u
V.{
(S^^xiT^. ! à^^ifvctiu'^^
<^
^
^ruD£t*5J
rO"
y.^.
PRINCIPES
DE
MÉTAPHYSIQUE
ET
DE PSYCHOLOGIE
SOCIETE ANONYME D IMPRIMERIE DE V I LLEF R A N CH E-D E- R 0 U E R G U E
Jules Bardoux, Directeur.
PRINCIPES
CD
Z2.
DE
MÉTAPHYSIQUE
DE PSYCHOLOGIE
LEÇONS PROFESSÉES A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
~ 1888-1894 —
Par PAUL JANET
M F. M B H K D i: I.' INSTITUT
/?
^
'Q-'
/<-^
PARIS ^^,..
LIBRAIRIE GIT. DELAGRAVE
lo, RUE SOUFFLOT, lo
1897
LIVRE TROISIÈME
A OLONTÉ ET LIBERTÉ
n-o (0*!^
Digitized by the Internet Archive
in 2009 witii funding from
University of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/principesdemta02janeuoft
LIVRE TROISIÈME
VOLONTÉ ET LIBERTÉ
LEÇON PREMIÈRE
LA VOLOM'É ET l'acTION RÉFLEXE
Messieurs,
Il y a dans la langue française et dans louLcs les langues
des mots dont les philosophes et les savants font continuelle-
ment usage, et dont le sens commun se sert aussi sans scru-
pule. Ce sont les mots d'activité, d'action, de pouvoir, d'éner-
gie, d'effort, de travail, et tous ces termes se ramènent à celui
que nous avons nommé le premier, à savoir celui (['activité.
D'où vient cette notion d'activité? Quelle en est l'origine?
Quel en est le type, le caractère, et par conséquent quelle en
est l'autorité?
Il faut reconnaître que, si l'esprit de notre temps paraît
favorable à l'idée d'activité et d'action (car aucune société n'a
été jamais plus tumultueuse et plus agitée), la philosophie,
au contraire, se montre en général assez opposée à cette idée,
et toutes les écoles sont en quelque sorte d'accord pour la
réduire ou la supprimer.
Demandez, par exemple, à l'école empiriste et associatio-
niste ce qu'il faut entendre par action, pouvoir, force, elle vous
répondra qu'il n'y a rien de semblable dans les choses. Nulle
part nous ne surprenons en dehors de nous un véritable pou-
voir, c'est-à-dire une cause transitive qui fasse passer quel-
que chose d'elle-même à son effet. Il n'y a que des succès-
4 LIVRE TUOISIE.ME. — VOLONTE ET LllJEUTE
sions cl des simullanéités. Il n'y a pas de différence dans le
fond, suivant Sluarl Mill, entre l'agent et le patient; ce n'est
qu'une dillerence de point de vue.
Si nous interrogeons l'école phj^siologique, à l'explication
précédente qu'elle accepte elle en ajoute une autre plus
négative encore. Elle nie absolument ce que nous appelons
reffort. L'effort, qui est pour nous le type de l'activité, n'est
autre chose qu'une sensation périphérique, afférente, comme
on dit, et non efférente : c'est une sensation musculaire, ac-
compagnée d'un grand nombre d'autres, également périphé-
riques, mais ne contenant rien qui corresponde à l'idée de
pouvoir, au passage de la cause à l'effet.
L'école idéaliste n'est pas non plus éloignée d'admettre le
même point de vue. Tout est idée, et il n'y a rien autre chose
que des idées, et rien de semblable à ce que nous appelons
une action. « Le moi n'est pas un acte, c'est une forme' ; » s'il
y avait quelque chose de semblable à ce que nous appelons
action, il ne faudrait pas dire que tout est idée, et que la pen-
sée est tout. L'action n'est pas une pensée. A la vérité, quel-
ques philosophes admettent des idées forces; mais ce n'est
plus de l'idéalisme : c'est du dynamisme. Encore faut-il nous
dire d'où vient l'idée de force : elle ne peut venir que du sens
interne de l'effort, que nous transportons aux choses exté-
rieures (cheval, cours d'eau, machine) et que, par un nouveau
transfert, nous appliquons ensuite aux idées. Toujours est-il
que l'idéalisme pur ne contient rien de semblable.
Un autre moyen de supprimer l'activité, c'est de confondre
la cause efficiente avec la cause finale. Toute cause, dit-on,,
n'agit qu'à titre de hn : c'est dire qu'elle n'agit pas, car la lin
estimmobile, comme dit Aristote. La véritable action est dans
l'être qui se dirige vers la hn, et cette action est celle d'une
cause efficiente, non d'une cause finale : c'est là qu'est la force,,
le pouvoir, l'activité. Or nos idées (et une cause finale n'est
qu'un idéal) n'ont rien de semblable; on ne voit donc pas
1. Lachelier, Du l'oiulemcnl de l'iiuluclion.
LA VOLONTE ET L'ACTION REFLEXE T,
comment un agent pourrait se diriger vers la fin, étant destitué
lui-même de toute activité intérieure. L'action par la cause
finale est une action mystérieuse , une fascination ou un
magnétisme qui n'est semblable en rien à une action vérita-
ble. L'être soumis au magnétisme, à l'hypnotisme, n'agit pas,
il est arji. Tout cela est poétique, mais sans fondement dans la
réalité, ;j.î-:-/'ioo'./.w4 xxl v.z'iMÇ.
A la vérité, dans la philosophie contemporaine on parle
beaucoup de liberté. C'est la seule notion qui ait surnagé (on
ne sait pourquoi) dans le naufrage des idées métaphysiques;
mais en même temps on enseigne, avec Kant, que Ton n'a
pas conscience de la liberté, que la preuve du snittinent dit
interne doit disparaître, et que la seule preuve de la liberté est
la preuve morale. Mais alors où prend-on dans la réalité la
force elle type de l'idée de liberté? La liberté est une action;
et s'il n'y a pas en nous le sentiment de l'action, et par con-
séquent du pouvoir et de la force, il n'y a plus qu'une idée
négative de la liberté, à savoir la non-nécessité; mais cette
notion, toute négative, ne sort à rien, car elle est aussi bien
celle du contingent et du fortuit que du libre.
De toutes les formes de l'activité, celle où elle se manifeste
de la manière la plus sensible étant lacté de la volonté, c'est
la volonté que nous aurons surtout à défendre contre ceux
qui la réduisent et qui l'annulent, et tout d'abord contre ceux
qui la confondent avec l'action réflexe ou avec une coordi-
nation d'actions réflexes'. Depuis la sensitive qui se replie au
toucher, jusqu'à l'action de Régulus qui meurt par dévoue-
ment à la patrie et à l'honneur, il n'y a rien qu'une série crois-
sante et de plus en plus compliquée d'actions réflexes. En
quoi consiste cette série?
Nous savons quel est le type de l'action réflexe. Une exci-
tation se produit à la périphérie de l'organisme; elle se com-
munique de proche en proche jusqu'à un centre par l'inter-
médiaire des nerfs sensitifs. De là elle passe dans les nerfs
1. Voir Ribot, Des Maladies de la volonté.
6 LIVRE ITxOlSIÈ.ME. - VOLONTÉ ET LIBERTÉ
moteurs el se traduit en dehors par un mouvemont. Ce cîrcu-
lus peut avoir lieu sans conscience, mais il peut avoir lieu
avec conscience; c'est toujours la même chose. La volonté
se rencontre dans la classe des actions réflexes conscientes.
A quel moment la rencontrons-nous?
Le premier état du nouveau-né est presque exclusivement
réflexe; les actions motrices sont innombrables et indétermi-
nées : le travail de l'éducation consistera pendant longtemps
à en supprimer le plus grand nombre. Ces mouvements ont
été acquis par l'espèce ; ils n'appartiennent pas en propre à
l'individu : ils sont donc instinctifs et à peu près inconscients.
La conscience commence avec le désh' qui « accompagne
une étape ascendante de l'état réflexe à l'état volontaire ».
Les désirs sont les formes les plus élémentaires de la vie af-
fective, et pliysiologiquement ils ne difîèrent pas des réflexes
d'ordre composé. « Psychologiquement ils en difîèrent par l'é-
tat de conscience souvent très intense qui les accompagne. »
La tendance du désir à se traduire en acte est immédiate et
irrésistible comme celle des réflexes ; mais aussitôt que l'ex-
périence a permis à l'intelligence de naître, « il se produit
une nouvelle forme d'activité que l'on peut appeler idée mo-
trice, qui est un perfectionnement, mais qui n'est qu'un per-
fectionnement de l'action réflexe. »
« Comment une idée peut-elle se traduire en mouvement?
C'est là, dit-on, une question qui embarrasse fort l'ancienne
psychologie, » mais qui, paraît-il, est fort simple dans la nou-
velle. Yoici l'explication qu'on en donne.
« En réalité, une idée ne produit pas un mouvemcnl; ce
serait une chose merveilleuse que ce changement total et
soudain de fonctions. Une idée, telle que les spiritualistes
la définissent, ne serait rien moins qu'un miracle. Ce n'est
pas l'état de conscience comme tel, mais bien l'état physio-
logique correspondant qui se transforme en acte. Encore une
fois, la relation n'est pas entre un événement psychique et un
mouvement, mais entre deux événements de môme nature,
entre deux groupes d'éléments nerveux, l'un sensitif, l'autre
LA VOLONTE ET L'ACTION REFLEXE 1
molciir. Si l'on s'obstine à faire de la conscience une cause,
tout reste obscur ; si on la considère comme le simple accom-
pagnement d'un processus nerveux, qui lui seul est l'événe-
ment essentiel, tout devient clair, et la difficulté factice dis-
paraît. »
Ce principe une fois posé, il semble qu'il soit peu néces-
saire de distinguer plusieurs classes d'idées et leur puissance
motrice, puisque cette puissance n'est qu'une apparence. Ce-
pendant la psychologie pourra recueillir avec intérêt les don-
nées suivantes :
1° Le premier groupe comprendra les états intellectuels
extrêmement intenses qui passent à l'acte avec une fatalité
et une rapidité presque égale à celle des réflexes. Ce sont
ces idées que l'ancienne psycholog'ie appelait les mobiles de
la volonté. L'intelligence, disait-on, n'agissait sur la volonté
que par l'intermédiaire de la sensibilité : ce qui signifie que
l'état nerveux qui correspond à une idée se traduit d'autant
mieux en mouvement qu'il est accompagné des états nerveux
qui correspondent aux sentiments. Ce premier groupe com-
prend tout ce qu'on appelle les passions.
2° Le second groupe comprendra les idées réfléchies et dé-
libérées. C'est l'activité raisonnable, la volonté au sens cou-
rant du mot. Dans ce groupe la tendance à l'acte n'est ni
instantanée ni violente, l'état sensible concomitant est mo-
déré. La plupart de nos actions se ramènent à ce type, déduc-
tion faite des formes précédentes et des habitudes.
3° Le troisième groupe comprend les idées abstraites. Ici la
tendance au mouvement est à son minimum : ces idées étant
des représentations de représentations, des extraits fixés par
un signe, l'élément moteur s'appauvrit dans la même mesure
que l'élément représentatif.
Telle est la cause de l'opposition souvent signalée entre les
esprits spéculatifs et les esprits pratiques, entre voir le bien
et le pratiquer.
La théorie de la volonté action réflexe rencontre ici une
difficulté que ses partisans eux-mêmes reconnaissent ne pas
8 LIVRE TROISIÈME. —VOLONTÉ ET LIRERTÉ
exister dans la théorie psychologique. La volonté n'est pas
seulement une puissance d'action, auquel cas elle se ramène
à l'action motrice des idées ; mais elle est aussi une puis-
sance d'arrêt, un pouvoir d'empêcher. Psychologiquement,
il n'y a pas de différence essentielle entre permettre et empê-
cher. La volition étant un fiat , peu importe que ce fiai com-
mence ou arrête le mouvement. Mais si l'action réflexe est le
type do toute action, si c'est une loi que tout état de cons-
cience se transforme en mouvement, il faut expliquer pour-
quoi il y a des cas où il ne se transforme pas.
On accorde donc que la question physiologique est en-
core, à l'heure qu'il est, obscure et incertaine. Cependant on
sait qu'il y a des nerfs d'arrêt. On sait encore que le cerveau
lui-même exerce une action modératrice, c'est-à-dire inhihi-
toire ; mais le mécanisme d'arrêt est peu connu.
Psychologiquement, la puissance d'arrêt s'explique par
l'association des idées. Tel état psychologique, par exemple
la colère, réveille (en vertu de l'éducation) l'idée de la dignité
personnelle, et cette idée peut suffire dans certains cas et chez
certaines personnes pour arrêter l'effet. Cela tient, dit-on, à
ce que les idées ou sentiments qui produisent l'arrêt ont été
primitivement des états dépressifs, qui tendent à diminuer
l'action, par exemple principalement la crainte. Quant \\
cette force d'arrêt, elle est proportionnée à l'habitude et k
l'hérédité.
Un point très essentiel de cette théorie de la volonté, c'est
que ce n'est pas là seulement une faculté générale et identi-
que. Pour tous les hommes elle est essentiellement indivi-
duelle ; elle est « la réaction propre de l'individu ». Elle ne
se produit pas du moi ; elle forme le rnrnctère ou le mou
Qu'est-ce donc que la volition? La volition est un état de
conscience final qui résulte de la coordination plus ou moins
complexe d'un groupe d'états conscients, subconscients et
inconscients qui, étant réunis, se traduisent par nue action ou
un arrêt. La coordination a pour facteur principal le carac-
tère, qui n'est que l'expression psychique de l'organisme indi-
LA VOLONTE ET L'ACTION REFLEXE 9
vicluel. C'est le caractère qui donne à la coordination son
imité, non l'unité abstraite d'un point mathématique, mais
l'unité concrète d'un consensus. L'acte par lequel cette coor-
dination se fait et s'affirme est le choi.r.
Il n'est pas vrai cependant, comme on serait tenté de le
croire, d'après la phraséologie ordinaire du déterminisme,
que le motif le plus fort l'emporte toujours : « Le motif pré-
pondérant n'est pas la cause, mais seulement une portion de
la cause, et toujours la plus faible, quoique la plus visible;
il n'a d'efficacité qu'autant qu'il est choisi, c'est-à-dire qu'il
entre, à titre do partie intégrante, dans la somme des états qui
constituent le moi à un moment donné, et que la tendance à
l'acte s'ajoute à ce groupe de tendances qui viennent du
caractère pour ne faire qu'un avec elles. »
La volition n'est donc, en résumé, qu'une résultante : « C'est
l'effet de ce travail psychophysiologique tant de fois décrit ,
dont une partie seulement entre dans la conscience sous
forme de délibération. »
En soi, (' la volition n'est cause de rien ». Le « je veux »
constate une situation et ne la constitue pas. « C'est un
e^etj sans être une cause. »
Telle est la théorie de la volonté action rétlexe. Il y a dans
cette théorie une partie de très bonne et très solide psycho-
logie, qui peut être acceptée tout entière, sauf la conclusion,
parce que cette conclusion n'est plus un fait, mais une inter-
prétation de faits. C'est sur cette interprétation de faits que
la discussion doit s'instituer.
Il est très vrai que les idées ont une action motrice. C'est
une des acquisitions les plus importantes de la psychologie
moderne. Il est très vrai que les idées peuvent se classer en
différents groupes selon leur degré de puissance motrice. Il
est très vrai qu'il y a un premier groupe, les passions, où
l'idée est presque immédiatement motrice; un second groupe,
l'action délibérée, où l'idée ne se transforme pas nécessaire-
ment et immédiatement en mouvement, mais seulement après
comparaison et réflexion ; enfin un troisième groupe, les
10 LIVRE TROISIEME. — VOLONTE ET LIBERTÉ
idées abstraites, qui ne se transforment presque jamais en
actes. Il est très vrai que, pour que la volonté produise un
arrêt, il faut des idées antagonistes qui fassent contre-poids
aux idées motrices. Il est très vrai surtout que la volonté
est une faculté individuelle, qu'elle est le propre du moi,
qu'elle n'est point l'unité abstraite d'un point mathématique,
mais l'unité concrète d'un consensus; enfin qu'elle est l'expres-
sion du caractère, parce que le caractère lui-même est l'expres-
sion de la volonté. Enfin, d'autres faits que nous n'avions pas
signalés, parce que l'on ne peut tout dire, sont également très
bien observés dans cette analyse, par exemple combien il
reste peu de place à la volonté proprement dite, dans la vie
humaine, quand on fait abstraction de la vie physiologique,
du sommeil, de l'habitude, de la passion et des mille actions
indifférentes produites par les petites perceptions sourdes
dont Leibniz a tant parlé. De même encore, les lois de disso-
lution de la volonté sont établies avec beaucoup de force et
de preuves à l'appui. Voici le résumé de ces lois : « La disso-
lution de la volonté suit une marcbe régressive du plus
volontaire et du plus complexe au moins volontaire et au
plus simple, c'est-à-dire a Tautomatisme.
Mais, après avoir fait la part des faits, il s'agit de les inter-
préter; et ici nous sommes en présence du pur arbitraire.
La théorie précédente, quoiqu'elle semble en apparence
fidèle à la plus stricte méthode expérimentale, est dominée
cependant par une idée préconçue, c'est-à-dire par une théorie
métaphysique. Cette idée, c'est qu'il ne peut y avoir dans
l'homme que des événements physiques : or c'est là une
solution implicite du problème de l'essence de l'homme : car
il est évident que si l'homme est à la fois esprit et corps, il
peut y avoir en lui des événements moraux aussi bien que
des événements physiques; et que s'il est plus esprit que-
corps, les événements moraux devront l'emporter sur les
événements physiques. C'est donc résoudre subrepticement
le problème, et le résoudre au point de vue du matérialisme,
que de supposer comme un postulat évident que le fond de
LA VOLONTÉ ET L'ACTION RÉFLEXE II
toutes nos actions est une succession crévénemonts phy-
siques.
C'est également un postulat gratuit de soutenir qu'une idée
ne peut pas produire un mouvement, et qu'en général un
événement moral ne peut pas produire un événement phy-
sique, parce que ce serait « un miracle », comme s'il était
plus facile de comprendre qu'un mouvement puisse produire
un autre mouvement, et comment un mouvement peut passer
d'un corps à l'autre; et si Ton dit qu'il faut faire abstraction
du comment, et qu'il faut simplement considérer le fait d'ex-
périence, à savoir qu'un mouvement succède à un autre mou-
vement, nous nous demandons pourquoi l'on no pourrait pas
dire également qu'un mouvement succède à une idée. Il y a
plus : on est bien forcé d'admettre, parce que l'expérience est
incontestable, que le mouvement amène une idée, c'est-à-dire
qu'un événement physique produit un événement mental, et
dès lors qu'y a-t-il d'extraordinaire dans la réciproque, et
pourquoi un événement mental ne produirait-il pas un évé-
nement physique? Si le mouvement est suivi de sensation,
pourquoi la sensation ne serait-elle pas suivie de mouvement?
Pour esquiver la difficulté, on emploie adroitement le mot
accompagner pour le mot de suivre ; mais cela nous est indif-
férent : que les deux phénomènes, idée et mouvement, soient
accompagnés ou suivis l'un par l'autre, le problème est le
même; si le mouvement est accompag'né de sensation, pour-
quoi la sensation ne serait-elle pas accompagnée de mouve-
ment? Il faudrait alors admettre qu'il peut y avoir un évé-
nement qui n'a aucune conséquence, aucun effet : car si
l'événement physique produit directement l'événement phy-
sique qui suit, sans rien devoir à l'intermédiaire mental, cet
intermédiaire serait comme s'il n'existait pas, puisqu'il n'est
cause de rien : ce qui est contraire à toutes les lois du déter-
minisme; car, dans cette doctrine, il est aussi impossible de
concevoir un phénomène sans effet qu'un phénomène sans
cause. Si donc l'événement mental est absolument impuis-
sant à produire quoi que ce soit, la chaîne est interrompue;
12 LIVRE TROISIÈ.ME. — VOLONTE ET LIBERTÉ
la série physique est conliniie, la série mentale est discon-
linue. Au lieu cFadmettre un commencement absolu, comme
les partisans du libre arbitre, on admet une fin absolue, à
savoir l'événement mental, puisqu'il ne produit rien; et ce
n'est pas seulement la volonté qui ne produit rien, c'est
encore le désir, c'est la sensation elle-même; la seule cause
réelle, c'est le fond physique, auquel correspondent subjecti-
vement le plaisir, le désir, la volonté ; mais ces phénomènes
subjectifs ne peuvent produire par eux-mêmes aucun mouve-
ment; ils ne peuvent même pas engendrer des événements
subjectifs qui leur seraient homogènes : la sensation ne peut
produire un désir, ni le désir un effort, ni l'effort un acte de
volonté libre : ces différents phénomènes ne sont que des
répercussions, et par conséquent, en tant que subjectifs, ils
ne sont que des effets. Ainsi, tandis que les événements ph\'-
siques sont à la fois effets et causes, conséquents et antécé-
dents, les phénomènes mentaux ne peuvent être que consé-
quents sans être antécédents : ce qui est contraire à toutes les
lois du déterminisme. Cette thèse n'est pas moins contraire à
la théorie empirique de la causalité. En effet, dans cette
théorie une cause n'est qu'un antécédent, un effet n'est
qu'un conséquent. Cela posé, il est évident que l'événement
mental est un antécédent par rapport au mouvement qui suit :
il en est donc la cause. En prétendant que le désir et la
volonté ne sont cause de rien, on ne nie pas cependant qu'ils
ne soient suivis do quelque chose. On ne peut leur contester
l'antériorité par rapport au mouvement effectué : par exemple,
je vois un fruit qui me tente; je désire le prendre et je le
cueille; n'est-il pas évident que le fait de désirer est suivi du
fait de cueillir? Si je ne le désirais pas, je ne le cueillerais
pas. Ainsi l'antériorité est incontestable, et, suivant la théorie
empirique, le premier phénomène devrait être appelé la
cause du second. Si donc on conteste au premier phénomène
le titre de cause, ce n'est pas l'antériorité que l'on conteste,
c'est l'eflicacité, la productivité, la causalité dans le sens
propre du mol. Par conséquent, lorsqu'on dit que la vraie
LA VOLONTE ET L'ACTION REFLEXE 13
cause n'est pas dans la volition, mais dans l'événement phy-
sique dont elle n'est que le signe, on admet par là même que
la cause est autre chose qu'un antécédent, qu'elle est une
action; mais par là aussi on introduit un élément dont on
n'a jamais eu connaissance par l'expérience, si ce n'est par
l'expérience de la volonté, laquelle cependant, dit-on, n'est
cause de rien.
Essayons de surprendre dans un exemple particulier les
étrang-etés de cette théorie de « la volonté cause de rien » ;
supposons un homme qui joue aux échecs. On sait qu'une par-
lie d'échecs représente un nombre considérable de calculs, c'est-
à-dire une suite d'idées anticipées qui sont, ou du moins sont
censées être la cause des mouvements produits; je pousse
telle pièce parce que je prévois que vous en pousserez telle
autre, et moi une troisième qui vous fera mat. Dans le fait, le
calcul est souvent beaucoup plus long-, et les habiles prévoient
de bien plus loin ; mais bornons-nous au fait le plus simple,
à savoir trois idées que je me représente d'avance en sens
inverse de leur production. On croit que ce sont ces idées qui
déterminent la marche du jeu : en aucune façon ; chacune
d'elles se résout en sensations ou images de sensation, et clia-
(jue sensation ou image est liée à un mouvement; mais la
sensation, pas plus que la volonté, n'est cause de rien : ce
n'est donc pas la sensation ou l'idée qui détermine le mouve-
ment ; chaque mouvement est produit par un mouvement
antérieur : l'idée n'est qu'un témoin, ce n'est pas un acteur. ïl
se joue dans le cerveau une partie d'échecs, pièce par pièce.
Celle-là n'est pas calculée ; ce sont les pièces qui poussent les
pièces en vertu de certaines associations précédentes. L'au-
tomate de Vaucanson est le vrai joueur d'échecs, puisque la
conscience n'est qu'un accident, un épi phénomène. L'invalide
qui, ayant perdu toute conscience, continue à faire l'exercice,
est un aussi bon soldat qu'auparavant. Qu'il aille se faire tuer
comme une machine, ou pour le but étrange « de se dévouer
pour une idée », c'est exactement la même chose. Qu'un Vau-
canson supérieur sache construire un bataillon carré infran-
14 LIVRE TROISIÈME. — YOLOxNTÉ ET LIBERTÉ
cliissable, il aura créé la meilleure des armées; la morale civi-
que n'aura que faire là, car, n'ayant pour but que de produire
des machines imparfaites, celui qui produira la machine par-
faite fera une œuvre infiniment supérieure.
Il nous semble donc impossible de dire que la volonté n'est
qu'une action réflexe ; c'est, si l'on veut, une action réflexe,
mais avec la conscience en plus : or la conscience est quelque
chose. Il y a des actions réflexes sans conscience; donc celles
où il y a conscience contiennent un élément de plus. Cet élé-
ment est éliminé par les partisans de l'automatisme : il est
bien « issu du passé », comme le disait Leibniz, mais il n'est
pas « gros de l'avenir » ; ce qui est contraire à toutes les lois
du déterminisme.
Pour atténuer autant que possible le paradoxe étrange et
contradictoire, dans un système déterministe, d'un phénomène
sans effet, non moins impossible en soi qu'un phénomène
sans cause, on s'efforce de réduire la réalité et le contenu de
ces phénomènes. On dit que le fait subjectif n'est que le
sig'ne, le reflet du fait objectif ou physique, que la cons-
cience est la même chose que l'ombre par rapport au corps.
Un ne peut pas employer une métaphore plus mal choisie. On
sait d'ailleurs que les matérialistes ne sont pas heureux en
métaphores. La conscience n'est pas plus une ombre que la
pensée n'est une sécrétion. L'ombre n'est que l'absence de la
lumière ; ce n'est qu'une négation. Dans l'ordre mental, c'est,
au contraire, l'inconscience qui est l'ombre, et la conscience
qui est la lumière. De quelque manière qu'on s'y prenne, il
faut bien qu'on reconnaisse qu'un phénomène plus la cons-
cience contient quelque chose de plus qu'un phénomène moins
la conscience. Or ce quelque chose de plus est au moins un
phénomène, si ce n'est plus; mais, ne fût-ce qu'un phéno-
mène, à ce titre seul il est quelque chose de réel et, par cela
même, il doit avoir son rang- dans la série et n'être pas seule-
ment un effet. S'il a été déterminé à l'existence par un évé-
nement physique antérieur, il faut (|ue lui-même détermine
k l'existence un événement physique postérieur. Écartons la
LA VOLONTÉ ET L'ACTION RÉFLEXE lo
question de la liberlé ; négligeons la question de savoir si la
volonté est ou n'est pas le désir ou l'idée; nous nous bornons
à ceci : c'est qu'on ne peut admettre à aucun point de vue,
et surtout au point de vue déterministe, que la volition ne
soit cause de rien.
On ne veut pas admettre le circuliis qui va de l'événement
physique à l'événement mental, pour retourner de l'événement
mental à l'événement physique. On ne veut que le circulus de
l'action réflexe, qui par un courant afl'érent vient du dehors à
la cellule suivante, et qui, commnniqué de la cellule sensitive
à la cellule motrice, se change en un courant efférent, d'oh
suit le mouvement externe. Mais que fait-on dans cette analyse
de l'événement psychologique? Il est tellement inutile que l'on
se demande pourquoi il est produit. C'est une superfétation ;
c'est lui qui est un miracle. Car la loi de la conservation de la
force s'appliquerait sans qu'il y eût de phénomène mental :
autant de force accumulée dans le courant afférent, autant de
force dépensée dans le courant efférent. Le phénomène psv-
chologique reste en dehors ; il ne peut entrer dans le calcul,
car on ne peut additionner ensemble un plaisir et un mouve-
ment. Dès lors, s'il est en dehors do la loi, s'il est d'un autre
ordre, pourquoi, en vertu du même principe, ne serait-il pas
en dehors de la loi à titre de cause, aussi bien qu'à titre d'effet?
Étant un effet hyperphysique, puisque, par hypothèse, il ne
compte pas dans le calcul, pourquoi ne serait-il pas aussi une
cause hyperphysique? Si, au contraire, on veut le faire
compter dans le calcul et qu'on soutienne qu'une partie de
la force s'est transformée en état de conscience, pourquoi,
réciproquement, l'état de conscience ne transformerait-il pas
une partie de la force en mouvement produit? D'ailleurs, on
se demande ce que pourrait être, au point de vue mental, ce
qu'on appelle force au point de vue mécanique; car la force
dont il est question dans le calcul n'implique que des rapports
de masse et de vitesse, ce qui n'a plus aucun sens quand il
s'agit de phénomènes subjectifs, tels que le plaisir, l'ai trait,
la volition.
16 LIVUE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
ïoiiles CCS impossibilités, dont on fait bon marcbc, nous
forcent à conclure que les événements pbysiques ne peuvent
être le fond réel, la substance des événements mentaux,
qu'ils n'en sont que la condition, et que la série subjective
a en elle-même son initiative, son individualité, son enchaî-
nement, dont la série objective n'est que l'accompagnement;
et quant à la nécessité d'un tel accompagnement, il suffit, pour
la comprendre, de réfléchir que le moi doit être mis en rap-
port avec le monde extérieur; or, pour cela il faut qu'il soit
uni à un appareil qui lui transmette les états du monde ex-
térieur, et par lequel réciproquement il puisse agir sur ce
monde extérieur.
Une autre manière de représenter la théorie serait de dire
que l'événement mental peut être dit cause au même titre que
l'événement physique, parce que c'est la même chose , à sa-
voir un seul et même phénomène à deux faces, l'un subjectif,
l'autre objectif. On dira donc indifféremment que c'est la
volonté qui est la cause de l'action réflexe, ou l'action réflexe
qui est la cause de la volonté; ce seront deux manières de
l)arler. Mais cette nouvelle doctrine est, en réalité, le renver-
sement de la précédente; car alors il ne sera plus du tout vrai
de dire que la volition n'est cause de rien, et que l'efficacité
n'existe que dans le mouvement. C'est alors une seule et
même cause, volition-mouvement, qui produit un seul et
même but, sensation-mouvement. Dans ce cas, je puis dire
très exactement que la volition produit quelque chose (l'efTort),
qui est sensation subjectivement, et mouvement objective-
ment. Enfin, je puis faire abstraction du point de vue objec-
tif, et ne considérer que le point de vue subjectif, ce qui nous
ramène à la psychologie proprement dite. Dira-t-on que,
dans ce total, volition-mouvement ou mouvement-volition ,
c'est le mouvement qui est la substance, la chose, et le phé-
nomène subjectif qui est l'accident, parce ({ue je puis modifier
celui-ci en modifiant celui-là? Par exemple, en enivrant un
homme je lui fais vouloir et commettre des actions insen-
sées ; mais réciproquement en déterminant un phénomène
LA VOLONTÉ ET L'ACTION RÉFLEXE 17
mental (par exemple une injure), je produis en lui un Irouble
physique extraordinaire. Or dans l'injure il est évident que
c'est le mouvement qui est racecssoire , et l'idée qui est le
principal : dans ce cas, l'idée sera cause bien plus que le
mouvement. Donc il est impossible, même dans la thèse do
l'unité phénoménale à deux faces, de réduire lavolition, aussi
bien que tout autre phénomène subjectif, à n'être cause de rien.
Nous savons bien que l'on ne réduit pas la volition à n'ê-
tre que l'expression d'un seul mouvement; elle est, au con-
traire, l'ellet d'un nombre incalculable de mouvements anté-
rieurs qui ne sont pas seulement propres à l'espèce, mais
■encore à l'individu, et c'est ce qu'on appelle le caractère;
mais nous disons qu'il faut décomposer cet ensemble et nous
dire si, dans chaque mouvement particulier, l'événement sub-
jectif est effet sans être cause; et alors toutes nos objections
reviennent. Si, au contraire, on a admis, à un moment quel-
conque, qu'un phénomène subjectif peut être cause, pourquoi
le dernier de la série serait-il destitué de ce privilège? Que
le contenu de la volition soit ou non emprunté à tout le passé
de l'individu, c'est ce que nous ne discutons point en ce
moment. C'est le problème du déterminisme ou de la liberté
que nous écartons ; mais par cela seul que tout le passé se
trouve condensé dans un acte unique, ce dernier fait se dis-
tingue de tous les faits précédents, de même qu'une combi-
naison chimique diffère de tous les faits dont elle est la com-
binaison. Or, personne ne dit en chimie que l'eau n'est cause
de rien, parce qu'elle est un produit de l'oxygène et de l'hy-
drogène. Par cela seul qu'on le dit de la volition, on pour-
rait le dire de tous les éléments subjectifs antérieurs, et l'on
retombe toujours dans l'étonnante doctrine des phénomènes
réels qui ne produisent rien et s'arrêtent dans le vide. Encore
une fois, le phénomène mental est quelque chose ou il n'est
rien. Mais qui osera dire qu'il n'est rien, absolument rien? Et
s'il est quelque chose, comment peut-il avoir la réalité d'être
effet sans être en même temps capable d'avoir la réalité d'ê-
tre cause?
LEÇON II
ANALYSE PSYCnOLOGIOUE DE LA VOLONTÉ
Messieurs,
Nous avons, tkans notre dernière leçon, résumé et discuté
la théorie physiologique de la volonté. Revenons maintenant
sur toute la série des faits précédents à la lumière de la psycho-
logie : on verra qu'ils présentent un tout autre caractère. En
effet, dans la théorie pliysiologique on élimine systématique-
ment tous les faits et tous les caractères des faits qui ne peuvent
pas se traduire physiologiquement. Partant d'une hypothèse
préconçue (à savoir que le physiologique est le fond et que le
psychologique est l'accessoire), on supprime ou on élude tout
ce qui ne rentre pas dans la théorie; et c'est au nom de la
méthode expérimentale que l'on mutile l'expérience.
Le fait dont on part d'un commun accord, c'est que l'action
exercée par l'objet extérieur sur l'être organisé, action com-
muniquée au centre par les nerfs sensitifs, se traduit psy-
chologiquement par un état de conscience qui sera, par exem-
ple, le plaisir. 11 est certain que cet état de conscience estdéjà
un embarras pour la théorie physiologique; car les choses
se passeraient exactement de la même manière, soit (|u'il y
ait conscience, soit qu'il n'y en ait pas ; on no voit pas ce que
ce fait nouveau vient faire dans la série, qu'il ne fait que com-
pliquer et embarrasser sans servir à rien. Pour nous, au con-
traire, il est le fait capital ; car il est le point de départ d'une
série nouvelle.
L'objet qui a causé le plaisir disparaissant, l'état de cons-
cience disparaît également; mais il est remplacé par un autre
état de conscience que l'on appelle la douleur et, dans certains
ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DE LA VOLONTÉ 19
cas pailiculiers, le regret. Jusqu'ici, rien de nouveau : en effet,
on comprend que, l'élat physiologique qui cause le plaisir étant
suspendu par la disparition de l'objet, cet état soit remplacé
par une gène, un désaccord qui se traduit psychologiquement
en douleur.
Mais voici quelque chose de tout à fait nouveau : c'est que,
l'objet disparu restant dans l'esprit à titre d'image plus ou
moins vague, il se produit, à la suite de cette représentation,
ou même par le simple sentiment de vide, ou de ce que Locke
appelait malaise [uneasiness], un mouvement vers l'objet, que
nous appelons le désir.
Il y a dans le désir quelque chose de plus que dans le plai-
sir ou la douleur. Ce n'est pas une simple transformation du
plaisir ou de la douleur, c'est une action, une propulsion, une
tendance. En effet, l'âme dans le plaisir est immobile; elle
s'y repose : elle est, en apparence au moins, immobile. Il
en est de même de la douleur. Ce sont des états; ce ne sont
pas des mouvements. On comprend très bien qu'un être
puisse s'arrêter au plaisir, sans aller jusqu'au désir. Les âmes
molles ne vont pas jusque-là. Il faut déjà avoir une certaine
force d'âme pour désirer. Les vieillards peuvent jouir encore;
ils ne désirent plus. Or qu'y a-t-il de plus dans le désir
que dans le plaisir? Il y a une tendance. Qu'est-ce qu'une
tendance? C'est, répondrons-nous à ceux qui feraient cette
question, ce que vous éprouvez quand vous désirez quelque
chose que vous n'avez pas. Dans le désir nous sommes pos-
sédés, entraînés par une force analogue à celle qui du dehors
nous pousserait vers un précipice ou vers quelque objet que
ce soit. Le sentiment d'entraînement n'est pas seulement le
sentiment d'un phénomène : c'est la conscience du passage
d'un phénomène à un autre; objectivement, ce passage n'est
autre chose qu'une succession de mouvements : subjective-
ment, nous avons conscience d'autre chose, à savoir d'une
activité.
Quand nous disons que le désir n'est pas contenu dans le
plaisir, nous ne voulons pas dire qu'il n'y est pas du tout;
20 LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
mais il n'y est pas tout, il n'y est qu'en puissance, et il est
quelque chose de plus. Si maintenant nous revenons en
arrière, et si nous examinons le plaisir à la lumière que nous
fournit le désir, nous trouvons dans le plaisir lui-mèmo un
élément d'activité qui n'y paraît pas quand il est seul, mais
dont le désir est la manifestation ultérieure. Si le plaisir n'était
pas une activité satisfaite, il ne se traduirait pas, en s'éva-
nouissant, par une activité expeclante et tendue comme est le
désir. Un pur état passif serait suivi d'un autre état passif,
et rien de semblable au désir ne se produirait. Mais l'activité
satisfaite passant à l'état d'activité non satisfaite devient le
désir. La satisfaction disparaissant, il ne reste que le senti-
ment d'activité. Ce sentiment s'endort dans la satisfaction;
l'âme, tout entière au plaisir, s'y oublie et perd le sentiment
de sa force active. Séparée de lui, elle se réveille et elle enfle
ses voiles, en quelque sorte, pour regagner ce qu'elle a perdu.
Cependant le désir lui-même est encore une activité incom-
plète, une activité impuissante et en quelque sorte inactive.
L'amour, à l'état de désir, est encore à l'état d'expectation.
Cette activité tend vers l'objet, mais ne fait rien ou ne peut
rien faire pour l'amener à elle ou pour se rapprocher de lui.
Pour s'assimiler l'objet, il faut queh|Lie chose de plus que le
désir; il faut X effort. L'effort est une action dans l'action, une
tension dans la tension. Dans le désir on peut dire encore
que l'homme e?,t agi; dans l'effort il agit. Le désir est le sen-
timent d'une force qui est en nous; l'effort est le sentiment
de notre propre force. Examinons d'un peu plus près le pas-
sage du désir à l'effort.
Il y a des âmes, avons-nous dit, qui sont capables de jouir,
mais qui ne sont pas assez fortes pour désirer. Il y en a d'au-
tres capables de désirs, mais incapables d'efforts. L'effort est
donc autre chose que le désir. On dit que le désir se traduit
naturellement et irrésistiblement en mouvement : oui, quand
le mouvement est facile et qu'il n'y a aucun obstacle entre le
désir et l'objet. Par exemple, un homme altéré est au bord
d'une rivière; il n'a (ju'à étendre la main potn- puiser de
ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DE LA VOLONTE 21
l'eau. 11 le fera infailliblement. Ici le désir est cause d'une
manière immédiate. Mais si entre le désir et Tobjet désiré il
y a un obstacle ou une série d'obstacles, le désir ne suffit
plus, ou il faut qu'il se surpasse lui-même, qu'il se raidisse,
(ju'il prenne une initiative, qu'il passe à l'état d'elTort. Sup-
posez, eu effet, Tliommc altéré de soif et en môme temps
exténué de fatigue ; supposez-le séparé du ruisseau par une
certaine distance. Dans ce cas, le désir ne produira pas immé-
diatement et par lui-même le mouvement. Il faudra un acte
propre et tout à fait nouveau : il faudra une lutte, une prise
de possession de l'activité par elle-même, pour forcer le corps
à franchir l'intervalle qui sépare la coupe et les lèvres.
L'effort cependant n'est pas encore la volonté, car il peut
y avoir un effort involontaire; et même il faut que l'effort ait
été involontaire pour devenir ensuite volontaire; et en géné-
ral, comme l'a dit Ad. Garnier, nous ne faisons volontai-
rement que ce que nous avons fait d'abord involontairement.
Pour qu'il y ait effort, il suffit que le désir rencontre un
obstacle; l'activité indéterminée du désir se concentre alors
sur le point résistant pour en triompher. Ce surcroit d'activité
est ce qu'on appelle effort. Pour que l'effort devienne volonté,
il faut qu'il soit accompagné ou précédé de connaissance,
c'est-à-dire qu'il ait conscience de lui-même, La volonté est
donc un effort conscient, ou, mieux encore, un effort réfléchi.
Au fond et substantiellement, j'accorde qu'il n'y a pas là deux
faits, deux facultés; c'est bien la puissance de l'effort qui est
\q réel de la volonté. Mais, dans le premier cas, il fait effort
sans le savoir; dans le second cas, il fait effort le sachant, et
c'est cela que l'on appelle plus spécialement la volonté. Un
être devient capable de vouloir lorsqu'il peut se représenter
d'avance son effort : cela donne à la puissance de l'effort une
vertu nouvelle, un surcroît de forces que nous appellerons plus
lard liberté, mais qui, toute question de libre arbitre mise à
part, se manifeste par des signes particuliers. Telle est, par
exemple, la différence entre un caractère irascible et irritable
qui réagit immédiatement et spontanément contre une injure,
22 LIVRE TROISIEME. - VOLONTE ET LIBERTE
et un caractère ferme et fort qui prévoit les obstacles ou cal-
cule son effort. Tel est le personnage de la comédie, dont le
premier mouvement est de se précipiter dans le péril, et
le second de l'esquiver. Beaucoup d'hommes sont capables
d'un effort spontané sous l'empire de circonstances; bien peu
le sont d'un effort voulu et suivi.
Si l'on ne confond pas absolument la volonté avec l'effort,
comme fait Maine de Biran, faut-il cependant l'en séparer
absolument et dire que l'effort n'est pas l'essence, mais l'objet,
le terme do la volonté? Je veux faire effort, dira-t-on : donc
la volonté est autre chose que l'effort; elle est un jugement,
une affirmation, c'est le dernier acte intellectuel qui clôt la
délibération. Nous avons vu qu'il n'en est rien. Un acte pur
d'intelligence ne suffît pas pour passer à l'acte; ps}xholo-
giquement comme criminellement, l'intention pure ne suffit
pas : il faut un commencement d'exécution. Il faut passer de
la puissance à l'acte. L'idée préconçue n'est que la cause
occasionnelle de l'action ; la vraie cause est dans l'énergie
intérieure qui se développe sous la direction de la pensée; en
un mot, une idée qui ne serait qu'une idée, ou un effort qui
ne serait qu'un effort, ne seraient ni l'un ni l'autre un acte de
volonté. L'unité de l'effort et de l'idée est la volonté elle-
même.
On dit que l'attention volontaire occupe une part extrême-
ment faible dans notre vie (Ribot, p. 100) : cela est possible.
On dit que l'arrêt de la colère par la volonté est on ne peut
plus rare (p. 17) : cela est possible. On dit que le motif lui-même
sous l'empire duquel la volonté agit n'est qu'une portion de la
cause, et la plus faible (p. 32) : cela est encore possible. On dit
que souvent nous croyons agir pour un motif quand, en réa-
lité, on no fait qu'obéir à une suggestion externe, et que cela
vérifie le mot de Spinoza que la croyance au libre arbitre
n'est que l'ignorance dos motifs qui nous font agir : soit encore.
Toutes ces assertions peuvent être relativement vraies, et sont
confirmées par des faits. Mais ce qui reste vrai aussi, malgré
tous ces dires, c'est que la volonté, dans le sens propre, n'est
ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DE LA VOLONTÉ 23
autre chose que la puissance d'agir d'après une idée (ou, si
Ton veut, d'après un sentiment qui est toujours accompagné
d'idée); et c'est dans la mesure où le moi se détermine selon
l'idée que l'action est dite volontaire à la rigueur. 11 peut
donc se faire que la volition pure soit un état extrême très
rare dans la réalité. Peut-être même devrait-on dire de la
volonté ce que Kant a dit de la vertu, qu'on ne sait pas si
aucun acte de vertu n'a jamais été accompli dans le monde;
de même aussi, dira-t-on, un acte pur de volonté, et à for-
tiori un acte pur de volonté libre n'a jamais eu lieu ; et, c'est
cependant là qu'est l'idée de la volonté ; et c'est dans la mesure
où l'on s'en rapproche que l'on peut être dit avoir ou ne pas
avoir de volonté. Sans doute il y a un fond matériel, le carac-
tère, qui est le substratum de la volonté : c'est de là que l'ef-
fort part, et il ne peut être en contradiction avec ce fond. Mais,
loin de dire que c'est ce fond qui est la volonté même, tandis
que la volition apparente ne serait que l'accident, nous disons
au contraire que ce caractèie lui-même n'est un caractère
qu'en tant qu'il a été constitué en partie par la volonté; et
enfin, si minime que soit dans notre vie la part faile à cet
élément initiateur, c'est lui précisément et lui seul qui mé-
rite d'être appelé volonté.
Est-ce à dire que nous méconnaissions l'unité qui peut
exister entre tous les modes de l'activité psychologique? Eta-
blissons-nous des barrières absolues entre des faits qui se
tiennent d'une manière si étroite et si intime ?Mainticndrons-
nous avec intolérance la psychologie des diflerences, tandis
que tout nous porte de tous côtés à la théorie des analogues?
Il y a d'abord une théorie des analogues que nous rejetons
sans hésiter : c'est celle qui fait sortir le plus du moins, et
qui explique le progrès des choses par la complication crois-
sante des phénomènes ; c'est celle qui ne voit dans la pensée
que l'abstraction des sens, dans le sentiment que l'abstraction
de l'appétit physique, dans la volonté qu'une combinaison
d'actions réflexes. Toute notre psychologie est en contra-
diction avec celle-là. Sans doute la psychologie empirique
24 LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
est d'un grand prix, parce qu'olie a le goût des faits ; et
tous ceux qu'elle invoque et qu'elle expose servent d'enri-
chissement pour la science. Mais autre chose est le fait, au-
tre chose l'interprétation des faits. Or, toute notre discussion
précédente a eu précisément pour ohjet de démontrer que
la volonté n'est pas une simple complexité d'actions réflexes.
Mais il y a une autre manière de réduire les phénomènes
à l'unité : c'est de prendre pour point de départ, non pas le
type inférieur, mais le type supérieur; c'est de dire, par exem-
ple, comme l'avait remarqué Kant, non pas, avec Locke,
que l'entendement est la sensibilité développée, mais, avec
Leibniz, que la sensibilité est l'entendement enveloppé. De
même on dira, non pas que la volonté est l'instinct perfec-
tionné, mais que l'instinct est une volonté imparfaite. Cette
seconde sorte de réduction n'a rien qui ne nous agrée. Nous
ne voulons pas de miracle ; nous n'admettons pas plus que
M. Ribot « une volition provenant on ne sait d'où » (p. loi).
Il faut donc qu'elle préexiste pour pouvoir exister ; et en ce
sens on peut dire que c'était elle déjà qu'on rencontrait dans
les étages inférieurs, sous d'autres formes et à un moindre
degré. Cependant, tout en reconnaissant la solidité d'un tel
mode de raisonner, nous voudrions qu'on y apportât plus de
précision et de rigueur qu'on ne fait aujourd'hui. En effet, les
assimilateurs sont, en général, si préoccupés des analogies
et des similitudes, qu'ils effacent toutes différences et noient
tout dans de vag-ues identités; et alors il est vrai de dire que
commencer par l'instinct, ou commencer par la volonté, c'est
tout à fait la même chose, puisque l'on n'a attribué à la
volonté aucun caractère nouveau qui la dislingue de l'ins-
tinct. Soit; mais alors on n'apprend plus rien en passant de
l'un à l'autre. Si vous voulez, au contraire, faire partir la
série des identités du plus haut phénomène, et non pas du
plus bas , commencez par définir l'attribut le plus élevé avec
ses caractères propres, de manière à pouvoir toujours le re-
connaître, en le suivant de dégradation en dégradation jus-
qu'à ses germes les plus humbles. Par là, la méthode des
ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DE LA VOLONTÉ 25
(liiïcrcncos non seulement n'est pas opposée à la mélliode de
ressemblance, mais elle en est an contraire le fondement
nécessaire.
Gela étant, nous choisissons pour type la résolulion volon-
taire à son maximum, c'est-à-dire l'acte de prendre un parti
après délibération et de faire effort pour en commencer l'exé-
cution. Voilà la volonté pure (au point de vue humain, bien
entenduV Supprimons maintenant la délibération et la con-
ception des motifs : il reste la puissance de l'effort. La vo-
lonté ne naît pas de rien. Pour faire effort avec connaissance
de cause et avec réflexion, il a fallu d'abord faire effort sans
le savoir. Nous retrouvons donc la substance de la volonté
dans l'acte de l'effort. Mais l'effort lui-même ou la puissance
de réagir contre un obstacle ne serait pas possible s'il n'y
avait pas déjà dans l'être une activité préexistante qui va
vers son objet spontanément et s'identifie immédiatement
avec lui lorsque la jouissance se présente d'elle-même, mais
qui sera toute prête à se raidir si l'obstacle se présente. De
plus, cette activité concrète et déterminée qui va vers l'objet
présent suppose une activité idéale qui va vers l'objetabsent^
et n'est plus alors qu'une vague tension; enfin, comme nous
l'avons vu, cette activité non satisfaite, qui est à l'état d'at-
tente, suppose que, dans le premier mouvement même où la
satisfaction est venue du dehors, et même dans ce que nous
appelons le plaisir passif, il y a encore une activité, et enfin
cette activité doit préexister au plaisir et à la sensation même
et doit déterminer des réactions inconscientes avant d'arriver
à cette conscience, si humble qu'elle soit, qui accompagne la
première sensation : c'est l'activité de Vinstinct. Ainsi l'on
peut donc dire que la volonté est en germe dans l'instinct,
dans le désir, dans l'effort spontané, en un mot dans toute
forme d'activité, et, comme l'activité est le fond de toutes
choses, on peut dire que la volonté est le principe de toutes
choses, comme l'a fait Schopenhauer; mais c'est à la condi-
tion d'ajouter que cette activité, à chaque étape, engendre
quelque chose de nouveau, et qu'elle prend ses forces en se
26 LIVRE TROISIEME. - VOLONTE ET LIBERTE
développant, vires acqiiirit eundo. L'instincl devient désir,
le désir devient effort, l'effort devient volonté ; mais ce désir
est plus que Finslinct; l'effort est plus que le désir, et la vo-
lonté est plus que l'effort. Le progrès, ou passage du moins
au plus, est le caractère propre de l'activité vitale en général,
et en particulier de l'activité spirituelle. La puissance de réac-
tion va toujours croissant, et la volonté proprement dite en
est la forme la plus haute.
Celle ascension de forces, qui dans la nature extérieure
se produit par le passage de la mécanique à la physique, de
la physique à la chimie, do la chimie à la vie, se traduit à
son tour, dans l'ordre physiologique et psychologique, par le
passage de l'irritabilité à l'instinct, de l'instinct au désir, du
désir à l'effort, de l'etîort à la volonté. Quel est le principe de
cette tension de forces de plus en plus énergiques? Suivant
quelques philosophes récents, inspirés de la philosophie d'A-
ristote, ce serait l'attraction du souverain bien qui ferait sor-
tir de l'eng-ourdissement de la matière les forces endormies
qu'elle contient, et qui, à chaque degré, à chaque étape nou-
velle, solliciterait les forces à un accroissement nouveau.
Nous croyons qu'il y a là une grande part de vérité. Le sou-
verain bien, ou Dieu, si l'on ne craint pas de lui donner son
vrai nom, doit concourir à l'action des créatures. Le concur-
sus divin doit être non seulement simiiltaneus, mais encore
prœvius, comme disaient les Scolas tiques. Nous savons par
expérience quel prestige a sur nous l'attrait de la beauté et
de la bonté, et de quels efforts il nous rend capables. C'est
là la part de la grâce, et je ne me refuse pas à ce qu'on le
fasse aussi grand qu'on voudra. Mais cette part ne peut pas
aller jusqu'à absorber tout; autrement il n'y aurait plus de
créature. La grâce elle-même suppose mi certain consente-
ment de la nature ; et si tout est grâce, il n'y a plus de na-
ture. N'est-ce pas trop appauvrir l'activité et l'initiative de
l'âme que de la réduire à être sollicitée par l'attrait? N'est-ce
pas trop substituer le règne de la fascination et du magné-
tisme à celui de l'initiative morale et virile? Même pour aller
ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DE LA VOLONTÉ 27
vers le bien sous l'empire de l'allrait divin, il faut encore
dans riiomme une certaine force, une certaine spontanéité
d'action, et la cause finale ne peut pas supprimer et rem-
placer la cause efficiente. Je me dirige vers une étoile, c'est
vrai; s'il n'y avait pas d'étoile, je ne sortirais pas du repos.
Mais c'est bien moi qui vais vers l'étoile. Il y a donc une
force propre à la créature; mais c'est l'attrait du souverain
bien qui fait que cette force peut grandir sans cesse, et
trouver en elle des ressources toujours nouvelles.
On peut donc dire que l'àme agit sous l'empire de la cause
finale; on peut même aller plus loin, et dire qu'elle-même
n'agit qu'à titre de cause finale. En effet, comme on ne
sait pas comment l'âme agit sur le corps, comment même
elle agit sur elle-même, comment elle fait naître en elle des
idées et même des sentiments, on peut supposer qu'elle
est elle-même le but vers lequel tendent et se dévelop-
pent les forces intellectuelles et vitales, et que c'est pour
cela qu'elle n'en a pas conscience. Cette supposition est
séduisante; en effet, pour sortir de l'inertie il faut que
les activités aient un but à poursuivre. On peut donc ad-
mettre que toutes les forces de l'être organisé se portent
à l'action pour réaliser les pensées de l'âme, pour exprimer
dans leur diversité l'unité harmonique de l'esprit. Ainsi
l'âme est une cause finale; mais elle n'est pas seulement
une cause finale. Nous ne pouvons croire qu'elle soit un mo-
tew immobile attendant paisiblement, dans sa divine supé-
riorité, que les forces inférieures se hissent péniblement jus-
qu'à elle. Le fait psychologique de l'effort résiste à cette
explication trop quiétiste. Admettons, si l'on veut, que l'âme
n'agisse pas directement sur le corps, et même qu'elle n'a-
git pas sur ses propres facultés. Je ne puis, je le sais bien,
avoir des idées à volonté, ni supprimer une passion à vo-
lonté; mais la résolution volontaire n'en est pas moins le
propre de l'âme. Le/e veux lui appartient en propre, c'est son
acte même. Nous ne surprenons point le passage de cet acte à
son effet. Mais on peut dire que les choses se passent comme
28 LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
si cet acte était cause de cet effet. C'est la concentration de
la volonté qui fait la force de rintelligcnce et la faiblesse de
la passion : celui qui laisse venir à lui les idées, sans réagir,
se laisse entraîner et déborder par elles; il gaspille son esprit.
Celui qui se laisse aller au décousu des passions devient bien
vite leur jouet. La volonté peut-être ne produit-elle rien par
elle-même; mais elle tient les rênes. Elle est la maîtresse
souveraine. Bien entendu, cet empire, chez la plupart des
hommes, même les meilleurs, n'est encore qu'intermittent.
Nous avons fait la part de la nature; nous avons fait la part
de la grâce; mais cet « indivisible », comme l'appelle Des-
cartes, ce point culminant de toute force et de toute activité,
ne pourrait être supprimé sans que tout le reste s'écroulât.
Nous ne voulons pas dire cependant qu'il ne puisse pas y
avoir dans l'âme un état supérieur à la volonté elle-même;
nous ne cherchons pas ici le terme fmal de l'activité philoso-
phique. Disons seulement que nous trouvons jusqu'ici dans
l'effort voulu le plus haut degré de la force qui constitue
l'âme humaine, en y ajoutant toutefois la liberté.
LEÇON III
SUITE DE l'analyse DE LA VOLONTÉ
Messieurs,
Continuons à étudier l'histoire de la volonté. Nous aurons
ici trois ([ueslions à examiner :
4° La volonté peut-elle exister sans intellig-ence? 2° Quelles
sont les origines de la volonté? 3° Quels sont les éléments et
les divers moments de l'acte volontaire?
L Certains philosophes, par exemple Schopenhauer et Hart-
mann, admettent, l'un une volonté sans intelligence, l'autre
une volonté sans conscience. C'est étendre, selon nous, d'une
manière exagérée le domaine de la volonté. Une volonté qui
ne connaît pas et qui ne se connaît pas n'est pas une volonté.
« On ne veut jamais, dit Bossuet, sans quelque raison. » La
volonté est donc pour nous la spontanéité raisonnable, la force
qui se détermine pour un hut avec conscience. Les Scolas-
tiques lui donnaient le nom cVappetitus rationalis : c'est le
vrai sens du mot volonté : c'est dans ce sens que nous l'en-
tendrons. Si vous retranchez son caractère distinctif [ratio-
nalis)., il ne reste plus que Yappetitus en général, la tendance
active vers un hut. On pourra, si l'on veut, donner à ce principe
le nom de volonté : ce ne sera qu'une question de mots ;
mais il y aura toujours lieu à distinguer Xappetitus naturalis
(celui de la plante), Xappplitus sensitivus {celm de l'animal),
et enfin Yappetitus rationalis ou volonté proprement dite.
Demandons-nous d'abord s'il peut y avoir volonté sans
intelligence; nous verrons ensuite s'il y aune volonté sans
conscience. Ces deux questions sembleraient devoir se ré-
duire à une seule : car qui dit intelligence, ne dit-il pas par
30 LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
là racme conscience ? Mais le philosophe Hartmann a dislin-
gué l'un do l'autre, et a soutenu d'une part, contre Scho-
penhauer, qu'il n'y a pas de volonté sans inteHigence, et,
d'autre part, contre la plupart des philosophes, qu'il peut v
avoir une volonté inconsciente. H y a donc ici deux ques-
tions.
Hartmann nous paraît avoir démontré très solidement con-
Ire Schopenhaucr l'union nécessaire de la volonté et de Vidée.
Dans tout acte de volonté, dit-il, l'esprit veut passer d'un
état présent à un nouvel état. On part toujours d'un état pré-
sent, et à cet état présent correspond déjà une certaine idée ;
mais cet état présent ne suffirait pas à expliquer le vouloir,
si la possibilité idéale d'un autre état ne s'y trouvait en même
temps contenue. « Il y a donc dans la volonté deux idées :
celle d'un état présent comme point de départ; celle d'un
état futur comme point d'arrivée ou comme but. La première
se manifeste comme l'idée d'une réalité présente, la seconde
comme l'idée d'une réalité à produire. La volonté est l'effort
pour créer cette réalité, ou l'effort pour passer de l'état
représenté par la première idée à l'état représenté par la
seconde. »
« Il n'y a pas en réalité de vouloir pur qui n'ait ceci ou cela
pour objet. Vue volonté qui ne veut rien n existe pas réelle-
ment. C'est à son contenu que la volonté doit la possibilité de
son existence, et ce contenu est l'idée. D'oii le mot d'Aristote :
« En soi, la volonté n'est que le pouvoir formel de réaliser
quelque chose d'une manière générale; mais ce n'est qu'une
pure forme. Il lui faut un contenu (un but) : ce contenu ne
peut être conçu que comme représentation ou comme idée.
« Telle est l'erreur fondamentale de Schopenhaucr. L'idée
n'est aucunement reconnue par lui comme constituant seule et
exclusivement le contenu de la volonté. La volonté, quoique
aveugle, se conduit absolument comme si la représentation
ou l'idée formait son contenu. »
Cette réfutation de Schopenhaucr nous parait victorieuse
SUITE DE L'ANALYSE DE LA VOLONTÉ Hl
et sans réplique. Tout ce que celui-ci, en effet, fait valoir pour
séparer la volonté de l'intellig-ence, ne prouverait qu'une vo-
lonté sans conscience, mais non sans idée. Reste à savoir
maintenant s'il est rationnel d'appliquer le même nom à deux
modes aussi dilférents d'activité que l'activité consciente et
l'activité inconsciente.
Si l'on veut soutenir seulement, en effet, qu'il y a en nous
une puissance d'effort qui peut se développer spontanément
et par conséquent sans conscience, avant de s'exercer d'une
manière intentionnelle et réllécliio; que cette puissance a
cependant un but dans un cas comme dans l'autre (car nul
effort sans but); si l'on soutient que cette puissance est en subs-
tance la même dans les deux cas, soit qu'elle ait conscience,
soit qu'elle n'ait pas conscience; si, en un mot, on convient
d'appeler volonté la puissance de commencer le mouvement
dans une direction prédéterminée, il n'y a nulle difficulté à
accorder qu'il y ait une volonté inconsciente. Seulement on
peut se demander si ce n'est pas un abus de mots que d'ap-
peler volonté une puissance qui ne sait pas ce qu'elle fait.
N'est-ce pas comme si l'on admettait une volonté hwtAonlairc
et une volonté volontaire? Ne vaut-il pas mieux réserver ce
terme si précis et si familier pour ce second cas, et désigner
le premier par le mot d'instinct, comme on l'a toujours fait?
A-t-on éclairci le moins du monde ce que c'est que l'instinct,
en disant que c'est une volonté inconsciente, et le mot volonté
(employé ici (et séparé de l'idée de réflexion et d'intention) dit-
il quelque cliose de plus que le terme d'activité?
Il est vrai que, pour Hartmann, la volonté inconsciente pa-
rait se distinguer de l'instinct, quoiqu'il n'explique pas nette-
ment en quoi consiste la différence'. Examinons donc les faits
qu'il apporte à l'appui de sa théorie. Il cite l'exemple de la
grenouille décapitée qui continue non seulement à exécuter des
mouvements rég^uliers et coordonnés, mais encore des mou-
■'O'
1. Nous supposons qu'il les distingue, parce qu'il eu fait deux chapitres difftj-
reuts ; mais il ne dit pas en quoi consiste la distinction, et il signale de paît et
il'autre des faits qui paraissent bien semblables.
32 LIVRE TROISIEME. - VOLONTE ET LIBERTE
vcmcnls variés el appropriés pour éviter les obstacles qu'on
lui oppose. Il cite l'insecte coupé en deux dont une moitié
continue l'acte de la nutrition, tandis que l'autre continue l'acte
de la copulation; ce polype qui, sans aucun organe des sens,
distingue l'insecte mort de l'insecte vivant et fait tous les
mouvements nécessaires pour se l'approprier, au point que
deux polypes luttent ensemble pour se disputer la même proie.
Tous ces faits ne prouvent-ils point que la volonté n'est pas
circonscrite au cerveau? Il y a une volonté ganglionnaire,
comme une volonté cérébrale, puisque dans les insectes il n'y
a pas de cerveau. Pourquoi n'en serait-il pas de même aussi
dans les vertébrés? Pourquoi n'y aurait-il pas une volonté de
la moelle épinière? Le pigeon, même sans cerveau, sait encore
éviter les obstacles. Tous ces faits ne paraissent pas être du
même ordre que l'instinct, et appartiennent à ce que Hart-
mann appelle la volonté inconsciente.
Tous ces phénomènes prouvent sans doute qu'il peut rester
quelques vestiges de volonté et d'intelligence là où les orga-
nes habituels de ces facultés font défaut : mais prouvent-ils
une volonté inconsciente, ou seulement, ce qui serait bien
différent, une volonté d'une moindre conscience? Car, si l'on
suppose qu'une sorte d'intelligence peut exister sans cerveau,
pourquoi ne supposerait-on pas qu'une sorte de conscience
peut subsister également dans la même condition? Or c'est
là, au fond, la doctrine même de Hartmann. « La conscience
cérébrale, dit-il, n'est pas la seule qui existe chez les animaux :
c'est seulement la forme la plus haute de la conscience, la
seule qui atteigne à la personnalité et au moi, la seule par
conséquent que je puisse appeler ma conscience, à propre-
ment parler. » Mais pourquoi n'y aurait-il pas une conscience
de la moelle épinière, une conscience ganglionnaire? « Il ne
faut pas à la légère considérer la volonté de la moelle épinière
et des ganglions comme une volonté inconsciente en soi. Elle
est seulement inconscie^ite pour nous, bien que résidant dans
des centres nerveux qui font partie de notre organisme et qui
par conséquent sont en nous. »
SUITE DE L'ANALYSE DE LA VOLONTÉ 33
Nous n'avons pas à suivre ici l'auteur allemand sur le lor-
rain où il se place. Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas des volontés
spéciales répandues dans nos organes, et différentes de la
seule volonté que nous nous connaissions, qui est la volonté
du moi, c'est une question que nous n'avons pas à résoudre
en ce moment. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que si de
telles volontés existent, de même que, conscientes peut-être en
soi, elles sont inconscientes pour nous, de même, (juoique en
elles-mêmes elles puissent s'appeler volontés, elles ne sont pas
des volontés pour nous. La seule volonté que nous connais-
sions, c'est la nôtre, c'est ccUc qui s'identifie avec notre moi;
et celle-là c'est la volonté consciente; quant aux volontés
subordonnées et dispersées dans l'organisme, elles ne peuvent
être appelées de ce nom qu'en tant qu'elles seraient elles-mêmes
accompagnées d'une certaine conscience. La conscience res-
terait donc, avec l'idée, la caractéristique de la volonté.
En résumé, la volonté considérée en soi, indépendamment
de l'intelligence, ne contient rien de plus que l'idée d'activité
en général, ou l'idée de force telle que Leibniz l'avait posée.
Dire que tout est volonté, c'est dire que tout est actif; ce n'est
rien de plus. On peut sans doute et on doit prendre le type de
l'activité et de la force là où elle se manifeste de la manière
la plus claire et la plus complète; mais cette clarté même ne
subsisterait pas, si on ne conservait pas à la forme la plus
haute de l'activité son caractère propre et distinctif. Pour se
rendre compte des dégradations successives que subit la vo-
lonté en descendant d'étage en étage, depuis le premier jus-
([u'au dernier des organismes, il faut qu'elle soit d'abord dé-
finie et caractérisée dans ce qu'elle a de distinct et de suprême :
sans quoi ce ne seront plus les autres forces que l'on compa-
rera à la volonté : ce sera la volonté que l'on confondra avec
les autres forces. La volonté sera donc pour nous l'activité
consciente, Inp-it'.'x [).i-.ù. X^y^j.
Si le contenu de la volonté est l'idée, c'est-à-dire le but cons-
cient, la forme de la volonté sera ïe/fort ou l'énergie par
laquelle l'àme passe d'un état à un autre. Cet effort, dit avec
II. 3
34 LIVRE TPxOlSIÈ.AIE. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
raison Hartmann, se dérobe à toute analyse, à toute définition:
car notre pensée ne se meut qu'au milieu des idées, et V effort
est en soi quelque chose de très différent de l'idée. Tout ce
qu'on peut dire de lui, c'est qu'il est la cause immédiate du
changement, a 11 est la forme vide, partout semblable à lui-
même, du vouloir... C'est la forme de la causalité,... l'acte par
lequel la volonté sort d'elle-même, tandis que l'idée reste
inviolablement enfermée en elle-même. »
Ici une nouvelle question se présente : la volonté ne peut
rien sans l'idée : soit; mais l'idée ne pourrait-elle pas quel-
que chose sans la volonté? L'idée ne serait-elle pas motrice
par elle-même, n'est-clle pas une force, comme l'ont pensé
llégel et Ilerhart? Ilermann pense que, même dans ce cas,
l'idée ne peut rien sans la volonté. Il invoque l'autorité d'A-
ristote : '^i çavcaaîa, oTav •/.îvti, oj -/.tv£"i avsj opi^n,^-^ (( L'imag'ina-
lion, ou la pensée, quand elle agit au dehors, n'agit pas sans
la volonté » (ou sans le désir).
11 V a certainement des cas oii le mouvement est provoqué
par l'idée sans intervention directe de la volonté. C'est ainsi
que, dans le sommeil magnétique, le sujet est entraîné à exé-
cuter les tableaux qu'il a dans l'imagination : c'est ainsi que,
dans le vertige, la vue d'un précipice détermine la tentation de
s'y ieter : c'est ainsi que, dans certains cas d'aliénation men-
tale, le malade se sent entraîné malgré lui à commettre un
crime, et demande en grâce à ceux qui l'écoutent de l'enchaî-
ner pour mettre obstacle à ses désirs. L'idée a donc incon-
testablement une vertu motrice. Mais est-il nécessaire de
faire intervenir ici l'action de la volonté? N'est-ce pas préci-
sément parce que la volonté est absente, que l'idée agit direc-
tement sur le système moteur? N'est-ce pas précisément à
cause de cette action directe sur le système moteur, que l'on
(lit que la volonté est absente? Que si l'on soutient que c'est
alors l'œuvre d'une volonté inférieure, je le veux bien; mais
alors ce n'est pas l'action de //ki volonté; cette volonté infé-
rieure que je ne connais pas n'est pas une volonté pour moi :
c'est la volonté de mes organes, qui ne sont pas moi.
SUITE DE L'ANALYSE DE LA VOLOiNïÉ 3o
En un mot, il y a pour riiommo un mécanisme clans l'or-
dre des mouvements, comme il y a un mécanisme dans l'or-
dre des sensations. Tantôt ce mécanisme moteur est purement
physiologique : il commence et il finit dans le système ner-
veux. Tantôt l'élément psychique et mental intervient dans le
mécanisme, et agit à l'instar d'une excitation physique exté-
rieure. C'est toujours de l'automatisme. L'habitude se com-
pose pour autant d'actes psychiques que d'actes musculaires.
Oue j'oublie par hasard que c'est l'heure où je me livre à tel
exercice, je pourrai y déroger pour cette fois; mais aussitôt
que l'idée m'en est suggérée par autrui ou me revient sponta-
nément, tout le mécanisme se déroule comme à l'ordinaire.
On peut soutenir, il est vrai, que, de même que dans la
moindre sensation il y a de la pensée, dans le mécanisme le
plus automatique il y a de la volonté ; que ce n'est là qu'une
forme inférieure de la volonté, comme le mécanisme des sen-
sations est la forme inférieure de la pensée. Cette doctrine est
solide et vraie. Il n'est pas vraisemblable qu'entre la sensibi-
lité et l'entendement il y ait cet abime qu'avait supposé Kant ;
il est plus probable, comme le pensait Leibniz, que la sen-
sibilité n'est qu'un moindre entendement. De même il n'est pas
probable qu'entre l'instinct et la volonté il y ait cet abîme
qu'avait supposé Biran, voyant dans l'un le règne du fatum,
dans l'autre de la liberté. Il est plus probable, nous l'ac-
cordons, que l'instinct n'est qu'une moindre volonté. Mais
autre chose est le point de vue de la théorie, autre chose le
point de vue de l'analyse expérimentale. Or, au point de vue
de re-\périence, autre est l'aclion volontaire, conforme aux
idées, autre l'action automatique des idées. Dans le premier
cas, l'homme agit; dans le second, selon la belle expression
de Malebranche , il est arji : c'est même là , en quelque
sorte, un experimentum crucis en faveur de la liberté, car on
j)rétend que nous agissons toujours par le motif le plus fort;
mais c'est, au contraire, lorsque le motif est tellement fort
iju'il détermine infailliblement l'action , qu'elle cesse alors
de nous paraître volontaire et, à plus forte raison, libre. C'est
:3G LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
là, nous le verrons, une raison très forte contre la doctrine-
cVun philosophe distingué de nos jours qui a voulu con-
fondre l'idée de la liberté avec la liberté elle-même.
Comparons, en effet, les deux phénomènes que nous venons
d'opposer l'un à l'autre : l'un dans lequel l'homme agit d'a-
près une idée, l'autre où il ci^l agi par une idée. Dans le pre-
mier cas il se sent actif, dans le second il est passif, exacte-
lement comme si une force extérieure agissait sur lui. J"ai
l'idée d'un rendez-vous, et je m'y rends; j'ai l'idée d'un préci-
pice, et je m'y jette. Quelle différence entre ces deux faits?
Dans l'un, c'est moi-même qui me détermine ; dans l'autre cas,,
c'est malgré moi que je suis entraîné. La volonté consiste pré-
cisément à rompre l'automatisme : ramener la volonté à un
dynamisme logique, c'est la détruire. La volonté est le moyen
terme entre l'idée et l'acte : c'est la force personnelle se
substituant à la force automati(pie des idées.
Ainsi l'idée motrice n'est pas la volonté, et quand l'idée
est directement motrice, il n'y a pas de volonté.
IL Considérons maintenant les origines de la volonté.
Maine de Biran paraît avoir posé le premier le problème
des origines de la volonté: « Il y a lieu à chercher, dit-il,
quelle est la suite des progrès ou des conditions qui ont pu
amener le premier exercice de la puissance individuelle de
l'effort... quelle est la loi du passage des mouvements ins-
tinctifs aux mouvements volontaires. »
Ce problème semble, en effet, impliquer une sorte de cercle
vicieux : car s'il est vrai « que l'être pensant ne peut com-
mencer à connaître qu'autant qu'il commence à agif et à
vouloir, il n'est pas moins vrai qu'on ne peut vouloir expres-
sément ce qu'on ne connaît en aucune manière. »
Voici la solution de Maine de Biran. Le mouvement se
produirait primitivement sous l'inlluence des excitations-
externes; mais, en vertu des lois de l'habitude, qui sont bien
connues, d'une part les impressions externes deviennent
moins vives, de l'autre les mouvements deviennent plus fa-
ciles par les répétitions. Le centre nerveux qui est le distri-
SUITE DE L'ANALYSE DE LA VOLOxNTE 37
])uloiir du mouvement, et qui n'a d'abord agi que sous Tin-
iluence externe, contracte peu à peu des habitudes : « il
devient capable d'entrer spontanément en action, en vertu de
cette loi de l'habitude qui fait qu'un organe vivant tend à
renouveler de lui-même les mouvements qu'une cause étran-
gère a suscités en lui. »
(( En un mot, suivant Biran, la 5/;o»/rt;?r?7e remplace Viiis-
tinct, celui-ci étant encore sous l'empire d'une stimulation
oxterne, et celle-là ayant son principe dans le centre. »
])iran, comme on le voit, accorde encore plus à l'intluence
externe qu'on ne le fait d'ordinaire, puisqu'il dérive la spon-
tanéité de l'habitude. Quoi qu'il en soit, la spontanéité étant
donnée, il s'agit maintenant d'en faire sortir la volonté.
« Cette spontanéité, en effet, dit Biran, n'est pas encore la
volonté, mais elle la précède immédiatement.
Voici comment se forait le passage : « En vertu de la
spontanéité do l'action du centre, qui est le terme immédiat
et l'instrument propre de la force hyperorganique do l'àme,
cette force, qui ne pouvait apercevoir ses mouvements ins-
tinctifs, commence à sentir les mouvements spontanés. Mais
elle ne peut commencer à les sentir ainsi comme produits j)ar
son instrument immédiat, sans s' en approprier le pouvoir. Dès
qu'elle sent ce pouvoir, elle l'exerce en effectuant elle-même
le mouvement. »
On voit 011 est ici la difficulté. L'àme reconnaît comme
sien le mouvement, parce qu'il est produit spontanément par
son instrument. Le mouvement do l'organe propre do la force
motrice lui révèle à elle-même son propre pouvoir. Mais
n'est-ce pas le lieu de dire ici avec Ad. Garnier : L'àme ne
peut faire volontairement que ce qu'elle a déjà fait involon-
tairement? Si proche de nous-mêmes que soit l'organe central,
il n'est pas encore nous-mêmes. Il ne semble donc pas qu'il
puisse y avoir de passage de la spontanéité à la volonté,
si la spontanéité n'appartient pas au même sujet que la vo-
lonté même. Biran dit bien que « la spontanéité donne l'éveil
.à l'àme et y fait naître comme \\n pressentiment de son pou-
38 LIVRE TROISIÈ.ME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
voir propre. » Mais comment la sponlanéilé criui organe qui
n'est pas le moi peut-il donner au moi \g presse^itùyient de
ce qui est en lui? Biran cite des exemples qui sont des faits,
mais non des preuves : ainsi le passage des signes spon-
tanés, les cris, aux signes volontaires. Comment l'enfant
transforme-t-il des mouvements purement organiques en
signes d'appel? Mais c'est toujours la môme question; et il
semble qu'on ne puisse comprendre le passage en question,
si ce n'est par le même principe qui donne naissance à la
fois au cri spontané et au cri volontaire. On est ainsi ramené
à la doctrine de l'action motrice de Fàme antérieure à la
volonté.
M. Bain admet également, avec Maine de Biran, que toutes
nos actions volontaires ont été spontanées à leur début'.
Mais la spontanéité no suffit pas à expliquer la volonté. Le
mouvement spontané, en effet, dépend de Tétat du centre
nerveux. La décharge obéit à des conditions pJnj si ques, et non
éi des fins. La spontanéité provoque des mouvements en gé-
néral, mais non les mouvements qui sont nécessaires. Par
exemple, le chien, après avoir dormi et une fois détaché, part
et court de toute vitesse pour satisfaire au besoin d'activité;
et c'est quand il est épuisé de fatigue qu'il aurait alors besoin
de ses forces pour chercher sa nourriture. « Une force qui
meurt quand l'action nous est le plus nécessaire ne peut
être le véritable soutien de notre existence. » Il y a donc de
la spontanéité dans la volonté; mais il y a aussi quelque
chose de plus. Ce quelque chose de plus, selon Bain, c'est
le sentiment.
Le lien qui unit le sentiment au mouvement est-il, comme
le pense Reid, un lien instinctif, ou est-il le résultat d'une
acquisition? Par exemple, l'enfant qui commence à parler,
et qui trouve du plaisir dans les mouvements spontanés
qui composent l'articulation, recommence volontairement le
même mouvement. Comment ce plaisir peut-il lui apprendre
1. Des Sens et de l'intelligence, l'o partie, ch. IV, § iv.
SUITE DE L'ANALYSE DE LA VOLONTÉ 39
quels sonl les mouvemcnls nécessaires pour produire l'effet
qu'il désire? C'est là, suivant Reid, l'effet d'un instinct;
mais, selon Bain, c'est le résultat de l'expérience et de Tha-
bitudo : « Le plaisir, dit Bain, fait bien produire ^?<e/^?/e genre
d'action, mais non pas le g-enre qu'il faut. »
Ce qui prouve, suivant Bain, que l'union de la volonté et
du mouvement n'est pas instinctive, mais habituelle, c'est la
maladresse des premiers mouvements volontaires. L'enfant
est obligé d'apprendre à se servir de ses doigts, de ses mains,
de ses jambes. Nous apprenons à marcher, nous apprenons
à parler, nous apprenons à prendre. Ce n'est pas à dire qu'il
n'y ait pas quelque chose de spontané dans toutes ces ac-
tions; mais ce qu'il y a de spontané est précisément ce qui
précède la volonté, ce qui la rend possible : ce n'est pas elle.
Quant à l'usage volontaire des membres, il est, sans doute,
facilité par la spontanéité, mais il n'en exige pas moins une
certaine éducation.
Cela posé, comment s'expliquer, suivant Bain, la liaison du
sentiment et du mouvement volontaires, autrement dit l'o-
rigine de la volonté ?I1 l'explique par le principe suivant, c'est
que le plaisir a 'pour effet un accroissement des forces vitales.
Nous n'avons maintenant qu'à supposer que les mouve-
ments qui proviennent simplement de l'exubérance des forces
soient accidentellement de nature à accroître le sentiment
agréable du moment. « Le fait même de cet accroissement de
plaisir impliquerait d'autres faits del'accroissement des forces
de l'organisme et des mouvements qui sont en jeu au moment
même. Le plaisir s'entretiendrait de la sorte lui-même, et nous
aimons un fait équivalent en substance à une volition. »
Pour nous, nous ne pouvons consentir à admettre comme
équivalente à une volition une simple continuation mécanique
d'un mouvement spontané. Lorsque, sous l'influence du plaisir,
nous sentons s'accélérer le mouvement du sang dans nos vei-
nes, ou l'action digestive des organes nutritifs, nous ne sentons
nullement le mouvement circulatoire et digestif, comme quel-
que chose de volontaire. Les muscles, qui sont d'abord censés
40 LIVRE TROISIEME. — VOLONTE ET LIBERTE
agirendcliors do racliondc l'esprit, auront beau accroître leurs
propriétés vitales et, sous l'empire de cet accroissement, conti-
nuer ou augmenter leur puissance d'action, le mouvement ne
changera pas de caractère pour cela. D'automaticj[ue il ne de-
viendra pas volontaire, mais il restera automatique : on n'a
pas prouvé par là le passage de la spontanéité à la volonté.
En un mot, Biran et Bain ont posé un principe solide, en
établissant que tout ce qni est volontaire doit avoir été d'a-
bord spontané; mais l'un et l'autre, en mettant le mouvement
spontané en dehors du moi, pour des raisons diverses, ne
peuvent expliquer comment le moi pourrait s'approprier une
action qui lui est étrangère. Dans Biran, il y a un hiatus qu'il
n'a pas réussi à dissimuler; le moi intervient tout à coup et
se reconnaît dans ce qui n'est pas lui. Dans Bain, il n'y a pas
d'hiatus; mais le moi fait défaut dans le second moment aussi
bien que dans le premier. Le sti/au/us directeur, qui est, sui-
vant Bain lui-même, le fait caractéristique de la volonté, fait
entièrement défaut.
l\ faut donc reconnaître h l'âme une action motrice qui
s'étend au moins sur tous les organes du mouvement volon-
taire, et qui peut-être va plus loin. C'est cette action qui, en
s'exerçant, prend conscience d'elle-même et s'aperçoit qu'elle
peut s'exercer. Or elle ne peut pas prendre conscience de son
pouvoir, c'est-à-dire se réfléchir elle-même, sans être tentée
d'exercer ce pouvoir, et par conséquent de faire avec réflexion
et avecvolontéce qu'elle ad'abordfait spontanément. On peut
même appeler déjà ce pouvoirmoteur la volonté, et distinguer
une volonté spontanée et une volonté réfléchie, une volonté
inconsciente et une volonté consciente; mais, nous l'avons dit
déjà, ce serait à peu près comme si on disait qu'il y a une
volonté involontaire et une volonté volontaire : ce qui est
une sorte de non-sens. J'admettrai qu'il n'y a pas là deux fa-
cultés, l'une extérieure àl'autro etl'une dirigeant l'autre, mais
deux états essentiellement différents d'une même faculté : et
c'est le second état de l'activité motrice que nous appellerons
volonté.
