us  aiment  la  justice  et  haïssent  souverainement 
la  violence  et  le  vol,  chose  remarquable  pour  des 
hommes  qui  n'ont  ni  lois  ni  magistrats  :  chacun  est 
son  maître  et  se  fait  rendre  justice.  Pour  la  guerre, 
ils  ont  des  sagamos,  c'est-à-dire  des  chefs,  mais  leur 
autorité  est  très-précaire,  si  on  peut  donner  ce  nom 
à  un  pouvoir  qui  ne  peut  pas  exiger  l'obéissance. 
Les  sauvages  les  suivent,  entraînés  par  l'exemple  ou 
l'usage,  ou  à  raison  du  voisinage  et  de  ia  parenté, 
quelquefois  aussi  à  cause  de  l'influence  plus  grande 
acquise  par  quelques-uns  dentr'eux.  Toute  une 
nation  entreprendra  la  guerre  pour  laver  l'injure 
faite  à  un  particulier.  Ils  sont  tous  très-vindicatifs, 
et  comme  ils  sont  barbares,  ils  n'ont  aucune  retenue 
dans  la  victoire.  Us  portent  toujours,  et  avec  une 
grande  joie,  les  chevelures  de  leurs  captifs,  comme  de 
très-riches  dépouilles  et  des  ornements.  On  dit  aussi 
qu'ils  se  sont  nourris  de  chair  humaine ,  et  qu'au- 
jourd'hui les  Excommuniés  et  les  Armouchiquois 
en  ont  encore  l'habitude  ;  mais  ceux  qui  fréquen- 


—  85  — 
tent  les  français  ont  en  horreur  ce  crime  détestable. 

Toute  leur  religion  consiste  dans  certaines  pra- 
tiques superstitieuses,  dans  des  chants  et  des  sorti- 
lèges pour  obtenir  les  nécessités  de  la  vie  ou  la  des- 
truction de  leurs  ennemis.  Ils  ont  leurs  Autmoins, 
c'est-à-dire  leurs  sorciers  qui  consultent  le  démon 
sur  la  vie,  la  mort  et  les  événements  futurs.  Ce 
méchant  esprit,  à  ce  qu'ils  assurent,  se  rend  souvent 
visible  à  eux  et  leur  accorde  ou  leur  refuse  la  mort 
de  leurs  ennemis  ou  de  leurs  proches ,  une  chasse 
heureuse  et  semblables;  pour  que  rien  n'y  manque, 
ils  ajoutent  foi  aux  songes.  Si  par  hasard  ils  s'éveil- 
lent avec  un  songe  agréable  et  qui  soit  de  bon 
augure,  ils  se  lèvent,  même  au  milieu  de  la  nuit,  et 
ils  lui  obéissent  en  chantant  et  en  dansant. 

On  ne  voit  chez  eux  ni  temple ,  ni  édifices  reli- 
gieux, ni  culte,  ni  cérémonies.  Ils  n'ont  ni  orga- 
nisation ,  ni  lois ,  ni  règle  d'action  ,  ni  aucune 
forme  de  gouvernement.  Tout  se  réduit  à  cer- 
tains usages  ou  coutumes  qu'ils  observent  très- 
scrupuleusement.  Si  un  sorcier  a  annoncé  qu'un 
malade  mourrait  tel  jour,  tout  le  monde  l'aban- 
donne, et  ce  malheureux,  persuadé  de  sa  mort, 
se  condamne  lui-même  à  la  disette  et  à  l'aban- 
don ;  je  crois  que  c'est  pour  n'avoir  pas  l'air  d'agir 
contre  le  destin.  Bien  plus,  si  au  jour  désigné 
le  malade  ,  comme  il  arrive  souvent,  ne  paraît  pas 


—  86  — 

près  de  mourir,  chacun  de  ses  proches  se  fait  un 
devoir  d'en  hâter  le  moment ,  en  jetant  des  sceaux 
d'eau  froide  sur  le  ventre  de  cet  infortuné.  Telle  est 
la  compassion  de  ces  esclaves  du  démon  !  Il  n'y  a 
pas  lieu  de  s'en  étonner  :  il  est  toujours  l'esprit  de 
mensonge,  tandis  que  l'esprit  de  Dieu  est  toujours 
l'esprit  de  vérité.  Il  faut  dire  cependant  que  cette 
troupe  de  sorciers  a  bien  perdu  de  son  crédit  depuis 
l'arrivée  des  français,  et  qu'ils  se  plaignent  main- 
tenant partout  que  leurs  démons  n'ont  plus  la  même 
puissance  qu'ils  avaient  du  temps  de  leurs  pères, 
ainsi  que  quelques-uns  le  racontent. 

En  ensevelissant  leurs  morts ,  ils  ensevelissent 
aussi  leur  mémoire,  de  manière  qu'ils  ne  veulent  pas 
même  entendre  prononcer  leurs  noms. 
^  Ils  ont  quelque  idée  confuse  de  l'unité  d'un  Dieu 
suprême,  mais  altérée  par  leurs  vices  et  leurs  cou- 
tumes. Le  démon  est,  comme  je  l'ai  dit,  l'objet  de 
leurs  hommages. 

Pour  fournir  à  leurs  besoins;  ils  supportent  avec 
un  courage  étrange  le  froid  et  la  faim;  s'il  le  faut,  ils 
poursuivront  pendant  huit  à  dix  jours  une  bête 
sauvage,  sans  prendre  de  nourriture.  La  chasse  se 
fait  surtout  dans  les  temps  des  grandes  neiges  et  des 
froids  aigus.  Cependant  ces  mêmes  hommes,  nés 
pour  ainsi  dire  pour  le  froid  et  la  glace,  ne  sont  pas 
plutôt  assis  dans  leur  cabane,  à  côté  de  leur  butin  , 


—  87  — 

qu'ils  deviennent  paresseux  et  incapables  du  plus 
petit  travail.  Ils  laissent  tout  à  faire  à  leurs  femmes. 
Outre  le  soin  si  pénible  d'élever  et  de  porter  les 
enfants ,  c'est  à  elles  à  aller  prendre  la  bête  fauve 
au  lieu  où  elle  a  été  tuée.  Elles  doivent  entretenir  la 
cabane  de  bois  et  d'eau;  faire  les  ustensiles  du 
ménage  et  en  prendre  soin;  préparer  la  nourriture, 
écorcher  le  gibier ,  passer  les  peaux  comme  les  tan- 
neurs, confectionner  les  vêtements,  aller  à  la  pêche, 
ramasser  les  coquillages  pour  la  nourriture ,  et  sou- 
vent même  s'occuper  de  chasse.  Avec  de  l'écorce, 
elles  construisent  les  canots,  ou  plutôt  des  nacelles, 
d'une  admirable  rapidité.  Elles  dressent  la  cabane 
dans  les  lieux  où  l'on  veut  passer  la  nuit.  Enfin,  à 
l'exception  de  la  chasse  la  plus  pénible  et  de  la  guerre, 
les  hommes  n'ont  absolument  rien  à  faire.  C'est  là 
le  motif  qui  engage  les  chefs  surtout  à  prendre 
plusieurs  femmes.  Il  leur  semble  que  pour  main- 
tenir leur  autorité  et  leurs  bonnes  relations  avec 
ceux  qui  sont  comme  leurs  sujets ,  il  leur  faut  non- 
seulement  un  grand  nombre  d'enfants  qui  servent  à 
les  faire  craindre  ou  qui  les  aident  à  étendre  leurs 
faveurs,  mais  aussi  plusieurs  esclaves  chargés  de 
pourvoir  aux  besoins  de  la  vie  et  d'en  soutenir  le 
travail.  Or  leurs  femmes  sont  regardées  et  traitées 
comme  des  esclaves. 

Ils  sont  très-généreux  entre  eux.  Ils  partagent 


—  88  — 
volontiers ,  avec  ceux  qui  sont  présents ,  tout  ce 
qu'ils  ont  en  fait  de  richesse  ou  de  nourriture. 
Celui  qui  fait  tabagie,  c'est-à-dire  qui  donne  un 
festin ,  ne  se  met  même  pas  à  table  avec  les  con- 
vives ,  mais  il  les  sert ,  sans  se  réserver  les  restes 
d'un  seul  plat,  et  il  le  distribue  tout  entier,  en  sorte 
que  le  maître  du  festin  doit  souffrir  la  faim  ce  jour- 
là,  si  quelqu'un  des  convives  n'a  pas  pitié  de  lui , 
et  ne  lui  donne  pas  quelque  chose  de  ce  qui  lui 
reste.  Ils  ont  souvent  exercé  cette  même  générosité 
envers  des  français,  victimes  de  quelque  grand  mal- 
heur ;  mais  les  autres  qui  sont  ici  ou  sur  les  vais- 
seaux leur  ont  appris  à  ne  pas  donner  facilement 
quelque  chose  gratis. 

Ils  recherchent  la  vermine  de  leur  tête  et  regar- 
dent ces  animaux  comme  un  régal.  Leur  importu- 
nité ,  quand  ils  mendient ,  ou  qu'ils  demandent 
quelque  chose  est  très-grande  ,  et  ils  ont  tous  les 
défauts  des  mendiants  et  des  pauvres  ,  c'est-à-dire , 
ils  sont  menteurs,  calomniateurs,  jureurs  et  orgueil- 
leux. Ils  ont  dans  leurs  discours  un  souverain  mé- 
pris pour  les  français  et  toutes  les  autres  nations. 
En  leur  particulier,  ils  se  raillent  de  tout  ,  sans 
épargner  la  religion  qu'ils  ont  embrassée.  Ils  peu- 
vent en  tout  lieu  dresser  facilement  et  en  peu  de 
temps  leurs  cabanes  qui  ne  sont  formées  que  de 
perches  ou  de  branches  recouvertes  d'écorces ,  de 


—  89  — 
peaux,  ou  même  d'herbes. Le  foyer  se  place  au  cen- 
tre. Mais  c'est  assez,  et  plus  qu'il  n'en  faut  sur  ce 
pays  et  ses  habitants,  surtout  puisque  j'envoie  une 
carte  l  exacte  de  la  contrée.  Avec  elle  on  saisit 
clairement  au  premier  coup  d'oeil  tout  ce  que  j'ai 
dit  sur  la  position  des  terres  et  des  mers. 

Venons  maintenant  au  second  point  que  j'ai  an- 
noncé ,  c'est-à-dire  racontons  comment  notre  Com- 
pagnie a  obtenu  une  mission  dans  ces  contrées. 
Depuis  plusieurs  années  ,  nos  Pères  de  Bordeaux  , 
par  zèle  pour  le  salut  des  âmes ,  avaient  jeté  les 
yeux  sur  ces  contrées  pour  porter  secours  à  ces 
peuples  malheureux,  Mais  ces  pieux  et  généreux 
desseins,  que  n'arrêtait  pas  la  vue  du  danger,  res- 
tèrent longtemps  sans  résultat ,  faute  de  ressources 
pour  les  mettre  à  exécution.  Après  le  rétablissement 
de  notre  Compagnie  en  France ,  ils  s'adressèrent  au 
P.  Coton  pour  obtenir  de  notre  grand  Prince  la  fa- 
veur d'aller  travailler  dansée  pays. 

Le  Roi ,  affectionné  à  notre  Compagnie  ,  approuva 
des  désirs  aussi  saints  et  aussi  héroïques,  mais  mal- 
gré sa  protection,  mille  entraves  empêchèrent  long- 
temps l'exécution.  Jusqu'ici,  aucun  français  n'allait 
dans  ce  pays  avec  le  dessein  de  s'y  fixer,  et  le  pre- 
mier qui  reçut  du  Roi  la  mission  d'explorer  la  con- 

1  Cette  carte  n'a  pas  été  retrouvée  avec  le  manuscrit. 


—  90  — 
trée  et  d'y  faire  un  essai  d'établissement,  était  étran- 
ger à  notre  religion.  Son  entreprise  n'ayant  pas 
réussi,  et  ne  donnant  même  presqu'aucune  espé- 
rance, il  revint  en  France.  Cependant  Sa  Majesté 
nous  fît  dire  de  ne  pas  nous  décourager,  mais  de 
désigner  ceux  qui  devaient  partir  et  d'attendre;  il  les 
avertirait  quand  le  temps  serait  venu.  Pour  leur 
donner  comme  des  arrhes  de  sa  parole ,  il  fixa  de 
suite  une  somme  pour  leur  viatique. 

Malheureusement  la  mort  fatale  de  ce  bon  Roi 
arriva  sur  les  entrefaites  :  Mais  Dieu  vint  à  notre 
secours  presqu'en  même  temps.  Jean  Biencourt, 
sieur  de  Potrincourt,  homme  noble  et  courageux, 
qui  avait  obtenu  pour  lui  l'année  précédente  les  ter- 
res de  la  colonie ,  envoya  quelqu'un  de  ses  gens  au 
nouveau  Roi.  On  profita  de  l'occasion  pour  sollici- 
ter de  la  reine  régente ,  Marie  de  Médicis ,  femme 
d'une  haute  piété,  la  réalisation  des  généreux  projets 
du  feu  Roi ,  et  la  permission  pour  deux  des  Nôtres 
de  prendre  place  sur  le  navire  qui  allait  bientôt 
faire  voile  pour  ces  contréee.  La  Reine  y  consentit, 
et  seconda  généreusement  ces  désirs.  Un  de  nos 
Pères  fut  immédiatement  appelé  de  la  Province 
d'Aquitaine,  l'autre  fut  choisi  dans  la  Province  de 
France.  Cependant  ils  éprouvèrent  d'autres  retards, 
et  satan  se  remua  de  nouveau. 

Dieppe  était  le  lieu  du  départ,  et  le  navire  qu'on 


—  91  — 

devait  expédier  dépendait  tellement  des  marchands 
hérétiques ,  qu'il  ne  pouvait  pas  se  mettre  en  mer 
sans  eux.  A  la  vue  de  nos  Pères,  ils  déclarèrent  aussi- 
tôt qu'ils  ne  permettront  jamais  le  départ ,  si  les 
Jésuites  sont  du  voyage.  Nous  montrons  l'ordre  de 
la  Reine,  nous  faisons  intervenir  l'autorité  du  Gou- 
verneur. Nous  écrivons  de  nouveau  à  la  Reine ,  et 
nous  avons  sa  réponse.  Sa  lettre  et  ses  ordres  sont 
exhibés,  mais  l'obstination  hérétique  résiste  aussi 
bien  à  l'autorité  royale  qu'à  celle  de  l'Eglise. 

Cet  entêtement  ne  fit  que  donner  un  plus  grand 
éclat  à  la  piété  de  nos  excellents  Princes.  Aussitôt 
en  effet  qu'Antoinette  de  Pons,  marquise  de  Guer- 
cheville,  dame  très-illustre  et  première  dame  d'hon- 
neur de  la  Reine,  eut  appris  ces  intrigues,  n'écoutant 
que  son  zèle  pour  Dieu  et  son  affection  pour  notre 
Compagnie,  elle  n'hésita  pas  à  solliciter  les  aumônes 
des  plus  grands  seigneurs  de  toute  la  Cour,  afin  de 
triompher  de  l'obstination  des  hérétiques  et  d'assu- 
rer le  départ  des  Jésuites.  Elle  n'eut  pas  de  peine  à 
obtenir  l'appui  des  seigneurs  catholiques,  déjà  si 
portés  d'eux-mêmes  à  ces  pieux  projets,  et  la  somme 
de  4,000  livres  fut  en  peu  de  temps  recueillie.  La 
méchanceté  des  hérétiques  se  trouva  ainsi  vaincue, 
et  nos  Pères  s'embarquèrent  sur  ce  vaisseau,  non 
plus  comme  passagers,  mais  comme  disposant  de  la 
plus  grande  partie  du  navire.  C'est  ainsi  que  Jésus- 


—  92  — 
Christ,  comme  il  le  fait  souvent,  se  servit  des  efforts 
des  ennemis  pour  confirmer  les  siens,  de  l'injustice 
pour  leur  procurer  les  secours  nécessaires,  et  des 
pièges  et  des  opprobres  pour  les  faire  paraître  avec 
éclat  au  grand  jour.  A  Dieu  seul  en  soit  la  gloire 
en  tous  les  siècles  ! 

Nous  sommes  partis  de  Dieppe  avec  un  temps 
très-défavorable,  le  26  janvier  de  cette  année  1611. 
Le  vaisseau  était  petit ,  mal  équipé ,  et  monté  par 
des  matelots  la  plupart  hérétiques.  Comme  nous 
étions  en  hiver  et  sur  une  mer  très-orageuse ,  nous 
avons  éprouvé  de  nombreuses  et  terribles  tempêtes, 
et  notre  voyage  a  duré  quatre  mois.  On  peut  juger 
par  là  de  tout  ce  que  nous  avons  eu  à  souffrir  sous 
tous  les  rapports.  Un  de  nous  était  faible  et  malade, 
et  resta  au  lit  une  grande  partie  de  la  traversée. 

Nous  avons  cependant  tâché  de  nous  livrer  aux 
œuvres  ordinaires  de  notre  Compagnie .  Chaque  jour, 
le  matin  et  le  soir,  nous  réunissions  les  matelots  pour 
la  prière.  Les  jours  de  fête,  nous  chantions  une 
partie  de  l'office.  Nous  donnions  souvent  des  ins- 
tructions religieuses ,  et  nous  avions  de  temps  en 
temps  des  discussions  avec  leshérétiques .  Nous  avons 
combattu  avec  succès  l'habitude  des  jurements 
et  des  paroles  obscènes,  sans  négliger  en  même 
temps  beaucoup  d'oeuvres  d'humilité  et  de  charité. 
Avec  la  grâce  de  Dieu,  nous  avons  obtenu  que  les 


—  93  — 
hérétiques  qui,  sur  le  témoignage  de  leurs  ministres, 
nous  regardaient  d'abord  comme  des  monstres, 
reconnussent  non-seulement  qu'on  les  avait  trom- 
pés, mais  devinssent  même  nos  panégyristes.  Voilà 
en  peu  de  mots  comment  nous  avons  été  conduits  ici. 
11  me  reste  à  parler  maintenant  de  la  3e  chose  que 
je  me  suis  proposée  en  commençant,  c'est-à-dire 
exposer  l'état  dans  lequel  nous  avons  trouvé  la 
religion  chrétienne. 

Certainement  avant  cette  époque,  les  français  ne 
se  sont  presque  jamais  occupés  de  la  conversion  des 
habitants.  Bien  des  obstacles  s'y  opposaient.  Les 
français  ne  venaient  pas  ici  pour  se  fixer,  et  ceux 
qui  voulurent  s'y  établir  éprouvèrent  tant  de  mal- 
heurs, qu'ils  ne  purent  guère  s'en  occuper.  Cepen- 
dant, de  temps  en  temps  on  transportait  quelques- 
uns  de  ces  Sauvages  en  France,  et  là  ils  recevaient  le 
baptême;  mais  sans  instruction  et  privés  de  pasteurs, 
ils  n'étaient  pas  plutôt  revenus  ici,  qu'ils  retour- 
naient immédiatement  à  leurs  anciennes  pratiques. 
Nous  abordâmes  ici  le  22  de  mai,  jour  de  la  Pen- 
tecôte de  l'année  \  61 1  ,  l'année  même  où  celui  que 
nous  serons  obligés  de  nommer  souvent,  M.  de 
Potrincourt,  était  venu  avec  un  prêtre  séculier  pour 
s'y  fixer  et  fonder  un  établissement. 

On  dit  que  ce  prêtre  avait  baptisé,  cette  année  là, 


—  94  — 

environ  cent  personnes,  et  entre  autres  le  célèbre 

Sagamo,  dont  nous  aurons  a  parler  plus  d'une  fois, 

Henri  Membertou,  avec  toute  sa  famille,  c'est-a-dire 

ses  buit  enfants  déjà  mariés;  mais  comme  ni  le  prêtre, 

ni  personne  autre  ne  connaissait  la  langue  du  pays 

qu'autant  qu'il  fallait  pour  les  besoins  de  la  vie  et 

du  commerce,  on  ne    put  pas  instruire  ces  néo- 

phyfces.  Ils  reçurent  le  baptême  comme   un  signe 

religieux  de  ressemblance  et  d'alliance  avec  les  fran- 
co 

çais.  Ils  n'avaient  aucune  idée  de  Jésus-Cbrist , 
de  l'Eglise,  de  la  foi,  du  symbole,  des  commande- 
ments de  Dieu,  de  la  prière,  des  sacrements.  Ils  ne 
connaissaient  ni  la  forme  du  signe  de  Croix  ,  ni 
même  le  nom  de  chrétien.  Aussi ,  si  nous  leur 
demandons  :  Ètes-vous  chrétiens?  Même  les  plus 
habiles  répondent  ordinairement  qu'ils  ne  savent 
pas  de  quoi  on  parle.  Si  on  change  la  question  et 
qu'on  leur  dise  :  Ètes-vous  baptisés?  Ils  disent  que 
oui,  et  qu'ils  sont  déjà  presque  Normands.  C'est  le 
nom  qu'ils  donnent  en  général  à  tous  les  français. 
Dans  tout  le  reste,  ces  chrétiens  ne  diffèrent  en  rien 
des  païens.  Ce  sont  les  mêmes  mœurs,  les  mêmes 
habitudes,  le  même  genre  de  vie,  la  pratique  des 
mêmes  danses,  des  mêmes  cérémonies,  des  mêmes 
chants  et  des  mêmes  sortilèges,  usages  tous  anciens  ; 
on    leur  a   enseigné  quelque  chose  sur  l'unité  de 


—  95  — 
Dieu  et  la  récompense  des  gens  de  bien,  mais  ils 
déclarent  que  c'est  ce  qu'ils  ont  toujours  entendu 
dire  et  ce  qu'ils  ont  toujours  cru. 

Nous  avons  trouvé  une  seule  chapelle ,  mais 
petite  et  pauvre.  Au  reste,  tout  dans  l'habitation, 
comme  c'est  l'ordinaire  pour  des  commencements, 
est  petit  et  peu  commode. 

Il  n'y  a  ici  que  la  famille  de  M.  de  Potrincourt. 
Nous  sommes  vingt,  sans  compter  les  femmes.  Mon 
compagnon  et  moi  nous  avons  une  petite  cabane 
de  bois  ,  et  quand  nous  y  dressons  une  table,  nous 
pouvons  à  peine  nous  tourner.  Le  reste  est  en  rap- 
port avec  la  demeure  et  avec  notre  profession  , 
c'est-à-dire  avec  la  pauvreté.  Fasse  le  ciel  que  ces 
humbles  commencements  procurent  un  jour  avec 
succès  le  salut  des  âmes!  C'est  notre  principale  oc- 
cupation :  mais  nous  ressemblons  à  des  laboureurs 
déjà  épuisés  dont  les  efforts  n'ont  pas  grand  résultat. 

Il  faut  cependant  que  je  vous  raconte  mainte- 
nant ce  que  nous  avons  fait  et  avec  quel  succès  ; 
car  j'ai  fini  la  troisième  partie  que  je  m'étais  propo- 
sée ,  à  savoir  en  quel  état  nous  avons  trouvé  cette 
vigne ,  ou  plutôt  ces  broussailles. 

Nous  sommes  arrivés  ici ,  comme  je  l'ai  dit ,  le 
22  de  mai  ;  il  n'y  a  pas  beaucoup  plus  de  sept  mois 
q7,.e  nous  y  sommes  :  cependant  nous  avons  déjà 
un  peu  travaillé  à  l'intérieur  et  au  dehors. 


-  96  — 

A  l'intérieur,  d'abord,  nous  avons  tâché  autant 
que  nous  avons  pu  de  nous  acquitter  de  tous  les  de 
voirs  du  ministère  pastoral.  Car  aussitôt  après  notre 
arrivée ,  le  prêtre  qui  était  ici  avant  nous ,  suivant 
le  désir  qu'il  avait  depuis  longtemps  ,  est  reparti  de 
son  plein  gré  pour  la  France. 

Les  dimanches  et  les  jours  de  fête,  nous  chantons 
la  grand'messe  et  les  vêpres,  nous  prêchons  et  quel- 
quefois nous  faisons  la  procession.  Les  enfants  de 
nos  Sauvages ,  quand  ils  sont  ici ,  nous  accompa- 
gnent en  portant  des  cierges  ou  quelques  autres 
objets  de  piété.  Ils  s'accoutument  ainsi  peu  à  peu 
à  nos  cérémonies.  La  procession  la  plus  solennelle 
a  été  celle  où  nous  avons  porté  le  très-Saint-Sacre- 
ment, le  jour  de  la  fête.  M.  de  Potrincourt  a  loué 
notre  zèle  sur  ce  point,  comme  dans  notre  soin 
d'orner  la  chapelle  autant  que  nous  le  permet  une 
si  grande  pauvreté. 

Comme  nous  avions  remarqué  que  ceux  qu'on 
avait  baptisés  n'avaient  guère  retiré  du  baptême 
qu'un  plus  grand  danger  pour  leur  salut  ,  nous 
n'avons  pas  voulu  pousser  indiscrètement  les  Sau- 
vages au  baptême,  ni  le  proposer  au  premier  venu , 
et  nous  continuons  à  le  refuser  aux  adultes  ,  avant 
qu'ils  aient  une  connaissance  suffisante  de  la  foi  et  - 
de  ses  devoirs.  Comme  nous  ignorons  encore  leur 
langue,  et  que  nous  n'avons  aucun  interprète  pour 


—  97  — 

exposer  nos  dogmes  sacrés  ou  pour  les  mettre  par 
écrit ,  notre  travail ,  quelque  grand  qu'il  ait  été ,  n'a 
pas  empêché  que  la  marche  de  l'Evangile  n'ait  été 
arrêtée  jusqu'ici ,  comme  celle  d'un  vaisseau  l'est 
par  des  bas-fonds  et  des  écueils. 

Nous  leur  demandons  leurs  enfansà  baptiser,  et, 
grâce  à  Dieu,  ils  commencent  à  nous  les  donner; 
nous  avons  baptisé  deux  garçons  et  une  fille  de  neuf 
ans.  Cette  petite  fille  dépérissait,  et  à  cause  de  la 
maladie,  et  faute  de  nourriture  et  de  soins.  Ce  peu- 
ple a  la  coutume  de  désespérer  facilement  des  ma- 
lades, et,  comme  nous  l'avons  vu ,  d'abandonner 
entièrement  ceux  qui  ne  donnent  plus  d'espérance. 
Nous  a\ons  donc  demandé  cette  pauvre  délaissée  à 
ses  parents  pour  lui  donner  le  baptême.  Ils  y  con- 
sentirent volontiers ,  non-seulement  pour  le  bap- 
tême ,  mais  pour  qu'on  en  fit  ce  qu'on  voudrait , 
«  puisqu'elle  était ,  disaient-ils ,  comme  un  chien 
«  mort.  »  Afin  de  leur  donner  une  idée  de  la  cha- 
rité chrétienne,  nous  l'avons  placée  dans  une  cabane 
séparée ,  nous  l'avons  nourrie ,  nous  en  avons  pris 
soin,  et,  après  l'avoir  instruite,  autant  que  le  permet- 
tait le  grand  danger  où  elle  était ,  nous  lui  avons 
donné  le  baptême.  Neuf  jours  après ,  nous  en  avons 
la  confiance,  elle  est  allée  au  ciel.  C'est  une  conso- 
lation pour  nous  de  penser  que  notre  travail  n'a  pas 

déplu  à  Dieu. 

L.  7 


—  98  — 

Un  autre  malade  donna  occasion  au  même  acte 
de  charité  ;  mais  le  résultat  fut  plus  heureux.  Il 
s'agissait  du  second  fils  de  ce  célèbre  sagamo , 
Membertou,  le  premier  des  Souriquois  admis  au 
baptême,  comme  nous  l'avons  dit.  J'allai  le  visiter 
et  je  le  trouvai  à  l'extrémité.  Je  vis  que,  selon  l'an- 
tique usage,  on  faisait,  à  ses  dépens,  tabagie,  c'est- 
à-dire  un  repas  solennel,  après  lequel,  au  lieu  de 
bénir  les  siens  comme  Jacob,  il  devait  faire  ses 
derniers  adieux,  puis  les  convives  auraient  poussé 
des  cris  et  fini  par  immoler  des  chiens  pour  célé- 
brer sa  mort. 

Par  mon  interprète,  je  m'élevai  fortement  contre 
ces  usages  païens  indignes  de  cœurs  déjà  chrétiens. 
Le  père  lui-même,  Membertou,  répondit  avec  dou- 
ceur que,  puisqu'ils  étaient  néophytes,  je  n'avais 
qu'à  commander  ce  qu'il  fallait  faire,  et  que  j'étais 
le  maître.  Je  déclarai  que  cette  immolation  des 
chiens  n'était  pas  permise;  et  que  cet  abandon  du 
moribond,  ces  danses,  ces  chants,  funestes  au  malade 
même,  qui  en  était  le  témoin,  ne  me  plaisaient  point. 

Cependant  je  permis  le  repas,  les  tendres  adieux, 
et  les  recommandations  au  malade.  Tous  répon- 
dirent que  cela  leur  suffisait  et  qu'ils  ne  feraient  pas 
autre  chose.  Au  reste,  je  les  invitai,  de  la  part  de 
M.  de  Potrincourt,  à  porter  le  patient  dans  sa  pro- 
pre demeure  (Il  en  était  alors  très-éloigné)  ;  et  je 


—  99  — 
leur  dis  que  nous  espérions  de  la  bonté  divine  que 
le  malade  recouvrerait  la  santé  pour  les  convaincre 
de  la  fausseté  et  de  l'impiété  des  prédictions  de  leurs 
Autmoins,  c'est-à-dire  de  leurs  sorciers. 

Ils  obéirent,  et  trois  jours  après,  ils  apportèrent  le 
mourant  à  l'habitation.  Qu'arriva-t-il  ?  Le  Seigneur 
fit  éclater  la  puissance  de  son  bras.  Le  malade  se 
rétablit,  et  aujourd'hui,  plein  de  santé,  il  raconte  les 
bienfaits  du  Seigneur. 

Frappé  de  cet  exemple,  le  vieux  Membertou, 
aussitôt  qu'il  sentit  les  atteintes  de  la  maladie  qui  le 
conduisit  au  tombeau,  demanda  de  lui-même  à 
être  porté  près  de  nous,  et  jusque  dans  notre  cabane, 
et  même,  si  on  peut  lui  donner  ce  nom ,  dans  le  lit 
d'un  de  nous  deux.  Pendant  cinq  jours  qu'il  y  resta 
couché,  nous  lui  avons  donné  tous  les  secours  de 
notre  ministère  et  ceux  que  réclamait  son  état. 

Le  sixième  jour,  sa  femme  arriva,  et  voyant  lui- 
même  qu'il  restait  à  peine,  dans  notre  étroite  de- 
meure, une  place  à  terre  pour  qu'un  de  nous  s'y 
reposât ,  il  alla  loger  ailleurs  de  son  propre  mouve- 
ment et  rendit  là  pieusement  son  âme  à  Dieu. 

Cet  homme ,  les  prémices  de  sa  nation ,  nous  a 
paru  éclairé  par  l'esprit  de  Dieu,  beaucoup  plus  que 
les  autres  ,  en  sorte  qu'il  avait  sur  notre  foi  plus  de 
connaissance  qu'il  ne  pouvait  en  avoir  acquis  par 
l'instruction  qu'on  lui  avait  donnée.  Aussi  répétait- 


—  100  — 
il  souvent  qu'il  désirait  ardemment  nous  voir  pos- 
séder bien  vite  sa  langue ,  et  qu'alors  il  deviendrait 
le  prédicateur  de  la  parole  et  de  la  loi  de  Dieu  pour 
sa  nation.  Il  avait  donné  ordre  de  l'enterrer  dans 
l'ancien  tombeau  de  ses  ancêtres,  qu'on  savait  morts 
dans  le  paganisme.  Je  blâmai  cette  mesure  dans  la 
crainte  que  les  français  ou  même  les  païens,  n'en 
tirassent  quelque  interprétation  défavorable  à  la  reli- 
gion. Il  répondit  qu'il  avait  donné  cet  ordre  avant 
de  se  faire  chrétien,  mais  qu'on  bénirait  sa  tombe, 
et  il  citait  des  exemples  semblables  déjà  arrivés.  Au 
contraire,  il  craignait  que  si  on  l'enterrait  dans  notre 
cimetière ,  les  siens  ne  voulussent  plus  approcher 
die  ce  lieu  et  ne  s'éloignassent  entièrement  de  nous. 
M.  deBiencourt,fils  de  M.  de  Potrincourt,  était  seul 
capable  de  me  servir  d'interprète;  nous  lui  objectâmes 
tout  ce  que  nous  pûmes.  Je  me  retirai  triste,  je  n'a- 
vais rien  gagné  en  disputant.  Cependant  je  ne  lui 
refusai  pas  l'Extrême-Onction,  à  laquelle  il  était  pré- 
paré. La  vertu  du  sacrement  triompha.  Le  lende- 
main, il  s'empressa  de  m'appeler,  ainsi  que  M.  de 
Biencourt ,  pour  m'apprendre  devant  tout  le  monde 
qu'il  avait  changé  d'idée,  et  qu'il  voulait  être  enterré 
avec  nous.  Puis  il  ordonna  aux  siens  de  ne  pas  s'é- 
loigner pour  cela  de  ce  lieu  ,  selon  leurs  anciens 
préjugés,  mais  au  contraire,  à  cause  de  la  sagesse 
des  chrétiens,  de  s'y  affectionner  davantage,  et  d'y 


—  101  — 
venir  souvent  offrir  de  ferventes  prières  pour  lui. 
Il  leur  recommanda  ensuite  instamment  la  paix  avec 
les  français.  Ensuite,  selon  un  pieux  usage,  il  bénit 
chacun  des  siens ,  tandis  que  je  lui  suggérais  moi- 
même  les  paroles  et  que  je  conduisais  sa  main.  Il 
expira  quelques  instants  après. 

On  eut  soin  ,  pour  l'exemple  ,  de  lui  faire  des  fu- 
nérailles très-solennelles.  Il  est  certain  que  depuis 
longtemps  aucun  Sagamo  n'a  eu  chez  ces  peuples 
autant  d'autorité  que  lui.  Il  faut  bien  plus  admirer 
encore  son  invincible  constance  ,  même  avant  sa 
conversion ,  à  ne  pas  vouloir  prendre  plusieurs 
femmes  en  même  temps. 

Voilà  ce  qui  s'est  passé  dans  l'habitation  :  sortons- 
en  maintenant. 

J'ai  visité,  avec  M.  de  Bien  court,  une  grande  partie 
du  pays,  c'est-à-dire,  tout  ce  que  les  anciens  appe- 
laient Norembergue,  et  je  suis  entré  dans  les  princi- 
paux fleuves.  Le  résultat  a  été  de  mieux  connaître  les 
choses  et  de  nous  faire  mieux  connaître.  Les  Sau- 
vages eux-mêmes,  qui  n'avaient  jamais  vu  aupara- 
vant ni  prêtres,  ni  cérémonies,  ont  commencé  à 
comprendre  quelque  chose  de  notre  religion.  En 
tout  lieu  et  aussi  souvent  qu'il  a  été  possible,  nous 
avons  offert  au  Dieu  tout-puissant  la  victime  d'un 
prix  infini ,  afin  que,  placé  sur  l'autel  comme  sur 
son  trône,  ce    Sauveur  des   hommes  commençât 


—  102  — 

à  rentrer  dans  ses  droits  sur  ce  sol,  et  que  les  tyrans 
infernaux  fussent  effrayés  et  expulsés  de  ces  terres 
usurpées.  Les  Sauvages  y  ont  assisté  fréquemment, 
et  toujours  dans  un  profond  silence  et  avec  un 
grand  respect. 

Je  visitais  ensuite  leurs  petites  cabanes  ;  je  priais, 
je  bénissais  les  malades ,  je  distribuais  de  petites 
croix  de  cuivre  ou  des  médailles  ;  je  les  suspendais 
à  leur  cou  et  je  leur  parlais  de  religion  comme  je  pou- 
vais. Ils  recevaient  tout  très-volontiers  ;  je  leur  ap- 
prenais à  faire  le  signe  de  la  croix  ,  et  presque  tous 
les  enfants  me  suivaient  longtemps,  pour  le  leur  faire 
répéter.  Il  est  arrivé  une  fois  que,  deux  jours  après 
avoir  visité  un  malade,  qui  était  presque  mourant, 
je  le  retrouvai  entièrement  remis  et  plein  de  joie,  se 
félicitant  d'avoir  une  croix  et  me  remerciant  de  la 
tète  et  de  la  main  ,  en  sorte  que  j'ai  grande  raison 
de  croire  que ,  non-seulement  il  a  éprouvé  la  vertu 
de  la  croix,  mais  qu'il  l'a  reconnue. 

Quand  nous  pouvions,  comme  il  arrivait  souvent, 
rencontrer  des  vaisseaux  français,  nous  donnions 
aux  matelots  des  avis  salutaires,  selon  le  temps  et 
les  lieux,  et  nous  entendions  quelquefois  leurs  con- 
fessions. Par  là,  grâce  à  Dieu,  nous  avons  pu  leur 
procurer  des  secours  spirituels,  et  d'autres  fois  nous 
en  avons  arraché  à  des  périls  certains  et  même  à  la 
mort.  Nous  avons  réconcilié  avec  le  Gouverneur 


—  103  — 
un  jeune  homme  distingué  par  son  courage  et 
quelques  belles  qualités.  Comme  il  avait  des 
raisons  de  redouter  un  châtiment  bien  mérité, 
il  s'était  enfui  et  errait  depuis  un  an  avec  les  Sau- 
vages ,  vivant  et  s'habillant  comme  eux.  On  soup- 
çonnait même  quelque  chose  de  pire.  Grâce  à  Dieu, 
je  le  rencontrai.  Sur  mes  instances,  il  se  confia  à 
moi.  Je  le  conduisis  à  M.  de  Potrincourt ,  et  il  n'eut 
pas  à  regretter  d'avoir  suivi  mes  conseils.  La  récon- 
ciliation eut  lieu  à  la  grande  joie  de  tout  le  monde, 
et  le  lendemain,  ce  jeunehomme,  avant  d'approcher 
de  la  sainte  Table,  demanda  de  lui-même  pardon 
aux  assistants  du  scandale  qu'il  avait  donné. 

De  même  que  les  navigateurs  n'ont  pas  besoin  de 
raconter  qu'ils  ont  couru  bien  des  dangers,  il  serait 
aussi  inutile  de  dire  que  ceux  qui  sont  restés  ici  ont 
eu  beaucoup  à  souffrir.  Nous  ne  nous  plaignons  pas 
de  ne  boire  que  de  l'eau;  mais,  depuis  plus  de  six 
semaines,  le  pain  a  commencé  à  manquer,  au  point 
qu'on  distribue  maintenant  pour  une  semaine  ce 
que  l'on  recevait  autrefois  pour  un  jour.  Nous  atten- 
dons un  vaisseau  qui  doit  nous  ravitailler.  Nous 
sommes  tombés,  l'un  et  l'autre,  grièvement  malades, 
mais  le  Seigneur  nous  a  soutenus.  La  maladie  n'a 
pas  été  longue ,  et  quand  l'un  était  au  lit,  l'autre 
pouvait  travailler.  Nous  expérimentons  tout  ce  qu'il 
y  a  de  pénible  à  tout  faire  soi-même.  Il  nous  faut 


—  104  — 

nous  fournir  de  bois  et  d'eau  ,  faire  nous-même 
notre  cuisine,  laver  et  raccommoder  nos  vêtements 
réparer  notre  petite  cabane ,  pourvoir  nécessaire- 
ment à  tous  les  autres  besoins  de  la  vie. 

C'est  ainsi  que  les  jours  et  les  nuits  s'écoulent 
tristement.  Ce  qui  nous  console  et  nous  soutient, 
c'est  l'espérance  que  Dieu ,  qui  ranime  les  cœurs 
abattus,  viendra  bientôt,  dans  sa  miséricorde,  au  se- 
cours de  notre  misère,  bien  que  certainement,  quand 
nous  considérons  le  manque  de  ressources,  la  stéri- 
lité du  sol,  et  les  habitudes  de  ces  peuples,  les  dif- 
ficultés de  l'entreprise  et  de  la  fondation  de  cette 
colonie ,  les  mille  dangers  et  obstacles  qu'offrent  la 
mer  et  les  hommes ,  il  nous  semble  que  ce  que  nous 
tentons  est  un  songe,  ou  une  idée  à  la  Platon.  Je 
pourrais  le  prouver  en  détail,  si  ce  n'était  pour  dire 
avec  les  espions  hébreux ,  en  consultant  les  forces 
humaines  moins  que  le  secours  de  Dieu  ,  et  notre 
lâcheté  autant  que  la  vérité  :  Cette  terre  dévore  ses 
habitants;  nous  sommes  des  sauterelles,  tandis  que 
nous  trouvons  ici  des  monstres  de  la  race  des 
géants. 

Mais  quels  que  soient  ces  géants ,  il  triomphera 
avec  sa  fronde  et  sa  pierre,  ce  David  qui  foule 
aux  pieds  la  terre  dans  sa  fureur,  et  fait  trembler 
les  nations  irritées,  ce  Jésus,  Sauveur  des  hommes, 
qui  les  comble  de  biens ,  et  les  conduit  à  la  perfec- 


—  105  — 
tion,  quelle  que  soit  leur  infirmité;  c'est  lui,  oui,  c'est 
lui  ,  nous  l'espérons,  qui  réalisera,  comme  l'aurore 
de  sa  bonté  et  de  sa  puissance ,  cette  prophétie 
d'Isaïe  :  Que  la  solitude  se  réjouisse  ,  et  quelle 
fleurisse  comme  le  lys  ,  de  même  que,  par  sa  sa- 
gesse et  par  sa  force  il  a  fait  tout  ce  que  nous  voyons, 
c'est-à-dire  il  a  soumis  par  l'humilité  de  sa  croix  , 
les  empires  les  plus  florissants  où  brillaient  tous  les 
genres  de  puissance  et  de  gloire.  Ainsi-soit-il  !  et 
que  ce  vœu  que  nous  formons  soit  secondé  par  l'in- 
tercession de  tous  les  Élus ,  et  surtout  par  la  Reine 
du  ciel  et  par  l'Église  entière ,  mais  en  particulier 
par  cette  portion  d'Église  que  Votre  Paternité  gou- 
verne depuis  longtemps  par  la  volonté  de  Dieu. 
Je  demande  instamment  que  notre  Compagnie  ap- 
puie ce  désir,  et  je  prie  Votre  Paternité  de  nous  aider 
par  tous  les  moyens  ,  et  de  vouloir  bien  nous  accor- 
der dans  ce  but  sa  très-sainte  bénédiction, 

de  Votre  Paternité , 
Le  fils  et  serviteur  indigne, 

Pierre  BIARD  ,  S.  J. 

De  Port-Royal,  dans  la  Nouvelle-France  , 
le  dernier  jour  de  janvier,  1612. 


VII 


LETTRE   DU  P.  PIERRE  BIARD  ,  AU  T.   R.   P.   CLAUDE  AQUA- 
V1VA,  GÉNÉRAL  DE  LA   COMPAGNIE  DE  JÉSUS.    (Traduite 

sur  V original  latin,  conservé  aux  archives  du  Jésus, 
à  Rome.) 

Amiens,  26  mai  1614. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

Puisque,  par  un  bienfait  signalé  de  Dieu,  et  grâce 
aux  prières  de  Votre  Paternité,  nous  venons  d'échap- 
per tout  récemment  à  des  dangers  multipliés  et 
très-graves ,  le  sentiment  et  le  devoir  m'obligent 
aujourd'hui  de  me  jeter,  comme  je  puis,  aux  pieds 
de  Votre  Paternité,  avec  une  vive  reconnaissance  et 
de  grand  cœur,  pour  lui  présenter  mes  hommages 
et  lui  témoigner  mon  affection .  Je  dois  en  effet  me 
regarder  comme  choisi  sans  doute  par  le  Seigneur , 
et  pour  faire  pénitence  et  pour  montrer  le  triomphe 
de  la  grâce,  tant  sont  graves  les  dangers  dont  je  me 
vois  maintenant  délivré,  à  ma  grande  surprise  ;  mais 
ce  n'est  peut-être  pas  le  moment  de  raconter  tous 
ces  événements  en  détail,  et  je  pense  que  Votre 
Paternité  a  déjà  dû  apprendre  bien  des  choses  par 


—  107  — 

le  P.  Ennemond  Masse;  laissant  le  reste  de  côté,  je 
veux  me  contenter  de  vous  dire  aujourd'hui  com- 
ment, après  notre  prise  par  les  anglais,  dans  la 
Nouvelle-France,  nous  avons  été  traînés  dans  diffé- 
rents lieux,  et  enfin  rendus  à  notre  patrie.  L'année 
dernière,  1613,  nous  étions  en  tout,  comme  lésait 
Votre  Paternité,  quatre  ■  membres  de  la  Compagnie 
dans  la  Nouvelle-France .  A  cette  époque,  nous  jetions 
enfin  dans  un  lieu  convenable  les  fondements  d'une 
nouvelle  habitation  et  d'une  nouvelle  colonie. 

Voilà  que  tout  à  coup,  je  ne  sais  par  quel  cas  fortuit 
(car  certainement  ce  n'était  pas  un  plan  prémédité)  , 
les  anglais  de  la  Virginie  se  jettent  sur  notre  rivage, 
s'emparent  de  notre  vaisseau  avec  une  grande 
fureur,  pendant  que  presque  tous  nos  défenseurs 
étaient  occupés  à  terre.  Après  quelque  résistance, 
on  fut  contraint  de  se  rendre;  deux  français  furent 
tués  dans  le  combat  et  quatre  blessés,  sans  compter 
notre  frère  Gilbert  du  Thet,  qui  reçut  une  blessure 
mortelle..  Il  mourut  pieusement  dans  mes  bras  le 
lendemain 

Quand  le  navire  fut  pris  et  tout  le  reste  pillé ,  on 
nous  fit  une  grande  grâce,  à  nous  prêtres  et  jésuites, 
en  ne  nous  donnant  pas  la  mort.  Au  reste,  la  vie 
était,  dans  une  pareille  situation,  quelque  chose  de 

*  Les  PP.  Biard ,  Masse ,  Quentin  et  le  Frère  du  Thet. 


—  108  — 

plus  cruel  que  toute  espèce  de  mort.  Dépouillés  et 
manquant  de  tout,  qu'aurions-nous  pu  faire  dans 
ces  lieux  complètement  déserts  et  incultes  ?  Les 
Sauvages,  il  est  vrai,  venaient  nous  trouver  en  secret 
et  la  nuit.  Us  gémissaient  sur  notre  malheur  et  nous 
promettaient  d'un  grand  cœur  et  avec  sincérité  de 
faire  pour  nous  tout  ce  qu'ils  pourraient  ;  mais  tel 
était  l'état  des  lieux  et  des  choses,  que  nous  ne 
voyions  partout  que  la  mort,  ou  une  misère  pire  que 
la  mort.  Nous  étions  trente  personnes  dans  les 
mêmes  angoisses.  Ce  qui  rendait  nos  anglais  moins 
cruels,  c'est  qu'une  de  nos  barques,  trompant  leur 
vigilance,  s'était  échappée.  Us  se  voyaient  contraints 
de  nous  épargner  parce  qu'ils  savaient  bien  qu'il  y 
avait  là  des  témoins,  qui  déposeraient  contre  la 
violence  qu'ils  nous  avaient  faite.  Us  craignaient  la 
peine  du  talion  et  la  vengeance  que  tirerait  notre 
Roi.  Us  nous  dirent  enfin  (belle  faveur  vraiment!) 
que  pour  nous  trente,  qui  restions,  ils  laisseraient 
à  notre  disposition  une  barque,  avec  laquelle  nous 
pourrions  suivre  les  côtes  et  tâcher  de  trouver  quel- 
que navire  français,  pour  nous  ramener  dans  notre 
patrie.  On  leur  démontra  que  cette  barque  ne  pou- 
vait pas  recevoir  plus  de  15  personnes;  mais  ils  ne 
voulurent  rien  accorder  de  plus ,  pas  même  un  de 
nos  propres  bâtiments. 

Il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre.  Dans  cette 


—  109  — 

perplexité ,  chacun  pourvut  comme  il  put  à  son 
salut.  Le  P.  Ennemond  Masse  monta  avec  quatorze 
autres  dans  la  barque  dont  nous  avons  parlé,  et 
Dieu  Ta  protégé,  comme  Votre  Paternité  le  sait 
déjà. 

J'allai  trouver  le  commandant  anglais;  j'obtins 
pour  moi  et  le  P.  Jacques1  Quentin,  mon  compa- 
gnon, ainsi  que  pour  Jean  Dixon,  qui  avait  été  admis 
dans  la  Compagnie,  et  pour  un  domestique,  que 
nous  serions  transportés  dans  quelque  île  voisine, 
où  les  anglais  ont  coutume  de  faire  la  pêche ,  et 
que  nous  serions  recommandés  à  ces  pêcheurs  afin 
qu'ils  nous  transportassent  en  Angleterre,  d'où  nous 
rentrerions  facilement  en  France.  J'obtins  cela , 
dis-je,  en  parole,  mais  on  n'y  fut  pas  fidèle.  En  effet, 
nous  et  les  autres  français  qui  restaient,  au  nombre 
de  quinze  ,  nous  fûmes  conduits  droit  en  Virginie, 
à  près  de  250  lieues  du  poste,  où  nous  avions  été  pris. 
Ici,  nouveau  danger.  Le  gouverneur  de  ce  fort  vou- 
lait nous  pendre  tous,  mais  surtout  les  Jésuites.  Le 
capitaine,  qui  nous  avait  pris,  s'y  opposa,  objectant 
la  parole  donnée.  Cette  parole  donnée  ou  la  crainte 
du  Roi  l'emporta  enfin. 

Ce  capitaine   fut    ensuite    chargé    de   retourner 

1  On  a  quelquefois  confondu  ce  Père  Jacques  Quentin,  avec  Claude 
Qucrûin,  que  nous  trouvons  porté  sur  le  Catalogue  de  1625,  comme 
étudiant  en  théologie  à  la  Flèche. 


—  110  — 

dans  la  partie  de  la  Nouvelle-France  où  il  nous  avait 
dépouillé,  de  détruire  tous  les  vaisseaux  français 
qu'il, trouverait,  et  d'incendier  toutes  les  construc- 
tions et  toutes  les  maisons.  En  effet,  les  français 
avaient  encore  là  deux  habitations,  celle  de  Sainte- 
Croix  et  celle  de  Port-Royal  où  j'avais  demeuré 
deux  ans.  On  équipa  trois  navires  pour  cette  expé- 
dition. Deux  d'entre  eux  avaient  été  pris  sur  nous; 
le  troisième,  plus  grand  et  armé  en  guerre,  était  celui 
qui  nous  avait  fait  prisonniers. 

On  ne  nous  laissa  monter  sur  ces  vaisseaux  qu'au 
nombre  de  huit  français,  dans  le  dessein  de  profiter 
de  la  première  occasion  qui  se  rencontrerait ,  pour 
nous  renvoyer  dans  notre  patrie. 

