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Full text of "Principes de métaphysique et de psychologie : leçons professées à la Faculté des lettres de Paris, 1888-1894"

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PRINCIPES 


DE 


MÉTAPHYSIQUE 


ET 


DE  PSYCHOLOGIE 


SOCIETE    ANONYME    D    IMPRIMERIE    DE    V  I  LLEF  R  A  N  CH  E-D  E- R  0  U  E  R  G  U  E 

Jules  Bardoux,  Directeur. 


PRINCIPES 


CD 
Z2. 


DE 


MÉTAPHYSIQUE 


DE  PSYCHOLOGIE 


LEÇONS  PROFESSÉES  A  LA  FACULTÉ  DES  LETTRES  DE  PARIS 

~  1888-1894  — 


Par  PAUL  JANET 

M  F.  M  B  H  K     D  i:     I.'  INSTITUT 


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PARIS  ^^,.. 

LIBRAIRIE    GIT.    DELAGRAVE 

lo,     RUE     SOUFFLOT,     lo 

1897 


LIVRE  TROISIÈME 


A  OLONTÉ  ET  LIBERTÉ 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/principesdemta02janeuoft 


LIVRE   TROISIÈME 

VOLONTÉ  ET  LIBERTÉ 


LEÇON   PREMIÈRE 

LA    VOLOM'É    ET    l'acTION    RÉFLEXE 

Messieurs, 

Il  y  a  dans  la  langue  française  et  dans  louLcs  les  langues 
des  mots  dont  les  philosophes  et  les  savants  font  continuelle- 
ment usage,  et  dont  le  sens  commun  se  sert  aussi  sans  scru- 
pule. Ce  sont  les  mots  d'activité,  d'action,  de  pouvoir,  d'éner- 
gie, d'effort,  de  travail,  et  tous  ces  termes  se  ramènent  à  celui 
que  nous  avons  nommé  le  premier,  à  savoir  celui  (['activité. 
D'où  vient  cette  notion  d'activité?  Quelle  en  est  l'origine? 
Quel  en  est  le  type,  le  caractère,  et  par  conséquent  quelle  en 
est  l'autorité? 

Il  faut  reconnaître  que,  si  l'esprit  de  notre  temps  paraît 
favorable  à  l'idée  d'activité  et  d'action  (car  aucune  société  n'a 
été  jamais  plus  tumultueuse  et  plus  agitée),  la  philosophie, 
au  contraire,  se  montre  en  général  assez  opposée  à  cette  idée, 
et  toutes  les  écoles  sont  en  quelque  sorte  d'accord  pour  la 
réduire  ou  la  supprimer. 

Demandez,  par  exemple,  à  l'école  empiriste  et  associatio- 
niste  ce  qu'il  faut  entendre  par  action,  pouvoir,  force,  elle  vous 
répondra  qu'il  n'y  a  rien  de  semblable  dans  les  choses.  Nulle 
part  nous  ne  surprenons  en  dehors  de  nous  un  véritable  pou- 
voir, c'est-à-dire  une  cause  transitive  qui  fasse  passer  quel- 
que chose  d'elle-même  à  son  effet.  Il  n'y  a  que  des  succès- 


4  LIVRE   TUOISIE.ME.  —  VOLONTE    ET   LllJEUTE 

sions  cl  des  simullanéités.  Il  n'y  a  pas  de  différence  dans  le 
fond,  suivant  Sluarl  Mill,  entre  l'agent  et  le  patient;  ce  n'est 
qu'une  dillerence  de  point  de  vue. 

Si  nous  interrogeons  l'école  phj^siologique,  à  l'explication 
précédente  qu'elle  accepte  elle  en  ajoute  une  autre  plus 
négative  encore.  Elle  nie  absolument  ce  que  nous  appelons 
reffort.  L'effort,  qui  est  pour  nous  le  type  de  l'activité,  n'est 
autre  chose  qu'une  sensation  périphérique,  afférente,  comme 
on  dit,  et  non  efférente  :  c'est  une  sensation  musculaire,  ac- 
compagnée d'un  grand  nombre  d'autres,  également  périphé- 
riques, mais  ne  contenant  rien  qui  corresponde  à  l'idée  de 
pouvoir,  au  passage  de  la  cause  à  l'effet. 

L'école  idéaliste  n'est  pas  non  plus  éloignée  d'admettre  le 
même  point  de  vue.  Tout  est  idée,  et  il  n'y  a  rien  autre  chose 
que  des  idées,  et  rien  de  semblable  à  ce  que  nous  appelons 
une  action.  «  Le  moi  n'est  pas  un  acte,  c'est  une  forme'  ;  »  s'il 
y  avait  quelque  chose  de  semblable  à  ce  que  nous  appelons 
action,  il  ne  faudrait  pas  dire  que  tout  est  idée,  et  que  la  pen- 
sée est  tout.  L'action  n'est  pas  une  pensée.  A  la  vérité,  quel- 
ques philosophes  admettent  des  idées  forces;  mais  ce  n'est 
plus  de  l'idéalisme  :  c'est  du  dynamisme.  Encore  faut-il  nous 
dire  d'où  vient  l'idée  de  force  :  elle  ne  peut  venir  que  du  sens 
interne  de  l'effort,  que  nous  transportons  aux  choses  exté- 
rieures (cheval,  cours  d'eau,  machine)  et  que,  par  un  nouveau 
transfert,  nous  appliquons  ensuite  aux  idées.  Toujours  est-il 
que  l'idéalisme  pur  ne  contient  rien  de  semblable. 

Un  autre  moyen  de  supprimer  l'activité,  c'est  de  confondre 
la  cause  efficiente  avec  la  cause  finale.  Toute  cause,  dit-on,, 
n'agit  qu'à  titre  de  hn  :  c'est  dire  qu'elle  n'agit  pas,  car  la  lin 
estimmobile,  comme  dit  Aristote.  La  véritable  action  est  dans 
l'être  qui  se  dirige  vers  la  hn,  et  cette  action  est  celle  d'une 
cause  efficiente,  non  d'une  cause  finale  :  c'est  là  qu'est  la  force,, 
le  pouvoir,  l'activité.  Or  nos  idées  (et  une  cause  finale  n'est 
qu'un  idéal)  n'ont  rien  de  semblable;  on  ne  voit  donc  pas 

1.  Lachelier,  Du  l'oiulemcnl  de  l'iiuluclion. 


LA   VOLONTE   ET   L'ACTION   REFLEXE  T, 

comment  un  agent  pourrait  se  diriger  vers  la  fin,  étant  destitué 
lui-même  de  toute  activité  intérieure.  L'action  par  la  cause 
finale  est  une  action  mystérieuse  ,  une  fascination  ou  un 
magnétisme  qui  n'est  semblable  en  rien  à  une  action  vérita- 
ble. L'être  soumis  au  magnétisme,  à  l'hypnotisme,  n'agit  pas, 
il  est  arji.  Tout  cela  est  poétique,  mais  sans  fondement  dans  la 

réalité,   ;j.î-:-/'ioo'./.w4  xxl  v.z'iMÇ. 

A  la  vérité,  dans  la  philosophie  contemporaine  on  parle 
beaucoup  de  liberté.  C'est  la  seule  notion  qui  ait  surnagé  (on 
ne  sait  pourquoi)  dans  le  naufrage  des  idées  métaphysiques; 
mais  en  même  temps  on  enseigne,  avec  Kant,  que  Ton  n'a 
pas  conscience  de  la  liberté,  que  la  preuve  du  snittinent  dit 
interne  doit  disparaître,  et  que  la  seule  preuve  de  la  liberté  est 
la  preuve  morale.  Mais  alors  où  prend-on  dans  la  réalité  la 
force  elle  type  de  l'idée  de  liberté?  La  liberté  est  une  action; 
et  s'il  n'y  a  pas  en  nous  le  sentiment  de  l'action,  et  par  con- 
séquent du  pouvoir  et  de  la  force,  il  n'y  a  plus  qu'une  idée 
négative  de  la  liberté,  à  savoir  la  non-nécessité;  mais  cette 
notion,  toute  négative,  ne  sort  à  rien,  car  elle  est  aussi  bien 
celle  du  contingent  et  du  fortuit  que  du  libre. 

De  toutes  les  formes  de  l'activité,  celle  où  elle  se  manifeste 
de  la  manière  la  plus  sensible  étant  lacté  de  la  volonté,  c'est 
la  volonté  que  nous  aurons  surtout  à  défendre  contre  ceux 
qui  la  réduisent  et  qui  l'annulent,  et  tout  d'abord  contre  ceux 
qui  la  confondent  avec  l'action  réflexe  ou  avec  une  coordi- 
nation d'actions  réflexes'.  Depuis  la  sensitive  qui  se  replie  au 
toucher,  jusqu'à  l'action  de  Régulus  qui  meurt  par  dévoue- 
ment à  la  patrie  et  à  l'honneur,  il  n'y  a  rien  qu'une  série  crois- 
sante et  de  plus  en  plus  compliquée  d'actions  réflexes.  En 
quoi  consiste  cette  série? 

Nous  savons  quel  est  le  type  de  l'action  réflexe.  Une  exci- 
tation se  produit  à  la  périphérie  de  l'organisme;  elle  se  com- 
munique de  proche  en  proche  jusqu'à  un  centre  par  l'inter- 
médiaire des  nerfs  sensitifs.  De  là  elle  passe  dans  les  nerfs 

1.  Voir  Ribot,  Des  Maladies  de  la  volonté. 


6  LIVRE   ITxOlSIÈ.ME.  -  VOLONTÉ   ET   LIBERTÉ 

moteurs  el  se  traduit  en  dehors  par  un  mouvemont.  Ce  cîrcu- 
lus  peut  avoir  lieu  sans  conscience,  mais  il  peut  avoir  lieu 
avec  conscience;  c'est  toujours  la  même  chose.  La  volonté 
se  rencontre  dans  la  classe  des  actions  réflexes  conscientes. 
A  quel  moment  la  rencontrons-nous? 

Le  premier  état  du  nouveau-né  est  presque  exclusivement 
réflexe;  les  actions  motrices  sont  innombrables  et  indétermi- 
nées :  le  travail  de  l'éducation  consistera  pendant  longtemps 
à  en  supprimer  le  plus  grand  nombre.  Ces  mouvements  ont 
été  acquis  par  l'espèce  ;  ils  n'appartiennent  pas  en  propre  à 
l'individu  :  ils  sont  donc  instinctifs  et  à  peu  près  inconscients. 
La  conscience  commence  avec  le  désh'  qui  «  accompagne 
une  étape  ascendante  de  l'état  réflexe  à  l'état  volontaire  ». 
Les  désirs  sont  les  formes  les  plus  élémentaires  de  la  vie  af- 
fective, et  pliysiologiquement  ils  ne  difîèrent  pas  des  réflexes 
d'ordre  composé.  «  Psychologiquement  ils  en  difîèrent  par  l'é- 
tat de  conscience  souvent  très  intense  qui  les  accompagne.  » 
La  tendance  du  désir  à  se  traduire  en  acte  est  immédiate  et 
irrésistible  comme  celle  des  réflexes  ;  mais  aussitôt  que  l'ex- 
périence a  permis  à  l'intelligence  de  naître,  «  il  se  produit 
une  nouvelle  forme  d'activité  que  l'on  peut  appeler  idée  mo- 
trice, qui  est  un  perfectionnement,  mais  qui  n'est  qu'un  per- 
fectionnement de  l'action  réflexe.  » 

«  Comment  une  idée  peut-elle  se  traduire  en  mouvement? 
C'est  là,  dit-on,  une  question  qui  embarrasse  fort  l'ancienne 
psychologie,  »  mais  qui,  paraît-il,  est  fort  simple  dans  la  nou- 
velle. Yoici  l'explication  qu'on  en  donne. 

«  En  réalité,  une  idée  ne  produit  pas  un  mouvemcnl;  ce 
serait  une  chose  merveilleuse  que  ce  changement  total  et 
soudain  de  fonctions.  Une  idée,  telle  que  les  spiritualistes 
la  définissent,  ne  serait  rien  moins  qu'un  miracle.  Ce  n'est 
pas  l'état  de  conscience  comme  tel,  mais  bien  l'état  physio- 
logique correspondant  qui  se  transforme  en  acte.  Encore  une 
fois,  la  relation  n'est  pas  entre  un  événement  psychique  et  un 
mouvement,  mais  entre  deux  événements  de  môme  nature, 
entre  deux  groupes  d'éléments  nerveux,  l'un  sensitif,  l'autre 


LA   VOLONTE   ET   L'ACTION    REFLEXE  1 

molciir.  Si  l'on  s'obstine  à  faire  de  la  conscience  une  cause, 
tout  reste  obscur  ;  si  on  la  considère  comme  le  simple  accom- 
pagnement d'un  processus  nerveux,  qui  lui  seul  est  l'événe- 
ment essentiel,  tout  devient  clair,  et  la  difficulté  factice  dis- 
paraît. » 

Ce  principe  une  fois  posé,  il  semble  qu'il  soit  peu  néces- 
saire de  distinguer  plusieurs  classes  d'idées  et  leur  puissance 
motrice,  puisque  cette  puissance  n'est  qu'une  apparence.  Ce- 
pendant la  psychologie  pourra  recueillir  avec  intérêt  les  don- 
nées suivantes  : 

1°  Le  premier  groupe  comprendra  les  états  intellectuels 
extrêmement  intenses  qui  passent  à  l'acte  avec  une  fatalité 
et  une  rapidité  presque  égale  à  celle  des  réflexes.  Ce  sont 
ces  idées  que  l'ancienne  psycholog'ie  appelait  les  mobiles  de 
la  volonté.  L'intelligence,  disait-on,  n'agissait  sur  la  volonté 
que  par  l'intermédiaire  de  la  sensibilité  :  ce  qui  signifie  que 
l'état  nerveux  qui  correspond  à  une  idée  se  traduit  d'autant 
mieux  en  mouvement  qu'il  est  accompagné  des  états  nerveux 
qui  correspondent  aux  sentiments.  Ce  premier  groupe  com- 
prend tout  ce  qu'on  appelle  les  passions. 

2°  Le  second  groupe  comprendra  les  idées  réfléchies  et  dé- 
libérées. C'est  l'activité  raisonnable,  la  volonté  au  sens  cou- 
rant du  mot.  Dans  ce  groupe  la  tendance  à  l'acte  n'est  ni 
instantanée  ni  violente,  l'état  sensible  concomitant  est  mo- 
déré. La  plupart  de  nos  actions  se  ramènent  à  ce  type,  déduc- 
tion faite  des  formes  précédentes  et  des  habitudes. 

3°  Le  troisième  groupe  comprend  les  idées  abstraites.  Ici  la 
tendance  au  mouvement  est  à  son  minimum  :  ces  idées  étant 
des  représentations  de  représentations,  des  extraits  fixés  par 
un  signe,  l'élément  moteur  s'appauvrit  dans  la  même  mesure 
que  l'élément  représentatif. 

Telle  est  la  cause  de  l'opposition  souvent  signalée  entre  les 
esprits  spéculatifs  et  les  esprits  pratiques,  entre  voir  le  bien 
et  le  pratiquer. 

La  théorie  de  la  volonté  action  réflexe  rencontre  ici  une 
difficulté  que  ses  partisans  eux-mêmes  reconnaissent  ne  pas 


8  LIVRE    TROISIÈME.  —VOLONTÉ   ET    LIRERTÉ 

exister  dans  la  théorie  psychologique.  La  volonté  n'est  pas 
seulement  une  puissance  d'action,  auquel  cas  elle  se  ramène 
à  l'action  motrice  des  idées  ;  mais  elle  est  aussi  une  puis- 
sance d'arrêt,  un  pouvoir  d'empêcher.  Psychologiquement, 
il  n'y  a  pas  de  différence  essentielle  entre  permettre  et  empê- 
cher. La  volition  étant  un  fiat ,  peu  importe  que  ce  fiai  com- 
mence ou  arrête  le  mouvement.  Mais  si  l'action  réflexe  est  le 
type  do  toute  action,  si  c'est  une  loi  que  tout  état  de  cons- 
cience se  transforme  en  mouvement,  il  faut  expliquer  pour- 
quoi il  y  a  des  cas  où  il  ne  se  transforme  pas. 

On  accorde  donc  que  la  question  physiologique  est  en- 
core, à  l'heure  qu'il  est,  obscure  et  incertaine.  Cependant  on 
sait  qu'il  y  a  des  nerfs  d'arrêt.  On  sait  encore  que  le  cerveau 
lui-même  exerce  une  action  modératrice,  c'est-à-dire  inhihi- 
toire  ;  mais  le  mécanisme  d'arrêt  est  peu  connu. 

Psychologiquement,  la  puissance  d'arrêt  s'explique  par 
l'association  des  idées.  Tel  état  psychologique,  par  exemple 
la  colère,  réveille  (en  vertu  de  l'éducation)  l'idée  de  la  dignité 
personnelle,  et  cette  idée  peut  suffire  dans  certains  cas  et  chez 
certaines  personnes  pour  arrêter  l'effet.  Cela  tient,  dit-on,  à 
ce  que  les  idées  ou  sentiments  qui  produisent  l'arrêt  ont  été 
primitivement  des  états  dépressifs,  qui  tendent  à  diminuer 
l'action,  par  exemple  principalement  la  crainte.  Quant  \\ 
cette  force  d'arrêt,  elle  est  proportionnée  à  l'habitude  et  k 
l'hérédité. 

Un  point  très  essentiel  de  cette  théorie  de  la  volonté,  c'est 
que  ce  n'est  pas  là  seulement  une  faculté  générale  et  identi- 
que. Pour  tous  les  hommes  elle  est  essentiellement  indivi- 
duelle ;  elle  est  «  la  réaction  propre  de  l'individu  ».  Elle  ne 
se  produit  pas  du  moi  ;  elle  forme  le  rnrnctère  ou  le  mou 

Qu'est-ce  donc  que  la  volition?  La  volition  est  un  état  de 
conscience  final  qui  résulte  de  la  coordination  plus  ou  moins 
complexe  d'un  groupe  d'états  conscients,  subconscients  et 
inconscients  qui,  étant  réunis,  se  traduisent  par  nue  action  ou 
un  arrêt.  La  coordination  a  pour  facteur  principal  le  carac- 
tère, qui  n'est  que  l'expression  psychique  de  l'organisme  indi- 


LA   VOLONTE   ET  L'ACTION    REFLEXE  9 

vicluel.  C'est  le  caractère  qui  donne  à  la  coordination  son 
imité,  non  l'unité  abstraite  d'un  point  mathématique,  mais 
l'unité  concrète  d'un  consensus.  L'acte  par  lequel  cette  coor- 
dination se  fait  et  s'affirme  est  le  choi.r. 

Il  n'est  pas  vrai  cependant,  comme  on  serait  tenté  de  le 
croire,  d'après  la  phraséologie  ordinaire  du  déterminisme, 
que  le  motif  le  plus  fort  l'emporte  toujours  :  «  Le  motif  pré- 
pondérant n'est  pas  la  cause,  mais  seulement  une  portion  de 
la  cause,  et  toujours  la  plus  faible,  quoique  la  plus  visible; 
il  n'a  d'efficacité  qu'autant  qu'il  est  choisi,  c'est-à-dire  qu'il 
entre,  à  titre  do  partie  intégrante,  dans  la  somme  des  états  qui 
constituent  le  moi  à  un  moment  donné,  et  que  la  tendance  à 
l'acte  s'ajoute  à  ce  groupe  de  tendances  qui  viennent  du 
caractère  pour  ne  faire  qu'un  avec  elles.  » 

La  volition  n'est  donc,  en  résumé,  qu'une  résultante  :  «  C'est 
l'effet  de  ce  travail  psychophysiologique  tant  de  fois  décrit , 
dont  une  partie  seulement  entre  dans  la  conscience  sous 
forme  de  délibération.  » 

En  soi,  ('  la  volition  n'est  cause  de  rien  ».  Le  «  je  veux  » 
constate  une  situation  et  ne  la  constitue  pas.  «  C'est  un 
e^etj  sans  être  une  cause.  » 

Telle  est  la  théorie  de  la  volonté  action  rétlexe.  Il  y  a  dans 
cette  théorie  une  partie  de  très  bonne  et  très  solide  psycho- 
logie, qui  peut  être  acceptée  tout  entière,  sauf  la  conclusion, 
parce  que  cette  conclusion  n'est  plus  un  fait,  mais  une  inter- 
prétation de  faits.  C'est  sur  cette  interprétation  de  faits  que 
la  discussion  doit  s'instituer. 

Il  est  très  vrai  que  les  idées  ont  une  action  motrice.  C'est 
une  des  acquisitions  les  plus  importantes  de  la  psychologie 
moderne.  Il  est  très  vrai  que  les  idées  peuvent  se  classer  en 
différents  groupes  selon  leur  degré  de  puissance  motrice.  Il 
est  très  vrai  qu'il  y  a  un  premier  groupe,  les  passions,  où 
l'idée  est  presque  immédiatement  motrice;  un  second  groupe, 
l'action  délibérée,  où  l'idée  ne  se  transforme  pas  nécessaire- 
ment et  immédiatement  en  mouvement, mais  seulement  après 
comparaison   et  réflexion  ;   enfin   un    troisième    groupe,   les 


10  LIVRE   TROISIEME.  —  VOLONTE   ET   LIBERTÉ 

idées  abstraites,  qui  ne  se  transforment  presque  jamais  en 
actes.  Il  est  très  vrai  que,  pour  que  la  volonté  produise  un 
arrêt,  il  faut  des  idées  antagonistes  qui  fassent  contre-poids 
aux  idées  motrices.  Il  est  très  vrai  surtout  que  la  volonté 
est  une  faculté  individuelle,  qu'elle  est  le  propre  du  moi, 
qu'elle  n'est  point  l'unité  abstraite  d'un  point  mathématique, 
mais  l'unité  concrète  d'un  consensus;  enfin  qu'elle  est  l'expres- 
sion du  caractère,  parce  que  le  caractère  lui-même  est  l'expres- 
sion de  la  volonté.  Enfin,  d'autres  faits  que  nous  n'avions  pas 
signalés,  parce  que  l'on  ne  peut  tout  dire,  sont  également  très 
bien  observés  dans  cette  analyse,  par  exemple  combien  il 
reste  peu  de  place  à  la  volonté  proprement  dite,  dans  la  vie 
humaine,  quand  on  fait  abstraction  de  la  vie  physiologique, 
du  sommeil,  de  l'habitude,  de  la  passion  et  des  mille  actions 
indifférentes  produites  par  les  petites  perceptions  sourdes 
dont  Leibniz  a  tant  parlé.  De  même  encore,  les  lois  de  disso- 
lution de  la  volonté  sont  établies  avec  beaucoup  de  force  et 
de  preuves  à  l'appui.  Voici  le  résumé  de  ces  lois  :  «  La  disso- 
lution de  la  volonté  suit  une  marcbe  régressive  du  plus 
volontaire  et  du  plus  complexe  au  moins  volontaire  et  au 
plus  simple,  c'est-à-dire  a  Tautomatisme. 

Mais,  après  avoir  fait  la  part  des  faits,  il  s'agit  de  les  inter- 
préter; et  ici  nous  sommes  en  présence  du  pur  arbitraire. 

La  théorie  précédente,  quoiqu'elle  semble  en  apparence 
fidèle  à  la  plus  stricte  méthode  expérimentale,  est  dominée 
cependant  par  une  idée  préconçue,  c'est-à-dire  par  une  théorie 
métaphysique.  Cette  idée,  c'est  qu'il  ne  peut  y  avoir  dans 
l'homme  que  des  événements  physiques  :  or  c'est  là  une 
solution  implicite  du  problème  de  l'essence  de  l'homme  :  car 
il  est  évident  que  si  l'homme  est  à  la  fois  esprit  et  corps,  il 
peut  y  avoir  en  lui  des  événements  moraux  aussi  bien  que 
des  événements  physiques;  et  que  s'il  est  plus  esprit  que- 
corps,  les  événements  moraux  devront  l'emporter  sur  les 
événements  physiques.  C'est  donc  résoudre  subrepticement 
le  problème,  et  le  résoudre  au  point  de  vue  du  matérialisme, 
que  de  supposer  comme  un  postulat  évident  que  le  fond  de 


LA   VOLONTÉ    ET   L'ACTION    RÉFLEXE  II 

toutes   nos  actions    est  une    succession    crévénemonts   phy- 
siques. 

C'est  également  un  postulat  gratuit  de  soutenir  qu'une  idée 
ne  peut  pas  produire  un  mouvement,  et  qu'en  général  un 
événement  moral  ne  peut  pas  produire  un  événement  phy- 
sique, parce  que  ce  serait  «  un  miracle  »,  comme  s'il  était 
plus  facile  de  comprendre  qu'un  mouvement  puisse  produire 
un  autre  mouvement,  et  comment  un  mouvement  peut  passer 
d'un  corps  à  l'autre;  et  si  Ton  dit  qu'il  faut  faire  abstraction 
du  comment,  et  qu'il  faut  simplement  considérer  le  fait  d'ex- 
périence, à  savoir  qu'un  mouvement  succède  à  un  autre  mou- 
vement, nous  nous  demandons  pourquoi  l'on  no  pourrait  pas 
dire  également  qu'un  mouvement  succède  à  une  idée.  Il  y  a 
plus  :  on  est  bien  forcé  d'admettre,  parce  que  l'expérience  est 
incontestable,  que  le  mouvement  amène  une  idée,  c'est-à-dire 
qu'un  événement  physique  produit  un  événement  mental,  et 
dès  lors  qu'y  a-t-il  d'extraordinaire  dans  la  réciproque,  et 
pourquoi  un  événement  mental  ne  produirait-il  pas  un  évé- 
nement physique?  Si  le  mouvement  est  suivi  de  sensation, 
pourquoi  la  sensation  ne  serait-elle  pas  suivie  de  mouvement? 
Pour  esquiver  la  difficulté,  on  emploie  adroitement  le  mot 
accompagner  pour  le  mot  de  suivre  ;  mais  cela  nous  est  indif- 
férent :  que  les  deux  phénomènes,  idée  et  mouvement,  soient 
accompagnés  ou  suivis  l'un  par  l'autre,  le  problème  est  le 
même;  si  le  mouvement  est  accompag'né  de  sensation,  pour- 
quoi la  sensation  ne  serait-elle  pas  accompagnée  de  mouve- 
ment? Il  faudrait  alors  admettre  qu'il  peut  y  avoir  un  évé- 
nement qui  n'a  aucune  conséquence,  aucun  effet  :  car  si 
l'événement  physique  produit  directement  l'événement  phy- 
sique qui  suit,  sans  rien  devoir  à  l'intermédiaire  mental,  cet 
intermédiaire  serait  comme  s'il  n'existait  pas,  puisqu'il  n'est 
cause  de  rien  :  ce  qui  est  contraire  à  toutes  les  lois  du  déter- 
minisme; car,  dans  cette  doctrine,  il  est  aussi  impossible  de 
concevoir  un  phénomène  sans  effet  qu'un  phénomène  sans 
cause.  Si  donc  l'événement  mental  est  absolument  impuis- 
sant à  produire  quoi  que  ce  soit,  la  chaîne  est  interrompue; 


12  LIVRE    TROISIÈ.ME.  —  VOLONTE   ET    LIBERTÉ 

la  série  physique  est  conliniie,  la  série  mentale  est  discon- 
linue.  Au  lieu  cFadmettre  un  commencement  absolu,  comme 
les  partisans  du  libre  arbitre,  on  admet  une  fin  absolue,  à 
savoir  l'événement  mental,  puisqu'il  ne  produit  rien;  et  ce 
n'est  pas  seulement  la  volonté  qui  ne  produit  rien,  c'est 
encore  le  désir,  c'est  la  sensation  elle-même;  la  seule  cause 
réelle,  c'est  le  fond  physique,  auquel  correspondent  subjecti- 
vement le  plaisir,  le  désir,  la  volonté  ;  mais  ces  phénomènes 
subjectifs  ne  peuvent  produire  par  eux-mêmes  aucun  mouve- 
ment; ils  ne  peuvent  même  pas  engendrer  des  événements 
subjectifs  qui  leur  seraient  homogènes  :  la  sensation  ne  peut 
produire  un  désir,  ni  le  désir  un  effort,  ni  l'effort  un  acte  de 
volonté  libre  :  ces  différents  phénomènes  ne  sont  que  des 
répercussions,  et  par  conséquent,  en  tant  que  subjectifs,  ils 
ne  sont  que  des  effets.  Ainsi,  tandis  que  les  événements  ph\'- 
siques  sont  à  la  fois  effets  et  causes,  conséquents  et  antécé- 
dents, les  phénomènes  mentaux  ne  peuvent  être  que  consé- 
quents sans  être  antécédents  :  ce  qui  est  contraire  à  toutes  les 
lois  du  déterminisme.  Cette  thèse  n'est  pas  moins  contraire  à 
la  théorie  empirique  de  la  causalité.  En  effet,  dans  cette 
théorie  une  cause  n'est  qu'un  antécédent,  un  effet  n'est 
qu'un  conséquent.  Cela  posé,  il  est  évident  que  l'événement 
mental  est  un  antécédent  par  rapport  au  mouvement  qui  suit  : 
il  en  est  donc  la  cause.  En  prétendant  que  le  désir  et  la 
volonté  ne  sont  cause  de  rien,  on  ne  nie  pas  cependant  qu'ils 
ne  soient  suivis  do  quelque  chose.  On  ne  peut  leur  contester 
l'antériorité  par  rapport  au  mouvement  effectué  :  par  exemple, 
je  vois  un  fruit  qui  me  tente;  je  désire  le  prendre  et  je  le 
cueille;  n'est-il  pas  évident  que  le  fait  de  désirer  est  suivi  du 
fait  de  cueillir?  Si  je  ne  le  désirais  pas,  je  ne  le  cueillerais 
pas.  Ainsi  l'antériorité  est  incontestable,  et,  suivant  la  théorie 
empirique,  le  premier  phénomène  devrait  être  appelé  la 
cause  du  second.  Si  donc  on  conteste  au  premier  phénomène 
le  titre  de  cause,  ce  n'est  pas  l'antériorité  que  l'on  conteste, 
c'est  l'eflicacité,  la  productivité,  la  causalité  dans  le  sens 
propre  du  mol.  Par  conséquent,  lorsqu'on  dit  que  la  vraie 


LA   VOLONTE   ET    L'ACTION    REFLEXE  13 

cause  n'est  pas  dans  la  volition,  mais  dans  l'événement  phy- 
sique dont  elle  n'est  que  le  signe,  on  admet  par  là  même  que 
la  cause  est  autre  chose  qu'un  antécédent,  qu'elle  est  une 
action;  mais  par  là  aussi  on  introduit  un  élément  dont  on 
n'a  jamais  eu  connaissance  par  l'expérience,  si  ce  n'est  par 
l'expérience  de  la  volonté,  laquelle  cependant,  dit-on,  n'est 
cause  de  rien. 

Essayons  de  surprendre  dans  un  exemple  particulier  les 
étrang-etés  de  cette  théorie  de  «  la  volonté  cause  de  rien  »  ; 
supposons  un  homme  qui  joue  aux  échecs.  On  sait  qu'une  par- 
lie  d'échecs  représente  un  nombre  considérable  de  calculs,  c'est- 
à-dire  une  suite  d'idées  anticipées  qui  sont,  ou  du  moins  sont 
censées  être  la  cause  des  mouvements  produits;  je  pousse 
telle  pièce  parce  que  je  prévois  que  vous  en  pousserez  telle 
autre,  et  moi  une  troisième  qui  vous  fera  mat.  Dans  le  fait,  le 
calcul  est  souvent  beaucoup  plus  long-,  et  les  habiles  prévoient 
de  bien  plus  loin  ;  mais  bornons-nous  au  fait  le  plus  simple, 
à  savoir  trois  idées  que  je  me  représente  d'avance  en  sens 
inverse  de  leur  production.  On  croit  que  ce  sont  ces  idées  qui 
déterminent  la  marche  du  jeu  :  en  aucune  façon  ;  chacune 
d'elles  se  résout  en  sensations  ou  images  de  sensation,  et  clia- 
(jue  sensation  ou  image  est  liée  à  un  mouvement;  mais  la 
sensation,  pas  plus  que  la  volonté,  n'est  cause  de  rien  :  ce 
n'est  donc  pas  la  sensation  ou  l'idée  qui  détermine  le  mouve- 
ment ;  chaque  mouvement  est  produit  par  un  mouvement 
antérieur  :  l'idée  n'est  qu'un  témoin,  ce  n'est  pas  un  acteur.  ïl 
se  joue  dans  le  cerveau  une  partie  d'échecs,  pièce  par  pièce. 
Celle-là  n'est  pas  calculée  ;  ce  sont  les  pièces  qui  poussent  les 
pièces  en  vertu  de  certaines  associations  précédentes.  L'au- 
tomate de  Vaucanson  est  le  vrai  joueur  d'échecs,  puisque  la 
conscience  n'est  qu'un  accident,  un  épi  phénomène.  L'invalide 
qui,  ayant  perdu  toute  conscience,  continue  à  faire  l'exercice, 
est  un  aussi  bon  soldat  qu'auparavant.  Qu'il  aille  se  faire  tuer 
comme  une  machine,  ou  pour  le  but  étrange  «  de  se  dévouer 
pour  une  idée  »,  c'est  exactement  la  même  chose.  Qu'un  Vau- 
canson supérieur  sache  construire  un  bataillon  carré  infran- 


14  LIVRE   TROISIÈME.  —  YOLOxNTÉ   ET    LIBERTÉ 

cliissable,  il  aura  créé  la  meilleure  des  armées;  la  morale  civi- 
que n'aura  que  faire  là,  car,  n'ayant  pour  but  que  de  produire 
des  machines  imparfaites,  celui  qui  produira  la  machine  par- 
faite fera  une  œuvre  infiniment  supérieure. 

Il  nous  semble  donc  impossible  de  dire  que  la  volonté  n'est 
qu'une  action  réflexe  ;  c'est,  si  l'on  veut,  une  action  réflexe, 
mais  avec  la  conscience  en  plus  :  or  la  conscience  est  quelque 
chose.  Il  y  a  des  actions  réflexes  sans  conscience;  donc  celles 
où  il  y  a  conscience  contiennent  un  élément  de  plus.  Cet  élé- 
ment est  éliminé  par  les  partisans  de  l'automatisme  :  il  est 
bien  «  issu  du  passé  »,  comme  le  disait  Leibniz,  mais  il  n'est 
pas  «  gros  de  l'avenir  »  ;  ce  qui  est  contraire  à  toutes  les  lois 
du  déterminisme. 

Pour  atténuer  autant  que  possible  le  paradoxe  étrange  et 
contradictoire,  dans  un  système  déterministe,  d'un  phénomène 
sans  effet,  non  moins  impossible  en  soi  qu'un  phénomène 
sans  cause,  on  s'efforce  de  réduire  la  réalité  et  le  contenu  de 
ces  phénomènes.  On  dit  que  le  fait  subjectif  n'est  que  le 
sig'ne,  le  reflet  du  fait  objectif  ou  physique,  que  la  cons- 
cience est  la  même  chose  que  l'ombre  par  rapport  au  corps. 
Un  ne  peut  pas  employer  une  métaphore  plus  mal  choisie.  On 
sait  d'ailleurs  que  les  matérialistes  ne  sont  pas  heureux  en 
métaphores.  La  conscience  n'est  pas  plus  une  ombre  que  la 
pensée  n'est  une  sécrétion.  L'ombre  n'est  que  l'absence  de  la 
lumière  ;  ce  n'est  qu'une  négation.  Dans  l'ordre  mental,  c'est, 
au  contraire,  l'inconscience  qui  est  l'ombre,  et  la  conscience 
qui  est  la  lumière.  De  quelque  manière  qu'on  s'y  prenne,  il 
faut  bien  qu'on  reconnaisse  qu'un  phénomène  plus  la  cons- 
cience contient  quelque  chose  de  plus  qu'un  phénomène  moins 
la  conscience.  Or  ce  quelque  chose  de  plus  est  au  moins  un 
phénomène,  si  ce  n'est  plus;  mais,  ne  fût-ce  qu'un  phéno- 
mène, à  ce  titre  seul  il  est  quelque  chose  de  réel  et,  par  cela 
même,  il  doit  avoir  son  rang-  dans  la  série  et  n'être  pas  seule- 
ment un  effet.  S'il  a  été  déterminé  à  l'existence  par  un  évé- 
nement physique  antérieur,  il  faut  (|ue  lui-même  détermine 
k  l'existence  un  événement  physique  postérieur.  Écartons  la 


LA   VOLONTÉ   ET    L'ACTION  RÉFLEXE  lo 

question  de  la  liberlé  ;  négligeons  la  question  de  savoir  si  la 
volonté  est  ou  n'est  pas  le  désir  ou  l'idée;  nous  nous  bornons 
à  ceci  :  c'est  qu'on  ne  peut  admettre  à  aucun  point  de  vue, 
et  surtout  au  point  de  vue  déterministe,  que  la  volition  ne 
soit  cause  de  rien. 

On  ne  veut  pas  admettre  le  circuliis  qui  va  de  l'événement 
physique  à  l'événement  mental,  pour  retourner  de  l'événement 
mental  à  l'événement  physique.  On  ne  veut  que  le  circulus  de 
l'action  réflexe,  qui  par  un  courant  afl'érent  vient  du  dehors  à 
la  cellule  suivante,  et  qui,  commnniqué  de  la  cellule  sensitive 
à  la  cellule  motrice,  se  change  en  un  courant  efférent,  d'oh 
suit  le  mouvement  externe.  Mais  que  fait-on  dans  cette  analyse 
de  l'événement  psychologique?  Il  est  tellement  inutile  que  l'on 
se  demande  pourquoi  il  est  produit.  C'est  une  superfétation  ; 
c'est  lui  qui  est  un  miracle.  Car  la  loi  de  la  conservation  de  la 
force  s'appliquerait  sans  qu'il  y  eût  de  phénomène  mental  : 
autant  de  force  accumulée  dans  le  courant  afférent,  autant  de 
force  dépensée  dans  le  courant  efférent.  Le  phénomène  psv- 
chologique  reste  en  dehors  ;  il  ne  peut  entrer  dans  le  calcul, 
car  on  ne  peut  additionner  ensemble  un  plaisir  et  un  mouve- 
ment. Dès  lors,  s'il  est  en  dehors  do  la  loi,  s'il  est  d'un  autre 
ordre,  pourquoi,  en  vertu  du  même  principe,  ne  serait-il  pas 
en  dehors  de  la  loi  à  titre  de  cause,  aussi  bien  qu'à  titre  d'effet? 
Étant  un  effet  hyperphysique,  puisque,  par  hypothèse,  il  ne 
compte  pas  dans  le  calcul,  pourquoi  ne  serait-il  pas  aussi  une 
cause  hyperphysique?  Si,  au  contraire,  on  veut  le  faire 
compter  dans  le  calcul  et  qu'on  soutienne  qu'une  partie  de 
la  force  s'est  transformée  en  état  de  conscience,  pourquoi, 
réciproquement,  l'état  de  conscience  ne  transformerait-il  pas 
une  partie  de  la  force  en  mouvement  produit?  D'ailleurs,  on 
se  demande  ce  que  pourrait  être,  au  point  de  vue  mental,  ce 
qu'on  appelle  force  au  point  de  vue  mécanique;  car  la  force 
dont  il  est  question  dans  le  calcul  n'implique  que  des  rapports 
de  masse  et  de  vitesse,  ce  qui  n'a  plus  aucun  sens  quand  il 
s'agit  de  phénomènes  subjectifs,  tels  que  le  plaisir,  l'ai  trait, 
la  volition. 


16  LIVUE    TROISIÈME.  —  VOLONTÉ  ET   LIBERTÉ 

ïoiiles  CCS  impossibilités,  dont  on  fait  bon  marcbc,  nous 
forcent  à  conclure  que  les  événements  pbysiques  ne  peuvent 
être  le  fond  réel,  la  substance  des  événements  mentaux, 
qu'ils  n'en  sont  que  la  condition,  et  que  la  série  subjective 
a  en  elle-même  son  initiative,  son  individualité,  son  enchaî- 
nement, dont  la  série  objective  n'est  que  l'accompagnement; 
et  quant  à  la  nécessité  d'un  tel  accompagnement,  il  suffit,  pour 
la  comprendre,  de  réfléchir  que  le  moi  doit  être  mis  en  rap- 
port avec  le  monde  extérieur;  or,  pour  cela  il  faut  qu'il  soit 
uni  à  un  appareil  qui  lui  transmette  les  états  du  monde  ex- 
térieur, et  par  lequel  réciproquement  il  puisse  agir  sur  ce 
monde  extérieur. 

Une  autre  manière  de  représenter  la  théorie  serait  de  dire 
que  l'événement  mental  peut  être  dit  cause  au  même  titre  que 
l'événement  physique,  parce  que  c'est  la  même  chose  ,  à  sa- 
voir un  seul  et  même  phénomène  à  deux  faces,  l'un  subjectif, 
l'autre  objectif.  On  dira  donc  indifféremment  que  c'est  la 
volonté  qui  est  la  cause  de  l'action  réflexe,  ou  l'action  réflexe 
qui  est  la  cause  de  la  volonté;  ce  seront  deux  manières  de 
l)arler.  Mais  cette  nouvelle  doctrine  est,  en  réalité,  le  renver- 
sement de  la  précédente;  car  alors  il  ne  sera  plus  du  tout  vrai 
de  dire  que  la  volition  n'est  cause  de  rien,  et  que  l'efficacité 
n'existe  que  dans  le  mouvement.  C'est  alors  une  seule  et 
même  cause,  volition-mouvement,  qui  produit  un  seul  et 
même  but,  sensation-mouvement.  Dans  ce  cas,  je  puis  dire 
très  exactement  que  la  volition  produit  quelque  chose  (l'efTort), 
qui  est  sensation  subjectivement,  et  mouvement  objective- 
ment. Enfin,  je  puis  faire  abstraction  du  point  de  vue  objec- 
tif, et  ne  considérer  que  le  point  de  vue  subjectif,  ce  qui  nous 
ramène  à  la  psychologie  proprement  dite.  Dira-t-on  que, 
dans  ce  total,  volition-mouvement  ou  mouvement-volition , 
c'est  le  mouvement  qui  est  la  substance,  la  chose,  et  le  phé- 
nomène subjectif  qui  est  l'accident,  parce  ({ue  je  puis  modifier 
celui-ci  en  modifiant  celui-là?  Par  exemple,  en  enivrant  un 
homme  je  lui  fais  vouloir  et  commettre  des  actions  insen- 
sées ;  mais  réciproquement  en  déterminant  un  phénomène 


LA   VOLONTÉ   ET   L'ACTION    RÉFLEXE  17 

mental  (par  exemple  une  injure),  je  produis  en  lui  un  Irouble 
physique  extraordinaire.  Or  dans  l'injure  il  est  évident  que 
c'est  le  mouvement  qui  est  racecssoire  ,  et  l'idée  qui  est  le 
principal  :  dans  ce  cas,  l'idée  sera  cause  bien  plus  que  le 
mouvement.  Donc  il  est  impossible,  même  dans  la  thèse  do 
l'unité  phénoménale  à  deux  faces,  de  réduire  lavolition,  aussi 
bien  que  tout  autre  phénomène  subjectif,  à  n'être  cause  de  rien. 
Nous  savons  bien  que  l'on  ne  réduit  pas  la  volition  à  n'ê- 
tre que  l'expression  d'un  seul  mouvement;  elle  est,  au  con- 
traire, l'ellet  d'un  nombre  incalculable  de  mouvements  anté- 
rieurs qui  ne  sont  pas  seulement  propres  à  l'espèce,  mais 
■encore  à  l'individu,  et  c'est  ce  qu'on  appelle  le  caractère; 
mais  nous  disons  qu'il  faut  décomposer  cet  ensemble  et  nous 
dire  si,  dans  chaque  mouvement  particulier,  l'événement  sub- 
jectif est  effet  sans  être  cause;  et  alors  toutes  nos  objections 
reviennent.  Si,  au  contraire,  on  a  admis,  à  un  moment  quel- 
conque, qu'un  phénomène  subjectif  peut  être  cause,  pourquoi 
le  dernier  de  la  série  serait-il  destitué  de  ce  privilège?  Que 
le  contenu  de  la  volition  soit  ou  non  emprunté  à  tout  le  passé 
de  l'individu,  c'est  ce  que  nous  ne  discutons  point  en  ce 
moment.  C'est  le  problème  du  déterminisme  ou  de  la  liberté 
que  nous  écartons  ;  mais  par  cela  seul  que  tout  le  passé  se 
trouve  condensé  dans  un  acte  unique,  ce  dernier  fait  se  dis- 
tingue de  tous  les  faits  précédents,  de  même  qu'une  combi- 
naison chimique  diffère  de  tous  les  faits  dont  elle  est  la  com- 
binaison. Or,  personne  ne  dit  en  chimie  que  l'eau  n'est  cause 
de  rien,  parce  qu'elle  est  un  produit  de  l'oxygène  et  de  l'hy- 
drogène. Par  cela  seul  qu'on  le  dit  de  la  volition,  on  pour- 
rait le  dire  de  tous  les  éléments  subjectifs  antérieurs,  et  l'on 
retombe  toujours  dans  l'étonnante  doctrine  des  phénomènes 
réels  qui  ne  produisent  rien  et  s'arrêtent  dans  le  vide.  Encore 
une  fois,  le  phénomène  mental  est  quelque  chose  ou  il  n'est 
rien.  Mais  qui  osera  dire  qu'il  n'est  rien,  absolument  rien?  Et 
s'il  est  quelque  chose,  comment  peut-il  avoir  la  réalité  d'être 
effet  sans  être  en  même  temps  capable  d'avoir  la  réalité  d'ê- 
tre cause? 


LEÇON    II 

ANALYSE    PSYCnOLOGIOUE    DE    LA    VOLONTÉ 

Messieurs, 

Nous  avons,  tkans  notre  dernière  leçon,  résumé  et  discuté 
la  théorie  physiologique  de  la  volonté.  Revenons  maintenant 
sur  toute  la  série  des  faits  précédents  à  la  lumière  de  la  psycho- 
logie :  on  verra  qu'ils  présentent  un  tout  autre  caractère.  En 
effet,  dans  la  théorie  pliysiologique  on  élimine  systématique- 
ment tous  les  faits  et  tous  les  caractères  des  faits  qui  ne  peuvent 
pas  se  traduire  physiologiquement.  Partant  d'une  hypothèse 
préconçue  (à  savoir  que  le  physiologique  est  le  fond  et  que  le 
psychologique  est  l'accessoire),  on  supprime  ou  on  élude  tout 
ce  qui  ne  rentre  pas  dans  la  théorie;  et  c'est  au  nom  de  la 
méthode  expérimentale  que  l'on  mutile  l'expérience. 

Le  fait  dont  on  part  d'un  commun  accord,  c'est  que  l'action 
exercée  par  l'objet  extérieur  sur  l'être  organisé,  action  com- 
muniquée au  centre  par  les  nerfs  sensitifs,  se  traduit  psy- 
chologiquement par  un  état  de  conscience  qui  sera,  par  exem- 
ple, le  plaisir.  11  est  certain  que  cet  état  de  conscience  estdéjà 
un  embarras  pour  la  théorie  physiologique;  car  les  choses 
se  passeraient  exactement  de  la  même  manière,  soit  (|u'il  y 
ait  conscience,  soit  qu'il  n'y  en  ait  pas  ;  on  no  voit  pas  ce  que 
ce  fait  nouveau  vient  faire  dans  la  série,  qu'il  ne  fait  que  com- 
pliquer et  embarrasser  sans  servir  à  rien.  Pour  nous,  au  con- 
traire, il  est  le  fait  capital  ;  car  il  est  le  point  de  départ  d'une 
série  nouvelle. 

L'objet  qui  a  causé  le  plaisir  disparaissant,  l'état  de  cons- 
cience disparaît  également;  mais  il  est  remplacé  par  un  autre 
état  de  conscience  que  l'on  appelle  la  douleur  et,  dans  certains 


ANALYSE  PSYCHOLOGIQUE  DE  LA  VOLONTÉ      19 

cas  pailiculiers,  le  regret.  Jusqu'ici,  rien  de  nouveau  :  en  effet, 
on  comprend  que,  l'élat  physiologique  qui  cause  le  plaisir  étant 
suspendu  par  la  disparition  de  l'objet,  cet  état  soit  remplacé 
par  une  gène,  un  désaccord  qui  se  traduit  psychologiquement 
en  douleur. 

Mais  voici  quelque  chose  de  tout  à  fait  nouveau  :  c'est  que, 
l'objet  disparu  restant  dans  l'esprit  à  titre  d'image  plus  ou 
moins  vague,  il  se  produit,  à  la  suite  de  cette  représentation, 
ou  même  par  le  simple  sentiment  de  vide,  ou  de  ce  que  Locke 
appelait  malaise  [uneasiness],  un  mouvement  vers  l'objet,  que 
nous  appelons  le  désir. 

Il  y  a  dans  le  désir  quelque  chose  de  plus  que  dans  le  plai- 
sir ou  la  douleur.  Ce  n'est  pas  une  simple  transformation  du 
plaisir  ou  de  la  douleur,  c'est  une  action,  une  propulsion,  une 
tendance.  En  effet,  l'âme  dans  le  plaisir  est  immobile;  elle 
s'y  repose  :  elle  est,  en  apparence  au  moins,  immobile.  Il 
en  est  de  même  de  la  douleur.  Ce  sont  des  états;  ce  ne  sont 
pas  des  mouvements.  On  comprend  très  bien  qu'un  être 
puisse  s'arrêter  au  plaisir,  sans  aller  jusqu'au  désir.  Les  âmes 
molles  ne  vont  pas  jusque-là.  Il  faut  déjà  avoir  une  certaine 
force  d'âme  pour  désirer.  Les  vieillards  peuvent  jouir  encore; 
ils  ne  désirent  plus.  Or  qu'y  a-t-il  de  plus  dans  le  désir 
que  dans  le  plaisir?  Il  y  a  une  tendance.  Qu'est-ce  qu'une 
tendance?  C'est,  répondrons-nous  à  ceux  qui  feraient  cette 
question,  ce  que  vous  éprouvez  quand  vous  désirez  quelque 
chose  que  vous  n'avez  pas.  Dans  le  désir  nous  sommes  pos- 
sédés, entraînés  par  une  force  analogue  à  celle  qui  du  dehors 
nous  pousserait  vers  un  précipice  ou  vers  quelque  objet  que 
ce  soit.  Le  sentiment  d'entraînement  n'est  pas  seulement  le 
sentiment  d'un  phénomène  :  c'est  la  conscience  du  passage 
d'un  phénomène  à  un  autre;  objectivement,  ce  passage  n'est 
autre  chose  qu'une  succession  de  mouvements  :  subjective- 
ment, nous  avons  conscience  d'autre  chose,  à  savoir  d'une 
activité. 

Quand  nous  disons  que  le  désir  n'est  pas  contenu  dans  le 
plaisir,  nous  ne  voulons  pas  dire  qu'il  n'y  est  pas  du  tout; 


20  LIVRE  TROISIÈME.   —  VOLONTÉ   ET    LIBERTÉ 

mais  il  n'y  est  pas  tout,  il  n'y  est  qu'en  puissance,  et  il  est 
quelque  chose  de  plus.  Si  maintenant  nous  revenons  en 
arrière,  et  si  nous  examinons  le  plaisir  à  la  lumière  que  nous 
fournit  le  désir,  nous  trouvons  dans  le  plaisir  lui-mèmo  un 
élément  d'activité  qui  n'y  paraît  pas  quand  il  est  seul,  mais 
dont  le  désir  est  la  manifestation  ultérieure.  Si  le  plaisir  n'était 
pas  une  activité  satisfaite,  il  ne  se  traduirait  pas,  en  s'éva- 
nouissant,  par  une  activité  expeclante  et  tendue  comme  est  le 
désir.  Un  pur  état  passif  serait  suivi  d'un  autre  état  passif, 
et  rien  de  semblable  au  désir  ne  se  produirait.  Mais  l'activité 
satisfaite  passant  à  l'état  d'activité  non  satisfaite  devient  le 
désir.  La  satisfaction  disparaissant,  il  ne  reste  que  le  senti- 
ment d'activité.  Ce  sentiment  s'endort  dans  la  satisfaction; 
l'âme,  tout  entière  au  plaisir,  s'y  oublie  et  perd  le  sentiment 
de  sa  force  active.  Séparée  de  lui,  elle  se  réveille  et  elle  enfle 
ses  voiles,  en  quelque  sorte,  pour  regagner  ce  qu'elle  a  perdu. 

Cependant  le  désir  lui-même  est  encore  une  activité  incom- 
plète, une  activité  impuissante  et  en  quelque  sorte  inactive. 
L'amour,  à  l'état  de  désir,  est  encore  à  l'état  d'expectation. 
Cette  activité  tend  vers  l'objet,  mais  ne  fait  rien  ou  ne  peut 
rien  faire  pour  l'amener  à  elle  ou  pour  se  rapprocher  de  lui. 
Pour  s'assimiler  l'objet,  il  faut  queh|Lie  chose  de  plus  que  le 
désir;  il  faut  X effort.  L'effort  est  une  action  dans  l'action,  une 
tension  dans  la  tension.  Dans  le  désir  on  peut  dire  encore 
que  l'homme  e?,t  agi;  dans  l'effort  il  agit.  Le  désir  est  le  sen- 
timent d'une  force  qui  est  en  nous;  l'effort  est  le  sentiment 
de  notre  propre  force.  Examinons  d'un  peu  plus  près  le  pas- 
sage du  désir  à  l'effort. 

Il  y  a  des  âmes,  avons-nous  dit,  qui  sont  capables  de  jouir, 
mais  qui  ne  sont  pas  assez  fortes  pour  désirer.  Il  y  en  a  d'au- 
tres capables  de  désirs,  mais  incapables  d'efforts.  L'effort  est 
donc  autre  chose  que  le  désir.  On  dit  que  le  désir  se  traduit 
naturellement  et  irrésistiblement  en  mouvement  :  oui,  quand 
le  mouvement  est  facile  et  qu'il  n'y  a  aucun  obstacle  entre  le 
désir  et  l'objet.  Par  exemple,  un  homme  altéré  est  au  bord 
d'une  rivière;  il  n'a  (ju'à  étendre   la   main   potn-  puiser  de 


ANALYSE  PSYCHOLOGIQUE  DE  LA  VOLONTE      21 

l'eau.  11  le  fera  infailliblement.  Ici  le  désir  est  cause  d'une 
manière  immédiate.  Mais  si  entre  le  désir  et  Tobjet  désiré  il 
y  a  un  obstacle  ou  une  série  d'obstacles,  le  désir  ne  suffit 
plus,  ou  il  faut  qu'il  se  surpasse  lui-même,  qu'il  se  raidisse, 
(ju'il  prenne  une  initiative,  qu'il  passe  à  l'état  d'elTort.  Sup- 
posez, eu  effet,  Tliommc  altéré  de  soif  et  en  môme  temps 
exténué  de  fatigue  ;  supposez-le  séparé  du  ruisseau  par  une 
certaine  distance.  Dans  ce  cas,  le  désir  ne  produira  pas  immé- 
diatement et  par  lui-même  le  mouvement.  Il  faudra  un  acte 
propre  et  tout  à  fait  nouveau  :  il  faudra  une  lutte,  une  prise 
de  possession  de  l'activité  par  elle-même,  pour  forcer  le  corps 
à  franchir  l'intervalle  qui  sépare  la  coupe  et  les  lèvres. 

L'effort  cependant  n'est  pas  encore  la  volonté,  car  il  peut 
y  avoir  un  effort  involontaire;  et  même  il  faut  que  l'effort  ait 
été  involontaire  pour  devenir  ensuite  volontaire;  et  en  géné- 
ral, comme  l'a  dit  Ad.  Garnier,  nous  ne  faisons  volontai- 
rement que  ce  que  nous  avons  fait  d'abord  involontairement. 
Pour  qu'il  y  ait  effort,  il  suffit  que  le  désir  rencontre  un 
obstacle;  l'activité  indéterminée  du  désir  se  concentre  alors 
sur  le  point  résistant  pour  en  triompher.  Ce  surcroit  d'activité 
est  ce  qu'on  appelle  effort.  Pour  que  l'effort  devienne  volonté, 
il  faut  qu'il  soit  accompagné  ou  précédé  de  connaissance, 
c'est-à-dire  qu'il  ait  conscience  de  lui-même,  La  volonté  est 
donc  un  effort  conscient,  ou,  mieux  encore,  un  effort  réfléchi. 
Au  fond  et  substantiellement,  j'accorde  qu'il  n'y  a  pas  là  deux 
faits,  deux  facultés;  c'est  bien  la  puissance  de  l'effort  qui  est 
\q  réel  de  la  volonté.  Mais,  dans  le  premier  cas,  il  fait  effort 
sans  le  savoir;  dans  le  second  cas,  il  fait  effort  le  sachant,  et 
c'est  cela  que  l'on  appelle  plus  spécialement  la  volonté.  Un 
être  devient  capable  de  vouloir  lorsqu'il  peut  se  représenter 
d'avance  son  effort  :  cela  donne  à  la  puissance  de  l'effort  une 
vertu  nouvelle,  un  surcroît  de  forces  que  nous  appellerons  plus 
lard  liberté,  mais  qui,  toute  question  de  libre  arbitre  mise  à 
part,  se  manifeste  par  des  signes  particuliers.  Telle  est,  par 
exemple,  la  différence  entre  un  caractère  irascible  et  irritable 
qui  réagit  immédiatement  et  spontanément  contre  une  injure, 


22  LIVRE   TROISIEME.    -  VOLONTE    ET   LIBERTE 

et  un  caractère  ferme  et  fort  qui  prévoit  les  obstacles  ou  cal- 
cule son  effort.  Tel  est  le  personnage  de  la  comédie,  dont  le 
premier  mouvement  est  de  se  précipiter  dans  le  péril,  et 
le  second  de  l'esquiver.  Beaucoup  d'hommes  sont  capables 
d'un  effort  spontané  sous  l'empire  de  circonstances;  bien  peu 
le  sont  d'un  effort  voulu  et  suivi. 

Si  l'on  ne  confond  pas  absolument  la  volonté  avec  l'effort, 
comme  fait  Maine  de  Biran,  faut-il  cependant  l'en  séparer 
absolument  et  dire  que  l'effort  n'est  pas  l'essence,  mais  l'objet, 
le  terme  do  la  volonté?  Je  veux  faire  effort,  dira-t-on  :  donc 
la  volonté  est  autre  chose  que  l'effort;  elle  est  un  jugement, 
une  affirmation,  c'est  le  dernier  acte  intellectuel  qui  clôt  la 
délibération.  Nous  avons  vu  qu'il  n'en  est  rien.  Un  acte  pur 
d'intelligence  ne  suffît  pas  pour  passer  à  l'acte;  ps}xholo- 
giquement  comme  criminellement,  l'intention  pure  ne  suffit 
pas  :  il  faut  un  commencement  d'exécution.  Il  faut  passer  de 
la  puissance  à  l'acte.  L'idée  préconçue  n'est  que  la  cause 
occasionnelle  de  l'action  ;  la  vraie  cause  est  dans  l'énergie 
intérieure  qui  se  développe  sous  la  direction  de  la  pensée;  en 
un  mot,  une  idée  qui  ne  serait  qu'une  idée,  ou  un  effort  qui 
ne  serait  qu'un  effort,  ne  seraient  ni  l'un  ni  l'autre  un  acte  de 
volonté.  L'unité  de  l'effort  et  de  l'idée  est  la  volonté  elle- 
même. 

On  dit  que  l'attention  volontaire  occupe  une  part  extrême- 
ment faible  dans  notre  vie  (Ribot,  p.  100)  :  cela  est  possible. 
On  dit  que  l'arrêt  de  la  colère  par  la  volonté  est  on  ne  peut 
plus  rare  (p.  17)  :  cela  est  possible.  On  dit  que  le  motif  lui-même 
sous  l'empire  duquel  la  volonté  agit  n'est  qu'une  portion  de  la 
cause,  et  la  plus  faible  (p.  32)  :  cela  est  encore  possible.  On  dit 
que  souvent  nous  croyons  agir  pour  un  motif  quand,  en  réa- 
lité, on  no  fait  qu'obéir  à  une  suggestion  externe,  et  que  cela 
vérifie  le  mot  de  Spinoza  que  la  croyance  au  libre  arbitre 
n'est  que  l'ignorance  dos  motifs  qui  nous  font  agir  :  soit  encore. 
Toutes  ces  assertions  peuvent  être  relativement  vraies,  et  sont 
confirmées  par  des  faits.  Mais  ce  qui  reste  vrai  aussi,  malgré 
tous  ces  dires,  c'est  que  la  volonté,  dans  le  sens  propre,  n'est 


ANALYSE  PSYCHOLOGIQUE  DE  LA  VOLONTÉ      23 

autre  chose  que  la  puissance  d'agir  d'après  une  idée  (ou,  si 
Ton  veut,  d'après  un  sentiment  qui  est  toujours  accompagné 
d'idée);  et  c'est  dans  la  mesure  où  le  moi  se  détermine  selon 
l'idée  que  l'action  est  dite  volontaire  à  la  rigueur.  11  peut 
donc  se  faire  que  la  volition  pure  soit  un  état  extrême  très 
rare  dans  la  réalité.  Peut-être  même  devrait-on  dire  de  la 
volonté  ce  que  Kant  a  dit  de  la  vertu,  qu'on  ne  sait  pas  si 
aucun  acte  de  vertu  n'a  jamais  été  accompli  dans  le  monde; 
de  même  aussi,  dira-t-on,  un  acte  pur  de  volonté,  et  à  for- 
tiori un  acte  pur  de  volonté  libre  n'a  jamais  eu  lieu  ;  et,  c'est 
cependant  là  qu'est  l'idée  de  la  volonté  ;  et  c'est  dans  la  mesure 
où  l'on  s'en  rapproche  que  l'on  peut  être  dit  avoir  ou  ne  pas 
avoir  de  volonté.  Sans  doute  il  y  a  un  fond  matériel,  le  carac- 
tère, qui  est  le  substratum  de  la  volonté  :  c'est  de  là  que  l'ef- 
fort part,  et  il  ne  peut  être  en  contradiction  avec  ce  fond.  Mais, 
loin  de  dire  que  c'est  ce  fond  qui  est  la  volonté  même,  tandis 
que  la  volition  apparente  ne  serait  que  l'accident,  nous  disons 
au  contraire  que  ce  caractèie  lui-même  n'est  un  caractère 
qu'en  tant  qu'il  a  été  constitué  en  partie  par  la  volonté;  et 
enfin,  si  minime  que  soit  dans  notre  vie  la  part  faile  à  cet 
élément  initiateur,  c'est  lui  précisément  et  lui  seul  qui  mé- 
rite d'être  appelé  volonté. 

Est-ce  à  dire  que  nous  méconnaissions  l'unité  qui  peut 
exister  entre  tous  les  modes  de  l'activité  psychologique?  Eta- 
blissons-nous des  barrières  absolues  entre  des  faits  qui  se 
tiennent  d'une  manière  si  étroite  et  si  intime  ?Mainticndrons- 
nous  avec  intolérance  la  psychologie  des  diflerences,  tandis 
que  tout  nous  porte  de  tous  côtés  à  la  théorie  des  analogues? 

Il  y  a  d'abord  une  théorie  des  analogues  que  nous  rejetons 
sans  hésiter  :  c'est  celle  qui  fait  sortir  le  plus  du  moins,  et 
qui  explique  le  progrès  des  choses  par  la  complication  crois- 
sante des  phénomènes  ;  c'est  celle  qui  ne  voit  dans  la  pensée 
que  l'abstraction  des  sens,  dans  le  sentiment  que  l'abstraction 
de  l'appétit  physique,  dans  la  volonté  qu'une  combinaison 
d'actions  réflexes.  Toute  notre  psychologie  est  en  contra- 
diction avec  celle-là.  Sans  doute  la  psychologie  empirique 


24  LIVRE   TROISIÈME.   —  VOLONTÉ   ET   LIBERTÉ 

est  d'un  grand  prix,  parce  qu'olie  a  le  goût  des  faits  ;  et 
tous  ceux  qu'elle  invoque  et  qu'elle  expose  servent  d'enri- 
chissement pour  la  science.  Mais  autre  chose  est  le  fait,  au- 
tre chose  l'interprétation  des  faits.  Or,  toute  notre  discussion 
précédente  a  eu  précisément  pour  ohjet  de  démontrer  que 
la  volonté  n'est  pas  une  simple  complexité  d'actions  réflexes. 
Mais  il  y  a  une  autre  manière  de  réduire  les  phénomènes 
à  l'unité  :  c'est  de  prendre  pour  point  de  départ,  non  pas  le 
type  inférieur,  mais  le  type  supérieur;  c'est  de  dire,  par  exem- 
ple, comme  l'avait  remarqué  Kant,  non  pas,  avec  Locke, 
que  l'entendement  est  la  sensibilité  développée,  mais,  avec 
Leibniz,  que  la  sensibilité  est  l'entendement  enveloppé.  De 
même  on  dira,  non  pas  que  la  volonté  est  l'instinct  perfec- 
tionné, mais  que  l'instinct  est  une  volonté  imparfaite.  Cette 
seconde  sorte  de  réduction  n'a  rien  qui  ne  nous  agrée.  Nous 
ne  voulons  pas  de  miracle  ;  nous  n'admettons  pas  plus  que 
M.  Ribot  «  une  volition  provenant  on  ne  sait  d'où  »  (p.  loi). 
Il  faut  donc  qu'elle  préexiste  pour  pouvoir  exister  ;  et  en  ce 
sens  on  peut  dire  que  c'était  elle  déjà  qu'on  rencontrait  dans 
les  étages  inférieurs,  sous  d'autres  formes  et  à  un  moindre 
degré.  Cependant,  tout  en  reconnaissant  la  solidité  d'un  tel 
mode  de  raisonner,  nous  voudrions  qu'on  y  apportât  plus  de 
précision  et  de  rigueur  qu'on  ne  fait  aujourd'hui.  En  effet,  les 
assimilateurs  sont,  en  général,  si  préoccupés  des  analogies 
et  des  similitudes,  qu'ils  effacent  toutes  différences  et  noient 
tout  dans  de  vag-ues  identités;  et  alors  il  est  vrai  de  dire  que 
commencer  par  l'instinct,  ou  commencer  par  la  volonté,  c'est 
tout  à  fait  la  même  chose,  puisque  l'on  n'a  attribué  à  la 
volonté  aucun  caractère  nouveau  qui  la  dislingue  de  l'ins- 
tinct. Soit;  mais  alors  on  n'apprend  plus  rien  en  passant  de 
l'un  à  l'autre.  Si  vous  voulez,  au  contraire,  faire  partir  la 
série  des  identités  du  plus  haut  phénomène,  et  non  pas  du 
plus  bas ,  commencez  par  définir  l'attribut  le  plus  élevé  avec 
ses  caractères  propres,  de  manière  à  pouvoir  toujours  le  re- 
connaître, en  le  suivant  de  dégradation  en  dégradation  jus- 
qu'à ses  germes  les  plus  humbles.  Par  là,  la  méthode  des 


ANALYSE    PSYCHOLOGIQUE    DE   LA   VOLONTÉ  25 

(liiïcrcncos  non  seulement  n'est  pas  opposée  à  la  mélliode  de 
ressemblance,  mais  elle  en  est  an  contraire  le  fondement 
nécessaire. 

Gela  étant,  nous  choisissons  pour  type  la  résolulion  volon- 
taire à  son  maximum,  c'est-à-dire  l'acte  de  prendre  un  parti 
après  délibération  et  de  faire  effort  pour  en  commencer  l'exé- 
cution. Voilà  la  volonté  pure  (au  point  de  vue  humain,  bien 
entenduV  Supprimons  maintenant  la  délibération  et  la  con- 
ception des  motifs  :  il  reste  la  puissance  de  l'effort.  La  vo- 
lonté ne  naît  pas  de  rien.  Pour  faire  effort  avec  connaissance 
de  cause  et  avec  réflexion,  il  a  fallu  d'abord  faire  effort  sans 
le  savoir.  Nous  retrouvons  donc  la  substance  de  la  volonté 
dans  l'acte  de  l'effort.  Mais  l'effort  lui-même  ou  la  puissance 
de  réagir  contre  un  obstacle  ne  serait  pas  possible  s'il  n'y 
avait  pas  déjà  dans  l'être  une  activité  préexistante  qui  va 
vers  son  objet  spontanément  et  s'identifie  immédiatement 
avec  lui  lorsque  la  jouissance  se  présente  d'elle-même,  mais 
qui  sera  toute  prête  à  se  raidir  si  l'obstacle  se  présente.  De 
plus,  cette  activité  concrète  et  déterminée  qui  va  vers  l'objet 
présent  suppose  une  activité  idéale  qui  va  vers  l'objetabsent^ 
et  n'est  plus  alors  qu'une  vague  tension;  enfin,  comme  nous 
l'avons  vu,  cette  activité  non  satisfaite,  qui  est  à  l'état  d'at- 
tente, suppose  que,  dans  le  premier  mouvement  même  où  la 
satisfaction  est  venue  du  dehors,  et  même  dans  ce  que  nous 
appelons  le  plaisir  passif,  il  y  a  encore  une  activité,  et  enfin 
cette  activité  doit  préexister  au  plaisir  et  à  la  sensation  même 
et  doit  déterminer  des  réactions  inconscientes  avant  d'arriver 
à  cette  conscience,  si  humble  qu'elle  soit,  qui  accompagne  la 
première  sensation  :  c'est  l'activité  de  Vinstinct.  Ainsi  l'on 
peut  donc  dire  que  la  volonté  est  en  germe  dans  l'instinct, 
dans  le  désir,  dans  l'effort  spontané,  en  un  mot  dans  toute 
forme  d'activité,  et,  comme  l'activité  est  le  fond  de  toutes 
choses,  on  peut  dire  que  la  volonté  est  le  principe  de  toutes 
choses,  comme  l'a  fait  Schopenhauer;  mais  c'est  à  la  condi- 
tion d'ajouter  que  cette  activité,  à  chaque  étape,  engendre 
quelque  chose  de  nouveau,  et  qu'elle  prend  ses  forces  en  se 


26  LIVRE   TROISIEME.   -   VOLONTE   ET   LIBERTE 

développant,  vires  acqiiirit  eundo.  L'instincl  devient  désir, 
le  désir  devient  effort,  l'effort  devient  volonté  ;  mais  ce  désir 
est  plus  que  Finslinct;  l'effort  est  plus  que  le  désir,  et  la  vo- 
lonté est  plus  que  l'effort.  Le  progrès,  ou  passage  du  moins 
au  plus,  est  le  caractère  propre  de  l'activité  vitale  en  général, 
et  en  particulier  de  l'activité  spirituelle.  La  puissance  de  réac- 
tion va  toujours  croissant,  et  la  volonté  proprement  dite  en 
est  la  forme  la  plus  haute. 

Celle  ascension  de  forces,  qui  dans  la  nature  extérieure 
se  produit  par  le  passage  de  la  mécanique  à  la  physique,  de 
la  physique  à  la  chimie,  do  la  chimie  à  la  vie,  se  traduit  à 
son  tour,  dans  l'ordre  physiologique  et  psychologique,  par  le 
passage  de  l'irritabilité  à  l'instinct,  de  l'instinct  au  désir,  du 
désir  à  l'effort,  de  l'etîort  à  la  volonté.  Quel  est  le  principe  de 
cette  tension  de  forces  de  plus  en  plus  énergiques?  Suivant 
quelques  philosophes  récents,  inspirés  de  la  philosophie  d'A- 
ristote,  ce  serait  l'attraction  du  souverain  bien  qui  ferait  sor- 
tir de  l'eng-ourdissement  de  la  matière  les  forces  endormies 
qu'elle  contient,  et  qui,  à  chaque  degré,  à  chaque  étape  nou- 
velle, solliciterait  les  forces  à  un  accroissement  nouveau. 
Nous  croyons  qu'il  y  a  là  une  grande  part  de  vérité.  Le  sou- 
verain bien,  ou  Dieu,  si  l'on  ne  craint  pas  de  lui  donner  son 
vrai  nom,  doit  concourir  à  l'action  des  créatures.  Le  concur- 
sus  divin  doit  être  non  seulement  simiiltaneus,  mais  encore 
prœvius,  comme  disaient  les  Scolas tiques.  Nous  savons  par 
expérience  quel  prestige  a  sur  nous  l'attrait  de  la  beauté  et 
de  la  bonté,  et  de  quels  efforts  il  nous  rend  capables.  C'est 
là  la  part  de  la  grâce,  et  je  ne  me  refuse  pas  à  ce  qu'on  le 
fasse  aussi  grand  qu'on  voudra.  Mais  cette  part  ne  peut  pas 
aller  jusqu'à  absorber  tout;  autrement  il  n'y  aurait  plus  de 
créature.  La  grâce  elle-même  suppose  mi  certain  consente- 
ment de  la  nature  ;  et  si  tout  est  grâce,  il  n'y  a  plus  de  na- 
ture. N'est-ce  pas  trop  appauvrir  l'activité  et  l'initiative  de 
l'âme  que  de  la  réduire  à  être  sollicitée  par  l'attrait?  N'est-ce 
pas  trop  substituer  le  règne  de  la  fascination  et  du  magné- 
tisme à  celui  de  l'initiative  morale  et  virile?  Même  pour  aller 


ANALYSE   PSYCHOLOGIQUE    DE    LA   VOLONTÉ  27 

vers  le  bien  sous  l'empire  de  l'allrait  divin,  il  faut  encore 
dans  riiomme  une  certaine  force,  une  certaine  spontanéité 
d'action,  et  la  cause  finale  ne  peut  pas  supprimer  et  rem- 
placer la  cause  efficiente.  Je  me  dirige  vers  une  étoile,  c'est 
vrai;  s'il  n'y  avait  pas  d'étoile,  je  ne  sortirais  pas  du  repos. 
Mais  c'est  bien  moi  qui  vais  vers  l'étoile.  Il  y  a  donc  une 
force  propre  à  la  créature;  mais  c'est  l'attrait  du  souverain 
bien  qui  fait  que  cette  force  peut  grandir  sans  cesse,  et 
trouver  en  elle  des  ressources  toujours  nouvelles. 

On  peut  donc  dire  que  l'àme  agit  sous  l'empire  de  la  cause 
finale;  on  peut  même  aller  plus  loin,  et  dire  qu'elle-même 
n'agit  qu'à  titre  de  cause  finale.  En  effet,  comme  on  ne 
sait  pas  comment  l'âme  agit  sur  le  corps,  comment  même 
elle  agit  sur  elle-même,  comment  elle  fait  naître  en  elle  des 
idées  et  même  des  sentiments,  on  peut  supposer  qu'elle 
est  elle-même  le  but  vers  lequel  tendent  et  se  dévelop- 
pent les  forces  intellectuelles  et  vitales,  et  que  c'est  pour 
cela  qu'elle  n'en  a  pas  conscience.  Cette  supposition  est 
séduisante;  en  effet,  pour  sortir  de  l'inertie  il  faut  que 
les  activités  aient  un  but  à  poursuivre.  On  peut  donc  ad- 
mettre que  toutes  les  forces  de  l'être  organisé  se  portent 
à  l'action  pour  réaliser  les  pensées  de  l'âme,  pour  exprimer 
dans  leur  diversité  l'unité  harmonique  de  l'esprit.  Ainsi 
l'âme  est  une  cause  finale;  mais  elle  n'est  pas  seulement 
une  cause  finale.  Nous  ne  pouvons  croire  qu'elle  soit  un  mo- 
tew  immobile  attendant  paisiblement,  dans  sa  divine  supé- 
riorité, que  les  forces  inférieures  se  hissent  péniblement  jus- 
qu'à elle.  Le  fait  psychologique  de  l'effort  résiste  à  cette 
explication  trop  quiétiste.  Admettons,  si  l'on  veut,  que  l'âme 
n'agisse  pas  directement  sur  le  corps,  et  même  qu'elle  n'a- 
git pas  sur  ses  propres  facultés.  Je  ne  puis,  je  le  sais  bien, 
avoir  des  idées  à  volonté,  ni  supprimer  une  passion  à  vo- 
lonté; mais  la  résolution  volontaire  n'en  est  pas  moins  le 
propre  de  l'âme.  Le/e  veux  lui  appartient  en  propre,  c'est  son 
acte  même.  Nous  ne  surprenons  point  le  passage  de  cet  acte  à 
son  effet.  Mais  on  peut  dire  que  les  choses  se  passent  comme 


28  LIVRE   TROISIÈME.   —   VOLONTÉ   ET   LIBERTÉ 

si  cet  acte  était  cause  de  cet  effet.  C'est  la  concentration  de 
la  volonté  qui  fait  la  force  de  rintelligcnce  et  la  faiblesse  de 
la  passion  :  celui  qui  laisse  venir  à  lui  les  idées,  sans  réagir, 
se  laisse  entraîner  et  déborder  par  elles;  il  gaspille  son  esprit. 
Celui  qui  se  laisse  aller  au  décousu  des  passions  devient  bien 
vite  leur  jouet.  La  volonté  peut-être  ne  produit-elle  rien  par 
elle-même;  mais  elle  tient  les  rênes.  Elle  est  la  maîtresse 
souveraine.  Bien  entendu,  cet  empire,  chez  la  plupart  des 
hommes,  même  les  meilleurs,  n'est  encore  qu'intermittent. 
Nous  avons  fait  la  part  de  la  nature;  nous  avons  fait  la  part 
de  la  grâce;  mais  cet  «  indivisible  »,  comme  l'appelle  Des- 
cartes, ce  point  culminant  de  toute  force  et  de  toute  activité, 
ne  pourrait  être  supprimé  sans  que  tout  le  reste  s'écroulât. 
Nous  ne  voulons  pas  dire  cependant  qu'il  ne  puisse  pas  y 
avoir  dans  l'âme  un  état  supérieur  à  la  volonté  elle-même; 
nous  ne  cherchons  pas  ici  le  terme  fmal  de  l'activité  philoso- 
phique. Disons  seulement  que  nous  trouvons  jusqu'ici  dans 
l'effort  voulu  le  plus  haut  degré  de  la  force  qui  constitue 
l'âme  humaine,  en  y  ajoutant  toutefois  la  liberté. 


LEÇON   III 

SUITE    DE    l'analyse    DE    LA    VOLONTÉ 

Messieurs, 

Continuons  à  étudier  l'histoire  de  la  volonté.  Nous  aurons 
ici  trois  ([ueslions  à  examiner  : 

4°  La  volonté  peut-elle  exister  sans  intellig-ence?  2°  Quelles 
sont  les  origines  de  la  volonté?  3°  Quels  sont  les  éléments  et 
les  divers  moments  de  l'acte  volontaire? 

L  Certains  philosophes,  par  exemple  Schopenhauer  et  Hart- 
mann, admettent,  l'un  une  volonté  sans  intelligence,  l'autre 
une  volonté  sans  conscience.  C'est  étendre,  selon  nous,  d'une 
manière  exagérée  le  domaine  de  la  volonté.  Une  volonté  qui 
ne  connaît  pas  et  qui  ne  se  connaît  pas  n'est  pas  une  volonté. 
«  On  ne  veut  jamais,  dit  Bossuet,  sans  quelque  raison.  »  La 
volonté  est  donc  pour  nous  la  spontanéité  raisonnable,  la  force 
qui  se  détermine  pour  un  hut  avec  conscience.  Les  Scolas- 
tiques  lui  donnaient  le  nom  cVappetitus  rationalis  :  c'est  le 
vrai  sens  du  mot  volonté  :  c'est  dans  ce  sens  que  nous  l'en- 
tendrons. Si  vous  retranchez  son  caractère  distinctif  [ratio- 
nalis)., il  ne  reste  plus  que  Yappetitus  en  général,  la  tendance 
active  vers  un  hut.  On  pourra,  si  l'on  veut,  donner  à  ce  principe 
le  nom  de  volonté  :  ce  ne  sera  qu'une  question  de  mots  ; 
mais  il  y  aura  toujours  lieu  à  distinguer  Xappetitus  naturalis 
(celui  de  la  plante),  Xappplitus  sensitivus  {celm  de  l'animal), 
et  enfin  Yappetitus  rationalis  ou  volonté  proprement  dite. 

Demandons-nous  d'abord  s'il  peut  y  avoir  volonté  sans 
intelligence;  nous  verrons  ensuite  s'il  y  aune  volonté  sans 
conscience.  Ces  deux  questions  sembleraient  devoir  se  ré- 
duire à  une  seule  :  car  qui  dit  intelligence,  ne  dit-il  pas  par 


30  LIVRE   TROISIÈME.   —    VOLONTÉ  ET   LIBERTÉ 

là  racme  conscience  ?  Mais  le  philosophe  Hartmann  a  dislin- 
gué  l'un  do  l'autre,  et  a  soutenu  d'une  part,  contre  Scho- 
penhauer,  qu'il  n'y  a  pas  de  volonté  sans  inteHigence,  et, 
d'autre  part,  contre  la  plupart  des  philosophes,  qu'il  peut  v 
avoir  une  volonté  inconsciente.  H  y  a  donc  ici  deux  ques- 
tions. 

Hartmann  nous  paraît  avoir  démontré  très  solidement  con- 
Ire  Schopenhaucr  l'union  nécessaire  de  la  volonté  et  de  Vidée. 
Dans  tout  acte  de  volonté,  dit-il,  l'esprit  veut  passer  d'un 
état  présent  à  un  nouvel  état.  On  part  toujours  d'un  état  pré- 
sent, et  à  cet  état  présent  correspond  déjà  une  certaine  idée  ; 
mais  cet  état  présent  ne  suffirait  pas  à  expliquer  le  vouloir, 
si  la  possibilité  idéale  d'un  autre  état  ne  s'y  trouvait  en  même 
temps  contenue.  «  Il  y  a  donc  dans  la  volonté  deux  idées  : 
celle  d'un  état  présent  comme  point  de  départ;  celle  d'un 
état  futur  comme  point  d'arrivée  ou  comme  but.  La  première 
se  manifeste  comme  l'idée  d'une  réalité  présente,  la  seconde 
comme  l'idée  d'une  réalité  à  produire.  La  volonté  est  l'effort 
pour  créer  cette  réalité,  ou  l'effort  pour  passer  de  l'état 
représenté  par  la  première  idée  à  l'état  représenté  par  la 
seconde.  » 

«  Il  n'y  a  pas  en  réalité  de  vouloir  pur  qui  n'ait  ceci  ou  cela 
pour  objet.  Vue  volonté  qui  ne  veut  rien  n  existe  pas  réelle- 
ment. C'est  à  son  contenu  que  la  volonté  doit  la  possibilité  de 
son  existence,  et  ce  contenu  est  l'idée.  D'oii  le  mot  d'Aristote  : 

«  En  soi,  la  volonté  n'est  que  le  pouvoir  formel  de  réaliser 
quelque  chose  d'une  manière  générale;  mais  ce  n'est  qu'une 
pure  forme.  Il  lui  faut  un  contenu  (un  but)  :  ce  contenu  ne 
peut  être  conçu  que  comme  représentation  ou  comme  idée. 

«  Telle  est  l'erreur  fondamentale  de  Schopenhaucr.  L'idée 
n'est  aucunement  reconnue  par  lui  comme  constituant  seule  et 
exclusivement  le  contenu  de  la  volonté.  La  volonté,  quoique 
aveugle,  se  conduit  absolument  comme  si  la  représentation 
ou  l'idée  formait  son  contenu.  » 

Cette  réfutation  de  Schopenhaucr  nous  parait  victorieuse 


SUITE    DE   L'ANALYSE    DE   LA   VOLONTÉ  Hl 

et  sans  réplique.  Tout  ce  que  celui-ci,  en  effet,  fait  valoir  pour 
séparer  la  volonté  de  l'intellig-ence,  ne  prouverait  qu'une  vo- 
lonté sans  conscience,  mais  non  sans  idée.  Reste  à  savoir 
maintenant  s'il  est  rationnel  d'appliquer  le  même  nom  à  deux 
modes  aussi  dilférents  d'activité  que  l'activité  consciente  et 
l'activité  inconsciente. 

Si  l'on  veut  soutenir  seulement,  en  effet,  qu'il  y  a  en  nous 
une  puissance  d'effort  qui  peut  se  développer  spontanément 
et  par  conséquent  sans  conscience,  avant  de  s'exercer  d'une 
manière  intentionnelle  et  réllécliio;  que  cette  puissance  a 
cependant  un  but  dans  un  cas  comme  dans  l'autre  (car  nul 
effort  sans  but);  si  l'on  soutient  que  cette  puissance  est  en  subs- 
tance la  même  dans  les  deux  cas,  soit  qu'elle  ait  conscience, 
soit  qu'elle  n'ait  pas  conscience;  si,  en  un  mot,  on  convient 
d'appeler  volonté  la  puissance  de  commencer  le  mouvement 
dans  une  direction  prédéterminée,  il  n'y  a  nulle  difficulté  à 
accorder  qu'il  y  ait  une  volonté  inconsciente.  Seulement  on 
peut  se  demander  si  ce  n'est  pas  un  abus  de  mots  que  d'ap- 
peler volonté  une  puissance  qui  ne  sait  pas  ce  qu'elle  fait. 
N'est-ce  pas  comme  si  l'on  admettait  une  volonté  hwtAonlairc 
et  une  volonté  volontaire?  Ne  vaut-il  pas  mieux  réserver  ce 
terme  si  précis  et  si  familier  pour  ce  second  cas,  et  désigner 
le  premier  par  le  mot  d'instinct,  comme  on  l'a  toujours  fait? 
A-t-on  éclairci  le  moins  du  monde  ce  que  c'est  que  l'instinct, 
en  disant  que  c'est  une  volonté  inconsciente,  et  le  mot  volonté 
(employé  ici  (et  séparé  de  l'idée  de  réflexion  et  d'intention)  dit- 
il  quelque  cliose  de  plus  que  le  terme  d'activité? 

Il  est  vrai  que,  pour  Hartmann,  la  volonté  inconsciente  pa- 
rait se  distinguer  de  l'instinct,  quoiqu'il  n'explique  pas  nette- 
ment en  quoi  consiste  la  différence'.  Examinons  donc  les  faits 
qu'il  apporte  à  l'appui  de  sa  théorie.  Il  cite  l'exemple  de  la 
grenouille  décapitée  qui  continue  non  seulement  à  exécuter  des 
mouvements  rég^uliers  et  coordonnés,  mais  encore  des  mou- 


■'O' 


1.  Nous  supposons  qu'il  les  distingue,  parce  qu'il  eu  fait  deux  chapitres  difftj- 
reuts  ;  mais  il  ne  dit  pas  en  quoi  consiste  la  distinction,  et  il  signale  de  paît  et 
il'autre  des  faits  qui  paraissent  bien  semblables. 


32  LIVRE   TROISIEME.   -  VOLONTE   ET   LIBERTE 

vcmcnls  variés  el  appropriés  pour  éviter  les  obstacles  qu'on 
lui  oppose.  Il  cite  l'insecte  coupé  en  deux  dont  une  moitié 
continue  l'acte  de  la  nutrition,  tandis  que  l'autre  continue  l'acte 
de  la  copulation;  ce  polype  qui,  sans  aucun  organe  des  sens, 
distingue  l'insecte  mort  de  l'insecte  vivant  et  fait  tous  les 
mouvements  nécessaires  pour  se  l'approprier,  au  point  que 
deux  polypes  luttent  ensemble  pour  se  disputer  la  même  proie. 
Tous  ces  faits  ne  prouvent-ils  point  que  la  volonté  n'est  pas 
circonscrite  au  cerveau?  Il  y  a  une  volonté  ganglionnaire, 
comme  une  volonté  cérébrale,  puisque  dans  les  insectes  il  n'y 
a  pas  de  cerveau.  Pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  même  aussi 
dans  les  vertébrés?  Pourquoi  n'y  aurait-il  pas  une  volonté  de 
la  moelle  épinière?  Le  pigeon,  même  sans  cerveau,  sait  encore 
éviter  les  obstacles.  Tous  ces  faits  ne  paraissent  pas  être  du 
même  ordre  que  l'instinct,  et  appartiennent  à  ce  que  Hart- 
mann appelle  la  volonté  inconsciente. 

Tous  ces  phénomènes  prouvent  sans  doute  qu'il  peut  rester 
quelques  vestiges  de  volonté  et  d'intelligence  là  où  les  orga- 
nes habituels  de  ces  facultés  font  défaut  :  mais  prouvent-ils 
une  volonté  inconsciente,  ou  seulement,  ce  qui  serait  bien 
différent,  une  volonté  d'une  moindre  conscience?  Car,  si  l'on 
suppose  qu'une  sorte  d'intelligence  peut  exister  sans  cerveau, 
pourquoi  ne  supposerait-on  pas  qu'une  sorte  de  conscience 
peut  subsister  également  dans  la  même  condition?  Or  c'est 
là,  au  fond,  la  doctrine  même  de  Hartmann.  «  La  conscience 
cérébrale,  dit-il,  n'est  pas  la  seule  qui  existe  chez  les  animaux  : 
c'est  seulement  la  forme  la  plus  haute  de  la  conscience,  la 
seule  qui  atteigne  à  la  personnalité  et  au  moi,  la  seule  par 
conséquent  que  je  puisse  appeler  ma  conscience,  à  propre- 
ment parler.  »  Mais  pourquoi  n'y  aurait-il  pas  une  conscience 
de  la  moelle  épinière,  une  conscience  ganglionnaire?  «  Il  ne 
faut  pas  à  la  légère  considérer  la  volonté  de  la  moelle  épinière 
et  des  ganglions  comme  une  volonté  inconsciente  en  soi.  Elle 
est  seulement  inconscie^ite  pour  nous,  bien  que  résidant  dans 
des  centres  nerveux  qui  font  partie  de  notre  organisme  et  qui 
par  conséquent  sont  en  nous.  » 


SUITE   DE   L'ANALYSE    DE   LA   VOLONTÉ  33 

Nous  n'avons  pas  à  suivre  ici  l'auteur  allemand  sur  le  lor- 
rain où  il  se  place.  Qu'il  y  ait  ou  qu'il  n'y  ait  pas  des  volontés 
spéciales  répandues  dans  nos  organes,  et  différentes  de  la 
seule  volonté  que  nous  nous  connaissions,  qui  est  la  volonté 
du  moi,  c'est  une  question  que  nous  n'avons  pas  à  résoudre 
en  ce  moment.  Tout  ce  que  nous  pouvons  dire,  c'est  que  si  de 
telles  volontés  existent,  de  même  que,  conscientes  peut-être  en 
soi,  elles  sont  inconscientes  pour  nous,  de  même,  (juoique  en 
elles-mêmes  elles  puissent  s'appeler  volontés,  elles  ne  sont  pas 
des  volontés  pour  nous.  La  seule  volonté  que  nous  connais- 
sions, c'est  la  nôtre,  c'est  ccUc  qui  s'identifie  avec  notre  moi; 
et  celle-là  c'est  la  volonté  consciente;  quant  aux  volontés 
subordonnées  et  dispersées  dans  l'organisme,  elles  ne  peuvent 
être  appelées  de  ce  nom  qu'en  tant  qu'elles  seraient  elles-mêmes 
accompagnées  d'une  certaine  conscience.  La  conscience  res- 
terait donc,  avec  l'idée,  la  caractéristique  de  la  volonté. 

En  résumé,  la  volonté  considérée  en  soi,  indépendamment 
de  l'intelligence,  ne  contient  rien  de  plus  que  l'idée  d'activité 
en  général,  ou  l'idée  de  force  telle  que  Leibniz  l'avait  posée. 
Dire  que  tout  est  volonté,  c'est  dire  que  tout  est  actif;  ce  n'est 
rien  de  plus.  On  peut  sans  doute  et  on  doit  prendre  le  type  de 
l'activité  et  de  la  force  là  où  elle  se  manifeste  de  la  manière 
la  plus  claire  et  la  plus  complète;  mais  cette  clarté  même  ne 
subsisterait  pas,  si  on  ne  conservait  pas  à  la  forme  la  plus 
haute  de  l'activité  son  caractère  propre  et  distinctif.  Pour  se 
rendre  compte  des  dégradations  successives  que  subit  la  vo- 
lonté en  descendant  d'étage  en  étage,  depuis  le  premier  jus- 
([u'au  dernier  des  organismes,  il  faut  qu'elle  soit  d'abord  dé- 
finie et  caractérisée  dans  ce  qu'elle  a  de  distinct  et  de  suprême  : 
sans  quoi  ce  ne  seront  plus  les  autres  forces  que  l'on  compa- 
rera à  la  volonté  :  ce  sera  la  volonté  que  l'on  confondra  avec 
les  autres  forces.  La  volonté  sera  donc  pour  nous  l'activité 
consciente,  Inp-it'.'x  [).i-.ù.  X^y^j. 

Si  le  contenu  de  la  volonté  est  l'idée,  c'est-à-dire  le  but  cons- 
cient, la  forme  de  la  volonté  sera  ïe/fort  ou  l'énergie  par 
laquelle  l'àme  passe  d'un  état  à  un  autre.  Cet  effort,  dit  avec 

II.  3 


34  LIVRE   TPxOlSIÈ.AIE.    —   VOLONTÉ   ET   LIBERTÉ 

raison  Hartmann,  se  dérobe  à  toute  analyse,  à  toute  définition: 
car  notre  pensée  ne  se  meut  qu'au  milieu  des  idées,  et  V effort 
est  en  soi  quelque  chose  de  très  différent  de  l'idée.  Tout  ce 
qu'on  peut  dire  de  lui,  c'est  qu'il  est  la  cause  immédiate  du 
changement,  a  11  est  la  forme  vide,  partout  semblable  à  lui- 
même,  du  vouloir...  C'est  la  forme  de  la  causalité,...  l'acte  par 
lequel  la  volonté  sort  d'elle-même,  tandis  que  l'idée  reste 
inviolablement  enfermée  en  elle-même.  » 

Ici  une  nouvelle  question  se  présente  :  la  volonté  ne  peut 
rien  sans  l'idée  :  soit;  mais  l'idée  ne  pourrait-elle  pas  quel- 
que chose  sans  la  volonté?  L'idée  ne  serait-elle  pas  motrice 
par  elle-même,  n'est-clle  pas  une  force,  comme  l'ont  pensé 
llégel  et  Ilerhart?  Ilermann  pense  que,  même  dans  ce  cas, 
l'idée  ne  peut  rien  sans  la  volonté.  Il  invoque  l'autorité  d'A- 
ristote  :  '^i  çavcaaîa,  oTav  •/.îvti,  oj  -/.tv£"i  avsj  opi^n,^-^  ((  L'imag'ina- 
lion,  ou  la  pensée,  quand  elle  agit  au  dehors,  n'agit  pas  sans 
la  volonté  »  (ou  sans  le  désir). 

11 V  a  certainement  des  cas  oii  le  mouvement  est  provoqué 
par  l'idée  sans  intervention  directe  de  la  volonté.  C'est  ainsi 
que,  dans  le  sommeil  magnétique,  le  sujet  est  entraîné  à  exé- 
cuter les  tableaux  qu'il  a  dans  l'imagination  :  c'est  ainsi  que, 
dans  le  vertige,  la  vue  d'un  précipice  détermine  la  tentation  de 
s'y  ieter  :  c'est  ainsi  que,  dans  certains  cas  d'aliénation  men- 
tale, le  malade  se  sent  entraîné  malgré  lui  à  commettre  un 
crime,  et  demande  en  grâce  à  ceux  qui  l'écoutent  de  l'enchaî- 
ner pour  mettre  obstacle  à  ses  désirs.  L'idée  a  donc  incon- 
testablement une  vertu  motrice.  Mais  est-il  nécessaire  de 
faire  intervenir  ici  l'action  de  la  volonté?  N'est-ce  pas  préci- 
sément parce  que  la  volonté  est  absente,  que  l'idée  agit  direc- 
tement sur  le  système  moteur?  N'est-ce  pas  précisément  à 
cause  de  cette  action  directe  sur  le  système  moteur,  que  l'on 
(lit  que  la  volonté  est  absente?  Que  si  l'on  soutient  que  c'est 
alors  l'œuvre  d'une  volonté  inférieure,  je  le  veux  bien;  mais 
alors  ce  n'est  pas  l'action  de  //ki  volonté;  cette  volonté  infé- 
rieure que  je  ne  connais  pas  n'est  pas  une  volonté  pour  moi  : 
c'est  la  volonté  de  mes  organes,  qui  ne  sont  pas  moi. 


SUITE   DE   L'ANALYSE    DE    LA   VOLOiNïÉ  3o 

En  un  mot,  il  y  a  pour  riiommo  un  mécanisme  clans  l'or- 
dre des  mouvements,  comme  il  y  a  un  mécanisme  dans  l'or- 
dre des  sensations.  Tantôt  ce  mécanisme  moteur  est  purement 
physiologique  :  il  commence  et  il  finit  dans  le  système  ner- 
veux. Tantôt  l'élément  psychique  et  mental  intervient  dans  le 
mécanisme,  et  agit  à  l'instar  d'une  excitation  physique  exté- 
rieure. C'est  toujours  de  l'automatisme.  L'habitude  se  com- 
pose pour  autant  d'actes  psychiques  que  d'actes  musculaires. 
Oue  j'oublie  par  hasard  que  c'est  l'heure  où  je  me  livre  à  tel 
exercice,  je  pourrai  y  déroger  pour  cette  fois;  mais  aussitôt 
que  l'idée  m'en  est  suggérée  par  autrui  ou  me  revient  sponta- 
nément, tout  le  mécanisme  se  déroule  comme  à  l'ordinaire. 

On  peut  soutenir,  il  est  vrai,  que,  de  même  que  dans  la 
moindre  sensation  il  y  a  de  la  pensée,  dans  le  mécanisme  le 
plus  automatique  il  y  a  de  la  volonté  ;  que  ce  n'est  là  qu'une 
forme  inférieure  de  la  volonté,  comme  le  mécanisme  des  sen- 
sations est  la  forme  inférieure  de  la  pensée.  Cette  doctrine  est 
solide  et  vraie.  Il  n'est  pas  vraisemblable  qu'entre  la  sensibi- 
lité et  l'entendement  il  y  ait  cet  abime  qu'avait  supposé  Kant  ; 
il  est  plus  probable,  comme  le  pensait  Leibniz,  que  la  sen- 
sibilité n'est  qu'un  moindre  entendement.  De  même  il  n'est  pas 
probable  qu'entre  l'instinct  et  la  volonté  il  y  ait  cet  abîme 
qu'avait  supposé  Biran,  voyant  dans  l'un  le  règne  du  fatum, 
dans  l'autre  de   la  liberté.   Il  est  plus  probable,  nous  l'ac- 
cordons, que  l'instinct  n'est  qu'une  moindre  volonté.  Mais 
autre  chose  est  le  point  de  vue  de  la  théorie,  autre  chose  le 
point  de  vue  de  l'analyse  expérimentale.  Or,  au  point  de  vue 
de  re-\périence,  autre  est  l'aclion  volontaire,  conforme  aux 
idées,  autre  l'action  automatique  des  idées.  Dans  le  premier 
cas,  l'homme  agit;  dans  le  second,  selon  la  belle  expression 
de   Malebranche  ,    il  est  arji  :  c'est  même   là  ,    en  quelque 
sorte,  un  experimentum  crucis  en  faveur  de  la  liberté,  car  on 
j)rétend  que  nous  agissons  toujours  par  le  motif  le  plus  fort; 
mais  c'est,  au  contraire,  lorsque  le  motif  est  tellement  fort 
iju'il   détermine  infailliblement  l'action  ,   qu'elle  cesse  alors 
de  nous  paraître  volontaire  et,  à  plus  forte  raison,  libre.  C'est 


:3G  LIVRE   TROISIÈME.   —   VOLONTÉ   ET   LIBERTÉ 

là,  nous  le  verrons,  une  raison  très  forte  contre  la  doctrine- 
cVun  philosophe  distingué  de  nos  jours  qui  a  voulu  con- 
fondre l'idée  de  la  liberté  avec  la  liberté  elle-même. 

Comparons,  en  effet,  les  deux  phénomènes  que  nous  venons 
d'opposer  l'un  à  l'autre  :  l'un  dans  lequel  l'homme  agit  d'a- 
près une  idée,  l'autre  où  il  ci^l  agi  par  une  idée.  Dans  le  pre- 
mier cas  il  se  sent  actif,  dans  le  second  il  est  passif,  exacte- 
lement  comme  si  une  force  extérieure  agissait  sur  lui.  J"ai 
l'idée  d'un  rendez-vous,  et  je  m'y  rends;  j'ai  l'idée  d'un  préci- 
pice, et  je  m'y  jette.  Quelle  différence  entre  ces  deux  faits? 
Dans  l'un,  c'est  moi-même  qui  me  détermine  ;  dans  l'autre  cas,, 
c'est  malgré  moi  que  je  suis  entraîné.  La  volonté  consiste  pré- 
cisément à  rompre  l'automatisme  :  ramener  la  volonté  à  un 
dynamisme  logique,  c'est  la  détruire.  La  volonté  est  le  moyen 
terme  entre  l'idée  et  l'acte  :  c'est  la  force  personnelle  se 
substituant  à  la  force  automati(pie  des  idées. 

Ainsi  l'idée  motrice  n'est  pas  la  volonté,  et  quand  l'idée 
est  directement  motrice,  il  n'y  a  pas  de  volonté. 

IL  Considérons  maintenant  les  origines  de  la  volonté. 

Maine  de  Biran  paraît  avoir  posé  le  premier  le  problème 
des  origines  de  la  volonté:  «  Il  y  a  lieu  à  chercher,  dit-il, 
quelle  est  la  suite  des  progrès  ou  des  conditions  qui  ont  pu 
amener  le  premier  exercice  de  la  puissance  individuelle  de 
l'effort...  quelle  est  la  loi  du  passage  des  mouvements  ins- 
tinctifs aux  mouvements  volontaires.  » 

Ce  problème  semble,  en  effet,  impliquer  une  sorte  de  cercle 
vicieux  :  car  s'il  est  vrai  «  que  l'être  pensant  ne  peut  com- 
mencer à  connaître  qu'autant  qu'il  commence  à  agif  et  à 
vouloir,  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'on  ne  peut  vouloir  expres- 
sément ce  qu'on  ne  connaît  en  aucune  manière.  » 

Voici  la  solution  de  Maine  de  Biran.  Le  mouvement  se 
produirait  primitivement  sous  l'inlluence  des  excitations- 
externes;  mais,  en  vertu  des  lois  de  l'habitude,  qui  sont  bien 
connues,  d'une  part  les  impressions  externes  deviennent 
moins  vives,  de  l'autre  les  mouvements  deviennent  plus  fa- 
ciles par  les  répétitions.  Le  centre  nerveux  qui  est  le  distri- 


SUITE   DE    L'ANALYSE   DE    LA   VOLOxNTE  37 

])uloiir  du  mouvement,  et  qui  n'a  d'abord  agi  que  sous  Tin- 
iluence  externe,  contracte  peu  à  peu  des  habitudes  :  «  il 
devient  capable  d'entrer  spontanément  en  action,  en  vertu  de 
cette  loi  de  l'habitude  qui  fait  qu'un  organe  vivant  tend  à 
renouveler  de  lui-même  les  mouvements  qu'une  cause  étran- 
gère a  suscités  en  lui.  » 

((  En  un  mot,  suivant  Biran,  la  5/;o»/rt;?r?7e  remplace  Viiis- 
tinct,  celui-ci  étant  encore  sous  l'empire  d'une  stimulation 
oxterne,  et  celle-là  ayant  son  principe  dans  le  centre.  » 
])iran,  comme  on  le  voit,  accorde  encore  plus  à  l'intluence 
externe  qu'on  ne  le  fait  d'ordinaire,  puisqu'il  dérive  la  spon- 
tanéité de  l'habitude.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  spontanéité  étant 
donnée,  il  s'agit  maintenant  d'en  faire  sortir  la  volonté. 
«  Cette  spontanéité,  en  effet,  dit  Biran,  n'est  pas  encore  la 
volonté,  mais  elle  la  précède  immédiatement. 

Voici  comment  se  forait  le  passage  :  «  En  vertu  de  la 
spontanéité  do  l'action  du  centre,  qui  est  le  terme  immédiat 
et  l'instrument  propre  de  la  force  hyperorganique  do  l'àme, 
cette  force,  qui  ne  pouvait  apercevoir  ses  mouvements  ins- 
tinctifs, commence  à  sentir  les  mouvements  spontanés.  Mais 
elle  ne  peut  commencer  à  les  sentir  ainsi  comme  produits  j)ar 
son  instrument  immédiat,  sans  s' en  approprier  le  pouvoir.  Dès 
qu'elle  sent  ce  pouvoir,  elle  l'exerce  en  effectuant  elle-même 
le  mouvement.  » 

On  voit  011  est  ici  la  difficulté.  L'àme  reconnaît  comme 
sien  le  mouvement,  parce  qu'il  est  produit  spontanément  par 
son  instrument.  Le  mouvement  do  l'organe  propre  do  la  force 
motrice  lui  révèle  à  elle-même  son  propre  pouvoir.  Mais 
n'est-ce  pas  le  lieu  de  dire  ici  avec  Ad.  Garnier  :  L'àme  ne 
peut  faire  volontairement  que  ce  qu'elle  a  déjà  fait  involon- 
tairement? Si  proche  de  nous-mêmes  que  soit  l'organe  central, 
il  n'est  pas  encore  nous-mêmes.  Il  ne  semble  donc  pas  qu'il 
puisse  y  avoir  de  passage  de  la  spontanéité  à  la  volonté, 
si  la  spontanéité  n'appartient  pas  au  même  sujet  que  la  vo- 
lonté même.  Biran  dit  bien  que  «  la  spontanéité  donne  l'éveil 
.à  l'àme  et  y  fait  naître  comme  \\n  pressentiment  de  son  pou- 


38  LIVRE   TROISIÈ.ME.   —   VOLONTÉ   ET   LIBERTÉ 

voir  propre.  »  Mais  comment  la  sponlanéilé  criui  organe  qui 
n'est  pas  le  moi  peut-il  donner  au  moi  \g presse^itùyient  de 
ce  qui  est  en  lui?  Biran  cite  des  exemples  qui  sont  des  faits, 
mais  non  des  preuves  :  ainsi  le  passage  des  signes  spon- 
tanés, les  cris,  aux  signes  volontaires.  Comment  l'enfant 
transforme-t-il  des  mouvements  purement  organiques  en 
signes  d'appel?  Mais  c'est  toujours  la  môme  question;  et  il 
semble  qu'on  ne  puisse  comprendre  le  passage  en  question, 
si  ce  n'est  par  le  même  principe  qui  donne  naissance  à  la 
fois  au  cri  spontané  et  au  cri  volontaire.  On  est  ainsi  ramené 
à  la  doctrine  de  l'action  motrice  de  Fàme  antérieure  à  la 
volonté. 

M.  Bain  admet  également,  avec  Maine  de  Biran,  que  toutes 
nos  actions  volontaires  ont  été  spontanées  à  leur  début'. 
Mais  la  spontanéité  no  suffit  pas  à  expliquer  la  volonté.  Le 
mouvement  spontané,  en  effet,  dépend  de  Tétat  du  centre 
nerveux.  La  décharge  obéit  à  des  conditions  pJnj si ques,  et  non 
éi  des  fins.  La  spontanéité  provoque  des  mouvements  en  gé- 
néral, mais  non  les  mouvements  qui  sont  nécessaires.  Par 
exemple,  le  chien,  après  avoir  dormi  et  une  fois  détaché,  part 
et  court  de  toute  vitesse  pour  satisfaire  au  besoin  d'activité; 
et  c'est  quand  il  est  épuisé  de  fatigue  qu'il  aurait  alors  besoin 
de  ses  forces  pour  chercher  sa  nourriture.  «  Une  force  qui 
meurt  quand  l'action  nous  est  le  plus  nécessaire  ne  peut 
être  le  véritable  soutien  de  notre  existence.  »  Il  y  a  donc  de 
la  spontanéité  dans  la  volonté;  mais  il  y  a  aussi  quelque 
chose  de  plus.  Ce  quelque  chose  de  plus,  selon  Bain,  c'est 
le  sentiment. 

Le  lien  qui  unit  le  sentiment  au  mouvement  est-il,  comme 
le  pense  Reid,  un  lien  instinctif,  ou  est-il  le  résultat  d'une 
acquisition?  Par  exemple,  l'enfant  qui  commence  à  parler, 
et  qui  trouve  du  plaisir  dans  les  mouvements  spontanés 
qui  composent  l'articulation,  recommence  volontairement  le 
même  mouvement.  Comment  ce  plaisir  peut-il  lui  apprendre 

1.  Des  Sens  et  de  l'intelligence,  l'o  partie,  ch.  IV,  §  iv. 


SUITE   DE   L'ANALYSE   DE   LA   VOLONTÉ  39 

quels  sonl  les  mouvemcnls  nécessaires  pour  produire  l'effet 
qu'il  désire?  C'est  là,  suivant  Reid,  l'effet  d'un  instinct; 
mais,  selon  Bain,  c'est  le  résultat  de  l'expérience  et  de  Tha- 
bitudo  :  «  Le  plaisir,  dit  Bain,  fait  bien  produire  ^?<e/^?/e  genre 
d'action,  mais  non  pas  le  g-enre  qu'il  faut.  » 

Ce  qui  prouve,  suivant  Bain,  que  l'union  de  la  volonté  et 
du  mouvement  n'est  pas  instinctive,  mais  habituelle,  c'est  la 
maladresse  des  premiers  mouvements  volontaires.  L'enfant 
est  obligé  d'apprendre  à  se  servir  de  ses  doigts,  de  ses  mains, 
de  ses  jambes.  Nous  apprenons  à  marcher,  nous  apprenons 
à  parler,  nous  apprenons  à  prendre.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il 
n'y  ait  pas  quelque  chose  de  spontané  dans  toutes  ces  ac- 
tions; mais  ce  qu'il  y  a  de  spontané  est  précisément  ce  qui 
précède  la  volonté,  ce  qui  la  rend  possible  :  ce  n'est  pas  elle. 
Quant  à  l'usage  volontaire  des  membres,  il  est,  sans  doute, 
facilité  par  la  spontanéité,  mais  il  n'en  exige  pas  moins  une 
certaine  éducation. 

Cela  posé,  comment  s'expliquer,  suivant  Bain,  la  liaison  du 
sentiment  et  du  mouvement  volontaires,  autrement  dit  l'o- 
rigine de  la  volonté  ?I1  l'explique  par  le  principe  suivant,  c'est 
que  le  plaisir  a  'pour  effet  un  accroissement  des  forces  vitales. 

Nous  n'avons  maintenant  qu'à  supposer  que  les  mouve- 
ments qui  proviennent  simplement  de  l'exubérance  des  forces 
soient  accidentellement  de  nature  à  accroître  le  sentiment 
agréable  du  moment.  «  Le  fait  même  de  cet  accroissement  de 
plaisir  impliquerait  d'autres  faits  del'accroissement  des  forces 
de  l'organisme  et  des  mouvements  qui  sont  en  jeu  au  moment 
même.  Le  plaisir  s'entretiendrait  de  la  sorte  lui-même,  et  nous 
aimons  un  fait  équivalent  en  substance  à  une  volition.  » 

Pour  nous,  nous  ne  pouvons  consentir  à  admettre  comme 
équivalente  à  une  volition  une  simple  continuation  mécanique 
d'un  mouvement  spontané.  Lorsque,  sous  l'influence  du  plaisir, 
nous  sentons  s'accélérer  le  mouvement  du  sang  dans  nos  vei- 
nes, ou  l'action  digestive  des  organes  nutritifs,  nous  ne  sentons 
nullement  le  mouvement  circulatoire  et  digestif,  comme  quel- 
que chose  de  volontaire.  Les  muscles,  qui  sont  d'abord  censés 


40  LIVRE   TROISIEME.   —  VOLONTE   ET   LIBERTE 

agirendcliors  do  racliondc  l'esprit,  auront  beau  accroître  leurs 
propriétés  vitales  et,  sous  l'empire  de  cet  accroissement,  conti- 
nuer ou  augmenter  leur  puissance  d'action,  le  mouvement  ne 
changera  pas  de  caractère  pour  cela.  D'automaticj[ue  il  ne  de- 
viendra pas  volontaire,  mais  il  restera  automatique  :  on  n'a 
pas  prouvé  par  là  le  passage  de  la  spontanéité  à  la  volonté. 

En  un  mot,  Biran  et  Bain  ont  posé  un  principe  solide,  en 
établissant  que  tout  ce  qni  est  volontaire  doit  avoir  été  d'a- 
bord spontané;  mais  l'un  et  l'autre,  en  mettant  le  mouvement 
spontané  en  dehors  du  moi,  pour  des  raisons  diverses,  ne 
peuvent  expliquer  comment  le  moi  pourrait  s'approprier  une 
action  qui  lui  est  étrangère.  Dans  Biran,  il  y  a  un  hiatus  qu'il 
n'a  pas  réussi  à  dissimuler;  le  moi  intervient  tout  à  coup  et 
se  reconnaît  dans  ce  qui  n'est  pas  lui.  Dans  Bain,  il  n'y  a  pas 
d'hiatus;  mais  le  moi  fait  défaut  dans  le  second  moment  aussi 
bien  que  dans  le  premier.  Le  sti/au/us  directeur,  qui  est,  sui- 
vant Bain  lui-même,  le  fait  caractéristique  de  la  volonté,  fait 
entièrement  défaut. 

l\  faut  donc  reconnaître  h  l'âme  une  action  motrice  qui 
s'étend  au  moins  sur  tous  les  organes  du  mouvement  volon- 
taire, et  qui  peut-être  va  plus  loin.  C'est  cette  action  qui,  en 
s'exerçant,  prend  conscience  d'elle-même  et  s'aperçoit  qu'elle 
peut  s'exercer.  Or  elle  ne  peut  pas  prendre  conscience  de  son 
pouvoir,  c'est-à-dire  se  réfléchir  elle-même,  sans  être  tentée 
d'exercer  ce  pouvoir,  et  par  conséquent  de  faire  avec  réflexion 
et  avecvolontéce  qu'elle  ad'abordfait  spontanément.  On  peut 
même  appeler  déjà  ce  pouvoirmoteur  la  volonté,  et  distinguer 
une  volonté  spontanée  et  une  volonté  réfléchie,  une  volonté 
inconsciente  et  une  volonté  consciente;  mais,  nous  l'avons  dit 
déjà,  ce  serait  à  peu  près  comme  si  on  disait  qu'il  y  a  une 
volonté  involontaire  et  une  volonté  volontaire  :  ce  qui  est 
une  sorte  de  non-sens.  J'admettrai  qu'il  n'y  a  pas  là  deux  fa- 
cultés, l'une  extérieure  àl'autro  etl'une  dirigeant  l'autre,  mais 
deux  états  essentiellement  différents  d'une  même  faculté  :  et 
c'est  le  second  état  de  l'activité  motrice  que  nous  appellerons 
volonté. 


SUITE   DE   L'AiNALYSE    DE    LA   VOLONTÉ  41 

Maintenant  comment  la  volonté  apprend-elle  à  mouvoir  les 
différents  org-anes  et  à  s'en  servir  comme  il  faut  pour  arriver 
à  ses  fins?  Est-ce  à  Tinstinct,  est-ce  à  l'habitude  qu'il  faut 
avoir  recours  pour  expliquer  ce  fait?  Il  est  certain  que  l'habi- 
tude y  est  pour  une  grande  part  :  mais  il  faut  reconnaître  que 
l'activité  spontanée  a  fait  déjà  une  grande  partie  de  la  beso- 
gne. Lorsque  l'enfant  vient  à  marcher  seul  pour  la  première 
fois,  c'est  sans  savoir  ce  qu'il  fait  qu'il  quitte  son  point  d'appui 
et  fait  quelques  pas  en  avant  :  il  sait  donc  diriger  ses  mem- 
bres par  une  force  qui  est  en  lui  et  qui  n'a  pas  appris  à  le  faire, 
puisque  jusque-là  il  était  soutenu  :  cette  science,  il  ne  la  perd 
pas  par  la  volonté;  seulement,  lorsqu'il  veut  recommencer, 
l'enfant  s'étonne,  il  n'ose  pas;  il  faut  qu'il  soit  sollicité  par 
l'appel  de  ses  parents,  par  l'appât  d'un  jouet,  d'un  fruit;  il 
recommence  moitié  en  vertu  de  la  spontanéité  première, 
moitié  par  la  volonté  ;  il  réussit  moins  bien  :  il  va  trop  vite  ;  il 
se  hâte  d'arriver  au  but.  En  un  mot,  les  mouvements  sont  plus 
incertains,  mais  cependant  la  moitié  de  l'acte  au  moins  est 
encore  spontanée  :  la  volonté  est  donc  toujours  guidée  par  la 
nature;  et  ce  n'est  qu'à  mesure  qu'elle  prend  conscience  de 
sa  force  propre,  qu'elle  dég'age  de  la  spontanéité  :  en  un  mot, 
l'homme  n'échappe  à  l'instinct  que  lorsqu'il  est  devenu  capable 
d'ag-ir  par  lui-même,  de  môme  qu'il  ne  s'affranchit  du  sein 
maternel  que  lorsqu'il  a  tout  ce  qu'il  lui  faut  pour  ag-ir  seul. 

III.  Anab/se  de  la  volonté.  —  L'école  éclectique  a  introduit 
ime  analyse  de  la  volonté  qui  est  restée  longtemps  classique 
dans  nos  écoles,  et  qui  l'est  peut-être  encore  aujourd'hui. 

D'après  cette  analyse,  que  l'on  peut  voir  en  détail  dans  notre 
Traité  élémentaire  de  pJiilosophie,  l'acte  volontaire  se  compo- 
serait de  quatre  moments  :  1°  conception  de  l'acte  à  faire; 
2"  comparaison  entre  les  motifs  et  les  mobiles  de  l'acte  ou 
délibération;  3°  résolution  et  détermination,  ou  acte  volitif 
ju'oprement  dit;  4°  exécution  et  action. 

On  a  fait  plusieurs  objections  contre  l'analyse  précédente. 

1°  On  dit  que  la  délibération  n'est  pas  séparée  de  la  volonté, 
car  il  V  a  de  la  volonté  dans  la  délibération  même  :  délibérer 


42  LIVrxE   TROISIEME.   —   VOLONTE   ET   LIBERTE 

est  un  acte  de  liberté,  et  la  preuve  même  de  la  liberté  :  com- 
ment ne  serait-elle  pas  volontaire? 

Cela  est  incontestable  et  n'est  nullement  nié  dans  l'analyse 
qui  précède  :  il  y  a  de  la  volonté  dans  la  délibération;  mais  on 
en  fait  abstraction,  pour  ne  considérer  que  ce  qu'il  y  a  d'intel- 
lectuel ;  or  cette  portion  intellectuelle  n'est  pas  volontaire. 
Ainsi,  on  ne  délibère  pas  pour  voir  les  choses  comme  on  les 
veut,  mais  pour  les  voir  telles  qu'elles  sont.  La  volonté  n'in- 
tervient ici  que  pour  faire  apparaître  les  diverses  raisons  ;  mais 
ce  n'est  pas  elle  qui  fait  la  force  des  raisons  :  la  plus  parfaite 
délibération  est  celle  oi^i  la  volonté  s'abstient  le  plus  qu'elle 
peut,  et  se  désintéresse  afin  que  la  vérité  décide  seule.  Tel 
serait  l'idéal  de  la  délibération,  et  c'est  en  cela  qu'elle  n'est 
pas  volontaire  et  qu'elle  se  distingue  de  la  résolution  ou  de 
l'acte  par  lequel  la  volonté  veut  ce  que  la  pensée  a  décidé. 

D'ailleurs,  lorsqu'on  suppose  que  la  délibération  est  dis- 
tincte de  la  résolution,  c'est  que  l'acte  que  l'on  prend  pour 
exemple  sera  un  acte  extérieur  distinct  de  la  pensée;  mais  il 
peut  se  faire  que  l'acte  en  question,  l'acte  à  choisir,  soit  préci- 
sément un  acte  de  penser;  et,  dans  ce  cas,  je  délibérerais  si 
je  dois  ou  ne  dois  pas  faire  tel  acte  de  penser  ;  or  la  résolution 
de  le  faire  (par  exemple  tel  acte  d'attention)  n'en  sera  pas 
moins  toujours  différent  de  la  délibération  antérieure  (dois- 
jeoune  dois-je  pas  faire  attention?  cela  en  vaut-il  la  peine?). 
Enfin  il  peut  môme  se  faire  que  l'acte  dont  il  s'agit  soit  préci- 
sément un  acte  de  délibération;  et  alors  je  délibère  pour  sa- 
voir si  je  dois  délibérer  ;  et  quoique  cela  paraisse  une  subtilité,, 
rien  n'est  plus  commun  dans  la  pratique.  Par  exemple,  une 
assemblée  politique  discute  pour  savoir  si  elle  passera  à  une 
seconde  lecture;  elle  délibère  pour  savoir  si  elle  délibérera. 
Voter  l'urg-ence,  qu'est-ce  autre  cbose  que  voter  la  non-déli- 
bération, la  moindre  délibération?  Voter  les  deux  lectures, 
comme  c'est  l'usage,  c'est  voter  qu'on  délibérera.  Enfin  discu- 
ter ou  l'un  ou  l'autre,  c'est  délibérer  si  on  délibérera.  Lorsque 
Mirabeau  terminait  son  fameux  discours  sur  la  banqueroute 
en  disant  :  «  Catilina  est  aux  portes,  et  on  délibère  !  «Il  don- 


SUITE   DE    L'ANALYSE    DE    LA   VOLONTÉ  43 

nait  des  raisons  pour  ne  pas  délibérer,  par  exemple  rurgence 
du  péril.  Que  l'on  se  décide  à  Tune  ou  à  l'autre  des  deux  aller- 
natives  dans  ce  cas,  c'est  l'acte  de  délibérer  qui  sera  l'acte 
volontaire,  et  il  sera,  comme  tout  acte,  précédé  d'une  résolu- 
lion  dans  laquelle  résidera  l'essence  de  la  volition,  et  cette 
résolution  aura  été  précédée,  à  son  tour,  d'une  première  déli- 
bération qui,  en  tant  que  telle,  sera  un  acte  intellectuel,  et  non 
volontaire. 

2°  Mais  on  peut  retourner  l'objection;  et  de  même  qu'on  a 
dit  que  la  délibération  est  un  acte  volontaire,  de  même  on 
peut  soutenir  que  la  résolution  est  un  acte  intellectuel.  Qu'est- 
ce  que  se  résoudre  à  une  action,  si  ce  n'est  la  choisir,  la  pré- 
férer, la  déclarer  meilleure  qu'une  autre?  Or  tout  cela  c'est 
juger.  Nous  répondons  :  autre  chose  est  le  choix  et  le  jugement 
de  l'intelligence,  autre  chose  le  choix  ou  la  résolution  de  la 
volonté.  Tant  que  je  ne  fais  que  choisir  intellectuellement,  je 
n'ai  pas  encore  voulu.  Le  choix  intellectuel,  c'est  le  dernier 
jugement  où  se  termine  l'examen.  Le  choix  volontaire,  c'est 
le  premier  acte  qui  commence  l'évolution  de  la  volonté.  Après 
avoir  déciilé  que  tel  acte  est  meilleur,  ou  plus  utile,  ou  plus 
agréable  que  tel  autre,  il  reste  encore  à  le  réaliser  :  or  il  ne 
se  réalise  pas  tout  seul  par  le  fait  seul  du  jugement.  Il  faut 
passer  à  l'acte  :  ce  passage  se  fait  par  un  cojip  [ictus]  donné 
par  le  mui,  une  sorte  à'élan  qui  fait  franchir  l'obstacle. 

3°  On  objecte  encore  que  séparer  la  volonté  de  l'entende- 
ment, c'est  en  faire  deux  êtres  distincts,  dont  chacun  est  en 
quelque  sorte  un  moi  complet.  La  volonté,  en  effet,  se  décide, 
choisit,  préfère,  etc.  N'est-ce  pas  dire  qu'elle  a  un  entende- 
ment, qu'elle  a  une  sensibilité,  en  un  mot  qu'elle  est  un  être, 
une  âme,  une  substance?  Si,  au  contraire,  on  ne  prête  à  la 
volonté  aucun  entendement,  comment  peut-elle  se  décider 
d'après  rentendemenl?  Comment  se  résoudre  à  ce  qu'on  no 
connaît  pas?  On  aurait  heau  unir  l'entendement  à  la  volonté, 
comme  on  fait  de  l'âme  avec  le  corps,  on  ne  rendra  pas  l'en- 
tendement volontaire,  ni  la  volonté  intelligente  :  car  le  corps, 
par  son  union  avec  l'âme,  ne  devient  pas  pensant;  et  l'âme, 


44  LIVRE   TROISIÈME.   —   VOLONTE   ET   LIBERTE 

par  son  union  avec  le  corps,  no  devient  pas  étendue.  Comment 
donc  la  volonté  deviendrait-elle  intelligente,  et,  si  elle  ne  l'est 
pas,  comment  se  résoudrait-elle  d'après  les  idées  de  l'intelli- 
gence? 

Cette  sorte  d'objection  consiste  h  abuser  des  imperfections 
nécessaires  du  langage  philosophique,  pour  imputer  à  l'opi- 
nion que  l'on  combat  des  non- sens  qui  ne  sont  que  dans  les 
mots,  et  non  dans  les  choses.  Sans  doute  par  cela  seul  qu'on 
distingue  un  fait  volontaire  d'un  fait  intellectuel,  on  est  bien 
obligé  d'employer  des  mots  pour  marquer  cette  distinction,  et 
on  appellera  volonté  le  pouvoir  en  vertu  duquel  rame  veut, 
et  entendement  le  pouvoir  en  vertu  duquel  elle^^cnse;  puis 
l'on  s'iiabituera,  pour  abréger,  à  parler  de  la  volonté  et  do 
l'entendement  comme  de  substances  distinctes,  dont  l'une 
obéirait  à  l'autre;  et  si  l'on  prend  ces  expressions  à  la  lettre, 
on  donnera  prise  à  l'objection  précédente.  Mais  qui  ne  voit 
et  qui  ne  sait  que  la  volonté  et  l'entendement  ne  sont  pas  deux 
êtres,  mais  un  seul  et  môme  être  considéré  à  deux  points  de 
vue  difTérenls?  Ce  n'est  pas  la  volonté,  en  tant  que  volonté, 
qui  serait  capable  de  comprendre  ce  que  lui  ordonne  rontcn- 
demenl.  ce  qui  serait,  en  effet,  supposer  do  l'intelligence  à  la 
volonté  :  c'est  l'âme  qui  est  tout  à  la  fois  douée  de  la  faculté 
de  penser  et  de  vouloir,  et  qui  ne  peut  vouloir  qu'en  tant 
qu'elle  pense,  mais  qui  veut  par  un  autre  acte  que  celui  par 
lequel  elle  pense.  Il  n'en  est  pas  ici  comme  de  l'âme  et  du 
corps,  qui,  par  hypothèse,  sont  deux  substances  distinctes, 
tandis  que  la  volonté  et  l'entendement  sont  deux  attributs 
ou,  si  Ton  veut,  deux  modes  de  la  même  substance. 

4°  On  peut  encore  objecter  contre  la  théorie  précédente 
que  l'effort  ne  doit  pas  être  identifié  à  la  volonté,  dont  il  n'est 
qu'une  conséquence.  Je  veux  d'abortl,  dira-t-on;  puis  je  fais 
effort  pour  réaliser  mon  vouloir.  L'elfort  est  donc  un  phéno- 
mène intermédiaire  entre  la  volonté  et  l'acte. 

Si,  dans  les  objections  précédentes,  on  tend  à  confondre 
des  choses  différentes,  ici,  au  contraire,  il  nous  semble  que 
l'on  veut  trop  distinguer  des  choses  inséparables.  Ouo  serait- 


SUITE   DE   L'ANALYSE   DE    LA    VOLONTÉ  45 

ce,  en  elTet,   que  cet  acte  de  volonté,  antérieur  à  l'efrorl  et 
séparé  de  tout  effort,  si  ce  n'est  un  acte  intellectuel,  et  non 
volontaire?  Ce  ne  pourrait  être  que  le  dernier  jugement  qui 
termine  l'examen.  Or  ce  dernier  jugement  n'est  nullement 
une  résolution  volontaire  :  il  ne  fait  qu'exprimer  la  conve- 
nance d"une  résolution.  Aussitôt  qu'il  y  a  résolution,  il  y  a 
effort.  Toute  résolution  coule;    et  lors  même  qu'elle  est  fa- 
cilitée })ar  le  plaisir,  il  y  a  toujours  un  effort.  Seulement  il 
est  agréable  au  lieu  d'être  pénible,  car  l'effort  n'est  pas  néces- 
sairement douloureux.  Ce  qui  fait  d'ailleurs  que  l'on  veut  dis- 
tinguer à  tort  la  résolution  et  l'effort,  c'est  qu'on  ne  pense 
jamais,  comme  Maine  de  Biran  en  a  donné  l'exemple,  qu'à 
l'effort  musculaire,  qui  en  effet  n'est  pas  toujours  la  même 
chose  que  la  volonté  et  qui  peut  s'en  séparer.  Si,  en  effet,  je 
me  résous  aujourd'hui  d'aller  me  promener  demain,  c'est  au- 
jourd'hui que  je  prends  ma  résolution,  et  c'est  demain  que  je 
fais  l'effort;  mais  la  résolution  elle-même  a  exigé  un  certain 
effort  et  implique  l'exercice  d'une  force.  Quant  à  l'effort  mus- 
culaire ,  il  se  compose  de  deux  choses  :  une  sensation  plus 
ou  moins  pénible,  qui  peut  même  être  agréable  et  qui  est  la 
sensation  musculaire  proprement  dite,  sensation  qui  peut  être 
obtenue  extérieurement  (par  exemple,  par  massement,  friction, 
douleur,  ou  simplement  bains,  etc.),  et  un  sentiment  spécial 
qui  est  l'effort  proprement  dit,  et  qui  est  le  sentiment  de  l'ac- 
tivité déployée.  Au  reste,  nous  admettons  volontiers  que  l'ef- 
fort est  un  phénomène  plus  général  que  la  volition,  puisque 
nous  avons  dit  que  l'action  motrice  doit  être  spontanée  avant 
d'être  volontaire  :  il  y  a  donc  un  elTort  spontané  avant  qu'il 
y  ait  un  effort  volontaire  ;   mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  la 
volonté  elle-même  n'implique  pas  un  effort ,   comme   toute 
activité  qui  se  déploie  contre  un  obstacle. 


LEÇOX  ÏY 

LA  LIBERTÉ.  LES  DEUX  SENS  DU  MOT  LIBERTÉ 

Messieurs, 

De  la  volonté  nous  passons  maintenant  à  la  liberté. 

La  première  condition  pour  résoudre  un  problème,  c'est  de 
le  bien  poser,  de  le  poser  avec  clarté,  avec  précision.  C'est 
ce  que  l'on  oublie  souvent  lorsqu'on  parle  de  la  liberté. 

On  sait  que  le  mot  de  liberté  a  élé  employé  dans  des  sens 
bien  différents,  surtout  lorsque  l'on  s'est  placé  au  point  de  vue 
pratique  et  social.  On  a  parlé,  en  effet,  de  liberté  civile,  de 
liberté  politique,  de  liberté  religieuse,  etc.  Nous  écartons  tous 
ces  différents  sens  pour  nous  borner  au  point  de  vue  philoso- 
phique, à  la  liberté  morale.  Mais  c'est  précisément  la  liberté 
morale  qui  a  été  entendue  et  qui  peut  être  entendue  dans  deux 
sens  différents;  ce  qui  jette  dans  une  équivoque  très  préju- 
diciable à  la  solution  du  problème.  En  effet,  si  l'un  des  deux 
partis  entend  la  liberté  dans  un  sens,  et  l'autre  dans  un  autre 
sens,  il  est  évident  qu'ils  ne  parlent  pas  la  même  langue,  et 
par  conséquent  il  est  tout  naturel  qu'ils  ne  s'entendront  pas. 

Voici  d'abord  un  premier  sens  que  la  philosophie  nous 
fournit  du  mot  de  liberté. 

Un  homme  libre,  dira-t-on,  est  un  homme  en  possession  de 
la  raison.  Considérons,  en  effet,  un  homme  sensé  et  raison- 
nable et  un  fou.  Le  premier  peut  et  doit  être  appelé  un  homme 
libre.  On  dit  qu'il  est  en  possession  de  lui-même,  qu'il  est 
maître  de  soi.  Le  fou,  au  contraire,  ne  s'appartient  pas  à  lui- 
même.  Il  n'est  pas  compos  sui ;  il  est  impotens  sui.  En  un  mol, 
il  est  aliéné,  alienus  a  se,  étranger  à  lui-même.  L'homme 
raisonnable  parle  et  agit  comme  un  homme  libre.  Le  fou,  au 


LA    LIBERTÉ  47 

contraire,  est  l'esclave  de  son  imagination,  la  victime  de  toutes 
ses  visions,  le  jouet  des  mots  qui  Tenlraînent  dans  tous  les 
sens,  et  de  ses  organes  qui  désorganisent  sa  pensée.  Ce  que 
nous  disons  du  fou,  on  peut  le  dire  de  Tliommc  ivre,  que 
Socrate  compare  aussi  à  un  esclave  dans  les  Mémorables  : 
«  L'iiomme  intempérant,  disait-il,  refuserait  d'avoirun  esclave 
semblable  à  lui-même.  »  L'homme  ivre  d'ailleurs  est  sembla- 
ble au  fou.  L'ivresse  est  une  folie  passagère.  Il  en  est  de  même 
de  l'homme  entraîné  parla  passion.  La  colère  est  une  courte 
folie,  ira  furor  brevis.  L'amour  entraine  l'homme  à  toutes  les 
folies  et  môme  à  toutes  les  bassesses.  On  s'étonne  après  coup 
d'avoir  tout  sacrifié  à  un  délire  dont  on  ne  comprend  plus  la 
raison.  Cela  est  vrai  de  toutes  les  passions  :  non  seulement 
des  passions  individuelles,  mais  encore  des  passions  sociales, 
religieuses  ou  politiques,  qui  font  d'un  homme  l'instrument 
aveugle  d\m  parti,  d'une  secte,  et  d'où  naissent  tous  les 
excès  du  fanatisme. 

L'homme  raisonnable,  au  contraire,  voit  les  choses  comme 
elles  sont;  il  ne  se  laisse  pas  entraîner  par  le  dehors  des  cho- 
ses, par  les  fausses  séductions  du  désir  et  de  l'espérance.  Il 
comprend  et  il  respecte  les  conditions  de  la  vie,  de  la  société, 
de  l'ordre  universel.  Il  est  par  là  même  son  propre  maître  et 
ïic  fait  que  ce  qu'il  veut. 

Maintenant  dans  la  raison  elle-même  il  y  a  des  degrés,  et 
cette  sorte  de  raison  qui  n'est  que  l'égoïsme  calculé,  et  qui 
ne  sort  pas  du  cercle  des  intérêts  d'un  individu,  est  moins 
libre,  moins  indépendante  qu'une  raison  plus  générale  et  plus 
haute  qui  s'élève  jusqu'à  l'idée  de  l'ordre  universel,  et  qui 
fait  concourir,  autant  qu'il  est  possible,  sa  propre  sagesse 
avec  la  sagesse  divine.  Voir  toutes  les  choses  sous  l'idée  de 
iDieu,  c'est-à-dire  sous  le  point  de  vue  de  la  raison  éternelle 
et,  comme  l'exprime  Spinoza,  sub  rafioiie  œternitatis,  c'est  la 
plus  haute  idée  que  l'on  puisse  se  faire  de  la  liberté.  Aussi 
Spinoza  distingue-t-il  deux  états  :  celui  qu'il  appelle  état  de 
raison  et  que  nous  venons  de  décrire,  et  un  autre  qu'il  appelle 
^tat  dénature,  dans  lequel  l'homme  est  considéré  comme  une 


48  LIVRE    ÏROISIÉ.ME.   —  VOLONTÉ   ET    LIBERTÉ 

parlie  de  la  nature,  c'est-à-dire  de  l'univers  physique,  et  est 
soumis  à  ses  lois,  et  en  particulier  à  la  loi  du  plus  fort.  Dans 
ce  second  état,  les  passions  les  plus  fortes  l'emportent  néces- 
sairement, et  ses  passions  elles-mêmes  sont  Teffet  de  l'action 
des  choses  extérieures.  Or  l'état  de  raison  est,  pour  Spinoza, 
un  état  de  liberté,  et  l'état  de  nature  un  état  de  servitude. 
De  là  les  deux  derniers  livres  de  Spinoza,  le  De  Servit ute  et 
le  De  Libertate  (IV  et  V).  Ainsi  Spinoza,  malgré  le  fatalisme 
inadmissible  de  sa  doctrine,  conservait  et  avait  le  droit  de 
conserver,  dans  le  sens  que  nous  venons  de  dire,  la  liberté. 

Chez  les  anciens,  une  grande  école,  absolument  détermi- 
niste, l'école  stoïcienne,  qui  considérait  l'univers  comme  en- 
chaîné par  les  lois  de  la  destinée  (qu'ils  appelaient  s'aapfxivT,), 
admettait  cependant  dans  le  même  sens  que  Spinoza  la  liberté 
(lu  sage.  Aucune  école  plus  que  l'école  stoïcienne  n'insista 
sur  la  force  morale,  sur  la  puissance  qu'elle  attribue  au  sage 
de  s'atl'rancbir  de  toutes  les  choses  extérieures  et  de  tout  ce 
qui  ne  dépend  pas  de  nous.  Le  sage  doit  être  indilférent  à 
tous  les  maux  et  à  tous  les  accidents,  à  la  maladie,  à  la  pau- 
vreté, à  l'exil,  à  la  mort,  car  tout  cela  ne  dépend  pas  de  lui. 
Ce  qui  dépend  de  lui,  c'est  la  raison,  c'est  l'opinion  qu'il  se 
fait  des  choses.  Reconnaître  l'empire  de  la  nécessité,  voilà  la 
vraie  liberté.  Aussi,  disaient  les  Stoïciens,  le  sage  est  le  seul 
libre,  le  seul  roi,  le  seul  riche,  et  la  liberté  stoïcienne  a  donc 
le  môme  caractère  que  la  liberté  de  Spinoza.  C'est  la  liberté 
de  la  raison,  la  liberté  du  devoir,  la  participation  de  Ihomme 
à  Dieu. 

C'est  la  même  idée  qui  domine  dans  les  théologiens  dé- 
terministes, qui  tendent  à  détruire  ou  à  limiter  le  plus  pos- 
sible la  liberté  humaine,  pour  accroître  le  champ  de  la  puis- 
sance divine.  Croire  que  l'homme  peut  quelque  chose  par 
lui-même,  c'est  en  quelque  sorte  usurper  sur  la  toute-puis- 
sance divine  :  car,  en  tant  qu'on  admettrait  que  l'homme  tire 
de  ses  propres  forces  un  acte  absolument  nouveau,  il  agirait 
en  quelque  sorte  comme  créateur;  il  coopérerait  à  l'action 
divine.  Aussi  tous  les  tbéologiens  ont-ils  eu  beaucoup  de  peine 


LA   LIBERTE  49 

à  concilier  le  point  de  vue  de  la  liberté  humaine  nécessaire  à  la 
morale  avec  le  point  de  vue  de  la  toute-puissance  nécessaire 
à  la  théologie.  Quelques-uns  même,  craignant  d'admettre 
aucune  causalité  réelle  autre  que  celle  de  Dieu,  sont  tentés 
de  sacrifier  la  liberté  humaine  à  la  grâce  divine.  C'est  ce  qui 
a  lieu  dans  le  calvinisme  et  dans  le  jansénisme.  Et  cependant, 
même  les  théologiens  ne  renonçaient  pas  pour  cela  à  l'idée 
de  liberté.  Ils  pensaient  que  l'homme,  étant  l'œuvre  de  Dieu, 
lorsqu'il  agit  sous  l'intlucnce  de  la  grâce  divine,  agit  confor- 
mément à  sa  vraie  nature,  à  la  nature  qu'il  aurait  s'il  n'avait 
pas  péché.  Or  nul  doute  que  l'homme  ne  fût  plus  libre  dans 
l'état  d'innocence  qu'il  ne  l'est  maintenant  sous  le  joug  du 
péché.  Revenir  à  l'innocence,  c'est  revenir  à  la  liberté.  La 
grâce  affranchit  du  péché.  Saint  Paul  disait  :  «  Qui  me  déli- 
vrera de  ce  corps  de  mort?  »  Il  disait  encore  :  «  La  loi  qui  est 
dans  mes  membres  combat  la  loi  qui  est  dans  mon  esprit.  » 
C'est  la  grâce  qui  nous  délivre  de  ce  corps  de  mort  et  de 
cette  loi  charnelle  qui  combat  la  loi  de  l'esprit;  elle  nous 
rend  donc  libres.  C'est  pourquoi  Luther,  tout  en  défendant  le 
serf  arbitre  [servum  arbitnu)u),  disait  que  «le  chrétien  était  la 
plus  libre  des  créatures  de  Dieu  ». 

Si  nous  résumons  l'ensemble  des  idées  précédentes,  nous 
dirons  que  les  philosophes  et  les  théologiens  qui  parlent 
ainsi  ont  bien  le  droit  d'appeler  du  nom  de  liberté  l'état  qu'ils 
décrivent,  pourvu  qu'ils  préviennent  du  sens  qu'ils  attachent 
à  ce  mot.  Ils  ont  même  le  droit  d'opposer  leur  doctrine  à  celle 
des  déterministes,  ou  du  moins  de  certains  déterministes,  par 
exemple  au  déterminisme  physique  et  mécanique.  Dans  ce 
système,  en  effet,  l'homme  est  une  véritable  chose.  Il  n'agit 
jamais;  il  est  agi.  Les  actions  sont  le  contre-coup  et  la  résul- 
tante de  toutes  les  forces  extérieures.  Au  contraire,  dans  la 
doctrine  spinoziste  et  stoïcienne,  l'homme  domine  le  détermi- 
nisme physique  et  mécanique.  Il  a  un  intérieur,  un  moi.  Il 
participe  à  la  raison  universelle;  il  est  ce  qu'il  doit  être;  il 
atteint  à  la  vérité,  à  la  plénitude  de  son  être  :  un  tel  état 
mérite  bien  le  nom  de  liberté. 


50  LIVRE   TROISIÈME.   —   VOLONTÉ   ET   LIBERTÉ 

On  peut  aller  plus  loin  et  dire  que  le  déterminisme  lui- 
même,  lorsqu'il  se  place  à  un  point  de  vue  analogue  au  pré- 
cédent, peut  prétendre,  à  la  rig-ueur,  et  non  sans  quelque 
vraisemblance,  qu'il  fait  aussi  la  part  à  sa  liberté;  car  là 
aussi,  dans  le  déterminisme,  il  peut  y  avoir  deux  états  :  l'un 
où  le  sujet  sentant  est  déterminé  exclusivement  par  les  acci- 
dents extérieurs,  un  coup  de  vent,  un  accès  de  fièvre,  un  dé- 
sir passager;  l'autre  dans  lequel  il  obéit  à  la  raison,  laquelle, 
à  la  vérité,  est  issue  de  la  sensation,  mais  suivant  certaines 
lois,  et  qui  se  conduit,  se  gouverne  conformément  aux  lois 
générales  de  la  nature.  Le  déterminisme  lui-môme  a  le  droit 
d'opposer  le  cas  de  folie,  d'ivresse,  ou  même  de  passion  dé- 
réglée, au  cas  de  la  raison  proprement  dite.  Il  peut  dire, 
lui  aussi,  que  le  premier  cas  est  un  état  de  servitude  et  que 
l'autre  est  un  état  de  liberté.  La  distinction  entre  l'esclavage 
et  la  liberté  pourrait  donc  tout  aussi  bien  avoir  lieu  dans  le 
déterminisme  mécanique  et  physique  que  dans  le  détermi- 
nisme idéaliste  et  rationaliste;  seulement  il  faudra  recon- 
naître que  celui-ci  est  supérieur  à  l'autre,  et  qu'il  confère  à 
l'homme  une  plus  grande  dose  de  liberté,  parce  qu'au  lieu 
de  prendre  dans  les  choses  extérieures  le  principe  de  son 
être,  il  le  prend  immédiatement  dans  la  raison  elle-même, 
c'est-à-dire  dans  un  principe  non  mécanique,  et,  si  l'on  va 
jusqu'à  Dieu,  dans  un  principe  souverainement  parfait.  Mieux 
vaut,  sans  doute,  s'il  faut  èlre  agi,  l'être  par  Dieu  que  par  la 
matière  ;  mieux  vaut  être  membre  de  Dieu  que  d'être  mem- 
bre de  la  nature.  Dans  l'une  de  ces  hypothèses,  il  y  a  un 
fond  de  supériorité  de  l'homme  sur  la  nature;  dans  l'autre^ 
l'homme  n'est  qu'un  agent  naturel  perfectionné. 

Maintenant,  ce  premier  sens  du  mot  liberté  étant  bien  dé- 
fini, est-ce  bien  dans  ce  sens  que  se  pose  généralement  le 
problème  de  la  liberté? La  liberté  ([u'exige  la  morale  doit-elle 
se  confondre  avec  la  raison  ou  avec  la  grâce  divine? 

Sans  doute  c'est  un  grand  bien  que  d'être  raisonnable,  d'ê- 
tre inspiré  par  la  grâce  divine,  et  je  reconnais  que  c'est  là 
un  état  auquel  on  peut,  si  l'on  veut,  donner  le  nom  de  liberté. 


LA    LIBERTÉ  51 

Mais  la  question  n'est  pas  là  ;  elle  est  de  savoir  si  un  état 
(le  liberté  idéale,  à  laquelle  sans  doute  nous  devons  tendre  de 
tous  nos  efforts,  est  l'œuvre  et  la  conquête  de  notre  propre  acti- 
vité. L'homme  est  libre,  dans  la  doctrine  de  Spinoza,  lorsqu'il 
est  arrivé  à  l'état  de  raison;  et  il  est  libre,  dans  la  doctrine  de 
Luther,  lorqu'il  est  plein  de  la  grâce  de  Dieu.  Mais  ni  dans 
l'un  ni  dans  l'autre  cas  cette  liberté  possédée  n'est  l'œuvre  ou 
la  conquête  de  celui  qui  la  possède.  Elle  est  donnée  par  Dieu, 
ou  elle  fait  partie  de  notre  nature  ;  mais  nous  ne  l'acquérons 
pas  par  nous-mêmes.  Il  s'ag-it  donc  de  savoir  (et  c'est  là  le  pro- 
blème de  la  liberté)  si  nous  pouvons  par  nous-mêmes  et  par 
nos  propres  efforts  nous  élever  à  l'état  de  raison  ou  à  l'état 
de  grâce,  et  échapper  à  l'état  de  nature  ou  à  l'état  de  péché. 

En  un  mot,  la  liberté  de  la  raison  ou  de  la  grâce  est  un  but 
à  atteindre,  un  idéal  à  réaliser,  un  état  à  conquérir.  Il  faut  y 
tendre  ;  il  faut  y  arriver  si  nous  le  pouvons  ;  mais  avons-nous 
en  nous-mêmes  le  moyen  de  nous  élever  à  ce  but,  ou  bien  cet 
état  supérieur  que  nous  appellerons  aussi  la  liberté,  si  vous 
le  voulez,  n'est-il  qu'un  don  de  nature,  ou  un  don  libre  de  la 
Providence  divine?  Yoilà  la  vraie  ({uestion  de  la  liberté  mo- 
rale. C'est  celle-là  et  non  pas  une  autre  qui  préoccupe  Tàme 
des  hommes,  lorsqu'ils  se  demandent  si  l'homme  est  libre. 
On  ne  se  demande  pas  si,  parmi  les  hommes,  les  uns  sont 
naturellement  esclaves,  les  autres  naturellement  libres  ;  les 
uns  fils  de  Dieu,  les  autres  fils  de  la  nature  et  du  péché  ; 
mais  on  se  demande  si  tel  homme,  fils  de  la  nature,  peut,  à 
son  choix,  devenir  fils  de  Dieu;  ou  si  tel  autre,  doué  par 
nature  de  la  raison  et  de  la  grâce  divine,  peut  dégénérer  et 
retourner  sous  le  joug-  de  la  nature  et  du  péché  ;  et  enfm  si, 
dans  les  deux  cas,  le  passag-e  du  mal  au  bien  ou  du  bien  au 
mal  dépend  du  pouvoir  de  l'homme,  et  non  du  hasard  et  de  la 
nécessité. 

En  un  mot,  être  libre,  c'est  être  capable  de  choisir  entre  le 
bien  et  le  mal.  On  peut  soutenir  qu'une  telle  liberté  n'existe 
pas,  et  c'est  la  thèse  du  déterminisme;  mais  il  ne  faut  pas  déna- 
turer et  déplacer  la  question,  et  faire  croire  qu'on  l'a  résolue 


52  LIVRE   TROISIÈME.   -   VOLONTÉ   ET  LIBERTÉ 

conformément  à  la  conscience  morale  do  tous  les  hommes, 
puisqu'on  a  supprimé  radicalement  ce  qui  fait  Tobjet  de  cette 
conscience  universelle. 

Essayons  de  bien  mettre  en  relief  les  deux  sens  que  nous 
venons  de  distinguer. 

Nous  disons  qu'il  y  a  deux  espèces  de  liberté  :  la  liberté 
comme  fin  et  la  liberté  comme  moyen;  la  liberté  comme  état 
d'esprit  qu'on  possède  et  auquel  on  est  arrivé,  et  la  liberté 
comme  pouvoir  d'atteindre  à  cet  état  supérieur.  Etant  donné 
que  l'état  de  raison  est  un  état  de  liberté,  et  l'état  de  nature 
un  état  de  servitude,  nous  demandons  :  «  Pouvons-nous  choi- 
sir entre  l'un  et  l'autre?  Sommes-nous  libres  d'être  libres?  » 
En  un  mot,  la  liberté  dont  nous  enquérons  est  celle  que  l'on 
appelle  le  libre  arbitre. 

Ce  qui  prouve  clairement  que  la  liberté  de  raison  n'est  pas 
la  vraie  liberté  morale,  c'est  qu'aucune  philosophie  plus  que 
Spinoza  n'a  défendu  et  expliqué  la  liberté  de  raison,  et  n'en 
a  mieux  fait  comprendre  les  conditions,  et  cependant  tout  le 
monde  attribue  à  Spinoza  la  doctrine  du  fatalisme  ou  du  déter- 
minisme, et  môme  du  nécessitarisme  le  plus  implacable.  Per- 
sonne n'a  soutenu  avec  plus  de  dureté  la  doctrine  du  péché 
naturel.  A  ceux  qui  lui  reprochaient  de  rendre  le  péché  néces- 
saire, il  répondait  :  sans  doute  il  est  fâcheux  de  n'être  qu'un 
cheval;  mais  il  est  impossible  à  un  cheval  d'être  autre  chose 
qu'un  cheval.  La  distinction  établie  par  nous  ressort  donc  de 
la  doctrine  même  de  Spinoza. 

Éclaircissons  encore  la  distinction  précédente  par  un  exem- 
ple emprunté  à  la  politique.  En  politique,  un  peuple  est  dit 
libre  lorsqu'il  jouit  d'institutions  protectrices  de  ses  droits; 
et  il  est  esclave  lorsqu'il  est  privé  de  ces  institutions,  au  profit 
d'un  homme  ou  même,  si  l'on  veut,  d'un  g-rand  homme.  Or  il  est 
arrivé  plusieurs  fois  dans  l'histoire  que  le  peuple  a  choisi  lui- 
même  le  g-ouvernement  d'un  homme  do  préférence  au  règ-ne 
des  lois.  Dans  ce  cas  le  peuple  aurait  choisi  librement  l'escla- 
vage. Il  serait  librement  esclave.  Au  contraire,  (]uand  c'est 
lui-même  qui  con(|uiert  les  institutions  libérales,  on  peut  dire 


LA   LIBERTE  53 

alors  qu'il  est  librement  libre.  On  peut  aussi  concevoir  le 
cas  où  il  serait  forcément  libre  :  par  exemple,  des  révolu- 
tionnaires hardis  détruisent  les  institutions  monarchiques  et 
imposent  à  un  peuple  qui  n'en  éprouve  pas  le  besoin,  ou  qui 
ne  les  comprend  pas,  des  institutions  de  la  liberté;  ou  encore 
tel  tyran  généreux,  comme  le  rêvait  Platon,  imposant  à  ses 
sujets  après  lui  les  institutions  libres,  fonderait  la  liberté  par 
le  moyen  du  despotisme.  Il  en  est  de  même  de  l'éducation 
des  enfants.  C'est  une  contrainte  et  une  discipline  qui  a  pour 
objet  de  les  rendre  libres;  car  les  instruire,  leur  enseigner  la 
morale  et  la  prudence,  c'est  leur  donner  la  liberté,  le  moyen 
de  se  gouverner  eux-mêmes.  Mais  lorsqu'il  s'agit  de  l'édu- 
cation qu'on  se  donne  à  soi-même  par  l'expérience  et  par  les 
efforts  individuels,  on  devient  librement  libre. 

Inutile  de  dire  que  ces  deux  espèces  de  liberté  peuvent  se 
mêler  l'une  à  l'autre,  et  s'accroissent  ainsi  l'une  l'autre  réci- 
proquement. Ainsi  il  est  évident  que  l'homme  est  d'autant 
plus  libre  de  la  liberté  du  choix,  qu'il  possède  une  raison  plus 
éclairée  et  qu'il  aperçoit  plus  clairement  et  plus  distinctement 
les  raisons  de  choisir,  c'est-à-dire  qu'il  connaîtra  mieux  les 
différences  du  bien  et  du  mal,  les  avantages  ou  les  inconvé- 
nients de  telle  ou  telle  conduite.  Réciproquement,  l'homme 
sera  d'autant  plus  libre  de  la  liberté  de  raison,  qu'il  aura  con- 
quis cette  liberté  par  lui-même  et  qu'il  se  la  garantit  à  lui- 
même  en  y  consentant,  en  refusant  d'en  être  dépossédé. 

Laissant  au  mot  de  liberté  le  sens  que  l'usage  lui  donne  et 
qui  s'applique  dans  les  deux  cas,  nous  réserverons  le  terme  de 
libre  arbitre  pour  signifier  la  liberté  du  choix.  La  question 
pour  nous  se  réduira  donc  à  ces  termes  :  l'homme  est-il  libre 
de  choisir  entre  le  bien  et  le  mal?  Telle  est  la  vraie  question 
débattue  entre  les  partisans  du  déterminisme  et  ceux  du  libre 
arbitre  ;  telle  est  la  question  que  nous  avons  à  examiner. 


LEÇON   V 

UNE    ILLUSION    d'oPTIQUE    DANS    LE    PROBLÈME    DU    LIBRE    ARBITRE 

Messieurs, 

Avant  d'aborder  en  lui-même  le  problème  du  libre  arbitre, 
je  voudrais  dénoncer  ce  que  j'appelle  une  sorte  d'illusion  d'op- 
tique logique  qui  se  présente  dans  cette  question  et  dans  beau- 
coup d'autres  semblables,  et  qui  paraît  au  premier  abord  très 
défavorable  aux  partisans  du  libre  arbitre  et  des  doctrines 
analogues. 

En  effet,  les  défenseurs  du  libre  arbitre  ont  à  leur  charge, 
si  leur  doctrine  est  vraie,  de  soutenir  une  vérité  simple,  ab- 
solue, qui  est  ou  qui  n'est  pas  une  vérité  tant  qu'elle  n'est 
pas  démontrée,  mais  qui,  lorsqu'elle  est  reconnue  pour  telle, 
est  tout  de  suite  connue,  tout  de  suite  prouvée,  et  ne  prête  à 
aucun  développement.  Les  développements,  dans  cette  ques- 
tion, viennent  presque  exclusivement  de  ce  qu'on  réfute  une 
opinion  contraire  qui,  par  hypothèse,  est  une  erreur,  de  telle 
sorte  que  si  une  telle  erreur  n'existait  pas,  nous  n'aurions 
plus  rien  à  dire.  Il  en  est  de  même  de  la  discussion  des  ob- 
jections, qui  jette  beaucoup  de  variété  et  d'intérêt  dans  le 
sujet;  mais  alors  la  variété  et  le  développement  viennent  en- 
core de  la  thèse  adverse,  et  non  de  la  thèse  de  la  liberté.  Par 
exemple,  résoudre  successivement  l'objection  tirée  soit  des 
tempéraments,  soit  des  passions,  soit  du  milieu  social,  c'est 
donner  lieu  sans  doute  à  des  considérations  très  variées  ;  mais 
c'est  l'objection  qui  semble  varier,  ce  n'est  pas  la  réponse.  La 
partie  positive  de  la  discussion,  celle  qui  consiste  à  affirmer 
que  nous  sommes  libres,  est  extrêmement  réduite  et  se  borne 
presque  à  affirmer  le  fait  lui-même.  L'homme  est  libre  ou  il 


UNE   ILLUSION    D'OPTIQUE  55 

ne  l'esl  pas;  et  les  grands  systèmes  sur  la  liberté,  ceux  de 
Platon,  de  Spinoza  ou  do  Kant.  n'ont  de  variété  et  d'originalité 
que  parce  qu'ils  déplacent  la  question,  ou  bien  parce  qu'ils 
inventent  des  moyens  nouveaux  d'écbapper  an  déterminisme; 
de  sorte  que  là  encore  c'est  l'adversaire  du  libre  arbitre  qui 
suggère  des  idées  à  ses  partisans.  Mais  si  nous  prenons  la 
liberté  en  elle-même,  tout  est  dit  en  une  fois;  et  lorsque  vous 
avez  constaté  le  fait,  vous  n'avez  plus  rien  à  dire  :  la  science 
est  fixée  sur  ce  point.  Quant  à  la  nature  des  preuves,  il  en  est 
de  même  :  car  on  n'en  a  jamais  trouvé  que  deux,  qui  se  ré- 
sument en  ces  mots  :  1°  je  suis  libre,  car  j'ai  conscience  de 
ma  liberté;  2°  je  suis  libre,  car  je  suis  soumis  à  la  loi  morale, 
et  je  suis  responsable  de  mes  actions.  La  pbilosopbie  ne  sait 
rien  de  plus  sur  cette  grave  question.  Elle  n'en  sait  pas  plus 
que  le  charbonnier. 

Eh  bien,  ces  courtes  affirmations  satisfont-elles  à  la  cu- 
riosité scientifique?  Il  semble  qu'une  science  doive  nous  ap- 
prendre quelque  chose,  qu'elle  doive  toujours  avoir  à  nous 
dire  quelque  chose  de  nouveau.  Or,  sur  la  question  du  libre 
arbitre,  la  science  ne  nous  apprend  rien  que  nous  ne  sachions 
d'avance;  et,  en  supposant  qu'elle  ait  au  moins  le  mérite  de 
nous  faire  penser  ce  que  nous  savons  déjà  sans  y  avoir  réflé- 
chi, toujours  est-il  qu'après  nous  avoir  dit  une  bonne  fois  ce 
qu'elle  a  à  nous  dire,  elle  ne  peut  plus  que  répéter  toujours  la 
même  chose,  sans  faire  aucun  progrès,  aucune  découverte 
nouvelle. 

Il  en  est  ainsi,  et  il  n'en  peut  être  autrement.  Le  libre  arbi- 
tre est  un  fait  simple  et,  comme  nous  l'avons  dit,  absolu.  Il 
est  ou  il  n'est  pas;  mais  s'il  est,  il  est  une  seule  chose,  tou- 
jours la  même,  et  il  ne  peut  pas  se  diversifier  pour  donner 
lieu  à  des  descriptions  et  à  des  explications  nouvelles. 

Examinons  maintenant  la  situation  du  déterminisme,  et 
voyons  combien  elle  est  différente  et  comme  elle  se  présente 
dans  des  conditions  plus  favorables.  Que  soutiennent,  en  effet, 
les  déterministes?  C'est  que  toutes  nos  résolutions,  toutes  nos 
actions,  sont  déterminées  par  certaines  conditions  antérieures, 


36  LIVRE   TROISIÈME.  -  VOLONTÉ   ET   LIBERTÉ 

qui  se  produisent  soit  dans  le  monde  extérieur,  soit  dans 
l'organisme,  soit  dans  l'âme  elle-même.  Quel  est  donc  l'inté- 
rêt des  déterministes?  C'est  de  prouver  leur  thèse  par  l'énumé- 
ration  de  ces  circonstances  diverses  et  multiples.  Or  ces  cir- 
constances sont  en  nombre  infini,  et,  suivant  qu'on  met  en 
lumière  celles-ci  ou  celles-là,  on  peut  toujours  nous  appren- 
dre quelque  chose  de  nouveau.  Par  exemple,  on  sera  sensible 
aujourd'hui  aux  influences  de  l'hérédité,  et  l'on  rassemblera 
le  plus  grand  nombre  de  faits  possible  de  ce  genre;  on  ouwira 
par  là  un  chapitre  de  la  science  entièrement  nouveau.  Ou 
bien  l'on  découvrira  le  phénomène  de  la  suggestion  hypno- 
tique :  de  là  toute  une  science  nouvelle,  la  science  hypnotique  ; 
ou  bien  on  étudiera  les  conditions  physiologiques  et  organi- 
ques du  criminel,  et  l'on  créera  l'anthropologie  criminelle; 
ou  bien  enfin  on  consultera  la  statistique  et  le  nombre  des 
crimes  et  des  délits,  les  lois  de  leur  production,  etl'on  créera 
ce  que  l'on  a  appelé  la  physique  sociale.  Par  ces  dernières 
études,  aussi  bien  que  par  celles  des  sexes,  des  âges,  des 
tempéraments,  des  maladies,  on  fera  passer  sous  nos  yeux  tout 
un  panorama  de  faits  toujours  nouveaux,  toujours  curieux, 
toujours  instructifs.  On  appellera  cela  de  la  science,  et  avec 
raison;  car  on  apprend  par  là  une  multitude  de  faits  que  l'on 
ne  connaissait  pas.  De  là  vient  la  popularité  de  cette  sorte 
d'étude.  En  efl'et,  tous  les  hommes  aiment  à  s'instruire;  ils 
aiment  à  apprendre  aujourd'hui  ce  qu'ils  ne  savaient  point 
hier.  Depuis  que  la  philosophie  est  entrée  dans  cette  voie, 
elle  est  devenue  très  populaire.  Jamais  il  n'y  a  eu  tant  de 
personnes  s'occupant  de  philosophie.  C'est  que,  si  le  rationnel 
pur  et  les  distinctions  logiques  fatiguent  l'esprit,  les  faits  ont 
un  intérêt  toujours  nouveau  et  vous  donnent  la  satisfaction 
de  sentir  que  vous  vous  êtes  instruit. 

Tel  est  l'état  des  cboscs;  et  vous  voyez  maintenant  quel  est 
le  désavantage  de  la  thèse  du  libre  arbitre  en  cette  affaire. 
D'abord  elle  est  sèche;  car  elle  se  borne  à  la  plus  simple  affir- 
mation. Ensuite  elle  est  immobile;  car  cette  affirmation  est 
toujours  la  même.   L'autre    thèse,   au   contraire,  est  riche, 


UNE   ILLUSION    D'OPTIQUE  Vu 

variée,  progressive,  car  elle  a  à  sa  disposition  un  grand  nom- 
bre de  faits,  et  de  faits  toujours  nouveaux. 

Néanmoins,  malgré  ce  que  peut  avoir  d'évident  en  appa- 
rence la  proposition  précédente,  je  ne  vois  là,  comme  je  l'ai 
dit,  qu'une  illusion  d'optique.  Expliquons-nous. 

La  thèse  déterministe  grandit  sans  doute  en  étendue  par 
raccumulation  des  faits,  toujours  nouveaux  et  mieux  étudiés; 
mais  au  fond  l'argument  n'a  pas  gagné  un  atome  de  force 
grâce  à  cet  accroissement.  Dans  tous  les  temps,  en  effet,  on  a 
su  qu'il  y  avait  des  faits  divers  et  nombreux  qui  semblent 
déterminer  nos  actions.  Que  ce  soient  ceux-ci  ou  ceux-là,  il 
importe  peu;  la  vraie  question  est  de  savoir  si  ces  faits  nous 
déterminent  nécessairement,  de  manière  à  nous  enlever  abso- 
lument la  faculté  de  résister.  Autrement,  on  pourrait  dire  aussi 
que  l'argument  déterministe  a  perdu  de  sa  force  et  de  son 
influence  depuis  la  chute  de  l'astrologie  judiciaire;  caria  doc- 
trine de  l'influence  des  astres  impliquait  un  nombre  consi- 
dérable de  faits  qui  semblaient  enchaîner  la  destinée  humaine 
et  dont  nous  n'avons  plus  aujourd'hui  à  nous  préoccuper.  Il 
en  est  de  même  de  la  sorcellerie  et  de  la  magie.  Et  cepen- 
dant même  alors,  au  temps  oi^i  l'on  croyait  à  ces  faits,  le  libre 
arbitre  résistait,  et  l'on  croyait  pouvoir  lui  faire  sa  part  au 
moyen  d'axiomes  comme  celui-ci  :  Astra  inclinant,  non  néces- 
sitant. Et  qu'importe  que  les  actions  des  astres  aient  disparu, 
si  elles  ont  été  remplacées  par  les  influences  du  milieu  et  du 
caractère?  En  réalité,  tous  ces  faits  ne  sont  qu'un  seul  et  même 
fait,  toujours  le  même;  et  la  diversité  n'en  augmente  pas  la 
puissance  d'action,  pas  plus  que  la  diversité  des  mets  et  des 
éléments  n'augmente  la  nécessité  de  se  nourrir.  Celui  qui  sait 
que,  dans  un  accès  de  fièvre  chaude,  un  malade  se  jette  par  la 
fenêtre  sans  savoir  ce  qu'il  fait  et  sans  qu'on  puisse  lui  im- 
puter son  action,  en  sait  autant  que  celui  qui  apprend  que, 
sous  l'influence  de  la  suggestion,  le  somnambule  ira  se  jeter 
par  la  fenêtre,  si  on  le  lui  commande.  Celui  qui  sait  qu'à  l'état 
de  folie  ou  de  démence  l'homme  n'est  plus  responsable  de  ses 
actes  en  sait  autant  que  celui  qui  apprend  qu'il  en  est  de  même 


58  LIVRE    TROISIÈME.   —   VOLONTÉ   ET   LIBERTÉ 

(Vun  hypnotique;  et  je  m'étonne  de  Finquiétude  et  do  Teffroi 
qu'ont  produit  chez  les  partisans  de  la  liberté  les  faits  de  som- 
nambulisme et  de  suggestion,  très  exagérés  d'ailleurs,  dont  on 
a  tant  parlé;  car,  puisqu'on  accordait  que  le  délire  en  général 
supprime  ou  atteint  la  liberté  et  la  responsabilité,  en  quoi  la 
liberté  sera-t-ellc  plus  menacée  parce  qu'on  aura  découvert 
un  genre  de  délire  nouveau  et  jusqu'ici  inconnu?  De  même 
pour  l'hérédité.  Si  j'accorde,  comme  on  est  obligé  de  le  faire, 
que  le  caractère  et  l'état  du  cerveau  sont  les  conditions  de 
l'intelligence,  du  génie  ou  du  caractère,  est-ce  que  je  n'accorde 
pas  par  là  même  que  l'hérédité,  si  je  la  considère  connne  un 
des  facteurs  de  la  structure  cérébrale,  a  une  action  et  une 
influence  sur  mon  être  moral?  Et  cela  n'ajoute  rien  à  la  force 
de  Targunient  déterminé  ;  car,  que  je  sois  boiteux  par  nature 
ou  par  hérédité,  toujours  est-il  que,  dans  les  deux  cas,  je  ne 
puis  pas  marcher  droit. 

En  un  mot,  la  thèse  déterministe  est  une  thèse  empiristique 
et  phénoméniste.  Elle  s'établit  dans  le  champ  de  l'expérience 
et  des  phénomènes.  Or  le  champ  des  phénomènes  est  infini.  On 
pourra  toujours  trouver  un  nouvel  ordre  de  phénomènes 
auquel  on  ne  se  sera  pas  encore  adressé.  De  là  cette  consé- 
quence évidente  que  le  déterminisme,  étant  appelé  à  nous  pré- 
senter sans  cesse  des  choses  nouvelles,  aura  plus  de  chance  de 
nous  apprendre  ce  que  nous  ne  savons  pas.  Mais  il  y  a  là  une 
illusion.  On  est  plus  instruit  au  point  de  vue  phénoméniste; 
mais,  au  point  de  vue  métaphysique,  on  reste  toujours  au 
même  point.  Par  exemple,  je  ne  saurais  pas,  si  la  science  ne 
me  l'avait  pas  appris,  que  l'hérédité  peut  sauter  une  généra- 
tion et  passer  du  grand-père  au  petit-fils.  Voilà  un  fait  inté- 
ressant en  lui-même;  mais  que  mon  caractère  me  vienne  de 
mon  grand- père,  ou  de  mon  père,  ou  de  ma  constitution 
organique,  c'est  tout  à  fait  la  même  chose  ,  et  le  détermi- 
nisme n'est  pas  plus  prouvé  dans  un  cas  que  dans  l'autre. 
En  effet,  la  doctrine  du  libre  arbitre  admet  toujours  l'exis- 
tence d'un  certain  déterminisme  ,  par  exemple  celui  des  lois 
delà  nature.  Je  ne  peux  pas  voler  dans  les  airs  si  je  le  veux; 


UNE   ILLUSION    D'OPTIQUE  59 

je  ne  puis  pas  vivre  sans  me  nourrir;  je  ne  puis  pas  faire 
que  tels  actes  ne  me  causent  pas  du  plaisir,  tels  autres  de 
la  douleur.  Non  seulement  le  libre  arbilre  admet  en  fait  un 
certain  déterminisme,  mais  on  peut  même  dire  qu'il  l'impli- 
que nécessairement.  Toute  liberté,  pour  agir,  a  besoin  d'une 
certaine  matière  d'action;  or  celle  matière  est  sujelte  à  des 
lois.  Toute  liberté  est  donc  condilionnée  par  ces  lois.  Une 
liberté  qui  ne  rencontrerait  aucune  résistance  agirait  dans  le 
vide,  ou  plutôt  n'agirait  pas;  car  comment  pourrait-il  y  avoir 
action  sans  un  terme  d'action,  et  par  conséquent  sans  quelque 
chose  de  résistant  et  de  déterminé,  qui  limite  l'action  de  la 
liberté?  Dès  lors,  le  déterminisme  étant  le  champ  d'action 
nécessaire  dans  lequel  doit  se  déployer  la  liberté,  en  quoi  la 
multiplicité  des  faits  chang-e-t-elie  le  fond  des  choses?  La  ques- 
tion est  toujours  la  même.  Le  déterminisme  est-il  absolu?  Ne 
laisse-t-il  pas  un  domaine  oii  la  volonté  peut  échapper  à  la 
chaîne  irrésistible  du  destin?  Et  s'il  y  a  certaines  conditions 
irrésistibles,  comme  il  y  en  a  en  elTet,  qu'importe  que  ce  soit 
celles-ci  plutôt  que  celles-là? 

Si  nous  examinons  quel  est  le  vrai  fond  de  l'argument 
déterministe,  nous  verrons  que  sa  raison  d'être  principale  et 
même,  pour  ainsi  dire,  unique,  c'est  que  nous  avons  dans 
l'esprit  une  loi  soit  innée,  soit  universellement  acquise,  une 
loi  qui  rattache  invariablement  la  cause  à  l'effet  ou  l'effet  à  la 
cause.  C'est  le  principe  do  causalité  qui  est  le  père  du  déter- 
minisme. Aussi  voyons-nous  chez  les  anciens  le  déterminisme 
soutenu  par  une  grande  école,  l'école  stoïcienne,  avec  une 
fermeté  et  une  témérité  égales  à  celles  de  nos  plus  décidés 
déterministes,  sans  avoir  besoin  d'aucun  exemple  expéri- 
mental. Si,  en  elTel,  d'une  manière  générale,  on  admet  que  le 
phénomène  est  lié  à  sa  cause  par  un  lien  indestructible, 
qu'avons-nous  besoin  de  connaîlre  tels  effets  ou  telles  causes? 
Ces  faits  que  l'on  donne  comme  la  preuve  du  déterminisme  y 
étaient  contenus  en  principe. 

D'ailleurs ,  lors  même  qu'on  accorderait  que  l'argument 
aurait  gagné,  sinon  en   valeur   intrinsèque,  au  moins  en 


GO  LIVRE   TROISIÈME.   —   VOLONTÉ   ET   LIBERTÉ 

extension,  par  rélargisscmenl  du  champ  des  phénomènes, 
jusque-là  restreints  à  un  certain  nombre  de  faits  vulgaires, 
ce  que  j'ai  voulu  faire  remarquer,  c'est  qu'il  est  de  l'essence 
do  toute  doctrine  expérimentale  de  gagner  sans  cesse  en 
extension,  puisque  le  champ  de  l'expérience  est  infini,  tandis 
que  la  doctrine  innéiste,  ontologique,  spiritualiste,  comme  on 
voudra  l'appeler,  est,  de  son  essence,  immobile;  car  elle 
cherche  et  prétend  trouver  en  tout  un  point  fixe,  un  point 
d'arrêt,  un  absolu.  Que  ce  point  d'arrêt  s'appelle  Dieu,  l'Ame, 
la  Liberté,  le  Devoir,  l'Idée  à  priori,  toutes  ces  conceptions 
ont  pour  caractère  d'être  au-dessus  de  l'expérience,  et  par 
conséquent  d'échapper  aux  conditions  de  l'expérience.  Que 
l'on  multiplie  le  nombre  des  phénomènes  tant  que  l'on  vou- 
dra, et  que  partout,  dans  la  série  des  phénomènes,  on  trouve 
une  même  loi,  cela  ne  prouvera  pas  qu'il  n'y  a  pas  quelque 
chose  au  delà  de  l'expérience  et  une  loi  supérieure  à  ses  lois. 
L'établissement  d'une  pareille  existence  ne  saurait  être  sou- 
mise aux  mêmes  conditions  que  l'établissement  d'une  vérité 
expérimentale.  Exiger ,  par  exemple ,  que  l'on  prouve  par 
l'expérience  externe  l'établissement  d'une  activité  interne, 
c'est  demander  l'impossible  ;  car,  par  cela  même  que  cette 
activité  serait  prouvée  par  l'expérience  externe,  elle  cesserait 
d'être  une  activité  interne.  D'un  autre  côté,  affirmer  qu'une 
telle  liberté  n'existe  pas  parce  qu'on  ne  la  montre  pas  dans 
le  champ  externe  de  l'expérienee,  c'est  faire  une  pétition  de 
principe  :  car  ce  serait  poser  en  principe  que  tout  est  phéno- 
mène, tandis  que  la  question  est  précisément  de  savoir  si 
tout  est  phénomène. 

Supposons  donc  un  moment  l'existence  de  points  fixes, 
absolus,  tels  qu'un  Dieu  supérieur  au  monde,  une  Ame  supé- 
rieure au  corps,  la  Liberté  supérieure  aux  phénomènes,  le 
Devoir  supérieur  à  tous  les  mobiles  de  la  sensibilité  :  on  com- 
prend que  l'établissement  de  ces  points  fixes  n'est  pas  sus- 
ceptible de  développement  empirique,  comme  l'est  l'établis- 
sement du  déterminisme.  La  liberté  ne  peut  être  prouvée  que 
par  l'appel  à  la  conscience  psychologique  et  à  la  conscience 


UNE    ILLUSION   D'OPTIQUE  Gl 

morale,  laquelle  no  doit  même  s'appuyer  que  sur  des  raisons 
très  simples,  parce  qu'elles  doivent  être  à  la  portée  de  tous 
les  hommes.  La  subtilité  et  l'invention  philosophique  ne 
peuvent  se  manifester  ici  que  dans  la  solution  des  difficultés  ; 
et  à  ce  point  de  vue  la  thèse  du  libre  arbitre  a  la  même  éten- 
due que  celle  du  déterminisme,  car  c'est  la  même  de  part  et 
d'autre.  Mais  dans  sa  partie  dogmatique  la  doctrine  est  con- 
damnée à  l'immobilité. 

S'il  en  est  ainsi,  et  si  les  deux  arguments  sont  à  la  fois  et 
également  immobiles,  et  s'ils  ne  peuvent  rien  l'un  sur  l'autre, 
pourquoi  ne  pas  les  renvoyer  dos  à  dos,  pourquoi  s'obstiner 
à  soulever  des  problèmes  insolubles  ?  La  vraie  science  n'est 
pas  déterministe;  elle  n'est  ni  pour  ni  contre  le  libre  arbitre. 
Elle  constate  les  phénomènes  et  leurs  rapports,  et  elle  s'en 
tient  là.  Pourquoi  ne  pas  faire  comme  elle? 

Peut-être  cette  solution  serait-elle  la  plus  sag-e,  si  elle  était 
possible.  Mais  elle  n'est  point  possible.  La  question  se  pose 
nécessairement  dans  l'ordre  social  par  la  question  de  la  res- 
ponsabilité des  criminels.  Elle  se  pose  dans  la  vie  privée  de 
chacun  de  nous  par  la  question  de  notre  responsabilité  pro- 
pre. D'ailleurs,  écarter  la  question,  c'est  la  résoudre;  car 
dire  que  l'on  ne  sait  pas  s'il  y  a  ou  s'il  n'y  a  pas  de  liberté, 
c'est  dire  qu'il  n'y  en  a  pas;  c'est  agir  comme  s'il  n'y  en 
avait  pas. 

En  tout  cas,  nous  aurons  fait,  je  crois,  une  chose  utile  en 
dénonçant  l'illusion  d'optique  dont  on  abuse  pour  faire  croire 
au  progrès  de  l'une  des  deux  tbèses,  tandis  que  l'autre,  par 
la  nature  des  choses,  échappe  à  cette  sorte  de  progrès  et 
ne  pourrait  s'en  prévaloir  sans  renoncer  à  elle-même.  En 
tout  cas,  ce  n'est  pas  un  argument  contre  une  thèse  de  n'être 
point  susceptible  de  progrès,  puisque  la  question  est  de 
savoir  s'il  n'y  a  pas  telle  existence,  tel  point  fixe,  dont  la 
nature  est  précisément  d'être  supérieure  à  la  loi  du  progrès. 


LEÇON   VI 

LE    LIBRE    ARBITRE    ET    LA    POSSIBILITÉ    DES    CONTRAIRES 

Messieurs, 

Nous  avons  vu  qu'il  y  a  deux  sens  du  mot  liberté.  Dans  le 
premier  sens,  il  signifie  affranchissement,  émancipation,  sa- 
gesse, raison;  il  s'oppose  à  la  servitude.  Dans  le  second  sens 
il  signifie  passion.  Le  pouvoir  de  s'élever  à  cet  état  d'affran- 
chissement et  d'échapper  à  cet  élat  de  servitude,  c'est-à-dire 
le  pouvoir  de  choisir  entre  l'un  et  l'autre  état,  entre  le  bien 
et  le  mal,  est  ce  que  l'on  appelle  le  libre  arbitre. 

Ce  pouvoir  est-il  une  illusion  ?  C'est  ce  que  nous  avons  à 
rechercher.  Mais,  illusion  ou  non,  c'est  de  cette  liberté-là 
qu'il  s'agit  lorsqu'on  parle  de  la  liberté  morale.  En  effet, 
quand  nous  disons  d'un  homme  qu'il  est  coupable  et  respon- 
sable de  son  action,  nous  entendons  par  là  qu'il  aurait  pu 
l'éviter,  et  que  c'est  par  son  fait  seul  que  cette  action  s'est 
produite.  Si  nous  supposons,  au  contraire,  que  cette  action  a 
été  la  seule  possible,  et  par  conséquent  qu'elle  n'a  pas  pu 
être  évitée,  nous  ne  pensons  plus  que  l'auteur  de  l'action  soit 
responsable,  et  par  conséquent  qu'elle  soit  coupable. 

Cependant  il  semble  qu'il  y  ait  un  cas  oii  il  peut  y  avoir  à 
la  fois  liberté  et  nécessité  :  c'est  quand  l'action  est  d'accord 
avec  toutes  les  tendances,  tous  les  penchants,  en  un  mot  avec 
la  nature  entière  de  l'agent,  et  où  par  conséquent  celui-ci  s'y 
abandonne  avec  plaisir  et  par  conséquent  la  veut,  y  consent. 
Une  action  à  laquelle  je  consens,  et  par  conséquent  je  coopère, 
est  bien  une  action  libre,  et  par  cela  seul  que  j'y  consens 
j'en  accepte  les  conséquences;  je  veux  l'action  et  tout  ce  qui 


LE  LIBRE  ARBITRE  ET  LA  POSSIBILITÉ  DES  CONTRAIRES  63 

s'ensuit.  Une  telle  action  n'est  pas  contrainte,  n'est  pas  né- 
cessitée, et  par  conséquent  elle  est  libre. 

Il  faut  reconnaître,  en  eiïet,  qu'il  y  a  une  difTérence  entre 
une  action  contrainte,  et  par  conséquent  nécessitée  extérieu- 
rement, et  une  action  nécessitée  intérieurement.  L'une  a  sa 
cause  au  dehors,  l'autre  au  dedans;  l'une  est  passive  et 
n'impli(|ue  aucune  spontanéité,  l'autre  est  active  et  sponta- 
née. On  a  donc  pu,  et  c'est  la  doctrine  de  Leibniz,  confon- 
dre la  spontanéité  avec  la  liberté.  Néanmoins,  nous  insistons 
pour  affirmer  que  si  l'action  qui  dérive  de  la  nature  d'un 
agent  est  la  seule  possible,  qu'elle  soit  d'ailleurs  bonne  ou 
mauvaise,  il  serait  inexact  d'appeler  cette  action  libre  dans 
le  sens  que  tout  le  monde  donne  à  ce  mot,  car  une  telle  ac- 
tion ne  peut  pas  être  évitée;  et  si  l'on  définit,  comme  il  est 
d'usage,  le  nécessaire  en  disant  que  c'est  ce  dont  le  contraire 
est  impossible,  cette  action  étant  telle  que  le  contraire  en  est 
impossible,  une  telle  action  est  nécessaire;  or  entre  néces- 
saire et  libre  il  y  a  contradiction. 

La  liberté  est  donc  et  ne  peut  être  que  le  choix  entre  deux 
actions  possibles. 

Mais  ici  se  présente  une  difficulté.  Qu'appelle-t-on  possible? 
Qu'appelle-t-on  impossible? 

On  appelle  possible  en  général  ce  qui  est  d'accord  avec 
l'expérience  universelle,  ou  du  moins  ce  qui  ne  la  contredit 
pas.  Par  exemple,  qu'un  homme  ne  meure  pas,  c'est  ce  qui 
est  en  contradiction  avec  l'expérience  universelle;  cela  est 
donc  impossible.  Mais  qu'un  homme  meure  à  cent  ans,  c'est 
ce  qui  n'est  pas  absolument  contraire  à  l'expérience,  puis- 
qu'il y  en  a  des  exemples  ;  cela  est  donc  possible.  Que  je  gagne 
le  numéro  501  dans  une  loterie  où  il  n'y  a  que  SOO  numéros, 
c'est  absolument  impossible,  parce  que  cela  est  contradic- 
toire; mais  que  je  puisse  tirer  le  numéro  qui  gagnera,  cela 
n'est  pas  impossible,  puisqu'il  y  a  toujours  quehja'un  qui 
le  tire.  Il  est  donc  possible  que  je  gagne;  et  au  moment  de 
tirer  le  billet,  il  est  à  la  fois  possible  que  je  gagne  ou  que  je 
perde. 


64  LIVRE   TROISIÈME.    —   VOLONTE    ET   LIBERTE 

Mais  celte  possibilité  n'est  pas  celle  que  nous  réclamons 
pour  la  liberté;  car  il  ne  s'agit  ici  que  d'une  possibilité  géné- 
rale qui  consiste  à  faire  abstraction  de  toutes  les  conditions 
réelles  de  l'action,  en  ne  tenant  compte  que  des  conditions 
générales.  Par  exemple,  il  suffit  que  le  billet  gagnant  soit  au 
nombre  des  billets  tirés  pour  qu'il  n'y  ait  pas  contradiction 
entre  la  sortie  et  leur  tirage  ;  mais  à  mesure  que  nous  con- 
naissons mieux  les  circonstances,  cette  possibilité  diminue; 
car,  par  exemple,  s'il  est  au  fond  de  l'urne,  et  que  je  ne 
prenne  qu'à  la  surface,  il  me  devient  impossible  de  le  tirer. 
Que  je  pose  la  main  à  droite  et  à  gauche  et  que  le  numéro 
soit  au  milieu,  c'est  la  même  chose.  Si  donc  on  arrive  jus- 
qu'au dernier  acte,  on  reconnaît  que,  toutes  les  conditions 
données  étant  telles,  il  n'y  a  plus  qu'une  seule  action  possi- 
ble, celle  qui  aura  lieu.  De  là  une  grande  différence  entre  le 
fatalisme  et  le  déterminisme.  Le  fatalisme  croit  que,  d'une 
manière  absolue,  telle  action  est  impossible,  par  exemple  que 
le  méchant  doit  rester  méchant,  et  le  bon  rester  bon,  et  que, 
quelles  que  soient  les  circonstances,  la  chose  arrivera  néces- 
sairement. Par  exemple,  si  une  ville  doit  être  prise,  elle  sera 
prise  :  il  est  inutile  de  la  fortifier.  C'est  ce  qu'on  appelle  le 
fatum  mahometaniim.  Au  contraire,  le  déterminisme  dit  que, 
d'une  manière  g-énéale,  une  ville  n'est  pas  nécessairement 
prise,  qu'elle  ne  le  sera  que  si  l'on  ne  prend  pas  toutes  les 
précautions  nécessaires;  mais  que,  toutes  les  circonstances 
étant  préparées  pour  la  mettre  en  état  de  défense,  elle  pourra 
être  sauvée.  Ne  sachant  pas  d'avance  quelles  seront  ces  cir- 
constances, il  faut  agir  comme  si  elle  pouvait  être  soit  prise, 
soit  sauvée,  selon  le  but  qu'on  se  propose.  C'est  l'erreur  des 
fatalistes,  a  fait  remarquer  Stuart  Mill,  d'avoir  considéré  comme 
impossible  qu'un  homme  puisse  chang-erde  caractère,  car  cela 
tient  à  beaucoup  de  circonstances.  On  ne  sait  pas  d'avance 
d'une  manière  absolue  qu'un  enfant  aura  tel  caractère,  comme 
on  sait  qu'un  bomme  doit  mourir;  mais  on  doit  faire  en  sorte 
de  préparer  et  de  réunir  toutes  les  circonstances  qui  rendent 
possible  un  changement  de  caractère,  s'il  en  est  besoin. 


LE  LIBRE  ARBITRE  ET  LA  POSSIBILITÉ  DES  CONTRAIRES  65 

On  voit  ce  que  signifie  l'idée  do  possibililé  :  c'est  une 
notion  purement  abstraite  ;  c'est  l'accord  avec  les  données 
générales  de  l'expérience.  Plus  vous  diminuez  le  nombre  de 
circonstances,  plus  la  possibilité  augmente;  plus  vous  accrois- 
sez par  hypothèse  le  nombre  des  circonstances,  plus  la  pos- 
sibilité diminue;  enfin,  si  vous  arrivez  à  la  dernière  action  ou 
au  dernier  moment  de  l'action,  on  ne  pourrait  dire  de  deux- 
actions  différentes  qu'elles  sont  à  la  fois  possibles,  que  si  on 
peut  les  concevoir  l'une  et  l'autre  comme  d'accord  avec  un 
même  état  de  circonstances  données.  Or,  c'est  ce  que  les 
déterministes  déclarent  impossible,  et  ce  que  les  partisans  du 
libre  arbitre  déclarent  possible. 

En  un  mot,  par  exemple,  que  je  puisse  mouvoir  mon  bras 
ou  le  laisser  en  repos,  c'est  ce  qui  est  reconnu  par  tout  le 
monde  comme  possible  en  soi,  parce  que  les  conditions  géné- 
rales de  la  matière  ou  de  l'organisation  peuvent  s'accorder 
avec  l'un  ou  avec  l'autre  événement.  Mais  qu'à  un  moment 
précis,  toutes  les  conditions  réelles  étant  une  fois  données,  il 
n'y  ait  plus  qu'une  action  qui  s'accorde  avec  ces  conditions, 
c'est  cette  seule  action  qui  est  possible.  Voilà  ce  que  disent 
les  déterministes;  mais  alors  il  n'y  a  plus  de  liberté.  Pour 
qu'il  y  ait  liberté,  il  faut  que  les  deux  actions  soient  possi- 
bles, c'est-à-dire  qu'elles  puissent  l'une  et  l'autre  s'accorder 
également  avec  ces  conditions. 

Remarquez  d'ailleurs  qu'il  s'agit,  non  d'actions  externes 
soumises  à  des  lois  physiques,  mais  d'actions  internes  qui 
peuvent  être  ou  n'être  pas  d'accord  avec  les  conditions  exté- 
rieures. C'est  donc  dans  le  domaine  seul  de  l'esprit  qu'il 
s'agit  de  trouver  la  compossibilité  de  deux  actions,  ou  du 
moins  de  deux  résolutions  différentes  ou  contraires.  Laissons 
donc  de  côté  les  difficultés  qui  peuvent  naître  des  lois  phy- 
siques et  mécaniques.  Etudions  en  elle-même  la  question  du 
choix  entre  les  contraires. 

Cette  doctrine  suppose  la  compossibilité  des  contraires.  Sur 
quoi  s'appuyer  pour  prouver  celte  compossibilité? 

A  la  vérité,  cela  ne  peut  pas  faire  l'objet  d'une   preuve 

5 


66  LlVllE   TROISIÈME.   —   VOLONTÉ   ET    LIBERTE 

expérimentale.  Comment  prouver  rexistence  d'un  possible, 
puisqu'il  n'est  pas  encore  réalisé?  Et,  quand  il  l'esl,  il  s'agit 
encore  de  savoir  si  le  contraire  n'était  pas  possible  égale- 
ment. Or  ici  encore  comment  prouver  la  possibilité  de  ce 
qui  n'a  pas  été?  La  seule  possibilité  que  l'on  puisse  prouver, 
à  ce  qu'il  semble,  c'est  celle  qui  résulte  de  l'accord  avec  l'ex- 
périence, laquelle  peut  très  bien  être  acceptée  par  le  déter- 
minisme. Quant  à  toute  autre  possibilité,  il  semble  qu'elle 
échappe  à  toute  démonstration. 

Sans  doute  nous  ne  pouvons  pas  avoir  conscience  de  ce 
qui  n'a  pas  eu  lieu;  mais  ce  dont  nous  pouvons  avoir  con- 
science, c'est  du  pouvoir  que  nous  avions  de  faire  ce  qui  n'a 
pas  eu  lieu. 

C'est  le  sentiment  du  pouvoir  qui  nous  fait  distinguer  ce 
que  j'appelle  le  possible  réel  du  possible  abstrait  ou  formel, 
qui  est  celui  que  nous  avons  défini  jusqu'ici.  Le  possible  réel 
est  celui  qui,  étant  d'accord  avec  les  conditions  générales  de 
l'expérience,  n'a  besoin,  pour  être,  que  d'un  acte  de  volonté. 
Or  ce  g'enre  de  possible  est  impliqué  dans  l'idée  de  responsa- 
bilité ou  d'imputabilité,  et  il  nous  est  donné  dans  la  con- 
science du  pouvoir.  D'un  tel  possible  nous  ne  pouvons  donner 
d'autre  preuve  que  le  sentiment  que  nous  en  avons.  Même 
en  supposant  qu'il  existe,  aucune  autre  preuve  ne  pourrait 
être  donnée.  Tout  ce  qui  est  exig-é  ici,  c'est  qu'il  n'implique 
pas  contradiction. 

Mais  on  dit  que  la  liberté  ou  pouvoir  de  choisir  entre  les 
contraires  implique  contradiction,  en  ce  sens  qu'il  est  en  oppo- 
sition avec  le  principe  de  causalité,  qui  est  un  principe  de  la 
raison  au  même  titre  que  le  principe  d'identité.  En  effet,  ou 
la  cause  qui  produit  l'effet  est  une  cause  pleine  et  entière,  et 
alors  l'effet  suivra  infailliblement;  ou  bien  la  cause  ne  déter- 
mine pas  invinciblement  l'effet,  mais  c'est  qu'alors  clic  n'est 
pas  pleine  et  entière  ;  elle  n'est  donc  pas  une  cause,  cl  aucun 
effet  ne  peut  suivre. 

Mais  il  nous  semble  qu'il  y  a  là  une  pétition  de  principe. 
Car  on  pose  en  principe  qu'il  n'y  a  pas  une  cause  pleine  et 


LE  LIBRE  ARBITRE  ET  LA  POSSIBILITE  DES  CONTRAIRES  CI 

entière  quand  toutes  les  conditions  nécessaires  à  une  action 
ne  sont  pas  réunies.  Mais  c'est  ce  qui  est  en  question  dans 
l'hypothèse  de  la  liberté.  Nous  soutenons,  au  contraire,  qu'une 
action  peut  ne  pas  être  nécessitée,  et  que  cependant  la  cause 
peut  être  pleine  et  entière. 

En  effet,  que  faut-il  pour  qu'une  cause  soit  complète?  11 
faut  :  1°  qu'elle  ait  le  pouvoir  de  faire  sortir  un  phénomène 
du  néant;  2°  qu'elle  ait  une  raison  pour  produire  tel  phéno- 
mène plutôt  que  tel  autre.  Or  c'est  ce  qui  a  lieu  dans  l'ac- 
tion libre.  La  volonté  est  le  pouvoir  suffisant,  et  le  motif  est 
la  raison  suffisante  de  l'action. 

Nous  distinguons,  en  effet,  le  libre  arbitre  de  la  liberté  d'in- 
différence proprement  dite.  Dans  la  liberté  d'indifférence  il  y 
aurait  un  pouvoir,  mais  pas  de  raison.  Nous  admettons,  au 
contraire,  que  la  liberté  n'agit  pas  sans  motif,  mais  qu'elle 
n'est  pas  déterminée  par  le  motif.  Seulement  nous  distin- 
guons entre  ces  deux  termes:  être  déterminé  par  wxi  motif 
(ce  qui  est  le  déterminisme),  et  &e  déterminer  pour  un  motif 
(ce  qui  est  la  liberté).  Dans  le  premier  cas,  l'action  suit  le 
"motif,  comme  l'effet  suit  la  cause,  selon  la  loi  des  causes 
efficientes.  Dans  le  second,  c'est  la  volonté  qui  prend  le 
motif  pour  but,  selon  la  loi  des  causes  finales.  En  obéissant 
au  motif,  elle  obéit  donc  à  elle-même. 

Mais,  dira-t-on,  c'est  encore  la  liberté  d'indifférence  :  car 
quelle  raison  la  volonté  a-t-ellc  de  choisir  un  motif  plutôt 
qu'un  autre?  Je  dis  qu'on  n'a  pas  le  droit  de  poser  cette 
question.  Sans  doute  il  faut  un  motif  pour  choisir  une  action  ; 
mais  a-t-on  le  droit  de  conclure  de  là  qu'il  faut  un  motif 
pour  choisir  un  motif,  et  un  autre  pour  choisir  celui-ci,  et  cela 
à  l'infini?  En  disant  que  la  volonté  se  décide  pour  un  motif, 
n'avons-nous  pas  atteint  le  dernier  mot  de  l'action?  Si,  par 
exemple,  le  motif  pour  lequel  la  volonté  se  détermine  est  un 
devoir,  il  implique  par  sa  nature  que  ce  n'est  pas  un  motif 
nécessitant  (autrement  ce  ne  serait  pas  un  devoir),  et  d'un 
autre  côté  quel  motif  pourrait-il  y  avoir  d'obéir  au  motif  du 
devoir,  si  ce  n'est  le  devoir  lui-même?  11  ne  peut  y  avoir  ici 


68  LIVRE    TROISIÈME.   —  VOLONTÉ    ET   LIBERTÉ 

de  motif  de  motif  à  l'infini  ;  il  y  a  un  motif  dernier,  qui  est 
l'idée  du  devoir.  Or,  c'est  le  caractère  propre  de  ce  motif 
d'être  impératif  sans  être  nécessitant.  Le  principe  de  causa- 
lité est  donc  satisfait,  à  moins  qu'on  ne  commence  par  poser 
en  axiome  ce  qui  est  en  question,  à  savoir  qu'il  n'y  a  do 
cause  suffisante  que  celle  qui  est  nécessaire. 

Reprenons  la  question  parmi  autre  point  de  vue  :  on  a  dit 
encore  que  l'illusion  du  libre  arbitre  vient  de  ce  qu'on  se 
représente  le  temps  comme  de  l'espace  '.  On  lui  donne  de  la 
largeur;  de  là  l'idée  d'une  bifurcation  ou  de  deux  chemins 
entre  lesquels  on  peut  choisir.  Mais  personne  ne  se  repré- 
sente le  temps  comme  ayant  une  largeur.  Sans  doute  on  dit 
souvent  que  le  temps  a  une  dimension,  la  longueur,  et  on 
le  compare  à  une  ligne,  et  non  pas  à  une  surface.  L'idée 
de  coexistence  psychologique  n'implique  nullement  l'idée  de 
juxtaposition.  Par  exemple,  le  doute  est  un  état  qui  suppose 
la  coexistence  de  deux  idées;  car  comment  douter  sans  avoir 
à  la  fois  les  deux  idées  dans  l'esprit?  Et  cependant  nous  ne 
plaçons  pas  ces  deux  idées  dans  l'espace.  Dira-t-on  qu'il  n'y 
a  pas  coexistence,  mais  succession  très  rapide  et  alternante  do- 
l'une  à  l'autre  idée?  Mais,  si  rapide  qu'on  suppose  cette  suc- 
cession, elle  n'expliquera  jamais  le  doute,  si  chaque  idée  ne 
coexiste  pas  au  moins  avec  le  souvenir  de  l'autre  ;  et  il  y 
aura  toujours  coexistence,  sans  qu'il  y  ait  juxtaposition. 

Une  autre  raison  plus  profonde  que  l'on  a  fait  valoir  contre 
la  possibilité  du  libre  arbitre,  c'est  qu'il  s'en  faut  tellement 
que  la  possibilité  des  contraires,  et  en  particulier  la  possibilité 
(lu  mal,  suit  un  caractère  essentiel  de  la  liberté,  qu'au  con- 
traire la  liberté  parfaite,  la  liberté  absolue  que  nous  plaçons 
en  Dieu  exclut  positivement  la  possibilité  du  mal,  et  même  la 
possibihté  du  contraire.  Dieu  est  impeccable,  et  cependant  il 
est  libre.  On  peut  donc  être  libre  sans  avoir  le  pouvoir  de  pé- 
cher. Quelle  étrange  chose  de  faire  de  la  liberté  du  mal  le 
caractère  essentiel  de  la  liberté! 

1.  Voir  Bergsou,  Données  iminùliales  de  la  conscience. 


LE  LIBRE  ARBITRE  ET  LA  POSSIBILITÉ  DES  CONTRAIRES  C.9 

Il  est  très  vrai,  diroii'^.-nous  à  notre  tour,  que  l'impeccabi- 
lité  vaut  mieux  que  la  liberté  du  mal.  Si  j'avais  à  choisir  entre 
être  impeccable  et  jouir  de  la  liberté  du  mal,  je  serais  un  fou 
de  ne  pas  choisir  Fimpeccabililé.  Mais  ce  n'est  pas  le  fait.  Que 
je  le  veuille  ou  non,  je  ne  suis  pas  impeccable  :  je  pèche,  et 
le  saint  lui-même  pèche  plusieurs  fois  par  jour.  Or,  sij'admets 
que  le  pécheur  ne  puisse  pas  ne  pas  pécher,  non  seulement 
je  lui  enlève  la  liberté  du  mal,  mais  encore  la  liberté  du  bien, 
puisqu'il  est  impossible  d'échapper  à  l'état  de  pécheur.  Nous 
ne  réclamons  donc  pas  la  liberté  du  mal  en  elle-même,  mais 
comme  le  seul  moyen  de  garantir  la  liberté  du  bien. 

Il  y  a,  je  le  reconnais,  dans  l'illusion  que  nous  combattons 
une  certaine  générosité;  et  l'opinion  contraire,  quelque  vraie 
qu'elle  soit  en  elle-même,  ne  repose  pas  toujours  sur  de  très 
bons  principes.  Nous  supposons  souvent  chez  les  autres  la 
liberté  du  mal,  parce  que  nous  aimons  à  blâmer  et  à  haïr.  Si, 
dans  les  efforts  que  l'on  fait  pour  amnistier  les  coupables, 
nous  ne  vovions  que  le  point  de  vue  du  mal,  nous  ne  serions 
peut-être  pas  hostiles  à  ces  efforts.  L'opposition  que  ces  etforts 
rencontrent  dans  le  vulgaire  vient  souvent  de  mauvais  prin- 
cipes, la  peur  ou  la  haine.  Il  semblerait  donc,  à  ce  point 
de  vue,  que  la  thèse  de  l'irresponsabilité  fut  une  thèse  favo- 
rable à  l'humanité.  Mais  ce  que  ne  voient  pas  les  défenseurs 
de  l'irresponsabilité,  c'est  qu'avec  la  liberté  du  mal  ils  détrui- 
sent la  liberté  du  bien.  En  effet,  le  criminel  qui  a  commis  un 
crime  n'aurait  pas  pu  ne  pas  le  commettre,  puisqu'il  n'y  avait 
à  ce  moment  qu'une  seule  action  possible,  celle  qu'il  a  com- 
mise. Il  n'était  donc  pas  en  son  pouvoir  d'être  meilleur  qu'il 
n'a  été.  En  lui  attribuant  l'irresponsabilité,  vous  lui  donnez 
à  la  vérité  l'innocence,  mais  l'innocence  de  la  brute;  vous  le 
dépouillez  de  ce  qui  est  bien  plus  précieux,  à  savoir  le  pou- 
voir de  s'élever  au-dessus  de  la  brute.  Donc  en  supprimant  le 
vice  vous  supprimez  la  possibilité  de  la  vertu.  Il  reste,  sans 
doute,  des  bons  et  des  méchants,  mais  par  lefaitde  la  nature, 
comme  il  y  a  des  agneaux  et  des  tigres.  C'est  la  doctrine  de 
la  prédestination,  qui  n'est  pas  moins  dure  parce  que,  au  lieu 


70  LIVRE    TROISIÈME.   —  VOLONTÉ   ET   LIBERTE 

d'être  Ihéologique,  elle  estphilosopliique.  Peu t-èlro  même  est- 
elle  plus  dure;  car  la  prédestination  théologique  peut  avoir 
des  raisons  que  nous  ne  connaissons  point,  tandis  que  celle 
de  la  nature  est  purement  aveugle. 

C'est  cette  prédestination  qui  a  toujours  révolté  les  hom- 
mes; et  c'est  contre  elle  que  la  doctrine  du  libre  arbitre  s'est 
élevée;  ou  plutôt  c'est  la  nature  elle-même  qui  nous  enseig"no 
cette  doctrine,  et  qui  se  révolte  contre  celle  de  la  fatalité. 


LEÇON   VII 


L  IDEE    DE    LA    LIBERTE 


îMessieiirs, 

M.  Alfred  Fouillée,  dans  son  livre  sur  la  Liberté  et  le  Déter- 
?ni?iisme,  propose  un  biais  ingénieux  pour  conserveries  avan- 
tages de  la  liberté,  tout  en  la  supprimant  Ibéoriquement.  C'est, 
dit-il,  de  remplacer  la  liberté  par  l'idée  de  la  liberté. 

Il  part  d'un  fait  psychologique  bien  connu  :  c'est  que 
nous  sommes  d'autant  plus  capables  de  faire  une  chose,  que 
nous  nous  en  croyons  plus  capables.  Le  fait  est  résumé  dans 
cet  adage  de  Virgile  bien  connu  :  Possunt  quia  passe  videntur. 
On  fait  un  usage  constant  de  celte  vérité  en  éducation.  A  un 
enfant  qui  dit  :  «  Je  ne  peux  pas,  »  on  répond  qu'il  peut  s'il 
veut  ;  qu'il  fasse  quelques  efforts,  et  il  verra  qu'il  pourra.  On 
s'efforce  surtout  de  réveiller  en  lui  le  sentiment  de  ses  forces. 
Il  en  est  de  môme  pour  la  conduite  morale.  Qu'un  homme  se 
persuade  qu'il  ne  peut  rien  pour  se  corrig-er  d'un  défaut  ou 
d'un  vice,  que  son  caractère  est  imperfectible,  qu'il  subit  le 
poids  de  son  tempérament  et  de  son  milieu,  il  ne  fera  plus  au- 
cun effort  et  sera  entraîné  de  plus  en  plus  dans  le  mal.  Mais 
qu'au  contraire  il  soit  persuadé  qu'il  dépend  de  lui  d'être  bon 
ou  méchant,  qu'il  peut  réaliser  quand  il  le  voudra  le  modèle 
idéal  qu'il  a  dans  l'esprit,  on  le  verra  surmonter  sa  faiblesse  ; 
et  il  faut  bien  qu'il  en  soit  ainsi  pour  que  l'on  voie  des  pé- 
cheurs convertis  comme  il  y  en  a  eu  certainement,  et  comme 
il  faut  espérer  qu'il  y  en  aura  toujours. 

Les  déterministes  eux-mêmes  ont  reconnu  le  fait  dont  il 
s'agit,  et  Stuart  Mill  n'hésite  pas  à  faire  remarquer  que  l'une 
des  faiblesses  du  système  nécessitarien  est  d'avoir  trop  laissé 


72  LIVRE   TROISIÈME.   —   VOLONTÉ   ET    LIBERTÉ 

croire  qu'il  considérait  les  caraclères  comme  imperfeclibles 
et  incorrigibles,  et  que,  suivant  l'expression  vulgaire,  on  ne 
refait  pas  son  caractère.  Une  telle  opinion  est  trop  contraire 
à  la  raison  et  à  l'expérience.  Les  partisans  du  libre  arbitre 
ont  donc  contribué  pour  leur  compte  h  maintenir  et  à  accroî- 
tre l'effort  moral  de  la  volonté,  précisément  en  enseignant 
que  nous  avons  le  pouvoir  de  nous  réformer.  Or  comme,  dans 
le  fait,  suivant  Stuart  Mill,  cette  liberté  n'existe  pas,  c'est 
par  l'idée  de  la  liberté  qu'il  faut  la  remplacer. 

Le  fait  dont  on  parle  est  donc  vrai;  et  il  y  a  lieu  de  se  de- 
mander s'il  n'y  aurait  pas  là  un  véritable  succédané  à  la  liberté 
réelle,  je  veux  dire  une  sorte  de  substitut  qui,  mis  en  lieu  et 
place  de  la  liberté  effective,  aurait  cependant  les  mêmes  effets 
que  cette  liberté,  quoiqu'elle  n'existe  pas  en  réalité.  Persuadé 
de  son  indépendance,  Tliomme  agirait  comme  s'il  était  réelle- 
ment indépendant.  L'idée  qu'il  peut  de  plus  en  plus  reculer  les 
obstacles  qui  s'opposent  à  son  action  agirait  comme  une  sorte 
de  levier.  L'homme  qui  se  croirait  libre  agirait  comme  s'il 
l'était. 

Le  fait  que  nous  venons  de  décrire  est  parfaitement  vrai; 
mais  les  conséquences  que  Ton  en  tire  ne  le  sont  pas.  Sans 
aucun  doute,  l'illusion  peut  agir  sur  l'homme  exactement 
comme  la  réalité,  mais  c'est  à  la  condition  que  l'on  ne  sache 
pas  que  c'est  une  illusion.  Un  homme  est  prêt  à  se  dévouer 
pour  un  ami  infidèle,  parce  qu'il  le  croit  sincère;  il  agit  donc 
comme  si  celui-ci  l'était  réellement.  Mais  s'il  apprend  que 
c'est  une  illusion,  que  son  ami  est  infidèle  et  ingrat,  aussitôt 
l'illusion  tombe,  et  avec  elle  toute  son  efficacité.  Un  homme 
croit  au  droit  divin  :  c'est  une  ilhision;  mais  celui  qui  aura 
cette  croyance  agira  sous  l'empire  de  celte  illusion  comme  si 
c'était  la  vérité.  Mais  qu'il  soit  désenchanté,  désabusé,  que 
la  critique  lui  fasse  voir  le  vide  de  son  illusion,  le  principe 
d'action  perdra  toute  sa  force.  11  pourra  sans  doute  continuer 
à  agir  pour  la  môme  cause,  mais  par  d'autres  raisons;  celle-là 
lui  fera  défaut  et  ne  lui  sera  plus  d'aucun  secours.  On  voit 
l'erreur  qu'il  y  a  à  appliquer  au  cas  où  la  liberté  est  démon- 


L'IDÉE   DE    LA   LIBERTÉ  13 

trée  fausse,  la  puissance  exercée  sur  Tosprit  par  la  croyance 
qu'elle  est  vraie. 

J'admetlrais  cependant  pour  un  cas  la  théorie  précédenle. 
C'est,  par  exemple,  si  l'on  laissait  en  suspens,  comme  Kant, 
la  réalité  objeclive  de  la  liberté,  tout  en  en  reconnaissant  la 
possibilité.  Supposez  que  l'on  dise  :  «  Nous  ne  pouvons  pas 
prouver  spéculativement  la  liberté.  II  y  a  contre  elle  des  ob- 
jections rationnelles  que  nous  ne  pouvons  résoudre.  Néan- 
moins il  faut  y  croire,  parce  que  la  vie  humaine  en  a  besoin. 
C'est  une  hypothèse  nécessaire.  Je  croirai  donc  à  la  liberté  et 
j'ag-irai  comme  si  elle  était  vraie.  »  C'est  le  pari  de  Pascal.  De 
deux  choses  l'une  :  ou  elle  est,  ou  elle  n'est  pas.  Si  elle  est,  je 
ne  me  trompe  donc  pas  en  pariant  qu'elle  est,  et  je  me  trouve 
d'accord  avec  la  nature  des  choses.  Si  elle  n'est  pas,  tant  pis, 
sans  doute  ;  mais  quel  mal  cela  me  fait-il,  après  tout?  Quel 
inconvénient  peut-il  y  avoir  à  croire,  par  exemple,  que  je  puis 
modifier  et  perfectionner  mon  caractère?  Que  cela  se  fasse  ou 
non  par  ma  volonté,  le  seul  fait  que  je  crois  pouvoir  le  faire 
me  donnera  en  réalité  le  pouvoir.  Je  ferai  donc  bien  de  parier 
dans  ce  sens  plutôt  que  dans  l'autre. 

Tout  cela  est  très  logique;  et  dans  le  cas  de  doute  il  y  a 
lieu,  en  etTet,  de  prendre  parti  pour  la  liberté  ;  et  dans  ce 
cas-là  j'admettrai,  si  l'on  veut,  que  l'idée  de  la  liberté  soit 
équivalente  à  la  liberté  elle-même.  C'est  même  à  pou  près  le 
cas  de  la  réalité  pour  la  plupart  des  hommes.  Les  hommes, 
en  effet,  se  soucient  très  peu  des  difficultés  spéculatives  de  la 
question  de  la  liberté.  Ils  abandonnent  le  problème  spéculatif 
€t  se  tiennent  exclusivement  sur  le  terrain  pratique.  Sur  ce 
terrain  ils  agissent  comme  si  la  liberté  était  vraie  ;  et  par  là 
•elle  devient  en  quelque  sorte  vraie.  Mais  en  sera-t-il  de  même 
le  jour  où  il  sera  démontré  qu'elle  est  fausse?  C'est  ce  que 
nous  nions.  Nous  avons  vu,  en  effet,  que  la  liberté  consiste 
<lans  le  pouvoir  de  choisir  entre  les  contraires.  Elle  im- 
pHque  donc  la  compossibilité  de  deux  actions  à  la  fois.  Or  on 
prétend  démontrer  que  cette  compossibilité  est  impossible,  et 
que  de  deux  actions  mises  idéalement  en  présence  au  mo- 


14  LIVRE    TROISIÈ.ME.   —   VOLONTÉ   ET    LIBERTÉ 

ment  de  les  accomplir,  une  seule  est  possible,  et  l'autre  ne 
l'est  pas.  Cela  étant,  à  quoi  me  servirait-il  de  faire  comme  si 
je  croyais  à  la  possibilité  de  l'impossible?  Dans  l'incertain  je 
puis  toujours  faire  une  hypothèse;  mais  je  ne  puis  en  faire 
une  contre  le  certain.  Je  puis  m'abstraire  du  problème  et  me 
donner  une  foi  pratique;  mais  c'est  à  la  condition  que  le 
problème  ne  soit  pas  déjà  résolu  en  sens  inverso.  Dans  ce 
cas-là,  la  croyance  ne  peut  plus  exister  à  aucun  degré ,  et 
par  conséquent  elle  ne  peut  avoir  aucune  efficacité.  Il  faut 
donc  renoncer  à  cet  expédient. 

Bien  plus,  cette  théorie  semble  se  réfuter  elle-même  :  car 
s'il  est  vrai  que  la  croyance  à  la  liberté  puisse  susciter  la 
liberté  elle-même,  ou  du  moins  un  pouvoir  capable  d'accom- 
plir les  mêmes  effets,  par  la  même  raison  la  croyance  à  la 
non-liberté  produira  TefTet  inverse.  En  effet,  pourquoi  l'idée 
de  la  non-liberté  serait-elle  privée  du  caractère  inhérent  à 
toute  idée  de  tendre  à  sa  réalisation?  Si  donc  une  certaine 
idée  de  liberté  peut  susciter  la  liberté,  l'idée  de  la  non-liberté 
doit  paralyser  l'effort  vers  la  liberté.  L'une  tend  à  produire 
l'action,  l'autre  tend  à  empêcher  l'action.  Le  résultat  ne 
peut  être  que  l'oscillation  entre  deux  efforts,  et  par  consé- 
quent l'affaiblissement  de  la  volonté. 

Mais  peut-être  nous  sommes-nous  mépris  sur  le  sens  de  la 
théorie  que  nous  discutons.  Nous  avons  cru  qu'il  était  ques- 
tion de  croyance,  tandis  qu'il  ne  s'agissait  que  d'idée.  L'idée 
de  la  liberté  n'est-elle  pas  autre  chose  que  la  croyance  à  la 
liberté? 

Mais  d'abord  nous  ne  nous  sommes  pas  mépris,  car  c'est 
à  l'auteur  lui-même  que  nous  avons  emprunté  les  argu- 
ments en  faveur  de  son  hypothèse.  C'est  lui-même  qui  cite 
le  possunt  quia  posse  videntur,  qui  implique  bien  l'idée  de 
croyance  à  la  possibilité  d'une  action,  et  non  pas  seulement 
celle  de  la  représentation  idéale  de  cette  action.  Examinons 
cependant  ce  nouveau  point  de  vue. 

Autre  chose  est  la  croyance,  autre  chose  est  l'idée. 

La  croyance  est  une  affirmation  de  la  réalité  d'un  objet. 


L'IDEE   DE    LA   LIBERTE  T.i 

L'affirmation  consiste  à  déclarer  qu'une  chose  est  vraie.  Il  y 
a  deux  sortes  d'affirmation  :  ou  bien  l'affirmation  est  pro- 
voquée par  l'évidence,  elle  est  alors  nécesaire,  et  elle  est  un 
acte  de  l'entendement;  ou  bien,  faute  d'évidence,  l'esprit  se 
résout  pour  des  raisons  plus  ou  moins  extrinsèques,  par 
exemple  des  raisons  de  sentiment  ou  des  raisons  d'intérêt 
pratique,  et  l'affirmation  est  alors  un  acte  de  volonté;  et 
c'est  ce  qu'on  appelle  croyance.  Quelques  philosophes  croient 
que  même  l'affirmation  nécessaire  après  évidence  n'est  en- 
core qu'une  croyance;  mais  c'est  là  un  débat  entre  psycho- 
logues. Toujours  est-il  que  la  croyance  proprement  dite  est 
l'acte  par  lequel  nous  donnons  notre  adhésion  à  une  chose 
non  évidente.  Kant  a  dit  que  c'est  la  certitude  subjective,  et 
il  l'oppose  à  la  certitude  objective. 

Tandis  que  la  croyance  est  une  affirmation,  l'idée  est  une 
simple  conception;  elle  est,  suivant  la  définition  scolastique, 
la  pure  représentation  d'un  objet,  înera  representatio  objccti. 
Or,  s'il  est  vrai  qu'une  croyance  ne  puisse  pas  coexister  avec 
la  démonstration  du  contraire,  cela  n'est  pas  vrai  de  l'idée. 
Celle-ci  peut  subsister  dans  l'esprit,  malgré  la  négation  de 
l'objet.  Ainsi  la  croyance,  disparaissant,  peut  laisser  subsis- 
ter après  elle  une  trace,  un  résidu,  qui  consiste  dans  l'idée 
de  l'objet  qui  n'est  pas  absolument  impuissante  et  qui  con- 
tinue même  d'agir  lorsque  l'objet  a  disparu. 

Donnons  quelques  exemples.  Je  prends,  par  exemple,  l'idée 
du  bonheur.  Un  homme  que  l'expérience  a  convaincu  qu'il 
n'y  a  pas  de  bonheur  possible  ici-bas  peut  concevoir  cepen- 
dant dans  son  esprit  l'idée  du  bonheur  à  litre  de  rêve  ou  de- 
modèle  d'imagination,  qui,  malgré  tout,  exerce  une  influence 
sur  lui,  si  découragé,  si  pessimiste  qu'il  puisse  être  sur  le 
fond  des  choses.  Qu'il  se  présente  pour  lui  une  occasion  d'ob- 
tenir quelques-uns  de  ces  objets  si  désirés  par  les  hommes, 
il  se  donnera  autant  de  mal  pour  atteindre  à  ces  objets  que 
le  ferait  l'optimiste  le  plus  convaincu.  Que  ce  soit  la  ri- 
chesse, la  députation,  l'Académie,  quelque  objet  que  ce  soit, 
cet  objet  se  présentera  à  lui  comme  un  terme  de  satisfaction, 


76  LlVTxE   TROISIEME.   —   VOLONTE   ET   LIBERTE 

répondant  à  l'idée  du  bonheur  qui  est  en  lui.  Celle  idée  dé- 
terminera sa  conduite,  comme  si  Tobjet  avait  une  véritable 
réalité.  Ainsi  l'idée  peut  remplacer  l'objet  et  même  la  croyance 
à  l'objet. 

De  même  pour  l'idée  de  Dieu  ou  l'idée  do  l'être  parfait. 
Supposons,  avec  certains  philosophes,  que  l'idée  de  perfection 
ne  répond  à  aucune  réalité,  en  un  mot  qu'il  n'y  ait  pas  de 
Dieu,  et  même  qu'il  n'existe  que  l'univers.  Cette  idée  de  Dieu 
ne  subsistera  pas  moins  dans  l'esprit.  L'athée  lui-même 
pense  Dieu;  et  la  croyance  disparue  a  laissé  en  lui  le  type  et 
le  concept  de  l'objet.  Eh  bien,  suivant  ces  philosophes,  l'idée 
de  la  perfection,  ne  fùt-elle  qu'une  idée,  exerce  sur  l'esprit 
la  même  action  que  ferait  la  réalité.  Cette  idée  est  un  mo- 
dèle, un  idéal,  un  type  qui  est  pour  le  sage  ce  que  le  cercle 
et  le  polygone  sont  pour  le  géomètre. 

On  pourrait  donc  comprendre  que  l'idée  de  la  liberté  put 
tenir  lieu  de  la  liberté  réelle,  même  dans  le  cas  oii  la  science 
aurait  dissipé  l'illusion  de  la  liberté. 

Cette  nouvelle  analyse  répondrait  en  partie  aux  critiques 
précédentes,  mais  elle  ne  les  détruit  pas  entièrement.  Eu  elTet, 
il  est  vrai  que  lorsqu'une  croyance  a  longtemps  existé  parmi  les 
hommes,  elle  finit  par  créer  des  habitudes  qui  subsistent  en- 
core lorsque  la  croyance  est  détruite;  et  la  simple  idée  de  l'ob- 
jet suffit  pour  un  temps  à  réveiller  les  habitudes  liées  à  cet 
objet.  La  croyance  au  libre  arbitre  a  habitué  les  hommes  à 
de  certains  eiïorts,  parce  qu'ils  ont  cru  que  ces  efforts  venaient 
d'eux-mêmes,  et  qu'il  dépendait  d'eux  de  faire  une  chose  ou 
de  ne  pas  la  faire.  Celui  qui  croit  cela  et  auquel  en  même 
temps  on  ordonne  de  faire  telle  ou  telle  chose  est  amené  par 
là  à  agir  comme  il  ferait  si  la  chose  en  elfet  dépendait  de  lui. 
Les  habitudes  une  fois  créées  ne  disparaissent  pas  tout  à  coup, 
et  l'idée  de  liberté  peut,  en  ce  sens,  les  réveiller  en  partie  du 
moins  et  pour  un  temps.  Mais  ces  habitudes  persisteront-elles 
quand  la  croyance  aura  définitivement  disparu?  Voilà  laques- 
lion.  Lidce  froide  d'une  lilx'rlé  idéale,  mais  non  réelle,  ag"ira- 
l-elle  comme  la  conviction  ardente  de  ma  liberté  réelle?  La 


L'IDÉE   DE   LA   LIBERTÉ  77 

loi  d'association  des  idée  aura-t-elle  toujours  son  effet,  mémo 
lorsque  nous  saurons  que  cette  association  n'est  pas  indisso- 
luble? 

Il  en  est  de  même  de  l'idée  de  Dieu.  Il  est  certain  que  cette 
idée,  même  réduite  à  la  notion  de  l'idéal,  pourrait  bénéficier 
pour  un  temps  des  avantages  de  la  croyance  réelle  à  l'existence 
de  Dieu.  Par  exemple,  cette  croyance  est  accompagnée  d'autres 
croyances  :  que  la  vie  a  un  but  ;  que  chacun  de  nous  a  sa 
destinée,  qui  a  été  fixée  par  un  être  supérieur;  que  cet  être  a 
un  œil  ouvert  sur  nous,  et  que  nos  actions  seront  payées  par 
lui  relativement  à  leurs  mérites  ;  que  nos  bonnes  actions  réjouis- 
sent la  Divinité,  que  les  mauvaises  l'attristent;  que  nous  ne 
sommes  pas  isolés  dans  l'univers;  que  la  vertu  n'est  qu'une 
imitation  de  Dieu,  une  conformité  à  la  volonté  de  Dieu,  etc. 
Remplaçons  maintenant  la  notion  d'un  Dieu  réel   par  celle 
d'un  Dieu  idéal  :  cette  fiction  pourra  peut-être  pour  un  temps 
maintenir  les  autres  croyances  rattachées  à  la  croyance  fon- 
damentale, ou  du  moins   les   inclinations  et  les  habitudes 
créées  en  nous  par  ces  croyances  et  qui  se  sont  incorporées  à 
notre  être;  et  il  n'est  pas  douteux  que  la  notion  de  l'idéal 
conservera  quelque  temps  un  certain  prestig-e.  Mais  c'est  une 
illusion  métaphysique  inadmissible  de  croire  que  l'on  pourra 
remplacer  du  tout  au  tout  et  pour  toujours  la  tliéodicée  réelle 
par  une  Ihéodicée  toute  semblable,  mais  absolument  idéale. 
Cette  notion  d'un  Dieu  qui  jouit  de   toutes  les  perfections, 
excepté  de  Texislence,  comme  la  jument  de  Roland,  ne  peut 
être  longtemps  un  principe  d'action.  On  le  transforme  bien 
vite  en  un  simple  idéal  moral,  comme  l'idée  du  sage  dans^ 
l'école  stoïcienne.  L'idée  de  Dieu  disparait  avec  toutes  ses 
conséquences.  Il  restera  sans  doute  l'idée  du  devoir,  si  tant 
est  que  l'on  admette  que  l'idée  du  devoir  peut  exister  indé- 
pendamment de  l'idée  de  la  Divinité;  mais  l'idée  de  la  Divi- 
nité elle-même  perdra  toute  action.  Il  en  est  de  même  pour 
l'idée  de  liberté. 