SUITE DE L'AiNALYSE DE LA VOLONTÉ 41
Maintenant comment la volonté apprend-elle à mouvoir les
différents org-anes et à s'en servir comme il faut pour arriver
à ses fins? Est-ce à Tinstinct, est-ce à l'habitude qu'il faut
avoir recours pour expliquer ce fait? Il est certain que l'habi-
tude y est pour une grande part : mais il faut reconnaître que
l'activité spontanée a fait déjà une grande partie de la beso-
gne. Lorsque l'enfant vient à marcher seul pour la première
fois, c'est sans savoir ce qu'il fait qu'il quitte son point d'appui
et fait quelques pas en avant : il sait donc diriger ses mem-
bres par une force qui est en lui et qui n'a pas appris à le faire,
puisque jusque-là il était soutenu : cette science, il ne la perd
pas par la volonté; seulement, lorsqu'il veut recommencer,
l'enfant s'étonne, il n'ose pas; il faut qu'il soit sollicité par
l'appel de ses parents, par l'appât d'un jouet, d'un fruit; il
recommence moitié en vertu de la spontanéité première,
moitié par la volonté ; il réussit moins bien : il va trop vite ; il
se hâte d'arriver au but. En un mot, les mouvements sont plus
incertains, mais cependant la moitié de l'acte au moins est
encore spontanée : la volonté est donc toujours guidée par la
nature; et ce n'est qu'à mesure qu'elle prend conscience de
sa force propre, qu'elle dég'age de la spontanéité : en un mot,
l'homme n'échappe à l'instinct que lorsqu'il est devenu capable
d'ag-ir par lui-même, de môme qu'il ne s'affranchit du sein
maternel que lorsqu'il a tout ce qu'il lui faut pour ag-ir seul.
III. Anab/se de la volonté. — L'école éclectique a introduit
ime analyse de la volonté qui est restée longtemps classique
dans nos écoles, et qui l'est peut-être encore aujourd'hui.
D'après cette analyse, que l'on peut voir en détail dans notre
Traité élémentaire de pJiilosophie, l'acte volontaire se compo-
serait de quatre moments : 1° conception de l'acte à faire;
2" comparaison entre les motifs et les mobiles de l'acte ou
délibération; 3° résolution et détermination, ou acte volitif
ju'oprement dit; 4° exécution et action.
On a fait plusieurs objections contre l'analyse précédente.
1° On dit que la délibération n'est pas séparée de la volonté,
car il V a de la volonté dans la délibération même : délibérer
42 LIVrxE TROISIEME. — VOLONTE ET LIBERTE
est un acte de liberté, et la preuve même de la liberté : com-
ment ne serait-elle pas volontaire?
Cela est incontestable et n'est nullement nié dans l'analyse
qui précède : il y a de la volonté dans la délibération; mais on
en fait abstraction, pour ne considérer que ce qu'il y a d'intel-
lectuel ; or cette portion intellectuelle n'est pas volontaire.
Ainsi, on ne délibère pas pour voir les choses comme on les
veut, mais pour les voir telles qu'elles sont. La volonté n'in-
tervient ici que pour faire apparaître les diverses raisons ; mais
ce n'est pas elle qui fait la force des raisons : la plus parfaite
délibération est celle oi^i la volonté s'abstient le plus qu'elle
peut, et se désintéresse afin que la vérité décide seule. Tel
serait l'idéal de la délibération, et c'est en cela qu'elle n'est
pas volontaire et qu'elle se distingue de la résolution ou de
l'acte par lequel la volonté veut ce que la pensée a décidé.
D'ailleurs, lorsqu'on suppose que la délibération est dis-
tincte de la résolution, c'est que l'acte que l'on prend pour
exemple sera un acte extérieur distinct de la pensée; mais il
peut se faire que l'acte en question, l'acte à choisir, soit préci-
sément un acte de penser; et, dans ce cas, je délibérerais si
je dois ou ne dois pas faire tel acte de penser ; or la résolution
de le faire (par exemple tel acte d'attention) n'en sera pas
moins toujours différent de la délibération antérieure (dois-
jeoune dois-je pas faire attention? cela en vaut-il la peine?).
Enfin il peut môme se faire que l'acte dont il s'agit soit préci-
sément un acte de délibération; et alors je délibère pour sa-
voir si je dois délibérer ; et quoique cela paraisse une subtilité,,
rien n'est plus commun dans la pratique. Par exemple, une
assemblée politique discute pour savoir si elle passera à une
seconde lecture; elle délibère pour savoir si elle délibérera.
Voter l'urg-ence, qu'est-ce autre cbose que voter la non-déli-
bération, la moindre délibération? Voter les deux lectures,
comme c'est l'usage, c'est voter qu'on délibérera. Enfin discu-
ter ou l'un ou l'autre, c'est délibérer si on délibérera. Lorsque
Mirabeau terminait son fameux discours sur la banqueroute
en disant : « Catilina est aux portes, et on délibère ! «Il don-
SUITE DE L'ANALYSE DE LA VOLONTÉ 43
nait des raisons pour ne pas délibérer, par exemple rurgence
du péril. Que l'on se décide à Tune ou à l'autre des deux aller-
natives dans ce cas, c'est l'acte de délibérer qui sera l'acte
volontaire, et il sera, comme tout acte, précédé d'une résolu-
lion dans laquelle résidera l'essence de la volition, et cette
résolution aura été précédée, à son tour, d'une première déli-
bération qui, en tant que telle, sera un acte intellectuel, et non
volontaire.
2° Mais on peut retourner l'objection; et de même qu'on a
dit que la délibération est un acte volontaire, de même on
peut soutenir que la résolution est un acte intellectuel. Qu'est-
ce que se résoudre à une action, si ce n'est la choisir, la pré-
férer, la déclarer meilleure qu'une autre? Or tout cela c'est
juger. Nous répondons : autre chose est le choix et le jugement
de l'intelligence, autre chose le choix ou la résolution de la
volonté. Tant que je ne fais que choisir intellectuellement, je
n'ai pas encore voulu. Le choix intellectuel, c'est le dernier
jugement où se termine l'examen. Le choix volontaire, c'est
le premier acte qui commence l'évolution de la volonté. Après
avoir déciilé que tel acte est meilleur, ou plus utile, ou plus
agréable que tel autre, il reste encore à le réaliser : or il ne
se réalise pas tout seul par le fait seul du jugement. Il faut
passer à l'acte : ce passage se fait par un cojip [ictus] donné
par le mui, une sorte à'élan qui fait franchir l'obstacle.
3° On objecte encore que séparer la volonté de l'entende-
ment, c'est en faire deux êtres distincts, dont chacun est en
quelque sorte un moi complet. La volonté, en effet, se décide,
choisit, préfère, etc. N'est-ce pas dire qu'elle a un entende-
ment, qu'elle a une sensibilité, en un mot qu'elle est un être,
une âme, une substance? Si, au contraire, on ne prête à la
volonté aucun entendement, comment peut-elle se décider
d'après rentendemenl? Comment se résoudre à ce qu'on no
connaît pas? On aurait heau unir l'entendement à la volonté,
comme on fait de l'âme avec le corps, on ne rendra pas l'en-
tendement volontaire, ni la volonté intelligente : car le corps,
par son union avec l'âme, ne devient pas pensant; et l'âme,
44 LIVRE TROISIÈME. — VOLONTE ET LIBERTE
par son union avec le corps, no devient pas étendue. Comment
donc la volonté deviendrait-elle intelligente, et, si elle ne l'est
pas, comment se résoudrait-elle d'après les idées de l'intelli-
gence?
Cette sorte d'objection consiste h abuser des imperfections
nécessaires du langage philosophique, pour imputer à l'opi-
nion que l'on combat des non- sens qui ne sont que dans les
mots, et non dans les choses. Sans doute par cela seul qu'on
distingue un fait volontaire d'un fait intellectuel, on est bien
obligé d'employer des mots pour marquer cette distinction, et
on appellera volonté le pouvoir en vertu duquel rame veut,
et entendement le pouvoir en vertu duquel elle^^cnse; puis
l'on s'iiabituera, pour abréger, à parler de la volonté et do
l'entendement comme de substances distinctes, dont l'une
obéirait à l'autre; et si l'on prend ces expressions à la lettre,
on donnera prise à l'objection précédente. Mais qui ne voit
et qui ne sait que la volonté et l'entendement ne sont pas deux
êtres, mais un seul et môme être considéré à deux points de
vue difTérenls? Ce n'est pas la volonté, en tant que volonté,
qui serait capable de comprendre ce que lui ordonne rontcn-
demenl. ce qui serait, en effet, supposer do l'intelligence à la
volonté : c'est l'âme qui est tout à la fois douée de la faculté
de penser et de vouloir, et qui ne peut vouloir qu'en tant
qu'elle pense, mais qui veut par un autre acte que celui par
lequel elle pense. Il n'en est pas ici comme de l'âme et du
corps, qui, par hypothèse, sont deux substances distinctes,
tandis que la volonté et l'entendement sont deux attributs
ou, si Ton veut, deux modes de la même substance.
4° On peut encore objecter contre la théorie précédente
que l'effort ne doit pas être identifié à la volonté, dont il n'est
qu'une conséquence. Je veux d'abortl, dira-t-on; puis je fais
effort pour réaliser mon vouloir. L'elfort est donc un phéno-
mène intermédiaire entre la volonté et l'acte.
Si, dans les objections précédentes, on tend à confondre
des choses différentes, ici, au contraire, il nous semble que
l'on veut trop distinguer des choses inséparables. Ouo serait-
SUITE DE L'ANALYSE DE LA VOLONTÉ 45
ce, en elTet, que cet acte de volonté, antérieur à l'efrorl et
séparé de tout effort, si ce n'est un acte intellectuel, et non
volontaire? Ce ne pourrait être que le dernier jugement qui
termine l'examen. Or ce dernier jugement n'est nullement
une résolution volontaire : il ne fait qu'exprimer la conve-
nance d"une résolution. Aussitôt qu'il y a résolution, il y a
effort. Toute résolution coule; et lors même qu'elle est fa-
cilitée })ar le plaisir, il y a toujours un effort. Seulement il
est agréable au lieu d'être pénible, car l'effort n'est pas néces-
sairement douloureux. Ce qui fait d'ailleurs que l'on veut dis-
tinguer à tort la résolution et l'effort, c'est qu'on ne pense
jamais, comme Maine de Biran en a donné l'exemple, qu'à
l'effort musculaire, qui en effet n'est pas toujours la même
chose que la volonté et qui peut s'en séparer. Si, en effet, je
me résous aujourd'hui d'aller me promener demain, c'est au-
jourd'hui que je prends ma résolution, et c'est demain que je
fais l'effort; mais la résolution elle-même a exigé un certain
effort et implique l'exercice d'une force. Quant à l'effort mus-
culaire , il se compose de deux choses : une sensation plus
ou moins pénible, qui peut même être agréable et qui est la
sensation musculaire proprement dite, sensation qui peut être
obtenue extérieurement (par exemple, par massement, friction,
douleur, ou simplement bains, etc.), et un sentiment spécial
qui est l'effort proprement dit, et qui est le sentiment de l'ac-
tivité déployée. Au reste, nous admettons volontiers que l'ef-
fort est un phénomène plus général que la volition, puisque
nous avons dit que l'action motrice doit être spontanée avant
d'être volontaire : il y a donc un elTort spontané avant qu'il
y ait un effort volontaire ; mais il ne s'ensuit pas que la
volonté elle-même n'implique pas un effort , comme toute
activité qui se déploie contre un obstacle.
LEÇOX ÏY
LA LIBERTÉ. LES DEUX SENS DU MOT LIBERTÉ
Messieurs,
De la volonté nous passons maintenant à la liberté.
La première condition pour résoudre un problème, c'est de
le bien poser, de le poser avec clarté, avec précision. C'est
ce que l'on oublie souvent lorsqu'on parle de la liberté.
On sait que le mot de liberté a élé employé dans des sens
bien différents, surtout lorsque l'on s'est placé au point de vue
pratique et social. On a parlé, en effet, de liberté civile, de
liberté politique, de liberté religieuse, etc. Nous écartons tous
ces différents sens pour nous borner au point de vue philoso-
phique, à la liberté morale. Mais c'est précisément la liberté
morale qui a été entendue et qui peut être entendue dans deux
sens différents; ce qui jette dans une équivoque très préju-
diciable à la solution du problème. En effet, si l'un des deux
partis entend la liberté dans un sens, et l'autre dans un autre
sens, il est évident qu'ils ne parlent pas la même langue, et
par conséquent il est tout naturel qu'ils ne s'entendront pas.
Voici d'abord un premier sens que la philosophie nous
fournit du mot de liberté.
Un homme libre, dira-t-on, est un homme en possession de
la raison. Considérons, en effet, un homme sensé et raison-
nable et un fou. Le premier peut et doit être appelé un homme
libre. On dit qu'il est en possession de lui-même, qu'il est
maître de soi. Le fou, au contraire, ne s'appartient pas à lui-
même. Il n'est pas compos sui ; il est impotens sui. En un mol,
il est aliéné, alienus a se, étranger à lui-même. L'homme
raisonnable parle et agit comme un homme libre. Le fou, au
LA LIBERTÉ 47
contraire, est l'esclave de son imagination, la victime de toutes
ses visions, le jouet des mots qui Tenlraînent dans tous les
sens, et de ses organes qui désorganisent sa pensée. Ce que
nous disons du fou, on peut le dire de Tliommc ivre, que
Socrate compare aussi à un esclave dans les Mémorables :
« L'iiomme intempérant, disait-il, refuserait d'avoirun esclave
semblable à lui-même. » L'homme ivre d'ailleurs est sembla-
ble au fou. L'ivresse est une folie passagère. Il en est de même
de l'homme entraîné parla passion. La colère est une courte
folie, ira furor brevis. L'amour entraine l'homme à toutes les
folies et môme à toutes les bassesses. On s'étonne après coup
d'avoir tout sacrifié à un délire dont on ne comprend plus la
raison. Cela est vrai de toutes les passions : non seulement
des passions individuelles, mais encore des passions sociales,
religieuses ou politiques, qui font d'un homme l'instrument
aveugle d\m parti, d'une secte, et d'où naissent tous les
excès du fanatisme.
L'homme raisonnable, au contraire, voit les choses comme
elles sont; il ne se laisse pas entraîner par le dehors des cho-
ses, par les fausses séductions du désir et de l'espérance. Il
comprend et il respecte les conditions de la vie, de la société,
de l'ordre universel. Il est par là même son propre maître et
ïic fait que ce qu'il veut.
Maintenant dans la raison elle-même il y a des degrés, et
cette sorte de raison qui n'est que l'égoïsme calculé, et qui
ne sort pas du cercle des intérêts d'un individu, est moins
libre, moins indépendante qu'une raison plus générale et plus
haute qui s'élève jusqu'à l'idée de l'ordre universel, et qui
fait concourir, autant qu'il est possible, sa propre sagesse
avec la sagesse divine. Voir toutes les choses sous l'idée de
iDieu, c'est-à-dire sous le point de vue de la raison éternelle
et, comme l'exprime Spinoza, sub rafioiie œternitatis, c'est la
plus haute idée que l'on puisse se faire de la liberté. Aussi
Spinoza distingue-t-il deux états : celui qu'il appelle état de
raison et que nous venons de décrire, et un autre qu'il appelle
^tat dénature, dans lequel l'homme est considéré comme une
48 LIVRE ÏROISIÉ.ME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
parlie de la nature, c'est-à-dire de l'univers physique, et est
soumis à ses lois, et en particulier à la loi du plus fort. Dans
ce second état, les passions les plus fortes l'emportent néces-
sairement, et ses passions elles-mêmes sont Teffet de l'action
des choses extérieures. Or l'état de raison est, pour Spinoza,
un état de liberté, et l'état de nature un état de servitude.
De là les deux derniers livres de Spinoza, le De Servit ute et
le De Libertate (IV et V). Ainsi Spinoza, malgré le fatalisme
inadmissible de sa doctrine, conservait et avait le droit de
conserver, dans le sens que nous venons de dire, la liberté.
Chez les anciens, une grande école, absolument détermi-
niste, l'école stoïcienne, qui considérait l'univers comme en-
chaîné par les lois de la destinée (qu'ils appelaient s'aapfxivT,),
admettait cependant dans le même sens que Spinoza la liberté
(lu sage. Aucune école plus que l'école stoïcienne n'insista
sur la force morale, sur la puissance qu'elle attribue au sage
de s'atl'rancbir de toutes les choses extérieures et de tout ce
qui ne dépend pas de nous. Le sage doit être indilférent à
tous les maux et à tous les accidents, à la maladie, à la pau-
vreté, à l'exil, à la mort, car tout cela ne dépend pas de lui.
Ce qui dépend de lui, c'est la raison, c'est l'opinion qu'il se
fait des choses. Reconnaître l'empire de la nécessité, voilà la
vraie liberté. Aussi, disaient les Stoïciens, le sage est le seul
libre, le seul roi, le seul riche, et la liberté stoïcienne a donc
le môme caractère que la liberté de Spinoza. C'est la liberté
de la raison, la liberté du devoir, la participation de Ihomme
à Dieu.
C'est la même idée qui domine dans les théologiens dé-
terministes, qui tendent à détruire ou à limiter le plus pos-
sible la liberté humaine, pour accroître le champ de la puis-
sance divine. Croire que l'homme peut quelque chose par
lui-même, c'est en quelque sorte usurper sur la toute-puis-
sance divine : car, en tant qu'on admettrait que l'homme tire
de ses propres forces un acte absolument nouveau, il agirait
en quelque sorte comme créateur; il coopérerait à l'action
divine. Aussi tous les tbéologiens ont-ils eu beaucoup de peine
LA LIBERTE 49
à concilier le point de vue de la liberté humaine nécessaire à la
morale avec le point de vue de la toute-puissance nécessaire
à la théologie. Quelques-uns même, craignant d'admettre
aucune causalité réelle autre que celle de Dieu, sont tentés
de sacrifier la liberté humaine à la grâce divine. C'est ce qui
a lieu dans le calvinisme et dans le jansénisme. Et cependant,
même les théologiens ne renonçaient pas pour cela à l'idée
de liberté. Ils pensaient que l'homme, étant l'œuvre de Dieu,
lorsqu'il agit sous l'intlucnce de la grâce divine, agit confor-
mément à sa vraie nature, à la nature qu'il aurait s'il n'avait
pas péché. Or nul doute que l'homme ne fût plus libre dans
l'état d'innocence qu'il ne l'est maintenant sous le joug du
péché. Revenir à l'innocence, c'est revenir à la liberté. La
grâce affranchit du péché. Saint Paul disait : « Qui me déli-
vrera de ce corps de mort? » Il disait encore : « La loi qui est
dans mes membres combat la loi qui est dans mon esprit. »
C'est la grâce qui nous délivre de ce corps de mort et de
cette loi charnelle qui combat la loi de l'esprit; elle nous
rend donc libres. C'est pourquoi Luther, tout en défendant le
serf arbitre [servum arbitnu)u), disait que «le chrétien était la
plus libre des créatures de Dieu ».
Si nous résumons l'ensemble des idées précédentes, nous
dirons que les philosophes et les théologiens qui parlent
ainsi ont bien le droit d'appeler du nom de liberté l'état qu'ils
décrivent, pourvu qu'ils préviennent du sens qu'ils attachent
à ce mot. Ils ont même le droit d'opposer leur doctrine à celle
des déterministes, ou du moins de certains déterministes, par
exemple au déterminisme physique et mécanique. Dans ce
système, en effet, l'homme est une véritable chose. Il n'agit
jamais; il est agi. Les actions sont le contre-coup et la résul-
tante de toutes les forces extérieures. Au contraire, dans la
doctrine spinoziste et stoïcienne, l'homme domine le détermi-
nisme physique et mécanique. Il a un intérieur, un moi. Il
participe à la raison universelle; il est ce qu'il doit être; il
atteint à la vérité, à la plénitude de son être : un tel état
mérite bien le nom de liberté.
50 LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
On peut aller plus loin et dire que le déterminisme lui-
même, lorsqu'il se place à un point de vue analogue au pré-
cédent, peut prétendre, à la rig-ueur, et non sans quelque
vraisemblance, qu'il fait aussi la part à sa liberté; car là
aussi, dans le déterminisme, il peut y avoir deux états : l'un
où le sujet sentant est déterminé exclusivement par les acci-
dents extérieurs, un coup de vent, un accès de fièvre, un dé-
sir passager; l'autre dans lequel il obéit à la raison, laquelle,
à la vérité, est issue de la sensation, mais suivant certaines
lois, et qui se conduit, se gouverne conformément aux lois
générales de la nature. Le déterminisme lui-môme a le droit
d'opposer le cas de folie, d'ivresse, ou même de passion dé-
réglée, au cas de la raison proprement dite. Il peut dire,
lui aussi, que le premier cas est un état de servitude et que
l'autre est un état de liberté. La distinction entre l'esclavage
et la liberté pourrait donc tout aussi bien avoir lieu dans le
déterminisme mécanique et physique que dans le détermi-
nisme idéaliste et rationaliste; seulement il faudra recon-
naître que celui-ci est supérieur à l'autre, et qu'il confère à
l'homme une plus grande dose de liberté, parce qu'au lieu
de prendre dans les choses extérieures le principe de son
être, il le prend immédiatement dans la raison elle-même,
c'est-à-dire dans un principe non mécanique, et, si l'on va
jusqu'à Dieu, dans un principe souverainement parfait. Mieux
vaut, sans doute, s'il faut èlre agi, l'être par Dieu que par la
matière ; mieux vaut être membre de Dieu que d'être mem-
bre de la nature. Dans l'une de ces hypothèses, il y a un
fond de supériorité de l'homme sur la nature; dans l'autre^
l'homme n'est qu'un agent naturel perfectionné.
Maintenant, ce premier sens du mot liberté étant bien dé-
fini, est-ce bien dans ce sens que se pose généralement le
problème de la liberté? La liberté ([u'exige la morale doit-elle
se confondre avec la raison ou avec la grâce divine?
Sans doute c'est un grand bien que d'être raisonnable, d'ê-
tre inspiré par la grâce divine, et je reconnais que c'est là
un état auquel on peut, si l'on veut, donner le nom de liberté.
LA LIBERTÉ 51
Mais la question n'est pas là ; elle est de savoir si un état
(le liberté idéale, à laquelle sans doute nous devons tendre de
tous nos efforts, est l'œuvre et la conquête de notre propre acti-
vité. L'homme est libre, dans la doctrine de Spinoza, lorsqu'il
est arrivé à l'état de raison; et il est libre, dans la doctrine de
Luther, lorqu'il est plein de la grâce de Dieu. Mais ni dans
l'un ni dans l'autre cas cette liberté possédée n'est l'œuvre ou
la conquête de celui qui la possède. Elle est donnée par Dieu,
ou elle fait partie de notre nature ; mais nous ne l'acquérons
pas par nous-mêmes. Il s'ag-it donc de savoir (et c'est là le pro-
blème de la liberté) si nous pouvons par nous-mêmes et par
nos propres efforts nous élever à l'état de raison ou à l'état
de grâce, et échapper à l'état de nature ou à l'état de péché.
En un mot, la liberté de la raison ou de la grâce est un but
à atteindre, un idéal à réaliser, un état à conquérir. Il faut y
tendre ; il faut y arriver si nous le pouvons ; mais avons-nous
en nous-mêmes le moyen de nous élever à ce but, ou bien cet
état supérieur que nous appellerons aussi la liberté, si vous
le voulez, n'est-il qu'un don de nature, ou un don libre de la
Providence divine? Yoilà la vraie ({uestion de la liberté mo-
rale. C'est celle-là et non pas une autre qui préoccupe Tàme
des hommes, lorsqu'ils se demandent si l'homme est libre.
On ne se demande pas si, parmi les hommes, les uns sont
naturellement esclaves, les autres naturellement libres ; les
uns fils de Dieu, les autres fils de la nature et du péché ;
mais on se demande si tel homme, fils de la nature, peut, à
son choix, devenir fils de Dieu; ou si tel autre, doué par
nature de la raison et de la grâce divine, peut dégénérer et
retourner sous le joug- de la nature et du péché ; et enfm si,
dans les deux cas, le passag-e du mal au bien ou du bien au
mal dépend du pouvoir de l'homme, et non du hasard et de la
nécessité.
En un mot, être libre, c'est être capable de choisir entre le
bien et le mal. On peut soutenir qu'une telle liberté n'existe
pas, et c'est la thèse du déterminisme; mais il ne faut pas déna-
turer et déplacer la question, et faire croire qu'on l'a résolue
52 LIVRE TROISIÈME. - VOLONTÉ ET LIBERTÉ
conformément à la conscience morale do tous les hommes,
puisqu'on a supprimé radicalement ce qui fait Tobjet de cette
conscience universelle.
Essayons de bien mettre en relief les deux sens que nous
venons de distinguer.
Nous disons qu'il y a deux espèces de liberté : la liberté
comme fin et la liberté comme moyen; la liberté comme état
d'esprit qu'on possède et auquel on est arrivé, et la liberté
comme pouvoir d'atteindre à cet état supérieur. Etant donné
que l'état de raison est un état de liberté, et l'état de nature
un état de servitude, nous demandons : « Pouvons-nous choi-
sir entre l'un et l'autre? Sommes-nous libres d'être libres? »
En un mot, la liberté dont nous enquérons est celle que l'on
appelle le libre arbitre.
Ce qui prouve clairement que la liberté de raison n'est pas
la vraie liberté morale, c'est qu'aucune philosophie plus que
Spinoza n'a défendu et expliqué la liberté de raison, et n'en
a mieux fait comprendre les conditions, et cependant tout le
monde attribue à Spinoza la doctrine du fatalisme ou du déter-
minisme, et môme du nécessitarisme le plus implacable. Per-
sonne n'a soutenu avec plus de dureté la doctrine du péché
naturel. A ceux qui lui reprochaient de rendre le péché néces-
saire, il répondait : sans doute il est fâcheux de n'être qu'un
cheval; mais il est impossible à un cheval d'être autre chose
qu'un cheval. La distinction établie par nous ressort donc de
la doctrine même de Spinoza.
Éclaircissons encore la distinction précédente par un exem-
ple emprunté à la politique. En politique, un peuple est dit
libre lorsqu'il jouit d'institutions protectrices de ses droits;
et il est esclave lorsqu'il est privé de ces institutions, au profit
d'un homme ou même, si l'on veut, d'un g-rand homme. Or il est
arrivé plusieurs fois dans l'histoire que le peuple a choisi lui-
même le g-ouvernement d'un homme do préférence au règ-ne
des lois. Dans ce cas le peuple aurait choisi librement l'escla-
vage. Il serait librement esclave. Au contraire, (]uand c'est
lui-même qui con(|uiert les institutions libérales, on peut dire
LA LIBERTE 53
alors qu'il est librement libre. On peut aussi concevoir le
cas où il serait forcément libre : par exemple, des révolu-
tionnaires hardis détruisent les institutions monarchiques et
imposent à un peuple qui n'en éprouve pas le besoin, ou qui
ne les comprend pas, des institutions de la liberté; ou encore
tel tyran généreux, comme le rêvait Platon, imposant à ses
sujets après lui les institutions libres, fonderait la liberté par
le moyen du despotisme. Il en est de même de l'éducation
des enfants. C'est une contrainte et une discipline qui a pour
objet de les rendre libres; car les instruire, leur enseigner la
morale et la prudence, c'est leur donner la liberté, le moyen
de se gouverner eux-mêmes. Mais lorsqu'il s'agit de l'édu-
cation qu'on se donne à soi-même par l'expérience et par les
efforts individuels, on devient librement libre.
Inutile de dire que ces deux espèces de liberté peuvent se
mêler l'une à l'autre, et s'accroissent ainsi l'une l'autre réci-
proquement. Ainsi il est évident que l'homme est d'autant
plus libre de la liberté du choix, qu'il possède une raison plus
éclairée et qu'il aperçoit plus clairement et plus distinctement
les raisons de choisir, c'est-à-dire qu'il connaîtra mieux les
différences du bien et du mal, les avantages ou les inconvé-
nients de telle ou telle conduite. Réciproquement, l'homme
sera d'autant plus libre de la liberté de raison, qu'il aura con-
quis cette liberté par lui-même et qu'il se la garantit à lui-
même en y consentant, en refusant d'en être dépossédé.
Laissant au mot de liberté le sens que l'usage lui donne et
qui s'applique dans les deux cas, nous réserverons le terme de
libre arbitre pour signifier la liberté du choix. La question
pour nous se réduira donc à ces termes : l'homme est-il libre
de choisir entre le bien et le mal? Telle est la vraie question
débattue entre les partisans du déterminisme et ceux du libre
arbitre ; telle est la question que nous avons à examiner.
LEÇON V
UNE ILLUSION d'oPTIQUE DANS LE PROBLÈME DU LIBRE ARBITRE
Messieurs,
Avant d'aborder en lui-même le problème du libre arbitre,
je voudrais dénoncer ce que j'appelle une sorte d'illusion d'op-
tique logique qui se présente dans cette question et dans beau-
coup d'autres semblables, et qui paraît au premier abord très
défavorable aux partisans du libre arbitre et des doctrines
analogues.
En effet, les défenseurs du libre arbitre ont à leur charge,
si leur doctrine est vraie, de soutenir une vérité simple, ab-
solue, qui est ou qui n'est pas une vérité tant qu'elle n'est
pas démontrée, mais qui, lorsqu'elle est reconnue pour telle,
est tout de suite connue, tout de suite prouvée, et ne prête à
aucun développement. Les développements, dans cette ques-
tion, viennent presque exclusivement de ce qu'on réfute une
opinion contraire qui, par hypothèse, est une erreur, de telle
sorte que si une telle erreur n'existait pas, nous n'aurions
plus rien à dire. Il en est de même de la discussion des ob-
jections, qui jette beaucoup de variété et d'intérêt dans le
sujet; mais alors la variété et le développement viennent en-
core de la thèse adverse, et non de la thèse de la liberté. Par
exemple, résoudre successivement l'objection tirée soit des
tempéraments, soit des passions, soit du milieu social, c'est
donner lieu sans doute à des considérations très variées ; mais
c'est l'objection qui semble varier, ce n'est pas la réponse. La
partie positive de la discussion, celle qui consiste à affirmer
que nous sommes libres, est extrêmement réduite et se borne
presque à affirmer le fait lui-même. L'homme est libre ou il
UNE ILLUSION D'OPTIQUE 55
ne l'esl pas; et les grands systèmes sur la liberté, ceux de
Platon, de Spinoza ou do Kant. n'ont de variété et d'originalité
que parce qu'ils déplacent la question, ou bien parce qu'ils
inventent des moyens nouveaux d'écbapper an déterminisme;
de sorte que là encore c'est l'adversaire du libre arbitre qui
suggère des idées à ses partisans. Mais si nous prenons la
liberté en elle-même, tout est dit en une fois; et lorsque vous
avez constaté le fait, vous n'avez plus rien à dire : la science
est fixée sur ce point. Quant à la nature des preuves, il en est
de même : car on n'en a jamais trouvé que deux, qui se ré-
sument en ces mots : 1° je suis libre, car j'ai conscience de
ma liberté; 2° je suis libre, car je suis soumis à la loi morale,
et je suis responsable de mes actions. La pbilosopbie ne sait
rien de plus sur cette grave question. Elle n'en sait pas plus
que le charbonnier.
Eh bien, ces courtes affirmations satisfont-elles à la cu-
riosité scientifique? Il semble qu'une science doive nous ap-
prendre quelque chose, qu'elle doive toujours avoir à nous
dire quelque chose de nouveau. Or, sur la question du libre
arbitre, la science ne nous apprend rien que nous ne sachions
d'avance; et, en supposant qu'elle ait au moins le mérite de
nous faire penser ce que nous savons déjà sans y avoir réflé-
chi, toujours est-il qu'après nous avoir dit une bonne fois ce
qu'elle a à nous dire, elle ne peut plus que répéter toujours la
même chose, sans faire aucun progrès, aucune découverte
nouvelle.
Il en est ainsi, et il n'en peut être autrement. Le libre arbi-
tre est un fait simple et, comme nous l'avons dit, absolu. Il
est ou il n'est pas; mais s'il est, il est une seule chose, tou-
jours la même, et il ne peut pas se diversifier pour donner
lieu à des descriptions et à des explications nouvelles.
Examinons maintenant la situation du déterminisme, et
voyons combien elle est différente et comme elle se présente
dans des conditions plus favorables. Que soutiennent, en effet,
les déterministes? C'est que toutes nos résolutions, toutes nos
actions, sont déterminées par certaines conditions antérieures,
36 LIVRE TROISIÈME. - VOLONTÉ ET LIBERTÉ
qui se produisent soit dans le monde extérieur, soit dans
l'organisme, soit dans l'âme elle-même. Quel est donc l'inté-
rêt des déterministes? C'est de prouver leur thèse par l'énumé-
ration de ces circonstances diverses et multiples. Or ces cir-
constances sont en nombre infini, et, suivant qu'on met en
lumière celles-ci ou celles-là, on peut toujours nous appren-
dre quelque chose de nouveau. Par exemple, on sera sensible
aujourd'hui aux influences de l'hérédité, et l'on rassemblera
le plus grand nombre de faits possible de ce genre; on ouwira
par là un chapitre de la science entièrement nouveau. Ou
bien l'on découvrira le phénomène de la suggestion hypno-
tique : de là toute une science nouvelle, la science hypnotique ;
ou bien on étudiera les conditions physiologiques et organi-
ques du criminel, et l'on créera l'anthropologie criminelle;
ou bien enfin on consultera la statistique et le nombre des
crimes et des délits, les lois de leur production, etl'on créera
ce que l'on a appelé la physique sociale. Par ces dernières
études, aussi bien que par celles des sexes, des âges, des
tempéraments, des maladies, on fera passer sous nos yeux tout
un panorama de faits toujours nouveaux, toujours curieux,
toujours instructifs. On appellera cela de la science, et avec
raison; car on apprend par là une multitude de faits que l'on
ne connaissait pas. De là vient la popularité de cette sorte
d'étude. En efl'et, tous les hommes aiment à s'instruire; ils
aiment à apprendre aujourd'hui ce qu'ils ne savaient point
hier. Depuis que la philosophie est entrée dans cette voie,
elle est devenue très populaire. Jamais il n'y a eu tant de
personnes s'occupant de philosophie. C'est que, si le rationnel
pur et les distinctions logiques fatiguent l'esprit, les faits ont
un intérêt toujours nouveau et vous donnent la satisfaction
de sentir que vous vous êtes instruit.
Tel est l'état des cboscs; et vous voyez maintenant quel est
le désavantage de la thèse du libre arbitre en cette affaire.
D'abord elle est sèche; car elle se borne à la plus simple affir-
mation. Ensuite elle est immobile; car cette affirmation est
toujours la même. L'autre thèse, au contraire, est riche,
UNE ILLUSION D'OPTIQUE Vu
variée, progressive, car elle a à sa disposition un grand nom-
bre de faits, et de faits toujours nouveaux.
Néanmoins, malgré ce que peut avoir d'évident en appa-
rence la proposition précédente, je ne vois là, comme je l'ai
dit, qu'une illusion d'optique. Expliquons-nous.
La thèse déterministe grandit sans doute en étendue par
raccumulation des faits, toujours nouveaux et mieux étudiés;
mais au fond l'argument n'a pas gagné un atome de force
grâce à cet accroissement. Dans tous les temps, en effet, on a
su qu'il y avait des faits divers et nombreux qui semblent
déterminer nos actions. Que ce soient ceux-ci ou ceux-là, il
importe peu; la vraie question est de savoir si ces faits nous
déterminent nécessairement, de manière à nous enlever abso-
lument la faculté de résister. Autrement, on pourrait dire aussi
que l'argument déterministe a perdu de sa force et de son
influence depuis la chute de l'astrologie judiciaire; caria doc-
trine de l'influence des astres impliquait un nombre consi-
dérable de faits qui semblaient enchaîner la destinée humaine
et dont nous n'avons plus aujourd'hui à nous préoccuper. Il
en est de même de la sorcellerie et de la magie. Et cepen-
dant même alors, au temps oi^i l'on croyait à ces faits, le libre
arbitre résistait, et l'on croyait pouvoir lui faire sa part au
moyen d'axiomes comme celui-ci : Astra inclinant, non néces-
sitant. Et qu'importe que les actions des astres aient disparu,
si elles ont été remplacées par les influences du milieu et du
caractère? En réalité, tous ces faits ne sont qu'un seul et même
fait, toujours le même; et la diversité n'en augmente pas la
puissance d'action, pas plus que la diversité des mets et des
éléments n'augmente la nécessité de se nourrir. Celui qui sait
que, dans un accès de fièvre chaude, un malade se jette par la
fenêtre sans savoir ce qu'il fait et sans qu'on puisse lui im-
puter son action, en sait autant que celui qui apprend que,
sous l'influence de la suggestion, le somnambule ira se jeter
par la fenêtre, si on le lui commande. Celui qui sait qu'à l'état
de folie ou de démence l'homme n'est plus responsable de ses
actes en sait autant que celui qui apprend qu'il en est de même
58 LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
(Vun hypnotique; et je m'étonne de Finquiétude et do Teffroi
qu'ont produit chez les partisans de la liberté les faits de som-
nambulisme et de suggestion, très exagérés d'ailleurs, dont on
a tant parlé; car, puisqu'on accordait que le délire en général
supprime ou atteint la liberté et la responsabilité, en quoi la
liberté sera-t-ellc plus menacée parce qu'on aura découvert
un genre de délire nouveau et jusqu'ici inconnu? De même
pour l'hérédité. Si j'accorde, comme on est obligé de le faire,
que le caractère et l'état du cerveau sont les conditions de
l'intelligence, du génie ou du caractère, est-ce que je n'accorde
pas par là même que l'hérédité, si je la considère connne un
des facteurs de la structure cérébrale, a une action et une
influence sur mon être moral? Et cela n'ajoute rien à la force
de Targunient déterminé ; car, que je sois boiteux par nature
ou par hérédité, toujours est-il que, dans les deux cas, je ne
puis pas marcher droit.
En un mot, la thèse déterministe est une thèse empiristique
et phénoméniste. Elle s'établit dans le champ de l'expérience
et des phénomènes. Or le champ des phénomènes est infini. On
pourra toujours trouver un nouvel ordre de phénomènes
auquel on ne se sera pas encore adressé. De là cette consé-
quence évidente que le déterminisme, étant appelé à nous pré-
senter sans cesse des choses nouvelles, aura plus de chance de
nous apprendre ce que nous ne savons pas. Mais il y a là une
illusion. On est plus instruit au point de vue phénoméniste;
mais, au point de vue métaphysique, on reste toujours au
même point. Par exemple, je ne saurais pas, si la science ne
me l'avait pas appris, que l'hérédité peut sauter une généra-
tion et passer du grand-père au petit-fils. Voilà un fait inté-
ressant en lui-même; mais que mon caractère me vienne de
mon grand- père, ou de mon père, ou de ma constitution
organique, c'est tout à fait la même chose , et le détermi-
nisme n'est pas plus prouvé dans un cas que dans l'autre.
En effet, la doctrine du libre arbitre admet toujours l'exis-
tence d'un certain déterminisme , par exemple celui des lois
delà nature. Je ne peux pas voler dans les airs si je le veux;
UNE ILLUSION D'OPTIQUE 59
je ne puis pas vivre sans me nourrir; je ne puis pas faire
que tels actes ne me causent pas du plaisir, tels autres de
la douleur. Non seulement le libre arbilre admet en fait un
certain déterminisme, mais on peut même dire qu'il l'impli-
que nécessairement. Toute liberté, pour agir, a besoin d'une
certaine matière d'action; or celle matière est sujelte à des
lois. Toute liberté est donc condilionnée par ces lois. Une
liberté qui ne rencontrerait aucune résistance agirait dans le
vide, ou plutôt n'agirait pas; car comment pourrait-il y avoir
action sans un terme d'action, et par conséquent sans quelque
chose de résistant et de déterminé, qui limite l'action de la
liberté? Dès lors, le déterminisme étant le champ d'action
nécessaire dans lequel doit se déployer la liberté, en quoi la
multiplicité des faits chang-e-t-elie le fond des choses? La ques-
tion est toujours la même. Le déterminisme est-il absolu? Ne
laisse-t-il pas un domaine oii la volonté peut échapper à la
chaîne irrésistible du destin? Et s'il y a certaines conditions
irrésistibles, comme il y en a en elTet, qu'importe que ce soit
celles-ci plutôt que celles-là?
Si nous examinons quel est le vrai fond de l'argument
déterministe, nous verrons que sa raison d'être principale et
même, pour ainsi dire, unique, c'est que nous avons dans
l'esprit une loi soit innée, soit universellement acquise, une
loi qui rattache invariablement la cause à l'effet ou l'effet à la
cause. C'est le principe do causalité qui est le père du déter-
minisme. Aussi voyons-nous chez les anciens le déterminisme
soutenu par une grande école, l'école stoïcienne, avec une
fermeté et une témérité égales à celles de nos plus décidés
déterministes, sans avoir besoin d'aucun exemple expéri-
mental. Si, en elTel, d'une manière générale, on admet que le
phénomène est lié à sa cause par un lien indestructible,
qu'avons-nous besoin de connaîlre tels effets ou telles causes?
Ces faits que l'on donne comme la preuve du déterminisme y
étaient contenus en principe.
D'ailleurs , lors même qu'on accorderait que l'argument
aurait gagné, sinon en valeur intrinsèque, au moins en
GO LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
extension, par rélargisscmenl du champ des phénomènes,
jusque-là restreints à un certain nombre de faits vulgaires,
ce que j'ai voulu faire remarquer, c'est qu'il est de l'essence
do toute doctrine expérimentale de gagner sans cesse en
extension, puisque le champ de l'expérience est infini, tandis
que la doctrine innéiste, ontologique, spiritualiste, comme on
voudra l'appeler, est, de son essence, immobile; car elle
cherche et prétend trouver en tout un point fixe, un point
d'arrêt, un absolu. Que ce point d'arrêt s'appelle Dieu, l'Ame,
la Liberté, le Devoir, l'Idée à priori, toutes ces conceptions
ont pour caractère d'être au-dessus de l'expérience, et par
conséquent d'échapper aux conditions de l'expérience. Que
l'on multiplie le nombre des phénomènes tant que l'on vou-
dra, et que partout, dans la série des phénomènes, on trouve
une même loi, cela ne prouvera pas qu'il n'y a pas quelque
chose au delà de l'expérience et une loi supérieure à ses lois.
L'établissement d'une pareille existence ne saurait être sou-
mise aux mêmes conditions que l'établissement d'une vérité
expérimentale. Exiger , par exemple , que l'on prouve par
l'expérience externe l'établissement d'une activité interne,
c'est demander l'impossible ; car, par cela même que cette
activité serait prouvée par l'expérience externe, elle cesserait
d'être une activité interne. D'un autre côté, affirmer qu'une
telle liberté n'existe pas parce qu'on ne la montre pas dans
le champ externe de l'expérienee, c'est faire une pétition de
principe : car ce serait poser en principe que tout est phéno-
mène, tandis que la question est précisément de savoir si
tout est phénomène.
Supposons donc un moment l'existence de points fixes,
absolus, tels qu'un Dieu supérieur au monde, une Ame supé-
rieure au corps, la Liberté supérieure aux phénomènes, le
Devoir supérieur à tous les mobiles de la sensibilité : on com-
prend que l'établissement de ces points fixes n'est pas sus-
ceptible de développement empirique, comme l'est l'établis-
sement du déterminisme. La liberté ne peut être prouvée que
par l'appel à la conscience psychologique et à la conscience
UNE ILLUSION D'OPTIQUE Gl
morale, laquelle no doit même s'appuyer que sur des raisons
très simples, parce qu'elles doivent être à la portée de tous
les hommes. La subtilité et l'invention philosophique ne
peuvent se manifester ici que dans la solution des difficultés ;
et à ce point de vue la thèse du libre arbitre a la même éten-
due que celle du déterminisme, car c'est la même de part et
d'autre. Mais dans sa partie dogmatique la doctrine est con-
damnée à l'immobilité.
S'il en est ainsi, et si les deux arguments sont à la fois et
également immobiles, et s'ils ne peuvent rien l'un sur l'autre,
pourquoi ne pas les renvoyer dos à dos, pourquoi s'obstiner
à soulever des problèmes insolubles ? La vraie science n'est
pas déterministe; elle n'est ni pour ni contre le libre arbitre.
Elle constate les phénomènes et leurs rapports, et elle s'en
tient là. Pourquoi ne pas faire comme elle?
Peut-être cette solution serait-elle la plus sag-e, si elle était
possible. Mais elle n'est point possible. La question se pose
nécessairement dans l'ordre social par la question de la res-
ponsabilité des criminels. Elle se pose dans la vie privée de
chacun de nous par la question de notre responsabilité pro-
pre. D'ailleurs, écarter la question, c'est la résoudre; car
dire que l'on ne sait pas s'il y a ou s'il n'y a pas de liberté,
c'est dire qu'il n'y en a pas; c'est agir comme s'il n'y en
avait pas.
En tout cas, nous aurons fait, je crois, une chose utile en
dénonçant l'illusion d'optique dont on abuse pour faire croire
au progrès de l'une des deux tbèses, tandis que l'autre, par
la nature des choses, échappe à cette sorte de progrès et
ne pourrait s'en prévaloir sans renoncer à elle-même. En
tout cas, ce n'est pas un argument contre une thèse de n'être
point susceptible de progrès, puisque la question est de
savoir s'il n'y a pas telle existence, tel point fixe, dont la
nature est précisément d'être supérieure à la loi du progrès.
LEÇON VI
LE LIBRE ARBITRE ET LA POSSIBILITÉ DES CONTRAIRES
Messieurs,
Nous avons vu qu'il y a deux sens du mot liberté. Dans le
premier sens, il signifie affranchissement, émancipation, sa-
gesse, raison; il s'oppose à la servitude. Dans le second sens
il signifie passion. Le pouvoir de s'élever à cet état d'affran-
chissement et d'échapper à cet élat de servitude, c'est-à-dire
le pouvoir de choisir entre l'un et l'autre état, entre le bien
et le mal, est ce que l'on appelle le libre arbitre.
Ce pouvoir est-il une illusion ? C'est ce que nous avons à
rechercher. Mais, illusion ou non, c'est de cette liberté-là
qu'il s'agit lorsqu'on parle de la liberté morale. En effet,
quand nous disons d'un homme qu'il est coupable et respon-
sable de son action, nous entendons par là qu'il aurait pu
l'éviter, et que c'est par son fait seul que cette action s'est
produite. Si nous supposons, au contraire, que cette action a
été la seule possible, et par conséquent qu'elle n'a pas pu
être évitée, nous ne pensons plus que l'auteur de l'action soit
responsable, et par conséquent qu'elle soit coupable.
Cependant il semble qu'il y ait un cas oii il peut y avoir à
la fois liberté et nécessité : c'est quand l'action est d'accord
avec toutes les tendances, tous les penchants, en un mot avec
la nature entière de l'agent, et où par conséquent celui-ci s'y
abandonne avec plaisir et par conséquent la veut, y consent.
Une action à laquelle je consens, et par conséquent je coopère,
est bien une action libre, et par cela seul que j'y consens
j'en accepte les conséquences; je veux l'action et tout ce qui
LE LIBRE ARBITRE ET LA POSSIBILITÉ DES CONTRAIRES 63
s'ensuit. Une telle action n'est pas contrainte, n'est pas né-
cessitée, et par conséquent elle est libre.
Il faut reconnaître, en eiïet, qu'il y a une difTérence entre
une action contrainte, et par conséquent nécessitée extérieu-
rement, et une action nécessitée intérieurement. L'une a sa
cause au dehors, l'autre au dedans; l'une est passive et
n'impli(|ue aucune spontanéité, l'autre est active et sponta-
née. On a donc pu, et c'est la doctrine de Leibniz, confon-
dre la spontanéité avec la liberté. Néanmoins, nous insistons
pour affirmer que si l'action qui dérive de la nature d'un
agent est la seule possible, qu'elle soit d'ailleurs bonne ou
mauvaise, il serait inexact d'appeler cette action libre dans
le sens que tout le monde donne à ce mot, car une telle ac-
tion ne peut pas être évitée; et si l'on définit, comme il est
d'usage, le nécessaire en disant que c'est ce dont le contraire
est impossible, cette action étant telle que le contraire en est
impossible, une telle action est nécessaire; or entre néces-
saire et libre il y a contradiction.
La liberté est donc et ne peut être que le choix entre deux
actions possibles.
Mais ici se présente une difficulté. Qu'appelle-t-on possible?
Qu'appelle-t-on impossible?
On appelle possible en général ce qui est d'accord avec
l'expérience universelle, ou du moins ce qui ne la contredit
pas. Par exemple, qu'un homme ne meure pas, c'est ce qui
est en contradiction avec l'expérience universelle; cela est
donc impossible. Mais qu'un homme meure à cent ans, c'est
ce qui n'est pas absolument contraire à l'expérience, puis-
qu'il y en a des exemples ; cela est donc possible. Que je gagne
le numéro 501 dans une loterie où il n'y a que SOO numéros,
c'est absolument impossible, parce que cela est contradic-
toire; mais que je puisse tirer le numéro qui gagnera, cela
n'est pas impossible, puisqu'il y a toujours quehja'un qui
le tire. Il est donc possible que je gagne; et au moment de
tirer le billet, il est à la fois possible que je gagne ou que je
perde.
64 LIVRE TROISIÈME. — VOLONTE ET LIBERTE
Mais celte possibilité n'est pas celle que nous réclamons
pour la liberté; car il ne s'agit ici que d'une possibilité géné-
rale qui consiste à faire abstraction de toutes les conditions
réelles de l'action, en ne tenant compte que des conditions
générales. Par exemple, il suffit que le billet gagnant soit au
nombre des billets tirés pour qu'il n'y ait pas contradiction
entre la sortie et leur tirage ; mais à mesure que nous con-
naissons mieux les circonstances, cette possibilité diminue;
car, par exemple, s'il est au fond de l'urne, et que je ne
prenne qu'à la surface, il me devient impossible de le tirer.
Que je pose la main à droite et à gauche et que le numéro
soit au milieu, c'est la même chose. Si donc on arrive jus-
qu'au dernier acte, on reconnaît que, toutes les conditions
données étant telles, il n'y a plus qu'une seule action possi-
ble, celle qui aura lieu. De là une grande différence entre le
fatalisme et le déterminisme. Le fatalisme croit que, d'une
manière absolue, telle action est impossible, par exemple que
le méchant doit rester méchant, et le bon rester bon, et que,
quelles que soient les circonstances, la chose arrivera néces-
sairement. Par exemple, si une ville doit être prise, elle sera
prise : il est inutile de la fortifier. C'est ce qu'on appelle le
fatum mahometaniim. Au contraire, le déterminisme dit que,
d'une manière g-énéale, une ville n'est pas nécessairement
prise, qu'elle ne le sera que si l'on ne prend pas toutes les
précautions nécessaires; mais que, toutes les circonstances
étant préparées pour la mettre en état de défense, elle pourra
être sauvée. Ne sachant pas d'avance quelles seront ces cir-
constances, il faut agir comme si elle pouvait être soit prise,
soit sauvée, selon le but qu'on se propose. C'est l'erreur des
fatalistes, a fait remarquer Stuart Mill, d'avoir considéré comme
impossible qu'un homme puisse chang-erde caractère, car cela
tient à beaucoup de circonstances. On ne sait pas d'avance
d'une manière absolue qu'un enfant aura tel caractère, comme
on sait qu'un bomme doit mourir; mais on doit faire en sorte
de préparer et de réunir toutes les circonstances qui rendent
possible un changement de caractère, s'il en est besoin.
LE LIBRE ARBITRE ET LA POSSIBILITÉ DES CONTRAIRES 65
On voit ce que signifie l'idée do possibililé : c'est une
notion purement abstraite ; c'est l'accord avec les données
générales de l'expérience. Plus vous diminuez le nombre de
circonstances, plus la possibilité augmente; plus vous accrois-
sez par hypothèse le nombre des circonstances, plus la pos-
sibilité diminue; enfin, si vous arrivez à la dernière action ou
au dernier moment de l'action, on ne pourrait dire de deux-
actions différentes qu'elles sont à la fois possibles, que si on
peut les concevoir l'une et l'autre comme d'accord avec un
même état de circonstances données. Or, c'est ce que les
déterministes déclarent impossible, et ce que les partisans du
libre arbitre déclarent possible.
En un mot, par exemple, que je puisse mouvoir mon bras
ou le laisser en repos, c'est ce qui est reconnu par tout le
monde comme possible en soi, parce que les conditions géné-
rales de la matière ou de l'organisation peuvent s'accorder
avec l'un ou avec l'autre événement. Mais qu'à un moment
précis, toutes les conditions réelles étant une fois données, il
n'y ait plus qu'une action qui s'accorde avec ces conditions,
c'est cette seule action qui est possible. Voilà ce que disent
les déterministes; mais alors il n'y a plus de liberté. Pour
qu'il y ait liberté, il faut que les deux actions soient possi-
bles, c'est-à-dire qu'elles puissent l'une et l'autre s'accorder
également avec ces conditions.
Remarquez d'ailleurs qu'il s'agit, non d'actions externes
soumises à des lois physiques, mais d'actions internes qui
peuvent être ou n'être pas d'accord avec les conditions exté-
rieures. C'est donc dans le domaine seul de l'esprit qu'il
s'agit de trouver la compossibilité de deux actions, ou du
moins de deux résolutions différentes ou contraires. Laissons
donc de côté les difficultés qui peuvent naître des lois phy-
siques et mécaniques. Etudions en elle-même la question du
choix entre les contraires.
Cette doctrine suppose la compossibilité des contraires. Sur
quoi s'appuyer pour prouver celte compossibilité?
A la vérité, cela ne peut pas faire l'objet d'une preuve
5
66 LlVllE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTE
expérimentale. Comment prouver rexistence d'un possible,
puisqu'il n'est pas encore réalisé? Et, quand il l'esl, il s'agit
encore de savoir si le contraire n'était pas possible égale-
ment. Or ici encore comment prouver la possibilité de ce
qui n'a pas été? La seule possibilité que l'on puisse prouver,
à ce qu'il semble, c'est celle qui résulte de l'accord avec l'ex-
périence, laquelle peut très bien être acceptée par le déter-
minisme. Quant à toute autre possibilité, il semble qu'elle
échappe à toute démonstration.
Sans doute nous ne pouvons pas avoir conscience de ce
qui n'a pas eu lieu; mais ce dont nous pouvons avoir con-
science, c'est du pouvoir que nous avions de faire ce qui n'a
pas eu lieu.
C'est le sentiment du pouvoir qui nous fait distinguer ce
que j'appelle le possible réel du possible abstrait ou formel,
qui est celui que nous avons défini jusqu'ici. Le possible réel
est celui qui, étant d'accord avec les conditions générales de
l'expérience, n'a besoin, pour être, que d'un acte de volonté.
Or ce g'enre de possible est impliqué dans l'idée de responsa-
bilité ou d'imputabilité, et il nous est donné dans la con-
science du pouvoir. D'un tel possible nous ne pouvons donner
d'autre preuve que le sentiment que nous en avons. Même
en supposant qu'il existe, aucune autre preuve ne pourrait
être donnée. Tout ce qui est exig-é ici, c'est qu'il n'implique
pas contradiction.
Mais on dit que la liberté ou pouvoir de choisir entre les
contraires implique contradiction, en ce sens qu'il est en oppo-
sition avec le principe de causalité, qui est un principe de la
raison au même titre que le principe d'identité. En effet, ou
la cause qui produit l'effet est une cause pleine et entière, et
alors l'effet suivra infailliblement; ou bien la cause ne déter-
mine pas invinciblement l'effet, mais c'est qu'alors clic n'est
pas pleine et entière ; elle n'est donc pas une cause, cl aucun
effet ne peut suivre.
Mais il nous semble qu'il y a là une pétition de principe.
Car on pose en principe qu'il n'y a pas une cause pleine et
LE LIBRE ARBITRE ET LA POSSIBILITE DES CONTRAIRES CI
entière quand toutes les conditions nécessaires à une action
ne sont pas réunies. Mais c'est ce qui est en question dans
l'hypothèse de la liberté. Nous soutenons, au contraire, qu'une
action peut ne pas être nécessitée, et que cependant la cause
peut être pleine et entière.
En effet, que faut-il pour qu'une cause soit complète? 11
faut : 1° qu'elle ait le pouvoir de faire sortir un phénomène
du néant; 2° qu'elle ait une raison pour produire tel phéno-
mène plutôt que tel autre. Or c'est ce qui a lieu dans l'ac-
tion libre. La volonté est le pouvoir suffisant, et le motif est
la raison suffisante de l'action.
Nous distinguons, en effet, le libre arbitre de la liberté d'in-
différence proprement dite. Dans la liberté d'indifférence il y
aurait un pouvoir, mais pas de raison. Nous admettons, au
contraire, que la liberté n'agit pas sans motif, mais qu'elle
n'est pas déterminée par le motif. Seulement nous distin-
guons entre ces deux termes: être déterminé par wxi motif
(ce qui est le déterminisme), et &e déterminer pour un motif
(ce qui est la liberté). Dans le premier cas, l'action suit le
"motif, comme l'effet suit la cause, selon la loi des causes
efficientes. Dans le second, c'est la volonté qui prend le
motif pour but, selon la loi des causes finales. En obéissant
au motif, elle obéit donc à elle-même.
Mais, dira-t-on, c'est encore la liberté d'indifférence : car
quelle raison la volonté a-t-ellc de choisir un motif plutôt
qu'un autre? Je dis qu'on n'a pas le droit de poser cette
question. Sans doute il faut un motif pour choisir une action ;
mais a-t-on le droit de conclure de là qu'il faut un motif
pour choisir un motif, et un autre pour choisir celui-ci, et cela
à l'infini? En disant que la volonté se décide pour un motif,
n'avons-nous pas atteint le dernier mot de l'action? Si, par
exemple, le motif pour lequel la volonté se détermine est un
devoir, il implique par sa nature que ce n'est pas un motif
nécessitant (autrement ce ne serait pas un devoir), et d'un
autre côté quel motif pourrait-il y avoir d'obéir au motif du
devoir, si ce n'est le devoir lui-même? 11 ne peut y avoir ici
68 LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
de motif de motif à l'infini ; il y a un motif dernier, qui est
l'idée du devoir. Or, c'est le caractère propre de ce motif
d'être impératif sans être nécessitant. Le principe de causa-
lité est donc satisfait, à moins qu'on ne commence par poser
en axiome ce qui est en question, à savoir qu'il n'y a do
cause suffisante que celle qui est nécessaire.
Reprenons la question parmi autre point de vue : on a dit
encore que l'illusion du libre arbitre vient de ce qu'on se
représente le temps comme de l'espace '. On lui donne de la
largeur; de là l'idée d'une bifurcation ou de deux chemins
entre lesquels on peut choisir. Mais personne ne se repré-
sente le temps comme ayant une largeur. Sans doute on dit
souvent que le temps a une dimension, la longueur, et on
le compare à une ligne, et non pas à une surface. L'idée
de coexistence psychologique n'implique nullement l'idée de
juxtaposition. Par exemple, le doute est un état qui suppose
la coexistence de deux idées; car comment douter sans avoir
à la fois les deux idées dans l'esprit? Et cependant nous ne
plaçons pas ces deux idées dans l'espace. Dira-t-on qu'il n'y
a pas coexistence, mais succession très rapide et alternante do-
l'une à l'autre idée? Mais, si rapide qu'on suppose cette suc-
cession, elle n'expliquera jamais le doute, si chaque idée ne
coexiste pas au moins avec le souvenir de l'autre ; et il y
aura toujours coexistence, sans qu'il y ait juxtaposition.
Une autre raison plus profonde que l'on a fait valoir contre
la possibilité du libre arbitre, c'est qu'il s'en faut tellement
que la possibilité des contraires, et en particulier la possibilité
(lu mal, suit un caractère essentiel de la liberté, qu'au con-
traire la liberté parfaite, la liberté absolue que nous plaçons
en Dieu exclut positivement la possibilité du mal, et même la
possibihté du contraire. Dieu est impeccable, et cependant il
est libre. On peut donc être libre sans avoir le pouvoir de pé-
cher. Quelle étrange chose de faire de la liberté du mal le
caractère essentiel de la liberté!
1. Voir Bergsou, Données iminùliales de la conscience.
LE LIBRE ARBITRE ET LA POSSIBILITÉ DES CONTRAIRES C.9
Il est très vrai, diroii'^.-nous à notre tour, que l'impeccabi-
lité vaut mieux que la liberté du mal. Si j'avais à choisir entre
être impeccable et jouir de la liberté du mal, je serais un fou
de ne pas choisir Fimpeccabililé. Mais ce n'est pas le fait. Que
je le veuille ou non, je ne suis pas impeccable : je pèche, et
le saint lui-même pèche plusieurs fois par jour. Or, sij'admets
que le pécheur ne puisse pas ne pas pécher, non seulement
je lui enlève la liberté du mal, mais encore la liberté du bien,
puisqu'il est impossible d'échapper à l'état de pécheur. Nous
ne réclamons donc pas la liberté du mal en elle-même, mais
comme le seul moyen de garantir la liberté du bien.
Il y a, je le reconnais, dans l'illusion que nous combattons
une certaine générosité; et l'opinion contraire, quelque vraie
qu'elle soit en elle-même, ne repose pas toujours sur de très
bons principes. Nous supposons souvent chez les autres la
liberté du mal, parce que nous aimons à blâmer et à haïr. Si,
dans les efforts que l'on fait pour amnistier les coupables,
nous ne vovions que le point de vue du mal, nous ne serions
peut-être pas hostiles à ces efforts. L'opposition que ces etforts
rencontrent dans le vulgaire vient souvent de mauvais prin-
cipes, la peur ou la haine. Il semblerait donc, à ce point
de vue, que la thèse de l'irresponsabilité fut une thèse favo-
rable à l'humanité. Mais ce que ne voient pas les défenseurs
de l'irresponsabilité, c'est qu'avec la liberté du mal ils détrui-
sent la liberté du bien. En effet, le criminel qui a commis un
crime n'aurait pas pu ne pas le commettre, puisqu'il n'y avait
à ce moment qu'une seule action possible, celle qu'il a com-
mise. Il n'était donc pas en son pouvoir d'être meilleur qu'il
n'a été. En lui attribuant l'irresponsabilité, vous lui donnez
à la vérité l'innocence, mais l'innocence de la brute; vous le
dépouillez de ce qui est bien plus précieux, à savoir le pou-
voir de s'élever au-dessus de la brute. Donc en supprimant le
vice vous supprimez la possibilité de la vertu. Il reste, sans
doute, des bons et des méchants, mais par lefaitde la nature,
comme il y a des agneaux et des tigres. C'est la doctrine de
la prédestination, qui n'est pas moins dure parce que, au lieu
70 LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTE
d'être Ihéologique, elle estphilosopliique. Peu t-èlro même est-
elle plus dure; car la prédestination théologique peut avoir
des raisons que nous ne connaissons point, tandis que celle
de la nature est purement aveugle.
C'est cette prédestination qui a toujours révolté les hom-
mes; et c'est contre elle que la doctrine du libre arbitre s'est
élevée; ou plutôt c'est la nature elle-même qui nous enseig"no
cette doctrine, et qui se révolte contre celle de la fatalité.
LEÇON VII
L IDEE DE LA LIBERTE
îMessieiirs,
M. Alfred Fouillée, dans son livre sur la Liberté et le Déter-
?ni?iisme, propose un biais ingénieux pour conserveries avan-
tages de la liberté, tout en la supprimant Ibéoriquement. C'est,
dit-il, de remplacer la liberté par l'idée de la liberté.
Il part d'un fait psychologique bien connu : c'est que
nous sommes d'autant plus capables de faire une chose, que
nous nous en croyons plus capables. Le fait est résumé dans
cet adage de Virgile bien connu : Possunt quia passe videntur.
On fait un usage constant de celte vérité en éducation. A un
enfant qui dit : « Je ne peux pas, » on répond qu'il peut s'il
veut ; qu'il fasse quelques efforts, et il verra qu'il pourra. On
s'efforce surtout de réveiller en lui le sentiment de ses forces.
Il en est de môme pour la conduite morale. Qu'un homme se
persuade qu'il ne peut rien pour se corrig-er d'un défaut ou
d'un vice, que son caractère est imperfectible, qu'il subit le
poids de son tempérament et de son milieu, il ne fera plus au-
cun effort et sera entraîné de plus en plus dans le mal. Mais
qu'au contraire il soit persuadé qu'il dépend de lui d'être bon
ou méchant, qu'il peut réaliser quand il le voudra le modèle
idéal qu'il a dans l'esprit, on le verra surmonter sa faiblesse ;
et il faut bien qu'il en soit ainsi pour que l'on voie des pé-
cheurs convertis comme il y en a eu certainement, et comme
il faut espérer qu'il y en aura toujours.
Les déterministes eux-mêmes ont reconnu le fait dont il
s'agit, et Stuart Mill n'hésite pas à faire remarquer que l'une
des faiblesses du système nécessitarien est d'avoir trop laissé
72 LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
croire qu'il considérait les caraclères comme imperfeclibles
et incorrigibles, et que, suivant l'expression vulgaire, on ne
refait pas son caractère. Une telle opinion est trop contraire
à la raison et à l'expérience. Les partisans du libre arbitre
ont donc contribué pour leur compte h maintenir et à accroî-
tre l'effort moral de la volonté, précisément en enseignant
que nous avons le pouvoir de nous réformer. Or comme, dans
le fait, suivant Stuart Mill, cette liberté n'existe pas, c'est
par l'idée de la liberté qu'il faut la remplacer.
Le fait dont on parle est donc vrai; et il y a lieu de se de-
mander s'il n'y aurait pas là un véritable succédané à la liberté
réelle, je veux dire une sorte de substitut qui, mis en lieu et
place de la liberté effective, aurait cependant les mêmes effets
que cette liberté, quoiqu'elle n'existe pas en réalité. Persuadé
de son indépendance, Tliomme agirait comme s'il était réelle-
ment indépendant. L'idée qu'il peut de plus en plus reculer les
obstacles qui s'opposent à son action agirait comme une sorte
de levier. L'homme qui se croirait libre agirait comme s'il
l'était.
Le fait que nous venons de décrire est parfaitement vrai;
mais les conséquences que Ton en tire ne le sont pas. Sans
aucun doute, l'illusion peut agir sur l'homme exactement
comme la réalité, mais c'est à la condition que l'on ne sache
pas que c'est une illusion. Un homme est prêt à se dévouer
pour un ami infidèle, parce qu'il le croit sincère; il agit donc
comme si celui-ci l'était réellement. Mais s'il apprend que
c'est une illusion, que son ami est infidèle et ingrat, aussitôt
l'illusion tombe, et avec elle toute son efficacité. Un homme
croit au droit divin : c'est une ilhision; mais celui qui aura
cette croyance agira sous l'empire de celte illusion comme si
c'était la vérité. Mais qu'il soit désenchanté, désabusé, que
la critique lui fasse voir le vide de son illusion, le principe
d'action perdra toute sa force. 11 pourra sans doute continuer
à agir pour la môme cause, mais par d'autres raisons; celle-là
lui fera défaut et ne lui sera plus d'aucun secours. On voit
l'erreur qu'il y a à appliquer au cas où la liberté est démon-
L'IDÉE DE LA LIBERTÉ 13
trée fausse, la puissance exercée sur Tosprit par la croyance
qu'elle est vraie.
J'admetlrais cependant pour un cas la théorie précédenle.
C'est, par exemple, si l'on laissait en suspens, comme Kant,
la réalité objeclive de la liberté, tout en en reconnaissant la
possibilité. Supposez que l'on dise : « Nous ne pouvons pas
prouver spéculativement la liberté. II y a contre elle des ob-
jections rationnelles que nous ne pouvons résoudre. Néan-
moins il faut y croire, parce que la vie humaine en a besoin.
C'est une hypothèse nécessaire. Je croirai donc à la liberté et
j'ag-irai comme si elle était vraie. » C'est le pari de Pascal. De
deux choses l'une : ou elle est, ou elle n'est pas. Si elle est, je
ne me trompe donc pas en pariant qu'elle est, et je me trouve
d'accord avec la nature des choses. Si elle n'est pas, tant pis,
sans doute ; mais quel mal cela me fait-il, après tout? Quel
inconvénient peut-il y avoir à croire, par exemple, que je puis
modifier et perfectionner mon caractère? Que cela se fasse ou
non par ma volonté, le seul fait que je crois pouvoir le faire
me donnera en réalité le pouvoir. Je ferai donc bien de parier
dans ce sens plutôt que dans l'autre.
Tout cela est très logique; et dans le cas de doute il y a
lieu, en etTet, de prendre parti pour la liberté ; et dans ce
cas-là j'admettrai, si l'on veut, que l'idée de la liberté soit
équivalente à la liberté elle-même. C'est même à pou près le
cas de la réalité pour la plupart des hommes. Les hommes,
en effet, se soucient très peu des difficultés spéculatives de la
question de la liberté. Ils abandonnent le problème spéculatif
€t se tiennent exclusivement sur le terrain pratique. Sur ce
terrain ils agissent comme si la liberté était vraie ; et par là
•elle devient en quelque sorte vraie. Mais en sera-t-il de même
le jour où il sera démontré qu'elle est fausse? C'est ce que
nous nions. Nous avons vu, en effet, que la liberté consiste
<lans le pouvoir de choisir entre les contraires. Elle im-
pHque donc la compossibilité de deux actions à la fois. Or on
prétend démontrer que cette compossibilité est impossible, et
que de deux actions mises idéalement en présence au mo-
14 LIVRE TROISIÈ.ME. — VOLONTÉ ET LIBERTÉ
ment de les accomplir, une seule est possible, et l'autre ne
l'est pas. Cela étant, à quoi me servirait-il de faire comme si
je croyais à la possibilité de l'impossible? Dans l'incertain je
puis toujours faire une hypothèse; mais je ne puis en faire
une contre le certain. Je puis m'abstraire du problème et me
donner une foi pratique; mais c'est à la condition que le
problème ne soit pas déjà résolu en sens inverso. Dans ce
cas-là, la croyance ne peut plus exister à aucun degré , et
par conséquent elle ne peut avoir aucune efficacité. Il faut
donc renoncer à cet expédient.
Bien plus, cette théorie semble se réfuter elle-même : car
s'il est vrai que la croyance à la liberté puisse susciter la
liberté elle-même, ou du moins un pouvoir capable d'accom-
plir les mêmes effets, par la même raison la croyance à la
non-liberté produira TefTet inverse. En effet, pourquoi l'idée
de la non-liberté serait-elle privée du caractère inhérent à
toute idée de tendre à sa réalisation? Si donc une certaine
idée de liberté peut susciter la liberté, l'idée de la non-liberté
doit paralyser l'effort vers la liberté. L'une tend à produire
l'action, l'autre tend à empêcher l'action. Le résultat ne
peut être que l'oscillation entre deux efforts, et par consé-
quent l'affaiblissement de la volonté.
Mais peut-être nous sommes-nous mépris sur le sens de la
théorie que nous discutons. Nous avons cru qu'il était ques-
tion de croyance, tandis qu'il ne s'agissait que d'idée. L'idée
de la liberté n'est-elle pas autre chose que la croyance à la
liberté?
Mais d'abord nous ne nous sommes pas mépris, car c'est
à l'auteur lui-même que nous avons emprunté les argu-
ments en faveur de son hypothèse. C'est lui-même qui cite
le possunt quia posse videntur, qui implique bien l'idée de
croyance à la possibilité d'une action, et non pas seulement
celle de la représentation idéale de cette action. Examinons
cependant ce nouveau point de vue.
Autre chose est la croyance, autre chose est l'idée.
La croyance est une affirmation de la réalité d'un objet.
L'IDEE DE LA LIBERTE T.i
L'affirmation consiste à déclarer qu'une chose est vraie. Il y
a deux sortes d'affirmation : ou bien l'affirmation est pro-
voquée par l'évidence, elle est alors nécesaire, et elle est un
acte de l'entendement; ou bien, faute d'évidence, l'esprit se
résout pour des raisons plus ou moins extrinsèques, par
exemple des raisons de sentiment ou des raisons d'intérêt
pratique, et l'affirmation est alors un acte de volonté; et
c'est ce qu'on appelle croyance. Quelques philosophes croient
que même l'affirmation nécessaire après évidence n'est en-
core qu'une croyance; mais c'est là un débat entre psycho-
logues. Toujours est-il que la croyance proprement dite est
l'acte par lequel nous donnons notre adhésion à une chose
non évidente. Kant a dit que c'est la certitude subjective, et
il l'oppose à la certitude objective.
Tandis que la croyance est une affirmation, l'idée est une
simple conception; elle est, suivant la définition scolastique,
la pure représentation d'un objet, înera representatio objccti.
Or, s'il est vrai qu'une croyance ne puisse pas coexister avec
la démonstration du contraire, cela n'est pas vrai de l'idée.
Celle-ci peut subsister dans l'esprit, malgré la négation de
l'objet. Ainsi la croyance, disparaissant, peut laisser subsis-
ter après elle une trace, un résidu, qui consiste dans l'idée
de l'objet qui n'est pas absolument impuissante et qui con-
tinue même d'agir lorsque l'objet a disparu.
Donnons quelques exemples. Je prends, par exemple, l'idée
du bonheur. Un homme que l'expérience a convaincu qu'il
n'y a pas de bonheur possible ici-bas peut concevoir cepen-
dant dans son esprit l'idée du bonheur à litre de rêve ou de-
modèle d'imagination, qui, malgré tout, exerce une influence
sur lui, si découragé, si pessimiste qu'il puisse être sur le
fond des choses. Qu'il se présente pour lui une occasion d'ob-
tenir quelques-uns de ces objets si désirés par les hommes,
il se donnera autant de mal pour atteindre à ces objets que
le ferait l'optimiste le plus convaincu. Que ce soit la ri-
chesse, la députation, l'Académie, quelque objet que ce soit,
cet objet se présentera à lui comme un terme de satisfaction,
76 LlVTxE TROISIEME. — VOLONTE ET LIBERTE
répondant à l'idée du bonheur qui est en lui. Celle idée dé-
terminera sa conduite, comme si Tobjet avait une véritable
réalité. Ainsi l'idée peut remplacer l'objet et même la croyance
à l'objet.
De même pour l'idée de Dieu ou l'idée do l'être parfait.
Supposons, avec certains philosophes, que l'idée de perfection
ne répond à aucune réalité, en un mot qu'il n'y ait pas de
Dieu, et même qu'il n'existe que l'univers. Cette idée de Dieu
ne subsistera pas moins dans l'esprit. L'athée lui-même
pense Dieu; et la croyance disparue a laissé en lui le type et
le concept de l'objet. Eh bien, suivant ces philosophes, l'idée
de la perfection, ne fùt-elle qu'une idée, exerce sur l'esprit
la même action que ferait la réalité. Cette idée est un mo-
dèle, un idéal, un type qui est pour le sage ce que le cercle
et le polygone sont pour le géomètre.
On pourrait donc comprendre que l'idée de la liberté put
tenir lieu de la liberté réelle, même dans le cas oii la science
aurait dissipé l'illusion de la liberté.
Cette nouvelle analyse répondrait en partie aux critiques
précédentes, mais elle ne les détruit pas entièrement. Eu elTet,
il est vrai que lorsqu'une croyance a longtemps existé parmi les
hommes, elle finit par créer des habitudes qui subsistent en-
core lorsque la croyance est détruite; et la simple idée de l'ob-
jet suffit pour un temps à réveiller les habitudes liées à cet
objet. La croyance au libre arbitre a habitué les hommes à
de certains eiïorts, parce qu'ils ont cru que ces efforts venaient
d'eux-mêmes, et qu'il dépendait d'eux de faire une chose ou
de ne pas la faire. Celui qui croit cela et auquel en même
temps on ordonne de faire telle ou telle chose est amené par
là à agir comme il ferait si la chose en elfet dépendait de lui.
Les habitudes une fois créées ne disparaissent pas tout à coup,
et l'idée de liberté peut, en ce sens, les réveiller en partie du
moins et pour un temps. Mais ces habitudes persisteront-elles
quand la croyance aura définitivement disparu? Voilà laques-
lion. Lidce froide d'une lilx'rlé idéale, mais non réelle, ag"ira-
l-elle comme la conviction ardente de ma liberté réelle? La
L'IDÉE DE LA LIBERTÉ 77
loi d'association des idée aura-t-elle toujours son effet, mémo
lorsque nous saurons que cette association n'est pas indisso-
luble?
Il en est de même de l'idée de Dieu. Il est certain que cette
idée, même réduite à la notion de l'idéal, pourrait bénéficier
pour un temps des avantages de la croyance réelle à l'existence
de Dieu. Par exemple, cette croyance est accompagnée d'autres
croyances : que la vie a un but ; que chacun de nous a sa
destinée, qui a été fixée par un être supérieur; que cet être a
un œil ouvert sur nous, et que nos actions seront payées par
lui relativement à leurs mérites ; que nos bonnes actions réjouis-
sent la Divinité, que les mauvaises l'attristent; que nous ne
sommes pas isolés dans l'univers; que la vertu n'est qu'une
imitation de Dieu, une conformité à la volonté de Dieu, etc.
Remplaçons maintenant la notion d'un Dieu réel par celle
d'un Dieu idéal : cette fiction pourra peut-être pour un temps
maintenir les autres croyances rattachées à la croyance fon-
damentale, ou du moins les inclinations et les habitudes
créées en nous par ces croyances et qui se sont incorporées à
notre être; et il n'est pas douteux que la notion de l'idéal
conservera quelque temps un certain prestig-e. Mais c'est une
illusion métaphysique inadmissible de croire que l'on pourra
remplacer du tout au tout et pour toujours la tliéodicée réelle
par une Ihéodicée toute semblable, mais absolument idéale.
Cette notion d'un Dieu qui jouit de toutes les perfections,
excepté de Texislence, comme la jument de Roland, ne peut
être longtemps un principe d'action. On le transforme bien
vite en un simple idéal moral, comme l'idée du sage dans^
l'école stoïcienne. L'idée de Dieu disparait avec toutes ses
conséquences. Il restera sans doute l'idée du devoir, si tant
est que l'on admette que l'idée du devoir peut exister indé-
pendamment de l'idée de la Divinité; mais l'idée de la Divi-
nité elle-même perdra toute action. Il en est de même pour
l'idée de liberté.
On a fait remarquer que l'idée et même la croyance de la
liberté sont si peu nécessaires à produire l'énergie morale, que
78 LIVRE TROISIEME. — VOLONTE ET LIBERTE
c'est souvcnl clans les sectes religieuses ou philosophiques qui
ont lopins fermement nié la liberté, que l'on rencontre les plus
grands exemples cVénergie morale. Par exemple les calvinis-
tes, les jansénistes, les Stoïciens, sont particulièrement remar-
quables par l'énergie et la force de l'initiative, et cependant
ils n'ont pas admis la doctrine du libre arbitre. Cela est vrai;
mais cela prouve simplement que cette idée n'est pas la seule
qui agisse sur la volonté, et qu'elle peut avoir son équivalent
et son supplément dans d'autres idées : la croyance à la grâce
divine pourra, par exemple, remplacer la croyance au libre
arbitre; croire que l'on est plein delà grâce divine, agir comme
si Dieu lui-même nous poussait et agissait pour nous, cela
peut être évidemment un ressort d'action aussi puissant que
la croyance à la liberté. Chez les Stoïciens, la croyance à la
grâce était remplacée par la croyance à l'ordre universel et
au gouvernement de la raison. C'était un Dieu plus abstrait,
mais c'était encore un Dieu qui agissait et qui pensait dans le
sage. On ne dit donc pas, on ne peut pas dire que celui qui
renoncerait à la liberté serait désarmé entièrement dans la
lutte de la vie. Tantôt ce sera la croyance religieuse, tantôt
la croyance politique, en un mot une force morale quelconque
qui agira à sa place. Mais on se contente de dire que la
croyance au libre arbitre engendrera une faculté d'effort qui
disparaîtra avec cette croyance, et qui ne peut être remplacée
par l'idée seule. Bien entendu que l'on appliquera le même
raisonnement aux autres idées : car si l'on admet que l'idée de
la liberté peut remplacer la croyance en la liberté, on admettra
de même que l'idée de Dieu remplacera la croyance en Dieu,
l'idée de patrie la croyance à la patrie, l'idée de vertu la
croyance à la vertu. Mais alors nous dirons de chacune de ces
idées ce que nous avons dit de l'idée de liberté. L'idée n'agit
qu'en tant qu'elle devient croyance, et la croyance no peut
survivre à la démonstration du contraire. Celui donc qui aura
réduit par l'analyse soit Dieu, soit la patrie, à une pure illusion,
a détruit par là même le ressort qui s'attacbait à ces idées en
tant qu'elles étaient croyances. Tant que l'une de ces croyances
L'IDÉE DE LA LIBERTÉ 79
subsiste, elle peut, à la rigueur, se substituer aux autres; mais
dès que la critique a détruit l'une d'elles, elle tend à détruire
toutes les autres. Or la critique appliquée successivement à
chacune de ces croyances tend à détruire la force morale, en
tant que ces croyances fortifient en nous la faculté d'agir. Et
que l'on ne dise pas que nous confondons deux domaines, celui
de la spéculation et celui de la pratique ; car c'est la thèse ad-
verse qui nous a elle-même amenés sur le terrain de la prati-
que. Dire, en effet, que l'idée de la liberté équivaut à la liberté
elle-même, c'est se placer sur le terrain pratique. C'est en pous-
sant cette idée jusqu'au bout que nous avons été amenés à
montrer que l'affaiblissement moral suivrait l'abolition de la
croyance au libre arbitre. Ce n'est pas là une nouvelle preuve
de la liberté, mais c'est un cas particulier de la preuve morale
en général.
LIVRE OUATRIÈME
DIEU
LIVRE QUATRIÈME
DIEU
LEÇON PREMIÈRE
L INFINI
Messieurs,
Nous avons à parler aujourd'hui delà première, de la plus
haute des idées philosophiques, de l'idée de Dieu. Après avoir
recherché et constaté dans le monde des êtres conting-ents la
présence de l'esprit, nous devons chercher plus haut son ori-
gine, et nous élever jusqu'à l'esprit absolu, c'est-à-dire jusqu'à
Dieu.
Il semble que, dans l'état actuel de la philosophie, nom-
mer Dieu et en affirmer l'existence soit une sorte de témé-
rité : car c'est un fait remarquable que, depuis un certain nom-
bre d'années, le mot et l'idée de Dieu aient, pour ainsi dire,
disparu de la philosophie. On peut dire qu'il s'est fait à cet
égard une conspiration du silence. Sans doute dans les mi-
lieux agités de la politique on continuait à parler de Dieu
pour en faire une arme de parti. Mais dans la science pure,
dans la métaphysique, il s'est établi une sorte de loi d'après
laquelle il semble que l'expression de Dieu n'est pas philosophi-
que, n'est pas scientifique. On en cherchera peut-être, on en
donnera l'équivalent; mais on craindra de prononcer ce mot.
Nous voudrions, pour notre part, rompre avec ces habitudes
pusillanimes. L'idée de Dieu est, selon nous, une idée essen-
tiellement philosophique dont il est impossible de se passer.
84 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
Que si l'on s'en passe, encore fauL-il dire pourquoi, et par là
môme on est encore amené à en parler.