Ces  navires  se  dirigèrent  d'abord  vers  le  lieu  où 
nous  avions  été  pris,  et  les  anglais  brisèrent  les 
croix  que  nous  avions  élevées  ;  mais  le  châtiment 
ne  tarda  pas  :  avant  notre  départ  un  d'eux ,  con- 
vaincu de  je  ne  sais  quel  crime ,  fut  pendu  dans  le 
même  endroit.  Une  croix  vengea  les  croix.  Nous 
trouvâmes  aussi  là  de  nouveaux  dangers.  Les  an- 
glais, comme  j'ai  dit  plus  haut,  voulaient  aller  à 
l'habitation  de  Sainte-Croix ,  quoiqu'il  ne  s'y  trou- 
vât alors  personne  ;  mais  on  y  avait  laissé  une  pro- 
vision de  sel.  J'étais  le  seul  à  connaître  la  route , 
et  les  anglais  savaient  que  j'y  avais  demeuré  autre- 
fois. Ils  me  demandent  de  les  y  conduire.  Je  fais  tout 


— 111  — 

ce  que  je  puis  pour  trouver  des  prétextes  et  me 
débarrasser  de  ces  instances.  Mais  je  ne  gagnai  rien. 
Voyant  clairement  que  je  ne  voulais  pas  les  con- 
duire, le  capitaine  entra  alors  dans  une  grande 
colère ,  et  le  danger  devenait  pour  moi  plus  immi- 
nent ,  quand  tout  à  coup  ils  trouvèrent  ce  lieu,  sans 
moi.  Ils  le  pillèrent  et  réduisirent  tout  en  cendres. 
De  plus,  ils  parvinrent  dans  cette  occasion  à  se  saisir 
d'un  Sauvage  qui  les  conduisit  à  Port-Royal.  Si  cet 
incident  me  délivra  d'un  grand  danger,  il  me  jeta 
aussi  dans  un  autre  plus  grand  encore.  En  effet  , 
après  le  pillage  et  l'incendie  de  Port-Royal ,  qu'ils 
trouvèrent,  je  ne  sais  pourquoi,  abandonné  parles 
français,  un  de  ceux-là  mêmes  qui  avaient  quitté 
ce  poste,  porta  contre  moi  une  accusation.  Tl  dit 
que  j'étais  un  vrai  et  pur  espagnol,  et  qu'à  cause 
de  quelques  crimes  que  j'avais  commis  en  France, 
je  n'osais  pas  y  retourner.  Le  capitaine,  déjà  hostile  , 
saisit  ce  nouveau  prétexte  pour  sévir,  et  demanda  à 
ses  compagnons  ce  qu'ils  en  pensaient.  — Ne  leur 
semblait-il  pas  juste  de  me  jeter  sur  le  rivage  et  de 
m'y  abandonner?  L'opinion  du  plus  grand  nombre 
l'emporta  ;  ils  voulaient  que  je  fusse  ramené  en  Vir- 
ginie ,  et  que  là ,  en  bonne  forme  et  selon  la  loi ,  je 
fusse  restitué  au  gibet,  auquel  j'avais  échappé. 
Me  voilà  donc  sauvé  pour  le  moment  ;  nous  reprî- 


—  112  — 
mes  incontinent  la  route  de  la  Virginie  ;  mais  deux 
jours  après  nous  fûmes  assaillis  par  une  si  terrible 
tempête,  que  nos  vaisseaux  furent  dispersés.  Nous 
ignorons  ce  que  sont  devenus  les  autres. 

Après  avoir  résisté  à  la  tempête  pendant  trois 
semaines,  le  capitaine  de  notre  navire,  voyant  que 
beaucoup  de  choses  lui  manquaient,  mais  surtout 
l'eau ,  et  qu'il  n'y  avait  pas  d'espérance  d'atteindre 
avant  longtemps  la  Virginie  ,  se  décida  à  se  réfugier 
aux  îles  portugaises,  appelées  Açores. 

Ce  parti  une  fois  pris,  moi  ,  qui  me  croyais 
échappé  à  la  corde  qu'on  me  préparait ,  je  tombai 
de  nouveau  dans  un  plus  grand  péril ,  et  beaucoup 
plus  grand,  puisque  j'avais  ici  des  compagnons  qui 
le  partageaient. 

En  effet  les  anglais,  en  approchant  de  ces  îles, 
se  mirent  à  faire  réflexion  qu'ils  étaient  perdus,  si 
on  nous  découvrait ,  nous,  prêtres  et  jésuites  ;  que 
nous  serions  mis  en  liberté  par  les  catholiques  por- 
tugais ,  et  qu'eux  ,  au  contraire  ,  seraient  punis 
comme  pirates  et  persécuteurs  des  prêtres. 

Ce  souci  nous  inquiétait  fort.  Qu'allaient-ils  faire  ? 
Nous  jetteraient-ils  à  l'eau  ?  suffirait-il  de  nous 
cacher  ?  au  milieu  de  ces  angoisses  et  de  ces  hésita- 
tions, le  capitaine  m'appela  et  m'exposa  l'affaire.  Je 
lui  répondis  que  ,  pour  moi ,  le  plus  grand  malheur 


—  113  — 

de  ma  mort,  c'était  d'être  pour  d'autres  l'occasion 
d'un  crime  :  je  lui  promis  que,  s'il  voulait  nous  ca- 
cher, je  seconderais  franchement  son  projet. 

Quelle  pensée  le  Seigneur  lui  inspira-t-il  pour  lui 
donner  confiance  dans  mes  paroles  ?  Je  J'ignore  vrai- 
ment; mais  ce  que  je  sais  c'est  que  s'il  eût  prévu  les 
dangers  qu'il  eut  à  courir  ensuite,  il  ne  m'aurait  pas 
écouté. 

Il  nous  cache  donc  à  fond  de  cale.  Pendant  trois 
semaines,  nous  n'avons  pas  vu  le  jour  ;  mais  dans  le 
port  de  l'île  de  Fayal  il  survint  tant  de  difficultés,  et 
le  navire  fut  si  souvent  visité ,  qu'il  est  étonnant 
que  nous  n'ayons  pas  été  découverts  :  le  Seigneur 
l'a  permis  pour  glorifier  davantage  notre  Compagnie 
Les  anglais  eux-mêmes  virent  clairement  que  si  nous 
eussions  voulu  nous  découvrir  et  les  dénoncer , 
nous  en  avions  eu  fréquemment  l'occasion.  Ils  firent 
souvent  ensuite  en  Angleterre ,  et  même  devant 
leurs  ministres ,  l'éloge  de  notre  fidélité  à  notre  pa- 
role ,  au  grand  étonnement  des  ennemis  de  la  foi. 

Echappés  à  ces  périls  ,  les  anglais  se  décidèrent  à 
aller  en  Angleterre  plutôt  qu'en  Virginie,  qui  était 
beaucoup  plus  éloignée.  Ils  manquaient  des  choses 
les  plus  nécessaires  pour  ce  voyage. 

Nous  nous  dirigeons  donc  vers  l'Angleterre.  La 
traversée  fut  longue  et  fâcheuse.  Les  brouillards  et 
l'obscurité  nous  firent  dévier  du  droit  chemin  ,  et 
L.  8 


—  114  — 
nous  fumes  jetés  dans  le  pays  de  Galles ,  non  loin 
de  l'Irlande.  Notre  capitaine  étant  descendu  à  terre 
dans  la  ville  de  Pembrock  ,  afin  de  se  procurer  des 
vivres,  certains  indices  le  firent  prendre  pour  un 
pirate,  et  il  fut  jeté  en  prison  :  pour  se  justifier, 
il  protesta  qu'il  n'était  pas  pirate ,  et  en  témoi- 
gnage de  son  innocence,  il  en  appela  aux  deux 
jésuites  qu'il  avait  sur  son  navire,  disant  que  si 
on  voulait  les  interroger,  ils  feraient  connaître  la 
vérité.  Quelle  bonté  delà  divine  Providence  !  nous 
étions  au  milieu  de  l'hiver,  et  tout  nous  manquait 
sur  le  vaisseau.  Si  nous  n'eussions  pas  reçu  quelques 
secours,  nous  périssions  de  froid  et  de  misère. 
Qu'arriva  t-il ?  on  fit  venir  aussitôt  les  jésuites,  et 
on  les  conduisit  en  ville,  au  grand  étonnement  de 
tout  le  monde.  Nous  sommes  interrogés  comme 
témoins;  nous  déposons  ce  que  nous  savions,  c'est- 
à-dire  que  le  capitaine  était  un  officier  du  Roi ,  et 
non  un  pirate ,  et  que  sa  conduite  à  notre  égard 
était  un  acte  d'obéissance  et  non  un  effet  de  sa  vo- 
lonté. 

Notre  capitaine  fut  ainsi  rendu  à  la  liberté ,  et 
nous  avec  lui.  On  nous  retint  avec  beaucoup  d'é- 
gards dans  la  ville;  jusqu'à  l'arrivée  de  la  réponse 
de  Londres.  Elle  se  fit  longtemps  attendre;  pendant 
ce  temps-là,  nous  avons  eu  souvent  des  contro- 
verses avec  les  Ministres  ,  mais  plus  souvent  encore 


—  115  — 

avec  les  simples  protestants.  Tout  le  monde  avait  la 
liberté  de  venir  nous  voir,  quoique  nous  ne  pus- 
sions pas  sortir  de  la  maison.  Pour  tout  le  reste  , 
nous  étions  très-bien  traités,  comme  j'ai  dit. 

Nous  recevons  enfin  Tordre  de  nous  embarquer 
pour  Londres.  Ce  fut  un  long  voyage,  et  il  survint 
des  retards  très-ennuyeux.  Pour  ne  pas  énumérer 
tous  ces  détails ,  qu'il  me  suffise  de  dire  que  le  roi 
d'Angleterre  nous  fit  conduire  dans  la  ville  de 
Douvres ,  et  nous  fit  passer  de  là  à  Calais ,  en 
France.  Le  gouverneur  de  la  ville  de  Calais  et  le 
doyen  nous  reçurent  avec  bonté  ,  et  nous  retin- 
rent trois  jours  pour  nous  remettre.  Nous  avons 
ensuite  gagné  Amiens ,  où  nous  sommes  mainte- 
nant. 

Nous  avons  été  prisonniers  pendant  neuf  mois  et 
demi,  toujours  dans  le  navire,  à  l'exception,  comme 
j'ai  dit,  des  jours  que  nous  avons  passés  à  Pembrock. 
Pendant  trois  mois,  nous  ne  recevions  par  jour 
qu'environ  deux  onces  de  pain ,  et  un  peu  de  pois- 
son salé  et  d'eau  presque  toujours  saumâtre.  Aussi 
sommes-nous  surpris  que  nous  ne  soyons  pas  tom- 
bés malades,  tandis  que  la  plupart  des  anglais  l'ont 
été  ;  quelques-uns  même  ont  succombé.  Assurément 
le  Seigneur  nous  a  gardés  ,  grâce  aux  prières  de 
Votre  Paternité  et  à  celles  de  toute  notre  Compagnie. 
Fasse  le  ciel  dans  sa  bonté  que  tout  cela  tourne  à  sa 


—  116  — 
plus  grande  gloire,  à  l'amendement  de  ma  vie  et  à 
mon  silut  !  Je  l'espère,  à  l'aide  des  prières  et  de  la 
bénédiction  de  Votre  Paternité  que  je  sollicite  à  ge- 
noux très-humblement,  et  avec  toute  l'ardeur  dont 
je  suis  capable. 

Que  le  Seigneur  Jésus  protège  toujours  Votre 
Paternité ,  et  daigne  la  combler  de  ses  grâces  ,  mon 
très-Révérend  et  très-bon  Père. 

de  Votre  Paternité , 
Le  fils  obéissant  et  le  serviteur  indigne , 
Pierre  BIARD. 

Amiens  ,  le  26  mai  1614. 


VIII. 

LETTRE  DU  P.  CHARLES  LALLEMANT  ,  SUPÉRIEUR  DE  LA 
MISSION  DU  CANADA,  AU  T.  R.  P.  MUTIO  VITELLESCHI , 
GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS  A  ROME.  (Traduite 

sur  l'original  latin,  conservé  aux  archives  du  Jésus , 
à  Rome.) 

De  la  Nouvelle-France,  1<*  août  1626. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

Que  Votre  Paternité  ne  soit  pas  étonnée  si  vous 
n'avez  pas  reçu  de  lettres  de  nous  depuis  les  der- 
nières ,  c'est-à-dire  depuis  un  an  ;  nous  sommes 
si  éloignés  de  la  mer,  que  nous  ne  sommes  visités 
par  les  vaisseaux  français  qu'une  fois  chaque  année, 
et  seulement  par  ceux  qui  en  ont  le  droit;  car  cette 
navigation  est  interdite  aux  autres.  Ce  qui  fait  que 
si  par  hasard  ces  vaisseaux  marchands  périssaient, 
ou  s'ils  étaient  pris  par  les  pirates ,  nous  ne  pour- 
rions compter  que  sur  la  Providence  de  Dieu  pour 
pouvoir  nous  nourrir.  En  effet  nous  n'avons  rien  à 
attendre  des  Sauvages  qui  ont  à  peine  le  strict  néces- 
saire; mais  celui  quia  pourvu  jusqu'à  présent  aux 


—  118  — 
besoins  des  français  qui  sont  ici  depuis  tant  d'an- 
nées, ne  cherchant  cependant  qu'un  gain  temporel, 
n'abandonnera  pas  ceux  qui  ne  s'occupent  que  de  la 
gloire  de  Dieu  et  du  salut  des  âmes.  Nous  ne  nous 
sommes  guère  occupés  cette  année  qu'à  l'étude  de 
la  langue  des  Sauvages,  à  l'exception  d'un  ou  deux 
mois  employés  à  cultiver  la  terre  afin  de  pouvoir  en 
retirer  notre  subsistance. 

Le  P.  Jean  de  Brebeuf,  homme  tout  à  la  fois  pieux, 
prudent  et  robuste,  a  passé  avec  les  Sauvages  la  rude 
saison  d'hiver,  et  il  a  pris  une  très-grande  connais- 
sance de  leur  langue.  Pendant  ce  temps-là,  à  l'aide 
des  interprètes,  malgré  leur  répugnance  à  faire 
connaître  cette  langue,  nous  avons  pu,  contre 
l'attente  de  tout  le  monde,  obtenir  tout  ce  que  nous 
pouvions  espérer ,  et  encore  ne  s'agit-il  que  des 
éléments  de  deux  langues;  or,  il  y  en  a  beaucoup 
d'autres.  Autant  de  nations,  autant  de"  langues;  et 
ce  sol  très-étendu  en  long  et  en  large  est  habité  par 
cinquante  nations,  au  moins.  Vaste  champ  !  où  notre 
zèle  trouvera  à  s'exercer.  «  La  moisson  est  abon- 
dante ,  et  le  nombre  des  ouvriers  est  petit  »  ;  mais 
les  Nôtres  sont  disposés,  avec  la  grâce  de  Dieu ,  à  ne  se 
laisser  effrayer  par  aucune  difficulté,  quoiqu'il  n'y 
ait  pas  encore  grande  espérance  de  succès ,  telle- 
ment les  naturels  sont  grossiers  et  se  rapprochent 
de  la  brute. 


—  119  — 

Certainement  une  seule  chose  nous  console,  c'est 
que  ,  dans  la  distribution  de  ses  récompenses,  Dieu, 
très-bon  et  très-grand ,  a  moins  d'égard  au  succès 
qu'à  la  bonne  volonté  et  aux  efforts.  Pourvu  quenos 
désirs  tels  quels  lui  soient  agréables,  nous  n'avons 
pas  à  craindre  que  notre  peine  soit  perdue.  Quant 
à  nos  rapports  avec  les  Sauvages  ,  nous  n'avons 
donc  pas  fait  autre  chose  cette  année  que  d'acqué- 
rir la  connaissance  des  lieux  ,  des  personnes  et  de 
l'idiome  de  deux  nations;  mais  pour  nos  français  qui 
ne  sont  ici  qu'au  nombre  de  quarante-trois,  nous  ne 
nous  sommes  pas  épargnés.  Nous  avons  entendu 
leurs  confessions  générales, après  avoir  fait  une  exhor- 
tation sur  la  nécessité  de  la  confession .  Tous  les  mois, 
en  outre ,  nous  leur  donnons  deux  sermons.  Dieu 
aidant  et  bénissant  cette  entreprise,  comme  il  l'a 
fait  jusqu'à  présent ,  nous  aurons  quelque  chose  de 
plus  l'année  prochaine. 

Tous  les  Nôtres  ,  grâce  à  Dieu  ,  se  portent  bien. 
A  peine  y  en  a-t-il  un  qui  ne  se  couche  tout  ha- 
billé. Ce  qui  nous  reste  de  temps  après  les  exerci- 
ces spirituels  ou  les  œuvres  apostoliques  ,  nous 
l'employons  tout  entier  à  cultiver  la  terre. 

Leur  progrès  dans  la  vertu  eût  été  plus  consolant 
s'ils  eussent  eu  un  meilleur  supérieur  que  moi; 
Votre  Paternité  peut  facilement  y  apporter  remède. 
Je  m'entends  bien  mieux  à  obéir  qu'à  commander. 


—  120  — 

J'espère  qu'elle  m'accordera  cette  grâce,  que  je  lui 
demande  humblement.  Ce  faisant ,  les  Nôtres  lui 
devront  leur  avancement  spirituel. 

On  nous  a  envoyé  de  France,  cette  année,  des 
ouvriers  pour  construire  la  première  résidence  de 
la  Compagnie,  ce  que  nous  avions  regardé  comme 
absolument  nécessaire  à  cause  des  françaisjqui  habi- 
tuellement se  fixent  ici.  On  en  établira  plus  tard  chez 
les  nations  qui  donnent  le  plus  d'espérance  et  qui 
ont  des  habitations  fixes.  Nous  devons  sous  peu  leur 
envoyer  un  des  Nôtres,  ou  plutôt  deux ,  le  P.  Jean 
de  Brébeuf  et  le  P.  Anne  de  Noue..  Si  leur  mission 
réussit,  elle  ouvrira  un  vaste  champ  à  l'Evangile. 
Ils  voyageront  dans  les  canots  des  Sauvages  ;  car 
on  ne  peut  pas  employer  d'autres  marins. 

Je  renvoie  en  France  le  P.  Philibert  Noyrot,  pour 
s'occuper  des  intérêts  de  notre  mission.  J'espère 
que  Votre  Paternité  lui  prêtera  son  appui  auprès  des 
personnes  qui  veulent  bien  protéger  nos  travaux.  Il 
sera  nécessaire  même  auprès  de  nos  Pères  de  Paris, 
qui  semblent  ne  pas  comprendre  les  besoins  et 
l'avenir  de  notre  mission.  Sile  défunt  Père  Coton,  de 
pieuse  mémoire,  ne  nous  eût  pas  été  favorable,  notre 
œuvre  était  comme  impossible.  Comme  le  P.  Noyrot 
doit  revenir  au  commencement  du  printemps,  il  fau- 
dra nécessairement ,  si  Votre  Paternité  l'approuve , 
qu'il  y  ait  à  Paris  ou  à  Rouen  un  des  Nôtres  chargé 


—  121  — 
de  le  remplacer,  de  prendre  soin  de  nos  affaires,  de 
nous  envoyer  chaque  année  les  objets  de  première 
nécessité  et  de  recevoir  nos  lettres. 

Nous  restons  donc  ici  au  nombre  de  sept.  Quatre 
Pères  ,  le  P.  Ennemond  Masse,  admoniteur  et  con- 
fesseur ;  le  P.  Jean  de  Brébeuf  ;  le  P.  Anne  de  Noue 
et  moi  ;  trois  frères  coadjutenrs,  Gilbert  Burel,  Jean 
Goffestre  et  François  Charreton  :  tous,  Dieu  merci, 
bien  disposés  à  travailler  généreusement: 

Tous  se  recommandent  aux  saints  sacrifices  de 
Votre  Paternité. 

De  Votre  Paternité, 

le  très-humble  fils , 

Charles  LALLEMANT. 


IX. 


LETTRE  DU  P.  PAUL  LE  JEUNE  ,  AU  R.  P.  PROVINCIAL  DE 

France  a  paris.  (Copiée  sur   l'autographe  conservé 
aux  archives  du  Jésus  à  Rome.) 

Québec,  1634. 

Mon  Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

Les  larmes  qui  me  tombent  des  yeux  à  la  veuë 
des  lettres  de  V.  R.  arrestent  ma  plume;  je  suis  dur 
comme  bronze,  et  cependant  son  affection  m'a  tel- 
lement amoly,  que  la  joye  me  fait  pleurer  et  me  fait 
donner  mille  bénédictions  à  Dieu.  O  quel  cœur! 
quel  amour  !  quelle  volonté  elle  a  pour  nous  !  je  ne 
sçay  comme  y  correspondre,  sinon  de  luy  dire  ecce 
me,  me  voilà  tout  entier  entre  ses  mains  et  pour  le 
Canada  et  pour  la  France  et  pour  tout  le  monde  , 
ad  majorent  Dei  gloriam.  Je  me  voy  si  foible  à 
tout,  et  Dieu  si  puissant  pour  tout,  qu'il  me  semble 
qu'il  n'y  a  plus  rien  à  désirer  ny  à  refuire.  On 
m'escrit  que  V.  R.  a  donné  pour  les  pauvres  Cana- 
diens jusques  à  l'image  de  son  oratoire.  M.  de  Lauson1 

1  Jean  de  Lauson,  intendant  de  la  compagnie  des  Cent-Associés , 
et  qui  fut  plus  tard  gouverneur  de  la  Nouvelle-France. 


—  123  — 

dit  que  son  affection  n'a  point  de  limites,  et  qu'il 
mettra  la  mission  en  tel  estât ,  qu'on  sera  contraint 
de  procurer  la  continuation  d'un  si  grand  bien.  Tout 
le  monde  confesse  que  Dieu  est  pour  nous,  puis- 
que le  cœur  des  supérieurs,  qui  est  entre  ses  mains, 
est  tout  à  nous.  Le  moyen  d'estre  insensible  à  tant 
de  biens ,  et  d'avoir  le  cœur  et  les  yeux  secs ,  dans 
une  pluie  de  tant  de  bénédictions  !  Mais  entrons  en 
affaire;  je  n'épargneray  ny  l'encre  ni  le  papier,  puis- 
que V.  R  supporte  avec  tant  d'amour  mes  longueurs 
et  mes  simplicités.  Après  l'avoir  remerciée  de  tout 
mon  cœur  du  secours  qu'il  luy  a  plu  nous  envoyer, 
comme  aussy  des  vivres  et  des  rafraîchissements , 
je  luy  descriray  tout  Testât  de  cette  mission. 

Commençons  par  ce  qui  s'est  passé  cette  année. 
Nous  avons  vescu  dans  une  grande  paix ,  Dieu 
mercy,  entre  nous,  avec  nos  gens,  et  avec  tous  nos 
françois.  Je  suis  grandement  édifié  de  tous  nos 
Pères.  Le  P.  Brebeuf  i  est  un  homme  choisy  de 
Dieu  pour  ces  pays  ;  je  l'ay  laissé  en  ma  place  six 
mois  durant,  neuf  jours  moins, que  j'ay  hiverné  avec 
les  sauvages  :  tout  a  procédé  toujours  en  paix.  Le 

1  Jean  de  Brébeuf,  d'une  famille  noble  de  Normandie,  l'un  des 
premiers  missionnaires  jésuites  venus  en  Canada  en  1625,  et  qui  fut 
martyrisé  au  pays  des  Hurons  en  1649  par  les  Iroquois. 


—  124  — 

Daniel1  et  le  P.  Davost 2  sont  paisibles.  Ils  ont  bien 
estudiéàlalangue  huronne;  j'ay  tenu  la  main  qu'ils 
ne  fussent  point  divertis  de  cet  exercice  que  ie  croy 
estre  de  très  grande  importance.  Le  P.  Masse3  que 
je  nomme  quelquefois  en  riant,  le  Père  Utile,  est 
bien  cognu  de  V.  R.  Il  a  eu  soin  des  choses  domes- 
tiques et  du  bestial  que  nous  avons,  en  quoy  il  a 
très-bien  réussy.  Le  Père  De  Noue4,  qui  est  d'un 
bon  cœur,  a  eu  soin  de  nos  ouvriers,  les  conduisant 
dans  leur  travail  tout  à  fait  difficile  en  ces  commen- 
cemens.  Notre  Frère  Gilbert 5  s'est  fait  mieux  porté 
cet  hyver  que  l'autre;  aussi  n'a-t-il  pas  été  si  rigou- 
reux. Je  l'ay  mis  dans  sa  liberté  de  retourner  à  cette 
année;  il  a  mieux  aimé  rester.  Nous  verrons  comme 
il  réussira  avec  nostre  Frère  Liégeois 6  lequel  à  mon 

1  Antoine  Daniel,  natif  de  Dieppe,  arrivé  l'année  précédente  1633, 
et  martyrisé  par  les  Iroquois,  en  1649. 

s  Ambroise  Davost,  arrivé  Tannée  précédente ,  en  même  temps 
que  le  P.  Daniel. 

3  Le  P.  Ennemond  Masse,  le  même  qui  avait  évangélisé  les  sau- 
vages de  FAcadie,  dès  Tannée  1611 ,  avec  le  P.  Biard.  Il  vint  en  Canada 
en  1633  et  mourut  en  la  résidence  de  Saint-Joseph  de  Sillery,  en  1646, 
à  l'âge  de  72  ans. 

*  Anne  De  INouë,  natif  de  Champagne,  venu  au  Canada  en  1626 
et  martyr  de  son  zèle  en  1646.  On  le  trouva  gelé  sur  le  Saint- 
Laurent. 

5  II  vint  au  Canada  en  même  temps  que  le  P.  Lejeune  ,  en  1632. 

6  Le  Frère  Jean  Liégeois,  qui  périt  victime  de  la  haine  des  Iro- 
quois ,  près  de  Sillery,  en  1655. 


—  125  — 
advis,  fera  très-bien.  Je  suis  le  plus  imparfait  de  tous 
et  le  plus  impatient.  J'ay  passé  l'hyver  avec  les  Sau- 
vages ,  comme  je  viens  de  dire.  La  faim  nous  a 
pensé  tuer;  mais  Dieu  est  si  présent  dans  ces  diffi- 
cultés, que  ce  temps  de  famine  m'a  semblé  un  temps 
d'abondance  ;  n'estoit  que  je  crains  d'excéder,  je 
raconterais  à  V.  R.  les  sentiments  que  Dieu  donne 
en  ce  temps-là.  J'avoue  que  je  sentois  parfois  la 
faim  ,  et  que  souvent  ces  paroles  me  venoient  en  la 
bouche  :  Panem  nostrum  quotidianum  da  nobis 
hodie;  mais  jamais  je  ne  songe  les  avoir  prononcées 
sans  adjouster  cette  condition  si  ita  placitum  est 
ante  te.  Je  disois  par  fois  ces  autres  de  saint  Xavier 
d'un  assez  bon  cœur  -..Domine ,  ne  me  his  eripias 
maliSy  nisi  ad  majora pro  tuo  nomine  reserves.  J'es- 
tois  consolé  jusques  dans  mon  sommeil;  mais  lais- 
sons cecy,  car  Dieu  agissoit  pour  lors.Voicy  ce  que 
je  suis  :  sitost  que  nous  fusmes  secourus  des  créa- 
tures, je  devins  malade  de  corps  et  d'âme,  Dieu  me 
faisant  voir  ce  qu'il  est  et  ce  que  je  suis.  J'estois  im- 
patient, dégousté  ,  cherchant  la  retraite  en  notre 
petite  maison.  Je  taschois  bien  d'arrêter  cet  estât  de 
misère;  mais, comme  mes  passions  sont  toute  viciées, 
je  choppois  à  tous  coups ,  ne  rapportant  rien  de  ce 
voyage  que  mes  deffaults.  J'ai  couché  dans  la  Rela- 
tion les  causes  pour  lesquelles  je  suis  revenu  peu 
sçavant  en  leur  langue;  c'est  asses  de  ce  point.  Pour 


126  — 

ce  qui  touche  nos  hommes,  ils  entendent  tous  les 
matins  la  sainte  Messe  devant  leur  travail;  le  soir  ils 
viennent  tous  à  la  chapelle ,  où  on  fait  les  prières 
que  j'envoyeà  V.  R.Nous  chantons  vespres  les  festes 
et  les  dimanches,  et  on  leur  fait  quasi  tous  les  di- 
manches une  exhortation.  Outre  cecy,  on  prescheà 
Rébec  ;  on  y  chante  aussy  les  vespres ,  parfois  la 
grande  Messe. Voilà  sommairement  nos  occupations 
de  cette  année  passée;  la  Relation  en  parle  plus  am- 
plement. 

Pour  l'année  que  nous  allons  commencer  au  dé- 
part des  vaisseaux ,  voicy  comme  nous  serons  dis- 
tribués et  ce  que  nous  ferons. 

Le  P.  Brebeuf ,  le  P.  Daniel  et  le  P.  Davost,  avec 
trois  braves  jeunes  hommes  et  deux  petits  garçons, 
seront  aux  Hurons.  Enfin  nostre  Seigneur  leur  a 
ouvert  la  porte.  M.  Duplessis  '  y  a  grandement  con- 
tribué, disons  M.  de  Lauson ,  qui  luy  avait  sans 
doute  recommandé  ce  point,  dont  il  s'est  très-bien 
acquitté,  comme  V.  R.  verra  par  la  lettre  que  le  P. 
Brebeuf  m'a  envoyée  du  chemin  des  Hurons.  Je  croy 
qu'ils  sont  maintenant  bien  près  du  lieu  où  ils  pré- 
tendent aller.  Ce  coup  est  un  coup  du  ciel;  nous 
espérons  une  grande  moisson  de  ces  pays.  Le  P. 

1  Duplessis-Bochart,  général  de  la  flotte,  comme  on  l'appelait 
alors,  qui  fut  plus  tard  nommé  gouverneur  des  Trois-Rivières,  et 
qui  fut  tué  par  les  Iroquois,  le  19  août  1652.  • 


—  127  — 

Brebeuf  et  le  P.  Daniel  se  jetèrent  dans  les  dangers 
de  bien  souffrir;  car  ils  s'en  allèrent  sans  bagages  ny 
sans  la  monnoie  nécessaire  pour  vivre.  Dieu  y  a 
pourvu,  car  M.  Duplessis  a  tenu  la  main  que  tout 
passast.  Voilà  pour  les  Hurons. 

Nous  demeurerons  aux  Trois-Rivières ,  le  P.  Bu- 
teux  !  et  moy.  Ce  lieu  est  sur  le  grand  fleuve,  30 
lieues  plus  haut  que  Rébec  ,  sur  le  chemin  des  Hu- 
rons; on  le  nomme  les  Trois-Rivières  pour  ce  qu'une 
certaine  rivière  qui  vient  des  terres  se  dégorge  dans 
le  grand  fleuve  par  trois  embouchures.  Nos  François 
commencent  là  cette  année  une  habitation  ;  il  y 
fault  deux  de  nos  Pères.  J'ay  esté  fort  longtemps  en 
balance  qui  y  pourroit  aller.  Le  P.  Brebeuf  et  le  P. 
de  Noué  estoient  d'advis  que  je  demeurasse  à  Rébec; 
mais  j'ay  recognu  que  le  P.  Lalemant2  appréhendoit 
cette  nouvelle  demeure,  y  croyant  qu'il  n'en  revien- 
droit  pas  si  on  l'y  envoyoit,  s'offrant  néanmoins  de 
bon  cœur  à  faire  ce  qu'on  voudroit.  Il  est  vray  qu'il 
y  meurt  ordinairement  quelques  personnes  en  ces 
commencemens  ;  mais  la  mort  n'est  pas  toujours 
un  grand  mal. 

Après  avoir  recommandé  l'affaire   à  nostre  Sei- 

1  Le  P.  Jacques  Buteux,  natif  d'Abbeville  ,  en  Picardie,  qui  fut 
tué  par  les  Iroquois,  le  10  de  mai  1652. 

2  Le  P.  Charles  Lalemant ,  l'un  des  trois  premiers  missionnaires 
jésuites  venus  à  Québec,  en  1625. 


—  128  — 

gneur,  je  me  suis  résolu  d'y  aller  moy-mesme  pour 
les  raison  suivantes  : 

1°  J'ay  creu  que  je  ne  faisois  rien  contre  le  des- 
sein de  Y.  R.  quittant  la  maison  pour  sept  ou  huit 
mois;  car  je  peux  retourner  au  printemps ,  je  ne 
sçay  néanmoins  si  je  reviendray  devant  la  venue 
des  vaisseaux;  déplus,  je  laisse  entre  les  mains  d'une 
personne  qui  fera  mieux  que  moy  cent  fois ,  quis 
ego  sum  ?  un  atome  à  comparaison  de  luy .  Je  dou- 
tois  de  son  estomac  pour  les  prédications  de  Kébec; 
mais  l'auditoire  est  petit ,  et  il  ne  trouve  aucun  in- 
convénient en  cela  ; 

2°  J'ay  creu  que  notre  Seigneur  aurait  pour  agréa- 
ble que  je  donnasse  ce  contentement  au  Père,  de 
ne  point  quitter  Rébec ,  où  nous  sommes  desjà  un 
petit  accommodés  ,  et  que  s'il  y  a  du  danger,  que  je 
le  dois  prendre  pour  moy  ; 

3°  Le  fils  de  Dieu  mourant  en  croix  nous  a  dé- 
terminés à  la  croix  ,  il  ne  la  faut  donc  pas  fuir 
quand  elle  se  présente  ;  c'est  ma  plus  forte  raison , 
on  souffre  il  est  vray  dans  une  nouvelle  habitation  , 
notamment  précipitée  comme  celle-là.  Je  ne  sçay 
comme  sera  faite  la  maison  ;  estre  pesle-mesle  avec 
des  artisans ,  boire ,  manger,  dormir  avec  eux  ;  ils 
ne  sçauroient  faire  là  aucune  provision  de  quoy 
que  ce  soit;  tout  cela  ne  m'estonne  point;  les 
cabannes  des  sauvages  que  j'ay  habitées  cet  hiver 


—  129  — 
sont  bien  pires.  Le  P.  Buteux  me  resjouit  :  car  il 
prend  cela  de  bon  cœur;  je  le  voy  fort  résolu  à 
la  croix.  V.  R.  a  raison  de  dire  que  c'est  l'esprit 
qu'il  faut  avoir.  Nous  estudierons  là  la  langue, 
quoy  qu'avec  moins  de  commodité  qu'à  Kébec,  à 
cause  du  logement,  où  il  y  aura  un  plus  grand  tin- 
tamarre que  dans  les  cabanes  des  sauvages  ;  car  nos 
français  avec  lesquels  nous  serons  tous  ensemble  , 
ne  sont  pas  si  paisibles  et  si  patiens  que  ces  barba- 
res. De  plus  je  voulois  prendre  cet  hiver  un  sauvage 
avec  moy  à  Kébec  pour  m'instruire ,  puis  que  je 
commence  à  les  pouvoir  interroger  :  cela  ne  se 
pourra  pas  faire  aux  Trois-Rivières ,  mais  il  n'im- 
porte ,  je  feray  ce  que  je  pourray . 

Resteront  à  Kébec  le  P.  Lallemant ,  le  P.  Masse  , 
le  P.  de  Noué  et  nos  deux  Frères  avec  tous  nos 
hommes.  La  douceur  et  la  vertu  du  P.  Lallemant 
tiendra  tout  en  paix ,  et  fera  réussir  le  travail  de 
nos  gens.  Envoyer  le  P.  de  Noue  et  le  P.  Brebeuf 
aux  Trois-Rivières ,  je  ne  voyois point  d'apparence, 
1°  pour  ce  que  le  P.  de  Noue  gouverne  ici  nos 
hommes  ;  2°  le  Père  Buteux  eust  perdu  une  année  , 
il  n'auroit  rien  fait  du  tout  en  la  langue  ;  3°  Satis 
calidus  est ,  licet  alioquin  optimus ,  P.  de  Noue  ;  il 
falloit  donc  que  le  P.  Lallemant  ou  moy  y  allas- 
sions :  j'ay  pris  le  sort  pour  moy,  croyant  laisser 

la  maison  en  plus  grande  paix  que  si  je  fusse  de- 
L.  9 


—  430  — 
meure,  je  croy  que  V.  R.  approuvera  mon  procédé; 
du  moins  j'ay  pensé  suivre  en  cecy  le  mouvement 
de  Dieu  :  qu'il  soit  loué  pour  un  jamais  !  Voilà  ce 
que  nous  ferons  cette  année.  C'est  une  grande  occu- 
pation que  de  bien  souffrir,  Dieu  nous  en  fasse  la 
grâce  !  Parlons  maintenant  de  nos  serviteurs  domes- 
tiques. 

J'ay  dit  que  nous  avions  esté  en  paix  de  tous  cos- 
tés.  Les  murmures  qui  arrivent  par  fois  et  les  esca- 
pades ne  doivent  pas  estre  mis  dans  les  grands 
désordres  ,  quand  on  se  relevé  aussy  tost  qu'on  est 
tombé,  et  quand  la  chute  n'est  pas  grande.  Quel- 
ques-uns de  nos  hommes  ont  quelque  fois  témoigné 
quelque  impatience  ;  mais  nous  avons  subject  de 
bénir  Dieu,  car  rien  ne  s'est  passé  de  notable. 
Voici  les  causes  de  leurs  mécontentemens. 

1°  C'est  le  naturel  des  artisans  de  se  plaindre  et 
de  gronder. 

2°  La  diversité  des  gages  les  fait  murmurer  :  un 
charpentier,  un  briquettier  et  autres,  gagneront 
beaucoup  plus  que  les  manœuvres,  et  cependant  ils 
ne  travaillent  pas  tant,  je  veux  dire  qu'ils  n'ont  pas 
tant  de  peine  que  les  autres,  à  raison  qu'ils  font 
leur  mestier,  et  les  autres  font  des  choses  fort  diffi- 
ciles :  inde  querimonice .  Ils  ne  considèrent  pas  qu'un 
maistre  masson  a  moins  de  peine  qu'un  manœuvre, 
quoy  qu'il  gagne  davantage. 


—  131  — 

3°  La  plus  part  ne  font  point  leurs  mestiers,  sinon 
pour  un  peu  de  temps  ;  un  cousturier,  un  cordon- 
nier, un  jardinier  et  les  autres  se  trouvent  estonnés, 
quand  il  faut  traisner  du  bois  sur  la  neige  ;  en  outre 
ils  se  plaignent  qu'ils  oublieront  leur  art. 

4°  Il  faut  confesser  que  les  travaux  sont  grands 
en  ces  commencemens  :  les  hommes  sont  les  che- 
vaux et  les  bœufs  ;  ils  apportent  ou  traisnent  les 
bois,  les  arbres,  la  pierre  ;  ils  labourent  la  terre;  ils 
la  hercent.  Les  mouches  de  l'esté,  les  neiges  de 
l'hyver  et  mille  autres  incomodités  sont  importunes  : 
des  jeunes  gens  qui  travailloient  à  l'ombre  dans  la 
France,  trouvent  icy  un  grand  changement  Je  m'es- 
tonne  que  la  peine  qu'ils  ont,  en  des  choses  qu'ils 
n'ont  jamais  faites,  ne  les  fait  crier  plus  hault  qu'ils 
ne  crient. 

5°  Ils  sont  tous  logés  dans  une  mesme  chambre, 
et,  comme  ils  n'ont  pas  tous  leurs  passions  bien 
domptées  et  qu'ils  sont  d'humeurs  bien  différentes, 
ils  ont  des  subjects  de  discord  sans  subject. 

6°  Comme  il  faut  que  nous  passions  par  leurs 
mains,  ne  les  pouvant  renvoyer  quand  ils  manquent, 
et  comme  ils  voyent  qu'un  baston  n'est  pas  bien 
servi  en  notre  main  pour  les  chastier,  ils  font  plus 
aisément  des  renchères,  qu'ils  ne  feroient  avec  des 
séculiers  qui  les  presseroient  fort  et  ferme. 

Que  Y.  R.  pèse  toutes  ces  raisons,  s'il  luy  plaict, 


—  132  — 
et  elle  nous  aidera  à  bénir  Dieu;  car  avec  tout  cela 
nous  n'avons  pas  laissé  de  passer  Tannée  paisible- 
ment, tançant  quelques  uns,  en  punissant  quelques 
autres,  quoyque  très  rarement ,  dissimulant  fort 
souvent,  Deus  sit  in  œternum  benedictus  !  et,  comme 
ce  n'est  pas  assés  que  la  paix  soit  chez  nous,  mais 
il  la  faut  très-profonde,  s'il  y  a  moyen,  j'estime  qu'il 
serait  bon  de  faire  ce  que  je  vay  dire. 

Il  ne  faudroit  icy  que  des  hommes  de  bon  travail  : 
voila  pour  quoy  il  seroit  bon  que  nous  eussions 
trois  braves  Frères  pour  les  menus  offices  de  la 
maison,  pour  la  cuisine,  la  boulangerie,  la  cordon- 
nerie, la  cousturierie,  le  jardin,  la  sacristie,  les  les- 
sives, la  serrurerie ,  le  soin  du  bestial,  du  laitage, 
du  beurre,  etc.  On  diviseroit  tous  ces  offices  entre 
ces  trois  bons  Frères ,  et  ainsy  on  seroit  délivré  de 
donner  des  gages  à  des  ouvriers  qu'on  occupe  en 
ces  offices,  et  qui  se  plaignent  quand  on  les  occupe 
en  d'autres  choses.  Tous  nos  hommes  seroient  dans 
les  grosses  besognes,  et  par  conséquent  je  supplie 
V.  R.  de  nous  envoyer  deux  bons  Frères.  Nostre 
Frère  Liégeois ,  qui  commence  fort  bien ,  sera  le 
troisième.  Pour  notre  Frère  Gilbert  peut-estre  le 
renvoira-t-on  :  sinon  il  travaillera  à  la  menuiserie 
tout  doucement,  car  il  est  desjà  bien  cassé  et  gêné 
d'une  rupture.  Voicy  les  Frères  sur  lesquels  j'arres- 
terois  ma  pensée,  si  V.  R.  le  trouvoit  bon  :  nostre 


—  133  — 

Frère  Claude  Frémont  et  notre  Frère  le  serrurier, 
qu'elle  nous  promet  par  ses  lettres  d'envoyer  l'an 
prochain.  Je  ne  cognois  ni  luy  ni  l'autre;  on  me 
dit  qu'ils  sont  tous  deux  paisibles  et  de  bon  travail. 
Si  cela  est,  V.  R.  nous  les  donnera,  s'il  luy  plaist. 
On  en  pourroit  bien  envoyer  un  aux  Hurons  ou 
aux  Trois-Rivières,  selon  le  cours  des  affaires. 

Avec  ces  bons  Frères,  il  nous  faut  avoir  icy  pour 
le  moins  dix  hommes  de  bon  travail  pour  les  basti- 
ments  et  pour  la  terre  et  pour  faucher,  pour  tout  en 
un  mot.  Qui  en  pourroit  encore  davantage,,  seroit  le 
meilleur  :  ceux  cy  travaillant  tous  dans  les  grosses 
besoigues,  ne  se  plaindront  pas  de  ceux  qui  font 
les  menus  offices.  Nous  avons  desjà  quatre  de  ces 
hommes  :  reste  pour  six  à  envoyer,  et  nous  renvoi- 
rons  l'an  qui  vient  tous  ceux  que  nous  avons, 
excepté  ces  quatre.  Voilà  quel  doit  estre  Testât  de 
la  maison  pour  l'an  qui  vient  quant  au  travail,  si 
V.  R.  le  trouve  bon  :  dix  bons  ouvriers  et  trois  ou 
quatre  de  nos  Frères  ,  sçavoir  est,  Nostre  Frère 
Liégeois,  N.  Frère  Claude  Frémont,  N.  Frère  le 
serrurier,  dont  je  ne  scay  pas  le  nom,  et  nostre 
Frère  Gilbert,  s'il  demeure.  Pour  les  six  ouvriers 
que  nous  demandons,  voicy  leurs  mestiers  :  deux 
charpentiers  forts,  dont  l'un  pour  le  moins  entende 
à  dresser  un  bastiment,  en  un  mot  qu'il  sçache 
bien  son  mestier;  un  menuisier,  et  trois  hommes 


—  434  — 

de  travail  qui  puissent  estre  appliqués  à  déserter  la 
terre,  à  tirer  la  scie  de  long  (il  n'est  pas  nécessaire 
qu'ils  sçachent  ce  mestier,  mais  qu'ils  ayent  la 
volonté  et  les  forces  pour  le  faire),  à  faucher,  à 
aider  les  charpentiers,  masson,  briquetier,  auprès 
du  bestial,  à  tout  ce  qu'on  voudra  ;  il  faut  des  hom- 
mes forts  pour  cela  et  de  bonne  volonté.  Si  on  ne 
peut  avoir  deux  charpentiers,  qu'il  en  passe  un  bon 
pour  le  moins,  et  en  la  place  de  l'autre,  un  homme 
de  travail,  comme  je  le  viens  de  descrire.  Je  parleray 
encore  de  cecy  ailleurs,  afin  que  si  un  vaisseau 
manquoit  ,  l'autre  porte  de  nos  nouvelles.  Il  est 
bien  aisé  de  dépeindre  bon  ouvrier,  mais  bien  diffi- 
cile de  le  trouver.  Je  feray  voir  ailleurs  à  Y.  R.  la 
nécessité  que  nous  avons  de  ces  dix  hommes. 

Pour  les  quatre  qui  désirent  ou  désiroient  entrer 
en  notre  Compagnie,  je  lui  diray  quWmbroise,  qui  a 
si  bien  contenté  à  Orléans  et  ailleurs,  et  mesme  qui 
a  rendu  icy  de  bons  services ,  s'en  vouloit  aller 
cette  année.  Il  est  d'un  bon  naturel  et  bon  ouvrier. 
S'il  contente,  nous  prierons  V.  R.  de  le  recevoir 
l'an  qui  vient,  si  non  il  n'obtiendra  aucune  lettre  de 
recommandation.  Pour  Louys,  il  fait  merveille  dans 
son  mestier;  quand  on  l'applique  à  autre  chose,  il 
est  mescontent  :  les  grosses  besognes  qui  sont  icy  le 
découragent  aussy  bien  que  Robert  Hache.  Ils  sont 
tous  deux  bons  enfants,  mais  ils  n'ont  pasassés  de 


—  135  — 
courage  et  peut  estre  de  force  pour  les  travaux  de 
Canada.  Ils  demandoient  quasi  de  s'en  retourner 
cette  année  ;  mais  la  crainte  de  n'estre  pas  reçeus 
les  a  arrestés.  Nous  verrons  comme  ils  feront  dores- 
navant;  ils  ont  bonne  volonté. 

Quant  à  Jacques  Junier ,  il  est  constant  dans  le 
bien.  J'aimerois  mieux  en  vérité  dix  hommes 
comme  lui,  que  dix  autres.  Il  y  a  longtemps  qu'il 
demeure  sur  le  païs  ;  je  luy  ay  dit  de  la  part  de  V.  R. 
qu'il  seroit  reçu  repassant  en  France.  Deux  choses 
empescheront  qu'il  n'y  retourne  cette  année  :  la 
première,  il  a  grande  difficulté  de  se  mettre  sur 
mer,  s'y  trouvant  fort  mal;  la  seconde,  à  peine  la 
maison  se  peut-elle  passer  de  luy ,  tant  il  nous 
est  nécessaire  en  toutes  façons.  C'est  un  jeune 
homme  qui  ne  dit  mot,  mais  qui  fait  beaucoup. 
Comme  je  représentois  au  P.  Lallemant  que 
V  R.  nous  le  renvoiroit  au  plus  tost,  il  m'a  dit  : 
«  La  difficulté  qu'a  nostre  R.  P.  Provincial  de  luy 
laisser  faire  icy  son  noviciat  provient  d'une  cro- 
yance qu'il  a  que  cela  ne  soit  pas  bien  trouvé  à 
Rome  ou  bien  de  quelques  uns  de  nos  Pères  ;  car 
sans  cela ,  il  aime  tant  la  mission  ,  qu'il  le  laisseroit 
icy,  estant  notamment  informé  de  la  douceur  de  ce 
bon  garçon ,  auquel  il  ne  manque  que  l'habit  pour 
estre  religieux,  et  s'il  fait  dans  la  religion  comme  il 
fait  au  monde,  on  sera  content  de  luy.  J'escriray 


—  136  — 
donc,  m'a-t-il  dit,  à  Rome,  afin  qu'on  nous  accorde 
cette  faveur,  qui  nous  est  importante  pour  )e  bien  de 
la  maison;  informés-en  N.  R.  P.  Provincial.  »  C'est 
ce  que  je  fay  par  la  présente.  S'il  faut  enfin  qu'il 
passe,  il  passera.  Dieu  est  le  maistre  de  tout.  Je  sup- 
plie V.  R.  me  pardonner  s'il  luy  semble  que  je  parle 
avec  moins  de  respect  dans  mes  lettres;  je  ne  veux 
rien  absoluement,  mon  R.  P.,  que  ce  que  vous 
jugés  devant  Dieu.  Je  parle  selon  que  je  croy  la  né- 
cessité, ce  me  semble. 

Parlons  des  Pères  dont  cette  mission  auroit  besoin . 

Il  en  faudroit  deux  aux  Hurons  ;  s'ils  font  la  paix 
avec  les  Iroquois,  comme  elle  se  traite  à  ce  qu'on 
dit ,  il  en  faudroit  bien  davantage  ;  car  il  faudroit 
entrer  dans  tous  les  peuples  stables.  Si  ces  nations 
viennent  à  recevoir  la  foy ,  elles  crieront  à  la  faim, 
et  on  ne  leur  pourra  donner  à  manger ,  faute  des 
personnes  qui  sçachent  les  langues.  De  plus  les 
Frères  qui  seroient  parmi  les  Hiroquois ,  travaille- 
raient à  entretenir  la  paix  entre  eux  et  les  Hurons  ; 
néanmoins  sur  l'incertitude  de  cette  paix,  nous  ne 
demandons  que  deux  Pères  pour  les  Hurons.  Il  faut 
un  supérieur  aux  Trois-Rivières,  et  deux  Pères  pour 
demeurer  à  Rebec ,  proche  de  nos  françois  :  voilà 
cinq  prestres  et  deux  Frères  ;  voyons  la  nécessité 
qu'il  y  a  d'avoir  tant  de  monde. 

Pour  les  deux  Pères  qu'on  envoira  aux  Hurons, 


—  137  — 
ils  pourroient  estre  envoies  de  là  à  la  nation  Neutre, 
ou  parmy  les  Hiroquois,  ou  en  quelque  autre  nation, 
ou  bien  estre  retenus  dans  les  Hurons  mesmes,  qui 
sont  au  nombre  de  trente  mille  âmes,  en  fort  peu  de 
païs.  Pour  Rébec  ,  je  demande  deux  Pères  ;  si  le 
P.  Lallemant  est  supérieur,  il  demeurera  avec  les 
PP.  Masse  et  de  Noue,  et  avec  nos  gens  pour  faire 
réussir  la  maison  ;  les  deux  Pères  seront  au  fort,  où 
on  parle  de  leur  bastir  une  maisonnette  ou  une 
chambre;  ilsprescheront,  entendront  les  confessions, 
administreront  les  sacrements ,  diront  la  sainte 
messe  à  nos  françois  :  bref  ils  feront  l'office  de  pas- 
teur, et  apprendront  la  langue  des  sauvages,  les 
allans  voir  quand  ils  cabaneront  proche  d'eux.  Ils 
auront  un  garçon,  qui  leur  apportera  toutes  les 
semaines  leurs  vivres  de  nostre  maison,  esloignée  du 
fort  d'une  bonne  demie  lieue. 