On  a  fait  remarquer  que  l'idée  et  même  la  croyance  de  la 
liberté  sont  si  peu  nécessaires  à  produire  l'énergie  morale,  que 


78  LIVRE    TROISIEME.   —  VOLONTE   ET   LIBERTE 

c'est  souvcnl  clans  les  sectes  religieuses  ou  philosophiques  qui 
ont  lopins  fermement  nié  la  liberté,  que  l'on  rencontre  les  plus 
grands  exemples  cVénergie  morale.  Par  exemple  les  calvinis- 
tes, les  jansénistes,  les  Stoïciens,  sont  particulièrement  remar- 
quables par  l'énergie  et  la  force  de  l'initiative,  et  cependant 
ils  n'ont  pas  admis  la  doctrine  du  libre  arbitre.  Cela  est  vrai; 
mais  cela  prouve  simplement  que  cette  idée  n'est  pas  la  seule 
qui  agisse  sur  la  volonté,  et  qu'elle  peut  avoir  son  équivalent 
et  son  supplément  dans  d'autres  idées  :  la  croyance  à  la  grâce 
divine  pourra,  par  exemple,  remplacer  la  croyance  au  libre 
arbitre;  croire  que  l'on  est  plein  delà  grâce  divine,  agir  comme 
si  Dieu  lui-même  nous  poussait  et  agissait  pour  nous,  cela 
peut  être  évidemment  un  ressort  d'action  aussi  puissant  que 
la  croyance  à  la  liberté.  Chez  les  Stoïciens,  la  croyance  à  la 
grâce  était  remplacée  par  la  croyance  à  l'ordre  universel  et 
au  gouvernement  de  la  raison.  C'était  un  Dieu  plus  abstrait, 
mais  c'était  encore  un  Dieu  qui  agissait  et  qui  pensait  dans  le 
sage.  On  ne  dit  donc  pas,  on  ne  peut  pas  dire  que  celui  qui 
renoncerait  à  la  liberté  serait  désarmé  entièrement  dans  la 
lutte  de  la  vie.  Tantôt  ce  sera  la  croyance  religieuse,  tantôt 
la  croyance  politique,  en  un  mot  une  force  morale  quelconque 
qui  agira  à  sa  place.  Mais  on  se  contente  de  dire  que  la 
croyance  au  libre  arbitre  engendrera  une  faculté  d'effort  qui 
disparaîtra  avec  cette  croyance,  et  qui  ne  peut  être  remplacée 
par  l'idée  seule.  Bien  entendu  que  l'on  appliquera  le  même 
raisonnement  aux  autres  idées  :  car  si  l'on  admet  que  l'idée  de 
la  liberté  peut  remplacer  la  croyance  en  la  liberté,  on  admettra 
de  même  que  l'idée  de  Dieu  remplacera  la  croyance  en  Dieu, 
l'idée  de  patrie  la  croyance  à  la  patrie,  l'idée  de  vertu  la 
croyance  à  la  vertu.  Mais  alors  nous  dirons  de  chacune  de  ces 
idées  ce  que  nous  avons  dit  de  l'idée  de  liberté.  L'idée  n'agit 
qu'en  tant  qu'elle  devient  croyance,  et  la  croyance  no  peut 
survivre  à  la  démonstration  du  contraire.  Celui  donc  qui  aura 
réduit  par  l'analyse  soit  Dieu,  soit  la  patrie,  à  une  pure  illusion, 
a  détruit  par  là  même  le  ressort  qui  s'attacbait  à  ces  idées  en 
tant  qu'elles  étaient  croyances.  Tant  que  l'une  de  ces  croyances 


L'IDÉE   DE    LA    LIBERTÉ  79 

subsiste,  elle  peut,  à  la  rigueur,  se  substituer  aux  autres;  mais 
dès  que  la  critique  a  détruit  l'une  d'elles,  elle  tend  à  détruire 
toutes  les  autres.  Or  la  critique  appliquée  successivement  à 
chacune  de  ces  croyances  tend  à  détruire  la  force  morale,  en 
tant  que  ces  croyances  fortifient  en  nous  la  faculté  d'agir.  Et 
que  l'on  ne  dise  pas  que  nous  confondons  deux  domaines,  celui 
de  la  spéculation  et  celui  de  la  pratique  ;  car  c'est  la  thèse  ad- 
verse qui  nous  a  elle-même  amenés  sur  le  terrain  de  la  prati- 
que. Dire,  en  effet,  que  l'idée  de  la  liberté  équivaut  à  la  liberté 
elle-même,  c'est  se  placer  sur  le  terrain  pratique.  C'est  en  pous- 
sant cette  idée  jusqu'au  bout  que  nous  avons  été  amenés  à 
montrer  que  l'affaiblissement  moral  suivrait  l'abolition  de  la 
croyance  au  libre  arbitre.  Ce  n'est  pas  là  une  nouvelle  preuve 
de  la  liberté,  mais  c'est  un  cas  particulier  de  la  preuve  morale 
en  général. 


LIVRE  OUATRIÈME 


DIEU 


LIVRE  QUATRIÈME 

DIEU 


LEÇON    PREMIÈRE 


L INFINI 


Messieurs, 

Nous  avons  à  parler  aujourd'hui  delà  première,  de  la  plus 
haute  des  idées  philosophiques,  de  l'idée  de  Dieu.  Après  avoir 
recherché  et  constaté  dans  le  monde  des  êtres  conting-ents  la 
présence  de  l'esprit,  nous  devons  chercher  plus  haut  son  ori- 
gine, et  nous  élever  jusqu'à  l'esprit  absolu,  c'est-à-dire  jusqu'à 
Dieu. 

Il  semble  que,  dans  l'état  actuel  de  la  philosophie,  nom- 
mer Dieu  et  en  affirmer  l'existence  soit  une  sorte  de  témé- 
rité :  car  c'est  un  fait  remarquable  que,  depuis  un  certain  nom- 
bre d'années,  le  mot  et  l'idée  de  Dieu  aient,  pour  ainsi  dire, 
disparu  de  la  philosophie.  On  peut  dire  qu'il  s'est  fait  à  cet 
égard  une  conspiration  du  silence.  Sans  doute  dans  les  mi- 
lieux agités  de  la  politique  on  continuait  à  parler  de  Dieu 
pour  en  faire  une  arme  de  parti.  Mais  dans  la  science  pure, 
dans  la  métaphysique,  il  s'est  établi  une  sorte  de  loi  d'après 
laquelle  il  semble  que  l'expression  de  Dieu  n'est  pas  philosophi- 
que, n'est  pas  scientifique.  On  en  cherchera  peut-être,  on  en 
donnera  l'équivalent;  mais  on  craindra  de  prononcer  ce  mot. 
Nous  voudrions,  pour  notre  part,  rompre  avec  ces  habitudes 
pusillanimes.  L'idée  de  Dieu  est,  selon  nous,  une  idée  essen- 
tiellement philosophique  dont  il  est  impossible  de  se  passer. 


84  LIVRE    QUATRIÈME.  —  DIEU 

Que  si  l'on  s'en  passe,  encore  fauL-il  dire  pourquoi,  et  par  là 
môme  on  est  encore  amené  à  en  parler. 

Cependant  tout  n'est  pas  à  blâmer  dans  cette  sorte  de  silence 
qui  s'est  fait  à  l'égard  de  la  notion  de  la  Divinité.  Ce  n'est 
pas  toujours,  ce  n'est  pas  nécessairement  par  malveillance  et 
par  esprit  de  scepticisme  et  de  révolte  que  quelques-uns  se 
refusent  à  nommer  Dieu  en  philosophie.  Ce  peut  être  aussi 
par  un  sentiment  tout  contraire.  On  peut  penser  que  la  notion 
de  Dieu  est  en  soi  quelque  chose  de  si  auguste  et  de  si  grand 
que  toute  parole  humaine,  et  surtout  toute  analyse  abstraite 
élaborée  parla  raison  discursive,  ne  peut  être  qu'inadéquate  à 
cette  grande  notion.  Les  preuves  que  l'on  donne  de  l'existence 
de  Dieu,  les  attributs  que  l'on  distingue  dans  l'Etre  divin,  la 
détermination  des  rapports  de  l'infini  et  du  fini,  tout  cela  est 
l'œuvre  de  la  raison  qui  sépare,  qui  distingue,  qui  rapproche 
les  objets  de  notre  mesure  pour  les  mieux  comprendre;  c'est 
l'œuvre  aussi  du  langage  humain,  qui  fixe  les  idées  dans  des 
termes  distincts  pour  les  retourner  et  les  remanier  plus  aisé- 
ment; tout  cela  est  donc  l'œuvre  de  la  raison  finie  qui  ne  peut 
embrasser,  qui  ne  peut  exprimer  l'infini.  Aussi  voit-on  que 
tout  effort  pour  démontrer  Dieu  a  pour  effet  d'introduire  de 
nouvelles  objections,  que  toute  détermination  de  la  nature 
divine  a  pour  effet  de  remplacer  l'infini  par  le  fini.  Dieu  est, 
non  pas  au  dehors,  mais  au-dessus  de  la  philosophie.  Le  silence 
sur  l'idée  de  Dieu,  bien  loin  de  nuire  à  cette  idée,  aura  peut- 
être,  au  contraire,  pour  effet  de  rendre  plus  sensible  à  l'âme  le 
besoin  d'un  au-delà.  La  contemplation  du  monde  réduite  à  elle- 
même  réveillera  bien  plus  sûrement  le  sentiment  vif  de  Tinfini 
que  les  démonstrations  de  l'école,  que  des  formules  apprises 
d'avance  avant  môme  que  le  besoin  réel  se  fasse  sentir.  En  un 
mot,  la  meilleure  manière  de  plaider  la  cause  de  Dieu,  c'est 
de  n'en  pas  parler. 

Nous  ne  sommes  pas  insensible  à  cet  ordre  de  considéra- 
tions. Nous  admettons  que,  chez  quelques  esprits  très  élevés, 
l'idée  de  Dieu  peut  subsister  dans  le  silence,  et  même  se 
réveiller  d'autant  plus  forte  et   d'autant  plus  haute   qu'elle 


L'INFINI  8b 

sera  moins  définie.  Mais,  chez  la  plupart  des  hommes,  le 
silence  n'est  pas  mi  bon  moyen  de  faire  pénétrer  ou  de  réveil- 
ler une  idée.  Les  hommes  s'accoutument  facilement  aux  idées 
médiocres.  Si  une  fois  on  a  restreint  leur  horizon  dans  un 
cercle  trop  limité,  ils  y  restent  enfermés  et  attachés  jusqu'à 
ce  qu'on  vienne  provoquer  le  réveil  de  ces  idées  plus  hautes 
(ju'ils  ont  oubliées.  Or  ce  réveil  ne  peut  avoir  lieu  que  par  la 
pensée  et  par  la  parole,  et  par  suite  avec  les  limitations  que 
nous  avons  dû  reconnaître.  Cependant  ce  que  nous  devons 
retenir  de  la  discussion  précédente,  c'est  que  les  idées  rela- 
tives à  la  Divinité  seront  nécessairement  inadéquates  :  ce 
seront  dos  à  peu  près,  des  balbutiements;  mais  ces  balbutie- 
ments valent  mieux  que  rien.  Sans  doute,  si  on  se  place  au 
point  de  vue  des  choses  en  soi,  la  raison  sera  toujours  peu  de 
chose  par  rapport  à  la  vérité  elle-même,  et  alors  mieux  vau- 
drait peut-être  se  taire  que  de  mal  parler;  mais  au  point  de 
vue  de  la  raison  humaine  la  chose  change  d'aspect;  et  c'est 
le  devoir  de  cette  raison  de  s'élever  aussi  haut  qu'elle  le  peut, 
fiit-ce  par  un  langage  d'enfant.  C'est  le  devoir  de  la  philo- 
sophie de  traduire  comme  elle  le  peut,  en  langage  rationnel, 
ce  que  l'homme  peut  penser  et  sentir  à  l'égard  de  la  Divi- 
nité. Si  la  raison  nous  fait  une  loi  de  dépasser  le  domaine 
du  fini,  il  faut  que  nous  exprimions  cette  nécessité  d'une  ma- 
nière quelconque.  Qu'elle  soit  impuissante  à  exprimer  toute 
la  réalité,  cela  ne  diminue  en  rien  sa  responsabilité  et  ses 
obligations.  Entre  le  domaine  de  la  vérité  en  soi,  telle  qu'elle 
apparaîtrait,  par  exemple,  dans  ce  que  les  chrétiens  appellent 
la  vision  béatifique,  et  la  perception  claire  et  distincte  du  fini 
et  de  tout  ce  qui  nous  entoure,  il  y  a  place  pour  un  effort  de 
la  raison  humaine  qui  essaye  de  passer  d'un  domaine  à  l'au- 
tre. C'est  un  effort  de  ce  genre  auquel  nous  voulons  nous 
livrer  dans  les  quelques  leçons  que  nous  allons  consacrer  à 
l'étude  de  Dieu. 

Mais  en  disant  que  nous  allons  parler  de  Dieu,  nous  ren- 
controns tout  d'abord  une  difficulté  :  de  quoi  allons-nous 
parler?  quel  est  l'objet  représenté  par  ce  mot?  D'une  part  il 


86  LIVRE    QUATRIÈME.  —  DIEU 

semble  que  nous  no  pouvons  pas  le  dire  avant  d'avoir  insti- 
tué notre  recherche,  car  c'est  précisément  l'objet  et  le  résultat 
de  cette  recherche  de  définir  et  de  déterminer  cette  notion. 
D'autre  part,  si  nous  ne  fixons  pas  d'avance  le  sens  delà  notion 
dont  il  s'agit,  nous  ne  savons  plus  ce  que  nous  cherchons. 
Dire  que  nous  dcvonspartir  delà  notion  commune  sera  assez 
arbitraire  :  car  en  quoi  consiste  cette  notion  commune?  Tous 
les  hommes  metlent-ils  la  même  idée  sous  le  même  nom?  Le 
plus  simple  nous  parait  d'emprunter  la  définition  de  Dieu  à 
la  plus  haute  religion  qui  ait  existé  parmi  les  hommes  et  qui, 
en  tout  cas,  a  formé  la  raison  moderne,  la  raison  européenne; 
nous  avons  lieu  de  croire  que  cette  idée  est  à  peu  près  celle 
qui  existe  chez  tous  les  hommes  d'Occident.  Nous  verrons  plus 
tard  si  c'est  celle  qui  convient  le  mieux  à  la  raison  en  géné- 
ral, à  la  raison  païenne  comme  à  la  raison  chrétienne,  à  la 
raison  asiatique  et  à  la  raison  européenne. 

En  disant  que  nous  emprunterons  notre  définition  au  chris- 
tianisme, nous  ne  voulons  pas  dire  que  nous  y  ferons  entrer 
l'idée  des  mystères  chrétiens.  Le  catéchisme  lui-même  fait  la 
distinction.  Il  définit  Dieu  en  général  avant  do  parler  de  la 
Trinité;  et  cette  définition,  à  peu  do  chose  près,  peut  être 
acceptée  par  la  philosophie  comme  la  plus  forte  expression 
trouvée  jusqu'ici  pour  traduire  l'idée  de  la  Divinité. 

Voici  comment  le  catéchisme  définit  Dieu  :  «  L'Etre  infi- 
niment bon,  infiniment  sage,  infiniment  parfait,  qui  a  créé 
toutes  choses  et  qui  les  gouverne  toutes.  » 

Pour  la  commodité  de  la  discussion  qui  va  suivre,  nous  nous 
permettrons  de  modifier  légèrement  cette  définition  ainsi 
qu'il  suit  :  «  Dieu  est  l'Etre  infini,  absolu,  et  parfait,  qui  a  produit 
toutes  choses  et  qui  les  gouverne  toutes.  »  Cette  modification 
porto  sur  deux  points:  1°  nous  n'indiquons  pas  d'avance  tous 
les  attributs  de  Dieu,  d'abord  parce  qu'ils  sont  tous  contenus 
en  substance  dans  l'idée  de  perfection,  et  ensuite  parce  qu'ils 
peuvent  être  l'objet  d'une  recherche  ultérieure;  2°  en  second 
lieu,  nous  remplaçons  le  mot  créer  par  le  moi  produire,  non 
pour  écarter  l'idée  de  création,  mais  pour  ne  pas  compliquer 


L'INFINI  87 

d'avanco  Tidéc  que  nous  voulons  éludior  en  y  faisant  entiT'T 
par  définition  l'idée  d'un  dogme  particulier,  le  mot  produire 
pouvant  s'appliquer  en  général  à  tout  mode  de  génération 
du  monde,  y  compris  la  création  elle-même. 

Les  trois  termes  essentiels  de  la  définition  sont  les  mots 
d'infini,  d'absolu  et  de  parfait.  C'est  sur  ces  trois  idées  que 
roulent  toutes  les  controverses  métaphysiques  modernes. 
C'est  pourquoi  nous  les  plaçons  à  la  tète  de  notre  recherche, 
comme  étant  le  fond  même  de  la  question. 

Quelques-uns  diront  que  ce  ne  sont  pas  ces  trois  notions 
métaphysiques  qui  contiennent  l'essence  de  la  Divinité;  c'est, 
dira-t-on,  la  personnalité.  Croire  à  Dieu,  c'est  croire  à  un 
être  bon,  bienfaisant,  rémunérateur  et  vengeur,  espoir  du 
malheureux,  crainte  et  terreur  du  criminel.  Au  contraire,  les 
attributs  métaphysiques  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  no 
sont  que  l'œuvre  d'une  science  arbitraire  et  conjecturale  qui 
est  la  métaphysique  :  c'est  le  reste  de  ce  que  Kant  appelait 
le  «  dogmatisme  vermoulu  des  écoles  ».  C'est  l'abstrait  à  la 
place  du  concret. 

Nous  ne  pouvons  partager  cette  manière  de  voir.  Si  nous 
définissons  Dieu  par  la  personnalité,  nous  le  définissons  par 
un  attribut  qui  lui  est  commun  avec  l'homme  et  qui,  par  con- 
séquent, ne  lui  appartient  pas  en  propre.  C'est  violer  la  règle 
du  soli  definito.  La  définition  d'un  être  doit  nous  donner  les 
caractères  par  lesquels  cet  être  se  distingue  de  tous  les  autres. 
Or  les  attributs  moraux  de  la  Divinité  ne  sont  pas  les  carac- 
tères par  lesquels  Dieu  se  distingue  de  l'humanité,  puisque 
ces  attributs  sont  empruntés  à  la  nature  humaine  et  transférés 
en  Dieu  par  induction. 

Je  suis  loin  de  m'inscrire  en  faux  contre  ce  procédé,  que  je 
crois,  au  contraire,  très  rationnel;  toujours  est-il  que  ce  n'est 
pas  par  cette  méthode  qu'on  peut  déterminer  l'essence  de 
Dieu,  puisque  ce  n'est  pas  par  son  essence  que  Dieu  se  com- 
munique à  l'homme.  Ce  qui  est  dans  l'homme  n'est  pas  le 
propre  de  Dieu.  Les  attributs  qui  lui  sont  communs  avec 
l'homme  ne  sont  pas  son  être  propre  :  et  ce  n'est  pas  par  eux 


88  LIVRE   QUATRIÈME.  -  DIEU 

qu'il  se  distingue  de  lui  :  c'est  par  le  degré.  Or,  n'y  a-t-il 
(ju'une  différence  de  degré  entre  Dieu  et  l'homme?  Suffit-il 
de  dire  que  Dieu  est  plus  intelligent,  plus  sage,  jdus  puissant 
que  l'homme?  Non;  car  ce  sera  toujours  un  homme,  un 
Jupiter,  et  la  métaphysique  religieuse  ne  s'élèvera  pas  au- 
dessus  de  l'anthropomorphisme. 

Il  faut  que  Dieu  se  distingue  de  l'homme,  non  seulement  en 
degré,  mais  en  essence;  il  ne  suffit  pas  qu'il  soit  plus  intel- 
ligent que  l'homme,  il  faut  qu'il  le  soit  d'une  manière  inlinie  ; 
que  non  seulement  il  soit  plus  puissant  que  l'homme,  mais 
qu'il  possède  la  toute-puissance;  que  non  seulement  il  soit 
bon,  mais  qu'il  possède  la  bonté  parfaite.  Son  caractère  essen- 
tiel sera  donc  l'infini,  l'absolu,  le  parfait.  Quels  seront  les 
attributs  qui  viendront  se  ranger  sous  cette  définition?  C'est 
l'objet  de  la  théodicée,  et  il  est  inutile  de  les  déterminer  à 
l'avance;  car  ou  ils  sont  conciliables  avec  l'essence  divine,  et 
il  sera  toujours  temps  de  les  énumérer,  ou  ils  sont  inconcilia- 
bles avec  cette  essence,  et  ils  ne  doivent  pas  entrer  dans  la 
définition. 

Revenant  à  la  définition  exprimée  plus  haut,  nous  avons 
à  étudier  trois  idées  fondamentales  :  l'idée  d'infini,  l'idée  d'ab- 
solu et  ridée  de  parfait.  Commençons  par  l'idée  d'infini. 

L'idée  d'infini  naît  en  nous  historiquement.  Quand  nous 
contemplons  le  ciel,  que  nous  y  voyons  un  nombre  incroya- 
ble d'étoiles,  et  que  nous  nous  demandons  ce  qu'il  y  a  au 
delà  des  dernières  étoiles,  au  delà  des  derniers  mondes,  nous 
ne  pouvons  pas  croire  qu'il  n'y  a  rien,  et  notre  imagination 
va  de  monde  en  monde,  d'espace  en  espace,  sans  pouvoir  s'ar- 
rêter. C'est  surtout  depuis  l'invention  du  télescope  que,  per- 
çant de  plus  en  plus  dans  le  ciel,  découvrant  sans  cesse  de 
nouveaux  mondes  et  de  nouveaux  astres,  nous  avons  été 
amenés  à  penser  qu'il  n'y  a  pas  de  fin,  et  que,  si  loin  que  nous 
portions  nos  moyens  d'investigation,  nous  nous  trouverons 
toujours  en  présence  du  même  spectacle.  Nous  nous  forme- 
rons encore  la  même  idée  en  remontant  la  série  des  temps,  en 
nous  demandant  toujours  :  «  Qu'y  avait-il  avant  cette  époque,. 


L'INFINI  89 

et  quoi  encore  auparavant?  »  sans  jamais  rencontrer  un  com- 
mencement absolu. 

On  a  (lit  que  l'idée  de  l'infini  était  négative,  parce  qu'elle 
était  exprimée  sous  forme  négative.  L'infini,  c'est  le  non- 
fini.  Mais  qu'est-ce  que  contient  cette  idée  du  non-fini?  Nous 
ne  pouvons  le  dire.  Nous  pouvons  nier  le  fini,  parce  que  nous 
pouvons  tout  nier;  mais  cette  négation  ne  donne  lieu  à  au- 
cune idée  nouvelle,  à  aucune  idée  positive.  Fénelon  a  fait  à 
cette  objection  une  réponse  célèbre  :  «  Le  fini,  dit-il,  c'est  ce 
qui  a  des  bornes  :  or  les  bornes  sont  les  négations  de  l'être.  La 
négation  des  bornes,  c'est-à-dire  l'infini,  n'est  donc  que  la  né- 
gation d'une  négation  :  or  la  négation  d'une  négation  est  une 
affirmation.  »  Cette  pensée  a  l'air  d'un  jeu  de  mots  grammati- 
cal. Cependant  elle  est  très  solide  :  car  nier  ce  qui  limite  l'être, 
c'est  affirmer  l'être  sans  limitation,  par  conséquent  l'infini. 

Cette  pensée  est  si  solide  qu'elle  a  été  reprise  par  un  des 
penseurs  les  plus  subtils  de  nos  jours  et  les  plus  hardis, 
Herbert  Spencer,  qu'on  ne  s'attend  guère  à  rencontrer  comme 
défenseur  d'une  notion  métaphysique.  C'est  cependant  ce  qui 
a  lieu. 

«  Cette  affirmation,  dit  H.  Spencer,  que  de  deux  termes 
contradictoires  le  négatif  n'est  que  la  suppression  de  l'autre, 
n'est  pas  véritable  pour  les  corrélatifs,  tels  que  l'égal  et  l'iné- 
gal, et  il  est  évident  que  le  concept  du  négatif  contient  quel- 
que chose  de  plus  que  la  négation  du  positif.  En  effet,  les 
choses  dont  on  nie  l'égalité  ne  sont  pas  pour  cela  effacées  de 
la  conscience.  M.  Hamilton  n'a  pas  vu  qu'il  en  est  de  même 
pour  les  corrélatifs  dont  le  terme  négatif  est  inconcevable. 
Prenons  pour  exemple  le  limité  et  l'illimité.  Notre  notion  de 
limité  se  compose  :  1°  d'une  certaine  espèce  d'êtres;  2°  d'une 
négation  de  limites  sous  lesquelles  il  est  conçu.  Dans  son 
antithèse,  à  savoir  la  notion  d'illimité,  le  concept  de  /imites  est 
aboli,  mais  non  celle  d'une  certaine  espèce  d'êtres.  Il  est  tout 
à  fait  vrai  qu'en  l'absence  de  limites  conçues  cette  conception 
cesse  d'être  un  concept  proprement  dit  ;  mais  elle  n'en  reste 
pas  moins  un  mode  de  conscience.  » 


90  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

En  réunissant  le  point  de  vue  de  Fénelon  et  celui  do  Spen- 
cer, nous  dirons  que  l'Infini  c'est  le  réel  des  choses,  moins 
la  limite. 

Pour  prouver  la  non-existence  de  Tlnfini,  il  faudrait  prou- 
ver que  les  choses  ne  peuvent  non  seulement  être  conçues, 
mais  encore  exister,  qu'à  la  condition  d'être  limitées.  Car  de 
ce  que  nous  ne  pourrions  pas  les  concevoir  sans  limites,  il 
ne  s'ensuivrait  pas  encore  qu'elles  ne  pourraient  pas  exister 
comme  telles,  les  choses  pouvant  dépasser  les  bornes  de  nos 
conceptions.  Il  faut  donc  aller  jusqu'à  dire  que  tout  ce  qui  est, 
est  par  là  même  fini  ;  il  faut  affirmer  le  fini  absolu. 

La  proposition  que  nous  voulons  établir  est  celle-ci  :  de 
quelque  manière  qu'on  s'y  prenne,  on  ne  peut  échapper  à  la 
notion  d'infini. 

En  effet,  le  fini  absolu,  le  fini  qui  serait  tout  et  qui  ne  serait 
que  fini,  implique  contradiction. 

On  a  beaucoup  étudié  les  difficultés  inhérentes  à  la  notion 
d'infini  ;  on  n'a  pas  assez  signalé  les  difficultés  inhérentes  à 
la  notion  du  fini. 

Qu'est-ce  que  le  fini?  Le  fini  est  inséparable  de  l'idée  de 
bornes  ou  de  limites.  Or  l'idée  d'une  limite  implique  toujours 
la  notion  d'un  limitant.  C'est  ce  qu'exprime  Spinoza  en  di- 
sant :  «  J'appelle  fini  une  chose  qui  est  bornée  par  une  autre 
chose  du  même  genre.  »  Le  géomètre  Hairan,  dont  nous 
avons  une  correspondance  avec  Malebranche,  développe  l'idée 
de  Spinoza.  Malebranche  avait  dit  que  le  fini  est  constitué 
par  une  essence  propre,  sans  qu'il  y  ait  rien  qui  l'environne. 
Mairan  lui  répond  : 

a  II  me  paraît  impossible  qu'une  substance  soit  déterminée 
ou  finie  par  son  propre  être,  par  son  existence,  et,  si  c'est  un 
corps,  sans  qu'il  y  ait  quelque  chose  qui  l'environne.  Car, 
être  terminé  et  fini,  c'est  avoir  en  partie  une  négation  d'être 
ou  un  non-être.  Ce  non-être  ne  peut  venir  à  la  substance  de 
son  essence  :  car  Y  essence  pose  l'être  et  ne  le  nie  pas.  Il  faut 
donc  qu'il  lui  vienne  de  quelque  chose  d'extérieur,  et  non  de 
son  être  propre.  » 


L'INFINI  91 

Nous  sommes  de  l'avis  do  Mairan  :  un  fini  no  peut  être  fini 
par  lui-même.  Il  ne  l'est  qu'en  tant  qu'il  est  limité  par  autre 
chose.  Il  suit  de  là  que  nul  être  fini  ne  se  suffit  à  lui-même  ; 
il  suppose  toujours  quelque  chose  en  dehors  de  soi.  Cela 
étant  vrai  de  tout  fini,  quel  qu'il  soit,  on  peut  dire  qu'un  fini 
absolu  est  impossible,  par  conséquent  que  le  fini  suppose 
l'infini. 

Supposons,  par  impossible,  un  fini  absolu.  Je  dis  :  de  deux 
choses  l'une  :  ouïe  fini  n'est  borné  par  rien,  ou  par  quclqno 
chose.  S'il  n'est  borné  par  rien,  il  est  réellement  infini  :  car, 
que  demandez-vous  de  plus  pour  être  infini?  Si  par  quelque 
chose  il  n'est  donc  pas,  à  lui  seul,  tout  le  fini,  il  n'est  pas  un 
fini  absolu,  mais  un  fini  relatif.  11  faut  donc  passer  du  limité 
au  hmitant.  Or,  de  celui-là  nous  demanderons  également  : 
est-il  borné,  ou  ne  l'est-il  pas?  et  ainsi  de  suite.  Et  que  l'on 
ne  dise  pas  que  ce  n'est  là  qu'un  processus  in  infinitum  qui  ne 
nous  donne  que  l'indéfini  et  non  l'infini  :  car  je  n'ai  pas  besoin 
d'achever  l'épuisement  de  la  série,  pour  savoir  que  je  no 
trouverai  nulle  part  un  fini  absolu.  Je  sais  absolument,  par 
l'idée  même  du  fini,  qu'il  n'y  en  a  pas.  Si  donc  un  fini  absolu 
est  impossible,  il  s'ensuit  de  toute  nécessité  qu'il  y  a  de  l'in- 
fini. 

En  un  mot,  que  cet  infini  soit  l'infini  du  monde,  ou  de  l'es- 
pace et  du  temps,  ou  de  l'être  en  soi,  il  est  impossible  d'é- 
chapper à  la  notion  d'infini. 

Considérons  d'abord  le  monde.  Kant  a  posé,  à  ce  sujet, 
une  antinomie  célèbre.  Il  croit  pouvoir  également  démontrer 
et  que  le  monde  est  infini  et  qu'il  est  fini,  c'est-à-dire  qu'il  a 
des  bornes  dans  l'espace  et  dans  le  temps.  Nous  n'examinerons 
pas  ces  deux  antinomies.  Nous  ne  nous  demanderons  pas  si 
la  démonstration  vaut  également  pour  la  thèse  et  l'antithèse  ; 
mais  nous  croyons  que,  dans  les  deux  cas,  il  y  a  toujours  lieu 
de  recourir  à  la  notion  d'infini. 

En  effet,  dans  la  thèse,  l'infini  est  affirmé  du  monde,  soit 
tlans  l'espace,  soit  dans  le  temps;  dans  le  second  cas,  de  ce 
que  le  monde  serait  fini,  il  ne  s'ensuivrait  pas  que  la  notion 


92  LIVRE   QUATRIÈME.  -  DIEU 

(l'infini  dispariiL  pour  cela  :  car,  si  le  monde  csl  limité,  il  ne 
l'est  pas  par  le  rien,  ce  qui  serait  un  non-sens,  mais  par 
l'espace  et  par  le  temps,  qui  sont  infinis. 

De  plus,  lorsque  l'on  soutient ,  avec  Fantillièse,  que  le 
monde  a  eu  un  commencement,  cela  ne  peut  pas  vouloir 
dire  qu'il  a  eu  un  commencement  absolu,  c'est-à-dire  qu'il 
vient  de  rien,  et  qu'il  est  sans  cause,  mais  simplement  qu'il 
V  avait  une  cause  avant  lui  qui  l'a  fait  naître  dans  le  temps. 
Si  l'on  supposait  qu'il  n'y  a  rien  du  tout,  le  monde  ne  pourrait 
être  lui-même  conçu  comme  ayant  eu  un  commencement; 
car,  comme  l'a  dit  Bossuet,  «  si  au  commencement  rien  n'est, 
éternellement  rien  ne  sera.  »  Donc  le  monde  a  été  précédé 
par  l'être  qui  lui  a  donné  naissance,  et  celui-là,  par  la  même 
raison,  ne  pouvant  avoir  de  commencement  absolu,  est  encore 
un  infini. 

Ainsi,  ou  le  monde  est  par  lui-même,  et  c'est  lui-même  qui 
est  l'infini  ;  ou  il  est  par  un  autre,  et  c'est  cet  autre  qui  est 
l'infini  ;  donc,  point  d'issue  en  debors  de  l'infini. 

On  est  d'accord  pour  reconnaître  à  l'espace  et  au  temps 
le  caractère  de  l'infinité.  Mais  on  se  demande  si  le  temps  et 
l'espace  sont  des  réalités  ou  des  notions  de  l'esprit. 

Dans  les  deux  cas,  ce  qu'on  ne  peut  nier,  c'est  que  l'espace 
et  le  temps  sont  des  notions  essentielles  de  l'esprit,  et  par 
conséquent  l'infinité  qui  y  est  contenue  est  elle-même  une 
forme  essentielle  de  la  pensée.  Sans  doute,  dans  ce  cas,  ce 
n'est  qu'une  notion  idéale,  tandis  que,  dans  le  cas  delà  réalité 
objective  de  l'espace  et  du  temps,  elle  serait  réelle;  mais,  dans 
les  deux  cas,  c'est  une  loi  de  la  pensée.  On  ne  peut  donc 
écliapper  à  la  notion  de  l'Infini'. 

On  essayera  peut-être  d'expliquer  celte  loi  de  l'infinité  par 
une  notion  d'habitude;  mais  cela  n'est  pas  acceptable;  car,  si 
nous  pensons  à  l'infini  de  l'espace  et  du  temps,  ce  n'est  pas 
parce  que  le  fini  suggère  toujours  en  nous  l'image  vague  do 

1.  Au  sujet  de  cette  question,  voir  la  thèse  remarquable  de  M.  Couturat  sur 
Vln/tiii  math(^in(iliquf,  où  l'auteur  démontre  au  point  de  vue  mathématique  la 
réalité  du  nomhrc  iulini. 


L'IiNFINI  93 

quelque  autre  chose,  mais  c'est,  nous  l'avons  vu,  parce  que 
le  lini,  par  définition,  suppose  toujours  quelque  autre  chose 
que  lui-même  :  or,  cette  loi  nécessaire  qui  nous  porte  à  rat- 
tacher le  fini  à  autre  chose  est  précisément  l'infini. 

Plus  on  y  réfléchit,  plus  on  voit  que  le  plus  incompréhen- 
sible ce  n'est  pas  l'infini,  c'est  le  fini.  Nous  ne  pouvons  com- 
prendre le  fini  que  par  l'espace  et  par  le  temps;  une  chose 
finie  est  ce  qui  est  borné  par  quelque  espace  et  dans  quelque 
temps.  Donc  le  fini  c'est  ce  qui  est  dans  l'espace  et  dans  le 
temps.  Dès  lors,  si  l'on  supprime  l'espace  et  le  temps,  la 
notion  du  fini  disparaît,  et  nous  perdons  tout  critérium  du 
fini.  Comment,  en  effet,  cet  être,  qui  serait  supposé  subsister 
dans  l'absence  de  l'espace  et  du  temps,  comment  cet  être 
serait-il  fini?  Par  quoi  serait-il  borné?  Cet  être  cependant  ne 
serait  pas  un  rien;  il  est  être,  ou  pour  mieux  dire  il  est  l'être; 
et,  n'étant  point  fini,  il  ne  peut  être  que  l'infini. 

Que  si,  au  contraire,  on  admet  la  réalité  de  l'espace  et  du 
temps,  il  est  difficile  d'admettre  que  l'infinité  de  ces  deux 
notions  soit  le  véritable  infini.  Comment  croire  qu'une  si 
grande  notion,  qui  enveloppe  et  domine  toutes  les  autres, 
ne  s'applique  qu'au  vide?  car  l'espace  et  le  temps  ne  sont 
que  le  vide  considéré  à  deux  points  de  vue  différents.  Cet  infini 
du  vide  n'est  intelligible  que  par  un  infini  de  réalité.  Il  faut 
que  l'être  soit  au  moins  égal  au  vide,  et  que  le  monde  au 
moins  remplisse  l'espace  et  le  temps.  Nous  admettrons  donc 
l'une  des  deux  antinomies  de  Kant,  à  savoir  la  thèse  de  l'in- 
finité du  monde  dans  l'espace  et  dans  le  temps.  Cette  infinité, 
fùt-elle  la  seule  que  nous  puissions  reconnaître,  vaudrait 
encore  mieux  que  la  non-infinité.  L'infinité  du  monde  vaut 
mieux  que  l'infinité  du  temps  et  de  l'espace;  car  elle  est 
pleine,  tandis  que  celle-ci  est  vide.  Mais  l'infinité  absolue  de 
l'être  vaut  mieux  que  l'une  et  l'autre. 

Ainsi,  au  plus  bas  degré,  l'hypothèse  que  nous  repoussons 
d'une  manière  absolue  est  celle  du  fini  absolu,  l'espace  et  le 
temps  n'étant  eux-mêmes  que  des  quantités  finies.  Nous 
admettrons  donc  l'infinité  de  l'espace  et  du  temps,  mais  à  la 


94  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

condilion  qu'elle  soit  remplie.  Enfin  nous  ne  nous  refusons 
pas  à  admettre  Tinfinité  du  monde;  mais  nous  plaçons  au- 
dessus  l'infinité  absolue  de  l'être  en  soi.  Mais  ici  cette  notion 
vient  se  confondre  avec  une  autre,  celle  de  l'absolu.  C'est 
cette  nouvelle  forme  de  la  question  que  nous  devons  mainte- 
nant aborder. 


LEÇON   II 

l'absolu 

Messieurs, 

Nous  avons  à  passer  de  la  notion  d'Infini  à  la  notion  d'Ab- 
solu. La  philosophie  critique  a  cru  pouvoir  établir  que  ces 
deux  notions  sont  contradictoires.  L'infini,  c'est-à-dire  la 
multiplicité  sans  bornes,  serait  le  contraire  de  l'absolu,  qui 
impliquerait  ridée  d'une  limite,  d'un  point  d'arrêt.  Toutes  les 
antinomies  de  Kant  reposent  sur  cette  opposition  :  d'un  côté 
la  métaphysique  prononce  qu'u  il  faut  s'arrêter  »,  de  l'autre 
qu'  «  il  ne  faut  pas  s'arrêter  ».  Telle  est  l'antinomie  à  résoudre. 

On  a  rappelé  aussi  que  chez  les  anciens  l'infini,  au  lieu  d'être 
identifié  avec  l'absolu,  comme  chez  les  modernes,  lui  était, 
au  contraire,  opposé.  L'infmi,  -.à  a-s-.pov,  était  confondu  avec 
la  matière,  le  non-être.  L'absolu,  au  contraire,  était  le  -îÀstov, 
qui  exprime  à  la  fois  l'idée  de  limite  et  de  perfection.  Au  con- 
traire, ainsi  que  Ta  fait  remarquer  M.  Ravaisson,  c'est  un  des 
caractères  de  la  philosophie  moderne  depuis  Descartes  d'avoir 
assimilé  l'infini  à  l'absolu. 

En  effet,  on  ne  voit,  au  xvn°  siècle,  aucune  trace  de  cette 
opposition.  Ni  Descartes,  ni  Malebranche,  ni  Spinoza,  ni 
Leibniz,  n'ont  cru  que  l'infini  excluait  l'absolu,  et  réciproque- 
ment. A  la  vérité,  ils  n'employaient  pas  l'expression  d'absolu, 
qui  vient  de  l'Allemagne  moderne;  mais  ils  disaient  tantôt 
l'être  nécessaire,  tantôt  l'être  parfait,  ou  encore  purement  et 
simplement  l'être,  l'être  sans  rien  ajouter. 

Sans  nous  préoccuper  d'abord  du  conflit  élevé  entre  ces 
deux  notions,  nous  interrogerons  la  notion  d'absolu,  en  ins- 
tituant, à  l'occasion  de  cette  notion,  le  même  genre  de  re- 


96  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

cherches  que  nous  avons  fait  pour  la  notion  d'infini,  et  pour 
cette  notion  nouvelle  nous  élahlirons  la  même  proposition 
que  pour  l'autre,  et  nous  dirons  : 

L'on  ne  peut  échapper  à  la  notion  d'absolu. 

Et  d'abord  qu'est-ce  que  l'absolu?  Nous  en  donnerons  une 
définition  analogue  à  celle  de  l'infini.  L'infini,  avons-nous  dit, 
c'est  le  réel  moins  la  limite. 

De  même  on  peut  dire  et  nous  disons  :  «  L'infini,  c'est  le 
réel  moins  la  dépendance.  » 

Au  fond  de  l'une  et  de  l'autre  notion  il  y  a  l'êlre,  mais 
l'être  dépouillé  de  toutes  conditions  restrictives.  L'infini,  c'est 
la  suppression  de  toutes  les  restrictions  au  point  de  vue  de 
la  quantité.  L'absolu,  c'est  la  suppression  de  toute  condition 
au  point  de  vue  de  l'existence. 

L'existence  sans  condition,  c'est  l'indépendance,  c'est  ce 
que  les  anciens,  Platon  par  exemple,  appelaient  zh  aj-xp/.;r,  ~.h 
'ixavôv,  TÔ  àvuTÔOE-rov.  Existe-t-il  quelque  chose  de  semblable? 

Je  laisse  de  côté  la  question  de  savoir  si  les  choses  répon- 
dent à  nos  idées.  Je  prends  la  raison  comme  elle  est  donnée, 
et  je  me  demande  si,  la  raison  étant  donnée,  l'existence  de 
l'absolu  n'est  pas  donnée  en  même  temps  que  la  raison. 

La  réalité  de  l'absolu  est  exprimée  dans  cette  formule 
d'Aristote  :  'AvxY/.r,  7-:?;vat,  /fr,  7Tr,va'.  :  il  faut  s'arrèler.  Le  pro- 
grès à  l'infini  est  impossible.  Au  contraire,  comme  nous 
l'avons  dit  déjà,  la  formule  de  la  notion  d'infini  serait  plutôt 
celle-ci.  Il  ne  faut  pas  s'arrêter.  Ce  sont  ces  deux  propositions 
qui  constituent  l'antinomie.  Occupons-nous  d'abord  de  la 
première. 

Quelles  sont  les  raisons  qui  militent  en  faveur  de  l'exis- 
tence de  l'absolu? 

La  principale,  c'est  l'idée  même  du  relatif.  Qui  dit  relatif 
dit  absolu.  Une  chose  ne  peut  être  relative  que  par  rapport  à 
une  autre  chose  qui  ne  l'est  pas,  et  qui  par  conséquent  est 
absolue. 

«  Notons  d'abord,  dit  Herbert  Spencer,  que  tous  les  raison- 
nements par  lesquels  ou  démontre  la  relativité  de  la  connais- 


L'ABSOLU  97 

sance  supposent  dislinctemenl  rexislenco  de  quelque  chose 
au  delà  du  relatif.  Dire  que  nous  ne  pouvons  connaître  l'absolu, 
c'est  dire  implicitement  qu'il  y  a  un  absolu.  Quand  nous  nions 
que  nous  ayons  le  pouvoir  de  connaître  l'essence  de  l'absolu, 
nous  en  admettons  tacitement  l'existence,  et  ce  seul  fait 
prouve  que  l'absolu  a  été  présent  à  notre  pensée,  non  pas  en 
tant  que  rien,  mais  en  tant  que  quelque  chose...  Il  est  impos- 
sible de  concevoir  que  notre  connaissance  n'ait  pour  objet  que 
des  apparences,  sans  concevoir  en  même  temps  une  réalité 
dont  les  apparences  soient  les  représentations.  En  effet,  l'ap- 
parence est  inintelligible  sans  la  réalité... 

«...  Notre  conception  du  relatif  disparaît  dès  que  notre 
conscience  de  l'absolu  n'est  plus  qu'une  négation...  La  con- 
ception de  la  relation  implique  la  conception  des  deux  ter- 
mes... Si  le  non-relatif  ou  absolu  n'est  présent  à  la  pensée 
qu'à  titre  de  négation  pure,  la  relation  entre  lui  et  le  relatif 
devient  inintelligible,  parce  qu'un  des  termes  de  la  relation 
est  absent  de  la  conscience...  L'impulsion  de  la  pensée  nous 
jîorte  invinciblement  par  delà  l'existence  conditionnée  jusqu'à 
l'existence  inconditionnée;  et  celle-ci  demeure  toujours  en 
nous  comme  le  corps  d'une  pensée  à  laquelle  nous  ne  pouvons 
donner  de  forme. 

«  Que  la  philosophie  condamne  l'un  après  l'autre  tout 
essai  de  conception  de  l'absolu,  qu'elle  nous  prouve  que 
l'absolu  n'est  ni  ceci,  ni  cela,  ni  autre  chose  encore,  il  reste 
toujours  au  fond  un  élément  qui  passe  sous  de  nouvelles 
formes.  La  négation  continuelle  de  toute  forme  et  de  toute 
limite  particulière  n'a  d'autre  résultat  que  de  supprimer 
plus  ou  moins  complètement  toutes  les  formes  et  toutes  les 
limites,  et  d'aboutir  à  une  conception  indéfmie  de  l'informe 
et  de  rillimité.  » 

On  voit  que  le  grand  chef  de  l'école  agnosticiste,  tout  en 
affirmant  que  l'on  ne  peut  connaître  en  aucune  façon  l'es- 
sence de  l'absolu  (c'est  pourquoi  il  l'appelle  l'Inconnaissa- 
ble), en  affirme  en  même  temps  l'existence  réelle  et  néces- 
saire. 11  n'a  pas  même  recours  au  faux-fuyant  d'Hamiltou, 

II.  7 


98  LIVRE  QUATRIÈME.   -  DIEU 

qui  relranclie  celle  nolioii  du  domaine  de  la  connaissance, 
pour  en  faire  un  objel  de  la  croyance  ;  il  rejelte  ce  biais  qui 
a  pour  objet  de  mcltre  d'accord  le  sccplicisme  métaphysique 
avec  les  nécessités  de  la  pratique  :  «  M.  Ilamilton,  dit-il, 
est  réduit  à  conclure  que  notre  conception  de  l'absolu  n'est 
qu'une  pure  négation.  A'éanmoins  il  trouve  qu'il  existe  dans 
la  conscience  une  conviction  irrésistible  de  l'existence  réelle 
de  quelque  chose  d'inconditionné.  Il  se  débarrasse  de  l'in- 
conséquence où  le  jette  cette  déclaration,  en  disant  que  nous 
recevons  l'inspiration  d'une  révélation  merveilleuse,  vou- 
lant probablement  donner  à  entendre  par  là  que  cette  ins- 
piration nous  vient  autrement  que  par  les  lois  de  la  pensée 
et  d'une  manière  surnaturelle.  Mais  en  étudiant  l'opération 
de  la  pensée,  on  comprendra  le  caractère  essentiellement 
positif  de  notre  conception  de  l'inconditionné,  qui  résulte 
d'une  loi  fondamentale  de  la  pensée.  » 

Ainsi  l'agnosticisme  lui-même  prend  la  conception  de  l'ab- 
solu comme  une  loi  fondamentale  de  la  pensée  ;  et  si  l'on 
essaye  d'y  échapper,  on  y  retombe  immanquablement.  Suppo- 
sez, en  effet,  qu'il  n'y  ait  pas  d'absolu,  le  relatif  subsiste  seul  ; 
mais  alors  il  n'est  plus  relatif,  et  c'est  lui  qui  devient  l'absolu. 
Comment  serait-il  relatif,  puisqu'il  n'y  aurait  plus  rien  dont 
il  dépendrait?  Sans  doute,  chacun  des  phénomènes  dont  se 
compose  la  série  du  monde  est  relatif  par  rapport  à  celui  qui 
le  précède  ;  mais  la  chaîne  totale  de  tous  les  relatifs  réunis 
ne  peut  pas  être  appelée  relative,  puisqu'elle  ne  se  rapporte 
à  rien,  puisqu'elle  ne  dépend  que  d'elle-même,  puisqu'elle 
est  à  elle-même  sa  dernière  cause,  sa  dernière  raison,  sa  der- 
nière loi  :  elle  devient  donc  précisément  ce  que  nous  appe- 
lons l'absolu,  à  savoir  le  réel  moins  la  dépendance.  Ainsi, 
lors  même  qu'on  n'admettrait  rien  au  delà  du  monde,  il  y 
aurait  encore  au  moins  un  absolu,  à  savoir  le  monde  lui-même 
dans  sa  totalité. 

Passons  maintenant  de  l'absolu  du  monde  à  l'absolu  de 
Dieu.  C'est  ce  que  l'on  appelle  dans  recelé  la  preuve  a  con- 
ùïKjcnùa  muiidi.  Quelle  est  la  siguilication  et  la  valeur  de 


L'ABSOLU  99 

cette  preuve?  La  voici  telle  qu'on  la  formule  ordinairement: 
le  contingent  suppose  le  nécessaire  ;  or,  ce  monde  est  con- 
tingent ;  donc  il  y  a  un  être  nécessaire  ;  et  cet  être  est  ce 
que  nous  appelons  Dieu. 

On  peut  taxer  cette  preuve  de  pétition  de  principe.  En 
effet  ceux  qui  nient  l'existence  de  Dieu  ne  nient  pas  pour  cela 
l'existence  d'un  être  nécessaire  ;  mais  ils  disent  que  cet  être 
nécessaire  c'est  le  monde,  ce  n'est  pas  Dieu.  Ils  n'accorde- 
ront donc  pas  que  le  monde  soit  contingent  ;  et  c'est  ce  qui 
est  en  question.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si,  le  monde  étant 
contingent,  il  n'y  a  pas  un  être  nécessaire,  ce  qui  est  évident  ; 
il  s'agit  de  savoir  si  le  monde  est  contingent. 

Maintenant  cette  proposition  :  le  monde  est  un  être  néces- 
saire, peut  avoir  deux  sens.  Ou  bien  on  peut  entendre  par 
monde  tout  ce  qui  est,  à  la  fois,  être  et  phénomène  ;  mais 
alors  ce  qui  est  absolu  ce  n'est  pas  la  série  phénoménale  qui 
tombe  sous  nos  sens,  car  une  série  de  relatifs  ne  peut  être 
absolue.  Personnene  dira  qu'un  arbre,  un  animal,  unhomme, 
soient  quelque  chose  d'absolu  ;  car  chacun  de  ces  objets  com- 
mence et  finit,  et  par  conséquent  dépend  de  ses  antécédents 
et  de  son  milieu  ;  il  sera  donc  relatif.  Or  un  ensemble  de  phé- 
nomènes contingents  ne  peut  constituer  un  être  nécessaire. 
Ainsi  lorsque  l'on  dit  que  le  monde  est  absolu,  on  entend 
par  là  l'être  du  monde,  la  substance  du  monde;  ce  n'est  donc 
pas  ce  que  nous  voyons  qui  est  absolu,  c'est  ce  que  nous  ne 
voyons  pas.  Il  y  a,  même  dans  ce  cas,  un  être  absolu,  dis- 
tinct de  la  série  phénoménale  :  cela  suffît  quant  à  présent 
pour  la  proposition  que  nous  voulons  établir  :  à  savoir  que 
nous  ne  pouvons  échapper  à  l'absolu.  Nous  n'avons  pas 
besoin  d'aller  plus  loin. 

Il  s'agira  alors  de  savoir  si  l'absolu  est  seulement  la  sub- 
stance du  monde,  s'il  n'en  est  pas  en  même  temps  la  cause, 
ou  la  fin,  ou  la  loi,  en  un  mot  la  raison  dans  le  sens  le  plus 
général  du  mot.  Il  restera  encore  à  savoir  si  l'être  du  monde 
s'épuise  tout  entier  dans  le  monde,  s'il  n'a  pas  en  lui-même 
quelque  existence  à  part  de  celle  du  monde,  une  existence  en 


100  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

soi.  Celle  exislence  en  soi,  cet  arrière-fond  d'exislence,  serait 
alors  ce  que  nous  appelons  Dieu  ;  mais  nous  n'en  sommes 
pas  encore  là  ;  nous  n'en  sommes  qu'à  poser  en  quelque  sorte 
les  premières  assises  de  la  Divinité. 

Mais  quand  on  dit  que  le  monde  est  contingent,  on  n'en- 
tend pas  par  là  ce  fond  d'existence  dont  nous  venons  de  par- 
ler ;  on  entend  la  nature,  ce  que  Spinoza  appelle  la  nature 
wilurée,  à  savoir  le  monde  visible  et  phénoménal  ;  or  il  est 
certain  que  chaque  pliénomène  pris  à  part  est  contingent  et 
relatif,  et  dépend  d'un  autre  phénomène  qui  dépend  lui-même 
d'un  autre  phénomène,  et  cela  à  l'infini.  Or  une  série  de  re- 
latifs ne  sera  jamais  une  chose  absolue  ;  elle  suppose  donc 
quelque  chose  d'absolu,  au  moins  comme  subslratum. 

Le  phénomène  ne  peut  reposer  sur  lui-même  ;  donc  il  lui 
faut  une  substance.  Il  ne  se  produit  pas  lui-même,  donc  il  lui 
faut  une  cause.  Il  ne  se  termine  pas  et  ne  s'épuise  pas  en 
lui-même,  donc  il  lui  faut  une  fin.  11  ne  tient  pas  de  lui-même 
sa  liaison  aux  autres  phénomènes  ,  donc  il  lui  faut  une  loi, 
c'e«t-à-dire  un  principe  de  liaison  cl  d'unité.  Va-t-on  jus- 
qu'à nier  la  substance,  il  reste  au  moins  la  cause  ;  nie-t-on  la 
cause,  il  reste  au  moins  la  fin;  nie-t-on  la  fin,  il  reste  au 
moins  la  loi.  Mais  toutes  ces  notions,  au  fond,  n'en  sont  qu'une 
seule,  à  savoir  le  principe  de  la  synthèse  du  monde,  ce  jqui 
fait  que  le  monde  est  un  système,  et  non  pas  un  chaos;  ce  qui 
fait  à  la  fois  sa  diversité  et  son  unité.  Le  monde,  comme  on 
Ta  dit,  est  une  chaîne  qui  n'a  pas  de  premier  anneau,  mais  qui 
doit  être  cependant  suspendue  à  quelque  chose  qui  n'est  pas 
une  chaîne,  mais  qui  est  le  principe  et  la  liaison  de  cette 
chaîne.  C'est  ce  que  dit  Sluart  Mill  lui-même  lorsqu'il  recon- 
naît qu'il  ne  suffit  pas  d'aller  d'antécédent  en  antécédent  dans 
un  progrès  sans  fin,  mais  qu'il  doit  y  avoir  un  (tnl(k('dcnl  uni- 
versr^l  qui  soit  la  raison  de  tout. 

Keste  l'antinomie  de  l'inlini  et  de  l'absolu  :  voici  comment 
nous  essayerons  de  la  résoudre. 

M.  Ilaniilton  dit  que  c'est  le  caractère  commun  de  l'infini 
cl  de  l'absolu  d'êlrc  l'un  et  l'autre  incondilionnés  ;  seulement 


L'ABSOLU  101 

l'un  est  Fincondi lionne  illimité,  l'autre  est  rincondi lionne 
limité.  Mais,  selon  nous,  cela  est  impossible  ;  l'inconditionné 
ne  peut  pas  être  limité,  c'est-à-dire  fini  ;  car  il  n'y  a  pas  de 
fini  absolu.  On  peut  dire  que  l'absolu  n'est  ni  fini  ni  infini; 
mais  en  tout  cas  il  n'est  pas  fini.  Mais  une  doctrine  plus  so- 
lide et  plus  profonde,  c'est  que  l'absolu  soit  en  même  temps 
infini.  L'infini,  c'est  la  forme  inférieure  de  l'absolu  :  c'est  l'ab- 
solu exprimé,  développé.  L'infini  n'exprime  pas  l'absolu  dans 
son  essence,  mais  il  l'exprime  par  ses  manifestations.  L'ab- 
solu manifesté  ne  peut  se  renfermer  dans  des  limites  :  il  faut 
qu'il  se  développe;  en  un  mot,  il  devient,  comme  le  dit  Pas- 
cal, une  spbère  infinie  dont  le  centre  est  partout  et  la  cir- 
conférence nulle  pari.  L'absolu,  sans  être  l'infini,  contienl 
dans  ce  cas  l'infini  en  puissance,  soit  dans  ses  attributs,  soit 
dans  ses  modes,  soit  dans  ses  productions,  s'il  produit  quel- 
que cbose.  C'est  ainsi  que  les  Cartésiens  l'ont  compris.  Par 
exemple,  pour  Spinoza  la  substance  ou  l'absolu  esL  une  en 
soi,  mais  elle  contient  l'infini  dans  ses  allribuls  et  dans  ses 
modes.  Quand  même  on  se  bornerait  à  la  philosophie  de  Spi- 
noza, on  aurait  encore  une  philosophie  supérieure  à  celle  de 
Kant  et  d'IIamillon,  la  morale  mise  à  pari. 


LEÇON   III 


L IDEE    DE    PERFECTION 


Messieurs, 

En  traitant  de  l'Infini  et  de  l'Absolu,  nous  n'avons  encore 
établi  que  ce  que  j'ai  appelé  les  premières  assises  de  la  Divi- 
nité, mais  non  pas  la  Divinité  elle-même.  En  effet,  on  conçoit 
ou  du  moins  Ton  peut  concevoir  par  abstraction  ces  deux 
attributs  comme  s'appliquant  au  monde  lui-même.  On  peut 
concevoir  un  infini  cosmique  sans  limites  dans  le  temps  et 
dans  l'espace;  on  peut  concevoir  une  matière  éternelle  et 
nécessaire ,  et  par  conséquent  absolue.  Ni  les  panthéistes 
ni  même  les  matérialistes  ne  nient  expressément  l'infini  el 
l'absolu;  seulement  ils  appliquent  ces  attributs  au  monde  et  à 
la  matière,  en  quoi  peut-être  sont-ils  inconséquents;  mais  par 
le  fait  jusqu'ici  dans  l'histoire  de  la  philosophie  aucun  de- 
ces  deux  systèmes  n'a  écarté  ces  deux  notions.  C'est  l'empi- 
risme, le  scepticisme,  le  criticisme  qui  ont  discuté  et  essayé 
d'éliminer  la  notion  d'infini  et  d'absolu.  Ce  n'est  ni  le  pan- 
théisme ni  même  le  matérialisme. 

On  voit  que  les  notions  d'infini,  d'absolu,  ou  les  notions 
équivalentes  d'éternel,  d'universel,  de  nécessaire,  ne  sont  point 
tout  d'abord  adéquates  à  la  notion  de  la  Divinité.  Bien  plus,  il 
semble  qu'à  l'origine  l'idée  de  Dieu  s'oppose  plutôt  qu'elle  ne- 
s'associe  à  la  notion  d'infini  et  d'absolu.  Les  premières  reli- 
gions n'ont  conçu  que  des  dieux,  et  n'ont  pas  conçu  Dieu  : 
«  Tout  était  dieu  excepté  Dieu  même.  »  L'anthropomorphisme 
associe  l'idée  de  Dieu  à  la  forme  humaine.  Les  dieux  étaient 
des  êtres  plus  puissants  que  l'homme,  mais  semblables  à 
l'homme,  et  par  conséquent  finis  comme  lui.  Au  contraire,  la 


L'IDÉE   DE   PERFECTION  103 

notion  d'infini  ne  s'est  introduite  que  comme  principe  indéter- 
miné du  monde,  comme  matière  première,  sans  limites,  mais 
aussi  sans  forme  et  sans  qualité,  et  par  conséquent  aussi  près 
que  possible  du  non-être.  Dans  Platon  et  dans  Aristote,  la 
même  opposition  continue  à  subsister.  L'infini  était  pour  eux 
synonyme  d'imperfection.  Platon  assimile  sans  cesse  le  -ro 
ctTTîipov  et  le  To  tjLTj  ov;  et  il  est  amené  par  là  même  à  donner  la 
limite,  tô  -Épa;,  comme  principe  de  l'ordre.  Dans  le  Philèbe , 
il  dit  explicitement  que  l'infini  est  la  cause  du  désordre  et  de 
l'erreur,  et  que  c'est  la  limite,  xô  -ipa;,qui  apporte  avec  elle  le 
nombre  et  la  mesure,  et  par  conséquent  l'ordre  et  la  perfec- 
tion. Aristote  entend  l'infini  de  la  même  manière  que  Platon, 
et  il  place  la  perfection  dans  la  détermination,  c'est-à-dire 
dans  un  principe  qui  paraît  bien  en  essence  analogue  à  celui 
de  fini,  le  tO.s-.ov  ou  le  parfait,  tenant  son  étymologie  du  subs- 
tantif TO  x'Ao^,  la  fm,  qui  sans  doute  a  le  sens  de  but,  mais  qui 
sig-nifie  aussi  la  fin,  c'est-à-dire  la  borne.  On  voit,  comme  nous 
l'avons  dit,  que  le  parfait  et  l'infini  sont  opposés  chez  les 
anciens,  tandis  qu'ils  sont  identifiés  chez  les  modernes. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  si  l'infini  ne  suffit  pas  à  carac- 
tériser la  Divinité,  d'un  autre  côté  cependant,  à  mesure  qu'on 
a  approfondi  l'idée  de  la  Divinité,  on  a  vu  qu'elle  était  incom- 
patible avec  l'idée  du  fini.  Un  dieu  homme,  et  par  conséquent 
à  plus  forte  raison  un  dieu  animal,  ne  pouvait  plus  répondre 
dans  la  conscience  moderne  à  la  vraie  notion  do  la  Divinité. 
Cette  notion  implique  toujours  que  l'être  qui  en  est  l'objet  est 
le  commencement  et  l'origine  de  toutes  choses.  Or  la  notion 
du  fini  est  incompatible  avec  ces  conditions.  Si  aujourd'hui  on 
nous  donnait  à  choisir  entre  un  Jupiter,  c'est-à-dire  un  dieu 
très  bon  et  très  g-rand,  optimus  et  maximus,  et  l'infini  cosmi- 
que du  panthéisme,  nous  n'hésiterions  pas,  pour  notre  part, 
à  choisir  cet  infini  cosmique,  qui,  même  sourd  et  aveugle,  ré- 
pondrait encore  mieux  cependant  aux  désirs  infinis  de  l'homme 
qu'un  dieu  semblable  à  lui-même,  quoique  très  supérieur. 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  l'infini  et  l'absolu  sont  aujourd'hui  des 
éléments  nécessaires  de  l'idée  de  Dieu,  ils  ne  sont  point  suffi- 


104  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

sants.  La  vraie  qualification  de  Dieu,  son  attribut  essentiel, 
est  la  perfection. 

Quoique  nous  ayons  fait  remarquer  tout  à  l'heure  que,  pour 
les  anciens,  l'idée  de  perfection  avait  plus  d'affinité  avec  l'idée 
du  fini  qu'avec  l'idée  d'infini,  cependant  ce  sont  eux  qui,  au 
moins  implicitement,  ont  introduit  la  notion  moderne  de 
perfection  en  identifiant  Dieu  avec  le  bien.  Pour  Platon,  le 
terme  de  l'échelle  dialectique  est  l'idée  du  Bien,  qu'il  identifie 
en  même  temps  avec  l'idée  d'absolu,  puisqu'il  l'appelle  zh 
àvuTTôesTov.  Tant  que  l'on  s'élève  sur  cette  échelle,  on  trouve 
toujours  quelque  degré  supérieur,  jusqu'à  ce  qu'on  ait  atteint 
le  principe  de  l'être  et  de  la  vérité,  le  soleil  du  monde  intelli- 
gible, le  Bien  et  aussi  le  Beau.  Aristote  également,  en  plaçant 
au-dessus  de  la  matière  un  Acte  pur,  c'est-à-dire  un  être  qui 
est  tout  entier  forme,  essence  et  acte,  sans  aucun  mélange 
de  matière  et  de  puissance  ;  en  appelant  du  nom  d'Acte  pur  le 
Bien,  le  souverainement  désirable,  auquel  tout  est  suspendu; 
en  posant  ce  principe  contre  les  Pythagoriciens  que  le  par- 
fait ne  déris^e  pas  de  l'imparfait,  mais  que  c'est  du  parfait 
que  dérive  l'imparfait,  par  ces  doctrines  Aristote,  aussi  bien 
que  Platon,  identifiait  la  perfection  avec  la  Divinité,  etjamais 
Platon  ni  Aristote  n'ont  confondu  soit  le  Bien  soit  lActe 
pur  avec  le  fini.  Les  catégories  de  fini  et  d'infini  sont  infé- 
rieures et  ne  sont  applicables  qu'au  monde.  La  Divinité  est, 
au  contraire,  caractérisée  par  la  perfection  absolue.  Le  chris- 
tianisme, approfondissant  cette  matière,  en  distinguant  les 
trois  types  absolus  de  la  puissance,  de  l'intelligence  et  de 
l'amour,  portait  à  son  comble  l'idée  de  la  perfection  divine. 
Enfin,  nous  l'avons  vu,  chez  les  Cartésiens  l'idée  de  perfection 
et  celle  de  l'infini  se  réunissaient  et  se  confondaient  dans 
l'idée  de  Dieu,  qu'ils  appelaient  l'être  infiniment  parfait;  car 
la  perfection,  excluant  le  fini,  devient  elle-même  par  là  quel- 
que chose  d'infini.  Spinoza,  à  son  tour,  comme  les  autres  Car- 
tésiens, définissait  Dieu  par  la  perfection,  quoique  en  un  autre 
sens  il  fît  de  la  perfection  une  idée  factice  et  toute  relative, 
un  modèle  de  l'imagination.  En  même  temps  cependant  il 


L'IDÉE   DE   PERFECTION  105 

attribuait  la  perfection  à  Dieu.  En  effet  :  1°  il  démontrait  Dieu 
par  la  perfection,  comme  tous  les  Cartésiens;  2°  il  mesurait 
la  perfection  des  êtres  par  leur  rapport  à  la  Divinité.  C'est 
ainsi,  par  exemple,  qu'il  combattait  les  causes  finales  en  di- 
sant que  les  partisans  de  ces  sortes  de  causes  confondaient 
le  plus  parfait  avec  le  moins  parfait,  car  ils  confondaient 
l'effet  avec  la  cause;  mais  FefTet  venant  après  la  cause  est 
plus  éloigné  de  Dieu  que  la  cause  elle-même;  il  est  donc 
moins  parfait;  ce  qui  n'aurait  pas  de  sens  si  Dieu  lui-même 
n'était  la  perfection. 

Ce  résumé  historique  nous  met  au  courant  de  la  question. 
Nous  avons  maintenant  à  analyser  l'idée  de  perfection  comme 
nous  avons  analysé  l'idée  de  fini  et  d'infini. 

Un  éminent  philosophe  de  nos  jours  a  essayé  de  montrer 
que  la  notion  de  perfection  est  une  notion  purement  idéale 
irréalisable  dans  l'être  concret.  C'est  M.  Yacherot,  dans  son 
beau  livre  de  la  Métaphysique  et  la  Science.  Cette  critique 
était  sans  doute  déjà  impliquée  dans  la  critique  générale  de 
Kant;  mais  cette  critique  de  Kant  portait  à  la  fois  sur  toutes 
les  idées  de  la  Raison  pure,  c'est-à-dire  sur  toutes  les  idées 
qui  composent  la  notion  de  Dieu,  à  savoir  l'infini,  le  parfait, 
le  nécessaire,  l'absolu;  et  encore  Kant  ne  disait-il  pas  que 
l'existence  objective  d'un  tel  être  était  impossible,  mais  seule- 
ment que  nous  n'avons  pas  des  moyens  assurés  de  passer  de 
la  notion  àl'existerce.  La  critique  de  M.  Yacherot  se  renferme 
sur  un  terrain  plus  limité,  mais  aussi  elle  est  plus  précise. 
Elle  consiste  en  ceci  :  c'est  que,  sans  avoir  besoin  de  mettre 
en  question  l'objectivité  de  la  raison  pure,  et  que  même  en 
tenant  pour  valable  l'affirmation  objective  de  l'infini  et  do 
l'absolu,  en  un  mot  de  l'essence  métaphysique  de  Dieu,  on 
n'obtient  pas  encore  parla  la  perfection;  mais  c'est  précisé- 
ment cette  idée  de  perfection  qui  exclut  l'idée  d'une  existence 
objective.  La  perfection  ne  peut  être  qu'une  chose  idéale; 
mais  elle  est  en  contradiction  avec  la  réalité  et  la  vérité.  Si 
je  cherche  dans  l'auteur  que  je  résume  des  raisons  bien  pré- 
cises en  faveur  de  son  opinion,  j'avouerai  qu'elles  m'écbap- 


106  LIVRE   QUATRIÈME,  —  DIEU 

peut.  Il  semble  considérer  le  principe  comme  évident  par  lui- 
même.  Cependant  nous  entrerons  mieux  dans  sa  pensée  si 
nous  essayons  de  nous  rendre  compte  du  concept  dont  il  s'agit. 

Il  est  très  vrai  que,  dans  l'usage  ordinaire,  le  terme  de  per- 
fection s'applique  plutôt  à  l'idéal  qu'à  la  réalité.  Si  l'on  nous 
parle  d'un  sage  parfait,  d'une  vertu  parfaite,  d'une  république 
parfaite,  d'un  tableau  parfait,  on  entend  par  là  la  conception 
d'un  objet  qui,  sans  changer  d'essence  et  en  restant  ce  qu'il 
est,  à  savoir  un  homme,  un  sage,  une  république,  un  tableau, 
serait  cependant  sans  défaut,  et  n'aurait  aucune  tache,  aucune 
ombre.  Le  sarje  stoïcien,  la  République  de  Platon,  V Utopie 
de  Thomas  JMorus,  sont  de  ce  genre.  Ce  ne  sont  là  que  des 
types,  des  conceptions  artificielles,  qui  nous  servent  à  élever 
la  réalité  au-dessus  d'elle-même  ;  mais  ce  ne  sont  que  des  con- 
ceptions. Il  en  est  de  même  des  concepts  purs  de  la  géométrie. 
Aucune  réalité,  aucune  expérience  ne  saurait  donner  une 
ligne  pure,  c'est-à-dire  sans  aucune  épaisseur,  une  ligne  par- 
faitement droite,  une  courbe  parfaitement  courbe,  un  cercle 
dont  tous  les  rayons  soient  rigoureusement  égaux.  Nous 
pouvons  former  un  concept  de  la  perfection  ;  nous  ne  pouvons 
en  concevoir  la  réalité  objective. 

Si  donc  on  essaye  de  se  représenter  la  perfection  en  géné- 
ral d'après  les  exemples  précédents,  on  n'y  verra  rien  autre 
chose  que  l'idée  abstraite  de  la  réalité  moins  les  imperfec- 
tions, les  désordres,  les  lacunes  de  la  réalité.  Mais  en  suppri- 
mant ces  désordres  et  ces  lacunes,  ne  supprimerait-on  pas  la 
réalité  elle-même?  Si  vous  supprimez  les  imperfections  de 
l'homme,  ne  supprimerez-vous  pas  l'homme?  Ainsi  en  est-il 
d'un  état  parfait,  d'un  sage  parfait.  Cela  est  encore  plus 
évident  pour  les  concepts  de  la  géométrie.  Ce  n'est  évidem- 
ment que  par  abstraction  que  l'on  conçoit  une  ligne  qui  n'est 
que  ligne,  un  cercle  qui  n'est  que  cercle  :  car  nous  ne  pou- 
vons arriver  à  ces  conceptions  qu'en  supprimant  les  qualités 
physiques  des  corps,  soit  une,  soit  deux  des  dimensions  de 
l'espace.  Mais  un  corps  sans  propriétés  physiques,  une  chose 
étendue  sans  deux,  sans  trois  dimensions,  sont  des  notions 


L'IDEE   DE    PERFECTION  107 

contradicloires  et  que  nous  no  pouvons  concevoir  comme  réa- 
lisées. N'en  est-il  pas  de  môme  de  l'idée  d'être  parfait? 

Telles  sont  les  raisons  qui  ont  pu  conduire  les  philosophes 
à  se  demander  si  la  perfection  n'est  pas  inconciliable  avec  la 
réalité. 

Néanmoins,  nous  persistons  à  croire,  quant  à  nous,  non 
seulement  que  la  perfection  est  réelle,  mais  encore,  comme 
l'ont  pensé  Descartes,  Bossuet,  Spinoza  et  Leibniz,  qu'elle  est 
le  fondement  de  la  réalité. 

Reconnaissons  deux  sens  du  raoi perfection,  l'un  que  nous 
venons  d'indiquer,  l'aulre  qui  s'en  distingue  et  qui  n'est  pas 
moins  fréquent.  Dans  ce  second  sens,  le  terme  de  perfection 
ne  représente  pas  un  objet  idéal,  mais  ce  qui  donne  du  prix, 
de  la  valeur  à  la  réalité.  Par  exemple,  la  beauté  chez  une 
femme  est  une  perfection,  même  lorsque  cette  beauté  n'est 
pas  parfaite,  selon  le  premier  sens  du  mot.  L'esprit  est  une 
perfection  chez  l'homme,  le  courage  en  est  une  autre.  Dans  le 
langage  musqué  de  la  galanterie,  on  disait  qu'une  femme  était 
pétrie  de  perfections,  pour  dire  de  qualités.  Les  qualités  ou 
perfections  sont  donc  quelque  chose  de  réel,  et  en  même  temps 
elles  ont  un  certain  prix,  une  certaine  excellence  ou  dignité. 
Il  est  certain  que  la  pensée  a  une  valeur  que  n'a  pas  la  ma- 
tière brute  (c'est  le  roseau  pensant  de  Pascal),  qu'un  bon  cœur 
vaut  mieux  qu'un  bon  estomac.  Les  pessimistes  eux-mêmes 
ne  nient  pas  la  valeur  de  ces  sortes  de  choses  :  c'est,  au  con- 
traire, parce  qu'ils  leur  attribuent  une  grande  valeur  qu'ils 
maudissent  le  monde,  où  ils  ne  voient  pas  ces  qualités,  mais 
seulement  leur  image  mensongère,  et  surtout  parce  qu'ils 
croient  que  le  mal  l'emporte  sur  le  bien  ;  mais  ils  n'en  recon- 
naissent pas  moins  que  le  bien,  même  incomplet,  même 
limité  et  mêlé,  est  une  qualité,  une  perfection,  une  chose  qui 
a  son  prix. 

Ce  qui  prouve  bien  que  la  perfection,  dans  ce  second  sens, 
est  quelque  chose  de  réel,  c'est  que  nous  graduons,  nous 
classons  les  divers  genres  d'être  selon  leurs  qualités  ou 
perfections.  C'est  ainsi  que  l'on  a  cru  que  la  nature  montait 


108  LIVRE   QUATRIÈME.  -  DIEU 

d'étage  en  élage  et  allait  toujours  gTandissant  depuis  la  ma- 
tière brute  jusqu'à  l'homme,  en  passant  par  les  intermé- 
diaires, les  végétaux  et  les  animaux.  Les  qualités  par  lesquel- 
les on  mesure  ainsi  la  réalité  des  choses  étaient  ce  que  l'on 
appelait,  au  moyen  âge,  les  degrés  métaphysiques,  à  savoir  : 
existentia,  vegetabilitas,  aminaUtas,  humanitas  :  ou  encore  : 
étendue  et  solidité,  vie,  sensibilité,  intelligence.  Xe  deman- 
dons pas  si  ces  difîérents  degrés  constituent  des  essences  abso- 
lument séparées  les  unes  des  autres,  ou  les  différents  degrés 
d'une  même  essence.  Dans  les  deux  cas,  il  y  a  à  chaque  étag'e 
quelque  chose  de  plus  qu'au  précédent  :  ce  quelque  chose 
de  plus  est  un  degré  de  plus  dans  la  perfection.  Donc  la  per- 
fection, dans  le  sens  que  nous  venons  d'indiquer,  représente 
un  aspect,  un  point  de  vue  de  la  réalité,  et  non  un  idéal. 

On  a  essayé  de  ramener  ce  que  nous  appelons  réchelle  de  la 
perfection  dans  les  choses  à  de  simples  chang'ements  de  degré 
dans  la  complexité  des  êtres;  mais  la  complexité,  c'est-à-dire 
la  multiplicité,  ne  peut  à  elle  seule  produire  des  systèmes  : 
or  tout  ce  qui  est  complexe  ne  peut  avoir  quelque  perfection 
qu'à  la  condition  d'être  un  système.  Le  pur  complexe  ne  re- 
présente qu'un  imbroglio,  ou  même  un  chaos  sans  aucune 
valeur.  Or,  pour  produire  un  système  il  faut  un  principe  d'u- 
nité. S'il  y  a  des  systèmes  de  plus  en  plus  développés,  il  faut 
des  principes  d'unité  distincts,  dont  chacun  individuellement 
est  plus  fort,  plus  habile,  meilleur  que  le  précédent,  ou 
bien  un  principe  d'unité  universel,  qui,  à  chaque  degré,  déploie 
plus  de  force,  plus  d'habileté,  plus  de  bonté,  en  un  mot  plus 
de  perfection. 

Ainsi,  la  perfection  ainsi  entendue  est  dans  la  réalité  et  en 
fait  partie  intégrante.  Bien  plus,  on  peut  se  demamler  si  elle 
n'est  pas  l'essence  même  de  la  réalité,  si  elle  n'est  pas  la  réa- 
lité même,  comme  l'a  pensé  Spinoza.  «  Réalité  et  perfection 
sont  une  seule  et  même  chose.  »  Une  chose,  en  effet,  n'est  réelle 
qu'en  tant  qu'elle  a  un  certain  contenu  et  que  ce  contenu  a 
une  certaine  valeur.  Le  fait  seul  de  l'existence  sans  aucun 
contenu  est  un  pur  capui  morluuni  comme  l'a  montré  llégel. 


L'IDEE    DE   PERFECTION  119 

identique  au  néant.  Sortir  du  néant,  c'est  donc  être  ceci  ou 
cela,  et,  si  peu  que  ce  soit,  ce  quelque  chose  n'a  d'existence 
qu'en  tant  qu'il  a  une  détermination  concrète;  or  cela  même 
c'est  une  perfection.  Plus  le  réel  augmente,  plus  la  perfection 
augmente;  et  si  l'on  admet,  avec  Kant,  un  tout  de  réalité, 
omiiitudo  realitatum,  c'est  qu'il  y  a  un  tout  de  qualités,  omni- 
tudo  qualitatiun ,  et  l'être  le  plus  réel,  ens  realisûmum ,  est 
l'être  le  plus  parfait,  en  un  mot  l'être  parfait  de  Leibniz  et  de 
Descartes. 

Maintenant  peut-il  y  avoir  un  tout  de  qualités,  un  tout  de 
réalité?  On  peut  répondre  que,  si  le  fini  suppose  l'infini,  si 
le  relatif  suppose  l'absolu,  de  même  la  perfection  relative 
du  monde  suppose  la  perfection  absolue  de  Dieu.  Il  y  a  plus  : 
ce  que  nous  appelions  plus  haut  l'infini  et  l'absolu  n'est 
que  la  perfection  même,  l'être  même  ;  de  quelque  manière 
qu'on  se  représente  le  principe  des  choses,  soit  comme  une 
substance  dont  les  êtres  finis  sont  des  modes,  soit  comme  une 
cause  dont  les  êtres  finis  sont  les  créations  ouïes  émanations, 
dans  les  deux  cas  la  source  des  choses,  le  fond  dernier  de 
la  réalité,  ce  que  les  Allemands  appellent  Urgrund,  doit  être 
supérieur  en  dignité  et  en  excellence,  par  conséquent  en  per- 
fection, à  ce  qui  sort  de  lui  :  car  rien  ne  vient  de  rien.  Si  le 
principe  initial  donnait  naissance  à  quelque  être  qui  lui  fût 
supérieur  en  quelque  chose,  d'où  viendrait  ce  surplus  de  réa- 
lité d'essence?  Le  rien  ne  peut  pas  être  le  commencement  de 
tout.  Mais  si  ce  principe  n'est  pas  un  rien,  je  dis  qu'il  doit 
être  tout;  non  pas  un  tout  d'addition  qui  ne  ^serait  que  la 
somme  des  choses  finies,  mais  un  tout  de  concentration  qui 
contiendrait  en  soi  en  puissance,  mais  avec  une  infinie  supé- 
riorité, tout  ce  qui  est  produit.  C'est  ce  que  signifie  le  mot 
omnitudo  opposé  au  mot  totum.  C'est  une  unité  de  perfection 
qui  condense  en  soi  dans  sa  plénitude  toute  réalité,  toute  per- 
fection. En  un  mot,  le  principe  des  choses  n'est  pas  le  vide, 
mais  le  plein,  j'entends  le  plein  métaphysique,  c'est-à-dire 
l'être. 

Quant  à  dire  que  le  principe  supérieur  n'est  ni  le  Rien  ni 


HO  LIVRE    QUATRIÈME.  —  DIEU 

le  Tout,  mais  le  moindre  être  s'élevant  progressivement  jus- 
qu'au tout,  on  pourrait  demander  à  quel  degré  il  commence; 
il  faudra  donc  toujours  remonter  du  moindre  être  au  moindre 
être;  et  par  conséquent  on  pourra  toujours  considérer  les 
choses  comme  venant  de  0 ,  puisqu'on  pourrait  toujours  et 
à  rinfmi  s'en  rapprocher.  Par  quelle  force,  par  quel  ressort 
le  moindre  être  sera-t-il  porté  vers  un  plus  grand  être?  On 
dit  aujourd'hui  que  c'est  par  la  finalité.  Mais  quelle  finalité? 
Est-ce  une  finalité  réelle,  existant  en  acte,  comme  dans  Aris- 
tote?  Mais  alors  c'est  précisément  la  perfection  absolue  dont 
nous  soutenons  l'existence.  Est-ce  un  simple  idéal?  Mais 
comment  un  idéal  peut-il  agir  sur  une  matière  aveugle,  sur 
un  germe  indistinct?  On  comprend  que  l'idéal  agisse  sur 
l'homme  qui  est  capable  de  le  concevoir;  mais  comment 
agirait-il  sur  la  nature  qui  ne  le  connaît  pas?  Comment,  par 
exemple,  la  végétalité  serait-elle  stimulée  à  se  développer  par 
l'idée  de  l'animalité  qui  n'existe  pas  encore  ?  Comment  l'ani- 
malité aspirerait- elle  à  l'homme  qui  lui  est  postérieur? 
D'ailleurs,  lorsqu'on  parle  de  développement,  il  faut  bien 
distinguer  entre  l'être  manifesté  et  l'être  qui  se  manifeste. 
Sans  doute  l'être  manifesté,  à  savoir  le  monde,  ce  que  Spinoza 
appelle  la  natura  nalurata ,  va  du  moins  au  plus  suivant  un 
ordre  historique  ;  mais  en  est-il  de  même  de  l'Etre  lui-même, 
de  l'Être  en  soi,  à  savoir  de  Celui  qui  se  manifeste  par  le 
monde,  en  un  mot  de  la  natura  naturans?  C'est  cet  Etre-là  qui 
doit  être  considéré  non  comme  le  vide,  mais  comme  le  plein, 
non  comme  le  Rien,  mais  comme  le  Tout,  en  d'autres  termes 
comme  perfection  absolue.  Le  principe  suprême  n'est  pas  seule- 
mentle  principe  matériel  des  choses  ;  il  en  est  aussi  le  principe 
formel.  11  n'est  pas  la  dernière  puissance  ;  il  est  le  dernier  acte. 
A  ce  titre,  il  est  légitime  de  lui  donner  le  nom  de  Dieu,  quand 
même  nous  ne  saurions  rien  de  plus  sur  ses  attributs  :  car 
qu'y  a-t-il  de  plus  auguste,  pour  constituer  le  concept  de  la 
Divinité,  que  la  perfection  absolue?  Nous  disons  donc,  avec 
Spinoza  et  Descartes,  que  Dieu  est  l'être  infiniment  parfait,  et 
cela  non  seulement  en  idée,  mais  dans  la  réalité  elle-même. 


LEÇON   IV 


LA    PERSONNALITE    DIVINE 


Messieurs, 

Dans  nos  études  précédentes,  nous  avons  essayé  de  déter- 
miner l'essence  de  Dieu.  J'appelle  essence  d'un  être  l'idée  ou 
l'ensemble  d'idées  sans  lesquelles  on  ne  peut  concevoir  cet 
être.  Si  Ton  parle  de  Dieu,  il  faut  bien  que  Ton  sache  de  quoi 
l'on  parle;  autrement  ce  n'est  qu'un  mot.  Cette  essence  se 
confond-elle  avec  ce  qu'on  appelle  les  attributs  de  Dieu?  Non  ; 
car  on  peut  discuter,  et  en  fait  l'on  discute  pour  savoir  si  tel 
ou  tel  attribut  appartient  à  Dieu.  Mais  comment  pourrait-on  le 
faire  si  on  ne  savait  rien  de  Dieu?  Comment  pourrait-on  lui 
imputer  ou  lui  refuser  tel  ou  tel  attribut,  si  l'on  n'avait  quel- 
que critérium  qui  nous  permette  de  distinguer  ce  qui  convient 
ou  ce  qui  ne  convient  pas  à  la  nature  de  Dieu?  Si  Dieu  n'était 
qu'un  mot  vide  de  sens,  il  n'y  aurait  point  lieu  de  rechercher 
si  ce  mot  est  ou  n'est  point  compatible  avec  les  attributs  con- 
testés. Par  exemple,  lorsqu'on  demande  si  Dieu  est  libre  à  la 
manière  de  l'homme,  s'il  est  créateur,  s'il  a  la  prescience,  s'il 
a  une  providence  particulière,  on  examine  ces  attributs  en 
les  comparant  à  un  certain  type  qui  est  l'idée  même  de  la  Di- 
vinité. C'est  ce  type  qui  est  l'essence  de  Dieu,  essence  qui 
implique  déjà  quelque  notion  de  Dieu,  ou  plutôt  qui  est  la 
notion  de  Dieu  elle-même  et  qui  doit  servir  ensuite  à  fixer  et 
à  déterminer  ses  attributs. 

Nous  distinguerons  donc  l'essence  de  Dieu  de  ses  attributs. 
C'est,  du  reste,  une  distinction  que  nous  trouvons  dans  Spinoza, 
par  exemple  lorsqu'il  dit  qu'il  ne  comptera  pas  la  puissance 


112  LIVRE    QUATRIÈME.  —  DIEU 

parmi  les  allribuLs  de  Dieu,  parce  que  ce  n'est  pas  un  attribut, 
mais  son  essence  même'. 

En  conséquence,  nous  définissons  Dieu  par  trois  carac- 
tères :  l'infini,  l'absolu  elle  parfait.  Or,  le  terme  de  perfection 
absorbant  les  deux  autres,  nous  l'appellerons,  avec  les  Car- 
tésiens, l'être  infiniment  parfait. 

Si  nous  passons  maintenant  à  des  déterminations  plus  pré- 
cises, nous  rencontrons  la  question  des  attributs  de  Dieu. 
Nous  n'entrerons  point  dans  le  détail  de  cette  question,  que 
Ion  peut  trouver  dans  toutes  les  théodicées.  Nous  nous  con- 
tenterons de  discuter  l'attribut  fondamental  qui  enveloppe  tous 
les  autres,  à  savoir  l'attribut  de  la  personnalité. 

La  question  de  la  personnalité  divine  est  une  question  toute 
moderne,  née  dans  notre  siècle.  Jusque-là,  en  pbilosopbie,  je 
n'ai  pas  connaissance  du  mot  de  personne  ou  personnalité 
appliqué  à  Dieu.  La  théologie  seule  avait  employé  ce  mot  et 
se  l'était  approprié;  seule  elle  parlait  de  personnes  divines; 
mais  l'idée  de  personne  était  si  peu  adéquate  à  celle  de  la  Di- 
vinité, qu'il  y  avait  trois  personnes  pour  un  seul  Dieu.  Quant 
aux  métaphysiciens  du  xvii^  siècle,  ni  Descartes,  ni  Male- 
branche,  ni  Bossuet,  ni  Fénclon,  ni  Leibniz,  quelque  chré- 
tiens, quelque  dogmatiques  qu'ils  fussent,  n'ont  jamais,  à  ma 
connaissance,  employé  le  mot  de  personnalité  divine.  Proba- 
blement on  n'eût  pas  osé  employer  cette  expression,  qui  eût 
paru  un  empiétement  sur  la  tbéologie,  et  peut-être  eût  été  en 
opposition  avec  la  théologie;  car  la  personnalité  au  point  de 
vue  philosophique  implique  essentiellement  l'unité  et  exclut 
la  multiplicité.  On  pouvait  donc  être  conduit  parla,  soit  à  sup- 
primer l'idée  de  la  pluralité  des  personnes  et  par  conséquent 
à  nier  la  Trinité,  soit  à  confondre  l'idée  de  personne  avec 
l'idée  de  Dieu,  et  par  consé([uent  à  admettre  autant  de  dieux 
que  de  personnes  :  ce  qui  est  l'hérésie  que  l'on  appelle  le  tri- 
théisme.  Ce  n'est  donc  pas  au  xvii°  siècle  qu'est  née  la  doc- 
trine de  la  personnalité  divine  ;  pas  davantage  au  xvin°  siècle, 

1.  Éthique.  I,  31  :  «  La  puissauce  de  Dieu  est  l'essence  même  de  Dieu.  » 


LA   PERSONNALITÉ    DIVINE  113 

OÙ  la  question  était  de  défendre  l'idée  de  Dieu  en  général 
contre  Tathéisme,  et  cela  d'une  manière  toute  populaire;  la 
difficulté  de  la  personnalité  divine  n'était  pas  même  posée. 

Nous  croyons  que  la  doctrine  et  l'expression  de  personna- 
lité divine  a  été  introduite  par  opposition  avec  celle  du  Dieu 
impersonnel,  doctrine  qui  elle-même  est  née  en  Allemagne  à 
la  fin  du  xvin"  siècle,  par  suite  de  l'influence  de  Spinoza,  et  par 
opposition  avec  le  théisme  populaire  du  philosophe  anglais 
Pale}'  et  de  ses  nombreux  imitateurs.  Je  crois  bien  que  Her- 
der  est  un  des  premiers  qui,  dans  son  livre  de  Gott{l'ld8),  ait 
parlé  d'un  Dieu  impersonnel,  wipersœnliches  Wesen.  Cette 
expression  avait  surtout  pour  but  de  s'opposer  à  l'anthro- 
pomorphisme. On  insistait  sur  les  attributs  métaphysiques, 
l'Infini,  l'Absolu,  et  l'on  donnait  à  entendre  que  c'était  res- 
treindre Dieu  dans  les  limites  du  fini,  que  de  lui  attribuer  la 
personnalité.  D'un  autre  côté  cependant,  on  ne  voyait  pas 
bien  comment,  dans  la  doctrine  de  l'impersonnalité  divine, 
on  arriverait  à  distinguer  Dieu  de  la  matière;  et,  par  oppo- 
sition à  la  doctrine  de  l'impersonnalité,  on  fit  de  la  person 
nalité  l'attribut  essentiel  de  la  Divinité.  On  se  divisa  en  deux 
camps  :  d'un  côté  les  panthéistes  ou  impersonnalistes,  de 
l'autre  les  théistes  ou  spiritualistes,  les  uns  ayant  de  la  peine 
à  se  distinguer  des  athées,  les  autres  ne  se  préoccupant  pas 
assez  de  l'écueil  de  l'anthropomorphisme. 

Cependant  c'est  une  erreur,  selon  nous,  de  dire  que  la  doc- 
trine du  Dieu  impersonnel  conduit  directement  à  l'athéisme, 
et  que  cette  idée  est  destructive  de  l'idée  de  Dieu.  Rappelons, 
avec  les  panthéistes,  combien  l'idée  de  personnalité,  telle 
qu'elle  nous  est  donnée  par  l'expérience,  contient  de  condi- 
tions restrictives  qui  ne  peuvent  convenir  à  l'essence  divine. 
Nous  verrons,  par  conséquent,  comment  on  peut  dire  en  un 
sens  que  Dieu  est  impersonnel,  et  en  même  temps,  en  pre- 
nant les  choses  par  un  autre  côté,  comment  l'idée  de  person- 
nalité peut  s'introduire  dans  la  notion  de  la  Divinité,  et 
comment  on  peut  dire  que  Dieu  est  personnel. 

La  personnalité,  telle  qu'elle  est  donnée  dans  l'expérience, 


114  LIVRE   QUATRIEME.  —  DIEU 

a  pour  trait  principal  la  connaissance  réiléchie,  par  laquelle 
un  être  se  connaît  soi-même  et  se  distingue  d'aulres  êtres 
semblables  à  lui.  On  y  ajoute  encore  d'autres  caractères,  la 
raison  et  la  liberté  ;  mais,  pour  ne  pas  toucher  à  la  fois  à  toutes 
les  difficultés,  bornons-nous  au  fait  de  la  conscience. 

Or,  dans  l'être  fini,  la  conscience  n'est  jamais  séparée,  non 
seulement  de  certaines  conditions  organiques  et  physiologi- 
ques, mais  encore  de  la  notion  d'un  non-moi  extérieur  auquel 
le  moi  s'oppose,  et  encore  de  la  notion  d'autres  «  moi  ».  sem- 
blables à  lui-même.  «  Sans  non-moi,  point  de  moi,  »  disait 
Fichte  :  Kein  nicht  Ich,  Kein  Ic/i.  —  Sans  le  Toi, point  de  Moi, 
disait  Jacobi.  En  un  mot,  l'idée  de  personnalité  cnyeloppe 
toujours  deux  termes,  et  l'opposition  de  ces  deux  termes  Tun 
à  l'autre.  Comment  appliquer  cette  notion  à  l'être  infini,  qui 
par  hypothèse  est  seul  et  qui  ne  s'oppose  à  rien?  En  admet- 
tant que  la  personnalité  humaine  suppose  en  Dieu  une  per- 
sonnalité semblable  à  la  nôtre,  ne  faudrait-il  pas  supprimer 
de  la  conscience  ces  conditions  restrictives?  Or,  la  person- 
nalité, la  conscience,  ainsi  conservées  en  dehors  des  condi- 
tions réelles ,  nous  présenteront-elles  encore  quelque  chose 
d'intelligible?  Et  dans  ce  cas,  ne  sera-t-il  pas  juste  de  l'appeler 
une  supraconscience,  une  suprapersonnalité,  plutôt  qu'une 
personnalité  dans  le  sens  propre  du  mot? 

En  outre,  c'est  une  remarque  profonde  de  Platon  qu'un  être 
ne  peut  être  dit  posséder  une  qualité  qu'en  tant  qu'il  participe 
à  quelque  chose  de  supérieur  à  lui-même.  Par  exemple,  dire 
d'une  loi  qu'elle  est  juste,  c'est  dire  qu'elle  participe  à  la  jus- 
tice; un  homme  n'est  sage  qu'en  tant  qu'il  participe  à  la  sa- 
gesse; un  corps  est  carré  ou  triangulaire  selon  qu'il  participe 
à  l'essence  du  carré  ou  du  triangle.  En  un  mot,  dans  toute  doc- 
trine idéaliste,  tout  être,  tout  phénomène  particulier  se  ratta- 
che à  une  essence  intelligible  qui  lui  est  supérieure  et  qui 
lui  communique  son  être  et  sa  vérité.  D'après  cette  doctrine 
(sinon  en  s'exprimant  d'une  manière  anthropomorphiquc),  on 
ne  dira  donc  pas  que  Dieu  est  bon,  qu'il  est  juste,  miséricor- 
dieux, mais  on  dira  qu'il  est  la  Bonté,  la  Justice,  la  -Miséri- 


LA   PERSONNALITÉ    DIVINE  115 

corde  olle-même.  Aulrement  il  participeraiL  à  quelque  cliose 
autre  que  lui;  il  obéirait  à  une  sorte  de  modèle  idéal  qui  se- 
rait Dieu  par  rapport  à  lui.  La  théologie  même  la  plus  pure 
s'exprime  de  la  même  manière.  Ego  sum  veintas  et  vita,  «  je 
suis  la  vérité  et  la  vie,  »  est-il  dit  dans  l'Ecriture.  Jésus-Christ 
ne  dit  pas  qu'il  participe  à  la  vérité  et  à  la  vie,  mais  qu'il  est 
la  vie,  la  vérité  même.  D'après  cela,  on  dira  avec  Platon  que 
Dieu  est  le  bien,  et,  avec  tous  les  métaphysiciens,  non  pas  que 
Dieu  est  un  être,  mais  qu'il  est  l'être. 

Dire  avec  Platon  que  Dieu  est  l'idée  de  Dieu,  avec  Aristote 
qu'il  est  l'Acte  pur,  avec  Malebranche  et  Fénelon  qu'il  est 
ri^tre,  c'est  parler  de  Dieu  comme  d'un  Impersonnel  :  ce  n'est 
pas  une  personne  fermée  et  circonscrite  dans  un  moi  indivi- 
duel et  particulier;  c'est  l'essence  même  de  toutes  choses,  la 
condensation  de  toute  réalité  et  de  tout  être.  On  voit  par  là 
que  l'impersonnalité  n'est  pas  nécessairement  la  matérialité. 
Il  y  a  une  impersonnalité  inférieure  à  la  personne,  et  peut- 
être  y  en  a-t-il  une  autre  supérieure  à  la  personne?  C'est  ce 
qui  fait  qu'un  philosophe  moderne  qui  a  intitulé  son  livre 
Philosojjhie  de  rinconscient,  et  qui  tout  le  temps  parle  de  son 
Inconscient  à  un  point  de  vue  purement  négatif,  comme  d'un 
être  sourd  et  aveugle,  finit  cependant  par  dire  lui-même  que 
cet  inconscient  est  peut-être  un  «  supraconscient  ».  M.  Her- 
bert Spencer  dit  de  même  que  Dieu  n'est  ni  personnel  ni 
impersonnel,  mais  peut-être  «  suprapersonnel  ». 

Ce  qui  constitue  la  nature  divine,  ce  n'est  donc  pas  la  per- 
sonnalité, mais  la  perfection.  Peut-être  la  persoiinalité  entre- 
t-elle  comme  élément  dans  la  perfection;  mais  c'est  l'idée  de 
perfection  qui  domine.  Quand  même  nous  ne  saurions  rien 
des  attributs  de  cette  perfection  infinie,  par  cela  seul  que 
nous  savons  que  cette  essence  insondable  contient  sous  forme 
condensée  et  dans  une  plénitude  absolue  tout  ce  qu'il  y  a  de 
beau,  de  vrai  et  de  bon  dans  le  monde,  cela  suffit,  ce  semble, 
au  point  de  vue  philosophique,  pour  satisfaire  à  l'idée  de  Dieu, 
c'est-à-dire  d'un  principe  suprême  vers  lequel  tout  doit  être 
orienté  dans  la  conduite  de  la  vie.  Sans  sortir  de  cette  hautt 


116  LIVRE    QUATRIÈME.  —  DIEU 

notion,  on  pourra  très  bien  dire  :  «  Soyez  parfaits  comme 
votre  Père  qui  est  dans  les  cieux,  »  c'est-à-dire  soyez  parfaits 
comme  la  perfection  même. 

L'idée  d'une  essence  insondable  des  choses  supérieure  à  toute 
comprélicnsibilité,  et  par  conséquent  à  l'idée  d'une  person- 
nalité précise,  telle  que  nous  la  rencontrons  dans  notre  propre 
conscience,  cette  idée  n'a  rien  de  contraire  à  la  plus  haute 
métaphysique  et  à  la  plus  haute  théologie.  D'innombrables 
textes  prouvent  que  la  métaphysique  a  toujours  reconnu  en 
Dieu  un  fond  caché,  mystérieux,  incompréhensible,  et  c'est 
cela  même  qui  est  Dieu. 

Oui,  c'est  un  Dieu  caché  que  le  Dieu  qu'il  faut  croire. 

Ce  que  nous  saisissons  ou  croyons  saisir  en  Dieu  n'est  pas 
Dieu  lui-même;  ce  n'en  est  que  la  manifestation,  l'apparence, 
le  vêtement  externe;  c'est  son  essence  aperçue,  réfractée  par 
notre  intelligence.  «  Les  attributs  de  Dieu,  dit  Fénelon,  ne 
sont  que  les  noms  divers  que  nous  donnons  à  Dieu  lorsque  nous 
le  considérons  dans  les  divers  aspects  de  ses  rapports  avec  les 
choses.  »  Voyant  un  nombre  infini  de  créatures,  nous  disons 
qu'il  est  puissant;  voyant  des  rapports  de  moyens  à  fin,  nous 
disons  qu'il  est  intellig-ent  ou  sage  ;  voyant  que  l'être  s'échappe 
de  lui  comme  d'une  source  avec  abondance  et  magnificence, 
nous  disons  qu'il  est  bienfaisant.  Mais  Dieu  en  lui-même  nous 
est  absolument  caché. 

Le  philosophe  Hamilton  a  rassemblé  un  grand  nombre  do 
passages  oii  est  exprimée  cette  doctrine  du  Deufi  fibditus,  Deus 
absconditus,  0ïô?  a-;vwj-o<;.  Mais  tous  ces  textes  supposent  que 
cette  essence  cachée,  mystérieuse,  inaccessible,  est  supérieure 
non  seulement  à  tout  ce  que  nous  voyons,  mais  encore  à  tout 
ce  que  nous  croyons  pouvoir  penser'. 

1.  «  Nous  devons  donc  tenir  pour  vraies  les  déclarations  d'un  pieux  philoso- 
phe :  «  Un  Dieu  compris  ne  serait  plus  Dieu  ».  Penser  que  Dieu  est  tel  que  uous 
pouvons  penser  qu'il  est,  est  un  hlaspliènie.  Eu  un  sens  Dieu  est  révélé;  en  un 
autre  sens  il  est  caché.  H  est  ù  la  fois  connu  et  inconnu.  La  dernière  et  la  plus 
huUite  consécration  de  toute  vraie  ivligiou  doit  être  un  autel  au  Dieu  inconnu, 


LA   PERSONNALITÉ   DIVINE  117 

Nous  admettrons  donc  sans  hésiter,  au  moins  dans  un  cer- 
tain sens,  que  Dieu  est  une  essence,  non  pas  inférieure,  mais 
supérieure  à  notre  compréhension;  qu'elle  est,  non  point  le 
moindre  être,  mais  au  contraire  le  plus  grand,  et,  comme 
dans  l'absolu  il  ne  peut  y  avoir  de  plus  ou  de  moins,  absolu- 
ment grand,  absolument  saint,  absolument  adorable. 

Nous  venons  de  voir  dans  quel  sens  il  peut  être  vrai  de  dire 
que  Dieu  est  impersonnel;  recherchons  maintenant  dans  quel 
sens  on  peut  dire  qu'il  est  personnel. 

L'inconnaissable,  tel  que  nous  l'avons  défini,  est-il  un 
absolu  inconnaissable?  Non,  puisque  nous  en  parlons;  d'un 
absolu  inconnaissable  nous  ne  saurions  absolument  rien,  pas 
même  qu'il  existe.  «  Nous  ne  savons  de  Dieu,  dit  Pascal,  ni 
ce  qu'il  est,  ni  s'il  est.  »  Yoilà  l'inconnaissable  absolu.  Dans 
cette  conception,  le  domaine  du  connaissable  serait  le  seul 
domaine  pour  nous.  Au  delà  il  y  aurait  un  vaste  espace  in- 
défini dans  lequel  nous  ne  savons  même  pas  s'il  y  a  quelque 
chose  ou  s'il  n'y  a  rien.  L'inconnaissable  ainsi  entendu  serait 
aussi  bien  le  Rien  que  le  Quelque  chose,  le  Néant  que  l'Etre. 
Or  ce  n'est  pas  ainsi  que  nous  avons  entendu  la  notion  d'In- 
connaissable; ce  n'est  pas  ainsi  que  l'entend  le  défenseur  en 
titre  de  l'Inconnaissable,  Herbert  Spencer.  Il  entend  par  là, 
nous  l'avons  vu,  l'absolu  lui-même;  et,  tout  en  affirmant  que 


Osû  àY«^(icrTw.  »  (Hamilton,  Z)/i'CîM5fo/is,  texte  anglais,  p.  15,  2^  édition,  et  Appen- 
dice, I.) 

Inscription  sur  la  statue  d'Isis  à  Sais  : 

'Eyti  eî;jLÎ  Triv  ih  yéyovo;,   7.al  ov ,  xal  Èjoaîvov,  xal    tôv^[j.c/V    TtizÀov  O'jSsi; 

Saint  Augustin  : 

«  Si  enim  comprehendis ,  non  est  Deus...  Attingere  aliquanto  mente  Deum 
magna  beatitudo  est;  compreheudere  autem  omuiuo,  impossibilc.  »  (SermolGS.) 

Saint  Cyprien  : 

«  Nous  ne  pouvons  concevoir  Dieu  qu'en  reconnaissant  qu"ii  est  inconce- 
vable. » 

Cardinal  de  Cusa,  De  Sancta  Ignorantia  : 

u  Denys  l'Aréopagite  a  dit  que  la  conception  que  nous  nous  faisons  de  Dieu 
se  rapproche  plus  du  rien  que  du  quelque  chose.  La  sainte  ignorance  m'instruit 
que  ce  qui  parait  à  rintelligence  n'être  rien,  est  le  suprême  compréhensible. 

«  Dieu,  dit  l'apôtre,  habite  une  lumière  inaccessible  que  nul  homme  ne  voit 
ni  ne  peut  voir.  » 


lis  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

l'essence  de  l'absolu  est  inconnaissable,  il  affirme  en  même 
temps  que  son  existence  est  certaine;  il  soutient  contre  le 
philosophe  Hamilton  que  cette  notion  n'est  pas  négative , 
mais  positive;  enfin  que  ce  n'est  pas  l'objet  de  la  croyance, 
mais  de  l'intelligence  et  de  la  raison.  Enfin,  suivant  lui,  l'in- 
connaissable est,  de  toutes  nos  idées,  celle  qui  a  le  plus  de 
valeur  et  qui  occupe  la  plus  grande  place  dans  notre  connais- 
sance :  c'est  la  substance  même  de  la  pensée.  L'Inconnais- 
sable, on  un  mot,  c'est  le  réel  moins  ses  limites. 

S'il  en  est  ainsi,  et  c'est  dans  ces  termes  mêmes  que  nous 
admettons  la  doctrine  de  l'Inconnaissable,  nous  dirons  que 
cette  notion  ainsi  entendue  contient  beaucoup  plus  d'élé- 
ments connaissables  qu'il  ne  semblait  au  premier  abord;  car 
peut-on  affirmer  quelque  chose  de  ce  dont  on  ne  sait  absolu- 
ment rien?  Or,  de  cet  inconnaissable,  n'affirmons-nous  pas  au 
moins  ceci,  à  savoir  qu'il  existe,  qu'il  est  identique  à  l'absolu, 
que  la  notion  en  est  positive,  non  négative,  etc.?  Nous  savons 
encore  qu'il  a  un  contenu  réel,  qu'il  est  plein  et  non  pas  vide; 
et,  puisqu'il  est  absolu,  il  doit  être  absolument  plein,  c'est-à- 
dire  qu'il  contient  tout  l'être.  Or,  savoir  tout  cela,  ce  n'est 
pas  ne  rien  savoir  :  c'est  savoir  certainement  ce  que  les  ani- 
maux ne  savent  pas  du  tout,  c'est  penser  ce  qu'ils  ne  pen- 
sent pas.  Un  tel  inconnaissable  est  en  réalité  un  connaissable. 

Il  reste  cependant  toujours  cette  question  :  nous  pouvons 
sans  doute  affirmer  l'existence  d'un  tel  être  ;  mais  nous  ne 
pouvons  en  connaître  l'essence,  nous  ne  pouvons  pas  le 
déterminer. 

C'est  cette  seconde  question  que  nous  avons  à  examiner. 

Admettons,  si  l'on  veut,  la  séparation  que  l'on  prétend 
établir  entre  le  connaissable  et  l'Inconnaissable,  le  connais- 
sable soumis  à  la  loi  de  la  relativité  cl  qui  peut  toujours  être 
ramené  à  la  loi  d'association,  et  rinconnaissablc  qui  est  l'ab- 
solu ol  qui  est  connu  par  un  acte  simple  et  à  priori  de  l'es- 
prit. Nous  demanderons  si  cette  séparation  signifie  que  ces 
deux  termes  sont  sans  aucun  rapport  l'un  avec  l'autre,  s'ils 
sont  absolument  en  dehors  l'un  de  l'autre.  En  aucune  façon  ; 


LA   PERSONNALITE   DIVINE  119 

car  nous  no  pouvons  nous  élever  à  l'inconnaissable  que  par 
l'intermédiaire  du  connaissable.  C'est  l'insuffisance  du  rela- 
tif qui  nous  conduit  à  l'absolu.  Le  relatif  n'est  même  tel  qu'en 
tant  qu'il  est  suspendu  à  l'absolu.  S'il  en  est  ainsi,  le  con- 
naissable a  sa  raison  d'être  dans  l'inconnaissable.  Récipro- 
quement, l'inconnaissable  contient  en  soi  quoique  chose  qui 
correspond  au  connaissable,  puisqu'il  le  contient  on  subs- 
tance et  qu'il  en  est  la  raison.  Le  connaissable  est  la  manifes- 
tation de  l'Inconnaissable  :  c'est  ainsi  que  M.  Herbert  Spen- 
cer l'entend  lui-même.  Dans  nombre  do  passages  il  nous 
montre  l'Inconnaissable  se  manifestant  sous  les  formes  du 
connaissable  ;  et  s'il  combat  le  déisme,  c'est  parce  qu'il  croit 
que  son  principe  à  lui  est  d'un  ordre  infiniment  supérieur. 

Maintenant  peut-on  dire  d'un  être  qu'on  n'en  sait  absolu- 
ment rien,  lorsqu'on  ne  le  connaît  que  par  ses  manifesta- 
tions? Personne,  à  coup  sûr,  ne  peut  dire  qu'il  connaît  en  soi 
l'âme  d'un  autre  homme  en  tant  que  substance  ;  on  ne  la 
connaîtrait  pas  plus  quand  on  la  confondrait  avec  la  subs- 
tance matérielle,  car  cotte  substance  matérielle  elle-même 
n'est  connue  que  par  des  phénomènes.  Et  cependant  faut-il 
dire  que  nous  ne  connaissons  pas  du  tout  l'àme  des  autres 
hommes?  Nous  la  connaissons  dans  une  certaine  mesure,  à 
l'aide  des  signes  qui  la  manifestent.  Nous  disons  qu'elle  est 
bonne  ou  qu'elle  est  méchante,  qu'elle  a  une  certaine  valeur, 
et  nous  classons  les  âmes  d'après  leur  valeur.  Par  analogie, 
nous  pouvons  dire  aussi  que  l'essence  de  Dieu  est  en  soi 
incompréhensible;  mais,  puisqu'il  se  manifeste  à  nous  par  la 
nature,  nous  pouvons  affirmer  qu'il  contient  la  nature  on 
puissance ,  et  qu'il  est  au  moins  ceci ,  à  savoir  une  cause 
capable  do  faire  apparaître  la  nature  ;  et  comme  la  nature 
se  compose  de  deux  choses,  l'étendue  et  la  pensée,  comme 
disait  Spinoza,  ou  la  sensation  et  le  mouvement,  comme  dit 
Herbert  Spencer,  l'inconnaissable,  en  tant  qu'il  se  manifeste 
par  la  nature,  doit  contenir  quelque  chose  qui  correspond  à 
l'étendue  et  à  la  pensée,  à  la  sensation  et  au  mouvement. 

L'étendue  a-t-elle  une  existence  objective?  Existe-t-elle  au 


120  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

même  titre  que  la  pensée?  C'est  une  question.  Toujours  est-il 
que  si  l'on  admet  l'étendue  comme  quelque  chose  de  réel,  il 
faut  qu'il  y  ait  dans  l'absolu  divin  quelque  chose  qui  corres- 
ponde à  l'étendue.  Soit  donc  que  l'on  admette  avec  Newton 
que  l'espace  est  un  attribut  de  Dieu,  en  tant  que  Dieu  pos- 
sède l'ubiquité;  soit  que  Ton  admette  avec  Malebranche  que 
ce  qui  est  en  Dieu  ce  n'est  pas  l'étendue  elle-même,  mais  l'i- 
dée de  l'étendue,  ou  l'étendue  intelligible,  comme  il  l'appelle, 
qui  n'est  pas  l'étendue  locale,  mais  l'essence  idéale  de  l'é- 
tendue, la  raison  métaphysique  de  l'étendue,  dans  les  deux 
cas  on  admettra  qu'il  y  a  dans  l'inconnaissable  quelque  chose 
qui  correspond  à  l'étendue. 

De  même,  puisqu'il  y  a  de  la  pensée  dans  la  nature,  il  faut 
qu'il  y  ait  dans  l'inconnaissable  quelque  chose  qui  corres- 
ponde au  fait  de  la  pensée.  L'homme  pense,  dit  Spinoza; 
donc  il  y  a  de  la  pensée  en  Dieu.  Que  la  pensée  divine  soit 
différente  de  la  pensée  humaine,  cela  est  possible,  cela  même 
est  vrai  ;  qu'elle  soit  inconnaissable  et  incompréhensible 
comme  l'essence  divine  elle-même,  je  le  veux  bien  ;  toujours 
est-il  que  ce  qui  correspond  en  Dieu  comme  cause  à  la  pen- 
sée comme  elfet,  est  au  moins  de  la  pensée,  sinon  quelque 
chose  de  plus  ;  en  un  mot,  selon  la  formule  de  Descartes,  Dieu 
contient  en  soi  formellement  ou  éminemment  le  principe  de 
la  pensée.  Donc,  en  tant  qu'il  y  a  en  Dieu  quelque  chose  qui 
correspond  à  la  pensée,  il  faudra  dire  que  Dieu  pense. 

Mais  serrons  la  question  de  plus  près  on  nous  renfermant 
dans  le  problème  de  la  conscience.  Xous  avons  dit  dans  quel 
sens  on  peut  soutenir  que  la  conscience  ne  semble  pas  s'ac- 
corder sur  l'idée  d'un  être  infini  et  absolu.  Voyons  par  où  ces 
deux  idées  peuvent  tomber  d'accord. 

Il  y  a  deux  choses  dans  l'idée  de  conscience.  Il  y  a,  comme 
nous  l'avons  vu,  l'idée  de  quelque  chose  de  limité,  de  cir- 
conscrit, qui  est  en  opposition  avec  autre  chose.  C'est  là  ce 
que  l'on  peut  appeler  l'élément  négatif  delà  conscience.  Mais 
il  y  a  autre  chose  :  il  y  a  l'idée  d'intériorité,  l'idée  d'une  iden- 
tité de  l'être  avec  lui-même  ;  en  un  mol,  à  l'idée  d'un  dehors 


LA    PERSONNALITE   DIVINE  121 

il  se  joint  l'idée  d'un  dedans,  avec  l'idée  du  non-moi  l'idée  du 
moi.  Or,  si  nous  nous  plaçons  au  point  de  vue  de  l'infini  et  de 
l'absolu,  l'idée  du  non-moi  disparaît;  car  on  ne  peut  suppo- 
ser que  Dieu  puisse  considérer  le  monde  comme  un  non-moi, 
comme  quelque  chose  d'extérieur  à  lui,  comme  quelque  chose 
qui  limiterait  son  être  ;  mais  si  le  non-moi  s'évanouit  avec 
l'idée  d'extériorité,  en  est-il  de  même  de  l'idée  d'intériorité? 
Un  être,  même  absolu,  n'est-il  pas  intérieur  à  lui-même,  inné 
à  lui-même,  selon  l'expression  de  Leibniz?  Appliquons  ici  le 
raisonnement  de  Herbert  Spencer.  Ce  qui  est  donné  par  l'expé- 
rience, c'est  l'existence  de  quelque  être  limité  :  supprimez  la 
limite,  il  reste  la  notion  d'être.  De  même  pour  la  conscience. 
Nous  percevons  un  moi  limité,  un  intérieur  circonscrit  de  tou- 
tes parts  par  l'extérieur.  Relranchozla  limite,  retranchez  l'ex- 
térieur, il  reste  cependant  quelque  chose,  à  savoir  l'être  pré- 
sent à  lui-même,  se  redoublant  par  la  connaissance  qu'il  a  de 
lui-même.  A  la  vérité,  une  telle  conscience,  un  tel  moi  sans 
non-moi,  est  quelque  chose  d'incompréhensible  pour  nous, 
et  c'est  pourquoi  nous  consentons  à  appeler  Dieu  l'Inconnais- 
sable ;  c'est  même  en  cela  qu'il  est  Dieu,  autrement  il  ne 
serait  plus  qu'un  d'entre  nous.  Mais  dans  cette  incompréhen- 
sibililé  même  subsiste,  sous  une  forme  plus  haute,  ce  qui  est 
le  fond  et  la  substance  de  noire  propre  conscience.  Une  telle 
conscience  peut  être  appelée,  si  l'on  veut,  une  supracons- 
cience,  suivant  la  terminologie  alexandrine  qui  fait  précéder 
du  mot  (jTzip  toutes  les  dénominations  divines.  Mais  cette 
supraconscience  ne  sera  point  un  Inconscient. 

Si  le  fond  et  le  trait  essentiel  d'une  personnalité  est  la 
conscience,  par  cela  seul  que  nous  concevons  en  Dieu  la 
forme  suprême  de  la  conscience,  nous  y  concevrons  égale- 
ment la  forme  suprême  de  la  personnalité.  On  pourra  donc 
dire  que  Dieu,  sans  être  ce  que  l'on  appelle  une  personne 
dans  le  sens  oii  une  personne  s'oppose  à  d'autres  personnes 
on  entre  en  rapport  avec  elles,  en  un  mot  sans  être  un  indi- 
vidu, que  Dieu,  dis-je,  contient  en  soi  l'essence,  l'idée  de  la 
personnalité,  la  personnalité  en  soi.  11  est  ce  qui  fait  qu'il  y  a 


122  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

dos  personnes,  ce  qui  fait  que  les  êtres  finis,  en  participant  à 
lui,  sont  et  deviennent  des  personnes.  C'est  en  ce  sens  que 
nous  affirmons  la  personnalité  divine.  Nous  excluons  surtout 
le  terme  dimpersonnalité,  en  tant  qu'il  signifierait  que  Dieu 
n'est  qu'une  chose,  c'est-à-dire  qu'il  est  la  matière.  Au  con- 
traire, il  est  essentiellement  spirituel.  Seulement  nous  ne 
dirons  pas  de  Dieu  qu'il  est  un  esprit,  si  parfait  qu'il  soit, 
comme  serait,  par  exemple,  le  premier  des  anges  ;  mais  nous 
dirons,  avec  Hegel,  qu'il  est  Y  Esprit. 

En  un  mot,  pour  nous  résumer,  Dieu  peut  êlre  considéré 
soit  en  lui-même,  soit  dans  son  rapport  avec  les  choses.  En 
lui-même  il  est  inconnaissable,  incompréhensible  ;  dans  son 
rapport  avec  le  monde  nous  devons  le  considérer,  selon  la 
maxime  de  Descartes,  comme  ayant  en  lui-même  tout  ce  que 
nous  considérons  comme  excellent  et  parfait.  Ainsi  la  cons- 
cience, étant  ce  que  nous  connaissons  de  plus  excellent,  doit 
se  retrouver  en  Dieu  sous  forme  éminente.  Sans  doute  ces 
qualités  transportées  à  l'infini  cessent  de  ressembler  à  celles 
que  nous  avons  sous  les  yeux.  Mais  comme  ce  qui  disparaît 
ce  sont  les  limites  elles  imperfections,  et  que  ce  qui  demeure 
c'en  est  le  solide  et  l'essentiel,  nous  no  courons  pas  risque  de 
nous  tromper  en  lui  attribuant  ces  qualités  ;  car,  si  elles  ne 
sont  pas  en  lui  telles  que  nous  pourrions  nous  les  représenter 
par  analogie  avec  nous-mêmes,  elles  y  sont  d'une  manière 
encore  plus  haute  ;  et  si  notre  esprit  s'abîme  dans  cette  con- 
templation qui  nous  dépasse,  c'est  la  contemplation  de  ce 
qu'il  y  a  de  plus  excellent  et  de  plus  divin. 

En  un  mot.  Dieu  est  pour  nous  le  Saint  dos  Saints,  la  con- 
densation suprême  de  tout  ce  que  nous  concevons  do  vrai  et 
de  bon.  C'est  le  Bien  en  soi,  mais  le  Bien  se  connaissant  lui- 
même  et  jouissant  de  lui-même  dans  une  conscience  infinie. 


LEÇON   Y 

DES    RAPPORTS    DE    DIEU    ET    DU    MONDE 

Messieurs, 

Etant  donné  qu'il  y  a  un  Etre  suprême  appelé  Dieu,  carac- 
térisé par  la  perfection  souveraine  et  cloué  de  personnalité 
dans  le  sens  que  nous  avons  dit;  étant  donné,  d'un  autre  côté, 
qu'il  y  a  un  monde  phénoménal  (d'oîi  nous  sommes  partis), 
et  qui  se  compose  au  moins  des  créatures  spirituelles,  nous 
avons  à  nous  demander  maintenant  quels  sont  les  rapports 
du  Dieu  et  du  monde.  C'est  la  question  du  théisme  et  du 
panthéisme;  mais  il  faut  la  traiter  en  elle-même,  sans  se 
préoccuper  de  ces  différents  systèmes. 

Nous  trouvons  dans  l'Ecriture  sainte,  dans  le  Nouveau  Tes- 
tament, la  formule  que  nous  concevons  sur  ce  sujet  comme 
la  plus  compréhensive  et  la  plus  profonde.  Nous  l'emprunte- 
rons à  deux  textes  distincts,  mais  qui  se  complètent  l'un 
l'autre,  l'un  de  saint  Jean,  l'autre  de  saint  Paul.  Le  texte  de 
saint  Jean  est  celui-ci  :  t.%v-%  ùC  aj-ôv  h^ï'it-.o,  ■/.%:  yZ^^ic,  aÙToù  Iyévsto 
ooÔEv  0  YÉvovs  (i,  3).  Le  texte  de  saint  Paul  est  celui-ci  :  Il  akoy 

■/.a;  0'.'  aj~ôv  ■/.%\  z\;,  x'jtov  ta  rA'izi.. 

Ces  textes  expriment  toutes  les  sortes  de  rapports  que  Dieu 
peut  soutenir  avec  le  monde.  Le  ZC  akàv  exprime  la  cause 
efficiente,  Vï\  xkoù  la  cause  matérielle,  VtU  aù-càv  la  cause 
finale.  Enfin  un  autre  mot  de  saint  Paul  si  célèbre  :  In  Deo 
vivinms,  moveniur  et  sumus,  exprime  ce  que  l'on  peut  appeler 
la  cause  immanente. 

Le  o!'  àjTov,  dirons-nous,  représente  la  cause  efficiente.  Nous 
avons  à  nous  demander  ici  si  la  notion  de  cause  peut 
convenir   à  l'idée   d'absolu.   Schelling-   a   dit   que   ce   serait 


124  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

«  s'éloigner  jusqu'au  pôle  de  la  notion  d'absolu,  que  de 
songer  à  en  définir  la  nature  par  la  notion  d'activité  ». 
Ilamilton  a  développé  la  pensée  de  Schelling-  en  disant  que 
faire  de  l'absolu  une  cause,  c'est  faire  de  l'absolu  une  cbose 
relative;  car  la  cause  a  un  rapport  avec  son  effet;  elle  n'est 
cause  qu'en  tant  qu'elle  a  un  effet;  elle  est  donc  relative.  De 
plus,  loule  cause  suppose  un  passage  de  la  puissance  à  l'acle; 
elle  suppose  donc  le  mouvement,  le  devenir,  toutes  notions 
contradictoires  avec  celle  d'absolu.  Mais  on  peut  se  demander 
si  le  terme  d'absolu  suppose  en  réalité  l'exclusion  de  toute 
espèce  de  rapport,  s'il  n'exclut  pas  seulement  le  rapport  de 
dépendance  :  car  ce  n'est  pas  d'être  en  rapport  avec  quelque 
chose  qui  constitue  le  relatif;  c'est  d'être  dans  un  rapport  de 
dépendance,  c'est-à-dire  d'avoir  une  condition  antérieure. 
Autre  chose  est  subir  une  condition,  autre  chose  être  la  con- 
dition de  quelque  chose.  L'inconditionné  (selon  l'expression 
d'IIamilton)  est  ce  qui  n'a  pas  de  condition,  mais  non  pas  ce 
qui  n'est  pas  une  condition;  il  peut  être  un  conditionnant 
sans  être  un  conditionné.  De  ce  que  l'Inconditionné  est  la 
condition  du  conditionné,  il  no  devient  pas  par  lui-même 
conditionné.  De  même  la  causalité,  en  tant  que  production 
du  relatif  et  du  fini,  n'implique  pas  nécessairement  un  chan- 
gement d'état  dans  l'absolu.  Il  peut  rester  tout  entier  ce  qu'il 
est,  après  comme  avant.  C'est  une  doctrine  que  les  Alexan- 
drins ont  solidement  établie.  Le  caractère  propre  de  la 
cause  n'est  pas  d'être  augmentée  ou  diminuée  par  la  produc- 
tion de  l'effet  :  la  notion  en  est  satisfaite  pourvu  que  l'effet  ne 
puisse  être  que  par  l'action  de  la  cause.  Ainsi  le  changement 
est  du  côté  de  l'effet  sans  être  du  côté  de  la  cause.  Elle  n'a 
donc  rien  de  contradictoire  avec  l'absolu. 

Examinons  de  plus  près  l'hypothèse  d'un  Absolu  qui  ne 
serait  pas  cause  et  qui  serait  absolument  immobile.  Doii  vien- 
drait le  relatif  dans  cette  hypothèse.  Il  ne  faut  pas  oublier  que 
c'est  le  relatif  qui  est  donné,  et  dont  l'existence  est  hors  de 
doute.  De  deux  choses  l'une  :  ou  le  relatif  vient  de  lui-même, 
et  alors  il  est  absolu,  et  vous  avez  deux  absolus  en  présence; 


DES   RAPPORTS    DE   DIEU   Eï   DU   MONDE  125 

OU  il  vient  de  l'absolu  par  un  acte  quelconque  :  or  c'est  préci- 
sément cet  acte  que  nous  appelons  un  rapport  de  causalité. 
Car  ce  par  quoi  une  chose  est,  de  quel  nom  l'appeler,  sinon 
du  nom  de  cause?  Enfin,  on  pourrait  soutenir  qu'il  n'y  a 
point  de  relatifs,  que  le  relatif  n'est  pas  un  véritable  relatif, 
que  c'est  l'absolu  lui-même  vu  à  travers  les  formes  de  l'ima- 
gination, qu'il  est  une  illusion,  une  maia,  comme  disent  les 
Indiens.  Toujours  est-il  qu'en  tant  qu'illusion  il  est  quelque 
chose  de  relatif,  que  l'illusion  elle-même  est  un  relatif,  que 
dans  cette  hypothèse  c'est  encore  l'absolu  qui  s'apparaît  à 
lui-même  comme  relatif;  c'est  donc  l'absolu  qui  est  cause  de 
l'apparition  du  relatif.  Enfin,  qu'entend-on  par  cette  expres- 
sion :  «  Le  monde  est  une  illusion?  »  Yeut-on  dire  qu'il  n'est 
rien  du  tout?  C'est  ce  qui  est  impossible.  Yeut-on  dire  qu'il 
n'a  pas  la  même  réalité  que  l'absolu?  Mais  c'est  ce  qui  résulte 
de  la  définition  même.  Yeut-on  dire  qu'il  n'y  a  pas  de  monde 
extérieur?  Mais  c'est  une  question  réservée  et,  à  mon  sens, 
de  peu  d'importance.  Cela  empêcherait-il  qu'il  y  eût  des 
esprits?  Plus  on  creuse  la  prétendue  profondeur  de  cette 
fallacieuse  doctrine,  plus  on  voit  qu'elle  ne  signifie  rien 
autre  chose  que  ceci,  à  savoir  que  le  monde  est  le  monde  et 
qu'il  n'est  pas  Dieu  :  ce  que  nous  n'hésitons  pas  à  accorder. 
Dira-t-on  que  le  rapport  de  Dieu  et  du  monde  n'est  pas  le 
rapport  de  la  cause  à  l'efTet,  mais  le  rapport  du  mode  à  la 
substance?  Je  réponds  que,  bien  loin  de  diminuer  par  là  la 
relativité  de  l'absolu,  on  ne  ferait  au  contraire  que  l'aug- 
menter. En  effet,  le  mode  est  bien  plus  intime  à  la  substance 
que  l'effet  à  la  cause.  On  ne  peut  séparer  la  substance  de  ses 
modes,  tandis  qu'on  peut  séparer  la  cause  de  ses  elfets.  La 
substance  n'est  rien  sans  les  modes;  la  cause  peut  être  conçue 
comme  existant  tout  entière  avant  et  après  l'apparition  de 
l'effet.  Que  Dieu  soit  la  substance  du  monde,  c'est  une  ques- 
tion; mais  ce  n'est  pas  de  l'idée  d'absolu  considérée  dans  son 
intégrité  que  l'on  conclura  que  Dieu  est  substance  et  non  pas 
cause;  il  serait  au  contraire,  à  ce  titre,  beaucoup  moins 
absolu. 


126  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

Ce  que  nous  devons  retenir  de  la  thèse  de  Schelling-,  c'est 
que  si  nous  appliquons  à  l'absolu  la  notion  de  causalité  (et 
cela  est  nécessaire),  nous  devons  en  retrancher  tout  ce  qui 
marque  la  dépendance,  et  non  seulement  la  dépendance  à 
l'égard  de  quelque  chose  d'antérieur,  mais  la  dépendance  à 
l'égard  de  son  elTet.  Il  est  d'abord  de  toute  évidence  que  l'ab- 
solu ne  dépend  de  rien  d'antérieur  et  n'est  soumis  à  aucune 
condition;  car  il  ne  serait  pas  l'absolu.  11  est  donc,  selon  l'ex- 
pression de  Descartes  et  de  Spinoza,  cause  de  soi,  causa  sui. 
Mais  plus  important  encore  à  considérer  est  le  rapport  d'in- 
dépendance de  la  cause  à  l'égard  de  son  effet.  Examinons  de 
plus  près  ce  rapport.  Dire  que  la  cause  est  indépendante  de 
son  effet,  c'est  dire  que  l'effet  ne  lui  est  pas  essentiel,  qu'il  no 
fait  pas  partie  de  la  compréhension  de  sa  cause,  en  un  mot 
qu'il  n'est  pas  nécessaire.  Dire  que  l'effet  est  nécessaire  à  la 
cause,  c'est  dire  que  la  cause  n'est  entière  qu'à  la  condition 
de  produire  son  effet.  Le  chêne  n'est  chêne  qu'en  tant  qu'il 
produit  des  glands.  L'homme  n'est  homme  qu'en  tant  qu'il 
parle.  Dans  cette  hypothèse,  le  relatif  faisant  partie  de  l'ab- 
solu, c'est  l'absolu  qui  devient  relatif,  qui  non  seulement  se 
manifeste,  mais  encore  se  complète  par  le  relatif.  Si  donc 
l'absolu  doit  être  absolument  absolu;  si  Dieu,  pour  l'appeler 
de  son  vrai  nom,  doit  être  vraiment  Dieu,  c'est  à  la  condition 
d'être  indépendant  de  son  effet,  de  pouvoir  exister  sans  son 
effet,  à  la  condition  d'être  une  cause  libre.  Car  une  cause 
libre  est  précisément  une  cause  indépendante  de  son  effet,  et 
qui  n'est  pas  prédéterminée  par  l'ellet.  Tel  est  le  caractère  de 
la  cause  suprême.  Elle  n'est  telle  qu'à  la  condition  d'être 
libre,  non  seulement  libre  de  cette  indépendance  que  Spi- 
noza attribue  à  Dieu  à  l'égard  de  ce  qui  précède,  mais  de 
cette  indépendance  que  nous  avons  dite  à  l'égard  de  ce  qui 
suit;  à  cette  condition  seule  le  relatif  est  véritablement  rela- 
tif, et  l'absolu  véritablement  absolu. 

Mais,  dira-t-on,  vous  partez  de  la  supposition  que  le  relatif 
est  vraiment  relatif;  c'est  ce  qui  est  en  question.  La  distinc- 
tion de  l'absolu  et  du  relatif  n'est  vraie  que  par  rapport  à  nous; 


DES   RAPPORTS    DE    DIEU   ET   DU    MONDE  127 

elle  n'est  point  vraie  en  soi.  Il  n'y  a  point  de  relatif;  en  soi  le 
relatif  est  absolu,  le  contingent  est  nécessaire,  le  multiple  est 
un.  C'est  ainsi  que,  dans  la  sophistique  contemporaine,  on  com- 
mence par  dire  que  tout  est  relatif,  pour  finir  par  dire  que 
tout  est  absolu.  Mais  l'un  n'est  pas  plus  vrai  que  l'autre.  Si 
tout  est  relatif,  comment  pensons-nous  l'absolu?  Si  tout  est  ab- 
solu, comment  pensons-nous  le  relatif?  En  fait,  le  monde  nous 
est  donné  comme  un  ensemble  d'existences  qui  commencent 
et  qui  finissent,  et  qui  sont  limitées  et  conditionnées  les  unes 
par  les  autres.  Chacune  d'elles  a  donc  une  existence  relative. 
Maintenant,  si  nous  prolongeons  l'univers  dans  tous  les  sens 
de  l'espace  et  du  temps,  nous  ne  pouvons  concevoir  que  des 
existences  semblables  à  celles  que  nous  connaissons,  et  par 
conséquent  relatives.  Or,  une  somme,  une  addition  de  choses 
relatives  ne  peuvent  constituer  un  absolu.  Pour  pouvoir  con- 
cevoir le  monde  comme  absolu,  il  faut  distinguer  le  monde 
tel  qu'il  nous  paraît  et  le  monde  tel  qu'il  est  en  soi,  mumlus 
phenomenon  et  mundiis  noumenon;  mais  l'un  reste  distinct 
de  l'autre.  Spinoza  lui-même  distingue  la  natura  naturan^  de 
la  natura  naturata,  et  Hegel  distingue  également  l'idée  en 
soi  et  l'idée  hors  de  soi,  ou  nature.  Par  son  passage  hors  de 
soi,  l'absolu  devient  relatif  et  se  manifeste  par  un  ensemble 
de  relativités.  Or  comment  concevoir  ce  passage  dans  l'absolu, 
si  ce  n'est  à  titre  d'acte  libre,  c'est-à-dire  d'acte  produisant 
le  relatif  sans  devenir  lui-môme  relatif?  C'est  cet  acte  libre  ou 
absolu  que  l'on  appelle  la  création,  pour  le  distinguer  de  toute 
action  causale  des  êtres  finis.  Sans  doute  le  relatif  ou  le  créé 
ne  peut  continuera  subsister  en  dehors  de  la  cause  créatrice; 
mais  la  cause  créatrice  peut  subsister  indépendamment  de  la 
chose  créée;  elle  reste  tout  entière  ce  qu'elle  est  après  comme 
avant  cette  manifestation.  C'est  ce  qui  est  exprimé  par  le 
dogme  de  la  création. 

Mais  ce  dogme  n'est-il  pas  mis  en  péril  par  le  second  texte 
cité,  à  savoir  par  le  ï\  aÙTOj,  qui  semble  exprimer  la  cause 
matérielle  comme  le  IC  a^i-ov  la  cause  efficiente  ? 

La  préposition  i;,   en  effet,  semble  exprimer  cette  pensée 


128  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

qu'une  chose  sort  d'une  aulre  comme  le  fruit  sort  de  l'arbre. 
Jamais  ï\  n'a  exprimé  l'action.  En  outre,  s;  signifie  la  matière 
dont  une  chose  est  faite,  ava).;/.-/  i;  iÀi'yavTo;,  une  statue  d'ivoire, 
Tz/.oTa  È;  çjXwv,  vaisseaux  de  bois.  Mais  si  c'est  là  le  vrai  sens 
du  mot  £?,  que  devient  la  création  ex  nihilo?  Ce  terme  ne  si- 
gnifie rien,  ou  il  signifie  création  sans  matière  préexistante. 
En  effet.  Dieu  étant  le  seul  être,  il  ne  peut  y  avoir  d'autres 
êtres  que  lui,  avec  lesquels,  comme  matière,  il  aurait  fait  le 
monde.  Mais  l'expression  ej:  nildlo  exclut-elle  nécessairement 
l'idée  que  Dieu  ait  fait  le  monde  de  sa  propre  substance?  Ne 
peut-on  pas  supposer  que  Dieu,  étant  l'être  infini,  ait  pu,  sans 
se  diminuer  lui-même,  sans  amoindrir  son  essence  incorrup- 
tible, sacrifier  une  partie  de  son  être  pour  lui  donner  une  exis- 
tence distincte?  Lamennais,  dans  son  Esquisse  d'une  philoso- 
phie, a  proposé  cette  solution,  renouvelée  des  gnostiques,  et 
un  aulre  philosophe  de  nos  jours,  M.  Ravaisson ,  a  adopté 
cette  solution.  Il  nous  semble,  quant  à  nous,  qu'il  est  inutile 
de  se  représenter  ainsi  sous  forme  matérielle  l'acte  suprême 
par  lequel  Dieu  ou  l'absolu  fait  apparaître  une  existence  nou- 
velle distincte  de  la  sienne  propre.  Sans  doute  ,  par  cela  seul 
que  Dieu  crée,  c'est-à-dire  donne  l'être,  comme  il  est  le  seul 
être,  il  est  évident  que  c'est  bien  dans  l'infini,  c'est-à-dire  en 
lui-même,  qu'il  puise  la  force  par  laquelle  il  donne  l'être;  et, 
par  rapport  à  la  nature  et  au  monde,  commencer  à  exister 
d'une  manière  distincte,  au  lieu  de  rester  à  jamais  enveloppés 
dans  une  sphère  purement  idéale,  c'est  bien  là  sans  doute 
venir  de  Dieu,  le,  aù-o'i,  participer  à  son  être;  et  la  préposi- 
tion ï;  représente  bien  ce  rapport.  Mais  faut-il  aller  plus  loin? 
Faut-il  se  représenter  Dieu  comme  taillant  dans  sa  propre 
étoile  le  fond  matériel  qui  deviendra  le  monde?  C'est  là  une 
conception  quelque  peu  matérialiste  et  qui  n'ajoute  aucune 
clarté  au  dogme  de  la  création  ex  nihilo.  Sans  doute  Dieu  est 
dans  le  monde;  il  est  le  fond,  le  soutien  du  monde;  il  l'est 
tout  entier,  et  non  par  un  petit  morceau  de  son  être;  on  peut 
même  dire,  si  l'on  veut,  que  Dieu  en  est  la  substance,  le 
monde  ne  pouvant  se  soutenir  sans  lui;  mais  c'est  une  subs- 


DES    RAPPORTS   DE   DIEU   ET   DU   MONDE  129 

lance  qui  peut  se  passer  du  monde,  et  qui  reste  profondément 
distincte  et  indépendante  de  son  phénomène. 

Inutile  d'insister  sur  le  si?  aû-rôv,  qui  pour  tout  le  monde 
signifie  évidemment  la  cause  finale.  Dieu  (s'il  existe  quelque 
être  qui  mérite  ce  nom)  n'est  pas  seulement  la  cause,  et 
même,  si  l'on  veut,  la  substance  du  monde;  il  en  est  en  même 
temps  la  fin.  Il  est  Valpha  et  Voméga.  Gela  est  vrai  pour  le 
panthéisme  aussi  bien  que  pour  le  théisme,  pour  Spinoza  et 
pour  Hegel  aussi  bien  que  pour  Descartes  et  Leibniz. 

Reste  une  dernière  considération.  Le  ô^'akôv,  nous  l'avons 
vu,  signifie  évidemment  la  cause  efficiente;  mais  on  pourrait 
y  voir  aussi  la  cause  immanente;  o-.' ajTÔv -ivTa  signifierait  : 
tout  est  en  Dieu.  Au  reste,  un  autre  texte  bien  connu,  le  texte 
de  saint  Paul  souvent  cité,  in  Deo  vivîmus,  a  certainement 
cette  signification.  De  même  que  le  fini  ne  peut  exister  que 
par  l'infini,  il  ne  peut  exister  aussi  que  dans  l'infini.  Comment 
concevoir  le  fini  en  dehors  de  l'infini  sans  en  faire  l'indéfini? 
Comment  pourrait-il  se  soutenir  lui-même?  Aussi  Descartes 
et  Leibniz  affirmaient-ils  que  la  conservation  du  monde  n'était 
qu'une  création  continuée.  Eu  d'autres  termes,  l'acte  créateur 
ctl'acte  conservateur  sont  une  seule  et  même  chose.  Comment 
cela  se  pourrait-il  si  Dieu  n'était  pas  présent  dans  Tunivers? 
On  craint  la  doctrine  de  l'immanence  divine  comme  suspecte 
de  panthéisme;  mais  on  ne  réfléchit  pas  que,  plus  l'on  s'éloi- 
gne du  panthéisme,  plus  l'on  se  rapproche  du  dualisme,  qui 
n'est  pas  moins  éloigné  de  la  véritable  idée  de  Dieu,  s'il  ne 
l'est  pas  plus.  En  réalité,  l'opposition  delà  transcendance  et  de 
l'immanence  est  une  opposition  exagérée.  Même  le  théisme, 
quand  il  soutient  la  thèse  de  l'ubiquité  divine,  de  la  création 
continuée,  du.  concarsus  diviniis,  fait  de  fortes  concessions  à  la 
thèse  de  l'immanence.  Ce  n'est  pas  la  présence  plus  ou  moins 
intime  de  Dieu  dans  les  choses  qui  constitue  ce  que  l'on 
appelle  le  panthéisme;  c'est  l'inséparabilité  de  Dieu  et  du 
monde.  M.  Cousin  a  donné  la  formule  la  plus  précise  et  la  plus 
profonde  du  panthéisme,  lors(ju'il  a  dit  :  «  Un  Dieu  sans 
monde  est  aussi  incompréhensible  qu'un  monde  sans  Dieu.  » 

II.  9 


130  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

On  peut  donc  faire  pénétrer  Dieu  dans  le  monde  aussi  loin 
qu'on  le  voudra;  on  pourra  déclarer  le  monde  absolument 
incompréhensible  sans  la  présence  de  Dieu;  on  pourra  dire 
avec  Bossuet  :  «  Oli!  que  nous  ne  sommes  rien!  »  Rien  de 
tout  cela  ne  contredit  le  théisme.  Le  panthéisme  ne  com- 
mence que  lorsqu'on  déclare,  non  pas  que  le  monde  ne  peut 
se  passer  de  Dieu,  mais  que  Dieu  ne  peut  se  passer  du  monde. 
Lors  même  qu'on  dirait  :  «  Le  monde  n'est  qu'un  phénomène  ; 
le  monde  n'est  qu'une  apparence;  le  monde  est  un  rien,  »  on 
ne  ferait  qu'exprimer  par  là  la  disproportion  incommensurable 
du  fini  et  de  l'infini.  Il  est  certain  qu'à  côté  de  l'absolu  et  de 
l'infini  le  relatif  et  le  fini  ne  sont  rien.  Mais  la  chose  change 
de  jour  lorsque  ce  rien,  ce  phénomène,  cette  apparence  nous 
est  donnée  comme  coessentielle,  coéternelle,  consubstantielle 
avec  Dieu,  comme  le  vêtement  nécessaire  de  la  Divinité.  On 
raconte  que  Michel  Servet,  devant  Calvin,  s'était  écrié  :  «  Ce 
pavé  lui-même  est  Dieu;  »  je  le  veux  bien;  mais  il  n'aurait 
pas  osé  dire  :  «  Dieu  est  un  pavé,  »  ni  même  aucune  des  autres 
choses  finies,  de  la  même  nature  que  ce  pavé. 

En  poussant  aussi  loin  qu'on  voudra  l'immanence  divine, 
toujours  est-il  qu'il  faudra  laisser  au  monde  une  certaine 
indépendance  pour  qu'il  soit  quelque  chose  que  l'on  puisse 
appeler  un  monde  ,  de  même  qu'il  faut  que  l'indépendance 
absolue  soit  affirmée  de  Dieu  pour  qu'il  soit  un  véritable 
Dieu.  Ainsi  voici  le  dilemme  où  est  placé  le  panthéisme  : 
ou  bien  Dieu  est  tout  entier  dans  le  monde  ,  et  c'est  l'a- 
théisme; ou  tout  le  monde  est  tout  entier  en  Dieu,  et  c'est  le 
mvsticisme,  ou  l'acosmisme.  Le  milieu  est  le  vrai  théisme. 

N'oublions  pas  que  le  panthéisme  doit  partir  de  l'idée  de 
Dieu  aussi  bien  que  le  théisme.  Qui  dit  panthéisme  dit 
théisme:  autrement  il  faudrait  supposer  que  l'expression  de 
panthéisme  est  une  expression  hypocrite  sous  laquelle  se 
dissimule  la  négation  de  Dieu,  supposition  injurieuse  que  nous 
ne  pouvons  pas  appliquer  à  des  penseurs  aussi  sincères  et 
aussi  élevés  que  Plotin,  Spinoza  et  Hegel.  Nous  avons  donc  le 
droit  de  nous  demander  ce  que  devient  la  notion  de  Dieu  dans 


DES   RAPPORTS   DE   DIEU    ET   DU    MONDE  131 

la  conception  panlhéiste.  EIi  bien,  je  dis  :  de  deux  choses 
l'une  :  ou  Dieu,  considéré  en  lui-même,  dans  sa  substance,  n'est 
autre  chose  que  l'être  indéterminé,  l'être  qui  n'est  ni  ceci  ni 
cela,  mais  qui  peut  devenir  toutes  choses,  l'être  qui  est  non- 
être  aussi  bien  qu'être.  Cet  être  indéterminé  est  donc  le  moin- 
dre être,  presque  identique  à  0.  Pour  qu'il  soit  quelque  chose, 
il  faut  qu'il  se  détermine  ;  or  il  ne  peut  se  déterminer  que  par 
ses  modes,  qui  sont  les  choses  finies;  il  ne  devient  donc  un 
être  réel  et  déterminé  que  dans  le  monde  :  c'est  donc  le  monde 
qui  est  la  vraie  réalité;  Dieu  n'est  plus  que  la  substance  brute, 
la  première  condition  de  l'existence  de  tout  le  reste,  mais 
n'ayant  en  lui-même  aucune  valeur.  On  peut  se  demander  si 
un  tel  Dieu  peut  conserverie  nom  de  Dieu,  s'il  ne  s'appellera 
pas  plus  justement  la  nature  ou  la  matière,  et  si  le  système 
que  ce  terme  représente  ne  mérite  pas  plus  le  nom  de  natura- 
lisme ou  de  matérialisme  que  de  panthéisme.  C'est,  du  reste, 
ce  que  nous  montre  l'histoire  de  la  philosophie  :  c'est  ainsi 
que  la  philosophie  de  Hegel,  qui  s'était  tenue  dans  les  hauteurs 
du  panthéisme,  a  passé,  avec  Feuerbacli  et  Schopenhauer,  au 
naturalisme  et  même  à  l'athéisme.  Des  trois  termes  de  la 
philosophie  de  Hegel,  Vidée,  \di  Nature,  Y  Esprit,  Feuerbach  a 
fait  disparaître  le  premier,  et  s'est  borné  à  la  nature.  Schopen- 
hauer l'a  remplacé  par  la  volonté,  c'est-à-dire  par  un  prin- 
cipe aveugle  qui  n'est  habile  que  pour  faire  le  mal. 

Supposons  au  contraire  maintenant  une  philosophie  pan- 
lliéistique,  qui  prenne  au  sérieux  l'idée  et  le  nom  de  la  Divi- 
nité ,  qui  l'entende  à  la  manière  de  Platon^t  de  Descartes, 
comme  le  Dien,  la  Perfection,  l'Etre  des  êtres,  le  Saint  des 
saints;  comment,  devant  cette  perfection  souveraine,  le  monde 
pourrait-il  conserver  quelque  réalité?  Il  ne  sera  plus  qu'un 
phénomène,  une  ombre,  le  rêve  d'un  rêve  et,  à  proprement 
parler,  un  rien.  Sans  doute,  nous  l'avons  dit,  même  dans  la 
philosophie  théiste  le  monde  peut  être  appelé  aussi  un  phé- 
nomène et  une  ombre,  si  on  le  compare  à  l'infini;  mais  en  lui- 
même  il  est  quelque  chose;  il  a  une  certaine  valeur;  la  vie 
vaut  la  peine  de  vivre.  Il  n'en  est  pas  de  même  dans  le  pan- 


i32  LIVRE   QUATRIEME.  -  DIEU 

théisme  mystique;  le  fini  ne  sera  rien,  non  seulement  par 
rapport  à  l'infini,  mais  en  lui-même  et  absolument.  Mais  si 
le  fini  n'est  rien,  s'il  n'est  que  le  rêve  d'une  ombre,  T/,iàî  ovap, 
cela  sera  vrai  de  tous  les  modes  de  l'existence  finie.  Tout  ce 
qui  donne  au  fini  l'apparence  de  la  réalité  et  delà  vie,  tout 
ce  qui  tend  à  détacher  le  fini  de  l'infini  est  une  illusion,  et  une 
illusion  coupable. 'Ainsi  la  vie  humaine  dans  son  ensemble  est 
mauvaise  en  tant  que  vie  humaine.  Elle  doit  tendre  constam- 
ment au  renoncement,  à  l'abnégation,  à  la  destruction  de  la 
personnalité.  La  famille  est  mauvaise,  car  elle  tend  à  perpé- 
tuer la  vie.  L'art  est  une  impiété,  car  il  détourne  vers  les  choses 
finies  l'admiration  et  l'amour  qui  doivent  être  réservés  à  Dieu. 
La  science  encore  est  une  illusion  coupable,  car  elle  paraît 
prendre  pour  une  véritable  réalité  ce  qui  n'est  que  le  vête- 
ment passager  de  l'Eternel,  et  pour  des  lois  objectives  ce  qui 
n'est  que  les  formes  vides  de  l'entendement  fini.  Enfin  tous  les 
sentiments  de  ce  monde,  même  les  plus  nobles,  l'amour  delà 
patrie,  l'amour  de  la  liberté,  l'amour  des  proches,  tout  cela 
est  idolâtrie  et  sacrilège. 


■'O' 


Et  je  verrais  mourir  frère,  enfants,  mère  et  femme, 

Que  je  m'en  soucierais  autant  que  de  cela. 

—  Les  sentiments  humains,  mon  frère,  que  voilà! 

Ces  sentiments  inhumains  que  Molière  attribue  à  la  fausse 
dévotion,  et  qui  ne  sont  pas  le  moins  du  monde  contenus 
dans  la  doctrine  chrétienne,  sont  la  maxime  suprême  de  la 
morale  dans  le  mysticisme.  «  Aimez-vous  les  uns  les  autres,  » 
dit  le  christianisme.  Au  contraire,  ces  maximes  barbares  sont 
la  conséquence  logique  du  panlhéisme  mystique  et  acos- 
mique. 

Le  panthéisme  est  donc  un  moyen  terme  inconsistant  et 
vague  (jui  flotte  sans  cesse  entre  l'athéisme  et  l'acosmisme,  et 
qui  se  détruit  par  l'un  ou  par  l'autre.  Dira-t-on  qu'il  peut  y 
avoir  un  milieu  entre  ces  deux  termes?  Oui,  sans  doute;  mais 
ce  milieu  est  précisément  ce  qu'on  appelle  le  théisme,  et  non 
le  panthéisme  :  car  par  cela  seul  que  l'on  accorde  à  l'un  et  à 


DES    RAPPORTS    DE    DIEU   ET   DU   MONDE  133 

l'aiifrc  de  ces  deux  termes,  fini  et  infini,  une  certaine  indé- 
pendance, une  certaine  valeur,  par  cela  même  on  s'éloigne 
d'autant  de  la  doctrine  panthéistique.  Le  panthéisme  consiste 
essentiellement  à  n'admettre  qu'une  seule  existence,  mais 
alors  ou  cette  existence  est  le  monde,  et  il  n'y  a  pas  de  Dieu, 
ou  elle  est  Dieu,  et  il  n'y  a  pas  de  monde.  Cette  double  im- 
possibilité dans  un  système  qui  détruit  à  la  fois  le  monde  et 
Dieu  est  la  réfutation  dupantliéisme.  Le  vrai  panthéisme  n'est 
autre  chose  que  le  théisme  bien  compris. 


LEÇON   VI 

LE    DEVOIR    ET    DIEU.    —    LA    MORALE    INDÉPENDANTE 

Messieurs, 

La  doctrine  dite  de  la  morale  indépendante  n'est  qu'une 
partie  d'une  doctrine  plus  générale,  à  laquelle  on  pourrait 
donner  le  nom  à' Indifférentisme.  Celle  doctrine  consiste  à 
dire  que  les  théories  spéculatives  sont  sans  influence  sur  la 
pratique.  Autre  chose  est  la  doctrine,  autre  chose  est  l'ac- 
tion. L'action  est  indépendante  de  la  pensée.  Le  système  de 
la  morale  indépendante  n'est  qu'une  partie  de  celte  doctrine 
plus  générale,  et  elle  l'implique  dans  une  certaine  mesure, 
car  elle  implique  au  moins  ceci,  à  savoir  l'indiiTérentisme  en 
métaphysique.  Cependant  ces  deux  thèses  ne  se  confondent 
pas;  car  si  la  morale  indépendante  est  indifTérente  en  méta- 
physique, elle  ne  l'est  pas  en  morale,  et  même  elle  exclut  ex- 
pressément l'indifférence  en  morale.  Ainsi  elle  exclut  d'abord 
les  fausses  doctrines  morales,  ou  du  moins  celles  qui  sem- 
blent fausser  la  morale,  par  exemple  l'utilitarisme,  Ihédo- 
nisme  (la  doctrine  du  plaisir),  l'ascétisme.  Elle  maintient  la 
morale  du  devoir,  la  morale  de  Kant,  et  môme  en  général 
c'est  l'école  de  Kant  qui  a  soutenu  cette  manière  de  voir. 

Sans  doute  il  y  a,  ou  il  peut  y  avoir,  en  tout  cas  on  peut 
concevoir  une  morale  tellement  indépendante  qu'elle  accep- 
terait toute  opinion,  même  en  morale;  mais  alors  elle  ne 
serait  plus  une  morale.  Une  telle  opinion  ne  serait  que  l'ex- 
trémité de  la  thèse  précédente  ;  elle  ne  serait  plus  une  opinion 
particulière  ;  elle  irait  se  perdre  dans  l'indifTérenlisme  en  g-éné- 
ral,  en  d'autres  termes  dans  le  positivisme.  Au  contraire,  si 
l'on  prend  la   doctrine  de  la  morale  indépendante   comme 


LE   DEVOIR   ET   DIEU.  —  LA   MORALE   INDÉPENDANTE     133 

une  doctrine  originale,  et  surtout  si  on  la  prend  en  fait  telle 
qu'elle  s'est  montrée  et  développée  de  nos  jours,  celte  doc- 
trine signifie  seulement  et  exclusivement  ceci  :  la  morale  est 
indépendante  de  la  métaphysique.  Comme  on  disait  autrefois  : 
((  0  physique,  préserve-loi  de  la  métaphysique!  »  on  dirait 
également  aujourd'hui  :  «  0  morale,  garde-toi  de  la  méta- 
physique! »  C'est  cette  thèse  particulière  que  nous  avons  à 
examiner. 

Cette  doctrine  peut  se  soutenir  et  se  soutient  en  réalité 
par  des  raisons  qui  semblent  plausibles.  On  peut  dire,  par 
exemple,  que  les  doctrines  métaphysiques  sont  trop  diverses, 
trop  nombreuses,  trop  contestées;  que  la  métaphysique  est 
un  terrain  trop  mouvant,  trop  peu  solide,  pour  essayer  d'y 
appuyer  une  morale  quelconque.  Il  faut  s'occuper  du  néces- 
saire avant  de  penser  au  superflu.  Or,  le  nécessaire  c'est  la 
morale,  c'est  la  pratique  de  la  vie.  Le  superflu,  c'est  un  sys- 
tème spéculatif  sur  l'origine  des  choses.  Il  y  a  mille  méta- 
physiques; il  n'y  a  qu'une  morale.  Laissons  donc  la  méta- 
physique en  paix.  Laissons  les  philosophes  s'entendre  entre 
eux  comme  ils  le  pourront  sur  les  atomes,  sur  le  vide,  sur 
l'éternité  du  monde.  Tenons-nous  sur  le  sol  assuré  de  la  mo- 
rale, et  de  la  morale  pratique. 

Cette  manière  de  voir  est  très  plausible,  mais  elle  n'a  pas 
attendu,  pour  se  montrer  en  philosophie,  l'apparition  de  la 
morale  indépendante  ni  du  criticisme  de  Kant.  Au  fond, 
c'est  la  pensée  de  Descartes  dans  sa  morale  par  provision. 
En  effet,  aussitôt  qu'on  a  formé  le  projet  de  se  rendre 
compte  spéculativement  de  toutes  ses  opinions,  et  «  de  les 
ajuster  au  niveau  de  la  raison  »,  comme  il  faut  du  temps 
pour  mener  à  bien  une  telle  entreprise,  et  qu'on  ne  peut  pas 
pendant  tout  ce  temps  rester  désarmé  dans  la  vie  pratique, 
il  faut  se  faire  une  morale  qui  ne  peut  être  qu'une  morale 
empirique  et  provisoire.  On  peut  y  employer  tels  éléments 
qu'on  voudra;  et  si  l'on  voulait  reprendre  sur  ce  point  l'œu- 
vre de  Descartes,  on  pourrait  l'entendre  autrement.  Mais,  de 
quelque   manière   qu'on  l'entende,   elle  aura  toujours  pour 


136  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

caracLère  essentiel  de  n'être  pas  scientifique.  Mais,  en  dehors 
de  celte  morale  provisoire  et  toute  pratique,  il  y  aura  tou- 
jours lieu  de  chercher  une  morale  scientifique  ou  philoso- 
phique :  or,  c'est  de  celle-là  et  non  de  l'autre  que  nous  avons 
à  nous  demander  si  elle  est  ou  si  elle  n'est  pas  indépendante 
de  la  métaphysique. 

Sans  doute,  en  fait,  la  pratique  est  plus  ou  moins  indépen- 
dante de  la  théorie.  On  peut  être  honnête  homme  sans  philo- 
sophie, ou  même,  comme  Ilelvétius,  avec  une  mauvaise  phi- 
losophie; mais  il  ne  s'ensuit  pas  que,  même  pratiquement, 
la  théorie  soit  indilTérente  ;  à  plus  forte  raison  cela  ne  prouve 
pas  qu'au  point  de  vue  philosophique  la  morale  soit  indé- 
pendante de  toute  philosophie. 

J'accorde  que  l'arg-ument  tiré  de  la  diversité  des  systèmes 
philosophiques  aurait  sa  valeur  s'il  était  prouvé  que  la  morale 
échappe  aux  controverses  et  aux  confiits  d'opinion.  Mais  il 
n'en  est  pas  ainsi.  11  y  a  autant  de  systèmes  de  morale  que 
de  systèmes  do  métaphysique.  Yarron  soutenait  qu'il  y  avait 
de  son  temps  trois  cent  quatre-vingt-trois  opinions  sur  le 
souverain  bien;  et  même  le  nombre  en  a  beaucoup  augmenté 
depuis  lui.  Sans  prendre  au  sérieux  cette  boutade,  on  peut 
voir  encore  de  nos  jours,  par  la  Critique  dos  systèmes  de  mo- 
rales de  M.  Fouillée,  combien  il  y  a  de  systèmes  de  ce  genre 
soit  en  France,  soit  en  Allemagne'. 

La  doctrine  de  la  morale  indépendante  peut  se  ramener  à 
deux  propositions  différentes,  et  être  entendue  dans  deux 
sens  :  1"  la  morale  peut  se  passer  de  toute  métaphysique; 
2°  la  morale  peut  se  concilier  avec  n'importe  quelle  méta- 
physique. 

Cette  seconde  opinion  étant  plus  extrême  que  l'autre,  nous 
commencerons  par  la  discuter. 

Cette  opinion  serait  celle-ci  :  il  n'y  a  aucun  lien  entre  la 
métaphysique  et  la  morale.  La  morale  repose  sur  ellc-mêmo  : 
elle  a  ses  fondements  propres.  On  peut  superposer  à  la  mo- 

1.  Voir  aussi  la  Plœnoménologie  de  la  conscience  morale,  par  .M.  de  llarlmann. 


LE   DEVOIR   ET   DIEU.  —  LA   MORALE   INDÉPENDANTE     137 

ralo  telle  métaphysique  qu'on  voudra,  comme  on  peut  super- 
poser à  la  physique  scicnlifique  telle  ou  telle  métaphysique  : 
ce  sont  des  choses  d'un  autre  ordre. 

Il  nous  semble  que  la  doctrine  ainsi  entendue  est  en  con- 
tradiction, d'une  part  avec  l'esprit  de  la  philosophie  en  géné- 
ral, de  l'autre  avec  l'histoire  de  la  philosophie. 

1°  Elle  est  contraire  à  l'esprit  de  la  philosophie  en  géné- 
ral, car  elle  nie  l'unité  de  la  philosophie.  Elle  suppose,  en 
effet,  que  la  philosophie  ne  forme  pas  un  tout,  qu'elle  se 
compose  de  deux  groupes  distincts  et  séparés  :  d'une  part  les 
sciences  qui  concernent  l'univers  et  Dieu,  de  l'autre  celles 
qui  concernent  l'homme  et  la  conduite  humaine.  Mais  d'a- 
bord comment  concevoir  que  la  destinée  de  l'homme  soit 
indépendante  de  sa  nature,  et  par  conséquent  que  la  morale 
soit  d'abord  indépendante  de  la  psychologie?  D'autre  part, 
comment  admettre  que  la  nature  de  l'homme  soit  indépen- 
dante de  la  nature  des  choses  et  de  l'univers?  enfin  que  la 
nature  des  choses  soit  indépendante  du  principe  des  choses? 
Ainsi  la  psychologie  se  lie  à  la  cosmologie,  et  celle-ci  à  la 
théologie. 

Admettons,  par  exemple,  pour  un  instant,  par  hypothèse, 
que  la  nature  des  choses  soit  toute  matérielle,  que  les  lois 
primordiales  soient  les  lois  physico-chimiques  :  comment 
s'expliquer  qu'à  un  moment  donné  viennent  apparaître  des 
lois  morales  d'un  caractère  absolument  différent  des  lois 
primordiales?  Comment  de  la  fatalité  et  du  règ-ne  de  la  force 
faire  sortir  la  liberté  et  l'idée  du  droit?  Comment,  dans  les 
phénomènes  de  l'ordre  physique,  découvrir  le^  sources  de  la 
justice  et  de  la  charité? 

2°  L'histoire  de  la  philosophie  vient  confirmer  cette  consi- 
dération générale.  En  fait,  toute  métaphysique  a  toujours 
engendré  une  morale  analogue  à  elle-même  ;  et  l'on  n'a  jamais 
vu  toute  morale  cadrer  avec  toute  métaphysique.  Au  scepti- 
cisme des  sophistes  a  correspondu  une  morale  sophistique  ; 
à  l'atomisme  de  Démocrite  et  d'Epicure  correspond  la  mo- 
rale hédonique,   ou  morale  du   plaisir.   Au  panthéisme   de 


138  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

Spinoza  correspond  la  morale  falalisle.  Au  panthéisme  orien- 
tal correspond  la  morale  ascétique.  Le  pessimisme  est  à  la 
fois  mic  métaphysique  et  une  morale.  Il  n'y  a  pas  exemple, 
je  crois,  d'une  morale  saine  et  forte,  d'une  morale  vraiment 
morale,  d'une  morale  en  tout  cas  telle  que  l'entendent  les 
partisans  de  la  morale  indépendante,  à  savoir  une  morale  du 
devoir,  qui  se  soit  accolée  à  une  métaphysique  sceptique  ou 
matérialiste. 

Mais,  dira-t-on,  cela  vient  de  ce  que  vous  déclarez  à  priori 
qu'il  n'y  a  qu'une  morale  vraie,  la  morale  du  devoir.  Mais 
qui  vous  dit  que  cette  morale  vraie  n'est  pas  celle  de  l'utilité 
et  du  plaisir? 

Je  le  répète,  cette  objection  déplacela  question.  La  question, 
en  effet,  n'est  pas  de  savoir  quelle  est  la  morale  vraie,  mais  si 
telle  morale  supposée  vraie,  et  pour  les  partisans  de  la 
morale  indépendante  c'est  la  morale  de  Kant,  la  morale  du 
devoir,  si  telle  morale,  dis-je,  peut  subsister  dans  une  méta- 
physique quelconque.  Sans  doute  le  débat  peut  porter  sur  la 
morale  aussi  bien  que  sur  la  métaphysique  ;  mais  c'est  pré- 
cisément ce  que  nous  soutenons,  et  il  suit  précisément  de  là 
que  la  morale  n'est  pas  indépendante  de  la  métaphysique;  la 
question  de  savoir  si  le  plaisir  est  le  seul  but  de  la  vie,  est  la 
même  que  celle  de  savoir  si  la  matière  est  le  principe  des 
choses.  La  diversité  des  systèmes  de  morale  étant  la  même 
que  celle  des  systèmes  de  métaphysique,  il  n'y  a  aucun  avan- 
tage à  écarter  ceux-ci.  D'ailleurs  la  métaphysique,  même 
écartée,  reste  toujours  présente,  etc'est  toujours  une  certaine 
métaphysique  qui  est  cachée  derrière  une  certaine  morale. 

Ces  deux  considérations  suffisent  pour  montrer  que  lin- 
différentisme  en  métaphysique  entraine  l'indifférentisme  en 
morale. 

La  seconde  doctrine  est  celle-ci  :  toute  morale  ne  se  con- 
cilie pas  sans  doute  avec  toute  métaphysique;  mais  la  morale 
en  général  peut  se  passer  de  métaphysique.  La  morale  four- 
nit des  données  au  métaphysicien,  mais  il  n'est  pas  tenu 
d'être  lui-même  un  métaphysicien,  de  même  que  le  physicien 


LE   DEVOIR   ET   DIEU.  -  LA  MORALE   INDÉPENDANTE     139 

fournit  des  exemples  de  finalité  au  théologien,  sans  s'occuper 
lui-même  de  finalité. 

Voici  les  raisons  en  faveur  de  cette  doctrine  : 

La  morale,  comme  la  physique,  est  une  science  de  faits. 
On  constatera  les  faits  moraux  et  Ton  construira  la  morale  à 
l'aide  de  ces  faits,  sans  avoir  besoin  de  sonder  l'origine  des 
choses.  Ou  bien  l'on  partira  de  l'idée  à  priori  du  devoir, 
comme  les  géomètres  de  l'idée  d'espace,  et  l'on  reconstruira 
la  morale  sur  cette  idée.  Ainsi  deux  systèmes  de  morale  sont 
possibles  sans  métaphysique  :  1°  la  morale  écossaise;  2°  la 
morale  kantienne. 

Nous  admettons  en  effet,  pour  notre  part,  au  point  de  vue 
de  la  méthode,  que  la  morale  peut  être  étudiée  en  elle-même 
avant  la  métaphysique.  La  science  moderne,  en  effet,  a  ce 
caractère  de  partir  de  ce  qui  est  donné  pour  s'élever  ensuite 
aux  principes  du  donné.  Elle  doit  toujours  passer  du  connu 
à  l'inconnu.  Or,  la  morale  est  le  connu,  la  métaphysique  est 
l'inconnu. 

Sans  doute  il  est  toujours  permis  à  un  philosophe  de  s'ar- 
rêter à  un  point  plutôt  qu'à  un  autre.  Le  philosophe  et  le  mo- 
raliste peuvent  dire,  aussi  bien  que  le  physicien  :  «  Je  n'irai 
pas  plus  loin.  »  Mais  autre  chose  est  la  méthode,  autre  chose 
est  le  fond  des  choses.  Quand  vous  aurez  posé  le  principe  de 
la  morale,  il  y  aura  toujours  lieu  de  se  demander  comment 
les  principes  de  la  morale  sont  possibles.  Dire  avec  Kant  que 
ces  principes  ne  sont  possibles  que  dans  l'hypothèse  de  l'idéa- 
lité du  monde,  ce  n'est  pas  séparer  la  morale  de  la  métaphy- 
sique; c'est  faire  reposer  la  morale  sur  une  métaphysique. 

Ainsi,  même  dans  la  thèse  de  Kant,  il  n'est  pas  vrai  que  la 
morale  soit  indépendante  de  la  métaphysique.  On  représente 
sans  cesse  sa  doctrine  comme  indifférente  entre  le  matéria- 
lisme et  le  spiritualisme;  nous  avons  déjà  vu  plus  haut  que 
cette  apparente  neutralité  n'existe  pas.  Le  spiritualisme  n'est 
jamais  écarté  par  Kant  que  comme  non  prouvé,  mais  non 
pas  comme  faux  en  soi.  Au  contraire,  le  matérialisme  est 
nié  absolument,   car  l'idéalisme  transcendantal  est  surtout 


110  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

dirigé  conlre  l'idée  de  matière  et  contre  l'existence  d'un 
monde  matériel.  Parmi  les  quatre  groupes  d'antinomies,  deux 
seulement  sont  exclues  absolument  :  ce  sont  celles  qui  por- 
tent sur  l'existence  du  monde.  Les  deux  autres  ne  sont  anti- 
nomies que  relativement,  et  elles  laissent  subsister  comme 
possibles  les  réalités  transcendantes,  à  savoir  Dieu  et  la 
liberté.  Enfin,  il  est  inutile  de  rappeler  que  Kant  introduit, 
à  titre  de  postulats,  ce  que  d'autres  philosophes  appellera.ient 
des  principes  :  ce  n'est  là,  il  est  vrai,  qu'un  minimum  de  mé- 
taphysique; mais  c'est  de  la  métaphysique. 

Laissons  donc  de  côté  cette  question  préliminaire  de  l'in- 
différenlisme,  et  abordons  la  question  en  elle-même  et  direc- 
tement, à  savoir  les  rapports  de  l'idée  de  devoir  et  de  l'idée 
de  Dieu. 

C'est  encore  Kant  qui  nous  fournit  le  point  do  départ  de 
cette  recherche.  Dans  la  Critique  de  la  raison  pratique,  il 
s'écrie,  dans  une  apostrophe  célèbre  qui  a  été  avec  raison 
très  admirée  : 

«  Devoir!  mot  g-rand  et  sublime,  toi  qui  n'as  rien  d'agréa- 
ble ni  de  flatteur,  et  qui  commandes  la  soumission  ,  sans 
pourtant  employer,  pour  ébranler  la  volonté,  des  menaces 
propres  à  exciter  naturellement  l'aversion  et  la  terreur,  mais 
en  le  bornant  à  proposer  une  loi  qui  d'elle-même  s'introduit 
dans  l'àme  et  la  force  au  respect,  sinon  toujours  à  l'obéis- 
sance, et  devant  laquelle  se  taisent  tous  les  penchants,  quoi- 
qu'ils travaillent  sourdement  contre  elle,  quelle  origine  est 
digne  de  toi?  Où  trouver  la  racine  de  ta  noble  tige?  » 

D'après  ce  passag'e,  on  voit  que  Kant  croyait  que  le  devoir 
avait  une  racine,  et  qu'il  se  demandait  quelle  origine  était 
digne  de  lui.  C'est  la  question  même  que  nous  avons  à 
résoudre. 

On  dit  g-énéralemont  que  le  devoir  est  une  loi,  et  que  toute 
loi  suppose  un  législateur;  ce  législateur  est  Dieu.  C'est  même 
là  une  des  preuves  que  l'on  donne  de  l'existence  de  Dieu.  C'est 
la  preuve  morale,  ou  du  moins  l'une  des  formes  de  la  preuve 
morale. 


LE   DEVOIR   ET   DIEU.  —  LA   MORALE   INDÉPENDANTE     l'd 

Celle  preuve  esl  solide  au  fond,  mais  elle  a  besoin  d'èlre 
iulerprélée. 

D'après  la  forme  donnée  à  cel  argumenl,  il  semblerail  que 
la  loi  morale  soil  une  loi  complèlement  élrangère  à  la  nalure 
de  l'êlre  donl  elle  est  la  loi,  el  qui  lui  sérail  imposée  du  dehors 
par  une  volonlé  plus  ou  moins  arbitraire  qui  donne  des 
ordres,  et  à  laquelle  il  faut  obéir  parce  qu'elle  est  supérieure 
à  la  volonté  des  créatures.  Or  une  telle  conception,  nous 
allons  le  voir,  est  essentiellement  contraire  à  l'idée  même 
d'une  loi  morale. 

On  donne  à  celle  preuve  une  forme  encore  moins  admis- 
sible lorsqu'on  dit  que  Dieu  a  créé  l'homme  pour  sa  gloire, 
et  lui  a  donné  en  quelque  sorte  pour  consigne  de  l'honorer 
et  de  le  servir,  comme  si  Dieu  avait  besoin  des  hommages 
de  la  créature,  comme  s'il  n'avait  créé  les  êtres  finis  que 
pour  lui-même. 

Il  n'en  est  pas  ainsi.  Que  l'on  considère  même  les  lois  po- 
sitives, on  verra  qu'elles  ne  sont  pas  étrangères  aux  sujets 
qu'elles  régissent,  et  qu'elles  n'ont  pas  été  faites  dans  l'iulé- 
rêt  des  souverains.  Au  contraire,  la  loi  positive  a  un  rapport 
étroit  avec  la  nature  du  sujet  qui  leur  obéit.  Sans  doute  il  y 
a  des  lois  arbitraires;  mais  à  ce  litre  ce  ne  sont  pas  de  vraies 
lois  ;  et  d'ailleurs  elles  sont  l'exception.  En  général,  elles  ont 
pour  but  le  bonheur  et  la  dignité  des  sujets,  de  telle  sorte 
que,  quand  celui-ci  est  désintéressé,  il  reconnaît  lui-même  que 
ces  lois  répondent  à  son  intérêt,  concernent  son  bien-être 
physique  et  moral.  Cela  étant,  quoiqu'il  puisse  arriver  que 
l'individu,  au  nom  de  son  intérêt  propre,  se  révolte  contre 
ces  lois,  en  même  temps  cependant  il  y  a  quelque  chose  en 
lui  qui  reconnaît  ces  lois  pour  bonnes  et  qui  les  accepte.  En 
ce  sens  ces  lois  sont  pour  lui-même  un  acte  de  volonté;  il 
les  constitue  en  quelque  sorte  lois  par  sa  volonté  propre, 
qui  coopère  avec  celle  du  législateur.  Seulement  c'est  en  lui 
la  raison  désintéressée  et  impersonnelle  qui  s'oppose  à  la 
raison  individuelle  et  intéressée.  Celte  volonté  est  ce  que 
J.-J.  Rousseau  appelle,  dans  le  Contrat  social,  <(  la  volonté 


I.i2  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

générale  ».  Dans  tout  citoyen,  selon  lui,  il  y  a  deux  volontés  : 
Tune  particulière,  qui  veut  son  propre  bien;  l'autre  générale, 
qui  veut  le  bien  commun.  La  première  s'annule  par  le  con- 
flit contradictoire  des  intérêts  individuels  ;  il  reste  la  volonté 
commune,  qui  tend  toujours  au  plus  grand  bien  de  la  com- 
munauté. Il  en  est  de  même  dans  l'ordre  moral.  A  côté  de  la 
volonté  individuelle,  qui  ne  recherche  que  le  bien  propre,- il  y 
a  une  volonté  pure  et  toute  rationnelle,  qui  veut  le  bien  com- 
mun, le  bien  en  soi.  C'est  cette  volonté  qui  reconnaît  les  lois 
civiles  comme  bonnes,  même  quand  elles  froissent  l'individu. 
C'est  la  même  volonté  qui  accepte  l'ordre  moral  comme  son 
ordre  propre,  et  la  loi  morale  comme  sa  vraie  loi.  C'est  pour- 
quoi Kant  l'appelle  la.  volonté  autonome.  Elle  est  autonome  en 
tant  qu'elle  porte  elle-même  la  loi  à  laquelle  elle  obéit. 

On  dira  peut-être  :  accepter  la  loi,  ce  n'est  pas  la  porter. 
Mais  au  fond  c'est  la  même  chose.  Accepter  une  loi,  la  recon- 
naître comme  bonne,  c'est  dire  qu'on  la  porterait  soi-même 
si  on  était  chargé  de  la  faire  ;  c'est  dire  qu'elle  est  implici- 
tement contenue  dans  la  nature  de  l'être  qui  la  subit,  mais 
qui  la  subit  volontairement.  C'est  donc  obéir  à  ses  propres 
lois  que  de  lui  obéir. 

En  ce  sens,  l'être  qui  est  soumis  à  la  loi  morale,  en  tant 
que  sujet,  est  en  même  temps  législateur  et  souverain  entant 
qu'il  commande  et  s'impose  à  lui-même  la  loi. 

Il  y  a  donc  dans  le  sujet  deux  volontés  :  la  volonté  indi- 
viduelle, qui  tend  vers  le  bien  sensible  et  personnel,  et  la 
volonté  générale,  qui  tend  vers  le  bien  commun,  vers  le  bien 
en  soi.  Ces  deux  volontés  correspondent  aux  deux  lois  dont 
parle  saint  Paul  :  «  Il  y  a  une  loi  qui  est  dans  mes  membres  et 
une  loi  qui  est  dans  mon  esprit.  Je  ne  fais  pas  le  bien  que 
j'aime,  et  je  fais  le  mal  que  je  hais.  » 

Si  maintenant  nous  revenons  sur  l'analyse  précédente,  qui 
est  celle  de  Kant,  il  semble  qu'elle  soit  absolument  opposée 
au  principe  posé  plus  haut,  à  savoir  ({ue  toute  loi  suppose 
un  législateur,  et  que  le  législateur  est  Dieu  ;  car  si  l'homme 
se  donne  à  lui-même  la  loi,  il  n'a  pas  besoin  d'un  législateur. 


LE   DEVOIR   ET   DIEU.  —  LA   MORALE   INDEPENDAxNTE    143 

Mais  rappelons-nous  que  coUe  loi  posée  par  une  volonté 
autonome  n'est  pas  une  loi  arbitraire  et  contingente,  inie  loi 
individuelle.  Elle  n'a  pas  pour  but  l'intérêt  propre,  le  plaisir 
de  l'agent.  Elle  est  l'acte  et  l'œuvre  d'une  pensée  désintéres- 
sée. Cette  pensée  générale,  qui  engendre  une  volonté  géné- 
rale, est  dans  l'homme,  mais  elle  n'est  pas  l'homme  ;  elle  vient 
d'ailleurs,  è^cjOev,  OupaOsv,  disait  Aristote.  Elle  est  dans  l'homme 
ce  qui  dépasse  l'homme,  ce  qui  s'impose  à  l'homme,  ce  qui 
émane  d'une  source  supérieure. 

La  volonté  individuelle,  qui  est  en  chacun  de  nous,  suit  les 
lois  de  la  nature,  c'est-à-dire  la  loi  du  plaisir,  et  le  plaisir 
entraino  l'agent  comme  une  force  naturelle.  Dans  l'individu, 
c'est  le  plaisir  le  plus  fort  qui  l'emporte  ;  dans  le  conflit  des 
individus,  c'est  la  loi  du  plus  fort. 

Tant  qu'il  n'y  a  que  cette  loi  dans  l'homme,  il  n'y  a  pas  à 
chercher  d'autre  principe  que  la  nature  en  général  et  les 
lois  de  la  physique. 

Mais  comment  une  loi  qui  impose  un  frein  aux  volontés 
individuelles,  une  loi  qui  subordonne  le  plaisir  à  la  raison 
et  l'individu  au  tout,  et  qui  s'en  rapporte  cependant  pour 
cola  à  la  volonté  seule  de  l'agent,  comment  une  telle  loi 
viendrait-elle  de  la  nature?  Dans  la  nature  aussi,  sans 
doute,  la  partie  est  subordonnée  au  tout  ;  mais  ce  n'est  pas 
elle-même  qui  se  subordonne  à  l'univers  :  c'est  l'univers  qui 
l'écrase.  Là,  au  contraire,  c'est  la  partie  qui  elle-même  se 
subordonne  au  tout  et  qui  s'identifie  avec  l'ordre  universel. 
Les  lois  de  l'une  sont  aveugles  et  fatales  ;  la  loi  morale  est 
une  loi  de  raison  et  de  liberté. 

Cette  volonté  raisonnable  qui  est  en  chacun  de  nous,  et 
qui  se  donne  à  elle-même  la  loi,  ne  venant  pas  de  la  nature, 
doit  venir  d'ailleurs.  Elle  doit  être  en  nous  la  messagère  d'un 
autre  monde. 

Dira-t-on  qu'elle  existe  par  elle-même,  que  l'homme  est  à 
lui-même  son  propre  souverain  ?  Ni  Dieu  ni  maître,  comme 
on  l'a  dit. 

Dans  notre  siècle,  où  tout  a  pris  une  forme  politique,  on 


144  LIVRE    OU  AT  II  11":;  ME.  —  DIEU 

introduit  jusque  dans  la  métaphysique  et  dans  la  morale 
les  principes  et  le  point  de  vue  de  la  politique.  De  même  que 
dans  la  politique  on  ne  voulait  plus  de  maître,  qu'on  ne  vou- 
lait plus  qu'un  homme  commandât  aux  autres  par  un  droit 
privilégié,  de  même  aussi  on  voulait  qu'en  métaphysique  il 
n'y  eût  pas  de  volonté,  ni  de  raison  supérieure  à  la  volonté 
ou  à  la  raison  de  l'homme  ;  et  comme  on  associait  nettement 
la  démocratie  et  l'idée  d'athéisme,  on  associa  aussi  l'idée  de 
Dieu  et  la  monarchie.  C'étaient  deux  fausses  associations 
d'idées. 

En  effet,  de  ce  que  dans  la  société  humaine,  oii  tous  les  su- 
jets sont  des  hommes,  il  n'y  a  pas  (théoriquement  parlant) 
d'homme  individuel  qui  puisse  être  désigné  d'avance  pour 
être  le  chef  des  autres,  comment  s'ensuivrait-il  que  dans 
l'univers,  dont  l'homme  n'est  qu'une  partie,  il  n'y  eût  rien 
au-dessus  de  l'homme?  Comment  une  raison  apparaitrait- 
t-elle  tout  à  coup  qui  deviendrait  immédiatement  souveraine 
et  infaillihle?  Il  faut  que  cette  raison  et  cette  volonté  qui  sont 
dans  l'homme,  et  qui  sont  les  mêmes  chez  tous  les  hommes, 
qui  commandent  à  tous  les  mêmes  choses  dans  les  mêmes 
circonstances,  il  faut  que  cette  raison  ait  un  principe,  comme 
les  lois  physiques  ont  leur  principe  ;  et  comme  on  ne  peut 
s'arrêter  qu'à  l'unité,  il  faut  donc  qu'il  y  ait  un  principe  en 
qui  l'ordre  physique  et  l'ordre  moral,  le  point  de  vue  de  la 
nature  et  celui  de  la  liberté,  aient  leur  centre  commun. 

En  tant  que  Dieu  est,  pour  ainsi  dire,  la  source  où  vient 
s'alimenter  la  volonté  raisonnable  qui  donne  des  lois  à  la  na- 
ture, il  est  lui-même  législateur  et  souverain.  Il  n'impose  pas 
des  lois  aux  créatures  par  des  volontés  arbitraires  ;  mais  il 
leur  donne  les  lois  qui  résultent  de  leur  nature  même  et  de 
leur  participation  à  la  raison  et  à  la  liberté  inlinie.  Il  est,  en 
(juelque  sorte,  lui-même  la  loi,  et  cette  loi  est  aussi  la  loi  des 
créatures,  en  raison  de  leur  conformité  aux  lois. 

Nous  venons  de  voir  la  loi  morale  dans  sa  source.  Consi- 
dérons-la maintenant  dans  sa  fin  et  dans  son  but. 

La  loi  morale,  en  effet,  propose  à  l'homme  un  certain  but  à 


LE   DEVOIR   ET   DIEU.  —  LA   .MORALE   INDÉPENDANTE     lia 

alteindre  et  un  cerlain  modèle  à  imiter.  C'est  ce  qu'on  ap- 
pelle le  bien. 

Qu'est-ce  que  le  bien? 

Nous  avons  vu  plus  haut  qu'il  y  a  dans  la  nature  des  qua- 
lités plus  ou  moins  intenses  que  l'on  appelle  des  perfections; 
c'est  en  ce  sens  que  nous  avons  donné  au  mot  de  perfection 
une  signification  expérimentale.  Ainsi  la  vie  est  une  perfec- 
tion par  rapport  à  l'inertie  de  la  matière  brute,  la  sensibilité 
par  rapport  à  la  vie,  l'intelligence  par  rapport  à  la  sensibilité. 
Ces  diverses  facultés  sont  des  biens.  Voilà  le  fondement  réel 
à  l'idée  du  bien.  Ces  derniers  biens  peuvent  être  accompagnés 
de  plaisir  ;  mais  ils  ne  sont  pas  nécessairement  des  plaisirs, 
et  ils  seraient  encore  des  biens  même  quand  ils  seraient  sans 
plaisir.  Ils  ont  donc  en  soi  une  valeur  absolue. 

En  tant  que  l'bomme  participe  à  ces  biens,  il  y  a  en  lui  des 
biens  qu'il  doit  garantir  et  conserver  d'abord  et  ensuite  per- 
fectionner. Le  bien  est  pour  lui  dans  la  conservation  et  dans 
le  développement  de  sa  perfection  personnelle. 

De  plus,  l'homme  vit  en  société,  et  la  société  est  aussi  un 
bien.  L'homme,  dit  Spinoza,  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  utile  à 
l'homme,  homo  homini  Deus.  Ce  second  ordre  de  biens,  les 
biens  sociaux,  rentre  donc  aussi  dans  l'idée  de  perfection. 
car  la  société  perfectionne  l'homme. 

Maintenant  nous  retrouvons  la  question  que  nous  avons 
posée  plus  haut  sur  l'idée  de  perfection.  Si  le  bien  est  conçu 
comme  un  modèle,  est-il  nécessaire  que  ce  modèle  s'incarne 
et  se  substantifîe  dans  un  être  réel?  N'est-il  pas,  ne  peut-il 
pas  être  un  simple  idéal?  Nous  ne  pouvons  que  reproduire 
ce  que  nous  avons  dit  déjà  :  comment  une  simple  conception 
de  notre  esprit  pourrait-elle  s'imposer  à  l'homme  d'une  ma- 
nière obligatoire?  d'où  cette  conception  prendrait-elle  son 
autorité?  et  où  prendrions-nous  nous-mêmes  l'étolFe  dont  elle 
a  besoin  pour  se  former  ? 

De  deux  choses  l'une  :  ou  la  nature  est  tout,  et  il  n'y  a 
plus  que  des  faits  :  aucune  chose  n'a  plus  de  valeur  qu'une 
autre  chose;  ou  bien  il  y  a  dans  la  nature   autre  chose  que 

II.  10 


146  LIVRE   QUATRIÈME.  —  DIEU 

(les  faits  :  il  y  a  la  valeur  des  faits,  et  la  valeur  des  faits  n'est 
pas  un  fait.  Il  y  a  donc  une  autre  échelle  que  celle  des  faits 
et  des  propriétés  physiques.  Il  y  a  une  échelle  morale  qui 
suppose  un  terme  de  l'ordre  moral,  comme  l'échelle  physique 
suppose  un  terme  de  Tordre  physique. 

En  un  mot,  au-dessus  des  modèles  réels  et  humains  que 
nous  pouvons  trouver  dans  les  sages  et  dans  les  héros,  il  y  a 
un  modèle  supérieur  à  l'homme  :  car  oii  ces  héros,  où  ces 
saints  auraient-ils  pris  leur  propre  modèle?  D'un  autre  côté, 
on  ne  peut  concevoir  et  aimer  ces  perfections  relatives,  si  l'on 
n'admet  pas  une  perfection  absolue,  s'il  n'y  a  pas  un  type 
suprême  auquel  ces  perfections  se  rapportent  et  dont  on  peut 
faire  dériver  le  modèle  humain  que  nous  admirons  et  cher- 
chons à  imiter  dans  nos  actions.  Peut-on  admettre  des  diffé- 
rences de  valeur  et  d'excellence  entre  les  choses,  s'il  n'y  a 
pas  en  soi  une  excellence  absolue?  Cette  preuve  de  l'exis- 
tence de  Dieu  est  ce  que  les  écoles  scolastiques  désignaient 
sous  le  nom  de  via  eminentiœ.  On  peut  y  arriver  plus  direc- 
tement en  disant  que  s'il  y  a  un  absolu  (ce  que  nous  suppo- 
sons et  avons  d'ailleurs  établi  plus  haut),  cet  absolu  doit 
l'èlre  non  seulement  en  existence,  mais  encore  en  contenu 
et  en  qualité;  or,  c'est  cela  même  que  nous  appelons  Dieu. 
Donc  l'idée  du  devoir,  dans  sa  source  comme  dans  son  objet, 
dans  sa  cause  comme  dans  son  but,  n'a  de  raison,  n'a  de 
fondement  que  dans  l'idée  de  Dieu.  Au  fond,  la  morale  et  la 
métaphvsique  ne  sont  qu'une  seule  et  même  chose. 


LIVRE  CINQUIÈME 


LE  MONDE  EXTÉRIEUR 


LIVRE  CINQUIÈME 

LE  MONDE  EXTÉRIEUR 


LEÇON    PREMIÈRE 

DE    LA    SUBJECTIVITÉ    DES    SENSATIONS 

Messieurs, 

De  l'existence  de  l'âme  et  de  l'existence  de  Dieu  nous  pas- 
sons à  l'existence  des  choses  extérieures  ou  du  monde  sen- 
sible. Ici  la  question  est  bien  moins  importante.  On  pourrait 
même  soutenir  qu'elle  ne  l'est  pas  du  tout  :  car  il  est  très  vrai 
que  les  choses  se  passeront  exactement  de  même,  soit  qu'il 
y  ait  un  monde  extérieur,  soit  qu'il  n'y  en  ait  pas;  dans  les 
deux  cas,  nous  n'avons  jamais  affaire  qu'avec  nos  sensations. 
La  vie  morale  n'en  a  pas  moins  de  valeur  parce  qu'elle  n'a 
pour  matière  que  nos  passions,  qui  sont  toutes  subjectives  : 
il  en  est  de  même  de  la  vie  pratique,  qui  ne  se  rapporte  qu'à 
nos  sensations.  Ce  n'est  donc  pas  un  intérêt  quelconque  qui 
nous  porte  à  soutenir  la  réalité  du  monde  extérieur,  c'est  sim- 
plement l'intérêt  de  la  vérilé.  Les  arguments  employés  contre 
cette  réalité  nous  paraissent  peu  probants;  la  part  de  vérité 
que  peut  contenir  la  thèse  idéaliste,  comme  on  l'appelle,  peut 
être  parfaitement  accordée  sans  aller  jusqu'à  la  négation 
des  choses  extérieures.  Il  y  a  beaucoup  de  malentendus  à 
démêler  dans  cette  question.  C'est  à  démêler  ces  malentendus 
que  nous  allons  nous  appliquer. 

La  doctrine  idéaliste,  dans  son  sens  propre,  est  celle  qui 
nie  l'existence  des  corps.  C'est  l'objet  de  la  philosophie  de 


loO  LIVRE    CINQUIÈME.  —  LE    MONDE   EXTÉRIEUR 

Berkeley.  Berkeley  a  en  quelque  sorte  détaché  de  la  philoso- 
phie sceptique  en  général  les  doutes  qui  portent  particuliè- 
rement sur  l'existence  de  la  matière.  Sur  tout  le  reste  il  est 
dogmatique.  Il  croit  à  l'existence  de  Dieu;  il  croit  à  Texis- 
lence  de  l'àme,  etmême  sa  doctrine  est  tellement  spiritualiste 
qu'on  l'a  appelée  un  immatérialisme,  et  elle  est  plus  près  du 
mysticisme  que  du  scepticisme. 

La  thèse  de  Berkeley  est  surtout  exposée  dans  son  cé- 
lèbre ouvrage  intitulé  Dialogues  d'ilylas  et  de  Philonoiis. 
Nous  y  trouverons  les  principaux  arguments  contre  l'exis- 
tence de  la  matière  ;  nous  les  reproduirons  tout  à  l'heure. 

De  nos  jours,  M.  St.  Mill,  dans  son  Examen  d'UamUlon,  a 
repris  la  thèse  de  Berkeley  avec  une  grande  habileté  dialec- 
tique, et  en  s'appuyant  surtout  sur  le  principe  de  l'associa- 
lion  des  idées.  Il  tombe  d'accord,  avec  Berkeley,  qu'il  n'y  a 
point  d'objets  extérieurs,  c'est-à-dire  de  corps;  mais  il  les 
explique  dilféremment.  Pour  Berkeley,  le  monde  matériel  n'é- 
tait qu'une  représentation  donnée  par  Dieu  aux  esprits.  Au 
lieu  d'imaginer  des  choses  créées  par  Dieu  qui  nous  donnent 
certaines  sensations ,  pourquoi  ne  pas  supprimer  ces  agents 
intermédiaires  et  inutiles,  et  ne  pas  recourir  directement  à  la 
cause  première  qui  suffit  à  tout  expliquer?  C'est  là  pour  Mill 
une  doctrine  trop  mystique.  Pour  lui,  la  croyance  à  l'exis- 
tence de  la  matière  s'explique  suffisamment  par  les  proposi- 
tions suivantes  :  1°  l'esprit  est  capable  d'expectation,  c'est-à- 
dire  qu'ayant  éprouvé  certaines  sensations,  nous  pouvons  les 
attendre  de  nouveau  au  moment  oîi  nous  ne  les  éprouvons 
pas;  2"  à  ce  principe  général  on  peut  ajouter  les  lois  de  l'as- 
sociation des  idées  :  loi  de  ressemblance,  loi  de  contiguïté; 
celle-ci  se  décompose  en  deux  autres  :  la  loi  de  simultanéité 
et  la  loi  de  succession.  En  vertu  de  ces  lois,  les  sensations 
s'enchaînent  d'une  manière  inséparable,  et  les  choses  insépa- 
rables dans  notre  esprit  nous  paraissent  inséparables  dans 
la  réalité. 

Cela  posé,  Mill  explique  ainsi  qu'il  suit  la  croyance  à 
l'existence  des  corps.  Au  fond,  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  dans 


DE    LA   SUBJECTIVITÉ   DES   SEiNSATIONS  151 

celle  croyance  est  ceci  :  c'est  qu'il  y  a  quelque  chose  de 
permanent  avant,  pendant  et  après  nos  sensations.  Or  ce 
permanent,  c'est  tout  simplement,  selon  Mill,  l'attente  né- 
cessaire d'une  sensation  à  la  suite  d'une  autre  sensation  à 
laquelle  elle  a  toujours  été  jointe,  et  dont  elle  est  devenue 
inséparable.  Ainsi,  je  sais  par  expérience  que,  toutes  les 
fois  que  je  suis  venu  sur  la  place  de  la  Sorbonne,  j'ai  vu  une 
ég-lise;  je  sais  donc  d'avance  que  cette  église  m'apparaîtra 
aussitôt  que  j'aurai  tourné  le  coin  qui  sépare  la  place  du 
boulevard.  Cette  attente  nécessaire  d'une  sensation  est  ce  qui 
constitue  l'extériorité.  La  matière,  les  corps,  ne  sont  autre 
chose  que  des  possibilités  de  sensations. 

Cela  dit,  revenons  aux  arguments  de  Berkeley.  Ces  argu- 
ments de  Berkeley  se  ramènent  à  quatre  :  1°  la  'sul)jcctivité 
des  sensations;  2°  la  relativité  des  sensations;  3"  les  qualités 
premières  ne  sont  perçues  qu'à  travers  les  qualités  secondes; 
4°  l'idée  de  substance  matérielle  est  obscure,  confuse,  incom- 
préhensible. Examinons  ces  quatre  arguments,  et  surtout  les 
deux  premiers. 

1°  Le  plaisir  et  la  douleur  n'existent  certainement  qu'en 
nous.  Or  toutes  nos  sensations,  au  moins  celles  qui  corres- 
pondent à  ce  qu'on  appelle  les  qualités  secondes,  ne  sont  que 
des  plaisirs  et  des  douleurs.  La  chaleur  est  un  plaisir  quand 
elle  n'est  pas  portée  à  l'extrême;  le  froid  est  une  douleur.  Il 
en  est  de  même  des  goûts  et  des  saveurs.  Ces  sensations  ne 
sont  donc  qu'en  nous,  aussi  bien  que  les  plaisirs  et  les  dou- 
leurs. 

2°  Cette  analyse  s'applique  difficilement  aux  sensations 
de  la  vue.  Bans  la  couleur,  il  semble  bien  qu'il  y  a  autre 
chose  que  du  plaisir  et  de  la  douleur.  La  différence  du  bleu 
et  du  rouge  est  autre  chose  que  la  différence  de  deux  plaisirs. 
Aussi  Berkeley  renonce-t-il  à  son  premier  argument  quand 
il  passe  à  la  couleur.  De  la  question  de  subjectivité  il  passe  à 
celle  de  i^elativité.  Il  montre  que  la  sensation  de  couleur  est 
toute  relative,  et  qu'elle  dépend  de  la  sensibilité  de  chacun. 

3°  Les  objections  précédentes  portent  surtout  sur  ce  qu'on 


152  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE    MONDE  EXTÉRIEUR 

appelle  les  qualités  secondes  de  la  matière,  parce  qu'elles  nous 
paraissent  plus  subjectives  qu'objectives  et  qu'elles  sont  moins 
essentielles  que  les  autres.  Restent  les  qualités  que  l'on  appelle 
premières,  par  exemple  l'étendue,  la  figure,  le  mouvement,  etc. 
Berkeley  ne  prouve  pas  directement  la  subjectivité  de  ces  quali- 
tés; il  se  contente  d'en  constater  la  relativité,  comme  pour  la 
couleur;  mais  il  insiste  surtout  sur  cet  argument,  àsavoir  que 
les  qualités  premières  ne  sont  jamais  perçues  en  elles-mêmes, 
mais  seulement  par  l'intermédiaire  des  qualités  secondes.  Or 
celles-ci  sont  subjectives,  donc  les  autres  le  sont  également. 

4"  L'idée  de  substance  matérielle  est  inintelligible. 

Tels  sont  les  arguments  de  Berkeley;  nous  avons  à  en 
examiner  la  valeur.  Commençons  par  revenir  sur  la  doctrine 
fondamentale  de  la  subjectivité  des  sensations. 

L'idéalisme,  nous  l'avons  dit  déjà,  s'appuie  sur  la  subjecti- 
vité des  sensations.  Celte  subjectivité  est  incontestable;  mais 
faisons  à  l'avance  une  distinction  importante  entre  le  subjec- 
tivisme  relatif  et  le  subjectivisme  absolu. 

Autre  chose  est  dire,  par  exemple  :  «  Les  choses  ne  m'ap- 
paraissent  qu'en  rapport  avec  mes  manières  de  sentir;  »  autre 
chose  est  dire  :  «  Les  choses  ne  sont  que  ma  manière  de  sen- 
tir. »  Tel  est  le  nœud  de  la  question.  Commençons  par  établir 
la  subjectivité  des  sensations. 

On  a  souvent  dit  que  les  sensations  ne  sont  autre  chose  que 
les  modes  ou  manières  d'être  du  sujet  sentant,  et  non  les  pro- 
priétés des  choses.  Les  Cartésiens  disaient  que  la  chaleur  n'est 
pas  dans  le  feu,  ni  la  blancheur  dans  la  neige,  pas  ])lus  quo 
la  douleur  n'est  dans  l'épingle  qui  nous  pique.  S'il  n'y  avait 
pas  de  vision,  il  n'y  aurait  pas  de  couleur  dans  l'univers;  s'il 
n'y  avait  pas  d'audition,  il  n'y  aurait  pas  de  son.  Les  choses 
en  elles-mêmes  ne  sont  ni  douces  ni  amères.  L'amer  et  le 
doux  ne  sont  que  dans  le  goût,  et  non  dans  les  choses.  Démo- 
crite  disait  déjà  dans  l'autiquilé  :  «  L'amer  et  le  doux  existent 
non  selon  la  nature,  mais  selon  la  loi,  oj  xx^à  oûaiv,  àXÀà  xa-rà 
•)'j[i.vi.  Il  n'est  pas  facile  de  savoir  ce  que  signifie  xaTàvô|j.ov; 
cela  veut  dire  sans  doute  que  l'amer  et  le  doux  n'existent  que 


DE   LA   SUBJECTIVITÉ   DES   SENSATIONS  153 

relativement  :  ressentiel  est  que  Démocrite  entendait  que  ces 
sensations  n'existent  pas  clans  la  nature  et  en  soi. 

La  subjectivité  est  encore  de  deux  sortes  :  elle  est  ou^v/^ys/o- 
logiqiie  o\x  psychologique .  La  subjectivité  physiologique  a  été 
établie  de  la  manière  la  plus  précise  et  la  plus  complète  par 
le  savant  physiologiste  Muller.  Il  a  résumé  sa  doctrine  sur 
ce  point  dans  les  propositions  suivantes  : 

L  INousne  pouvons  avoir  par  l'effet  des  causes  extérieures 
aucune  manière  de  sentir  que  nous  ne  puissions  avoir  sans  ces 
causes  et  par  la  sensation  des  états  de  notre  corps. 

Cela  est  évident  d'abord  pour  le  toucher.  Nous  pouvons 
sentir  le  froid  et  le  chaud  intérieurement,  sans  qu'il  y  ait  au 
dehors  aucun  changement  de  température  (par  exemple  le 
frisson,  la  chaleur  de  la  fièvre).  La  sensation  d'amer  existe 
dans^  la  bouche  sans  aucune  cause  d'amertume;  de  même 
pour  les  sensations  de  l'odorat.  L'œil  aussi  est  capable  de 
lumière  interne,  surtout  au  lever.  Il  n'y  a  point  d'aveugles 
absolus,  du  moins  à  l'origine.  Nous  entendons  des  bruits, 
des  bourdonnements  internes;  nous  sentons  le  poids  do  nos 
membres  sans  objet  pesant.  Ainsi  toutes  les  sensations  ex- 
ternes peuvent  se  produire  subjectivement  en  l'absence  de 
tout  objet. 

II.  Une  même  cause  interne  produit  des  sensations  diffé- 
rentes dans  les  divers  sens,  en  raison  de  la  nature  propre  de 
chacun  d'eux. 

Par  exemple,  l'accumulation  du  sang-  dans  les  vaisseaux 
capillaires  des  nerfs  sensoriels  en  cas  de  congestion  et  d'in- 
llammation ,  détermine  des  phénomènes  de  lumière  et  de 
scintillation  dans  les  nerfs  optiques,  de  bourdonnement  et 
de  tintement  dans  les  nerfs  acoustiques,  de  la  douleur  dans 
les  nerfs  tactiles,  etc.  De  même  un  narcotique  mêlé  au  sang- 
détermine  de  la  môme  manière  des  bourdonnements,  du 
flamboiement,  des  fourmillements. 

III.  Une  même  cause  externe  peut  produire  des  sensations 
différentes  dans  les  différents  sens,  en  raison  de  la  nature  propre 
de  chacun  d'eux. 


lo4  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

Dans  le  sens  de  la  vue,  nne  action  mécanique,  un  coup,  un 
choc,  une  pression,  délorminent  la  sensation  de  Inmièrc  et 
de  couleur.  En  pressant  l'œil,  on  fait  apparaître  la  sensation 
d'un  globe  de  feu;  à  l'aide  d'une  pression  plus  forte,  on  déter- 
mine la  sensation  de  couleur,  et  ces  sensations  peuvent  se 
transformer  les  unes  dans  les  autres.  Dans  l'ouïe  la  même 
cause  (coup,  choc)  déterminera  des  impressions  auditives  : 
une  impulsion  violente  fait  l'effet  d'une  détonation.  L'élec- 
tricité produit  également  des  sensations  différentes  selon  les 
différents  sens.  Deux  métaux  hétérogènes  mis  en  contact  avec 
l'œil  donnent  la  sensation  d'une  lueur  fulgurante.  L'irrita- 
tion galvanique  de  l'oreille  produit  les  sensations  de  l'ouïe. 
L'électricité  par  frottement  provoque  la  sensation  d'odeur 
sur  le  nerf  olfactif,  et  sur  la  langue  des  sensations  piquantes 
et  salées;  sur  le  toucher,  des  picotements,  des  frémisse- 
ments, etc. 

IV.  Les  sensations  propres  à  chaque  nerf  sensoriel  peuvent 
être  provoquées  à  la  fois  par  plusieurs  influences  internes  cl 
externes. 

C'est  le  résumé  de  tout  ce  qui  précède. 

Ainsi  la  sensation  lumineuse  peut  être  provoquée  dans  l'œil  : 
a.  par  des  vibrations  externes  appelées  lumière;  h.  par  des 
causes  mécaniques  (choc,  coup,  pression);  c.  par  l'électricité; 
(L  par  des  influences  chimiques,  des  narcotiques;  e.  par  l'irri- 
tation du  sang. 

Il  en  est  de  môme  pour  les  sensations  de  son,  de  saveur, 
d'odeur,  pour  les  impressions  tactiles,  etc. 

De  tous  ces  faits  Muller  tire  la  conclusion  suivante  : 

«  La  sensation  est  la  transmission  à  la  conscience,  non  pas 
d'une  qualité  ou  d'un  état  des  corps  extérieurs,  mais  d'une 
(jualité  du  nerf  sensoriel  ;  et  ces  qualités  varient  suivant  les 
différents  nerfs.  » 

Quant  à  la  subjectivité  psychologique,  nous  en  avons  parlé 
suffisamment  plus  haut.  Elle  consiste  à  dire  que  les  sensations 
ne  sont  ni  dans  les  cboses  externes  ni  dans  nos  organes,  mais 
dans  le  moi  lui-même.  La  blancheur  n'est  pas  dans  la  neige  ; 


DE    LA    SUBJECTIVITE    DES   SENSATIONS  l^.'j 

la  chaleur  n'est  pas  dans  le  feu.  Cène  sont  que  des  modifica- 
tions de  nous-mêmes. 

De  la  subjectivité  passons  à  la  relativité,  qui  n'est  d'ailleurs 
qu'une  des  conséquences  do  la  subjectivité.  Los  deux  pro- 
priétés n'en  sont  qu'une,  considérée  à  doux  points  de  vue 
différents.  La  première  exprime  simplement  que  la  sensation 
est  dans  le  sujet,  et  non  dans  l'objet  ;  et  cela  serait  encore  vrai 
quand  même  la  sensation  serait  identique  dans  tous  les  sujets. 
Mais  tous  les  sujets,  étant  individuels,  ont  par  là  même  leur 
caractère  propre  et  individuel,  et  la  sensation,  étant  propre 
au  sujet,  doit  varier  avec  tous  les  sujets  et,  dans  le  même 
sujet,  avec  ses  différentes  conditions  d'existence.  Par  exemple, 
quand  j'ai  chaud,  ma  chambre  me  parait  froide;  quand  j'ai 
froid,  ma  chambre  me  paraît  chaude.  La  sensation  est  donc 
relative  au  sujet. 

La  relativité  des  sensations  est  une  des  lois  les  plus  anciou- 
nement  connues  delà  philosophie.  C'étaitle  grand  argument 
des  Sceptiques  dans  l'antiquité.  Les  oi/,o(  zoô-o:  de  l'école  pyr- 
rhonienne  se  ramènent  tous  à  la  relativité.  Suivant  les  Scep- 
tiques, la  sensation  était  relative  :  1°  à  l'animal  qui  perçoit; 
2°  au  sens  qui  est  l'instrument  de  la  perception;  3"  à  la  dis- 
position du  sujet  percevant  ;  4°  à  la  situation  de  l'objet  ;  5"  aux 
circonstances  dans  lesquelles  on  le  perçoit;  6°  à  la  qualité 
ou  à  la  constitution  de  l'objet  perçu;  1°  à  la  rareté  ou  à  la 
fréquence.  Quant  aux  trois  derniers  zpÔT.rj'.,  ils  avaient  plutôt 
rapport  à  l'opinion  qu'à  la  sensation. 

Yoilà  la  doctrine  de  l'antiquité,  qui,  comme  on  le  voit,  avait 
étudié  de  très  près  le  fait  do  la  relativité  des  sensations.  Nous 
retrouvons  la  même  doctrine  de  nos  jours  étudiée  avec  le  plus 
grand  soin ,  et  résumée  d'une  manière  très  précise  dans  la 
philosophie  anglaise  contemporaine.  Voici  les  diverses  pro- 
positions établies  par  M.  Herbert  Spencer  dans  sa  Psycholocfie. 

L  Les  sensations  sont  relatives  à  l'organisation.  C'est  le 
premier  argument  des  Pyrrhoniens. 

«  Un  crustacé,  dit  Spencer,  enclos  dans  un  squelette  dur, 
«e  peut  avoir  les  mêmes  sensations  que  les  animaux  à  peau. 


i:;6  LIVRE   CINQUIEME.  —  LE   MONDE   EXTERIEUR 

Il  doit  sonlir  comme  nous  sentons  par  le  moyen  d'un  bâton. 
Les  animaux  sans  ouïe  reconnaissent  les  sons  comme  impres- 
sions tactiles.  La  qualité  de  la  sensation  varie  avec  la  struc- 
ture des  organes  chez  les  différents  animaux  :  par  exemple 
la  vision  chez  les  animaux  nocturnes,  l'odorat  chez  les  dif- 
férentes espèces  de  chiens.  » 

IL  Les  sensations  varient  chez  les  différents  hommes  d'a- 
près leur  structure  individuelle.  C'est  le  troisième  argument 
dos  Pyrrhoniens. 

Par  exemple,  le  daltonisme.  C'est  là,  comme  l'appellerait 
lîacon,  un  fait  prérogatif,  c'est-à-dire  dans  lequel  se  mani- 
feste d'une  manière  éclatante  le  fait  à  prouver,  à  savoir  ici 
la  relativité  de  la  sensation  :  a.  aux  yeux  des  daltoniens,  le 
spectre  solaire  n'a  que  trois  couleurs,  le  jaune,  le  bleu  et  le 
pourpre  :  les  deux  premières  couleurs  contrastent  absolument; 
les  deux  dernières  diffèrent  surtout  en  degré;  b.  à  la  lumière 
du  jour,  le  rose  leur  paraît  un  bleu  de  ciel  un  peu  affaibli  ;  à 
la  lumière  artificielle,  celte  couleur  prend  une  teinte  orangée; 
c.  le  cramoisi  du  jour  parait  bleu  couleur  de  boue  ;  le  drap 
cramoisi  et  le  drap  bleu  se  confondent  ;  d.  le  rouge  et  l'écar- 
late,  vus  à  la  lumière,  prennent  une  apparence  plus  vive  et  plus 
enflammée  qu'au  jour;  p.  au  jour,  il  n'y  a  pas  de  différence 
entre  la  couleur  d'un  bâton  de  cire  à  cacheter  et  la  couleur  de 
l'herbe  ;  /.  un  drap  vert  sombre  semble  un  rouge  boueux  plus 
sombre  que  l'herbe  et  d'une  couleur  très  différente;  y.  la  cou- 
leur d'un  teint  fleuri  est  un  bleu  brouillé;  Ji.  les  robes  et  les 
habits  paraissent  mal  assortis  tandis  que  les  autres  hommes 
en  jugent  autrement;  ?'.  en  général,  la  différence  entre  les  yeux 
des  daltoniens  et  ceux  des  autres  hommes  est  moindre  à  la 
lumière  qu'au  jour. 

III.  Variation  suivant  la  constitution  générale  du  sujet. 

Dans  certaines  conditions  d'irritabilité  nerveuse,  des  sons 
ordinaires  paraissent  d'une  force  intolérable,  la  lumière 
devient  insupportable,  la  peau  elle-même  devient  extraordi- 
nairement  sensible.  C'est  ce  qu'on  appelle  hijpcrt'^tJnhic.  Au 
contraire,  dans  d'autres  conditions  il  y  a  des  états  morbides 


DE   LA  SUBJECTIVITÉ   DES   SENSATIONS  157 

caractérisés  par  Vanesththic.  Dans  la  vieillesse,  la  vue,  l'ouïe, 
s'affaiblissent,  ainsi  que  l'odorat;  le  sens  du  goût  devient  plus 
obtus. 

IV.  L'espèce  et  le  degré  de  l'effet  que  produit  un  même  sti- 
mulus dépend  de  la  partie  de  l'organisme  sur  lequel  il  agit. 

Une  bouffée  d'ammoniaque  en  contact  avec  les  yeux  pro- 
duit une  douleur  cuisante,  dans  les  narines  une  odeur  into- 
lérable, sur  la  langue  un  goût  acre  (ce  sont  les  faits  cités  par 
MuUer). 

Les  rayons  du  soleil  reçus  sur  la  main  produisent  une 
sensation  de  chaleur,  non  de  lumière;  reçus  sur  la  rétine, 
c'est  une  sensation  de  lumière,  non  de  chaleur.  Tyndall  a 
prouvé  par  des  expériences  faites  sur  lui-même  que  la  rétine 
est  insensible  aux  rayons  caloriques  les  plus  intenses.  La 
plante  des  pieds  éprouve  au  moindre  contact  une  sensation  de 
chatouillement  qui  ne  se  produit  pas  ailleurs.  Inversement, 
le  talon  est  insensible.  Un  liquide  dont  la  chaleur  est  tolérable 
pour  la  partie  supérieure  de  la  lèvre  brûlera  la  partie  infé- 
rieure. 

Y.  L'état  de  la  partie  affectée  modifie  également  la  sensa- 
tion. 

Les  organes  des  sens  fatigués  par  des  excitations  antérieures 
demandent  de  plus  fortes  excitations  pour  la  même  sensa- 
tion. Par  exemple,  la  température  actuelle  du  corps  modifie 
le  sentiment  delà  température  externe.  Quand  on  entre  dans 
un  bain,  la  chaleur  ou  le  froid  semble  d'abord  plus  grand 
qu'après  un  petit  intervalle  durant  lequel  l'état  thermal  de  la 
peau  s'est  approché  de  celui  de  l'eau. 

VI.  Les  mouvements  relatifs  du  sujet  ou  de  l'objet  modifient 
en  quantité  et  en  qualité  les  rapports  entre  les  forces  agis- 
santes et  les  sensations  provoquées. 

Quand  un  train  express  traverse  une  station,  si  le  sifflet  do 
la  machine  se  fait  entendre,  ce  son,  entendu  par  chaque  per- 
sonne, varie  du  plus  haut  au  plus  bas  au  moment  où  la  ma- 
chine passe  près  d'elle.  Il  y  a  un  changement  encore  plus 
marqué  pour  l'auditeur  lorsque  le  train  qui  l'entraîne  dans 


loS  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE    MONDE   EXTÉRIEUR 

une  direction  est  rencontré  par  un  train  qui  marche  dans  une 
autre  direction.  «  J'ai  observé,  dit  Spencer,  que,  dans  ces  con- 
ditions, la  note  s'abaisse  d'une  tierce  ou  même  d'une  quarte. 
M.  llugg'ins  a  montré  que  le  spectre  de  Sirius  ditïère  du  type 
qu'il  aurait  s'il  restait  stationnaire.  Dans  un  bain,  l'eau  sem- 
ble plus  chaude  ou  plus  froide  au  membre  qui  se  meut  qu'au 
membre  immobile. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  qu'il  n'y  ait  que  les  qualités  secon- 
des qui  se  présentent  à  nous  comme  subjectives  et  relatives. 

Sans  doute  l'étendue  a  l'apparence  de  quelque  chose  d'ob- 
jectif, et  elle  peut  être  représentée  à  l'esprit  comme  existant 
en  dehors  du  sujet  sentant.  On  ne  sait  ce  que  serait  une  sen- 
sation de  chaud  et  de  froid  en  l'absence  d'un  sujet;  mais  on 
conçoit  très  bien  qu'une  chose  soit  ronde  et  carrée  en  elle- 
même,  quand  même  il  n'y  aurait  là  aucun  sujet  pour  la  voir 
ou  pour  la  toucher.  En  second  lieu,  l'étendue  peut  être  con- 
sidérée comme  éternelle,  immobile,  absolue  ;  et  à  ce  titre  elle 
n'aurait  rien  de  relatif.  Mais  on  sait  combien  de  difficultés 
métaphysiques  s'attachent  à  la  notion  d'étendue.  En  tous  cas, 
si  l'étendue  en  elle-même  paraît  quelque  chose  d'absolu,  il  n'en 
est  pas  de  même  de  ses  propriétés,  de  ses  modes,  des  diffé- 
rents aspects  sous  lesquels  nous  l'apercevons.  La  grandeur, 
la  figure,  le  mouvement,  sont  donc  essentiellement  des  idées 
relatives. 

En  effet,  la  grandeur  est  un  rapport  entre  un  objet  et  un 
autre,  et  entre  les  objets  et  nous.  Si  Dieu  changeait  à  la  fois  la 
grandeur  de  tous  les  objets  de  l'univers,  en  changeant  dans  les 
mômes  proportions  le  volume  de  notre  propre  corps,  nous  ne 
nous  en  apercevrions  pas.  S'il  lui  plaisait,  comme  a  dit  Leibniz, 
de  faire  tenir  la  nature  entière  dans  une  coque  de  noix  ou  dans 
une  tête  d'épingle,  rien  ne  serait  changé,  et,  les  rapports  res- 
tant les  mêmes,  les  perceptions  resteraient  les  mêmes  qu'au- 
paravant. Donc,  à  moins  de  soutenir  que  l'homme  est  la 
mesure  de  toutes  choses,  il  faut  admettre  que  nous  ne  con- 
naissons pas  la  vraie  grandeiu'  des  objets,  mais  seulement  leur 
grandeur  relative,  Y  a-t-il  même  une  vraie  grandeur,  une 


DE   LA  SUBJECTIVITÉ  DES  SENSATIONS  1",9 

grandour  déterminée  et  absolue?  Quelle  est  la  grandeur  de 
l'univers?  Si  l'on  dit  qu'il  mesure  cent  milliards  de  kilomètres 
carrés,  cela  n'a  de  sens  que  si  l'on  prend  le  mètre  comme 
unité  de  mesure  ;  mais  le  mètre  lui-même  n'a  qu'une  valeur 
relative,  car  il  est  la  quarante-millionième  partie  de  la  cir- 
conférence terrestre  ;  ce  n'est  donc  qu'un  rapport,  et  vous 
aurez  beau  essayer  de  ramener  ce  rapport  à  quelque  chose  de 
fixe,  ce  fixe  sera  encore  un  rapport.  Et  cependant  comment 
concevoir  une  chose  étendue  sans  une  certaine  grandeur  dé- 
terminée? Cette  double  impossibilité,  et  de  fixer  une  gran- 
deur et  de  concevoir  une  étendue  sans  grandeur,  ne  tend-elle 
pas  à  prouver  qu'il  n'y  a  là  qu'une  relation  à  nous-mêmes 
et  que  l'étendue  n'est  autre  chose  qu'une  représentation  de 
notre  esprit? 

On  peut  en  dire  autant  de  la  figure  du  corps.  Cela  est  d'a- 
bord évident  de  la  figure  visuelle.  Cette  figure  est  ce  qu'elle 
est  en  raison  de  la  structure  de  nos  yeux.  Si  le  cristallin  était 
un  prisme,  au  lieu  d'être  une  lentille,  les  objets  nous  appa- 
raîtraient tout  autrement  ;  la  figure  des  corps  nous  paraîtrait 
autre  à  travers  un  verre  convexe  qu'à  travers  un  verre  con- 
cave. Il  en  est  de  même  de  la  figure  tangible.  Si  l'organe  du 
toucher  était  réduit,  comme  l'imaginait  Maine  de  Biran,  à  un 
angle  aigu,  aurions-nous  la  perception  du  relief,  de  la  sphère, 
du  cube?  Le  sabot  du  cheval  ne  peut  lui  donner  d'autre  im- 
pression que  celle  de  superficie.  Reste  le  mouvement;  or  on  sait 
les  illusions  produites  sur  le  sens  de  la  vue  quand  nous  sommes 
immobiles  et  que  nous  voyons  se  mouvoir  les  objets  externes, 
ou  réciproquement.  En  quoi  d'ailleurs  consisTe  la  perception 
du  mouvement?  Ya-t-il  même  quelque  chose  de  ce  genre? 

Ainsi  rien  n'est  mieux  prouvé  en  psychologie  que  la  sub- 
jectivité et  la  relativité  des  sensations.  S'il  y  a  une  loi  psycho- 
logique qui  égale  en  certitude  et  en  vérité  les  lois  de  la  nature 
physique,  c'est  celle-là.  Quelles  sont  les  conséquences  que 
nous  devons  tirer  de  cette  loi,  et  entraîne-t-elle  nécessaire- 
ment l'idéalité  du  monde  extérieur?  C'est  ce  que  nous  avons 
maintenant  à  examiner. 


LEÇON   II 


DE    L  OBJECTIVITE    DES    SENSATIONS 


Messieurs, 

Nous  avons  longuement  exposé  la  subjectivité  de  nos  sen- 
sations. Il  y  a  là  une  vérité  incontestable.  Nos  sensations 
sont  subjectives;  soit.  Mais  ne  sont-elles  que  subjectives,  et 
ne  peuvent-elles  être  à  la  fois  objectives  et  subjectives? 

11  y  a,  avons-nous  dit,  deux  sortes  de  subjectivité  :  la  su 
jectivité  physiologique  et  la  subjectivité  psychologique. 

La  première  est  la  plus  positive  et  la  plus  certaine.  Elle 
repose  sur  des  faits  d'une  évidente  autorité,  tandis  que  la 
subjectivité  psychologique  n'est  elle-même  qu'une  interpré- 
tation des  faits. 

Prenons  donc  surtout  pour  base  de  notre  discussion  la  sub- 
jectivité physiologique. 

M.  Herbert  Spencer  a  résumé  toute  la  théorie  dans  cette 
formule  : 

«  La  conscience  subjective  est  la  mesure  de  l'existence 
objective.  » 

Cela  est  vrai  en  un  sens;  mais,  sans  nier  que  la  conscience 
subjective  soit  la  mesure  de  l'existence  objective,  ne  pour- 
rait-on pas  cependant  soutenir  qu'elle  correspond  en  môme 
temps  ù  quelque  cbosc  d'objectif?  Qu'est-ce  que  cette  cons- 
cience subjective?  C'est  une  conscience  de  nos  états  nerveux; 
c'est  une  conscience  liée  ù  l'état  de  nos  organes.  La  physio- 
logie prouve  que  la  sensation  dépend  de  l'org-anisalion,  et  est 
relative  aux  diiférents  organes  des  sens,  et  non  à  telle  ou  telle 


DE    L'OBJECTIVITE   DES   SENSATIONS  161 

qualité  extérieure  :  soit;  mais  cette  conscience  n'est  pas  moins 
liée  à  des  organes,  c'est-à-dire  à  des  corps.  Or,  peu  importe 
en  ce  moment  qu'il  y  ait  ou  qu'il  n'y  ait  pas  d'autres  corps 
en  dehors  du  nôtre.  Toujours  est-il  qu'il  y  en  a  au  moins  un 
qui  est  le  nôtre  propre,  et  cela  suffit  pour  que  l'idéalisme  ne 
soit  plus  entier.  Car  s'il  est  conséquent,  il  doit  nier  le  corps 
propre  aussi  bien  que  les  autres  corps.  Or  c'est  là  une  consé- 
quence à  laquelle  ne  conduit  pas,  et  môme  que  dément  la 
subjectivité  physiologique.  Celle-ci  implique  le  corps  comme 
condition  même  de  la  subjectivité.  Il  y  a  donc  au  moins  un 
corps,  et  c'est  le  nôtre.  Or,  la  même  conséquence  s'impose 
pour  les  autres  hommes,  si  on  admet  leur  existence,  et  nous 
verrons  qu'on  ne  peut  pas  la  nier  :  sachant  par  leur  témoi- 
gnage que  chacun  éprouve  dans  son  corps  ce  que  nous  éprou- 
vons dans  le  nôtre,  nous  sommes  conduits  à  admettre  ainsi 
l'existence  du  corps  chez  les  autres  hommes.  Et  enhn,  s'il  y 
a  un  corps,  il  peut  bien  y  en  avoir  plusieurs. 