Cependant tout n'est pas à blâmer dans cette sorte de silence
qui s'est fait à l'égard de la notion de la Divinité. Ce n'est
pas toujours, ce n'est pas nécessairement par malveillance et
par esprit de scepticisme et de révolte que quelques-uns se
refusent à nommer Dieu en philosophie. Ce peut être aussi
par un sentiment tout contraire. On peut penser que la notion
de Dieu est en soi quelque chose de si auguste et de si grand
que toute parole humaine, et surtout toute analyse abstraite
élaborée parla raison discursive, ne peut être qu'inadéquate à
cette grande notion. Les preuves que l'on donne de l'existence
de Dieu, les attributs que l'on distingue dans l'Etre divin, la
détermination des rapports de l'infini et du fini, tout cela est
l'œuvre de la raison qui sépare, qui distingue, qui rapproche
les objets de notre mesure pour les mieux comprendre; c'est
l'œuvre aussi du langage humain, qui fixe les idées dans des
termes distincts pour les retourner et les remanier plus aisé-
ment; tout cela est donc l'œuvre de la raison finie qui ne peut
embrasser, qui ne peut exprimer l'infini. Aussi voit-on que
tout effort pour démontrer Dieu a pour effet d'introduire de
nouvelles objections, que toute détermination de la nature
divine a pour effet de remplacer l'infini par le fini. Dieu est,
non pas au dehors, mais au-dessus de la philosophie. Le silence
sur l'idée de Dieu, bien loin de nuire à cette idée, aura peut-
être, au contraire, pour effet de rendre plus sensible à l'âme le
besoin d'un au-delà. La contemplation du monde réduite à elle-
même réveillera bien plus sûrement le sentiment vif de Tinfini
que les démonstrations de l'école, que des formules apprises
d'avance avant môme que le besoin réel se fasse sentir. En un
mot, la meilleure manière de plaider la cause de Dieu, c'est
de n'en pas parler.
Nous ne sommes pas insensible à cet ordre de considéra-
tions. Nous admettons que, chez quelques esprits très élevés,
l'idée de Dieu peut subsister dans le silence, et même se
réveiller d'autant plus forte et d'autant plus haute qu'elle
L'INFINI 8b
sera moins définie. Mais, chez la plupart des hommes, le
silence n'est pas mi bon moyen de faire pénétrer ou de réveil-
ler une idée. Les hommes s'accoutument facilement aux idées
médiocres. Si une fois on a restreint leur horizon dans un
cercle trop limité, ils y restent enfermés et attachés jusqu'à
ce qu'on vienne provoquer le réveil de ces idées plus hautes
(ju'ils ont oubliées. Or ce réveil ne peut avoir lieu que par la
pensée et par la parole, et par suite avec les limitations que
nous avons dû reconnaître. Cependant ce que nous devons
retenir de la discussion précédente, c'est que les idées rela-
tives à la Divinité seront nécessairement inadéquates : ce
seront dos à peu près, des balbutiements; mais ces balbutie-
ments valent mieux que rien. Sans doute, si on se place au
point de vue des choses en soi, la raison sera toujours peu de
chose par rapport à la vérité elle-même, et alors mieux vau-
drait peut-être se taire que de mal parler; mais au point de
vue de la raison humaine la chose change d'aspect; et c'est
le devoir de cette raison de s'élever aussi haut qu'elle le peut,
fiit-ce par un langage d'enfant. C'est le devoir de la philo-
sophie de traduire comme elle le peut, en langage rationnel,
ce que l'homme peut penser et sentir à l'égard de la Divi-
nité. Si la raison nous fait une loi de dépasser le domaine
du fini, il faut que nous exprimions cette nécessité d'une ma-
nière quelconque. Qu'elle soit impuissante à exprimer toute
la réalité, cela ne diminue en rien sa responsabilité et ses
obligations. Entre le domaine de la vérité en soi, telle qu'elle
apparaîtrait, par exemple, dans ce que les chrétiens appellent
la vision béatifique, et la perception claire et distincte du fini
et de tout ce qui nous entoure, il y a place pour un effort de
la raison humaine qui essaye de passer d'un domaine à l'au-
tre. C'est un effort de ce genre auquel nous voulons nous
livrer dans les quelques leçons que nous allons consacrer à
l'étude de Dieu.
Mais en disant que nous allons parler de Dieu, nous ren-
controns tout d'abord une difficulté : de quoi allons-nous
parler? quel est l'objet représenté par ce mot? D'une part il
86 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
semble que nous no pouvons pas le dire avant d'avoir insti-
tué notre recherche, car c'est précisément l'objet et le résultat
de cette recherche de définir et de déterminer cette notion.
D'autre part, si nous ne fixons pas d'avance le sens delà notion
dont il s'agit, nous ne savons plus ce que nous cherchons.
Dire que nous dcvonspartir delà notion commune sera assez
arbitraire : car en quoi consiste cette notion commune? Tous
les hommes metlent-ils la même idée sous le même nom? Le
plus simple nous parait d'emprunter la définition de Dieu à
la plus haute religion qui ait existé parmi les hommes et qui,
en tout cas, a formé la raison moderne, la raison européenne;
nous avons lieu de croire que cette idée est à peu près celle
qui existe chez tous les hommes d'Occident. Nous verrons plus
tard si c'est celle qui convient le mieux à la raison en géné-
ral, à la raison païenne comme à la raison chrétienne, à la
raison asiatique et à la raison européenne.
En disant que nous emprunterons notre définition au chris-
tianisme, nous ne voulons pas dire que nous y ferons entrer
l'idée des mystères chrétiens. Le catéchisme lui-même fait la
distinction. Il définit Dieu en général avant do parler de la
Trinité; et cette définition, à peu do chose près, peut être
acceptée par la philosophie comme la plus forte expression
trouvée jusqu'ici pour traduire l'idée de la Divinité.
Voici comment le catéchisme définit Dieu : « L'Etre infi-
niment bon, infiniment sage, infiniment parfait, qui a créé
toutes choses et qui les gouverne toutes. »
Pour la commodité de la discussion qui va suivre, nous nous
permettrons de modifier légèrement cette définition ainsi
qu'il suit : « Dieu est l'Etre infini, absolu, et parfait, qui a produit
toutes choses et qui les gouverne toutes. » Cette modification
porto sur deux points: 1° nous n'indiquons pas d'avance tous
les attributs de Dieu, d'abord parce qu'ils sont tous contenus
en substance dans l'idée de perfection, et ensuite parce qu'ils
peuvent être l'objet d'une recherche ultérieure; 2° en second
lieu, nous remplaçons le mot créer par le moi produire, non
pour écarter l'idée de création, mais pour ne pas compliquer
L'INFINI 87
d'avanco Tidéc que nous voulons éludior en y faisant entiT'T
par définition l'idée d'un dogme particulier, le mot produire
pouvant s'appliquer en général à tout mode de génération
du monde, y compris la création elle-même.
Les trois termes essentiels de la définition sont les mots
d'infini, d'absolu et de parfait. C'est sur ces trois idées que
roulent toutes les controverses métaphysiques modernes.
C'est pourquoi nous les plaçons à la tète de notre recherche,
comme étant le fond même de la question.
Quelques-uns diront que ce ne sont pas ces trois notions
métaphysiques qui contiennent l'essence de la Divinité; c'est,
dira-t-on, la personnalité. Croire à Dieu, c'est croire à un
être bon, bienfaisant, rémunérateur et vengeur, espoir du
malheureux, crainte et terreur du criminel. Au contraire, les
attributs métaphysiques dont nous parlions tout à l'heure no
sont que l'œuvre d'une science arbitraire et conjecturale qui
est la métaphysique : c'est le reste de ce que Kant appelait
le « dogmatisme vermoulu des écoles ». C'est l'abstrait à la
place du concret.
Nous ne pouvons partager cette manière de voir. Si nous
définissons Dieu par la personnalité, nous le définissons par
un attribut qui lui est commun avec l'homme et qui, par con-
séquent, ne lui appartient pas en propre. C'est violer la règle
du soli definito. La définition d'un être doit nous donner les
caractères par lesquels cet être se distingue de tous les autres.
Or les attributs moraux de la Divinité ne sont pas les carac-
tères par lesquels Dieu se distingue de l'humanité, puisque
ces attributs sont empruntés à la nature humaine et transférés
en Dieu par induction.
Je suis loin de m'inscrire en faux contre ce procédé, que je
crois, au contraire, très rationnel; toujours est-il que ce n'est
pas par cette méthode qu'on peut déterminer l'essence de
Dieu, puisque ce n'est pas par son essence que Dieu se com-
munique à l'homme. Ce qui est dans l'homme n'est pas le
propre de Dieu. Les attributs qui lui sont communs avec
l'homme ne sont pas son être propre : et ce n'est pas par eux
88 LIVRE QUATRIÈME. - DIEU
qu'il se distingue de lui : c'est par le degré. Or, n'y a-t-il
(ju'une différence de degré entre Dieu et l'homme? Suffit-il
de dire que Dieu est plus intelligent, plus sage, jdus puissant
que l'homme? Non; car ce sera toujours un homme, un
Jupiter, et la métaphysique religieuse ne s'élèvera pas au-
dessus de l'anthropomorphisme.
Il faut que Dieu se distingue de l'homme, non seulement en
degré, mais en essence; il ne suffit pas qu'il soit plus intel-
ligent que l'homme, il faut qu'il le soit d'une manière inlinie ;
que non seulement il soit plus puissant que l'homme, mais
qu'il possède la toute-puissance; que non seulement il soit
bon, mais qu'il possède la bonté parfaite. Son caractère essen-
tiel sera donc l'infini, l'absolu, le parfait. Quels seront les
attributs qui viendront se ranger sous cette définition? C'est
l'objet de la théodicée, et il est inutile de les déterminer à
l'avance; car ou ils sont conciliables avec l'essence divine, et
il sera toujours temps de les énumérer, ou ils sont inconcilia-
bles avec cette essence, et ils ne doivent pas entrer dans la
définition.
Revenant à la définition exprimée plus haut, nous avons
à étudier trois idées fondamentales : l'idée d'infini, l'idée d'ab-
solu et ridée de parfait. Commençons par l'idée d'infini.
L'idée d'infini naît en nous historiquement. Quand nous
contemplons le ciel, que nous y voyons un nombre incroya-
ble d'étoiles, et que nous nous demandons ce qu'il y a au
delà des dernières étoiles, au delà des derniers mondes, nous
ne pouvons pas croire qu'il n'y a rien, et notre imagination
va de monde en monde, d'espace en espace, sans pouvoir s'ar-
rêter. C'est surtout depuis l'invention du télescope que, per-
çant de plus en plus dans le ciel, découvrant sans cesse de
nouveaux mondes et de nouveaux astres, nous avons été
amenés à penser qu'il n'y a pas de fin, et que, si loin que nous
portions nos moyens d'investigation, nous nous trouverons
toujours en présence du même spectacle. Nous nous forme-
rons encore la même idée en remontant la série des temps, en
nous demandant toujours : « Qu'y avait-il avant cette époque,.
L'INFINI 89
et quoi encore auparavant? » sans jamais rencontrer un com-
mencement absolu.
On a (lit que l'idée de l'infini était négative, parce qu'elle
était exprimée sous forme négative. L'infini, c'est le non-
fini. Mais qu'est-ce que contient cette idée du non-fini? Nous
ne pouvons le dire. Nous pouvons nier le fini, parce que nous
pouvons tout nier; mais cette négation ne donne lieu à au-
cune idée nouvelle, à aucune idée positive. Fénelon a fait à
cette objection une réponse célèbre : « Le fini, dit-il, c'est ce
qui a des bornes : or les bornes sont les négations de l'être. La
négation des bornes, c'est-à-dire l'infini, n'est donc que la né-
gation d'une négation : or la négation d'une négation est une
affirmation. » Cette pensée a l'air d'un jeu de mots grammati-
cal. Cependant elle est très solide : car nier ce qui limite l'être,
c'est affirmer l'être sans limitation, par conséquent l'infini.
Cette pensée est si solide qu'elle a été reprise par un des
penseurs les plus subtils de nos jours et les plus hardis,
Herbert Spencer, qu'on ne s'attend guère à rencontrer comme
défenseur d'une notion métaphysique. C'est cependant ce qui
a lieu.
« Cette affirmation, dit H. Spencer, que de deux termes
contradictoires le négatif n'est que la suppression de l'autre,
n'est pas véritable pour les corrélatifs, tels que l'égal et l'iné-
gal, et il est évident que le concept du négatif contient quel-
que chose de plus que la négation du positif. En effet, les
choses dont on nie l'égalité ne sont pas pour cela effacées de
la conscience. M. Hamilton n'a pas vu qu'il en est de même
pour les corrélatifs dont le terme négatif est inconcevable.
Prenons pour exemple le limité et l'illimité. Notre notion de
limité se compose : 1° d'une certaine espèce d'êtres; 2° d'une
négation de limites sous lesquelles il est conçu. Dans son
antithèse, à savoir la notion d'illimité, le concept de /imites est
aboli, mais non celle d'une certaine espèce d'êtres. Il est tout
à fait vrai qu'en l'absence de limites conçues cette conception
cesse d'être un concept proprement dit ; mais elle n'en reste
pas moins un mode de conscience. »
90 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
En réunissant le point de vue de Fénelon et celui do Spen-
cer, nous dirons que l'Infini c'est le réel des choses, moins
la limite.
Pour prouver la non-existence de Tlnfini, il faudrait prou-
ver que les choses ne peuvent non seulement être conçues,
mais encore exister, qu'à la condition d'être limitées. Car de
ce que nous ne pourrions pas les concevoir sans limites, il
ne s'ensuivrait pas encore qu'elles ne pourraient pas exister
comme telles, les choses pouvant dépasser les bornes de nos
conceptions. Il faut donc aller jusqu'à dire que tout ce qui est,
est par là même fini ; il faut affirmer le fini absolu.
La proposition que nous voulons établir est celle-ci : de
quelque manière qu'on s'y prenne, on ne peut échapper à la
notion d'infini.
En effet, le fini absolu, le fini qui serait tout et qui ne serait
que fini, implique contradiction.
On a beaucoup étudié les difficultés inhérentes à la notion
d'infini ; on n'a pas assez signalé les difficultés inhérentes à
la notion du fini.
Qu'est-ce que le fini? Le fini est inséparable de l'idée de
bornes ou de limites. Or l'idée d'une limite implique toujours
la notion d'un limitant. C'est ce qu'exprime Spinoza en di-
sant : « J'appelle fini une chose qui est bornée par une autre
chose du même genre. » Le géomètre Hairan, dont nous
avons une correspondance avec Malebranche, développe l'idée
de Spinoza. Malebranche avait dit que le fini est constitué
par une essence propre, sans qu'il y ait rien qui l'environne.
Mairan lui répond :
a II me paraît impossible qu'une substance soit déterminée
ou finie par son propre être, par son existence, et, si c'est un
corps, sans qu'il y ait quelque chose qui l'environne. Car,
être terminé et fini, c'est avoir en partie une négation d'être
ou un non-être. Ce non-être ne peut venir à la substance de
son essence : car Y essence pose l'être et ne le nie pas. Il faut
donc qu'il lui vienne de quelque chose d'extérieur, et non de
son être propre. »
L'INFINI 91
Nous sommes de l'avis do Mairan : un fini no peut être fini
par lui-même. Il ne l'est qu'en tant qu'il est limité par autre
chose. Il suit de là que nul être fini ne se suffit à lui-même ;
il suppose toujours quelque chose en dehors de soi. Cela
étant vrai de tout fini, quel qu'il soit, on peut dire qu'un fini
absolu est impossible, par conséquent que le fini suppose
l'infini.
Supposons, par impossible, un fini absolu. Je dis : de deux
choses l'une : ouïe fini n'est borné par rien, ou par quclqno
chose. S'il n'est borné par rien, il est réellement infini : car,
que demandez-vous de plus pour être infini? Si par quelque
chose il n'est donc pas, à lui seul, tout le fini, il n'est pas un
fini absolu, mais un fini relatif. 11 faut donc passer du limité
au hmitant. Or, de celui-là nous demanderons également :
est-il borné, ou ne l'est-il pas? et ainsi de suite. Et que l'on
ne dise pas que ce n'est là qu'un processus in infinitum qui ne
nous donne que l'indéfini et non l'infini : car je n'ai pas besoin
d'achever l'épuisement de la série, pour savoir que je no
trouverai nulle part un fini absolu. Je sais absolument, par
l'idée même du fini, qu'il n'y en a pas. Si donc un fini absolu
est impossible, il s'ensuit de toute nécessité qu'il y a de l'in-
fini.
En un mot, que cet infini soit l'infini du monde, ou de l'es-
pace et du temps, ou de l'être en soi, il est impossible d'é-
chapper à la notion d'infini.
Considérons d'abord le monde. Kant a posé, à ce sujet,
une antinomie célèbre. Il croit pouvoir également démontrer
et que le monde est infini et qu'il est fini, c'est-à-dire qu'il a
des bornes dans l'espace et dans le temps. Nous n'examinerons
pas ces deux antinomies. Nous ne nous demanderons pas si
la démonstration vaut également pour la thèse et l'antithèse ;
mais nous croyons que, dans les deux cas, il y a toujours lieu
de recourir à la notion d'infini.
En effet, dans la thèse, l'infini est affirmé du monde, soit
tlans l'espace, soit dans le temps; dans le second cas, de ce
que le monde serait fini, il ne s'ensuivrait pas que la notion
92 LIVRE QUATRIÈME. - DIEU
(l'infini dispariiL pour cela : car, si le monde csl limité, il ne
l'est pas par le rien, ce qui serait un non-sens, mais par
l'espace et par le temps, qui sont infinis.
De plus, lorsque l'on soutient , avec Fantillièse, que le
monde a eu un commencement, cela ne peut pas vouloir
dire qu'il a eu un commencement absolu, c'est-à-dire qu'il
vient de rien, et qu'il est sans cause, mais simplement qu'il
V avait une cause avant lui qui l'a fait naître dans le temps.
Si l'on supposait qu'il n'y a rien du tout, le monde ne pourrait
être lui-même conçu comme ayant eu un commencement;
car, comme l'a dit Bossuet, « si au commencement rien n'est,
éternellement rien ne sera. » Donc le monde a été précédé
par l'être qui lui a donné naissance, et celui-là, par la même
raison, ne pouvant avoir de commencement absolu, est encore
un infini.
Ainsi, ou le monde est par lui-même, et c'est lui-même qui
est l'infini ; ou il est par un autre, et c'est cet autre qui est
l'infini ; donc, point d'issue en debors de l'infini.
On est d'accord pour reconnaître à l'espace et au temps
le caractère de l'infinité. Mais on se demande si le temps et
l'espace sont des réalités ou des notions de l'esprit.
Dans les deux cas, ce qu'on ne peut nier, c'est que l'espace
et le temps sont des notions essentielles de l'esprit, et par
conséquent l'infinité qui y est contenue est elle-même une
forme essentielle de la pensée. Sans doute, dans ce cas, ce
n'est qu'une notion idéale, tandis que, dans le cas delà réalité
objective de l'espace et du temps, elle serait réelle; mais, dans
les deux cas, c'est une loi de la pensée. On ne peut donc
écliapper à la notion de l'Infini'.
On essayera peut-être d'expliquer celte loi de l'infinité par
une notion d'habitude; mais cela n'est pas acceptable; car, si
nous pensons à l'infini de l'espace et du temps, ce n'est pas
parce que le fini suggère toujours en nous l'image vague do
1. Au sujet de cette question, voir la thèse remarquable de M. Couturat sur
Vln/tiii math(^in(iliquf, où l'auteur démontre au point de vue mathématique la
réalité du nomhrc iulini.
L'IiNFINI 93
quelque autre chose, mais c'est, nous l'avons vu, parce que
le lini, par définition, suppose toujours quelque autre chose
que lui-même : or, cette loi nécessaire qui nous porte à rat-
tacher le fini à autre chose est précisément l'infini.
Plus on y réfléchit, plus on voit que le plus incompréhen-
sible ce n'est pas l'infini, c'est le fini. Nous ne pouvons com-
prendre le fini que par l'espace et par le temps; une chose
finie est ce qui est borné par quelque espace et dans quelque
temps. Donc le fini c'est ce qui est dans l'espace et dans le
temps. Dès lors, si l'on supprime l'espace et le temps, la
notion du fini disparaît, et nous perdons tout critérium du
fini. Comment, en effet, cet être, qui serait supposé subsister
dans l'absence de l'espace et du temps, comment cet être
serait-il fini? Par quoi serait-il borné? Cet être cependant ne
serait pas un rien; il est être, ou pour mieux dire il est l'être;
et, n'étant point fini, il ne peut être que l'infini.
Que si, au contraire, on admet la réalité de l'espace et du
temps, il est difficile d'admettre que l'infinité de ces deux
notions soit le véritable infini. Comment croire qu'une si
grande notion, qui enveloppe et domine toutes les autres,
ne s'applique qu'au vide? car l'espace et le temps ne sont
que le vide considéré à deux points de vue différents. Cet infini
du vide n'est intelligible que par un infini de réalité. Il faut
que l'être soit au moins égal au vide, et que le monde au
moins remplisse l'espace et le temps. Nous admettrons donc
l'une des deux antinomies de Kant, à savoir la thèse de l'in-
finité du monde dans l'espace et dans le temps. Cette infinité,
fùt-elle la seule que nous puissions reconnaître, vaudrait
encore mieux que la non-infinité. L'infinité du monde vaut
mieux que l'infinité du temps et de l'espace; car elle est
pleine, tandis que celle-ci est vide. Mais l'infinité absolue de
l'être vaut mieux que l'une et l'autre.
Ainsi, au plus bas degré, l'hypothèse que nous repoussons
d'une manière absolue est celle du fini absolu, l'espace et le
temps n'étant eux-mêmes que des quantités finies. Nous
admettrons donc l'infinité de l'espace et du temps, mais à la
94 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
condilion qu'elle soit remplie. Enfin nous ne nous refusons
pas à admettre Tinfinité du monde; mais nous plaçons au-
dessus l'infinité absolue de l'être en soi. Mais ici cette notion
vient se confondre avec une autre, celle de l'absolu. C'est
cette nouvelle forme de la question que nous devons mainte-
nant aborder.
LEÇON II
l'absolu
Messieurs,
Nous avons à passer de la notion d'Infini à la notion d'Ab-
solu. La philosophie critique a cru pouvoir établir que ces
deux notions sont contradictoires. L'infini, c'est-à-dire la
multiplicité sans bornes, serait le contraire de l'absolu, qui
impliquerait ridée d'une limite, d'un point d'arrêt. Toutes les
antinomies de Kant reposent sur cette opposition : d'un côté
la métaphysique prononce qu'u il faut s'arrêter », de l'autre
qu' « il ne faut pas s'arrêter ». Telle est l'antinomie à résoudre.
On a rappelé aussi que chez les anciens l'infini, au lieu d'être
identifié avec l'absolu, comme chez les modernes, lui était,
au contraire, opposé. L'infmi, -.à a-s-.pov, était confondu avec
la matière, le non-être. L'absolu, au contraire, était le -îÀstov,
qui exprime à la fois l'idée de limite et de perfection. Au con-
traire, ainsi que Ta fait remarquer M. Ravaisson, c'est un des
caractères de la philosophie moderne depuis Descartes d'avoir
assimilé l'infini à l'absolu.
En effet, on ne voit, au xvn° siècle, aucune trace de cette
opposition. Ni Descartes, ni Malebranche, ni Spinoza, ni
Leibniz, n'ont cru que l'infini excluait l'absolu, et réciproque-
ment. A la vérité, ils n'employaient pas l'expression d'absolu,
qui vient de l'Allemagne moderne; mais ils disaient tantôt
l'être nécessaire, tantôt l'être parfait, ou encore purement et
simplement l'être, l'être sans rien ajouter.
Sans nous préoccuper d'abord du conflit élevé entre ces
deux notions, nous interrogerons la notion d'absolu, en ins-
tituant, à l'occasion de cette notion, le même genre de re-
96 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
cherches que nous avons fait pour la notion d'infini, et pour
cette notion nouvelle nous élahlirons la même proposition
que pour l'autre, et nous dirons :
L'on ne peut échapper à la notion d'absolu.
Et d'abord qu'est-ce que l'absolu? Nous en donnerons une
définition analogue à celle de l'infini. L'infini, avons-nous dit,
c'est le réel moins la limite.
De même on peut dire et nous disons : « L'infini, c'est le
réel moins la dépendance. »
Au fond de l'une et de l'autre notion il y a l'êlre, mais
l'être dépouillé de toutes conditions restrictives. L'infini, c'est
la suppression de toutes les restrictions au point de vue de
la quantité. L'absolu, c'est la suppression de toute condition
au point de vue de l'existence.
L'existence sans condition, c'est l'indépendance, c'est ce
que les anciens, Platon par exemple, appelaient zh aj-xp/.;r, ~.h
'ixavôv, TÔ àvuTÔOE-rov. Existe-t-il quelque chose de semblable?
Je laisse de côté la question de savoir si les choses répon-
dent à nos idées. Je prends la raison comme elle est donnée,
et je me demande si, la raison étant donnée, l'existence de
l'absolu n'est pas donnée en même temps que la raison.
La réalité de l'absolu est exprimée dans cette formule
d'Aristote : 'AvxY/.r, 7-:?;vat, /fr, 7Tr,va'. : il faut s'arrèler. Le pro-
grès à l'infini est impossible. Au contraire, comme nous
l'avons dit déjà, la formule de la notion d'infini serait plutôt
celle-ci. Il ne faut pas s'arrêter. Ce sont ces deux propositions
qui constituent l'antinomie. Occupons-nous d'abord de la
première.
Quelles sont les raisons qui militent en faveur de l'exis-
tence de l'absolu?
La principale, c'est l'idée même du relatif. Qui dit relatif
dit absolu. Une chose ne peut être relative que par rapport à
une autre chose qui ne l'est pas, et qui par conséquent est
absolue.
« Notons d'abord, dit Herbert Spencer, que tous les raison-
nements par lesquels ou démontre la relativité de la connais-
L'ABSOLU 97
sance supposent dislinctemenl rexislenco de quelque chose
au delà du relatif. Dire que nous ne pouvons connaître l'absolu,
c'est dire implicitement qu'il y a un absolu. Quand nous nions
que nous ayons le pouvoir de connaître l'essence de l'absolu,
nous en admettons tacitement l'existence, et ce seul fait
prouve que l'absolu a été présent à notre pensée, non pas en
tant que rien, mais en tant que quelque chose... Il est impos-
sible de concevoir que notre connaissance n'ait pour objet que
des apparences, sans concevoir en même temps une réalité
dont les apparences soient les représentations. En effet, l'ap-
parence est inintelligible sans la réalité...
«... Notre conception du relatif disparaît dès que notre
conscience de l'absolu n'est plus qu'une négation... La con-
ception de la relation implique la conception des deux ter-
mes... Si le non-relatif ou absolu n'est présent à la pensée
qu'à titre de négation pure, la relation entre lui et le relatif
devient inintelligible, parce qu'un des termes de la relation
est absent de la conscience... L'impulsion de la pensée nous
jîorte invinciblement par delà l'existence conditionnée jusqu'à
l'existence inconditionnée; et celle-ci demeure toujours en
nous comme le corps d'une pensée à laquelle nous ne pouvons
donner de forme.
« Que la philosophie condamne l'un après l'autre tout
essai de conception de l'absolu, qu'elle nous prouve que
l'absolu n'est ni ceci, ni cela, ni autre chose encore, il reste
toujours au fond un élément qui passe sous de nouvelles
formes. La négation continuelle de toute forme et de toute
limite particulière n'a d'autre résultat que de supprimer
plus ou moins complètement toutes les formes et toutes les
limites, et d'aboutir à une conception indéfmie de l'informe
et de rillimité. »
On voit que le grand chef de l'école agnosticiste, tout en
affirmant que l'on ne peut connaître en aucune façon l'es-
sence de l'absolu (c'est pourquoi il l'appelle l'Inconnaissa-
ble), en affirme en même temps l'existence réelle et néces-
saire. 11 n'a pas même recours au faux-fuyant d'Hamiltou,
II. 7
98 LIVRE QUATRIÈME. - DIEU
qui relranclie celle nolioii du domaine de la connaissance,
pour en faire un objel de la croyance ; il rejelte ce biais qui
a pour objet de mcltre d'accord le sccplicisme métaphysique
avec les nécessités de la pratique : « M. Ilamilton, dit-il,
est réduit à conclure que notre conception de l'absolu n'est
qu'une pure négation. A'éanmoins il trouve qu'il existe dans
la conscience une conviction irrésistible de l'existence réelle
de quelque chose d'inconditionné. Il se débarrasse de l'in-
conséquence où le jette cette déclaration, en disant que nous
recevons l'inspiration d'une révélation merveilleuse, vou-
lant probablement donner à entendre par là que cette ins-
piration nous vient autrement que par les lois de la pensée
et d'une manière surnaturelle. Mais en étudiant l'opération
de la pensée, on comprendra le caractère essentiellement
positif de notre conception de l'inconditionné, qui résulte
d'une loi fondamentale de la pensée. »
Ainsi l'agnosticisme lui-même prend la conception de l'ab-
solu comme une loi fondamentale de la pensée ; et si l'on
essaye d'y échapper, on y retombe immanquablement. Suppo-
sez, en effet, qu'il n'y ait pas d'absolu, le relatif subsiste seul ;
mais alors il n'est plus relatif, et c'est lui qui devient l'absolu.
Comment serait-il relatif, puisqu'il n'y aurait plus rien dont
il dépendrait? Sans doute, chacun des phénomènes dont se
compose la série du monde est relatif par rapport à celui qui
le précède ; mais la chaîne totale de tous les relatifs réunis
ne peut pas être appelée relative, puisqu'elle ne se rapporte
à rien, puisqu'elle ne dépend que d'elle-même, puisqu'elle
est à elle-même sa dernière cause, sa dernière raison, sa der-
nière loi : elle devient donc précisément ce que nous appe-
lons l'absolu, à savoir le réel moins la dépendance. Ainsi,
lors même qu'on n'admettrait rien au delà du monde, il y
aurait encore au moins un absolu, à savoir le monde lui-même
dans sa totalité.
Passons maintenant de l'absolu du monde à l'absolu de
Dieu. C'est ce que l'on appelle dans recelé la preuve a con-
ùïKjcnùa muiidi. Quelle est la siguilication et la valeur de
L'ABSOLU 99
cette preuve? La voici telle qu'on la formule ordinairement:
le contingent suppose le nécessaire ; or, ce monde est con-
tingent ; donc il y a un être nécessaire ; et cet être est ce
que nous appelons Dieu.
On peut taxer cette preuve de pétition de principe. En
effet ceux qui nient l'existence de Dieu ne nient pas pour cela
l'existence d'un être nécessaire ; mais ils disent que cet être
nécessaire c'est le monde, ce n'est pas Dieu. Ils n'accorde-
ront donc pas que le monde soit contingent ; et c'est ce qui
est en question. Il ne s'agit pas de savoir si, le monde étant
contingent, il n'y a pas un être nécessaire, ce qui est évident ;
il s'agit de savoir si le monde est contingent.
Maintenant cette proposition : le monde est un être néces-
saire, peut avoir deux sens. Ou bien on peut entendre par
monde tout ce qui est, à la fois, être et phénomène ; mais
alors ce qui est absolu ce n'est pas la série phénoménale qui
tombe sous nos sens, car une série de relatifs ne peut être
absolue. Personnene dira qu'un arbre, un animal, unhomme,
soient quelque chose d'absolu ; car chacun de ces objets com-
mence et finit, et par conséquent dépend de ses antécédents
et de son milieu ; il sera donc relatif. Or un ensemble de phé-
nomènes contingents ne peut constituer un être nécessaire.
Ainsi lorsque l'on dit que le monde est absolu, on entend
par là l'être du monde, la substance du monde; ce n'est donc
pas ce que nous voyons qui est absolu, c'est ce que nous ne
voyons pas. Il y a, même dans ce cas, un être absolu, dis-
tinct de la série phénoménale : cela suffît quant à présent
pour la proposition que nous voulons établir : à savoir que
nous ne pouvons échapper à l'absolu. Nous n'avons pas
besoin d'aller plus loin.
Il s'agira alors de savoir si l'absolu est seulement la sub-
stance du monde, s'il n'en est pas en même temps la cause,
ou la fin, ou la loi, en un mot la raison dans le sens le plus
général du mot. Il restera encore à savoir si l'être du monde
s'épuise tout entier dans le monde, s'il n'a pas en lui-même
quelque existence à part de celle du monde, une existence en
100 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
soi. Celle exislence en soi, cet arrière-fond d'exislence, serait
alors ce que nous appelons Dieu ; mais nous n'en sommes
pas encore là ; nous n'en sommes qu'à poser en quelque sorte
les premières assises de la Divinité.
Mais quand on dit que le monde est contingent, on n'en-
tend pas par là ce fond d'existence dont nous venons de par-
ler ; on entend la nature, ce que Spinoza appelle la nature
wilurée, à savoir le monde visible et phénoménal ; or il est
certain que chaque pliénomène pris à part est contingent et
relatif, et dépend d'un autre phénomène qui dépend lui-même
d'un autre phénomène, et cela à l'infini. Or une série de re-
latifs ne sera jamais une chose absolue ; elle suppose donc
quelque chose d'absolu, au moins comme subslratum.
Le phénomène ne peut reposer sur lui-même ; donc il lui
faut une substance. Il ne se produit pas lui-même, donc il lui
faut une cause. Il ne se termine pas et ne s'épuise pas en
lui-même, donc il lui faut une fin. 11 ne tient pas de lui-même
sa liaison aux autres phénomènes , donc il lui faut une loi,
c'e«t-à-dire un principe de liaison cl d'unité. Va-t-on jus-
qu'à nier la substance, il reste au moins la cause ; nie-t-on la
cause, il reste au moins la fin; nie-t-on la fin, il reste au
moins la loi. Mais toutes ces notions, au fond, n'en sont qu'une
seule, à savoir le principe de la synthèse du monde, ce jqui
fait que le monde est un système, et non pas un chaos; ce qui
fait à la fois sa diversité et son unité. Le monde, comme on
Ta dit, est une chaîne qui n'a pas de premier anneau, mais qui
doit être cependant suspendue à quelque chose qui n'est pas
une chaîne, mais qui est le principe et la liaison de cette
chaîne. C'est ce que dit Sluart Mill lui-même lorsqu'il recon-
naît qu'il ne suffit pas d'aller d'antécédent en antécédent dans
un progrès sans fin, mais qu'il doit y avoir un (tnl(k('dcnl uni-
versr^l qui soit la raison de tout.
Keste l'antinomie de l'inlini et de l'absolu : voici comment
nous essayerons de la résoudre.
M. Ilaniilton dit que c'est le caractère commun de l'infini
cl de l'absolu d'êlrc l'un et l'autre incondilionnés ; seulement
L'ABSOLU 101
l'un est Fincondi lionne illimité, l'autre est rincondi lionne
limité. Mais, selon nous, cela est impossible ; l'inconditionné
ne peut pas être limité, c'est-à-dire fini ; car il n'y a pas de
fini absolu. On peut dire que l'absolu n'est ni fini ni infini;
mais en tout cas il n'est pas fini. Mais une doctrine plus so-
lide et plus profonde, c'est que l'absolu soit en même temps
infini. L'infini, c'est la forme inférieure de l'absolu : c'est l'ab-
solu exprimé, développé. L'infini n'exprime pas l'absolu dans
son essence, mais il l'exprime par ses manifestations. L'ab-
solu manifesté ne peut se renfermer dans des limites : il faut
qu'il se développe; en un mot, il devient, comme le dit Pas-
cal, une spbère infinie dont le centre est partout et la cir-
conférence nulle pari. L'absolu, sans être l'infini, contienl
dans ce cas l'infini en puissance, soit dans ses attributs, soit
dans ses modes, soit dans ses productions, s'il produit quel-
que cbose. C'est ainsi que les Cartésiens l'ont compris. Par
exemple, pour Spinoza la substance ou l'absolu esL une en
soi, mais elle contient l'infini dans ses allribuls et dans ses
modes. Quand même on se bornerait à la philosophie de Spi-
noza, on aurait encore une philosophie supérieure à celle de
Kant et d'IIamillon, la morale mise à pari.
LEÇON III
L IDEE DE PERFECTION
Messieurs,
En traitant de l'Infini et de l'Absolu, nous n'avons encore
établi que ce que j'ai appelé les premières assises de la Divi-
nité, mais non pas la Divinité elle-même. En effet, on conçoit
ou du moins Ton peut concevoir par abstraction ces deux
attributs comme s'appliquant au monde lui-même. On peut
concevoir un infini cosmique sans limites dans le temps et
dans l'espace; on peut concevoir une matière éternelle et
nécessaire , et par conséquent absolue. Ni les panthéistes
ni même les matérialistes ne nient expressément l'infini el
l'absolu; seulement ils appliquent ces attributs au monde et à
la matière, en quoi peut-être sont-ils inconséquents; mais par
le fait jusqu'ici dans l'histoire de la philosophie aucun de-
ces deux systèmes n'a écarté ces deux notions. C'est l'empi-
risme, le scepticisme, le criticisme qui ont discuté et essayé
d'éliminer la notion d'infini et d'absolu. Ce n'est ni le pan-
théisme ni même le matérialisme.
On voit que les notions d'infini, d'absolu, ou les notions
équivalentes d'éternel, d'universel, de nécessaire, ne sont point
tout d'abord adéquates à la notion de la Divinité. Bien plus, il
semble qu'à l'origine l'idée de Dieu s'oppose plutôt qu'elle ne-
s'associe à la notion d'infini et d'absolu. Les premières reli-
gions n'ont conçu que des dieux, et n'ont pas conçu Dieu :
« Tout était dieu excepté Dieu même. » L'anthropomorphisme
associe l'idée de Dieu à la forme humaine. Les dieux étaient
des êtres plus puissants que l'homme, mais semblables à
l'homme, et par conséquent finis comme lui. Au contraire, la
L'IDÉE DE PERFECTION 103
notion d'infini ne s'est introduite que comme principe indéter-
miné du monde, comme matière première, sans limites, mais
aussi sans forme et sans qualité, et par conséquent aussi près
que possible du non-être. Dans Platon et dans Aristote, la
même opposition continue à subsister. L'infini était pour eux
synonyme d'imperfection. Platon assimile sans cesse le -ro
ctTTîipov et le To tjLTj ov; et il est amené par là même à donner la
limite, tô -Épa;, comme principe de l'ordre. Dans le Philèbe ,
il dit explicitement que l'infini est la cause du désordre et de
l'erreur, et que c'est la limite, xô -ipa;,qui apporte avec elle le
nombre et la mesure, et par conséquent l'ordre et la perfec-
tion. Aristote entend l'infini de la même manière que Platon,
et il place la perfection dans la détermination, c'est-à-dire
dans un principe qui paraît bien en essence analogue à celui
de fini, le tO.s-.ov ou le parfait, tenant son étymologie du subs-
tantif TO x'Ao^, la fm, qui sans doute a le sens de but, mais qui
sig-nifie aussi la fin, c'est-à-dire la borne. On voit, comme nous
l'avons dit, que le parfait et l'infini sont opposés chez les
anciens, tandis qu'ils sont identifiés chez les modernes.
Ce qui est certain, c'est que si l'infini ne suffit pas à carac-
tériser la Divinité, d'un autre côté cependant, à mesure qu'on
a approfondi l'idée de la Divinité, on a vu qu'elle était incom-
patible avec l'idée du fini. Un dieu homme, et par conséquent
à plus forte raison un dieu animal, ne pouvait plus répondre
dans la conscience moderne à la vraie notion do la Divinité.
Cette notion implique toujours que l'être qui en est l'objet est
le commencement et l'origine de toutes choses. Or la notion
du fini est incompatible avec ces conditions. Si aujourd'hui on
nous donnait à choisir entre un Jupiter, c'est-à-dire un dieu
très bon et très g-rand, optimus et maximus, et l'infini cosmi-
que du panthéisme, nous n'hésiterions pas, pour notre part,
à choisir cet infini cosmique, qui, même sourd et aveugle, ré-
pondrait encore mieux cependant aux désirs infinis de l'homme
qu'un dieu semblable à lui-même, quoique très supérieur.
Quoi qu'il en soit, si l'infini et l'absolu sont aujourd'hui des
éléments nécessaires de l'idée de Dieu, ils ne sont point suffi-
104 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
sants. La vraie qualification de Dieu, son attribut essentiel,
est la perfection.
Quoique nous ayons fait remarquer tout à l'heure que, pour
les anciens, l'idée de perfection avait plus d'affinité avec l'idée
du fini qu'avec l'idée d'infini, cependant ce sont eux qui, au
moins implicitement, ont introduit la notion moderne de
perfection en identifiant Dieu avec le bien. Pour Platon, le
terme de l'échelle dialectique est l'idée du Bien, qu'il identifie
en même temps avec l'idée d'absolu, puisqu'il l'appelle zh
àvuTTôesTov. Tant que l'on s'élève sur cette échelle, on trouve
toujours quelque degré supérieur, jusqu'à ce qu'on ait atteint
le principe de l'être et de la vérité, le soleil du monde intelli-
gible, le Bien et aussi le Beau. Aristote également, en plaçant
au-dessus de la matière un Acte pur, c'est-à-dire un être qui
est tout entier forme, essence et acte, sans aucun mélange
de matière et de puissance ; en appelant du nom d'Acte pur le
Bien, le souverainement désirable, auquel tout est suspendu;
en posant ce principe contre les Pythagoriciens que le par-
fait ne déris^e pas de l'imparfait, mais que c'est du parfait
que dérive l'imparfait, par ces doctrines Aristote, aussi bien
que Platon, identifiait la perfection avec la Divinité, etjamais
Platon ni Aristote n'ont confondu soit le Bien soit lActe
pur avec le fini. Les catégories de fini et d'infini sont infé-
rieures et ne sont applicables qu'au monde. La Divinité est,
au contraire, caractérisée par la perfection absolue. Le chris-
tianisme, approfondissant cette matière, en distinguant les
trois types absolus de la puissance, de l'intelligence et de
l'amour, portait à son comble l'idée de la perfection divine.
Enfin, nous l'avons vu, chez les Cartésiens l'idée de perfection
et celle de l'infini se réunissaient et se confondaient dans
l'idée de Dieu, qu'ils appelaient l'être infiniment parfait; car
la perfection, excluant le fini, devient elle-même par là quel-
que chose d'infini. Spinoza, à son tour, comme les autres Car-
tésiens, définissait Dieu par la perfection, quoique en un autre
sens il fît de la perfection une idée factice et toute relative,
un modèle de l'imagination. En même temps cependant il
L'IDÉE DE PERFECTION 105
attribuait la perfection à Dieu. En effet : 1° il démontrait Dieu
par la perfection, comme tous les Cartésiens; 2° il mesurait
la perfection des êtres par leur rapport à la Divinité. C'est
ainsi, par exemple, qu'il combattait les causes finales en di-
sant que les partisans de ces sortes de causes confondaient
le plus parfait avec le moins parfait, car ils confondaient
l'effet avec la cause; mais FefTet venant après la cause est
plus éloigné de Dieu que la cause elle-même; il est donc
moins parfait; ce qui n'aurait pas de sens si Dieu lui-même
n'était la perfection.
Ce résumé historique nous met au courant de la question.
Nous avons maintenant à analyser l'idée de perfection comme
nous avons analysé l'idée de fini et d'infini.
Un éminent philosophe de nos jours a essayé de montrer
que la notion de perfection est une notion purement idéale
irréalisable dans l'être concret. C'est M. Yacherot, dans son
beau livre de la Métaphysique et la Science. Cette critique
était sans doute déjà impliquée dans la critique générale de
Kant; mais cette critique de Kant portait à la fois sur toutes
les idées de la Raison pure, c'est-à-dire sur toutes les idées
qui composent la notion de Dieu, à savoir l'infini, le parfait,
le nécessaire, l'absolu; et encore Kant ne disait-il pas que
l'existence objective d'un tel être était impossible, mais seule-
ment que nous n'avons pas des moyens assurés de passer de
la notion àl'existerce. La critique de M. Yacherot se renferme
sur un terrain plus limité, mais aussi elle est plus précise.
Elle consiste en ceci : c'est que, sans avoir besoin de mettre
en question l'objectivité de la raison pure, et que même en
tenant pour valable l'affirmation objective de l'infini et do
l'absolu, en un mot de l'essence métaphysique de Dieu, on
n'obtient pas encore parla la perfection; mais c'est précisé-
ment cette idée de perfection qui exclut l'idée d'une existence
objective. La perfection ne peut être qu'une chose idéale;
mais elle est en contradiction avec la réalité et la vérité. Si
je cherche dans l'auteur que je résume des raisons bien pré-
cises en faveur de son opinion, j'avouerai qu'elles m'écbap-
106 LIVRE QUATRIÈME, — DIEU
peut. Il semble considérer le principe comme évident par lui-
même. Cependant nous entrerons mieux dans sa pensée si
nous essayons de nous rendre compte du concept dont il s'agit.
Il est très vrai que, dans l'usage ordinaire, le terme de per-
fection s'applique plutôt à l'idéal qu'à la réalité. Si l'on nous
parle d'un sage parfait, d'une vertu parfaite, d'une république
parfaite, d'un tableau parfait, on entend par là la conception
d'un objet qui, sans changer d'essence et en restant ce qu'il
est, à savoir un homme, un sage, une république, un tableau,
serait cependant sans défaut, et n'aurait aucune tache, aucune
ombre. Le sarje stoïcien, la République de Platon, V Utopie
de Thomas JMorus, sont de ce genre. Ce ne sont là que des
types, des conceptions artificielles, qui nous servent à élever
la réalité au-dessus d'elle-même ; mais ce ne sont que des con-
ceptions. Il en est de même des concepts purs de la géométrie.
Aucune réalité, aucune expérience ne saurait donner une
ligne pure, c'est-à-dire sans aucune épaisseur, une ligne par-
faitement droite, une courbe parfaitement courbe, un cercle
dont tous les rayons soient rigoureusement égaux. Nous
pouvons former un concept de la perfection ; nous ne pouvons
en concevoir la réalité objective.
Si donc on essaye de se représenter la perfection en géné-
ral d'après les exemples précédents, on n'y verra rien autre
chose que l'idée abstraite de la réalité moins les imperfec-
tions, les désordres, les lacunes de la réalité. Mais en suppri-
mant ces désordres et ces lacunes, ne supprimerait-on pas la
réalité elle-même? Si vous supprimez les imperfections de
l'homme, ne supprimerez-vous pas l'homme? Ainsi en est-il
d'un état parfait, d'un sage parfait. Cela est encore plus
évident pour les concepts de la géométrie. Ce n'est évidem-
ment que par abstraction que l'on conçoit une ligne qui n'est
que ligne, un cercle qui n'est que cercle : car nous ne pou-
vons arriver à ces conceptions qu'en supprimant les qualités
physiques des corps, soit une, soit deux des dimensions de
l'espace. Mais un corps sans propriétés physiques, une chose
étendue sans deux, sans trois dimensions, sont des notions
L'IDEE DE PERFECTION 107
contradicloires et que nous no pouvons concevoir comme réa-
lisées. N'en est-il pas de môme de l'idée d'être parfait?
Telles sont les raisons qui ont pu conduire les philosophes
à se demander si la perfection n'est pas inconciliable avec la
réalité.
Néanmoins, nous persistons à croire, quant à nous, non
seulement que la perfection est réelle, mais encore, comme
l'ont pensé Descartes, Bossuet, Spinoza et Leibniz, qu'elle est
le fondement de la réalité.
Reconnaissons deux sens du raoi perfection, l'un que nous
venons d'indiquer, l'aulre qui s'en distingue et qui n'est pas
moins fréquent. Dans ce second sens, le terme de perfection
ne représente pas un objet idéal, mais ce qui donne du prix,
de la valeur à la réalité. Par exemple, la beauté chez une
femme est une perfection, même lorsque cette beauté n'est
pas parfaite, selon le premier sens du mot. L'esprit est une
perfection chez l'homme, le courage en est une autre. Dans le
langage musqué de la galanterie, on disait qu'une femme était
pétrie de perfections, pour dire de qualités. Les qualités ou
perfections sont donc quelque chose de réel, et en même temps
elles ont un certain prix, une certaine excellence ou dignité.
Il est certain que la pensée a une valeur que n'a pas la ma-
tière brute (c'est le roseau pensant de Pascal), qu'un bon cœur
vaut mieux qu'un bon estomac. Les pessimistes eux-mêmes
ne nient pas la valeur de ces sortes de choses : c'est, au con-
traire, parce qu'ils leur attribuent une grande valeur qu'ils
maudissent le monde, où ils ne voient pas ces qualités, mais
seulement leur image mensongère, et surtout parce qu'ils
croient que le mal l'emporte sur le bien ; mais ils n'en recon-
naissent pas moins que le bien, même incomplet, même
limité et mêlé, est une qualité, une perfection, une chose qui
a son prix.
Ce qui prouve bien que la perfection, dans ce second sens,
est quelque chose de réel, c'est que nous graduons, nous
classons les divers genres d'être selon leurs qualités ou
perfections. C'est ainsi que l'on a cru que la nature montait
108 LIVRE QUATRIÈME. - DIEU
d'étage en élage et allait toujours gTandissant depuis la ma-
tière brute jusqu'à l'homme, en passant par les intermé-
diaires, les végétaux et les animaux. Les qualités par lesquel-
les on mesure ainsi la réalité des choses étaient ce que l'on
appelait, au moyen âge, les degrés métaphysiques, à savoir :
existentia, vegetabilitas, aminaUtas, humanitas : ou encore :
étendue et solidité, vie, sensibilité, intelligence. Xe deman-
dons pas si ces difîérents degrés constituent des essences abso-
lument séparées les unes des autres, ou les différents degrés
d'une même essence. Dans les deux cas, il y a à chaque étag'e
quelque chose de plus qu'au précédent : ce quelque chose
de plus est un degré de plus dans la perfection. Donc la per-
fection, dans le sens que nous venons d'indiquer, représente
un aspect, un point de vue de la réalité, et non un idéal.
On a essayé de ramener ce que nous appelons réchelle de la
perfection dans les choses à de simples chang'ements de degré
dans la complexité des êtres; mais la complexité, c'est-à-dire
la multiplicité, ne peut à elle seule produire des systèmes :
or tout ce qui est complexe ne peut avoir quelque perfection
qu'à la condition d'être un système. Le pur complexe ne re-
présente qu'un imbroglio, ou même un chaos sans aucune
valeur. Or, pour produire un système il faut un principe d'u-
nité. S'il y a des systèmes de plus en plus développés, il faut
des principes d'unité distincts, dont chacun individuellement
est plus fort, plus habile, meilleur que le précédent, ou
bien un principe d'unité universel, qui, à chaque degré, déploie
plus de force, plus d'habileté, plus de bonté, en un mot plus
de perfection.
Ainsi, la perfection ainsi entendue est dans la réalité et en
fait partie intégrante. Bien plus, on peut se demamler si elle
n'est pas l'essence même de la réalité, si elle n'est pas la réa-
lité même, comme l'a pensé Spinoza. « Réalité et perfection
sont une seule et même chose. » Une chose, en effet, n'est réelle
qu'en tant qu'elle a un certain contenu et que ce contenu a
une certaine valeur. Le fait seul de l'existence sans aucun
contenu est un pur capui morluuni comme l'a montré llégel.
L'IDEE DE PERFECTION 119
identique au néant. Sortir du néant, c'est donc être ceci ou
cela, et, si peu que ce soit, ce quelque chose n'a d'existence
qu'en tant qu'il a une détermination concrète; or cela même
c'est une perfection. Plus le réel augmente, plus la perfection
augmente; et si l'on admet, avec Kant, un tout de réalité,
omiiitudo realitatum, c'est qu'il y a un tout de qualités, omni-
tudo qualitatiun , et l'être le plus réel, ens realisûmum , est
l'être le plus parfait, en un mot l'être parfait de Leibniz et de
Descartes.
Maintenant peut-il y avoir un tout de qualités, un tout de
réalité? On peut répondre que, si le fini suppose l'infini, si
le relatif suppose l'absolu, de même la perfection relative
du monde suppose la perfection absolue de Dieu. Il y a plus :
ce que nous appelions plus haut l'infini et l'absolu n'est
que la perfection même, l'être même ; de quelque manière
qu'on se représente le principe des choses, soit comme une
substance dont les êtres finis sont des modes, soit comme une
cause dont les êtres finis sont les créations ouïes émanations,
dans les deux cas la source des choses, le fond dernier de
la réalité, ce que les Allemands appellent Urgrund, doit être
supérieur en dignité et en excellence, par conséquent en per-
fection, à ce qui sort de lui : car rien ne vient de rien. Si le
principe initial donnait naissance à quelque être qui lui fût
supérieur en quelque chose, d'où viendrait ce surplus de réa-
lité d'essence? Le rien ne peut pas être le commencement de
tout. Mais si ce principe n'est pas un rien, je dis qu'il doit
être tout; non pas un tout d'addition qui ne ^serait que la
somme des choses finies, mais un tout de concentration qui
contiendrait en soi en puissance, mais avec une infinie supé-
riorité, tout ce qui est produit. C'est ce que signifie le mot
omnitudo opposé au mot totum. C'est une unité de perfection
qui condense en soi dans sa plénitude toute réalité, toute per-
fection. En un mot, le principe des choses n'est pas le vide,
mais le plein, j'entends le plein métaphysique, c'est-à-dire
l'être.
Quant à dire que le principe supérieur n'est ni le Rien ni
HO LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
le Tout, mais le moindre être s'élevant progressivement jus-
qu'au tout, on pourrait demander à quel degré il commence;
il faudra donc toujours remonter du moindre être au moindre
être; et par conséquent on pourra toujours considérer les
choses comme venant de 0 , puisqu'on pourrait toujours et
à rinfmi s'en rapprocher. Par quelle force, par quel ressort
le moindre être sera-t-il porté vers un plus grand être? On
dit aujourd'hui que c'est par la finalité. Mais quelle finalité?
Est-ce une finalité réelle, existant en acte, comme dans Aris-
tote? Mais alors c'est précisément la perfection absolue dont
nous soutenons l'existence. Est-ce un simple idéal? Mais
comment un idéal peut-il agir sur une matière aveugle, sur
un germe indistinct? On comprend que l'idéal agisse sur
l'homme qui est capable de le concevoir; mais comment
agirait-il sur la nature qui ne le connaît pas? Comment, par
exemple, la végétalité serait-elle stimulée à se développer par
l'idée de l'animalité qui n'existe pas encore ? Comment l'ani-
malité aspirerait- elle à l'homme qui lui est postérieur?
D'ailleurs, lorsqu'on parle de développement, il faut bien
distinguer entre l'être manifesté et l'être qui se manifeste.
Sans doute l'être manifesté, à savoir le monde, ce que Spinoza
appelle la natura nalurata , va du moins au plus suivant un
ordre historique ; mais en est-il de même de l'Etre lui-même,
de l'Être en soi, à savoir de Celui qui se manifeste par le
monde, en un mot de la natura naturans? C'est cet Etre-là qui
doit être considéré non comme le vide, mais comme le plein,
non comme le Rien, mais comme le Tout, en d'autres termes
comme perfection absolue. Le principe suprême n'est pas seule-
mentle principe matériel des choses ; il en est aussi le principe
formel. 11 n'est pas la dernière puissance ; il est le dernier acte.
A ce titre, il est légitime de lui donner le nom de Dieu, quand
même nous ne saurions rien de plus sur ses attributs : car
qu'y a-t-il de plus auguste, pour constituer le concept de la
Divinité, que la perfection absolue? Nous disons donc, avec
Spinoza et Descartes, que Dieu est l'être infiniment parfait, et
cela non seulement en idée, mais dans la réalité elle-même.
LEÇON IV
LA PERSONNALITE DIVINE
Messieurs,
Dans nos études précédentes, nous avons essayé de déter-
miner l'essence de Dieu. J'appelle essence d'un être l'idée ou
l'ensemble d'idées sans lesquelles on ne peut concevoir cet
être. Si Ton parle de Dieu, il faut bien que Ton sache de quoi
l'on parle; autrement ce n'est qu'un mot. Cette essence se
confond-elle avec ce qu'on appelle les attributs de Dieu? Non ;
car on peut discuter, et en fait l'on discute pour savoir si tel
ou tel attribut appartient à Dieu. Mais comment pourrait-on le
faire si on ne savait rien de Dieu? Comment pourrait-on lui
imputer ou lui refuser tel ou tel attribut, si l'on n'avait quel-
que critérium qui nous permette de distinguer ce qui convient
ou ce qui ne convient pas à la nature de Dieu? Si Dieu n'était
qu'un mot vide de sens, il n'y aurait point lieu de rechercher
si ce mot est ou n'est point compatible avec les attributs con-
testés. Par exemple, lorsqu'on demande si Dieu est libre à la
manière de l'homme, s'il est créateur, s'il a la prescience, s'il
a une providence particulière, on examine ces attributs en
les comparant à un certain type qui est l'idée même de la Di-
vinité. C'est ce type qui est l'essence de Dieu, essence qui
implique déjà quelque notion de Dieu, ou plutôt qui est la
notion de Dieu elle-même et qui doit servir ensuite à fixer et
à déterminer ses attributs.
Nous distinguerons donc l'essence de Dieu de ses attributs.
C'est, du reste, une distinction que nous trouvons dans Spinoza,
par exemple lorsqu'il dit qu'il ne comptera pas la puissance
112 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
parmi les allribuLs de Dieu, parce que ce n'est pas un attribut,
mais son essence même'.
En conséquence, nous définissons Dieu par trois carac-
tères : l'infini, l'absolu elle parfait. Or, le terme de perfection
absorbant les deux autres, nous l'appellerons, avec les Car-
tésiens, l'être infiniment parfait.
Si nous passons maintenant à des déterminations plus pré-
cises, nous rencontrons la question des attributs de Dieu.
Nous n'entrerons point dans le détail de cette question, que
Ion peut trouver dans toutes les théodicées. Nous nous con-
tenterons de discuter l'attribut fondamental qui enveloppe tous
les autres, à savoir l'attribut de la personnalité.
La question de la personnalité divine est une question toute
moderne, née dans notre siècle. Jusque-là, en pbilosopbie, je
n'ai pas connaissance du mot de personne ou personnalité
appliqué à Dieu. La théologie seule avait employé ce mot et
se l'était approprié; seule elle parlait de personnes divines;
mais l'idée de personne était si peu adéquate à celle de la Di-
vinité, qu'il y avait trois personnes pour un seul Dieu. Quant
aux métaphysiciens du xvii^ siècle, ni Descartes, ni Male-
branche, ni Bossuet, ni Fénclon, ni Leibniz, quelque chré-
tiens, quelque dogmatiques qu'ils fussent, n'ont jamais, à ma
connaissance, employé le mot de personnalité divine. Proba-
blement on n'eût pas osé employer cette expression, qui eût
paru un empiétement sur la tbéologie, et peut-être eût été en
opposition avec la théologie; car la personnalité au point de
vue philosophique implique essentiellement l'unité et exclut
la multiplicité. On pouvait donc être conduit parla, soit à sup-
primer l'idée de la pluralité des personnes et par conséquent
à nier la Trinité, soit à confondre l'idée de personne avec
l'idée de Dieu, et par consé([uent à admettre autant de dieux
que de personnes : ce qui est l'hérésie que l'on appelle le tri-
théisme. Ce n'est donc pas au xvii° siècle qu'est née la doc-
trine de la personnalité divine ; pas davantage au xvin° siècle,
1. Éthique. I, 31 : « La puissauce de Dieu est l'essence même de Dieu. »
LA PERSONNALITÉ DIVINE 113
OÙ la question était de défendre l'idée de Dieu en général
contre Tathéisme, et cela d'une manière toute populaire; la
difficulté de la personnalité divine n'était pas même posée.
Nous croyons que la doctrine et l'expression de personna-
lité divine a été introduite par opposition avec celle du Dieu
impersonnel, doctrine qui elle-même est née en Allemagne à
la fin du xvin" siècle, par suite de l'influence de Spinoza, et par
opposition avec le théisme populaire du philosophe anglais
Pale}' et de ses nombreux imitateurs. Je crois bien que Her-
der est un des premiers qui, dans son livre de Gott{l'ld8), ait
parlé d'un Dieu impersonnel, wipersœnliches Wesen. Cette
expression avait surtout pour but de s'opposer à l'anthro-
pomorphisme. On insistait sur les attributs métaphysiques,
l'Infini, l'Absolu, et l'on donnait à entendre que c'était res-
treindre Dieu dans les limites du fini, que de lui attribuer la
personnalité. D'un autre côté cependant, on ne voyait pas
bien comment, dans la doctrine de l'impersonnalité divine,
on arriverait à distinguer Dieu de la matière; et, par oppo-
sition à la doctrine de l'impersonnalité, on fit de la person
nalité l'attribut essentiel de la Divinité. On se divisa en deux
camps : d'un côté les panthéistes ou impersonnalistes, de
l'autre les théistes ou spiritualistes, les uns ayant de la peine
à se distinguer des athées, les autres ne se préoccupant pas
assez de l'écueil de l'anthropomorphisme.
Cependant c'est une erreur, selon nous, de dire que la doc-
trine du Dieu impersonnel conduit directement à l'athéisme,
et que cette idée est destructive de l'idée de Dieu. Rappelons,
avec les panthéistes, combien l'idée de personnalité, telle
qu'elle nous est donnée par l'expérience, contient de condi-
tions restrictives qui ne peuvent convenir à l'essence divine.
Nous verrons, par conséquent, comment on peut dire en un
sens que Dieu est impersonnel, et en même temps, en pre-
nant les choses par un autre côté, comment l'idée de person-
nalité peut s'introduire dans la notion de la Divinité, et
comment on peut dire que Dieu est personnel.
La personnalité, telle qu'elle est donnée dans l'expérience,
114 LIVRE QUATRIEME. — DIEU
a pour trait principal la connaissance réiléchie, par laquelle
un être se connaît soi-même et se distingue d'aulres êtres
semblables à lui. On y ajoute encore d'autres caractères, la
raison et la liberté ; mais, pour ne pas toucher à la fois à toutes
les difficultés, bornons-nous au fait de la conscience.
Or, dans l'être fini, la conscience n'est jamais séparée, non
seulement de certaines conditions organiques et physiologi-
ques, mais encore de la notion d'un non-moi extérieur auquel
le moi s'oppose, et encore de la notion d'autres « moi ». sem-
blables à lui-même. « Sans non-moi, point de moi, » disait
Fichte : Kein nicht Ich, Kein Ic/i. — Sans le Toi, point de Moi,
disait Jacobi. En un mot, l'idée de personnalité cnyeloppe
toujours deux termes, et l'opposition de ces deux termes Tun
à l'autre. Comment appliquer cette notion à l'être infini, qui
par hypothèse est seul et qui ne s'oppose à rien? En admet-
tant que la personnalité humaine suppose en Dieu une per-
sonnalité semblable à la nôtre, ne faudrait-il pas supprimer
de la conscience ces conditions restrictives? Or, la person-
nalité, la conscience, ainsi conservées en dehors des condi-
tions réelles , nous présenteront-elles encore quelque chose
d'intelligible? Et dans ce cas, ne sera-t-il pas juste de l'appeler
une supraconscience, une suprapersonnalité, plutôt qu'une
personnalité dans le sens propre du mot?
En outre, c'est une remarque profonde de Platon qu'un être
ne peut être dit posséder une qualité qu'en tant qu'il participe
à quelque chose de supérieur à lui-même. Par exemple, dire
d'une loi qu'elle est juste, c'est dire qu'elle participe à la jus-
tice; un homme n'est sage qu'en tant qu'il participe à la sa-
gesse; un corps est carré ou triangulaire selon qu'il participe
à l'essence du carré ou du triangle. En un mot, dans toute doc-
trine idéaliste, tout être, tout phénomène particulier se ratta-
che à une essence intelligible qui lui est supérieure et qui
lui communique son être et sa vérité. D'après cette doctrine
(sinon en s'exprimant d'une manière anthropomorphiquc), on
ne dira donc pas que Dieu est bon, qu'il est juste, miséricor-
dieux, mais on dira qu'il est la Bonté, la Justice, la -Miséri-
LA PERSONNALITÉ DIVINE 115
corde olle-même. Aulrement il participeraiL à quelque cliose
autre que lui; il obéirait à une sorte de modèle idéal qui se-
rait Dieu par rapport à lui. La théologie même la plus pure
s'exprime de la même manière. Ego sum veintas et vita, « je
suis la vérité et la vie, » est-il dit dans l'Ecriture. Jésus-Christ
ne dit pas qu'il participe à la vérité et à la vie, mais qu'il est
la vie, la vérité même. D'après cela, on dira avec Platon que
Dieu est le bien, et, avec tous les métaphysiciens, non pas que
Dieu est un être, mais qu'il est l'être.
Dire avec Platon que Dieu est l'idée de Dieu, avec Aristote
qu'il est l'Acte pur, avec Malebranche et Fénelon qu'il est
ri^tre, c'est parler de Dieu comme d'un Impersonnel : ce n'est
pas une personne fermée et circonscrite dans un moi indivi-
duel et particulier; c'est l'essence même de toutes choses, la
condensation de toute réalité et de tout être. On voit par là
que l'impersonnalité n'est pas nécessairement la matérialité.
Il y a une impersonnalité inférieure à la personne, et peut-
être y en a-t-il une autre supérieure à la personne? C'est ce
qui fait qu'un philosophe moderne qui a intitulé son livre
Philosojjhie de rinconscient, et qui tout le temps parle de son
Inconscient à un point de vue purement négatif, comme d'un
être sourd et aveugle, finit cependant par dire lui-même que
cet inconscient est peut-être un « supraconscient ». M. Her-
bert Spencer dit de même que Dieu n'est ni personnel ni
impersonnel, mais peut-être « suprapersonnel ».
Ce qui constitue la nature divine, ce n'est donc pas la per-
sonnalité, mais la perfection. Peut-être la persoiinalité entre-
t-elle comme élément dans la perfection; mais c'est l'idée de
perfection qui domine. Quand même nous ne saurions rien
des attributs de cette perfection infinie, par cela seul que
nous savons que cette essence insondable contient sous forme
condensée et dans une plénitude absolue tout ce qu'il y a de
beau, de vrai et de bon dans le monde, cela suffit, ce semble,
au point de vue philosophique, pour satisfaire à l'idée de Dieu,
c'est-à-dire d'un principe suprême vers lequel tout doit être
orienté dans la conduite de la vie. Sans sortir de cette hautt
116 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
notion, on pourra très bien dire : « Soyez parfaits comme
votre Père qui est dans les cieux, » c'est-à-dire soyez parfaits
comme la perfection même.
L'idée d'une essence insondable des choses supérieure à toute
comprélicnsibilité, et par conséquent à l'idée d'une person-
nalité précise, telle que nous la rencontrons dans notre propre
conscience, cette idée n'a rien de contraire à la plus haute
métaphysique et à la plus haute théologie. D'innombrables
textes prouvent que la métaphysique a toujours reconnu en
Dieu un fond caché, mystérieux, incompréhensible, et c'est
cela même qui est Dieu.
Oui, c'est un Dieu caché que le Dieu qu'il faut croire.
Ce que nous saisissons ou croyons saisir en Dieu n'est pas
Dieu lui-même; ce n'en est que la manifestation, l'apparence,
le vêtement externe; c'est son essence aperçue, réfractée par
notre intelligence. « Les attributs de Dieu, dit Fénelon, ne
sont que les noms divers que nous donnons à Dieu lorsque nous
le considérons dans les divers aspects de ses rapports avec les
choses. » Voyant un nombre infini de créatures, nous disons
qu'il est puissant; voyant des rapports de moyens à fin, nous
disons qu'il est intellig-ent ou sage ; voyant que l'être s'échappe
de lui comme d'une source avec abondance et magnificence,
nous disons qu'il est bienfaisant. Mais Dieu en lui-même nous
est absolument caché.
Le philosophe Hamilton a rassemblé un grand nombre do
passages oii est exprimée cette doctrine du Deufi fibditus, Deus
absconditus, 0ïô? a-;vwj-o<;. Mais tous ces textes supposent que
cette essence cachée, mystérieuse, inaccessible, est supérieure
non seulement à tout ce que nous voyons, mais encore à tout
ce que nous croyons pouvoir penser'.
1. « Nous devons donc tenir pour vraies les déclarations d'un pieux philoso-
phe : « Un Dieu compris ne serait plus Dieu ». Penser que Dieu est tel que uous
pouvons penser qu'il est, est un hlaspliènie. Eu un sens Dieu est révélé; en un
autre sens il est caché. H est ù la fois connu et inconnu. La dernière et la plus
huUite consécration de toute vraie ivligiou doit être un autel au Dieu inconnu,
LA PERSONNALITÉ DIVINE 117
Nous admettrons donc sans hésiter, au moins dans un cer-
tain sens, que Dieu est une essence, non pas inférieure, mais
supérieure à notre compréhension; qu'elle est, non point le
moindre être, mais au contraire le plus grand, et, comme
dans l'absolu il ne peut y avoir de plus ou de moins, absolu-
ment grand, absolument saint, absolument adorable.
Nous venons de voir dans quel sens il peut être vrai de dire
que Dieu est impersonnel; recherchons maintenant dans quel
sens on peut dire qu'il est personnel.
L'inconnaissable, tel que nous l'avons défini, est-il un
absolu inconnaissable? Non, puisque nous en parlons; d'un
absolu inconnaissable nous ne saurions absolument rien, pas
même qu'il existe. « Nous ne savons de Dieu, dit Pascal, ni
ce qu'il est, ni s'il est. » Yoilà l'inconnaissable absolu. Dans
cette conception, le domaine du connaissable serait le seul
domaine pour nous. Au delà il y aurait un vaste espace in-
défini dans lequel nous ne savons même pas s'il y a quelque
chose ou s'il n'y a rien. L'inconnaissable ainsi entendu serait
aussi bien le Rien que le Quelque chose, le Néant que l'Etre.
Or ce n'est pas ainsi que nous avons entendu la notion d'In-
connaissable; ce n'est pas ainsi que l'entend le défenseur en
titre de l'Inconnaissable, Herbert Spencer. Il entend par là,
nous l'avons vu, l'absolu lui-même; et, tout en affirmant que
Osû àY«^(icrTw. » (Hamilton, Z)/i'CîM5fo/is, texte anglais, p. 15, 2^ édition, et Appen-
dice, I.)
Inscription sur la statue d'Isis à Sais :
'Eyti eî;jLÎ Triv ih yéyovo;, 7.al ov , xal Èjoaîvov, xal tôv^[j.c/V TtizÀov O'jSsi;
Saint Augustin :
« Si enim comprehendis , non est Deus... Attingere aliquanto mente Deum
magna beatitudo est; compreheudere autem omuiuo, impossibilc. » (SermolGS.)
Saint Cyprien :
« Nous ne pouvons concevoir Dieu qu'en reconnaissant qu"ii est inconce-
vable. »
Cardinal de Cusa, De Sancta Ignorantia :
u Denys l'Aréopagite a dit que la conception que nous nous faisons de Dieu
se rapproche plus du rien que du quelque chose. La sainte ignorance m'instruit
que ce qui parait à rintelligence n'être rien, est le suprême compréhensible.
« Dieu, dit l'apôtre, habite une lumière inaccessible que nul homme ne voit
ni ne peut voir. »
lis LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
l'essence de l'absolu est inconnaissable, il affirme en même
temps que son existence est certaine; il soutient contre le
philosophe Hamilton que cette notion n'est pas négative ,
mais positive; enfin que ce n'est pas l'objet de la croyance,
mais de l'intelligence et de la raison. Enfin, suivant lui, l'in-
connaissable est, de toutes nos idées, celle qui a le plus de
valeur et qui occupe la plus grande place dans notre connais-
sance : c'est la substance même de la pensée. L'Inconnais-
sable, on un mot, c'est le réel moins ses limites.
S'il en est ainsi, et c'est dans ces termes mêmes que nous
admettons la doctrine de l'Inconnaissable, nous dirons que
cette notion ainsi entendue contient beaucoup plus d'élé-
ments connaissables qu'il ne semblait au premier abord; car
peut-on affirmer quelque chose de ce dont on ne sait absolu-
ment rien? Or, de cet inconnaissable, n'affirmons-nous pas au
moins ceci, à savoir qu'il existe, qu'il est identique à l'absolu,
que la notion en est positive, non négative, etc.? Nous savons
encore qu'il a un contenu réel, qu'il est plein et non pas vide;
et, puisqu'il est absolu, il doit être absolument plein, c'est-à-
dire qu'il contient tout l'être. Or, savoir tout cela, ce n'est
pas ne rien savoir : c'est savoir certainement ce que les ani-
maux ne savent pas du tout, c'est penser ce qu'ils ne pen-
sent pas. Un tel inconnaissable est en réalité un connaissable.
Il reste cependant toujours cette question : nous pouvons
sans doute affirmer l'existence d'un tel être ; mais nous ne
pouvons en connaître l'essence, nous ne pouvons pas le
déterminer.
C'est cette seconde question que nous avons à examiner.
Admettons, si l'on veut, la séparation que l'on prétend
établir entre le connaissable et l'Inconnaissable, le connais-
sable soumis à la loi de la relativité cl qui peut toujours être
ramené à la loi d'association, et rinconnaissablc qui est l'ab-
solu ol qui est connu par un acte simple et à priori de l'es-
prit. Nous demanderons si cette séparation signifie que ces
deux termes sont sans aucun rapport l'un avec l'autre, s'ils
sont absolument en dehors l'un de l'autre. En aucune façon ;
LA PERSONNALITE DIVINE 119
car nous no pouvons nous élever à l'inconnaissable que par
l'intermédiaire du connaissable. C'est l'insuffisance du rela-
tif qui nous conduit à l'absolu. Le relatif n'est même tel qu'en
tant qu'il est suspendu à l'absolu. S'il en est ainsi, le con-
naissable a sa raison d'être dans l'inconnaissable. Récipro-
quement, l'inconnaissable contient en soi quoique chose qui
correspond au connaissable, puisqu'il le contient on subs-
tance et qu'il en est la raison. Le connaissable est la manifes-
tation de l'Inconnaissable : c'est ainsi que M. Herbert Spen-
cer l'entend lui-même. Dans nombre do passages il nous
montre l'Inconnaissable se manifestant sous les formes du
connaissable ; et s'il combat le déisme, c'est parce qu'il croit
que son principe à lui est d'un ordre infiniment supérieur.
Maintenant peut-on dire d'un être qu'on n'en sait absolu-
ment rien, lorsqu'on ne le connaît que par ses manifesta-
tions? Personne, à coup sûr, ne peut dire qu'il connaît en soi
l'âme d'un autre homme en tant que substance ; on ne la
connaîtrait pas plus quand on la confondrait avec la subs-
tance matérielle, car cotte substance matérielle elle-même
n'est connue que par des phénomènes. Et cependant faut-il
dire que nous ne connaissons pas du tout l'àme des autres
hommes? Nous la connaissons dans une certaine mesure, à
l'aide des signes qui la manifestent. Nous disons qu'elle est
bonne ou qu'elle est méchante, qu'elle a une certaine valeur,
et nous classons les âmes d'après leur valeur. Par analogie,
nous pouvons dire aussi que l'essence de Dieu est en soi
incompréhensible; mais, puisqu'il se manifeste à nous par la
nature, nous pouvons affirmer qu'il contient la nature on
puissance , et qu'il est au moins ceci , à savoir une cause
capable do faire apparaître la nature ; et comme la nature
se compose de deux choses, l'étendue et la pensée, comme
disait Spinoza, ou la sensation et le mouvement, comme dit
Herbert Spencer, l'inconnaissable, en tant qu'il se manifeste
par la nature, doit contenir quelque chose qui correspond à
l'étendue et à la pensée, à la sensation et au mouvement.
L'étendue a-t-elle une existence objective? Existe-t-elle au
120 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
même titre que la pensée? C'est une question. Toujours est-il
que si l'on admet l'étendue comme quelque chose de réel, il
faut qu'il y ait dans l'absolu divin quelque chose qui corres-
ponde à l'étendue. Soit donc que l'on admette avec Newton
que l'espace est un attribut de Dieu, en tant que Dieu pos-
sède l'ubiquité; soit que Ton admette avec Malebranche que
ce qui est en Dieu ce n'est pas l'étendue elle-même, mais l'i-
dée de l'étendue, ou l'étendue intelligible, comme il l'appelle,
qui n'est pas l'étendue locale, mais l'essence idéale de l'é-
tendue, la raison métaphysique de l'étendue, dans les deux
cas on admettra qu'il y a dans l'inconnaissable quelque chose
qui correspond à l'étendue.
De même, puisqu'il y a de la pensée dans la nature, il faut
qu'il y ait dans l'inconnaissable quelque chose qui corres-
ponde au fait de la pensée. L'homme pense, dit Spinoza;
donc il y a de la pensée en Dieu. Que la pensée divine soit
différente de la pensée humaine, cela est possible, cela même
est vrai ; qu'elle soit inconnaissable et incompréhensible
comme l'essence divine elle-même, je le veux bien ; toujours
est-il que ce qui correspond en Dieu comme cause à la pen-
sée comme elfet, est au moins de la pensée, sinon quelque
chose de plus ; en un mot, selon la formule de Descartes, Dieu
contient en soi formellement ou éminemment le principe de
la pensée. Donc, en tant qu'il y a en Dieu quelque chose qui
correspond à la pensée, il faudra dire que Dieu pense.
Mais serrons la question de plus près on nous renfermant
dans le problème de la conscience. Xous avons dit dans quel
sens on peut soutenir que la conscience ne semble pas s'ac-
corder sur l'idée d'un être infini et absolu. Voyons par où ces
deux idées peuvent tomber d'accord.
Il y a deux choses dans l'idée de conscience. Il y a, comme
nous l'avons vu, l'idée de quelque chose de limité, de cir-
conscrit, qui est en opposition avec autre chose. C'est là ce
que l'on peut appeler l'élément négatif delà conscience. Mais
il y a autre chose : il y a l'idée d'intériorité, l'idée d'une iden-
tité de l'être avec lui-même ; en un mol, à l'idée d'un dehors
LA PERSONNALITE DIVINE 121
il se joint l'idée d'un dedans, avec l'idée du non-moi l'idée du
moi. Or, si nous nous plaçons au point de vue de l'infini et de
l'absolu, l'idée du non-moi disparaît; car on ne peut suppo-
ser que Dieu puisse considérer le monde comme un non-moi,
comme quelque chose d'extérieur à lui, comme quelque chose
qui limiterait son être ; mais si le non-moi s'évanouit avec
l'idée d'extériorité, en est-il de même de l'idée d'intériorité?
Un être, même absolu, n'est-il pas intérieur à lui-même, inné
à lui-même, selon l'expression de Leibniz? Appliquons ici le
raisonnement de Herbert Spencer. Ce qui est donné par l'expé-
rience, c'est l'existence de quelque être limité : supprimez la
limite, il reste la notion d'être. De même pour la conscience.
Nous percevons un moi limité, un intérieur circonscrit de tou-
tes parts par l'extérieur. Relranchozla limite, retranchez l'ex-
térieur, il reste cependant quelque chose, à savoir l'être pré-
sent à lui-même, se redoublant par la connaissance qu'il a de
lui-même. A la vérité, une telle conscience, un tel moi sans
non-moi, est quelque chose d'incompréhensible pour nous,
et c'est pourquoi nous consentons à appeler Dieu l'Inconnais-
sable ; c'est même en cela qu'il est Dieu, autrement il ne
serait plus qu'un d'entre nous. Mais dans cette incompréhen-
sibililé même subsiste, sous une forme plus haute, ce qui est
le fond et la substance de noire propre conscience. Une telle
conscience peut être appelée, si l'on veut, une supracons-
cience, suivant la terminologie alexandrine qui fait précéder
du mot (jTzip toutes les dénominations divines. Mais cette
supraconscience ne sera point un Inconscient.
Si le fond et le trait essentiel d'une personnalité est la
conscience, par cela seul que nous concevons en Dieu la
forme suprême de la conscience, nous y concevrons égale-
ment la forme suprême de la personnalité. On pourra donc
dire que Dieu, sans être ce que l'on appelle une personne
dans le sens oii une personne s'oppose à d'autres personnes
on entre en rapport avec elles, en un mot sans être un indi-
vidu, que Dieu, dis-je, contient en soi l'essence, l'idée de la
personnalité, la personnalité en soi. 11 est ce qui fait qu'il y a
122 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
dos personnes, ce qui fait que les êtres finis, en participant à
lui, sont et deviennent des personnes. C'est en ce sens que
nous affirmons la personnalité divine. Nous excluons surtout
le terme dimpersonnalité, en tant qu'il signifierait que Dieu
n'est qu'une chose, c'est-à-dire qu'il est la matière. Au con-
traire, il est essentiellement spirituel. Seulement nous ne
dirons pas de Dieu qu'il est un esprit, si parfait qu'il soit,
comme serait, par exemple, le premier des anges ; mais nous
dirons, avec Hegel, qu'il est Y Esprit.
En un mot, pour nous résumer, Dieu peut êlre considéré
soit en lui-même, soit dans son rapport avec les choses. En
lui-même il est inconnaissable, incompréhensible ; dans son
rapport avec le monde nous devons le considérer, selon la
maxime de Descartes, comme ayant en lui-même tout ce que
nous considérons comme excellent et parfait. Ainsi la cons-
cience, étant ce que nous connaissons de plus excellent, doit
se retrouver en Dieu sous forme éminente. Sans doute ces
qualités transportées à l'infini cessent de ressembler à celles
que nous avons sous les yeux. Mais comme ce qui disparaît
ce sont les limites elles imperfections, et que ce qui demeure
c'en est le solide et l'essentiel, nous no courons pas risque de
nous tromper en lui attribuant ces qualités ; car, si elles ne
sont pas en lui telles que nous pourrions nous les représenter
par analogie avec nous-mêmes, elles y sont d'une manière
encore plus haute ; et si notre esprit s'abîme dans cette con-
templation qui nous dépasse, c'est la contemplation de ce
qu'il y a de plus excellent et de plus divin.
En un mot. Dieu est pour nous le Saint dos Saints, la con-
densation suprême de tout ce que nous concevons do vrai et
de bon. C'est le Bien en soi, mais le Bien se connaissant lui-
même et jouissant de lui-même dans une conscience infinie.
LEÇON Y
DES RAPPORTS DE DIEU ET DU MONDE
Messieurs,
Etant donné qu'il y a un Etre suprême appelé Dieu, carac-
térisé par la perfection souveraine et cloué de personnalité
dans le sens que nous avons dit; étant donné, d'un autre côté,
qu'il y a un monde phénoménal (d'oîi nous sommes partis),
et qui se compose au moins des créatures spirituelles, nous
avons à nous demander maintenant quels sont les rapports
du Dieu et du monde. C'est la question du théisme et du
panthéisme; mais il faut la traiter en elle-même, sans se
préoccuper de ces différents systèmes.