Je  demande  un  supérieur  aux  Trois-Rivières  , 
pour  ce  que  ce  n'est  pas  trop  détenir  là  trois  Pères , 
afin  qu'il  y  en  ait  toujours  deux  libres  pour  les  sau- 
vages. Que  si  V.  R.  n'en  veut  envoyer  que  deux  ,  le 
P.  Buteux  à  qui  j'aprendray  cette  année  ce  que  je 
pourray  de  la  langue  ,  demeurera  avec  lui  à  Kébec 
ou  aux  Trois-Rivières,  et  moy  avec  l'autre  ;  mais  à 
mon  advis  ce  n'est  pas  trop  de  trois  pour  les  Trois- 
Rivières  :  l'un  sera  pour  nos  françois ,  les  deux 
autres  pour  les  sauvages  ,  voir  mesme  il  se  pourra 


—  138  — 
faire  qu'on  en  envoira  l'un  d'eux  aux  Hurons  avec 
les  deux  qu'il  y  faut  faire  passer.  Je  me  doute  bien 
que  le  Père  Brebeuf  en  pourra  demander  plus  de 
deux;  si  bien  que  si  V.  R.  nous  peut  donner  cinq 
Pères  et  deux  Frères,  ce  ne  sera  pas  trop.  Je  me 
souviens  de  ce  que  je  lui  ay  autrefois  entendu  à  dire, 
«  ad  pauca  attendens  facile  enunciat ;  j'ay  bien  le 
monde  qu'il  fault ,  mais  je  ne  dy  pas  où  on  trouvera 
de  quoy  le  nourrir.  »  A  cela  je  n'ay  point  de  répar- 
tie. Je  me  restreins  le  plus  qu'il  m'est  possible  ;  car 
pour  le  bien  de  cette  mission  ,  il  faudroit  bien  plus 
de  monde  que  nous  n'en  demandons. 

J'ay  icy  deux  humbles  supplications  à  faire  àV.  R. 
Je  les  fay  au  nom  de  Jésus  Christ  de  toute  l'estendue 
de  mon  cœur  :  mon  R.  P. ,  je  conjure  V.  R.  de  me 
décharger.  Je  dy  quelquefois  aux  petites  croix  qui 
me  viennent  :  «  Et  encor  celle  là  ,  et  tant  que  vous 
voudrés,  ô  mon  Dieu.  »  Mais  à  celles  que  le  P.  Lal- 
lemantm'a  apporté  dans  les  lettres  de  V.  R.  qui  me 
continuoient  en  charge  je  l'ay  dy  plus  de  trois  fois  , 
mais  avec  une  rétraction  de  cœur  qui  ne  pouvoit 
boire  ce  calice.  En  vérité,  mon  R.  Père,  je  n'ay  pas 
les  talens ,  ny  les  qualités ,  ny  la  douceur  requise 
pour  estre  supérieur  ;  de  plus ,  je  le  dy  et  il  est 
vray ,  c'est  un  grand  détourbier  pour  l'estude  de  la 
langue  ;  je  dy  un  très  grand  détourbier,,  diray-je 
mesme  que  cecy,  cette  année,  nuit  au  salut  peut-être 


—  139  — 
de  quelques  sauvages.  J'apprend  que  les  Sauvages 
qui  sont  aux  Trois-Rivières  sont  tous  malades  et 
meurent  en  grand  nombre.  Le  P.  Brebeuf  mesme 
qui  a  passé  par  là ,  m'escrit  qu'il  seroit  à  propos 
que  j'y  allasse  :  je  suis  dans  les  écritures,  je  n'ay 
rien  ou  peu  de  choses  prestes ,  les  vaisseaux  seront 
bien  tost  prests,  à  faire  voile;  je  seray  surpris  de 
mes  lettres  et  informations,  que  j'envoie  à  Y.  R. 
touchant  nos  besoins;  je  me  dépêche  tant  que  je 
peux.  Si  je  n'estois  point  Supérieur,  je  serois  déli- 
vré de  tout  cela  ;  il  y  a  longtemps  que  je  serois  là 
hault.  Je  me  dispose  pour  y  aller  tout  à  fait  jusques 
au  printemps  ou  jusques  à  la  venue  des  vaisseaux. 
Je  n'ay  pas  l'esprit  capable  de  tant  de  choses  :  le 
soin  de  nos  gens,  tant  de  sortes  de  petits  travaux 
qu'il  y  a  ,  bref  tout  s'addresse  au  Supérieur,  et  cela 
le  divertit  infiniment,  notamment  à  Kebec ,  où  nous 
sommes  bon  nombre  de  personnes.  Adjoutés  les 
sermons ,  confessions ,  visites  :  je  veux  croire  que 
tout  cela  empescheroit  peu  le  P.  Lallemant  de  l'es- 
tude  delà  langue  ;  pour  moy  ,  je  le  dy  devant  Dieu, 
cela  m'en  détourne  grandement.  Depuis  le  mois  d'a- 
vril, auquel  je  retournay  d'avec  les  sauvages  ,  je 
n'ay  pas  regardé  un  seul  mot  de  leur  langue.  Le 
P.  Lallemant,  qui  n'est  pas  si  assidu  à  l'estude,  a 
voulu,  au  commencement  de  sa  venue,  prendre  un 
petit  garde  au  travail  de  nos  hommes.  Enfin  il  s'en 


—  140  — 
est  défait,  rne  confessant  ingénuement,  ce  qu'il  n'a- 
voitpas  voulu  croire,  qu'il  estoit  impossible  d'es- 
tudier  avec  ce  soin.  On  donne  un  temps  tout  libre  à 
ceux  qui  estudient  dans  nos  classes  ;  ils  ont  de 
braves  maistres;  ils  ont  de  bons  livres;  ils  sont  logés 
commodément  :  et  moy  qui  suis  sans  livres,  sans 
maistres,  mal  logé,  pourray-je  bien  estudier  avec 
un  soin  qui  m'occupe  quasi  tout  entier  bien  sou- 
vent? V.  R.  considérera  cecy  devant  Dieu,  s'il  luy 
plaist  ;  je  ne  veux  que  sa  plus  grande  gloire.  Il  est 
vray  que  je  me  bas  contre  mon  ombre  ;  le  temps 
parle  pour  moy  :  il  y  a  plus  de  trois  ans  (ou  il  y 
aura  à  la  venue  des  vaisseaux)  que  je  suis  en  charge  ; 
le  PèreLallemant  estant  ce  qu'il  est ,  et  demeurant  à 
Rebec,  contentera  infiniement.  Je  remercie  desjà 
par  avance  Y.  R.  de  ce  qu'elle  m'accordera  cette  re- 
queste.  Voicy  la  seconde. 

Le  P.  Benier  m'escrit  qu'il  ne  se  sçauroit  conso- 
ler de  ce  qu'il  ne  vient  point  en  Canada ,  sinon  dans 
la  veue  de  ses  péchés  qui  l'en  empêchent;  il  me  prie 
d'escrire  à  Rome  pour  luy.  Je  dy  tout  mon  cœur  à 
V.  R.  il  espère  que  de  là  on  luy  ouvrira  la  porte  , 
les  Provinciaux  luy  fermans  en  France.  J'en  ay  es- 
cry  ,  comme  il  m'en  supplie;  mais  ce  n'est  pas  de 
là  que  j'attend  ma  plus  grande  consolation,  mon 
R.  P.  Permettes  moy,  que  je  le  demande  pour  Dieu, 
au  nom  de  Dieu  et  en  Dieu  ,  pour  le  salut  de  plu- 


—  141  — 

sieurs  âmes;  je  renonce  entièrement  à  tout  ce  qu'il 
y  auroit  de  déréglé  dans  mon  affection;  non,  mon 
R.  P.,  ce  n'est  point  l'affection  de  la  créature  qui 
parle.  Si  V.  R.,  à  qui  Dieu  se  communique  plus 
abondamment  qu'à  un  pauvre  pécheur  ,  juge  dans 
un  dénuement  de  tout  en  la  présence  de  Jésus 
Christ,  qu'il  soit  plus  nécessaire  en  France  et  auprès 
d'une  femme  *,  qu'au  milieu  de  ces  peuples  bar- 
bares, je  ne  le  demande  plus  :  major em  Dei gloriam 
specto.  S'il  rend  tant  soit  peu  plus  de  services  à 
Notre  Seigneur  où  il  est,  qu'il  ne  feroit  en  la  Nouvelle 
France ,  qu'il  y  demeure  ,  au  nom  de  Dieu  ;  c'est  là 
où  je  le  souhaitte.  Mais  si  V.  R.  juge  que  Dieu  le 
veuille  icy,  je  le  demande  de  tout  mon  cœur.  La 
crainte  que  j'ay  qu'il  n'arrive  quelque  changement, 
me  fait  conjurer  V.  R  de  nous  donner  selon  le  cœur 
qu'elle  a  pour  nous.  Si  je  sçavois  que  celui  qui  luy 
pourra  succéder  dût  hériter  de  son  amour  ,  je  ne 
serois  pas  si  importun  ;  car  il  est  vray  que  je  suis 
honteux  de  tant  presser. 

Encore  ce  coup,  mon  R.  P  ,  qui  sera  conforme 
à  son  affection  :  donnez-nous,  s'il  vous  plaist,  le  P. 
Benier,  et  le  P.  Vimont ,  si  le  P.  Benier  ne  passe 
pendant  qu'elle  est  en  charge  ,  je  ne  l'attend  plus  ; 

1  Le  P.  Benier  était  confesseur  de  la  princesse  x***. 


—  142  — 

je  le  demanderay  tant  à  Dieu  ,  et  j'ay  une  confiance 
en  luy  ,  qu'il  nous  le  donnera. 

V.  R.  trouvera-t'elle  bon  que  je  parle  encore  une 
fois  librement  pour  un  moment  de  temps.  Le  P.  Lal- 
lemant  Supérieur  à  Kebec,  le  P.  Vimont  et  le  P. 
Buteux  demeureront  au  fort ,  le  P.  Benier,  le  P.  Pi- 
nette  ou  le  P.  Garnier,  et  le  P.  Le  Jeune  aux  Trois- 
Rivières.  LeP.  Pinette  ou  le  P.  Garnier,  et  leP.  Mer- 
cier, qui  est  au  collège  de  Paris,  pour  les  Hurons; 
je  ne  cognoy  pas  ce  dernier ,  mais  on  m'en  dy  du 
bien.  Pardonnez  moi  mon  R.  Père,  pardonnez  moi 
mes  sottises,  j 'entend  que  toutes  mes  demandes 
soient  des  refus  ,  si  elles  ne  sont  conformes  aux  vo- 
lontés de  Dieu  ,  qui  me  seront  déclarées  par  celle  de 
V.  R.  que  j'embrasseray  de  tout  mon  cœur  jusques 
à  la  mort ,  si  je  puis  et  ultra.  Je  ne  peux  ny  ne  veux 
déterminer  de  moy  en  aucune  façon,  ny  des  autres  ; 
je  propose  avec  amour  et  confiance  et  avec  indiffé- 
rence; mais  je  demande  les  meilleurs  ouvriers  que 
je  peux,  pour  ce  qu'il  faut  icy,  en  vérité,  des  es- 
prits qui  viennent  à  la  croix  et  non  aux  conversions, 
qui  soient  extrêmement  souples  et  dociles  :  autre- 
ment il  n'y  a  icy  plus  de  paix  et  par  conséquent 
point  de  fruit.  Il  faut  la  chasteté  de  nos  constitu- 
tions tout-à-fait  angélique  ;  il  ne  faut  qu'estendre  la 
main  pour  cueillir  la  pomme  du  péché. 


—  143  — 

C'est  à  ce  coup  que  mes  longueurs  seront  en- 
nuieuses;  car  ce  n'est  pas  encor  fait.  Parlons  de 
Testât  auquel  est  notre  maison  *  pour  le  présent. 
Nous  avons  une  maison  qui  a  quatre  chambres 
basses  :  la  première  sert  de  chapelle,  la  seconde  de 
réfectoire,  et  dans  ce  réfectoire  sont  nos  chambres. 
Il  y  a  deux  petites  chambres  passables,  car  elles  sont 
de  la  grandeur  d'un  homme  en  quarré;  il  y  en  a 
deux  autres  qui  ont  chacune  huict  pieds;  mais  il  y 
a  deux  lits  en  chaque  chambre.  Voila  pour  six  per- 
sonnes fort  étroitement  ;  les  autres  ,  quand  nous 
étions  tous  ensemble,  couchoient  au  grenier.  La 
troisième  grande  chambre  sert  de  cuisine;  la  qua- 
trième c'est  la  chambre  de  nos  gens  :  voilà  tout  nos- 
tre  logement.  Dessus  nous  est  un  grenier,  si  bas 
qu'on  n'y  sçauroit  loger  ;  nous  y  montons  avec  une 
échelle. 

Il  y  avoit  un  autre  bastiment  de  mesme  grandeur 
vis-à-vis  de  celuy-cy.  Les  Anglois  en  ont  bruslé  la 
moitié  ;  l'autre  moitié  est  couverte  seulement  de  bou- 
sillée; elle  sert  de  grange,  d'estable,  et  de  menuise- 
rie. Nos  gens,  cette  année,  ont  fait  des  aix,  ont  esté 
quérir  les  arbres  dans  les  bois  ;  ils  ont  mis  des  por- 
tes ,  des  fenestres  par  tout  ;  ils  ont  fait  les  petites 
chambres  au  réfectoire,  quelques  meubles,  tables, 

'  Notre-Dame  des  Anges,  près  de  Québec 


—  144  — 

escabeaux  ,  crédences  pour  la  chapelle  et  autres 
choses  semblables  ;  ils  ont  enfermé  notre  maison  de 
grands  pieux  de  sapin,  nous  faisant  une  belle  cour 
d'environ  cent  pieds  en  quarré ,  le  Père  de  Noue 
conduisant  cet  ouvrage.  Ces  pieux  ont  quatorze 
pieds  de  hault;  il  y  en  est  entré  près  de  douze  cent. 
Cela  est  beau  à  voir  et  bien  utile.  Nous  y  avons  mis 
de  bonnes  portes ,  que  Louys  a  bien  ferrés;  avec 
tout  cela  on  a  cultivé ,  labouré  ,  et  ensemencé  nos 
terres  défrichées:  voilà  les  plus  gros  ouvrages  de  nos 
gens ,  et  Testât  de  la  maison. 

Voicy  ce  qu'il  faut  faire  doresnavant  : 
Il  faut  dresser  une  petite  maison  en  une  pointe 
de  terre,  qui  est  vis-à-vis  de  nous1.  Il  n'y  a  que  la 
rivière  à  passer;  l'eau  tourne  quasi  tout  à  l'entour 
de  cette  pointe,  faisant  une  péninsule.  Nous  avons 
commencé  à  la  fermer  de  pieux  du  costé  de  la  terre, 
et  nous  logerons  là  dedans  notre  bestial,  sçavoir 
est ,  les  vaches  et  les  cochons  ;  il  faut  à  cet  effet 
dresser  là  une  petite  maison  ,  pour  ceux  qui  en  au- 
ront soin ,  comme  aussy  de  bonnes  estables  bien 
abbritées  contre  le  froid. 

L'an  passé,  on  nous  envoya  un  homme  pour  char- 
pentier qui  ne  l'estoit  pas ,  ce  qui  est  cause  qu'on 
n'a  point  basty  cette  année  ,  ce  qui  nous  a  fait  un 

1  La  pointe  aux  Lièvres ,  à  l'entrée  de  la  rivière  Saint-Charles. 


—  145  — 

grand  tort.  Il  faut  en  outre  achever  de  dresser  ce 
bastiment  bruslé  par  les  Anglois.  On  est  après  de- 
puis la  venue  des  navires ,  qui  nous  ont  apporté  un 
charpentier  ;  il  faut  des  planches  pour  le  couvrir, 
faire  les  portes,  fenestres,etc.Il  nous  faut  faire  une 
grange  pour  mettre  ce  qu'on  recueillera  de  la  terre. 
Il  faut  faire  un  puis  :  nous  allons  quérir  l'eau  à 
deux  cents  pas  de  la  maison;  c'est  une  grande  peine, 
l'hiver  notamment  qu'il  faut  casser  la  glace  de  la 
rivière  pour  avoir  de  l'eau.  Il  faut  raccommoder  et 
agrandir  notre  cave,  que  nous  avons  entretenue  jus- 
ques  icy.  Il  faut  redresser  plus  de  la  moitié  du  basti- 
ment ou  nous  logeons,  et  recouvrir  tout,  car  il  pleut 
et  neige  par  tout  :  au  commencement  nos  Pères  ne 
firent  qu'un  meschant  todis,  pour  se  loger;  les  An- 
glois le  négligeans ,  il  seroit  desjà  par  terre,  si  nous 
ne  fussions  retournés  pour  l'entretenir  ;  ce  ne  sont 
que  des  planches  et  de  petites  lattes ,  sur  lesquelles 
on  a  bousillé.  Il  faut  du  monde  pour  le  bestial;  il 
faut  labourer  et  ensemencer  le  peu  que  nous  avons 
de  terre;  il  faut  faucher  et  faire  la  moisson  ;  il  faut 
faire  le  bois  de  chaufage,  qu'on  va  desjà  quérir 
assés  loing  sans  charrette  ;  il  faut  faire  de  la 
chaux. 

Il  y  a  mille  choses  que  je  ne  sçaurois  rapporter  : 
que  V.  R.  voie  si  c'est  trop  de  dix  personnes  pour 
tout  cela.  Nous  en  demanderions  vingt  ou  trente, 
L.  40 


—  146  — 

s'il  y  avoit  de  quoy  les  nourrir  et  payer;  mais  nous 
nous  restreignons  à  dix,  avec  trois  de  nos  Frères,  et 
encore  ne  sçay-je  si  on  pourra  fournir,  en  France, 
ce  qu'il  faut  pour  cecy  et  pour  nous ,  tant  il  y  va 
de  dépenses. 

Ce  quon  peut  prétendre  de  cette  maison  pour 
soulager  la  mission  et  frais  quelle  doit  faire 
pour  notre  entretien. 

Il  y  a  quatre  gros  articles  qui  font  la  plus  grande 
dépense  de  cette  mission  :  les  lards  qu'on  envoie, 
le  beurre,  les  boissons  et  les  farines;  avec  le  temps, 
le  pays  peut  fournir  cecy.  Pour  les  lards,  si  dès  cette 
année  nous  eussions  esté  bastis,il  n'en  eût  point  fallu 
envoyer,  ou  pas  tant,  l'année  prochaine  mous  avons 
deux  grosses  truies  qui  nourrissent  chacune  quatre 
petits  cochons;  il  a  fallu  nourrir  cela  tout  l'esté  dans 
notre  cour  à  découvert.  Le  P.  Masse  nous  a  eslevé 
ce  bestial.  Si  cette  pointe  dont  j'ay  parlé  estoit  fer- 
mée, on  les  mettroit  là,  et  on  ne  leur  donneroit  rien 
l'esté;  je  veux  dire  que  dans  quelque  temps  nous 
aurons  du  lard  pour  notre  provision,  c'est  un  article 
de  400  livres  défalqué.  Pour  le  beurre,  nous  avons 
deux  vaches,  deux  petites  génisses  et  un  petit  tau- 
reau. M.  de  Gaen  laissant  icy  son  bestial ,  voyant 
qu'il  se  fust  perdu,  nous  retirasmes  trois  vaches;  de 


—  147  — 
la  famille,  qui  est  icy,  trois  autres;  eux  et  nous  avons 
donné  à  M.  Giffard  chacun  une  vache;  il  nous  en 
reste  ce  que  je  viens  de  dire.  Faute  de  logement,  elles 
nous  coustent  plus  qu'elles  ne  valent  :  car  il  faut 
détourner  nos  gens  de  choses  plus  nécessaires;  elles 
gastent  ce  que  nous  avons  semé ,  et  on  ne  les  peut 
garder  dans  ces  bois  ,  les  mouches  les  tourmentent. 
Elles  sont  venues  trois  ans  trop  tost  ;  mais  elles  fus- 
sent mortes,  si  nous  ne  les  eussions  recueilly  ;  nous 
les  avons  prises  comme  abandonnées.  Avec  le 
temps  elles  donneront  du  beurre  pour  la  provi- 
sion ,  et  des  bdeufs  pour  labourer,  et  parfois  de 
la  chair. 

Pour  la  boisson ,  il  faudra  faire  de  la  bierre  ;  mais 
nous  attendrons  encore  que  nous  soyons  bastis ,  et 
qu'il  y  ait  une  brasserie  dressée  :  ces  trois  articles 
sont  assurés  avec  le  temps.  Pour  les  blés,  on  a  douté 
si  la  terre,  où  nous  sommes,  n'estoit  point  trop  froide. 
Allons  par  ordre,  et  voyons  la  nature  du  sol  :  voicy 
deux  années  que  tout  ce  qui  est  du  jardinage,  qui 
ne  lève  que  trop,  a  été  mangé  par  la  vermine,  qui 
provient  ou  du  voisinage  des  bois ,  ou  de  ce  que 
la  terre  n'est  pas  bien  encor  exercée  et  purifiée  ny 
aérée.  Au  milieu  de  l'esté,  cette  vermine  meurt,  et 
nous  avons  de  fort  beaux  jardinages. 

Pour  les  arbres  fruitiers,  je  ne  scay  ce  qui  en 
sera.  Nous  avons  deux  allées,  l'une  de  cent  pieds 


—  148  — 
et  plus,  l'autre  plus  grande,  plantées  de  sauva- 
geons de  part  et  d'autre  fort  bien  repris;  nous  avons 
huit  ou  dix  antes  de  pommiers  et  poiriers  qui  sont 
aussy  fort  bien  reprises  :  nous  verrons  comme  cela 
réussira.  J'ay  quelque  créance  que  le  froid  nuit 
grandement  aux  fruits;  dans  quelques  années  nous 
en  aurons  l'expérience.  On  a  vu  icy  autre  fois  des 
belles  pommes* 

Pour  le  bled  d'inde,  il  meurit  bien  l'an  passé; 
cette  année  il  n'est  pas  beau. 

Pour  les  pois,  je  n'en  ay  point  veu  chez  nous  de 
beaux;  la  terre  pousse  trop.  Ils  réussissent  fort  bien 
chez  cette  famille  qui  est  en  lieu  hault  et  plus  aéré. 

Le  seigle  a  réussy  deux  ans.  Nous  en  avons  semé 
pour  en  faire  l'expérience;  il  est  fort  beau. 

L'orge  peut  aussy  réussir.  Reste  pour  le  froment  : 
nous  en  avons  semé  à  l'automne  en  divers  temps  ; 
il  s'en  est  perdu  en  quelque  endroit  soubs  les  nei- 
ges; en  un  autre  endroit  il  s'est  si  bien  conservé 
qu'on  ne  voit  point  en  France  de  plus  beau  bled. 
Nous  ne  sçavons  pas  bien  encor  le  temps  qu'il  faut 
prendre  pour  semer  devant  l'hiver;  la  famille  qui 
est  icy  a  toujours  semé  du  bled  marsais ,  qui  meurit 
fort  bien  en  sa  terre.  Nous  en  avons  semé  un  peu  cette 
année;  nous  verrons  s'il  meurira.  Voila  les  qualités 
du  sol  où  nous  sommes. 

Je  rapporte  tout  cecy,  pour  ce  que  M.  de  Lauson 


—  149  — 
nous  mandoit  que  nous  transportassions  nos  gens 
aux  Trois-Rivières ,  où  l'on  va  faire  une  nouvelle 
habitation,  disant  que  tout  meuriroit  mieux  en  ce 
quartier  là.  On  a  esté  bien  en  branle  s'il  le  falloit 
faire;  du  moins  on  y  vouloit  envoyer  trois  ou  quatre 
hommes.  J'ay  toujours  creu  qu'il  ne  falloit  point 
diviser  nos  forces  ,  et  qu'il  falloit  faire  réussir  une 
maison ,  qui  fût  par  après  le  soutien  des  autres  ; 
qu'il  falloit  voir  le  bien  devant  que  d'y  rien  entre- 
prendre. Enfin  ceux  qui  sont  passés  les  premiers 
mandent  que  la  terre  y  est  fort  sabloneuse  ;  que  tous 
y  meurira  mieux  pour  un  temps ,  mais  que  ce  sol 
sera  bien  tost  las.  Je  m'en  vay  demeurer  là ,  comme 
j'ay  dit ,  avec  le  P.  Buteux  ;  nous  verrons  ce  qui  en 
est  Quand  la  terre  seroit  très-bonne,  je  ne  serois 
pas  d'advis  qu'on  quittast  le  soin  de  cette  maison  où 
nous  sommes  :  c'est  l'abord  des  vaisseaux;  ce  doit 
estre  le  magasin  ,  le  lieu  de  refuge  ;  la  comodité 
pour  le  bestial ,  à  cause  des  prairies ,  y  est  grande  ; 
pour  les  farines,  au  pis  aller  on  peut  avoir  des  sei- 
gles, mais  j'espère  qu'on  aura  aussy  de  bon  fro- 
ment ,  et  que  le  temps  enseignera  quand  il  le  faut 
semer  ;  si  le  bled  marsais  meurit ,  le  fourment ,  le 
seigle  et  l'orge  viendront  icy  fort  bien.  Tirons  quel- 
ques conclusions  de  ce  qu'il  faut  faire. 

Primo,  il  se  faut  bastir  pour  nous  loger,  et  les 
animaux  et  les  bleds. 


—  150  — 

Secundo,  il  faut  semer  maintenant  ce  qui  est  né- 
cessaire, seulement  pour  le  bestial,  et  tascher,  au 
plus  tost  dans  peu  d'années,  d'avoir  des  lards  et  du 
beurre. 

Tertio,  estans  logés, tous  nos  gens  s'appliqueront 
à  la  terre,  à  défricher  et  cultiver,  pour  avoir  des 
bleds.  Voilà  ce  me  semble  l'ordre  qu'il  faut  faire 
garder  pour  le  temporel  ;  quand  on  sera  basty ,  on 
ne  tiendra  plus  ny  charpentiers ,  ny  artisans  ,  mais 
seulement  des  défricheurs  et  laboureurs ,  pour  l'en- 
tretenement  de  la  maison.  On  empruntera  par  fois  du 
fort  un  artisan ,  donnant  un  homme  en  sa  place 
pour  le  temps  qu'on  le  tiendra. 

Ou  bien  ce  qui  me  semble  le  meilleur ,  on  tiendra 
serviteurs,  domestiques,  et  on  nourrira  des  hommes 
qui  défricheront  et  cultiveront  la  terre  à  moitié  ,  et 
ainsy,  estans  intéressés  dans  leur  travail ,  on  n'aura 
que  faire  de  se  mettre  en  peine  d'eux.  Il  y  a  encore 
du  temps  pour  penser  à  cela. 

Voicy  une  autre  affaire  : 

On  parle  de  commencer  de  nouvelles  habitations 
en  divers  endroits,  et  d'avoir  là  de  nos  Pères.  J'ay 
une  pensée,  que  nous  ne  sçaurionspas  entreprendre 
de  nous  loger  et  bastir  partout  ;  ce  sera  bien  tout  si 
nous  faisons  bien  réussir  le  lieu  où  nous  sommes,  et 
partant ,  pour  les  autres  habitations ,  deux  ou  trois 
de  nos  Pères,  ou  deux  Pères  et  un  garçon  y  pourront 


—  151  — 
aller,  et  ces  messieurs  les  logeront  et  entretiendront, 
et  fourniront  tout  ce  qu'il  faudra  pour  l'église  ou  cha- 
pelle, s'il  leur  plaist.  Nous  allons  le  P.  Buteux  et  raoy, 
comme  j'ay  desjà  dit,  demeurer  aux  Trois-Rivières 
expressément  pour  assister  nos  françois,  car  nous 
n'irions  pas  sans  cela  ;  cependant  nous  portons  des 
meubles  pour  la  sacristie,  et  habits  pour  nous,  et , 
ce  que  je  trouve  plus  étrange ,  nos  propres  vivres 
que  nous  leur  donnerons  :  car  nous  mangerons 
avec  eux ,  faute  de  logis  où  nous  puissions  nous  re- 
tirer. Nous  faisons  cela  volontiers,  car  j'apprend 
que  ces  messieurs  nous  aiment  fort,  et  nous  assis- 
tent tant  qu'ils  peuvent,  selon  Testât  de  leurs  af- 
faires ;  aussy  faisons  nous ,  et  ferons  nous  tout  ce 
que  nous  pourrons  en  leur  considération  :  car  outre 
que  nous  portons  aux  Trois  Rivières  jusques  à  de  la 
cire  et  de  la  chandelle,  nous  avons  envoyé  aux  Hu- 
rons  trois  ou  quatre  personnes  plus  que  nous  n'eus- 
sions fait,  n'estoit  leurs  affaires  que  j'ay  recom- 
mandées à  nos  hommes.  Il  est  vray  qu'ils  ont  donné 
quelque  chose  pour  ce  subject ,  à  ce  que  m'a  dit  le 
Père  Lallemant.  Je  ne  désire  pas  les  importuner; 
mais  je  sçay  leur  aise  qu'ils  sçachent  que  nous  les 
servirons  de  bon  cœur,  et  que  nous  espérons  qu'ils 
donneront  ce  qu'il  faut  pour  l'entretien  de  [nos] 
Pères  aux  nouvelles  habitations,  et  qu'ils  monteront 
leur  chappelle,  comme  ils  ont  fait  cette  année  celle 


—  152  — 

de  Rébec  *  ;  et  qu'ils  donneront  aussy  des  gages  et 
des  vivres  aux  hommes  que  nous  tiendrons  en  leur 
considération  ;  et  pour  leurs  affaires  soit  dans  les 
Hurons ,  soit  ailleurs,  nous  tenons  ces  hommes  avec 
nous ,  afin  qu'ils  ne  se  débauchent  avec  les  Sau- 
vages et  ne  donnent  mauvais  exemple,  comme  ont 
fait  autrefois  ceux  qui  y  estoient.  Voila  pour  le 
temporel  de  cette  mission  ;  si  je  me  souviens  d'autre 
chose,  je  l'escriray  en  un  autre  endroit. 

Venons  au  spirituel. 

Premièrement  nous  espérons  une  grande  mois- 
son avec  le  temps  dans  les  Hurons ,  plus  grande  et 
plus  prochaine  si  on  y  peut  envoyer  beaucoup  d'ou- 
vriers pour  passer  dans  les  nations  voisines,  le  tout 
soubs  la  conduite  et  l'ordonnance  du  Supérieur 
qui  sera  aux  Hurons.  Ces  peuples  sont  sédentaires 
et  en  grand  nombre  ;  j'espère  que  le  P.  Buteux 
sçaura  dans  un  an  autant  du  langage  montagnais 
que  j'en  sçay,  pour  l'enseigner  aux  autres,  et  ainsy 
j'iray  où  on  voudra.  Ce  n'est  pas  que  j'attende  rien 
de  moy  ;  je  tacheray  de  servir  pour  le  moins  de  com- 
pagnon. Ces  peuples,  où  nous  sommes,  sont  errans 
et  en  fort  petit  nombre  ;  il  sera  difficile  de  les  con- 

4  «  L'an  163Û ,  Messieurs  de  la  Compagnie  ont  envoyé  pour  cent 
escus  de  meubles  et  ornements  entre  autres  l'image  de  saint  Joseph 
en  bosse  qui  est  sur  l'autel.  »  Catalogue  des  bienfaiteurs  de  Notre- 
Dame  de  Recouvrance  (Archives  du  Séminaire  de  Québec). 


—  153  — 
vertir,  si  on  ne  les  arreste;  j'en  ay    apporté   les 
moyens  dans  la  Relation. 

Pour  le  Séminaire,  hélas  !  pourroit-on  bien  avoir 
un  fond  pour  cela?  Dans  les  bastimens  dont  j'ay 
parlé ,  nous  désignons  un  petit  lieu  pour  le  com- 
mencer, attendant  qu'on  fasse  exprès  un  corps  de 
logis  pour  ce  subject.  Si  nous  estions  bastis,  j'es- 
pérerois  que  dans  deux  ans  le  P.  Brebeuf  nous  en- 
voiroit  des  enfants  hurons  ;  on  les  pourroit  ins- 
truire icy  avec  toute  liberté,  estans  éloignés  de  leur 
parens.  O  le  grand  coup  pour  la  gloire  de  Dieu ,  si 
cela  se  faisoit! 

Quant  aux  enfants  des  Sauvages  de  ce  païs-cy,  il 
y  aura  plus  de  peine  à  les  retenir  ;  je  n'y  voy  point 
d'autre  moyen  que  celuy  que  touche  V.  R.  d'envoyer 
un  enfant  tous  les  ans  en  France  :  ayant  esté  là 
deux  ans,  il  y  reviendra  sçachant  la  langue;  estant 
desjà  accoustumé  à  nos  façons  de  faire  ,  il  ne  nous 
quittera  point  et  retiendra  ses  petits  compatriotes. 
Notre  petit  Fortuné,  qu'on  a  renvoyé  pour  estre 
malade,  et  que  nous  ne  pouvons  rendre  à  ses  parens, 
car  il  n'en  a  point,  est  tout  autre  qu'il  n'estoit, 
encor  qu'il  n'ait  demeuré  que  fort  peu  en  France; 
tant  s'en  faut  qu'il  courre  après  les  Sauvages,  il  les 
fuit,  et  se  rend  fort  obéissant.  En  vérité  il  m'estonne: 
car  il  s'encouroit  incontinent  aux  cabanes  de  ces 
barbares  sitost  qu'on  lui  disoit  un  mot  ;  il  ne  pouvoit 


—  154  — 

souffrir  qu'on  luy  commandast  quoy  que  ce  fust  : 
maintenant  il  est  prompt  à  ce  qu'il  peut  faire.  Je 
voulois  envoyer  cette  année  une  petite  fille,  que  la 
famille,  qui  esticy,  m'a  donnée,  peut-être  encore 
un  petit  garçon,  selon  le  désir  de  V.  R.  Mais  M.  de 
Champlain  m'a  dit  que  M,  de  Lauson  luy  avoit  re- 
commandé de  ne  laisser  passer  aucun  Sauvage  petit 
ou  grand.  Je  Pavois  prié  l'an  passé  du  contraire; 
j'ay  quelque  pensée  que  le  P.  Lallemant  a  quelque 
part  en  ce  conseil  et  en  cette  conclusion.  Voicy  les 
raisons  pourquoy  ils  jugent  qu'il  n'est  pas  expédient 
qu'il  en  passe  :  \°  L'exemple  des  deux  qui  sont 
passés,  et  qui  se  sont  perdus.  Je  respondqueLouys1 
le  Huron,  fut  pris  et  corrompu  par  les  Anglois,  et 
encor  a-t-il  fait  icy  le  debvoir  de  chrestien,  se  con- 
fessant et  communiant,  l'an  passé  ,  à  sa  venue  et  à 
son  départ  de  Rébec  ;  il  est  maintenant  prisonnier 
desHiroquois.  Pour  Pierre  le  montagnais  2,  mené 

1  Louis  Amanlacha,  surnommé  de  Sainte-Foy,  qui  avait  été  bap- 
tisé en  France. 

2  Ou  Pierre-Antoine  Patetchoanen,  «  qui  depuis  cinq  ans  (1620-5) 
avoit  été  envoyé  en  France  par  nos  religieux  deKébec;  lequel  après 
avoir  été  bien  instruit  et  endoctriné  aux  choses  de  la  foy,  fut  bap- 
tizé  et  nommé  par  deflunt  M.  le  Prince  de  Guiménée,  son  parrain, 
Pierre  Antoine,  qu'il  entretint  aux  études jusques  après  sa  mort, 
que  l'enfant  fut  congru  en  la  langue  latine,  et  si  bon  françois,  qu'es- 
tant de  retour  à  Kébec,  nos  religieux  furent  contraints  le  renvoyer 
pour  quelque  temps  entre  ses  parens ,  afin  de  reprendre  les  idées  de 
sa  langue  maternelle,  qu'il  avoit  presque  oublié.  »  (F.  Sagard.) 


—  155  — 
en  France  par  les  Pères  Récolets,  estant  icy  de  retour, 
il  fuyoit  les  Sauvages  :  on  le  contraignit  de  retourner 
avec  eux  pour  apprendre  la  langue ,  qu'il  avoit 
oubliée;  il  n'y  vouloit  pas  aller,  jusque  là  qu'il  dit  : 
On  me  force,  mais  si  j'y  retourne  une  fois  on  ne 
m'aura  pas  comme  on  voudra.  Les  Anglois  sont  sur- 
venus là-dessus,  qui  l'ont  gasté;  adjoustés  que  je 
n'ay  point  veu  sauvage  si  sauvage  et  si  barbare  que 
luy. 

L'autre  raison  du  P.  Lallemant  est  que  ces  enfans 
cousteront  à  nourrir  et  entretenir  en  France ,  et  la 
mission  est  pauvre.  S'ils  sont  en  un  collège,  on 
demandera  pension;  s'ils  sont  ailleurs,  cela  retardera 
les  aumônes  queferoient  les  personnes  qui  les  nourri- 
ront. Je  répond  que  les  collèges  ne  prendront  point 
de  pension ,  et  quand  il  en  faudrait ,  je  trouve  la 
chose  si  importante  pour  la  gloire  de  Dieu,  qu'il  la 
faudroit  donner.  Le  P.  Lallemant  commence  à 
gouster  mes  raisons  ;  car  je  l'assure  qu'on  ne  peut 
retenir  les  petits  Sauvages,  s'ils  ne  sont  dépaïsés  ou 
s'ils  n'ont  quelques  camarades  qui  les  aident  à 
demeurer  volontiers.  Nous  en  avons  eu  deux  :  en 
l'absence  des  sauvages  ,  ils  obéissoient  tellement 
quellement;  les  sauvages  estoient-ils  cabanes  près 
de  nous,  nos  enfants  n'estoient  plus  à  nous,  nous 
n'osions  leur  rien  dire. 

Si  nous  pouvons  avoir  quelques  enfants  cette 


—  156  — 

année ,  je  feray  mon  possible  pour  les  faire  passer, 
du  moins  deux  garçons,  et  cette  petite  fille,  qui 
trouvera  trois  maisons  pour  une.  On  m'en  demande 
en  plusieurs  endroits.  Si  M.  Duplessis  m'écoute, 
au  nom  de  Dieu  ,  soit.  Quant  le  P.  Lallemant 
aura  expérimenté  la  difficulté  qu'il  y  a  de  retenir 
ces  enfants  libertins,  il  parlera  plus  haut  que  moy. 
Y.  R.  voit,  par  tout  ce  qui  a  esté  dit,  le  bien  que 
Ton  peut  espérer  pour  la  gloire  de  Dieu  de  toutes 
ces  contrées,  et  combien  il  est  important,  non-seule- 
ment de  ne  rien  divertir  ailleurs  de  ce  qui  est  donné 
pour  la  mission  de  Rebec ,  mais  encore  de  trouver 
quelque  chose  pour  faire  subsister  du  moins  une 
maison  qui  serve  de  retraite  aux  Nostres ,  qui  serve 
de  séminaire  pour  des  enfants  et  pour  les  Nostres 
qui  apprendront  un  jour  les  langues ,  car  il  y  a 
quantité  de  peuples  différens  tous  en  langage. 

Voici  encore 

[Le  reste  manque  au  manuscrit) . 


LETTRE  DU  P.  JEAN  DE  BREBEUF  AU  T.  R.  P.  MUTIO  VITEL- 
LESCHI  ,  GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS  A  ROME. 

(Traduite  sur  l'original  latin  conservé  aux  Archives 
du  Jésus  à  Rome.) 

De  la  Résidence  de  Saint-Joseph,  20  mai  1637. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

J'ai  écrit  l'année  dernière  à  Votre  Paternité  de 
l'état  et  des  coutumes  des  Hurons,  au  milieu  des- 
quels se  passe  notre  vie ,  et  des  fruits  que  nous 
espérons  recueillir.  Votre  Paternité  a  dû  pareille- 
ment recevoir  les  Relations  des  deux  années  pas- 
sées, qui,  avec  celle  que  nous  lui  envoyons  aujour- 
d'hui, donnent  une  connaissance  assez  complète  des 
affaires  de  notre  mission. 

Il  me  reste  à  vous  apprendre  deux  événements 
qui  ont  retardé  parmi  nos  Sauvages  les  progrès  de 
l'Evangile.  C'est  d'abord  une  maladie  contagieuse, 
qui,  depuis  huit  mois,  a  causé  de  grands  ravages  dans 
le  pays.  La  divine  Providence  a  permis  que  nous 
ne  fussions  pas  entièrement  à  l'abri  de  ce  fléau.  De 
six  prêtres  que  nous  étions  ici  et  de  quatre  dômes- 


—  158  — 
tiques  qui  étaient  à  notre  service,  sept  ont  été  frap- 
pés en  même  temps  :  mais,  grâce  à  la  bonté  divine, 
tous,  quoiqu'en  danger  de  mort,  ont  recouvré  la 
santé  et  leurs  forces  premières,  et  se  portent  bien 
maintenant. 

Pour  nos  Hurons  infidèles,  qui  ignorent  les  pro- 
messes de  la  vie  future  ,  ils  cherchaient  avec  tant 
d'anxiété  et  d'inquiétude  le  remède  à  leurs  maux 
temporels,  que  nous  avions  bien  de  la  peine  à  nous 
en  faire  écouter,  quand  nous  leur  parlions  de  l'au- 
tre vie.  Si  nous  leur  eussions  promis  la  santé,  ils 
nous  auraient  accueillis  bien  plus  volontiers.  Mal- 
heureusement le  plus  grand  nombre  de  ces  pauvres 
gens,  trop  préoccupés  de  l'amour  de  la  vie  présente, 
ont,  en  la  perdant,  perdu  pareillement  le  bonheur 
éternel. 

Ce  qui ,  en  second  lieu ,  a  nui  à  la  propagation  de 
la  foi,  c'est  que  le  démon  avait  fait  courir  parmi 
eux  le  bruit  que  nos  français ,  et  nous  en  particulier , 
nous  étions  la  cause  de  cette  maladie,  et  que  nous 
n'étions  venus  dans  leur  pays  que  pour  les  faire 
mourir.  D'autres  mensonges  du  même  genre  ont 
circulé  sur  notre  compte.  Il  n'est  point  étonnant 
que  cela  nous  ait  aliéné  pour  un  temps  les  habitants 
de  quelques  villages.  Quelques-uns  même  vou- 
laient nous  faire  périr  comme  ennemis  de  leur 
nation . 


—  159  — 

Mais  celui  qui  seul  donne  la  mort  et  ressuscite  , 
peut  conduire  aux  portes  de  V enfer  et  en  retirer, 
nous  a  sauvés  de  tous  ces  périls  et  a  même  amené  ces 
barbares  à  venir  nous  demander  humblement  par- 
don. Toutes  ces  calomnies  sont  à  peu  près  tombées 
aujourd'hui.  On  nous  écoute  volontiers;  nous  avons 
donné,  cette  année,  le  baptême  à  plus  de  deux  cents 
personnes,  et  il  n'y  a  presque  aucun  village  qui  ne 
nous  ait  invité  à  l'aller  visiter.  Bien  plus ,  ce  fléau  et 
ces  calomnies  mêmes  ont  contribué  à  nous  faire 
mieux  connaître  de  ces  peuples.  Ils  ont  compris  par 
nos  actes  que  nous  ne  sommes  pas  venus  ici  pour 
acheter  des  pelleteries  ou  faire  le  commerce ,  mais 
uniquement  pour  les  instruire,  les  unir  à  Notre-Sei- 
gneur,  et  par  là,  leur  procurer  la  santé  de  l'âme  et 
une  vie  éternellement  heureuse.  Il  y  a  même  eu 
quelques  familles  qui ,  sans  être  encore  baptisées  , 
avaient ,  à  notre  persuasion ,  mis  en  Dieu  toute  leur 
confiance.  Comme  elles  ont  été,  presque  seules, 
épargnées  par  la  contagion  ,  elles  ont  maintenant 
une  foi  vive  et  réclament  instamment  la  grâce  du 
baptême  que  nous  leur  conférerons,  j'espère,  dès 
que  nous  les  aurons  suffisamment  éprouvées. 

Nous  avons  eu  la  consolation  de  voir,  dans  plu- 
sieurs de  ceux  que  nous  avons  baptisés ,  des  signes 
non  équivoques  de  la  grâce  du  sacrement  :  aussi 
avons-nous  la  douce  confiance  que  bon  nombre, 


—  160  — 
tant  d'adultes  que  d'enfants,  sont  maintenant  au 
ciel  et  prient  Dieu  pour  le  salut  de  leurs  frères. 

Enfin  ,  nous  en  avons  l'espoir,  ce  fléau,  qui  sévit 
encore ,  dès  que  les  esprits  auront  recouvré  la  tran- 
quillité nécessaire  pour  entendre  et  bien  compren- 
dre les  vérités  de  la  foi ,  aura  préparé  la  conversion 
d'un  grand  nombre  d'infidèles. 

Dans  ce  moment  nous  formons  une  nouvelle  ré- 
sidence dans  le  village  que  nous  nommons  La  Ro- 
chelle et  les  Sauvages  Ossossané.  Il  est  très-peuplé; 
la  maladie  y  a  fait  de  grands  ravages;  mais  nous  y 
avons  toujours  été  bien  accueillis,  bien  écoutés  et 
bien  demandés.  Nous  l'appellerons  la  Résidence  de 
l'Immaculée  Conception. 

Nous  pensons  aussi  à  envoyer,  dès  cette  année , 
deux  des  nôtres  à  la  nation  des  Attignenongbas, 
pour  s'y  fixer,  s'ils  voient  jour  à  y  opérer  quelque 
bien. 

Il  parait  que  le  séminaire  des  Hurons  établi  à 
Québec ,  où  cinq  jeunes  Sauvages  ont  passé  l'hiver, 
commence  déjà  à  produire  quelques  fruits.  Nous  en 
envoyons  d'autres  ,  et  nous  espérons  contribuer 
beaucoup  par  là  à  gagner  l'affection  des  Hurons  et 
à  les  attacher  à  Notre-Seigneur.  C'est  ainsi  que  la 
foi  se  propage  ,  mais  dans  le  travail ,  les  veilles , 
les  tribulations  et  la  patience.  Il  nous  faudra  long- 
temps arracher  et  semer  :  plus  tard  viendra  la  ré- 


—  161  — 
coite.  Quoiqu'à  présent  nous  ne  semions  que  dans 
les  larmes  et  les  gémissements  ,   nous  comptons 
bien  un  jour  recueillir    dans    la  joie   une  abon- 
dante moisson. 

Mes  compagnons  dans  cette  résidence  sont  les 
PP.  François  le  Mercier,  Pierre  Pijart,  Pierre  Chas- 
telain ,  Charles  Garnier  et  Isaac  Jogues ,  ouvriers 
des  plus  distingués  ,  qui  savent  allier  admirable- 
ment le  zèle  ardent  du  salut  des  âmes  \  avec  l'orai- 
son et  l'union  avec  Dieu.  En  un  an  ou  deux,  ils 
ont  fait  des  progrès  vraiment  remarquables  dans 
une  langue  à  peine  connue ,  et  qui  n'est  pas  encore 
réduite  en  principes ,  tant  est  grande  l'ardeur  qu'ils 
y  mettent.  Mais  le  P.  Charles  Garnier,  à  ce  qu'il  me 
semble,  les  surpasse  tous  en  ce  point. 

D'après  cet  exposé  ,  pouvons-nous  ne  pas  atten- 
dre de  l'infinie  bonté  de  Dieu ,  les  plus  heureux 
résultats  de  nos  travaux  ? 

Je  suis  de  Votre  Paternité , 
Le  très-humble  serviteur  et  le  fils  très-soumis 
en  Notre-Seigneur, 

Jean  de  BRÉBEUF. 

De  la  Résidence  de  Saint-Joseph  aux  Hurons, 
dans  le  village  d'Ihonatiria ,  20  mai  1637. 

(P.  S.)  Depuis  ma  lettre  écrite ,  la  nouvelle  rési- 
L.  41 


—  462  — 
dence  de  l'Immaculée  Conception  a  été  établie ,  et 
nous  avons  commencé  à  l'habiter  le  jour  de  la  fête 
des  saints  Martyrs  Prime  et  Félicien,  9  juin.  On 
ne  saurait  exprimer  avec  quelle  affection  et  quelle 
joie  nous  avons  été  accueillis.  Le  jour  de  la  sainte 
Trinité  nous  avons  baptisé  avec  solennité  un 
homme  de  cinquante  ans  :  grand  sujet  d'espoir 
pour  l'avenir.  Car  il  est  bien  instruit  et  a  passé  par 
de  longues  épreuves.  Il  a  de  l'autorité  et  jouit  de 
l'estime  générale  des  sauvages.  C'est  le  premier 
adulte  que  nous  ayons  baptisé  en  santé.  Son  exem- 
ple nous  en  a  déjà  amené  quelques-uns  qui  deman- 
dent instamment  le  baptême. 

Du  même  lieu,  16  juin. 


XI. 


LETTREDU  P.  JEAN  DE  BRÉBEUF ,  AU  T.-R.  P.    MUTIO  VITEL- 
LESCHI,  GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE   DE  JÉSUS  A  ROME. 

(Traduite  sur  V original  latin  conservé  aux  archives 
du  Jésus,  à  Rome.) 

1638. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

La  Relation  de  cette  année  et  celle  de  l'année 
dernière  donneront  à  Votre  Paternité  une  connais- 
sance suffisante  de  ce  qui  concerne  la  mission  que 
nous  venons  d'établir  ici,  chez  les  Hurons,  peuple 
de  la  Nouvelle-France  ou  Canada.  Si  votre  Pater- 
nité ne  les  a  pas  déjà  reçues,  je  pense  que  le  R.  P. 
Provincial  ne  tardera  pas  à  les  lui  envoyer.  Il  ne  me 
reste  donc  qu'à  lui  faire  part  de  nos  espérances 
pour  le  salut  des  habitants  de  ce  pays. 

Les  Hurons  ne  sont  pas  errants  dans  les  forêts  à 
la  façon  bêtes  fauves,  comme  plusieurs  autres  peu- 
plades de  ce  pays.  Ils  ont  une  vingtaine  de  villages, 
dont  quelques-uns  sont  entourés  d'une  forte  palis- 
sade en  bois.   S'ils  changent  parfois  de  place,  ce 


—  164  — 
n'est  que  lorsqu'ils  n'y  trouvent  plus  ce  dont  ils 
ont  besoin  pour  vivre,  par  exemple,  le  bois  de 
chauffage,  ou  lorsque  le  sol  épuisé  ne  rapporte 
presque  plus  rien.  Car,  ils  cultivent  la  terre  et  en 
tirent  du  bled  d'Inde,  des  fèves  ou  haricots-fèves, 
des  citrouilles  qui  y  réussissent  à  merveille  et  sont 
très-bonnes,  et  enfin  du  tabac.  La  contrée  est  à 
souhait  pour  la  chasse  et  pour  la  pêche.  En  un  mot, 
les  Hurons  trouvent,  sans  sortir  de  leur  pays ,  une 
nourriture,  sinon  recherchée,  du  moins  suffisante 
et  saine.  Ils  ont  même  du  surplus  qu'ils  peuvent 
vendre.  Ils  ne  sont  pas  tellement  sauvages  qu'ils 
n'aient  presque  tous  du  bon  sens  et  même  un  juge- 
ment naturel  très-droit. 

Quant  aux  mystères  de  la  Religion,  si  nouveaux, 
si  étranges  peur  eux,  loin  de  les  contredire,  de  les 
mépriser  ou  de  les  tourner  en  ridicule,  ils  les  admi- 
rent plutôt,  les  approuvent,  les  louent  même  et  ne 
témoignent  aucune  aversion  pour  ces  saintes  véri- 
tés. Seulement  leur  réponse  uniforme  à  tous  nos 
raisonnements  est  celle-ci.  «  Nos  usages  ne  sont  pas 
les  mêmes;  votre  pays  est  si  différent  du  nôtre,  que 
ce  ne  peut  être  le  même  Dieu  qui  les  a  faits.  »  Puis 
la  force  de  la  mauvaise  habitude  en  retient  beau- 
coup dans  les  filets  du  démon.  Un  grand  nombre 
adorent  volontiers  le  Dieu  que  nous  leur  annon- 
çons ;  mais  vienne  une  occasion  de  reprendre  leurs 


—  165  — 

vieilles  superstitions,  ils  ont  bien  de  la  peine  à  y 
résister.  Ce  qui  fait  sur  eux  le  plus  d'impression, 
ce  sont  les  tourments  de  l'enfer  et  les  délices  du 
ciel  :  c'est  par  là  que  nous  les  gagnons  et  qu'ils 
ouvrent  enfin  les  yeux  à  la  lumière  de  la  foi. 