Ce  serait  d'ailleurs  une  hypothèse  bien  étrange  que  d'ad- 
mettre l'existence  de  notre  corps  et  de  nier  celle  des  corps 
environnants;  car  on  voit  que  notre  corps  ne  se  conserve  qu'à 
l'aide  des  corps  étrangers.  Par  exemple,  nous  nous  conser- 
vons à  l'aide  d'aliments  qui  viennent  du  dehors;  et  il  serait 
souverainement  absurde  d'admettre  que  mon  corps  est  réel, 
et  que  la  côtelette  dont  il  se  nourrit  est  idéale,  ou  qu'elle  ne 
devient  réelle  que  lorsqu'elle  commence  à  faire  partie  de 
mon  propre  corps.  Un  cheval  réel  se  nourrirait  de  foin  idéal. 

D'ailleurs  la  difficulté  d'admettre  les  corps^vient  surtout 
de  l'incompréhensibilité  de  la  notion  de  matière;  mais  du 
moment  que  cette  objection  ne  nous  empêche  pas  d'en 
admettre  un  seul,  il  n'est  pas  plus  difhcile  d'en  admettre 
plusieurs.  ' 

Cependant,  on  peut  pousser  la  difficulté  plus  loin  et  se 
demander  si  la  subjectivité  psychologique  ne  peut  pas  se 
ramener  à  la  subjectivité  psychologique.  En  effet,  c'est  une 
question  on  physiologie  de  savoir  où  réside  dans  l'organisa- 
tion le  principe  de  la  spécificité  des  sensations.  Est-ce  dans  les 

u.  11 


162  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

nerfs?  Mais  les  nerfs  sont  absolument  homogènes.  Est-ce  dans 
le  cerveau?  Mais  toutes  les  parties  du  cerveau  sont  homo- 
gènes. M.  Wundt  assure  que  c'est  dans  \e  processus  cérébral, 
c'est-à-dire  dans  le  mode  de  vibration  des  cellules  cérébrales, 
dans  la  forme  du  mouvement,  et  non  dans  sa  matière,  que 
cette  spécificité  a  son  origine.  Mais  alors  ne  pourrait-on  pas 
aller  plus  loin  encore  et  soutenir  que  ce  n'est  pas  même  dans 
la  forme  du  mouvement  cérébral,  que  c'est  dans  le  moi  lui- 
même  que  se  produit  la  spécificité  des  sensations?  Dès  lors 
la  subjectivité,  de  physiologique,  deviendrait  psychologique. 

Mais  cette  réduction  nous  paraît  impossible  sans  perdre 
le  fil  conducteur  qui  nous  conduisait  jusqu'ici.  L'avantage 
de  ce  premier  ordre  de  considérations  était  de  s'appuyer  sur 
des  données  positives,  concrètes,  tout  à  fait  scientifiques.  Le 
fait  que  deux  ou  trois  agents  différents  (impulsion,  lumière 
externe,  action  électrique  ou  chimique)  peuvent  produire  la 
même  sensation  sur  le  même  sens,  ou  qu'un  seul  agent  produit 
des  sensations  différentes  sur  différents  sens,  ce  fait  était  un 
fait  du  même  ordre  que  tous  les  autres  faits  physiologiques 
ou  physiques;  mais  il  supposait  l'organisation  et  les  organes 
des  sens.  Si  vous  supprimez  l'organisation,  que  reste-t-il  du 
fait?  Quelque  loin  qu'il  faille  aller  chercher  la  cause  physio- 
logique de  la  spécificité  des  sensations,  aucun  physiologiste 
n'accordera  qu'il  faille  sortir  de  l'organisation  pour  expli- 
quer ce  fait.  Sans  doute  la  sensation,  comme  telle,  sera  tou- 
jours dans  lu  moi,  et  non  dans  l'organisation;  mais  l'orga- 
nisation contiendra  toujours  quelque  chose  qui  condition- 
nera la  sensation,  et  par  conséquent  la  subjectivité  physio- 
logique impliquera  toujours  l'existence  de  quelque  chose  de 
corporel. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  premier  point,  passons  à  la  subjec- 
tivité psychologique. 

Ici  nous  n'avons  plus  l'avantage  d'être  en  présence  d'un 
fait  absolument  positif,  comme  précédemment,  mais  en  pré- 
sence de  l'interprétation  d'un  fait.  Lorsque  l'on  admet,  avec 
Descartes,  avec  Locke,  avec  tous  les  modernes,  que  les  sen- 


DE   L'OBJECTIVITÉ   DES   SENSATIONS  183 

satioiis  dos  qualilés  secondes  sont  subjeclives,  csL-on  sur  un 
terrain  aussi  solide  que  tout  à  l'heure?  Non,  car  précisément 
c'est  la  question  môme  ;  il  ne  s'agit  plus  d'un  fait  évident, 
mais  de  l'interprétation  d'un  fait.  Que  la  sensation  soit  sub- 
jective en  tant  que  nous  la  sentons,  c'est  ce  qui  est  incontes- 
table; c'est  ce  qui  résulte  de  l'idée  même  de  sensation;  mais 
que  cetle  sensation,  parce  qu'elle  est  subjective,  ne  contienne 
rien  d'objectif,  c'est  ce  qui  est  loin  d'être  évident;  je  le  répète, 
c'est  ce  qui  est  en  question;  c'est  là  une  interprétation  de  fait, 
ce  n'est  pas  un  fait.  Aussi  lorsque  les  Cartésiens,  et  Berkeley 
après  eux,  pour  prouver  leur  thèse,  se  servent  de  l'exemple 
du  plaisir  et  de  la  douleur,  ils  montrent  par  là  même  que  leur 
thèse  a  besoin  d'être  prouvée,  et  n'est  pas  seulement  la  simple 
expression  d'un  fait.  Or,  leur  conclusion  ne  me  paraît  être 
dans  ce  cas  qu'une  pétition  de  principe.  Vous  accordez, 
disent-ils,  que  la  douleur  n'est  point  dans  l'épingle  ;  nous 
devons  accorder  de  même  que  la  chaleur  n'est  pas  dans  le 
feu.  Mais  ceux  qui  soutiennent  que  la  couleur  et  même  la 
chaleur  contiennent  quelque  chose  d'objectif  n'accordent  point 
que  ces  deux  sensations  ne  soient  que  des  plaisirs  et  dos  dou- 
leurs; ils  n'accorderont  donc  pas  la  comparaison.  Ils  sou- 
tiendront qu'il  y  a  des  sensations  que  l'on  appelle  affec- 
tives, et  qui  ne  se  rapportent  qu'au  moi;  et  des  sensations 
que  l'on  appelle  représentatives,  et  qui  se  rapportent  à  un 
objet  que  nous  distinguons  du  moi,  que  nous  opposons  au 
moi;  et  quand  même  on  admettrait  qu'il  n'y  a  point  do  sen- 
sations affectives  qui  ne  soient  on  même  temps  représenta- 
tives, et  réciproquement,  toujours  est-il  que  les  unes  sont 
plus  représentatives  qu'affectives,  et  les  autres  plus  affectives 
que  représentatives,  et  que  dans  toutes  ces  sensations  l'affec- 
tif se  rapporte  au  moi,  et  le  représentatif  au  non-moi. 

Examinons  donc  de  plus  près  cette  théorie  des  qualités  se- 
condes, où  il  nous  semble  que  l'on  accorde  trop  aisément  en 
général  la  subjectivité  totale,  tandis  qu'il  ne  faut  admettre, 
selon  nous,  qu'une  subjectivité  partielle.  Les  idéalistes  croient 
trop  facilement  que  lorsqu'on  a  accordé  que  nos  sensations 


164  LIVRE    CINQUIÈME.  -  LE    MONDE   EXTÉRIEUR 

sont  subjectives,  tout  est  fini,  et  que  leur  thèse  est  prouvée. 
Il  n'en  est  rien;  il  reste  à  prouver  que  nos  sensalions,  subjec- 
tives sans  doute  (cela  est  accordé),  ne  sont  que  subjectives  et 
ne  sont  pas  en  même  temps  objectives;  qu'étant  le  point  de 
jonction  des  deux  mondes,  le  moi  et  le  non-moi,  elles  ne  re- 
tiennent pas  quelque  chose  de  l'un  et  de  l'autre.  Je  ne  parle 
pas  de  leurs  causes  externes;  je  ne  parle  pas  non  plus  des 
qualités  premières,  où  l'objectivité  est  plus  évidente;  mais,  me 
bornant  aux  sensations  proprement  dites,  je  me  demande  si 
ces  sensations,  prises  en  elles-mêmes,  et  en  tant  que  sensa- 
tions, sont  uniquement  des  modes  du  moi.  Mais  pourquoi  les 
appellerait-on  sensations  externes,  tandis  que  le  plaisir  et  la 
douleur  ne  nous  paraissent  jamais  comme  externes?  M""^  de 
Sévigné,  comme  on  sait,  n'a  jamais  pu  digérer  cette  doctrine; 
elle  plaisantait  sa  fille  sur  ce  paradoxe,  et  ne  voulait  pas  ad- 
mettre que  son  àme  ini  verte.  Cette  plaisanterie  n'est  pas  aussi 
frivole  qu'elle  en  a  l'air;  elle  touche,  au  contraire,  le  point  vif 
de  la  question,  que  l'on  élude  en  général.  Ce  qui  est,  en  effet, 
dans  l'àme,  c'est  la  sensation  du  vert  ;  mais  le  vert,  en  tant 
que  vert,  n'est  pas  aperçu  par  l'àme  comme  une  de  ses  propres 
modifications;  autrement  il  faudrait  dire  que  l'âme  est  verte, 
ce  qui  est  absurde.  Le  vert  est  aperçu  par  l'âme  comme  quel- 
que chose  dont  elle  se  dislingue,  en  un  mot  comme  un  objet. 
Je  peux  avoir  conscience  de  moi-même  comme  souffrant, 
mais  je  n'ai  pas  conscience  de  moi-même  comme  vert.  Il  ne 
sert  de  rien  de  dire,  comme  on  le  répète  sans  cesse,  que,  si  le 
moi  n'existait  pas,  ce  que  nous  appelons  couleur  n'existerait 
pas  dans  la  nature.  Cela  est  vrai  ;  mais  on  oublie  d'ajouter  que 
la  couleur  n'existerait  pas  davantage  s'il  n'y  avait  pas  d'objet 
coloré.  Le  vert,  en  tant  que  sensation,  dépend  de  l'âme;  mais 
en  tant  que  couleur,  il  exprime  quelque  chose  qui  n'est  pas 
nous.  L'erreur  ici  est  de  confondre  une  ap[)arence  avec  un  phé- 
nomène purement  subjectif.  Le  plaisir  et  la  douleur  ne  sont 
pas  des  apparences,  mais  des  modes  positifs  qui  appartiennent 
au  moi  au  même  titre  que  la  figure  et  l'étendue  appartiennent 
au  corps;  mais  la  couleur  est  une  apparence  qui  ne  suppose 


DE    L'OBJECTIVITÉ    DES    SENSATIONS  163 

pas  seulement  un  sujet  auquel  elle  apparaît,  mais  en  oulre 
quelque  chose  qui  apparaît;  et  l'apparence  est  modifiée  par 
le  changement  de  l'un  de  ces  deux  termes  aussi  bien  que  de 
l'autre.  Un  objet  suhit  toutes  sortes  de  transformations  suivant 
le  milieu  à  travers  lequel  nous  l'apercevons;  mais  ce  sont 
toujours  les  déformations  de  tel  objet  et  non  pas  de  tel  autre  : 
substituez  un  cube  à  une  pyramide,  les  apparences  de  l'un, 
quel  que  soit  le  milieu,  ne  seront  jamais  les  apparences  de 
l'autre.  Que  je  regarde  mon  visage  à  travers  certains  miroirs, 
il  s'allongera,  s'élargira,  grossira  ou  diminuera,  suivant  les 
miroirs;  mais  ce  sera  toujours  mon  visage.  Ainsi  la  couleur 
est  une  apparence;  mais  c'est  l'apparence  de  quelque  chose. 
Toute  subjective  qu'elle  est  en  tant  qu'apparence  sentie,  elle 
est  objective  en  tant  qu'apparence  produite.  J'aurai  beau 
fermer  les  yeux  et  ouvrir  mes  oreilles  devant  un  tableau,  il 
ne  m'apparaîtra  pas  comme  sonore,  et  réciproquement.  Ces 
apparences,  toutes  subjectives  qu'elles  sont,  sont  donc  liées 
à  des  conditions  indépendantes  de  nous,  et  à  ce  titre  elles 
sont  autre  chose  que  moi-même. 

A  la  vérité,  on  peut  dire  que  ce  que  nous  affirmons  ici  de  la 
couleur  tient  à  ce  que  la  couleur  est  toujours  liée  à  l'étendue, 
et  que  c'est  le  propre  de  l'étendue  de  nous  apparaître  comme 
objective.  Essayons  donc  de  montrer  qu'il  en  est  de  même 
de  toutes  nos  sensations. 

Prenons  pour  exemple  la  sensation  de  son.  J'entends  une 
note  de  musique,  un  la.  Sans  doute,  en  tant  qu'audition,  cette 
sensation  est  subjective;  mais  le  son  la,  en  tant  qu'il  est  dif- 
férent du  50/ ou  de  Vut,  n'est-il  pas  distinct  ^e  l'audition  elle- 
même?  Ne  contient-il  pas  quelque  chose  d'objectif?  Ce  n'est 
pas  le  moi  qui  donne  le  la;  c'est  lui  qui  le  reçoit  et  le  subit. 
Je  ne  puis  m'identifier  à  une  gamme.  Suivant  le  mot  très  juste 
d'Adolphe  Garnier,  on  dit  :  «  Je  souffre  ;  »  on  ne  dit  pas  :  «  Je 
sonne;  »  et  cela  non  parce  que  nous  plaçons  plus  ou  moins 
le  son  dans  l'espace;  mais  c'est  le  son,  comme  son,  qui  est 
le  terme  auquel  mon  ùme  est  unie ,  et  qui  par  là  précisé- 
ment n'est  pas  la  même  chose  qu'elle.  J'accorde  que  le  son 


166  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

est  une  apparence,  que  c'est  la  manière  dont  une  chose  incon- 
nue (par  exemple  un  choc  vibratoire)  apparaît  à  mon  oreille, 
et  que  s'il  n'y  avait  point  un  sujet  sentant,  un  silence  univer- 
sel régnerait  sur  toute  la  nature.  Mais  si  la  cause  objective 
faisait  défaut,  le  silence  ne  serait  pas  moindre.  Même  ce  qu'on 
appelle  les  sons  subjectifs,  les  bourdonnements,  les  tintements, 
sont  encore  le  résultat  de  certaines  actions  mécaniques  (le 
cours  du  sang  par  exemple).  Enfin  l'oreille  elle-même  entrât- 
elle  spontanément  en  action,  toujours  est-il  que  les  vibrations 
du  tympan  sont  quelque  chose  d'objectif  relativement  au  moi; 
et  quoi(|u'il  soit  vrai  de  dire  (}ue  l'oreille  ne  connaît  pas  ces 
causes  objectives  en  tant  qu'objectives,  néanmoins,  comme 
nous  voyons  que  le  son  est  toujours  produit  par  quelque  chose 
de  semblable,  il  n'est  pas  étonnant  qu'il  nous  apparaisse 
comme  distinct  de  nous,  puisqu'il  est  la  manifestation  de  ce 
quelque  chose  qui  n'est  pas  nous. 

Les  mêmes  observations  peuvent  être  faites  sur  les  autres 
sens,  quoique  l'élément  subjectif  y  soit  de  plus  en  plus  pré- 
dominant. Toutes  sont  l'expression  de  quelque  cbose  d'externe, 
ou  tout  au  moins  l'expression  de  notre  propre  corps,  qui  est 
un  objet  externe  par  rapport  au  moi.  La  saveur  exprime  une 
modification  de  notre  palais,  l'odeur  une  modification  des 
narines,  la  chaleur  une  modification  de  la  peau.  Elles  sont 
donc  toutes  l'expression  de  quel([ue  chose  qui  n'est  pas  exclu- 
sivement subjectif. 

Si  déjà  dans  la  plus  simple  sensation  nous  avons  pu  démê- 
ler un  caractère  objectif,  à  plus  forte  raison  cet  élément  de- 
viendra-t-il  visible  et  frappant  lorsqu'à  la  sensation  propre- 
ment dite  nous  aurons  ajouté  une  condition  nouvelle  qui  se 
joint  nécessairement  à  deux  au  moins  de  nos  sensations,  sinon 
à  toutes,  à  savoir  l'étendue.  C'est,  en  effet,  le  caractère  propre 
et  distinctif  de  l'étendue  de  nous  apparaître  comme  quelque 
chose  d'externe;  et,  réciproquement,  c'est  le  caractère  propre 
et  distinctif  du  moi  de  ne  pouvoir  s'apparaître  sous  forme  de 
l'étendue.  Sans  doute  le  moi  se  sent  lié  intimement  à  une 
portion   d'étendue  qui  est   inséparable  de  son   être  et  qu'il 


DE   L'OBJECTIVITÉ   DES   SENSATIONS  167 

appelle  son  corps;  mais  il  ne  suit  pas  de  là  que  le  moi,  pris  en 
lui-même  comme  moi,  se  sente  élenrlu  :  le  moi  qui  pense,  qui 
sent  et  qui  veut,  ne  sent  pas  en  lui-même  une  droite  et  une 
gauche,  un  haut  et  un  bas;  il  ne  peut  se  représenter  comme 
rond  ou  carré,  ou  ayant  une  figure  quelconque.  Ainsi  le  moi, 
excluant  de  lui-même  l'étendue,  la  projette  au  dehors.  Ce  sont 
surtout  les  sensations  de  la  vue  qui  ont  pour  privilège  de  se 
joindre  à  la  notion  d'étendue  et  de  la  porter  avec  elle.  Ce  se- 
ront donc  elles  qui  nous  paraîtront  les  plus  objectives.  Nous 
sommes  même  obligés  d'éloigner  les  objets  de  nous  pour  les 
voir;  et,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  la  profondeur  nous  paraît  aussi 
essentielle  à  la  vision  que  les  autres  dimensions.  Mais  la  vue 
cependant  n'est  pas  la  seule  à  juxtaposer  les  sensations  dans 
l'espace.  Le  tact,  soit  passif,  soit  actif,  le  fait  également,  et 
nous  ne  sommes  pas  éloignés  de  penser,  avec  quelques  philo- 
sophes, que  les  autres  sens  externes,  et  même  le  sens  vital, 
ne  sont  pas  absolument  dépourvus  de  la  notion  d'étendue.  De 
là  pour  tous  les  sens  une  raison  nouvelle  d'objectivité. 

A  l'analyse  précédente  on  pourrait  répondre  qu'il  faut  dis- 
tinguer entre  V objectivité  et  V extériorité.  Les  choses  peu- 
vent nous  paraître  objectives,  sans  être  pour  cela  extérieures. 
Ce  serait  le  propre  de  l'imagination,  dirait-on,  de  projeter 
au  dehors  nos  propres  états  et  de  les  disposer  dans  un  es- 
pace externe,  où  elles  paraissent  se  séparer  les  unes  des 
autres  et  se  distinguer  de  nous.  Il  ne  s'ensuit  pas  qu'elles 
soient  nécessairement  extérieures  à  nous.  Nous  répondons 
au  contraire  que  les  choses  ne  nous  paraissent  objectives  que 
parce  qu'elles  sont  extérieures,  et  nous  entendons  par  là 
indépendantes  de  nous,  car  l'espace  pouvant  bien  être  lui- 
même  quelque  chose  de  subjectif,  la  disposition  dans  l'es- 
pace ne  serait  encore  qu'une  apparence;  mais  cette  apparence 
elle-même  serait  inexplicable  si  elle  n'avait  d'autre  fondement 
que  nous-mêmes.  Aussi  pas  un  seul  idéaliste,  sauf  Stuart  Mill, 
n'a-t-il  sérieusement  soutenu  la  gageure  que  suppose  .son  sys- 
tème, à  savoir  de  s'en  tenir  au  seul  moi  comme  cause  unique 
de  nos  sensations.  Pour  Malebranche  et  Berkeley,  il  n'y  a  pas 


168  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

de  corps;  mais  c'est  Dieu  lui-même  qui  produit  nos  sensa- 
tions; soit  :  mais  que  cette  cause  inconnue  qui  produit  nos 
sensations  s'appelle  matière  ou  Dieu,  peu  importe  ici  :  toujours 
est-il  que  cette  cause  n'est  pas  nous.  On  peut  contester  la  cor- 
poréité,  mais  non  Yobjectivité.  C'est  d'ailleurs  une  chose  bien 
contraire  aux  règles  de  la  bonne  philosophie  que  d'avoir  re- 
cours à  la  cause  première  sans  nécessité;  et  peut-être  serait-il 
plus  sage  de  faire  appel  aux  causes  secondes  :  mais  en  tout 
cas  il  n'y  a  pas  là  idéalité  absolue  ni  subjectivité  pure,  puis- 
que Dieu  n'est  pas  nous-mêmes  et  ne  se  confond  pas  avec  nos 
sensations.  Pour  Kant,  nous  verrons  plus  tard  quelle  est  la 
nature  de  son  idéalisme;  mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'il 
réduise  tout  aux  phénomènes  du  moi.  Il  fait  venir  la  matière 
de  nos  sensations  du  dehors,  et  la  forme  du  dedans  :  «  La 
matière  est  donnée,  la  forme  est  apportée  par  l'esprit.  »  Il  y 
a  donc  un  dehors  et  un  dedans.  Il  faut  arriver  jusqu'à  Fichte 
pour  trouver  une  philosophie  qui  ait  le  courag-e  de  tout  sa- 
crifier au  moi;  et  encore  est-ce  beaucoup  plus  en  apparence 
qu'en  réalité.  Lorsque  Fichte  nous  fait  l'histoire  du  moi  et  en 
raconte  les  étapes  successives,  de  quel  moi  veut-il  parler?  Est- 
ce  du  moi  individuel,  du  moi  de  nos  sensations,  de  celui-là 
précisément  dont  il  s'agit  dans  la  question  qui  nous  occupe? 
Non;  ce  moi  individuel  est  relégué  au  second  plan  sous  le 
nom  du  moi  fini.  Bien  loin  de  créer  le  non-moi ,  ce  moi  fini 
n'en  est  que  la  conséquence.  C'est  le  moi  infmi,  absolu,  qui  est 
la  cause  unique;  c'est  la  substance  de  Spinoza  retournée,  et 
vue  du  point  de  vue  subjectif;  il  ne  s'agit  donc  plus  d'idéa- 
lisme, mais  de  panthéisme.  Mais  la  réalité  objective  reparaît 
toujours  par  quelque  côté.  Ce  n'est  que  par  équivoque  que 
l'on  réduit  l'objet  au  sujet  ;  c'est  en  enflant  l'idée  de  sujet 
d'une  manière  si  vague  qu'il  peut  signifier  l'objet  aussi  bien 
que  le  sujet;  et  l'on  ne  croit  avoir  supprimé  l'objet  que  parce 
qu'on  a  appelé  de  ce  nom  deux  choses  très  différentes,  à  savoir 
le  moi  infini  et  le  moi  fini,  celui-ci  renonçant  à  toute  préten- 
tion d'absorber  celui-là,  et  par  conséquent  s'en  distinguant 
encore  comme  un  sujet  se  distingue  d'un  objet. 


LEÇON   III 

DE    LA    PERCEPTION    VISUELLE    DE    LA    DISTANCE 

Messieurs, 

Il  y  a  un  demi-idéalisme  qui  consiste  à  soutenir  que  dans 
la  perception  de  l'étendue  par  la  vue,  deux  dimensions  seu- 
lement sont  réellement  données  à  l'œil,  et  que  la  troisième 
est  construite  par  l'esprit  à  l'aide  des  deux  autres.  Cette 
doctrine,  qui  vient  de  Berkeley  [Théorie  de  la  vision),  a  élé 
presque  universellement  adoptée.  Elle  mérite  cependant  un 
examen  plus  sévère  qu'on  ne  Ta  fait  d'ordinaire. 

Deux  écoles,  suivante.  Ilelmholtz,  se  partagent  la  théorie 
de  la  vision.  L'une,  qu'il  appelle  l'école  nativistique,  tend  à 
expliquer  autant  que  possible  les  phénomènes  visuels  par 
rinnéilé  ;  l'autre,  qu'il  appelle  cmpiristiqiie,  tend  au  contraire 
à  les  expliquer  par  l'expérience  et  l'habitude.  L'une  des  ques- 
tions où  celte  dernière  école  a  eu  jusqu'ici  le  plus  d'avantages, 
c'est  la  question  de  la  perception  visuelle  de  la  distance. 

La  vue  réduite  à  elle-même  n'apercevrait,  dit-on,  que  des 
surfaces  ;  et  ce  sont  les  diverses  nuances  de  dég-radalion  de 
lumière  qui,  associées  avec  le  souvenir  de  la  distance  tactile, 
deviennent  les  signes  de  cette  distance  et  finissent  par  pro- 
duire l'illusion  d'une  perception  directe  de  la  distance  elle- 
même.  Il  en  est  de  même  du  relief  du  corps ,  qui  n'est  autre 
chose  que  le  rapport  des  différentes  distances  de  ses  parties 
à  notre  œil.  En  un  mot,  et  pour  parler  rigoureusement,  il  n'y 
a  pas  de  troisième  dimension  pour  la  vue.  Cette  opinion, 
émise  théoriquement  par  Berkeley,  vérifiée  parla  célèbre  ex- 
périence de  Cheselden,  a  conquis  presque  tout  le  xviii*  siècle. 
Voltaire,  Condillac,  Diderot,  Reid,  et  la  plupart  des  philoso- 
phes classiques  jusqu'à  nos  jours  l'ont  adoptée  et  enseignée  : 


no  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   .MONDE   EXTÉRIEUR 

elle  règne  dans  les  classes  de  philosophie.  On  peut  la  con- 
sidérer comme  la  doctrine  dominante.  Cependant  elle  n'a 
jamais  été  sans  quelques  protestations.  Ilaller  au  xvni"  siècle; 
Muller,  le  célèbre  physiologiste,  au  commencement  de  notre 
siècle;  de  nos  jours,  Iléring  en  Allemagne,  le  principal  repré- 
sentant de  l'école  nativistiquc;  en  France,  M.  Giraud-Toulon, 
ont  opposé  de  sérieuses  difficultés  à  l'opinion  reçue*.  On  voit 
que  d'assez  grandes  aulorilés  inclinent  vers  l'opinion  de 
l'innéité,  et  nous  espérons  ne  pas  paraître  trop  téméraire  en 
apportant  quelques  raisons  nouvelles  en  sa  faveur.  Notre 
prétention  n'est  pas  d'opposer  affirmation  à  affirmation,  mais 
seulement  de  présenter  quelques  doutes  dont  l'éclaircissement 
pourrait  faire  faire  quelques  progrès  à  l'étude  des  percep- 
tions visuelles.  Il  ne  faut  pas  toujours  considérer  les  ques- 
tions d'un  seul  côté.  Il  est  souvent  utile  de  supposer  qu'une 
chose  est  fausse,  pour  s'assurer  qu'elle  est  vraie.  Inutile  de 
dire  que,  pour  les  précisions  physiologiques,  nous  renvoyons 
aux  auteurs  compétents,  notamment  à  Ilelmholtz  pour  l'une 
des  deux  opinions,  à  M.  Giraud-Toulon  pour  l'autre.  Nous 
nous  bornerons  aux  considérations  psychologiques. 

Les  raisons  que  l'on  fait  valoir  généralement  en  faveur  de 
l'opinion  précédente  se  réduisent,  si  je  ne  me  trompe,  aux 
trois  suivantes  : 

1°  Les  expériences  faites  sur  les  aveugles -nés,  opérés  de 
la  cataracte,  expériences  d'où  il  résulterait  qu'au  premier 
moment  les  opérés  voient  tous  les  objets  sur  le  même  plan. 

2°  Les  erreurs  commises  par  les  petits  enfants  dans  leurs 
premières  appréciations  de  la  distance  :  l'enfant  tend  les  bras 
vers  une  personne  éloignée  comme  si  elle  était  près  de  lui. 

3°  Les  illusions  de  la  peinture,  qui  nous  fait  voir  des  profon- 
deurs et  des  distances  là  où  il  n'y  en  a  pas,  comme  dans  les 

l.  IlalIcr  est  cité  par  Gratiolet  comme  ayant  combattu  la  théorie  bcrke- 
Iriennc  (Analomle  comparée  du  système  nerveux,  t.  H,  p.  437).  Millier  et  IlOriiig 
et  beaucoup  d'autres, par  exemple  Valkmaun,  sont  mentionnés  par  llelmholta 
[Optique  phi/siolof/ùjue,  trad.  franc.,  p.  57).  M.  Giraud-Toulon  a  exposé  son 
opiuiou  sur  cette  question  dans  la  Revue  scientifique,  ire  série,  tome  V,  p.  222- 
239,  la  Vision  binoculaire. 


DE    LA   PERCEPTION   VISUELLE    DE   LA   DISTANCE         171 

décors  de  théâtre  :  n'y  a-t-il  pas  lieu  de  supposer  récipro- 
(juemont  que  nous  n'en  voyons  pas  réellement  là  môme  où 
l'expérience  nous  apprend  qu'il  y  en  a? 

A  ces  trois  considérations  tirées  de  l'expérience,  il  faut  en 
ajouter  une  autre  plus  profonde  et  plus  philosophique,  donnée 
par  Berkeley,  le  vrai  auteur  de  la  théorie  dont  il  s'agit.  Cette 
raison,  que  nous  développerons  plus  loin,  et  que  nous  nous 
contenterons  ici  d'indiquer,  c'est  qu'on  ne  peut  pas  voir  la 
distance,  parce  qu'une  distance  n'est  qu'un  rapport,  un  inter- 
valle, et  qu'un  rapport,  un  intervalle,  ne  peut  pas  être  l'objet 
d'une  perception. 

Avant  de  discuter  ces  diverses  raisons,  faisons  d'abord 
remarquer,  en  faveur  de  l'opinion  adverse,  une  raison  capitale 
tirée  aussi  de  l'expérience  et  à  laquelle  il  n'a  jamais  été  fait 
de  réponse.  On  se  contente  de  la  passer  sous  silence.  C'est 
l'objection  que  Ilaller  avait  déjà  fait  valoir,  à  savoir  que  les 
petits  chevreaux,  les  petits  poulets,  à  peine  nés,  vont  aux 
objets  par  la  voie  la  plus  courte  ou  la  plus  facile  avec  une 
étonnante  précision.  L'expérience  a  été  faite  au  Muséum 
par  Fr.  Cuvier,  et  M.  Chevreul,  qui  en  a  été  témoin,  nous  la 
rapporte  en  ces  termes  :  «  Une  poule  couveuse  fut  mise  avec 
des  œufs  dans  un  panier  couvert  d'un  drap  noir,  au  centre 
d'une  enceinte  circulaire  d'un  mètre  environ  de  diamètre, 
limitée  par  une  triple  rangée  de  pieux  disposés  en  quinconce, 
de  manière  que  les  petits  poulets  éclos  ne  pouvaient  sortir 
de  l'enceinte  limitée  directement  sans  se  frapper  contre  les 
pieux  du  milieu.  Qu'arriva-t-il?  C'est  que  chacun  d'eux  évita 
le  pieu  en  faisant  un  léger  détour,  et,  une  foisliors  du  cercle, 
il  allait  becqueter  directement  des  grains  qu'on  avait  répan- 
dus à  quelques  mètres  du  panier,  de  manière  qu'à  la  sortie 
de  l'œuf  le  petit  poulet  savait  éviter  les  obstacles  opposés  à  sa 
marche  directe,  et  sans  hésitation  se  précipitait  directement 
pour  se  nourrir  des  grains  que  ses  yeux  voyaient  pour  la 
première  fois\  »  Que  répondre  à  un  fait  aussi  décisif?  L'œil 

1.  Mémoires  de  l'Académie  des  sciences,  1878  (tome  XXXIX).  Le  même  argu- 


112  LIVRE   CINQUIÈME.  -  LE    MONDE   EXTÉRIEUR 

de  riiomme  est-il  fait  autrement  que  celui  des  autres  verté- 
brés? Ya-t-il  un  mode  de  vision  difTérent  suivant  les  espèces? 
En  quoi  consisterait  cette  différence  et  sur  quoi  serait- elle 
fondée?  On  peut  dire  que  ce  qui  est  instinctif  chez  l'animal 
peut  être  le  résultat  de  l'éducation  chez  l'homme,  par  exemple 
la  marche.  Mais  personne  ne  contestera  que  l'œil  n'ait  plus 
ou  moins  besoin  d'éducation.  La  question  est  de  savoir  s'il 
ne  se  suffirait  pas  à  lui-même  pour  obtenir  par  l'exercice  la 
notion  de  distance,  ou  s'il  ne  la  doit  qu'au  concours  d'un 
autre  sens.  Or  l'exemple  des  petits  poulets  prouve  que  l'œil 
se  suffit  à  lui-même  pour  avoir  cette  notion.  Que  l'œil  de 
l'homme  ait  besoin  d'un  peu  plus  d'exercice,  cela  est  pos- 
sible; mais  on  doit  supposer,  par  analogie,  que,  même  en 
s'inslruisant,  il  ne  tire  des  notions  sur  ce  point  que  de  lui- 
même. 

C'est  ici  le  lieu  d'examiner  de  près  les  expériences  physio- 
logiques qui  ont  donné  lieu  à  l'opinion  reçue  et,  avant  tout, 
la  célèbre  expérience  de  Chcselden  qui  a  fait  tant  de  bruit  au 
xviii"  siècle,  et  qui  est  encore  aujourd'hui  la  base  fondamen- 
tale de  la  théorie  en  question'. 

Quand  on  va  jusqu'à  la  source  elle-même,  c'est-à-dire 
jusqu'au  mémoire  de  Glieselden,  qui  n'est  pas  difficile  à 
trouver  ni  à  lire,  puisqu'il  ne  se  compose  que  de  quatre  pages 

meut  a  été  employé  couti'e  la  théorie  empiristique  de  la  distance  par  M.  Giraud- 
Toulon  [Revue  scienlifique). 

1.  M.  Ernest  Naville,  dans  uu  très  intéressant  article  de  la  Revue  scientifi- 
que '3{  mars  1877),  nous  douue  l'énumération  des  opératious  de  ce  genre  qui 
ont  été  publiées  :  1728,  Cheselden  [Philosophical  Transactions,  1728,  p.  447);  — 
1801,  Ware  [id.,  p.  382)  ;  —  1806,  Home  (kl.,  1807,  p.  83)  ;  —  le  même  {ici.,  ici.)  ; 
—  1826,  Wardrop  {ici.,  1826,  p.  529);  —  1840,  Franz  {ici.,  1841,  p.  59)  ;  —  Trin- 
chinetti  {Archives  des  sciences  physiques  et  naturelles  de  la  Bifjliothèque  univer- 
selle, 1847,  p.  336);  —  1832,  Recordon  {Bulletin  de  la  Société  médicale  de  la 
Suisse  romaiule,  1876)  ;  —  1874,  Hirschberg  {Archives  de  Grœfe,  XXI,  1)  ;  —  1874, 
Hippel  {Archives  de  Grcpfe,  XXI,  2)  ;  —  187j,  Dnfour  {Bulletin  de  la  Société  médi- 
cale de  la  Suisse  romande,  1876)  ;  —  Hirschberg  {Archives  de  Grœfe,  XXII,  4).  — 
Ajoutez  à  ces  cas  signalés  par  M,  Naville  une  autre  observation  de  Wardrop 
sur  un  enfant  aveugle  et  sourd  à  la  fois,  rapportée  par  Dugald  Stewart  avec 
grands  détails  et  pièces  à  l'appui  {Philosophie  de  l'esprit  humain,  t.  111,  Appen- 
dice). On  verra  encore  dans  le  cours  de  cet  article  la  mention  de  quelques 
opérations  de  ce  genre  faites  en  France  au  xviuc  siècle,  et  dont  nous  u'avons 
pas  pu  retrouver  la  date  ni  l'historique  original. 


DE   LA   PERCEPTION    VISUELLE   DE    LA   DISTANCE        [IZ 

dans  les  PJiilosophical  Transactions^  et  qu'il  a  d'ailleurs  été 
traduit  et  inséré  en  outre  dans  VOptique  plujàologique  de 
Ilelmlioltz-,  lorsqu'on  se  rapporte,  dis-je,  au  témoignage  pri- 
mitif de  Clieselden  lui-même,  on  est  étonné  de  voir  sur  quelle 
courte  et  vague  déposition  on  a  édifié  une  théorie  si  savante. 
Il  ne  s'agit,  en  effet,  que  d'une  seule  ligne,  dont  Fauteur  sem- 
ble avoir  à  peine  aperçu  l'importance,  et  à  laquelle  il  ne  donne 
aucun  développement  :  «Dans  les  premiers  temps,  dit-il,  loin 
d'être  en  état  d'apprécier  les  dislances,  il  s'imaginait  que  tous 
les  objets  qu'il  voyait  touchaient  ses  yeux,  de  même  que  les 
objets  sentis  sont  au  contact  de  la  peau.  »  On  voit  que  tout 
repose  sur  ces  mots  :  «  que  les  objets  lui  touchaient  les 
yeux.  »  Quel  sens  cela  pouvait-il  avoir?  Cheselden  ne  s'est 
pas  donné  la  peine  de  le  dire  et  de  le  chercher.  Il  n'a  pas 
interrogé  l'aveugle  pour  le  faire  expliquer;  il  ne  nous  a  pas 
rapporté  ses  réponses  textuelles.  Il  n'a  pas  institué  d'expé- 
riences particulières  pour  vérifier  et  interpréter  cette  remar- 
quable assertion.  Tout  repose  sur  ces  mots  :  on  conviendra 
qu'il  est  difficile  d'établir  une  théorie  sur  un  fondement 
plus  léger.  Examinons  cependant  ce  mot  et  cherchons-en  la 
valeur. 

Tout  le  monde  conviendra  qu'un  aveugle  qui  voit  pour  la 
première  fois  doit  éprouver  des  sensations  tellement  nouvel- 
les qu'il  doit  lui  être  extrêmement  difficile  d'en  rendre  compte. 
Que  s'il  l'essaye  cependant,  n'est-il  pas  certain  qu'il  cherchera 
à  exprimer  ses  sensations  nouvelles  en  se  servant  des  mots 
empruntés  aux  sens  qui  lui  sont  les  plus  famihers?  Or,  on  sait 
que  chez  l'aveugle  le  sens  le  plus  développé,  parce  qu'il  lui 
est  le  plus  utile,  c'est  le  sens  du  toucher  :  c'est  donc  au  lou- 
cher qu'il  empruntera  les  images  dont  il  a  besoin.  Il  dira  que 
les  objets  lui  semblent  toucher  ses  yeux,  parce  que  c'est  l'ex- 
pression la  plus  vive  qu'il  puisse  employer  pour  faire  enten- 
dre l'impression  immédiate  ressentie  dans  un  nouveau  sens. 


1.  Année  1728,  tome  XXXVII,  p.  -i41-4o0. 

2.  Trad.  franc.,  p.  749. 


174  LIVRE    CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

Le  mot  touclwr  n'est  ici  qu'une  métaphore  qui  veut  dire  que 
la  lumière  agit  sur  le  sens  de  l'œil  comme  la  chaleur  sur  la 
main.  En  un  mot,  on  confond  ici  la  perception  et  le  langage. 
L'aveugle-né  doit  voir  la  même  chose  que  nous,  mais  il  n'a 
pas  la  même  langue  ;  il  traduit  les  sensations  de  la  vue  dans 
la  langue  du  toucher;  ce  n'est  que  peu  à  peu  qu'il  apprendra 
à  les  exprimer,  comme  nous,  dans  la  lang-ue  qui  leur  est 
propre. 

On  comprendra  encore  mieux  la  valeur  de  cette  expression 
si  Ton  compare  l'idée  de  distance  tactile  à  l'idée  de  distance 
visuelle.  A  proprement  parler,  nous  ne  percevons  pas  plus  la 
distance  parle  toucher  que  par  la  vue  :  quand  nous  touchons 
un  objet,  c'est  que  nous  sommes  en  contact  avec  lui,  et  par 
conséquent  qu'il  n'y  a  pas  de  distance  entre  lui  et  nous.  La 
dislance  n'est  donc  pas  pour  le  tact  l'objet  d'une  perception 
directe;  c'est  la  conclusion  d'un  raisonnement;  c'est  l'idée 
d'un  certain  intervalle  à  franchir  pour  arriver  à  loucher 
l'objet.  Le  contact  s'oppose  à  la  distance  ;  la  distance  exclut 
le  contact.  La  distance  tactile  est  une  possibilité  de  contact 
séparé  de  l'acte  par  un  certain  temps.  Elle  est  l'idée,  la  seule 
idée  que  l'aveugle-né  ait  de  la  distance  avant  toute  opération  : 
il  ne  peut  se  la  représenter  que  comme  la  possibilité  d'une 
sensation  future,  non  actuelle,  ou  le  passage  possible  de  la 
sensation  actuelle  à  une  sensation  future. 

Qu'est-ce  maintenant  que  la  distance  visuelle?  Illusion  en 
réalité,  toujours  est-il  que  nous  ne  pouvons  nous  la  repré- 
senter que  comme  une  perception  immédiate  de  l'objet  dis- 
tant. Xous  voyons  les  objets  éloignés  (jusqu'à  une  certaine 
limite),  aussi  bien  que  les  objets  proches,  d'une  manière  im- 
médiate :  car  voir  signifie  cela.  Ainsi  la  dislance  visuelle  est 
immédiate;  la  distance  tactile  ne  l'est  pas.  Le  tact,  pour 
percevoir  un  objet  éloigné,  a  besoin  du  mouvement  vers  cet 
objet  :  mais  la  vue,  pour  percevoir  le  même  objet,  n'a  pas 
besoin  de  mouvement,  ou  du  moins  n'a  pas  besoin  de  cette 
sorte  de  mouvement  qui  va  vers  l'objet.  Pour  le  tact,  l'idée 
de  dislance  s'associe   à  l'idée    d'un  mouvement  possible  et 


DE   LA   PERCEPTION    VISUELLE    DE    LA   DISTANCE        llo 

même  nécessaire.  Pour  la  vue,  l'idée  de  distance  ne  s'associe 
à  aucun  mouvementé 

Maintenant,  quel  est,  pour  l'aveugle,  le  type  de  la  percep- 
tion immédiate?  C'est  le  contact.  Gomment  exprimera-t-il  donc 
ce  nouveau  fait  d'une  perception  immédiate  des  objets  éloi- 
gnés? Par  une  image  empruntée  au  contact  :  il  dira  que  les 
objets  lui  touchent  les  yeux  :  car  toucher,  pour  lui,  c'est  res- 
sentir une  impression  actuelle,  sans  avoir  besoin  d'un  dépla- 
cement pour  la  provoquer.  Or  tel  est  le  caractère  propre  de 
la  perception  visuelle;  elle  sera  donc  pour  lui  un  toucher. 

Cela  donné,  devons-nous  dire  que  l'aveugle  opéré  perçoit 
ou  ne  perçoit  pas  la  distance  par  la  vue?  Nous  répondons  que 
l'aveugle  doit  percevoir  tout  d'abord  (avec  plus  ou  moins  de 
précision)  la  même  chose  que  nous  :  il  perçoit  ce  que  nous 
percevons  et  comme  nous  le  percevons,  seulement  moins 
bien;  mais  ce  qu'il  perçoit  ne  peut  pas  réveiller  en  lui  la 
notion  de  distance,  puisque  la  seule  idée  de  distance  qu'il  ait 
encore  est  celle  d'une  séparation  de  l'objet,  tandis  que  la 
vision,  au  contraire,  lui  fournit  le  fait  tout  nouveau  d'une  vi- 
sion immédiate  de  l'objet  éloigné.  Il  ne  retrouvera  pas  dans 
sa  perception  nouvelle  les  éléments  de  la  notion  de  distance 
telle  que  le  toucher  la  lui  a  fournie;  il  ne  se  servira  d'aucune 
des  expressions  relatives  à  cette  notion,  puisqu'il  s'agit  main- 
tenant d'une  notion  toute  différente.  Bien  loin  ici  que  la  vue 
ait  besoin  de  s'instruire  par  le  toucher,  on  peut  dire,  au  con- 
traire, qu'il  faut  que  la  vue  oublie  peu  à  peu  les  notions  du 
toucher  pour  reconnaître  les  siennes  propres^  Tant  que  le 
souvenir  de  la  distance  tactile  prédominera,  il  n'y  aura  pas 
pour  l'aveugle  de  distance  visuelle.  Tant  que  l'idée  de  dis- 
tance représentera  pour  lui  une  possibilité  de  contact,  par  con- 
séquent la  séparation  d'avec  son  objet,  comme  la  vue  ne  lui 
présente  rien  de  semblable,  il  ne  percevra  rien  qu'il  puisse 
appeler  distance,  et  tout  son   langage,  emprunté   au  tact, 

1.  Je  ne  parle  pas,  bien  eateudii,  des  mouvements  de  Tceil  en  haut,  en  bas,  à. 
droite  et  à  gauche  :  je  parle  du  déplacement  du  corps  ou  des  membres.  Or  le 
tact  a  besoin  de  ce  déplacement  :  la  vue  n'en  a  pas  besoin. 


17G  LIVRE    CIxNQUIÈME.  —  LE   .MONDE   EXTÉRIEUR 

interprété  dans  la  notion  qui  vient  de  la  vue,  nous  fera  croire 
qu'il  perçoit  autrement  que  nous,  tandis  qu'il  ne  s'agit,  au 
contraire,  que  de  deux  langages  diiférents.  Mais  peu  à  peu 
la  servitude  à  l'égard  du  toucher  diminuera  ;  Taveugle  ou- 
bliera le  type  exclusif  qu'il  devait  à  ce  sens;  il  remarquera 
et  dictera  les  notions  propres  de  la  vue;  et  c'est  seulement 
lorsque  la  vue  aura  été  complètement  affranchie  du  toucher 
qu'on  pourra  dire  qu'il  perçoit  la  distance  visuelle. 

Dans  toutes  les  expériences  du  genre  de  celle  que  nous 
discutons,  il  semble  que  l'on  soit  parti  d'une  certaine  confu- 
sion d'idées.  On  ne  se  demande  pas  si  la  vue  a  des  percep- 
tions propres,  si,  par  exemple,  il  y  a  une  perception  propre 
de  la  distance  visuelle  :  on  se  demande  si  la  vue  peut  recon- 
naître immédiatement  la  correspondance  de  ces  perceptions 
avec  celles  du  toucher,  ce  qui  est  évidemment  impossible, 
puisque  ces  deux  genres  de  perception  n'ont  aucune  ressem- 
blance entre  elles. 

Prenons  pour  exemple  le  célèbre  problème  de  Molyneux. 
L'aveugle  opéré,  mis  en  présence  d'un  globe  et  d'un  cube, 
distinguera-t-il  du  premier  coup  quel  est  le  globe,  quel  est  le 
cube?  Dans  ce  problème  on  ne  se  borne  pas  à  demander  ce 
qui  devrait  être  la  seule  question,  à  savoir  :  l'aveugle  percevra- 
t-il  deux  formes  différentes,  ou  les  confondra-t-il  l'une  avec 
l'autre?  Xon;  on  veut  que  par  la  vue  il  reconnaisse  immé- 
diatement quelle  apparence  visible  correspond  à  telle  percep- 
tion tactile  :  ce  qui  est  beaucoup  trop  demander,  car,  puis- 
qu'il n'y  a  aucune  ressemblance  entre  les  perceptions  d'un 
sens  et  celles  d'un  autre,  il  n'y  a  aucune  raison  pour  que 
l'aveugle  reconnaisse  à  la  vue  ce  qu'il  n'a  encore  perçu  que 
par  le  toucher.  Il  voit  bien  qu'un  cube  n'est  pas  une  sphère  ; 
mais  comment  pourrait-il  savoir  laquelle  de  ces  deux  formes 
correspond  à  ce  qu'il  a  appelé  jus({u'ici  cube,  laquelle  à  ce 
qu'il  a  appelé  sphère?  Comment  le  pourrait-il,  puisque  ce 
sont  deux  notions  absolument  hétérogènes?  Le  jeune  aveugle 
de  Cheselden  ne  sut  pas  distinguer  d'abord  son  chien  et  son 
chat;  mais,  ayant  attrapé  le  chat,  il  le  tâta  attentivement  et 


DE   LA   PERCEPTIOxN    VISUELLE    DE   LA   DISTANCE        117 

dit,  en  le  relâchant  :  «  Ya,  minet,  je  te  reconnaîtrai  à  l'ave- 
nir. »  Mais  ce  serait  le  contraire  qui  serait  prodigieux;  car 
quel  rapport  y  a-t-il  entre  la  forme  visible  d'un  cliat  et  sa 
forme  tactile?  Cela  ne  veut  certainement  pas  dire  que  l'en- 
fant, mis  en  présence  du  chien  et  du  chat,  ne  les  distinguât  pas 
l'un  de  l'autre;  seulement  il  ne  savait  pas  leur  donner  leur 
nom  tactile.  Ainsi  l'aveugle  opéré  perçoit  bien  les  formes  : 
mais,  ce  qui  doit  être,  il  ne  les  peut  pas  rapporter  immédia- 
tement aux  formes  antérieurement  perçues.  C'est  ainsi,  par 
exemple,  qu'un  sourd  de  naissance  qui  acquerrait  l'ouïe,  dis- 
tinguerait bien  le  son  du  tambour  du  son  de  la  trompette, 
mais  ne  pourrait  dire  tout  de  suite  quelle  est  la  trompette, 
quel  est  le  tambour.  On  ne  voit  pas  trop  ce  que  l'on  peut  con- 
clure de  là. 

La  même  confusion  a  lieu  dans  la  question  qui  nous 
occupe.  En  tant  que  la  distance  signifie  la  possibilité  d'un 
certain  mouvement  pour  aller  du  point  où  nous  sommes 
au  point  éloigné,  la  vue  ne  nous  suggère  rien  de  semblable, 
puisque,  pour  la  vue,  ce  point  éloigné  est  donné  en  même 
temps  que  le  point  proche.  Les  deux  notions  ne  peuvent  donc 
pas  coïncider;  mais  cela  prouve  seulement  que  la  vue  n'est 
pas  le  tact,  et  non  que  la  vue  n'a  pas  sa  perception  de  la  dis- 
lance, qui  s'éclaircira  avec  l'expérience,  mais  qui  n'en  est 
pas  moins  pour  elle,  selon  l'expression  d'Aristote,  un  sensiôle 
propre. 

Dans  la  plupart  des  observations  rapportées,  c'est  toujours 
la  même  difficulté  qui  est  conslatéo,  à  savoirla  difficulté  de 
rapporter  la  notion  de  la  vue  à  colle  du  toucher.  Dans  l'obser- 
vation de  Wardrop,  qui  est  rapportée  tout  au  long  par  Ilelm- 
holtz,ladame  qui  avait  été  le  sujet  de  l'opération  (à  quarante- 
six  ans)  «  paraissait  stupéfaite  de  ne  pas  pouvoir  combiner  les 
perceptions  du  toucher  avec  celles  de  la  vue,  et  se  trouvait 
désappointée  de  ne  pouvoir  pas  distinguer  immédiatement 
par  la  vue  des  objets  qu'elle  distinguait  si  facilement  par  le 
toucher...  Elle  vit  une  orange  sur  sa  cheminée;  mais  elle  ne 
put  pas  se  figurer  ce  que  c'était  avant  de  l'avoir  touchée.  »  Ces 

II.  12 


118  LIVRE    CINQUIÈME.  —  LE  MONDE   EXTÉRIEUR 

faits  s'expliquent  naturellement  d'après  les  observations  pré- 
cédentes; mais  qu'on  relise  avec  soin,  et  tout  entière,  l'ob- 
servation de  Wardrop,  on  n'y  trouvera  pas  la  moindre  preuve 
que  la  malade  opérée  ait  jamais  vu  les  objets  sur  un  plan. 

Dans  l'observation  de  Ware  rapportée  par  Dugald  Stewart, 
l'enfant  opéré  (il  avait  sept  ans)  apprit  très  vite  et  très  faci- 
lement les  distances;  et  même,  ce  qui  est  plus  remarquable, 
il  distinguait  la  nature  et  la  couleur  des  objets  ;  mais,  comme 
le  fait  observer  D.  Stewart,  cela  prouverait  simplement  que 
l'enfantn'étaitpas  complètement  aveugle,  ce  qui  était  vrai  ;  et, 
en  effet,  il  est  rare,  en  cas  de  cataracte  congénitale,  que  la  cécité 
soit  absolue.  Le  malade  connaît  au  moins  la  plupart  du  temps 
la  diiïérence  de  la  lumière  et  de  la  nuit,  et  par  conséquent 
il  doit  avoir  déjà  une  certaine  notion  de  distance,  même  par 
la  vue,  ce  qui  prouve  combien  ces  expériences  sont  peu  signi- 
licatives.  Il  en  était  de  même  d'un  autre  enfant,  sourd  et 
aveugle,  opéré  encore  par^Yardrop,  dont  nous  avons  parlé  plus 
liant,  et  dontD.  Stewart  nous  rapporte  l'bistoire  dans  le  plus 
grand  détail,  en  avouant  que  «  ce  cas  ne  pouvait  servir  en 
aucune  façon  à  vérifier  les  conclusions  de  Cheselden'  ». 

Diderot  a  dit  avec  raison  :  «  Préparer  et  interroger  un  aveu- 
gle-né n'eût  point  été  une  occupation  indigne  des  talents  réu- 
nis de  ?sewtoii.  Descartes,  Locke  et  Leibniz.  »  En  effet,  pour 
comprendre  les  réponses  de  l'aveugle,  il  faut  savoir  ce  qu'on 
veut  lui  demander.  Quand  on  lit  les  récits  d'observation,  on  y 
voit  tant  de  questions  diverses,  n'ayant  pas  de  rapport  entre 
elles,  si  peu  de  suite  dans  les  expériences,  si  peu  de  méthode 
en  un  mot,  qu'on  ne  s'étonne  pas  que  la  question  reste  si  obs- 
cure et  si  enveloppée. 

Nous  avons  signalé  quelques-unes  des  confusions  commi- 
ses dans  ces  expériences.  En  voici  une  autre  :  c'est  celle  qui 
consiste  à  confondre  \sijje?'cejjtioji  d'une  qualité  avec  Vappré- 


1.  DugalJ  Stewart,  Éléments  de  la  pliilosopliie  de  l'esprit  hiotiiiin,  Appendice. 
Cet  appeudice,  qui  coulieut  toute»  le»  piùces  de  l'histoire  de  James  Âlitchell, 
est  le  luéiuoire  le  plus  développé  que  nous  ayous  sur  uue  observatiou  de  ce 
genre. 


DE   LA   PERCEPTION   VISUELLE    DE   LA   DISTANCE        179 

dation  claire  et  distincte  de  celte  qualité.  Ainsi  on  nous  dit 
sans  cesse  que  les  aveugles  opérés  n'apprécient  pas  les  dis- 
tances, ce  qui  est  accordé  d'avance  ;  mais  qu'ils  ne  les  per- 
çoivent pas  du  tout,  c'est  une  tout  autre  question.  Que  l'œil, 
ainsi  que  tous  nos  organes,  ait  besoin  d'éducation  et  d'habi- 
tude pour  exercer  ses  fonctions,  et  par  conséquent  pour  ap- 
prendre à  discerner  les  sensations,  c'est  ce  qui  ne  fait  pas 
question  ;  mais  cela  est  tout  aussi  vrai  des  sensations  qui  lui 
appartiennent  en  propre  sans  contestation,  que  de  celles  qui 
lui  viendraient  de  l'éducation  par  le  moyen  du  toucher.  Nul 
doute  que  l'œil  n'apprenne  à  discerner  plus  exactement  les 
couleurs  par  l'habitude.  Dira-t-on  que  l'œil  a  besoin  du  tou- 
cher pour  apprendre  à  percevoir  les  couleurs  ?  L'ouïe  a  éga- 
lementbesoin  d'éducation  pour  discerner  les  sons.  Il  yabeau- 
coup  d'oreilles  qui  ne  distinguent  pas  les  demi-tons,  et  la 
plupart  sont  incapables  de  discerner  les  quarts  de  ton.  Dirons- 
nous  que  le  son  n'est  pas  l'objet  propre  des  perceptions  de 
l'ouïe? Il  y  a  donc  deux  sortes  d'éducation  des  sens  :  1°  Fé- 
ducalion  d'un  sens  par  l'exercice  propre  à  ce  sens  ;  2°  l'édu- 
cation de  ce  sens  par  son  association  avec  les  autres,  et  en 
particulier  avec  le  toucher.  Or,  de  ce  qu'un  organe  a  besoin 
d'éducation  dans  le  premier  sens,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  en 
ait  besoin  dans  le  second.  De  ce  qu'il  apprend  à  apprécier,  il 
ne  s'ensuit  pas  qu'il  apprenne  à  percevoir;  et  si  l'on  dit  d'une 
manière  vague  qu'il  apprend  à  percevoir,  cela  veut  dire  qu'il 
apprend  à  apprécier.  Ainsi  le  discernement  sera  le  résultat 
de  l'éducation,  mais  non  la  perception  du  son^n  tant  que  son. 
Pour  en  revenir  à  la  notion  des  distances,  l'œil  peut  être  oblig-é 
d'apprendre  à  la  perfectionner,  sans  qu'on  puisse  en  conclure 
qu'elle  ne  l'a  pas  naturellement.  Il  ne  suffit  pas  de  prouver 
qu'il  la  perçoit  mal  ;  il  faut  prouver  qu'il  ne  la  perçoit  pas  du 
tout. 

Or,  c'est  cette  distinction  que  l'on  ne  fait  pas  généralement 
dans  les  récits  auxquels  nous  faisons  allusion.  Gheselden  nous 
dit  :  «  Loin  d'être  en  état  î^C apprécier  les  distances  ;  »  il  ne 
s'agit  donc  que  d'appréciation,  non  de  perception.  ^N^ardrop 


ISO  LIVRE    CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

dit  de  même  :  «  Elle  était  loin  d'avoir  aucune  connaissance 
exacte  des  formes  et  des  distances.  »  Mais  entre  une  connais- 
sance exacte  et  une  non-connaissance  il  y  a  un  milieu. 
M.  Ernest  Naville,  résumant,  dans  un  article  déjà  cilé.  une  des 
dernières  expériences  de  ce  genre  qui  aient  été  failes,  nous 
dit  :  «  L'aveugle  opéré  par  M.  Recordon,  en  1852,  jugeait 
également  distantes  deux  maisons  fort  éloignées  l'une  de  l'au- 
tre. »  Mais  tous  les  jours  nous  voyons  que  celui  qui  n'a  pas 
d'oreille  confond  deux  sons  qui  sont  très  différents.  M.  Ernest 
Naville  fait,  du  reste,  lui-même,  avec  beaucoup  de  sagacité, 
la  distinction  que  nous  faisons  ici,  et  il  l'applique  à  la  per- 
ception des  formes  planes.  Il  reconnaît  que  l'œil  ne  les 
perçoit  pas  tout  d'abord  telles  qu'elles  sont,  et  qu'il  apprend 
à  les  percevoir,  mais  cela  par  son  propre  exercice ,  et  sans 
avoir  besoin  du  toucher.  Pour  nous,  nous  sommes  tentés 
d'aller  plus  loin  et  d'affirmer  la  même  chose  aussi  bien  de  la 
troisième  dimension  que  des  deux  autres. 

Il  ne  paraît  pas  non  plus  que  tous  les  observateurs  aient 
été  d'accord  sur  les  premières  perceptions  des  aveugles  opé- 
rés. Je  trouve,  par  exemple,  dans  un  livre  peu  connu  du 
xviu^  siècle*,  la  mention  de  plusieurs  expériences  qui  dépo- 
seraient en  sens  inverse  do  celle  de  Cheselden.  L'auteur  cite 
les  observations  de  M.  Janin  sur  l'œil,  qui  confirment,  dit-il, 
sa  propre  opinion,  laquelle  était  contraire  à  l'opinion  reçue  : 
«  Cette  aveugle-née  à  qui  M.  Janin  ouvrit  les  yeux  ne  voyait 
les  objets  ni  doubles,  ni  renversés,  ni  touchant  ses  yeux... 
Cette  même  fille,  ainsi  que  d'autres  malades  semblables 
observés  par  M.  Daviel,  portait  les  mains  en  avant  vers  les 
objets  pour  les  atteindre  :  elle  avait  donc  quelque  idée  de  la 
dislance,  de  l'étendue.  »  Qu'étaient-ce  que  ces  expériences  de 
Janin  et  de  Daviel?  Nous  ne  le  savons  pas.  Elles  ne  sont  pas 
mentionnées  parmi  celles  de  ce  genre  dont  le  souvenir  a  été 
conservé.  L'auteur  du  livre  que  nous  mentionnons  n'indique 
pas  la  source  :  peut-être  la  retrouverait-on  dans  les  mémoi- 

1.  Histoire  nalurelle  de  l'mnc,  par  llcy  Régis  (1780),  ouvrage  cité  plusieurs  fois 
par  .Maiuu  de  IJiraii. 


DE    LA   PERCEPTION   VISUELLE   DE    LA   DISTANCE        181 

res  scientifiques  du  xvui®  siècle  :  le  temps  nous  manque  pour 
faire  celte  recherche.  Toujours  est-il  que,  d'après  Rey  Régis, 
ces  expériences  contredisaient  les  assertions  de  Clieselden*. 
Les  observations  précédentes  peuvent  s'appliquer  égale- 
ment au  fait  souvent  invoqué  des  petits  enfants,  qui  étendent, 
dit-on,  les  mains  pour  atteindre  les  objets  éloignés,  comme 
s'ils  étaient  proches,  fait  qui  a  bien  peu  de  valeur  en  cette 
question  ;  car,  si  l'enfant  étend  la  main  pour  saisir  un  objet, 
même  en  se  trompant  il  a  déjà  depuis  longtemps  la  notion 
de  distance.  Il  ne  se  trompe  que  sur  l'appréciation,  mais  il 
n'a  pas  à  acquérir  la  perception  ;  or  nous  avons  vu  que  cha- 
que sens  est  obligé  de  s'instruire  même  de  ce  qui  le  concerne 
exclusivement.  Il  est  évident  d'ailleurs  qu'il  n'y  a  rien  à  tirer 
de  l'observation  des  petits  enfants  sur  cette  question,  car  à 
l'âge  où  ils  commencent  à  étendre  les  mains  pour  saisir  un 
objet,  ils  doivent  avoir  depuis  longtemps  la  notion  de  dis- 
tance, même  dans  la  théorie  empiristique  ;  et  avant  cet  âge 
nous  n'avons  aucun  signe  qui  puisse  nous  apprendre  s'ils 
ont  ou  s'ils  n'ont  pas  cette  notion. 

Quant  à  l'argument  qui  se  tire  des  illusions  de  la  perspec- 
tive et  du  dessin,  la  solution  de  la  difficulté  est  de  renvoyer 
à  nos  adversaires  leurs  propres  explications  ;  car  ce  qu'il  faut 
ramener  à  l'association  et  à  l'habitude,  ce  n'est  pas  la  percep- 
tion normale,  mais  la  perception  erronée. 

Dans  la  théorie  nativistique  aussi  bien  que  dans  la  théorie 
empiristique,  la  surface  se  joint  à  la  profondeur,  et  les  degrés 
de  lumière  mesurent  la  distance.  Les  deux^ perceptions  se 
lieront  donc  d'une  manière  inséparable.  On  comprend  alors 
que  l'une  do  ces  perceptions  puisse  rappeler  l'autre.  C'est  ce 
qui  a  lieu  en  effet  ;  et  si  la  coïncidence  est  parfaite,  le  souvenir 

1.  Ou  voit  que  tous  les  philosophes  du  xviii<=  siècle  n'ont  pas  été  d'accord 
avec  Voltaire,  Coudillac,  Diderot,  sur  la  théorie  berkeléienue  de  la  vision. 
Dans  un  autre  ouvrage  de  ce  temps,  qui  porte  le  mcuie  titre  que  le  précédent, 
Histoire  naturelle  de  l'âme,  parle  docteur  Charp  (Laniettrie;,  Oxford,  1747,  l'au- 
teur combat  aussi  la  conclusion  de  Cheseldeu  :  «  De  deux  choses  l'une,  dit-il  : 
ou  on  n'a  pas  donné  le  temps  à  l'organe  ébranlé  de  se  remettre  dans  sou  assiette 
naturelle,  ou,  à  force  de  tourmenter  le  nouveau  voyant,  on  lui  a  fait  dire  ce 
qu'on  était  bien  aise  qu'il  dit.  »  (P.  304.) 


182  LIVRE   CINQUIEME.  —  LE    MONDE    EXTERIEUR 

peut  êlre  assez  vif  pour  devenir  presque  une  perceplion.  Il 
ne  s'agit  ici  que  de  provoquer  par  une  perception  nouvelle  le 
souvenir  d'une  perception  antérieure  ;  tandis  que,  dans  l'autre 
hypothèse,  il  faudrait  que  la  vue  contractât,  par  son  alliance 
avec  d'autres  sens,  une  perception  qui  lui  serait  complète- 
ment étrangère. 

L'argument  le  plus  fort  en  faveur  de  l'opinion  reçue  est 
celui  de  Berkeley.  La  distance  est  une  ligne  qui  va  de  l'œil  à 
l'objet  distant.  Elle  est  perpendiculaire  à  la  surface  de  l'œil, 
et  ne  le  touche  que  par  un  point.  Or  comment  l'œil  qui  n'est 
touché  qu'en  un  point  pourrait-il  percevoir  la  ligne  qui  est 
la  continuation  de  ce  point  dans  la  môme  direction?  Cela 
est  vrai  de  chacun  des  points  de  l'objet  distant.  Chacun 
d'eux  envoie  des  rayons  qui  ne  touchent  notre  œil  qu'à  leur 
extrémité.  L'œil  ne  reçoit  donc  en  réalité  qu'un  ensemble  de 
points  continus  qui  reproduisent  en  surface  l'objet  distant, 
mais  sans  aucune  indication  sur  la  distance  elle-même.  Les 
accommodations  qui  se  font  dans  l'œil,  suivant  les  distances, 
sont  inconscientes  et  ne  portent  point  du  tout  l'idée  de  distance 
avec  elles.  On  ne  voit  donc  pas  pourquoi  l'œil  percevrait 
autre  chose  que  ce  qui  lui  est  intimement  uni,  c'est-à-dire 
une  surface  ;  car  les  profondeurs  de  l'espace  se  reproduisent 
sur  la  plaque  de  la  chambre  noire  en  surface.  En  un  mot,  on 
ne  peut  pas  voir  la  distance,  car  elle  n'est  qu'un  intervalle, 
un  rapport,  une  succession  de  plans  ;  elle  ne  peut  pas  être 
vue  en  tant  que  distance.  La  distance  comme  telle,  c'est-à- 
dire  le  vide,  n'envoie  pas  de  rayons  lumineux.  Elle  est  objet 
de  construction,  de  conception,  d'inférence,  non  de  percep- 
tion. 

Tel  est  le  vrai  fondement  philosophique  de  l'opinion  que 
nous  examinons.  Avant  de  répondre  à  cet  argument,  repre- 
nons l'opinion  elle-même  par  la  base  pour  en  déterminer  le 
sens. 

;  S'est-on  bien  demandé  ce  que  l'on  voulait  dire  en  affirmant 
que  par  la  vue  nous  voyons  tous  les  objets  sur  un  plan?  Voir 
sur  un  plan,  c'est  voir  en  surface  ce  qu'on  croit  voir  en  pro- 


DE   LA   PERCEPTION   VISUELLE    DE    LA   DISTANCE        183 

fondeur  :  c'est  ce  qui  arrive  pour  les  décors  de  théâtre.  Fort 
Lien  ;  mais  on  oublie  que,  dans  ce  cas-là,  le  plan  lui-même  est 
vu  à  distance.  Peut-on  voir  un  mur  sans  le  supposer  séparé 
de  nous  par  un  certain  intervalle?  Le  décor  lui-même  n'est-il 
pas  éloigné  de  nous?  Pouvons-nous  nous  faire  quelque  idée 
(l'un  mode  de  perception  qui  consisterait  à  voir  un  objet  sur 
nos  yeux,  comme  l'aveug-le  de  Clieselden?  Lorsque  l'objet  visi- 
ble vient  à  toucher  notre  œil,  nous  ne  voyons  plus  rien  du 
tout.  Nous  comprenons  très  bien  ce  que  serait  de  voir  la  nature 
comme  un  tableau  peint,  puisque  le  tableau  peint  quelquefois 
nous  fait  l'illusion  de  la  nature  ;  mais  nous  ne  pouvons  aller 
plus  loin.  Un  état  de  perception  où  nous  verrions  un  tableau 
sans  aucune  distance  entre  lui  et  nous  est  un  état  en  dehors 
de  toute  expérience  :  il  est  irreprésentable  à  l'imagination. 
Voir,  c'est  projeter  en  dehors  les  images  qui  sont  en  nous  : 
c'est  là  ce  qu'on  appelle  voir,  ou  ce  n'est  rien.  Pour  la  vue,  il 
ne  peut  y  avoir  d'autre  dehors  que  la  distance.  A  moins  de 
réduire  la  couleur  à  être  une  modification  de  notre  âme, 
comme  la  chaleur  et  la  saveur,  et  de  faire  de  l'espace  tout 
entier  (avec  ses  trois  dimensions)  une  construction  ultérieure 
de  l'esprit,  comme  M.  liain  et  St.  Mill,  à  moins,  dis-je,  de 
subjeclivcr  entièrement  les  couleurs,  l'opinion  discutée  est 
incompréhensible.  On  ne  sait  ce  que  peuvent  être  des  plans 
colorés  appliqués  immédiatement  à  un  moi  sentant,  ce  que 
c'est  qu'un  moi  touchant  des  plans  par  la  vue.  C'est  trans- 
porter d'une  manière  tout  à  fait  inintelligible  les  propriétés 
du  toucher  à  celles  de  la  vue.  Pour  la  vue,  la  distance  est  la 
forme  de  l'objectivité.  Voir,  c'est  éloigner  l'olDJet  de  nous,  le 
projeter  à  distance,  ou  ce  n'est  plus  voir;  voir  sans  distance 
est  un  mode  de  perception  dont  nous  n'avons  aucune  idée  et 
dont  nous  ne  pouvons  pas  parler. 

Mais,  dit-on,  nous  ne  pouvons  pas  voir  la  distance.  Nous 
l'accordons;  mais,  sans  voir  la  distance,  nous  prétendons 
qu'on  ne  peut  voir  qu'à  distance.  La  distance  n'est  pas  l'objet, 
c'est  la  condition  de  la  vision.  Après  tout,  on  ne  voit  pas  plus 
l'étendue  de  surface  que  l'étendue  de  profondeur;  nous  ne 


184  LIVRE    CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

voyons  que  dos  couleurs  disposées  d'une  certaine  manière  ; 
or  la  disposition  n'est  pas  un  objet  de  sensation. 

Quant  à  l'opinion  qui,  renonçant  à  cette  distinction  de  la 
surface  et  de  la  profondeur,  ferait  de  l'espace  entier,  à  trois 
dimensions,  une  construction  de  l'esprit,  resterait  encore  à 
savoir  si  c'est  une  construction  à  priori,  comme  le  veut  Kant, 
ou  une  construction  à  posteriori,  fondée  uniquement  sur  la 
sensation  musculaire,  comme  l'entendent  les  Anglais.  Dans 
le  premier  cas,  ce  serait  toujours  l'espace  à  trois  dimensions, 
et  non  pas  seulement  l'espace  en  surface,  qui  serait  la  condi- 
tion de  la  perception. 

Bien  plus,  la  perception  d'une  surface  plane  sans  aucune  dis- 
tance à  notre  œil  nous  paraît  contradictoire.  Car  dans  la  per- 
ception d'un  plan  en  tant  que  plan,  il  y  a  des  points  centraux 
qui  envoient  des  rayons  directs  dans  le  sens  de  l'axe  de  l'œil, 
et  des  points  extrêmes  qui  envoient  des  rayons  obliques  dans 
le  sens  latéral  ;  or,  d'après  la  géométrie,  la  perpendiculaire 
étant  plus  courte  que  l'oblique,  les  rayons  extrêmes  doivent 
être  plus  longs  que  les  rayons  centraux;  et  non  seulement  ils 
doivent  être  plus  longs  dans  la  réalité,  mais  je  dois  avoir 
conscience  de  cette  inégalité  de  longueur.  En  elfet,  pour  que 
je  perçoive  un  plan  comme  plan,  il  faut  que  je  voie  les  points 
extérieurs  à  une  plus  grande  distance  que  les  points  cen- 
traux ;  car,  si  je  les  vois  tous  à  la  même  distance,  ou  plutôt  h 
une  distance  nulle,  c'est  que  les  points  extérieurs  se  confon- 
draient avec  les  points  centraux;  tout  se  réunirait  en  un  point 
unique,  et  le  plan  disparaîtrait, 

M.  ITelmholtz  semble  répondre  d'avance  à  cette  objection, 
ne  faisant  remarquer  que,  dans  l'exemple  de  l'opérée  de  War- 
drop,  «  la  malade  était  incapable  de  porter  le  regard  sur  un 
objet  vu,  indirectement  »,  et  il  en  tire  cette  conséquence  qu'elle 
ne  percevait  pas  la  différence  de  distance  entre  les  points 
centraux  et  les  points  extrêmes  du  tableau.  Mais,  même  en 
supposant  l'œil  immobile  et  fixé  sur  un  objet  vu  de  face,  il 
y  a  toujours  un  champ  de  vision  d'une  certaine  étendue,  et 
par  conséquent  des  extrémités  i»lus  éloignées  que  le  centre,. 


DE    LA   PERCEPTION   VISUELLE   DE    LA   DISTANCE        185 

et  il  nous  semble  que  notre  argument  subsiste.  D'ailleurs, 
la  difficulté  de  mouvoir  l'œil  venait  sans  doute  d'un  défaut 
d'habitude,  et  non  d'un  défaut  de  perception;  car  Wardrop 
nous  dit  que,  pour  voir  un  objet  indirect,  «  elle  tournait  sa 
tète  tout  entière  «.  On  ne  doit  donc  pas  conclure  qu'elle  ne 
voyait  pas  indirectement,  puisqu'elle  tournait  la  tête  vers 
l'objet,  mais  seulement  que  les  mouvements  de  l'œil  étaient 
encore  incertains  et  inexpérimentés,  comme  ils  devaient  l'être. 
Ceci  nous  conduit  à  une  dernière  difficulté  que  nous  devons 
examiner  en  terminant.  Nous  n'avons  parlé  de  la  vue  que 
dans  son  rapport  avec  le  toucher;  nous  nous  sommes  demandé 
seulement  si  le  toucher  était  indispensable  pour  que  la  vue 
put  acquérir  la  notion  de  distance.  C'est  le  point  seul  que  nous 
avons  examiné.  Est-ce  à  dire  maintenant  que  la  vision  ne  soit 
pas  quelque  chose  de  très  complexe  et  ne  contienne  pas  des 
éléments  hétérogènes  qui  entrent  comme  facteurs  dans  la 
perception  visuelle  de  la  distance?  Non,  sans  doute  ;  par  exem- 
}>le,  on  fait  remarquer  que  les  perceptions  de  la  vue  sont  dues 
en  grande  partie  aux  mouvements  de  l'œiP,  et  que  le  mouve- 
ment de  l'œil  est  un  phénomène  musculaire  qui  n^'appartient 
pas  en  propre  au  sens  de  la  vue,  considéré  en  tant  que  sens. 
Je  ne  le  nie  pas;  cependant  je  ferai  remarquer  qu'il  a  été 
démontré  depuis  longtemps  par  Maine  de  Biranque  nos  sens 
ne  deviennent  proprement  des  agents  de  perception  qu'en  tant 
qu'ils  passent  de  l'état  passif  à  l'état  actif;  et  cela  n'est  pas 
seulement  vrai  pour  la  vue,  mais  pour  tous  les  autres  sens, 
et  pour  le  toucher  lui-même  ;  et,  quelque  effort  que  l'on  puisse 
faire  pour  se  représenter  un   état  purement  passif  de  cha- 

1.  Je  tiens  à  faire  remarquer  que  cette  théorie,  ù,  laquelle  ou  attache  aujour- 
d'hui avec  raison  tant  d'importance  en  Angleterre  et  en  Allemagne,  appartient 
en  propre  à  Maine  de  Biran,  dans  sou  Mémoire  sw  l'habitude.  Voici  ses  propres 
termes  :  «  11  est  difficile  de  dire  dans  quelles  bornes  étroites  les  fonctions  de  la 
vue  seraient  circonscrites,  si  nous  faisions  absti'action  de  la  mobilité  particu- 
lière de  cet  organe...  L'impression  visuelle  dépend  de  l'activité  motrice  ;  c'est  par 
une  action  proprement  musculaire  et  avec  un  effort  très  perceptible,  que  l'œil 
se  fixe,  se  dirige,  s'ouvre  plus  ou  moins,  raccourcit  ou  allonge  son  diamètre...  » 
[Œuvres,  p.  34.)  Au  reste,  Condillac  lui-même  n'avait  pas  méconnu  ce  fait,  sans 
eu  saisir  cependant  l'importance  :  «  Comment  les  mains  pourrajeut-elles  dire 
aux  yeux  :  Voyez  comme  nous,  si  les  yeux  étaient  immobiles?  » 


18G  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE    MONDE   EXTÉRIEUR 

cun  de  nos  sens,  il  est  impossible  d'y  supprimer  complète- 
ment toute  activité,  sans  supprimer  le  sens  lui-même.  Il  y  a 
dans  chacun  de  nos  sens  et  dans  l'usage  de  leurs  organes  un 
certain  état  de  tension,  de  tonicité,  d'activité,  qui  fait  partie 
du  sens  lui-même  et  qui  en  est  en  quelque  sorte  la  vitalité. 
L'oreille  elle-même,  quoiqu'elle  obéisse  très  peu  à  notre  vo- 
lonté, peut  être  en  quelque  sorte  tendue;  il  en  est  de  même 
de  l'acte  d'ouvrir  ou  de  tendre  les  narines,  de  presser  forte- 
ment par  la  main.  Chacun  de  nos  sens,  si  l'on  fait  abstraction 
de  cet  effort,  de  cette  tension,  apparaîtrait  à  peine  à  la 
conscience.  Sans  doute,  lorsque  l'œil  opère  de  véritables  dé- 
placements, de  haut  en  bas,  de  droite  à  gauche,  ce  sont  là  des 
mouvements  qui  n'appartiennent  pas  à  la  vision  en  tant  que 
telle,  de  même  que  mouvoir  sa  main  n'est  pas  un  phénomène 
de  tact;  mais  si  l'on  entend  parler  de  cette  tension  minimum 
sans  laquelle  l'œil  ne  serait  pas  même  un  org-ane  vivant,  il  est 
clair  que  c'est  là  un  élément  intégrant  de  la  vision;  or  c'est 
en  tenant  compte  de  cet  élément,  comme  essentiel  à  Ka  vision, 
que  nous  disons  que  la  vue  toute  seule  pourrait  suffire  à  la  con- 
struction du  monde  extérieur,  au  moins  au  point  de  vue  de 
l'espace.  Il  n'y  a  pas  lieu  ici  de  pousser  l'analyse  trop  loin  et 
de  séparer  du  sens  lui-même  ce  sans  quoi  le  sens  n'existerait 
pas;  car,  pour  réduire  la  vision  à  elle  seule,  on  la  supprimerait 
totalement. 

En  résumé,  il  nous  semble  que  dans  le  débat  engagé  entre 
l'école  nativislique  et  l'école  empiristique  il  n'y  a  pas  néces- 
sité de  choisir  entre  les  deux  écoles,  et  d'adopter  systémati- 
quement un  seul  mode  d'explication,  car  l'un  et  l'autre  sont 
légitimes.  Si  empiristique  que  l'on  soit,  il  faut  bien  recon- 
naître qu'il  y  a  quelque  chose  de  natif  dans  la  perception  des 
sens;  et  si  nativistique  que  l'on  soit,  il  faut  avouer  qu'il  y  a 
des  perceptions  complexes  qui  viennent  de  l'expérience  et  de 
l'habitude.  Il  n'y  a  donc  aucune  raison  à  priori  de  prendre 
jiarti  pour  l'une  ou  l'autre  explication,  et,  dans  chaque  cas 
en  particulier,  il  faut  toujours  se  décider  selon  les  données 
propres  de  la  question. 


DE   LA   PERCEPTION    VISUELLE   DE   LA   DISTANCE        187 

Ainsi  l'école  empiiislique  n'est  pas  encore  allée  jusqu'à 
soutenir  que  la  perception  du  son  et  de  la  couleur  ne  sont  pas 
des  perceptions  naturelles  de  l'ouïe  et  de  la  vue;  personne 
n'a  dit  que  l'ouïe  ne  perçoit  le  son,  et  la  vue  la  couleur,  que 
par  leur  association  avec  le  toucher.  Même  en  supposant  que 
certaines  sensations  qui  nous  paraissent  simples  soient  des 
sensations  complexes  associées  par  l'habitude,  il  faut  toujours 
reconnaître  que  les  éléments  sont  de  même  nature  que  le  tout, 
que  les  éléments  simples  de  la  sensation  du  son  sont  des  sons, 
et  les  éléments  de  la  sensation  de  couleur  sont  des  couleurs, 
ou  tout  au  moins  de  la  lumière.  Il  est  impossible  d'aller  au 
delà  de  la  lumière  et  de  la  couleur  pour  la  vue,  et  du  son  pour 
l'ouïe.  Dire  que  ces  sensations  elles-mêmes  ne  seraient  que  les 
conclusions  et  les  résultantes  d'autres  sensations  plus  profon- 
des et  plus  anciennes  dont  nous  aurions  perdu  la  conscience 
et  le  souvenir,  c'est  dépasser  le  domaine  de  l'expérience,  c'est 
faire  appel  à  des  états  de  conscience  absolument  inconnus  : 
c'est  de  la  métaph3'sique,  non  de  la  psychologie.  Il  faut  donc 
admettre  comme  innés  le  sens  de  la  couleur,  celui  de  l'odeur, 
celui  du  son,  et,  dès  lors,  où  est  l'inconvénient  d'admettre  un 
sens  inné  de  l'espace?  Et  surtout,  si  on  admettait  comme 
innée  la  perception  de  surface,  quelle  difficulté  y  a-t-il  à  at- 
tribuer la  même  innéilc  à  la  troisième  dimension?  Sans  doute 
ce  n'est  pas  là  une  raison  suffisante  pour  admettre  cette  hy- 
pothèse, mais  c'est  une  raison  suffisante  pour  ne  pas  se  croire 
obligé  de  la  rejeter.  Maine  de  Biran  a  dit  :  «  L'innéité  est  la 
mort  de  l'analyse.  »  Cela  est  vrai,  mais  qu'y^  faire?  Si  l'on 
vient  se  heurter  à  quelque  chose  d'inné,  il  faut  bien  en  pren- 
dre son  parti,  et  ne  pas  sacrifier  la  vérité  à  nos  commodités 
intellectuelles.  Il  nous  est  agréable  d'expliquer  un  phénomène 
en  le  ramenant  à  des  phénomènes  déjà  connus;  et  quand  nous 
arrivons  aux  phénomènes  premiers,  nous  sommes  déconcertés, 
et  nous  voulons  à  toute  force  les  réduire  :  mais  il  n'est  nulle- 
ment évident  à  priori  que  la  nature  devra  toujours  se  prêter  à 
nos  besoins  d'analyse.  Il  peut  y  avoir  antinomie  entre  la  science 
et  la  vérité.  La  vérité  peut  exiger  que  nous  reconnaissions 


188  LIVRE   CINQUIÈME.    —   LE  MONDE   EXTÉRIEUR 

des  phénomènes  irréiluclibles;  la  science  voudrait  que  tous 
les  phénomènes  fussent  réduits.  Qni  doit  avoir  raison,  de  la 
science  ou  de  la  vérité?  Il  nous  semble  que  c'est  la  vérité. 
Tout  ce  qu'on  peut  exiger  du  philosophe,  c'est  de  pousser 
l'analyse  à  ses  dernières  limites  possibles  et  de  ne  pas  se  fer- 
mer à  la  science  par  un  appel  paresseux  aux  faits  premiers 
et  à  l'intuition  immédiate;  mais  ce  n'est  nullement  un  devoir 
philosophique  de  supprimer  toujours  et  partout  l'intuition 
immédiate.  Ces  observations  s'étendent  bien  au  delà  de  la 
question  actuelle,  mais  elles  peuvent  s'y  appliquer.  Il  ne 
nous  a  pas  paru  suffisamment  prouvé  qu'il  n'y  ait  pas  quelque 
chose  d'inné  dans  la  perception  visuelle  de  la  distance  :  que 
cette  innéité  puisse  être  elle-même,  comme  on  l'a  supposé,  le 
résultat  d'une  longue  expérience  héréditaire,  c'est  une  autre 
question,  que  nous  n'avons  pas  abordée;  mais,  dans  les 
termes  où  la  question  a  été  posée  jusqu'ici,  il  nous  semble 
bien  difficile  de  s'en  tenir  à  l'opinion  reçue. 


LEÇON   IV 

UN   ESSAI   DE  DÉMONSTRATION    DE    l'eXISTENCE    DU  -MONDE  EXTÉIUEUR 

Messieurs, 

Nous  avons  longuement  insisté  sur  l'idée  de  subjectivité, 
parce  que  c'est  là  qu'est  le  nœud  de  la  question.  La  discussion 
des  autres  arguments  de  Berkeley  ne  sera  que  le  corollaire 
de  ce  qui  précède.  Il  est  certain  que  la  relativité  dérive  de  la 
subjectivité.  Si  une  chose  est  reçue  dans  un  sujet,  elle  doit 
varier  avec  le  sujet,  suivant  l'axiome  scolastique  :  Quidquid 
recipitur^  secundiim  naturam  recipie?îlis  7'ecipiiur.  Mais  il  ne 
s'ensuit  nullement  que  cette  chose  n'existe  pas.  Une  même 
chose  peut  produire  des  eflets  différents  sur  des  sujets  diffé- 
rents; il  serait  étonnant  qu'il  en  fût  autrement.  Un  même  ora- 
teur peut  enflammer  les  uns,  irriter  les  autres,  ennuyer  ou 
toucher  d'autres  encore,  et  cependant  on  ne  conclura  pas  de 
là  qu'il  n'y  a  pas  d'orateur. 

Au  fond,  le  fait  de  la  sensation  s'explique  aussi  bien  dans 
l'hypothèse  de  deux  facteurs  que  d'un  seul,  et,  selon  nous, 
beaucoup  mieux,  puisqu'elle  donne  l'explication  de  ce  senti- 
ment invincible  d'extériorité  que  l'hypothèse  opposée  n'expli- 
que point  ou  n'explique  que  d'une  manièreloiite  gratuite. 
'Supposons  qu'il  y  ait  des  choses  extérieures.  Supposons  aussi 
qu'il  y  ait  des  intelhgences,  des  esprits,  qui  soient  en  rapport 
avec  ces  choses.  Imaginons  que  les  uns  et  les  autres  aient 
été  créés  par  Dieu  :  je  me  demande  quel  autre  moyen  il  aurait 
pu  employer  pour  mettre  en  rapport  ces  deux  genres  de  subs- 
tances, pour  faire  que  les  choses  extérieures  nous  avertissent 
de  leur  existence,  si  ce  n'est  en  faisant  en  sorte  que  ces  cho- 
ses agissent  en  nous?  Et  comment  pourraient-elles  agir  sur 


190  LIVRE   CliNQUlÈME.  -  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

nous  aulrement  qu'en  nous  affeclant,  c'est-à-dire  en  produi- 
sant en  nous  des  impressions?  Or  ces  impressions  reçues  par 
les  sujets  seraient  nécessairement  subjectives,  comme  elles 
le  sont  en  effet  ;   et  cependant,  dans  l'hypothèse,  elles  vien- 
draient bien  du  dehors.  Donc,  dans  tous  les  cas,  dans  toutes 
les  hypothèses,  les  choses  se  passeraient  comme  elles  se  pas- 
sent; et  la  subjectivité,  étant  la  même  dans  les  deux  cas,  ne 
prouverait  pas  plus  en  faveur  de  l'hypothèse   idéaliste  que 
de  l'hypothèse  contraire.  Mais  pourquoi,  avec  cette  modifica- 
tion subjective,  ou  plutôt  dans  cette  modification  même,  n'y 
aurait-il  pas,  je  ne  dis  pas  la  croyance,  mais  le  sentiment  im- 
médiat de  quelque  chose  d'autre  que  nous?  Pourquoi  n'y  au- 
rait-il pas  en  nous  un  sens  de  l'extérieur,  un  sens  du  dehors, 
comme  il  y  a  un  sens  du  dedans?  ou  même  pourquoi  ne  serait- 
il  pas,  comme  l'a  dit  Maine  de  Biran,  le  môme  sens  qui  nous 
donnerait  en  même  temps,  dans  un  acte  indivisible,  le  dedans 
et  le  dehors,  le  moi  et  le  non-moi?  Et  même  ne  conçoit-on 
pas  que  le  dedans,  le  moi,  ne  peut  se  manifester  à  lui-même 
que  dans  sa  rencontre  et  son  conflit  avec  ce  qui  n'est  pas  moi? 
Il  ne  s'agit  pas  de  dire  ce  que  les   choses  sont  en   elles- 
mêmes,  mais  ce  qu'elles  nous  paraissent.  Nous  admettons  vo- 
lontiers que  nous  ne  connaissons  des  choses  que  leur  appa- 
rence, au  moins  dans  la  perception  directe;  mais  apparent  ne 
veut  pas  dire  nul  et  non  existant.  On  pourra  donc  dire  avec 
Kant  que  nous  ne  connaissons  pas  les  choses  en  soi  ;  au  moins 
est-ce  une  question  réservée;  mais  quand  même  ce  quelque 
chose  d'extérieur  serait  ce  que  M.  H.  Spencer  appelle  l'In- 
connaissable, il  ne  s'ensuivrait  pas  que  ce  quoique  chose  ne 
fût  rien.  Autre  chose  est  l'existence,  autre  chose  est  l'essence. 
Nous  pouvons  savoir  qu'une  chose  existe  sans  savoir  ce  qu'elle 
est.  Pendant  des  siècles  on  a  cru  à  l'existence  de  la  lumière, 
sans  savoir  qu'elle  était  un  mouvement  vibratoire.  Je  fais  des 
réserves  sur  cette  doctrine  de  la  non-connaissance  des  choses 
en  soi;  mais,  l'admît-on,  il  n'en  résulterait  nullement  la  non- 
existence  de  ces  choses.  Or  l'idéalisme  porte  sur  l'existence, 
et  non  sur  l'essence. 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DU  MONDE  EXTÉRIEUR       191 

La  relativité  des  sensations  ne  dépose  donc  pas  plus  que  la 
subjectivité  contre  l'existence  des  choses  sensibles;  car,  lors 
même  qu'il  y  aurait  dételles  choses,  la  relativité  et  la  subjec- 
tivité seraient  précisément  telles  qu'elles  sont. 

Passons  au  troisième  argument  de  Berkeley. 

Le  troisième  argument  de  Berkeley,  avons- nous  dit,  est 
celui-ci  :  «  Les  qualités  premières ,  malgré  leur  apparence 
objective  (l'étendue,  la  figure,  la  résistance),  ne  nous  sont 
connues  que  par  l'intermédiaire  des  qualités  secondes  qui  sont 
subjectives.  Elles  sont  donc  subjectives  comme  celles-ci.  » 
Mais,  de  ce  fait  que  les  qualités  premières  ne  nous  seraient  con- 
nues que  par  le  moyen  des  qualités  secondes,  il  ne  s'ensuivrait 
nullement  qu'elles  se  confondent  avec  les  qualités  secondes. 
En  effet,  la  chose  exprimée  ne  se  confond  nullement  avec  les 
signes  qui  l'expriment.  La  pensée  ne  peut  s'exprimer  que  par 
les  signes  de  la  voix;  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  se  confonde 
avec  ces  signes,  et  qu'en  elle-même  elle  ne  soit  pas  quelque 
chose.  Donc,  quelle  que  soit  la  nature  intrinsèque  de  l'éten- 
due, il  ne  s'ensuivrait  pas  qu'elle  ne  fût  que  subjective,  par  ce 
fait  seul  qu'elle  est  liée  à  des  manifestations  subjectives. 

Le  dernier  argument  de  Berkeley  se  tire  do  l'obscurité 
et  de  l'incompréhensibilité  de  la  notion  de  matière.  Quel  est 
ce  substratum  mort,  sourd  et  aveugle,  que  l'on  imag-ine  der- 
rière ces  manifestations  subjectives  de  nos  sensations?  C'est 
l'idée  d'une  chose  absolument  hétérogène  avec  notre  esprit. 
Nous  n'avons  qu'à  rappeler  ici  ce  que  nous  avons  dit  plus 
haut.  De  ce  que  l'idée  de  tel  objet  nous  paraît  incompréhen- 
sible, s'ensuit-il  qu'un  tel  objet  n'existe  pas?  Répélons-le  : 
autre  chose  est  l'essence,  autre  chose  est  l'existence.  Quand 
même  je  ne  saurais  rien  do  l'essence  de  la  matière,  il  ne  s'en- 
suivrait pas  qu'elle  n'existe  pas.  Autre  chose  a^iXa matérialité, 
autre  chose  Yobjectivité.  Il  me  suffit  de  savoir  qu'en  dehors 
du  moi  sentant  il  y  a  quelque  chose,  -•!,  pour  que  la  subjecti- 
vité absolue  soit  condamnée,  quelle  que  soit  la  nature  de  ce 
quelque  chose.  Quant  à  dire,  avec  Berkeley,  que  ce  sont  les 
philosophes  qui  ont  inventé  l'idée  de  matière,  c'est  un  jeu 


192  LIYTiE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

d'esprit.  Sans  doute  le  sens  commun  ne  fait  pas  de  métaphy- 
sique; il  n'entend  pas  par  corps  une  essence  métaphysique; 
il  ne  voit  dans  le  corps  que  l'ensemble  des  sensations;  mais 
il  rattache  ces  sensations  à  quelque  chose  qui  n'est  pas  nous, 
et  qui  est  antérieur  et  postérieur  à  nous-mêmes.  C'est  cela 
dont  nous  soutenons  l'existence,  sans  nous  engager  dans  la 
discussion  de  ce  quelque  chose  :  que  ce  soient  des  atomes,  des 
monades,  l'étendue  absolue  do  Descartes,  ou  même  Dieu  se 
jouant  en  nous,  et  nous  donnant  le  spectacle  de  la  lanterne 
mag'ique,  comme  l'a  dit  un  spirituel  philosophe \  tout  cela 
c'est  de  l'objectif;  et  Berkeley  lui-même,  en  tant  qu'il  fait 
intervenir  Dieu  à  la  place  de  la  matière,  est  un  ohjecliviste, 
non  un  idéaliste. 

D'après  toutes  les  analyses  qui  précèdent,  on  voit  que  nous 
souscrivons  à  l'opinion  philosophique  de  Maine  de  Biran  et 
d'IIamilton,  qui  soutient  que  nous  sommes  en  rapport  direct 
avec  des  choses  extérieures  (quelle  que  soit  d'ailleurs  la  nature 
de  ces  choses),  qu'elles  nous  sont  données  en  même  temps 
que  le  moi  lui-même,  dans  un  acte  indivisible.  Pas  de  non- 
moi  sans  moi  ;  pas  de  moi  sans  non-moi,  aussi  réels  l'un  que 
l'autre.  Il  y  a  là  un  acte  primordial  dont  on  ne  sépare  les  deux 
termes  que  par  abstraction.  L'absence  de  la  conscience  dans 
l'univers  ne  ferait  pas  disparaître  les  choses  elles-mêmes  ;  et 
même,  historiquement,  il  semble  bien  que  l'univers,  ou  du 
moins  le  globe  terrestre,  a  existé  comme  matière  avant  l'ap- 
parition de  la  conscience.  L'objet  peut  donc  exister  sans  le 
sujet  ;  mais  cet  objet  n'aurait  rien  de  commun  avec  ce  que  nous 
appelons  de  ce  nom,  et  que  nous  connaissons  par  nos  sensa- 
tions, si  ce  n'est  la  qualité  de  pouvoir  produire  ces  sensations 
lorsque  le  sujet  pensant  sera  présent;  mais,  tout  en  existant 
en  soi,  il  n'est  pour  nous  que  ce  que  nos  sensations  nous  ap- 
portent, et  l'on  peut  dire,  avec  Schopenhaucr  :  «  L'univers  n'est 
(|ue  ma  rcprésentalion.  »  Ce  qui  n'empêche  point  qu'il  n'y  ait  un 
univers,  même  en  l'absence  de  mes  représentations.  Est-ce  là 

1.  Notre  jeune  colièguc  de  la  Sorboimc  M.  G.  Scailles,  daus  iiuc  discussion  du 
doctorat. 


DÉMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DU  MONDE  EXTÉRIEUR        193 

du  réalisme?  est-ce  de  l'idéalisme?  est-ce  du  réal-idéalisme, 
comme  disent  les  Allemands?  Nous  laissons  au  lecteur  le 
soin  de  donner  un  nom  à  cette  manière  de  voir;  mais  nous 
croyons  que  c'est  là  qu'est  la  vérité. 

Maintenant,  tout  en  défendant  ce  point  de  vue,  à  savoir 
celui  d'une  union  directe  du  moi  et  du  non-moi,  tout  en 
croyant  que  l'affirmation  du  non-moi  est  un  acte  primordial 
et  irrésistible,  un  instinct,  cependant  nous  cro3'ons  pouvoir 
arriver  au  même  résultat  par  voie  discursive.  Nous  voudrions 
établir  que,  lors  même  que  le  monde  extérieur  ne  nous  serait 
pas  donné  dans  la  perception,  on  pourrait  encore  y  arriver 
par  l'induction.  St.  Mill,  par  la  théorie  de  l'association  des 
idées,  est  arrivé  à  un  idéalisme  plus  rigoureux  encore  que 
celui  de  Berkeley.  Essayons  à  notre  tour  si,  sans  nous  servir 
d'autres  données  que  lui-même,  nous  ne  pourrons  pas  parve- 
nir à  une  conclusion  différente. 

Il  y  a  un  fait  intermédiaire  dont  il  nous  semble  que  l'on  n'a 
pas  tiré  assez  parti  en  philosophie  et  qui  pourrait  jeter  quel- 
que lumière  sur  la  question  qui  nous  occupe. 

C'est  le  fait  de  la  croyance  à  l'existence  des  autres  hom- 
mes, au  moins  à  titre  d'esprits  intellig-ents.  Il  est  très  curieux 
que  le  scepticisme  aussi  bien  que  le  dogmatisme  ne  se  soient 
jamais  expliqués  sur  cette  question.  Le  pyrrhonisme  anti- 
que, qui  mettait  tout  en  question,  ne  paraît  pas  avoir  jamais 
expressément  nié  l'existence  des  autres  hommes  ;  et  même 
l'un  de  ses  arguments  favoris,  les  contradictions  des  opinions 
humaines,  implique  évidemment  l'existence  (Tautres  esprits 
que  le  mien.  Descartes  également,  lorsque,  par  son  doute 
méthodique,  il  ôtait  de  son  esprit  toutes  les  opinions,  ne  dit 
pas  que  cette  proscription  s'applique  à  l'existence  des  autres 
hommes  ;  enfin,  lorsqu'il  rétablit  la  certitude  sur  la  base  de 
son  fameux  :  Je  pense,  donc  je  suis,  il  semble  nous  autoriser 
tous  à  prononcer  le  même  axiome  et  à  affirmer  notre  propre 
existence,  au  même  titre  qu'il  affirme  la  sienne  ;  et  même,  par 
induction,  à  affirmer  réciproquement  notre  existence  respec- 
tive. En  tout  cas,  il  ne  fait  pas  porter  expressément  le  doute 

II.  13 


194  LIVRE    CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

sur  co  point.  Kant,  dans  sa  Critique,  soutient  la  subjectivité 
de  la  raison  humaine;  mais  il  entend  par  là  la  raison  en 
général;  il  admet  donc  par  là  même  l'existence  des  autres 
hommes,  c'est-à-dire  une  certaine  objectivité;  car  l'intelligence 
des  autres  hommes  est  en  dehors  de  ma  conscience,  et  elle 
est  par  conséquent  pour  moi  quelque  chose  d'objectif. 

Ainsi  aucun  philosophe  n'a  jamais  poussé  l'idéalisme  jus- 
qu'au point  de  considérer  la  pensée  des  autres  hommes 
comme  les  modes  de  son  propre  esprit.  Stuart  Mill,  par 
exemple,  au  lieu  de  prêter  les  mains  à  une  extension  aussi 
hyperbolique  de  ses  principes,  la  repousse  expressément  et 
déclare  qu'elle  n'y  est  nullement  contenue.  Il  explique  même 
comment  nous  arrivons  à  croire  à  l'intelligence  des  autres 
hommes.  Ce  n'est  pas  par  un  instinct,  comme  le  croyait 
Reid  :  c'est  par  une  inférence  qui  se  conclut  rigoureusement 
et  certainement  d'un  ensemble  de  signes  ou  de  phénomènes, 
lesquels,  étant  les  mêmes  que  ceux  par  lesquels  nous  expri- 
mons nos  propres  pensées,  nous  autorisent  et  même  nous 
contraignent  à  les  rapportera  des  faits  semblables  à  ceux  qui 
les  accompagnent  toujours  en  nous,  à  savoir  des  pensées. 
Mais,  ajoute  St.  Mill,  rien  de  semblable  n'est  possible  pour 
l'existence  de  la  matière,  que  nous  ne  pouvons  ramener  à  des 
états  de  conscience  semblables  aux  nôtres. 

Pour  nous,  au  contraire,  il  nous  semble  que  l'on  peut  arri- 
ver à  l'existence  des  corps  par  une  sorte  d'induction  analo- 
gue à  celle  qui  précède;  et  nous  n'avons  qu'à  empruntera 
M.  Mill  lui-même  les  prémisses  de  nos  raisonnements.  Nous 
avons  conscience,  dit-il,  du  mouvement  de  nos  organes  ;  bien 
entendu,  cela  n'implique  pas  l'existence  d'organes  matériels, 
parce  que  c'est  cela  même  qui  est  en  question  ;  mais  nous 
avons  une  sensation  qui  accompagne  le  mouvement.  C'est 
la  sensation  musculaire.  Or  il  y  a  deux  sortes  de  mouve- 
ment :  le  mouvement  libre  et  le  mouvement  empêché.  Sup- 
posons qu'un  mouvement  que  nous  avons  jusque-là  exécuté 
librement  soit  subitement  empêché  ;  supposons  que  celte 
double  sensation  du  mouvement  libre  et  du  mouvement  em- 


DEMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DU  .MONDE  EXTERIEUR        195 

péché  ait  été  fai^e  assez  souvent  pour  qu'on  en  ait  bien  senti 
la  cîifTérence.  On  pourrait  déjà,  avec  Destutt  de  Tracy,  trou- 
ver dans  le  mouvement  arrête  une  raison  suffisante  d'ad- 
mettre la  réalité  externe  :  car  pour  que  ce  mouvement,  libre 
tout  à  l'heure,  soit  maintenant  arrêté,  il  faut  une  raison.  Or, 
comme  nous  n'avons  nullement  conscience  d'être  la  cause 
qui  arrête  le  mouvement,  cette  raison  nous  apparaît  par  là 
même  comme  distincte  de  nous.  Ainsi  la  distinction  du  moi 
et  du  non-moi  serait  immédiatement  donnée,  sinon  dans 
une  perception  directe,  du  moins  dans  une  induction  immé- 
diate très  simple,  qui  ressemble  à  une  suggestion  immédiate. 

Evidemment  c'est  là  une  induction  qui  suffirait  amplement 
pour  nous  donner  la  croyance  à  l'existence  des  choses  exté- 
rieures; mais  nous  voudrions  la  rendre  plus  précise  encore, 
en  la  rapprochant  de  plus  en  plus  de  l'induction  qui  nous  a 
permis  tout  à  l'heure  de  croire  à  l'existence  de  nos  semblables. 

Lorsqu'un  mouvement  jusqu'alors  libre  est  subitement 
empêché,  nous  savons  que  la  volonté  est  déterminée  par  cet 
obstacle  à  réagir  contre  lui.  Elle  rassemble  toutes  ses  forces  ; 
elle  se  tend  en  quelque  sorte  ;  et  c'est  ce  que  l'on  appelle 
effort.  C'est  là,  suivant  tous  les  philosophes  et  les  physiciens, 
que  nous  puisons  l'idée  de  la  force.  Je  n'examine  pas  en  ce 
moment  si  le  sentiment  de  l'effort  volontaire  doit  être  plus  ou 
moins  confondu  avec  la  sensation  musculaire.  Stuart  Mill  et 
d'autres  le  croient  ;  Maine  de  Biran  et  Ampère  soutiennent 
le  contraire.  Il  nous  suffit  ici  qu'il  y  ait  là  un  phénomène 
interne,  spécial  et  caractérisé,  correspondant  au  mouvement 
empêché.  Ainsi,  tandis  que  du  dehors,  ou  de  ce  que  nous 
appelons  de  ce  nom,  nous  recevons  la  sensation  de  résis- 
tance, nous  éprouvons  conjointement  et  inséparablement  le 
sentiment  intérieur  qui  est  la  notion  d'eifort. 

Voici  maintenant  le  nœud  de  notre  argumentation.  Suppo- 
sons que  l'obstacle  qui  arrête  notre  mouvement  soit  tel  ou 
tel  de  nos  semblables,  ou,  pour  parler  avec  St.  Mill,  que  la 
sensation  de  résistance  soit  liée  à  cet  ensemble  de  nos  sensa- 
tions que  nous  appelons  le  corps  d'un  de  nos  semblables,  le 


196  LIVRE   CliNQUIÈME.  —  LE  MONDE   EXTÉRIEUR 

sentimenl  de  l'elTort  s'éveille  en  nous  et  se  manifeslo  exté- 
rieurement dans  noire  propre  corps,  ou  ce  que  nous  appelons 
ainsi,  par  des  signes  sensibles,  tels  que  contraction  des  mus- 
cles, coloration  du  visage,  mouvements  brusques  et  rapides. 
C'est  ainsi  que  se  traduit  de  notre  part  cet  effort  interne  par 
lequel  nous  essayons  de  vaincre  l'obstacle  opposé.  Or  nous 
voyons  les  mêmes  phénomènes  s'accomplir  chez  notre  adver- 
saire ;  nous  voyons  ses  membres  se  contracter,  ses  muscles 
se  gonfler,  ses  yeux  lancer  des  éclairs  ;  et  remarquons  que, 
plus  ces  signes  sont  énergiques,  plus  la  résistance  est  forte, 
plus  nous  avons  de  peine  à  vaincre  l'obstacle  au  mouvement. 
De  ces  signes  extérieurs  si  semblables  aux  nôtres  propres 
ne  devons-nous  pas  conclure  à  l'identité  d'un  certain  état 
psychologique?  De  même  que  de  la  parole  nous  concluons  à 
l'existence  d'une  pensée,  de  même  de  ces  signes  extérieurs 
ne  devons-nous  pas  conclure  aussi  légitimement  à  l'existence 
d'un  effort,  d'une  activité,  d'une  force? 

Signalons  ici  une  circonstance  importante.  Pour  conclure 
avec  certitude  à  l'existence  d'un  certain  elFort  chez  nos  sem- 
blables, il  nous  faut  d'abord  ces  signes  visibles  et  saillants 
que  nous  avons  signalés;  mais  l'expérience  nous  apprend 
bientôt  que  ce  sont  là  seulement  les  signes  précurseurs  de  la 
lutte.  Lorsque  les  deux  lutteurs,  si  nous  les  supposons  de  la 
même  force,  sont  arrivés  à  l'équilibre,  tout  devient  immobile; 
les  membres  se  joignent  et  s'opposent  sans  qu'aucun  mouve- 
ment apparent  vienne  trahir  l'intensité  de  l'activité  déployée. 
Cependant  chacun  d'eux  a  conscience  de  son  état  intérieur, 
et,  se  voyant  empêché  dans  son  mouvement,  continue  à  sup- 
poser chez  l'autre  un  état  interne  semblable  au  sien,  quoique 
cet  état  ne  se  manifeste  plus  par  aucun  signe  particulier.  11  en 
est  de  même,  à  plus  forte  raison,  si  l'adversaire  est  trop  fort 
pour  nous;  nous  sentons  que  son  corps  ne  s'oppose  plus  à  notre 
corps  que  par  sa  masse  immobile,  sans  avoir  besoin  en  appa- 
rence d'aucun  effort.  Cependant,  comme  on  ne  passe  pas  san& 
transition  de  l'état  de  résistance  active  à  celui  de  résistance 
passive,  on  doit  considérer  ce  dernier  état,  non  comme  la. 


DÉMOiNSTRATlON  DE  L'EXISTENCE  DU  MONDE  EXTÉRIEUR        197 

suspension  de  tout  effort,  mais  comme  un  minimum  d'éner- 
gie qui,  étant  très  supérieure  à  celle  de  l'adversaire  plus  faible, 
est  suffisante  pour  arrêter  le  mouvement.  Cette  inertie  n'est 
qu'apparente.  Comme  les  autres  hommes  arrêtent  nos  mou- 
vements, nous  arrêtons  les  leurs;  comme  ils  nous  résistent, 
nous  leur  résistons.  Si  une  induction  est  légitime,  c'est  celle 
qui  nous  autorise  à  leur  prêter  le  même  état  interne  qu'à 
nous-mêmes,  à  savoir  le  sentiment  do  l'effort;  et  si  on  appelle 
force  ce  qui  fait  effort,  il  y  a  donc  hors  de  nous  d'autres  forces 
que  les  nôtres,  à  savoir  celles  des  autres  hommes;  et  nous 
pouvons  appliquer  le  même  raisonnement  aux  animaux,  par 
exemple  à  un  animal  qui  nous  fait  obstacle  ou  qui  nous  ren- 
verse. Voilà  au  moins  toute  une  partie  du  monde  extérieur 
dont  l'existence  est  mise  hors  de  doute.  N'y  eût-il  pas  de  corps 
proprement  dit,  il  y  aurait  au  moins  des  forces  se  faisant 
obstacle  ou  équilibre  les  unes  aux  autres. 

Voici  maintenant  le  point  essentiel  de  notre  déduction. 
C'est  que  les  objets  extérieurs  exercent  sur  nous  la  même  ac- 
tion que  les  êtres  animés  considérés  comme  forces.  Par  exem- 
ple, nous  savons  très  bien  que  si  nous  soulevons  un  poids  très 
lourd  pour  nous,  ce  poids  nous  entraîne  comme  ferait  une 
main  d'homme  qui  nous  tirerait  en  bas.  Si  une  masse  trop 
lourde  tombe  sur  nous,  elle  nous  frappe  comme  ferait  un  coup 
de  poing.  Si  nous  essayons  de  franchir  un  mur,  nous  sommes 
arrêtés  comme  devant  une  ligne  de  soldais,  qui  forment  véri- 
tablement un  mur  devant  l'ennemi.  En  un  mot,  nous  trouvons 
dans  la  nature  matérielle  tous  les  modes  dlaction  que  nous 
trouvons  chez  les  autres  hommes  ou  en  nous-mêmes,  et  qui 
■correspondent  à  l'effort  musculaire  :  tension,  traction,  pres- 
sion, choc.  Ne  devons-nous  pas  conclure  par  analogie  qu'il  y 
a  dans  les  corps  quelque  chose  de  semblable  à  ce  que  nous 
attribuons  à  l'homme?  Un  homme  lutte  avec  nous  dans  l'obs- 
curité; il  se  dérobe  et  substitue  à  sa  place  un  mannequin  avec 
lequel,  sans  le  savoir,  nous  continuons  à  lutter,  et  qui  nous 
oppose  la  même  résistance  que  l'homme  lui-même.  Le  même 
-effet  ne  prouve-t-il  pas  une  même  cause?  Une  lutte  commen- 


198  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE    MONDE    EXTÉRIEUR 

cée  avec  un  agent  réel  peut-elle  se  poursuivre  avec  une  om- 
bre? Voici  un  geôlier  qui  m'empêche  de  passer  :  c'est  un  être 
réel.  11  ferme  la  porte  :  s'ensuit-il  qu'il  n'y  ait  plus  là  qu'un 
obstacle  idéal,  et  que  je  ne  sois  plus  prisonnier  que  de  mes 
propres  sensations? 

On  nous  imputera  peut-être  ici  un  cercle  vicieux.  Sans 
doute,  dira-t-on,  si  vous  supposez  l'existence  du  corps  chez  les 
autres  hommes,  vous  devez  admettre  la  possibilité  d'autres 
corps  purement  matériels;  mais  la  question  porte  aussi  bien 
sur  le  corps  des  autres  hommes  que  sur  les  autres  corps.  Je 
réponds  :  Il  n'est  nullement  question  du  corps  des  autres  hom- 
mes en  tant  que  corps;  nous  ne  faisons  pas  un  cercle  aussi 
grossier.  Il  est  question  d'un  état  subjectif  appelé  effort,  que 
nous  transportons  par  analogie  en  dehors  de  nous,  comme 
nous  transportons  l'intelligence.  Nous  disons  :  Il  y  a  chez  les 
autres  hommes  un  effort  qui  s'oppose  au  nôtre.  Donc,  si  cet 
effort  peut  être  remplacé  par  un  objet  purement  matériel,  il  y 
a  dans  cet  objet  quelque  chose  d'analogue  à  l'effort,  par  consé- 
quent quelque  chose  d'objectif.  Les  corps  sont  des  efforts  qui 
s'opposent  au  nôtre;  à  ce  titre,  ils  sont  aussi  réels  que  les 
hommes  ou  les  animaux.  Mais,  dira-t-on,  n'est-ce  pas  cons- 
tituer le  corps  avec  des  états  purement  subjectifs?  N'est-ce  pas 
en  faire  des  esprits?  Nous  répondons  d'abord  qu'à  priori 
nous  ne  ferions  pas  de  difficulté  à  admettre  l'hypothèse  leib- 
nizienne  qui  fait  du  monde  «  quelque  chose  d'analogue  à  nos 
âmes  ».  Mais  nous  n'avons  pas  besoin  de  cette  hypothèse. 
Même  en  admettant  la  distinction  du  corps  et  de  l'esprit,  on 
peut  très  bien  soutenir  qu'ils  ont  quelque  chose  de  commun, 
ne  fût-ce  que  l'être;  mais  l'être,  c'est  l'activité  :  esse  est  arjerc. 
Or  l'aclivilé  se  manifeste  par  l'effort  :  quoi  d'étonnant  qu'il  y 
ait  dans  la  nature  un  effort  aussi  bien  qu'en  nous-mêmes? 
D'ailleurs,  quoique  l'effort  pour  nous  soit  un  état  subjectif, 
parce  qu'il  est  accompagné  de  conscience,  il  ne  s'ensuivrait 
pas  qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  d'effort  sans  conscience,  et  même 
l'intensité  de  l'effort  n'est  pas  toujours  en  rapport  avec  l'in- 
tensité de  la  conscience;  et  il  semble  même,  au  contraire,  que 


DEMONSTRATION  DE  L'EXISTENCE  DU  MONDE  EXTERIEUR        199 

plus  l'effort  est  grand,  plus  la  conscience  est  faible,  de  sorte 
qu'à  la  limite  on  peut  concevoir  un  effort  sans  conscience,  c'est- 
à-dire  une  activité  pure  qui  ne  serait  qu'activité.  Un  corps  ne 
serait  donc  autre  chose  qu'une  telle  activité,  sans  qu'il  soit 
nécessaire  de  lui  supposer  d'autre  état  subjectif  que  celui-là. 
Mais  cela  suffirait  pour  qu'il  fût  quelque  chose,  et  quelque 
chose  en  dehors  de  nous. 


LEÇON  V 


PERCEPTION    ET    IMAGINATION 


Messieurs, 

Nous  pourrions  croire  la  question  du  monde  extérieur 
épuisée  par  les  analyses  qui  précèdent.  Mais  il  y  a  encore 
beaucoup  de  difficultés  à  expliquer,  et  nous  reprendrons  le 
problème  par  un  autre  côté  et  à  un  autre  point  de  vue. 

Si  le  monde  extérieur  n'existait  pas  en  debors  de  nous,  s'il 
consistait  exclusivement  dans  nos  sensations,  il  n'y  aurait 
plus  de  différence  entre  les  images  fournies  par  les  sens  (et 
que  nous  considérons  à  tort  comme  correspondant  à  des 
objets),  et  que  nous  a.])i^e\ons  j)ercej)tio)is,  et  les  images  four- 
nies en  l'absence  des  objets,  et  que  nous  appelons  propre- 
ment images j  les  attribuant  à  une  faculté  différente  appelée 
imagination.  Il  n'y  aura  pas  de  différence  entre  le  monde 
idéal  et  le  monde  réel.  En  un  mot,  et  c'est  la  formule  de 
Ficbte,  «  toute  réalité  est  le  produit  de  l'imagination  ».  Seu- 
lement il  y  a  deux  sortes  d'imagination  :  l'imagination  pro- 
ductive, qui  crée  spontanément  les  premières  images  et  qui 
est  XdLpercejJtion,  et  l'imagination  rcprodiiclive,  qui  les  réveille 
et  les  produit  une  seconde  fois  dans  les  phénomènes  de  mé- 
moire ou  dans  la  fanlaisie  ('iav-:aj(a),  comme  rappelaient  les 
anciens.  En  un  mot,  il  n'y  a  pas  de  différence  essentielle  entre 
la  perception  et  l'imagination.  11  n'y  a  que  l'imagination  qui 
est  susceptible  de  deux  degrés  :  production  et  reproduction. 
Nous  laissons  de  côté  une  troisième  espèce  d'imagination, 
l'imagination  créatrice  ou  poétique,  qui  se  manifeste  parti- 
culièrement dans  l'esthétique,  et  qui  est  la  faculté  de  sentir 
et  de  reproduire  le  beau. 


PERCEPTION   ET   IMAGINATION  201 

Nous  sommes  donc  amenés  à  une  question  de  ps3'cliolog'ic  : 
quelle  dilférence  y  a-t-il,  s'il  y  on  a  une,  entre  la  perception 
et  l'imagination? 

Si  nous  nous  plaçons  au  point  de  vue  du  sens  commun  et 
de  l'expérience  ordinaire  de  la  vie,  il  n'est  pas  difficile  de 
distinguer  la  perception  de  l'imagination.  La  première  a 
pour  objet  le  réel,  la  seconde  l'idéal;  la  première  a  lieu  en 
présence  d'un  objet,  la  seconde  en  l'absence  de  cet  objet. 
Elles  peuvent  coexister,  et  on  les  distinguera  nettement  l'une 
de  l'autre.  En  ce  moment  même,  où  je  vois  la  Sorbonne  et 
les  personnes  qui  y  sont  avec  moi,  je  puis  évoquer  l'idée  du 
Louvre  et  je  le  verrai  aussi,  mais  non  de  la  même  manière; 
je  le  vois  en  dedans  de  moi-même,  et  je  distingue  claire- 
ment l'objet  qui  est  dans  mon  esprit  et  l'objet  qui  est  devant 
mes  yeux.  J'ai  parfaitement  conscience  que  l'objet  Louvre 
ne  peut  passe  trouver  dans  cette  salle;  à  plus  forte  raison  si 
je  pense  à  Paris,  à  toute  la  terre,  au  monde  entier.  Je  ne  puis 
faire  tenir  toutes  ces  choses  dans  l'enceinte  de  ma  perception 
actuelle,  mais  je  peux  les  embrasser  par  l'esprit.  Elles  sont 
donc  exclues  de  l'existence  réelle  par  les  choses  que  je  per- 
çois actuellement. 

Un  des  meilleurs  philosophes  de  ce  siècle,  M.  Adolphe 
Garnier,  distinguait  ainsi  qu'il  suit  la  perception  de  l'imagi- 
nation ou  conception  :  «  Les  perceptions  sont  dans  l'àme  en 
présence  de  réalités  distinctes  de  la  pensée;  la  conception 
n'a  pas  d'objet  distinct  d'elle-même.  »  Cette  définition  n'est 
pas  très  satisfaisante,  car  la  conception  a  un  objet  aussi 
bien  que  la  perception.  Quand  je  pense  à  uiî  cheval,  ma  con- 
ception a  pour  objet  le  cheval,  soit  tel  cheval  en  particulier, 
soit  le  cheval  en  général,  c'est-à-dire  quelque  chose  de  dis- 
tinct de  moi,  car  je  ne  suis  pas  un  cheval;  mais  c'est  un 
objet  absent;  tandis  que  ma  perception  a  pour  objet  le  che- 
val présent.  Nous  en  revenons  donc  toujours  à  distinguer  les 
deux  facultés  par  la  différence  du  présent  et  du  non-présent, 
le  non-présent  étant  caractérisé  par  l'exclusion  de  l'existence 
actuelle. 


202  LIVRE    CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

L'école  anglaise  moderne,  partant  de  l'idée  que  l'image 
conservée  par  l'imagination  et  la  mémoire,  représente  l'objet 
primitivement  perçu  par  les  sens,  réserve  pour  les  images  le 
mot  de  rejwésentatives,  et,  pour  les  distinguer  des  percep- 
tions, appelle  q^qWqs-qà  présentatives.  Ces  termes  expriment 
bien,  en  effet,  la  différence  des  deux  choses,  puisque  dans 
le  second  cas  l'objet  est  présent,  et  dans  l'autre  cas  il  n'est 
que  représenté.  Néanmoins  l'expression  de  présentative  n'est 
guère  heureuse.  On  demande  par  qui  l'objet  est  présenté,  et 
si  c'est  par  lui-même,  cette  idée  d'un  objet  qui  se  présente 
lui-même  n'est  pas  contenue  dans  l'expression.  Enfin,  jus- 
qu'ici cette  dénomination  n'a  pas  passé  dans  notre  langue, 
et  il  n'est  pas  à  désirer  qu'elle  s'y  acclimate. 

En  attendant,  le  plus  simple  est  de  s'en  tenir  à  la  distinction 
si  claire  que  chacun  de  nous  a  dans  l'esprit  entre  un  lion 
présent  qui  inspire  la  terreur,  et  un  lion  représenté  qui  ne 
fait  peur  à  personne. 

Mais  les  distinctions  les  plus  claires  aux  yeux  du  sens  com- 
mun n'ont  pas  toujours  la  même  valeur  aux  yeux  de  la  phi- 
losophie. En  voici  la  raison.  Le  sens  commun,  placé  surtout 
au  point  de  vue  pratique,  prend  les  idées  à  l'état  extrême, 
c'est-à-dire  là  où  elles  sentie  plus  opposées  entre  elles;  mais 
il  ne  remarque  pas  entre  ces  idées  extrêmes  les  intermé- 
diaires qui  font  que  ces  idées  tendent  à  se  fondre  l'une  dans 
l'autre;  c'est  la  philosophie  qui  remarque  ces  intermédiaires; 
et  la  question  s'élève  partout  la  même  en  philosophie  :  peut- 
on  concevoir  la  distinction  en  présence  de  faits  qui  semblent 
attester  l'identité? 

Considérons  donc  ici  la^porception  et  l'imagination  dans 
leur  rapport,  et  signalons  les  passages  de  l'une  à  l'autre. 
Nous  les  ramènerons  à  trois  points  principaux. 

1°  Les  deux  phénomènes  ne  sont  jamais  complètement 
séparés.  Ils  s'unissent  l'un  à  l'autre,  se  pénètrent  l'un  l'autre 
au  point  qu'il  est  très  difficile  de  faire,  dans  un  même  fait, 
la  part  de  l'imagination  et  la  part  de  la  perception. 

2°  Il  semble  qu'il  n'y  ait  entre  les  deux  facultés  qu'une 


PERCEPTION    ET   IMAGINATION  203 

difréronce  do  degré.  Oti  les  distingue,  dans  la  psychologie 
anglaise,  en  étals  forts  et  on  états  faibles.  La  perception  est 
un  état  fort,  l'imagination  un  état  faible.  Mais  un  même 
état,  d'abord  faible,  peut  devenir  plus  fort,  et  il  passe  alors 
de  l'état  de  conception  ou  imagination  à  l'état  de  perception. 

3°  A  prendre  le  fait  élémentaire  de  la  conception  en  lui- 
même,  on  voit  qu'il  est,  comme  la  perception,  accompagné 
de  la  croyance  à  l'existence  de  l'objet,  ce  qui  paraissait  le 
caractère  propre  de  la  perception. 

I.  Si  nous  considérons  la  perception  actuelle  que  nous 
avons  d'un  objet,  il  nous  semble  que  c'est  là  un  fait  absolu- 
ment simple  dans  lequel  il  n'y  a  rien  d'autre  chose  que  la 
perception  elle-même.  Si  nous  y  regardons  de  plus  près,  nous 
verrons  qu'il  n'en  est  pas  ainsi. 

En  effet,  la  perception  a  lieu  dans  le  temps  ;  elle  se  com- 
pose donc  d'une  suite  de  sensations  dont  les  unes  sont  pré- 
sentes et  les  autres  passées,  ou  d'une  sensation  prolongée 
et  continuée;  or  ces  sensations  passées,  ou  la  partie  passée 
de  la  sensation  prolongée,  ne  sont  plus  objet  de  sensation, 
mais  de  mémoire  ou  d'imagination  ;  car  mémoire,  en  un  sens, 
est  imagination.  C'est  l'imagination  qui  conserve  la  sensation 
passée,  de  manière  à  la  rendre  contemporaine  de  la  sensation 
présente;  grâce  à  elle,  ce  qui  est  successif  nous  paraît  simul- 
tané. En  outre,  nous  percevons  bien  plus  distinctement  ce 
que  nous  avons  déjà  perçu,  ce  qui  prouve  encore  que  le 
souvenir  et  l'image  font  partie  intégrante  de  la  sensation 
actuelle. 

Voici  les  faits  qui  viennent  à  l'appui  de  celte  vérité. 

Un  psychologue  allemand,  Weber,  a  observé  qu'avec  la  plus 
grande  attention  il  pouvait  distinguer  le  poids  de  vingt-neuf 
demi-onces  du  poids  de  trente  demi-onces,  différence  extrê- 
mement légère,  mais  à  la  condition  qu'il  ne  se  soit  pas 
écoulé  plus  de  dix  secondes  entre  les  deux  expériences.  Lors- 
que l'intervalle  devient  plus  long,  les  estimations  deviennent 
moins  sûres,  et  il  faut  que  les  différences  soient  plus  grandes 
pour  être  perçues.  Ainsi,  après  une  demi-minute,  il  ne  pou- 


204  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE  EXTÉRIEUR 

vait  plus  discerner  que  la  tliiïéroiice  de  vingl-quatre  à  trente 
demi-onces.  Il  est  évident  que,  dans  ce  cas,  la  mémoire  et 
l'imagination  ont  leur  part  dans  la  perception  ;  car  la  sensa- 
tion première  cesse  lorsque  le  poids  est  enlevé,  mais  l'im- 
pression subsiste  encore  pour  quelque  temps;  et  lorsqu'une 
nouvelle  sensation  succède  rapidement  à  la  première,  nous 
sommes  plus  aptes  à  comparer  exactement  les  deux  impres- 
sions :  donc  la  netteté  de  la  seconde  perception  est  due  à  un 
souvenir  de  la  première. 

Mais  la  part  de  la  mémoire  et  de  l'imagination  est  bien 
plus  visible  encore  lorsque,  au  lieu  de  comparer  une  sensation 
à  une  autre  qui  subsiste  plus  ou  moins,  nous  comparons 
cette  sensation  à  elle-même,  intérieurement  perçue,  en  d'au- 
tres termes  lorsque  nous  reconnaissons  en  nous  la  sensation 
comme  n'étant  pas  nouvelle.  Or,  ce  fait,  la  reconnaissance 
[recognitio],  est  le  fait  essentiel  de  la  mémoire;  et  il  est  cer- 
tain qu'une  perception  est  d'autant  plus  nette  et  plus  distincte 
que  nous  la  reconnaissons  mieux.  C'est  pourquoi,  par  exem- 
ple, il  nous  faut  entendre  souvent  une  langue  étrangère,  je 
ne  dis  pas  pour  comprendre,  mais  même  pour  entendre  les 
sons  dont  elle  se  compose.  Ecoutez  pour  la  première  fois  les 
sons  d'une  lang-ue  étrang-ère,  prononcés  avec  la  rapidité  de 
la  langue  usuelle,  vous  ne  distinguerez  aucun  son  déterminé  ; 
l'ang-lais  vous  paraîtra  une  suite  de  sifflements,  l'italien  une 
suite  de  gazouillements,  l'allemand  une  suite  de  roulements  ; 
en  un  mot,  les  sons  articulés  vous  paraîtront  inarticulés.  Main- 
tenant, étudiez  cette  langue  étrang-ère,  écoutez  les  mêmes 
sons  plusieurs  fois,  faites-les  répéter  lentement,  alors  vous 
entendrez  distinctement  ces  mots,  parce  que  vous  les  aurez 
reconnus.  C'est  pour  cette  raison  qu'il  arrive  souvent  qu'à 
l'Opéra,  où  le  chant  g-êne  pour  distinguer  les  paroles,  on  en- 
tend après  coup  un  vers  qui  vous  a  d'abord  échappé,  parce 
que  le  dernier  mot  réveille  la  perception  de  la  phrase  entière, 
le  dernier  son  réveille  tous  les  autres.  Dans  les  téléphones  on 
entend  très  bien  les  mots  qui  vous  sont  connus;  vous  n'en- 
tendrez rien  si  l'on  vous  parle  dans  une  lang-ue  étrangère. 


PERCEPTION    ET    IMAGINATION  203 

Comme  l'a  dit  Bossuct,  qui  a  fait  le  premier  cette  remar- 
que, «  l'acte  d'imaginer  accompagne  toujours  l'acte  des  sens 
externes.  Toutes  les  fois  que  je  vois,  j'imagine  en  même 
temps,  et  il  est  difficile  de  distinguer  ces  deux  actes  dans  le 
temps  que  la  vue  agit.  »  [Cowi.  de  Dieu,  I,  x.) 

Pour  mettre  en  relief  cette  image  mêlée  à  la  perception, 
il  faut,  dit  Maine  de  Biraii,  choisir  le  cas  où  cette  image  a 
changé,  et  où  il  y  a  un  certain  intervalle  de  temps  entre  la 
perception  antérieure  et  la  perceptionprésente  :  on  voit  alors 
nettement  les  doux  éléments,  à  savoir  l'image  passée,  conser- 
vée par  le  souvenir,  et  l'image  présente,  donnée  par  les  sens  : 

«  Qu'après  un  long  temps  d'ahsenccje  revoie  une  figure 
dont  les  traits,  qui  me  furent  jadis  familiers,  ont  éprouvé  par 
le  temps  une  grande  altération  :  ce  que  cette  figure  conserve 
encore  de  semblable  à  elle-même  peut  servir  de  signe  à  l'i- 
magination et  y  retracer  l'image  ancienne.  A  l'instant  où 
cette  reproduction  a  lieu,  il  s'établit  une  comparaison  détail- 
lée et  trait  pour  trait  entre  le  modèle  et  l'image.  «  C'est  bien 
lui,  m'écrié-je  ;  mais  quant u/n  mutatus  aùillo?^)  Lorsque  l'ob- 
jet n'a  pas  cessé  d'être  famiher,  et  qu'il  n'olTre  aucune  trace 
d'altération,  son  identité  ne  peut  être  également  reconnue 
que  par  comparaison.  Mais  ici  l'objet  et  son  image,  l'acces- 
soire et  les  circonstances,  tendent  à  se  confondre  par  leur 
ressemblance.  La  comparaison  sera  donc  insensible'.  » 

La  physiologie  moderne  vient  confirmer  sur  ce  point  les 
vues  do  Maine  de  Biran  :  «  Les  images  que  l'expérience  a 
laissées  dans  notre  souvenir  se  combinent  avec  les  sensations 
actuelles,  pour  nous  donner  une  notion  de  l'objet  qui  s'im- 
pose d'une  manière  irrésistible  à  notre  perception  actuelle, 
sans  que  notre  conscience  fasse  une  distinction  entre  les 
données  du  souvenir  et  celles  de  la  perception  \  » 

On  voit  que  l'imagination  intervient  dans  la  perception  en 
associant  l'idée  du  passé  à  l'idée  du  présent  ;   elle  intervient 

1.  Maine  de  Biran,  Œuvres  posthumes,  édition  V.  Cousin,  t.  !«■•,  p.  139. 

2.  Helmholtz,  Optique  philosophique,  trad.  fr.,  p.  571.  Voirie  développement 
du  morceau. 


206  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

encore  à  titre  de  faculté  synthétique,  qui  rassemble  et  lie  de 
plus  en  plus  rapidement  les  différentes  parties  de  la  percep- 
tion et  en  fait  un  seul  tout,  un  seul  objet.  A  ce  litre,  c'est 
elle  qui  remplit  les  fonctions  que  l'école  attribuait  autrefois 
au  sensus  communis. 

Un  ingénieux  philosophe  hollandais,  Hemsterhuys,  cite  un 
fait  qui  prouve  bien  cette  propriété  synthétique  de  l'imagina- 
tion et  l'intervention  inconsciente  de  cette  faculté  dans  la  per- 
ception. Il  donna  un  jour  un  cheval  à  dessiner  à  un  enfant 
qui  ne  savait  pas  les  éléments  du  dessin.  Cet  enfant  copiait 
avec  exactitude  toutes  les  parties  du  cheval,  mais  pas  une 
de  ces  parties  n'était  à  sa  place.  Il  avait  pourtant  le  modèle 
sous  les  yeux.  Mais,  obligé  de  copier,  il  ne  pouvait  pas  tout 
voir  à  la  fois,  tandis  que,  dans  la  perception  visuelle,  nos  yeux 
vont  assez  vite  d'une  extrémité  à  l'autre  de  l'objet,  pour  que 
toutes  les  images  se  lient  les  unes  aux  autres  dans  notre 
esprit  telles  qu'elles  sont  dans  l'objet  même.  Tel  est  le  rôle 
de  l'imagination,  qui  accomplit  ainsi  la  synthèse  de  l'objet. 

II.  Le  second  point  que  nous  avons  signalé,  c'est  que,  dans 
certains  cas,  l'image  et  la  réalité  sensible  tendent  à  se  confon- 
dre l'une  avec  l'autre,  de  telle  manière  qu'on  ne  puisse  les  dis- 
tinguer. De  là  cette  conséquence  que  ces  deux  phénomènes 
diffèrent  en  degré  plutôt  qu'en  nature.  De  là  aussi  cette  qua- 
lification donnée  par  les  Anglais,  qui  appellent  les  perceptions 
des  états  forts,  et  les  images  des  états  faibles.  Par  exemple, 
quand  je  vois  un  cheval,  j'en  ai  une  image  très  vive,  et  quand 
je  ne  fais  qu'y  penser,  j'en  ai  une  image  vague  et  faible.  Ce 
qui  le  prouve,  c'est  que  le  peintre  qui  a  la  mémoire  la  plus 
vraie  et  la  plus  fidèle  est  toujours  obligé  de  travailler  sur  un 
modèle.  Cependant,  et  par  cela  même,  il  suffit  que  l'image 
devienne  plus  vive  pour  se  changer  en  perception'. 

Enfin  il  y  a  des  cas  extrêmes  ou  maladifs  où  le  phénomène 
de  l'image  arrive  à  se  confondre  absolument  avec  la  percep- 
tion de  la  réalité.  Tels  sont  les  phénomènes  que  l'on  appelle 

1.  Voir  Taiue,  De  l'Intelligence. 


PERCEPTION   ET   IMAGINATION  207 

en  médecine  illusions  ou  halluciwitions.  Dans  ce  cas,  il  n'y 
a  plus  aucune  différence  entre  les  deux  faits.  Il  en  est  de  même 
dans  un  autre  cas  qui  n'est  pas  maladif,  et  qui  fait  même 
partie  de  l'état  normal:  c'est  l'état  du  l'êve.  Dans  ces  diffé- 
rents cas  nous  sommes  en  présence  d'une  telle  assimilation 
entre  le  réel  et  l'idéal,  que  M.  Taine  n'a  pas  cru  trouver  une 
meilleure  définition  de  la  perception  que  de  l'appeler  une 
hallucination  vraie.  Ici  donc  la  difficulté  se  présente  dans 
toute  son  acuité.  Il  nous  faut  l'examiner  de  près. 


LEÇON   VI 

PERCEPTION    ET    IMAGINATION    (sUITe) 

Messieurs, 

Nous  avons  signalé  trois  difficultés. 

1°I1  y  a  de  la  perception  dans  l'imaginalion,  et  de  l'imag'i- 
nalion  dans  la  perception. 

2°  Il  semble  qu'il  n'y  ait  entre  les  deux  facultés  qu'une  dif- 
férence de  degré.  La  conception  est  un  état  faible  ;  la  per- 
ception est  un  état  fort. 

3°  Mais  il  faut  aller  plus  loin  et  arriver  à  la  difficulté  fon- 
damentale. C'est  celle-ci  que  nous  avons  maintenant  à  déve- 
lopper. 

Cette  difficulté  est  celle-ci  :  c'est  qu'en  substance  et  dans 
le  fond  les  deux  facultés  n'en  sont  qu'une. 

En  effet,  quelle  est  la  distinction  établie  communément  entre 
la  perception  et  la  conception?  C'est  que,  dans  le  cas  de  la 
perception,  il  y  a  nécessairement  croyance  à  l'existence  de 
l'objet,  tandis  que  dans  la  conception  cette  croyance  n'existe 
pas.  C'est  la  distinction  établie  par  Reid  et  par  Ad.  Garnier  ; 
c'est  celle  qui  est  conforme  au  sens  commun. 

Mais  si  celte  distinction  existe,  comment  expliquer  que 
dans  certains  cas  (rêve,  hallucination)  la  croyance  à  la  pré- 
sence et  à  la  réalité  de  l'objet  soit  aussi  intense,  aussi  invin- 
cible que  dans  la  perception  elle-même? 

Certains  philosophes,  par  exemple  Dugald  Stewart,  vont 
jusqu'à  penser  que  la  croyance  à  la  réalité  actuelle  de  l'objet 
n'est  point  du  tout  le  caractère  propre  et  exclusif  de  la  per- 
ception, mais  que  c'est  le  caractère  commun  des  deux  phé- 
nomènes. La  conception  toute  seule,  dit-il,   quand  elle  n'est 


PERCEPTION   ET   IMAGINATION  200 

pas  mise  en  présence  d'une  perceplion  qui  la  contredit,  cou- 
lient  implicitement  l'affirmation   de  l'existence  de  son  objet. 

Yoici  ses  principaux  arguments. 

1°  Si  Tessence  de  la  conception  était  la  non -croyance  à 
l'existence  de  son  objet,  il  semble  que  ce  caractère  devrait 
être  de  plus  en  plus  marqué  à  mesure  que  la  conception 
deviendrait  plus  vive,  car  on  sait  précisément  que  lorsqu'une 
de  nos  facultés  agit  seule  et  sans  mélange,  les  lois  qui  la  diri- 
gent ne  peuvent  manquer  de  se  faire  mieux  sentir.  Or,  c'est 
le  contraire  que  nous  voyons.  C'est  une  chose  connue  que 
lorsque  l'imagination  agit  seule,  ou,  ce  qui  est  la  même 
chose,  quand  elle  acquiert  une  grande  vivacité,  au  point  de 
prédominer  sur  la  sensation,  c'est  alors  surtout  que  nous 
sommes  disposés  à  attribuer  aux  objets  une  existence  réelle. 
Dans  ce  cas  au  moins  l'acte  d'imagination  est  accompagné  de 
croyance,  et  nous  agissons  comme  si  nous  étions  persuadés 
delà  réalité  de  l'objet;  et  c'est  la  seule  preuve  que  nous  puis- 
sions avoir  de  la  croyance  dans  la  perception  elle-même. 

Si  donc,  lorsque  l'imagination  existe  seule,  ou  qu'elle  pré- 
domine, elle  est  accompagnée  de  croyance  à  l'existence  ac- 
tuelle de  l'objet,  n'a-t-on  pas  le  droit  de  supposer  que  cette 
môme  croyance  existe  encore  ,  quoique  à  un  moindre  degré, 
dans  tous  les  autres  cas  ?  Et,  si  nous  ne  nous  en  apercevons 
pas,  n'est-ce  pas  parce  que  le  témoig-nage  de  la  conception 
est  alors  combattu  par  celui  de  nos  sens  ,  de  sorte  que  dans 
le  silence  des  sens  la  conception  reprend  son  véritable  carac- 
tère? C'est  ce  qui  a  lieu  dans  les  rêves.  Mais  si  c'était  le  carac- 
tère propre  de  la  conception  ou  de  l'imagination  de  ne  pas 
affirmer  la  réaUté  de  l'objet,  on  ne  voit  pas  pourquoi  elle 
affirmerait  cette  existence  en  l'absence  des  autres  sens,  car 
la  présence  ou  l'absence  d'une  autre  faculté  ne  peut  pas 
changer  la  nature  de  celle  que  nous  exerçons. 

D.  Stewart  emprunte  encore  un  autre  exemple  à  ce  qu'on 
appelle  les  perceptions  acquises.  C'est  une  opinion  reçue,  dit- 
il,  que  par  la  vue  nous  ne  percevons  que  des  surfaces  planes. 
Cependant  nous  voyons  ou  nous  croyons  voir  les  objets  dis- 

u.  .  14 


210  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

posés  sur  des  plans  différenls  el  à  distance  les  uns  des  autres. 
Ce  n'est  là  qu'une  conception,  non  une  perception;  cette  con- 
ception n'en  est  pas  moins  accompagnée  de  croyance,  aussi 
bien  que  la  perception  elle-même. 

La  conviction  spéculative  de  la  non-existence  de  l'objet  ne 
détruit  pas  la  croyance  intuitive  à  son  existence  présente. 
Reid  parle  de  l'un  de  ses  amis  qui  ne  pouvait  coucher  seul 
dans  l'obscurité,  malgré  toutes  les  résistances  de  la  philoso- 
})hie  et  de  la  raison.  Mais,  dit  Dugald  Stewart,  dire  qu'un 
homme  se  croit  en  danger  quand  il  est  seul,  par  crainte  des 
fantômes,  n'est-ce  pas  dire  qu'il  croit  en  ce  moment  que  les 
objets  de  son  imag^ination  sont  réels  ?  Reid  cite  encore  le  cas 
de  vertige.  Il  y  a  peu  d'hommes  qui  puissent  regarder  de 
haut  en  bas  d'une  haute  tour  ou  d'une  haute  montagne, 
sans  éprouver  un  sentiment  de  crainte,  quoiqu'on  n'y  coure 
pas  plus  de  danger  que  si  l'on  était  à  terre.  Mais  d'où  vient 
ce  sentiment,  si  ce  n'est  de  la  croyance  oi^i  l'on  est  que  l'on 
va  tomber,  croyance  liée  nécessairement  à  la  représentation 
de  l'espace  vide? 

Dans  une  discussion  très  approfondie  sur  la  nature  de  l'hal- 
lucination qui  a  eu  lieu  à  \di.  Société  médlco-psycholorjique^  en 
1855,  entre  philosophes  et  médecins,  M.  Louis  Peisse  a  sou- 
tenu la  même  théorie  que  D.  Stewart,  à  savoir  qu'il  n'y  a  pas 
de  différence  essentielle  entre  la  conception  et  la  perception, 
au  moins  quant  à  la  croyance  à  la  réalité  objective  de  l'objet. 
Selon  M.  Peisse,  la  représentation  mentale  d'un  objet,  quelle 
qu'en  soit  la  cause,  est  une  perception,  un  acte  sensoriel,  ana- 
log^ue  en  essence  avec  la  sensation  dite  externe.  Lorsque,  fer- 
mant les  yeux,  j'évoque  un  objet  visible,  ce  que  je  perçois 
est-il  autre  chose  qu'un  ensemble  de  ligues  ou  de  couleurs 
disposées  dans  un  ordre  déterminé,  en  un  mot  une  image? 
Sans  doute,  cette  image  est  moins  nette;  mais  ce  dont  j'ai 
conscience  les  yeux  fermés,  est  la  même  chose  que  ce  dont 
j'avais  conscience  une  minute  auparavant.  Il  m'est  impossible, 
dit  M,  Peisse,  d'apercevoir  entre  les  deux  apparitions  une 
différence  essentielle.  On  signale  deux  différences  :  l'une,  que 


PERCEPTION   ET   IMAGINATION  211 

dans  la  sensation  externe  sa  représentation  est  forcée,  tandis 
qu'elle  est  libre  dans  la  représentation  interne.  En  second 
lieu,  la  perception  serait  accompagnée  de  croyance ,  et  la 
conception  ne  le  serait  pas.  Mais  ces  deux  caractères  s'effa- 
cent dans  le  fait  de  l'hallucination,  qui  est  à  la  fois  forcée 
comme  la  perception,  et  accompagnée  de  croyance  comme 
elle.  Les  différences  signalées  disparaissent  donc  lorsque  les 
phénomènes  s'accentuent  davantage. 

Des  trois  difficultés  que  nous  avons  signalées,  on  peut  dire 
que  les  deux  premières  se  ramènent  à  la  troisième ,  et  que 
celle-ci  seule  doit  être  discutée.  En  effet,  de  ce  que  la  percep- 
tion et  l'imagination  se  mêlent  sans  cesse  l'une  avec  l'autre, 
il  ne  s'ensuit  pas  que  l'une  soit  l'autre,  et  avec  un  peu  d'atten- 
tion on  peut  toujours  les  démêler;  enfin,  quand  on  ne  le  peut 
pas,  c'est  que  la  première  difficulté  vient  se  confondre  avec 
la  troisième. 

De  même  pour  la  différence  de  degré  :  elle  ne  suffit  pas  à 
expliquer  la  différence  essentielle  des  deux  facultés;  par  exem- 
ple, un  coup  sur  la  tête  peut  être  plus  ou  moins  fort,  sans 
cesser  pour  cela  d'être  une  sensation,  et  sans  devenir  pour 
cela  une  image  ou  un  souvenir.  Réciproquement,  il  y  a  en 
nous  des  images  très  vives  qui  ne  deviennent  pas  pour  cela 
des  sensations.  On  peut  dire  même  que  souvent  c'est  le  propre 
de  l'image  d'être  plus  vive  que  la  réalité;  et  cependant  ce  n'est 
encore  qu'une  image.  Enfin,  dans  le  cas  où  l'image  vient  à 
se  confondre  avec  le  réel,  c'est  encore  de  la  troisième  difficulté 
qu'il  s'agit.  C'est  donc  celle-ci  qu'il  faut  discuter  à  fond. 

Dans  la  comparaison  que  l'on  a  faite  entre  les  deux  facultés 
de  la  conception  et  de  la  perception,  on  oublie  toujours  un 
caractère  fondamental  et  des  plus  décisifs,  c'est  que  la  per- 
ception est  le  fait  primitif,  le  fait  type,  tandis  que  la  concep- 
tion, même  à  l'état  de  rêve  et  d'hallucination,  est  un  fait  con- 
sécutif et  secondaire  qui  dépend  du  premier,  A'on  seulement 
les  conceptions  ordinaires  de  la  veille  sont  des  souvenirs 
mais  il  en  est  de  même  du  rêve  et  des  hallucinations.  On  ne 
rêve  que  de  ce  que  l'on  connaît;  on  n'a  d'hallucination  que 


2i2  LIVRE    CINQUIÈME.  -  LE   MONDE    EXTÉRIEUR 

sur  les  objets  des  sens  que  l'on  est  capable  de  percevoir.  II 
n'y  a  point  d'hallucination  spontanée.  Jamais  un  aveugle  de 
naissance. n"a  eu  d'hallucination  de  la  vue;  jamais  un  sourd- 
muet  de  naissance  n'a  eu  d'hallucination  de  l'ouïe.  L'halluci- 
nation n'est  donc,  comme  le  rêve,  qu'une  répercussion,  une 
réplication,  et  non  pas  le  phénomène  primitif. 

On  a  dit,  il  est  vrai,  que  des  aveugles  peuvent  avoir  des 
hallucinations  de  la  vue;  mais  alors,  ou  ils  avaient  vu  avant 
d'être  aveugles,  et  c'étaient  encore  des  souvenirs;  ou  ils  n'ont 
jamais  vu,  et  alors,  malgré  l'occlusion  des  yeux,  il  restait 
encore  une  portion  de  nerf  optique  susceptible  d'être  excitée, 
et  dans  ce  cas-là  ils  ne  peuvent  avoir  que  des  sensations 
subjectives  de  lumière,  des  rayonnements,  des  fulgurations, 
des  couronnes  de  feu,  mais  non  de  véritables  images  :  ce  sont 
des  perceptions  ou  sensations,  non  des  conceptions. 

On  dira  encore  que,  suivant  l'analyse  que  nous  avons  don- 
née précédemment,  l'acte  appelé  perception  n'est,  en  grande 
partie,  qu'un  acte  de  mémoire  et  d'imagination.  Cela  est  vrai; 
mais  il  y  a  un  fond  premier,  qui  est  l'acte  de  perception  pro- 
prement dit.  Sans  doute,  lorsque  je  voisdubleu,  ma  sensation 
actuelle  se  compose  en  partie  du  souvenir  de  toutes  les  sen- 
sations du  bleu  que  j'ai  eues  précédemment.  Mais  il  y  a  un 
résidu  qui  est  le  bleu  lui-même,  qui  a  été  perçu  une  première 
fois;  et  lors  même  qu'il  serait  vrai  que  nous  ne  pouvons 
retrouver  la  sensation  primitive,  toujours  est-il  qu'elle  a  du 
exister,  et  que  c'est  elle  seule  qui  est  la  véritable  perception. 

On  peut  dire  du  rêve  ce  que  nous  avons  dit  de  l'hallucina- 
tion. Leibniz  disait  que  nos  perceptions  étaient  «des  rêves  bien 
liés  ».  La  seule  différence  de  la  veille  et  du  sommeil  serait  donc, 
suivant  lui,  l'incohérence  dans  le  sommeil  et  la  liaison  dans  la 
veille.  Mais  cette  différence  est  insuffisante  :  car  il  y  a  ou  il 
peut  y  avoir  des  rêves  cohérents.  Pascal  disait  que  si  un  homme 
faisait  toutes  les  nuits  le  même  rêve  et  continuait  chaque  nuit 
le  rêve  de  la  veille,  il  lui  serait  impossible  de  distinguer  le 
rêve  de  la  réalité.  Dans  ce  cas,  le  critérium  donné  par  Leibniz 
disparaîtrait.  Mais  il  y  a  un  autre  caractère  :  c'est  celui  que  nous 


PERCEPTION   ET   IMAGINATION  213 

avons  signalé,  à  savoir  que  les  rêves,  comme  les  hallucina- 
tions, ne  sont  que  des  souvenirs;  ils  proviennent  tons,  ou 
du  moins  leurs  éléments  proviennent  de  la  veille.  Qui  n'aurait 
pas  veillé  ne  saurait  rêver.  L'enfant  ne  rêve  que  des  choses 
d'enfant;  l'homme,  que  des  choses  qui  se  rapportent  plus  ou 
moins  à  son  expérience  d'homme.  J'ai  rêvé  quelquefois  de 
discussions  philosophiques;  cela  ne  m'arrivait  pas  quand 
j'étais  jeune.  M.  Alfred  Maury  dit  qu'il  voyait  en  rêve  des 
caractères  sanscrits  :  c'est  ce  qui  est  impossible  à  ceux  qui 
ne  savent  pas  lire  ces  caractères.  On  dit  que  le  chien  rêve  : 
les  aboiements  pendant  le  sommeil  en  sont  la  preuve.  Il  rêve 
donc  de  chasse. 

Les  rêves  supposent  toujours  une  veille.  Si  nos  perceptions 
étaient  des  rêves,  elles  devraient,  d'après  la  définition,  suppo- 
ser une  veille  antérieure  et  par  conséquent  une  vie  antérieure  ; 
mais,  outre  que  cette  vie  antérieure  serait  une  hypothèse  gra- 
tuite, cette  hypothèse  même  ne  servirait  à  rien,  puisqu'il  fau- 
drait toujours  arriver  à  des  perceptions  primitives  qui  ne 
seraient  pas  des  rêves.  Autant  supposer  que  ce  sont  des  per- 
ceptions de  ce  genre  que  nous  éprouvons.  Ainsi  nos  percep- 
tions actuelles  ne  sont  pas  seulement  des  rêves  bien  liés,  ce 
sont  des  rêves,  si  l'on  veut  les  appeler  ainsi,  mais  qui  n'ont 
point  été  précédés  de  veilles;  ce  ne  sont  pas  des  reproduc- 
tions, des  copies,  mais  des  originaux.  En  d'autres  termes,  ce 
ne  sont  pas  des  rêves. 

Cette  distinction  fondamentale  établie  (et  elle  doit  subsister 
dans  toutes  les  hypothèses),  examinons  les  diverses  raisons 
invoquées  contre  la  distinction  des  deux  sortes  de  phénomè- 
nes. Quelques-unes  ont  bien  peu  de  solidité.  Suivant  Dugald 
Stewart,  si  le  caractère  essentiel  de  la  conception  était  d'être 
subjective  et  sans  croyance  à  une  existence  externe,  plus 
cette  faculté  serait  intacte,  plus  ce  caractère  se  manifesterait, 
et  ce  serait  à  l'image  la  plus  vive  que  devrait  correspondre 
la  plus  faible  tendance:  l'affirmation  de  l'existence  objective. 
Or  c'est  le  contraire  que  nous  observons. 

Dugald  Stewart  oublie  un  principe  d'explication  que  lui- 


214  LIVRE    CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

même  invoque  très  souvent,  aussi  bien  que  Reid.  C'est  celui  qui 
se  tire  de  l'association  des  idées.  La  perception  directe  et  immé- 
diate de  l'objet  étant  toujours  accompagnée  delà  croyance  à 
l'existence  de  l'objet,  la  simple  représentation  doit  contracter, 
par  simple  association,  la  tendance  à  une  affirmation  sembla- 
ble. Or,  plus  l'image  est  semblable  à  la  perception  par  la  net- 
teté et  la  vivacité,  plus  cette  tendance  devra  être  forte,  et 
même,  si  elle  n'est  pas  combattue,  devenir  égale  à  celle  qui 
a  lieu  dans  l'état  habituel.  Mais  la  distinction  se  fera  comme 
dans  toutes  les  erreurs  des  sens,  qui  s'expliquent  parle  même 
principe. 

Pour  prouver  que  l'image  est  par  elle-même  accompagnée 
de  la  croyance  à  la  réalité  externe,  il  faudrait  pouvoir  les  ren- 
contrer à  l'état  spontané,  c'est-à-dire  avant  toute  perception; 
mais  cela  est  impossible,  puisque  toute  image  est  un  souve- 
nir. Que  dans  un  état  consécutif  et  secondaire  on  retrouve,  par 
association,  la  même  affirmation  qui  a  été  liée  àl'état  primitif, 
cela  n'a  rien  d'étonnant.  Que  si,  par  impossible,  une  image 
absolument  spontanée  avec  croyance  se  présentait  à  l'esprit, 
on  pourrait  encore  supposer  qu'il  y  a  là  un  état  héréditaire, 
et  ce  serait  toujours  par  association  que  la  crovance  s'expli- 
querait. 

Il  y  a  d'ailleurs  ici  une  confusion  d'idées  à  signaler.  Sans 
doute,  quand  je  me  représente  un  objet,  je  me  le  représente 
comme  existant;  je  ne  peux  pas  me  le  représenter  comme 
n'étant  pas  au  moment  où  je  me  le  représente;  car  alors  ce 
serait  un  non-être,  un  rien.  Mais  l'existence  dont  il  est  ques- 
tion est,  comme  l'objet  lui-même,  une  existence  subjective.  Or 
cette  existence  subjective,  en  supposant  que  je  n'en  connusse 
pas  d'autre  ,  serait  sans  doute  équivalente  pour  moi  à  une 
existence  objective.  C'est  ainsi  que  nos  sens  eux-mêmes  peu- 
vent nous  donner  une  existence  phénoménale,  si  nous  les  com- 
parons à  l'existence  des  choses  en  soi;  et  quand  nous  parlons 
de  la  réalité  comme  d'une  chose  absolue,  c'est  en  tant  que 
nous  comparons  laporccption  extérieure  àl'imagination,  mais 
non  en  tant  que  nous  la  comparons  à  la  raison  pure,  ou  à  la 


PERCEPTION   ET   IMAGINATION  215 

foi,  OU  à  tout  autre  modo  de  connaissance  qui  transfigure- 
rait les  choses  et  nous  les  ferait  voir  comme  Dieu  les  voit. 
Ainsi,  par  exemple,  il  est  certain  que  Dieu  ne  sent  ni  le  chaud 
ni  le  froid,  qu'il  ne  peut  recevoir  de  choc,  qu'il  ne  peut  être 
ni  piqué  ni  brûlé,  qu'il  n'entend  pas  de  sons.  Il  est  donc  évi- 
dent que  ces  choses  n'expriment  pas  les  choses  en  soi,  mais 
les  rapports  de  nous-mêmes  avec  ces  choses.  Mais  ces  sensa- 
tions n'en  constituent  pas  moins  pour  nous  la  réalité,  par  rap- 
port aux  images  qui  ne  sont  pour  nous  que  les  reflets  de  cette 
réalité. 

On  conçoit  donc  que,  dans  l'absence  des  perceptions  de  la 
veille,  l'imagination  prenne  l'existence  subjective  des  images 
pour  une  vraie  existence  objective,  de  même  que  nos  sens,  en 
l'absence  de  l'intuition  pure  ,  nous  donnent  l'existence  phé- 
noménale comme  la  vraie  existence.  Mais,  de  même  que  nous 
pouvons  corriger  cette  dernière  erreur,  dans  une  certaine  me- 
sure, à  l'aide  des  facultés  supérieures,  de  même  nous  pou- 
vons corriger  les  erreurs  de  l'imagination  à  l'aide  de  nos  sens. 
C'est  ainsi  que  nous  distinguons  l'existence  représentée  de 
l'existence  perçue.  Mais  si  l'on  suppose  une  image  très  vive, 
et  peu  d'attention  donnée  aux  perceptions  externes,  cette 
existence  subjective,  jointe  à  la  tendance,  contractée  par  asso- 
ciation, de  croire  à  la  réalité  extérieure,  peut  nous  conduire, 
en  l'absence  de  tout  correctif,  à  une  affirmation  illégitime  de 
la  réalité  externe  dans  des  cas  de  pure  imagination.  Voilà 
comme  nous  croyons  pouvoir  expliquer  le  fait  dont  s'étonne 
Dugald  Stewart,  à  savoir  que  la  croyance  à  la  réalité  objective 
de  l'image  croît  avec  la  vivacité  de  cette  ini^ge. 

Après  avoir  essayé  d'écarter  les  diverses  tentatives  qui  ten- 
dent à  confondre  l'imagination  etlaperception,  il  reste  encore 
cependant  la  possibilité  de  soutenir  que  ce  qu'on  appelle  per- 
ception, tout  en  étant,  comme  nous  l'avons  dit,  le  fait  premier 
dont  l'imagination  dérive,  n'est  cependant  pas  différent  en 
essence,  de  ce  que  nous  appelons  imagination.  Pourquoi,  dira- 
t-on,  n'y  aurait-il  pas  une  faculté  de  créer  spontanément  des 
images,  comme  il  y  a  une  faculté  de  les  reproduire?  Je  puis 


216  LIVRE   CINQUIÈME.  -  LE  MOiNDE   EXTÉRIEUR 

ressusciter  en  moi  le  tableau  d'un  monde  qui  n'existe  plus  : 
pourquoi  n'aurais-je  pas  pu  susciter  en  moi  une  première  fois 
le  tableau  d'un  monde  qui  n'existe  pas?  Il  arrive  souvent  que 
j'ai  des  réminiscences  inconscientes;  pourquoi  n'y  aurait-il 
pas  en  moi  des  créations  inconscientes?  En  un  mot,  pourquoi 
ne  pas  admettre,  avec  Kant  et  avecFichte,  deux  sortes  d'ima- 
ginations :  l'imagination  productrice  (die  produchve  Einh'il- 
dungsh'aft)  ei  une  imagination  reproductrice  [^f//e  reproductive 
Ehibildungskraftjl  Sans  doute  on  peut  faire  cette  bypotbèse, 
et  Descartes  en  avait  eu  l'idée  avant  Fichte;  mais  il  l'avait 
rejetée.  Et  pourquoi  la  faire,  cette  hypothèse?  Qu'est-ce  qui 
nous  y  force?  Elle  est  toute  gratuite.  Il  est  tout  aussi  simple 
d'admettre  une  cause  externe  à  nos  représentations,  que  de 
les  attribuera  une  faculté  inconnue  dont  nous  n'avons  aucune 
preuve  et  que  nous  ne  pouvons  constater  dans  aucune  expé- 
rience. De  quel  droit  attribuer  au  moi  une  faculté  dont  il  n'a 
aucune  conscience?  Pourquoi  appeler  moi  ce  principe  inconnu 
qui  ne  sait  rien  de  lui-même?  N'est-ce  pas  pour  lui,  à  propre- 
ment parler,  un  non-moi? 

Pour  résumer  notre  doctrine  sur  la  perception  extérieure, 
nous  dirons  qu'il  faut  accorder  beaucoup  au  subjectivisme, 
mais  qu'il  ne  faut  pas  lui  accorder  tout.  Nous  accorderons,  si 
l'on  veut,  que  le  monde  n'est  qu'une  apparence,  mais  nous 
n'accorderons  pas  à  un  philosophe  récent,  qui  ne  paraît  pas 
cependant  trop  pencher  vers  l'idéalisme,  que  le  monde  n'est 
qu'une  illusion^  Nous  distinguons  ces  deux  termes. 

Une  apparence  est,  si  l'on  veut,  une  sorte  d'illusion;  mais 
c'est  une  illusion  relative  qui  suppose  un  fond  de  vérité.  Le 
paysan  voit  le  soleil  à  l'horizon;  il  le  croit  à  la  place  où  il  le 
voit  :  c'est  une  illusion,  car  le  soleil  a  réellement  disparu  ;  mais 
c'est  une  illusion  relative,  car  il  ne  verrait  pas  le  soleil  à  cet 
endroit  si  le  soleil  n'était  pas  quelque  part.  L'astronomie  nous 
démontre  que  les  mouvements  du  ciel  sont  apparents,  et  que 
nous  sommes  dupes  quand  nous  les  croyons  réels:  c'est  une 

1.  Voirie  Cours  de  Philosophie  àa  .M.  Rabior,  liv.  1er,  p.  419. 


PERCEPTION    ET   IMAGINATION  217 

illusion;  mais  c'est  une  illusion  relative,  car  ces  mouvements 
apparents  sont  le  signe  de  mouvements  réels;  ils  sont  liés 
à  ceux-ci  de  la  manière  la  plus  logique;  et  c'est  de  l'appa- 
rence que  nous  concluons  à  la  réalité,  ce  qui  serait  impossi- 
ble si  l'apparence  était  absolument  une  illusion.  Nous  voyons 
dans  le  désert  une  nappe  d'eau  limpide  qui  n'y  est  en  aucune 
manière  :  c'est  une  illusion,  mais  relative,  car  cette  eau  est 
ailleurs.  Même  nos  sensations  subjectives  ne  sont  pas  entiè- 
rement des  illusions.  Si  je  vois  un  cercle  de  feu  en  pressant 
l'orbite  de  l'œil,  je  vois  ce  qui  n'existe  pas  en  dehors  de  moi  ; 
mais  il  y  a  un  nerf  optique  qui,  excité  d'une  certaine  manière, 
donne  naissance  à  cette  apparence.  Yous  voyez  jaune  un  objet 
qui  ne  l'est  pas  :  vous  vous  trompez  ;  il  n'est  pas  moins  vrai 
qu'il  y  a  une  cause  réelle  et  extérieure  de  l'illusion  :  c'est  la 
bile  dont  la  couleur  est  répandue  dans  votre  œil.  Ce  n'est 
encore  qu'une  illusion  relative,  et  non  absolue,  et  elle  impli- 
que un  fond  de  réalité. 

Or,  si  la  perception  ne  nous  donnait  rien  autre  chose  que 
nos  états  de  conscience,  la  croyance  à  l'extériorité  serait,  non 
pas  une  illusion  relative,  mais  une  illusion  absolue,  une  illu- 
sion sans  cause.  Pourquoi  cette  illusion?  Pourquoi  l'esprit 
débuterait-il  par  une  illusion?  L'illusion  absolue  peut  se  trou- 
ver dans  des  notions  factices  rapprochées  par  hasard  ou  par 
jeu  (comme  dans  la  folio  ou  le  rêve);  mais  comment  se  trou- 
verait-elle au  début  de  la  conscience  avant  toute  combinai- 
son d'idées?  Le  même  philosophe  qui  affirme  que  le  monde 
extérieur  est  une  illusion,  enseigne  cependant  que  le  moi  est 
toujours  accompagné  d'un  corps,  et  que  primitivement  il  ne 
se  distingue  pas  de  ce  corps  :  «  Pour  l'animal,  dil-il,  pour 
l'enfant,  pour  tout  homme  qui  n'a  pas  fait  de  métaphysique, 
€t  pour  le  métaphysicien  lui-même,  lorsqu'il  cesse  de  faire  de 
la  métaphysique,  son  être  propre,  son  moi,  n'est  pas  quelque 
chose  de  spirituel  et  d'inétendu,  mais  «  ce  tout  naturel  », 
comme  dit  Bossuet,  ce  «  tout  essentiel  »,  comme  dit  Descartes, 
qui  est  à  la  fois  âme  et  corps,  esprit  et  matière,  étendue  vi- 
vante et  sentante.  »  D'après  ce  passage,  il  semblerait  bien 


218  LIVRE    CINQUIÈME.  —  LE    .MONDE   EXTÉRIEUR 

que  ce  qui  est  une  illusion,  ce  no  serait  pas  l'idée  (Fun  corps, 
mais  l'idée  d'un  moi  distinct  du  corps.  Or  dans  la  perception 
extérieure,  ce  dont  il  s'agit  c'est  précisément  l'existence  des 
corps,  y  compris  le  mien,  le  vôtre,  celui  des  autres  hommes  ; 
mais,  puisque  l'auteur  soutient  ailleurs  qu'il  n'y  a  pas  de 
conscience  du  corps  propre,  c'est  donc  par  la  perception 
externe,  par  les  sens  externes,  que  nous  connaissons  notre 
corps,  aussi  bien  que  celui  des  autres  hommes.  Si  cette  per- 
ception est  une  illusion  et  que  le  moi  on  soit  une  autre,  il  n'y  a 
donc  qu'illusion;  il  n'y  a  plus  rien.  Une  doctrine  aussi  nihi- 
liste ne  peut  pas  être  celle  de  l'auteur,  qui  montre  partout 
le  plus  solide  bon  sens  et  craint  toutes  les  extrémités  méta- 
physiques. 

A  l'illusion  nous  substituons  ce  que  nous  appelons  l'appa- 
rence, car  les  sensations  changent  suivant  les  conditions  de 
l'organe  et  du  milieu.  Mais  qui  dit  apparence  dit  quelque  chose 
qui  apparaît.  «  Comment  y  aurait-il  des  apparences,  dit  Kant 
[Erscheinungen],  s'il  n'y  avait  quelque  chose  qui  apparaisse 
[wenn  mcht  Etwas  erscheine)!  »  L'apparence  ou,  pour  parler 
plus  exactement,  l'apparition,  bien  loin  d'exclure  l'objectivité, 
la  suppose,  et  non  pas  une  objectivité  idéale,  mais  une  objec- 
tivité réelle.  Ce  que  je  perçois  n'est  pas  l'objet  tel  qu'il  est  en 
soi;  mais  il  en  est  la  manifestation,  et  par  conséquent  il  en 
retient  quelque  chose  ;  il  en  est  le  signe  ;  il  porte  en  soi  le  ca- 
chet de  son  extériorité.  L'objet  en  lui-même  n'est  peut-être  ni 
lumineux  ni  sonore;  mais  la  lumière  et  le  son  se  rattachent, 
comme  l'efTet  à  la  cause,  à  quelque  chose  qui  n'est  pas  moi, 
par  exemple  à  des  vibrations;  et  même  si  l'on  suppose,  avec 
Leibniz  et  avec  Kant,  que  l'étendue  elle-même  n'est  encore 
qu'une  apparence,  encore  faut-il  que,  pour  s'éveiller  en  moi, 
cette  apparence  soit  excitée  par  quelque  agent.  Si  loin  que 
l'on  pousse  le  raisonnement  subjectiviste,  rien  ne  peut  nous 
donner  l'idée  d'une  sensation  qui  n'est  que  sensation  (état  de 
conscience),  et  qui  cependant  nous  apparaîtrait  comme  objec- 
tive :  car  pourquoi  le  plaisir  et  la  douleur  ne  s'objectiveraient- 
ils  pas  aussi  bien  que  la  lumière  et  le  son? 


PERCEPTION   ET  IMAGINATION  219 

Si  l'objeclivité  idéale  du  rôve  ou  de  riiallucination  n'est 
qu'une  répercussion,  un  redoublement  de  l'objectivité  réelle, 
elle  s'explique  donc  par  l'objectivité  réelle;  mais  si  cette 
objectivité  réelle  qui  sert  de  base  à  l'autre  n'est  elle-même 
qu'une  objectivité  idéale,  comment  l'explique-t-on?  Pourquoi 
nos  états  de  conscience  se  détachent-ils  du  moi  et  s'oppo- 
sent-ils à  lui  comme  un  objet  à  sa  cause?  On  ne  peut  le  dire. 
Supposez,  au  contraire,  une  cause  externe,  de  quelque  nature 
qu'elle  soit,  agissant  sur  un  sujet  sentant  :  l'impression  devra 
être  relative  à  la  réceptivité  du  sujet,  et  ce  sujet  ne  percevra 
sans  doute  pas  l'objet  tel 'qu'il  est  en  lui-même;  mais  dans 
l'impression  qu'il  recevra  sera  compris  néanmoins  quelque 
chose  d'objectif  qui  lui  révélera  l'extériorité. 


LEÇON   VII 

LES    ILLUSIONS    ET    LES    nALLUCINATIONS 

Messieurs, 

Considérons  en  lui-même  le  fait  de  l'hallucination,  et  cher- 
clions  si  ce  fait  bien  compris  no  déposerait  pas  plutôt  en 
faveur  de  l'objectivité  que  de  la  thèse  contraire. 

N'oublions  pas  que  les  anciens  aliénistesdisting-uaientdeux 
sortes  d'erreurs  dans  les  perceptions  maladives  et  perversives 
des  sens  :  ViUiision  et  Vlialbicinafion.  Voici  quelles  étaient 
les  différences  de  ces  deux  faits. 

L'illusion. 

((  L'illusion,  dit  M.  Michéa*,  diffère  de  l'hallucination  par  un 
point  tranché,  puisque  dans  l'une  l'objet  de  l'erreur  tombe 
actuellement  sous  les  sens,  tandis  que  dans  l'autre,  ou  cet 
objet  est  purement  fantastique,  ou,  s'il  est  réel,  il  n'est  pas  à 
la  portée  de  nos  surfaces  sensorielles;  il  est  donc  pour  elles 
comme  s'il  n'existait  pas.  Dans  l'un  la  trame  de  la  fausse 
perception  est  déjà  formée  en  quelque  sorte  et  préexiste  dans 
le  monde  ambiant,  tandis  que  dans  l'autre  la  fausse  perception 
est  engendrée  de  toutes  pièces  et  créée  de  rien  au  soin  do 
l'àme.  » 

Esquirol  et,  après  lui,  Michéa  ont  étudié  avec  beaucoup 
de  soin  ce  genre  d'illusions.  Ce  dernier  auteur  en  donne 
l'énumération  suivante  : 

1°  Illusions  relatives  à  la  configuration  :  par  exemple  une 
femme  prend  des  nuages  pour  des  ballons;  une  autre  prend 

1.  Délire  des  sensations,  p.  120. 


LES   ILLUSIONS   ET   LES    HALLUCINATIONS  221 

(les  ombres  pour  des  rais.  On  prétend  que  l'empereur  Théo- 
doric  prit  un  jour  une  tête  de  poisson  servie  sur  la  table  pour 
celle  du  sénateur  Symmaque. 

A  ce  genre  d'illusions  se  rapporte  colle  de  Don  Quichotte 
prenant  des  moulins  à  vent  pour  des  géants. 

2°  Illusions  relatives  à  la  nature  chimique.  Un  aliéné  prend 
des  cailloux  pour  des  pierres  précieuses.  Sainte  Thérèse  pre- 
nait les  g-rains  de  son  chapelet  pour  des  diamants. 

3°  Illusions  relatives  à  la  couleur.  Un  malade  atteint  de 
névrose  voyait  tous  les  objets  en  vert.  Neuf  personnes  em- 
poisonnées voyaient  tous  les  corps  en  rouge. 

4°  Illusions  relatives  à  la  f//5/«/ice.  Une  personne  de  soixante 
ans,  dans  les  prodromes  d'une  attaque  d'hémiplégie,  voyait 
tous  les  objets  présents  tour  à  tour  se  rapprocher  et  s'éloigner, 
comme  si  elle  les  eût  vus  au  travers  d'une  lorgnette.  Une 
autre  personne ,  après  une  maladie  grave ,  avait  perdu  la 
faculté  d'apprécier  la  distance,  et  ne  pouvait  plus  s'en  rendre 
compte  que  par  le  toucher. 

o°  Illusions  relatives  à  la  situation.  Un  malade  voyait  tous 
les  objets  renversés.  Un  autre  les  voyait  courbes,  tortueux, 
prêts  à  tomber.  Il  était  toujours  prêt  à  vous  soutenir'. 

6°  Illusions  relatives  au  nombre.  De  ce  genre  sont  la  vision 
double,  ou  ambbjopie,  et  aussi  ce  que  les  médecins  allemands 
appellent  Idideutéroscopie,  qui  consiste  à  se  voir  soi-même  en 
double.  Il  y  a  des  cas  où  la  vision  est  encore  plus  multipliée. 
Un  malade  voyait  sa  mère  avec  trois  têtes,  et,  chose  étrange, 
ne  commettait  pas  la  même  erreur  pour  les  autres  personnes. 

7°  Illusions  relatives  à  la  dimension.  Les  uns  voient  les 
objets  plus  petits,  les  autres  plus  grands  qu'ils  ne  sont  réelle- 
ment; quelquefois,  à  très  peu  d'instants,  le  même  malade  voit 
son  médecin  comme  un  géant,  et  ensuite  comme  un  nain. 

8°  Illusions  relatives  à  la  température.  Un  malade  qui  n'avait 
pas  perdu  le  sens  du  toucher^(c'était  un  médecin,  qui  pouvait 

1.  Je  ferai  remarquer  ici  que  tous  ces  faits,  aussi  bien  ceux  qui  précèdpat  que 
ceux  qui  suivent,  sont  accompagués,  daus  l'ouvrage  de  M.  Michéa,  des  témoi- 
gnages qui  les  attestent. 


222  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

1res  bien  lâlcr  le  pouls),  trouvait  tous  les  objets  chauds  ou 
tièdes  de  la  main  droite,  tandis  que  la  main  gauche  avait 
conservé  le  discernement  exact  de  la  température. 

9°  Illusions  relatives  au  mouveinent.  Un  malade  cité  par 
Cabanis  sentait  son  lit  se  dérober  sous  lui.  D'autres  préten- 
daient sentir  leur  nez  s'allonger.  La  célèbre  Bettina  se  sentait 
planer  dans  l'air. 

10°  Illusions  relatives  à  la  pesanteur.  Un  hypocondriaque 
se  sentait  la  tête  tantôt  légère  comme  une  plume,  tantôt  lourde 
comme  du  plomb.  D'autres  malades  se  croient  si  légers  qu'ils 
craignent  d'être  emportés  par  le  moindre  vent. 

11°  Illusions  de  l'ouïe. 

a.  Erreurs  sur  le  timbre.  Une  malade  prenait  la  voix  du 
docteur  pour  celle  de  son  mari,  une  autre  pour  celle  de  son 
fils.  En  chantant  le  Miserere,  Ravaillac  prenait  le  son  de  sa 
voix  pour  celui  d'une  trompette  de  guerre. 

b.  Erreurs  sur  la  direction.  Un  malade  entendait  à  droite 
les  paroles  proférées  à  gauche,  et  vice  versa. 

c.  Erreurs  sur  le  nombre.  Un  malade  entend  deux  per- 
sonnes quand  il  n'y  en  a  qu'une  qui  passe. 

cl.  Erreurs  sur  Y  articulation.  Un  malade  traduit  les  bruits 
indistincts  de  la  nature  ou  les  chants  des  oiseaux  en  paroles 
distinctes^et  articulées. 

12°  Illusions  de  l'odorat  et  du  goût. 

Quelques  malades  ont  le  goût  tellement  perverti  qu'ils  refu- 
sent de  prendre  des  aliments. 

De  même  que  la  principale  cause  des  erreurs  des  sens  est 
dans  la  part  d'induction  qui  se  mêle  à  toutes  nos  perceptions, 
de  même  la  cause  des  illusions  sensorielles  est  dans  la  part 
d'imagination  qui  se  mêle  également  à  nos  sensations. 

Nous  avons  vu,  en  effet,  plus  haut  que  l'imagination  se  mêle 
pour  une  part  notable  à  toutes  nos  perceptions  :  la  plupart 
des  objets  avec  lesquels  nous  sommes  en  rapport  par  les  sens 
nous  sont  familiers.  Nous  les  avons  vus  mille  fois  :  c'est  ainsi 
que  nous  connaissons  notre  ville,  notre  rue,  notre  maison, 
noire  chambre,  nos  meubles,  nos  livres,  nos  papiers.  Nous 


LES   ILLL'SIOiNS   ET   LES    HALLUCINATIONS  223 

avons  donc  le  souvenir  de  ces  objets;  nous  en  avons  l'image 
dans  l'espril.  Celte  image  se  renouvelle  en  nous  par  l'asso- 
ciation des  idées,  lorsque  nous  sommes  en  présence  de  l'objet 
lui-même.  De  là,  comme  Ta  dit  Maine  de  Biran,  deux  tableaux  : 
l'un  qui  est  sous  nos  yeux,  l'autre  qui  est  dans  notre  pensée 
et  qui  coïncide  avec  le  premier  :  ce  qui  prouve  bien  l'exis- 
tence de  ce  tableau  intérieur,  c'est  la  surprise  que  nous  éprou- 
vons lorsqu'il  y  a  quelque  chose  de  changé  dans  le  tableau 
extérieur,  comme  lorsque  nous  comparons  le  visage  d'un 
homme  avec  son  portrait  d'autrefois. 

La  perception  réelle  se  compose  donc  de  ces  deux  images 
réunies,  l'une  complétant,  vivifiant  l'autre.  Lorsque  l'objet  est 
immédiatement  sous  nos  yeux  et  à  la  portée  de  nos  mains,  en 
un  mot  dans  les  conditions  les  plus  favorables  de  perception, 
l'image  intérieure  va  se  perdre  dans  l'image  extérieure  :  la 
perception  l'emporte  sur  l'imagination.  Mais  s'il  s'agit  d'objets 
éloignés,  ou  plus  ou  moins  indistincts,  ou  de  sons  mal  perçus, 
ou  de  perceptions  tactiles  incomplètes,  c'est  l'imagination 
alors  qui  complète  la  perception.  Los  sensations  incomplètes 
que  nous  éprouvons  réveillent  en  nous  le  tableau  intérieur 
complet,  et  à  l'aide  de  ce  tableau  intérieur  nous  recons- 
truisons l'objet  réel,  comme  avec  une  traduction  on  recons- 
truit le  sens  d'une  langue  étrangère  qu'on  ne  sait  pas  bien. 
A  l'aide  de  ce  travail,  nous  voyons  ce  que  nous  ne  pouvions 
pas  voir,  nous  entendons  ce  que  nous  n'entendions  pas.  C'est 
ainsi,  comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer,  que  lorsque 
nous  entendons  parler  une  langue  étrangère  qui  nous  est 
inconnue,  non  seulement  nous  ne  comprenons  pas,  mais  nous 
ne  distinguons  même  pas  les  sons  les  uns  des  autres,  et  nous 
n'en  saurions  répéter  un  seul;  tandis  que,  pour  les  sons  qui 
nous  sont  familiers,  nous  les  entendons  tout  de  suite,  parce 
que  nous  les  reconnaissons. 

Grâce  à  cette  loi,  le  domaine  de  la  perception  s'enriciiit  et 
s'augmente  considérablement.  Mais  aussi  il  perd  en  sûreté 
ce  qu'il  gagne  en  étendue.  La  perception  sera  nécessairement 
d'autant  moins  sûre  qu'elle  sera  plus  mêlée  d'imagination. 


224  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

Nous  voyons  à  distance  quelques  traits  d'un  visage  qui  nous 
en  rappelle  un  qui  nous  est  connu,  et,  ne  distinguant  pas 
bien  l'un  de  l'autre,  nous  croyons  voir  un  visage  de  notre 
connaissance;  mais  en  approchant  l'illusion  disparaît;  nous 
reconnaissons  nous  être  trompés.  C'est  l'imagination  qui 
avait  pris  la  place  de  la  perception.  La  nuit,  dans  la  solitude, 
dans  les  bois,  nous  voyons  des  signes  vagues  et  indistincts  : 
si  notre  imagination  a  été  instruite  à  croire  aux  revenants,  ces 
images  réveilleront  en  nous  l'idée  de  quelque  figure  de  ce 
genre,  et  nous  aurons  vu  un  revenant.  Souvent  les  accidents 
les  plus  insignifiants  réveillent  en  nous  des  ressemblances  de 
figure  ou  de  voix,  que  personne  autre  que  nous  ne  remar- 
que. De  là  des  méprises  que  nous  avons  peine  à  comprendre 
nous-mêmes. 

Ces  méprises  sont  des  faits  normaux,  je  veux  dire  qui  sont 
conformes  aux  lois  générales  de  la  nature  humaine  :  elles 
n'ont  rien  de  pathologique;  il  suffit  toujours  de  ramener  l'ob- 
jet aux  conditions  de  la  perception  nette  et  distincte,  pour 
nous  apercevoir  de  l'erreur.  Mais  supposons  une  imagination 
très  vive,  avec  peu  d'attention  aux  données  des  sens,  il  pourra 
y  avoir  persistance,  sinon  dans  une  erreur  trop  évidente,  au 
moins  dans  certaines  illusions  :  comme,  par  exemple,  persis- 
ter à  soutenir  la  ressemblance  d'un  tel  avec  Napoléon,  quand 
il  n'y  a  pas  ombre  d'analogie  pour  tout  le  monde;  voir  dans 
les  caprices  d'un  feu  flamboyant  toutes  sortes  de  paysages 
mobiles  que  nul  n'aperçoit.  Ces  sortes  de  perceptions  ne 
contredisent  pas  tout  à  fait  la  perception  réelle;  mais  elles 
peuvent  s'y  incorporer  de  manière  à  la  troubler  et  à  l'altérer. 
On  en  trouve  de  nombreux  exemples  dans  les  Contes  fantas- 
tiques d'Hoffmann. 

Il  suffira  maintenant,  pour  comprendre  les  illusions  des  sens 
à  l'état  morbide,  de  donner  à  l'imagination  un  degré  de  viva- 
cité de  plus,  et  moins  de  force  à  l'attention  :  ce  sera  quelque 
chose  d'analogue  au  somnambulisme.  L'imagination  aura 
complètement  absorbé  la  perception,  quoique  celle-ci  lui  donne 
le  premier  branle.  L'image  intérieure  recouvrira  entièrement 


LES   ILLUSIONS   ET    LES    HALLUCINATIONS  223 

l'image  extérieure  et  en  prendra  la  place.  Les  moulins  à  vent 
de  Don  Quichotte  ont  des  bras  qui  se  meuvent.  C'est  assez 
pour  réveiller  dans  l'imagination  du  brave  chevalier  l'image 
de  grands  bras  appartenant  à  de  grands  corps,  en  un  mot  à 
des  géants.  Cette  image,  réveillée  et  devenue  assez  vive  pour 
être  toute  présente,  se  combinera  avec  les  données  de  la  per- 
ception présente.  Tout  ce  qui,  dans  cette  perception,  sera  d'ac- 
cord avec  l'image,  sera  conservé;  tout  le  reste  sera  métamor- 
phosé. Le  toit  du  moulin  deviendra  une  tète;  le  corps  du 
moulin  sera  le  corps  du  géant.  Leurs  bras  tourneront  comme 
les  ailes  et  feront  le  tourniquet;  et  le  bruit  qu'elles  font  en 
tournant  sera  le  bruit  des  armes.  C'est  ainsi  que  le  somnam- 
bule no  voit  dans  les  objets  extérieurs  que  ce  qui  est  d'accord 
ou  peut  se  concilier  avec  son  rêve.  Le  reste  lui  est  indifférent. 
On  voit  par  ce  qui  précède  que  le  phénomène  de  l'illu- 
sion morbide  n'est  autre  chose  que  l'exagération  d'un  phé- 
nomène normal  que  nous  avons  décrit,  à  savoir  la  part  de 
l'imagination  dans  la  perception.  11  reste  cependant  une  diffé- 
rence caractéristique  entre  le  phénomène  normal  et  le  phé- 
nomène morbide  :  c'est  que,  dans  le  premier  cas,  la  percep- 
tion et  l'expérience  corrigent  l'illusion;  le  tableau  intérieur 
se  retire  devant  le  tableau  extérieur.  Au  contraire,  l'illusion 
morbide  subsiste  malgré  le  domaine  de  la  perception.  Ainsi 
celui  qui  sentait  son  nez  s'allonger  ou  se  raccourcir  alterna- 
tivement n'avait  qu'à  y  porter  la  main  pour  s'apercevoir  qu'il 
se  trompait;  mais  il  ne  corrigeait  pas  par  là  sa  conception 
erronée.  Dans  le  cas  du  rêve,  et  même  du  soimnambulisme, 
on  explique  l'erreur  par  l'occlusion  ou  l'inaction  des  sens 
externes  et  par  le  défaut  de  comparaison  entre  les  deux  ima- 
ges. Mais  ici  les  deux  images  sont  en  présence.  Les  sens  sont 
ouverts  :  le  réel  est  devant  nous.  Comment  est-ce  l'image  fic- 
tive qui  prédomine?  Comment  l'imagination  s'objective-t-elle 
au  point  d'annuler  la  perception?  Et,  s'il  en  est  ainsi,  comment 
distinguer  l'une  de  l'autre?  La  cause  de  cette  erreur  invin- 
cible est  dans  la  disparition  do  la  faculté  d'attention.  C'est 
l'attention  qui,  dans  l'état  normal,  distingue  le  réel  de  l'idéal. 

II.  13 


226  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE    MONDE    EXTÉRIEUR 

C'est  rabsence  d'allonlion  qui  produit  les  illusions  invincibles, 
et  en  général  toutes  les  erreurs  mentales  viennent  de  la  part 
do  l'attention. 

VhaUucinahon. 

L"ballucinalion,  comme  Tillusion,  est  un  état  morbide  de 
l'esprit  qui  donne  une  réalité  objective  à  des  images  pure- 
ment internes,  et  qui  persiste  malgré  les  dépositions  de  la 
perception  extérieure. 

Elle  se  dislingue  cependant  de  l'illusion  en  ce  que  celle-ci 
a  son  origine  au  deliors  dans  quelque  objet  extérieur,  qu'elle 
allère  et  qu'elle  transforme,  tandis  que  l'hallucination  ne  cor- 
respond, dit-on,  à  rien  d'extérieur. 

1°  On  peut  se  donner  artificiellement  des  hallucinations 
par  des  agents  narcotiques  (l'opium,  le  haschisch),  dont  l'ac- 
tion sur  les  centres  nerveux  est  indubitable.  2°  Il  peut  y  avoir 
hallucination  de  la  vue  ou  de  l'ouïe  chez  ceux  qui  sont  pri- 
vés de  ces  deux  sens,  bien  entendu  après  en  avoir  joui,  car 
il  n'y  a  pas  d'exemple  d'hallucinations  de  ce  genre  chez  les 
aveugles  ou  sourds-muets  de  naissance.  3°  Comment  expli- 
quer les  hallucinations  composées,  c'est-à-dire  coexistant  à 
la  fois  dans  plusieurs  sens,  dans  lesquels  il  n'y  a  pas  toujours, 
et  même  il  n'y  a  que  rarement  lésions  simultanées?  N'est-il 
pas  plus  vraisemblable  que  la  lésion  est  dans  l'organe  cen- 
tral ? 

On  distingue,  en  effet,  deux  sortes  d'hallucinations  :  les  hal- 
lucinations simples  ou  isolées,  et  les  hallucinations  co;?z/;o5ee.s'. 
Les  premières  sont  celles  qui  se  renferment  dans  un  seul 
sens  ;  les  secondes  se  forment  à  l'aide  de  plusieurs  sens  réu- 
nis :  ainsi  on  verra  par  la  vue  un  personnage  qui  n'existe 
pas,  et  par  l'ouïe  on  entendra  ses  paroles.  Les  hallucinations 
simples  sont  les  plus  rares  ;  ordinairement  elles  se  réunis- 
sent'. 

Outre  cette  division  générale,  la  plus  simple  est  celle  qui 

1.  B.  de  Boisuiout,  cli.  iv. 


LES    ILLUSIONS   ET   LES    HALLUCINATIONS  227 

consisLe  à  rapporter  les  hallucinations  à  chaque  espèce  de 
sens.  11  y  aura  par  conséquent  hallucination  de  l'ouïe,  de  la 
vue,  etc. 

Hallacinatiom  de  rouie.  —  Ce  sont,  paraît-il,  de  beaucoup 
les  plus  fréquentes.  Elles  représentent  à  peu  près  les  deux 
tiers  du  nombre  total  des  cas.  Ce  sont,  en  général,  des  voix 
que  Ton  entend'.  Ces  voix  peuvent  être  multiples  à  la  fois'.  Il 
peut  y  avoir  opposition  entre  elles.  Un  ancien  préfet  se  croit 
accusé  de  trahison  par  des  voix  qui  lui  reprochent  sans  cesse 
qu'il  a  trahi  son  devoir.  Mais  entre  ces  voix  il  en  distingue 
une  qui  lui  dit  de  prendre  courage  et  d'avoir  confiance.  Ces 
voix  peuvent  être  dans  différentes  langues,  pourvu  qu'el- 
les soient  sues  du  malade.  Le  même  préfet,  qui  parlait 
beaucoup  de  langues,  était  halluciné  dans  ces  diverses  lan- 
gues :  ((  Une  seule  de  ces  voix,  nous  dit-on,  est  entendue 
moins  distinctement,  parce  qu'elle  emprunte  l'idiome  russe, 
que  M.  N.  ne  parle  pas  aussi  facilement  que  les  autres.  » 
La  privation  de  l'ouïe  n'est  pas  un  obstacle  aux  hallucinations 
de  ce  genre.  M°"=  M...,  vieille  dame  presque  complètement 
sourde,  entendait  la  voix  de  son  mari,  mort  depuis  longtemps, 
et  conversait  avec  lui. 

«  Les  voix  invisibles  peuvent  divQextenies  ou  internes.  Elles 
partent  du  ciel,  des  maisons  voisines,  de  la  terre,  des  coins 
d'un  appartement,  de  la  cheminée,  des  armoires,  du  matelas.  » 
Voilà  pour  les  voix  externes  :  «  Elles  peuvent  aussi  venir  de 
la  tète,  du  ventre,  d'un  organe  important.  «  Monsieur,  nous 
«  dit  un  jour  un  aliéné,  il  se  passe  là  (montrant  son  estomac) 
«  de  singulières  choses  :  j'entends  conlinul^llement  une  voix 
((  qui  me  parle,  m'adresse  des  menaces,  des  injures.  «Et  toute 
la  journée  il  inclinait  la  tète  pour  écoutera  » 

Hallucinations  de  la  vue.  —  Les  hallucinations  de  la  vue 
sont  ce  que  l'on  a  appelé  de  tout  temps  des  visions  :  de  là  le 
nom  de  visionnaires  à  ceux  qui  en  sont  affectés.   Ce  genre 

1.  B.  de  Boismont,  p.  82. 

2.  Ihid.,  p.  82. 

3.  Ibid.,  p.  83. 


228  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

d'illusions  est  le  plus  fréquent  et  le  plus  nombreux  après  cel- 
les de  l'ouïe.  On  en  trouve  de  nombreux  exemples  dans  les 
auteurs*.  Les  hallucinations  de  la  vue,  comme  celles  de  l'ouïe, 
peuvent  avoir  lieu  en  l'absence  du  sens  en  question  :  la  cécité 
n'est  donc  pas  un  obstacle,  pourvu,  bien  entendu,  qu'il  s'agisse 
d'une  cécité  acquise,  et  non  d'une  cécité  congénitale.  «  Une 
dame  de  quatre-vingts  ans,  ditB.  de  Boismont,  aveugle  depuis 
de  longues  années,  faisait  ouvrir  tous  les  malins  la  porte  et 
la  croisée  de  sa  chambre,  pour  en  faciliter  la  sortie  aux  nom- 
breuses personnes  qui  la  remplissaient  et  dont  elle  distinguait 
les  vêtements  et  les  allures.  » 

Un  genre  d'ballucinalion  non  moins  étrange  est  celui  qui 
consiste  à  voir  ou  à  croire  voir  ce  qui  se  passe  dans  l'intérieur 
de  son  propre  corps.  «  Certains  aliénés  assurent  qu'ils  voient 
dans  leur  cerveau,  dans  leur  estomac,  dans  leurs  intestins  ; 
mais  on  n'obtient  d'eux  sur  ces  parties  que  des  explications 
confuses  et  bizarres,  à  moins  qu'elles  ne  leur  soient  déjà 
connues.  » 

Quelques  hallucinés  peuvent  dessiner  l'objet  de  leurs  vi- 
sions. On  ne  nous  dit  pas  si  le  fait  est  fréquent,  s'il  a  été  étu- 
dié, si  l'on  en  a  tiré  parti  pour  L'étude  des  hallucinations.  Il 
est  difficile  de  confondre  avec  les  hallucinations  de  la  vue  les 
phénomènes  morbides  des  yeux  qui  altèrent  les  sensations  de 
ces  organes.  Ces  phénomènes,  nous  l'avons  vu,  rentreraient 
plutôt  dans  la  catégorie  des  illusions. 

Hallucinations  du  toucher.  —  C'est  dans  ce  sens  surtout 
que  la  limite  entre  les  illusions  et  les  hallucinations  est  diffi- 
cile à  fixer.  On  sait,  en  effet,  que  les  névralgies  donnent  lieu  à 
un  grand  nombre  d'illusions  tactiles.  Cependant  il  y  a  des 
exemples  notables  oii  le  caractère  de  l'hallucination,  c'est-à- 
dire  l'extériorisation  objective  sans  occasion  externe  ni  môme 
sensorielle  peut  avoir  lieu.  De  ce  genre  sont  les  illusions  dont 
l'h  alluciné  Berbiguier  nous  a  fait  le  long  récit  :  «  Il  sentait 
les  farfadets,  comme  il  les  appelle,  aller  et  venir  continucl- 

1.  B.  de  Boismont,  p.  86;  Micht-a,  p.  8;  et  Lesage,  G(7  J5/«.s,  livre  XII,  ch.  xi, 
épisode  du  comle  Olluurcz. 


LES    ILLUSIONS   ET    LES   HALLUCINATIONS  229 

lement  sur  son  corps,  s'appuyer  sur  lui  pour  le  fatiguer  et 
l'obligera  s'asseoir.  Leur  pesanteur  était  telle  qu'il  craig-nait 
(l'étouiïer.  Pour  se  défendre  contre  leur  puissance,  il  ima- 
gina de  les  saisir  sous  son  doig^t  avec  dextérité,  et  de  les 
fixer  à  SOS  matelas  avec  des  milliers  d'épingles,  ou  bien  il  les 
mettait  en  bouteilles'. 

Hallucinations  de  T odorat  et  du  goût.  —  Elles  sont  beau- 
coup plus  rares  que  les  précédentes  :  cependant  il  y  en  a  des 
exemples,   surtout  dans  la  première  période  de  la  folie. 

Nous  avons  vu  que,  dans  les  illusions  morbides  ,  l'erreur 
s'explique  comme  dans  les  illusions  naturelles,  par  l'interven- 
tion de  l'imaginalion  dans  la  perception  externe,  c'est-à-dire 
par  la  fusion  de  deux  images,  l'une  externe,  l'autre  interne, 
superposées  l'une  sur  l'autre,  et  qui  composent  l'état  complexe 
que  l'on  appelle  vulgairement  la  perception.  Dans  l'état  nor- 
mal nous  pouvons  toujours  démêler  l'illusion  par  le  moyen 
de  l'attention  et  de  la  comparaison.  Dans  l'état  morbide,  la 
faculté  d'attention  fait  défaut  :  c'est  elle  qui  est  la  plus  direc- 
tement atteinte;  il  en  résulte  que  l'image  l'emporte  sur  la 
perception  proprement  dite,  et  l'illusion  est  invincible. 

En  est-il  autrement  dans  l'hallucination? 

Jusqu'ici  on  admettait,  nous  l'avons  dit,  comme  différence 
essentielle  entre  l'illusion  et  l'hallucination,  que  l'illusion 
avait  un  point  de  départ  objectif  et  n'était,  par  conséquent, 
qu'une  altération  de  la  réalité,  tandis  que  l'hallucination  était 
entièrement  subjective  et  créée  de  toutes  pièces  par  l'imagi- 
nation. Mais  cette  théorie  doit  être  abandonnée  devant  les 
découvertes  les  plus  récentes  de  la  science.  Il  semble  bien 
aujourd'hui  que  l'hallucination,  aussi  bien  que  l'illusion,  a 
également  son  point  d'appui  dans  la  réalité  extérieure.  S'il  en 
est  ainsi,  l'hallucination,  comme  l'illusion,  comme  la  percep- 
tion elle-même,  a  une  cause  objective;  elle  ne  serait  pas  si  elle 
n'était  provoquée  du  dehors,  et  par  conséquent  elle  n'est  pas 
une  pure  création  de  l'esprit;  elle  s'explique,  comme  l'illusion 

1.  Les  Farfadets,  t,  I",  p.  126. 


230  LIVRE   CINQUIÈME.  —  LE   MONDE   EXTÉRIEUR 

et  comme  l'erreur  normale,  par  la  superposition  de  Timage 
intérieure  sur  l'image  extérieure,  en  un  mot  par  l'intervention 
de  l'imagination  dans  la  perception.  Au  fond,  c'est  une  per- 
ception recouverte  par  une  imag-e,  ce  qui  arrive  souvent  même 
dans  l'état  normal,  et  ce  qui  n'a  rien  de  contraire  à  l'hypo- 
thèse d'une  réalité  externe.  Quant  au  caractère  irrésistible  de 
Terreur  hallucinatoire,  il  s'explique  par  la  disparition  de  la 
facuUé  d'attention,  faculté  nécessaire  pour  constituer  la  per- 
ception exacte  et  la  dégager  des  illusions  qui  peuvent  l'al- 
térer. 

C'est  M.  A.  Binet  qui,  par  des  expériences  ingénieuses  sur 
les  hypnotiques,  a  mis  en  lumière  de  la  façon  la  plus  nette  le 
caractère  objectif  de  l'hallucination. 

Il  a  fait  remarquer  d'abord  que,  dans  ces  derniers  temps,  on 
a  attaché  une  grande  importance  aux  conditions  physiques  des 
sens  chez  les  hallucinés.  Toute  altération  maladive,  ou  même 
tout  état  anormal  des  org^anes  de  la  vue  et  de  l'ouïe  peut  pro- 
duire des  hallucinations. 

((  L'intluence  des  sensations  subjectives,  dit-il,  sur  les  hal- 
lucinations n'est  pas  douteuse  ;  des  bruits,  par  exemple,  pré- 
cèdent l'éclosion  de  l'hallucination  ;  et  quand  le  phénomène 
est  unilatéral,  c'est  du  côté  oii  le  malade  entend  ses  voix 
que  ces  bruits  fatiguent  son  oreille.  On  a  même  reconnu 
chez  beaucoup  d'hallucinés  une  altération  directe  de  l'appa- 
reil auditif.  Le  traitement  local  de  la  maladie  auriculaire,  la 
simple  évacuation  d'un  bouchon  de  cérumen,  mi  bourdonnet 
de  charpie  laudanisé.  (Foville),  ont  réussi  quelquefois  à 
triompher  de  l'hallucination  persistante.  Jolly  a  reconnu 
chez  la  plupart  des  hallucinés  de  l'ouïe  une  véritable  hypéres- 
thésie  du  nerf  acoustique;  de  plus,  en  faisant  passer  un  cou- 
rant continu  à  travers  les  oreilles  de  ses  malades,  il  a  réussi 
à  provoquer  dos  hallucinations  de  l'ouïe  comparables  à  celles 
qui  se  manifestent  spontanément.  Sous  l'influence  de  la  sti- 
mulation électrique,  ces  individus  n'éprouvent  pas  seulement 
des  sensations  objectives  ;  ils  entendaient  des  sons  de  cloches, 
des  paroles  brèves,  comme  celles-ci  :  Ein  Riss,  —  Ein  Stich,  — 


LES    ILLUSIONS   ET   LES   HALLUCINATIONS  231 

Der  Heilige  Geist,  ou  même  des  phrases  plus  longues  :  Dcr  Tckj 
geht  ietzt  zu  Eiide,  ou  même  des  vers.  Enfin  les  recherches 
de  Maury  (Alfred),  qui  ont  le  caractère  de  véritahles  expéri- 
mentations, ont  montré  que  les  hallucinations  qui  se  manifes- 
tent dans  le  passage  de  la  veille  au  sommeil  (hallucinations 
hypnag-ogiques)  peuvent  être  provoquées  par  une  action  ex- 
terne sur  les  sens.  » 

En  outre,  toutes  les  expériences  tendent  à  prouver  que 
riiallucinatiou  suit  exactement  les  mêmes  lois  que  la  percep- 
tion externe. 

La  première  expérience  de  ce  genre  est  celle  de  Brewster, 
au  commencement  de  ce  siècle. 

On  sait  que,  lorsque  Ton  presse  son  œil  d'une  certaine 
manière,  on  ohtient  une  image  double  de  l'objet  que  l'on  a 
sous  les  yeux.  Brewster  a  eu  l'idée  de  faire  la  même  expé- 
rience sur  un  halluciné  :  lui  ayant  pressé  l'oeil  comme  nous 
venons  de  le  dire,  l'image  hallucinatoire  devint  double  comme 
ri  mage  normale. 

Cette  expérience  a  été  l'origine  de  toutes  celles  qui  ont  été 
faites  à  la  Salpêtrière  par  le  docteur  Féré,  et  surtout  par 
M.  Alfred  Binet'. 

On  sait  que,  par  le  moyen  de  la  suggestion,  on  peut  sus- 
citer dans  un  sujet  favorable  des  hallucinations  artificielles, 
qui  se  comportent  exactement  de  la  même  manière  que  les 
hallucinations  spontanées  :  par  exemple,  elles  obéissent  à 
toutes  les  lois  de  l'optique.  C'est  ce  qui  résulte  des  expériences 
suivantes. 

1°  Expérience  du  prisme.  —  Cette  expérience,  due  au  doc- 
teur Féré,  n'est  qu'une  simple  variante  de  celle  de  Brewster.  Le 
prisme,  en  effet,  dédouble  et  fait  dévier  l'image  hallucinatoire, 
tout  comme  la  pression  oculaire  ;  la  seule  différence  c'est  que 
le  prisme  produit  la  diplopsie  en  agissant  sur  le  faisceau  lu- 
mineux avant  qu'il  arrive  à  l'œil,  tandis  que  la  pression  laté- 
rale arrive  au  même  résultat  en  déplaçant  légèrement  l'axe 

i.  Revue  philosophique,  mdl  Y^i'i. 


232  LIVRE    CINQUIÈME.  -  LE   .MONDE   EXTÉRIEUR 

oplique,  parce  que,  dans  les  deux  cas,  les  deux  images  ne  se 
font  pas  sur  des  points  identiques  de  la  rétine. 

Les  expériences  suivantes  ne  sont  que  les  variantes  de 
celle  du  prisme. 

2°  La  lorgnette.  — En  se  servant  d'une  jumelle  ordinaire,  on 
voit  les  objets  se  rapprocher  ou  s'éloigner  selon  qu'on  place 
devant  l'œil  Toculaire  ou  l'objectif  de  la  jumelle.  «  Nous  avons 
réussi  à  produire  ce  phénomène,  dit  M.  Binet,  sur  nos  trois 
hypnotiques.  On  sug-gère  au  sujet  la  présence  d'un  chat  ou 
d'une  souris  sur  une  table  voisine  ou  sur  un  mur  ;  si  ensuite 
on  lui  fait  contempler  l'objet  de  son  hallucination  avec  une 
lorgnette,  le  sujet  voit  ces  animaux  se  rapprocher  ou  s'éloi- 
gner, suivant  le  sens  dans  lequel  il  regarde  à  travers  la  lor- 
gnette. » 

3°  Le  miroir.  —  Un  objet  réel  se  réfléchit  dans  un  miroir 
quand  certaines  conditions  sont  remplies  relativement  à  la 
position  de  l'objet,  du  miroir  et  de  l'observateur.  Dans  les 
mêmes  conditions,  l'objet  imaginaire  se  réfléchit  également. 
On  suggère  à  l'hypnotique  la  présence  d'un  objet  quelcon- 
que, pigeon,  rat,  livre,  sur  un  point  de  la  table  que  l'on  indi- 
que avec  le  doigt  ;  en  faisant  réfléchir  ce  point  de  repère  dans 
le  miroir,  on  fait  apparaître  au  malade  un  second  pigeon,  un 
second  rat,  un  second  livre  :  l'expérience  réussit  toujours \ 
De  toutes  les  expériences  précédentes  et  de  beaucoup  d'au- 
tres semblables,  l'auteur,  M.  A.  Binet,  tire  les  conclusions  sui- 
vantes, dans  lesquelles  il  résume  ce  qu'il  a  appelé  la  théorie 
des  poi7its  de  repère  : 

«  L'œil  de  l'hypnotique  ne  cesse  pas  d'être  sensible  aux 
ravons  lumineux  qui  partent  des  objets  extérieurs  ;  il  en  résulte 
qu'au  moment  où  la  suggestion  verbale  fait  naître  riialluci- 
nation,  l'image  qui  se  construit  dans  l'esprit  du  sujet  s'associe, 
par  une  action  inconsciente,  à  l'impression  lumineuse  qu'il 
ressent  simultanément.  Par  exemple,  si  le  malade  aies  yeux 

I.  Voir  le  détail  de  ces  expériences  et  d'autres  semblables,  trop  loagucspour 
être  résumées  ici  (par  exemple  l'cxpérieuce  des  portraits),  dans  le  travail  de 
M.  Binet  {Revue  philosophique,  mai  1884,  p.  392). 


LES   ILLUSIONS   ET   LES   HALLUCINATIONS  233 

lixés  sur  une  table,  c'est  la  vue  de  ce  point  qui  entrera  en 
connexion  avec  l'image  hallucinatoire.  Mais  l'cxpérimenta- 
leur  est  le  maître  d'assigner  à  l'hallucination  tel  siège  qui  lui 
plaît,  en  attirant  l'attention  du  sujet  sur  le  point  qu'il  a  choisi. 
Quelle  que  soit  la  manière  de  procéder,  le  résultat  est  toujours 
le  même  ;  l'image  provoquée  no  reste  pas  à  l'état  de  phéno- 
mène subjectif;  elle  s'organise  avec  une  sensation  visuelle; 
elle  est  extériorisée  sur  une  partie  quelconque  d'un  objet 
extérieur  qui  sert  désormais  au  sujet  de  point  de  repère.  Or 
c'est  en  agissant  sur  ce  point  de  repère  matériel  qu'on  im- 
prime des  modifications  à  l'image  hallucinatoire.  » 

On  le  voit,  l'hallucination  n'est  pas  un  phénomène  exclu- 
sivement subjectif;  elle  se  compose,  pour  une  part,  d'une  don- 
née extérieure  et  objective,  et  pour  une  autre  part  d'une  cons- 
truction imaginalive  de  l'esprit;  mais  c'est  toujours  sur  une 
base  matérielle  et  réelle  que  l'esprit  travaille  et  construit  son 
image.  Le  réel  précède  l'imaginaire.  Rien  de  plus  illogique, 
par  conséquent,  que  de  prendre  pour  type  de  la  perception  ce 
qui  n'est  que  consécutif  et  surajouté.  Il  n'est  donc  pas  vrai 
que  la  perception  soit  une  hallucination  vraie,  puisque,  par 
définition,  l'hallucination  est  une  perception  fausse. 


LIVRE  SIXIÈME 


DE  L'IDEALISME 


LIVRE  SIXIÈME 

DE   L'IDÉALISME 


LEÇON    PREMIÈRE 

DE    l'idéalisme    en    GÉNÉRAL    ET    DE    SES    DIFFÉRENTES    FORMES 

Messieurs, 

Nous  avons  déjà,  dans  le  livre  précédent,  parlé  de  l'idéa- 
lisme en  traitant  de  la  perception  extérieure,  et  de  la  réalité  du 
monde  matériel.  Nous  voudrions  maintenant  traiter  de  l'idéa- 
lisme en  général  et  de  ses  différentes  formes. 

Qu'est-ce  que  l'idéalisme  en  général?  Nous  l'avons  dit, 
c'est  la  doctrine  qui  prétend  que  l'homme  ne  peut  pas  sortir 
de  sa  propre  conscience  et  qu'il  n'y  a  rien  pour  lui  au  delà  du 
fait  immédiat  de  la  pensée.  L'idéalisme  peut  prendre  pour 
devise  cette  proposition  de  Condillac,  par  laquelle  commence 
VEssai  sur  l'origine  des  connaissances  humaines  : 

u  Soit  que  nous  nous  élevions  dans  les  airs,  soit  que  nous 
descendions  dans  les  abîmes,  nous  ne  sortons  point  de  nous- 
mêmes,  et  ce  n'est  jamais  que  notre  propre  pensée  que  nous 
apercevons.  » 

L'idéalisme  est  donc  la  doctrine  qui  réduit  à  la  pensée  et 
au  moi  toute  réalité. 

Mais  qu'entend-on  par  moi?  Il  y  a  trois  sortes  de  moi  : 
1°  le  moi  individuel,  le  moi  de  celui  qui  parle  et  qui  pense; 
2°  le  moi  humain  en  général,  qui  n'est  ni  celui  de  Paul  ni 
celui  de  Pierre,  mais  qui  est  commun  à  tous  les  hommes, 
puisque  tous  les  hommes  disent  moi  ;  en  un  mot,  la  raison 


238  LIVRE   SIXIEME.  —  DE   L'IDEALISME 

humaine  en  tant  que  raison  humaine  ne  dépassant  pas  les 
limites  de  l'esprit  humain;  3°  enfin  le  moi  absolu,  la  pensée 
absolue,  c'est-à-dire  la  pensée  en  soi,  la  pensée  en  général, 
embrassant  tous  les  modes  et  toutes  les  formes  de  la  pensée. 

De  là  trois  espèces  ou  degrés  d'idéalisme  : 

r  Celui  de  David  Hume  :  rien  au  delà  de  la  sensation 
individuelle; 

2°  L'idéalisme  transcendantal,  celui  de  Kant.  qui  admet  la 
raison  au-dessus  de  la  sensation,  mais  une  raison  renfermée 
en  elle-même,  la  raison  humaine; 

3°  Enfin  l'idéalisme  absolu,  celui  de  Schelling  et  de  Ileg-el. 

Les  deux  premiers  ont  été  réunis  sous  le  même  nom 
d'idéalisme  subjectif  :  le  subjectif  pur,  celui  du  moi  individuel 
(Hume);  et  le  subjectif  relatif,  celui  de  la  raison  humaine  en 
général. 

Le  troisième,  celui  de  la  pensée  en  soi,  ramenant  absolu- 
ment l'être  à  la  pensée  et  confondant  l'absolu  avec  la  pensée 
elle-même,  c'est  l'idéalisme  absolu. 

Le  passage  des  deux  premières  formes  à  la  troisième  s'est 
fait  par  l'idéalisme  de  Fichte,  qui  part  du  moi  et  ramène  tout 
au  moi,  mais  à  un  moi  absolu. 

Considérons  d'abord  la  première  forme  de  l'idéalisme,  la 
seule  qui  à  la  rigueur  puisse  s'appeler  idéalisme  subjectif, 
c'est-à-dire  celle  qui  n'admet  absolument  rien  que  ce  dont 
nous  avons  actuellement  conscience,  à  savoir  la  conscience 
individuelle  au  moment  même  où  elle  se  produit. 

Cette  sorte  d'idéalisme  est  l'idéalisme  anglais. 

Il  se  produit  sous  deux  formes  :  1"  le  demi-idéalisme  do 
Jîerkeley,  qui  nie  l'existence  des  choses  extérieures,  la  réalité 
des  corps,  mais  qui  admet  la  réalité  des  esprits,  celle  de 
l'Ame  et  celle  de  Dieu;  2°  l'idéalisme  complet,  qui  rejette  à  la 
fois  l'existence  des  corps,  celle  de  l'ànie  et  celle  de  Dieu,  et 
(jui  n'admet  rigoureusement  que  l'existence  de  la  sensation 
et  la  connaissance  des  sensations.  C'est,  à  la  rigueur,  le  seul 
système  qui  mérite  le  nom  d'idéalisme.  Les  autres  ne  sonL 
appelés  de  ce  nom  que  par  extension  et  par  analogie. 


L'IDÉALISME  EN  GÉNÉRAL  ET  SES  DIFFÉRENTES  FORMES        239 

Considérons  crabord  celle  première  forme  de  l'idéalisme. 
Il  n'}'  a  que  des  sensations,  el  même  il  n'y  a  pour  moi  que 
mes  sensations.  Qu'est-ce  alors  que  le  monde  objectif,  le 
monde  du  corps,  l'univers?  C'est  l'ensemble  des  possibilités 
de  sensations.  Qu'est-ce  que  le  moi?  C'est  la  succession  dé- 
terminée et  liée  des  sensations  elles-mêmes. 

En  tant  que  nous  sentons  et  que  nous  éprouvons  des  sen- 
sations, nous  sommes  7noi,  et  le  moi  n'est  que  la  somme  et 
la  série  de  ces  sensalions. 

En  tant  que  nous  attendons  des  sensations  que  nous  ne 
produisons  pas  nous-mêmes,  nous  sommes  liés  à  un  non- 
moi;  et  le  non-moi  n'est  que  l'éventualité  attendue  et  prévue, 
dans  de  certaines  circonstances,  de  certaines  sensations  an- 
térieurement éprouvées. 

Sur  quoi  repose  cette  prévision?  Sur  l'babitude  que  nous 
avons  de  voir  telle  sensation  succéder  à  telle  autre,  et  sur 
l'attente  nécessaire  déterminée  par  cette  habitude. 

Quant  à  la  cause  commune  du  moi  et  du  non-moi,  il  n'y  a 
point  à  la  rechercher;  car  aucune  loi  de  notre  pensée  ne  nous 
autorise  à  nous  élever  au-dessus  de  la  sensation  el  des  liai- 
sons de  sensations.  Nous  pouvons  poursuivre  ces  liaisons 
indéfiniment,  mais  sans  jamais  sortir  de  la  série. 

Entre  toutes  les  difficultés  que  peut  soulever  ce  système, 
signalons  d'abord  l'objection  fondamentale  de  Kant,  à  savoir 
l'impossibilité,  dans  celle  hypothèse,  de  garantir  la  certitude 
de  la  science. 

En  effet,  de  ce  que  nos  sensations  se  sont  bien  liées  jus- 
qu'ici dans  un  certain  ordre,  de  quel  droilUffîrmerions-nous 
qu'elles  continueront  à  se  lier  toujours  ainsi?  Car  nos  habi- 
tudes ne  peuvent  faire  la  loi  aux  choses.  De  ce  que  l'habitude 
me  porte  à  me  rendre  chaque  jour  dans  un  endroit  oh  il  y  a 
un  palais,  il  ne  s'ensuit  pas  que  ce  palais  ne  sera  pas  démoli  ; 
de  ce  que  l'habitude  me  porte  à  croire  à  un  univers,  il  ne 
s'ensuit  pas  qu'il  y  ait  un  univers.  La  science  ne  repose  donc, 
dans  celle  hypothèse,  que  sur  les  fondements  les  plus  fragiles. 

En  second  lieu,  dans  ce  système  on  prend  pour  certain  qu'il 


210  LIVRE   SIXIEME.  —  DE   L'IDEALISME 

y  a  eu  jusqu'ici  des  corrélalions  constantes  clans  la  nature. 
Mais  pourquoi  y  a-l-il  de  telles  corrélations?  Pourquoi  nos 
sensations  se  suivent-elles  selon  un  ordre  déterminé?  On  a 
beau  dire  que  nous  ne  pouvons  pas  poser  cette  question,  puis- 
que, le  principe  de  causalité  n'étant  lui-même  que  le  résultat 
de  l'habitude,  née  précisément  de  la  répétition  constante, 
nous  n'avons  pas  le  droit  d'appliquer  ce  principe  au  fait 
même  dont  il  dérive  :  nous  répondrons  que  cette  impossibilité 
n'existe  que  pour  ceux  qui  admettent  ce  système,  tandis  qu'en 
fait  l'esprit  humain  ne  peut  échapper  à  cette  question,  et  se 
demande  nécessairement  d'oii  vient  cette  corrélation  cons- 
tante. Et  cela  même  nous  prouve  que  l'idée  de  causalité  n'a 
pas  son  orig-ine  dans  cette  succession  constante,  puisqu'elle 
s'y  applique  et  s'élève  au-dessus.  Il  doit  donc  y  avoir  quel- 
que chose  qui  explique  les  associations  constantes  de  notre 
esprit,  ou  du  moins  autre  chose  que  la  sensation,  puisque 
c'est  cela  même  qui  lie  les  sensations. 

Cela  est  si  vrai  que,  dans  un  progrès  ultérieur  de  la  philoso- 
phie anglaise,  on  a  expliqué  la  corrélation  des  sensations  par 
la  corrélation  des  mouvements  externes,  et  en  particulier  des 
mouvements  cérébraux.  Tel  est  le  système  de  M.  Spencer; 
mais,  de  son  propre  aveu,  les  mouvements  sont  autre  chose 
que  des  sensations  et  ne  peuvent  se  réduire  en  sensations. 
Aussi  M.  Spencer  combat-il  très  énergiquement  le  système 
de  l'idéalisme,  et  il  soutient  décidément  le  système  réaliste. 
En  effet,  on  ne  peut  se  représenter  de  mouvement  sans 
admettre  en  même  temps  quelque  chose  qui  se  meut;  et  l'on 
admet  par  là  même  quelque  réalité  externe. 

Voilà  pour  les  sensations  considérées  du  côté  externe;  con- 
sidérons-les maintenant  du  côté  interne.  Toute  sensation  sup- 
pose une  conscience  de  sensation,  c'est-à-dire  un  moi  cons- 
cient. S'il  n'y  avait  que  des  sensations  isolées,  on  pourrait  dire 
que  le  moi  se  confond  avec  la  sensation  elle-même;  mais  les 
sensations  forment  une  chaîne  continue  :  c'est  le  même  moi 
qui  passe  du  froid  au  cbaud,  du  plaisir  à  la  douleur;  ce  ne  sont 
pas  les  grains  d'un  chapelet  attachés  extérieurement  l'un  à 


L'IDÉALISME  EN  GÉNÉRAL  ET  SES  DIFFÉRENTES  FORMES        241 

l'autre,  c'est  un  lion  interne  et  continu.  Le  moi  n'est  donc 
pas  une  simple  succession,  une  somme  de  sensations.  Peut- 
rire  csl-il  ce  qu'il  y  a  de  commun  entre  tontes  nos  sensations, 
un  abstrait  de  sensations,  une  résultante?  Non;  car  il  faut 
un  esprit  pour  faire  une  abstraction,  pour  penser  une  résul- 
tante. Une  abstraction  qui  se  fait  elle-même,  une  collection 
ou  addition  qui  se  fait  elle-même,  comme  le  disait  Royer- 
CoUard,  est  quelque  chose  d'incompréhensible. 

Nous  ne  donnons  ici  que  des  indications  préliminaires.  No- 
tre but,  en  ce  moment,  est  d'esquisser  l'idée  d'une  évolution 
de  l'idéalisme,  ainsi  que  des  raisons  qui  ont  fait  passer  la 
philosophie  moderne  d'une  forme  à  l'autre.  Ce  sont  à  peu 
près  les  raisons  que  nous  venons  d'indiquer  qui  ont  conduit 
la  philosophie  moderne  de  l'idéalisme  de  Hume  à  celui  de 
Kant. 

Cette  seconde  forme  de  l'idéalisme  consiste  à  expliquer  la 
science  et  la  nature  par  le  moi,  comme  la  précédente  :  non  par 
le  moi  individuel,  mais  par  le  moi  humain  en  général  et  par 
ses  lois  nécessaires. 

Les  lois  nécessaires  de  la  raison  humaine  communes  à  tous 
les  hommes  s'appliquent  dans  chacun  de  nous  à  des  sensa- 
tions subjectives  et  individuelles  :  voilà  l'hypothèse  de  Kant. 
Sans  doute  riiommc  ne  sait  rien  en  dehors  de  sa  raison;  mais 
dans  les  limites  de  la  raison  il  sait  d'une  manière  certaine. 

Ainsi,  tant  que  l'homme  sera  homme,  les  sensations  devant 
obéir  aux  lois  de  la  raison  seront  toujours  soumises  aux  lois 
de  la  cause,  de  la  substance,  de  la  qualité^ de  la  quantité, 
aux  lois  de  l'espace  et  du  temps.  Il  n'en  était  pas  de  même 
dans  la  doctrine  de  Hume.  La  certitude  ne  s'étendait  pas  au 
delà  de  la  sensation  présente.  Dans  Kant,  elle  s'étend  à  la 
raison  tout  entière,  et  elle  durera  autant  que  la  raison  elle- 
même.  Yoilà  donc  pour  l'homme  (dans  les  limites  de  sa  con- 
dition) la  certitude  scientifique  assurée. 

De  même  aussi  la  réalité  objective  est  assurée  dans  un  cer- 
tain sens  :  car  les  lois  de  la  raison  sont  supérieures  à  l'indi- 
vidu, et  constituent  pour  lui  une  nécessité  qui  lui  est  objective. 
II.  iG 


242  LIVRE   SIXIEME.  —  DE    L'IDEALISME 

Un  objet  n'est  qu'un  ensemble  do  sensations,  mais  liées  par 
des  lois  nécessaires  et  d'une  manière  indissoluble.  Il  y  a  donc 
une  nature. 