Nous trouvons dans l'Ecriture sainte, dans le Nouveau Tes-
tament, la formule que nous concevons sur ce sujet comme
la plus compréhensive et la plus profonde. Nous l'emprunte-
rons à deux textes distincts, mais qui se complètent l'un
l'autre, l'un de saint Jean, l'autre de saint Paul. Le texte de
saint Jean est celui-ci : t.%v-% ùC aj-ôv h^ï'it-.o, ■/.%: yZ^^ic, aÙToù Iyévsto
ooÔEv 0 YÉvovs (i, 3). Le texte de saint Paul est celui-ci : Il akoy
■/.a; 0'.' aj~ôv ■/.%\ z\;, x'jtov ta rA'izi..
Ces textes expriment toutes les sortes de rapports que Dieu
peut soutenir avec le monde. Le ZC akàv exprime la cause
efficiente, Vï\ xkoù la cause matérielle, VtU aù-càv la cause
finale. Enfin un autre mot de saint Paul si célèbre : In Deo
vivinms, moveniur et sumus, exprime ce que l'on peut appeler
la cause immanente.
Le o!' àjTov, dirons-nous, représente la cause efficiente. Nous
avons à nous demander ici si la notion de cause peut
convenir à l'idée d'absolu. Schelling- a dit que ce serait
124 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
« s'éloigner jusqu'au pôle de la notion d'absolu, que de
songer à en définir la nature par la notion d'activité ».
Ilamilton a développé la pensée de Schelling- en disant que
faire de l'absolu une cause, c'est faire de l'absolu une cbose
relative; car la cause a un rapport avec son effet; elle n'est
cause qu'en tant qu'elle a un effet; elle est donc relative. De
plus, loule cause suppose un passage de la puissance à l'acle;
elle suppose donc le mouvement, le devenir, toutes notions
contradictoires avec celle d'absolu. Mais on peut se demander
si le terme d'absolu suppose en réalité l'exclusion de toute
espèce de rapport, s'il n'exclut pas seulement le rapport de
dépendance : car ce n'est pas d'être en rapport avec quelque
chose qui constitue le relatif; c'est d'être dans un rapport de
dépendance, c'est-à-dire d'avoir une condition antérieure.
Autre chose est subir une condition, autre chose être la con-
dition de quelque chose. L'inconditionné (selon l'expression
d'IIamilton) est ce qui n'a pas de condition, mais non pas ce
qui n'est pas une condition; il peut être un conditionnant
sans être un conditionné. De ce que l'Inconditionné est la
condition du conditionné, il no devient pas par lui-même
conditionné. De même la causalité, en tant que production
du relatif et du fini, n'implique pas nécessairement un chan-
gement d'état dans l'absolu. Il peut rester tout entier ce qu'il
est, après comme avant. C'est une doctrine que les Alexan-
drins ont solidement établie. Le caractère propre de la
cause n'est pas d'être augmentée ou diminuée par la produc-
tion de l'effet : la notion en est satisfaite pourvu que l'effet ne
puisse être que par l'action de la cause. Ainsi le changement
est du côté de l'effet sans être du côté de la cause. Elle n'a
donc rien de contradictoire avec l'absolu.
Examinons de plus près l'hypothèse d'un Absolu qui ne
serait pas cause et qui serait absolument immobile. Doii vien-
drait le relatif dans cette hypothèse. Il ne faut pas oublier que
c'est le relatif qui est donné, et dont l'existence est hors de
doute. De deux choses l'une : ou le relatif vient de lui-même,
et alors il est absolu, et vous avez deux absolus en présence;
DES RAPPORTS DE DIEU Eï DU MONDE 125
OU il vient de l'absolu par un acte quelconque : or c'est préci-
sément cet acte que nous appelons un rapport de causalité.
Car ce par quoi une chose est, de quel nom l'appeler, sinon
du nom de cause? Enfin, on pourrait soutenir qu'il n'y a
point de relatifs, que le relatif n'est pas un véritable relatif,
que c'est l'absolu lui-même vu à travers les formes de l'ima-
gination, qu'il est une illusion, une maia, comme disent les
Indiens. Toujours est-il qu'en tant qu'illusion il est quelque
chose de relatif, que l'illusion elle-même est un relatif, que
dans cette hypothèse c'est encore l'absolu qui s'apparaît à
lui-même comme relatif; c'est donc l'absolu qui est cause de
l'apparition du relatif. Enfin, qu'entend-on par cette expres-
sion : « Le monde est une illusion? » Yeut-on dire qu'il n'est
rien du tout? C'est ce qui est impossible. Yeut-on dire qu'il
n'a pas la même réalité que l'absolu? Mais c'est ce qui résulte
de la définition même. Yeut-on dire qu'il n'y a pas de monde
extérieur? Mais c'est une question réservée et, à mon sens,
de peu d'importance. Cela empêcherait-il qu'il y eût des
esprits? Plus on creuse la prétendue profondeur de cette
fallacieuse doctrine, plus on voit qu'elle ne signifie rien
autre chose que ceci, à savoir que le monde est le monde et
qu'il n'est pas Dieu : ce que nous n'hésitons pas à accorder.
Dira-t-on que le rapport de Dieu et du monde n'est pas le
rapport de la cause à l'efTet, mais le rapport du mode à la
substance? Je réponds que, bien loin de diminuer par là la
relativité de l'absolu, on ne ferait au contraire que l'aug-
menter. En effet, le mode est bien plus intime à la substance
que l'effet à la cause. On ne peut séparer la substance de ses
modes, tandis qu'on peut séparer la cause de ses elfets. La
substance n'est rien sans les modes; la cause peut être conçue
comme existant tout entière avant et après l'apparition de
l'effet. Que Dieu soit la substance du monde, c'est une ques-
tion; mais ce n'est pas de l'idée d'absolu considérée dans son
intégrité que l'on conclura que Dieu est substance et non pas
cause; il serait au contraire, à ce titre, beaucoup moins
absolu.
126 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
Ce que nous devons retenir de la thèse de Schelling-, c'est
que si nous appliquons à l'absolu la notion de causalité (et
cela est nécessaire), nous devons en retrancher tout ce qui
marque la dépendance, et non seulement la dépendance à
l'égard de quelque chose d'antérieur, mais la dépendance à
l'égard de son elTet. Il est d'abord de toute évidence que l'ab-
solu ne dépend de rien d'antérieur et n'est soumis à aucune
condition; car il ne serait pas l'absolu. 11 est donc, selon l'ex-
pression de Descartes et de Spinoza, cause de soi, causa sui.
Mais plus important encore à considérer est le rapport d'in-
dépendance de la cause à l'égard de son effet. Examinons de
plus près ce rapport. Dire que la cause est indépendante de
son effet, c'est dire que l'effet ne lui est pas essentiel, qu'il no
fait pas partie de la compréhension de sa cause, en un mot
qu'il n'est pas nécessaire. Dire que l'effet est nécessaire à la
cause, c'est dire que la cause n'est entière qu'à la condition
de produire son effet. Le chêne n'est chêne qu'en tant qu'il
produit des glands. L'homme n'est homme qu'en tant qu'il
parle. Dans cette hypothèse, le relatif faisant partie de l'ab-
solu, c'est l'absolu qui devient relatif, qui non seulement se
manifeste, mais encore se complète par le relatif. Si donc
l'absolu doit être absolument absolu; si Dieu, pour l'appeler
de son vrai nom, doit être vraiment Dieu, c'est à la condition
d'être indépendant de son effet, de pouvoir exister sans son
effet, à la condition d'être une cause libre. Car une cause
libre est précisément une cause indépendante de son effet, et
qui n'est pas prédéterminée par l'ellet. Tel est le caractère de
la cause suprême. Elle n'est telle qu'à la condition d'être
libre, non seulement libre de cette indépendance que Spi-
noza attribue à Dieu à l'égard de ce qui précède, mais de
cette indépendance que nous avons dite à l'égard de ce qui
suit; à cette condition seule le relatif est véritablement rela-
tif, et l'absolu véritablement absolu.
Mais, dira-t-on, vous partez de la supposition que le relatif
est vraiment relatif; c'est ce qui est en question. La distinc-
tion de l'absolu et du relatif n'est vraie que par rapport à nous;
DES RAPPORTS DE DIEU ET DU MONDE 127
elle n'est point vraie en soi. Il n'y a point de relatif; en soi le
relatif est absolu, le contingent est nécessaire, le multiple est
un. C'est ainsi que, dans la sophistique contemporaine, on com-
mence par dire que tout est relatif, pour finir par dire que
tout est absolu. Mais l'un n'est pas plus vrai que l'autre. Si
tout est relatif, comment pensons-nous l'absolu? Si tout est ab-
solu, comment pensons-nous le relatif? En fait, le monde nous
est donné comme un ensemble d'existences qui commencent
et qui finissent, et qui sont limitées et conditionnées les unes
par les autres. Chacune d'elles a donc une existence relative.
Maintenant, si nous prolongeons l'univers dans tous les sens
de l'espace et du temps, nous ne pouvons concevoir que des
existences semblables à celles que nous connaissons, et par
conséquent relatives. Or, une somme, une addition de choses
relatives ne peuvent constituer un absolu. Pour pouvoir con-
cevoir le monde comme absolu, il faut distinguer le monde
tel qu'il nous paraît et le monde tel qu'il est en soi, mumlus
phenomenon et mundiis noumenon; mais l'un reste distinct
de l'autre. Spinoza lui-même distingue la natura naturan^ de
la natura naturata, et Hegel distingue également l'idée en
soi et l'idée hors de soi, ou nature. Par son passage hors de
soi, l'absolu devient relatif et se manifeste par un ensemble
de relativités. Or comment concevoir ce passage dans l'absolu,
si ce n'est à titre d'acte libre, c'est-à-dire d'acte produisant
le relatif sans devenir lui-môme relatif? C'est cet acte libre ou
absolu que l'on appelle la création, pour le distinguer de toute
action causale des êtres finis. Sans doute le relatif ou le créé
ne peut continuera subsister en dehors de la cause créatrice;
mais la cause créatrice peut subsister indépendamment de la
chose créée; elle reste tout entière ce qu'elle est après comme
avant cette manifestation. C'est ce qui est exprimé par le
dogme de la création.
Mais ce dogme n'est-il pas mis en péril par le second texte
cité, à savoir par le ï\ aÙTOj, qui semble exprimer la cause
matérielle comme le IC a^i-ov la cause efficiente ?
La préposition i;, en effet, semble exprimer cette pensée
128 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
qu'une chose sort d'une aulre comme le fruit sort de l'arbre.
Jamais ï\ n'a exprimé l'action. En outre, s; signifie la matière
dont une chose est faite, ava).;/.-/ i; iÀi'yavTo;, une statue d'ivoire,
Tz/.oTa È; çjXwv, vaisseaux de bois. Mais si c'est là le vrai sens
du mot £?, que devient la création ex nihilo? Ce terme ne si-
gnifie rien, ou il signifie création sans matière préexistante.
En effet. Dieu étant le seul être, il ne peut y avoir d'autres
êtres que lui, avec lesquels, comme matière, il aurait fait le
monde. Mais l'expression ej: nildlo exclut-elle nécessairement
l'idée que Dieu ait fait le monde de sa propre substance? Ne
peut-on pas supposer que Dieu, étant l'être infini, ait pu, sans
se diminuer lui-même, sans amoindrir son essence incorrup-
tible, sacrifier une partie de son être pour lui donner une exis-
tence distincte? Lamennais, dans son Esquisse d'une philoso-
phie, a proposé cette solution, renouvelée des gnostiques, et
un aulre philosophe de nos jours, M. Ravaisson , a adopté
cette solution. Il nous semble, quant à nous, qu'il est inutile
de se représenter ainsi sous forme matérielle l'acte suprême
par lequel Dieu ou l'absolu fait apparaître une existence nou-
velle distincte de la sienne propre. Sans doute , par cela seul
que Dieu crée, c'est-à-dire donne l'être, comme il est le seul
être, il est évident que c'est bien dans l'infini, c'est-à-dire en
lui-même, qu'il puise la force par laquelle il donne l'être; et,
par rapport à la nature et au monde, commencer à exister
d'une manière distincte, au lieu de rester à jamais enveloppés
dans une sphère purement idéale, c'est bien là sans doute
venir de Dieu, le, aù-o'i, participer à son être; et la préposi-
tion ï; représente bien ce rapport. Mais faut-il aller plus loin?
Faut-il se représenter Dieu comme taillant dans sa propre
étoile le fond matériel qui deviendra le monde? C'est là une
conception quelque peu matérialiste et qui n'ajoute aucune
clarté au dogme de la création ex nihilo. Sans doute Dieu est
dans le monde; il est le fond, le soutien du monde; il l'est
tout entier, et non par un petit morceau de son être; on peut
même dire, si l'on veut, que Dieu en est la substance, le
monde ne pouvant se soutenir sans lui; mais c'est une subs-
DES RAPPORTS DE DIEU ET DU MONDE 129
lance qui peut se passer du monde, et qui reste profondément
distincte et indépendante de son phénomène.
Inutile d'insister sur le si? aû-rôv, qui pour tout le monde
signifie évidemment la cause finale. Dieu (s'il existe quelque
être qui mérite ce nom) n'est pas seulement la cause, et
même, si l'on veut, la substance du monde; il en est en même
temps la fin. Il est Valpha et Voméga. Gela est vrai pour le
panthéisme aussi bien que pour le théisme, pour Spinoza et
pour Hegel aussi bien que pour Descartes et Leibniz.
Reste une dernière considération. Le ô^'akôv, nous l'avons
vu, signifie évidemment la cause efficiente; mais on pourrait
y voir aussi la cause immanente; o-.' ajTÔv -ivTa signifierait :
tout est en Dieu. Au reste, un autre texte bien connu, le texte
de saint Paul souvent cité, in Deo vivîmus, a certainement
cette signification. De même que le fini ne peut exister que
par l'infini, il ne peut exister aussi que dans l'infini. Comment
concevoir le fini en dehors de l'infini sans en faire l'indéfini?
Comment pourrait-il se soutenir lui-même? Aussi Descartes
et Leibniz affirmaient-ils que la conservation du monde n'était
qu'une création continuée. Eu d'autres termes, l'acte créateur
ctl'acte conservateur sont une seule et même chose. Comment
cela se pourrait-il si Dieu n'était pas présent dans Tunivers?
On craint la doctrine de l'immanence divine comme suspecte
de panthéisme; mais on ne réfléchit pas que, plus l'on s'éloi-
gne du panthéisme, plus l'on se rapproche du dualisme, qui
n'est pas moins éloigné de la véritable idée de Dieu, s'il ne
l'est pas plus. En réalité, l'opposition delà transcendance et de
l'immanence est une opposition exagérée. Même le théisme,
quand il soutient la thèse de l'ubiquité divine, de la création
continuée, du. concarsus diviniis, fait de fortes concessions à la
thèse de l'immanence. Ce n'est pas la présence plus ou moins
intime de Dieu dans les choses qui constitue ce que l'on
appelle le panthéisme; c'est l'inséparabilité de Dieu et du
monde. M. Cousin a donné la formule la plus précise et la plus
profonde du panthéisme, lors(ju'il a dit : « Un Dieu sans
monde est aussi incompréhensible qu'un monde sans Dieu. »
II. 9
130 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
On peut donc faire pénétrer Dieu dans le monde aussi loin
qu'on le voudra; on pourra déclarer le monde absolument
incompréhensible sans la présence de Dieu; on pourra dire
avec Bossuet : « Oli! que nous ne sommes rien! » Rien de
tout cela ne contredit le théisme. Le panthéisme ne com-
mence que lorsqu'on déclare, non pas que le monde ne peut
se passer de Dieu, mais que Dieu ne peut se passer du monde.
Lors même qu'on dirait : « Le monde n'est qu'un phénomène ;
le monde n'est qu'une apparence; le monde est un rien, » on
ne ferait qu'exprimer par là la disproportion incommensurable
du fini et de l'infini. Il est certain qu'à côté de l'absolu et de
l'infini le relatif et le fini ne sont rien. Mais la chose change
de jour lorsque ce rien, ce phénomène, cette apparence nous
est donnée comme coessentielle, coéternelle, consubstantielle
avec Dieu, comme le vêtement nécessaire de la Divinité. On
raconte que Michel Servet, devant Calvin, s'était écrié : « Ce
pavé lui-même est Dieu; » je le veux bien; mais il n'aurait
pas osé dire : « Dieu est un pavé, » ni même aucune des autres
choses finies, de la même nature que ce pavé.
En poussant aussi loin qu'on voudra l'immanence divine,
toujours est-il qu'il faudra laisser au monde une certaine
indépendance pour qu'il soit quelque chose que l'on puisse
appeler un monde , de même qu'il faut que l'indépendance
absolue soit affirmée de Dieu pour qu'il soit un véritable
Dieu. Ainsi voici le dilemme où est placé le panthéisme :
ou bien Dieu est tout entier dans le monde , et c'est l'a-
théisme; ou tout le monde est tout entier en Dieu, et c'est le
mvsticisme, ou l'acosmisme. Le milieu est le vrai théisme.
N'oublions pas que le panthéisme doit partir de l'idée de
Dieu aussi bien que le théisme. Qui dit panthéisme dit
théisme: autrement il faudrait supposer que l'expression de
panthéisme est une expression hypocrite sous laquelle se
dissimule la négation de Dieu, supposition injurieuse que nous
ne pouvons pas appliquer à des penseurs aussi sincères et
aussi élevés que Plotin, Spinoza et Hegel. Nous avons donc le
droit de nous demander ce que devient la notion de Dieu dans
DES RAPPORTS DE DIEU ET DU MONDE 131
la conception panlhéiste. EIi bien, je dis : de deux choses
l'une : ou Dieu, considéré en lui-même, dans sa substance, n'est
autre chose que l'être indéterminé, l'être qui n'est ni ceci ni
cela, mais qui peut devenir toutes choses, l'être qui est non-
être aussi bien qu'être. Cet être indéterminé est donc le moin-
dre être, presque identique à 0. Pour qu'il soit quelque chose,
il faut qu'il se détermine ; or il ne peut se déterminer que par
ses modes, qui sont les choses finies; il ne devient donc un
être réel et déterminé que dans le monde : c'est donc le monde
qui est la vraie réalité; Dieu n'est plus que la substance brute,
la première condition de l'existence de tout le reste, mais
n'ayant en lui-même aucune valeur. On peut se demander si
un tel Dieu peut conserverie nom de Dieu, s'il ne s'appellera
pas plus justement la nature ou la matière, et si le système
que ce terme représente ne mérite pas plus le nom de natura-
lisme ou de matérialisme que de panthéisme. C'est, du reste,
ce que nous montre l'histoire de la philosophie : c'est ainsi
que la philosophie de Hegel, qui s'était tenue dans les hauteurs
du panthéisme, a passé, avec Feuerbacli et Schopenhauer, au
naturalisme et même à l'athéisme. Des trois termes de la
philosophie de Hegel, Vidée, \di Nature, Y Esprit, Feuerbach a
fait disparaître le premier, et s'est borné à la nature. Schopen-
hauer l'a remplacé par la volonté, c'est-à-dire par un prin-
cipe aveugle qui n'est habile que pour faire le mal.
Supposons au contraire maintenant une philosophie pan-
lliéistique, qui prenne au sérieux l'idée et le nom de la Divi-
nité , qui l'entende à la manière de Platon^t de Descartes,
comme le Dien, la Perfection, l'Etre des êtres, le Saint des
saints; comment, devant cette perfection souveraine, le monde
pourrait-il conserver quelque réalité? Il ne sera plus qu'un
phénomène, une ombre, le rêve d'un rêve et, à proprement
parler, un rien. Sans doute, nous l'avons dit, même dans la
philosophie théiste le monde peut être appelé aussi un phé-
nomène et une ombre, si on le compare à l'infini; mais en lui-
même il est quelque chose; il a une certaine valeur; la vie
vaut la peine de vivre. Il n'en est pas de même dans le pan-
i32 LIVRE QUATRIEME. - DIEU
théisme mystique; le fini ne sera rien, non seulement par
rapport à l'infini, mais en lui-même et absolument. Mais si
le fini n'est rien, s'il n'est que le rêve d'une ombre, T/,iàî ovap,
cela sera vrai de tous les modes de l'existence finie. Tout ce
qui donne au fini l'apparence de la réalité et delà vie, tout
ce qui tend à détacher le fini de l'infini est une illusion, et une
illusion coupable. 'Ainsi la vie humaine dans son ensemble est
mauvaise en tant que vie humaine. Elle doit tendre constam-
ment au renoncement, à l'abnégation, à la destruction de la
personnalité. La famille est mauvaise, car elle tend à perpé-
tuer la vie. L'art est une impiété, car il détourne vers les choses
finies l'admiration et l'amour qui doivent être réservés à Dieu.
La science encore est une illusion coupable, car elle paraît
prendre pour une véritable réalité ce qui n'est que le vête-
ment passager de l'Eternel, et pour des lois objectives ce qui
n'est que les formes vides de l'entendement fini. Enfin tous les
sentiments de ce monde, même les plus nobles, l'amour delà
patrie, l'amour de la liberté, l'amour des proches, tout cela
est idolâtrie et sacrilège.
■'O'
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.
— Les sentiments humains, mon frère, que voilà!
Ces sentiments inhumains que Molière attribue à la fausse
dévotion, et qui ne sont pas le moins du monde contenus
dans la doctrine chrétienne, sont la maxime suprême de la
morale dans le mysticisme. « Aimez-vous les uns les autres, »
dit le christianisme. Au contraire, ces maximes barbares sont
la conséquence logique du panlhéisme mystique et acos-
mique.
Le panthéisme est donc un moyen terme inconsistant et
vague (jui flotte sans cesse entre l'athéisme et l'acosmisme, et
qui se détruit par l'un ou par l'autre. Dira-t-on qu'il peut y
avoir un milieu entre ces deux termes? Oui, sans doute; mais
ce milieu est précisément ce qu'on appelle le théisme, et non
le panthéisme : car par cela seul que l'on accorde à l'un et à
DES RAPPORTS DE DIEU ET DU MONDE 133
l'aiifrc de ces deux termes, fini et infini, une certaine indé-
pendance, une certaine valeur, par cela même on s'éloigne
d'autant de la doctrine panthéistique. Le panthéisme consiste
essentiellement à n'admettre qu'une seule existence, mais
alors ou cette existence est le monde, et il n'y a pas de Dieu,
ou elle est Dieu, et il n'y a pas de monde. Cette double im-
possibilité dans un système qui détruit à la fois le monde et
Dieu est la réfutation dupantliéisme. Le vrai panthéisme n'est
autre chose que le théisme bien compris.
LEÇON VI
LE DEVOIR ET DIEU. — LA MORALE INDÉPENDANTE
Messieurs,
La doctrine dite de la morale indépendante n'est qu'une
partie d'une doctrine plus générale, à laquelle on pourrait
donner le nom à' Indifférentisme. Celle doctrine consiste à
dire que les théories spéculatives sont sans influence sur la
pratique. Autre chose est la doctrine, autre chose est l'ac-
tion. L'action est indépendante de la pensée. Le système de
la morale indépendante n'est qu'une partie de celte doctrine
plus générale, et elle l'implique dans une certaine mesure,
car elle implique au moins ceci, à savoir l'indiiTérentisme en
métaphysique. Cependant ces deux thèses ne se confondent
pas; car si la morale indépendante est indifTérente en méta-
physique, elle ne l'est pas en morale, et même elle exclut ex-
pressément l'indifférence en morale. Ainsi elle exclut d'abord
les fausses doctrines morales, ou du moins celles qui sem-
blent fausser la morale, par exemple l'utilitarisme, Ihédo-
nisme (la doctrine du plaisir), l'ascétisme. Elle maintient la
morale du devoir, la morale de Kant, et môme en général
c'est l'école de Kant qui a soutenu cette manière de voir.
Sans doute il y a, ou il peut y avoir, en tout cas on peut
concevoir une morale tellement indépendante qu'elle accep-
terait toute opinion, même en morale; mais alors elle ne
serait plus une morale. Une telle opinion ne serait que l'ex-
trémité de la thèse précédente ; elle ne serait plus une opinion
particulière ; elle irait se perdre dans l'indifTérenlisme en g-éné-
ral, en d'autres termes dans le positivisme. Au contraire, si
l'on prend la doctrine de la morale indépendante comme
LE DEVOIR ET DIEU. — LA MORALE INDÉPENDANTE 133
une doctrine originale, et surtout si on la prend en fait telle
qu'elle s'est montrée et développée de nos jours, celte doc-
trine signifie seulement et exclusivement ceci : la morale est
indépendante de la métaphysique. Comme on disait autrefois :
(( 0 physique, préserve-loi de la métaphysique! » on dirait
également aujourd'hui : « 0 morale, garde-toi de la méta-
physique! » C'est cette thèse particulière que nous avons à
examiner.
Cette doctrine peut se soutenir et se soutient en réalité
par des raisons qui semblent plausibles. On peut dire, par
exemple, que les doctrines métaphysiques sont trop diverses,
trop nombreuses, trop contestées; que la métaphysique est
un terrain trop mouvant, trop peu solide, pour essayer d'y
appuyer une morale quelconque. Il faut s'occuper du néces-
saire avant de penser au superflu. Or, le nécessaire c'est la
morale, c'est la pratique de la vie. Le superflu, c'est un sys-
tème spéculatif sur l'origine des choses. Il y a mille méta-
physiques; il n'y a qu'une morale. Laissons donc la méta-
physique en paix. Laissons les philosophes s'entendre entre
eux comme ils le pourront sur les atomes, sur le vide, sur
l'éternité du monde. Tenons-nous sur le sol assuré de la mo-
rale, et de la morale pratique.
Cette manière de voir est très plausible, mais elle n'a pas
attendu, pour se montrer en philosophie, l'apparition de la
morale indépendante ni du criticisme de Kant. Au fond,
c'est la pensée de Descartes dans sa morale par provision.
En effet, aussitôt qu'on a formé le projet de se rendre
compte spéculativement de toutes ses opinions, et « de les
ajuster au niveau de la raison », comme il faut du temps
pour mener à bien une telle entreprise, et qu'on ne peut pas
pendant tout ce temps rester désarmé dans la vie pratique,
il faut se faire une morale qui ne peut être qu'une morale
empirique et provisoire. On peut y employer tels éléments
qu'on voudra; et si l'on voulait reprendre sur ce point l'œu-
vre de Descartes, on pourrait l'entendre autrement. Mais, de
quelque manière qu'on l'entende, elle aura toujours pour
136 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
caracLère essentiel de n'être pas scientifique. Mais, en dehors
de celte morale provisoire et toute pratique, il y aura tou-
jours lieu de chercher une morale scientifique ou philoso-
phique : or, c'est de celle-là et non de l'autre que nous avons
à nous demander si elle est ou si elle n'est pas indépendante
de la métaphysique.
Sans doute, en fait, la pratique est plus ou moins indépen-
dante de la théorie. On peut être honnête homme sans philo-
sophie, ou même, comme Ilelvétius, avec une mauvaise phi-
losophie; mais il ne s'ensuit pas que, même pratiquement,
la théorie soit indilTérente ; à plus forte raison cela ne prouve
pas qu'au point de vue philosophique la morale soit indé-
pendante de toute philosophie.
J'accorde que l'arg-ument tiré de la diversité des systèmes
philosophiques aurait sa valeur s'il était prouvé que la morale
échappe aux controverses et aux confiits d'opinion. Mais il
n'en est pas ainsi. 11 y a autant de systèmes de morale que
de systèmes do métaphysique. Yarron soutenait qu'il y avait
de son temps trois cent quatre-vingt-trois opinions sur le
souverain bien; et même le nombre en a beaucoup augmenté
depuis lui. Sans prendre au sérieux cette boutade, on peut
voir encore de nos jours, par la Critique dos systèmes de mo-
rales de M. Fouillée, combien il y a de systèmes de ce genre
soit en France, soit en Allemagne'.
La doctrine de la morale indépendante peut se ramener à
deux propositions différentes, et être entendue dans deux
sens : 1" la morale peut se passer de toute métaphysique;
2° la morale peut se concilier avec n'importe quelle méta-
physique.
Cette seconde opinion étant plus extrême que l'autre, nous
commencerons par la discuter.
Cette opinion serait celle-ci : il n'y a aucun lien entre la
métaphysique et la morale. La morale repose sur ellc-mêmo :
elle a ses fondements propres. On peut superposer à la mo-
1. Voir aussi la Plœnoménologie de la conscience morale, par .M. de llarlmann.
LE DEVOIR ET DIEU. — LA MORALE INDÉPENDANTE 137
ralo telle métaphysique qu'on voudra, comme on peut super-
poser à la physique scicnlifique telle ou telle métaphysique :
ce sont des choses d'un autre ordre.
Il nous semble que la doctrine ainsi entendue est en con-
tradiction, d'une part avec l'esprit de la philosophie en géné-
ral, de l'autre avec l'histoire de la philosophie.
1° Elle est contraire à l'esprit de la philosophie en géné-
ral, car elle nie l'unité de la philosophie. Elle suppose, en
effet, que la philosophie ne forme pas un tout, qu'elle se
compose de deux groupes distincts et séparés : d'une part les
sciences qui concernent l'univers et Dieu, de l'autre celles
qui concernent l'homme et la conduite humaine. Mais d'a-
bord comment concevoir que la destinée de l'homme soit
indépendante de sa nature, et par conséquent que la morale
soit d'abord indépendante de la psychologie? D'autre part,
comment admettre que la nature de l'homme soit indépen-
dante de la nature des choses et de l'univers? enfin que la
nature des choses soit indépendante du principe des choses?
Ainsi la psychologie se lie à la cosmologie, et celle-ci à la
théologie.
Admettons, par exemple, pour un instant, par hypothèse,
que la nature des choses soit toute matérielle, que les lois
primordiales soient les lois physico-chimiques : comment
s'expliquer qu'à un moment donné viennent apparaître des
lois morales d'un caractère absolument différent des lois
primordiales? Comment de la fatalité et du règ-ne de la force
faire sortir la liberté et l'idée du droit? Comment, dans les
phénomènes de l'ordre physique, découvrir le^ sources de la
justice et de la charité?
2° L'histoire de la philosophie vient confirmer cette consi-
dération générale. En fait, toute métaphysique a toujours
engendré une morale analogue à elle-même ; et l'on n'a jamais
vu toute morale cadrer avec toute métaphysique. Au scepti-
cisme des sophistes a correspondu une morale sophistique ;
à l'atomisme de Démocrite et d'Epicure correspond la mo-
rale hédonique, ou morale du plaisir. Au panthéisme de
138 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
Spinoza correspond la morale falalisle. Au panthéisme orien-
tal correspond la morale ascétique. Le pessimisme est à la
fois mic métaphysique et une morale. Il n'y a pas exemple,
je crois, d'une morale saine et forte, d'une morale vraiment
morale, d'une morale en tout cas telle que l'entendent les
partisans de la morale indépendante, à savoir une morale du
devoir, qui se soit accolée à une métaphysique sceptique ou
matérialiste.
Mais, dira-t-on, cela vient de ce que vous déclarez à priori
qu'il n'y a qu'une morale vraie, la morale du devoir. Mais
qui vous dit que cette morale vraie n'est pas celle de l'utilité
et du plaisir?
Je le répète, cette objection déplacela question. La question,
en effet, n'est pas de savoir quelle est la morale vraie, mais si
telle morale supposée vraie, et pour les partisans de la
morale indépendante c'est la morale de Kant, la morale du
devoir, si telle morale, dis-je, peut subsister dans une méta-
physique quelconque. Sans doute le débat peut porter sur la
morale aussi bien que sur la métaphysique ; mais c'est pré-
cisément ce que nous soutenons, et il suit précisément de là
que la morale n'est pas indépendante de la métaphysique; la
question de savoir si le plaisir est le seul but de la vie, est la
même que celle de savoir si la matière est le principe des
choses. La diversité des systèmes de morale étant la même
que celle des systèmes de métaphysique, il n'y a aucun avan-
tage à écarter ceux-ci. D'ailleurs la métaphysique, même
écartée, reste toujours présente, etc'est toujours une certaine
métaphysique qui est cachée derrière une certaine morale.
Ces deux considérations suffisent pour montrer que lin-
différentisme en métaphysique entraine l'indifférentisme en
morale.
La seconde doctrine est celle-ci : toute morale ne se con-
cilie pas sans doute avec toute métaphysique; mais la morale
en général peut se passer de métaphysique. La morale four-
nit des données au métaphysicien, mais il n'est pas tenu
d'être lui-même un métaphysicien, de même que le physicien
LE DEVOIR ET DIEU. - LA MORALE INDÉPENDANTE 139
fournit des exemples de finalité au théologien, sans s'occuper
lui-même de finalité.
Voici les raisons en faveur de cette doctrine :
La morale, comme la physique, est une science de faits.
On constatera les faits moraux et Ton construira la morale à
l'aide de ces faits, sans avoir besoin de sonder l'origine des
choses. Ou bien l'on partira de l'idée à priori du devoir,
comme les géomètres de l'idée d'espace, et l'on reconstruira
la morale sur cette idée. Ainsi deux systèmes de morale sont
possibles sans métaphysique : 1° la morale écossaise; 2° la
morale kantienne.
Nous admettons en effet, pour notre part, au point de vue
de la méthode, que la morale peut être étudiée en elle-même
avant la métaphysique. La science moderne, en effet, a ce
caractère de partir de ce qui est donné pour s'élever ensuite
aux principes du donné. Elle doit toujours passer du connu
à l'inconnu. Or, la morale est le connu, la métaphysique est
l'inconnu.
Sans doute il est toujours permis à un philosophe de s'ar-
rêter à un point plutôt qu'à un autre. Le philosophe et le mo-
raliste peuvent dire, aussi bien que le physicien : « Je n'irai
pas plus loin. » Mais autre chose est la méthode, autre chose
est le fond des choses. Quand vous aurez posé le principe de
la morale, il y aura toujours lieu de se demander comment
les principes de la morale sont possibles. Dire avec Kant que
ces principes ne sont possibles que dans l'hypothèse de l'idéa-
lité du monde, ce n'est pas séparer la morale de la métaphy-
sique; c'est faire reposer la morale sur une métaphysique.
Ainsi, même dans la thèse de Kant, il n'est pas vrai que la
morale soit indépendante de la métaphysique. On représente
sans cesse sa doctrine comme indifférente entre le matéria-
lisme et le spiritualisme; nous avons déjà vu plus haut que
cette apparente neutralité n'existe pas. Le spiritualisme n'est
jamais écarté par Kant que comme non prouvé, mais non
pas comme faux en soi. Au contraire, le matérialisme est
nié absolument, car l'idéalisme transcendantal est surtout
110 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
dirigé conlre l'idée de matière et contre l'existence d'un
monde matériel. Parmi les quatre groupes d'antinomies, deux
seulement sont exclues absolument : ce sont celles qui por-
tent sur l'existence du monde. Les deux autres ne sont anti-
nomies que relativement, et elles laissent subsister comme
possibles les réalités transcendantes, à savoir Dieu et la
liberté. Enfin, il est inutile de rappeler que Kant introduit,
à titre de postulats, ce que d'autres philosophes appellera.ient
des principes : ce n'est là, il est vrai, qu'un minimum de mé-
taphysique; mais c'est de la métaphysique.
Laissons donc de côté cette question préliminaire de l'in-
différenlisme, et abordons la question en elle-même et direc-
tement, à savoir les rapports de l'idée de devoir et de l'idée
de Dieu.
C'est encore Kant qui nous fournit le point do départ de
cette recherche. Dans la Critique de la raison pratique, il
s'écrie, dans une apostrophe célèbre qui a été avec raison
très admirée :
« Devoir! mot g-rand et sublime, toi qui n'as rien d'agréa-
ble ni de flatteur, et qui commandes la soumission , sans
pourtant employer, pour ébranler la volonté, des menaces
propres à exciter naturellement l'aversion et la terreur, mais
en le bornant à proposer une loi qui d'elle-même s'introduit
dans l'àme et la force au respect, sinon toujours à l'obéis-
sance, et devant laquelle se taisent tous les penchants, quoi-
qu'ils travaillent sourdement contre elle, quelle origine est
digne de toi? Où trouver la racine de ta noble tige? »
D'après ce passag'e, on voit que Kant croyait que le devoir
avait une racine, et qu'il se demandait quelle origine était
digne de lui. C'est la question même que nous avons à
résoudre.
On dit g-énéralemont que le devoir est une loi, et que toute
loi suppose un législateur; ce législateur est Dieu. C'est même
là une des preuves que l'on donne de l'existence de Dieu. C'est
la preuve morale, ou du moins l'une des formes de la preuve
morale.
LE DEVOIR ET DIEU. — LA MORALE INDÉPENDANTE l'd
Celle preuve esl solide au fond, mais elle a besoin d'èlre
iulerprélée.
D'après la forme donnée à cel argumenl, il semblerail que
la loi morale soil une loi complèlement élrangère à la nalure
de l'êlre donl elle est la loi, el qui lui sérail imposée du dehors
par une volonlé plus ou moins arbitraire qui donne des
ordres, et à laquelle il faut obéir parce qu'elle est supérieure
à la volonté des créatures. Or une telle conception, nous
allons le voir, est essentiellement contraire à l'idée même
d'une loi morale.
On donne à celle preuve une forme encore moins admis-
sible lorsqu'on dit que Dieu a créé l'homme pour sa gloire,
et lui a donné en quelque sorte pour consigne de l'honorer
et de le servir, comme si Dieu avait besoin des hommages
de la créature, comme s'il n'avait créé les êtres finis que
pour lui-même.
Il n'en est pas ainsi. Que l'on considère même les lois po-
sitives, on verra qu'elles ne sont pas étrangères aux sujets
qu'elles régissent, et qu'elles n'ont pas été faites dans l'iulé-
rêt des souverains. Au contraire, la loi positive a un rapport
étroit avec la nature du sujet qui leur obéit. Sans doute il y
a des lois arbitraires; mais à ce litre ce ne sont pas de vraies
lois ; et d'ailleurs elles sont l'exception. En général, elles ont
pour but le bonheur et la dignité des sujets, de telle sorte
que, quand celui-ci est désintéressé, il reconnaît lui-même que
ces lois répondent à son intérêt, concernent son bien-être
physique et moral. Cela étant, quoiqu'il puisse arriver que
l'individu, au nom de son intérêt propre, se révolte contre
ces lois, en même temps cependant il y a quelque chose en
lui qui reconnaît ces lois pour bonnes et qui les accepte. En
ce sens ces lois sont pour lui-même un acte de volonté; il
les constitue en quelque sorte lois par sa volonté propre,
qui coopère avec celle du législateur. Seulement c'est en lui
la raison désintéressée et impersonnelle qui s'oppose à la
raison individuelle et intéressée. Celte volonté est ce que
J.-J. Rousseau appelle, dans le Contrat social, <( la volonté
I.i2 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
générale ». Dans tout citoyen, selon lui, il y a deux volontés :
Tune particulière, qui veut son propre bien; l'autre générale,
qui veut le bien commun. La première s'annule par le con-
flit contradictoire des intérêts individuels ; il reste la volonté
commune, qui tend toujours au plus grand bien de la com-
munauté. Il en est de même dans l'ordre moral. A côté de la
volonté individuelle, qui ne recherche que le bien propre,- il y
a une volonté pure et toute rationnelle, qui veut le bien com-
mun, le bien en soi. C'est cette volonté qui reconnaît les lois
civiles comme bonnes, même quand elles froissent l'individu.
C'est la même volonté qui accepte l'ordre moral comme son
ordre propre, et la loi morale comme sa vraie loi. C'est pour-
quoi Kant l'appelle la. volonté autonome. Elle est autonome en
tant qu'elle porte elle-même la loi à laquelle elle obéit.
On dira peut-être : accepter la loi, ce n'est pas la porter.
Mais au fond c'est la même chose. Accepter une loi, la recon-
naître comme bonne, c'est dire qu'on la porterait soi-même
si on était chargé de la faire ; c'est dire qu'elle est implici-
tement contenue dans la nature de l'être qui la subit, mais
qui la subit volontairement. C'est donc obéir à ses propres
lois que de lui obéir.
En ce sens, l'être qui est soumis à la loi morale, en tant
que sujet, est en même temps législateur et souverain entant
qu'il commande et s'impose à lui-même la loi.
Il y a donc dans le sujet deux volontés : la volonté indi-
viduelle, qui tend vers le bien sensible et personnel, et la
volonté générale, qui tend vers le bien commun, vers le bien
en soi. Ces deux volontés correspondent aux deux lois dont
parle saint Paul : « Il y a une loi qui est dans mes membres et
une loi qui est dans mon esprit. Je ne fais pas le bien que
j'aime, et je fais le mal que je hais. »
Si maintenant nous revenons sur l'analyse précédente, qui
est celle de Kant, il semble qu'elle soit absolument opposée
au principe posé plus haut, à savoir ({ue toute loi suppose
un législateur, et que le législateur est Dieu ; car si l'homme
se donne à lui-même la loi, il n'a pas besoin d'un législateur.
LE DEVOIR ET DIEU. — LA MORALE INDEPENDAxNTE 143
Mais rappelons-nous que coUe loi posée par une volonté
autonome n'est pas une loi arbitraire et contingente, inie loi
individuelle. Elle n'a pas pour but l'intérêt propre, le plaisir
de l'agent. Elle est l'acte et l'œuvre d'une pensée désintéres-
sée. Cette pensée générale, qui engendre une volonté géné-
rale, est dans l'homme, mais elle n'est pas l'homme ; elle vient
d'ailleurs, è^cjOev, OupaOsv, disait Aristote. Elle est dans l'homme
ce qui dépasse l'homme, ce qui s'impose à l'homme, ce qui
émane d'une source supérieure.
La volonté individuelle, qui est en chacun de nous, suit les
lois de la nature, c'est-à-dire la loi du plaisir, et le plaisir
entraino l'agent comme une force naturelle. Dans l'individu,
c'est le plaisir le plus fort qui l'emporte ; dans le conflit des
individus, c'est la loi du plus fort.
Tant qu'il n'y a que cette loi dans l'homme, il n'y a pas à
chercher d'autre principe que la nature en général et les
lois de la physique.
Mais comment une loi qui impose un frein aux volontés
individuelles, une loi qui subordonne le plaisir à la raison
et l'individu au tout, et qui s'en rapporte cependant pour
cola à la volonté seule de l'agent, comment une telle loi
viendrait-elle de la nature? Dans la nature aussi, sans
doute, la partie est subordonnée au tout ; mais ce n'est pas
elle-même qui se subordonne à l'univers : c'est l'univers qui
l'écrase. Là, au contraire, c'est la partie qui elle-même se
subordonne au tout et qui s'identifie avec l'ordre universel.
Les lois de l'une sont aveugles et fatales ; la loi morale est
une loi de raison et de liberté.
Cette volonté raisonnable qui est en chacun de nous, et
qui se donne à elle-même la loi, ne venant pas de la nature,
doit venir d'ailleurs. Elle doit être en nous la messagère d'un
autre monde.
Dira-t-on qu'elle existe par elle-même, que l'homme est à
lui-même son propre souverain ? Ni Dieu ni maître, comme
on l'a dit.
Dans notre siècle, où tout a pris une forme politique, on
144 LIVRE OU AT II 11":; ME. — DIEU
introduit jusque dans la métaphysique et dans la morale
les principes et le point de vue de la politique. De même que
dans la politique on ne voulait plus de maître, qu'on ne vou-
lait plus qu'un homme commandât aux autres par un droit
privilégié, de même aussi on voulait qu'en métaphysique il
n'y eût pas de volonté, ni de raison supérieure à la volonté
ou à la raison de l'homme ; et comme on associait nettement
la démocratie et l'idée d'athéisme, on associa aussi l'idée de
Dieu et la monarchie. C'étaient deux fausses associations
d'idées.
En effet, de ce que dans la société humaine, oii tous les su-
jets sont des hommes, il n'y a pas (théoriquement parlant)
d'homme individuel qui puisse être désigné d'avance pour
être le chef des autres, comment s'ensuivrait-il que dans
l'univers, dont l'homme n'est qu'une partie, il n'y eût rien
au-dessus de l'homme? Comment une raison apparaitrait-
t-elle tout à coup qui deviendrait immédiatement souveraine
et infaillihle? Il faut que cette raison et cette volonté qui sont
dans l'homme, et qui sont les mêmes chez tous les hommes,
qui commandent à tous les mêmes choses dans les mêmes
circonstances, il faut que cette raison ait un principe, comme
les lois physiques ont leur principe ; et comme on ne peut
s'arrêter qu'à l'unité, il faut donc qu'il y ait un principe en
qui l'ordre physique et l'ordre moral, le point de vue de la
nature et celui de la liberté, aient leur centre commun.
En tant que Dieu est, pour ainsi dire, la source où vient
s'alimenter la volonté raisonnable qui donne des lois à la na-
ture, il est lui-même législateur et souverain. Il n'impose pas
des lois aux créatures par des volontés arbitraires ; mais il
leur donne les lois qui résultent de leur nature même et de
leur participation à la raison et à la liberté inlinie. Il est, en
(juelque sorte, lui-même la loi, et cette loi est aussi la loi des
créatures, en raison de leur conformité aux lois.
Nous venons de voir la loi morale dans sa source. Consi-
dérons-la maintenant dans sa fin et dans son but.
La loi morale, en effet, propose à l'homme un certain but à
LE DEVOIR ET DIEU. — LA .MORALE INDÉPENDANTE lia
alteindre et un cerlain modèle à imiter. C'est ce qu'on ap-
pelle le bien.
Qu'est-ce que le bien?
Nous avons vu plus haut qu'il y a dans la nature des qua-
lités plus ou moins intenses que l'on appelle des perfections;
c'est en ce sens que nous avons donné au mot de perfection
une signification expérimentale. Ainsi la vie est une perfec-
tion par rapport à l'inertie de la matière brute, la sensibilité
par rapport à la vie, l'intelligence par rapport à la sensibilité.
Ces diverses facultés sont des biens. Voilà le fondement réel
à l'idée du bien. Ces derniers biens peuvent être accompagnés
de plaisir ; mais ils ne sont pas nécessairement des plaisirs,
et ils seraient encore des biens même quand ils seraient sans
plaisir. Ils ont donc en soi une valeur absolue.
En tant que l'bomme participe à ces biens, il y a en lui des
biens qu'il doit garantir et conserver d'abord et ensuite per-
fectionner. Le bien est pour lui dans la conservation et dans
le développement de sa perfection personnelle.
De plus, l'homme vit en société, et la société est aussi un
bien. L'homme, dit Spinoza, est ce qu'il y a de plus utile à
l'homme, homo homini Deus. Ce second ordre de biens, les
biens sociaux, rentre donc aussi dans l'idée de perfection.
car la société perfectionne l'homme.
Maintenant nous retrouvons la question que nous avons
posée plus haut sur l'idée de perfection. Si le bien est conçu
comme un modèle, est-il nécessaire que ce modèle s'incarne
et se substantifîe dans un être réel? N'est-il pas, ne peut-il
pas être un simple idéal? Nous ne pouvons que reproduire
ce que nous avons dit déjà : comment une simple conception
de notre esprit pourrait-elle s'imposer à l'homme d'une ma-
nière obligatoire? d'où cette conception prendrait-elle son
autorité? et où prendrions-nous nous-mêmes l'étolFe dont elle
a besoin pour se former ?
De deux choses l'une : ou la nature est tout, et il n'y a
plus que des faits : aucune chose n'a plus de valeur qu'une
autre chose; ou bien il y a dans la nature autre chose que
II. 10
146 LIVRE QUATRIÈME. — DIEU
(les faits : il y a la valeur des faits, et la valeur des faits n'est
pas un fait. Il y a donc une autre échelle que celle des faits
et des propriétés physiques. Il y a une échelle morale qui
suppose un terme de l'ordre moral, comme l'échelle physique
suppose un terme de Tordre physique.
En un mot, au-dessus des modèles réels et humains que
nous pouvons trouver dans les sages et dans les héros, il y a
un modèle supérieur à l'homme : car oii ces héros, où ces
saints auraient-ils pris leur propre modèle? D'un autre côté,
on ne peut concevoir et aimer ces perfections relatives, si l'on
n'admet pas une perfection absolue, s'il n'y a pas un type
suprême auquel ces perfections se rapportent et dont on peut
faire dériver le modèle humain que nous admirons et cher-
chons à imiter dans nos actions. Peut-on admettre des diffé-
rences de valeur et d'excellence entre les choses, s'il n'y a
pas en soi une excellence absolue? Cette preuve de l'exis-
tence de Dieu est ce que les écoles scolastiques désignaient
sous le nom de via eminentiœ. On peut y arriver plus direc-
tement en disant que s'il y a un absolu (ce que nous suppo-
sons et avons d'ailleurs établi plus haut), cet absolu doit
l'èlre non seulement en existence, mais encore en contenu
et en qualité; or, c'est cela même que nous appelons Dieu.
Donc l'idée du devoir, dans sa source comme dans son objet,
dans sa cause comme dans son but, n'a de raison, n'a de
fondement que dans l'idée de Dieu. Au fond, la morale et la
métaphvsique ne sont qu'une seule et même chose.
LIVRE CINQUIÈME
LE MONDE EXTÉRIEUR
LIVRE CINQUIÈME
LE MONDE EXTÉRIEUR
LEÇON PREMIÈRE
DE LA SUBJECTIVITÉ DES SENSATIONS
Messieurs,
De l'existence de l'âme et de l'existence de Dieu nous pas-
sons à l'existence des choses extérieures ou du monde sen-
sible. Ici la question est bien moins importante. On pourrait
même soutenir qu'elle ne l'est pas du tout : car il est très vrai
que les choses se passeront exactement de même, soit qu'il
y ait un monde extérieur, soit qu'il n'y en ait pas; dans les
deux cas, nous n'avons jamais affaire qu'avec nos sensations.
La vie morale n'en a pas moins de valeur parce qu'elle n'a
pour matière que nos passions, qui sont toutes subjectives :
il en est de même de la vie pratique, qui ne se rapporte qu'à
nos sensations. Ce n'est donc pas un intérêt quelconque qui
nous porte à soutenir la réalité du monde extérieur, c'est sim-
plement l'intérêt de la vérilé. Les arguments employés contre
cette réalité nous paraissent peu probants; la part de vérité
que peut contenir la thèse idéaliste, comme on l'appelle, peut
être parfaitement accordée sans aller jusqu'à la négation
des choses extérieures. Il y a beaucoup de malentendus à
démêler dans cette question. C'est à démêler ces malentendus
que nous allons nous appliquer.
La doctrine idéaliste, dans son sens propre, est celle qui
nie l'existence des corps. C'est l'objet de la philosophie de
loO LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
Berkeley. Berkeley a en quelque sorte détaché de la philoso-
phie sceptique en général les doutes qui portent particuliè-
rement sur l'existence de la matière. Sur tout le reste il est
dogmatique. Il croit à l'existence de Dieu; il croit à Texis-
lence de l'àme, etmême sa doctrine est tellement spiritualiste
qu'on l'a appelée un immatérialisme, et elle est plus près du
mysticisme que du scepticisme.
La thèse de Berkeley est surtout exposée dans son cé-
lèbre ouvrage intitulé Dialogues d'ilylas et de Philonoiis.
Nous y trouverons les principaux arguments contre l'exis-
tence de la matière ; nous les reproduirons tout à l'heure.
De nos jours, M. St. Mill, dans son Examen d'UamUlon, a
repris la thèse de Berkeley avec une grande habileté dialec-
tique, et en s'appuyant surtout sur le principe de l'associa-
lion des idées. Il tombe d'accord, avec Berkeley, qu'il n'y a
point d'objets extérieurs, c'est-à-dire de corps; mais il les
explique dilféremment. Pour Berkeley, le monde matériel n'é-
tait qu'une représentation donnée par Dieu aux esprits. Au
lieu d'imaginer des choses créées par Dieu qui nous donnent
certaines sensations , pourquoi ne pas supprimer ces agents
intermédiaires et inutiles, et ne pas recourir directement à la
cause première qui suffit à tout expliquer? C'est là pour Mill
une doctrine trop mystique. Pour lui, la croyance à l'exis-
tence de la matière s'explique suffisamment par les proposi-
tions suivantes : 1° l'esprit est capable d'expectation, c'est-à-
dire qu'ayant éprouvé certaines sensations, nous pouvons les
attendre de nouveau au moment oîi nous ne les éprouvons
pas; 2" à ce principe général on peut ajouter les lois de l'as-
sociation des idées : loi de ressemblance, loi de contiguïté;
celle-ci se décompose en deux autres : la loi de simultanéité
et la loi de succession. En vertu de ces lois, les sensations
s'enchaînent d'une manière inséparable, et les choses insépa-
rables dans notre esprit nous paraissent inséparables dans
la réalité.
Cela posé, Mill explique ainsi qu'il suit la croyance à
l'existence des corps. Au fond, ce qu'il y a d'essentiel dans
DE LA SUBJECTIVITÉ DES SEiNSATIONS 151
celle croyance est ceci : c'est qu'il y a quelque chose de
permanent avant, pendant et après nos sensations. Or ce
permanent, c'est tout simplement, selon Mill, l'attente né-
cessaire d'une sensation à la suite d'une autre sensation à
laquelle elle a toujours été jointe, et dont elle est devenue
inséparable. Ainsi, je sais par expérience que, toutes les
fois que je suis venu sur la place de la Sorbonne, j'ai vu une
ég-lise; je sais donc d'avance que cette église m'apparaîtra
aussitôt que j'aurai tourné le coin qui sépare la place du
boulevard. Cette attente nécessaire d'une sensation est ce qui
constitue l'extériorité. La matière, les corps, ne sont autre
chose que des possibilités de sensations.
Cela dit, revenons aux arguments de Berkeley. Ces argu-
ments de Berkeley se ramènent à quatre : 1° la 'sul)jcctivité
des sensations; 2° la relativité des sensations; 3" les qualités
premières ne sont perçues qu'à travers les qualités secondes;
4° l'idée de substance matérielle est obscure, confuse, incom-
préhensible. Examinons ces quatre arguments, et surtout les
deux premiers.
1° Le plaisir et la douleur n'existent certainement qu'en
nous. Or toutes nos sensations, au moins celles qui corres-
pondent à ce qu'on appelle les qualités secondes, ne sont que
des plaisirs et des douleurs. La chaleur est un plaisir quand
elle n'est pas portée à l'extrême; le froid est une douleur. Il
en est de même des goûts et des saveurs. Ces sensations ne
sont donc qu'en nous, aussi bien que les plaisirs et les dou-
leurs.
2° Cette analyse s'applique difficilement aux sensations
de la vue. Bans la couleur, il semble bien qu'il y a autre
chose que du plaisir et de la douleur. La différence du bleu
et du rouge est autre chose que la différence de deux plaisirs.
Aussi Berkeley renonce-t-il à son premier argument quand
il passe à la couleur. De la question de subjectivité il passe à
celle de i^elativité. Il montre que la sensation de couleur est
toute relative, et qu'elle dépend de la sensibilité de chacun.
3° Les objections précédentes portent surtout sur ce qu'on
152 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
appelle les qualités secondes de la matière, parce qu'elles nous
paraissent plus subjectives qu'objectives et qu'elles sont moins
essentielles que les autres. Restent les qualités que l'on appelle
premières, par exemple l'étendue, la figure, le mouvement, etc.
Berkeley ne prouve pas directement la subjectivité de ces quali-
tés; il se contente d'en constater la relativité, comme pour la
couleur; mais il insiste surtout sur cet argument, àsavoir que
les qualités premières ne sont jamais perçues en elles-mêmes,
mais seulement par l'intermédiaire des qualités secondes. Or
celles-ci sont subjectives, donc les autres le sont également.
4" L'idée de substance matérielle est inintelligible.
Tels sont les arguments de Berkeley; nous avons à en
examiner la valeur. Commençons par revenir sur la doctrine
fondamentale de la subjectivité des sensations.
L'idéalisme, nous l'avons dit déjà, s'appuie sur la subjecti-
vité des sensations. Celte subjectivité est incontestable; mais
faisons à l'avance une distinction importante entre le subjec-
tivisme relatif et le subjectivisme absolu.
Autre chose est dire, par exemple : « Les choses ne m'ap-
paraissent qu'en rapport avec mes manières de sentir; » autre
chose est dire : « Les choses ne sont que ma manière de sen-
tir. » Tel est le nœud de la question. Commençons par établir
la subjectivité des sensations.
On a souvent dit que les sensations ne sont autre chose que
les modes ou manières d'être du sujet sentant, et non les pro-
priétés des choses. Les Cartésiens disaient que la chaleur n'est
pas dans le feu, ni la blancheur dans la neige, pas ])lus quo
la douleur n'est dans l'épingle qui nous pique. S'il n'y avait
pas de vision, il n'y aurait pas de couleur dans l'univers; s'il
n'y avait pas d'audition, il n'y aurait pas de son. Les choses
en elles-mêmes ne sont ni douces ni amères. L'amer et le
doux ne sont que dans le goût, et non dans les choses. Démo-
crite disait déjà dans l'autiquilé : « L'amer et le doux existent
non selon la nature, mais selon la loi, oj xx^à oûaiv, àXÀà xa-rà
•)'j[i.vi. Il n'est pas facile de savoir ce que signifie xaTàvô|j.ov;
cela veut dire sans doute que l'amer et le doux n'existent que
DE LA SUBJECTIVITÉ DES SENSATIONS 153
relativement : ressentiel est que Démocrite entendait que ces
sensations n'existent pas clans la nature et en soi.
La subjectivité est encore de deux sortes : elle est ou^v/^ys/o-
logiqiie o\x psychologique . La subjectivité physiologique a été
établie de la manière la plus précise et la plus complète par
le savant physiologiste Muller. Il a résumé sa doctrine sur
ce point dans les propositions suivantes :
L INousne pouvons avoir par l'effet des causes extérieures
aucune manière de sentir que nous ne puissions avoir sans ces
causes et par la sensation des états de notre corps.
Cela est évident d'abord pour le toucher. Nous pouvons
sentir le froid et le chaud intérieurement, sans qu'il y ait au
dehors aucun changement de température (par exemple le
frisson, la chaleur de la fièvre). La sensation d'amer existe
dans^ la bouche sans aucune cause d'amertume; de même
pour les sensations de l'odorat. L'œil aussi est capable de
lumière interne, surtout au lever. Il n'y a point d'aveugles
absolus, du moins à l'origine. Nous entendons des bruits,
des bourdonnements internes; nous sentons le poids do nos
membres sans objet pesant. Ainsi toutes les sensations ex-
ternes peuvent se produire subjectivement en l'absence de
tout objet.
II. Une même cause interne produit des sensations diffé-
rentes dans les divers sens, en raison de la nature propre de
chacun d'eux.
Par exemple, l'accumulation du sang- dans les vaisseaux
capillaires des nerfs sensoriels en cas de congestion et d'in-
llammation , détermine des phénomènes de lumière et de
scintillation dans les nerfs optiques, de bourdonnement et
de tintement dans les nerfs acoustiques, de la douleur dans
les nerfs tactiles, etc. De même un narcotique mêlé au sang-
détermine de la môme manière des bourdonnements, du
flamboiement, des fourmillements.
III. Une même cause externe peut produire des sensations
différentes dans les différents sens, en raison de la nature propre
de chacun d'eux.
lo4 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
Dans le sens de la vue, nne action mécanique, un coup, un
choc, une pression, délorminent la sensation de Inmièrc et
de couleur. En pressant l'œil, on fait apparaître la sensation
d'un globe de feu; à l'aide d'une pression plus forte, on déter-
mine la sensation de couleur, et ces sensations peuvent se
transformer les unes dans les autres. Dans l'ouïe la même
cause (coup, choc) déterminera des impressions auditives :
une impulsion violente fait l'effet d'une détonation. L'élec-
tricité produit également des sensations différentes selon les
différents sens. Deux métaux hétérogènes mis en contact avec
l'œil donnent la sensation d'une lueur fulgurante. L'irrita-
tion galvanique de l'oreille produit les sensations de l'ouïe.
L'électricité par frottement provoque la sensation d'odeur
sur le nerf olfactif, et sur la langue des sensations piquantes
et salées; sur le toucher, des picotements, des frémisse-
ments, etc.
IV. Les sensations propres à chaque nerf sensoriel peuvent
être provoquées à la fois par plusieurs influences internes cl
externes.
C'est le résumé de tout ce qui précède.
Ainsi la sensation lumineuse peut être provoquée dans l'œil :
a. par des vibrations externes appelées lumière; h. par des
causes mécaniques (choc, coup, pression); c. par l'électricité;
(L par des influences chimiques, des narcotiques; e. par l'irri-
tation du sang.
Il en est de môme pour les sensations de son, de saveur,
d'odeur, pour les impressions tactiles, etc.
De tous ces faits Muller tire la conclusion suivante :
« La sensation est la transmission à la conscience, non pas
d'une qualité ou d'un état des corps extérieurs, mais d'une
(jualité du nerf sensoriel ; et ces qualités varient suivant les
différents nerfs. »
Quant à la subjectivité psychologique, nous en avons parlé
suffisamment plus haut. Elle consiste à dire que les sensations
ne sont ni dans les cboses externes ni dans nos organes, mais
dans le moi lui-même. La blancheur n'est pas dans la neige ;
DE LA SUBJECTIVITE DES SENSATIONS l^.'j
la chaleur n'est pas dans le feu. Cène sont que des modifica-
tions de nous-mêmes.
De la subjectivité passons à la relativité, qui n'est d'ailleurs
qu'une des conséquences do la subjectivité. Los deux pro-
priétés n'en sont qu'une, considérée à doux points de vue
différents. La première exprime simplement que la sensation
est dans le sujet, et non dans l'objet ; et cela serait encore vrai
quand même la sensation serait identique dans tous les sujets.
Mais tous les sujets, étant individuels, ont par là même leur
caractère propre et individuel, et la sensation, étant propre
au sujet, doit varier avec tous les sujets et, dans le même
sujet, avec ses différentes conditions d'existence. Par exemple,
quand j'ai chaud, ma chambre me parait froide; quand j'ai
froid, ma chambre me paraît chaude. La sensation est donc
relative au sujet.
La relativité des sensations est une des lois les plus anciou-
nement connues delà philosophie. C'étaitle grand argument
des Sceptiques dans l'antiquité. Les oi/,o( zoô-o: de l'école pyr-
rhonienne se ramènent tous à la relativité. Suivant les Scep-
tiques, la sensation était relative : 1° à l'animal qui perçoit;
2° au sens qui est l'instrument de la perception; 3" à la dis-
position du sujet percevant ; 4° à la situation de l'objet ; 5" aux
circonstances dans lesquelles on le perçoit; 6° à la qualité
ou à la constitution de l'objet perçu; 1° à la rareté ou à la
fréquence. Quant aux trois derniers zpÔT.rj'., ils avaient plutôt
rapport à l'opinion qu'à la sensation.
Yoilà la doctrine de l'antiquité, qui, comme on le voit, avait
étudié de très près le fait do la relativité des sensations. Nous
retrouvons la même doctrine de nos jours étudiée avec le plus
grand soin , et résumée d'une manière très précise dans la
philosophie anglaise contemporaine. Voici les diverses pro-
positions établies par M. Herbert Spencer dans sa Psycholocfie.
L Les sensations sont relatives à l'organisation. C'est le
premier argument des Pyrrhoniens.
« Un crustacé, dit Spencer, enclos dans un squelette dur,
«e peut avoir les mêmes sensations que les animaux à peau.
i:;6 LIVRE CINQUIEME. — LE MONDE EXTERIEUR
Il doit sonlir comme nous sentons par le moyen d'un bâton.
Les animaux sans ouïe reconnaissent les sons comme impres-
sions tactiles. La qualité de la sensation varie avec la struc-
ture des organes chez les différents animaux : par exemple
la vision chez les animaux nocturnes, l'odorat chez les dif-
férentes espèces de chiens. »
IL Les sensations varient chez les différents hommes d'a-
près leur structure individuelle. C'est le troisième argument
dos Pyrrhoniens.
Par exemple, le daltonisme. C'est là, comme l'appellerait
lîacon, un fait prérogatif, c'est-à-dire dans lequel se mani-
feste d'une manière éclatante le fait à prouver, à savoir ici
la relativité de la sensation : a. aux yeux des daltoniens, le
spectre solaire n'a que trois couleurs, le jaune, le bleu et le
pourpre : les deux premières couleurs contrastent absolument;
les deux dernières diffèrent surtout en degré; b. à la lumière
du jour, le rose leur paraît un bleu de ciel un peu affaibli ; à
la lumière artificielle, celte couleur prend une teinte orangée;
c. le cramoisi du jour parait bleu couleur de boue ; le drap
cramoisi et le drap bleu se confondent ; d. le rouge et l'écar-
late, vus à la lumière, prennent une apparence plus vive et plus
enflammée qu'au jour; p. au jour, il n'y a pas de différence
entre la couleur d'un bâton de cire à cacheter et la couleur de
l'herbe ; /. un drap vert sombre semble un rouge boueux plus
sombre que l'herbe et d'une couleur très différente; y. la cou-
leur d'un teint fleuri est un bleu brouillé; Ji. les robes et les
habits paraissent mal assortis tandis que les autres hommes
en jugent autrement; ?'. en général, la différence entre les yeux
des daltoniens et ceux des autres hommes est moindre à la
lumière qu'au jour.
III. Variation suivant la constitution générale du sujet.
Dans certaines conditions d'irritabilité nerveuse, des sons
ordinaires paraissent d'une force intolérable, la lumière
devient insupportable, la peau elle-même devient extraordi-
nairement sensible. C'est ce qu'on appelle hijpcrt'^tJnhic. Au
contraire, dans d'autres conditions il y a des états morbides
DE LA SUBJECTIVITÉ DES SENSATIONS 157
caractérisés par Vanesththic. Dans la vieillesse, la vue, l'ouïe,
s'affaiblissent, ainsi que l'odorat; le sens du goût devient plus
obtus.
IV. L'espèce et le degré de l'effet que produit un même sti-
mulus dépend de la partie de l'organisme sur lequel il agit.
Une bouffée d'ammoniaque en contact avec les yeux pro-
duit une douleur cuisante, dans les narines une odeur into-
lérable, sur la langue un goût acre (ce sont les faits cités par
MuUer).
Les rayons du soleil reçus sur la main produisent une
sensation de chaleur, non de lumière; reçus sur la rétine,
c'est une sensation de lumière, non de chaleur. Tyndall a
prouvé par des expériences faites sur lui-même que la rétine
est insensible aux rayons caloriques les plus intenses. La
plante des pieds éprouve au moindre contact une sensation de
chatouillement qui ne se produit pas ailleurs. Inversement,
le talon est insensible. Un liquide dont la chaleur est tolérable
pour la partie supérieure de la lèvre brûlera la partie infé-
rieure.
Y. L'état de la partie affectée modifie également la sensa-
tion.
Les organes des sens fatigués par des excitations antérieures
demandent de plus fortes excitations pour la même sensa-
tion. Par exemple, la température actuelle du corps modifie
le sentiment delà température externe. Quand on entre dans
un bain, la chaleur ou le froid semble d'abord plus grand
qu'après un petit intervalle durant lequel l'état thermal de la
peau s'est approché de celui de l'eau.
VI. Les mouvements relatifs du sujet ou de l'objet modifient
en quantité et en qualité les rapports entre les forces agis-
santes et les sensations provoquées.
Quand un train express traverse une station, si le sifflet do
la machine se fait entendre, ce son, entendu par chaque per-
sonne, varie du plus haut au plus bas au moment où la ma-
chine passe près d'elle. Il y a un changement encore plus
marqué pour l'auditeur lorsque le train qui l'entraîne dans
loS LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
une direction est rencontré par un train qui marche dans une
autre direction. « J'ai observé, dit Spencer, que, dans ces con-
ditions, la note s'abaisse d'une tierce ou même d'une quarte.
M. llugg'ins a montré que le spectre de Sirius ditïère du type
qu'il aurait s'il restait stationnaire. Dans un bain, l'eau sem-
ble plus chaude ou plus froide au membre qui se meut qu'au
membre immobile.
Il ne faudrait pas croire qu'il n'y ait que les qualités secon-
des qui se présentent à nous comme subjectives et relatives.
Sans doute l'étendue a l'apparence de quelque chose d'ob-
jectif, et elle peut être représentée à l'esprit comme existant
en dehors du sujet sentant. On ne sait ce que serait une sen-
sation de chaud et de froid en l'absence d'un sujet; mais on
conçoit très bien qu'une chose soit ronde et carrée en elle-
même, quand même il n'y aurait là aucun sujet pour la voir
ou pour la toucher. En second lieu, l'étendue peut être con-
sidérée comme éternelle, immobile, absolue ; et à ce titre elle
n'aurait rien de relatif. Mais on sait combien de difficultés
métaphysiques s'attachent à la notion d'étendue. En tous cas,
si l'étendue en elle-même paraît quelque chose d'absolu, il n'en
est pas de même de ses propriétés, de ses modes, des diffé-
rents aspects sous lesquels nous l'apercevons. La grandeur,
la figure, le mouvement, sont donc essentiellement des idées
relatives.
En effet, la grandeur est un rapport entre un objet et un
autre, et entre les objets et nous. Si Dieu changeait à la fois la
grandeur de tous les objets de l'univers, en changeant dans les
mômes proportions le volume de notre propre corps, nous ne
nous en apercevrions pas. S'il lui plaisait, comme a dit Leibniz,
de faire tenir la nature entière dans une coque de noix ou dans
une tête d'épingle, rien ne serait changé, et, les rapports res-
tant les mêmes, les perceptions resteraient les mêmes qu'au-
paravant. Donc, à moins de soutenir que l'homme est la
mesure de toutes choses, il faut admettre que nous ne con-
naissons pas la vraie grandeiu' des objets, mais seulement leur
grandeur relative, Y a-t-il même une vraie grandeur, une
DE LA SUBJECTIVITÉ DES SENSATIONS 1",9
grandour déterminée et absolue? Quelle est la grandeur de
l'univers? Si l'on dit qu'il mesure cent milliards de kilomètres
carrés, cela n'a de sens que si l'on prend le mètre comme
unité de mesure ; mais le mètre lui-même n'a qu'une valeur
relative, car il est la quarante-millionième partie de la cir-
conférence terrestre ; ce n'est donc qu'un rapport, et vous
aurez beau essayer de ramener ce rapport à quelque chose de
fixe, ce fixe sera encore un rapport. Et cependant comment
concevoir une chose étendue sans une certaine grandeur dé-
terminée? Cette double impossibilité, et de fixer une gran-
deur et de concevoir une étendue sans grandeur, ne tend-elle
pas à prouver qu'il n'y a là qu'une relation à nous-mêmes
et que l'étendue n'est autre chose qu'une représentation de
notre esprit?
On peut en dire autant de la figure du corps. Cela est d'a-
bord évident de la figure visuelle. Cette figure est ce qu'elle
est en raison de la structure de nos yeux. Si le cristallin était
un prisme, au lieu d'être une lentille, les objets nous appa-
raîtraient tout autrement ; la figure des corps nous paraîtrait
autre à travers un verre convexe qu'à travers un verre con-
cave. Il en est de même de la figure tangible. Si l'organe du
toucher était réduit, comme l'imaginait Maine de Biran, à un
angle aigu, aurions-nous la perception du relief, de la sphère,
du cube? Le sabot du cheval ne peut lui donner d'autre im-
pression que celle de superficie. Reste le mouvement; or on sait
les illusions produites sur le sens de la vue quand nous sommes
immobiles et que nous voyons se mouvoir les objets externes,
ou réciproquement. En quoi d'ailleurs consisTe la perception
du mouvement? Ya-t-il même quelque chose de ce genre?
Ainsi rien n'est mieux prouvé en psychologie que la sub-
jectivité et la relativité des sensations. S'il y a une loi psycho-
logique qui égale en certitude et en vérité les lois de la nature
physique, c'est celle-là. Quelles sont les conséquences que
nous devons tirer de cette loi, et entraîne-t-elle nécessaire-
ment l'idéalité du monde extérieur? C'est ce que nous avons
maintenant à examiner.
LEÇON II
DE L OBJECTIVITE DES SENSATIONS
Messieurs,
Nous avons longuement exposé la subjectivité de nos sen-
sations. Il y a là une vérité incontestable. Nos sensations
sont subjectives; soit. Mais ne sont-elles que subjectives, et
ne peuvent-elles être à la fois objectives et subjectives?
11 y a, avons-nous dit, deux sortes de subjectivité : la su
jectivité physiologique et la subjectivité psychologique.
La première est la plus positive et la plus certaine. Elle
repose sur des faits d'une évidente autorité, tandis que la
subjectivité psychologique n'est elle-même qu'une interpré-
tation des faits.
Prenons donc surtout pour base de notre discussion la sub-
jectivité physiologique.
M. Herbert Spencer a résumé toute la théorie dans cette
formule :
« La conscience subjective est la mesure de l'existence
objective. »
Cela est vrai en un sens; mais, sans nier que la conscience
subjective soit la mesure de l'existence objective, ne pour-
rait-on pas cependant soutenir qu'elle correspond en môme
temps ù quelque cbosc d'objectif? Qu'est-ce que cette cons-
cience subjective? C'est une conscience de nos états nerveux;
c'est une conscience liée ù l'état de nos organes. La physio-
logie prouve que la sensation dépend de l'org-anisalion, et est
relative aux diiférents organes des sens, et non à telle ou telle
DE L'OBJECTIVITE DES SENSATIONS 161
qualité extérieure : soit; mais cette conscience n'est pas moins
liée à des organes, c'est-à-dire à des corps. Or, peu importe
en ce moment qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas d'autres corps
en dehors du nôtre. Toujours est-il qu'il y en a au moins un
qui est le nôtre propre, et cela suffit pour que l'idéalisme ne
soit plus entier. Car s'il est conséquent, il doit nier le corps
propre aussi bien que les autres corps. Or c'est là une consé-
quence à laquelle ne conduit pas, et môme que dément la
subjectivité physiologique. Celle-ci implique le corps comme
condition même de la subjectivité. Il y a donc au moins un
corps, et c'est le nôtre. Or, la même conséquence s'impose
pour les autres hommes, si on admet leur existence, et nous
verrons qu'on ne peut pas la nier : sachant par leur témoi-
gnage que chacun éprouve dans son corps ce que nous éprou-
vons dans le nôtre, nous sommes conduits à admettre ainsi
l'existence du corps chez les autres hommes. Et enhn, s'il y
a un corps, il peut bien y en avoir plusieurs.
Ce serait d'ailleurs une hypothèse bien étrange que d'ad-
mettre l'existence de notre corps et de nier celle des corps
environnants; car on voit que notre corps ne se conserve qu'à
l'aide des corps étrangers. Par exemple, nous nous conser-
vons à l'aide d'aliments qui viennent du dehors; et il serait
souverainement absurde d'admettre que mon corps est réel,
et que la côtelette dont il se nourrit est idéale, ou qu'elle ne
devient réelle que lorsqu'elle commence à faire partie de
mon propre corps. Un cheval réel se nourrirait de foin idéal.
D'ailleurs la difficulté d'admettre les corps^vient surtout
de l'incompréhensibilité de la notion de matière; mais du
moment que cette objection ne nous empêche pas d'en
admettre un seul, il n'est pas plus difhcile d'en admettre
plusieurs. '
Cependant, on peut pousser la difficulté plus loin et se
demander si la subjectivité psychologique ne peut pas se
ramener à la subjectivité psychologique. En effet, c'est une
question on physiologie de savoir où réside dans l'organisa-
tion le principe de la spécificité des sensations. Est-ce dans les
u. 11
162 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
nerfs? Mais les nerfs sont absolument homogènes. Est-ce dans
le cerveau? Mais toutes les parties du cerveau sont homo-
gènes. M. Wundt assure que c'est dans \e processus cérébral,
c'est-à-dire dans le mode de vibration des cellules cérébrales,
dans la forme du mouvement, et non dans sa matière, que
cette spécificité a son origine. Mais alors ne pourrait-on pas
aller plus loin encore et soutenir que ce n'est pas même dans
la forme du mouvement cérébral, que c'est dans le moi lui-
même que se produit la spécificité des sensations? Dès lors
la subjectivité, de physiologique, deviendrait psychologique.
Mais cette réduction nous paraît impossible sans perdre
le fil conducteur qui nous conduisait jusqu'ici. L'avantage
de ce premier ordre de considérations était de s'appuyer sur
des données positives, concrètes, tout à fait scientifiques. Le
fait que deux ou trois agents différents (impulsion, lumière
externe, action électrique ou chimique) peuvent produire la
même sensation sur le même sens, ou qu'un seul agent produit
des sensations différentes sur différents sens, ce fait était un
fait du même ordre que tous les autres faits physiologiques
ou physiques; mais il supposait l'organisation et les organes
des sens. Si vous supprimez l'organisation, que reste-t-il du
fait? Quelque loin qu'il faille aller chercher la cause physio-
logique de la spécificité des sensations, aucun physiologiste
n'accordera qu'il faille sortir de l'organisation pour expli-
quer ce fait. Sans doute la sensation, comme telle, sera tou-
jours dans lu moi, et non dans l'organisation; mais l'orga-
nisation contiendra toujours quelque chose qui condition-
nera la sensation, et par conséquent la subjectivité physio-
logique impliquera toujours l'existence de quelque chose de
corporel.
Quoi qu'il en soit de ce premier point, passons à la subjec-
tivité psychologique.
Ici nous n'avons plus l'avantage d'être en présence d'un
fait absolument positif, comme précédemment, mais en pré-
sence de l'interprétation d'un fait. Lorsque l'on admet, avec
Descartes, avec Locke, avec tous les modernes, que les sen-
DE L'OBJECTIVITÉ DES SENSATIONS 183
satioiis dos qualilés secondes sont subjeclives, csL-on sur un
terrain aussi solide que tout à l'heure? Non, car précisément
c'est la question môme ; il ne s'agit plus d'un fait évident,
mais de l'interprétation d'un fait. Que la sensation soit sub-
jective en tant que nous la sentons, c'est ce qui est incontes-
table; c'est ce qui résulte de l'idée même de sensation; mais
que cetle sensation, parce qu'elle est subjective, ne contienne
rien d'objectif, c'est ce qui est loin d'être évident; je le répète,
c'est ce qui est en question; c'est là une interprétation de fait,
ce n'est pas un fait. Aussi lorsque les Cartésiens, et Berkeley
après eux, pour prouver leur thèse, se servent de l'exemple
du plaisir et de la douleur, ils montrent par là même que leur
thèse a besoin d'être prouvée, et n'est pas seulement la simple
expression d'un fait. Or, leur conclusion ne me paraît être
dans ce cas qu'une pétition de principe. Vous accordez,
disent-ils, que la douleur n'est point dans l'épingle ; nous
devons accorder de même que la chaleur n'est pas dans le
feu. Mais ceux qui soutiennent que la couleur et même la
chaleur contiennent quelque chose d'objectif n'accordent point
que ces deux sensations ne soient que des plaisirs et dos dou-
leurs; ils n'accorderont donc pas la comparaison. Ils sou-
tiendront qu'il y a des sensations que l'on appelle affec-
tives, et qui ne se rapportent qu'au moi; et des sensations
que l'on appelle représentatives, et qui se rapportent à un
objet que nous distinguons du moi, que nous opposons au
moi; et quand même on admettrait qu'il n'y a point do sen-
sations affectives qui ne soient on même temps représenta-
tives, et réciproquement, toujours est-il que les unes sont
plus représentatives qu'affectives, et les autres plus affectives
que représentatives, et que dans toutes ces sensations l'affec-
tif se rapporte au moi, et le représentatif au non-moi.
Examinons donc de plus près cette théorie des qualités se-
condes, où il nous semble que l'on accorde trop aisément en
général la subjectivité totale, tandis qu'il ne faut admettre,
selon nous, qu'une subjectivité partielle. Les idéalistes croient
trop facilement que lorsqu'on a accordé que nos sensations
164 LIVRE CINQUIÈME. - LE MONDE EXTÉRIEUR
sont subjectives, tout est fini, et que leur thèse est prouvée.
Il n'en est rien; il reste à prouver que nos sensalions, subjec-
tives sans doute (cela est accordé), ne sont que subjectives et
ne sont pas en même temps objectives; qu'étant le point de
jonction des deux mondes, le moi et le non-moi, elles ne re-
tiennent pas quelque chose de l'un et de l'autre. Je ne parle
pas de leurs causes externes; je ne parle pas non plus des
qualités premières, où l'objectivité est plus évidente; mais, me
bornant aux sensations proprement dites, je me demande si
ces sensations, prises en elles-mêmes, et en tant que sensa-
tions, sont uniquement des modes du moi. Mais pourquoi les
appellerait-on sensations externes, tandis que le plaisir et la
douleur ne nous paraissent jamais comme externes? M""^ de
Sévigné, comme on sait, n'a jamais pu digérer cette doctrine;
elle plaisantait sa fille sur ce paradoxe, et ne voulait pas ad-
mettre que son àme ini verte. Cette plaisanterie n'est pas aussi
frivole qu'elle en a l'air; elle touche, au contraire, le point vif
de la question, que l'on élude en général. Ce qui est, en effet,
dans l'àme, c'est la sensation du vert ; mais le vert, en tant
que vert, n'est pas aperçu par l'àme comme une de ses propres
modifications; autrement il faudrait dire que l'âme est verte,
ce qui est absurde. Le vert est aperçu par l'âme comme quel-
que chose dont elle se dislingue, en un mot comme un objet.
Je peux avoir conscience de moi-même comme souffrant,
mais je n'ai pas conscience de moi-même comme vert. Il ne
sert de rien de dire, comme on le répète sans cesse, que, si le
moi n'existait pas, ce que nous appelons couleur n'existerait
pas dans la nature. Cela est vrai ; mais on oublie d'ajouter que
la couleur n'existerait pas davantage s'il n'y avait pas d'objet
coloré. Le vert, en tant que sensation, dépend de l'âme; mais
en tant que couleur, il exprime quelque chose qui n'est pas
nous. L'erreur ici est de confondre une ap[)arence avec un phé-
nomène purement subjectif. Le plaisir et la douleur ne sont
pas des apparences, mais des modes positifs qui appartiennent
au moi au même titre que la figure et l'étendue appartiennent
au corps; mais la couleur est une apparence qui ne suppose
DE L'OBJECTIVITÉ DES SENSATIONS 163
pas seulement un sujet auquel elle apparaît, mais en oulre
quelque chose qui apparaît; et l'apparence est modifiée par
le changement de l'un de ces deux termes aussi bien que de
l'autre. Un objet suhit toutes sortes de transformations suivant
le milieu à travers lequel nous l'apercevons; mais ce sont
toujours les déformations de tel objet et non pas de tel autre :
substituez un cube à une pyramide, les apparences de l'un,
quel que soit le milieu, ne seront jamais les apparences de
l'autre. Que je regarde mon visage à travers certains miroirs,
il s'allongera, s'élargira, grossira ou diminuera, suivant les
miroirs; mais ce sera toujours mon visage. Ainsi la couleur
est une apparence; mais c'est l'apparence de quelque chose.