Depuis  deux  ans  que  nous  sommes  revenus  ici, 
nous  avons  baptisé  près  de  cent  personnes.  Plu- 
sieurs, tant  adultes  qu'enfants,  sont  déjà  au  ciel, 
comme  nous  l'espérons.  Ils  prieront  pour  le  salut 
des  autres  sauvages.  Les  parents  qui  survivent  à 
leurs  enfants,  nous  disent  qu'ils  ne  veulent  pas  en 
être  séparés  toujours,  mais  qu'ils  désirent  les  aller 
rejoindre  après  leur  mort. 

Nous  n'étions  ici  l'année  dernière  que  trois  Prê- 
tres de  la  Compagnie  ;  nous  avons  été  cinq  cette 
année  et  nous  avons  vécu  dans  une  grande  union. 
Les  santés  se  sont  si  bien  soutenues  que  les  sauva- 
ges le  regardaient  presque  comme  une  chose  mira- 
culeuse. Ils  voyaient  là  une  marque  de  la  bonté  du 
Dieu  que  nous  servons,  puisqu'il  prend  un  si  grand 
soin  de  ses  amis.  Mais  ce  qui  les  a  surtout  frappés, 
c'est  que  l'année  dernière  nous  avons  été  épargnés 
par  la  contagion^  dont  un  si  grand  nombre  d'en- 
tre eux  avait  été  la  victime. 

Deux  de  nos  Pères  qui  sont  ici,  les  PP.  Antoine 
Daniel  et  Ambroise  Davost,  retourneront  prochai- 
nement ,  je  pense  ,   à    Québec  pour   y    conduire 


—  166  — 
quelques  jeunes  gens  du  pays ,  qui  vont  donner 
commencement  au  séminaire  Huron.  Nous  atten- 
dons deux  ou  trois  autres  Pères  pour  les  remplacer, 
et  nous  demandons  encore  d'autres  missionnaires 
pour  l'année  prochaine.  En  effet  le  besoin  de  nom- 
breux ouvriers  se  fait  vivement  sentir,  non  pas,  il 
est  vrai  ,  pour  moissonner ,  mais  pour  faire  les 
semailles,  ou  plutôt  pour  apprendre  la  langue,  sans 
laquelle  il  nous  serait  impossible  de  répandre  la 
bonne  semence  de  la  parole  de  Dieu. 

Je  commence  à  connaître  la  langue  suffisamment , 
et  mes  compagnons  font  de  rapides  progrès  dans 
cette  étude. 

Ce  qu'il  faut  demander  ,  avant  tout,  des~ouvriers 
destinés  à  cette  mission,  c'est  une  douceur  inalté- 
rable et  une  patience  à  toute  épreuve.  Ce  n'est  ni 
par  la  force,  ni  par  l'autorité  qu'on  peut  espérer  de 
gagner  nos  sauvages. 

Tous  ceux  des  Nôtres,  qui  sont  ici,,  font  de  géné- 
reux efforts  pour  acquérir  la  perfection.  Je  suis  le 
seul,  à  ce  qu'il  me  semble,  qui  vive  dans  la  tiédeur. 
Je  suis  de  Votre  Paternité , 
Le  très- humble  serviteur 
et  fils  très-obéissant  en  Notre  Seigneur. 
Jean  de  BRÉBEUF. 

De  la  résidence  de  Sainl-Joseph  chez  les  Hurons, 
peuple  du  Canada,  au  village  dlhonatiria. 


XII. 


LETTRE  DU  P.  FRANÇOIS  DU  PERON  ,  DE  LA  COMPAGNIE  DE 
JÉSUS,  AU  P.  JOSEPH-IMBERT  DU  PERON,  SON  FRÈRE, 
RELIGIEUX  DE  LA  MÊME  COMPAGNIE.  (Copiée  SUT  V  au- 
tographe conservé  aux  archives  du  Jésus,  à  Rome.) 

Au  bourg   de  la  Conception  de  Nostre-Dame, 
ce  27  avril  1639. 


Mon  Révérend  Père  , 


Pax  Christi. 


J'escrivis  l'an  passé  à  V.  R.  le  succès  de  mon 
voyage  dès  mon  départ  de  la  France,  jusques  à  mon 
arrivée  dans  le  Canada  :  je  la  prie  de  me  mander  si 
elle  a  receu  les  quatre  lettres  que  je  luy  escrivois  ; 
je  n'auray  les  responses  à  celles  de  l'année  passée 
qu'après  l'envoy  de  la  présente.  Je  luy  mandois 
mon  employ  ;  Dieu  m'en  a  donné  un  autre  ;  il  m'a 
fait  passer  au  pais  des  Hurons.  J'estime  tant  ma 
condition  que  je  m'estime  grandement  obligé  à 
Dieu  :  1  °  de  m'avoir  amené  en  Canada  ;  2°  de  m'avoir 
faict  passer  au  païs  des  Hurons,  et  j'estime  ce  second 
bénéfice  plus  grand  que  le  premier  a  raison  que 
Dieu  seul  nous  est  icy  nostre  tout,  et  qu'il  y  a  plus 
grande  moisson  qu'en  aucune  part  du  Canada.  Do- 


—  168  — 

resenavant  donc  je  ne  luy  manderay  que  des  nou- 
velles des  Hurons  ;  car  pour  celles  des  montagnets  et 
algonquins  nous  n'en  recevons  les  nouvelles  que 
par  la  Relation  imprimée  qui  nous  est  envoyée  de 
France  d'année  en  année.  Vous  pouvés  faire  res- 
ponse  à  mes  lettres;  pour  moy,  il  me fault  une  année 
entre  deux,  à  raison  que  les  Hurons  descendent  d'icy 
aux  Trois-Rivières ,  à  mesme  temps  que  les  navires 
y  arrivent  de  France.  Ceste  lettre  sera  commune  à 
mes  deux  frères  et  aux  Pères  de  ma  cognoissance 
que  je  salue  tous  ex  animo. 

Je  partis  des  Trois-Rivières  le  4  septembre  et 
j'arrivay  au  païs  des  Hurons  le  jour  de  saint  Michel, 
à  douze  heures  du  soir  :  la  traite  est  de  300  lieues 
par  eau,  par  un  très  grand  nombre  de  saults  très 
dangereux  et  fort  longs,  quelques  uns  de  deux  et 
trois  lieues,  en  sorte  que  d'autres  que  des  sauvages 
ne  sçauroient  entreprendre  le  voyage.  Ils  ont  des 
canots  d'escorce  qui  ne  font  qu'effleurer  l'eau,  et  un 
homme  seul  en  porte  un  sur  l'espaule.  Par  bonheur 
je  m'embarquay  avec  un  capitaine  huron  qui  me 
rendit  toute  sorte  de  courtoisie  le  long  du  chemin. 
Le  R.  P.  Lallemant,  notre  supérieur,  et  le  P.  Le- 
moyne,  qui  estoient  partis  devant  moi,  ne  rencon- 
trèrent pas  si  bien  Le  premier  pensa  être  étranglé 
par  un  sauvage  de  l'île;  (c'est  une  nation  algonquine 
qu'on  rencontre  sur  le  chemin ,)  qui  s'efforça  plu- 


—  169  — 
sieurs  fois  de  luy  mettre  un  lacet  au  col,  pour  ven- 
ger, disoit-il ,  la  mort  d'un  sien  petit  enfant,  qui 
avait  esté  seigné  par  un  de  nos  hommes  qui  estoit 
monté  un  jour  ou  deux  devant  le  Père.  Je  rencon- 
tra} ce  mesme  sauvage  proche  l'isle,  qui  d'abord 
qu'il  me  vit,  dit  qu'il  m'en  falloit  faire  le  même ,  et 
fut  longtemps  à  persuader  à  nos  Hurons  qu'ils  ne 
dévoient  point  amener  des  françois  en  leur  pais  ; 
que  c'etoit  nous  qui  les  faisions  tous  mourir  ;  mon 
capitaiue  l'adoucit  le  mieux  qu'il  put  :  nonobstant 
tout  ce  discours,  un  de  ses  camarades  me  vint  trou- 
ver le  matin  et  le  soir,  pour  le  faire  prier  Dieu  en 
sa  langue  algonquine  ;  ce  que  je  fis. 

Quant  au  P.  Lemoyne,  il  fût  contraint  de  quitter 
ses  sauvages,  n'ayant  rien  plus  de  quoy  vivre.  Ils 
le  laissèrent  donc  au  bord  de  l'eau  avec  un  de  nos 
hommes,  qui  le  nourrit  durant  quinze  jours  de  la 
chasse  qu'il  faisoit  fort  heureusement.  Il  s'embar- 
qua donc  dans  un  canot  de  notre  troupe.  Le  maître 
du  canot,  après  deux  journées,  le  voulut  laisser 
sur  un  rocher  :  il  me  fallut  luy  donner  ma  couverte 
pour  le  contenter. 

Durant  le  chemin,  notre  vivre  n'a  été  qu'un  peu 
de  blé  d'Inde  concassé  entre  deux  pierres  et  bouilly 
dans  l'eau  ;  notre  gîte  sub  dio.  Cependant  je  me  suis 
toujours  bien  porté,  grâces  à  Dieu. Le  long  du  che- 
min nous  avons  rencontré  trois  nations  algonquines 


—  170  — 
errantes  :  1  °  la  petite  nation  ;  2°  ceux  de  l'ile;  3°  les 
sorciers;  le  reste  forêts  et  rochers  incultes ,  sauts  et 
précipices;  je  m'étonne  comme  les  sauvages  osent 
entreprendre  tel  voyage.  Pour  le  pays  des  Hurons, 
c'est  une  terre  assez  unie,  force  praieries ,  force 
lacs,  force  bourgs;  de  deux  où  nous  sommes  l'un 
est  de  80  cabanes ,  l'autre  de  40  ;  dans  chaque  ca- 
bane il  y  a  cinq  feus ,  et  deux  familles  à  chaque 
feu.  Leurs  cabanes  sont  faites  de  grosses  écorces  en 
berceau,  longues ,  larges  et  hautes  à  proportion; 
il  y  en  a  de  70  pas  de  long.  Leur  terre  ne  produit 
que  du  blé  d'Inde,  des  fèves  et  des  citrouilles.  Ce 
sont  les  délices  du  pays,  qui  n'a  rien  de  commun 
avec  notre  France,  de  quoy,  il  jouisse,  que  les  quatre 
élémens.  On  y  voit  néanmoins  pour  les  oiseaux, 
poissons  et  bétes  des  forêts  presque  les  mêmes  qu'en 
France.  La  terre,  comme  ils  ne  la  cultivent  pas,  ne 
porte  que  dix  ou  douze  ans  au  plus ,  et  ils  sont 
contraints,  les  dix  années  expirées,  de  transporter 
leur  bourg  en  un  autre  endroit.  S'ils  la  cultivoient , 
elle  porteroit  comme  celle  de  France.  Voilà  pour  ce 
qui  est  de  la  terre ,  qui  est  l'occupation  et  l'employ 
des  femmes  huronnes  :  celle  des  hommes,  c'est  la 
pêche,  la  chasse,  la  traite  aux  françois  et  autres  na- 
tions voisines,  comme  la  nation  du  petun,  la  nation 
Neutre,  celle  du  Sault,  celle  des  cheveux  relevés, 
celle  des  gents  puants,  etc.  Ils  sont  robustes  et  tous 


—  171  — 

grands  de  beaucoup  plus  que  les  françois  ;  ils  ne 
sont  couverts  que  d'une  peau  de  castor,  qu'ils  met- 
tent sur  les  deux  épaules  en  forme  de  manteau  ;  des 
chausses  et  souliers  en  hy  ver,  un  sac  à  petun  der- 
rière le  dos ,  le  chalumet  en  main  ;  au  col  et  aux 
bras ,  des  colliers  et  brasselets  de  porcelaine  ;  ils  en 
pendent  aussi  aux  oreilles  et  au  tour  de  leur  mous- 
tache. Ils  se  graissent  les  cheveux  et  le  visage;  ils 
se  balafrent  aussi  le  visage  avec  de  la  peinture  noire 
et  rouge.  Leurs  récréations  consistent  au  jeu  de 
paille ,  jeu  de  plat ,  jeu  de  crosse  auxquels  ils  per- 
dront vaillant  les  deux  et  trois  cents  écus. 

Le  naturel  des  Sauvages  est  patient,  libéral,  hos- 
pitalier; mais  importun,  songeard,  puéril,  larron, 
menteur,  trompeur,  libertin,  superbe,  fainéant;  ils 
ont  parmi  eux  plusieurs  fous ,  ou  plutôt  lunatiques 
et  frénétiques.  Le  langage  est  langue  régulière  autant 
qu'il  se  peut ,  pleine  de  composition  comme  la 
grecque,  différente  de  celle- cy  en  ce  que  les  chan- 
gemens  de  modes  et  personnes  se  font  au  commen- 
cement, ayant  quasi  toujours  la  même  termination  ; 
un  accent  change  la  signification  d'un  mot.  Elle  n'a 
pas  la  barbarie  qu'on  se  figure  :  les  noms  se  conju- 
guent aussi  bien  que  les  verbes;  de  syntaxe,  je  n'en 
sache  guère  d'autre  que  celle  de  la  langue  françoise, 
aussi  bien  ne  sçavent-ils  que  c'est  que  cas;  ils  ont 
des  petites  particules  d'elegance   :  ils   n'ont  point 


—  172  — 

l'usage  de  ces  lettres  b,  f,  l,  m,  p,  q,  x,  y  ;  ils  ont 
fort  la  lettre  h  et  le  k  en  usage,  ce  sont  les  deux  let- 
tres qui  donnent  de  la  peine  pour  la  prononce.  Ils 
ont  quasi  tous  plus  d'esprit  en  leurs  affaires ,  dis- 
cours, gentillesses,  rencontres,  soupplesses  et  subti- 
lités, que  les  plus  advisés  bourgeois  et  marchands 
de  France.  Ils  règlent  les  saisons  de  l'année  par  les 
bêtes  sauvages ,  par  les  poissons ,  les  oyseaux  et 
plantes  de  la  terre;  ils  nombrent  les  années,  les 
jours  et  les  mois  par  la  lune.  Ils  n'ont  point  de  police 
du  tout  :  ce  que  les  capitaines  ont  de  pouvoir  est  à 
peu  près  comme  les  crieurs  et  trompettes  ;  ils  crient 
à  pleine  tête  parles  carrefours.  Le  ton  qu'ils  gardent 
en  leur  harengue  est  justement  le  ton  des  prisonniers 
du  petit  Chastelet  de  Paris.  La  jeunesse  est  impu- 
dente jusques  à  non  plus,  aussi  grands  maîtres  les 
uns  que  les  autres.  Les  mariages  sont  libres.  Ils 
n'ont  qu'une  manière  de  justice  pour  les  torts,  qui 
est  que  tout  le  bourg  doit  satisfaire  par  présens.  Un 
grain  de  blé  d'Inde  quelquefois  rapportera  cent 
grains  pour  un.  La  famine  ,  cette  année,  est  assez 
grande;  mais  davantage  en  la  nation  neutre,  où  l'on 
vant  les  enfans  comme  esclaves  pour  avoir  du  blé . 

Nous  sommes  icy  des  Nôtres  dix ,  en  deux  Rési- 
dences, l'une  de  la  Conception  de  Notre-Dame, 
l'autre  de  saint  Joseph  :  elles  sont  éloignées  l'une  de 
l'autre  de  cinq  à  six  lieues.  Messis  quiclem  multa; 


—  473  — 

operariiautempauci:  nous  espérons  du  renfort,  l'an 
qui  vient.  Bientôt;  nous  nous  espérons  faire  une 
troisième  Résidence  en  la  nation  du  petun  ,  sans 
préjudice  des  missions  volantes.  Nous  avons  avec 
nous  douze  françois  qui  sont  à  nos  gages;  car  pour 
d'autres  il  n'y  en  a  point.  Nous  sommes  logés  et  vi- 
vons à  la  façon  des  sauvages;  nous  n'avons  point  de 
terre  à  nous,  sinon  un  petit  champ  d'emprunt,  où 
l'on  recueille  du  blé  françois  justement  pourfairedes 
hosties  pour  la  sainte  messe  :  nous  laissons  le  reste 
à  la  divine  Providence ,  qui  nous  envoyé  plus  de 
blé  que  si  nous  avions  des  bonnes  terres;  l'un  nous 
apportera  trois  épis  de  blé,  un  autre  six,  l'autre  une 
citrouille;  un  autre  donnera  du  poisson,  un  autre  du 
pain  cuit  sous  la  cendre.  Nous  vivons  joyeusement 
et  contents  de  la  sorte.  Pour  leur  présent ,  on  leur 
donne  des  petits  canons  de  verre,  des  bagues,  des 
halênes,  des  jambettes,  de  la  raeade  :  c'est  là  toute 
nôtre  monnaie.  Pour  les  douceurs  de  France,  nous 
n'en  avons  point  icy  ;  la  sauce  ordinaire  des  viandes 
c'est  l'eau  pure,  le  jus  du  blé  ou  citrouilles  ;  les  ra- 
fraîchissements, qui  viennent  de  France,  ne  montent 
pas  plus  haut  que  les  Trois-Rivières;  tout  ce  qu'on 
peut  envoyer,  c'est  quelques  ornemens  d'église,  du 
vin  pour  la  messe  (on  en  met  seulement  quatre  ou 
cinq  gouttes  dans  les  calices)  et  quelques  habits, 
quelques  pruneaux  et  raisins  pour  les  malades  du 


—  174  — 

bourg  :  le  tout  court  grand  risque  par  les  chemins. 
Nous  avons  perdu  cette  année  deux  de  nos  pacquets. 
Nos  plats,  quoyque  de  bois,  nous  coûtent  plus  cher 
que  les  vôtres;  ils  sont  de  la  valeur  d'une  robe  de 
castor,  c'est-à-dire  cent  francs. 

Le  royaume  de  Dieu  s'avance  grandement  en  ces 
contrées.  Nous  avons  icy  une  nation  étrangère  ré- 
fugiée ,  tant  à  cause  des  hiroquois  leurs  ennemis , 
que  pour  la  maladie  qui  encore  les  fait  icy  mourir 
en  grand  nombre;  ils  se  font  presque  tous  baptizer 
avant  la  mort.  J'en  ai  baptisé  quelques  uns,  et  nos 
Pères  n'ont  pas  une  petite  occupation  matin  et  soir 
d'itistruire  et  visiter  ces  pauvres  malades ,  qui  sem- 
blent n'avoir  fui  la  mort  cruelle  de  leurs  ennemis , 
que  pour  mourir  de  la  belle  mort  des  prédestinés.  Je 
vous  laisse  à  penser ,  si  ce  n'est  pas  bien  de  la  con- 
solation pour  ceux  qui  contribuent  et  leurs  prières 
et  leurs  travaux ,  à  la  conversion  de  ces  pauvres 
âmes,  que  Dieu  veut  sauver  icy,  si  nous  n'y  met- 
tons de  l'empêchement  de  nôtre  côté.  Je  demande 
et  implore  à  ce  sujet  l'assistance  des  prières  de 
V.  R.,  et  celle  de  tous  ceux  de  ma  connaissance; 
je  les  salue  tous  de  cœur  et  d'affection  :  je  crois 
qu'ils  ne  me  les  dénieront  pas. 

Voicy  comme  un  petit  journal  depuis  mon  arri- 
vée. Ayant  abordé  heureusement  la  terre  des  Hurons, 
après  un  embarquement  de  vingt-six  jours,  dans  un 


—  175  — 
canot  ou  plutôt  berceau  d'écorce  d'un  arbre  dit  bou- 
leau, le  29  septembre,  à  une  heure  du  matin,  et  m'é- 
tant  mis  en  chemin  pour  arriver  à  temps  à  quel- 
qu'une de  nos  Résidences,  pour  y  célébrer  ce  jour  là 
la  sainte  messe ,  la  pluie  et  la  défaillance  causée  par 
la  journée  précédente,  en  laquelle  nous  nous  étions 
mis  sur  l'eau ,  depuis  une  heure  du  matin  jusqu'à 
douze  heures  et  davantage  de  la  nuit,  sans  pouvoir 
reposer,  et  même  l'espérance  de  pouvoir  dire  la 
sainte  messe  m'avoit  obligé  à  ne  rien  manger  à  mon 
abordement  ;  la  pluie  donc  et  la  défaillance,  comme 
aussi  la  distance  du  lieu  de  cinq  ou  six  lieues ,  et 
l'ignorance  des  chemins,  me  contraindrent  de  m'ar- 
rêter  au  premier  bourg  et  prendre  quelque  petite 
nourriture.  J'entray  donc  dans  la  cabane  d'un  capi- 
taine du  bourg  :  le  compliment  qu'on  me  fit  fût  d'un 
chay  en  leur  langue;  c'est  le  salut  ordinaire  qui  est 
à  dire  bonjour,  et  puis  incontinent  ils  étendirent 
une  natte  par  terre  pour  m'y  mettre  dessus ,  en- 
suite ,  ils  prirent  quatre  épis  de  blé  qu'ils  firent  rôtir 
et  me  les  présentèrent,  comme  aussi  deux  citrouilles 
cuites  sous  la  cendre  avec  un  plat  de  sagamité.  J'as- 
sure V.  R.  que  ce  manger  m'etoit  des  délices;  les 
petits  enfants  et  autres  accouroient  par  admira- 
tion dans  la  cabane  pour  m'y  voir.  Le  défaut  de  la 
langue  me  rendoit  muet,  et  leur  façon  défaire  ,  qui 
est  de  ne  dire  mot ,  sinon  un  chay  à  celui  qui  arrive 


—  176  — 
les  rendoit  aussi  muets  ;  seulement  ils  me  considé- 
raient depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête  ,  et  tous  vou- 
loient  éprouver  mes  souliers  et  mon  chapeau  ,  cha- 
cun mettant  le  chapeau  sur  la  tête  et  les  souliers  aux 
pieds.  Après  avoir  fait  remerciement  de  quelque 
couteau  ,  halêne  ,  aiguille,  à  mon  hôte,  du  bon  ac- 
cueil et  traitement  qu'il  m'avoit  fait,  je  le  priai  de 
me  donner  un  sauvage  pour  porter  mon  sac  et  me 
conduire  à  une  de  nos  Résidences;  il  le  fit  et  j'arri- 
vay  à  six  heures  du  soir  chez  nos  Pères.  Ils  me 
receurent  avec  toute  sorte  de  charité  et  bienveil- 
lance :  le  traitement  ne  fut  pas  meilleur  que  celui 
du  sauvage;  car  les  douceurs  de  la  vie  nous  sont 
communes  avec  celles  des  Sauvages,  à  sçavoir  un 
potage  de  farine  de  blé  d'Inde  à  l'eau,  matin 
et  soir  :  pour  beurre  un  glaçon  d'eau  ;  quelquefois 
les  sauvages  y  mettent  quelques  grumeaux  de  cendre 
pour  assaisonner  la  sagamité  ;  d'autres  fois  ils  met- 
tent une  poignée  de  petites  mouches  d'eau.  Ce  sont 
comme  des  cousins  de  Provence  ;  ils  en  font  grand 
état  ;  ils  en  font  festin .  Les  plus  sages  reservent  après 
la  pêche  quelque  poisson  pour  le  piler  dans  la  saga- 
mité  durant  Tannée;  pour  quatorze  personnes,  on 
met  la  moitié  d'une  grosse  carpe  environ,  et  le  pois- 
son le  plus  corrompu  est  le  meilleur.  Pour  le  boire, 
on  ne  sait  que  c'est,  la  sagamité  sert  de  viande  et  de 
boisson  :  on  sera  six  mois  sans  boire  hors  de  voyage. 


—  177  — 
L'importunité  des  sauvages  qui  sont  continuelle- 
ment autour  de  nous  dans  notre  cabane,  et  qui 
quelquefois  rompent  une  porte }  jettent  des  pierres 
sur  la  cabane,  blessent  nos  gens;  cette  importunité 
dis-je,  n'empêche  que  nous  n'ayons  nos  heures  aussi 
bien  réglées  que  dans  un  de  nos  collèges  de  France. 
A  quatre  heures  on  sonne  le  lever;  suit  l'oraison; 
à  la  fin  d'icelle  commencent  les  messes  jusqu'à  huit 
heures  ,  pendant  lequel  temps  on  garde  le  silence , 
on  lit  son  livre  spirituel ,  on  dit  ses  petites  heures  ; 
à  huit  heures,  on  ouvre  la  porte  aux  sauvages  jusqu'à 
quatre  heures  du  soir,  auquel  temps  il  est  permis  de 
parler  aux  sauvages ,  tant  pour  les  instruire  comme 
pour  apprendre  la  langue.  Nos  Pères  aussi,  en  ce 
temps  là,  vont  visiter,  dans  les  cabanes  du  bourg,  les 
malades  pour  les  baptiser,  et  les  sains  pour  les 
instruire;  pour  moi ,  mon  occupation  est  l'étude  de 
la  langue  ,  garder  la  cabane ,  faire  prier  Dieu  les 
chrétiens  et  catéchumènes,  tenir  école  à  leurs  enfans, 
depuis  midi  jusqu'à  deux  heures  ;  à  deux  heures 
on  sonne  l'examen,  suit  le  diner,  pendant  lequel 
on  fait  lecture  d'un  chapitre  de  la  Bible ,  et  au  sou- 
per, on  lit  la  Philagie  de  Jésus  du  R.  P.  du  Barry  ; 
on  dit  le  benedicite  et  grâces  en  huron  à  cause 
des  sauvages  qui  y  sont  présents.  On  dine  autour 
du  feu  assis  sur  un  billot  et  le  plat  à  terre.  A  midi 
je  commence  l'école  aux  enfans  qui  s'y  rencontrent 
L.  \% 


—  178  — 
jusqu'à  deux  heures  :  quelquefois  je  n'aurai  qu'un 
ou  deux  ou  trois  écoliers.  Les  dimanches,  mardis  et 
jeudis,  l'école  cesse  à  une  heure ,  auquel  temps  on 
fait  une  instruction  aux  plus  notables  du  bourg, 
soit  chrétiens  ou  non  ;  le  jeudi  aux  seuls  chrétiens 
et  catéchumènes  ;  le  dimanche  au  matin  aux  seuls 
chrétiens.  Pendant  la  messe  parrochiale  on  fait  le 
prône ,  devant  la  messe  on  fait  l'eau  bénite  avec 
chant,  et  à  l'offertoire  le  pain  bénit  que  les  sau- 
vages présentent  par  tour.  Les  grandes  fêtes  on 
chante  une  grande  messe.  L'après-diner  du  diman- 
che, aune  heure,  on  chante  vêpres;  suit  l'instruc- 
tion aux  chrétiens  et  catéchumènes  ;  à  cinq  heures 
on  chante  compiles,  et  le  samedi  au  soir  le  Salve  avec 
les  litanies  de  la  Vierge.  Ce  même  jour,  à  l'issue  de 
l'echole  on  fait  un  petit  catéchisme  aux  enfans ,  et 
une  fois  le  mois  on  fait  un  catéchisme  public  à  tout 
le  bourg,  outre  l'instruction  journalière  qu'on  leur 
donne  dans  leur  cabane.  A  quatre  heures  du  soir 
on  congédie  les  sauvages  non  chrétiens,  et  nous 
disons  en  repos  tous  ensemble  matines  et  laudes ,  à 
l'issue  desquelles  nous  faisons  entre  nous  des  con- 
sultes durant  trois  quarts  d'heure,  touchant  l'avan- 
cement et  l'empêchement  de  la  foy  en  ces  contrées; 
en  suite  nous  conférons  de  la  langue  par  ensemble 
jusqu'au  souper  qui  est  à  six  heures  et  demie  ;  à 
huit  heures  les  litanies ,    l'examen ,  et  puis  on    se 


—  179  — 
couche.  On  n'a  pas  icy  son  repos  entier  comme  en 
France  ;  tous  nos  Pères  et  domestiques ,   excepté 
un  ou  deux,  dont  je  suis  du  nombre,  se  relèvent 

quatre  et  cinq  fois  chaque  nuit ;  le  vivre  d'icy 

cause  cela,  comme  la  façon  de  coucher  qui  est  sur 
une  natte  à  plate  terre  et  tout  vestu.  Depuis  que 
je  suis  parti  de  France,  je  n'ai  point  quitté  ma  sou- 
tane ,  sinon  pour  changer  de  linge.  Dieu  grâces,  je 
n'ai  reçu  aucune  incommodité ,  et  j'apprends  icy 
tous  les  jours  que  la  nature  se  contente  de  peu,  et 
je  crois  qu'on  nous  porte  plus  d'envie  que  de  com- 
passion ;  pour  nous ,  nous  n?envions  la  condition 
d'aucun  de  notre  France  :  melior  est  una  dies  in 
atriis  tuis  super  millia.  Il  est  vray  que  nous  voyons 
en   effet  ce  que  vous  ne   voyez  qu'en   peinture , 
combien  grand  est  le  don  de  la  foi.   Nous  avons 
affaire  à  une  nation  qui  est  entièrement  esclave  de 
Satan  depuis  le  déluge  :  j'en  parlerai  en  temps  et  lieu. 
Le  1 1  novembre,  nous  baptisâmes  avec  les  solen- 
nités de  l'Eglise,  deux  familles  d'Hurons  :  ce  sont 
les  premiers  de  l'Église  naissante  en  ces  contrées.  Il 
est  vrai  que,  dès  l'an  passé,  Dieu  nous  donna  un 
chrétien,  nommé  Joseph,  avec  sa  famille:  il  avoit  été 
baptisé  en  maladie;  nous  admirons  de  jour  en  jour 
son  courage  et  l'esprit  de  Dieu  en  luy  ;  il  parle  aux 
conseils  hardiement  de  nos  mystères  qu'il  conçoit 
fort  bien  :  la  Relation  parlera  de  luy  et  des  autres 


—  180  — 
avec  toute  vérité.  J'assure  V.  R.,  et  vous  pouvez  me 
croire,  qu'il  n'y  a  rien  dans  icelle  qui  ne  soit  très- 
assuré  et  véritable. 

Le  13  novembre,  le  R.  P.  supérieur  partit  d'icy 
avec  un  de  nos  Pères  pour  commencer  les  missions 
volantes.  Le  diable  sembla  vouloir  s'opposer  à  leur 
dessein;  la  neige  'tomba  en  si  grande  abondance 
qu'elle  couvrit  tous  les  chemins.  Nos  Pères  étant 
arrivés  à  4  heures  du  soir  au  lieu  de  la  mission 
nommé  St-Michel  et  ayant  baptisé  deux  petits  en- 
fants malades,  ils  se  mirent  en  chemin  pour  pren- 
dre quelque  advis  de  nos  Pères  de  St-Joseph,  éloi- 
gnés de  là  d'une  lieue.  Ils  s'égarèrent,  en  sorte  qu'ils 
n'arrivèrent  audit  lieu  qu'à  quatre  heures  au  matin 
du  lendemain,  après  avoir  beaucoup  enduré  durant 
cet  égarement  :  on  a  trouvé  un  peu  de  temps  après 
plus  d'un  et  deux  enfants,  morts  dans  les  neiges,  qui 
s'étoient  aussi  égarés  durant  la  nuit. 

Pendant  deux  mois  que  nos  Pères  y  ont  demeuré, 
ils  y  ont  baptisé  une  vingtaine  de  personnes,  des- 
quelles six  ou  sept  l'ont  été  solennellement  et  font 
profession  de  la  foi.  Pendant  ce  temps  là,  il  y  arriva 
une  chose  remarquable  :  c'est  qu'un  de  nos  premiers 
séminaristes,  qui  sont  revenus  icy  cette  année  de 
Rébec ,  où  est  le  séminaire  des  Hurons,  voyant  que 
son  beau-frère  rejettoit  le  conseil  qu'il  luy  donnoit 
en  sa  maladie  de  ne  point  appeler  le  sorcier  pour  le 


—  181  — 

visiter  et  faire  sur  luy  toutes  ses  diableries,  le  sor- 
cier étant  venu  et  faisant  de  son  côté  ses  invocations, 
le  séminariste  se  mit  à  prier  Dieu  de  son  côté,  le 
chapelet  à  la  main,  et  à  conjurer  Dieu  de  confondre  le 
sorcier  :  sa  prière  fut  exaucée;  car  le  sorcier  fit  réponse 
que  le  diable  ne  lui  vouloit  rien  découvrir,  et  qu'un 
tel  l'en  empêchoit  avec  son  chapelet.  Cela  fut  cause 
que  le  malade  fut  instruit  et  baptisé  avec  toute  sa 
famille.  Tout  cela  se  passa  au  bourg  dit  St-Michel. 
L'autre  séminariste  étant  allé  à  la  guerre  et  ayant 
fait  rencontre  des  ennemis,  ils  en  prirent  treize 
qui  furent  distribués  en  divers  bourgs  pour  les  faire 
mourir  cruellement,  lui  pour  sa  part  en  prit  deux, 
comme  on  étoit  sur  le  point  d'en  faire  mourir  un, 
il  l'exhorta  à  croire  en  Dieu  et  à  vouloir  être  bap- 
tisé :  comme  il  ne  se  souvenoit  plus  de  la  forme  du 
baptême,  il  le  baptisa,  récitant  le  Pater.  Dieu  favo- 
risa le  prisonnier  baptisé  de  la  sorte  :  il  permit 
qu'il  survint  quelque  différent  qui  différa  l'exé- 
cution de  sa  mort,  et  il  fut  conduit  en  un  autre 
village  proche  d'une  de  nos  Résidences,  en  sorte 
que  deux  de  nos  Pères,  en  ayant  appris  la  nouvelle, 
s'y  transportèrent  incontinent ,  l'instruisirent  et 
baptisèrent  sans  sçavoir  ce  que  ce  brave  séminariste 
avait  fait.  Un  peu  devant  mon  arrivée  ,  ils  en 
avaient  baptisé  dix-sept  en  divers  bourgs  :  le  4  ou 
5  décembre,  outre  les  prisonniers  susdits,  quatre 


—  182  — 
autres  eurent  le  même  bonheur  du  baptême  ;  trois 
d'iceux  furent  brûlés  au  bourg  de  St-Michel.  Nos 
Pères  eurent  bien  de  la  peine  à  les  baptiser,  les  Hu- 
rons  s'opposant  à  ce  qu'ils  ne  le  fussent,  disant  que 
le  baptême  les  rendoit  plus  contens  en  la  mort.  Ils 
exercent  des  cruautés  non  pareilles  sur  ces  captifs  ; 
ils  leur  coupent  les  doigts  ;  ils  les  font  passer  sept 
tours  sur  divers  brasiers  ardents ,  qui  sont  allumés 
en  ia  plus  grande  cabane  du  bourg,  où  tous  ceux  du 
bourg  sont  assemblés  pour  les  tourmenter  ;  chacun 
le  tourmente  comme  il  veut;  tandis  qu'il  passe  sur 
les  feux ,  chacun  a  un  tison  allumé  en  main  pour 
lui  appliquer  en  quelque  partie  du  corps;  ils  se  ser- 
vent de  tout  ce  qu'ils  peuvent  s'imaginer  pour  le 
tourmenter,  ils  font  rougir  des  haches ,  des  flèches , 
des  ances  de  chaudière,  qu'ils  appliquent  sur  le 
patient  :  en  tous  ces  tourments  ils  l'exhortent  à 
avoir  du  courage,  et  il  faut  que  le  patient  chante 
continuellement.  L'un  d'iceux  eût  les  stigmates  aux 
mains  et  aux  pieds.  La  nuit  s'étant  passée  dans  ces 
cruautés  ,  ils  le  conduisent  hors  du  bourg ,  sur  un 
échafaud,  où  ils  le  lient  à  un  poteau,  et  là  ils  le  brûlent 
tout  vif  à  petit  feu,  avec  des  tisons  allumés  :  s'il 
tombe  en  défaillance  ils  le  font  revenir  à  soi  par 
quelque  boisson.  On  lui  arrache  quelquefois  les 
oreilles  à  belles  dents  et  on  les  lui  fait  manger. 
Comme  la  flamme  l'a  suffoqué,  ils  le  mettent  cuire 


—  183  — 
dans  des  grandes  chaudières,  et  puis  ils  le  man- 
gent. 

Le  8  décembre,  nous  baptisâmes  icy  solennelle- 
ment cinq  familles  de  sauvages,  toutes  de  diverses 
nations.  J'eus  la  consolation  de  leur  dire  la  messe  et 
de  les  communier,  et  de  bénir  les  bagues  de  leur 
mariage.  Depuis  l'absence  du  R.  P.  supérieur  jus- 
qu'à son  retour,  j'ai  été  le  chapelain  ordinaire  des 
sauvages.  Pendant  la  messe  on  chante  le  Pater  et 
XAve  en  langue  huronne. 

Le  \  2  décembre,  dimanche  de  l'octave  de  la  Con- 
ception, j'eus  le  bien  de  dire  la  première  messe  dans 
la  première  chapelle,  bâtie  dans  les  Hurons,  et  érigée 
en  l'honneur  de  l'Immaculée  Conception  de  Notre- 
Dame.  La  chapelle  est  faite  d'une  charpente  bien 
jolie,  semblable  presque ,  en  façon  et  grandeur,  à 
notre  chapelle  de  St-Julien. 

Le  19  décembre,  on  baptisa  icy  trois  familles  de 
sauvages.  Le  diable  tascha,  ce  jour  là,  de  troubler 
notre  solennité  et  faire  voir  qu'il  étoit  le  maître  du 
pays  ;  car  au  sortir  de  la  chapelle,  il  se  trouva  dans 
notre  cabane  un  capitaine  qui ,  en  présence  des 
nouveaux  chrétiens,  se  mit  à  dèbagouler  contre 
Dieu  et  contre  nous,  et  à  faire  des  actions  imperti- 
nentes. Nous  fumes  contraints  de  le  chasser  hors  la 
cabane.  L'après  diner  il  envoya  son  frère  et  autres 
pour  interrompre  le  catéchisme  public ,  qu'on  fai- 


—  184  — 
soit  de  la  tyrannie  et  domaine  que  satan  exerce  sur 
nos  Sauvages;  ils  ne  manquèrent  pas  de  l'interrom- 
pre par  leurs  discours  sacrilèges. 

Le  20  décembre,  nous  eûmes  une  eclypse  de  lune 
à  neuf  heures  du  soir  environ  :  elle  fut  totale  et  de 
durée  d'environ  de  deux  à  trois  heures.  Vous  l'eûtes 
peut-être  en  France  à  deux  heures  du  matin  du 
21  décembre.  C'est  par  les  eclypses  que  nous  sça- 
vons  que  le  soleil  se  levé  icy  quatre  heures  plus 
tard  environ  qu'en  France  ;  notre  élévation  est  de 
45  degrés  et  demi  environ. 

Le  2  janvier  on  baptisa  un  chef  de  famille  ;  le  9 
une  famille  ;  le  1 6  deux  familles  ;  et  le  tout  fort  so- 
lennellement. 

Le  1 3  février  on  baptisa ,  avec  les  cérémonies  de 
l'église,  une  fille  de  dix  à  douze  ans. 

Le  2  mars  et  les  autres  jours  en  suivant  du  carna- 
val ,  le  diable  est  icy  déchaisné  aussi  bien  qu'en 
France.  Ce  n'est  que  diablerie  et  masquarade  en  ce 
temps  là,  par  tout  le  pays  des  Hurons  :  cela  a  débau- 
ché deux  ou  trois  de  nos  chrétiens  et  refroidi  plu- 
sieurs autres,  qui  se  disposoient  au  baptême.  Nous 
eûmes  recours,  à  Dieu  par  le  saint  sacrifice  de  la 
messe  et  parles  quarante  heures,  durant  lesquelles 
nous  exposâmes  le  S t- Sacrement.  La  Relation  dira 
fidèlement  le  reste.  J'assure,  V.  R.,  qu'elle  est  très- 
fidelle  :  c'est  pourquoi  je  me  contenterai  de  toucher 


—  185  — 
en  passant  les  diableries  de  ces  peuples.  Elle  pourra 
juger  par  ce  qui  suit,  que  ce  ne  nous  est  pas  peu  de 
peine  d'élever  et  entretenir,  au  milieu  d'une  nation 
perverse,  ces  nouvelles  plantes  du  christianisme  que 
Dieu  nous  a  commis  ;  nous  pouvons  dire  avec  saint 
Paul  :  Filioli  quos  iterum  parturio,  etc.  Nous  et  eux 
avons  bon  besoin  des  prières  de  V.  R.;  je  les  recom- 
mande à  sa  charité. 

1  °  Toutes  leurs  façons  de  faire  leur  sont  dictées 
immédiatement  du  diable,  qui  leur  parle  tantôt  en 
forme  de  corbeau  ou  quelque  autre  oyseau  sem- 
blable, tantôt  en  forme  de  flamme  ou  âme,  et  tout 
cela  dans  le  songe,  auquel  ils  défèrent  grandement, 
en  sorte  que  si  l'on  les  prie  de  dire  leur  sentiment 
sur  quelque  chose ,  ils  disent  :  Attendez  que  nous 
avons  consulté  le  songe.  Pour  le  mieux  faire,  ils 
jeûnent  auparavant.  Ils  tiennent  le  songe  pour  le 
maître  de  leur  vie ,  et  c'est  le  Dieu  de  ce  pays  ;  c'est 
luy  qui  leur  dicte  leurs  festins ,  leur  chasse ,  leur 
pèche ,  leur  guerre ,  leurs  traites  avec  les  françois  , 
leurs  remèdes,  leurs  dances,  leurs  jeux,  leurs  chan- 
sons :  à  les  voir  dans  ces  actions ,  vous  jugeriez  des 
âmes  damnées.  Ils  n'ont  qu'un  jeu  innocent,  à  sça- 
voir,  le  jeu  de  la  crosse  :  il  se  fait  pour  se  ressou- 
venir de  quelque  excellent  crosseur  décédé. 

2°  Pour  guérir  un  malade,  ils  appellent  le  sorcier, 
qui,  sans   s'informer   de  la  maladie   du   malade, 


—  186  — 

chante  et  remue  sa  tortue  ;  il  regarde  dans  l'eau  et 
quelquefois  dans  le  feu  pour  connaître  la  qualité  de 
la  maladie.  L'ayant  connue,  il  dit  :  l'âme  du  malade 
désire,  pour  sa  santé,  qu'on  luy  fasse  présent  de 
telle  ou  telle  chose,  d'un  canot ,  par  exemple,  d'une 
robbe  neuve,  d'un  collier  de  porcelaine,  d'un  festin 
de  feu,  d'une  danse ,  etc.;  et  tout  le  bourg  se  met 
incontinent  en  peine  d'accomplir  parfaitement  tout 
ce  que  le  sorcier  aura  dit.  D'autres  fois,  pour  guérir 
le  malade,  les  anciens  du  bourg  vont  trouver  le 
malade  ,  et  luy  demandent  qu'est-ce  que  son  âme 
désire.  Il  respond  selon  son  songe,  qui  sera  quel- 
quefois excessif  et  abominable.  Il  demandera  jus- 
qu'à vingt-cinq  présents  d'importance,  qui  luy  sont 
incontinent  fournis  par  le  bourg,  s'ils  manquoient  à 
un  seul,  ils  croiroient  être  cause  de  la  mort  du  ma- 
lade. C'est  pourquoy  nous  qui  crions  contre  ces 
diableries  et  refusons  d'y  contribuer  quelque  chose 
du  nôtre,  le  diable,  soit  qu'il  désireroit  avoir  de  nous 
quelque  hommage ,  ou  jeter  sur  nous  toute  l'envie , 
ne  manque  pas  de  faire  songer  au  malade  quelque 
chose  que  nous  ayons  tous  seuls  ou  de  le  faire  dire 
par  le  sorcier.  Comme  j'écrivois  la  présente ,  ce 
1 3  avril ,  environ  midi ,  voyla  un  Sauvage  qui  vient 
d'un  bourg  prochain,  grandement  échauffé,  et  nous 
prie  de  luy  donner  quelque  cartier  d'étoffe  rouge  , 
parce  que  le  sorcier  avoit  dit  qu'un  sien  fils  malade 


—  187  — 
desiroit  pour  sa  guerison  ce  bout  d'étoffe.  On  ne  le 
luy  donna  pas  ;  «îais  un  de  nos  Pères  incontinent  se 
transporta  sur  le  lieu  quasi  aliud  agendo  et  baptisa 
le  petit  malade.  Ces  refus  continuels  font  qu'ils  nous 
menacent  souvent  de  nous  casser  la  tête,  nous  attri- 
buant la  cause  de  leurs  maladies,  disant  que  depuis 
qu'ils  croyent  ils  ont  la  maladie.  Chaque  famille  a 
certaines  maladies,  et  par  conséquent  certains  re- 
mèdes abominables.  Elle  a  aussi  ses  armoiries  di- 
verses, qui  un  cerf,  qui  un  serpent,  qui  un  corbeau, 
qui  le  tonnerre,  qu'ils  estiment  être  un  oiseau  ,  et 
choses  semblables. 

3°  Presque  tous  les  Sauvages  ont  des  sorts  aux- 
quels ils  parlent  et  font  festin  pour  obtenir  d'eux 
ce  qu'ils  désirent. 

4°  Le  diable  a  ses  religieux  :  ceux  qui  le  servent 
doivent  être  dépouillés  de  tout  ce  qu'ils  ont;  ils 
doivent  s'abstenir  des  femmes;  ils  doivent  obéir 
parfaitement  à  tout  ce  que  le  diable  leur  suggère.  Le 
sorcier  de  ce  bourg  nous  vint  voir  le  26  de  mars  et 
nous  tint  tout  ce  discours. 

5°  Les  femmes  grosses  parmi  eux  causent,  disent- 
ils,  plusieurs  malheurs;  car  elles  sont  cause  que  le 
mari  ne  prend  rien  à  la  chasse.  Si  quelqu'une  d'elles 
entre  en  une  cabane  ou  il  y  aye  quelque  malade, 
le  malade  empire;  si  elle  regarde  la  bête  qu'on 
poursuit,  ou  ne  la  sçaurcit  plus  prendre;  si  l'on 


—  188  — 
mange  avec  elle,  ceux  qui  y  mangent  tombent  ma- 
lades. Une  femme  grosse,  par  sa  présence  et  appli- 
cation de  quelque  racine,  tire  la  flèche  du  corps 
d'un  homme  :  toutefois  ils  se  réjouissent  davantage 
en  la  naissance  d'une  fille  que  d'un  fils ,  à  cause  de 
la  multiplication  du  pays.  Les  femmes  sont  icy  maî- 
tresses et  servantes. 

6°  Ils  croyent  que  les  âmes  rentrent  dans  le  corps 
d'un  autre  après  sa  mort. 

Le  1 9  mars ,  jour  des  Cendres,  nous  donnâmes 
les  cendres  à  ceux  qui  se  présentèrent  des  Sauva- 
ges. Il  y  en  a  qui  ont  gardé  le  carême  pour  ce  qui 
est  de  l'abstinence  de  chair ,  et  qui ,  se  trouvant 
en  des  festins  de  cerf,  ont  refusé  d'en  goûter.  Ce 
n'est  pas  que  nous  les  y  obligeons  pour  le  présent  ; 
ils  s'en  abstiennent  de  leur  plein  gré  ,  sachant  qu'en 
France  on  garde  de  la  sorte  le  carême.  Il  est  à  re- 
marquer que  c'est  en  ce  temps  de  caresme  que  les 
chasseurs  reviennent  de  la  chasse ,  et ,  comme  elle 
est  très-rare  et  fort  difficile,  ils  sont  grandement 
avides  de  chair.  Ils  font  des  deux  et  trois  cents  lieues 
dans  les  bois  pour  y  trouver  du  gibier ,  comme 
quelque  ours,  ou  quelque  cerf  ou  vache;  du  peu 
qu'ils  rapportent  ils  en  font  un  festin.  Par  grande 
caresse  un  père  donne  à  son  fils  un  os  à  ronger 
qu'on  luy  aura  donné  au  festin.  La  pluspart,  non- 
seulement  le  carême,  mais  tout  le  long  de  l'année, 


—  189  — 
j'entens  ceux  qui  sont  rarement  aux  festins,  ne  font 
que  deux  repas  par  jour,  l'un  à  neuf  heures  du 
matin  et  l'autre  à  cinq  heures  du  soir.  Si  les  Sau- 
vages sont  dans  un  continuel  carême,  le  nôtre  n'est 
pas  moindre  :  le  jour  de  Pâques  et  le  grand  ven- 
dredy  nous  sont  bien  souvent  égaux  quant  aux 
vivres.  Il  est  vray  que  quelquefois  les  Sauvages 
nous  apporteront  à  traiter  un  quartier  d'ours  ou 
cerf,  une  fois  au  plus  durant  toute  l'année;  quel- 
quefois aussi ,  mais  rarement,  nos  françois  tueront 
quelque  outarde  ou  grue,  desquels  on  fait  festin  aux 
sauvages,  on  en  donne  aux  malades,  et  on  en  met 
quelquefois  quelques  unes  dans  notre  sagamité. 

Le  23  avril ,  samedi  saint ,  nous  baptisâmes  dans 
notre  chapelle ,  avec  les  cérémonies  de  l'Eglise,  un 
de  nos  catéchumènes  :  les  autres  ont  été  remis,  pour 
quelques  raisons ,  à  la  veille  de  la  Pentecôte ,  selon 
l'ordre  de  l'Eglise. 

Le  24  avril ,  jour  de  Pâques,  deux  de  nos  Pères 
partirent  d'icy  pour  des  missions  volantes ,  par  la 
campagne.  Le  28  du  même  mois  j'entrai  aux 
exercices  pour  le  même  sujet.  A  la  fin  d'iceux, 
depuis  la  présente  lettre ,  datée  le  4  de  mai ,  je 
partis  pour  aller  en  mission  volante.  En  ces  mis- 
sions ,  nous  sommes  frustrés  de  célébrer  la  sainte 
messe  (souvenez-vous  de  suppléer  pour  nous).  Le 
samedi,  nous  retournons  à  la  Résidence  la  plus  pro- 


—  190  — 
chaine  pour  y  célébrer  la  sainte  messe  le  lende- 
main ,  après  laquelle  nous  retournons  à  notre  mis- 
sion. Depuis  Pâques  on  y  a  baptisé  environ  vingt 
personnes. 