De  même  il  y  a  un  moi  :  car  la  pensée  est  impossible  sans 
une  conscience  fondamentale  antérieure  à  toute  conscience 
subjective  et  empirique. 

Le  cogito  accompagne  [begleitet,  selon  l'expression  de 
Kant)  toutes  les  catégories,  et  celles-ci  ne  sont,  à  propre- 
ment parler,  que  les  diverses  formes  do  l'unité  de  conscience. 

Le  système  de  Kant  olfro  donc  de  grands  avantages  relati- 
vement au  système  de  Hume;  mais  il  donne  prise  aux  objec- 
tions suivantes,  que  nous  développerons  ultérieurement. 

1°  D'où  vient  la  sensation?  Comment  pouvons-nous  lui 
appliquer  le  principe  de  causalité,  celui-ci,  dans  l'hypothèse, 
n'ayant  qu'une  valeur  expérimentale  et  no  pouvant  s'appliquer 
que  dans  les  limites  do  l'expérience,  et  non  au  delà?  Et  ce- 
pendant il  faut  une  cause  à  nos  sensations  :  puisque  Kant 
nous  dit  qu'elles  viennent  du  dehors,  nous  ne  pouvons  nous 
les  attribuer  directement  à  nous-mêmes,  n'ayant  aucune  con- 
science do  les  produire  directement,  spontanément.  Il  faut 
donc  une  cause  objective  à  nos  sensations;  et  par  conséquenl 
le  principe  de  causalité  s'applique  en  dehors  de  l'expérience 
et  doit  avoir  une  valeur  absolue. 

2°  D'où  vient  l'ordre  de  nos  sensations?  Comment  se  pro- 
duisent-elles et  se  reproduisent-olles  dans  l'ordre  et  dans  les 
conditions  exigées  par  l'esprit?  En  d'autres  termes,  comment 
la  sensibihté  obéit-elle  à  l'entendement?  Sur  ce  point,  nous 
renvoyons  à  notre  discussion  ultérieure  sur  le  système  de  Kant. 

3°  Si  le  moi  humain  est  tout  (ce  que  d'ailleurs  Kant  n'a 
jamais  dit),  qu'était  la  nature  avant  le  moi?  Comment  expli- 
quer sa  place  historique  dans  l'ordre  des  choses,  dans  la  sério 
des  êtres?  Ou  le  moi  a  commencé,  et  il  est  donc  sorti  spon- 
tanément du  néant,  coniraircment  à  tous  les  principes  de  la 
raison;  ou  il  n'a  pas  commencé,  et  il  est  en  dehors  du  temps 
dans  l'absolu  :  et  alors  ce  n'est  plus  le  moi  humain,  et  do 
l'idéalisme  subjectif  nous  passons  à  l'idéalisme  absolu. 


L'IDEALISME  EN  GENERAL  ET  SES  DIFFERENTES  FORMES        243 

Nous  sommes  ainsi  conduits  à  la  troisième  supposition, 
celle  de  l'idéalisme  absolu. 

Nous  venons  de  voir  que  le  moi  humain,  entendu  dans  le 
sens  strict,  ne  peut  expliquer  ni  la  nature  ni  lui-même.  Pour 
que  le  moi  produise  la  nature,  il  faut  qu'il  y  ait  en  lui  des 
puissances  dont  il  n'a  pas  conscience.  Pour  qu'il  la  produise 
éternellement,  avant  môme  que  ce  que  nous  appelons  l'huma- 
nité ait  paru  sur  la  terre,  il  lui  faut  une  extension  d'être  dans 
le  passé  dont  il  n'a  non  plus  nulle  conscience.  Il  grandira 
donc  ainsi  indéfiniment,  et  devient  avec  Fichte  le  moi  iUimité, 
le  moi  absolu.  Mais  alors  de  quel  droit  s'appelle-t-il  encore 
le  moi?  Ce  moi  prétendu,  en  tant  qu'il  n'a  pas  conscience  de 
lui-même,  n'est-il  pas  la  même  chose  que  ce  que  l'on  appelait 
la  Substance,  l'Etre?  Il  y  aurait  donc  alors  un  moi  substan- 
tiel, un  moi  objectif  s'opposant  au  moi  conscient.  Est-ce  autre 
chose  que  la  chose  en  soi,  s'apparaissant  à  elle-même  sous 
forme  de  nature,  en  même  temps  qu'elle  se  manifeste  à  elle- 
même  sous  forme  de  moi  conscient,  ou,  comme  dit  Fichte, 
de  moi  fini?  Mais  alors  que  devient  la  prétention  de  tout  ex- 
pliquer par  le  moi,  par  la  conscience  et  par  la  pensée? 

Poursuivons  cependant  les  vicissitudes  de  l'idéalisme.  Le 
moi  infini  et  illimité,  produisant  à  la  fois  la  nature  et  l'esprit 
et  contenant  l'un  et  l'autre  dans  son  unité,  devient  l'absolu,  le 
sujet-objet,  source  commune  do  toutes  les  sensations,  et  nous 
voilà  dans  la  philosophie  de  Schelling-,  qui  continuera  à  s'ap- 
peler idéalisme  dans  la  philosophie  allemande.  Mais  c'est  là 
un  abus  de  lang-age  ;  et  de  quel  droit  continuerait-on  à  appeler 
idéalisme  une  doctrine  où  le  principe  n'est  pas  plus  sujet 
qu'objet,  où  il  est  l'identité  des  deux  termes?  On  essaye  de 
distinguer  Schelling-  de  Spinoza,  en  écartant  soigneusement 
l'idée  de  substance  comme  trop  matérielle,  comme  étant  une 
cJiose,  un  pur  objet,  lequel  ne  peut  devenir  sujet.  Mais  en  réalité 
la  substance  de  Spinoza  ne  se  distingue  g'uère  de  l'absolu  do 
Schelling-,  si  ce  n'est  qu'il  attribue,  comme  Descartes,  une 
réalité  objective  à  l'étendue,  tandis  que,  pour  Schelling-  comme 
pour  Leibniz,   l'étendue  n'est  qu'une  phase  dans  l'évolution 


24i  LIVRE   SIXIEME.  —  DE   L'IDEALISME 

de  la  pensée.  Mais,  d'un  aulre  colé,  Schelling  accorde  à  la 
nature  une  réalité  égale  à  celle  du  moi;  il  met  les  deux  ter- 
mes sur  la  même  ligne,  et  il  déclare  que  l'on  peut  indiiïérem- 
ment  commencer  la  philosophie  dans  les  deux  sens,  soit  en 
partant  du  sujet,  soit  en  partant  de  l'objet.  Il  confond  le  moi 
et  le  non-moi  dans  l'absolu;  et  l'on  peut  dire  qu'une  telle  phi- 
losophie, sans  la  juger  en  cllc-nirme,  est  aussi  bien  réalisme 
qu'idéalisme;  elle  est  aussi  bien  objective  que  subjoclive.  Elle 
est  objective  dans  la  Philosopine  de  la  nature,  elle  est  subjec- 
tive dans  V Idéalisme  transcendanfal.  Ce  n'est  plus  d'idéalisme 
qu'il  est  question,  c'est  de  panthéisme. 

Le  principe  de  l'idéalisme  paraît  renaître  et  se  manifester 
plus  nettement  dans  la  philosophie  de  Hegel  ;  en  efi'et  : 

1°  Le  terme  qui  sert  de  point  de  départ  n'est  pas  un  absolu 
indéterminé,  indifférent  entre  le  sujet  et  l'objet  :  c'est  Vidée, 
laquelle,  quelque  vague  qu'en  soit  la  notion  dans  le  système 
de  Hegel,  n'en  conserve  pas  moins  quelque  chose  d'intel- 
lectuel. 

2°  La  nature  n'est  pas  autre  chose  qu'une  logique,  une  dia- 
lectique se  développant  sous  forme  spontanée,  selon  les  lois 
internes  de  l'esprit. 

3°  Le  terme  extrême  du  mouvement  dialectique  est  le  retour 
de  l'idée  à  elle-même  dans  l'esprit;  et  le  développement  de 
l'esprit  se  fait  également  par  une  loi  de  retour  analogue,  dont 
la  fin  est  dans  l'esprit  absolu,  embrassant,  comme  le  principe 
de  Schelling,  le  sujet  et  l'objet,  mais  toujours  avec  prédomi- 
nance du  sujet.  Son  mot  caractéristique  est  celui-ci  :  «  Dieu, 
c'est  l'esprit.  » 

Sans  vouloir  nous  prononcer  ici  sur  un  système  qui  a  été, 
selon  nous,  trop  déprécié  et  trop  méprisé,  surtout  en  Allema- 
gne, —  car  c'est  un  Allemand 'qui  a  dit  que  la  période  de  la  phi- 
losophie de  la  nature  (Schelling-Hegel)  a  été  «  une  honte  pour 
l'esprit  humain  »,  — sans  nous  prononcer,  dis-je,  sur  le  fond  du 
système,  nous  nous  contenterons  de  faire  observer  que  celle 

1.  Dubois-Raymoiul. 


L'IDÉALISME  EN  GÉNÉRAL  ET  SES  DIFFÉRENTES  FORMES        245 

logique  primordiale,  qui  consliUio  révolution  de  l'idée  prise  en 
soi;  que  cette  logique  objective,  qui  constitue  l'essence  de  la 
nature,  sont  au  delà  et  en  dehors  de  notre  conscience,  ou  du 
moins  ne  se  présentent  à  notre  conscience  qu'à  titre  d'objets, 
et  par  conséquent  sont  encore,  par  rapport  au  moi  individuel 
et  au  moi  humain,  quelque  chose  d'objectif.  Sans  doute  ces 
objets  sont  dans  notre  conscience  en  tant  que  nous  les  pensons, 
mais  nous  les  pensons  en  même  temps  comme  dépassant  les 
limites  de  notre  conscience.  Il  nous  semble  que  nous  voilà 
bien  loin  du  principe  posé  d'abord,  à  savoir  que  nous  ne  pou- 
vons pas  sortir  de  nous-mêmes. 

Et  au  fond,  cet  idéalisme  logique  de  Hegel  est-il  donc  bien 
différent  du  réalisme  ontologique  du  moyen  âge,  et  même  de 
la  philosophie  spiritualiste  la  plus  élevée?  Lorsque  saint  Au- 
gustin nous  dit  que  Dieu  est  la  vérité,  ego  sinn  veritas;  lors- 
que Platon  fait  do  Dieu  le  lieu  des  idées;  lorsque  Leibniz  con- 
sidère Dieu  ou  l'entendement  divin  comme  la  région  des 
possibles;  lorsque  Bossuet  fait  de  Dieu  la  substance  des  vé- 
rités éternelles;  lorsque  Fénclon,  plus  hardi,  dit  que  les  uni- 
versaux,  les  modèles  idéaux  des  choses  sont  les  degrés  de 
l'être  divin,  toutes  ces  manières  de  penser  ne  reviennent-elles 
pas  à  dire  que  Dieu  est  une  logique?  Et  encore,  quand  Leibniz 
nous  dit  que  dans  la  nature  tout  doit  s'expliquer  mécanique- 
ment, n'est-ce  pas  dire  encore  que  la  nature  est  une  logique 
objective? 

A  la  vérité,  les  écoles  spiritualistes  se  représentent  Dieu 
comme  une  substance  transcendante,  tandis  que,  dans  l'idéa- 
lisme de  Hegel,  Dieu  est  considéré  comme  intérieur  et  imma- 
nent. Hais  il  ne  faut  pas  confondre  la  question  de  l'imma- 
nence et  celle  de  l'objectivité  de  la  connaissance,  en  d'autres 
termes  la  question  du  panthéisme  et  celle  de  l'idéalisme. 
Spinoza,  par  exemple,  quoique  panthéiste,  est  aussi  objecli- 
viste  que  Descartes.  Il  en  est  de  même  dans  la  philosophie  de 
Schelling-  et  de  Hegel.  Un  absolu  qui  me  dépasse  de  toutes 
parts,  quand  même  j'accorderais  qu'il  est  dans  ma  conscience, 
qu'il  est  en  moi  et  que  je  suis  en  lui;  quand  même  il  serait 


246  LIVRE   SIXIÈME.  —  DE    L'IDÉALISME 

rcssencc  cl  tout  le  réel  de  mon  être,  par  cela  seul  qu'il  est  en 
même  temps  l'essence  et  le  réel  des  autres  hommes  et  de  tous 
les  êtres  finis  et  contingents,  qu'il  les  dépasse  comme  il  me 
dépasse  moi-même,  il  est  plus  que  moi,  il  est  plus  qu'eux,  et 
par  conséquent  il  est  objet  par  rapport  à  moi  comme  par  rap- 
port à  eux;  et  si,  par  surplus,  vous  lui  refusez  la  conscience, 
par  une  singulière  contradiction  de  l'idéalisme,  plus  vous 
vous  éloignez  du  type  dont  vous  êtes  parti,  à  savoir  du  moi,  et 
plus  vous  vous  rapprochez  de  ce  que  j'ai  appelé  le  réalisme 
ontologique.  Ajoutez  enfin  que,  dans  le  système  de  Ileg-el,  le 
sujet  absolu,  l'esprit  absolu  n'est  jamais  complètement  réa- 
lisé; il  n'est  jamais  qu'en  voie  d'enfantement  et  de  devenir. 
Jamais  ce  système  ne  deviendra  donc  ce  qu'il  prétend  être,  un 
système  d'idéalisme  absolu. 

Il  semble  donc  que  si  l'idéalisme  logique  de  Hegel  eût  dû 
se  développer  selon  la  loi  de  génération  des  systèmes  anté- 
rieurs, le  vrai  idéalisme  absolu,  celui  qui  aurait  dû  succéder 
à  celui  de  Hegel,  aurait  été  celui  qui  aurait  admis  un  sujet 
absolu  complètement  réalisé,  une  conscience  absolue,  une 
identité  absolue  de  l'intelligence  et  de  l'intelligible. 

D'où  il  suivrait  que  la  plus  haute  expression  de  l'idéalisme, 
tel  qu'il  a  été  poursuivi  pendant  près  d'un  siècle  par  la  phi- 
losophie allemande,  devrait  être  précisément  la  doctrine  de 
la  personnalité  divine;  l'idéalisme  absolu  devrait  se  transfor- 
mer en  spiritualisme  absolue 

Mais  ce  serait  dépasser  les  limites  de  ce  premier  aperçu  que 
de  pousser  même  l'idéalisme  à  ses  dernières  conséquences. 
Rornons-nous  à  cette  première  esquisse,  que  nous  développe- 
rons dans  les  chapitres  suivants. 

1.  C'est  ce  qui  est  arrivé  en  effet.  La  dernière  philosophie  de  Scheiling  a  été 
ce  qu'on  a  appelé  en  Allemagne  le  Panthéisme  de  la  personnalité  {Persônlich- 
lic'its  Pantheismus). 


LEÇON   II 

l'idéalisme    anglais.    LE    RELATIVISME    DE    M.    GROTE 

Messieurs, 

Nous  avons  distingué  plusieurs  sorles  d'idéalisme,  suivant 
que  Ton  prend  pour  point  de  départ  :  1"  le  sujet  individuel,  le 
moi  dans  son  sens  le  plus  limité;  2°  le  sujet  humain  en  géné- 
ral, l'esprit  humain,  la  raison  humaine;  3°  le  sujet  absolu,  la 
raison  en  soi,  la  pensée  en  soi.  H  y  a  donc  trois  sortes  d'idéa- 
lismes  :  1°  l'idéalisme  subjectif  et  phénoméniste  ;  2"  l'idéa- 
lisme critique  ou  transcendantal;  3°  l'idéalisme  absolu. 

La  thèse  de  l'idéalisme  subjectif  porte  sur  deux  points  : 
1°  l'existence  ou  la  négation  du  monde  extérieur,  à  parler 
exactement  du  monde  corporel;  2"  la  nature  de  la  connais- 
sance. Pour  le  premier  point,  nous  l'avons  discuté  ample- 
ment dans  le  livre  précédent;  nous  n'y  reviendrons  pas;  pour 
le  second  point,  il  se  rapporte  surtout  au  principe  soutenu 
par  toutes  les  écoles  empiristes,  à  savoir  le  principe  de  la 
relativité  de  la  connaissance.  C'est  ce  point  que  nous  voulons 
discuter  maintenant. 

A  la  vérité,  le  principe  de  la  relativité  de  connaissance  peut 
être  entendu  de  bien  des  manières.  Nous  nous  bornons  ici  à 
le  considérer  dans  son  sens  le  plus  étroit,  tel  qu'il  a  été  énoncé 
par  un  sophiste  de  l'antiquité,  Protagoras,  qui  disait  que 
«  l'homme  est  la  mesure  de  toutes  choses  ».  Ce  principe  a  été 
repris  par  un  critique  anglais  des  plus  subtils,  M.  Grote,  qui, 
dans  son  livre  sur  Platon,  a  défendu  pour  son  compte,  contre 
les  arguments  de  Platon,  la  doctrine  de  Protagoras,  et  l'a 
défendue  en  la  modernisant  en  quelque  sorte  et  en  la  mettant 
au  niveau  et  au  ton  de  la  philosophie  de  notre  temps.  Dans  le 


248  LIVRE   SIXIEME.  —  DE    L'IDEALISME 

chapitre  sur  le  TJicétète,  M.  Grote  a  dépassé  son  rôle  ordinaire 
d'ériidit  et  d'historien  pour  prendre  le  rôle  de  philosophe.  C'est 
l'expression  la  plus  précise  et  la  plus  savante  du  rclalivismo 
contemporain. 

Il  ne  faut  pas  oublier,  comme  nous  l'avons  dit  à  l'instant, 
que  la  théorie  du  subjeclivisme  (ou  idéalisme)  peut  èlre  prise 
à  deux  points  de  vue  difierents,  soit  au  point  de  vue  des  exis- 
tences, soit  au  point  de  vue  de  la  connaissance  :  par  exem- 
ple :  existe-t-il  en  dehors  de  nous  quelque  chose  de  semblable 
à  ce  que  nous  appelons  des  corps  ou  des  esprits?  Exisle-t-il 
un  esprit  qui  est  un  moi  absolu,  un  esprit  suprême,  Dieu?  Le 
problème  ainsi  posé  est  surtout  métaphysique  :  il  porte  sur 
l'être.  Ou  bien  on  peut  se  placer  au  point  de  vue  de  la  con- 
naissance et  se  demander  :  Qu'est-ce  que  la  vérité?  Ainsi  posé, 
le  problème  est  un  problème  logique  plus  que  métaphysique. 
C'est  ce  second  point  de  vue  que  M.  Grote  a  choisi.  Sa  doctrine 
est  relativistc  plus  qu'idéaliste  ;  M.  Stuart  Mill  est  plutôt  encore 
idéaliste  que  relativiste. 

Ces  explications  préliminaires  une  fois  posées,  résumons  l'ar- 
gumentalion  subtile,  renouvelée  de  Protagoras,  que  M.  Grolo 
nous  présente  en  faveur  du  subjeclivisme  et  du  relativisme. 
11  commence  par  distinguer  les  trois  doctrines  que  Platon 
a  liées  ensemble  dans  sa  réfutation  de  Protagoras  :  1°  la  doc- 
trine héraclitéenne  du  devenir  universel;  2°  la  doctrine  propre 
à  Protagoras  de  l'homme  mesure  de  toutes  choses;  3°  la  doc- 
trine sensualiste,  qui  ramène  toute  science  à  la  sensation.  Il 
n'est  pas  impossible,  dit  M.  Grote,  que  ces  trois  doctrines  aient 
été  soutenues  à  la  fois  par  le  même  philosophe  ;  mais  il  n'est 
nullement  certain  qu'elles  aient  été  admises  et  soutenues  par 
Protagoras,  et  en  tout  cas  on  peut  les  séparer.  M.  Grote,  pour 
son  compte,  ne  s'engage  à  défendre  que  la  seconde  de  ces  pro- 
positions, et  laissera  de  côté  les  deux  autres. 

Dans  cette  proposition  de  Protagoras,  M.  Grote  ne  veut 
voir  que  l'expression  sous  forme  abstraite  et  rigoureuse  d'un 
fait  incontestable  plus  ou  moins  masqué  dans  la  phraséologie 
vulgaire.  Ce  fait  est  celui-ci  :  le  vrai  et  le  faux  ont  toujours 


L'IDEALISME  ANGLAIS.  -  LE  RELATIVISME  DE  M.  GROTE        249 

rapport  à  quoique  sujet  et  n'ont  de  signification  que  dans  cette 
relation  même.  Protagoras  ne  fait  autre  chose  qu'exprimer 
le  côté  subjectif  de  ce  fait  complexe  de  la  connaissance  dont 
ce  qu'on  appelle  le  vrai  et  le  faux  expriment  le  côté  objectif, 
(le  que  Protagoras  refuse  d'admettre,  et  en  cela  il  a  raison, 
c'est  un  objet  absolu,  une  chose  en  soi,  une  vérité  en  soi  sans 
un  esprit  qui  jug'e.  Il  ne  veut  dire  que  ceci  :  c'est  qu'il  y  a 
loujours  un  enveloppement  de  l'esprit  dans  tout  acte  do  l'in- 
lelligence;  c'est  l'esprit  percevant  dans  la  perception,  l'esprit 
concevant  dans  la  conception,  l'esprit  connaissant  dans  la 
chose  connue.  Protagoras  admet  qu'il  y  a  plusieurs  esprits 
différents,  et  que  tout  objet  est  relatif  à  un  sujet,  est  mesuré 
par  le  sujet,  suivant  son  expression.  Chaque  cognitivum  sup- 
pose un  cognoscens ;  chaque  cognoscibile  suppose  un  cognitionis 
capar.  Tout  les  mots  de  la  langue  de  la  connaissance  n'ont 
de  valeur  que  dans  cette  supposition.  Les  deux  termes  objet 
et  sujet  représentent  les  deux  pôles,  les  deux  aspects  oppo- 
sés, mais  inséparables,  d'un  seul  et  même  fait  de  conscience^ 
et  non  deux  facteurs  séparés  l'un  de  l'autre,  ayant  une  exis- 
tence absolue  l'un  sans  l'autre  et  qui  viendraient  à  s'unir  pour 
former  un  produit  commun.  L'homme  ne  peut,  dans  aucun 
cas,  écarter  ou  supprimer  son  propre  esprit  en  tant  que  sujet. 
Le  moi  est  aussi  présent,  mêlé  à  tous  les  moments  de  la  cons- 
cience et  également  dans  tous,  quoique  plus  ou  moins  distinc- 
tement perçu  dans  les  uns  que  dans  les  autres.  Le  je  ou  mo7, 
est  ce  qu'il  y  a  de  commun  entre  tous  les  moments  de  la 
conscience.  L'objet  est  ce  en  quoi  ils  diffèrent  ou  peuvent 
différer.  L'aphorisme  de  Descartes,  cogito  ergo  sum,  pourrait 
tout  aussi  bien  se  rédiger  ainsi  :  Ergo  est  cogitatum  aliquicL 
Le  cogitans  et  le  cogitatum  sont  les  deux  aspects  d'un  seul  et 
même  fait  indivisible.  Dans  certains  cas,  l'aspect  objectif  ab- 
sorbe entièrement  notre  attention,  éclipsant  le  subjectif;  dans 
d'autres  cas,  c'est  le  subjectif  qui  attire  notre  attention;  mais 
dans  tous  les  cas  et  dans  chaque  acte  de  conscience,  les  deux 
points  de  vue  sont  à  la  fois  enveloppés  et  corrélatifs  :  cela 
seul  existe  pour  chaque  homme  qui  se  trouve  ou  est  jugé  par 


2.;0  LIVRE  SIXIÈME.  —  DE   L'IDÉALISME 

lui  capable  d'cnlrer  dans  quelque  modo  de  conscience  comme 
un  objet  corrélatif  avec  lui-mémo  considéré  comme  sujet.  S'il 
croit  à  sa  propre  existence,  à  son  esprit,  à  son  moi,  c'est  une 
partie  ou  parcelle  de  ce  fait  do  conscience;  s'il  n'y  croit  pas, 
son  esprit  incrédule  y  est  encore  mêlé.  Ces  deux  points  do 
vue,  objet  et  sujet,  sont  aussi  inséparables  l'un  de  l'autre 
que  le  nord  et  le  sud,  le  concave  et  le  convexe.  Tel  est  le 
principe  général  dont  la  discussion  suivante  est  le  dévelop- 
pement. 

De  ces  doux  aspects,  c'est  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre  qui  est 
clair  et  obscur.  Tantôt  la  conscience  est  le  côté  obscur,  et 
c'est  la  connaissance  qui  est  le  côté  clair.  De  là  la  distinc- 
tion entre  la  sensation  et  la  perception  :  par  exemple,  dans 
le  cas  de  la  substance  tangible  et  étendue,  c'est  l'objet  qui  est 
le  côté  clair,  paraissant  apte  à  se  présenter  le  même  pour  tous 
les  hommes;  on  pense  alors  à  la  chose  du  dehors,  et  on  ne 
fait  pas  attention  au  côté  du  dedans,  c'est-à-dire  à  l'eiïort  qui 
nous  révèle  cette  existence  extérieure.  Au  contraire,  quand 
nous  parlons  d'un  plaisir  ou  d'une  peine,  c'est  le  sujet  qui  est 
le  côté  clair,  ou  nous  paraît  être  le  seul;  cependant,  dans  les 
deux  cas,  il  y  a  sujet  et  objet. 

Platon  identifiait  la  doctrine  de  la  relativité  avec  celle  de 
la  sensation;  mais  ces  deux  doctrines  ne  sont  pas  liées  entre 
elles.  Lors  même  que  l'on  écarterait  l'opinion  que  la  sensation 
est  toute  la  science,  ou  que  toutes  nos  facultés  ne  sont  que  la 
sensation  transformée,  même,  dis-je,  en  écartant  la  doctrine 
scnsualiste,  on  n'écarterait  pas  la  doctrine  relativiste;  lors 
môme  qu'on  admettrait  que  l'esprit  renferme  dos  éléments 
intellectuels  distincts  de  la  sensation,  le  principe  de  la  rela- 
tivité n'en  serait  pas  moins  vrai.  Mon  activité  intellectuelle, 
mon  pouvoir  de  souvenir,  d'imagination,  de  raisonnement  et 
do  combinaison,  sont  des  parties  de  ma  nature  mentale.  Nos 
cognitions  et  nos  croyances  sont  déterminées  par  leur  relation 
à  cette  nature  mentale,  au  tour  et  au  développement  que  ces 
(lillércnts  pouvoirs  ont  pris  dans  ma  constitution  individuelle. 
Supposons  môme,  avec  Platon,  que  le  Noù?  ou  l'esprit  saisisse 


L'IDÉALISME  ANGLAIS.  —  LE  RELATIVISME  DE  M.  GROTE        231 

des  èlresinlcUigibles,  ondes  idées  en  soi,  distinctes  du  monde 
sensible;  accordons  que  Reid  et  Kant  au  xviii''  siècle,  que 
M.  Cousin  au  xix%  aient  renversé  la  philosophie  de  Locke  et 
qu'ils  aient  établi  la  doctrine  des  principes  à  priori,  il  sera 
encore  vrai  de  dire  que  tous  ces  principes  sont  pensés  par 
Fesprit  humain,  et  que  par  conséquent  c'est  toujours  cet  esprit 
qui  est  la  mesure  de  toutes  choses.  Les  êtres  de  raison  sont 
relatifs  à  la  raison,  les  êtres  sensibles  aux  sens.  Même  en 
produisant  des  faits  d'innéité,  nous  ne  pouvons  pas  éliminer 
l'esprit  lui-même.  Comment  Platon  prouve-t-il  la  valeur  objec- 
tive des  idées?  Il  l'infère  de  certains  faits  subjectifs  de  notre 
propre  esprit,  par  exemple  de  la  ditTérence  et  de  l'opposition  de 
la  oôça  et  de  la  vôt^j'.ç.  Il  doit  y  avoir  un  vor^^ôv  correspondant  à 
la  vô-r,7i;^  un  ooçajTÔv  Correspondant  à  la  Soça.  Réciproquement, 
dans  le  P/iédon,  Platon  prouve  la  préexistence  de  l'àme  par 
le  fait  qu'il  y  a  des  idées  :  s'il  y  a  un  objet  connaissable,  il 
doit  y  avoir  un  sujet  connaissant,  et  réciproquement;  les  deux 
inductions  de  Platon  reposent  sur  l'entrelacement  inévitable 
du  sujet  et  de  l'objet. 

Bien  plus,  en  réalité,  la  formule  de  Protagoras  est  encore 
plus  complètement  applicable  aux  intuitions  et  opérations 
intellectuelles  qu'à  l'expérience  sensible.  La  ditTérence  entre 
un  théoricien  et  un  autre  théoricien  est  au  moins  aussi 
grande  qu'entre  un  percevant  et  un  autre  percevant,  même  dans 
les  régions  les  plus  controversées  de  l'expérience  sensible. 
Dans  l'ordre  des  sens  on  s'approche  plus  de  l'universalité 
que  dans  les  théories  où  chacun  arrange  les  faits  à  son  gré. 
Les  adversaires  de  Protagoras,  au  lieu  dr'en  appeler  aux 
idées,  auraient  dû  tirer  leurs  arguments  des  faits  indiscutés 
■des  sens.  Ils  auraient  dû  en  appeler  à  la  matière,  à  ce  que 
l'on  a  appelé  les  qualités  premières,  pour  réfuter  cette  doctrine; 
car,  dans  les  opérations  mentales,  il  est  impossible  de  faire 
abstraction  de  l'esprit,  tandis  que,  pour  ce  qui  concerne  le 
monde  extérieur,  le  côté  objectif  est  tellement  mis  en  lumière, 
et  le  cùté  subjectif  tellement  obscur,  que  l'objet  nous  apparaît 
tout  à  fait  indépendant. 


252  LIVRE    SIXIÈME.  —  DE   L'IDÉALISME 

Sans  doute  nous  pouvons  concevoir  des  objets  absents 
comme  ayant  une  existence  absolue,  indépendante  de  la  nôtre; 
mais  cela  ne  vaut  pas  contre  la  doctrine  de  Protagoras,  car, 
même  alors,  on  ne  peut  exclure  le  sujet  concevant;  c'est  bien 
en  tant  que  sujet  qu'il  conçoit  les  objets;  ce  qui  veut  dire  que 
s'il  était  en  présence  des  objets,  il  éprouverait  les  sensations 
que  ces  objets  lui  donnent  d'ordinaire  lorsqu'ils  sont  présents. 
Quoiqu'il  s'élimine  comme  percevant,  il  ne  peut  pas  s'élimi- 
ner comme  concevant. 

Ainsi  la  doctrine  de  Protagoras  ou  de  Vhomme  mesure  ne 
se  réduit  pas  nécessairement  à  celle  de  la  sensation;  même  si 
l'on  soutenait,  comme  Platon,  l'existence  des  êtres  intelligibles 
ou  des  idées,  ce  serait  toujours  en  corrélation  avec  le  sujet 
intelligent.  Le  yvw^-ôv  correspond  au -/vwjt'./.ôv,  comme  raIjOy.TÔv 
à  ra'.aOT.T'.y.ôv,  et  même,  dans  le  dialogue  du  Sophiste,  c'est  en 
posant  l'intelligence  que  Platon  pose  l'intelligible.  Ainsi, 
même  Platon  reconnaît  la  vérité  de  cette  doctrine,  à  savoir  que 
l'objet  est  enveloppé,  limité,  mesuré  par  le  sujet,  doctrine 
qui  proclame  la  relativité  de  tous  les  objets  perçus,  conçus, 
connus,  sentis,  et  l'enveloppement  omniprésent  du  sujet  per- 
cevant, concevant,  connaissant  et  sentant.  Cette  doctrine  se 
formule  ainsi  :  «  Telles  les  cboses  m'apparaissent,  telles  elles 
sont  pour  moi;  telles  elles  vous  apparaissent,  telles  elles  sont 
pour  vous.  » 

C'est  là  le  point  que  Platon  paraît  avoir  négligé.  Il  semble, 
selon  lui,  que  Protagoras  ait  dit  que  «  chaque  opinion  de  cha- 
que homme  est  vraie  en  soi  »,  ce  qui  paraît  absurde;  tandis 
que  la  vraie  opinion  de  Protagoras,  et  celle  que  M.  Grote  sou- 
tient en  son  propre  nom,  c'est  que  «chaque  opinion  dechaque 
homme  est  vraie  pour  cet  homme  lui-même  ».  Mais  Platon 
néglige  toujours  ce  correctif.  Protagoras  n'apas  dit  qu'il  y  ait 
aucune  opinion  absolument  vraie  ou  absolument  fausse.  La 
vérité  absolue  n'existe  pas.  Toute  vérité  est  relative  à  une 
ou  plusieurs  personnes  l'acceptant  ou  l'affirmant  actuelle- 
ment, ou  conçue  comme  de  virtuels  approbateurs  dans  telle 
ou  telle  circonstance.  JJien  plus,  ces  approbateurs  étant  une 


L'IDÉALISME  ANGLAIS.  —  LE  RELATIVISME  DE  M.  GROTE        253 

mallitude  d'individus  dont  chacun  a  ses  particularités,  la 
vérité,  même  commune,  ne  peutètre  admise  que  sous  la  par- 
ticulière mesure  de  l'esprit  individuel  de  chacun;  et  cette 
limite  même  varie  avec  les  variations  de  chaque  individu.  Vous 
ne  pouvez  déterminer  un  cheval  ou  un  chien,  ni  même  un 
enfant,  à  donner  son  adhésion  à  l'astronomie  newtonienne, 
ni  forcer  l'auteur  des  Princijjes,  en  1687,  à  approuver  ce  que 
Newton  approuvait  en  1047.  Dire  qu'une  chose  qui  est  vraie 
pour  l'un  est  fausse  pour  l'autre,  dire  que  ce  qui  est  vrai 
pour  un  enfant  est  faux  pour  un  homme,  n'est  pas  une  con- 
tradiction, quoique  Platon,  en  supprimant  la  réserve  men- 
tionnée, la  présente  comme  telle. 

Ce  fait,  que  toute  exposition  d'opinion  n'est  qu'un  assem- 
blage de  jugements  individuels,  est  dissimulé  et  déguisé  par 
les  formes  elliptiques  du  langage.  Par  exemple,  moi  qui  écris 
ce  livre,  je  ne  puis  rien  vous  présenter  de  plus  que  ma  propre 
opinion,  ou  ma  propre  constatation  de  faits  connus  par  moi  ou 
par  des  autorités  reconnues  ou  appréciées  par  moi,  ma  propre 
conviction  sur  la  vraie  interprétation  de  ces  témoignages. 
Je  produis  les  raisons  qui  justifient  mon  opinion,  je  réponds 
aux  raisons  proposées  par  d'autres,  et  le  lecteur  décide 
selon  que  ces  raisons  paraissent  satisfaisantes  à  son  esprit. 
Si  je  m'exprimais  correctement,  je  devrais  dire  à  chaque  ins- 
tant :  cela  est  vrai  pour  moi,  faux  poiO'  moi  ;  mais  répéter  cela 
à  tout  propos  serait  d'un  fastidieux  égoïsme;  et  en  général 
cette  formule  est  sous-cnlendue  une  fois  pour  toutes.  Si  quel- 
qu'un me  demande  de  lui  donner  la  vérité  absolue  et  un  crité- 
rium absolu,  je  ne  puis  lui  donner  que  mon  pî'opre  jugement 
sur  ce  qu'est  la  vérité,  et  lui  dire  quel  est  le  critérium  le 
plus  certain;  et  chaque  lecteur  décidera  pour  lui-même  s'il 
admet  ou  n'admet  pas  le  critérium.  J'aurais  beau  prendre 
un  langage  d'oracle,  j'aurais  beau  me  donner  moi-même 
comme  représentant  l'idéal  platonique,  l'homme  typique, 
ou  comme  inspiré  par  un  démon,  comme  Socrate;  je  puis 
dénoncer  mes  adversaires  comme  des  hommes  indignes,  dé- 
pourvus de  tous  les  sentiments  qui  distinguent  l'homme  de 


2oi  LIVRE    SIXIEME.  —  DE   L'IDEALISME 

la  brûle  et  méritant  le  cliâlimenl  et  le  mépris;  en  réalité, 
je  ne  proclamerai  rien  de  plus  que  mon  sentiment  personnel, 
et  la  somme  d'émotion  qui  s'est  associée  dans  mon  esprit  à 
cette  conviction.  Dans  tous  les  cas,  je  ne  puis  échapper  à  la 
limite  fixée  par  Protagoras. 

Platon  oppose  que  cette  doctrine  identifie  l'homme  et  l'ani- 
mal; car  pourquoi  ne  dirait-on  pas  aussi  :  ((  Le  chien  ou  le 
pourceau  est  lamesure  de  toutes  choses?»  Sans  doute,  répond 
Grole,  la  maxime  s'applique  à  tous,  et  le  chien  est  certaine- 
ment la  mesure  de  la  vérité  pour  ce  qui  concerne  les  chiens. 
Mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  chaque  être  soit  la  mesure  de  la 
vérité  pour  d'autres  que  pour  lui.  Le  degré  d'après  lequel 
chaque  être  est  la  mesure  de  la  vérité  pour  les  autres  dépend 
du  deg-ré  d'estime  dans  lequel  les  autres  le  tiennent,  et  de 
ropinion  qu'ils  ont  de  son  caractère  et  de  sa  compétence.  Il 
y  a  là  un  élément  dont  Platon  n'a  pas  tenu  compte,  par 
exemple  lorsqu'il  reproche  à  Protagoras  de  vouloir  ensei- 
gner les  autres,  tandis  que,  d'après  sa  formule,  il  ne  leur  est  en 
rien  supérieur.  Il  n'y  a  rien  là  de  contradictoire.  Le  principe 
de  Protagoras  peut  se  concilier  avec  les  diversités  de  science, 
d'émotion  et  de  caractère,  entre  un  homme  et  un  autre  :  de 
telles  diversités  sont  reconnues  par  les  individus  et  sont 
vraies  par  rapport  à  eux  ;  cela  rentre  dans  la  doctrine.  Pro- 
tagoras ne  nie  pas  que  les  hommes  ne  soient  enseignables. 
Les  opinions  de  l'un  peuvent  passer  à  l'autre  et  devenir 
vraies  pour  lui.  Protagoras  déclare  qu'il  en  sait  plus  que  les 
autres,  et,  ceux  qui  l'écoutent  le  reconnaissant,  cela  est  vrai 
pour  lui  et  pour  eux.  Parmi  les  opinions  que  l'élève  déclare 
vraies  et  qui  sont  vraies  pour  lui,  se  trouve  l'opinion  que  son 
maître  en  sait  plus  que  lui.  En  accourant  se  faire  instruire,  il 
agit  donc  selon  sa  propre  opinion.  Platon  remarque  avec  raison 
que  chacun  estime  d'autres  êtres  plus  sages  que  lui-même. 
En  d'autres  termes,  ce  qu'on  appelle  autorité  ou  disposition 
à  approuver  les  opinions  d'autres  personnes  est  une  des 
causes  les  plus  actives  pour  déterminer  les  opinions  des  hom- 
mes; mais  cela  ne  contredit  pas  la  doctrine,  car  la  croyance 


L'IDÉ.VLÎS.ME  ANGLAIS.  -  LE  RELATIVISME  DE  M.  GROTE        2:j5 

Cil  l'aulorité  est  vraie  pour  le  croyant  au  mémo  liUc  que  les 
autres  croyances.  En  prenant  pour  guide  A  et  en  refusant  I], 
le  croyant  est  encore  une  mesure  pour  lui-même.  Protagoras 
n'a  pas  voulu  dire,  quoique  Platon  Finsinue,  qu'il  n'y  a  pas 
des  hommes  plus  sages  les  uns  que  les  autres,  mais  ceci 
seulement,  c'est  que,  soit  que  nous  soyons  sages  on  non 
sages,  c'est  toujours  d'après  notre  opinion  que  nous  jugeons 
qu'il  en  est  ainsi.  Protagoras  peut  bien  admettre  que  les 
opinions  des  autres  hommes  sont  vraies  pour  eux,  et  cepen- 
dant chercher  à  les  modifier  en  les  rapprochant  des  siennes 
propres. 

Une  autre  objection  de  Platon,  c'est  que,  dans  l'hypothèso 
de  Protagoras,  la  dialectique  devient  inutile,  car  si  tout  le 
monde  a  raison,  pourquoi  changer  d'opinion?  Platon  oublie 
toujours  les  restrictions,  à  savoir  que  chacun  n'a  raison  que 
})0ur  lui-même;  mais,  cette  restriction  une  fois  admise,  c'est 
le  contraire  de  l'assertion  de  Platon  qui  est  le  vrai.  Socrate, 
dans  sa  méthode  dialectique,  c'est-à-dire  interrogative,  ne 
fait  que  suivre  l'opinion  du  répondant.  Il  se  place  à  son  point 
de  vue,  fait  sans  cesse  appel  à  son  approbation,  et  par  là  il 
suppose  que  l'esprit  du  répondant  est  la  mesure  de  la  vérité 
pour  lui-même.  Il  a  donc  pour  but  de  faire  jaillir  de  l'esprit 
même  du  disciple  ce  qui  y  est  contenu.  Socrate  se  garde 
bien  de  se  donner  lui-même  comme  un  maître;  il  ne  fait 
(|ue  proclamer  sa  propre  ignorance  et  répudie  tout  appel  à 
raulorité  autre  que  celle  du  disciple  lui-même. 

D'ailleurs,  si  vous  niez  la  formule  do  Protagoras,  vous 
devez  proposer  une  autre  autorité.  Si  je  lie  suis  pas  juge 
pour  moi  du  vrai  et  du  faux,  qui  est-ce  qui  le  sera  à  ma  place? 
Si  vous  refusez  ce  droit  à  un  autre,  de  quel  droit  vous  Tattri- 
buez-vous  à  vous-même?  Lorsqu'un  homme  est  déclaré  fou, 
vous  faites  gérer  ses  affaires  par  un  autre;  on  ne  peut  que 
changer  d'individu.  Ce  sera  le  roi,  le  pape,  le  prêtre,  le  cen- 
seur, le  maître,  l'auteur  de  tel  ou  tel  livre,  etc.;  ce  sera  tou- 
jours un  individu.  Ce  que  l'on  a  appelé  la  raison  imperson- 
nelle est  une  pure  fiction.  L'universalité  de  la  raison  passe 


256  LIVRE   SIXIEME.  —  DE    L'IDEALISME 

toujours  par  uu  interprète  particulier;  ce  que  les  Allemands 
appellent  la  pensée,  das  Benken,  revient  toujours  à  se  consi- 
dérer soi-même  comme  juge. 

C'est  là  le  fond  de  l'intolérance.  Elle  dérive  toujours  du 
besoin  de  prendre  sa  propre  opinion  comme  mesure  absolue 
pour  juger  des  opinions  des  autres. 

En  définitive,  Grote  identifie  la  doctrine  de  Protagoras 
avec  celle  du  libre  examen.  Il  condamne  à  l'intolérance  toute 
doctrine  qui  conclut  à  une  vérité  objective  et  absolue.  Il  con- 
fond le  libre  examen  avec  le  subjectivisme  et  le  relativisme, 
c'est-à-dire  avec  le  scepticisme. 


LEÇON   III 


DISCUSSION    DU    RELATIVISME 


Messieurs, 

M.  Grole  dit  avec  raison  que  toute  connaissance  suppose 
un  sujet  et  un  objet  indivisiblement  unis  ;  que  pour  connaître 
il  faut  quelqu'un  qui  connaisse,  et  qui  connaisse  quelque 
chose  ;  mais  ce  quelque  chose,  en  tant  que  connu,  fait  partie 
par  là  même  de  la  conscience.  Comme  l'a  dit  Ilamilton,  je 
n'ai  pas  seulement  conscience  de  connaître  en  général,  mais 
j'ai  conscience  de  connaître  tel  objet;  j'ai  donc  conscience 
de  cet  objet  :  il  entre  par  là  dans  ma  conscience,  il  devient 
objet  de  conscience.  L'objet  fait  donc  partie  intégrante  de 
l'acte  de  connaître  ;  il  est  représenté  subjectivement  dans  le 
sujet. 

De  là  une  question  très  difficile  : 

Comment  un  objet,  une  chose  qui  n'est  pas  une  pensée, 
peut-il  prendre  une  forme  subjective?  Comment  l'être  peut-il 
devenir  pensée?  Il  semble  que  l'objet  ne  puisse  être  qu'objet, 
et  que  le  sujet  ne  puisse  être  que  sujet  :  leur  fusion  semble, 
à  priori,  incompréhensible.  _ 

Les  anciens  avaient,  ce  semble,  pressenti  cette  difficulté 
lorsqu'ils  posaient  en  axiome  que  le  semblable  est  connu 
par  le  semblable,  chaque  élément  par  l'élément  qui  lui  cor- 
respond en  nous.  «  Nous  connaissons,  disait  Empédocle,  la 
terre  par  la  terre,  l'eau  par  l'eau,  l'éthcr  par  l'éther,  le  feu 
par  le  feu,  l'amour  par  l'amour,  la  discorde  par  la  discorde 
homicide.  »  C'était  là  une  solution  grossière  et  enfantine. 
Cependant,  il  semble  que  le  subjectivisme  moderne  ait  repris 
cet  axiome  et  proposé  une  solution  du  même  genre,  car  il 
II.  n 


2S8  LIVRE   SIXIÈME.  —  DE    L'IDÉALISME 

ne  peut  comprendre  que  le  sujet  puisse  penser  un  objet  sans 
que  cet  objet  devienne  sujet.  Mais  l'acte  même  de  la  con- 
naissance implique,  au  contraire,  que  le  sujet  saisisse  l'objet 
comme  distinct  de  lui-même  :  c'est  cela  même  précisément 
qu'on  appelle  connaissance.  C'est  un  fait  premier,  élémen- 
taire, irréductible,  comme  il  y  en  a  à  l'origine  de  toutes  les 
sciences.  Toute  la  mécanique  repose  sur  le  fait  du  choc  ; 
mais  comment,  parce  qu'une  bille  en  touche  une  autre,  lui 
communique-t-elle  une  partie  de  son  mouvement?  Cela  est 
aussi  incompréhensible  que  peut  l'être  l'acte  de  connaître. 

Sans  doute  l'acte  de  connaître  peut  être  analysé  :  c'est 
l'objet  même  de  la  philosophie  ;  il  peut  être  analysé  dans  ses 
formes  et  dans  son  développement  ;  mais  pour  comprendre 
l'acte  de  connaître  pris  en  soi,  il  faudrait  pouvoir  sortir  de 
cet  acte  même  et  le  considérer  comme  objet;  mais  cela  est 
impossible,  puisque  dans  cet  effort  même  nous  serions  encore 
sujet,  c'est-à-dire  que  nous  ne  sortirions  pas  de  l'acte  con- 
naissant. Ce  serait  une  tentative  semblable  à  celle  de  celui 
qui  voudrait  sauter  par-dessus  ses  épaules. 

Cela  étant,  si  l'acte  de  connaître  est  un  fait  primitif  et  irré- 
ductible, de  la  difficulté  de  comprendre  cet  acte,  et  comment 
un  objet  peut  être  représenté  dans  un  sujet,  il  ne  faut  pas 
conclure  que  cet  objet  ne  puisse  exister  que  dans  et  par  le 
sujet.  M.  Grote  soutient  que  c'est  par  abstraction  que  nous 
supposons  que  le  sujet  et  l'objet  existent  hors  l'un  de  l'autre, 
comme  deux  facteurs  séparés,  et  qu'ils  se  réunissent  dans 
l'acte  de  la  connaissance.  Il  soutient  que  l'être  en  soi  et  le 
sujet  en  soi  sont  deux  êtres  de  raison,  mais  qu'ils  n'existent 
jamais  que  dans  leur  rapport. 

Mais  il  nous  semble  que  l'hypothèse  des  deux  facteurs  est 
aussi  facile  à  admettre  que  l'hypothèse  contraire,  et  que  les 
faits  s'expliquent  aussi  bien  dans  cette  hypothèse  que  dans 
l'autre.  Supposons,  en  effet,  que  celte  hypothèse  soit  la  vraie 
à  savoir  que  les  deux  facteurs  préexistent  et  qu'ils  viennent 
à  se  rencontrer  dans  la  connaissance  :  je  dis  que  la  connais- 
sance, dans  ce  cas,  sera  exactement  ce  qu'elle  est,  à  savoir 


DISCUSSION   DU   RELATIVISME  259 

une  union  incompréhensible  du  sujet  et  de  l'objet.  Il  faut 
toujours  que  l'objet,  pour  être  connu,  devienne  subjectif  dans 
une  certaine  mesure  ;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  ne  soit  que 
subjectif.  Par  conséquent,  le  fait  tel  qu'il  se  présente  est 
aussi  conforme  à  l'hypothèse  des  deux  facteurs  préexistants 
qu'il  peut  l'èlre  à  l'hypothèse  subjectiviste  de  M.  Grote. 

Au  contraire,  l'hypothèse  subjectiviste  n'explique  pas  le 
fait  tel  qu'il  se  présente.  En  effet,  la  connaissance  implique 
un  objet  que  le  sujet  perçoit  ou  conçoit  comme  distinct  de 
lui,  hors  de  lui,  quoique  uni  à  lui.  D'où  vient  cet  clément 
d'indépendance,  d'extériorité  à  l'égard  du  sujet,  ce  caractère 
d'absolu,  car  dès  que  nous  objectivons  quelque  chose,  nous  lui 
imprimons  une  sorte  d'existence  absolue,  par  exemple  une 
certaine  permanence  indépendante  de  nos  propres  modifica- 
tions actuelles? D'où  vient,  dis-je,  l'élément  que  nous  appelons 
objectif?  M.  Grote  dit  avec  raison  que  ego  suppose  aliquid. 
Mais  comment  peut-il  y  avoir  un  rapport,  s'il  n'y  a  pas  deux 
termes,  deux  facteurs?  L'attraction  suppose  deux  molécules 
(|ui  s'attirent  et  qui  doivent  préexister.  Supposons  même,  si 
on  le  veut,  que  les  deux  termes  seront  toujours  et  indivisi- 
blement  unis,  que  toute  chose  connaissable  est  actuellement 
connue  par  un  sujet  connaissant,  et  que  tout  sujet  capable 
de  connaître  connaisse  toujours  en  acte  quelque  chose  :  cela 
n'empêcherait  pas  qu'il  n'y  eût  dans  ce  composé  une  part 
relevant  de  l'objet  en  soi  et  une  autre  relevant  du  sujet  en  soi  ; 
et  quand  même  cette  part  serait  très  difficile  à  déterminer  en 
fait,  elle  n'en  existerait  pas  moins  pour  l'esprit  ;  et  la  con- 
naissance ou  la  science  consisterait  précisément  à  dégager  la 
part  d'objectif  du  subjectif  qui  y  est  mêlé  ;  et  l'homme,  bien 
loin  de  se  prendre  comme  mesure  de  toutes  choses,  doit  tou- 
jours chercher,  s'il  ne  veut  pas  se  tromper  sans  cesse,  à  se 
dégager  de  lui-même. 

Aussi  le  vrai  critérium  pour  distinguer  le  subjectif  de  l'ob- 
jectif n'est-il  pas  celui  qui  a  été  donné  par  Kant,  à  savoir 
l'unité  venant  de  l'esprit  et  la  multiplicité  venant  des  choses  : 
car  l'un  et  le  multiple  sont  aussi  objectifs  et  aussi  subjectifs 


260  LIVRE   SIXIEME.  -  DE   L'IDEALISME 

l'un  que  l'autre.  Le  critérium  est  celui-ci  :  est  objectif  tout 
ce  que  nous  pouvons  concevoir  en  l'absence  du  sujet  sentant. 
Par  exemple  la  cbaleur  que  j'éprouve  actuellement  ne  peut 
exister  qu'à  la  condition  qu'il  y  ait  un  sujet  qui  l'éprouve  ; 
elle  est  donc  subjective.  Mais  si  je  dis  :  dans  un  champ  de 
terre  de  forme  rectangulaire,  la  surface  de  ce  champ  est 
égale  au  produit  de  la  base  par  la  hauteur,  il  est  clair  que 
cette  vérité  subsistera,  que  je  sois  là  ou  que  je  n'y  sois  point. 
Parla  même  raison,  je  dirai  qu'un  homme  de  cinquante  ans 
ne  cessera  pas  d'être  plus  âgé  qu'un  homme  de  trente  parce 
que  je  ne  serai  pas  là  pour  rafhrmer,  tandis  que  tous  les  ob- 
jets ne  sont  jaunes  que  pour  celui  qui  a  la  jaunisse  et  pen- 
dant le  temps  qu'il  l'a. 

Non  seulement  les  rapports  mathématiques  peuvent  être 
conçus  comme  subsistant  en  dehors  de  nous  (ou  plutôt  en 
dehors  de  moi  et  sans  moi),  mais  il  en  est  de  même  de  l'exis- 
tence des  choses,  quel  que  soit  d'ailleurs  le  changement  que 
puissent  subir  leurs  apparences.  Ainsi,  j'accorde  bien  que  je 
n'ai  aucune  idée  de  ce  que  ^serait  une  nature  en  soi,  puisque 
cette  nature  je  la  colore  et  je  l'anime  par  des  sons,  des  cou- 
leurs, des  sensations  de  température  qui  ne  sont  qu'en  moi; 
mais  je  puis  comprendre  cependant  que  ces  choses,  quelles 
qu'elles  soient,  qui  sont  l'origine  de  ces  sentiments,  ont  été 
avant  moi,  et  continuent  d'être,  moi  absent.  Je  me  représente 
une  nature  non  seulement  antérieure  et  postérieure  à  moi- 
même,  mais  encore  à  l'humanité. 

Cela  n'est  pas  seulement  vrai  de  la  matière  proprement  dite, 
comme  le  dit  M.  Grote,  mais  de  l'esprit.  Je  conçois  l'intelli- 
gence de  mes  semblables  comme  continuant  à  subsister  en 
dehors  de  moi  et  comme  distincte  de  la  mienne;  et  comment 
pourrais-je  être  la  mesure  de  ce  que  je  ne  comprends  même 
pas?  La  science  de  Newton,  par  exemple,  est  évidemment  quel- 
que chose  d'objectif  pour  moi,  car  je  ne  la  possède  point. 
Comment  la  Mécanique  céleste  de  Laplacc  serait-elle  le  pro- 
duit de  mon  esprit,  puisque  je  n'en  comprends  pas  un  traître 
mot?  Dira-t-on  que  la  science  n'est  autre  chose  que  la  possibi- 


DISCUSSION    DU   RELATIVISME  261 

lité  de  la  science,  comme  les  corps  no  sont  que  des  possibili- 
tés de  sensations?  Mais  je  crois  que  la  science  existe  en  acte 
quelque  part,  et  non  pas  seulement  en  puissance;  or  elle 
n'existe  en  acte  que  dans  d'autres  esprits  que  le  mien.  Enfin, 
s'il  y  a  des  âmes  intelligenles  et  libres,  je  conçois  très  bien 
qu'elles  puissent  exister  en  dehors  de  moi,  et  qu'elles  conti- 
nuent à  faire  de  bonnes  ou  de  mauvaises  actions,  en  mon 
absence  comme  en  ma  présence.  En  un  mot,  le  monde  va  son 
train,  que  je  sois  là  ou  que  je  n'y  sois  pas  pour  y  assister. 

Fort  bien,  dit  M.  Grote  ;  mais  si  vous  pouvez  vous  abstraire 
comme  sujet  percevant,  vous  ne  pouvez  pas  vous  abstraire 
comme  sujet  concevant.  L'objet  conçu  est  relatif  à  la  con- 
ception ,  comme  l'objet  perçu  est  relatif  à  la  perception. 
J'ai  quelque  peine,  je  l'avoue,  à  saisir  le  sens  de  cette  diffi- 
culté. 

Lorsque  je  conçois  une  chose,  il  est  très  vrai  que  je  la  con- 
çois; et  je  reconnais  que,  la  concevant,  je  ne  puis  pas  suppri- 
mer ma  propre  conception  :  cela  même  est  une  tautologie.  En 
un  mot,  une  fois  qu'une  chose  est  conçue,  je  ne  puis  pas  faire 
que  je  ne  l'aie  point  conçue.  Mais  aussi,  une  fois  qu'elle  est 
conçue,  je  puis  me  la  représenter  telle  qu'elle  aurait  existé  si 
je  ne  l'avais  pas  conçue;  par  exemple,  je  puis  me  représenter 
la  terre  sans  être  vivant,  et  par  conséquent  sans  être  sentant 
et  parlant.  Sans  doute  je  ne  puis  la  concevoir  sans  la  conce- 
voir; si  on  demande  cela,  on  demande  l'impossible;  mais  une 
fois  que  j'ai  pensé  cette  existence,  je  conçois  qu'elle  eût  été 
telle  que  je  la  pense  lors  même  que  je  n'eussiî  jamais  existé, 
et  qu'elle  eût  encore  été  telle  lors  même  que  l'humanité  n'eût 
pas  paru  sur  la  terre. 

M.  Grote  répondra  que  lorsque  nous  supposons  un  monde 
indépendant  de  tout  sujet,  nous  ne  pouvons  nous  représenter 
ce  monde  qu'en  tant  que  susceptible  d'être  connu  par  une 
intelligence.  Mais  faudrait-il  donc,  pour  reconnaître  l'existence 
•des  choses  en  soi,  que  ces  choses  fussent  telles  que  l'on  ne 
pût  pas  les  représenter  comme  susceptibles  d'être  connues, 
en  d'autres  termes  qu'elles  fussent  inintelligibles,  ce  qui  est 


262  LIVRE   SIXIÈME.  —  DE   L'IDÉALIS.ME 

contradictoire?  Préscnlons  ce  raisonnement  sous  une  autre 
forme.  Je  ne  puis  comprendre  que  ce  qui  est  intelligible.  Si  je 
comprends  la  possibilité  d'une  chose  en  soi,  d'un  rapport  en 
soi,  d'un  phénomène  objectif,  enfin  de  quelque  chose  d'exté- 
rieur à  moi,  c'est  à  la  condition  que  tout  cela  soit  intelligible 
pour  moi,  sans  quoi  je  ne  le  comprendrais  pas.  Dès  lors  il  est 
certain  que  je  ne  puis  me  représenter  un  tel  objet  que  comme 
susceptible  d'être  compris  par  quelque  pensée  semblable  à  la 
mienne.  Pour  que  ce  fût  là  un  signe  de  subjectivité,  il  fau- 
drait dire  que  le  sig'ne  d'une  existence  en  soi,  c'est  la  non- 
intelhg-ibilité;  or,  ce  serait  justement  dans  ce  cas-là  que  nous 
ne  pourrions  connaître  les  choses  en  soi. 

Affirmer  que  nous  connaissons  des  choses  en  soi,  c'est  affir- 
mer qu'il  y  a  harmonie,  conformité  entre  ces  choses  et  notre 
pensée  ;  c'est  affirmer  qu'elles  sont  pensables  et  intelligibles.  Il 
est  donc  tout  naturel  que  nous  nous  les  représentions  comme 
susceptibles  d'être  représentées  à  une  conscience  quelconque. 
Il  n'y  a  donc  pas  là  un  argument  contre  l'existence  de  la 
chose  en  soi. 

Au  reste,  par  chose  en  soi  nous  n'entendons  pas  seulement 
la  substance  et  la  cause,  mais  substance,  propriétés,  rapports, 
phénomènes,  tout  ce  qui  peut  exister  en  dehors  de  la  cons- 
cience du  moi.  Les  idées  de  Platon  sont  des  choses  en  soi, 
parce  qu'elles  ne  sont  pas  mes  idées. 

Au  reste,  si,  généralisant  l'idée  de  M.  Grote,  on  disait  seu- 
lement que  tout  ce  qui  est  intelligible  suppose  une  intellig'ence, 
un  acte  de  pensée,  non  seulement  je  ne  nierais  pas  cette 
assertion,  mais  au  contraire  je  la  soutiendrais  moi-même  de 
toutes  mes  forces,  parce  que,  dans  ce  cas-là,  il  ne  s'agit  pas 
de  mon  intelligence  individuelle,  mais  d'une  intelligence  en 
général,  adéquate  aux  choses  elles-mêmes,  de  telle  sorte  que 
l'on  peut  dire  qu'il  y  a  dans  le  monde  autant  d'être  que  d'in- 
telligence et  autant  d'intelligence  que  d'être,  et  que,  s'il  y  a 
un  être  absolu,  il  y  a  par  là  même  une  pensée  absolue;  ce 
qui  nous  conduit  à  la  formule  d'Aristote,  l'identité  de  l'intel- 
ligence et  de  l'intelligible;  mais  quant  à  identifier  l'être  avec 


DISCUSSION    DU    RELATIVISME  263 

mon  intellig-ence,  c'est  ce  qui  ne  résulte  nullement  de  ce  qui 
précède. 

Après  avoir  établi  l'indépendance  du  sujet  et  de  l'objet,  il 
est  moins  difficile  de  combattre  les  arguments  de  M.  Grole  en 
faveur  du  principe  de  Protagoras.  Reconnaissons  d'abord  la 
vérité  de  ce  principe  dans  une  certaine  mesure. 

M.  Grote  a  sans  doute  raison  de  dire  que  je  ne  puis  connaî- 
tre, penser,  opiner,  affirmer  qu'avec  mes  propres  facultés.  Je 
ne  peux  pas  penser  avec  la  pensée  d'autrui  :  comme  homme^ 
je  n'ai  à  ma  disposition  que  la  raison  humaine  ;  comme  indi- 
vidu, que  ma  raison  individuelle.  En  ce  sens,  il  est  vrai  de 
dire  que  la  raison  de  chacun  est  pour  lui-même  la  mesure  de 
toutes  choses.  L'enfant  ne  peut  parler  qu'avec  sa  raison  d'en- 
fant, l'Esquimau  avec  sa  raison  d'Esquimau,  le  fou  avec  sa 
raison  de  fou.  C'est  là  un  point  incontestable  ;  mais  la  diffi- 
culté est  dans  l'interprétation  de  ce  fait;  c'est  là  la  question 
philosophique,  et  il  me  semble  que  M.  Grote  tire  de  ce  fait 
des  conséquences  qui  n'y  sont  pas  contenues. 

Pour  ce  qui  est  de  la  raison  humaine  en  général,  je  fais 
remarquer  que,  supposé  qu'il  y  ait  une  vérité  en  soi  et  que 
je  fusse  capable  de  la  connaître,  cette  raison  par  laquelle  je 
la  connaîtrais  n'en  serait  pas  moins  la  raison  humaine.  Que 
l'arithmétique  soit  vraie  en  soi,  au  lieu  de  ne  l'être  que  par 
rapport  à  la  raison  humaine  comme  on  le  prétend,  ce  sera 
toujours  la  même  arithmétique.  A  quel  signe  reconnaîtrez- 
vous  donc  que  cette  arithmétique  n'est  vraie  que  par  rapport 
à  nous?  et  au  contraire,  si  elle  est  vraie  en  soi,  à  quel  autre 
autre  signe  pourrons-nous  le  reconnaître, --si  ce  n'est  à  son 
évidence  même?  Si  donc  vous  affirmez  qu'elle  n'est  que  rela- 
tive à  vous,  vous  faites  une  hypothèse  qui  n'est  pas  justi- 
fiée, les  faits  se  conciliant  tout  aussi  bien  avec  l'hypolhèse 
opposée. 

J'ajoute  que  vous  faites  une  hypothèse  gratuite  :  car  je 
comprends  que  l'on  doute  de  la  raison  humaine,  en  vertu  de 
telles  ou  telles  contradictions  qu'on  peut  lui  imputer;  mais 
quand  de  telles  contradictions  n'existent  pas,  le  doute  sur  la 


264  LIVRE   SIXIEME.  —  DE    L'IDEALISME 

raison  csl  une  pure  supposition  qui  n'est  fondée  sur  rien  que 
sur  une  simple  possibilité.  Suffit-il  donc  qu'une  chose  soit  pos- 
sible pour  l'admettre  comme  vraie?  Tout  au  plus  serait-il 
convenable  de  réformer  la  formule  de  Protagoras  et  de  dire  : 
«  Il  est  possible  que  l'homme  soit  la  mesure  de  toute  chose;  » 
ce  qui  laisserait  également  possible  la  formule  opposée.  Mais 
je  n'irai  pas  même  jusque-là.  Comme  l'a  dit  M.  Ilamilton, 
neganti  incumbit  probaho  ;  ]n?,(\u.'k  preuve  du  contraire,  l'af- 
firmation est  en  faveur  de  nos  croyances  naturelles  ;  et  jus- 
qu'à ce  que  vous  ayez  démontré  qu'une  chose  n'est  vraie 
que  relativement  à  moi,  j'ai  le  droit  d'affirmer  qu'elle  est  vraie 
d'une  manière  absolue. 

M.  Grote  fait  observer  qu'en  supposant  des  principes  innés, 
des  principes  à  priori,  des  intuitions  pures,  bien  loin  de  dimi- 
nuer la  part  du  relatif  dans  la  connaissance,  on  raugmcnterait 
au  contraire  :  car  c'est  précisément  l'esprit  qui  apporte  avec 
lui  ces  formes,  ces  innéités  ;  rien  ne  lui  garantit  leur  réalité 
objective,  tandis  que  les  perceptions  de  l'expérience  se  pré- 
sentent avec  un  caractère  plus  indépendant  de  nous-mêmes. 

M.  Grote  fait  ici  allusion  évidemment  à  la  doctrine  de  Kant; 
mais  il  oublie  que,  dans  cette  doctrine,  la  loi  de  la  raison,  les 
principes  à  priori,  sont  des  lois  de  la  raison  humaine  en  gé- 
néral, et  par  conséquent  s'imposent  à  tous  les  individus  d'une 
manière  nécessaire  et  universelle.  Dans  cotte  doctrine,  ce 
n'est  pas  l'homme  individuel,  c'est  l'homme  en  général  qui 
est  la  mesure  de  toutes  choses  :  c'est  un  champ  beaucoup 
plus  vaste  ouvert  à  la  vérité  ;  la  subjectivité  est  bien  plus  res- 
treinte. Au  lieu  d'un  scepticisme  universel,  vous  n'avez  plus 
qu'un  scepticisme  limité.  Il  y  a  là  une  grande  différence. 

D'ailleurs  la  thèse  qui  peut  s'appliquer  à  la  sensation  ne 
peut  s'appliquer  à  la  raison,  si  on  la  distingue  de  la  sensa- 
tion. En  elfet,  la  sensation  ne  se  détruit  pas  elle-même  lors- 
qu'elle n'affirme  que  sa  propre  existence;  mais  l'affirmation 
de  la  raison  se  détruit  lorsqu'elle  n'affirme  qu'elle-même. 
Dire  qu'une  chose  est  douce  pour  moi  et  amère  pour  vous, 
ce  n'est  point  contradictoire.  Mais  si  je  dis  que  César  a  été 


DISCUSSION    DU   RELATIVISME  26o 

tué  parBrutuSjje  ne  puis  admettre  en  même  temps  qu'il  a  été 
tué  et  qu'il  n'a  pas  été  tué.  Dire  que  cela  n'est  vrai  que  pour 
moi,  c'est  dire  que  cela  n'est  pas  vrai  du  tout.  N'affirmer  ([ue 
son  affirmation,  c'est  la  nier.  Il  ne  serait  pas  même  vrai  de 
dire  que,  danscette  circonstance,  ma  raison  est  la  mesure  dos 
choses  ;  car  la  mesure  disparaît  avec  la  chose  mesurée. 

En  parlant  de  ce  principe,  on  voit  que  les  objections  de 
Platon  contre  Protagoras  sont  parfaitement  fondées.  Ainsi 
l'animal  devient  la  mesure  de  toutes  choses,  dit  Platon.  — 
Oui,  mais  pour  lui-même,  répond  M.  Grote,  non  pour  les 
autres.  Sans  doute,  mais  il  l'est  au  même  titre  que  l'homme; 
le  fou  est  mesure  des  choses  au  même  titre  que  l'homme 
raisonnable.  Tout  cela  revient  évidemment  à  dire  que  tout  le 
monde  a  raison  et  que  tout  le  monde  a  tort,  et  qu'il  n'y  a 
pas  de  vérité  du  tout.  Pour  les  sensations,  rien  de  plus  vrai  : 
chacun  est  juge  pour  soi-même.  L'animal  et  le  fou  ont  le 
même  droit  que  moi.  Le  fou  qui  souffre  affirme  sa  souffrance 
au  même  litre  que  moi  la  mienne.  Il  n'en  est  pas  de  même 
pour  l'intelligence.  Ici  il  y  a  une  mesure  qui  est  extérieure  et 
supérieure  à  chaque  intelligence.  C'est  la  nature  des  choses. 
En  histoire,  par  exemple,  ce  sont  les  événements  qui  se  sont 
passés  en  dehors  de  nous  et  qui  restent  ce  qu'ils  sont,  soit  que 
nous  les  connaissions,  soit  que  nous  ne  les  connaissions  pas. 
Il  en  est  de  même  en  physique  des  lois  de  la  nature,  qui  ne 
dépendent  en  aucune  manière  de  la  disposition  d'esprit  de 
chacun. 

M.  Grote  a  parfaitement  raison  de  dire  que,  même  quand  je 
me  soumets  à  l'autorité,  c'est  en  vertu  de  n^a  raison  propre. 
Mais  si  cette  raison  était  une  mesure  dernière  et  unique,  je 
ne  vois  pas  pourquoi  je  me  soumettrais  à  l'autorité  d'autrui  ; 
et  le  fait  seul  qu'il  y  a  des  hommes  qui  savent  ce  que  les 
autres  ignorent  prouve  très  bien,  comme  l'a  dit  Platon,  qu'il 
y  a  des  connaissances  indépendantes  de  l'individu  et  dont  il 
n'est  pas  la  mesure. 

M.  Grote  dit  que  Platon  a  altéré  la  maxime  de  Protagoras, 
qui  est  que  tout  homme  est  mesure  de  chacun  pour  lui-même, 


266  LIVRE   SIXIEME.  —  DE    L'IDEALISME 

tandis  que  Platon  lui  impute  d'avoir  dit  qu'il  est  la  mesure 
des  choses  d'une  manière  absolue  et  en  soi.  Mais  l'une  de  ces 
formules  entraîne  l'autre.  Si,  en  effet,  il  n'y  a  pas  de  vérité  en 
soi,  s'il  n'y  a  d'autre  réalité  que  celle  qui  apparaît  à  l'esprit 
de  chacun,  si  enfin  ce  qui  paraît  vrai  à  l'un  est  vrai  pour 
lui,  et  ce  qui  paraît  vrai  à  l'autre  vrai  aussi  pour  cet  autre,  il 
s'ensuit  que  ces  deux  vérités  sont  égales.  Il  est  aussi  vrai 
que  le  soleil  tourne  autour  de  la  terre  qu'il  est  vrai  qu'il  ne 
tourne  pas.  Le  premier  est  vrai  pour  Ptolémée,  le  second 
pour  Copernic.  Et,  supposé  que  je  n'aie  point  d'opinion  et 
qu'il  faille  m'en  faire  une,  je  trouverai  que  cela  est  parfaite- 
ment indifférent  et  inutile,  puisque,  quoi  que  je  fasse,  cela 
sera  également  vrai  pour  moi  ;  et  même  il  m'est  indifférent 
de  devenir  fou,  d'être  savant  et  ignorant;  car,  quoi  qu'il  arrive, 
ce  sera  toujours  la  même  chose,  et  la  chose  pensée,  quelle 
qu'elle  soit,  sera  toujours  vraie;  et  vous  ne  pouvez  échapper 
à  cette  conséquence  ;  car,  s'il  n'y  a  pas  de  vrai  en  soi,  il  est 
impossible  de  trouver  une  raison  pour  préférer  une  opinion 
à  une  autre. 

Si,  au  contraire,  comme  M.  Grote,  vous  accordez  que  l'homme 
est  supérieur  à  l'animal  et  tel  homme  à  tel  autre,  le  savant  à 
l'ignorant,  le  maître  au  disciple,  cela  ne  peut  être  que  pour 
cette  raison  que  les  uns  sont  plus  près  que  les  autres  de 
connaître  les  choses  telles  qu'elles  sont  en  soi.  Ainsi  le  meil- 
leur historien  est  celui  qui  connaît  le  mieux  les  faits  tels  qu'ils 
se  sont  passés  ;  le  meilleur  physicien  est  celui  qui  connaît  le 
mieux  les  faits  tels  qu'ils  se  passent  réellement  en  dehors  de 
nous  ;  le  meilleur  astronome,  celui  qui  prédit  les  faits  futurs. 

Et  ici  je  disque  Platon  a  encore  raison  contre  Protagoras, 
et  a  choisi  un  très  bon  exemple  en  invoquant  la  science  du 
futur;  en  effet,  pour  le  présent,  je  puis  encore  admettre  que 
les  choses  sont  telles  qu'elles  me  paraissent.  Mais  il  n'en  est 
pas  de  môme  de  l'avenir.  Ici  l'un  juge  mieux  que  l'autre, 
parce  qu'il  connaît  l'ordre  naturel  des  choses  que  l'autre  ne 
connaît  pas.  Sans  doute  je  ne  puis  prévoir  l'avenir  que  par 
une  faculté  de  prévision  ;  c'est   une   tautologie.   Mais  cette 


DISCUSSION    DU    RELATIVISME  267 

faculté  n'a  pas  le  même  droit  ni  le  même  titre,  de  quelque 
façon  qu'elle  s'exerce.  Elle  s'exerce  bien  chez  le  savant,  et 
mal  chez  l'ignorant.  Et  d'où  vient  cette  différence?  Du  plus 
ou  moins  de  conformité  à  l'ordre  des  choses. 

La  science  est  si  peu  une  chose  subjective,  que  la  méthode 
scientifique  a  précisément  pour  objet  d'écarter  le  subjectif 
pour  atteindre  à  l'universel  et  à  l'objectif.  Ainsi  le  savant  fait 
tous  ses  efforts  pour  éliminer  la  sensation  actuelle  et  décou- 
vrir ce  qui  doit  rester,  qu'il  y  ait  ou  qu'il  n'y  ait  pas  actuel- 
lement de  sujet  sentant. 

Platon  a  encore  raison  lorsqu'il  oppose  à  Protagoras  la 
dialectique,  c'est-à-dire  la  discussion.  Si  votre  opinion  est  vraie 
pour  vous,  comme  la  mienne  pour  moi,  je  ne  vois  pas  pour- 
quoi je  changerais  mon  opinion  pour  la  vôtre.  J'en  chan- 
gerai, si  je  puis  supposer  que  votre  opinion  se  rapproche  plus 
de  la  nature  des  choses  ;  sinon,  en  quoi  telle  opinion  subjec- 
tive peut-elle  être  supérieure  à  telle  autre  opinion  subjective? 
Que  chacun  reste  dans  son  opinion,  voilà  le  vrai.  Bien  pins, 
que  personnne  n'ait  d'opinion.  Avoir  le  moins  d'opinions 
possibles,  voilà  la  sagesse;  se  réduire  le  plus  possible  à  l'état 
de  chose  sentante,  voilà  la  vraie  conséquence. 

De  plus,  discuter,  c'est  donner  des  raisons  ou  preuves  de 
son  opinion;  mais  donner  des  raisons,  c'est  en  appeler  à 
quelque  chose  d'impersonnel  et  qui  doit  frapper  toute  intelli- 
gence aussi  bien  que  la  mienne.  Donner  des  raisons  ce  n'est 
pas  la  même  chose  que  toucher  la  sensibilité  et  exciter  les 
passions,  ce  qui,  en  eiïet,  est  un  moyen  de  communiquer  aux 
autres  mon  état  subjectif  :  c'est  faire  appel  à  la  nature  des 
choses,  c'est  mettre  les  esprits  en  présence  de  cette  nature,  et 
les  mettre  en  demeure  de  se  prononcer. 

M.  Grote  dit  que,  si  l'on  discute,  c'est  une  preuve  que  l'on 
ne  possède  pas  la  vérité  absolue  :  cela  est  vrai,  car  là  oi^i  la 
vérité  est  découverte  d'une  manière  définitive,  on  ne  discute 
plus.  Mais  si  la  discussion  prouve  que  personne  ne  possède 
toute  la  vérité,  cela  prouve  en  même  temps  que  chacun  en  peut 
apercevoir  une  partie.  Discuter,  c'est  présenter,  chacun  de 


268  LIVRE   SIXIÈME.  —  DE    L'IDÉALISME 

son  côté,  les  points  de  vue  que  Ton  découvre  dans  la  vérité. 
S'il  en  était  autrement,  il  n'y  aurait  point  à  discuter  ;  chacun 
affirmerait  de  son  côté,  mais  ce  ne  serait  plus  discuter. 

M.  Grote  semble  croire  qu'il  n'y  aurait  plus  de  liberté  do 
penser  s'il  y  avait  une  vérité  objective.  Mais  d'abord  là  où 
une  telle  vérité  existe,  au  moins  relativement,  par  exemple 
en  mathématiques,  c'est  Là  précisément  que  l'intolérance  est 
le  moins  à  craindre.  Mais  dire  qu'il  y  a  une  vérité  en  soi,  ce 
n'est  pas  dire  qu'elle  soit  le  privilège  d'un  seul  homme  ou 
de  quelques-uns  qui  posséderaient  cette  vérité  sans  réserve, 
comme  Dieu.  Pour  qu'une  telle  vérité  soit  trouvée,  il  faut  la 
chercher.  Or.  si  on  interdit  de  la  chercber,  on  empêche  par 
là  même  de  la  trouver.  Par  exemple,  si  la  vérité  historique 
est  dans  certaines  archives,  comment  pourrai-je  les  décou- 
vrir si  vous  m'interdisez  l'entrée  de  ces  archives?  Dans 
Tordre  des  sciences  physiques,  la  vérité  est  dépendante  de 
certaines  expériences  :  comment  la  trouverai-je  si  vous  me 
défendez  ces  expériences?  Lavérité  est  dans  de  certains  livres  : 
comment  la  démêler,  si  vous  me  fermez  ces  livres  et  m'en 
proscrivez  l'usage?  Il  en  est  de  môme,  quoique  la  chose 
soit  plus  délicate,  quand  il  s'agit  des  vérités  morales  et 
religieuses.  Comment  un  bouddhiste  apprendra-t-il  que  la 
religion  catholique  est  la  meilleure,  si  on  ne  lui  permet  pas 
l'examen  et  de  sa  propre  rehgion  et  de  celle  des  autres?  On 
voit  que  la  thèse  d'une  vérité  absolue  n'a  rien  de  contraire  à 
la  liberté.  Bien  plus,  elle  en  est  ]ti  cond'ilion sine  qud  )io)i.  Car 
s'il  n'y  a  pas  de  vérité,  pourquoi  se  donner  la  peine  de  la 
chercher?  La  recherche  et  l'examen  ne  sont  plus  qu'un  jeu, 
et  le  devoir  de  l'État  doit  être,  non  de  favoriser  ce  jeu,  mais 
de  g-arantir  la  paix  parmi  les  hommes.  Aussi  les  plus  libres 
penseurs  ont-ils  été  d'avis  de  soumettre  les  opinions  au  joug- 
de  l'Etat,  par  exemple  llobbes.  L'un  des  plus  hardis  penseurs 
du  xvin"  siècle,  l'abbé  Galiani,  disait  :  «  Je  suis  pour  le  des- 
potisme tout  cru.  » 


LEÇOX  IV 

l'idéalisme    de    KANT.    LA    PERCEPTIO.X    EXTÉRIEURE 

Messieurs, 

Le  point  de  vue  nouveau  et  vrai  que  Kanl  a  introduit  en 
pliilosophie  est  celui-ci.  L'esprit  apporte  quelque  chose  de 
kii-mùme  dans  la  connaissance. 

Plaçons-nous  d'abord  au  point  de  vue  de  l'empirisme  vul- 
gaire. Il  consiste  à  dire  que  l'esprit  n'apporte  rien  dans  la 
connaissance  que  la  faculté  de  connaître.  Je  vois  une  maison  : 
d'après  la  croyance  vulgaire,  il  y  a  là  devant  moi  une  maison 
telle  que  je  la  vois,  à  savoir  blanche,  carrée,  solide,  et  l'acte 
de  mon  esprit  consiste  simplement  à  voir  cette  maison  telle 
(jLi'elle  est,  sans  rien  y  ajouter,  sans  en  rien  retrancher. 

Dans  l'empirisme  philosophique,  celui  de  Locke  et  de  Con- 
dillac,  on  admet,  il  est  vrai,  que  nous  ne  connaissons  que  nos 
propres  modifications;  et  c'est  un  point  de  vue  plus  profond 
([ue  celui  de  l'empirisme  vulgaire;  mais  néanmoins  l'esprit 
n'est  encore  qu'une  table  rase,  une  statue  ;  il  n'apporte  rien 
de  soi  dans  la  connaissance  ;  il  la  subit  passivement  et  semble 
n'être  qu'un  miroir  de  la  réalité.  — 

Dans  la  doctrine  des  idées  innées,  l'esprit  apporte  quelque 
chose  avec  lui;  mais  ce  quelque  chose  n'est  qu'une  connais- 
sance anticipée  qui  se  trouve  d'avance,  sans  qu'on  sache  com- 
ment, d'accord  avec  la  réalité.  C'est  donc  le  même  accord 
que  dans  l'empirisme  vulgaire,  avec  une  difficulté  de  plus. 

L'erreur  signalée  par  Kant  dans  l'empirisme  vulgaire  aussi 
bien  que  dans  l'innéisme,  est  de  croire  qu'il  y  a  un  acte  de 
connaître  d'un  côté  et  de  l'autre  un  objet,  cet  acte  de  con- 


270  LIVRE    SIXIÈME.  —  DE    L'IDÉALISME 

naître  claiit  la  reproductiou  lidèlc  et  exacte  de  la  chose  con- 
nue ;  ce  qui  impliquerait  : 

1°  Que  l'objet  n'interviendrait  pas  dans  la  connaissance, 
qu'il  n'en  serait  que  le  terme  extrême,  ou,  pour  employer 
Texpression  scolastique,  qu'il  n'aurait  que  la  dénomination 
extérieure  d'être  connu,  comme  on  le  disait  à  Descartes.  11 
n'arrive  rien  au  soleil  quand  il  est  connu,  de  même  qu'il  ne 
m'arrive  rien  de  particulier  et  de  nouveau  quand  un  autre 
homme  apprend  à  connaître  mon  nom.  Mais  c'est  là  une 
grave  erreur,  et  nul  objet  ne  peut  être  connu  sans  agir  sur 
le  sujet  connaissant. 

2°  Que  l'esprit  à  son  tour  n'interviendrait  en  rien  dans  la 
connaissance.  11  suffit  que  les  portes  de  nos  sens  soient  ou- 
vertes, comme  quand  on  ouvre  la  porte  d'une  chambre  noire, 
pour  que  le  sujet  voie  l'objet.  Mais  au  contraire,  de  même  que 
l'action  de  l'objet  est  nécessaire,  l'action  du  sujet  l'est  éga- 
lement. Autrement,  quelle  dilTérence  y  aurait-il  entre  la 
statue  de  Condillac  et  un  être  vraiment  sentant?  quelle  diffé- 
rence entre  une  table  rase  au  sens  propre  du  mot,  et  un  sujet 
connaissant?  11  faut  bien,  puisque,  en  défmitive,  il  n'est  pas 
une  table,  qu'il  y  ait  en  lui  quelque  chose  qui  le  différencie, 
qui  le  détermine,  qui  en  fasse  un  sujet  sentant  et  pensant; 
«t  par  là  même  il  apporte  quelque  chose  dans  la  connaissance, 
à  savoir  lui-même.  Ce  sujet,  quel  qu'il  soit,  a  une  nature, 
une  essence,  une  forme.  Il  a  au  moins  la  faculté  de  sentir;  or 
•cela  c'est  quelque  chose  de  propre  et  d'original. 

Ainsi,  tandis  que  l'empirisme  ou  le  réalisme  vulgaire  se 
représente  la  connaissance  comme  l'acte  d'un  sujet  immo- 
bile en  face  d'un  objet  immobile,  et  comme  la  simple  repro- 
duction du  dehors  par  le  dedans,  on  se  représentera,  au 
-contraire,  avec  Kant  la  connaissance  ou  tout  au  moins  la 
sensibilité  comme  le  résultat  d'une  action  commune  de  l'ob- 
jet et  du  sujet.  11  n'y  a  pas  d'un  côté  l'objet,  de  l'autre  le 
sujet;  mais  il  y  a  à  la  fois  objet  et  sujet  confondus  dans  un 
acte  indivisible. 

Maintenant  que  nous  avons  fait  la  part  que  nous  croyons 


L'IDEALISME  DE  KANT.  —  LA  PERCEPTION  EXTERIEURE         271 

légitime  au  siibjectivisme  de  Kant,  nous  devons  dire  dans 
quel  sens  nous  l'entendons.  Ce  subjectivisme  implique-t-il 
qu'il  faille  renoncer  à  tout  objeclivisme?  L'idéalisme  est-il 
exclusif  de  tout  réalisme? 

Dans  tout  acte  de  perception  il  doit  y  avoir,  avons-nous 
dit,  une  part  faite  à  l'objet  et  une  part  au  sujet. 

Dans  l'école  de  Descartes,  et  même  dans  l'école  de  Locke, 
cette  part  était  faite  de  la  manière  suivante  :  les  qualités 
secondes  sont  subjectives,  les  qualités  premières  sont  objec- 
tives; et  c'est  à  peu  près  la  théorie  reçue  aujourd'hui  dans 
la  physique  moderne.  Selon  Kant,  au  contraire,  il  semble 
que  ce  soient  les  qualités  premières  qui  sont  subjectives,  et 
les  qualités  secondes  qui  sont  objectives;  ou  du  moins,  car 
ces  deux  mots  sont  équivoques,  les  qualités  premières  sont 
formées  par  l'esprit  qui  les  apporte  avec  lui,  les  qualités 
secondes  sont  reçues  par  l'esprit  en  tant  qu'il  en  est 
affecté. 

Ces  deux  solutions  ont  leurs  inconvénients  :  1°  à  la  pre- 
mière Berkeley  oppose  que  les  qualités  premières  sont  per- 
çues dans  et  par  les  qualités  secondes  et  participent  par  là 
à  leur  subjectivité;  2°  à  la  seconde  on  peut  opposer  que  les 
qualités  secondes,  quoique  données  du  dehors,  sont,  de  l'avis 
de  tous,  et  en  particulier  de  l'aveu  de  Kant,  subjectives  en 
tant  qu'elles  ne  font  qu'exprimer  l'état  de  conscience  du 
sujet.  Dans  les  deux  hypothèses,  tout  se  ramènerait  au  sujet, 
rien  ne  viendrait  de  l'objet. 

Reprenons  la  question  à  notre  point  de  vue. 

Kant,  au  lieu  de  distinguer  les  qualités  premières  et  les 
-qualités  secondes,  a  distingué  la  matière  et  la  forme. 

Or,  si  nous  prenons  la  matière  seule,  nous  y  trouverons 
des  deux  éléments  réunis  :  sujet  et  objet. 

En  effet,  pour  le  sujet,  d'abord,  tout  le  monde  est  d'ac- 
-cord  :  couleur,  chaleur,  son,  saveur,  odeur,  ne  sont  que  des 
modifications  de  nous-mêmes  ou  de  nos  organes.  Jusqu'ici 
point  de  débat;  mais  ce  qui  est  moins  accepté,  c'est  la  part 
^'objectif  qui  se  trouve  ici  mêlée  à  la  sensation.  Nous  n'avons 


212  LIVRE   SIXIEME.  -   DE   L'IDEALISME 

ici  qu'à  rappeler  l'analyse  faite  plus  haut*.  Quand  je  dis  :  «  Je 
vois  une  couleur,  j'entends  un  son,  »  il  y  a  deux  choses  :  la 
vision  et  la  couleur,  l'audition  et  le  son.  La  couleur  n'est  pas 
l'acte  delà  vision,  c'est  son  ohjet;  autrement  il  faudrait  dire  : 
K  Je  vois  une  vision;  j'entends  une  audition,  »  Dans  la  sensa- 
tion même  il  faut  distinguer  l'acte  de  sentir  et  le  terme  de  cet 
acte,  sa  matière,  que  nous  distinguons  de  nous-mêmes;  car, 
après  tout,  nous  ne  sommes  pas  le  spectre  solaire,  nous  ne 
sommes  pas  la  gamme.  C'est  le  sentiment  de  cette  vérité  qui 
avait  conduit  l'école  écossaise,  trop  dédaignée,  à  distinguer 
profondément  la  sensation  de  la  perception  ;  mais  elle  avait 
eu  tort  de  voir  là  deux  faits  essentiellement  distincts,  tandis 
que  nous  n'y  voyons  que  les  deux  aspects  d'un  seul  et  même 
fait.  Il  y  a  hien  de  pures  sensations,  telles  que  le  plaisir  et  la 
douleur,  et  encore  cela  n'est  pas  certain;  car  môme  le  plaisir 
et  la  douleur  sont  toujours  localisés  dans  quelque  organe,  et 
représentent  par  là  quelque  chose  d'ohjectif.  Mais  il  n'y  a  pas 
de  pures  perceptions,  et  toute  perception  est  accompagnée 
de  sensation.  Ce  qui  est  plus  exact,  c'est  de  dire  que  dans  la 
sensation  il  y  a  une  part  alTective  et  une  part  représentative, 
et  qu'elles  sont  en  raison  inverse  l'une  de  l'autre,  ce  que  le 
philosophe  llamilton  a  résume  en  ces  termes  :  «  La  sensa- 
tion est  en  raison  inverse  de  la  perception.  » 

A  la  vérité,  Maine  de  Biran  nous  apprend  que  c'est  par  le 
déploiement  de  notre  activité  que  se  mesure  la  part  de  la 
perception  dans  chacune  de  nos  sensations.  D'où  il  suivrait 
qu'encore  ici  ce  serait  le  sujet  qui  mesurerait  l'ohjet;  mais 
ce  ne  serait  pas  là  une  conclusion  exacte,  car  il  va  de  soi 
que  la  connaissance  de  l'ohjet  est  en  raison  directe  de  la 
connaissance  du  sujet,  puisque  plus  le  sujet  se  connaît  lui- 
même,  plus  il  se  distingue  de  ce  qui  n'est  pas  lui.  L'idée  de 
lohjet  lui  vient  précisément  de  ce  qu'il  s'aperçoit  qu'il  y  a 
(juelque  chose  qui  ne  dépend  point  de  lui;  cela  ne  prouve 
nullement  que  l'objet  soit  le  sujet. 

1.  Livre  V,  loçou  ii. 


LIDÉALISME  DE  KANT.  —  LA  PERCEPTION  EXTÉRIEURE  273 

Ainsi,  même  pour  les  qiialilés  secondes,  il  y  a,  selon  nous, 
une  partie  objective  en  même  temps  que  subjective. 

Mais  comment  concilier  cette  doctrine  avec  le  principe 
accordé  par  tous,  à  savoir  que  les  qualités  secondes  ne  sont 
que  des  modifications  du  moi  ?  En  tenant  compte  d'une  dis- 
tinction. 

La  théorie  en  question  signifie  simplement  que  s'il  n'y 
avait  point  d'organe  sentant,  ou  de  moi  sentant,  il  n'y  aurait 
ni  lumière  ni  chaleur  sentie  :  cela  est  évident.  Mais  cette 
théorie  ne  va  pas  jusqu'à  dire  que  la  lumière  et  la  chaleur 
sont  le  produit  de  notre  spontanéité.  Au  contraire,  puisque 
ces  qualités  nous  alfectent,  c'est  que  nous  les  subissons;  elles 
sont  l'action  de  quelque  chose  sur  nous;  elles  sont  ce  quel- 
que chose  même.  Si  je  n'étais  pas  là,  il  n'y  aurait  point  de  lu- 
mière subjective;  mais  s'il  n'y  avait  point  de  lumière  objec- 
tive, il  n'y  aurait  pas  non  plus  de  lumière  subjective.  Cette 
lumière  subjective  est  le  point  de  contact,  le  trait  d'union, 
le  point  de  coïncidence  des  deux  termes;  et  c'est  pour  cela 
que  je  me  l'oppose  à  moi-même. 

Mais,  dira-t-on,  vous  appliquez  ici  l'idée  de  cause,  qui 
n'est  peut-être  elle-même  qu'une  forme  subjective  de  l'esprit. 
Je  l'applique  comme  tous  les  savants,  comme  tous  les  hom- 
mes, sans  en  discuter  la  validité  métaphysique.  Kant  lui- 
même  en  fait  usage  de  la  même  manière;  autrement  il  ne 
pourrait  faire  deux  pas. 

D'ailleurs,  lors  même  que  l'on  soutiendrait  qu'il  n'y  a  ni 
cause  ni  substance,  mais  rien  que  des  phénomènes,  ces  phé- 
nomènes eux-mêmes,  en  tant  qu'ils  sont  donnés,  et  que  je  les 
subis  du  dehors,  sont  pour  moi  ce  que  j'appelle  objet. 

Telle  est  la  matière  de  la  connaissance,  à  la  fois  subjective 
et  objective.  Passons  à  la  forme.  Ici  nous  abordons  plus  par- 
ticulièrement et  plus  directement  l'hypothèse  kantienne. 

C'est  déjà  une  inexactitude  de  nous  représenter  la  matière 
de  la  sensibilité  comme  une  pure  matière.  Suivant  Kant,  la 
sensibilité  n'est  qu'une  «  réceptivité  »  ;  comme  les  sensualis- 
tes,  il  fait  de  la  sensibilité  une  table  rase.  Mais  il  n'en  est  pas 

n.  18 


274  LIVRE   SIXIÈME.  —  DE    L'IDÉALISME 

ainsi.  Même  au  point  de  vue  de  la  pure  sensibilité,  rame  a 
déjà  une  forme,  ne  fût-ce  que  la  forme  de  ses  organes.  Ainsi 
l'organe  vivant  imprime  sa  forme  à  tout  ce  qui  l'affecte.  On 
peut  affirmer  que  tout  ce  qui  an'ectera  l'organe  de  la  vue 
prendra  la  forme  de  la  lumière;  tout  ce  qui  affectera  l'ouïe 
prendra  la  forme  du  son.  La  lumière  est  donc  la  forme  de  la 
vision,  le  son  la  forme  de  l'ouïe,  etc. 

Ainsi  chaque  sens  a  sa  sensibilité  spécifique,  qui  peut  être 
considérée  comme  sa  forme;  ce  qui  ne  détruit  pas  ce  que 
nous  avons  dit  plus  haut,  que  la  sensibilité  correspond  à  un 
objet.  Seulement  l'apparition  du  même  objet  se  diversifie 
suivant  les  formes  des  différents  sens;  mais  si  dans  la  matière 
môme  il  y  a  déjà. une  forme,  on  peut  dire  réciproquement 
que  dans  ce  que  Kant  appelle  la  forme,  il  y  a  peut-être 
encore  une  matière. 

Commençons  par  étudier  la  forme  au  point  de  vue  sub- 
jectif. 

Nous  venons  devoir  que  tous  les  objets,  en  passant  parles 
différents  sens,  prennent  la  forme  de  chaque  sens;  mais,  au 
delà  de  ces  formes  spécifiques  de  chaque  sens,  n'y  a-t-il  pas 
une  forme  générale  qui  s'applique  à  tous  les  objets  corporels 
sans  exception?  C'est  l'étendue.  Cette  forme  générale  ne  peut 
appartenir  à  aucun  sens  en  particulier,  car  elle  se  confon- 
drait avec  la  forme  spécifique  des  sens.  Mais  pourquoi  cette 
forme  générale  ne  serait-elle  pas  la  forme  de  l'organe  cen- 
tral, du  centre  nerveux,  oîi  viennent  converger  tous  les  ra- 
meaux de  la  sensibilité?  Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  ne  pas 
supposer  pour  les  qualités  premières  ce  que  l'on  sait  certai- 
nement pour  les  qualités  secondes,  à  savoir  qu'elles  nous 
affectent  selon  la  forme  de  notre  sensibilité.  Seulement  ce 
n'est  plus  la  sensibilité  spéciale  de  chaque  sens  dont  il  s'agit, 
c'est  la  sensibilité  générale  qui  porterait  cette  forme  en  elle- 
même.  Ce  serait  ce  qu'Arislote  appelait  le  se?isus  communis 
ou  le  sensorium  commune. 

Acceptons  un  instant  et  provisoirement  cette  hypothèse, 
et  les  caractères  de  l'espace  signalés  par  Kant  se  compren- 


L'IDÉALISME  DE  KANT.  —  LA  PERCEPTION  EXTÉRIEURE         27o 

dront  très  Lien.  Tous  les  corps  sont  dans  l'espace,  c'est-à- 
dire  tout  ce  qui  affectera  nos  sens  prendra  la  forme  de  notre 
cerveau.  L'espace  est  nécessaire,  les  corps  ne  le  sont  pas; 
c'est-à-dire  les  sens  peuvent  nous  manquer,  le  cerveau  non 
pas.  Nous  ne  pouvons  rien  nous- représenter  sans  l'espace, 
car  le  cerveau  est  l'organe  de  l'imagination.  Il  n'y  a  qu'un 
espace,  c'est-à-dire  il  n'y  a  qu'une  forme  de  cerveau.  Cette 
forme  est  indivisihle.  Enfin,  la  géométrie  est  possible,  puis- 
que cette  forme  serait  à  priori,  c'est-à-dire  préexistant  à 
toutes  les  données  des  autres  sens. 

Cette  hypothèse  est  une  représentation  commode  de  l'hy- 
pothèse de  Kant;  mais  elle  n'est  nullement  nécessaire,  et  on 
peut  supposer,  si  l'on  veut,  que  l'espace  est  une  forme  imma- 
térielle du  sens  externe. 

Je  le  demande  maintenant.  Cette  théorie  exclut-elle  tout 
fondement  objectif  à  la  notion  d'étendue?  Nullement;  car,  de 
même  que  la  sensibilité  spécifique  de  l'œil  n'exclut  pas  l'exis- 
tence de  la  lumière  externe,  de  même  la  forme  subjective  de 
l'étendue  n'exclut  pas  une  raison  objective  correspondant  à 
cette  forme.  Quelle  contradiction  y  a-t-il  à  ce  que  l'objet  ait 
par  lui-même  une  forme  aussi  bien  qu'un  sujet?  Un  objet  est 
perçu  dans  un  miroir  ou  à  travers  un  prisme,  et  il  prend  la 
forme  de  ce  miroir  et  de  ce  prisme.  Cela  empeche-t-il  qu'en 
lui-môme  il  ait  déjà  une  forme  qui  le  distingue  de  tout  autre 
objet?  Nous  ne  voulons  pas  dire  qu'en  lui-même  l'objet  soit 
étendu,  mais  qu'il  a  telle  propriété  qui  nous  apparaît  sous  la 
forme  de  l'étendue. 

Il  n'y  a  nulle  contradiction,  quoi  qu'en  ait  dit  Euler*,  à  ce 
qu'un  objet  inétendu  nous  apparaisse  sous  la  forme  de  l'é- 
tendue. Nous  voyons,  par  exemple,  que  la  lumière  est  une 
apparition  de  mouvement,  et  les  couleurs  des  différences  de 
réfraction.  D'où  il  suit  que  des  rapports  objectifs  de  quantité 
86  traduisent  subjectivement  en  qualités.  Récipro(|uement, 
pourquoi  certains  rapports  dynamiques  ou  certains  rapports 

i.  Lellres  à  une  princesse  d'Allemagne. 


276  LIVRE    SIXIÈME.  —  DE   L'IDÉALISME 

numériques,  venant  à  nous  allecter,  ne  se  présenteraient-ils 
pas  sous  l'apparence  de  l'étendue? 

]Mais.  dira-t-on.  c'est  là  l'hypothèse  de  Leibniz  :  ce  n'est 
plus  celle  de  Kant.  Je  réponds  :  L'hypothèse  de  Leibniz  est 
insuffisante.  Elle  n'explique  pas  pourquoi  certains  rapports 
de  coexistence,  comme  il  s'exprime,  prendraient  la  forme  de 
l'étendue,  si  cette  forme  ne  préexistait  pas  dans  l'esprit.  Il 
faut  donc  qu'il  y  ait  déjà  en  nous  quelque  schème  de  l'éten 
due,  pour  que  les  objets  nous  paraissent  étendus.  La  préexis- 
tence de  l'étendue  dans  l'esprit,  tel  est  l'essentiel  de  la  con- 
ception de  Kant,  et  nous  l'admettons  dans  ce  sens. 

Mais,  d'un  autre  côté,  Kant  n'explique  pas  davantage  les 
points  suivants  : 

1°  Pourquoi  l'étendue  nous  parait-elle  elle-même  comme 
donnée,  aussi  bien  que  les  autres  qualités? 

2°  Pourquoi  chaque  corps  a-t-il  une  forme  propre,  autre- 
ment dit  une  figure?  Dans  un  espace  continu,  infini  et  homo- 
gène, rien  ne  détermine  une  figure  plutôt  qu'une  autre;  il 
n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'un  objet  soit  rond  plutôt  que 
carré.  Il  faut  que  cette  raison  soit  objective. 

3"  Pourquoi  y  a-t-il  entre  les  corps  tels  rapports  de  dis- 
tance et  de  mouvement?  La  forme  de  l'espace  vide  et  ho- 
mogène rend  possible  le  mouvement  et  la  distance  en  géné- 
ral, mais  ne  peut  déterminer  ni  l'un  ni  l'autre.  Il  faut  encore 
ici  des  raisons  objectives. 

Que  l'hypothèse  idéaliste  de  l'espace  n'exclue  pas  une  rai- 
son métaphysique  et  objective  de  l'espace,  môme  dans  la 
pensée  de  Kant,  c'est  ce  qui  résulte  d'une  scolie  remarqua- 
ble de  la  dissertation  de  1770,  où  Kant  a  exposé  pour  la 
première  fois  sa  théorie  sur  la  nature  de  l'espace  et  du  temps. 
Cette  théorie  y  est  absolument  la  môme  que  dans  l'Esthétique 
transcendantale.  Par  conséquent,  l'espace  y  est  déjà  donné 
comme  forme  subjective  ;  et  cependant  Kant  ajoute  ce  qui 
suit  : 

«  S'il  était  permis  de  sortir  quelque  peu  des  limites  de  la 
certitude  apodicti(iue  qui   convient  à  la   métaphysique,  je 


L'IDÉALISME  DE  KANT.  —  LA  PERCEPTION  EXTÉRIEURE         277 

ferais  quelques  recherches  non  seulement  sur  la  loi  de  l'in- 
tuition sensitive,  mais  encore  sur  les  causes  de  cette  intui- 
tion qui  ne  peuvent  être  connues  que  de  l'entendement.  Car 
l'esprit  humain  n'est  affecté  par  les  choses  extérieures,  et  le 
monde  ne  lui  offre  un  spectacle  infini  qu'autant  qu'il  est  lui- 
même  conservé  avec  tout  le  reste  par  la  même  force  infinie 
d'un  seul.  Il  ne  sent  donc  les  choses  du  dehors  que  par  la 
présence  d'une  même  cause  conservatrice  commune  ;  aussi 
l'espace,  qui  est  la  condition  universelle  et  nécessaire  connue 
de  la  présence  simultanée  de  toutes  choses,  peut  s'appeler 
l'omniprésence  pliénoménale  ;  car  si  la  cause  de  l'univers  est 
présente  à  toutes  choses,  ce  n'est  pas  parce  qu'elle  est  dans 
les  lieux  qu'elles  occupent,  mais  les  lieux,  au  contraire,  ne 
sont  possibles  que  parce  qu'elle  est  intimement  présente 
aux  choses. 

«  Mais  il  paraît  plus  prudent  de  côtoyer  le  rivage  des  con- 
naissances qui  nous  viennent  de  la  médiocrité  de  notre  en- 
tendement, que  de  nous  laisser  emporter  dans  la  pleine  mer 
de  ces  connaissances  mystiques,  comme  le  fait  Malehranche, 
dont  la  doctrine  que  «  nous  voyons  tout  en  Dieu  >>  diffère 
peu  de  ce  que  nous  venons  d'exposer.  » 

A  la  vérité,  dans  ce  passage  Kant  recherche  plutôt  l'ori- 
gine transcendante  de  la  notion  d'espace  que  l'origine  posi- 
tive de  la  notion.  Toujours  est-il  qu'il  admet  que  la  forme 
subjective  de  l'espace  pourrait  correspondre  objectivement 
à  certains  rapports  réels  ;  et  cela  suffit  pour  la  thèse  que  nous 
avons  soutenue,  à  savoir  que  l'idéalité  de  la  notion  d'espace 
en  tant  que  forme  de  l'esprit  n'exclut  pasTexistence  d'une 
cause  réelle  et  métaphysique  qui  n'est  pas  l'espace,  et  qui  se 
manifeste  sous  la  forme  de  l'étendue  sans  être  elle-même 
-étendue. 

Ainsi,  pour  ce  qui  concerne  la  perception  extérieure, 
l'idéalisme  n'exclurait  pas  un  certain  réalisme. 


LEÇON   V 

LA   THÉORIE    DE    LA    CONSCIENCE    DANS    LA    PHILOSOPHIE    DE   KANT 

Messieurs, 

Après  la  théorie  de  la  perception  extérieure,  étudions 
dans  Kant  la  théorie  de  la  conscience  : 

Quelle  est  pour  Kant  la  signification  des  mots  conscience 
ou  apercepùon,  qu'il  emploie  indiiïéremment? 

Quel  est  aussi  le  sens  des  deux  espèces  de  conscience  qu'il 
distingue  l'une  de  l'autre,  la  conscience  empirique  et  la  cons- 
cience transcendantale  ? 

Pour  bien  comprendre  cette  tliéorie,  partons  de  la  théorie 
vulgaire  de  la  conscience,  telle  qu'on  l'enseigne  d'ordinaire. 

Dans  cette  théorie,  la  conscience  nous  atteste  l'existence 
d'un  sujet  un  et  identique  appelé  moi  et  diversement  mo- 
difie. 

Par  la  conscience  nous  distinguons  d'une  part  nos  diver- 
ses modifications  :  plaisir,  douleur,  souvenirs,  images,  etc.  ; 
de  l'autre,  l'existence  d'un  sujet  permanent,  qui  se  reconnaît 
le  même  dans  toutes  ses  modifications. 

Il  y  a  donc  dans  la  conscience  unité  et  diversité,  identité 
et  changement.  La  conscience  de  la  diversité  sera  la  cons- 
cience emj)iriquc  de  Kant;  la  conscience  de  l'unité  sera  la 
conscience  transcendantale . 

11  sera  même  facile  de  faire  cadrer  de  plus  près  encore  la 
théorie  de  Kant  avec  la  tliéorie  classique,  car  il  nous  dit  que 
la  conscience  empirique  doit  se  rattacher  à  une  conscience 
transcendantale.  C'est  comme  s'il  disait  que  la  diversité  sup- 
pose l'unité,  que  la  conscience  de  la  diversité  implique  la 
conscience  de  l'unité;  ce  qui  reviendrait  à  dire  qu'il  n'y  a 


THEORIE  DE  LA  COiNSCIENCE  DANS  LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT   219 

qu'une  conscience  qui  saisit  l'un  clans  le  divers  et  le  divers 
dans  l'un. 

On  pourrait  môme  rapprocher  encore  davantage  les  deux 
théories.  Kant,  en  effet,  nous  dit  que  la  conscience  transcen- 
dantale  est  nécessaire,  et  la  conscience  empirique  contin- 
gente ;  or,  dans  le  sens  oii  il  le  dit,  il  n'y  a  pas  de  psycho- 
logie qui  ne  puisse  l'accepter.  En  effet,  il  est  tout  à  fait 
contingent  que  je  perçoive  telle  sensation,  par  exemple  la 
sensation  de  rouge  ou  de  bleu,  et  par  conséquent  que  j'en  aie 
conscience.  Au  contraire,  la  conscience  de  moi-môme,  de 
mon  unité  et  de  mon  identité,  est  la  condition  nécessaire  de 
toutes  mes  représentations  ;  elle  est  supposée  par  toutes,  et 
par  conséquent,  par  rapport  à  ces  représentations,  elle  est 
à  priori.  De  même  l'unité  de  conscience  est  la  condition 
nécessaire  de  tout  jugement,  d'où  l'on  peut  dire  que  le  juge- 
ment implique  à  priori  l'unité  de  conscience.  En  ce  sens,  je 
le  répète,  il  n'est  pas  de  philosophie  qui  se  refuse  à  dire 
qu'elle  est  à  priori  et  qu'elle  est  nécessaire. 

Jusqu'ici  il  semble  donc  qu'il  y  ait  parité  absolue  entre  la 
théorie  de  Kant  et  la  théorie  classique,  et  qu'elles  ne  diffè- 
rent que  par  l'expression. 

Mais,  si  analogues  qu'elles  paraissent,  elles  sont  cepen- 
dant, en  elles-mêmes,  profondément  différentes;  et  des 
deux  sens  que  l'on  peut  donner  à  cette  môme  théorie  résul- 
tent deux  métaphysiques  différentes  et  môme  opposées. 

Dans  la  théorie  classique,  telle  que  l'ont  entendue  nos 
maîtres  français  Jouffroy  et  Maine  de  Biran,  la  conscience 
est  une  faculté  qui  atteint  le  moi  tel  qu'il  est.  La  conscience 
est  une  perception,  une  intuition.  J'ai  conscience  d'exister, 
donc  j'existe;  j'ai  conscience  de  mon  activité,  donc  je  suis 
une  force  active;  j'ai  conscience  de  mon  unité  et  de  mon 
identité,  donc  cette  force  active  est  une  et  identique  ;  j'ai 
conscience  de  ma  durée,  donc  je  dure  ;  j'ai  conscience  d'être 
libre,  donc  je  suis  libre. 

Maintenant,  en  môme  temps  que  ma  conscience  me  mani- 
feste mon  être  (et  avec  l'être  l'activité,  la  liberté,  la  durée, 


2S0  LIVRE   SIXIÈME.  —  DE   L'IDÉALIS.ME 

runité,  ridentité,  etc.),  en  même  temps  elle  me  manifeste 
mes  phénomènes,  lesquels  sont  réellement  tels  que  je  les 
perçois;  car  il  est  indubitable  que  je  souffre  quand  je  me 
sens  souffrir,  que  je  jouis  quand  je  me  sens  jouir,  etc. 

La  conscience,  à  la  fois  une  et  diverse,  correspond  donc 
à  un  être  à  la  fois  un  et  divers.  Elle  est  la  manifestation  de 
cet  être  à  lui-même.  Tel  il  est,  tel  il  se  voit. 

Pour  Dieu  lui-môme,  je  suis  aussi  ce  que  je  suis  pour  moi, 
à  savoir  un  être,  un  être  actif,  un,  identique,  diversement 
modifié. 

Telle  est  la  théorie  classique  de  la  conscience,  et  elle  ré- 
pond certainement  au  sentiment  naturel  de  tous  les  hommes. 

Si,  en  lisant  Kant,  nous  avons  cette  théorie  dans  l'esprit; 
si  nous  voulons  l'y  retrouver  ;  si  nous  entendons  ces  formules 
dans  ce  sens  qu'elles  doivent  avoir,  cette  doctrine  étant  ad- 
mise, quelque  analogie  extérieure  que  nous  ayons  pu  sur- 
prendre entre  l'une  et  l'autre  de  ces  théories,  nous  pouvons 
être  assurés  cependant  que  nous  n'avons  absolument  rien 
compris  à  la  pensée  de  Kant. 

En  effet,  selon  Kant,  nous  ne  pouvons  connaître  aucune 
chose  telle  qu'elle  est  en  soi,  pas  plus  le  moi  que  tout  le  reste. 
La  conscience,  soit  empirique,  soit  transcendantale,  ne  peut 
nous  faire  connaître  ce  moi  en  lui-môme.  Quelle  sera  donc, 
en  ce  cas,  la  pensée  de  Kant? 

Dans  la  théorie  précédente,  il  n'y  a  en  réalité  qu'un  seul 
acte,  l'acte  de  se  percevoir  soi-même,  lequel  est  à  la  fois  un 
et  divers  ;  il  n'y  a  pas  deux  facultés,  l'une  pour  la  sensation, 
l'autre  pour  les  attributs. 

Mais  pour  Kant  il  y  a  réellement  deux  facultés  :  il  y  a  une 
conscience  de  la  sensibilité  et  une  conscience  de  l'entende- 
ment. Or,  pour  le  même  philosoj)he,  la  sensibilité  et  l'en- 
tendement sont  absolument  séparés.  L'une  est  une  réceptivité, 
l'autre  une  spontanéité  ;  l'entendement  tire  ses  formes  de 
lui-même;  la  sensibilité  doit  sa  matière  à  une  cause  incon- 
nue. Celle-ci  nous  j)résente  les  choses  telles  qu'elles  nous 
apparaissent  ;  celui-là  nous  apporte  les  lois  ou  conditions 


THÉORIE  DE  LA  CONSCIENCE  DANS  LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT   2Sl 

à  l'aide  desquelles  nous  transformons  les  intuitions  en 
pensées. 

Cela  étant,  qu'est-ce  que  la  conscience  transcendantale, 
qu'est-ce  que  la  conscience  empirique?  L'une  et  l'autre  nous 
font  connaître  le  moi  ;  mais  le  moi  de  la  sensibilité  n'est  pas 
le  môme  que  le  moi  de  l'entendement  :  c'est  le  moi  tel  qu'il 
s'affecte  lui-même,  c'est-à-dire  en  tant  qu'il  affecte  la  sen- 
sibilité, en  tant  qu'il  tombe  sous  la  forme  de  la  sensibilité, 
c'est-à-dire  sous  la  forme  du  temps. 

Il  est  étrange,  dit  Ivant,  de  dire  que  le  moi  est  affecté  par 
lui-même  :  c'est  cependant  ce  qui  résulte  du  fait  que  le  moi  se 
connaît  lui-môme.  Car  comment  connaissons-nous  un  objet? 
C'est  en  tant  que  cet  objet  agit  sur  nous,  c'est-à-dire  nous 
affecte.  Il  doit  donc  en  être  de  même  du  moi  ;  pour  que  le  moi 
soit  connu  par  le  moi,  il  faut  qu'il  agisse  sur  lui,  par  consé- 
quent qu'il  s'affecte,  et  par  conséquent  aussi  qu'il  soit  aperçu 
par  le  moi  selon  le  mode  de  la  réceptivité  du  moi.  Donc  il 
n'est  connu  qu'en  tant  qu'il  apparaît,  et  non  pas  en  tant 
qu'il  est. 

Que  le  moi  ne  soit  connu  que  tel  qu'il  apparaît  et  non  tel 
qu'il  est,  c'est  ce  qui  est  accepté  implicitement  par  toutes  les 
théories  de  la  conscience.  En  effet,  toutes  admettent  que 
l'âme  est  immobile  ;  et  cependant  elle  se  perçoit  comme  mo- 
bile, puisqu'elle  se  déplace  dans  l'espace,  et  elle  s'aperçoit 
comme  diffuse  dans  le  corps,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  étendue. 
Ainsi,  même  quand  on  admettrait  la  réalité  du  temps,  le  mode 
de  mon  aperception  serait  encore  subjectif. 

Ainsi  la  conscience  empirique  ne  nous  fart  pas  connaître 
le  moi  en  lui-même,  mais  seulement  le  moi  manifesté.  En 
elle-même  l'âme  n'est  pas  dans  le  temps,  quoique  les  phé- 
nomènes nous  apparaissent  sous  la  forme  du  temps.  On 
peut  même  pousser  plus  loin  encore  l'hypothèse  de  Kant,  et 
dire  qu'on  ne  sait  pas  si  l'âme  jouit  ou  souffre  véritable- 
ment, mais  seulement  elle  se  sent  jouir  et  souffrir,  ces 
modes  de  notre  sensibilité  correspondant  dans  l'âme  à  des 
états  inconnus. 


282  LIVRE   SIXIEME.  —  DE    L'IDEALISME 

Voilà  pour  la  conscience  empirique.  Qu'est-ce  maintenant 
que  la  conscience  transcendantale  ? 

La  conscience  pure  ou  transcendantale  est  un  acte  de  Ten- 
tendement.  C'est  la  condition  première  de  tous  les  actes  de 
l'entendement,  ho.  je  pense,  dit  Kant,  n'est  pas  un  concept, 
ou  une  catégorie  :  c'est  la  condition,  le  véhicule  des  catégo- 
ries. Il  les  accompagne  nécessairement  [begleitrt).  L'unité 
de  conscience  exigée  par  toute  synthèse  intellectuelle  ne  doit 
pas  être  confondue  avec  la  catégorie  de  l'unité  ;  cette  unité 
quantitative  suppose  une  unité  qualitative  fondamentale  dont 
toutes  les  catégories  ne  sont  que  les  diverses  applications. 

Ainsi  le  je  pense  est  l'acte  primordial  de  l'entendement. 
C'est  l'entendement  lui-même. 

Ce  n'est  pas  une  intuition,  car  l'entendement  n'a  pas  d'in- 
tuition ;  ce  n'est  pas  une  connaissance,  car  aucun  concept 
ne  peut  connaître  à  lui  seul  ;  il  faut  toujours  qu'il  lui  soit 
subswné  des  intuitions.  Le  je  pense  est  une  pensée.  Or,  pen- 
ser, c'est  réunir  des  représentations  diverses  sous  une  re- 
présentation commune.  Le  je  pense  n'a  donc  d'autre  fonction 
que  de  réunir  les  représentations  diverses  et  multiples  de  la 
sensibilité  ;  mais  par  lui-même  il  n'a  pas  d'objet  propre. 

Comment  donc  connaissons-nous  le  sujet  dans  la  doctrine 
de  Kant? 

Absolument,  à  ce  qu'il  semble,  de  la  même  manière  que 
nous  connaissons  l'objet.  Un  objet  externe,  c'est  pour  nous 
un  ensemble  d'intuitions  externes  soumises  aux  catégories 
et  ramenées  à  l'unité  de  conscience.  De  môme  le  sujet  est 
l'ensemble  des  intuitions  internes  soumises  aux  catégories  et 
ramenées  à  l'unité  de  conscience.  Ainsi  le  sujet  nous  est 
tout  aussi  inconnu  que  l'objet.  Je  ne  puis  rien  dire  sur  leur 
différence  ni  sur  leur  identité.  Peut-être  n'y  a-t-il  (pi'un  seul 
substratum  commun  au  sujet  et  à  l'objet.  Peut-être  mon 
esprit  est-il  tout  autre  chose  que  je  ne  me  le  représente  à 
moi-même  ;  et,  pour  indiquer  l'une  de  ces  possibilités,  mon 
esprit  m'apparaît  comme  soumis  à  la  loi  de  la  causalité, 
c'est-à-dire  au  déterminisme  ;  peut-être  en  lui-même  n'est-il 


THÉORIE  DE  LA  CONSCIENCE  DANS  LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT   283 

pas  soumis  à  cette  loi.  C'est  ainsi  que  la  liberté,  impossible 
dans  le  monde  phénoménal,  serait  possible  dans  le  monde 
des  choses  en  soi. 

Et  cependant,  malgré  tontes  ces  analogies,  ce  serait  une 
grande  erreur  de  dire  que,  selon  Kant,  le  sujet  se  connaît  lui- 
même  de  la  même  manière  qu'il  connaît  l'objet;  et,  creusant 
la  question  plus  avant,  nous  allons  voir  la  doctrine  de  Kant 
prendre  encore  un  nouvel  aspect. 

Kant  nous  dit  que  c'est,  en  apparence,  un  paradoxe  étrange 
que  de  dire  qu'un  être  est  affecté  par  lui-même  (ce  qui  cepen- 
dant est  impliqué,  selon  lui,  dans  le  cas  de  la  connaissance 
de  soi-même)  ;  mais  il  cherche  à  expliquer  comment  cela 
peut  être. 

Rappelons-nous  que  l'entendement  est  la  faculté  de  la  liai- 
son ;  mais,  outre  la  liaison  qui  lui  est  propre,  il  y  a  encore  une 
autre  liaison  opérée  par  l'imagination  et  que  Kant  appelle 
la  synthèse  figurée,  c'est-à-dire  la  synthèse  des  phénomènes 
dans  l'espace  et  dans  le  temps. 

Or,  qu'est-ce  maintenant  que  l'imagination?  Elle  est  de 
deux  sortes  :  productrice  et  reproductrice.  Comme  repro- 
ductrice, elle  appartient  à  la  sensibilité;  comme  productrice, 
elle  est  une  action  de  l'entendement  sur  la  sensibilité. 

L'imagination  étant  ce  que  nous  venons  de  dire,  c'est-à- 
dire  l'action  de  l'entendement  sur  la  sensibilité,  qu'est-ce  à 
dire  sinon  que  le  sujet,  en  tant  qu'il  possède  l'entendement, 
affecte  le  même  sujet  en  tant  qu'il  possède  la  sensibilité,  en 
d'autres  termes  que  le  sujet  s'affecte  lui-même?  Le  sujet 
intelligible  agit  sur  le  sujet  sensible  comme  le  noumène  exté- 
rieur agit  sur  ce  même  sujet  sensible;  et  de  même  que  le 
noumène  extérieur  agissant  sur  le  sujet  sensible  est  perçu 
parce  sujet  sous  la  forme  de  la  sensibilité  externe  (l'espace), 
de  même  l'entendement  qui  affecte  ce  sujet  est  perçu  par  lui, 
c'est-à-dire  par  lui-même ,  sous  la  forme  de  la  sensibilité 
interne,  c'est-à-dire  du  temps. 

En  d'autres  termes,  l'entendement  s'apparaît  à  lui-même 
comme  phénomène. 


2Si  LIVRE    SIXIE.ME.  —  DE   L'IDEALISME 

Par  conséquent,  dire  que  le  sujet  s'affecte  lui-même,  c'est 
dire  que  l'entendement  prend  conscience  de  lui-même  dans 
les  conditions  de  la  sensibilité.  Or,  quelle  est  la  condition 
fondamentale  de  la  sensibilité  interne?  C'est  le  temps.  L'en- 
tendement ne  peut  agir  sur  la  sensibilité  que  conformément 
aux  lois  de  la  sensibilité  ;  il  produit  ainsi  le  concept  de  suc- 
cession. Non  pas  que  le  concept  de  succession  appartienne  à 
l'entendement,  car  il  n'est  qu'un  dérivé  du  temps;  mais  la 
succession  implique  une  certaine  liaison  à  priori,  et  par 
conséquent  ne  peut  être  produite  que  par  l'entendement  ou 
faculté  de  liaison  ;  mais  cette  action  de  liaison,  une  en  soi, 
devient  double  en  tombant  dans  le  domaine  de  la  sensibilité. 

Là  est  la  solution  de  l'objection  faite  dans  l'Esthétique 
transcendantale.  On  disait  (et  c'était  l'objection  de  Mendel- 
sohn)  :  la  succession  est  réelle,  donc  le  temps  est  réel.  Mais 
la  succession  n'est  qu'un  produit,  une  résultante,  l'clTet  de 
l'action  de  l'entendement  sur  la  sensibilité. 

La  conscience  du  moi  est  donc  la  conscience  d'un  enten- 
dement qui  s'apparaît  à  lui-même  sous  la  forme  de  la  sensi- 
bilité, et  qui  se  voit  non  tel  qu'il  est  en  soi,  mais  seulement 
à  titre  de  phénomène. 

Cependant  il  faut  ici  remarquer  deux  choses  : 

l°La  première,  c'est  que  \q  je  pense,  sans  représenter  le  sujet 
en  soi,  représente  cependant  quelque  chose  de  plus  que  le 
phénomène;  le  je  pense  implique  l'existence,  non  tel  ou  tel 
mode,  telle  ou  telle  détermination  d'existence,  mais  cepen- 
dant l'existence  réelle,  car  il  est  certain  que  nous  existons 
à  titre  d'entendement,  et  que  l'entendement  n'est  pas  un 
phénomène.  Kant  dirait,  aussi  bien  que  Descartes  :  Cogito, 
crcjo  suni. 

2°  L'essence  de  l'entendement  est  d'être  actif  :  c'est  une 
spontanéité,  une  productivité  de  concepts.  Nous  existons  donc 
à  litre  de  spontanéité,  d'activité;  nous  conaissons  donc  de 
l'entendement  quelque  chose  de  plus  que  sa  simple  existence; 
nous  savons  qu'il  est  doué  d'activité. 

On  voit  par  là  qu'il  y  a  une  ditférence  radicale  entre  la 


THÉORIE  DE  LA  CONSCIENCE  DANS  LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT    283 

connaissance  de  l'objet  externe  et  celle  du  sujet  interne.  Pour 
l'objet  externe,  nous  ne  pouvons  dire  qu'une  chose,  à  savoir 
que  c'est  un  objet,  un  x  qui  affecte  notre  sensibilité.  Pour  le 
sujet  interne,  au  contraire,  le  substratum  est  aussi  un  x\ 
mais  cependant  ce  n'est  plus  une  chose  absolument  incon- 
nue; car  nous  en  savons  au  moins  ceci,  à  savoir  que  c'est 
un  entendement.  Sans  doute  cet  entendement  ne  se  perçoit 
pas  tel  qu'il  est  en  soi,  puisqu'il  est  obligé  de  passer  par  la 
forme  de  la  sensibilité  pour  se  connaître  ;  mais  il  se  connaît 
cependant  dans  une  certaine  mesure,  puisqu'il  sait  qu'il  est 
une  spontanéité,  tandis  que  de  l'objet  externe  il  ne  sait  rien, 
absolument  rien. 

Quelle  différence  y  aurait-il  entre  un  entendement  qui  se 
connaîtrait  tel  qu'il  est  en  lui-même,  et  l'entendement  que 
nous  possédons;  entre  un  entendement  intuitif  et  l'ententhî- 
ment  discursif  qui  est  le  nôtre?  L'entendement  intuitif  serait 
celui  dans  lequel  la  diversité  serait  produite  en  même  temps 
que  l'unité,  c'est-à-dire  qui  apercevrait  le  divers  dans  l'unité. 
Cet  entendement  serait  intuitif  comme  celui  de  Dieu;  c'est 
un  entendement  qui  produirait  les  objets  quant  à  l'existence, 
et  non  pas  seulement  quant  à  la  connaissance.  Un  tel  enten- 
dement n'aurait  pas  besoin  de  catégories  et,  ne  subissant 
pas  l'influence  de  la  sensibilité,  se  percevrait  tel  qu'il  serait 
en  soi. 

Au  contraire,  l'entendement  humain  ne  produit  pas  le 
divers;  il  le  suppose;  il  n'est  qu'une  liaison  du  divers;  il 
suppose  donc  une  faculté  d'être  affecté,  par  conséquent  une 
sensibilité  ;  il  ne  produit  l'objet  que  quant  à  làTconnaissance, 
et  non  pas  quant  à  l'existence;  il  ne  peut  déterminer  la  con- 
naissance que  par  la  liaison  du  divers  donné  dans  la  sensibi- 
lité; il  ne  s'aperçoit  que  dans  et  par  la  sensibilité. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  condition  restrictive,  toujours 
est-il  que  Kant  sait  de  lui-môme  au  moins  ceci,  à  savoir  qu'il 
pense  et  qu'il  existe  en  tant  qu'il  pense;  il  est  donc  une  chose 
pensante,  comme  disait  Descartes,  qui  lui-môme  distinguait, 
dans  la  chose  pensante,  l'existence  et  l'essence.  Voyons  cepen- 


286  LIVRE   SIXIÈME.  -  DE    L'IDÉALISME 

dant  si,  du  seul  fait  de  l'existence  de  la  chose  pensante,  nous 
ne  pouvons  pas  conclure  quelque  chose  sur  l'essence. 

Kant  accuse  de  paralogisme  l'argument  classique  de  la 
spiritualité  de  Tàme  fondé  sur  l'unité  et  l'identité  du  moi.  11 
prétend  que  l'on  confond  Tunité  logique  avec  l'unité  subs- 
tantielle, et  qu'en  affirmant  cette  dernière  unité  on  ne  fait 
qu'appliquer  la  notion  de  substance,  laquelle  n'est  qu'un  con- 
cept de  l'entendement,  qui  n"a  d'autre  fonction  que  de  s'ap- 
pliquer à  l'expérience.  Mais,  sans  faire  appel  à  la  catégorie 
de  substance,  sans  nous  demander  s'il  y  a  ou  s'il  n'y  a  pas 
des  substances  et  ce  qu'il  faut  entendre  par  ce  mot,  ne  suf- 
fit-il pas  du  simple  principe  de  contradiction  pour  avoir  le 
droit  d'affirmer  que  le  divers  ne  peut  pas  produire  l'unité 
d'action?  Si  le  divers  pouvait  produire  l'unité,  qu'aurions- 
nous  besoin  d'unité,  même  d'unité  logique,  pour  enchaîner 
la  diversité  phénoménale?  Le  phénoménisme  alors  aurait 
gain  de  cause  ;  et  l'à-priorisme  serait  renversé  dans  ses  fon- 
dements essentiels.  Personne  n'a  plus  que  Kant  insisté  sur 
l'unité  d'action  de  l'entendement;  personne  n'a  plus  forte- 
ment établi  que  la  pensée  suppose  une  synthèse,  qu'elle  est 
une  synthèse.  Cela  étant,  comment  pourrait-on  recourir  à 
l'hypothèse  d'une  pluralité  produisant  l'unité?  Si  donc  l'unité 
ne  peut  pas  être  produite  par  la  diversité,  c'est  qu'elle  est 
essentielle.  Un  entendement  dont  l'essence  est  l'unité  est- 
il  autre  chose  que  l'esprit?  Peut-être  est-il  même  quelque 
chose  de  plus.  Dieu  par  exemple,  mais  il  est  au  moins  cela. 

Si  la  catégorie  de  substance  n'est  pas  applicable  à  l'âme, 
c'est  que  l'entendement  n'a  pas  besoin  de  substratum;  il  est 
à  lui-même  son  propre  subslratum.  Mais  cela  prouve  suffi- 
samment qu'il  n'est  pas  un  produit  de  la  matière. 

Sans  doute  on  accorde  à  Kant  que  je  ne  sais  pas  de  l'en- 
tendement ce  qu'il  est  dans  son  dernier  fond.  Je  ne  sais  pas 
s'il  est  ou  s'il  n'est  pas  dans  le  temps,  s'il  est  ou  s'il  n'est  pas 
substance;  mais  je  sais  qu'il  est,  et  qu'il  est  une  spontanéité 
et  par  conséquent  une  activité  ;  enfin  qu'il  est  un,  puisqu'il 
apporte  l'unité  avec  lui.  Ces  trois  attributs  sont  les  attributs 


THÉORIE  DE  LA  CONSCIENCE  DANS  LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT   287 

essentiels  de  l'esprit.  L'entendement  est  donc  identique  à 
l'esprit. 

J'appelle  spiritualisme  dogmatique  celui  qui  considère 
l'àme  comme  une  substance  ;  spiritualisme  idéaliste,  celui 
qui  la  considère  comme  l'acte  même  de  la  pensée  ;  matéria- 
lisme dogmatique,  celui  qui  la  considère  comme  un  agrégat 
de  substances;  matérialisme  idéaliste,  celui  qui  la  considère 
comme  un  agrégat  ou  une  résultante  de  sensations. 

Cela  posé,  je  dis  qu'il  résulte  de  la  théorie  de  Kant  : 

1°  Que  le  matérialisme  idéaliste  est  impossible,  puisqu'il 
faut  une  synthèse  pour  réunir  les  sensations  en  un  tout,  et 
que  cette  synthèse  suppose  une  unité  réelle  et  effective,  car 
si  elle  n'était  pas  effective  il  faudrait  une  nouvelle  synthèse 
pour  la  former,  et  cela  à  l'infini. 

2°  Que  le  matérialisme  dogmatique  est  impossible;  car, 
étant  donnée,  par  hypothèse,  l'application  de  la  loi  de  subs- 
tance au  sujet  de  la  pensée,  il  est  contradictoire  qu'une  unité 
d'action  résulte  d'une  pluralité  :  car  ce  serait  revenir  à  l'hy- 
pothèse précédente;  la  pluralilé  de  substances  ne  donnerait 
qu'une  pluralité  de  sensations;  et  il  faut  une  unité  effective 
pour  les  réunir  en  synthèse. 

3°  Si  donc  la  loi  de  substance  est  applicable  au  sujet  pen- 
sant, l'unité  de  conscience  et  de  pensée  ne  peut  avoir  lieu 
que  dans  une  substance  simple,  et  non  dans  un  composé. 

4°  Si,  au  contraire,  la  loi  de  substance  n'est  pas  applicable, 
à  tout  le  moins  est-il  vrai  que  je  suis  une  pensée,  c'est-à-dire 
une  unité  d'action;  et  cela  même  sera  l'âme.^ 

D'où  il  suit  que  la  doctrine  de  Kant,  bien  entendue,  aboutit, 
non  pas,  comme  on  le  croit,  à  une  neutralité  vague  et  indif- 
férente entre  le  spiritualisme  et  le  matérialisme,  mais  à  un 
spiritualisme  idéaliste,  qui  exclut  formellement  toute  espèce 
de  matérialisme. 


LEÇON   YI 

l'idéalisme  de  kant  en  lui-même 

Messieurs, 

On  ne  cesse  de  répéter  que  Kant  en  a  fini  avec  la  métaphy- 
sique. Rien  de  plus  douteux  que  cet  axiome;  jamais  on  n'a 
fait  plus  de  métaphysi(|ue  et  de  plus  hardie  que  depuis  Kant. 
Fichte,  Schelling,  Hegel,  Schopenhauer,  Ilerbart,  tous  issus 
de  Kant,  sont  des  métaphysiciens  aussi  subtils,  aussi  aigus, 
aussi  transcendants  qu'aucun  des  métaphysiciens  du  passé. 
La  vérité  c'est  que,  bien  loin  de  détruire  la  métaphysique,  il 
lui  a  plutôt  ouvert  une  voie  nouvelle.  Lui-même  n'a  fait 
(|ue  substituer  une  hypothèse  métaphysique  à  toutes  les  hy- 
pothèses du  passé.  Voyons  quelle  est  cette  hypothèse. 

«  Jusqu'ici,  dit-il,  on  a  cru  que  toute  notre  connaissance 
devait  se  régler  d'après  les  objets.  Mais  tous  nos  efTorts  pour 
décider  quelque  chose  à  priori  sur  ces  objets  au  moyen  de  con- 
cepts, afin  d'accroître  par  là  notre  connaissance,  sont  restés 
sans  succès  dans  cette  supposition.  Essayons  donc  si  l'on  ne 
réussirait  pas  mieux  dans  les  problèmes  métaphysiques,  en 
supposant  que  les  objets  doivent  se  régler  sur  nos  connais- 
sances. »  On  voit  que  Kant  ne  dissimule  en  aucune  façon  le 
caractère  hypothétique  de  son  système  :  c'est  un  essai,  c'est 
une  tentative  nouvelle,  c'est  une  supposition.  Sans  doute,  si 
cette  supposition  réussit  à  expliquer  les  choses,  l'hypothèse 
deviendra  une  théorie  comme  dans  les  sciences;  c'est  ainsi 
([ue  l'attraction  universelle  de  Newton  a  été  d'abord  une  hy- 
pothèse avant  de  devenir  une  théorie.  Mais  c'est  là  une  pré- 
tention qu'ont  eue  toutes  les  hypothèses  métaphysiques. 
Spinoza  a  cru    sans  doute,  aussi  bien  que  Kant,   que  son 


LIDEALIS.ME    DE   KANT   EX    LUI-MEME  289 

hypothèse  expliquerait  tous  les  faits  et  résoudrait  toutes  les. 
difficultés.  Malebranche  en  a  cru  autant  delà  vision  en  Dieu, 
et  Leibniz  de  la  monadologie.  L'hypothèse  de  Kant  peut, 
sans  doute,  être  la  bonne;  mais  c'est  ce  qui  reste  à  discuter. 
En  attendant,  elle  se  présente  au  même  titre  que  les  autres. 
Ce  n'est  donc  pas  la  suppression  de  la  métaphysique  :  c'est 
tout  simplement  une  hypothèse  de  plus  en  métaphysique. 

Si  nous  considérons  cette  hypothèse  dans  son  ensemble, 
nous  verrons  qu'elle  est  une  conception  grandiose  et  origi- 
nale, mais  qui  relève  de  l'imagination  créatrice  tout  autant 
([u'aucune  autre  hypothèse  métaphysique,  par  exemple  la 
théorie  des  idées  de  Platon,  les  hypostases  de  Plotin,  l'acte 
pur  d'AristoLe,  etc.  Selon  Kant,  en  effet,  le  monde  qui  nous 
entoure  n'est  qu'une  apparence,  une  illusion  :  c'est  la  com- 
binaison entre  des  sensations  dont  l'origine  nous  est  incon- 
nue, et  des  concepts  que  l'esprit  porte  avec  lui.  En  appli- 
quant ces  concepts  aux  sensations,  l'esprit  donne  naissance 
à  ce  que  nous  appelons  la  nature,  dont  l'essence  est  le  déter- 
minisme; mais  le  déterminisme  est  enfermé  dans  les  limites 
du  monde  sensible,  monde  dont  nous  sommes  les  législa- 
teurs, sinon  les  créateurs.  Mais  au  delà,  au-dessus  de  ce 
monde  visible,  il  y  a,  ou  du  moins  il  peut  y  avoir  un  autre 
monde,  le  monde  intelligible,  où  les  choses  en  soi  seraient 
affranchies  de  la  loi  de  causalité  physique,  c'est-à-dire  du 
déterminisme,  et  deviendraient  elles-mêmes  de  véritables 
causes.  Là  est  le  règne  des  tins,  c'est-à-dire  de  la  morale,  tan- 
dis que  la  nature  est  le  règne  de  la  nécessité._Gette  concep- 
tion kantienne,  que  l'on  a  accusée  de  scepticisme,  est  tout 
aussi  près  et  plus  près  peut-être  encore  du  mysticisme.  Nous 
ne  voyons  pas  en  quoi  elle  diffère  en  essence  des  autres  gran- 
des hypothèses  métaphysiques. 

Rien  n'est  donc  moins  fondé  que  la  proposition  devenue 
banale  que  Kant  en  a  fini  avec  la  métaphysique.  C'est  le 
contraire  qu'il  faut  dire.  Il  faut  dire  qu'il  a  renouvelé  la  mé- 
taphysique, qu'il  lui  a  ouvert  une  voie  nouvelle,  qu'il  lui  a 
fourni  des  aliments  nouveaux,  et,  bien  loin  de  dire  qu'il  a 

II.  19 


290  LIVRE    SIXIÈME   —   L'IDÉALISME 

détruit  le  dogmatisme  antique,  on  peut  dire  qu'il  a  fourni 
les  moyens  d'y  revenir  par  des  chemins  nouveaux. 

Je  crois  pouvoir  ajouter  que  cette  manière  de  considérer 
Kant  le  grandit  beaucoup  plus  que  si  on  le  considère  comme 
en  rupture  absolue  avec  le  passé  et  en  le  séparant  également 
de  l'avenir,  comme  si  le  développement  de  la  philosophie  en 
Allemagne,  après  lui,  n'eût  été  que  l'aberration  et  la  dévia- 
tion de  l'esprit  philosophique.  Je  ne  méconnais  sans  doute 
pas  les  excès  et  les  erreurs  de  la  métaphysique  allemande 
après  Kant  :  l'abus  de  l'hypothèse,  l'abus  du  jargon  méta- 
physique, l'abus  des  formes  abstraites,  l'oubli  de  l'expérience 
concrète,  ce  sont  là  les  causes  qui  ont  discrédité  celte  philo- 
sophie même  dans  son  pays.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
cette  philosophie  s'est  formée  par  un  mouvement  logique 
très  légitime  et  très  rigoureux  et  qu'elle  sort  directement  de 
la  philosophie  kantienne.  Kant,  en  introduisant  son  principe 
de  l'idéalisme  transcendantal,  est  resté  en  route;  il  a  main- 
tenu un  dualisme  inconséquent  en  contradiction  avec  ce 
principe;  sa  philosophie  ne  pouvait  se  maintenir  que  par  le 
retour  à  un  principe  unique,  celui  du  moi;  c'est  donc  très 
conséquemment  que  la  philosophie  est  passée  à  l'idéalisme 
pur  de  Fichte,  de  Schelling  et  de  Hegel.  Mais  il  nous  semble 
que  c'est  un  plus  grand  honneur  pour  Kant  d'avoir  suscité 
un  tel  développement  de  pensée ,  que  d'avoir ,  comme  on 
le  dit,  fixé  les  colonnes  d'Hercule  de  la  pensée  humaine 
dans  les  limites  dans  lesquelles  il  s'était  lui-même  renfermé. 
Le  néocriticisme  moderne  croit  faire  honneur  à  Kant  en  le 
séparant  absolument  et  de  ce  qui  le  précède  et  de  ce  qui 
le  suit,  et  en  ramenant  sa  philosophie  à  la  négation  de  la 
méLaphysi({ue.  Au  contraire,  si  on  considère  la  philosophie 
allemande  comme  le  développement  de  la  pensée  kantienne, 
et  si  l'on  s'assure  que  cette  philosophie  allemande  est  reve- 
ime  par  mille  côtés  à  la  philosophie  antérieure ,  au  plato- 
nisme, au  néoplatonisme,  au  péripatétisme,  au  leibnizia- 
nisme,  au  spinozisme,  on  retrouve  la  filière;  Kant  rentre 
dans  le  grand  courant  de  la  plii]oso])hie  en  général,  de  la 


L'IDÉALISME    DE    KANT   EN    LUI-MÊME  291 

philosopilia  perennis,  comme  l'appelait  Leibniz.  La  philoso- 
phie est  reconstituée  dans  son  unité,  dans  sa  tradition,  dans 
sa  suite.  Kant  n'est  plus  tout  seul,  mais  il  est  au  premier 
rang  parmi  ceux  qui  forment  cette  grande  chaîne.  Voir  en  lui 
non  un  destructeur,  mais  un  rénovateur  de  la  métaphysique, 
c'est  lui  l'aire  encore  une  fois  plus  d'honneur  que  de  réduire 
sa  philosophie  à  un  demi-positivisme,  à  un  positivisme  abs- 
trait et  logi([ue,  qui  ne  se  distinguerait  de  l'autre  que  par  la 
complication  et  renchevctrement  de  la  pensée. 

Après  ces  vues  générales  sur  la  philosophie  de  Kant,  nous 
avons  à  entrer  dans  la  critique  de  cette  philosophie.  Au 
point  oîi  nous  sommes,  et  n'ayant  devant  nous  que  si  peu 
de  temps,  nous  ne  pouvons  avoir  la  prétention  d'instituer 
une  controverse  détaillée  et  suivie  sur  tous  les  points  de  la 
critique  de  Kant.  Nous  nous  bornerons  à  quelques  points 
très  généraux,  et  tout  d'abord  à  la  lacune  qui  nous  parait  la 
plus  importante  dans  ce  vaste  système. 

Vous  vous  rappelez  que  la  principale  objection  que  nous 
ayons  dirigée  contre  l'idéalisme  subjectif  des  Anglais,  contre 
Hume  et  contre  Mill,  c'est  que  ce  système  n'explique  pas 
les  liaisons  nécessaires  dont  se  compose  l'expérience.  Selon 
ces  philosophes,  les  principes  dits  rationnels  ne  sont  que  des 
liaisons  d'habitude,  déterminées  en  nous  par  la  reproduction 
constante  de  certaines  suites  de  sensations.  Il  n'y  aurait 
donc  dans  la  connaissance  que  la  sensation  et  l'habitude 
que  nous  avons  de  recevoir  ces  sensations  dans  un  certain 
ordre,  et  toujours  le  même  ordre.  Soit;  mais  pourquoi  ces 
sensations  se  reproduisent-elles  dans  un  oi*dre  toujours  le 
même?  C'est  ce  que  l'idéalisme  anglais  n"a  pas  expliqué.  Le 
principe  de  causalité  se  réduit  à  des  consécutions  constan- 
tes :  soit;  mais  pourquoi  y  a-t-il  des  consécutions  constantes? 
Pourquoi  y  a-t-il  une  nature?  Les  phénomènes  seront,  si 
l'on  veut,  subjectifs;  mais  la  liaison  des  phénomènes  ne  Test 
pas.  Il  y  a  quelque  cause  cachée  qui  régit  la  chaîne  tout 
entière;  et  cela  au  moins  est  quelque  chose  d'objectif. 

Dans  le  système  kantien,  cet  enchaînement  de  la  nature 


■292  LIVRE    SIXIÈME.  -    L'IDÉALISME 

s*expliquera-t-il  davantage?  Ici,  à  la  vérité,  les  lois  qui  fon- 
dent la  science  ne  sont  pas  des  lois  exclusivement  empiri- 
ques ;  elles  sont  nécessaires  et  universelles  ;  elles  sont  inhé- 
rentes à  l'esprit  humain;  elles  en  expriment  l'essence.  Ce  ne 
sont  pas  de  simples  habitudes  acquises;  ce  sont  de  véritables 
nécessités;  il  y  a  là,  on  doit  le  reconnaître,  un  fondement 
solide  pour  la  légitimité  de  la  science  :  mais  pour  ce  qui  est 
de  l'accord  de  la  nature  et  de  la  pensée,  de  l'objet  et  du  sujet, 
le  problème  reste  le  môme  qu'auparavant.  Qu'importe,  en 
effet,  qu'une  loi  de  l'esprit  soit  une  habitude  acquise  ou  une 
nécessité  innée?  Qu'importe  d'oîi  vient  cette  loi?  Si  elle  n'est 
qu'une  loi  du  sujet,  comment  l'objet  se  produit-il  conformé- 
ment à  cette  loi?  Comment  la  nature  se  soumet-elle  à  nos 
ordres  et  obéit-elle,  en  soldat  docile,  aux  besoins  de  notre 
esprit?  Qu'est-ce  que  la  nature,  suivant  les  idéalistes?  C'est 
l'ensemble  de  nos  sensations  dirigé  par  les  lois  de  notre 
esprit.  Mais  comment  et  pourquoi  notre  sensibilité  obéit-elle 
à  notre  entendement?  Comment  et  pourquoi  l'ordre  de  nos 
sensations  est-il  la  reproduction  fidèle  du  plan  logique  pré- 
déterminé par  l'esprit?  Qu'on  n'oublie  pas  que  nos  sensa- 
tions sont  passives,  involontaires,  qu'elles  ont  leur  origine 
dans  des  causes  qui  nous  échappent  et  dont  la  direction  est 
hors  de  nos  pouvoirs.  Quel  est  le  pouvoir  mystérieux  qui 
fait  naître  les  sensations  au  fur  et  à  mesure  que  notre  esprit 
l'exige,  d'après  ses  propres  lois?  Pour  donner  à  cette  diffi- 
culté fondamentale  une  forme  précise,  les  lois  rationnelles  de 
notre  esprit  exigent  que  telle  étoile  soit  dans  le  ciel  à  telle 
place  à  tel  moment  du  temps  :  eh  bien  !  par  quel  mystère  la 
sensibilité  fait-elle  surgir  en  nous  la  sensation  d'une  étoile 
précisément  au  moment  fixé  à  priori  par  l'entendement? 

Kant  lui-même  n'a  pas  ignoré  cette  difficulté,  car  il  l'a 
exprimée  dans  les  termes  les  plus  forts.  Il  expli([ue  la  diffé- 
rence qui  existe  entre  les  formes  de  la  sensibilité  et  les  lois 
de  l'entendement  : 

«  Il  est  clair,  en  effet,  dit-il.  que  des  objets  de  l'intuition 
sensible  doivent  être  conformes  à  certaines  conditions  for- 


L'IDEALISME   DE    KANT   EN    LUI-MEME  293 

mcllcs  de  la  sensibilité  résidant  à  priori  dans  l'esprit,  puis- 
que autrement  ils  ne  seraient  pas  pour  nous  des  objets  ;  mais 
on  n'aperçoit  pas  aussi  aisément  pourquoi  ils  doivent  en 
outre  être  conformes  aux  conditions  dont  l'entendement  a 
besoin  pour  l'intelligence  synthétique  de  la  pensée.  Il  se 
pourrait,  à  la  rigueur,  que  les  phénomènes  fussent  de  telle 
nature  que  l'esprit  ne  les  trouvât  pas  du  tout  conformes 
aux  conditions  de  son  unité,  et  que  tout  fût  dans  une  telle 
confusion  que,  par  exemple,  dans  la  série  des  phénomènes, 
il  n'y  eût  rien  qui  correspondit  au  concept  de  la  cause  et  de 
l'effet,  si  bien  que  ce  concept  serait  tout  à  fait  vide,  nul  et 
sans  signification.  Dans  ce  cas,  les  phénomènes  n'en  présen- 
teraient pas  moins  des  objets  à  notre  intuition,  puisque  l'in- 
tuition n'a  nullement  besoin  des  fonctions  de  la  pensée*.  » 
Kant  reconnaît  donc  lui-même  qu'il  n'y  a  à  priori  nulle  né- 
cessité pour  que  l'ordre  des  phénomènes  se  produise  confor- 
mément aux  lois  de  notre  esprit.  D'où  vient  donc  une  telle 
conformité ,  et  comment  la  cause  inconnue  qui  produit  nos 
sensations  se  met-elle  au  service  de  notre  entendement  pour 
les  susciter  du  néant  et  les  faire  apparaître  selon  les  besoins 
de  notre  esprit? 

On  pourrait  essayer  de  résoudre  le  problème  en  disant 
qu'au  fond  l'entendement  et  la  sensibilité,  quoique  différant 
l'un  de  l'autre  en  tant  que  facultés,  appartiennent  au  môme 
sujet,  le  moi;  que  l'accord  de  l'entendement  et  de  la  sensi- 
bilité n'est  que  l'accord  du  moi  avec  lui-même,  et  qu'il  n'y 
a  rien  d'étonnant  à  ce  qu'une  faculté  d'un_SLijet  s'accorde 
avec  une  autre  faculté  du  môme  sujet.  Mais  Kant  n'a  rien 
dit  de  semblable.  Il  a  dit  même  le  contraire.  Kant  établit 
Luie  distinction  fondamentale  entre  la  sensibilité  et  l'en- 
tendement. Il  se  fait  même  de  cette  distinction  un  titre  de 
gloire,  à  l'opposé  de  Leibniz,  qui  avait  identifié  ces  deux 
sensibilités.  «  Locke,  disait- il,  avait  sensibilisé  les  con- 
cepts; Leibniz  a  intellectualisé  la  sensation.  »  Ce  serait  donc 

1.  Critique  de  la  raison  pure,  traductioH  française  de  Barui,  t.  I^^,  p.  132. 


29i  LIVRE    SIXIEME.  —   L'IDEALISME 

dépasser  les  limites  du  Kantisme  que  d'essayer  de  résoudre 
la  difficulté  posée  par  l'assimilatiGn  de  la  sensibilité  et  de 
l'entendement  dans  un  sujet  unique.  Cette  identification 
est  tout  à  fait  contraire  aux  principes  de  Kant,  et  il  l'a 
expressément  écartée.  En  effet,  il  dit  en  termes  explicites  : 
«  Un  entendement  à  qui  la  conscience  fournirait  (en  même 
temps  que  l'unité)  les  éléments  divers  de  l'intuition,  ou  dont 
la  représentation  donnerait  du  môme  coup  l'existence  des 
objets,  un  tel  entendement  n'aurait  pas  besoin  d'un  acte  par- 
ticulier qui  synthétisât  le  divers  dans  l'unité  de  la  conscience, 
comme  celui  qu'exige  l'entendement  humain,  qui  n'a  pas  la 
faculté  intuitive,  mais  seulement  la  faculté  de  penser*.  » 
Et  ailleurs  :  «  Un  entendement  dans  lequel  toute  diversité 
serait  en  même  temps  donnée  par  la  conscience  serait  intui- 
tif. Le  nôtre  ne  peut  que  penser,  et  c'est  dans  les  sens  qu'il 
doit  chercher  l'intuition  ^  »  Voici  enfin  un  texte  absolument 
décisif  :  ((  Il  y  a  une  chose  dont  je  ne  pouvais  faire  abstrac- 
tion, c'est  que  les  éléments  divers  de  l'intuition  doivent  être 
donnés  antérieurement  à  la  synthèse  de  l'entendement  et 
indépendamment  de  cette  synthèse,  quoique  le  comment  reste 
ici  indéterminé.  En  effet,  si  je  supposais  en  moi  un  entende- 
ment qui  fût  lui-même  intuitif  (une  sorte  d'entendement 
divin  qui  ne  me  représenterait  pas  des  objets  donnés,  mais 
dont  la  représentation  donnerait  ou  produirait  les  objets 
mêmes)  relativement  à  ma  connaissance  de  ce  genre,  les 
catégories  n'auraient  plus  de  sens.  Elles  ne  sont  que  des 
règles  pour  un  entendement  dont  toute  la  faculté  consiste 
dans  la  pensée,  c'est-à-dire  la  faculté  de  lier  et  coordonner 
la  matière  de  la  connaissance,  l'intuition  qui  doit  lui  être 
donnée  par  l'objet  ^  » 

Tous  ces  textes  nous  montrent  qu'il  est  impossible,  dans 
le  système  de  Kant,  d'attribuer  à  l'entendement  la  faculté  de 
produire  le  divers  en  même  temps  que  l'unité,  et  par  consé- 

1.  Critique  de  la  raison  pure,  tradurtion  frauraisc  de  Dariii.  p.  167. 

2.  I/jid.,  p.  163. 
•J.  Ihid.,  p.  172. 


L'IDEALISME    DE   KANT    EN    LUI-MÊME  293 

quent  de  fondre  les  fonctions  de  la  sensibilité  avec  celles  de 
l'entendement.  La  sensibilité  reste  essentiellement  une  faculté 
passive,  une  réceptivité,  qui  reçoit  tout  du  dehors,  tandis  que 
l'entendement  est  une  activité  qui  tire  d'elle-môme  ses  caté- 
gories, pour  les  appliquer  aux  phénomènes  de  la  sensibilité. 
L'entendement  ne  peut  pas  produire  les  objets,  comme  le 
ferait  un  entendement  divin';  il  les  construit,  mais  à  l'aide 
des  données  de  la  sensibilité.  De  là  le  problème  revient  tou- 
jours :  comment  la  sensibilité  s'accorde-t-elle  avec  l'enten- 
dement et  en  subit-elle  les  lois?  Peu  importe  que  les  deux 
facultés  soient  ou  ne  soient  pas  les  facultés  d'un  même  sujet, 
si  elles  ont  une  fonction  essentiellement  dilTérente  :  l'une 
apporte  la  règle  et  la  loi,  l'autre  le  donné,  le  réel,  la  matière 
de  la  connaissance.  Et  comment  cette  matière  se  laisse-t-elle 
dominer  par  les  lois  du  sujet?  C'est  le  problème  qui  subsiste 
toujours  et  qui  ne  trouve  pas  sa  solution  dans  la  philosophie 
kantienne. 

Il  ne  faut  donc  pas  se  représenter  le  kantisme  comme  une 
sorte  de  fichtéisme  anticipé,  oii  le  moi  produirait  les  objets 
en  les  pensant  :  ce  serait  l'hypothèse  d'un  entendement 
intuitif,  que  Kant  écarte  de  la  manière  la  plus  explicite.  Au 
reste,  toute  tentative  de  ramener  Kant  à  Fichte  doit  céder 
devant  ce  fait  que  Kant  a  lui-même  eu  connaissance  du 
système  de  Fichte,  et  qu'il  l'a  rejeté  en  lui  appliquant  cet 
antique  adage  :  «  Délivrez-moi  de  mes  amis;  je  me  charge 
de  mes  ennemis  ^  »  N'était-ce  pas  dire  qu'il  préférait  encore 
ses  adversaires  à  un  disciple  infidèle  qui  compromettait  ses 
idées  en  les  exagérant?  ~ 

Cherchons  donc  dans  Kant  lui-même,  et  non  dans  une 
interprétation  arbitraire,  la  solution  du  problème  posé. 

La  seule  raison  de  cet  accord  que  nous  donne  Kant  est 
celle-ci  :  c'est  que,  les  phénomènes  étant  essentiellement  sub- 
jectifs, les  lois  qui  les  régissent  ne  peuvent  être  que  subjec- 
tives, car  «  les  phénomènes  en  eux-mêmes  n'ont  pas  de  lois  : 

1.  Voir  la  lettre  au  docteur  Marcus  Ilerz. 
1.  Voir  corrcspoudauce. 


296  LIVRE   SIXIÈME.  —   L'IDEALISME 

ces  lois  n'existent  que  par  rapport  au  sujet  auquel  les  phé- 
nomènes se  rattachent  en  tant  qu'intelligence,  comme  les 
phénomènes  n'existent  qu'en  tant  qu'ils  se  rapportent  à  un 
être  sensible.  Sans  doute  les  choses  seraient  encore  par  elles- 
mêmes  susceptibles  de  lois  quand  il  n'y  aurait  pas  d'enten- 
dement qui  les  connût.  Mais,  les  phénomènes  n'étant  que  des 
représentations  de  choses  inconnues  en  soi,  ils  ne  sont  soumis 
à  aucune  loi  d'union  que  celle  imposée  par  la  faculté  synthé- 
tique. »  (I,  p.  171.) 

Dans  ce  passage  Kant  admet  deux  choses  importantes  :  la 
première,  c'est  que  les  phénomènes  sont  des  représentations 
de  choses  inconnues;  la  seconde,  c'est  que  ces  choses  incon- 
nues peuvent  très  bien  avoir  des  lois  en  elles-mêmes  indépen- 
dantes de  l'entendement  qui  les  connaît.  Mais  les  phénomènes 
n'étant  qu'une  représentation,  c'est-à-dire  une  apparition  à 
une  sensibilité  dirigée  par  un  entendement,  ces  phénomènes 
ne  peuvent  avoir  d'autre  cause  d'union  que  l'unité  de  l'esprit 
ou  de  l'entendement.  Mais  n'est-ce  pas  là  une  affirmation 
tout  à  fait  gratuite?  Sans  doute  le  phénomène  n'est  qu'une 
apparition;  mais  il  est  l'apparition  de  quelque  chose,  puis- 
qu'il est  la  représentation  de  choses  inconnues.  Pourquoi 
donc  ne  manifesterait-il  pas  la  chose  dont  il  procède  aussi 
bien  que  le  sujet  auquel  il  apparaît?  Le  phénomène  a  deux 
faces  :  l'une  par  laquelle  il  se  rapporte  au  sujet  percevant, 
l'autre  par  laquelle  il  se  rattache  à  un  substratum  inconnu. 
Pourquoi  n'exprimerait-il  qu'une  seule  de  ces  faces?  Com- 
ment pourrait-il  s'affranchir  tellement  des  lois  objectives  des 
choses  en  soi,  qu'il  ne  serait  plus  soumis  qu'à  des  lois  sub- 
jectives? Il  n'y  a  nulle  contradiction  à  ce  qu'un  phénomène 
exj)rime  à  la  fois  le  sujet  et  l'objet  et  soit  le  moyen  terme 
entre  les  deux.  Un  objet  vu  à  travers  un  instrument  optique 
se  déforme  en  passant  par  cet  instrument,  mais  il  reste  le 
même  objet.  Une  mouche  ne  devient  pas  un  papillon.  L'image 
est  donc  une  résultante  des  deux  facteurs  et  se  rattache 
à  l'objet  aussi  bien  qu'au  sujol.  On  connaît  l'axiome  scolas- 
tique  qui  résume  bien  la  doctrine  de  Kant:  Qnidqtiid  reci- 


L'IDEALISME   DE    KANT   EN    LUI-MEME  297 

pitur,  secundnm  naturam  recipientis  recipitur.  Cet  axiome 
est  très  vrai,  mais  il  faut  le  corriger  par  cet  autre  axiome  : 
Quidqidd  recipitur  ah  agent e,  secinidum  naturam  agentis  reci- 
pitur. Il  faut  donc  faire  la  part  de  l'objet  dans  le  phénomène 
aussi  bien  que  celle  du  sujet.  Mais  alors  il  n'y  a  plus  d'idéa- 
lisme. 

Kant  ne  nous  paraît  donc  pas  avoir  démontre  que  le  phé- 
nomène, par  cela  seul  qu'il  apparaît  à  ma  conscience,  devient 
absolument  subjectif  et  perd  tout  caractère  objectif.  Du  mo- 
ment qu'on  admet  que  tout  phénomène  vient  du  dehors  et 
est  produit  par  l'objet,  on  se  demande  pourquoi  il  ne  retien- 
drait rien  de  l'objet,  et  pourquoi  l'ordre  des  phénomènes, 
par  exemple  le  lien  de  causalité,  ne  serait  pas  objectif  aussi 
i)ien  que  subjectif,  n'exprimerait  pas  l'ordre  des  choses 
aussi  bien  que  les  exigences  de  notre  esprit.  On  dit  que  nous 
ne  connaissons  pas  les  choses  en  soi;  mais  ce  ne  serait  pas 
connaître  les  choses  en  soi  que  de  constater  un  rapport 
constant  de  phénomènes  et  d'imputer  ce  rapport  constant  à 
la  chose  inconnue. 

En  outre,  quand  même  on  admettrait  que  le  phénomène 
ne  retient  rien  de  l'objet,  rien  de  la  chose  en  soi,  pourquoi 
suppose-t-on  qu'il  doit  prendre  ses  lois  dans  le  sujet?  Pour- 
(juoi  ne  resterait-il  pas  sans  lois?  Pourquoi  ne  serait-il  pas 
un  chaos,  comme  Kant  le  supposait  dans  l'objection  citée 
plus  haut?  Sans  doute,  dans  cette  hypothèse,  il  n'y  aurait 
point  d'intelligence;  mais  pourquoi  faut-il  qu'il  y  ait  une 
intelligence?  Les  formes  de  l'entendement  et  les  lois  de  la 
sensibilité  resteraient  séparées  les  unes  des  autres  par  un 
abîme,  et  la  pensée  serait  impossible.  Et,  encore  une  fois, 
pourquoi  n'en  est-il  pas  ainsi? 

On  conteste  la  possibilité  d'une  harmonie  primordiale 
entre  les  lois  de  l'esprit  et  les  lois  des  choses,  entre  l'esprit 
et  la  nature.  Mais  quelle  difficulté  peut-on  voir  à  admettre 
que  l'intelligence  est  en  harmonie  avec  l'univers,  lorsqu'on 
voit  que  dans  l'univers  même  tous  les  êtres  sont  en  harmo- 
nie les  uns  avec  les  autres?  Est-ce  que  l'accommodation  au 


298  LIVRE   SIXIÈME.  —    L'IDÉALISME 

milieu  n'est  pas  la  loi  fondamentale  de  l'être  organise?  Est- 
ce  que  l'œil  n'est  pas  construit  en  prévision,  ou  du  moins  en 
conformité  des  lois  de  la  lumière,  l'oreille  en  conformité 
des  lois  du  son,  et  ainsi  des  autres  organes?  Si  tous  les  or- 
ganes sont  appropriés  et  accommodés  au  milieu,  pourquoi 
n'en  serait-il  pas  de  môme  du  cerveau?  Et  si  le  cerveau  est 
approprié  à  sa  fonction,  c'est-à-dire  à  la  concentration  des 
sensations  dans  l'ordre  même  imposé  par  la  nature  exté- 
rieure, pourquoi  la  cause  créatrice,  quelle  qu'elle  soit,  qui  a 
approprié  l'œil  à  la  lumière  et  le  cerveau  aux  conditions 
extérieures  de  l'univers,  n'aurait-il  pas  pu  lier  à  ce  cerveau 
une  intelligence  dont  les  lois  essentielles  seraient  précisé- 
ment conformes  aux  lois  mêmes  de  la  réalité?  Que  si  l'on 
demande  maintenant  comment  je  puis  savoir  si  les  choses 
sont  conformes  à  mon  esprit,  je  dis  que  je  l'apprends  par 
l'expérience.  Car  d'une  part  mon  esprit  m'affirme  le  prin- 
cipe de  causalité  et  la  loi  nécessaire  de  l'enchaînement  des 
phénomènes;  et  de  l'autre  la  nature  me  montre  dans  le  fait 
un  enchaînement  elTectif  de  phénomènes.  D'une  part  mon 
esprit  m'apprend  le  principe  de  la  permanence  des  forces  et 
substances  ;  et  de  l'autre  l'expérience  m'apprend  que  ce  prin- 
cipe se  vérifie  dans  la  physique  et  dans  la  chimie.  La  nature 
se  trouve  donc  être  en  fait  d'accord  avec  mon  esprit.  Mais 
comme  je  n'ai  aucune  raison  de  croire  que  la  cause  inconnue 
de  ces  phénomènes  puisse  se  plaire  à  me  présenter  tel  spec- 
tacle plutôt  que  tel  autre,  uniquement  pour  satisfaire  aux 
besoins  de  mon  entendement,  et  que  j'ai  lieu  de  croire 
qu'elle  obéit  plutôt  à  ses  propres  lois  qu'aux  miennes,  je 
dois  supposer  que  l'accord  de  la  nature  et  de  l'esprit  vient 
bien  plutôt  d'une  harmonie  préétablie  de  l'un  et  de  l'autre, 
que  de  la  subordination  inexplicable  de  l'une  à  l'autre. 

Ce  que  nous  accordons,  dans  l'hypothèse  de  Kant,  c'est 
que  nous  ne  connaissons  pas  les  choses  en  soi,  dans  leur  es- 
sence môme.  Ces  choses,  en  effet,  ne  nous  sont  connues  que 
par  les  effets  qu'elles  produisent  sur  nous,  c'esl-à-dire  par 
nos  atTections,  par  nos  sensations,  lesquelles  sont  éminem- 


L'IDÉALISME    DE   KANT   EN    LUI-MEME  299 

ment  et  inévitablement  subjectives  :  car  une  sensation  ne 
peut  être  que  le  mode  d'un  sujet  sentant.  Nous  savons  d'ail- 
leurs, par  la  physique  et  par  la  physiologie,  que  les  sensa- 
tions ne  sont  que  les  affections  produites  sur  chaque  espèce 
de  sens  par  les  mouvements.  Admettons  môme,  si  l'on  veut, 
que  les  mouvements  ne  sont  encore  que  des  phénomènes 
subjectifs,  que  l'espace  kii-mème  et  le  temps  ne  sont  encore 
que  des  formes  de  notre  esprit  ;  poussons  aussi  loin  qu'on 
voudra  l'idéalisme  :  il  restera  toujours  quelque  chose  que 
l'on  ne  pourra  réduire  au  moi.  C'est  d'abord  le  réel  de  la 
sensation,  c'est-à-dire  son  existence  même  ;  car,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit,  aucune  loi  de  notre  esprit  ne  peut  faire 
([u'une  sensation  surgisse  par  cela  seul  que  nous  en  avons 
besoin  ;  c'est,  en  second  lieu,  l'ordre  de  nos  sensations,  j'en- 
tends les  relations  nécessaires  qui  existent  entre  elles  et 
dont  peut-être  les  relations  de  temps  ne  sont  que  les  expres- 
sions symboliques,  mais  qui  doivent  avoir  une  raison  intrin- 
sèque et  objective  ;  car,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  également, 
nos  sensations  pourraient  très  bien  ne  former  qu'un  chaos  ; 
et  le  besoin  que  notre  esprit  a  de  l'ordre  et  de  l'unité  ne  suf- 
firait pas  pour  assujettir  à  cet  ordre  une  nature  indiscipli- 
née, si  elle-même,  dans  les  profondeurs  de  son  essence,  ne 
contenait  quelque  chose  qui  répondît  à  cette  loi  d'unité.  En 
un  mot,  le  monde  où  nous  vivons  peut  bien  n'être  qu'un 
monde  phénoménal  dont  le  fond  essentiel  nous  est  inconnu, 
mais  qui  cependant  se  rattache  à  ce  fond  essentiel  d'une 
manière  rigoureuse,  ainsi  que  le  ciel  phénoménal  ou 
apparent  qui  tombe  sous  les  sens  est  rigoureusement  le 
symbole  du  ciel  astronomique,  que  la  pensée  conçoit  et  dé- 
montre, et  dont  il  est  cependant  profondément  différent. 
Ainsi  peut  se  concilier  le  subjectivisme  et  l'objectivisme  : 
plus  nous  approfondissons  l'ordre  des  choses ,  plus  nous 
approchons  de  la  réalité  fondamentale,  sans  cependant  y 
atteindre  jamais. 

Mais  pourquoi,  dira-t-on,  cette  cause  inconnue  de  nos  sen- 
sations que  nous  appelons  l'objet  ne  serait-elle  pas  le  moi 


300  LIVRE   SIXIÈME.  -    L'IDEALISME 

lui-même,  l'esprit  lui-même,  le  sujet  pensant?  et  pourquoi 
la  faculté  productrice  de  l'univers  ne  serait-elle  pas  l'ima- 
gination? On  passe  ainsi  de  riiypothèse  de  Kant  à  celle  de 
Fichte.  Nous  ne  sommes  pas  tenus  à  discuter  cette  nouvelle 
hypothèse,  qui  nous  éloigne  de  la  doctrine  de  Kant;  mais  si 
nous  suivions  cette  doctrine  sous  cette  forme  nouvelle  et  sur 
ce  terrain  nouveau,  nous  dirions  que  nous  ne  voyons,  après 
tout,  dans  cette  nouvelle  phase  de  l'idéalisme,  qu'une  ques- 
tion de  mots,  mais  non  une  lumière  nouvelle  sur  les  choses. 
Si  le  moi  pose  l'univers,  ou  le  crée,  c'est  évidemment  sans  en 
avoir  conscience  ;  car  nul  de  nous  n'a  jamais  eu  conscience 
d'être  le  créateur  de  l'univers.  Or  un  moi  dont  je  n'ai  pas 
conscience,  c'est  ce  que  j'appelle  un  non-moi;  tout  ce  qui 
sort  du  domaine  de  la  conscience  sort  du  domaine  du  sujet 
et,  rigoureusement  parlant,  doit  s'appeler  un  objet.  Ce  que  la 
philosophie  appelle  l'être,  en  opposition  à  la  pensée,  c'est 
précisément  ce  quelque  chose  d'inconscient,  sinon  pour  lui- 
même,  du  moins  par  rapport  à  nous,  qui  est  la  cause  de  l'or- 
dre et  de  l'existence  de  l'univers.  Quelle  que  soit  l'identité 
essentielle  et  objective  qui  puisse  exister  entre  le  sujet  et 
l'objet,  entre  l'intini  et  le  fini,  l'opposition  du  sujet  et  de 
l'objet,  de  la  pensée  et  de  l'être,  subsiste,  à  moins  de  confon- 
dre toutes  les  idées  par  un  langage  arbitraire,  La  question 
du  panthéisme  n'est  pas  la  même  ([ue  celle  de  l'idéalisme; 
on  peut  bien  dire,  avec  Lessing,  h  /.a-  -rràv,  sans  être  obligé 
d'admettre  que  c'est  le  moi  qui  crée  l'univers. 

11  faut  d'ailleurs  distinguer  différents  degrés  dans  l'idéa- 
lisme, et  bien  expliquer  ce  que  l'on  appelle  l'intelligence  ou 
la  pensée  :  s'agit-il  de  la  pensée  humaine,  ou  d'une  pensée 
absolue,  de  la  pensée  en  soi,  équivalant  à  ce  que,  dans  d'au- 
tres systèmes,  on  appellera  l'être  absolu,  l'être  en  soi?  Dans 
Kant,  c'est  évidemment  le  premier  sens  qu'il  faut  entendre, 
et  c'est  ce  sens  surtout  que  nous  avons  examiné.  Dans  Fichte^ 
le  moi  n'est  pas  le  moi  conscient,  le  moi  humain;  il  est  le  moi 
infini,  le  moi  absolu.  Enfui  dans  Schelling  et  dans  Hegel, 
c'est  bien  la  pensée  absdluc.  l'idée  absolue  qui  est  le  fond  de 


L'IDÉALISME   DE    KANT   EN    LUI-MÊME  301 

la  réalité.  Dans  un  tel  système,  il  est  évident  que  l'esprit 
humain,  en  tant  qu'il  est  limité  et  circonscrit  par  la  cons- 
cience, a  parfaitement  le  droit  de  s'opposer  l'univers  comme 
un  non-moi,  comme  un  objet,  et  l'Idée  ou  l'Absolu  est  pré- 
cisément ce  fondement  objectif  que  nous  supposions  tout  à 
l'heure  à  nos  sensations  :  c'est  la  loi  rationnelle  universelle, 
absolument  vraie  et  éternellement  subsistante,  quoiqu'elle 
se  manifeste  à  nous  sous  des  apparences  subjectives.  Dans 
cette  hypothèse,  non  seulement  l'objet  est  affirmé  comme 
réellement  existant,  mais  encore  il  peut  être  connu  en  soi 
et  dans  son  essence  par  la  méthode  absolue,  puisqu'il  est  lui- 
même  cette  méthode.  La  réalité  objective  de  l'univers  non 
seulement  n'est  pas  mise  en  question,  mais  elle  semble  même 
mieux  garantie  que  dans  aucun  autre  système,  puisque  les 
lois  rationnelles  auxquelles  la  science  ramène  les  phénomè- 
nes cosmiques  ne  sont  pas  seulement  de  purs  rapports  entre 
des  causes  et  des  substances  inconnues  ;  elles  sont  elles- 
mêmes  les  causes  et  les  substances;  elles  sont  la  chose  môme. 
Reste  à  savoir  maintenant  pourquoi  on  appellerait  du  nom 
de  pensée  des  lois  objectives  qui  n'ont  pas  conscience  d'elles- 
mêmes,  et  si  le  caractère  essentiel  de  la  pensée  n'est  pas  la 
conscience.  Si  l'on  nous  dit  que,  dans  la  pensée,  on  peut  dis- 
tinguer le  fond  et  la  forme,  la  chose  pensée,  le  pensé,  et  la 
conscience  que  nous  en  avons  ;  que  la  conscience  n'est  qu'un 
accident,  un  supplément  qui  vient  s'ajouter  ultérieurement 
à  ce  fond  de  pensée,  qui  en  est  la  vraie  substance,  nous  dirons 
que  cette  distinction  du  pensé  et  du  pensant  [cogitatum  et 
cogitans)  revient  à  la  distinction  classique  de  l'intelligible  et 
de  l'intelligence.  Dire  que  tout  est  pensée  revient  donc  à  dire 
que  tout  est  intelligible,  que  le  fond  des  choses  c'est  l'intelli- 
gible; mais  n'est-ce  pas  là  précisément  ce  qu'ont  dit  tous  les 
grands  métaphysiciens?  Et  lorsqu'ils  opposaient  l'être  à  la 
pensée,  croit-on  qu'ils  opposaient  l'inintelligible  à  l'intelli- 
gence? Croit-on  qu'ils  voulussent  dire  que  le  fond  des  choses 
n'a  aucune  signification,  qu'il  n'est  qu'un  substratum  mort 
et  brute?  Sans  doute  la  notion  de  substance  a  joué  un  grand 


302  LIVRE    SIXIEME.—    L'IDEALISME 

rôle  dans  la  philosophie;  et  c'est  peut-être  un  débat  digne  de 
la  critique  philosophique  de  chercher  si  Ton  peut  conserver 
cette  notion  en  philosophie;  mais  l'objectivité  des  choses  est 
en  dehors  de  ce  débat;  et  ce  qui  reste  accepté  d'un  commun 
accord,  c'est  que  l'Etre  est  essentiellement  vérité  :  Ego  sum 
Veritas.  N'est-il  que  vérité?  N'est-il  pas  autre  chose  que  vé- 
rité? plus  que  vérité?  C'est  une  autre  question. 

Mais  ce  sont  là  des  considérations  qui  dépassent  de  beau- 
coup le  champ  de  notre  étude  actuelle.  Tirons-en  seulement 
cette  conséquence,  c'est  que  le  kantisme  n'a  pas  paru  suffi- 
sant aux  philosophes  qui  sont  venus  après  lui,  qu'ils  ont 
compris  la  nécessité  de  rendre  à  l'objectif  la  part  que  Kant 
lui  avait  enlevée.  A  coté  de  l'élément  subjectif  exagéré  par 
Kant,  il  y  a  à  faire  la  part  de  l'objectif;  en  dehors  de  la 
pensée,  il  y  a  l'être;  et  en  supposant  que  ces  deux  facteurs 
s'identifient  dans  le  dernier  fond  des  choses,  ils  n'en  sont 
pas  moins  distincts  au  point  de  vue  de  la  conscience,  au 
point  de  vue  de  la  connaissance  finie.  Au  delà  commence  un 
autre  domaine. 


LEÇON   YII 

l'idée  de  dieu  dans  la  philosophie  de  kant. 
l'argument  ontologique 

Messieurs, 

La  raison  n'a  pas  achevé  toutes  ses  démarches  tant  qu'elle 
ne  s'est  pas  élevée  jusqu'à  l'Etre  des  êtres,  l'Etre  suprême, 
Dieu,  que  Kant  appelle  Y  Idéal  de  la  raison  pure. 

Gomment  Kant  définit-il  et  explique -t-il  la  notion  de 
l'idéal? 

Pascal  a  dit  que,  tout  ayant  rapport  à  tout,  pour  hien  con- 
naître une  chose  en  particulier,  il  faudrait  les  connaître 
toutes. 

Kant  part  d'une  pensée  analogue  et  nous  dit  que,  pour 
déterminer  la  notion  dune  chose,  il  faut  la  comparer  avec 
la  totalité  des  attributs  possibles,  soit  pour  les  affirmer,  soit 
pour  les  nier.  La  détermination  particulière  d'une  chose  est 
donc  relative  à  la  détermination  universelle,  c'est-à-dire  à  la 
totalité  des  attributs  possibles. 

La  détermination  universelle  ou  la  totalité  du  possible  est 
donc  un  concept  sous-entendu  dans  toute  détermination  par- 
ticulière, quoique  nous  ne  puissions  donner  aucun  exemple 
concret  de  cette  détermination  universelle. 

La  détermination  d'une  chose  étant  ce  qui  la  rend  possible, 
et  étant  relative  à  la  détermination  universelle,  laquelle  est 
l'ensemble  du  possible,  on  peut  dire  que  la  possibilité  propre 
de  chaque  chose  est  une  dérivation  de  la  possibilité  totale  de 
l'univers  en  général. 

Ainsi  l'idéal  de  la  raison  pure  se  présente  d'abord  à  nous 


304  LIVRE    SIXIÈME.  —   L'IDÉALISME 

comme  possibilité  totale  ou  ensemble  de  tous  les  attributs 
possibles. 

Mais  cette  notion  vague  et  indistincte  va  se  déterminer 
par  les  considérations  suivantes  : 

1°  Parmi  les  attributs  possibles,  il  y  en  a  un  certain  nom- 
bre de  dérivés  qui  se  ramènent  à  d'autres  (par  exemple  rond 
et  carré  à  l'étendue,  souvenir  et  jugement  à  la  pensée).  On 
pourra  donc  simplifier  l'idée  de  la  possibilité  totale  en  ne 
concevant  que  les  attributs  primitifs,  sans  tenir  compte  des 
dérivés. 

2°  Dans  la  possibilité  totale  se  trouvent  compris  les  attri- 
buts affirmatifs  et  les  attributs  négatifs.  Mais  la  pure  néga- 
tion, c'est  la  suppression  de  tout.  Si  donc  on  supposait  que 
tous  les  attributs  primitifs  sont  négatifs,  on  détruirait  par  là 
môme  l'idée  de  possibilité  totale,  et  en  général  de  toute  pos- 
sibilité. 

De  plus,  la  négation  ne  porte  aucune  idée  en  elle-même  et 
ne  contient  aucune  détermination,  si  ce  n'est  par  opposition 
à  quelque  cbose  d'affirmatif  (ténèbres,  lumière;  ignorance, 
science;  pauvreté,  richesse,  etc.).  Les  négatifs  sont  donc  les 
dérivés  des  affirmatifs.  Donc  la  possibilité  totale  peut  ne 
comprendre  que  des  attributs  affirmatifs,  donc  elle  est  un 
tout  de  la  réalité;  et  les  négations  ne  sont  que  des  bornes. 
La  possibilité  totale,  ou  la  source  de  toute  possibilité,  devient 
donc  VEns  realissiniuin  des  Scolastiques,  dont  toutes  les  choses 
particulières  ne  sont  que  négation  et  limite. 

3"  Jusqu'ici  nous  n'avons  représenté  l'Etre  suprême  que 
comme  un  agrégat.  Mais  d'abord  il  ne  peut  pas  être  un  agré- 
gat d'êtres  dérivés,  puisqu'il  en  est  le  fondement.  Resterait 
qu'il  fût  un  agrégat  d'êtres  primitifs,  hypothèse  que  Kaut  ne 
discute  pas,  mais  qui  est  exclue  par  cet  argument  si  souvent 
reproduit  dans  les  écoles  que  chaque  être  primitif  est  un 
absolu,  et  qu'il  ne  peut  y  avoir  ])lusieurs  absolus. 

4°  Enlin,  par  un  dernier  pas  de  la  raison  qui  va  toujours 
à  l'unité,  l'être  réalissime  est  non  seulement  objectivé  et 
hypostasié  (substantifié),  mais  encore  personnifié.  La  seule 


L'ARGUMEiNT    OxNTOLOGIQUE   DAiNS    KANT  30" 

unité  qui  nous  soit  parfaitement  connue  étant  l'unité  de 
l'entendement,  nous  faisons  de  l'Être  suprême  une  intelli- 
gence. 

C'est  alors  que  l'on  peut  donner  le  nom  de  Dieu  à  cet  Être 
suprême  considéré  d'abord  comme  un  simple  agrégat  de  pos- 
sibilités en  général,  puis  des  possibilités  primitives,  c'est-à- 
dire  des  attributs  absolus  ;  puis  des  attributs  affirmatifs,  c'est- 
à-dire  comme  étant  le  tout  de  la  réalité;  puis  comme  n'étant 
plus  un  agrégat,  mais  une  unité  ;  puis  enfin  substantifié  et 
personnifié  dans  une  intelligence  suprême. 

Nous  n'avons  fait  jusqu'ici  que  décrire  l'idée  de  Dieu  d'après 
Kant;  mais,  quoique  la  tendance  de  la  raison  soit  naturelle- 
ment d'objectiver  cette  idée  comme  toutes  les  autres,  elle 
cherche  en  même  temps  à  légitimer  cette  croyance  par  le 
raisonnement,  ce  qu'elle  fait  de  trois  manières  difTérentes  : 
1°  conclure  de  l'idée  de  l'Etre  suprême  à  l'existence  de  cet 
être;  2°  conclure  de  l'existence  de  quelque  chose  en  général 
à  l'existence  de  l'être  nécessaire;  3"  conclure  d'une  expé- 
rience déterminée  (par  exemple  l'ordre  du  monde)  à  l'exis- 
tence d'une  cause  intelligente  du  monde. 

De  ces  trois  arguments,  les  deux  derniers  sont  trop  connus 
et  ont  été  trop  souvent  exposés  pour  qu'il  soit  nécessaire  de 
les  reproduire  ici,  cet  ouvrage  n'étant  pas  un  traité  spécial 
de  théodicée.  Mais  le  premier  a  une  portée  métaphysique  des 
plus  hautes  et  peut  être  considéré  comme  le  point  culminant 
de  la  métaphysique;  c'est  pourquoi  nous  devons  nous  y  ar- 
rêter. _ 

L'argument  ontologique  ou  à  priori,  inventé  par  saint  An- 
selme et  renouvelé  par  Descartes,  est  une  des  idées  les  plus 
originales  et  les  plus  profondes.  Il  s'agit  de  prouver  l'exis- 
tence de  Dieu  en  partant  de  sa  définition.  C'est  le  seul  ar- 
gument véritablement  à  priori;  car  tous  les  autres  auxquels 
on  donne  ce  titre  contiennent  tous  quelque  chose  d'expéri- 
mental. Ici,  on  ne  part  que  d'une  idée,  et  l'on  cherche  à  en 
tirer  l'existence.  Aussi  ne  doit-on  pas  confondre  cet  argument 
vraiment  à  priori  avec  l'autre  argument  donné  par  Descartes 

II.  20 


306  LIVRE    SIXIEME.    -    L'IDEALISME 

et  qui  part  aussi  de  l'idée  de  l'infini,  non  pas  de  cette  idée 
considérée  en  elle-même  comme  idée,  mais  de  l'idée  considé- 
rée comme  fait  de  conscience,  comme  mode  de  l'esprit. 

Voici  la  preuve  à  priori,  telle  qu'elle  est  donnée  par  Des- 
cartes : 

Tout  ce  qui  est  compris  dans  l'idée  d'une  chose  appar- 
tient à  cette  chose.  Or  l'existence  est  comprise  dans  l'idée  de 
Dieu.  Donc  l'existence  appartient  à  Dieu. 

Le  nervus prohandi  est  dans  la  mineure,  à  savoir  que  l'exis- 
tence est  comprise  dans  l'idée  ou  définition  de  Dieu  :  ce  que 
Descartes  prouve  de  deux  manières  : 

l°Dans  l'idée  de  Dieu  est  comprise  l'idée  d'existence  né- 
cessaire (car  Dieu,  étant  un  infini,  est  un  être  nécessaire). 
Donc  Dieu  existe  nécessairement. 

2°  Dans  l'idée  de  Dieu  (à  savoir  l'être  qui  contient  toutes 
les  perfections)  est  comprise  l'idée  d'existence,  qui  est  une 
perfection. 

Mais  ces  deux  arguments  peuvent  être  réfutés. 
1°  Le  premier  confond  la  modalité  de  l'attribut  avec  la 
modalité  du  verbe  ;  exemple  : 

Dieu  —  est  —  existant  nécessairement. 
Dieu  —  est  nécessairement  —  existant. 
Sans  doute  dans  l'idée  de  Dieu  est  contenue  celle  d'exis- 
tence nécessaire.  Cela  veut  dire  que,  s'il  existe,  il  existera 
d'une  manière  nécessaire  et  non  contingente  :  ce  que  tout  le 
monde  accordera.  Mais  il  peut  ne  pas  exister  du  tout;  dans 
ce  cas,  il  ne  sera  ni  nécessaire  ni  contingent;  il  ne  sera  rien. 
2°  Le  second  argument  suppose  à  tort  que  l'existence  est 
une  perfection. 

Ces  deux  arguments  deviendront  plus  clairs  et  plus  intelli- 
gibles par  l'exposé  de  la  critique  de  Kant. 

Kant  accorde  que  l'idée  d'existence  est  contenue  dans  l'idée 
de  Dieu;  mais  il  nie  que  de  la  nécessité  logique  on  puisse 
conclure  à  la  nécessité  réelle.  Autre  chose  est  la  nécessité  d'un 
jugement,  autre  chose  la  nécessité  d'une  chose.  La  nécessité 
logique  n'est  jamais  qu'une  nécessité  conditionnelle,  comme 


L'ARGUMENT   ONTOLOGIQUE    DANS    KANT  307 

l'a  dit  Leibniz.  Cette  nécessite  signifie  simplement  que,  tant 
qu'on  retient  le  sujet,  on  ne  peut  supprimer  l'attribut,  car 
alors  il  y  aurait  contradiction;  mais  si  on  supprime  à  la  fois 
le  sujet  et  l'attribut,  il  n'y  a  plus  de  contradiction.  Si  vous 
dites  :  «  Dieu  est  tout-puissant,  »  vous  ne  pouvez  supprimer 
l'attribut  sans  supprimer  le  sujet;  car  un  Dieu  qui  n'est  pas 
lout-puissant  n'est  pas  un  Dieu.  Mais  si  vous  dites  :  «  Dieu 
n'est  pas,  »  vous  supprimez  à  la  fois  le  sujet  et  l'attribut;  il 
n'y  a  là  nulle  contradiction,  ni  interne  ni  externe. 

A  la  vérité,  on  pourrait  dire  qu'il  y  a  des  sujets  qui  ne 
peuvent  pas  être  supprimés;  mais  c'est  ce  qui  est  en  ques- 
tion. Il  y  a  un  cas,  dit-on,  oii  le  sujet  ne  peut  être  supprimé  : 
c'est  le  cas  de  l'être  nécessaire  ou  de  l'être  parfait,  car  celui- 
ci  contient  l'existence.  Vous  ne  pouvez  supprimer  l'existence 
sans  contradiction. 

A  cette  instance,  Kant  répond  de  la  manière  suivante.  Ou 
bien  cette  proposition  :  Dieu  existe,  est  anal //tique,  ou  elle  est 
synthétique.  Si  synthétique,  l'attribut  peut  être  supprimé 
sans  contradiction;  si  analytique,  vous  ne  pouvez  afflrmer 
la  réalité  dans  l'attribut  que  si  vous  l'avez  affirmé  déjà  dans 
le  sujet.  Vous  avez  donc  posé  un  être  réel;  c'est-à-dire  que 
vous  êtes  parti  de  ce  qui  est  en  question. 

Mais  Kant  presse  encore  plus  l'argument  et  va  jusqu'au 
cœur  de  la  difficulté,  en  disant  que  l'existence  ne  peut  pas 
faire  partie  de  la  compréhension  d'un  sujet  quelconque;  en 
d'autres  termes,  que  l'attribut  peut  être  un  attribut  logique, 
mais  non  un  attribut  réel.  C'est  ce  que  Gassendi  avait  déjà  vu 
dans  sa  polémique  contre  Descartes,  lorsqu'il  avait  dit  que 
l'existence  n'est  pas  une  perfection.  Kant  développe  cette  pen- 
sée sous  une  autre  forme  en  disant  que  l'existence  n'est  pas 
un  attribut.  Il  ne  peut  pas  y  avoir,  dit-il,  un  attribut  de  plus 
dans  la  chose  existant  que  dans  la  chose  pensée,  autrement 
la  pensée  ne  serait  plus  adéquate  à  son  objet,  puisque  celui- 
ci  aurait  quelque  chose  de  plus.  Cent  thalers  réels  ne  con- 
tiennent rien  de  plus  que  cent  thalers  pensés;  autrement  ce 
ne  seraient  plus  seulement  cent  thalers,  mais  cent  thalers 


308  LIVRE    SIXIE.ME.    —    L'IDEALISME 

plus  quelque  chose  :  ridée  ne  serait  donc  pas  l'exacte  repré- 
sentation de  l'objet. 

Qu'est-ce  donc  que  l'existence?  C'est /<^//;os?//o?i  de  la  chose 
avec  tous  ses  attributs;  mais  ce  n'est  pas  un  attribut.  Il  faut 
donc  sortir  du  concept  pour  affirmer  l'existence.  Pour  les 
objets  des  sens,  nous  avons  l'expérience;  mais  pour  les  con- 
cepts purs,  nous  n'avons  aucun  moyen  de  distinguer  le  réel 
du  possible.  En  un  mot,  la  réalité  n'est  jamais  qu'un  fait. 

Cette  argumentation  de  Kant  est  très  saisissante  ;  cepen- 
dant elle  nous  semble  échouer  sur  un  point.  Elle  ne  nous 
explique  pas  ce  que  c'est  que  l'existence;  car  dire  que  c'est 
la  position  de  la  chose,  c'est  ne  rien  dire;  position  veut  dire 
existence,  et  rien  d'autre.  Gassendi  disait  une  formo;  mais 
une  forme  est  un  ensemble  d'attributs  ;  ce  serait  accorder  pré- 
cisément ce  que  l'on  veut  nier. 

Kant,  qui  a  si  bien  démêlé  les  fautes  logiques  de  ses  adver- 
saires, en  commet  lui-môme  une  très  grave  :  c'est  de  con- 
fondre la  copule  logique  est  avec  l'existence  réelle.  Il  s'ex- 
prime ainsi  :  «  Quand  je  dis  :  Dieu  est  tout-puissant,  le  mot 
est  n'ajoute  aucun  attribut  au  sujet;  de  même  quand  je  dis  : 
Dieu  esV^je  n'ajoute  aucun  attribut  nouveau.  »  Mais  dans  ces 
deux  propositions  le  mot  est  n'a  pas  le  môme  sens.  S'il  avait 
le  même  sens,  il  faudrait  dire  que  le  second  jugement  est 
un  jugement  sans  attribut,  ce  qui  est  absurde,  ou  bien  que, 
dans  le  premier  cas,  je  pose  en  fait  la  toute-puissance  et  que 
je  dis  :  Dieu  existe  tout-puissant,  ce  qui  est  faux;  car  un  athée 
peut  accorder  la  toute-puissance  à  Dieu  sans  accorder  l'exis- 
tence; et  d'ailleurs  est,  comme  copule  logique,  ne  veut  pas 
dire  exister.  Autrement  quand  je  dis  :  Pégase  est  un  cheval 
ailé,  ce  serait  dire  que  Pégase  existe,  ce  qui  est  faux. 

J'accorde  que  l'existence  n'est  pas  un  attribut;  mais  ce 
n'est  pas  non  plus  une  copule  logique.  Que  l'existence  d'ail- 
leurs soit  ce  qu'elle  voudra,  elle  n'en  est  pas  moins  pour 
celui  qui  la  possède  un  grand  avantage.  Pour  moi,  par  exem- 
ple, ce  n'est  pas  une  petite  alfaire  que  d'exister  ou  ne  pas 
exister;  et  Kant  reconnaît  (|ue  cent  écus  dans  ma  caisse  est 


L'ARGUMENT   ONTOLOGIQUE   DANS   KANT  309 

une  tout  autre  valeur  que  cent  écus  dans  ma  pensée.  Lors- 
que Arioste  disait  que  la  jument  de  Roland  était  la  plus  belle 
des  juments,  mais  qu'elle  était  morte,  pourquoi  le  trait  est-il 
comique?  C'est  que  le  plus  beau  cheval  n'est  plus  un  cheval 
quand  il  est  mort. 

Dire  que  l'existence  n'est  qu'une  position,  c'est  dire  qu'elle 
n'est  qu'un  fait;  c'est  dire  qu'une  chose  existe  parce  qu'elle 
existe.  Cela  peut  être  vrai  des  êtres  contingents;  mais  cela 
est-il  vrai  de  l'être  en  soi?  L'existence  dans  le  dernier  fond 
des  choses  ne  doit-elle  pas  être  conditionnée  et  déterminée 
par  la  nature  des  choses,  en  un  mot  avoir  une  raison  et 
n'être  pas  seulement  une  position,  c'est-à-dire  un  fait  brut? 
Dès  lors,  si  l'on  admet  que  l'existence  n'est  pas  seulement 
un  fait  brut,  mais  un  fait  de  raison;  que,  de  l'autre  côté,  elle 
n'est  pas  seulement  une  copule  logique,  mais  un  avantage 
très  réel,  ne  pourrait-on  pas  dire  :  1°  que  la  toute  réalité 
est  la  raison  qui  conditionne  l'existence;  2°  que  la  toute  réa- 
lité ne  peut  pas  être  privée  de  cet  avantage  parfaitement  réel 
que  l'on  appelle  l'existence?  On  dirait  donc  que  l'existence 
réelle  est  contenue  analytiquement  dans  l'idée  de  la  toute 
réalité,  et  que  la  conclusion  ne  fait  que  dégager  dans  le  sujet 
ce  qui  y  est  contenu  ;  mais  il  n'y  a  pas  là  plus  de  cercle  vicieux 
que  dans  tout  autre  syllogisme,  puisque,  dans  tout  syllo- 
gisme, la  conclusion  doit  être  contenue  dans  les  prémisses. 

Et  cependant,  il  faut  le  reconnaître,  quelque  effort  que 
l'on  fasse,  un  doutes'élèvetoujours  dans  notre  esprit.  Serait-il 
donc  possible  de  conclure  de  la  pensée  à  la  réalité,  du  con- 
cept à  l'existence?  C'est  l'un  de  ces  cas  où  les  adversaires 
se  tiennent  réciproquement  et  nécessairement  en  échec.  Tout 
esprit  philosophique  qui  a  médité  sur  ce  grand  problème  a 
toujours  passé  de  la  foi  au  doute  et  du  doute  à  la  foi.  De 
toutes  les  pensées  qui  ont  traversé  l'esprit  de  l'homme,  il 
n'y  en  a  pas  peut-être  où  il  ait  été  plus  près  de  surprendre 
l'essence  absolue  des  choses  et  d'atteindre  dans  l'abîme  de 
ses  derniers  mystères  le  saint  des  saints.  Trouver  pourquoi 
Dieu  existe,  et  de  ce  pourquoi  déduire  rigoureusement  son 


310  LIVRE   SIXIEME.    —    L'IDEALISME 

existence  actuelle,  est  la  plus  suLlime  des  tentations  offertes 
à  notre  esprit.  Un  instinct  irrésistible  nous  porte  à  croire 
que  nous  avons  enfin  saisi  l'Etre  des  êtres,  non  par  une  foi 
aveugle,  non  par  le  chemin  détourné  de  la  nature,  mais  par 
les  inflexibles  prises  de  la  logique  absolue,  reine  des  mortels 
et  des  immortels;  nous  en  approchons,  nous  y  sommes;  un 
mot  de  plus,  et  tout  est  dévoilé;  mais  ce  mot,  nous  ne  pou- 
vons pas  le  dire.  Descartes  perfectionne  saint  Anselme,  Leib- 
niz perfectionne  Descartes,  Hegel  perfectionne  Leibniz,  mais 
nous  n'atteignons  jamais  le  but;  le  fantôme  est  toujours  là. 
Quelque  chose  nous  dit,  avec  une  autorité  invincible,  que  ce 
fantôme  cache  une  réalité,  que  l'idée  enveloppe  l'être;  mais 
comment  le  prouver?  Nous  élevons  une  tour,  dit  Pascal,  qui 
s'élève  jusqu'à  l'infini;  mais  les  fondements  craquent,  et  tout 
s'écroule  dans  les  abîmes.  Et  cependant  cette  tentative  in- 
domptable et  toujours  renouvelée  ne  serait-elle  pas  quelque 
chose  comme  une  preuve?  L'impossibilité  de  réfuter  d'une 
manière  définitive  l'argument  à  priori  ne  serait-elle  pas,  à 
elle  seule,  un  argument  suffisant?  Voir  directement  et  en 
pleine  lumière  le  rapport  de  l'idée  à  l'être,  ne  serait-ce  pas 
être  Dieu  lui-même?  et  peut-on  demander  tant  à  une  créa- 
ture? Entrevoir  ce  rapport  et  le  saisir  d'une  manière  fugitive, 
comme  dans  une  délicate  expérience  de  lumière,  oii  il  faut 
eire  à  l'aflut  d'un  atome  de  temps,  se  souvenir  de  cette  lu- 
mière qui  ne  dure  qu'un  instant,  mais  qui  pendant  cet  ins^ 
tant  semble  éclairer  la  profondeur  de  l'infini ,  c'est  assez, 
comme  dit  le  poète,  «  c'est  assez  pour  qui  doit  mourir  ». 


LEÇON  VIII 

RÉALISME    ET    IDÉALISME 

Messieurs, 

Reprenons  encore  une  fois  le  problème  du  réalisme  et  de 
l'idéalisme,  en  essayant  d'embrasser  le  plus  de  cas  possible. 

On  peut  dire  que,  depuis  Kant,  tout  l'effort  de  la  philoso- 
phie s'est  concentré  sur  le  problème  de  l'objectivité  de  la 
connaissance.  C'est  lui  qui  a  donné  à  ce  problème  la  formule 
la  plus  exacte  et  la  plus  claire,  en  l'exprimant  en  ces  termes  : 
comment  expliquer  l'accord  de  la  nature  et  de  la  pensée,  du 
sujet  et  de  l'objet?  Tout  le  monde  reconnaît  qu'il  y  a  deux 
choses  en  face  l'une  de  l'autre  :  d'une  part  un  sujet,  un 
esprit  qui  connaît;  de  l'autre  un  objet,  un  monde  qui  est 
connu.  Comment  le  moi  pense-t-il  l'objet  tel  qu'il  est?  Com- 
ment l'objet  est-il  précisément  tel  que  nous  le  pensons?  La 
vérité,  dit  la  logique,  est  la  conformité  de  la  connaissance 
avec  son  objet.  Comment  une  telle  conformité  est-elle  pos- 
sible? Tel  est  le  problème  qui,  depuis  David  Hume  jusqu'à 
Hegel,  et  depuis  Hegel  jusqu'à  nos  jours,  a  occupé  tous  les 
philosophes  et  qui  a  partagé  la  philosophie  en  deux  grandes 
écoles  :  les  réalistes  et  les  idéalistes.  En  qiioi  consistent  ces 
deux  solutions?  C'est  ce  que  nous  allons  examiner;  mais 
d'abord  comprenons  bien  le  problème. 

L'accord  de  la  réalité  et  de  la  pensée  est  une  vérité  dont 
personne  ne  doute,  quoiqu'il  ait  fallu  bien  des  siècles  pour 
la  remarquer.  Le  sens  commun,  la  science,  la  philosophie, 
tout  repose  sur  cet  accord. 

Considérons  d'abord  le  sens  commun  :  la  vie  pratique 
n'est  possible  que  si  l'on  suppose  l'accord  de  la  réalité  avec 


312  LIVRE   SIXIÈME.   —    L'IDÉALISME 

la  raison,  c'est-à-dire  si  l'on  suppose  que  la  nature  est  rai- 
sonnable, qu'elle  se  comporte  conformément  aux  lois  de 
notre  raison,  qu'elle  ne  se  contredit  pas,  qu'elle  n'est  pas 
absurde,  qu'elle  n'est  pas  folle.  Comment  pourrions-nous 
habiter  nos  maisons  avec  sécurité,  comment  marcher  sur  le 
sol  sans  craindre  qu'il  ne  s'enfonce  sous  nos  pas?  Comment 
nous  servirions-nous  de  l'eau,  du  feu,  des  agents  les  plus 
dangereux,  si  nous  ne  savions  d'avance  qu'ils  se  comportent 
toujours  de  la  môme  manière  et  conformément  aux  lois 
découvertes  par  l'expérience  et  la  raison?  Ainsi  dans  la  na- 
ture, à  chaque  heure  du  jour,  le  passé  nous  garantit  l'avenir, 
et  les  choses  se  montrent  d'accord  avec  nos  inductions.  Que 
s'il  y  a  parfois  des  déceptions  et  des  surprises,  ces  surprises 
font  partie  des  événements  que  nous  aurions  pu  prévoir, 
mais  qui,  étant  accidentels  et  rares,  nous  paraissent  négli- 
geables; car»  que  de  choses,  dit  Pascal,  ne  faisons-nous  pas 
pour  l'incertain,  comme  d'aller  en  mer?  »  Quelquefois  aussi, 
même  en  les  prévoyant,  nous  bravons  ces  dangei's  avec  im- 
prudence; mais  ce  n'est  pas  la  faute  de  la  nature  :  c'est  la 
faute  de  notre  légèreté,  qui  se  met  en  révolte  avec  les  aver- 
tissements de  l'expérience  et  de  la  raison.  Il  arrive  aussi  très 
souvent  que  la  raison  se  trompe,  et  qu'elle  suppose  dans  la 
nature  des  choses  qui  n'y  sont  pas;  mais  ici  encore  ce  n'est 
pas  qu'il  y  ait  désaccord  entre  la  raison  et  la  nature  :  c'est 
que  nous  nous  mettons  en  désaccord  avec  les  lois  de  notre 
propre  raison,  qui,  bien  consultée,  ne  doit  pas  nous  trom- 
per, si  nous  savons  nous  en  servir. 

La  science,  à  son  tour,  puise  dans  la  même  conviction  sa 
certitude  et  son  infaillibilité.  Même  dans  l'ordre  purement 
phénoménal,  nous  avons  toujours  affaire  à  quehjue  chose  de 
rationnel.  On  parle  sans  cesse  de  la  fugacité,  de  la  mobilité, 
de  l'inconsistance  des  phénomènes,  et  cependant  même  un 
phénomène  n'est  ce  qu'il  est  qu'à  la  condition  d'être  déjà 
quelque  chose  d'organisé  et  de  raisonnable;  car  si,  au  mo- 
ment précis  oîi  nous  l'observons,  il  était  déjà  autre  qu'il  n'est, 
il  n'y  aurait  pas  d'observation  ni  même  de  phénomène  pos- 


RÉALISME  ET   IDÉALISxME  313 

sible.  Ce  que  nous  appelons  un  phénomène,  ce  que  nous 
saisissons  par  nos  sens  est  déjà  un  groupe  rationnel  et  sys- 
tématique de  phénomènes  plus  simples.  L'arc-en-ciel  est 
une  résultante  complexe,  mais  mathématiquement  dctermi- 
nable,  de  phénomènes  élémentaires.  Une  onde  lumineuse 
est  le  résultat  lié  et  enchaîné  d'un  nombre  infini  de  petites 
vibrations  :  ainsi  partout  il  y  a  de  la  raison,  et  à  l'infini, 
jusque  dans  les  derniers  éléments,  s'il  y  en  a,  du  tissu  de 
Tunivers. 

Ce  n'est  pas  tout  :  nous  n'observons  pas  au  hasard.  L'ob- 
servateur choisit  le  sujet  de  ses  observations.  S'il  considère 
un  liquide  dans  un  tube,  il  fixera  son  attention  sur  un  seul 
phénomène,  par  exemple  la  capillarité,  et  écartera  les  autres. 
Les  phénomènes  de  la  nature  forment  donc  en  quelque  sorte 
des  séries  séparables  les  unes  des  autres,  pour  se  conformer 
aux  analyses  de  notre  esprit;  et  il  y  a  déjà,  avant  nos  classi- 
fications, des  classes  distinctes  de  phénomènes  distribués 
dans  un  certain  ordre;  et  cela  est  particulièrement  visible 
dans  la  classification  des  êtres  organisés. 

L'expérience  rend  encore  plus  sensible  cette  vérité,  que 
la  nature  est  raisonnable  ou,  si  l'on  veut,  rationnelle,  intel- 
lectuelle, logique.  Qu'est-ce,  par  exemple,  que  le  procédé 
que  l'on  appelle  expérimentation?  C'est,  comme  l'a  montré 
Cl.  Bernard,  la  vérification  d'une  hypothèse  :  c'est  une  con- 
séquence déduite  à  l'avance  de  cette  hypothèse  comme  d'un 
principe;  c'est  donc  la  conclusion  d'un  raisonnement.  En 
expérimentant,  nous  amenons  la  nature  à  tirer  elle-même 
cette  conséquence.  Il  y  a  donc  en  elle,  en  quelque  sorte,  un 
syllogisme  immanent. 

Cette  rationalité  de  la  nature,  s'il  est  permis  de  dire,  est 
bien  plus  frappante  encore  par  l'application  des  mathéma- 
ti(|ues  à  la  nature,  soit  en  astronomie,  soit  en  physique.  En 
astronomie,  le  calcul  découvre  à  priori  la  place  où  l'on  doit 
découvrir  une  planète;  et  cette  planète  vient  à  point  nommé 
<5clore,  en  quelque  sorte,  à  la  place  où  elle  est  appelée. 
On  prévoit  quel(j[ues  années  d'avance  l'heure,  la  minute,  la 


314  LIVRE   SIXIEME.    —    L'IDEALISME 

seconde  où  Vénus  passera  devant  le  soleil;  et  tous  les  gou- 
vernements de  l'univers  votent  des  fonds  pour  des  expédi- 
tions scientifiques  compliquées  et  dispendieuses,  sans  douter 
un  seul  instant  que  la  prédiction  de  la  science  s'accomplisse 
à  l'heure  voulue.  En  physique,  dans  les  parties  des  sciences 
qui  sont  devenues  mathématiques,  on  n'a  presque  plus 
besoin  de  regarder  les  pliénomènes.  Les  complications  les 
plus  éloignées  possible  des  principes  peuvent  être  calculées 
d'avance,  et  l'expérience  donne  raison  à  la  prévision.  Ainsi 
la  physique  devient  une  géométrie,  et  l'on  peut  se  représen- 
ter une  science  absolue  de  la  nature  qui  n'aurait  plus  besoin 
de  la  nature  pour  être  construite.  C'est  bien  là  ce  qu'avaient 
rêvé  les  idéalistes  allemands;  mais  ce  n'est  pas  par  le  che- 
min qu'ils  ont  pris  qu'on  peut  y  arriver. 

Non  seulement  il  y  a  rencontre  et  accord  entre  la  nature 
et  l'esprit,  mais  il  y  a  entre  ces  deux  termes  analogie,  res- 
semblance, affinité.  Non  seulement  la  nature  obéit  aux  lois 
de  notre  esprit,  confirme  nos  inductions,  nos  calculs  (ce  qui 
explique  qu'il  y  a  en  elle  quelque  chose  de  logique  et  de 
rationnel;  mais  de  plus  la  nature  paraît  semblable  à  nous 
par  l'intelligence;  elle  semble  agir  avec  l'art  qu'emploierait 
l'intelligence  elle-même,  si  elle  voulait  créer  le  produit  de  la 
nature.  La  nature  est  un  artiste  qui  agit  intérieurement, 
disait  Aristote,  au  lieu  d'agir  du  dehors.  «  Si  l'art  des  cons- 
tructions navales,  dit-il,  était  dans  le  vaisseau,  l'art  agirait 
comme  agit  la  nature.  »  Il  y  a  donc  de  l'art  dans  la  nature. 
Réciproquement,  il  y  a  du  mécanisme  dans  l'esprit.  L'esprit 
ne  sait  pas  plus  comment  il  pense,  que  la  nature  ne  sait  com- 
ment elle  agit;  l'esprit  a  ses  instincts  et  ses  habitudes,  qui  lui 
donnent  l'air  d'agir  à  l'aveugle,  de  môme  que  la  nature;  il  y 
a  de  la  nature  dans  l'esprit,  il  y  a  de  l'esprit  dans  la  nature. 
Enfin,  le  sentiment  esthétique  peut  encore  servir  à  prouver 
l'affinité,  la  parenté  de  la  nature  et  de  l'àme.  La  nature, 
pour  celui  ([ui  sait  la  sentir,  lui  parle  véritablement  :  elle  a 
une  àme,  elle  a  une  vie;  elle  le  captive,  elle  l'enivre,  elle  se- 
fait  aimer,  et  il  semble  qu'elle  aime  elle-même.  Ainsi,  entre* 


REALISME  ET   IDEALISME  315 

la  nature  et  l'esprit,  il  n'y  a  pas  seulement  conformité,  mais 
encore  confraternité. 

Cette  union  cle  la  nature  et  de  l'esprit  est  donc  un  fait 
incontestable.  Le  problème  est  de  l'expliquer. 

Deux  solutions  se  présentent  :  ou  Ton  expliquera  la  pensée 
par  la  nature,  ou  la  nature  par  la  pensée.  La  première  de 
ces  deux  solutions  est  ce  qu'on  appelle  le  réalisme;  la  seconde 
est  Vidéalisme.  Chacun  de  ces  deux  systèmes  peut  faire  va- 
loir en  sa  faveur  de  fortes  raisons. 

Prenons,  en  efTet,  le  premier.  Nous  avons  jusqu'ici  posé 
la  pensée  et  la  nature  en  face  l'une  de  l'autre  comme  deux 
mondes  équivalents  et  opposés;  dans  la  réalité  il  n'en  est  pas 
ainsi.  La  pensée  fait  elle-même  partie  de  la  nature.  La  seule 
pensée  que  nous  connaissions  directement,  c'est  la  nôtre, 
c'est  l'intelligence  humaine.  Or  l'intelligence  est  liée  à  l'or- 
ganisation et  paraît  en  suivre  toutes  les  vicissitudes.  Point 
de  pensée  sans  cerveau,  point  de  cerveau  sans  pensée;  point 
d'altération  ou  de  modification  du  cerveau  qui  ne  soit 
suivie  d'une  altération  ou  d'une  modification  de  la  pensée. 
Ainsi  les  trois  tables  de  Bacon,  les  tables  d'absence,  de  pré- 
sence, de  comparaison,  déposent  en  faveur  de  l'hypothèse 
qui  fait  naître  la  pensée  de  l'organisation.  De  plus,  l'humanité, 
qui  est  la  seule  espèce  de  créature  raisonnable  que  nous  con- 
naissions, a  son  histoire;  et  si  loin  qu'on  fasse  remonter  son 
origine,  on  rencontre  toujours  une  nature  avant  elle;  elle 
n'a  pu  paraître  que  dans  une  nature  déjà  formée.  Il  est  donc 
rationnel,  naturel,  de  la  considérer  commeje  prolongement 
et  le  résultat  d'une  nature  préexistante. 

Là  est  le  fondement  du  réalisme;  celui  de  l'idéalisme  n'est 
pas  moins  solide. 

Si  nous  nous  demandons,  en  effet,  quelle  est  la  première 
vérité,  la  vérité  la  plus  certaine,  la  seule  môme  dont  il  soit 
impossible  de  douter.  Descartes  a  répondu,  et  toute  la  philo- 
sophie moderne  lui  a  donné  raison,  que  c'est  cette  vérité  pre- 
mière, qu'il  a  formulée  ainsi  :  «  Je  pense,  je  suis.  »  Celle-là, 
en  effet,  précède  toutes  les  autres,  et  elle  en  est  la  condition. 


316  LIVRE   SIXIEME.   —   L'IDÉALISME 

Je  ne  puis  rien  penser  sans  me  penser  moi-môme,  sans  pen- 
ser qneje  pense,  et  par  conséquent  que  je  suis.  Il  semble  que 
nous  n'apercevions  toutes  les  autres  vérités  qu'à  travers 
celle-là.  Les  choses  extérieures  elles-mêmes  n'existent  pour 
nous  qu'à  condition  de  passer  par  notre  conscience.  Dire  qu'il 
y  a  des  choses  extérieures,  cela  revient  à  dire  :  «  Je  suis 
modifie  par  telles  perceptions  auxquelles  je  suis  contraint  de 
supposer  une  cause  extérieure.  «De  plus,  l'analyse  psycholo- 
gique et  physiologique  des  sensations  est  arrivée  à  les  rame- 
ner toutes  à  n'être  que  des  états  du  moi.  S'il  n'y  avait  pas  de 
vision,  il  n'y  aurait  ni  lumière  ni  couleur;  s'il  n'y  avait  pas 
d'audition,  il  n'y  aurait  pas  de  sons;  s'il  n'y  avait  point  de 
tact,  il  n'y  aurait  ni  chaud  ni  froid.  Tout  cela,  dit-on,  se 
ramène  au  mouvement.  Soit;  mais  le  mouvement  lui-même 
ne  nous  est  connu  que  par  la  vue  ou  le  tact;  il  se  ramène 
donc,  comme  le  reste,  à  nos  sensations.  Ainsi  l'on  peut  dire 
en  toute  rigueur,  avec  le  philosophe  allemand  :  «  Le  monde 
est  ma  représentation.  » 

Tels  sont  les  deux  points  de  vue  qui,  comme  on  le  voit, 
se  tiennent  l'un  l'autre  en  échec.  Car  d'une  part  l'humanité 
n'existe  que  parce  qu'il  y  a  d'abord  une  nature;  donc  c'est  la 
nature  qui  est  la  cause,  et  c'est  l'esprit  qui  est  l'ellet.  De  l'au- 
tre, le  monde  n'est  que  ma  représentation,  l'apparition  de  mon 
propre  esprit;  je  ne  sais  rien  de  lui  que  ce  que  j'y  mets.  Donc 
c'est  l'esprit  qui  est  la  cause;  c'est  le  monde  qui  est  l'efîet. 

Mais,  malgré  la  force  de  ces  raisons  respectives,  l'une  et 
l'autre  hypothèse  succombent  à  leur  tour  devant  les  plus 
graves  objections. 

Considérons  le  système  réaliste.  Il  est  susceptible  de  pren- 
dre deux  formes.  Si  l'on  considère  l'origine  des  idées,  il  expli- 
que la  pensée  par  la  sensation,  et  il  devient  ce  qu'on  appelle 
l'empirisme.  Si  l'on  considère  le  substratum  de  la  pensée,  il 
explique  cette  pensée  par  l'organisation,  et  il  devient  ce  que 
l'on  appelle  le  matérialisme.  Empirisme  et  matérialisme, 
voilà  donc  les  deux  formes  du  système  réaliste. 

Or,  contre  l'empirisme  Kanl  a  fait  valoir  cette  raison,  qui 


RÉALISME   ET  IDÉALISME  317 

a  paru  décisive  à  toute  la  philosophie  allemande,  et  en  géné- 
ral à  toute  la  philosophie  delà  première  moitié  du  xix"  siècle, 
à  savoir  que  la  sensation  n'explique  point  l'a  priori  de  la  con- 
naissance, c'est-à-dire  la  nécessité  et  l'universalité  des  juge- 
ments scientifiques.  La  science,  dans  le  système  de  l'empi- 
risme, paraît  donc  atteinte  dans  sa  certitude  absolue.  La  plus 
haute  certitude,  môme  celle  des  mathématiques,  n'est  encore 
(ju'une  certitude  provisoire. 

Contre  le  matérialisme,  le  successeur  de  Kant,  Fichte,  a  fait 
valoir  cette  autre  raison,  qui  a  paru  également  décisive  à  tous 
ses  successeurs  :  c'est  qu'une  chose  qui  n'est  que  chose  ne 
pourra  jamais  parvenir  à  la  pensée.  Les  choses,  en  efl'et,  n'ont 
d'autre  propriété  que  d'exister,  sans  être  représentées  dans 
un  esprit.  Elles  constituent  ce  que  Fichte  appelle  une  série 
simple,  où  chaque  terme  suit  du  précédent,  par  exemple 
dans  la  production  du  mouvement,  dans  un  enchaînement 
indéfini,  tandis  que  la  pensée  représente  une  série  double; 
car  pour  penser  quelque  chose  il  faut  se  penser  soi-même,  il 
faut  donc  revenir  sur  soi-même,  il  faut  le  rétléchir.  11  y  a  donc 
là  dualité,  opposition  et  identité  de  sujet  et  d'objet,  tandis 
(|ue  dans  la  chose,  dans  l'être  pur  et  simple,  dans  la  matière, 
il  n'y  a  qu'un  terme  unique,  à  savoir  l'objet.  Comment  donc, 
dans  cette  chose  absolument  simple  et  qui  n'est  qu'objet, 
se  produirait-il,  à  un  moment  donné,  ce  dédoublement  qui 
constitue  la  pensée?  Comment  la  série  reviendrait-elle  sur 
elle-même  pour  se  penser?  Comment  enfin  le  conscient  peut-il 
naître  de  l'inconscient? 

Ainsi  l'expérience  est  battue  en  brèche  pâi"  l'impossibilité 
d'expliquer  la  science,  le  matérialisme  par  l'impossibilité  d'ex- 
pliquer la  pensée. 

A  la  vérité,  depuis  Kant  et  depuis  Fichte  de  nouveaux  sys- 
tèmes plus  compliqués  et  plus  savants  ont  essayé  de  relever 
la  cause  de  l'empirisme  et  du  réalisme.  Nous  ne  pouvons  les 
suivre  dans  les  replis  tortueux  de  leurs  déductions  et  de  leurs 
explications;  tenons-nous-en  aux  idées  fondamentales. 

Pour  répondre  à  l'objection  de  Kant  et  pour  expliquer  l'ap- 


318  LIVRE   SIXIEME.    —   L'IDÉALISME 

parence  de  Vk  priori,  les  nouveaux  empiristes  ont  invoqué  : 
1°  le  principe  des  associations  inséparables  ;  2°le  principe  des 
associations  héréditaires.  Ils  ont  donc  dit  que  deux  idées  qui 
se  présentent  constamment  unies  ensemble  dans  l'expérience 
deviennent  inséparables,  et  par  conséquent  contractent  l'ap- 
parence de  la  nécessité,  qui  est  le  caractère  propre  de  toutes 
les  habitudes;  en  second  lieu  que  cette  nécessité  s'accroît 
encore  par  l'hérédité,  chacun  de  nous  recevant  par  la  j^éné- 
ration  ces  principes  tout  formés  et  en  quelque  sorte  incrus- 
tés dans  l'organisation.  Ainsi  la  nécessité  des  principes  à 
priori  n'est  qu'une  nécessité  d'habitude,  qui  n'exclut  nulle- 
ment une  origine  empirique.  D'un  autre  côté,  les  nouveaux 
défenseurs  du  matérialisme,  pour  expliquer  la  transforma- 
lion  du  mouvement  en  pensée,  ont  invoqué  le  grand  principe 
de  la  corrélation  et  de  la  transformation  des  forces  dans  la 
nature.  Si  le  mouvement,  comme  il  est  prouvé,  peut  se  trans- 
former en  lumière  et  en  chaleur,  pourquoi  ne  se  transforme- 
rait-il pas  en  pensée? 

INous  ne  pouvons  introduire  ici  une  discussion  approfon- 
die de  ces  différentes  questions.  Contentons-nous  de  faire  les 
remarques  suivantes. 

1°  Pour  ce  qui  concerne  les  associations  inséparables, 
elles  nous  donnent  plutôt  une  nécessité  de  fait  qu'une  néces- 
sité de  droit.  Or  ce  que  la  science  réclame  et  ce  qu'elle 
affirme,  c'est  la  nécessité  absolue,  et  non  relative.  2°  Quant 
au  principe  des  associations  héréditaires,  la  réponse  est  la 
môme  :  quoique  par  l'hérédité  on  prolonge  la  chaîne  des 
expériences,  et  qu'on  ait  plus  de  facilité  à  expliquer  par  là 
l'apparence  de  l'a  priori  dans  la  connaissance,  cependant  il 
ne  s'agira  encore  que  d'une  nécessité  relative.  On  peut  tou- 
jours revenir  sur  une  habitude  par  une  habitude  contraire. 
Tous  les  préjugés  nés  de  la  tradition  ont  pu  disparaître  les 
uns  après  les  autres.  Il  devrait  eu  être  de  môme  pour  les 
principes  de  la  connaissance,  s'ils  n'étaient  que  le  résultat 
de  l'habitude;  or  c'est  ce  que  l'expérience  ne  justifie  pas. 

Ce  n'est  pas  tout  :  on  explique  toutes  choses  par  l'associa- 


RÉALISME   ET   IDÉALISME  319 

tion,  mais  on  n'explique  pas  l'association  elle-même.  La 
répétition  constante,  dit-on,  engendre  l'habitude,  et  l'habi- 
tude engendre  la  nécessité.  Soit;  mais  d'oii  vient  la  répéti- 
tion constante?  pourquoi  nos  sensations  se  reproduisent-elles 
toujours  dans  le  même  ordre?  Il  doit  y  avoir  une  cause,  dans 
la  nature  des  choses,  pour  qu'il  en  soit  ainsi.  Mais  si  nous 
cherchons  une  cause  à  l'association  elle-même,  n'est-ce  pas 
là  une  preuve  que  l'association  ne  rend  pas  raison  du  prin- 
cipe de  causalité,  puisqu'elle  lui  est  soumise? 

Quant  au  principe  de  la  transformation  des  forces,  à 
l'aide  duquel  on  essaye  d'expliquer  le  passage  du  mouvement 
à  la  pensée,  de  la  chose  à  l'esprit,  on  ne  peut  le  faire  qu'en 
supposant  cela  môme  qui  est  en  question.  En  efl'et,  on  parle 
de  la  transformation  du  mouvement  en  lumière  et  en  cha- 
leur. Mais  de  quelle  lumière,  de  quelle  chaleur  entendez-vous 
parler?  Est-ce  de  la  lumière  objective,  de  la  chaleur  objec- 
tive, c'est-à-dire  de  la  cause  objective,  physique,  de  nos  sen- 
sations de  lumière  et  de  chaleur  ?  Quoi  d'étonnant  alors  que 
ces  deux  qualités  se  transforment  en  mouvement,  ou  que  le 
mouvement  se  transforme  en  elles,  puisque,  selon  les  conjec- 
tures les  plus  vraisemblables  de  la  science,  elles  ne  sont  déjà 
elles-mêmes  que  des  mouvements,  mouvements  invisibles  et 
infiniment  petits,  qui  se  traduisent  en  nous  par  des  sensa- 
tions, mais  qui  peuvent  très  bien  se  transformer  en  mouve- 
ments visibles,  accessibles  aux  sens,  c'est-à-dire  en  mou- 
vements proprement  dits,  et  réciproquement?  Il  n'y  a  dans 
tout  cela  que  du  mouvement,  et  rien  autre  chose.  Que  si,  au 
contraire,  par  lumière  et  par  chaleur  vous  entendez  la  sen- 
sation de  lumière,  la  sensation  de  chaleur;  dire  que  ces  deux 
sensations  ne  sont  que  des  mouvements  transformés,  c'est 
affirmer  précisément  ce  qui  est  en  question  :  car  la  sensa- 
tion, c'est  déjà  de  la  conscience,  et  par  conséquent  de  la 
pensée  dans  la  langue  de  Descartes  ;  or,  ce  dont  il  s'agit, 
c'est  précisément  ce  passage  du  mouvement  à  la  sensation. 
■On  ne  peut  donc  invoquer  comme  principe  d'explication  le 
fait  même  à  expliquer. 