Toute subjective qu'elle est en tant qu'apparence sentie, elle
est objective en tant qu'apparence produite. J'aurai beau
fermer les yeux et ouvrir mes oreilles devant un tableau, il
ne m'apparaîtra pas comme sonore, et réciproquement. Ces
apparences, toutes subjectives qu'elles sont, sont donc liées
à des conditions indépendantes de nous, et à ce titre elles
sont autre chose que moi-même.
A la vérité, on peut dire que ce que nous affirmons ici de la
couleur tient à ce que la couleur est toujours liée à l'étendue,
et que c'est le propre de l'étendue de nous apparaître comme
objective. Essayons donc de montrer qu'il en est de même
de toutes nos sensations.
Prenons pour exemple la sensation de son. J'entends une
note de musique, un la. Sans doute, en tant qu'audition, cette
sensation est subjective; mais le son la, en tant qu'il est dif-
férent du 50/ ou de Vut, n'est-il pas distinct ^e l'audition elle-
même? Ne contient-il pas quelque chose d'objectif? Ce n'est
pas le moi qui donne le la; c'est lui qui le reçoit et le subit.
Je ne puis m'identifier à une gamme. Suivant le mot très juste
d'Adolphe Garnier, on dit : « Je souffre ; » on ne dit pas : « Je
sonne; » et cela non parce que nous plaçons plus ou moins
le son dans l'espace; mais c'est le son, comme son, qui est
le terme auquel mon ùme est unie , et qui par là précisé-
ment n'est pas la même chose qu'elle. J'accorde que le son
166 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
est une apparence, que c'est la manière dont une chose incon-
nue (par exemple un choc vibratoire) apparaît à mon oreille,
et que s'il n'y avait point un sujet sentant, un silence univer-
sel régnerait sur toute la nature. Mais si la cause objective
faisait défaut, le silence ne serait pas moindre. Même ce qu'on
appelle les sons subjectifs, les bourdonnements, les tintements,
sont encore le résultat de certaines actions mécaniques (le
cours du sang par exemple). Enfin l'oreille elle-même entrât-
elle spontanément en action, toujours est-il que les vibrations
du tympan sont quelque chose d'objectif relativement au moi;
et quoi(|u'il soit vrai de dire (}ue l'oreille ne connaît pas ces
causes objectives en tant qu'objectives, néanmoins, comme
nous voyons que le son est toujours produit par quelque chose
de semblable, il n'est pas étonnant qu'il nous apparaisse
comme distinct de nous, puisqu'il est la manifestation de ce
quelque chose qui n'est pas nous.
Les mêmes observations peuvent être faites sur les autres
sens, quoique l'élément subjectif y soit de plus en plus pré-
dominant. Toutes sont l'expression de quelque cbose d'externe,
ou tout au moins l'expression de notre propre corps, qui est
un objet externe par rapport au moi. La saveur exprime une
modification de notre palais, l'odeur une modification des
narines, la chaleur une modification de la peau. Elles sont
donc toutes l'expression de quel([ue chose qui n'est pas exclu-
sivement subjectif.
Si déjà dans la plus simple sensation nous avons pu démê-
ler un caractère objectif, à plus forte raison cet élément de-
viendra-t-il visible et frappant lorsqu'à la sensation propre-
ment dite nous aurons ajouté une condition nouvelle qui se
joint nécessairement à deux au moins de nos sensations, sinon
à toutes, à savoir l'étendue. C'est, en effet, le caractère propre
et distinctif de l'étendue de nous apparaître comme quelque
chose d'externe; et, réciproquement, c'est le caractère propre
et distinctif du moi de ne pouvoir s'apparaître sous forme de
l'étendue. Sans doute le moi se sent lié intimement à une
portion d'étendue qui est inséparable de son être et qu'il
DE L'OBJECTIVITÉ DES SENSATIONS 167
appelle son corps; mais il ne suit pas de là que le moi, pris en
lui-même comme moi, se sente élenrlu : le moi qui pense, qui
sent et qui veut, ne sent pas en lui-même une droite et une
gauche, un haut et un bas; il ne peut se représenter comme
rond ou carré, ou ayant une figure quelconque. Ainsi le moi,
excluant de lui-même l'étendue, la projette au dehors. Ce sont
surtout les sensations de la vue qui ont pour privilège de se
joindre à la notion d'étendue et de la porter avec elle. Ce se-
ront donc elles qui nous paraîtront les plus objectives. Nous
sommes même obligés d'éloigner les objets de nous pour les
voir; et, quoi qu'on en ait dit, la profondeur nous paraît aussi
essentielle à la vision que les autres dimensions. Mais la vue
cependant n'est pas la seule à juxtaposer les sensations dans
l'espace. Le tact, soit passif, soit actif, le fait également, et
nous ne sommes pas éloignés de penser, avec quelques philo-
sophes, que les autres sens externes, et même le sens vital,
ne sont pas absolument dépourvus de la notion d'étendue. De
là pour tous les sens une raison nouvelle d'objectivité.
A l'analyse précédente on pourrait répondre qu'il faut dis-
tinguer entre V objectivité et V extériorité. Les choses peu-
vent nous paraître objectives, sans être pour cela extérieures.
Ce serait le propre de l'imagination, dirait-on, de projeter
au dehors nos propres états et de les disposer dans un es-
pace externe, où elles paraissent se séparer les unes des
autres et se distinguer de nous. Il ne s'ensuit pas qu'elles
soient nécessairement extérieures à nous. Nous répondons
au contraire que les choses ne nous paraissent objectives que
parce qu'elles sont extérieures, et nous entendons par là
indépendantes de nous, car l'espace pouvant bien être lui-
même quelque chose de subjectif, la disposition dans l'es-
pace ne serait encore qu'une apparence; mais cette apparence
elle-même serait inexplicable si elle n'avait d'autre fondement
que nous-mêmes. Aussi pas un seul idéaliste, sauf Stuart Mill,
n'a-t-il sérieusement soutenu la gageure que suppose .son sys-
tème, à savoir de s'en tenir au seul moi comme cause unique
de nos sensations. Pour Malebranche et Berkeley, il n'y a pas
168 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
de corps; mais c'est Dieu lui-même qui produit nos sensa-
tions; soit : mais que cette cause inconnue qui produit nos
sensations s'appelle matière ou Dieu, peu importe ici : toujours
est-il que cette cause n'est pas nous. On peut contester la cor-
poréité, mais non Yobjectivité. C'est d'ailleurs une chose bien
contraire aux règles de la bonne philosophie que d'avoir re-
cours à la cause première sans nécessité; et peut-être serait-il
plus sage de faire appel aux causes secondes : mais en tout
cas il n'y a pas là idéalité absolue ni subjectivité pure, puis-
que Dieu n'est pas nous-mêmes et ne se confond pas avec nos
sensations. Pour Kant, nous verrons plus tard quelle est la
nature de son idéalisme; mais il s'en faut de beaucoup qu'il
réduise tout aux phénomènes du moi. Il fait venir la matière
de nos sensations du dehors, et la forme du dedans : « La
matière est donnée, la forme est apportée par l'esprit. » Il y
a donc un dehors et un dedans. Il faut arriver jusqu'à Fichte
pour trouver une philosophie qui ait le courag-e de tout sa-
crifier au moi; et encore est-ce beaucoup plus en apparence
qu'en réalité. Lorsque Fichte nous fait l'histoire du moi et en
raconte les étapes successives, de quel moi veut-il parler? Est-
ce du moi individuel, du moi de nos sensations, de celui-là
précisément dont il s'agit dans la question qui nous occupe?
Non; ce moi individuel est relégué au second plan sous le
nom du moi fini. Bien loin de créer le non-moi , ce moi fini
n'en est que la conséquence. C'est le moi infmi, absolu, qui est
la cause unique; c'est la substance de Spinoza retournée, et
vue du point de vue subjectif; il ne s'agit donc plus d'idéa-
lisme, mais de panthéisme. Mais la réalité objective reparaît
toujours par quelque côté. Ce n'est que par équivoque que
l'on réduit l'objet au sujet ; c'est en enflant l'idée de sujet
d'une manière si vague qu'il peut signifier l'objet aussi bien
que le sujet; et l'on ne croit avoir supprimé l'objet que parce
qu'on a appelé de ce nom deux choses très différentes, à savoir
le moi infini et le moi fini, celui-ci renonçant à toute préten-
tion d'absorber celui-là, et par conséquent s'en distinguant
encore comme un sujet se distingue d'un objet.
LEÇON III
DE LA PERCEPTION VISUELLE DE LA DISTANCE
Messieurs,
Il y a un demi-idéalisme qui consiste à soutenir que dans
la perception de l'étendue par la vue, deux dimensions seu-
lement sont réellement données à l'œil, et que la troisième
est construite par l'esprit à l'aide des deux autres. Cette
doctrine, qui vient de Berkeley [Théorie de la vision), a élé
presque universellement adoptée. Elle mérite cependant un
examen plus sévère qu'on ne Ta fait d'ordinaire.
Deux écoles, suivante. Ilelmholtz, se partagent la théorie
de la vision. L'une, qu'il appelle l'école nativistique, tend à
expliquer autant que possible les phénomènes visuels par
rinnéilé ; l'autre, qu'il appelle cmpiristiqiie, tend au contraire
à les expliquer par l'expérience et l'habitude. L'une des ques-
tions où celte dernière école a eu jusqu'ici le plus d'avantages,
c'est la question de la perception visuelle de la distance.
La vue réduite à elle-même n'apercevrait, dit-on, que des
surfaces ; et ce sont les diverses nuances de dég-radalion de
lumière qui, associées avec le souvenir de la distance tactile,
deviennent les signes de cette distance et finissent par pro-
duire l'illusion d'une perception directe de la distance elle-
même. Il en est de même du relief du corps , qui n'est autre
chose que le rapport des différentes distances de ses parties
à notre œil. En un mot, et pour parler rigoureusement, il n'y
a pas de troisième dimension pour la vue. Cette opinion,
émise théoriquement par Berkeley, vérifiée parla célèbre ex-
périence de Cheselden, a conquis presque tout le xviii* siècle.
Voltaire, Condillac, Diderot, Reid, et la plupart des philoso-
phes classiques jusqu'à nos jours l'ont adoptée et enseignée :
no LIVRE CINQUIÈME. — LE .MONDE EXTÉRIEUR
elle règne dans les classes de philosophie. On peut la con-
sidérer comme la doctrine dominante. Cependant elle n'a
jamais été sans quelques protestations. Ilaller au xvni" siècle;
Muller, le célèbre physiologiste, au commencement de notre
siècle; de nos jours, Iléring en Allemagne, le principal repré-
sentant de l'école nativistiquc; en France, M. Giraud-Toulon,
ont opposé de sérieuses difficultés à l'opinion reçue*. On voit
que d'assez grandes aulorilés inclinent vers l'opinion de
l'innéité, et nous espérons ne pas paraître trop téméraire en
apportant quelques raisons nouvelles en sa faveur. Notre
prétention n'est pas d'opposer affirmation à affirmation, mais
seulement de présenter quelques doutes dont l'éclaircissement
pourrait faire faire quelques progrès à l'étude des percep-
tions visuelles. Il ne faut pas toujours considérer les ques-
tions d'un seul côté. Il est souvent utile de supposer qu'une
chose est fausse, pour s'assurer qu'elle est vraie. Inutile de
dire que, pour les précisions physiologiques, nous renvoyons
aux auteurs compétents, notamment à Ilelmholtz pour l'une
des deux opinions, à M. Giraud-Toulon pour l'autre. Nous
nous bornerons aux considérations psychologiques.
Les raisons que l'on fait valoir généralement en faveur de
l'opinion précédente se réduisent, si je ne me trompe, aux
trois suivantes :
1° Les expériences faites sur les aveugles -nés, opérés de
la cataracte, expériences d'où il résulterait qu'au premier
moment les opérés voient tous les objets sur le même plan.
2° Les erreurs commises par les petits enfants dans leurs
premières appréciations de la distance : l'enfant tend les bras
vers une personne éloignée comme si elle était près de lui.
3° Les illusions de la peinture, qui nous fait voir des profon-
deurs et des distances là où il n'y en a pas, comme dans les
l. IlalIcr est cité par Gratiolet comme ayant combattu la théorie bcrke-
Iriennc (Analomle comparée du système nerveux, t. H, p. 437). Millier et IlOriiig
et beaucoup d'autres, par exemple Valkmaun, sont mentionnés par llelmholta
[Optique phi/siolof/ùjue, trad. franc., p. 57). M. Giraud-Toulon a exposé son
opiuiou sur cette question dans la Revue scientifique, ire série, tome V, p. 222-
239, la Vision binoculaire.
DE LA PERCEPTION VISUELLE DE LA DISTANCE 171
décors de théâtre : n'y a-t-il pas lieu de supposer récipro-
(juemont que nous n'en voyons pas réellement là môme où
l'expérience nous apprend qu'il y en a?
A ces trois considérations tirées de l'expérience, il faut en
ajouter une autre plus profonde et plus philosophique, donnée
par Berkeley, le vrai auteur de la théorie dont il s'agit. Cette
raison, que nous développerons plus loin, et que nous nous
contenterons ici d'indiquer, c'est qu'on ne peut pas voir la
distance, parce qu'une distance n'est qu'un rapport, un inter-
valle, et qu'un rapport, un intervalle, ne peut pas être l'objet
d'une perception.
Avant de discuter ces diverses raisons, faisons d'abord
remarquer, en faveur de l'opinion adverse, une raison capitale
tirée aussi de l'expérience et à laquelle il n'a jamais été fait
de réponse. On se contente de la passer sous silence. C'est
l'objection que Ilaller avait déjà fait valoir, à savoir que les
petits chevreaux, les petits poulets, à peine nés, vont aux
objets par la voie la plus courte ou la plus facile avec une
étonnante précision. L'expérience a été faite au Muséum
par Fr. Cuvier, et M. Chevreul, qui en a été témoin, nous la
rapporte en ces termes : « Une poule couveuse fut mise avec
des œufs dans un panier couvert d'un drap noir, au centre
d'une enceinte circulaire d'un mètre environ de diamètre,
limitée par une triple rangée de pieux disposés en quinconce,
de manière que les petits poulets éclos ne pouvaient sortir
de l'enceinte limitée directement sans se frapper contre les
pieux du milieu. Qu'arriva-t-il? C'est que chacun d'eux évita
le pieu en faisant un léger détour, et, une foisliors du cercle,
il allait becqueter directement des grains qu'on avait répan-
dus à quelques mètres du panier, de manière qu'à la sortie
de l'œuf le petit poulet savait éviter les obstacles opposés à sa
marche directe, et sans hésitation se précipitait directement
pour se nourrir des grains que ses yeux voyaient pour la
première fois\ » Que répondre à un fait aussi décisif? L'œil
1. Mémoires de l'Académie des sciences, 1878 (tome XXXIX). Le même argu-
112 LIVRE CINQUIÈME. - LE MONDE EXTÉRIEUR
de riiomme est-il fait autrement que celui des autres verté-
brés? Ya-t-il un mode de vision difTérent suivant les espèces?
En quoi consisterait cette différence et sur quoi serait- elle
fondée? On peut dire que ce qui est instinctif chez l'animal
peut être le résultat de l'éducation chez l'homme, par exemple
la marche. Mais personne ne contestera que l'œil n'ait plus
ou moins besoin d'éducation. La question est de savoir s'il
ne se suffirait pas à lui-même pour obtenir par l'exercice la
notion de distance, ou s'il ne la doit qu'au concours d'un
autre sens. Or l'exemple des petits poulets prouve que l'œil
se suffit à lui-même pour avoir cette notion. Que l'œil de
l'homme ait besoin d'un peu plus d'exercice, cela est pos-
sible; mais on doit supposer, par analogie, que, même en
s'inslruisant, il ne tire des notions sur ce point que de lui-
même.
C'est ici le lieu d'examiner de près les expériences physio-
logiques qui ont donné lieu à l'opinion reçue et, avant tout,
la célèbre expérience de Chcselden qui a fait tant de bruit au
xviii" siècle, et qui est encore aujourd'hui la base fondamen-
tale de la théorie en question'.
Quand on va jusqu'à la source elle-même, c'est-à-dire
jusqu'au mémoire de Glieselden, qui n'est pas difficile à
trouver ni à lire, puisqu'il ne se compose que de quatre pages
meut a été employé couti'e la théorie empiristique de la distance par M. Giraud-
Toulon [Revue scienlifique).
1. M. Ernest Naville, dans uu très intéressant article de la Revue scientifi-
que '3{ mars 1877), nous douue l'énumération des opératious de ce genre qui
ont été publiées : 1728, Cheselden [Philosophical Transactions, 1728, p. 447); —
1801, Ware [id., p. 382) ; — 1806, Home (kl., 1807, p. 83) ; — le même {ici., ici.) ;
— 1826, Wardrop {ici., 1826, p. 529); — 1840, Franz {ici., 1841, p. 59) ; — Trin-
chinetti {Archives des sciences physiques et naturelles de la Bifjliothèque univer-
selle, 1847, p. 336); — 1832, Recordon {Bulletin de la Société médicale de la
Suisse romaiule, 1876) ; — 1874, Hirschberg {Archives de Grœfe, XXI, 1) ; — 1874,
Hippel {Archives de Grcpfe, XXI, 2) ; — 187j, Dnfour {Bulletin de la Société médi-
cale de la Suisse romande, 1876) ; — Hirschberg {Archives de Grœfe, XXII, 4). —
Ajoutez à ces cas signalés par M, Naville une autre observation de Wardrop
sur un enfant aveugle et sourd à la fois, rapportée par Dugald Stewart avec
grands détails et pièces à l'appui {Philosophie de l'esprit humain, t. 111, Appen-
dice). On verra encore dans le cours de cet article la mention de quelques
opérations de ce genre faites en France au xviuc siècle, et dont nous u'avons
pas pu retrouver la date ni l'historique original.
DE LA PERCEPTION VISUELLE DE LA DISTANCE [IZ
dans les PJiilosophical Transactions^ et qu'il a d'ailleurs été
traduit et inséré en outre dans VOptique plujàologique de
Ilelmlioltz-, lorsqu'on se rapporte, dis-je, au témoignage pri-
mitif de Clieselden lui-même, on est étonné de voir sur quelle
courte et vague déposition on a édifié une théorie si savante.
Il ne s'agit, en effet, que d'une seule ligne, dont Fauteur sem-
ble avoir à peine aperçu l'importance, et à laquelle il ne donne
aucun développement : «Dans les premiers temps, dit-il, loin
d'être en état d'apprécier les dislances, il s'imaginait que tous
les objets qu'il voyait touchaient ses yeux, de même que les
objets sentis sont au contact de la peau. » On voit que tout
repose sur ces mots : « que les objets lui touchaient les
yeux. » Quel sens cela pouvait-il avoir? Cheselden ne s'est
pas donné la peine de le dire et de le chercher. Il n'a pas
interrogé l'aveugle pour le faire expliquer; il ne nous a pas
rapporté ses réponses textuelles. Il n'a pas institué d'expé-
riences particulières pour vérifier et interpréter cette remar-
quable assertion. Tout repose sur ces mots : on conviendra
qu'il est difficile d'établir une théorie sur un fondement
plus léger. Examinons cependant ce mot et cherchons-en la
valeur.
Tout le monde conviendra qu'un aveugle qui voit pour la
première fois doit éprouver des sensations tellement nouvel-
les qu'il doit lui être extrêmement difficile d'en rendre compte.
Que s'il l'essaye cependant, n'est-il pas certain qu'il cherchera
à exprimer ses sensations nouvelles en se servant des mots
empruntés aux sens qui lui sont les plus famihers? Or, on sait
que chez l'aveugle le sens le plus développé, parce qu'il lui
est le plus utile, c'est le sens du toucher : c'est donc au lou-
cher qu'il empruntera les images dont il a besoin. Il dira que
les objets lui semblent toucher ses yeux, parce que c'est l'ex-
pression la plus vive qu'il puisse employer pour faire enten-
dre l'impression immédiate ressentie dans un nouveau sens.
1. Année 1728, tome XXXVII, p. -i41-4o0.
2. Trad. franc., p. 749.
174 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
Le mot touclwr n'est ici qu'une métaphore qui veut dire que
la lumière agit sur le sens de l'œil comme la chaleur sur la
main. En un mot, on confond ici la perception et le langage.
L'aveugle-né doit voir la même chose que nous, mais il n'a
pas la même langue ; il traduit les sensations de la vue dans
la langue du toucher; ce n'est que peu à peu qu'il apprendra
à les exprimer, comme nous, dans la lang-ue qui leur est
propre.
On comprendra encore mieux la valeur de cette expression
si Ton compare l'idée de distance tactile à l'idée de distance
visuelle. A proprement parler, nous ne percevons pas plus la
distance parle toucher que par la vue : quand nous touchons
un objet, c'est que nous sommes en contact avec lui, et par
conséquent qu'il n'y a pas de distance entre lui et nous. La
dislance n'est donc pas pour le tact l'objet d'une perception
directe; c'est la conclusion d'un raisonnement; c'est l'idée
d'un certain intervalle à franchir pour arriver à loucher
l'objet. Le contact s'oppose à la distance ; la distance exclut
le contact. La distance tactile est une possibilité de contact
séparé de l'acte par un certain temps. Elle est l'idée, la seule
idée que l'aveugle-né ait de la distance avant toute opération :
il ne peut se la représenter que comme la possibilité d'une
sensation future, non actuelle, ou le passage possible de la
sensation actuelle à une sensation future.
Qu'est-ce maintenant que la distance visuelle? Illusion en
réalité, toujours est-il que nous ne pouvons nous la repré-
senter que comme une perception immédiate de l'objet dis-
tant. Xous voyons les objets éloignés (jusqu'à une certaine
limite), aussi bien que les objets proches, d'une manière im-
médiate : car voir signifie cela. Ainsi la dislance visuelle est
immédiate; la distance tactile ne l'est pas. Le tact, pour
percevoir un objet éloigné, a besoin du mouvement vers cet
objet : mais la vue, pour percevoir le même objet, n'a pas
besoin de mouvement, ou du moins n'a pas besoin de cette
sorte de mouvement qui va vers l'objet. Pour le tact, l'idée
de dislance s'associe à l'idée d'un mouvement possible et
DE LA PERCEPTION VISUELLE DE LA DISTANCE llo
même nécessaire. Pour la vue, l'idée de distance ne s'associe
à aucun mouvementé
Maintenant, quel est, pour l'aveugle, le type de la percep-
tion immédiate? C'est le contact. Gomment exprimera-t-il donc
ce nouveau fait d'une perception immédiate des objets éloi-
gnés? Par une image empruntée au contact : il dira que les
objets lui touchent les yeux : car toucher, pour lui, c'est res-
sentir une impression actuelle, sans avoir besoin d'un dépla-
cement pour la provoquer. Or tel est le caractère propre de
la perception visuelle; elle sera donc pour lui un toucher.
Cela donné, devons-nous dire que l'aveugle opéré perçoit
ou ne perçoit pas la distance par la vue? Nous répondons que
l'aveugle doit percevoir tout d'abord (avec plus ou moins de
précision) la même chose que nous : il perçoit ce que nous
percevons et comme nous le percevons, seulement moins
bien; mais ce qu'il perçoit ne peut pas réveiller en lui la
notion de distance, puisque la seule idée de distance qu'il ait
encore est celle d'une séparation de l'objet, tandis que la
vision, au contraire, lui fournit le fait tout nouveau d'une vi-
sion immédiate de l'objet éloigné. Il ne retrouvera pas dans
sa perception nouvelle les éléments de la notion de distance
telle que le toucher la lui a fournie; il ne se servira d'aucune
des expressions relatives à cette notion, puisqu'il s'agit main-
tenant d'une notion toute différente. Bien loin ici que la vue
ait besoin de s'instruire par le toucher, on peut dire, au con-
traire, qu'il faut que la vue oublie peu à peu les notions du
toucher pour reconnaître les siennes propres^ Tant que le
souvenir de la distance tactile prédominera, il n'y aura pas
pour l'aveugle de distance visuelle. Tant que l'idée de dis-
tance représentera pour lui une possibilité de contact, par con-
séquent la séparation d'avec son objet, comme la vue ne lui
présente rien de semblable, il ne percevra rien qu'il puisse
appeler distance, et tout son langage, emprunté au tact,
1. Je ne parle pas, bien eateudii, des mouvements de Tceil en haut, en bas, à.
droite et à gauche : je parle du déplacement du corps ou des membres. Or le
tact a besoin de ce déplacement : la vue n'en a pas besoin.
17G LIVRE CIxNQUIÈME. — LE .MONDE EXTÉRIEUR
interprété dans la notion qui vient de la vue, nous fera croire
qu'il perçoit autrement que nous, tandis qu'il ne s'agit, au
contraire, que de deux langages diiférents. Mais peu à peu
la servitude à l'égard du toucher diminuera ; Taveugle ou-
bliera le type exclusif qu'il devait à ce sens; il remarquera
et dictera les notions propres de la vue; et c'est seulement
lorsque la vue aura été complètement affranchie du toucher
qu'on pourra dire qu'il perçoit la distance visuelle.
Dans toutes les expériences du genre de celle que nous
discutons, il semble que l'on soit parti d'une certaine confu-
sion d'idées. On ne se demande pas si la vue a des percep-
tions propres, si, par exemple, il y a une perception propre
de la distance visuelle : on se demande si la vue peut recon-
naître immédiatement la correspondance de ces perceptions
avec celles du toucher, ce qui est évidemment impossible,
puisque ces deux genres de perception n'ont aucune ressem-
blance entre elles.
Prenons pour exemple le célèbre problème de Molyneux.
L'aveugle opéré, mis en présence d'un globe et d'un cube,
distinguera-t-il du premier coup quel est le globe, quel est le
cube? Dans ce problème on ne se borne pas à demander ce
qui devrait être la seule question, à savoir : l'aveugle percevra-
t-il deux formes différentes, ou les confondra-t-il l'une avec
l'autre? Xon; on veut que par la vue il reconnaisse immé-
diatement quelle apparence visible correspond à telle percep-
tion tactile : ce qui est beaucoup trop demander, car, puis-
qu'il n'y a aucune ressemblance entre les perceptions d'un
sens et celles d'un autre, il n'y a aucune raison pour que
l'aveugle reconnaisse à la vue ce qu'il n'a encore perçu que
par le toucher. Il voit bien qu'un cube n'est pas une sphère ;
mais comment pourrait-il savoir laquelle de ces deux formes
correspond à ce qu'il a appelé jus({u'ici cube, laquelle à ce
qu'il a appelé sphère? Comment le pourrait-il, puisque ce
sont deux notions absolument hétérogènes? Le jeune aveugle
de Cheselden ne sut pas distinguer d'abord son chien et son
chat; mais, ayant attrapé le chat, il le tâta attentivement et
DE LA PERCEPTIOxN VISUELLE DE LA DISTANCE 117
dit, en le relâchant : « Ya, minet, je te reconnaîtrai à l'ave-
nir. » Mais ce serait le contraire qui serait prodigieux; car
quel rapport y a-t-il entre la forme visible d'un cliat et sa
forme tactile? Cela ne veut certainement pas dire que l'en-
fant, mis en présence du chien et du chat, ne les distinguât pas
l'un de l'autre; seulement il ne savait pas leur donner leur
nom tactile. Ainsi l'aveugle opéré perçoit bien les formes :
mais, ce qui doit être, il ne les peut pas rapporter immédia-
tement aux formes antérieurement perçues. C'est ainsi, par
exemple, qu'un sourd de naissance qui acquerrait l'ouïe, dis-
tinguerait bien le son du tambour du son de la trompette,
mais ne pourrait dire tout de suite quelle est la trompette,
quel est le tambour. On ne voit pas trop ce que l'on peut con-
clure de là.
La même confusion a lieu dans la question qui nous
occupe. En tant que la distance signifie la possibilité d'un
certain mouvement pour aller du point où nous sommes
au point éloigné, la vue ne nous suggère rien de semblable,
puisque, pour la vue, ce point éloigné est donné en même
temps que le point proche. Les deux notions ne peuvent donc
pas coïncider; mais cela prouve seulement que la vue n'est
pas le tact, et non que la vue n'a pas sa perception de la dis-
lance, qui s'éclaircira avec l'expérience, mais qui n'en est
pas moins pour elle, selon l'expression d'Aristote, un sensiôle
propre.
Dans la plupart des observations rapportées, c'est toujours
la même difficulté qui est conslatéo, à savoirla difficulté de
rapporter la notion de la vue à colle du toucher. Dans l'obser-
vation de Wardrop, qui est rapportée tout au long par Ilelm-
holtz,ladame qui avait été le sujet de l'opération (à quarante-
six ans) « paraissait stupéfaite de ne pas pouvoir combiner les
perceptions du toucher avec celles de la vue, et se trouvait
désappointée de ne pouvoir pas distinguer immédiatement
par la vue des objets qu'elle distinguait si facilement par le
toucher... Elle vit une orange sur sa cheminée; mais elle ne
put pas se figurer ce que c'était avant de l'avoir touchée. » Ces
II. 12
118 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
faits s'expliquent naturellement d'après les observations pré-
cédentes; mais qu'on relise avec soin, et tout entière, l'ob-
servation de Wardrop, on n'y trouvera pas la moindre preuve
que la malade opérée ait jamais vu les objets sur un plan.
Dans l'observation de Ware rapportée par Dugald Stewart,
l'enfant opéré (il avait sept ans) apprit très vite et très faci-
lement les distances; et même, ce qui est plus remarquable,
il distinguait la nature et la couleur des objets ; mais, comme
le fait observer D. Stewart, cela prouverait simplement que
l'enfantn'étaitpas complètement aveugle, ce qui était vrai ; et,
en effet, il est rare, en cas de cataracte congénitale, que la cécité
soit absolue. Le malade connaît au moins la plupart du temps
la diiïérence de la lumière et de la nuit, et par conséquent
il doit avoir déjà une certaine notion de distance, même par
la vue, ce qui prouve combien ces expériences sont peu signi-
licatives. Il en était de même d'un autre enfant, sourd et
aveugle, opéré encore par^Yardrop, dont nous avons parlé plus
liant, et dontD. Stewart nous rapporte l'bistoire dans le plus
grand détail, en avouant que « ce cas ne pouvait servir en
aucune façon à vérifier les conclusions de Cheselden' ».
Diderot a dit avec raison : « Préparer et interroger un aveu-
gle-né n'eût point été une occupation indigne des talents réu-
nis de ?sewtoii. Descartes, Locke et Leibniz. » En effet, pour
comprendre les réponses de l'aveugle, il faut savoir ce qu'on
veut lui demander. Quand on lit les récits d'observation, on y
voit tant de questions diverses, n'ayant pas de rapport entre
elles, si peu de suite dans les expériences, si peu de méthode
en un mot, qu'on ne s'étonne pas que la question reste si obs-
cure et si enveloppée.
Nous avons signalé quelques-unes des confusions commi-
ses dans ces expériences. En voici une autre : c'est celle qui
consiste à confondre \sijje?'cejjtioji d'une qualité avec Vappré-
1. DugalJ Stewart, Éléments de la pliilosopliie de l'esprit hiotiiiin, Appendice.
Cet appeudice, qui coulieut toute» le» piùces de l'histoire de James Âlitchell,
est le luéiuoire le plus développé que nous ayous sur uue observatiou de ce
genre.
DE LA PERCEPTION VISUELLE DE LA DISTANCE 179
dation claire et distincte de celte qualité. Ainsi on nous dit
sans cesse que les aveugles opérés n'apprécient pas les dis-
tances, ce qui est accordé d'avance ; mais qu'ils ne les per-
çoivent pas du tout, c'est une tout autre question. Que l'œil,
ainsi que tous nos organes, ait besoin d'éducation et d'habi-
tude pour exercer ses fonctions, et par conséquent pour ap-
prendre à discerner les sensations, c'est ce qui ne fait pas
question ; mais cela est tout aussi vrai des sensations qui lui
appartiennent en propre sans contestation, que de celles qui
lui viendraient de l'éducation par le moyen du toucher. Nul
doute que l'œil n'apprenne à discerner plus exactement les
couleurs par l'habitude. Dira-t-on que l'œil a besoin du tou-
cher pour apprendre à percevoir les couleurs ? L'ouïe a éga-
lementbesoin d'éducation pour discerner les sons. Il yabeau-
coup d'oreilles qui ne distinguent pas les demi-tons, et la
plupart sont incapables de discerner les quarts de ton. Dirons-
nous que le son n'est pas l'objet propre des perceptions de
l'ouïe? Il y a donc deux sortes d'éducation des sens : 1° Fé-
ducalion d'un sens par l'exercice propre à ce sens ; 2° l'édu-
cation de ce sens par son association avec les autres, et en
particulier avec le toucher. Or, de ce qu'un organe a besoin
d'éducation dans le premier sens, il ne s'ensuit pas qu'il en
ait besoin dans le second. De ce qu'il apprend à apprécier, il
ne s'ensuit pas qu'il apprenne à percevoir; et si l'on dit d'une
manière vague qu'il apprend à percevoir, cela veut dire qu'il
apprend à apprécier. Ainsi le discernement sera le résultat
de l'éducation, mais non la perception du son^n tant que son.
Pour en revenir à la notion des distances, l'œil peut être oblig-é
d'apprendre à la perfectionner, sans qu'on puisse en conclure
qu'elle ne l'a pas naturellement. Il ne suffit pas de prouver
qu'il la perçoit mal ; il faut prouver qu'il ne la perçoit pas du
tout.
Or, c'est cette distinction que l'on ne fait pas généralement
dans les récits auxquels nous faisons allusion. Gheselden nous
dit : « Loin d'être en état î^C apprécier les distances ; » il ne
s'agit donc que d'appréciation, non de perception. ^N^ardrop
ISO LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
dit de même : « Elle était loin d'avoir aucune connaissance
exacte des formes et des distances. » Mais entre une connais-
sance exacte et une non-connaissance il y a un milieu.
M. Ernest Naville, résumant, dans un article déjà cilé. une des
dernières expériences de ce genre qui aient été failes, nous
dit : « L'aveugle opéré par M. Recordon, en 1852, jugeait
également distantes deux maisons fort éloignées l'une de l'au-
tre. » Mais tous les jours nous voyons que celui qui n'a pas
d'oreille confond deux sons qui sont très différents. M. Ernest
Naville fait, du reste, lui-même, avec beaucoup de sagacité,
la distinction que nous faisons ici, et il l'applique à la per-
ception des formes planes. Il reconnaît que l'œil ne les
perçoit pas tout d'abord telles qu'elles sont, et qu'il apprend
à les percevoir, mais cela par son propre exercice , et sans
avoir besoin du toucher. Pour nous, nous sommes tentés
d'aller plus loin et d'affirmer la même chose aussi bien de la
troisième dimension que des deux autres.
Il ne paraît pas non plus que tous les observateurs aient
été d'accord sur les premières perceptions des aveugles opé-
rés. Je trouve, par exemple, dans un livre peu connu du
xviu^ siècle*, la mention de plusieurs expériences qui dépo-
seraient en sens inverse do celle de Cheselden. L'auteur cite
les observations de M. Janin sur l'œil, qui confirment, dit-il,
sa propre opinion, laquelle était contraire à l'opinion reçue :
« Cette aveugle-née à qui M. Janin ouvrit les yeux ne voyait
les objets ni doubles, ni renversés, ni touchant ses yeux...
Cette même fille, ainsi que d'autres malades semblables
observés par M. Daviel, portait les mains en avant vers les
objets pour les atteindre : elle avait donc quelque idée de la
dislance, de l'étendue. » Qu'étaient-ce que ces expériences de
Janin et de Daviel? Nous ne le savons pas. Elles ne sont pas
mentionnées parmi celles de ce genre dont le souvenir a été
conservé. L'auteur du livre que nous mentionnons n'indique
pas la source : peut-être la retrouverait-on dans les mémoi-
1. Histoire nalurelle de l'mnc, par llcy Régis (1780), ouvrage cité plusieurs fois
par .Maiuu de IJiraii.
DE LA PERCEPTION VISUELLE DE LA DISTANCE 181
res scientifiques du xvui® siècle : le temps nous manque pour
faire celte recherche. Toujours est-il que, d'après Rey Régis,
ces expériences contredisaient les assertions de Clieselden*.
Les observations précédentes peuvent s'appliquer égale-
ment au fait souvent invoqué des petits enfants, qui étendent,
dit-on, les mains pour atteindre les objets éloignés, comme
s'ils étaient proches, fait qui a bien peu de valeur en cette
question ; car, si l'enfant étend la main pour saisir un objet,
même en se trompant il a déjà depuis longtemps la notion
de distance. Il ne se trompe que sur l'appréciation, mais il
n'a pas à acquérir la perception ; or nous avons vu que cha-
que sens est obligé de s'instruire même de ce qui le concerne
exclusivement. Il est évident d'ailleurs qu'il n'y a rien à tirer
de l'observation des petits enfants sur cette question, car à
l'âge où ils commencent à étendre les mains pour saisir un
objet, ils doivent avoir depuis longtemps la notion de dis-
tance, même dans la théorie empiristique ; et avant cet âge
nous n'avons aucun signe qui puisse nous apprendre s'ils
ont ou s'ils n'ont pas cette notion.
Quant à l'argument qui se tire des illusions de la perspec-
tive et du dessin, la solution de la difficulté est de renvoyer
à nos adversaires leurs propres explications ; car ce qu'il faut
ramener à l'association et à l'habitude, ce n'est pas la percep-
tion normale, mais la perception erronée.
Dans la théorie nativistique aussi bien que dans la théorie
empiristique, la surface se joint à la profondeur, et les degrés
de lumière mesurent la distance. Les deux^ perceptions se
lieront donc d'une manière inséparable. On comprend alors
que l'une do ces perceptions puisse rappeler l'autre. C'est ce
qui a lieu en effet ; et si la coïncidence est parfaite, le souvenir
1. Ou voit que tous les philosophes du xviii<= siècle n'ont pas été d'accord
avec Voltaire, Coudillac, Diderot, sur la théorie berkeléienue de la vision.
Dans un autre ouvrage de ce temps, qui porte le mcuie titre que le précédent,
Histoire naturelle de l'âme, parle docteur Charp (Laniettrie;, Oxford, 1747, l'au-
teur combat aussi la conclusion de Cheseldeu : « De deux choses l'une, dit-il :
ou on n'a pas donné le temps à l'organe ébranlé de se remettre dans sou assiette
naturelle, ou, à force de tourmenter le nouveau voyant, on lui a fait dire ce
qu'on était bien aise qu'il dit. » (P. 304.)
182 LIVRE CINQUIEME. — LE MONDE EXTERIEUR
peut êlre assez vif pour devenir presque une perceplion. Il
ne s'agit ici que de provoquer par une perception nouvelle le
souvenir d'une perception antérieure ; tandis que, dans l'autre
hypothèse, il faudrait que la vue contractât, par son alliance
avec d'autres sens, une perception qui lui serait complète-
ment étrangère.
L'argument le plus fort en faveur de l'opinion reçue est
celui de Berkeley. La distance est une ligne qui va de l'œil à
l'objet distant. Elle est perpendiculaire à la surface de l'œil,
et ne le touche que par un point. Or comment l'œil qui n'est
touché qu'en un point pourrait-il percevoir la ligne qui est
la continuation de ce point dans la môme direction? Cela
est vrai de chacun des points de l'objet distant. Chacun
d'eux envoie des rayons qui ne touchent notre œil qu'à leur
extrémité. L'œil ne reçoit donc en réalité qu'un ensemble de
points continus qui reproduisent en surface l'objet distant,
mais sans aucune indication sur la distance elle-même. Les
accommodations qui se font dans l'œil, suivant les distances,
sont inconscientes et ne portent point du tout l'idée de distance
avec elles. On ne voit donc pas pourquoi l'œil percevrait
autre chose que ce qui lui est intimement uni, c'est-à-dire
une surface ; car les profondeurs de l'espace se reproduisent
sur la plaque de la chambre noire en surface. En un mot, on
ne peut pas voir la distance, car elle n'est qu'un intervalle,
un rapport, une succession de plans ; elle ne peut pas être
vue en tant que distance. La distance comme telle, c'est-à-
dire le vide, n'envoie pas de rayons lumineux. Elle est objet
de construction, de conception, d'inférence, non de percep-
tion.
Tel est le vrai fondement philosophique de l'opinion que
nous examinons. Avant de répondre à cet argument, repre-
nons l'opinion elle-même par la base pour en déterminer le
sens.
; S'est-on bien demandé ce que l'on voulait dire en affirmant
que par la vue nous voyons tous les objets sur un plan? Voir
sur un plan, c'est voir en surface ce qu'on croit voir en pro-
DE LA PERCEPTION VISUELLE DE LA DISTANCE 183
fondeur : c'est ce qui arrive pour les décors de théâtre. Fort
Lien ; mais on oublie que, dans ce cas-là, le plan lui-même est
vu à distance. Peut-on voir un mur sans le supposer séparé
de nous par un certain intervalle? Le décor lui-même n'est-il
pas éloigné de nous? Pouvons-nous nous faire quelque idée
(l'un mode de perception qui consisterait à voir un objet sur
nos yeux, comme l'aveug-le de Clieselden? Lorsque l'objet visi-
ble vient à toucher notre œil, nous ne voyons plus rien du
tout. Nous comprenons très bien ce que serait de voir la nature
comme un tableau peint, puisque le tableau peint quelquefois
nous fait l'illusion de la nature ; mais nous ne pouvons aller
plus loin. Un état de perception où nous verrions un tableau
sans aucune distance entre lui et nous est un état en dehors
de toute expérience : il est irreprésentable à l'imagination.
Voir, c'est projeter en dehors les images qui sont en nous :
c'est là ce qu'on appelle voir, ou ce n'est rien. Pour la vue, il
ne peut y avoir d'autre dehors que la distance. A moins de
réduire la couleur à être une modification de notre âme,
comme la chaleur et la saveur, et de faire de l'espace tout
entier (avec ses trois dimensions) une construction ultérieure
de l'esprit, comme M. liain et St. Mill, à moins, dis-je, de
subjeclivcr entièrement les couleurs, l'opinion discutée est
incompréhensible. On ne sait ce que peuvent être des plans
colorés appliqués immédiatement à un moi sentant, ce que
c'est qu'un moi touchant des plans par la vue. C'est trans-
porter d'une manière tout à fait inintelligible les propriétés
du toucher à celles de la vue. Pour la vue, la distance est la
forme de l'objectivité. Voir, c'est éloigner l'olDJet de nous, le
projeter à distance, ou ce n'est plus voir; voir sans distance
est un mode de perception dont nous n'avons aucune idée et
dont nous ne pouvons pas parler.
Mais, dit-on, nous ne pouvons pas voir la distance. Nous
l'accordons; mais, sans voir la distance, nous prétendons
qu'on ne peut voir qu'à distance. La distance n'est pas l'objet,
c'est la condition de la vision. Après tout, on ne voit pas plus
l'étendue de surface que l'étendue de profondeur; nous ne
184 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
voyons que dos couleurs disposées d'une certaine manière ;
or la disposition n'est pas un objet de sensation.
Quant à l'opinion qui, renonçant à cette distinction de la
surface et de la profondeur, ferait de l'espace entier, à trois
dimensions, une construction de l'esprit, resterait encore à
savoir si c'est une construction à priori, comme le veut Kant,
ou une construction à posteriori, fondée uniquement sur la
sensation musculaire, comme l'entendent les Anglais. Dans
le premier cas, ce serait toujours l'espace à trois dimensions,
et non pas seulement l'espace en surface, qui serait la condi-
tion de la perception.
Bien plus, la perception d'une surface plane sans aucune dis-
tance à notre œil nous paraît contradictoire. Car dans la per-
ception d'un plan en tant que plan, il y a des points centraux
qui envoient des rayons directs dans le sens de l'axe de l'œil,
et des points extrêmes qui envoient des rayons obliques dans
le sens latéral ; or, d'après la géométrie, la perpendiculaire
étant plus courte que l'oblique, les rayons extrêmes doivent
être plus longs que les rayons centraux; et non seulement ils
doivent être plus longs dans la réalité, mais je dois avoir
conscience de cette inégalité de longueur. En elfet, pour que
je perçoive un plan comme plan, il faut que je voie les points
extérieurs à une plus grande distance que les points cen-
traux ; car, si je les vois tous à la même distance, ou plutôt h
une distance nulle, c'est que les points extérieurs se confon-
draient avec les points centraux; tout se réunirait en un point
unique, et le plan disparaîtrait,
M. ITelmholtz semble répondre d'avance à cette objection,
ne faisant remarquer que, dans l'exemple de l'opérée de War-
drop, « la malade était incapable de porter le regard sur un
objet vu, indirectement », et il en tire cette conséquence qu'elle
ne percevait pas la différence de distance entre les points
centraux et les points extrêmes du tableau. Mais, même en
supposant l'œil immobile et fixé sur un objet vu de face, il
y a toujours un champ de vision d'une certaine étendue, et
par conséquent des extrémités i»lus éloignées que le centre,.
DE LA PERCEPTION VISUELLE DE LA DISTANCE 185
et il nous semble que notre argument subsiste. D'ailleurs,
la difficulté de mouvoir l'œil venait sans doute d'un défaut
d'habitude, et non d'un défaut de perception; car Wardrop
nous dit que, pour voir un objet indirect, « elle tournait sa
tète tout entière «. On ne doit donc pas conclure qu'elle ne
voyait pas indirectement, puisqu'elle tournait la tête vers
l'objet, mais seulement que les mouvements de l'œil étaient
encore incertains et inexpérimentés, comme ils devaient l'être.
Ceci nous conduit à une dernière difficulté que nous devons
examiner en terminant. Nous n'avons parlé de la vue que
dans son rapport avec le toucher; nous nous sommes demandé
seulement si le toucher était indispensable pour que la vue
put acquérir la notion de distance. C'est le point seul que nous
avons examiné. Est-ce à dire maintenant que la vision ne soit
pas quelque chose de très complexe et ne contienne pas des
éléments hétérogènes qui entrent comme facteurs dans la
perception visuelle de la distance? Non, sans doute ; par exem-
}>le, on fait remarquer que les perceptions de la vue sont dues
en grande partie aux mouvements de l'œiP, et que le mouve-
ment de l'œil est un phénomène musculaire qui n^'appartient
pas en propre au sens de la vue, considéré en tant que sens.
Je ne le nie pas; cependant je ferai remarquer qu'il a été
démontré depuis longtemps par Maine de Biranque nos sens
ne deviennent proprement des agents de perception qu'en tant
qu'ils passent de l'état passif à l'état actif; et cela n'est pas
seulement vrai pour la vue, mais pour tous les autres sens,
et pour le toucher lui-même ; et, quelque effort que l'on puisse
faire pour se représenter un état purement passif de cha-
1. Je tiens à faire remarquer que cette théorie, ù, laquelle ou attache aujour-
d'hui avec raison tant d'importance en Angleterre et en Allemagne, appartient
en propre à Maine de Biran, dans sou Mémoire sw l'habitude. Voici ses propres
termes : « 11 est difficile de dire dans quelles bornes étroites les fonctions de la
vue seraient circonscrites, si nous faisions absti'action de la mobilité particu-
lière de cet organe... L'impression visuelle dépend de l'activité motrice ; c'est par
une action proprement musculaire et avec un effort très perceptible, que l'œil
se fixe, se dirige, s'ouvre plus ou moins, raccourcit ou allonge son diamètre... »
[Œuvres, p. 34.) Au reste, Condillac lui-même n'avait pas méconnu ce fait, sans
eu saisir cependant l'importance : « Comment les mains pourrajeut-elles dire
aux yeux : Voyez comme nous, si les yeux étaient immobiles? »
18G LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
cun de nos sens, il est impossible d'y supprimer complète-
ment toute activité, sans supprimer le sens lui-même. Il y a
dans chacun de nos sens et dans l'usage de leurs organes un
certain état de tension, de tonicité, d'activité, qui fait partie
du sens lui-même et qui en est en quelque sorte la vitalité.
L'oreille elle-même, quoiqu'elle obéisse très peu à notre vo-
lonté, peut être en quelque sorte tendue; il en est de même
de l'acte d'ouvrir ou de tendre les narines, de presser forte-
ment par la main. Chacun de nos sens, si l'on fait abstraction
de cet effort, de cette tension, apparaîtrait à peine à la
conscience. Sans doute, lorsque l'œil opère de véritables dé-
placements, de haut en bas, de droite à gauche, ce sont là des
mouvements qui n'appartiennent pas à la vision en tant que
telle, de même que mouvoir sa main n'est pas un phénomène
de tact; mais si l'on entend parler de cette tension minimum
sans laquelle l'œil ne serait pas même un org-ane vivant, il est
clair que c'est là un élément intégrant de la vision; or c'est
en tenant compte de cet élément, comme essentiel à Ka vision,
que nous disons que la vue toute seule pourrait suffire à la con-
struction du monde extérieur, au moins au point de vue de
l'espace. Il n'y a pas lieu ici de pousser l'analyse trop loin et
de séparer du sens lui-même ce sans quoi le sens n'existerait
pas; car, pour réduire la vision à elle seule, on la supprimerait
totalement.
En résumé, il nous semble que dans le débat engagé entre
l'école nativislique et l'école empiristique il n'y a pas néces-
sité de choisir entre les deux écoles, et d'adopter systémati-
quement un seul mode d'explication, car l'un et l'autre sont
légitimes. Si empiristique que l'on soit, il faut bien recon-
naître qu'il y a quelque chose de natif dans la perception des
sens; et si nativistique que l'on soit, il faut avouer qu'il y a
des perceptions complexes qui viennent de l'expérience et de
l'habitude. Il n'y a donc aucune raison à priori de prendre
jiarti pour l'une ou l'autre explication, et, dans chaque cas
en particulier, il faut toujours se décider selon les données
propres de la question.
DE LA PERCEPTION VISUELLE DE LA DISTANCE 187
Ainsi l'école empiiislique n'est pas encore allée jusqu'à
soutenir que la perception du son et de la couleur ne sont pas
des perceptions naturelles de l'ouïe et de la vue; personne
n'a dit que l'ouïe ne perçoit le son, et la vue la couleur, que
par leur association avec le toucher. Même en supposant que
certaines sensations qui nous paraissent simples soient des
sensations complexes associées par l'habitude, il faut toujours
reconnaître que les éléments sont de même nature que le tout,
que les éléments simples de la sensation du son sont des sons,
et les éléments de la sensation de couleur sont des couleurs,
ou tout au moins de la lumière. Il est impossible d'aller au
delà de la lumière et de la couleur pour la vue, et du son pour
l'ouïe. Dire que ces sensations elles-mêmes ne seraient que les
conclusions et les résultantes d'autres sensations plus profon-
des et plus anciennes dont nous aurions perdu la conscience
et le souvenir, c'est dépasser le domaine de l'expérience, c'est
faire appel à des états de conscience absolument inconnus :
c'est de la métaph3'sique, non de la psychologie. Il faut donc
admettre comme innés le sens de la couleur, celui de l'odeur,
celui du son, et, dès lors, où est l'inconvénient d'admettre un
sens inné de l'espace? Et surtout, si on admettait comme
innée la perception de surface, quelle difficulté y a-t-il à at-
tribuer la même innéilc à la troisième dimension? Sans doute
ce n'est pas là une raison suffisante pour admettre cette hy-
pothèse, mais c'est une raison suffisante pour ne pas se croire
obligé de la rejeter. Maine de Biran a dit : « L'innéité est la
mort de l'analyse. » Cela est vrai, mais qu'y^ faire? Si l'on
vient se heurter à quelque chose d'inné, il faut bien en pren-
dre son parti, et ne pas sacrifier la vérité à nos commodités
intellectuelles. Il nous est agréable d'expliquer un phénomène
en le ramenant à des phénomènes déjà connus; et quand nous
arrivons aux phénomènes premiers, nous sommes déconcertés,
et nous voulons à toute force les réduire : mais il n'est nulle-
ment évident à priori que la nature devra toujours se prêter à
nos besoins d'analyse. Il peut y avoir antinomie entre la science
et la vérité. La vérité peut exiger que nous reconnaissions
188 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
des phénomènes irréiluclibles; la science voudrait que tous
les phénomènes fussent réduits. Qni doit avoir raison, de la
science ou de la vérité? Il nous semble que c'est la vérité.
Tout ce qu'on peut exiger du philosophe, c'est de pousser
l'analyse à ses dernières limites possibles et de ne pas se fer-
mer à la science par un appel paresseux aux faits premiers
et à l'intuition immédiate; mais ce n'est nullement un devoir
philosophique de supprimer toujours et partout l'intuition
immédiate. Ces observations s'étendent bien au delà de la
question actuelle, mais elles peuvent s'y appliquer. Il ne
nous a pas paru suffisamment prouvé qu'il n'y ait pas quelque
chose d'inné dans la perception visuelle de la distance : que
cette innéité puisse être elle-même, comme on l'a supposé, le
résultat d'une longue expérience héréditaire, c'est une autre
question, que nous n'avons pas abordée; mais, dans les
termes où la question a été posée jusqu'ici, il nous semble
bien difficile de s'en tenir à l'opinion reçue.
LEÇON IV
UN ESSAI DE DÉMONSTRATION DE l'eXISTENCE DU -MONDE EXTÉIUEUR
Messieurs,
Nous avons longuement insisté sur l'idée de subjectivité,
parce que c'est là qu'est le nœud de la question. La discussion
des autres arguments de Berkeley ne sera que le corollaire
de ce qui précède. Il est certain que la relativité dérive de la
subjectivité. Si une chose est reçue dans un sujet, elle doit
varier avec le sujet, suivant l'axiome scolastique : Quidquid
recipitur^ secundiim naturam recipie?îlis 7'ecipiiur. Mais il ne
s'ensuit nullement que cette chose n'existe pas. Une même
chose peut produire des eflets différents sur des sujets diffé-
rents; il serait étonnant qu'il en fût autrement. Un même ora-
teur peut enflammer les uns, irriter les autres, ennuyer ou
toucher d'autres encore, et cependant on ne conclura pas de
là qu'il n'y a pas d'orateur.
Au fond, le fait de la sensation s'explique aussi bien dans
l'hypothèse de deux facteurs que d'un seul, et, selon nous,
beaucoup mieux, puisqu'elle donne l'explication de ce senti-
ment invincible d'extériorité que l'hypothèse opposée n'expli-
que point ou n'explique que d'une manièreloiite gratuite.
'Supposons qu'il y ait des choses extérieures. Supposons aussi
qu'il y ait des intelhgences, des esprits, qui soient en rapport
avec ces choses. Imaginons que les uns et les autres aient
été créés par Dieu : je me demande quel autre moyen il aurait
pu employer pour mettre en rapport ces deux genres de subs-
tances, pour faire que les choses extérieures nous avertissent
de leur existence, si ce n'est en faisant en sorte que ces cho-
ses agissent en nous? Et comment pourraient-elles agir sur
190 LIVRE CliNQUlÈME. - LE MONDE EXTÉRIEUR
nous aulrement qu'en nous affeclant, c'est-à-dire en produi-
sant en nous des impressions? Or ces impressions reçues par
les sujets seraient nécessairement subjectives, comme elles
le sont en effet ; et cependant, dans l'hypothèse, elles vien-
draient bien du dehors. Donc, dans tous les cas, dans toutes
les hypothèses, les choses se passeraient comme elles se pas-
sent; et la subjectivité, étant la même dans les deux cas, ne
prouverait pas plus en faveur de l'hypothèse idéaliste que
de l'hypothèse contraire. Mais pourquoi, avec cette modifica-
tion subjective, ou plutôt dans cette modification même, n'y
aurait-il pas, je ne dis pas la croyance, mais le sentiment im-
médiat de quelque chose d'autre que nous? Pourquoi n'y au-
rait-il pas en nous un sens de l'extérieur, un sens du dehors,
comme il y a un sens du dedans? ou même pourquoi ne serait-
il pas, comme l'a dit Maine de Biran, le môme sens qui nous
donnerait en même temps, dans un acte indivisible, le dedans
et le dehors, le moi et le non-moi? Et même ne conçoit-on
pas que le dedans, le moi, ne peut se manifester à lui-même
que dans sa rencontre et son conflit avec ce qui n'est pas moi?
Il ne s'agit pas de dire ce que les choses sont en elles-
mêmes, mais ce qu'elles nous paraissent. Nous admettons vo-
lontiers que nous ne connaissons des choses que leur appa-
rence, au moins dans la perception directe; mais apparent ne
veut pas dire nul et non existant. On pourra donc dire avec
Kant que nous ne connaissons pas les choses en soi ; au moins
est-ce une question réservée; mais quand même ce quelque
chose d'extérieur serait ce que M. H. Spencer appelle l'In-
connaissable, il ne s'ensuivrait pas que ce quoique chose ne
fût rien. Autre chose est l'existence, autre chose est l'essence.
Nous pouvons savoir qu'une chose existe sans savoir ce qu'elle
est. Pendant des siècles on a cru à l'existence de la lumière,
sans savoir qu'elle était un mouvement vibratoire. Je fais des
réserves sur cette doctrine de la non-connaissance des choses
en soi; mais, l'admît-on, il n'en résulterait nullement la non-
existence de ces choses. Or l'idéalisme porte sur l'existence,
et non sur l'essence.
DÉMONSTRATION DE L'EXISTENCE DU MONDE EXTÉRIEUR 191
La relativité des sensations ne dépose donc pas plus que la
subjectivité contre l'existence des choses sensibles; car, lors
même qu'il y aurait dételles choses, la relativité et la subjec-
tivité seraient précisément telles qu'elles sont.
Passons au troisième argument de Berkeley.
Le troisième argument de Berkeley, avons- nous dit, est
celui-ci : « Les qualités premières , malgré leur apparence
objective (l'étendue, la figure, la résistance), ne nous sont
connues que par l'intermédiaire des qualités secondes qui sont
subjectives. Elles sont donc subjectives comme celles-ci. »
Mais, de ce fait que les qualités premières ne nous seraient con-
nues que par le moyen des qualités secondes, il ne s'ensuivrait
nullement qu'elles se confondent avec les qualités secondes.
En effet, la chose exprimée ne se confond nullement avec les
signes qui l'expriment. La pensée ne peut s'exprimer que par
les signes de la voix; il ne s'ensuit pas qu'elle se confonde
avec ces signes, et qu'en elle-même elle ne soit pas quelque
chose. Donc, quelle que soit la nature intrinsèque de l'éten-
due, il ne s'ensuivrait pas qu'elle ne fût que subjective, par ce
fait seul qu'elle est liée à des manifestations subjectives.
Le dernier argument de Berkeley se tire do l'obscurité
et de l'incompréhensibilité de la notion de matière. Quel est
ce substratum mort, sourd et aveugle, que l'on imag-ine der-
rière ces manifestations subjectives de nos sensations? C'est
l'idée d'une chose absolument hétérogène avec notre esprit.
Nous n'avons qu'à rappeler ici ce que nous avons dit plus
haut. De ce que l'idée de tel objet nous paraît incompréhen-
sible, s'ensuit-il qu'un tel objet n'existe pas? Répélons-le :
autre chose est l'essence, autre chose est l'existence. Quand
même je ne saurais rien do l'essence de la matière, il ne s'en-
suivrait pas qu'elle n'existe pas. Autre chose a^iXa matérialité,
autre chose Yobjectivité. Il me suffit de savoir qu'en dehors
du moi sentant il y a quelque chose, -•!, pour que la subjecti-
vité absolue soit condamnée, quelle que soit la nature de ce
quelque chose. Quant à dire, avec Berkeley, que ce sont les
philosophes qui ont inventé l'idée de matière, c'est un jeu
192 LIYTiE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
d'esprit. Sans doute le sens commun ne fait pas de métaphy-
sique; il n'entend pas par corps une essence métaphysique;
il ne voit dans le corps que l'ensemble des sensations; mais
il rattache ces sensations à quelque chose qui n'est pas nous,
et qui est antérieur et postérieur à nous-mêmes. C'est cela
dont nous soutenons l'existence, sans nous engager dans la
discussion de ce quelque chose : que ce soient des atomes, des
monades, l'étendue absolue do Descartes, ou même Dieu se
jouant en nous, et nous donnant le spectacle de la lanterne
mag'ique, comme l'a dit un spirituel philosophe \ tout cela
c'est de l'objectif; et Berkeley lui-même, en tant qu'il fait
intervenir Dieu à la place de la matière, est un ohjecliviste,
non un idéaliste.
D'après toutes les analyses qui précèdent, on voit que nous
souscrivons à l'opinion philosophique de Maine de Biran et
d'IIamilton, qui soutient que nous sommes en rapport direct
avec des choses extérieures (quelle que soit d'ailleurs la nature
de ces choses), qu'elles nous sont données en même temps
que le moi lui-même, dans un acte indivisible. Pas de non-
moi sans moi ; pas de moi sans non-moi, aussi réels l'un que
l'autre. Il y a là un acte primordial dont on ne sépare les deux
termes que par abstraction. L'absence de la conscience dans
l'univers ne ferait pas disparaître les choses elles-mêmes ; et
même, historiquement, il semble bien que l'univers, ou du
moins le globe terrestre, a existé comme matière avant l'ap-
parition de la conscience. L'objet peut donc exister sans le
sujet ; mais cet objet n'aurait rien de commun avec ce que nous
appelons de ce nom, et que nous connaissons par nos sensa-
tions, si ce n'est la qualité de pouvoir produire ces sensations
lorsque le sujet pensant sera présent; mais, tout en existant
en soi, il n'est pour nous que ce que nos sensations nous ap-
portent, et l'on peut dire, avec Schopenhaucr : « L'univers n'est
(|ue ma rcprésentalion. » Ce qui n'empêche point qu'il n'y ait un
univers, même en l'absence de mes représentations. Est-ce là
1. Notre jeune colièguc de la Sorboimc M. G. Scailles, daus iiuc discussion du
doctorat.
DÉMONSTRATION DE L'EXISTENCE DU MONDE EXTÉRIEUR 193
du réalisme? est-ce de l'idéalisme? est-ce du réal-idéalisme,
comme disent les Allemands? Nous laissons au lecteur le
soin de donner un nom à cette manière de voir; mais nous
croyons que c'est là qu'est la vérité.
Maintenant, tout en défendant ce point de vue, à savoir
celui d'une union directe du moi et du non-moi, tout en
croyant que l'affirmation du non-moi est un acte primordial
et irrésistible, un instinct, cependant nous cro3'ons pouvoir
arriver au même résultat par voie discursive. Nous voudrions
établir que, lors même que le monde extérieur ne nous serait
pas donné dans la perception, on pourrait encore y arriver
par l'induction. St. Mill, par la théorie de l'association des
idées, est arrivé à un idéalisme plus rigoureux encore que
celui de Berkeley. Essayons à notre tour si, sans nous servir
d'autres données que lui-même, nous ne pourrons pas parve-
nir à une conclusion différente.
Il y a un fait intermédiaire dont il nous semble que l'on n'a
pas tiré assez parti en philosophie et qui pourrait jeter quel-
que lumière sur la question qui nous occupe.
C'est le fait de la croyance à l'existence des autres hom-
mes, au moins à titre d'esprits intellig-ents. Il est très curieux
que le scepticisme aussi bien que le dogmatisme ne se soient
jamais expliqués sur cette question. Le pyrrhonisme anti-
que, qui mettait tout en question, ne paraît pas avoir jamais
expressément nié l'existence des autres hommes ; et même
l'un de ses arguments favoris, les contradictions des opinions
humaines, implique évidemment l'existence (Tautres esprits
que le mien. Descartes également, lorsque, par son doute
méthodique, il ôtait de son esprit toutes les opinions, ne dit
pas que cette proscription s'applique à l'existence des autres
hommes ; enfin, lorsqu'il rétablit la certitude sur la base de
son fameux : Je pense, donc je suis, il semble nous autoriser
tous à prononcer le même axiome et à affirmer notre propre
existence, au même titre qu'il affirme la sienne ; et même, par
induction, à affirmer réciproquement notre existence respec-
tive. En tout cas, il ne fait pas porter expressément le doute
II. 13
194 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
sur co point. Kant, dans sa Critique, soutient la subjectivité
de la raison humaine; mais il entend par là la raison en
général; il admet donc par là même l'existence des autres
hommes, c'est-à-dire une certaine objectivité; car l'intelligence
des autres hommes est en dehors de ma conscience, et elle
est par conséquent pour moi quelque chose d'objectif.
Ainsi aucun philosophe n'a jamais poussé l'idéalisme jus-
qu'au point de considérer la pensée des autres hommes
comme les modes de son propre esprit. Stuart Mill, par
exemple, au lieu de prêter les mains à une extension aussi
hyperbolique de ses principes, la repousse expressément et
déclare qu'elle n'y est nullement contenue. Il explique même
comment nous arrivons à croire à l'intelligence des autres
hommes. Ce n'est pas par un instinct, comme le croyait
Reid : c'est par une inférence qui se conclut rigoureusement
et certainement d'un ensemble de signes ou de phénomènes,
lesquels, étant les mêmes que ceux par lesquels nous expri-
mons nos propres pensées, nous autorisent et même nous
contraignent à les rapportera des faits semblables à ceux qui
les accompagnent toujours en nous, à savoir des pensées.
Mais, ajoute St. Mill, rien de semblable n'est possible pour
l'existence de la matière, que nous ne pouvons ramener à des
états de conscience semblables aux nôtres.
Pour nous, au contraire, il nous semble que l'on peut arri-
ver à l'existence des corps par une sorte d'induction analo-
gue à celle qui précède; et nous n'avons qu'à empruntera
M. Mill lui-même les prémisses de nos raisonnements. Nous
avons conscience, dit-il, du mouvement de nos organes ; bien
entendu, cela n'implique pas l'existence d'organes matériels,
parce que c'est cela même qui est en question ; mais nous
avons une sensation qui accompagne le mouvement. C'est
la sensation musculaire. Or il y a deux sortes de mouve-
ment : le mouvement libre et le mouvement empêché. Sup-
posons qu'un mouvement que nous avons jusque-là exécuté
librement soit subitement empêché ; supposons que celte
double sensation du mouvement libre et du mouvement em-
DEMONSTRATION DE L'EXISTENCE DU .MONDE EXTERIEUR 195
péché ait été fai^e assez souvent pour qu'on en ait bien senti
la cîifTérence. On pourrait déjà, avec Destutt de Tracy, trou-
ver dans le mouvement arrête une raison suffisante d'ad-
mettre la réalité externe : car pour que ce mouvement, libre
tout à l'heure, soit maintenant arrêté, il faut une raison. Or,
comme nous n'avons nullement conscience d'être la cause
qui arrête le mouvement, cette raison nous apparaît par là
même comme distincte de nous. Ainsi la distinction du moi
et du non-moi serait immédiatement donnée, sinon dans
une perception directe, du moins dans une induction immé-
diate très simple, qui ressemble à une suggestion immédiate.
Evidemment c'est là une induction qui suffirait amplement
pour nous donner la croyance à l'existence des choses exté-
rieures; mais nous voudrions la rendre plus précise encore,
en la rapprochant de plus en plus de l'induction qui nous a
permis tout à l'heure de croire à l'existence de nos semblables.
Lorsqu'un mouvement jusqu'alors libre est subitement
empêché, nous savons que la volonté est déterminée par cet
obstacle à réagir contre lui. Elle rassemble toutes ses forces ;
elle se tend en quelque sorte ; et c'est ce que l'on appelle
effort. C'est là, suivant tous les philosophes et les physiciens,
que nous puisons l'idée de la force. Je n'examine pas en ce
moment si le sentiment de l'effort volontaire doit être plus ou
moins confondu avec la sensation musculaire. Stuart Mill et
d'autres le croient ; Maine de Biran et Ampère soutiennent
le contraire. Il nous suffit ici qu'il y ait là un phénomène
interne, spécial et caractérisé, correspondant au mouvement
empêché. Ainsi, tandis que du dehors, ou de ce que nous
appelons de ce nom, nous recevons la sensation de résis-
tance, nous éprouvons conjointement et inséparablement le
sentiment intérieur qui est la notion d'eifort.
Voici maintenant le nœud de notre argumentation. Suppo-
sons que l'obstacle qui arrête notre mouvement soit tel ou
tel de nos semblables, ou, pour parler avec St. Mill, que la
sensation de résistance soit liée à cet ensemble de nos sensa-
tions que nous appelons le corps d'un de nos semblables, le
196 LIVRE CliNQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
sentimenl de l'elTort s'éveille en nous et se manifeslo exté-
rieurement dans noire propre corps, ou ce que nous appelons
ainsi, par des signes sensibles, tels que contraction des mus-
cles, coloration du visage, mouvements brusques et rapides.
C'est ainsi que se traduit de notre part cet effort interne par
lequel nous essayons de vaincre l'obstacle opposé. Or nous
voyons les mêmes phénomènes s'accomplir chez notre adver-
saire ; nous voyons ses membres se contracter, ses muscles
se gonfler, ses yeux lancer des éclairs ; et remarquons que,
plus ces signes sont énergiques, plus la résistance est forte,
plus nous avons de peine à vaincre l'obstacle au mouvement.
De ces signes extérieurs si semblables aux nôtres propres
ne devons-nous pas conclure à l'identité d'un certain état
psychologique? De même que de la parole nous concluons à
l'existence d'une pensée, de même de ces signes extérieurs
ne devons-nous pas conclure aussi légitimement à l'existence
d'un effort, d'une activité, d'une force?
Signalons ici une circonstance importante. Pour conclure
avec certitude à l'existence d'un certain elFort chez nos sem-
blables, il nous faut d'abord ces signes visibles et saillants
que nous avons signalés; mais l'expérience nous apprend
bientôt que ce sont là seulement les signes précurseurs de la
lutte. Lorsque les deux lutteurs, si nous les supposons de la
même force, sont arrivés à l'équilibre, tout devient immobile;
les membres se joignent et s'opposent sans qu'aucun mouve-
ment apparent vienne trahir l'intensité de l'activité déployée.
Cependant chacun d'eux a conscience de son état intérieur,
et, se voyant empêché dans son mouvement, continue à sup-
poser chez l'autre un état interne semblable au sien, quoique
cet état ne se manifeste plus par aucun signe particulier. 11 en
est de même, à plus forte raison, si l'adversaire est trop fort
pour nous; nous sentons que son corps ne s'oppose plus à notre
corps que par sa masse immobile, sans avoir besoin en appa-
rence d'aucun effort. Cependant, comme on ne passe pas san&
transition de l'état de résistance active à celui de résistance
passive, on doit considérer ce dernier état, non comme la.
DÉMOiNSTRATlON DE L'EXISTENCE DU MONDE EXTÉRIEUR 197
suspension de tout effort, mais comme un minimum d'éner-
gie qui, étant très supérieure à celle de l'adversaire plus faible,
est suffisante pour arrêter le mouvement. Cette inertie n'est
qu'apparente. Comme les autres hommes arrêtent nos mou-
vements, nous arrêtons les leurs; comme ils nous résistent,
nous leur résistons. Si une induction est légitime, c'est celle
qui nous autorise à leur prêter le même état interne qu'à
nous-mêmes, à savoir le sentiment do l'effort; et si on appelle
force ce qui fait effort, il y a donc hors de nous d'autres forces
que les nôtres, à savoir celles des autres hommes; et nous
pouvons appliquer le même raisonnement aux animaux, par
exemple à un animal qui nous fait obstacle ou qui nous ren-
verse. Voilà au moins toute une partie du monde extérieur
dont l'existence est mise hors de doute. N'y eût-il pas de corps
proprement dit, il y aurait au moins des forces se faisant
obstacle ou équilibre les unes aux autres.
Voici maintenant le point essentiel de notre déduction.
C'est que les objets extérieurs exercent sur nous la même ac-
tion que les êtres animés considérés comme forces. Par exem-
ple, nous savons très bien que si nous soulevons un poids très
lourd pour nous, ce poids nous entraîne comme ferait une
main d'homme qui nous tirerait en bas. Si une masse trop
lourde tombe sur nous, elle nous frappe comme ferait un coup
de poing. Si nous essayons de franchir un mur, nous sommes
arrêtés comme devant une ligne de soldais, qui forment véri-
tablement un mur devant l'ennemi. En un mot, nous trouvons
dans la nature matérielle tous les modes dlaction que nous
trouvons chez les autres hommes ou en nous-mêmes, et qui
■correspondent à l'effort musculaire : tension, traction, pres-
sion, choc. Ne devons-nous pas conclure par analogie qu'il y
a dans les corps quelque chose de semblable à ce que nous
attribuons à l'homme? Un homme lutte avec nous dans l'obs-
curité; il se dérobe et substitue à sa place un mannequin avec
lequel, sans le savoir, nous continuons à lutter, et qui nous
oppose la même résistance que l'homme lui-même. Le même
-effet ne prouve-t-il pas une même cause? Une lutte commen-
198 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
cée avec un agent réel peut-elle se poursuivre avec une om-
bre? Voici un geôlier qui m'empêche de passer : c'est un être
réel. 11 ferme la porte : s'ensuit-il qu'il n'y ait plus là qu'un
obstacle idéal, et que je ne sois plus prisonnier que de mes
propres sensations?
On nous imputera peut-être ici un cercle vicieux. Sans
doute, dira-t-on, si vous supposez l'existence du corps chez les
autres hommes, vous devez admettre la possibilité d'autres
corps purement matériels; mais la question porte aussi bien
sur le corps des autres hommes que sur les autres corps. Je
réponds : Il n'est nullement question du corps des autres hom-
mes en tant que corps; nous ne faisons pas un cercle aussi
grossier. Il est question d'un état subjectif appelé effort, que
nous transportons par analogie en dehors de nous, comme
nous transportons l'intelligence. Nous disons : Il y a chez les
autres hommes un effort qui s'oppose au nôtre. Donc, si cet
effort peut être remplacé par un objet purement matériel, il y
a dans cet objet quelque chose d'analogue à l'effort, par consé-
quent quelque chose d'objectif. Les corps sont des efforts qui
s'opposent au nôtre; à ce titre, ils sont aussi réels que les
hommes ou les animaux. Mais, dira-t-on, n'est-ce pas cons-
tituer le corps avec des états purement subjectifs? N'est-ce pas
en faire des esprits? Nous répondons d'abord qu'à priori
nous ne ferions pas de difficulté à admettre l'hypothèse leib-
nizienne qui fait du monde « quelque chose d'analogue à nos
âmes ». Mais nous n'avons pas besoin de cette hypothèse.
Même en admettant la distinction du corps et de l'esprit, on
peut très bien soutenir qu'ils ont quelque chose de commun,
ne fût-ce que l'être; mais l'être, c'est l'activité : esse est arjerc.
Or l'aclivilé se manifeste par l'effort : quoi d'étonnant qu'il y
ait dans la nature un effort aussi bien qu'en nous-mêmes?
D'ailleurs, quoique l'effort pour nous soit un état subjectif,
parce qu'il est accompagné de conscience, il ne s'ensuivrait
pas qu'il ne peut pas y avoir d'effort sans conscience, et même
l'intensité de l'effort n'est pas toujours en rapport avec l'in-
tensité de la conscience; et il semble même, au contraire, que
DEMONSTRATION DE L'EXISTENCE DU MONDE EXTERIEUR 199
plus l'effort est grand, plus la conscience est faible, de sorte
qu'à la limite on peut concevoir un effort sans conscience, c'est-
à-dire une activité pure qui ne serait qu'activité. Un corps ne
serait donc autre chose qu'une telle activité, sans qu'il soit
nécessaire de lui supposer d'autre état subjectif que celui-là.
Mais cela suffirait pour qu'il fût quelque chose, et quelque
chose en dehors de nous.
LEÇON V
PERCEPTION ET IMAGINATION
Messieurs,
Nous pourrions croire la question du monde extérieur
épuisée par les analyses qui précèdent. Mais il y a encore
beaucoup de difficultés à expliquer, et nous reprendrons le
problème par un autre côté et à un autre point de vue.
Si le monde extérieur n'existait pas en debors de nous, s'il
consistait exclusivement dans nos sensations, il n'y aurait
plus de différence entre les images fournies par les sens (et
que nous considérons à tort comme correspondant à des
objets), et que nous a.])i^e\ons j)ercej)tio)is, et les images four-
nies en l'absence des objets, et que nous appelons propre-
ment images j les attribuant à une faculté différente appelée
imagination. Il n'y aura pas de différence entre le monde
idéal et le monde réel. En un mot, et c'est la formule de
Ficbte, « toute réalité est le produit de l'imagination ». Seu-
lement il y a deux sortes d'imagination : l'imagination pro-
ductive, qui crée spontanément les premières images et qui
est XdLpercejJtion, et l'imagination rcprodiiclive, qui les réveille
et les produit une seconde fois dans les phénomènes de mé-
moire ou dans la fanlaisie ('iav-:aj(a), comme rappelaient les
anciens. En un mot, il n'y a pas de différence essentielle entre
la perception et l'imagination. 11 n'y a que l'imagination qui
est susceptible de deux degrés : production et reproduction.
Nous laissons de côté une troisième espèce d'imagination,
l'imagination créatrice ou poétique, qui se manifeste parti-
culièrement dans l'esthétique, et qui est la faculté de sentir
et de reproduire le beau.
PERCEPTION ET IMAGINATION 201
Nous sommes donc amenés à une question de ps3'cliolog'ic :
quelle dilférence y a-t-il, s'il y on a une, entre la perception
et l'imagination?
Si nous nous plaçons au point de vue du sens commun et
de l'expérience ordinaire de la vie, il n'est pas difficile de
distinguer la perception de l'imagination. La première a
pour objet le réel, la seconde l'idéal; la première a lieu en
présence d'un objet, la seconde en l'absence de cet objet.
Elles peuvent coexister, et on les distinguera nettement l'une
de l'autre. En ce moment même, où je vois la Sorbonne et
les personnes qui y sont avec moi, je puis évoquer l'idée du
Louvre et je le verrai aussi, mais non de la même manière;
je le vois en dedans de moi-même, et je distingue claire-
ment l'objet qui est dans mon esprit et l'objet qui est devant
mes yeux. J'ai parfaitement conscience que l'objet Louvre
ne peut passe trouver dans cette salle; à plus forte raison si
je pense à Paris, à toute la terre, au monde entier. Je ne puis
faire tenir toutes ces choses dans l'enceinte de ma perception
actuelle, mais je peux les embrasser par l'esprit. Elles sont
donc exclues de l'existence réelle par les choses que je per-
çois actuellement.
Un des meilleurs philosophes de ce siècle, M. Adolphe
Garnier, distinguait ainsi qu'il suit la perception de l'imagi-
nation ou conception : « Les perceptions sont dans l'àme en
présence de réalités distinctes de la pensée; la conception
n'a pas d'objet distinct d'elle-même. » Cette définition n'est
pas très satisfaisante, car la conception a un objet aussi
bien que la perception. Quand je pense à uiî cheval, ma con-
ception a pour objet le cheval, soit tel cheval en particulier,
soit le cheval en général, c'est-à-dire quelque chose de dis-
tinct de moi, car je ne suis pas un cheval; mais c'est un
objet absent; tandis que ma perception a pour objet le che-
val présent. Nous en revenons donc toujours à distinguer les
deux facultés par la différence du présent et du non-présent,
le non-présent étant caractérisé par l'exclusion de l'existence
actuelle.
202 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
L'école anglaise moderne, partant de l'idée que l'image
conservée par l'imagination et la mémoire, représente l'objet
primitivement perçu par les sens, réserve pour les images le
mot de rejwésentatives, et, pour les distinguer des percep-
tions, appelle q^qWqs-qà présentatives. Ces termes expriment
bien, en effet, la différence des deux choses, puisque dans
le second cas l'objet est présent, et dans l'autre cas il n'est
que représenté. Néanmoins l'expression de présentative n'est
guère heureuse. On demande par qui l'objet est présenté, et
si c'est par lui-même, cette idée d'un objet qui se présente
lui-même n'est pas contenue dans l'expression. Enfin, jus-
qu'ici cette dénomination n'a pas passé dans notre langue,
et il n'est pas à désirer qu'elle s'y acclimate.
En attendant, le plus simple est de s'en tenir à la distinction
si claire que chacun de nous a dans l'esprit entre un lion
présent qui inspire la terreur, et un lion représenté qui ne
fait peur à personne.
Mais les distinctions les plus claires aux yeux du sens com-
mun n'ont pas toujours la même valeur aux yeux de la phi-
losophie. En voici la raison. Le sens commun, placé surtout
au point de vue pratique, prend les idées à l'état extrême,
c'est-à-dire là où elles sentie plus opposées entre elles; mais
il ne remarque pas entre ces idées extrêmes les intermé-
diaires qui font que ces idées tendent à se fondre l'une dans
l'autre; c'est la philosophie qui remarque ces intermédiaires;
et la question s'élève partout la même en philosophie : peut-
on concevoir la distinction en présence de faits qui semblent
attester l'identité?
Considérons donc ici la^porception et l'imagination dans
leur rapport, et signalons les passages de l'une à l'autre.
Nous les ramènerons à trois points principaux.
1° Les deux phénomènes ne sont jamais complètement
séparés. Ils s'unissent l'un à l'autre, se pénètrent l'un l'autre
au point qu'il est très difficile de faire, dans un même fait,
la part de l'imagination et la part de la perception.
2° Il semble qu'il n'y ait entre les deux facultés qu'une
PERCEPTION ET IMAGINATION 203
difréronce do degré. Oti les distingue, dans la psychologie
anglaise, en étals forts et on états faibles. La perception est
un état fort, l'imagination un état faible. Mais un même
état, d'abord faible, peut devenir plus fort, et il passe alors
de l'état de conception ou imagination à l'état de perception.
3° A prendre le fait élémentaire de la conception en lui-
même, on voit qu'il est, comme la perception, accompagné
de la croyance à l'existence de l'objet, ce qui paraissait le
caractère propre de la perception.
I. Si nous considérons la perception actuelle que nous
avons d'un objet, il nous semble que c'est là un fait absolu-
ment simple dans lequel il n'y a rien d'autre chose que la
perception elle-même. Si nous y regardons de plus près, nous
verrons qu'il n'en est pas ainsi.
En effet, la perception a lieu dans le temps ; elle se com-
pose donc d'une suite de sensations dont les unes sont pré-
sentes et les autres passées, ou d'une sensation prolongée
et continuée; or ces sensations passées, ou la partie passée
de la sensation prolongée, ne sont plus objet de sensation,
mais de mémoire ou d'imagination ; car mémoire, en un sens,
est imagination. C'est l'imagination qui conserve la sensation
passée, de manière à la rendre contemporaine de la sensation
présente; grâce à elle, ce qui est successif nous paraît simul-
tané. En outre, nous percevons bien plus distinctement ce
que nous avons déjà perçu, ce qui prouve encore que le
souvenir et l'image font partie intégrante de la sensation
actuelle.
Voici les faits qui viennent à l'appui de celte vérité.