Le  27  mai,  nous  retournâmes  à  la  Résidence  de  la 
Conception  pour  assister  à  la  venue  de  douze  prison- 
niers et  les  disposer  au  baptême.  Il  est  vrai  que  ce 
que  je  vous  ai  dit  cy  devant  des  cruautés,  que  nos 
barbares  exercent  sur  les  prisonniers,  n'est  rien, 
pour  ne  les  avoir  connues  que  par  le  rapport  de  nos 
Pères  qui  y  avoient  assisté.  J'ay  assisté  moi-même 
aux  premiers  tourments  de  ceux-cy  ;  la  rage  des  dé- 
mons sur  les  damnés  ne  sauroit  être  mieux  figurée 
que  par  celle  que  ces  peuples  exercent  sur  ces 
pauvres  captifs.  Figurez-vous  qu'à  leur  arrivée  tout 
le  bourg,  ou  plutôt  tout  le  pays,  qui  y  accourt,  leur 
va  au-devant  à  cinq  cents  pas  du  bourg  les  accueil- 
lir, mais  d'une  étrange  façon  ;  chacun  s'arme,  qui 
d'un  bâton,  qui  d'une  poignée  de  ronces,  qui  d'un 
couteau  et  tison  de  feu  ;  ils  se  rangent  d'un  côté  et 
d'autre,  et  frappent  sans  pitié  les  prisonniers  jus- 
ques  à  ce  qu'ils  sont  arrivés  sur  l'échafaud  préparé 
pour  être  le  spectacle  de  cruauté.  Ils  marchent  l'un 
après  l'autre,  ayant  chacun  derrière  soi  un  sauvage 
qui  les  tient  liés  par  les  bras  avec  une  corde  ;  ils  ont 
aussi  les  pieds  liés,  en  sorte  que  ils  ne  puissent  mar- 
cher que  doucement;  ils  sont  nuds  et  ont  un  collier 


—  191  — 
de  porcelaine  autour  de  la  tête  pour  marque  de  vic- 
time. Arrivés  qu'ils  furent  sur  le  théâtre,  on  les  fit 
danser,  et  chanter  l'un  après  l'autre ,  et  tout  en  chan- 
tant ,  divers  en  divers  temps  leur  coupoient,  qui  un 
doigt,  qui  trois,  qui  leur  écrasoient  les  doigts  à  coup 
de  bâton,  d'autres  leur  donnoient  des  estafilades  de 
couteau  jusques  aux  os,  au  gras  des  jambes  et  des 
bras ,  la  plupart  en  avoient  aux  deux  bras  et  aux 
deux  jambes.  Cela  fait,  on  les  mena  reposer  dans 
une  cabane  pour  les  tourmenter  par  après,  durant  la 
nuit,  plus  cruellement  par  le  feu.  Le  lendemain  ma- 
tin, on  en  mena  un  sur  l'échafaud,  pour  achever  de 
le  brûler  avec  des  tisons  de  feu.  Ils  lui  renouvel- 
lerent  toutes  les  plaies  de  la  nuit  précédente ,  et 
enfin  n'en  pouvant  plus,  ils  luy  coupèrent  la  tête. 
J'ay  assisté  à  ces  cruautés  :  elles  sont  beaucoup  plus 
horribles  qu'on  ne  se  sçauroit  imaginer.  De  douze 
qu'ils  étoient  nous  en  avons  déjà  baptisé  neuf  icy  ; 
reste  trois  qui  vont  en  d'autres  bourgs  :  je  pars  tout 
à  l'heure  avec  un  de  nos  Pères  pour  aller  après  eux 
et  tacher  de  les  baptiser. 

Me  voicy  de  retour.  Des  trois  prisonniers  qui 
restoient  à  baptiser,  nous  en  avons  baptisé  deux;  le 
troisième  a  refusé  le  baptême  :  entre  les  douze  pri- 
sonniers il  s'est  trouvé  un  Judas.  Le  nombre  des 
baptisés  de  cette  année  (1639)  monte  bien  à  300 
âmes;  en  ce  bourg  de  la  Conception,  on  en  a  baptisé 


—  192  — 
en  maladie,  tant  enfans  qu'autres,  cent  vingt  deux, 
desquels  une  partie  sont  allés  au  ciel.  Outre  les  ma- 
lades on  en  a  baptisé  en  santé  et  solennellement, 
et  qui  font  profession  de  chrétien,  cinquante;  au 
bourg  de  St-Joseph  cent  vingt  six,  dont  vingt  cinq 
Font  été  solennellement  et  font  profession  du  chris- 
tianisme ;  en  la  mission  volante  de  St-Michel  une 
vingtaine ,  desquels  six  ou  sept  l'ont  été  avec  les 
cérémonies  de  l'Eglise.  Je  ne  parle  que  de  ce  pays 
des  Hurons  ;  pour  ce  qui  est  de  Rebec  et  des  trois 
rivières,  vous  en  avez  la  Relation  devant  nous. 

Je  me  recommande  à  vos  SS.  Sacrifices  et  aux 
prières  de  tous  nos  Pères  et  Frères,  je  les  salue  tous 
nominatim  et  les  conjure  de  contribuer  par  leurs 
ferveurs  à  la  conversion  de  nos  pauvres  Sauvages  : 
c'est  l'ouvrage  de  Dieu  seul,  qui  exaucera  aussi  bien 
en  France  vos  prières  que  les  nostres. 

Je  suis  à  tous  de  cœur , 
Mon  Révérend  Père, 
le  très-humble  et  très-affectionné  frère 
en  Notre-Seigneur, 

François  du  PERON, 
surnommé  en  huron  ANONCHIARA,  S.  J. 


XTII. 

LETTRE    DU   P.    JOSEPH-MARIE    CHAUMONOT  ,    AU    T.    R.   P. 
MUTIO    V1TELLESCHI,    GÉNÉRAL     DE    LA    COMPAGNIE    DE 

Jésus,   A  rome.  (Traduite  de  l'italien  sur  V original 
conservé  à  Rome.) 

Kébec,7  août  1639. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

Le  premier  août  je  suis  arrivé  en  la  Nouvelle- 
France  avec  les  PP.  Vimont  et  Poncet  et  un  de  nos 
Frères  coadjuteurs,  après  trois  mois  d'une  navigation 
très-fâcheuse,  à  cause  des  brouillards  qui  nous  ont 
environnés  pendant  trois  semaines,  avec  danger  de 
naufrage  contre  les  énormes  glaçons  qui  flottent  sur 
ces  mers.  Le  vaisseau  du  commandant  de  la  flotte 
allait  se  heurter  contre  un  de  ces  blocs  de  glace,  le 
jour  de  la  Sainte-Trinité ,  pendant  qu'on  disait  la 
messe,  quand  un  des  marins,  en  se  promenant  sur 
le  pont,  aperçut,  malgré  l'épaisseur  du  brouillard, 
l'éclat  de  la  glace  qui  n'était  plus  qu'à  deux  brasses, 
et  s'écria  :  Miséricorde,  miséricorde  !  Nous  sommes 
tous  perdus.  Le  P.  Vimont  fit  vœu  de  dire  deux 
messes,  l'une  en  l'honneur  de  la  sainte  Vierge,  l'au- 
L.  43 


—  194  — 
tre  en  l'honneur  de  saint  Joseph  ,  s'ils  nous  préser- 
vaient de  ce  péril.  Et  voilà  qu'au  même  instant  le 
vent,  changeant  subitement  de  direction,  nous  fit 
éviter,  comme  par  miracle,  ce  danger  imminent. 
Les  plus  habiles  pilotes  conviennent  que  cela  n'a 
pu  se  faire  naturellement  avec  tant  de  rapidité ,  et 
que  si  ce  revirement  n'eût  pas  eu  lieu  à  ce  moment 
précis ,  nous  étions  perdus  sans  ressource. 

Je  ne  puis  encore  rien  écrire  à  Votre  Paternité 
sur  ce  qui  regarde  le  pays  que  je  n'ai  pas  eu  le  temps 
d'étudier;  mais  l'année  prochaine,  je  compte  bien 
me  dédommager  de  ce  silence  forcé. 

Quatre  d'entre  nous  irons  dans  le  pays  des  Hu- 
rons,  les  PP.  Pijart,  le  Mercier,  Poncet  et  moi. 
Ceux  qui  reviennent  de  chez  les  sauvages  nous  as- 
surent de  leurs  dispositions  à  recevoir  la  foi.  Plaise 
à  Dieu  faire  de  son  serviteur  un  instrument  capable 
de  mener  à  bien  une  si  difficile  entreprise  ! 

Je  conjure  Votre  Paternité  de  m'accorder  le  se- 
cours de  ses  prières  et  saints  sacrifices , 

Je  suis , 

de  Votre  Paternité, 
l'indigne  serviteur  en  Notre-Seigneur , 
Joseph-Marie  CHAUMONOÏ. 

De  Kébec,  le  7  août  1639. 


XIV, 


LETTRE    DU    P.    JOSEPH-MARIE    CHAUMONOT ,   AU    T.    R.   P. 
MUTIO    VITELLESCHI,    GÉNÉRAL    DE    LA    COMPAGNIE   DE 

jésus  ,  a  rome.  (Traduite  de  l'italien  sur  l'original 
conservé  à  Rome.) 

Du  pays  des  Hurons,  24  mai  1640. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

PaxChristi. 

Le  10  de  septembre  1639,  j'arrivai  dans  le  pays 
des  Hurons  en  la  Nouvelle-France,  après  une  navi- 
gation de  trois  mois  très-pénible  et  très-dangereuse, 
qui  fut  suivie  d'un  voyage  d'un  autre  mois  sur  les 
rivières.,  les  lacs  et  à  travers  les  forêts. 

Nous  sommes  ici  treize  Pères ,  tous  français , 
avec  quelques  jeunes  gens  qui  se  donnent  à  nous 
pour  le  soin  du  temporel,  et  qui  nous  tiennent 
lieu  de  frères  coadjuteurs.  Notre  manière  de  vivre 
paraîtra  en  Europe  très-étrange  et  très-pénible  , 
mais  nous  la  trouvons  fort  douce  et  fort  agréable. 
Nous  n'avons  ni  sel,  ni  huile,  ni  fruits,  ni  pain,  ni 
vin,  excepté  celui  que  nous  gardons  pour  la  messe. 
Toute  notre   nourriture   se   compose  d'un   grand 


—  196  — 
plat  de  bois  rempli  d'une  espèce  de  soupe  faite 
de  blé  d'Inde,  écrasé  entre  deux  pierres  ou  pilé 
dans  un  mortier,  et  assaisonnée  avec  quelques 
poissons  fumés.  Notre  lit  est  la  terre  ,  couverte 
d'une  écorce  d'arbre  ou  tout  au  plus  d'une  natte. 

L'étendue  de  notre  mission  comprend  cette  an- 
née trente-deux  bourgs  ou  villages,  dans  lesquels 
il  ne  reste  pas  une  seule  cabane  où  l'Evangile  n'ait 
été  annoncé.  Beaucoup  de  sauvages  ont  reçu  le 
baptême.  La  plupart,  victimes  d'une  épidémie  qui 
a  ravagé  tout  le  pays,  sont  au  ciel,  nous  l'espérons. 
Cette  maladie  a  été  l'occasion  de  bien  des  calom- 
nies et  de  persécutions  excitées  contre  nous  sous 
le  prétexte  que  nous  étions  les  auteurs  du  fléau. 
Toutefois  aucun  de  nous  n'a  péri  dans  cette  tem- 
pête, bien  que  quelques-uns  aient  été  bâtonnés  et 
que  d'autres  aient  vu  la  hache  levée  sur  eux,  et  bien 
près  de  leur  tête. 

Nous  avons  tous  besoin  du  secours  de  vos  priè- 
res ;  c'est  pourquoi  nous  nous  recommandons 
humblement  à  vos  saints  Sacrifices. 

Je  suis, 

de  Votre  Paternité , 

Le  très-indigne  serviteur  et  fils  en 

Notre-Seigneur. 

Joseph-Marie  CHAUMONOT. 

Du  pays  des  Hurons,  le  24  mai  1 640. 


XV 


LETTRE  DU  P.   JOSEPH-MARIE    CHAUMONOT   AU  R.     P.    PHI- 
LIPPE   NAPPI,    SUPÉRIEUR    DE    LA    MAISON    PROFESSE    A 

rome.  {Traduite  de  l'italien  sur   l'original  conservé 
à  Rome.) 

Du  pays  des  Hurons,  26  mai  1640. 

Mon  Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

Je  ne  pourrai  jamais  remercier  assez  la  divine 
bonté  de  la  faveur  qu'elle  m'a  faite,  en  me  condui- 
sant à  travers  tant  de  dangers,  dans  le  lieu  le  plus 
favorable  qui  soit  au  monde ,  pour  perfectionner 
un  religieux.  Je  dois  en  faire  part  à  Votre  Révé- 
rence ,  afin  qu'elle  veuille  bien  m'aider  à  en  remer 
cier  le  bon  Dieu.  L'année  dernière,  j'ai  écrit  que, 
après  trois  mois  d'une  navigation  très-pénible ,  je 
suis  arrivé  dans  la  Nouvelle-France,  mais  qu'il  me 
fallait  encore  m'avancer  trois  cents  lieues  plus  loin 
dans  le  désert.  Voici  le  récit  de  ce  voyage. 

La  veille  de  saint  Laurent ,  je  m'embarquai  dans 
un  canot  de  sauvages  Hurons  (ainsi  s'appelle  ce 
peuple)  sur  la  grande  rivière ,  qui  porte  le  nom  de 


—  498  — 
ce  glorieux  martyr  ;  dans  quelques  endroits ,  elle 
est  large  de  dix  ,  treize,  vingt  lieues.  Pendant  cent 
lieues  de  son  cours,  ses  eaux  sont  salées,  et  le  flux  et 
reflux  s'y  font  sentir  :  aussi  est-elle  sujette ,  vu  sa 
largeur,  à  des  tempêtes,  comme  l'Océan. 

Le  P.  Poncet  s'embarqua  en  même  temps  que 
moi  ;  mais  quatre  jours  après  le  départ ,  nous  fûmes 
obligés  de  nous  séparer  ,  laissant  notre  premier 
canot  pour  monter  séparément  dans  deux  autres. 
Nous  devions  cependant  aller  de  compagnie ,  de 
telle  sorte  que  presque  chaque  soir,  nous  nous 
trouvions  ensemble  pour  souper  et  passer  la  nuit , 
avec  les  conducteurs  de  nos  canots  d'écorce,  et 
souvent  même  nous  avions  la  grande  consolation* 
de  dire  la  sainte  messe ,  le  matin ,  avant  de  partir  ; 
mais  ce  fut  la  seule  pendant  tout  le  voyage,  qui  fut 
de  trente  jours  pour  moi  et  de  trente-deux  pour  le 
P.  Poncet  :  voyage  on  ne  peut  plus  laborieux 

Arrivé  au  but  de  ce  voyage ,  je  trouvai  onze 
de  nos  Pères,  distribués  dans  trois  Résidences  pour 
être  plus  près  des  bourgs  importants,  qu'ils  veulent 
instruire  et  civiliser.  Nos  habitations  sont  d'écorce, 
comme  celle  des  sauvages  ,  sans  divisions  inté- 
rieures ,  excepté  pour  la  chapelle.  Faute  de  table  et 
d'ustensiles  de  ménage,  nous  mangeons  par  terre 
et  nous  buvons  dans  des  écorces  d'arbres.  Tout 
l'appareil  de  notre  cuisine  et  de  notre   réfectoire 


—  199  — 

consiste  dans  un  grand  plat  de  bois,  plein  de  sa- 
gamité,  à  laquelle  je  ne  vois  rien  de  plus  semblable 
que  la  colle  qui  sert  à  tapisser  les  murs.  La  soif  ne 
nous  gêne  guère ,  soit  parce  que  nous  ne  nous  ser- 
vons jamais  de  sel ,  soit  parce  que  notre  nourriture 
est  toujours  très-liquide.  Pour  moi,  depuis  que  je 
suis  ici ,  je  n'ai  pas  bu  en  tout  un  verre  d'eau ,  quoi- 
qu'il y  ait  déjà  huit  mois  que  je  sois  arrivé.  Notre 
lit  est  formé  d'une  écorce  d'arbre ,  sur  laquelle 
nous  mettons  une  couverture,  épaisse  à  peu  près 
comme  une  piastre  de  Florence.  Pour  les  draps  , 
on  n'en  parle  pas ,  même  pour  les  malades.  Mais 
la  plus  grande  incommodité,  c'est  la  fumée  qui, 
faute  de  cheminée ,  remplit  toute  la  cabane  et  gâte 
tout  ce  qu'on  voudrait  garder.  Quand  certains  vents 
soufflent ,  il  n'est  plus  possible  d'y  tenir,  à  cause  de 
la  douleur  que  ressentent  les  yeux.  En  hiver  nous 
n'avons  pas  la  nuit  d'autre  lumière  que  celle  du  feu 
de  la  cabane ,  qui  nous  sert  pour  réciter  notre  bré- 
viaire ,  pour  étudier  la  langue  et  pour  toute  chose. 
Le  jour,  nous  nous  servons  de  l'ouverture  laissée 
au  haut  de  la  cabane ,  et  qui  est  à  la  fois  cheminée 
et  fenêtre.  Yoilà  la  manière  de  vivre  dans  notre  ré- 
sidence ;  pour  celle  que  nous  gardons  quand  nous 
allons  en  mission  ,  Votre  Révérence  doit  savoir 
d'abord  que  ,  quoique  ces  sauvages  observent  entre 
eux  certaines  règles  d'hospitalité ,  avec  nous  ils  ne 


—  200  — 
les  observent  pas.  Nous  sommes  donc  obligés  de 
porter  avec  nous  quelques  petits  couteaux  ,  des 
aleines,  des  bagues,  des  aiguilles,  des  pendants 
d'oreille  et  choses  semblables  ,  pour  payer  nos 
hôtes.  Nous  portons  en  outre  une  couverture  en 
guise  de  manteau,  qui  sert  à  nous  envelopper  la 
nuit. 

La  manière  d'annoncer  la  parole  de  Dieu  aux  sau- 
vages n'est  pas  de  monter  en  chaire  et  de  prêcher  sur 
une  place  publique;  il  nous  faut  visiter  chaque 
cabane  en  particulier,  et  auprès  du  feu ,  exposer 
à  ceux  qui  veulent  nous  écouter  les  mystères  de 
notre  sainte  foi.  Ils  n'ont  en  effet  aucun  autre  lieu 
de  réunion  pour  traiter  leurs  affaires,  que  la  cabane 
de  quelqu'un  de  leurs  capitaines. 

Je  ne  me  serais  jamais  imaginé  une  dureté  comme 
celle  d'un  cœur  sauvage  élevé  dans  l'infidélité. 
Quand  ils  sont  convaincus  de  la  folie  de  leurs  su- 
perstitions et  de  leurs  fables,  et  qu'on  leur  a  prouvé 
la  vérité  et  la  sagesse  de  la  foi,  il  faudrait,  pour 
achever  de  les  gagner,  leur  promettre  que  le  bap- 
tême leur  donnera  prospérité  et  longue  vie,  ces 
pauvres  gens  n'étant  sensibles  qu'aux  biens  tempo- 
rels :  cela  ne  vient  pas  de  stupidité  ;  ils  sont  même 
plus  intelligents  que  nos  campagnards ,  et  il  y  a  cer- 
tains capitaines  ,  dont  nous  admirons  l'éloquence, 
acquise  sans  beaucoup  de  préceptes  de  rhétorique. 


—  201  — 
Leur  obstination  dans  l'infidélité  est  produite  par 
la  difficulté  qu'ils  croient  trouver  dans  l'observation 
des  commandements  et  surtout  du  sixième. 

Le  petit  nombre  de  fidèles  ,  que  Notre-Seigneur 
s'est  choisi,  estime  preuve  de  ce  que  peut  la  grâce 
dans  les  cœurs  les  plus  barbares  de  la  terre.  J'en 
connais  un  qui,  cette  année,  au  moment  où  les 
hostilités  contre  la  religion  étaient  plus  vives ,  n'a 
pas  craint  de  parcourir  en  apôtre  presque  tous  les 
villages.  Il  allait  dans  les  assemblées  et  les  conseils 
des  capitaines.,  lorsqu'ils  traitaient  quelque  affaire, 
et  blâmait  hardiment  leurs  folies.  Il  exaltait  la  soli- 
dité de  la  doctrine  ,  que  les  robes  noires  (c'est 
ainsi  qu'ils  nous  appellent)  étaient  venus  leur  en- 
seigner, protestant  qu'il  était  prêt  à  donner  sa  vie 
pour  la  défendre  Ses  auditeurs  applaudissaient 
alors  à  ses  discours  ;  mais  ils  n'embrassaient  pas 
pour  cela  la  vérité,  qu'ils  reconnaissaient.  Ce  même 
Sauvage  demanda  à  faire  les  exercices,  et  il  en  pro- 
fita si  bien,  que  le  Père,  qui  lui  donnait  les  médi- 
tations ,  en  était  étrangement  émerveillé.  Si  on  écrit 
dans  la  Relation  française  ses  réflexions  spirituelles, 
elles  pourront  servir  de  leçon,  même  aux  religieux 
les  plus  pieux  et  les  plus  fervents.  Il  avait  dans  sa 
famille  une  nièce,  attaquée  de  je  ne  sais  quelle  ma- 
ladie ,  qui ,  la  nuit ,  lui  faisait  pousser  des  cris  ef- 
frayants, comme  si  elle  avait  vu  quelque  spectre. 


—  202  — 
Pour  la  délivrer,  il  lui  mit  au  cou  son  chapelet ,  en 
lui  disant  :  «  Rappelle-toi  que  tu  es  chrétienne,  et 
«  que  tu  n'appartiens  plus  au  démon ,  et  fais  le 
«  signe  de  la  croix.  »  Elle  le  fit ,  et  à  partir  de  ce 
moment,  elle  n'a  plus  été  tourmentée  de  semblable 
mal. 

Il  serait  trop  long  de  raconter  tous  les  exemples 
héroïques  de  constance  que  ce  Sauvage  et  quelques 
autres  de  nos  convertis,  bien  qu'en  petit  nombre  , 
nous  ont  donnés.  Mais  c'en  est  assez  pour  montrer 
à  Votre  Révérence  que  Dieu  ne  refuse,  pas  sa  grâce , 
même  aux  plus  sauvages  des  hommes,  et  que  ces 
peuples  sont  capables  de  recevoir  la  doctrine  de 
l'Evangile,  malgré  la  très-grande  difficulté  qu'il  y  a 
à  l'expliquer,  à  cause  delà  pauvreté  de  la  langue; 
car  ils  n'ont  ni  vignes ,  ni  troupeaux ,  ni  tours,  ni 
villes ,  ni  sel ,  ni  lampes ,  ni  temples  ,  ni  maîtres 
d'aucune  science  ou  art.  Ils  ne  savent  ni  lire  ni 
écrire ,  et  nous  avons  beaucoup  de  peine  à  leur 
faire  comprendre  les  paraboles  qui  sont  sur  ces  ma- 
tières dans  le  saint  Evangile.  Il  est  vrai  que  ce  dé- 
faut et  cette  pauvreté  de  leur  langue  n'a  jamais  été 
cause  du  retard  de  leur  conversion  ;  car  les  Pères 
qui  savent  leur  langue,  leur  font  assez  bien  con- 
naître ce  qui  est  nécessaire  pour  le  salut,  sans  se 
servir  de  ces  comparaisons. 

L'hiver  dernier,  il  n'y  a  pas  eu  une  seule  cabane 


—  203  — 
dans  nos  trente-deux  bourgs  ,  où  la  parole  de  Dieu 
n'ait  été  portée  ;  mais  les  fruits  ont  été  plus 
grands  pour  l'Eglise  triomphante  que  pour  l'Eglise 
militante.  Comme  il  régnait  une  maladie  conta- 
gieuse qui  n'épargnait  ni  âge  ni  sexe ,  tout  notre 
soin  était  de  catéchiser  les  malades ,  pour  leur  don- 
ner à  la  fin  de  leur  vie  un  passe-port  pour  le  ciel. 
Le  plus  grand  nombre  de  ceux  que  cette  maladie  a 
enlevés ,  après  le  saint  baptême ,  étaient  les  petits 
enfants 

Les  Sauvages  ont  tenu  plusieurs  assemblées  très- 
nombreuses  pour  aviser  aux  moyens  de  nous 
forcer  à  quitter  le  pays.  Beaucoup  de  capitaines 
ont  voté  notre  mort;  mais  pas  un  n'a  osé  s'en 
faire  l'exécuteur  ,  et  jusqu'à  présent  Dieu  nous 
a  préservé  de  leurs  coups.  Pendant  tout  l'hiver 
nous  nous  attendions  chaque  jour  à  apprendre 
la  mort  de  quelqu'un  de  nos  missionnaires ,  et 
chaque  jour  en  disant  la  sainte  messe,  nous  faisions 
la  communion ,  comme  devant  nous  servir  de  via- 
tique. Tout  s'est  borné  à  quelques  coups  de  bâton, 
et  au  chagrin  de  voir  renverser  les  croix  que  nous 
avions  dressées,  et  réduire  en  cendres  une  de  nos 
cabanes.  Un  seul  des  nôtres  a  vu  couler  son  sang, 
se  cl  non  usque  ad  mortem 

Quand  nous  visitons  ces  pauvres  gens  ,  s'ils 
n'arrivent  pas  à  temps  pour  nous  fermer  la  porte 


—  204  — 
au  nez,  ils  se  bouchent  les  oreilles  et  se  couvrent  la 
figure  de  peur  d'être  ensorcelés.  Tout  cela  nous 
donne  beaucoup  d'espérance  qu'un  jour  la  foi 
fleurira  dans  cette  malheureuse  terre ,  puisque  les 
persécutions  dont  Dieu  se  sert  pour  l'établir  et  la 
cultiver  ne  nous  font  pas  défaut. 

La  moisson  promet  beaucoup,  non  pas  seulement 
à  cause  du  nombre  de  nos  Sauvages,  mais  parce 
qu'il  y  a  bien  d'autres  nations  répandues  dans  ces 
immenses  solitudes.  Nous  connaissons  déjà  les 
noms  déplus  de  vingt,  qui  sont  dans  la  direction 
de  la  mer  du  Nord,  toutefois  peu  considérables  :  on 
nous  fait  espérer  qu'au-delà ,  nous  trouverons  des 
contrées  plus  peuplées.  Pour  y  arriver  il  faudra 
souffrir  encore  plus  que  nous  ne  l'avons  fait  pour 
venir  ici. 

Avant  de  finir,  je  veux  raconter  à  Votre  Révé- 
rence quelques  faits  extraordinaires  arrivés  cette 
année.  Un  pauvre  homme,  baptisé  dans  sa  maladie, 
ayant  recouvré  la  santé,  fut  attaqué  d'une  fluxion 
qui  le  priva  de  la  vue.  Un  de  nos  Pères,  le  félicitant 
un  jour  d'avoir  échappé  à  la  mort ,  eut  pour 
réponse  que  maintenant  la  vie  était  pour  lui  un 
fardeau,  puisqu'il  était  aveugle.  Le  Père  lui  lava 
les  yeux  avec  de  l'eau  bénite,  en  disant  :  «  Que  le 
Père,  le  Fils,  et  le  Saint-Esprit,  en  qui  tu  crois,  te 
guérissent  » ,  et  au  même  moment  la  fluxion  cessa, 


—  205  — 
et  le  lendemain  la  vue  lui  fut  rendue  complètement. 

—  Une  femme  n'ayant  pas  voulu  se  soumettre  à 
certaines  superstitions,  fut  frappée  de  cécité  par  le 
démon  ,  pour  la  punir.  Le  même  Père  l'engagea  à 
mettre  sa  confiance  en  Dieu ,  et  à  se  laver  avec  de 
l'eau  bénite  ,  et  elle  recouvra  parfaitement  la  vue. 

—  Un  jeune  homme,  ayant  été  à  la  pèche  avec  son 
jeune  frère,  et  quelques  autres,  fut  attaqué  par 
les  ennemis  de  leur  nation.  Comme  il  craignait  plus 
la  mort  de  son  jeune  frère  que  la  sienne,  il  le 
couvrit  de  son  corps,  le  protégeant  ainsi  contre  les 
coups  qu'il  reçut  lui-même.  On  le  ramena  demi- 
mort  à  son  village.  Un  .de  nos  Pères  s'y  trouvait. 
Voyant  qu'il  était  sans  mouvement  et  sans  parole, 
il  ne  pouvait  pas  l'aider  à  bien  mourir.  Malgré  cela, 
il  ne  perdit  pas  courage ,  et  fit  vœu  de  quelques 
messes  en  l'honneur  de  saint  François-Xavier,  pouf 
le  soulagement  de  ce  pauvre  infidèle.  Au  même 
moment  la  langue  du  moribond  se  délie,  ses  yeux 
s'ouvrent  et  regardant  le  ciel,  il  s'écrie  «  Aonde- 
chichiai  Taitene.  Toi  qui  as  fait  la  terre,  aie  pitié 
de  moi.  »  Aussitôt  le  Père  l'instruit,  le  baptise,  et  il 
mourut  peu  après.  —  Un  autre  jeune  homme  avait, 
je  ne  sais  par  quel  dépit,  mangé  une  racine  véné- 
neuse pour  se  donner  la  mort,  et  il  était  déjà  tour- 
menté par  la  violence  du  poison  quand  il  vint  à 
notre  cabane.  Rendu   là,  il  se  jette  à   terre,  en 


—  206  — 
écumant,  avec  tous  les  signes  d'une  mort  prochaine. 
Interrogé  sur  la  cause  de  son  mal ,  pour  toute  ré- 
ponse, il  présente  le  reste  de  la  racine  qu'il  avait 
mangée,  en  disant  de  la  montrer  à  ses  parents 
après  sa  mort.  Nos  Pères,  avertis  par  quelques  Sau- 
vages que  ce  poison  était  mortel ,  s'empressent 
d'instruire  au  plus  vite  ce  malheureux,  et  le  bapti- 
sent ,  après  avoir  pris  toutes  les  précautions  néces- 
saires ,  quand  il  s'agit  du  baptême  des  adultes. 
Environ  une  demi-heure  après ,  il  mourut  en 
chemin  ,  pendant  que  ses  parents  le  reportaient  à 
sa  cabane.  —  Un  homme,  attaqué  par  la  contagion 
et  voyant  l'inefficacité  des  remèdes  des  médecins 
du  pays,  c'est-à-dire  des  sorciers  (vrais  ou  faux),  se 
donna  plusieurs  coups  de  couteau  dans  la  poitrine. 
Un  des  Nôtres  entre  alors  par  hasard  dans  sa 
cabane,  et  aussitôt  celui-ci  l'appelle  et  lui  demande 
le  baptême.  Le  Père  le  catéchise  et  le  baptise  sans 
tarder.  Le  nouveau  chrétien  lui  dit  :  «  Ne  crois 
pas  que  j'aie  demandé  le  baptême  dans  l'espé- 
rance de  prolonger  ma  vie,  puisque  je  suis  presque 
déjà  mort;  regarde  mes  blessures,  et  vois  s'il  est 
possible  d'échapper;  ce  n'est  que  l'espérance  du 
ciel  qui  m'a  poussé  à  me  faire  baptiser.  »  Le  Père 
l'engagea  à  faire  un  acte  de  regret  de  s'être  donné 
la  mort.  Peu  de  temps  après,  il  mourut. 

Nos  Sauvages  prirent ,  il  n'y  a  pas  un  mois  ,  un 


—  207  — 

de  leurs  ennemis;  mais  avant  d'être  mis  à  mort,  il 
fut  baptisé  par  un  des  Nôtres,  qui  venait  par  hasard 
d'arriver  dans  le  village.  Pendant  que  les  Sauvages 
tourmentaient  ce  captif,  il  chantait  qu'il  devait 
aller  au  ciel.  Je  voudrais  pouvoir  décrire  les  suppli- 
ces qu'ils  font  souffrir  à  ceux  des  ennemis  qui 
tombent  entre  leurs  mains  ;  mais  il  n'est  pas 
possible  de  voir  en  ce  monde  quelque  chose  qui 
représente  mieux  la  manière  dont  les  démons  tour- 
mentent les  damnés.  Dès  qu'ils  ont  fait  un  prison- 
nier, ils  lui  coupent  les  doigts  des  mains,  ils  lui 
déchirent  avec  un  couteau  les  épaules  et  le  dos, 
ils  le  garrottent  avec  des  liens  très-serrés,  et  le  con- 
duisent en  chantant  et  en  se  moquant  de  lui,  avec 
tout  le  mépris  imaginable.  Arrivés  à  leur  village, 
ils  le  font  adopter  par  quelqu'un  de  ceux  qui  ont 
perdu  leur  fils  à  la  guerre.  Ce  parent  simulé  est 
chargé  de  caresser  le  prisonnier.  Yous  le  verrez 
venir  avec  un  collier  en  fer  chaud,  et  lui  dire  : 
«  Tiens,  mon  fils,  tu  aimes,  je  crois,  à  être  bien 
orné,  à  paraître  beau.  »  En  le  raillant  ainsi,  il 
commence  à  le  tourmenter  depuis  la  plante  des 
pieds ,  jusqu'au  sommet  de  la  tête,  avec  des  tisons 
ardents  ,  avec  la  cendre  chaude ,  en  perçant  ses 
pieds  et  ses  mains  avec  des  roseaux  ou  des  pointes 
de  fer.  Quand  la  faiblesse  ne  permet  plus  au  captif 
de  se  tenir  debout,  on  lui  donne  à  manger,  et  puis 


—  208  — 

on  le  fait  marcher  sur  les  charbons  de  plusieurs 
brasiers  placés  en  rang.  S'il  est  épuisé ,  ils  le 
prennent  par  les  mains  et  les  pieds,  et  le  portent  sur 
ces  brasiers.  Enfin  ils  le  conduisent  hors  du  village, 
et  le  font  monter  sur  une  estrade  pour  que  tous 
les  Sauvages  ,  le  voyant  dans  ce  pitoyable  état , 
puissent  satisfaire  la  rage  de  leur  cœur.  Au  milieu 
de  tous  ces  supplices,  ils  l'invitent  à  chanter,  et  le 
patient  chante  afin  de  ne  pas  passer  pour  lâche. 
Très-rarement  ils  se  plaignent  de  la  cruauté  qu'on 
exerce  sur  eux.  Pour  couronner  toute  cette  rage 
infernale,  ils  enlèvent  la  peau  de  la  tête  à  ces  in- 
fortunés. Après  leur  mort,  ils  mettent  leurs  corps 
en  pièces,  et  ils  donnent  aux  principaux  capitaines, 
le  cœur,  la  tête,  etc.  Ceux-ci  en  font  présent  à 
d'autres  pour  assaisonner  leur  soupe  ,  et  pour  s'en 
nourrir,  comme  si  c'était  la  viande  de  quelque  cerf 
ou  autre  animal  sauvage 

Nous  courons  maintenant  le  danger  d'être  pris 
et  traités  de  la  même  manière  que  les  Hurons,  avec 
qui  nous  vivons;  car  nous  passons  chaque  année, 
soit  en  descendant  à  Québec,  soit  en  remontant,  par 
les  lieux  mêmes,  où  les  ennemis  de  nos  Sauvages 
sont  à  l'affût  pour  les  saisir  dans  leur  voyage;  et  il 
n'y  a  pas  d'année  où  plusieurs  Hurons  ne  soient 
pris  ou  tués,  comme  je  viens  de  dire. 

Y.  R.  voit  par  là  que  nous  avons  besoin  de  se- 


—  209  — 
cours  spirituels  pour  être  à  l'abri  de  tant  d'ennemis 
domestiques  et  étrangers ,  visibles  et  invisibles  que 
nous  rencontrons  au  milieu  de  ces  peuples  féroces. 

Je  devrais  écrire  à  beaucoup  de  Pères  qui  sont 
dans  votre  Province  ;  mais  le  papier  et  le  temps  me 
manquent.  C'est  pourquoi  je  conjure  V.  R.  de  sup- 
pléer à  ce  silence,  en  montrant  la  présente  à  ceux 
qui  demanderont  de  mes  nouvelles ,  mais  surtout  à 
N.  T.  R  P.  Général  et  au  P.  Assistant  de  France,  à 
qui  j'adresse  cette  lettre  ;  mais  faites-moi  la  charité  de 
la  corriger  auparavant ,  et  ensuite  de  la  faire  copier 
par  quelqu'un,  car  elle  est  trop  mal  écrite  pour 
être  présentée  à  sa  Paternité. 

Y.  R.  voudra  bien  me  rappeler  au  souvenir  du 
R.  P.  Pensa,  Provincial,  du  P.  Oliva,  des  PP.  Zuc- 
chi ,  Caravita ,  Gotlefroid  ,  Lampugnano,  Fiera- 
monti,  Arana,  Oddone,  Conti,  Giustino,  Ricci  et 
autres,  outre  les  PP.  de  Magistris  et  Finetti. 

Mon  Révérend  Père,  demandez  pour  moi  quel- 
ques messes  et  quelques  communions,  pour  l'amour 
de  Dieu;  car,  dans  cette  Mission,  nous  sommes 
exposés  à  en  être  souvent  privés. 

Je  suis,  de  Votre  Révérence, 
Le  très-indigne  serviteur  en  Jésus-Christ, 
Joseph-Marie  CALMONOTTI  (Chaumomxt)  . 

Au  Pays  des  Hurons ,  dans  la  Nouvelle-France , 
le  26  mai  1640. 

L.  U 


XVI. 

LETTRE  DU  P.    JOSEPH-MARIE  CHAUMONOT,  AU    R.    P.  PHI- 
LIPPE NAPPI,    SUPÉRIEUR   DE    LA  MAISON    PROFESSE    DE 

rome.  (Traduite  de  l'italien  sur  l'original   conservé 
à  Rome). 

De  Sainte-Marie  aux  Hurons,  3  août  1640. 

Mon  Révérend  Père, 

Pax  Christi. 

J'ai  reçu  en  même  temps,  l'année  dernière,  deux 
lettres  de  Votre  Révérence,  l'une  de  l'année  1638, 
l'autre  de  l'année  1639.  La  première  m'apprenait 
trois  choses  :  d'abord  qu'elle  se  souvenait  de 
moi  à  l'autel  et  qu'elle  a  célébré  la  sainte  Messe 
pour  moi  sur  le  tombeau  du  B.  Louis  de  Gonzague, 
comme  je  l'en  avais  priée.  En  second  lieu,  que  Son 
Eminence  le  cardinal  Pallotto  continue  sans  relâ- 
che à  propager  la  dévotion  à  la  sainte  maison  de 
Lorette  ou  mieux  à  la  sainte  Famille  qui  l'a  sanc- 
tifiée. Enfin  que  le  P.  Ange  de  Magistris  est 
parti  pour  le  Paraguay,  aussitôt  après  son  ordi- 
nation et  sa  première  messe,  célébrée  dans  l'église 
de  Lorette  dite  de  Ripetta 


—  211  — 

Pour  reconnaître  en  quelque  façon  la  charité  que 
vous  avez  de  me  donner  des  nouvelles  de  Rome , 
je  vous  tiendrai  au  courant  des  choses  capables 
d'intéresser  votre  curiosité,  et  de  plus  je  presserai 
le  P.  Bressani  de  traduire  en  italien  la  Relation 
entière  que  chaque  année  nous  envoyons  à  notre 
Père  Assistant. 

L'année  dernière,  j'accompagnai  l'un  des  Nôtres 
(le  P.  de  Brébeuf)  dans  un  pays  où  l'Evangile 
n'avait  pas  encore  été  annoncé.  Partant  de  notre 
Résidence  au  pays  des  Hurons,  nous  fîmes  six 
jours  de  route,  toujours  dans  les  bois ,  et  sans 
trouver  aucun  endroit  pour  nous  reposer  ou  réfu- 
gier. Nous  étions  obligés  de  porter  à  dos  tout  ce 
qui  nous  était  nécessaire  pour  notre  nourriture.  Les 
sentiers  de  ces  forêts  sont  très-difficiles,  étant  fort 
peu  battus,  remplis  de  broussailles  et  de  branches, 
coupés  de  marais,  de  ruisseaux,  de  rivières  sans 
autres  ponts  que  quelques  arbres,  brisés  par  l'âge 
ou  par  le  vent.  L'hiver  est  la  meilleure  saison  pour 
voyager,  parce  que  la  neige  rend  les  sentiers  plus 
unis.  Mais  il  faut  qu'elle  soit  durcie,  comme  nous 
l'avons  trouvée  à  notre  retour,  à  l'exception  de 
deux  journées  :  sans  cela,  on  enfonce  à  chaque 
pas.  Il  y  a  encore  un  avantage  à  voyager  en  hiver  : 
c'est  que  les  cours  d'eau  sont  glacés,  et  que  nous 
avons  pu,  pendant  soixante  milles,  traîner  nos  baga- 


—  212  — 

ges.  Il  est  vrai  qu'on  ne  trouve  aucun  abri  contre 
les  vents  qui  sont  très-violents  et  très-froids.  Mais, 
grâce  à  Celui  à  qui  la  mer  et  les  vents  obéissent, 
nous  avons  marché  courageusement  et  joyeu- 
sement, malgré  le  froid,  la  fatigue  et  des  chutes  sans 
nombre  sur  la  glace;  ce  dont  mes  genoux  ont  con- 
servé bon  souvenir.  Mais  qu'est-ce  que  cela  en 
comparaison  de  ce  que  Notre-Seigneur  a  souffert 
pour  moi  ?  Je  m'estimerais  heureux  de  me  briser 
bras  et  jambes  à  son  service. 

Les  petits  enfants  en  danger  de  mort  ont  recueilli 
les  premiers  fruits  de  notre  apostolat.  Nous  en 
avons  baptisé  un  grand  nombre  à  l'insu  de  leurs 
parents ,  qui  s'y  seraient  opposés  certainement. 
Beaucoup  de  ces  enfants  sont  déjà  partis  pour  le 
ciel.  Quant  aux  adultes ,  non-seulement  ils  n'ont 
pas  voulu  écouter  la  bonne  nouvelle,  mais  ils  nous 
empêchaient  d'entrer  dans  leurs  bourgades,  nous 
menaçant  de  nous  tuer  et  de  nous  manger,  comme 
ils  font  à  leurs  plus  cruels  ennemis.  La  cause  de 
cette  grande  aversion  venait  des  calomnies  propa- 
gées par  quelques  mauvais  habitants  du  pays  d'où 
nous  venions.  Par  suite  de  ces  calomnies,  ils  étaient 
convaincus  que  nous  étions  des  sorciers,  des  impos- 
teurs venus  pour  s'emparer  de  leur  pays,  après  les 
avoir  fait  périr  par  nos  sortilèges,  lesquels  étaient 
enfermés  dans  nosécritoires,  dans  nos  livres,  etc.;  de 


—  213  — 
sorte  que  nous  n'osions  pas,  sans  nous  cacher, 
ouvrir  un  livre  ou  écrire  quelque  chose.  Non -seu- 
lement nos  livres  et  nos  papiers  étaient  suspects 
de  magie,  mais  encore  nos  moindres  gestes  et  mou- 
vements. Je  voulus  une  fois  me  mettre  à  genoux 
dans  une  cabane,  où  nous  nous  étions  retirés  pour 
prier  avec  plus  de  recueillement.  Aussitôt  le  bruit 
se  répandit  que  Oronhiaguehre,  c'est-à-dire,  porte- 
ciel  comme  ils  m'appellent,  avait  passé  une  partie  de 
la  nuit  à  faire  ses  sortilèges  et  qu'en  conséquence 
tous  devaient  se  mettre  en  garde  et  se  défier  de  lui. 
Mais,  en  dépit  du  diable  et  de  ses  suppôts,  nous 
avons  pu  employer  tout  notre  hiver  à  parcourir  les 
bourgades  des  sauvages,  les  menaçant  de  l'enfer, 
s'ils  ne  se  convertissaient,  sans  que  personne  ait  osé 
toucher  un  seul  de  nos  cheveux.  Chacun  d'eux 
cependant  désirait  notre  mort  et  excitait  les  autres 
à  nous  tuer,  mais  aucun  n'avait  le  courage  de  le 
faire,  quoique  cela  fût  la  chose  la  plus  facile  du 
monde  :  nous  n'étions  que  deux  hommes  faibles, 
sans  armes ,  loin  de  tout  secours  humain  ;  Dieu 
seul  était  pour  nous,  et  il  a  paralysé  le  mauvais 
vouloir  de  tant  d'ennemis.  Que  Votre  Révérence 
m'aide  à  remercier  le  Seigneur  de  m'avoir  préservé 
de  tant  d'épreuves  et  de  dangers. 

L'automne  prochain ,  j'espère  passer  un  second 
hiver  au  milieu    de  ces  pauvres   sauvages  :  aussi 


—  214  — 
je  compte  obtenir  le  secours  de   vos   prières 

Pour  finir  cette  lettre  j'ajouterai  trois  faits  assez 
remarquables  arrivés  cette  année ,  vu  surtout  qu'il 
s'agit  de  pauvres  infidèles,  sans  moralité.  Le  premier 
fait  est  celui  d'un  jeune  homme  qui,  voyageant  par 
un  grand  froid  avec  sa  sœur  et  la  voyant  près  de 
succomber,  se  dépouilla  d'une  grande  peau  qui  le 
couvrait  pour  l'en  revêtir  ;  puis  l'encourageant  à 
hâter  le  pas  afin  d'éviter  la  mort  qui  la  menaçait,  il 
resta  avec  le  mauvais  vêtement  de  sa  sœur.  La 
jeune  fille  le  laissant,  se  mit  à  courir  jusqu'à  son 
village,  et  pendant  ce  temps-là  son  pauvre  frère 
mourait  de  froid ,  victime  de  son  héroïsme  frater- 
nel. Soixante  autres  environ,  durant  cet  hiver,  pé- 
rirent dans  les  neiges. 

Le  second  fait  est  celui  d'un  petit  enfant  de  huit 
à  neuf  ans  qui  ,  jouant  sur  la  glace,  tomba  dans 
l'eau.  Un  de  ses  frères,  à  peu  près  du  même  âge,  se 
jeta  dans  la  rivière  par  le  trou  où  son  frère  avait 
disparu ,  le  saisit ,  et  nageant  sous  la  glace ,  eut 
l'adresse  de  remonter  avec  son  fardeau  par  une  autre 
ouverture  assez  éloignée  de  la  première  et  lui  sauva 
ainsi  la  vie.  Ce  fait  arriva  dans  un  village  où  nous 
nous  trouvions. 

Le  troisième  est  un  fait  de  guerre.  Nos  sauvages, 
étant  allé  combattre ,  furent  surpris  par  l'ennemi 
dans  une  embuscade.  Voyant  l'impossibilité  de  se 


—  215  — 
défendre ,  les  anciens  dirent  aux  plus  jeunes  : 
«  Puisque  vous  pouvez  rendre  des  services  à  notre 
nation,  prenez  la  fuite,  pendant  que  nous  arrêterons 
l'ennemi.  »  C'est  ce  qui  arriva  :  ces  vieux  sauvages 
furent  pris,  emmenés  captifs,  cruellement  tourmen- 
tés, brûlés ,  rôtis  et  dévorés ,  selon  la  coutume  de 
cette  contrée ,  habitée  par  des  anthropophages , 
comme  je  vous  l'ai  déjà  écrit. 

N'ayant  rien  autre  chose  à  raconter  à  Votre  Révé- 
rence ,  je  finis,  en  la  priant,  si  elle  trouve  quelque 
chose  dans  ma  lettre  qui  puisse  intéresser  notre  T. 
R.  P.  Général,  de  vouloir  bien  le  lui  communiquer, 
mais  de  bouche  seulement,  ma  lettre  étant  écrite 
trop  misérablement  pour  la  mettre  sous  les  yeux  de 
Sa  Paternité.  Que  Votre  Révérence  veuille  bien  l'as- 
surer que  je  ne  dis  jamais  la  sainte  messe  sans  la 
recommander  à  Notre  Seigneur. 

Je  suis,  de  Votre  Révérence , 

le  très-humble  serviteur  en  Notre-Seigneur. 

Joseph-Marie  CHAUMONOT. 

De  la  résidence  de  Ste-Marie  aux  Hurons,  le 
3  août  1640. 


XVII. 

EXTRAIT  D'UNE  LETTRE  DU  P.  JEAN  DE  BRÉBEUF  AU  T.   R. 
P.   MUTIO  VITELLESCHI  ,   GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE  DE 

Jésus  A  rome.  {Traduite  du  latin  sur  l'original  con- 
servé à  Rome.) 

Québec,  20  août  1641. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Nos  missionnaires  chez  les  Hurons  sont  fort 

unis  entr'eux ,  et  l'observation  de  notre  Institut  est , 
Dieu  merci ,  aussi  ponctuelle  que  dans  les  collèges 
les  mieux  réglés. 

Nos  domestiques  eux-mêmes  nous  consolent  par 
leur  bonne  conduite,  surtout  ceux  qui  se  sont  don- 
nés à  nous  pour  nous  aider,  comme  feraient  nos 
frères  coadjuteurs.  Ne  pouvant  avoir  qu'un  nombre 
très-limité  de  ces  derniers,  ces  serviteurs  dévoués  à 
notre  œuvre  ne  semblent  pas  contraires  à  l'esprit 
de  notre  Institut,  comme  Votre  Paternité  l'a  jugé 
elle-même... 

Notre  chrétienté  naissante  chez  les  Hurons 
compte  environ  soixante  personnes,  dont  la  vertu 
et  la  ferveur  nous  donnent  de  grandes  espérances 


—  217  — 

pour  l'avenir.  Chaque  jour,  nous  voyons  ces  espé- 
rances se  réaliser;  le  champ  de  nos  travaux  devient 
plus  étendu ,  et  nos  ouvriers  trouveront  à  s'y 
employer  très-utilement.  Nous  avons  formé  cette 
année  deux  nouvelles  missions ,  l'une  chez  les 
Algonquins^  que  nous  nommons  Nipissiriniens,  et 
qui  paraissent  bien  disposés  ;  la  seconde  chez  la 
nation  que  nous  appelons  Neutre ,  où  la  moisson 
promet  d'être  abondante,  cette  nation  se  compo- 
sant d'environ  quarante  villages,  la  plupart  très- 
peuplés. 

Cette  mission  des  Neutres  est  échue  au  P. 
Chaumonot  et  à  moi.  Nous  y  avons  déjà  passé  cinq 
mois  ;  nous  y  avons  beaucoup  souffert  :  si  quelques- 
uns  nous  ont  écoutés  volontiers,  le  plus  grand 
nombre  nous  a  repoussés,  injuriés  ,  menacés,  etc.; 
et  cependant  à  notre  départ,  les  principaux  du  pays 
nous  ont  invités  à  revenir. 

Le  P.  Chaumonot,  j'en  suis  persuadé,  est  appelé 
à  rendre  de  grands  services.  Il  a  fait  des  progrès 
surprenants  dans  la  langue  de  ce  peuple,  peu  diffé- 
rente de  celle  des  Hurons.  C'est  vraiment  un  excel- 
lent cœur,  etc. .. 

Jean  de  BRÉBEUF. 


XVIII. 

LETTRE  DU  P.  ISAAC  J0GUES,  A  SON  EXCELLENCE  MONSEI- 
GNEUR le  gouverneur  du  canada.  (Extraite  de  la 
vie  manuscrite  du  même  Père.) 

Du  village  des  Troquois ,  le  30  juin  1643. 

Monseigneur  , 

Voici  la  quatrième  lettre  que  j'écris  depuis  que 
je  suis  retenu  captif  au  milieu  des  Iroquois.Le  temps 
et  le  papier  me  manquent  également ,  et  m'empê- 
chent de  répéter  ici  ce  que  j'ai  dit  ailleurs  avec 
plus  de  détails.  Nous  vivons  encore.  Henri,  fait  pri- 
sonnier par  les  Iroquois  auprès  de  Montréal,  la 
veille  de  la  fête  de  saint  Jean-Baptiste,  a  été  amené 
ici  au  milieu  de  nous.  Il  a  été  traité  avec  plus  de  dou- 
ceur que  nous;  en  effet,  il  n'a  pas  été  frappé  à  coups 
de  bâton  à  son  entrée  au  village;  et  on  ne  lui  a  pas 
coupé  les  doigts  comme  à  nous.  Il  est  vivant ,  lui  et 
les  Hurons  qui  ont  été  amenés  avec  lui.  Craignez 
sans  cesse  et  partout  les  embûches  de  ces  hommes  ; 
car  des  bandes  de  guerriers  quittent  chaque  jour  le 
village  pour  aller  à  la  guerre  ;  et  il  n'est  pas  à  croire 
que  le  fleuve  soit  débarrassé  de  ces  sauvages  avant  la 
fin  de  l'automne. 