320  LIVRE   SIXIEME.   —   L'IDEALISME 

Ainsi  le  réalisme  est  tenu  en  échec,  et  par  le  caractère 
à  priori  de  la  connaissance,  et  par  rirrédiictibilité  de  la  con- 
science et  de  la  pensée  à  quelque  chose  d'antérieur. 

A  la  vérité,  il  peut  y  avoir  une  autre  forme  de  réalisme 
que  celui  qui  se  réduit  à  Tempirisme  et  au  matérialisme.  Il 
y  a  un  réalisme  spiritualiste  et  à-prioriste,  et  ce  genre  de 
réalisme  est  celui  auquel  nous  adhérons  nous-mêmes  ;  mais 
à  cette  hauteur  le  réalisme  ne  se  distingue  plus  guère  de  l'i- 
déalisme considéré  sous  les  formes  les  plus  hautes,  comme 
on  le  verra  bientôt  dans  les  conclusions  qui  vont  suivre. 
Quant  à  présent,  ne  compliquons  pas  les  points  de  vue,  et 
tenons-nous-en  à  l'antithèse  posée  d'abord  entre  la  nature  et 
la  pensée.  Nous  venons  de  voir  qu'il  est  impossible  de  faire 
sortir  la  pensée  de  la  nature.  Voyons  s'il  est  plus  facile  de 
faire  naître  la  nature  de  la  pensée. 

Contre  l'idéalisme  nous  trouvons  des  objections  non  moins 
sérieuses  et  aussi  décisives  que  contre  le  réalisme.  La  prin- 
cipale est  celle-ci  :  si  l'esprit  produit  la  nature,  si  c'est  dans 
ses  propres  lois  qu'il  lit  les  lois  de  la  nature,  pourquoi  ne 
devine-t-il  pas  la  nature  à  priori?  Or  c'est  ce  qui  n'a  pas 
lieu. 

Tous  les  raisonnements  que  nous  faisons  sur  la  nature  ne 
sont  fondés  qu'à  la  condition  de  prendre  dans  la  nature  no- 
tre point  d'appui.  On  ne  peut  deviner  un  seul  fait,  à  moins 
qu'il  ne  soit  lié  logiquement  à  d'autres  faits  que  l'expérience 
nous  a  fait  connaître. 

D'ailleurs  l'esprit  ne  peut  s'inscrire  en  faux  contre  le  fait 
déjà  signalé,  à  savoir  qu'il  fait  partie  lui-même  de  la  nature 
et  qu'il  a  apparu  à  un  moment  donné  dans  la  nature  ;  com- 
ment pourrait-il  l'avoir  créée?  Si  donc  l'esprit  a  produit  la 
nature,  il  faut  qu'il  s'agisse  d'un  autre  esprit  que  celui  que 
nous  connaissons  :  car  celui-ci  est  lié  à  im  corps,  et  ce  corps 
à  tous  les  autres,  et  cet  ensemble  de  corps,  ou  nature,  préexis- 
tent à  l'apparition  de  notre  esprit. 

Nous  arrivons  donc  à  cette  doubleconclusion.  Xi  la  nature 
n'a  produit  la  pensée,  ni  la  pensée  n'a  produit  la  nature. 


REALISME    ET   IDEALISME  321 

Mais  jusqu'ici  qu'avons -nous  entendu  par  nature?  Qu'a- 
vons-nous entendu  par  pensée? 

Par  nature,  nous  entendons  l'ensemble  des  êtres  finis  qui 
tombent  sous  l'expérience.  C'est,  en  effet,  cette  nature  qui 
s'offre  à  nous  et  dont  nous  avons  constaté  l'accord  avec  la 
pensée. 

Quant  à  la  pensée,  la  seule  pensée  que  nous  connaissions 
directement  c'est  la  nôtre,  c'est  l'intelligence  humaine  ;  toute 
autre  intelligence  est  objet  d'induction,  non  d'intuition. 

Donc,  tant  que  nous  ne  sortons  pas  des  choses  finies  et  du 
monde  de  l'expérience,  ni  le  moi  n'est  identique  à  la  nature, 
ni  la  nature  n'est  identique  au  moi  ;  et,  tout  en  reconnaissant 
d'une  part  que  le  moi  est  dans  la  nature,  de  l'autre  que  la 
nature  est  une  représentation  du  moi,  en  un  mot  tout  en 
admettant  leur  pénétration  réciproque,  nous  sommes  obli- 
gés en  même  temps  de  reconnaître  leur  mutuelle  indépen- 
dance. 

Il  y  a  donc  harmonie,  il  n'y  a  pas  identité. 

Mais  ce  qui  n'a  pas  lieu  dans  le  domaine  du  relatif  et  du 
fini  ne  peut-il  pas  être  vrai  dans  le  domaine  de  l'infini  et  de 
l'absolu?  Si  l'expérience  nous  montre  d'une  part  la  nature, 
de  l'autre  l'intelligence,  ne  devons-nous  pas  conclure,  avec 
les  Cartésiens,  qu'il  y  a  quelque  être  en  qui  coexiste  et  le 
réel  de  la  nature  et  le  réel  de  la  pensée,  qui  soit  à  la  fois  la 
source  de  l'une  et  de  l'autre  et  qui,  comme  il  ne  peut  y  avoir 
deux  absolus,  soit  à  la  fois  l'absolu  de  la  pensée  et  l'absolu 
de  la  réalité,  l'absolu  sujet  et  l'absolu  objet,  et,  comme  ce 
serait  encore  là  une  dualité,  l'absolu  sujet-ol3Jet? 

Nous  ne  voyons  aucune  raison  de  ne  pas  accepter  cette 
formule  de  Schelling;  mais  cet  absolu,  une  fois  posé  avec  sa 
définition  de  sujet-objet,  comment  devons-nous  l'entendre? 
Est-ce  d'une  manière  purement  négative,  en  ce  sens  que  ce 
prétendu  sujet-objet  ne  serait  en  réalité  ni  sujet  ni  objet, 
c'est-à-dire  ne  serait  qu'un  pur  indéterminé,  ne  serait  abso- 
lument rien?  Mais  alors  pourquoi  l'appelons-nous  sujet?  pour- 
quoi pas  x'I  pourquoi  pas  le  Rien?  et  en  quoi  se  distingue- 

II.  21 


322  LIVRE   SIXIEME.   —   LIDEALISME 

rait-il,  en  ctTet,  du  néant,  du  0  auquel  quelques  philosophes 
allemands  ont  ramené  l'origine  des  choses?  Que  devient 
alors  Fidéalisme?  et  la  prétention  de  tout  expliquer  par  le 
sujet,  par  la  pensée?  Ce  fond  obscur  et  inconnu  ne  serait- 
il  pas  aussi  bien  et  beaucoup  mieux  appelé  matière  qu'es- 
prit? Ne  reviendrait-on  pas  par  là  à  la  notion  de  cho^e  que 
Fichte  avait  anathémalisée  dans  son  Introduction  à  la  Doc- 
trine de  la  science?  Ou  plutôt  n'est-ce  pas  un  concept  encore 
inférieur  à  celui  de  chose,  puisqu'il  ne  contient  rien,  absolu- 
ment rien? 

La  notion  de  sujet-objet  ne  peut  donc  se  conserver  que 
si  on  l'entend  d'une  manière  positive,  c'est-à-dire  comme 
contenant  à  la  fois  tout  le  réel  de  la  pensée  et  tout  le  réel 
de  la  nature  ou  de  l'être,  l'essence  de  l'une  et  de  l'autre.  Mais 
où  prendre  le  type  de  cette  identité  essentielle  de  la  pensée 
et  de  l'être,  dans  laquelle  ni  l'être  ne  précède  la  pensée,  ni 
la  pensée  l'être;  où  le  prendre,  dis-je,  si  ce  n'est  dans  la  con- 
science qui  nous  fournit  le  seul  type  réel  et  elTectif  d'un 
être  qui  est  à  la  fois  sujet  et  objet?  La  conscience  finie  ne 
peut  avoir  sans  doute  la  prétention  de  produire  la  nature, 
qui  lui  est  extérieure,  et  dans  laquelle  elle-même  est  apparue 
un  jour.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  la  conscience  infinie, 
de  ki  conscience  absolue.  C'est  de  la  conscience  qu'est  parti 
l'idéalisme  allemand  pour  parvenir  à  la  notion  de  sujet- 
objet;  mais,  arrivé  là,  il  supprime  la  conscience  comme  un 
état  inférieur.  Mais  alors  que  reste-t-il  que  l'on  puisse  ap- 
peler pensée  dans  le  terme  supérieur  où  l'on  est  arrivé,  et 
n'est-ce  pas  encore  une  fois  revenir  de  l'esprit  à  la  chose? 
L'idéalisme,  s'il  est  conséquent,  doit  donc  aller  jusqu'à  la 
conscience  absolue,  jusqu'à  l'identité  de  l'intelligible  et  de 
rintelligence,  jusqu'à  la  pensée  de  la  pensée,  c'est-à-dire 
à  l'union  de  la  pensée  subjective  et  de  la  pensée  objective- 
Or,  c'est  là  la  définition  même  de  l'esprit.  Le  terme  suprême 
où  se  consomme  l'identité  des  deux  termes  inférieurs  est 
donc  l'esprit  absolu. 

Uans  ces  termes  nous  ne  voyons  rien  qui  nous  empêche 


RÉALISME   ET    IDÉALISME  3:^3 

d'accepter  la  thèse  de  l'idéalisme,  qui  se  confondra,  selon 
nous,  avec  le  spiritualisme.  Tout  sera  le  produit  de  l'esprit 
absolu,  qui,  sans  rien  perdre  de  son  essence,  trouvera  dans  la 
nature  et  dans  l'esprit  une  double  expression  de  lui-même 
et  sera  par  conséquent  le  lien  des  deux  mondes.  Rien  n'em- 
pêche alors  d'entendre  la  nature,  avec  Schelling,  comme 
l'esprit  endormi,  éteint,  aspirant  à  se  réveiller,  et  le  moi,  au 
contraire,  comme  une  nature  qui  s'éveille.  La  nature  ne  sera 
pas  une  matière  morte,  abstraite,  ne  disant  rien  à  l'âme; 
elle  sera  l'enfance  de  l'àme,  l'âme  à  l'état  naïf  et  innocent, 
souverainement  aimable  ;  de  plus,  elle  sera  raisonnable  sans 
le  savoir,  étant  une  image  de  la  raison  ;  elle  nous  garantira 
toute  sécurité  et  toute  certitude,  parce  qu'elle  est  une  logi- 
que en  même  temps  qu'une  poésie.  L'esprit,  à  son  tour,  ne 
s'écartera  pas  de  la  nature,  ne  cherchera  pas  à  la  nier,  à 
en  douter,  à  en  gémir,  à  la  mépriser;  car  il  semble  qu'il 
est  lui-même  nature  et  que  la  vie  de  la  nature  est  en  lui. 
11  cherchera  donc  dans  la  nature  un  point  d'appui  pour 
s'élever  plus  haut. 

Il  nous  semble  donc  que  l'on  peut  conserver  toutes  les 
belles  conséquences,  toutes  les  belles  pensées,  toutes  les 
grandes  vérités  de  l'idéalisme  allemand,  tout  en  éclaircis- 
sant  les  équivoques  dans  lesquelles  il  s'est  sans  cesse  enve- 
loppé, parlant  tantôt  comme  David  Hume,  tantôt  comme 
d'Holbach,  tantôt  comme  Plotin,  tantôt  comme  Spinoza, 
tantôt  comme  Jacques  Bœhm.  Défini  et  limité  avec  préci- 
sion, il  peut  être  considéré  comme  le  développement  légi- 
time et  enrichi  de  la  philosophie  de  Platoffet  d'Aristote,  de 
Descartes  et  de  Leibniz.  Il  n'a  rien  de  contraire  à  un  théisme 
vraiment  philosophique,  celui  de  tous  les  grands  métaphysi- 
ciens et  de  tous  les  grands  théologiens.  Notre  thèse  est  donc 
qu'à  leur  terme  le  plus  élevé  l'idéalisme  et  le  spiritualisme 
ne  font  qu'un.   Hegel  va  rejoindre  Malebranche  et  Platon. 

FIN    DES    PRINCIPES    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    PSYCHOLOGIE 


APPENDICE 


ÉTUDES  CRITIQUES 


ArrENDICE 


ÉTUDES  CRITIQUES' 


LEÇON  D'OUVERTURE  D'UN   COURS   DE  THÉODICÉE^  (18G2) 

Messieurs, 

Appelé  par  la  bienveillance  de  M.  le  ministre  de  l'instruc- 
tion publique  à  la  suppléance  de  la  chaire  de  philosophie  dans 
cette  faculté,  je  n'ose  cependant,  quelle  que  soit  la  vivacité 
de  mes  sentiments,  le  remercier  de  cette  marque  de  confiance 
et  d'estime,  lorsque  je  viens  à  penser  qu'elle  vous  prive  pour 
quelque  temps  d'un  professeur  aimé,  dont  l'affabilité,  la  sim- 
plicité et  la  grâce  ajoutaient  tant  de  charme  aux  leçons  d'une 
philosophie  ingénieuse  et  exacte,  inventive  et  sensée.  Disci- 
ple et  successeurde  Joufîroy,  M.  Garnier  représente  ici  depuis 
vingt  ans  la  psychologie  française.  Peu  curieux  des  grandes 
aventures  métaphysiques,  il  a  recherché  et  s'est  assuré  le 
solide  et  durable  honneur  d'enrichir  la  science  de  faits  bien 
observés,  bien  démêlés,  bien  classés,  et  il  a  élevé  à  la  philo- 
sophie de  l'esprit  humain  un  monument  complet  oîi  l'his- 
torique des  opinions  et  la  critique  des  systèmes  s'unissent 

1.  Les  études  qui  suivent  sont  des  morceaux  qui  n'ont  pas  trouvé  place  dans 
la  série  des  cours  précédents;,  mais  qui  se  rattaclieut  aux  mêmes  matières  et 
qui  pourront  servir  de  compléments  et  d'éclaircissements. 

2.  Cette  leçon  a  été  ma  première  leçon  à  la  Sorbouue,  où  j'ai  débuté  en  18G2 
comme  le  suppléant  de  M.  Adolphe  Garnier.  Ou  peut  voir  si  elle  est  d'accord 
avec  l'enseignement  contenu  dans  cet  ouvrage. 


328  APPENDICE.    —   ETUDES    CRITIQUES 

heureusement  à  une  théorie  originale  et  toute  personnelle. 
Dans  l'exposition  qu'il  faisait  ici  de  ses  doctrines,  vous  aimiez 
à  entendre  une  parole  naturelle  et  juste,  ennemie  des  faux 
ornements,  mais  non  pas  des  agréments  tempérés  que  la 
philosophie  ne  s'est  jamais  interdits,  une  voix  convaincue 
sans  emphase,  retenue  sans  froideur,  organe  sincère  d'une 
âme  toujours  sereine  et  courageuse  malgré  les  plus  cruelles 
épreuves.  Tel  est  le  maître  dont  l'amitié  a  hien  voulu  ma- 
nifester le  désir  que  j'occupasse  momentanément  sa  place,  et 
dont  le  souvenir  toujours  présent  me  soutient  et  m'inquiète  à 
la  fois  dans  la  tâche  nouvelle  et  redoutable  que  j'entreprends 
aujourd'hui. 

M.  Garnier  devait  vous  entretenir,  cette  année.  Messieurs, 
des  principales  vérités  de  la  Théodicée,  et  j'ai  cru  ne  devoir 
rien  changer  au  choix  de  son  sujet.  Ce  sujet,  d'ailleurs,  est 
un  des  plus  intéressants  que  l'on  puisse  traiter  aujourd'hui. 
Quoique  les  chaires  de  la  Sorbonne  nouvelle,  héritières  des 
traditions  de  l'ancienne,  doivent  rester  étrangères  aux  bruits 
du  monde  et  au  tumulte  des  passions  contemporaines,  il  ne 
nous  est  pas  interdit  cependant  d'être  attentifs  aux  mouve- 
ments et  aux  révolutions  des  idées;  et,  tout  en  restant  dans 
les  hauteurs  sereines  de  la  science  désintéressée,  de  diriger 
nos  recherches  et  nos  méditations  du  côté  où  la  pensée  de 
tous  se  tourne  elle-même  avec  le  plus  d'ardeur.  Or,  com- 
ment méconnaître  qu'aujourd'hui  les  problèmes  relatifs  à  la 
nature  divine,  à  l'origine  des  choses,  aux  rapports  du  Créateur 
et  de  la  créature,  sont  en  possession  d'exciter  vivement 
l'inquiétude  et  la  curiosité?  Il  y  avait  donc,  dans  le  choix  du 
sujet  que  me  transmettait  le  titulaire  de  cette  chaire,  l'avan- 
tage d'une  opportunité  évidente,  qui  se  conciliait  d'ailleurs 
parfaitement  avec  les  convenances  austères  de  l'enseigne- 
ment scientifique. 

C'est  donc  des  principes  de  la  Théodicée,  c'est-à-dire  do 
l'existence  et  de  la  nature  de  Dieu,  que  nous  vous  entretien- 
drons cette  année,  et  dans  cette  première  leçon  nous  nous 
proposons  de  vous  faire  connaître  avec  quelque  précision  le 


LEÇON   D'OUVERTURE  329 

principal  débat  qui  s'agite  aujourd'hui  dans  cette  science  et 
le  rôle  que  nous  prendrons  dans  ce  débat. 

Il  est  une  objection,  Messieurs,  que  l'on  n'a  épargnée  à 
aucune  partie  de  la  philosophie,  mais  que  l'on  a  principale- 
ment dirigée  contre  la  Théodicée.  Cette  science,  a-t-on  dit, 
est  une  science  immobile,  à  laquelle  manque  le  signe  le  plus 
décisif  de  la  vérité  dans  les  sciences,  le  progrès  ;  toujours  par- 
tagée entre  les  mômes  systèmes,  les  mêmes  objections,  les 
mômes  réponses,  elle  peut  amuser  la  curiosité  des  rôveurs, 
mais  non  satisfaire  les  rigoureuses  exigences  d'un  esprit  vrai- 
ment scientifique.  Je  ne  méconnais  pas  la  portée  d'une  telle 
objection;  mais  je  ferai  observer  qu'il  peut  y  avoir  dans  une 
science  deux  sortes  de  progrès,  l'un  qui  consiste  à  augmen- 
ter le  nombre  des  vérités,  l'autre  à  diminuer  le  nombre  des 
erreurs.  Je  ne  chercherai  pas  si  la  Théodicée  a  fait  des  pro- 
grès dans  le  premier  sens,  mais  je  crois  pouvoir  affirmer 
qu'elle  en  a  fait  dans  le  second.  Or,  diminuer  les  chances 
d'erreur,  n'est-ce  pas  approcher  de  la  vérité  môme? 

Je  citerai  quelques-unes  des  erreurs  principales  qui  ont 
disparu  ou  qui  ont  perdu  beaucoup  de  leur  force  avec  le 
temps  en  Théodicée. 

L'une  des  solutions  les  plus  antiques  et  les  plus  vénérables 
du  problème  de  l'origine  des  choses  est  celle  que,  dans  les 
montagnes  de  l'Iran,  ce  personnage  mystérieux  dont  la  tra- 
dition nous  a  conservé  le  nom  de  Zoroastre  proposait  aux 
populations  paisibles  et  agricoles  de  la  Perse.  C'est  la  doc- 
trine des  deux  principes,  du  principe  bon  et  du  principe 
mauvais,  d'Ormuz  et  d'Ahriman.  Cette  doctrine,  que  nous 
pouvons  étudier  aujourd'hui  dans  les  débris  du  livre  religieux 
des  Perses,  le  Zend-Avesta,  était,  pour  le  temps  oii  elle  a  paru, 
une  haute  et  profonde  généralisation  des  phénomènes.  La 
vue  du  mal  et  du  bien,  de  l'ordre  et  du  désordre,  du  beau  et 
du  laid,  partout  môles  dans  l'univers,  devait  conduire  un 
esprit  méditatif  à  l'idée  d'une  lutte  originaire  dans  le  prin- 
cipe môme  des  choses.  Cette  conception,  d'ailleurs,  avait 
une  haute  portée  morale,   car  c'est  par  elle  que  l'homme 


330  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

a  compris  pour  la  première  fois  que  la  vie  est  un  combat; 
et  de  là  est  vernie  cette  grande  pensée  de  l'homme  double, 
homo  duplex,  qui  a  été  exprimée  depuis  d'une  manière  si 
énergique  et  si  profonde  par  le  plus  grand  apôtre  du  christia- 
nisme. 

La  doctrine  mythologique  des  deux  principes  est  devenue 
en  Grèce,  par  une  suite  de  transformations  et  par  des  com- 
munications souterraines  dont  nous  n'avons  pas  le  secret,  la 
doctrine  philosophique  que  l'on  appelle  le  dualisme.  Cette 
doctrine,  commune  à  Platon  et  à  Aristote,  a  été  surtout 
exposée  par  ce  dernier  de  la  manière  la  plus  précise.  Sui- 
vant lui,  Dieu  et  la  nature  sont  deux  existences  absolument 
séparées,  également  éternelles,  également  nécessaires.  Dieu 
ignore  la  nature,  la  nature  ignore  Dieu,  et  cependant  elle 
tend  éternellement  Aers  lui  par  un  mouvement  secret  et 
inconscient.  Tel  est  le  dualisme  philosophique  sous  sa  forme 
la  plus  rigoureuse  et,  si  j'ose  dire,  la  plus  violente. 

Eh  bien,  Messieurs,  consultons  l'histoire  de  la  philosophie 
depuis  Aristote;  consultons  surtout  la  philosophie  moderne, 
et  demandons-nous  ce  qu'est  devenue  la  doctrine  des  deux 
principes.  Elle  a  jeté  encore  quelque  éclat  dans  cette  hérésie 
que  saint  Augustin  a  rendue  si  célèbre,  le  manichéisme;  elle 
a  reparu  une  dernière  fois  dans  la  secte  des  albigeois  et  des 
vaudois,  derniers  héritiers  des  manichéens;  mais  dans  la 
science,  dans  la  philosophie,  elle  a  complètement  disparu. 
Pas  un  métaphysicien,  pas  un  philosophe  de  quelque  nom, 
depuis  Aristote,  n'a  eu  la  pensée  de  soutenir  qu'il  peut  y  avoir 
deux  principes  premiers;  pas  un  n'a  cru  que  le  mal  put  avoir 
un  principe  originel,  existant  par  soi;  pas  un  n'a  cru  que,  si 
Dieu  existait,  la  nature  fût  un  être  nécessaire,  ou  que,  si  la 
nature  était  un  être  nécessaire.  Dieu  existât.  — Enfin,  parmi 
les  innombrables  combinaisons  systématiques  que  l'esprit 
complique  des  philosophes  allemands  a  pu  inventer,  je  n'en 
connais  })as  une  qui  ait  renouvelé  la  doctrine  des  deux  prin- 
cipes, et  qui  ait  mis  en  présence  l'un  de  l'autre,  à  l'origine 
des  choses,  le  bien  et  le  mal,  la  nature  et  Dieu. 


LEÇON   D'OUVERTURE  331 

Je  voudrais  pouvoir  en  dire  autant  d'une  doctrine  égale- 
ment célèbre  et  d'une  antiquité  imposante,  la  doctrine  dos 
atomes.  Mais,  s'il  n'est  pas  permis  d'affirmer  que  cette  doc- 
trine a  disparu  dans  les  temps  modernes,  on  peut  soutenir 
sans  témérité  qu'elle  s'est  fort  afîaiblie  et  s'est  de  plus  en 
plus  discréditée.  Suivant  cette  hypothèse,  trop  connue  pour 
y  insister,  la  matière  est  le  principe  unique  et  éternel  de 
toutes  choses;  mais  la  matière  se  décompose  en  un  certain 
nombre  de  parties  infiniment  petites  et  indivisibles  que  l'on 
appelle  les  atomes  :  ce  sont  les  rencontres  de  ces  atomes  et 
leurs  innombrables  combinaisons,  diversifiées  à  l'infini  par 
les  difîérences  de  forme  et  de  situation,  qui  produisent  l'uni- 
vers et  toutes  ses  merveilles.  Cette  doctrine,  inventée  en 
Grèce  par  Leucippe  et  Démocrite,  renouvelée  par  Epicure,  a 
eu  la  gloire,  malgré  sa  sécheresse  et  son  aridité,  d'inspirer  le 
plus  beau  poème  philosophique  qu'il  y  ait  au  monde,  le  poème 
de  Lucrèce.  Mais,  dans  les  temps  modernes,  cherchez  le  nom 
de  quelque  grand  métaphysicien  qui  se  rattache  à  la  doctrine 
des  atomes,  vous  n'en  trouverez  pas.  Gassendi,  qui  l'a  défen- 
due au  xvni^  siècle,  n'est  qu'un  érudit,  et  encore  Gassendi, 
qui  était  chrétien,  ne  voyait  dans  la  doctrine  des  atomes 
qu'une  physique,  et  non  pas  une  théodicée.  Au  xvin^  siècle, 
ce  sont  les  philosophes  les  plus  grossiers  qui  présentent  cette 
hypothèse,  plutôt  comme  une  arme  contre  le  christianisme 
que  pour  ses  propres  mérites.  Diderot  lui-même  s'élève  au- 
dessus  et  la  transforme.  La  philosophie  allemande  moderne, 
dans  ses  représentants  de  premier  et  môme  de  second  ordre, 
n'a  jamais  invoqué  la  doctrine  des  atomes.  INI  en  Ecosse  ni  en 
France,  elle  ne  parait  avoir  eu  un  plus  grand  succès;  et  elle 
semble  n'avoir  plus  d'autre  destinée  que  d'être  la  métaphy- 
sique inavouée  de  ceux  qui  ne  veulent  pas  de  métaphysique. 
Je  dois  dire  cependant  qu'un  retour  de  fortune  était  réservé 
dans  notre  siècle  à  la  doctrine  des  atomes,  et  qu'abandonnée 
par  la  métaphysique,  elle  a  obtenu  la  faveur  des  sciences 
expérimentales  :  ce  n'est  pas,  je  l'avoue,  un  médiocre  hon- 
neur pour  cette  vieille  hypothèse  d'avoir  paru  aux  savants 


332  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

(le  notre  siècle  la  plus  commode  explication  des  phénomènes 
curieux  des  combinaisons  chimiques.  Mais,  sans  parler  des 
objections  qui  s'élèvent  dans  la  science  elle-même  contre  la 
théorie  atomique,  qui  ne  voit  la  différence  qu'il  y  a  entre 
une  hypothèse  physique  et  une  hypothèse  métaphysique?  La 
première  n'est  qu'une  explication  secondaire  et  toute  relative  ; 
la  seconde  est  une  explication  définitive  et  absolue.  Il  suffit 
au  physicien  que  l'hypothèse  explique  immédiatement  les 
faits  qui  tombent  sous  les  sens  :  peu  lui  importe  d'ailleurs 
que  cette  hypothèse  se  suffise  ou  ne  se  suffise  pas  à  elle-même. 
Il  n'a  pas  la  prétention  de  décider  si  les  atomes  existent  éter- 
nellement, nécessairement,  s'ils  sont  ou  ne  sont  pas  créés,  si 
le  mouvement  leur  est  essentiel,  si  les  lois  qui  les  régissent 
sont  les  conséquences  de  leur  nature  ou  les  décrets  d'une 
volonté  sage  :  il  ne  se  prononce  pas  sur  ces  questions,  qui 
sont  du  ressort  de  la  métaphysique,  et  non  de  la  chimie.  Or, 
nous  avons  vu  qu'en  métaphysique  cette  doctrine  avait  eu 
peu  de  représentants  dans  les  temps  modernes,  et  pas  un  de 
premier  ordre.  On  peut  donc  la  considérer  comme  étant  en 
décadence  et  comme  hors  d'état  de  répondre  aux  nouveaux 
besoins  de  la  pensée  spéculative. 

Ainsi  la  dualité  et  la  pluralité  indéfinie  des  principes  pre- 
miers sont  des  conceptions  que  la  science  a  tout  à  fait  aban- 
données ou  qu'elle  dédaigne  chaque  jour  davantage;  au  con- 
traire, il  est  une  idée  d'abord  obscure,  et  plus  ou  moins 
confusément  aperçue  par  la  mythologie  et  les  philosophies 
primitives,  mais  qui  avec  le  temps  a  été  de  plus  en  plus 
acceptée,  de  mieux  en  mieux  comprise  et  par  le  peuple  et 
par  les  philosophes  :  c'est  l'idée  de  l'unité  de  principe. 

J'en  dirai  autant  d'une  autre  idée  étroitemeut  liée  avec 
celle-là,  mais  qui  a  son  histoire  distincte,  l'idée  de  l'ordre 
dans  l'univers. 

Lorsque  les  hommes  commencèrent  à  jeter  les  yeux  avec 
quehjue  réilexion  sur  les  phénomènes  de  la  nature,  un  grand 
nombre  d'entre  eux  leur  j)aruront  si  éloignés  les  uns  des 
autres,  si  peu  liés,  si  fugitifs,  si  arbitraires,  si  bizarres,  qu'ils 


LEÇON    D'OUVERTURE  333 

furent  tentés  de  croire  que  ces  phénomènes  se  produisaient 
au  hasard  et  sans  causes  déterminées.  D'un  autre  côté,  d'au- 
tres phénomènes  se  présentaient  comme  étranges,  effroyables, 
funestes  :  hi  foudre,  les  volcans,  les  tempêtes,  les  tremble- 
ments de  terre  ;  ces  phénomènes  durent  leur  paraître  les  éclats 
d'une  nature  en  courroux  livrée  à  tous  les  désordres  d'une 
violence  aveugle  et  implacable.  Ainsi,  d'une  part,  des  phéno- 
mènes isolés  et  sans  lien;  de  l'autre,  des  phénomènes  redou- 
tables et  déréglés,  firent  naître  dans  l'esprit  des  hommes  deux 
idées  qui  ont  laissé  des  traces  profondes  dans  la  science  et  la 
philosophie  des  anciens  et  môme  des  modernes  :  d'une  part 
l'idée  du  hasard,  de  l'autre  l'idée  du  désordre. 

Qu'il  y  ait  dans  la  nature  du  hasard  et  du  désordre,  c'est 
ce  que  les  philosophes  de  l'antiquité,  même  les  plus  grands, 
ne  sont  pas  éloignés  d'admettre.  Platon,  par  exemple,  par  le 
dédain  qu'il  manifeste  pour  les  sciences  de  la  nature,  semble 
bien  indiquer  que,  dans  sa  pensée,  les  phénomènes  physiques 
sont  trop  désordonnés,  trop  peu  constants,  trop  contradic- 
toires, pour  être  soumis  à  des  lois.  Il  admettait  même,  on 
peut  le  dire,  le  hasard  comme  l'un  des  principes  des  choses; 
car  ce  qu'il  appelle  la  matière,  principe  absolument  indé- 
terminé, indifférent  à  toute  spécification,  n'est  guère  autre 
chose  que  la  contingence  absolue,  c'est-à-dire  le  hasard.  Aris- 
tote,  qui  avait,  bien  plus  que  Platon,  le  sentiment  de  la  nature, 
et  qui  possédait  déjà  par  anticipation  l'esprit  scientilique  des 
temps  modernes,  Aristote  cependant  admettait  des  jeux  et 
des  erreurs  de  la  nature  et  attribuait  à  la  matière  à  peu  près 
le  même  rôle  que  Platon.  Mais  c'est  surtout  dans  la  philo- 
sophie épicurienne  que  l'idée  du  hasard  règne  en  souveraine 
maîtresse.  Là,  tout  est  hasard  :  c'est  par  hasard  que  les  ato- 
mes se  meuvent;  c'est  par  hasard  qu'ils  se  rencontrent  et 
forment  des  combinaisons  de  toute  espèce;  c'est  par  hasard 
que,  parmi  ces  combinaisons,  se  trouvent  précisément  les 
êtres  organisés;  c'est  par  hasard  que  ces  êtres  se  multiplient 
sans  fin,  conformément  au  type  de  la  première  combinaison; 
c'est  par  hasard  que  les  animaux  ayant  des  yeux  s'en  sont 


33i  APPENDICE.    —    ÉTUDES    CRITIQUES 

servis  pour  voir;  des  jambes,  s'en  sont  servis  pour  marcher. 
L'ordre,  dans  cette  philosophie,  n'est  qu'un  accident  heu- 
reux; et,  par  un  renversement  étrange,  c'est  de  lui  qu'on 
peut  dire  qu'il  est  un  jeu,  une  erreur  de  la  nature.  Mais 
l'ordre  est  partout  mêlé  de  désordre,  et  le  grand  poète  de 
l'athéisme  trouve  la  nature  si  mal  faite,  si  mal  ordonnée, 
qu'il  s'écrie  :  ((  Comment  croire  que  cette  nature  soit  l'œuvre 
de  la  Divinité,  lorsqu'on  la  voit  si  remplie  de  fautes  et  d'er- 
reurs? » 

Nequaquam  nobis  divinilus  esse  creatam 
rsaluram  niiindi,  qua:;  taiita  esl  prœdita  culpa. 

Eh  bien,  Messieurs,  ces  deux  idées,  l'idée  du  hasard  et 
l'idée  du  désordre,  sont  au  nombre  des  erreurs  que  la  méta- 
physique, aidée,  je  le  reconnais,  par  le  progrès  des  sciences 
de  la  nature,  a  écartées  peu  à  peu,  et  à  la  fin  presque  entiè- 
rement repoussées  de  son  sein. 

Lorsque  Pythagore  disait  :  «  Les  nombres  sont  les  prin- 
cipes des  choses;  »  lorsque  Anaxagore  disait  :  «  Au  com- 
mencement tout  était  confondu,  mais  l'intelligence  a  tout 
démêlé;  »  lorsque  Platon,  dans  sa  genèse  poétique  du  Timéc, 
racontait  que  le  monde  avait  été  formé  par  Dieu  sur  le  plan 
d'un  monde  idéal  conçu  par  son  éternelle  intelligence;  lors- 
([ue  Aristote  montrait  la  nature  animée  d'un  inextinguible 
désir  de  perfection,  et  s'élevant  sans  cesse  de  forme  en 
forme,  de  beauté  en  beauté,  sans  jamais  atteindre  à  cette 
beauté  souveraine  dont  elle  est,  sans  le  savoir,  éternelle- 
ment éprise;  lorsque  les  Stoïciens  enfin  expliquaient  le  monde 
comme  une  sorte  d'animal  organise  et  vivant,  où  tout  cons- 
pire à  une  fin  commune  et  dont  Dieu  est  l'âme  partout 
présente,  partout  agissante,  partout  attentive,  ces  grandes 
conceptions,  si  supérieures  aux  hypothèses  frivoles  des 
Epicuriens,  ne  devaient-elles  pas  peu  à  peu  déshabituer  les 
hommes  de  croire  au  hasard  et  au  désordre,  et  même  les 
conduire  à  chercher  par  la  science  les  conditions  de  cet  ordre 
universel? 


LEÇON    D'OUVERTURE  33o 

Il  est  SI  vrai  que  la  métaphysique  a  précédé  la  science 
dans  la  conception  de  l'ordre  de  la  nature,  que  l'une  des  plus 
grandes  découvertes  scientifiques  des  temps  modernes,  celle- 
là  môme,  on  peut  le  dire,  qui  a  amené  après  elle  toutes  les 
autres,  la  découverte  de  Copernic,  est  d'abord  née  d'une  con- 
ception métaphysique  :  car  Laplace  nous  apprend  que  ce  qui 
a  conduit  Copernic  à  son  système,  c'est  l'idée  de  la  simpli- 
cité des  voies  de  la  nature.  11  trouva  qu'il  était  plus  simple 
de  concevoir  la  terre  tournant  autour  du  soleil  que  le  soleil 
autour  de  la  terre.  Parti  de  celte  idée,  il  examina  si  les  faits 
lui  étaient  conformes,  et  il  vit  que  son  hypothèse  les  expli- 
quait mieux  que  l'hypothèse  contraire.  Puis  vint  Kepler,  qui 
découvrit  les  lois  de  la  révolution  des  planètes.  A  la  vérité, 
il  montra  que  l'on  s'était  trompé  en  croyant  que,  le  cercle 
étant  la  plus  belle  et  la  plus  simple  des  courbes,  les  astres 
devaient  décrire  des  orbites  circulaires,  et  il  substitua  l'ellipse 
au  cercle.  Mais  d'abord  on  ne  s'était  pas  trompé  en  affirmant 
que  l'orbite  des  planètes  était  une  courbe  régulière;  et  d'ail- 
leurs les  lois  de  Kepler,  reliées  d'une  part  au  système  de 
Copernic,  et  de  l'autre  à  celui  de  Newton,  nous  révélaient  un 
monde  bien  autrement  simple  et  régulier  que  celui  de  Pto- 
lémée.  Puis  vint  Galilée,  qui  découvrit  les  lois  de  la  chute 
des  corps  et  détruisit  la  distinction  péripatéticienne  entre  le 
mouvement  naturel  et  le  mouvement  violent,  comme  s'il 
pouvait  y  avoir  quelque  mouvement  qui  ne  fût  pas  naturel, 
et  comme  si  le  mouvement  du  haut  en  bas  était  plus  naturel 
que  le  mouvement  de  bas  en  haut;  puis  Torricelli  et  Pascal, 
qui  démontrèrent  la  pesanteur  de  l'air  eL  ridiculisèrent  à 
jamais  V horreur  du  vide,  qui  n'était  encore  que  l'invocation 
du  hasard;  puis  Descartes,  qui,  par  un  système  erroné,  mais 
plein  de  grandeur  et  de  clarté,  chassa  de  la  science  les  qua- 
lités occultes,  autre  déguisement  de  la  puissance  aveugle  et 
fortuite  que  la  scolastique  faisait  concourir  avec  la  volonté 
divine  à  l'explication  des  choses  :  Descartes,  qui,  malgré  ses 
erreurs,  a  eu  la  gloire,  dit  d'Alembert,  de  voir  le  premier 
que  le  problème  du  monde  est  un  problème  de  mécanique; 


336  APPENDICE.   —    ÉTUDES   CRITIQUES 

puis  Newton,  qui  résolut  ce  problème  et,  généralisant  les 
lois  de  Kepler  et  de  Galilée,  fit  voir  que  les  innombrables 
mouvements  des  corps  célestes  peuvent  se  ramener  aux  mê- 
mes lois  que  la  chute  d'une  pomme;  puis  Euler,  Lagrange 
et  Laplace,  qui  portèrent  jusqu'à  la  dernière  précision  la  dé- 
monstration de  la  théorie  de  Newton,  et  firent  voir  qu'elle 
se  justifie  et  se  confirme  par  les  apparentes  perturbations 
que  l'on  invoquait  contre  elle;  puis  enfin  les  astronomes  de 
nos  jours,  qui,  par  leurs  beaux  travaux  sur  les  étoiles  dou- 
bles, nous  apprirent  que  la  loi  de  la  gravitation  ne  s'applique 
pas  seulement  à  notre  système  planétaire,  mais  au  système 
céleste  tout  entier. 

Dans  l'ordre  des  sciences  naturelles,  mêmes  progrès,  mê- 
mes résultats  :  partout  loi,  règle,  mesure,  proportion,  gra- 
dation, harmonie.  D'innombrables  observations  sont  d'abord 
accumulées,  sur  lesquelles  doivent  s'établir  les  théories  mo- 
dernes. Cuvier  est  le  ^'ewton  du  monde  organisé.  L'anato- 
mie  comparée  lui  révèle  les  admirables  lois  de  la  corrélation 
et  de  la  subordination  des  organes.  A  l'aide  de  ces  lois,  il 
distribue  tous  les  animaux  dans  un  plan  régulier  et  gra- 
dué; et,  sans  consentir  à  la  conception  hardie  de  son  rival 
Geoffroy  Saint-llilaire,  à  savoir  l'unité  de  type  des  êtres  vi- 
vants, il  accepte  cependant  et  démontre  scientifiquement  la 
grande  idée  pressentie  par  Aristote,  annoncée  par  Leibniz, 
d'une  échelle  de  la  nature.  L'anatomie  comparée  le  conduit 
encore  à  de  plus  étonnants  résultats.  Les  coquillages  retrou- 
vés sur  le  haut  des  montagnes,  et  que  la  vieille  physi({ue 
scolastique  considérait  encore  comme  des  jeux  de  la  nature, 
dernier  vestige  de  la  théorie  du  hasard,  avaient  déjà  révélé 
à  la  science  moderne  les  révolutions  antéhistoriques  de 
notre  globe.  Cuvier  détermina  l'ordre  de  ces  révolutions  par 
la  présence  des  différentes  classes  d'animaux  englouties  par 
chacune  d'elles.  Mais  ce  chaos  de  débris,  ces  catacombes 
d'ossements  entassés  pêle-mêle  par  des  déluges  immenses, 
par  des  éruptions  volcaniques  effroyables,  par  des  soulève- 
ments tantôt  lents,  tantôt  subits,  ce  Tartarc  d'espèces  à  jamais 


LEÇON   D'OUVERTURE  337 

détruites  et  qui  n'ont  pas  eu  de  nom,  comment  y  pénétrer, 
comment  y  apporter  la  lumière,  Tordre  et  la  loi?  Toujours 
par  le  grand  principe  de  la  corrélation  des  organes;  un  seul 
organe  donnant  tous  les  autres  par  ses  relations  nécessaires, 
les  organes  à  leur  tour  donnant  le  genre  de  la  vie,  les  mœurs, 
les  instincts.  L'idée  d'une  conformité  éternelle  de  la  nature 
avec  elle-même  lui  permettait  ainsi  de  remonter  la  série  des 
siècles,  qui  dépassent  en  antiquité  tout  ce  qu'a  jamais  pu 
rêver  l'orgueil  chinois  et  indien,  et  même  tout  ce  que  notre 
imagination  peut  concevoir  en  s'enflant  outre  mesure.  Ce 
monde,  dont  l'homme  était  absent,  nous  le  voyons  cependant 
tel  qu'il  a  pu  êlre,  grâce  au  génie  d'un  homme  dominé 
par  la  pensée  de  l'ordre  universel.  Je  ne  puis.  Messieurs, 
sans  tomber  dans  des  détails  disproportionnés  avec  l'objet 
de  cette  leçon,  effleurer  le  tableau  de  toutes  les  découvertes 
de  la  science  inspirée  par  l'idée  de  l'ordre  et  de  la  raison 
dans  l'univers,  et  servant  à  leur  tour  à  confirmer  cette  idée  ; 
je  ne  puis  que  vous  indiquer  les  merveilles  que  présente  le 
monde  des  animaux  microscopiques,  les  lois  curieuses  des 
métamorphoses,  les  lois  de  \a  génération  suivies  depuis  les 
plantes  les  plus  élémentaires  jusqu'aux  animaux  les  plus 
élevés;  et  enfin,  ce  qui  est  le  plus  merveilleux,  les  monstres, 
ce  scandale  de  la  raison,  ce  triomphe  de  l'athéisme  antique, 
les  monstres  ramenés  à  des  lois,  et  le  désordre  lui-même 
forcé  d'obéir  à  l'ordre. 

Mais  je  n'aurais  pas  tout  dit  sur  le  progrès  de  l'idée  de 
l'ordre  et  de  la  loi,  si  je  ne  vous  la  montrai&jusque  dans  les 
sciences  de  l'humanité,  dans  les  sciences  morales  et  politi- 
ques. Montesquieu,  le  premier,  aperçut  cette  vérité,  que  le 
profond  génie  de  Pascal  n'avait  pas  même  soupçonnée  :  c'est 
que  les  lois  elles-mêmes  ont  leurs  lois.  «  J'ai  cru,  nous  dit-il, 
que,  dans  cette  infinie  diversité  de  lois  et  de  coutumes,  les 
hommes  n'étaient  pas  seulement  conduits  par  leurs  fantai- 
sies. »  Ainsi  ces  lois  contradictoires,  ces  coutumes  absurdes 
et  bizarres,  ces  institutions  étranges  dont  triomphaient  les 
sceptiques,  nous  apprenons  par  Montesquieu   qu'elles   ont 


33S  APPENDICE.   —   ÉTUDES  CRITIQUES 

leur  raison,  et  (Iccouvrir  cette  raison,  c'est  faire  VE^^prit  des 
lois.  Vers  le  même  temps,  la  science  appliquait  cette  idée  de 
l'ordre  et  de  la  loi  à  des  faits  qui  paraissaient  encore  bien  plus 
variables  et  capricieux,  les  faits  économiques.  La  richesse, 
que  la  morale  représentait  presque  toujours  comme  le  pro- 
duit du  hasard,  et  dont  la  distribution  semblait  particulière- 
ment l'œuvre  du  destin,  la  richesse,  cet  objet  de  mépris  pour 
les  sages  antiques,  et  dont  ils  dédaignaient  d'étudier  la  na- 
ture; cet  objet  d'idolâtrie  pour  les  hommes  sensuels  et  gros- 
siers, qui  la  détruisent  en  la  poursuivant  par  de  faux  moyens, 
comme  les  Espagnols  dans  le  nouveau  monde,  la  richesse 
fut  ramenée  à  des  lois  précises  par  Quesnay  et  par  Adam 
Smith.  Enfin,  des  faits  d'une  nature  plus  générale  et  plus 
incertaine,  des  faits  où  la  sagesse  morale  et  politique  n'avait 
jamais  vu  que  des  accidents  irréguliers,  nés  du  caprice  des 
hommes,  de  l'intrigue,  du  hasard,  les  révolutions  des  Etats, 
étaient  à  leur  tour  considérés  comme  les  phases  d'un  ordre 
graduel  qui,  semblable  à  l'ordre  de  la  nature,  s'accomplit 
par  des  convulsions  douloureuses.  La  loi  de  la  perfectibilité 
et  du  progrès,  loi  entrevue  par  quelques  sages,  mais  qui 
devait  être  la  grande  conquête  du  xvni*  siècle,  était  en 
quelque  sorte  découverte  aux  lueurs  d'une  révolution  san- 
glante; et  Condorcet,  qui  mourait  victime  de  cette  révolution 
même,  nous  léguait  comme  sa  vengeance  ce  grand  espoir 
d'un  progrès  continu  et  d'un  alTranchissement  chaque  jour 
plus  complet  de  l'espèce  humaine. 

Ainsi,  deux  idées  fondamentales  ont  peu  à  peu  triomphé 
des  préjugés  populaires  et  des  préjugés  philosophiques  : 
c'est,  d'une  part,  l'idée  d'un  principe  unique  du  monde;  de 
l'autre,  l'idée  d'un  ordre  universel,  d'un  plan  toujours  et 
partout  fidèlement  suivi.  La  dualité  et  la  pluralité  dans  le 
principe  des  choses,  le  hasard  ou  le  désordre  dans  leur 
développement,  sont  des  erreurs  qui  ont  entièrement  disparu 
ou  qui  se  dissipent  chaque  jour  davantage.  Mais,  s'il  en  est 
ainsi,  en  quoi  consiste  donc  le  problème  philosophique  de 
notre  temps? 


LEÇON   D'OUVERTURE  339 

Il  se  présente,  Messieurs,  sous  deux  aspects,  et  se  ramène 
à  deux  questions.  Et  d'abord,  la  question  n'est  plus  de  savoir 
si  ce  principe  est  un  ou  multiple,  mais  si  ce  principe  est 
tout,  La  tendance  qui  entraîne  les  esprits  vers  l'unité  est  si 
forte  aujourd'hui  qu'elle  n'a  plus  besoin  d'être  encouragée, 
mais  plutôt  d'être  contredite  et  retenue. 

Les  sciences  physiques,  de  plus  en  plus  enivrées  de  leurs 
conquêtes,  aspirent  à  l'unité  de  loi,  à  l'unité  de  cause,  à 
l'unité  de  matière,  au  risque  de  rendre  inexplicable  la  diver- 
sité des  phénomènes.  Les  sciences  naturelles  sont  partagées 
comme  les  sciences  philosophiques;  mais  ceux  qui  s'y  don- 
nent comme  les  représentants  du  progrès  affirment  l'unité 
de  type  entre  tous  les  êtres  vivants  et  organisés,  au  risque  de 
détruire  l'originalité  des  espèces  et  la  dignité  propre  de  cha- 
cune d'elles.  Les  sciences  morales  et  politiques,  dans  leurs 
représentants  les  plus  avancés  ou  qui  se  croient  tels,  rêvent 
une  société  universelle  où  périrait  la  personnalité  des  nations, 
et  dans  l'État  une  unité  souveraine  non  moins  menaçante 
pour  l'indépendance  des  individus.  Enfui,  la  métaphysique, 
enveloppant  toutes  ces  unités  secondaires  dans  une  unité 
absolue,  absorbe  en  une  même  substance  la  nature  et  l'hu- 
manité, immolant  sans  scrupule,  par  cette  conception  renou- 
velée de  l'antique  Orient,  et  le  libre  arbitre,  et  la  responsa- 
bilité morale,  et  l'immortalité  de  l'àme.  Le  problème  est 
donc  celui-ci  :  en  dehors  de  ce  principe  primitif  des  choses, 
cause  et  substance  absolue,  y  a-t-il  place  pour  des  existences 
individuelles,  pour  des  substances  subordonnées  et  pour  des 
causes  secondes?  La  distinction  des  êtres,  des  espèces,  des 
individus,  n'est-elle  qu'une  apparence  phénoménale  et  toute 
passagère,  une  suite  de  métamorphoses  d'une  substance 
unique  livrée  à  un  éternel  devenir?  Ou  bien  cette  distinction 
est-elle  réelle  et  profonde,  et  correspond-elle  dans  la  nature 
des  choses  à  une  distinction  véritable?  Devons-nous  enfin 
prendre  pour  devise  le  mot  célèbre  de  Lessing  :  "Ev  7.7.1  irâv, 
u)i  et  tout;  ou  devons-nous,  au  contraire,  distinguer  le  tout, 
c'est-à-dire  le  monde,  de  l'unité,  c'est-à-dire  de  Dieu?  Yoilà 


340  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

le  premier  aspect  sous  lequel  se  présente  le  problème  philo- 
sophique de  notre  temps.  Voici  le  second. 

Nous  avons  vu  que  pour  tous,  peuple,  métaphysiciens  et 
savants,  la  raison  éclate  à  cha(|ue  pas  dans  l'univers.  Elle 
éclate  aux  yeux  du  vulgaire  dans  la  beauté  et  l'harmonie  de 
ses  spectacles;  aux  yeux  des  philosophes  et  des  savants,  dans 
la  simplicité  et  la  hxité  de  ses  lois.  Mais  maintenant  cette 
raison  qui  est  dans  les  choses  est-elle  inhérente  à  leur  nature, 
ou  leur  est-elle  communiquée  ?  Cette  raison  est-elle  une  rai- 
son aveugle  et  inconsciente,  semblable  à  l'instinct  de  l'abeille, 
se  développant  logiquement,  fatalement,  dans  le  temps  et  dans 
l'espace,  sans  se  connaître  elle-même,  si  ce  n'est  lorsqu'elle 
arrive  à  la  conscience  dans  l'humanité  :  et  encore  quelle  con- 
naissance obscure  et  incomplète  I  Ou  bien  est-elle  une  raison 
éternelle  et  parfaite,  se  sachant  et  se  possédant  elle-même, 
connaissant  ses  œuvres  et  les  conduisant  avec  prévoyance 
vers  la  fin  qu'elle  leur  a  fixée?  L'ordre  des  choses  est-il  un 
ordre  de  nécessité  ou  un  ordre  de  sagesse,  un  ordre  mathé- 
matique ou  un  ordre  moral,  un  ordre  existant  par  soi-même 
ou  un  ordre  voulu  et  préparé  d'avance  par  une  cause  supé- 
rieure à  lui?  Telle  est,  Messieurs,  la  seconde  question,  qui,  au 
fond,  se  ramène  à  la  première,  car  l'une  et  l'autre  peuvent 
se  résumer  en  une  question  unique  :  le  monde  est-il  tout?  le 
monde  est-il  Dieu? 

Tel  est  le  débat,  Messieurs,  dont  je  veux  vous  entretenir 
cette  a;mée,  et  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  en  faire  remarquer 
la  gravité.  Ce  n'est  pas  le  lieu  d'entrer  aujourd'hui  dans  la 
discussion  de  ce  débat.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que  nous 
n'hésitons  pas  à  y  prendre  parti,  et  que  nous  soutiendrons 
de  toutes  nos  forces  la  distinction  de  Dieu  et  du  monde. 

Mais,  sans  vouloir  aborder  une  discussion  prématurée, 
peut-être  est-il  opportun  d'examiner  et,  s'il  est  possible, 
d'écarter  dès  aujourd'hui  quelques  objections  préliminaires 
qui,  sans  toucher  au  fond  des  choses,  gênent  et  embarrassent 
les  questions,  et  jettent  dans  les  esprits  mal  préparés  des 
préventions  défavorables  à  la  cause  que  nous  soutenons. 


LEÇON   D'OUVERTURE  341 

Yoici,  par  exemple,  l'une  de  ces  objections  :  la  théodicée 
spiritiialiste,  dit-on,  celle  qui  sépare  Dieu  et  la  nature,  est 
une  vieille  théodicée;  elle  est  usée,  surannée  :  c'est  une  théo- 
dicée d'ancien  régime. 

Cette  objection,  peu  philosophique  en  elle-même,  est  ce- 
pendant redoutable  dans  un  pays  où  nul  n'aime  à  passer  pour 
vieux,  et  dans  un  temps  oii  la  vieillesse  des  idées  est  devenue 
un  travers  comique  que  l'on  traduit  sur  la  scène.  Mais,  je  le 
demande,  une  doctrine  est-elle  nécessairement  fausse  parce 
qu'elle  est  ancienne,  nécessairement  vraie  parce  qu'elle  est 
nouvelle?  Nous  avons,  il  faut  l'avouer,  retourné  ici  complè- 
tement le  préjugé  de  nos  pères.  Autrefois,  c'était  une  grave 
objection  contre  une  doctrine  que  d'être  nouvelle,  et  tous  les 
novateurs  s'efforçaient  d'établir  qu'ils  n'inventaient  rien. 
Aujourd'hui,  ceux-là  mêmes  qui  n'inventent  rien  s'etTorcent 
de  faire  croire  qu'ils  sont  novateurs,  et,  grâce  à  l'ignorance 
du  public,  ils  y  réussissent;  de  telle  sorte  que  nous  sommes 
obligés  de  combattre  comme  nouvelles  des  idées  que  nous 
trouvions  surannées  il  y  a  vingt  ans.  Autrefois,  c'étaient  l'an- 
tiquité, l'autorité,  qui  paraissaient  les  signes  infaillibles  de 
la  vérité;  on  a  fait  voir  que  c'était  un  excès.  Mais  faut-il  se 
précipiter  dans  l'excès  contraire,  et  rejeter  une  opinion  par 
cette  seule  raison  qu'elle  date  de  loin  et  remonte  très  haut 
dans  la  suite  des  âges?  Faut-il  rejeter  sans  examen  ce  que 
l'on  admettait  autrefois  sans  examen,  et  par  la  même  raison? 
A  la  folie  de  la  tradition  devons-nous  substituer  la  folie  de 
l'innovation?  Ayant  secoué  le  joug  du  passé,  devons-nous 
nous  livrer  au  joug  de  l'avenir,  ne  considérant^amais  les  idées 
en  elles-mêmes,  mais  seulement  par  leur  date,  rejetant  avec 
mépris  celles  d'hier,  adoptant  avec  enthousiasme  celles  d'au- 
jourd'hui, mais  déjà  impatients  de  deviner  celles  de  demain, 
do  crainte  de  rester  attachés  une  seconde  de  trop  à  la  vérité 
qui  va  passer?  Cette  accélération  de  mouvement  que  nous 
voyons  autour  de  nous  dans  la  vie  matérielle,  devons-nous 
la  transporter  dans  l'ordre  de  la  pensée,  toujours  haletants 
après  une  doctrine  nouvelle,  et  la  méprisant  aussitôt  qu'elle 


342  APPENDICE.  —   ÉTUDES  CRITIQUES 

a  paru?  Je  ne  puis,  pour  ma  part,  m'associer  à  cet  emporte- 
ment, et  il  me  semble  que  le  nouveau  n'a  de  prix  qu'à  la 
condition  de  s'ajouter  à  un  fonds  déjà  formé  et  qui,  par  cela 
même,  a  nécessairement  quelque  antiquité. 

Mais  pour  ramener  la  question  au  point  précis  qui  nous 
occupe,  est-il  vrai  que  la  doctrine  qui  distinguo  Dieu  et  la 
nature  soit  beaucoup  plus  vieille  que  celle  qui  les  confond? 
Vous  dites  que  nos  doctrines  sont  celles  de  Leibniz;  nous 
répondons  que  les  vôtres  ressemblent  fort  à  celles  de  Spi- 
noza :  elles  ne  sont  donc  pas  d'invention  plus  récente.  Et 
même,  à  dire  la  vérité,  le  Dieu-nature  est  plus  ancien  que  le 
Dieu-esprit,  et  voilà  bien  des  siècles  qu'il  s'appelle  Brahma. 
Vous  dites,  à  la  vérité,  que  vous  avez  fait  de  grands  progrès 
depuis  Spinosa  :  nous  disons  aussi  que  nous  on  avons  fait 
depuis  Leibniz.  Qu'avez-vous  ajouté  aux  principes  de  Spi- 
noza? Une  seule  idée,  l'idée  du  progrès.  Vous  avez  soumis 
Dieu  lui-même  au  progrès.  Voilà  la  grande  nouveauté  de 
la  philosophie  allemande  :  Dieu  se  développe  ;  lui  aussi 
aspire  sans  cesse  au  nouveau;  il  se  fait  à  lui-même  dos  révo- 
lutions. Mais  l'idée  du  progrès,  nous  l'admettons  comme 
vous;  elle  n'a  rien  d'incompatible  avec  les  principes  du  spi- 
ritualisme; et  peut-être  même  se  concilio-t-ello  mieux  avec 
lui  :  seulement,  le  progrès  n'est  pour  nous  qu'un  attribut 
de  la  nature  et  de  l'humanité,  et  non  pas  de  Dieu  lui-même. 
Mais  il  est  une  autre  idée,  que  vous  effacez  autant  que  pos- 
sible, à  laquelle  nous  nous  attachons  de  toutes  nos  forces,  et 
qui  est  le  trait  distinctif  du  spiritualisme  contemporain  : 
c'est  l'idée  de  la  personnalilé  liumaine;  cette  idée,  dont  le 
germe  est  dans  Leibniz,  mais  (juo  la  philosopliie  morale  et 
politique  du  xvni°  siècle  a  tant  contribué  à  développer  et  à 
éclaircir,  cette  idée,  qui  est  le  principe  du  droit  et  de  la  liberté 
dans  l'ordre  social,  du  devoir  dans  l'ordre  moral,  nous  est 
ici  même,  dans  l'ordre  métaphysique  et  religieux,  le  plus  sûr 
garant  de  la  distinction  de  l'homme  et  de  Dieu,  de  Dieu  et 
de  la  nature.  Vous  apprécierez  plus  tard,  Messieurs,  la  portée 
de  cette  idée;  qu'il  nous  suffise  de  l'indiquer  ici  comme  une 


LEÇON   D'OUVERTURE  343 

preuve  que  le  spiritualisme  de  nos  jours  n'est  pas  la  répéti- 
tion immobile  et  surannée  des  opinions  d'un  autre  siècle. 

On  nous  dit  encore  :  «  La  tbéodicée  spiritualiste  est  une 
théodiccc  populaire,  une  tbéodicée  de  sens  commun;  elle 
n'est  pas  scientifique.  » 

Cette  objection  paraîtra  sans  doute  étrange  aux  personnes 
qui  n'ont  pas  l'habitude  des  combats  philosophiques.  Ces 
personnes  seraient  sans  doute  disposées  à  croire  que  c'est  un 
mérite  pour  une  doctrine  de  ne  pas  être  en  désaccord  avec 
le  sens  commun;  mais  il  faut  qu'elles  apprennent  que  c'est 
là,  au  contraire,  un  très  mauvais  signe,  et  que  la  plus  grande 
injure  que  l'on  puisse  faire  à  un  philosophe  de  nos  jours, 
c'est  de  lui  dire  qu'il  a  le  sens  commun  ;  car  c'est  lui  dire 
qu'il  manque  de  profondeur,  d'originalité,  d'indépendance, 
d'esprit  scientifique.  Aussi  ceux  qui  aspirent  à  ces  grandes 
facultés  n'ont-ils  rien  de  plus  à  cœur  que  de  décliner  toute 
connivence  avec  le  sens  commun;  ils  le  tiennent  à  distance 
et  professent  que  la  première  qualité  du  philosophe  est  de  le 
mépriser.  J'avoue  ne  pas  très  bien  comprendre  les  raisons 
de  ces  fastueux  anatbèmcs.  J'accorde  que  la  philosophie 
ne  doit  pas  être  l'esclave  du  sens  commun,  qu'elle  ne  doit 
pas  s'y  soumettre  à  l'aveugle  comme  à  une  autorité  infail- 
lible et  irréfragable  ;  mais  je  ne  vois  pas  pourquoi  elle 
s'imposerait  l'obligation  de  le  mépriser.  Après  tout,  le  sens 
commun  se  compose  des  mômes  facultés  que  la  philosophie. 
Il  n'y  a  pas  deux  sortes  de  facultés  humaines,  les  unes  pour 
}e  vulgaire,  les  autres  pour  le  philosophe  :, c'est  au  fond  tou- 
jours la  môme  intelligence  s'exerçant  par  des  procédés  ana- 
logues. Lorsque  le  sens  commun  a  besoin  de  savoir  la  vérité 
sur  quelque  objet,  il  sait  bien  employer  les  moyens  néces- 
saires pour  arriver  à  son  but.  Or,  les  questions  morales  et 
religieuses  étant  d'un  intérêt  permanent  pour  l'humanité,  et 
étant  môlées  aux  actions  de  chaque  jour,  qu'y  aurait-il 
d'étonnant  à  ce  que  le  sens  commun,  par  une  suite  nombreuse 
d'observations  et  d'expériences,  par  les  ré  flexions,  les  induc- 
tions, les  conclusions  que  les  faits  lui  auraient  suggérées, 


344  APPENDICE.   —  ÉTUDES  CRITIQUES 

fût  arrivé  à  quelques  principes  qui  ne  seraient  pas  très  éloi- 
gnés de  la  vérité?  Pourquoi  n'y  aurait-il  pas  une  sorte  de 
philosophie  spontanée,  moins  précise,  moins  rigoureuse^ 
moins  profonde  que  la  philosophie  scientifique,  mais  en 
revanche  ne  connaissant  pas  les  entêtements  d'école,  les 
subtilités  artificielles  de  cabinet  et  les  recherches  affectées 
d'une  pensée  originale?  Pourquoi  le  philosophe  mépriserait- 
il  cette  philosophie  populaire  et  naïve  qui  serait  la  voix  de 
l'humanité,  et  pourquoi  tiendrait-il  tant  à  la  contredire? 
Pourquoi,  étant  homme,  serait-il  fier  de  ne  pas  penser  comme 
les  hommes?  Ajoutez  à  cela  que  le  sens  commun  ne  doit 
pas  tout  à  lui-même,  mais  qu'il  a  été  en  partie  institué 
et  formé  par  les  philosophies  et  les  religions,  lesquelles 
sont  aussi  de  grandes  philosophies,  et  qu'il  est  à  la  fois  le 
résumé  de  la  sagesse  populaire,  de  la  sagesse  religieuse  et 
de  la  sagesse  philosophique;  et  qu'ainsi  la  philosophie,  en 
le  respectant,  se  respecte  elle-même  et  se  contemple  dans 
ses  propres  œuvres,  f^nfin,  nous  ne  pensons  pas  que  la  voix 
du  peuple  soit  toujours  la  voix  de  Dieu;  mais,  sans  divini- 
ser l'humanité,  nous  l'honorons;  et  nous  sommes  heureux, 
dans  notre  faiblesse,  de  nous  rencontrer  avec  les  croyances 
naturelles  des  hommes. 

La  troisième  objection  est  du  même  genre  que  la  précé- 
dente :  «  Votre  théodicée,  nous  dit-on,  est  la  théodicée  du 
cœur,  la  théodicée  du  sentiment;  ce  n'est  pas  la  théodicée 
de  la  raison.  » 

Cette  objection  est  encore  une  de  celles  qui  peuvent  être 
les  plus  redoutables  aujourd'hui.  Telles  sont  les  révolutions 
des  mœurs  et  des  habitudes.  Il  y  a  trente  ans,  on  adectait 
.  dans  tous  les  écrits  l'enthousiasme,  la  passion,  la  sensibilité; 
c'eût  été  alors  pour  une  philosophie  la  plus  mauvaise  note 
que  de  n'avoir  à  son  service  que  la  froide  logique;  et  les 
écrits  de  ce  temps  dirigés  contre  la  philosophie  spirilualiste 
lui  reprochaient  précisément  de  manquer  de  sensibilité,  et 
de  vouloir  froidement  imiter  les  procédés  des  sciences  phy- 
siques et  naturelles.  On  disait  alors,  en  philosophie  :  «  Eh 


LEÇON   D'OUVERTURE  353 

quoi!  ne  sentez-vous  rien  sous  la  mamelle  gauche'?  »  Tel 
était  Fétat  des  esprits  il  y  a  une  trentaine  d'années.  Aujour- 
d'hui, nous  assistons  à  un  spectacle  contraire  ;  nous  afîectons 
la  froideur,  la  sécheresse,  le  mépris  des  sentiments  du  cœur, 
et  les  héros  de  romans  sont  eux-mêmes  des  hommes  posi- 
tifs. Je  crois.  Messieurs,  qu'il  faut  éviter  toutes  les  modes 
et  toutes  les  affectations,  aussi  bien  la  mode  de  la  séche- 
resse et  du  froid  que  celle  de  la  sensibilité  inutile  et  du  faux 
enthousiasme.  Il  est  certain,  et  personne  ne  le  nie,  que  l'on 
ne  fait  la  philosophie  qu'avec  la  raison,  et  non  avec  le  cœur; 
que  le  vrai  est  l'objet  de  l'entendement,  non  de  la  sensibilité. 
Mais,  cela  accordé,  dois-je  détruire  en  moi  la  nature  au  pro- 
fit de  la  science?  Pour  être  philosophe,  suis-je  donc  forcé 
de  ne  plus  être  un  homme?  Et  faut-il  que  la  vérité  me  soit 
indifférente  pour  qu'elle  soit  la  vérité?  Pour  qu'une  philoso- 
phie soit  vraie,  faut-il  absolument  qu'elle  soit  en  contradic- 
tion avec  les  besoins  de  notre  cœur,  et  suffit-il  donc  qu'elle 
les  satisfasse,  pour  être  par  là  même  suspecte  et  mise  en  dé- 
fiance? Je  vais  plus  loin  :  les  raisons  du  cœur,  comme  on  les 
appelle,  ne  sont  certainement  pas  les  premières  que  le  phi- 
losophe doive  employer;  mais  elles  sont,  si  j'ose  le  dire,  des 
appoints  considérables,  et  à  tous  égards  respectables.  La  plus 
médiocre  expérience  de  la  vie  philosophique  nous  a  bientôt 
appris  que  la  prétention  de  tout  prouver  et  de  tout  expliquer 
est  au-dessus  des  forces  de  notre  nature.  Quoi  que  l'on  fasse, 
il  y  a  des  solutions  de  continuité.  Là  où  la  philosophie  ne  sait 
plus  et  ne  voit  plus,  l'homme  prend  sa  place;  le  cri  du  cœur 
est  un  argument  extra-philosophique  sans  lequel  il  n'y  a  pas 
de  philosophie  complète.  Qui  osera  dire  que  Pascal  n'ajoute 
rien  à  la  philosophie  de  Descartes?  Je  ne  parle  pas  de  sa 
théologie,  mais  de  cette  science  profonde  de  l'âme  humaine, 
qu'il  doit  à  un  cœur  aussi  vaste  qu'ardent,  et  de  cette  expé- 
rience de  la  vie,  cent  fois  plus  féconde  à  mes  yeux  que  la 
fastidieuse  algèbre  du  Traité  des  sensations. 

1.  P.  Leroux,  Rêfutalion  de  l'cclectismc,  p.  104. 


346  APPENDICE.   —  ÉTUDES    CRITIQUES 

Voici  enfin  la  dernière  oLjection  que  j'examinerai.  Si  votre 
doctrine  était  la  vérité  même,  nous  dit-on,  elle  s'imposerait 
comme  toute  vérité  démontrée  aux  plus  récalcitrants.  Quel- 
qu'un s'oppose-t-il  à  une  théorie  d'astronomie  ou  de  chimie? 
Oui,  sans  doute,  pendant  quelque  temps,  et  tant  que  la  théo- 
rie n'est  pas  démontrée;  mais  il  vient  un  moment  où  le  vrai 
l'emporte,  et  le  faux  disparaît  pour  toujours.  Mais  vous, 
depuis  que  la  philosophie  existe,  vous  n'avez  jamais  pu 
faire  prédominer  votre  doctrine  sur  les  autres,  ni  les  écarter 
définitivement.  Le  combat  recommence  sans  cesse,  et  ce 
combat,  dont  on  ne  voit  pas  la  fin,  dépose  contre  vous.  Sans 
doute  quelques  erreurs  ont  pu  disparaître,  et  vos  adversaires 
ont  peut-être  contribué  autant  que  vous  à  les  écarter.  Mais 
le  grand  débat  entre  Dieu  et  la  nature,  sous  une  forme  ou 
sous  une  autre,  est  toujours  là,  aussi  ardent,  aussi  stérile 
que  le  premier  jour. 

Voilà,  Messieurs,  une  grave  difficulté;  et  si  je  connaissais 
quelque  moyen  d'y  échapper,  je  vous  dirais  :  «  Prenez-le  à  tout 
prix;  mais  je  n'en  connais  pas  un  seul.  »  Cette  difficulté  pèse 
sur  tout  le  monde  sans  exception  ;  elle  est  le  lot  de  la  race 
humaine,  elle  est  le  prix  amer  auquel  s'achètent  les  joies  de 
la  pensée.  Non,  je  ne  connais  pas  un  seul  moyen  de  l'éviter, 
cette  difficulté  redoutable.  Je  me  bornerai  aux  faits,  dit  l'un; 
je  ne  ferai  pas  de  système.  Mais  cela  même  est  un  système. 
—  Je  me  renferme  dans  la  pratique,  dit  l'autre;  je  renonce- 
rai à  toute  théorie.  Mais  cela  même  est  une  théorie.  —  Je 
renie  la  raison  et  je  n'écoute  plus  que  la  foi.  Mais  ne  voyez- 
vous  pas  que  c'est  là  encore  se  servir  de  la  raison  contre  la 
raison?  —  Je  concilierai  tous  les  systèmes  dans  un  système 
unique.  Vous  en  ferez  un  de  plus,  et  voilà  tout.  —  Je  n'étu- 
dierai (juc  les  sciences  positives  et  exactes,  et  je  dirai  qu'il 
n'y  a  pas  de  philosophie.  Mais  c'est  là  une  philosophie.  — 
Je  me  réduis  au  sens  commun.  Mais  le  sens  commun  pense, 
c'est-à-dire  qu'il  dispute.  Est-ce  donc  seulement  dans  les 
écoles  de  philosophie  que  les  hommes  ne  sont  pas  d'accord? 
Les  voyez-vous  donc  si  près  de  s'entendre  dans  les  tribunaux, 


LEÇON   D'OUVERTURE  347 

dans  les  assemblées,  dans  les  salons?  Et  pourquoi?  c'est  que 
partout  les  mêmes  questions  s'agitent  sous  des  formes  dif- 
férentes, et  que  les  hommes  ne  peuvent  se  désintéresser  dans 
ces  questions.  Vous-mêmes  qui  parlez,  sceptiques,  critiques, 
positivistes,  croyants,  vous  qui  reprochez  à  la  philosophie 
ses  combats,  vous-mêmes,  vous  n'êtes  pas  en  dehors  et  au- 
dessus  de  la  mêlée,  vous  y  êtes  comme  nous,  avec  nous. 
Vous  n'êtes  pas  des  juges  impartiaux  et  désintéressés;  vous 
êtes  des  plaideurs  passionnés  comme  nous-mêmes,  car  c'est 
de  votre  cause  aussi  bien  que  de  la  nôtre  qu'il  s'agit. 

Sachons  donc  reconnaître  le  caractère  propre  des  sciences 
morales,  des  sciences  oîi  l'homme  est  en  jeu.  Dans  ces  sortes 
de  sciences,  la  démonstration  n'est  pas  tout;  la  volonté  y  a 
sa  part'.  Après  avoir  examiné,  pesé  et  comparé  les  raisons, 
c'est  à  nous  qu'il  appartient  de  choisir.  Le  choix,  voilà  le 
caractère  original  des  sciences  philosophiques  et  morales  : 
voilà  ce  qui  n'a  pas  lieu  dans  les  sciences  positives,  excepté 
dans  celles  qui  touchent  à  la  philosophie,  c'est-à-dire  qui 
louchent  à  l'homme.  Nous  choisissons  en  morale;  nous  choi- 
sissons en  politique,  en  littérature,  en  jurisprudence,  en  his- 
toire et,  il  faut  le  dire  aussi,  nous  choisissons  en  théodicée; 
de  là  vient  que,  dans  ces  sortes  de  sciences,  on  a  une  cause, 
des  opinions,  des  convictions,  toutes  choses  qui  supposent  un 
choix  et  le  concours  de  l'àme  avec  la  raison.  Oui,  en  philo- 
sophie, la  raison  n'est  pas  tout  :  l'àme  et  le  caractère  y  ont 
leur  part  :  c'est  la  faiblesse  de  cette  science,  si  vous  le  vou- 
lez, mais  c'en  est  aussi  la  grandeur;  car  le  choix  suppose  la 
responsabilité.  C'est  par  là  qu'elle  s'attache  si  fortement  ceux 
qui  s'y  livrent  et  qu'elle  saisit  leur  cœur  en  même  temps 
que  leur  pensée.  Ils  disent  avec  Aristote  :  «  La  philosophie 
ne  donne  pas  des  résultats  aussi  certains  que  les  sciences  de 
la  nature,  mais  son  objet  est  si  relevé  qu'il  compense  par  sa 


1.  Ou  voit  que,  dès  cette  époque,  uous  u'avious  pas  négligé  de  voir  le  rôle 
que  joue  la  volonté  dans  le  choix  des  opinions  philosophiques;  mais  uous 
n'aurions  pas  consenti  à  lui  sacrifier  tout,  comme  on  le  fait  aujourd'hui.  Voir 
plus  loin  :  la  Philosophie  de  la  croyance. 


3'.8  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

grandeur  ce  qui  lui  manque  en  clarté.  Les  moindres  perfec- 
tions, à  peine  entrevues,  de  la  personne  aimée,  ont  plus  de 
prix  que  les  avantages  les  plus  éclatants  des  autres  objets.  » 
Ainsi,  Messieurs,  dans  le  débat  qui  s'agite  autour  de  nous, 
et  que  tous  les  siècles  ont  plus  ou  moins  connu,  nous  avons 
examiné  le  pour  et  le  contre,  nous  avons  vu  et  cru  voir  le 
fort  et  le  faible  de  nos  adversaires  comme  de  nous-mêmes; 
nous  n'ignorons  aucune  des  difficultés  que  l'on  peut  nous 
opposer;  nous  n'en  méprisons  aucune;  mais,  enfin,  nous 
avons  choisi,  et  nous  vous  appellerons  à  choisir.  C'est  l'hon- 
neur des  temps  modernes  que  ce  choix  n'est  plus  contraint 
par  la  force,  mais  qu'il  dépend  uniquement  de  la  raison. 
Mais  de  là  aussi  naissent  pour  nous  de  bien  plus  grandes 
obligations.  Aujourd'hui,  Messieurs,  l'examen  n'est  plus  seu- 
lement un  droit,  il  est  devenu  un  devoir.  Il  ne  faudrait  pas 
que  le  droit  d'examen  ne  fût  autre  chose  que  le  droit  de 
décider  sans  examen.  La  liberté  ne  nous  affranchit  pas  des 
devoirs;  elle  nous  en  impose,  au  contraire,  de  plus  grands  et 
de  plus  difficiles.  Le  temps  est  passé  oii  c'était  assez  se  servir 
de  sa  raison  que  de  douter  et  de  nier  :  il  faut  aujourd'hui 
nous  en  servir  pour  affirmer.  Si  je  puis  contribuer  à  retenir 
chez  les  uns,  à  relever  chez  les  autres,  à  fortifier  chez  tous 
quelques-unes  de  ces  affirmations  si  nécessaires  à  la  dignité 
et  au  bonheur  de  la  vie,  je  n'aurai  pas  travaillé  en  vain. 


Il 

LA    PHILOSOPHIE    DE    LA   LIBERTÉ 


SCHICLLI.NG    ET    SECRETAN 

Après  la  domination  toute-puissante  exercée  par  Ilegcl 
pendant  un  quart  de  siècle,  après  le  règne  de  la  philosophie 
de  ridée,  un  autre  principe,  une  autre  formule  a  commencé 
à  prévaloir  en  Allemagne  et  a  obtenu  à  son  tour,  sinon  un 
empire  aussi  généralement  accepté,  au  moins  une  certaine 
influence  et  une  certaine  faveur  :  c'est  le  principe  de  la 
volonté.  La  pensée,  que  la  philosophie  de  Hegel  avait  mise 
au  premier  rang,  est  descendue  au  second.  La  priorité  de  la 
volonté  sur  l'idée  est  la  formule  commune  des  deux  écoles  de 
philosophie,  peu  d'accord  d'ailleurs  sur  bien  d'autres  points  : 
d'un  côté,  l'école  de  Schelling,  redevenu  le  successeur  de 
Hegel  après  avoir  été  son  prédécesseur;  de  l'autre,  l'école 
de  Schopenhauer.  Ces  deux  philosophes  ont  trouvé  des  dis- 
ciples, mieux  que  des  disciples,  qui  ont  exposé  et  développé 
leur  pensée  en  y  mêlant  leurs  vues  personnelles,  et  qui  peu- 
vent être  à  leur  tour  considérés  comme  des  philosophes  ori- 
ginaux. Cette  philosophie  de  la  volonté,  comme  on  l'appelle, 
a  commencé  à  pénétrer  parmi  nous.  L'ensemble  de  ces  vues 
est  aujourd'hui  assez  complètement  développé  pour  qu'il 
soit  possible  de  s'en  faire  une  idée  assez  nette.  Nous  étudie- 
rons donc  la  philosophie  de  la  volonté  sous  les  deux  formes 
qu'elle  a  prises,  l'une  à  la  suite  de  Schelling,  l'autre  à  la 
suite  de  Schopenhauer  :  la  première,  expliquée  et  développée 
dans  la  Philosophie  de  hi  liberté  de  M.  Secrétan,  de  Lausanne; 


330  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

la  seconde  corrigée  et  remarquablement  enrichie  par  ^I.  de 
Hartmann  dans  sa  PJtilosophie  de  rinconscicnt.  Ce  sont,  en 
effet,  ces  deux  philosophes  surtout  que  nous  voulons  faire 
connaître,  et  nous  n'emprunterons  à  leurs  deux  illustres  pré- 
décesseurs que  ce  qui  sera  nécessaire  à  l'intelligence  de  leurs 
idées.  Schelling  et  Sccrétan  seront  l'objet  de  cette  première 
étude. 

1 

Lorsque  Schelling,  après  avoir  passé  de  la  philosophie  du 
moi,  qui  lui  était  commune  avec  Ficlite,  à  la  philosophie  de 
la  nature,  et  après  avoir  réconcilié  l'une  et  l'autre  dans  la 
philosophie  de  l'identité,  transformée  elle-même  bientôt 
en  une  sorte  de  théosophisme  alexandrin,  sous  l'influence  de 
Jacques  Bœhm  et  de  Giordano  lîruno,  se  retira  dans  le  silence 
vers  1813,  le  gouvernement  incontesté  de  la  philosophie  en 
Allemagne  demeura  entre  les  mains  de  Hegel.  Ce  fut  le  règne 
de  la  logique.  Dans  ce  système,  en  effet,  tout  est  logique,  tout 
est  pensée,  tout  est  rationnel.  Ce  que  nous  appelons  substance, 
cause,  force,  activité,  ne  sont  que  des  modes  de  la  pensée. 
Tout  ce  qui  est  rationnel  est  réel  ;  tout  ce  qui  est  réel  est 
rationnel.  Ce  n'est  plus  seulement  le  panthéisme,  c'est  le  pan- 
logismc  {das  Paiilogismus).  Le  llégélianisnic  s'était  introduit 
dans  tous  les  domaines  de  la  science,  dans  l'esthétique,  dans 
riiisloire,  dans  le  droit,  dans  la  religion.  Partout  on  racon- 
tait les  évolutions  de  Tidée.  Tout  était  idée.  Un  peuple  était 
une  idée,  une  étoile  était  une  idée  ou  un  moment  de  l'idée. 
Hegel  lui-même  était  l'idée  absolue.  Le  rayonnement  de  ces 
pensées  pénétrait  jusqu'en  France;  et  l'on  sait  quel  succès 
elles  curent  à  la  Sorbonne  en  1828. 

Pendant  ce  triomphe  de  l'hégélianisme,  à  peine  tempéré 
parla  résistance  honorable,  mais  passagère,  de  la  philosophie 
de  Jlerbart,  que  devenait  Schelling,  qui  depuis  1815  semblait 
avoir  renoncé  à  la  publicité,  mais  qui  était  encore  dans  toute 
la  force  de  Tàge  el  qni  devait  même  survivre  à  Hegel  de 


LA  PHILOSOPHIE   DE   LA   LIBERTE  351 

.vingt  années?  On  savait  qu'il  avait  dirigé  ses  études  du  côté 
de  la  mythologie;  mais  il  n'était  pas  vraisemblable  que  ce 
génie  essentiellement  métaphysique  et  poétique  s'occupât  de 
la  mythologie  seulement  en  érudit.  Selon  toute  apparence, 
c'était  une  forme  nouvelle,  un  cadre  nouveau  pour  sa  philo- 
sophie. Plusieurs  fois  il  avait  entrepris  et  annoncé  quelque 
publication;  puis  il  s'était  arrêté,  et  cet  écrivain,  si  fécond 
jusqu'alors,  paraissait  s'être  imposé  un  religieux  silence. 
En  1813  il  avait  commencé  l'impression  d'un  ouvrage  qui 
devait  être  intitulé  les  Ages  du.  monde  [die  Weltxltpr)\  mais 
il  en  interrompit  subitement  l'impression,  et  de  ce  travail  il 
ne  resta  qu'une  dissertation  sur  les  Divinités  de  Santotlirace 
(1815).  Toute  son  activité  cependant  continua  d'être  appli- 
quée à  l'enseignement.  En  1820,  il  alla  s'établir  à  Erlangen 
et  y  fit  des  cours  jusqu'en  1826.  A  cette  époque,  l'université 
de  Landshut  ayant  été  transportée  à  Munich,  Schelling  de- 
manda et  obtint  la  chaire  de  philosophie  dans  cette  ville, 
qui,  sous  l'influence  du  roi  Louis,  était  devenue  un  centre 
esthétique,  archéologique  et  littéraire.  Ce  fat  dans  cette  der- 
nière chaire  que  Schelling  enseigna  sa  philosophie  de  la 
mythologie,  devenue  plus  tard  philosophie  de  la  révélation. 
Les  Leçons  mytholor/iques  furent  annoncées  dès  1830  par  les 
catalogues  de  librairie  comme  devant  paraître  prochaine- 
ment; l'impression  même  en  était  arrivée  à  la  seizième  feuille, 
lorsque  Schelling,  encore  une  fois,  l'arrêta  pour  des  raisons 
qu'on  ignore.  Bientôt,  dans  le  nord  de  l'Allemagne,  après  la 
mort  de  Hegel,  on  commença  à  devenir  a-ttentif  à  l'action 
que  Schelling  exerçait  à  Munich.  De  jeunes  disciples  com- 
mencèrent à  donner  la  nouvelle  d'une  transformation  de  la 
philosophie.  En  1833,  il  sortit  de  son  silence  par  une  décla- 
ration de  guerre  à  l'école  hégélienne.  Ce  fut  dans  une  préface 
à  la  traduction  allemande  des  Fragments  philosophiques  de 
Victor  Cousin,  préface  remplie  d'amertume  contre  Hegel  et 
ses  disciples,  et  annonçant  un  retour  offensif  contre  les  fausses 
conséquences  qu'on  avait  retirées  de  ses  doctrines.  Ce  fut 
quelque   temps   après    qu'un  célèbre  Hégélien,  le  spirituel 


352  APPEiNDICE.  —  ÉTUDES   CRITIQUES 

Rosenkranz,  voulant  se  rendre  compte  par  lui-même  du  mys- 
térieux enseignement  de  Munich,  dont  on  parlait  beaucoup 
sans  en  rien  savoir  de  précis,  s'y  rendit  incognito  pour  en- 
tendre le  grand  maître  :  il  nous  en  donne,  dans  un  de  ses 
livres*,  le  tableau  curieux  et  piquant  : 

«  En  l'été  de  1838,  dit-il,  j'étais  à  Munich,  et  je  brûlais 
du  désir  de  voir  Schelling.  «  Mais,  me  disais-je  à  moi-même  : 
«  si  je  vais  visiter  Schelling,  de  deux  choses  l'une  :  ou  il  ne 
«  me  recevra  pas,  et  alors  je  lui  en  voudrai  d'une  circonstance 
«  qui  serait  peut-être  accidentelle,  et  je  croirai  qu'il  m'aura 
«  repoussé  à  titre  de  Hégélien  ;  ou  bien  il  me  recevra  :  car  il  est 
«  bienveillant  et  aimable,  et  je  me  sentirai  lié  à  lui.  Il  vaut 
«  mieux  me  priver  de  tout  rapport  personnel,  afin  d'être  libre 
«  de  ne  porter  qu'un  jugement  objectif  et  désintéressé.  »  En 
conséquence,  je  triomphai  de  mon  désir,  et  je  ne  vis  pas 
Schelling.  En  revanche,  je  cherchai  le  moyen  d'assister  à  ses 
leçons.  On  m'avait  parlé,  à  l'hôtel,  des  grandes  difficultés  que 
j'aurais  à  surmonter,  ne  lui  ayant  pas  été  présenté  et  n'ayant 
pas  reçu  de  lui  une  carte  d'invitation,  qu'un  laquais  en  livrée 
devait,  me  disait-on,  recevoir  à  l'entrée.  Ce  n'étaient  que  de 
vains  propos.  J'arrivai  dans  l'auditoire  sans  avoir  vu  un  seul 
domestique  et  sans  que  personne  m'eût  rien  demandé.  C'était 
la  même  salle  où  j'avais  entendu  Schubert  parler  d'histoire 
naturelle.  Les  bancs  s'y  élèvent  en  amphithéâtre.  Il  pouvait 
bien  y  avoir  de  300  à  400  auditeurs.  Un  tiers  d'entre  eux 
avait  un  air  tout  idéaliste  :  boucles  tombantes,  blancs  cols 
de  chemise,  cou  nu,  redingotes  allemandes,  quelque  chose 
comme  nos  peintres  de  Dusseldorf,  ou  plus  anciennement 
nos  compagnies  d'étudiants  raffinés.  Je  m'assis  dans  un  coin. 
Derrière  moi,  comme  je  l'appris  par  hasard,  se  tenait  le  fils 
de  Schelling.  L'auditoire  avait  deux  portes  :  l'une  conduit  à 

I.  ScheUi/if/'s  Vorlesunr/en  im  Sommer  18  'i2,  vou  Uoseakrauz  (Dauzig,  1843). 
Ce  livre  est  iiuc  de»  l'cprésailles  de  la  jeune  école  hégriieune  de  1S30  contre  la 
réaction  de  Schelling  à  Berlin.  11  faut  donc  le  lire  avec  précaution;  cependant  il 
donne  une  idée  vive  et  juste  des  varialious  et  des  métaniDrphoses  constantes 
de  la  philosophie  de  Schelling,  qui,  semblable  à  l'idée  de  Hegel,  a  été  soumise, 
il  faut  le  dire,  à  uu  perpétuel  devenir. 


LA   PHILOSOPHIE   DE  LA  LIBERTE  333 

un  escalier  de  dégagement;  l'autre  dans  un  grand  corridor. 
Je  fixai  mes  yeux  sur  celle-ci  dans  une  grande  attente.  J'étais 
rempli  de  ce  sentiment  indescriptible  qui  nous  pénètre  lors- 
que le  génie,  que  nous  ne  nous  étions  représenté  que  par 
l'imagination,  va  nous  apparaître  dans  sa  réalité  sensible  et 
sa  présence  immédiate.  Les  moments  oii  j'avais  vu  pour  la 
première  fois  Schleiermacher,  Stolfens,  Hegel,  Tieck,  Karl 
llitter,  Daub  et  autres,  qui  sont  devenus  depuis  mes  amis, 
me  revenaient  à  la  mémoire.  Les  descriptions  que  Scliweg- 
gler  et   Léo  m'avaient  faites  de  Sclielling  llottaient  devant 
mon  esprit.   Cependant  il  ne  venait  pas  :  nous   attendions 
déjà  depuis  plus  d'une  heure.  Tout  à  coup  tous  les  auditeurs 
se  levèrent  à  la  fois  :  naturellement  je  fis  comme  eux.  Mais 
je  ne  vis  pas  celui  que  tous  saluaient  respectueusement,  car 
j'avais  toujours  les  yeux  fixés  sur  la  porte  du  corridor.  Cepen- 
dant Sclielling  était  entré  derrière  moi  et  venait  précisément 
de  monter  à  sa  chaire.  Un  extérieur  un  peu  trapu,  un  front 
élevé,  une  chevelure  blanche,  de  la  douceur  dans  la  bouche, 
le  regard  plus  pénétrant  que  chaud,  plutôt  sanguin  et  mobile 
que  mélancolique  et  profond,  voilà  Schelling';  toilette  élé- 
gante, mais  digne  sans  recherche;  courte  redingote  brune, 
cravate  noire,  pantalon  gris  attaché    serré  par  des   sous- 
pieds,  tel  était  son  extérieur.  Une   tabatière  d'argent  que 
Schelling  portait  à  la  main  gauche,  et  qu'il  posait  ou  repre- 
nait constamment,  était  la  seule  décoration  symbolique  de 
son  discours.  Je  m'étais  représenté  d'avance  sa  parole,  sem- 
blable à  celle  de  Stelfens,  comme  un  libre-torrent.  Il  n'en 
était  rien.  Debout,  dans  une  attitude  ferme,  il  tira  de  sa  poche 
un  mince  cahier,  et  le  lut  de  façon  cependant  à  y  mêler  la 
pleine  liberté  de  l'exposition;  de  temps  en  temps  il  le  posait, 
et  donnait  des  explications  sous  forme  de  paraphrases,  dans 
lesquelles  se  faisait  sentir  cet  éclat  poétique  que  Schelling 
sait  unir  avec  tant  de  charme  aux  conceptions  les  plus  abs- 
traites. Au  reste,  dans  les  cours  auxquels  j'assistai,  l'exposi- 

1.  Mefw  scaif/uinisch  unniliir/.  als  melancholisch  tief. 

II.  23 


334  APPENDICE.—  ÉTUDES   CRITIQUES 

tion  était  plutôt  érudite  que  spéculative;  ou  du  moins  du 
spéculatif  je  ne  compris  absolument  rien,  parce  que  la  liai- 
son avec  ce  qui  précédait  m'échappait.  Je  ne  dirai  donc  rien 
du  contenu  de  son  enseignement,  qui  maintenant  m'est 
devenu  beaucoup  plus  clair;  mais  la  forme  me  frappa  beau- 
coup. La  tranquillité,  la  fermeté,  la  simplicité,  l'origina- 
lité, faisaient  passer  sur  l'excès  du  sentiment  personnel  qui 
perçait  un  peu  trop  souvent;  et  même  l'idiome  souabe  com- 
muniquait, pour  moi  du  moins,  un  attrait  tout  particulier  à 
sa  voix.  » 

Rosenkranz  raconte  ensuite  qu'ayant  continué  d'assister 
au  cours  de  Schelling,  il  était  présent  à  sa  dernière  leçon, 
remplie  d'allusions  a  mères  et  de  traits  mordants  contre 
Hegel.  Il  en  était  tout  ému,  lorsqu'un  dernier  incident  vint 
à  changer  le  cours  de  ses  idées.  Schelling  ayant  achevé,  tous 
se  levèrent;  et,  comme  c'était  l'usage  à  Munich,  un  étudiant 
vint  présenter  à  Schelling,  au  nom  de  ses  camarades,  un  adieu 
reconnaissant.  «  Je  fus  pris,  nous  dit-il,  au  dépourvu;  je 
sentis  s'évanouir  en  moi  tout  ce  que  j'avais  amassé  de  tris- 
tesse et  d'emportement;  et  je  me  joignis  avec  le  sentiment 
le  plus  sincère  aux  acclamations  de  la  salle.  Schelling  s'in- 
clina, à  droite  et  à  gauche,  avec  un  court  remerciement;  et 
il  s'éloigna  d'un  pas  mesuré.  Je  ne  le  revis  plus,  » 

Ce  tableau  intéressant  nous  apprend  que  dans  le  temps  oii 
l'Europe  avait  cessé  de  s'occuper  de  Schelling,  croyant  sa 
carrière  philosophique  depuis  longtemps  terminée,  il  conti- 
nuait à  avoir  autour  de  lui  une  école  et  presque  une  Eglise. 
Sa  pensée,  remontant  le  courant  philosophique  du  siècle, 
était  revenue  peu  à  peu  de  sa  philosophie  de  la  nature, 
toute  inspirée  de  l'esprit  du  xvni"  siècle,  à  une  philosophie 
religieuse  et  à  une  sorte  de  néo-christianisme.  Sans  doute 
c'était  un  christianisme  libre  et  singulièrement  hétérodoxe, 
comme  il  l'est  en  Allemagne;  mais  c'était  assez  cependant 
pour  choquer  l'esprit  nouveau  entraîne  dans  une  voie  toute 
ditférenle.  Ce  conllit  du  nouveau  Schelling  avec  l'esprit  du 
siècle  eut  lieu  vers  1840;  ce  l'ut  un  grand  événement,  et  nous 


LA  PHILOSOPHIE   DE   LA   LIBERTE  353 

nous  souvenons  encore  nous-mème  du  retentissement  qu'il 
eut  jusque  parmi  nous'.  Le  15  novembre  1841,  il  inaugura 
ses  leçons  sur  la  philosophie  de  la  révélation  devant  un 
immense  public  d'étudiants.  La  réapparition  de  Schelling 
sur  un  aussi  grand  théâtre  excitait  une  attente  universelle. 
Malheureusement  la  fortune  n'aime  pas  les  vieillards,  disait 
Charles-Quint.  Schelling  en  fit  l'épreuve.  Il  fut  suspect  de 
réaction.  Il  voulait  ramener  la  philosophie  en  arrière,  tandis 
qu'en  ce  moment  même  la  jeune  gauche,  comme  on  l'appe- 
lait, traduisait  l'hégélianisme  dans  un  sens  tout  opposé  et 
préludait  à  la  prochaine  renaissance  du  naturalisme.  Les 
leçons  de  Schelling  s'éteignirent  dans  le  silence  et  la  soli- 
tude. Plus  tard  ces  leçons  furent  publiées  dans  ses  œuvres 
complètes,  mais  encore  au  milieu  de  l'indifférence  du  public. 
Le  mouvement  des  esprits  était  ailleurs.  La  plupart  même 
des  historiens  de  la  philosophie  allemande  rapportent  cet 
épisode  sans  y  attacher  beaucoup  d'importance.  Cependant 
M.  de  Hartmann,  le  célèbre  auteur  de  la  Philosopliie  de  l'inco/i- 
scient,  place  assez  haut  la  philosophie  «  positive  »  de  Schel- 
ling, et  il  y  voit  la  synthèse  de  Hegel  et  de  Schopenhauer% 
c'est-à-dire  une  œuvre  analogue  à  celle  qu'il  a  tentée  lui- 
même.  Mais  c'est  surtout  en  Suisse,  dans  M.  Secrétan  et 
dans  sa  Philosophie  de  la  liberté,  que  cette  doctrine  a  trouvé 
un  commentaire  original  et  personnel.  Avant  d'étudier  le 
commentaire,  résumons  d'abord  le  texte,  et  signalons  les 
traits  les  plus  saillants  de  ce  que  l'on  peut  appeler  «  la  der- 
nière pensée  de  Schelling  ».  ^ 

En  reprenant  la  parole  devant  le  grand  public,  après  un 
si  long  silence,   Schelling  prétendait,   non  pas  rétracter  et 


1.  Nous  étions  à  cette  époque  à  l'École  normale,  et,  mal  informés  comme  on 
l'est  à  cet  âge,  nous  en  étions  encore  à  la  proposition  que  M.  Cousin,  pendant 
son  ministère  de  1840,  avait  faite  à  Schelling  de  venir  enseigner  au  Collège  de 
France;  nous  eûmes  donc  un  instant  l'illusion  de  voir  Schelling  en  France; 
mais  déjà  il  enseignait  à  Berlin. 

2.  Voyez  l'écrit  très  bien  fait  intitulé  Schellinr/s  posUive,  als  einheit  von  Hegel 
und  Schopenkauer  (Berlin,  1869).  La  plupart  des  textes  cités  ici  sont  empruntés 
à  cette  intéressante  dissertation. 


336  APPENDICE.  —  ÉTUDES   CRITIQUES 

abandonner  sa  philosophie  antérieure,  mais  au  contraire  la 
compléter  et  lui  donner  un  couronnement  définitif.  Il  main- 
tenait le  principe  de  l'idéalisme  absolu,  mais  il  combattait 
surtout  l'interprétation  que  Hegel  en  avait  donnée.  Cette  in- 
terprétation aboutissait  à  un  panlogisme  absolu.  C'est  cette 
conception  que  Schelling  voulait  dépasser,  sans  revenir 
cependant  à  l'ancienne  ontologie  ;  car  c'est  la  prétention  un 
peu  puérile  des  Allemands  de  vouloir  toujours  trouver  un 
nouveau  principe  supérieur  au  précédent,  sans  revenir  aux 
idées  antérieures  :  comme  si  la  métaphysique  pouvait  avoir 
indéfiniment  à  sa  disposition  des  principes  à  superposer  les 
uns  aux  autres.  Quoi  qu'il  en  soit,  que  ce  fût  un  retour  ou 
un  progrès,  Schelling  soutenait  contre  le  panlogisme  une 
controverse  très  digne  d'attention. 

Il  faisait  remarquer  d'abord  que  ce  principe  :  «.  Tout  est 
logique,  tout  est  rationnel,  »  est  une  pure  hypothèse,  un 
postulat  non  démontré.  Pourquoi,  disait-il,  est-ce  la  raison 
qui  existe,  et  pourquoi  pas  la  non-raison  [die  Unvernunft)^. 
Sans  doute,  il  est  commode  de  placer  la  raison  à  l'origine 
des  choses  comme  la  substance  universelle,  l'être  nécessaire; 
mais,  absolument  parlant,  le  contraire  est  aussi  possible.  Ce 
n'est  nullement  une  nécessité  à  priori  ;  c'est  un  pur  dogme. 
Il  ne  sert  de  rien  de  dire  que  si  on  ne  commençait  par  poser 
ce  postulat,  il  n'y  aurait  plus  de  science  ;  car  pourquoi  y 
aurait-il  une  science?  En  second  lieu,  dans  l'étude  de  tout 
être,  après  que  l'on  a  fait  abstraction  de  l'intelligence  et  du 
rationnel,  il  y  a  toujours  un  reste,  un  résidu  qui  n'est  pas 
résoluble  en  éléments  rationnels,  et  qui  par  conséquent  est 
irrationnel.  Sans  doute,  toutes  choses  dans  le  monde  nous, 
apparaissent  avec  le  caractère  de  la  règle,  de  l'ordre  et  de  lai 
forme  ;  mais  au  fond  on  aperçoit  toujours  le  sans-règle  [das 
Jîer/elslose),  et  il  semble  même  qu'à  l'origine  c'est  le  sans- 
règle  qui  devient  ordre,  c'est  le  non  rationnel  qui  devient 
rationnel.  C'est  là  la  base  incompréhensible  de  la  réalité,  le 
fond  irréductible  qui  ne  se  laisse  pas  ramener  à  l'intelligi- 
ble. Il  y  a,  donc  une  nature  extra-logique  de  l'existence,  une 


LA   PHILOSOPHIE   DE  LA   LIBERTÉ  357 

hase  irrationnelle  de  la  réalité.  L'intelligible,  c'est  Vessence. 
Le  non  intelligible  est  Vexisl(')ice\  Nous  exprimons  le  pre- 
mier de  ces  éléments  en  disant  d'une  cbose  ce  qu'elle  est; 
le  second,  en  disant  qu'elle  est.  Or  cet  élément,  qui  fait  et 
constitue  l'existence,  n'est  plus  la  raison;  c'est  la  volonté  : 
«  Pas  d'être  réel  sans  un  vouloir  réel.  L'être  d'une  chose  se 
reconnaît  en  ce  que  cette  chose  s'affirme,  se  sépare  d'autre 
chose,  jfait  elfort  pour  résister  à  tout  ce  qui  cherche  ù  la 
pénétrer  ou  à  l'opprimer  ;  mais  toute  résistance ,  tout  eflort, 
réside  exclusivement  dans  la  volonté,  car  la  volonté  est,  à 
proprement  parler,  le  résistant,  le  principe  de  toute  résis- 
tance, l'insurmontable.  Dieu  lui-même  ne  peut  vaincre  la 
volonté  que  par  la  volonté.  »  La  volonté  est  encore  le  libre, 
le  non  logique,  le  non  rationnel  ;  car  tout  ce  qui  est  soumis 
à  la  nécessité  logique  n'est  pas  volonté.  La  volonté  ne  peu!:  se 
déduire  du  rationnel;  elle  est  donc  quelque  chose  au  delà* 
Enfin,  si  la  raison  ne  suffît  pas  pour  comprendre  la  réalité, 
encore  moins  est-elle  capable  de  la  créer.  Jamais  de  la  né- 
cessité logique  on  ne  passera  à  un  être  réel.  «  Il  n'y  a  pas 
d'autre  ressource,  disait  Schelling  en  pensant  à-  Hegel,  que 
de  supposer  que  la  raison,  devenue  infidèle  à  elle-même,  a 
fait  une  chute  ;  l'idée,  que  l'on  se  représente  comme  ce  qu'il 
y  a  de  plus  parfait,  s'avise,  sans  aucun  motif,  sans  ri/ne  ni 
raison  (comme  disent  les  Français),  de  se  briser  et  se  mor- 
celer dans  ce  monde  des  choses  accidentelles,  irrationnelles, 
rebelles  à  toute  conception.  On  peut  lui  appliquer  le  mot  de 
ïérence  :  ciun  ratione  insanire...  »  On  ne  peut  comprendre, 
dit  encore  Schelling,  ce  qui  pourrait  déterminer  l'idée,  une 
fois  arrivée  à  l'état  de  sujet  absolu,  à  s'objectiver  de  nou- 
veau, à  perdre  toute  subjectivité  et  à  se  laisser  tomber  dans 
la  pire  des  extériorités  :  celle  de  l'espace,  du  temps  ;  car  la 
raison,  dans  laquelle  tout  se  développe  avec  une  absolue 
nécessité,  ne  peut  rien  connaître  de  ce  que  nous  appelons 
une  résolution,  une  action,  un  fait.  » 

1.  L'iutelligible  est  ce  que  les  Allemands  appelleut  vas  (le  ce  que);  le  uou 
intelligible  est  le  das  (le  que). 


358  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

En  conséquence,  le  panlogisme  ne  peut  se  donner  comme 
la  philosophie  absolue.  Il  n'en  exprime  qu'une  partie,  celle 
qui  concerne  les  rapports  logiques  des  choses  ;  mais  le  réel, 
le  positif,  l'existence,  lui  échappent.  Le  panlogisme  n'est 
qu'une  philosophie  «  négative  »  ;  il  faut  le  compléter  par  une 
philosophie  «  positive  ».  L'une  est  la  philosophie  de  l'en- 
tendement, l'autre  la  philosophie  de  la  volonté.  L'une  n'a 
affaire  qu'à  l'essence  logique  :  elle  est  tout  hypothétique  ; 
car  jamais  la  logique  ne  pose  l'existence  des  choses,  elle  la 
suppose.  Elle  signifie  toujours  que  si  quelque  chose  existe, 
ce  quelque  chose  se  conformera  à  telles  lois  ;  mais  telle 
chose  existe-t-elle?  Aucune  déduction  à  priori  ne  peut  nous 
l'apprendre.  Ce  n'est  que  l'induction*  qui  donne  l'existence. 
Schelling  va  si  loin  dans  cette  nouvelle  voie,  si  opposée  à 
ses  premières  conceptions,  qu'il  en  vient  à  rejeter  absolu- 
ment le  célèbre  argument  à  priori,  la  preuve  de  saint  An- 
selme si  chère  jusque-là  au  panthéisme  allemand.  Cette 
preuve,  comme  on  sait,  consiste  à  prouver  l'existence  de 
Dieu  en  partant  de  son  idée.  Schelling  affirme,  au  contraire, 
que,  même  pour  Dieu,  l'essence  n'enveloppe  pas  l'existence. 
L'existence  est  un  fait  premier  qui  ne  peut  se  déduire  de 
quoi  que  ce  soit.  L'absolument  premier  ne  peut  être  prouvé. 
Il  est  au-dessus  de  toute  preuve,  parce  qu'il  est  l'absolu  et  le 


1. 11  ne  faut  cependant  pas  se  faire  illusion  sur  la  portée  de  cette  expression. 
11  ne  s'agit  ici  ni  de  la  méthode  expérimentale  des  Anglais,  ni  de  la  méthode 
psychologique  des  Français.  C'est  une  induction,  dit  Schelling,  qui  prend  sou 
point  d'appui  dans  la  pure  pensée.  Au  fond,  c'est  toujours  la  déduction,  seule- 
ment sous  forme  d'analyse  plutôt  que  de  synthèse,  comme  ou  le  voit  lorsque 
Schelling  cherche  àétahlir  ce  qu'il  appelle  le  commencement  de  la  philosophie. 
Voici  comment  il  procède  et  comment  il  pose  le  concept  de  la  pure  volonté: 
'<  11  faut  partir,  dit-il,  de  ce  qui  est  avant  l'être  {iras  vor  don  sein  ist).  Ce  qui 
est  avant  Tètre,  c'est  ce  qui  n'est  pas  encore,  mais  ce  qui  sera  {das  noch 
nicht  seiendc,  ahev  das  sein  wird)  ;  c'est  le  futur  ahsolu  {das  ahsolule  Zuldinf- 
tige).  Or  le  futur,  ou  ce  qui  sera,  c'est  ce  qui  peut  être  {das  wuniKelbar  sein 
kœnnende).  Ce  qui  peut  être,  c'est  ce  qui  veut  être,  c'est  le  pur  vouloir  {das 
blosse  wollen).  L'être  consiste  donc  dans  la  volonté.  »  On  voit  par  cet  exemple 
que  nous  avons  toujours  atf'aire  à  la  méthode  déductivc,  j'ajoute  à  une  dé- 
duction artificielle  et  aussi  creuse  que  celle  de  Hegel.  L'idée  de  découvrir  la 
volonté  autre  part  que  dans  la  conscience  du  sujet  voulant  est  une  idée  abso- 
lument value.  L'école  de  Schopeuhauer  n'est  pas  tombée  dans  cette  faute. 


LA    PHILOSOPHIE   DE   LA  LIBERTÉ  359 

commencement  du  tout.  Qu'es t-il  donc  en  soi?  Il  est  cause 
de  soi,  causa  sui  :  ce  qui  implique  qu'il  est  en  quelque  sorte 
antérieur  à  lui-même.  C'est  Vascité  des  Scolastiques  ;  mais 
qu'est-ce  qu'exister  par  soi-même,  être  cause  de  soi-même? 
Quelle  est  la  réalité  qui  correspond  exactement  à  cette  notion? 
C'est  la  volonté,  la  liberté.  Dieu  est  donc  volonté  absolue, 
liberté  absolue,  en  conséquence  personnalité  absolue. 

Ainsi  Schelling,  sans  renoncer  à  ce  qu'on  appelle  en  Alle- 
magne «  le  monisme  »,  devenu  en  quelque  sorte  un  dogme 
pour  tout  philosophe  allemand,  retournait,  après  un  long 
détour,  à  la  doctrine  de  la  personnalité  divine,  qui  parais- 
sait avoir  sombré  à  tout  jamais  dans  l'océan  du  panthéisme. 
M.  de  Hartmann  affirme  que  Sciielling  n'est  pas  devenu  pour 
cela  infidèle  au  panthéisme  :  sa  doctrine  nouvelle,  dit-il, 
est  le  panthéisme  de  la  personnalité  [Persœnlichkeits  Pan- 
theismus).  «  Dieu  est  l'être,  et  tout  être  n'est  que  l'être  de 
Dieu.  »  Ce  principe  subsiste  dans  la  nouvelle  philosophie  de 
Schelling.  Ce  que  Schelling  combat  dans  le  panthéisme,  c'est 
le  Dieu  mort  de  Spinoza,  le  Dieu  logique  de  Hegel;  ce  qu'il  lai 
substitue,  c'est  un  panthéisme  monothéiste  ;  mais  en  même 
temps  il  continue  à  rejeter  le  vieux  théisme,  le  théisme 
populaire,  celui  qui  croit  que  Dieu  est  un  être  extérieur  au 
monde  ;  Dieu  est  intérieur  aux  choses.  Réduit  à  ces  termes, 
le  débat  entre  le  panthéisme  et  le  théisme  ne  signifie  plus 
grand'chose,  car  où  a-t-on  vu  un  théisme  qui  soutient  l'exté- 
riorité absolue  de  Dieu?  Non  seulement  toute  philosophie 
théiste  implique  la  présence  de  Dieu  dans  les  choses,  mais 
il  n'y  a  de  religion  qu'à  ce  prix.  Pour  nous,  un  panthéisme 
qui  soutient  la  personnalité  divine,  si  l'on  ne  joue  pas  sur 
les  mots,  est  précisément  ce  que  nous  appelons  le  théisme. 

H  est  impossible  de  méconnaître  la  valeur  et  l'importance 
de  ce  retour  offensif  de  l'idée  monothéiste  et  personnaliste 
contre  l'idéalisme  logique.  Tout  est-il  original  dans  cette 
conception?  L'opposition  de  l'existence  et  du  pur  rationnel 
n'était-elle  pas  en  partie  au  fond  du  réalisme  de  Herbart? 
Celui-ci  n'avait-il  pas  dit  également  que  l'existence  ne  peut 


360  APPENDICE.  —   ÉTUDES   CRITIQUES 

pas  être  déduite,  qu'elle  est  une  «  position  absolue  »?  La 
définition  de  l'absolu  par  la  liberté  est-elle  bien  difTérente. 
au  fond,  de  celle  de  Ficbte  dans  sa  première  pbilosopbie?  Le 
moi  «  qui  se  pose  lui-même  »  n'est-il  pas  aussi  <(  cause  de 
soi  »?  Peu  nous  importe  le  degré  de  nouveauté  et  d'origina- 
lité de  la  dernière  philosophie  de  Schelling;  cette  critique 
de  la  logique  à  outrance  de  Técole  hégélienne  est  du  plus  vif 
intérêt.  Nous  n'étions  donc  pas  si  mal  éclairés  en  France 
lorsque  nous  soutenions  que  le  système  de  Hegel  était  un 
panthéisme  abstrait,  auquel  manquait  tout  fondement  effec- 
tif et  réel,  que  ce  système  passait  du  domaine  de  la  logique 
au  domaine  de  la  nature  par  un  saut  brusque  et  sans  aucune 
raison,  enfin  que  le  principe  des  choses  ne  doit  pas  être  seu- 
lement idée,  mais  encore  volonté  et  personnalité.  Ainsi  la 
philosophie  allemande,  mieux  instruite,  finissait  par  se  dire 
à  elle-même  ce  que  les  spectateurs  désintéressés  lui  avaient 
dit  depuis  longtemps. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  les  vues  précédentes,  exprimées 
par  Schelling  dans  ses  ouvrages  posthumes,  la  PhilosopJiie  de 
la  mythologie  et  la  Philosophie  de  larévélation\  fussent  pour 
lui-même  entièrement  nouvelles  :  et,  comme  le  dit  avec  rai- 
son M.  Erdmann,  elles  n'ont  excité  un  si  grand  étonnement 
que  parce  que  Ton  avait  oublié  ou  trop  peu  remarqué  les 
derniers  écrits  de  sa  première  période.  Déjà,  par  ces  écrits,  il 
était  entré  dans  une  nouvelle  phase,  que  ses  disciples  dési- 
gnaient sous  le  nom  de  doctrine  delà  liberté  [Freiheitslchre). 
Etait-ce  sous  le  coup  des  critiques  de  Fichte,  avec  lequel  il 
avait  eu  de  vives  controverses  et  auquel  il  aurait  emprunté 
la  doctrine  de  la  liberté,  tandis  que  Fichte,  par  une  sorte  de 
réciprocité,  lui  empruntait  à  son  tour  la  doctrine  de  l'absolu"? 
ou  ne  serait-ce  j)as  plutôt  sous  l'inlluence  de  Jacques  Budim, 
avec  les  écrits  duquel  il  s'était  assez  familiarisé?  M.  Erdmann 


1.  SchdUmjs  s.-cuvuairhc  WWkc    W  Al)tlicilimg,  t.  I-IV,  1S:;7-1858). 

2.  Fichte,  en  cll'et,  a  eu  deux  pliilosophies  comme  Schelling,  et  il  a  fini  on 
f[uelqne  sorte  par  la  philosophie  de  Schelling,  taudis  que  celui-ci  finissait  par 
la  philosophie  de  Fichte. 


LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  LIBERTÉ  3U 

soulève  ces  deux  hypothèses  sans  se  décider  pour  aucune'. 
Toujours  est-il  que,  dans  ces  dilTérents  écrits,  il  avait  déjà 
essayé  de  dépasser  le  système  panlhéistique  de  l'identilé, 
et,  tandis  que  bien  longtemps  encore  les  esprits  se  laissaient 
séduire  par  le  prestige  de  ce  système,  Schelling  l'avait  aban- 
donné. Déjà,  en  effet,  dans  son  écrit  sur  la  liberté  humaine", 
il  enseignait  «  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  être  que  le  vouloir  », 
que  le  vouloir  est  «  l'être  primitif,  das  Urseyn  ».  11  distin- 
guait l'être  en  tant  qu'il  est  «  le  fondement  de  l'existence  » 
et  «  l'être  en  tant  qu'il  existe  ».  Il  appliquait  celte  distinction 
à  Dieu  lui-même,  et  il  soutenait  qu'en  Dieu  ce  qui  est  l'exis- 
tence «  n'est  pas  Dieu  ».  Dieu,  c'est  «  le  Dieu  existant  ». 
L'absolu  et  Dieu  sont  l'un  et  l'autre  la  volonté  :  mais  l'un,  le 
fondement,  est  la  volonté  sourde,  obscure,  sans  conscience; 
l'autre  est  le  «  moi  de  cette  volonté  ».  Toute  personnalité  re- 
pose sur  un  fond  obscur;  cela  est  vrai  même  dans  la  person- 
nalité divine.  Dieu  devient  personne.  Dans  un  autre  écrit  du 
même  temps'',  il  poussait  si  loin  la  doctrine  de  la  personnalité 
divine,  qu'il  l'assimilait  presque  à  la  personnalité  humaine. 
Si  nous  désirons,  disait-il,  un  vrai  Dieu,  un  Dieu  vivant  et 
personnel,  nous  devons  supposer  que  sa  vie  a  la  plus  grande 
analogie  avec  la  vie  liumaine,  et  qu'il  a  tout  en  commun 
avec  l'homme,  excepté  la  dépendance.  Tout  ce  que  Dieu  est, 
il  l'est  par  lui-même.  Dieu  se  fait  lui-même  :  c'est  pourquoi 
il  ne  peut  pas  être  dès  l'origine  quelque  chose  d'achevé.  En 
Dieu  comme  en  l'homme,  il  y  a  un  principe  obscur  et  un 
principe  conscient,  une  lutte  entre  ces  deux  principes,  une 
victoire  de  l'an  sur  l'autre.  Le  premier  représente  l'égoïsme 
divin,  le  second  l'amour  divin.  La  victoire  de  l'amour  sur 
l'égoïsme  est  la  création.  Cette  ressemblance  de  Dieu  avec 
l'homme,  disait-il  encore,  est  un  scandale  pour  les  philoso- 
phes de  métier.  Ils  disent  :  «  Dieu  doit  être  surhumain.  »  Mais 

1.  Erdmaun,  Grundriss  der  Geschichte  der  Philosophie,  t.  II,  p.  Soi. 

2.  Uëôer  das  Wesen  der  Meuschlichen  freiheit  [Land:^hiû,  1809). 

3.  Stuttgarler  pricat  Vorlesiingen  (UocA-c,  t.  VIF,  p.  418-484].  Ces  leçons  n'ont 
été  publiées  qu'après  la  mort  de  Schelling  et  dans  la  seconde  partie  de  ses 
œuvres. 


362  APPENDICE.   —  ETUDES  CRITIQUES 

s'il  plaisait  à  Dieu  de  se  faire  homme,  s'il  lui  plaisait  de  s'a- 
Laisser,  pourquoi  n'en  aurait-il  pas  la  liberté?  On  voit  ici 
clairement  les  tendances  de  cette  dernière  phase  de  Schelling  : 
ce  n'est  pas  seulement  un  retour  au  théisme,  mais  au  chris- 
tianisme. Dans  sa  réponse  à  Jacohi',  il  insistait  encore  sur 
ridée  d'un  Dieu  qui  se  crée  lui-même.  Il  voulait  qu'on  en- 
tendit à  la  lettre  le  causa  sui  de  Spinoza  :  ce  qui  veut  dire 
que  Dieu  est  antérieur  à  lui-môme.  Il  disait  que  Dieu  est  à 
la  fois  «  le  premier  »  et  «  le  dernier  ».  En  tant  que  premier, 
il  n'est  pas  Dieu  :  c'estl'absolu,  objet  de  la  philosophie  de  la 
nature  :  ce  n'est  que  le  Dens  implicitus,  et  la  philosophie  de 
l'identité  n'était  aussi  que  la  connaissance  implicite  de  Dieu. 
C'est  seulement  le  principe  dernier,  Y  oméga,  qui  est  Dieu 
dans  le  sens  éminent,  Deiis  explicitus. 

Toutes  ces  idées,  on  le  voit,  étaient  bien  antérieures  à  1840, 
puisque  Schelling  les  avait  émises  de  1809  à  d813.  Elles 
avaient  été  peu  remarquées  et  comme  noyées  dans  le  grand 
courant  de  l'idéalisme  logique  dont  Hegel  était  alors  l'inter- 
prète heureux  et  puissant.  Ce  que  Schelling  appela  plus  tard 
la  philosophie  positive  n'était  que  le  développement  de  ces 
mêmes  idées  appliquées  à  la  théorie  de  la  mythologie  et  à 
la  théorie  de  la  révélation.  On  a  caractérisé  justement  cette 
philosophie  en  l'appelant  un  néo-gnosticisme,  et  elle  a  en 
effet  d'assez  grandes  analogies  avec  la  mystérieuse  et  con- 
fuse philosophie  de  ces  premières  hérésies  chrétiennes  ;  mais 
notre  objet  n'est  pas  d'insister  sur  ce  côté  de  sa  philosophie. 
Nous  n'avons  voulu  qu'en  résumer  les  traits  et  la  pensée 
fondamentale.  Nous  en  demanderons  à  M.  Ed.  Secrétan, 
l'auteur  de  la  PhilosopJtie  de  la  liberté,  le  développement 
systématique. 

II 

Le  mérite  de  M.  Secrétan  est  d'avoir  creusé  la  notion  d'ab- 
solu et  d'en  avoir  fait  sortir  l'idée  de  la  liberté  absolue.  Toute 

1.  Dcnicmal  dei'  Schrifl  von  dcn  girllUchen  Dimjcn,  Tubinguc,  1812. 


LA   PHILOSOPHIE   DE   LA   LIBERTE  3G3 

la  force  de  son  argumentation  consiste  à  avoir  analysé  cette 
fameuse  définition  de  Dieu  donnée  par  Descartes  aussi  bien 
que  par  Spinoza  :  Dieu  est  «  cause  de  soi  ».  Il  soutient  éner- 
giquement  que  c'est  là  une  expression  qu'il  faut  entendre  à 
la  lettre,  que  seule  elle  est  adéquate  à  l'idée  de  l'absolu;  que 
si  l'on  n'admet  pas  à  la  rigueur  un  être  se  posant  lui-même, 
se  créant  lui-môme,  se  donnant  l'être  à  lui-même,  on  n'a 
plus,  pour  le  définir,  que  des  caractères  qui  peuvent  apparte- 
nir aussi  bien  à  l'être  fini  qu'à  l'être  infini  ;  car  l'intelligence 
est  un  attribut  des  êtres  finis  et  de  l'être  infini  :  la  bonté,  la 
sagesse,  la  puissance,  la  causalité,  sont  aussi  des  attributs 
communs  à  l'un  et  à  l'autre.  Le  seul  caractère  incomparable, 
incommensurable,  incommunicable,  est  d'être  sa  propre 
cause  :  cela  seul  est  adéquat  à  l'absolu.  Que  ce  soit  une  no- 
tion incompréhensible,  il  n'y  a  rien  là  qui  doive  nous  arrê- 
ter, car  il  va  de  soi  que  l'absolu  soit  incompréhensible  ;  mais, 
tout  incompréhensible  qu'il  est,  il  faut  l'admettre,  et  admet- 
tre en  même  temps  tout  ce  qui  est  contenu  dans  sa  notion. 
Expliquons  cette  déduction,  qui  est  loin  d'être  facile  à  saisir, 
et  où  M.  Secrétan  fait  preuve  d'une  rare  et  habile  subtilité. 
S'il  y  a  une  vérité  évidente,  c'est  que  quelque  chose  existe. 
Appelons  être  le  principe  qui  fait  que  les  choses  existent.  Le 
problème  est  de  savoir  quelles  sont  les  propriétés  essentiel- 
les de  l'être  et  comment  on  le  définira.  M.  Secrétan  pose 
d'abord  en  principe  l'unité  de  l'être.  Il  n'y  a  qu'un  seul  être, 
et  l'être  est  tout  ce  qui  est.  M.  Secrétan  se  fonde  sur  cette 
raison  que  la  science  exige  l'unité,  et  que^'unité  de  la  con- 
naissance implique  l'unité  de  l'être.  Il  faut  donc  commencer 
})ar  accepter  le  principe  du  panthéisme,  sauf  à  y  renoncer 
plus  tard.  Sans  vouloir  mêler  ici  la  critique  à  l'analyse,  nous 
ne  pouvons  cependant  nous  empêcher  de  faire  observer  que 
c'est  aller  un  peu  vite  en  besogne  :  rien  n'est  moins  évident 
que  le  principe  posé  ;  il  nous  semble  qu'au  point  de  départ 
il  ne  faut  être  ni  panthéiste  ni  antipanthéiste,  parce  que  les 
données  du  problème  ne  sont  pas  connues;  mais  laissons 
à  l'auteur  la  responsabilité  de  sa  démonstration,  en  faisant 


364  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

observer  que,  s'il  part  du  panthéisme,  ce  n'est  point  pour  s'y 
arrêter  ;  c'est  pour  aller  au  delà  et,  comme  il  le  dit,  le  réfu- 
ter en  le  dépassant. 

Allons  plus  avant.  L'être  est  un,  soit  ;  qu'est-il  encore?  Si 
nous  considérons  les  êtres  de  la  nature,  nous  voyons  que 
leur  existence  se  manifeste  pour  nous,  d'une  part,  par  la 
perception  que  nous  en  avons,  de  l'autre  par  les  actions  phy- 
siques et  mécaniques  qu'ils  exercent  les  uns  sur  les  autres. 
Or,  être  perçu,  exercer  une  action,  ce  n'est  que  la  manifes- 
tation de  l'être,  ce  n'est  pas  l'être  lui-même.  Pour  que  l'être 
soit  véritablement,  il  faut  qu'il  y  ait  en  lui  quelque  chose 
«  d'intérieur  »,  un  «  en  soi,  an  sich,  »  qui  soit  autre  que  ses 
elîets  extérieurs.  S'il  n'y  avait  rien  dans  l'être,  comment 
aurait-il  quelque  chose  d'extérieur?  Comment  ce  qui  ne  se- 
rait rien  en  soi  pourrait-il  être  perçu  ?  Cet  élément  intérieur 
de  l'être,  qui  lui  est  essentiel  pour  être,  et  qui  en  est  en  quel- 
que sorte  la  base,  est  ce  qu'on  appelle  «  la  substance  ».  La 
substance  se  distingue,  suivant  M.  Secrétan,  de  «  l'existence  ». 
L'existence  est  l'apparition  de  la  substance;  c'est  l'être  hors 
de  soi,  tandis  que  la  substance  est  l'être  en  soi.  La  substance 
est  la  <(  cause  de  l'existence  ».  Elle  est  donc  essentielle- 
ment active  ;  elle  est  en  activité.  Toute  substance  est  cause  ; 
toute  cause  est  substance  :  ce  sont  deux  notions  du  mêm 
degré. 

N'oublions  pas  que  nous  ne  cherchons  pas  seulement  les 
conditions  de  l'être  en  général,  mais  de  l'être  absolu,  de  l'être 
premier.  Ici  encore  on  peut  trouver  que  notre  métaphysicien 
va  bien  vite,  en  posant  tout  d'abord  la  notion  de  l'absolu,  sans 
le  soumettre  à  aucune  critique,  comme  une  notion  univer- 
sellement acceptée.  N'oublions  pas  que  nous  avons  alTaire  à 
l'un  des  derniers  représentants  de  la  philosophie  allemande, 
que  cette  philosophie,  depuis  un  demi-siècle,  posait  cette  no- 
tion comme  un  axiome,  que  cet  axiome  n'était  contesté  par 
personne.  Le  point  de  vue  critique  de  Kant  avait  été  com- 
plètement effacé  et  submergé  par  l'idéalisme  dogmatique  et 
théorique  de  ses  successeurs.  Acceptons  donc  le  problème 


LA   PHILOSOPHIE  DE   LA   LIBERTE  36o 

te]  qu'il  est  pose,  et  demandons-nous  ce  que  c'est  que  l'ab- 
solu. 

Nous  avons  vu  que  la  substance  est  la  cause  de  l'existence  ; 
mais  on  peut  se  demander  quelle  est  la  cause  de  la  substance. 
Si  celte  cause  est  en  dehors  de  l'absolu,  il  n'est  plus  l'absolu  : 
il  faut  donc  qu'elle  soit  en  lui,  et  que  l'absolu  soit  non  seu- 
lement cause  de  son  existence,  mais  encore  de  sa  substance, 
qu'il  se  produise  lui-même,  en  un  mot  qu'il  soit  cause  et 
effet  de  lui-même.  Une  telle  conception  n'est-elle  pas  con- 
tradictoire? Un  être  peut-il,  à  l'égard  de  lui-même,  être  à  la 
fois  cause  et  effet?  Une  telle  conception  est  si  peu  contra- 
dictoire que  nous  en  trouvons  le  type  dans  l'expérience.  C'est 
ce  qui  arrive,  en  effet,  dans  les  êtres  organisés.  La  vie  est  à  la 
fois  la  cause  de  l'existence  des  organes  et  l'effet  des  fonctions 
des  organes  ;  chaque  fonction  est  cause  et  effet  de  toutes  les 
autres.  Or  ce  qui  est  à  la  fois  cause  et  effet  est  ce  que  Ton 
appelle  un  but.  La  vie  est  son  but  à  elle-même.  La  cause 
finale  est  le  vrai  commencement,  la  vraie  cause;  la  cause 
efficiente  n'est  que  le  milieu  ou  le  moyen,  ou  plutôt  ces  deux 
causes  se  confondent.  L'idée  début  nous  représente  un  cer- 
cle fermé;  c'est  ce  qui  manquait  à  la  conception  de  Spinoza. 
11  faut  que  le  rapport  des  modes  à  la  substance  soit  aussi 
positif  que  le  rapport  de  la  substance  aux  modes.  L'être  n'est 
donc  pas  seulement  substance  et  cause  efficiente  ;  il  est  un 
but  substantiel,  un  organisme,  une  vie.  Ici  encore,  si  nous 
voulions  mêler  la  critique  à  l'exposition ,  nous  demande- 
rions s'il  n'y  a  pas  quelque  abus  métaphorique  à  transporter 
la  notion  d'être  vivant  de  l'organisme,  qui  est  composé  de 
parties  matérielles,  à  la  simplicité  de  l'être  absolu;  s'il  est 
intelligible  de  dire  que  les  modes  sont  à  la  substance  ce  que 
les  organes  sont  au  corps  vivant  ;  si,  même  dans  l'être  vi- 
vant lui-même,  il  n'y  a  pas  quelque  équivoque  à  dire  qu'il 
est  cause  et  effet  de  lui-même;  si  la  vie,  considérée  comme 
force  vitale,  comme  cause  organisatrice,  est  la  même  chose 
que  la  vie  considérée  comme  la  résultante  de  toutes  les 
opérations  fonctionnelles.  En  un  mot,  dans  ces  conceptions 


366  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

sublimes  et  transcendantes,  nous  craignons  que  Ton  n'oublie 
un  peu  trop  les  vieilles  règles  de  la  logique  sur  la  précision 
des  termes  et  la  clarté  des  définitions. 

Nous  sommes  arrivés  à  concevoir  l'absolu  comme  un  être 
vivant  ;  n'est-il  pas  qucl([ue  chose  de  plus?  L'être,  avons-nous 
dit,  est  cause  de  son  existence  et  cause  de  sa  substance  ;  mais 
cette  substance  se  manifeste  dans  l'existence  d'une  manière 
réglée,  déterminée,  conforme  à  des  lois.  Si  l'être  produit  sa 
substance  et  son  existence,  il  faut  aussi  qu'il  produise  sa  loi. 
Il  ne  pourrait  la  recevoir  d'un  autre  être  sans  devenir  relatif. 
Il  est  donc  cause  de  sa  propre  loi.  Or  un  être  qui  se  donne 
à  lui-même  la  loi,  qu'est-ce  autre  chose  qu'un  esprit  ou  une 
volonté?  En  effet,  déterminer  soi-même  la  nature  de  son 
activité,  c'est  être  esprit.  Etre  esprit,  c'est  se  donner  à  soi- 
même  sa  loi,  c'est-à-dire  son  propre  caractère.  «  Étes-vous 
savant?  c'est  que  vous  avez  étudié.  Ètes-vous  généreux?  c'est 
que  vous  avez  dompté  votre  égoïsme.  En  un  mot,  nous  som- 
mes libres.  Esprit,  volonté,  liberté,  c'est  une  seule  et  même 
chose.  » 

Chacun  des  degrés  de  cette  déduction  correspond  à  une 
phase  particulière  de  la  philosophie  moderne.  La  substance 
cause  de  son  existence,  c'est  la  substance  de  Spinoza  :  la 
substance  identique  à  la  cause,  c'est  la  force  de  Leibniz. 
L'être  cause  de  lui-même,  l'être  vivant  qui  est  son  but  à 
lui-môme,  c'est  Vidée  de  Hegel.  L'être  qui  se  donne  à  lui- 
même  la  loi,  c'est  la  volonté  autonome  de  Kant.  La  dernière 
phase,  celle  qui  reste  à  traverser,  la  liberté  absolue,  est  celle 
du  second  Schelling. 

En  effet,  nous  ne  sommes  pas  au  bout  :  nous  n'avons  pas 
encore  atteint  le  terme  final  et  décisif.  L'être  est  libre  :  il  se 
donne  à  lui-même  sa  loi.  Mais  d'oii  lui  vient  cette  liberté? 
L'a-t-il  reçue  d'ailleurs  ?  Il  ne  serait  plus  absolu  :  ce  serait 
une  liberté  semblable  à  celle  des  hommes.  En  outre,  l'esprit 
tel  que  nous  l'avons  défini  implique  encore  une  autre  con- 
tradiction. Il  se  donne  la  loi;  mais  c'est  en  vertu  de  sa  na- 
ture. D'une  part  il  se  détermine,  de  l'autre  il  est  déterminé. 


LA  PHILOSOPHIE   DE   LA  LIBERTE  367 

Il  est  à  la  fois  esprit  et  nature.  Pour  résoudre  cette  contra- 
diction, il  faut  aller  plus  loin  qu'une  liberté  possédée  par 
nature,  ou  que  l'esprit  aurait  reçue  d'un  autre,  ou  qu'il 
tiendrait  de  son  essence.  Il  faut  que  l'esprit  se  fasse  lui- 
même  esprit,  qu'il  se  donne  à  lui-même  la  liberté.  En  un 
mot,  la  définition  de  Dieu  «  cause  de  lui-même  »  implique 
les  degrés  suivants  :  «  Substance ,  il  se  donne  l'existence  ; 
vivant,  il  se  donne  la  substance  ;  esprit,  il  se  donne  la  vie; 
absolu,  il  se  donne  la  liberté.  »  Il  est  «  absolue  liberté  ». 
Impossible  d'aller  au  delà;  mais  il  faut  aller  jusque-là.  La 
vraie  formule  de  l'absolu  est  celle-ci  :  «  Je  suis  ce  que  je 
veux.  » 

Rendons-nous  bien  compte  de  toute  la  portée  des  propo- 
sitions précédentes.  On  pourrait  n'y  voir  d'abord  que  des 
expressions  paradoxales  et  excessives  pour  rendre  plus  sen- 
sibles des  vérités  abstraites  d'une  haute  portée  :  on  pourrait 
croire  que  l'auteur  a  seulement  voulu  dire  ce  que  tout  le 
monde  pense,  à  savoir  que.  Dieu  étant  l'être  souverainement 
parfait,  il  doit  être  absolument  libre,  parce  que  la  liberté 
est  une  perfection.  Nullement  :  c'est  la  doctrine  elle-même 
qui  est  paradoxale,  et  non  pas  seulement  l'expression.  Ce 
n'est  pas  parce  que  Dieu  est  parfait  qu'il  est  libre  :  c'est 
parce  qu'il  est  libre  qu'il  est  parfait.  Un  être  parfait  par  na- 
ture, dit  l'auteur,  le  serait  moins  que  celui  qui  se  donnerait 
toutes  les  perfections.  Un  être  parfait  par  nature  serait  im- 
parfait. «  L'absolu  n'a  pas  de  nature.  — Toute  nature  est  née 
dérivée,  secondaire.  »  A  quoi  recounaît-oiî  le  vrai  caractère 
de  l'absolu  ?  C'est  qu'il  no  puisse  pas  être  pensé  autrement 
qu'à  titre  d'absolu.  Or  un  être  qui  se  donne  à  lui-même  la 
liberté  ne  peut  être  qu'absolu,  et  pas  autre  chose.  Une  telle 
notion  n'a  de  sens  que  dans  l'absolu.  Toute  «  nature  »,  au 
«ontraire  (intelligence,  bonté,  vérité,  etc.),  peut  être  conçue 
comme  relative  aussi  bien  que  comme  absolue.  Il  n'y  a  que 
cette  formule  :  «  Je  suis  ce  que  je  veux,  »  qui  ne  puisse  s'ap- 
pliquer rigoureusement  qu'à  l'absolu  lui-même  :  appliquée 
-au  fini,  cette  formule  n'a  aucun  sens.  Elle  est  donc  la  seule 


368  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

qui  puisse  caractériser  et  définir  ce  qui  est  essentiellement 
sans  comparaison  et  sans  analogie. 

Ne  nous  hâtons  pas  de  condamner  une  si  étrange  doctrine. 
N'oublions  pas  que  Descartes  Ta  exprimée  quelquefois  en 
termes  pres(|ue  semblables  ;  que  Bossuet  et  Fénelon,  dans 
leur  réfutation  de  l'optimisme  de  Malebranche,  s'en  sont 
singulièrement  rapprochés.  On  est  placé,  en  théodicée,  entre 
ces  deux  abîmes  :  on  imposer  à  Dieu  une  sorte  de  fatum, 
en  lui  supposant  une  nature  nécessaire  à  laquelle  il  doit 
obéir,  ou  lui  prêter  un  bon  plaisir  absolu  qui  est  aussi  près 
de  la  tyrannie  que  de  la  liberté.  Les  plus  grands  métaphysi- 
ciens ont  flotté  de  l'un  à  l'autre.  La  liberté  absolue  est  une 
réaction  contre  «  l'idée  absolue  »  :  c'est  la  revendication 
extrême  de  la  liberté  contre  la  logique,  et  nous  devons  savoir 
gré  à  tout  métaphysicien  qui,  poussant  une  idée  à  l'extrême, 
nous  en  fait  mieux  comprendre  le  sens  et  la  portée. 

Après  avoir  pris  cette  définition  de  l'absolu,  M.  Secrétan 
reconnaît  sans  peine  qu'elle  est  incompréhensible  :  «  Nous 
constatons  la  place  de  l'absolu,  dit-il,  nous  n'en  avons  pas 
1  idée  :  car  nous  n'avons  pas  d'intuition  correspondante.  »  La 
liberté  absolue  est  au  delà  de  l'intuition;  nous  ne  la  connais- 
sons que  dans  ses  manifestations.  La  volonté  est  l'essence 
universelle.  Les  différents  ordres  d'êtres  sont  les  degrés  delà 
volonté.  «Exister,  c'est  être  voulu;  être  substance,  c'est  vou- 
loir; vivre,  c'est  vouloir;  être  esprit,  c'est  vouloir  son  vou- 
loir. »  On  remarquera  ces  vigoureuses  et  brillantes  formules. 
Tout  étranges  qu'elles  sont,  elles  n'ont  rien  qui  puisse  cho- 
quer les  disciples  de  Maine  de  Biran,  qui  depuis  longtemps 
sont  habitués  à  considérer  la  volonté  comme  l'essence  de 
l'être.  Jusqu'où  faut-il  pousser  cette  conception?  C'est  une 
autre  question. 

Sans  vouloir  exposer  toutes  les  conséquences  que  l'auteur 
lire  de  son  principe,  il  y  en  a  une  cependant  qui  est  trop 
importante  et  trop  curieuse  pour  ne  pas  être  mentionnée. 

Ce  premier  principe,  cet  absolu,  qui  n'a  d'autre  essence 
que  de  n'en  pas  avoir,  qui  est  volonté  absolue,  liberté  abso- 


LA   PHILOSOPHIE    DE   LA   LIBERTÉ  3G9 

lue,  est-il  ce  que  les  hommes  reconnaissent  et  adorent  sous 
le  nom  de  Dieu?  Doit-il  être  reconnu  Dieu?  Non,  dit  résolu- 
ment M.  Secrétan.  L'absolu  est  au  delà  de  Dieu;  il  est  avant 
Dieu,  il  est  la  source  de  Dieu.  Il  faut  distinguer  deux  absolus  : 
Tabsolu  en  essence,  en  puissance,  qui  est  la  liberté  absolue, 
liberté  pure,  notion  essentiellement  négative,  incompréhen- 
sible, et  qui  n'exprime  que  l'opposition  à  ce  qui  n'est  pas 
lui;  —  et  en  second  lieu  l'absolu  en  acte,  absolu  existant.  Le 
premier  est  «  l'abîme  insondable  de  la  pure  liberté  ».  C'est 
l'absolu  négatif.  Le  second,  l'absolu  positif,  est  «  un  fait  ». 
C'est  à  lui  que  convient  seulement  le  nom  de  Dieu,  et  l'expé- 
rience seule  peut  nous  le  faire  connaître.  Sans  doute,  il  y  a 
une  nécessité  des  choses,  mais  non  une  nécessité  voulue.  Il  y 
a  d'immuables  statuts  ;  mais  ils  ont  été  posés.  Toute  nécessité 
est  dérivée  :  toute  nécessité  est  un  fait.  C'est  cette  néces- 
sité voulue  qu'on  appelle  ordre,  providence,  et  dont  le  prin- 
cipe est  Dieu.  «  Le  principe  immobile,  transcendant,  supé- 
rieur au  monde,  par  conséquent  à  la  pensée,  dont  il  forme 
la  limite,  c'est  l'absolu  en  essence;  mais  le  principe  fixe, 
immanent,  immuable,  nécessaire,  c'est  le  Dieu  réel,  tel  qu'il 
est  en  fait  pour  nous  :  c'est  notre  Dieu,  ou,  plus  simplement, 
c'est  Dieu.  Dieu  n'est  pas  une  substance,  c'est  un  fait.  L'ab- 
solu est  la  nuée;  Dieu  est  l'éclair  ».  Ainsi  l'absolu  devient 
Dieu  en  créant  le  monde,  en  créant  le  vrai,  le  juste,  le  bien, 
l'ordre,  car  ce  n'est  que  par  rapport  au  monde  que  toutes  ces 
choses  existent.  Dieu  veut  être  Dieu.  «  Il  se  fait  et  se  proclame 
Dieu;  il  est  Dieu,  parce  qu'il  le  veut.  » 

En  se  créant  lui-même.  Dieu  a  créé  le  monde.  Pourquoi? 
Dans  quel  but?  Dieu  a-t-il  besoin  du  monde?  Non,  sans 
doute;  quelle  peut  donc  être  la  raison  suprême  de  la  créa- 
tion? Constatons  d'abord  que  le  monde  existe  :  c'est  un  fait. 
Nous  ne  pourrions  deviner  l'existence  de  ce  fait  à  priori.  Mais, 
étant  donnés  d'une  part  l'existence  du  monde,  de  l'autre  le 
principe  de  la  liberté  absolue,  nous  pouvons  conclure  de 
là  le  motif  de  la  création.  Ce  motif,  c'est  l'amour. 

Comment  de  la  liberté  absolue  passe-t-on  à  la  doctrine  de 

24 


370  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

la  création  par  amour?  Ce  passage  est  une  des  déductions  les 
plus  subtiles  de  la  théorie  :  mais  elle  a  eu  assez  de  succès 
dans  quelques  écrits  récents  de  la  philosophie  française,  pour 
que  nous  nous  attachions  à  la  faire  connaître,  quelque  artifi- 
cielle qu'elle  nous  paraisse.  Dieu  est  la  liberté  absolue.  L'acte 
de  la  création  doit  donc  être  un  acte  de  liberté  absolue.  Si  lé 
motif  de  la  création  était  puisé  dans  l'essence  même  de  Dieu, 
il  ne  serait  pas  libre.  L'amour  ne  peut  donc  pas  être  anté- 
rieur à  la  liberté  ;  il  doit  en  être  l'effet.  Mais  si  Dieu,  en  créant, 
obéissait  à  un  motif  égoïste  ou  intéressé,  par  exemple  sa 
gloire,  son  plaisir,  etc.,  il  ne  serait  pas  non  plus  libre;  car 
c'est  être  l'esclave  d'une  loi  extérieure  et  supérieure  à  sa 
propre  volonté  que  de  rechercher  exclusivement  son  bien- 
être.  Tout  autre  acte  qui  n'aurait  point  pour  terme  le  bien  de 
la  créature  ne  pourrait  avoir  pour  terme  que  le  Créateur  lui- 
même.  Or  tout  retour  d'un  sujet  sur  lui-même  implique  be- 
soin, intérêt,  asservissement  à  soi-même.  L'absolu  affran- 
chissement est  donc  identique  à  l'absolu  désintéressement. 
Donc  le  motif  de  la  création  doit  être  puisé  dans  un  être  autre 
que  Dieu,  et  doit  avoir  pour  objet  la  créature  elle-même  :  or 
Dieu  ne  doit  rien  à  cette  créature  qui  n'existe  pas  encore.  11 
la  crée  donc  pour  elle-même  et  sans  y  être  obligé.  Or,  qu'est 
cela,  si  ce  n'est  un  acte  de  grâce,  de  faveur,  de  libéralité,  en 
un  mot  d'amour  ou  de  charité?  -Ne  croyons  pas  pour  cela 
que  l'amour  soit  l'essence  de  Dieu  :  c'est  le  miracle  éternel 
de  sa  volonté.  L'amour  n'est  point  une  essence.  L'être  par- 
fait est  celui  qui  se  donne  à  lui-même  la  perfection.  Le 
véritable  amour  est  celui  qui  se  crée  lui-même  par  la  libre 
résolution  de  sa  volonté.  «  L'amour,  c'est  la  liberté  faisant 
acte  de  liberté.  »  Cela  revient  à  dire  que  la  création  est  une 
œuvre  purement  gratuite.  Le  monde  n'existe  que  par  grâce. 
La  grâce  est  le  fond  de  son  être  ;  la  grâce  est  sa  substance  : 
créer,  c'est  aimer. 

Qu'est-ce  maintenant  que  la  créature?  Est-elle  quelque 
chose  ou  n'est-elle  rien?  Si  la  créature  n'est  rien,  il  n'y  a  pas 
de  création.  Si,  au  contraire,  il  y  a  eu  création  et  création 


LA   PHILOSOPHIE    DE    LA    LIBERTÉ  371 

par  amour,  il  faut  que  la  créature  soit  quelque  chose.  Nous 
échappons  par  là  au  panthéisme.  Mais  qu'est-elle  enfin?  Elle 
est,  comme  Dieu  lui-même,  un  être  libre  :  car  l'être  libre  est 
le  seul  véritable.  La  création  n'est  donc  autre  chose  que  «  la 
liberté  posant  la  liberté.  L'amour  créateur  et  la  liberté  créée 
sont  les  deux  facteurs  du  monde.  » 

Voilà  le  principe  ot  la  loi  de  la  création  :  quelle  est  main- 
tenant la  loi  de  la  créature  ?  La  créature  doit  être  libre  comme 
Dieu  lui-même.  Etre  libre,  c'est  poser  sa  personnalité,  c'est 
se  poser  soi-même  :  mais  comment  se  poser  soi-même  sans 
se  distinguer  par  là  même  de  Dieu,  sans  chercher  à  exister 
hors  de  Dieu?  11  semble  donc  que  la  loi  de  la  création  soit  la 
séparation  d'avec  Dieu;  mais,  d'un  autre  côté,  qu'est-ce  que 
la  création  dans  le  fond,  sinon  la  volonté  créatrice  elle-même? 
N'est-ce  pas  l'un  qui  est  la  substance  de  l'autre?  Lorsque  la 
créature  se  veut  elle-même,  elle  veut  donc  en  même  temps 
la  volonté  créatrice  qui  est  son  essence.  Elle  veut  s'unir  à 
Dieu  en  s'en  distinguant.  Or,  s'unir  à  un  être,  qu'est-ce  autre 
chose  que  l'aimer?  Ainsi  l'amour  de  Dieu  est  donc  la  loi  de 
la  créature,  comme  l'amour  de  la  créature  est  le  motif  de  la 
création. 


III 


Tel  est  le  système  de  la  liberté  absolue  dont  M.  Secrétan  doit 
évidemment  l'idée  à  Schelling,  mais  qu'il  s'est  rendu  propre 
par  la  vigueur  et  la  netteté  de  sa  construction  systématique. 
On  remarquera  surtout  dans  son  œuvre  la  force  et  l'éclat  du 
style  métaphysique.  C'est  le  don  du  métaphysicien  d'expri- 
mer ses  idées  dans  une  langue  concrète,  accentuée,  colorée, 
et  de  faire  ressortir  l'idée  par  le  relief  de  l'expression.  Les 
Allemands  ont  quelquefois  ce  don;  mais  ils  le  gâtent  par  le 
jargon  et  se  noient  dans  la  diffusion  des  mots.  Descartes, 
Malebranche,  Leibniz  et  Spinoza  l'ont  eu  au  plus  haut  degré 
et  restent  les  maîtres  en  ce  genre.  Chez  les  anciens,  Platon 
et  Aristote  sont  hors  de  pair.  En  ce  sens,  on  peut  dire  que  la 


312  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CIUTIQUES 

langue  métaphysique  fait  partie  du  génie  métaphysique  : 
exprimer  une  idée,  c'est  l'inventer.  M.  Secrétan  a  emprunté 
quelque  chose  de  ce  don  aux  grands  maîtres  de  la  philoso- 
phie. Il  a  le  talent  d'écrire  en  métaphysique,  et  l'originalité 
de  ses  tours  et  de  ses  formules  saisit  vivement  l'esprit.  On 
peut  trouver  môme  que  la  suite  des  idées  et  la  conséquence 
sévère  des  déductions  sont  quelquefois  remplacées  par  une 
brillante  métamorphose  d'images  métaphysiques,  et  que  la 
force  et  la  plénitude  des  formules  fait  illusion  sur  le  peu  de 
solidité  des  idées;  mais,  cette  critique  à  part  (nous  y  revien- 
drons), il  reste  un  ouvrage  remarquable,  trop  peu  connu, 
riche  de  pensées  et  qui  provoque  à  penser,  d'une  méthode 
savante  et  d'un  vol  élevé. 

Si  nous  passons  maintenant  à  l'examen  de  la  doctrine  en 
elle-même,  nous  chercherons  à  lui  faire  sa  part  la  plus 
large  possible,  ayant  pour  principe  qu'il  faut  chercher  d'a- 
bord par  oii  les  philosophes  ont  raison,  avant  de  cherclier  par 
où  ils  ont  tort  :  ajoutons  que,  cette  part  faite,  il  reste  un 
terrain  sur  lequel  nous  ne  pouvons  suivre  la  philosophie  do 
la  liberté,  et  que,  dans  son  principe  même,  elle  nous  paraît 
essentiellement  contradictoire. 

Le  système  que  nous  venons  d'exposer  se  propose  un 
double  but  :  sauver  la  liberté  divine  en  l'élevant  à  l'ab- 
solu :  supprimer  le  panthéisme  en  le  dépassant.  Selon  les 
philosophes  de  cette  école,  le  panthéisme  aura  facilement 
raison  du  théisme  dogmatique.  On  ne  peut  le  vaincre  que 
par  un  théisme  supérieur. 

Selon  nous,  il  y  a  beaucoup  d'illusion  dans  cette  suppo- 
sition des  Allemands,  que  chaque  système  doit  en  quelque 
sorte  monter  sur  les  épaules  du  précédent  et  atteindre  au 
degré  supérieur  de  ce  mât  de  cocagne  que  l'on  appelle  la 
philosophie.  Ce  serait  supposer  que,  dans  l'ordre  des  pre- 
miers principes,  il  y  a  une  échelle  de  degrés  à  l'infini,  et 
qu'on  pourrait  toujours,  de  progrès  en  progrès,  trouver  un 
principe  plus  élevé  que  le  précédent.  Une  telle  hypothèse 
est  contraire  à  la  notion  de   l'absolu,   qui  ne  serait  plus  ce 


LA    PHILOSOPHIE    DE   LA   LIBERTE  373 

qu'il  doit  être,  s'il  se  surpassait  perpétuellement  lui-môme. 
Et  où  trouverait-on  une  série  sans  limites  de  formules  de 
l'absolu?  Supposer  qu'on  veuille  appliquer  à  la  philosophie 
de  la  liberté  le  même  critérium  et  la  même  mesure  qu'elle 
applique   elle-même  aux  philosophies  précédentes,  et   que 
l'on  n'y  voie  qu'un  degré  et  un  échelon  de  l'absolu,  je  de- 
mande ce  qu'on  pourrait  concevoir,  supposer,   imaginer  au 
delà  d'une  liberté  qui  se  crée  elle-même?  On  avouera  donc 
qu'il  y  a  un  terme,  une  limite  que  l'on  ne  peut  dépasser  : 
ce  serait  le  système  même  de  l'auteur;  mais  alors  lorsqu'on 
reproche    à    telle   philosophie   d'être    immobile,  stagnante, 
dépassée,  qui  ne  voit  que  ce  reproche  pourra  s'appliquer  à 
la  philosophie  de  la  liberté  lorsqu'elle  aura  triomphé?  Que 
faire  de  mieux,  en  effet,  quand  on  a  découvert  la  vérité,  que 
de  s'y  tenir?  Il  peut  donc  y  avoir  une  philosophie  immobile, 
j'entends  immobile  dans  son  principe  :   ce  serait  celle  qui 
aurait  trouvé  la  vérité  :  ce  ne  sera  pas  une  objection  contre 
une  philosophie  d'être  immobile,  de  ne  pas  se  dépasser  elle- 
même  :  elle  ne  le  devrait  que  si  elle  était  fausse  :  et  la  ques- 
tion est  de  savoir  si  elle  l'est.    Or  pourquoi  serait-ce  telle 
philosophie  plutôt  que  telle  autre?  Et  le  fait  de  se  dépasser 
l'une  l'autre  ne  prouve  en  faveur  d'aucune  d'elles,  car  dé- 
passer la  vérité,  c'est  tomber  dans  l'erreur.  Toute  la  ques- 
tion est  de  savoir  si  l'on  a  tort  ou  raison;  le  fait  d'aller  plus 
loin  dans  un  sens  ou  dans  un  autre  ne  préjuge  en  rien  la 
solution,  puisqu'on  peut  aller  plus  loin  dans  le  faux  aussi 
l)ien  que  dans  le  vrai.  On  ne  peut  donc  admettre  le  crité- 
rium suivant  lequel  la  dernière  venue,  entre  les  philosophies 
diverses,  aurait  toujours  raison.   Souvent  la  vérité  consiste 
à  reprendre  un  principe  trop  sacrifié,  et  c'est  précisément 
ce  qui  est  arrivé  à  la  philosophie  de  la  liberté.  Cette  philoso- 
phie a  une  certaine  valeur  comme  un  mouvement  de  retour, 
comme  un  essai  de  réacquisition  de  vérités  oubliées,  comme 
expression   vive,  frappante    et    paradoxale  de   ces   vérités; 
mais  on  doute  qu'elle  ait  le  droit  de  se  donner  elle-même 
comme  une  philosophie  supérieure  dépassant  et  absorbant 


31i  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

les  précédentes  :  elle  supprime  certaines  conditions  de  la 
vérité,  qui  ne  sont  pas  moins  nécessaires  que  son  propre 
principe,  et  sans  lesquelles  ce  principe  devient  lui-même 
absolument  inintelligible. 

Nous  sommes  très  loin  de  soutenir  que  la  philosophie  ne 
soit  pas  susceptible  de  faire  des  progrès  et  ne  s'enrichisse 
pas  continuellement.  Nous  croyons  au  contraire  très  ferme- 
ment à  la  perfectibilité  de  la  science  philosophique;  nous 
allons  si  loin  dans  cette  pensée  que,  selon  nous,  cette  science 
acquiert  et  s'enrichit  perpétuellement  non  seulement  par  les 
grands  philosophes,  mais  encore  par  les  petits.  Au  lieu  de 
croire  que  les  philosophes  se  répètent  sans  cesse,  nous  som- 
mes, au  contraire,  frappé  de  ce  que  l'on  peut  trouver  de 
nouveau  dans  chacun  d'eux.  Pascal  a  dit  avec  profondeur  : 
«  A  mesure  que  l'on  a  plus  d'esprit,  on  trouve  qu'il  y  a  plus 
d'esprits  originaux.  »  De  môme,  à  mesure  que  l'on  a  plus  d'ex- 
périence de  l'histoire  de  la  philosophie,  on  trouve  qu'il  y  a 
plus  de  penseurs  originaux.  Chacun  apporte  sa  pierre,  et  cela 
est  aussi  vrai  du  dernier  venu  que  des  précédents.  Mais  autre 
chose  est  dire  qu'il  y  a  des  idées  nouvelles  et  acquises  à  la 
science  dans  Kant,  dans  Fichte,  dans  Schelling  et  dans  Hegel, 
autre  chose  est  dire  que  le  principe  de  Fichte  est  supérieur 
à  celui  de  Kant,  celui  de  Schelling  à  celui  de  Fichte,  et  celui 
de  Hegel  à  celui  de  Schelling,  —  enfin  celui  du  second 
Schelling  à  celui  de  Hegel  lui-môme;  car  on  ne  peut  aller 
ainsi  à  l'infini.  Nous  admettons  le  progrès  de  ces  systèmes,  à 
la  condition  que  chacun  d'eux  consentira  à  n'ôtre  qu'un  ap- 
point dans  le  développement  de  la  philosophie  universelle, 
et  non  un  centre  où  tout  aboutit.  En  un  mot,  la  philosophie 
de  la  liberté  nous  fournira  des  données  qui  pourraient  ôlre 
utilisées  dans  la  construction  d'une  philosophie  universelle 
(laquelle  n'existera  jamais  qu'à  l'état  d'idée),  mais  non  pas 
comme  étant  elle-même,  comme  elle  le  prétend,  le  dernier 
mot.  C'est  ce  qui  s'éclaircira  mieux  par  les  observations  qui 
vont  suivre. 

IJuus  la  philosophie  de  la  liberté,  nous  distinguerons  deux 


LA    PHILOSOPHIE    DE    LA   LIBERTÉ  37o 

points  de  vue  :  la  liberté  absolue  par  rapport  au  monde,  et 
la  liberté  absolue  par  rapport  à  l'absolu  lui-même.  Nous 
accorderons  que,  dans  un  certain  théisme,  celui  de  Platon 
et  de  Leibniz  par  exemple,  on  n'a  peut-être  pas  placé  assez 
haut  le  concept  de  la  liberté  divine.  Lorsqu'on  admet  avec 
Platon  que  l'enseignement  divin  contient  toutes  les  idées  des 
choses  créées  à  titre  de  modèles  éternels  et  nécessaires  comme 
Dieu  lui-même;  lorsqu'on  admet  avec  Leibniz  que  dans  l'en- 
tendement divin  résident  de  toute  éternité  tous  les  mondes 
possibles,  c'est  l'entendement,  et  non  la  liberté  de  Dieu, 
que  l'on  considère  comme  la  source  des  possibilités.  Or  on 
peut  entendre  par  là  deux  choses  très  différentes  :  ou  bien 
Dieu  prend  ses  modèles  et  ses  possibles  comme  nous  les  pre- 
nons nous-mêmes,  c'est-à-dire  à  titre  d'objets,  et  il  se  dis- 
tingue de  ces  objets;  n'est-ce  pas  comme  si  l'on  disait  qu'il  y 
a  quelque  chose  qui  n'est  pas  Dieu,  qui  même,  par  hypothèse, 
est  inférieur  à  Dieu,  et  que  cependant  Dieu  est  obligé  de 
penser  pour  être  intelligent?  N'est-ce  pas,  selon  le  mot  de 
Spinoza,  soumettre  Dieu  à  un  fatum?  N'est-ce  pas  dire  que 
Dieu  ne  serait  rien  sans  le  monde,  ou  tout  au  moins  sans  la 
pensée  du  monde?  Faudrait-il  un  grand  effort  de  logique 
pour  conclure  de  là  qu'il  ne  serait  rien  sans  l'existence  du 
monde?  Et  n'est-ce  pas  une  sorte  de  panthéisme  idéal  que  de 
faire  cohabiter  Dieu  éternel  avec  l'idée  d'un  autre  être  que 
lui-même,  comme  s'il  devait  s'ennuyer  s'il  était  seul?  Sou- 
tiendra-t-on,  au  contraire,  que  l'entendement  divin  est  la 
source  des  possibilités,  en  ce  sens  qu'il  en  est  la  cause,  qu'il 
les  rend  possibles  en  les  pensant,  que  ces  possibles  ne  seraient 
rien  que  la  pensée  de  Dieu?  Admettra-t-on,  avec  Spinoza,  que 
l'intelligence  divine  est  «  antérieure  »  aux  choses,  tandis  que 
l'intelligence  humaine  leur  est  «  postérieure  »?  Ce  que  Bos- 
suet  a  exprimé  admirablement  en  disant  :  «  Nous  voyons  les 
choses  parce  qu'elles  sont;  mais  elles  sont  parce  que  Dieu 
les  voit.  »  Si  l'on  admet  cette  seconde  hypothèse,  si  l'on 
entend  par  intelligence  non  seulement  la  faculté  de  contem- 
pler, mais  la  faculté  de  créer,  on  introduit  par  là  même  la 


376  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

notion  de  la  volonté  et  de  la  liberté  dans  l'entendement  divin  ; 
ou  plutôt  les  idées  divines,  les  types  absolus,  étant  FetTet  de 
la  puissance  créatrice  et  ne  préexistant  pas  à  son  action,  on 
peut  dire  que  dans  cet  acte  la  volonté  intervient  plus  encore 
que  l'intelligence.  En  un  mot,  si  Ton  convient  d'appeler 
liberté  l'acte  par  lequel  Dieu  fait  que  quelque  chose  existe, 
comme  les  possibles  n'existent,  même  à  titre  de  possibles, 
que  par  l'acte  de  Dieu,  on  dira  justement,  en  ce  sens,  qu'ils 
résultent  de  sa  liberté.  Nous  admettrions  donc  que  le  monde, 
à  aucun  degré,  pas  plus  le  monde  idéal  que  le  monde  réel, 
ne  s'impose  à  Dieu  d'une  manière  nécessaire,  et  qu'il  en  est 
la  cause  absolument  libre'. 

Nous  ne  serions  pas  même  éloigné  d'admettre  cette  ex- 
pression paradoxale  de  Schelling  et  de  M.  Secrétan,  que  Dieu 
«  se  fait  lui-même,  qu'il  veut  être  Dieu  ».  Nous  y  voyons 
une  manière  vive  et  extraordinaire,  mais  jusqu'à  un  certain 
point  admissible,  de  traduire  une  grande  vérité.  Qu'appelle- 
t-on  Dieu  dans  l'usage  commun  des  hommes?  Est-ce  ce  que 
les  philosophes  désignent  sous  le  nom  de  l'absolu,  l'infini, 
l'inconditionnel,  l'être  des  êtres,  l'idée  des  idées?  Non,  car  de 
tels  noms  dépassent  de  beaucoup  l'intelligence  de  la  plupart 
des  hommes  et  ne  répondent  qu'imparfaitement  à  la  notion 
qu'ils  se  font  de  la  nature  divine.  Pour  eux,  du  moins  dans 
l'état  des  croyances  religieuses  chez  les  nations  les  plus  ci- 
vilisées, c'est  un  être  infiniment  sage,  infiniment  juste,  infi- 
niment bon,  qui  les  a  créés  et  qui  les  soutient  et  les  dirige 
par  sa  providence.  Telle  est  la  vraie  notion  de  Dieu;  c'est  ce 
qu'on  appelle  le  «  bon  Dieu  ».  Or,  si  nous  demandons  la  signi- 
fication de  ces  attributs,  sagesse,  justice  et  bonté,  nous  ver- 
rons que  chacun  d'eux  a  rapport  à  la  créature  et  à  la  création. 
Qu'est-ce  qu'être  sage,  si  ce  n'est  approprier  les  moyens  aux 
fins  dans  une  œuvre  de  ses  mains?  être  bon,  sinon  répandre 
ses  dons  avec  munificence  sur  d'autres  êtres  que  soi-même? 
être  juste,  si  ce  n'est  récompenser  ou  punir,  selon  leurs  méri- 

1.  Qu'on  veuille  liicii  nous  pcrnieltiv  de  renvoyer,  pour  le  (léveloi>pcmcnt 
(Je  ces  idées,  à  notre  livre  des  Causes  finales  dernier  chapitre). 


LA    PHILOSOPHIE    DE    LA   LIBERTE  377 

tes,  des  agents  moraux?  Supposez  que  Dieu  n'ait  pas  créé  le 
monde,  comment  pourrait-on  l'appeler  sage?  Supposez  qu'il 
n'ait  pas  créé  d'êtres  sensibles,  comment  pourrait-on  l'appeler 
bon?  Enfin  s'il  n'avait  pas  créé  d'agents  moraux,  comment 
pourrait-on  l'appeler  juste?  La  justice,  la  sagesse  et  la  bonté, 
c'est-à-dire  les  attributs  moraux  de  Dieu,  ceux  qui  le  ren- 
dent aimable,  respectable,  redoutable,  ceux  qui  sont  l'objet 
des  religions,  n'existeraient  donc  pas  (tels  du  moins  que  nous 
les  concevons)  si  Dieu  ne  s'était  fait  créateur;  c'est  donc 
le  créateur  que  nous  appelons  Dieu,  ce  sont  ses  attributs 
moraux  qui  le  constituent  tel  par  rapport  à  nous.  Au  delà 
de  ces  attributs  est  une  essence  absolument  incompréhen- 
sible', objet  d'adoration,  mais  non  d'amour.  On  peut  donc 
dire  qu'en  se  faisant  créateur  l'absolu  s'est  fait  Dieu.  Avant 
la  création,  nous  pourrons  l'appeler,  avec  Scbelling,  Deus 
implicitus  ;  après  la  création,  Deus  ejrplici tus  ;  celui-ci  sera  le 
vrai  Dieu,  le  premier  nous  étant  inaccessible  par  l'infinité  de 
son  essence.  Voilà  jusqu'où  nous  pouvons  aller  dans  la  théo- 
rie de  Scbelling  et  de  Secrétan.  Devons-nous  aller  plus  loin? 
Non,  car  nous  rencontrons  alors  devant  nous  le  principe  de 
contradiction,  seule  barrière  qui  puisse  défendre  la  raison 
humaine  des  attaques  du  scepticisme. 

Nous  ne  chicanerons  pas  l'auteur  sur  cette  assertion  que 
la  notion  de  l'absolu  doit  être  essentiellement  paradoxale, 
parce  que  l'absolu  en  soi  est  incompréhensible  :  au  moins 
faudrait-il  s'expliquer  sur  cette  notion  d'incompréhensibilité  : 
car  l'incompréhcnsibilité  absolue  est  une  lîhose  dont  on  ne 
peut  rien  dire,  et  qu'on  ne  peut  pas  même  penser  :  à  plus  forte 
raison  ne  pouvons-nous  pas  en  parler.  Puisque  nous  parlons 
de  l'absolu,  que  nous  l'affirmons,  que  nous  le  définissons,  il 
faut  que  nous  le  pensions  d'une  certaine  manière,  et  nous  ne 
pouvons  le  penser  que  conformément  aux  lois  de  la  logique. 


1.  Cette  doctrine  ue  serait  pas  aussi  hétérodoxe  qu'où  pourrait  le  croire.  Le 
P.  Gratry  soutient  quelque  chose  d'analogue,  lorsqu'il  développe,  dans  son 
livre  de  la  Connais.mncc  de  Dieu,  sa  belle  théorie  des  deux  degrés  d'intelligibles 
dans  la  nature  divine.   Voj'ez  Connaissance  de  Dieu.) 


318  APPENDICE.    —  ÉTUDES   CRITIQUES 

De  ce  que  nous  ne  savons  pas  tout  ce  qu'il  est,  il  ne  s'ensuit 
pas  que,  pour  le  penser,  nous  devions  renoncer  aux  lois  de 
la  pensée.  On  ne  doit  pas  dire  en  métaphysique  plus  qu'en 
théologie  :  Credo  quia  absurdum.  Or,  l'idée  d'une  liberté 
absolue,  sans  essence,  sans  nature,  sans  aucune  détermina- 
tion, est  une  idée  qui  implique  contradiction.  Au  lieu  d'être 
l'acte  pur  d'Aristote,  c'est  la  puissance  pure,  l'aptitude  à  tout 
devenir,  l'indéterminé  absolu  :  c'est  le  rien.  Que  l'on  analyse, 
en  effet,  la  notion  de  liberté  absolue  (à  la  condition  de  n'y 
rien  ajouter  subrepticement^  on  verra  qu'une  telle  puis- 
sance, qui  n'est  ni  finie,  ni  infinie,  ni  parfaite,  ni  imparfaite, 
ni  quoi  que  ce  soit  (car  autrement  elle  aurait  une  nature), 
n'est  autre  chose  que  le  premier  terme  de  la  dialectique  hé- 
gélienne, c'est-à-dire  l'être,  dont  Hegel  lui-même  a  démon- 
tré l'identité  avec  le  non-ètre.  On  ne  peut  pas  môme  dire 
que  la  nature  de  ce  principe  soit  d'être  liberté,  puisqu'il  se 
donne  à  lui-même  la  liberté.  On  ne  peut  pas  dire  non  plus 
qu'il  est  une  puissance,  une  force,  une  activité;  car  alors  il 
aurait  une  nature  et  ne  serait  pas  liberté  absolue. 

Admettons  cependant  que  cette  liberté  absolue  soit  une 
puissance  :  car  enfin,  pour  en  parler,  il  faut  bien  lui  appliquer 
une  attribution  quelconque.  Qu'est-ce  donc  qu'une  puissance 
absolue  qui  peut  tout  ce  qu'elle  veut?  Et  même  peut-on  dire 
qu'elle  veuille  quelque  chose?  Que  serait  une  telle  puissance, 
sinon  le  destin  des  anciens,  ou  ce  que  l'on  nomme  dans  les 
écoles  le  fatum  malwmetanum?  TqWq  est  l'objection  fonda- 
mentale de  Leibniz  à  la  doctrine  du  décret  absolu,  soutenue 
par  les  théologiens  de  son  temps  :  et  en  quoi  le  décret  absolu 
se  distingue-t-il  de  la  liberté  absolue  de  Schelling  et  de 
Secrétan?  Et  ne  devrait-on  pas  au  moins  expliquer  la  diffé- 
rence? Et  s'il  n'y  en  a  pas,  comment  passer  devant  une  telle 
objection  sans  y  répondre,  comme  s'il  n'y  avait  pas  lieu  de 
parler  de  Leibniz  en  philosophie?  Lorsqu'on  rétrograde  (sous 
prétexte  de  progrès)  jusqu'au  principe  du  supra-lapsarisme, 
comment  peut-on  se  croij'e  dispensé  d'examiner  les  difficultés 
d'un  Leibniz?  Pour  celui-ci,  la  liberté  absolue  n'était  autre 


LA   PHILOSOPHIE   DE    LA   LIBERTE  379 

chose  que  l'absolue  tyrannie.  C'était  la  doctrine  de  Ilobbes, 
qui  disait  brutalement  que  l'attribut  fondamental  de  la  Di- 
vinité est  la  toute-puissance  :  les  âmes  religieuses  disaient 
la  môme  chose;  seulement  elles  y  mêlaient  un  sentiment  de 
piété  qui  masquait  à  leurs  propres  yeux  le  matérialisme  de 
la  doctrine;  mais  leur  principe  n'était  pas  très  différent.  De 
même  aujourd'hui  M.  Secrétan  parle  delà  liberté  absolue 
avec  un  sentiment  de  vénération  que  sa  nature  élevée  et 
toute  religieuse  éprouve  d'avance  pour  le  principe  suprême, 
quelle  qu'en  soit  la  définition;  mais,  si  nous  faisons  abstrac- 
tion de  ces  sentiments  personnels,  qui  n'ont  rien  à  voir  avec 
la  philosophie,  il  ne  reste  que  le  concept  brut  d'une  toute- 
puissance  sans  attribut,  aussi  indifférente  au  bien  qu'au  mal, 
et  qui  fera  même  plutôt  le  mal  que  le  bien,  peut-être  parce 
qu'il  est  plus  facile.  Ce  sont  ces  conséquences  que  l'école  de 
Schopenhauer  tirera  de  la  doctrine  de  la  volonté  absolue  et 
qui  en  réfutent  le  principe,  en  tant  du  moins  qu'on  a  cru 
poser  par  là  un  théisme  supérieur  à  celui  du  passé. 

M.  Secrétan  semble  avoir  entrevu  ces  conséquences  et 
s'être  efforcé  de  les  détourner  en  nous  disant  quelque  part, 
et  tout  à  fait  en  passant,  comme  un  détail  secondaire,  que 
la  volonté  absolue  doit  être  une  volonté  intelligente,  car 
«  la  liberté  sans  intelligence  ne  serait  que  le  caprice  et  le 
hasard'  ».  N'est-il  pas  étrange  que,  dans  un  système  méta- 
physique un  peu  rigoureux,  on  fasse  ainsi  intervenir  l'intel- 
ligence d'une  manière  aussi  accidentelle  et  sans  qu'il  soit 
besoin  d'aucune  démonstration?  «  11  est  inT.itile  d'y  insister,  » 
dit  l'auteur.  Pourquoi  donc?  Est-il  donc  si  évident  que  l'in- 
telligence soit  à  l'origine  des  choses?  Que  devient  la  volonté 
sourde  de  Schelling?  Et  une  liberté  intelligente  est-elle  une 
liberté  absolue  dans  le  sens  de  l'auteur?  A  coup  sûr,  pour  ce 
qui  nous  concerne,  nous  lui  accorderons  sans  hésiter  son 
postulat;  nous  accorderons  qu'une  volonté  sans  intelligence 
n'est  certainement  pas  une  volonté  :  comment  vouloir  quel- 

1.  Philosopliie  de  la  libertr,  leçou  xvii. 


3S0  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

que  chose  sans  le  penser?  comment  l'absolu  dirait-il  :  «  Je 
suis  ce  que  je  veux,  »  s'il  était  incapable  de  savoir  ce  qu'il 
veut  être?  Seulement  nous  demandons  si,  ce  postulat  accordé, 
il  reste  quelque  chose  du  système  ;  si  cette  parenthèse,  à  peine 
indiquée  et  qui  ne  sera  remarquée  que  par  ceux  qui  savent 
d'avance  le  faible  de  la  doctrine,  ne  la  ruine  pas  par  la  base, 
quelque  modestement  qu'elle  soit  présentée. 

En  effet,  si  Ton  accorde  que  l'absolu  est  une  liberté  intel- 
ligente, comment  persister  à  soutenir  que  l'absolu  n'a  pas 
de  nature,  qu'il  est  tout  ce  qu'il  veut,  qu'il  se  crée  lui-même, 
qu'il  se  donne  même  la  liberté?  comment  enfin  maintenir  au 
sens  propre  tous  les  paradoxes  précédents?  Être  intelligent, 
n'est-ce  donc  pas  avoir  une  nature,  une  essence?  L'intelli- 
gence n'est-elle  donc  pas  nn  attribut  déterminé?  Si  vous  pré- 
tendez que  votre  liberté  intelligente  n'a  pas  d'essence,  que 
faudrait-il  donc  pour  qu'elle  en  ait  une  dans  le  sens  que  vous 
constatez?  Définissez-nous  cet  absolu  dont  vous  ne  voulez 
pas  et  qui  aurait  une  essence  autre  que  l'intelligence  et  la 
volonté.  Tous  les  philosophes  ont  eu  beau  enfler  leurs  con- 
ceptions depuis  l'origine  du  monde,  ils  n'ont  jamais  pu 
réussir  à  concevoir  que  trois  attributs  possibles  de  la  Divi- 
nité sur  le  modèle  de  nos  propres  facultés,  à  savoir  :  vouloir, 
penser  et  aimer.  De  ces  trois  attributs,  vous  en  conservez 
deux  :  la  volonté  et  la  pensée;  vous  ne  réservez  que  l'amour 
comme  corollaire  de  votre  déduction;  mais,  ce  point  réservé, 
qu'a  donc  votre  doctrine  de  si  différent  du  théisme  propre- 
ment dit,  puisque  des  trois  attributs  qu'il  admet,  vous  en 
conservez  deux? 

La  doctrine  d'une  liberté  absolue  et  celle  d'une  liberté 
intelligente  se  contredisent  l'une  l'autre  :  «  Je  suis  ce  que 
je  veux,  »  dit  l'absolu.  11  y  a  cependant  une  chose  que  l'ab- 
solu ne  peut  pas  vouloir  :  c'est  de  ne  pas  être  intelligent,  et 
il  n'a  pas  davantage  le  pouvoir  de  vouloir  l'être;  car  si  l'in- 
telligence était  un  résultat  de  la  volonté,  il  y  aurait  eu  un 
moment  (au  moins  logique)  ofi  il  y  aurai!  eu  volonté  sans 
intelligence,  ce  que  M.  Secrétan  déclare  lui-même  impossi- 


LA   PHILOSOPHIE   DE    LA   LIBERTE  381 

Lie,  puisque  ce  sérail,  dit-il,  le  caprice  et  le  hasard;  et  puis, 
comment  vouloir  être  intelligent,  si  l'on  ne  sait  ce  que  c'est 
que  rintelligence,  c'est-à-dire  si  on  ne  la  possède  pas  déjà? 
La  volonté  est  donc  intelligente  par  nature  et  non  par  choix. 
Maintenant,  étant  telle,  ne  pourrait-elle  pas  vouloir  no 
plus  être  intelligente?  C'est  là  d'ahord  une  hypothèse  assez 
oiseuse,  car  pounjuoi  le  voudrait-elle?  Et  d'ailleurs  cela  est 
impossible,  car  vouloir  ne  plus  être  intelligent,  ce  serait 
vouloir  nètre  plus  volonté,  c'est-à-dire  liberté;  et  comme  la 
liberté  est  identique  à  l'absolu,  ce  serait  vouloir  ne  plus  être 
absolu,  en  d'autres  termes  ne  plus  être.  La  liberté  absolue 
peut-elle  aller  jusque-là?  Dans  la  doctrine  de  Schopenhauer, 
si  semblable  par  le  principe  à  celle  de  Schelling  et  de  Secrc- 
tan,  la  volonté,  nous  le  verrons,  peut  cesser  de  vouloir  s'ob- 
jectiver; elle  peut  vouloir  anéantir  le  monde  et  la  vie;  mais 
elle  ne  peut  se  détruire  elle-même,  et  M.  Secrétan,  pas  plus 
que  Schelling,  ne  s'est  engagé  à  aller  jusque-là. 

On  nous  dit  que  l'absolu  peut  vouloir  être  fmi  ou  infini, 
parfait  ou  imparfait,  que  les  perfections  qu'on  se  donne  à  soi- 
même  sont  supérieures  à  celles  qu'on  tient  de  son  essence. 
Qu'entend-on  par  là?  Qu'est-ce  le  fini  ou  l'infini?  Entendez- 
vous  ces  mots  dans  le  sens  de  la  quantité,  c'est-à-dire  de 
l'espace  et  du  temps  ?  Voulez-vous  dire  que  Dieu  pourrait, 
s'il  le  voulait,  se  resserrer,  se  circonscrire  en  un  point  de 
l'espace,  passer  par  le  trou  d'une  aiguille,  tenir  dans  une 
coque  de  noix?  ou  encore  qu'il  pourrait  commencer  ou  finir, 
avoir  une  jeunesse  et  une  vieillesse?  La  philosophie  alle- 
mande s'est  trop  appliquée  à  démontrer  l'idéalité  de  l'espace 
et  du  temps  pour  que  de  telles  imaginations,  dignes  d'ail- 
leurs des  Mille  et  une  nuits,  puissent  s'appliquer  à  l'absolu. 
Aurait-on  par  là  une  sorte  d'idée  préconçue  de  justilier 
d'avance  quelque  doctrine  d'incarnation?  Ce  serait  confon- 
dre deux  domaines  profondément  différents,  le  domaine  de 
la  manifestation  de  Dieu  et  celui  de  son  essence.  Que  Dieu 
puisse  se  manifester  comme  homme,  qu'il  puisse  revêtir  la 
forme  humaine,  c'est  là  un  mystère  dont  nous  n'avons  pas 


382  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

ici  à  sonder  la  profondeur  et  à  discuter  la  valeur;  mais  ce 
mystère  laisse  parfaitement  intacte  la  nature  divine  en  elle- 
même.  Ce  n'est  pas  en  soi,  et  dans  son  essence  absolue,  que 
Dieu  s'est  fait  homme,  qu'il  a  pris  un  corps,  qu'il  est  mort 
sur  la  croix;  c'est  par  un  acte  spécial  de  sa  volonté,  qui 
n'est  possible  que  parce  que  lui-môme  et  dans  son  fond 
il  est  absolu.  On  ne  peut  conclure  de  là  que  Dieu  pourrait 
se  changer  en  Jupiter  s'il  le  voulait,  et  môme  se  donner  tous 
les  plaisirs  de  Jupiter.  Une  telle  conception  changerait  le 
christianisme  en  paganisme,  et  ce  ne  peut  être  là  la  pensée 
de  M.  Secrétan.  Ainsi  Dieu  ne  peut  se  rendre  fini  dans  son 
essence  môme.  Il  ne  peut  pas,  étant  absolu,  ne  pas  avoir  une 
volonté  absolue  et  une  intelligence  absolue  :  or  c'est  là  ce 
que  l'on  appelle,  à  tort  ou  à  raison,  dans  l'école  de  Descartes, 
l'infini.  11  ne  peut  donc  pas  vouloir  être  fini.  Il  en  est  de 
môme  de  la  perfection,  qui,  dans  le  sens  cartésien,  n'est 
autre  chose  que  l'absolu.  Etant  déjà  par  son  essence  liberté 
absolue  et  intelligence  absolue,  quelle  autre  perfection  lui 
resterait-il  à  se  donner,  si  ce  n'est  la  bonté?  Etre  bon  ou 
méchant,  voilà  tout  le  domaine  qui  puisse  rester  à  la  volonté. 
En  examinant  de  près  cette  doctrine,  on  voit  donc  qu'elle  se 
réduit  à  ceci  :  c'est  que  Dieu,  au  lieu  d'ôtre  bon  par  nature, 
a  été  bon  par  choix.  Ne  nous  parlez  donc  plus  de  la  liberté 
absolue  comme  d'une  nouvelle  doctrine  de  l'absolu;  parlez- 
nous  d'une  doctrine  particulière  sur  la  bonté  divine.  Cette 
doctrine  est  très  soutenable  ;  elle  n'est  pas  très  éloignée  de 
celle  ([u'ont  soutenue  Bossuet  et  Fénelon  contre  l'optimisme 
de  Malebranche.  Elle  est  donc  très  peu  hétérodoxe,  assez 
peu  nouvelle  ;  elle  ne  constitue  en  aucune  façon  un  étage 
nouveau  de  l'échafaudage  métaphysique,  et  se  réduit,  en  dé- 
finitive, à  une  question  délicate  de  théodicée.  Nous  crain- 
drions de  fatiguer  le  lecteur  en  poursuivant  la  discussion 
jusqu'à  ce  terrain  circonscrit  oi^i  il  ne  s'agit  plus  d'ailleui's 
du  principe  premier,  mais  d'une  question  restreinte.  Con- 
tentons-nous de  dire  qu'il  nous  semble  voir  dans  hi  déduc- 
tion de  l'auteur  beaucoup  de  raisons  purement  verbales.  Par 


LA   PHILOSOPHIE    DE   LA    LIBERTÉ  383 

exemple,  lorsqu'il  nous  dit  qu'un  acte  absolu  de  liberté,  la 
création,  doit  être  gratuit,  que  ce  qui  est  gratuit  vient  de  la 
grâce,  et  que  la  grâce  c'est  l'amour,  il  nous  semble  jouer  sur 
les  mots  :  ce  raisonnement,  par  substitution  de  termes,  laisse 
beaucoup  à  désirer,  et  si  nous  n'avions  d'autre  raison  de 
croire  à  la  bonté  divine,  nous  nous  croirions  médiocrement 
armés  contre  le  pessimisme  de  Hartmann  et  de  Schopenhauer. 
Que  l'on  nous  permette  un  mot  en  terminant.  Ce  n'est 
pas  avec  plaisir  que  nous  nous  permettons  de  jeter  quelque 
eau  froide  sur  une  des  conceptions  les  plus  brillantes  de  la 
métaphysique  contemporaine.  Nous  aimons  les  idées,  nous 
sommes  aussi  sensibles  que  qui  que  ce  soit  à  de  belles  con- 
ceptions; nous  ne  nous  défendons  pas  contre  elles,  nous  y 
entrons  volontiers,  nous  les  suivons  jusqu'au  bout  ;  nous 
aimons  môme  à  leur  prêter  ce  qu'elles  n'ont  pas  toujours,  la 
rigueur  et  la  clarté.  En  un  mot,  nous  craindrions  de  trahir 
la  cause  de  la  vérité  en  prenant  d'avance  nos  avantage  s  et  en 
leur  disputant  toutes  les  chances  de  persuasion  qu'elles  peu- 
vent avoir;  mais,  avouons-le,  il  y  a  en  nous  un  démon  plus 
puissant  que  le  démon  métaphysique  :  c'est  le  démon  carté- 
sien, qui  nous  interdit  d'admettre  comme  vrai  ce  qui  n'est 
pas  évident,  de  prendre  des  mots  pour  des  choses,  et  des  ima- 
ges pour  des  raisons.  En  un  mot,  quelque  séduisante  qu'elle 
puisse  être,  il  est  impossible  à  notre  esprit  de  se  reposer 
dans  une  idée  fausse.  Au  contraire,  il  semble  que  le  génie 
métaphysique  soit  la  puissance  d'enfanter  et  de  soutenir  les 
idées  fausses.  Les  systèmes  de  philosophie  font  à  peu  près 
ce  que  fait  l'expérimentation  en  physique  :  celle-ci  isole  et 
sépare  les  phénomènes  pour  les  mieux  connaître,  ceux-là 
isolent  les  idées  pour  mieux  s'en  rendre  compte;  mais,  de 
même  que  la  nature  est  plus  vaste  que  nos  laboratoires,  elle 
l'est  plus  aussi  que  les  écoles  de  philosophie.  Le  concept  de  la 
liberté  absolue  est  une  de  ces  conceptions  artificielles  qui  ont 
pu  servir  à  faire  regarder  de  plus  près  à  l'idée  de  la  liberté 
divine,  à  lui  faire  un  champ  plus  vaste,  à  resserrer  le  champ 
de    l'élément   logique,  en  y  introduisant  l'élément   moral. 


384  APPENDICE.   -   ÉTUDES   CRITIQUES 

Peut-être  n'aiirions-noiis  pas  Lien  vu  cela,  si  les  partisans 
de  ce  système  n'eussent  pas  forcé  leur  principe,  comme  un 
physiologiste  qui  gonlle  un  vaisseau  pour  le  mieux  étudier. 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  principe  pris  à  la  lettre  nous 
parait  le  renversement  de  la  logique  et  de  la  raison.  Il  ne 
peut  se  soutenir  ni  môme  se  comprendre  qu'en  se  démentant 
et  en  se  détruisant  lui-même,  et  «  il  porte,  comme  dit  Platon, 
l'ennemi  avec  soi.  » 

A  M.  Paul  Jfuict,  de  F  Institut  de  France^. 

*      Lausanne,  26  avi'il  1877. 
Monsieur  le  professeur, 

Permettez-moi  de  vous  remercier  sincèrement  pour  l'ar- 
ticle que  vous  avez  bien  voulu  me  consacrer  dans  la  Revue 
des  Deux  Mondes  du  13  avril.  En  voyage  au  moment  de  sa 
publication,  ce  n'est  qu'aujourd'hui  que  j'ai  pu  le  lire. 

Cet  article  m'honore  et  me  réjouit  à  plusieurs  titres  :  d'a- 
bord, parce  qu'il  est  absolument  spontané;  ensuite  votre  cri- 
tique incisive  et  la  sévérité  de  vos  conclusions  ne  vous  ont 
pas  empêché  de  présenter  fidèlement,  clairement,  textuelle- 
ment, le  point  de  ma  métaphysique  où  vous  vous  attachez, 
et  c'est  pour  moi  l'essentiel. 

Quant  à  vos  critiques,  je  ne  vous  surprendrai  pas  trop, 
Monsieur,  en  vous  disant  que  j'en  admets  une  grande  partie 
et  que  les  autres  me  semblent  provenir  surtout  de  malen- 
tendus auxquels  j'ai  vraisemblablement  donné  lieu. 

Vous  présentez  ma  philosophie  comme  un  commentaire 
du  nouveau  Schelling.  Vous  en  avez  le  droit;  historiquement 
elle  procède  incontestablement  de  Schelling,  auquel,  par  un 
elTet  naturel  de  lu  perspective,  j'attribuais  plus  d'importance 
il  y  a  quarante  ans  qu'aujourd'hui.  Mais  elle  est  essentielle- 
ment une  réfutation  de  Schelling. 

1.  Au  tnivail  précédent  .M.  Sccrétau  a  bien  voulu  l'époudrc  par  uue  lettre 
intéressante  que  nous  croyons  devoir  reproduire. 


LA   PHILOSOPKIE  DE   LA  LIBERTÉ  383 

Ce  qui  domine,  ou  du  moins  ce  qui  s'étale  chez  celui-ci, 
ce  qui  fait  la  substance  de  sa  Philosophie  de  la  mythologie  et 
de  sa  Philosophie  de  la  révélation,  c'est  la  théorie  des  puis- 
sances divines.  La  liberté  de  Dieu,  chez  lui,  c'est  la  liberté 
de  déployer  ou  de  ne  pas  déployer  la  première  de  ces  puis- 
sances, déploiement  d'où  résulte  un  processus  déterminé, 
toujours  identique. 

C'est  à  cette  conception  d'une  liberté  limitée  par  une 
nature,  d'une  liberté  conditionnelle,  constitutionnelle  et  de 
pure  alternative,  que  j'ai  opposé,  à  tort  ou  adroit,  la  doctrine 
de  l'absolue  liberté.  Le  vice  de  la  conception  de  Schelling 
m'a  frappé  des  les  premières  leçons  de  lui  que  j'entendis  à 
Munich  durant  l'hiver  1835.  Je  lai  combattue,  non  pour  le 
plaisir  de  renchérir,  mais  parce  que  cette  liberté  condition- 
nelle de  rinconditionnol  me  paraissait  et  me  parait  encore 
contradictoire.  Vous  m'avez  exposé  dans  mes  propres  termes. 
Monsieur,  mais  il  me  semble  que  vous  avez,  involontaire- 
ment sans  doute,  accommodé  votre  exposition  si  fragmentaire 
de  Schelling  au  désir  de  me  présenter  comme  un  simple  com- 
mentateur de  sa  pensée,  suivant  l'indication  donnée  en  1850 
par  feu  Saisset  dans  les  deux  lignes  de  la  Revue  qu'il  m'a 
consacrées  alors,  au  lieu  de  la  moitié  d'article  qu'il  avait 
bien  voulu  me  promettre'. 

Ce  que  vous  dites  sur  la  prétention  des  systèmes  à  se  sur- 
passer constamment  les  uns  les  autres  est  bien  joli,  bien  sensé 
même,  sans  trouver  peut-être  une  application  directe  à  mon 
cas.  Pour  mon  compte,  je  trouve  beaucoup  plus  de  vraie  phi- 
losophie dans  Duns  Scot  et  Kant  que  dans  Hegel  ou  dans 
Schopenhauer,  dans  Descartes  que  dans  Spinoza.  Cependant 
il  est  conforme  à  la  nature  des  choses  qu'un  système  nouveau 
prenne  origine  dans  la  nécessité  de  surmonter  les  contradic- 
tions inhérentes  au  système  antécédent,  ou  d'expliquer  des 
faits  dont  celui-ci  ne  rendait  pas  compte.  Sans  exagérer  le 

1.  «  Dans  uu  ouvrage  riche  en  brillants  aperçus,  un  philosophe  de  Lausanne, 
M.  ***,  nous  fait  connaître  la  nouvelle  philosophie  de  Schelling.  »  Telle  était  à 
peu  près  cette  phrase,  qu'on  cite  de  mémoire. 


386  APPEiNDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

droit  de  l'évolution  dans  ce  domaine,  il  ne  faudrait  pas  non 
plus  le  méconnaître  entièrement. 

Le  reproche  que  j'adressais  tout  à  l'heure  à  Schelling,  vous 
me  le  faites  à  moi-même  en  sens  inverse.  Vous  me  dites  que 
ma  liberté  absolue,  étant  intelligente,  possède  une  nature,  de 
sorte  que  mon  programme  :  Je  suis  ce  que  je  veux,  n'est  pas 
fidèlement  exécuté.  Je  n'ai  pas  le  lieu  présent  à  l'esprit;  il 
me  faudrait,  pour  me  défendre,  entrer  dans  des  discussions 
fort  épineuses  sur  l'antécédent  et  le  conséquent  logique  dans 
l'intemporel,  dans  l'éternel;  et  je  ne  sais  si  je  réussirais  à  vous 
convaincre  ou  même  à  me  satisfaire  moi-même  entièrement. 
Tout  cela  est  en  réalité  assez  loin  de  moi.  Je  n'attribue  point 
à  l'absolue  liberté  un  sens  dogmatique,  mais  uniquement  un 
sens  critique;  j'y  vois  moins  une  connaissance  que  la  limite 
naturelle  de  nos  connaissances,  et  je  suis  disposé  à  croire 
qu'on  efTet,  lorsqu'on  essayerait  de  préciser  cette  idée  comme 
si  on  en  possédait  l'intuition,  on  éviterait  malaisément  de  se 
contredire.  Il  me  semble  pourtant  que  votre  critique  aurait 
pris  une  forme  différente  si  vous  aviez  tenu  compte  de  ce 
que  je  dis  leçon  XVI,  page  392  :  «  La  réduplication  par 
laquelle  l'unité  permanente  se  distingue  de  ses  actes  et  de 
ses  états  successifs  s'appelle  l'intelligence...  Ainsi  l'esprit  est 
intelligent  parce  qu'il  est  libre,  c'est-à-dire  parce  qu'il  se 
possède.  » 

Malgré  les  difficultés  inhérentes  à  cette  conception  trans- 
cendante, l'absolue  liberté  se  pose  devant  mon  esprit  comme 
la  limite  inévitable  où  tout  se  confond.  Ce  qu'elle  possède  de 
valeur  positive  à  mes  yeux  se  réduit  aux  deux  propositions 
suivantes  :  —  A.  Nous  ne  pouvons  rien  savov'  au  delà  de 
l'acte  divin  qui  constitue  le  monde  et  notre  raison  même.  — 
/>.  Néanmoins,  nous  avons  le  droit  d'(7//?r;«e;- que  cet  acte  est 
réellement  un  acte,  une  détermination  volontaire,  et  non 
l'ctTet  d'une  nécessité  inhérente  à  la  notion  de  la  cause  pre- 
mière, de  quelque  manière  que  celte  nécessité  soit  déduite 
ou  représentée. 

Nous  y  sommes  autorisés  par  la  nature  religieuse  et  mo- 


LA   PHILOSOPHIE  DE   LA  LIBERTE  387 

raie  de  notre  esprit  :  —  morale  ;  nous  sommes  responsables, 
partant  libres,  et  cette  liberté  ne  saurait  tirer  son  origine 
d'aucune  nécessité  quelconque  ;  —  religieuse  :  nous  devons 
aimer  Dieu  et  lui  rendre  grâces;  nous  devons  donc  lui  attri- 
buer des  qualités  morales,  nous  avons  besoin  de  statuer  qu'il 
est  bon  ;  or  cette  bonté  nécessaire,  des  qualités  morales  néces- 
saires, sont  des  mots  qui  répugnent. 

Que  la  bonté  de  Dieu  soit  une  détermination  de  la  volonté 
divine,  vous  n'êtes  pas  loin  d'y  souscrire  :  par  conséquent, 
nous  ne  sommes  pas  loin  de  nous  entendre. 

Oserais-je  ajouter  que  vous  me  semblez  vous  en  douter 
vous-même  et  que  la  rudesse  du  coup  de  poing  final  ne  trouve 
pas  une  complète  justification  dans  l'argumentation  qui  le 
précède?  «  Le  propre  du  génie  métaphysique,  dites-vous, 
est  de  soutenir  des  idées  fausses.  »  La  force  de  cette  boutade 
est  amortie  par  le  fait  que  vous  ne  renoncez  point  à  la  méta- 
physique. Dans  cet  article  même  vous  adoptez  pour  vos  doc- 
trines un  nouveau  nom  singulièrement  métaphysique.  Les 
auteurs  dont  vous  procédez  manqueraient-ils  donc  de  génie, 
et  leur  métaphysique  aurait-elle  reçu  de  ce  défaut  un  privi- 
lège d'infaillibilité?  Pensez-vous  qu'il  soit  plus  malaisé  de 
dégager  des  contradictions  de  la  personnalité  infinie  que  de 
l'absolue  liberté?  Je  croirais  plutôt,  pour  mon  compte,  que 
l'absolue  liberté,  la  personnalité  infinie,  sont  des  termes  qui 
expriment  imparfaitement  l'elTort  de  l'esprit  pour  approcher 
d'un  ineffable  identique. 

Voilà  donc,  après  vingt-huit  ans  d'antichambre,  l'œuvre  de 
ma  jeunesse  arrivée  au  bénéfice  de  la  publicité.  Permettez- 
moi,  Monsieur,  devons  en  remercier  encore  et  de  tout  ou- 
blier dans  le  remerciement.  Ce  bienfait  tardif  mériterait  toute 
ma  gratitude,  ne  dût-il  servir  qu'à  détourner  quelques  jeunes 
gens  de  me  paraphraser  sans  citer  mon  nom,  et  quelquefois 
de  me  travestir. 

Mais  votre  article  m'est  précieux  à  bien  des  titres  encore, 
malgré  la  condamnation  qui  le  résume.  Les  éloges  que  vous 
accordez  à  mon  style  m'ont  confondu  et  feront  le  bonheur  de 


388  APPENDICE.  —   ÉTUDES   CRITIQUES 

mon  libraire.  Il  me  semble  d'ailleurs  que  vous  êtes  loin  de 
Irouver  tout  faux  dans  ma  philosophie.  Yous  tenez  à  établir 
son  accord  avec  d'anciennes  vérités,  et  sur  quelques  points 
vous  accordez  qu'elle  peut  modifier  utilement  l'enseignement 
de  l'école.  M'abusé-je  en  soupçonnant  que  votre  unique  objet 
n'était  pas  de  mettre  la  jeune  université  en  garde  contre  une 
idée  fausse? 

Je  ne  saurais  apporter  ni  calcul  ni  politique  d'aucune  sorte 
dans  l'expression  de  ma  pensée  scientifique;  mais,  à  consul- 
ier  l'opportunité,  il  me  semble  qu'au  moment  où  l'Eglise  ro- 
maine remplace  toute  doctrine  par  une  politique  fondée  sur 
îe  fétichisme,  il  siérait  à  la  philosophie  d'entrer  à  fond  dans 
les  questions  religieuses  et  de  rechercher  les  points  qui  pour- 
raient la  rattacher  au  christianisme  spirituel.  On  ne  vaincra 
la  ligue  ultramontaine  qu'après  l'avoir  divisée.  Il  en  faut  re- 
tirer ce  qui  fait  sa  force,  les  esprits  vraiment  religieux  que 
l'exploitation  religieuse  ne  peut  qu'écœurer.  Le  P.  Hyacin- 
the peut  faire  une  œuvre  magnifique,  s'il  sait  rester  sur  les 
hauteurs,  ou  plutôt  s'il  n'en  descend  que  pour  pénétrer  dans 
les  consciences.  Les  doctrines  du  genre  de  la  mienne  pour- 
raient servir  également  à  l'heure  présente.  On  ne  surmontera 
la  religion  de  l'esclavage  que  par  la  religion  de  la  liberté. 

Encore  une  fois,  Monsieur,  veuillez  agréer  tous  mes  re- 
merciements et  croire  à  l'assurance  de  mes  sentiments  les 
plus  distingués. 

Ch.  Secrétan. 


lïî 

LA  PHILOSOPHIE    DE    LA   VOLONTÉ 


SCIIOPENHAUEK    ET    HARTMANN 

Comment  la  philosophie  de  Schopenhauer  est-elle  restée  si 
longtemps  négligée  et  méconnue?  et  pourquoi  a-t-elle  tout  à 
coup  éclaté  et  entraîné  l'opinion?  C'est  un  problème  curieux. 
L'hypothèse  d'une  conspiration  du  silence  est  inadmissible. 
Il  doit  y  avoir  d'autres  raisons.  On  peut  en  donner  quelques- 
unes. 

La  pensée  humaine  se  laisse  bien  rarement  détourner  de 
la  direction  oii  elle  est  engagée  avant  qu'elle  soit  arrivée  au 
terme.  Le  Cartésianisme  n'a  succombé  que  lorsque  Male- 
branche  et  ses  disciples  en  ont  eu  tiré  toutes  les  conséquen- 
ces idéalistes  qu'il  contenait.  Le  Condillacisme  également  n'a 
succombé  qu'après  avoir  donné  toutes  ses  conséquences. 
Ainsi  de  la  philosophie  allemande.  Elle  était  engagée  depuis 
Kant  dans  une  entreprise  dont  elle  voulait  voir  la  fin.  Elle  a 
voulu  épuiser  jusqu'au  bout  l'hypothèse  qiu  explique  toutes 
choses  par  la  pensée,  par  la  pensée  seule.  Tout  ce  qui  était 
un  progrès  nouveau  dans  cette  direction  la  charmait  et  la 
captivait.  Tout  ce  qui  sortait  de  cette  série  de  déductions 
ne  l'intéressait  pas.  La  philosophie  de  Schopenhauer,  tout  en 
acceptant  en  partie  Ticléalisme  de  Kant,  était  surtout  et  dans 
le  fond  une  réaction  réaliste  :  c'était,  sous  le  nom  de  volonté, 
le  retour  de  la  chose  en  soi,  exorcisée  par  l'école  de  Fichte 
et  de  Hegel.  Il  fallait  attendre  un  temps  de  retour  pour  la 
pensée  réaliste,  et  ce  temps  de  retour  ne  se  manifesta  que 
vers  1840. 


390  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

Une  autre  raison,  liée  à  la  première,  c'est  qu'en  1819,  épo- 
que oîi  parut  le  grand  ouvrage  de  Schopenhauer,  l'esprit  hu- 
main était  dans  une  voie  de  confiance  à  la  raison  humaine 
et  d'espérances  sans  bornes  dans  ses  destinées.  Les  disposi- 
tions générales  étaient  religieuses  ;  sans  doute  d'une  religio- 
sité plus  ou  moins  vague,  mais  cependant  religieuses.  On 
croyait  à  la  puissance  des  idées.  Le  panthéisme  humanitaire 
était  aussi  optimiste  que  l'orthodoxie.  Dans  cette  disposition 
universelle,  une  philosophie  athée,  pessimiste,  misanthropi- 
que,  pleine  de  pitié  et  de  mépris  pour  l'espèce  humaine,  une 
philosophie  qui  aboutissait  en  définitive  à  l'anéantissement 
de  la  volonté,  et  qui  plaçait  le  bonheur  suprême  dans  le  nir- 
vana, n'avait  aucune  chance  de  captiver  les  esprits. 

Depuis  1848,  au  contraire,  cette  veine  de  coniiance  illimi- 
tée en  la  raison  humaine  était  épuisée  :  le  désenchantement 
était  venu.  C'était  l'heure  du  scepticisme  amer,  du  mépris 
quiétiste,  de  l'indifférence  souveraine  pour  les  choses  hu- 
maines. Le  pessimisme  avait  trouvé  son  moment.  En  môme 
temps,  le  grand  mouvement  idéaliste  avait  dit  son  dernier 
mot  :  on  revenait  à  la  réalité.  Schopenhauer,  qui  prétendait 
concilier  les  deux  points  de  vue,  répondait  encore  par  là  à 
un  des  besoins  du  temps  nouveau.  Enfin,  le  succès  de  Scho- 
penhauer peut  aussi  être  considéré  comme  la  réaction  de  la 
philosophie  mondaine  contre  la  philosophie  d'université,  dont 
la  dictature  s'était  imposée  si  longtemps.  On  se  plut  à  penser 
et  à  dire  que  la  philosophie  ne  s'enseigne  pas,  qu'elle  est  une 
œuvre  tout  individuelle,  qu'elle  s'inspire  de  la  vie,  non  des 
livres.  Par  toutes  ces  raisons,  et  d'autres  encore  trop  longues 
à  énumérer,  Schopenhauer  s'empara  tout  à  coup  des  imagi- 
nations et  des  esprits  et  conquit  sa  place  et  son  rang  parmi 
les  étoiles  de  première  grandeur  en  philosophie. 

I 

Schopenhauer  avait  admis  sans  réserve  le  principe  de 
Kant  et  de  Ficlite,  que  le  monde  ne  nous  est  connu  que  sous 


LA  PHILOSOPHIE   DE   LA   VOLOxNTE  391 

la  condition  des  formes  subjectives  de  notre  pensée,  formes 
qu'il  ramenait  à  trois  :  le  temps,  l'espace,  la  causalité.  Il  a 
môme  heureusement  résumé  tout  l'idéalisme  allemand  dans 
cette  formule  :  «  Le  monde  est  ma  représentation.  »  Tout 
ce  côté  de  sa  doctrine  n'est  que  l'expression  simplifiée  de  la 
doctrine  de  Kant;  mais  voici  la  dilTérence.  Tandis  que  Kant, 
au  delà  de  ces  formes  toutes  subjectives  de  la  représentation, 
posait  comme  quelque  chose  d'inaccessible  et  d'incompré- 
hensible ce  qu'il  appelait  «  la  chose  en  soi,  das  Ding  in  sicli, 
tandis  que  Fichtc,  plus  logique,  faisait  disparaître  complc- 
iement  cette  chose  en  soi,  Schopenhauer,  au  contraire,  la 
rétablissait,  la  restaurait,  et  prétendait  ainsi  concilier  le  réa- 
lisme et  l'idéalisme;  mais  comment  atteindre  cette  chose  en 
soi,  si  tout  ne  nous  est  connu  que  subjectivement?  Notre 
philosophe  résolvait  ce  problème  en  distinguant  le  dehors  et 
le  dedans.  Du  dehors  l'être  ne  nous  est  connu  que  tel  qu'il 
nous  apparaît;  mais  par  le  dedans  il  nous  est  connu  tel 
qu'il  est,  et  par  là  il  échappe  aux  conditions  de  la  subjecti- 
vité :  «  Nous  voyons,  dit-il,  qu'il  est  impossible  de  pénétrer 
par  le  dehors  dans  l'essence  des  choses.  De  quelque  manière 
qu'on  s'y  prenne,  on  n'atteint  que  des  images  et  des  mots. 
On  ressemble  à  quelqu'un  qui  tourne  autour  d'un  château, 
cherchant  un  accès,  et  qui  en  prendrait  le  croquis.  C'est 
-cependant  le  seul  chemin  que  tous  les  philosophes  ont  suivi 
Avant  moi.  »  Môme  l'individu,  quand  il  se  considère  du 
dehors,  comme  il  considère  les  autres  êtres,  c'est-à-dire  sous 
Jes  conditions  de  l'espace,  du  temps,  de  hi  causalité,  n'est 
«ncore,  comme  tout  le  reste,  qu'une  représentation;  mais  il 
€st  présent  à  lui-même  d'une  autre  manière,  à  titre  de  vo- 
lonté :  «  Le  mot  du  problème  est  volonté.  C'est  ce  mot,  et  ce 
mot  seul,  qui  lui  donne  la  clef  de  son  propre  phénomène  et 
iui  en  fait  voir  la  signification,  qui  lui  montre  les  ressorts 
intérieurs  de  son  être,  de  son  action,  de  ses  mouvements.  Le 
sujet  de  la  connaissance,  qui,  comme  individu,  se  manifeste 
à  lui-même  par  son  identité  avec  le  corps,  connaît  ce  corps 
(c'est-à-dire  lui-même)  de  deux  manières  différentes  :  d'une 


392  APPEiNDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

part,  comme  représentation  dans  une  intuition,  comme  un 
objet  entre  les  objets  soumis  aux  lois  de  l'objectivité,  et  en 
second  lieu  d'une  tout  autre  manière,  comme  quelque  chose 
d'immédiatement  connu  de  chacun  :  ce  que  désigne  le  mot 
volonté.  Tout  acte  vrai  de  volonté  est  infailliblement  un  mou- 
vement (lu  corps;  cette  volonté  ne  peut  vouloir  l'acte  sans 
le  percevoir  en  même  temps  comme  mouvement  du  corps. 
L'acte  et  l'action  du  corps  ne  sont  pas  deux  états  distincts, 
objectivement  connus,  unis  par  le  lien  de  la  causalité  et  dans 
le  rapport  de  la  cause  à  l'elïet  :  ils  ne  sont  qu'une  seule  et 
même  chose,  donnée  de  deux  manières  dillerentes  :  d'une 
})art  immédiatement,  et  tle  l'autre  dans  une  intuilion  pour 
lentendement.  L'action  du  corps  n'est  autre  chose  que  l'acte 
de  la  volonté  objective \  » 

Tel  est  le  point  de  départ  de  Schopenhauer,  tel  est  le  prin- 
cipe originel  de  sa  doctrine.  Il  se  ramène  à  deux  points  :  le 
premier,  c'est  que  la  chose  en  soi,  le  réel,  ne  peut  être  saisi 
par  le  dehors,  mais  se  saisit  lui-même  intérieurement  dans 
l'acte  de  volonté.  Le  second,  c'est  que  l'acte  et  le  mouvement 
corporel  ne  sont  pas  deux  choses  distinctes,  l'une  cause  et 
l'autre  elFet  :  c'est  un  seul  et  même  acte,  qui  intérieure- 
ment est  volonté,  et  extérieurement  nous  apparaît  sous  la 
forme  du  mouvement  de  nos  organes.  Le  corps  n'est  que 
la  volonté  objective.  On  comprendra  mieux  cette  doctrine 
si  nous  la  comparons  à  une  autre  doctrine  qui  nous  est  plus 
familière  en  France,  celle  de  Maine  de  Biran,  avec  laquelle 
elle  a  des  rapports'.  Gomme  Schopenhauer,  Biran  pense  que 

i.  Die  Welt  al.1  Wille,  II  Buch,  §  18,  p.  119  (.3c  édit.;  Leipzig,  18o9). 

2.  Ce  rapprochemeut  est  vcuii  ^pontauémeiit  à  l;i  pensée  d'un  savant  philoso- 
phe allemand,  y],  le  professeur  Uberweg,  de  Konigsbcrg,  dont  la  science  doit 
regretter  la  perte  prématurée.  A  propos  d'une  très  courte  analyse  de  la  doc- 
Irine  de  Biran,  que  nous  lui  avions  adressée,  il  nous  écrivit,  en  janvier  1868  : 
«  Les  profondes  spéculations  de  Maine  de  Biran  sont  digues  de  la  plus  haute 
estime.  Eu  quelle  année  sont  parus  ses  Rapports  du  phi/si</ue  et  du  moral? 
Serait-ce  entre  1812  et  1818?  11  serait  intéressant  de  savoir  si  Schopenhauer  a 
emprunté  quelque  chose  à  ce  livre.  >»  La  réponse  est  facile.  L'ouvrage  de  iîiran, 
quoique  couronné  en  1811  par  l'Académie  de  Copenhague,  n'a  été  pul)iié  qu'en 
1831.  11  est  donc  évident  que  Schopenhauer  n'a  rien  pu  lui  emprunter.  11  a 
cependant  connu  le  livre  de  Biran,  mais  après  coup  ;  et  il  ne  le  cite  que  pour  le 


LA   PHILOSOPHIE   DE   LA  VOLONTÉ  393 

ce  n'est  pas  par  le  dehors,  mais  par  le  dedans,  que  l'être 
peut  être  connu,  que  c'est  en  tant  que  sujet  et  non  en  tant 
qu'objet  que  la  chose  en  soi  nous  est  accessible.  Il  pense  en- 
core, avec  Schopenhauer,  que  le  sujet  se  révèle  à  lui-même 
comme  volonté.  Il  reproche  aux  anciens  philosophes,  même 
à  Descartes,  de  n'avoir  connu  rame  qu'à  titre  de  substance, 
c'est-à-dire  comme  un  objet  qui  nous  serait  quelque  chose  d'é- 
\  tranger,  tout  aussi  bien  que  la  substance  matérielle,  et  qu'à 
ce  titre  nous  n'en  pouvons  rien  savoir;  mais  en  tant  qu'elle  se 
manifeste  dans  un  acte  de  volonté,  elle  se  connaît  du  dedans 
comme  activité  vivante,   et  elle  est  le  seul  type  que  nous 
puissions  nous  former  de  la  substance  et  de  la  cause.  Il  est 
vrai  que  Biran  n'admet  pas  que  la  volonté  et  le  corps  soient 
une  seule  et  même  chose  :  mais  c'est  là  une  doctrine  méta- 
physique qui  n'est  pas  contenue  nécessairement  dans  le  fait 
intérieur  du  vouloir;  or  Biran  se  renferme  dans  le  domaine 
de  la  psychologie;  mais   là  même,  et  tout  en  distinguant, 
dans  l'acte  de  volonté,  la  cause  de  l'etTet,  cependant  sa  doc- 
trine se  rapproche  encore  de  celle  de  Schopenhauer,  car  il 
admet,  sinon  l'identité,  au  moins  l'indissolubilité  des  deux 
éléments.  Ce  qu'il  appelle  le  fait  primitif  est  un  fait  indivisi- 
ble, quoique  composé  de  deux  termes  distincts  :  d'une  part 
l'effort  voulu  ou  acte  de  volonté,  de  l'autre  une  résistance 
organi([ue  qui  se  manifeste  sous  forme  de  sensation  muscu- 
laire. Le  corps,  quel  qu'il  soit  en  lui-même,  nous  est  donc 
donné    d'abord    comme  le  point  d'application  du   vouloir, 
c'est-à-dire   comme  un  objet  qui  nous  est^ immédiatement 
uni  et  dont  nous  avons  une  connaissance  subjective  comme 
terme  de  l'effort  volontaire,  avant   qu'il   nous    apparaisse 
comme  quelque  chose  d'objectif  à  l'aide  des  sens  extérieurs. 
Une  fois  la  volonté  saisie  en  nous-mêmes  par  le  sens  intime, 
Schopenhauer,  avec  cette  facilité  d'hypothèse  et  de  synthèse 
qui  caractérise  le  génie  allemand,  pose  que  le  même  être  qui 

critiquer,  dans  le  second  volume  de  son  ouvrage,  paru  très  longtemps  après 
le  premier.  11  lui  reproche  de  n'avoir  pas  su  que  l'acte  de  la  volonté  et  le  mou- 
vement du  corps  sont  une  seule  et  même  chose. 


39i  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

est  en  moi  sous  forme  de  volonté  consciente  est  en  même 
temps  celui  qui  réside  au  fond  du  monde  extérieur  sous  forme 
de  volonté  inconsciente.  Le  monde,  qui,  vu  du  dehors,  n'est 
autre  chose  que  ma  représentation,  est  en  soi  volonté.  Il  faut 
cependant  une  raison  pour  objectiver  ainsi  la  volonté  et  pour 
donner  ce  nom  à  la  chose  en  soi,  au  lieu  de  l'appeler  la  subs- 
tance, la  force,  la  matière.  Cette  raison  décisive  et  capitale, 
sans  laquelle  le  système  de  Schopenhauer  n'aurait  pas  de 
sens,  c'est  la  finalité  dans  la  nature.  A  quoi  se  reconnaît, 
en  efTet,  ce  que  nous  appelons  volonté?  A  la  poursuite  d'un 
but.  Sans  but,  pas  de  volonté.  Sans  volonté,  pas  de  but,  La 
cause  finale,  qui  peut  être  un  accessoire  dans  d'autres  doc- 
trines, est  ici  une  partie  essentielle  du  système,  et  même  sa 
base  fondamentale.  Aussi  n'existe-t-il  pas  en  philosophie  un 
cause-finalier  aussi  décidé  que  Schopenhauer.  Il  l'est  jusque 
dans  le  dernier  détail.  On  croirait  entendre  un  Bernardin  de 
Saint-Pierre  pessimiste.  Il  nous  offre,  à  ce  point  de  vue,  une 
riche  moisson  de  faits  et  d'exemples,  et  tombe  même  dans 
les  exagérations  auxquelles  ce  point  de  vue  prête  facilement. 
Si  la  volonté,  qui  est  la  substance  de  la  nature,  est  une 
volonté  qui  poursuit  des  buts,  que  lui  manque-t-il  pour  que 
nous  lui  donnions  le  nom  de  Dieu?  Schopenhauer  serait-il 
donc  un  théiste,  ou  tout  au  moins  un  panthéiste?  11  repousse 
ces  deux  dénominations;  il  a  horreur  du  théisme,  qu'il  consi- 
dère comme  un  produit  du  judaïsme,  et  il  méprise  le  pan- 
théisme comme  une  hypocrisie.  Il  semble  animé  par  une 
sorte  de  sentiment  d'impiété  puisé  dans  la  pbilosophie  du 
xvLii^  siècle.  Deux  choses  manquent  à  la  volonté  pour  être 
ce  que  nous  appelons  Dieu  :  elle  n'est  pas  intelligente; 
elle  n'est  pas  bonne.  Elle  poursuit  un  but  sans  savoir  ce 
qu'elle  fait.  Donc  elle  n'est  pas  intelligente.  Agissant  à  l'a- 
veugle, elle  fait  le  mal  comme  le  bien,  et  même  plus  que 
Je  bien,  et  le  monde  dont  elle  est  la  cause  est  le  plus  mau- 
vais des  mondes  possibles  :  donc  elle  n'est  pas  bonne.  Dans 
ses  conversations  avec  Frauenslad,  Schopenhauer  parle  sur 
le  ton  le  plus  méprisant  de  ce  qu'il  appelle  der   Ucbc  Golt, 


LA  PHILOSOPHIE  DE   LA  VOLONTÉ  395 

le  bon  Dieu.  Nous  avons  donc  affaire  en  lui  à  un  athée  d'in- 
tention,  sinon  de  fait,  un  athée  qui  croit  aux  causes  finales 
et  au  néant  du  monde. 

C'est  une  doctrine  remarquable  chez  Schopenhauer  que 
l'intelligence  est  d'ordre  secondaire  et  dérivée  [secundaen-n 
Ursprungs)^  et  môme  tertiaire.  La  première  place  appartient 
à  la  volonté  [das  Primat  des  Willens)^  le  second  rang  à  l'or- 
ganisme, le  troisième  à  Fintelligence.  La  volonté  est  méta- 
physique, l'intelligence  est  physique.  La  volonté  est  chaleur, 
l'intelligence  est  lumière.  L'intelligence  va  se  dégradant  à 
mesure  que  l'organisme  devient  moins  parfait,  mais  la  vo- 
lonté est  tout  entière  dans  le  dernier  des  insectes.  L'intel- 
ligence se  fatigue,  la  volonté  est  infatigable.  Si  la  volonté 
dérivait  de  l'intelligence,  elles  devraient  être  en  raison  l'une 
de  l'autre;  mais  les  faits  sont  contraires  à  cette  théorie.  Le 
cœur  est  supérieur  à  la  tète  :  c'est  dans  le  cœur  et  non  dans 
la  tête  qu'est  l'individualité,  l'immortalité.  L'intelligence 
est  intermittente;  la  volonté,  le  cœur,  Icpri/ninn  mobile,  ne 
s'arrête  pas. 

Cette  théorie  du  primat  de  la  volonté  est  incontestable- 
ment ce  qu'il  y  a  de  plus  nouveau  et  de  plus  original  dans 
la  philosophie  de  Schopenhauer.  11  en  exagère  sans  doute 
l'importance  en  se  comparant  à  Lavoisier  et  en  prétendant 
avoir  fait  pour  la  philosophie,  par  la  séparation  de  ces  deux 
éléments,  volonté  et  intelligence,  ce  que  Lavoisier  avait  fait 
pour  la  chimie,  par  la  séparation  des  deux  éléments  de  l'eau. 
Il  est  néanmoins  certain  qu'on  trouverait  peu  d'exemples 
d'une  théorie  semblable  dans  l'histoire  de  la  philosophie.  Le 
seul  prédécesseur  que  Shopenhauer  se  reconnaisse,  c'est 
Bichat.  La  distinction  de  la  vie  organique  et  de  la  vie  ani- 
male, la  première  engendrant  les  passions,  la  seconde  les 
sensations,  telle  est  la  base  commune  de  Bichat  et  de  Scho- 
penhauer, car  les  passions  ne  sont  pour  lui  que  la  volonté. 

Quel  que  soit  le  degré  d'originalité  de  cette  théorie  du 
primat  de  la  volonté,  on  ne  peut  nier  qu'elle  ne  soit  une 
sorte  de  rétractation  de  toute  la  philosophie  allemande,  dont 


396  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

Fichte  exprimait  ainsi  le  principe  en  1794  :  u  II  n'y  a  que 
deux  points  de  départ  possibles  en  philosophie  :  ou  l'intelli- 
gence en   soi,  ou  la  chose   en  soi.  De  là  deux    systèmes: 
l'idéalisme  ou  le  dogmatisme.  »  Or  le  dogmatisme,  celui  qui 
part  de  la  chose  en  soi,  est  incapable,  selon  Fichte,  d'expli- 
quer l'intelligence.  En  effet,  «  l'intelligence,  comme  telle,  se 
voit  elle-même,  et  cette  propriété  de  se  voir  soi-même  est 
immédiatement  unie  en  elle  avec  tout  ce  qui  lui  arrive  ;  c'est 
même  dans  cette  union  de  l'être  et  du  voir  [des  Sehens)  que 
réside  la  nature  de  l'intelligence.  Ce  qui  est  en  elle  et  ce 
qu'elle  est  en  général,  elle  Vest  jjoiir  elle-même,  et  c'est  seu- 
lement en  tant  qu'elle  est  pour  elle-même  qu'elle  est  intelli- 
gence. —  Une  chose,  au  contraire,  peut  être  de  mille  manières 
(liirérentes;  mais  si  l'on  demande:  Pour  qui  est-elle  de  telle 
et  telle  manière?  »  personne,  comprenant  la  question,  ne  ré- 
pondra :  «  Pour  elle-même  ;  »  mais  il  faut  toujours  supposer 
une  intelligence  pour  qui  elle  est  cela;   tandis   qu'au  con- 
traire l'intelligence  est  nécessairement  pour  elle-même,  et, 
en  tant  qu'on  la  pose,  on  la  pose  comme  telle.  11  y  a  donc 
dans  l'intelligence,  pour  ainsi  dire,  une  double  série  :  celle 
de  l'être  et  celle  du  voir  [des  Zusehens),  de  l'idéal  et  du  réel, 
et  c'est  dans  l'union  inséparable  de  ces  deux  éléments  que 
consiste  son  être;  au  contraire,  dans  la  chose  il  n'y  a  qu'une 
seule    série,    celle    qui    consiste   simplement  à   être   posée 
comme  existant  sans  retour   sur  soi-même.  L'intelligence 
et  la  chose  sont  donc  absolument  opposées  l'une  à  l'autre  : 
elles  résident  dans  deux  mondes  dilTérents  entre  lesquels  il 
n'y  a  pas  de  pont.  Vous  n'obtiendrez  jamais  l'intelligence, 
si  vous  ne  la  supposez    pas   d'abord   comme  un    premier, 
comme  un  absolu  [rin  erstes,  absolûtes).  La  série  de  l'être 
restera  toujours  simple,  et  jamais  vous  ne  passerez  de  l'être 
à  la  représentation,  car  vous  faites  un  saut  monstrueux  dans 
un  monde  entièrement  étranger  à  votre  principe*.  »  Ainsi, 
suivant  Fichte,   l'intelligence  en  la  pensée  est  un  principe 

1.  Fichtc's,  Sœmmtliche  Wo-kc,  t.  I",  p.   437.  Ersle  KinlcUung  in  die  Wis- 
senscha/ïlehre. 


LA   PHILOSOPHIE  DE   LA  VOLONTÉ  397 

premier,  qui  ne  peut  être  déduit  d'aucun  autre.  Si  on  ne 
la  pose  pas  en  soi,  on  n'y  arrivera  jamais.  Jamais  la  série 
simple  ne  deviendra  une  série  double.  Jamais  l'être  ne  se 
repliera  sur  lui-même.  Ainsi  l'être  ne  fondera  jamais  la 
pensée,  mais  au  contraire  la  pensée  fondera  l'être,  car  la 
pensée  est  un  acte,  et  un  acte  conscient;  or,  en  tant  qu'acte, 
elle  fonde  l'être;  en  tant  que  conscience,  elle  fonde  l'intelli- 
gence. Cette  doctrine,  selon  nous,  est  la  vraie.  Il  faut  placer 
l'intelligence  à  l'origine  des  choses,  ou  se  résigner  à  ne  la 
rencontrer  jamais.  Schopenliauer,  en  élevant  la  volonté  au- 
dessus  de  l'intelligence,  revenait  donc  aux  vieux  errements 
du  réalisme.  Nous  soutenons,  au  contraire,  que  les  deux  élé- 
ments sont  inséparables  et  que  la  métaphysique  de  Scho- 
penliauer est  une  métaphysique  bâtarde,  à  mi-chemin  du 
réalisme  et  de  l'idéalisme;  elle  n'a  été  qu'un  passage  du 
grand  idéalisme  allemand  au  matérialisme  restauré. 