Un psychologue allemand, Weber, a observé qu'avec la plus
grande attention il pouvait distinguer le poids de vingt-neuf
demi-onces du poids de trente demi-onces, différence extrê-
mement légère, mais à la condition qu'il ne se soit pas
écoulé plus de dix secondes entre les deux expériences. Lors-
que l'intervalle devient plus long, les estimations deviennent
moins sûres, et il faut que les différences soient plus grandes
pour être perçues. Ainsi, après une demi-minute, il ne pou-
204 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
vait plus discerner que la tliiïéroiice de vingl-quatre à trente
demi-onces. Il est évident que, dans ce cas, la mémoire et
l'imagination ont leur part dans la perception ; car la sensa-
tion première cesse lorsque le poids est enlevé, mais l'im-
pression subsiste encore pour quelque temps; et lorsqu'une
nouvelle sensation succède rapidement à la première, nous
sommes plus aptes à comparer exactement les deux impres-
sions : donc la netteté de la seconde perception est due à un
souvenir de la première.
Mais la part de la mémoire et de l'imagination est bien
plus visible encore lorsque, au lieu de comparer une sensation
à une autre qui subsiste plus ou moins, nous comparons
cette sensation à elle-même, intérieurement perçue, en d'au-
tres termes lorsque nous reconnaissons en nous la sensation
comme n'étant pas nouvelle. Or, ce fait, la reconnaissance
[recognitio], est le fait essentiel de la mémoire; et il est cer-
tain qu'une perception est d'autant plus nette et plus distincte
que nous la reconnaissons mieux. C'est pourquoi, par exem-
ple, il nous faut entendre souvent une langue étrangère, je
ne dis pas pour comprendre, mais même pour entendre les
sons dont elle se compose. Ecoutez pour la première fois les
sons d'une lang-ue étrang-ère, prononcés avec la rapidité de
la langue usuelle, vous ne distinguerez aucun son déterminé ;
l'ang-lais vous paraîtra une suite de sifflements, l'italien une
suite de gazouillements, l'allemand une suite de roulements ;
en un mot, les sons articulés vous paraîtront inarticulés. Main-
tenant, étudiez cette langue étrang-ère, écoutez les mêmes
sons plusieurs fois, faites-les répéter lentement, alors vous
entendrez distinctement ces mots, parce que vous les aurez
reconnus. C'est pour cette raison qu'il arrive souvent qu'à
l'Opéra, où le chant g-êne pour distinguer les paroles, on en-
tend après coup un vers qui vous a d'abord échappé, parce
que le dernier mot réveille la perception de la phrase entière,
le dernier son réveille tous les autres. Dans les téléphones on
entend très bien les mots qui vous sont connus; vous n'en-
tendrez rien si l'on vous parle dans une lang-ue étrangère.
PERCEPTION ET IMAGINATION 203
Comme l'a dit Bossuct, qui a fait le premier cette remar-
que, « l'acte d'imaginer accompagne toujours l'acte des sens
externes. Toutes les fois que je vois, j'imagine en même
temps, et il est difficile de distinguer ces deux actes dans le
temps que la vue agit. » [Cowi. de Dieu, I, x.)
Pour mettre en relief cette image mêlée à la perception,
il faut, dit Maine de Biraii, choisir le cas où cette image a
changé, et où il y a un certain intervalle de temps entre la
perception antérieure et la perceptionprésente : on voit alors
nettement les doux éléments, à savoir l'image passée, conser-
vée par le souvenir, et l'image présente, donnée par les sens :
« Qu'après un long temps d'ahsenccje revoie une figure
dont les traits, qui me furent jadis familiers, ont éprouvé par
le temps une grande altération : ce que cette figure conserve
encore de semblable à elle-même peut servir de signe à l'i-
magination et y retracer l'image ancienne. A l'instant où
cette reproduction a lieu, il s'établit une comparaison détail-
lée et trait pour trait entre le modèle et l'image. « C'est bien
lui, m'écrié-je ; mais quant u/n mutatus aùillo?^) Lorsque l'ob-
jet n'a pas cessé d'être famiher, et qu'il n'olTre aucune trace
d'altération, son identité ne peut être également reconnue
que par comparaison. Mais ici l'objet et son image, l'acces-
soire et les circonstances, tendent à se confondre par leur
ressemblance. La comparaison sera donc insensible'. »
La physiologie moderne vient confirmer sur ce point les
vues do Maine de Biran : « Les images que l'expérience a
laissées dans notre souvenir se combinent avec les sensations
actuelles, pour nous donner une notion de l'objet qui s'im-
pose d'une manière irrésistible à notre perception actuelle,
sans que notre conscience fasse une distinction entre les
données du souvenir et celles de la perception \ »
On voit que l'imagination intervient dans la perception en
associant l'idée du passé à l'idée du présent ; elle intervient
1. Maine de Biran, Œuvres posthumes, édition V. Cousin, t. !«■•, p. 139.
2. Helmholtz, Optique philosophique, trad. fr., p. 571. Voirie développement
du morceau.
206 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
encore à titre de faculté synthétique, qui rassemble et lie de
plus en plus rapidement les différentes parties de la percep-
tion et en fait un seul tout, un seul objet. A ce litre, c'est
elle qui remplit les fonctions que l'école attribuait autrefois
au sensus communis.
Un ingénieux philosophe hollandais, Hemsterhuys, cite un
fait qui prouve bien cette propriété synthétique de l'imagina-
tion et l'intervention inconsciente de cette faculté dans la per-
ception. Il donna un jour un cheval à dessiner à un enfant
qui ne savait pas les éléments du dessin. Cet enfant copiait
avec exactitude toutes les parties du cheval, mais pas une
de ces parties n'était à sa place. Il avait pourtant le modèle
sous les yeux. Mais, obligé de copier, il ne pouvait pas tout
voir à la fois, tandis que, dans la perception visuelle, nos yeux
vont assez vite d'une extrémité à l'autre de l'objet, pour que
toutes les images se lient les unes aux autres dans notre
esprit telles qu'elles sont dans l'objet même. Tel est le rôle
de l'imagination, qui accomplit ainsi la synthèse de l'objet.
II. Le second point que nous avons signalé, c'est que, dans
certains cas, l'image et la réalité sensible tendent à se confon-
dre l'une avec l'autre, de telle manière qu'on ne puisse les dis-
tinguer. De là cette conséquence que ces deux phénomènes
diffèrent en degré plutôt qu'en nature. De là aussi cette qua-
lification donnée par les Anglais, qui appellent les perceptions
des états forts, et les images des états faibles. Par exemple,
quand je vois un cheval, j'en ai une image très vive, et quand
je ne fais qu'y penser, j'en ai une image vague et faible. Ce
qui le prouve, c'est que le peintre qui a la mémoire la plus
vraie et la plus fidèle est toujours obligé de travailler sur un
modèle. Cependant, et par cela même, il suffit que l'image
devienne plus vive pour se changer en perception'.
Enfin il y a des cas extrêmes ou maladifs où le phénomène
de l'image arrive à se confondre absolument avec la percep-
tion de la réalité. Tels sont les phénomènes que l'on appelle
1. Voir Taiue, De l'Intelligence.
PERCEPTION ET IMAGINATION 207
en médecine illusions ou halluciwitions. Dans ce cas, il n'y
a plus aucune différence entre les deux faits. Il en est de même
dans un autre cas qui n'est pas maladif, et qui fait même
partie de l'état normal: c'est l'état du l'êve. Dans ces diffé-
rents cas nous sommes en présence d'une telle assimilation
entre le réel et l'idéal, que M. Taine n'a pas cru trouver une
meilleure définition de la perception que de l'appeler une
hallucination vraie. Ici donc la difficulté se présente dans
toute son acuité. Il nous faut l'examiner de près.
LEÇON VI
PERCEPTION ET IMAGINATION (sUITe)
Messieurs,
Nous avons signalé trois difficultés.
1°I1 y a de la perception dans l'imaginalion, et de l'imag'i-
nalion dans la perception.
2° Il semble qu'il n'y ait entre les deux facultés qu'une dif-
férence de degré. La conception est un état faible ; la per-
ception est un état fort.
3° Mais il faut aller plus loin et arriver à la difficulté fon-
damentale. C'est celle-ci que nous avons maintenant à déve-
lopper.
Cette difficulté est celle-ci : c'est qu'en substance et dans
le fond les deux facultés n'en sont qu'une.
En effet, quelle est la distinction établie communément entre
la perception et la conception? C'est que, dans le cas de la
perception, il y a nécessairement croyance à l'existence de
l'objet, tandis que dans la conception cette croyance n'existe
pas. C'est la distinction établie par Reid et par Ad. Garnier ;
c'est celle qui est conforme au sens commun.
Mais si celte distinction existe, comment expliquer que
dans certains cas (rêve, hallucination) la croyance à la pré-
sence et à la réalité de l'objet soit aussi intense, aussi invin-
cible que dans la perception elle-même?
Certains philosophes, par exemple Dugald Stewart, vont
jusqu'à penser que la croyance à la réalité actuelle de l'objet
n'est point du tout le caractère propre et exclusif de la per-
ception, mais que c'est le caractère commun des deux phé-
nomènes. La conception toute seule, dit-il, quand elle n'est
PERCEPTION ET IMAGINATION 200
pas mise en présence d'une perceplion qui la contredit, cou-
lient implicitement l'affirmation de l'existence de son objet.
Yoici ses principaux arguments.
1° Si Tessence de la conception était la non -croyance à
l'existence de son objet, il semble que ce caractère devrait
être de plus en plus marqué à mesure que la conception
deviendrait plus vive, car on sait précisément que lorsqu'une
de nos facultés agit seule et sans mélange, les lois qui la diri-
gent ne peuvent manquer de se faire mieux sentir. Or, c'est
le contraire que nous voyons. C'est une chose connue que
lorsque l'imagination agit seule, ou, ce qui est la même
chose, quand elle acquiert une grande vivacité, au point de
prédominer sur la sensation, c'est alors surtout que nous
sommes disposés à attribuer aux objets une existence réelle.
Dans ce cas au moins l'acte d'imagination est accompagné de
croyance, et nous agissons comme si nous étions persuadés
delà réalité de l'objet; et c'est la seule preuve que nous puis-
sions avoir de la croyance dans la perception elle-même.
Si donc, lorsque l'imagination existe seule, ou qu'elle pré-
domine, elle est accompagnée de croyance à l'existence ac-
tuelle de l'objet, n'a-t-on pas le droit de supposer que cette
môme croyance existe encore , quoique à un moindre degré,
dans tous les autres cas ? Et, si nous ne nous en apercevons
pas, n'est-ce pas parce que le témoig-nage de la conception
est alors combattu par celui de nos sens , de sorte que dans
le silence des sens la conception reprend son véritable carac-
tère? C'est ce qui a lieu dans les rêves. Mais si c'était le carac-
tère propre de la conception ou de l'imagination de ne pas
affirmer la réaUté de l'objet, on ne voit pas pourquoi elle
affirmerait cette existence en l'absence des autres sens, car
la présence ou l'absence d'une autre faculté ne peut pas
changer la nature de celle que nous exerçons.
D. Stewart emprunte encore un autre exemple à ce qu'on
appelle les perceptions acquises. C'est une opinion reçue, dit-
il, que par la vue nous ne percevons que des surfaces planes.
Cependant nous voyons ou nous croyons voir les objets dis-
u. . 14
210 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
posés sur des plans différenls el à distance les uns des autres.
Ce n'est là qu'une conception, non une perception; cette con-
ception n'en est pas moins accompagnée de croyance, aussi
bien que la perception elle-même.
La conviction spéculative de la non-existence de l'objet ne
détruit pas la croyance intuitive à son existence présente.
Reid parle de l'un de ses amis qui ne pouvait coucher seul
dans l'obscurité, malgré toutes les résistances de la philoso-
})hie et de la raison. Mais, dit Dugald Stewart, dire qu'un
homme se croit en danger quand il est seul, par crainte des
fantômes, n'est-ce pas dire qu'il croit en ce moment que les
objets de son imag^ination sont réels ? Reid cite encore le cas
de vertige. Il y a peu d'hommes qui puissent regarder de
haut en bas d'une haute tour ou d'une haute montagne,
sans éprouver un sentiment de crainte, quoiqu'on n'y coure
pas plus de danger que si l'on était à terre. Mais d'où vient
ce sentiment, si ce n'est de la croyance oi^i l'on est que l'on
va tomber, croyance liée nécessairement à la représentation
de l'espace vide?
Dans une discussion très approfondie sur la nature de l'hal-
lucination qui a eu lieu à \di. Société médlco-psycholorjique^ en
1855, entre philosophes et médecins, M. Louis Peisse a sou-
tenu la même théorie que D. Stewart, à savoir qu'il n'y a pas
de différence essentielle entre la conception et la perception,
au moins quant à la croyance à la réalité objective de l'objet.
Selon M. Peisse, la représentation mentale d'un objet, quelle
qu'en soit la cause, est une perception, un acte sensoriel, ana-
log^ue en essence avec la sensation dite externe. Lorsque, fer-
mant les yeux, j'évoque un objet visible, ce que je perçois
est-il autre chose qu'un ensemble de ligues ou de couleurs
disposées dans un ordre déterminé, en un mot une image?
Sans doute, cette image est moins nette; mais ce dont j'ai
conscience les yeux fermés, est la même chose que ce dont
j'avais conscience une minute auparavant. Il m'est impossible,
dit M, Peisse, d'apercevoir entre les deux apparitions une
différence essentielle. On signale deux différences : l'une, que
PERCEPTION ET IMAGINATION 211
dans la sensation externe sa représentation est forcée, tandis
qu'elle est libre dans la représentation interne. En second
lieu, la perception serait accompagnée de croyance , et la
conception ne le serait pas. Mais ces deux caractères s'effa-
cent dans le fait de l'hallucination, qui est à la fois forcée
comme la perception, et accompagnée de croyance comme
elle. Les différences signalées disparaissent donc lorsque les
phénomènes s'accentuent davantage.
Des trois difficultés que nous avons signalées, on peut dire
que les deux premières se ramènent à la troisième , et que
celle-ci seule doit être discutée. En effet, de ce que la percep-
tion et l'imagination se mêlent sans cesse l'une avec l'autre,
il ne s'ensuit pas que l'une soit l'autre, et avec un peu d'atten-
tion on peut toujours les démêler; enfin, quand on ne le peut
pas, c'est que la première difficulté vient se confondre avec
la troisième.
De même pour la différence de degré : elle ne suffit pas à
expliquer la différence essentielle des deux facultés; par exem-
ple, un coup sur la tête peut être plus ou moins fort, sans
cesser pour cela d'être une sensation, et sans devenir pour
cela une image ou un souvenir. Réciproquement, il y a en
nous des images très vives qui ne deviennent pas pour cela
des sensations. On peut dire même que souvent c'est le propre
de l'image d'être plus vive que la réalité; et cependant ce n'est
encore qu'une image. Enfin, dans le cas où l'image vient à
se confondre avec le réel, c'est encore de la troisième difficulté
qu'il s'agit. C'est donc celle-ci qu'il faut discuter à fond.
Dans la comparaison que l'on a faite entre les deux facultés
de la conception et de la perception, on oublie toujours un
caractère fondamental et des plus décisifs, c'est que la per-
ception est le fait primitif, le fait type, tandis que la concep-
tion, même à l'état de rêve et d'hallucination, est un fait con-
sécutif et secondaire qui dépend du premier, A'on seulement
les conceptions ordinaires de la veille sont des souvenirs
mais il en est de même du rêve et des hallucinations. On ne
rêve que de ce que l'on connaît; on n'a d'hallucination que
2i2 LIVRE CINQUIÈME. - LE MONDE EXTÉRIEUR
sur les objets des sens que l'on est capable de percevoir. II
n'y a point d'hallucination spontanée. Jamais un aveugle de
naissance. n"a eu d'hallucination de la vue; jamais un sourd-
muet de naissance n'a eu d'hallucination de l'ouïe. L'halluci-
nation n'est donc, comme le rêve, qu'une répercussion, une
réplication, et non pas le phénomène primitif.
On a dit, il est vrai, que des aveugles peuvent avoir des
hallucinations de la vue; mais alors, ou ils avaient vu avant
d'être aveugles, et c'étaient encore des souvenirs; ou ils n'ont
jamais vu, et alors, malgré l'occlusion des yeux, il restait
encore une portion de nerf optique susceptible d'être excitée,
et dans ce cas-là ils ne peuvent avoir que des sensations
subjectives de lumière, des rayonnements, des fulgurations,
des couronnes de feu, mais non de véritables images : ce sont
des perceptions ou sensations, non des conceptions.
On dira encore que, suivant l'analyse que nous avons don-
née précédemment, l'acte appelé perception n'est, en grande
partie, qu'un acte de mémoire et d'imagination. Cela est vrai;
mais il y a un fond premier, qui est l'acte de perception pro-
prement dit. Sans doute, lorsque je voisdubleu, ma sensation
actuelle se compose en partie du souvenir de toutes les sen-
sations du bleu que j'ai eues précédemment. Mais il y a un
résidu qui est le bleu lui-même, qui a été perçu une première
fois; et lors même qu'il serait vrai que nous ne pouvons
retrouver la sensation primitive, toujours est-il qu'elle a du
exister, et que c'est elle seule qui est la véritable perception.
On peut dire du rêve ce que nous avons dit de l'hallucina-
tion. Leibniz disait que nos perceptions étaient «des rêves bien
liés ». La seule différence de la veille et du sommeil serait donc,
suivant lui, l'incohérence dans le sommeil et la liaison dans la
veille. Mais cette différence est insuffisante : car il y a ou il
peut y avoir des rêves cohérents. Pascal disait que si un homme
faisait toutes les nuits le même rêve et continuait chaque nuit
le rêve de la veille, il lui serait impossible de distinguer le
rêve de la réalité. Dans ce cas, le critérium donné par Leibniz
disparaîtrait. Mais il y a un autre caractère : c'est celui que nous
PERCEPTION ET IMAGINATION 213
avons signalé, à savoir que les rêves, comme les hallucina-
tions, ne sont que des souvenirs; ils proviennent tons, ou
du moins leurs éléments proviennent de la veille. Qui n'aurait
pas veillé ne saurait rêver. L'enfant ne rêve que des choses
d'enfant; l'homme, que des choses qui se rapportent plus ou
moins à son expérience d'homme. J'ai rêvé quelquefois de
discussions philosophiques; cela ne m'arrivait pas quand
j'étais jeune. M. Alfred Maury dit qu'il voyait en rêve des
caractères sanscrits : c'est ce qui est impossible à ceux qui
ne savent pas lire ces caractères. On dit que le chien rêve :
les aboiements pendant le sommeil en sont la preuve. Il rêve
donc de chasse.
Les rêves supposent toujours une veille. Si nos perceptions
étaient des rêves, elles devraient, d'après la définition, suppo-
ser une veille antérieure et par conséquent une vie antérieure ;
mais, outre que cette vie antérieure serait une hypothèse gra-
tuite, cette hypothèse même ne servirait à rien, puisqu'il fau-
drait toujours arriver à des perceptions primitives qui ne
seraient pas des rêves. Autant supposer que ce sont des per-
ceptions de ce genre que nous éprouvons. Ainsi nos percep-
tions actuelles ne sont pas seulement des rêves bien liés, ce
sont des rêves, si l'on veut les appeler ainsi, mais qui n'ont
point été précédés de veilles; ce ne sont pas des reproduc-
tions, des copies, mais des originaux. En d'autres termes, ce
ne sont pas des rêves.
Cette distinction fondamentale établie (et elle doit subsister
dans toutes les hypothèses), examinons les diverses raisons
invoquées contre la distinction des deux sortes de phénomè-
nes. Quelques-unes ont bien peu de solidité. Suivant Dugald
Stewart, si le caractère essentiel de la conception était d'être
subjective et sans croyance à une existence externe, plus
cette faculté serait intacte, plus ce caractère se manifesterait,
et ce serait à l'image la plus vive que devrait correspondre
la plus faible tendance: l'affirmation de l'existence objective.
Or c'est le contraire que nous observons.
Dugald Stewart oublie un principe d'explication que lui-
214 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
même invoque très souvent, aussi bien que Reid. C'est celui qui
se tire de l'association des idées. La perception directe et immé-
diate de l'objet étant toujours accompagnée delà croyance à
l'existence de l'objet, la simple représentation doit contracter,
par simple association, la tendance à une affirmation sembla-
ble. Or, plus l'image est semblable à la perception par la net-
teté et la vivacité, plus cette tendance devra être forte, et
même, si elle n'est pas combattue, devenir égale à celle qui
a lieu dans l'état habituel. Mais la distinction se fera comme
dans toutes les erreurs des sens, qui s'expliquent parle même
principe.
Pour prouver que l'image est par elle-même accompagnée
de la croyance à la réalité externe, il faudrait pouvoir les ren-
contrer à l'état spontané, c'est-à-dire avant toute perception;
mais cela est impossible, puisque toute image est un souve-
nir. Que dans un état consécutif et secondaire on retrouve, par
association, la même affirmation qui a été liée àl'état primitif,
cela n'a rien d'étonnant. Que si, par impossible, une image
absolument spontanée avec croyance se présentait à l'esprit,
on pourrait encore supposer qu'il y a là un état héréditaire,
et ce serait toujours par association que la crovance s'expli-
querait.
Il y a d'ailleurs ici une confusion d'idées à signaler. Sans
doute, quand je me représente un objet, je me le représente
comme existant; je ne peux pas me le représenter comme
n'étant pas au moment où je me le représente; car alors ce
serait un non-être, un rien. Mais l'existence dont il est ques-
tion est, comme l'objet lui-même, une existence subjective. Or
cette existence subjective, en supposant que je n'en connusse
pas d'autre , serait sans doute équivalente pour moi à une
existence objective. C'est ainsi que nos sens eux-mêmes peu-
vent nous donner une existence phénoménale, si nous les com-
parons à l'existence des choses en soi; et quand nous parlons
de la réalité comme d'une chose absolue, c'est en tant que
nous comparons laporccption extérieure àl'imagination, mais
non en tant que nous la comparons à la raison pure, ou à la
PERCEPTION ET IMAGINATION 215
foi, OU à tout autre modo de connaissance qui transfigure-
rait les choses et nous les ferait voir comme Dieu les voit.
Ainsi, par exemple, il est certain que Dieu ne sent ni le chaud
ni le froid, qu'il ne peut recevoir de choc, qu'il ne peut être
ni piqué ni brûlé, qu'il n'entend pas de sons. Il est donc évi-
dent que ces choses n'expriment pas les choses en soi, mais
les rapports de nous-mêmes avec ces choses. Mais ces sensa-
tions n'en constituent pas moins pour nous la réalité, par rap-
port aux images qui ne sont pour nous que les reflets de cette
réalité.
On conçoit donc que, dans l'absence des perceptions de la
veille, l'imagination prenne l'existence subjective des images
pour une vraie existence objective, de même que nos sens, en
l'absence de l'intuition pure , nous donnent l'existence phé-
noménale comme la vraie existence. Mais, de même que nous
pouvons corriger cette dernière erreur, dans une certaine me-
sure, à l'aide des facultés supérieures, de même nous pou-
vons corriger les erreurs de l'imagination à l'aide de nos sens.
C'est ainsi que nous distinguons l'existence représentée de
l'existence perçue. Mais si l'on suppose une image très vive,
et peu d'attention donnée aux perceptions externes, cette
existence subjective, jointe à la tendance, contractée par asso-
ciation, de croire à la réalité extérieure, peut nous conduire,
en l'absence de tout correctif, à une affirmation illégitime de
la réalité externe dans des cas de pure imagination. Voilà
comme nous croyons pouvoir expliquer le fait dont s'étonne
Dugald Stewart, à savoir que la croyance à la réalité objective
de l'image croît avec la vivacité de cette ini^ge.
Après avoir essayé d'écarter les diverses tentatives qui ten-
dent à confondre l'imagination etlaperception, il reste encore
cependant la possibilité de soutenir que ce qu'on appelle per-
ception, tout en étant, comme nous l'avons dit, le fait premier
dont l'imagination dérive, n'est cependant pas différent en
essence, de ce que nous appelons imagination. Pourquoi, dira-
t-on, n'y aurait-il pas une faculté de créer spontanément des
images, comme il y a une faculté de les reproduire? Je puis
216 LIVRE CINQUIÈME. - LE MOiNDE EXTÉRIEUR
ressusciter en moi le tableau d'un monde qui n'existe plus :
pourquoi n'aurais-je pas pu susciter en moi une première fois
le tableau d'un monde qui n'existe pas? Il arrive souvent que
j'ai des réminiscences inconscientes; pourquoi n'y aurait-il
pas en moi des créations inconscientes? En un mot, pourquoi
ne pas admettre, avec Kant et avecFichte, deux sortes d'ima-
ginations : l'imagination productrice (die produchve Einh'il-
dungsh'aft) ei une imagination reproductrice [^f//e reproductive
Ehibildungskraftjl Sans doute on peut faire cette bypotbèse,
et Descartes en avait eu l'idée avant Fichte; mais il l'avait
rejetée. Et pourquoi la faire, cette hypothèse? Qu'est-ce qui
nous y force? Elle est toute gratuite. Il est tout aussi simple
d'admettre une cause externe à nos représentations, que de
les attribuera une faculté inconnue dont nous n'avons aucune
preuve et que nous ne pouvons constater dans aucune expé-
rience. De quel droit attribuer au moi une faculté dont il n'a
aucune conscience? Pourquoi appeler moi ce principe inconnu
qui ne sait rien de lui-même? N'est-ce pas pour lui, à propre-
ment parler, un non-moi?
Pour résumer notre doctrine sur la perception extérieure,
nous dirons qu'il faut accorder beaucoup au subjectivisme,
mais qu'il ne faut pas lui accorder tout. Nous accorderons, si
l'on veut, que le monde n'est qu'une apparence, mais nous
n'accorderons pas à un philosophe récent, qui ne paraît pas
cependant trop pencher vers l'idéalisme, que le monde n'est
qu'une illusion^ Nous distinguons ces deux termes.
Une apparence est, si l'on veut, une sorte d'illusion; mais
c'est une illusion relative qui suppose un fond de vérité. Le
paysan voit le soleil à l'horizon; il le croit à la place où il le
voit : c'est une illusion, car le soleil a réellement disparu ; mais
c'est une illusion relative, car il ne verrait pas le soleil à cet
endroit si le soleil n'était pas quelque part. L'astronomie nous
démontre que les mouvements du ciel sont apparents, et que
nous sommes dupes quand nous les croyons réels: c'est une
1. Voirie Cours de Philosophie àa .M. Rabior, liv. 1er, p. 419.
PERCEPTION ET IMAGINATION 217
illusion; mais c'est une illusion relative, car ces mouvements
apparents sont le signe de mouvements réels; ils sont liés
à ceux-ci de la manière la plus logique; et c'est de l'appa-
rence que nous concluons à la réalité, ce qui serait impossi-
ble si l'apparence était absolument une illusion. Nous voyons
dans le désert une nappe d'eau limpide qui n'y est en aucune
manière : c'est une illusion, mais relative, car cette eau est
ailleurs. Même nos sensations subjectives ne sont pas entiè-
rement des illusions. Si je vois un cercle de feu en pressant
l'orbite de l'œil, je vois ce qui n'existe pas en dehors de moi ;
mais il y a un nerf optique qui, excité d'une certaine manière,
donne naissance à cette apparence. Yous voyez jaune un objet
qui ne l'est pas : vous vous trompez ; il n'est pas moins vrai
qu'il y a une cause réelle et extérieure de l'illusion : c'est la
bile dont la couleur est répandue dans votre œil. Ce n'est
encore qu'une illusion relative, et non absolue, et elle impli-
que un fond de réalité.
Or, si la perception ne nous donnait rien autre chose que
nos états de conscience, la croyance à l'extériorité serait, non
pas une illusion relative, mais une illusion absolue, une illu-
sion sans cause. Pourquoi cette illusion? Pourquoi l'esprit
débuterait-il par une illusion? L'illusion absolue peut se trou-
ver dans des notions factices rapprochées par hasard ou par
jeu (comme dans la folio ou le rêve); mais comment se trou-
verait-elle au début de la conscience avant toute combinai-
son d'idées? Le même philosophe qui affirme que le monde
extérieur est une illusion, enseigne cependant que le moi est
toujours accompagné d'un corps, et que primitivement il ne
se distingue pas de ce corps : « Pour l'animal, dil-il, pour
l'enfant, pour tout homme qui n'a pas fait de métaphysique,
€t pour le métaphysicien lui-même, lorsqu'il cesse de faire de
la métaphysique, son être propre, son moi, n'est pas quelque
chose de spirituel et d'inétendu, mais « ce tout naturel »,
comme dit Bossuet, ce « tout essentiel », comme dit Descartes,
qui est à la fois âme et corps, esprit et matière, étendue vi-
vante et sentante. » D'après ce passage, il semblerait bien
218 LIVRE CINQUIÈME. — LE .MONDE EXTÉRIEUR
que ce qui est une illusion, ce no serait pas l'idée (Fun corps,
mais l'idée d'un moi distinct du corps. Or dans la perception
extérieure, ce dont il s'agit c'est précisément l'existence des
corps, y compris le mien, le vôtre, celui des autres hommes ;
mais, puisque l'auteur soutient ailleurs qu'il n'y a pas de
conscience du corps propre, c'est donc par la perception
externe, par les sens externes, que nous connaissons notre
corps, aussi bien que celui des autres hommes. Si cette per-
ception est une illusion et que le moi on soit une autre, il n'y a
donc qu'illusion; il n'y a plus rien. Une doctrine aussi nihi-
liste ne peut pas être celle de l'auteur, qui montre partout
le plus solide bon sens et craint toutes les extrémités méta-
physiques.
A l'illusion nous substituons ce que nous appelons l'appa-
rence, car les sensations changent suivant les conditions de
l'organe et du milieu. Mais qui dit apparence dit quelque chose
qui apparaît. « Comment y aurait-il des apparences, dit Kant
[Erscheinungen], s'il n'y avait quelque chose qui apparaisse
[wenn mcht Etwas erscheine)! » L'apparence ou, pour parler
plus exactement, l'apparition, bien loin d'exclure l'objectivité,
la suppose, et non pas une objectivité idéale, mais une objec-
tivité réelle. Ce que je perçois n'est pas l'objet tel qu'il est en
soi; mais il en est la manifestation, et par conséquent il en
retient quelque chose ; il en est le signe ; il porte en soi le ca-
chet de son extériorité. L'objet en lui-même n'est peut-être ni
lumineux ni sonore; mais la lumière et le son se rattachent,
comme l'efTet à la cause, à quelque chose qui n'est pas moi,
par exemple à des vibrations; et même si l'on suppose, avec
Leibniz et avec Kant, que l'étendue elle-même n'est encore
qu'une apparence, encore faut-il que, pour s'éveiller en moi,
cette apparence soit excitée par quelque agent. Si loin que
l'on pousse le raisonnement subjectiviste, rien ne peut nous
donner l'idée d'une sensation qui n'est que sensation (état de
conscience), et qui cependant nous apparaîtrait comme objec-
tive : car pourquoi le plaisir et la douleur ne s'objectiveraient-
ils pas aussi bien que la lumière et le son?
PERCEPTION ET IMAGINATION 219
Si l'objeclivité idéale du rôve ou de riiallucination n'est
qu'une répercussion, un redoublement de l'objectivité réelle,
elle s'explique donc par l'objectivité réelle; mais si cette
objectivité réelle qui sert de base à l'autre n'est elle-même
qu'une objectivité idéale, comment l'explique-t-on? Pourquoi
nos états de conscience se détachent-ils du moi et s'oppo-
sent-ils à lui comme un objet à sa cause? On ne peut le dire.
Supposez, au contraire, une cause externe, de quelque nature
qu'elle soit, agissant sur un sujet sentant : l'impression devra
être relative à la réceptivité du sujet, et ce sujet ne percevra
sans doute pas l'objet tel 'qu'il est en lui-même; mais dans
l'impression qu'il recevra sera compris néanmoins quelque
chose d'objectif qui lui révélera l'extériorité.
LEÇON VII
LES ILLUSIONS ET LES nALLUCINATIONS
Messieurs,
Considérons en lui-même le fait de l'hallucination, et cher-
clions si ce fait bien compris no déposerait pas plutôt en
faveur de l'objectivité que de la thèse contraire.
N'oublions pas que les anciens aliénistesdisting-uaientdeux
sortes d'erreurs dans les perceptions maladives et perversives
des sens : ViUiision et Vlialbicinafion. Voici quelles étaient
les différences de ces deux faits.
L'illusion.
(( L'illusion, dit M. Michéa*, diffère de l'hallucination par un
point tranché, puisque dans l'une l'objet de l'erreur tombe
actuellement sous les sens, tandis que dans l'autre, ou cet
objet est purement fantastique, ou, s'il est réel, il n'est pas à
la portée de nos surfaces sensorielles; il est donc pour elles
comme s'il n'existait pas. Dans l'un la trame de la fausse
perception est déjà formée en quelque sorte et préexiste dans
le monde ambiant, tandis que dans l'autre la fausse perception
est engendrée de toutes pièces et créée de rien au soin do
l'àme. »
Esquirol et, après lui, Michéa ont étudié avec beaucoup
de soin ce genre d'illusions. Ce dernier auteur en donne
l'énumération suivante :
1° Illusions relatives à la configuration : par exemple une
femme prend des nuages pour des ballons; une autre prend
1. Délire des sensations, p. 120.
LES ILLUSIONS ET LES HALLUCINATIONS 221
(les ombres pour des rais. On prétend que l'empereur Théo-
doric prit un jour une tête de poisson servie sur la table pour
celle du sénateur Symmaque.
A ce genre d'illusions se rapporte colle de Don Quichotte
prenant des moulins à vent pour des géants.
2° Illusions relatives à la nature chimique. Un aliéné prend
des cailloux pour des pierres précieuses. Sainte Thérèse pre-
nait les g-rains de son chapelet pour des diamants.
3° Illusions relatives à la couleur. Un malade atteint de
névrose voyait tous les objets en vert. Neuf personnes em-
poisonnées voyaient tous les corps en rouge.
4° Illusions relatives à la f//5/«/ice. Une personne de soixante
ans, dans les prodromes d'une attaque d'hémiplégie, voyait
tous les objets présents tour à tour se rapprocher et s'éloigner,
comme si elle les eût vus au travers d'une lorgnette. Une
autre personne , après une maladie grave , avait perdu la
faculté d'apprécier la distance, et ne pouvait plus s'en rendre
compte que par le toucher.
o° Illusions relatives à la situation. Un malade voyait tous
les objets renversés. Un autre les voyait courbes, tortueux,
prêts à tomber. Il était toujours prêt à vous soutenir'.
6° Illusions relatives au nombre. De ce genre sont la vision
double, ou ambbjopie, et aussi ce que les médecins allemands
appellent Idideutéroscopie, qui consiste à se voir soi-même en
double. Il y a des cas où la vision est encore plus multipliée.
Un malade voyait sa mère avec trois têtes, et, chose étrange,
ne commettait pas la même erreur pour les autres personnes.
7° Illusions relatives à la dimension. Les uns voient les
objets plus petits, les autres plus grands qu'ils ne sont réelle-
ment; quelquefois, à très peu d'instants, le même malade voit
son médecin comme un géant, et ensuite comme un nain.
8° Illusions relatives à la température. Un malade qui n'avait
pas perdu le sens du toucher^(c'était un médecin, qui pouvait
1. Je ferai remarquer ici que tous ces faits, aussi bien ceux qui précèdpat que
ceux qui suivent, sont accompagués, daus l'ouvrage de M. Michéa, des témoi-
gnages qui les attestent.
222 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
1res bien lâlcr le pouls), trouvait tous les objets chauds ou
tièdes de la main droite, tandis que la main gauche avait
conservé le discernement exact de la température.
9° Illusions relatives au mouveinent. Un malade cité par
Cabanis sentait son lit se dérober sous lui. D'autres préten-
daient sentir leur nez s'allonger. La célèbre Bettina se sentait
planer dans l'air.
10° Illusions relatives à la pesanteur. Un hypocondriaque
se sentait la tête tantôt légère comme une plume, tantôt lourde
comme du plomb. D'autres malades se croient si légers qu'ils
craignent d'être emportés par le moindre vent.
11° Illusions de l'ouïe.
a. Erreurs sur le timbre. Une malade prenait la voix du
docteur pour celle de son mari, une autre pour celle de son
fils. En chantant le Miserere, Ravaillac prenait le son de sa
voix pour celui d'une trompette de guerre.
b. Erreurs sur la direction. Un malade entendait à droite
les paroles proférées à gauche, et vice versa.
c. Erreurs sur le nombre. Un malade entend deux per-
sonnes quand il n'y en a qu'une qui passe.
cl. Erreurs sur Y articulation. Un malade traduit les bruits
indistincts de la nature ou les chants des oiseaux en paroles
distinctes^et articulées.
12° Illusions de l'odorat et du goût.
Quelques malades ont le goût tellement perverti qu'ils refu-
sent de prendre des aliments.
De même que la principale cause des erreurs des sens est
dans la part d'induction qui se mêle à toutes nos perceptions,
de même la cause des illusions sensorielles est dans la part
d'imagination qui se mêle également à nos sensations.
Nous avons vu, en effet, plus haut que l'imagination se mêle
pour une part notable à toutes nos perceptions : la plupart
des objets avec lesquels nous sommes en rapport par les sens
nous sont familiers. Nous les avons vus mille fois : c'est ainsi
que nous connaissons notre ville, notre rue, notre maison,
noire chambre, nos meubles, nos livres, nos papiers. Nous
LES ILLL'SIOiNS ET LES HALLUCINATIONS 223
avons donc le souvenir de ces objets; nous en avons l'image
dans l'espril. Celte image se renouvelle en nous par l'asso-
ciation des idées, lorsque nous sommes en présence de l'objet
lui-même. De là, comme Ta dit Maine de Biran, deux tableaux :
l'un qui est sous nos yeux, l'autre qui est dans notre pensée
et qui coïncide avec le premier : ce qui prouve bien l'exis-
tence de ce tableau intérieur, c'est la surprise que nous éprou-
vons lorsqu'il y a quelque chose de changé dans le tableau
extérieur, comme lorsque nous comparons le visage d'un
homme avec son portrait d'autrefois.
La perception réelle se compose donc de ces deux images
réunies, l'une complétant, vivifiant l'autre. Lorsque l'objet est
immédiatement sous nos yeux et à la portée de nos mains, en
un mot dans les conditions les plus favorables de perception,
l'image intérieure va se perdre dans l'image extérieure : la
perception l'emporte sur l'imagination. Mais s'il s'agit d'objets
éloignés, ou plus ou moins indistincts, ou de sons mal perçus,
ou de perceptions tactiles incomplètes, c'est l'imagination
alors qui complète la perception. Los sensations incomplètes
que nous éprouvons réveillent en nous le tableau intérieur
complet, et à l'aide de ce tableau intérieur nous recons-
truisons l'objet réel, comme avec une traduction on recons-
truit le sens d'une langue étrangère qu'on ne sait pas bien.
A l'aide de ce travail, nous voyons ce que nous ne pouvions
pas voir, nous entendons ce que nous n'entendions pas. C'est
ainsi, comme nous l'avons déjà fait remarquer, que lorsque
nous entendons parler une langue étrangère qui nous est
inconnue, non seulement nous ne comprenons pas, mais nous
ne distinguons même pas les sons les uns des autres, et nous
n'en saurions répéter un seul; tandis que, pour les sons qui
nous sont familiers, nous les entendons tout de suite, parce
que nous les reconnaissons.
Grâce à cette loi, le domaine de la perception s'enriciiit et
s'augmente considérablement. Mais aussi il perd en sûreté
ce qu'il gagne en étendue. La perception sera nécessairement
d'autant moins sûre qu'elle sera plus mêlée d'imagination.
224 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
Nous voyons à distance quelques traits d'un visage qui nous
en rappelle un qui nous est connu, et, ne distinguant pas
bien l'un de l'autre, nous croyons voir un visage de notre
connaissance; mais en approchant l'illusion disparaît; nous
reconnaissons nous être trompés. C'est l'imagination qui
avait pris la place de la perception. La nuit, dans la solitude,
dans les bois, nous voyons des signes vagues et indistincts :
si notre imagination a été instruite à croire aux revenants, ces
images réveilleront en nous l'idée de quelque figure de ce
genre, et nous aurons vu un revenant. Souvent les accidents
les plus insignifiants réveillent en nous des ressemblances de
figure ou de voix, que personne autre que nous ne remar-
que. De là des méprises que nous avons peine à comprendre
nous-mêmes.
Ces méprises sont des faits normaux, je veux dire qui sont
conformes aux lois générales de la nature humaine : elles
n'ont rien de pathologique; il suffit toujours de ramener l'ob-
jet aux conditions de la perception nette et distincte, pour
nous apercevoir de l'erreur. Mais supposons une imagination
très vive, avec peu d'attention aux données des sens, il pourra
y avoir persistance, sinon dans une erreur trop évidente, au
moins dans certaines illusions : comme, par exemple, persis-
ter à soutenir la ressemblance d'un tel avec Napoléon, quand
il n'y a pas ombre d'analogie pour tout le monde; voir dans
les caprices d'un feu flamboyant toutes sortes de paysages
mobiles que nul n'aperçoit. Ces sortes de perceptions ne
contredisent pas tout à fait la perception réelle; mais elles
peuvent s'y incorporer de manière à la troubler et à l'altérer.
On en trouve de nombreux exemples dans les Contes fantas-
tiques d'Hoffmann.
Il suffira maintenant, pour comprendre les illusions des sens
à l'état morbide, de donner à l'imagination un degré de viva-
cité de plus, et moins de force à l'attention : ce sera quelque
chose d'analogue au somnambulisme. L'imagination aura
complètement absorbé la perception, quoique celle-ci lui donne
le premier branle. L'image intérieure recouvrira entièrement
LES ILLUSIONS ET LES HALLUCINATIONS 223
l'image extérieure et en prendra la place. Les moulins à vent
de Don Quichotte ont des bras qui se meuvent. C'est assez
pour réveiller dans l'imagination du brave chevalier l'image
de grands bras appartenant à de grands corps, en un mot à
des géants. Cette image, réveillée et devenue assez vive pour
être toute présente, se combinera avec les données de la per-
ception présente. Tout ce qui, dans cette perception, sera d'ac-
cord avec l'image, sera conservé; tout le reste sera métamor-
phosé. Le toit du moulin deviendra une tète; le corps du
moulin sera le corps du géant. Leurs bras tourneront comme
les ailes et feront le tourniquet; et le bruit qu'elles font en
tournant sera le bruit des armes. C'est ainsi que le somnam-
bule no voit dans les objets extérieurs que ce qui est d'accord
ou peut se concilier avec son rêve. Le reste lui est indifférent.
On voit par ce qui précède que le phénomène de l'illu-
sion morbide n'est autre chose que l'exagération d'un phé-
nomène normal que nous avons décrit, à savoir la part de
l'imagination dans la perception. 11 reste cependant une diffé-
rence caractéristique entre le phénomène normal et le phé-
nomène morbide : c'est que, dans le premier cas, la percep-
tion et l'expérience corrigent l'illusion; le tableau intérieur
se retire devant le tableau extérieur. Au contraire, l'illusion
morbide subsiste malgré le domaine de la perception. Ainsi
celui qui sentait son nez s'allonger ou se raccourcir alterna-
tivement n'avait qu'à y porter la main pour s'apercevoir qu'il
se trompait; mais il ne corrigeait pas par là sa conception
erronée. Dans le cas du rêve, et même du soimnambulisme,
on explique l'erreur par l'occlusion ou l'inaction des sens
externes et par le défaut de comparaison entre les deux ima-
ges. Mais ici les deux images sont en présence. Les sens sont
ouverts : le réel est devant nous. Comment est-ce l'image fic-
tive qui prédomine? Comment l'imagination s'objective-t-elle
au point d'annuler la perception? Et, s'il en est ainsi, comment
distinguer l'une de l'autre? La cause de cette erreur invin-
cible est dans la disparition do la faculté d'attention. C'est
l'attention qui, dans l'état normal, distingue le réel de l'idéal.
II. 13
226 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
C'est rabsence d'allonlion qui produit les illusions invincibles,
et en général toutes les erreurs mentales viennent de la part
do l'attention.
VhaUucinahon.
L"ballucinalion, comme Tillusion, est un état morbide de
l'esprit qui donne une réalité objective à des images pure-
ment internes, et qui persiste malgré les dépositions de la
perception extérieure.
Elle se dislingue cependant de l'illusion en ce que celle-ci
a son origine au deliors dans quelque objet extérieur, qu'elle
allère et qu'elle transforme, tandis que l'hallucination ne cor-
respond, dit-on, à rien d'extérieur.
1° On peut se donner artificiellement des hallucinations
par des agents narcotiques (l'opium, le haschisch), dont l'ac-
tion sur les centres nerveux est indubitable. 2° Il peut y avoir
hallucination de la vue ou de l'ouïe chez ceux qui sont pri-
vés de ces deux sens, bien entendu après en avoir joui, car
il n'y a pas d'exemple d'hallucinations de ce genre chez les
aveugles ou sourds-muets de naissance. 3° Comment expli-
quer les hallucinations composées, c'est-à-dire coexistant à
la fois dans plusieurs sens, dans lesquels il n'y a pas toujours,
et même il n'y a que rarement lésions simultanées? N'est-il
pas plus vraisemblable que la lésion est dans l'organe cen-
tral ?
On distingue, en effet, deux sortes d'hallucinations : les hal-
lucinations simples ou isolées, et les hallucinations co;?z/;o5ee.s'.
Les premières sont celles qui se renferment dans un seul
sens ; les secondes se forment à l'aide de plusieurs sens réu-
nis : ainsi on verra par la vue un personnage qui n'existe
pas, et par l'ouïe on entendra ses paroles. Les hallucinations
simples sont les plus rares ; ordinairement elles se réunis-
sent'.
Outre cette division générale, la plus simple est celle qui
1. B. de Boisuiout, cli. iv.
LES ILLUSIONS ET LES HALLUCINATIONS 227
consisLe à rapporter les hallucinations à chaque espèce de
sens. 11 y aura par conséquent hallucination de l'ouïe, de la
vue, etc.
Hallacinatiom de rouie. — Ce sont, paraît-il, de beaucoup
les plus fréquentes. Elles représentent à peu près les deux
tiers du nombre total des cas. Ce sont, en général, des voix
que Ton entend'. Ces voix peuvent être multiples à la fois'. Il
peut y avoir opposition entre elles. Un ancien préfet se croit
accusé de trahison par des voix qui lui reprochent sans cesse
qu'il a trahi son devoir. Mais entre ces voix il en distingue
une qui lui dit de prendre courage et d'avoir confiance. Ces
voix peuvent être dans différentes langues, pourvu qu'el-
les soient sues du malade. Le même préfet, qui parlait
beaucoup de langues, était halluciné dans ces diverses lan-
gues : (( Une seule de ces voix, nous dit-on, est entendue
moins distinctement, parce qu'elle emprunte l'idiome russe,
que M. N. ne parle pas aussi facilement que les autres. »
La privation de l'ouïe n'est pas un obstacle aux hallucinations
de ce genre. M°"= M..., vieille dame presque complètement
sourde, entendait la voix de son mari, mort depuis longtemps,
et conversait avec lui.
« Les voix invisibles peuvent divQextenies ou internes. Elles
partent du ciel, des maisons voisines, de la terre, des coins
d'un appartement, de la cheminée, des armoires, du matelas. »
Voilà pour les voix externes : « Elles peuvent aussi venir de
la tète, du ventre, d'un organe important. « Monsieur, nous
« dit un jour un aliéné, il se passe là (montrant son estomac)
« de singulières choses : j'entends conlinul^llement une voix
(( qui me parle, m'adresse des menaces, des injures. «Et toute
la journée il inclinait la tète pour écoutera »
Hallucinations de la vue. — Les hallucinations de la vue
sont ce que l'on a appelé de tout temps des visions : de là le
nom de visionnaires à ceux qui en sont affectés. Ce genre
1. B. de Boismont, p. 82.
2. Ihid., p. 82.
3. Ibid., p. 83.
228 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
d'illusions est le plus fréquent et le plus nombreux après cel-
les de l'ouïe. On en trouve de nombreux exemples dans les
auteurs*. Les hallucinations de la vue, comme celles de l'ouïe,
peuvent avoir lieu en l'absence du sens en question : la cécité
n'est donc pas un obstacle, pourvu, bien entendu, qu'il s'agisse
d'une cécité acquise, et non d'une cécité congénitale. « Une
dame de quatre-vingts ans, ditB. de Boismont, aveugle depuis
de longues années, faisait ouvrir tous les malins la porte et
la croisée de sa chambre, pour en faciliter la sortie aux nom-
breuses personnes qui la remplissaient et dont elle distinguait
les vêtements et les allures. »
Un genre d'ballucinalion non moins étrange est celui qui
consiste à voir ou à croire voir ce qui se passe dans l'intérieur
de son propre corps. « Certains aliénés assurent qu'ils voient
dans leur cerveau, dans leur estomac, dans leurs intestins ;
mais on n'obtient d'eux sur ces parties que des explications
confuses et bizarres, à moins qu'elles ne leur soient déjà
connues. »
Quelques hallucinés peuvent dessiner l'objet de leurs vi-
sions. On ne nous dit pas si le fait est fréquent, s'il a été étu-
dié, si l'on en a tiré parti pour L'étude des hallucinations. Il
est difficile de confondre avec les hallucinations de la vue les
phénomènes morbides des yeux qui altèrent les sensations de
ces organes. Ces phénomènes, nous l'avons vu, rentreraient
plutôt dans la catégorie des illusions.
Hallucinations du toucher. — C'est dans ce sens surtout
que la limite entre les illusions et les hallucinations est diffi-
cile à fixer. On sait, en effet, que les névralgies donnent lieu à
un grand nombre d'illusions tactiles. Cependant il y a des
exemples notables oii le caractère de l'hallucination, c'est-à-
dire l'extériorisation objective sans occasion externe ni môme
sensorielle peut avoir lieu. De ce genre sont les illusions dont
l'h alluciné Berbiguier nous a fait le long récit : « Il sentait
les farfadets, comme il les appelle, aller et venir continucl-
1. B. de Boismont, p. 86; Micht-a, p. 8; et Lesage, G(7 J5/«.s, livre XII, ch. xi,
épisode du comle Olluurcz.
LES ILLUSIONS ET LES HALLUCINATIONS 229
lement sur son corps, s'appuyer sur lui pour le fatiguer et
l'obligera s'asseoir. Leur pesanteur était telle qu'il craig-nait
(l'étouiïer. Pour se défendre contre leur puissance, il ima-
gina de les saisir sous son doig^t avec dextérité, et de les
fixer à SOS matelas avec des milliers d'épingles, ou bien il les
mettait en bouteilles'.
Hallucinations de T odorat et du goût. — Elles sont beau-
coup plus rares que les précédentes : cependant il y en a des
exemples, surtout dans la première période de la folie.
Nous avons vu que, dans les illusions morbides , l'erreur
s'explique comme dans les illusions naturelles, par l'interven-
tion de l'imaginalion dans la perception externe, c'est-à-dire
par la fusion de deux images, l'une externe, l'autre interne,
superposées l'une sur l'autre, et qui composent l'état complexe
que l'on appelle vulgairement la perception. Dans l'état nor-
mal nous pouvons toujours démêler l'illusion par le moyen
de l'attention et de la comparaison. Dans l'état morbide, la
faculté d'attention fait défaut : c'est elle qui est la plus direc-
tement atteinte; il en résulte que l'image l'emporte sur la
perception proprement dite, et l'illusion est invincible.
En est-il autrement dans l'hallucination?
Jusqu'ici on admettait, nous l'avons dit, comme différence
essentielle entre l'illusion et l'hallucination, que l'illusion
avait un point de départ objectif et n'était, par conséquent,
qu'une altération de la réalité, tandis que l'hallucination était
entièrement subjective et créée de toutes pièces par l'imagi-
nation. Mais cette théorie doit être abandonnée devant les
découvertes les plus récentes de la science. Il semble bien
aujourd'hui que l'hallucination, aussi bien que l'illusion, a
également son point d'appui dans la réalité extérieure. S'il en
est ainsi, l'hallucination, comme l'illusion, comme la percep-
tion elle-même, a une cause objective; elle ne serait pas si elle
n'était provoquée du dehors, et par conséquent elle n'est pas
une pure création de l'esprit; elle s'explique, comme l'illusion
1. Les Farfadets, t, I", p. 126.
230 LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTÉRIEUR
et comme l'erreur normale, par la superposition de Timage
intérieure sur l'image extérieure, en un mot par l'intervention
de l'imagination dans la perception. Au fond, c'est une per-
ception recouverte par une imag-e, ce qui arrive souvent même
dans l'état normal, et ce qui n'a rien de contraire à l'hypo-
thèse d'une réalité externe. Quant au caractère irrésistible de
Terreur hallucinatoire, il s'explique par la disparition de la
facuUé d'attention, faculté nécessaire pour constituer la per-
ception exacte et la dégager des illusions qui peuvent l'al-
térer.
C'est M. A. Binet qui, par des expériences ingénieuses sur
les hypnotiques, a mis en lumière de la façon la plus nette le
caractère objectif de l'hallucination.
Il a fait remarquer d'abord que, dans ces derniers temps, on
a attaché une grande importance aux conditions physiques des
sens chez les hallucinés. Toute altération maladive, ou même
tout état anormal des org^anes de la vue et de l'ouïe peut pro-
duire des hallucinations.
(( L'intluence des sensations subjectives, dit-il, sur les hal-
lucinations n'est pas douteuse ; des bruits, par exemple, pré-
cèdent l'éclosion de l'hallucination ; et quand le phénomène
est unilatéral, c'est du côté oii le malade entend ses voix
que ces bruits fatiguent son oreille. On a même reconnu
chez beaucoup d'hallucinés une altération directe de l'appa-
reil auditif. Le traitement local de la maladie auriculaire, la
simple évacuation d'un bouchon de cérumen, mi bourdonnet
de charpie laudanisé. (Foville), ont réussi quelquefois à
triompher de l'hallucination persistante. Jolly a reconnu
chez la plupart des hallucinés de l'ouïe une véritable hypéres-
thésie du nerf acoustique; de plus, en faisant passer un cou-
rant continu à travers les oreilles de ses malades, il a réussi
à provoquer dos hallucinations de l'ouïe comparables à celles
qui se manifestent spontanément. Sous l'influence de la sti-
mulation électrique, ces individus n'éprouvent pas seulement
des sensations objectives ; ils entendaient des sons de cloches,
des paroles brèves, comme celles-ci : Ein Riss, — Ein Stich, —
LES ILLUSIONS ET LES HALLUCINATIONS 231
Der Heilige Geist, ou même des phrases plus longues : Dcr Tckj
geht ietzt zu Eiide, ou même des vers. Enfin les recherches
de Maury (Alfred), qui ont le caractère de véritahles expéri-
mentations, ont montré que les hallucinations qui se manifes-
tent dans le passage de la veille au sommeil (hallucinations
hypnag-ogiques) peuvent être provoquées par une action ex-
terne sur les sens. »
En outre, toutes les expériences tendent à prouver que
riiallucinatiou suit exactement les mêmes lois que la percep-
tion externe.
La première expérience de ce genre est celle de Brewster,
au commencement de ce siècle.
On sait que, lorsque Ton presse son œil d'une certaine
manière, on ohtient une image double de l'objet que l'on a
sous les yeux. Brewster a eu l'idée de faire la même expé-
rience sur un halluciné : lui ayant pressé l'oeil comme nous
venons de le dire, l'image hallucinatoire devint double comme
ri mage normale.
Cette expérience a été l'origine de toutes celles qui ont été
faites à la Salpêtrière par le docteur Féré, et surtout par
M. Alfred Binet'.
On sait que, par le moyen de la suggestion, on peut sus-
citer dans un sujet favorable des hallucinations artificielles,
qui se comportent exactement de la même manière que les
hallucinations spontanées : par exemple, elles obéissent à
toutes les lois de l'optique. C'est ce qui résulte des expériences
suivantes.
1° Expérience du prisme. — Cette expérience, due au doc-
teur Féré, n'est qu'une simple variante de celle de Brewster. Le
prisme, en effet, dédouble et fait dévier l'image hallucinatoire,
tout comme la pression oculaire ; la seule différence c'est que
le prisme produit la diplopsie en agissant sur le faisceau lu-
mineux avant qu'il arrive à l'œil, tandis que la pression laté-
rale arrive au même résultat en déplaçant légèrement l'axe
i. Revue philosophique, mdl Y^i'i.
232 LIVRE CINQUIÈME. - LE .MONDE EXTÉRIEUR
oplique, parce que, dans les deux cas, les deux images ne se
font pas sur des points identiques de la rétine.
Les expériences suivantes ne sont que les variantes de
celle du prisme.
2° La lorgnette. — En se servant d'une jumelle ordinaire, on
voit les objets se rapprocher ou s'éloigner selon qu'on place
devant l'œil Toculaire ou l'objectif de la jumelle. « Nous avons
réussi à produire ce phénomène, dit M. Binet, sur nos trois
hypnotiques. On sug-gère au sujet la présence d'un chat ou
d'une souris sur une table voisine ou sur un mur ; si ensuite
on lui fait contempler l'objet de son hallucination avec une
lorgnette, le sujet voit ces animaux se rapprocher ou s'éloi-
gner, suivant le sens dans lequel il regarde à travers la lor-
gnette. »
3° Le miroir. — Un objet réel se réfléchit dans un miroir
quand certaines conditions sont remplies relativement à la
position de l'objet, du miroir et de l'observateur. Dans les
mêmes conditions, l'objet imaginaire se réfléchit également.
On suggère à l'hypnotique la présence d'un objet quelcon-
que, pigeon, rat, livre, sur un point de la table que l'on indi-
que avec le doigt ; en faisant réfléchir ce point de repère dans
le miroir, on fait apparaître au malade un second pigeon, un
second rat, un second livre : l'expérience réussit toujours \
De toutes les expériences précédentes et de beaucoup d'au-
tres semblables, l'auteur, M. A. Binet, tire les conclusions sui-
vantes, dans lesquelles il résume ce qu'il a appelé la théorie
des poi7its de repère :
« L'œil de l'hypnotique ne cesse pas d'être sensible aux
ravons lumineux qui partent des objets extérieurs ; il en résulte
qu'au moment où la suggestion verbale fait naître riialluci-
nation, l'image qui se construit dans l'esprit du sujet s'associe,
par une action inconsciente, à l'impression lumineuse qu'il
ressent simultanément. Par exemple, si le malade aies yeux
I. Voir le détail de ces expériences et d'autres semblables, trop loagucspour
être résumées ici (par exemple l'cxpérieuce des portraits), dans le travail de
M. Binet {Revue philosophique, mai 1884, p. 392).
LES ILLUSIONS ET LES HALLUCINATIONS 233
lixés sur une table, c'est la vue de ce point qui entrera en
connexion avec l'image hallucinatoire. Mais l'cxpérimenta-
leur est le maître d'assigner à l'hallucination tel siège qui lui
plaît, en attirant l'attention du sujet sur le point qu'il a choisi.
Quelle que soit la manière de procéder, le résultat est toujours
le même ; l'image provoquée no reste pas à l'état de phéno-
mène subjectif; elle s'organise avec une sensation visuelle;
elle est extériorisée sur une partie quelconque d'un objet
extérieur qui sert désormais au sujet de point de repère. Or
c'est en agissant sur ce point de repère matériel qu'on im-
prime des modifications à l'image hallucinatoire. »
On le voit, l'hallucination n'est pas un phénomène exclu-
sivement subjectif; elle se compose, pour une part, d'une don-
née extérieure et objective, et pour une autre part d'une cons-
truction imaginalive de l'esprit; mais c'est toujours sur une
base matérielle et réelle que l'esprit travaille et construit son
image. Le réel précède l'imaginaire. Rien de plus illogique,
par conséquent, que de prendre pour type de la perception ce
qui n'est que consécutif et surajouté. Il n'est donc pas vrai
que la perception soit une hallucination vraie, puisque, par
définition, l'hallucination est une perception fausse.
LIVRE SIXIÈME
DE L'IDEALISME
LIVRE SIXIÈME
DE L'IDÉALISME
LEÇON PREMIÈRE
DE l'idéalisme en GÉNÉRAL ET DE SES DIFFÉRENTES FORMES
Messieurs,
Nous avons déjà, dans le livre précédent, parlé de l'idéa-
lisme en traitant de la perception extérieure, et de la réalité du
monde matériel. Nous voudrions maintenant traiter de l'idéa-
lisme en général et de ses différentes formes.
Qu'est-ce que l'idéalisme en général? Nous l'avons dit,
c'est la doctrine qui prétend que l'homme ne peut pas sortir
de sa propre conscience et qu'il n'y a rien pour lui au delà du
fait immédiat de la pensée. L'idéalisme peut prendre pour
devise cette proposition de Condillac, par laquelle commence
VEssai sur l'origine des connaissances humaines :
u Soit que nous nous élevions dans les airs, soit que nous
descendions dans les abîmes, nous ne sortons point de nous-
mêmes, et ce n'est jamais que notre propre pensée que nous
apercevons. »
L'idéalisme est donc la doctrine qui réduit à la pensée et
au moi toute réalité.
Mais qu'entend-on par moi? Il y a trois sortes de moi :
1° le moi individuel, le moi de celui qui parle et qui pense;
2° le moi humain en général, qui n'est ni celui de Paul ni
celui de Pierre, mais qui est commun à tous les hommes,
puisque tous les hommes disent moi ; en un mot, la raison
238 LIVRE SIXIEME. — DE L'IDEALISME
humaine en tant que raison humaine ne dépassant pas les
limites de l'esprit humain; 3° enfin le moi absolu, la pensée
absolue, c'est-à-dire la pensée en soi, la pensée en général,
embrassant tous les modes et toutes les formes de la pensée.
De là trois espèces ou degrés d'idéalisme :
r Celui de David Hume : rien au delà de la sensation
individuelle;
2° L'idéalisme transcendantal, celui de Kant. qui admet la
raison au-dessus de la sensation, mais une raison renfermée
en elle-même, la raison humaine;
3° Enfin l'idéalisme absolu, celui de Schelling et de Ileg-el.
Les deux premiers ont été réunis sous le même nom
d'idéalisme subjectif : le subjectif pur, celui du moi individuel
(Hume); et le subjectif relatif, celui de la raison humaine en
général.
Le troisième, celui de la pensée en soi, ramenant absolu-
ment l'être à la pensée et confondant l'absolu avec la pensée
elle-même, c'est l'idéalisme absolu.
Le passage des deux premières formes à la troisième s'est
fait par l'idéalisme de Fichte, qui part du moi et ramène tout
au moi, mais à un moi absolu.
Considérons d'abord la première forme de l'idéalisme, la
seule qui à la rigueur puisse s'appeler idéalisme subjectif,
c'est-à-dire celle qui n'admet absolument rien que ce dont
nous avons actuellement conscience, à savoir la conscience
individuelle au moment même où elle se produit.
Cette sorte d'idéalisme est l'idéalisme anglais.
Il se produit sous deux formes : 1" le demi-idéalisme do
Jîerkeley, qui nie l'existence des choses extérieures, la réalité
des corps, mais qui admet la réalité des esprits, celle de
l'Ame et celle de Dieu; 2° l'idéalisme complet, qui rejette à la
fois l'existence des corps, celle de l'ànie et celle de Dieu, et
(jui n'admet rigoureusement que l'existence de la sensation
et la connaissance des sensations. C'est, à la rigueur, le seul
système qui mérite le nom d'idéalisme. Les autres ne sonL
appelés de ce nom que par extension et par analogie.
L'IDÉALISME EN GÉNÉRAL ET SES DIFFÉRENTES FORMES 239
Considérons crabord celle première forme de l'idéalisme.
Il n'}' a que des sensations, el même il n'y a pour moi que
mes sensations. Qu'est-ce alors que le monde objectif, le
monde du corps, l'univers? C'est l'ensemble des possibilités
de sensations. Qu'est-ce que le moi? C'est la succession dé-
terminée et liée des sensations elles-mêmes.
En tant que nous sentons et que nous éprouvons des sen-
sations, nous sommes 7noi, et le moi n'est que la somme et
la série de ces sensalions.
En tant que nous attendons des sensations que nous ne
produisons pas nous-mêmes, nous sommes liés à un non-
moi; et le non-moi n'est que l'éventualité attendue et prévue,
dans de certaines circonstances, de certaines sensations an-
térieurement éprouvées.
Sur quoi repose cette prévision? Sur l'babitude que nous
avons de voir telle sensation succéder à telle autre, et sur
l'attente nécessaire déterminée par cette habitude.
Quant à la cause commune du moi et du non-moi, il n'y a
point à la rechercher; car aucune loi de notre pensée ne nous
autorise à nous élever au-dessus de la sensation el des liai-
sons de sensations. Nous pouvons poursuivre ces liaisons
indéfiniment, mais sans jamais sortir de la série.
Entre toutes les difficultés que peut soulever ce système,
signalons d'abord l'objection fondamentale de Kant, à savoir
l'impossibilité, dans celle hypothèse, de garantir la certitude
de la science.
En effet, de ce que nos sensations se sont bien liées jus-
qu'ici dans un certain ordre, de quel droilUffîrmerions-nous
qu'elles continueront à se lier toujours ainsi? Car nos habi-
tudes ne peuvent faire la loi aux choses. De ce que l'habitude
me porte à me rendre chaque jour dans un endroit oh il y a
un palais, il ne s'ensuit pas que ce palais ne sera pas démoli ;
de ce que l'habitude me porte à croire à un univers, il ne
s'ensuit pas qu'il y ait un univers. La science ne repose donc,
dans celle hypothèse, que sur les fondements les plus fragiles.
En second lieu, dans ce système on prend pour certain qu'il
210 LIVRE SIXIEME. — DE L'IDEALISME
y a eu jusqu'ici des corrélalions constantes clans la nature.
Mais pourquoi y a-l-il de telles corrélations? Pourquoi nos
sensations se suivent-elles selon un ordre déterminé? On a
beau dire que nous ne pouvons pas poser cette question, puis-
que, le principe de causalité n'étant lui-même que le résultat
de l'habitude, née précisément de la répétition constante,
nous n'avons pas le droit d'appliquer ce principe au fait
même dont il dérive : nous répondrons que cette impossibilité
n'existe que pour ceux qui admettent ce système, tandis qu'en
fait l'esprit humain ne peut échapper à cette question, et se
demande nécessairement d'oii vient cette corrélation cons-
tante. Et cela même nous prouve que l'idée de causalité n'a
pas son orig-ine dans cette succession constante, puisqu'elle
s'y applique et s'élève au-dessus. Il doit donc y avoir quel-
que chose qui explique les associations constantes de notre
esprit, ou du moins autre chose que la sensation, puisque
c'est cela même qui lie les sensations.
Cela est si vrai que, dans un progrès ultérieur de la philoso-
phie anglaise, on a expliqué la corrélation des sensations par
la corrélation des mouvements externes, et en particulier des
mouvements cérébraux. Tel est le système de M. Spencer;
mais, de son propre aveu, les mouvements sont autre chose
que des sensations et ne peuvent se réduire en sensations.
Aussi M. Spencer combat-il très énergiquement le système
de l'idéalisme, et il soutient décidément le système réaliste.
En effet, on ne peut se représenter de mouvement sans
admettre en même temps quelque chose qui se meut; et l'on
admet par là même quelque réalité externe.
Voilà pour les sensations considérées du côté externe; con-
sidérons-les maintenant du côté interne. Toute sensation sup-
pose une conscience de sensation, c'est-à-dire un moi cons-
cient. S'il n'y avait que des sensations isolées, on pourrait dire
que le moi se confond avec la sensation elle-même; mais les
sensations forment une chaîne continue : c'est le même moi
qui passe du froid au cbaud, du plaisir à la douleur; ce ne sont
pas les grains d'un chapelet attachés extérieurement l'un à
L'IDÉALISME EN GÉNÉRAL ET SES DIFFÉRENTES FORMES 241
l'autre, c'est un lion interne et continu. Le moi n'est donc
pas une simple succession, une somme de sensations. Peut-
rire csl-il ce qu'il y a de commun entre tontes nos sensations,
un abstrait de sensations, une résultante? Non; car il faut
un esprit pour faire une abstraction, pour penser une résul-
tante. Une abstraction qui se fait elle-même, une collection
ou addition qui se fait elle-même, comme le disait Royer-
CoUard, est quelque chose d'incompréhensible.
Nous ne donnons ici que des indications préliminaires. No-
tre but, en ce moment, est d'esquisser l'idée d'une évolution
de l'idéalisme, ainsi que des raisons qui ont fait passer la
philosophie moderne d'une forme à l'autre. Ce sont à peu
près les raisons que nous venons d'indiquer qui ont conduit
la philosophie moderne de l'idéalisme de Hume à celui de
Kant.
Cette seconde forme de l'idéalisme consiste à expliquer la
science et la nature par le moi, comme la précédente : non par
le moi individuel, mais par le moi humain en général et par
ses lois nécessaires.
Les lois nécessaires de la raison humaine communes à tous
les hommes s'appliquent dans chacun de nous à des sensa-
tions subjectives et individuelles : voilà l'hypothèse de Kant.
Sans doute riiommc ne sait rien en dehors de sa raison; mais
dans les limites de la raison il sait d'une manière certaine.
Ainsi, tant que l'homme sera homme, les sensations devant
obéir aux lois de la raison seront toujours soumises aux lois
de la cause, de la substance, de la qualité^ de la quantité,
aux lois de l'espace et du temps. Il n'en était pas de même
dans la doctrine de Hume. La certitude ne s'étendait pas au
delà de la sensation présente. Dans Kant, elle s'étend à la
raison tout entière, et elle durera autant que la raison elle-
même. Yoilà donc pour l'homme (dans les limites de sa con-
dition) la certitude scientifique assurée.
De même aussi la réalité objective est assurée dans un cer-
tain sens : car les lois de la raison sont supérieures à l'indi-
vidu, et constituent pour lui une nécessité qui lui est objective.
II. iG
242 LIVRE SIXIEME. — DE L'IDEALISME
Un objet n'est qu'un ensemble do sensations, mais liées par
des lois nécessaires et d'une manière indissoluble. Il y a donc
une nature.
De même il y a un moi : car la pensée est impossible sans
une conscience fondamentale antérieure à toute conscience
subjective et empirique.
Le cogito accompagne [begleitet, selon l'expression de
Kant) toutes les catégories, et celles-ci ne sont, à propre-
ment parler, que les diverses formes do l'unité de conscience.
Le système de Kant olfro donc de grands avantages relati-
vement au système de Hume; mais il donne prise aux objec-
tions suivantes, que nous développerons ultérieurement.
1° D'où vient la sensation? Comment pouvons-nous lui
appliquer le principe de causalité, celui-ci, dans l'hypothèse,
n'ayant qu'une valeur expérimentale et no pouvant s'appliquer
que dans les limites do l'expérience, et non au delà? Et ce-
pendant il faut une cause à nos sensations : puisque Kant
nous dit qu'elles viennent du dehors, nous ne pouvons nous
les attribuer directement à nous-mêmes, n'ayant aucune con-
science do les produire directement, spontanément. Il faut
donc une cause objective à nos sensations; et par conséquenl
le principe de causalité s'applique en dehors de l'expérience
et doit avoir une valeur absolue.
2° D'où vient l'ordre de nos sensations? Comment se pro-
duisent-elles et se reproduisent-olles dans l'ordre et dans les
conditions exigées par l'esprit? En d'autres termes, comment
la sensibihté obéit-elle à l'entendement? Sur ce point, nous
renvoyons à notre discussion ultérieure sur le système de Kant.
3° Si le moi humain est tout (ce que d'ailleurs Kant n'a
jamais dit), qu'était la nature avant le moi? Comment expli-
quer sa place historique dans l'ordre des choses, dans la sério
des êtres? Ou le moi a commencé, et il est donc sorti spon-
tanément du néant, coniraircment à tous les principes de la
raison; ou il n'a pas commencé, et il est en dehors du temps
dans l'absolu : et alors ce n'est plus le moi humain, et do
l'idéalisme subjectif nous passons à l'idéalisme absolu.
L'IDEALISME EN GENERAL ET SES DIFFERENTES FORMES 243
Nous sommes ainsi conduits à la troisième supposition,
celle de l'idéalisme absolu.
Nous venons de voir que le moi humain, entendu dans le
sens strict, ne peut expliquer ni la nature ni lui-même. Pour
que le moi produise la nature, il faut qu'il y ait en lui des
puissances dont il n'a pas conscience. Pour qu'il la produise
éternellement, avant môme que ce que nous appelons l'huma-
nité ait paru sur la terre, il lui faut une extension d'être dans
le passé dont il n'a non plus nulle conscience. Il grandira
donc ainsi indéfiniment, et devient avec Fichte le moi iUimité,
le moi absolu. Mais alors de quel droit s'appelle-t-il encore
le moi? Ce moi prétendu, en tant qu'il n'a pas conscience de
lui-même, n'est-il pas la même chose que ce que l'on appelait
la Substance, l'Etre? Il y aurait donc alors un moi substan-
tiel, un moi objectif s'opposant au moi conscient. Est-ce autre
chose que la chose en soi, s'apparaissant à elle-même sous
forme de nature, en même temps qu'elle se manifeste à elle-
même sous forme de moi conscient, ou, comme dit Fichte,
de moi fini? Mais alors que devient la prétention de tout ex-
pliquer par le moi, par la conscience et par la pensée?
Poursuivons cependant les vicissitudes de l'idéalisme. Le
moi infini et illimité, produisant à la fois la nature et l'esprit
et contenant l'un et l'autre dans son unité, devient l'absolu, le
sujet-objet, source commune do toutes les sensations, et nous
voilà dans la philosophie de Schelling-, qui continuera à s'ap-
peler idéalisme dans la philosophie allemande. Mais c'est là
un abus de lang-age ; et de quel droit continuerait-on à appeler
idéalisme une doctrine où le principe n'est pas plus sujet
qu'objet, où il est l'identité des deux termes? On essaye de
distinguer Schelling- de Spinoza, en écartant soigneusement
l'idée de substance comme trop matérielle, comme étant une
cJiose, un pur objet, lequel ne peut devenir sujet. Mais en réalité
la substance de Spinoza ne se distingue g'uère de l'absolu do
Schelling-, si ce n'est qu'il attribue, comme Descartes, une
réalité objective à l'étendue, tandis que, pour Schelling- comme
pour Leibniz, l'étendue n'est qu'une phase dans l'évolution
24i LIVRE SIXIEME. — DE L'IDEALISME
de la pensée. Mais, d'un aulre colé, Schelling accorde à la
nature une réalité égale à celle du moi; il met les deux ter-
mes sur la même ligne, et il déclare que l'on peut indiiïérem-
ment commencer la philosophie dans les deux sens, soit en
partant du sujet, soit en partant de l'objet. Il confond le moi
et le non-moi dans l'absolu; et l'on peut dire qu'une telle phi-
losophie, sans la juger en cllc-nirme, est aussi bien réalisme
qu'idéalisme; elle est aussi bien objective que subjoclive. Elle
est objective dans la Philosopine de la nature, elle est subjec-
tive dans V Idéalisme transcendanfal. Ce n'est plus d'idéalisme
qu'il est question, c'est de panthéisme.
Le principe de l'idéalisme paraît renaître et se manifester
plus nettement dans la philosophie de Hegel ; en efi'et :
1° Le terme qui sert de point de départ n'est pas un absolu
indéterminé, indifférent entre le sujet et l'objet : c'est Vidée,
laquelle, quelque vague qu'en soit la notion dans le système
de Hegel, n'en conserve pas moins quelque chose d'intel-
lectuel.
2° La nature n'est pas autre chose qu'une logique, une dia-
lectique se développant sous forme spontanée, selon les lois
internes de l'esprit.
3° Le terme extrême du mouvement dialectique est le retour
de l'idée à elle-même dans l'esprit; et le développement de
l'esprit se fait également par une loi de retour analogue, dont
la fin est dans l'esprit absolu, embrassant, comme le principe
de Schelling, le sujet et l'objet, mais toujours avec prédomi-
nance du sujet. Son mot caractéristique est celui-ci : « Dieu,
c'est l'esprit. »
Sans vouloir nous prononcer ici sur un système qui a été,
selon nous, trop déprécié et trop méprisé, surtout en Allema-
gne, — car c'est un Allemand 'qui a dit que la période de la phi-
losophie de la nature (Schelling-Hegel) a été « une honte pour
l'esprit humain », — sans nous prononcer, dis-je, sur le fond du
système, nous nous contenterons de faire observer que celle
1. Dubois-Raymoiul.
L'IDÉALISME EN GÉNÉRAL ET SES DIFFÉRENTES FORMES 245
logique primordiale, qui consliUio révolution de l'idée prise en
soi; que cette logique objective, qui constitue l'essence de la
nature, sont au delà et en dehors de notre conscience, ou du
moins ne se présentent à notre conscience qu'à titre d'objets,
et par conséquent sont encore, par rapport au moi individuel
et au moi humain, quelque chose d'objectif. Sans doute ces
objets sont dans notre conscience en tant que nous les pensons,
mais nous les pensons en même temps comme dépassant les
limites de notre conscience. Il nous semble que nous voilà
bien loin du principe posé d'abord, à savoir que nous ne pou-
vons pas sortir de nous-mêmes.
Et au fond, cet idéalisme logique de Hegel est-il donc bien
différent du réalisme ontologique du moyen âge, et même de
la philosophie spiritualiste la plus élevée? Lorsque saint Au-
gustin nous dit que Dieu est la vérité, ego sinn veritas; lors-
que Platon fait do Dieu le lieu des idées; lorsque Leibniz con-
sidère Dieu ou l'entendement divin comme la région des
possibles; lorsque Bossuet fait de Dieu la substance des vé-
rités éternelles; lorsque Fénclon, plus hardi, dit que les uni-
versaux, les modèles idéaux des choses sont les degrés de
l'être divin, toutes ces manières de penser ne reviennent-elles
pas à dire que Dieu est une logique? Et encore, quand Leibniz
nous dit que dans la nature tout doit s'expliquer mécanique-
ment, n'est-ce pas dire encore que la nature est une logique
objective?
A la vérité, les écoles spiritualistes se représentent Dieu
comme une substance transcendante, tandis que, dans l'idéa-
lisme de Hegel, Dieu est considéré comme intérieur et imma-
nent. Hais il ne faut pas confondre la question de l'imma-
nence et celle de l'objectivité de la connaissance, en d'autres
termes la question du panthéisme et celle de l'idéalisme.
Spinoza, par exemple, quoique panthéiste, est aussi objecli-
viste que Descartes. Il en est de même dans la philosophie de
Schelling- et de Hegel. Un absolu qui me dépasse de toutes
parts, quand même j'accorderais qu'il est dans ma conscience,
qu'il est en moi et que je suis en lui; quand même il serait
246 LIVRE SIXIÈME. — DE L'IDÉALISME
rcssencc cl tout le réel de mon être, par cela seul qu'il est en
même temps l'essence et le réel des autres hommes et de tous
les êtres finis et contingents, qu'il les dépasse comme il me
dépasse moi-même, il est plus que moi, il est plus qu'eux, et
par conséquent il est objet par rapport à moi comme par rap-
port à eux; et si, par surplus, vous lui refusez la conscience,
par une singulière contradiction de l'idéalisme, plus vous
vous éloignez du type dont vous êtes parti, à savoir du moi, et
plus vous vous rapprochez de ce que j'ai appelé le réalisme
ontologique. Ajoutez enfin que, dans le système de Ileg-el, le
sujet absolu, l'esprit absolu n'est jamais complètement réa-
lisé; il n'est jamais qu'en voie d'enfantement et de devenir.
Jamais ce système ne deviendra donc ce qu'il prétend être, un
système d'idéalisme absolu.
Il semble donc que si l'idéalisme logique de Hegel eût dû
se développer selon la loi de génération des systèmes anté-
rieurs, le vrai idéalisme absolu, celui qui aurait dû succéder
à celui de Hegel, aurait été celui qui aurait admis un sujet
absolu complètement réalisé, une conscience absolue, une
identité absolue de l'intelligence et de l'intelligible.
D'où il suivrait que la plus haute expression de l'idéalisme,
tel qu'il a été poursuivi pendant près d'un siècle par la phi-
losophie allemande, devrait être précisément la doctrine de
la personnalité divine; l'idéalisme absolu devrait se transfor-
mer en spiritualisme absolue
Mais ce serait dépasser les limites de ce premier aperçu que
de pousser même l'idéalisme à ses dernières conséquences.
Rornons-nous à cette première esquisse, que nous développe-
rons dans les chapitres suivants.
1. C'est ce qui est arrivé en effet. La dernière philosophie de Scheiling a été
ce qu'on a appelé en Allemagne le Panthéisme de la personnalité {Persônlich-
lic'its Pantheismus).
LEÇON II
l'idéalisme anglais. LE RELATIVISME DE M. GROTE
Messieurs,
Nous avons distingué plusieurs sorles d'idéalisme, suivant
que Ton prend pour point de départ : 1" le sujet individuel, le
moi dans son sens le plus limité; 2° le sujet humain en géné-
ral, l'esprit humain, la raison humaine; 3° le sujet absolu, la
raison en soi, la pensée en soi. H y a donc trois sortes d'idéa-
lismes : 1° l'idéalisme subjectif et phénoméniste ; 2" l'idéa-
lisme critique ou transcendantal; 3° l'idéalisme absolu.
La thèse de l'idéalisme subjectif porte sur deux points :
1° l'existence ou la négation du monde extérieur, à parler
exactement du monde corporel; 2" la nature de la connais-
sance. Pour le premier point, nous l'avons discuté ample-
ment dans le livre précédent; nous n'y reviendrons pas; pour
le second point, il se rapporte surtout au principe soutenu
par toutes les écoles empiristes, à savoir le principe de la
relativité de la connaissance. C'est ce point que nous voulons
discuter maintenant.
A la vérité, le principe de la relativité de connaissance peut
être entendu de bien des manières. Nous nous bornons ici à
le considérer dans son sens le plus étroit, tel qu'il a été énoncé
par un sophiste de l'antiquité, Protagoras, qui disait que
« l'homme est la mesure de toutes choses ». Ce principe a été
repris par un critique anglais des plus subtils, M. Grote, qui,
dans son livre sur Platon, a défendu pour son compte, contre
les arguments de Platon, la doctrine de Protagoras, et l'a
défendue en la modernisant en quelque sorte et en la mettant
au niveau et au ton de la philosophie de notre temps. Dans le
248 LIVRE SIXIEME. — DE L'IDEALISME
chapitre sur le TJicétète, M. Grote a dépassé son rôle ordinaire
d'ériidit et d'historien pour prendre le rôle de philosophe. C'est
l'expression la plus précise et la plus savante du rclalivismo
contemporain.
Il ne faut pas oublier, comme nous l'avons dit à l'instant,
que la théorie du subjeclivisme (ou idéalisme) peut èlre prise
à deux points de vue difierents, soit au point de vue des exis-
tences, soit au point de vue de la connaissance : par exem-
ple : existe-t-il en dehors de nous quelque chose de semblable
à ce que nous appelons des corps ou des esprits? Exisle-t-il
un esprit qui est un moi absolu, un esprit suprême, Dieu? Le
problème ainsi posé est surtout métaphysique : il porte sur
l'être. Ou bien on peut se placer au point de vue de la con-
naissance et se demander : Qu'est-ce que la vérité? Ainsi posé,
le problème est un problème logique plus que métaphysique.