—  219  — 

Ils  sont  ici  au  nombre  de  sept  cents,  possèdent 
trois  cents  fusils,  dont  ils  se  servent  avec  une  grande 
adresse  ,  et  connaissent  plusieurs  chemins  pour  ar- 
river à  la  station  des  Trois-Rivières.  Le  fort  Riche- 
lieu arrête  bien  un  peu,  mais  n'empêche  pas  tout  à 
fait  leurs  incursions. 

Si  les  ïroquois  avaient  su  que  le  prisonnier 
Sokoiois  avait  dû  aux  français  d'être  arraché  des 
mains  des  Algonquins,  ils  auraient  épargné,  à  ce 
qu'ils  disent,  les  français  qu'ils  ont  pris  et  tués  au- 
près de  Montréal.  Mais  on  était  déjà  au  milieu  de 
l'hiver,  quand  cette  nouvelle  parvint  à  leur  connais- 
sance. Cependant  une  nouvelle  bande  vient  de  se 
mettre  en  campagne;  le  chef  est  celui-là  même  qui 
l'année  dernière  commandait  l'expédition  dans 
laquelle  nous  fûmes  faits  prisonniers  ;  ils  n'en  veu- 
lent pas  moins  aux  français  qu'aux  Algonquins.  Ne 
tenez ,  je  vous  en  prie ,  aucun  compte  de  ma 
personne ,  et  qu'aucune  considération  ayant  rap- 
port à  moi  ne  vous  empêche  de  prendre  toutes  les 
mesures  qui  vous  paraîtront  plus  propres  à  procurer 
la  plus  grande  gloire  de  Dieu. 

Voici ,  autant  que  j'ai  pu  le  deviner ,  le  dessein 
des  ïroquois  :  prendre  tous  les  Hurons,  s'il  leur  est 
possible,  faire  périr  les  chefs  avec  une  grande  partie 
de  la  nation  et  former  avec  les  autres  un  seul  peu- 
ple et  un  seul  pays.  Je  verse  des  larmes  sur  le  sort 


—  220  — 
de  ces  malheureux,  dont  la  plupart  sont  déjà  chré- 
tiens ;  et  les  autres  sont  catéchumènes  et  parfaite- 
ment disposés  à  recevoir  le  baptême.  Quand  donc 
pourra-ton    apporter    quelque  remède  à  tant  de 
maux?  Peut-être  quand  il  n'y  aura  plus  de  prison- 
niers à  faire?  J'ai  avec  moi  une  relation  écrite  par  nos 
Pères ,  des  choses  qui  se  sont  passées  chez  les  Hu- 
rons  ,  et  des  lettres  écrites  par  ces  mêmes  Pères;  les 
Iroquois  les  ont  enlevées  aux  Hurons  et  me  les  ont 
remises.  Plusieurs  fois,  les  Hollandais  ont  essayé 
de  nous  délivrer,    mais  toujours  inutilement;  ils 
renouvellent  encore  à  présent  leurs  tentatives,  mais 
ce  sera,  comme  je  pense,  avec  un  même  résultat. 
Je  forme  la  résolution  de  jour  en  jour  plus  arrêtée 
de  rester  ici  aussi  longtemps  qu'il  plaira  à  Notre- 
Seigneur,  et  ne   point   chercher   à   conquérir  ma 
liberté,  quand  même  il  s'en  offrirait  des  occasions. 
Je  ne  veux  pas  priver  les  Français,  les  Hurons  et 
les  Algonquins  des  secours  qu'ils  reçoivent  de  mon 
ministère.  Ici,  j'ai  administré  le  baptême  à  plus  de 
soixante    sauvages,    dont    plusieurs   se   sont  déjà 
envolés  au  Ciel. 

Ma  seule  consolation  au  milieu  de  mes  souf- 
frances ,  c'est  de  penser  à  la  très-sainte  volonté  de 
Dieu,  à  laquelle  je  soumets  bien  volontiers  la 
mienne.  Je  prie  Votre  Excellence  de  vouloir  bien 
faire  dire  des  prières  et  célébrer  le  saint  sacrifice  de 


—  221  — 
la  messe  pour  nous  tous ,   et    en  particulier  pour 
celui  qui  est  en  Notre-Seigneur. 

Son  très-humble  et  très-obéissant 
serviteur, 

Isaac  JOGUES. 
Du  village  des  Iroquois,  30  juin  1643. 


XIX. 

LETTRE  DU  P.  JEAN  DE  BRÉBEUF,  AU  T.-R.  P.    MUTIO  VITEL- 
LESCHI,  GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE   DE  JÉSUS  A  ROME. 

(Traduite  du  latin  sur  l'original  conservé  à  Rome.) 

Des  Trois-Rivières ,  23  septembre  1643. 

Mon  Trjès-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

Votre  Paternité  a  été  précédemment  mise  au 
courant  de  ces  missions  du  Canada,  et  par  nos 
lettres,  et  surtout  par  la  Relation  écrite  l'année 
dernière  en  italien  par  le  P.  Joseph  Bressani  qui , 
pendant  tout  cet  hiver,  s'est  parfaitement  acquitté 
de  l'office  de  curé  à  Québec.  Quant  à  l'état  présent 
de  cette  mission  Huronne,  dont  je  ne  suis  que  le 
procureur,  les  lettres  du  P.  Jérôme  Lallemant, 
supérieur  de  cette  mission  ,  en  instruiront  suffisam- 
ment Votre  Paternité.  Je  crois  utile  de  vous  informer 
de  deux  ou  trois  choses,  au  défaut  du  P.  Lallemant, 
qui  n'a  pas  été  à  même  de  les  connaître  et  de  vous 
en  informer.  C'est  d'abord  que  les  canots  Hurons 
qui  apportaient  les  Relations  de  cette  année,  avec 
presque    toute  la  correspondance   de  nos   Pères, 


—  223  — 
ont  été  pris  et  pillés  à  la  fin  de  cet  été  par  nos 
ennemis.  Outre  cette  perte  matérielle,  nous  avons 
à  regretter  bien  des  morts.  Il  avait  y  onze  canots, 
conduits  par  vingt-trois  Hurons  ;  les  uns  ont  été 
tués,  les  autres  menés  en  captivité,  pour  y  être 
brûlés.  Tout  ce  qu'ils  portaient  avec  eux  a  été  pillé 
ou  détruit. 

Que  Votre  Paternité  ne  soit  donc  pas  étonnée  de 
recevoir  si  peu  de  nouvelles  de  nos  missionnaires 
chez  les  Hurons.  Je  ne  parlerai  pas  des  autres  in- 
cursions de  l'ennemi  qui  ont  été  continuelles  tout 
l'été ,  ni  du  massacre  de  nos  français  pris  et  tués 
au  nouveau  fort  de  Montréal.  Le  peu  que  j'en  dis  à 
Votre  Paternité  lui  montre  assez  nos  embarras  et 
les  dangers  auxquels  nous  sommes  exposés  dans 
nos  voyages.  Peut-être  serons-nous  forcés,  le  P. 
Joseph  Bressani,  le  P.  Gabriel  Druillettes  et  moi, 
de  passer  le  prochain  hiver  à  Québec.  En  second 
lieu,  je  dois  informer  Votre  Paternité,  que  le  P.  Isaac 
Jogues  vient  de  tomber  entre  les  mains  des  Iro- 
quois.  Ceux  des  nos  Pères  qui  sont  chez  les  Hurons 
nous  le  donnent  déjà  pour  mort,  si  bien  que 
d'avance  ils  vous  envoient  son  éloge ,  comme  on  a 
coutume  de  faire  pour  les  défunts.  Mais  nous  avons 
appris  par  ses  compagnons  d'infortune,  heureuse- 
ment échappés  à  leur  captivité,  et  par  des  lettres  du 
Père  lui-même,  que,  grâce  à  Dieu,  il  respire  encore, 


—  224  — 
et  que  ses  ennemis  lui  donnent,  comme  aux  autres 
captifs ,  la  liberté  d'aller  et  venir  au  milieu  d'eux. 
Ce  bon  Père  et  les  deux  domestiques  pris  avec 
lui,  en  arrivant  dans  les  villages  des  Iroquois,  furent 
torturés  de  toute  manière.  Entre  autres  choses,  on  a 
coupé  au  Père  le  pouce  de  la  main  gauche  et  écrasé 
l'index  de  la  main  droite.  Un  des  domestiques  a  eu 
l'index  coupé.  A  tous,  on  a  arraché  la  barbe  et  les 
ongles;  on  les  a  tourmentés  par  le  feu  ,  sans  cepen- 
dant achever  de  les  tuer.  On  leur  a  même  pro- 
mis qu'ils  seraient  délivrés,  et  qu'ils  pourraient 
nous  être  rendus.  Mais  l'esprit  des  sauvages  est 
tellement  changeant  que ,  peu  de  jours  après , 
leurs  dispositions  n'étaient  plus  les  mêmes.  Un  des 
domestiques  fut  tué  au  moment  où  on  s'y  attendait 
le  moins,  et  le  dessein  de  rendre  les  autres  a  été 
abandonné.  Depuis  ce  moment  jusqu'à  aujourd'hui, 
les  Iroquois  n'ont  cessé  de  nous  dresser  des  embû- 
ches et  de  nous  faire  du  mal  comme  aux  Hurons  et 
aux  Algonquins.  Au  moment  même  où  je  vous 
écris,  un  courrier  nous  annonce  que  neuf  Hurons 
ont  été  tués ,  un  grand  nombre  blessés ,  et  que 
toutes  nos  provisions  qu'ils  portaient  avec  eux  sont 
perdues.  Elles  étaient  indispensables  à  la  subsis- 
tance des  Nôtres  qui  demeurent  là-bas  :  Que  le  nom 
du  Seigneur  soit  bénit  Le  Seigneur  nous  lavait 
donné ,  le  Seigneur  nous  l'a  oté. 


—  m  — 

Vous  voyez  par  là  dans  quel  mauvais  état  sont  les 
affaires  du  Canada ,  mais  d'un  autre  côté  ces  mal- 
heureuses contrées  sont  d'autant  plus  riches  en 
dons  célestes  qu'elles  abondent  en  croix.  Dans  la 
mission  d'où  je  vous  écris,  ce  n'est  pas  le  vice  qui 
règne,  mais  la  vertu  et  la  piété,  et  non-seulement 
parmi  les  Nôtres,  qui  se  montrent  partout  de  vrais 
et  de  légitimes  enfans  de  la  Compagnie ,  mais  aussi 
parmi  nos  français  et  parmi  les  sauvages,  soit  qu'ils 
aient  déjà  embrassé  la  foi,  soit  qu'ils  n'en  aient  pas 
encore  fait  profession.  Ils  n'ont  presque  rien  con- 
servé de  leurs  anciennes  superstitions  ,  et  si  nous 
avions  la  paix,  en  peu  de  temps  ils  deviendraient 
tous  chrétiens. 

Je  me  recommande  instamment  aux  saints  Sacri- 
fices et  aux  prières  de  Votre  Paternité,  et  à  deux 
genoux  je  la  conjure  de  bénir  celui  qui  est , 

de  Votre  Paternité , 
le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur 
en  Notre-Seigneur. 

Jean  de  BRÉBEUF. 

De  la  Résidence  de  la  Conception,  aux  Trois- 
Rivières,  23  septembre  1643. 


45 


XX. 


LETTRE  DU    P.   CHARLES    GARNIER  ,    AU    T.    R.    P.     VINCENT 
CARAFA  ,     GÉNÉRAL    DE     LA    COMPAGNIE     DE    JÉSUS ,     A 

rome.   (Traduite  du  latin  sur  l'original  conservé  à 
Rome.) 

De  Sainte-Marie  des  Hurons,  le  3  mai  1647. 

Mon  Très -Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

• 

Nous  avons  éprouvé  ici  une  grande  joie ,  en  ap- 
prenant que  le  Gouvernement  de  notre  Compagnie 
venait  d'être  confié  à  Votre  Paternité;  mais  notre  bon- 
heur n'a  pas  été  moins  vif  en  recevant  la  lettre,  dans 
laquelle  vous  avez  bien  voulu  témoigner  votre  af- 
fection à  vos  enfants ,  qui  sont  au  bout  du  monde  , 
et  les  exciter  en  même  temps  à  travailler  avec  cou- 
rage dans  la  vigne  du  Seigneur.  Ces  exhortations  de 
Votre  Paternité  ont  augmenté  notre  ardeur 

Je  suis  porté  à  croire  qu'en  France  ,  quelques- 
uns  des  Nôtres  craindraient ,  en  venant  dans  nos 
Missions,  d'y  trouver  une  vie  moins  occupée  et  plus 
de  liberté  qu'en  Europe.  Je  ne  crains  pas  de  le  dire  : 
ce  serait  une  erreur  ;  car  je  puis  assurer ,  autant 


—  227  — 
que  je  l'ai  pu  voir,  qu'on  trouve  ici  autant  de  régu- 
larité que  dans  nos  maisons  les  plus  édifiantes. 
Tous  ici  recherchent  purement  Jésus-Christ,  ont 
les  mêmes  sentiments,  et  obéissent  aux  supérieurs  et 
aux  règles  avec  une  telle  ponctualité ,  que  tout  mon 
désir  à  moi ,  le  dernier  de  tous ,  c'est  d'arriver  un 
jour  au  même  degré  de  vertu. 

Le  P.  Paul  Ragueneau ,  le  supérieur  de  cette  Mis- 
sion des  Hurons,  contribue  particulièrement  à  cette 
grande  ferveur,  par  ses  exemples  et  son  zèle.  Je  ne 
pense  pas  qu'on  puisse,  sans  un  grave  inconvénient, 
lui  donner  un  successeur,  quand  il  aura  terminé  ses 
trois  ans  de  supériorité  ;  j'ajoute  même  qu'il  serait 
souverainement  avantageux  pour  cette  Mission  de 
le  voir  continuer  dans  sa  charge  aussi  longtemps  que 
possible.  Mes  sentiments  sont  les  mêmes  par  rap- 
port au  P.  Jérôme  Lallemant;  à  mon  avis ,  il  serait 
utile  de  lui  laisser  l'administration  générale  de 
toutes  les  Missions;  toutefois,  j'en  vois  beaucoup 
mieux  les  avantages  dans  ce  qui  concerne  le  P.  Ra- 
gueneau. 

Par  rapport  aux  œuvres  extérieures ,  nos  Pères 
travaillent  avec  zèle  dans  le  champ  que  le  Seigneur 
leur  a  confié.  Leurs  travaux  font  naître  de  jour  en 
jour  des  fruits  plus  abondants  ;  toutefois  la  récolte 
ne  se  fait  que  peu  à  peu.  Les  sauvages  sont  lents  à 
se  rendre  aux  vérités  de  la  foi ,    qu'il  faut  ensuite 


—  228  — 

exciter  continuellement.  Nous  n'avons  point  ce- 
pendant à  nous  repentir  de  notre  entreprise  ;  car 
Dieu  nous  a  donné  un  bon  nombre  de  chrétiens 
d'une  foi  vive  et  d'une  piété  sincère  et  solide.  Mais 
le  manque  de  Missionnaires  nous  surcharge  à  l'ex-" 
ces.  C'est  pourquoi  nous  avons  recours  à  Votre  Pa- 
ternité, et  nous,  et  ceux  que  nous  avons  engendrés 
à  Jésus-Christ  ;  et  nous  vous  prions  de  nous  envoyer 
des  ouvriers  qui  partagent  nos  travaux.  Ne  craignez 
pas  que  nous  manquions  des  choses  nécessaires 
à  l'entretien  de  ceux  que  vous  nous  enverrez;  il 
n'y  a  nulle  difficulté  à  cela  ;  le  genre  de  vie  n'est  pas 
le  même  ici  qu'en  France  ou  en  Italie. 

Mais  je  m'arrête  ,  en  demandant  à  Votre  Pa- 
ternité le  secours  de  ses  prières,  et  pour  tous  nos 
sauvages  bien  dignes  assurément  de  toute  sa  com- 
misération ,  et  pour  celui  qui  est, 

Mon  Très-Révérend  Père, 

Votre  fils  très-humble  et  très-obéissant  en 
Notre-Seigneur. 
Charles  CAR  NIER. 

A  Sainte-Marie  des  Hurons,  3  mai  1647. 


XXI 


LETTRE  DU  P.  JEAN  DE  BREBEUF  AU  T.  R.  P.  VINCENT 
CARAFA,  GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS,  A  ROME. 

(Traduite  du  latin  sur  l'original  conservé  à  Rome.) 

De  Sainte-Marie  aux  Hurons  ,  2  juin  1648. 
Mon  Très-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

Je  regarde  comme  tout  à  fait  inutile  d'écrire  à 
Votre  Paternité  de  l'état  présent  de  cette  Mission 
huronne,  attendu  que  le  P.  Paul  Ragueneau,  notre 
supérieur,  l'aura  fait  en  détail  pour  remplir  le 
devoir  de  sa  charge.  Du  reste,  sous  plus  d'un  rap- 
port, tout  va  bien;  la  paix,  l'union  et  la  charité 
régnent,  non-seulement  parmi  les  Nôtres,  mais 
aussi  parmi  nos  domestiques;  tous  s'appliquent  à 
acquérir  les  vertus  solides;  enfin  la  religion  fait 
tous  les  jours  de  nouveaux  progrès,  et  nos  chré- 
tiens croissent  chaque  jour  en  nombre  et  en  bonne 
volonté.  Si  la  disette  d'ouvriers  ne  paralysait  en 
partie  nos  efforts,  les  résultats  seraient  bien  autre- 
ment consolants.   Aussi  demandons-nous    instam- 


—  230  — 
ment  au  R.  P.  Provincial  de  nous  envoyer  du 
renfort.  Ce  qui  l'y  encouragera,  c'est  que,  bien  que 
nous  n'ayons  rien  reçu  de  France  par  le  dernier 
vaisseau ,  nous  sommes  assurés  d'avoir  de  quoi 
pourvoir  à  nos  besoins. 

Toutefois  ne  croyez  pas  que  nous  manquions 
d'épreuves  :  nous  sommes  loin  d'être  sans  crainte 
pour  l'avenir  de  cette  Mission.  Car  elle  est  conti- 
nuellement en  butte  à  la  fureur  des  Iroquois  qui 
si  souvent  interceptent  les  communications  et 
répandent  la  terreur  par  tout  ce  pays  des  Hurons, 
tuant  et  pillant  toutes  les  fois  qu'ils  le  peuvent. 
Nous  ne  sommes  pas  même  en  sûreté  de  la  part 
des  sauvages  qui  nous  entourent.  Plusieurs  d'en- 
tre eux,  encore  attachés  à  leurs  superstitions,  nous 
détestent  autant  que  les  Iroquois.  Dernièrement  ils 
ont  fait  périr  un  de  nos  domestiques,  et  le  même 
sort  nous  attendait,  s'ils  en  eussent  trouvé  l'occa- 
sion. Mais  Dieu  a  su  tirer  le  bien  du  mal  :  la 
nation  Huronne  nous  a  fait  des  excuses;  et  les  suites 
de  cette  démarche  produisent  déjà  de  bons  résul- 
tats. 

Une  chose,  mon  Très-Révérend  Père,  m'inquiète; 
et  c'est  la  seule,  je  crois,  pour  laquelle  le  R.  P. 
Ragueneau  a  voulu  que  je  vous  écrivisse.  Par  con- 
venance, il  ne  pouvait ,  ni  ne  devait  le  faire  lui- 
même.  Nous  craignons  que  le  décret  du  Souverain- 


—  231  — 

Pontife,  porté  lors  de  l'élection  de  Votre  Paternité, 
au  sujet  du  pouvoir  triennal  des  Supérieurs,  ne 
nous  prive  de  cet  excellent  Père  :  ce  qui,  dans 
l'état  actuel  de  la  Mission, nous  semblerait  une  vraie 
calamité  pour  elle. 

Le  R.  P.  Ragueneau,  en  effet,  réunit  toutes  les 
qualités  nécessaires  à  un  emploi  plus  difficile  à 
exercer  dans  ce  pays-ci,  qu'on  ne  saurait  l'imaginer. 
La  Mission  lui  doit  en  grande  partie  ses  succès,  et 
nous  l'enlever  serait  assurément  les  compromettre. 
Car  il  l'a  gouvernée  jusqu'à  présent  avec  tant  de 
douceur,  de  prudence  et  d'énergie,  que  son  rem- 
placement serait  une  rude  épreuve  pour  nous  tous. 

Sans  doute,  nous  avons  ici  d'excellents  religieux 
et  fort  capables  ,  mais  cela  n'empêche  pas  qu'ils 
ne  soient  fort  inférieurs  au  P.  Ragueneau,  surtout 
pour  le  gouvernement.  J'ajoute  qu'aucun  d'eux  n'a 
encore  été  Supérieur  :  et  pourtant  il  semble  expé- 
dient de  ne  choisir ,  pour  le  mettre  à  notre  tête , 
qu'un  de  ceux  qui  sont  ici.  Nous  envoyer  de 
France  un  Supérieur,  qui  ne  connaîtrait  ni  les 
hommes  ni  les  choses,  serait  l'exposer  à  faire,  aux 
dépens  de  la  Mission,  des  expériences  fâcheuses. 

Toutes  ces  raisons ,  je  les  ai  déjà  présentées 
l'année  dernière  au  R.  P.  Provincial.  Maintenant 
je  crains  d'arriver  trop  tard,  et  que  le  changement 
du  P.  Ragueneau  ne  soit  décidé.  Si  cependant  il 


—  232  — 
n'y  a  rien  de  fait,  je  conjure  et  supplie  Votre 
Paternité,  autant  que  je  puis,  de  le  continuer  dans 
sa  charge.  Les  temps  ne  seront  pas  toujours  les 
mêmes,  et  les  difficultés  présentes  s'applaniront. 
Un  autre  dans  trois  ans  pourra  prendre  sa  place,  si 
ce  n'est  pas  avec  le  même  succès ,  certainement 
avec  moins  d'inconvénient  et  de  danger. 

Cette  grâce  est  la  seule  que  j'ose  solliciter  de 
Votre  Paternité ,  bien  disposé  d'ailleurs  à  tout 
accepter  de  sa  main,  puisqu'après  tout,  je  ne 
désire  que  la  plus  grande  gloire  de  Dieu.  Je  termine 
cette  lettre  en  vous  priant  de  vouloir  bien 
m'accorder  votre  bénédiction  et  me  croire, 
de  Votre  Paternité , 

•     Le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur 
en  Notre-Seigneur. 

Jean  de  BRÉBEUF. 

De  la  résidence  de  Sainte-Marie  aux  Hurons,  en 
la  Nouvelle-France,  le  2  juin   1648. 


XXII. 

LETTRE    DU    P.    PAUL    RAGUENEAU    AU     T.    R.    P.    VINCENT 
CARAFA,  GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS  A  ROME. 

(Traduite  du  latin  sur  l'original  conservé  à  Rome.) 

De  Sainte-Marie  aux  Hurons ,  le  1er  mars  1649. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

J'ai  reçu  la  lettre  de  Votre  Paternité  en  date  du 
20  janvier  1647;  quant  à  celle  qu'elle  pourrait 
m'avoir  adressée  dans  le  courant  de  l'année  1 648, 
elle  ne  m'est  pas  encore  parvenue.  Votre  Paternité 
nous  fait  part  du  plaisir  que  lui  causent  les  nou- 
velles de  notre  Mission  auprès  des  Hurons,  et  dans 
sa  bonté  toute  paternelle  ,  elle  veut  bien  descendre 
jusqu'aux  plus  humbles  détails  et  nous  demander 
un  compte  exact  de  tout 

Nous  sommes  ici  dix-huit  Pères.  Nous  avons 
avec  nous  quatre  coadjuteurs  ,  vingt-trois  domes- 
tiques qui  ne  nous  quittent  jamais ,  et  sept  autres 
dont  le  temps  de  service  n'est  point  déterminé  ; 
ces  derniers  seuls  reçoivent  des  gages;  de  plus,  nous 


—  234  — 
avons  quatre  enfants  et  huit  soldats.  Le  naturel 
belliqueux  et  féroce  des  Sauvages  qui  nous  envi- 
ronnent, nous  ont  obligés  à  réunir  un  si  nombreux 
personnel.  En  effet,  pour  ne  pas  voir  périr  en  un 
instant  et  nous  et  nos  travaux ,  et  s'éteindre  la  foi 
chrétienne  qui  commence  à  se  répandre  au  loin 
dans  ces  contrées,  il  a  fallu  chercher  des  aides, 
dont  les  uns  s'occupassent  des  affaires  domestiques, 
les  autres  labourassent  la  terre  ,  élevassent  des 
travaux  de  défense,  et,  au  besoin,  marchassent  au 
combat.  Les  années  précédentes ,  notre  Résidence 
que  nous  avons  nommée,  la  maison  Sainte-Marie, 
était  protégée  d'une  multitude  de  villages  habités 
par  les  Hurons  nos  amis,  et  nous  avions  moins  à 
craindre  pour  nous-mêmes  les  incursions  de  l'en- 
nemi que  pour  nos  défenseurs;  aussi  malgré  notre 
petit  nombre ,  vivions-nous  dans  un  état  assez 
tranquille.  Mais  depuis  lors,  la  face  de  nos  affai- 
res, comme  aussi  de  tout  le  pays,  a  bien  changé. 
Les  Hurons  ont  été  défaits  dans  une  multitude  de 
combats;  leurs  travaux  de  défense,  à  l'abri  desquels 
nous  nous  reposions,  ont  été  emportés,  ravagés  par 
le  fer  et  le  feu  ,  et  les  pauvres  Sauvages  ont  été 
contraints  de  reculer  et  de  chercher  ailleurs  une 
retraite.  Il  en  est  résulté  que  notre  Résidence  se 
trouve  au  point  le  plus  avancé  et  à  la  vue  de  l'enne- 
mi; de  là,  pour  nous,  la  nécessité  de  nous  défendre 


—  235  — 
et  d'appeler  à  notre  aide  le  secours  d'un  plus  grand 
nombre  de  bras. 

Les  français,  qui  sont  avec  nous,  gardent  notre 
Résidence  de  Sainte-Marie,  ou  notre  fort,  comme 
vous  voudrez  l'appeler.  Pendant  ce  temps-là,  nos 
Pères  font  des  excursions  chez  les  Hurons  dispersés 
cà  et  là,  jusque  dans  les  villages  des  Algonquins,  à 
une  grande  distance  de  nous.  Chaque  missionnaire 
est  tout  entier  à  son  travail  et  n'a  à  s'occuper  que 
du  ministère  de  la  parole;  le  soin  des  choses  tem- 
porelles est  entièrement  laissé  à  ceux  qui  restent 
à  la  maison.  Entre  leurs  mains,  tout  se  trouve  dans 
un  état  si  prospère ,  que  bien  que  notre  nombre 
se  soit  grandement  accru,  et  que  nous  espérions 
encore  de  nouveaux  secours  en  hommes,  et  en  par- 
ticulier des  Pères  de  notre  Compagnie,  il  n'est  pas 
nécessaire  d'augmenter  les  secours  en  argent  qu'on 
nous  donne.  J'ajoute  même  que  les  dépenses  de- 
viennent moindres  de  jour  en  jour  ,  et  que  chaque 
année  nous  faisons  diminuer  la  quantité  des  pro- 
visions alimentaires  ,  qu'on  nous  a  coutume  de 
nous  expédier.  Nous  pouvons  en  effet  nous  suffire 
presque  entièrement  à  nous-mêmes,  au  moyen  des 
productions  du  pays.  Et  puisque  j'en  suis  sur  ce 
sujet,  je  dois  dire  qu'il  n'en  est  pas  un  seul  parmi 
nous,  qui  ne  sente  et  ne  comprenne  l'amélioration 
qui  s'est  opérée  dans  cette  partie;  nous  n'avons 


—  -236  — 
plus  de  ces  privations,  qui,  les  années  précédentes, 
étaient  si  dures  et  paraissaient  même  intolérables. 
La  chasse  et  la  pêche  sont  plus  abondantes  que  par 
le  passé;  de  plus,  nous  avons  outre  la  graisse  des 
poissons  et  les  œufs  de  nos  poules,  de  la  viande  de 
porc,  du  laitage  et  même  des  bœufs.  J'entre  dans 
ces  détails  pour  obéir  aux  ordres  de  Votre  Pater- 
nité qui  les  a  demandés. 

Les  affaires  de  la  religion ,  sous  beaucoup  de 
rapports,  réussissent  au-delà  de  nos  espérances. 
L'année  dernière,  nous  avons  fait  dix-sept  cents 
baptêmes  ;  je  ne  fais  pas  entrer  dans  ce  nombre  les 
baptêmes  administrés  par  le  P.  Antoine  Daniel , 
dont  le  chiffre  ne  nous  est  pas  encore  suffisamment 
connu.  Et  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  nos  chré- 
tiens, pour  être  des  Sauvages,  soient  incapables  de 
goûter  les  choses  de  la  piété  et  de  s'attacher  à  nos 
mystères.  Plusieurs  sont  sincèrement  pieux  et 
assez  avancés  dans  la  spiritualité;  j'en  connais 
même  dont  la  vertu  ,  la  dévotion ,  et  la  piété 
seraient  dignes  d'être  enviées  par  les  plus  saints 
religieux.  Aussi  un  témoin  oculaire  ne  pouvait-il 
se  lasser  d'admirer  le  doigt  de  Dieu  et  de  se 
féliciter  lui-même  d'avoir  à  travailler  au  milieu 
d'un  pays  ainsi  favorisé  des  dons  du  Ciel. 

Nous  avons  onze  Missions  :  huit  chez  les  Hurons, 
trois  chez  les  Algonquins;  autant  de  Pères,  choisis 


—  237  — 
parmi  les  plus  anciens,  se  partagent  le  travail. 
Quatre  autres  apprennent  la  langue  ;  ce  sont  ceux 
qu'on  nous  a  envoyés  Tannée  dernière  ;  nous  les 
avons  donnés,  comme  compagnons,  à  ceux  des 
missionnaires  dont  le  travail  est  plus  étendu.  Trois 
Pères  seulement  restent  à  la  maison  ,  le  Préfet  des 
choses  spirituelles ,  le  Procureur,  qui  est  en  même 
temps  Ministre,  et  un  autre  Père,  chargé  de  prendre 
soin  des  chrétiens  qui  arrivent  de  tous  côtés  à  la 
Résidence.  Vous  saurez  en  effet  que,  malgré  notre 
pauvreté,  nous  venons  en  aide  à  nos  Sauvages;  c'est 
nous  qui  soignons  leurs  maladies,  non-seulement 
celles  de  l'âme ,  înais  aussi  celles  du  corps.  Et ,  je 
puis  le  dire,  c'est  un  grand  avantage  pour  notre 
religion.  L'année  dernière,  nous  avons  ainsi  donné 
l'hospitalité  à  plus  de  six  mille  hommes.  N'est-ce 
pas  là  tirer  le  miel  de  la  pierre  et  l'huile  du  rocher, 
que  nous,  au  milieu  d'une  terre  étrangère  et  d'une 
solitude  affreuse  ,  nous  avions  pu  non-seulement 
fournir  à  nos  besoins,  mais  encore  à  ceux  d'une 
multitude  nécessiteuse  ?  Je  raconte  ces  faits  pour 
montrer  à  Votre  Paternité  combien  est  grande  la 
libéralité  divine  à  notre  égard.  Cette  année ,  la 
famine  a  désolé  et  désole  encore  présentement  tous 
les  villages  environnants;  nous  seuls  avons  été  pré- 
servés du  fléau.  Il  nous  reste  même  assez  de  pro- 
visions pour  vivre  facilement  encore  trois  ans. 


—  238  — 

Une  seule  chose  peut  détruire  l'heureux  état  de 
cette  Eglise  naissante  et  arrêter  le  cours  de  la  reli- 
gion chrétienne,  c'est  la  crainte  de  la  guerre  et  la 
fureur  de  nos  ennemis.  De  jour  en  jour,  nos  ter- 
reurs deviennent  plus  vives,  et  je  ne  vois  pas  de 
quel  côté  peuvent  nous  venir  des  secours,  si  ce  n'est 
de  Dieu  seul.  Le  dernier  désastre,  dont  les  Hurons 
ont  été  victimes ,  a  été  le  plus  affreux  de  tous  ;  il 
arriva  l'année  dernière  au  mois  de  juillet  1648.  La 
plus  grande  partie  de  la  nation  avait  pris  la  route 
de  Québec  pour  traiter  les  affaires  de  son  commerce 
avec  les  français;  d'autres  s'étaient  dispersés  çà  et 
là,  appelés  par  leurs  différentes  occupations  5  d'au- 
tres enfin  étaient  partis  d'un  autre  côté ,  pour 
faire  une  expédition  militaire.  L'ennemi  profite  de 
ces  circonstances,  accourt  à  l'improviste,  s'empare 
de  deux  villages  et  les  livre  aux  flammes,  en  accom- 
pagnant ces  violences  des  actes  ordinaires  de 
cruauté.  Les  femmes  et  les  enfants  furent  emmenés 
en  captivité;  aucun  âge  ne  fut  épargné. 

L'un  de  ces  villages  portait  le  nom  de  St-Joseph, 
et  était  une  de  nos  plus  importantes  Missions;  il 
avait  une  église;  les  habitants  étaient  déjà  formés 
aux  mœurs  chrétiennes;  et  la  foi  avait  jeté  de  pro- 
fondes racines  parmi  eux*  A  la  tête  de  cette  Eglise, 
se  trouvait  le  P.  Antoine  Daniel,  homme  d'un 
grand  cœur,  d'une  grande  patience,  mais  surtout 


—  239  — 
d'une  incomparable  mansuétude.  Il  venait,  selon  sa 
coutume,  de  célébrer  dès  le  matin  le  saint  Sacrifice 
de  la  Messe,  et  les  chrétiens,  qui  étaient  venus  en 
assez  grand  nombre,  assister  aux  divins  mystères, 
n'avaient  pas  encore  quitté  l'Eglise ,  lorsque  les 
clameurs  de  l'ennemi  se  font  entendre  et  jettent 
partout  l'épouvante.  Les  uns  courent  aux  armes; 
les  autres  prennent  la  fuite  ;  partout  la  terreur  : 
partout  les  gémissements.  Le  P.  Antoine  Daniel 
vole  partout  où  le  danger  est  plus  pressant;  il 
anime  le  courage  des  siens  et  il  parle  avec  tant  de 
force  du  mépris  de  la  mort,  des  joies  du  paradis, 
qu'il  communique,  non-seulement  du  cœur  aux 
Chrétiens,  mais  même  la  foi  à  ceux  qui  n'étaient  pas 
encore  baptisés.  Un  grand  nombre  demandèrent 
le  baptême;  et  le  Père  ne  pouvant  suffire  à  le  leur 
conférer  à  chacun  en  particulier,  trempa  son  mou- 
choir dans  Peau,  et  l'agitant  ensuite,  il  baptisa 
cette  multitude  par  aspersion . 

Pendant  ce  temps,  la  fureur  des  ennemis  conti- 
nuait à  sévir;  les  projectiles  volaient  de  tous 
cotés;  et  plusieurs  de  ceux  qui  s'étaient  jetés  à 
terre  pour  recevoir  le  baptême,  furent  frappés  de 
blessures  mortelles.  Les  autres  prennent  aussitôt 
la  fuite.  Pour  lui,  uniquement  occupé  du  salut  des 
âmes,  et  oublieux  de  sa  sûreté,  il  parcourt  le  village, 
cherchant  les  vieillards,  les  malades,  les  enfants 


—  "240  — 
qui  n'étaient  pas  encore  baptisés;  il  pénètre  dans 
les  cabanes  et  remplit  tout  de  son  zèle.  Enfin  il  se  di- 
rige vers  l'église;  il  y  trouve  une  multitude  de  chré- 
tiens et  de  catéchumènes,  attirés  les  uns  par  l'espé- 
rance des  joies  du  ciel ,  les  autres  par  la  crainte 
des  tourments  de  l'enfer.  Jamais  on  ne  pria  avec 
plus  de  ferveur;  jamais  on  ne  donna  plus  de  signes 
d'une  foi  vive  et  d'une  pénitence  sincère.  Il  baptise 
les  uns,  absout  les  autres  de  leurs  péchés ,  les  en- 
flamme tous  du  feu  de  la  charité.  Il  leur  répétait 
sans  cesse  cette  parole  :  «  Mes  frères,  nous  serons 
aujourd'hui  en  paradis;  croyez-le,  espérez-le;  car 
Dieu  vous  aime  de  toute  éternité.  » 

Mais  déjà  l'ennemi  avait  escaladé  les  retran- 
chements et  mis  le  feu  aux  cabanes  ;  tout  le  village 
était  en  flammes.  Une  proie  riche  et  facile  attendait 
les  vainqueurs  à  l'église  ;  c'étaient  des  femmes,  des 
vieillards  et  des  enfants.  Ils  y  courent  aussitôt,  en 
faisant  entendre,  selon  leur  coutume,  de  grandes  voci- 
férations. Aces  hurlements,  les  chrétiens  ont  reconnu 
l'approche  des  ennemis.  Le  P.  Antoine  leur  dit  de 
prendre  la  fuite  par  l'issue  qui  est  encore  demeurée 
libre.  Pour  lui ,  comme  un  bon  pasteur  ,  il  s'avance 
à  la  rencontre  de  l'ennemi  pour  arrêter  sa  marche. 
Il  est  seul  et  sans  armes,  mais  il  est  rempli  d'une 
force  toute  divine;  il  est  fort  comme  un  lion,  lui  qui 
toute  sa  vie  fut  doux  comme  une  colombe.  On  peut 


—  241  — 
bien  en  effet  lui  appliquer  ces  paroles  de  Jérémie  : 
Dereliquit  ut  leo  umbraculum  suum ,  quia  facta 
est  terra  eorum  in  desolationem ,  a  facie  iras  co- 
lumbœ ,  a  facie  irœ  furoris  Domini.  Enfin  ,  il  est 
frappé  d'un  coup  mortel  et  percé  d'une  multitude 
de  flèches;  aussitôt,  invoquant  le  nom  de  Jésus,  il 
rend  à  Dieu  son  âme ,  qu'il  venait ,  comme  le  Bon 
Pasteur,  d'offrir  pour  ses  brebis.  Les  barbares  exer- 
cèrent leur  basse  fureur  sur  son  corps  privé  de  vie  ; 
tous  ,  jusqu'au  dernier ,  vinrent  le  frapper  à  leur 
tour.  Puis  on  mit  le  feu  à  l'église ,  et  on  y  jeta  le 
cadavre;  tout  fut  brûlé  ;  on  ne  trouva  pas  même  un 
ossement  :  pouvait-il  avoir  un  plus  noble  bûcher  ? 

Or,  pendant  qu'il  retarde  ainsi ,  même  après  sa 
mort ,  la  course  des  ennemis,  un  grand  nombre  des 
siens  put  se  mettre  en  lieu  de  sûreté.  Les  vainqueurs 
en  atteignirent  cependant  quelques-uns,  particu- 
lièrement les  femmes  ,  dont  la  course  était  retardée 
par  le  poids  de  leurs  enfants  qu'elles  portaient  entre 
leurs  bras;  d'autres  furent  trahies  dans  leurs  re- 
traites par  les  cris  de  ces  innocentes  créatures,  in- 
capables de  comprendre  leurs  dangers. 

Le  P.  Antoine  Daniel  était  depuis  quatre  ans 
dans  cette  Mission  de  Saint- Joseph.  Il  y  avait  pro- 
duit le  plus  grand  bien  ;  il  semblait  fait  pour  con- 
vertir ces  peuples  ;  mais  il  était  mûr  pour  le  ciel. 
C'est  le  premier  de  nos  Pères  que  nous  perdons  ici. 
I.  16 


—  242  — 
Sa  mort  fut  inopinée, mais  elle  ne  fut  pas  imprévue; 
car  il  avait  toujours  vécu  de  telle  sorte ,  qu'il  était 
toujours  prêt  à  mourir.  Du  reste ,  dans  sa  mort  elle- 
même  apparut  un  trait  remarquable  de  la  divine 
bonté  à  son  égard.  Il  avait  achevé  au  commence- 
ment du  mois  de  juillet  sa  retraite  de  huit  jours 
dans  notre  Résidence  de  Sainte-Marie;  et  dès  le  len- 
demain ,  sans  vouloir  prendre  le  moindre  repos  ,  il 
était  retourné  en  toute  hâte  à  sa  Mission. 

Le  P.  Daniel  était  né  à  Dieppe  ,  de  parents  hon- 
nêtes et  pieux  ;  entré  dans  la  Compagnie ,  en  1 621 , 
à  l'âge  de  vingt-et-un  ans,  il  fut  admis  à  la  profes- 
sion des  quatre  vœux  en  1 640.  Il  mourut  le  4  juillet 
1648.  C'était  un  homme  remarquable,  un  véritable 
enfant  delà  Compagnie;  plein  d'humilité,  d'obéis- 
sance ,  d'union  à  Dieu;  d'une  patience  invincible, 
et  d'un  courage  à  toute  épreuve,  au  milieu  même 
des  circonstances  les  plus  difficiles.  C'était  pour  tous 
les  Nôtres  un  modèle  achevé  de  toutes  les  vertus  ;  il 
a  été  regretté  de  tous ,  même  des  infidèles.  C'est 
maintenant,  nous  l'espérons ,  un  protecteur  très- 
puissant  de  toutes  ces  contrées. 

Un  de  nos  Missionnaires  ,  vénéré  de  tous  pour  sa 
grande  vertu  ,  et  d'une  humilité  à  toute  épreuve  y  le 
P.  Joseph-Marie  Chaumonot,  assure  avoir  vu  deux 
fois  le  P.  Daniel  après  sa  mort.  La  première  fois ,  ce 
fut  dans  un  moment  où  tous  les  Pères  étaient  réunis, 


—  243  — 

selon  l'usage ,  pour  traiter  entr'eux  des  affaires  de  Ja 
Mission.  Le  P.  Chaumonot  vit  au  milieu  de  l'as- 
semblée le  P.  Daniel  qui  aidait  les  Pères  de  ses  con- 
seils ,  et  les  remplissait  d'une  force  surnaturelle; 
son  visage  était  plein  de  majesté  et  d'éclat.  Le 
P.  Chaumonot  lui  demanda  pourquoi  la  divine  bonté 
avait  permis  que  son  corps  fût  si  indignement  traité 
par  les  barbares  ,  et  pourquoi  les  flammes  l'avaient 
entièrement  consumé  ,  en  sorte  qu'on  n'en  pût  re- 
trouver aucune  partie,  pas  même  un  peu  de  cendre. 
Le  Seigneur  est  grand,  répondit  le  P.  Daniel,  et 
digne  de  louanges.  Pour  me  dédommager  de  cette 
mort  ignominieuse  ,  il  m'a  donné  de  délivrer  grand 
nombre  d'âmes  du  Purgatoire  pour  partager  mon 
triomphe. 

Je  m'arrête  ici,  et  pour  ne  pas  dépasser  les  bornes 
d'une  lettre,  je  n'ajoute  plus  qu'un  mot,  par  lequel 
j'aurais  dû  commencer.  L'état  de  notre  maison  et 
même  de  toute  la  Mission  est  tel,  que  je  ne  crois  pas 
qu'on  puisse  rien  ajouter  à  la  piété ,  à  l'obéissance, 
à  l'humilité ,  à  la  patience ,  à  la  charité ,  à  la  par- 
faite régularité  de  tous  les  Nôtres.  Nous  n'avons 
tous  véritablement  qu'un  même  cœur,  une  même 
âme  et  un  même  esprit,  qui  est  celui  de  la  Compa- 
gnie. Nos  domestiques  eux-mêmes,  les  enfants  et  les 
soldats ,  tous  travaillent  avec  le  plus  grand  zèle  au 
salut  de  leur  âme.  Ici,  le  vice  est  inconnu;   ici, 


—  244  — 
règne  la  vertu  ;  c'est  vraiment  la  maison  de  la  sain- 
teté. C'est  ce  qui  fait  notre  joie,  notre  tranquillité  , 
notre  assurance  au  milieu  des  périls  de  guerre  qui 
nous  menacent.  En  quelque  manière  que  Dieu 
veuille  disposer  de  nous,  soit  pour  la  vie,  soit  pour 
la  mort,  ce  sera  là  notre  consolation  d'appartenir 
au  Seigneur  et  de  lui  appartenir  pour  toujours. 

Pour  obtenir  cette  grâce ,  nous  vous  demandons 
tous  votre  bénédiction,  et  pour  les  Nôtres,  et  pour 
toute  la  mission.  Plus  que  tous  les  autres  j'en  ai 
besoin,  moi  le  plus  indigne  de  nos  serviteurs,  mais 
aussi 

de  votre  Paternité , 

le  très-humble  et  très-dévoué  nls  en  Notre- 
Seigneur, 

Paul  RAGUENEAU, 

De  la  Résidence  de  Sainte-Marie,  aux  Hurons,  en 
la  Nouvelle-France,  le  1er  mars  1649. 


XXIII. 

LETTRE    DU    P.    JACQUES    BUTEUX    AU    T.     R.    P.     VINCENT 
CARAFA,   GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS,  A  ROME. 

(Traduite  du  latin  sur  l'original  conservé  à  Rome.) 

Des  Trois-Rivières,  le  21  septembre  1649. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

C'est  le  30  septembre  (1648)  que  nous  avons 
reçu  la  lettre  de  Votre  Paternité.  Elle  ne  pouvait 
venir  plus  à  propos  ;  car  nous  étions  au  milieu  des 
tribulations  :  au  dehors,  des  Sauvages,  ennemis  des 
chrétiens,  nous  menaçant  de  la  guerre  ;  au  dedans, 
la  crainte  de  nous  voir  séparer  de  nos  nombreux 
néophytes.  Mais  celui  qui  console  les  humbles  nous 
a  consolés  par  la  lettre  de  Votre  Paternité  ;  elle  nous 
faisait  espérer  de  nouveaux  ouvriers  :  ils  sont  déjà 
arrivés.  De  plus ,  elle  promettait  de  faire  dire  des 
messes  pour  nous  dans  toute  la  Compagnie.  Que  si 
jamais  nous  avons  eu  besoin  de  ces  prières ,  c'est 
bien  à  présent  ;  car  nous  sommes  exposés ,  si  Dieu 
n'éloigne  de  nous  ce  malheur,  à  subir  les  mêmes 
tourments  et  les  mêmes  cruautés  que  nos  Pères  ont 
déjà  éprouvés  chez  les  Hurons.  En  effet,  dans  cette 


—  246  — 

Résidence  des  Trois-Rivières ,  où  nous  donnons  nos 
soins  aux  Français  et  aux  Sauvages ,  nous  n'avons 
point  d'autres  forts  que  des  forts  en  bois,  d'autres 
remparts  que  des  marais  desséchés,  où  l'on  peut 
aisément  mettre  le  feu,  d'autre  maison  qu'une  ca- 
bane. Si  Dieu,  dans  sa  bonté,  veut  m'exposer,  tout 
pécheur  que  je  suis ,  à  la  fureur  de  ces  barbares ,  je 
livrerai  volontiers  ma  vie  pour  la  gloire  de  Dieu  et 
le  salut  de  mon  troupeau  *.  Du  reste,  ces  disposi- 
tions sont  celles  de  tous  les  Nôtres  qui  habitent  ici , 
des  Pères  ,  des  Frères  et  même  des  domestiques. 
Nous  sommes  en  tout  cinq  Jésuites  ;  trois  Prêtres 
et  deux  Frères  ;  de  plus ,  nous  avons  six  domesti- 
ques dont  les  services  nous  sont  grandement  utiles 
pour  cultiver  la  terre  et  aider  les  Sauvages  dans 
leurs  travaux.  Je  me  prosterne  avec  tous  mes  néo- 
phytes aux  pieds  de  Votre  Paternité  pour  en  rece- 
voir sa  bénédiction ,  et  je  suis 

de  Votre  Paternité , 
le  très-humble  serviteur  en  Jésus-Christ, 
Jacques  BUTEUX. 

Aux  Trois-Rivières ,  le  21  septembre  1649. 

*  Moins  de  trois  ans  après ,  le  10  mai  1652 ,  le  vœu  du  P.  Bu- 
teux  était  exaucé  :  il  tombait  sous  les  coups  des  Iroquois. 


XXIV. 

LETTRE    DU    P.    PAUL    RAGUENEAU    AU    T.     R.     P.    VINCENT 
CARAFA,   GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS,  A  ROME. 

(Traduite  du  latin  sur  l'original  conservé  à  Rome.) 

De  Sainte-Marie  des  Hurons  ,  le  13  mars  1650. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

L'année  dernière ,  il  ne  nous  est  venu  aucune 
lettre  d'Europe;  nous  n'avons  pas  même  reçu  de 
Québec  une  réponse  aux  nôtres,  où  nous  donnions 
cependant  d'amples  détails  sur  l'état  de  notre  mis- 
sion. La  main  du  Seigneur  continue  à  s'appesantir 
sur  nous.  Nous  ne  nous  en  plaignons  pas,  et  nous 
ne  disons  point  :  Ayez  pitié  de  nous,  vous  du  moins 
qui  êtes  nos  amis.  Au  contraire ,  nous  nous  réjouis- 
sons dans  nos  souffrances,  parce  que  c'est  pour 
notre  bien  et  pour  celui  de  tout  notre  troupeau  que 
Dieu  permet  ces  afflictions.  Dans  mes  dernières 
lettres,  j'ai  fait  part  à  Votre  Paternité  de  la  précieuse 
mort  ou  plutôt  du  martyre  des  Pères  Antoine 
Daniel,  Jean  de  Brébeuf,  et  Gabriel  Lallemant, 
que  les  barbares  Iroquois  ont  arrachés  à  cette  Eglise 


—  248  — 

naissante,  et  cruellement  massacrés  avec  un  grand 
nombre  de  chrétiens. 

Vers  la  fin  de  cette  même  année  1 640,  deux  autres 
Pères  ont  été  tués  de  la  même  manière,  au  milieu  de 
leurs  Missions  :  le  P.  Charles  Garnier,  homme  vrai- 
ment apostolique  et  doué  de  toutes  les  qualités  les 
plus  heureuses  pour  évangéliser  ces  peuplades ,  et  le 
P.  Noël  Chabanel,  son  compagnon,  venu  de  la  pro- 
vince de  Toulouse.  Le  premier  fut  massacré  le  7  dé- 
cembre ,  au  milieu  d'un  village  que  les  Iroquois 
vainqueurs  venaient  d'envahir  et  de  livrer  aux  flam- 
mes. Le  second  périt  le  lendemain ,  jour  de  l'Imma- 
culée Conception  :  on  ignora  l'auteur  de  sa  mort. 
Est-ce  un  ennemi,  ou  ne  serait-ce  point  plutôt  un 
traître  apostat  qui  aurait  frappé  le  Père  au  milieu  des 
bois  où  il  était  obligé  de  s'enfuir,  pour  s'emparer  de 
ses  misérables  vêtements  ?  Une  autre  fois  je  vous 
donnerai  plus  de  détails  sur  ces  différents  meurtres. 

La  famine  et  la  contagion  ont  ajouté  leurs  ravages 
à  ceux  de  la  guerre  ;  un  grand  nombre  de  sauvages 
périssent  misérablement.  On  déterre  les  cadavres,  et 
les  frères  se  nourrissent  de  la  chair  de  leurs  frères, 
les  mères  de  la  chair  de  leur  fils ,  et  les  enfants  de 
celle  de  leurs  pères  et  mères.  Cet  affreux  spectacle 
s'est  vu  plus  d'une  fois  ;  nos  sauvages  n'ont  pas 
moins  de  répulsion  pour  ces  horribles  mets  que  les 
Européens;  mais  la  faim  ne  réfléchit  pas.  Le  dirai- 


—  249  — 
je  ?  comme  il  est  marqué  dans  l'Ecriture  :  Jmplexati 
sunt  stercora.  Heureux  qui  pouvait  se  repaître  d'une 
poignée   de  glands ,  que    l'excès  du  besoin  faisait 
trouver  supportables. 