La  volonté  étant  donc  le  fait  initial,  fondamental,  la  base 
de  tous  les  phénomènes,  le  monde  n'est  autre  chose  que 
l'objectivation  de  la  volonté.  Mais  pourquoi  la  volonté  s'ob- 
jective-t-elle?  Pourquoi  ne  reste-t-elle  pas  éternellement 
en  repos  dans  son  unité  immobile?  Pourquoi  produit-elle 
un  monde  qui  est  une  illusion  et  qu'elle  prend  pour  une 
réalité?  Schopenhauer,  comme  tous  les  métaphysiciens  et 
tous  les  théologiens,  échoue  devant  ce  problème.  Il  ne  paraît 
pas  même  avoir  cherché  à  le  résoudre.  Il  se  contente  de 
constater  par  l'expérience  que  le  monde  est  un  mauvais 
rêve,  sans  se  demander  pourquoi  la  volonté  absolue,  qui  est 
libre,  s'est  avisée  de  ce  mauvais  rêve,  et  qu'est-ce  qui  l'y  a 
obligée.  Toujours  est-il  que  le  monde  est  mauvais,  et  «  le 
plus  mauvais  des  mondes  possibles  »  ;  que  «  l'optimisme  est 
la  plus  plate  niaiserie  qui  ait  été  inventée  par  les  «  profes- 
seurs de  philosophie  ».  Ce  n'est  pas  l'expérience  seulement 
qui  plaide  en  faveur  du  pessimisme,  c'est  le  raisonnement. 
En  effet,  le  fond  de  la  volonté,  c'est  l'etTort;  or  l'effort  est 
une  douleur  :  «  Tout  etTort  naît  d'un  besoin;  tant  qu'il  n'est 
pas  satisfait,  c'est  une  douleur;   et  s'il  est  satisfait,  cette 


39S  APPENDICE.   —   ETUDES  CRITIQUES 

satisfaction  ne  pouvant  durer,  il  en  résulte  un  nouveau 
besoin  et  une  nouvelle  douleur.  Vouloir,  c'est  donc  essen- 
tiellement souffrir,  et  toute  vie  est  douleur.  »  Le  vouloir, 
avec  l'effort  qui  en  est  l'essence,  ressemble  à  une  soif  inex- 
tinguible. La  vie  n'est  qu'une  lutte  pour  l'existence  avec  la 
certitude  d'être  vaincu.  Vouloir  sans  motif,  toujours  souf- 
frir, toujours  lutter,  puis  mourir,  et  ainsi  de  suite  pendant 
des  siècles,  jusqu'à  ce  que  la  croûte  de  notre  planète  s'é- 
caille en  petits  morceaux.  » 

Le  pessimisme,  comme  l'optimisme,  ne  peut  se  prouver 
par  l'expérience.  On  énumère  de  part  et  d'autre  les  biens 
et  les  maux;  mais  comment  prouver  que  la  somme  des  uns 
l'emporte  sur  celle  des  autres?  Ce  qui  est  cependant  la  vraie 
question.  Chacun  en  juge  d'après  son  humeur;  ceux  qui  ont 
Tàme  gaie  et  joyeuse  trouvent  que  tout  est  pour  le  mieux, 
surtout  lorsque  la  fortune  leur  sourit.  Ceux  qui  ont  le 
caractère  mal  fait  prennent  tout  au  tragique  et  ne  sont  con- 
tents de  rien.  Qui  jugera  ce  procès?  C'est  donc  à  des  raisons 
à  priori  qu'il  faut  recourir.  Celle  que  donne  Schopenliauer 
nous  paraît  faible.  La  vie  est  un  effort,  dit-il;  tout  effort 
est  douloureux;  donc  la  vie  est  douleur.  Mais  est-il  vrai  que 
tout  effort  soit  douloureux?  C'est  ce  qui  est  en  question. 
jNous  soutenons,  au  contraire,  que  tout  effort  modéré  est  plus 
agréable  que  pénible.  L'effort  d'une  ascension  dans  la  mon- 
tagne par  un  beau  temps,  quand  on  jouit  d'une  bonne  santé, 
est  un  plaisir,  et  non  une  douleur.  L'effort  du  travail  intel- 
lectuel, quand  il  est  heureux,  est  le  plus  grand  des  plaisirs; 
et,  en  général,  le  plaisir  actif  qui  suit  l'effort  est  plus  vif 
et  plus  profond  que  le  plaisir  passif  qui  en  est  privé.  Les 
petites  douleurs  (les  demi-douleurs,  comme  dit  Leibniz)  qui 
se  mêlent  à  l'effort  en  font  ressortir  le  charme.  Ce  sont  «  des 
petites  sollicitations  (|ui  nous  tiennent  toujours  en  haleine  ». 
L'effort  n'est  douloureux  (|ue  lorsqu'il  est  disproportionné. 
Ce  qui  prouve  que,  dans  la  plupart  des  cas,  il  n'est  pas  teU 
c'est  que  l'humanité  dure,  ainsi  que  la  vie  dans  le  monde. 
Le  mal,  en  effet,  est  essentiellement  destructeur.  S'il  l'em- 


LA  PHILOSOPHIE   DE   LA   VOLONTÉ  399 

portait  réellement,  il  aurait  son  remède  en  lui-môme  ;  car 
il  aurait  bien  vite  détruit  la  vie  et,  avec  elle,  la  faculté  de 
souffrir. 

On  sait  que  le  pessimisme  de  Scliopenhauer  a  été  la  prin- 
cipale cause  de  la  vogue  de  ce  philosophe  en  Allemagne.  Le 
monde,  juge  assez  incompétent  en  philosophie,  ne  s'intéresse 
aux  doctrines  qu'autant  qu'elles  flattent  ses  penchants,  ses 
passions,  ses  inquiétudes.  Telle  philosophie  réussit  parce 
qu'elle  encourage  et  défend  les  idées  religieuses  ;  on  ne  la 
considère  pas  en  elle-même  :  elle  est  bonne  par  cela  seul 
qu'elle  prend  le  parti  de  nos  inclinations.  Mais  il  y  a  dans  le 
monde  autant  de  révolte  contre  la  Providence  que  de  pieuse 
soumission  à  ses  décrets  :  peut-être  môme  la  soumission 
est-elle  plus  apparente  que  réelle,  et  la  révolte  est-elle  beau- 
coup plus  profonde  et  plus  répandue  que  la  soumission. 
Ajoutons  encore  qu'en  Allemagne  le  principe  protestant  est 
favorable  au  pessimisme,  au  moins  relatif,  de  sorte  que  le 
préjugé  religieux,  aussi  bien  que  le  préjugé  impie,  se  trou- 
vaient d'accord  pour  admirer  une  doctrine  que  les  grands 
philosophes  ont  toujours  dédaignée;  car  l'idée  d'un  principe 
absolument  mauvais  ou  absolument  fou  est  bien  l'idée  la 
plus  antiphilosophique  que  l'on  puisse  imaginer. 

Admettons  cependant,  avec  Schopenhauer,  que  le  pessi- 
misme est  le  vrai,  que  le  monde  est  le  plus  mauvais  de  smon- 
dcs  possibles  :  quel  sera  le  remède  ?  Pour  trouver  le  remède, 
il  suffit  de  connaître  l'origine  du  mal.  Le  mal  est  dans  le 
vouloir-vivre,  le  remède  sera  dans  la  négaiion  du  vouloir- 
vivre.  La  volonté  est  indestructible  en  elle-même.  Mais  la 
vie  et  la  volonté  de  vivre  ne  sont  pas  la  même  chose  que 
la  volonté  en  soi.  La  volonté  s'est  trompée  en  créant  le  monde, 
et  dans  l'homme,  quand  elle  arrive  à  la  conscience,  elle  re- 
connaît qu'elle  s'est  trompée.  Une  fois  là,  elle  se  pose  la  ques- 
tion :  «  Faut-il  affirmer  la  vie  et  perpétuer  la  douleur?  Faut-il 
nier  la  vie  et  arriver  au  repos?»  Voici  donc  la  connaissance, 
l'intelligence,  qui  n'était  jusque-là  qu'un  phénomène  secon- 
daire ou  tertiaire,  et  qui  devient  maintenant  le  juge,  l'arbitre 


400  APPENDICE.  —  ÉTUDES   CRITIQUES 

tre  de  la  volonté.  C'est  par  elle  qu'est  venu  le  vouloir-vivre, 
et,  avec  ce  vouloir,  la  douleur  et  la  folie  du  monde.  Comment 
donc  vaincre  la  vie?  Est-ce  par  le  suicide?  Non,  car  la  vo- 
lonté est  indestructible;  elle  se  réincarne  dans  d'autres  êtres. 
Le  suicide  n'est  qu'un  atlranchissement  individuel,  égoïste. 
Ce  qu'il  faut,  c'est  un  affranchissement  universel,  désinté- 
ressé; c'est  ce  que  fait  1'  «  ascétisme  ».  Le  vrai  remède,  c'est 
l'affranchissement  du  plaisir,  le  renoncement  aux  sens,  et 
surtout  au  sens  qui  donne  la  vie.  C'est  la  chasteté  et  le  céli- 
bat, qui  délivrent  le  monde  en  supprimant  la  génération  et  la 
postérité.  Schopenhauer  cite,  à  l'appui  de  sa  doctrine,  de 
nombreux  textes  mystiques  empruntés  soit  aux  hérésies 
chrétiennes,  soit  môme  aux  docteurs  orthodoxes,  contre  le 
mariage  :  Utinam  omnes  hoc  vellent!  dit  saint  Augustin.  Multo 
cilius  Dei  civitas  comjjleretur.  Ainsi,  suivant  Schopenhauer,  la 
chasteté  libre  et  absolue,  voilà  le  premier  pas  dans  la  voie  de 
l'ascétisme.  «  Avec  la  disparition  de  l'intelligence  disparaî- 
trait le  monde,  car  sans  sujet  pas  d'objet  ;  et  si  les  plus  hauts 
degrés  de  la  volonté  (l'humanité)  venaient  à  s'évanouir,  il  est 
permis  de  penser  que  les  plus  humbles  (l'animalité)  dispa- 
raîtraient également.  »  Ici  encore  il  est  facile  de  reconnaître 
l'influence  de  la  doctrine  protestante,  car  on  sait  que,  dans 
cette  Eglise,  les  défenseurs  absolus  du  péché  originel  lui  at- 
tribuent jusqu'à  l'origine  du  mal  dans  les  animaux.  Le  salut 
de  l'homme  est  donc  le  salut  de  la  création  tout  entière. 

Voilà  le  célèbre  nirvana  dont  on  a  tant  parlé,  et  que  Scho- 
penhauer a  emprunté  au  bouddhisme.  Il  consiste,  en  défi- 
nitive, dans  la  suppression  du  mariage.  Il  serait  oiseux  de 
faire  remarquer  combien  tel  remède  est  impraticable,  et  par 
conséquent  inutile;  mais,  ce  remède  fût-il  possible,  on  voit 
encore  combien  il  est  illusoire,  arbitraire,  fantastique,  de 
supposer  que  la  disparition  de  Ihumanité  entraînerait  la 
disparition  de  l'animalité  et  de  toutes  les  formes  de  la  vie 
sur  le  globe.  Lors  môme  qu'on  irait  jusque-là,  que  fait-on  du 
reste  du  monde,  de  l'univers  tout  entier?  Est-il  lié  au  sort  de 
rhomme,  de  telle  sorte  qu'avec  l'homme  la  vie  et  le  mal  ap- 


LA  PIIILOSOPIIIE   DE   LA  VOLOiNTÈ  401 

paraissent  clans  l'univers,  et  qu'avec  lui  ils  disparaissent  en 
même  temps  partout?  N'est-ce  pas  revenir  au  vieux  préjugé 
théologique  qui  fait  de  la  terre  le  centre  du  monde,  et  de 
l'homme  le  terme  de  toute  création?  Enfin,  puisque  la  vo- 
lonté n'a  pas  attendu  la  permission  de  l'homme  pour  s'ob- 
jectiver, comment  croire  qu'elle  cessera  de  le  faire  parce 
qu'il  nous  plaira  d'arrêter  le  cours  des  générations,  et,  puis- 
qu'elle ne  sait  pas  ce  qu'elle  fait,  pourquoi  la  première  cause 
inconnue  qui  l'a  sollicitée  une  première  fois  à  s'incarner, 
ne  l'y  pousserait-elle  pas  de  nouveau  dans  un  cercle  sans  fm? 
Ajoutez  que  si  Schopenhauer  donne  des  raisons  en  faveur 
du  célibat,  il  n'en  donne  aucune  en  faveur  de  la  chasteté,  ce 
qui  n'est  pas  la  même  chose.  Pour  supprimer  le  mal  dans  le 
monde,  il  suffit  de  supprimer  la  postérité,  mais  il  est  inutile 
de  se  priver  du  plaisir.  Les  ascètes  et  les  mystiques  dont 
Schopenhauer  invoque  l'autorité  ont  des  raisons  de  renoncer 
aux  plaisirs  :  ce  n'est  pas  que  le  plaisir  soit  mauvais  en  soi, 
c'est  que  ce  sont  des  plaisirs  inférieurs  qui  nous  éloignent 
des  vrais  et  purs  plaisirs  de  la  piété  et  de  la  contemplation. 
Il  n'en  est  pas  de  même  dans  Schopenhauer  :  la  vie  n'est 
mauvaise  qu'en  tant  qu'elle  est  douloureuse.  Evitons  donc  la 
douleur.  Mais  pourquoi  se  priver  du  plaisir,  si  l'on  en  use 
sagement,  c'est-à-dire  avec  égoïsme?  Au  fond,  un  tel  ascé 
tisme  pourrait  bien  aboutir  à  ne  rejeter  de  la  vie  que  les 
charges,  et,  en  amour,  à  ne  se  priver  que  de  ce  qu'il  a  de 
noble  et  de  généreux. 

II 

En  passant  de  Schopenhauer  à  M.  de  Hartmann,  nous 
avons  affaire,  sinon  à  un  génie  aussi  original,  du  moins  à 
une  nature  plus  sympathique  et  plus  élevée.  Le  pessimisme 
théorique  parait  s'unir  en  lui  à  des  mœurs  plus  douces.  Il  n'a 
point  cette  misanthropie  brutale  et  cynique  qui  fait  de  Scho- 
penhauer un  personnage  si  amusant,  mais  si  insupportable. 
Il  répudie  la  manière  grossière  et  basse  dont  Schopenhauer 

II.  :.G 


102  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

parle  des  femmes,  et  déclare  que  ceux  qui  ne  savent  pas 
respecter  les  femmes  n'ont  connu  que  celles  qui  ne  méritent 
pas  d'être  respectées.  Il  ne  paraît  pas  avoir  voulu  contri- 
buer pour  sa  part  à  la  fm  du  monde,  car  il  s'est  marié,  il 
a  des  enfants,  et  il  nous  a  donné,  dans  son  autobiographie, 
un  tableau  aimable  et  piquant  de  son  intérieur  :  «  Dans 
notre  ménage,  dit-il,  ma  femme  bien-aimée,  la  compagne 
intelligente  de  mes  poursuites  idéales,  représente  l'élément 
pessimiste.  Tandis  que  je  défends  la  cause  de  l'optimisme 
révolutionnaire,  elle  se  déclare  hostile  au  progrès.  A  nos 
pieds  joue  avec  un  chien,  son  fidèle  ami,  un  bel  et  florissant 
enfant  qui  s'essaye  à  combiner  les  verbes  et  les  substantifs. 
Il  s'est  déjà  élevé  à  la  conscience  que  Fichte  prête  à  son  moi, 
mais  ne  parle  encore  de  ce  moi,  comme  Fichte  le  fait  souvent 
lui-même,  qu'à  la  troisième  personne.  Mes  parents  et  ceux 
de  ma  femme,  ainsi  qu'un  cercle  d'amis  choisis,  partagent  et 
animent  nos  entretiens  et  nos  plaisirs,  et  un  ami  philosophe 
disait  dernièrement  de  nous  :  «  Si  l'on  veut  voir  encore  une 
fois  des  visages  satisfaits,  il  faut  aller  chez  les  pessimistes.  » 
La  Philosophie  de  Vmconsc\ent,  ouvrage  capital  de  M.  de 
Hartmann,  est  le  livre  philosophique  qui  a  fait  le  plus  de 
bruit  en  Allemagne  depuis  une  dizaine  d'années,  et  il  mérite 
sa  réputation  par  l'étendue  des  connaissances,  l'intérêt  de 
l'exposition,  l'originalité  des  vues.  Même  le  pessimisme  exa- 
géré de  l'auteur,  et  qui,  selon  nous,  est  insoutenable  philoso- 
phiquement, est  un  point  de  vue  utile  à  développer  et  à  rap- 
peler. L'optimisme  tombe  trop  facilement  dans  la  banalité 
et  dans  l'indifférence  ;  on  oublie  trop  les  misères  humaines. 
Paru  pour  la  première  fois  en  18G6,  l'ouvrage  a  eu  sept  édi- 
tions. Un  jeune  professeur  de  l'université,  M.  Nolen,  connu 
parmi  savant  travail  sur  les  rapports  de  Leibniz  et  de  Kant, 
et  très  compétent  en  philosophie  allemande,  vient  de  nous 
donner  de  la  septième  cl  dernière  édition  une  traduction 
française'  facile,  naturelle,  lidèle,  faite  sous  les  yeux  et  avec 

1.  La  l'hilosophie  de  l'inconscient  {2.  vol.  iii-8").  Daus  la  Bibliothèque  de  phi- 
losophie coutoniporainc,  on  a  aussi  traduit  do  M.  de  llartmaun  deux  écrits  moins 


LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  VOLONTE  403 

la  coopération  de  l'auteur,  et  précédée  d'une  savante  intro- 
duction où  seulement,  selon  le  défaut  commun  à  tout  tra- 
ducteur, il  nous  parait  un  peu  trop  verser  dans  le  sens  de 
l'original.  Enfin  cette  traduction  est  précédée  d'une  lettre 
de  M.  de  Hartmann,  spécialement  écrite  pour  le  lecteur  fran- 
çais, et  qui  contient  quelques  observations  intéressantes'. 
Demandons-nous  maintenant  en  quoi  consiste  la  philoso- 
phie de  M.  de  Hartmann.  En  quoi  se  distingue-t-elle  de  la 
philosophie  de  Schelling  et  de  Hegel?  en  quoi  de  la  philo- 
sophie de  Schopenhauer?  Ce  sont  des  nuances  assez  difficiles 
à  démêler  pour  qui  ne  connaît  pas  les  différentes  phases  de 
la  philosophie  allemande.  Nous  ne  pouvons  que  nous  bor- 
ner à  quelques  traits  essentiels.  Le  principe  de  l'inconscient 
paraît  bien,  au  premier  abord,  n'avoir  rien  de  nouveau  et 
être  le  principe  commun  de  toute  la  philosophie  allemande, 
ou,  tout  au  moins,  celui  de  Schelling  et  de  Hegel.  Ces  philo- 
sophes n'ont-ils  pas  considéré  la  conscience  comme  un  phé- 
nomène secondaire  né  du  conflit  entre  le  sujet  et  l'objet?  Le 
développement  de  l'absolu  était  donc  inconscient;  mais  si 
ces  philosophes  avaient  posé  ce  principe,  ils  ne  s'étaient  pas 
appliqués  à  le  démontrer.  Hs  n'avaient  pas  établi  la  néces- 
sité d'une  inconscience  primitive.  Sans  doute  l'école  de  Schel- 
ling, précisément  à  titre  de  philosophie  de  la  nature,  avait 
dû  insister  sur  le  côté  instinctif  et  spontané  de  la  vie  et  de 
l'organisme.  Je  ne  connais  pas  le  livre  de  Schubert  sur  le 
«  côté  nocturne  »  de  la  nature  [die  Nachtseite)\  mais  il  me 

importants,  la  Religion  de  l'avenir  et  le  Darwinisme.  Ce  dernier  ouvrage,  très 
curieux,  a  été  traduit  par  JL  Georges  Guéroult.  —  Voj-ez  aussi,  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes  du  1<=''  cet.  1S74,  l'étude  de  M.  Albert  Réville  sur  .AL  de  Hartmann. 
1.  Par  exemple,  M.  de  Hartmann  fait  remarquer  la  grande  difficulté  qu'ap- 
porte la  langue  française  à  la  création  des  mots  nouveaux.  Evidemment  c'est 
un  blâme  indirect  dans  sa  pensée.  Je  ne  veux  pas  méconnaître  les  inconvé- 
nients de  ce  purisme,  qui  est  peut-être  exagéré;  mais  il  faut  en  voir  aussi  les 
civautages.  La  nécessité  de  se  servir  des  mots  éprouvés  auxquels  un  long  usage 
a  donné  une  signification  très  nette,  est  extrêmement  utile  à  la  netteté  de  la 
pensée.  Au  contraire,  un  mot  nouveau  que  je  ne  connais  pas,  et  qui  correpoud 
à  une  pensée  nouvelle  que  je  n'ai  pas  encore  n'apporte  à  mon  esprit  qu'une 
notion  vague.  On  peut  s'expliquer  sans  doute;  mais  on  si  s'explique  par  des 
mots  nouveaux,  la  même  difficulté  se  produit,  et  la  pensée  reste  vague.  De  là  le 
vague  de  la  philosophie  allemande  et  la  netteté  de  la  philosophie  française. 


404  APPENDICE.   —  ETUDES   CRITIQUES 

semble  que  cela  doit  être  quelque  chose  d'analogue  à  Hart- 
mann. La  même  école,  à  titre  de  philosophie  esthétique,  avait 
aussi  beaucoup  insisté  sur  le  côté  spontané,  et  par  consé- 
quent inconscient,  du  génie  et  de  l'imagination.  Néanmoins 
il  est  permis  de  dire  que  le  problème  n'avait  pas  été  serré  de 
près,  sauf  par  Fichtc,  qui  avait  montré  la  nécessité  de  la  con- 
science comme  d'un  fait  premier,  mais  dont  les  idées  sur  ce 
point  avaient  été  trop  oubliées  et  trop  négligées,  môme  par 
lui-môme.  Le  problème  de  la  conscience  et  de  l'inconscience 
avait  été  tellement  recouvert,  en  quelque  sorte,  par  tant  d'au- 
tres problèmes,  qu'on  ne  s'y  était  pas  particulièrement  atta- 
ché, et  qu'on  ne  l'avait  pas  traité  pour  lui-môme.  A  ce  point 
de  vue,  le  livre  de  M.  de  Hartmann  constitue  une  œuvre  vrai- 
ment nouvelle  et  surtout  écrite  dans  une  méthode  toute  dif- 
férente; c'est  un  livre  riche  défaits,  où  la  connaissance  des 
sciences  expérimentales  est  profonde  et  continue.  Ce  n'est 
plus  la  méthode  algébrique,  constructive,  toute  à  priori,  de  la 
grande  idéologie  allemande  ;  c'est  la  méthode  inductive,  ana- 
lytique, expérimentale.  H  faut  distinguer  dans  ce  livre  deux 
parties  :  la  phénoménologie  de  l'inconscient,  et  la  métaphy- 
sique de  l'inconscient.  Or,  quelque  jugement  que  l'on  porte 
sur  ces  deux  parties,  on  ne  peut  méconnaître  la  richesse  et 
l'utilité  de  la  première.  Toutes  les  écoles  de  philosophie  peu- 
vent y  apprendre,  et  en  particulier  le  spiritualisme  n'a  rien 
à  en  rejeter.  Nous  sommes  depuis  longtemps,  en  effet,  habi- 
tués, depuis  Leibniz,  à  admettre  l'existence  des  perceptions 
obscures  et  des  idées  latentes,  et  une  monographie  aussi  ap- 
profondie sur  le  rôle  de  l'inconscient  dans  tous  les  domaines 
de  la  nature  est  réellement  une  acquisition  pour  la  science^ 
quelque  ])arti  qu'on  prenne  d'ailleurs  sur  la  nature  du  pre- 
mier principe.  11  est  vrai  que  Hartmann  ne  se  contente  pas, 
comme  Leibniz,  de  perceptions  obscures,  et  qu'il  soutient 
contre  lui,  et  à  la  lettre,  l'existence  de  perceptions  incons- 
cientes; ce  n'est  là  qu'une  dilTérence  dans  l'interprétation; 
des  faits  ;  mais  les  mêmes  faits  peuvent  être  reconnus  de 
part  et  d'autre.   On  lira  donc  avec  un  vif  intérêt  et  une 


LA  PHILOSOPHIE  DE   LA  VOLONTÉ  405 

véritable  instruction  tout  ce  que  Tautcur  nous  apprend  de 
l'inconscient  dans  la  vie  corporelle  et  dans  la  vie  spirituelle, 
dans  l'amour,  dans  la  sensibilité,  dans  le  caractère  et  la  vo- 
lonté, dans  l'art,  dans  roriginc  du  langage,  dans  la  pensée, 
dans  la  perception  sensible,  etc.  C'est  toute  une  psychologie 
de  l'inconscient  qui  vient  enrichir  et  compléter  la  psycholo- 
gie du  conscient.  On  ne  diminuerait  pas  le  mérite  de  l'auteur 
en  disant  que  d'autres  philosophes  avaient  eu  la  même  idée; 
car  autre  chose  est  une  doctrine  théorique  appuyée  de  quel- 
ques exemples,  et  toute  une  science,  tout  un  système,  où  la 
série  totale  des  faits,  soit  dans  le  domaine  physiologique,  soit 
dans  le  domaine  psychologique,  est  développée.  Cependant, 
malgré  les  mérites  que  nous  venons  de  signaler,  nous  repro- 
chons à  Tauteur  de  n'avoir  pas  encore  assez  séparé  la  phéno- 
ménologie de  la  métaphysique.  Il  devait  se  contenter  de  dire, 
à  notre  sens  :  <(  Il  y  a  de  l'inconscient  dans  la  nature,  »  et 
non  pas,  comme  il  le  fait  sans  cesse  :  «  L'inconscient  se  ma- 
nifeste dans  la  nature,  »  comme  s'il  était  accordé  d'avance 
qu'il  y  a  un  principe  appelé  l'inconscient,  et  que  l'absolu  est 
ce  principe  même,  tandis  que  ce  sera  précisément  l'objet  de 
la  seconde  partie  d'établir  cette  doctrine. 

Nous  préférons  donc  de  beaucoup  la  première  partie  du 
livre  à  la  seconde.  La  première,  comme  analyse  expérimen- 
tale de  l'élément  inconscient  ou  obscur  dans  les  choses,  est 
une  véritable  acquisition  pour  la  science.  La  seconde,  quoi- 
que pleine  de  talent,  nous  parait  une  œuvre  hybride  et  arti- 
ficielle composée  de  pièces  et  de  morceaux,  et  où  le  désir 
d'être  original  est  plus  frappant  que  l'originalité  elle-même. 
Cependant  la  nature  de  notre  étude,  essentiellement  méta- 
physique, nous  oblige  à  faire  ce  tort  à  l'auteur  d'insister  plus 
sur  la  seconde  partie  que  sur  la  première.  Le  lecteur  voudra 
donc  bien  atténuer  les  critiques  que  notre  sujet  nous  impose 
par  les  approbations  qui  portent  précisément  sur  ce  qu'il 
nous  interdit. 

La  métaphysique  de  M.  de  Hartmann  a  pour  objet  d'éta- 
blir non  seulement,  comme  nous  le  disons,  qu'il  y  a  de  l'in- 


406  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

conscient  dans  la  nature,  mais  que  le  principe  des  choses  est 
inconscient.  Il  l'est  par  essence;  il  l'est  d'une  manière  abso- 
lue :  aussi  peut-il  être  appelé  rinconscient. 

Cette  dénomination  n'aurait  aucun  sens  si  l'on  admettait 
que  le  principe  des  choses  est  la  matière.  Si,  en  effet,  le 
monde  n'est  qu'une  agrégation  de  particules  purement  ma- 
térielles, c'est-à-dire  étendues,  figurées,  mobiles,  dures,  im- 
pénétrables, etc.,  il  n'y  a  pas  lieu  de  se  demander  si  de  telles 
substances  sont  conscientes  ou  inconscientes.  La  question 
n'aurait  pas  même  de  sens.  Elle  ne  se  pose  que  lorsque  l'on 
s'est  élevé  au-dessus  du  matérialisme,  et  qu'au  delà  de  la 
matière  on  admet  un  principe  suprasensible,  la  force.  Hart- 
mann non  seulement  superpose  la  force  à  la  matière,  mais 
il  réduit  absolument  la  matière  à  la  force.  Maintenant  la 
force  elle-même,  si  elle  n'obéissait  qu'à  des  lois  physiques 
et  mécaniques,  n'aurait  nul  besoin  de  conscience;  et  il  serait 
par  conséquent  inutile  de  la  caractériser  par  l'attribut  de 
l'inconscience.  Jamais  les  physiciens  n'ont  appelé  la  force 
ni  consciente  ni  inconsciente.  On  n'emploie  cette  expression 
que  lorsqu'on  rencontre  des  faits  qui  sembleraient  devoir 
s'expliquer  par  la  conscience,  qui  sont  des  apparences  de 
conscience,  à  savoir  des  faits  d'art,  de  combinaison  et  de 
science.  Ici  encore,  comme  dans  Schopenhauer,  les  faits  de 
finalité  sont  la  base  et  la  matière  du  système.  Sans  finalité, 
pas  de  volonté,  et  par  conséquent  nul  lieu  de  se  demander  si 
le  principe  des  choses  est  conscient  ou  inconscient.  Une  telle 
expression  suppose  donc  au  moins  la  volonté;  mais  ce  n'est 
pas  tout.  Si  l'on  admet,  avec  Schopenhauer,  que  le  principe 
absolu  est  une  volonté,  mais  une  volonté  sans  intelligence, 
que  l'intelligence  est  un  fait  secondaire  et  surajouté,  il  serait 
encore  sans  signification  de  l'appeler  inconscient;  car  il  va 
de  soi  que  ce  qui  n'est  pas  intelligent  n'est  pas  conscient, 
et  cela  est  inutile  à  dire.  La  question  n'a  donc  un  sens  que  si 
on  admet  que  le  principe  des  choses  non  seulement  est  une 
volonté,  mais  encore  une  intelligence.  Alors  il  vaut  la  peine 
de  dire  que  cette  intelligence  est  inconsciente,  précisément 


LA  PHILOSOPHIE  DE   LA  VOLOiNTE  407 

parce  qiion  est  habitué  à  penser  et  à  affirmer  le  contraire. 
L'inconscience  devient  alors  un  attribut  caractéristique  et 
significatif.  C'est  ainsi  que  la  philosophie  de  l'inconscient, 
qui  est  propre  à  M.  de  Hartmann,  se  distingue  de  la  philoso- 
phie de  la  volonté,  qui  est  celle  de  Schopenhauer. 

Le  principe  de  Hartmann,  en  effet,  n'est  pas  seulement  la 
volonté,  mais  la  volonté  unie  à  l'intelligence.  Schopenhauer 
avait  séparé  la  volonté  et  l'idée  (la  représentation,  die  Vor- 
stellung)^;  Hartmann  les  réconcilie,  et  il  est  beaucoup  plus 
près  de  la  vérité.  La  volonté,  selon  lui,  suppose  toujours 
deux  idées  :  celle  d'un  état  présent  comme  point  de  départ, 
celle  d'un  état  futur  comme  point  d'arrivée.  Le  vouloir  n'a 
de  réalité  que  par  le  rapport  qu'il  établit  entre  l'état  présent 
et  l'état  futur.  H  n'y  a  pas  de  volonté  sans  objet.  Une  volonté 
qui  ne  veut  rien  n'est  rien.  D'oiî  cette  conclusion  :  pas  de 
volonté  sans  idée  :  &pî/.T'./.ôv  ojx  avsj  cpr/Tajîaî.  Le  vouloir  n'est 
que  le  pouvoir  formel  ou  abstrait  de  réaliser  quelque  chose 
en  général.  Le  contenu  de  cet  acte  ne  peut  être  conçu  que 
comme  représentation  ou  idée.  Nous  devons  admettre  que  le 
contenu  de  la  représentation  est  toujours  une  idée  :  on  ne 
peut  parler  de  la  volonté  sans  parler  de  l'idée.  De  là,  dit 
Hartmann,  l'étonnante  lacune  qui  se  rencontre  dans  le  sys- 
tème de  Schopenhauer.  L'idée  n'y  est  pas  reconnue  comme 
constituant  exclusivement  le  contenu  de  la  volonté.  La  vo- 
lonté toute  seule,  quoique  aveugle,  se  conduit  néanmoins 
comme  si  l'idée  lui  fournissait  son  contenu.  xVinsi  d'une  part 
les  disciples  de  Schopenhauer  se  sont  trompés  en  admettant 
une  volonté  sans  idée.  Mais  les  disciples  de  Hegel  et  de  Her- 
bart  se  sont  également  trompés  en  admettant  que  l'idée  est 
la  volonté.  C'est  faux  :  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  suppriment 
réellement  l'élément  qu'ils  passent  sous  silence;  ils  le  sous- 
entendent.  Schopenhauer  admet  également  un  contenu  de 
la  volonté;  et  ce  contenu  ne  peut  être  que  l'idée;  Hegel  et 

1.  Le  traducteur  a  partout  rendu  le  mot  Vorstellung  par  idre.  C'est  une  tra- 
duction préférable,  si  l'on  veut,  pour  l'élégance  et  la  rapidité;  mais  le  sens 
précis  est  représentation.  C'est  le  mot  commun. 


408  APPENDICE.    —   ÉTUDES  CRITIQUES 

Ilerbai't  admettent  simplement  que  ridée  a  le  pouvoir  de  se 
réaliser  elle-même,  ce  qui  est  au  fond  l'attribut  de  la  volonté. 
La  doctrine  de  Hartmann  se  présente  donc  comme  une  con- 
ciliation de  Hegel  et  de  Schopenhauer. 

La  vraie  question  n'est  donc  pas  de  savoir  s'il  y  a  une  vo- 
lonté sans  idée  (ce  qui  est  impossible),  mais  s'il  y  a  idée  sans 
conscience.  Cependant,  si  on  se  borne  à  ces  termes,  on  n'at- 
teindra pas  encore  le  dernier  problème,  car  on  peut  encore 
admettre  des  idées  inconscientes  et  latentes  ;  et  ceux  qui 
croient  aux  idées  innées  et  aux  concepts  à  priori  admettent 
bien  quelque  chose  de  semblable.  La  question  est  plus  haute. 
H  s'agit  de  savoir,  non  pas  s'il  y  a  tel  degré  d'inconscience 
dans  l'ordre  des  intelligences  secondes,  mais  si  l'intelligence 
première  est  inconsciente  en  soi,  en  un  mot  quel  est  le  pre- 
mier, de  la  conscience  ou  de  l'inconscience.  La  conscience 
est-elle  un  absolu,  un  premier  [ein  Absolûtes,  ein  Erstes)!  ou 
n'est-elle  qu'un  phénomène  consécutif,  surajouté,  extérieur 
à  l'intelligence?  Est-elle,  au  contraire,  le  fond,  l'essence 
même  de  l'intelligence?  Voilà  la  question  posée  avec  une  très 
grande  netteté,  et  traitée  avec  une  vaste  connaissance  du 
sujet  par  M.  de  Hartmann. 

Cependant,  tout  en  reconnaissant  la  valeur  scientifique  de 
son  étude,  nous  dirons  qu'il  nous  paraît  plus  préoccupé  d'ex- 
pliquer ce  que  serait  la  conscience  dans  l'hypothèse  accordée 
d'une  inconscience  primitive,  que  de  nous  prouver  que  cette 
hypothèse  est  la  vraie.  Ainsi,  il  nous  apprend  que  «  la  cons- 
cience exprime  la  stupéfaction  que  cause  à  la  volonté  l'exé- 
cution de  l'idée  qu'elle  n'avait  pas  voulue.  »  Rien  de  plus 
obscur  que  cette  explication.  «  Cet  étonnement,  dit  l'auteui', 
n'est  pas  le  fait  de  la  volonté,  absolument  étrangère  à  la  pen- 
sée, et  trop  aveugle  pour  éprouver  de  l'étonnement  et  de  la 
surprise...  L'idée  seule,  de  son  côte,  ne  peut  pas  non  plus  en 
ressentir  :  elle  n'a  aucune  raison  de  s'étonner  d'elle-même. 
L'étonnement  doit  donc  venir  des  deux  côtés  de  l'inconscient, 
de  la  volonté  et  de  l'idée  à  la  fois.  »  On  avouera  que  c'est  là 
une  explication  bien  peu  satisfaisante.  Comment  deux  fac- 


LA  PHILOSOPHIE   DE   LA  VOLONTÉ  409 

leurs,  incapables  de  s'étonner  séparément,  en  deviendraient- 
ils  capables  par  leur  réunion?  Et  Tétonnement  ne  suppose- 
t-il  pas  déjà  la  conscience?  Comment  m'étonnerais-je  de  ce 
que  j'ignore?  Le  plus  grand  étonnement  sans  doute  que  l'on 
puisse  éprouver  est  celui  du  passage  du  non-être  à  Tètre  :  or 
qui  a  jamais  dit  que  le  moment  où  l'homme  est  conçu  est 
pour  lui  un  moment  d'étonnement?  Mais  avant  de  nous  expli- 
quer (fort  obscurément  d'ailleurs)  l'origine  et  la  genèse  de 
la  conscience,  je  voudrais  que  l'on  s'attachât  à  me  prouver 
qu'elle  est  un  phénomène  ultérieur  et  historique,  et  non  le 
fond  même  du  principe.  Or,  si  je  cherche  à  dégager  sur  ce 
point  les  raisons  que  donne  l'auteur,  voici  celles  qui  sont 
éparses  dans  son  livre  et  que  je  rassemble  pour  leur  donner 
plus  de  force.  Pour  qu'il  y  ait  conscience,  dit  Hartmann,  il 
faut  qu'il  y  ait  idée.  L'idée  est  donc  logiquement  antérieure 
à  la  conscience;  elle  en  est  le  contenu.  La  conscience  sup- 
pose l'idée;  mais  l'idée  ne  suppose  pas  la  conscience.  Celle- 
ci  n'est  qu'un  attribut  accidentel  et  surajouté.  Si  l'être  uni- 
versel était  doué  de  conscience,  cette  conscience  universelle 
ne  permettrait  pas  aux  consciences  particulières  de  se  for- 
mer; car  nous  voyons  que  dans  un  tout  organique  la  con- 
science du  tout  absorbe  celle  des  parties.  Mais  ce  qui  paraît 
être  l'argument  principal  de  l'auteur,  c'est  ce  principe  fon- 
damental qui  est  aussi  vrai,  dit-il,  à  priori  qu'à  posteriori, 
à  savoir  que  la  séparation  des  consciences  répond  à  la  sépa- 
ration des  parties  matérielles,  et  que  l'unité  de  conscience 
répond  à  la  communication  de  ces  parties.  Tant  que  la 
fourmi  d'Australie  est  entière,  dit-il,  les  parties  antérieures 
et  postérieures  du  corps  n'ont  qu'une  conscience  unique. 
Coupez-la  en  deux,  l'unité  de  conscience  est  détruite,  et  les 
deux  parties  s'élancent  l'une  contre  l'autre  pour  se  combat- 
tre'. Les  jumeaux  siamois  s'interdisaient  de  jouer  au  tric- 
trac; ils  trouvaient  cela  aussi  peu  naturel  que  si  la  main 

1.  M.  de  Hartmann  ne  nous  dit  pas  sur  quelle  autorité  il  avance  ce  fait.  Un 
savant  compétent  nous  affirme  que,  jusqu'à  preuve  du  contraire,  le  fait  lui 
paraît  impossible,  étant  donnée  l'organisation  de  la  fourmi. 


410  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

droite  eût  voulu  jouer  avec  la  main  gauche.  Millie  et  Chris- 
tine, que  l'on  a  appelées  la  femme  à  deux  tètes,  avaient  une 
conscience  commune  pour  certaines  espèces  de  sensations*. 
Si  l'on  pouvait  unir  le  cerveau  de  deux  personnes  par  des 
liens  propres  à  en  assurer  la  communication,  elles  n'auraient 
plus  deux  consciences  distinctes,  mais  une  seule.  Tous  ces 
faits  semblent  prouver  que  la  conscience  n'est  qu'un  phéno- 
mène corrélatif  à  certaines  lois  organiques,  et  en  particulier 
à  la  séparation  du  système  nerveux  chez  les  individus  dis- 
tincts, en  même  temps  qu'à  leur  unité  dans  chacun  d'eux. 
En  un  mot,  la  conscience,  suivant  M.  de  Hartmann,  n'ap- 
partient pas  au  fond  essentiel  de  l'être ,  mais  à  ses  manifes- 
tations, et  la  multiplicité  des  consciences  n'est  que  la  multi- 
plicité des  manifestations  phénoménales  d'un  môme  être. 

En  même  temps  qu'il  essaye  d'établir  ainsi  laphénoména- 
lité  de  la  conscience,  Hartmann  s'attache  à  prouver  l'unité 
de  l'absolu,  de  l'inconscient,  qu'il  appelle  l'un-tout.  H  défend 
énergiquement  le  point  de  vue  panthéistique  ou  monistique; 
en  cela,  il  ne  fait  que  suivre  la  tradition  philosophique  de 
son  pays.  Ce  qui  le  caractérise,  c'est  toujours  l'appel  à  l'ex- 
périence. Il  invoque  toutes  les  parties  de  l'histoire  naturelle,, 
et  en  particulier  tous  les  faits  relatifs  à  la  génération,  pour 
prouver  que  Tindivi dualité  n'est  que  phénoménale  et  non 
substantielle.  L'impossibilité  de  trouver  quelque  part  dans- 
la  nature  l'individu  absolu,  l'individu  métaphysique,  tel  est 
l'argument  fondamental  qu'il  fait  valoir  en  faveur  du  pan- 
théisme. Tandis  que  jusqu'ici,  dans  Spinoza,  dans  Hegel  et 
dans  Schelling,  le  panthéisme  avait  toujours  été  défendu  à 
priori  et  déductivement,  et  qu'on  croyait  pouvoir  le  combat- 
tre et  le  réfuter  par  l'expérience  psychologique,  c'est  mainte- 
nant dans  l'expérience  zoologl([ue  que  le  j)anlhéismc  va  cher- 
cher ses  armes.  On  voit  combien  l'esprit  de  la  philosophie 
allemande  s'est  modilié  sous  l'inlluence  de  l'esprit  du  temps.. 

1.  Ce  n'est  pas  ce  qui  parait  résulter  de  l'étude  psychologique  à  laquelle  s'est 
livré  le  docteur  Fournet  à  cette  occasion  [Problème  de  p.fijcholo/jie  à  propos  de 
l'union  phijslolofjUjue  de  Millichrisline;  Paris,  1874). 


LA   PHILOSOPHIE  DE  LA   VOLONTÉ  411 

En  refusant  la  conscience  à  l'Être  suprême,  en  combattant 
sur  ce  point  ce  qu'il  appelle  le  dieu  du  théisme,  M.  de  Hart- 
mann est  loin  d'apporter  les  mêmes  sentiments  d'animosité 
et  d'impiété  qui  caractérisent  la  philosophie  de  Schopen- 
hauer,  et,  dans  la  comparaison  qu'institue  notre  auteur  entre 
sa  doctrine  et  la  nôtre,  sa  pensée  va  se  présenter  sous  un 
nouveau  jour,  qui  la  rendra  plus  acceptable  qu'elle  n'avait 
pu  nous  paraître  au  premier  abord. 

11  se  demande  pour(|uoi  le  théisme  s'est  tant  préoccupé  jus- 
qu'à ce  jour  d'attribuer  à  Dieu  une  conscience  propre  dans 
la  sphère  de  sa  divinité,  et  il  donne  deux  raisons,  l'une  et 
l'autre,  dit-il,  également  respectables.  D'une  part  l'homme 
frémissait  à  la  pensée  que  si  un  Dieu  conscient  n'existait 
pas,  il  n'était  plus  lui-même  que  le  produit  des  forces  brutes 
de  la  nature,  que  l'effet  d'une  combinaison  fortuite  qu'une 
nécessité  aveugle  a  produite  sans  cause  et  qu'elle  détruira 
sans  raison.  En  second  lieu,  on  voulait  honorer  Dieu  en  lui 
prêtant  toutes  les  perfections  possibles,  et  l'on  craignait  de  le 
dépouiller  d'une  perfection  considérée  par  l'homme  comme 
la  plus  haute  de  toutes,  la  conscience  de  la  personnalité. 
Ces  deux  craintes  doivent  s'évanouir  devant  la  vraie  concep- 
tion de  l'inconscient  :  «  Notre  impuissance,  dit-il,  à  nous  faire 
une  idée  positive  du  mode  de  connaissance  propre  à  l'intel- 
ligence absolue,  nous  condamne  à  la  définir  par  opposition 
avec  notre  manière  de  connaître,  à  savoir  la  conscience,  et 
par  suite  de  ne  lui  prêter  aucun  attribut  autre  que  l'incon- 
science. ))  Mais  l'inconscience  n'est  pas  adéquate  à  une  acti- 
vité aveugle.  L'intelligence  est  si  loin  d'être  aveugle,  qu'elle 
est  au  contraire  d'une  absolue  clairvoyance  et  absolument 
infaillible  :  elle  n'est  donc  pas  inférieure  à  la  conscience, 
mais  au  contraire  supérieure  à  la  conscience.  Elle  est  supro- 
conscîcnte.  L'on  n'a  donc  pas  à  craindre  de  voir  Dieu  dimi- 
nué par  la  perte  de  la  conscience.  Au  contraire,  ce  serait 
plutôt  ce  prédicat  qui  l'amoindrirait.  La  seule  vraie  per- 
fection, c'est  une  intelligence  rationnelle.  Or  l'inconscient 
la  possède  au  même  titre  que  le  Dieu  théiste.  La  conscience 


412  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

suppose  Topposition  du  sujet  et  de  l'objet  :  c'est  une  limite; 
or,  suivant  le  critérium  des  théistes  eux-mêmes,  nous  de- 
vons écarter  du  concept  de  Dieu  toute  limitation.  Sans  doute, 
pour  nous  autres  hommes,  la  conscience  et  la  personnalité 
sont  des  perfections,  parce  que  nous  vivons  dans  le  monde 
de  rindividuation  et  de  ses  limites;  mais  en  soi  et  pour  soi 
la  conscience  n'est  pas  une  perfection. 

11  est  évident  que  la  question  posée  en  ces  termes  prend 
un  tout  autre  aspect.  Autre  chose  est  rinconscience,  autre 
chose  la  supraconscience.  L'inconscience,  c'est  la  non-con- 
science; la  sujyracojiscience-^owYYQÀi  bien  être  une  conscience 
supérieure.  Si  M.  de  Hartmann  admet  une  intelligence  dont 
il  ne  peut  se  faire  une  idée  positive,  pourquoi  n'admettrait- 
on  pas  une  conscience  dont  on  ne  pourrait  se  faire  une  idée 
positive?  S'il  a  admis  l'intelligence  dans  l'absolu  par  cette 
seule  raison  que  la  volonté  sans  intelligence  est  incompréhen- 
sible, pourquoi  n'admettrions-nous  pas  la  conscience  dans 
l'intelligence  par  cette  môme  raison?  Les  objections  de  Hart- 
mann contre  la  conscience  sont  les  mômes  que  celles  de  Scho- 
penhauer  contre  lintelligence.  Comme  la  conscience,  l'intel- 
ligence parait  attachée  au  cerveau  et  au  système  nerveux.  Si 
l'objection  ne  vaut  pas  contre  l'intelligence,  elle  ne  vaut  pas 
plus  contre  la  conscience.  La  supraconscience  peut  signifier 
simplement  une  conscience  d'un  ordre  supérieur  à  la  cons- 
cience humaine,  ce  que  le  théisme  n'ajamais  nié.  Reste,  à  la 
vérité,  à  expliquer  l'origine  des  consciences  particulières; 
mais  la  difficulté  ne  subsiste  que  si  l'on  veut  absolument  un 
monisme  rigoureux  :  mais  un  tel  monisme,  quoi  qu'en  dise 
Hartmann  après  Spinoza,  nous  paraît  tout  aussi  opposé  à  la 
division  phénoménale  qu'à  la  division  réelle.  11  n'est  pas  plus 
facile  de  comprendre  que  dans  l'un-tout  il  y  ait  discord  et 
conflit  entre  deux  facteurs,  que  de  comprendre  comment  de 
YwTL-supraconscient  pourrait  sortir,  par  un  acte  absolu,  une 
pluralité  de  points  conscients  incommunicables  les  uns  aux 
autres.  Toute  métaphysique  oscille  entre  l'anthropomor- 
phisme et  l'idéalisme  abstrait.  Voulez-vous  déterminer  Dieu, 


LA   PHILOSOPHIE  DE  LA  VOLONTÉ  413 

introduire  dans  son  idée  un  contenu  réel,  ce  contenu  ne  peul 
être  emprunté  qu'aux  êtres  réels  et  finis  et  à  celui  qui  parait 
le  plus  parfait  de  tous,  riiomme;  mais  alors  il  est  à  craindre 
qu'on  ne  fasse  de  Dieu  un  homme  idéal.  Craignez-vous,  au 
contraire,  de  rabaisser  la  nature  divine  à  l'image  de  sa  créa- 
ture, retranchez-vous  successivement  tous  les  traits  emprun- 
tés à  la  réalité,  et  en  particulier  à  la  psychologie,  «  vous  n'é- 
largissez Dieu  »,  suivant  l'expression  de  Diderot,  qu'en  le 
rendant  de  plus  en  plus  indéterminé,  en  le  confondant  avec 
l'idée  de  l'être  en  général.  Chacun  fixe  la  limite  suivant  la 
tendance  de  son  esprit.  Le  métaphysicien  se  fera  une  idée 
de  Dieu  plus  abstraite,  le  moraliste  et  le  psychologue  plus 
concrète,  et  il  arrive  souvent  que  les  uns  et  les  autres  veulent 
dire  la  même  chose  en  parlant  un  langage  différent.  Celui 
qui  prête  à  Dieu  une  conscience  n'entend  pas  du  tout  par  là 
que  ce  soit  une  conscience  humaine,  mais  l'essentiel  de  la 
conscience  ;  et  réciproquement  celui  qui  attribue  à  Dieu  la 
supraconscience  ne  nie  en  réalité  que  la  conscience  humaine 
telle  qu'elle  est  renfermée  dans  l'individualité  corporelle.  Où 
donc  est  la  différence? 

Nos  objections  porteraient  plutôt  sur  le  peu  de  réalité  que 
l'auteur  laisse  à  l'individualité  finie  que  sur  la  théorie  de 
l'inconscient  en  soi,  entendu  comme  supraconscient.  Mais 
elles  porteraient  bien  plus  encore  sur  la  doctrine  du  pessi- 
misme, que  l'auteur  emprunte  à  Schopenhauer  et  qu'il  ajoute 
à  son  système  d'une  manière,  selon  nous,  tout  à  fait  arti- 
ficielle et  sans  aucune  nécessité  logique.  L^auteur,  nous  le 
reconnaissons,  fait  un  tableau  très  pathétique  et  très  émou- 
vant des  misères  de  la  vie.  Mais  ce  tableau,  fût-il  cent  fois 
plus  fort  et  plus  terrible  encore,  n'ira  jamais  plus  loin  qu'à 
prouver  cette  proposition,  qui  n'a  guère  besoin  de  preuve  : 
«  Il  y  a  du  mal  dans  le  monde;  »  seulement,  aucune  descrip- 
tion, aucune  énumération  ne  peut  prouver  que  le  mal  l'em- 
porte sur  le  bien,  si  l'on  ne  commence  par  admettre  ce  qui 
est  précisément  en  question,  à  savoir  qu'il  vaut  mieux  ne 
pas  être  que  d'être.  En  effet,  quelles  que  soient  les  douleurs 


414  APPENDICE.   —  ÉTUDES  CRITIQUES 

dont  on  nous  fait  réponvantable  tableau,  on  pourra  toujours 
répondre  que  le  seul  fait  d'exister  et  de  vivre  compense  tout; 
et  lors  même  que  vous  nous  auriez  prouvé  que  la  vie  future 
est  une  illusion,  il  n'est  pas  moins  vrai  que  la  vie  pendant 
qu'elle  dure  vaut  mieux  que  rien.  Mais  nous  ne  voulons  pas 
entamer  une  discussion  sur  le  pessimisme  en  général,  qui 
nous  mènerait  trop  loin.  Contentons-nous  de  dire  que  cette 
doctrine  nous  paraît  en  contradiction  avec  le  principe  de 
fauteur.  Si  le  monde,  en  elfet,  est  une  erreur,  si  la  création 
est,  comme  il  le  dit,  «  un  acte  de  déraison  »,  comment  s'expli- 
quer un  tel  acte  de  la  part  d'un  principe  auquel,  tout  incon- 
scient qu'il  est,  l'auteur  attribue  une  clairvoyance  absolue 
et  infaillible?  Gomment  la  volonté  a-t-elle  pu  se  tromper 
aussi  grossièrement?  comment  a-t-elle  été  si  absurde?  Et,  si 
elle  s'est  trompée,  qu'est-ce  qui  l'empêchera  de  supprimer  le 
monde  par  le  même  acte  absolu  qui  la  créé?  Sans  doute  elle 
le  fera  un  jour;  c'est  l'espoir  de  l'auteur.  Mais  elle  n'a  pas 
pour  cela  besoin  du  concours  de  Ihumanité  et  de  la  philoso- 
phie pessimiste.  Et  ce  qui  rend  la  contradiction  plus  étrange, 
c'est  que  cette  volonté,  qui  a  débuté  par  un  acte  aussi  dérai- 
sonnable que  de  vouloir  créer  le  monde,  recouvre  tout  à  coup 
sa  clairvoyance  absolue  dans  l'exécution  de  son  dessein. 
L'acte  est  absurde,  et  l'œuvre  est  admirable,  de  sorte  que 
Hartmann,  réconciliant  à  la  fois  Leibniz  et  Schopenhauer, 
l'optimisme  et  le  pessimisme,  déclare  à  la  fois  que  le  monde 
est  détestable,  et  que  cependant  il  est  le  meilleur  des  mon- 
des possibles,  «  au  demeurant  le  meilleur  fils  du  monde  ».  A 
un  autre  point  de  vue  encore,  la  doctrine  nous  paraît  contra- 
dictoire. Si  la  création  est  un  acte  de  déraison,  c'est  qu'il  eût 
été  plus  raisonnable  de  ne  pas  créer.  La  volonté  aurait  donc 
pu  se  passer  du  monde,  et  elle  s'en  passera  un  jour,  lorsque, 
grâce  aux  pessimistes,  la  fin  du  monde  sera  arrivée.  Mais 
que  devient  alors  le  monisme,  le  panthéisme,  la  doctrine  de 
l'un-tout?  Un  monde  qui  aurait  pu  ne  pas  être,  et  qui  pourra 
ne  plus  être,  ne  peut  se  confondre  avec  l'Inconscient,  lequel 
pourra  se  passer  de  lui.  Lorsque  deux  choses  peuvent  être 


LA   PHILOSOPHIE   DE   LA  VOLONTE  413 

l'une  sans  l'autre,  elles  sont  distinctes,  et  nous  n'avons  pas 
d'autre  critérium  de  distinction.  Il  est  évident  pour  nous  que 
lorsqu'il  passe  à  sa  doctrine  pessimiste,  Hartmann  oublie 
complètement  son  panthéisme,  et  qu'il  raisonne  au  point 
de  vue  du  théisme  ordinaire.  Au  point  de  vue  panthéistique, 
pris  à  la  rigueur  et  philosophiquement,  l'Inconscient  n'est 
rien  sans  le  monde.  Comment  appeler  un  acte  de  déraison 
ce  qui  est  nécessaire,  ce  qui  est  un  résultat  inévitable  de 
l'essence  des  choses?  En  quoi  un  arbre  serait-il  déraison- 
nable de  produire  des  fruits?  Il  ne  serait  pas  arbre  sans  cela. 
Et  que  fera  l'Inconscient,  lorsqu'il  n'y  aura  plus  de  monde? 
et  que  faisait-il  quand  il  n'y  en  avait  pas?  Qui  ne  voit  que 
c'est  là  se  représenter  les  choses  au  point  de  vue  théiste? 
Dans  le  panthéisme,  Dieu  est  inséparable  de  ses  manifesta- 
tions. 11  n'y  a  qu'un  seul  être  ;  et  les  êtres  individuels  ne  sont 
que  cet  être  modifié.  Donc  le  fond  de  mon  être  c'est  l'Incon- 
scient, l'Absolu,  Dieu.  Comment  ce  fond  pouraît-il  être  mi- 
sérable? Comment  la  vie  serait-elle  mauvaise  en  soi?  Car  la 
vie  n'est  que  l'un-tout  manifesté  dans  des  conditions  finies. 
Que  je  souffre,  moi  un  individu,  de  ces  conditions  finies,  je 
le  veux  bien  :  mais  en  tant  que  je  fais  partie  de  l'un-tout, 
que  je  suis  lui,  et  qu'il  est  moi,  je  participe  par  là  môme  au 
type  de  toute  perfection.  Aussi  tous  les  panthéistes  ont-ils 
été  optimistes;  et  le  pessimisme  n'est  qu'un  faux  théisme. 

En  un  mot,  nous  poserons  à  M.  de  Hartmann  le  dilemme 
suivant  :  ou  votre  Inconscient  est  un  infraconscient,  c'est- 
à-dire  une  nature  vraiment  brute  et  aveugle ,  qui  ne  sait  ce 
qu'elle  fait  et  qui  produit  au  hasard  le  mal  et  le  bien;  et 
alors  le  monde  n'est  ni  le  meilleur  des  mondes  possibles,  ni 
le  plus  mauvais  des  mondes  possibles;  il  est  le  seul  monde 
possible  :  il  est  ce  qu'il  est.  Il  faut  en  prendre  son  parti  et  ne 
pas  s'indigner  contre  une  nature  qui  n'en  peut  mais  :  l'es- 
poir même  de  mettre  fin  à  la  douleur  par  un  prétendu  nir- 
vana est  une  illusion  puérile.  Vous  ne  pouvez  pas  plus  anéan- 
tir le  monde  que  vous  n'avez  pu  le  créer.  Tant  que  la  nature 
aura  assez  de  force  pour  enfanter  des  êtres  vivants,  elle  en 


416  APPExNDlCE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

enfantera  malgré  vous;  la  philosophie  de  Hartmann  n'empê- 
chera pas  les  animaux  de  s'accoupler  et  d'avoir  des  petits  : 
elle  n'en  empêchera  même  pas  l'humanité.  La  seule  consé- 
quence de  ce  système  est  celle  que  tous  les  esprits  nets  et 
pratiques  en  ont  tirée  dans  tous  les  temps.  Puisque  la  vie  est 
un  mélange  de  plaisir  et  de  douleur,  et  que  les  hommes  l'ai- 
ment invinciblement  malgré  qu'ils  en  aient,  la  sagesse  con- 
sistera à  se  procurer  le  plus  de  plaisirs  possible  avec  le 
moins  de  douleurs  possible  ;  et  comme  les  plus  vives  dou- 
leurs naissent  des  affections  que  nous  avons  pour  les  autres, 
on  s'efforcera  de  les  éteindre  autant  qu'il  est  possible,  sans 
se  priver  cependant  des  avantages  de  la  société,  de  la  fa- 
mille et  de  l'amitié,  accommodement  que  les  égoïstes  de 
tous  les  temps  ont  toujours  su  ménager.  Enfin  si,  malgré 
tout  cela,  vous  n'êtes  pas  contents,  il  vous  reste  la  ressource 
de  vous  en  aller  «  comme  on  sort  d'une  chambre  remplie  de 
fumée  »,  selon  l'expression  des  Stoïciens;  mais  si  vous  n'ai- 
mez pas  la  vie,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  en  dégoûter  les 
autres. 

Ou  bien  votre  Inconscient  est  un  supraconscient,  et  vous 
ne  lui  refusez,  dites-vous,  l'attribut  de  la  conscience  que 
dans  la  crainte  de  le  dégrader.  A  ce  titre,  vous  lui  imputez, 
comme  les  théistes,  la  plus  haute  perfection;  vous  lui 
supposez  une  absolue  clairvoyance,  une  omniscience,  une 
intelligence  infaillible.  Dès  lors  il  est  inadmissible  que  cet 
omniscient  soit  tombé  dans  ce  que  vous  appelez  un  acte  de 
déraison.  Gomment,  étant  infaillible,  a-t-il  pu  commettre 
une  si  lourde  erreur?  d'où  vient  cette  chute?  Un  principe  qui 
s'est  égaré  à  ce  point  ne  mérite  que  d'être  sifllé.  Mais  qui 
vous  prouve  ([uc  c'est  bien  lui  qui  s'est  trompé,  et  non 
pas  vous?  De  quel  droit  votre  petite  conscience,  qui  n'est 
qu'un  phénomène  du  aux  commissures  cérébrales,  se  per- 
met-elle de  juger  les  raisons  et  les  desseins  du  grand  tout? 
Ne  peut-il  pas  avoir  des  vues  que  vous  ignorez?  Vous  vous 
croyez  un  sage;  vous  n'êtes  qu'un  révolté,  un  démagogue 
dans  la  cité  de  Jupiter. 


LA  PHILOSOPHIE    DE   LA  VOLONTE  417 

Dans  les  deux  hypothèses,  le  pessimisme  n'a  aiicmie  rai- 
son d'être.  Si  le  monde  est  le  résultat  du  hasard  et  de  la 
nécessité,  il  est  absurde  de  se  plaindre.  S'il  est  l'œuvre  de 
la  sagesse,  cela  est  coupable  et  impie.  Supposer  un  principe 
absolument  sage  uniquement  pour  lui  faire  commettre  un 
acte  de  folie  et  avoir  le  droit  de  se  plaindre  de  lui,  est 
insensé.  C'est  cela,  et  non  pas  son  œuvre,  qui  est  un  acte 
de  déraison.  Le  pessimisme  n'a  rien  de  philosophique.  C'est 
la  philosophie  du  romantisme  et  des  poètes,  de  Byron,  de 
Schelley,  de  Lamartine,  de  Léopardi,  traduite  en  langage 
d'école.  C'est  une  philosophie  faite  pour  les  femmes,  qui  sont 
toujours  dans  les  extrêmes.  Si  on  ne  leur  donne  pas  une 
philosophie  consolante,  elles  en  veulent  une  désolante;  et 
quand  elles  ne  croient  plus  à  Dieu,  elles  croient  au  diable. 
Ce  sont  elles  qui  ont  fait  en  partie  la  vogue  de  Schopen- 
hauer  et  de  Hartmann.  Chez  ces  deux  philosophes,  c'est  la 
partie  la  plus  faible  et  la  moins  sensée  qui  a  eu  le  plus  de 
succès,  parce  qu'elle  ébranlait  l'imagination.  M.  de  Hartmann 
dit  avec  raison  que  la  philosophie  n'est  pas  faite  pour  con- 
soler les  gens;  mais  elle  n'est  pas  faite  davantage  pour  les 
désespérer.  Elle  est  faite  pour  les  instruire.  Lorsque  vous 
nous  peignez  «  la  sainte  indignation ,  la  colère  virile  qui 
fait  grincer  les  dents,  la  rage  froide  qu'inspire  le  carnaval 
insensé  de  la  vie,  la  fureur  méphistophélique  qui  se  répand 
en  plaisanteries  funèbres  »,  vous  parlez  le  langage  d'un 
héros  de  mélodrame,  et  non  celui  d'un  sage.  Le  pessimisme, 
c'est  la  religion  à  rebours,  c'est  la  superstition.  Au  point 
de  vue  pratique,  il  n'y  a  que  deux  hypothèses  sensées  et 
conséquentes  :  l'athéisme  avec  l'égoïsme  et  la  volupté;  le 
théisme  avec  la  confiance  et  la  résignation.  Le  pessimisme 
n'est  qu'un  mélange  bâtard  et  adultère  de  l'un  et  de  l'autre. 


27 


IV 

SCHOPENHAUER   ET   LA    PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE 


CABANIS    ET    BICIIAT 


Schopciihaiier  écrivait,  en  18o2,  à  son  ami  Frauenstœdt  : 
((  Il  y  a  un  certain  V...  qui  se  permet  de  traiter  de  superfi- 
ciels les  immortels  écrits  de  Bicliat,  et  sur  ce  jugement  on  se 
croit  dispensé  de  la  lecture  de  Bichat  et  de  Cabanis...  Bichat 
n'a  vécu  que  trente  ans,  et  toute  l'Europe  lettrée  honore  son 
nom  et  lit  ses  écrits...  Sans  doute,  depuis  lui,  la  physiologie 
a  fait  des  progrès,  mais  non  de  manière  à  faire  oublier  Ca- 
banis et  Bichat...  Je  vous  en  prie,  n'écrivez  rien  sur  la  phy- 
siologie dans  son  rapport  à  la  psychologie  sans  avoir  pris  le 
suc  et  le  sang  de  Cabanis  et  de  Bichat.  » 

On  voit  par  ces  mots  quelle  haute  idée  Schopenhaner  se 
faisait  des  deux  médecins  philosophes  qui  ont  illustré  le 
commencement  de  notre  siècle.  Ce  n'est  pas  seulement  dans 
une  lettre,  et  comme  en  passant,  que  Schopenhaucr  a  porte 
un  tel  jugement  :  c'est  aussi  dans  ses  écrits  philosophiques 
qu'il  a  non  seulement  rendu  honneur  à  ces  deux  penseurs, 
mais  encore  expressément  reconnu  la  part  qu'ils  ont  eue  à 
la  formation  de  sa  propre  philosophie.  Dans  les  Eclaircisse- 
ments (plus  intéressants  peut-être  que  le  livre  lui-même), 
qui  composent  le  second  volume  du  Monde  comme  représen- 
tation et  volonté,  voici  comment  il  s'exprime  :  «  Il  y  a  deux 
manières  essentiellement  différentes  de  considérer  l'intelli- 
gence :  l'une  subjective,  partant  du  dedans  et  prenant  la 
conscience  comme  quelque  chose  de  donné...  Cette  méthode, 
dont  Locke  est  le  créateur,  a  été  portée  par  Kant  ii  la  plus 


SCHOPENHAUER  ET  LA  PHYSIOLOGIE  FRANÇAISE       419 

haute  perfection.  Mais  il  est  une  autre  méthode  d'observa- 
tion tout  opposée  à  celle-ci  :  c'est  la  méthode  objective,  qui 
part  du  dehors  et  qui  prend  pour  objet,  non  pas  l'expérience 
interne,  mais  les  êtres  donnés  dans  l'expérience  externe, 
et  qui  recherche  quel  rapport  l'intelligence,  dans  ces  êtres, 
peut  avoir  avec  leurs  autres  propriétés...  C'est  la  méthode 
empirique,  qui  accepte  comme  donnés  le  monde  extérieur 
et  les  animaux  qui  y  sont  contenus.  Cette  méthode  est  zoo- 
logique, anatomique,  physioIogi(|ue...  Nous  en  devons  les 
premiers  fondements  aux  zootomistes  et  aux  physiologistes, 
notamment  aux  Français.  Ici,  surtout,  il  faut  nommer  Ca- 
banis, dont  l'excellent  ouvrage  sur  les  Rapports  du  physique 
et  du  moral  a  ouvert  la  voie  [bahiibrechend)  dans  cette  di- 
rection. Après  lui,  il  faut  nommer  Bichat,  dont  le  point  de 
vue  est  encore  plus  étendu.  Il  ne  faut  pas  môme  oublier  Gall, 
quoique  son  objet  principal  ait  été  manqué.  » 

Ce  passage  caractéristique  nous  apprend  que  si  Schopen- 
hauer  a  dû  à  Kant  et  à  Fichte  toute  la  partie  subjective  de 
sa  philosophie,  c'est  à  Cabanis,  à  Bichat  et,  en  général,  aux 
physiologistes  anglais  et  français  (il  cite  souvent  Lamarck, 
Bell  et  Magendie)  qu'il  en  doit  la  partie  objective.  Si  le  pre- 
mier livre  de  son  ouvrage  vient  de  Kant,  il  est  permis  de 
dire  que  le  second  lui  vient,  en  grande  partie,  de  Cabanis 
et  de  Bichat.  Il  est  intéressant  de  voir  ce  curieux  retour  de 
fortune  de  notre  philosophie  du  xviii®  siècle  en  Allemagne, 
cette  revanche  du  réalisme  physiologique  sur  l'idéalisme 
métaphysique.  D'ailleurs,  indépendamment  même  de  cet 
intérêt,  Cabanis  et  Bichat  sont  par  eux-mêmes  des  penseurs 
éminents  trop  oubliés,  quoique  à  la  portée  de  tout  le  monde, 
et  dont  aujourd'hui  la  valeur  est  singulièrement  relevée  par 
leur  rencontre  avec  l'esprit  de  notre  temps,  et  par  le  retour 
même  des  idées  dont  ils  ont  été  les  défenseurs. 


420  APPENDICE.   —   ETUDES  CRITIQUES 

I 

Lorsque  Cabanis  écrivit  ses  premiers  mémoires  sur  les 
Rapports  du  physique  et  du  moral,  rinstitut  venait  d'être 
fondé.  Une  classe  nouvelle  (on  avait  renonce  au  mot  d'Aca- 
démie) avait  été  étEiblie  :  la  classe  des  sciences  morales  et 
politiques,  laquelle,  après  avoir  duré  cinq  ans,  fat  suppri- 
mée, comme  composée  d'idéologues,  par  le  premier  consul, 
et  ne  fut  rétablie  que  plus  tard,  en  1832,  par  M.  Guizot,  sous 
la  forme  qu'elle  a  encore  aujourd'hui.  Les  principaux  de 
ces  idéologues  qui  déplaisaient  tant  au  général  Bonaparte 
étaient  Destutt  de  Tracy  et  Cabanis  :  l'un,  membre  libéral 
du  conseil  des  Cinq-Cents  sous  le  Directoire;  l'autre,  ami  de 
Mirabeau,  tous  les  deux  consacrés  à  l'Analyse  des  sensations 
et  des  idées,  comme  on  appelait  alors  la  philosophie,  mais 
l'un  se  servant  surtout  de  la  méthode  subjective,  l'autre  de 
la  méthode  objective;  l'un  plutôt  idéologue,  ayant  lui-môme 
inventé  le  mot,  l'autre  plutôt  physiologiste  et  médecin;  tous 
deux  élèves  convaincus  de  Condillac,  mais  travaillant  à  la 
fois  à  le  développer  et  à  le  réformer,  le  premier  en  resti- 
tuant à  l'esprit  humain,  avant  Maine  de  Biran,  un  germe 
d'activité  trop  méconnu  par  Condillac,  pour  lequel  le  moi 
était  tout  passif;  le  second  en  rétablissant  dans  la  statue  du 
maître  un  élément  inné  et  spontané,  sacrifié  par  celui-ci  à 
une  extériorité  toute  mécanique.  Destutt  de  Tracy  mérite- 
rait sans  doute  une  étude  à  part,  mais  qui  nous  éloignerait 
trop  de  notre  objet  :  nous  devons  nous  borner  à  Cabanis. 

Cabanis  est  surtout  connu  dans  l'histoire  de  la  philoso- 
phie comme  représentant  du  matérialisme,  et  il  faut  conve- 
nir qu'il  a  eu  le  malheur  de  fournir  à  cette  doctrine  une  de 
ses  formules  les  plus  maladroites  et  les  plus  révoltantes.  C'est 
lui  qui  a  dit  que  le  cerveau  digère  les  pensées  comme  l'es- 
tomac digère  les  aliments,  et  qu'il  opère,  à  proprement  par- 
ler «  la  sécrétion  de  la  pensée'  ».  C'est  encore  lui  qui  a  dit 

1.  M.  Ch.  Vogl  a  eu  l'idée  heureuse  de  reuchérir  sur  cette  expression  et  de 


SCHOPENHAUER  ET  LA   PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE       421 

que  «  le  moral  n'est  que  le  physique  considéré  sous  certains 
points  de  vue  plus  particuliers  ».  Cependant  il  ne  faudrait 
peut-être  pas  exagérer  la  valeur  de  certaines  expressions 
malsonnantes.  Non  seulement  nous  pouvons  invoquer  sa 
Lettre  sur  les  causes  premières,  écrite  plus  tard  à  la  vérité, 
mais  à  un  point  de  vue  de  beaucoup  supérieur  à  celui  des 
matérialistes,  mais  encore  nous  devons  rappeler  que  Caba- 
nis lui-môme,  dans  son  plus  célèbre  ouvrage,  proteste  contre 
l'intention  d'avoir  écrit  pour  favoriser  une  certaine  philo- 
sophie particulière  :  il  se  déclare  incompétent  pour  tout  ce 
qui  regarde  les  causes  premières,  et  prétend  ne  s'être  placé 
qu'au  point  de  vue  de  la  seule  expérience;  la  vérité  est 
que  les  expressions  signalées  plus  haut  ne  font  point  partie 
intégrante  et  essentielle  de  son  ouvrage,  qu'on  pourrait  les 
supprimer  sans  en  altérer  le  caractère  et  que,  sauf  une  part 
d'inlluence  trop  grande  peut-être  accordée  au  physique,  ce 
qui  est  assez  naturel  chez  un  médecin,  l'ouvrage  en  son 
ensemble  peut  être  utilisé  et  même  accepté  par  toutes  les 
philosophies.  Nous  essayerons  de  faire  voir  que  le  fond  de 
la  philosophie  de  Cabanis,  même  dans  les  Rapports  du  phy- 
sique et  du  moral,  est  une  philosophie  originale  et  neuve, 
et  qu'elle  doit  être  considérée  surtout  comme  une  réforme 
de  la  philosophie  de  Condillac.  Déjà  Destutt  de  Tracy  avait 
commencé  cette  réforme,  mais  il  s'était  borné  à  un  seul  point  ; 
Cabanis  a  creusé  jusqu'aux  fondements  du  Condillacisme  et 
a  fait  voir  que  par-dessous  ces  fondements  il  y  en  a  d'autres 
que  Condillac  n'avait  pas  aperçus.  Peut-trtre  n'a-t-on  pas 
assez  remarqué  cette  critique  de  Condillac,  qui,  à  la  vérité, 
est  disséminée  dans  ditïérentes  parties  du  livre  et  n'est  nulle 
part  condensée  en  un  tout.  Essayons  de  reconstruire  cette 
polémique  sans  y  rien  ajouter,  et  en  déplaçant  seulement 
l'ordre  des  idées. 


présenter  la  même  pensée  sous  une  foi'me  encore  plus  agréable  à  l'esprit,  en 
disant  que  le  cerveau  sécrète  la  pensée  comme  <i  les  reins  sécrètent  l'urine  », 
et  il  a  fallu  que  M.  Biichner  lui-même  fît  voir  combien  cette  pensée  est  fausse, 
non  seulement  en  phj-siologie,  mais  même  au  point  de  vue  matérialiste. 


422  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

Cabanis,  comme  tous  les  philosophes  français  du  xvm^  siè- 
cle, considère  Fentreprise  de  Condillac  comme  une  œuvre  de 
génie  qui  devait  établir  la  philosophie  sur  des  fondements 
inébranlables  :  «  Ce  fut,  dit-il,  une  entreprise  digne  de  la 
philosophie  du  xvni^  siècle  de  décomposer  l'esprit  humain  et 
d'en  ramener  les  opérations  à  un  petit  nombre  de  chefs  élé- 
mentaires; ce  fut  un  véritable  trait  de  génie  de  considérer 
séparément  chacune  des  sources  extérieures  de  nos  idées  ou 
de  prendre  chaque  sens  l'un  après  l'autre;  de  chercher  à 
déterminer  ce  que  des  impressions  simples  ou  multiples, 
analogues  ou  dissemblables,  doivent  produire  sur  l'organe 
pensant;  enfin  de  voir  comment  les  perceptions  comparées 
et  combinées  engendrent  les  jugements  et  les  désirs.  » 

Mais,  tout  en  admirant  l'entreprise  de  Condillac,  Cabanis 
la  déclare  à  la  fois  insuffisante  et  artificielle.  Condillac  et 
Ch.  Bonnet  (de  Genève)  avaient  eu  tous  deux  en  môme 
temps  l'idée  de  se  représenter  l'homme  comme  une  statue 
animée  dont  on  ouvre  successivement  tous  les  sens  pour 
en  étudier  les  impressions,  et  en  môme  temps  les  idées  qui 
naissent  de  chacun  d'eux.  Cabanis  fait  sentir  combien  ce 
procédé,  si  l'on  y  voit  autre  chose  qu'un  procédé  d'étude, 
est  en  soi  faux  et  superficiel .  «  Rien  ne  ressemble  moins  à 
la  réalité,  dit-ii,  que  ces  stalues  qu'on  suppose  douées  tout 
à  coup  de  la  faculté  d'éprouver  distinctement  les  impres- 
sions attribuées  à  chaque  sens  en  particulier.  »  Comme  mé- 
decin et  philosophe,  il  s'étonne  que  ces  opérations  puis- 
sent s'exécuter  «  sans  que  les  organes  se  soient  développés 
par  degrés  et  aient  acquis  cette  espèce  d'instruction  pro- 
gressive qui  les  met  en  état  d'accomplir  leurs  fonctions  pro- 
pres et  d'associer  leurs  ellorts^en  les  dirigeant  vers  le  but 
commun  ».  11  est  impossible  dans  la  réalité  de  séparer  les 
sens  les  uns  des  autres  et  de  les  priver  de  toute  action  vi- 
tale :  «  Rien  ne  ressemble  moins  encore  à  la  manière  dont 
les  sensations  se  perçoivent,  dont  les  idées  et  les  tlésirs  se 
forment  réellement  que  ces  opérations  partielles  d'un  sens 
qu'on  fait  agir  dans  un    isolement  absolu  du   système   et 


SCHOPENHAUER  ET   LA  PHYSIOLOGIE  FRANÇAISE       423 

qu'on  prive  môme  de  son  influence  vitale,  sans  laquelle  il 
ne  saurait  y  avoir  de  sensation.  »  L'idéologie  de  Gondillac 
était  absolument  étrangère  à  toute  physiologie  :  le  sens 
était  séparé  de  l'organe,  et  tous  les  sens  séparés  les  uns  des 
autres,  quoique  dans  la  réalité  ils  ne  soient  tous  que  les 
épanouissements  divers  d'une  seule  propriété  liée  à  la  vie 
elle-même,  à  savoir  la  puissance  de  sentir. 

Descartes  et  Malebranche  faisaient  une  part  bien  plus 
grande  que  nos  idéologues  aux  fonctions  corporelles.  Ce  fu- 
rent surtout  l'école  de  Locke  et  celle  de  Gondillac  qui  firent 
de  l'idéologie  une  science  entièrement  séparée.  Lorsque  Gon- 
dillac nous  parle  d'une  statue  «  animée  »,  il  ne  nous  dit  pas 
ce  qu'il  faut  entendre  par  animée.  Il  semble  qu'il  suffise 
d'ouvrir  quelques  portes,  comme  dans  un  automate,  pour 
faire  entrer  du  dehors  des  impressions  et  des  idées.  Mais 
pour  sentir,  il  faut  viATe,  et  dans  la  statue  de  Gondillac  rien 
ne  vit,  rien  ne  palpite,  rien  ne  se  meut.  Rousseau,  dans  son 
Pygmalion,  faisait  vivre  tout  à  coup  sa  statue,  Galatée,  et 
lui  faisait  dire,  en  se  touchant  elle-même  :  «  G'est  moi.  » 
Mais  c'était  un  prodige,  une  métamorphose  opérée  par  les 
dieux.  La  statue  de  Gondillac  n'avait  pas  plus  le  droit  que 
celle  de  Pygmalion  de  dire  :  «  G'est  moi  ;  »  elle  n'avait  pas 
même  le  droit  de  se  dire  «  odeur  de  rose  »  ;  car,  pour  cela, 
il  eût  fallu  d'abord  vivre,  et  elle  ne  vivait  pas  plus  que  le 
canard  de  Vaucanson.  Enfin,  cette  méthode  abstraite  qui 
sépare  les  sens  les  uns  des  autres  n'est  pas  plus  conforme  à 
la  réalité  :  car,  quoiqu'on  puisse  concevoir-  un  homme  sans 
la  vue,  sans  l'ouïe,  sans  l'odorat,  on  ne  peut  le  concevoir  au 
moins  sans  le  toucher  et  sans  une  certaine  sensibilité  géné- 
rale qui  est  peut-être  le  fond  même  de  la  vie.  L'œil,  le  nez, 
l'oreille,  jouissent  d'une  merveilleuse  sensibilité  de  tact  : 
c'est  ce  qui  explique  même  que  l'aveugle-né,  auquel  on  fait 
l'opération  de  la  cataracte,  rapporte  au  tact  de  l'œil  les  nou- 
velles impressions  qu'il  reçoit.  Les  sons  agissent  également 
sur  le  toucher  et  peuvent  même  ébranler  dilTérentes  parties 
du  corps  ;  les  impressions  savoureuses,  si  elles  ne  sont  pas 


42i  APPENDICE.   —  ETUDES   CRITIQUES 

par  elles-mêmes,  comme  dit  Cabanis',  des  impressions  tac- 
tiles, sont  certainement  associées  d'une  manière  indiscerna- 
ble à  des  impressions  tactiles.  Mais,  outre  cette  connexion 
générale  du  toucher  avec  tous  les  sens,  il  y  a  encore  d'au- 
tres connexions  plus  particulières.  Le  goût  et  l'odorat,  par 
exemple,  ne  font  presque  qu'un  seul  et  môme  sens  :  l'odo- 
rat est  la  sentinelle  du  goût.  Aucune  sensation  n'est  perçue 
isolée  :  toutes  au  moins  sont  jointes  à  une  sensation  géné- 
rale, qui  est  la  sensation  vitale.  Peut-on  enfin  croire  qu'il 
y  ait  eu  un  moment  où  la  statue  de  Condillac  n'ait  pas  eu  un 
sentiment  d'extériorité,  et  se  soit  crue  purement  et  simple- 
ment odeur  de  rose  ou  odeur  de  jasmin?  Et  en  supposant, 
comme  le  demandait  Destutt  de  ïracy,  que  cette  notion  du 
dehors  ne  vînt  que  du  mouvement  empêché,  n'est-ce  pas 
encore  une  abstraction  arbitraire  de  séparer  l'usage  des  sens 
de  la  faculté  du  mouvement? 

Non  seulement  les  sens  externes  sont  inséparables  et  se 
modifient  plus  ou  moins  les  uns  les  autres,  mais,  ce  qui  est 
plus  important  encore,  ils  subissent  l'influence  des  organes 
internes  et  de  la  vie  végétative.  Ainsi  les  rapports  du  goût 
et  de  l'odorat  avec  l'état  du  canal  intestinal  ne  sont  ignorés 
de  personne.  Certaines  maladies  du  système  nerveux  et 
même  de  l'estomac  et  du  diaphragme  modifient  le  sens  de 
l'ouïe.  La  vue  également  peut  être  altérée  par  des  désordres 
intestinaux,  et  la  marche  de  la  circulation  en  général  peut 
activer  ou  émousser  les  sensations.  Les  sens  ne  sont  donc  pas 
indépendants  du  reste  de  l'organisme,  et  en  particulier  du 
système  nerveux,  et  enfin,  avant  tout,  du  système  cérébral. 

L'erreur  fondamentale  de  Condillac,  suivant  Cabanis,  est 


1.  Cabanis  a  modifié  ou  paru  modifier  son  opinion  sur  l'extériorité,  après  la 
lecture  des  mémoires  de  Tracy,  à  l'Institut,  sur  la  Faculté  de  penser.  Celui-ci 
démontrait  (ch.  i")  que  «  ce  n'est  pas  au  sens  du  toucher  que  nous  devons  la 
connaissance  du  corps  ».  {Mémoires  de  l'Institut  national,  sciences  tnoraleset  po- 
litiques, t.  Ic"",  p.  291;  thermidor  an  VI.)  Cabanis,  dans  son  mémoire  intitulé ///V 
toire  phjsioloffitjue  des  sensations,  §  v,  a  substitué  sur  ce  point,  dans  l'ouvrage 
imprimé,  une  phrase  nouvelle  à  celle  du  mémoire  primitif.  (Voir  les  Mémoires  de 
l'Institut,  t.  I",  p.  124.) 


SCHOPENHAUER  ET  LA  PHYSIOLOGIE  FRANÇAISE        423 

donc  de  n'avoir  connu  et  étudié  que  les  sensations  externes  ; 
c'est  d'avoir  cru  qu'il  suffit  de  combiner  ces  sensations  tout 
adventices,  pour  en  former  des  pensées.  Il  n'a  pas  vu  une 
autre  source  plus  profonde,  plus  mtime,  permanente  et 
continue,  qui  exerce  une  influence  invisible,  mais  invinci- 
ble, sur  la  formation  de  nos  idées,  en  influant  en  même  temps 
sur  nos  humeurs  et  notre  caractère  :  c'est  la  sensibilité  orga- 
nique, celle  qui  est  mêlée  à  tout  le  corps,  attachée  aux  viscè- 
res, aux  sécrétions,  en  un  mot  à  la  source  de  la  vitalité  elle- 
même. 

Sans  doute  il  n'y  a  pas  lieu  d'espérer  que  l'on  puisse  ana- 
lyser, décomposer,  classer  ces  impressions  internes  comme 
Condillac  l'a  fait  pour  les  impressions  externes  :  car  chaque 
sens  extérieur  a  ses  sensations  propres,  tandis  que  nous  ne 
savons  pas  quelles  sont  les  impressions  particulières  atta- 
chées aux  organes  de  la  nutrition,  par  exemple  au  foie,  à  la 
rate,  à  l'estomac  ;  et  cela  nous  serait  d'autant  plus  diflicile 
que  nous  n'avons  guère,  hors  le  cas  de  maladie,  qu'une  con- 
science très  confuse  de  ces  impressions,  ou  môme,  pour  la 
plupart  du  temps,  nulle  conscience.  Mais  ce  qui  nous  autorise 
à  supposer  que  ces  impressions  exercent  à  l'origine  une  cer- 
taine action  sur  les  centres  cérébraux,  c'est  que,  même  dans 
l'état  actuel,  nous  voyons  les  organes  internes,  suivant  leurs 
diverses  dispositions,  exercer  leur  influence  sur  l'organe  céré- 
bral, et  par  conséquent  sur  la  pensée;  c'est  ce  que  démontre 
la  pathologie,  et  môme  l'observation  vulgaire.  On  sait  que 
la  folie  a  très  souvent  son  origine  dans  les  tî^oubles  des  orga- 
nes intestinaux.  Les  troubles,  et  même  les  révolutions  natu- 
relles qui  ont  lieu  dans  les  organes  de  la  génération,  ont 
également  leur  retentissement  dans  la  pensée  et  surtout  dans 
l'imagination  ;  on  sait  leur  influence  sur  les  rêves  ;  il  en  est 
de  même  de  la  nutrition  :  les  phénomènes  du  cauchemar  en 
sont  un  des  effets  les  plus  saillants.  De  même  l'action  des 
narcotiques,  des  liqueurs  fortes  sur  l'esprit,  est  des  moins 
contestables  ;  or,  ces  agents  n'afl"ectent  directement  que  l'es- 
tomac et  les  intestins.  Enfin  l'état  général  de  l'organisation 


426  APPENDICE.   —  ÉTUDES  CRITIQUES 

donne  naissance  au  sentiment  fondamental  de  l'existence  et 
à  ces  états  de  bien-être  et  de  malaise  vagues  et  diffus  qui 
constituent  notre  humeur,  qui  interviennent  dans  le  dévelop- 
pement de  notre  intelligence,  soit  pour  en  faciliter,  soit  pour 
en  contrarier  le  cours. 

En  conséquence,  la  philosophie  de  Condillac  est  insuffi- 
sante en  ce  qu'il  a  considéré  seulement  la  sensibilité  externe, 
les  sens  proprement  dits.  Il  a  complètement  négligé,  omis 
une  autre  partie  de  la  sensibilité,  non  moins  importante  et 
supposée  par  l'autre,  à  savoir  la  sensibilité  interne  ou  vitale, 
et  toutes  les  impressions  et  déterminations  qui  en  dérivent. 

On  voit  quelle  est  Timportance  de  cette  première  modifi- 
cation introduite  par  Cabanis  dans  la  doctrine  condillacienne. 
Elle  est  beaucoup  plus  grave  et  plus  profonde  que  celle  de 
Destutt  de  Tracy,  qui  cependant  avait  aussi  une  sérieuse 
valeur.  Celui-ci  avait  signalé  l'importance  du  phénomène  de 
mouvement  dans  la  formation  de  nos  perceptions.  Il  avait 
fait  remarquer  que,  sans  le  mouvement,  et  surtout  sans  le 
mouvement  voulu,  et  enfin  sans  le  mouvement  empêché,  il 
n'y  aurait  pas  de  notion  du  monde  extérieur.  Cette  part  faite 
au  mouvement  dans  la  perception  extérieure  est  une  vue 
notable,  et  les  psychologues  anglais  contemporains,  par 
exemple  M.  Bain,  lui  attribuent  avec  raison  une  haute  valeur. 
Ils  ont  seulement  le  tort  d'ignorer,  avec  beaucoup  d'autres 
choses,  que  cette  vue  appartient  en  propre  à  la  psychologie 
française,  et  en  particulier  à  Destutt  de  Tracy  et  à  Maine  de 
Biran.  Ce  fat  là,  évidemment,  un  progrès  des  plus  sérieux 
dans  la  philosopliie  de  Condillac.  Néanmoins  cette  réforme 
ne  portait  que  sur  un  point  spécial.  Au  contraire,  la  réforme 
de  Cabanis  renouvelait  et  transformait  le  Condillacisme  de 
tous  points.  11  creusait  plus  avant  que  les  idéologues,  et  au- 
dessous  de  la  sensibilité  externe  il  dégageait  la  sensibilité 
interne,  qui  est  la  base  de  l'autre  et  qui  cependant  en  est 
distincte.  Locke,  Condillac,  Hume,  enfin  presque  tous  les 
philosophes  du  xvni"  siècle,  n'avaient  considéré  l'homme  que 
du  dehors.  Ils  avaient  fait  abstraction  de  l'homme  interne, 


SCHOPENHAUER  ET   LA   PHYSIOLOGIE  FRANÇAISE       427 

j'entends  de  l'organisation  interne,  comme  ne  comptant  pas 
dans  la  vie  morale.  Ceux  mêmes  qui  avaient  essayé  de  faire 
la  part  du  physique  dans  l'homme,  comme  Ch.  Bonnet  et 
llartley,  n'avaient  vu  dans  le  physique,  comme  Descartes 
lui-même,  qu'un  mécanisme  d'automate,  qu'ils  démontaient 
artificiellement  comme  Gondillac  sa  statue  ;  aucun  d'eux 
n'avait  signalé  avec  Fattention  qu'il  mérite  le  fait  capital  de 
la  sensibilité  vitale.  Pour  retrouver  l'origine  de  cette  vue, 
il  faudrait  consulter  les  médecins  et  les  physiologistes  du 
xvni*  siècle,  les  Stahl,  les  Bordeu,  les  Ilaller,  et  parmi  les 
philosophes  Diderot  et  Maupertuis  ;  mais  ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  de  se  livrer  à  cette  recherche.  Contentons-nous  de  dire 
que,  d'après  ce  principe  qu'une  idée  en  philosophie  appar- 
tient à  celui  qui  en  a  le  premier  une  conscience  distincte  et 
qui  en  a  vu  les  conséquences,  c'est  Cabanis  qu'il  faut  con- 
sidérer comme  ayant  introduit  en  psychologie  le  principe 
des  sensations  internes  ou  organiques  ;  et  ici  encore,  les  psy- 
chologues anglais  de  nos  jours  qui,  dans  leur  analyse  des 
sensations,  parlent  de  la  sensibilité  interne,  ignorent  que 
c'est  là  aussi  une  vue  de  la  psychologie  française.  Non  seu- 
lement, dans  cet  ordre  de  recherches,  les  Anglais  ne  dépas- 
sent pas  Cabanis,  mais  ils  sont  loin  de  l'avoir  égalé  pour  la 
profondeur  et  la  précision. 

Si  c'était  ici  le  lieu,  nous  aimerions  à  montrer  comment 
la  psychologie  profonde  de  Maine  de  Biran  se  rattache  à  cette 
double  racine,  d'une  part  à  Destutt  de  Tracy  et  de  l'autre  à 
Cabanis.  C'est  à  Tracy  que  Biran  doit  son  grand  principe  de 
l'effort  volontaire,  d'où  il  a  tiré  des  conséquences  si  impor- 
tantes que  Tracy  n'avait  pas  pressenties;  c'est  à  Cabanis  que 
Biran  doit  sa  théorie  de  la  «  vie  affective  )>,  comme  il  l'ap- 
pelle, c'est-à-dire  de  cette  sensibilité  sourde  et  diffuse,  con- 
temporaine de  la  vie,  antérieure  et  étrangère  au  moi,  et  dont 
le  siège  est  dans  les  organes  internes.  Le  développement 
simultané  de  ces  deux  vues  l'a  conduit  à  une  théorie  nou- 
velle de  Vhomo  duplex,  qui,  venue  du  Condillacisme  et  du 
sensualisme,  a  été  le  renouvellement  du  spiritualisme  dans 


428  APPENDICE.  —  ÉTUDES   CRITIQUES 

la  philosophie  française,  tant  il  est  vrai  que  les  contraires 
naissent  des  contraires,  comme  le  disait  Platon,  et  comme 
Hegel  l'a  dit  après  lui. 

?son  seulement  Cabanis,  en  opposant  à  Condillac  le  prin- 
cipe de  la  sensibilité  interne,  modifiait  d'une  manière  grave 
le  système  de  ce  philosophe,  mais  de  ce  principe  il  tirait 
des  conséquences  qui  allaient  jusqu'au  renversement  total  du 
système.  C'est  ici  que  nous  touchons  le  point  oii  la  philoso- 
phie de  Cabanis  va  se  rencontrer  avec  celle  de  Schopenhauer. 

L'une  de  ces  conséquences  les  plus  importantes,  c'est  que 
l'enfant,  au  moment  de  ce  qu'on  appelle  la  naissance,  n'est 
pas  une  «  table  rase  ».  Nous  sommes  ici  en  présence  d'une 
forme  toute  nouvelle  de  la  doctrine  del'innéité.  Il  ne  s'agit 
point  sans  doute  d'une  innéité  absolue,  métaphysique  en 
quelque  sorte,  plongeant  dans  les  profondeurs  de  la  subs- 
tance ;  il  s'agit  d'une  innéité  toute  relative,  mais  que  l'on 
peut  faire  remonter  aussi  haut  que  l'on  voudra.  Lorsqu'on 
dit  que  toutes  nos  idées  viennent  de  l'expérience,  de  quelle 
expérience  veut-on  parler  et  à  quel  moment  prend-on  cette 
expérience?  Est-ce  au  moment  de  la  naissance?  Est-ce  que 
l'enfant  qui  vient  de  naître  est  une  table  rase?  N'a-t-il  rien 
senti  avant  de  recevoir  l'impression  du  milieu  externe?  Etait- 
il  donc  une  statue  jusque-là?  Non,  sans  doute  ;  avant  ce  que 
nous  appelons  naissance,  c'est-à-dire  avant  son  apparition 
dans  le  milieu  externe,  il  avait  déjà  senti.  Mais  jusqu'où 
remontera-t-on?  A  quel  moment  précis  pourra-t-on  soutenir 
que  le  fœtus,  que  l'embryon  cesse  d'être  une  table  rase,  mais 
qu'il  l'était  auparavant  ?  On  voit  combien  la  théorie  de  la 
statue  est  incapable  de  répondre  à  de  pareilles  questions. 
Cabanis,  par  ses  habitudes  de  médecin,  devait  être  conduit 
à  considérer  l'homme  d'une  manière  plus  concrète  et  aborder 
des  questions  dont  Condillac  ne  s'est  pas  douté.  Il  jetait 
ainsi  les  bases  de  ce  que  l'on  peut  appeler  la  psychologie 
intra-utérine*. 

\.  On  parle  aujourd'hui  de  psychologie  cellulaire  (Ila-kel):  c'est  remonter  bien 
idus  haut;  mais  l'une  conduit  à  l'autre,  car  on  ne  sait  où  s'arrêter. 


SCHOPENHAUER  ET  LA   PHYSIOLOGIE  FRANÇAISE       429 

Le  fœtus  a-t-il  des  sensations  externes?  C'est  le  premier 
point  à  décider.  Cabanis  incline  à  penser  que,  même  avant 
la  naissance,  il  doit  y  avoir  déjà  quelque  impression  des 
corps  extérieurs  :  ce  qui  le  prouve,  selon  lui,  c'est  le  mouve- 
ment, qui  est  inséparable,  dit-il,  de  la  notion  de  résistance  : 
tout  au  moins  le  fœtus  doit-il  sentir  le  poids  et  la  résistance 
de  ses  propres  membres,  car  aucun  mouvement  n'a  lieu  sans 
résistance  des  muscles  et  probablement  sans  quelque  sensa- 
tion correspondante.  11  est  probable  aussi  qu'il  y  a  quelque 
sensation  de  température,  ce  dont  on  pourrait  d'ailleurs 
s'assurer  en  appliquant  un  corps  très  froid  sur  le  ventre  de 
la  mère.  Mais  s'il  peut  y  avoir  des  doutes  sur  la  sensibilité 
externe  du  fœtus,  il  n'y  en  a  pas  sur  la  sensibilité  interne 
des  organes  vitaux,  et  de  plus  il  y  a  sympathie  avec  la  sensi- 
bilité maternelle.  La  sensibilité,  en  un  mot,  se  confond,  pour 
Cabanis,  avec  les  origines  mêmes  de  la  vie  :  «  Yivre,  c'est 
sentir.  »  Le  sentiment  est  essentiellement  lié  au  mouvement, 
et  peut-être  même,  dit-il,  ces  deux  phénomènes  n'en  sont-ils 
au  fond  qu'un  seul  :  «  Sans  doute,  dit-il,  les  sensations  et 
les  impressions  dépendent  de  causes  situées  hors  des  nerfs 
qui  les  reçoivent;  il  y  a  toujours  un  instant  rapide  comme 
l'éclair  oii  leur  cause  agit  sur  les  nerfs  sans  qu'aucune  es- 
pèce de  mouvement  s'y  passe  encore  ;  on  peut  donc  distin- 
guer la  faculté  de  sentir  de  la  faculté  de  se  mouvoir.  Nous 
ne  devons  pourtant  pas  nous  dissimuler  que  cette  distinction 
pourrait  bien  disparaître  dans  une  analyse  plus  sévère,  et 
qu'ainsi  la  sensibilité  se  rattache  peut-être  par  quelques 
points  essentiels  aux  causes  et  aux  lois  du  mouvement, 
source  générale  et  féconde  de  tous  les  phénomènes  de  l'uni- 
vers. »  Ici  encore  nous  avons  à  signaler  dans  Cabanis  une 
des  vues  présentées  par  les  écoles  contemporaines  comme 
une  des  plus  avancées  de  la  science  philosophique,  à  savoir 
que  le  sentiment  et  le  mouvement  ne  sont  qu'un  seul  phé- 
nomène considéré  sous  deux  points  de  vue  difïérents. 

Dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  cette  réduction 
est  impossible.  Néanmoins  ces  deux   faits,   distincts  pour 


430  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

ranalyse,  sont  inséparables  en  réalité.  Toute  sensation  déter- 
mine un  mouvement;  toute  sensation  continue  doit  amener 
des  mouvements  continus,  qui  deviennent  de  plus  en  plus 
faciles  à  force  d'être  répétés,  et  laissent  après  eux  des  ten- 
dances à  les  reproduire,  en  un  mot  des  habitudes,  des  appé- 
tits et,  pour  dire  le  vrai  mot,  «  des  instincts  ». 

Condillac  avait  ramené  tous  les  mouvements  et  toutes  les 
actions  de  l'homme  à  l'expérience  rélléchie.  Cabanis  fait,  au 
contraire,  la  part  de  l'instinct.  Il  y  a  sans  doute  des  mouve- 
ments combinés,  réfléchis,  calculés,  fondés  sur  l'expérience 
et  dont  l'origine  est  dans  les  sens  externes.  Mais  il  y  a  aussi 
d'autres  mouvements  dont  l'origine  est  dans  les  sens  inter- 
nes. Or,  comme  le  caractère  des  sensations  internes  est  d'ê- 
tre accompagnées  d'une  conscience  obscure,  confuse,  incer- 
taine, et  bien  souvent,  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  d'être 
sans  conscience,  il  s'ensuit  que  les  déterminations  attachées 
aux  sensations  internes  sont  elles-mêmes  des  «  détermina- 
tions sans  conscience  »  ;  les  premières  sont  volontaires,  les 
secondes  sont  dites  «  instinctives  ». 

De  là  deux  principes  d'action  dont  l'un  avait  été  absolu- 
ment méconnu  par  Condillac,  l'instinct,  qui  est  antérieur 
à  l'autre,  qui  est  la  base  de  l'autre.  Son  origine  se  perd 
dans  l'origine  même  de  la  vie.  Cabanis  abonde  en  exem- 
ples pour  montrer  que  le  fœtus,  avant  la  naissance,  a  déjà 
contracte  des  habitudes,  des  instincts,  des  appétits,  que  ces 
habitudes  ne  peuvent  s'expliquer  par  l'expérience  puisqu'el- 
les anticipent  souvent  sur  ce  qui  sera  plus  tard,  et  que  l'on 
voit  les  animaux  chercher  à  se  servir  des  organes  qu'ils 
n'ont  pas  encore,  travailler  pour  des  petits  qu'ils  ne  connais- 
sent pas  et  ([u'ils  ne  connaîtront  peut-être  jamais;  enfm  ils 
anticipent  même  sur  l'expérience  externe,  puisque  le  petit 
poussin  picole  des  grains  à  dislance  sans  se  tromper,  au  mo- 
ment même  où  il  sort  de  sa  coque. 

Cette  restauration  de  l'élément  instinctif  dans  la  doctrine 
de  Condillac  est  un  fait  de  la  plus  haute  importance  :  c'est 
une  sorte  de  retour  à  l'inncité,  car  il  n'y  a  pas  proportion 


SCHOPENHAUER  ET  LA   PHYSIOLOGIE  FRANÇAISE       431 

ici  entre  la  cause  et  reiïet,  entre  une  sensation  vague  et  obs- 
cure et  un  mouvement  approprié.  On  pourrait  pousser  plus 
loin  la  question  et  se  demander  s'il  n'y  a  pas  là  une  véritable 
spontanéité,  si  la  sensation  ne  serait  pas  seulement  la  cause 
occasionnelle  et  excitatrice,  au  lieu  d'être  la  cause  totale  du 
mouvement,  et  enfin  même  si  le  mouvement,  au  lieu  d'être 
déterminé  par  la  sensation,  n'en  serait  pas  seulement  suivi 
ou  accompagné;  enfin  si  ces  deux  phénomènes  ne  seraient  pas 
deux  signes  corrélatifs,  mais  indépendants  de  l'activité  vitale. 
Telle  serait  la  doctrine  que  pourraient  autoriser  les  prin- 
cipes de  Cabanis  ;  mais  celui-ci,  toujours  fidèle  au  fond,  môme 
en  la  combattant,  à  la  doctrine  de  Condillac,  persiste  à  voir 
dans  la  sensibilité  l'antécédent  nécessaire  du  mouvement. 

Mais  qu'entend-il  par  sensibilité  ?  Nous  voyons  paraître  ici 
une  doctrine  très  chère  aux  physiologistes  contemporains  et 
aux  derniers  philosophes  allemands  :  c'est  la  doctrine  d'une 
sensibilité  non  sentie  ou,  comme  nous  dirions  aujourd'hui, 
«  inconsciente  ».  Plusieurs  philosophes  et  surtout  plusieurs 
physiologistes,  dit  Cabanis,  ne  reconnaissent  de  sensibilité 
que  là  où  se  manifeste  nettement  la  conscience  des  impres- 
sions :  cette  conscience  est,  à  leurs  yeux,  le  caractère  exclusif 
etdistinctif  de  la  sensibilité.  Cependant,  ajoute-t-il,  rien  n'est 
plus  contraire  aux  faits  physiologiques  bien  appréciés.  »  A 
l'appui  de  cette  thèse,  Cabanis  cite  les  faits  suivants  :  la 
possibilité  d'exciter  encore  les  nerfs  et  les  muscles  après  leur 
séparation  d'avec  le  centre  nerveux,  soit  par  la  ligature,  soit 
par  l'amputation,  soit  par  la  mort  ;  l'action  continue  et  incon- 
testable de  la  circulation,  de  la  digestion,  de  l'absorption  sur 
notre  humeur,  nos  idées  et  nos  affections.  Ne  serait-ce  pas 
là,  dira-t-on,  une  question  de  mots?  Ce  que  vous  appelez 
ici  sensibilité  ne  serait-il  pas  simplement  ce  que  d'autres 
appellent  excitabilité,  irritabilité?  «  Non,  répond  Cabanis, 
et  voici  la  différence.  L'irritabilité  est  la  faculté  de  contrac- 
tion qui  paraît  inhérente  à  la  fibre  musculaire  ^   Mais  dans 

1.  Ici  Cabauis  coufond  Virritahilitê  avec  la  contractililé,  qui  est  une  propriété 
particulière  au  système  musculaire.  Mais  uous  ne  voyous  pas  pourquoi  ou  ne 


432  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

les  mouvements  organiques  coordonnes,  il  y  a  plus  que 
cela.  »  Or,  il  en  est  plusieurs  de  ce  genre  qui  sont  détermi- 
nés par  des  impressions  dont  l'individu  n'a  nullement  con- 
science, et  qui  le  plus  souvent  se  dérobent  eux-mêmes  à  son 
observation;  et  cependant,  comme  les  mouvements  volon- 
taires et  conscients,  «  ils  cessent  avec  la  vie  ;  ils  cessent  quand 
l'organe  n'a  plus  de  communication  avec  les  centres;  ils  ces- 
sent, en  un  mot,  avec  la  sensibilité.  »  Ainsi  le  caractère  pro- 
pre de  la  sensibilité,  c'est  de  donner  naissance  non  pas  à  des 
réactions  mécaniques,  mais  à  des  mouvements  «  coordon- 
nés et  appropriés  ».  C'est  là  ce  qui  peut  avoir  lieu  sans 
conscience.  Maintenant  s'il  peut  y  avoir  sensibilité  sans  con- 
science dans  le  système  général  rattaclié  au  centre  principal, 
c'est-à-dire  à  l'encéphale,  pourquoi  n'y  en  aurait-il  pas  éga- 
lement dans  les  systèmes  subordonnés  se  rattachant  aux 
centres  inférieurs?  Pourquoi  un  animal  que  nous  considé- 
rons comme  une  unité,  parce  que  nous  ne  voyons  que  le 
moi  central,  ne  serait-il  pas  un  ensemble  de  systèmes  coor- 
donnés et  subordonnés,  ayant  chacun  sa  sensibilité  propre? 
Par  conséquent,  au-dessous  de  la  sensibilité  générale  qui 
anime  l'organisme  entier,  on  peut  admettre  qu'il  y  a  une 
sensibilité  locale  inférieure  qui  anime  les  différentes  régions 
de  l'organisme.  On  le  voit,  la  doctrine,  de  plus  en  plus  ré- 
pandue dans  la  physiologie  contemporaine,  de  la  féodalité 
organique,  soit  qu'on  y  voie,  avec  Hartmann,  la  série  des 
degrés  de  l'inconscient,  soit  qu'avec  d'autres  on  admette 
une  hiérarchie  de  sous-consciences,  un  emboîtement  de  petits 
moi,  enveloppés  les  uns  dans  les  autres  à  l'infini,  une  telle 
doctrine,  qui  avait  déjà  sa  source  dans  Leibniz  et  qui,  bien 
loin  d'être  l'introduction  du  matérialisme  dans  la  psycholo- 
gie, est  au  contraire  la  revanche  du  spiritualisme  sur  la  phy- 
siologie, nous  la  trouvons  en  termes  explicites  dans  Cabanis, 

donnerait  pas  le  nom  d'irritabilité  à  la  faculté,  soit  générale,  soit  locale,  de  réa- 
gir contre  les  impressions  externes,  et  pourquoi  on  ne  réserverait  pas  le  nom 
de  sensibilité  à  la  l'acuité  de  jouir  et  de  soutl'riravec  conscience;  car  autrement, 
comment  appellera-t-on  cette  dernière  faculté  ?  (Voir  plus  haut,  tome  1er,  livre  II, 
leçon  ife.) 


SCHOPENHAUER  ET  LA  PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE       4:]3 

et  c'est  là  que  Scliopenhauer  a  pu  trouver  l'une  des  origines 
de  son  système.  Voyez,  en  effet,  l'analogie,  non  seulement 
dans  la  pensée,  mais  dans  les  termes,  que  présentent  les  pas- 
sages suivants  avec  la  doctrine  du  philosophe  allemand.  «Il 
faut  considérer  le  système  nerveux  comme  susceptible  de  se 
diviser  en  plusieurs  systèmes  partiels  inférieurs  qui  ont  tous 
leur  centre  de  gravité...  Peut-être,  comme  l'imaginait  Van 
Helmont,  se  forme-t-il  dans  chaque  système  et  dans  chaque 
sens  une  espèce  de  moi  partiel,  relatif  aux  impressions  dont 
ce  centre  est  le  rendez-vous...  Nous  ne  pouvons  nous  faire 
ime  idée  nette  et  précise  de  ces  volontés  partielles...  Nous 
sommes  donc  portés  à  considérer  chaque  centre  comme  une 
espèce  de  moi  véritable.  » 

Cabanis  ne  s'arrête  pas  encore  à  cette  supposition  des  moi 
partiels,  des  volontés  partielles;  il  s'élève  jusqu'à  la  concep- 
tion de  la  cause  générale  des  phénomènes  vitaux,  et  il  la 
cherche  dans  un  principe  qui  embrasserait  à  la  fois  tous  les 
phénomènes  de  la  nature.  Il  soupçonne  qu'il  y  a  «  quelque 
analogie  entre  la  sensibilité  animale,  l'instinct  des  plantes, 
les  afhnités  électives  et  la  simple  attraction  gravitante  »; 
et  dans  tous  ces  phénomènes  il  voit  un  fait  commun,  «  la 
tendance  des  corps  les  uns  vers  les  autres  ».  Mais  quelle 
est  la  source  à  laquelle  on  doit  rapporter  l'origine  de  cette 
tendance?  Cabanis,  entraîné  par  les  idées  favorites  de  son 
siècle,  et  séduit  par  les  merveilles  alors  tout  récemment  dé- 
voilées par  Volta  et  Galvani,  est  porté  à  croire  que  l'agent 
universel  dont  les  phénomènes  de  l'univers^eraient  la  ma- 
nifestation, est  l'électricité.  Mais  ce  n'est  encore  là  que  l'ap- 
parence; c'est  langage  de  physicien;  le  métaphysicien  et  le 
philosophe  s'élèvent  plus  haut.  Lui,  le  prétendu  apôtre  du 
matérialisme,  c'est  à  l'esprit,  c'est  à  ce  qu'il  y  a  de  plus 
élevé  dans  la  nature  qu'il  demande  le  secret  du  véritable 
fond  des  choses  :  «  Est-il  permis,  dit-il,  de  pousser  plus  loin 
les  conséquences?  Les  affinités  végétales,  les  attractions  chi- 
miques, cette  tendance  elle-même  de  toute  matière  vers  le 
centre,  tous  ces  actes  divers  ont-ils  lieu  par  une  sorte  à'ins- 
u.  28 


434  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

tinct  universel  inhérent  à  toutes  les  parties  de  la  matière?... 
Et  cet  instinct  lui-même,  en  se  développant  de  plus  en  plus, 
ne  peut-il  pas  s'élever  jusqu'aux  merveilles  les  plus  admi- 
rées de  l'intelligence  et  du  sentiment?  Est-ce  par  la  sensibilité 
qu'on  expliquera  les  autres  attractions,  ou  par  la  gravitation 
qu'on  expliquera  la  sensibilité  et  les  tendances  intermédiai- 
res? Voici  ce  que,  dans  l'état  actuel  des  connaissances,  il  est 
impossible  de  prévoir.  Mais  si  l'on  est  un  jour  en  état  de 
réduire  le  système  entier  à  une  cause  commune,  il  est  vrai- 
semblable qu'on  y  sera  conduit  \À\\ioi  par  l'étude  des  résul- 
tats les  plus  complets,  les plu^  frappants,  que  par  celle  des  plus 
bornés  et  des  plus  obscurs  :  car  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de 
commencer  par  le  simple  pour  aller  au  composé.  Et  n'est-il 
pas  d'ailleurs  naturel  de  penser  que  les  opérations  dont  nous 
j^ouvons  observer  en  nous-mêmes  le  caractère  et  l'enchaînement 
sont  plus  projwes  à  jeter  du  jour  sur  celles  qui  s'exécutent  loin 
de  nous,  que  ces  dernières  à  nous  faire  mieux  analyser  ce 
que  nous  faisons  et  sentons  à  chaque  instant?  » 

Cette  page  capitale  contient  en  germe  toute  la  philosophie 
de  Schopenhauer,  avec  cette  seule  différence  que  Cabanis 
appelle  sensibilité  ce  que  celui-ci  appelle  volonté  :  encore  ce 
terme  môme  ne  fait-il  pas  défaut,  puisque  nous  avons  vu 
plus  haut  qu'il  parlait  de  «  volontés  partielles  »  attachées 
aux  centres  inférieurs  ;  et,  comme  il  dit  lui-même  ailleurs 
«  que  le  moi  réside  surtout  dans  la  volonté  »,  il  ne  se  fût 
pas  sans  doute  refusé  à  appeler  volonté  le  principe  d'action 
qui  anime  les  moi  partiels  résidant  dans  les  organes  subor- 
donnés. 

Lorsqu'on  réfléchit  sur  cette  doctrine  par  laquelle  se  ter- 
mine le  livre  sur  les  Rapports  du  jj/rysique  et  du  moral,  on  est 
moins  étonné  de  la  prétendue  contradiction  que  l'on  a  cru 
voir  entre  cet  ouvrage  et  la  Lettre  ci  Faurielsur  les  causes  pre- 
mières; de  même  que,  dans  les  Rapports,  Cabanis  a  fini  par 
s'élever  au-dessus  du  matérialisme,  de  même,  dans  la  lettre 
à  Fauriel,  il  s'élève  au-dessus  de  l'athéisme  de  Lalande  et  de 
Naigeon;  il  prend  décidément  parti  pour  la  finalité  dans  la 


SCHOPENHAUER  ET   LA  PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE       435 

nature,  et  par  là  encore  sa  philosophie  a  pu  avoir  quelque 
influence  sur  celle  de  Schopenhauer. 


II 

Bichat  appartient  surtout  à  l'histoire  des  sciences  comme 
fondatem'  de  l'anatomie  générale  :  c'est  le  litre  que  lui  donne 
Claude  Bernard.  C'est  lui  qui  a  eu  l'idée  de  pénétrer,  dans 
l'étude  du  corps  vivant,  au  delà  de  ces  composés  apparents 
que  l'on  appelle  les  organes,  pour  rechercher  les  propriétés 
de  rétofl"e  môme  dont  ces  organes  sont  formés  et  qui  porte  le 
nom  de  membranes  ou  de  tissus.  «  Ce  qui  caractérise  l'œuvre 
scientifique  de  Bichat,  dit  Claude  Bernard,  c'est  d'avoir  étu- 
dié avec  soin  ,les  propriétés  de  chacun  de  ces  tissus  et  d'y 
avoir  localisé  un  phénomène  vital  élémentaire.  Chaque  tissu 
élémentaire  représentait  une  fonction  particulière.  Toutes  les 
propriétés  vitales  étaient  ramenées  à  des  tissus,  et  c'était 
une  révolution  analogue  à  celle  que  Lavoisier  venait  d'opé- 
rer quelques  années  auparavant  dans  l'étude  des  corps  inor- 
ganiques. » 

Ce  n'est  pas  à  ce  point  de  vue  que  nous  avons  à  considérer 
Bichat.  Ce  qui  nous  intéresse  et  ce  qui  lui  confère  un  rang 
distingué  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  c'est  son  célèbre 
ouvrage  sur  la  Vie  et  la  Mort,  si  plein  de  vues  originales  et 
profondes  et  écrit  avec  une  méthode  et  une  clarté  supérieu- 
res. Le  besoin  de  précision  que  son  esprit  éprouvait  au  plus 
haut  degré  le  porte  quelquefois  à  des  distinctions  trop  accu- 
sées, qui  ne  laissent  point  assez  de  place  aux  phénomènes 
intermédiaires.  Mais,  dans  des  matières  si  délicates  et  si  com- 
plexes, on  jouit  tellement  d'être  conduit  comme  par  la  main, 
en  suivant  un  génie  si  lumineux  et  si  méthodique,  qu'on  se 
reprocherait  de  signaler  l'excès  d'une  qualité  qui  est  le  trait 
caractéristique  de  l'esprit  français. 

On  connaît  la  défmition  célèbre  que  Bichat  a  donnée  de 
la  vie  :  c'est,  dit-il,  «  l'ensemble  des  fonctions  qui  résistent 
à  la  mort  ».  Cette  définition  semble,  au  premier  abord,  une 


436  APPENDICE.   —   ÉTUDES  CRITIQUES 

tautologie,  car  elle  ne  paraît  dire  autre  chose  que  ceci  :  c'est 
que  la  vie  est  le  contraire  de  la  mort,  tandis  que  la  mort  à 
son  tour  ne  nous  est  connue  que  comme  le  contraire  de  la 
vie.  Mais  ce  serait  se  méprendre  que  de  réduire  la  pensée 
de  Bichat  à  des  termes  si  frivoles.  Claude  Bernard  lui  don- 
nait un  sens  bien  plus  sérieux,  qui  était  le  véritable,  en 
disant  qu'elle  pouvait  se  traduire  en  ces  termes  :  «  La  vie 
est  l'ensemble  des  propriétés  vitales  qui  résistent  aux  pro- 
priétés pliysiques.  »  Ce  que  liichat  voulait  exprimer,  c'était 
l'antagonisme  de  la  vie  et  du  milieu  inorganique.  Tout  ce 
qui  entoure  les  corps  vivants,  disait-il,  tend  à  les  détruire, 
et  ils  succomberaient  nécessairement  s'ils  n'avaient  en  eux 
«  un  principe  de  réaction  »;  ce  principe,  c'est  la  vie.  Il  y  a 
constamment  action  et  réaction  alternative  du  corps  envi- 
ronnant et  du  corps  vivant,  et  les  proportions  de  cette  alter- 
native varient  avec  l'âge.  Dans  l'enfance,  c'est  le  principe 
de  vie  qui  surabonde;  dans  l'adulte,  l'équation  s'établit;  la 
faculté  de  réaction  s'affaiblit  sans  cesse  dans  le  vieillard  ; 
lorsqu'elle  cesse  tout  à  fait,  la  vie  cesse  avec  elle,  et  c'est  ce 
qu'on  appelle  la  mort.  «  On  dit  que  Prométhée,  ayant  formé 
quelques  statues  d'hommes,  déroba  le  feu  du  ciel  pour  les 
animer.  Ce  feu  est  l'emblème  des  propriétés  vitales  :  tant 
qu'il  brûle,  la  vie  se  soutient;  elle  s'anéantit  quand  il  s'é- 
teint. » 

On  voit  que  Bichat  défendait  cet  ordre  d'idées  que  l'on 
appelle  le  vitalisme.  Il  ne  définissait  pas  sans  doute  le  prin- 
cipe de  la  vie;  il  n'en  faisait  pas,  comme  Barthez  ou  comme 
Stahl,  un  principe  immatériel;  il  semblait  plutôt  l'attacher 
aux  tissus  organiques  comme  une  propriété  ou  un  attribut; 
enfin  il  soutenait  cette  sorte  de  vitalisme  qui  a  régné  long- 
temps dans  l'école  de  Paris  sous  le  nom  d'  «  organicisme  »; 
néanmoins  il  établissait,  comme  on  l'a  vu,  une  opposition 
radicale  entre  les  propriétés  vitales  et  les  propriétés  physi- 
([ues;  il  paraissait  croire  à  des  forces  spéciales  suspendant 
l'action  des  forces  inorganiques.  Claude  Bernard,  qui  lui- 
môme  oscille  assez  souvent  sur  ces  questions  de  principe, 


SCHOPENIIAUER   ET  LA   PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE       437 

a  combattu  Tantagonisme  de  lîichat.  La  vie,  disait-il,  est 
une  combustion;  et  la  combustion  n'est  au  fond  qu'un  phé- 
nomène chimique.  Les  propriétés  vitales,  bien  loin  de  faire 
équilibre  aux  propriétés  physiques  et  chimiques  et  d'en  sus- 
pendre l'action,  sont,  au  contraire,  d'autant  plus  actives  que 
celles-ci  le  sont  plus  elles-mêmes.  Cependant,  lorsqu'à  son 
tour  Claude  Bernard  définissait  la  vie  «  une  création  »,  ne 
signalait-il  pas  un  trait  bien  nouveau  et  bien  original  qui 
manque  à  la  matière  brute?  Le  symbole  de  la  vie,  dit-il,  c'est 
«  un  flambeau  qui  se  rallume  lui-môme  ».  Mais  cela  môme, 
n'est-ce  rien?  et  oii  trouver  quelque  chose  de  semblable  dans 
la  matière  inerte?  N'y  a-t-il  pas  là  quelque  chose  qui  résiste 
à  la  mort,  et  qui  serait  le  qidd  proprium  de  la  vie,  selon 
l'expression  môme  de  Claude  Bernard?  Quoi  qu'il  en  soit, 
nous  en  avons  dit  assez  pour  faire  comprendre  que  la  défi- 
nition de  Bichat  est  loin  d'être  une  tautologie,  et  qu'elle  tou- 
che aux  points  les  plus  profonds  de  la  philosophie  physio- 
logique. 

Au  reste,  ce  n'est  pas  par  sa  théorie  générale  de  la  nature 
de  la  vie  que  Bichat  a  marqué  sa  trace,  car  il  ne  fait  que 
suivre  en  ce  point  les  traces  de  Bordeu  et  de  Barthez  ;  c'est 
surtout  par  sa  théorie  de  deux  vies  :  la  vie  organique  et  la 
vie  animale,  celle-ci  commune  au  végétal  et  à  l'animal,  celle- 
là  propre  à  l'animal  seul;  l'une  tout  intérieure,  l'autre  exté- 
rieure; lune  bornée  aux  fonctions  de  nutrition  et  de  repro- 
duction, l'autre  résidant  surtout  dans  les  fonctions  de  rela- 
tion. Le  végétal,  dit-il,  est  comme  «  l'ébauctie  et  le  canevas  » 
de  l'animal.  Il  suffit,  pour  le  transformer  en  animal,  de  le 
revêtir  d'appareils  extérieurs  propres  à  établir  des  relations 
avec  le  dehors.  En  acquérant  une  vie  supérieure,  l'animal 
ne  renonce  pas  à  la  vie  du  végétal;  il  réunit  en  lui-môme 
les  deux  vies.  De  là  un  dualisme  que  Maine  de  Biran  a  sou- 
vent invoqué  et  dont  il  est  parti  pour  pousser  plus  loin,  en 
distinguant  également  deux  vies  en  psychologie  :  la  vie  ani- 
male et  la  vie  humaine. 

Les  deux  vies,  selon  Bichat,  se  décomposent  à  leur  tour 


438  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

chacune  en  deux  ordres  de  fonctions.  Dans  la  vie  animale, 
par  exemple,  il  y  a  celles  qui  vont  de  l'extérieur  au  cerveau, 
et  celles  qui  vont  du  cerveau  à  Textérieur,  c'est-à-dire  aux 
organes  de  la  locomotion  et  de  la  voix.  Dans  le  premier  cas 
l'animal  est  passif,  dans  le  second  il  est  actif.  Une  propor- 
tion exacte  règle  ces  deux  ordres  de  fonctions  :  la  vivacité 
du  sentiment  entraîne  la  vivacité  du  mouvement  ;  la  lenteur 
et  l'engourdissement  des  sensations  ont  pour  conséquence  la 
suspension  du  mouvement  :  c'est  ce  qu'on  voit  dans  le  som- 
meil et  chez  les  animaux  hibernants.  Il  en  est  de  même  de  la 
vie  organique  ;  là  aussi  deux  sortes  de  fonctions  et  deux  mou- 
vements en  sens  inverse  :  «  l'un  compose,  l'autre  décom- 
pose, »  assimilation  et  désassimilation;  d'une  part,  l'animal 
s'agrège  les  matières  externes  nécessaires  à  la  conservation 
de  son  être;  de  l'autre,  il  restitue  au  dehors  les  substances 
devenues  hétérogènes  à  son  organisation.  Parmi  les  fonctions 
assimilatrices,  les  principales  sont  la  nutrition  et  la  respi- 
ration; les  fonctions  de  désassimilation  sont  :  l'absorption, 
l'exhalation  et  la  sécrétion.  La  circulation  sert  de  passage 
entre  les  deux;  «  le  système  sanguin  est  un  système  moyen, 
centre  de  la  vie  organique,  comme  le  cerveau  est  le  centre 
de  la  vie  animale.  »  Mais  il  n'y  a  pas  ici  entre  les  deux  ordres 
de  fonctions  la  même  proportion  qu'entre  les  deux  fonctions 
de  la  vie  animale;  l'afFaiblissement  dans  les  fonctions  nutri- 
tives n'a  pas  pour  effet  seulement  de  suspendre  le  progrès 
de  la  fonction  excrétive  :  au  contraire,  l'animal  meurt  s'il 
ne  répare  pas  ses  pertes. 

Bichat  compare  ensuite  les  deux  vies,  soit  par  rapport  aux 
organes,  soit  par  rapport  aux  fonctions.  Quant  aux  organes, 
le  caractère  essentiel  de  la  vie  animale,  c'est  la  symétrie;  et 
celui  de  la  vie  organique,  l'irrégularité.  Voyez  en  effet  :  les 
organes  des  sens  sont  doubles  :  deux  yeux,  deux  oreilles, 
deux  narines;  l'organe  du  goût  lui-même  est  divisé  par  une 
ligne  médiane  qui  le  sépare  en  deux  parties  semblables  ou 
égales  de  part  et  d'autre;  il  en  est  de  même  du  toucher.  Le 
cerveau  est  également  double  :  il  est  partagé  en  deux  hémis- 


SCHOPENIIAUER  ET  LA   PHYSIOLOGIE  FRANÇAISE        439 

phères  qui  se  suppléent  mutuellement.  Les  parties  paires 
sont  semblables  de  part  et  d'autre;  les  parties  impaires  sont 
symétriquement  partagées  par  une  ligne  médiane,  qui  quel- 
quefois même  est  visible,  comme  dans  le  corps  calleux; 
môme  règle  pour  les  nerfs  moteurs,  pour  les  muscles  volon- 
taires, pour  les  nerfs  de  la  voix.  Au  contraire,  dans  la  vie 
organique  les  organes  et  le  système  nerveux  offrent  le  carac- 
tère de  l'irrégularité  :  par  exemple,  lestomac,  les  intestins, 
la  rate,  le  cœur,  les  gros  vaisseaux,  et  les  organes  de  l'exha- 
lation et  de  l'absorption.  Il  n'y  a  d'exception  que  pour  les 
organes  de  la  respiration,  car  il  y  a  deux  poumons  et  deux 
appareils  respiratoires  symétriques;  cependant  là  même  il 
y  a  encore  de  grandes  différences  entre  les  deux  poumons 
pour  leur  diamètre  et  leur  direction.  L'un  a  trois  lobes,  l'au- 
tre n'eu  a  que  deux;  de  môme,  les  deux  branches  de  l'artère 
pulmonaire  ne  se  ressemblent  ni  par  leur  trajet  ni  par  leur 
diamètre.  Ainsi  la  vie  animale  est  double  :  il  y  a  une  vie  droite 
et  une  vie  gauche;  elles  peuvent  se  suppléer  réciproque- 
ment; c'est  ce  qui  a  lieu  dans  les  hémiplégies.  Au  contraire, 
la  vie  organique  forme  un  système  unique,  où  les  fonctions 
ne  peuvent  s'interrompre  d'un  côté  sans  cesser  de  l'autre  ;  si 
les  organes  de  gauche  cessent  leurs  fonctions,  ceux  de  droite 
sont  interrompus;  il  n'y  a  d'exception  que  pour  les  poumons 
et  pour  les  reins,  qui  peuvent  se  suppléer  réciproquement. 
De  la  loi  précédente  résulte  cette  conséquence  qu'il  y  a  bien 
plus  souvent  des  écarts  de  conformation  dans  les  organes 
de  la  vie  organique  que  dans  ceux  de  la^ie  animale;  ces 
écarts  peuvent  aller  jusqu'à  un  bouleversement  général  du 
système. 

Si  des  organes  nous  passons  aux  fonctions,  nous  trou- 
vons que  le  caractère  des  fonctions  animales  est  l'harmonie, 
et  celui  des  fonctions  organiques  la  discordance.  L'harmo- 
nie tient  à  la  dualité  et  à  la  ressemblance  des  organes;  plus 
les  organes  sont  semblables,  plus  les  fonctions  sont  harmo- 
niques :  lorsque  les  deux  yeux  ont  une  conformation  diffé- 
rente, la  vue  est  altérée;  si  l'un  est  fort  et  l'autre  faible,  l'un 


440  APPENDICE.   —   ETUDES  CRITIQUES 

cesse  de  regarder  :  de  là  le  strabisme.  De  même  pour  l'oreille; 
le  défaut  de  justesse  vient  de  ce  que  les  deux  oreilles  ne 
transmettent  pas  la  même  sensation.  C'est  ce  que  Bullon  avait 
déjà  remarqué.  Bichat  applique  la  môme  observation  aux 
autres  sens  :  l'inégalité  d'action  des  deux  narines  donne  des 
odeurs  confuses;  c'est  ce  qui  a  lieu  dans  le  coryza,  lorsqu'il 
n'affecte  qu'une  narine.  Il  est  probable  qu'il  en  serait  de 
même  pour  le  goût  si  la  langue  était  plus  obtuse  d'un  côte 
que  de  l'autre.  Un  aveugle  qui  aurait  une  main  immobile 
et  une  autre  bien  organisée  aurait  difficilement,  à  ce  qu'il 
semble,  des  notions  distinctes  de  grandeur,  de  situation  et  de 
formes  :  en  effet,  si  une  des  deux  mains  lui  donnait  la  sensa- 
tion d'un  corps  sphérique,  et  l'autre  d'un  corps  irrégulier^ 
ces  deux  sensations  se  réduiraient  à  une  sensation  confuse. 
La  voix  est  assujettie  à  la  môme  loi.  La  voix  fausse,  qui 
peut  se  joindre  à  une  oreille  juste,  tient  au  défaut  d'harmo- 
nie des  deux  parties  du  larynx. 

Même  principe,  selon  Bichat,  pour  les  sens  internes.  Si 
les  deux  hémisphères  du  cerveau  ne  sont  pas  parfaitement 
semblables,  il  doit  y  avoir  confusion  dans  les  idées;  ce  sont, 
en  effet,  deux  esprits  différents  qui  pensent  à  la  fois  et  se  con- 
fondent en  un  seul.  Si  la  mémoire  nous  rappelle  une  image 
dans  un  des  deux  hémisphères  et  que  l'autre  nous  en  repré- 
sente une  autre,  le  souvenir  peut-il  être  exact?  La  perfection 
de  la  fonction  tient  donc  à  la  similitude  des  organes  et  h 
leur  identité  d'action.  Ainsi  ce  que  l'on  appelle  la  justesse 
de  l'esprit  ne  serait  que  l'harmonie  d'action  entre  les  deux 
cerveaux  :  «  Que  de  nuances  dans  les  opérations  de  l'enten- 
dement? Ces  nuances  ne  correspondent-elles  pas  à  autant  de 
variétés  dans  le  rapport  des  forces  des  deux  moitiés  du  cer- 
veau? Si  nous  pouvions  loucher  de  cet  organe  comme  des 
yeux,  et  n'employer  qu'un  seul  côté  du  cerveau,  nous  serions 
maîtres  alors  de  la  justesse  de  nos  opérations  intellectuelles;; 
mais  une  semblable  faculté  n'existe  pas.  »  C'est  par  la  môme 
hypothèse  que  Bichat  explique  ce  fait,  qu'il  paraît  considé- 
rer comme  exact,  à  savoir  qu'un  coup  porté  sur  une  des 


SCHOPENHAUER  ET    LA   PHYSIOLOGIE  FRANÇAISE       441 

régions  latérales  de  la  tète  a  rétabli  l'équilibre  des  fonctions 
détruit  par  un  autre  coup  dans  la  région  opposée. 

Il  est  cependant  une  objection  à  la  théorie  précédente  : 
c'est  la  supériorité  d'action  dans  les  parties  du  côté  droit  sur 
celles  du  côté  gauche  du  corps.  Mais  il  faut  distinguer  la 
force  et  l'agilité  :  la  première  vient  de  l'organisation;  la 
seconde,  de  l'exercice  et  de  l'habitude.  Or,  c'est  par  l'agilité 
seulement  que  la  droite  l'emporte  sur  la  gauche.  On  voit  que 
Bichat  explique  par  l'habitude  cette  singulière  supériorité 
de  la  droite  sur  la  gauche.  Il  paraît  croire  qu'il  y  a  eu  con- 
vention. On  est  convenu,  dit-il,  d'écrire  de  gauche  à  droite  : 
on  a  dû  prendre  par  là  l'habitude  de  lire  dans  le  môme 
sens,  et  de  là  aussi  l'habitude  de  considérer  tous  les  objets 
de  la  même  manière.  La  môme  règle  s'est  appliquée  à  tous 
les  mouvements.  Comment  combattrait-on  avec  ensemble, 
comment  marcherait-on  avec  mesure  et  harmonie,  si  une 
convention  générale  n'avait  établi  un  certain  ordre  de 
mouvement?  Ces  considérations  sont  ingénieuses,  mais  elles 
n'expliquent  pas  comment  il  se  fait  que  c'est  le  môme  ordre 
de  mouvements  qui  a  été  convenu  chez  tous  les  peuples.  Il 
doit  donc  y  avoir  là  quelque  chose  de  naturel. 

Si  l'harmonie  est  le  caractère  de  la  vie  animale,  la  discor- 
dance est  celui  de  la  vie  organique.  Dans  cet  ordre  de  phé- 
nomènes, l'inégalité  d'action  des  deux  parties  n'altère  pas  la 
fonction  :  elles  se  cumulent  et  ne  se  troublent  pas.  Qu'un 
poumon  respire  mieux  que  l'autre,  les  deux  actions  réunies 
n'en  exécutent  pas  moins  la  fonction  :  il  s'agtt,  bien  entendu, 
non  pas  des  cas  de  maladie,  mais  d'une  simple  inégalité  nor- 
male :  il  s'établit  entre  les  deux  actions  une  résultante,  qui 
est  la  môme  que  si  on  ôtait  à  l'une  des  parties  ce  qu'elle  a 
eu  en  plus  pour  la  donner  à  l'autre.  Cela  tient  à  ce  qu'il  n'y 
a  ici  qu'une  question  de  quantité,  tandis  que,  dans  les  fonc- 
tions animales,  il  y  a  une  question  de  qualité.  Bichat  signale 
encore  d'autres  différences,  mais  plus  contestables,  entre  la 
vie  organique  et  la  vie  animale.  Par  exemple,  il  soutient 
que  les  fonctions  organiques  sont  continues,  et  les  fonctions 


442  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

animales  intermittentes.  Il  cite  comme  exemples,  d'un  côté 
la  circulation,  la  respiration,  l'absorption,  la  sécrétion;  de 
l'autre,  le  sommeil.  Mais  ne  peut-on  pas  opposer  d'un  côté 
la  digestion,  de  l'autre  les  fonctions  du  cerveau,  et  môme 
des  sens  (du  toucher  par  exemple),  de  la  fonction  motrice? 
Bicliat  distingue,  il  est  vrai,  entre  la  rémittence  et  l'intermit- 
tence :  l'une  ne  porte  que  sur  l'intensité  de  la  fonction, 
l'autre  sur  la  fonction  même;  mais  dans  la  digestion  il  y 
a  plus  que  rémittence,  il  y  a  véritablement  interruption  et 
reprise  de  fonction,  et  par  conséquent  intermittence  :  réci- 
proquement, on  peut  soutenir  que  les  facultés  sensitives  et 
motrices  ne  sont  jamais  complètement  interrompues.  Il  y  a 
donc  ici  un  certain  excès  dans  la  séparation  des  deux  vies. 
Une  autre  loi  signalée  par  Bichat,  c'est  que  l'habitude 
exerce  son  empire  sur  les  fonctions  animales,  tandis  que  son 
influence  est  presque  nulle  sur  les  fonctions  organiques.  C'est 
Bichat  qui  a  énoncé  le  premier  cette  loi  que  l'on  attribue 
d'ordinaire  à  Maine  de  Biran'  :  «  L'habitude  émousse  le  sen- 
timent et  perfectionne  le  jugement;  »  loi  qu'Hamilton  a  ré- 
sumée depuis  en  ces  termes  :  «  La  perception  est  en  raison 
inverse  de  la  sensation.  »  Dans  ce  chapitre  sur  l'habitude, 
Bichat  fait  preuve  d'une  grande  finesse  psychologique  et 
fournit  des  données  intéressantes  à  l'analyse  des  phéno- 
mènes internes.  Par  exemple,  il  remarque  que  le  plaisir  et 
la  douleur  naissent  surtout  de  la  comparaison  de  chaque 
état  avec  l'état  qui  précèile  :  plus  il  y  a  de  ditférence  entre 
deux  états  consécutifs,  plus  le  sentiment  est  vif.  Il  s'ensuit 
que  plus  les  sensations  se  répètent  en  se  prolongeant,  moins 
elles  font  d'impression  sur  nous  :  «  Il  est  donc  de  la  nature 
du  plaisir  et  de  la  peine  de  se  détruire  d'eux-mêmes,  et  de 
cesser  d'être  parce  qu'ils  ont  été.  »  Faut-il  conclure  que  la 
constance  n'est  qu'un  rêve,  et  que  le  bonheur  est  dans  l'in- 
constance? Bicliat  ne  sait  trop  que  répondre  à  Tobjeclion,  et 

1.  L'ouvrage  de  Bichat  est  de  ISOO.  Le  mémoire  de  Maine  de  Birau  sur  l'IIa- 
biludrcsl  de  1803;  il  a  été  couronné  eu  1802.  Le  sujet  avait  été  mis  au  concours 
le  15  vendémiaire  an  VIII,  c'est-à-dire  eu  171)9. 


SCIIOPENHAUER  ET   LA   PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE       443 

il  dit  vaguement  :  «  Gardons-nous  d'employer  les  principes 
de  la  physique  à  renverser  ceux  de  la  morale.  »  C'est  une 
réponse  insuffisante,  car  il  semble  que  la  même  loi  doive 
régir  le  sentiment  aussi  bien  que  la  sensation,  et  ce  ne  serait 
plus  alors  que  par  devoir  que  l'homme  serait  tenu  à  la  cons- 
tance; la  nature  s'y  opposerait.  Mais  Bichat  n'a  pas  vu  que 
si  l'habitude  émousse  certains  plaisirs,  elle  en  provoque 
d'autres  qui  sont  ceux  de  l'habitude  elle-même.  Le  René  de 
Chateaubriand,  après  avoir  cherché  le  bonheur  par  toutes 
les  voies,  finit  par  dire  qu'il  n'est  peut-être  que  dans  l'habi- 
tude. Ainsi  le  principe  qui  dissout  nos  plaisirs  porte  avec 
lui  son  remède. 

Une  dernière  différence  plus  profonde  encore  que  les  pré- 
cédentes sépare  les  deux  vies  :  celle-ci  tient  à  ce  que  l'on 
appelle  le  moral  ou  l'âme.  Or  il  y  a  dans  l'àme  deux  par- 
ties :  la  partie  intellectuelle  et  la  partie  passionnée.  Suivant 
Bichat,  la  partie  intellectuelle  se  rapporte  à  la  vie  animale, 
et  la  partie  passionnée  à  la  vie  organique.  C'est  ici  la  théorie 
capitale  de  Bichat,  et  surtout  c'est  le  lien  par  où  sa  doctrine 
se  rattache  à  celle  de  Schopenhauer. 

Sur  le  premier  point,  pas  de  contestation  possible  :  nul 
doute  que  l'intelligence  n'ait  son  substratiDu  dans  le  système 
nerveux,  c'est-à-dire  dans  ce  que  Bichat  appelle  la  vie  ani- 
male. Mais  c'est  le  second  point  qui  mérite  surtout  l'atten- 
tion. Les  passions,  suivant  Bichat,  ont  leur  siège,  non  dans 
le  système  nerveux  cérébral,  mais  dans  le  système  viscéral, 
intestinal.  C'est  ainsi  que  Platon  plaçait--également  dans 
les  intestins  ce  qu'il  appelait  la  troisième  partie  de  l'âme , 
à  savoir  l'âme  appétitive,  source  des  désirs  et  des  colères, 
TÔ  £-n:iOj[XT,T'.-/.clv.  L'écolc  de  Descartes,  au  contraire,  qui  plaçait 
dans  le  cerveau  le  siège  de  l'âme,  rattachait  au  même  organe 
les  passions  et  les  pensées'.  Bichat  revient  à  la  pensée  de 
Platon,  et  place  dans  les  viscères  l'origine  des  passions;  le 

1.  C'est  aussi  la  théorie  de  Bossuet  :  <<  De  cette  agitation  du  cerveau  et  des 
pensées  qui  l'accompagneut  naissent  les  passions.  »  {Connaissance  de  Dieu, 
ch.  ni,  11.) 


4i4  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

cerveau  n'est  affecté  que  sympathiquement.  11  est  sans  doute 
étonnant,  dit-il,  que  les  passions,  qui  occupent  une  si  grande 
place  dans  notre  vie  intellectuelle  et  morale,  n'aient  ni  leur 
terme  ni  leur  origine  dans  les  organes  supérieurs  du  corps 
humain,  mais  dans  ceux  qui  sont  affectés  aux  fonctions 
internes.  Et  cependant  c'est  ce  que  les  faits  démontrent.  L'état 
des  viscères  modifie  profondément  le  mode  des  passions;  et 
réciproquement  les  passions,  dans  leurs  effets  organiques, 
affectent  en  particulier  les  viscères.  D'une  part,  on  remarque 
que  l'individu  dont  l'appareil  pulmonaire  est  très  prononcé 
et  dont  le  système  circulatoire  jouit  de  beaucoup  d'énergie, 
en  un  mot  que  l'homme  à  tempérament  sanguin,  a  dans  les 
passions  une  impétuosité  qui  le  porte  à  la  colère;  le  tem- 
pérament bilieux  prédisposerait  à  l'envie  et  à  la  haine ,  le 
tempérament  lymphatique  à  la  paresse  et  à  la  mollesse.  De 
même,  dans  l'état  de  maladie,  les  atTections  du  foie,  de  l'es- 
tomac, de  la  rate,  des  intestins  et  du  cœur  déterminent  une 
foule  de  passions  diverses. 

Mêmes  conséquences  pour  les  effets  des  passions.  Elles 
produisent  toujours  quelques  changements  dans  la  vie  orga- 
nique. La  colère  accélère  la  circulation;  la  joie  également, 
mais  avec  plus  de  modération.  La  crainte  agit  en  sens  inverse. 
Ces  affections  peuvent  produire  des  syncopes  qui  vont  jusqu'à 
la  mort  ou  qui  laissent  après  elles  des  légions  organiques;  la 
respiration  est  également  altérée  :  oppressions,  étoutfements, 
sanglots,  paroles  saccadées;  de  môme  encore  pour  la  diges- 
tion :  vomissements  spasmodiques,  interruption  des  fonc- 
tions; les  sécrétions  sont  soumises  à  la  même  loi  :  la  frayeur 
donne  la  jaunisse.  Les  fonctions  assimilatriccs  ne  sont  pas 
moins  troublées  par  les  passions  :  le  bonheur  nourrit,  le 
chagrin  dévore.  Ces  locutions  consacrées,  sécher  d'envie, 
être  ronr/é  de  remords,  être  consumé  par  la  tristesse,  n'indi- 
quent-elles pas  combien  les  passions  modifient  le  système 
iRitritif?  L'expression  des  passions  est  encore  une  preuve  de 
la  môme  loi  :  si  nous  voulons  indiquer  nos  pensées,  la  main 
se  porte  involontairement  à  lu  tête;  voulons-nous  exprimer 


SCHOPENHAUER   ET   LA  PHYSIOLOGIE  FRANÇAISE       4io 

rameur,  la  joie,  la  tristesse,  la  haine,  c'est  sur  la  région  du 
cœur  qu'elle  se  dirige.  On  dit  une  tète  forte,  et  un  cœur  sen- 
sible; on  dit  que  la  fureur  circule  dans  les  veines,  que  la  joie 
fait  tressaillir  les  entrailles,  que  la  jalousie  distille  son  poi- 
son dans  le  cœur.  Les  passions  violentes  impriment  au  lait 
de  la  nourrice  un  caractère  nuisible  qui  peut  produire  des 
maladies  chez  l'enfant. 

Cependant,  on  ne  peut  nier  l'action  des  passions  sur  les 
organes  de  la  vie  animale;  mais  elle  ne  s'exerce  que  par 
sympathie  et  par  l'intermédiaire  du  cœur.  Le  cœur  agit  sur 
le  cerveau,  qui  donne  naissance  à  des  spasmes  et  à  des  mou- 
vements involontaires.  Dans  ce  cas,  le  cerveau  n'est  que 
passif,  au  lieu  qu'il  est  actif  dans  les  mouvements  volon- 
taires. Mais  le  cerveau  reprend  bientôt  son  empire  et  rem- 
place les  mouvements  spasmodiques  par  les  mouvements 
habituels.  Un  homme  reçoit  une  lettre  qui  l'émeut  ;  son  front 
se  ride,  il  pâlit,  ses  traits  s'animent;  ce  sont  des  phénomènes 
sympathiques  nés  de  quelques  troubles  viscéraux,  détermi- 
nés par  cette  passion.  11  reprend  possession  de  lui-même, 
son  extérieur  rentre  dans  l'état  habituel;  c'est  le  mouve- 
ment volontaire  qui  l'a  emporté  sur  le  sympathique,  c'est  le 
cerveau  qui  réagit  contre  le  viscère. 

Revenons  maintenant  à  Schopenhauer  et  à  ses  rapports 
avecBichat.  Lui-môme  résume  sa  propre  doctrine  dans  cette 
proposition  fondamentale  :  «  Ce  qui,  subjectivement  et  au 
point  de  vue  de  la  conscience,  est  intellect,  se  manifeste  objec- 
tivement comme  cerveau;  ce  qui  subjectiveaient  et  au  point 
de  vue  de  la  conscience  est  volonté,  se  manifeste  extérieure- 
ment comme  organisme  tout  entier ^  »  C'est  lui-même  en- 
core qui  nous  dit  que  cette  doctrine  n'est  autre  que  celle  de 
Bichat.  Ces  deux  théories  se  soutiennent  mutuellement  l'une 
l'autre  :  c'est  la  môme  pensée  exprimée  d'une  part  au  point 
de  vue  physiologique,  et  de  l'autre  au  point  de  vue  philo- 
sophique; elles  sont  «  le  commentaire  »  l'une  de  l'autre.  Ce 

1.  Schopenhauer,  d/e  Well  als  Willc,  tome  II  {Erganzunffen},  cap.  20. 


446  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

(]iie  Bichat  appelle  opposition  de  la  vie  animale  et  de  la  vie 
organique,  c'est,  dit  Schopenhauer,  ce  que  j'appelle  oppo- 
sition de  l'intellect  et  de  la  volonté.  11  est  vrai  que  Bichat 
lui-môme  rapporte  la  volonté  à  la  vie  animale,  mais  il  faut 
considérer  les  choses  et  non  les  mots.  Bichat  prend  le  mot 
volonté  dans  le  sens  habituel  de  libre  arbitre,  d'arbitre  con- 
scient, et  dans  ce  sens,  en  eiïet,  la  volonté  dépend  du  cer- 
veau; encore  ne  faut-il  pas  voir  là  une  vraie  volonté,  mais 
seulement  la  comparaison  et  la  pondération  des  motifs  ;  mais 
ce  que  j'entends  par  volonté,  poursuit  notre  auteur,  c'est 
précisément  ce  que  Bichat  appelle  la  vie  organique.  Les  op- 
positions sont  les  mêmes  de  part  et  d'autre,  si  ce  n'est  que 
l'un,  l'anatomiste,  part  du  point  de  vue  objectif,  l'autre,  le 
philosophe,  du  point  de  vue  subjectif  :  «  Et  c'est  une  vraie 
joie  de  nous  voir  tous  les  deux,  comme  deux  voix  dans  un 
duo,  marcher  d'accord,  tout  en  faisant  entendre  des  paroles 
différentes.  »  Schopenhauer  ajoute  :  «  Que  celui  qui  veut  me 
comprendre  le  lise,  et  que  celui  qui  veut  le  comprendre 
mieux  qu'il  ne  se  comprenait  lui-même,  me  lise  aussi*.  »  Ce 
que  d'ailleurs  il  trouve  de  plus  intéressant  dans  Bichat,  c'est 
la  théorie  que  nous  venons  de  résumer  et  dont  il  résume 
lui-même  les  principaux  traits  :  à  savoir  que  la  vie  intel- 
lectuelle se  rapporte  à  la  vie  animale,  et  au  contraire  la  vie 
passionnée  à  la  vie  organique.  Enfin,  le  passage  capital  que 
cite  Schopenhauer  comme  étant  l'expression  même  de  sa 
propre  philosophie,  et  que  pour  cette  raison  nous  avons 
réservé  jusqu'ici,  est  celui  oîi  Bichat  trouve  dans  la  vie 
organique  le  fondement  du  «  caractère  »  et  le  représente  par 
là  même  comme  immuable  et  inaltérable.  Or  le  caractère  est 
précisément  ce  que  Schopenhauer  appelle  la  volonté.  C'est 
ce  fond  absolu  de  l'homme  qui  échappe  à  toute  action  de 
l'habitude  et  de  l'exercice,  car  l'habitude  agit  sur  la  vie  ani- 
male et  n'agit  pas  sur  la  vie  organique.  Voici  le  passage  de 
liicbat  :  «  Le  caractère  est,  si  je  puis  m'cxprimer  ainsi,  la 

1.  '<  Lcsc,  wcr  mich  verstcliou  will,  ilui  :  uiiJ  wcr  ihn  griiudliclier  vcràteliea 
will  als  cr  sich  verstaud,  lèse  mich.  » 


SCHOPENHAUER  ET  LA   PHYSIOLOGIE  FRANÇAISE       447 

physionomie  des  passions;  le  tempérament  est  celle  des  fonc- 
tions internes;  or,  les  unes  et  les  autres  étant  toujours  les 
mêmes,  il  est  évident  que  le  tempérament  et  le  caractère 
doivent  être  soustraits  à  l'empire  de  l'éducation.  Vouloir 
dénaturer  le  caractère,  adoucir  ou  exalter  les  passions,  est 
une  entreprise  analogue  à  celle  d'un  médecin  qui  essayerait 
d'abaisser  de  quelques  degrés  et  pour  toute  la  vie  la  force  de 
contraction  du  cœur,  ou  de  précipiter  ou  de  ralentir  le  mou- 
vement naturel  des  artères...  Nous  dirions  que  la  circula- 
tion, la  respiration,  ne  sont  point  sous  l'empire  de  la  volonté. 
Faisons  la  même  observation  à  ceux  qui  croient  qu"on  change 
le  caractère  et  par  là  môme  les  passions,  puisque  celles-ci 
sont  le  produit  de  l'action  de  tous  les  organes  internes*.  » 

Après  avoir  ainsi  élevé  si  haut  la  doctrine  de  Bichat, 
Schopenhauer  réfute  les  objections  que,  beaucoup  plus  tard, 
Flourens  a  dirigées  contre  cette  doctrine,  dans  son  livre  de 
la  Vie  et  de  l'Intelligence  :  «  Tout  cela,  dit  Flourens,  est  com- 
plètement faux.  —  So?  —  Sic  deo'evit  Florentins  magnus!  » 
Flourens  ne  donne  pas  de  raisons,  mais  il  cite  des  autorités: 
Descartes  et  Gall.  Descartes,  suivant  Flourens,  est  «  le  philo- 
sophe par  excellence  ».  Sans  doute  ce  fut  un  grand  homme, 
un  initiateur^  Mais  se  déclarer  Cartésien  au  xix°  siècle,  c'est 
comme  si  on  se  disait  Ptoléméen  en  astronomie,  Stahlien 
on  chimie!  Flourens  soutient,  d'après  Descartes,  que  les 
«  volontés  sont  des  pensées  ».  Mais  que  chacun  rentre  en  soi- 
même,  il  verra  que  la  volonté  et  la  pensée  sont  aussi  diffé- 
rentes que  le  blanc  et  le  noir.  Selon  l'oracle  du  sieur  Flou- 
rens, les  passions  peuvent  atfecter  le  cœur,  mais  elles  ont 
leur  siège  au  cerveau  :  ainsi  elles  agissent  dans  une  place, 
mais  elles  habitent  en  une  autre.  Les  choses  corporelles  ont 


1.  Après  avoir  cité  ce  dernier  passage,  Schopenhauer  ajoute  :  «  Que  le  lecteur 
familiarisé  avec  ma  philosophie  juge  de  ma  joie  lorsque  les  opinions  acquises 
dans  un  tout  autre  champ  d'étude  par  cet  homme  extraordinaire,  enlevé  trop 
tut  au  monde,  apportaient  une  telle  preuve  à  l'appui  des  miennes.  » 

2.  Ein  Bahnbrecher,  quelqu'un  qui  ouvre  la  voie,  qui  brise  les  obstacles 
devant  lui.  Schopenhauer  atl'ectionue  cette  expression;  il  Ta  déjà  appliquée  à. 
Cabanis. 


448  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

rimbitiide  de  n'agir  que  là  où  elles  sont;  mais  avec  une  âme 
immatérielle  c'est  une  Lien  antre  affaire  I  Flonrens  dislingue 
entre  la  «  place  y>  des  passions  et  leur  «  siège  ».  Qu'est-ce 
que  cela  peut  vouloir  dire?  L'erreur  de  M.  Flonrens  et  de 
«  son  Descartes  »  est  de  confondre  les  motifs  du  vouloir,  qui 
sont  des  représentations  et  qui  reposent  dans  l'intellecl:,  c'est- 
à-dire  dans  le  cerveau,  avec  la  volonté  elle-même,  qui  n'est 
autre  que  les  passions.  Flourens  loue  ensuite  Gall  d'avoir 
renoué  la  tradition  de  Descartes  et  d'avoir  ramené  «  le  mo- 
ral à  l'intellectuel  ».  Toute  ma  philosophie,  dit  Schopen- 
hauer,  est  la  réfutation  de  cette  erreur  :  «  Sans  doute,  dit-il 
en  terminant.  M,  Flourens  est  un  homme  d'un  grand  mérite 
et  qui  a  rendu  surtout  des  services  dans  la  voie  expérimen- 
tale. Mais  les  plus  importantes  vérités  ne  sont  pas  celles  qui 
se  trouvent  par  l'expérience,  mais  par  la  réflexion  et  la  péné- 
tration. Ainsi  Bichat,  par  ses  réflexions  et  son  profond  coup 
d'oeil,  a  découvert  une  de  ces  vérités  inaccessibles  à  toutes 
les  expériences  de  M.  Flourens,  quand  même  il  martyriserait 
jusqu'à  la  mort  des  centaines  d'animaux.  » 

Quoi  qu'en  dise  Schopenhauer,  la  doctrine  de  Bichat  sur 
le  siège  des  passions  ne  paraît  pas  avoir  été  confirmée  par 
la  physiologie  moderne.  Ce  n'est  pas  seulement  Flourens, 
c'est  le  grand  physiologiste  allemand  Miiller  qui  la  contre- 
dit :  «  Aucune  passion,  dit-il,  n'agit  directement  sur  les  vis- 
cères; chez  l'homme  bien  portant,  leurs  effets  se  propagent 
en  rayonnant  du  cerveau  à  la  moelle  épinière  et  de  celle-ci 
au  système  nerveux,  tant  de  la  vie  animale  que  de  la  vie 
organique.  Les  personnes  douées  d'une  complexion  hépa- 
tique sont  les  seules  chez  lesquelles  une  passion  violente 
provoque  l'ictère  ou  l'hépatite.  En  un  mot,  les  eflets  des  pas- 
sions ne  fournissent  aucune  preuve  à  l'appui  de  l'hypothèse 
que  les  passions  auraient  leur  siège  en  dehors  de  l'encé- 
phale. »  On  cite  les  cas  oii  des  alfections  purement  organi- 
ques, comme  la  suppression  d'une  sécrétion,  déterminent  le 
délire  et  la  folie;  mais  c'est  prouver  trop,  puisque  le  délire 
porte  sur  les  idées  en  même  temps  que  sur  les  sentiments; 


SCMOPENHAUER  ET   LA  PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE       '.49 

il  faudrait  donc  en  conclure  que  l'intelligence  aussi  bien 
que  les  passions  ont  leur  siège  dans  les  viscères.  De  plus, 
combien  de  fois  de  pareilles  atfections  ne  se  produisent-elles 
pas  sans  amener  la  folie?  Si  elles  ont  cette  conséquence, 
n'est-ce  pas  lorsque  le  cerveau  est  prédisposé  aux  affec- 
tions mentales  et  lorsqu'un  trouble  organique  s'est  porté  de 
proche  en  proche  par  sympathie  jusqu'au  centre  nerveux? 
D'ailleurs  la  réciproque  est  vraie  :  c'est-à-dire  qu'il  arrive 
souvent  que,  sans  aucun  trouble  organique,  les  passions 
soient  altérées  et  modifiées  par  le  seul  état  du  cerveau.  Sans 
doute  Flourens  a  le  tort  de  louer  Gall  d'avoir  «  ramené  le 
moral  à  l'intellectuel  »,  et  Schopenhauer  est  dans  le  vrai 
quand  il  distingue  l'intelligence  de  la  volonté;  mais  cette 
distinction  n'exige  pas  et  n'implique  pas  deux  sièges  diffé- 
rents; il  n'est  nullement  nécessaire  de  placer  la  source  de  la 
volonté  dans  la  vie  végétative,  et  de  limiter  la  sphère  de 
l'intelligence  à  la  vie  animale.  La  vie  animale  n'est  que 
le  développement  de  la  vie  organique;  mais  elle  comprend 
aussi  bien  la  volonté  que  l'intellect;  ce  qu'il  y  a  d'incons- 
cient en  nous  peut  avoir  son  origine  au-dessous,  c'est-à-dire 
dans  la  vie  viscérale  et  végétative;  mais  cela  est  aussi  vrai 
de  ce  que  nous  appelons  intelligence  que  de  ce  que  nous 
appelons  volonté. 

Peu  importe  d'ailleurs  ici  la  vérité  intrinsèque  de  la  doc- 
trine; le  seul  point  que  nous  ayons  tenu  à  mettre  en  lumière, 
ce  sont  les  origines  françaises  de  la  philosophie  de  Scho- 
penhauer. Cette  philosophie,  dans  sa  partie^objective,  peut 
se  ramener  à  deux  propositions.  La  première,  c'est  que  les 
différentes  forces  de  la  nature,  gravitation,  cohésion,  affi- 
nité, instinct,  sont,  en  essence,  identiques  à  ce  que  nous 
avons  appelé  la  volonté.  Or  nous  avons  retrouvé  cette  pro- 
position fondamentale  dans  Cabanis.  La  seconde,  c'est  que 
la  volonté  est  profondément  séparée  de  l'intelligence  et 
qu'elle  est  antérieure  à  l'intelligence  ;  la  volonté  est  la  chose 
en  soi,  la  substance  qui  s'apparaît  à  elle-même  subjective- 
ment sous  forme  d'intelligence.  Or,  cette  seconde  doctrine, 

II.  29 


450  APPENDICE.    -   ÉTUDES   CRITIQUES 

Schopenhaiier  la  retrouve  lui-même  dans  la  distinction  des 
deux  vies,  vie  organique  et  vie  animale,  qui  est  le  fond  du 
livre  de  Bichat  :  c'est  la  traduction  physiologique  de  son 
système.  Ce  système,  au  moins  dans  sa  partie  objective,  a 
donc  sa  double  raison  dans  la  physiologie  française.  Quelle 
que  soit  la  valeur  de  ces  idées,  c'est  de  chez  nous  qu'elles 
sont  venues;  c'est  à  nos  propres  philosophes  qu'il  faut  en 
faire  honneur  :  c'est  ce  qu'oublient  trop  souvent  les  admi- 
rateurs intempestifs  de  tout  ce  qui  vient  de  l'Allemagne. 
Nous  exaltons  Schopenhauer,  nous  avons  oublié  Cabanis  et 
Bichat.  Schopenhauer  lui-môme  a  été  plus  juste  que  nous. 
Si  c'était  ici  le  lieu,  nous  pourrions  faire  voir  que,  dans 
l'engouement  excité  parmi  nous  par  la  psychologie  anglaise 
contemporaine,  il  y  a  la  même  ingratitude  envers  nos  pro- 
pres penseurs.  Quiconque  voudra  étudier  avec  soin  l'école 
idéologique  et  physiologique  française  du  commencement 
de  ce  siècle,  Destutt  de  Tracy,  Gérando,  Maine  de  Biran, 
Ampère,  et  encore  Cabanis  et  Bichat,  et  môme  Cardaillac 
et  Garnier,  y  trouvera,  comme  on  l'a  vu  plus  haut,  maintes 
propositions  qui  nous  reviennent  aujourd'hui  d'Angleterre. 
Nos  historiens  de  psychologie  anglaise  et  de  psychologie 
allemande  devraient  bien  un  jour  découvrir  qu'il  y  a  eu  une 
psychologie  française.  Est-ce  trop  que  leur  demander,  lors- 
qu'ils auront  fait  le  tour  du  monde,  de  vouloir  bien  s'inté- 
resser quelque  peu  à  leur  propre  pays? 


LA   PHILOSOPHIE   DE   LA   CONTINGENCE 


M.    EMILE    BOUTROUX 

A  la  philosophie  de  la  liberté  de  M.  Secrétan  se  rattache 
la  doctrine  d'un  de  nos  philosophes  français  les  plus  distin- 
gués, qui  professe  aujourd'hui  avec  éclat  l'histoire  de  la  phi- 
losophie à  la  faculté  des  lettres  de  Paris.  Sa  doctrine  peut 
être  résumée  sous  ce  titre  :  Philosophie  de  la  contingence. 

Le  point  de  vue  où  ce  philosophe  s'est  placé  est  des  plus 
ingénieux.  Tandis  que,  d'ordinaire,  tout  le  poids  de  la  cri- 
tique porte  sur  l'idée  de  liberté,  comme  si  la  nécessité  était 
une  chose  très  claire  et  très  évidente,  M.  Emile  Boutroux,  par 
une  manœuvre  habile  et  une  sorte  de  mouvement  tournant, 
s'est  placé  au  point  de  vue  opposé  et  a  pris  directement  à 
partie  l'idée  de  nécessité. 

Il  s'est  efforcé  de  démontrer  qu'à  tous  les  degrés  de  l'é- 
chelle de  l'être,  depuis  les  rapports  purement  logiques  qui 
portent  sur  le  possible  jusqu'à  l'homme  et  aux  parties  les 
plus  élevées  et  les  plus  complexes  de  la  nature  humaine, 
nulle  part  on  ne  trouve  de  nécessité  réelle  ;  que  cette  idée 
n'a  aucun  type,  aucune  confirmation  dans  l'expérience.  Sans 
doute  l'auteur  ne  conclut  pas  de  là  immédiatement  à  la 
liberté;  car  autre  chose  est  la  liberté,  autre  chose  est  la 
contingence.  Mais  ce  qui  résulte  cependant  de  sa  déduction, 
c'est  que  la  liberté,  si  elle  existe,  n'apparaît  plus  à  l'état  de 
miracle  et  de  contresens  au  milieu  d'un  monde  voué  à  la 
fatalité,  mais  qu'elle  peut  avoir  sa  place  sans  contradiction 
dans  un  monde  contingent.  Ainsi,  tandis  que  Kant,  par  exem- 


452  APPENDICE.  —  ÉTUDES   CRITIQUES 

pie,  considérant  la  nature  comme  toute  dominée  par  le  mé- 
canisme, et  le  mécanisme  comme  la  condition  sine  qud  non 
de  la  science,  était  obligé  de  couper  la  nature  des  choses  en 
deux,  abandonnant  à  la  science  le  monde  des  phénomènes, 
comme  une  pure  apparence  de  notre  esprit,  et  reléguant  dans 
un  autre  monde  inaccessible  le  prodige  de  la  liberté,  notre 
auteur,  au  contraire,  restitue  à  la  liberté  sa  place  dans  le 
monde  réel,  et  par  le  môme  coup  restitue  à  ce  monde  la 
réalité  objective.  Le  dualisme  de  Kant  se  trouve  donc  écarté, 
et  l'antinomie  de  la  science  et  de  la  morale  est  conjurée.  On 
ne  peut  nier  la  valeur  de  ce  point  de  vue.  Suivons-en  main- 
tenant le  développement. 

L'auteur  emploie  une  méthode  que  l'on  peut  appeler  syn- 
thétique ou  descendante.  11  va  de  l'abstrait  au  concret,  du 
possible  au  réel,  puis  traverse  les  dill'érents  degrés  de  la  réa- 
lité en  passant  toujours  du  simple  au  composé  et  du  plus 
abstrait  au  moins  abstrait.  Par  exemple,  il  part  de  la  néces- 
sité logique,  il  essaye  de  prouver  que  cette  nécessité,  môme 
celle  du  syllogisme  par  exemple,  n'est  encore  qu'une  néces- 
sité relative.  De  la  nécessité  logique  il  passe  à  l'idée  de  l'être, 
non  pas  à  l'idée  d'être  en  soi,  d'être  absolu,  de  principe  des 
choses,  mais  à  l'existence  réelle,  concrète,  à  l'existence  don- 
née dans  la  nature.  Pour  prouver  qu'une  telle  existence  est 
nécessaire,  il  faudrait  pouvoir  la  déduire  à  priori  du  possible  ; 
mais  nous  n'avons  aucun  moyen  de  conclure  le  réel  du  pos- 
sible. De  l'idée  de  l'être  en  général,  il  passe  à  l'idée  des  dif- 
férents êtres,  c'est-à-dire  aux  genres  et  aux  espèces  ;  et  il 
montre,  comme  précédemment,  que  l'on  ne  peut  pas  plus 
conclure  de  l'être  en  général  aux  différents  genres  de  l'être, 
ni  à  leurs  divisions  ou  à  leurs  subdivisions.  Jusqu'ici  nous 
sommes  toujours  dans  l'être  indéterminé  :  passons  à  l'être 
déterminé.  Le  premier  mode  d'existence  de  ce  genre  d'être, 
c'est  la  matière  :  c'est  sous  cette  forme  que  l'existence  nous 
apparaît  tout  d'abord.  La  matière  nous  conduit  aux  corps. 
La  matière  est  la  substance  des  corps,  l'étoffe  dont  ils  sont 
faits.  Les  corps  sont  les  diverses  spécifications  de  la  matière. 


LA   PHILOSOPHIE  DE   LA   CONTINGENCE  453 

et  c'est  une  question  de  savoir  si,  en  passant  de  la  matière 
aux  corps,  on  va  du  même  au  même,  et  s'il  ne  s'y  ajoute  pas 
quelque  chose  de  nouveau.  Continuant  toujours  selon  la 
môme  méthode,  l'auteur  passe  des  êtres  inorganiques  anc- 
êtres organisés,  et  enfin  à  l'homme,  et,  dans  l'homme,  des 
facultés  élémentaires  jusqu'aux  facultés  les  plus  élevées.  A 
tous  ces  degrés  il  montre  que  l'état  nouveau  ne  peut  se 
déduire  du  précédent,  et  qu'il  n'y  a  nulle  part  de  nécessité 
dans  ce  développement  ascensionnel  des  choses. 

A  cette  méthode  générale,  l'auteur  ajoute,  pour  chaque 
question  en  particulier,  un  mode  d'argumentation  toujours 
le  môme.  A  chaque  passage  il  se  demande  :  1°  si  cette  liai- 
son de  l'antécédent  au  conséquent  est  une  liaison  analytique, 
le  conséquent  étant  contenu  logiquement  dans  l'antécédent  ; 
2°  si  c'est  une  liaison  synthétique  à  priori  dans  le  sens  que 
Kant  donne  à  cette  expression  ;  3°  si  c'est  une  expérience  de 
fait.  La  liaison  n'étant  établie  ni  par  la  déduction  analytique, 
ni  par  la  synthèse  à  priori,  ni  par  l'expérience,  il  s'ensuit 
qu'elle  n'existe  pas.  Tel  est  le  mode  d'argumentation  de  l'au- 
teur, aussi  ingénieux  que  rigoureux.  Insistons  surtout  sur  le 
passage  du  possible  au  réel  qui  domine  toute  la  question. 

Sans  doute,  en  un  sens,  il  n'y  a  dans  l'être  réel  rien  de 
plus  que  dans  le  possible,  et  c'est  le  cas  de  rappeler  cette 
réflexion  de  Kant  que  cent  thalers  pensés  sont  égaux  à  cent 
thalers  réels;  car  il  n'y  a  rien  de  plus  dans  ceux-ci  que  dans 
ceux-là.  Le  possible  est  la  matière  dont  la  chose  est  faite. 
Mais  l'être  ainsi  ramené  au  possible  est  pui^ement  idéal  ;  et 
pour  arriver  au  réel,  il  faut  y  ajouter  un  élément  nouveau, 
à  savoir  l'existence.  En  eux-mêmes  tous  les  possibles  préten- 
dent également  à  être  ;  et  à  priori  il  n'y  a  pas  de  raison  pour 
qu'un  possible  se  réalise  de  préférence  à  un  autre;  nul  fait 
n'est  possible  sans  que  le  contraire  le  soit  également.  Si  donc 
les  possibles  restent  livrés  à  eux-mêmes,  tout  flottera  éga- 
lement entre  l'être  et  le  non-être,  rien  ne  passera  de  la 
puissance  à  l'acte.  Aussi,  bien  loin  que  le  possible  contienne 
l'être,  c'est  l'être  qui  contient  le  possible  et  quelque  chose 


454  APPENDICE.  —   ÉTUDES  CRITIQUES 

de  plus,  à  savoir  la  réalisation  d'un  contraire  de  préférence 
à  l'autre,  l'acte  proprement  dit.  L'être  est  la  synthèse  de  ces 
deux  termes  (puissance  et  acte),  et  cette  synthèse  est  irré- 
ductible. 

Mais  ce  qui  ne  peut  être  l'objet  d'une  déduction  analyti- 
que peut  être  donné  à  l'esprit  dans  une  synthèse  à  priori. 
Peut-être  l'esprit  affirme-t-il  à  priori,  en  vertu  d'une  loi 
nécessaire,  que  le  possible  doit  passer  à  l'acte,  que  quelque 
chose  doit  se  réaliser.  En  effet,  les  deux  termes  de  cette 
synthèse,  à  savoir  le  possible  et  le  réel,  sont  deux  termes  à 
priori;  car  le  possible  n'est  pas  donné  dans  l'expérience  : 
toute  expérience  porte  sur  le  réel;  le  possible  n'est  que  dans 
l'esprit;  de  l'autre  côté,  l'idée  du  réel  n'est  pas,  il  est  vrai, 
absente  de  l'expérience,  car  c'est  sur  le  réel  qu'elle  porte; 
mais  le  réel  ici  signifie  tout  le  réel,  la  totalité  du  réel  ;  or  l'ex- 
périence ne  peut  donner  aucune  totalité. 

Maisce  n'est  là  qu'une  apparence,  et  l'auteur  s'efforce  de 
démontrer  que  ni  l'idée  du  possible,  ni  celle  môme  de  totalité 
ne  sont  incapables  de  nous  être  données  expérimentalement. 
En  effet,  pour  ce  qui  est  du  possible,  l'idée  même  du  chan- 
gement des  choses,  leur  perpétuelle  variété  et  mobilité,  la 
contradiction  des  sens  dans  le  même  individu  et  la  diversité 
des  impressions  dans  des  individus  ditTérents,  tout  nous 
amène  à  concevoir  le  phénomène  comme  relatif,  et  par  con- 
séquent comme  pouvant  être  autrement  qu'il  n'est.  En  géné- 
ralisant et  multipliant  les  observations,  l'idée  du  possible 
en  général  se  forme  dans  notre  esprit  et  se  dépouille  de  plus 
en  plus  de  tout  contenu  particulier.  Quant  à  l'idée  de  tota- 
lité, il  ne  peut  pas  être  question  d'un  tout  actuel,  d'une 
somme  complète  actuellement  donnée.  Kant,  dans  sa  thèse 
des  antinomies,  nous  a  démontré  qu'on  ne  peut  concevoir  le 
monde  ni  comme  un  tout  fini  ni  comme  un  tout  infini.  Il 
reste  que  l'idée  de  totalité  du  réel  n'est  que  le  fait  en  général, 
l'idée  générale  du  fait,  c'est-à-dire  un  terme  d'une  exten- 
sion indéfinie;  et  sous  cette  forme  il  n'y  a  aucune  impossi- 
bilité à  ce  que  cette  idée  soit  donnée  dans  l'expérience.  Ainsi, 


LA   PHILOSOPHIE   DE   LA  CONTINGENCE  4o5 

les  deux  termes  n'étant  ni  l'un  ni  l'autre  à  priori,  le  rapport 
des  deux  termes  ne  l'est  pas  davantage. 

Quant  à  l'expérience,  elle  ne  peut  nous  découvrir  une  vé- 
ritable nécessité,  pas  même  une  nécessité  de  fait,  puisque 
beaucoup  de  choses  qui  ont  existé,  et  qui  sont  par  conséquent 
possibles  et  susceptibles  de  passer  à  l'acte,  peuvent  rester  à 
l'état  de  possibles,  sans  que  rien  ne  nous  autorise  à  supposer 
qu'elles  se  réaliseront  de  nouveau. 

Ainsi  l'actuel  n'est  pas  la  conséquence  nécessaire  du  pos- 
sible. Mais  si  son  «  existence  »  n'est  pas  nécessaire,  en  est- 
il  de  même  de  sa  «  nature  »?  Le  monde  n'est-il  pas  soumis  à 
une  loi  d'inflexible  nécessité,  loi  que  l'on  formule  de  diverses 
manières  :  par  exemple,  rien  n'arrive  sans  cause;  ou  bien, 
tout  est  un  eifet,  et  un  effet  proportionné  à  la  cause;  ou 
encore,  rien  ne  se  perd,  rien  ne  se  crée;  la  quantité  d'être 
reste  immuable?  C'est  la  loi  de  causalité.  L'auteur  ne  craint 
pas  de  soumettre  cette  loi  à  la  critique;  et  il  essaye  de  démon- 
trer qu'elle  n'a  pas  le  caractère  de  nécessité  inflexible  qu'on 
lui  attribue. 

Et  d'abord,  cette  loi  est -elle  à  priori?  Sans  doute,  si  par 
cause  on  entend  l'idée  de  puissance,  de  pouvoir  créateur, 
et  si  on  établit  entre  la  cause  et  l'elfet  un  rapport  de  géné- 
ration, de  telle  sorte  que  l'effet  sorte  en  quelque  sorte  de  la 
cause,  sans  doute  alors  la  loi  de  causalité  peut  être  à  priori; 
car  où  l'expérience  nous  donne-t-elle  un  pouvoir  créateur? 
où  donne-t-elle  l'exemple  d'une  véritable  génération  de  la 
cause  à  l'effet?  Mais  la  loi  de  causalité  ainsi- entendue  n'est 
nullement  celle  qui  est  impliquée  dans  la  connaissance  du 
monde  sensible  :  l'idée  même  d'une  cause  génératrice  ne  ser- 
virait à  rien  au  savant.  L'auteur  adopte  donc  la  signification 
du  mot  cause  donnée  par  l'école  empirique  et  telle  qu'elle  est 
entendue  par  les  savants  ;  cause  ne  signifie  dans  ce  cas  que 
«  condition  immédiate  ».  Le  savant  n'a  aflaire  qu'à  l'ordre 
des  phénomènes,  et  non  pas  à  une  entité  métaphysique  étran- 
gère à  l'expérience. 
Soit,  dira-t-on;  mais  ce  lien  delà  cause  et  de  l'effet,  même 


4-;6  APPENDICE.   —  ÉTUDES  CRITIQUES 

entendu  comme  une  simple  liaison  et  ordre,  n'en  est-il  pas 
moins  quelque  chose  de  nécessaire?  C'est  ici  Kant  qui  répond 
à  Hume.  La  causalité  n'est  qu'une  succession  de  phénomè- 
nes, mais  une  succession  imposée  par  les  lois  de  notre  esprit. 

Mais  l'auteur  fait  observer  qu'il  y  a  là  un  élément  que  la 
science  ne  réclame  pas  :  c'est  l'idée  de  nécessité.  Le  savant  a 
besoin  d'un  ordre,  cela  est  vrai;  mais  il  lui  suffit  d'un  ordre 
invariable  :  qu'il  soit  nécessaire  ou  non,  cela  lui  est  indiffé- 
rent. Or,  le  principe  qu'un  changement  succède  toujours  à  un 
autre  changement  (et  c'est  à  cela  que  se  réduit  le  principe 
de  causalité  entendu  scientifiquement),  c'est  là  une  opinion 
qui  s'est  formée  peu  à  peu  et  par  l'expérience.  Car,  à  l'ori- 
gine, l'homme  croyait  à  des  commencements  absolus,  à  des 
passages  subits  du  néant  à  l'être.  Ce  n'est  que  l'expérience 
qui  lui  a  appris  qu'il  n'en  était  pas  ainsi.  Donc,  le  principe 
de  causalité  n'est  pas  une  loi  absolue  imposée  par  l'esprit 
aux  choses. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ce  rapport  invariable  entre 
les  phénomènes  établit,  sinon  une  nécessité  interne  que  l'on 
ne  peut  pas  saisir,  au  moins  une  nécessité  de  fait  :  celle-ci 
n'est  que  le  symbole  de  celle-là.  Ne  s'ensuit-il  pas  que  le  prin- 
cipe d'une  liaison  nécessaire  mérite  toute  confiance  au  point 
de  vue  pratique,  et  que,  môme  au  point  de  vue  théorique, 
il  est  plus  vraisemblable  que  son  contraire?  L'auteur  recon- 
naît que,  pour  contredire  cette  présomption,  il  faudrait  éta- 
blir que  dans  l'expérience  il  y  a  un  désaccord  quelconque 
entre  ce  qu'il  appelle  le  postula tum  de  la  science  et  la  réa- 
lité :  car  serait-il  vraisemblable  que  des  êtres  contingents 
dans  leur  essence  ne  se  manifestassent  que  par  des  succes- 
sions invariables?  Si  les  ombres  de  Platon  se  suivent  dans 
un  ordre  immuable,  c'est  que  les  personnages  que  ces 
ombres  représentent  se  suivent  dans  le  même  oidre.  11  fau- 
drait donc,  pour  établir  à  la  rigueur  la  thèse  de  la  contin- 
gence, pouvoir  montrer  que  l'ordre  invariable  des  phéno- 
mènes n'est  lui-même  qu'une  ajjparence.  L'auteur  reconnaît 
que  l'expérienee  ne  nous  montre  rien  de  semblable;   mais 


LA   PHILOSOPHIE  DE   LA  CONTINGENCE  457 

il  affirme  qu'elle  ne  peut  pas  prouver  le  contraire.  Il  s'appuie 
sur  ce  qu'il  appelle  rindétermination  des  phénomènes. 

«  Toute  constatation  expérimentale  se  réduit,  en  définitive, 
à  resserrer  la  valeur  de  l'élément  mesurable  entre  des  limites 
aussi  rapprochées  que  possible.  Jamais  on  n'atteint  le  point 
précis  où  le  phénomène  commence  et  finit  réellement.  On  ne 
peut  affirmer  d'ailleurs  qu'il  existe  de  pareils  points,  sinon 
peut-èlre  dans  des  instants  indivisibles,  hypothèse  vraiment 
contraire  à  la  nature  du  temps.  Ainsi  nous  ne  voyons  que  les 
contenants  des  choses,  non  les  choses  elles-mêmes.  Nous 
ne  savons  pas  si  les  choses  occupent  dans  leur  contenant 
(l'espace  et  le  temps)  des  places  assignables.  A  supposer 
que  les  phénomènes  fussent  indéterminés  dans  une  certaine 
mesure  seulement,  laquelle  pourrait  dépasser  la  portée  de 
nos  grossiers  moyens  d'information,  les  choses  n'en  seraient 
pas  moins  exactement  telles  que  nous  les  voyons.  On  prête 
donc  aux  choses  une  détermination  hypothétique  quand  on 
prend  au  pied  de  la  lettre  le  principe  que  tel  phénomène  est 
lié  à  tel  phénomène.  Le  terme  de  tel  phénomène,  dans  son 
sens  strict,  n'exprime  pas  un  concept  expérimental  et  répu- 
gne peut-être  aux  conditions  mêmes  de  l'expérience.  » 

Cette  doctrine  de  la  contingence  se  complète  et  s'achève 
par  une  doctrine  de  la  liberté.  La  liberté  est  à  l'origine  des 
choses  et  elle  est  la  source  de  la  contingence.  Dieu  se  crée 
lui-même.  Cette  doctrine,  empruntée  à  un  célèbre  philoso- 
phe suisse,  M.  Secrétan,  qui  l'a  empruntée  lui-même  à  la 
dernière  philosophie  de  Schelling,  n'est  ici  qu'à  l'état  d'es- 
quisse. Elle  est  le  terme  où  l'on  doit  aboutir  ;  mais  c'est  là 
une  philosophie  nouvelle,  au  seuil  de  laquelle  nous  devons 
rester,  et  où  l'auteur  n'avait  pas  pour  objet  de  nous  faire  pé- 
nétrer. C'est  un  étage  supérieur.  Elle  n'est  indiquée  que  pour 
nous  faire  entrevoir  comment  de  la  liberté  résulte  un  monde 
essentiellement  contingent.  La  conclusion  finale,  c'est  qu'il 
n'y  a  pas  de  nécessité  brute  :  un  tel  résultat  donne  au  travail 
de  M.  Boutroux  une  valeur  tout  à  fait  exceptionnelle. 


438  APPENDICE.   -   ÉTUDES  CUITIQUES 

La  doctrine  de  la  contingence  telle  que  nous  venons  de 
l'exposer  nous  jette  dans  une  certaine  perplexité.  Par  certains 
côtés,  en  efîet,  cette  œuvre  nous  séduit  et  nous  agrée  ;  par 
d'autres,  au  contraire,  elle  nous  trouble  et  nous  inquiète.  Par 
certains  côtés,  en  effet,  elle  semble  venir  à  l'appui  d'une  phi- 
losophie conservatrice,  dont  nous  avons  tous  besoin  aujour- 
d'hui ;  par  d'autres,  au  contraire,  elle  nous  semble  par  trop 
favoriser  le  mouvement  critique  et  dissolvant  de  la  philoso- 
phie contemporaine. 

Voici,  par  exemple,  les  avantages  que  présente  la  théorie 
de  M.  Boutroux  sur  la  contingence  de  la  nature  : 

1°  Elle  rend  la  liberté  possible.  En  effet,  la  difficulté  fon- 
damentale contre  la  doctrine  de  la  liberté  est  celle-ci  :  com- 
ment la  liberté  est-elle  possible  dans  un  monde  voué  à  la 
nécessité?  Si,  au  contraire,  le  monde  est  contingent,  non  seu- 
lement dans  son  origine,  mais  dans  sa  nature  et  dans  ses  lois, 
il  reste  un  jeu  libre  aux  phénomènes,  et  la  liberté  peut  s'y 
insérer,  s'y  faire  une  place  sans  contradiction. 

2°  Elle  rend  possible  l'existence  de  l'esprit.  En  effet,  elle 
nous  montre  qu'à  tous  les  degrés  de  l'échelle  de  la  nature  il 
y  a  des  hiatus,  et  qu'aucun  des  degrés  de  cette  évolution  ne 
peut  sortir,  par  voie  de  développement  nécessaire,  des  degrés 
inférieurs  ;  par  exemple,  que  d'une  malière  sans  conscience 
ne  peut  naître  une  conscience  ;  que  de  la  rencontre  des  cons- 
ciences diffuses  ne  peut  pas  naître  l'unité  du  moi  ;  que  l'ac- 
tion n'est  pas  la  résultante  des  motifs,  qu'il  faut  y  ajouter 
le  consentement  aux  motifs,  etc.  En  un  mot,  l'auteur  se 
prononce  contre  la  loi  de  continuité  entendue  dans  un  sens 
littéral  et  matériel,  et  qui  ramène  tout  à  l'élément  le  plus 
indéterminé.  Rien  ne  paraît  plus  contraire  à  la  vie  et  à  la 
diversité  qu'il  y  a  dans  l'univers. 

3°  Celle  doctrine  est  favorable  à  l'idée  de  progrès.  Elle 
montre  qu'à  chaque  instant  il  se  produit  quelque  chose  de 
nouveau  dans  l'univers.  Si  l'auteur  a  raison,  le  progrès  se 
fait  par  addition  successive,  et  non  par  complication  d'élé- 
ments antérieurs.  Ce  n'est  pas  une  évolulion  purement  mé- 


LA  PHILOSOPHIE   DE   LA  CONTINGENCE  439 

caniqiie,  soumise  au  principe  de  la  conservation  de  la  force 
et  de  la  matière,  et  qui  se  résout  en  une  action  toujours 
la  même  sous  des  formes  diflérentes  :  ce  sera  une  évolution 
intelligente  dirigée  par  la  loi  de  la  finalité  et  se  dévelop- 
pant toujours  dans  le  sens  du  mieux.  Appliquez  ce  principe 
à  la  société,  vous  rencontrez  la  doctrine  de  la  perfectibilité, 
si  réconfortante,  pourvu  qu'elle  n'aboutisse  pas  à  l'idée  d'un 
progrès  fatal  et  aveugle.  Dès  lors,  on  entrevoit  un  but,  un 
avenir  pour  l'humanité  ;  et  la  morale  n'est  plus  que  le  com- 
plément et  l'achèvement  conscient  du  mouvement  général 
de  la  nature. 

Tels  sont  les  grands  côtés  de  la  philosophie  de  la  contin- 
gence. Mais  il  semble  que  ces  avantages  soient  achetés  bien 
cher,  et  par  un  sacrifice  qui  nous  créera  peut-être  autant 
d'embarras  que  nous  en  voulions  éviter.  C'est  le  sacrifice  du 
principe  de  causalité.  Peut-être,  pour  sauver  la  liberté,  aura- 
t-on  ébranlé  la  certitude.  En  relâchant  le  principe  de  causa- 
lité, en  lui  ôtant  quelque  chose  de  sa  rigidité  impérieuse, 
il  semble  que  l'on  nous  introduise  dans  un  monde  d'à  peu 
près  011  rien  n'est  absolument  stable.  C'est  une  sorte  de  doc- 
trine du  clhiamen  à  Fimilation  de  la  doctrine  épicurienne; 
et  est-ce  plus  solide  que  la  doctrine  du  clinamen?  Une  fois 
l'indéterminé  posé  comme  principe,  quelle  garantie  a-t-on 
de  la  fixité  et  de  l'immutabilité  des  choses?  Faut-il  osciller 
sans  cesse  d'une  extrémité  à  l'autre,  et,  pour  écarter  le  fata- 
lisme, risquer  de  tomber  dans  le  scepticisme  ?  Tel  est  l'état  de 
trouble  et  d'anxiété  oii  nous  jette  la  thèse  de  k  contingence. 
Regardons-y  de  plus  près. 

Deux  sortes  de  difficultés  peuvent  être  élevées  à  propos  de 
cette  doctrine.  Les  unes  porteraient  sur  la  thèse  elle-même, 
sur  le  fond  de  la  doctrine  ;  les  autres  porteraient  plutôt  sur 
l'interprétation  de  la  doctrine,  sur  le  sens  qu'il  faut  lui  donner. 

Sur  le  premier  point,  on  peut  dire  que  cette  doctrine  repose 
sur  une  hypothèse,  et  une  hypothèse  gratuite  que  rien  ne  jus- 
tifie dans  l'expérience.  Cette  hypothèse,  c'est  que,  dans  le  fond 
des  choses,  les  phénomènes  sont  indéterminés;  c'est  que  là  où 


460  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRIÏIQLES 

il  nous  semble  que  tel  phénomène  succède  à  tel  phénomène, 
ce  n'est  jamais  un  phénomène  absolument  identique,  mais 
seulement  à  peu  près  semblable;  que,  lorsqu'il  nous  semble 
que  telle  quantité  répond  à  telle  quantité,  ce  n'est  jamais  la 
môme  quantité  précise  qui  a  lieu,  mais  une  quantité  diffé- 
rente, quoiqu'elle  ne  diffère  que  très  peu;  enfin,  quand  nous 
disons  que  tel  mouvement  doit  se  produire  dans  telle  direc- 
tion et  avec  telle  vitesse,  ce  n'est  jamais,  à  la  rigueur,  ni  la 
même  direction  ni  la  même  vitesse,  mais  une  direction  voi- 
sine et  une  vitesse  très  peu  dissemblable,  mais  enfin  dissem- 
blable. C'est  là  ce  que  l'auteur  appelle  la  contingence  des  lois 
de  la  nature,  et  il  dit  que  l'expérience  ne  peut  pas  prouver  qu'il 
n'en  est  pas  ainsi.  Mais  elle  ne  peut  pas  prouver  davantage  qu'il 
en  est  ainsi.  L'expérience,  à  la  vérité,  ne  nous  donne  que  des 
à  peu  près,  des  moyennes,  mais  il  y  a  toujours  quelque  cause 
qui  explique  ces  irrégularités  apparentes.  Une  planète  ne  se 
meut  pas  rigoureusement  dans  l'orbite  indiquée  par  la  théo- 
l'ie  ;  mais  c'est  qu'il  y  a  une  autre  planète  qui  agit  sur  elle  et 
qui  la  détourne  ;  et  la  difTérence  est  précisément  celle  qu'exige 
la  présence  de  cette  planète;  et  ainsi  l'exception  confirme  la 
règle.  Il  en  est  probablement  de  même  dans  tous  les  cas  où 
la  loi  semble  en  défaut  :  les  nombres  trouvés  par  les  expéri- 
mentateurs quand  ils  veulent  mesurer  une  quantité,  ne  sont 
jamais  les  mêmes.  Par  exemple,  pour  l'équivalent  mécanique 
de  la  chaleur,  Joule  trouve  un  nombre,  et  Meyer  en  trouve 
un  autre;  et  depuis  on  paraît  s'être  rapproché  davantage 
du  vrai  nombre,  mais  toujours  avec  des  erreurs  et  des  diffé- 
rences. Mais  ces  erreurs  tiennent  sans  doute  à  l'entrelace- 
ment des  causes  et  des  lois  dans  la  nature  ;  et,  comme  l'a  dit 
llousseau,  «  l'absence  de  précision  vient  précisément  de  la 
pi'écision  :  par  exemple,  de  ce  grain  infinitésimal  de  plomb 
(|ui  est  caché  sous  l'un  des  deux  poids.  »  On  essaye  d'isoler 
les  causes  les  unes  des  autres,  mais  on  ne  peut  arriver  à  un 
isolement  complet;  et  c'est  ce  qui  fait  que,  dans  chaque  cas 
particulier,  il  y  a  toujours  quelque  circonstance  qui  trouble 
le  résultat. 


LA  PHILOSOPHIE   DE   LA   CONTINGENCE  461 

Sans  cloute  l'expérience  ne  peut  atteindre  les  derniers  phé- 
nomènes, et  cette  impossibilité  laisse  le  champ  libre  aux 
deux  théories  ;  mais  si  l'indéterminé  était  la  règle  et  l'es- 
sence des  phénomènes,  il  semble  qu'à  mesure  qu'on  avance 
vers  l'infiniment  petit,  on  devrait  trouver  plus  d'indétermi- 
nation. Il  n'en  est  pas  ainsi,  et  la  science  parvient  à  fixer  des 
nombres  à  un  degré  de  profondeur  absolument  inaccessible 
à  l'expérience  vulgaire  ;  l'analyse  va  à  une  précision  de  plus 
en  plus  grande,  et  elle  nous  ote  tout  espoir  de  trouver  jamais 
l'indéterminé  par  l'expérience. 

Nous  nous  bornerons  à  ces  observations  sur  la  théorie 
considérée  en  elle-même;  car  notre  but  n'est  pas  d'écarter 
cette  théorie.  Nous  la  considérons  comme  plausible  et  accep- 
table, quoique  non  démontrée  ;  mais  le  principal,  à  nos  yeux, 
c'est  l'interprétation  qu'il  faudra  lui  donner. 

Tout  le  noîud  de  la  doctrine  de  l'auteur  est  dans  la  théorie 
de  la  causalité.  11  entend  la  causalité  exclusivement  dans  le 
sens  de  David  Hume  et  de  Stuart  Mill.  «  La  cause,  dit-il, 
c'est  la  condition  des  phénomènes.  »  C'est  la  seule  dont  il  soit 
question  dans  les  sciences,  la  seule  dont  il  soit  question  ici. 
Que  cette  loi  de  causalité  soit  purement  empirique,  c'est  ce 
que  prétend  l'aateur;  car,  dit-il,  très  longtemps  le  genre 
humain  a  cru  à  des  commencements  absolus,  à  des  phéno- 
mènes sans  antécédents  et  par  conséquent  sans  causes.  Telle 
est  la  base  de  la  théorie. 

Mais  n'y  a-t-il  pas  une  autre  loi  de  causalité  que  celle  que 
nous  venons  de  rappeler?  L'auteur  fait  allusion  à  cette  autre 
loi,  à  cet  autre  principe,  mais  c'est  pour  l'écarter  immédiate- 
ment. «  Si  par  cause,  dit-il,  on  entend  puissance  créatrice,  et 
si  le  rapport  de  cause  à  effet  est  un  rapport  de  génération,  un 
tel  principe  serait  certainement  à  priori  ;  mais  ce  principe 
ainsi  entendu  n'est  pas  celui  qui  est  impliqué  dans  la  con- 
naissance du  monde.  L'idée  d'une  cause  génératrice  ne  ser- 
virait de  rien  dans  l'explication  de  la  nature.  »  Gomment  faut- 
il  entendre  ce  passage?  Cette  exclusion  de  la  cause  à  priori 
est-elle  une  exclusion  relative  et  provisoire,  ou  une  exclu- 


462  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

sion  absolue?  L'auteur  veut-il  dire  simplement  qu'au  point 
de  vue  scientifique,  c'est-à-dire  des  sciences  expérimentales, 
il  n'y  a  pas  d'autre  cause  que  la  cause  empirique,  à  savoir 
l'antécédent  immédiat,  ce  qui  ne  voudrait  pas  dire  qu'à  un 
autre  point  de  vue,  au  point  de  vue  métaphysique,  la  cause 
ne  pourrait  pas  être  entendue  autrement?  Ou  Lien,  au  con- 
traire, veut-il  dire,  d'une  manière  absolue,  que  la  cause  enten- 
due comme  pouvoir  générateur  ou  créateur  est  une  notion 
vide,  nulle,  à  exclure  comme  entité  scolastique,  comme 
chose  en  soi? 

Suivant  que  l'on  admettra  l'une  ou  l'autre  interprétation, 
la  thèse  de  l'auteur  prendra  deux  significations  toutes  difîé- 
rentes.  Dans  le  second  cas,  en  ellet,  dans  le  cas  de  l'exclusion 
absolue,  nous  sommes  ramenés  purement  et  simplement  à 
l'empirisme  proprement  dit,  à  celui  de  Ilume  et  de  Mill; 
nous  n'avons  pas  môme  la  ressource  de  nous  réfugier  dans 
la  thèse  de  Kant;  car  l'auteur  a  expressément  écarté  ce  point 
de  vue,  comme  inutile,  selon  lui,  à  la  conception  scientifique 
du  monde.  Donc,  si,  d'un  autre  côté,  il  n'admet  pas  la  cause 
comme  chose  en  soi,  nous  voilà  réduits  au  phénoménisme,  à 
moins  d'un  retour  ultérieur  par  la  morale,  procédé  imité  de 
Kant,  et  qui  nous  parait  très  contestable  en  philosophie. 

On  pourrait  môme  pousser  l'argument  plus  loin,  et  sou- 
tenir que  l'auteur  n'a  absolument  rien  établi  de  nouveau  : 
car,  que  les  lois  de  la  nature  soient  contingentes,  c'est-à- 
dire  non  nécessaires,  dans  le  sens  où  il  le  dit,  c'est  ce  que  les 
empiristes  n'ont  jamais  nié;  c'est  ce  qu'ils  ont,  au  contraire, 
expressément  affirmé.  Pour  eux,  le  terme  de  nécessité  n'est 
pas  un  concept  plus  légitime  et  plus  autorisé  que  le  terme 
de  liberté:  il  faut  proscrire  l'un  et  l'autre  de  la  langue  scien- 
tifique'. 

On  n'a  donc  rien  établi  pour  la  liberté,  en  démontrant 
qu'il  n'y  a  pas  de  nécessité  dans  les  choses.  Mais,  en  re- 
vanche, n'a-t-on  pas  ébranlé  la  certitude?  N'est-ce  pas  porter 

1.  Voir  Baiu,  Émotions  et  Volonté,  p.  470  do  la  traducliou  française. 


LA   PHILOSOPHIE   DE   LA   CONTINGENCE  463 

l'eau  à  la  rivière  et  encourager  le  scepticisme,  que  de  cher- 
cher à  prouver  que  tout,  même  la  nature,  n'a  qu'une  certi- 
tude d'à  peu  près,  et  qu'il  n'y  a  rien  de  fixe  et  d'absolu? 
N'est-ce  pas  le  relativisme  que  l'on  a  substitué  au  détermi- 
nisme, et  l'un  vaut-il  mieux  que  l'autre? 

Telles  sont  les  conséquences  qu'il  faudrait  imputer  à  la 
thèse  de  l'auteur,  si  l'on  devait  se  borner  au  seul  sens  de  la 
loi  de  causalité  que  nous  avons  signalé  d'abord,  à  savoir  le 
sens  empirique. 

Mais  en  sera-t-il  de  môme  si  l'on  rétablit  cet  autre  prin- 
cipe de  causalité,  qu'on  a  pu  écarter  provisoirement  au  point 
de  vue  de  l'intérêt  purement  scientifique,  mais  qui  pourrait 
être  réservé  à  un  autre  domaine  d'un  ordre  supérieur,  le  point 
de  vue  métaphysique?  Dans  cet  ordre  d'idées,  le  principe 
que  «  tout  phénomène  a  une  cause  »  ne  signifie  pas  simple- 
ment que  tout  phénomène  est  précédé  d'un  autre  phéno- 
mène, mais  «  tout  phénomène  est  engendré  par  un  pouvoir 
antérieur  et  supérieur  au  phénomène  ».  Ici  nous  n'avons  plus 
afîaire  à  un  principe  empirique,  mais  à  un  principe  absolu, 
non  à  un  à  peu  près  de  causalité,  mais  à  une  causalité  né- 
cessaire. 

M.  St.  Mil],  pour  prouver  que  le  principe  de  causalité 
n'est  pas  absolu  et  qu'il  n'est  pas  invincible,  dit  que  nous 
pouvons  très  bien  nous  représenter  un  monde  oii  les  phéno- 
mènes n'auraient  aucun  ordre,  aucune  suite,  oii  nul  phé- 
nomène ne  serait  lié  d'une  manière  constante  à  un  autre 
phénomène  :  ce  serait  le  désordre,  le  chao^s,  mais  non  le 
néant,  et  cela  ne  répugne  pas  à  notre  esprit. 

Je  dis  qu'un  tel  monde,  en  supposant  que  nous  puissions 
véritablement  le  concevoir,  ne  serait  pas  un  monde  sans 
causalité  :  ce  serait  un  monde  sans  finalité,  ce  que  nous 
pouvons  concevoir  en  effet;  ou  bien  ce  serait  un  monde  sans 
lois,  ce  que  nous  pouvons  concevoir  également .  Mais  la 
loi  n'est  pas  la  cause  :  car  les  phénomènes,  pour  n'être  pas 
liés  les  uns  aux  autres  par  une  loi,  ne  sortiraient  pas  pour 
cela  du  néant.  Nous  ne  pouvons  nous  les  représenter  comme 


464  APPENDICE.    —   ÉTUDES  CRITIQUES 

apparaissant  spontanément,  sans  quelque  chose  qui  les  dé- 
termine à  l'existence,  en  un  mot  sans  un  pouvoir  générateur  : 
rien  ne  vient  de  rien.  Supposez  des  forces  et  des  substances 
hétérogènes  mêlées  ensemble,  mais  n'ayant  entre  elles  qu'un 
rapport  extérieur  de  coexistence  :  les  actions  qu'elles  pro- 
duiraient donneraient  naissance  à  des  phénomènes  incohé- 
rents et  désordonnés,  et  par  conséquent  à  un  chaos;  mais  le 
lien  de  la  cause  et  de  l'efTet  n'en  subsisterait  pas  moins  :  car 
les  phénomènes  ne  seraient  pas  venus  du  néant. 

M.  Mill  donne  encore  d'autres  exemples  pour  prouver  que 
nous  pouvons  nous  affranchir  de  la  loi  de  causalité,  et 
M.  Boutroux  semble  tomber  d'accord  avec  lui,  en  disant  que 
le  genre  humain  a  toujours  cru  «  à  des  commencements  ab- 
solus, à  des  passages  subits  du  néant  à  l'être  ».  De  ce  genre 
sont  la  croyance  aux  miracles  et  la  croyance  au  libre  ar- 
bitre. 

Mais  le  miracle  n'est  pas  du  tout  un  phénomène  sans 
cause;  c'est  un  phénomène  sans  loi,  ou  plutôt  au-dessus  des 
lois;  c'est  la  suspension  des  lois  de  la  nature;  mais  il  faut 
une  cause  capable  de  suspendre  les  lois  et  de  produire 
directement  un  phénomène  sans  ses  antécédents  ordinaires. 
Cette  cause,  c'est  la  Providence,  c'est  Dieu.  Un  miracle  ne 
se  fait  pas  tout  seul.  11  lui  faut  un  agent;  on  ne  peut  donc 
pas  dire  qu'il  n'ait  pas  de  cause.  Il  en  est  de  même  du  libre 
arbitre.  La  liberté  n'est  pas  du  tout  le  contraire  de  la  cau- 
salité; car  elle-même  est  une  puissance  et  une  cause;  et 
ceux  qui  prétendent  qu'elle  peut  agir  sans  motifs,  entendent 
par  là  qu'elle  est  une  cause  tellement  puissante  qu'elle 
trouve  en  elle-même  tous  les  éléments  nécessaires  à  l'action. 

La  question  est  donc  celle-ci.  Pouvons-nous  concevoir  un 
commencement  absolu  en  ce  sens  qu'un  phénomène  sorti- 
rait absolument  du  néant?  Supposez  le  vide  absolu  de  toute 
existence  :  ci  oit-on  ([u'un  phénomène  pourrait,  à  coup  sûr, 
éclore  et  apparaître  dans  ce  vide?  Non;  si  rien  ne  préexiste, 
rien  n'existera.  «  Si  au  commencement  rien  n'est,  dit  Bos- 
suct,  éternellement  rien  ne  sera.  »  Pas  de  pouvoir  créateur 


LA   PHILOSOPHIE   DE   LA   CONTINGENCE  463 

on  générateur,  pas  de  phénomène.  11  ne  suffit  pas  de  dire 
qu'il  y  aurait  un  phénomène  antérieur;  mais  ce  phénomène 
antérieur  peut  déterminer  et  conditionner  un  autre  phéno- 
mène; il  ne  le  produit  pas.  Dire,  avec  Hume,  que  nous  ne 
saisissons  nulle  part  le  pouvoir  générateur  de  la  cause,  que 
le  lien  de  la  cause  et  de  l'eiîet  nous  échappe,  cela,  dis-je,  ne 
prouve  rien  contre  l'existence  de  la  cause;  car,  de  ce  que 
nous  ne  pouvons  pas  saisir  le  comment  de  Faction,  il  ne 
s'ensuit  pas  que  nous  n'ayons  pas  l'idée  de  l'action. 

Et  d'ailleurs,  si  l'on  ne  pose  pas  tout  d'ahord  l'idée  de  la 
cause  entendue  comme  un  pouvoir  d'action,  où  prendra-t-on 
l'idée  de  liberté,  qui  est  précisément  l'idée  pour  laquelle  on 
travaille?  Car  la  liberté  est  un  pouvoir.  Admettons  un  instant 
qu'il  ne  soit  pas  vrai,  d'une  manière  absolue,  que  tout  ce  qui 
se  produit  suppose  un  pouvoir  capable  de  le  produire,  nous 
n'avons  plus  besoin  de  liberté  ;  les  actes  psychologiques  se 
suffisent  à  eux-mêmes  aussi  bien  que  les  phénomènes  de  la 
nature.  Sans  doute  ils  sont  contingents,  aussi  bien  que  ceux- 
ci  ;  mais  non  nécessaire  ne  veut  pas  dire  libre.  Si  je  ne  suis  pas 
plus  libre  que  la  pierre  qui  tombe,  je  ne  le  suis  pas  du  tout, 
quand  môme  la  chute  de  la  pierre  serait  contingente.  La  con- 
tingence n'est  qu'une  liberté  négative,  passive,  un  clina- 
men.  Pour  qu'il  y  ait  véritablement  liberté,  il  faut  une  cause 
active;  il  faut  que  j'aie  un  pouvoir  véritable  sur  mes  actions, 
et  la  liberté,  loin  d'exclure  la  causalité,  l'exige  au  contraire 
impérieusement. 

Par  la  même  raison,  si  l'on  n'admet  pas  un  pouvoir  créa- 
teur ou  générateur,  je  ne  vois  pas  comment  on  s'élèverait 
à  l'idée  de  Dieu.  Si  la  causalité  n'est  qu'un  lien  de  phéno- 
mènes à  phénomènes,  et  encore  un  lien  lâche  et  indéter- 
miné, pourquoi  ne  pas  admettre  que  les  phénomènes  sont 
parce  qu'ils  sont,  qu'ils  se  suffisent  à  eux-mêmes,  qu'ils 
n'ont  pas  besoin  de  cause  pour  exister,  et  par  conséquent 
([u'ils  n'ont  pas  besoin  de  Dieu?  Cependant  l'auteur  semble 
bien  admettre  implicitement  le  principe  de  causalité  dans 
le  sens  métaphysique,  lorsqu'il  dit  :  «  Si  la  série  des  causes 

11.  ■  30 


46G  APPEiNDlCE.   —  ÉTUDES  CRITIQUES 

n'a  pas  de  limite,  il  n'y  a  pas  de  cause  véritable;  »  mais 
avec  la  cause  empirique  toute  seule,  on  ne  peut  aller  jusque- 
là.  Tout  au  plus  admettrait-on  un  phénomène  premier  ;  mais 
pourquoi  s'arrêter?  Pourquoi  ce  phénomène  serait-il  cause 
de  tous  les  autres?  Ce  qu'il  faut,  c'est  une  cause  en  dehors 
des  phénomènes;  c'est  là  ce  qui  n'est  pas  donné,  ce  qui 
môme  est  exclu  par  la  causalité  empirique. 

En  un  mot,  sans  l'admission  d'un  principe  de  causalité 
métaphysique,  la  doctrine  de  la  contingence  risque  d'incli- 
ner à  la  doctrine  du  hasard,  au  fortuitisme.  Au  contraire, 
en  acceptant  l'idée  d'une  causalité  supérieure,  la  doctrine 
se  présente  avec  un  autre  caractère.  C'est  l'idée  de  Provi- 
dence qui  domine,  et  qui  intervient  à  tous  les  degrés.  C'est 
par  son  action  que  s'expliquent  et  le  progrès  dans  la  nature  et 
l'indépendance  de  l'esprit  à  l'égard  de  la  matière;  enfin  c'est 
grâce  à  elle  que  les  phénomènes  de  la  nature  sont  contin- 
gents sans  être  fortuits,  affranchis  d'un  enchaînement  fatal 
sans  cesser  d'être  soumis  à  des  lois.  Ces  lois  sont  des  règles 
générales,  et  non  des  chaînes  de  fer.  La  liberté  redevient 
possible  dans  un  monde  oii  le  réseau  phénoménal  a  été 
relâché  sans  être  détruit.  L'ordre  subsiste  ;  la  tyrannie  des 
événements  a  seule  disparu.  Nous  n'avons  pas  de  répu- 
gnance à  accepter  cet  ordre  d'idées,  qui  nous  ouvre  une  issue 
dans  le  labyrinthe  de  la  liberté. 


VI 

LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  CROYANCE 


M.    OLLÉ-LAPRU.NE 

[De  la  Certitude  morale,  par  M.  OIIé-Lapruue,  1881.) 

Il  s'est  fait  depuis  quelque  temps  un  travail  intéressant  en 
philosophie  :  c'est  la  recherche  de  la  part  qu'il  faut  attribuer 
à  la  volonté  dans  la  connaissance.  Généralement,  les  traités 
de  psychologie  et  de  logique  réservent  à  Fintelligence  seule 
l'origine  de  la  connaissance  humaine;  et,  en  effet,  le  vouloir 
produit  les  actes  ;  mais  comment  produirait-il  le  vrai  et  le 
faux?  La  faculté  de  connaître  est  précisémentce  qu'on  appelle 
intelligence,  et  c'est  presque  une  tautologie  de  dire  que  c'est 
par  l'intelligence  que  l'on  connaît.  Fort  bien;  mais  le  vrai 
n'est  pas  toujours  objet  de  connaissance;  il  est  aussi  objet 
de  croyance.  Je  crois  qu'il  y  a  une  ville  appelée  Rome;  je 
crois  qu'il  y  a  eu  un  homme  appelé  César.  Je  crois  que  le 
progrès  a  été  la  loi  de  l'humanité;  je  crois  que  la  forme  répu- 
blicaine ou  la  forme  monarchique  est  la  meilleure  forme  de 
gouvernement.  Je  crois  que  mes  amis  ne  me  trompent  pas.  Je 
crois  qu'il  y  aura  une  autre  vie;  je  crois  qu'il  y  a  un  Dieu. 
Voilà  bien  des  cas  où  j'affirme  des  vérités,  non  par  une  con- 
naissance directe,  mais  par  un  acte  spécial  et  différent,  que 
j'appelle  cro3'ance.  Or  la  croyance  n'est-elle  qu'un  acte  d'in- 
telligence? Dans  cet  acte,  ne  faut-il  pas  faire  la  part  à  d'au- 
tres faits  de  l'âme,  par  exemple  à  la  volonté  et  au  sentiment? 
Et,  une  fois  cette  part  faite,  ne  peut-on  pas  aller  plus  loin? 
Ne  peut-on  pas  dire  que  la  croyance  n'est  pas  seulement  une 
partie  de  noire  être  intellectuel,  mais  qu'elle  en  est  la  source? 


468  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

qu'elle  est  à  l'origine  de  toutes  nos  connaissances,  qu'elle 
domine  la  connaissance,  enfin  que  la  connaissance,  dans  son 
dernier  fond,  n'est  encore  qu'une  croyance?  Le  rationalisme 
cédera  la  place  au  fidéisme  :  soit  à  un  fidéisme  mystique  qui 
ira  se  rejoindre  à  la  religion  positive,  soit  à  un  fidéisme  criti- 
que qui  aurabeaucoup  depeine  à  se  distinguer  du  scepticisme. 
Tel  est  Tordre  d'idées  que  viennent  d'aborder  presque  en 
même  temps,  et  dans  un  esprit  profondément  différent,  deux 
professeurs  disting'ués  de  l'Université  française,  M.  Ollé-La- 
prime,  maître  de  conférences  à  l'Ecole  normale  supérieure, 
et  M.  Victor  lîrochard,  professeur  à  la  Faculté  des  lettres 
de  Paris,  l'un  dans  un  travail  intitulé  :  De  la  Certitude 
morale,  l'autre  dans  un  travail  sur  l'Erreur.  Nous  aurions 
aimé  à  embrasser  ici  dans  une  même  étude  les  deux  écrits 
que  nous  venons  de  citer,  en  en  faisant  voir  à  la  fois  les  ana- 
log-ies  et  les  difTérences.  L'auteur  du  travail  sur  VErreur  fait 
de  la  croyance  le  fond  même  de  la  connaissance  humaine 
et  ne  voit  dans  toute  connaissance  qu'une  hypothèse  tantôt 
démentie  et  tantôt  confirmée  :  son  système  est  une  sorte  de 
probabilisme.  Il  ne  distingue  pas  entre  la  croyance  morale 
et  religieuse  et  les  autres  actes  de  l'esprit.  Toute  affirmation 
est  une  croyance  et  laisse  par  là  quelque  part  au  doute.  C'est 
pourquoi  nous  avons  appelé  sa  doctrine  un  fidéisme  critique. 
L'auteur  développe  ces  vues  avec  une  grande  subtilité  dia- 
lectique, une  vive  pénétration,  et  aussi,  il  faut  le  dire,  une 
assez  grande  obscurité.  Peut-être  trouverons-nous  une  autre 
fois  l'occasion  d'insister  sur  ce  travail  distingué  et  original'. 
Notre  pensée  est  surtout  de  faire  connaître  aujourd'hui  une 
œuvre  de  tout  aulie  nature,  moins  spéculative,  moins  méta- 
physique, mais  d'une  analyse  délicate  et  fine,  d'un  esprit  élevé, 
et  qui  touche  de  plus  près  aux  questions  les  plus  émouvantes 
de  notre  temps,  aux  croyances  de  l'âme,  aux  espérances 
religieuses.  C'est  le  livre  de  M.  Ollé-Laprune  sur  la  Certi- 
tude morale.  L'auteur,  déjà  connu  par  un  ouvrage  des  plus 

1.  C'est  ce  que  uous  avons  fuit  dans  l'élude  qui  suit  :  T/u'uiie  de  l'Erreur. 


LA    PHILOSOPHIE   DE   LA   CROYANCE  469 

Gstimablcs  sur  la  P/dlosop/tie  de  Malebranche,  vienl  en  outre, 
tout  récemment,  de  publier  encore  un  mémoire  couronné  par 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  sur  la  Moi^ale 
d'Aristote.  L'ouvrage  de  la  Certitude  morale,  qui,  malgré  ses 
allures  discrètes  et  une  sage  mesure,  a  pour  efTet  cependant 
de  mettre  aux  prises  la  foi  et  la  philosophie,  nous  a  para  mé- 
riter un  examen  particulier,  attentif  et  vigilant.  Il  n'est  pas 
inutile  d'ajouter  que  les  idées  que  nous  avons  à  examiner  ici 
se  rattachent  d'une  manière  plus  ou  moins  directe,  mais  au 
moins  par  une  sorte  d'influence  générale,  à  la  philosophie  de 
la  volonté  que  nous  avons  étudiée  plus  haut. 


M.  Ollé-Laprune,  dans  une  préface  pleine  d'intérêt  et  écrite 
avec  une  chaleur  d'âme  toute  communicative,  nous  expose 
la  pensée  fondamentale  de  son  œuvre.  Cette  pensée  n'est 
nullement  que  la  volonté  soit  le  principe  de  l'affirmation  dans 
tous  les  ordres  de  connaissances,  ni  même  le  principe  exclu- 
sif qui  domine  dans  la  croyance,  mais  seulement  que  «  la  cer- 
titude des  vérités  morales  est  d'un  ordre  à  part,  d'une  qua- 
lité spéciale,  et  qu'elle  suppose  des  conditions  personnelles 
subjectives,  sans  que  la  vérité  elle-même  soit  réduite  à  une 
valeur  purement  subjective  ».  C'est  donc  seulement  dans 
l'ordre  moral  que  l'auteur  défend  la  cause  de  la  croyance  et  de 
la  foi  et  qu'elles  lui  paraissent  susceptibles  de  donner  une  cer- 
titude objective  égale  à  celle  de  la  connaissance  scientifique. 
Une  s'agit,  bien  entendu,  que  de  la  foi  naturelle,  puisque  nous 
sommes  en  pure  philosophie.  Tout  en  se  restreignant  dans  ce 
domaine,  l'auteur  demande  que  l'autre  ne  soit  pas  exclu,  et 
il  croit  de  son  honneur  de  déclarer  qu'il  appartient  à  la  foi 
chrétienne,  à  la  foi  catholique.  Mais  il  prétend  aussi  se  bor- 
ner au  point  de  vue  purement  philosophique  et  démontrer 
sa  doctrine  par  l'analyse  et  le  raisonnement.  Cette  doctrine, 
c'est  qu'il  y  a  quatre  vérités  fondamentales  qui  ne  relèvent 
pas  seulement  de  l'intelligence,  mais  aussi  de  la  volonté,  qui 


470  APPENDICE.   —    ÉTUDES    CRITIQUES 

doivent  être  des  actes  de  foi  en  même  temps  que  des  affirma- 
tions rationnelles;  quatre  vérités  pour  lesquelles  l'assentiment 
est  un  «  devoir  ».  Ce  sont  :  la  loi  morale,  la  liberté  morale, 
l'existence  de  Dieu,  et  la  vie  future.  Tels  sont  les  quatre  arti- 
cles de  foi  de  la  religion  naturelle. 

Malgré  cette  part  faite  à  la  croyance  et  ù  la  volonté,  Fau- 
teur parait  très  préoccupé  de  la  crainte  de  rendre  la  vérité 
arbitraire.  Il  fait  de  l'intelligence  et  de  la  croyance  une  ana- 
lyse qui  nous  parait  très  correcte,  tellement  correcte  même, 
qu'on  se  demande  sur  quoi  repose,  en  définitive,  la  thèse  pro- 
pre de  l'auteur,  et  s'il  n'y  a  pas  disproportion  entre  les  pré- 
misses et  les  conséquences  :  «  On  ne  déclare  pas  une  chose 
vraie  parce  qu'on  le  veut,  dit-il;  l'acte  de  volonté  n'est  pas 
dans  la  décision  par  laquelle  on  prononce  sur  le  vrai  et  sur  le 
faux...  La  décision  en  soi  n'est  pas  un  acte  libre...  C'est  la 
lumière  qui  détermine  rassentimont...  On  n'est  pas  libre  de 
voir  ou  non.  On  est  seulement  libre  de  reg-arder,  ce  qui  est 
autre  chose.  »  Plus  loin,  l'auteur  s'exprime  encore  en  termes 
plus  caractéristiques  :  «  A  vrai  dire,  ce  n'est  pas  la  volonté  qui 
jug^e...  Dans  aucun  cas,  le  jug^ement  n'est  tellement  remis  à 
la  volonté  que  la  vérité  devienne  arbitraire.  »  Quelle  est  donc 
la  part  de  la  volonté?  Quelle  est  la  part  de  la  croyance?  La 
voici  :  l'auteur  distingue  l'assentiment  et  le  consentement. 
L'assentiment  est  forcé;  le  consentement  est  libre.  Il  peut  y 
avoir  telle  vérité  désagréable  qui  force  notre  assentiment  sans 
que  nous  lui  donnions  notre  consentement;  nous  nous  en 
écartons  pour  ne  pas  la  voir,  et  nous  cherchons  des  raisons 
pour  l'esquiver  et  la  désavouer.  Au  contraire,  quand  la  vérité 
nous  plaît,  le  consentement  s'ajoute  à  l'assentiment.  En  outre, 
c'est  bien  la  volonté  qui  suspend  l'affirmation,  pour  que  l'es- 
prit ait  le  temps  d'examiner  :  c'est  encore  elle  qui,  lorsque  les 
raisons  sont  insuffisantes,  et  qu'il  y  a  nécessité  de  juger, 
prend  le  parti  de  la  décision  ;  c'est  elle  alors  qui  est  respon- 
sable de  l'erreur,  si  elle  affirme  trop  vile  et  sans  informations 
suffisantes,  ou  sans  chercher  toutes  les  informations  qui  sont 
à  notre  portée.  Tel  est  le  r(Mc  de  la  volonté  dans  la  connais- 


LA   PHILOSOPHIE    DE   LA   CROYANCE  471 

sance  en  général,  et  cette  analyse  est  irréprochable  :  on  voit 
que  la  volonté  nïiitcrviont  jamais  que  pour  préparer  Taffir- 
mation;  si  elle  y  consent,  ce  n'est  qu'en  cas  de  nécessité  im- 
périeuse et  en  laissant  toujours  une  chance  de  retour  :  jamais 
la  volonté  n'a  pour  objet  le  vrai  en  tant  que  tel.  Le  vrai  reste 
le  domaine  propre  de  l'intelligence.  Voilà  du  moins,  selon 
M.  Ollé-Laprune,  comment  les  choses  se  passent  dans  le  do- 
maine de  la  connaissance  spéculative.  En  sera-t-il  de  même 
dans  Tordre  moral? 

Ici,  suivant  l'auteur,  la  volonté  iutervient  d'abord  comme 
dans  tous  les  cas  précédents;  mais  elle  y  intervient  encore 
d'une  manière  plus  intime  et  plus  profonde  ;  elle  ne  sert  plus 
seulement  à  préparer  la  vérité,  elle  contribue  véritablement 
à  la  faire.  Les  conditions  purement  spéculatives  se  changent 
en  «  conditions  morales  «.En  effet,  pour  la  distinction  du  bien 
et  du  mal,  pour  l'établissement  de  la  loi  du  devoir  et  de 
toutes  les  vérités  qui  s'y  rattachent,  il  ne  suffit  plus  d'être 
attentif  et  consciencieux  :  «  L'attention  devient  consentement 
au  bien,  amour  du  bien,  fidélité  au  bien.  »  Est-ce,  en  effet, 
accepter  véritablement  une  vérité  morale  que  de  l'accepter 
sans  l'aimer,  do  l'accepter  par  l'esprit  sans  y  donner  son 
cœur?  «  La  vérité  morale  n'est  pas  seulement  un  spectacle;  » 
si  l'action  ne  suit  ou  ne  précède,  «  la  délicatesse  de  la  percep- 
tion morale  s'affaiblit  »,  et  «  les  défections  de  l'intelligence 
troublent  l'intelligence  »,  En  un  mot,  dans  l'ordre  moral  il 
faut  percevoir  la  vérité  non  seulement  par  rintelligencc  seule, 
mais  avec  l'âme  tout  entière,  cjv  oXr,  tt,  ■i/uyf,,  dit  Platon. 