C'est ce second point de vue que M. Grote a choisi. Sa doctrine
est relativistc plus qu'idéaliste ; M. Stuart Mill est plutôt encore
idéaliste que relativiste.
Ces explications préliminaires une fois posées, résumons l'ar-
gumentalion subtile, renouvelée de Protagoras, que M. Grolo
nous présente en faveur du subjeclivisme et du relativisme.
11 commence par distinguer les trois doctrines que Platon
a liées ensemble dans sa réfutation de Protagoras : 1° la doc-
trine héraclitéenne du devenir universel; 2° la doctrine propre
à Protagoras de l'homme mesure de toutes choses; 3° la doc-
trine sensualiste, qui ramène toute science à la sensation. Il
n'est pas impossible, dit M. Grote, que ces trois doctrines aient
été soutenues à la fois par le même philosophe ; mais il n'est
nullement certain qu'elles aient été admises et soutenues par
Protagoras, et en tout cas on peut les séparer. M. Grote, pour
son compte, ne s'engage à défendre que la seconde de ces pro-
positions, et laissera de côté les deux autres.
Dans cette proposition de Protagoras, M. Grote ne veut
voir que l'expression sous forme abstraite et rigoureuse d'un
fait incontestable plus ou moins masqué dans la phraséologie
vulgaire. Ce fait est celui-ci : le vrai et le faux ont toujours
L'IDEALISME ANGLAIS. - LE RELATIVISME DE M. GROTE 249
rapport à quoique sujet et n'ont de signification que dans cette
relation même. Protagoras ne fait autre chose qu'exprimer
le côté subjectif de ce fait complexe de la connaissance dont
ce qu'on appelle le vrai et le faux expriment le côté objectif,
(le que Protagoras refuse d'admettre, et en cela il a raison,
c'est un objet absolu, une chose en soi, une vérité en soi sans
un esprit qui jug'e. Il ne veut dire que ceci : c'est qu'il y a
loujours un enveloppement de l'esprit dans tout acte do l'in-
lelligence; c'est l'esprit percevant dans la perception, l'esprit
concevant dans la conception, l'esprit connaissant dans la
chose connue. Protagoras admet qu'il y a plusieurs esprits
différents, et que tout objet est relatif à un sujet, est mesuré
par le sujet, suivant son expression. Chaque cognitivum sup-
pose un cognoscens ; chaque cognoscibile suppose un cognitionis
capar. Tout les mots de la langue de la connaissance n'ont
de valeur que dans cette supposition. Les deux termes objet
et sujet représentent les deux pôles, les deux aspects oppo-
sés, mais inséparables, d'un seul et même fait de conscience^
et non deux facteurs séparés l'un de l'autre, ayant une exis-
tence absolue l'un sans l'autre et qui viendraient à s'unir pour
former un produit commun. L'homme ne peut, dans aucun
cas, écarter ou supprimer son propre esprit en tant que sujet.
Le moi est aussi présent, mêlé à tous les moments de la cons-
cience et également dans tous, quoique plus ou moins distinc-
tement perçu dans les uns que dans les autres. Le je ou mo7,
est ce qu'il y a de commun entre tous les moments de la
conscience. L'objet est ce en quoi ils diffèrent ou peuvent
différer. L'aphorisme de Descartes, cogito ergo sum, pourrait
tout aussi bien se rédiger ainsi : Ergo est cogitatum aliquicL
Le cogitans et le cogitatum sont les deux aspects d'un seul et
même fait indivisible. Dans certains cas, l'aspect objectif ab-
sorbe entièrement notre attention, éclipsant le subjectif; dans
d'autres cas, c'est le subjectif qui attire notre attention; mais
dans tous les cas et dans chaque acte de conscience, les deux
points de vue sont à la fois enveloppés et corrélatifs : cela
seul existe pour chaque homme qui se trouve ou est jugé par
2.;0 LIVRE SIXIÈME. — DE L'IDÉALISME
lui capable d'cnlrer dans quelque modo de conscience comme
un objet corrélatif avec lui-mémo considéré comme sujet. S'il
croit à sa propre existence, à son esprit, à son moi, c'est une
partie ou parcelle de ce fait do conscience; s'il n'y croit pas,
son esprit incrédule y est encore mêlé. Ces deux points do
vue, objet et sujet, sont aussi inséparables l'un de l'autre
que le nord et le sud, le concave et le convexe. Tel est le
principe général dont la discussion suivante est le dévelop-
pement.
De ces doux aspects, c'est tantôt l'un, tantôt l'autre qui est
clair et obscur. Tantôt la conscience est le côté obscur, et
c'est la connaissance qui est le côté clair. De là la distinc-
tion entre la sensation et la perception : par exemple, dans
le cas de la substance tangible et étendue, c'est l'objet qui est
le côté clair, paraissant apte à se présenter le même pour tous
les hommes; on pense alors à la chose du dehors, et on ne
fait pas attention au côté du dedans, c'est-à-dire à l'eiïort qui
nous révèle cette existence extérieure. Au contraire, quand
nous parlons d'un plaisir ou d'une peine, c'est le sujet qui est
le côté clair, ou nous paraît être le seul; cependant, dans les
deux cas, il y a sujet et objet.
Platon identifiait la doctrine de la relativité avec celle de
la sensation; mais ces deux doctrines ne sont pas liées entre
elles. Lors même que l'on écarterait l'opinion que la sensation
est toute la science, ou que toutes nos facultés ne sont que la
sensation transformée, même, dis-je, en écartant la doctrine
scnsualiste, on n'écarterait pas la doctrine relativiste; lors
môme qu'on admettrait que l'esprit renferme dos éléments
intellectuels distincts de la sensation, le principe de la rela-
tivité n'en serait pas moins vrai. Mon activité intellectuelle,
mon pouvoir de souvenir, d'imagination, de raisonnement et
do combinaison, sont des parties de ma nature mentale. Nos
cognitions et nos croyances sont déterminées par leur relation
à cette nature mentale, au tour et au développement que ces
(lillércnts pouvoirs ont pris dans ma constitution individuelle.
Supposons môme, avec Platon, que le Noù? ou l'esprit saisisse
L'IDÉALISME ANGLAIS. — LE RELATIVISME DE M. GROTE 231
des èlresinlcUigibles, ondes idées en soi, distinctes du monde
sensible; accordons que Reid et Kant au xviii'' siècle, que
M. Cousin au xix% aient renversé la philosophie de Locke et
qu'ils aient établi la doctrine des principes à priori, il sera
encore vrai de dire que tous ces principes sont pensés par
Fesprit humain, et que par conséquent c'est toujours cet esprit
qui est la mesure de toutes choses. Les êtres de raison sont
relatifs à la raison, les êtres sensibles aux sens. Même en
produisant des faits d'innéité, nous ne pouvons pas éliminer
l'esprit lui-même. Comment Platon prouve-t-il la valeur objec-
tive des idées? Il l'infère de certains faits subjectifs de notre
propre esprit, par exemple de la ditTérence et de l'opposition de
la oôça et de la vôt^j'.ç. Il doit y avoir un vor^^ôv correspondant à
la vô-r,7i;^ un ooçajTÔv Correspondant à la Soça. Réciproquement,
dans le P/iédon, Platon prouve la préexistence de l'àme par
le fait qu'il y a des idées : s'il y a un objet connaissable, il
doit y avoir un sujet connaissant, et réciproquement; les deux
inductions de Platon reposent sur l'entrelacement inévitable
du sujet et de l'objet.
Bien plus, en réalité, la formule de Protagoras est encore
plus complètement applicable aux intuitions et opérations
intellectuelles qu'à l'expérience sensible. La ditTérence entre
un théoricien et un autre théoricien est au moins aussi
grande qu'entre un percevant et un autre percevant, même dans
les régions les plus controversées de l'expérience sensible.
Dans l'ordre des sens on s'approche plus de l'universalité
que dans les théories où chacun arrange les faits à son gré.
Les adversaires de Protagoras, au lieu dr'en appeler aux
idées, auraient dû tirer leurs arguments des faits indiscutés
■des sens. Ils auraient dû en appeler à la matière, à ce que
l'on a appelé les qualités premières, pour réfuter cette doctrine;
car, dans les opérations mentales, il est impossible de faire
abstraction de l'esprit, tandis que, pour ce qui concerne le
monde extérieur, le côté objectif est tellement mis en lumière,
et le cùté subjectif tellement obscur, que l'objet nous apparaît
tout à fait indépendant.
252 LIVRE SIXIÈME. — DE L'IDÉALISME
Sans doute nous pouvons concevoir des objets absents
comme ayant une existence absolue, indépendante de la nôtre;
mais cela ne vaut pas contre la doctrine de Protagoras, car,
même alors, on ne peut exclure le sujet concevant; c'est bien
en tant que sujet qu'il conçoit les objets; ce qui veut dire que
s'il était en présence des objets, il éprouverait les sensations
que ces objets lui donnent d'ordinaire lorsqu'ils sont présents.
Quoiqu'il s'élimine comme percevant, il ne peut pas s'élimi-
ner comme concevant.
Ainsi la doctrine de Protagoras ou de Vhomme mesure ne
se réduit pas nécessairement à celle de la sensation; même si
l'on soutenait, comme Platon, l'existence des êtres intelligibles
ou des idées, ce serait toujours en corrélation avec le sujet
intelligent. Le yvw^-ôv correspond au -/vwjt'./.ôv, comme raIjOy.TÔv
à ra'.aOT.T'.y.ôv, et même, dans le dialogue du Sophiste, c'est en
posant l'intelligence que Platon pose l'intelligible. Ainsi,
même Platon reconnaît la vérité de cette doctrine, à savoir que
l'objet est enveloppé, limité, mesuré par le sujet, doctrine
qui proclame la relativité de tous les objets perçus, conçus,
connus, sentis, et l'enveloppement omniprésent du sujet per-
cevant, concevant, connaissant et sentant. Cette doctrine se
formule ainsi : « Telles les cboses m'apparaissent, telles elles
sont pour moi; telles elles vous apparaissent, telles elles sont
pour vous. »
C'est là le point que Platon paraît avoir négligé. Il semble,
selon lui, que Protagoras ait dit que « chaque opinion de cha-
que homme est vraie en soi », ce qui paraît absurde; tandis
que la vraie opinion de Protagoras, et celle que M. Grote sou-
tient en son propre nom, c'est que «chaque opinion dechaque
homme est vraie pour cet homme lui-même ». Mais Platon
néglige toujours ce correctif. Protagoras n'apas dit qu'il y ait
aucune opinion absolument vraie ou absolument fausse. La
vérité absolue n'existe pas. Toute vérité est relative à une
ou plusieurs personnes l'acceptant ou l'affirmant actuelle-
ment, ou conçue comme de virtuels approbateurs dans telle
ou telle circonstance. JJien plus, ces approbateurs étant une
L'IDÉALISME ANGLAIS. — LE RELATIVISME DE M. GROTE 253
mallitude d'individus dont chacun a ses particularités, la
vérité, même commune, ne peutètre admise que sous la par-
ticulière mesure de l'esprit individuel de chacun; et cette
limite même varie avec les variations de chaque individu. Vous
ne pouvez déterminer un cheval ou un chien, ni même un
enfant, à donner son adhésion à l'astronomie newtonienne,
ni forcer l'auteur des Princijjes, en 1687, à approuver ce que
Newton approuvait en 1047. Dire qu'une chose qui est vraie
pour l'un est fausse pour l'autre, dire que ce qui est vrai
pour un enfant est faux pour un homme, n'est pas une con-
tradiction, quoique Platon, en supprimant la réserve men-
tionnée, la présente comme telle.
Ce fait, que toute exposition d'opinion n'est qu'un assem-
blage de jugements individuels, est dissimulé et déguisé par
les formes elliptiques du langage. Par exemple, moi qui écris
ce livre, je ne puis rien vous présenter de plus que ma propre
opinion, ou ma propre constatation de faits connus par moi ou
par des autorités reconnues ou appréciées par moi, ma propre
conviction sur la vraie interprétation de ces témoignages.
Je produis les raisons qui justifient mon opinion, je réponds
aux raisons proposées par d'autres, et le lecteur décide
selon que ces raisons paraissent satisfaisantes à son esprit.
Si je m'exprimais correctement, je devrais dire à chaque ins-
tant : cela est vrai pour moi, faux poiO' moi ; mais répéter cela
à tout propos serait d'un fastidieux égoïsme; et en général
cette formule est sous-cnlendue une fois pour toutes. Si quel-
qu'un me demande de lui donner la vérité absolue et un crité-
rium absolu, je ne puis lui donner que mon pî'opre jugement
sur ce qu'est la vérité, et lui dire quel est le critérium le
plus certain; et chaque lecteur décidera pour lui-même s'il
admet ou n'admet pas le critérium. J'aurais beau prendre
un langage d'oracle, j'aurais beau me donner moi-même
comme représentant l'idéal platonique, l'homme typique,
ou comme inspiré par un démon, comme Socrate; je puis
dénoncer mes adversaires comme des hommes indignes, dé-
pourvus de tous les sentiments qui distinguent l'homme de
2oi LIVRE SIXIEME. — DE L'IDEALISME
la brûle et méritant le cliâlimenl et le mépris; en réalité,
je ne proclamerai rien de plus que mon sentiment personnel,
et la somme d'émotion qui s'est associée dans mon esprit à
cette conviction. Dans tous les cas, je ne puis échapper à la
limite fixée par Protagoras.
Platon oppose que cette doctrine identifie l'homme et l'ani-
mal; car pourquoi ne dirait-on pas aussi : (( Le chien ou le
pourceau est lamesure de toutes choses?» Sans doute, répond
Grole, la maxime s'applique à tous, et le chien est certaine-
ment la mesure de la vérité pour ce qui concerne les chiens.
Mais il ne s'ensuit pas que chaque être soit la mesure de la
vérité pour d'autres que pour lui. Le degré d'après lequel
chaque être est la mesure de la vérité pour les autres dépend
du deg-ré d'estime dans lequel les autres le tiennent, et de
ropinion qu'ils ont de son caractère et de sa compétence. Il
y a là un élément dont Platon n'a pas tenu compte, par
exemple lorsqu'il reproche à Protagoras de vouloir ensei-
gner les autres, tandis que, d'après sa formule, il ne leur est en
rien supérieur. Il n'y a rien là de contradictoire. Le principe
de Protagoras peut se concilier avec les diversités de science,
d'émotion et de caractère, entre un homme et un autre : de
telles diversités sont reconnues par les individus et sont
vraies par rapport à eux ; cela rentre dans la doctrine. Pro-
tagoras ne nie pas que les hommes ne soient enseignables.
Les opinions de l'un peuvent passer à l'autre et devenir
vraies pour lui. Protagoras déclare qu'il en sait plus que les
autres, et, ceux qui l'écoutent le reconnaissant, cela est vrai
pour lui et pour eux. Parmi les opinions que l'élève déclare
vraies et qui sont vraies pour lui, se trouve l'opinion que son
maître en sait plus que lui. En accourant se faire instruire, il
agit donc selon sa propre opinion. Platon remarque avec raison
que chacun estime d'autres êtres plus sages que lui-même.
En d'autres termes, ce qu'on appelle autorité ou disposition
à approuver les opinions d'autres personnes est une des
causes les plus actives pour déterminer les opinions des hom-
mes; mais cela ne contredit pas la doctrine, car la croyance
L'IDÉ.VLÎS.ME ANGLAIS. - LE RELATIVISME DE M. GROTE 2:j5
Cil l'aulorité est vraie pour le croyant au mémo liUc que les
autres croyances. En prenant pour guide A et en refusant I],
le croyant est encore une mesure pour lui-même. Protagoras
n'a pas voulu dire, quoique Platon Finsinue, qu'il n'y a pas
des hommes plus sages les uns que les autres, mais ceci
seulement, c'est que, soit que nous soyons sages on non
sages, c'est toujours d'après notre opinion que nous jugeons
qu'il en est ainsi. Protagoras peut bien admettre que les
opinions des autres hommes sont vraies pour eux, et cepen-
dant chercher à les modifier en les rapprochant des siennes
propres.
Une autre objection de Platon, c'est que, dans l'hypothèso
de Protagoras, la dialectique devient inutile, car si tout le
monde a raison, pourquoi changer d'opinion? Platon oublie
toujours les restrictions, à savoir que chacun n'a raison que
})0ur lui-même; mais, cette restriction une fois admise, c'est
le contraire de l'assertion de Platon qui est le vrai. Socrate,
dans sa méthode dialectique, c'est-à-dire interrogative, ne
fait que suivre l'opinion du répondant. Il se place à son point
de vue, fait sans cesse appel à son approbation, et par là il
suppose que l'esprit du répondant est la mesure de la vérité
pour lui-même. Il a donc pour but de faire jaillir de l'esprit
même du disciple ce qui y est contenu. Socrate se garde
bien de se donner lui-même comme un maître; il ne fait
(|ue proclamer sa propre ignorance et répudie tout appel à
raulorité autre que celle du disciple lui-même.
D'ailleurs, si vous niez la formule do Protagoras, vous
devez proposer une autre autorité. Si je lie suis pas juge
pour moi du vrai et du faux, qui est-ce qui le sera à ma place?
Si vous refusez ce droit à un autre, de quel droit vous Tattri-
buez-vous à vous-même? Lorsqu'un homme est déclaré fou,
vous faites gérer ses affaires par un autre; on ne peut que
changer d'individu. Ce sera le roi, le pape, le prêtre, le cen-
seur, le maître, l'auteur de tel ou tel livre, etc.; ce sera tou-
jours un individu. Ce que l'on a appelé la raison imperson-
nelle est une pure fiction. L'universalité de la raison passe
256 LIVRE SIXIEME. — DE L'IDEALISME
toujours par uu interprète particulier; ce que les Allemands
appellent la pensée, das Benken, revient toujours à se consi-
dérer soi-même comme juge.
C'est là le fond de l'intolérance. Elle dérive toujours du
besoin de prendre sa propre opinion comme mesure absolue
pour juger des opinions des autres.
En définitive, Grote identifie la doctrine de Protagoras
avec celle du libre examen. Il condamne à l'intolérance toute
doctrine qui conclut à une vérité objective et absolue. Il con-
fond le libre examen avec le subjectivisme et le relativisme,
c'est-à-dire avec le scepticisme.
LEÇON III
DISCUSSION DU RELATIVISME
Messieurs,
M. Grole dit avec raison que toute connaissance suppose
un sujet et un objet indivisiblement unis ; que pour connaître
il faut quelqu'un qui connaisse, et qui connaisse quelque
chose ; mais ce quelque chose, en tant que connu, fait partie
par là même de la conscience. Comme l'a dit Ilamilton, je
n'ai pas seulement conscience de connaître en général, mais
j'ai conscience de connaître tel objet; j'ai donc conscience
de cet objet : il entre par là dans ma conscience, il devient
objet de conscience. L'objet fait donc partie intégrante de
l'acte de connaître ; il est représenté subjectivement dans le
sujet.
De là une question très difficile :
Comment un objet, une chose qui n'est pas une pensée,
peut-il prendre une forme subjective? Comment l'être peut-il
devenir pensée? Il semble que l'objet ne puisse être qu'objet,
et que le sujet ne puisse être que sujet : leur fusion semble,
à priori, incompréhensible. _
Les anciens avaient, ce semble, pressenti cette difficulté
lorsqu'ils posaient en axiome que le semblable est connu
par le semblable, chaque élément par l'élément qui lui cor-
respond en nous. « Nous connaissons, disait Empédocle, la
terre par la terre, l'eau par l'eau, l'éthcr par l'éther, le feu
par le feu, l'amour par l'amour, la discorde par la discorde
homicide. » C'était là une solution grossière et enfantine.
Cependant, il semble que le subjectivisme moderne ait repris
cet axiome et proposé une solution du même genre, car il
II. n
2S8 LIVRE SIXIÈME. — DE L'IDÉALISME
ne peut comprendre que le sujet puisse penser un objet sans
que cet objet devienne sujet. Mais l'acte même de la con-
naissance implique, au contraire, que le sujet saisisse l'objet
comme distinct de lui-même : c'est cela même précisément
qu'on appelle connaissance. C'est un fait premier, élémen-
taire, irréductible, comme il y en a à l'origine de toutes les
sciences. Toute la mécanique repose sur le fait du choc ;
mais comment, parce qu'une bille en touche une autre, lui
communique-t-elle une partie de son mouvement? Cela est
aussi incompréhensible que peut l'être l'acte de connaître.
Sans doute l'acte de connaître peut être analysé : c'est
l'objet même de la philosophie ; il peut être analysé dans ses
formes et dans son développement ; mais pour comprendre
l'acte de connaître pris en soi, il faudrait pouvoir sortir de
cet acte même et le considérer comme objet; mais cela est
impossible, puisque dans cet effort même nous serions encore
sujet, c'est-à-dire que nous ne sortirions pas de l'acte con-
naissant. Ce serait une tentative semblable à celle de celui
qui voudrait sauter par-dessus ses épaules.
Cela étant, si l'acte de connaître est un fait primitif et irré-
ductible, de la difficulté de comprendre cet acte, et comment
un objet peut être représenté dans un sujet, il ne faut pas
conclure que cet objet ne puisse exister que dans et par le
sujet. M. Grote soutient que c'est par abstraction que nous
supposons que le sujet et l'objet existent hors l'un de l'autre,
comme deux facteurs séparés, et qu'ils se réunissent dans
l'acte de la connaissance. Il soutient que l'être en soi et le
sujet en soi sont deux êtres de raison, mais qu'ils n'existent
jamais que dans leur rapport.
Mais il nous semble que l'hypothèse des deux facteurs est
aussi facile à admettre que l'hypothèse contraire, et que les
faits s'expliquent aussi bien dans cette hypothèse que dans
l'autre. Supposons, en effet, que celte hypothèse soit la vraie
à savoir que les deux facteurs préexistent et qu'ils viennent
à se rencontrer dans la connaissance : je dis que la connais-
sance, dans ce cas, sera exactement ce qu'elle est, à savoir
DISCUSSION DU RELATIVISME 259
une union incompréhensible du sujet et de l'objet. Il faut
toujours que l'objet, pour être connu, devienne subjectif dans
une certaine mesure ; mais il ne s'ensuit pas qu'il ne soit que
subjectif. Par conséquent, le fait tel qu'il se présente est
aussi conforme à l'hypothèse des deux facteurs préexistants
qu'il peut l'èlre à l'hypothèse subjectiviste de M. Grote.
Au contraire, l'hypothèse subjectiviste n'explique pas le
fait tel qu'il se présente. En effet, la connaissance implique
un objet que le sujet perçoit ou conçoit comme distinct de
lui, hors de lui, quoique uni à lui. D'où vient cet clément
d'indépendance, d'extériorité à l'égard du sujet, ce caractère
d'absolu, car dès que nous objectivons quelque chose, nous lui
imprimons une sorte d'existence absolue, par exemple une
certaine permanence indépendante de nos propres modifica-
tions actuelles? D'où vient, dis-je, l'élément que nous appelons
objectif? M. Grote dit avec raison que ego suppose aliquid.
Mais comment peut-il y avoir un rapport, s'il n'y a pas deux
termes, deux facteurs? L'attraction suppose deux molécules
(|ui s'attirent et qui doivent préexister. Supposons même, si
on le veut, que les deux termes seront toujours et indivisi-
blement unis, que toute chose connaissable est actuellement
connue par un sujet connaissant, et que tout sujet capable
de connaître connaisse toujours en acte quelque chose : cela
n'empêcherait pas qu'il n'y eût dans ce composé une part
relevant de l'objet en soi et une autre relevant du sujet en soi ;
et quand même cette part serait très difficile à déterminer en
fait, elle n'en existerait pas moins pour l'esprit ; et la con-
naissance ou la science consisterait précisément à dégager la
part d'objectif du subjectif qui y est mêlé ; et l'homme, bien
loin de se prendre comme mesure de toutes choses, doit tou-
jours chercher, s'il ne veut pas se tromper sans cesse, à se
dégager de lui-même.
Aussi le vrai critérium pour distinguer le subjectif de l'ob-
jectif n'est-il pas celui qui a été donné par Kant, à savoir
l'unité venant de l'esprit et la multiplicité venant des choses :
car l'un et le multiple sont aussi objectifs et aussi subjectifs
260 LIVRE SIXIEME. - DE L'IDEALISME
l'un que l'autre. Le critérium est celui-ci : est objectif tout
ce que nous pouvons concevoir en l'absence du sujet sentant.
Par exemple la cbaleur que j'éprouve actuellement ne peut
exister qu'à la condition qu'il y ait un sujet qui l'éprouve ;
elle est donc subjective. Mais si je dis : dans un champ de
terre de forme rectangulaire, la surface de ce champ est
égale au produit de la base par la hauteur, il est clair que
cette vérité subsistera, que je sois là ou que je n'y sois point.
Parla même raison, je dirai qu'un homme de cinquante ans
ne cessera pas d'être plus âgé qu'un homme de trente parce
que je ne serai pas là pour rafhrmer, tandis que tous les ob-
jets ne sont jaunes que pour celui qui a la jaunisse et pen-
dant le temps qu'il l'a.
Non seulement les rapports mathématiques peuvent être
conçus comme subsistant en dehors de nous (ou plutôt en
dehors de moi et sans moi), mais il en est de même de l'exis-
tence des choses, quel que soit d'ailleurs le changement que
puissent subir leurs apparences. Ainsi, j'accorde bien que je
n'ai aucune idée de ce que ^serait une nature en soi, puisque
cette nature je la colore et je l'anime par des sons, des cou-
leurs, des sensations de température qui ne sont qu'en moi;
mais je puis comprendre cependant que ces choses, quelles
qu'elles soient, qui sont l'origine de ces sentiments, ont été
avant moi, et continuent d'être, moi absent. Je me représente
une nature non seulement antérieure et postérieure à moi-
même, mais encore à l'humanité.
Cela n'est pas seulement vrai de la matière proprement dite,
comme le dit M. Grote, mais de l'esprit. Je conçois l'intelli-
gence de mes semblables comme continuant à subsister en
dehors de moi et comme distincte de la mienne; et comment
pourrais-je être la mesure de ce que je ne comprends même
pas? La science de Newton, par exemple, est évidemment quel-
que chose d'objectif pour moi, car je ne la possède point.
Comment la Mécanique céleste de Laplacc serait-elle le pro-
duit de mon esprit, puisque je n'en comprends pas un traître
mot? Dira-t-on que la science n'est autre chose que la possibi-
DISCUSSION DU RELATIVISME 261
lité de la science, comme les corps no sont que des possibili-
tés de sensations? Mais je crois que la science existe en acte
quelque part, et non pas seulement en puissance; or elle
n'existe en acte que dans d'autres esprits que le mien. Enfin,
s'il y a des âmes intelligenles et libres, je conçois très bien
qu'elles puissent exister en dehors de moi, et qu'elles conti-
nuent à faire de bonnes ou de mauvaises actions, en mon
absence comme en ma présence. En un mot, le monde va son
train, que je sois là ou que je n'y sois pas pour y assister.
Fort bien, dit M. Grote ; mais si vous pouvez vous abstraire
comme sujet percevant, vous ne pouvez pas vous abstraire
comme sujet concevant. L'objet conçu est relatif à la con-
ception , comme l'objet perçu est relatif à la perception.
J'ai quelque peine, je l'avoue, à saisir le sens de cette diffi-
culté.
Lorsque je conçois une chose, il est très vrai que je la con-
çois; et je reconnais que, la concevant, je ne puis pas suppri-
mer ma propre conception : cela même est une tautologie. En
un mot, une fois qu'une chose est conçue, je ne puis pas faire
que je ne l'aie point conçue. Mais aussi, une fois qu'elle est
conçue, je puis me la représenter telle qu'elle aurait existé si
je ne l'avais pas conçue; par exemple, je puis me représenter
la terre sans être vivant, et par conséquent sans être sentant
et parlant. Sans doute je ne puis la concevoir sans la conce-
voir; si on demande cela, on demande l'impossible; mais une
fois que j'ai pensé cette existence, je conçois qu'elle eût été
telle que je la pense lors même que je n'eussiî jamais existé,
et qu'elle eût encore été telle lors même que l'humanité n'eût
pas paru sur la terre.
M. Grote répondra que lorsque nous supposons un monde
indépendant de tout sujet, nous ne pouvons nous représenter
ce monde qu'en tant que susceptible d'être connu par une
intelligence. Mais faudrait-il donc, pour reconnaître l'existence
•des choses en soi, que ces choses fussent telles que l'on ne
pût pas les représenter comme susceptibles d'être connues,
en d'autres termes qu'elles fussent inintelligibles, ce qui est
262 LIVRE SIXIÈME. — DE L'IDÉALIS.ME
contradictoire? Préscnlons ce raisonnement sous une autre
forme. Je ne puis comprendre que ce qui est intelligible. Si je
comprends la possibilité d'une chose en soi, d'un rapport en
soi, d'un phénomène objectif, enfin de quelque chose d'exté-
rieur à moi, c'est à la condition que tout cela soit intelligible
pour moi, sans quoi je ne le comprendrais pas. Dès lors il est
certain que je ne puis me représenter un tel objet que comme
susceptible d'être compris par quelque pensée semblable à la
mienne. Pour que ce fût là un signe de subjectivité, il fau-
drait dire que le sig'ne d'une existence en soi, c'est la non-
intelhg-ibilité; or, ce serait justement dans ce cas-là que nous
ne pourrions connaître les choses en soi.
Affirmer que nous connaissons des choses en soi, c'est affir-
mer qu'il y a harmonie, conformité entre ces choses et notre
pensée ; c'est affirmer qu'elles sont pensables et intelligibles. Il
est donc tout naturel que nous nous les représentions comme
susceptibles d'être représentées à une conscience quelconque.
Il n'y a donc pas là un argument contre l'existence de la
chose en soi.
Au reste, par chose en soi nous n'entendons pas seulement
la substance et la cause, mais substance, propriétés, rapports,
phénomènes, tout ce qui peut exister en dehors de la cons-
cience du moi. Les idées de Platon sont des choses en soi,
parce qu'elles ne sont pas mes idées.
Au reste, si, généralisant l'idée de M. Grote, on disait seu-
lement que tout ce qui est intelligible suppose une intellig'ence,
un acte de pensée, non seulement je ne nierais pas cette
assertion, mais au contraire je la soutiendrais moi-même de
toutes mes forces, parce que, dans ce cas-là, il ne s'agit pas
de mon intelligence individuelle, mais d'une intelligence en
général, adéquate aux choses elles-mêmes, de telle sorte que
l'on peut dire qu'il y a dans le monde autant d'être que d'in-
telligence et autant d'intelligence que d'être, et que, s'il y a
un être absolu, il y a par là même une pensée absolue; ce
qui nous conduit à la formule d'Aristote, l'identité de l'intel-
ligence et de l'intelligible; mais quant à identifier l'être avec
DISCUSSION DU RELATIVISME 263
mon intellig-ence, c'est ce qui ne résulte nullement de ce qui
précède.
Après avoir établi l'indépendance du sujet et de l'objet, il
est moins difficile de combattre les arguments de M. Grole en
faveur du principe de Protagoras. Reconnaissons d'abord la
vérité de ce principe dans une certaine mesure.
M. Grote a sans doute raison de dire que je ne puis connaî-
tre, penser, opiner, affirmer qu'avec mes propres facultés. Je
ne peux pas penser avec la pensée d'autrui : comme homme^
je n'ai à ma disposition que la raison humaine ; comme indi-
vidu, que ma raison individuelle. En ce sens, il est vrai de
dire que la raison de chacun est pour lui-même la mesure de
toutes choses. L'enfant ne peut parler qu'avec sa raison d'en-
fant, l'Esquimau avec sa raison d'Esquimau, le fou avec sa
raison de fou. C'est là un point incontestable ; mais la diffi-
culté est dans l'interprétation de ce fait; c'est là la question
philosophique, et il me semble que M. Grote tire de ce fait
des conséquences qui n'y sont pas contenues.
Pour ce qui est de la raison humaine en général, je fais
remarquer que, supposé qu'il y ait une vérité en soi et que
je fusse capable de la connaître, cette raison par laquelle je
la connaîtrais n'en serait pas moins la raison humaine. Que
l'arithmétique soit vraie en soi, au lieu de ne l'être que par
rapport à la raison humaine comme on le prétend, ce sera
toujours la même arithmétique. A quel signe reconnaîtrez-
vous donc que cette arithmétique n'est vraie que par rapport
à nous? et au contraire, si elle est vraie en soi, à quel autre
autre signe pourrons-nous le reconnaître, --si ce n'est à son
évidence même? Si donc vous affirmez qu'elle n'est que rela-
tive à vous, vous faites une hypothèse qui n'est pas justi-
fiée, les faits se conciliant tout aussi bien avec l'hypolhèse
opposée.
J'ajoute que vous faites une hypothèse gratuite : car je
comprends que l'on doute de la raison humaine, en vertu de
telles ou telles contradictions qu'on peut lui imputer; mais
quand de telles contradictions n'existent pas, le doute sur la
264 LIVRE SIXIEME. — DE L'IDEALISME
raison csl une pure supposition qui n'est fondée sur rien que
sur une simple possibilité. Suffit-il donc qu'une chose soit pos-
sible pour l'admettre comme vraie? Tout au plus serait-il
convenable de réformer la formule de Protagoras et de dire :
« Il est possible que l'homme soit la mesure de toute chose; »
ce qui laisserait également possible la formule opposée. Mais
je n'irai pas même jusque-là. Comme l'a dit M. Ilamilton,
neganti incumbit probaho ; ]n?,(\u.'k preuve du contraire, l'af-
firmation est en faveur de nos croyances naturelles ; et jus-
qu'à ce que vous ayez démontré qu'une chose n'est vraie
que relativement à moi, j'ai le droit d'affirmer qu'elle est vraie
d'une manière absolue.
M. Grote fait observer qu'en supposant des principes innés,
des principes à priori, des intuitions pures, bien loin de dimi-
nuer la part du relatif dans la connaissance, on raugmcnterait
au contraire : car c'est précisément l'esprit qui apporte avec
lui ces formes, ces innéités ; rien ne lui garantit leur réalité
objective, tandis que les perceptions de l'expérience se pré-
sentent avec un caractère plus indépendant de nous-mêmes.
M. Grote fait ici allusion évidemment à la doctrine de Kant;
mais il oublie que, dans cette doctrine, la loi de la raison, les
principes à priori, sont des lois de la raison humaine en gé-
néral, et par conséquent s'imposent à tous les individus d'une
manière nécessaire et universelle. Dans cotte doctrine, ce
n'est pas l'homme individuel, c'est l'homme en général qui
est la mesure de toutes choses : c'est un champ beaucoup
plus vaste ouvert à la vérité ; la subjectivité est bien plus res-
treinte. Au lieu d'un scepticisme universel, vous n'avez plus
qu'un scepticisme limité. Il y a là une grande différence.
D'ailleurs la thèse qui peut s'appliquer à la sensation ne
peut s'appliquer à la raison, si on la distingue de la sensa-
tion. En elfet, la sensation ne se détruit pas elle-même lors-
qu'elle n'affirme que sa propre existence; mais l'affirmation
de la raison se détruit lorsqu'elle n'affirme qu'elle-même.
Dire qu'une chose est douce pour moi et amère pour vous,
ce n'est point contradictoire. Mais si je dis que César a été
DISCUSSION DU RELATIVISME 26o
tué parBrutuSjje ne puis admettre en même temps qu'il a été
tué et qu'il n'a pas été tué. Dire que cela n'est vrai que pour
moi, c'est dire que cela n'est pas vrai du tout. N'affirmer ([ue
son affirmation, c'est la nier. Il ne serait pas même vrai de
dire que, danscette circonstance, ma raison est la mesure dos
choses ; car la mesure disparaît avec la chose mesurée.
En parlant de ce principe, on voit que les objections de
Platon contre Protagoras sont parfaitement fondées. Ainsi
l'animal devient la mesure de toutes choses, dit Platon. —
Oui, mais pour lui-même, répond M. Grote, non pour les
autres. Sans doute, mais il l'est au même titre que l'homme;
le fou est mesure des choses au même titre que l'homme
raisonnable. Tout cela revient évidemment à dire que tout le
monde a raison et que tout le monde a tort, et qu'il n'y a
pas de vérité du tout. Pour les sensations, rien de plus vrai :
chacun est juge pour soi-même. L'animal et le fou ont le
même droit que moi. Le fou qui souffre affirme sa souffrance
au même litre que moi la mienne. Il n'en est pas de même
pour l'intelligence. Ici il y a une mesure qui est extérieure et
supérieure à chaque intelligence. C'est la nature des choses.
En histoire, par exemple, ce sont les événements qui se sont
passés en dehors de nous et qui restent ce qu'ils sont, soit que
nous les connaissions, soit que nous ne les connaissions pas.
Il en est de même en physique des lois de la nature, qui ne
dépendent en aucune manière de la disposition d'esprit de
chacun.
M. Grote a parfaitement raison de dire que, même quand je
me soumets à l'autorité, c'est en vertu de n^a raison propre.
Mais si cette raison était une mesure dernière et unique, je
ne vois pas pourquoi je me soumettrais à l'autorité d'autrui ;
et le fait seul qu'il y a des hommes qui savent ce que les
autres ignorent prouve très bien, comme l'a dit Platon, qu'il
y a des connaissances indépendantes de l'individu et dont il
n'est pas la mesure.
M. Grote dit que Platon a altéré la maxime de Protagoras,
qui est que tout homme est mesure de chacun pour lui-même,
266 LIVRE SIXIEME. — DE L'IDEALISME
tandis que Platon lui impute d'avoir dit qu'il est la mesure
des choses d'une manière absolue et en soi. Mais l'une de ces
formules entraîne l'autre. Si, en effet, il n'y a pas de vérité en
soi, s'il n'y a d'autre réalité que celle qui apparaît à l'esprit
de chacun, si enfin ce qui paraît vrai à l'un est vrai pour
lui, et ce qui paraît vrai à l'autre vrai aussi pour cet autre, il
s'ensuit que ces deux vérités sont égales. Il est aussi vrai
que le soleil tourne autour de la terre qu'il est vrai qu'il ne
tourne pas. Le premier est vrai pour Ptolémée, le second
pour Copernic. Et, supposé que je n'aie point d'opinion et
qu'il faille m'en faire une, je trouverai que cela est parfaite-
ment indifférent et inutile, puisque, quoi que je fasse, cela
sera également vrai pour moi ; et même il m'est indifférent
de devenir fou, d'être savant et ignorant; car, quoi qu'il arrive,
ce sera toujours la même chose, et la chose pensée, quelle
qu'elle soit, sera toujours vraie; et vous ne pouvez échapper
à cette conséquence ; car, s'il n'y a pas de vrai en soi, il est
impossible de trouver une raison pour préférer une opinion
à une autre.
Si, au contraire, comme M. Grote, vous accordez que l'homme
est supérieur à l'animal et tel homme à tel autre, le savant à
l'ignorant, le maître au disciple, cela ne peut être que pour
cette raison que les uns sont plus près que les autres de
connaître les choses telles qu'elles sont en soi. Ainsi le meil-
leur historien est celui qui connaît le mieux les faits tels qu'ils
se sont passés ; le meilleur physicien est celui qui connaît le
mieux les faits tels qu'ils se passent réellement en dehors de
nous ; le meilleur astronome, celui qui prédit les faits futurs.
Et ici je disque Platon a encore raison contre Protagoras,
et a choisi un très bon exemple en invoquant la science du
futur; en effet, pour le présent, je puis encore admettre que
les choses sont telles qu'elles me paraissent. Mais il n'en est
pas de môme de l'avenir. Ici l'un juge mieux que l'autre,
parce qu'il connaît l'ordre naturel des choses que l'autre ne
connaît pas. Sans doute je ne puis prévoir l'avenir que par
une faculté de prévision ; c'est une tautologie. Mais cette
DISCUSSION DU RELATIVISME 267
faculté n'a pas le même droit ni le même titre, de quelque
façon qu'elle s'exerce. Elle s'exerce bien chez le savant, et
mal chez l'ignorant. Et d'où vient cette différence? Du plus
ou moins de conformité à l'ordre des choses.
La science est si peu une chose subjective, que la méthode
scientifique a précisément pour objet d'écarter le subjectif
pour atteindre à l'universel et à l'objectif. Ainsi le savant fait
tous ses efforts pour éliminer la sensation actuelle et décou-
vrir ce qui doit rester, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas actuel-
lement de sujet sentant.
Platon a encore raison lorsqu'il oppose à Protagoras la
dialectique, c'est-à-dire la discussion. Si votre opinion est vraie
pour vous, comme la mienne pour moi, je ne vois pas pour-
quoi je changerais mon opinion pour la vôtre. J'en chan-
gerai, si je puis supposer que votre opinion se rapproche plus
de la nature des choses ; sinon, en quoi telle opinion subjec-
tive peut-elle être supérieure à telle autre opinion subjective?
Que chacun reste dans son opinion, voilà le vrai. Bien pins,
que personnne n'ait d'opinion. Avoir le moins d'opinions
possibles, voilà la sagesse; se réduire le plus possible à l'état
de chose sentante, voilà la vraie conséquence.
De plus, discuter, c'est donner des raisons ou preuves de
son opinion; mais donner des raisons, c'est en appeler à
quelque chose d'impersonnel et qui doit frapper toute intelli-
gence aussi bien que la mienne. Donner des raisons ce n'est
pas la même chose que toucher la sensibilité et exciter les
passions, ce qui, en eiïet, est un moyen de communiquer aux
autres mon état subjectif : c'est faire appel à la nature des
choses, c'est mettre les esprits en présence de cette nature, et
les mettre en demeure de se prononcer.
M. Grote dit que, si l'on discute, c'est une preuve que l'on
ne possède pas la vérité absolue : cela est vrai, car là oi^i la
vérité est découverte d'une manière définitive, on ne discute
plus. Mais si la discussion prouve que personne ne possède
toute la vérité, cela prouve en même temps que chacun en peut
apercevoir une partie. Discuter, c'est présenter, chacun de
268 LIVRE SIXIÈME. — DE L'IDÉALISME
son côté, les points de vue que Ton découvre dans la vérité.
S'il en était autrement, il n'y aurait point à discuter ; chacun
affirmerait de son côté, mais ce ne serait plus discuter.
M. Grote semble croire qu'il n'y aurait plus de liberté do
penser s'il y avait une vérité objective. Mais d'abord là où
une telle vérité existe, au moins relativement, par exemple
en mathématiques, c'est Là précisément que l'intolérance est
le moins à craindre. Mais dire qu'il y a une vérité en soi, ce
n'est pas dire qu'elle soit le privilège d'un seul homme ou
de quelques-uns qui posséderaient cette vérité sans réserve,
comme Dieu. Pour qu'une telle vérité soit trouvée, il faut la
chercher. Or. si on interdit de la chercber, on empêche par
là même de la trouver. Par exemple, si la vérité historique
est dans certaines archives, comment pourrai-je les décou-
vrir si vous m'interdisez l'entrée de ces archives? Dans
Tordre des sciences physiques, la vérité est dépendante de
certaines expériences : comment la trouverai-je si vous me
défendez ces expériences? Lavérité est dans de certains livres :
comment la démêler, si vous me fermez ces livres et m'en
proscrivez l'usage? Il en est de môme, quoique la chose
soit plus délicate, quand il s'agit des vérités morales et
religieuses. Comment un bouddhiste apprendra-t-il que la
religion catholique est la meilleure, si on ne lui permet pas
l'examen et de sa propre rehgion et de celle des autres? On
voit que la thèse d'une vérité absolue n'a rien de contraire à
la liberté. Bien plus, elle en est ]ti cond'ilion sine qud )io)i. Car
s'il n'y a pas de vérité, pourquoi se donner la peine de la
chercher? La recherche et l'examen ne sont plus qu'un jeu,
et le devoir de l'État doit être, non de favoriser ce jeu, mais
de g-arantir la paix parmi les hommes. Aussi les plus libres
penseurs ont-ils été d'avis de soumettre les opinions au joug-
de l'Etat, par exemple llobbes. L'un des plus hardis penseurs
du xvin" siècle, l'abbé Galiani, disait : « Je suis pour le des-
potisme tout cru. »
LEÇOX IV
l'idéalisme de KANT. LA PERCEPTIO.X EXTÉRIEURE
Messieurs,
Le point de vue nouveau et vrai que Kanl a introduit en
pliilosophie est celui-ci. L'esprit apporte quelque chose de
kii-mùme dans la connaissance.
Plaçons-nous d'abord au point de vue de l'empirisme vul-
gaire. Il consiste à dire que l'esprit n'apporte rien dans la
connaissance que la faculté de connaître. Je vois une maison :
d'après la croyance vulgaire, il y a là devant moi une maison
telle que je la vois, à savoir blanche, carrée, solide, et l'acte
de mon esprit consiste simplement à voir cette maison telle
(jLi'elle est, sans rien y ajouter, sans en rien retrancher.
Dans l'empirisme philosophique, celui de Locke et de Con-
dillac, on admet, il est vrai, que nous ne connaissons que nos
propres modifications; et c'est un point de vue plus profond
([ue celui de l'empirisme vulgaire; mais néanmoins l'esprit
n'est encore qu'une table rase, une statue ; il n'apporte rien
de soi dans la connaissance ; il la subit passivement et semble
n'être qu'un miroir de la réalité. —
Dans la doctrine des idées innées, l'esprit apporte quelque
chose avec lui; mais ce quelque chose n'est qu'une connais-
sance anticipée qui se trouve d'avance, sans qu'on sache com-
ment, d'accord avec la réalité. C'est donc le même accord
que dans l'empirisme vulgaire, avec une difficulté de plus.
L'erreur signalée par Kant dans l'empirisme vulgaire aussi
bien que dans l'innéisme, est de croire qu'il y a un acte de
connaître d'un côté et de l'autre un objet, cet acte de con-
270 LIVRE SIXIÈME. — DE L'IDÉALISME
naître claiit la reproductiou lidèlc et exacte de la chose con-
nue ; ce qui impliquerait :
1° Que l'objet n'interviendrait pas dans la connaissance,
qu'il n'en serait que le terme extrême, ou, pour employer
Texpression scolastique, qu'il n'aurait que la dénomination
extérieure d'être connu, comme on le disait à Descartes. 11
n'arrive rien au soleil quand il est connu, de même qu'il ne
m'arrive rien de particulier et de nouveau quand un autre
homme apprend à connaître mon nom. Mais c'est là une
grave erreur, et nul objet ne peut être connu sans agir sur
le sujet connaissant.
2° Que l'esprit à son tour n'interviendrait en rien dans la
connaissance. 11 suffit que les portes de nos sens soient ou-
vertes, comme quand on ouvre la porte d'une chambre noire,
pour que le sujet voie l'objet. Mais au contraire, de même que
l'action de l'objet est nécessaire, l'action du sujet l'est éga-
lement. Autrement, quelle dilTérence y aurait-il entre la
statue de Condillac et un être vraiment sentant? quelle diffé-
rence entre une table rase au sens propre du mot, et un sujet
connaissant? 11 faut bien, puisque, en défmitive, il n'est pas
une table, qu'il y ait en lui quelque chose qui le différencie,
qui le détermine, qui en fasse un sujet sentant et pensant;
«t par là même il apporte quelque chose dans la connaissance,
à savoir lui-même. Ce sujet, quel qu'il soit, a une nature,
une essence, une forme. Il a au moins la faculté de sentir; or
•cela c'est quelque chose de propre et d'original.
Ainsi, tandis que l'empirisme ou le réalisme vulgaire se
représente la connaissance comme l'acte d'un sujet immo-
bile en face d'un objet immobile, et comme la simple repro-
duction du dehors par le dedans, on se représentera, au
-contraire, avec Kant la connaissance ou tout au moins la
sensibilité comme le résultat d'une action commune de l'ob-
jet et du sujet. 11 n'y a pas d'un côté l'objet, de l'autre le
sujet; mais il y a à la fois objet et sujet confondus dans un
acte indivisible.
Maintenant que nous avons fait la part que nous croyons
L'IDEALISME DE KANT. — LA PERCEPTION EXTERIEURE 271
légitime au siibjectivisme de Kant, nous devons dire dans
quel sens nous l'entendons. Ce subjectivisme implique-t-il
qu'il faille renoncer à tout objeclivisme? L'idéalisme est-il
exclusif de tout réalisme?
Dans tout acte de perception il doit y avoir, avons-nous
dit, une part faite à l'objet et une part au sujet.
Dans l'école de Descartes, et même dans l'école de Locke,
cette part était faite de la manière suivante : les qualités
secondes sont subjectives, les qualités premières sont objec-
tives; et c'est à peu près la théorie reçue aujourd'hui dans
la physique moderne. Selon Kant, au contraire, il semble
que ce soient les qualités premières qui sont subjectives, et
les qualités secondes qui sont objectives; ou du moins, car
ces deux mots sont équivoques, les qualités premières sont
formées par l'esprit qui les apporte avec lui, les qualités
secondes sont reçues par l'esprit en tant qu'il en est
affecté.
Ces deux solutions ont leurs inconvénients : 1° à la pre-
mière Berkeley oppose que les qualités premières sont per-
çues dans et par les qualités secondes et participent par là
à leur subjectivité; 2° à la seconde on peut opposer que les
qualités secondes, quoique données du dehors, sont, de l'avis
de tous, et en particulier de l'aveu de Kant, subjectives en
tant qu'elles ne font qu'exprimer l'état de conscience du
sujet. Dans les deux hypothèses, tout se ramènerait au sujet,
rien ne viendrait de l'objet.
Reprenons la question à notre point de vue.
Kant, au lieu de distinguer les qualités premières et les
-qualités secondes, a distingué la matière et la forme.
Or, si nous prenons la matière seule, nous y trouverons
des deux éléments réunis : sujet et objet.
En effet, pour le sujet, d'abord, tout le monde est d'ac-
-cord : couleur, chaleur, son, saveur, odeur, ne sont que des
modifications de nous-mêmes ou de nos organes. Jusqu'ici
point de débat; mais ce qui est moins accepté, c'est la part
^'objectif qui se trouve ici mêlée à la sensation. Nous n'avons
212 LIVRE SIXIEME. - DE L'IDEALISME
ici qu'à rappeler l'analyse faite plus haut*. Quand je dis : « Je
vois une couleur, j'entends un son, » il y a deux choses : la
vision et la couleur, l'audition et le son. La couleur n'est pas
l'acte delà vision, c'est son ohjet; autrement il faudrait dire :
K Je vois une vision; j'entends une audition, » Dans la sensa-
tion même il faut distinguer l'acte de sentir et le terme de cet
acte, sa matière, que nous distinguons de nous-mêmes; car,
après tout, nous ne sommes pas le spectre solaire, nous ne
sommes pas la gamme. C'est le sentiment de cette vérité qui
avait conduit l'école écossaise, trop dédaignée, à distinguer
profondément la sensation de la perception ; mais elle avait
eu tort de voir là deux faits essentiellement distincts, tandis
que nous n'y voyons que les deux aspects d'un seul et même
fait. Il y a hien de pures sensations, telles que le plaisir et la
douleur, et encore cela n'est pas certain; car môme le plaisir
et la douleur sont toujours localisés dans quelque organe, et
représentent par là quelque chose d'ohjectif. Mais il n'y a pas
de pures perceptions, et toute perception est accompagnée
de sensation. Ce qui est plus exact, c'est de dire que dans la
sensation il y a une part alTective et une part représentative,
et qu'elles sont en raison inverse l'une de l'autre, ce que le
philosophe llamilton a résume en ces termes : « La sensa-
tion est en raison inverse de la perception. »
A la vérité, Maine de Biran nous apprend que c'est par le
déploiement de notre activité que se mesure la part de la
perception dans chacune de nos sensations. D'où il suivrait
qu'encore ici ce serait le sujet qui mesurerait l'ohjet; mais
ce ne serait pas là une conclusion exacte, car il va de soi
que la connaissance de l'ohjet est en raison directe de la
connaissance du sujet, puisque plus le sujet se connaît lui-
même, plus il se distingue de ce qui n'est pas lui. L'idée de
lohjet lui vient précisément de ce qu'il s'aperçoit qu'il y a
(juelque chose qui ne dépend point de lui; cela ne prouve
nullement que l'objet soit le sujet.
1. Livre V, loçou ii.
LIDÉALISME DE KANT. — LA PERCEPTION EXTÉRIEURE 273
Ainsi, même pour les qiialilés secondes, il y a, selon nous,
une partie objective en même temps que subjective.
Mais comment concilier cette doctrine avec le principe
accordé par tous, à savoir que les qualités secondes ne sont
que des modifications du moi ? En tenant compte d'une dis-
tinction.
La théorie en question signifie simplement que s'il n'y
avait point d'organe sentant, ou de moi sentant, il n'y aurait
ni lumière ni chaleur sentie : cela est évident. Mais cette
théorie ne va pas jusqu'à dire que la lumière et la chaleur
sont le produit de notre spontanéité. Au contraire, puisque
ces qualités nous alfectent, c'est que nous les subissons; elles
sont l'action de quelque chose sur nous; elles sont ce quel-
que chose même. Si je n'étais pas là, il n'y aurait point de lu-
mière subjective; mais s'il n'y avait point de lumière objec-
tive, il n'y aurait pas non plus de lumière subjective. Cette
lumière subjective est le point de contact, le trait d'union,
le point de coïncidence des deux termes; et c'est pour cela
que je me l'oppose à moi-même.
Mais, dira-t-on, vous appliquez ici l'idée de cause, qui
n'est peut-être elle-même qu'une forme subjective de l'esprit.
Je l'applique comme tous les savants, comme tous les hom-
mes, sans en discuter la validité métaphysique. Kant lui-
même en fait usage de la même manière; autrement il ne
pourrait faire deux pas.
D'ailleurs, lors même que l'on soutiendrait qu'il n'y a ni
cause ni substance, mais rien que des phénomènes, ces phé-
nomènes eux-mêmes, en tant qu'ils sont donnés, et que je les
subis du dehors, sont pour moi ce que j'appelle objet.
Telle est la matière de la connaissance, à la fois subjective
et objective. Passons à la forme. Ici nous abordons plus par-
ticulièrement et plus directement l'hypothèse kantienne.
C'est déjà une inexactitude de nous représenter la matière
de la sensibilité comme une pure matière. Suivant Kant, la
sensibilité n'est qu'une « réceptivité » ; comme les sensualis-
tes, il fait de la sensibilité une table rase. Mais il n'en est pas
n. 18
274 LIVRE SIXIÈME. — DE L'IDÉALISME
ainsi. Même au point de vue de la pure sensibilité, rame a
déjà une forme, ne fût-ce que la forme de ses organes. Ainsi
l'organe vivant imprime sa forme à tout ce qui l'affecte. On
peut affirmer que tout ce qui an'ectera l'organe de la vue
prendra la forme de la lumière; tout ce qui affectera l'ouïe
prendra la forme du son. La lumière est donc la forme de la
vision, le son la forme de l'ouïe, etc.
Ainsi chaque sens a sa sensibilité spécifique, qui peut être
considérée comme sa forme; ce qui ne détruit pas ce que
nous avons dit plus haut, que la sensibilité correspond à un
objet. Seulement l'apparition du même objet se diversifie
suivant les formes des différents sens; mais si dans la matière
môme il y a déjà. une forme, on peut dire réciproquement
que dans ce que Kant appelle la forme, il y a peut-être
encore une matière.
Commençons par étudier la forme au point de vue sub-
jectif.
Nous venons devoir que tous les objets, en passant parles
différents sens, prennent la forme de chaque sens; mais, au
delà de ces formes spécifiques de chaque sens, n'y a-t-il pas
une forme générale qui s'applique à tous les objets corporels
sans exception? C'est l'étendue. Cette forme générale ne peut
appartenir à aucun sens en particulier, car elle se confon-
drait avec la forme spécifique des sens. Mais pourquoi cette
forme générale ne serait-elle pas la forme de l'organe cen-
tral, du centre nerveux, oîi viennent converger tous les ra-
meaux de la sensibilité? Il n'y a pas de raison pour ne pas
supposer pour les qualités premières ce que l'on sait certai-
nement pour les qualités secondes, à savoir qu'elles nous
affectent selon la forme de notre sensibilité. Seulement ce
n'est plus la sensibilité spéciale de chaque sens dont il s'agit,
c'est la sensibilité générale qui porterait cette forme en elle-
même. Ce serait ce qu'Arislote appelait le se?isus communis
ou le sensorium commune.
Acceptons un instant et provisoirement cette hypothèse,
et les caractères de l'espace signalés par Kant se compren-
L'IDÉALISME DE KANT. — LA PERCEPTION EXTÉRIEURE 27o
dront très Lien. Tous les corps sont dans l'espace, c'est-à-
dire tout ce qui affectera nos sens prendra la forme de notre
cerveau. L'espace est nécessaire, les corps ne le sont pas;
c'est-à-dire les sens peuvent nous manquer, le cerveau non
pas. Nous ne pouvons rien nous- représenter sans l'espace,
car le cerveau est l'organe de l'imagination. Il n'y a qu'un
espace, c'est-à-dire il n'y a qu'une forme de cerveau. Cette
forme est indivisihle. Enfin, la géométrie est possible, puis-
que cette forme serait à priori, c'est-à-dire préexistant à
toutes les données des autres sens.
Cette hypothèse est une représentation commode de l'hy-
pothèse de Kant; mais elle n'est nullement nécessaire, et on
peut supposer, si l'on veut, que l'espace est une forme imma-
térielle du sens externe.
Je le demande maintenant. Cette théorie exclut-elle tout
fondement objectif à la notion d'étendue? Nullement; car, de
même que la sensibilité spécifique de l'œil n'exclut pas l'exis-
tence de la lumière externe, de même la forme subjective de
l'étendue n'exclut pas une raison objective correspondant à
cette forme. Quelle contradiction y a-t-il à ce que l'objet ait
par lui-même une forme aussi bien qu'un sujet? Un objet est
perçu dans un miroir ou à travers un prisme, et il prend la
forme de ce miroir et de ce prisme. Cela empeche-t-il qu'en
lui-môme il ait déjà une forme qui le distingue de tout autre
objet? Nous ne voulons pas dire qu'en lui-même l'objet soit
étendu, mais qu'il a telle propriété qui nous apparaît sous la
forme de l'étendue.
Il n'y a nulle contradiction, quoi qu'en ait dit Euler*, à ce
qu'un objet inétendu nous apparaisse sous la forme de l'é-
tendue. Nous voyons, par exemple, que la lumière est une
apparition de mouvement, et les couleurs des différences de
réfraction. D'où il suit que des rapports objectifs de quantité
86 traduisent subjectivement en qualités. Récipro(|uement,
pourquoi certains rapports dynamiques ou certains rapports
i. Lellres à une princesse d'Allemagne.
276 LIVRE SIXIÈME. — DE L'IDÉALISME
numériques, venant à nous allecter, ne se présenteraient-ils
pas sous l'apparence de l'étendue?
]Mais. dira-t-on. c'est là l'hypothèse de Leibniz : ce n'est
plus celle de Kant. Je réponds : L'hypothèse de Leibniz est
insuffisante. Elle n'explique pas pourquoi certains rapports
de coexistence, comme il s'exprime, prendraient la forme de
l'étendue, si cette forme ne préexistait pas dans l'esprit. Il
faut donc qu'il y ait déjà en nous quelque schème de l'éten
due, pour que les objets nous paraissent étendus. La préexis-
tence de l'étendue dans l'esprit, tel est l'essentiel de la con-
ception de Kant, et nous l'admettons dans ce sens.
Mais, d'un autre côté, Kant n'explique pas davantage les
points suivants :
1° Pourquoi l'étendue nous parait-elle elle-même comme
donnée, aussi bien que les autres qualités?
2° Pourquoi chaque corps a-t-il une forme propre, autre-
ment dit une figure? Dans un espace continu, infini et homo-
gène, rien ne détermine une figure plutôt qu'une autre; il
n'y a pas de raison pour qu'un objet soit rond plutôt que
carré. Il faut que cette raison soit objective.
3" Pourquoi y a-t-il entre les corps tels rapports de dis-
tance et de mouvement? La forme de l'espace vide et ho-
mogène rend possible le mouvement et la distance en géné-
ral, mais ne peut déterminer ni l'un ni l'autre. Il faut encore
ici des raisons objectives.
Que l'hypothèse idéaliste de l'espace n'exclue pas une rai-
son métaphysique et objective de l'espace, môme dans la
pensée de Kant, c'est ce qui résulte d'une scolie remarqua-
ble de la dissertation de 1770, où Kant a exposé pour la
première fois sa théorie sur la nature de l'espace et du temps.
Cette théorie y est absolument la môme que dans l'Esthétique
transcendantale. Par conséquent, l'espace y est déjà donné
comme forme subjective ; et cependant Kant ajoute ce qui
suit :
« S'il était permis de sortir quelque peu des limites de la
certitude apodicti(iue qui convient à la métaphysique, je
L'IDÉALISME DE KANT. — LA PERCEPTION EXTÉRIEURE 277
ferais quelques recherches non seulement sur la loi de l'in-
tuition sensitive, mais encore sur les causes de cette intui-
tion qui ne peuvent être connues que de l'entendement. Car
l'esprit humain n'est affecté par les choses extérieures, et le
monde ne lui offre un spectacle infini qu'autant qu'il est lui-
même conservé avec tout le reste par la même force infinie
d'un seul. Il ne sent donc les choses du dehors que par la
présence d'une même cause conservatrice commune ; aussi
l'espace, qui est la condition universelle et nécessaire connue
de la présence simultanée de toutes choses, peut s'appeler
l'omniprésence pliénoménale ; car si la cause de l'univers est
présente à toutes choses, ce n'est pas parce qu'elle est dans
les lieux qu'elles occupent, mais les lieux, au contraire, ne
sont possibles que parce qu'elle est intimement présente
aux choses.
« Mais il paraît plus prudent de côtoyer le rivage des con-
naissances qui nous viennent de la médiocrité de notre en-
tendement, que de nous laisser emporter dans la pleine mer
de ces connaissances mystiques, comme le fait Malehranche,
dont la doctrine que « nous voyons tout en Dieu >> diffère
peu de ce que nous venons d'exposer. »
A la vérité, dans ce passage Kant recherche plutôt l'ori-
gine transcendante de la notion d'espace que l'origine posi-
tive de la notion. Toujours est-il qu'il admet que la forme
subjective de l'espace pourrait correspondre objectivement
à certains rapports réels ; et cela suffit pour la thèse que nous
avons soutenue, à savoir que l'idéalité de la notion d'espace
en tant que forme de l'esprit n'exclut pasTexistence d'une
cause réelle et métaphysique qui n'est pas l'espace, et qui se
manifeste sous la forme de l'étendue sans être elle-même
-étendue.
Ainsi, pour ce qui concerne la perception extérieure,
l'idéalisme n'exclurait pas un certain réalisme.
LEÇON V
LA THÉORIE DE LA CONSCIENCE DANS LA PHILOSOPHIE DE KANT
Messieurs,
Après la théorie de la perception extérieure, étudions
dans Kant la théorie de la conscience :
Quelle est pour Kant la signification des mots conscience
ou apercepùon, qu'il emploie indiiïéremment?
Quel est aussi le sens des deux espèces de conscience qu'il
distingue l'une de l'autre, la conscience empirique et la cons-
cience transcendantale ?
Pour bien comprendre cette tliéorie, partons de la théorie
vulgaire de la conscience, telle qu'on l'enseigne d'ordinaire.
Dans cette théorie, la conscience nous atteste l'existence
d'un sujet un et identique appelé moi et diversement mo-
difie.
Par la conscience nous distinguons d'une part nos diver-
ses modifications : plaisir, douleur, souvenirs, images, etc. ;
de l'autre, l'existence d'un sujet permanent, qui se reconnaît
le même dans toutes ses modifications.
Il y a donc dans la conscience unité et diversité, identité
et changement. La conscience de la diversité sera la cons-
cience emj)iriquc de Kant; la conscience de l'unité sera la
conscience transcendantale .
11 sera même facile de faire cadrer de plus près encore la
théorie de Kant avec la tliéorie classique, car il nous dit que
la conscience empirique doit se rattacher à une conscience
transcendantale. C'est comme s'il disait que la diversité sup-
pose l'unité, que la conscience de la diversité implique la
conscience de l'unité; ce qui reviendrait à dire qu'il n'y a
THEORIE DE LA COiNSCIENCE DANS LA PHILOSOPHIE DE KANT 219
qu'une conscience qui saisit l'un clans le divers et le divers
dans l'un.
On pourrait môme rapprocher encore davantage les deux
théories. Kant, en effet, nous dit que la conscience transcen-
dantale est nécessaire, et la conscience empirique contin-
gente ; or, dans le sens oii il le dit, il n'y a pas de psycho-
logie qui ne puisse l'accepter. En effet, il est tout à fait
contingent que je perçoive telle sensation, par exemple la
sensation de rouge ou de bleu, et par conséquent que j'en aie
conscience. Au contraire, la conscience de moi-môme, de
mon unité et de mon identité, est la condition nécessaire de
toutes mes représentations ; elle est supposée par toutes, et
par conséquent, par rapport à ces représentations, elle est
à priori. De même l'unité de conscience est la condition
nécessaire de tout jugement, d'où l'on peut dire que le juge-
ment implique à priori l'unité de conscience. En ce sens, je
le répète, il n'est pas de philosophie qui se refuse à dire
qu'elle est à priori et qu'elle est nécessaire.
Jusqu'ici il semble donc qu'il y ait parité absolue entre la
théorie de Kant et la théorie classique, et qu'elles ne diffè-
rent que par l'expression.
Mais, si analogues qu'elles paraissent, elles sont cepen-
dant, en elles-mêmes, profondément différentes; et des
deux sens que l'on peut donner à cette môme théorie résul-
tent deux métaphysiques différentes et môme opposées.
Dans la théorie classique, telle que l'ont entendue nos
maîtres français Jouffroy et Maine de Biran, la conscience
est une faculté qui atteint le moi tel qu'il est. La conscience
est une perception, une intuition. J'ai conscience d'exister,
donc j'existe; j'ai conscience de mon activité, donc je suis
une force active; j'ai conscience de mon unité et de mon
identité, donc cette force active est une et identique ; j'ai
conscience de ma durée, donc je dure ; j'ai conscience d'être
libre, donc je suis libre.
Maintenant, en môme temps que ma conscience me mani-
feste mon être (et avec l'être l'activité, la liberté, la durée,
2S0 LIVRE SIXIÈME. — DE L'IDÉALIS.ME
runité, ridentité, etc.), en même temps elle me manifeste
mes phénomènes, lesquels sont réellement tels que je les
perçois; car il est indubitable que je souffre quand je me
sens souffrir, que je jouis quand je me sens jouir, etc.
La conscience, à la fois une et diverse, correspond donc
à un être à la fois un et divers. Elle est la manifestation de
cet être à lui-même. Tel il est, tel il se voit.
Pour Dieu lui-môme, je suis aussi ce que je suis pour moi,
à savoir un être, un être actif, un, identique, diversement
modifié.
Telle est la théorie classique de la conscience, et elle ré-
pond certainement au sentiment naturel de tous les hommes.
Si, en lisant Kant, nous avons cette théorie dans l'esprit;
si nous voulons l'y retrouver ; si nous entendons ces formules
dans ce sens qu'elles doivent avoir, cette doctrine étant ad-
mise, quelque analogie extérieure que nous ayons pu sur-
prendre entre l'une et l'autre de ces théories, nous pouvons
être assurés cependant que nous n'avons absolument rien
compris à la pensée de Kant.
En effet, selon Kant, nous ne pouvons connaître aucune
chose telle qu'elle est en soi, pas plus le moi que tout le reste.
La conscience, soit empirique, soit transcendantale, ne peut
nous faire connaître ce moi en lui-môme. Quelle sera donc,
en ce cas, la pensée de Kant?
Dans la théorie précédente, il n'y a en réalité qu'un seul
acte, l'acte de se percevoir soi-même, lequel est à la fois un
et divers ; il n'y a pas deux facultés, l'une pour la sensation,
l'autre pour les attributs.
Mais pour Kant il y a réellement deux facultés : il y a une
conscience de la sensibilité et une conscience de l'entende-
ment. Or, pour le même philosoj)he, la sensibilité et l'en-
tendement sont absolument séparés. L'une est une réceptivité,
l'autre une spontanéité ; l'entendement tire ses formes de
lui-même; la sensibilité doit sa matière à une cause incon-
nue. Celle-ci nous j)résente les choses telles qu'elles nous
apparaissent ; celui-là nous apporte les lois ou conditions
THÉORIE DE LA CONSCIENCE DANS LA PHILOSOPHIE DE KANT 2Sl
à l'aide desquelles nous transformons les intuitions en
pensées.
Cela étant, qu'est-ce que la conscience transcendantale,
qu'est-ce que la conscience empirique? L'une et l'autre nous
font connaître le moi ; mais le moi de la sensibilité n'est pas
le môme que le moi de l'entendement : c'est le moi tel qu'il
s'affecte lui-même, c'est-à-dire en tant qu'il affecte la sen-
sibilité, en tant qu'il tombe sous la forme de la sensibilité,
c'est-à-dire sous la forme du temps.
Il est étrange, dit Ivant, de dire que le moi est affecté par
lui-même : c'est cependant ce qui résulte du fait que le moi se
connaît lui-môme. Car comment connaissons-nous un objet?
C'est en tant que cet objet agit sur nous, c'est-à-dire nous
affecte. Il doit donc en être de même du moi ; pour que le moi
soit connu par le moi, il faut qu'il agisse sur lui, par consé-
quent qu'il s'affecte, et par conséquent aussi qu'il soit aperçu
par le moi selon le mode de la réceptivité du moi. Donc il
n'est connu qu'en tant qu'il apparaît, et non pas en tant
qu'il est.
Que le moi ne soit connu que tel qu'il apparaît et non tel
qu'il est, c'est ce qui est accepté implicitement par toutes les
théories de la conscience. En effet, toutes admettent que
l'âme est immobile ; et cependant elle se perçoit comme mo-
bile, puisqu'elle se déplace dans l'espace, et elle s'aperçoit
comme diffuse dans le corps, quoiqu'elle ne soit pas étendue.
Ainsi, même quand on admettrait la réalité du temps, le mode
de mon aperception serait encore subjectif.
Ainsi la conscience empirique ne nous fart pas connaître
le moi en lui-même, mais seulement le moi manifesté. En
elle-même l'âme n'est pas dans le temps, quoique les phé-
nomènes nous apparaissent sous la forme du temps. On
peut même pousser plus loin encore l'hypothèse de Kant, et
dire qu'on ne sait pas si l'âme jouit ou souffre véritable-
ment, mais seulement elle se sent jouir et souffrir, ces
modes de notre sensibilité correspondant dans l'âme à des
états inconnus.
282 LIVRE SIXIEME. — DE L'IDEALISME
Voilà pour la conscience empirique. Qu'est-ce maintenant
que la conscience transcendantale ?
La conscience pure ou transcendantale est un acte de Ten-
tendement. C'est la condition première de tous les actes de
l'entendement, ho. je pense, dit Kant, n'est pas un concept,
ou une catégorie : c'est la condition, le véhicule des catégo-
ries. Il les accompagne nécessairement [begleitrt). L'unité
de conscience exigée par toute synthèse intellectuelle ne doit
pas être confondue avec la catégorie de l'unité ; cette unité
quantitative suppose une unité qualitative fondamentale dont
toutes les catégories ne sont que les diverses applications.
Ainsi le je pense est l'acte primordial de l'entendement.
C'est l'entendement lui-même.
Ce n'est pas une intuition, car l'entendement n'a pas d'in-
tuition ; ce n'est pas une connaissance, car aucun concept
ne peut connaître à lui seul ; il faut toujours qu'il lui soit
subswné des intuitions. Le je pense est une pensée. Or, pen-
ser, c'est réunir des représentations diverses sous une re-
présentation commune. Le je pense n'a donc d'autre fonction
que de réunir les représentations diverses et multiples de la
sensibilité ; mais par lui-même il n'a pas d'objet propre.
Comment donc connaissons-nous le sujet dans la doctrine
de Kant?
Absolument, à ce qu'il semble, de la même manière que
nous connaissons l'objet. Un objet externe, c'est pour nous
un ensemble d'intuitions externes soumises aux catégories
et ramenées à l'unité de conscience. De môme le sujet est
l'ensemble des intuitions internes soumises aux catégories et
ramenées à l'unité de conscience. Ainsi le sujet nous est
tout aussi inconnu que l'objet. Je ne puis rien dire sur leur
différence ni sur leur identité. Peut-être n'y a-t-il (pi'un seul
substratum commun au sujet et à l'objet. Peut-être mon
esprit est-il tout autre chose que je ne me le représente à
moi-même ; et, pour indiquer l'une de ces possibilités, mon
esprit m'apparaît comme soumis à la loi de la causalité,
c'est-à-dire au déterminisme ; peut-être en lui-même n'est-il
THÉORIE DE LA CONSCIENCE DANS LA PHILOSOPHIE DE KANT 283
pas soumis à cette loi. C'est ainsi que la liberté, impossible
dans le monde phénoménal, serait possible dans le monde
des choses en soi.
Et cependant, malgré tontes ces analogies, ce serait une
grande erreur de dire que, selon Kant, le sujet se connaît lui-
même de la même manière qu'il connaît l'objet; et, creusant
la question plus avant, nous allons voir la doctrine de Kant
prendre encore un nouvel aspect.
Kant nous dit que c'est, en apparence, un paradoxe étrange
que de dire qu'un être est affecté par lui-même (ce qui cepen-
dant est impliqué, selon lui, dans le cas de la connaissance
de soi-même) ; mais il cherche à expliquer comment cela
peut être.
Rappelons-nous que l'entendement est la faculté de la liai-
son ; mais, outre la liaison qui lui est propre, il y a encore une
autre liaison opérée par l'imagination et que Kant appelle
la synthèse figurée, c'est-à-dire la synthèse des phénomènes
dans l'espace et dans le temps.
Or, qu'est-ce maintenant que l'imagination? Elle est de
deux sortes : productrice et reproductrice. Comme repro-
ductrice, elle appartient à la sensibilité; comme productrice,
elle est une action de l'entendement sur la sensibilité.
L'imagination étant ce que nous venons de dire, c'est-à-
dire l'action de l'entendement sur la sensibilité, qu'est-ce à
dire sinon que le sujet, en tant qu'il possède l'entendement,
affecte le même sujet en tant qu'il possède la sensibilité, en
d'autres termes que le sujet s'affecte lui-même? Le sujet
intelligible agit sur le sujet sensible comme le noumène exté-
rieur agit sur ce même sujet sensible; et de même que le
noumène extérieur agissant sur le sujet sensible est perçu
parce sujet sous la forme de la sensibilité externe (l'espace),
de même l'entendement qui affecte ce sujet est perçu par lui,
c'est-à-dire par lui-même , sous la forme de la sensibilité
interne, c'est-à-dire du temps.
En d'autres termes, l'entendement s'apparaît à lui-même
comme phénomène.
2Si LIVRE SIXIE.ME. — DE L'IDEALISME
Par conséquent, dire que le sujet s'affecte lui-même, c'est
dire que l'entendement prend conscience de lui-même dans
les conditions de la sensibilité. Or, quelle est la condition
fondamentale de la sensibilité interne? C'est le temps. L'en-
tendement ne peut agir sur la sensibilité que conformément
aux lois de la sensibilité ; il produit ainsi le concept de suc-
cession. Non pas que le concept de succession appartienne à
l'entendement, car il n'est qu'un dérivé du temps; mais la
succession implique une certaine liaison à priori, et par
conséquent ne peut être produite que par l'entendement ou
faculté de liaison ; mais cette action de liaison, une en soi,
devient double en tombant dans le domaine de la sensibilité.
Là est la solution de l'objection faite dans l'Esthétique
transcendantale. On disait (et c'était l'objection de Mendel-
sohn) : la succession est réelle, donc le temps est réel. Mais
la succession n'est qu'un produit, une résultante, l'clTet de
l'action de l'entendement sur la sensibilité.
La conscience du moi est donc la conscience d'un enten-
dement qui s'apparaît à lui-même sous la forme de la sensi-
bilité, et qui se voit non tel qu'il est en soi, mais seulement
à titre de phénomène.
Cependant il faut ici remarquer deux choses :
l°La première, c'est que \q je pense, sans représenter le sujet
en soi, représente cependant quelque chose de plus que le
phénomène; le je pense implique l'existence, non tel ou tel
mode, telle ou telle détermination d'existence, mais cepen-
dant l'existence réelle, car il est certain que nous existons
à titre d'entendement, et que l'entendement n'est pas un
phénomène. Kant dirait, aussi bien que Descartes : Cogito,
crcjo suni.
2° L'essence de l'entendement est d'être actif : c'est une
spontanéité, une productivité de concepts. Nous existons donc
à litre de spontanéité, d'activité; nous conaissons donc de
l'entendement quelque chose de plus que sa simple existence;
nous savons qu'il est doué d'activité.
On voit par là qu'il y a une ditférence radicale entre la
THÉORIE DE LA CONSCIENCE DANS LA PHILOSOPHIE DE KANT 283
connaissance de l'objet externe et celle du sujet interne. Pour
l'objet externe, nous ne pouvons dire qu'une chose, à savoir
que c'est un objet, un x qui affecte notre sensibilité. Pour le
sujet interne, au contraire, le substratum est aussi un x\
mais cependant ce n'est plus une chose absolument incon-
nue; car nous en savons au moins ceci, à savoir que c'est
un entendement. Sans doute cet entendement ne se perçoit
pas tel qu'il est en soi, puisqu'il est obligé de passer par la
forme de la sensibilité pour se connaître ; mais il se connaît
cependant dans une certaine mesure, puisqu'il sait qu'il est
une spontanéité, tandis que de l'objet externe il ne sait rien,
absolument rien.
Quelle différence y aurait-il entre un entendement qui se
connaîtrait tel qu'il est en lui-même, et l'entendement que
nous possédons; entre un entendement intuitif et l'ententhî-
ment discursif qui est le nôtre? L'entendement intuitif serait
celui dans lequel la diversité serait produite en même temps
que l'unité, c'est-à-dire qui apercevrait le divers dans l'unité.
Cet entendement serait intuitif comme celui de Dieu; c'est
un entendement qui produirait les objets quant à l'existence,
et non pas seulement quant à la connaissance. Un tel enten-
dement n'aurait pas besoin de catégories et, ne subissant
pas l'influence de la sensibilité, se percevrait tel qu'il serait
en soi.
Au contraire, l'entendement humain ne produit pas le
divers; il le suppose; il n'est qu'une liaison du divers; il
suppose donc une faculté d'être affecté, par conséquent une
sensibilité ; il ne produit l'objet que quant à làTconnaissance,
et non pas quant à l'existence; il ne peut déterminer la con-
naissance que par la liaison du divers donné dans la sensibi-
lité; il ne s'aperçoit que dans et par la sensibilité.
Quoi qu'il en soit de cette condition restrictive, toujours
est-il que Kant sait de lui-môme au moins ceci, à savoir qu'il
pense et qu'il existe en tant qu'il pense; il est donc une chose
pensante, comme disait Descartes, qui lui-môme distinguait,
dans la chose pensante, l'existence et l'essence. Voyons cepen-
286 LIVRE SIXIÈME. - DE L'IDÉALISME
dant si, du seul fait de l'existence de la chose pensante, nous
ne pouvons pas conclure quelque chose sur l'essence.
Kant accuse de paralogisme l'argument classique de la
spiritualité de Tàme fondé sur l'unité et l'identité du moi. 11
prétend que l'on confond Tunité logique avec l'unité subs-
tantielle, et qu'en affirmant cette dernière unité on ne fait
qu'appliquer la notion de substance, laquelle n'est qu'un con-
cept de l'entendement, qui n"a d'autre fonction que de s'ap-
pliquer à l'expérience. Mais, sans faire appel à la catégorie
de substance, sans nous demander s'il y a ou s'il n'y a pas
des substances et ce qu'il faut entendre par ce mot, ne suf-
fit-il pas du simple principe de contradiction pour avoir le
droit d'affirmer que le divers ne peut pas produire l'unité
d'action? Si le divers pouvait produire l'unité, qu'aurions-
nous besoin d'unité, même d'unité logique, pour enchaîner
la diversité phénoménale? Le phénoménisme alors aurait
gain de cause ; et l'à-priorisme serait renversé dans ses fon-
dements essentiels. Personne n'a plus que Kant insisté sur
l'unité d'action de l'entendement; personne n'a plus forte-
ment établi que la pensée suppose une synthèse, qu'elle est
une synthèse. Cela étant, comment pourrait-on recourir à
l'hypothèse d'une pluralité produisant l'unité? Si donc l'unité
ne peut pas être produite par la diversité, c'est qu'elle est
essentielle. Un entendement dont l'essence est l'unité est-
il autre chose que l'esprit? Peut-être est-il même quelque
chose de plus. Dieu par exemple, mais il est au moins cela.
Si la catégorie de substance n'est pas applicable à l'âme,
c'est que l'entendement n'a pas besoin de substratum; il est
à lui-même son propre subslratum. Mais cela prouve suffi-
samment qu'il n'est pas un produit de la matière.
Sans doute on accorde à Kant que je ne sais pas de l'en-
tendement ce qu'il est dans son dernier fond. Je ne sais pas
s'il est ou s'il n'est pas dans le temps, s'il est ou s'il n'est pas
substance; mais je sais qu'il est, et qu'il est une spontanéité
et par conséquent une activité ; enfin qu'il est un, puisqu'il
apporte l'unité avec lui. Ces trois attributs sont les attributs
THÉORIE DE LA CONSCIENCE DANS LA PHILOSOPHIE DE KANT 287
essentiels de l'esprit. L'entendement est donc identique à
l'esprit.
J'appelle spiritualisme dogmatique celui qui considère
l'àme comme une substance ; spiritualisme idéaliste, celui
qui la considère comme l'acte même de la pensée ; matéria-
lisme dogmatique, celui qui la considère comme un agrégat
de substances; matérialisme idéaliste, celui qui la considère
comme un agrégat ou une résultante de sensations.
Cela posé, je dis qu'il résulte de la théorie de Kant :
1° Que le matérialisme idéaliste est impossible, puisqu'il
faut une synthèse pour réunir les sensations en un tout, et
que cette synthèse suppose une unité réelle et effective, car
si elle n'était pas effective il faudrait une nouvelle synthèse
pour la former, et cela à l'infini.
2° Que le matérialisme dogmatique est impossible; car,
étant donnée, par hypothèse, l'application de la loi de subs-
tance au sujet de la pensée, il est contradictoire qu'une unité
d'action résulte d'une pluralité : car ce serait revenir à l'hy-
pothèse précédente; la pluralilé de substances ne donnerait
qu'une pluralité de sensations; et il faut une unité effective
pour les réunir en synthèse.