Ce  fléau ,  si  funeste  aux  corps ,  est  avantageux 
au  bien  des  âmes.  Jamais  nous  n'avons  recueilli  de 
si  grands  fruits  de  nos  travaux  ;  jamais  la  foi  n'a 
poussé  de  si  profondes  racines  dans  les  cœurs; 
jamais  le  nom  chrétien  n'a  été  si  glorieux.  L'année 
dernière,  nous  avons  baptisé  plus  de  trois  mille 
Sauvages.  Nous  touchons  du  doigt  la  vérité  de  cette 
parole  de  l'apôtre  :  Flagellât  Deus  omnem  filium 
quem  recipit. 

Nous  restons  encore  treize  Pères  dans  cette  Mis- 
sion ,  avec  quatre  Frères  coadjuteurs,  vingt- deux 
domestiques  qui  ne  nous  quittent  jamais ,  et  onze 
autres,  gagés  pour  un  temps  plus  ou  moins  con- 
sidérable, six  soldats  et  quatre  enfants  :  en  tout 
soixante  personnes.  Tous  sont  pleins  d'estime  pour 
les  choses  du  ciel  et  méprisent  celles  de  la  terre;  je 
puis  affirmer  à  Votre  Paternité  qu'il  n'en  est  pas  un 
qui  n'adore  Dieu  en  esprit  et  en  vérité.  C'est  bien 
là  la  maison  de  Dieu,  la  porte  du  ciel. 

Nous  éprouvons  la  bonté  paternelle  de  Dieu  à 
notre  égard  ;  car,  entourés  de  tant  de  calamités, 
nous  n'en  sommes  jamais  atteints,  rien  ne  nous 
manque  ni  pour  l'âme,  ni  pour  le  corps;  je  ne  dis 


—  250  — 
pas  que  nous  ayions l'abondance;  mais  nous  avons 
de  quoi  nous  sustenter  en  menant  une  vie  frugale. 
Bien  plus ,  la  libéralité  du  Seigneur  nous  a  donné 
les  moyens  de  subvenir  charitablement  aux  besoins 
de  nos  pauvres  chrétiens  :  il  n'y  en  a  guère  dans 
les  bourgs  qui  ne  vivent  de  nos  aumônes ,  et  plus 
d'un,  en  mourant,  confessait  qu'il  nous  était  plus 
redevable  qu'à  qui  ce  fût.  Si  bien ,  que  l'on  nous 
appelle  publiquement  les  Pères  de  la  patrie ,  et  ce 
n'est  pas  sans  raison  ;  tout  cela  tourne  au  profit  de 
la  religion  chrétienne.  Pour  l'avenir,  nous  comptons 
sur  la  Providence;  à  chaque  jour  suffit  son  mal. 

Cependant  nous  avons  deux  grands  sujets  de 
craindre  la  ruine  de  cette  Mission  :  d'un  côté  les 
Iroquois  ,  nos  ennemis  ;  de  l'autre ,  le  manque  pro- 
chain de  vivres.  Nous  ne  voyons  pas  trop  comment 
nous  pourrons  obvier  à  ce  dernier  inconvénient. 
Nos  Hurons  ont  été  contraints,  l'année  dernière, 
d'abandonner  non-seulement  leurs  cabanes  et  leurs 
villages  ,  mais  aussi  leurs  champs ,  par  suite  de  con- 
tinuelles défaites.  Il  nous  a  fallu,  nous,  pasteurs , 
accompagner  notre  troupeau  dans  sa  fuite ,  et  quitter 
notre  résidence  de  Sainte-Marie  et  les  terres  cultivées 
par  nos  soins  ,  qui  promettaient  une  riche  moisson. 
Que  dis-je  ?  Nous-mêmes  avons  mis  le  feu  à  ce  qui 
nous  avait  coûté  tant  de  sueurs  ,  de  peur  qu'un 
ennemi  barbare  ne  se   logeât  dans  la  maison    de 


—  251  — 
Dieu.  Ainsi,  en  un  moment,  ont  été  consumés  les 
fruits  de  dix  ans  de  travaux  ,  qui  nous  donnaient 
une  espérance  fondée  de  pouvoir  désormais  nous 
passer  des  secours  de  France.  Dieu  en  a  décidé 
autrement  :  présentement,  notre  maison  est  brûlée. 
Il  a  fallu  chercher  un  asile  ailleurs,  et  dans  cette 
contrée  étrangère  ,  où  nous  sommes  comme  exilés , 
subir  un  exil  nouveau. 

En  face  du  continent ,  à  vingt  milles  environ  de 
cette  première  Résidence  de  Sainte-Marie,  est  une 
île  située  au  milieu  d'un  lac  immense,  qui  mériterait 
plutôt  le  nom  de  mer.  C'est  là  que  s'arrêtèrent 
les  Hurons  fugitifs,  au  moins  pour  la  plupart.  Nous 
nous  y  arrêtâmes  avec  eux.  Il  fallut  bâtir  des  ca- 
banes dans  ces  lieux  qui  avaient  jusque-là  servi  de 
repaire  aux  bêtes  fauves,  abattre  des  forêts  vierges, 
construire  enfin  des  forts  pour  protéger  nos  Sau- 
vages aussi  bien  que  nous.  Non-seulement  l'été, 
mais  tout  l'hiver  furent  consacrés  à  ces  pénibles  tra- 
vaux. Aussi,  sommes-nous  de  ce  côté  parfaitement 
à  couvert  et  prêts  à  recevoir  l'ennemi  Nous  ne  nous 
sommes  pas  contentés ,  comme  autrefois ,  d'une 
simple  palissade;  nous  avons  bâti  un  mur  de  pierres 
fort  épais,  aussi  facile  à  défendre  que  difficile  à  esca- 
lader, à  l'épreuve  du  feu  et  des  machines  de  guerre, 
en  usage  chez  les  Iroquois. 

Mais  le  plus  rude  de  notre  tâche  n'est  pas  fait  ; 


—  252  — 
il  va  falloir  arracher  les  arbres  et  préparer  la  terre 
à  recevoir  la  culture . 

En  attendant ,  pour  toute  nourriture,  nous  avons 
un  peu  de  blé,  des  racines  et  des  herbages,  et  notre 
boisson,  c'est  l'eau  du  lac.  Nous  n'avons  plus  guères 
pour  vêtements  que  des  peaux  de  bêtes.  Tsous 
n'avons  gardé  que  dix  poules ,  une  paire  de  co- 
chons ,  deux  bœufs  et  deux  vaches  pour  la  repro- 
duction ,  et  du  blé  d'Inde  pour  un  an.  Tout  le  reste 
a  été  dépensé  pour  remplir  le  devoir  de  la  charité 
chrétienne.  Si  nous  avons  conservé  ce  peu  que  je 
viens  de  dire,  c'est  que  la  charité  n'agit  pas  à 
l'aveugle  :  il  eût  été  imprudent  de  donner  avec  une 
sorte  de  prodigalité ,  sans  rien  réserver  pour  sus- 
tenter vaille  que  vaille  des  ouvriers  qui  se  consument 
pour  établir  la  foi  et  procurer  le  salut  des  âmes. 
Cependant ,  quand  tout  viendrait  à  nous  manquer, 
nous  espérons  qu'avec  l'aide  de  Dieu  ,  le  courage  , 
la  confiance  en  lui  et  la  patience  ne  nous  manque- 
ront jamais  :  car  la  charité  peut  tout  et  souffre 
tout.  Je  puis  le  promettre ,  au  nom  de  tous  les  Pères 
qui  sont  ici.  Ils  sont  prêts  à  tout  :  croix  ,  dangers , 
tortures  auxquelles  ils  sont  à  chaque  instant  expo- 
sés, rien  ne  les  effraie  ;  la  mort  même,  ils  la  désirent; 
l'état  de  cette  mission  leur  semble  d'autant  plus 
heureux  que  chacun  voit  de  plus  près  sa  croix  , 
croix  à  laquelle  il  n'est  au  pouvoir  d'aucun  homme 


—  253  — 
de  l'arracher  :  Dieu ,  parlant  par  la  voix  de  l'obéis- 
sance, le  pourrait  seul. 

Que  Votre  Paternité  aime  donc  et  bénisse  ses 
enfants  en  Notre-Seigneur,  puisque  nous  sommes 
les  enfants  de  la  Croix.  Puissions-nous  mourir  sur 
cette  bienheureuse  Croix  !  C'est  le  plus  ardent  de  nos 
désirs,  tout  notre  espoir,  toute  notre  joie  que  per- 
sonne ne  saurait  nous  arracher! 
Je  suis 

de  Votre  Paternité , 
Le  très-humble  et  très-obéissant 
fils  et  serviteur, 

Paul  RAGUE1NEAU. 

De  la  Résidence  Sainte-Marie,  dans  l'île  de  Saint- 
Joseph  aux  Hurons ,  dans  la  Nouvelle-France  , 
13  mars  1650. 


XXV. 

LETTRE  ADRESSÉE  PAR  MESSIEURS  LES  ASSOCIÉS  DE  LA  COM- 
PAGNIE DE  LA  NOUVELLE-FRANCE  AU   T.   R.   P.   GÉNÉRAL 

de  la  compagnie  de  jésus,  a  rome.  (Copiée  sur  V au- 
tographe conservé  aux  archives  du  Jésus,  à  Rome.) 

Paris,  juin  1651. 

Mon  Très-Révérend  Père  , 

Dieu  ayant  voulu  se  servir  de  nous  pour  l'éta- 
blissement de  la  Compagnie  de  la  Nouvelle-France, 
dite  Canada,  qui  n'a  eu  d'autre  dessein  que  la 
gloire  de  Dieu  par  la  conversion  des  peuples  de  ce 
pays,  où  nous  avons  contribué  de  nos  soins ,  et  de 
nos  biens  plus  de  douze  cents  mille  livres,  depuis 
vingt-deux  ou  vingt-trois  années  que  cet  établisse- 
ment a  commencé  ,  et  quoique  les  Pères  de  votre 
Compagnie  n'ont  pas  seulement  employé  leurs 
personnes,  mais  leurs  vies  qu'ils  ont  libéralement 
sacrifiées  pour  ce  saint  œuvre,  et  à  présent  que 
cette  colonie  se  forme  et  se  rend  nombreuse,  nous 
avons  estimé  qu'il  étoit  nécessaire  pour  la  conso- 
lation des  habilants  François  et  des  Sauvages  con- 
vertis, d'y  avoir  un  Evêque  que  nous  avons  supplié 


—  255  — 
très-instamment  la  Reine  de  nous  l'accorder ,  ce 
quelle  a  fait,  et  même  promis  d'en  écrire  à  sa 
Sainteté  ;  et  comme  l'obligation  principale  que 
notre  Compagnie  et  ces  peuples  ont  à  vos  Pères, 
nous  avons  cru  qu'il  était  à  propos  d'en  avoir  un 
d'entre  eux  pour  être  Evèque  de  ce  pays.  Ce 
qu'ayant  été  proposé  au  conseil  des  choses  ecclé- 
siastiques établi  par  Sa  Majesté  très-chrétienne ,  en 
présence  du  P.  Paulin,  confesseur  du  Roi ,  qui  a  sa 
place  au  conseil,  il  en  a  été  nommé  trois,  qui  sont 
les  Pères  Lallemant ,  Ragueneau  et  le  Jeune  ,  et 
renvoyé  aux  Pères  de  \otre  Compagnie,  pour  le 
choix  de  l'un  des  trois ,  dont  sans  doute  l'on  vous 
écrira ,  bien  que  notre  dite  Compagnie  n'aie 
nommé  à  Sa  Majesté  que  le  P.  Charles  Lallemant 
supérieur  de  la  maison  de  Paris ,  lequel  ayant  été 
l'un  des  premiers  qui  s'est  exposé  dans  les  périls 
ordinaires  pour  la  conversion  des  Sauvages, 
jusques  à  trois  naufrages  qu'il  a  soufferts  en  ces 
voyages,  pour  lequel  M.  de  Lauzon,  gouverneur 
du  pays,  et  notre  Compagnie,  avons  très-grande 
inclination ,  ce  qui  fait  que  nous  supplions  instam- 
ment V.  P.  nous  faire  la  grâce  d'agréer  le  choix  de 
sa  personne ,  dont  la  naissance ,  son  emploi  dans 
les  charges  et  son  mérite  le  rendent  recomman- 
dable.  V.  P.  nous  pourroit  objecter,  celui  qu'il  a 
présentement  de  supérieur  en   la  dite  maison  de 


—  256  — 
Paris;  mais  quand  elle  considérera  qu'il  faut  du 
temps  pour  achever  cette  œuvre,  avant  qu'elle  soit 
parfaitement  établie,  et  que  par  ce  moyen,  il  pour- 
roit  encore  accomplir  celui  de  sa  supériorité;  cela 
réussissant  selon  nos  souhaits,  le  pays  et  notre  Com- 
pagnie vous  aurions  très-grande  obligation  de  tout 
le  bien  qu'il  y  pourra  faire  en  cette  dignité,  priant 
la  divine  bonté  de  répandre  ses  bénédictions 
abondantes  sur  l'heureuse  conduite  de  V.  P.,  à 
laquelle  nous  sommes, 

Mon  Très-Révérend  Père, 

Vos  très-humbles  et  très-obéissants  serviteurs, 
Les  Directeurs  de  la  Compagnie  de  la 
Nouvelle-France, 

DE  LA  FERTÉ,  abbé  de  la  Magdelaine, 
MARGONNE,  ROBINEAU,  FLEURIAU, 
DESPORTES,  J.  BERUYER. 
CHEFFAULT,  secrétaire  de  ladite  Compagnie. 

De  Paris,  au  mois  de  Juin  1651 . 


XXVI. 

LETTRE  DE  MONSEIGNEUR  FRANÇOIS  DE  LAVAL-MONTMO- 
RENCY,  ÉVÊQUE  DE  PÉTRÉE,  VICAIRE  APOSTOLIQUE  AU 
CANADA  ,  AU  T.    R.   P.   GOSW1N  NICKEL  ,   GÉNÉRAL  DE  LA 

compagnie  de  jésus,  A  rome.  (Traduite  du  latin  sur 
l'original  conservé  à  Rome.) 

Québec,  août  1659. 

Mon  Révérend  Père  , 

Dieu  seul  qui  sonde  les  cœurs  et  les  reins,  et  qui 
pénètre  jusqu'au  fond  de  mon  âme,  sait  combien 
j'ai  d'obligation  à  votre  Compagnie,  qui  m'a  ré- 
chauffé dans  son  sein  lorsque  j'étais  enfant,  qui 
m'a  nourri  de  sa  doctrine  salutaire  dans  ma  jeu- 
nesse, et  qui  depuis  lors  n'a  cessé  de  m'encourager 
et  de  me  fortifier.  Aussi  je  conjure  Votre  Paternité 
de  ne  point  voir,  dans  cette  expression  de  mes  senti- 
ments de  reconnaissance,  le  simple  désir  de  remplir 
un  devoir  de  convenance;  c'est  du  fond  de  mon 
cœur  que  je  vous  parle.  Je  sens  qu'il  m'est  impos- 
sible de  rendre  de  dignes  actions  de  grâces  à  des 
hommes  qui  m'ont  appris  à  aimer  Dieu  et  ont  été 
L.  47 


—  258  — 
mes  guides  dans  la  voie  du  salut  et  des  vertus  chré- 
tiennes. 

Si  tant  de  bienfaits  reçus  dans  le  passé  m'ont 
attaché  à  votre  Compagnie  ,  de  nouveaux  liens 
viennent  encore  resserrer  ces  relations  affectueuses. 
Il  m'est  donné  ,  en  effet,  mon  Révérend  Père,  de 
partager  les  travaux  de  vos  enfants  dans  cette  mis- 
sion du  Canada  ,  dans  cette  vigne  du  Seigneur 
qu'ils  ont  arrosée  de  leurs  sueurs  et  même  de  leur 
sang.  Quelle  joie  pour  mon  cœur  de  pouvoir  espérer 
une  même  mort,  une  même  couronne  !  Le  Seigneur 
sans  doute  ne  l'accordera  pas  à  mes  mérites  ;  mais 
j'ose  l'attendre  de  sa  miséricorde.  Quoi  qu'il  en 
soit ,  mon  sort  est  bienheureux  ,  et  le  partage  que 
m'a  fait  le  Seigneur  est  bien  digne  d'envie.  Quoi 
de  plus  beau  que  de  se  dévouer,  de  se  dépenser 
tout  entier  pour  le  salut  des  âmes?  C'est  la  grâce 
que  je  demande ,  que  j'espère ,  que  j'aime. 

J'ai  vu  ici  et  j'ai  admiré  les  travaux  de  vos  Pères; 
ils  ont  réussi  non-seulement  auprès  des  néophytes 
qu'ils  ont  tirés  de  la  barbarie  et  amenés  à  la  connais- 
sance du  seul  vrai  Dieu ,  mais  encore  auprès  des 
français  auxquels  par  leurs  exemples  et  la  sainteté 
de  leur  vie,  ils  ont  inspiré  de  tels  sentiments  de 
piété  ,  que  je  ne  crains  pas  d'affirmer  en  toute  vérité 
que  vos  Pères  sont  ici  la  bonne  odeur  de  Jésus- 
Christ,  partout  où  ils  travaillent.  Ce  n'est  pas  pour 


—  259  — 
vous  seul  que  je  leur  rends  ce  témoignage ,  mes  pa- 
roles pourraient  paraître  suspectes  de  quelque  flat- 
terie; j'ai  écrit  dans  les  mêmes  termes  au  souverain 
Pontife,  au  Roi  très-chrétien  et  à  la  Reine  sa  mère, 
aux  Illustrissimes  Seigneurs  de  la  Congrégation  de 
la  Propagande,  et  à  un  grand  nombre  d'autres 
personnes.  Ce  n'est  pas  que  tout  le  monde  m'ait 
approuvé  également;  vous  avez  ici  des  envieux  ou 
des  ennemis  qui  s'indignent  contre  vous  et  contre 
moi  ;  mais  ce  sont  de  mauvais  juges  qui  se  réjouis- 
sent du  mal  et  n'aiment  point  les  triomphes  de  la 
vérité.  Daigne  Votre  Paternité  nous  continuer  son 
affection  ;  du  reste ,  en  nous  l'accordant ,  elle  n'ai- 
mera rien  en  moi  qui  ne  soit  à  la  Compagnie.  Car, 
je  le  sens,  il  n'est  rien  en  moi  que  je  ne  lui  doive  , 
rien  que  je  ne  lui  consacre.  Je  veux  être  à  vous 
autant  que  je  suis  à  moi-même  ;  je  veux  être  tout  à 
Jésus-Christ  dans  les  entrailles  duquel  j'embrasse 
Votre  Paternité ,  et  je  la  prie  de  m'aimer  toujours  , 
comme  elle  le  fait,  d'un  amour  sincère.  Que  cet 
amour  soit  éternel  ! 

Je  suis  de  Votre  Paternité 
Le  très-humble  et  obéissant  serviteur, 

•j-  François  de  LAVAL,  évèque  de  Pétrée , 
Vicaire  apostolique, 

Québec,  août  1659,  Nouvelle-France. 


XXVII. 

LETTRE  DU  P.  JOSEPH-MARIE  CHAUMONOT  ,  DE  LA  COM- 
PAGNIE DE  JÉSUS,  AU  P.  R1PAULS  (?)  DE  LA  MÊME  COMPA- 
GNIE ,  a  dijon.  (Provenant  des  archives  de  b- Univer- 
sité de  Pont-à-Mousson.) 

A  Kébec  de  la  Nouvelle-France, 
ce  20  octobre  1661. 

Mon  Révérend  Père  ,  J0 

Pax  Christi. 

Puisque  le  bon  Dieu  m'a  rendu  un  peu  de  santé , 
je  donne  avis  à  V.  R.  que  ,  depuis  celle  que  je  lui 
écrivis  le  mois  passé,  les  Iroquois  des  Onnontague- 
tonnous,  chez  lesquels  j'ai  demeuré  presque  trois 
ans,etay  baptisé  bon  nombre  de  sauvages,  nous 
ont  ramené  neuf  de  nos  François  captifs ,  avec  assu- 
rance qu'au  printemps  prochain  nous  en  reverrions 
un  plus  grand  nombre. 

Le  P.  Le  Moyne,  qui  étoit  parti  d'icy  le  20  de 
juillet  avec  d'autres  Iroquois  ,  pour  leur  remener 
de  leurs  gens  que  nous  tenions  prisonniers,  nous 
écrit  :  \  °  qu'il  a  été  très  bien  reçu  et  caressé  ;  2  '  qu'on 
lui  a  desja  basti  une  chapelle  ,  où  il  fait  fort  paisible- 
ment les  fonctions  d'un  homme  apostolique;  3°  que 


—  261  — 
ce  peuple,  avec  deux  autres  nations  Iroquoises  les 
plus  nombreuses,  redemande  la  paix  avec  nous,  à 
cause  d'un  nouvel  ennemi  très-belliqueux  qui  leur 
a  déclaré  la  guerre  depuis  peu  ;  4°  qu'il  n'y  a  plus 
que  deux  nations  de  ces  barbares ,  qui  continuent 
d'avoir  guerre  avec  nous,  et  que  celles-cy  mesmes 
sont  aux  prises  avec  trois  autres  peuples  barbares  , 
qui  leur  ont  desja  tué  beaucoup  de  monde ,  N'avons- 
nous  pas  occasion  de  croire  que  le  bon  Dieu  com- 
bat pour  nous? 

Si  nostre  Roy  nous  envoie  encore  cette  année  un 
secours  assez  considérable  ,  M.  d'Avaugour  se  pro- 
met bien  d'exterminer  ces  deux  petites  peuplades 
ennemies ,  et  puis  d'envoyer  aux  autres  de  bonnes 
garnisons,  pour  les  tenir  en  bride  dans  de  bons  forts 
que  nous  y  ferons. 

Le  printemps  prochain,  ils  (les  Iroquois)  préten- 
dent de  me  remener  avec  eux,  lorsqu'ils  nous  vien- 
dront rendre  le  reste  de  nos  prisonniers,  d'autant 
que  tout  le  monde  me  regrette  (à  ce  qu'ils  disent) 
et  notamment  ceux  que  j'ay  instruits  en  la  foi. 

Je  prie  très-instamment  V.  R.  et  tous  nos  RR.  PP. 
de  me  recommander  àDieu  dans  leurs  SS.  Sacrifices, 
afin  que  mes  laschetez  et  infidélités  ne  me  privent  pas 
du  bonheur  d'aller  encore  un  coup  exposer  ma  che- 
tive  vie  en  ce  pays  infidèle ,  pour  la  conversion  des 
âmes  et  honneur  de  mon  Créateur.  Ah!  que  je  se- 


—  262  — 

rois  obligé  à  Vos  Révérences  si  elles  m'obtiennent 
du  bon  Jésus  la  grâce  de  consommer  le  reste  de 
mes  jours  en  ce  saint  amploy. 

Mon  Révérend  Père , 

de  Votre  Révérence,  tres-humble  et  très  obéissant 
serviteur  en  Notre-Seigneur, 

Joseph-Marie  CHAUMONOT, 
de  la  Compagnie  de  Jésus. 


XXVIII. 

LETTRE    DU    P.     GABRIEL    MAREST  ,    DE   LA    COMPAGNIE   DE 

Jésus,  a  un  père  de  la  même  compagnïe.  (Prove- 
nant de  notre  ancien  Collège  de  Louis-le- Grand.) 

Du  pays  des  Illinois  en  la  Nouvelle-France, 
le  29  avril  1699. 

Mon  Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

Il  y  a  près  d'un  an  que  je  suis  dans  cette  mis- 
sion ;  le  pays  y  est  fort  différent  de  celuy  du  costé 
de  Québec.  Le  climat  y  est  chaud ,  les  terres  fer- 
tiles, le  peuple  d'un  esprit  facile  et  doux.  Voicy  en 
quel  estât  y  est  la  religion  :  parmy  les  hommes  il  y 
en  a  peu  qui  embrassent  le  christianisme  ;  surtout 
les  jeunes  gens,  qui  vivent  dans  de  monstrueux 
désordres,  qui  les  éloignent  entièrement  de  la  vertu 
et  qui  les  rendent  incapables  d'écouster  leurs  mis- 
sionnaires. Priez  Dieu,  mon  Révérend  Père,  qu'il 
jette  les  yeux  de  sa  miséricorde  sur  eux ,  et  qu'il 
les  tire  "d'un  estât  si  déplorable.  Au  contraire,  les 
femmes  et  les  filles  se  trouvent  entièrement  dispo- 
sées k  recevoir  le  baptême,  pleines  de  constance  et 


—  264  — 
de  fermeté  quand  elles  l'ont  une  fois  reçu  ;  fer- 
ventes à  la  prière ,  ne  demandant  qu'à  estre  ins- 
truites, fréquentant  souvent  les  sacrements,  enfin 
capables  de  la  plus  haute  sainteté.  Le  nombre  de 
celles  qui  embrassent  notre  sainte  religion  aug- 
mente de  jour  en  jour  d'une  manière  considérable , 
jusques  à  ce  que,  depuis  peu,  nous  avons  esté 
obligés  de  faire  une  nouvelle  église  ,  la  première  se 
trouvant  trop  petite  ;  et ,  à  voir  comme  celle-cy  se 
remplit  tous  les  jours ,  je  crois  qu'il  nous  en  faudra 
faire  une  troisième.  Gloire  en  soit  à  Dieu,  qui 
veut  bien  répandre  icy  ses  grâces  avec  tant  de  pro- 
fusion. 

Comme  le  village  est  grand ,  y  ayant  près  d'une 
demie  lieue  de  long,  nos  fervents  chrestiens  ont 
dressé  depuis  peu  une  chapelle  aux  deux  bouts 
pour  la  commodité  de  l'instruction  ;  ils  s'y  assem- 
blent, et  je  vais  leur  y  faire  régulièrement  le  caté- 
chisme. 

Les  enfants  nous  donnent  de  très-belles  espé- 
rances pour  l'avenir,  on  ne  sauroit  croire  l'ardeur 
qu'ils  ont  pour  se  faire  instruire  ;  quand  ils  sont 
de  retour  dans  la  cabane,  ils  disent  à  leurs  pères, 
souvent  encore  infidèles,  ce  qu'ils  ont  appris;  sur- 
tout ils  savent  se  moquer  des  ridicules  cérémonies 
de  nos  jongleurs ,  et  nous  voyons  que ,  par  là  ,  la 
jonglerie  s'esteint  peu  à  peu. 


—  265  — 

Il  y  a  près  de  dix  ans  que  le  P.  Gravier  jel la  les 
fondements  de  celte  nouvelle  chrestienté,  qu'il  a 
cultivée  avec  des  soins  et  des  peines  incroyables. 
Le  R.  P.  Binneteau  a  succédé  à  ses  fatigues  et  à  ses 
fruicts.  Enfin  ,  on  peut  dire  que  c'est  icy  une  de  nos 
plus  belles  missions  ;  en  vérité ,  on  ne  conçoit  pas 
en  France  le  bien  qu'on  peut  faire  parmi  ces  nom- 
breuses nations  ;  il  faut  avouer  aussi  qu'on  y  a  de 
l'occupation  pour  l'ordinaire  au-dessus  de  ses 
forces,  et  il  faut  que  Dieu  nous  soutienne  d'en  haut 
pour  ne  pas  succomber  au  travail.  Voicy  un  plan 
de  notre  vie. 

Tous  les  jours,  avant  le  soleil  levé,  nous  disons 
la  messe  pour  la  commodité  de  nos  chrestiens,  qui 
s'en  vont  de  là  à  leur  travail.  Les  sauvages  y  chan- 
tent des  prières,  ou  en  récitent  ensemble;  au  sortir 
de  la  messe,  nous  allons  dans  divers  quartiers  faire 
le  catéchisme  aux  enfants;  ensuite  il  faut  aller  voir 
les  malades.  Au  retour,  on  trouve  toujours  plu- 
sieurs sauvages  qui  viennent  nous  consulter  sur 
différentes  choses.  Après  midy,  trois  fois  la  se- 
maine, se  fait  un  grand  catéchisme  pour  tout  le 
monde;  de  là  on  va  par  les  cabanes  confirmer  les 
chrétiens  et  tâcher  de  gagner  quelque  idolâtre.  Ces 
visites  sont  d'une  très-grande  utilité,  et  je  remarque 
que  le  missionnaire  ne  manque  jamais  d'y  faire 
quelque  nouvelle  conquête,  ou  d'y  ramener  quel- 


—  266  — 

que  brebis  égarée.  Les  visites  se  font  aujourd'hui 
dans  un  quartier  et  demain  dans  un  autre ,  estant 
absolument  impossible  de  parcourir  toutes  les  ca- 
banes en  un  jour.  Quand  nous  revenons  à  la  mai- 
son, nous  la  retrouvons  toute  pleine  de  nos  fervents 
chrestiens ,  qui  viennent  pour  recevoir  quelque 
instruction  ou  pour  se  confesser;  c'est  ordinaire- 
ment en  ce  temps  là  que  j'explique  des  images  de 
l'ancien  et  du  nouveau  testament;  ces  sortes  d'ima- 
ges frappent  l'esprit  du  sauvage  et  luy  aident  beau- 
coup à  retenir  ce  qu'on  luy  apprend  ;  se  fait  ensuite 
la  prière  publique ,  où  tout  le  monde  se  trouve ,  et 
une  demie  heure  d'instruction;  au  sortir  de  là,  plu- 
sieurs veulent  nous  parler  en  particulier,  et  sou- 
vent la  nuit  est  déjà  bien  avancée,  avant  qu'on  ait 
pu  contenter  tout  le  monde.  Voila  ce  qui  se  fait 
tous  les  jours.  Les  samedys  et  les  dimanches  sont 
entièrement  occupés  pour  les  confessions  ;  ainsi ,  un 
missionnaire  n'a  ici  que  la  nuit  de  libre,  encore 
souvent  prend  -  on  ce  temps  là  pour  apprendre 
à  quelques-uns  à  chanter  des  hymnes.  Pendant 
l'hiver,  nous  nous  partageons  en  différents  en- 
droits où  les  Sauvages  vont  passer  cette  saison. 
J'avois  pour  moi  l'hiver  passé  un  assez  gros  village 
à  trois  lieues  d'icy,  où  après  avoir  dit  la  messe  les 
dimanches,  je  venois  encore  la  dire  icy  au  fort,  à 
nos  François. 


—  267  — 
Il  a  passé  par  icy  trois  Messieurs  du  Séminaire 
de  Québec  que  Mgr  l'Evesque  envoyoit  establir  des 
Missions  sur  le  Mississipi.  Nous  les  avons  reçus  le 
mieux  que  nous  avons  pu ,  les  logeant  chez  nous 
et  leur  faisant  part  de  ce  que  nous  pouvions  avoir 
dans  une  disette  aussi  grande  que  celle  où  nous 
avons  esté  toute  l'année  dans  le  village.  En  partant, 
nous  les  avons  aussi  engagés  à  prendre  sept  sacs  de 
bled  qui  nous  restaient,  leur  cachant  nostre  pau- 
vreté, afin  qu'ils  eussent  moins  de  peine  à  recevoir 
ce  que  nous  leur  offrions.  Dans  une  autre  de  nos 
Missions,  nous  avons  encore  nourri  deux  de  leurs 
gens  pendant  tout  cet  hyver.  Comme  ces  Messieurs 
ne  savoient  pas  l'Illinois  ,  nous  leur  avons  donné 
un  recueil  de  prières  et  un  catéchisme  traduict, 
avec  les  remarques  que  nous  avons  pu  faire  sur 
cette  langue  ,  afin  de  les  aider  à  l'apprendre;  enfin, 
nous  leur  avons  fait  toutes  les  honnêtetés  et  tou- 
tes les  amitiés  possibles.  Demandez  à  Dieu  ,  mon 
R.  Père,  qu'il  me  fasse  la  grâce  de  lui  être  fidèle 
et  de  remplir  icy  les  desseins  qu'il  a  sur  moi  pour 
l'avancement  de  sa  gloire  et  l'entière  conver- 
sion des  peuples  qu'il  a  bien  voulu  confier  à  ses 

soins. 

Je  suis , 

Mon  Révérend  Père , 

Votre  très-humble  et  obéissant  serviteur, 

Gabriel  MARESÏ,  S.  J. 


XXIX. 

LETTRE   DU    P.    JULIEN    BINNETEAU  ,    DE  LA  COMPAGNIE  DE 

Jésus,  a  un  père  de  la  même  compagne  (Prove- 
nant de  notre  ancien  Collège  de  Louis-le- Grand.) 

Du  pays  des  Illinois,  1699. 

Mon  Révérend  Père, 

PaxChristi. 

Dieu  continue  d'estre  icy  servi,  malgré  les  oppo- 
sitions du  démon ,  qui  suscite  des  gens  tout  à  fait 
ennemis  du  Christianisme  :  nous  les  nommons  icy 
Jongleurs.  Ils  font  en  public  cent  mommeries 
pleines  d'impiété,  et  ils  parlent  à  des  peaux  de  bêtes, 
à  des  oiseaux  morts,  comme  à  des  divinités;  ils 
prétendent  que  les  herbes  médicinales  sont  les  dieux 
de  qui  ils  tiennent  la  vie,  et  qu'il  n'en  faut  point 
adorer  d'autres;  ils  chantent  tous  les  jours  des 
chansons  en  l'honneur  de  leurs  petils  manitours, 
comme  ils  les  appellent;  ils  s'emportent  contre  nos- 
tre  religion  et  contre  les  missionnaires.  Où  est  le 
Dieu  ,  disent-ils ,  dont  nous  parlent  ces  robes  noi- 
res? Que  nous  donne-t-il ,  pour  les  aller  entendre? 
Où  sont  les  festins  qu'ils  nous  font?  car,  mon  Rêvé- 


—  269  — 
rend  Père ,  c'est  par  les  festins  que    le    parti  du 
démon  se  soutient  icy. 

Quoique  ces  sortes  de  gens  là  paroissent  fort 
éloignés  d'embrasser  le  christianisme  ,  plusieurs 
d'entre  eux  ne  laissent  pas  cependant  de  respecter 
ou  de  craindre  nos  mystères  et  de  faire  bon  visage 
aux  missionnaires;  il  y  en  a  mesme  peu  dont  les 
enfants  ne  viennent  à  la  chapelle  ;  plusieurs  les  y 
envoient  et  quelque  motif  qui  fasse  agir  les  parents, 
il  y  a  espérance  que  les  jeunes  plantes  porteront 
un  jour  leurs  fruits,  et  que  le  méchant  parti  tom- 
bera insensiblement.  Ce  qui  vous  surprendra,  c'est 
que  plusieurs  de  ces  jongleurs ,  quand  ils  tombent 
'malades,  ont  volontiers  recours  au  missionnaire, 
et  il  y  en  a  peu  qui  ne  l'écoutent  et  qui  n'avouent 
qu'il  n'y  a  qu'un  Grand  Esprit,  ouvrier  de  toutes 
choses,  et  qu'il  faut  seul  adorer.  Depuis  peu,  un 
des  plus  considérables  s'est  fait  instruire  ,  après 
avoir  longtemps  résisté  ;  estant  ensuite  tombé 
malade  et  se  sentant  proche  de  la  mort,  il  n'a  point 
eu  de  repos  qu'il  n'ait  enfin  reçu  le  saint  baptême, 
en  exhortant  tous  ses  enfants  à  embrasser  nostre 
religion. 

Les  jeunes  gens  ne  mettent  pas  moins  d'oppo- 
sition au  progrès  du  christianisme  que  les  jongleurs. 
Ce  sont,  parmi  eux,  des  monstres  d'impuretés, 
qui  s'abandonnent  sans  honte  aux  actions  les  plus 


—  270  — 

infâmes  ;  ce  qui  fait  que  nous  ne  voyons  presque 
aucun  jeune  homme  sur  qui  on  puisse  compter 
pour  les  exercices  de  religion  ;  il  n'y  a  que  les  hom- 
mes entre  deux  âges  ou  les  vieillards  qui  ayent  de 
la  constance 

En  récompense,  les  femmes  et  les  filles  ont  de 
grandes  dispositions  pour  la  vertu,  quoique  sui- 
vant leurs  coustumes,  elles  soient  esclaves  de  leurs 
frères  pour  espouser  ceux  qu'ils  jugent  à  propos, 
mesmes  les  hommes  déjà  mariés  à  une  autre  femme. 
Tl  s'en  trouve  néanmoins  plusieurs  parmi  elles,  qui 
résistent  alors  constamment  et  qui  aiment  mieux  s'ex- 
poser aux  mauvais  traitements  qu'on  leur  peut  faire, 
que  de  rien  commettre,  en  cette  occasion  ,  contre 
ce  que  prescrit  le  christianisme  pour  le  mariage. 

Il  y  a  plusieurs  ménages  où  l'homme  et  la  femme 
vivent  dans  une  grande  ferveur,  sans  se  soucier  de 
ce  que  les  jongleurs  et  les  jeunes  libertins  peuvent 
dire;  ils  sont  toujours  les  premiers  à  l'église,  assidus 
aux  prières  publiques  et  soutiennent  courageu- 
sement le  parti.  Quelques-uns  s'assemblent  chez 
un  des  plus  considérables  du  village,  et  là,  tout 
l'entretien  est  de  matière  de  piété,  du  catéchisme, 
des  prières  qu'ils  se  font  réciter  les  uns  aux  autres, 
ou  enfin  sur  les  cantiques  spirituels.  Comme  les 
enfants  sont  persécutés  pour  la  prière,  je  connois 
de  bons  chrestiens  qui  les  exhortent  à  se  retirer 


—  271  — 
chez  eux,  s'offrant  à  les  nourrir  et  leur  faisant  part 
de  ce  qu'ils  ont,  comme  s'ils  étoient  leurs  propres 
enfants. 

Il  y  a  aussi  des  femmes  mariées  à  de  nos  françois 
qui  seroient  d'un  bon  exemple  dans  les  maisons 
de  France  les  mieux  réglées;  quelques  unes  de  celles 
qui  sont  mariées  aux  sauvages  ont  un  soin  extraor- 
dinaire d'entretenir  la  piété  dans  les  familles;  elles 
instruisent  elles-mêmes  leurs  enfants;  elles  exhor- 
tent leurs  maris  à  la  vertu,  leur  demandent  le  soir 
s'ils  ont  fait  leurs  prières,  les  portent  à  fréquenter 
les  sacrements,  et  pour  elles,  elles  se  confessent  au 
moins  tous  les  huit  jours  et  communient  souvent. 

Après  vous  avoir  parlé  de  la  mission ,  je  vous 
diray  quelque  chose,  mon  Révérend  Père,  des  mis- 
sionnaires. Le  P.  Gabriel  Maresty  fait  des  prodiges; 
il  a  les  plus  beaux  talents  du  monde  pour  ces  mis- 
sions; il  a  appris  la  langue  en  quatre  ou  cinq  mois 
jusqu'à  en  faire  maintenant  des  leçons  à  ceux  qui 
sont  icy  depuis  longtemps,  il  est  d'une  (résistance 
à  la)  fatigue  incroyable,  et  son  zèle  lui  fait  regarder 
comme  rien,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile.  Je 
n'aurai  jamais  de  repos,  dit-il,  tant  que  je  vivrai; 
je  ne  croirai  jamais  en  avoir  assez  fait. 

Nous  avons  trois    chapelles    et   nous   faisons  le 
catéchisme    en    quatre    endroits.   Des   Rikabons,    , 
pareillement  Illinois,  se  sont  logés  auprès  de  nous, 


—  272  — 

pour  faire  du  bled  dans  le  voisinage  de  nostre 
premier  village;  ils  ont  part  à  la  parole  de  Dieu, 
ainsy  nous  ne  manquons  pas  d'occupation  icy  tous 
deux.  Nostre  maison  ne  désemplit  pas,  depuis  le 
matin  jusqu'au  soir,  de  gens  qui  viennent  se  faire 
instruire  et  se  confesser  ;  il  a  fallu  faire  nos  cha- 
pelles plus  grandes  qu'elles  n'estoient.  Le  cher  Père 
Marest  se  livre  un  peu  trop  à  son  zèle  ;  il  travaille 
excessivement  le  jour  et  veille  la  nuit  pour  se  per- 
fectionner dans  la  langue;  il  voudroit  en  cinq  ou 
six  mois  savoir  tout  le  dictionnaire.  Dieu  nous 
conserve  un  si  brave  missionnaire  ;  il  ne  vit  que 
d'un  peu  de  bled  cuit,  où  il  mêle  quelquefois  un 
peu  de  petites  fèves ,  et  il  mange  un  melon  d'eau 
qui  lui  sert  de  boisson.  Il  y  a  un  autre  mission- 
naire à  soixante  lieues  d'icy  qui  vient  nous  voir 
tous  les  hivers,  il  est  de  la  Province  de  Guyenne 
et  se  nomme  le  P.  Pinet,  si  vous  le  connoissiez,  je 
vous  en  dirois  davantage  de  lui.  Il  a  eu  le  bonheur 
d'envoyer  au  ciel  l'âme  du  fameux  chef  Péouris  et 
de  plusieurs  jongleurs,  et  a  attiré  à  nos  chapelles, 
diverses  personnes  qui  sont  l'exemple  du  village 
par  leur  ferveur  :  il  me  reste  à  vous  parler  de  ce 
qui  me  regarde. 

Je  suis  présentement  à  Hiremé  avec  une  partie 
de  nos  Sauvages  dispersés.  J'ai  esté  depuis  peu 
aux  Tamarois,  en  voir  une  partie  sur  le  bord  d'un 


—  273  — 
des  grands  fleuves  du  monde ,  que  nous  appelons 
pour  cela  le  Mississipi,  ou  la  grande  rivière;  on  en 
a  découvert  plus  de  sept  cents  lieues  où  elle  est 
navigable,  sans  en  avoir  encore  trouvé  la  source. 
Je  dois  retourner  chez  les  Illinois  de  Tamaroa  le 
printemps;  il  y  a  une  fort  grande  différence  de 
ce  climat  icy  à  celui  de  Québec ,  où  le  froid*est 
long  et  les  neiges  fort  hautes ,  au  lieu  qu'icy 
d'ordinaire,  la  neige  ne  dure  que  fort  peu.  A  peine 
tout  ce  mois  cy  de  Janvier  avons  nous  senti  le  froid  ; 
la  vigne  se  voit  attachée  aux  arbres  de  tous  costés 
et  montant  jusqu'au  haut,  le  raisin  en  est  sauvage 
et  n'approche  pas  de  la  bonté  de  celuy  de  France. 
Il  y  a  une  infinité  de  noyers  et  de  pruniers  de 
différentes  espèces  ;  on  y  voit  encore  quelques 
petites  pommes.  Il  se  trouve  icy  deux  autres  sortes 
d'arbres  fruictiers  que  l'on  ne  connoit  point  en 
France  ,  ce  sont  des  Assimines  et  des  Piakimines  ; 
le  fruit  en  est  bon  :  de  tous  nos  autres  beaux  fruits 
de  France  nous  nous  en  passons  en  ce  païs-cy.  Le 
gibier  y  est  en  quantité  ;  les  canards,  outardes,  oies, 
cignes,  grues,  poulets  d'Inde;  le  bœuf ,  l'ours  et 
le  chevreuil  sont  les  grosses  viandes  que  l'on  mange 
au  pais  de  chasse.  Le  bœuf  en  ce  pais  est  d'un  brun 
tirant  sur  le  noir  ;  c'est  ce  qu'on  appelle  le  bufle 
en  Europe  ;  il  a  une  grosse  bosse  vers  le  chignon 
du  cou,  le  poil  fort  épais,  comme  celuy  des  mou- 
L.  48 


—  274  — 

tons  en  France  ,  et  nous  fait  de  bonnes  couvertures 
de  lit.  On  voit  encore  plusieurs  autres  animaux  , 
comme  chats  sauvages,  loups  cerviers,  rats  de  bois; 
la  femelle  de  ceux  cy  porte  ses  petits  dans  une  es- 
pèce de  bourse  qu'elle  a  sous  le  ventre. 

Voicy  quelle  est  la  vie  de  nos  Sauvages;  ils  par- 
tent sur  la  fin  de  septembre  pour  chasser.  Tout  le 
monde  marche,  ou  se  rend  en  pirogue  au  lieu  de 
l'hivernement.  De  là,  les  plus  lestes  hommes,  fem- 
mes ,  filles  ,  vont  dans  les  terres  chercher  le  bœuf; 
cet  animal  est  dangereux ,  courant  résolument  sur 
celuy  qui  l'attaque ,  surtout  quand  il  est  blessé  ;  il 
soufle  d'une  manière  furieuse  et  jette  des  œillades 
terribles.  Quand  les  Sauvages  l'ont  tué,  ils  enlèvent 
particulièrement  la  viande  de  dessus  les  côtes,  la 
partagent  en  deux  moitiés;  cette  viande  est  ensuite 
exposée  pendant  quelque  temps  sur  un  gril  de  bois 
de  trois  ou  quatre  pieds  de  haut  ,  sous  lequel  on 
fait  un  feu  clair,  puis  on  la  plie  ;  ainsy  desséchée  , 
elle  se  garde  fort  longtemps  sans  se  corrompre.  On 
appelle  ces  sortes  de  pièces  des  plats-côtés,  dont  il  se 
fait  grand  débit  au  village  ,  quand  on  est  de  retour. 
Cette  chasse  finit  vers  le  temps  de  Noël;  les  Sauva- 
ges en  reviennent  chargés  de  ces  plats-côtés ,  et  il 
est  surprenant  combien  les  hommes  et  les  femmes 
portent  pesant  dans  la  marche.  Le  reste  du  temps 
jusqu'au  mois  de  mars  se  passe  dans  l'hivernement, 


—  275  — 

où  les  femmes  travaillent  presque  sans  cesse;  les 
hommes  vont  de  fois  et  d'autres  chasser  le  chevreuil 
ou  des  ours  ,  sinon  ils  jouent,  dansent,  chantent 
partisque  fruuntur.  Ce  sont  tous  gentilshommes , 
vivants  sans  autre  mestier,  que  celuy  de  la  chasse  , 
de  la  pesche  et  de  la  guerre. 

La  vie  que  les  Sauvages  mènent  au  village  est  à 
peu  près  de  même  que  celle  de  l'hivernement  ;  les 
femmes  seules  y  labourent  et  sèment  la  terre  ;  ce 
qu'elles  font  avec  grand  soin  ;  aussi  pour  l'ordinaire 
les  bleds  sont-ils  fort  beaux  et  en  abondance.  La 
fainéantise  où  vous  voyez  que  vivent  les  hommes  , 
est  la  source  de  toutes  leurs  débauches  et  de  l'aver- 
sion qu'ils  ont  pour  la  religion  chrestiennë.  Le  bal 
se  tient  icy  comme  en  France,  tandis  que  dans  une 
cabane  des  danseurs  suivent  la  cadence  d'une  es- 
pèce de  tambour,  vous  entendez  d'un  autre  costé 
quelque  vieille  qui  chante. 

J'oubliois  de  vous  parler  de  nos  jardins;  un  de 
leurs  plus  beaux  ornements  est  ce  que  nous  appe- 
lons les  melons  d'eau  ;  ils  viennent  exorbitamment 
gros;  le  goût  en  est  fort  doux  ,  et  ils  sont  différents 
de  nos  melons  en  ce  qu'ils  ne  jaunissent  pas  ;  ils  se 
mangent  sans  sel,  et  la  quantité  n'en  est  pas  mal- 
faisante. 

Voilà ,  mon  Rd  Père ,  un  petit  narré  du  climat  et 
des  mœurs  de  nos  Illinois.  Les  jeunes  enfants  nous 


—  -276  — 
y  donnent  toujours  une  grande  espérance  pour  l'a- 
venir, ils  ont  un  empressement  merveilleux  pour  se 
faire  instruire  ,  et  l'envie  d'avoir  une  aiguille  et  un 
grain  rouge  ,  ou  quelque  petite  croix  ou  médaille  , 
fait  qu'ils  s'appliquent  à  bien  répondre  et  qu'ils  ap- 
prennent beaucoup  en  peu  de  temps. 
Je  suis, 

Mon  Révérend  Père , 

Vostre  très  humble  et  très  obéissant 
serviteur  en  Notre-Seigneur. 

Julien  BINNETEAU, 
de  la  Compagnie  de  Jésus. 


XXX. 

LETTRE  DU  P.  JACQUES  BIGOT  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS, 

a  un  père  de  la  même   compagnie.   (Provenant  de 
notre  ancien  Collège  de  Louis-le- Grand.) 

Du  pays  des  Abnaquis,  1699. 

Mon  Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

Je  partis  sur  la  fin  du  mois  d'aoust,  pour  aller 
dans  une  de  nos  Missions  de  l'Acadie,  prendre  la 
place  de  mon  frère  qui  estoit  incommodé  (le  P.  Vin- 
cent Bigot).  J'y  arrivai  la  veille  de  la  Nativité  de  la 
sainte  Vierge ,  où  j'eus  d'abord  la  consolation  de 
confesser  avec  luy  et  de  communier  plus  de  deux 
cents  de  nos  Sauvages.  Comme  c'est  le  premier  hy- 
ver  qu'on  ait  passé  dans  ce  village  tout  récemment 
estably  ,  je  vous  avoueray  que  j'ay  eu  quelque 
chose  à  souffrir,  tant  pour  le  logement  que  pour 
les  vivres  ;  mais  toutes  ces  peines  ne  sont  rien  en 
comparaison  de  la  consolation  que  j'ay  eu  de  jouir 
dans  cette  mission  des  fruicts  des  travaux  de  mon 
frère  ,  et  d'y  trouver  la  plupart  des  Sauvages  dans 
une  très  grande  ferveur.  On  ne  sauroit  entrer  dans 


—  278  — 
leur  chapelle ,  sans  qu'on  y  en  trouve  quelqu'un 
adorant  Jésus-Christ  dans  le  Saint  Sacrement  ;  ils 
s'excitent  les  uns  les  autres  dans  ce  saint  exercice,  et 
tachent  de  tesmoignerpar  là  combien  ils  sont  recon- 
naissants de  l'honneur  que  leur  fait  ce  Dieu  caché, 
de  demeurer  ainsy  dans  leur  pauvre  chapelle  ;  quel- 
ques uns  y  viennent  dès  trois  heures  du  matin; 
plusieurs  y  passent  les  deux  heures  entières  à  ge- 
noux ;  j'en  connois  qui  ne  manquent  jamais  d'y  aller 
tous  les  jours  à  midy.  D'autres  en  revenant  de  la 
forest,  après  avoir  mis  leurs  charges  de  bois  dans 
leurs  cabanes,  vont  aussitost  saluer  Notre  Seigneur. 
Comme  la  plus  grande  partie  des  Sauvages  de  ce 
village  ne  sont  baptisés  que  depuis  peu  de  temps  , 
et  qu'ils  n'ont  pu  estre  tout  à  fait  instruits,  j'ay  tou- 
jours fait  deux  instructions  publique  dans  la  cha- 
pelle ,  et  une  troisième  dans  une  cabane  particu- 
lière pour  leur  apprendre  et  pour  leur  expliquer  des 
chants  sur  les  mystères  ;  cela  ne  les  contentoit  pas 
encore,  de  sorte  que  quand  j'allois  dans  les  cabanes, 
ils  me  faisoient  mille  questions ,  importunité  sans 
doute  bien  agréable.  Dès  que  je  faisois  le  cri  dans 
le  village  pour  l'instruction  dès  enfants,  plusieurs, 
tant  hommes  que  femmes  venoient  se  joindre  à  eux 
pour  en  profiter.  Quelques  uns ,  dés  la  fin  de  sep- 
tembre ,  avoient  coutume  de  se  retirer  dans  les  bois 
jusqu'au  printemps,  pour  y  passer  l'hyver  plus  corn- 


—  279  — 
modément;  cette  année,  ceux-là  ont  différé  plus  de 
trois  mois  à  le  faire ,  afin  de  pouvoir  estre  instruits. 