Cependant,  même  dans  l'ordre  moral,  l'auteur  se  refuse  à 
une  doctrine  absolue  et  ne  veut  pas  faire  dépendre  la  vérité 
de  la  volonté.  «  C'est  bien  la  chose  elle-même  qui  s'impose  à 
l'esprit,  »  dit-il.  Les  quatre  grandes  vérités  morales  du  devoir, 
de  la  liberté,  de  Dieu,  de  la  vie  future,  ne  sont  pas  seulement 
des  croyances;  ce  sont  des  «  vérités  ».  A  ce  titre,  elles  s'im- 
posent comme  toutes  les  vérités.  Mais,  comme  vérités,  elles 
sont  froides,  inactives,  et  même,  l'auteur  le  reconnaît,  obs- 
cures et  voilées.  C'est  la  volonté  qui  doit  intervenir  et  s'ajou- 


472  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

ter  à  rinlelligcncc  pour  la  compléter.  C'esl  là  ce  que  l'auteur 
appelle  «  la  foi  morale  »,  qui  apporte  à  Tesprit  une  certitude 
d'un  autre  ordre  que  celle  de  l'intelligence,  mais  égale.  C'est 
ce  supplément  apporté  par  la  volonté  et  le  cœur  à  l'intellig-ence 
que  l'on  appelle  croire,  el  c'est  ce  qui  est  un  véritable  devoir 
quand  il  s'ag-it  du  devoir  et  de  tout  ce  qui  s'y  rattache.  La 
connaissance  consiste  seulement  dans  la  démonstration  ou 
dans  l'intuition  immédiate.  La  croyance  consiste  dans  une 
opération  propre  et  nouvelle  qui  de  ce  qui  est  apparent  con- 
clut à  ce  qui  est  caché,  du  sig-ne  à  la  chose  signifiée,  des  effets 
aux  causes,  lorsque  la  cause  est  disproportionnée  à  l'effet,  et 
cela,  comme  dit  saint  Thomas,  «  en  vertu  de  l'empire  de  la 
volonté  qui  meut  l'intelligence,  »  propter  imperium  volunta- 
lis  7noventis  intellectum. 

Telle  est  la  théorie  générale  de  l'auteur,  dans  laquelle  se 
cachent,  selon  nous,  plusieurs  équivoques  qu'il  importe  de 
démêler. 

M.  Ollé-Laprune  dit  très  bien  et  avec  juste  raison  qu'il  ne 
suffit  pas  de  connaître  la  vérité,  qu'il  faut  l'aimer;  mais  cela 
n'est-il  pas  vrai  de  toute  vérité,  même  spéculative?  On  peut 
dire,  même  d'un  g'éomètre,  que,  s'il  n'aime  pas  la  vérité  géo- 
métrique, si  les  conceptions  géométriques  le  laissent  froid, 
s'il  n'est  pas  saisi  d'enthousiasme  devant  les  nombres  et  les 
figures,  il  ne  sera  jamais  un  grand  géomètre.  On  nous  rap- 
porte de  Pythagore  qu'il  voua  une  hécatombe  à  Jupiter  lors- 
qu'il eut  découvert  le  théorème  du  carré  de  l'hypoténuse. 
Nous  savons  aussi  de  Descartes  que  le  jour  oîi  il  découvrit 
<(  l'invention  merveilleuse  »,  comme  il  l'appelle,  c'est-à-dire 
l'application  de  l'algèbre  à  la  géométrie,  il  fit  vœu  d'un  pèle- 
rinage à  Notre-Dame  de  Lorctte.  Malebrancho,  lisant  le  traité 
aride  de  Descartes  sur  Y Homnip,  éprouva  de  si  violentes  pal- 
pitations qu'il  pensa  se  trouver  mal.  Voilà  renthousiasme  du 
savant,  du  philosophe!  voilà  le  signe  divin!  voilà  comment 
la  vérité  ne  parle  pas  seulement  à  l'esprit,  mais  à  l'àme!  Et 
si  cela  est  vrai  pour  les  objets  purement  abstraits,  combien,  à 
plus  forte  raison,  pour  les  choses  morales!  Savoir  qu'il  y  a  un 


LA   PHILOSOPHIE    DE    LA    CROYANCE  473 

Dieu  sans  lui  donner  son  àme,  savoir  que  nous  possédons  la 
liberté  sans  èlro  fiers  et  sans  être  prêts  à  tout  pour  sauver  une 
telle  prérogative  contre  toute  atteinte,  savoir  qu'il  y  a  une 
vie  future  et  être  incapable  de  sacrifier  sa  vie  pour  la  confes- 
ser, voilà  sans  doute  des  vérités  mortes,  froides,  stériles. 
«  Malbeureuse,  dit  Bossuet,  la  connaissance  qui  ne  se  tourne 
pas  à  aimer!  »  Tout  cela  est  vrai,  et  personne  n'y  contredit. 
Mais,  dans  aucun  de  ces  cas,  l'intervention  de  la  volonté  et 
du  cœur  n'ajoute  rien  à  la  vérité  en  tant  que  vérité,  et  ne  peut 
en  rien  suppléer  à  ce  qui  lui  manquerait  à  ce  point  do  vue. 
J'entends  bien  et  j'accorde  qu'il  ne  faut  pas  seulement  con- 
naître, mais  croire,  si  croire  veut  dire  connaître  avec  amour; 
j'admets  qu'il  faut  aller  à  la  vérité  avec  toute  notre  âme.  Mais 
doit-on  conclure  de  là  que  la  volonté  puisse  dispenser  la  vérité 
du  degré  d'évidence  qui  est  nécessaire  pour  être  admise  logi- 
quement et  rigoureusement?  Peut-elle  constituer  un  supplé- 
ment de  preuves  et  conférer  une  certitude  qui  lui  soitpropre? 
C'est  ce  que  nous  n'admettons  pas.  Voyons,  enelîet,  comment 
l'auteur  établit  que  les  vérités  dont  il  s'agit  doivent  devenir 
des  croyances. 

Il  prend  pour  point  de  départ  et  pour  exemple  de  ce  qu'il 
appelle  «  la  foi  morale  »,  la  croyance  au  témoig'nage  des 
hommes  :  «  Vous  me  parlez,  dit-il,  de  faits  que  je  n'ai  point 
vus,  que  je  n'ai  pu  voir;  votre  témoignag'e  me  g-arantit  la 
vérité  que  je  suis  incapable  de  constater  moi-même.  J'ai  con- 
fiance en  vous,  je  vous  crois...  Ma  certitude  s'appuie,  non 
sur  la  nature  de  l'objet  clairement  connu, _^mais  sur  votre 
autorité...  Admettre  ce  qu'un  témoin  révèle,  c'est  croire; 
admettre  une  vérité  évidente,  c'est  connaître.  On  connaît,  on 
sait  proprement  quand  on  voit  une  chose  ou  en  elle-même 
ou  par  quelque  autre  chose  ayant  avec  elle  une  naturelle  re- 
lation; on  croit  quand  la  chose  affirmée  demeure  cachée  et 
que,  par  conséquent,  la  raison  de  l'assentiment  est,  d'une  cer- 
taine manière,  extérieure  à  ce  qu'on  affirme.  » 

Nous  ne  pouvons  admettre  cette  théorie  du  témoignage 
humain.  Sans  doute,  on  peut  bien  convenir  d'appeler/o/l'acte 


474  APPENDICE.   —    ÉTUDES    CRITIQUES 

par  lequel  nous  affirmons  sur  la  parole  d'aulrui,  au  lieu  d'af- 
firmer par  nous-mème  ;  mais  ce  n'est  là  qu'une  question  de 
mots,  et,  dans  le  fond,  le  témoignage  se  ramène  à  toutes  les 
lois  ordinaires  de  la  connaissance  et  ne  vient  nullement  d'un 
acte  surérogatoire  de  la  volonté.  Si  je  crois  à  la  parole  des 
hommes,  c'est  en  raison  d'une  induction  parfaitement  légitime, 
et  égale  en  autorité  à  toute  induction  scientifique.  C'est  que 
l'expérience  m'a  appris,  soit  chez  moi-même,  soit  chez  les 
autres,  que  l'homme  ne  trompe  jamais  quand  il  n'a  pas  d'in- 
térêt à  le  faire,  ou  quand  on  a  des  raisons  de  supposer  qu'il 
n'est  pas  trompé  lui-même.  Les  règles  du  témoignage  et  de  la 
critique  scientifique  sont  des  règles  très  précises,  qui  ne  sont 
que  des  cas  particuliers  des  lois  générales  de  l'induction.  Je 
conclus  des  paroles  du  témoin  aux  faits  attestés  avec  la  même 
certitude  et  en  vertu  des  mêmes  principes  qui  me  font  con- 
clure en  général  du  signe  à  la  chose  signifiée,  par  exemple 
des  vestiges  fossiles  laissés  par  les  plantes,  qu'il  y  a  eu  une 
llore  à  telle  ou  telle  période  géologique.  Il  n'y  a  pas  là  une 
certitude  spéciale  d'un  genre  nouveau,  mais  la  même  certitude 
que  dans  les  sciences  expérimentales;  seulement,  les  signes 
étant  plus  douteux  et  plus  difficiles  à  interpréter,  il  y  a  beau- 
coup plus  de  part  à  faire  à  la  prohabilité  qu'à  la  certitude. 
C'est  donc  là  une  véritable  connaissance,  et  l'on  n'emploie  le 
mot  de  croyance  que  par  équivoque. 

Voilà  pour  le  témoignage  en  matière  de  faits.  En  est-il 
autrement  du  témoignage  en  matière  de  doctrine?  Non,  sans 
doute;  et  c'est,  selon  nous,  tout  à  fait  la  même  chose.  Si  je 
crois  à  l'autorité  d'un  savant  quand  il  s'agit  de  sa  science,  à 
celle  d'un  historien  s'il  s'agit  d'érudition,  à  celle  d'un  juris- 
consulte en  matière  de  lois,  c'est  que  je  suppose,  en  vertu  do 
l'expérience,  que  celui  qui  s'est  occupé  d'une  science  en  sait 
plus  que  celui  qui  ne  l'a  pas  apprise,  et  qu'il  en  sait  par  consé- 
quent plus  que  moi.  Mais  si,  au  lieu  de  m'en  tenir  là  et  do  me 
borner  à  une  juste  déférence  envers  une  autorité  supérieure, 
je  m'y  livrais  aveuglément,  l'expérience  me  prouve  que  je  me 
tromperais  très  souvent.  La  croyance  n'est  donc  pas  encore 


LA   PHILOSOPHIE   DE   LA   CROYANCE  4-5 

ici  une  œuvre  propre  de  la  volonlé  :  c'est  une  induction  qui 
doit  être  proportionnée  à  Ja  compétence  supposée  du  témoi- 
gnage que  j'invoque.  Il  n'y  a  donc  à  tirer  de  là  aucun  argu- 
ment en  faveur  du  devoir  de  croire  au  delà  des  signes  précis 
dont  la  logique  peut  seule  déterminer  la  valeur. 

M.  Ollé-Laprune  pense,  au  contraire,  que,  quand  il  s'agit 
de  vérités  morales,  c'est  un  droit  et  même  un  devoir  de 
dépasser  le  strict  degré  d'évidence  qu'exigerait  la  connais- 
sance scientifique,  d'affirmer,  par  une  sorte  de  saltus,  des 
conséquences  non  contenues  dans  les  prémisses,  des  causes 
disproportionnées  aux  effets,  le  plus  en  partant  du  moins. 
Il  donne  pour  exemple  la  confiance  que  Ton  a  en  un  autre 
homme  pour  la  conduite  de  la  vie.  «  Je  suis,  dit-il,  dans  une 
situation  perplexe,  embarrassante;  je  n'ai  pas  assez  de  lumiè- 
res pour  me  décider  moi-même.  Je  vais  trouver  un  ami,  un 
sage  en  qui  j'ai  toute  confiance ,  et  je  lui  dis  :  «  Prononcez 
«  vous-même,  prononcez  pour  moi;  je  ferai  ce  que  vous 
«  voudrez.  »  Je  m'incline,  je  me  soumets,  je  m'abandonne, 
non  pas  d'une  manière  aveugle  (car  si  mon  conseiller  devenait 
subitement  fou,  je  renoncerais  à  lui);  mais  tant  que  je  le  crois 
raisonnable,  je  le  laisse  prononcer  :  c'est  là  un  acte  de  foi.  » 

Cet  exemple  n'olfre  encore  rien  à  nos  yeux  qui  se  distin- 
gue des  cas  ordinaires  du  témoignage  et  qui  ne  se  ramène 
par  conséquent  aux  lois  de  la  logique  pure  et  simple.  Remar- 
quons d'abord  qu'il  s'agit  ici,  non  plus  de  vérité,  mais  d'ac- 
tion. Je  suppose  que  je  suis  forcé  d'agir;  de  là  la  nécessité  de 
prendre  un  parti.  Dès  lors,  quoi  de  plus  raisonnable  que  de 
s'adresser  à  l'homme  que  l'on  croit  plus  capable  que  soi?  Quoi 
de  plus  conforme  aux  règles  d'une  légitime  induction  que  de 
se  dire,  par  exemple  :  «  Un  homme  plus  âgé  que  moi  a  plus 
d'expérience;  il  doit  savoir  ce  que  je  ne  sais  pas  moi-même;  » 
ou  encore  :  «  Un  homme  connaît  mieux  les  affaires  qu'une 
femme;  je  m'en  fierai  donc  au  jugement  d'un  homme?  »  C'est 
de  là  que  vient  la  pratique  du  mandat  dans  tous  les  genres. 
Je  ne  puis  pas  me  soigner  moi-même,  ne  sachant  pas  la  mé- 
decine :  je  m'adresse  au  médecin.  Ne  sachant  pas  le  droit,  je 


47G  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

m'adresse  à  Tavocat.  Même  s'il  s'agil  de  morale,  je  puis  croire 
qu'un  sage,  un  saint  homme,  un  prèlre  qui  fait  son  état  d'é- 
tudier les  consciences,  en  sait  plus  que  moi,  homme  du  monde, 
sur  les  délicatesses  et  surtout  les  sévérités  de  la  morale.  C'est 
donc  une  opération  très  légitime  et  conforme  à  toutes  les  lois 
de  la  logique  de  s'adresser  en  tout  à  plus  savant  que  soi.  Et 
ce  qui  prouve  bien  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  certitude  spé- 
ciale, fondée  sur  des  principes  différents  de  ceux  qui  fondent 
la  certitude  en  général,  c'est  que,  dans  tous  les  cas  cités,  le 
conseiller  que  j'ai  choisi  peut  se  tromper  et  me  tromper.  J'en 
cours  le  risque;  mais,  comme  le  dit  Descartes,  il  vaut  mieux 
prendre  un  chemin  qui  vous  conduira  quelque  part,  que  de 
rester  égaré  au  fond  d'une  forêt. 

M.  Ollé-Laprune  parle  de  la  puissance  de  la  foi  :  «  On  dit 
qu'un  homme  a  foi  en  lui-même.  Cette  confiance  le  rend  capa- 
ble d'une  heureuse  hardiesse...  Qu'est-ce  qu'avoir  foi  dans 
une  idée?  C'est  la  croire  tellement  vraie  et  efficace  que,  mal- 
gré toutes  les  apparences  contraires,  on  n'admet  pas  qu'elle 
ne  puisse  finir  par  triompher.  On  espère  quand  tout  semble 
fait  pour  décourager  l'espérance.  »  Tout  cela  est  vrai  et  cha- 
leureusement exprimé;  mais  il  ne  s'agit  pas  de  la  puissance 
de  la  foi,  il  s'agit  de  la  vérité.  Or,  combien  de  fois  de  telles 
confiances,  do  telles  espérances,  n'ont-elles  pas  été  démenties? 
Combien  de  fois  les  hommes  n'ont-ils  pas  été  trompés  par  la 
confiance  en  eux-mêmes  et  dans  leurs  idées?  Combien  de  fois 
des  causes  définitivement  perdues  n'ont-elles  pas  suscité  des 
défenseurs  et  des  croyants  qui  espéraient  contre  toute  espé- 
rance? Le  paganisme  n'en  a-t-il  pas  eu  de  ce  genre?  Et  au- 
jourd'hui même,  ne  voyons-nous  pas  en  Orient  (et  peut-être 
en  Occident)  des  preuves  de  cet  aveuglement  slupide  dont 
sont  atteintes  les  causes  perdues,  qui  pourraient  se  relever 
peut-être  si  quelque  rayon  de  lumière  et  de  raison  venait 
éclairer  et  corriger  la  folie  de  la  foi!  Qui  ne  sait  que  la  puis- 
sance de  la  foi  est  exactement  la  môme  qu'il  s'agisse  du  vrai 
ou  du  faux?  Ne  faut-il  pas  une  grande  puissance  de  foi  pour 
qu'une  femme  jeune  demande  comme  un  bonheur  et  comme 


LA   PHILOSOPHIE   DE    LA    CROYANCE  477 

un  droit  de  mourir  sur  le  bûcher  de  son  mari?  Et  cependant, 
cette  foi,  tout  héroïque  qu'elle  est,  donne-t-elle  le  moindre 
degré  de  vérité  à  un  préjugé  aussi  absurde?  Laissons  donc 
ces  raisons  extérieures.  La  foi  peut  être  une  des  nécessités 
pratiques  de  notre  existence  :  mais  la  vérité  ne  relève  que  de 
la  raison. 

Selon  M.  OUé-Laprune,  la  foi  consisterait  à  affirmer  plus 
qu'on  ne  voit,  «  avec  de  bonnes  raisons  de  croire  ».  Que  vou- 
lez-vous dire?  Qui  parle  de  ne  jamais  affirmer  que  ce  qu'on 
voit?  Est-ce  que  les  géologues,  qui  affirment  que  l'Océan  a 
été  sur  les  Alpes,  l'ont  vu  de  leurs  yeux?  Est-ce  que  les  his- 
toriens ont  vu  la  mort  de  César?  Est-ce  que  je  vois  votre  pen- 
sée? Et  cependant,  dans  tous  ces  cas,  je  ne  fais  qu'appliquer 
les  règles  les  plus  élémentaires  de  la  logique,  sans  que  ma 
volonté  y  soit  pour  rien.  Vous  dites  qu'il  faut  «  de  bonnes 
raisons  »  pour  croire.  Qu'entendez-vous  par  bonnes  raisons? 
sont-ce  des  raisons  suffisantes?  Dès  lors,  il  s'agit  de  connais- 
sance et  non  pas  de  croyance.  Sont-ce  des  raisons  insuffisan- 
tes? Alors  elles  ne  sont  pas  tout  à  fait  bonnes.  Si  je  n'affirme 
que  dans  la  mesure  de  ces  raisons,  je  ne  fais  rien  de  plus  que 
ce  qu'autorise  et  exige  la  logique,  et  il  n'y  a  rien  là  qui  puisse 
s'appeler  foi  dans  le  sens  propre  du  mot.  Si  j'affirme  au  delà, 
je  puis  avoir  raison  au  point  de  vue  pratique;  car,  ainsi  que 
le  dit  Voltaire,  «  il  faut  prendre  un  parti;  »  mais  je  cours  un 
risque,  car  je  puis  me  tromper,  précisément  dans  la  propor- 
tion de  ce  que  j'ajoute  de  mon  propre  mouvement  à  ce  que 
les  raisons  me  donnent.  M.  Ollé-Laprune  reconnaît  que  c'est 
là  une  faiblesse;  «  mais,  dit-il,  c'est  une  heureuse  faiblesse, 
puisqu'elle  rend  possible  la  confiance  »,  et  qu'elle  rend  ((  la 
confiance  plus  méritoire  ».  Mais,  encore  une  fois,  vous  sor- 
tez de  la  question  :  vous  parlez  de  Yefficace  de  la  foi,  du  me- 
nte de  la  foi  quand  il  s'agit  de  certitude  et  de  vérité.  S'il  y  a 
un  Dieu,  sans  doute  j'aurai  du  mérite  auprès  de  lui  de  l'avoir 
cru  sans  preuves  suffisantes;  celle  confiance  est  belle;  mais 
elle  ne  fait  pas  qu'il  y  ait  un  Dieu,  et  elle  ne  peut  rien  ajou- 
ter aux  raisons  qui  le  démontrent.  Nous  ne  contestons  nulle- 


478  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

ment  la  nécessité  pratique  de  la  foi;  mais,  nous  plaçant  au 
point  de  vue  rigoureusement  philosophique,  nous  nous  de- 
mandons en  quoi  le  désir  et  l'espérance  peuvent  décider  du 
vrai  et  du  faux. 

En  résumé,  la  croyance  n'est  pas,  selon  nous,  un  acte  essen- 
liellemcnt  ditlereiit  de  la  connaissance.  C'est  une  induction, 
mais  une  induction  incomplète  et  imparfaite,  à  laquelle  nous 
nous  décidons  par  nécessité  pratique  et  sous  l'empire  d'un 
sentiment  légitime.  La  croyance  court  toujours  quelque  ris- 
que; elle  n'ollVe  jamais  qu'une  certitude  insuffisante  au  point 
de  vue  absolument  strict;  mais  ce  risque,  nous  consentons  à 
le  courir,  parce  que  nous  y  sommes  obligés  par  la  nécessité 
et  parce  que  c'est  un  beau  risque  à  courir,  comme  dit  Platon. 
Mais  ce  n'est  pas  là  ce  qu'on  peut  appeler  certitude  dans  le 
sens  propre  du  mot. 

II 

M.  Ollé-Laprune  croit  que  c'est  un  devoir  pour  l'homme 
d'affirmer  certaines  vérités.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  quel 
est,  à  ce  point  de  vue,  mon  devoir  en  tant  quliomme.  Mais  je 
déclare,  en  tant  que  philosophe,  que  je  ne  reconnais  qu'un 
seul  devoir,  celui  de  «  n'affirmer  comme  vrai  que  ce  qui  me 
paraîtra  évidemment  être  tel,  c'est-à-dire  ce  que  je  verrai  si 
clairement  et  si  distinctement  que  je  ne  saurais  le  révoquer 
en  doute  ».  Voilà,  selon  nous,  pour  le  philosophe,  la  loi  et 
les  prophètes.  Voilà  la  règle  absolue.  Descartes  l'a  posée  au 
début  de  la  philosophie  moderne,  et  c'est  par  là  qu'il  l'a  créée, 
constituée.  Nul  n'est  forcé  d'être  philosophe.  Mais  celui  qui 
aspire  à  la  philosophie  accepte  par  là  même  cette  loi  suprême. 
C'est  son  Evangile.  11  s'engage  envers  lui-même  et  envers  les 
autres  à  n'avoir  d'autre  règle  que  l'évidence,  à  ne  pas  pren- 
dre ses  désirs,  même  les  meilleurs,  pour  le  critérium  de  la 
vérité.  1!  ne  croira  pas  que  l'affirmation  par  elle-même  soit  un 
devoir;  elle  ne  l'est  que  lorsqu'elle  est  imposée  par  l'évidence; 
mais  elle  devient  une  faute,  un  péché  envers  la  philosophie, 


LA   PlllLOSUPllIE    DE   LA   CROYANCE  479 

lorsqu'elle  dépasse  l'évidence.  Sans  doute,  lorsqu'un  philo- 
sophe refuse  d'adniellro  une  vérité  évidente  parce  qu'elle  lui 
déplaît,  il  est  coupable;  mais  s'il  affirme  une  vérité  qui  n'est 
pas  évidente  parce  qu'elle  lui  plaît,  il  n'en  est  pas  moins  cou- 
pable. Toutes  les  illusions,  toutes  les  superstitions,  toutes  les 
folies  pourront  reparaître  sous  le  prétexte  de  croyances  légi- 
times. Quoi  qu'on  dise  des  dangers  du  scepticisme,  ces  dan- 
gers ne  sont  rien  à  côté  du  danger  bien  autrement  grave  de 
mettre  le  critérium  du  vrai  dans  la  volonté.  Descartes,  qu'on 
invoque  aujourd'hui  en  faveur  de  cette  thèse,  ne  l'a  jamais 
soutenue.  Il  a  toujours  placé  dans  l'évidence  seule  la  distinc- 
tion du  vrai  et  du  faux;  et  s'il  y  a  joint  la  véracité  divine,  c'est 
que  cette  véracité  elle-même  est  évidente  pour  lui  et  qu'elle 
est  la  source  de  l'évidence.  La  volonté,  pour  Descartes,  est 
cause  de  l'erreur,  mais  elle  ne  fait  pas  la  vérité. 

Sans  doute,  la  nécessité  pratique  nous  force  souvent  à 
dépasser  dans  l'affirmation  et  dans  l'action  la  limite  de  l'évi- 
dence; mais  alors  nous  agissons  comme  hommes,  non  comme 
philosophes.  Par  exemple,  il  faut  que  j'émette  un  vote  dans 
une  assemblée  délibérante.  Il  y  a  du  pour  et  du  contre  ;  l'ave- 
nir est  obscur;  je  ne  sais  au  juste  de  quel  côté  est  la  vérité. 
Cependant  l'abstention  elle-même  est  déjà  une  décision  qui 
peut  entraîner  les  mêmes  périls  que  l'action.  Après  avoir  pesé 
les  raisons  de  part  et  d'autre  et  poussé  l'examen  aussi  loin 
que  je  le  peux,  je  finis  par  me  décider  pour  des  raisons  pré- 
valentes.  Yoilà  un  cas  où  l'affirmation  dépasse  l'évidence. 
Tout  ce  qu'on  appelle  croyances,  opinions,  convictions,  peut 
se  ramener  à  ce  cas.  C'est  toujours  la  nécessité  de  la  con- 
duite pratique  qui  nous  impose  l'obligation  de  choisir  un  sys- 
tème en  politique,  en  religion,  en  morale,  sans  attendre  la  fin 
de  l'examen,  qui,  en  effet,  ne  se  terminerait  jamais.  Or  des 
convictions  fortes  et  décidées  valent  mieux  que  l'abstention. 
Rien  ne  se  fait  par  le  doute.  La  foi,  au  contraire,  soulève  des 
montagnes. 

A  la  nécessité  pratique  s'ajoute  le  sentiment  pour  consti- 
tuer la  croyance.  Le  sentiment  de  l'honneur,  par  exemple, 


480  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CPilTlQUES 

nous  détermine  à  rester  fidèles  à  nos  doctrines,  lors  même 
que  nous  pourrions  les  considérer  comme  condamnées  à  pé- 
rir. Le  sentiment  de  Tamilié  nous  commande  de  croire  à  la 
fidélité  d'un  ami  sans  avoir  besoin  pour  cela  de  preuves 
rationnelles.  La  confiance  est  un  sentiment  généreux  qui 
devient  un  devoir  entre  personnes  qui  s'aiment,  mais  qui  ne 
peut  pas  constituer  une  certitude,  car  elle  peut  être  trompée 
par  l'événement.  Sans  doute  c'est  un  devoir  pour  un  fils  de 
croire  à  la  chasteté  de  sa  mère;  mais  peut-on  dire  qu'un  fils 
ne  sera  jamais  trompé  dans  cette  croyance?  Comment  pour- 
rait-elle être  la  source  d'une  certitude  spéciale?  La  généro- 
sité est  une  vertu  morale,  ce  n'est  pas  un  critérium  de  certi- 
tude. Lorsque  Alexandre  buvait  la  potion  présentée  par  son 
médecin  Philippe,  qui  lui  était  dénoncé  comme  voulant  l'em- 
poisonner, il  faisait  un  acte  héroïque,  mais  en  quoi  héroïque? 
C'est  que  la  dénonciation  pouvait  être  vraie  et  qu'il  risquait 
sa  vie  plutôt  que  de  faire  injure  à  un  honnête  homme.  Mais 
n'y  a-t-il  jamais  eu  dans  le  monde  de  générosité  trompée  et 
de  confiance  trahie,  de  foi  démentie  par  l'événement?  Com- 
ment donc  peut-on  confondre  le  devoir  moral  qui  nous 
ordonne  de  risquer  l'erreur  en  cas  de  nécessité  pratique  et 
pour  obéir  aux  lois  de  la  patrie,  de  la  famille  et  de  l'amitié, 
avec  les  conditions  de  la  certitude? 

M.  Ollé-Laprune,  au  contraire,  croit  que  la  foi,  la  confiance, 
eng'endrent  une  certitude  spéciale  égale  à  celle  de  l'évidence, 
quoique  différente;  que  dans  les  cas  où  la  lumière  est  mêlée 
d'obscurité,  c'està  la  volonté  à  franchir  l'intervalle  qui  sépare 
l'évidence  incomplète  de  l'évidence  complète.  C'est  ce  qui  a 
lieu,  suivant  lui,  pour  les  quatre  vérités  morales  qui  consti- 
tuent le  code  de  la  religion  naturelle.  Ces  quatre  vérités  sont 
d'abord  des  connaissances  fondées  sur  des  raisons  solides. 
Mais,  en  même  temps,  ce  sont  des  connaissances  imparfaites 
et  obscures  que  la  foi  seulement  peut  transformer  en  vérités 
inébranlables  et  absolument  ceitaines.  On  sait  que  c'est  le 
propre  de  toute  philosophie  de  la  croyance,  quelque  mitigée 
qu'elle  soit,  de  faire  une  cerlaine  part  au  scepticisme.  Il  y  a  là. 


LA   PHILOSOPHIE    DE   LA   CROYANCE  481 

en  effet,  une  corrélation  logique,  nécessaire.  On  n'est  obligé 
do  croire  que  là  où  cesse  la  connaissance.  Ce  sont  donc  les 
lacunes  de  la  connaissance  qui  nécessitent  la  foi.  Quelle  que 
soit  la  réserve  avec  laquelle  on  insiste  sur  ces  lacunes,  on  ne 
peut  cependant  s'empêcher  de  les  signaler,  et  en  cela  même 
on  paraît  faire  cause  commune  avec  le  scepticisme.  M.  Ollé- 
Laprune  n'échappe  pas  à  celte  nécessité  de  sa  thèse,  et  il  est 
assez  piquant  de  voir  ce  croyant  si  convaincu  se  faire  lui- 
même  l'avocat  du  diable  contre  les  quatre  vérités  qu'il  veut 
nous  imposer  comme  devoirs,  et  élever  contre  elles  des  dou- 
tes qu'on  s'attend  d'ordinaire  à  voir  paraître  d'un  autre  côté. 

La  vie  future,  parexemple,  est  bien  établie,  selon  l'auteur, 
par  un  raisonnement  solide  qui  en  prouve  la  nécessité  morale. 
Mais  que  d'obscurités  dans  cette  croyance!  «  Toutes  les  appa- 
rences sont  contre  :  la  seule  vie  que  nous  connaissions,  c'est 
la  vie  du  corps.  »  Sans  doute,  rien  n'est  détruit,  rien  n'est 
anéanti;  mais  l'indestruclibilité  de  la  matière  n'empêche  pas 
de  profonds  changements  et  de  perpétuelles  métamorphoses. 
Notre  êlre,  d'ailleurs,  ne  pourrait-il  pas  subsister  sans  que  la 
personne  subsistât?  «  Voilà  les  apparences  contraires  que  la 
raison  peut  nous  présenter.  Ces  apparences,  il  faut  les  mépri- 
ser pour  admettre  la  vie  future.  »  C'est  donc  la  foi  qui  rend 
visible  ce  qui  ne  l'est  pas.  Qiiod  non  sapis,  quod  non  vides, 
animosa  firniat  fuies. 

Il  en  est  de  même  de  la  croyance  en  Dieu.  En  effet,  on  ne 
dit  pas  :  «  Je  sais  que  Dieu  est;  »  on  dit  :  Je  crois  en  Dieu.  » 
Dire  simplement  :  «  Je  6rt«que  Dieu  est,  »  cela  est  froid,  cela  n'a 
pas  de  valeur  morale;  c'est  une  lumière  sèche  et  sans  chaleur. 
D'ailleurs  l'obscurité  se  mêle  tellement  ici  à  la  lumière,  que 
ce  n'est  pas  là  un  objet  de  pure  science.  «  Puis-je  jamais  pré- 
tendre, dit  M.  Ollé-Laprune,  quand  il  s'agit  d'un  tel  objet, 
que  les  preuves  les  plus  solides  réduisent  à  néant  toutes  les 
difficultés,  dissipent  tous  les  nuag-es?  Si  je  suis  sincère,  je  ne 
puis  prétendre  ceci;  ce  ne  sont,  à  vrai  dire,  que  vaines  appa- 
rences et  fantômes;  mais  encore  faut-il  que  j'ose  les  mépri- 
ser. Aude  contemnere.  » 

"•  •  31 


482  APPENDICE.   —   ÉTUDES    CRITIQUES 

La  liberté  esl  encore  une  vérilé  prouvée  par  rexpériencc 
inlime  et  par  le  raisonnement,  cela  est  incontestable.  Mais 
quelle  chose  mystérieuse  que  notre  volonté!  «  Plus  je  veux 
approfondir  la  liberté,  plus  les  difficultés  augmentent.  »  Que 
d'oppositions  s'élèvent  contre  elle!  que  d'ombres  l'envelop- 
pent! que  de  prétextes  à  la  résistance  et  au  doute!  C'estdonc 
«  une  vérité,  mais  une  vérité  morale  »  ;  c'est  «  un  fait,  mais 
un  fait  moral  ».  Il  faut  l'admettre;  mais  admettre  une  chose 
malgré  les  obscurités  et  les  difficultés  qui  s'y  rattachent,  c'est 
y  croire.  On  passe  donc  encore  ici  de  la  sphère  du  visible  à 
celle  de  l'invisible  :  il  faut  pour  cela  un  acte  de  conliance,  un 
acte  de  foi. 

Enfin  la  loi  morale  elle-même  est  encore  au  fond  un  acte 
de  foi.  Car  que  suppose-t-elle?  C'est  qu'il  y  a  entre  les  choses 
un  ordre  de  dignité  et  de  perfection  qui  n'est  pas  l'ordre  de  la 
quantité  ;  que  l'esprit,  l'âme  est  d'un  ordre  supérieur  aux  choses 
sensibles.  Or  cet  ordre,  il  faut  déjà  y  être  pour  en  comprendre 
la  dignité,  et  pour  comprendre  la  vérité  morale,  il  faut  être 
déjà  une  créature  morale,  ce  qui  n'a  pas  lieu  sans  la  volonté. 
La  vérité  morale  se  distingue  de  toutes  les  autres  en  ce  qu'elle 
est  une  vérité  pratique.  Il  faut  y  croire  avant  de  la  voir  :  c'est 
un  acte  de  foi. 

C'est  ainsi  que,  pour  ces  quatre  vérités  fondamentales,  la 
foi  vient  compléter  l'œuvre  de  la  raison.  Il  y  a  donc  une  cer- 
titude d'un  ordre  particulier  qui  a  son  fondement  dans  Tùme, 
dans  le  cœur,  dans  la  volonté.  C'est  la  certitude  morale. 

Dans  tous  les  exemples  précédents,  il  nous  semble  que  l'au- 
teur confond  deux  choses  bien  distinctes  :  d'une  part,  les  ap- 
parences sensibles,  qui  paraissent  déposer  contre  les  vérités 
intellectuelles  et  qui  les  rendent  suspectes  à  des  esprits  peu 
exercés,  et,  de  l'autre,  les  obscurités  proprement  dites,  ou  dif- 
ficultés qui  viennent  de  ce  que  les  vérités  dont  il  s'agit  ne  sont 
pas  suffisamment  démontrées.  Il  y  a  là  une  équivoque  qui 
obscurcit  tout.  Qu'il  faille  mépriser  les  apparences  sensibles, 
quand  il  s'agit  de  choses  intellectuelles,  cela  est  certain;  mais 
c'est  affaire  de  raison,  non  de  foi.  De  telles  apparences,  il  s'en 


LA    PHILOSOPHIE   DE    LA    CROYANCE  483 

rencontre  dans  toutes  les  sciences.  Quoi  de  plus  prodigieux 
pour  l'esprit  que  cette  doctrine  que  la  lumière  est  un  mouve- 
ment, que  la  terre  tourne  sur  elle-même,  qu'il  y  a  des  anti- 
podes, que  le  soleil  a  disparu  sous  l'horizon  quand  nous  le 
voyons  encore  au-dessus?  O^ioi  de  plus  mystérieux  que  la 
communication  du  mouvement  en  mécanique?  Quoi  de  plus 
invraisemblable  que  ce  qu'on  appelle  quantités  négatives, 
imaginaires,  irrationnelles,  etc.?  Yoilà  mille  cas  où,  dans  les 
sciences  proprement  dites,  la  véi'ité  vient  se  heurter  à  des 
apparences.  A-t-on  recours  pour  cela  à  la  foi?  Nullement.  On 
les  explique  par  la  raison  seule,  ou,  à  défaut  d'explication,  on 
les  laisse  subsister  en  qualité  de  problèmes,  et  on  n'affirme 
jamais  que  clans  la  mesure  de  ce  qui  est  démontré.  De  même, 
si  en  métaphysique  il  y  a  des  apparences  semblables,  c'est 
aussi  k  la  raison  à  en  démontrer  la  vanité.  C'est  à  elle  à 
prouver,  avec  Descartes,  que  tout  ce  qui  est  sensible  suppose 
quelque  chose  qui  n'est  pas  sensible,  une  vérité  d'ordre  intel- 
lectuel, à  savoir  :  je  pense.  Tout  ne  se  ramène  donc  pas  aux 
sens.  Toute  la  discussion  des  idées  innées  est  affaire  de  rai- 
son, non  de  foi.  C'est  la  pensée  qui  se  prouve  elle-même  en 
analysant  et  en  décomposant  les  données  sensibles. 

Mais  maintenant  peut-on  confondre  ces  obscurités  appa- 
rentes, qui  naissent  de  la  prédominance  habituelle  des  sens, 
avec  les  obscurités  qui  viennent  des  difficultés  ou  des  objec- 
tions? De  deux  choses  l'une  :  ou  vous  répondez  complète- 
ment à  ces  objections,  et  alors  il  n'y  a  plus  d'obscurités;  ou 
vous  n'y  répondez  pas  complètement,  et  il  Teste  un  fond  de 
difficultés  non  résolues;  dès  lors,  votre  affirmation  ne  peut 
être  que  proportionnée  à  la  lumière  de  votre  esprit,  et,  dans  la 
mesure  où  il  reste  des  difficultés  non  résolues,  il  manque 
quelque  chose  à  la  certitude  de  votre  affirmation.  Sans  doute 
on  peut  et  même  j'accorde  qu'on  doit  franchir  cet  intervalle 
par  la  croyance  ;  mais  c'est  là  un  acte  purement  pratique,  non 
philosophique,  et  qui  n'a  aucune  autorité  pour  constituer  un 
deg'ré  de  certitude  qui  n'existait  pas  auparavant. 

M.   Ollé-Laprune  nous  paraît  donc  toujours  confondre  le 


48i  APPENDICE.    —    ÉTUDES   CRITIQUES 

rôle  àa  philosophe  dans  la  recherche  pure  de  la  vérité  avec  le 
rôle  de  l'homme  dans  la  vie  pralique.  Sans  doute  dans  la  pra- 
ti({ue  il  faut  des  croyances.  L'immanilé  a-t-elie  allondu  (jne 
Kant  ait  démontré  l'impératif  catégorique  pour  croire  à  la 
vertu?  Non,  sans  doute;  et  moi-même,  quand  j'agis  comme 
homme,  je  n'ai  pas  le  temps  d'attendre  que  j'aie  réfuté  la 
doctrine  de  l'intérêt  bien  entendu  oula  morale  évolutionniste. 
Il  faut  agir  :  donc  il  faut  croire;  voilà  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans 
la  doctrine  de  l'auteur.  Mais  nous  ne  pouvons  pas  aller  au 
delà.  Nous  n'admettons  pas  qu'en  philosophie,  et  en  tant  que 
philosophes,  nous  puissions  affirmer  au  delà  de  la  stricte  évi- 
dence et  autrement  que  dans  la  mesure  de  cette  évidence. 

11  n'y  a  rien  là  qui  ne  soit  contenu  dans  l'idée  même  d'une 
philosophie,  idée  que  Descartes  a  conçue  et  exprimée  le  pre- 
mier avec  une  incomparable  fermeté.  La  philosophie  est  un 
idéal  auquel  les  hommes  n'atteindront  peut-être  jamais,  mais 
à  la  réalisation  duquel  ils  travaillent  sous  la  direction  de 
cet  idéal.  Son  objet,  c'est  la  transformation  progressive  de 
toutes  nos  affirmations  instinctives,  machinales,  empiriques, 
pratiques,  en  affirmations  rationnelles,  en  vérités  lumineuses 
et  pures.  Pour  qu'un  tel  idéal  fût  réalisé,  il  faudrait  que 
l'homme  fût  pure  raison,  ce  qui  n'est  pas,  et  il  faudrait  que  sa 
raison  fût  infinie,  ce  qui  n'est  pas  davantage.  C'est  donc  une 
œuvre  impossible  en  quelque  sorte,  et  même  absurde,  si  l'on 
supposait  que  l'humanité  fût  obligée  d'attendre  le  résultat  de 
ce  travail  pour  accomplir  ses  destinées.  L'Etat,  en  oiïet,  au- 
rait le  temps  de  périr,  s'il  fallait  attendre  que  les  philosophes 
eussent  démontré  la  nécessité  d'obéir  aux  lois;  la  famille  se- 
rait dissoute  avant  que  les  pbilosophcs  eussent  démontré  la 
nécessité  du  mariage;  et  les  religions  seraient  glacées  cl  bien- 
tôt mortes,  si  elles  dépendaient  des  démonstrations  de  l'exis- 
tence de  Dieu.  Heureusement  l'humanité  vit  d'instinct  avant 
de  vivre  de  raison  :  cet  instinct  devient  sentiment;  ce  senti- 
ment devient  croyance,  et  l'humanité  est  gouvernée  par  les 
instincts,  les  sentiments  et  les  croyances,  bien  plus  <|uo  par 
les  idées  de  la  philosoi)hie.  Non  (|ue  la  philosophie  soit  sans 


LA   PHILOSOPHIE   DE    LA    CROYANCE  485 

influence;  loin  de  là,  c'est  d'elle  que  descendent  peu  à  peu 
dans  les  niasses  ces  lumières  qui  transforment  insensiblement 
les  instincts,  les  sentiments  et  les  croyances  ;  mais  la  puissance 
de  la  philosophie  est  liée  à  son  indépendance,  à  la  conscience 
énergique  qu'elle  aura  de  son  droit  et  qui  lui  interdit  de  se 
laisser  imposer  quelque  joug  que  ce  soit  autre  que  celui  de 
l'évidence.  Voilà  son  rôle,  voilà  son  domaine.  A  la  croyance, 
le  gouvernement  de  la  vie;  à  la  philosophie,  la  liberté  spécu- 
lative absolue.  Ajoutons  que,  pour  le  philosophe,  la  philoso- 
phie elle-même  devient  une  croyance  à  laquelle  toutes  les 
autres  doivent  être  subordonnées.  Etre  philosophe,  c'est  croire 
àla  raison,  c'est  placer  dans  la  raison  la  loisuprôme,  c'estne 
reconnaître  d'autre  souveraineté  que  celle  de  la  pensée.  Une 
telle  foi  n'a  rien  de  contraire  aux  principes  du  spiritualisme 
le  plus  pur  :  car  elle  n'est  au  fond  que  l'expression  du  spiri- 
tualisme lui-même.  Comment  soutenir  que  la  pensée  a  un 
droit  inaliénable  et  absolu,  si  l'on  ne  suppose  parla  même  que 
la  pensée  est  chose  absolue,  d'essence  absolue,  et  qu'elle  est 
par  conséquent,  selon  l'expression  de  Kant,  une  fin  en  soi, 
qui  ne  peut  être  transformée  en  moyen?  Comment  cela  pour- 
rait-il être,  si  la  pensée  n'était  qu'un  accident  produit  par  le 
concours  fortuit  des  atomes  ou  par  le  jeu  des  combinaisons 
chimiques?  Pourquoi  cet  accident  no  pourrait-il  pas  être  plié 
€t  subordonné  à  d'autres  accidents  du  même  genre,  par  exem- 
ple le  plaisir,  l'intérêt,  la  sécurité?  Quelle  que  soit  d'ailleurs 
la  valeur  de  cet  argument,  c'est  le  droit  et^le  devoir  de  la 
pensée  de  n'admettre  d'autre  souveraineté  que  la  raison  pro- 
pre; et  lors  même  qu'elle  se  fixerait  des  limites  et  accepterait 
une  autorité,  ce  serait  encore,  ce  serait  toujours  en  vertu  de 
son  propre  droit.  La  foi  en  ce  sens  est  elle-même  un  produit 
de  la  raison  et  ne  vaut  que  dans  la  mesure  où  elle  est  autori- 
sée parla  raison.  Attribuer  à  la  croyance  une  certitude  pro- 
pre, c'est  usurper  sur  les  droits  de  la  raison;  c'est  manquer 
au  devoir  philosophique,  qui  n'est  pas,  à  la  vérité,  un  devoir 
pour  tout  le  monde,  mais  qui  en  est  un  pour  le  philosophe. 
M.  OUé-Laprune  dit  des  choses  excellentes  et  très  sensées 


48G  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

sur  le  devoir  de  loiil  homme  de  ne  pas  faire  obstacle  à  la 
vérité,  sur  les  dispositions  morales  qu'il  faut  apporter  dans 
la  recherche  de  la  vérité,  sur  la  bonne  volonté  qui,  si  elle  est 
pleine  et  entière,  fera  que  la  vérité  ne  peut  manquer  de  luire 
à  notre  esprit.  Tout  cela  est  d'une  vérité  incontestable  et  ne 
peut  être  nié  par  personne.  Mais  qui  ne  voit  que  ces  raisons 
valent  d'une  manière  générale  et  s'appliquent  à  tout  le  monde 
et  à  toutes  les  opinions,  sans  pouvoir  en  autoriser  aucune  en 
particulier,  sans  jamais  conduire  au  droit  ni  au  devoir  d'af- 
iirmer  au  delà  de  l'évidence  ou  d'une  manière  disproportion- 
née au  degré  de  l'évidence  ? 

L'auteur,  avec  un  grand  courage  d'opinion  dont  nous  lui 
savons  gré,  et  une  remarquable  souplesse  de  dialectique,  es- 
saye d'établir  que  la  croyance  en  Dieu,  alors  même  qu'elle  ne 
serait  pas  absolument  évidente,  est  un  devoir  pour  la  volonté; 
que  l'athéisme  n'est  pas  seulement  une  erreur,  mais  une  faute, 
faute  qui  peut  être  sans  doute  atténuée  par  beaucoup  de  cir- 
constances et  qui  même,  en  telles  circonstances,  pourrait  être 
nulle,  mais  qui  en  soi  et  en  principe  est  une  faute;  «  car,  dit- 
il,  comment  pourrai-je  croire  que  Dieu  est,  si  je  n'affirme  pas 
en  même  temps  la  vérité  objective  de  cette  croyance?  et  com- 
ment puis-je  affirmer  cette  vérité  objective,  sans  l'imposer  par 
cela  même  à  tous  les  liommes  qui  pensent?  Mais  imposer  une 
vérité,  n'est-ce  pas  dire  que  tous  les  hommes  doivent  la  recon- 
naître? n'est-ce  pas  dire  que,  s'ils  ne  la  reconnaissent  pas, 
c'est  leur  faute?  Je  ne  puis  donc  croire  en  Dieu  sans  affirmer 
par  là  même  que  l'athéisme  est  coupable,  sinon  pour  tel  ou 
tel  état  de  conscience  que  je  ne  puis  connaître,  au  moins  en 
soi.  Car  si  l'athée  apportait  à  la  recherche  de  la  vérité  les  dis- 
positions morales  nécessaires,  nul  doute  que  la  vérité  morale 
n'éclatât  à  ses  y(;ux.  » 

Il  y  a  encore  bien  des  équivoques  dans  cette  doctrine.  Sans 
doute  si  nous  supposons  un  philosophe  qui  verrait  clairemenl 
et  distinctement  ([ue  Dieu  est  nécessaire  à  la  morale  et  qui 
rejetterait  ensuite  cette  croyance  volontaire  pour  ne  pas  subir 
le  joug,  pour  se  livrer  à  son  orgueil  et  à  ses  passions,  j'ac- 


LA   PHILOSOPHIE    DE    LA   CROYANCE  487 

corde  que,  clans  une  telle  hypothèse,  l'athéisme  pourrait  être 
coupable.  Mais  qui  ne  voit  que  l'argument  peut  être  rétorqué? 
Imaginons  en  effet  un  philosophe  qui  ne  voit  pas  clairement 
et  distinctement  que  Dieu  est  nécessaire  à  la  morale,  et  qui 
cependant  affirme  cette  vérité  parce  qu'elle  plaît  à  son  cœur, 
ou,  ce  qui  serait  encore  d'un  moindre  prix,  pour  s'assurer  la 
vie  future  et  avoir  un  garant  d'immortalité  :  en  accordant  que 
cotte  doctrine  eût  plus  d'avantages  pratiques  que  l'autre, 
cependant  serait-elle  moins  blâmable  au  point  de  vue  stric- 
tement philosophique,  qui  exige  que  l'intérêt  personnel  n'in- 
tervienne en  rien  dans  aucune  de  nos  affirmations?  L'auteur 
prétend  que  l'athée  est  sous  le  joug  de  certains  préjugés  qui 
lui  viennent  de  l'éducation.  Mais  n'y  a-t-il  pas  des  préjugés 
contraires?Etpuisquo  l'on  parle  de  l'éducation,  n'agit-elle  pas 
beaucoup  plus  en  faveur  des  croyances  religieuses  que  contre 
elles?  L'auteur  est  trop  éclairé  pour  oser  reproduire  ouverte- 
ment la  doctrine  souvent  exposée  contre  les  athées,  à  savoir 
que  c'est  pour  se  délivrer  d'un  joug  et  d'un  frein  et  pour  se 
livrer  sans  crainte  à  ses  passions  que  l'athée  rejette  Dieu;  et 
au  xvn^  siècle,  en  etîet,  l'athéisme  des  gentilshommes  n'était 
souvent  que  le  véhicule  du  libertinage.  Mais  attribuer  un  tel 
motif  à  tel  penseur  que  chacun  peut  nommer,  ce  serait  se  cou- 
vrir d'un  tel  ridicule  qu'un  apologiste  tel  que  M.  Ollé-Laprune 
a  bien  soin  de  ne  pas  tomber  dans  cet  excès  ;  mais  il  n'y 
échappe  pas  tout  à  fait.  Il  parle  de  «  passions  subtiles  et  déli- 
cates, d'invisibles  faiblesses,  de  secret  orgueil  ».  Est-il  bien 
sûr  qu'il  n'y  ait  pas  autant  d'orgueil  d'un  côté  que  de  l'autre? 
Il  parle  ailleurs  «  d'indilTérence  à  chercher  la  vérité  ».  Peut-on 
imputer  à  un  Bruno,  à  un  Yanini,  qui  meurent  sur  le  bûcher, 
l'indifférence  pour  la  vérité?  Il  parle  des  difficultés  soulevées 
par  ((  une  demi-science  ».  Peut-on  dire  que  les  objections 
d'un  Kant  ou  d'un  Spinoza  viennent  d'une  demi-science?  Ce 
sont  cependant  ces  objections  qui  font  les  athées  de  notre 
temps. 

On  s'étonne  aussi  qu'un  philosophe  aussi  clairvoyant,  qui 
déclare  courageusement  que  l'athéisme  est  un  péché,  ait  oublié 


488  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

de  nous  dire  clairement  ce  qu'il  entend  par  athéisme,  comme 
si  la  question  ne  valait  pas  la  peine  d'être  examinée.  11  n'est 
pas  cependant  un  philosophe  qui  ne  sache  combien  l'expres- 
sion d'athéisme  est  difficile  à  définir,  et  comhien  il  y  a  peu  de 
doctrines  qui  puissent  être  rig-oureusement  appelées  de  ce 
nom.  Même  le  baron  d'Holbach,  quand  il  parle  de  la  nature, 
lui  prête  des  attributs  qui  sont  pour  la  plupart  les  attributs  de 
la  Divinité.  L'idée  de  Dieu  se  compose,  comme  on  le  sait,  de 
deux  sortes  d'attributs   :   les  attributs  métaphysiques   et  les 
attributs  moraux.  Certains  philosophes  sacrifient  les  attributs 
moraux  aux  attributs  métaphysiques;  le  sens  commun  et  la 
croyance  populaire   sacrifient  volontiers  les  attributs  méta- 
physiques aux  attributs  moraux.  Y  a-t-il  plus  d'athéisme  d'un 
côté  que  de  l'autre?  En  un  sens,  le  polythéisme  n'était-il  pas 
athéisme?  Spinoza  et  Heg-el  sont-ils  des   athées  pour  avoir 
considéré  la  personnalité  divine  comme  incompatible   avec 
l'essence  de  l'infini  et  de  l'absolu?  Quand  on  sait,  par  l'étude 
journalière  de  l'histoire  de  la  philosophie,  combien  ces  délimi- 
tations sont  délicates  et  difficiles,  on  se  demande  oii  est  le 
point  où  l'on  devient  véritablement  coupable. 

Je  suis  bien  loin  de  nier  qu'il  n'y  ait  un  athéisme  fanatique 
aussi  intolérant  et  aussi  intolérable  que  le  fanatisme  religieux. 
Mais  c'est  en  tant  que  fanatisme  qu'une  telle  opinion  estrépré- 
hensible,  ce  n'est  pas  en  tant  qu'athéisme.  Je  ne  sais  d'ailleurs 
ce  que  notre  auteur  aurait  à  répondre  à  un  tel  athéisme  ;  car 
il  s'appuie  précisément  sur  la  même  raison  que  lui  :  c'est  que 
l'on  ne  peut  croire  soi-même  quelque  chose  de  vrai  sans  l'im- 
poser aux  autres.  Toute  résistance  cà  la  vérité  ne  peut  venir  que 
de  mauvaises  passions,  de  mauvaises  intentions.  On  impute  les 
croyances  religieuses  à  l'hypocrisie,  à  la  servilité,  à  la  crainte 
de  mourir,  etc.,  de  même  que,  de  l'autre  côté,  on  a  imputé  le 
scepticisme  et  l'incrédulité  à  l'orgueil,  à  la  mauvaise  foi.  On 
se  renvoie  les  uns  aux  autres  les  mêmes  raisons,  les  mêmes 
arguments  :  on  commence  par  se  contredire,  on  finit  par  se 
haïr.  Car  comment  ne  pas  haïr  celui  qui  résiste  volontaire- 
ment à  la  vérité?  Chacun  se  considère  comme  centre,  se  croit 


LA   PHILOSOPHIE    DE    LA   CROYANCE  489 

le  privilégié  de  la  vérité  et  excommunie  tout  ce  qui  no  sul)it 
pas  son  credo.  C'est  le  contraire  de  l'esprit  philosophique,  qui 
ne  fait  appel  qu'à  la  raison  et  qui,  reconnaissant  chez  tous  la 
même  raison,  reconnaît  à  tous  le  même  droit  de  chercher  la 
vérité  et  on  mémo  temps  le  droit  de  se  tromper  :  car  l'un  ne 
va  pas  sans  l'autre.  Imputer  à  mauvaises  intentions  l'opinion 
de  nos  adversaires,  c'est  accepter  d'avance  la  même  inculpa- 
tion pour  nous-mêmes;  or,  comme  il  n'y  a  pas  de  juge  entre 
nous,  il  faut  écarter  de  part  et  d'autre  cette  objection  que  l'on 
peut  se  renvoyer  indéfiniment,  suivant  cette  règle  si  judicieuse 
de  saint  Augustin  :  Omittamus  ista  communia,  quse  dici  ex 
utraque  parte  possunt. 

III 

Il  rcsle  une  dernière  difficulté  que  nous  ne  devons  pas  écar- 
ter si  nous  voulons  aller  jusqu'au  fond  de  la  question,  quoique 
l'auteur  ne  l'ait  peut-être  pas  suffisamment  creusée  lui-même 
et  ne  lui  ait  pas  donné  toute  sa  valeur.  Admettons,  pourrait-il 
dire,  que  Dieu  et  la  vie  future  ne  soient  que  des  vérités  spé- 
culatives, que  ce  ne  soit  pas  un  devoir  d'y  croire.  Mais  peut-on 
aller  jusqu'à  soutenir  que  ce  ne  soit  pas  un  devoir  do  croire 
au  devoir?  Ainsi,  si  nous  remontons  à  la  source  dos  vérités 
morales,  sans  parler  dos  postulats  précédents,  comme  les 
appelle  Kant,  nous  verrons  qu'il  y  a  au  moins  un  cas  où  l'évi- 
dence n'est  pas  la  règle  seule  de  la  vérité,  où  la  morale  a  sa 
voix  en  même  temps  que  la  logique,  où  la  ^'olonlé  est  tenue 
de  faire  preuve  de  bonne  volonté,  où  elle  se  manque  à  elle- 
même  en  no  se  faisant  pas  à  elle-même  sa  propre  croyance  : 
c'est  le  cas  do  la  loi  morale,  laquelle  no  peut  admettre  qu'elle 
puisse  être  même  un  moment  mise  en  suspicion,  qu'elle  puisse 
être  contestée  innocemment,  et  qui,  par  conséquent,  lors  même 
qu'elle  ne  s'imposerait  pas  à  nous  comme  connaissance,  s'im- 
poserait encore  à  titre  de  croyance. 

Nous  n'hésitons  pas  à  soutenir,  même  sur  ce  terrain,  la 
liberté  philosophique.  Non,  en  philosophie,  ce  n'est  pas  un 


490  APPEiNDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

devoir  de  croire  au  devoir.  Autrement,  Descaries  eût  manqué 
au  devoir  en  enveloppant  la  morale  dans  son  doute  méthodi- 
que, et  en  se  contentant  d'une  <(  morale  par  provision  ».  Le 
Discours  de  la  Méthode  serait  une  œuvre  immorale.  Bien 
loin  d'en  faire  la  base  de  renseignement  philosophique,  il  fau- 
drait l'en  exclure  et  la  proscrire  absolument.  Ne  serait-ce  donc 
que  pour  la  forme  qu'on  accepte  le  Discours  de  la  Méthode? 
N'y  voit-on  qu'un  jeu  sans  danger,  un  artifice  innocent?  Une 
telle  appprécialion  serait-elle  digne  de  Descartes?  Non  sans 
doute.  Or  l'autorité  du  Discours  de  la  Méthode  réside  précisé- 
ment dans  cette  doctrine  fondamentale  qui  est  la  base  de  toute 
philosophie  :  c'est  que  nous  ne  devons  rien  affirmer,  en  tant 
que  philosophes,  que  sur  l'évidence.  Mais  le  devoir  dans  le 
sens  strict  que  lui  donne  la  philosophie,  à  savoir  Yimpératif 
catégorique  de  Kant,  est-il  évident  sans  examen?  Ce  que  dans 
la  pratique  on  appelle  de  ce  nom  n'est-il  pas  un  mélange  con- 
fas  d'instincts,  de  sentiments,  d'habitudes,  de  prudence,  qu'il 
appartient  seulement  à  la  philosophie  d'élever  à  une  notion 
claire  et  distincte?  Cela  est-il  possible  si  on  ne  soumet  pas 
cette  notion  à  l'examen  aussi  bien  que  toute  autre  vérité  ? 
Et  pendant  qu'on  l'examine,  qu'on  l'analyse,  qu'on  la  critique, 
peut-on,  sans  cercle  vicieux,  la  supposer  d'avance  et  l'im- 
poser comme  devoir  avant  de  l'avoir  établie  comme  vérité? 
Et  si,  après  examen  ,  il  reste  des  doutes ,  des  difficultés  , 
des  obscurités  (par  exemple  ,  telle  ou  telle  part  à  faire  au 
sentiment),  est- on  tenu  philosophiquement  d'affirmer  plus 
que  la  science  n'aura  démontré?  La  part  d'obscurité  qui  reste, 
de  quebiue  manière  qu'on  l'entende,  peut-elle  être  autre  chose 
qu'une  certaine  chance  d'erreur?  Et  si  l'on  est  autorisé  pra- 
tiquement à  n'en  pas  tenir  compte,  est-ce  un  devoir,  est-ce 
môme  un  droit  pour  le  philosoplie  de  négliger  cette  chance 
d'erreur  et  de  mettre  sur  la  même  ligne,  au  point  de  vue  de  la 
certitude  rigoureuse,  ce  qui  est  évident  et  ce  qui  ne  l'est  pas? 
Mais,  dit-on,  la  morale  suppose  dans  les  objets  un  ordre  et 
une  gradation  de  dignité  et  de  valeur  qui  ne  peut  pas  être  objet 
de  raison  pure,  mais  seulement  de  sentiment,  de  croyance. 


LA   PHILOSOPHIE   DE   LA   CROYANCE  491 

La  morale  implique  un  élément  que  l'on  appelle  la  qualité, 
la  dignité,  la  perfection.  Or  la  qualité,  la  dignité,  ne  se  démon- 
trent pas;  elles  ne  peuvent  être  que  senties.  Démontrez-moi 
qu'un  bon  cœur  vaut  mieux  qu'un  bon  estomac.  Il  y  a  donc  là 
un  acte  de  croyance,  non  de  science  :  c'est  cependant  une 
certitude  égale  à  toute  autre,  si  on  veut  toutefois  qu'il  y  ait 
une  morale.  J'accorde  tout  cela,  et  je  sais  bien  qu'au  début  de 
la  morale  comme  de  toute  science,  il  faut  poser  un  principe 
initial  qui  sépare  celle  science  de  toutes  les  autres;  mais  je 
me  demande  pourquoi  ce  principe  premier,  en  morale  plus 
que  dans  toute  autre  science  ,  serait  altribué  au  sentiment 
plus  qu'à  la  raison.  Et  d'ailleurs,  en  supposant  même  qu'il  en 
fût  ainsi,  il  n'en  résulterait  qu'une  cbose,  c'est  que  la  doctrine 
du  sentiment  l'emporterait  précisément  sur  la  doctrine  du 
devoir  pur  :  car  c'est  le  propre  du  devoir  de  s'imposer  abso- 
lument à  la  raison,  abstraction  faite  de  toute  influence  de  la 
sensibilité.  Et  ainsi  la  prétendue  croyance  obligatoire  au  devoir 
aboutirait  à  la  négation  même  du  devoir  pur,  dans  son  sens 
rigoureusement  pbilosophique.  Enfin,  quand  même  la  doc- 
trine du  sentiment  serait  vraie,  ce  serait  toujours  à  la  raison, 
d'après  la  règle  de  l'évidence,  à  le  démontrer.  Ce  serait  à  elle  à 
faire  la  description  des  sentiments  pour  y  constater  celui-là,  à 
en  faire  l'analyse  pour  bien  montrer  qu'il  ne  se  réduit  à  aucun 
autre,  à  en  faire  l'histoire  pour  montrer  qu'il  n'est  pas  le  ré- 
sultat des  coutumes,  des  mœurs,  de  l'éducation,  etc.,  et  c'est 
dans  la  mesure  de  l'évidence  que  chacune  de  ces  démonstra- 
tions pourra  invoquer  que  nous  serons  ajjtorisés  à  affirmer 
philosophiquement  la  valeur  propre  du  sentiment  moral  :  réci- 
proquement, dans  la  mesure  où  ce  travail  laisserait  à  désirer, 
une  part  devrait  être  laissée  au  doute,  et  on  se  contenterait 
de  probabilités.  Cependant,  en  attendant,  il  faut  agir,  et  cha- 
cun agira  en  vertu  de  ses  croyances,  en  les  éclairant  le  plus 
possible  par  la  raison.  Mais  ces  croyances,  qui  sont  en  partie 
des  instincts,  en  partie  des  habitudes,  en  partie  des  prévisions 
rapides,  mais  confuses,  ne  peuvent  s'arroger  le  droit  de  déci- 
der objectivement  et  absolument  du  vrai  et  du  faux. 


492  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

Celle  doclrinc  poiil  paraîlre  dure  et  excessive,  mais  elle 
n'offre  aucun  danger;  car  nous  la  restreignons  au  domaine 
spéculatif  et  scientifique;  nous  entendons  que  chacun,  dans  la 
pratique,  aie  droit  ou,  si  Ton  veut,  le  devoir,  en  tout  cas  subit 
la  nécessité  do  conduire  sa  vie  par  la  croyance.  Mais  il  nous 
a  paru  nécessaire  d'exprimer  avec  quelque  rigueur  le  prin- 
cipe essentiel  de  toute  philosophie.  On  peut  nier  la  philoso- 
phie, on  peut  s'en  passer;  on  peut  la  remplacer,  pour  soi- 
même,  par  la  religion,  par  les  arts  ou  par  la  science;  mais  on 
ne  doit  ni  en  méconnaître  ni  en  altérer  le  principe.  Sif  ut  e&t, 
axit  non  sit.  Elle  ne  peut  pas  plus  consentir  à  êlro  la  servante 
de  la  religion  naturelle,  ni  même  de  la  morale,  que  delà  théo- 
logie. Ce  n'est  pas  seulement  dans  le  camp  des  croyants  posi- 
tifs que  de  telles  altérations  sont  à  craindre.  Même  dans  le 
camp  de  la  libre  pensée,  on  voit  des  esprits  ingénieux  qui  ne 
sont  pas  éloignés  de  croire  que  la  philosophie  est  une  œuvre 
d'art,  que  des  systèmes  sont  des  poèmes,  qu'il  est  permis  à 
chacun  de  s'enchanter  de  ce  qui  lui  paraît  le  plus  beau,  en  un 
mot  que  chacun  se  fait  sa  vérité.  Mais  que  ce  soit  la  croyance 
ou  la  fantaisie  que  l'on  proclame  souveraine,  cette  sorte  de 
subjectivisme  est,  à  nos  yeux,  la  négation  ou  l'abdication  de 
toute  philosophie. 


VII 

LA  THÉORIE  DE  L'ERREUR 


M.    VICTOR    BROCHARD 

{De  l'Erreur,  1879.) 

L'œuvre  de  M.  Victor  Brocliard  sur  V Erreur  porte  sur  les 
mêmes  problèmes  que  celle  de  M.  Ollé-Laprune.  C'est  encore 
la  questiou  de  la  certitude,  celle  de  la  croyance  et  de  l'erreur. 
Il  y  a  dans  les  deux  écrits  une  tendance  à  faire  une  part  très 
large  à  la  croyance.  Mais  tandis  que  M.  Ollé-Laprune  res- 
treint cette  part  au  domaine  moral,  et  reconnaît  pour  toutes 
les  vérités  intellectuelles  une  certitude  logique,  tandis  qu'il 
ne  voit  dans  la  certitude  morale  que  le  supplément  de  la  cer- 
titude rationnelle,  M.  Victor  Brocliard  professe  une  doctrine 
plus  radicale,  et  introduit  la  croyance  à  la  place  même  de  la 
certitude  en  général.  Toute  certitude  est  un  acte  de  croyance. 
La  vérité  ne  s'impose  pas  du  dehors  par  des  signes  irréfra- 
gables, par  une  lumière  impérieuse  et  accablante.  La  vérité, 
sinon  en  elle-même,  du  moins  pour  nous,  est  l'œuvre  de  nos 
efforts,  l'œuvre  de  notre  volonté.  Résumons  cet  ensemble 
d'idées  que  l'auteur  a  développées  avec  une  rare  subtilité  dia- 
lectique dans  son  travail  sur  V Erreur. 

M.  Brocliard  commence  par  écarter  l'ancienne  définition 
de  la  vérité,  à  savoir  :  la  conformité  de  la  pensée  avec  son 
objet.  Cette  définition,  selon  lui,  était  de  mise  dans  les  écoles 
ontologique  et  dogmatique,  pour  lesquelles  l'objet  était  une 
chose  en  soi.  La  pensée  était  la  représentation  de  la  chose  en 
soi;  une  pensée  vraie  était  celle  qui  représentait  fidèlement  et 


.'.91  APPEiNDICE.    —   ETUDES    CRITIQUES 

exactement  celte  chose,  qui  lui  était  conforme  :  adxquatio 
mentis  et  rei.  Mais  cette  hypothèse  ontologique  est  pleine  de 
difficultés,  et  il  est  devenu  constant  aujourd'hui  pour  tous  les 
philosophes  que  l'esprit  ne  peut  pas  sortir  de  lui-même.  La 
vérité  n'est  donc  plus  la  conformité  de  la  pensée  avec  son 
objet,  mais  la  conformité  de  la  pensée  avec  elle-même. 

La  vérité  n'existe  pas  dans  les  idées  toutes  seules.  Une  idée 
n'est  ni  vraie  ni  fausse.  Elle  n'existe  pas  non  plus  dans  une 
simple  succession  d'images.  Il  n'}^  a  de  vérité  que  lorsque 
nous  généralisons,  que  nous  considérons  le  lien  établi  entre 
nos  idées  comme  subsistant  en  dehors  de  nous,  et  comme 
s'imposant  aux  autres  hommes  aussi  bien  qu'à  nous-mêmes. 
Cela  étant,  le  seul  critérium  de  la  vérité  est  l'impossibilité  oii 
nous  sommes  de  détruire  certaines  synthèses  mentales.  Par 
exemple,  nous  ne  pouvons  pas  nous  empêcher  de  dire  que 
2-1-2  font  4;  ou  bien,  ayant  un  cygne  noir  sous  les  yeux, 
nous  ne  pouvons  pas  penser  que  tous  les  cygnes  sont  blancs. 
C'est  celte  nécessité  qui  constitue  la  propriété  particulière  de 
la  pensée  vraie  ou  de  la  pensée  objective. 

En  résumé,  la  vérité  consiste  dans  des  rapports  constants 
et  généraux  entre  nos  représentations,  et  il  faut  admettre 
comme  postulats  ces  deux  principes  : 

1°  A  priori,  il  y  a  des  représentations  que  la  conscience  ne 
peut  unir  par  aucun  effort,  et  c'est  ce  qu'on  appelle  contradic- 
tion ; 

2°  A  posteriori ,  nous  pouvons  distinguer  les  images  des 
sensations;  et  ces  distinctions  se  présentent  à  nous  comme 
un  caractère  de  nécessité  tout  à  fait  analogue  à  la  nécessité 
logique. 

Voilà  la  vérité.  En  conséquence,  cette  synthèse  mentale 
est  fausse  lorsqu'elle  est  contradictoire  ou  à  priori  ou  à  pos- 
teriori, en  soi  ou  dans  son  rapport  aux  phénomènes  déjà 
connus. 

De  ces  deux  postulats  l'auteur  conclut,  conformément  à  la 
tradition  philosophique,  qu'il  y  a  deux  sortes  de  vérités  :  les 
vérités  rationnelles  et  les  vérités  empiri(pies,  qui  ont  pour 


LA  THÉORIE   DE   L'ERREUR  493 

caractère,  les  unes  et  les  autres,  d'être  des  enchaînements 
nécessaires  de  représentations.  Il  y  aura  donc  deux  crité- 
riums :  l'encliaînement  rationnel  et  l'expérience. 

La  question  est  de  savoir  si  ces  deux  critères  sont  réducti- 
bles l'un  à  l'autre,  la  vérité  rationnelle  à  la  vérité  empirique, 
ou  la  vérité  empirique  à  la  vérité  rationnelle.  Selon  l'auteur, 
cette  réduction  est  impossible.  Il  faut  donc  admettre  deux 
logiques  comme  deux  sortes  de  vérités. 

Mais  si  la  vérité  n'est  pas  la  co-nformité  à  un  objet  exté- 
rieur; si  elle  ne  consiste  que  dans  un  certain  système  de 
relations  entre  nos  représentations,  ne  peut-on  pas  dire  que 
ce  système  n'est  relatif  qu'à  notre  esprit,  et,  par  conséquent, 
n'est-on  pas  conduit  à  soutenir,  avec  Protag-oras,  que  l'homme 
est  la  mesure  de  toutes  choses? 

L'auteur  écarte  cette  objection  en  se  demandant  ce  que 
pourrait  signifier  cette  proposition.  Yeut-on  dire  par  là  qu'il 
pourrait  y  avoir  des  esprits  autres  que  l'esprit  humain,  pen- 
sant autrement  que  lui,  et  par  conséquent  que  la  vérité  pour 
nous  n'est  qu'une  vérité  humaine?  Mais  qu'entend-on  par 
d'autres  esprits? 

Il  y  a  ici  trois  hypothèses  possibles  :  1"  ou  ces  esprits  au- 
ront les  mêmes  catégories  que  nous,  avec  d'autres  ditférentes; 
2°  ou  ils  auront  seulement  des  catégories  différentes  ;  3°  ou  ils 
auront  des  catégories  contraires. 

Dans  le  premier  cas,  ces  autres  esprits  connaîtront  plus  de 
choses  que  nous  ;  mais  ce  qui  est  vrai  pour  nous  sera  vrai 
pour  eux.  Dans  le  second  cas,  ce  qui  est  vrai  pour  nous  ne 
sera  sans  doute  pas  vrai  pour  un  autre  sujet  ditTérent  du 
nôtre,  mais  ne  sera  pas  faux  non  plus.  Dans  le  troisième  cas, 
un  esprit  qui  n'offrirait  pas  de  synthèse  dans  ses  représenta- 
tions ne  penserait  pas,  et  par  conséquent  ne  serait  pas  un 
esprit. 

Cette  théorie  de  la  vérité  étant  donnée,  nous  avons  à  nous 
demander  ce  que  c'est  que  l'erreur. 

L'erreur,  disent  les  logiciens,  est  un  jugement  faux.  Qu'est- 
ce  qu'un  jugement?  Suivant  les  mêmes  log-iciens,  juger,  c'est 


i96  APPENDICE.    -    ÉTUDES   CRITIQUES 

aflirmor.  Pour  comprendre  l'erreur,  il  faul  donc  bien  com- 
prendre la  nature  de  l'affirmalion. 

L'auteur  distingue  l'acte  de  penser,  dont  il  vient  de  faire 
l'analyse,  de  l'acte  d'affirmer,  qu'il  confond  avec  l'acte  de 
croire.  La  théorie  de  l'erreur  suppose  donc  la  théorie  de  la 
croyance. 

Théoriquement  on  distingue  la  certitude  de  la  croyance. 
La  croyance  est  un  état  purement  subjectif  qui  peut  être  vrai 
ou  faux.  La  certitude  est  l'adhésion  absolue  à  la  vérité. 

Mais  cette  distinction  est  superficielle  et  n'est  pas  fondée 
en  fait.  En  fait,  nous  donnons  à  des  idées  fausses  la  même 
adhésion  absolue  qui  semble  n'appartenir  qu'à  la  certitude.  Il 
semble  même  que,  dans  certains  cas,  la  certitude  de  la  croyance 
l'emporte  sur  celle  de  la  raison  elle-même. 

Je  vois,  je  sais,  je  crois, 

dit  Pauline  dans  Pob/eucte.  En  tout  cas,  il  est  impossible  de 
distinguer  la  certitude  vraie  de  la  certitude  fausse. 

Qu'est-ce  donc  que  la  croyance?  Il  semble  que  ce  soit  une 
manière  d'être  de  l'idée.  Il  est  clair,  en  effet,  qu'on  ne  peut 
croire  sans  penser,  et,  d'un  autre  côté,  il  semble  que  l'on 
puisse  penser  sans  croire.  Les  perceptions  externes  de  la 
conscience  impliquent  la  croyance.  Suivant  D.  Stewart,  toute 
image,  toute  conception  est  accompagnée  de  croyance  à 
l'existence  de  son  objet. 

L'auteur  fait  des  réserves  sur  cet  accompagnement  néces- 
saire de  l'idée  et  de  la  croyance;  mais  lors  même  qu'on  accor- 
derait que  l'acte  de  penser  est  nécessairement  accompagné 
de  croyance,  il  resterait  encore  à  savoir  si  la  croyance  est 
uniquement  déterminée  par  la  pensée,  si  l'on  ne  croit  que 
parce  que  l'on  pense  et  en  proportion  de  ce  que  l'on  pense. 

Pour  qu'il  en  fut  ainsi,  il  faudrait  qu'il  y  eût  dans  l'idée 
un  caractère  propre  et  objectif  tel  que  nous  soyons  absolu- 
ment forcés  de  lui  donner  notre  adhésion.  On  a  prétendu  que 
ce  caractère  existait,  et  qu'il  était  ce  qu'on  appelle  évidence. 
Mais  qui  ne  voit  que  tout  le  monde  trouve  évident  ce  qu'il 


LA   THÉORIE   DE   L'ERREUR  i97 

croit  vrai?  Comment  ce  qui  est  évident  pom^  l'un  ne  l'est-il  pas 
pour  l'autre?  On  a  remarqué  depuis  longtemps  qu'il  y  a  une 
vraie  et  une  fausse  évidence?  Suivant  l'auteur,  «  l'évidence 
n'est  pas  la  cause  de  la  croyance;  elle  en  est  l'effet.  Nous  ne 
croyons  pas  une  chose  parce  qu'elle  est  évidente;  mais  elle 
est  évidente  parce  que  nous  la  croyons  :  l'évidence  est  la 
croyance  même,  objectivée  et  considérée  comme  une  qualité 
de  la  notion,  à  peu  près  comme  la  couleur,  sensation  du  sujet, 
est  attribuée  à  l'objet.  L'expression  souvent  employée,  c'est 
évident,  désigne  plutôt  une  croyance  qui  s'obstine  qu'une 
croyance  qui  se  justifie.  »  (P.  103.) 

Mais  si  l'évidence  n'est  pas  objective,  si  c'est  notre  croyance 
qui  en  est  la  cause,  on  ne  peut  plus  dire  que  ce  soit  la  vérité 
qui  s'impose;  mais  c'est  nous  qui  faisons  la  vérité,  et  cliacan 
fait  la  sienne. 

L'auteur  écarte  cette  objection,  qui  est  le  scepticisme  même. 
Il  distingue  le  règ^ne  de  la  vérité  et  le  règne  de  la  croyance. 
Ce  n'est  pas  parce  que  nous  le  croyons  que  la  vérité  existe  en 
soi  ;  mais  elle  n'existe  pour  nous  qu'en  tant  que  nous  la  croyons. 
La  vérité  existe,  et  nous  pouvons  la  reconnaître;  et,  l'ayant 
reconnue,  nous  pouvons  y  croire.  L'union  de  la  croyance  et 
de  la  vérité  est  la  certitude. 

Ainsi  l'auteur  veut  maintenir  à  la  fois  le  caractère  objectif 
de  la  vérité  et  le  caractère  personnel  de  la  croyance  ;  mais  il 
lui  est  bien  difficile  de  concilier  l'une  et  l'autre,  et  en  même 
temps  il  se  refuse  de  sacrifier  l'une  à  l'autre;  de  là  des  contra- 
dictions dont  il  semble  qu'il  ne  puisse  sortira 

Il  montre,  par  exemple,  qu'il  n'y  a  pas  de  vérité  évidente 
dont  on  ne  puisse  douter,  comme  l'a  prouvé  Descaries.  Même 
le  cocjito  n'a  de  valeur  absolue  qu'au  point  de  vue  subjectif, 
c'est-à-dire  à  un  point  de  vue  insignifiant.  Le  monde  extérieur 
n'est  évident  qu'en  tant  que  représentation;  même,  suivant 
Descartes,  on  peut  douter  des  vérités  mathématiques.  Il  n'y 
a  donc  pas  de  croyances  fatales  provoquées  par  les  idées. 

Maintenant,  qu'est-ce  que  la  croyance?  Est-ce  le  sentiment? 
Non  :  le  sentiment  agit  sur  la  croyance,  il  ne  la  constitue  pas. 


4)8  APPENDICE.   —    ÉTUDES   CRITIQUES 

La  croyance  csl  un  acte  de  volonté.  Mais  que  faut-il  entendre 
par  volonté?  Pour  expliquer  ce  terme,  l'auteur  prête  à  Des- 
cartes une  théorie  toute  contraire  à  celle  qu'on  lui  attribue 
d'ordinaire.  Il  dit  que  la  volonté  n'est  que  l'idée  immobilisée; 
et  il  prétend  que  la  théorie  de  Spinoza  est  la  même  que  celle 
de  Descartes,  sans  expliquer  comment  il  se  fait  que  Spinoza 
oppose  sa  doctrine  à  celle  de  Descartes  et  confond  l'affirma- 
tion avec  l'idée,  tandis  que  Descartes  voit  dans  l'affirmation 
un  acte  de  libre  arbitre,  absolument  distinct  de  l'idée. 

Cependant,  que  faut-il  répondre  à  cette  objection  banale  : 
on  ne  croit  pas  ce  qu'on  veut? 

Comment  l'auteur  répond-il  à  cette  objection,  qu'il  appelle 
banale,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  le  vrai  fond  de  la  ques- 
tion? Suivant  l'auteur,  on  ne  croit  pas  ce  qu'on  veut,  en  ce 
sens  que  la  volonté  ne  se  décide  que  pour  des  idées.  Il  faut 
qu'il  y  ait  idée  pour  qu'il  y  ait  croyance.  S'il  n'y  a  pas  d'abord 
une  idée,  ou  plus  exactement  une  synthèse  de  représentations, 
la  croyance  n'apparaîtra  pas.  Mais,  d'un  autre  côté,  l'idée 
n'entraîne  pas  nécessairement  la  croyance.  L'intelligence 
commence  la  croyance;  la  volonté  l'achève.  La  volonté  n'est 
pas  arbitraire,  puisqu'elle  suppose  l'intelligence;  mais  elle 
n'est  pas  fatale.  Il  ne  suffit  pas  de  vouloir  pour  croire  ;  mais  on 
ne  croit  que  parce  qu'on  veut. 

Du  reste,  l'auteur  admet  que  l'on  finit  par  se  faire  croire 
à  soi-même  ce  qu'on  veut.  La  volonté  écarte  les  idées  qui 
contrarient  les  croyances.  L'habitude  intervenant,  peu  à  peu 
la  croyance  s'objective.  Le  caractère  volontaire  de  la  croyance 
est  reconnu  par  ceux  qui  en  font  une  grâce  divine.  C'est 
pourquoi  nous  rendons  souvent  les  hommes  responsables  de 
leurs  croyances.  C'est  pourquoi  aussi  nous  défendons  nos 
croyances  avec  tant  de  susceptibilité  et  de  passion,  et  nous 
sommes  plus  fiers  de  faire  partager  nos  croyances  que  d'en- 
seigner une  vérité  démontrée. 

Mais  s'il  en  est  ainsi,  ne  faut-il  })as  dire  que  la  vérité  est 
relative  à  chacun  de  nous,  et  qu'à  proprement  parler  elle 
n'est  pas,   elle   se  fait?  Mais  ne  serait-ce   pas   scandaliser 


LA   THÉORIE   DE   L'ERREUR  499 

tous  coux  qui  onl  cherché,  qui  ont  aimé  la  vérité  avec  pas- 
sion (avec  quelles  angoisses  ils  l'ont  dit  dans  des  pages  immor- 
telles)? Que  diraient-ils  s'ils  apprenaient  que  le  croyant  doit 
se  prêter  à  sa  croyance,  aller  au-devant  d'elle,  la  créer  au  lieu 
de  la  recevoir?  Une  telle  croyance  ne  disparaîtrait-elle  pas  au 
moment  même  oii  elle  naîtrait,  et  cette  certitude  factice  ne 
serait-elle  pas  la  suprême  incertitude? 

L'auteur  répond  à  cette  difficulté,  qui  est  encore  le  fond 
même  de  la  question,  en  distinguant  la  certitude  scientifique 
et  la  certitude  morale.  Ici  nous  entrerons  dans  le  point  de 
vue  que  nous  avons  précédemment  discuté,  à  savoir  le  point 
de  vue  de  M.  Ollé-Laprune.  La  certitude  morale  est  d'un 
autre  ordre  que  la  certitude  scientifique  ;  mais  elle  ne  lui 
cède  en  rien  en  tant  que  certitude.  Telle  est  la  certitude  de 
la  croyance  au  devoir  et  à  la  liberté.  Ici  la  liberté  et  la  né- 
cessité se  confondent  et  se  concilient.  Le  devoir  est  une  loi; 
il  se  Iprésente  à  nous  avec  un  caractère  de  nécessité  et  de 
contrainte;  en  cela  il  ressemble  aux  vérités  mathématiques 
et  métaphysiques  ;  mais  en  même  temps  c'est  une  loi  que  la 
volonté  se  donne  à  elle-même.  Elle  est,  comme  dit  Kant, 
autonome  et  législatrice.  Dès  lors,  comment  l'âme  douterait- 
elle  d'une  loi  qu'elle  s'est  elle-même  donnée?  Il  y  a  donc  là  à 
la  fois  certitude  et  croyance.  Bien  plus,  la  certitude  scientifi- 
que elle-même  suppose  la  certitudemorale  ;  car  elle  implique 
le  bon  usage  de  nos  facultés  ;  et  ce  bon  usag-e  est  un  usage 
moral. 

Ayant  excepté  la  croyance  au  des'oir,  l'auteur  reconnaît 
que  toutes  les  autres  croyances  religieuses  et  philosophiques 
n'équivalent  jamais  à  la  certitude,  parce  qu'elles  ne  sont  pas 
vérifiables.  Elles  conservent  toujours  plus  ou  moins  le  carac- 
tère subjectif  et  volontaire;  ce  n'est  pas  à  dire  pour  cela  que 
toutes  les  croyances  sont  égales.  Elles  relèvent  de  la  logique, 
et  elles  doivent  être  condamnées  :  1°  lorsqu'elles  sont  contra- 
dictoires avec  elles-mêmes;  2°  lorsqu'elles  contredisent  des 
faits  avérés.  S'il  n'y  a  pas  de  critérium  de  la  vérité,  il  y  a  un 
critérium  de  l'erreur;  et  ce  critérium  est  impliqué  dans  les 


500  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

deux  postulats  précédemment  posés,  à  savoir  le  principe  de 
conlradiclion  et  la  croyance  aux  faits. 

Si  de  ces  considérations  sur  les  croyances  nous  passons  à 
la  théorie  de  Terreur  qui  était  l'objet  propre  de  la  recherche  de 
l'auteur,  nous  n'avons  qu'à  tirer  les  conséquences  de  ce  qui 
précède.  L'erreur  n'est  qu'un  cas  particulier  de  la  croyance; 
elle  est  une  croyance'.  On  a  essayé  de  distinguer  le  jugement 
faux  du  jugement  vrai  en  disant  que  l'un  est  positif  et  l'autre 
négatif;  que  dans  tout  jugement  ce  qui  est  affirmatif  est  vrai, 
ce  qui  est  négatif  est  faux;  le  faux  n'est  qu'une  négation.  Une 
erreur  ne  serait  donc  qu'une  vérité  incomplète,  une  demi-vérité. 
Telle  est  la  théorie  de  Spinoza,  pour  qui  l'erreur  n'est  qu'une 
idée  inadéquate.  Par  exemple,  cette  proposition  :  le  soleil  est 
à  six  cents  pieds  de  nous,  est  vraie,  en  tant  qu'il  nous  paraît 
tel.  Mais  l'auteur  fait  remarquer  avec  raison  qu'il  n'en  est  pas 
toujours  ainsi.  Par  exemple,  qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  cette  pro- 
position :  l'or  potable  est  un  remède  universel?  On  peut  donc 
affirmer  quelque  chose  de  positif  qui  sera  absolument  faux. 
Une  chose  n'est  fausse  qu'en  tant  que  nous  l'objectivons,  c'est- 
à-dire  en  tant  que  nous  nous  la  représentons  comme  néces- 
saire et  universelle.  Or,  c'est  bien  là  un  jugement  positif.  Si 
je  me  trompe,  ce  n'est  pas  parce  qu'il  manque  quelque  chose 
à  mon  affirmation,  c'est  au  contraire  parce  que  j'y  niels  plus 
qu'il  ne  faut;  et  comme  c'est  la  raison  qui  généralise  et  indi- 
vidualise ,  c'est  bien  elle  qui  est  coupable.  Je  me  trompe, 
non  pas  quoique  raisonnable,  mais  parce  que  je  suis  raison- 
nable. 

Toute  cette  discussion  sur  le  caractère  positif  de  l'erreur  est 
très  solide  et  très  bien  conduite  :  c'est  une  des  parties  les  plus 
intéressantes  du  travail  de  M.  Brochard;  mais  elle  ne  nous 
semble  pas  rien  ajouter  à  la  probabilité  de  la  thèse  fonda- 
mentale. 

La  conclusion  de  l'ouvrage  à  laquelle  l'auteur  paraît  tenir 
le  plus,  parce  ({u'il  y  revient  souvent  et  qu'il  l'exprime  à  plu- 

1.  PaKC  125. 


LA   THÉORIE    DE    L'ERREUR  501 

sieurs  reprises,  c'est  que  la  vériLé  n'est  pas  toute  faite,  mais 
(|u'elle  se  fait  et  que  nous  la  faisons  : 

«  La  raison  n'est  pas  une  intuition  infaillible;  elle  n'est  pas 
enchaînée  à  l'être,  immobilisée  dans  la  contemplation  de  l'être. 
Elle  est  une  forme  abstraite  et  mobile,  également  capable  de 
s'attacher  à  ce  qui  est  et  à  ce  qui  n'est  pas.  Mais  si  cette  mo- 
bilité est  la  mère  de  nos  erreurs,  il  ne  faut  pas  oublier  qu'elle 
est  aussi  la  condition  de  la  vérité.  Bien  loin  de  se  placer  du 
premier  coup  et  comme  de  plain-pied  dans  l'absolu  et  au 
cœur  de  l'êlre,  la  pensée  s'accommode  par  une  série  de  modi- 
fications nécessaires  à  la  réalité  qu'elle  veut  représenter.  Elle 
est  essentiellement  discontinue;  elle  procède  par  bonds,  s'é- 
lance hardiment  dans  l'inconnu,  essayant  toutes  les  routes, 
s'égarant  souvent  dans  ses  courses  aventureuses,  mais  capable 
aussi,  c'est  là  sa  récompense,  de  trouver  le  bon  chemin,  La 
même  activité  exubérante  et  hardie  qui  l'emporte  loin  du  but 
est  aussi  capable  de  l'y  conduire  ou  de  l'y  ramener.  Elle  ne 
se  trompe  que  parce  qu'elle  doit  trouver  d'elle-même  la  vérité, 
et  pour  ainsi  dire  la  créer  à  nouveau.  Ce  qui  fait  sa  faiblesse 
est  aussi  ce  qui  fait  sa  force.  » 

II 

Après  l'exposition,  la  discussion.  Le  point  faible  de  la  phi- 
losophie de  la  croyance,  c'est  le  danger  du  scepticisme.  Cette 
proposition  peut  paraître  choquante  au  premier  abord;  caria 
croyance  paraît  être  le  contraire  du  scepticistne.  L'objet  prin- 
cipal de  la  croyance  est  d'échapper  au  scepticisme;  rien  de 
moins  sceptique  qu'un  croyant.  Par  exemple,  nul  scepticisme 
dans  un  mahométan.  Mais  il  faut  distinguer  la  croyance 
comme  fait  de  l'àme  et  essentiellement  affirmative,  et  la  philo- 
sophie de  la  croyance,  qui  essaye  de  faire  sa  part  à  la  croyance 
dans  la  connaissance  humaine,  ou  mieux,  qui  fait  de  la 
croyance  le  fond  même  de  la  connaissance.  Or  la  croyance  est 
subjective  et  individuelle.  Il  est  à  craindre  qu'en  accordant  à 
lu  croyance  la  plus  grande  part,  et  même  le  rôle  principal 


502  APPENDICE.   —   ÉTUDES    CRITIQUES 

dans  la  connaissance,  on  ne  rende  la  vérité  subjective  et  indi- 
viduelle, ce  qui  est  le  principe  même  du  scepticisme.  Nous 
avons  vu  plus  haut  que  même  M.  Ollé-Laprune,  qui  est  un 
croyant,  n'a  pu  faire  de  la  croyance  la  règle  dernière  des  vé- 
rités morales  qu'à  la  condition  d'afTaiblir  les  preuves  de  ces 
mêmes  vérités.  Il  n'a  pas  dit,  comme  Kant,  que  ces  preuves 
fussent  nulles;  il  n'a  pas  même  dit  qu'elles  étaient  faibles; 
mais  il  a  dit  qu'elles  étaient  insuffisantes,  obscures,  voilées, 
imparfaites.  C'est  du  scepticisme  mitigé,  mais  c'est  encore  du 
scepticisme.  L'auteur  du  travail  sur  VErreur  est  bien  plus 
menacé  encore  de  tomber  dans  ce  péril,  puisqu'il  fait  de  la 
croyance,  non  pas  l'auxiliaire,  mais  le  principe  même  de  toute 
connaissance.  11  est  à  craindre  qu'il  n'aboutisse  à  un  scepti- 
cisme plus  g-énéral  encore  et  plus  complet.  Il  a,  du  reste,  vu  le 
danger,  et  il  essaye  d'y  échapper.  Il  ne  veut  pas  accepter  le 
scepticisme.  Ce  serait  détruire  la  pensée  même  de  son  ou- 
vrage ;  car  substituer  des  lieux  communs  sceptiques  à  des 
lieux  communs  dogmatiques  n'aurait  rien  de  bien  original; 
la  prétention  de  l'auteur,  au  contraire,  est  de  soutenir  précisé- 
ment qu'on  ne  peut  arriver  à  la  certitude  que  par  la  croyance  ; 
car  la  crovance  est  une  certitude. 

L'auteur  défend  donc  à  la  fois  ces  deux  propositions  : 
1°  qu'il  y  a  de  la  vérité,  et  en  cela  il  n'est  pas  sceptique; 
2°  qu'on  ne  peut  atteindre  à  la  vérité  que  par  la  croyance. 
Mais  ces  deux  propositions  sont-elles  conciliables  entre  elles? 
11  nous  semble  que  son  travail  admet  à  la  fois  Tune  et  l'autre, 
passe  sans  cesse  de  l'une  à  l'autre,  sans  réussir  à  les  concilier, 
et  son  fidéisme  paraît  bien  n'être  qu'un  compromis  perpétuel 
entre  le  dogmatisme  et  le  scepticisme. 

Toute  sa  doctrine  est  concentrée  dans  deux  chapitres  :  l'un 
sur  la  vérité,  l'autre  sur  la  croyance. 

Le  chapitre  sur  la  vérité  est  excellent;  nous  aurions  bien 
peu  de  réserves  à  faire.  Mais  ce  chapitre  nous  paraît  entière- 
ment dogmatique,  nullement  lidéiste  ;  nous  nous  demandons 
quelle  part  il  reste  à  faire  à  la  croyance  après  ces  affirmations 
si  fermes,  si  catégoriques.  Xous  accordons  à  l'auteur  que  la 


LA   THEORIE   DE   L'ERREUR  503 

vérilé  consisle  dans  une  synthèse  mentale,  —  que  «  celte  syn- 
thèse s'élève  au-dessus  des  phénomènes  »,  —  que  «  cette  syn- 
thèse est  une  généralisation  valant  pour  les  autres  hommes 
comme  pour  nous-mêmes  »,  en  un  mot,  qu'elle  consiste  dans 
des  rapports  universels  et  nécessaires. 

Cela  étant,  dit-il,  le  vrai  critérium  de  la  vérité  est  l'impos- 
sibilité où  nous  sommes  de  modifier  certaines  synthèses  men- 
tales ;  par  exemple,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  penser 
que  2 +  2  =4.  L'auteur  semble  donc  accepter  pour  son  compte 
le  critérium  d'Herbert  Spencer,  à  savoir  l'inconcevabilité  du 
contraire.  Mais  en  quoi  ce  critérium  dilTère-t-il  de  celui  de 
Descartes,  que  noire  auteur  semble  repousser,  à  savoir  du 
critérium  de  l'évidence?  Qu'est-ce  que  l'évidence  selon  Des- 
cartes? C'est  ce  que  nous  concevons  si  clairement  et  si  distinc- 
tement qu'il  nous  est  impossible  de  le  révoquer  en  doute. 
L'impossibilité  de  douter  est  précisément  ce  que  Descartes 
appelle  évidence.  Or  dans  quel  cas  est-il  impossible  de  dou- 
ter? Dans  le  cas  où  la  vérité  nous  apparaît  si  clairement  et 
si  distinctement  qu'il  nous  soit  impossible  de  la  révoquer  en 
doute  ;  et  dans  le  cas  où  nous  disons  :  2  et  2  font  4,  qui  nie 
que  colle  proposition  nous  apparaisse  avecune  parfaite  clarté? 

Or  il  y  a,  suivant  l'auteur,  deux  cas  où  la  vérilé  s'impose 
à  nous  avec  une  absolue  nécessité  :  i°  à  priori,  il  y  a  des  re- 
présentations que  la  conscience  ne  peut  unir  et  que  l'on 
appelle  contradictoires;  2°  à  posteriori,  il  y  a  des  sensations 
qui  s'imposent  à  nous  avec  une  nécessité  empirique  égale  à 
la  nécessité  logique.  ^ 

On  pourrait  se  demander  si  ces  deux  cas  épuisent  le  nom- 
bre des  vérités  nécessaires.  L'auteur,  qui  est  un  idéaliste  cri- 
tique de  l'école  de  Kant,  semble  avoir  oublié  que,  pour  Kant, 
il  y  a  dans  l'esprit  deux  espèces  de  lois  :  les  unes  analytiques, 
dont  le  contraire  est  contradictoire  ;  les  autres  synthétiques, 
dont  le  contraire  n'est  pas  contradictoire  ;  mais  nous  ne  som- 
mes pas  moins  forcés  de  penser  celles-ci  que  celles-là. 

En  outre,  l'auteur  se  fait  à  lui-même  cette  objection  impor- 
tante :  il  se  demande  si,  en  faisant  consister  la  vérité  dans  une 


504  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

synthèse  mentale,  qui  ne  se  produit  que  clans  l'esprit  Immain, 
nous  ne  rendons  pas  par  là  la  vérité  relative,  et  par  consé- 
quent si  nous  n'allons  pas  retomber  par  un  autre  côté  dans  le 
scepticisme;  et  il  fait  un  eiïort  remarquable,  qui  n'avait  pas 
encore  été  fait,  pour  identifier  la  pensée  bumaine  avec  la  pen- 
sée en  général. 

Il  suppose  trois  cas  :  i°un  autre  esprit  qui  aurait  les  mêmes 
catégories  que  nous  avec  d'autres  en  plus  ;  2°  un  esprit  qui 
aurait  des  catégories  différenles;  3°  un  esprit  qui  aurait  des 
catéo-ories  absolument  contraires. 

Dans  le  premier  cas,  ce  qui  est  vrai  pour  nous  serait  vrai 
pour  cet  autre  esprit;  dans  le  second  cas,  ce  qui  est  vrai  pour 
nous  ne  serait  pas  vrai  pour  lui,  mais  ne  serait  pas  faux  non 
plus;  dans  le  troisième  cas  enfin,  un  esprit  qui  n'aurait  que 
des  catégories  contraires  aux  nôtres  serait  un  esprit  qui  ne 
penserait  pas  et  qui  par  conséquent  ne  serait  pas  un  esprit. 

Je  ne  sais  si  cette  triple  hypothèse  suffirait  à  prouver  l'iden- 
tité de  la  vérité  humaine  et  de  la  vérité  en  soi.  Sur  quoi  se  fon- 
derait-on pour  affirmer  qu'un  esprit  qui  aurait  des  catégories 
contraires  aux  nôtres  ne  penserait  pas?  Ps'est-ce  pas  suppo- 
ser qu'on  ne  peut  pas  penser,  sinon  sans,  du  moins  contre  nos 
propres  catégories,  et  par  conséquent  que  notre  pensée  a  une 
valeur  absolue,  et  n'est  pas  seulement  une  vérité  humaine? 
En  outre,  il  ne  suffit  pas  de  savoir  que  notre  pensée  n'est  pas 
fausse  ;  nous  demandons  en  outre  qu'elle  soit  vraie.  Le  fait 
de  ne  pas  être  fausse  ne  suffit  pas  à  disculper  notre  pensée 
du  caractère  de  relativité. 

En  réalité,  le  seul  sens  possible  plausible  de  la  doctrine  qui 
place  la  vérité  dans  la  pensée,  c'est,  comme  le  dit  l'auteur,  de- 
la  considérer  comme  l'attribut  d'une  inlelligcnce  universelle, 
qui  serait  toujours  en  acte.  Mais  en  quoi  une  telle  doctrine 
se  distingue-t-ellc  de  celle  de  la  métaphysique  dogmatique? 
N'est-ce  pas  celle  de  Platon,  d'Aristote,  de  Leibniz,  de  Bos- 
suet?  Une  telle  doctrine  échappe  au  scepticisme,  mais  elle 
échappe  aussi  au  criticisme.  Elle  n'est  que  la  doctrine  tradi- 
tionnelle des  métaphysiciens. 


LA   THEORIE   DE    L'ERREUR  503 

Ainsi,  dans  ce  chapitre  sur  la  vérité,  nous  ne  rencontrons 
guère  que  des  propositions  auxquelles  nous  adhérons;  mais 
ces  propositions  sont  dogmatiques  ;  nous  n'avons  pas  encore 
vu  apparaître  l'acte  de  croire.  L'affirmation  repose  sinon  sur 
l'évidence  (point  réservé),  du  moins  sur  la  nécessité  et  Timpos- 
sihilité  de  douter.  Que  Ton  appelle  cela  du  nom  de  croyance 
(ce  que  l'auteur  d'ailleurs  ne  fait  pas),  je  le  veuxhion;  mais 
c'est  une  question  ou  même  un  abus  de  mots  :  car  c'est  con- 
fondre la  nécessité  implacable  de  la  nature  avec  l'acte  de  la 
volonté. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  premier  stade,  passons  au  second, 
à  savoir  le  problème  de  la  croyance.  Dans  le  chapitre  précé- 
dent, nous  avons  vu  l'auteur  marchant  de  concert  avec  les 
dogmatiques.  Ici,  nous  allons  le  voir  marchant  d'accord  avec 
les  sceptiques,  et  ne  se  séparer  d'eux  que  par  des  contra- 
dictions. 

La  difficulté  fondamentale  qui  pèse  sur  toute  la  théorie  appa- 
raît dès  la  première  page  du  chapitre  de  la  croyance.  L'auteur 
refuse  d'admettre  la  différence  généralement  acceptée  entre  la 
certitude  et  la  croyance.  Il  affirme  qu'il  n'y  a  aucun  moyen  de 
constater  la  moindre  différence  entre  le  cas  où  nous  sommes 
certains  et  le  cas  où  nous  croyons  l'être.  La  certitude  est  une 
espèce  de  croyance,  un  cas  particulier  de  la  croyance.  On  voit 
que,  s'il  en  est  ainsi,  il  n'y  a  plus  aucune  différence  entre  un 
jugement  vrai  et  un  jugement  faux;  et  nous  voici  en  plein 
scepticisme. 

Nous  reconnaissons  que  la  difficulté  soule\'ée  par  l'auteur 
pèse  sur  toutes  les  philosophies.  Dans  toutes  il  y  a  difficulté  à 
distinguer  la  certitude  de  la  croyance,  ou,  si  l'on  veut,  la  cer- 
titude objective  de  la  certitude  subjective.  Par  exemple,  ceux 
qui  croient  aux  esprits  frappeurs  peuvent  y  croire  avec  la 
même  sécurité,  la  même  énergie  avec  laquelle  le  savant  croit 
au  principe  d'Archimède  ou  au  carré  de  l'hypoténuse.  Mais  il 
nous  semble  que  cette  difficulté  pèse  bien  plus  encore,  et  à 
un  plus  haut  degré,  sur  la  philosophie  de  la  croyance.  En 
effet,  les  philosophes  distinguent  d'ordinaire  entre  croire  et 


306  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

connaître.  Ils  commencent  par  mellre  à  l'abri  tout  le  domaine 
de  la  connaissance  ;  et  c'est  là  l'objet  de  la  logique.  La  diffi- 
culté ne  commence  pour  eux  qu'avec  la  croyance.  C'est  alors 
seulement  qu'il  devient  très  difficile  de  distinguer  la  croyance 
vraie  de  la  croyance  fausse.  Mais  si  l'on  répudie  la  différence 
du  connaître  et  du  croire,  et  que  la  croyance  soit  la  base 
même  de  la  connaissance,  il  semble  qu'alors  la  difficulté  porte 
sur  toute  connaissance,  et  par  conséquent  met  en  péril  l'intel- 
ligence tout  entière.  Sans  doute,  l'auteur  distingue  lui-môme 
entre  penser  et  croire.  La  pensée  d'une  proposition  n'est  pas 
l'assentiment  à  cette  proposition.  La  croyance  s'ajoute  à  la 
pensée  ;  elle  ne  s'identifie  pas  avec  elle.  Penser  que  2  +  2 
=  4,  ce  n'est  pas  croire  que  réellement  2  +  2=4.  La  pen- 
sée n'est  que  la  représentation  d'une  idée  ou  d'une  proposi- 
tion en  tant  que  possible.  L'affirmation  seule  décide  du  vrai 
et  du  faux  :  or  l'affirmation  est  une  croyance.  Mais  c'est  pré- 
cisément cette  affirmation  qui  est  l'acte  constitutif  de  l'intel- 
ligence :  car  l'acte  essentiel  de  l'intelligence  est  le  jugement, 
et  le  jugement  est  une  affirmation.  Si  donc  l'affirmation 
est  une  croyance,  l'intelligence  tout  entière  repose  sur  la 
croyance;  et  la  difficulté  qui,  dans  la  philosophie  dogma- 
tique, ne  porte  que  sur  la  croyance,  porte  ici  sur  l'intelli- 
gence tout  entière. 

L'auteur  nous  semble  donc  avoir  grossi  la  difficulté  qui 
pèse  sur  toute  philosophie,  on  adoptant  le  point  de  vue  scep- 
tique, qui  n'admet  aucune  ditférence  assignable  entre  la  cer- 
titude vraie  et  la  certitude  fausse  ;  il  l'a  grossie,  dis-je,  en 
faisant  reposer  l'intelligence  sur  la  croyance.  Il  l'a  grossie 
encore  plus  et  l'a  rendue  tout  à  fait  insoluble  en  rejetant  le 
seul  critérium  que  les  dogmatistes  aient  pu  trouver  pour  dis- 
tinguer le  vrai(hi  faux,  à  savoir  le  critérium  de  l'évidence. 

On  appelle  évidence,  dit-il,  cette  qualité  intrinsè([ue  et  ob- 
jective des  idées  telle  que,  mise  en  présence  d'un  esprit,  elle 
provoque  immédiatement  l'adhésion.  Mais,  dit-il,  la  difficulté 
n'est  que  reculée  ;  car  il  y  a  une  vraie  et  une  fausse  évidence; 
et  il  reste  toujours  à  distinguer  l'une  de  l'autre.  Suivant  l'au- 


LA  THEORIE   DE   L'ERREUR  o07 

leur,  révidence  n'appartient  pas  à  la  chose  pensée,  mais  au 
sujet  qui  pense,  qui  l'inlroduit  dans  l'objet;  elle  est  le  pseu- 
donyme de  la  croyance.  Ce  n'est  pas  parce  qu'une  chose  est 
évidente  que  nous  la  croyons  ;  c'est  parce  que  nous  la  croyons 
qu'elle  est  évidente.  L'évidence  n'est  que  la  croyance  objec- 
tivée. Ce  sont  là,  nous  le  reconnaissons,  des  propositions 
remarquables,  des  formules  fortement  frappées.  Mais  à  qui 
profileront  ces  formules,  ce  n'est  pas  aux  sceptiques;  com- 
ment conviendra-t-on  d'une  doctrine  aussi  absolue  sur  Tin- 
discernabilité  de  la  vérité  et  de  Terreur?  Le  dogmatisme 
essaye  de  trouver  une  différence  ;  il  la  trouve  dans  l'évi- 
dence. Il  y  a  là  du  moins  un  elTort  pour  un  caractère  objectif 
de  la  vérité;  mais  si  nous  supprimons  l'évidence,  si  nous  en 
faisons  la  conséquence  de  la  croyance,  au  lieu  qu'elle  en  soit 
la  cause,  il  n'y  a  plus  de  critérium  possible,  et  le  scepticisme 
triomphe  sur  toute  la  ligne. 

Cependant  l'auteur  s'effraye  lui-même  de  son  objection,  et 
il  se  hâte  d'ajouter  que  la  vérité  existe,  comme  il  l'avait  lui- 
même  établi  dans  le  chapitre  précédent  :  «  Sans  doute,  dit-il, 
la  vérité  n'existe  pour  nous  qu'en  tant  que  nous  la  croyons» 
mais  ce  n'est  pas  en  tant  que  nous  la  croyons  qu'elle  existe.  » 
Donc  il  y  a  de  la  vérité  en  soi  :  bien  ;  mais  y  a-t-il  de  la  vérité 
pour  nous?  «  Oui,  dit  l'auteur,  la  vérité  existe,  et  nous  pou- 
vons la  reconnaître;  et,  la  reconnaissant,  nous  pouvons  y 
croire.  »  Voilà  donc  un  nouveau  retour  au  dogmatisme  ;  mais 
n'est-ce  pas  au  prix  d'une  contradiction?  Car,  lui  dirons-nous, 
qu'entendez-vous  par  reconnaître?  N'est-ce-pas  précisément 
ce  que  les  dogmatistcs  appellent  évidence?  Comment  recon- 
naîtra-t-on  une  chose  qui  n'aurait  pas  de  caractère  distinctif 
et  propre?  Dire  qu'on  reconnaît  la  vérité,  n'est-ce  pas  précisé- 
ment lui  imputer  le  caractère  objectif  qu'on  répudiait  tout  à 
l'heure? 

L'auteur  se  fait  encore  une  autre  objection.  Si  la  vérité  ne 
s'impose  pas  par  sa  propre  autorité,  par  sa  propre  évidence, 
si  la  vérité  n'est  qu'affaire  de  croyance,  et  si,  comme  l'afhrme 
l'auteur,  la  croyance  n'est  qu'un  acte  de  volonté,  il  s'ensuit 


508  APPExXDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

que  le  choix  de  la  vérilé  est  un  acte  volonlaire,  que  Ton  peut 
croire  ce  qu'on  veut.  La  vérité  est  donc  relative  et  arbitraire. 

L'auteur  répond  à  cette  objection  que  l'on  ne  pense  pas  ce 
qu'on  veut,  en  ce  sens  que  la  volonté  ne  précède  pas  l'idée. 
Il  faut  qu'il  y  ait  idée  pour  qu'il  y  ait  croyance.  S'il  n'y  a  pas 
d'abord  idée,  ou  plus  exactement  synthèse  de  représentations, 
la  croyance  n'apparaîtra  pas.  Mais,  d'un  autre  côlé,  l'idée  n'en- 
traîne pas  nécessairement  la  croyance.  L'intelligence  com- 
mence la  croyance  ;  la  croyance  l'achève.  La  croyance  n'est 
pas  arbitraire,  parce  qu'elle  suppose  l'intelligence  ;  mais  elle 
n'est  pas  fatale.  Il  ne  suffit  pas  de  vouloir  pour  croire,  mais 
l'on  ne  croit  que  parce  que  l'on  veut. 

Cette  réponse  réduit,  si  l'on  veut,  la  gravité  de  l'objection. 
mais  elle  ne  la  supprime  pas.  Sans  doute  l'idée  est  une  des 
conditions  de  la  croyance;  je  ne  suis  pas  libre  de  croire  au 
Manitou  dos  sauvages  et  à  la  métempsycose  des  Hindous, 
cela  est  vrai  ;  mais  toujours  est-il  (}ue,  telles  ou  telles  pré- 
misses étant  données,  je  puis  conclure  dans  un  sens  ou  dans 
l'autre  par  un  acte  de  volonté;  or,  dans  la  mesure  même 
où  ma  volonté  intervient,  la  vérité  est  volontaire,  et  par 
conséquent  arbitraire;  c'est  ma  vérité,  ce  n'est  pas  la  vérité. 
On  ne  peut  donc  disculper  une  telle  doctrine  de  tourner  au 
scepticisme. 

L'auteur  invoque  en  faveur  de  sa  doctrine  le  fait  et  l'ex- 
périence. <(  En  fait,  dit-il ,  n'est-il  pas  certain  que  nous  nous 
faisons  à  nous-mêmes  notre  vérité?  La  volonté  écarte  les 
idées  qui  contrarient  ses  croyances ,' et ,  l'habitude  aidant,  la 
croyance  s'objective.  »  Gela  est  vrai  en  fait;  mais  en  principe 
cola  ne  doit  pas  être.  Ce  n'est  pas  une  bonne  règle  de  logique 
que  de  nous  dire  :  «  Failos  votre  vérité.  »|  La  logique  a  pré- 
cisément pour  objet  de  nous  apprendre  à  chercber  une  vérité 
objective,  on  nous  dégageant  de  tout  mobile  subjectif,  senti- 
ment, habitude,  etc. 

L'auteur  dit  encore  que  le  caractère  volonlaire  de  la 
croyance  est  reconnu  par  tous  ceux  qui  en  font  une  faveur  ou 
une  grâce  divine.  On  peut  dire,  au  contraire,  que  la  doctrine 


LA   TFIEORIE    DE    L'ERREUU  509 

de  la  grâce  a  précisément  pour  objet  d'échapper  aux  dangers 
d'une  vérité  purement  volontaire.  Il  s'agit  d'un  acte  surnatu- 
rel, qui  vient  de  Dieu  et  qui  par  conséquent  est  objectif.  A 
quoi  la  reconnaîtra-t-on,  cette  grâce  divine?  C'est  une  ques- 
tion; mais,  en  tout  cas,  ce  n'est  pas  l'acte  d'une  volonté  indi- 
viduelle. 

Pour  en  revenir  maintenant  au  cbapitre  précédent  sur  la 
vérité,  coiument  concilier  cette  doctrine  do  la  croyance  qui  est 
un  acte  volontaire,  et  qui  n'a  en  sbi  aucun  caractère  objeclif 
qui  puisse  nous  permettre  de  distinguer  le  vrai  du  faux,  com- 
ment concilier,  dis-je,  cette  théorie  avec  le  principe  précédem- 
ment posé,  à  savoir  que  le  critérium  de  la  vérité  est  la  néces- 
sité avec  laquelle  certaines  synthèses  mentales  s'imposent 
à  nous,  en  d'autres  termes  l'impossibilité  de  penser  le  con- 
traire de  ce  que  nous  pensons?  Par  exemple,  la  pensée  ne 
peut,  par  aucun  elFort,  unir  des  contradictoires.  Elle  ne  peut 
davantage  s'affranchir  de  nos  sensations.  Il  y  a  donc  au 
moins  deux  cas  où  la  vérité  s'impose  d'une  manière  absolue 
et  objective,  à  savoir  le  principe  de  contradiction  et  les  sen- 
sations. Dans  ces  deux  cas,  la  croyance,  si  on  veut  l'appeler 
ainsi,  se  confond  avec  la  connaissance;  en  réalité,  ce  n'est 
pas  là  une  croyance  ;  car  la  volonté,  qui  est  de  l'essence  de  la 
croyance,  n'y  est  absolument  pour  rien. 

A  la  vérité,  il  est  un  ordre  de  principes  sur  lesquels  il  pour- 
rait y  avoir  quelque  doute  :  ce  sont  ceux  que  Kant  appelle 
les  principes  synthétiques  à  priori;  car,  comme  le  contraire 
de  ces  principes  n'est  pas  contradictoire,  ils  ne  rentreraient 
pas  dans  la  définition  précédente.  On  peut  cependant  affirmer 
avec  Kant  que  ces  principes  sont  absolument  nécessaires,  et 
nous  ne  pouvons  pas  penser  le  contraire,  même  en  le  voulant. 
A  la  vérité,  Stuart  Mill  a  dit  que  nous  pourrions  nous  repré- 
senter un  monde  sans  causahté,  c'est-à-dire  un  monde  inco- 
hérent et  désordonné,  où  les  phénomènes  ne  seraient  soumis  à 
aucune  loi;  mais  un  tel  monde  serait  sans  lois,  mais  non  pas 
sans  causes  ;  un  chaos,  tel  qu'il  résulte,  par  exemple,  d'un  trem- 
blement de  terre,  n'est  pas  un  phénomène  sans  cause;  outre 


•ilO  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

que  le  phénomène  général  du  tremblement  de  terre  a  une  cause, 
chacun  des  phénomènes  particuliers  dont  se  compose  le  phé- 
nomène général  a  sa  cause  ;  dans  une  éruption  de  volcan, 
Fensemblc  aiïecte  Tapparence  d'un  chaos;  mais  chaque  pierre 
est  tombée  ici  ou  là  en  vertu  des  lois  de  la  pesanteur  et  des 
lois  du  mouvement.  Mill  cite  encore,  pour  prouver  que  nous 
pouvons  concevoir  un  phénomène  sans  cause,  le  fait  des  mira- 
cles et  celui  du  libre  arbitre  ;  mais  un  miracle  n'est  pas  un 
fait  sans  cause,  car  il  est  l'œuvre  de  la  Providence,  et  le  libre 
arbitre  est  si  loin  d'être  sans  cause,  qu'il  est  lui-même  une 
cause,  et  la  plus  puissante  de  toutes,  puisqu'elle  est  affranchie 
de  tout  déterminisme. 

Nous  ne  pouvons  donc  pas  plus  nous  affranchir  des  princi- 
pes synthétiques  que  des  principes  analytiques.  En  un  mot, 
il  y  a  un  certain  nombre  de  vérités  qui  s'imposent  nécessai- 
rement à  nous.  Que  l'on  donne  ou  que  l'on  ne  donne  pas  le 
nom  d'évidence  au  caractère  qui  fait  que  ces  vérités  nous 
])araisscnt irrésistibles,  cola  importe  pou;  toujours  est-il  que, 
dans  les  cas  cités,  la  vérité  s'impose  à  nous  objectivement  et 
irrésistiblement.  Peut-on  appeler  croyance  l'acte  par  lequel 
nous  adhérons  à  ces  vérités,  il  nous  importe  peu;  toujours 
est-il  qu'il  y  aura  des  croyances  primitives,  inhérentes  à  l'es- 
prit humain,  et  même,  selon  l'auteur,  à  tout  esprit  ;  et,  en 
outre,  d'autres  croyances,  toutes  différentes,  venant  de  la  sensi- 
bilité et  de  la  volonté  :  ce  sont  les  premières  auxquelles  nous 
donnerons  le  nom  de  connaissances;  et  ce  sont  les  autres  aux- 
quelles nous  réservons  le  nom  de  croyances. 

Mais  maintenant,  l'auteur,  après  avoir  reconnu  l'existence 
de  telles  vérités  avec  leur  critérium  de  nécessité  et  avoir 
donné  par  là  des  gages  sérieux  au  dogmatisme,  l'auteur  sem- 
ble revenir  sur  ces  assurances  dans  son  chapitre  sur  la 
croyance,  en  affirmant  (ju'il  n'y  a  pas  d'assertions  dont  il  soit 
impossible  de  douter,  lise  prononce  en  signalant  ces  propo- 
sitions mêmes  que  Descartes  croit  avoir  mises  à  l'abri  du 
doute  : 

\°  Le  cofjito  ercjo  sum  :  si  l'on  entend  par  là  l'existence 


LA   THEORIE   DE   L'ERREUR  511 

suhslaiilielle,  il  est  certain  qu'on  peut  en  douter.  S'il  no  s'agit 
que  de  l'existence  purement  empirique,  on  n'en  doutera  pas, 
sans  doute  ;  mais  c'est  une  vérité  insignifiante  et  que  le  scep- 
ticisme lui-même  ne  nierait  pas; 

2°  Le  monde  extérieur  :  on  ne  doute  pas  sans  doute  de  la 
liaison  des  apparences  :  mais  cela  ne  prouve  pas  l'existence 
objective  du  monde  ; 

'\°  Les  vérités  mathématiques  :  et  Descartes  lui-même  a 
reconnu  que  l'on  en  peut  douter.     • 

Il  n'y  a  donc  pas  de  croyances  nécessaires  et  fatales,  quoi- 
qu'il puisse  y  avoir  des  pensées  nécessaires.  L'auteur  résout 
ainsi  l'opposition  qui  paraissait  exister  entre  les  premières 
propositions  et  les  suivantes.  Suivant  lui,  il  y  a  une  dilTérence 
radicale  entre  penser  et  croire.  Ce  dont  il  parlait  dans  le  cha- 
pitre sur  la  vérité,  c'était  de  l'acte  de  penser.  Nous  ne  pouvons 
pas  ne  pas  penser  certaines  choses;  mais  nous  pouvons  ne 
pas  y  croire.  Il  nous  semble,  quanta  nous,  que  cette  distinc- 
tion est  inadmissible  lorsqu'il  s'agit  de  pensées  irrésistibles. 
Sans  doute  nous  pouvons  penser  une  chose  sans  y  croire  : 
par  exemple,  je  puis  penser  que  les  astres  sont  habités,  sans 
y  croire;  c'est  la  distinction  vulgaire  entre  concevoir  et  affir- 
mer; mais,  dans  ce  cas-là,  on  peut  aussi  penser  le  contraire. 
Mais  quand  il  s'ag-it  de  pensées  irrésistibles,  je  demande  où 
est  la  distinction  du  penser  et  du  croire  :  si  je  ne  puis  pas  ne 
pas  penser  cette  proposition,  c'est  comme  si  je  disais  que  je 
ne  puis  pas  ne  pas  y  croire  ;  car  ne  pas  croire  que  2  -|-  2  ^  4, 
c'est  croire  qu'ils  peuvent  faire  5  ;  et  cependant,  c'est  ce  qu'il 
m'est  impossible  de  penser.  Je  n'accorde  donc  pas,  même  à 
Descartes,  que  l'on  puisse  douter  des  mathématiques,  si  ce 
n'est  en  tant  que  vérités  objectives  s'appliquant  au  monde, 
mais  non  pas  en  elles-mêmes  ;  je  ne  pourrais  en  douter  qu'à 
la  condition  de  ne  pas  penser.  Enfin  quant  à  l'argument  du 
malin  génie  de  Descartes,  on  peut  y  répondre  par  l'argument 
même  dont  l'auteur  se  servait  plus  haut,  à  savoir  qu'un  esprit 
qui  pourrait  avoir  des  catég-ories  contraires  aux  nôtres  ne 
serait  pas  un  esprit. 


ol2  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  aurait  toujours,  en  dehors  du  doule, 
rexistence  de  nos  sensations,  c'est-à-dire  toute  notre  vie  sub- 
jective, et  en  second  lieu  l'enchaînement  nécessaire  de  nos 
sensations,  c'est-à-dire  le  monde  extérieur,  au  moins  à  tilrc 
de  phénomènes  bien  liés;  et  ce  ne  serait  pas  déjà  si  peu  de 
chose.  11  y  aurait  encore  le  principe  d'identité  ou  l'impossibilité 
de  penser  les  contradictoires.  Si  nous  y  ajoutons  le  principe  de 
causalité,  voilà  un  vaste  domaine  enlevé  à  la  croyance  propre- 
ment dite  et  s'imposant  à  l'esprit  avec  une  nécessité  invincible. 

La  question  maintenant  est  de  savoir  si,  avec  ces  trois  élé- 
ments, à  savoir  les  sensations,  le  principe  d'identité  et  le  prin- 
cipe de  causalité,  on  peut  construire  tout  le  système  des  con- 
naissances humaines.  Pour  ma  part,  je  le  crois,  et  c'est  la 
fonction  de  la  philosophie,  même  de  cette  philosophie  populaire 
que  l'on  appelle  le  sens  commun,  laquelle  est  obligée  d'aller 
plus  vite,  à  cause  de  la  nécessité  d'agir.  Seulement,  à  mesure 
que  l'on  s'éloigne  des  principes  et  des  faits  et  que  la  chaîne 
des  raisonnements  s'allonge  et  devient  plus  compliquée,  les 
affirmations  sont  de  moins  en  moins  évidentes  et  plus  sujettes 
à  l'erreur.  On  pourra  donc  appeler  croyances  ces  affirmations 
médiates,  tirées  de  plus  ou  moins  loin  des  principes  posés. 
Encore  dans  le  domaine  de  la  science,  grâce  à  des  prodiges  de 
méthode,  on  pourra  pousser  l'évidence  le  plus  loin  possible,  et 
trouver  à  l'extrémité  la  même  certitude  qu'au  début  ;  et  là  la  cer- 
titude médiate  arrive  presque  à  se  confondre  avec  la  certitude 
immédiate  et  intuitive.  11  n'en  est  pas  de  même  dans  l'ordre 
moral,  parce  ([ue  le  crileriuui  des  sens  extérieurs  fait  défaul. 

Quelle  est  donc  la  ditl'érence  entre  un  jugement  vrai  et  un 
jugement  faux?  Le  jug'ement  vrai  est  celui  qui  est  fondé  sur 
l'évidence.  Le  critérium  de  Descartes  est  le  vrai,  et  l'on  ne 
peut  remonter  plus  haut.  Si  on  renonce  à  ce  critérium,  il  n'y 
en  a  plus  d'autre,  et  chacun  croira  ce  qu'il  veut.  Et  quant  à  la 
question  de  savoir  quelle  est  la  vraie  évidence,  nous  répon- 
drons avec  Descartes  :  «  C'est  celle  dont  il  n'est  pas  possible 
de  douter  après  examen  ;  »  c'est  d'abord  l'évidence  immédiate, 
ou  évidence  des  principes  et  des  faits;   c'est  en  outre  l'évi- 


LA   THÉORIE    DE    L'ERREUR  513 

dencc  scionlifique,  qui  se  confond  presque  avec  révidence 
immédiate.  Quant  à  révidence  médiate,  elle  est  toujours  plus 
ou  moins  mêlée  d'obscurité.  C'est  celle-là  seule  qui  peut  nous 
tromper.  Le  triage  entre  les  opinions  se  fait  à  la  longue  et 
par  la  discussion,  qui  dans  chaque  question  dégage  les  parties 
vraiment  évidentes  de  celles  qui  ne  le  sont  pas.  C'est  là  le 
domaine  de  la  libre  discussion,  qui,  bien  loin  de  détruire  la 
certitude,  la  féconde  en  substituant  peu  à  peu  la  vraie  évidence 
à  l'évidence  trompeuse  du  sentiment  et  de  l'imagination.  En 
apparence,  le  libre  examen  semble  porter  avec  lui  le  scepti- 
cisme, car  il  montre  que  ce  qui  paraissait  évident  ne  l'était 
pas.  Le  petit  nombre  de  vérités  qu'il  met  à  l'abri  est  bien 
peu  de  chose  à  côté  du  grand  nombre  d'illusions  qu'il  dévoile. 
Ce  que  l'on  appelle  une  fausse  évidence  n'est  qu'une  évidence 
moindre  qui  est  surpassée  par  une  évidence  plus  grande  : 
mais  c'est  toujours  l'évidence  qui  juge  l'évidence.  Voilà  un 
théorème  de  géométrie  que  j'ai  cru  vrai,  parce  que  j'ai  négligé 
une  donnée  :  vous  me  faites  remarquer  que  j'ai  négligé  cette 
donnée,  et  par  làje  reconnais  mon  erreur  :  c'est  une  évidence 
incomplète  qui  a  cédé  à  une  évidence  plus  complète;  mais 
c'est  toujours  l'évidence  qui  est  le  critérium;  il  n'y  en  a  pas 
d'autre.  Si  l'erreur  était  incorrigible,  on  pourrait  croire  qu'elle 
dépose  contre  la  connaissance  humaine.  Mais  nous  nous  cor- 
rigeons de  nos  erreurs;  nous  avons  donc  un  moj'en  de  distin- 
guer la  vérité.  Quel  est  le  prog^rès  dans  la  science  historique? 
c'est  d'apprendre  à  distinguer  les  témoignages  vrais  des  témoi- 
gnages faux;  dans  la  science  physique?  les  faits  vrais  et  les 
faits  faux;  dans  la  science  en  général?  le  raisonnement  vrai 
du  raisonnement  faux.  Et  c'est  toujours  l'évidence  qui  nous 
sert  de  guide  et  de  lumière.  Et  quel  autre  moyen  avons-nous  de 
trouver  l'évidence,  que  celui  indiqué  par  Descartes,  à  savoir 
l'attention  et  l'absence  de  précipitation  et  de  préventions? 

J'examinerai  en  dernier  lieu  une  opinion  à  laquelle  l'auteur 
parait  tenir  beaucoup,  car  il  y  revient  souvent  :  c'est  à  savoir 
la  distinction  entre  ce  qu'il  appelle  une  vérité  toute  faite,  et 
une  opinion  qui  se  fait.  Il  semble  croire  que  s'il  y  a  un  crite- 

II.  •  33 


514  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

rium  objectif  de  la  vérilé,  cette  vérité  ne  soit  quelque  chose 
de  tout  fait,  qui  s'impose  du  dehors  sans  que  nous  ayons  be- 
soin d'efTort  pour  l'acquérir.  Au  contraire,  si  c'est  nous  qui 
faisons  la  vérité  par  un  acte  de  volonté,  si  elle  est  notre  con- 
quête, elle  a  bien  plus  de  prix.  En  outre,  hors  de  cette  hypo- 
thèse, le  progrès  paraît  impossible  :  la  science  est  immobile  ; 
la  morale,  la  religion,  la  politique,  sont  une  fois  données; 
nous  n'avons  rien  à  y  ajouter. 

Mais,  selon  nous,  la  distinction  présente  entre  la  vérité 
toute  faite  et  la  vérité  qui  se  fait,  a  tout  aussi  bien  sa  place 
dans  la  doctrine  de  l'évidence  que  dans  la  doctrine  de  la 
croyance.  Nul  ne  soutient  la  thèse  d'une  vérité  donnée  en 
bloc,  et  contenant  tout  ce  qu'il  faut  croire  dans  tous  les  or- 
dres de  connaissance.  Ce  qui  est  donné,  ce  qui  est  tout  fait,  ce 
sont  les  principes  et  les  faits.  Mais,  sur  ce  terrain,  il  faut  cons- 
truire tout  le  système  de  nos  connaissances,  etcette  construc- 
tion est  notre  œuvre.  Nous  pouvons  donc  dire  aussi  que  la 
vérité  se  fait.  Nous  pouvons  parler  également  du  progrès  ;  car 
la  vérité  ne  se  découvre  pas  en  un  jour.  C'est  par  nos  efforts, 
nos  tâtonnements,  nos  erreurs  même,  que  la  vérité  se  dévoile 
à  nous.  C'est  l'observation,  l'analyse,  l'abstraction,  toutes 
opérations  qui  viennent  de  nous,  qui  servent  à  construire  la 
science.  La  doctrine  de  l'évidence  n'exclut  donc  pas  la  doc- 
trine du  progrès,  et  n'ôte  rien  à  la  dignité  et  à  la  liberté 
de  la  pensée. 

En  résumé,  l'auteur  nous  a  rendu  service  en  mettant  en 
relief  le  rôle  de  la  croyance  dans  la  connaissance.  Tous  nous 
sommes  portés  à  confondre  nos  croyances  avec  nos  connais- 
sances proprement  dites.  Il  était  utile  do  dissiper  cetio  ilhision. 
Dans  beaucoup  de  cas,  nous  disons  :  «  Cela  est  ainsi,  »  lorsqu'il 
faudrait  se  borner  à  dire  :  «  Je  crois  que  cela  est  ainsi.  »  Mais 
la  croyance  n'est  pas  toute  la  connaissance  ;  car  alors  il  n'y 
aurait  plus  de  critérium  entre  le  vrai  et  le  faux.  Il  ne  faut  pas 
rétrograder  au  delà  de  Descartes.  C'est  lui  qui  a  donné  à  la 
connaissance  un  but  fixe  et  infranchissable.  Hors  de  là  il  n'y 
a  pkis  rien. 


YllI 

L'IDÉALISME  DE  M.  LACHELIER 


[Du  Fondement  de  Vinduction,  1S72.) 

Tous  ou  presque  tous  les  travaux  précédents  appartiennent 
à  l'ordre  d'idées  que  l'on  appelle  aujourd'hui  le  volontarisme, 
selon  lequel  le  premier  rôle  revient  à  la  volonté  dans  la  con- 
naissance et  dans  l'existence.  Au  contraire,  il  semble  bien 
que  le  travail  que  nous  abordons  maintenant  relève  plutôt  de 
ce  que  Ton  appelle  aussi  VinteUeclualisme  ;  en  tout  cas,  c'est 
rinlelligence  dont  il  est  surtout  question,  et  dont  on  cherche  à 
expliquer  les  principes*.  C'est  en  outre  un  intellectualisme 
idéaliste,  qui  prend  son  point  d'appui,  comme  Kant,  dans  la 
pensée  et  non  dans  la  chose  en  soi.  Ce  travail,  qui  a  eu  une 
grande  iniluonce  sur  la  nouvelle  philosophie  universitaire, 
mérite  une  étude  spéciale  et  approfondie. 

Nous  avons  dit  dans  le  corps  de  cet  ouvrage  (livre  VI,  le- 
çon i")  qu'il  y  a  trois  sortes  d'idéalisme  :  1°  l'idéalisme  phé- 
noméniste  et  naturahste,  celui  des  Anglais,  qui  réduit  tout  à 
des  états  de  conscience  et  aux  états  de  conscience  de  l'indi- 
vidu, en  un  mot  à  des  sensations  :  c'est  celui  de  David  Hume 
et  de  Stuart  Mill  ;  2°  l'idéahsme  de  Kant,  qu'il  appelle  Irans- 
cendantal,  lequel  réduit  le  monde  non  pas  à  la  conscience 
individuelle  et  à  la  sensation  particulière  de  chacun,  comme 
David  Hume,  mais  aux  lois  de  l'esprit  humain,  de  la  raison 

1.  Xou3  u'oublierons  pas  que  dans  la  seconde  partie  de  sou  ouvrage,  M.  La- 
chelier  paraît  biou  avoir  voulu  faire  uue  part  à  la  philosophie  de  la  volonté  ; 
mais  ce  qui  domiûe  iucoutestablemeut  dans  tout  l'ouvrage,  c'est  l'iutellectua- 
lisuie. 


516  APPENDICE.   —  ÉTUDES    CRITIQUES 

humaine  en  général;  3°  enfin  une  troisième  sorte  d'idéalisme 
qui  consiste  à  donner  toute  réalité  non  pas  à  la  pensée  indivi- 
duelle, non  pas  même  à  la  pensée  humaine  en  général,  mais 
à  la  pensée  en  soi,  la  pensée  absolue.  Il  ny  a  plus  de  choses  : 
tout  est  pensée.  Un  être  vivant  est  un  syllogisme.  Un  homme 
qui  est  tué  par  une  pierre  qui  lui  tombe  sur  la  tête  «  n'est  pas 
tué  par  la  pierre,  mais  par  la  vitesse  et  par  le  temps  »,  qui 
sont  des  idées.  Et  c'est  l'idéalisme  absolu,  l'idéalisme  de  Ile- 
gel,  qui  se  rapproche  de  celui  de  Platon. 

De  ces  trois  espèces  d'idéalisme,  quel  est  celui  de  M.  Lache- 
lier?  Si  nous  l'en  croyons  lui-même,  ce  serait  celui  de  Kant; 
mais,  selon  nous  et  dans  le  fait,  il  est  beaucoup  plus  près  de 
Hegel  que  de  Kant;  il  esL  une  sorte  de  passage  de  l'un  à  l'au- 
tre, et  c'est  le  mélange  de  ces  deux  notions  si  différentes  qui 
jette  une  grande  obscurité  sur  sa  philosophie  et  qui  y  intro- 
duit des  incohérences  et  même  des  contradictions  au  moins 
apparentes,  que  nous  nous  attacherons  à  démêler. 

Yoici  le  principe  dont  notre  auteur  est  parti,  et  qui  en  effet 
relève  plutôt  de  la  philosophie  de  Kant  que  de  toute  autre  : 
mais  ce  n'est  que  le  point  de  départ.  «  Quel  que  soit  le  fonde- 
ment mystérieux  sur  lequel  reposent  les  phénomènes,  Y  ordre 
dans  lequel  ils  se  produisent  est  déterminé  exclusivement  par 
les  exigences  de  notre  propre  pensée.  »  Cette  proposition  a 
un  sens  très  clair.  Elle  signifie  que  nous  ne  savons  pas  d'où 
viennent  nos  sensations,  que  nous  ne  savons  rien  des  choses 
qui  se  manifestent  par  elles,  ni  même  s'il  y  a  telles  choses; 
mais  que  ces  sensations,  quelle  qu'en  soit  l'origine,  obéissent 
à  certaines  lois  ou  règles  de  notre  esprit,  par  exemple  la  loi 
de  la  cause  et  de  l'effet,  de  la  substance  et  du  mode,  de  l'es- 
pace et  du  temps.  Or  ces  lois  ne  viennent  pas  des  causes  ex- 
térieures, elles  ne  sont  que  les  lois  de  notre  pensée;  elles 
sont  inhérentes  à  l'esprit  humain,  et  rien  ne  prouve  qu'elles 
soient  les  lois  des  choses  en  soi,  ni  même  les  lois  de  tous  les 
esprits  en  général. 

L'auteur  se  fait  tout  d'abord  une  objection  qui  se  présente 
tout  naturellement  :  «  On  se  demandera,  dit-il,  comment  la 


L'IDÉALISME   DE   M.    L.VCHELIER  511 

pensée  peut  modifier,  en  quelque  mesure  que  ce  soit,  la  nature 
de  ses  objets?  » 

Voici  la  réponse  :  «  Nous  ne  prétendons  pas  que  la  pensée 
puisse  modifier  après  coup  et  par  une  intervention  arbitraire 
la  nature  de  ses  objets;  nous  soutenons  seulement  que.  par 
cela  seul  qu'ils  existent,  ils  doivent  posséder  par  eux-mêmes 
tme  nature  qui  rende  possible  rexistence  de  la  pensée.  » 

Ainsi  la  pensée  ne  modifie  pas  la  nature  des  objets;  mais 
ces  objets,  par  cela  seul  qu'ils  sont  pensés,  doivent  être 
d'une  nature  pensable.  Ils  attendent  en  quelque  sorte  la  pen- 
sée pour  prendre  un  certain  ordre;  mais  cola  vient  de  ce  que, 
en  eux-mêmes,  ils  ont  une  prédisposition,  une  aptitude  à 
prendre  cet  ordre.  Mais  n'est-ce  pas  là  le  renversement  de 
l'bypothèse?  Tout  à  l'heure  l'ordre  des  phénomènes  dépendait 
exclusivement  de  la  nature  de  la  pensée;  maintenant  il  vient 
de  ce  que  les  phénomènes,  pris  en  eux-mêmes,  ont  une  nature 
pensable.  N'est-ce  pas  là  une  contradiction?  Mais  poursuivons, 
et  nous  allons  voir  peu  à  peu  dans  cette  hypothèse  soi-disant 
idéaliste,  l'objet  se  substituer  au  sujet. 

Quelle  est  la  première  condition  de  la  possibilité  de  la  pen- 
sée? C'est  l'existence  d'un  sujet  qui  se  distingue  de  ses  mo- 
difications; ce  sujet  doit  être  un,  car  toute  pensée  suppose 
l'unité.  Mais  en  quoi  consiste  celte  unité?  f]coutons  ce  passage 
caractéristique  et  fondamental  dans  la  doctrine  :  «  L'unité 
qui  nous  constitue,  dit  notre  philosophe,  n'est  pas  l'unité  d'un 
acte  (comme  dans  l'école  do  Maine  de  Biran);  c'est  l'unité 
d'une  forme;  et,  au  lieu  d'établir  entre  nos  sensations  un  lien 
extérieur  et  factice,  elle  résulte  à'une  sorte  d'affinité  et  de 
cohésion  naturelle  de  ces  sensations  elles-mêmes.  » 

Mais  nous  demanderons  :  Qu'est-ce  que  l'unité  d'une 
forme?  et  qu'est-ce  qu'une  forme?  L'auteur  ne  le  dit  pas  et 
ne  l'explique  en  aucune  manière. 

Si  nous  comprenons  bien  ces  expressions,  il  nous  semble 
qu'elles  signifient  que  ce  qui  existe  véritablement  ce  sont  nos 
sensations,  comme  dans  l'école  phénoméniste.  Seulement, 
tandis  que  dans  cette  école  les  sensations   sont  extérieures 


518  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

les  unes  aux  aiitros,  et  se  rattachent  par  des  liens  fortuits  de 
contiguïté  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  ici,  au  contraire, 
les  sensations  auraient  une  cohésion  et  une  affinité  naturelles, 
de  sorte  que  la  forme  ne  serait  pas  distincte  des  sensations 
elles-mêmes;  elle  leur  serait,  en  quelque  sorte,  immanente 
et  consubstantielle.  Mais  alors  comment  ce  lien  peut-il  être 
connu  à  priori?  Comment  peut-il  déterminer  Tordre  des 
phénomènes?  Comment  peut-il  les  régir  à  titre  de  loi  supé- 
rieure, s'il  n'est  autre  chose  que  la  propriété  interne  des  sen- 
sations, à  savoir  leur  affinité  et  leur  cohésion?  Ce  serait 
encore  ici  dans  l'objet  qu'il  faudrait  chercher  les  conditions 
de  l'unité  du  sujet. 

C'est  ce  qui  résulte  encore  plus  évidemment  des  propo- 
sitions qui  suivent.  Nous  avons  à  chercher  l'unité  du  sujet 
pensant.  Or,  dit  notre  philosophe,  nos  sensations  correspon- 
dent aux  phénomènes,  et  le  lien  des  sensations  doit  être  le 
même  que  celui  des  phénomènes.  Il  s'ensuit  que  «  la  ques- 
tion de  savoir  comment  nos  sensations  s'unissent  en  une  seule 
pensée  est  la  même  que  celle  de  savoir  comment  tous  les  phé- 
nomènes composent  iin  seul  univers  ». 

Il  semble  que  nous  soyons  ici  en  présence  d'une  contradic- 
tion radicale.  On  nous  dit  d'abord  que  l'ordre  des  phénomè- 
nes dépend  exclusivement  des  lois  de  la  pensée;  c'est  donc 
la  pensée  qui  doit  expliquer  l'unité  de  l'univers;  et  cependant 
r'est  à  l'unité  de  l'univers  que  l'on  a  recours  pour  expliquer 
l'unité  de  la  pensée.  N'est-ce  point  un  cercle  vicieux?  Cela 
n'est  intelligible  que  si  l'on  sort  de  l'hypothèse  de  Kant,  c'est- 
à-dire  de  l'idéalisme  subjectif,  si  l'on  s'élève  à  la  doctrine 
d'une  identité  de  la  pensée  et  de  l'être  en  général,  en  un 
mot  si  l'on  passe  de  l'idéalisme  subjectif  à  l'idéalisme  absolu, 
dans  lequel  unité  de  la  pensée  et  unité  de  l'univers  se  confon- 
dent en  un  seul  sujet. 

Continuons  cependant  et  cherchons  en  quoi  consiste  l'unité 
de  l'univers.  Cette  unité  ne  résulte  pas  de  ce  que  les  phéno- 
mènes sont  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  quoique  ce  soient 
un  seul  espace  et  un  seul  temps;  mais  ce  n'est  là  qu'une  unité 


L'IDEALISME   DE   M.    LACHELIER  519 

exléricurc  et  apparente.  L'espace  et  le  temps  sontpkitùt  une 
diversité  qu'une  unité.  Dans  l'espace  et  dans  le  temps,  chaque 
phénomène  pourrait  exister  indépendamment  des  autres. 
Pour  qu'il  y  ait  unité  de  l'univers,  il  faut  qu'il  y  ait  enchaî- 
nement nécessaire,  c'est-à-dire  que  chaque  phénomène  dé- 
termine l'existence  du  suivant,  ce  qui  ne  se  comprend  que  si 
ces  deux  phénomènes  ne  sont  pas  deux  existences  distinctes, 
se  succédant  à  deux  moments  du  temps,  mais  deux  moments 
d'une  seule  existence  qui  se  continue  en  les  transformant  du 
premier  au  second.  «  Tous  les  phénomènes,  nous  dit-on,  sont 
donc  soumis  à  la  loi  des  causes  efficientes,  puisque  cette  loi 
est  le  seul  fondement  que  nous  puissions  assigner  à  l'unité 
de  l'univers  et  que  cette  unité  à  son  tour  est  la  condition 
suprême  de  l'unité  de  la  pensée.  » 

Il  semhle  donc  qu'il  ressort  de  cette  analyse  que  ce  que 
l'auteur  appelle  l'unité  du  sujet  pensant  n'est  autre  chose  en 
réalité  que  l'unité  de  la  chose  pensée.  On  dit  en  général  que, 
pour  penser,  il  faut  que  nous  soyons  les  mêmes  dans  les  diffé- 
rents moments  de  notre  pensée,  par  exemple  que  je  sois  le 
même  être  qui  pense  à  la  fois  le  sujet  et  l'attribut.  M.  Lache- 
lier  renverse  cette  proposition  et  nous  dit  que  nous  ne  pou- 
vons penser  une  chose  qu'à  la  condition  que  cette  chose  reste 
la  même  aux  ditîérents  moments  de  l'existence  de  cette  chose. 
C'est  ce  que  l'auteur  appelle,  nous  ne  savons  pourquoi,  la  loi 
de  causalité  :  car  pour  Kant,  au  contraire,  la  loi  de  causalité 
consiste  en  ce  que  le  premier  moment  du  rapport  est  essen- 
tiellement dilférent  du  second  ;  et  c'est  là-dessus  même  qu'il 
fonde  la  théorie  des  jugements  synthétiques  à  priori,  sur 
laquelle  repose  toute  sa  doctrine. 

Pour  bien  comprendre  le  système  de  notre  auteur,  il  nous 
faut  écarter  de  notre  esprit  toutes  les  notions  auxquelles  nous 
sommes  habitués,  à  savoir  l'idée  d'un  sujet  pensant,  un  et 
identique,  idée  qui  subsiste  encore  même  dans  la  philosophie 
de  Kant.  Il  ne  faut  songer  qu'à  la  pensée  en  elle-même,  à  la 
pensée  abstraite,  aux  conditions  pures  et  idéales  de  la  pensée. 
Pour  qu'une  pensée  soit  possible  (que   ce  soit  la  pensée  de 


nUQ  APPENDICE.    —   ETUDES   CRITIQUES 

n'imporlo  qui,  fùt-cc  même  la  pensée  de  personne),  il  faut  que 
les  phénomènes  qui  se  présentent  à  nous  comme  pensables 
soient  considérés  comme  un  seul  phénomène  identique  à  lui- 
même.  Il  n'y  a  point  de  sujet  pensant,  ou  du  moins  ce  que 
nous  croyons  tel  n'est  qu'un  accident  en  quelque  sorte.  C'est 
la  conscience  qui,  intervenant  après  coup,  et  s'ajoutant  à  la 
pensée  en  général,  la  découpe  en  individus  pensants  et  fait 
croire  à  chacun  do  ces  individus  qu'il  est  un  moi,  une  subs- 
tance, un  acte,  en  un  mot  une  chose  qui  pense.  La  pensée 
paraît  à  ce  moi  comme  étant  un  de  ses  phénomènes,  tandis 
qu'en  réalité  c'est  lui,  ce  que  nous  appelons  le  moi,  qui  est 
un  des  phénomènes  de  la  pensée. 

En  un  mot,  loin  d'être  idéaliste  dans  le  sens  subjectif,  il 
nous  semble  que  l'auteur,  au  contraire,  fait  évanouir  complè- 
tement la  subjectivité,  et  no  laisse  subsister  que  la  logique  des 
choses,  ce  que  Hegel  appelle  Vidée.  Rien  ne  ressemble  moins 
àKant;  et  la  difficulté  de  comprendre  notre  auteur  vient  de 
ce  que  l'on  veut  à  toute  force,  d'après  ses  propres  déclara- 
tions, le  faire  entrer  dans  les  cadres  de  la  philosophie  kan- 
tienne. A  l'origine  de  ce  travail,  il  semble  ne  parler  que  de 
la  raison  humaine,  par  exemple  lorsqu'il  dit  que  les  choses 
obéissent  aux  lois  de  notre  pensée.  Mais  pour  avoir  le  droit 
de  dire  :  7iofre  pensée,  il  faudrait  qu'il  y  eût  des  hommes,  des 
êtres  pensants,  des  esprits,  et  nous  voilà  retombés  en  plein 
spiritualisme.  Non;  il  n'y  a  rien  de  semblable.  Il  n'y  a  que 
lf(  pensée,  la  nécessité  logique  des  choses.  Un  tel  idéalisme 
pourrait  tout  aussi  bien  s'appeler  réalisme  dans  le  sens  du 
moyen  âge.  C'est  l'abstrait  qui  existe  avant  le  concret  et  qui 
en  est  la  forme  :  c'est  le  rationnel  avant  la  raison,  le  cogi- 
talum  avant  le  cogito;  ou  plutôt  ce  n'est  ni  l'un  ni  l'autre,  mais 
seulement  le  rapport  des  doux. 

Dans  toute  pensée  il  y  a  deux  choses  :  la  conscience  de  la 
pensée  que  nous  attribuons  à  un  sujet  pensant,  et  la  chose 
pensée  que  nous  attribuons  à  un  objet  existant  en  soi.  Eh  bien, 
il  faut  supprimer  les  deux  termes  on  ne  conservant  que  le 
rapport  abstrait  du  sujet  à  l'objet  :  voilà  le  réel,  voilà  la  vérité. 


L'IDÉALISME    DE   M.    LACHELIER  521 

La  logique  est  le  fond  des  choses  :  c'est  dans  ce  sens  que  l'ou 
jieuL  dire  que  l'idée  mène  le  monde,  que  la  force  des  choses 
détermine  les  événements.  Les  phénomènes  ne  sont  que 
l'expression  de  cette  force  des  choses  qui  est  la  pensée.  Nous 
sommes  accidentellement  avertis  de  l'existence  de  cette  pen- 
sée par  la  conscience  individuelle;  et  il  nous  semhle  que  cette 
forme  est  la  forme  propre  de  notre  esprit.  Au  contraire,  elle 
lui  est  antérieure  ;  c'est  elle  qui  le  constitue,  et  qui  nous  fait 
sujets  pensants.  Notre  unité  n'est  pas  notre  propriété  ;  elle  n'est 
que  l'unité  de  celte  forme  de  la  pensée,  dont  nous  sommes 
les  fortuits  dépositaires  et  les  spectateurs  passagers. 

C'est  ainsi  du  moins  que  nous  comprenons  cette  philoso- 
phie, et  que  nous  essayons  de  donner  un  sens  à  ce  qui  nous 
paraissait  tout  à  l'heure  tout  à  fait  contradictoire.  Nous  ne 
voudrions  pas  cependant  rendre  l'auteur  responsable  de  nos 
propres  commentaires.  Nous  nous  contenions  de  dire  que, 
quelque  chose  qu'il  ait  voulu  penser,  c'est  cela  qu'il  nous  fait 
penser.  On  comprendra  alors  pourquoi  nous  lui  avons  repro- 
ché de  mettre  sa  doctrine  sous  le  patronage  de  Kant.  L'idée 
d'une  pensée  en  soi,  d'une  log-ique  pure  qui  serait  le  fond  des 
choses,  une  telle  idée  vaut  ce  qu'elle  vaut  ;  et  nous  ne  la 
jug^eons  pas  ici.  Mais  en  prêtant  à  cette  doctrine  les  appa- 
rences du  crilicisme,  on  la  détruit  en  mémo  temps  qu'on 
l'expose.  Il  y  a  là  un  double  courant  qui  paraît  contradiction. 
En  dégageant  l'un  des  deux  éléments  du  mélange  de  l'autre, 
nous  croyons  être  fidèle  à  la  pensée  de  l'auteur,  qui  nous 
paraît  clairement  résumée  dans  le  passage-  suivant  :  «  La 
pensée  n'est  rien  à  ses  propres  yeux  en  dehors  de  la  nécessité 
qui  constitue  l'existence  des  phénomènes.  Comment,  d'ail- 
leurs, en  aurait-elle  conscience,  si  elle  en  était  substantiel- 
lement distincte?  Et  comment  se  représenter  cette  nécessité 
elle-même,  sinon  comme  une  sorte  de  pensée  aveugle  et 
répandue  dans  les  choses?  Nous  ne  savons  ce  que  peut  être 
l'existence  d'une  chose  en  soi,  ou  quelle  conscience  nous 
pourrions  avoir  de  nous-mêmes  dans  une  autre  vie;  mais, 
dans  ce  monde  de  phénomènes  dont  nous  occupons  le  centre, 


522  APPENDICE.    —   ETUDES    CRITIQUES 

la  pensée  cl  T existence  ne  sont  que  deux  noms  de  l'universelle 
et  éternelle  nécessité.  » 

Le  système  précédent  se  présente  donc  à  nous  avec  tous  les 
caractères  d'un  nécessitarismc  absolu.  C'est  un  idéalisme  mé- 
canique qui  ressemble,  quant  aux  conséquences,  à  un  véritable 
matérialisme;  mais  nous  allons  voir  le  système  changer  de 
face  comme  par  un  coup  de  baguette,  et  devenir  un  système 
de  dynamisme  spiritiialiste.  Cette  révolution  est  duc  à  la  su- 
perposition du  principe  des  causes  finales  au-dessus  du  prin- 
cipe des  causes  efficientes.  En  effet,  la  loi  précédente,  celle 
du  mouvement  comme  cause  unique  de  tous  les  phénomènes 
de  l'univers,  ne  garantit  en  aucune  façon  l'existence  et  la  per- 
pétuité de  ce  que  nous  appelons  l'ordre  de  la  nature.  Cette  loi 
du  mouvement,  que  l'auteur  appelle  loi  de  causalité,  exige  que 
chaque  mouvement  soit  déterminé  par  des  mouvements  anté- 
rieurs; mais  elle  ne  va  pas  jusqu'à  coordonner  entre  elles  plu- 
sieurs séries  de  mouvements.  Dans  une  hypothèse  purement 
mécanique,  rien  ne  nous  garantirait  l'existence  des  espèces; 
et  il  pourrait  se  faire  indifféremment  ou  que  chaque  généra- 
tion donnât  naissance  à  une  espèce  d'êtres  nouvelle,  ou  à  des 
monstres,  ou  enfin  que  la  vie  disparût  de  la  terre.  On  ne  se- 
rait pas  plus  assuré  de  la  reproduction  indéfinie  des  corps 
bruts,  puisqu'ils  sont  eux-mêmes  composés  de  petits  corps,  et 
ceux-ci  encore  de  plus  petits  ;  et  rien  n'exige  qu'ils  se  ren- 
contrent toujours  dans  les  mêmes  combinaisons. 

Une  fois  le  principe  des  causes  finales  posé,  l'auteur  réta- 
blit l'une  après  l'autre,  selon  la  méthode  de  Kant,  toutes  les 
vérités  de  la  doctrine  spiritualiste,  et  il  se  flatte  de  substituer 
dans  la  nature  la  vie  à  la  mort,  et  la  liberté  à  la  nécessité. 
L'idéalisme  mécanique  cède  la  place  à  un  réalisme  spiritua- 
liste; cette  pbilosophie  se  compose  donc  de  deux  moments  et 
de  deux  étages,  en  un  mot  de  deux  principes  :  le  principe 
de  causalité  et  le  principe  de  finalité.  Mais  comment  le  second 
peut-il  se  superposer  au  premier?  Nous  ne  le  voyons  pas  clai- 
rement. Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'auteur  conclut  par  la 
linalité  et  qu'il  place  la  finalité  au-dessus  du  mécanisme.  Ce 


L'IDÉALISME    DE    ]\J.    LACHELIER  523 

serait  donc  injuste  de  ne  pas  qualifier  sa  doctrine,  comme  il  le 
fait  lui-même,  par  le  terme  de  réalisme  spiritualiste,  quelque 
personnelle  que  soit  d'ailleurs  la  forme  qu'il  donne  à  ce  spiri- 
tualisme. 

Revenons  maintenant  sur  les  théories  précédentes,  et  prin- 
cipalement sur  la  thèse  fondamentale  de  notre  auteur,  à  sa- 
voir la  thèse  idéaliste.  Nous  avons  déjà  fait  remarquer  que 
cette  thèse  nous  parait  incohérente,  en  ce  qu'elle  flotte  entre 
deux  formes  très  différentes  d'idéalisme,  l'idéalisme  subjectif 
et  l'idéalisme  absolu.  L'auteur,  il  est  vrai,  en  s'appuyant  sur 
l'idéalisme  de  Kant,  nie  que  ce  soit  là  un  idéalisme  subjectif; 
il  oppose,  au  contraire,  cette  thèse  à  celle  de  David  Hume,  qui 
est  bien  en  effet  celle  d'un  idéalisme  vraiment  subjectif,  et  il 
donne  à  la  thèse  de  Ivant  le  nom  d'idéalisme  objectif.  En  un 
sens  il  a  raison.  Dans  Hume,  en  effet,  il  n'est  question  que  de 
sensations  individuelles;  il  n'y  a  d'autre  réalité  que  ce  que 
nous  sentons  et  au  moment  où  nous  le  sentons.  C'est  l'indi- 
vidu qui  est  le  juge  suprême  et,  comme  le  disait  le  sophiste 
Protagoras,  la  mesure  de  toutes  choses.  Dans  Kant,  au  con- 
traire, au-dessus  de  la  sensation  individuelle  il  y  a  les  lois  de 
l'esprit  humain,  lois  qui  s'imposent  à  chaque  individu  avec 
une  autorité  souveraine.  Qu'on  le  veuille  ou  non,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  voir  les  choses  dans  l'espace  et  dans  le  temps, 
ou  bien  de  les  concevoir  comme  soumises  à  la  loi  de  la  cause 
et  de  l'effet.  L'esprit,  en  imposant  ainsi  aux  sensations  indi- 
viduelles des  lois  nécessaires  et  universelles,  leur  donne  par 
là  même  une  existence  objective,  et  chacime  de  ces  sensa- 
tions, aux  yeux  de  l'homme  individuel,  prend  les  apparences 
d'un  objet.  Mais  ces  lois,  ces  formes,  ces  catégories,  ne  sont 
que  les  lois  de  l'esprit  humain.  L'objectivité  ainsi  entendue 
n'est  donc  encore  qu'une  objectivité  relative.  En  réalité,  les 
objets  ne  sont  que  ce  que  les  formes  de  notre  esprit  nous 
imposent  de  voir.  La  vérité  n'est  donc  qu'une  vérité  humaine, 
et  par  conséquent  subjective.  Lorsque  Ivant  parle  de  l'espace 
et  du  temps,  il  entend  bien  parler  des  formes  propres  à  la 
sensibilité  humaine.  Partout  il  fait  allusion  à  un  autre  mode 


524  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

(le  connaissance  qui  serait  inUiilif  et  qui  atteindrait  les  choses 
telles  qu'elles  sont  en  soi;  mais  c'est  un  mode  de  connais- 
sance qui  nous  est  absolument  interdit.  Dans  la  thèse  de 
M.  Lachelier,  il  n'est  presque  jamais  question  de  ce  genre  do 
restriction  ;  il  semble  donc  que  ce  qu'il  a  devant  les  yeux  ce 
soit  la  pensée  en  soi,  et  non  pas  seulement  la  pensée  humaine. 
Mais  alors  que  devient  son  kantisme,  et  pourquoi  se  met-il 
sous  le  patronage  de  Kant?  N'est-ce  pas  suggérera  ses  élèves 
la  tentation  de  le  traduire  dans  le  sens  de  M.  Henouvier?  C'est 
ce  qui  est  arrivé  en  eiïet.  Or,  cela,  c'est  la  négation  même  de 
sa  philosophie. 

Laissons  maintenant  de  cùté  cette  oscillation  entre  la  doc- 
trine d'une  pensée  relative  et  tout  humaine,  et  celle  d'une 
pensée  en  soi  qui  serait  la  vérité  même,  la  vérité  absolue,  et 
signalons  les  difficultés  qui  s'opposent  soit  à  l'une  soit  à  l'au- 
tre de  ces  deux  conceptions. 

Selon  nous,  le  fait  qui  sert  de  pierre  d'achoppement  à  toute 
espèce  d'idéalisme,  c'est  le  fait  de  la  sensation.  On  s'étonnera 
sans  doute  de  cette  assertion;  car,  s'il  y  a  aujourd'hui  une 
proposition  rebattue  en  philosophie,  c'est  que  la  sensation  est 
toute  subjective,  qu'elle  n'est  qu'un  mode  de  la  sensibilité.  On 
accule  les  sensualistes  à  l'idéalisme  en  leur  disant  qu'ils  ne 
peuvent  sortir  de  la  sensation,  c'est-à-dire  du  moi.  En  effet, 
en  dehors  d'un  sujet  sentant  nous  ne  pouvons  rien  concevoir 
de  ce  que  nous  appelons  chaleur,  lumière  ou  son.  De  là  le 
subjectivisme  de  Berkeley,  le  subjectivisme  de  Hume.  Tout 
cela  est  admis  et  accordé  depuis  longtemps.  Mais  en  parlant 
ainsi  on  ne  considère  la  sensation  que  par  un  côté,  à  savoir 
le  côté  par  où  la  sensation  apparaît  à  un  esprit,  c'est-à-diro 
par  où  elle  est  sentie;  en  tant  que  sentie,  la  sensation  est 
en  effet  quelque  chose  de  subjectif.  Mais  il  y  a  uu  autre  aspect 
que  l'on  ne  considère  pas  ou  que  l'on  écarte,  à  savoir  la  sen- 
sation en  tant  qu'elle  arrive,  en  tant  qu'elle  se  produit,  en  tant 
qu'elle  commence  à  exister  et  qu'elle  sort  du  néant.  La  sen- 
sation ainsi  conçue  s'impose  à  nous;  elle  vient  nous  ne  savons 
d'où,   d'une  manière  inattendue  :   nous  ne  pouvons  pas  la 


L'IDEALISME   DE   M.    LACIIELIER  o25 

produire  à  volonlé.  Quel  que  soit  noire  désir,  nous  ne  pou- 
vons pas  faire  apparaîlre  tout  à  coup  la  sensation  d'un  éclair 
ou  d'un  coup  de  tonnerre.  Elle  est,  comme  le  dit  Descartes, 
adventice,  et,  suivant  l'expression  de  Kant,  elle  est  quelque 
chose  de  donné.  Lui-môme  nous  dit  que  la  nidtière  de  la  con- 
naissance vient  du  dehors,  et  que  la  forme  est  apportée  par 
l'esprit.  Ce  donné,  cet  adventice,  n'est  donc  rien  que  nous 
puissions  appelernôtre;  nous  le  subissons,  mais  nous  n'avons 
aucune  conscience  de  le  produire.  La  sensibilité,  dans  Kant, 
est  une  réceptivité,  une  passivité.  Lui-même  a  protesté  à  plu- 
sieurs reprises  contre  l'idée  que  nous  puissions  produire  nous- 
mêmes  la  matière  de  nos  connaissances,  c'est-à-dire  les  ol)jets. 
Nous  les  déterminons,  dit-il,  quant  à  la  connaissance,  mais 
non  pas  quant  à  l'existence. 

N'y  a-t-il  pas  là  une  limite  infranchissable  à  toute  concep- 
tion rigoureusement  idéaliste  des  choses?  M.  Lachelier  ne  s'est 
pas  posé  cette  question,  tant  il  est  subjugué  par  sa  propre 
hypothèse.  Cependant  lui-même,  nous  l'avons  vu,  fait  allusion 
à  «  un  fondement  mystérieux  de  nos  sensations  ».  Mais  il  ne 
pousse  pas  cette  pensée,  et,  laissant  de  côté  la  matière  de  la 
connaissance,  il  ne  s'occupe  que  de  la  forme.  Mais  qu'est-ce 
qu'une  doctrine  qui  prétend  expliquer  tout  par  la  pensée,  et 
qui  laisse  de  côté  la  matière  même  de  la  pensée,  le  fond  subs- 
tantiel et  réel  de  la  connaissance?  Toute  connaissance  se 
résout  en  sensations  (sauf  les  notions  absolues)  :  si  donc  la 
sensation  est  extérieure,  adventive,  donnée,  la  connaissance 
a  un  fond  extérieur,  qui  ne  vient  pas  de  la  pensée  et  du  moi. 

A  la  vérité,  Descartes  fait  quelque  part  l'hypothèse  que  les 
sensations,  quoiqu'elles  paraissent  adventives,  pourraient  bien 
procéder  de  l'action  de  quelque  faculté  inconnue  existant  en 
nous,  et  qui  produirait  la  série  de  nos  sensations  sans  que 
nous  en  eussions  conscience;  et  la  philosophie  qui  a  suivi 
Kant  a  adopté  cette  explication.  Le  monde,  selon  Fichte  et 
selon  Schopenhauer,  serait  le  produit  de  l'imagination.  L'ima- 
gination, c'est-à-dire  la  même  faculté  qui  reproduit  les  images 
dans  le  rêve,  les  produirait  une  première  fois  dans  la  pcrcep- 


0-16  APPENDICE.   —   ÉTUDES    CRITIQUES 

lion.  Il  y  aurait  donc  deux  imaginations  :  rimagination  pro- 
ductrice, qui  crée  la  matière  de  la  connaissance;  et  l'imag-i- 
nation  reproductrice,  qui  fait  reparaître  les  images  créées  par 
la  première.  Tel  est  le  postulat  nécessaire  d'un  idéalisme  con- 
séquent; mais,  outre  que  cette  hypothèse  fait  défaut  dans  la 
doctrine  de  M.  Lachelier,  je  dis  en  plus  que  c'est  là  une  hypo- 
thèse absolument  gratuite,  qui  ne  nous  est  suggérée  par  aucun 
fait,  par  aucun  exemple;  car  une  imagination  productrice 
ne  nous  a  jamais  été  donnée  dans  une  expérience  réelle.  De 
plus,  supposer  à  nos  sensations  cette  origine  inconnue,  c'est 
donner  à  l'inconscient  la  faculté  de  produire  le  conscient.  Et, 
de  plus,  cet  inconscient,  de  quel  droit  et  à  quel  litre  sommes- 
nous  autorisés  à  l'appeler  wio/.^  Aussi  a-l-il  fallu  grossir  et 
enfler  au  delà  de  toute  mesure  la  notion  du  moi  pour  arriver 
à  l'idée  d'un  moi  absolu  qui  se  pose  soi-même.  C'est,  comme 
l'a  dit  Fichte,  le  Spinozisme  retourné;  c'est  la  substance  de 
Spinoza  vue  du  dedans.  Un  tel  moi  qui  produit  l'univers  peut 
èlre  un  moi  pour  lui-même;  mais  il  n'est  pas  moi  pour  moi, 
puisque  je  n'ai  pas  conscience  de  cette  identité.  11  est  donc 
pour  moi  un  objet,  un  non-moi.  C'est  ce  que  nous  appelons 
ïêtre.  Ce  sont  là  les  raisons  qui  ont  fait  dépasser  à  Schelling 
l'idéalisme  de  Fichte,  et  qui  l'ont  conduit  à  la  philosophie  de 
l'identité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  n'avons  pas  à  discuter  ces  concep- 
tions, puisque  M.  Lachelier  n'en  dit  pas  un  mot.  Bornons-nous 
à  l'examen  de  sa  proposition  fondamentale,  à  savoir  que,  le 
réel  de  la  sensation  étant  en  dehors  de  nous,  l'ordre  au 
moins  des  phénomènes  dépend  des  lois  de  notre  pensée.  Eh 
bien,  voici  la  question  :  la  pensée,  ne  produisant  pas  la  ma- 
tière des  phénomènes,  peut-elle  leur  imposer  sa  forme?  La 
logique  de  notre  esprit,  les  lois  de  notre  esprit,  veulent  que  les 
phénomènes  suivent  la  loi  de  la  cause  et  de  l'objet,  c'est-à- 
dire  que,  tel  phénomène  a  étant  donné,  le  phénomène  b  se 
produise  à  sa  suite;  ou  réciproquement  que,  le  phénomène  ù 
s'étant  produit,  nous  soyons  persuadés  que  le  phénomène  a 
a  précédé.  Mais  chacun  de  ces  phénomènes  est  une  sensation. 


L'IDEALISME   DE   M.   LACHELIER  527 

Par  conséquent,  la  loi  exige  que,  la  sensation  a  s'étant  produite 
par  le  fait  du  fondement  mystérieux  dont  nous  avons  parlé 
plus  haut,  le  même  fondement  mystérieux  consente  à  faire 
naître  en  nous  la  sensation  b  dont  nous  avons  besoin  pour 
que  notre  esprit  soit  satisfait.  En  vertu  de  quel  pouvoir  évo- 
quons-nous cette  sensation  b  nécessaire  à  la  logique,  mais 
qui  matériellement  échappe  à  nos  prises?  Par  hypothèse,  en 
elle-même,  et  avant  l'œuvre  de  la  pensée,  la  matière  de  nos 
connaissances  est  une  matière  confuse  et  chaotique  qui  n'a 
aucun  ordre  en  soi,  puisque  l'ordre  vient  de  la  pensée,  ou, 
ce  qui  serait  encore  plus  difficile  à  concevoir,  qui  a  par  elle- 
même  un  ordre  ditTérent  de  celui  de  notre  pensée.  Dans  les 
deux  cas,  comment  cette  matière,  chaotique  ou  non,  obéit-elle 
à  notre  pensée  comme  aux  ordres  d'un  magicien,  et  par  con- 
séquent comment  le  second  phénomène,  exigé  par  la  loi  de 
causalité,  vient-il  à  point  se  détacher  du  tout  et  apparaître 
après  le  premier  parce  que  notre  pensée  le  désire?  Un  savant 
fait  des  calculs  dans  son  cabinet,  desquels  il  résulte  qu'une 
planète  doit  être  dans  le  ciel  à  une  place  donnée;  mais  l'ap- 
parition de  cette  planète  est  une  sensation  lumineuse  qui  est 
adventice  et  extérieure;  comment,  de  ce  chaos  adventice  et 
hétérogène;  la  pensée  voit-elle  tout  à  coup  surgir  cette  sensa- 
tion lumineuse  que  nous  appelons  planète,  et  dont  nous  avons 
besoin  en  raison  de  nos  calculs?  Que  si,  encore  une  fois,  au 
lieu  de  présenter  cette  matière  comme  un  chaos,  on  suppose 
qu'elle  a  par  elle-même  un  certain  ordre,  combien  serait-il 
plus  difficile  encore  de  concevoir  qu'elle  consente  à  changer 
son  ordre  propre  pour  prendre  le  nôtre?  Par  exemple  si,  dans 
l'ordre  réel  des  phénomènes,  il  n'y  a  point  de  planète  au  lieu 
indiqué,  comment  cette  planète  apparaîlra-t-elle  là  pour  nous 
faire  plaisir?  Que  si  enfin  on  dit  que  cette  opposition  de  la 
matière  et  de  la  forme  n'est  qu'une  apparence,  et  qu'en  réalité 
ces  deux  principes  naissent  d'un  même  fond,  on  renverse  de 
font  en  comble  l'hypothèse  deKant,  qui  dit  expressément  que 
la  matière  vient  du  dehors  et  que  la  forme  vient  du  dedans, 
que  la  sensibilité  est  une  «  réceptivité  »  et  l'entendement  une 


o28  APPENDICE.    —   ETUDES    CRITIQUES 

«  productivité  »,  ce  qui  maintient  une  différence  essentielle 
entre  les  deux  éléments.  On  devra  donc  passer  de  l'idéalisme 
subjectif  à  l'idéalisme  absolu. 

Considérons  maintenant  ce  second  point  de  vue.  Il  nous 
semble  que  les  mêmes  objections  portent  contre  cette  nou- 
velle hypotlièse  aussi  bien  que  contre  la  première.  Il  y  a 
toujours  à  se  demander  :  «  Qu'est-ce  que  la  sensation?  D'où 
vient  la  sensation?  Comment  y  a-t-il  quelque  chose  de 
donné?  »  Si,  en  effet,  la  pensée  est  tout  l'esprit  et  tout  l'être, 
elle  doit  tout  tirer  d'elle-même.  Pourquoi  n'en  tire-t-elle  pas 
la  sensation?  Or,  on  a  beau  faire,  on  ne  peut  déduire  la  sensa- 
tion de  la  pensée.  L'expérience  est  toujours  là  qui  s'impose 
à  la  pensée  pure.  Aucun  aveugle-né  ne  pourra  tirer  des  lois 
de  la  pensée  la  sensation  do  lumière.  On  ne  devinerait  pas  la 
sensation  électrique  si  on  ne  l'avait  pas  éprouvée.  Il  y  a  donc 
toujours,  quoi  qu'on  fasse,  un  ordre  de  choses  irréductible  à 
la  pensée;  et  si,  comme  nous  l'avons  vu,  l'ordre  des  phéno- 
mènes n'est  que  l'ordre  des  sensations,  et  si  nous  ne  pouvons 
à  volonté  faire  apparaître  les  sensations  exigées  par  l'ordre 
logique,  il  s'ensuit  que  la  pensée  en  soi  ne  peut,  pas  plus  que 
la  pensée  purement  humaine,  déterminer  l'ordre  extérieur  des 
phénomènes. 

Il  est  vrai  que  l'auteur  essaye  d'expliquer  la  sensation  en  la 
réduisant  au  mouvement;  et,  mettant  à  profit  une  idée  de  Leib- 
niz, il  suppose  que  la  sensation  n'est  que  la  perception  con- 
fuse de  certains  mouvements;  mais  nous  n'avons  rien  gagné 
parla,  car  le  mouvement  lui-même  n'est  qu'une  sensation; 
il  n'est  point  engendré  à  priori  par  nous.  Si  nous  ne  savions 
pas  par  l'expérience  qu'il  y  a  du  mouvement,  nous  ne  pour- 
rions pas  le  deviner.  Quand  même  on  accepterait  l'hypothèse 
kantienne  de  l'espace  et  du  temps,  comme  formes  de  la  sen- 
sibilité, ces  formes  ne  contiennent  pas  le  mouvement.  L'espace 
en  lui-même  est  immobile.  Il  faut  donc  toujours  que  le  mou- 
vement soit  donné  par  la  sensation,  et  il  y  a  encore  là  une 
matière  extérieure  à  la  pensée  et  qui  ne  vient  pas  d'elle. 
En  outre,  comment  concevoir  le  mouvement  sans  quelque 


L'IDÉALISME   DE   M.   LACHELIER  529 

chose  qui  se  meut  el  comme  le  mouvemeut  de  quelque  chose? 
Quel  est  ce  quelque  chose?  Et  comment  le  déduh-ez-vous  de 
la  pensée?  Je  veux  bien  qu'il  n'y  ait  pas  de  corps  ;  encore  faut- 
il  un  mobile  quelconque,  fût-ce  un  simple  point,  au  moins  à 
titre  d'idée.  Où  prendra-t-on  ce  point?  Ce  ne  sera  pas  un  point 
physique  ;  car  un  point  physique  est  un  corps.  Est-ce  un 
point  lumineux?  mais  la  lumière  elle-même  est  un  mouve- 
ment :  elle  ne  peut  donc  engendrer  le  mouvement.  Sera-ce 
un  point  mathématique?  mais  le  point  mathématique,  dit 
Leibniz,  n'est  qu'une  modalité,  qui  suppose  autre  chose  :  c'est 
le  lieu  d'intersection  de  deux  lignes;  il  nous  faut  donc  la 
notion  de  ligne;  mais  la  ligne  elle-même  est  l'intersection  de 
deux  surfaces,  et  la  surface  l'intersection  des  solides.  Nous 
voilà  ramenés  à  la  notion  de  corps.  Dire  que  nous  avons  à 
priori  la  notion  d'espace  ne  peut  servir  à  rien  ;  car  l'espace  en 
lui-même  est  vide  et  immobile  ;  il  ne  contient  aucune  ligure, 
ni  surface,  ni  ligne,  ni  mouvement.  Sans  doute  nous  pouvons 
construire  à  priori  des  figures  dans  l'espace,  mais  c'est  à  la 
condition  de  pouvoir  y  tirer  des  lignes  et  d'y  faire  mouvoir 
des  points.  Mais,  encore  une  fois,  d'où  vient  l'idée  de  ligne, 
d'où  vient  l'idée  de  point? 

Telles  sont  les  difficultés  inhérentes  à  toute  espèce  d'idéa- 
lisme subjectif  ou  absolu.  Elles  demanderaient,  on  le  com- 
prend, de  plus  long's  développements;  et  d'ailleurs  notre  but 
était  beaucoup  plutôt  de  faire  connaître  la  philosophie  de 
M.  Lachelier  que  de  la  juger. 


34 


IX 

LE  SPIRITUALISME  BIRANIEN 


Au  système  exposé  dans  le  travail  précédent,  et  qui  s'ins- 
pire surtout  de  l'idéalisme  de  Kant,  nous  opposons  le  système 
spiritualisle  tel  qu'il  a  été  compris  et  développé  par  Maine  de 
Biran,  et  qui  est  en  quelque  sorte  sous-entendu  à  toutes  les 
pages  de  notre  ouvrage. 

Le  principe  dont  nous  partons  avec  Maine  de  Biran  est 
celui-ci  : 

Le  point  de  vue  d'un  être  qui  se  connaît  intérieurement 
lui-même  ne  peut  être  assimilé  au  point  de  vue  de  ce  qui  est 
connu  extérieurement. 

L'erreur  fondamentale  des  sensualistes  était  de  se  représen- 
ter les  causes  internes,  les  facultés,  sur  le  modèle  des  causes 
externes  et  objectives.  Celles-ci  n'étant  pas  connues  en  elles- 
mêmes,  puisqu'elles  sont  externes,  ne  le  sont  que  par  leurs 
manifestations.  Ce  ne  sont  que  des  qualités  occultes,  de  purs 
abstraits,  représentant  des  groupes  de  phénomènes  qui  vont 
se  perdre  les  uns  dans  les  autres,  à  mesure  que  l'on  découvre 
entre  ces  groupes  de  nouvelles  analogies.  L'attraction,  l'affi- 
nité, l'électricité,  ne  sont  que  des  noms;  ainsi,  pour  les  sen- 
sualistes, la  sensibilité,  Tcntendement,  la  volonté  même  et  en 
général  la  causalité  subjective,  ne  sont  que  de  purs  abstraits. 

1.  Ce  travail  a  été  public  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  eu  1868,  précisé- 
nieut  au  mouient  où  paraissait  le  beau  Rapport  sur  la  philosopltic  du  dir-neitvième 
siècle,  par  AI.  Félix  Ravaisson.  Nous  l'aisous  remarquer  cette  coïucitkuce  pour 
constater  que  nous  n'avions  pas  attendu  ce  rapport  pour  signaler  et  mclLre  eu 
lumière  le  rôle  et  l'originalité  de  .Maine  de  Biran  dans  la  pliilosophie  française 
de  uotre  siècle.  Depuis  cette  époque,  ces  i)agcs  ont  été  reproduites  par  nous 
dans  nos  Problèmes  du  dix-neuvième  siècle,  livre  IV  (Calmann-Lévy). 


LE    SPIRITUALIS.ME    BIIIANIEN  531 

Mais,  disait  Biran,  l'être  qui  se  sait  agir  et  qui  est  témoin  de 
son  action  peut-il  se  considérer  lui-même  comme  un  objet? 
Sans  doute,  ràmo  considérée  dans  l'absolu  nous  est  inacces- 
sible :  c'est  un  x.  Mais,  entre  le  point  de  vue  des  métaphysi- 
ciens abstraits,  qui  se  plaçaient  dans  l'absolu,  et  le  point  de 
vue  des  empiristes  purs,  il  3^  a  le  point  de  vue  de  la  réflexion 
interne,  par  laquelle  le  sujet  individuel  se  saisit  comme  tel  et 
se  distingue  de  tous  ses  modes,  au  lieu  de  se  confondre  avec 
eux,  ainsi  que  le  voulait  Condillac. 

Ainsi  le  moi-objet,  ou  chose  absolue,  chose  en  soi,  tel  est 
le  terme  auquel  aboutissait  la  métaphysique  cartésienne  et 
leibniziennc.  Le  moi-phénomène,  ou  manifestation  extérieure, 
tel  était  le  terme  de  l'école  empirique.  Le  moi-sujet,  voilà  le 
principe  du  spiritualisme  biranien.  Voici  le  développement 
de  cette  pensée. 

Le  sujet  pensant  et  conscient  ne  se  connaît  pas  seulement 
lui-même  en  tant  que  phénoménal,  car  alors  il  serait  pour 
lui-même  une  chose  extérieure;  il  ne  se  connaît  pas  en  tant 
qu'absolu  :  car  il  serait  une  chose  en  soi,  et  Biran  est  d'accord 
avec  Kant  pour  accorder  que  nous  ne  pouvons  connaître  la 
chose  en  soi. 

Ce  qui  n'est  ni  une  chose  en  soi  ni  une  chose  extérieure,  ce 
qui  esl  jjoirr  soi-même,  c'est  le  sujet,  c'est  Vesprit. 

Le  sujet  ou  esprit  est  donc  ce  qui  est  intérieurement  pré- 
sent à  soi-même  :  terme  moyen  entre  la  substance  de  Spinoza 
et  la  collection  des  modes  de  Condillac. 

Analysons  cette  idée  du  sujet  et  compafôns-la,  soit  à  la 
notion  empirique  (Locke,  Condillac,  Hume),  soit  à  la  notion 
dogmatique  (Descartes  et  Leibniz). 

De  l'idée  de  chose  extérieure  résulte  évidemment  cette  con- 
séquence que  cette  sorte  de  chose  ne  peut  être  connue  que  par 
le  dehors,  c'est-à-dire  par  ses  manifestations.  Je  ne  puis 
connaître  une  chose  en  dehors  de  moi  que  si  elle  se  manifeste 
par  des  signes  qui  ne  peuvent  jamais  être  évidemment  la 
chose  elle-même,  mais  son  langage.  Je  ne  puis  pas  plus  per- 
cevoir en  soi  la  chose  extérieure  que  je  ne  puis  percevoir 


532  APPENDICE.   —  ETUDES   CRITIQUES 

direclement  la  pensée  diin  autre  liomme.  Celle  pensée  ne  peut 
m'être  perceptible  que  par  des  signes.  Il  en  est  de  même  do 
la  chose  externe. 

On  ne  peut  donc  jamais  dire  que  la  perception  de  la  chose 
externe  soit  immédiate.  Je  ne  perçois  immédiatement  que  les 
signes  qui  attestent  son  existence,  mais  non  celte  chose  elle- 
même.  Pour  percevoir  celte  chose,  il  faudrait  que  je  devinsse 
elle,  que  j'entrasse  dans  son  intérieur,  etpar  conséquent  qu'elle 
cessât  d'être  extérieure. 

Lorsqu'on  discutait  pour  savoir  si  la  perception  est  immé- 
diate, ou  si  elle  a  lieu  par  des  intermédiaires  (discussion  qui  a 
eu  une  si  grande  importance  au  commencement  de  notre  siè- 
cle), on  ne  pouvait  pas  vouloir  dire  que  Ion  percevait  la  chose 
extérieure  intérieurement  et  dans  son  fond,  ce  qui  est  contra- 
dictoire, mais  on  entendait,  comme  nous  l'avons  enseigné 
nous-même  ',  que  les  qualités  perçues  par  nous  étaient  accom- 
pagnées de  la  suggestion  immédiate  d'une  existence  externe, 
et  non  le  résultat  de  la  raison  discursive.  En  laissant  cette 
question  pendante,  il  suit  évidemment  de  ce  qui  précède  qu'il 
est  de  l'essence  d'une  chose  externe  de  n'être  connue  que  par 
les  phénomènes  qui  la  manifestent. 

Si  nous  passons  maintenant  à  la  chose  qui  se  connaît  elle- 
même,  on  peut  se  demander  d'abord  s'il  existe  une  telle 
chose;  mais  la  réponse  est  donnée  par  la  question  même, 
parce  que  celui  qui  demande  cela  sait  bien  quil  le  demande, 
et  par  conséquent  sait  qu'il  pense,  et  par  conséquent  encore 
se  sait  lui-même.  Voilà  le  coç/ito  de  Descartes.  Maintenant  un 
tel  être  qui  se  connaît  lui-même  se  connail-il  comme  il  con- 
naît les  choses  externes,  à  savoir  par  ses  manifestations,  par 
ses  apparences,  derrière  lesquelles  il  y  aurait  un  inconnu, 
un  X,  qu'il  conclurait  par  induction?  Je  réponds  que  non;  car 
alors  celte  chose  inconnue  deviendrait  une  chose  externe;  le 
moi  se  verrait  en  dehors  de  soi.  Ce  serait  le  moi  de  Sosie,  un 
moi  objectif,  un  moi  qui  ne  serait  pas  moi. 

1.  Voir  plus  haut,  livre  Y,  lerou  ii. 


LE   SPIRITUALISME   BIRANIEN  533 

Comment,  étant  donnée  une  série  de  phénomènes,  piiis-je 
dire  que  ces  phénomènes  sont  mien^,  si  je  ne  suis  pas  inté- 
rieurement présont  à  toute  la  série,  et  si  je  ne  m'aperçois  pas 
du  dedans  au  lieu  de  ne  m'apercevoir  que  par  le  dehors? 

Cette  intuition  interne  est  donc  nécessaire  :  1°  pour  que  je 
puisse  m'attribuer chacun  de  mes  phénomènes  en  particulier; 
2°  pour  que  je  paisse  les  relier  tous  dans  l'unité  de  mon  être, 
car  ils  sont  tous  miens  au  même  titre.  Il  y  a  donc  dans  l'in- 
tuition du  dedans,  dans  l'être  qui  se  connaît  lui-même,  quel- 
que chose  de  plus  que  dans  Tinluilion  de  la  chose  externe;  et 
c'est  ce  quelque  chose  qui  fait  :  1°  que  je  m'attribue  chaque 
phénomène  en  particulier;  2°  que  je  les  relie  tous  dans  une 
unité  continue.  Ce  quelque  chose  de  plus,  je  l'appelle  être.  On 
peut  donc  dire  que  l'esprit  humain  ne  perçoit  pas  seulement 
en  lui  des  phénomènes,  mais  qu'il  plonge  dans  l'être.  Il  sent 
en  lui  de  l'être  et  du  phénomène,  du  demeurer  et  du  devenir 
(ijLÉvciv  xal  YîvbOa-.),  de  l'uu  et  du  plusieurs.  Tous  ces  termes  : 
être,  permanence,  unité,  continuité,  sont  adéquats;  tous  les 
autres  :  phénomènes,  diversité,  pluralité,  le  sont  aussi. 

Il  y  a  donc  un  fondement  à  la  métaphysique  :  c'est  le  point 
de  vue  de  l'intériorité  spirituelle  donnée  immédiatement  dans 
une  expérience,  non  pas  dans  une  expérience  externe,  mais 
dans  une  expérience  interne. 

Non  seulement  l'expérience  interne  nous  donne  l'être  et  le 
phénomène,  l'un  et  le  plusieurs;  mais  elle  nous  donne  le  pas- 
sage de  l'un  à  l'autre.  Ce  passage  est  l'activité.  Je  me  sens, 
en  effet,  capable  de  produire  des  phénomènes,  et,  en  tant  que 
j'ai  conscience  de  passer  de  l'être  au  phénomène,  je  dis  que  je 
suis  actif.  Par  cela  seul  que  je  m'attribue  ces  phénomènes,  je 
sens  qu'ils  dérivent  de  mon  activité  intérieure.  Supposé,  en 
effet,  que  je  n'aie  pas  conscience  de  cette  activité  intérieure, 
comment  pourrais-je  savoir  que  ces  phénomènes  sont  miens? 
Je  ne  puis  subjecliver  ces  phénomènes  qu'à  la  condition  de 
les  sentir  sortir  do  moi.  Là  est  la  ditTérence  du  phénomène 
subjectif  et  du  phénomène  objectif.  Réciproquement,  le  senti- 
ment de  mon  être  intérieur  n'est  pas  seulement  le  sentiment 


534  APPENDICE.   -   ÉTUDES   CRITIQUES 

d'une  existence  une,  mais  le  sentiment  d'une  existence  active 
et  perpétuellement  tendue,  aspirant  sans  cesse  à  passer  d'un 
état  à  un  autre.  C'est  là  le  sentiment  d'une  tendance  et  comme 
d'une  anticipation  continuelle  d'être. 

Sans  doute  le  moi  no  se  sent  pas  toujours  le  principe  actif 
de  ses  sensations,  et  il  assiste  à  ce  qui  se  passe  en  lui  comme 
à  un  spectacle;  mais  alors  le  sentiment  du  moi  disparait  ou 
s'affaiblit;  et  l'on  peut  dire  que  le  sentiment  du  moi  est  en 
raison  directe  de  l'activité.  En  même  temps  que  l'esprit  sent 
son  activité,  par  là  même  il  sent  en  lui  la  puissance,  la  spon- 
tanéité, la  liberté,  car  ce  sont  les  degrés  divers  de  l'activité. 
En  un  mot,  le  moi  ne  se  sent  pas  seulement  comme  être,  mais 
comme  force. 

Ainsi  l'âme  ne  se  perçoit  pas  comme  phénomène  ou  comme 
suite  ou  collection  de  phénomènes.  Se  perçoit-elle  davantage 
comme  chose  en  soi?  Ici  Kant  et  Maine  de  Biran  sont  d'ac- 
cord pour  dire  que  l'àme  ne  perçoit  pas  en  elle  la  substance, 
qu'elle  ne  se  perçoit  pas  dans  l'absolu. 

Cette  proposition  a  besoin  de  quelques  restrictions. 

Sans  doute,  le  moi  ne  se  perçoit  pas  dans  l'absolu  de  son 
être  : 

1°  Le  moi  n'a  aucune  conscience  de  son  commencement.  Il 
ne  sait  ni  quand  ni  comment  il  a  commencé.  Rien  ne  l'auto- 
rise à  croire  qu'il  ait  toujours  existé;  même  il  ne  sait  que  par 
autrui  son  commencement  phénoménal.  Au  delà  d'une  cer- 
taine limite  rétrograde,  l'esprit  se  perd  dans  un  vague  inconnu. 

2"  Le  moi  ne  sait  pas  davantage  s'il  durera  toujours  ou  s'il 
doit  périr;  il  n'a  aucune  intuition  de  son  avenir,  pas  plus  que 
do  son  passé.  Il  sait  par  l'expérience  des  autres  hommes  que  les 
conditions  phénoménales  auxquelles  semble  attachée  la  pré- 
sence de  la  conscience  se  dissoudront  un  jour,  cl  tout  signe 
extérieur  de  conscience  avec  elle  ;  mais  il  ne  sait  si  cette  dis- 
parition est  absolue,  ou  si  elle  n'est  qu'une  transition  à  un 
autre  état  de  conscience.  Spinoza  a  dit  à  la  vérité  :  Sentimus, 
experimur  7iosfSse  œternos  :  nous  sentons,  nous  éprouvons  que 
nous  sommes  éternels;  mais  cette  éternité  que  nous  sentons 


LE   SPIRITUALISME    BIRANIEN  535 

en  nous  est-elle  autre  chose  que  réternité  de  la  substance  uni- 
verselle, à  laquelle  nous  sommes  unis  par  un  lien  de  dépen- 
dance, et  à  laquelle  nous  participons  pendant  le  cours  de  notre 
existence  mortelle?  Est-ce  l'éternité  du  moi  ou  l'éternité  de 
Dieu?  C'est  ce  que  la  conscience  ne  nous  apprend  pas. 

3°  La  conscience  semble  paraître  et  disparaître  dans  plu- 
sieurs états  de  l'existence  du  moi.  Elle  passe  par  des  phases 
de  lumière  et  d'obscurité.  Que  devient  le  moi  dans  ces  mo- 
ments d'engourdissement  et  de  disparition  de  la  conscience? 
L'esprit  ne  le  sait  pas. 

4°  Nous  l'avons  dit,  l'esprit  n'est  pas  seulement  une  collec- 
tion de  phénomènes.  Il  est  ;  et  si  l'on  ne  veut 'pas  dire  :  Il  est 
lin  être,  pour  ne  pas  multiplier  l'être,  il  faut  dire  :  Il  y  a  de 
l'être  dans  l'esprit;  et  c'est  cet  être  que  la  conscience  nous 
atteste.  Mais  combien  y  a-t-il  d'être  dans  le  moi?  Quot  libras 
invenies?  Qui  pourrait  mesurer  la  quantité  d'être  dont  dis- 
pose l'esprit?  Pascal  a  dit  :  «  L'homme  est  un  milieu  entre  rien 
et  tout.  »  Comment  déterminer  ce  milieu?  où  est  la  mesure? 
Le  moi  ne  se  connaît  donc  point  dans  son  dernier  fond.  Il  sait 
que  ses  phénomènes  lui  viennent  d'une  activité  intérieure, 
que  cette  activité  suppose  de  l'être;  il  plonge  dans  l'être, 
avons-nous  dit.  Mais  jusqu'où  y  plonge-t-il?  L'être  qui  passe 
est-il  du  roc  ou  de  l'argile,  comme  le  disait  Descartes?  X'est-il 
pas  quelque  chose  de  mouvant,  de  flottant,  de  fluide,  quelque 
chose  qui  court,  qui  ne  se  contient  pas  lui-même,  qui  est 
comme  suspendu  au-dessus  du  vide?  Le  regard  intérieur, 
quand  il  se  replie  sur  nous-mêmes,  remonte  des  phénomènes 
à  l'activité,  de  l'activité  à  l'être  ;  mais  au-dessous  il  plonge 
dans  une  nuit  sans  fond,  dans  un  grand  abîme.  L'esprit  n'a 
nullement  conscience  d'être  son  tout  à  lui-même.  Il  ne  sent  pas 
non  plus  rattache  qui  le  tient  à  sa  dernière  racine.  Il  flotte 
dans  un  éther  immense,  sans  comprendre  ce  qui  le  contient. 

On  voit  que  nous  accordons  beaucoup  à  la  thèse  de  Kant, 
à  savoir  l'incognoscibilité  de  la  chose  en  soi  ;  mais  nous  ne 
lui  accordons  pas  tout.  Nous  ne  pénétrons  pas  dans  les  der- 
nières profondeurs  de  la  chose  en  soi  :  comment  le  pourrions- 


536  APPENDICE.  —  ÉTUDES   CRITIQUES 

nous  sans  être  l'infini  lui-même?  Mais  nous  atteignons  quel- 
que clioso;  car  nous  saisissons  non  seulement  nos  phénomènes, 
mais  aussi  notre  être  :  car  quelle  autre  chose  que  moi  pour- 
rait dire  ))ioî?  L'être  est  inné  à  lui-même,  dit  Leihniz.  Se 
savoir,  c'est  être;  se  connaître,  c'est  se  poser,  a  dit  Fichte. 
Le  moi  de  Kant  est  encore  un  objet.  S'il  n'est  qu'une  forme 
logique,  une  condition  logique  de  la  synthèse  intérieure,  il 
n'est  pas  moi,  il  est  un  non-moi.  Et  puis,  comment  cette 
forme  logique  pourrait-elle  être  appliquée  aux  phénomènes 
autrement  que  par  un  entendement,  c'est-à-dire  par  un  es- 
prit'? Et  c'est  cet  esprit  qui  alors  serait  le  moi;  et  ainsi,  selon 
Kant  lui-même,  il  y  aurait  un  moi  qui  ne  serait  pas  une  pure 
forme  logique,  mais  un  moi  réel  et  vivant.  Quoi  qu'il  en  soit 
d'ailleurs  de  la  pensée  de  Kant,  la  nôtre  est  que  par  la  cons- 
cience nous  pénétrons  jusqu'à  l'être  sans  aller  jusqu'au  fond 
des  choses.  C'est  là  la  part  que  nous  faisons  à  la  doctrine  de 
Kant,  comme  Biran  d'ailleurs  l'avait  fait  lui-même  lorsqu'il 
affirmait  que  nous  ne  connaissons  pas  l'àme  dans  son  absolu. 

On  voit  par  ces  développements  comment  Maine  de  Biran 
a  pu  dire  que  l'âme,  considérée  dans  son  absolu,  c'est-à-dire 
dans  son  essence  intime,  est  un  .r,  une  inconnue,  un  nou- 
mène,  tout  en  soutenant  que  l'intuition  du  sujet  par  lui-même 
va  au  delà  du  pur  phénomène  et  atteint  la  force  active  et 
continue  qui  constitue  le  moi.  Mais,  si  l'on  dit  que  l'àme  en 
soi  nous  est  tout  à  fait  inconnue,  n'est-ce  point  par  là  donner 
gain  de  cause  au  scepticisme,  et  permettre  toute  hypothèse, 
par  exemple  celle  du  matérialisme  aussi  bien  que  celle  du 
panthéisme?  Si  l'âme  substance  m'est  entièrement  inconnue, 
qui  m'assure  que  celte  substance  n'est  pas  la  matière?  qui 
m'assure  que  celte  substance  n'est  pas  la  substance  divine? 
que  puis-je  répondre  à  Locke  lorsqu'il  me  dit  que  Dieu  a  pu 
donner  à  la  matière  la  puissance  de  penser?  que  puis-je  répon- 
dre à  Spinoza  lorsqu'il  me  dit  que  l'Ame  est  une  idée  de  Dieu? 

Sans  rien  savoir  directement  de  l'essence  de  l'àme,  j'en  sais 

1.  Voir  notre  Icroa  sur  ridéaliï^mc  de  Kant.  livre  VF. 


LE   SPIRITUALISME  BIRANIEN  531 

au  moins  ceci  :  c'est  qu'elle  doit  être  telle  qu'elle  ne  rende 
pas  impossible  l'intuition  de  soi-même,  qui  est  le  fait  primi- 
tif. Ampère,  dans  ses  lotlrcs  à  Biran,  fait  ici  une  comparaison 
ingénieuse.  Nos  sens,  dit-il,  aperçoivent  un  ciel  apparent,  un 
ciel  phénoménal;  les  astronomes  nous  décrivent  un  ciel  réel, 
un  ciel  nomnénal  :  ces  deux  ciels  ne  se  ressemblent  pas,  et 
cependant  on  peut  conclure  de  l'un  à  l'autre.  Le  ciel  phéno- 
ménal ne  peut  être  tel  qu'à  la  condition  que  le  vrai  ciel,  le 
ciel  nonménal,  soit  tel  qu'il  est;  ainsi  de  l'apparence  on  peut 
conclure  rigoureusement  à  la  réalité.  De  même,  dit  Ampère, 
il  y  a  un  moi  phénoménal,  celui  qui  apparaît  immédiatement 
à  la  conscience  comme  sujet  pensant,  et  un  moi  nouménal, 
qui  est  l'âme  elle-même.  Or,  cette  àme,  cette  cliose  en  soi. 
doit  être  telle  qu'elle  ne  rende  pas  impossible  le  moi  apparent, 
le  moi  phénoménal.  Tel  est  le  principe  qui  permet  de  passer 
de  la  psychologie  à  l'ontologie,  et  c'est  en  partant  de  ce  prin- 
cipe que  l'on  peut  échapper  soit  au  matérialisme,  soit  au  pan- 
théisme. 

Supposons  qu'il  y  ait  en  dehors  de  nous  une  certaine  cliose 
appelée  matière,  —  ce  qui  peut  être  mis  en  doute  ;  —  écartons 
l'idée  de  celte  chose  considérée  dans  son  essence,  laquelle 
nous  est  aussi  inconnue  que  celle  de  l'âme;  prenons  enfin 
l'idée  de  la  matière  telle  que  l'expérience  nous  la  donne  et 
telle  qu'elle  est  représentée  par  les  sens  et  par  l'imagination, 
à  savoir  comme  une  pluralité  de  choses  coexistant  dans  l'es- 
pace, quelles  que  soient  d'ailleurs  ces  choses  (atomes,  phéno- 
mènes ou  monades)  ;  —  on  peut  affirmer  qu'aime  telle  pluralité, 
et  en  général  toute  pluralité,  est  hors  d'état  de  se  connaître 
intérieurement  comme  être,  puisque  cette  pluralité  n'a  pas 
d'intérieur.  Sans  doute  une  pluralité  de  parties  peut  former 
une  unité  au  point  de  vue  de  celui  qui  la  considère  extérieu- 
rement :  la  Grande  Ourse  forme  une  constellation  dont  l'unité 
est  constituée  par  l'esprit  qui  la  contemple;  mais  celte  cons- 
tellation n'est  pas  une  unité  pour  elle-même.  L'unité  de  cons- 
cience veut  un  vrai  centre,  un  centre  effectif,  et  la  raison  hu- 
maine sera  toujours  hors  d'état  de  comprendre  que  la  pluralité 


538  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

puisse  se  percevoir  elle-même  comme  iinilé  sans  l'èlre  effecti- 
vement. Telle  est  la  raison  permanente  et  indeslructible  du 
spiritualisme,  raison  que  Kant  lui-même  appelle  rAcbille  do 
l'argumentation  dialectique.  Il  réfute,  à  la  vérité,  cet  argu- 
ment, et  le  réfute  bien;  mais  c'est  que  dès  Torigino  il  s'est 
placé  en  deliors  de  la  vraie  notion  du  sujet,  telle  que  Biran 
l'a  déterminée. 

Si  une  pluralité  de  substances  coexistantes  ne  peut  arriver 
à  une  véritable  unité,  à  une  unité  intérieure  et  consciente, 
une  pluralité  de  substances  successives  ne  peut  pas  davantage 
conslituer  une  véritable  identité,  c'est-à-dire  une  continuité 
sentie.  Dire  avec  Kant  qu'on  peut  se  représenter  une  succes- 
sion de  substances  se  transmettant  Tune  à  l'autre  une  même 
conscience  comme  une  succession  de  billes  se  transmettent 
un  même  mouvement,  c'est  méconnaître  la  vraie  idée  de  la 
conscience,  c'est  confondre  encore  le  point  de  vue  intérieur 
avec  le  point  de  vue  extérieur;  la  transmission  d'une  cons- 
cience implique  contradiction.  Il  parait  donc  démontré,  au 
moins  à  nos  yeux,  qu'une  pluralité  (de  succession  ou  de 
coexistence)  ne  peut  parvenir  à  l'unité  et  à  l'identité  sentie, 
en  d'autres  termes  que  la  matière  ne  peut  devenir  esprit. 
L'âme,  considérée  en  soi,  comme  chose  absolue,  n'est  donc 
pas  un  nombre,  une  harmonie,  comme  le  prétendaient  les 
anciens.  Là  est  l'écueil  où  viendra  toujours  échouer  toute 
doctrine  matérialiste. 

Que  si  on  nous  dit  que  la  matière  prise  en  soi  n'est  peut- 
être  pas  une  pluralité,  puisque  nous  n'en  connaissons  pas 
l'essence,  nous  répondrons  que  ce  n'est  plus  alors  la  matière, 
ou  du  moins  ce  qu'on  appelle  ainsi.  Pour  nous  qui  aimons 
les  idées  précises,  nous  réservons  le  nom  de  matérialisme  à 
la  doctrine  qui,  partant  de  l'idée  de  matière  telle  qu'elle  est 
donnée  par  les  sens  et  représentée  par  l'imagination  (à  savoir 
une  pluralité  existant  dans  l'espace),  et  donnant  à  cette  plu- 
ralité apparente  une  réalité  substantielle,  en  fait  non  plus 
seulement  la  condition,  mais  le  subsiratum  de  la  pensée. 
L'atomisme    épicurien    est   le  vrai  et  le   seul  matérialisme 


LE   SPIRITUALISME   BIRAiNlEX  539 

rigoureux,  parce  qu'il  se  représente  les  derniers  éléments  des 
corps  sur  le  modèle  des  corps  réels  :  ce  sont  pour  lui  comme 
de  petits  cailloux  insécables  qui  composent  toutes  choses. 
Aussitôt  qu'on  nous  parle  d'une  autre  matière  que  celle-là,  il 
n'y  a  pas  plus  de  raison  de  l'appeler  matière  que  de  quelque 
autre  nom,  —  la  substance,  l'idée,  l'esprit  ou  même  Dieu, 
—  et  le  matérialisme  se  transforme  en  idéalisme  ou  en  pan- 
théisme. Ici  la  discussion  change  d'aspect,  et  un  nouveau 
point  de  vue  se  présente  à  nous. 

En  même  temps  que  l'expérience  intérieure  nous  donne 
l'unité  du  moi,  l'expérience  externe,  aidée  de  l'induction, 
nous  autorise  à  affirmer  l'existence  des  autres  hommes,  et 
par  conséquent  de  consciences  semblables  à  la  nôtre.  La 
pluralité  des  consciences  est  un  postulat  que  l'on  peut  con- 
sidérer comme  acquis  à  la  science  sans  démonstration.  Il  est 
très  remarquable,  en  effet,  qu'aucun  sceptique  n'ait  jamais 
expressément  nié  l'existence  des  autres  hommes.  L'hypothèse 
qui  ferait  de  l'intelligence  de  tous  les  hommes  sans  exception 
une  sorte  de  réfraction  ou  de  diffraction  de  la  mienne  propre, 
cette  hypothèse  suivant  laquelle  les  pensées  d'un  Newton  ou 
d'un  Laplace  seraient  encore  mes  propres  pensées,  même 
lorsque  je  suis  absolument  incapable  de  les  comprendre,  une 
telle  hypothèse,  si  contraire  au  sens  commun,  n'a  jamais  été 
explicitement,  que  je  sache,  soutenue  par  aucun  philosophe. 
Les  sceptiques,  en  parlant  des  contradictions  humaines,  sup- 
posent par  là  même  qu'il  y  a  plusieurs  esprits  différant  les  uns 
des  autres.  Prolagoras  disait  que  «  l'homme  était  la  mesure 
de  toutes  choses»;  mais  il  reconnaissait  ainsi  que  chacun 
était  pour  soi-même  la  mesure  de  la  vérité,  et  par  conséquent 
il  entendait  bien  admettre  l'existence  des  divers  individus. 
Berkeley,  qui  niait  la  réalité  de  la  matière,  admettait  expressé- 
ment l'existence  des  esprits.  Fichte  enfin,  qui  fait  tout  sortir 
du  moi,  démontre,  dans  son  Traité  de  droit  naturel,  la  plu- 
ralité des  moi  [die  Mehrheit  dcr  Ichten).  Il  y  a  donc,  à  n'en 
pas  douter,  des  consciences  individuelles  distinctes. 

Or,  la  conscience  d'un  homme  est  absolument  fermée  à 


540  APPENDICE.  —  ÉTUDES   CRITIQUES 

celle  d'un  autre  homme.  Je  no  puis  pas  avoir  conscience  du 
plaisir  ou  de  la  douleur  d'un  autre.  Les  consciences  sont  donc 
nécessairement  discontinues.  Elles  forment  des  mondes  dis- 
tincts, des  ?noi  séparés.  Il  n'y  a  aucun  passage  intelligible  du 
moi  d'un  homme  au  moi  d'un  autre  homme.  Le  langage  sans 
doute  est  un  intermédiaire;  la  sympathie  et  l'amour  sont  des 
liens;  une  multitude  de  consciences  peuvent  vibrer  à  l'unis- 
son, comme  il  arrive  dans  l'enthousiasme  et  dans  l'énergie 
des  passions  populaires;  enfin  il  y  a  entre  tous  les  hommes 
un  lien  intime  et  secret,  une  essence  commune,  et,  comme  on 
l'a  dit,  une  solidarité  qu'il  ne  faut  pas  oublier;  mais,  si  intime 
que  soit  ce  lien,  il  ne  va  pas,  il  ne  peut  aller  jusqu'à  efTacer 
la  limite  qui  sépare  radicalement  les  esprits,  à  savoir  ce  ca- 
ractère essentiel  d'être  présent  à  soi-même,  ce  qui  implique 
que  l'on  ne  peut  être  en  autrui  comme  l'on  est  en  soi. 

La  pluralité  des  consciences  a  donc  pour  corollaire  la  dis- 
continuité des  consciences  :  d'où  je  tire  cette  conséquence, 
c'est  que,  dans  l'hypothèse  d'une  unité  primitive,  homogène, 
sans  division  et  absolument  continue,  la  pluralité  des  cons- 
ciences serait  impossible.  Cette  grande  unité,  en  lui  supposant 
un  moi,  n'en  aurait  qu'un  seul  et  ne  se  démembrerait  pas  en 
consciences  diverses  et  séparées.  Supposez  l'être  infini,  un  et 
homogène;  supposez-le  affecté  de  phénomènes  multiples; 
supposez  enfin  qu'il  ait  conscience  de  lui-même  :  je  le  répète, 
il  y  aura  en  lui  une  seule  conscience,  une  conscience  totale 
et  unique,  mais  non  une  pluralité  de  consciences  fermées  les 
unes  aux  autres,  comme  le  sont  les  consciences  humaines  : 
d'où  je  conclus  qu'entre  l'unité  primitive,  s'il  y  a  une  telle 
unité,  et  la  multitude  infinie  des  phénomènes,  il  doit  y  avoir 
des  principes  d'unité  distincts,  des  points  de  conscience.  Je 
ne  les  appellerai  pas  des  substances,  puisque  la  chose  en  soi 
m'est  inconnue  et  que  le  mot  substance  en  dit  peul-èlre  trop 
pour  ce  mode  d'existence  qui  tient  encore  tant  au  phénomène; 
peut-êlre  enfin  l'être  est-il  substantiellement  indivisible.  Ce- 
pendant il  doit  y  avoir  au  moins  des  forces  individuelles  qui 
à  leur  base  échappent  à  nos  regards,  mais  qui  se  manifestent 


LE  SPIRITUALISME    BIRAxNIEN  341 

à  elles-mêmes  leur  unité  dans  le  fait  de  conscience.  Ces  uni- 
tés de  conscience  ne  peuvent  d'ailleurs  s'entendre  comme 
des  concentrations  successives  de  la  pluralité  phénoménale 
extérieure,  car  ce  serait  revenir  à  l'hypothèse  déjà  réfutée. 

Nous  conclurons  donc  par  les  propositions  suivantes  : 
1°  une  pluralité  quelconque  (atomes,  forces,  phénomènes)  no 
peut  être  le  principe  d'une  unité  consciente  :  ce  qui  se  connaît 
soi-même  ne  sera  jamais  une  résultante;  2°  la  pluralité  des 
consciences  ne  peut  s'expliquer  dans  l'hypothèse  d'une  unité 
uniforme  et  continue  sans  qu'il  y  ait  quelque  intermédiaire 
entre  l'unité  primitive  et  les  consciences  discontinues.  En 
d'autres  termes,  la  pluralité  absolue  n'expli(|ue  point  l'unité 
du  moi,  —  l'unité  absolue  n"expli(|ue  pas  la  pluralité  des  moi. 
Entre  le  matérialisme,  qui  réduit  tout  à  la  pluralité,  et  le 
panthéisme,  qui  réduit  tout  à  l'unité,  se  place  le  spiritualisme, 
qui  admet  les  unités  secondaires  entre  l'unité  première  et  la 
pluralité  infinie.  Le  spiritualisme  n'exclut  aucune  relation,  si 
intime  qu'elle  soit,  de  l'esprit  avec  la  matière.  11  n'exclut  non 
plus  aucune  relation,  si  intime  qu'elle  soit,  de  l'esprit  avec 
Dieu.  Le  spiritualisme  subsiste,  pourvu  que  l'on  admette  ces 
deux  vérités  fondamentales  :  l'unité  de  centre  pour  expliquer 
la  conscience  du  sujet,  —  la  pluralité  des  centres  pour  expli- 
quer la  discontinuité  des  consciences. 

Nous  avons  recueilli  et  développé  librement  dans  les  pages 
précédentes  l'idée  mère  du  spiritualisme  français  fondé  par 
Maine  de  Biran;  mais  nous  n'avons  pas  fait  connaître  sa  phi- 
losophie, qui  a  des  aspects  bien  plus  éteiidus  et  une  portée 
beaucoup  plus  vaste  qu'on  ne  peut  l'indiquer  dans  une  esquisse 
rapide.  Pour  bien  faire  comprendre  cette  philosophie,  il  fau- 
drait pouvoir  exposer  avec  détail  et  précision  toutes  ces  bel- 
les théories,  qui  resteront  dans  la  science  :  la  théorie  de  l'ef- 
fort volontaire,  par  laquelle  Biran  établit  contre  Kant  et 
contre  Hume  la  vraie  origine  de  l'idée  de  cause  ;  la  théorie 
de  l'obstacle,  par  laquelle  il  démontre,  d'accord  avec  Ampère, 
l'objectivité  du  monde  extérieur;  la  théorie  de  l'habitude, 
dont  il  a  le  premier  démontré  les  lois;  ses  vues,  si  neuves 


342  APPENDICE.    -    ÉTUDES   CRITIQUES 

alors,  sur  le  sommeil,  le  somnambulisme,  Faliénalion  men- 
tale, el  en  général  sur  les  rapports  du  physique  et  du  moral; 
la  classification  des  opérations  de  Tàme  en  quatre  systèmes  : 
airectif,  sensitif,  perceptif  et  réflexif  ;  enfin  sa  théorie  de  l'o- 
rigine  du  langage.  Dans  cette  étude,  on  aurait  à  faire  la  part, 
en  consultant  avec  soin  leur  correspondance,  de  ce  qui  doit 
être  attribué  à  Ampère  ou  à  Birau  dans  celte  doctrine  com- 
mune'; mais  un  travail  critique  d'une  telle  étendue  ne  peut 
pas  même  être  essayé  ici. 

Maine  de  liiran  a  donné  à  la  France  une  philosophie  de 
l'esprit  :  il  ne  lui  a  donné  ni  une  philosophie  de  la  nature  ni 
une  philosophie  religieuse.  Ce  n'est  que  vers  la  fin  de  sa  vie 
qu'il  s'est  posé  à  lui-même  le  problème  de  Dieu.  Jusque-là, 
il  semblait  lavoir  systématiquement  écarté.  Le  moi  l'occupait 
tout  entier,  et  la  pensée  de  l'absolu  et  du  divin  semblait  dor- 
mir dans  les  profondeurs  de  sa  conscience  :  une  note  mysté- 
rieuse ajoutée  aux  Rapports  du  pliysique  et  du  moral  était  la 
seule  indication  d'une  tendance  religieuse  et  déjà  mystique 
qui  devait  se  développer  plus  tard  dans  sa  dernière  phase  phi- 
losophique. De  cette  dernière  phase,  il  ne  nous  reste  que  des 
débris,  et  tout  porte  à  croire  qu'elle  était  plutôt  un  sentiment 
de  l'àme  qu'une  doctrine  rigoureusement  philosophique. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point,  revendiquons  pour  Maine 
de  liirau  et  pour  le  spiritualisme  français  de  notre  siècle 
riionneur  d'avoir  apporté  à  la  philosophie  une  idée  vivante 
et  nouvelle,  l'idée  de  la  personnalité  humaine.  Cette  idée,  il 
faut  en  convenir,  n'était  pas  une  des  idées  dominantes  de  la 
philosophie  du  xvii^  siècle.  Elle  est  dans  Descartes,  je  le  re- 
connais, mais  à  quel  faible  degré!  Comme  il  oublie  vite  le 
sujet  pensant  pour  l'être  absolu,  et  la  psychologie  pour  la  phy- 
sique !  Combien  l'honune  occupe  peu  de  place  dans  sa  philo- 
sophie! C'est  suiloul  par  sa  mélhode  hardie  et  libre,  par  sou 
principe  de  l'examen  eldu  doute,  que  Descartes  a  bien  mérité 
de  la  personne  humaine;    mais  ce  n'est  là  pour  lui  qu'un 

1.  Ampère  lui-même  semble  avoir  fait  ce  partage  dans  la  dernière  lettre  de 
la  correspoudaucc  publiée  par  .M.  Barthélémy  Saiut-Ililaire. 


LE   SPIRITUALISME   BIRANIEN  543 

moyen  de  reclierche,  ce  n'est  pas  sa  philosophie  mémo.  Il  ne 
voit  pas  que  cette  Hberté  de  penser  n'est  qu'une  des  formes  de 
la  responsabiUté  personnelle,  l'une  des  preuves  les  plus  évi- 
dentes de  notre  libre  individualité.  Dans  la  philosophie  de 
Malebranche  et  de  Spinoza,  on  sait  ce  que  devient  la  person- 
nalité; elle  y  est  ou  singulièrement  déprimée  ou  tout  à  fait 
anéantie.  Dans  Leibniz,  elle  se  relève;  mais,  même  chez  lui, 
ce  qui  domine  encore,  c'est  plutôt  l'idée  métaphysique  de  l'in- 
dividualité des  substances  que  l'idée  psychologique  de  la  per- 
sonnalité humaine. 

Pour  être  vrai,  il  faut  reconnaître  que  ce  n'est  point  par  la 
métaphysique,  c'est  par  la  philosophie  sociale  et  politique  que 
le  principe  de  la  personnalité  est  entré  dans  la  pensée  moderne. 
Ce  principe  est  la  gloire  du  xviii^  siècle.  Ce  n'est  pas  que  je 
veuille  dire  qu'avant  celte  grande  époque  on  n'ait  eu  à  aucun 
deg'ré  l'idée  de  la  personne  humaine.  Partout  oîi  il  y  a  une 
législation,  on  distingue  à  quelque  degré  la  personne  et  la 
chose.  Le  christianisme  ne  doit  pas  être  suspect  d'amoindrir 
la  personne  humaine,  puisqu'il  l'ajugée  digne  d'être  rachetée 
par  le  sang  d'un  Dieu.  Toutefois,  il  est  certain  qu'avant  le 
xvni^  siècle  ni  les  juriconsultes  ni  les  théologiens  n'avaient  vu 
clairement  tout  ce  que  contenait  ce  principe  de  la  personna- 
lité :  droits  de  la  conscience,  droits  de  la  pensée,  droits  du 
travail,  droits  de  la  propriété,  toutes  ces  formes  légitimes  de 
la  personne  humaine  étaient  méconnues,  altérées  ou  oppri- 
mées. Toutes  les  inégalités  qui  pesaient  sur  les  hommes 
prouvent  bien  à  quel  point  il  est  difficile  à  l'esprit  humain  de 
distinguer  la  personne  de  la  chose.  Cette  distinction  fut  la 
conquête  de  la  philosophie  sociale  du  xvni''  siècle,  de  Locke, 
de  Voltaire,  de  Montesquieu,  de  Rousseau  et  de  Turgot.  Le 
spiritualisme  français  se  fait  honneur  de  descendre  de  la  libre 
philosophie  du  xvni"  siècle  plus  directement  encore  que  de 
l'idéalisme  cartésien. 

Il  fallait  donc  trouver  un  fondement  métaphysique  à  cette 
personnalité  dont  on  proclamait  si  éloquemment  les  titres  et 
les  droits.  C'est  ce  que  lirent  à  la  fois  en  Allemagne   et  en 


Dii  APPENDICE.  —    ÉTUDES   CRITIQUES 

France  deux  grands  penseurs,  Ficlite  et  Biran,  le  premier 
plus  porté  au  spéculatif  suivant  le  goût  et  le  génie  de  sa  nation, 
le  second  plus  psychologue,  plus  observateur,  —  le  premier 
liant  la  métaphysique  à  la  politique,  passionné  pour  les  idées 
du  xvui'^  siècle  et  de  la  Révolution,  le  second  royaliste  dans 
la  pratique,  assez  indilTérent  pour  ces  sortes  de  recherches,  et 
occupé  d'une  manière  tout  abstraite  à  l'étude  de  la  vie  inté- 
rieure, —  tous  deux  enfin,  par  une  rencontre  sing'ulière  et, 
selon  toute  apparence,  par  des  raisons  analogues,  ayant  ter- 
miné leur  carrière  par  le  mysticisme,  mais  le  premier  par  un 
mysticisme  inclinant  au  panthéisme,  le  second  par  le  mysti- 
cisme chrétien. 

Le  spiritualisme  français,  sans  méconnaître  le  g^énie  de 
Fichte  et  les  éclatants  services  que  cet  éloquent  et  profond 
philosophe  a  rendus  à  la  cause  de  la  personnalité  humaine. 
se  rattache  plutôt  par  un  lien  historique  naturel  à  Maine  de 
Biran.  Avec  lui,  il  enseigne  que  l'âme  est,  non  un  objet,  maâs 
un  sujet;  non  un  substratum  mystérieux,  mais  mie  force  libre, 
ayant  conscience  de  soi,  puisant  dans  le  sentiment  antérieur 
de  sa  causalité  propre  la  conviction  de  son  individualité,  d'une 
unité  effective  et  non  nominale,  identique  d'une  identité  non 
pas  apparente,  mais  essentielle,  inexplicable  enfin  par  toute 
hypothèse  de  collection,  collection  de  modes  ou  de  parties. 
Hors  de  là  il  nous  parait  impossible  de  fonder  une  vraie  mo- 
rale et  une  vraie  politique,  car  si  la  personne  n'est,  comme 
la  chose  elle-même,  qu'une  collection  d'atomes,  comment  lui 
attribuez-vous  d'autres  titres  et  d'autres  droits  qu'à  la  chose? 
Si  l'homme  n'est  qu'une  combinaison  chimique,  comme  la 
pierre,  pourquoi  ne  pourrions-nous  pas  la  briser  comme  la 
pierre  elle-même,  suivant  nos  besoins?  Pour(juui  ne  peut-il 
pas  être  pour  nous  un  moyen,  au  même  titre  que  les  choses 
extérieures?  l^ourquoi  y  a-t-il  quelqut;  chose  en  moi  d'invio- 
lable et  de  sacré?  Pourquoi  suis-je  tenu  à  être  pour  moi-même 
et  pour  les  autres  un  objet  de  respect?  On  n'a  jamais  pu  tirer 
du  matérialisme  d'autre  morale  ni  d'autre  droit  que  la  loi  du 
plus  fort.  Aujourd'hui  une  jeunesse  passionnée  et  ardente 


LE   SPIRITUALISME    BIRANIEiN  S45 

croit  trouver  la  liberté  par  la  voie  du  matérialisme,  comme  si 
l'essence  même  du  despotisme  n'était  pas  de  se  servir  de  la 
matière  pour  opprimer  l'esprit!  Ces  conséquences  irrécusa- 
bles du  matérialisme,  la  logique  do  l'histoire  les  a  mille  fois 
démontrées.  Un  triste  aveuglement  les  méconnaît  aujourd'hui 
et  croit  travaitlor  à  la  cause  du  droit  en  combattant  la  cause 
de  l'esprit.  Notre  philosophie,  que  l'on  essaye  de  discréditer 
en  la  représentant  comme  liée  à  l'orthodoxie  religieuse  du 
xvn"  siècle,  est  la  vraie  fille  de  la  philosophie  du  xvni".  Ni 
Voltaire,  ni  Rousseau,  ni  Montesquieu,  ni  Turgot  en  France; 
ni  Loche,  ni  Adam  Smith,  ni  Ferguson  en  Angleterre  et  en 
Ecosse;  ni  Lessing-,  ni  Kant,  ni  Jacobi  en  Allemagne,  ni  Hal- 
ler,  ni  Réaumur,  ni  Bonnet  en  Suisse,  aucun  de  ces  grands 
libérateurs  de  la  raison  humaine  au  xviii''  siècle  n'a  été  maté- 
rialiste. Comme  eux,  nous  croyons  que  le  droit  est  insépa- 
rable d'un  ordre  intellig-ible  et  moral  dont  nous  sommes  les 
citoyens,  et  dont  le  souverain,  c'est-à-dire  Dieu,  est  le  type 
absolu  de  la  sainteté  et  de  la  justice. 

Tels  sont,  sommairement  résumés  et  librement  développés, 
les  principaux  points  de  la  philosophie  spiritualiste,  telle  du 
moins  que  nous  l'entendons.  xVujourd'hui  que  les  g-rands  fon- 
dateurs et  organisateurs  de  cette  philosophie  ont  disparu,  que 
de  nombreuses  écoles  se  sont  élevées  en  dehors  d'elle,  que 
l'opinion  est  partagée  à  son  égard,  il  n'est  pas  sans  opportu- 
nité de  s'interroger  sur  son  état  présent  et  sa  destinée  dans 
l'avenir.  On  nous  permettra  à  ce  sujet  quelques  considéra- 
tions en  terminant. 