Je  désesperois  quasi  de  la  conversion  de  deux 
jeunes  sauvages  d'environ  vingt-cinq  ans,  grâce  à 
Dieu,  ils  ont  tellement  changé  depuis  quelque 
temps,  qu'aujourd'hui  je  suis  autant  consolé  de 
leur  ferveur  et  de  leur  docilité  que  j'estois  aupara- 
vant affligé  de  leur  fierté  et  de  leur  indifférence 
pour  le  christianisme.  Un  troisième  estant  retombé 
dans  ses  désordres,  après  avoir  esté  baptisé,  j'ay  esté 
obligé  de  modérer  les  mortifications  et  les  austérités 
que  vouloient  faire  deux  de  ses  parentes  pour  ob- 
tenir de  Dieu  sa  conversion. 

Une  jeune  femme  m'est  venue  dire  que?  depuis 
deux  ans,  elle  avoit  promis  à  Dieu  de  ne  se  jamais 
remarier,  qu'elle  vouloit  lui  garder  sa  parole  et  que 
pour  cela  elle  me  prioit  de  dire  à  ses  parents  de  ne 
luy  plus  parler  de  mariage. 

Une  autre  de  même  âge,  dans  la  première  com- 
munion qu'elle  fit  après  la  mort  de  son  mari ,  pro- 
mit à  Jésus-Christ  de  ne  se  plus  marier.  Comme  je 
la  blàmois  d'avoir  fait  cela  sans  m'en  avoir  parlé , 
elle  m'a  dit  tout  simplement  que ,  possédant  Jésus- 
Christ  après  la  communion  ,  elle  n'avoit  pu  s'em- 
pescher  de  luy  dire  :  Je  suis  maintenant  toute  à  vous, 
mon  divin  Jésus,  et  jamais  je  n'auray  d'autre 
espoux  que  vous.  Je  ne  puis  vous  exprimer  tout  ce 


—  280  — 

qu'a  voulu  faire  cette  fervente  chrestienne  pour  le 
repos  de  l'âme  de  son  mary. 

Depuis  quelques  jours  nos  Abnaquis  ont  com- 
mencé à  rendre  par  échange  les  Anglois  qu'ils 
avoient  pris  en  guerre,  et  c'est  icy,  mon  Révérend 
Père,  où  la  religion  catholique  a  triomphé  de  l'hé- 
résie en  la  personne  mesme  des  enfants.  Selon  l'ac- 
cord fait  entre  les  deux  nations ,  il  est  libre  à  ceux 
qui  ont  plus  de  quatorze  ans  de  rester  chez  les 
ennemis  ,  mais  on  a  droit  de  part  et  d'autre  de 
reprendre,  malgré  eux,  ceux  qui  sont  au-dessous  de 
cet  âge.  Quand  on  vint  à  ramener  un  pauvre  enfant 
de  douze  à  treize  ans,  vous  n'eussiez  pu  retenir  vos 
larmes ,  voyant  comme  il  conjuroit  les  sauvages  de 
le  retenir  :  Je  vais  me  perdre ,  s'écrioit-il  en  pleu- 
rant, gardez-moi  avec  vous,  afin  que  je  demeure  dans 
la  vraye  religion  et  que  je  ne  sois  point  damné.  Il 
confondit  le  capitaine  de  sa  nation  ,  qui  estoit  venu 
faire  l'échange,  luy  soutenant  que  les  François  et  les 
Sauvages  prioient  beaucoup  mieux  que  les  Anglois. 
Quelques  jours  auparavant,  à  Québec,  un  jeune 
Anglois,  en  pareille  circonstance,  avoit  fait  la  même 
confusion  à  un  ministre,  en  présence  de  M.  le  Gou- 
verneur. Quatre  filles  angloises  ont  absolument 
refusé  de  retourner  à  Boston ,  et  ont  mieux  aimé 
demeurer  avec  nos  Sauvages  que  de  se  mettre  en 
danger,  ont-elles  dit,  d'estre  perverties  par  les  mi- 


—  -281  — 
nistres.  Une  autre  vient  de  me  dire  qu'elle  estoit  ré- 
solue d'en  faire  autant,  ne  comptant  pour  rien,  m'a 
t-elle  dit,  la  dureté  de  la  vie  misérable  et  pauvre  des 
Sauvages  pour  se  conserver  dans  la  vraye  religion. 
Sept  petits  Anglois  ayant  entendu  parler  que 
l'échange  alloit  se  faire  ,  se  sont  cachés  dans  les 
bois,  de  peur  qu'on  ne  les  ramenast;  deux  autres, 
plus  avancés  en  âge,  et  qui  sont  morts,  il  y  a  quel- 
ques mois,  après  avoir  fait  icy  leur  première  com- 
munion ,  m'avoient  bien  assurés  qu'il  ne  retourne- 
roient  point.  Cette  ferveur  des  Anglois,  parmy  nous, 
doit  faire  honneur  à  nos  bons  Sauvages,  qui  ont  un 
soin  et  un  zèle  admirable  ,  pour  les  mener  aux 
missionnaires  et  pour  les  instruire  eux-mêmes,  dès 
qu'ils  les  ont  pris.  Je  les  trouve  d'abord  fort  pré- 
venus contre  nous  ;  mais  peu  à  peu  ils  se  laissent 
persuader  par  la  dévotion  et  par  l'assiduité  à  la 
prière  de  nos  Abnaquis;  ce  qu'ils  ne  voient  point, 
disent-ils,  dans  leur  colonie. 

Je  vous  écris  cecy,  mon  Révérend  Père,  sur  le 
bord  de  la  mer,  où  je  suis  avec  nos  sauvages,  qui  y 
sont  venus  pour  traiter  de  paix  avec  un  vaisseau 
anglois  qui  est  à  la  rade.  Le  voyage  m'a  extrême- 
ment fatigué,  outre  que  nous  manquons  quasi  de 
vivres  à  cause  du  mauvais  temps;  j'en  avois  un  peu 
apporté;  mais  dès  la  première  nuit,  un  chrestien,  qui 
avait  bon  appétit,  mangea  le  sac  de  cuir  où  je  les 


—  282  — 
avois  mis,  et  n'épargna  pas  ce  qu'il  y  avoit  dedans. 
Nous  nous  régalons  d'huîtres,  que  nous  allons  pren- 
dre quand  la  mer  est  basse  :  c'est  aussi  tout  ce  que 
nous  avons  à  manger,  depuis  quelque  temps.  Le 
capitaine  du  vaisseau  dit  d'abord  que  le  Gouver- 
neur de  la  Nouvelle  Angleterre  vouloit  absolument 
que  les  Abnaquis  chassassent  les  missionnaires  fran- 
çois ,  et  qu'il  leur  en  donneroit  de  sa  nation.  Nous 
n'en  ferons  rien,  dirent  aussitost  les  capitaines  Ab- 
naquis. Vous  voudriez  nous  faire  prier  comme  vous, 
mais  vous  n'en  viendrez  pas  à  bout.  La  proposition 
des  Anglois  les  a  tellement  irrités,  qu'ils  ont  ré- 
pondu que  l'Anglois  eut  à  sortir  de  leur  pays,  qu'ils 
ne  souffriroient  jamais  qu'il  s'y  établisse  ;  que  par 
leur  choix  ils  s'estoient  donnés  au  grand  capitaine 
des  François,  et  qu'ils  ne  reconnoissoient  que  luy. 
Les  Anglois  en  ont  mal  usé  d'ailleurs,  en  retenant 
depuis  trois  ans ,  malgré  leur  parole  donnée  plu- 
sieurs fois,  deux  Abnaquis,  par  lesquels  ils  ont  reti- 
ré des  mains  de  ces  Sauvages  plus  de  trente  An- 
glois, promettant  toujours  de  rendre  ceux  qu'on 
leur  avoit  demandés,  et  cependant  n'en  avoient 
encore  rien  fait.  Il  faut  avouer  aussy  que  d'un  autre 
costé,  les  Abnaquis,  animés  par  cette  perfidie,  leur 
ont  pris  et  tué  bien  du  monde. 

Le    capitaine   anglois    m'a    fait   faire   beaucoup 
d'honnêtetés,    m'invitant  même    à  venir    sur  son 


—  283  — 
bord ,  mais  je  n'ay  eu  garde  de  me  mettre  ainsy 
entre  ses  mains;  si  je  Pavois  fait,  je  crois  que  de 
longtemps  je  n'aurois  revu  ma  chère  Mission.  Je  me 
suis  contenté  de  lui  escrire  une  lettre  de  remercie- 
ment. Je  pars  pour  Québec  avec  quelques-uns  de 
nos  Sauvages,  pour  rendre  compte  à  M.  le  Gouver- 
neur de  ce  qui  s'est  passé  dans  cette  entrevue  avec 
l'Anglois. 

J'arrive  de  Québec  après  avoir  salué  et  entretenu 
Monsieur  le  Gouverneur,  qui  est  très-content  de  la 
manière  dont  nos  Abnaquis  ont  répondu  aux  Anglois. 
Je  m'étois  remis  au  plustost  sur  les  glaces,  afin  d'ar- 
river à  l'Acadie  avant  que  les  rivières  fussent  dé- 
prises ;  mais  le  dégel  me  surprit  au  bout  de  quel- 
ques jours,  ce  qui  augmenta  la  fatigue  du  voyage, 
de  telle  sorte  qu'une  grosse  fièvre  me  prit;  je 
croyois  en  mourir  le  jour  de  l'Annonciation  de  la 
sainte  Vierge ,  et  on  me  ramena  le  mieux  qu'on 
put  à  Québec  ,  où  j'ai  esté  malade  près  de  cinq  se- 
maines. Je  repartis  enfin  après  Pâques,  et  par  mon 
retour  je  donnai  bien  de  la  joye  à  mes  chers  Sau- 
vages, qui  me  croy oient  mort.  Aussitost  je  me  mis 
à  parcourir  les  trois  villages,  pour  les  confesser,  leur 
faire  faire  leurs  Pâques,  et  les  fortifier  contre  les 
sollicitations  des  Anglois,  qui  font  tout  ce  qu'ils 
peuvent  pour  les  engager  à  recevoir  des  ministres. 


—  284  — 

Toutes  ces  fatigues  m'ont  redonné  la  fièvre,  je 
n'ay  pas  laissé  cependant  de  faire  toutes  mes  fonc- 
tions et  je  n'ay  passé  qu'un  jour  sans  avoir  eu  la 
consolation  de  dire  la  Messe. 

Je  suis  ,  de  Votre  Révérence , 
Mon  Révérend  Père, 
Le  très-humble  et  très-obéissant 
serviteur  , 

Jacques  BIGOT. 


XXXI. 

LETTRE   DU    P.    LOUIS    AYOND    AU   P.    DE   VITRY.  ,    MISSION- 
NAIRE   A   LA   NOUVELLE-ORLÉANS   *. 

La  Rochelle ,  24  juin  1745. 

Mon  Révérend  Père  , 

Pax  Christi. 

J'ai  lieu  d'appréhender  que  la  lettre  que  j'ai 
l'honneur  de  vous  écrire,  ne  parvienne  pas  jus- 
qu'à vous.  Le  sujet  de  ma  crainte  ne  regarde  pas 
beaucoup  ma  lettre  ,  quoique  je.  serois  bien  mor- 
tifié que  vous  ne  reçussiez  pas.  par  cette  occasion, 
les  assurances  de  mes  respects  et  de  ma  reconnois- 

1  Les  trente  lettres  précédentes  sont  toutes  du  XVIIe  siècle 
(1611-1699),  et  toutes  concernent  la  Mission  du  Canada;  celle 
qu'on  va  lire  est  de  la  moitié  du  XVIIle  siècle  et  contient  fort  peu 
de  chose  sur  nos  Missions  d'Amérique.  Si  nous  la  donnons,  c'est 
pour  rappeler  aux  Canadiens  que,  depuis  la  captivité  du  P.  Biard , 
jusqu'à  celle  du  P,  Avond,  les  protestants  Anglais,  ces  libéraux 
modèles,  n'ont  cessé  de  détester  et  de  persécuter  le  Catholicisme, 
la  liberté  de  conscience  et  les  Jésuites,  qu'ils  voulaient  bien  con- 
fondre dans  une  haine  commune  et  persévérante. 

Nous  devons  cette  lettre,  comme  presque  toutes  les  précédentes, 
aux  recherches  du  P.  Félix  Martin,  ancien  recteur  du  collège  Sainte- 
Marie  ,  à  Montréal. 


—  286  — 
sance  pour  toutes  les  marques  d'amitiés  que  j'ai 
reçues  de  votre  part,  depuis  que  j'ai  eu  l'honneur 
de  vous  connoître;  mais  ce  qui  me  fâcheroit  infini- 
ment, c'est  que  vous  ne  recevriez  pas  non  plus  des 
secours  dont  je  sçais  que  vous  avez  un  extrême  be- 
soin ,  et  dont  la  perte  vous  mettroit  mal  dans  vos 
affaires.  Je  souhaite  de  tout  mon  cœur  que  le  vais- 
seau qui  vous  les  porte  ces  secours,  ne  fasse  nulle 
mauvaise  rencontre ,  et  qu'il  arrive  heureusement 
au  lieu  de  sa  destination. 

Vous  a-t-on  déjà  annoncé  à  la  Louisiane,  le  mal- 
heur de  l'Eléphant  ?  ou  bien  ce  vaisseau-ci  vous  en 
porteroit-il  la  première  nouvelle?  et  seroit-ce  lui  qui 
vous  apprendroit  que  nous  avons  été  pris  et  con- 
duits en  Angleterre,  et  que  nous  sommes  revenus 
en  France  ,  au  moins  la  plupart  ?  Voilà,  mon  Révé- 
rend Père,  quelle  a  été  notre  destinée.  L'on  nous 
avoit  comme  assuré  à  la  Nouvelle-Orléans  le  con- 
traire. Nous  devions  être  arrivés  en  France,  avant 
que  les  Anglois  eussent  aucun  vaisseau  en  mer.  La 
saison  rigoureuse,  les  jours  courts,  l'approche  de 
l'équinoxe,  tout  nous  favorisoit.  L'on  nous  promet- 
toit  plus  de  beurre  que  de  pain.  Tout  cela  n'a  de 
rien  servi ,  ou  pour  mieux  dire ,  avec  tout  cela  nous 
avons  été  faits  prisonniers  ,  et  cela ,  le  propre  jour 
des  Cendres,  environ  à  quatre-vingts  lieues  du  cap 
Finistère. 


—  287  — 

Voicy,  mon  Révérend  Père  ,  le  détail  de  nos 
aventures.  Nous  eûmes,  comme  vous  savez,  un 
très-beau  temps  pour  passer  ia  Barre.  Dès  le  lende- 
main ,  les  vents  changèrent ,  et  nous  tinrent  onze 
jours  dans  le  golfe.  Nous  débouquons  ensuite ,  et 
après  le  débouquement,  nous  trouvons  les  vents 
les  plus  favorables ,  qui  nous  conduisirent  au  delà 
du  Grand  Banc  ,  nous  faisant  faire  grande  route. 
L'on  commençoit  à  parler,  dans  le  vaisseau,  comme 
si  nous  étions  déjà  arrivés.  L'un  devoit  prendre 
telle  route,  l'autre  faire  telle  chose;  chacun  faisoit 
son  plan.  Nous  bâtissions  tous  des  châteaux  en  Es- 
pagne. Les  vents  changèrent  ,  et  nous  devinrent 
tout-à-fait  contraires ,  parce  que  nous  étions  beau- 
coup dans  le  nord,  et  ne  nous  servirent  que  pour 
nous  faire  prendre.  L'on  court  des  bordées  du  nord 
au  sud ,  et  du  sud  au  nord ,  pendant  sept  à  huit 
jours,  et  cette  manœuvre  inévitable  nous  condui- 
sit à  la  gueule  du  loup,  ou  pour  mieux  dire,  au 
lion  qui  cherchait  sa  proye ,  en  se  promenant  le 
long  des  côtes  de  France  et  d'Espagne. 

Les  ennemis  nous  découvrirent  vers  les  dix  heures 
du  matin  ,  et  nous ,  nous  ne  les  aperçûmes  que  vers 
midi;  encore  fût-ce  parhazard,  en  prenant  hauteur, 
que  les  yeux  de  quelqu'un  de  nos  pilotes  tombèrent 
sur  les  deux  vaisseaux  anglois,  qui  nous  donnoient 
la  chasse  depuis  près  de  deux  heures.  A  cette  nou- 


—  288  — 
velle,  Ton  se  prépare  au  combat  et  on  se  met  à  fuir 
à  toutes  voiles  pour  l'éviter.  L'on  examine  les  deux 
navires;  l'un  dit  qu'ils  sont  grands,  l'autre  qu'ils 
sont  petits  ;  celui-ci  les  croit  anglois ,  l'autre  assure 
qu'ils  sont  françois.  Notre  capitaine  surtout  veut 
parier  cent  pour  un  que  c'étoient  des  nôtres.  Dans 
cette  diversité  de  sentiments,  un  des  deux  vaisseaux 
ennemis,  meilleur  voilier  que  l'autre,  et  qui  nous 
avoit  un  peu  plus  approché,  arbore  pavillon  fran- 
çois ,  et  pour  mieux  nous  leurrer,  il  l'assure  d'un 
coup  de  canon  et  réunit  tout  le  inonde  dans  le 
même  sentiment.  Ceux  qui  avoient  opiné  que  les 
vaisseaux  étoient  françois  se  sçavoient  un  gré  infini 
de  leur  jugement  et  nous  assuroient  qu'ils  auroient 
parié  tout  au  monde  que  cela  étoit.  Quelque  fut  le 
sentiment  d'un  chacun  ,  peu  nous  importoit;  mais 
le  grand  mal  fut  qu'au  lieu  de  continuer  à  faire 
route ,  l'on  ralentit  la  marche  du  vaisseau  ,  et  que 
M.  Salette  ,  peu  fait  aux  ruses  de  guerre,  et  se  per- 
suadant trop  légèrement  que  les  vaisseaux  étoient 
françois  ,  fit  carguer  une  partie  des  voiles,  et  atten- 
dit l'ennemi.  Il  me  souvient  que  M.  Salmon ,  qui 
avoit  pris  médecine  ce  jour-là,  et  qui  étoit  encore 
au  lit,  en  apprenant  l'ordre  de  M.  Salette,  le  fit 
appeler  et  lui  dit  que  bien  loin  de  diminuer  de 
voile  ,  il  devroit  au  contraire  en  augmenter  si  cela 
se  pouvoit;  que,  si  les  vaisseaux  étoient  amis,  il 


—  289  — 
ne  lui  en  arriveroit  aucun  mal  en  fuyant ,  et  que 
s'ils  étoient  ennemis,  nous  pourrions  nous  échapper 
parce  moyen.  L'avis  étoit  fort  sage;  mais  la  pré- 
vention du  sieur  Salette  l'empêcha  de  le  suivre.  Il 
ne  tarda  pas  à  avoir  les  yeux  dessillés. 

Un  des  vaisseaux  anglois  de  cinquante  pièces  de 
canons  nous  joignit  bientôt.  Dès  qu'il  nous  tint 
presque  à  la  portée  du  canon ,  il  amena  le  pavillon 
francois  et  arbora  celui  de  sa  nation.  Dieu  scait 
quel  fut  l'étonnement  d'un  chacun  ,  et  en  particu- 
lier de  ceux  qui  avoient  assuré  si  hardiment  que 
les  navires  étoient  francois.  L'on  ne  perdit  point 
courage  malgré  cela.  Chacun  se  rendit  à  son  poste, 
celui  de  M.  et  de  Mme  Salmon ,  de  M,le  Mariot  et  le 
mien  fut  à  la  Sainte-Barbe  où  il  ne  faisoit  pas  plus 
sûr  que  sur  le  gaillard. 

A  peine  y  fumes  nous  descendus  ,  que  l'ennemi 
tira  sa  bordée.  On  lui  répondit  sur  le  même  ton. 
L'on  réplique  de  part  et  d'autre ,  pendant  environ 
deux  heures ,  sans  que  le  vaisseau  anglois  bien  plus 
fort  que  le  nôtre  ,  puisqu'il  avoit  cinquante  canons, 
sans  compter  la  petite  artillerie  de  ses  hunes  et  trois 
cent  quarante  hommes  d'équipage,  nous  eût  tué 
ou  blessé  personne,  ni  causé  aucun  dommage  con- 
sidérable dans  nos  manœuvres.  S'il  eut  été  seul,  il 
ne  nous  auroit  certainement  pas  enlevé ,  d'autant 
mieux  qu'on  ne  pouvoit  pas  en  venir  à  l'abordage  , 
L.  19 


—  290  — 
la  mer  étant  trop  grosse.  Mais  pendant  que  nous 
bataillions  avec  celui  là,  et  même  à  notre  avantage, 
le  second  de  soixante  canons  et  de  quatre  cent 
quarante  hommes  nous  approchoit  petit-à-petit ,  et 
dès  qu'il  fut  à  portée  ,  il  nous  lâcha  sa  batterie 
basse  de  vingt-quatre  livres  de  balles.  Heureuse- 
ment pour  nous  ,  il  fut  obligé  de  fermer  vite  ses  sa- 
bords, sans  quoi  son  vaisseau  auroit  été  bientôt 
plein  d'eau ,  à  cause  du  mauvais  tems.  L'Eléphant 
fit  feu  contre  celui-là  encore ,  et  tint  même  environ 
une  heure  contre  les  deux  réunis.  Enfin  comme  nos 
manœuvres  étoient  toutes  coupées,  nos  voiles  toutes 
enlevées,  notre  mâture  haute  entièrement  fracassée, 
notre  capitaine  fit  amener  pavillon.  Les  Anglois 
nous  dirent  que  si  on  avoit  tardé  à  se  rendre ,  le 
gros  vaisseau  devoit  nous  raser  de  près  et  nous 
lâcher  en  même  tems  toute  sa  bordée  pour  nous 
couler  bas. 

Vous  pensez  bien  ,  mon  Révérend  Père ,  que  je 
fis  bien  du  mauvais  sang  pendant  ce  combal.  Je 
vous  avoue  que  jamais  temps  ne  me  parut  si  long  : 
M.  et  Mme  de  Salmon  et  Mlle  Mariot  se  firent  des- 
cendre dans  la  soute  au  pain  ,  et  moy  je  me  cachai 
entre  deux  canons  placés  à  l'arrière  de  la  Sainte- 
Barbe  ,  ayant  auprès  de  moy  Mme  Yaudrée ,  transie 
de  peur  aussi,  et  qui  fut  assez  heureuse  pour  avoir 
un  peu  retiré  ses  jambes  en  arrière ,  sans  quoi  elle 


—  291  — 
auroit  risqué  de  les  avoir  enlevées  par  un  boulet 
qui  perça  notre  vaisseau  de  part  en  part ,  à  six 
pouces  de  l'eau  vis-à-vis  l'endroit  où  elle  étoit  pla- 
cée. Un  combat  d'environ  trois  heures,  à  forces  si 
inégales ,  semble  annoncer  bien  des  morts  et  des 
blessés,  au  moins  du  côté  des  plus  foibles.  Cepen- 
dant nous  n'eusmes  que  deux  hommes  tués  et  un 
troisième  dangereusement  blessé  et  qui  a  eu  le  bon- 
heur d'en  réchapper.  Il  y  en  eut  encore  quatre  ou 
cinq  qui  attrappèrent  quelque  égratignure.  Nous 
ne  sçavons  pas  la  perte  des  ennemis.  Ils  eurent 
soin  de  la  cacher.  Bien  de  nos  gens  jugent  qu'ils 
eurent  une  douzaine  d'hommes  tués  sur  la  place  , 
et  presque  autant  de  blessés,  dont  plusieurs  sont 
encore  morts  après ,  de  leurs  blessures. 

Dès  que  le  combat  fut  fini ,  les  Anglois  vinrent 
se  mettre  en  possession  de  leur  prise.  Les  officiers 
en  agirent  avec  nous  avec  politesse.  Nous  restâmes  - 
encore  dans  l'Éléphant  jusqu'au  samedi  au  matin  , 
que  nous  fumes  transportés  dans  les  vaisseaux  an- 
glois. Une  partie  de  nos  passagers  avec  le  P.  capu- 
cin et  l'aumônier  furent  conduits  au  Chester,  c'est 
le  nom  d'un  des  vaisseaux.  M.  et  Mme  Salmon,  quel- 
ques autres  et  moy,  fumes  conduits  à  bord  du  Sun- 
derland,  dont  le  capitaine  ,  Jean  Brett ,  nous  reçut 
fort  honnêtement.  J'ai  lieu  surtout  d'être  content 
de  lui.  Pendant  que  j'ai  resté  à  son  bord,  j'ai  mangé 


—  292  — 

à  sa  table ,  couché  dans  sa  chambre  et  agi  avec  lui 
aussi  familièrement  que  s'il  eut  été  un  officier  fran- 
çais. Il  est  vrai  que  je  dois  une  grande  partie  de  ces 
politesses ,  et  en  particulier  d'avoir  eu  sa  table  .  à 
Mme  de  Salmon  qui  lui  dit  en  entrant  dans  son  vais- 
seau, qu'il  y  avoit  un  Père  jésuite  qui  arriveroit  bien- 
tôt, qu'il  le  prioit  de  ne  me  pas  séparer  de  M.  Salmon 
et  d'elle.  Dès  que  je  fus  monté  à  bord  ,  mon  petit 
compliment  fait  ,  le  capitaine  m'introduisit  dans  la 
chambre,  où  bientôt  après,  l'on  nous  servit  un  bon 
dîner,  d'excellente  bierre,  d'excellent  vin,  et  blanc, 
et  rouge.  Il  nous  a  toujours  très-bien  régalés.  La 
manière  dont  il  en  usoit  à  notre  égard,  les  attentions 
qu'il  avoit  pour  M.  Salmon  fort  incommodé,  nous 
faisoient  féliciter  dans  notre  malheur  d'être  tombés 
entre  les  mains  d'un  si  galant  homme.  Mais  le  dé- 
nouement de  la  pièce  nous  fit  changer  de  langage. 
Chemin  faisant ,  l'on  fit  visite  de  nos  malles  ;  et  tout 
ce  qu'il  y  avoit  d'or  et  d'argent  fut  enlevé  :  c'est  le 
droit  de  la  guerre,  et  personne  ne  trouva  cela 
étrange. 

Le  quinzième  jour  de  notre  prise ,  nous  entrâ- 
mes dans  la  rade  de  Plymouth,  et  le  surlendemain 
nous  fumes  conduits  au  port  du  Roy,  à  trois  quarts 
de  lieue  plus  haut,  où  nous  restâmes  encore  onze 
jours  tout  près  de  terre  sans  pouvoir  y  aller,  quel- 
que bonne  envie  que  nous  en  eussions.  M.  Salmon, 


—  -293  — 

qui  étoit  plus  incommodé  qu'à  l'ordinaire,  ne  ces- 
soit  de  demander  qu'on  le  mit  à  terre.  Ni  le  capi- 
taine ni  le  commissaire  du  port  ne  vouloient  pren- 
dre sur  eux  de  l'y  mettre.  On  l'amusoit  tant  qu'on 
pouvoit,  en  attendant  qu'on  eût  reçu  des  ordres 
de  Londres.  Cependant,  comme  M.  Salmon  pres- 
soit  toujours,  on  se  détermina  à  lui  accorder  ce  qu'il 
demandoit  si  instamment.  Notre  capitaine,  qui  étoit 
presque  toujours  à  terre,  vint  à  bord  pour  lui  dire 
qu'on  lui  avoit  trouvé  une  maison  à  Plymoutb ,  et 
qu'il  seroit  débarqué  le  lendemain.  On  lui  tint  pa- 
role: mais,  avant  son  départ,  on  fit  venir  une  vieille 
femme  pour  fouiller  Mme  Salmon  et  Mlle  Mariot.  Cette 
cérémonie  se  fit  de  la  manière  la  plus  choquante  et 
la  plus  humiliante.  Madame  fut  introduite  seule 
avec  la  duègne,  dans  sa  chambre,  qui  la  dépouilla 
jusqu'à  la  chemise,  palpant  avec  la  main  dans  les 
endroits  où  elle  soupçon n oit  qu'on  auroit  pu  cacher 
quelque  chose,  la  décoiffa,  la  déchaussa.  Ayant  fini 
avec  Madame  ,  elle  fit  la  même  chose  à  Mlle  Mariot. 
Après  quoy  des  hommes  préposés  en  firent  autant  à 
M.  Salmon,  qui,  sans  être  dépouillé,  fut  visité  avec 
une  grande  exactitude.  L'on  cherchoit  les  bijoux  et 
les  pierreries  de  Madame,  qu'on  faisoit  monter  bien 
haut,  selon  le  faux  rapport  de  je  ne  sçais  qui,  mais 
on  n'en  trouva  point,  quoi  qu'il  y  en  eut  ;  et  leurs 
mains,  quelqu'avides  qu'elles  fussent,  ne  tombèrent 


—  294  — 
point  sur  l'endroit  où  M.  Salmon  les  avoit  cou- 
sues. On  leur  prit  tout  l'argent  monnoyé  qu'on  leur 
trouva.  Mon  tour  vint;  l'on  me  regardoit  comme 
l'homme  de  confiance  de  M.  Salmon  ,  et  par  consé- 
quent comme  le  receleur  de  leurs  trésors.  Pendant 
que  M.  Salmon  se  préparoit  pour  aller  à  terre,  je 
fus  conduit  dans  une  chambre  basse,  où  un  adroit 
fouilleur  fit  sur  moy  une  exacte  recherche,  sans  me 
deshabiller.  Le  collet  de  ma  soutane,  la  ceinture  de 
mes  culottes,  mes  souliers,  ma  calotte,  tout  fut  passé 
en  revue  fort  inutilement;  car  je  n'avoir  rien  ,  pas 
même  les  quarante  piastres  que  vous  m'aviez  don- 
nées ;  avant  que  de  quitter  l'Eléphant,  je  les  avois 
remises  à  un  officier  anglois,  qui  parut  très-disposé  à 
me  rendre  service,  et  dont  j'eus  ensuite  toutes  les 
peines  du  monde  à  en  arracher  dix-neuf,  la  veille  de 
mon  départ  d'Angleterre. 

Après  cette  scène  tragique,  l'on  me  fit  rester  dans 
la  chambre  où  j'étois,  jusqu'à  ce  que  le  canot,  qui 
devoit  mettre  à  terre  notre  ancien  commissaire,  eût 
poussé  au  large.  Je  n'eus  pas  la  consolation  de  lui 
souhaiter  un  bon  voyage.  Dans  l'intervalle  qu'il  y 
eut  entre  son  départ  et  mon  élargissement ,  qui  ne 
fut  pas  bien  long ,  Ton  me  vola  six  à  sept  chemises, 
quelques  paires  de  bas,  des  coiffes  de  bonnets,  pres- 
que tous  mes  mouchoirs.  Je  me  trouvai  bien  isolé 
dans  le  vaisseau,  perdant  une  telle  compagnie;  mais 


—  295  — 
ce  ne  fut  que  pour  trois  ou  quatre  jours ,  au  bout 
desquels ,  et  officiers  de  l'Eléphant ,  et  passagers , 
furent  conduits  dans  la  ville  de  Plymouth ,  d'où  ils 
furent  envoyés  le  lendemain  à  une  autre  petite  ville, 
distante  de  quatre  lieues  de  la  première.  Il  n'y  eut 
que  moy  qui  restai  avec  M.  Salmon.  J'en  eus  l'obli- 
gation à  mon  capitaine  anglois,  qui  dit  aux  commis- 
saires des  prisonniers  que  j'étois  de  la  famille  de 
l'intendant  prisonnier. 

Nous  étions  dans  une  maison  bourgeoise  ,  pri- 
sonniers sur  notre  parole,  sans  être  gênés  en  rien. 
Nous  allions  librement  et  dedans  et  dehors  de  la 
ville,  sans  que  personne  nous  dit  rien  :  mais  aux  dé- 
pens de  qui  étions-nous  logés  et  nourris?  Le  Roi 
donnoit  douze  sols  à  ceux  qui  avoient  des  commis- 
sions, et  aux  autres  six  seulement;  j'étois  de  ces 
derniers.  Cette  solde  ne  suffisoit  qu'à  payer  la  moi- 
tié de  ce  qu'il  m'en  coûtoit  pour  ma  chambre,  qu'on 
me  louoit  douze  sols  d'Angleterre  par  jour,  c'est-à- 
dire  vingt-quatre  de  notre  monnoye.  Pour  la  table, 
j'y  ai  été  pour  trois  louis ,  sans  paroître  cependant 
payer  mon  écot.  Voicy  comment  :  à  notre  départ 
j'avois  trois  pièces  d'or  d'Angleterre,  valant  cha- 
cune un  louis  de  France.  Je  cherchois  à  changer  cet 
argent  pour  de  l'argent  de  France;  comme  je  n'en 
trouvois  pas,  M.  Salmon  me  dit  qu'il  trouveroit  une 
personne  qui  le  lui  changeroit  Je  lui  remis  mon  ar- 


—  296  — 
gent  :  nous  passons  en  France,  nous  allons  ensem- 
ble jusques  à  Rennes.  A  notre  séparation,  il  ne  me 
parla  de  rien,  et  je  ne  jugeay  pas  devoir  lui  rien  de- 
mander, après  avoir  vécu  un  mois  à  ses  dépens. 

Si  j'écrivois  à  une  religieuse,  il  lui  tarderoit  bien 
de  sçavoir  comment  est-ce  que  j'ai  paru  en  Angle- 
terre, si  c'est  en  habit  de  Jésuite,  ou  sous  quelqu'au- 
tre  harnois  :  pour  mieux  piquer  sa  curiosité,  jeferois 
encore  passer  quelqu'autre  épisode  qui  allongerait 
ma  lettre,  et  renvoieroit  sa  curiosité  bien  loin. Vous 
vous  imaginez  de  quelle  manière  j'y  ai  paru.  L'on 
n'y  peut  paraître  en  habit  de  religieux  sans  s'exposer 
à  des  huées  et  à  des  insultes  de  la  part  de  la  popu- 
lace, que  rien  ne  retient.  M.  notre  capitaine  fut  le 
premier  à  me  conseiller  de  prendre  des  habits  sécu- 
liers pour  aller  à  terre.  La  métamorphose  se  fit 
en  cette  manière.  J'avois  une  veste  rouge,  que 
M.  Salmon  m'avoit  laissée;  Avrillon  me  prêta  un 
habit  gris  de  fer,  aussi  court  que  la  veste,  et  si  étroit 
que  je  n'avois  presque  pas  l'usage  de  mes  bras;  les 
bas  et  les  culottes  de  la  Compagnie.  Mon  chapeau 
fut  retapé,  mes  cheveux  restèrent  tels  qu'ils  étoient, 
pendant  quelques  jours;  après  quoi,  je  pris  perru- 
que ,  moins  pour  me  déguiser  qu'à  cause  du  froid  ; 
c'est  dans  cet  équipage  leste  que  je  fis  mon  entrée 
dans  Plymouth.  Je  m'équipai  après,  à  loisir,  d'une 
manière  plus  convenable,  et  moins  gênante.  M.  La- 


—  297  — 

vergne  ,  qui  avoit  sauvé  quelques  quadruples,  m'en 
prêta  deux  ,  que  j'employai  à  faire  emplette  d'un 
habit  commun  et  modeste.  J'achetai  des  bas,  des 
souliers,  des  cravates,  une  perruque.  Le  P.  Séraphim, 
n'ayant  pu  avoir  des  habits  séculiers,  descendit 
avec  son  froc  et  sa  longue  barbe.  Dès  qu'il  eut  dé- 
barqué, tout  le  monde  courut  après  lui  ;  c'étoit  pour 
la  populace  un  phénomène  tout  nouveau,  et  pas  un 
ne  put  deviner  quelle  espèce  d'homme  pouvoit  être 
ce  nouveau  venu.  Le  lendemain,  il  fit  le  sacrifice 
de  sa  barbe  et  prit  des  habits  séculiers  qu'on  lui 
prêta,  en  attendant  que  ceux  que  lui  faisoient  faire 
nos  capitaines  anglois,  fussent  finis. 

Quoiqu'aux  environs  de  Plymouth  il  n'y  eut 
point  de  nos  frères,  j'ai  cependant  trouvé  le  moyen 
de  faire  sçavoir  le  malheur  qui  m'étoit  arrivé  à  un 
qui  restoit  à  vingt-huit  lieues  de  moy.  Dès  qu'il  eut 
appris  cette  nouvelle  ,  il  monta  à  cheval  pour  se 
rendre  à  Plymouth,  où  il  arriva  le  mardi  de  la 
semaine  sainte  et  partit  le  samedy  d'après.  Il  ne 
vint  pas  les  mains  vuides.  Il  me  donna  sept  pièces 
d'or  d'Angleterre,  telles  que  celles  dont  j'ai  déjà 
parlé;  ce  qui  me  servit  à  faire  les  dépenses,  pour 
lesquelles  n'avoit  pas  suffi  l'argent,  que  j'avois 
emprunté  de  M.  Lavergne.  Il  me  donna  encore 
l'adresse  du  P.  Provincial,  afin  que  si  mon  séjour 
étoit  trop  long,  je  pusse  me  procurer  les  secours 


—  298  — 

dont  j'aurois  besoin.  J'écrivis  à  ce  Père  à  ce  sujet; 
mais  je  partis  d'Angleterre  avant  que  d'avoir  reçu 
sa  réponse. 

Ce  fut  le  28  avril  qu'officiers  et  passagers    du 
vaisseau  du  Roy  furent  embarqués  dans  un  bâti- 
ment destiné  à  transporter  les  prisonniers,   et  le 
lendemain  nous  arrivâmes  à  Morlaix.  Cette  navi- 
gation ne  fut  pas  longue;  mais  elle  fut  bien  fati- 
gante,   tant  à   cause  du  grand  monde   que    nous 
étions,  qu'à  raison  de  la  petitesse  du  bâtiment  et 
du    gros  temps.    Nous  nous  délassâmes    quelques 
jours  à  Morlaix.  Je  me  régularisai  le  lendemain  de 
mon   arrivée,  et   quand  tout  fut  prêt  pour  notre 
départ,  nous  primes  la  route  de  Rennes,  où  j'arrivai 
tout  brisé  et  moulu  de  fatigues,  hors  d'état  d'ac- 
compagner M.  Salmon  jusqu'à  Paris,   quoique  ce 
fut  là  mon  projet.  Après  m 'être  reposé  quatre  ou 
cinq  jours,  je  me  mis  en  marche  pour  Nantes,  où 
je  séjournai  dix  jours;  d'où  je  me  suis  rendu  à  la 
Rochelle  :  et  certes  il  étoit  temps  que  j'arrivasse. 
J'étois  extrêmement  fatigué  de  la  toux;  ma  poitrine 
étoit  sèche  comme  une  allumette,  et  je  ressemblois 
à  un    squelette.    Je  courus  vite  au  médecin,   qui 
m'ordonna   des   bouillons  adoucissants  et  restau- 
rants   pendant   huit  à   dix  jours;    une    médecine 
après  ,  suivie  d'autres  bouillons  avec  des  herbes , 
des  écrevisses,  des  limaçons.  Le  lait  devoit  encore 


—  299  — 

venir  après  tout;  mais  je  le  laissai  là;  non  que  je 
n'en  ay  bien  besoin,  mais  il  me  tarde  d'arriver  dans 
ma  Province.  Ces  remèdes,  que  je  prends  encore, 
m'ont  l'ait  quelque  bien  ;  mais  n'ont  pas  été  jusqu'à 
la  racine  du  mal,  et  je  crains  d'être  obligé  de  m'ar- 
rèter  dans  ma  route.  Quoi  qu'il  en  puisse  arriver, 
j'ai  fixé  mon  départ  au  28,  avant-veille  de  St-Pierre. 
Je  traverserai  la  Xaintonge,  l'Angoumois,  le  Péri- 
gord,  pour  me  rendre  à  Cahors.  Dieu  veuille  que 
cela  soit  bientôt 

Je  vous  ai  fait  un  long  et  ennuyeux  détail  de 
mes  aventures  :  pour  vous  dédommager  de  cet 
ennuy,  le  P.  de  Zari,  piémontois,  et  un  autre  frère 
qu'on  nous  envoie,  et  les  nouvelles  publiques  vous 
apprendront,  et  les  conquêtes  que  fait  Louis  XV,  et 
les  batailles  qu'il  gagne. 

Il  ne  me  reste,  mon  Révérend  Père,  qu'à  vous 
assurer  de  l'estime  et  du  profond  respect  avec  lequel 
j'ai  l'honneur  d'être  ,  dans  l'union  de  vos  Saints 
Sacrifices, 

Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

AVOM),  S.  J. 

A  La  Rochelle,  24  juin  1745. 

P.  S.  J'oublie  encore  bien  de  petites  circon- 
stances, touchant  notre  prise  et  sa  suite.  Le  Capi- 


—  300  — 
taine  anglois  n'a  laissé  ni  malles,  ni  lits;  il  a  fait 
briser  les  unes  et  défaire  les  autres,  se  doutant  qu'il 
y  avoit  de  l'argent  caché.  La  cuiller  et  la  fourchette 
d'argent,  que  j'avois  prises,  ont  été  saisies.  Je  vous 
ai  déjà  dit  que  M.  Salette  ralentit  sa  marche  mal 
à  propos.  Les  Anglois  eux-mêmes  nous  ont  dit  sou- 
vent, que  si  on  avoit  continué  à  fuir,  ils  étoient 
disposés  à  nous  abandonner,  et  que  le  coup  de 
canon  qu'ils  tirèrent  était  leur  dernière  ressource  : 
malheureusement  pour  nous  cette  ruse  ne  leur 
réussit  que  trop. 

Mais  finissons  ces  histoires  lamentables.  En 
voicy  une  petite  moins  triste,  et  que  nous  ne  lais- 
serons pas  ignorer  à  nos  chères  sœurs  et  surtout 
à  Sœur  Ste  Magdeleine,  puisqu'elle  y  a  donné  occa- 
sion. Le  lendemain  de  mon  arrivée  à  Morlaix  ,  je 
fus  aux  religieuses  Ursulines  de  cette  ville,  uni- 
quement pour  leur  dire  des  nouvelles  de  Ste  Mag- 
deleine et  de  sa  sœur,  afin  qu'elles  fissent  scavoir 
à  leurs  sœurs  de  Landernau,  qui  ne  sont  qu'à  trois 
lieues  de  Morlaix,  ce  que  je  leur  aurois  appris  sur 
leur  compte.  Dès  que  je  parus  à  la  porte,  la  reli- 
gieuse, qui  se  trouva  là,  me  demande  fort  civile- 
ment :  Mon  Révérend  Père,  à  qui  souhaitez-vous 
de  parler? — A  madame  la  Supérieure^  répondis-je; 
seroit-elle  visible  ?  —  La  portière  viendra  dans  un 
moment,    et  elle  l'avertira,    dit-elle.    La    portière 


—  301  — 
vient,  me  titre  de  Révérend  Père  plusieurs  fois. 
Cette  façon  de  parler  ne  me  laisse  aucun  doute 
dans  l'esprit  qu'elle  ne  me  prit  pour  un  jésuite.  J'en 
avois  l'habit.  Tout  ce  qu'il  y  a  voit  de  trop  ou  de 
trop  peu,  c'est  que  j'étois  bien  tondu,  et  qu'il  ne 
paroissoit  point  de  cheveux  hors  de  ma  calotte. 
L'on  m'introduit  dans  le  parloir  de  la  supérieure 
avec  fracas.  Dès  que  je  fus  placé,  la  même  portière 
vint  me  demander  fort  humblement  d'où  est-ce 
que  je  venois  ?  Je  lui  répondis,  croyant  être  assez 
connu ,  que  je  venois  de  la  Louisiane  :  mais  que 
pour  venir  en  France  ,  j'avois  passé  par  l'Angle- 
terre. Elle  s'en  retourna ,  m'assurant  que  madame 
la  Supérieure  viendroit  bientôt.  Dès  qu'elle  m'eût 
quitté ,  je  me  doutai  de  ce  qui  arriva  ,  et  que  ces 
religieuses  me  prendroient  pour  quelque  petoro- 
mant,  qui  ne  venoit  que  pour  leur  couper  la  bourse. 
Je  ne  fus  pas  trompé  dans  ma  conjecture.  A  ce 
coup  on  tarde  à  me  répondre ,  et  l'on  tint  probla- 
mement  le  chapitre  à  mon  sujet.  Enfin  arrive  la 
portière  chargée  de  m'éconduire,  qui  me  dit  d'un 
ton  fort  touché,  que  Madame  la  Supérieure  étoit  in- 
disposée, et  qu'elle  m'envoyoit  une  pièce  de  douze 
sols  pour  faire  ma  route ,  et  que  si  je  voulois  encore 
boire  un  coup,  on  alloit  apporter  du  vin.  Qui  fut 
surpris  et  étonné?  ce  fut  moy;  qui  répondis,  la 
rougeur  au  visage,  que  je  n'étois  pas  venu  chez 


—  30-2  — 

elles  pour  leur  demander  aucun  secours  ;  qu'en 
Angleterre,  je  n'avois  manqué  de  rien ,  Dieu  mercy, 
et  qu'actuellement  je  ne  manquois  de  rien  non 
plus.  Je  fis  une  grande  et  profonde  révérence ,  et 
me  retirai.  Or  ce  jour  là  même,  le  commissaire  de 
Morlaix  régaloit  M  Salmon,  et  moy  par  conséquent. 
La  compagnie  étoit  belle  et  nombreuse.  Je  fis  venir 
ma  petite  aventure  au  dessert.  L'on  en  rit  beaucoup, 
et  une  des  dames  invitées  se  chargea  d'instruire  les 
religieuses ,  malgré  mes  remontrances.  Quoique 
j'aie  resté  encore  plusieurs  jours  à  Morlaix  après 
cela ,  je  n'ai  eu  aucune  nouvelle  de  mes  religieuses. 
J'ai  l'honneur  encore  de  vous  saluer  et  de  vous 
répéter  que  je  suis , 

Votre  très-humble ,  etc. 
AVOND,  S.  J. 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  assurer  Madame  Le 
Verrier  de  mes  très-humbles  respects,  et  que  je 
me  souviendrai  à  jamais  des  marques  de  bonté 
qu'elle  m'a  toujours  données.  Faites  encore  ,  s'il 
vous  plaît ,  mes  compliments  à  nos  chers  Frères , 
à  MM.  de  Berot ,  Pontalba  ,  du  Breuil,  Olivier,  et  à 
ceux  à  qui  vous  jugerez  encore  convenable. 


TABLE. 


Préface ,     .     page  vu 

I.  —  Lettre  du  P.  Pierre  Biard.  —  Dieppe,  21  janvier 

1611 • page  1 

II. —  Lettre  du  même.  —  Port-Royal  de  la  Nouvelle-France, 

10  juin  1611 page  9 

III.  —  Lettre  du  P.  Ennemond  Masse.  —  Port-Royal  40 
juin  1611 page  39 

IV.  —  Lettre  du  P.  Pierre  Biard.  —  Port-Royal,  11  juin 
1611 page  41 

V.  —  Lettre   du  même.  —    Port-Royal  de  France ,   31 
(o       janvier  4$12 "...     page  44 

VI.  —  Lettre  du  même  au  T.  R.  P.  Général.  —  Port-Royal, 
31  janvier  16-12 page  77 

VII.  —  Lettre  du  même  au  même.  —  Amiens ,  6  mai 
1614 page  106 

VIII.  —  Lettre  du  P.  Charles  Lallemant.  —  De  la  Nouvelle- 
France,  1er  août  1626. page  117 

IX.  —  Lettre  du  P.  Paul  le  Jeune.  —Québec,  1634.  page  122 

X.  —  Lettre  du  P.  Jean  de  Brébeuf.  —  De  la  Résidence  de 
Sain t- Joseph,  20  mai  1637 page  157 

XL  —  Lettre  du  même.  —  De  laRésidencede  Saint-Joseph, 
1638 page  163 

XII.  Lettre  du  P.  François  du  Pérou,  au  P.  Joseph-Imbert 
du  Peron ,  son  frère.  —  Au  bourg  de  la  Conception  de 
Notre-Dame,  27  avril  1639 page  167 

XIII.  —  Lettre  du  P.  Joseph-Marie  Chaumonot.  —  Kébec, 
7  août  1639 page  193 

XIV.  —  Lettre  du  même.  —  Du  pays  des  Hurons ,  24  mai 
1640 page  165 

XV.  —  Lettre  du  même.  —  Du  pays  des  Hurons  ,  26  mai 
4640 page  197 

XVI.  —  Lettre  du  même.  —  De  Sainte-Marie  aux  Hurons, 
3  août  1640 page  210 


—  304  — 

XVII.  —  Extrait  d'une  lettre  du  P.  Jean  de  Brébeuf.  — 
Québec,  20  août  1641 page  216 

XVIII.  —  Lettre  du  P.  Isaac  Jogues.  —  Du  village  des 
Iroquois,  30  juin  1643 page  218 

XIX.  —  Lettre  du  P.  Jean  de  Brébeuf.  —  Des  Trois-Riviè- 
res,  23  septembre  1643.     ...'...     page  222 

XX.  —  Lettre  du  P.  Charles  Garnier.  —  De  Sainte-Marie 
des  Hurons ,  le  3  mai  1 647 page  226 

XXI.  —  Lettre  du  P.  Jean  de  Brébeuf.  —  De  Sainte- Marie 
aux  Hurons,  2  juin  1648 page  229 

XXII.  —  Lettre  du  P.  Paul  Ragueneau.  —  De  Sainte-Marie 
aux  Huions,  le  1er  mars  1649 page  233 

XXIII.  —  Lettre  du  P.  Jacques  Buteux.  —  Des  Trois-Riviè- 
res,  le  21  septembre  1649 page  245 

XXIV.  —  Lettre  du  P.  Paul  Ragueneau.  —  De  Sainte- 
Marie  aux  Hurons  ,  le  13  mars  1650.    .     .     .     page  247 

XXV.  —  Lettre  des  Associés  de  la  Compagnie  de  la  Nou- 
velle-France ,  au  T.  R.  P.  Général.  —  Paris ,  juin  1651 . 

page  254 

XXVI.  —  Lettre  de  Monseigneur  François  de  Laval-Mont- 
morency,  évoque  de  Pétrée,  au  T.  R.  P.  Goswin  Nickel. 
—  Québec ,  août  1659. page  257 

XXVII.  —  Lettre  du  P.  Joseph-Marie  Chaumonot.  —  Qué- 
bec,  20  octobre  1661 page  260 

XXVIII.  —  Lettre  du  P.  Gabriel  Marest.  —  Du  pays  des 
Illinois,  29  avril  1699 page  263 

XXXIX.  —  Lettre  du  P.  Julien  Binneteau.  —  Du  pays  des 
Illinois,  1699 page  268 

XXX.  —  Lettre  du  P.  Jacques  Bigot.  —  Du  pays  des  Abna- 
quis,  1699. page  277 

XXXI.  —  Lettre  du  P.  Louis  Avond.  —  La  Rochelle,  24 
juin  1745 page  285 


Poitiers,  typ.  et  stéréotyp.  Oudik. 


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