Il  se  passe  en  ce  moment  quelque  chose  d'analogue  dans 
toutes  les  grandes  doctrines  :  toutes  sont  partagées  et  tirail- 
lées, pour  ainsi  dire,  en  deux  sens  opposés,  tantôt  du  côté  du 
dog'me,  tantôt  du  côté  de  la  liberté.  D'un  côté,  le  besoin  de 
trouver  un  point  fixe  dans  la  fluctuation  universelle  des 
croyances  et  des  consciences  rattache  les  esprits  droits  à  une 
doctrine  déterminée  et  fixe;  d'un  autre  côté,  le  besoin  devoir 
de  plus  en  plus  clair  dans  ses  pensées,  la  passion  du  progrès, 
à  laquelle  personne  de  notre  temps  ne  peut  échapper  absolu- 

II.  33 


5i6  APPExNDlCE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

mont,  entraîne  plus  ou  moins  les  hommes  sincères  hors  des 
voies  réglementaires  et  consacrées.  Est-il  permis,  est-il  pos- 
sible de  concilier  ces  deux  tendances  contraires?  Est-il  possi- 
ble de  croire  à  quelque  chose  sans  se  refuser  à  toute  objection, 
à  tout  examen,  à  tout  progrès?  Est-il  possible,  au  contraire, 
de  s'atTranchir,  de  s'émanciper,  d'ouvrir  son  intelligence  à  de 
nouvelles  lumières,  de  transformer  et  de  développer  ses  idées 
et  ses  opinions,  sans  paraître  mettre  en  question  le  fond  des 
croyances  que  l'on  soumet  ainsi  à  un  examen  sans  cesse  re- 
naissant? Car,  si  ce  sont  des  vérités  absolues,  comment  seraient- 
elles  susceptibles  d'être  modifiées,  et  si  elles  se  modifient, 
comment  seraient-elles  des  vérités  absolues? 

Ce  problème  se  produit  d'une  manière  différente  suivant  la 
nature  des  doctrines;  mais  il  existe  dans  toutes  sous  une 
forme  ou  sous  une  autre.  Dans  le  catholicisme,  par  exemple, 
il  est  évident  que  la  discussion  ne  peut  pas  porter  sur  le 
dogme  lui-même,  car  celui  qui  mettrait  en  doute  une  seule 
lettre  du  Symbole,  qui  voudrait  modifier  le  dogme  en  quoi  que 
ce  soit,  cesserait  par  là  même  d'être  catbolique.  Le  dogme 
paraît  donc  accepté  par  tous  sans  examen  et  sans  discussion; 
mais  le  débat  s'engage  lorsqu'il  s'agit  d'appliquer  le  dogme  à 
la  société.  Il  y  a  des  catholiques  pour  qui  toutes  les  grandes 
conquêtes  modernes,  liberté  de  conscience,  liberté  de  pensée, 
liberté  de  la  presse,  liberté  politique,  ne  sont  que  de  grandes 
et  funestes  erreurs  :  c'est  la  liberté  du  mal.  Ils  n'entendent, 
ne  comprennent  et  ne  veulent  appliquer  que  la  liberté  du 
bien,  c'est-à-dire  leur  propre  domination  et  le  gouvernement 
de  la  haute  société  tout  entière  par  l'Eglise  catholique.  D'au- 
tres, plus  éclairés,  ayant  eux-mêmes  reçu  plus  ou  moins  le 
souflle  de  cet  esprit  moderne  si  détesté,  voudraient  que  le 
catholicisme  s'alliât  à  cet  esprit  pour  le  diriger,  en  adoptât 
hautement  les  maximes,  et  revendiquât  pour  l'Evangile  même 
l'honneur  de  ces  principes  que  l'on  dirige  faussement  contre 
lui.  D'un  côté  est  le  catholicisme  ultramontain,  de  l'autre  le 
catholicisme  libéral.  Sans  doute  cette  lutte,  si  vive  et  si  pro- 
fonde qu'elle  soit  dans  le  fond  des  consciences,  éclate  rare- 


LE   SPIRITUALISME    BIRANIEN  547 

ment  au  dehors',  car  il  est  de  ressencc  du  catholicisme  de 
couvrir  les  dissidences  réelles  par  l'apparence  de  l'unanimité. 
Cependant  tout  le  monde  sait  que  cotte  lutte  existe  :  un  acte 
célèbre,  il  y  a  quelques  années,  en  a  donné  le  secret  au  pu- 
blic indiscret.  Les  uns  ont  approuvé  avec  enthousiasme  cet 
acte  de  réaction  extravagant;  les  autres  l'ont  désavoué  en 
l'expliquant,  et  se  sont  habilement  servis  de  leur  science  théo- 
logique  pour  embrouiller  la  matière. 

On  pourrait  nous  dire  que  celte  dissidence,  en  supposant 
qu'elle  existât  (et  l'on  cherche  autant  qu'il  est  possible  à  nous 
la  dissimuler),  ne  porte,  après  tout,  que  sur  des  questions 
libres,  des  questions  sociales  et  politiques,  mais  que  l'Eglise 
catholique  nous  oUVe  au  moins  un  point  fixe  et  un  asile  siir 
dans  un  dogme  incontesté,  formulé  par  une  autorité  infail- 
lible. Outre  que  c'est  déjà  un  problème  de  savoir  quelle  est 
cette  autorité  infaillible,  je  fais  remarquer  que  cette  autorité 
suprême,  quelle  qu'elle  soit,  ne  nous  assure  la  sécurité  que 
dans  un  domaine  qui  nous  touche  de  très  loin,  et  nous  laisse 
dans  le  trouble  là  où  nous  aurions  le  plus  besoin  de  lumières. 
Je  ne  suis  certainement  pas  juge  de  l'importance  que  peut 
avoir  en  théologie  dogmatique  la  croyance  à  l'immaculée 
conception  ;  cependant  il  faut  avouer  que  les  hommes  de 
nos  jours  étaient  peu  troublés  par  cette  question,  et  qu'ils 
eussent  volontiers  attendu  l'autre  monde  pour  savoir  à  quoi 
s'en  tenir  à  ce  sujet  ;  mais  leur  conscience  d'hommes  et  de 
citoyens  est  tous  les  jours  déchirée  par  le  conflit  des  anciennes 
doctrines  et  des  nouvelles,  et  c'est  là-dessus  qu'on  les  laisse- 
rait libres,  à  ce  que  l'on  dit.  Au  fond,  n'en  doutons  pas,  on  ne 
les  laisse  libres  que  provisoirement  et  dans  la  mesure  où  l'on 
a  besoin  d'eux.  Le  dogme  est  impitoyable  et  ne  permet  rien 
on  dehors  de  lui.  On  peut  donc  affirmer  qu'en  dépit  des  appa- 
rences le  confiit  est  entre  le  dogme  et  la  liberté'. 


1.  Cette  opposition  a  éclaté  vivement  lors  des  débats  relatifs  à  l'infaillibilit' 
pontificale  ;  et  malgré  l'accord  survenu  en  apparence,  au  moins  en  France,  ou 
sait  que  la  division  est  plus  profonde  que  jamais. 

2.  Ce  n'est  plus  un  problème. 


518  APPENDICE.   —   ETUDES   CRITIQUES 

Dans  le  protestanlisme,  ia  môme  crise  éclate  sous  une  au- 
tre forme  et  dans  d'autres  conditions.  Dans  le  protestantisme 
traditionnel,  en  eiïot,  il  y  a  bien  un  dogme,  il  n'y  a  pas  d'au- 
torité, ou  du  moins  la  seule  autorité  est  l'Ecriture  sainte  ;  mais 
comme  l'Ecriture  a  besoin  d'être  expliquée,  et  que  le  dogme 
n"y  a  jamais  été  systématiquement  exposé  et  canoniquement 
défini,  il  y  a  là  un  champ  vaste  abandonné  à  la  latitude  des 
interprétations.  Comme  il  n'y  a  pas  déjuges,  chacun  est  jng-e, 
«  Nous  sommes  tous  prêtres,  »  disait  Luther  :  c'était  dire 
qu'il  n'v  a  pas  d'intermédiaires  entre  l'homme  et  Dieu  pour 
l'administration  des  sacrements;  de  même  aussi  dans  le  vrai 
protestantisme  tout  fidèle  est  pape,  en  d'autres  termes  il  n'y 
a  point  d'intermédiaires  entre  l'homme  et  Dieu  pour  l'inter- 
prétation de  la  doctrine.  Bien  souvent,  dans  l'Église  protes- 
tante, on  a  essayé  de  constituer  une  autorité  ;  les  synodes  ont 
voulu  jouer  le  rôle  des  conciles;  les  confessions  de  foi  ont 
essayé  de  se  donner  pour  des  credo  ;  mais  la  radicale  contra- 
diction qui  éclatait  dans  ces  tentatives  d'organisation  doctri- 
nale devait  les  faire  échouer  infailliblement  ;  et,  malgré  les 
résistances  des  dogmatiques,  malgré  les  anathèmes  de  Bos- 
suet,  le  protestantisme  continua  de  donner  l'exemple,  si  nou- 
veau en  Europe,  d'une  religion  mobile  et  incessamment  trans- 
formée. Néanmoins,  tant  que  ces  variations  et  oppositions 
ne  se  manifestaient  que  dans  les  limites  du  dogme  lui-même, 
c'est-à-dire  sans  mettre  en  question  le  fondement  surnaturel 
du  christianisme,  il  y  avait  dans  l'Eglise  protestante  un  fond 
commun,  une  unité  de  foi,  et  en  quelque  sorte  un  point  fixe  : 
la  divinité  du  Christ  et  la  croyance  à  une  révélation  spéciale 
de  Dieu;  mais  le  moment  est  arrivé  où,  la  liberté  d'examen 
venant  s'étendre  jusqu'aux  bases  mômes  de  la  Ihéolog-ie 
dog'matlque,  s'est  élevée  la  question  de  savoir  si  le  christia- 
nisme est  absolument  lié  à  tel  ou  tel  dogme,  s'il  lui  est  inter- 
dit de  s'ouvrir  aux  lumières  de  la  critique  et  de  la  philoso- 
phie moderne,  et  si  rejeter  le  surnaturel,  c'est  ab(li(iuer  l'es- 
prit clnélien.  Les  uns  pensent  qu'il  n'y  a  pas  de  christianisme 
sans  un  dogme  chrétien  :  c'est  ce  qu'on  appelle  le  protestan- 


LE   SPIRITUALISME   BIRANIEN  559 

lisme  orthodoxe  ;  les  autres  pensent  que  le  christianisme  con- 
siste clans  l'esprit  et  dans  le  sentiment  chrétien,  et  non  dans 
un  dogme  déterminé  :  c'est  le  protestantisme  libéral.  Là  est 
aujourd'hui  le  débat  entre  les  deux  Eglises ^ 

Une  crise  analogue  à  celle  que  nous  venons  de  décrire 
pourrait  bien  se  manifester  dans  le  sein  du  spiritualisme  phi- 
losophique, si  certaines  tendances  contraires,  enveloppées  jus- 
qu'ici dans  une  apparente  unanimité,  venaient  à  se  manifester 
un  peu  plus  énergiquement.  Tous  les  spiritualistes  sans 
exception  croient  à  la  fois  à  la  nécessité  de  l'esprit  d'examen  ; 
mais  il  semble  que  les  uns  attachent  plus  d'importance  à  la 
doctrine  qu'à  la  liberté,  aux  conclusions  déjà  trouvées  qu'à 
la  recherche  de  vérités  nouvelles,  à  la  défense  qu'à  la  décou- 
verte, à  l'intérêt  moral  et  pratique  qu'à  la  pure  science  et  à 
la  libre  spéculation,  au  repos  qu'au  mouvement,  à  la  tran- 
quillité d'une  conviction  satisfaite  qu'aux  ardeurs  toujours 
anxieuses  et  dangereuses  d'une  pensée  en  travail.  Les  autres 
ne  sont  pas  disposés  à  se  contenter  aussi  facilement;  l'immo- 
bilité d'une  doctrine  une  fois  faite  ne  leur  paraît  guère  con- 
forme à  la  nature  de  l'esprit  humain,  surtout  dans  l'ordre 
purement  philosophique;  avec  le  besoin  de  croire,  ils  éprou- 
vent en  même  temps  le  besoin  de  penser;  la  fermeté  de 
leurs  convictions  ne  tarit  pas  chez  eux  l'activité  de  l'inves- 
tigation scientifique.  Ils  voudraient  ne  rien  sacrifier  de  ce 
qu'ils  ont  pensé  jusqu'ici  et  y  ajouter  quelque  chose  ;  ils  cher- 
chent à  résoudre  le  problème  ({ue  la  société  elle-même  pour- 
suit depuis  quatre-vingts  ans,  perfectionner  sans  détruire, 
conserver  en  transformant. 

De  ce  double  esprit  naissent  deux  sortes  de  dispositions,  non 
pas  contraires,  mais  dillerentes,  soit  à  l'égard  des  croyances 
traditionnelles,  soit  à  l'égard  des  doctrines  nouvelles.  Les  spi- 
ritualistes que  j'appellerai  orthodoxes,  qui  tendent  de  plus  en 
plus  à  faire  de  leur  philosophie  un  dogme,  se  trouvent  par  là 


1.  Sur  lefoud  de  ce  débat,  voir  ledei-aier  chapitre  de  notre  ouvrage  intitulé 
les  Problèmes  du  dix-neuvième  siècle. 


SoO  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

même    rapprochés  de  la  Ihéologie    orlhodoxe.  Plus   préoc- 
cupés des  conclusions  que  de  la  liberté   philosophique,  ils 
altachent  peu  d'importance  à  la  différence  de  méthode,  et,  re- 
connaissant dans  la  théologie,  sous  des  formes  plus  ou  moins 
symboliques,  les  vérités  dont  se  compose  leur  credo  philoso- 
phique, ils  sont  disposés  à  une  alliance   avec  les  religions 
positives  contre  ce  qu'ils  appellent  les  mauvaises  docliines. 
Les  spiritualistes  que  j'appellerai  libéraux  sont  loin  d'être  ani- 
més de  mauvais  sentiments  à  l'égard  des  religions  positives  : 
ils  respectent  et  ils  aiment  la  conviction    partout  où   ils  la 
trouvent,  et  ils  sont  loin  de  renier  ce  qu'il  y  a  de  commun 
dans  leurs  croyances  personnelles  et  dans  les  croyances  chré- 
tiennes. Peut-être  même   seraient-ils  encore  plus  disposés 
que  les  autres  à  emprunter  quelque  chose,  mais  librement,  à 
la  métaphysique  chrétienne.  Enfin,  nés  et  élevés  dans  le  chris- 
tianisme, ils  conservent  et  conserveront  toujours  pour  celte 
grande  religion  des  sentiments  filiaux;  mais  ils  ont  aussi  pour 
la  philosophie  des  sentiments  filiaux,  et  ils  ne  sont  pas  dispo- 
sés autant  que  leurs  amis  à  mettre  au  service  d'une  puissance 
rivale  leur  liberté  intellectuelle.  Ils  n'oublient  pas  que  le  spi- 
ritualisme philosophique  a  été  considéré,  lui  aussi,  par  la  théo- 
logie comme  une  mauvaise  doctrine,  qu'il  fut  un  temps,  encore 
peu  éloigné  de  nous,   où  tout  ce  qu'on  appelle  rationalisme 
était  condamné  sans  examen  et  sans  distinction,  sous  l'accusa- 
tion commune  de  panthéisme,  d'athéisme,  de  scepticisme  et 
même  de  socialisme,  où  les  libres  penseurs,  même  spiritualis- 
tes, étaient  livrés  au  mépris  par  une  plume  grossièrement  élo- 
quente, et  l'on  sait  assez  que  cette  même  plume  a  toujours  son 
encre  toute  prête  pour  recommencer  à  nous  flétrir.  Sans  doute, 
la  théologie  est  devenue  plus  conciliante  et  plus  condescen- 
dante lorsqu'elle  a  vu  qu'elle  pouvait  utiliser  nos  services  et  que 
nous  étions  une  bonne  avant-garde  contre  des  doctrines  bien 
autrement  menaçantes.  Néanmoins  nous  ne  pouvons  oublier 
que,  si  nous  avons  avec  les  théologiens  des  croyances  com- 
munes, nous  avons  aussi  des  principes  absolument  dilTérenls. 
Comme  eux,  nous  croyons  à  Dieu  et  à  l'àme;  mais  pour  eux  la 


LE   SPIRITUALISME    BIRANIEN  551 

liberté  de  penser  est  un  crime,  pour  nous  c'est  le  droit  et  la 
vie,  et  nous  aimons  mieux  l'erreur  librement  cherchée  que 
la  vérité  servilement  adoptée.  En  un  mot,  nous  n'entendons 
pas  qu'entre  nos  mains  la  philosophie  redevienne  ce  qu'elle  a 
cessé  d'être  depuis  longtemps,  la  servante  de  la  théologie. 

Il  résulte  encore  de  tout  ce  qui  précède  que  les  spiritualistes 
libéraux  ne  sont  pas  tout  à  fait  placés  au  même  point  de  vue 
que  leurs  amis  par  rapport  aux  doctrines  nouvelles.  Pour  les 
spiritualistes  orthodoxes,  toutes  ces  doctrines,  quelles  qu'elles 
soient,  ne  sont  autre  chose  que  de  mauvaises  doctrines,  des 
doctrines  basses,  odieuses,  désespérantes.  Dans  cette  proscrip- 
tion g'énérale,  on  enveloppe  et  on  condamne  sans  distinction 
tout  ce  qui  n'est  pas  le  spiritualisme  pur  et  doctrinal  dont  on  a 
faitun  credo.  Le  panthéisme  allemand,  le  scepticisme  ang-lais, 
le  positivisme,  le  matérialisme,  tout  est  confondu  dans  une  ré- 
probation sans  réserve.  La  philosophie  n'a  autre  chose  à  faire 
qu'à  combattre  ces  mauvaises  doctrines,  à  les  refouler,  et  c'est 
surtout  pour  cette  entreprise,  si  nécessaire  à  l'ordre  social, 
qu'il  faut  s'unir  à  la  religion,  plus  puissante  encore  et  plus 
efficace  que  la  philosophie  dans  cette  lutte  sociale  du  bien 
contre  le  mal.  Les  spiritualistes  libéraux,  je  le  répète,  ne  con- 
sidèrent pas  tout  à  fait  les  choses  de  la  même  manière.  Ils  sont 
tout  aussi  ennemis  que  qui  que  ce  soit  des  doctrines  basses 
et  avilissantes  ;  ils  sont  surtout  révoltés  de  l'espèce  de  fana- 
tisme en  sens  inverse  qui  éclate  aujourd'hui  dans  les  jeunes 
écoles  matérialistes.  L'intolérance  athée  est  la  plus  absurde 
de  toutes,  et  il  est  évident  que  nous  y  marchons.  Nous  sommes 
donc  aussi  peu  disposés  que  personne  à  transiger  avec  ces 
folies,  et  nous  ne  pensons  pas  que  la  philosophie  se  soit  affran- 
chie de  la  Sorbonne  pour  se  soumettre  au  joug'  de  telle  ou 
telle  école.  Nous  protestons  contre  l'orthodoxie  aveugle  de  la 
nég"ation.  autant  et  plus  que  contre  l'aveugle  orthodoxie  de 
la  croyance.  L'esprit  de  secte  nous  est  intolérable  partout. 

Cependant,  tout  en  faisant  la  part  d'ignorance  et  d'aveu- 
glement fanatique  qui  se  rencontre  dans  les  bas-fonds  des 
écoles  nouvelles,  il  faut  reconnaître  que  tout  grand  mouve- 


332  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

mont  philosophique  a  sa  raison  d'ôtre  et  sa  légitimité.  C'est 
un  principe  qui  a  été  suffisamment  démontré  par  l'histoire  de 
la  philosophie,  et  nous  ne  voyons  pas  pourquoi  on  ne  l'appli- 
querait pas  au  temps  présent  comme  on  l'applique  générale- 
ment au  passé.  Ce  grand  mouvement  critique  auquel  nous 
assistons  ne  prouve  certainement  pas  que  le  spiritualisme  ait 
tort  ;  mais  il  prouve,  à  n'en  pas  douter,  que  nos  moyens  do 
démonstration  sont  insuffisants,  qu'il  y  a  des  lacunes  dans 
nos  doctrines,  qu'elles  ne  sont  pas  complètement  appropriées 
aux  lumières  de  notre  temps,  qu'elles  laissent  en  dehors 
d'elles  un  trop  grand  nombre  de  faits  inexpliqués,  qu'elles  se 
sont  montrées  trop  indilTérentes  à  l'égard  des  sciences  physi- 
ques et  naturelles,  qu'elles  ont  trop  abandonné  la  nature  aux 
savants,  enfin  qu'elles  ont  trop  préféré  en  général  l'analyse  à 
la  synthèse. 

Il  V  a  doux  sortes  de  problèmes  en  philosophie  :1e  problème 
de  la  distinction,  et  le  problème  de  l'union.  Ce  n'est  pas  tout 
de  séparer,  il  faut  réunir.  Ce  n'est  pas  tout  de  dire  :  «  L'âme  n'est 
pas  le  corps.  Dieu  n'est  pas  le  monde;  »il  faut  encore  rattacher 
l'âme  au  corps  et  Dieu  au  monde.  La  distinction  exagérée  n'a 
pas  moins  de  périls  que  la  confusion.  Si  l'âme  et  le  corps  n'ont 
rien  de  commun  ni  même  d'analogue,  comment  peuvent-ils 
coexister  et  former  un  seul  et  même  être  ?  SiDiou  et  le  monde 
sont  hors  l'un  de  l'autre,  comme  une  chose  est  en  dehors  d'une 
autre  chose,  comment  Dieu  peut-il  agir  sur  le  monde  et  le 
gouverner?  Los  métaphysiciens  qui  no  sont  préoccupés  que 
de  la  distinction  des  choses  sont  semblables  aux  politiques  qui 
ne  pensent  qu'à  la  séparation  dos  pouvoirs.  Il  faut  sans  doute 
que  les  pouvoirs  soient  séparés,  c'est  la  condition  delà  liberté; 
mais  il  faut  qu'ils  marchent  d'accord,  c'est  la  condition  de  la 
vie  et  du  mouvement.  Or  il  me  semble  que  le  spiritualisme  du 
xix^  siècle  a  été  trop  préoccupé  de  l'un  dos  doux  termes  du 
piûblèmo,  do  la  distinction,  qu'il  a  négligé  le  point  do  vue  do 
l'union.  Il  adistingué  la  psychologie  do  la  physiologie,  etccla 
était  excellent.  Il  faut  on  même  temps  les  rapprocher,  c'est 
ce  qu'il  n'a  pas  assez  fait.  Il  a  distingué  l'une  do  l'autre,  mais 


LE    SPIRITUALISME    BIRANIEN  5o3 

il  n'a  pas  assez  montré  leur  aclion  commune.  Il  a  montré 
Dieu  hors  du  monde  et  le  monde  hors  de  Dieu;  il  n'a  pas  assez 
montré  Dieu  dans  le  monde  et  le  monde  en  Dieu. 

Il  n'est  pas  dans  la  nature  des  choses  qu'une  doctrine  philo- 
sophique reste  immobile  et  stagnante  comme  un  dogme  théo- 
logique. La  philosophie,  de  même  que  toutes  les  sciences,  ne 
prouve  sa  vitalité  que  par  le  développement  et  le  progrès. 
L'expérience  historique  nous  prouve  que  l'idée  spiritualiste  est 
susceptible  de  prendre  les  formes  les  plus  ditïérentes,  de  se 
concilier  avec  les  points  de  vue  les  plus  variés.  L'idée  spiri- 
tualiste a  pu  se  concilier  avec  le  mécanisme  de  Descartes,  et 
le  dynamisme  do  Leibniz  avec  l'animisme  de  Stahl,  et  le  vi- 
talisme  de  Montpellier  avec  le  mysticisme  de  Malebranche  et 
l'empirisme  de  Locke.  L'idée  spiritualiste,  n'ayant  point  exclu 
le  mouvement  dans  le  passé,  ne  l'exclut  pas  davantage  dans 
la  variété  et  l'avenir.  On  conçoit  donc  aisément  que,  sans  rien 
abandonner  de  fondamental,  la  pensée  spiritualiste  puisse  se 
transformer  et  se  renouveler,  comme  elle  l'a  fait  déjà  si  souvent. 
On  nous  le  demande  de  tous  les  côtés;  les  théologiens  libé- 
raux, tels  que  le  P.  Gratry,  trouvent  notre  philosophie  sèche 
et  étroite,  tout  aussi  bien  que  les  métaphysiciens  novateurs, 
comme  M.  Yacherot.  Il  faut  bien  qu'il  y  ait  quelque  chose 
de  vrai  dans  des  reproches  qui  nous  viennent  de  côtés  si  dif- 
férents. On  accuse  notre  j)hilosophie  d'èlre  à  la  frois  froide  et 
timide,  de  ne  donner  complètement  satisfaction  ni  à  l'esprit 
rehg'ieux  ni  à  l'esprit  scientifique.  Elle  a  craint  le  mysticisme, 
elle  a  craint  la  métaphysique;  elle  a  ct=aint  la  science,  et, 
pour  échappera  tous  ces  écueils,  elle  a  trop  aimé  à  se  reposer 
dans  l'érudition.  Pour  reprendre  sa  marche  ascendante,  il  faut 
qu'elle  travaille  à  s'enrichir  et  à  se  compléter,  il  faut  qu'elle 
s'assimile  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  les  écoles  adverses,  il  faut 
qu'elle  ne  craigne  pas  trop  une  certaine  division  dans  son 
propre  sein,  car  la  diversité  des  points  de  vue  semble  être 
un  des  caractères  essentiels  de  l'esprit  philosophique  ;  il  faut 
enfm  qu'elle  prépare  des  matériaux  à  la  reconstruction  d'une 
philosophie  nouvelle. 


534  APPENDICE.   —   ÉTUDES  CRITIQUES 

En  parlant  ainsi,  je  n'indique  pas  seulement  ce  qui  doit  se 
faire,  j'indique  ce  qui  se  fait.  Il  est  évident,  pour  tous  ceux 
qui  savent  ce  qui  se  passe,  qu'un  travail  de  rajeunissement  et 
de  rénovation  s'opère  dans  le  sein  de  la  philosophie  spiritua- 
lisle.  Elle  se  rapproche  des  sciences,  dont  elle  fait  une  élude 
de  plus  en  plus  attentive  et  sérieuse  :  elle  réconcilie  la  psy- 
chologie et  la  physiologie.  Elle  s'informe  de  toutes  les  idées 
nouvelles,  et  elle  cherche  librement  à  s'en  rendre  compte.  Elle 
étudie  scrupuleusement  les  monuments  de  la  philosophie  al- 
lemande. Déjeunes  métaphysiciens  pleins  de  sève  et  de  pru- 
dente audace  mûrissent  dans  la  solitude  les  fruits  d'une  pensée 
inquiète  et  pénétrante  qui  ne  se  contente  plus  de  lieux  com- 
muns. Elle  se  complète  par  de  fortes  études  sociales,  politi- 
ques et  esthétiques'.  S'il  était  possible  de  rallier  ces  éléments 
divers,  on  verrait  que,  malgré  le  préjugé  contraire,  l'école  spi- 
ritualiste  est  encore  la  plus  active,  la  plus  féconde,  et  je  dirai 
même  la  plus  progressive  des  écoles  contemporaines.  Tandis 
que  nous  marchons  et  que  nous  nous  renouvelons,  les  autres 
se  figent  et  se  cristallisent.  Nous  sommes  passés  du  dogme  à 
la  liberté;  elles  passent  au  contraire  de  la  liberté  au  dogme. 
Tel  sceptique  doute  de  tout  avec  l'àpreté  d'un  docteur  de  Sor- 
bonne.  Le  positivisme,  le  matérialisme,  se  forment  en  Eglises, 
et  hors  de  ces  Églises  il  n'y  a  plus  de  salut.  L'esprit  de  secte 
les  asservit;  l'esprit  d'examen  nous  affranchit.  Nous  ouvrons 


1.  M.  Caro  [le  Matérialisme  et  la  Science],  JI.  Magy  (la  Science  et  la  Nature)^ 
ont  commencé  à  jeter  les  bases  d'une  philosophie  naturelle.  M.  l'r.  Bouillier 
{l'Ame  pensante  et  le  Pi-incipe  vital  ,  M.  Albert  Lemoine  {le  Sommeil,  l'Aliéné, 
L'Ame  et  le  Corps),  ont  raUaché  la  psychologie  et  la  phj-fiologie.  M.  Ad.  Franck. 
'Philosophie  du  droit  pénal  et  du  droit  erclésiastirjue),  M.  Beaussire  [la  Liberté' 
dans  l'ordre  intellectuel  et  moral,  et  surtout. M.  Jules  Simon,  dans  ses  nombreux 
ouvrages  devenus  si  populaires,  ont  constitué  une  vraie  philosophie  politique. 
-M.  Ch.  Lévôque  [la  Science  du  beau)  nous  a  donné  un  bel  essai  d'esthétique.. 
.M.  Ern.  M^viol  [Libre  Philosophie,  morale  et  politifjue)  associe  la  philosophie  aux 
libres  mouvements  de  la  philosophie  du  dehors.  .Mentionnons  aussi  quelques 
noms  qui  ne  sont  pas  encore  connus  du  public,  mais  qui  ne  tarderont  pas  à 
l'être  :  .M.  Lachelicr,  qui  professe  avec  succès  à  l'École  normale;  .M.  Fouillée, 
dont  l'Académie  des  sciences  morales  vient  de  couronner  un  mémoire  sur  la 
philosophie  de  Platon,  aussi  remarqualjle  par  la  pensée  que  par  la  science. 
Nous  nous  permettons  enfin  de  faire  allusion  plus  haut  au  Cours  que  nous 
venons  d'inaugurer  à  la  Sorbonnc  sur  la  philosophie  allemande. 


LE   SPIRITUALISME   BIRANIEN  SSo 

nos  rangs,  tandis  qu'ils  ferment  les  leurs.  Où  est  le  mouve- 
ment? où  est  le  progrès  ?  où  est  la  vie  ? 

Telle  est  aussi  la  conclusion  à  laquelle  arrive  un  savant  et 
profond  penseur  qui  vient  de  nous  donner  l'intéressant  tableau 
des  études  philosophiques  en  France  au  xix^  siècle'.  M.  Félix 
Ravaisson,  l'éminent  historien  d'Arislote,  n'a  pas  reculé  de- 
vant cette  proposition,  paradoxale  en  apparence,  que  c'est 
aujourd'hui  l'idée  spiritualiste  qui  est  en  progrès.  Le  bruit  qui 
se  fait  à  la  surface  de  notre  société  agitée  ne  lui  est  pas  la 
vraie  mesure  de  ce  qui  se  passe  véritablement  au  fond  des 
esprits.  En  reconnaissant  avec  une  haute  impartialité  les  ser- 
vices rendus  par  les  nouvelles  écoles,  il  montre  que  toutes, 
même  les  plus  hostiles,  quand  elles  sortent  de  la  critique,  en 
reviennent  toujours  à  des  principes  qui  ne  sont,  sous  d'autres 
noms,  que  les  principes  mêmes  qu'elles  avaient  combattus. 
Matière  et  force,  disent  les  uns;  tout  n'est  donc  pas  matière. 
Idéal,  disent  les  autres;  tout  n'est  donc  pas  positif.  Axiome 
éternel,  dit  celui-ci;  tout  n'est  donc  pas  phénomène.  RessorI, 
tendance  instinctive  vers  le  mieux,  dit  un  dernier;  tout  n'est 
donc  pas  combinaison  fortuite.  Ainsi,  du  sein  même  de  la  cri- 
tique, mais  d'une  critique  se  rendant  de  plus  en  plus  compte 
d'elle-même,  reverdiront,  refleuriront  les  principes  si  décriés. 
L'esprit  public,  aveuglé  et  enivré  par  l'entraînement  des  réac- 
tions, les  adoptera  sans  les  reconnaître  sous  des  noms  diffé- 
rents; puis  viendra  sans  doute  quelque  esprit  vigoureux  qui, 
rassemblant  ces  éléments  épars  dans  une  synthèse  nouvelle, 
rendra  à  la  pensée  spiritualiste  sa  puissance  et  son  éclat. 
Peut-èlre  périrons-nous  dans  cette  révolution  dont  nous  n'au- 
rons été  que  les  obscurs  préparateurs,  simples  chaînons  entre 
ce  qui  tombe  et  ce  qui  s'élève  ;  mais  qu'importe  qu'une  école 
périsse,  si  l'idée  qui  repose  en  elle  renaît  plus  vivante  et  plus 
jeune,  revêtue  de  son  immortel  éclat! 

1.  La  l'Iiilosophte  en  France  an  dix-neuvième  siècle,  par  .M.  F.  Ravai?son,  de 
l'Institut.  —  Rapport  publié  sous  les  auspices  du  miuislère  de  Fiustructioa 
publique. 


L'AUTOIVIATISME  PSYCHOLOGIQUE 


M.    PIERRE    JANET 


Parmi  les  thèses  philosophiques  présentées  au  doctorat  es 
lettres  devant  la  faculté  des  lettres  de  Paris,  Tune  des  plus 
intéressantes  et  des  plus  originales  est  celle  de  M.  Pierre  Ja- 
net  sur  V Automatisme  p^ijcJiologiquc.  M.  Pierre  Janet  a  con- 
quis, quoique  jeune,  une  grande  autorité  dans  les  recherches 
de  psychologie  morbide  ou  pathologie  mentale,  recherches  qui 
paraissaient  jusqu'ici  du  domaine  exclusif  des  médecins. 
Quand  les  philosophes  avaient  besoin  de  notions  psychologi- 
ques sur  Tétat  mental  des  aliénés,  des  somnambules,  ils  étaient 
obligés  d'avoir  recours  aux  médecins;  et  cependant  les  facul- 
tés mentales,  même  morbides,  sont  encore  des  facultés  de 
lame,  et  elles  appartiennent  à  la  même  science  que  les  facul- 
tés normales,  La  mémoire,  l'imagination,  la  conscience,  la 
volonté  à  l'état  morbide,  sont  toujours  des  faits  de  cons- 
cience; or  tout  les  faits  de  conscience  relèvent  de  la  psycho- 
logie. Il  était  donc  légitime  de  revendiquer  et  de  reconqué- 
rir ce  domaine  pour  la  psychologie,  et  par  conséquent  pour  la 
jihilosophic.  C'est  ce  qu'a  fait  M.  Pierre  Janet.  L'objet  de  son 
travail  est  l'étude  de  l'activité  humaine  dans  ses  formes  les 
plus  rudimentaires,  et  non  seulement  de  l'activité,  mais  en- 
core de  la  sensibilité  et  de  la  conscience. 


1.  Ce  travail  est  extrait  d'un  cours  sur  le  Dorlorat  philosophiiiuo  à  la  Sor- 
boiiue.  De  la  môuie  source  viennent  quelques-uns  des  travaux  précédents:  les 
études  sur  MM.  Lachelier,  Boutroux,  V.  ijrochard,  et,  dans  le  corps  de  l'ou- 
vrage, .M.M.  IJibot  et  Fouillée. 


L'AUTOMATISME   PSYCHOLOGIQUE  ujT 

Pour  colle  élude,  rauleiii"  emploiera  celle  forme  de  la  mé- 
thode psychologique  que  Ion  appelle  objective,  c'est-à-dire 
s'appuyant  sur  l'observation  extérieure  des  autres  hommes. 
Cette  méthode  offre  l'avantage  que  l'on  peut  choisir  son  sujet 
d'observation,  celui  qui  présentera  au  plus  haut  degré  les 
phénomènes  à  étudier  ;  or  ces  sujets,  ce  sont  les  malades. 
Cette  thèse  sera  donc  un  travail  de  psychologie  morbide. 
Enfin  on  essayera  de  produire  ou  de  susciter  ces  phénomènes 
par  lexpérimentation,  et  cesl  là  de  la  psychologie  expéri- 
mentale. En  général,  les  expériences  faites  sur  le  moral  peu- 
vent être  dangereuses,  par  exemple  celle  du  haschisch.  Mais 
il  est  un  état  qui  peut  être  provoqué  expérimentalement  sans 
grand  danger  chez  les  sujets  qui  en  sont  susceptibles  :  c'est 
le  somnambulisme.  Le  somnambulisme  provoqué  s'appelait 
autrefois  le  magnétisme;  le  magnétisme  s'appelle  aujour- 
d'hui riiypnotisme.  C'est  donc  la  méthode  hypnotique  que 
l'auteur  emploiera  pour  constater  les  faits  élémentaires  de  la 
conscience  et  en  découvrir  les  lois. 

L'auteur  a  surtout  pratiqué  Thypnotisme  sur  les  femmes, 
et  en  particulier  sur  les  malades  atteintes  de  la  maladie  ner- 
veuse appelée  hystérie.  Il  ne  se  prononce  pas  sur  la  question 
de  savoir  si  l'on  peut  obtenir  des  phénomènes  du  même  genre 
chez  les  personnes  saines.  Il  ne  prétend  pas  non  plus  con- 
fondre l'hypnose  avec  l'hystérie.  Tout  ce  qu'il  affirme,  c'est 
qu'il  n'a  opéré  que  sur  des  malades  et  sur  des  hystériques. 
11  a  observé  quatorze  femmes  hystériques  et  hypnotiques, 
cinq  hommes  atteints  de  la  même  maladie,  et  huit  aliénés. 
Mais  ses  observations  ont  surtout  porté  sur  quatre  sujets 
qu'il  désigne  sous  les  noms  de  Léonie,  Lucie,  Rose  et  Marie. 
Ce  sont  elles  qui  ont  manifesté  au  plus  haut  degré  les  phéno- 
mènes psychologiques  c{u'il  voulait  étudier. 

L'auteur  compare  sa  méthode  à  celle  de  Condillac,  qui 
avait  eu  Tidée  d'étudier  séparément  chacun  des  cinq  sens,  et 
s'était  demandé  ce  qui  arriverait  si  la  statue  supposée  n'avait 
successivement  à  sa  disposition  que  l'un  de  ces  sens.  C'était 
une  méthode  excellente,  mais  purement  idéale.  Eh  bien,  ces 


558  APPENDICE.   —   ETUDES   CRITIQUES 

expériences  purement  idéales  peuvent  être  réalisées  aujour- 
d'hui. Il  est  un  état  qui  réduit  le  sujet  au  minimum  de  con- 
science possible,  qui  en  fait  une  sorte  de  statue  vivante  ré- 
duite à  un  seul  état,  immobile  et  persistant.  C'est  Tétat  de 
catalepsie.  La  catalepsie  peut  exister  naturellement  et  spon- 
tanément, ou  être  provoquée  par  l'expérimentation.  Elle  peut 
exister  seule  sans  autre  crise  nerveuse,  ou  bien  elle  peut  être 
une  des  phases  de  l'hystérie.  M.  Pierre  Janet  s'applique  sur- 
tout à  démontrer  que  la  catalepsie  n'est  pas  absolument 
inconsciente,  qu'elle  est  réduite  à  un  seul  état  de  conscience 
qui  subsiste  tant  que  l'accès  dure.  Cette  discussion  est  très 
intéressante,  et,  quoique  encore  problématique,  la  thèse  de 
l'auteur  présente  un  haut  degré  de  vraisemblance.  Mais, 
quelque  intérêt  que  présente  cette  discussion,  nous  sommes 
obligés  de  la  négliger  pour  arriver  au  sujet  principal  de  la 
thèse,  sur  lequel  l'auteur  a  concentré  toutes  ses  recherches. 
C'est  le  somnambulisme. 

Qu'est-ce  que  le  somnambulisme?  On  a  cherché  à  le  carac- 
tériser à  l'aide  de  certains  signes  physiques  purement  exté- 
rieurs, par  exemple  l'insensibilité  ou  aaestJiésie;  mais  c'est 
là  un  caractère  insuffisant;  car  les  mêmes  personnes  qui  sont 
anestJiésiques  à  l'état  de  somnambulisme,  le  sont  aussi  à  l'état 
normal;  et  même  souvent,  au  contraire,  l'un  des  caractères 
du  somnambulisme  est  précisément  le  retour  à  la  sensibilité 
normale.  On  a  signalé  aussi  l'absence  de  déglutition  :  le 
somnambule,  dit-on,  ne  peut  pas  avaler;  mais  ce  n'est  pas 
un  phénomène  constant;  il  est  même  assez  rare;  en  gé- 
néral, le  somnambule  mange  et  boit  comme  les  autres  hom- 
mes. On  a  cru  encore  trouver  un  caractère  dans  l'occlusion 
des  paupières  :  mais  ce  signe  n'est  pas  plus  constant  que 
le  précédent.  En  réalité,  il  n'y  a  pas  de  signes  physiques 
caractéristiques  du  somnambulisme.  Si  nous  passons  aux 
signes  moraux,  on  a  signalé  surtout  l'absence  de  volonté,  la 
disposition  à  recevoir  des  suggestions;  mais  ces  sujets,  la 
plupart  hystériques,  sont  aussi  suggestifs  et  abouliques  à 
l'état  de  veille;  et  même  il  est  certains  sujets  qui  récupèrent 


L'AUTOMATISME    PSYCHOLOGIQUE  5:i9 

une  plus  grando  dose  de  sponlanéilé  et  de  volonté  à  l'état 
somnamLulique. 

Suivant  M.  Pierre  Janet,  les  caractères  essentiels  et  distinc- 
tifs  du  somnambulisme  sont  les  suivants  :  i°  oubli  complet 
pendant  la  veille  de  ce  qui  s'est  passé  à  l'élat  somnambuli- 
que;  2°  souvenir  complet,  dans  un  nouvel  accès  de  somnam- 
bulisme, de  ce  qui  s'est  passé  dans  l'accès  précédent;  3°  sou- 
venir complet  pendant  le  somnambulisme  de  ce  qui  s'est  passé 
pendant  la  veille. 

Mais  la  question  se  complique  par  le  fait  qu'il  peut  y  avoir 
deux  phases  de  somnambulisme  différentes.  Pour  distinguer 
ses  différents  sujets  dans  ces  différentes  phases,  l'auteur  a 
pris  le  parti  de  les  numéroter.  C'est  ainsi  que  le  sujet  qui  a 
pour  nom  Léonie  s'appellera  Léonie  1  à  l'état  normal,  Léonie 
2  dans  le  premier  état  de  somnambulisme  ,  et  Léonie  3  dans 
le  second.  Dans  cette  dernière  phase,  que  va-t-il  arriver  par 
rapport  à  la  mémoire?  C'est  que  l'état  n°  3  va  être  à  l'état  n°2 
ce  que  celui-ci  est  à  l'état  n°  \,  c'est-à-dire  à  l'état  normal 
ou  état  de  veille.  Dans  l'état  du  second  somnambulisme, 
le  sujet  se  souvient  de  ce  qui  lui  est  arrivé  dans  le  môme  état 
précédent;  il  se  souvient  du  premier  somnambulisme,  et  enfm 
il  se  souvient  de  la  veille.  Mais  la  réciproque  n'est  pas  vraie; 
en  passant  du  second  somnambulisme  au  premier,  il  ne  se 
souvient  plus  de  l'accès  précédent,  pas  plus  que,  revenu  à 
l'état  de  veille,  il  ne  se  souvient  de  l'accès  n°  1. 

Pour  expliquer  le  phénomène  de  l'oubli  au  réveil,  l'auteur 
propose  une  hypothèse  curieuse  et  originale,  fondée  sur  une 
observation  intéressante.  Une  de  ses  malades,  appelée  Rose, 
avait  oublié  toute  une  partie  de  la  vie  (trois  mois  environ), 
et,  même  mise  en  état  de  somnambulisme,  elle  ne  se  sou- 
venait pas  davantage  de  ces  trois  mois  perdus  ;  mais,  étant 
un  jour  tombée  par  hasard  dans  un  état  de  somnambulisme 
second,  elle  vint  à  reproduire  facilement  tout  ce  qui  lui  était 
arrivé  dans  l'état  d'absence  jusque-là  oublié.  Il  y  avait 
donc  lieu  de  supposer  que  cet  état  disparu  de  la  conscience 
était  UQ  état  de  somnambulisme  second.  Or,  qu'est-ce  qui 


560  APPENDICE.    —    ÉTUDES   CRITIQUES 

caraclérisait  ce  second  somnambulisme  ?  L'auteur  découvrit 
que  c'était  le  retour  de  la  sensibilité  tactile  et  musculaire.  Il 
conclut  qu'il  devait  y  avoir  une  relation  entre  l'état  de  la, 
sensibilité  el  l'état  de  la  mémoire.  En  ellet.  suivant  lui,  pour 
que  l'imago  puisse  se  reproduire,  et  par  conséquent  pour  quo 
la  mémoire  puisse  avoir  lieu,  il  faut  do  toute  nécessité  que  la 
faculté  de  sentir  existe  au  moins  en  partie.  Un  individu  qui 
aurait  complètement  perdu  ses  sens  aurait  perdu  en  même 
temps  les  images  liées  à  ces  sensations.  Or  le  sujet  précédent, 
à  l'état  de  veille  ou  de  simple  somnambulisme,  était  complè- 
tement anesthésique,  et  il  était  impossible  de  lui  sug^gérer 
des  ballucinations  tactiles.  Mais,  celte  sensibilité  tactile  repa- 
raissant dans  le  second  état  somnambulique,  la  mémoire  reve- 
nait également,  et,  avec  elle,  les  phénomènes  psychologiques 
complexes,  les  idées,  les  mouvements  volontaires,  le  langage. 
Ainsi,  la  sensibilité  étant  absente,  les  images  et  les  souvenirs 
disparaissent;  la  sensibilité  reparaissant,  les  images  et  les 
souvenirs  reparaissent  avec  elle.  La  mémoire  et  l'oubli  se 
rattachent  donc  au  même  fait,  à  savoir  la  persistance,  ou  l'ab- 
sence, ou  la  variation  de  la  sensibilité. 

De  tous  ces  faits,  l'auteur  conclut  qu'on  ne  peut  jamais 
dire  si  un  sujet  est  ou  n'est  pas  à  l'état  somnambulique.  Tel 
somnambule  présente  tous  les  caractères  de  l'état  de  veille  ; 
tel  état  de  veille  présente  tous  les  caractères  de  somnambu- 
lisme. La  seule  dilférence  est  la  comparaison  d'un  état  avec 
létal  précédent ,  et  l'oubli  de  l'état  second  dans  le  retour  à 
l'état  premier;  on  ne  dira  pas  non  plus  que  cet  état  premier 
est  l'état  normal,  et  l'autre  l'étal  anormal  ;  car  en  réalité  ce 
premier  état  normal  est  lui-même  anormal,  puisqu'il  a  pour 
caractère  essentieiraneslhésie,  d'où  l'auteur  conjecture,  sans 
l'affirmer,  que  si  Ton  pouvait  faire  durer  cet  état  de  som- 
nambulisme profond,  l'hystérie  serait  guérie. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  ces  sortes  de  sujets  peuvent 
passer  par  des  phases  psychologiques  différentes  :  c'est  ce  que 
l'auteur  appelle  les  existences  successives.  C'est  le  fait  bien 
connu  aujourd'hui  sous  le  nom  de  dédoublement  de  la  per- 


L'AUTOMATISME   PSYCHOLOGIQUE  561 

sonnalité.  Le  cas  le  plus  célèbre  est  celui  de  la  somnambule 
de  Bordeaux  Félia,  qui  a  eu  pendant  longtemps,  qui  a  peut- 
èlre  encore  aujourd'hui  deux  existences  distinctes,  abso- 
lument ditîérentes,  séparées  par  un  intervalle  à  peine  per- 
ceptible. Dans  l'une  de  ces  existences,  elle  est  gaie,  vive, 
courageuse  ;  dans  l'autre,  elle  est  triste  avec  des  idées  de 
suicide  ;  dans  Tune  elle  est  affectueuse  et  dévouée  ;  dans 
l'autre  elle  est  égoïste  et  acariâtre.  La  seconde  existence  n'a 
d'abord  été  que  de  quelques  heures;  puis  elle  a  constam- 
ment gagné  sur  la  première  existence,  appelée  impropre- 
ment état  de  veille;  puis  les  deux  états  sont  devenus  égaux 
en  durée;  puis  la  seconde  existence  a  prédominé;  le  somnam- 
bulisme est  devenu  l'état  normal,  et  l'hystérie  semble  avoir 
disparu. 

Lorsque  ces  somnambules  sont  dans  l'état  de  condition  se- 
conde, comme  on  l'appelle,  il  est  nécessaire  de  savoir  ce  que 
devient  la  conscience  dans  ces  sujets  hypnotisés,  La  plupart 
du  temps,  lorsqu'il  passe  à  l'état  second,  le  sujet  se  trouve 
d'abord  simplement  c/i«/i^e.  Ordinairement,  ces  malades  disent 
qu'elles  dorment  (ce  sont  la  plupart  du  temps  des  femmes), 
parce  qu'on  leur  a  dit  qu'on  les  endormait;  mais  en  réalité 
elles  ne  dorment  pas  plus  qu'à  l'état  de  veille.  L'une  dit  :  «  Je 
suis  changée;  je  suis  drôle,  qu'est-ce  que  vous  m'avez  fait?  » 
En  réalité,  on  a  modifié  leur  état  sensoriel,  on  leur  a  donné 
ou  on  leur  a  restitué  un  sens  qui  leur  manquait.  Une  autre 
dit  :  «  C'est  bien  toujours  moi,  mais  ce  n'est  pas  la  même 
chose.  »  Souvent  aussi  le  second  sujetrefuse  de  se  recon- 
naître, se  moque  de  son  ancienne  personnalité,  et  prétend 
être  une  personne  nouvelle.  Elles  parlent  d'elles-mêmes  à 
la  troisième  personne.  Adélaïde  ne  convenait  jamais  de  son 
identité  avec  Petite,  nom  qu'elle  se  donnait  en  somnambu- 
lisme. «  Qui  êtes-vous?  dcmaude-t-on  à  un  autre  sujet.  — Je 
suis  la  malade.  »  Elle  se  fait  appeler  Nichette,  nom  qu'elle 
avait  dans  son  enfance.  Léonie  se  fait  appeler  Léontine,  et 
parle  d'elle-même  comme  d'une  autre;  elle  dit  :  «  Cette  brave 
femme  n'est  pas  moi;  elle  est  trop  bête;  »  et  encore  :  «  Com- 

II.  .  36 


562  APPENDICE.  —   ÉTUDES   CRITIQUES 

ment  croire  que  je  ressemble  à  celte  sotte?  »  Cet  étal  psycho- 
logique est  très  singulier  et  difficile  à  comprendre;  on  peut 
dire  qu'elles  ont  à  la  fois  et  qu'elles  n'ont  pas  conscience 
d'elles-mêmes.  Elles  ont  conscience  de  leur  moi  ordinaire, 
puisqu'elles  en  parlent,  et  elles  n'en  ont  pas  conscience,  puis- 
qu'elles s'en  dislinguent. 

Tous  les  faits  que  nous  venons  de  signaler  appartiennent  à 
ce  que  l'auteur  appelle  l'automatisme  total,  c'est-à-dire  que 
ces  étals  psychologiques  des  sujets  sont  les  états  du  sujet 
tout  entier.  Les  personnes  sont  tout  entières  à  l'élat  somnam- 
hulique;  mais  il  n'en  est  pas  toujours  ainsi.  Il  peut  arriver 
que  l'automatisme  psychologique,  au  lieu  d'être  complet,  ne 
rég^isse  qu'une  partie  des  phénomènes  du  moi  isolés  de  la 
conscience  totale  de  l'individu,  qui  continue  à  se  développer 
pour  son  compte.  Dans  ce  cas,  les  phénomènes  automatiques 
semblent  ignorés  du  sujet  et  sont  en  apparence  inconscients. 
Les  faits  inconscients  sont  des  faits  qui  ont  tous  les  carac- 
tères des  faits  psychologiques,  sauf  un  seul,  la  conscience. 
L'individu  continue  à  avoir  conscience  de  tous  ses  actes, 
excepté  de  celui-là. 

Les  actes  inconscients  les  plus  simples  sont  les  catalepsies 
partielles.  Un  bras,  par  exemple,  se  comporte  comme  s'il  était 
le  bras  d'un  cataleptique;  mais  le  sujet  tout  entier  cause  el 
rit  sans  se  préoccuper  de  ce  que  devient  son  bras;  on  lui 
imprime  un  mouvement,  et  ce  mouvement  conlinuera  avec  la 
régularité  d'un  pendule.  On  peut  lui  faire  envoyer  des  bai- 
sers ou  faire  des  signes  de  croix;  on  lui  met  un  crayon  dans 
la  main;  elle  écrira  ou  dessinera,  et  continuera  même  si  on 
lui  retire  le  papier.  Comment  comprendre  ces  faits?  Suivant 
notre  auteur,  ces  faits  ne  sont  pas  absolument  inconscients  ; 
ils  sont  conscients,  mais  pour  eux-mêmes  et  en  dehors  de  la 
conscience  totale;  il  y  aurait  donc  au  dehors  et  au-dessous 
de  la  conscience  normale  une  autre  conscience,  une  cons- 
cience séparée.  Ce  sont  des  phénomènes  subconscients. 

La  plupart  du  temps,  la  catalepsie  est  accompagnée  d'anes- 
thésie;  mais  l'anesthésie  peut  être  remplacée  par  la  distrac- 


L'AUTOMATISME    PSYCHOLOGIQUE  563 

iion,  celle-ci  élaiil  une  sorte  d'anesthésie.  Si,  pendant  que 
Léonie  est  tout  entière  à  la  conversation,  on  imprime  dou- 
cement un  mouvement  à  son  bras  droit,  non  anesthésié,  il 
continue  à  se  mouvoir  comme  le  bras  gauclie  qui  est  insen- 
sible, parce  qu'elle  ne  s'en  aperçoit  pas  ;  mais  aussitôt  qu'elle 
a  cessé  de  parler,  elle  cesse  le  mouvement.  De  même,  par  la 
distraction,  on  peut  lui  imprimer  des  suggestions,  quoiqu'elle 
ne  soit  pas  suggestible  à  l'état  de  veille;  par  exemple,  si  on 
lui  parle  à  voix  basse,  on  lui  fait  tirer  sa  montre,  ôter  et  re- 
mettre ses  gants  sans  qu'elle  s'en  aperçoive.  A  l'état  de  som- 
nambulisme, elle  est  en  général  très  peu  sug-gestible  ;  il  faut 
lui  parler  fort  et  lui  répéter  plusieurs  fois  la  même  chose  pour 
lui  suggérer  quelque  chose,  tandis  que,  si  on  la  laisse  causer 
avec  une  autre  personne,  on  lui  fait  faire  à  voix  basse  tout 
ce  qu'on  veut.  Un  autre  sujet,  Lucie,  était  très  apte  à  la  sug- 
gestion inconsciente,  toujours  en  lui  commandant  à  voix 
basse  :  on  lui  fait  faire  un  pied  de  nez  sans  qu'elle  s'en  doute, 
on  lui  fait  chanter  un  air  de  Mignon,  elle  interrompt  une 
phrase  commencée,  chante,  et  aussitôt  recommence  ou  con- 
tinue sa  phrase  comme  si  de  rien  n'était. 

11  }•  a  aussi  des  hallucinations  par  distraction.  Dans  ce  cas, 
le  conscient  et  l'inconscient  se  mêlent  de  la  manière  la  plus 
bizarre.  On  sugg^ère  à  un  sujet  que  l'eau  est  amère.  Elle  fait 
en  buvant  une  sorte  de  grimace,  et  en  même  temps  elle  dit  : 
«  L'eau  n'est  pas  amère.  »  On  lui  sug-gère  l'image  d'un  pa- 
pillon; elle  court  pour  l'attraper,  et  en  même  temps  elle  dit 
qu'elle  ne  voit  pas  de  papillon.  Ici  l'hallucination  ne  se  ma- 
nifeste que  par  des  actes.  Dans  d'autres  cas,  elle  se  manifeste 
directement  dans  l'esprit,  sans  que  le  sujet  ait  conscience  du 
commandement.  On  suggère  à  Léonie,  toujours  à  voix  basse 
et  sans  qu'elle  paraisse  entendre,  que  son  interlocuteur  aune 
redingote  verte.  Tout  à  coup,  au  milieu  de  sa  conversation, 
elle  s'interrompt  pour  s'écrier  :  «  Oh!  mon  Dieu!  que  vous 
êtes  drôlement  habillé!  » 

A  l'aide  de  ces  sug-gestions  par  distraction,  on  peut  obtenir 
des  états  très  compliqués  qui  ne  sont  plus  cataleptiques.  C'est 


564  APPENDICE.    —    ÉTUDES    CRITIQUES 

ainsi  que  l'on  peut,  par  le  moyen  de  ce  que  l'auleur  appelle 
Yccriture  automatique,  causer  avec  un  sujet  sans  qu'il  s'en 
doute,  et  pendant  qu'il  parle  à  une  antre  personne.  Il  suffit  de 
lui  mettre  un  crayon  dans  la  main.  Elle  répond  aux  questions 
qu'on  lui  fait  à  voix  basse,  pendant  qu'elle  parle  à  une  autre 
personne  :  «  Quel  âge  avez-vous?  Dans  quelle  ville  sommes- 
nous?  »  L'auteur  même  a  pu  obtenir  du  sujet  de  faire  quel- 
ques opérations  simples  d'arithmétique. 

Ces  faits  nous  ouvrent  la  voie  à  l'interprétation  d'autres 
faits  plus  compliqués  encore  et  qui  ont  beaucoup  étonné. 

Parmi  les  dilTérentes  espèces  de  suggestions  imprimées  aux 
sujets  hypnotiques,  il  en  est  une  particulièrement  étrange,  et 
qui  s'éciaircit  par  le  moyen  des  faits  précédents.  Ce  sont  les 
suggestions  post-hypnotiques,  à  savoir  celles  qui  sont  faites 
pendant  le  somnambulisme,  et  qui  sont  exécutées  pendant  la 
veille.  On  suggère  au  somnambule  l'idée  de  revenir  chez  le 
médecin  tel  jour,  à  telle  heure.  Au  jour  dit  et  à  l'heure  dite, 
le  désir  d'obéir  lui  viendra  sans  qu'il  sache  pourquoi,  et  il 
exécutera  l'ordre  donné. 

On  avait  élevé  une  difficulté*  sur  ces  sug-gestions  à  longue 
échéance,  à  savoir  celle-ci  :  comment  le  somnambule  peut-il 
compter  le  temps,  tant  de  jours,  tant  d'heures,  sans  avoir 
aucun  point  de  repère,  sans  un  signal  qui  soit  lié  dans  la 
mémoire  au  jour  et  à  l'heure  indiqués? L'auteur  pense  que  le 
somnambule  continue  à  exister  pendant  la  période  normale, 
que  l'on  appelle  veille,  et  que  c'est  lui  qui  compte  réellement 
le  temps.  Par  exemple,  on  dit  à  Lconie  pendant  l'état  do 
somnambulisme  :  «  Lorsque  vous  serez  réveillée  et  que  je 
frapperai  douze  coups,  au  douzième  coup  vous  vous  rendor- 
mirez. »  Pendant  qu'on  l'entoure  et  qu'on  lui  parle  d'autres 
choses,  l'opérateur  frappe  douze  coups  très  faiblement;  au 
douzième,  elle  se  rendort.  Elle  a  évidemment  compté  les 
coups;  et  même  on  a  pu  lui  faire  compter  ainsi  jusqu'à  4:U. 
Il  y  avait  donc  en  elle  à  l'état  de  veille  une  faculté  subcons- 

1.  C'est  iious-uiênic  qui,  dans  nos  articles  sur  lasiiggcstiuii  liypuotiquCv/î(?y«e 
bleue,  188i,  2"^  semestre,  p.  201),  avions  suscité  cette  diflicult''. 


L'AUTOMATISME  PSYCHOLOGIQUE  'ie^ 

cicnle  de  compter.  On  peut  varier  rcxpérienco,  et  toujours 
l'on  trouvera  que  la  somnambule  éveillée  conserve  le  souve- 
nir de  la  sug-gestion  et  fait  des  jugements  inconscients.  Par 
exemple  :  <'  Quand  je  prononcerai  deux  lettres  semblables, 
ou  quand  je  dirai  un  nombre  impair,  vous  vous  rendormi- 
rez. »  Or  le  sujet  revenu  à  l'état  de  veille,  et  tout  en  causant 
de  toute  autre  chose,  exécute  rigoureusement  le  commande- 
ment. Elle  a  donc  jugé,  comparé,  sans  le  savoir;  car  pour 
reconnaître  deux  lettres  semblables,  ou  pour  distinguer  le 
pair  de  l'impair,  il  faut  juger.  L'auteur  a  compliqué  l'expé- 
rience :  «  Quand  les  nombres  que  j'aurai  nommés,  feront  10, 
vous  enverrez  des  baisers.  »  L'opérateur  prononce  donc  2, 
3,  1,  4,  et  aussitôt  le  sujet  exécute  l'ordre  prescrit.  Elle  a  fait 
une  addition,  et  cela  inconsciemment,  puisqu'elle  est  occupée 
de  toute  autre  chose.  On  lui  fait  faire  ainsi  des  divisions  et 
des  multiplications,  à  l'aide  de  l'écriture  automatique,  par 
exemple  :  ((  Vous  multiplierez  739  par  42;  vous  écrirez  une 
lettre;  »  etc. 

Les  idées  précédentes  servent  aussi  à  expliquer  un  phéno- 
mène très  étrang'e  connu  sous  le  nom  à^ hallucination  néga- 
tive ou  anest/tésie  systématique.  Ce  fait  consiste  à  suggérer 
au  sujet,  pendant  le  somnambulisme,  qu'à  son  réveil  il  ne 
verra  pas  telle  personne  ou  tel  objet,  qu'il  n'entendra  pas 
tel  son,  en  un  mot  qu'une  perception  normale  disparaîtra  de 
la  conscience.  Ce  n'est  pas  là  une  paralysie  de  l'œil;  car  le 
sujet  voit  les  autres  objets.  Yoici  les  caractères  principaux 
de  ce  fait  :  1°  on  ne  voit  pas  la  persomie  supprimée,  mais  on 
voit  les  objets  qui  la  touchent,  par  exemple  le  chapeau  de  cette 
personne,  sans  rien  dessous;  2°  la  personne  invisible  cache 
les  objets  comme  dans  la  perception  réelle;  3°  l'objet  invisible 
doit  être  cependant  perçu,  puisque  le  sujet  voit  les  couleurs 
complémentaires,  par  exemple  le  rouge  évoque  la  sensation 
du  vert;  4°  il  faut  que  le  sujet  reconnaisse  l'objet  pour  ne  pas 
le  voir. 

Maintenant  la  question  est  celle-ci  :  comment  le  sujet  peut- 
il  rcconnaîlre  un  signe  qu'il  est  censé  ne  pas  voir? 


•;66  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

Reprenons  l'expérience  avec  quelques  détails  :  On  pré- 
sente au  sujet  endormi  cinq  papiers,  dont  deux  sonl  marqués 
d'une  croix  :  «  Vous  ne  verrez  pas  ces  deux  papiers,  lui  dit- 
on,  quand  vous  serez  réveillée;  »  et  en  effet,  au  réveil  elle  n'en 
voit  en  réalité  que  trois;  mais  si  l'on  retourne  les  papiers,  elle 
les  voit  tous  les  cinq.  Mais  n'a-t-il  pas  fallu,  pour  reconnaî- 
tre ceux  qui  sont  marqués  d'une  croix,  qu'elle  les  ait  vus? 
On  complique  l'expérience  en  suggérant  de  ne  pas  voir  les 
papiers  où  sont  écrits  les  multiples  de  3,  ou  encore,  ce  qui  est 
plus  piquant,  ceux  qui  sont  marqués  du  mot  invisible.  Dans 
tous  ces  cas,  il  faut  voir  les  objets  pour  ne  pas  les  voir.  Autre 
expérience.  On  a  suggéré  au  sujet  de  ne  pas  voir  au  réveil  le 
docteur  P.  ;  donc  elle  ne  le  voit  pas.  Mais  en  même  temps  on 
lui  dit  à  voix  basse  :  «  Va  donner  ta  main  au  docteur,  »  et  elle 
y  va. 

D'une  manière  générale,  l'auteur  explique  les  phénomènes 
précédents  et  tous  les  phénomènes  analogues  par  ce  qu'il 
appelle  le  principe  de  la  désagrérjation  psijchologique  :  «  L'a- 
neslhésie,  dit-il,  est  une  lésion  ou  affaiblissement,  non  de  la 
sensation,  mais  de  la  faculté  de  synthétiser  les  sensations 
ou  perceptions  personnelles,  affaiblissement  qui  amène  une 
véritable  désagrégation  de  phénomènes  psychologiques.  » 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  remarquable,  c'est  que  ces  sensations 
subconscientes,  enlevées  au  domaine  de  la  conscience  nor- 
male, peuvent  à  leur  tour  se  coordonner,  se  synthétiser,  et 
former  une  seconde  conscience  coexistant  avec  la  première. 
Il  y  a  donc  ainsi,  non  plus  seulement,  comme  tout  à  l'heure, 
des  existences  successives,  mais  des  existences  simultanées; 
et  il  se  forme  une  seconde  personne  psychologique  qui,  comme 
la  première,  a  conscience  et  dit  :  «  Moi.  » 

Ce  sont  là  des  phénomènes  tellement  nouveaux  et  tellement 
complexes  qu'il  y  aurait  imprudence  à  essayer  dès  aujour- 
d'hui de  les  soumettre  à  la  théorie;  aussi  nous  ne  saurions 
trop  louer  la  circonspection  avec  laquelle  l'auteur  cherche  à 
interpréter  ces  faits.  Néanmoins,  et  avec  raison  aussi,  il  no 
craint  pas  de  présenter  quelques  idées  qui  méritent  l'cxamej!. 


L'AUTOMATISME   PSYCHOLOGIQUE  5«7 

Nous  le  louerons  d'abord  d'avoir  appelé  ces  diiïérenls  états 
psychologiques  des  existences,  et  non  des  personnalités. 

Il  y  aurait  abus,  à  ce  qu'il  nous  semble,  à  appeler  double 
personnalité  la  double  existence  empirique  que  nous  venons 
de  décrire.  Sans  doute  dans  l'idée  dune  personne,  si  nous 
entendons  ce  mot  dans  le  sens  le  plus  vulgaire  de  la  conver- 
sation, nous  faisons  entrer  généralement  le  caractère  de  la 
personne.  Si  nous  avons  connu  quelqu'un  comme  généreux, 
confiant,  sincère,  et  que  nous  le  retrouvions  avare,  ég-oïste, 
hypocrite,  nous  dirons  que  ce  n'est  plus  le  même  homme, 
que  ce  n'est  pas  la  même  personne;  mais  nous  ne  rentcndons 
ainsi  qu'au  point  de  vue  de  la  vie  sociale;  pour  cet  homme 
lui-même,  en  tant  qu'il  s'attribue  les  états  de  conscience  de 
son  homonyme  antérieur,  il  est  le  même  que  cet  homonyme. 
N'oublions  pas  que  dans  l'état  normal,  dans  la  vie  de  tous  les 
jours,  nous  changeons  sans  cesse  d'état  psycholog-ique  ;  et 
ces  changements  sont  si  opposés  à  l'idée  du  moi,  du  moi 
identique,  que  ce  moi  se  définit  précisément  par  rapport  à 
ces  changements  :  c'est,  disons-nous,  l'unité  dans  la  diver- 
sité, l'identité  dans  les  changements.  Chacun  de  nous  passe 
ainsi  du  gai  au  triste,  de  la  générosité  à  l'égoïsme,  et,  sous 
l'influence  de  certaines  modifications  organiques,  le  moi 
change  de  caractère,  l'homme  de  tournure  d'esprit.  Cela 
n'a  rien  de  plus  étonnant  que  les  changements  par  l'âge, 
par  la  maladie,  par  les  événements  de  la  vie. 

Il  est  donc  certain  que  le  moi  n'est  pas  constitué  par  ce  que 
Kant  appelle  le  caractère  empirique^  Le  moi  n'est  pas  une 
somme  ni  une  résultante  de  sensations  :  c'est  la  condition  de 
l'unité  qui  rassemble  toutes  ces  sensations  en  un  contre  com- 
mun. Que  le  contenu  empirique  enveloppé  dans  cette  unité 
centrale  se  transforme  et  en  apparence  se  multiplie,  cela 
n'empêche  pas  l'unité  de  subsister. 

En  un  mot,  comme  l'a  dit  Kant,  il  y  a  doux  consciences  :  un-o 
conscience  empirique,  attachée  aux  phénomènes,  et  une  con- 
science transcendantale  ou  pure,  qui  est  la  conscience  du  moi 
et  la  condition  de  la  conscience  empirique.  Lé  changement 


o6S  APPENDICE.  —  ÉTUDES   CRITIQUES 

dans  la  conscience  empirique  n"enlraîne  nécessairement  pas 
la  disparition  de  la  conscience  pure. 

Cependant  la  difficulté  est  plus  grande  qu'elle  ne  paraît 
d'abord.  Le  point  délicat,  c'est  la  disparition  de  la  mémoire, 
sinon  de  la  veille  au  somnambulisme,  du  moins  du  somnam- 
bulisme à  la  veille.  Si  le  fait  caractéristique  du  somnambulisme 
est,  comme  nous  l'avons  dit,  l'oubli  au  réveil,  n'a-t-on  pas 
le  droit  de  dire  que  la  personne  réveillée  n'est  pas  la  même 
personne  que  la  personne  endormie? 

Mais  c'est  une  question  de  savoir  si  l'identité  personnelle 
repose  sur  la  mémoire.  Sans  doute  c'est  la  mémoire  qui  nous 
atteste  et  nous  fait  reconnaître  notre  identité  personnelle  à, 
travers  les  changements  du  temps;  mais  celle-ci  ne  peut-elle 
pas  subsister  sans  celle-là?  C'est  l'opinion  de  Leibniz,  qui 
contestait  sur  ce  point  l'opinion  de  Locke'. 

Mais,  indépendamment  de  cette  considération  générale,  à 
savoir  que  le  moi  ne  dépend  pas  de  la  mémoire,  nous  pouvons 
répondre  ici  d'une  manière  plus  directe.  Si  nous  considérons, 
en  effet,  les  deux  conditions  ou  états  dont  nous  avons  parlé, 
il  est  vrai  sans  doute  que  l'état  de  veille  ou  état  premier  n'a 
pas  le  souvenir  de  l'état  somnambulique  ou  état  second;  mais 
il  est  vrai  aussi  que  l'état  second  ou  somnambulique  conserve 
le  souvenir  de  l'état  premier,  ou  état  de  veille.  Donc,  de  ces 
deux  états  il  y  en  a  au  moins  un  où  l'une  des  deux  person- 
nes a  conscience  de  l'autre,  par  conséquent  où  elle  est  reliée 
à  l'autre  par  l'identité  personnelle.  Mais  si  le  somnambule  est 
la  même  personne  que  l'bomme  éveillé,  ne  faut-il  pas  admet- 
tre réciproquement  que  l'bomme  éveillé  est  la  même  personne 
que  le  somnambule,  quand  même  il  ne  s'en  souvient  pas? 

L'auteur  de  l'ouvrage  sur  V Automatisme  p^i/cJtologique 
donne,  nous  l'avons  vu,  une  théorie  très  ingénieuse  de  l'oubli 
au  réveil,  caractère  essentiel  du  somnambulisme.  Ce  phéno- 
mène tiendrait,  dit-il,  à  l'apparition  ou  à  la  disparition  d'une 
certaine  espèce  de  sensibilité  (soit  visuelle,  soit  tactile,  soit 

1.  Nouveaux  Essais,  1.  H,  c.  xxvii. 


L'AUTOMATISME    PSYCHOLOGIQUE  o69 

audilivo)  qui  manquerait  à  l'élal  dit  normal,  reparaîtrait  à 
l'état  somnambnliquc,  et  disparaîtrait  do  nouveau  lors  du 
retour  à  l'état  de  veille.  Ce  sens  nouveau  ou  récupéré  grou- 
perait autour  de  lui  tous  les  phénomènes  du  moi  cl,  en  dis- 
paraissant, les  entraînerait  tous  avec  lui. 

Quelle  que  soit  la  valeur  de  cette  hypothèse,  nous  pouvons 
dire  que  l'apparition  ou  la  disparition  d'un  sens  ne  constitue 
pas  la  présence  ou  l'absence  de  la  personnalité.  Un  homme 
qui  devient  aveugle  n'est  pas  une  autre  personne  que  le  même 
homme  avant  la  cécité;  et  il  ne  devient  pas  non  plus  une 
autre  personne  lorsqu'il  recouvre  la  vue,  l'oubli  d'ailleurs, 
comme  nous  l'avons  montré  d'après  Leibniz,  n'étant  pas  une 
preuve  de  la  cessation  de  la  personnalité. 

De  cette  première  discussion,  nous  croyons  pouvoir  con- 
clure que  le  fait  dos  existences  successives  ne  porte  aucune 
atteinte  à  la  notion  du  moi. 

En  sera-t-il  de  même  pour  les  existences  simultanées?  Ici, 
il  faut  le  reconnaître,  le  cas  est  beaucoup  plus  difficile.  Cepen- 
dant, pour  un  certain  nombre  de  faits  (par  exemple  pour  ceux 
qui  sont  cités  par  M.  Taine  dans  son  livre  de  Vlittelligence^ 
ou  peut  dire  que  ce  sont  plutôt  des  illusions  de  conscience  ana- 
logues, selon  nous,  à  ce  qu'on  appelle  erreurs  des  sens,  qu'un 
véritable  dédoublement  de  conscience  dans  le  sens  propre 
du  mot. 

Dans  ces  différents  cas,  en  effet,  il  ne  s'agit  pas  d'une  erreur 
de  la  conscience  elle-même,  mais  d'une  erreur  d'interpréta- 
tion. En  réalité,  quoique  le  moi  empirique  suppose  toujours 
un  moi  pur,  nous  confondons  toujours,  dans  la  vie  pratique, 
le  moi  pur  avec  le  moi  extérieur,  le  moi  habillé,  le  moi  do  tel 
lieu,  de  tel  temps,  telle  situation,  portant  tel  nom,  etc.  Lorsque 
cet  ensemble  de  phénomènes  vient  à  changer,  il  est  naturel 
que  nous  disions  d'une  part  :  «  Je  n'existe  plus;  »  de  l'autre  : 
«  Je  suis  un  autre.  »  Mais  remarquons  que  ces  locutions 
sont  contradictoires.  On  dit  :  «  Je  n'existe  plus;  »  mais  cq  je 

1.  Taioe,  tome II,  uote  sur  la  formation  de  l'idée  du  moi,  p.  461. 


570  APPENDICE.   —   ÉTUDES  CRITIQUES 

qui  se  nie  lui-même  existe  bien,  puisqu'il  se  nie.  «  Je  suis  un 
autre;  »  ici  encore  ce  je  qui  s'aflirmo  autre  s'identifie  par  là 
même  avec  cet  autre.  Il  en  est  de  même  d'un  autre  cas  dont 
nous  avons  nous-mème  été  témoin.  Un  aliéné  disait  devant 
nous  :  «  Yous  êtes  bien  heureux,  vous;  vous  avez  un  moi; 
moi,  je  n'ai  plus  de  moi.  »  Mais  il  faut  encore  être  moi  pour 
pouvoir  dire  :  «  Je  n'ai  plus  de  moi.  » 

Ces  faits  ne  paraissent  donc  pas  déposer  contre  l'unité  de 
conscience.  Ce  sont  des  erreurs,  mais  non  de  véritables  dé- 
doublements. Plus  difficiles  et  plus  obscurs  sont  tous  les  faits 
cités  plus  haut.  Il  s'agit  ici  non  plus  d'une  conscience  qui 
se  trompe  et  qui  interprète  mal  le  domaine  de  l'expérience 
interne  ;  il  s'agit  d'une  véritable  double  conscience,  d'une 
conscience  divisée  en  deux,  dont  chacune  agit  pour  son  compte 
tout  à  fait  simultanément.  Cependant  faut- il  abandonner, 
même  ici,  cette  doctrine  si  solide  de  l'unité  de  conscience, 
sans  laquelle  tout  s'évanouit  dans  une  illusion  universelle. 

Examinons  d'abord  les  différentes  explications  donnéespar 
l'auteur.  Il  invoque  une  théorie  de  Maine  de  Biran,  à  savoir 
l'hypothèse  des  «  états  alTcclifs  sans  moi  ».  Mais  cette  théorie 
n'expliquera  que  les  actes  subconscients  (la  catalepsie  par 
exemple),  les  sensations  embryonnaires,  en  un  mot  les  états 
psychologiques  indéterminés,  mais  non  la  formation  d'une 
personnalité  secondaire.  Pour  Maine  de  Biran,  ces  états 
affectifs  sont  hors  du  moi  et  ne  constituent  pas  du  tout  un 
second  moi  identique  au  premier. 

L'auteur  ramène  tous  lesphénomènesdu  somnambulisme  à 
une  loi  générale  qu'il  appelle  la  désagrégation  psychologique. 
La  personne  normale  n"a  plus  la  force  de  grouper  tous  les  phé- 
nomènes à  la  fois  dans  une  certaine  unité.  Ces  phénomènes 
se  séparent  les  uns  des  autres  et  vivent  de  leur  propre  vie.  Ces 
phénomènes  séparés  se  groupent  cependant,  autrement  il  n'y 
aurait  pas  de  conscience  ;  mais  ils  se  g-roupent  les  uns  hors 
des  autres,  et  forment  ainsi  des  unités  distinctes  de  conscien- 
ces séparées. 

Celte  loi  de  désagrégation  est  très  vraie  et  très  importante,. 


L'AUTOMATISME   PSYCHOLOGIQUE  oïl 

cl  elle  correspond  aux  faits;  mais  est-elle  exclusive  de  l'unité 
de  conscience,  et  les  consciences  séparées  ne  sont-elles  pas  au 
fond  les  expressions  distinctes  d'une  même  conscience? 

Si  Ton  admettait  la  théorie  sensualisto  ou  phénoménisto 
d'après  laquelle  le  moi  n'est  qu'une  somme,  une  résultante 
de  phénomènes,  il  semble  que  les  faits  en  question  seraient 
plus  faciles  k  comprendre.  Ces  phénomènes,  séparés  les  uns 
des  autres,  se  réuniraient  de  nouveau  en  vertu  de  leur  affi- 
nité et  de  la  loi  d'association.  Ils  formeraient  ainsi  des  grou- 
pes nouveaux  et  des  synthèses  distinctes.  L'auteur  ne  sem- 
ble pas  cependant  vouloir  de  cette  solution;  car,  dit-il,  «  la 
multiplicité  ne  contient  pas  la  raison  de  l'unité  ».  La  cons- 
cience, dit-il  encore,  est  une  création.  C'est  là  une  solution 
bien  désespérée;  faire  sortir  une  conscience  du  néant  aussi- 
tôt qu'on  en  a  besoin  pour  expliquer  les  formations  d'un  nou- 
veau moi,  n'est-ce  pas  faire  appel  à  l'ullra-transcendant  pour 
rendre  compte  des  faits  naturels?  Ne  serait-il  pas  plus  sage 
d'essayer  de  s'en  tirer  avec  la  conscience  donnée? 

La  désagrégation  psychologique  a-t-ellepour  conséquence 
nécessaire  la  divisibilité  du  moi?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Ad- 
mettons la  simultanéité  des  états  de  conscience.  Admettons 
([ue  ces  états  de  conscience  se  désagrègent  et  forment  des 
groupes  séparés.  Admettons  enfin  que  le  moi  se  soit  habitué 
à  s'identifier  avec  le  contenu  de  ces  états  de  conscience  :  je 
me  demande  s'il  ne  pourra  pas  se  produire  dans  ces  condi- 
tions une  création  apparente  de  personnalités  distinctes  qui, 
bien  que  séparées,  n'en  seront  pas  moins  constituées  par  le 
même  moi.  Dans  certains  cas,  les  deux  moi  se  pénètrent. 
«  M'entendez-vous?  —  Non.  ■ — ^  Mais  vous  m'entendez,  puis- 
que vous  me  répondez.  —  Cela  est  vrai.  —  Qui  est-ce  qui 
entend?  —  Autre  que  Lucie.  »  On  voit  que  le  sujet  a  cons- 
cience qu'il  entend  au  moment  même  où  il  croit  ne  pas  en- 
tendre. Do  même  pour  Léonie.  En  tout  cas,  lors  même  que 
les  deux  individualités  sont  fermées  l'une  à  l'autre,  il  sera 
toujours  plus  simple  d'admettre  que  c'est  la  même  conscience 
qui  fait  la  synthèse  de  part  et  d'autre,  que  d'admettre  la  créa- 


572  APPENDICE.  —  ÉTUDES   CRITIQUES 

lion  ex  ni/tilo  d'une  conscience  nouvelle.  Quant  à  la  cons- 
cience résultante,  elle  soulèvera  toujours  les  mêmes  difficul- 
tés, qu'il  y  en  ait  une  seule  ou  qu'il  y  en  ait  plusieurs. 

En  résumé,  ces  faits  sont  trop  récents  et  trop  obscurs  pour 
être  encore  susceptibles  d'être  expliqués  scientifiquement.  11 
faut  de  nouvelles  expériences  poussées  dans  le  même  sens, 
soit  pour  confirmer,  soit  pour  rectifier  les  expériences  pré- 
cédentes, et  M.  Pierre  .lanet  est  naturellement  indiqué  pour 
pousser  à  bout  cette  question  de  la  double  personnalité. 


XI 

LE  TESTAMENT  D'UN  PHILOSOPHE 


M.    VACHEUOT 

{Le  Nouceau  Spi/ilualisme,  Paris,  1884. 

Un  homme  d'un  esprit  élevé  et  d'un  caractère  respectable, 
connu  par  un  livre  philosophique  qui  n'est  pas  sans  origina- 
lité :  le  Système  moral,  M.  Charles  Lambert,  mort  récemment, 
a  fondé  un  prix,  accepté  par  l'Institut,  sur  ce  sujet  :  l'avenir 
du  spiritualisme.  Si  nous  étions  encore  dans  l'âge  des  con- 
cours, nous  eussions  aimé  à  être  au  nombre  des  concurrents. 
iNous  nous  sommes  en  effet  bien  souvent  interrogé  sur  ce 
redoutable  problème  :  nous  nous  sommes  demandé  quelles 
peuvent  bien  être  encore,  dans  la  société  moderne  divisée  par 
tant  de  courants  d'idées,  les  espérances  des  idées  spiritua- 
listes.  S'il  fallait  en  croire  les  apparences,  ne  seraient-ce  pas 
plutôt  les  idées  contraires  qui  sont  de  plus  en  plus  envahis- 
santes et  menaçantes?  Voyez,  dira-t-on,  la  science,  dans  son 
développement  progressif,  ne  donne-t-elle  pas  de  plus  en  plus 
raison  aux  doctrines  matérialistes?  Les  esprits  les  plus  libres 
ne  se  portent-ils  pas  de  ce  côté?  Soit,  mais  je  n'ai  pas  besoin 
d'autres  faits  que  ceux-là  mûmes  pour  déjouer  l'illusion  dont 
on  est  dupe.  Qu'invoque  le  matérialisme  en  sa  faveur?  La 
science  et  la  liberté  de  penser  :  or,  ce  sont  là  deux  choses  toutes 
spirituelles.  Ce  que  le  matérialiste  aime  dans  sa  doctrine,  ce 
n'est  pas  la  matière,  c'est  de  jouir  de  son  propre  esprit  :  c'est 
cet  esprit  qu'il  contemple  dans  les  lois  de  la  nature  et  dont  il 
s'enorgueillit  dans  sa  révolte  contre  les  dog-mes.  sacrés.  Mais 
quoi!  dira-t-on,  cette  société  n'est-elle  pas  vouée  aux  luttes 


514  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

(les  intérêts  matériels,  aux  luttes  prosaïques  du  commerce  et 
de  l'industrie?  Je  le  veux  bien;  mais  d'où  viennent  le  com- 
merce et  l'industrie,  sinon  du  travail  humain,  de  l'invention 
humaine,  de  la  volonté  et  de  la  pensée,  choses  éminemment 
spirituelles?  On  dira  encore  que  cette  société  ne  s'occupe 
que  de  bien-être,  de  richesse,  de  santé  physique,  qu'elle  ne 
pense  qu'au  corps.  D'abord,  cela  est  faux  :  car  jamais  la  société 
n'a  été  plus  ardente  à  répandre  les  lumières,  et  d'ailleurs  cette 
même  propagation  de  l'intelligence  et  du  bien-être,  qui  est-ce 
qui  la  provoque  et  la  stimule,  si  ce  n'est  un  sentiment  d'hu- 
manité et  de  fraternité  dont  jamais  les  bommes  n'ont  été  plus 
occupés  qu'aujourd'hui?  Or,  ne  sont-ce  pas  là  des  sentiments 
d'un  ordre  tout  spirituel?  Enlin  dira-t-on,  vos  gouvernements 
ne  sont  que  des  gouvernements  matériels,  s'appuyant  sur  la 
loi  du  nombre,  qui  n'est  qu'une  force  brutale  :  encore  un  pro- 
grès du  matérialisme.  Eh  bien,  non!  Cette  souveraineté  pré- 
tendue du  nombre  est,  en  réalité,  celle  de  la  personnalité 
humaine  que  l'on  suppose  égale  chez  tous  les  hommes.  S'il 
v  a  là  une  illusion,  c'est  une  illusion  spiritualiste  :  car  c'est 
par  l'àme  et  non  par  le  corps  que  les  hommes  sont  égaux. 
C'est  ce  qu'entendait  Montesquieu  lorsqu'il  disait  que,  dans 
les  états  démocratiques,  «  tout  homme,  étant  censé  avoir  une 
âme  libre,  doit  être  gouverné  par  lui-même  ». 

Le  spiritualisme  aurait  donc  en  sa  faveur,  si  l'on  y  regar- 
dait de  près,  un  plus  grand  nombre  de  forces  qu'on  n'est  tenté 
de  le  croire,  s'il  voulait  connaître  ces  forces  et  s'en  servir,  au 
lieu  de  les  laisser  entre  les  mains  de  ses  adversaires  et  de  les 
envelopper  dans  un  même  esprit  de  défiance.  Le  spiritualisme 
est  une  des  formes  indestructibles  de  la  pensée  humaine  : 
seulement  il  doit  se  modifier  suivant  les  temps  et  suivant  les 
progrès  de  la  science,  de  la  société  et  de  la  raison. 

Sous  quelle  forme  cependant  devons-nous  nous  représenter 
aujourd'hui  le  spiritualisme  de  l'avenir?  M.  Uenan  a  souvent 
émis  cette  pensée  remarquable,  que  le  cbristianisme  restera 
sans  doute  le  fond  de  la  société  européenne,  mais  qu'il  devien- 
dra de  plus  en  plus  un  christianisme  Individuel.  Chacun  sera 


LE   TESTAMENT   D'UN   PHILOSOPHE  575 

clirétien  selon  sa  conscience,  selon  sa  mesure,  selon  les  exi- 
gences (le  son  esprit.  Eh  bien!  je  crois  également  que  le 
spiritualisme  sera  dans  l'avenir  et  est  déjà  dans  le  présont  un 
spiritualisme  individuel.  C'est  de  cette  manière  que  l'on  peut 
entendre,  je  crois,  ce  que  M.  Vacherot  vient  d'appeler,  dans 
un  livre  récent,  «  le  nouveau  spiritualisme  ».  Il  l'oppose  à 
lancien,  c'est-à-dire  à  celui  d'il  y  a  trente  ou  quarante  ans. 
A  cette  époque,  pour  des  raisons  sur  lesquelles  il  est  inutile 
de  revenir  et  que  nous  avons  exposées  en  temps  et  lieu,  le 
spiritualisme  avait  cru  devoir  se  condenser  et  se  formuler  en 
un  certain  nombre  d'articles  précis  et  définis.  11  était  devenu 
<(  la  religion  naturelle  »,  le  christianisme  moins  la  foi.  Le 
spiritualisme,  tel  que  l'entend  M.  Vacherot,  a  un  tout  autre 
caractère.  II  est  ouvert,  il  est  libre;  il  n'impose  rien  :  il  com- 
prend les  formes  les  plus  nuancées  et  les  plus  variées;  et  ce 
qui  le  prouve,  c'est  que  M.  Vacherot  s'y  comprend  lui-même, 
quoiqu'il  ait  depuis  longtemps  rompu  avec  l'orthodoxie  de 
l'école.  Or,  devons-nous,  par  un  rigorisme  excessif,  exclure 
du  spiritualisme  celui  qui  en  accepte  le  drapeau,  parce  que 
sur  tel  point  plus  ou  moins  grave  on  pourrait  avec  lui  diverger 
d'opinion?  Devons-nous  imiter  les  protestants  orthodoxes  qui 
disent  aux  libéraux  :  «  Vous  n'êtes  plus  des  protestants,  vous 
n'êtes  plus  même  des  chrétiens  :  allez  rejoindre  les  libres 
penseurs?  »  Il  nous  semble  que  celui  qui  se  dit  chrétien  (à 
moins  qu'on  ne  le  suppose  un  menteur)  l'est  par  cela  même. 
Parla  même  raison,  celui  qui  se  dit  spiritualiste  l'est  en  effet. 
Autrement,  il  mentirait  ou  ne-  saurait  ce  qu'il  dit  :  ce  que 
personne  ne  peut  supposer  d'un  esprit  aussi  éclairé  et  d'un 
caractère  aussi  élevé  que  le  sont  l'esprit  et  le  caractère  de 
M.  Vacherot. 

A  la  vérité,  il  reste  à  savoir  quel  sera  le  lien  commun, 
quel  sera  le  critérium  de  cette  doctrine  que  l'on  appellera  du 
même  nom,  sous  ses  formes  le  plus  variées.  Peut-elle  être  à 
la  fois  une  et  plusieurs,  être  une  doctrine  et  n'en  être  pas, 
avoir  un  drapeau,  sans  quoi  son  nom  ne  serait  plus  qu'un 
mensonge,  et  cependant  se  développer  à  la  fois  dans  les  sens 


576  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

les  plus  divers?  Si  vous  avez  une  doclrine,  où  est  la  liberlé? 
Si  vous  avez  la  liberté,  où  est  la  doclrine?  Cette  objection  se 
résoudra  beaucoup  mieux  par  Tbistoire  et  par  les  exemples 
que  par  la  tbéorie.  Le  xvu'  siècle  est  pour  nous  le  siècle  du 
spiritualisme,  et  il  nous  est  la  preuve  que  cette  doctrine  peut 
être  à  la  fois  une  et  variée.  Qui  niera,  par  exemple,  que  Des- 
cartes, que  Malebranclie,  que  Pascal  et  Leibniz  ne  soient  tous 
les  quatre  des  philosopbes  spiritualistes?  Et  cependant  com- 
Ijien  leur  pbilosopbie  est  dilférente!  Descartes  est  mécaniste, 
Leibniz  est  djnamisto,  Malebrancbe  est  idéaliste,  et  Pascal 
est  mystique.  Encore  ne  s'agit-il  ici  que  du  spiritualisme 
cbrélien.  Si  Ion  élargissait  le  cadre,  combien  de  plus  nom- 
breuses nuances  seraient-elles  possibles!  et  un  Plotin,  malgré 
ses  hypostases  ;  un  Marc-Aurèle,  malgré  sa  pauvre  physique; 
un  Kant,  malgré  son  criticisme,  pourraient  y  trouver  place. 
A  une  certaine  hauteur,  on  sait  que  Platon  et  Aristote  se  con- 
cilient. Et  cependant  que  de  diversités  et  même  d'oppositions 
entre  ces  deux  grands  maîtres?  Voilà  bien  des  exemples  qui 
prouvent  que  la  liberté  n'exclut  pas  l'unité.  Ce  qui  est  le 
principe  commun  de  tous  les  spiritualistes,  c'est  de  prendre 
dans  la  conscience  et  dans  la  pensée  le  type  de  l'être  et  de 
la  vérité.  Quelques-uns  ne  vont  pas  jusqu'au  bout  de  cette 
pensée,  et  peut-être  M.  Vacberot  est-il  de  ceux-là;  ils  ne  voient 
que  la  personne  humaine  et  laissent  le  reste  dans  l'obscurité  ; 
d'autres,  au  contraire,  se  placent  au  centre  de  la  vérité  absolue 
et  mettent  en  péril  la  personnalité  humaine  ;  c'est  dans  la  déter- 
mination du  rapport  entre  ces  deux  termes  (absolu  et  rclatit") 
(ju'est  le  principe  de  la  diversité;  mais  c'est  dans  la  prépondé- 
rance du  principe  spirituel,  à  quebjuc  étage  que  l'on  s'arrête, 
que  réside  l'unité  de  doctrine. 

Nous  aurons  à  rechercher  jusqu'où  et  dans  quelle  mesure 
M.  Vacberot,  dans  son  récent  ouvrage,  exprime  la  pensée 
spiritualiste.  Doctrine  à  part,  on  ne  peut  que  s'intéresser 
vivement  au  testament  philosophique  de  l'un  des  écrivains 
de  notre  temps  qui  ont  le  plus  travaillé  pour  la  science  et  i)our 
la  philosophie.  Il  a  voulu  s'interroger  pour  nous   tlire   son 


LE  TESTA.MENT    D'UN    PHILOSOPHE  077 

dernier  mot.  Rien  de  plus  noble,  rien  de  plus  louchant  que 
ce  grand  effort.  L'activité  d'un  esprit  toujours  éveillé,  qui  se 
travaille  sans  cesse  pour  trouver  les  formes  les  plus  adéquates 
de  sa  pensée,  la  possession  d'innombrables  matériaux  méta- 
physiques recueillis  et  rassemblés  dans  tous  les  âges  et  ma- 
niés par  l'auteur  avec  une  aisance  et  une  compétence  mer- 
veilleuses, une  largeur  et  une  abondance  de  style  qui  font 
penser  à  Malebranche  (y  compris  peut-être  quelque  ditfusion), 
une  noblesse  constante  de  pensée,  voilà  ce  qu'on  ne  peut  mé- 
connaître dans  le  livre  de  M.  Vacherot.  Nous  ne  disons  pas 
que  tout  y  soit  neuf  et  que  tout  y  soit  cohérent;  mais  il  y  a 
cette  nouveauté  relative  qui  consiste  dans  le  prog'rès  d'une 
pensée  individuelle,  et  cette  harmonie  qui,  sans  être  toujours 
dans  la  lettre,  est  du  moins  dans  l'esprit.  Pour  nous,  le  véri- 
table intérêt  de  l'ouvrage  sera  dans  la  comparaison  de  cette 
oeuvre  avec  les  œuvres  précédentes  du  même  auteur  :  c'est  une 
occasion  pour  nous  de  revenir  sur  l'ensemble  de  l'œuvre  de 
M.  Vacherot  et  de  déterminer  sa  place  et  son  rôle  dans  la  phi- 
losophie contemporaine. 

I 

La  carrière  philosophique  de  M.  Vacherot  peut  se  diviser 
en  trois  périodes  :  la  première  est  surtout  consacrée  à  l'his- 
toire de  la  philosophie;  mais  de  cette  histoire  il  dégage  une 
doctrine  qu'il  ne  développe  pas  encore,  à  savoir  la  doctrine 
de  l'unité  de  substance.  C'est  l'époque  de  ï Histoire  de  l'école 
iV Alexandrie.  Dans  la  seconde,  il  abandonne  l'histoire  pour 
la  science  pure.  Il  construit  toute  une  métaphysique  sur  la 
base  d'une  distinction  des  plus  importantes  :  la  distinction  de 
l'être  infini  et  de  l'être  parfait.  C'est  l'objet  de  sa  plus  grande 
•œuvre  :  la  Métaphysique  et  la  Science.  Enfin,  dans  la  dernière 
période  il  développe  avec  plus  d'insistance  les  éléments  psy- 
chologiques de  sa  doctrine.  Il  défend  la  psychologie  et  la 
conscience  contre  les  écoles  nouvelles,  positivisme  et  maté- 
rialisme, et  il  se  montre  surtout  et  hautement   disciple  de 

II.  37 


0-8  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

Maine  de  Biran,  Si  l'on  voulait  caractériser  ces  trois  phases 
par  (les  expressions  précises,  toujours  un  peu  inexactes,  on 
pourrait  dire  qu'il  a  été  panthéiste  dans  la  première  période, 
idéaliste  dans  la  seconde,  spiritualiste  dans  la  troisième,  sans 
avoir  jamais  changé  réellement  de  philosophie.  Nous  résu- 
merons brièvement  les  deux  premières  phases,  et  nous  insis- 
terons surtout  sur  la  troisième,  dont  son  récent  ouvrage,  le 
Nouveau  Spiritualisme,  est  le  couronnement. 

Tout  le  monde  sait,  ou  plutôt  tout  le  monde  a  oublié  le 
bruit  que  lit  à  son  apparition  le  troisième  volume  de  l'Ecole 
(V Ale.ro ndrie.  Ce  fut  pour  les  bien  pensants  d'alors  un  scan- 
dale public.  Un  ecclésiastique  illustre,  aumônier  de  l'Ecole 
normale,  où  M.  Yacherot  élait  alors  directeur  des  études,  le 
P.  Gratry,  crut  devoir  dénoncer  l'œuvre  de  son  collègue. 
L'ouvrage  fut  déféré  au  Conseil  supérieur  de  l'instruction 
publique,  M.  Yacherot  condamné  et  révoqué.  Ce  fut  un  des 
événements  d'un  temps  fertile  en  événements.  En  relisant 
aujourd'hui  l'ouvrage  de  M.  Yacherot,  on  est  confondu  d'un 
tel  bruit,  d'une  telle  sévérité,  d'un  tel  éclat  pour  un  livre  plus 
historique  que  théorique,  où  les  doctrines  ne  sont  exposées 
qu'indirectement,  sous  la  forme  la  plus  abstraite  et  la  plus 
spéculative.  C'est  à  peine  si  ces  doctrines  trouveraient  grâce 
aujourd'hui  devant  nos  positivistes  :  c'est  de  la  métaphysique, 
c'est  tout  dire.  On  pouvait  sans  doute  trouver  que  M.  Yacherot 
avait  quelque  peu  manqué  d'à-propos  (ce  qui  lui  arrive  quel- 
(jucfois),  en  choisissant  le  moment  où  venait  de  triompher  le 
parti  clérical  et  où  l'Université  était  gravement  menacée,  pour 
rompre  avec  l'orthodoxie  spiritualiste.  Ce  qui  est  vrai,  c'est 
(ju'il  avait  eu  le  mérite  de  secouer  l'espèce  de  torpeur  méta- 
physique où  l'on  se  laissait  peu  à  peu  entraîner  par  la  crainte 
de  compromettre  la  philosophie  universitaire.  Ce  fut  lui  qui 
le  premier,  avant  AI.  Taine,  avant  M.  Ilenan,  vint,  selon  l'ex- 
pression de  Kant,  réveiller  la  philosophie  de  son  sommeil 
dogmatique.  La  philosophie,  pas  plus  que  les  constitutions, 
n'est  une  «  tente  dressée  pour  le  sommeil  ».  Le  livre  de 
AL  Yacherot,   surtout  accompagné  de   proscription,  fut   un 


LE  TESTAMENT   D'UN    PHILOSOPHE  5T9 

avertissement  éclatant  de  la  crise  qui  commençait  alors.  Les 
adversaires  de  la  libre  pensée,  en  croyant  triompher  dans 
cette  circonstance,  firent  en  réalité  la  faute  la  plus  grave.  Ils 
inflig-èrent  an  spiritualisme  et  au  théisme  la  note  d'une  doc- 
trine officielle  :  ils  lui  imposèrent  la  complicité  avec  les  doc- 
trines rétrogrades.  Ils  précipitèrent  dans  les  doctrines  adverses 
tout  ce  qui  n'était  pas  catholique  et  croyant. 

Si  nous  nous  demandons  maintenant  quelle  étaitla  doctrine 
exposée  et  condamnée  dans  VÉcole  d'Alexandrie,  elle  n'est 
autre  que  la  doctrine  de  l'unité  de  substance.  Voici  les  passag-cs 
qui  furent  alors  les  plus  incriminés  :  «  La  raison,  y  est-il  dit, 
unit  dans  un  système  indissoluble  la  vie  individuelle  et  la  vie 
universelle.  Elle  ne  comprend  pas  plus  l'être  universel  sans 
les  individus  que  les  individus  sans  l'être  universel.  En  effet, 
sans  les  individus  qui  le  réalisent,  l'être  universel  n'est  qu'une 
abstraction  :  sans  l'universel  qui  les  contient,  les  produit  et 
les  conserve,  il  est  impossible  d'expliquer  l'existence  propre 
des  individus.  Donc,  loin  de  s'exclure,  l'individuel  et  l'univer- 
sel s'impliquent  réciproquement...  Dieu  est  pour  la  raison 
l'être  en  soi,  l'être  nécessaire  dont  les  individus  ne  sont  que 
les  manifestations.  Non  seulement  les  individus  demeurent  en 
lui,  mais  ils  y  subsistent  et  y  vivent.  Il  est  tout  aussi  impossi- 
ble de  concevoir  Dieu  sans  le  monde  que  le  monde  sans  Dieu. 
On  ne  conçoit  pas  la  création  comme  l'œuvre  libre  d'un  dé- 
miurge organisant  une  matière  première,  mais  comme  l'acte 
nécessaire,  immanent,  éternel,  d'une  cause  infinie.  » 

A  dire  la  vérité,  ces  propositions  ne  firent  du  bruit  alors,  et 
ne  furent  saluées  par  les  jeunes  libéraux,  qu'à  titre  de  notes 
d'indépendance  et  de  réveil  libéral  ;  car,  en  elles-mêmes,  il 
était  difficile  de  leur  attribuer  une  véritable  originalité.  Elles 
n'étaient  qu'un  retour  à  la  première  philosophie  de  Victor  Cou- 
sin, et  étaient  empruntées,  non  seulement  pour  le  fond,  mais 
même  en  partie  textuellement,  à  ses  livres,  à  ses  cours,  à  ses 
préfaces.  C'est  lui  qui  avait  dit  :  «  Sans  fini,  pas  d'infini,  et 
réciproquement.  —  Si  Dieu  n'est  pas  tout,  il  n'est  rien.  — 
La  substance  doit  être  unique  pour  être  substance.   —  Un 


580  APPENDICE.    —   ÉTUDES    CRITIQUES 

Dieu  sans  monde  est  aussi  incompréhensible  qu'un  monde 
sans  Dieu.  »  La  doctrine  de  l'unité  de  substance,  comme 
nous  l'avons  démontré,  avait  donc  été  la  doctrine  constante 
de  Victor  Cousin  depuis  J818  jusqu'en  1833;  depuis,  il  l'avait 
laissée  dormir,  et  plus  tard  il  lavait  rétractée.  Le  mérite  de 
M.  Yacherot  (je  ne  parle  pas  du  fond  des  choses,  mais  du 
développement  historique  des  idées),  fut  d'évoquer  cette  doc- 
trine, de  réveiller  les  esprits  qui  en  perdaient  de  vue  la  gra- 
vité et  la  portée,  qui,  préoccupés  outre  mesure  de  la  person- 
nalité diviue,  oubliaient  quelque  peu  la  notion  d'infini  et 
d'universel,  qui  n'est  pas  moins  constitutive  de  l'idée  de  Dieu, 
et  qui  réclame  aussitôt  qu'elle  est  ou  parait  trop  sacrifiée  ou 
trop  méconnue. 

Cependant  M.  Yacherot  apportait  quelque  chose  de  nou- 
veau à  la  doctrine  de  l'unité  de  substance  :  il  y  regardait  de 
plus  près  que  n'avait  fait  Yictor  Cousin.  Celui-ci,  en  effet, 
s'appuyait  à  la  fois,  dans  son  panthéisme,  sur  l'école  d'A- 
lexandrie et  sur  la  philosophie  allemande,  sur  Plotin  et  sur 
Schelling.  Mais  les  philosophes  allemands  entendent-ils  l'unité 
de  substance  de  la  môme  manière  que  les  Alexandrins?  Il  est 
permis  d'en  douter.  La  philosophie  de  Plotin  est  une  philo- 
sophie mystique,  quasi  religieuse,  dans  laquelle  la  vie,  le 
monde,  la  réalité,  sont  sacrifiés  à  l'âme,  à  l'être,  à  l'un  absolu. 
Le  monde  est  une  chute,  une  dégradation  de  Dieu.  La  philo- 
sophie de  Schclling-,  au  contraire  (au  moins  la  première),  la 
philosophie  de  la  nature,  est  une  philosophie  scicnlihque,  sor- 
tie de  la  science  du  xviii"  siècle  interprétée  à  l'aide  de  Kant 
et  de  Spinoza,  et  elle  est  profondément  imprég-née  de  l'idée  du 
xvui®  siècle,  l'idée  du  progrès.  Comment  nier  la  réalité  de  la 
vie  dans  une  philosophie  du  moi?  Schelling  n'excluait  donc  ni 
la  vie,  ni  la  nature,  ni  l'art,  ni  rien  de  ce  qui  compose  l'exis- 
tence finie  :  Hegel  encore  moins.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'étaient 
mystiques,  ascétiques,  extatiques,  superstitieux,  comme  l'a- 
vaient été  les  Alexandrins.  Cousin  n'avait  pas  distingué  ces 
deux  aspects  delà  doctrine  pan  Ihéislique.  Après  avoir  admis  la 
consubstantialité  du  fini  et  de  l'inlini,  il  reste  encore  à  savoir 


LE   TESTAMENT   D'UN    PHILOSOPHE  5S1 

si  le  fini  est  pour  rinfini  un  développement  ou  une  chute. 
M.  Vaclierot  vit  le  problème,  et  le  trancha  dans  le  sens  mo- 
derne. Tout  en  admettant  le  principe  alexandrin  de  la  vie  de 
toutes   choses  dans  l'unité  et  dans  l'être,  il  prolesta  contre 
l'ascétisme  alexandrin,  si  peu  conforme  au  sentiment  de  la 
vie  réelle  dont  nous  sommes  tous  aujourd'hui  si  profondé- 
ment pénétrés.  Le  panthéisme  oriental  devait  succomber  de- 
vant le  panthéisme  occidental.  L'idée  de  progrès  l'emportait 
sur  l'idée  de  chute.  Aussi  l'auteur  critiquait-il  sévèrement  la 
théorie  de  la  procession,  qui  est  le  principal  moteur  de  la  na- 
ture dans  la  philosophie  d'Alexandrie  :  «  Dans  cette  hypo- 
thèse, dit-il,  l'être  va  toujours  se  dégradant,  s'amoindrissaut 
à  mesure  qu'il  se  développe,   commençant  par  le  meilleur, 
finissant  par  le  pire,  s'éloignant  graduellement  de  la  perfec- 
tion absolue  qui  est  son  point  de  départ,  pour  aller  se  perdre 
dans  le  néant  après  une  série  infinie  de  défaillances.  Le  monde, 
au  lieu  de  s'avancer  vers  le  bien  par  un  progrès  continu,  s'a- 
vance vers  sa  fin  à  travers  des  révolutions  successives  qui 
préparent  la  catastrophe  universelle.  »  Acelte  fausse  théorie, 
M.  Yacherol  opposait  la  théorie  moderne  du  progrès  :  u  La 
nature  va  du  pire  au  meilleur,  non  du  meilleur  au  pire;   loin 
de  descendre  par  une  série  de  dégradations,    elle  s'élève  par 
un  progrès  continu  de  l'être  inférieur  à  l'être  par  excellence; 
(le  la  nature  à  l'esprit...  ;  la  loi  de  l'être  est  de  monter,  non  de 
descendre.  »  L'auteur  voyait  bien  l'objection  qui  s'élève  con- 
tre ce  système  :  «  Il  faut  bien  se  garder  de  conclure,  disait- 
il,  que  le  pire  engendre  le  meilleur,  que  la  vie  et  la  pensée  ont 
pour  principe  la  dure  matière  :  ce  serait  confondre  la  cause 
et  la  condition.  »  Cette  réponse,  empruntée  au  spiritualisme, 
est-elle  bien  légitime  dans  la  doctrine  de  l'identité?  Si  l'être 
universel  poursuit  toujours,  sans  l'atteindre  jamais,  «  une  re- 
présentation adéquate  à  sa  nature  »,  en  vertu  de  quel  principe 
se  dépasse-t-il  ainsi  lui-même,  et  quelle  est  cette  nature  qui 
cherche  toujours  sa  représentation  sans  l'atteindre  jamais? 
Si  l'être  universel  n'est  que  «  l'être  en  puissance  »,  comme 
M.  Yacherot  le  disait  explicitement,  comment  nier  qu'il  aille 


582  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

du  moins  au  plus,  du  pire  au  meilleur?  Si,  au  contraire,  il  est 
supérieur  à  tous  ses  développements,  et  que  le  monde  ne  soil 
que  sa  représenlation,  n'est-ce  pas  revenir  en  quelque  mesure 
à  la  doctrine  de  la  transcendance? 

La  doctrine  précédente,  contenue  dans  les  conclusions  de 
V Histoire  de  l'école  d'Alexandrie,  était  bien  une  sorte  de  pan- 
théisme, quoique  l'auteur  ne  l'appelât  pas  de  ce  nom  ;  M.  Va- 
cherot  n'aimait  pas  cette  qualification  de  sa  doctrine  :  non 
sans  doute  par  scrupule  timoré  ou  par  respect  humain,  mais 
par  deux  raisons,  l'une  et  l'autre  très  philosophiques  :  la 
première ,  c'est  que  le  panthéisme  d'ordinaire  sacrifie  l'indi- 
vidualité et  la  personne  humaine,  ainsi  que  la  liberté  morale, 
principes  que  M.  Vacherot  tenait  à  conserver,  aussi  bien 
que  les  spiritualistes  les  plus  décidés;  la  seconde,  c'est  que, 
conservant  de  Dieu  la  môme  idée  que  les  spiritualistes,  il 
lui  répugnait  d'appeler  Dieu  le  principe  des  choses  après  lui 
avoir  retiré  tout  ce  qui,  dans  les  croyances  communes,  carac- 
térise le  plus  la  Divinité,  à  savoir  la  personnalité,  la  provi- 
dence, les  attributs  moraux.  Il  y  avait  donc  à  s'expliquer  sur 
ces  différents  points,  et  c'est  ce  que  fit  notre  philosophe  dans 
son  grand  ouvrage  :  la  Métaphysique  et  la  Science,  qui  est  son 
principal  titre  en  philosophie. 

Ce  livre  parut  en  1859,  avec  beaucoup  d'éclat  et  un  g'rand 
succès'.  L'école  spiritualiste  lléchissait  et  s'affaiblissait  ;  l'é- 
cole critique  faisait  chaque  jour  de  nouveaux  progrès.  Dans 
le  silence  des  uns,  dans  le  progrès  triomphant  des  autres, 
l'apparition  d'une  vaste  construction  métaphysique  oii  toutes 
les  questions  (trop  de  questions  peut-être)  étaient  traitées  et 
résolues,  une  revue  de  tous  les  systèmes  (dans  laquelle  on  se 
trouvait  un  peu  noyé),  une  critique  éclairée  qui  faisait  la  part 
du  vrai  et  du  faux  dans  chacun  d'eux,  un  large  éclectisme  qui 
se  croyait  une  synthèse,  quoiqu'il  n'échappât  peut-être  pas 
lui-même  à  l'objection  faite  à  l'éclectisme,  de  n'être  qu'une 
juxtaposition  d'éléments  divergents,  mais  surtout,  au  milieu 

1.  Voyez,  sur  ce  livre,  dans  la  Jicri/e  d/'<<  Deux  Mondes  du  lo  janvier  1860, 
l'étude  de  M.  Ueuau  :  l'Avenir  de  la  Mrt(ipli>jsiijii<'. 


LE   TESTAMExNT   D'UN   PHILOSOPHE  583 

de  toutcela,  une  critique  neuve  et  profonde  de  l'une  des  idées 
fondamentales  de  la  métaphysique,  l'idée  d'être  parfait,  tout 
cela,  en  réveillant  fortement  la  pensée  spéculative,  fit  le  suc- 
cès de  ce  livre,  qui,  tout  en  inquiétant  quelque  peu  les  spiri- 
tualistos  libéraux,  leur  donnait  au  fond,  cependant,  confiance 
et  espoir,  en  leur  montrant  que  tout  n'était  pas  dit,  et  que 
leur  science  avait  encore  devant  elle  de  vastes  et  brillantes 
perspectives.  Ce  fut  le  malheur  d'un  autre  beau  livre  qui  pa- 
rut à  la  même  époque,  Y  Essai  de  philosophie  religieuse  d'Emile 
Saisset,  de  rencontrer  cette  éclatante  concurrence.  Saisset  ter- 
minait une  période,  tandis  qu'on  était  impatient  d'en  com- 
mencer une  autre.  Le  livre  de  Saisset  résumait  brillamment 
et  noblement  les  conceptions  du  spiritualisme  cartésien  et 
leibnizien;  au  fond,  c'était  bien  lui  qui  avait  raison  ;  mais  il 
ne  faisait  aucune  part  aux  nouveaux  éléments  de  la  pensée, 
ni  à  la  philosophie  allemande,  ni  au  mouvement  scientifique 
moderne.  La  philosophie  a  besoin  de  remuement  et  d'action, 
comme  le  dit  Pascal  de  la  vie  humaine.  Dans  cette  noble  con- 
clusion des  doctrines  spiritualistes,  la  philosophie  était  trop 
pacifiée  et  trop  simplifiée.  Ce  n'était  pas  moins  une  belle  œu- 
vre, qui  n'a  eu  que  le  tort  de  ne  pas  venir  à  son  heure.  Plus 
tôt,  ou  plus  tard,  ces  idées  eussent  paru  fortes  :  mais  alors  on 
les  connaissait  trop. 

Notre  intention  ne  peut  être  de  revenir  sur  l'analyse  du 
livre  de  la  Métaphysique  et  la  Science;  nous  signalerons 
seulement  l'étape  nouvelle  de  l'auteur  et  le  point  de  vue  sail- 
lant qui  la  caractérisei"L'//?5^o?Ve  de  l'école  d'Alexandrie  n'a- 
vait été  au  fond,  nous  l'avons  vu,  que  le  retour  à  la  doctrine 
de  Cousin  sur  l'unité  de  substance.  Ici  l'auteur  aune  théorie 
qui  lui  est  propre,  la  théorie  de  l'idéal;  elle  était  déjà,  mais  en 
sous-ordre,  dans  l'ouvrage  précédent  :  ici,  elle  devenait  tout 
à  fait  une  thèse  ;  pour  la  bien  comprendre,  il  faut  remonter 
de  quelques  pas  en  arrière  et  tenir  compte  des  antécédents. 

C'est  Kant  qui,  le  premier,  a  soutenu  celte  doctrine  que 
nous  n'avons  pas  le  droit  de  conclure  de  l'idée  à  la  réalité  : 
c'est  lui  qui  a  dit  que  Dieu  n'est  qu'un  idéal;  et,  en  ce  sens, 


o84  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

la  (loclrine  de  M.  Yaclicrot  n'est  qu'une  conséquence  ol  une 
siiile  de  celle  de  Kanl  :  ce  n'est  donc  pas  une  hypotlièse  tout 
à  fait  originale.  Mais  il  faut  remarquer  que  la  critique  de  Kant 
se  bornait  à  ceci  :  l'impossibilité  du  passage  de  l'idée  à  l'ètrc 
par  voie  de  raisonnement;  en  d'aulres  termes,  l'insuffisance 
log-ique  des  preuves  de  l'existence  de  Dieu,  et  particulièrement 
de  l'argument  à  priori  qui  est,  suivant  lui,  le  postulat  sous- 
entendu  dans  toutes  ces  preuves.  Mais  Kant  ne  tirait  pas  d'ob- 
jection particulière  de  l'idée  de  perfection;  il  niait  en  géné- 
ral toute  objectivité,  celle  de  l'âme  et  du  monde  aussi  bien  que 
celle  de  Dieu,  l'infini  et  l'absolu  aussi  bien  que  le  parfait. 
(Tétaient  les  choses  en  soi  en  général  qui  lui  paraissaient 
manquer  des  conditions  de  l'objectivité.  Cependant  il  conser- 
vait encore  l'inconditionnel  ou  l'absolu  comme  une  loi  de 
l'esprit. 

Cette  dernière  concession  de  Kant  fut  l'objet  de  la  critique 
pénétrante,  acérée,  vraiment  profonde,  de  l'Ecossais  llamil- 
lon  dans  son  célèbre  article  :  Cousiu-Schelling.  Il  reprochait 
à  Kant  de  n'avoir  pas  complètement  «  exorcisé  la  notion  de 
l'absolu  )).  Pour  lui,  non  seulement  l'absolu  n'existe  pas  en 
tant  qu'être  (si  ce  n'est  pour  la  foi);  il  n'existe  pas  même 
en  tant  qu'idée.  11  distinguait  d'ailleurs  deux  formes  de  Fincon- 
ditionncl,  non  seulement  différentes,  mais  opposées,  quoique 
toujours  confondues  :  finfini  et  l'absolu.  L'un  n'est  pas  plus 
compréhensible  que  l'autre;  aucun  d'eux  n'a  de  raison  d'être 
que  l'impossibilité  de  son  contraire.  L'un  et  l'autre  sont  ex- 
clus par  cette  raison  commune  que  la  loi  de  toute  connais- 
sance est  le  relatif  et  le  fini  :  «  Penser,  c'est  conditionner.  » 
Par  cette  critique,  Ilamilton  supprimait  complètement  le  rôle 
régulateur  que  Kant  avait  encore  conservé  à  la  notion  d'ab- 
solu. En  même  temps  il  prétendait  retrouver  par  la  croyance 
ce  qu'il  détruisait  par  la  science; et  môme  ce  n'était  pas  sans 
quelque  arrière-pensée  de  sauver  les  mystères  chrétiens  quo 
les  philosophes  de  cette  école,  notamment  M.  Mansel,  insis- 
taient si  énergiquemcnt  sur  fincompréhensibilité  de  Dieu. 

Quel  fut  maintenant  le  point  de  vue  de  M.   Vacherot,  par 


LE   TESTAMENT   D'UN    PHILOSOPHE  585 

rapport  à  ces  doux  conceptions,  celle  de  Kant  et  celle  d'IIa- 
milton?  Il  no  soulevait  pas,  ou  plutôt  il  résolvait  dogmatique- 
ment contre  Kant  le  problème  do  robjectivilé;  il  rejetait,  et 
peut-être  même  n'examinait-il  pas  assez  la  critique  d'Hamilton 
contre  les  notions  d'infini  et  d'absolu.  Il  conservait  ces  doux 
notions;  mais,  ce  qullamillon  n'avait  pas  fait,  il  concentrait 
sa  critique  sur  une  troisième  idée  qui  n'est  ni  celle  d'infini 
ni  celle  d'absolu,  mais  celle  d'être  parfait,  que  l'on  n'avait 
jamais  nettement  dégagée  des  deux  autres.  Le  sens  de  sa 
critique  peut  être  entendu  ainsi  :  quand  même  vous  auriez 
raison  de  Kant  et  d'Hamilton,  quand  même  vous  admettriez 
l'objectivité  on  général  do  l'être  on  soi,  et  en  particulier  do 
l'infini  et  de  l'absolu,  vous  n'auriez  pas  prouvé  par  là  même 
la  réalité  de  Dieu,  comme  on  le  croit  dans  l'école  :  car  Dieu 
n'est  ni  l'absolu  ni  l'infini  ;  il  est  le  parfait.  Est-ce  que  le 
monde  d'Épicuro  n'est  pas  infini?  Est-ce  que  les  atomes  no 
sont  pas  absolus?  Est-ce  qu'une  matière  universelle  et  unique 
n'est  pas  infinie  et  absolue,  puisqu'elle  n'a  ni  commencement, 
ni  fin,  ni  forme  dans  l'espace,  ni  cause  qui  la  produit,  ni 
agent  extérieur  qui  la  modifie?  La  tbéologie  se  distingue 
de  la  métaphysique.  La  vraie  question  théologique  n'est  pas 
celle  de  l'existence  de  l'absolu,  mais  de  l'existence  du  parfait. 
Les  Cartésiens  ont  donc  eu  raison  de  définir  Dieu  l'être  par- 
fait; s'il  n'est  pas  parfait,  il  n'est  pas.  Mais  l'être  parfait  peut- 
il  exister?  Voilà  la  question. 

Pour  JM.  Vacherot,  la  perfection  est  par  essence  incompa- 
tible avec  l'existence.  Perfection  est  un  terme  qui  s'applique 
aux  attributs,  aux  qualités  d'un  être,  considéré  dans  son  es- 
sence, dans  son  idée,  abstraction  faite  de  son  existence.  C'est 
un  modèle  que  nous  construisons  avec  les  élémens  de  la  réa- 
lité. Par  exemple,  la  réalité  nous  donne  des  cercles;  mais  le 
cercle  parfait,  qui  est  la  vérité  du  cercle  réel,  n'existe  cepen- 
dant pas  :  il  n'existe  que  dans  notre  esprit.  Ainsi  en  est-il  du 
sage  stoïcien,  de  la  République  de  Platon,  de  toutes  ces  for- 
mes idéales  qui  nous  servent  de  modèles  quand  nous  voulons 
juger  les  choses,  mais  qui  n'ont  aucun  type  dans  la  réalité. 


586  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

Je  sais,  dit  Fauteur,  que  Descartes  a  fait  une  distinction  entre 
les  créations  de  notre  imagination  et  les  conceptions  ration- 
nelles nécessaires,  dont  le  propre  est  d'impliquer  Texistence 
de  leurs  objets.  Mais  il  ne  semble  pas  que  la  notion  de  parfait 
rentre  dans  cette  catégorie.  C'est  une  simple  généralisation 
des  notions  diverses  de  types  déterminés,  à  laquelle  il  n'est 
nullement  nécessaire  d'attribuer  l'existence  objective.  Autre 
chose  est  la  perfection  relative,  autre  chose  la  perfection  ab- 
solue, la  perfection  en  soi  :  autant  l'une  est  claire,  autant 
l'autre  est  obscure.  Ce  que  nous  appelons  perfection  relative 
se  rapporte  toujours  à  un  type  déterminé.  On  sait  ce  que  c'est 
que  la  perfection  d'une  qualité,  d'une  vertu,  d'une  forme; 
mais  on  ne  sait  ce  que  c'est  que  la  perfection  de  l'être  en  soi. 
Le  règne  minéral,  le  règne  vég-étal,  le  règne  animal,  ont  cha- 
cun leur  perfection  :  autant  de  types  divers,  autant  de  perfec- 
tions différentes;  mais  la  perfection  en  soi  est  inintelligible. 
Pour  donner  un  contenu  à  cette  idée  de  perfection,  on  est 
obligé  de  prêter  à  Dieu  les  attributs  de  la  nature  humaine  ; 
et  ce  qu'on  appelle  l'être  parfait  n'est  pas  autre  chose  qu'un 
homme  parfait. 

Est-ce  à  dire  cependant  que  la  notion  de  perfection  ne  soit 
rien  qu'un  mot,  une  abstraction  vide,  un  non-sens?  Nulle- 
ment :  c'est  une  catégorie  importante  de  l'esprit;  c'est  une 
loi.  Si  nous  n'avions  pas  en  nous  l'idée  de  perfection  absolue, 
comment  pourrions-nous  comparer  les  divers  degrés  de  per- 
fection? De  quel  droit  prononcerions-nous  la  supériorité  d'un 
type  sur  l'autre,  de  la  plante  sur  la  pierre,  de  l'animal  sur  la 
plante,  de  l'homme  sur  l'animal?  L'esprit  ne  peut  s'arrêter  à 
un  type  déterminé  ;  il  lui  faut  toujours  monter  dans  l'échelle 
des  types.  Ainsi,  l'idée  de  perfection  existe  dans  l'esprit, 
mais  non  au  dehors.  L'objet  du  concept  d'infini,  d'absolu, 
d'universel,  existe  en  acte  :  c'est  le  monde  réel.  L'objet  du 
concept  de  perfection  n'existe  pas  en  acte  :  c'est  un  idéal.  Ce 
n'est  pas  néanmoins  un  concept  vide  et  inutile.  Est-ce  que 
la  géométrie  est  une  science  vide,  parce  que  c'est  une  science 
idéale?  Est-ce  que  la  morale  est  une  science  vide,  pour  être 


LE   TESTAMENT    D'UN    PHILOSOPHE  587 

non  moins  idéale?  La  ligne,  le  cercle,  le  polygone  régulier, 
ne  sont  que  des  notions  idéales  ;  et  sur  ces  notions  idéales 
on  fonde  la  science  la  plus  solide.  Le  sage,  le  juste,  le  héros, 
le  saint,  ne  sont  aussi  que  des  types  idéaux,  et  ce  sont  cepen- 
dant ces  types  qui  sont  la  loi  de  la  vie  pratique. 

Il  en  est  de  même  de  Tidée  de  Dieu.  Ce  n'est  qu'une  con- 
ception idéale  ;  mais  c'est  la  plus  haute  de  toutes.  Loin  d'ex- 
clure la  théologie,  M,  Yacherot  la  mettait  fort  au-dessus  de 
la  métaphysique,  par  la  même  raison  que  la  géométrie  pure 
est  supérieure  à  la  géométrie  appliquée.  Il  opposait  la  réalité 
et  la  vérité.  La  métaphysique  est  la  science  de  la  réalité  ;  la 
théologie  est  la  science  de  la  vérité.  La  théologie,  ou  méta- 
physique idéale,  s'élève  donc  jusqu'à  Dieu  :  hien  plus,  elle  le 
définit;  elle  l'appelle  l'Esprit.  Il  n'y  a  que  l'esprit  qui  puisse 
être  pris  par  nous  pour  le  type  de  la  perfection,  c'est  lace 
qu'il  y  a  de  vrai  dans  la  théologie  chrétienne  et  cartésienne. 
Mais  l'esprit  pur,  l'esprit  parfait,  ne  peut  exister  qu'en  esprit 
et  en  vérité,  c'est-à-dire  dans  la  pensée,  non  dans  la  réalité. 
L'esprit  seul  est  Dieu;  le  monde  n'est  pas  Dieu.  C'est  par  un 
étrange  ahus  de  mots  que  le  panthéisme  lui  donne  ce  nom. 
Quelque  magnifique  idée  que  l'on  se  fasse  du  Cosmos,  il  y  a 
un  abîme  entre  Dieu  et  le  monde.  Les  vrais  théolooiens  ne 
sont  ni  Parménide,  ni  Spinoza,  ni  Hegel,  qui  ont  cherché  Dieu 
dans  l'universel  :  c'est  Platon,  c'est  Aristote,  c'est  saint  Au- 
gustin, Descartes,  Leihniz,  qui  l'ont  cherché  dans  l'être  parfait, 
dans  l'esprit.  Le  sentiment  religieux  peut  se  conserver  tout 
entier  dans  une  philosophie  qui  admet  l'idéal;  et  l'auteur,  en- 
traîné par  l'ivresse  de  sa  pensée,  s'écriait,  en  modifiant  un 
mot  célèbre  de  Fénclon  :  «  0  Idéal!  n'es-tu  pas  le  Dieu  que 
je  cherche?  »  Un  instant,  il  avait  cru  le  trouver  dans  le  monde 
réel,  mais  il  s'en  est  détourné  :  «  Ce  n'est  que  le  Dieu  Pan  de 
l'imagination...  Où  le  chercher  alors,  s'il  n'est  ni  dans  le 
monde  ni  hors  du  monde?  Où  le  chercher,  sinon  en  toi,  saint 
Idéal  de  la  pensée  ?  » 

Ainsi,  dans  cette  seconde  phase  de  sa  philosophie,  M.  Ya- 
cherot renonçait  au  panthéisme  de  la  première.  Le  panthéisme 


o88  APPENDICE.   —   ETUDES   CRITIQUES 

essaye  de  confondre  l'idée  de  Dieu  et  l'idée  du  monde,  la  réa- 
lité et  la  vérité.  Ce  fut  pour  notre  auteur  un  premier  éblouis- 
sement  ;  mais  bientôt  il  fut  amené  à  briser  cette  unité  pan- 
théistique,  il  vit  le  monde  d'un  côté  et  Dieu  de  l'autre.  Il 
sépara  la  réalité  de  la  vérité.  Pour  ce  qui  est  du  monde  et  de 
la  réalité,  il  fut  hardiment  alliée  ;  pour  ce  qui  est  de  la  vérité 
et  de  l'idéal,  il  fut  hardiment  théiste.  Il  ne  voulut  plus  d'un 
Dieu  imparfait  qui  contient  dans  ses  entrailles  le  crime  et 
l'erreur.  Il  voulut  pouvoir  en  appeler  du  monde  à  Dieu  dans 
le  ciel  de  la  conscience.  Ce  Dieu  n'est  qu'une  conception  de 
la  pensée,  mais  il  est  plus  vrai  que  le  Dieu  réel,  qui  ne  vit 
que  dans  l'espace  et  dans  le  temps  '. 

II 

Considérons  maintenant  la  philosophie  de  M.  Vacherol 
dans  sa  troisième  et  dernière  phase,  dont  son  récent  ouvrage 
n'est  que  le  complément  et  l'achèvement.  Dans  cette  troi- 
sième phase,  c'est  le  spiritualisme  qui  domine  et  qui  éclate. 
Ce  spiritualisme  n'était  nullement  absent  des  phases  précé- 
dentes, mais  il  y  était  subordonné  à  des  idées  plus  impor- 
tantes aux  yeux  du  philosophe,  parce  qu'elles  constituaient  la 
part  d'indépendance  et  de  peisonnalité  qu'il  revendiquait  en 
philosophie.  Il  y  a  donc  ici,  non  un  changement  essentiel, 
mais  un  changement  de  plan  et  de  perspective,  et  aussi  quel- 
ques additions  notables  et  quelques  suppressions  notables  qui 
sont  le  progrès  naturel  de  la  pensée. 

Il  est  très  vrai  de  dire  que  les  principes  spiritualistes  de 
notre  philosophe  n'avaient  jamais  manqué  à  aucun  de  ses 
écrits.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  le  terme  de  spiritualisme, 
en  philosophie,  a  surtout  rapport  ù  la  question  de  l'âme,  el 
non  à  la  question  de  Dieu.  Il  s'oppose  au  matérialisme,  non 
au  panthéisme.  Il  relève  de  la  psychologie  plus  que  de  la 
cosmologie   et   de   la  théologie.    C'est  en   psychologie    que 

1.  Sur  l'objcclivitc  de  ridée  d'être  parfait,  voir  plus  haut,  livre  IV,  leçon  m. 


LE  TESTAMENT   DUN    PHILOSOPHE  589 

M.  Yacberot  est  et  a  toujours  été  spiritualiste  :  c'est  en  cos- 
mologie, nous  l'ayons  vu,  qu'il  a  séparé  le  théisme  du  spiri- 
tualisme ;  et  encore,  en  maintenant  un  théisme  idéal,  il  pré- 
tendait rester  fulèle  à  la  tradition  spiritualiste. 

Déjà,  en  184G,  dans  l'article  Conscience,  publié  par  le  Dic- 
lionnaire  des  sciences  pliilosophiques,  article  qui  fut  fort  re- 
marqué à  cette  époque,  M.  Yacberot  exprimait,  avec  l'ampleur 
qui  caractérise  sa  manière,  le  nouveau  spiritualisme  d'alors, 
celui  de  Maine  de  Biran.  Ce  spiritualisme  se  distinguait  de  ce- 
lai de  Royer-Gollard  et  de  Cousin  en  ce  que,  pour  ceux-ci,  la 
conscience  n'allait  pas  au  delà  des  phénomènes  et  dos  actes 
du  moi,  et  que  l'induction  seule  pouvait  s'élever  jusqu'aux 
substances,  tandis  que,  suivant  Maine  de  Biran,  la  conscience 
pénétrait  au  delà  des  phénomènes,  atteignait  la  cause  elle- 
même,  le  principe  de  nos  actes,  l'àme  dans  son  être  et  dans 
son  fond.  Yoici  comment  M.  Yacberot  résumait  cette  doc- 
trine, alors  très  neuve,  et  qui  fut  admise  immédiatement  par 
toute  l'école  spiritualiste  :  «  Le  moi  n'a  pas  seulement  cons- 
cience de  ses  actes  et  de  ses  facultés  ;  il  a  conscience  du  fond 
même  de  son  être,  puisque  le  fond  de  son  être  c'est  la  simpli- 
cité, la  causalilé,  la  personnalité,  la  liberté.  II  se  sent  donc 
comme  substance,  comme  âme,  comme  esprit...  S'il  y  a  des 
mystères  dans  la  science  de  l'homme,  c'est  au  delà  du  moi 
qu'ils  commencent.  »  Et,  caractérisant  la  nature  de  l'âme,  il 
disait  :  «  Qu'est-ce  que  l'àme?  Une  cause,  une  force  simple, 
spontanément  active,  principe  et  centre  de  tous  les  mouve- 
ments de  la  vie"  extérieure...  L'unité,  la  simplicité,  l'activité 
spontanée,  ne  sont  pas  les  attributs  d'un  être  mystérieux,  d'une 
substance  indéfinissable  et  inaccessible  qu'on  nommerait  l'es- 
prit... Le  moi  est  le  vrai  type  de  l'âme  ;  la  conscience,  le  vrai 
sanctuaire  de  la  vie  spirituelle.  » 

Dans  le  livre  de  la  Mclaphijsique  et  la  Science,  l'auteur 
maintenait  la  même  doctrine.  C'est,  comme  on  sait,  un  dia- 
log-ue  entre  le  savant  et  le  métaphysicien.  Mais  ils  changent 
quelquefois  de  rôle.  Ici,  c'est  le  savant  qui  expose  la  doctrine 
précédente  :  «  Que  n'a-t-on  pas  dit  sur  la  nature  de  l'àme  ? 


390  APPENDICE.   -   ÉTUDES   CRITIQUES 

Et  quoi  de  plus  simple?...  L'esprit  est-il  autre  chose  que  la 
force  une,  identique,  permanente,  libre,  consciente  et  raison- 
nante, que  chaque  homme  sent  en  soi?  Qu'avez-vous  besoin 
d'en  savoir  davantage?  »  Cette  doctrine  est  approuvée  par 
le  métaphysicien,  qui  déclare  que,  pour  tous  les  êtres  indivi- 
duels dont  se  compose  la  nature,  «  la  notion  de  force  épuise 
la  notion  du  sujet  ».  C'est  bien  là  toujours  la  doctrine  leibni- 
zienne  et  biranienne,  doctrine  qui,  généralisée  et  étendue  à 
tous  les  êtres  de  la  nature,  ne  voit  partout  que  des  forces 
analogues  à  l'àme  humaine,  supprime  ou  croit  supprimer  le 
mystère  de  la  communication  de  l'àme  et  du  corps,  parce 
qu'au  lieu  d'associer  l'une  à  l'antre  deux  substances  hétéro- 
gènes, elle  associe  l'âme  à  des  forces  inférieures,  mais  ana- 
logues à  elle.  C'est  ce  qu'on  appelle  le  dynamisme  :  une 
échelle  de  forces  graduées  et  liées,  voilà  la  nature.  Ainsi, 
tant  que  vous  ne  sortiez  pas  du  domaine  des  forces  indivi- 
duelles et  finies,  le  philosophe  marchait  d'accord  avec  les 
spiritualistes  de  son  temps.  Le  seul  point  réservé  était  le  pas- 
sage de  l'individuel  à  l'universel,  des  êtres  particuliers  au 
Tout.  «  Comment  ces  forces  arrivent-elles  à  correspondre,  à 
coopérer  de  manière  à  former  un  tout,  un  système,  le  Cosmos 
en  un  mot?  »  C'était  le  problème  de  la  mélaphysique  :  c'était 
à  celle-ci  à  compléter  la  psychologie. 

Les  mêmes  doctrines,  plus  accusées  encore  et  de  plus  en 
plus  dirigées  contre  le  matérialisme,  le  positivisme,  le  rela- 
tivisme, sont  le  fond  des  écrits  de  M.  Yacherot  depuis  1868, 
par  exemple  les  £'ss«fs'  de  philosophie  antique,  dans  lesquels 
l'auteur  défendait  vivement  la  méthode  psychologique  contre 
toutes  les  formes  récentes  de  l'empirisme  ;  et  l'ouvrage  inti- 
tulé Science  et  Conscience,  où  il  essaye  de  résoudre  le  conflit 
entre  ces  deux  facteurs,  tout  en  maintenant  énergiquement 
le  principe  de  l'activité  individuelle  et  de  la  liberté  de  nos 
âmes.  Ou  voit  par  cet  historique  que  M.  Yacherot  était  auto- 
risé par  ses  propres  précédents  à  intituler  son  dernier  ou- 
vrage :  le  Nouveau  Spiritualisme,  et  qu'il  n'y  faut  pas  chercher 
une  rétractation    et  une  conversion.  L'auteur  ne  fait   qu'y 


LE   TESTAMENT   D'UiN    PHILOSOPHE  ^91 

reproduire  ce  qu'il  disait  en  184G  sur  la  doctrine  de  Maine  de 
Biran  :  «  Qu'est-ce  que  l'àme  au  témoignage  de  la  conscience? 
une  cause,  une  force,  etc.  »  L'auteur  se  rétracte  si  peu  qu'il 
se  copie  et  reproduit  textuellement,  comme  sa  doctrine  défini- 
tive, le  passage  même  que  nous  avons  cité  plus  haut.  11  main- 
tient contre  le  matérialisme  la  nécessité  d'une  unité  centrale 
et  d'un  principe  permanent.  Il  affirme,  comme  tous  les  spiri- 
tualistes,  qu'il  n'y  a  pas  de  conscience  sans  personnalité,  de 
mémoire  sans  identité,  de  devoir  sans  liberté.  Sans  doute,  il 
continue  à  écarter  la  doctrine  des  deux  substances,  je  veux 
dire  des  deux  espèces  de  substances,  puisque  tout  est  force,  et, 
par  conséquent,  toutes  les  substances  sont  homogènes  ;  mais 
il  maintient  la  distinction  des  deux  vies,  des  deux  natures, 
par  conséquent  Yhomo  duplex;  et  il  met  en  garde  la  psycho- 
logie contemporaine  contre  les  excès  de  l'école  physiologique. 
En  même  temps  qu'il  maintient  le  principe  spiritualiste  en 
psychologie,  il  maintient  en  cosmologie  l'explication  dyna- 
mique et  ne  voit  partout  dans  l'univers  que  des  forces  et  des 
centres  de  force.  Il  croit  par  là  être  l'interprète  fidèle  de  la 
science  moderne,  qu'il  prétend  ainsi  réconcilier  avec  la  mé- 
taphysique. Mais  peut-être  la  science  ne  tient-elle  pas  autant 
qu'il  le  croit  à  l'idée  de  force.  Beaucoup  de  savants,  au  con- 
traire, inclinent  à  croire  que  c'est  là  une  notion  très  obscure 
et  à  peu  près  inutile,  qu'il  faut  laisser  à  la  métaphysique.  Que 
la  science  actuelle  tende,  comme  au  temps  de  Descartes,  à 
ramener  aiL mouvement  la  plupart  des  phénomènes  de  la 
nature,  cela  est  vrai;  mais  le  mouvement  suppose  non  seu- 
lement un  principe  do  mouvement,  mais  encore  un  sujet  de 
mouvement;  non  seulement  quelque  chose  qui  meut,  mais 
quelque  chose  qui  se  meut.  Or  une  force  est  quelque  chose 
qui  meut,  mais  non  pas  quelque  chose  qui  se  meut,  et  surtout 
qui  est  mue.  Se  représente-t-on  une  force  qui  court,  une  force 
qui  marche,  qui  vole,  qui  se  transporte  d'un  endroit  à  un 
autre?  La  force  produit  le  mouvement  ;  elle  ne  le  subit  pas. 
Il  faut  donc  de  deux  choses  l'une  :  ou  admettre  que  le  mou- 
vement n'est  qu'une  apparence,  une  forme  de  limagination, 


592  APPENDICE.  —   ÉTUDES    CRITIQUES 

et  transformer  le  dynamisme  en  idéalisme  ;  ou  admollro  dans 
la  matière  non  seulement  le  moteur,  mais  le  mobile  et,  par 
conséquent,  un  élément  passif  susceptible  d'être  mù,  soit 
qu'on  admette  d'ailleurs  le  dualisme  inséparable  de  la  matière 
et  de  la  force,  soit  qu'on  sépare  lune  de  l'autre.  En  outre, 
l'analogie  de  la  force  spirituelle  avec  les  forces  matérielles 
n'est  pas  non  plus  sans  difficulté  :  car,  si  Ton  peut  admettre, 
sans  grande  résistance,  que  la  matière  a  de  l'analogie  avec 
l'esprit,  il  faut  aussi  prévoir  la  réciproque.  Les  forces  ma- 
térielles étant  soumises  aux  lois  du  choc,  de  l'élasticité,  de 
l'attraction  à  dislance,  de  la  pesanteur,  comment  la  force 
àme,  si  elle  est  de  même  espèce,  échappera-t-elle  à  ces  lois? 
Il  faudra  donc  admettre  que  nos  âmes  sont  soumises  aux 
lois  de  la  mécanique,  qu'elles  peuvent  s'attirer  en  raison 
inverse  du  carré  des  distances  ;  que,  réunies  en  faisceau,  elles 
pourront  former  une  masse  susceptible  de  poids  ;  on  pourra 
être  écrasé  par  des  âmes,  etc.\  On  voit  que  le  dynamisme 
a  ses  difficultés  propres  et  qu'il  y  avait  là  des  recherches 
dignes  de  la  haute  pénétration  de  M.  Yacherot. 

Mais  nous  n'avons  pas  à  nous  attarder  sur  ces  questions, 
M.  Yacherot,  dans  son  dernier  ouvrage,  n'ayant  rien  changé 
sur  ce  point  à  ses  doctrines  précédentes.  La  partie  vraiment 
intéressante  de  son  livre  est  sa  doctrine  sur  Dieu.  C'est  là 
qu'il  y  a  quelques  modifications  importantes  qui  le  rappro- 
chent, à  ce  qu'il  nous  semble,  beaucoup  plus  que  par  le  passé, 
de  ses  amis  spiritualistes.  Nous  ne  dirons  pas  que  ses  vues 
soient  très  feruics,  et  qu'il  n'y  ait  pas  quelques  iluclualions 
entre  la  pensée  antérieure  et  la  pensée  actuelle  ;  nous  ne 
dirons  pas  qu'en  voulant  s'expliquer,  il  n'ait  pas  plus  ou  moins 
compromis  l'unité  de  sa  doctrine  ;  enfin  nous  sommes  loin  de 
croire  qu'il  ait  trouvé  le  poiut  fixe  entre  toutes  les  nuances 
de  solution  qu'un  si  grand  problème  peut  sugg-érer.  Mais  nous 
ne  croyons  pas  devoir  tirer  parti  de  ces  contradictions  s'il  y 


1.  Kant,  qui  avait  passé  par  le  dynamisme  leibiiizicn,  a  signalé  des  diriicullés 
semblables  dans  son  curieux  écrit  :  les  lidves  d'un  mélaplnjsicien. 


LE   TESTAMENT    D'UN    PHILOSOPHE  o93 

en  a.  De  telles  flucluations  se  trouvent  également  chez  tous 
les  penseurs  de  notre  époque,  même  les  plus  grands.  Ni 
Schelling-  ni  Biran  n'en  ont  été  exempts.  Elles  tiennent  au 
progrès  même  de  la  pensée,  qui  nous  fournit  aujourd'hui  trop 
d'idées  à  la  fois;  nous  no  pouvons  plus  nous  contenter  d'i- 
dées étroites,  et  nous  n'avons  pas  la  force  de  lier  des  idées 
larges.  De  là  ces  perpétuels  pour  et  contre  que  l'on  peut  trou- 
ver chez  tous  les  philosophes,  même  les  plus  distingués.  Ces 
contradictions  nous  paraîtraient  moins  graves  si  l'on  s'habi- 
tuait à  considérer  les  propositions  d'un  philosophe  non  comme 
les  solutions  absolues  d'un  mathématicien  oud'unthéolog-ien, 
mais  comme  les  approximations,  les  tâtonnements,  les  à  peu 
près  d'une  pensée  investigatrice,  qui  vous  montre  sincère- 
ment tous  les  aspects  ou  points  de  vue  qui  la  frappent  à  la 
fois,  laissant  au  progrès  de  la  science  le  soin  de  les  concilier. 
Ce  qui  nous  intéresse  donc  ici,  ce  n'est  pas  le  système; 
c'est  le  prog^rès  intérieur  qui  s'est  accompli  dans  l'esprit  d'un 
homme  éminent,  qui  est  à  la  fois  pour  nous  une  lumière  et 
un  exemple. 

Voici  les  points  sur  lesquels  la  doctrine  de  M.  Vacherot  n'a 
pas  varié  dans  son  nouvel  ouvrag-e.  Ce  sont  :  1°  le  principe 
de  l'immanence;  2°  l'idéalité  de  l'être  parfait.  Sur  le  premier 
point,  il  s'exprime  ainsi  :  «  Entre  nous  et  les  spiritualistes, 
reste  encore  le  problème  de  l'immanence  et  de  la  transcen- 
dance. L'immanence  est  pour  moi  une  nécessité  de  la  raison 
qui  ne  peut  arriver  à  comprendre  l'existence  de  cette  cause  au 
delà  de  l'espace  et  du  temps...  L'absolu  n'existe  pas  en  dehors 
des  réalités  relatives  dont  l'ensemble  compose  l'univers.  » 
Enfin,  il  consacre  un  chapitre  tout  entier  à  ce  qu'il  appelle 
«  l'immanence  divine  ».  —  En  second  lieu,  il  persiste  à  nier 
la  réalité  de  l'être  parfait.  Cette  idée  est  toujours  pour  lui  «  un 
idéal,  un  type  »,  dont  on  ne  peut  rien  conclure  pour  l'exis- 
tence de  son  objet.  Personne  ne  nie  qu'en  faisant  de  ses  idées 
des  êtres,  Platon  n'ait  réalisé  des  abstractions.  Pourquoi  eu 
serait-il  autrement  de  l'idée  de  Dieu,  de  l'idée  de  l'être  par- 
fait? L'auteur  condamne  le  fameux  argument  de  saint  An- 

II.  38 


394  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

selme.  Il  nie  que  noire  raison  conçoive  l'être  parfait  avec  la 
même  nécessité  que  nous  concevons  que  tout  phénomène  a 
une  cause  :  «  Le  métaphysicien  réalise  donc  une  abstraction, 
comme  le  géomètre  qui  aurait  la  pensée  de  transporter  ses 
figures  idéales  dans  le  domaine  de  la  réalité.  »  L'auteur  per- 
siste à  opposer  la  vérité  et  la  réalité,  l'essence  et  l'existence  : 
«  Qui  dit  perfection  dit  idéal;  qui  dit  idéal  dit  une  pensée 
pure,  un  type  supérieur  à  toutes  les  conditions  de  la  réalité... 
S'il  existe  des  êtres  supérieurs  à  l'homme  dans  la  série  des 
êtres  intelligents,  on  aura  beau  remonter  plus  haut,  on  ne 
rencontrera  jamais  la  perfection  absolue.  » 

On  voit  que  notre  auteur  reste  fidèle  à  lui-même  et  à  son 
ancien  programme.  Pas  de  transcendance;  pas  d'être  par- 
fait. Voilà  ce  qu'il  n'a  pas  changé  dans  sa  doctrine;  voyons 
maintenant,  s'il  y  en  a,  les  points  sur  lesquels  sa  pensée  s'est 
renouvelée. 

Nous  remarquerons  d'abord  que,  dans  son  récent  ouvrage, 
M.  Yacherot  paraît  avoir  renoncé  à  la  théologie  idéale,  à 
laquelle  il  attachait  dans  sa  philosophie  antérieure  une  très 
sérieuse  importance.  Il  dit  bien  encore  que  l'être  parfait  est 
un  idéal;  mais  il  ne  paraît  plus  croire  que  cet  idéal  puisse 
tenir  lieu  de  la  réalité.  Il  avoue  ce  qu'il  y  avait  d'étrange,  au 
moins  dans  la  forme,  à  admeltlre  en  quelque  sorte  deux 
Dieux  :  «  un  Dieu  parfait  qui  n'est  pas  vivant,  et  un  Dieu 
vivant  qui  n'est  pas  parfait  ».  Il  désavoue  cette  sorte  d'hymne 
à  l'idéal,  dont  nous  avons  cité  plus  haut  quelques  lignes, 
et  qu'il  dénonce  maintenant  comme  une  ancienne  illusion. 
((  J'ai  longtemps  cherché  Dieu  dans  la  catégorie  de  l'essence  : 
j'ai  gardé  moi-même  longtemps  cette  illusion...  Alors  même 
que  ma  pensée  s'est  détachée  de  l'abstraction  que  je  prenais 
pour  la  suprême  réalité,  j'ai  fini  un  chapitre  d'un  de  mes 
livres  par  un  hymne  à  l'idéal...  J'abrège  (ajoute-t-il  après 
avoir  cité  cet  hymne)  cette  interminable  élévation  de  mon 
âme  éj)rise  de  l'idéal  jusqu'à  l'ivresse.  »  Il  est  évident  qu'ici 
M.  Vacherol  appelle  du  nom  d'illusion  non  seulement  la 
croyance  que  l'être  parfait  est  une  réalité,  non  un  idéal,  mais 


LE   TESTAMENT   D'UN    PHILOSOPHE  593 

encore  la  croyance  que  cet  idéal  est  Dieu,  le  seul  Dieu,  qu'une 
catégorie  de  la  pensée  peut  jouer  sérieusement  le  rôle  de 
Dieu,  et  donner  satisfaction  à  la  conscience  religieuse.  En 
désavouant  cet  hymne  éloquent,  ou  du  moins  en  le  reléguant 
dans  le  passé,  en  accordant  qu'il  a  mérité,  au  moins  pour  la 
forme,  le  reproche  do  contradiction  par  son  hypothèse  des 
deux  Dieux,  l'un  réel,  qui  n'est  pas  parfait,  Fautre  parfait,  qui 
n'est  pas  réel,  il  nous  semble  que  M.  Vacherot  reconnaît,  par 
cela  mémo,  que  de  doux  choses  l'une  :  ou  il  faut  chercher 
Dieu  dans  la  réalité,  ou  il  faut  savoir  s'en  passer  absolument. 
Le  Dieu  idéal  est  une  chimère  :  c'est  l'ombre  d'une  ombre; 
n'en  parlons  plus. 

De  cette  renonciation  à  une  théologie  idéale  sortaient  des 
conséquences  inévitables.  Lorsque  M.  Vacherot  croyait  que 
son  Dieu  idéal  peut  suffire,  il  n'avait,  au  fond,  nul  besoin 
d'un  Dieu  réel;  aussi,  dans  son  livre  de  la  Métapliysique  et 
la  Science,  évitait-il  avec  soin  do  donner  le  nom  de  Dieu  non 
seulement  au  monde,  mais  à  l'infini  et  à  l'universel,  dont  le 
monde  est  la  manifestation.  Convaincu,  comme  tous  les  spi- 
ritualistes ,  que  Dieu  doit  être  parfait ,  et  la  réalité,  même 
infinie,  étant  imparfaite,  il  ne  pouvait  admettre  que  rien  de 
réel  fût  Dieu;  il  ne  craignait  donc  pas  d'être  athée  en  réalité, 
sachant  qu'il  était,  autant  que  personne,  théiste  dans  l'idéal. 
Mais  aujourd'hui,  ce  théisme  idéal  étant  écarté,  notre  philo- 
sophe se^ésignera-t-il  pour  tout  de  bon  à  l'athéisme?  Non; 
son  esprit  élevé,  bien  plus,  le  fond  mémo  et  les  tendances 
générales  de  sa  philosophie  lui  interdisent  cette  solution  déses- 
pérée. Dès  lors,  le  nom  de  Dieu,  réservé  jusque-là  à  l'idéal, 
reviendra  de  droit  au  principe  réel  dos  choses.  M.  Vacherot 
appellera  donc  de  ce  nom,  comme  Spinoza,  la  substance,  l'être, 
le  fond  des  choses.  Dieu  sera  pour  lui  un  être  vivant  et  réel, 
et  non  pas  une  abstraction. 

Mais  les  mots  ont  leurs  lois  et  leurs  forces  secrètes;  et  ce 
n'est  pas  impunément  que  Ton  emploie  le  mot  de  Dieu.  Tant 
qu'il  était  retranché  dans  son  théisme  idéal,  M.  Vacherot 
pouvait  réduire  en  toute  liberté  les  attributs  de  la  substance 


396  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

réelle,  qui  n'a  d'autre  mérite  que  d'exister,  et  qui  même 
semblait  bien  n'être  pour  lui  que  la  collection  des  êtres  parti- 
culiers. Celte  substance  n'était  pas  Dieu;  on  pouvait  on  pen- 
ser ce  qu'on  voulait.  Mais  aujourd'hui  qu'on  lui  a  restitué  ce 
nom  auguste  (car  c'est  le  titre  du  chapitre  qui  lui  est  consa- 
cré), il  faut  bien  que  ce  nom  lui  convienne,  par  quelque 
endroit,  et  qu'il  ne  soit  pas  en  contradiction  avec  elle.  Elle 
sera  immanente  dans  l'univers  :  soit;  elle  n'échappera  pas  aux 
lois  de  l'espace  et  du  temps  :  fort  bien.  Toujours  est-il  qu'il 
faut  qu'elle  soit  quelque  chose,  et  quelque  chose  d'assez  grand 
pour  mériter  le  nom  nouveau  dont  on  la  décore.  De  là  une 
tendance,  dans  la  nouvelle  théologie  de  M.  Yacherot,  à  faire 
rentrer  peu  à  peu  dans  la  notion  du  Dieu  réel  un  certain 
nombre  d'attributs  appartenant  au  Dieu  parfait.  Il  rejettera 
encore  cette  expression;  il  traitera  de  sophisme  l'argument 
de  saint  Anselme  repris  par  Descartes  ;  mais,  malgré  tout,  la 
force  des  choses  le  ramènera  vers  le  théisme,  ou  tout  au 
moins  vers  le  panthéisme  ;  or  le  panthéisme  lui-même  est  une 
sorte  de  théisme,  ou  il  n'est  rien.  Considérons  quelques-unes 
des  modifications  que  l'idée  de  Dieu  va  recevoir  dans  celte 
nouvelle  conception. 

C'est  ainsi  que  l'auteur  renonce  expressément  au  Dieu- 
progrès,  qui  semblait  bien  être  le  fond  de  sa  pensée  dans  son 
École  d'Alexandrie.  Sans  doute,  le  progrès  reste  la  loi  du 
monde,  le  développement  extérieur  de  Dieu;  mais  Dieu  lui- 
même,  dans  son  essence  et  dans  son  fond,  n'est  pas  un  deve- 
nir :  «  Quelque  arrêtée,  dit-il,  que  soit  ma  pensée  sur  l'imma- 
nence, je  n'aime  pas  qu'on  vienne  nous  dire,  avec  Hegel  et 
M.  Renan,  que  Dieu  se  fait.  Je  ne  trouve  pas  cette  manière 
de  parler  correcte.  Je  consens  bien  à  ne  pas  faire  du  Dieu 
vivant  quelque  chose  d'immuable  dans  sa  nature  abstraite, 
reléguée  au  delà  de  l'espace  et  du  temps  :  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  le  soumettre  à  la  catégorie  du  devenir  comme  ses 
œuvres.  »  Fort  bien;  mais  il  nous  semble  que,  dans  ce  pas- 
sage, M.  Yacherot  ne  saisit  pas  sa  propre  pensée  d'une  ma- 
nière bien  ferme  et  bien  cohérente.  Car  enfin,  de  deux  choses 


LE   TESTAMENT   D'UN    PHILOSOPHE  507 

l'iine  :  ou  Dieu  change,  ou  il  ne  change  pas;  s'il  ne  change 
pas,  il  est  immuahle  et  en  dehors  de  l'espace  et  du  temps  : 
c'est  rahstraction  dont  vous  ne  voulez  pas;  mais  s'ilchang-e, 
conmnient  échapperait-il  à  la  catégorie  du  devenir?  et  si  la  loi 
du  changement  est  le  progrès,  il  est  rigoureusement  exact  de 
dire  avec  M.  Renan  :  Dieu  se  fait;  avec  Diderot  :  Dieu  sera 
peut-être  un  jour.  En  un  mot,  de  deux  choses  l'une  :  ou  Dieu 
est,  ou  il  se  fait.  Si  vous  rejetez  la  seconde  hypothèse,  vous 
êtes  inévitablement  reporté  vers  la  première.  Sans  doute,  la 
loi  du  devenir  pourra  être  la  loi  du  Deus  explicitus,  de  la 
natura  naturata;  mais  l'immutabilité,  l'unité,  et  par  là  même 
la  perfection,  seront  la  loi  de  la  natura  naturans,  et  ce  sera 
seulement  celte  natura  naturans  qui  sera  le  véritable  Dieu, 
quel  que  soit  d'ailleurs  le  lien  mystérieux  qui  l'unisse  à  sa 
représentation  externe. 

Non  seulement  M.  Yacherot  rejette  de  l'idée  de  Dieu  le 
devenir,  mais  il  rejette  encore  cette  autre  forme  du  pan- 
théisme, dont  il  n'était  pas  très  éloigné  dans  sa  seconde 
phase  philosophique,  à  savoir  celle  qui  confond  Dieu  avec  le 
monde  et  l'unité  avec  la  totalité  :  «  Dieu  n'est  pas  le  monde, 
puisqu'il  en  est  la  cause.  Il  ne  s'en  distingue  pas  seulement 
comme  le  tout  de  ses  parties...  Le  tout  n'est  que  l'unité  col- 
lective... Définir  Dieu  par  le  tout,  ce  n'est  pas  seulement  le 
panthéisme,  c'est  tomber  dans  l'athéisme  pur.  »  Non  seulement 
notre  auteur  rejette  le  Dieu-tout  de  Diderot,  mais  encore  le 
Dieu-substance  de  Spinoza;  et,  reprenant  une  distinction  de 
Victor  Cousin  %  il  soutient  que  Dieu  n'est  pas  seulement  subs- 
tance, mais  qu'il  est  cause  :  «  Oui,  le  créateur  est  immanent 
dans  son  œuvre,  mais  non  pas  à  la  façon  du  Dieu  de  Spinoza. 
Le  Dieu  vivant  est  une  cause  qui  crée  de  vraies  causes,  et 
non  une  substance  qui  se  manifeste  par  des  modes  dépourvus 
de  toute  spontanéité.  Ce  puissant  esprit  a  vu  Dieu,  car  il  a 
conçu  la  suprême  Unité  ;  mais  cette  unité  n'est  pas  vivante.  » 

-  1.  Fragments  philosophiques,  préface  de  la  2^  édition,  1833  :  »  Le  Dieu  de  Spi- 
noza est  une  substance  et  n'est  pas  une  cause.  La  substance  de  Spinoza  a  des 
attributs  plutôt  que  des  etfets.  » 


■398  APPENDICE.   —  ÉTUDES   CRITIQUES 

Ainsi,  par  voie  d'exclusion,  M.  Yacherot  s'éloigne  de  plus 
en  plus  de  la  conception  naturaliste  et  pantliéistique  qui  l'a- 
vait aulrefois  plus  ou  moins  séduit,  et  à  laquelle  il  s'aban- 
donnait sans   scrupule  quand  il  croyait  pouvoir  se   réfugier 
dans  les  Templa  serena  de  l'idéal  ou  de  la  pure  pensée.  Main- 
tenant qu'il  reprend  celte  idée  de  Dieu  pour  lui  rendre  la  réa- 
lité et  la  vie,  il  lui  faut  donner  un  contenu  à  cette  idée,  et  il  se 
refuse  à  l'absorber  dans  son  œuvre.  Que  reste-t-il  donc  pour 
constituer  l'essence  divine?  Deux  attributs  fondamentaux  que 
le  théisme  sera  bien  loin  de  nier,  mais  qu'il  réclame  au  con- 
traire comme  siens,  à  savoir  :  la  cause  créatrice  et  la  cause 
finale  :  «  Cause  première  et  fm  dernière  d'un  monde  où  tout 
est  causalité  et  finalité,  voilà  les  deux  seuls  attributs  humains 
qu'une  psycholog-ie  discrète  peut  ajouter  aux  attributs  méta- 
physiques de  la  nature  divine,  sans  tomber  dans  l'antbropo- 
morphisme.  » 

Considérons  donc  ces  deux  attributs.  M.  Yacherot  n'hésite 
pas  à  attribuer  à  Dieu  la  puissance  créatrice.  Il  l'appelle  le 
Créateur.  Sans  doute  il  ne  faut  pas  prendre  ce  mot  à  la  lettre 
dans  la  doctrine  de  l'immanence  ;  il  n'est  pas  question  ici 
d'une  création  ex  niJiilo.  Mais  la  philosophie  théiste,  de  son 
côlé,  est-elle  absolument  liée  à  l'idée  d'une  création  ex  nihilo? 
Celte  doctrine,  en  réalité,  n'est  autre  chose  qu'un  mystère  chré- 
tien :  or,  la  philosophie  spiritualiste  n'est  pas  plus  tenue  à 
enseigner  ce  mystère  que  les  autres,  par  exemple  l'Incarna- 
tion et  la  Trinité.  Et  d'ailleurs  est-on  bien  loin  de  la  création 
ex  niJiilo,  lorsque  l'on  dit  avec  M.  Yacherot  :  «  Dieu  reste 
distinct  de  ses  créations,  non  comme  une  cause  étrangère  et 
extérieure  au  monde,  mais  en  ce  sens  qu'il  g-ardc  toute  sa 
fécondité,  toute  son  activité,  tout  son  être,  après  toutes  les 
œuvres  qu'il  crée,  sans  les  faire  sortir  de  son  sein...  Il  en  reste 
distinct  en  demeurant  au  fond  de  tout  ce  qui  se  passe,  mais 
toujours  avec  la  même  éneryie  de  création.  »  Je  le  demande, 
une  cause  inépuisable,  qui  conserve  toujours  la  même  éner- 
gie de  création,  qui  par  conséquent  ne  perd  rien  en  produi- 
sant tout,  qui  d'ailleurs  n'est  pas  sujette  au  devenir,  une  telle 


LE   TESTAMENT   D'UN   PHILOSOPHE  o99 

cause  ne  crée-t-ellc  pas  en  effet  les  choses  de  rien?  Je  trouve 
même  que  M.  Vacherot  fait  trop  bien  les  choses  en  déclarant 
que  Dieu  ne  crée  pas  les  êtres  en  les  tirant  de  son  propre  sein. 
Car,  à  parler  humainement,  et  en  laissant  les  mystères  à  la 
théologie,  il  est  difficile  de  concevoir  l'Etre  suprême  faisant 
sortir  les  êtres  du  néant,  sans  puiser  à  la  source  même  de 
l'être  qui  est  lui-même;  et,  pour  le  distinguer  de  ses  créa- 
tures, il  suffit  que  son  être  soit  tellement  inépuisable  qu'il 
soit  aussi  riche  après  avoir  créé  qu'auparavant. 

Ainsi,  pour  le  premier  attribut,  celui  de  la  cause  créatrice, 
nul  doute  que  M.  Vacherot  ne  se  rapproche  de  la  conception 
spiritualiste  et  théiste  :  il  en  est  de  même  et  bien  plus  encore 
de  la  cause  finale.  Dieu  n'est  pas  seulement  cause  première; 
il  est  alpha  et  oméga.  Tout  vient  de  lui,  mais  tout  retourne  à 
lui.  Cela  suffit  pour  donner  une  raison  d'être  à  l'univers,  une 
signification  à  l'existence  et  à  la  vie.  C'est  ici  la  plus  notable 
addition  que  M.  Vacherot  fasse  aujourd'hui  à  ses  doctrines 
antérieures;  et  nous  avons  la  petite  vanité  de  croire  que 
nous  n'avons  pas  été  sans  y  contribuer.  Sans  doute  il  n'avait 
jamais  nié  les  causes  finales  et  l'évolution  de  la  nature  vers 
un  but;  mais  il  n'avait  donné  aucun  développement  à  celte 
idée,  et  paraissait  même  l'avoir  par  trop  négligée.  Ici,  l'affir- 
mation explicite,  absolue,  de  l'idée  de  finalité,  la  doctrine 
d'une  évolution  finaliste,  achève  et  complète,  de  la  manière  la 
plus  noble  et  la  plus  brillante,  une  philosophie  qui  sans  cela 
risquerait  trop  de  se  confondre  avec  le  pur  naturalisme  :  «Le 
monde,  dit  l'auteur,  est  une  immense  variété  de  causes  et  de 
forces  qui,  sorties  du  sein  de  Dieu,  tende  ut  à  y  rentrer  par  la 
loi  suprême  de  la  finalité...  Le  principe  de  la  finalité  est  une 
de  ces  idées  que  Pascal  logeait  derrière  la  tête  du  savant,  et 
dont  Leibniz  faisait  la  lumière  de  toute  science...  Est-ce  au 
moment  où  le  ciel  de  nos  astronomes  nous  fait  contempler  la 
majestueuse  harmonie  de  ses  mondes  en  mouvement,  où  la 
terre  de  nos  géologues  nous  découvre  les  étonnantes  méta- 
morphoses à  travers  lesquelles  elle  a  passé,...  où  l'humanité  de 
nos  historiens  nous  laisse  voir  la  série  des  changements  qui 


600  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

l'onl  élevée  d'une  barbarie  voisine  de  la  bestialité  à  la  plus 
haute  civilisation,...  où  toute  science  nous  montre  la  loi  d'une 
évolution  progressive,...  est-ce  à  ce  moment  que  la  pbiloso- 
l^liie  dite  positive  pourrait  réussir  à  éteindre  le  flambeau  qui 
illumine  l'immense  scène  de  la  nature?  Je  ne  puis  le  croire.  » 
C'est  donc,  on  le  voit,  dans  la  finalité  (immanente  ou  trans- 
cendante, peu  importe)  que  l'auteur  trouve  la  dernière  expli- 
cation des  choses.  C'est  parla  que  la  philosophie  se  distingue 
de  la  science,  sans  qu'on  ait  pour  cela  le  droit  de  la  faire 
passer  pour  un  rêve  :  «  La  métaphysique,  dit-il,  n'est  ni 
science  ni  rêve;  elle  est  la  pensée  supérieure  qui  éclaire  la 
science  et  qui  dissipe  tout  rêve.  » 

Sans  doute  M.  Vacherot  accepte  l'hypothèse  de  l'évolution; 
mais  il  dit  que  cette  hypothèse  est  susceptible  de  deux  sens  : 
l'évolution  fatale  et  l'évolution  finale.  vVu  fond  et  dans  son 
essence,  la  doctrine  de  l'évolution  est  indifférente  entre  ces 
deux  hypothèses.  En  soi,  elle  ne  signifie  rien  autre  chose  que 
la  négation  des  créations  spéciales.  Elle  signifie  que  l'acte 
créateur  a  été  un  acte  unique  et  absolu,  qui  ne  s'est  pas  répété 
historiquement  à  des  périodes  précises.  Par  la  même  rai- 
son que  l'on  a  éloigné  l'acte  créateur  de  chacun  des  phéno- 
mènes spéciaux  de  l'univers,  le  tonnerre,  les  éclipses,  les  trem- 
blements de  terre,  la  doctrine  de  l'évolution  enseigne  qu'il  n'y 
a  pas  plus  de  raison  do  l'admettre  à  l'origine  des  espèces,  et 
même  à  l'origine  de  l'homme;  car  l'apparition  d'une  espèce, 
même  de  l'espèce  humaine,  n'est  après  tout  qu'un  phénomène 
comme  les  autres,  seulement  plus  grand  et  qui  dure  plus 
longtemps.  Bien  loin  que  la  philosophie  spiritualiste  ait  aucune 
objection  à  élever  contre  ce  point  de  vue,  elle  ne  peut,  au  con- 
traire, que  lui  être  favorable;  car  ce  n'est  autre  chose  que 
l'extension  du  dynamisme  leibnizien,  selon  lequel  Dieu,  en 
créant  les  êtres,  a  mis  en  eux-mêmes  la  loi  de  leur  dévelop- 
pement. On  peut  donc  admettre  l'évolulionnisme,  sans  admet- 
tre le  moins  du  monde  le  naturalisme  et  l'athéisme;  et  sur  ce 
point,  nous  sommes  de  l'avis  de  M.  Vacherot.  Quant  au  prin- 
cipe moteur  de  cette  évolution,  puisqu'il  le  i)lacc  en  Dieu  et. 


LE   TESTA.MEXT   D'UN    PHILOSOPHE  601 

non  dans  la  nature  elle-même;  et  puisqu'il  exclut  du  Dieu  le 
devenir  et  le  progrès,  ce  qui  d'ailleurs  est  bien  le  distinguer 
de  la  nature,  à  qui  seule  ces  attributs  conviennent  ;  puisqu'il 
exclut  aussi  le  mécanisme  de  Spinoza,  que  reste-t-il,  sinon 
d'attribuer  cette  évolution  à  un  acte  primordial  d'intelligence 
et  de  liberté?  Ici,  sans  doute,  l'auteur  s'arrête  et  nous  arrête  : 
la  crainte  de  l'anthropomorphisme  ne  lui  permet  pas  de  par- 
ler ce  langage.  Cependant,  il  ne  se  refuse  pas  à  appeler  du 
nom  de  Providence  ce  haut  optimisme  qui  voit  dans  l'univers 
une  marche  ascendante  vers  le  bien.  «  Le  gouvernement  de 
la  Providence,  dit-il,  se  manifeste  par  les  grandes  lois  de  la 
nature  que  la  science  nous  révèle  chaque  jour,  et  dont  la 
bienfaisante  action  assure  l'ordre,  la  conservation,  le  progrès 
incessant  du  Cosmos.  »  Sans  doute  il  ne  s'agit  point  ici  d'une 
providence  particulière,  d'un  père  veillant  sur  ses  créatures 
comme  sur  ses  enfants.  Mais  les  plus  grands  métaphysiciens, 
même  chrétiens,  Malebranche,  par  exemple,  enseignaient  déjà 
que  Dieu  n'agit  que  par  des  volontés  générales  ;  et  même 
l'optimisme  classique  de  Leibniz  ne  s'appliquait  guère  qu'à 
l'ensemble  des  choses,  et  fort  peu  aux  individus.  D'ailleurs, 
si  on  admet  qu'en  Dieu  l'universel  et  l'individuel  ne  font 
qu'un,  ne  pourrait-on  pas  soutenir  que  la  providence  générale 
est  en  même  temps  une  providence  particulière,  et  qu'à  la 
consommation  des  siècles  toute  créature  sera  transfigurée  et 
trouvera  le  secret  de  son  existence?  La  doctrine  précédente 
ne  contient  rien  qui  contredise  cette  espérance.  Sans  sortir 
de  la  vie  actuelle,  c'est  déjà  beaucoup  que  de  savoir  qu'on  vit 
dans  le  monde  de  la  raison,  qu'on  réalise  un  plan  divin,  que 
la  nature  a  un  but,  et  qu'en  travaillant  pour  la  justice  on  se 
rapproche  de  la  Divinité.  Je  ne  crois  pas  être  infidèle  à  la  doc- 
trine de  M.  Vacherot  en  la  traduisant  en  ces  termes;  et  lui- 
même  nous  y  autorise  en  donnant  à  cette  doctrine  le  nom  de 
spiritualisme. 

En  résumé,  sans  vouloir  exagérer  le  changement  que  nous 
avons  cru  découvrir  dans  le  nouvel  écrit  de  M.  Vacherot,  il 
nous  semble  que  sa  doctrine  métaphysique  s'est  quelque  peu 


602  APPENDICE.   —   ÉTUDES  CRITIQUES 

transformée  au  profit  du  point  de  vue  théologiquc;  que  l'au- 
teur a  obéi  à  son  tour  à  cette  loi  d'évolution  que  nous  avons 
rencontrée  chez  un  grand  nombre  de  penseurs,  et  qui  consiste 
à  compléter  leurs  conceptions  spéculatives  par  une  conception 
religieuse.  C'est  ainsi  que  Ficlite,  accusé  d'athéisme  en  1798, 
pour  avoir  appelé  Dieu  u  Tordre  moral  »,  s'est  élevé,  dans  la 
Destination  de  l'homme  et  dans  la  Vie  bienheureuse ,  à  un  point 
de  vue  hautement  religieux  et  presque  mystique  :  c'est  ainsi 
que  Maine  de  Biran,  le  philosophe  de  la  volonté  et  du  stoïcisme, 
a  également  fini  par  une  phase  mystique.  Cabanis,  revenant  de 
plus  loin,  est  au  moins  remonté  jusqu'au  stoïcisme;  et,  dans 
la  Lettre  sur  les  causes  premières ,  il  a  représenté  l'univers 
comme  gouverné  par  l'intelligence.  Diderot  lui-même  avait 
fini  par  réfuter  le  livre  de  VEsprit,  dont  le  matérialisme  le  révol- 
tait; et  il  déclarait  en  dernier  lieu  qu'on  no  peut  pas  faire  sor- 
tir ce  qui  pense  de  ce  qui  ne  pense  pas,  et,  d'un  autre  côté, 
que  c'est  une  hypothèse  arbitraire  et  gratuite  de  considérer 
la  sensibilité  comme  inhérente  à  la  matière.  Schelling-,  comme 
on  sait,  passait  de  la  philosophie  de  la  nature  à  une  sorte  de 
néo-christianisme;  Auguste  Comte  enfin  finissait  par  fonder 
une  religion  et  occupait,  dit-on,  les  dernières  années  de  sa 
vie  à  lire  Vlmitation  de  Jésus-Christ.  N'y  a-t-il  pas  dans  ce 
concours  de  faits  une  indication  et  un  enseignement?  On  ne 
peut  sans  doute  attribuer  ombre  de  mysticisme  à  la  nouvelle 
philosophie  de  M.  Vacherot;  et  ce  n'est  pas  nous  qui  lui  en 
ferons  un  reproche;  mais  chacun  opère  cette  transformation 
finale  à  sa  manière.  C'est  dans  l'ordre  intellectuel  et  scienti- 
fique que  M.  Vacherot  s'est  renfermé.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  ce  livre  nous  paraît  d'un  caractère  assez  différent  de 
ceux  qui  ont  précédé.  Il  nous  porte  vers  le  spiritualisme,  tan- 
dis que  les  autres  nous  en  éloignaient.  C'est  ce  qui  nous  a 
paru,  dans  cette  analyse,  le  point  le  plus  intéressant  à  faire 
ressortir. 


LE   TESTAMENT    D'UN    PHILOSOPHE  G03 

III 

Après  celte  longue  exposition,  mêlée  de  critique  indirecte, 
des  idées  de  M.  Yaclierot,  on  ne  manquera  pas  de  nous  deman- 
der ce  que  nous  pensons  nous-mêmes  sur  ces  problèmes;  et 
l'on  nous  dira  :  «  Eh  bien  !  vous  qui  parlez,  à  votre  tour  de  vous 
expliquer.  »  Nous  avouons  sincèrement  que  nous  aimerions 
échapper  à  cette  dure  obligation,  car  il  est  plus  facile  d'expo- 
ser et  de  critiquer  les  autres  que  de  s'engager  soi-même.  Ce- 
pendant il  ne  serait  pas  de  bonne  guerre  de  juger  sans  s'ex- 
poser à  être  jngé;  et  le  métaphysicien  dont  on  traite  de  haut 
la  doctrine  et  les  écrits  a  parfaitement  le  droit  de  vous  dire  à 
son  tour  : 

Je  voudrais  bien,  pour  voir,  que,  de  votre  manière, 
Vous  en  composassiez  sur  la  même  matière. 

Heureusement  le  travail  nous  a  été  rendu  facile  par  ce  que 
j'appellerai  la  méthode  généreuse  de  M.  Vacherot,  méthode 
qui  consiste  à  faire  toutes  les  concessions  que  son  principe 
lui  permet,  et  à  s'avancer  autant  qu'il  lui  est  possible  sur  le 
terrain  de  ses  adversaires.  Nous  n'avons  qu'à  imiter  celte 
méthode,  et  à  rendre  concession  pour  concession  :  le  point  oii 
nous  nous  arrêterons  délimitera  le  champ  de  la  dispute.  Cette 
méthode  d'acheminement  respectif  l'un  vers  l'autre  et  de  con- 
cession réciproque  n'est  guère  de  mise  en  philosophie.  On 
considère  les  concessions  comme  de  petites  lâchetés,  et  on  se 
cantonne  dans  des  idées  à  outrance  qui  d'ordinaire  ne  se 
répondent  pas  les  unes  aux  autres,  et  qui,  triomphant,  cha- 
cune de  son  côté,  des  sottises  de  la  partie  adverse,  amènent 
en  général  la  galerie  à  conclure  pour  le  scepticisme.  Si,  au 
contraire,  on  commençait  par  dire  avec  précision  jusqu'où  l'on 
peut  aller  de  chaque  côté,  le  champ  de  la  contradiction  serait 
d'autant  réduit;  et  il  y  aurait  au  moins  un  gain  certain,  à  sa- 
voir les  choses  acceptées  d'un  commun  accord.  Herbert  Spen- 
cer a  dit  admirablement  :  «  La  controverse  métaphysique  n'est 


60i  APPExNDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

qu'une  délimitation  de  frontières.  »  Par  exemple,  pour  ce  qui 
concerne  le  problème  de  Dieu  (Lien  entendu  ceux  qui  nient 
cette  notion  étant  en  dehors  du  débat),  la  question  entre  les 
panthéistes  et  les  théistes  est  une  fixation  de  limites  entre 
l'élément  métaphysique  et  l'élément  moral  qui  composent  cette 
conception.  Le  panthéisme  fait  ressortir  l'élément  métaphysi- 
que, le  théisme  fait  ressortir  l'élément  moral  :  jusqu'où  peut- 
on  aller  dans  un  sens  ou  dans  l'autre?  Voilà  la  question. 

Cela  posé,  nous  dirons  que  le  fort  de  la  doctrine  de  l'im- 
manence ou  du  panthéisme  (M.  Vacherot  nous  permettra  ce 
mot  pour  aller  plus  vite),  le  fort,  dis-je,  de  cette  doctrine,  c'est 
la  conception  de  l'infini,  conception  qui  est  commune  aux 
théistes  et  aux  panthéistes,  mais  que  les  premiers  oublient 
souvent.  Comment  peut-il  y  avoir  quelque  chose  en  dehors 
de  l'infini?  L'infini,  à  ce  qu'il  semble,  par  définition  môme, 
enveloppe  et  pénètre  tout  ce  qui  est  fini;  il  ne  peut  y  avoir 
en  lui  ni  en  dehors  de  lui  aucun  vide  dans  lequel  quelque  être 
véritable  viendrait  se  placer.  Dieu  n'est  pas  un  être  comme  les 
autres,  un  être  supérieur  aux  autres,  un  individu  plus  grand, 
plus  puissant  que  les  autres  individus,  mais  enfin  un  indi- 
vidu. Non;  il  est  autre  chose  que  cela;  il  est  plus  que  cela. 
Il  est  l'infini,  l'immense,  l'éternel,  l'être  des  êtres,  l'être  en 
soi.  Tous  ces  noms  constituent  ce  qu'on  appelle  dans  l'école 
les  attributs  métaphysiques  de  Dieu.  Les  théistes  les  admet- 
tent comme  les  panthéistes;  mais  souvent  ils  n'y  pensentplus 
quand  ils  passent  aux  attributs  moraux.  L'idée  du  bon  Dieu 
que  l'on  enseigne  aux  petits  enfants  est  certainement  une  idée 
toucbante  et  bienfaisante,  qu'il  ne  faut  pas  laisser  affaiblir 
dans  l'éducation;  mais  enfin  ce  n'est,  après  tout,  que  l'idée 
d'un  ange  plus  grand  que  les  autres,  un  Jupiter  optinuis  maxi- 
mus.  Que  deviennent  dans  ce  type  humanisé  les  grands  attri- 
buts que  nous  avons  nommés?  Dieu  n'a  pas  de  cause;  il  n'a 
pas  été  créé.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  qu'il  a  en  lui  tout  ce  qu'il 
faut  pour  exister,  qu'il  contient  en  lui  la  source  de  l'être,  en 
un  mot  qu'il  est  l'être?  Étant  l'être  lui-même,  il  l'est  tout 
entier,  et  il  est  tout  être.  Il  n'v  arien  de  commun  même  entre 


LE    TESTAMENT   D'UN   PHILOSOPHE  GOo 

lui  et  les  êtres;  et,  comme  on  disait  dans  l'école,  le  mot  d'èlre 
n'est  pas  univoque  entre  le  créateur  et  la  créature. 

Pour  contester  ces  prémisses,  remarquez  qu'il  faudrait  reje- 
ter non  seulement  la  métaphysique  de  Plotin,  de  Spinoza  ou 
de  Hegel,  mais  encore  celle  de  Descartes,  de  Leibniz,  de  Malc- 
branche,  de  Fénelon  et  de  tous  les  grands  chrétiens,  de  saint 
xA.ugustin,  de  saint  Bernard,  de  Bossuet.  Il  y  a  plus  d'affmité 
entre  la  métaphysique  chrétienne  et  le  panthéisme  qu'entre 
cette  métaphysique  et  celle  du  déisme  populaire,  pour  qui 
Dieu  est  surtout  et  avant  tout,  comme  pour  les  païens,  un 
individu,  un  ami,  un  père,  dans  le  sens  propre  du  mot.  Ainsi 
le  théisme,  tout  en  se  séparant  du  panthéisme,  doit  expli- 
quer cependant  comment  il  entend  maintenir  les  conceptions 
fondamentales  que  nous  avons  signalées,  pour  ne  pas  tom- 
ber dans  l'anthropomorphisme,  qui  n'est  que  le  paganisme 
purifié. 

Du  haut  de  ces  principes,  on  ne  voit  pas  comment  on  sou- 
tiendrait une  doctrine  de  transcendance  rigoureusement  en- 
tendue. La  vraie  transcendance  supposerait  que  non  seulement 
Dieu  est  en  dehors  du  monde,  mais  aussi  que  le  monde  est  en 
dehors  de  Dieu,  que  le  monde  a  sa  réalité  comme  Dieu  a  la 
sienne,  que  ce  sont  les  deux  facteurs  de  l'existence,  indépen- 
dants et  autonomes.  Une  telle  doctrine  n'est  pas  le  théisme, 
c'est  le  dualisme.  En  dehors  de  cette  doctrine  (qui  serait  la 
vraie  transcendance),  il  ne  peut  être  question  que  d'une  trans- 
cendance relative,  qui  distingue  les  deux  termes  sans  les  sépa- 
rer. On  ne  voit  donc  pas  trop  comment  une  métaphysique  qui 
part  de  l'idée  d'infini  peut  échapper  à  une  sorte  d'immanence. 
Ce  monde  n'a  d'être  qu'en  Dieu;  il  ne  subsiste  et  ne  vit  qu'en 
lui  :  In  Deo  vivimus.  Et,  comme  le  dit  saint  Jean,  -nâvix  ïl 
a-j-où,  àz'  xkoj  /.al  o;à  xjtôv.  La  métaphysique  chrétienne  est 
pleine  de  cette  pénétration  de  l'infini  et  du  fini.  Bien  loin 
•d'exagérer  l'indépendance  du  fini,  elle  en  diminue  autant 
qu'elle  peut  la  substantialité.  De  là  un  grand  nombre  de  doc- 
trines qui  attribuent  à  Dieu  tout  le  réel  de  la  création;  la  créa- 
tion continée,  le  concursus  divinus,  non  seulement  simulta- 


606  APPENDICE.    —    ÉTUDES   CRITIQUES 

iieus,  mais  encore  prœmus,  la  promotion  physique,  elc.\  et 
cela  non  dans  des  sectes  hérétiques,  mais  dans  les  plus  grands 
représentants  de  Torthodoxie.  Toutes  ces  doctrines,  les  théistes 
modernes  les  ont  laissées  tomber  sans  se  demander  si  ce 
n'était  pas  des  conséquences  inévitables  de  l'idée  d'infini.  Ils 
semblent  plus  préoccupés  de  sauver  l'indépendance  du  monde 
que  la  suprématie  do  Dieu.  Ils  lui  font  donner  une  chique- 
naude au  monde,  et  puis  ils  n'ont  plus  que  faire  de  Dieu. 

C'est  donc  cette  conscience  de  la  compénétration  récipro- 
que de  l'inhni  et  du  fini  qui  est  le  fort  du  panthéisme.  Quel- 
ques explications  que  puissent  donner  plus  tard  les  théistes, 
il  faut  qu'elles  s'accordent  avec  ces  prémisses.  Autrement, 
ils  sacrifieraient  l'essence  interne  de  Dieu  à  ses  attributs 
externes.  Dieu  est  bon,  dit-on  ;  sans  doute,  mais  ce  n'est  pas 
là  son  essence,  puisque  l'homme  peut  être  bon  aussi,  et  que 
cet  attribut  peut  se  communiquer  à  la  créature.  Ce  qu'il  ne 
peut  communiquer,  et  son  essence  propre,  c'est  l'Infini,  c'est 
l'Etre,  c'est  l'Absolu.  C'est  tout  cela  qui  est  Dieu,  et  non  pas 
tel  ou  tel  attribut  qui  n"est  qu'une  manière  d'être,  et  non  le 
fond  d'être  qui  le  constitue. 

Gela  étant,  que  faut-il  penser  de  la  doctrine  de  la  person- 
nalité divine,  à  laquelle  on  a  tout  suspendu  lors  du  grand 
débat  entre  le  théisme  et  le  panthéisme?  Remarquons  d'abord 
que  cette  doctrine  n'est  nullement  une  doctrine  classique  en 
philosophie.  Jamais  Descartes,  jamais  Fénelon,  ni  Malebran- 
che,  ni  même  Leibniz,  n'ont  défini  Dieu  par  la  personnalité. 
Ils  n'ont  même  jamais  connu  cette  expression.  C'était  en 
théologie,  non  en  métaphysique,  que  l'on  parlait  de  personnes 
divines  :  c'était  un  mystère,  et  si  bien  un  mystère  qu'il  y  en 
avait  trois  et  non  pas  une  seule.  Et,  d'ailleurs,  comment  dire 


1.  La  théorie  du  concursus  diviaus  consiste  à  dire  que  Dieu  concourt  à  tous 
les  actes  de  la  créature,  et  que  c'est  de  lui  que  vient  tout  le  réel  de  l'action;  et 
cela,  non  seulemeut  au  moment  de  l'action,  mais  môme  auparavant,  la  prédis- 
position il  l'action  venant  encore  de  Dieu.  La  prémotiou  physiciue  est  une  doc- 
trine analogue  :  «  Dieu,  dit  Bossuet,  comme  premier  agissant,  doit  être  cause 
de  toute  action,  tellement  qu'iZ  fait  en  nous  l'af/ir  mànc,  comme  il  fait  le  pou- 
voir d'agir.  »  [Traitd  du  liln-  arbitre,  chap.  x.) 


LE    TESTAMENT   D'UN    PHILOSOPHE  607 

que  Dieu  est  une  personne,  sans  en  faire  un  êlre  parliculicr, 
un  certain  être?  Mais  alors  il  ne  sera  plus  l'Etre.  D'ailleurs, 
qu'appelons-nous  une  personne?  Un  être  qui  dit  :  Moi.  Mais 
nous  ne  connaissons  d'autre  moi  que  celui  qui  s'oppose  au 
non-moi  :  «  Sans  le  loi,  dit  Jacobi,  le  moi  est  impossible.  » 
Mais  en  Dieu  le  moi  s'oppose-t-il  à  un  non-moi?  Quel  est  ce 
non-moi?  Est-ce  le  monde? Le  monde  a  donc  une  réalité  égale 
à  celle  de  Dieu.  Il  lui  fait  donc  équilibre.  Est-ce  au  moi  fini 
que  s'oppose  le  moi  infini?  Eb  quoi  !  je  fais  équilibre  à  Dieu! 
Il  me  pense  comme  je  le  pense  :  il  m'oppose  à  lui  comme  je 
l'oppose  à  moi,  comme  je  m'oppose  à  mes  semblables!  Tout 
cela  est  dualisme.  Cela  serait  vrai  dans  Thypotlièse  d'une  ma- 
tière coéternelle  à  Dieu  :  ce  n'est  pas  vrai  dans  la  doctrine 
du  Dieu  unique.  Concluons  que  Dieu  n'est  pas  une  personne, 
mais  qu'il  est  l'essence  et  la  source  de  toute  personnalité;  il 
est  ce  qui  rend  la  personnalité  possible  ;  il  n'est  pas  imper- 
sonnel, mais  il  est  suprapersonnel^ 

Nous  en  dirons  autant  des  attributs  humains  que  nous 
transportons  en  Dieu  par  induction  en  les  élevant,  dit-on,  à 
Finfîni.  Mais,  par  là  même,  nous  leur  ôtons  tout  ce  qui  les 
rend  accessibles  et  intelligibles  pour  nous.  Quand  nous  par- 
lons de  l'intelligence  divine,  nous  en  retranchons  les  sens, 
parce  que  Dieu  n'a  pas  de  corps  ;  l'imagination,  parce  qu'il  n'a 
pas  de  sens;  la  mémoire  et  la  prévision,  parce  qu'il  n'est  pas 
dans  le  temps;  l'abstraction,  la  généralisation  et  le  raisonne- 
ment, parce  qu'il  voit  tout  d'un  seul  coup;  enfin  le  langage, 
parce  qu'il  n'a  pas  besoin  de  signes  pour  s'entendre  sur 
lui-même.  Quand  nous  parlons  de  la  liberté  divine,  nous  en 
retranchons  le  pouvoir  de  faillir  et  même  le  pouvoir  de  choi- 
sir; quand  nous  lui  attribuons  l'amour  et  la  bonté,  nous  en 
retranchons  la  douleur,  sans  laquelle  il  est  bien  difficile  de 
concevoir  la  pitié  :  7io?i  ignara  mali.  Ainsi,  tous  ces  attributs 
ne  peuvent  se  retrouver  en  Dieu  que  transfigurés;  ils  y  sont 
en  essence  et  en  vérité,  mais  sous  une  forme  qui  nous  est 

1.  Voir  plus  haut,  livre  IV,  leçon  iv. 


008  APPENDICE.    —   ÉTUDES   CRITIQUES 

incompréhensible  et  inconnue.  N"est-co  pas  là,  après  tout,  la 
concepLion  que  Fénelon  lui-même  se  fait  des  attributs  divins, 
et  avons-nous  le  droit  d'être  plus  exigeants  que  Fénelon?  «  Je 
me  représente  cet  être  unique,  nous  dit-il,  sous  différentes 
faces,  c"est-à-dire  suivant  les  divers  rapports  qu'il  a  avec  ses 
ouvrages  :  c'est  ce  qu'on  nomme  perfections  ou  attributs.  Je 
donne  à  la  même  chose  divers  noms,  suivant  ses  divers  rap- 
ports extérieurs;  mais  je  ne  prétends  point,  par  ces  divers 
noms,  exprimer  des  choses  réellement  diverses...  Cette  dis- 
tinction des  perfections  divines  n'est  donc  rien  de  vrai  en 
lui;...  mais  c'est  un  ordre  et  une  méthode  que  je  mets,  par 
nécessité,  dans  les  opérations  bornées  et  successives  do  mon 
esprit,  pour  en  faire  des  espèces  d'entrepôts  dans  ce  travail,  et 
pour  contempler  Tinfini  à  diverses  reprises,  en  le  regardant 
par  rapport  aux  diverses  choses  qu'il  fait  hors  de  lui.  »  C'est 
en  conformité  avec  cette  doctrine  que  nous  écrivions,  dans 
nos  Causes  finales,  ces  paroles  que  M.  Vacherot  veut  bien 
citer  :  «  Nous  avons  trop  le  sentiment  des  limites  de  notre 
raison,  pour  faire  de  nos  conceptions  humaines  la  mesure 
de  l'absolu.  »  Mais  nous  ajoutions  :  «  Une  telle  hypothèse  (à 
savoir  celle  de  l'intelligence  divine)  peut  bien  n'être  qu'une 
approximation  de  la  vérité  et  une  représentation  humaine  de 
la  nature  divine;  mais  pour  ne  pas  être  adéquate  à  son  objet, 
il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  lui  soit  infidèle  ;  elle  en  est  la  pro- 
jection dans  une  conscience  humaine,  la  traduction  dans  la 
lang-ue  des  hommes,  et  c'est  tout  ce  qu'on  peut  demander  à 
la  philosophie.  » 

On  voit  par  ce  qui  précède  jusqu'où  nous  pouvons  suivre 
la  doctrine  de  l'immanence,  ou,  pour  parler  franchement,  du 
panthéisme.  Dieu  n'est  pas  un  être  :  il  est  l'Etre.  Le  monde  et 
les  créatures  ne  vivent  et  ne  subsistent  qu'en  lui.  Dieu  n'est 
pas  une  personne  :  il  est  la  source  et  l'essence  de  la  personna- 
lité. Les  attributs  divins  ne  sont  que  des  symboles,  des  noms 
approximatifs  par  lesquels  nous  nous  représentons  ce  qui 
correspond  en  Dieu  aux  diverses  perfections  dos  choses.  On 
ne  peut  accuser  cette  doctrine  de  trop  d'anthropomorphisme. 


LE   TESTAMENT   D'UN    PHILOSOPHE  GU9 

Mais  si  nous  saivonsle  panthéisme  jusque-là,  nous  l'aban- 
donnons au  moment  oii  ,  après  avoir  maintenu  contre  le 
théisme  exclusif  le  privilège  suprême  deTinfinité  et  de  Tétre, 
il  abandonne  et  corrompt  son  propre  principe  en  faisant  du 
fini  le  mode  d'existence  nécessaire  de  la  Divinité.  Oui,  l'infini 
est  au  fond  l'essence,  et,  si  l'on  veut,  môme,  la  substance  du 
fini;  mais  faut-il  admettre  la  réciproque?  Le  fini  fait-il  partie 
de  l'essence  de  Dieu?  Est-il  sa  manifestation  nécessaire? Dieu 
vit-il  dans  et  par  le  fini,  comme  l'âme  ne  vit  que  dans  et  par 
les  phénomènes  du  moi?  C'est  de  cette  réciproque  qu'il  s'agit 
entre  les  théistes  et  les  panthéistes.  Je  veux  bien  admettre 
que  ce  pavé  est  divin,  comme  disait  Servet  à  Calvin;  mais 
suis-je  forcé  d'admettre  que  Dieu  soit  un  pavé,  et  qu'il  ne 
puisse  exister  sans  devenir  pavé?  Là  est  la  contradiction  incu- 
rable du  panthéisme.  11  part  de  la  plus  haute  idée  de  la  Divi- 
nité; puis  il  la  sacrifie  à  son  contraire.  Il  craint  d'attribuer  à 
Dieu  la  personnalité  même  parfaite,  de  peur  d'en  faire  un  être 
fini,  et  en  même  temps  il  ne  comprend  pour  lui  d'autre  vie  que 
la  vie  finie  indéfiniment  répétée.  Ainsi,  placer  la  sainteté  en 
Dieu,  c'est  de  l'anthropomorphisme;  mais  placer  en  Dieu  le 
crime,  l'erreur,  le  doute,  l'ignorance  et  la  folie,  dire  qu'il 
est  homme,  animal,  plante  et  pierre,  ce  n'est  pas  de  l'an- 
thropomorphisme, ce  n'est  pas  du  fétichisme.  Je  comprends 
qu'on  dise  :  «  Il  n'y  a  pas  de  Dieu  ;  il  n'y  a  que  le  monde  ; 
il  n'y  a  que  la  matière  brute  et  ses  lois,  produisant  par  une 
série  d'accidents  la  conscience  et  la  volonté;  »  mais  cela,  ce 
n'est  plus  panthéisme,  c'est  athéisme.  Pour  avoir  le  droit  de 
se  dire  panthéiste,  il  faut  maintenir  la  notion  de  Dieu;  et, 
nous  l'avons  vu,  ce  qui  fait  précisément  la  force  et  la  beauté 
du  panthéisme  ,  c'est  de  maintenir  cette  notion  très  haut. 
Mais,  dès  lors,  n'est-ce  pas  déchoir  de  ses'  propres  principes 
que  de  faire  consister  la  vie  divine  dans  la  vie  du  monde,  dans 
ce  tâtonnement  pénible  et  laborieux  dont  la  loi  sans  doute 
est  le  progrès,  mais  dont  les  étapes  sont  le  mal,  la  souffrance, 
la  chute  et  la  mort?  Quel  Dieu  est-ce  que  celui-là? 

Le  vrai  panthéisme  ne  sera  donc  pas  celui  qui  absorbe  Dieu 

II.  '  39 


610  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

dans  le  monde;  sera-t-il  davantage  celui  qui  absorbe  le  monde 
en  Dieu?  pour  qui  le  monde  est  si  peu  de  chose,  qu'il  n'est,  à 
proprement  parler,  rien?  pour  qui  toute  réalité  s'évanouit 
comme  une  fumée  devant  l'infini?  Voilà  le  vrai  panthéisme, 
le  panthéisme  indien.  Mais  où  sont  ceux  qui  croient  cela 
aujourd'hui?  Si  le  monde  n'est  rien  dans  le  sens  rigoureux 
du  mot,  que  deviennent  alors  la  science,  l'art,  la  patrie,  la 
famille,  la  liberté,  l'amour,  la  vie  en  un  mot?  Tout  cela  est 
mensonge,  non-ètre  ,  illusion  :  tout  cela  est  vide;  et  ce  qu'il 
y  a  do  plus  pressé  pour  nous,  c'est  do  faire  le  vide,  en  sacri- 
fiant famille,  pairie,  liberté,  art,  science,  tout  ce  qui  est  pro- 
fane, tout  ce  qui  est  humain,  tout  ce  qui  est  mondain.  C'est 
le  mouni  indien  qui  a  raison;  c'est  Siméon  Slylitc  sur  sa 
colonne  ;  c'est  l'ermite  du  désert  arrosant  un  bâton  mort,  pour 
montrer  l'inanité  du  travail  humain.  Oii  est  le  philosophe,  le 
métaphysicien  qui  pense  sérieusement  ces  choses  et  qui  les 
pratique?  Les  nirvanistes  modernes  ne  vont  pas  au  désert; 
Schopenhauer  prêchait  le  nirvana  en  passant  toutes  ses  soi- 
rées à  l'Opéra,  en  vantant  le  pessimisme  dans  les  salons  à  la 
mode  et  en  jouissant  de  tous  les  plaisirs  de  la  vie. 

Il  faut  donc  maintenir  à  la  fois  l'idée  d'infini  et  l'idée  de 
fini;  l'infini,  sans  quoi  on  se  perd  dans  l'athéisme  (ce  que  le 
panthéisme  repousse);  le  fini,  sans  quoi  on  tombe  dans  l'as- 
cétisme et  le  nihilisme  :  ce  qui  contredit  l'idée  môme  de  la 
science  et  de  la  philosophie.  Mais  alors,  les  deux  termes  étant 
admis  comme  coexistants  sans  pouvoir  être  absorbés  l'un  dans 
l'autre,  que  devient  la  doctrine  de  l'immanoncc  absolue?  Celte 
doctrine  est  écartée,  aussi  bien  que  celle  de  la  transcendance 
absolue  :  il  reste  une  immanence  relative  ou  une  transcen- 
dance relative,  et  les  deux  doctrines  se  rapprochent  l'une  de 
l'autre.  Le  lini,  sans  doute,  doit  être  dans  ctpar  l'inlini,  mais 
non  au  point  d'en  être  la  vie  et  la  réalité,  ni  au  point  de  n'être 
rien  du  tout.  Il  doit  aussi  être  hors  de  l'infini,  mais  non  au 
point  de  s'opposer  à  lui  et  de  lui  être  égal.  Quant  au  degré  et 
à  la  mesure  de  cette  existence,  nous  n'avons  point  de  balance 
pour  la  peser. 


LE   TESTAMENT   D'UN   PHILOSOPHE  Gll 

Reste  la  question  de  l'être  parfait,  sur  laquelle  nous  devons 
encore  nous  expliquer,  en  laissant  les  discussions  trop  tech- 
niques pour  la  controverse  de  l'école.  Nous  maintenons,  quant 
à  nous,  l'idée  cartésienne  de  l'être  infiniment  parfait.  Mais  en 
parlant  ainsi,  nous  ne  croyons  rien  dire  de  plus  qu'en  disant 
qu'il  est  ri'^tre,  l'Etre  sans  rien  ajouter,  disait  Fénelon  :  car 
nous  ne  pouvons  concevoir  l'ôtre  que  comme  perfection,  et 
la  perfection  que  comme  être.  Nous  sommes  bien  étonné 
d'entendre  un  métaphysicien  aussi  exercé  que  M.  Yacherot 
nous  dire  que  «  Dieu  doit  être  cherché  dans  la  catégorie  de 
l'existence  ».  Mais  cette  catégorie  est  absolument  vide.  L'exis- 
tence n'est  qu'un  fait.  C'est,  comme  dit  Kant,  la  position  d'un 
objet,  mais  il  faut  que  cet  objet  soil  lui-même  quelque  chose. 
L'existence  n'ajoute  rien  de  plus  à  la  chose.  Un  être  qui 
existe  ne  contient  rien  de  plus  que  le  même  être  conçu  par 
l'esprit  :  cent  thalers  pensés  sont  égaux  à  cent  Ihalers  réels. 
Si  Dieu  n'est  que  l'existence,  il  faut  qu'il  soit  l'existence  de 
quelque  chose  :  ce  quelque  chose  ne  peut  alors  être  que  le 
monde.  Dieu  sera  donc  l'existence  du  monde.  Gomment  peut- 
il  en  être  la  puissance  causatrice  et  la  cause  finale?  Sans 
doute  M.  Yacherot  entend  par  existence  la  catégorie  de  l'être; 
mais  c'est  tout  autre  chose.  L'être  a  un  contenu  :  et  le  plus 
grand  contenu  correspond  au  plus  grand  être  :  or,  ce  plus 
grand  contenu  est  ce  que  nous  appelons  la  plus  haute  perfec- 
tion. Une  intelligence  qui  veille  a  plus  de  perfection  qu'une 
intelligence  qui  dort,  parce  qu'elle  contient  plus  d'être.  Plus 
l'activité  est  intense,  plus  il  y  a  d'être  :  la  perfection  et  l'être 
sont  donc  coextensifs;  si  Dieu  est  l'être  en  soi,  il  est  la  per- 
fection en  soi  :  c'est  une  seule  et  même  chose.  Autrement,  on 
confond  l'être  en  soi  avec  l'être  indéterminé,  l'être  en  puis- 
sance, l'être  qui  n'est  rien,  mais  qui  peut  tout  devenir  :  ce 
n'est  plus  que  la  matière  première  d'Aristote;  c'est  le  moindre 
être,  c'est  le  non-être,  c'est  ce  que  Hegel  a  appelé  l'identité 
de  l'être  et  du  néant  :  c'est  ce  qui  a  fait  dire  à  un  penseur 
allemand  que  tout  commence  par  0;  mais  M.  Yacherot  n'ad- 
met pas  cette  doctrine,  il  la  réfute  souvent.  Il  admet  donc  par 


G12  APPENDICE.    —    ÉTUDES   CRITIQUES 

là  mémo  queTElreen  soi  est  le  plein  et  non  pas  le  vide.  Nous 
ne  voulons  rien  dire  de  plus  en  affirmant  que  Dieu  est  la  per- 
fection absolue. 

On  dit  que  Dieu  est  le  monde  en  puissance,  et  M.  Yache- 
rot  cite  ce  beau  mol  de  Sclielling  :  DfHis  mundiis  impUcitus; 
mundiis  Dcus  explicitus.  Xous  ne  répudions  pas  ces  formules: 
elles  sont,  comme  dit  Leibniz,  susceptibles  d\m  beau  sons. 
Il  V  a.  en  ciret,  deux  manières  d'être  en  puissance.  Le  chêne 
est  en  puissance  dans  le  gland;  mais  le  gland  est  aussi  en 
puissance  dans  le  chêne.  Chacun  d'eux  contient  l'autre,  mais 
non  pas  de  la  même  manière.  Quand  le  chêne  sort  du  gland, 
c'est  le  plus  qui  sort  du  moins;  quand  le  g"1and  sort  du  chêne, 
c'est  le  moins  qui  sort  du  plus.  Le  gland  devient  chêne,  mais 
le  chêne  ne  devient  pas  gland;  il  reste  chêne,  avec  la  faculté 
de  produire  indéfiniment  dos  glands  et  d'autres  chênes  sem- 
blables à  lui-même.  Dans  l'impossibilité  où  nous  sommes  de 
comprendre  l'opération  par  laquelle  l'infini  passe  au  hni,  nous 
pouvons  en  trouver  ici  une  image  suffisante  :  c'est  celle  d'une 
puissance  ou  d'une  force  qui  ne  s'épuise  pas  dans  sa  multi- 
plication, qui  reste  entière  et  aussi  pleine  qu'auparavant 
dans  son  développement  au  dehors;  et,  comme  ce  n'est  pas 
un  être  particulier,  selon  les  propres  principes  du  panthéisme, 
mais  l'être  lui-même,  il  contient  donc  en  lui  la  source  indé- 
fectible et  inépuisable  do  l'être.  Que  signifie  cette  plénitude, 
cette  indéfectibilité  de  l'être,  si  ce  n'est  précisément  ce  que 
les  Cartésiens  appelaient  la  perfection?  Nous  accordons  à 
M.  Vacherot  que  l'être  parfait,  en  tant  qu'il  est  l'être  humain 
transfiguré,  n'est  qu'un  idéal,  un  modèle  d'imagination;  mais 
il  n'en  est  pas  de  même  de  l'être  en  soi,  entendu  comme  plé- 
nitude absolue  de  rétro,  comme  inépuisable  source  d'exis- 
lence.  Est-il  absolument  nécessaire,  pour  que  j'aie  l'idée  de 
Dieu  et  pour  que  j'éprouve  le  sentiment  d'inclîablo  vénéra- 
tion que  mérite  ce  nom,  de  me  le  représenter  sous  la  forme  des 
attributs  humains?  Ne  me  suffit-il  pas  que  ces  altrihuts  soient 
contenus  en  lui  en  puissance  et  au  delà,  et,  comme  on  dit 
dans  l'école,  éminemment?  Ne  me  suffit-il  pas  de  savoir  que 


LE   TESTAMENT   D'UN    PHILOSOPHE  G13 

tout  CG  que  j'admire,  tout  ce  que  je  vénère,  tout  ce  que  j'aime 
est  expression,  émanation,  fulguration  de  l'être  absolu?  D'où 
il  suit  qu'il  est  lui-même  tout  cela  condensé  et  synthétisé 
dans  une  insondable  essence.  Cause  finale  et  cause  première, 
il  est  en  tout,  et  tout  est  en  lui  :  n'est-ce  pas  assez  accorder  à 
l'immanence,  et  faut-il  aller  jusqu'à  dire  qu'il  est  tout  et  que 
tout  est  lui,  au  risque  de  voir  s'évanouir  l'un  ou  l'autre  de 
ces  deux  termes?  S'il  n'est  pas  une  personne,  il  est  ce  qui 
rend  la  personnalité  possible  :  s'il  n'est  pas  bon,  il  est  le  bien; 
s'il  n'est  pas  sage,  il  est  la  vérité;  s'il  n'est  pas  libre  à  la 
manière  humaine,  puisqu'il  est  impeccable,  qu'il  ignore  la 
délibération,  le  choix  et  l'erreur,  il  n'est  pas  moins  supérieur 
au  fatalisme  et  au  déterminisme,  puisque  c'est  lui  qui  pro- 
duit le  déterminisme  au  lieu  de  le  subir. 

Maintenant,  après  avoir  accordé  que  la  nature  de  l'homme 
et  celle  de  Dieu  sont  incomparables,  incommensurables,  que 
l'être  de  Dieu  n'est  pas  iinivoque  avec  celui  des  créatures, 
est-il  vrai  cependant  de  dire,  comme  M.  Vacherot,  qu'il  n'y  a 
rien  à  tirer  de  la  conscience  humaine  pour  s'élever  jusqu'à 
la  Divinité?  Sans  doute,  Fénelon  a  dit  avec  raison  :  «  Dieu 
n'est  ni  esprit  ni  corps;  il  est  tout  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  dans 
les  corps  et  dans  les  esprits.  »  Mais  tout  en  accordant  que 
Dieu  n'est  pas  esprit  dans  le  sens  fini,  ne  peut-on  pas  dire 
cependant  qu'il  est  plus  esprit  que  corps?  De  tout  ce  que 
nous  connaissons,  l'esprit  n'est-il  pas  plus  près  de  lui  que  le 
corps?  Et  ne  sommes-nous  pas  autorisés  à  trouver  dans  notre 
«sprit,  dans  notre  moi,  un  monogramme  représentant  l'essence 
divine?  Si  l'on  accorde,  comme  le  fait  M.  Vacherot,  la  doc- 
trine de  Maine  de  Biran,  à  savoir  que  la  conscience  atteint  en 
nous-mêmes  autre  chose  que  le  phénomène,  qu'elle  pénètre 
jusqu'à  l'être  même,  cet  être  que  nous  sentons  en  nous  n'est-il 
que  notre  être  individuel,  n'est-il  pas  aussi  l'être  lui-même? 
«  L'être  est  inné  à  lui-même,  »  dit  Leibniz.  N'est-ce  pas  dire 
■que  nous  sentons  l'infini  dans  le  fini,  et  ne  peut-on  pas  aller  jus- 
qu'à dire,  avec  M.  Ravaisson,  que  nous  sentons  Dieu  en  nous, 
>et,  suivant  sa  belle  expression,  «  qu'il  nous  est  plus  intérieur 


614  APPENDICE.   —   ÉTUDES   CRITIQUES 

que  notre  intérieur  »?  Si  l'on  admet,  en  outre,  avec  Descartes, 
que  la  volonté  est  infinie,  absolue,  dire  que  nous  sentons  en 
nous  la  volonté,  n'est-ce  pas  dire  que  nous  sentons  l'infini? 
Dire  que  nous  avons  conscience  du  libre  arbitre,  n'est-ce  pas 
dire  que  nous  avons  conscience  d'être  au-dessus  de  la  chaîne 
des  phénomènes?  Or  cela  n'est  vrai  que  de  Dieu.  Sentir  le 
libre  arbitre,  c'est  donc  sentir  Dieu  en  nous.  Sans  doute  le 
libre  arbitre,  la  volonté,  sont  le  cachet  propre  de  la  personna- 
lité; c'est  ce  qui  autorise  chacun  de  nous  à  dire  }noi.  D'un 
autre  côté  cependant,  la  personnalité  doit-elle  se  confondre 
avec  rindividualilé?  Un  animal  est  un  individu;  mais  il  n'est 
pas  une  personne.  La  personnalité  commence  avec  l'idée  du 
bien,  l'idée  du  droit  et  du  devoir,  l'idée  de  la  loi.  Or,  ce  sont 
là  des  idées  impersonnelles  qui  sont  les  mêmes  dans  toutes 
les  consciences.  De  même  le  libre  arbitre  est  identique  chez 
tous  les  hommes;  la  volonté  est  également  identique.  C'est  là 
l'essence  commune  de  l'humanité  :  c'est  par  là  que  tous  les 
hommes  sont  semblables  et  égaux.  C'est  par  là  que  l'homme 
est  sac?'é  pour  l'homme  :  homo  res  sacra  homini.  Or,  n'est-ce 
pas  l'absolu,  l'infini,  le  divin,  qui  seul  peut  rendre  un  être 
sacré?  ÎN 'est-ce  pas  le  divin  qui  constitue  en  nous  le  devoir  et 
le  droit?  Et  sans  approfondir  le  mystère  des  deux  personnes, 
des  deux  natures  confondues  dans  le  moi,  n'cst-il  pas  vrai  do 
dire  que,  par  le  fait  de  la  conscience,  l'homme  atteint  en  lui- 
même  beaucoup  plus  près  de  l'être  de  Dieu  qu'il  ne  le  fait 
dans  la  nature  extérieure?  La  crainte  de  l'anthropomorphisme 
n'entraîne-t-elle  pas  trop  loin  M.  Yacherot,  lorsqu'il  refuse 
de  voir  dans  la  conscience  une  révélation  sur  le  monde  de 
l'infini?  Sans  refuser  d'admetire  que  Dieu  est  plus  qu'esprit 
(hyperspirituel),  il  sera  permis  cependant,  humainement  par- 
lant, de  dire  qu'il  est  au  moins  esprit,  et  surtout,  quelles  que 
soient  les  profondeurs  de  son  essence,  qu'il  devient  en  quelque 
sorte  esprit  en  s'abaissant  jusqu'à  nous. 

On  entrevoit  donc,  sans  qu'il  soit  permis  à  personne  de 
donner  la  vraie  formule,  une  vaste  et  haute  idée  de  la  Divinité 
vers  laquelle  s'achemineraient,  des  points  divers  de  l'horizon 


LE   TESTAMENT   D'UN    PHILOSOPHE  Glo 

philosophique,  les  premiers  penseurs  de  notre  temps,  chacun 
s'arretant,  d'ailleurs,  à  telle  ou  telle  phase,  à  telle  ou  telle  per- 
spective. M.  Vacherot,  au  lieu  du  Dieu-monde  vers  lequel  il 
inclinait  jadis,  accorde  aujourd'hui  le  Dieu  cause  première 
et  cause  finale.  M.  Littré,  après  avoir  exclu  de  la  science  la 
notion  d'infini,  finissait  par  reconnaître  que  «  VImmensité, 
tant  physique  ({\i  intellectuelle,  est  une  notion  positive  de 
premier  ordre  »,  et  que  la  contemplation  de  cette  idée  est 
«  aussi  salutaire  que  formidable  ».  Comment  une  notion  qui 
serait  complètement  vide  pourrait-elle  être  salutaire?  M.  Her- 
bert Spencer  maintient  énergiquement  Tindestructibilité  du 
sentiment  religieux,  et  montre  qu'il  a  pour  objet  l'inconnais- 
sable considéré  au  point  de  vue  de  la  volonté  humaine,  et  il 
voit  dans  le  sentiment  de  l'effort  le  symbole  de  l'immense  et 
inépuisable  activité'.  M.  Secrétan  et  M.  Ravaisson,  tout  en 
inclinant  vers  l'identité  finale  et  primordiale,  font  cependant 
consister  dans  la  liberté,  dans  la  pureté,  dans  la  sainteté,  la 
notion  sainte  du  Dieu  vivant.  Pour  nous,  nous  n'hésitons  pas 
à  reconnaître  que  l'on  a  exagéré  la  notion  de  personnalité 
divine,  que  l'on  a  trop  rapproché  les  attributs  divins  des  attri- 
buts humains,  trop  tiré  la  théodicée  de  la  psychologie;  qu'on 
a  aussi  exagéré,  à  un  autre  point  de  vue,  la  transcendance, 
qui,  prise  à  la  lettre,  rendrait  l'homme  étranger  à  Dieu,  et 
Dieu  étranger  à  l'homme;  et,  sans  aller  jusqu'au  panthéisme, 
nous  admettons  ce  qu'un  philosophe  allemand  a  appelé  le 
panentbéisme,  tA-i  h  Qiï^.  N'y  a-t-il  pas  dans  tous  ces  faits  la 
preuve  qu'on  est,  en  philosophie,  moins  éloigné  les  uns  des 
autres  qu'on  ne  croit  l'être,  que  la  complexité  des  points  de 
vue  et  la  difficulté  du  langage  philosopliique  crée  le  plus  sou- 


1.  Voir  le  remarquable  article  de  la  NIneteenih  century  de  janvier  1884,  iati- 
tulé  :  Religion,  Retrospect  and  Prospect.  «  Cette  force  objective,  ou  se  la  repré- 
sente toujours  sous  forme  d'éucrgie  interne  dout  l'homme  a  conscience  eu  tant 
qu'etiort  musculaire.  A  défaut  d'un  autre  symbole,  il  est  obligé  de  symboliser 
la  forme  objective  dans  les  termes  de  la  force  subjective.  »  Cette  remarquable 
rencontre  fmale  de  l'évolutionnisme  et  du  spiritualisme  birauien  prouve  com- 
bien il  est  nécessaire  de  laisser  les  idées  se  développer  librement  :  elles  fîuis- 
seut  toujours  par  se  rencontrer. 


616  APPENDICE.    -   ÉTUDES    CRITIQUES 

vent  des  dissidences  qui  s'effaceraient  ou  s'atténueraient  si 
Ton  pouvait  entrer  dans  la  conscience  des  autres,  et  penser 
leur  pensée.  Nous  ne  pouvons  donc  qu'admirer  un  philoso- 
phe sincère  qui,  s'inlerrogeant  une  dernière  fois,  s'est  moins 
préoccupé  de  faire  valoir  ses  pensées  personnelles  que  de 
chercher  par  où  il  pourrait  se  rapprocher  des  philosophes 
qu'il  paraissait  contredire.  C'est  une  preuve  qu'il  aime  mieux 
la  philosophie  que  lui-même,  et  qu'il  préfère  la  vérité  à  la 
jouissance  de  son  propre  esprit.  C'est  là  un  noble  exemple 
dont  chacun  de  nous  doit  chercher  à  faire  son  profit. 

Nous  pouvons  tirer  encore  de  là  une  autre  leçon.  L'idée 
de  Dieu  est  aujourd'hui  soumise  à  un  assaut  formidable,  tel 
qu'on  n'en  a  jamais  vu  dans  l'histoire,  parce  que  l'esprit 
humain  et  les  sociétés  humaines  n'ont  jamais  joui  d'une  telle 
liberté.  Il  semble  donc  que  Dieu  s'obscurcisse  dans  la  cons- 
cience. De  là  à  croire  que  cette  idée  ira  toujours  en  s'affai- 
blissant,  et  finira  par  s'éteindre  un  jour  tout  à  fait,  il  n'y  a 
qu'un  pas.  C'est  cependant,  selon  nous,  une  radicale  erreur. 
L'idée  de  Dieu,  pendant  des  siècles,  a  été  le  patrimoine 
des  pauvres,  des  humbles,  des  ignorants;  c'étaient  les  gens 
d'esprit  qui,  par  haine  de  la  superstition,  devenaient  athées. 
Dès  qu'on  s'est  aperçu  qu'il  y  avait  là  une  sorte  d'aristocratie, 
et  que  c'était  sortir  du  commun  que  de  cesser  de  croire  en 
Dieu,  tout  le  monde  a  voulu  être  athée,  comme  tout  le  monde 
veut  être  bachelier.  Quelques-uns  même,  s'apercevant  que 
cela  devient  commun,  se  sont  mis  à  crier  plus  fort  que  les 
autres  et  à  blasphémer  courageusement  contre  quelqu'un 
qui  n'existe  pas.  On  ne  peut  dire  jusqu'où  ira  ce  mouvement 
de  négation  et  de  critique;  mais  il  aura  inévilablemont  son 
mouvement  de  retour.  Ceux  qui  dans  une  société  croyante 
étaient  athées  redeviendront  théistes  dans  une  société  athée  : 
ils  recueilleront  la  succession  des  idées  religieuses.  Ils  com- 
prendront l'essence  divine  de  la  pensée,  ils  comprendront 
quelle  plate  philosophie,  quelle  plate  société,  quelle  science 
plate  et  inutile  que  celle  qui  n'a  pas  d'éloile.  De  môme  que, 
dans  les  beaux-arts,  la  foule  des  naturalistes  encombrera  les 


LE   TESTAMENT   D'UN    PHILOSOPHE  GIT 

expositions  vulgaires,  tandis  que  quelques  natures  disting-uées 
et  hautes  persisteront  à  garder  le  feu  sacré  du  g-rand  art;  de 
même,  tandis  que  la  foule  servile  se  précipitera  vers  le  posi- 
tivisme, le  déterminisme,  le  matérialisme,  les  penseurs  élevés 
reviendront  de  la  science  à  la  métaphysique,  et  de  la  méta- 
physique à  la  philosophie  divine,  qui  est  la  source  de  tout.  Ce 
seront  alors  les  gens  d'esprit  qui  croiront  en  Dieu  :  mais  la 
même  loi  d'imitation  qui  a  fait  descendre  Talhéisme  dans  les 
foules  y  fera  descendre  également  les  idées  religieuses  épu- 
rées. C'est  pourquoi  nous  ne  craignons  pas  la  liberté  de  pen- 
ser :  nous  désirons  qu'elle  épuise  le  plus  tôt  possible  toute 
sa  fougue,  et  qu'elle  se  dévore  elle-même  pour  retourner  à 
son  principe,  sans  lequel  elle  n'est  rien.  On  voit  que  nous  ne 
sommes  pas  au  nombre  des  découragés  et  des  désespérés  : 
nous  aimons  les  idées;  nous  n'avons  pas  peur  d'elles;  ce 
seront  elles  qui  travailleront  pour  nous. 


FIN 


TABLE  DES   MATIERES 


LIVRE  TROISIÈME.  —  VOLONTÉ  ET  LIBERTE 

Pages 

Leçon  premèke.  —  La  volouté  et  l'actiou  rétlexc 3 

—  IL   —  Analyse  psychologique  de  la  volonté 18 

—  m.  —  Suite  de  l'analyse  de  la  volouté 29 

—  IV.  —  La  liberté.  —  Les  deux  sens  du  mot  liberté 40 

—  V.  —  Une  illusion  d'oplique  dans  le  problème  du  libre  ar- 

bitre    54 

VI.  —  Le  libi'e  arbitre  et  la  possibilité  des  contraii'es 62 

—  Vil.  —  L'idée  de  la  liberté 71 


LIVRE  QUATRIEME.  —  DIEU 

Leço.n  première.  —  L'Iufini 83 

—  II.  -  L'Absolu 9:3 

III.  —  L'idée  de  perfection 102 

—  IV.  —  La  personnalité  divine 111 

—  V.  —  Des  rapports  de  Dieu  et  du  monde 123 

—  VI.  —  Le  devoir  et  Dieu , 134 


LIVRE  CINQUIÈME.  —  LE  MONDE  EXTERIEUR 

Leço.n  première.  —   De  la  subjectivité  des  sensations 149 

—  IL  —  De  l'objectivité  des  sensations 160 

—  111.  —  De  la  perception  visuelle  de  la  distance 169 

—  IV.  —  Un  essai  de  démonstration  de  l'existence  du  monde 

extérieur 189 

—  V.  —  Perception  et  imagination 200 

—  VI.  —  Perception  et  imagination  (suite) 208 

—  Vil.  —  Les  illusions  et  les  hallucinations 220 


LIVRE  SIXIÈME.  —  DE  L'IDÉALISME 

Leço.n  première.  —  De  l'idéalisme  en  général  et  de  ses  différentes  formes.  237 

—  II.  —  L'idéalisme  anglais.  —  Le  relativisme  de  M.  Grote...  247 

—  111.  —  Discussion  du  relativisme 257 


G20  TABLE   DES    MATIÈRES 

Leçon  IV.  —  L'idéalisme  de  Kaut. —  La  perception  extérieure 209 

—  Y.  —  La  théorie  de  la  couscieuce  dans  la  philosophie  de 

Kant 278 

—  VI.  —  L'idéalisme  de  Kaut  eu  lui-même 288 

—  VH.  —  L'idée  de  Dieu  dans  la  philosophie  do  Kaut.  —  L'ar- 

gument ontologique 30;i 

—  VIII.  —  Réalisme  et  idéalisme 311 


APPENDICE.  —  ÉTUDES  CRITIQUES 

I.  —  Leçon  d'ouverture  d'un  cours  de  théodicée 327 

II.  —  La  philosophie  de  la  liberté. —  jchelliug  et  Secrétau 343 

III.  —  La  philosophie  de  la  volonté.  —  Schopeuhauer  et  Hartmann 38i) 

lY.  —  Schopeuhauer  et  la  physiologie  française.  —  Cabanis  et  Bichat. .  418 

V.  —  La  philosophie  de  la  contingence,  —  .M.  Emile  Boutroux 451 

VL  —  La  philosophie  de  la  croyance.  —  M.  Ollé-Laprune 467 

VIL  —  La  théorie  de  l'erreur.  —  M.  Victor  Brochard 493 

VllI.  —  L'idéalisme  de  M.  Lachclier 515 

IX.  —  Le  spiritualisme  birauien 530 

X.  —  L'automatisme  psychologique.  —  M.  Pierre  Janet 5o6 

XI.  —  Le  testament  d'un  philosophe.  —  .M.  Vacherot a73 


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SOCIÉTÉ    ANO.NYME    D    1  M  1' H  I  M  K  R  IK    U  K    V  I  LL  KFR  A  N  C  U  E-D  K- R  O  r  KU  G  l' E 
Jules  Baudulx  ,  Directeur. 


B  79  .J3  1897 

snc 

Janet,  Paul,  1823-1899 


Pr  i  ne  i  pes    de 

mibetaphys  ique    et 
AWE-3917    (mcsk) 


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