3° Si donc la loi de substance est applicable au sujet pen-
sant, l'unité de conscience et de pensée ne peut avoir lieu
que dans une substance simple, et non dans un composé.
4° Si, au contraire, la loi de substance n'est pas applicable,
à tout le moins est-il vrai que je suis une pensée, c'est-à-dire
une unité d'action; et cela même sera l'âme.^
D'où il suit que la doctrine de Kant, bien entendue, aboutit,
non pas, comme on le croit, à une neutralité vague et indif-
férente entre le spiritualisme et le matérialisme, mais à un
spiritualisme idéaliste, qui exclut formellement toute espèce
de matérialisme.
LEÇON YI
l'idéalisme de kant en lui-même
Messieurs,
On ne cesse de répéter que Kant en a fini avec la métaphy-
sique. Rien de plus douteux que cet axiome; jamais on n'a
fait plus de métaphysi(|ue et de plus hardie que depuis Kant.
Fichte, Schelling, Hegel, Schopenhauer, Ilerbart, tous issus
de Kant, sont des métaphysiciens aussi subtils, aussi aigus,
aussi transcendants qu'aucun des métaphysiciens du passé.
La vérité c'est que, bien loin de détruire la métaphysique, il
lui a plutôt ouvert une voie nouvelle. Lui-même n'a fait
(|ue substituer une hypothèse métaphysique à toutes les hy-
pothèses du passé. Voyons quelle est cette hypothèse.
« Jusqu'ici, dit-il, on a cru que toute notre connaissance
devait se régler d'après les objets. Mais tous nos efTorts pour
décider quelque chose à priori sur ces objets au moyen de con-
cepts, afin d'accroître par là notre connaissance, sont restés
sans succès dans cette supposition. Essayons donc si l'on ne
réussirait pas mieux dans les problèmes métaphysiques, en
supposant que les objets doivent se régler sur nos connais-
sances. » On voit que Kant ne dissimule en aucune façon le
caractère hypothétique de son système : c'est un essai, c'est
une tentative nouvelle, c'est une supposition. Sans doute, si
cette supposition réussit à expliquer les choses, l'hypothèse
deviendra une théorie comme dans les sciences; c'est ainsi
([ue l'attraction universelle de Newton a été d'abord une hy-
pothèse avant de devenir une théorie. Mais c'est là une pré-
tention qu'ont eue toutes les hypothèses métaphysiques.
Spinoza a cru sans doute, aussi bien que Kant, que son
LIDEALIS.ME DE KANT EX LUI-MEME 289
hypothèse expliquerait tous les faits et résoudrait toutes les.
difficultés. Malebranche en a cru autant delà vision en Dieu,
et Leibniz de la monadologie. L'hypothèse de Kant peut,
sans doute, être la bonne; mais c'est ce qui reste à discuter.
En attendant, elle se présente au même titre que les autres.
Ce n'est donc pas la suppression de la métaphysique : c'est
tout simplement une hypothèse de plus en métaphysique.
Si nous considérons cette hypothèse dans son ensemble,
nous verrons qu'elle est une conception grandiose et origi-
nale, mais qui relève de l'imagination créatrice tout autant
([u'aucune autre hypothèse métaphysique, par exemple la
théorie des idées de Platon, les hypostases de Plotin, l'acte
pur d'AristoLe, etc. Selon Kant, en effet, le monde qui nous
entoure n'est qu'une apparence, une illusion : c'est la com-
binaison entre des sensations dont l'origine nous est incon-
nue, et des concepts que l'esprit porte avec lui. En appli-
quant ces concepts aux sensations, l'esprit donne naissance
à ce que nous appelons la nature, dont l'essence est le déter-
minisme; mais le déterminisme est enfermé dans les limites
du monde sensible, monde dont nous sommes les législa-
teurs, sinon les créateurs. Mais au delà, au-dessus de ce
monde visible, il y a, ou du moins il peut y avoir un autre
monde, le monde intelligible, où les choses en soi seraient
affranchies de la loi de causalité physique, c'est-à-dire du
déterminisme, et deviendraient elles-mêmes de véritables
causes. Là est le règne des tins, c'est-à-dire de la morale, tan-
dis que la nature est le règne de la nécessité._Gette concep-
tion kantienne, que l'on a accusée de scepticisme, est tout
aussi près et plus près peut-être encore du mysticisme. Nous
ne voyons pas en quoi elle diffère en essence des autres gran-
des hypothèses métaphysiques.
Rien n'est donc moins fondé que la proposition devenue
banale que Kant en a fini avec la métaphysique. C'est le
contraire qu'il faut dire. Il faut dire qu'il a renouvelé la mé-
taphysique, qu'il lui a ouvert une voie nouvelle, qu'il lui a
fourni des aliments nouveaux, et, bien loin de dire qu'il a
II. 19
290 LIVRE SIXIÈME — L'IDÉALISME
détruit le dogmatisme antique, on peut dire qu'il a fourni
les moyens d'y revenir par des chemins nouveaux.
Je crois pouvoir ajouter que cette manière de considérer
Kant le grandit beaucoup plus que si on le considère comme
en rupture absolue avec le passé et en le séparant également
de l'avenir, comme si le développement de la philosophie en
Allemagne, après lui, n'eût été que l'aberration et la dévia-
tion de l'esprit philosophique. Je ne méconnais sans doute
pas les excès et les erreurs de la métaphysique allemande
après Kant : l'abus de l'hypothèse, l'abus du jargon méta-
physique, l'abus des formes abstraites, l'oubli de l'expérience
concrète, ce sont là les causes qui ont discrédité celte philo-
sophie même dans son pays. Il n'en est pas moins vrai que
cette philosophie s'est formée par un mouvement logique
très légitime et très rigoureux et qu'elle sort directement de
la philosophie kantienne. Kant, en introduisant son principe
de l'idéalisme transcendantal, est resté en route; il a main-
tenu un dualisme inconséquent en contradiction avec ce
principe; sa philosophie ne pouvait se maintenir que par le
retour à un principe unique, celui du moi; c'est donc très
conséquemment que la philosophie est passée à l'idéalisme
pur de Fichte, de Schelling et de Hegel. Mais il nous semble
que c'est un plus grand honneur pour Kant d'avoir suscité
un tel développement de pensée , que d'avoir , comme on
le dit, fixé les colonnes d'Hercule de la pensée humaine
dans les limites dans lesquelles il s'était lui-même renfermé.
Le néocriticisme moderne croit faire honneur à Kant en le
séparant absolument et de ce qui le précède et de ce qui
le suit, et en ramenant sa philosophie à la négation de la
méLaphysi({ue. Au contraire, si on considère la philosophie
allemande comme le développement de la pensée kantienne,
et si l'on s'assure que cette philosophie allemande est reve-
ime par mille côtés à la philosophie antérieure , au plato-
nisme, au néoplatonisme, au péripatétisme, au leibnizia-
nisme, au spinozisme, on retrouve la filière; Kant rentre
dans le grand courant de la plii]oso])hie en général, de la
L'IDÉALISME DE KANT EN LUI-MÊME 291
philosopilia perennis, comme l'appelait Leibniz. La philoso-
phie est reconstituée dans son unité, dans sa tradition, dans
sa suite. Kant n'est plus tout seul, mais il est au premier
rang parmi ceux qui forment cette grande chaîne. Voir en lui
non un destructeur, mais un rénovateur de la métaphysique,
c'est lui l'aire encore une fois plus d'honneur que de réduire
sa philosophie à un demi-positivisme, à un positivisme abs-
trait et logi([ue, qui ne se distinguerait de l'autre que par la
complication et renchevctrement de la pensée.
Après ces vues générales sur la philosophie de Kant, nous
avons à entrer dans la critique de cette philosophie. Au
point oîi nous sommes, et n'ayant devant nous que si peu
de temps, nous ne pouvons avoir la prétention d'instituer
une controverse détaillée et suivie sur tous les points de la
critique de Kant. Nous nous bornerons à quelques points
très généraux, et tout d'abord à la lacune qui nous parait la
plus importante dans ce vaste système.
Vous vous rappelez que la principale objection que nous
ayons dirigée contre l'idéalisme subjectif des Anglais, contre
Hume et contre Mill, c'est que ce système n'explique pas
les liaisons nécessaires dont se compose l'expérience. Selon
ces philosophes, les principes dits rationnels ne sont que des
liaisons d'habitude, déterminées en nous par la reproduction
constante de certaines suites de sensations. Il n'y aurait
donc dans la connaissance que la sensation et l'habitude
que nous avons de recevoir ces sensations dans un certain
ordre, et toujours le même ordre. Soit; mais pourquoi ces
sensations se reproduisent-elles dans un oi*dre toujours le
même? C'est ce que l'idéalisme anglais n"a pas expliqué. Le
principe de causalité se réduit à des consécutions constan-
tes : soit; mais pourquoi y a-t-il des consécutions constantes?
Pourquoi y a-t-il une nature? Les phénomènes seront, si
l'on veut, subjectifs; mais la liaison des phénomènes ne Test
pas. Il y a quelque cause cachée qui régit la chaîne tout
entière; et cela au moins est quelque chose d'objectif.
Dans le système kantien, cet enchaînement de la nature
■292 LIVRE SIXIÈME. - L'IDÉALISME
s*expliquera-t-il davantage? Ici, à la vérité, les lois qui fon-
dent la science ne sont pas des lois exclusivement empiri-
ques ; elles sont nécessaires et universelles ; elles sont inhé-
rentes à l'esprit humain; elles en expriment l'essence. Ce ne
sont pas de simples habitudes acquises; ce sont de véritables
nécessités; il y a là, on doit le reconnaître, un fondement
solide pour la légitimité de la science : mais pour ce qui est
de l'accord de la nature et de la pensée, de l'objet et du sujet,
le problème reste le môme qu'auparavant. Qu'importe, en
effet, qu'une loi de l'esprit soit une habitude acquise ou une
nécessité innée? Qu'importe d'oîi vient cette loi? Si elle n'est
qu'une loi du sujet, comment l'objet se produit-il conformé-
ment à cette loi? Comment la nature se soumet-elle à nos
ordres et obéit-elle, en soldat docile, aux besoins de notre
esprit? Qu'est-ce que la nature, suivant les idéalistes? C'est
l'ensemble de nos sensations dirigé par les lois de notre
esprit. Mais comment et pourquoi notre sensibilité obéit-elle
à notre entendement? Comment et pourquoi l'ordre de nos
sensations est-il la reproduction fidèle du plan logique pré-
déterminé par l'esprit? Qu'on n'oublie pas que nos sensa-
tions sont passives, involontaires, qu'elles ont leur origine
dans des causes qui nous échappent et dont la direction est
hors de nos pouvoirs. Quel est le pouvoir mystérieux qui
fait naître les sensations au fur et à mesure que notre esprit
l'exige, d'après ses propres lois? Pour donner à cette diffi-
culté fondamentale une forme précise, les lois rationnelles de
notre esprit exigent que telle étoile soit dans le ciel à telle
place à tel moment du temps : eh bien ! par quel mystère la
sensibilité fait-elle surgir en nous la sensation d'une étoile
précisément au moment fixé à priori par l'entendement?
Kant lui-même n'a pas ignoré cette difficulté, car il l'a
exprimée dans les termes les plus forts. Il expli([ue la diffé-
rence qui existe entre les formes de la sensibilité et les lois
de l'entendement :
« Il est clair, en effet, dit-il. que des objets de l'intuition
sensible doivent être conformes à certaines conditions for-
L'IDEALISME DE KANT EN LUI-MEME 293
mcllcs de la sensibilité résidant à priori dans l'esprit, puis-
que autrement ils ne seraient pas pour nous des objets ; mais
on n'aperçoit pas aussi aisément pourquoi ils doivent en
outre être conformes aux conditions dont l'entendement a
besoin pour l'intelligence synthétique de la pensée. Il se
pourrait, à la rigueur, que les phénomènes fussent de telle
nature que l'esprit ne les trouvât pas du tout conformes
aux conditions de son unité, et que tout fût dans une telle
confusion que, par exemple, dans la série des phénomènes,
il n'y eût rien qui correspondit au concept de la cause et de
l'effet, si bien que ce concept serait tout à fait vide, nul et
sans signification. Dans ce cas, les phénomènes n'en présen-
teraient pas moins des objets à notre intuition, puisque l'in-
tuition n'a nullement besoin des fonctions de la pensée*. »
Kant reconnaît donc lui-même qu'il n'y a à priori nulle né-
cessité pour que l'ordre des phénomènes se produise confor-
mément aux lois de notre esprit. D'où vient donc une telle
conformité , et comment la cause inconnue qui produit nos
sensations se met-elle au service de notre entendement pour
les susciter du néant et les faire apparaître selon les besoins
de notre esprit?
On pourrait essayer de résoudre le problème en disant
qu'au fond l'entendement et la sensibilité, quoique différant
l'un de l'autre en tant que facultés, appartiennent au môme
sujet, le moi; que l'accord de l'entendement et de la sensi-
bilité n'est que l'accord du moi avec lui-même, et qu'il n'y
a rien d'étonnant à ce qu'une faculté d'un_SLijet s'accorde
avec une autre faculté du môme sujet. Mais Kant n'a rien
dit de semblable. Il a dit même le contraire. Kant établit
Luie distinction fondamentale entre la sensibilité et l'en-
tendement. Il se fait même de cette distinction un titre de
gloire, à l'opposé de Leibniz, qui avait identifié ces deux
sensibilités. « Locke, disait- il, avait sensibilisé les con-
cepts; Leibniz a intellectualisé la sensation. » Ce serait donc
1. Critique de la raison pure, traductioH française de Barui, t. I^^, p. 132.
29i LIVRE SIXIEME. — L'IDEALISME
dépasser les limites du Kantisme que d'essayer de résoudre
la difficulté posée par l'assimilatiGn de la sensibilité et de
l'entendement dans un sujet unique. Cette identification
est tout à fait contraire aux principes de Kant, et il l'a
expressément écartée. En effet, il dit en termes explicites :
« Un entendement à qui la conscience fournirait (en même
temps que l'unité) les éléments divers de l'intuition, ou dont
la représentation donnerait du môme coup l'existence des
objets, un tel entendement n'aurait pas besoin d'un acte par-
ticulier qui synthétisât le divers dans l'unité de la conscience,
comme celui qu'exige l'entendement humain, qui n'a pas la
faculté intuitive, mais seulement la faculté de penser*. »
Et ailleurs : « Un entendement dans lequel toute diversité
serait en même temps donnée par la conscience serait intui-
tif. Le nôtre ne peut que penser, et c'est dans les sens qu'il
doit chercher l'intuition ^ » Voici enfin un texte absolument
décisif : (( Il y a une chose dont je ne pouvais faire abstrac-
tion, c'est que les éléments divers de l'intuition doivent être
donnés antérieurement à la synthèse de l'entendement et
indépendamment de cette synthèse, quoique le comment reste
ici indéterminé. En effet, si je supposais en moi un entende-
ment qui fût lui-même intuitif (une sorte d'entendement
divin qui ne me représenterait pas des objets donnés, mais
dont la représentation donnerait ou produirait les objets
mêmes) relativement à ma connaissance de ce genre, les
catégories n'auraient plus de sens. Elles ne sont que des
règles pour un entendement dont toute la faculté consiste
dans la pensée, c'est-à-dire la faculté de lier et coordonner
la matière de la connaissance, l'intuition qui doit lui être
donnée par l'objet ^ »
Tous ces textes nous montrent qu'il est impossible, dans
le système de Kant, d'attribuer à l'entendement la faculté de
produire le divers en même temps que l'unité, et par consé-
1. Critique de la raison pure, tradurtion frauraisc de Dariii. p. 167.
2. I/jid., p. 163.
•J. Ihid., p. 172.
L'IDEALISME DE KANT EN LUI-MÊME 293
quent de fondre les fonctions de la sensibilité avec celles de
l'entendement. La sensibilité reste essentiellement une faculté
passive, une réceptivité, qui reçoit tout du dehors, tandis que
l'entendement est une activité qui tire d'elle-môme ses caté-
gories, pour les appliquer aux phénomènes de la sensibilité.
L'entendement ne peut pas produire les objets, comme le
ferait un entendement divin'; il les construit, mais à l'aide
des données de la sensibilité. De là le problème revient tou-
jours : comment la sensibilité s'accorde-t-elle avec l'enten-
dement et en subit-elle les lois? Peu importe que les deux
facultés soient ou ne soient pas les facultés d'un même sujet,
si elles ont une fonction essentiellement dilTérente : l'une
apporte la règle et la loi, l'autre le donné, le réel, la matière
de la connaissance. Et comment cette matière se laisse-t-elle
dominer par les lois du sujet? C'est le problème qui subsiste
toujours et qui ne trouve pas sa solution dans la philosophie
kantienne.
Il ne faut donc pas se représenter le kantisme comme une
sorte de fichtéisme anticipé, oii le moi produirait les objets
en les pensant : ce serait l'hypothèse d'un entendement
intuitif, que Kant écarte de la manière la plus explicite. Au
reste, toute tentative de ramener Kant à Fichte doit céder
devant ce fait que Kant a lui-même eu connaissance du
système de Fichte, et qu'il l'a rejeté en lui appliquant cet
antique adage : « Délivrez-moi de mes amis; je me charge
de mes ennemis ^ » N'était-ce pas dire qu'il préférait encore
ses adversaires à un disciple infidèle qui compromettait ses
idées en les exagérant? ~
Cherchons donc dans Kant lui-même, et non dans une
interprétation arbitraire, la solution du problème posé.
La seule raison de cet accord que nous donne Kant est
celle-ci : c'est que, les phénomènes étant essentiellement sub-
jectifs, les lois qui les régissent ne peuvent être que subjec-
tives, car « les phénomènes en eux-mêmes n'ont pas de lois :
1. Voir la lettre au docteur Marcus Ilerz.
1. Voir corrcspoudauce.
296 LIVRE SIXIÈME. — L'IDEALISME
ces lois n'existent que par rapport au sujet auquel les phé-
nomènes se rattachent en tant qu'intelligence, comme les
phénomènes n'existent qu'en tant qu'ils se rapportent à un
être sensible. Sans doute les choses seraient encore par elles-
mêmes susceptibles de lois quand il n'y aurait pas d'enten-
dement qui les connût. Mais, les phénomènes n'étant que des
représentations de choses inconnues en soi, ils ne sont soumis
à aucune loi d'union que celle imposée par la faculté synthé-
tique. » (I, p. 171.)
Dans ce passage Kant admet deux choses importantes : la
première, c'est que les phénomènes sont des représentations
de choses inconnues; la seconde, c'est que ces choses incon-
nues peuvent très bien avoir des lois en elles-mêmes indépen-
dantes de l'entendement qui les connaît. Mais les phénomènes
n'étant qu'une représentation, c'est-à-dire une apparition à
une sensibilité dirigée par un entendement, ces phénomènes
ne peuvent avoir d'autre cause d'union que l'unité de l'esprit
ou de l'entendement. Mais n'est-ce pas là une affirmation
tout à fait gratuite? Sans doute le phénomène n'est qu'une
apparition; mais il est l'apparition de quelque chose, puis-
qu'il est la représentation de choses inconnues. Pourquoi
donc ne manifesterait-il pas la chose dont il procède aussi
bien que le sujet auquel il apparaît? Le phénomène a deux
faces : l'une par laquelle il se rapporte au sujet percevant,
l'autre par laquelle il se rattache à un substratum inconnu.
Pourquoi n'exprimerait-il qu'une seule de ces faces? Com-
ment pourrait-il s'affranchir tellement des lois objectives des
choses en soi, qu'il ne serait plus soumis qu'à des lois sub-
jectives? Il n'y a nulle contradiction à ce qu'un phénomène
exj)rime à la fois le sujet et l'objet et soit le moyen terme
entre les deux. Un objet vu à travers un instrument optique
se déforme en passant par cet instrument, mais il reste le
même objet. Une mouche ne devient pas un papillon. L'image
est donc une résultante des deux facteurs et se rattache
à l'objet aussi bien qu'au sujol. On connaît l'axiome scolas-
tique qui résume bien la doctrine de Kant: Qnidqtiid reci-
L'IDEALISME DE KANT EN LUI-MEME 297
pitur, secundnm naturam recipientis recipitur. Cet axiome
est très vrai, mais il faut le corriger par cet autre axiome :
Quidqidd recipitur ah agent e, secinidum naturam agentis reci-
pitur. Il faut donc faire la part de l'objet dans le phénomène
aussi bien que celle du sujet. Mais alors il n'y a plus d'idéa-
lisme.
Kant ne nous paraît donc pas avoir démontre que le phé-
nomène, par cela seul qu'il apparaît à ma conscience, devient
absolument subjectif et perd tout caractère objectif. Du mo-
ment qu'on admet que tout phénomène vient du dehors et
est produit par l'objet, on se demande pourquoi il ne retien-
drait rien de l'objet, et pourquoi l'ordre des phénomènes,
par exemple le lien de causalité, ne serait pas objectif aussi
i)ien que subjectif, n'exprimerait pas l'ordre des choses
aussi bien que les exigences de notre esprit. On dit que nous
ne connaissons pas les choses en soi; mais ce ne serait pas
connaître les choses en soi que de constater un rapport
constant de phénomènes et d'imputer ce rapport constant à
la chose inconnue.
En outre, quand même on admettrait que le phénomène
ne retient rien de l'objet, rien de la chose en soi, pourquoi
suppose-t-on qu'il doit prendre ses lois dans le sujet? Pour-
(juoi ne resterait-il pas sans lois? Pourquoi ne serait-il pas
un chaos, comme Kant le supposait dans l'objection citée
plus haut? Sans doute, dans cette hypothèse, il n'y aurait
point d'intelligence; mais pourquoi faut-il qu'il y ait une
intelligence? Les formes de l'entendement et les lois de la
sensibilité resteraient séparées les unes des autres par un
abîme, et la pensée serait impossible. Et, encore une fois,
pourquoi n'en est-il pas ainsi?
On conteste la possibilité d'une harmonie primordiale
entre les lois de l'esprit et les lois des choses, entre l'esprit
et la nature. Mais quelle difficulté peut-on voir à admettre
que l'intelligence est en harmonie avec l'univers, lorsqu'on
voit que dans l'univers même tous les êtres sont en harmo-
nie les uns avec les autres? Est-ce que l'accommodation au
298 LIVRE SIXIÈME. — L'IDÉALISME
milieu n'est pas la loi fondamentale de l'être organise? Est-
ce que l'œil n'est pas construit en prévision, ou du moins en
conformité des lois de la lumière, l'oreille en conformité
des lois du son, et ainsi des autres organes? Si tous les or-
ganes sont appropriés et accommodés au milieu, pourquoi
n'en serait-il pas de môme du cerveau? Et si le cerveau est
approprié à sa fonction, c'est-à-dire à la concentration des
sensations dans l'ordre même imposé par la nature exté-
rieure, pourquoi la cause créatrice, quelle qu'elle soit, qui a
approprié l'œil à la lumière et le cerveau aux conditions
extérieures de l'univers, n'aurait-il pas pu lier à ce cerveau
une intelligence dont les lois essentielles seraient précisé-
ment conformes aux lois mêmes de la réalité? Que si l'on
demande maintenant comment je puis savoir si les choses
sont conformes à mon esprit, je dis que je l'apprends par
l'expérience. Car d'une part mon esprit m'affirme le prin-
cipe de causalité et la loi nécessaire de l'enchaînement des
phénomènes; et de l'autre la nature me montre dans le fait
un enchaînement elTectif de phénomènes. D'une part mon
esprit m'apprend le principe de la permanence des forces et
substances ; et de l'autre l'expérience m'apprend que ce prin-
cipe se vérifie dans la physique et dans la chimie. La nature
se trouve donc être en fait d'accord avec mon esprit. Mais
comme je n'ai aucune raison de croire que la cause inconnue
de ces phénomènes puisse se plaire à me présenter tel spec-
tacle plutôt que tel autre, uniquement pour satisfaire aux
besoins de mon entendement, et que j'ai lieu de croire
qu'elle obéit plutôt à ses propres lois qu'aux miennes, je
dois supposer que l'accord de la nature et de l'esprit vient
bien plutôt d'une harmonie préétablie de l'un et de l'autre,
que de la subordination inexplicable de l'une à l'autre.
Ce que nous accordons, dans l'hypothèse de Kant, c'est
que nous ne connaissons pas les choses en soi, dans leur es-
sence môme. Ces choses, en effet, ne nous sont connues que
par les effets qu'elles produisent sur nous, c'esl-à-dire par
nos atTections, par nos sensations, lesquelles sont éminem-
L'IDÉALISME DE KANT EN LUI-MEME 299
ment et inévitablement subjectives : car une sensation ne
peut être que le mode d'un sujet sentant. Nous savons d'ail-
leurs, par la physique et par la physiologie, que les sensa-
tions ne sont que les affections produites sur chaque espèce
de sens par les mouvements. Admettons môme, si l'on veut,
que les mouvements ne sont encore que des phénomènes
subjectifs, que l'espace kii-mème et le temps ne sont encore
que des formes de notre esprit ; poussons aussi loin qu'on
voudra l'idéalisme : il restera toujours quelque chose que
l'on ne pourra réduire au moi. C'est d'abord le réel de la
sensation, c'est-à-dire son existence même ; car, ainsi que
nous l'avons dit, aucune loi de notre esprit ne peut faire
([u'une sensation surgisse par cela seul que nous en avons
besoin ; c'est, en second lieu, l'ordre de nos sensations, j'en-
tends les relations nécessaires qui existent entre elles et
dont peut-être les relations de temps ne sont que les expres-
sions symboliques, mais qui doivent avoir une raison intrin-
sèque et objective ; car, ainsi que nous l'avons dit également,
nos sensations pourraient très bien ne former qu'un chaos ;
et le besoin que notre esprit a de l'ordre et de l'unité ne suf-
firait pas pour assujettir à cet ordre une nature indiscipli-
née, si elle-même, dans les profondeurs de son essence, ne
contenait quelque chose qui répondît à cette loi d'unité. En
un mot, le monde où nous vivons peut bien n'être qu'un
monde phénoménal dont le fond essentiel nous est inconnu,
mais qui cependant se rattache à ce fond essentiel d'une
manière rigoureuse, ainsi que le ciel phénoménal ou
apparent qui tombe sous les sens est rigoureusement le
symbole du ciel astronomique, que la pensée conçoit et dé-
montre, et dont il est cependant profondément différent.
Ainsi peut se concilier le subjectivisme et l'objectivisme :
plus nous approfondissons l'ordre des choses , plus nous
approchons de la réalité fondamentale, sans cependant y
atteindre jamais.
Mais pourquoi, dira-t-on, cette cause inconnue de nos sen-
sations que nous appelons l'objet ne serait-elle pas le moi
300 LIVRE SIXIÈME. - L'IDEALISME
lui-même, l'esprit lui-même, le sujet pensant? et pourquoi
la faculté productrice de l'univers ne serait-elle pas l'ima-
gination? On passe ainsi de riiypothèse de Kant à celle de
Fichte. Nous ne sommes pas tenus à discuter cette nouvelle
hypothèse, qui nous éloigne de la doctrine de Kant; mais si
nous suivions cette doctrine sous cette forme nouvelle et sur
ce terrain nouveau, nous dirions que nous ne voyons, après
tout, dans cette nouvelle phase de l'idéalisme, qu'une ques-
tion de mots, mais non une lumière nouvelle sur les choses.
Si le moi pose l'univers, ou le crée, c'est évidemment sans en
avoir conscience ; car nul de nous n'a jamais eu conscience
d'être le créateur de l'univers. Or un moi dont je n'ai pas
conscience, c'est ce que j'appelle un non-moi; tout ce qui
sort du domaine de la conscience sort du domaine du sujet
et, rigoureusement parlant, doit s'appeler un objet. Ce que la
philosophie appelle l'être, en opposition à la pensée, c'est
précisément ce quelque chose d'inconscient, sinon pour lui-
même, du moins par rapport à nous, qui est la cause de l'or-
dre et de l'existence de l'univers. Quelle que soit l'identité
essentielle et objective qui puisse exister entre le sujet et
l'objet, entre l'intini et le fini, l'opposition du sujet et de
l'objet, de la pensée et de l'être, subsiste, à moins de confon-
dre toutes les idées par un langage arbitraire, La question
du panthéisme n'est pas la même ([ue celle de l'idéalisme;
on peut bien dire, avec Lessing, h /.a- -rràv, sans être obligé
d'admettre que c'est le moi qui crée l'univers.
11 faut d'ailleurs distinguer différents degrés dans l'idéa-
lisme, et bien expliquer ce que l'on appelle l'intelligence ou
la pensée : s'agit-il de la pensée humaine, ou d'une pensée
absolue, de la pensée en soi, équivalant à ce que, dans d'au-
tres systèmes, on appellera l'être absolu, l'être en soi? Dans
Kant, c'est évidemment le premier sens qu'il faut entendre,
et c'est ce sens surtout que nous avons examiné. Dans Fichte^
le moi n'est pas le moi conscient, le moi humain; il est le moi
infini, le moi absolu. Enfui dans Schelling et dans Hegel,
c'est bien la pensée absdluc. l'idée absolue qui est le fond de
L'IDÉALISME DE KANT EN LUI-MÊME 301
la réalité. Dans un tel système, il est évident que l'esprit
humain, en tant qu'il est limité et circonscrit par la cons-
cience, a parfaitement le droit de s'opposer l'univers comme
un non-moi, comme un objet, et l'Idée ou l'Absolu est pré-
cisément ce fondement objectif que nous supposions tout à
l'heure à nos sensations : c'est la loi rationnelle universelle,
absolument vraie et éternellement subsistante, quoiqu'elle
se manifeste à nous sous des apparences subjectives. Dans
cette hypothèse, non seulement l'objet est affirmé comme
réellement existant, mais encore il peut être connu en soi
et dans son essence par la méthode absolue, puisqu'il est lui-
même cette méthode. La réalité objective de l'univers non
seulement n'est pas mise en question, mais elle semble même
mieux garantie que dans aucun autre système, puisque les
lois rationnelles auxquelles la science ramène les phénomè-
nes cosmiques ne sont pas seulement de purs rapports entre
des causes et des substances inconnues ; elles sont elles-
mêmes les causes et les substances; elles sont la chose môme.
Reste à savoir maintenant pourquoi on appellerait du nom
de pensée des lois objectives qui n'ont pas conscience d'elles-
mêmes, et si le caractère essentiel de la pensée n'est pas la
conscience. Si l'on nous dit que, dans la pensée, on peut dis-
tinguer le fond et la forme, la chose pensée, le pensé, et la
conscience que nous en avons ; que la conscience n'est qu'un
accident, un supplément qui vient s'ajouter ultérieurement
à ce fond de pensée, qui en est la vraie substance, nous dirons
que cette distinction du pensé et du pensant [cogitatum et
cogitans) revient à la distinction classique de l'intelligible et
de l'intelligence. Dire que tout est pensée revient donc à dire
que tout est intelligible, que le fond des choses c'est l'intelli-
gible; mais n'est-ce pas là précisément ce qu'ont dit tous les
grands métaphysiciens? Et lorsqu'ils opposaient l'être à la
pensée, croit-on qu'ils opposaient l'inintelligible à l'intelli-
gence? Croit-on qu'ils voulussent dire que le fond des choses
n'a aucune signification, qu'il n'est qu'un substratum mort
et brute? Sans doute la notion de substance a joué un grand
302 LIVRE SIXIEME.— L'IDEALISME
rôle dans la philosophie; et c'est peut-être un débat digne de
la critique philosophique de chercher si Ton peut conserver
cette notion en philosophie; mais l'objectivité des choses est
en dehors de ce débat; et ce qui reste accepté d'un commun
accord, c'est que l'Etre est essentiellement vérité : Ego sum
Veritas. N'est-il que vérité? N'est-il pas autre chose que vé-
rité? plus que vérité? C'est une autre question.
Mais ce sont là des considérations qui dépassent de beau-
coup le champ de notre étude actuelle. Tirons-en seulement
cette conséquence, c'est que le kantisme n'a pas paru suffi-
sant aux philosophes qui sont venus après lui, qu'ils ont
compris la nécessité de rendre à l'objectif la part que Kant
lui avait enlevée. A coté de l'élément subjectif exagéré par
Kant, il y a à faire la part de l'objectif; en dehors de la
pensée, il y a l'être; et en supposant que ces deux facteurs
s'identifient dans le dernier fond des choses, ils n'en sont
pas moins distincts au point de vue de la conscience, au
point de vue de la connaissance finie. Au delà commence un
autre domaine.
LEÇON YII
l'idée de dieu dans la philosophie de kant.
l'argument ontologique
Messieurs,
La raison n'a pas achevé toutes ses démarches tant qu'elle
ne s'est pas élevée jusqu'à l'Etre des êtres, l'Etre suprême,
Dieu, que Kant appelle Y Idéal de la raison pure.
Gomment Kant définit-il et explique -t-il la notion de
l'idéal?
Pascal a dit que, tout ayant rapport à tout, pour hien con-
naître une chose en particulier, il faudrait les connaître
toutes.
Kant part d'une pensée analogue et nous dit que, pour
déterminer la notion dune chose, il faut la comparer avec
la totalité des attributs possibles, soit pour les affirmer, soit
pour les nier. La détermination particulière d'une chose est
donc relative à la détermination universelle, c'est-à-dire à la
totalité des attributs possibles.
La détermination universelle ou la totalité du possible est
donc un concept sous-entendu dans toute détermination par-
ticulière, quoique nous ne puissions donner aucun exemple
concret de cette détermination universelle.
La détermination d'une chose étant ce qui la rend possible,
et étant relative à la détermination universelle, laquelle est
l'ensemble du possible, on peut dire que la possibilité propre
de chaque chose est une dérivation de la possibilité totale de
l'univers en général.
Ainsi l'idéal de la raison pure se présente d'abord à nous
304 LIVRE SIXIÈME. — L'IDÉALISME
comme possibilité totale ou ensemble de tous les attributs
possibles.
Mais cette notion vague et indistincte va se déterminer
par les considérations suivantes :
1° Parmi les attributs possibles, il y en a un certain nom-
bre de dérivés qui se ramènent à d'autres (par exemple rond
et carré à l'étendue, souvenir et jugement à la pensée). On
pourra donc simplifier l'idée de la possibilité totale en ne
concevant que les attributs primitifs, sans tenir compte des
dérivés.
2° Dans la possibilité totale se trouvent compris les attri-
buts affirmatifs et les attributs négatifs. Mais la pure néga-
tion, c'est la suppression de tout. Si donc on supposait que
tous les attributs primitifs sont négatifs, on détruirait par là
môme l'idée de possibilité totale, et en général de toute pos-
sibilité.
De plus, la négation ne porte aucune idée en elle-même et
ne contient aucune détermination, si ce n'est par opposition
à quelque cbose d'affirmatif (ténèbres, lumière; ignorance,
science; pauvreté, richesse, etc.). Les négatifs sont donc les
dérivés des affirmatifs. Donc la possibilité totale peut ne
comprendre que des attributs affirmatifs, donc elle est un
tout de la réalité; et les négations ne sont que des bornes.
La possibilité totale, ou la source de toute possibilité, devient
donc VEns realissiniuin des Scolastiques, dont toutes les choses
particulières ne sont que négation et limite.
3" Jusqu'ici nous n'avons représenté l'Etre suprême que
comme un agrégat. Mais d'abord il ne peut pas être un agré-
gat d'êtres dérivés, puisqu'il en est le fondement. Resterait
qu'il fût un agrégat d'êtres primitifs, hypothèse que Kaut ne
discute pas, mais qui est exclue par cet argument si souvent
reproduit dans les écoles que chaque être primitif est un
absolu, et qu'il ne peut y avoir ])lusieurs absolus.
4° Enlin, par un dernier pas de la raison qui va toujours
à l'unité, l'être réalissime est non seulement objectivé et
hypostasié (substantifié), mais encore personnifié. La seule
L'ARGUMEiNT OxNTOLOGIQUE DAiNS KANT 30"
unité qui nous soit parfaitement connue étant l'unité de
l'entendement, nous faisons de l'Être suprême une intelli-
gence.
C'est alors que l'on peut donner le nom de Dieu à cet Être
suprême considéré d'abord comme un simple agrégat de pos-
sibilités en général, puis des possibilités primitives, c'est-à-
dire des attributs absolus ; puis des attributs affirmatifs, c'est-
à-dire comme étant le tout de la réalité; puis comme n'étant
plus un agrégat, mais une unité ; puis enfin substantifié et
personnifié dans une intelligence suprême.
Nous n'avons fait jusqu'ici que décrire l'idée de Dieu d'après
Kant; mais, quoique la tendance de la raison soit naturelle-
ment d'objectiver cette idée comme toutes les autres, elle
cherche en même temps à légitimer cette croyance par le
raisonnement, ce qu'elle fait de trois manières difTérentes :
1° conclure de l'idée de l'Etre suprême à l'existence de cet
être; 2° conclure de l'existence de quelque chose en général
à l'existence de l'être nécessaire; 3" conclure d'une expé-
rience déterminée (par exemple l'ordre du monde) à l'exis-
tence d'une cause intelligente du monde.
De ces trois arguments, les deux derniers sont trop connus
et ont été trop souvent exposés pour qu'il soit nécessaire de
les reproduire ici, cet ouvrage n'étant pas un traité spécial
de théodicée. Mais le premier a une portée métaphysique des
plus hautes et peut être considéré comme le point culminant
de la métaphysique; c'est pourquoi nous devons nous y ar-
rêter. _
L'argument ontologique ou à priori, inventé par saint An-
selme et renouvelé par Descartes, est une des idées les plus
originales et les plus profondes. Il s'agit de prouver l'exis-
tence de Dieu en partant de sa définition. C'est le seul ar-
gument véritablement à priori; car tous les autres auxquels
on donne ce titre contiennent tous quelque chose d'expéri-
mental. Ici, on ne part que d'une idée, et l'on cherche à en
tirer l'existence. Aussi ne doit-on pas confondre cet argument
vraiment à priori avec l'autre argument donné par Descartes
II. 20
306 LIVRE SIXIEME. - L'IDEALISME
et qui part aussi de l'idée de l'infini, non pas de cette idée
considérée en elle-même comme idée, mais de l'idée considé-
rée comme fait de conscience, comme mode de l'esprit.
Voici la preuve à priori, telle qu'elle est donnée par Des-
cartes :
Tout ce qui est compris dans l'idée d'une chose appar-
tient à cette chose. Or l'existence est comprise dans l'idée de
Dieu. Donc l'existence appartient à Dieu.
Le nervus prohandi est dans la mineure, à savoir que l'exis-
tence est comprise dans l'idée ou définition de Dieu : ce que
Descartes prouve de deux manières :
l°Dans l'idée de Dieu est comprise l'idée d'existence né-
cessaire (car Dieu, étant un infini, est un être nécessaire).
Donc Dieu existe nécessairement.
2° Dans l'idée de Dieu (à savoir l'être qui contient toutes
les perfections) est comprise l'idée d'existence, qui est une
perfection.
Mais ces deux arguments peuvent être réfutés.
1° Le premier confond la modalité de l'attribut avec la
modalité du verbe ; exemple :
Dieu — est — existant nécessairement.
Dieu — est nécessairement — existant.
Sans doute dans l'idée de Dieu est contenue celle d'exis-
tence nécessaire. Cela veut dire que, s'il existe, il existera
d'une manière nécessaire et non contingente : ce que tout le
monde accordera. Mais il peut ne pas exister du tout; dans
ce cas, il ne sera ni nécessaire ni contingent; il ne sera rien.
2° Le second argument suppose à tort que l'existence est
une perfection.
Ces deux arguments deviendront plus clairs et plus intelli-
gibles par l'exposé de la critique de Kant.
Kant accorde que l'idée d'existence est contenue dans l'idée
de Dieu; mais il nie que de la nécessité logique on puisse
conclure à la nécessité réelle. Autre chose est la nécessité d'un
jugement, autre chose la nécessité d'une chose. La nécessité
logique n'est jamais qu'une nécessité conditionnelle, comme
L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE DANS KANT 307
l'a dit Leibniz. Cette nécessite signifie simplement que, tant
qu'on retient le sujet, on ne peut supprimer l'attribut, car
alors il y aurait contradiction; mais si on supprime à la fois
le sujet et l'attribut, il n'y a plus de contradiction. Si vous
dites : « Dieu est tout-puissant, » vous ne pouvez supprimer
l'attribut sans supprimer le sujet; car un Dieu qui n'est pas
lout-puissant n'est pas un Dieu. Mais si vous dites : « Dieu
n'est pas, » vous supprimez à la fois le sujet et l'attribut; il
n'y a là nulle contradiction, ni interne ni externe.
A la vérité, on pourrait dire qu'il y a des sujets qui ne
peuvent pas être supprimés; mais c'est ce qui est en ques-
tion. Il y a un cas, dit-on, oii le sujet ne peut être supprimé :
c'est le cas de l'être nécessaire ou de l'être parfait, car celui-
ci contient l'existence. Vous ne pouvez supprimer l'existence
sans contradiction.
A cette instance, Kant répond de la manière suivante. Ou
bien cette proposition : Dieu existe, est anal //tique, ou elle est
synthétique. Si synthétique, l'attribut peut être supprimé
sans contradiction; si analytique, vous ne pouvez afflrmer
la réalité dans l'attribut que si vous l'avez affirmé déjà dans
le sujet. Vous avez donc posé un être réel; c'est-à-dire que
vous êtes parti de ce qui est en question.
Mais Kant presse encore plus l'argument et va jusqu'au
cœur de la difficulté, en disant que l'existence ne peut pas
faire partie de la compréhension d'un sujet quelconque; en
d'autres termes, que l'attribut peut être un attribut logique,
mais non un attribut réel. C'est ce que Gassendi avait déjà vu
dans sa polémique contre Descartes, lorsqu'il avait dit que
l'existence n'est pas une perfection. Kant développe cette pen-
sée sous une autre forme en disant que l'existence n'est pas
un attribut. Il ne peut pas y avoir, dit-il, un attribut de plus
dans la chose existant que dans la chose pensée, autrement
la pensée ne serait plus adéquate à son objet, puisque celui-
ci aurait quelque chose de plus. Cent thalers réels ne con-
tiennent rien de plus que cent thalers pensés; autrement ce
ne seraient plus seulement cent thalers, mais cent thalers
308 LIVRE SIXIE.ME. — L'IDEALISME
plus quelque chose : ridée ne serait donc pas l'exacte repré-
sentation de l'objet.
Qu'est-ce donc que l'existence? C'est /<^//;os?//o?i de la chose
avec tous ses attributs; mais ce n'est pas un attribut. Il faut
donc sortir du concept pour affirmer l'existence. Pour les
objets des sens, nous avons l'expérience; mais pour les con-
cepts purs, nous n'avons aucun moyen de distinguer le réel
du possible. En un mot, la réalité n'est jamais qu'un fait.
Cette argumentation de Kant est très saisissante ; cepen-
dant elle nous semble échouer sur un point. Elle ne nous
explique pas ce que c'est que l'existence; car dire que c'est
la position de la chose, c'est ne rien dire; position veut dire
existence, et rien d'autre. Gassendi disait une formo; mais
une forme est un ensemble d'attributs ; ce serait accorder pré-
cisément ce que l'on veut nier.
Kant, qui a si bien démêlé les fautes logiques de ses adver-
saires, en commet lui-môme une très grave : c'est de con-
fondre la copule logique est avec l'existence réelle. Il s'ex-
prime ainsi : « Quand je dis : Dieu est tout-puissant, le mot
est n'ajoute aucun attribut au sujet; de même quand je dis :
Dieu esV^je n'ajoute aucun attribut nouveau. » Mais dans ces
deux propositions le mot est n'a pas le môme sens. S'il avait
le même sens, il faudrait dire que le second jugement est
un jugement sans attribut, ce qui est absurde, ou bien que,
dans le premier cas, je pose en fait la toute-puissance et que
je dis : Dieu existe tout-puissant, ce qui est faux; car un athée
peut accorder la toute-puissance à Dieu sans accorder l'exis-
tence; et d'ailleurs est, comme copule logique, ne veut pas
dire exister. Autrement quand je dis : Pégase est un cheval
ailé, ce serait dire que Pégase existe, ce qui est faux.
J'accorde que l'existence n'est pas un attribut; mais ce
n'est pas non plus une copule logique. Que l'existence d'ail-
leurs soit ce qu'elle voudra, elle n'en est pas moins pour
celui qui la possède un grand avantage. Pour moi, par exem-
ple, ce n'est pas une petite alfaire que d'exister ou ne pas
exister; et Kant reconnaît (|ue cent écus dans ma caisse est
L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE DANS KANT 309
une tout autre valeur que cent écus dans ma pensée. Lors-
que Arioste disait que la jument de Roland était la plus belle
des juments, mais qu'elle était morte, pourquoi le trait est-il
comique? C'est que le plus beau cheval n'est plus un cheval
quand il est mort.
Dire que l'existence n'est qu'une position, c'est dire qu'elle
n'est qu'un fait; c'est dire qu'une chose existe parce qu'elle
existe. Cela peut être vrai des êtres contingents; mais cela
est-il vrai de l'être en soi? L'existence dans le dernier fond
des choses ne doit-elle pas être conditionnée et déterminée
par la nature des choses, en un mot avoir une raison et
n'être pas seulement une position, c'est-à-dire un fait brut?
Dès lors, si l'on admet que l'existence n'est pas seulement
un fait brut, mais un fait de raison; que, de l'autre côté, elle
n'est pas seulement une copule logique, mais un avantage
très réel, ne pourrait-on pas dire : 1° que la toute réalité
est la raison qui conditionne l'existence; 2° que la toute réa-
lité ne peut pas être privée de cet avantage parfaitement réel
que l'on appelle l'existence? On dirait donc que l'existence
réelle est contenue analytiquement dans l'idée de la toute
réalité, et que la conclusion ne fait que dégager dans le sujet
ce qui y est contenu ; mais il n'y a pas là plus de cercle vicieux
que dans tout autre syllogisme, puisque, dans tout syllo-
gisme, la conclusion doit être contenue dans les prémisses.
Et cependant, il faut le reconnaître, quelque effort que
l'on fasse, un doutes'élèvetoujours dans notre esprit. Serait-il
donc possible de conclure de la pensée à la réalité, du con-
cept à l'existence? C'est l'un de ces cas où les adversaires
se tiennent réciproquement et nécessairement en échec. Tout
esprit philosophique qui a médité sur ce grand problème a
toujours passé de la foi au doute et du doute à la foi. De
toutes les pensées qui ont traversé l'esprit de l'homme, il
n'y en a pas peut-être où il ait été plus près de surprendre
l'essence absolue des choses et d'atteindre dans l'abîme de
ses derniers mystères le saint des saints. Trouver pourquoi
Dieu existe, et de ce pourquoi déduire rigoureusement son
310 LIVRE SIXIEME. — L'IDEALISME
existence actuelle, est la plus suLlime des tentations offertes
à notre esprit. Un instinct irrésistible nous porte à croire
que nous avons enfin saisi l'Etre des êtres, non par une foi
aveugle, non par le chemin détourné de la nature, mais par
les inflexibles prises de la logique absolue, reine des mortels
et des immortels; nous en approchons, nous y sommes; un
mot de plus, et tout est dévoilé; mais ce mot, nous ne pou-
vons pas le dire. Descartes perfectionne saint Anselme, Leib-
niz perfectionne Descartes, Hegel perfectionne Leibniz, mais
nous n'atteignons jamais le but; le fantôme est toujours là.
Quelque chose nous dit, avec une autorité invincible, que ce
fantôme cache une réalité, que l'idée enveloppe l'être; mais
comment le prouver? Nous élevons une tour, dit Pascal, qui
s'élève jusqu'à l'infini; mais les fondements craquent, et tout
s'écroule dans les abîmes. Et cependant cette tentative in-
domptable et toujours renouvelée ne serait-elle pas quelque
chose comme une preuve? L'impossibilité de réfuter d'une
manière définitive l'argument à priori ne serait-elle pas, à
elle seule, un argument suffisant? Voir directement et en
pleine lumière le rapport de l'idée à l'être, ne serait-ce pas
être Dieu lui-même? et peut-on demander tant à une créa-
ture? Entrevoir ce rapport et le saisir d'une manière fugitive,
comme dans une délicate expérience de lumière, oii il faut
eire à l'aflut d'un atome de temps, se souvenir de cette lu-
mière qui ne dure qu'un instant, mais qui pendant cet ins^
tant semble éclairer la profondeur de l'infini , c'est assez,
comme dit le poète, « c'est assez pour qui doit mourir ».
LEÇON VIII
RÉALISME ET IDÉALISME
Messieurs,
Reprenons encore une fois le problème du réalisme et de
l'idéalisme, en essayant d'embrasser le plus de cas possible.
On peut dire que, depuis Kant, tout l'effort de la philoso-
phie s'est concentré sur le problème de l'objectivité de la
connaissance. C'est lui qui a donné à ce problème la formule
la plus exacte et la plus claire, en l'exprimant en ces termes :
comment expliquer l'accord de la nature et de la pensée, du
sujet et de l'objet? Tout le monde reconnaît qu'il y a deux
choses en face l'une de l'autre : d'une part un sujet, un
esprit qui connaît; de l'autre un objet, un monde qui est
connu. Comment le moi pense-t-il l'objet tel qu'il est? Com-
ment l'objet est-il précisément tel que nous le pensons? La
vérité, dit la logique, est la conformité de la connaissance
avec son objet. Comment une telle conformité est-elle pos-
sible? Tel est le problème qui, depuis David Hume jusqu'à
Hegel, et depuis Hegel jusqu'à nos jours, a occupé tous les
philosophes et qui a partagé la philosophie en deux grandes
écoles : les réalistes et les idéalistes. En qiioi consistent ces
deux solutions? C'est ce que nous allons examiner; mais
d'abord comprenons bien le problème.
L'accord de la réalité et de la pensée est une vérité dont
personne ne doute, quoiqu'il ait fallu bien des siècles pour
la remarquer. Le sens commun, la science, la philosophie,
tout repose sur cet accord.
Considérons d'abord le sens commun : la vie pratique
n'est possible que si l'on suppose l'accord de la réalité avec
312 LIVRE SIXIÈME. — L'IDÉALISME
la raison, c'est-à-dire si l'on suppose que la nature est rai-
sonnable, qu'elle se comporte conformément aux lois de
notre raison, qu'elle ne se contredit pas, qu'elle n'est pas
absurde, qu'elle n'est pas folle. Comment pourrions-nous
habiter nos maisons avec sécurité, comment marcher sur le
sol sans craindre qu'il ne s'enfonce sous nos pas? Comment
nous servirions-nous de l'eau, du feu, des agents les plus
dangereux, si nous ne savions d'avance qu'ils se comportent
toujours de la môme manière et conformément aux lois
découvertes par l'expérience et la raison? Ainsi dans la na-
ture, à chaque heure du jour, le passé nous garantit l'avenir,
et les choses se montrent d'accord avec nos inductions. Que
s'il y a parfois des déceptions et des surprises, ces surprises
font partie des événements que nous aurions pu prévoir,
mais qui, étant accidentels et rares, nous paraissent négli-
geables; car» que de choses, dit Pascal, ne faisons-nous pas
pour l'incertain, comme d'aller en mer? » Quelquefois aussi,
même en les prévoyant, nous bravons ces dangei's avec im-
prudence; mais ce n'est pas la faute de la nature : c'est la
faute de notre légèreté, qui se met en révolte avec les aver-
tissements de l'expérience et de la raison. Il arrive aussi très
souvent que la raison se trompe, et qu'elle suppose dans la
nature des choses qui n'y sont pas; mais ici encore ce n'est
pas qu'il y ait désaccord entre la raison et la nature : c'est
que nous nous mettons en désaccord avec les lois de notre
propre raison, qui, bien consultée, ne doit pas nous trom-
per, si nous savons nous en servir.
La science, à son tour, puise dans la même conviction sa
certitude et son infaillibilité. Même dans l'ordre purement
phénoménal, nous avons toujours affaire à quehjue chose de
rationnel. On parle sans cesse de la fugacité, de la mobilité,
de l'inconsistance des phénomènes, et cependant même un
phénomène n'est ce qu'il est qu'à la condition d'être déjà
quelque chose d'organisé et de raisonnable; car si, au mo-
ment précis oîi nous l'observons, il était déjà autre qu'il n'est,
il n'y aurait pas d'observation ni même de phénomène pos-
RÉALISME ET IDÉALISxME 313
sible. Ce que nous appelons un phénomène, ce que nous
saisissons par nos sens est déjà un groupe rationnel et sys-
tématique de phénomènes plus simples. L'arc-en-ciel est
une résultante complexe, mais mathématiquement dctermi-
nable, de phénomènes élémentaires. Une onde lumineuse
est le résultat lié et enchaîné d'un nombre infini de petites
vibrations : ainsi partout il y a de la raison, et à l'infini,
jusque dans les derniers éléments, s'il y en a, du tissu de
Tunivers.
Ce n'est pas tout : nous n'observons pas au hasard. L'ob-
servateur choisit le sujet de ses observations. S'il considère
un liquide dans un tube, il fixera son attention sur un seul
phénomène, par exemple la capillarité, et écartera les autres.
Les phénomènes de la nature forment donc en quelque sorte
des séries séparables les unes des autres, pour se conformer
aux analyses de notre esprit; et il y a déjà, avant nos classi-
fications, des classes distinctes de phénomènes distribués
dans un certain ordre; et cela est particulièrement visible
dans la classification des êtres organisés.
L'expérience rend encore plus sensible cette vérité, que
la nature est raisonnable ou, si l'on veut, rationnelle, intel-
lectuelle, logique. Qu'est-ce, par exemple, que le procédé
que l'on appelle expérimentation? C'est, comme l'a montré
Cl. Bernard, la vérification d'une hypothèse : c'est une con-
séquence déduite à l'avance de cette hypothèse comme d'un
principe; c'est donc la conclusion d'un raisonnement. En
expérimentant, nous amenons la nature à tirer elle-même
cette conséquence. Il y a donc en elle, en quelque sorte, un
syllogisme immanent.
Cette rationalité de la nature, s'il est permis de dire, est
bien plus frappante encore par l'application des mathéma-
ti(|ues à la nature, soit en astronomie, soit en physique. En
astronomie, le calcul découvre à priori la place où l'on doit
découvrir une planète; et cette planète vient à point nommé
<5clore, en quelque sorte, à la place où elle est appelée.
On prévoit quel(j[ues années d'avance l'heure, la minute, la
314 LIVRE SIXIEME. — L'IDEALISME
seconde où Vénus passera devant le soleil; et tous les gou-
vernements de l'univers votent des fonds pour des expédi-
tions scientifiques compliquées et dispendieuses, sans douter
un seul instant que la prédiction de la science s'accomplisse
à l'heure voulue. En physique, dans les parties des sciences
qui sont devenues mathématiques, on n'a presque plus
besoin de regarder les pliénomènes. Les complications les
plus éloignées possible des principes peuvent être calculées
d'avance, et l'expérience donne raison à la prévision. Ainsi
la physique devient une géométrie, et l'on peut se représen-
ter une science absolue de la nature qui n'aurait plus besoin
de la nature pour être construite. C'est bien là ce qu'avaient
rêvé les idéalistes allemands; mais ce n'est pas par le che-
min qu'ils ont pris qu'on peut y arriver.
Non seulement il y a rencontre et accord entre la nature
et l'esprit, mais il y a entre ces deux termes analogie, res-
semblance, affinité. Non seulement la nature obéit aux lois
de notre esprit, confirme nos inductions, nos calculs (ce qui
explique qu'il y a en elle quelque chose de logique et de
rationnel; mais de plus la nature paraît semblable à nous
par l'intelligence; elle semble agir avec l'art qu'emploierait
l'intelligence elle-même, si elle voulait créer le produit de la
nature. La nature est un artiste qui agit intérieurement,
disait Aristote, au lieu d'agir du dehors. « Si l'art des cons-
tructions navales, dit-il, était dans le vaisseau, l'art agirait
comme agit la nature. » Il y a donc de l'art dans la nature.
Réciproquement, il y a du mécanisme dans l'esprit. L'esprit
ne sait pas plus comment il pense, que la nature ne sait com-
ment elle agit; l'esprit a ses instincts et ses habitudes, qui lui
donnent l'air d'agir à l'aveugle, de môme que la nature; il y
a de la nature dans l'esprit, il y a de l'esprit dans la nature.
Enfin, le sentiment esthétique peut encore servir à prouver
l'affinité, la parenté de la nature et de l'àme. La nature,
pour celui ([ui sait la sentir, lui parle véritablement : elle a
une àme, elle a une vie; elle le captive, elle l'enivre, elle se-
fait aimer, et il semble qu'elle aime elle-même. Ainsi, entre*
REALISME ET IDEALISME 315
la nature et l'esprit, il n'y a pas seulement conformité, mais
encore confraternité.
Cette union cle la nature et de l'esprit est donc un fait
incontestable. Le problème est de l'expliquer.
Deux solutions se présentent : ou Ton expliquera la pensée
par la nature, ou la nature par la pensée. La première de
ces deux solutions est ce qu'on appelle le réalisme; la seconde
est Vidéalisme. Chacun de ces deux systèmes peut faire va-
loir en sa faveur de fortes raisons.
Prenons, en efTet, le premier. Nous avons jusqu'ici posé
la pensée et la nature en face l'une de l'autre comme deux
mondes équivalents et opposés; dans la réalité il n'en est pas
ainsi. La pensée fait elle-même partie de la nature. La seule
pensée que nous connaissions directement, c'est la nôtre,
c'est l'intelligence humaine. Or l'intelligence est liée à l'or-
ganisation et paraît en suivre toutes les vicissitudes. Point
de pensée sans cerveau, point de cerveau sans pensée; point
d'altération ou de modification du cerveau qui ne soit
suivie d'une altération ou d'une modification de la pensée.
Ainsi les trois tables de Bacon, les tables d'absence, de pré-
sence, de comparaison, déposent en faveur de l'hypothèse
qui fait naître la pensée de l'organisation. De plus, l'humanité,
qui est la seule espèce de créature raisonnable que nous con-
naissions, a son histoire; et si loin qu'on fasse remonter son
origine, on rencontre toujours une nature avant elle; elle
n'a pu paraître que dans une nature déjà formée. Il est donc
rationnel, naturel, de la considérer commeje prolongement
et le résultat d'une nature préexistante.
Là est le fondement du réalisme; celui de l'idéalisme n'est
pas moins solide.
Si nous nous demandons, en effet, quelle est la première
vérité, la vérité la plus certaine, la seule môme dont il soit
impossible de douter. Descartes a répondu, et toute la philo-
sophie moderne lui a donné raison, que c'est cette vérité pre-
mière, qu'il a formulée ainsi : « Je pense, je suis. » Celle-là,
en effet, précède toutes les autres, et elle en est la condition.
316 LIVRE SIXIEME. — L'IDÉALISME
Je ne puis rien penser sans me penser moi-môme, sans pen-
ser qneje pense, et par conséquent que je suis. Il semble que
nous n'apercevions toutes les autres vérités qu'à travers
celle-là. Les choses extérieures elles-mêmes n'existent pour
nous qu'à condition de passer par notre conscience. Dire qu'il
y a des choses extérieures, cela revient à dire : « Je suis
modifie par telles perceptions auxquelles je suis contraint de
supposer une cause extérieure. «De plus, l'analyse psycholo-
gique et physiologique des sensations est arrivée à les rame-
ner toutes à n'être que des états du moi. S'il n'y avait pas de
vision, il n'y aurait ni lumière ni couleur; s'il n'y avait pas
d'audition, il n'y aurait pas de sons; s'il n'y avait point de
tact, il n'y aurait ni chaud ni froid. Tout cela, dit-on, se
ramène au mouvement. Soit; mais le mouvement lui-même
ne nous est connu que par la vue ou le tact; il se ramène
donc, comme le reste, à nos sensations. Ainsi l'on peut dire
en toute rigueur, avec le philosophe allemand : « Le monde
est ma représentation. »
Tels sont les deux points de vue qui, comme on le voit,
se tiennent l'un l'autre en échec. Car d'une part l'humanité
n'existe que parce qu'il y a d'abord une nature; donc c'est la
nature qui est la cause, et c'est l'esprit qui est l'ellet. De l'au-
tre, le monde n'est que ma représentation, l'apparition de mon
propre esprit; je ne sais rien de lui que ce que j'y mets. Donc
c'est l'esprit qui est la cause; c'est le monde qui est l'efîet.
Mais, malgré la force de ces raisons respectives, l'une et
l'autre hypothèse succombent à leur tour devant les plus
graves objections.
Considérons le système réaliste. Il est susceptible de pren-
dre deux formes. Si l'on considère l'origine des idées, il expli-
que la pensée par la sensation, et il devient ce qu'on appelle
l'empirisme. Si l'on considère le substratum de la pensée, il
explique cette pensée par l'organisation, et il devient ce que
l'on appelle le matérialisme. Empirisme et matérialisme,
voilà donc les deux formes du système réaliste.
Or, contre l'empirisme Kanl a fait valoir cette raison, qui
RÉALISME ET IDÉALISME 317
a paru décisive à toute la philosophie allemande, et en géné-
ral à toute la philosophie delà première moitié du xix" siècle,
à savoir que la sensation n'explique point l'a priori de la con-
naissance, c'est-à-dire la nécessité et l'universalité des juge-
ments scientifiques. La science, dans le système de l'empi-
risme, paraît donc atteinte dans sa certitude absolue. La plus
haute certitude, môme celle des mathématiques, n'est encore
(ju'une certitude provisoire.
Contre le matérialisme, le successeur de Kant, Fichte, a fait
valoir cette autre raison, qui a paru également décisive à tous
ses successeurs : c'est qu'une chose qui n'est que chose ne
pourra jamais parvenir à la pensée. Les choses, en efl'et, n'ont
d'autre propriété que d'exister, sans être représentées dans
un esprit. Elles constituent ce que Fichte appelle une série
simple, où chaque terme suit du précédent, par exemple
dans la production du mouvement, dans un enchaînement
indéfini, tandis que la pensée représente une série double;
car pour penser quelque chose il faut se penser soi-même, il
faut donc revenir sur soi-même, il faut le rétléchir. 11 y a donc
là dualité, opposition et identité de sujet et d'objet, tandis
(|ue dans la chose, dans l'être pur et simple, dans la matière,
il n'y a qu'un terme unique, à savoir l'objet. Comment donc,
dans cette chose absolument simple et qui n'est qu'objet,
se produirait-il, à un moment donné, ce dédoublement qui
constitue la pensée? Comment la série reviendrait-elle sur
elle-même pour se penser? Comment enfin le conscient peut-il
naître de l'inconscient?
Ainsi l'expérience est battue en brèche pâi" l'impossibilité
d'expliquer la science, le matérialisme par l'impossibilité d'ex-
pliquer la pensée.
A la vérité, depuis Kant et depuis Fichte de nouveaux sys-
tèmes plus compliqués et plus savants ont essayé de relever
la cause de l'empirisme et du réalisme. Nous ne pouvons les
suivre dans les replis tortueux de leurs déductions et de leurs
explications; tenons-nous-en aux idées fondamentales.
Pour répondre à l'objection de Kant et pour expliquer l'ap-
318 LIVRE SIXIEME. — L'IDÉALISME
parence de Vk priori, les nouveaux empiristes ont invoqué :
1° le principe des associations inséparables ; 2°le principe des
associations héréditaires. Ils ont donc dit que deux idées qui
se présentent constamment unies ensemble dans l'expérience
deviennent inséparables, et par conséquent contractent l'ap-
parence de la nécessité, qui est le caractère propre de toutes
les habitudes; en second lieu que cette nécessité s'accroît
encore par l'hérédité, chacun de nous recevant par la j^éné-
ration ces principes tout formés et en quelque sorte incrus-
tés dans l'organisation. Ainsi la nécessité des principes à
priori n'est qu'une nécessité d'habitude, qui n'exclut nulle-
ment une origine empirique. D'un autre côté, les nouveaux
défenseurs du matérialisme, pour expliquer la transforma-
lion du mouvement en pensée, ont invoqué le grand principe
de la corrélation et de la transformation des forces dans la
nature. Si le mouvement, comme il est prouvé, peut se trans-
former en lumière et en chaleur, pourquoi ne se transforme-
rait-il pas en pensée?
INous ne pouvons introduire ici une discussion approfon-
die de ces différentes questions. Contentons-nous de faire les
remarques suivantes.
1° Pour ce qui concerne les associations inséparables,
elles nous donnent plutôt une nécessité de fait qu'une néces-
sité de droit. Or ce que la science réclame et ce qu'elle
affirme, c'est la nécessité absolue, et non relative. 2° Quant
au principe des associations héréditaires, la réponse est la
môme : quoique par l'hérédité on prolonge la chaîne des
expériences, et qu'on ait plus de facilité à expliquer par là
l'apparence de l'a priori dans la connaissance, cependant il
ne s'agira encore que d'une nécessité relative. On peut tou-
jours revenir sur une habitude par une habitude contraire.
Tous les préjugés nés de la tradition ont pu disparaître les
uns après les autres. Il devrait eu être de môme pour les
principes de la connaissance, s'ils n'étaient que le résultat
de l'habitude; or c'est ce que l'expérience ne justifie pas.
Ce n'est pas tout : on explique toutes choses par l'associa-
RÉALISME ET IDÉALISME 319
tion, mais on n'explique pas l'association elle-même. La
répétition constante, dit-on, engendre l'habitude, et l'habi-
tude engendre la nécessité. Soit; mais d'oii vient la répéti-
tion constante? pourquoi nos sensations se reproduisent-elles
toujours dans le même ordre? Il doit y avoir une cause, dans
la nature des choses, pour qu'il en soit ainsi. Mais si nous
cherchons une cause à l'association elle-même, n'est-ce pas
là une preuve que l'association ne rend pas raison du prin-
cipe de causalité, puisqu'elle lui est soumise?
Quant au principe de la transformation des forces, à
l'aide duquel on essaye d'expliquer le passage du mouvement
à la pensée, de la chose à l'esprit, on ne peut le faire qu'en
supposant cela môme qui est en question. En efl'et, on parle
de la transformation du mouvement en lumière et en cha-
leur. Mais de quelle lumière, de quelle chaleur entendez-vous
parler? Est-ce de la lumière objective, de la chaleur objec-
tive, c'est-à-dire de la cause objective, physique, de nos sen-
sations de lumière et de chaleur ? Quoi d'étonnant alors que
ces deux qualités se transforment en mouvement, ou que le
mouvement se transforme en elles, puisque, selon les conjec-
tures les plus vraisemblables de la science, elles ne sont déjà
elles-mêmes que des mouvements, mouvements invisibles et
infiniment petits, qui se traduisent en nous par des sensa-
tions, mais qui peuvent très bien se transformer en mouve-
ments visibles, accessibles aux sens, c'est-à-dire en mou-
vements proprement dits, et réciproquement? Il n'y a dans
tout cela que du mouvement, et rien autre chose. Que si, au
contraire, par lumière et par chaleur vous entendez la sen-
sation de lumière, la sensation de chaleur; dire que ces deux
sensations ne sont que des mouvements transformés, c'est
affirmer précisément ce qui est en question : car la sensa-
tion, c'est déjà de la conscience, et par conséquent de la
pensée dans la langue de Descartes ; or, ce dont il s'agit,
c'est précisément ce passage du mouvement à la sensation.
■On ne peut donc invoquer comme principe d'explication le
fait même à expliquer.
320 LIVRE SIXIEME. — L'IDEALISME
Ainsi le réalisme est tenu en échec, et par le caractère
à priori de la connaissance, et par rirrédiictibilité de la con-
science et de la pensée à quelque chose d'antérieur.
A la vérité, il peut y avoir une autre forme de réalisme
que celui qui se réduit à Tempirisme et au matérialisme. Il
y a un réalisme spiritualiste et à-prioriste, et ce genre de
réalisme est celui auquel nous adhérons nous-mêmes ; mais
à cette hauteur le réalisme ne se distingue plus guère de l'i-
déalisme considéré sous les formes les plus hautes, comme
on le verra bientôt dans les conclusions qui vont suivre.
Quant à présent, ne compliquons pas les points de vue, et
tenons-nous-en à l'antithèse posée d'abord entre la nature et
la pensée. Nous venons de voir qu'il est impossible de faire
sortir la pensée de la nature. Voyons s'il est plus facile de
faire naître la nature de la pensée.
Contre l'idéalisme nous trouvons des objections non moins
sérieuses et aussi décisives que contre le réalisme. La prin-
cipale est celle-ci : si l'esprit produit la nature, si c'est dans
ses propres lois qu'il lit les lois de la nature, pourquoi ne
devine-t-il pas la nature à priori? Or c'est ce qui n'a pas
lieu.
Tous les raisonnements que nous faisons sur la nature ne
sont fondés qu'à la condition de prendre dans la nature no-
tre point d'appui. On ne peut deviner un seul fait, à moins
qu'il ne soit lié logiquement à d'autres faits que l'expérience
nous a fait connaître.
D'ailleurs l'esprit ne peut s'inscrire en faux contre le fait
déjà signalé, à savoir qu'il fait partie lui-même de la nature
et qu'il a apparu à un moment donné dans la nature ; com-
ment pourrait-il l'avoir créée? Si donc l'esprit a produit la
nature, il faut qu'il s'agisse d'un autre esprit que celui que
nous connaissons : car celui-ci est lié à im corps, et ce corps
à tous les autres, et cet ensemble de corps, ou nature, préexis-
tent à l'apparition de notre esprit.
Nous arrivons donc à cette doubleconclusion. Xi la nature
n'a produit la pensée, ni la pensée n'a produit la nature.
REALISME ET IDEALISME 321
Mais jusqu'ici qu'avons -nous entendu par nature? Qu'a-
vons-nous entendu par pensée?
Par nature, nous entendons l'ensemble des êtres finis qui
tombent sous l'expérience. C'est, en effet, cette nature qui
s'offre à nous et dont nous avons constaté l'accord avec la
pensée.
Quant à la pensée, la seule pensée que nous connaissions
directement c'est la nôtre, c'est l'intelligence humaine ; toute
autre intelligence est objet d'induction, non d'intuition.
Donc, tant que nous ne sortons pas des choses finies et du
monde de l'expérience, ni le moi n'est identique à la nature,
ni la nature n'est identique au moi ; et, tout en reconnaissant
d'une part que le moi est dans la nature, de l'autre que la
nature est une représentation du moi, en un mot tout en
admettant leur pénétration réciproque, nous sommes obli-
gés en même temps de reconnaître leur mutuelle indépen-
dance.
Il y a donc harmonie, il n'y a pas identité.
Mais ce qui n'a pas lieu dans le domaine du relatif et du
fini ne peut-il pas être vrai dans le domaine de l'infini et de
l'absolu? Si l'expérience nous montre d'une part la nature,
de l'autre l'intelligence, ne devons-nous pas conclure, avec
les Cartésiens, qu'il y a quelque être en qui coexiste et le
réel de la nature et le réel de la pensée, qui soit à la fois la
source de l'une et de l'autre et qui, comme il ne peut y avoir
deux absolus, soit à la fois l'absolu de la pensée et l'absolu
de la réalité, l'absolu sujet et l'absolu objet, et, comme ce
serait encore là une dualité, l'absolu sujet-ol3Jet?
Nous ne voyons aucune raison de ne pas accepter cette
formule de Schelling; mais cet absolu, une fois posé avec sa
définition de sujet-objet, comment devons-nous l'entendre?
Est-ce d'une manière purement négative, en ce sens que ce
prétendu sujet-objet ne serait en réalité ni sujet ni objet,
c'est-à-dire ne serait qu'un pur indéterminé, ne serait abso-
lument rien? Mais alors pourquoi l'appelons-nous sujet? pour-
quoi pas x'I pourquoi pas le Rien? et en quoi se distingue-
II. 21
322 LIVRE SIXIEME. — LIDEALISME
rait-il, en ctTet, du néant, du 0 auquel quelques philosophes
allemands ont ramené l'origine des choses? Que devient
alors Fidéalisme? et la prétention de tout expliquer par le
sujet, par la pensée? Ce fond obscur et inconnu ne serait-
il pas aussi bien et beaucoup mieux appelé matière qu'es-
prit? Ne reviendrait-on pas par là à la notion de cho^e que
Fichte avait anathémalisée dans son Introduction à la Doc-
trine de la science? Ou plutôt n'est-ce pas un concept encore
inférieur à celui de chose, puisqu'il ne contient rien, absolu-
ment rien?
La notion de sujet-objet ne peut donc se conserver que
si on l'entend d'une manière positive, c'est-à-dire comme
contenant à la fois tout le réel de la pensée et tout le réel
de la nature ou de l'être, l'essence de l'une et de l'autre. Mais
où prendre le type de cette identité essentielle de la pensée
et de l'être, dans laquelle ni l'être ne précède la pensée, ni
la pensée l'être; où le prendre, dis-je, si ce n'est dans la con-
science qui nous fournit le seul type réel et elTectif d'un
être qui est à la fois sujet et objet? La conscience finie ne
peut avoir sans doute la prétention de produire la nature,
qui lui est extérieure, et dans laquelle elle-même est apparue
un jour. Mais il n'en est pas de même de la conscience infinie,
de ki conscience absolue. C'est de la conscience qu'est parti
l'idéalisme allemand pour parvenir à la notion de sujet-
objet; mais, arrivé là, il supprime la conscience comme un
état inférieur. Mais alors que reste-t-il que l'on puisse ap-
peler pensée dans le terme supérieur où l'on est arrivé, et
n'est-ce pas encore une fois revenir de l'esprit à la chose?
L'idéalisme, s'il est conséquent, doit donc aller jusqu'à la
conscience absolue, jusqu'à l'identité de l'intelligible et de
rintelligence, jusqu'à la pensée de la pensée, c'est-à-dire
à l'union de la pensée subjective et de la pensée objective-
Or, c'est là la définition même de l'esprit. Le terme suprême
où se consomme l'identité des deux termes inférieurs est
donc l'esprit absolu.
Uans ces termes nous ne voyons rien qui nous empêche
RÉALISME ET IDÉALISME 3:^3
d'accepter la thèse de l'idéalisme, qui se confondra, selon
nous, avec le spiritualisme. Tout sera le produit de l'esprit
absolu, qui, sans rien perdre de son essence, trouvera dans la
nature et dans l'esprit une double expression de lui-même
et sera par conséquent le lien des deux mondes. Rien n'em-
pêche alors d'entendre la nature, avec Schelling, comme
l'esprit endormi, éteint, aspirant à se réveiller, et le moi, au
contraire, comme une nature qui s'éveille. La nature ne sera
pas une matière morte, abstraite, ne disant rien à l'âme;
elle sera l'enfance de l'àme, l'âme à l'état naïf et innocent,
souverainement aimable ; de plus, elle sera raisonnable sans
le savoir, étant une image de la raison ; elle nous garantira
toute sécurité et toute certitude, parce qu'elle est une logi-
que en même temps qu'une poésie. L'esprit, à son tour, ne
s'écartera pas de la nature, ne cherchera pas à la nier, à
en douter, à en gémir, à la mépriser; car il semble qu'il
est lui-même nature et que la vie de la nature est en lui.
11 cherchera donc dans la nature un point d'appui pour
s'élever plus haut.
Il nous semble donc que l'on peut conserver toutes les
belles conséquences, toutes les belles pensées, toutes les
grandes vérités de l'idéalisme allemand, tout en éclaircis-
sant les équivoques dans lesquelles il s'est sans cesse enve-
loppé, parlant tantôt comme David Hume, tantôt comme
d'Holbach, tantôt comme Plotin, tantôt comme Spinoza,
tantôt comme Jacques Bœhm. Défini et limité avec préci-
sion, il peut être considéré comme le développement légi-
time et enrichi de la philosophie de Platoffet d'Aristote, de
Descartes et de Leibniz. Il n'a rien de contraire à un théisme
vraiment philosophique, celui de tous les grands métaphysi-
ciens et de tous les grands théologiens. Notre thèse est donc
qu'à leur terme le plus élevé l'idéalisme et le spiritualisme
ne font qu'un. Hegel va rejoindre Malebranche et Platon.
FIN DES PRINCIPES DE MÉTAPHYSIQUE ET DE PSYCHOLOGIE
APPENDICE
ÉTUDES CRITIQUES
ArrENDICE
ÉTUDES CRITIQUES'
LEÇON D'OUVERTURE D'UN COURS DE THÉODICÉE^ (18G2)
Messieurs,
Appelé par la bienveillance de M. le ministre de l'instruc-
tion publique à la suppléance de la chaire de philosophie dans
cette faculté, je n'ose cependant, quelle que soit la vivacité
de mes sentiments, le remercier de cette marque de confiance
et d'estime, lorsque je viens à penser qu'elle vous prive pour
quelque temps d'un professeur aimé, dont l'affabilité, la sim-
plicité et la grâce ajoutaient tant de charme aux leçons d'une
philosophie ingénieuse et exacte, inventive et sensée. Disci-
ple et successeurde Joufîroy, M. Garnier représente ici depuis
vingt ans la psychologie française. Peu curieux des grandes
aventures métaphysiques, il a recherché et s'est assuré le
solide et durable honneur d'enrichir la science de faits bien
observés, bien démêlés, bien classés, et il a élevé à la philo-
sophie de l'esprit humain un monument complet oîi l'his-
torique des opinions et la critique des systèmes s'unissent
1. Les études qui suivent sont des morceaux qui n'ont pas trouvé place dans
la série des cours précédents;, mais qui se rattaclieut aux mêmes matières et
qui pourront servir de compléments et d'éclaircissements.
2. Cette leçon a été ma première leçon à la Sorbouue, où j'ai débuté en 18G2
comme le suppléant de M. Adolphe Garnier. Ou peut voir si elle est d'accord
avec l'enseignement contenu dans cet ouvrage.
328 APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
heureusement à une théorie originale et toute personnelle.
Dans l'exposition qu'il faisait ici de ses doctrines, vous aimiez
à entendre une parole naturelle et juste, ennemie des faux
ornements, mais non pas des agréments tempérés que la
philosophie ne s'est jamais interdits, une voix convaincue
sans emphase, retenue sans froideur, organe sincère d'une
âme toujours sereine et courageuse malgré les plus cruelles
épreuves. Tel est le maître dont l'amitié a hien voulu ma-
nifester le désir que j'occupasse momentanément sa place, et
dont le souvenir toujours présent me soutient et m'inquiète à
la fois dans la tâche nouvelle et redoutable que j'entreprends
aujourd'hui.
M. Garnier devait vous entretenir, cette année. Messieurs,
des principales vérités de la Théodicée, et j'ai cru ne devoir
rien changer au choix de son sujet. Ce sujet, d'ailleurs, est
un des plus intéressants que l'on puisse traiter aujourd'hui.
Quoique les chaires de la Sorbonne nouvelle, héritières des
traditions de l'ancienne, doivent rester étrangères aux bruits
du monde et au tumulte des passions contemporaines, il ne
nous est pas interdit cependant d'être attentifs aux mouve-
ments et aux révolutions des idées; et, tout en restant dans
les hauteurs sereines de la science désintéressée, de diriger
nos recherches et nos méditations du côté où la pensée de
tous se tourne elle-même avec le plus d'ardeur. Or, com-
ment méconnaître qu'aujourd'hui les problèmes relatifs à la
nature divine, à l'origine des choses, aux rapports du Créateur
et de la créature, sont en possession d'exciter vivement
l'inquiétude et la curiosité? Il y avait donc, dans le choix du
sujet que me transmettait le titulaire de cette chaire, l'avan-
tage d'une opportunité évidente, qui se conciliait d'ailleurs
parfaitement avec les convenances austères de l'enseigne-
ment scientifique.
C'est donc des principes de la Théodicée, c'est-à-dire do
l'existence et de la nature de Dieu, que nous vous entretien-
drons cette année, et dans cette première leçon nous nous
proposons de vous faire connaître avec quelque précision le
LEÇON D'OUVERTURE 329
principal débat qui s'agite aujourd'hui dans cette science et
le rôle que nous prendrons dans ce débat.
Il est une objection, Messieurs, que l'on n'a épargnée à
aucune partie de la philosophie, mais que l'on a principale-
ment dirigée contre la Théodicée. Cette science, a-t-on dit,
est une science immobile, à laquelle manque le signe le plus
décisif de la vérité dans les sciences, le progrès ; toujours par-
tagée entre les mômes systèmes, les mêmes objections, les
mômes réponses, elle peut amuser la curiosité des rôveurs,
mais non satisfaire les rigoureuses exigences d'un esprit vrai-
ment scientifique. Je ne méconnais pas la portée d'une telle
objection; mais je ferai observer qu'il peut y avoir dans une
science deux sortes de progrès, l'un qui consiste à augmen-
ter le nombre des vérités, l'autre à diminuer le nombre des
erreurs. Je ne chercherai pas si la Théodicée a fait des pro-
grès dans le premier sens, mais je crois pouvoir affirmer
qu'elle en a fait dans le second. Or, diminuer les chances
d'erreur, n'est-ce pas approcher de la vérité môme?
Je citerai quelques-unes des erreurs principales qui ont
disparu ou qui ont perdu beaucoup de leur force avec le
temps en Théodicée.
L'une des solutions les plus antiques et les plus vénérables
du problème de l'origine des choses est celle que, dans les
montagnes de l'Iran, ce personnage mystérieux dont la tra-
dition nous a conservé le nom de Zoroastre proposait aux
populations paisibles et agricoles de la Perse. C'est la doc-
trine des deux principes, du principe bon et du principe
mauvais, d'Ormuz et d'Ahriman. Cette doctrine, que nous
pouvons étudier aujourd'hui dans les débris du livre religieux
des Perses, le Zend-Avesta, était, pour le temps oii elle a paru,
une haute et profonde généralisation des phénomènes. La
vue du mal et du bien, de l'ordre et du désordre, du beau et
du laid, partout môles dans l'univers, devait conduire un
esprit méditatif à l'idée d'une lutte originaire dans le prin-
cipe môme des choses. Cette conception, d'ailleurs, avait
une haute portée morale, car c'est par elle que l'homme
330 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
a compris pour la première fois que la vie est un combat;
et de là est vernie cette grande pensée de l'homme double,
homo duplex, qui a été exprimée depuis d'une manière si
énergique et si profonde par le plus grand apôtre du christia-
nisme.
La doctrine mythologique des deux principes est devenue
en Grèce, par une suite de transformations et par des com-
munications souterraines dont nous n'avons pas le secret, la
doctrine philosophique que l'on appelle le dualisme. Cette
doctrine, commune à Platon et à Aristote, a été surtout
exposée par ce dernier de la manière la plus précise. Sui-
vant lui, Dieu et la nature sont deux existences absolument
séparées, également éternelles, également nécessaires. Dieu
ignore la nature, la nature ignore Dieu, et cependant elle
tend éternellement Aers lui par un mouvement secret et
inconscient. Tel est le dualisme philosophique sous sa forme
la plus rigoureuse et, si j'ose dire, la plus violente.
Eh bien, Messieurs, consultons l'histoire de la philosophie
depuis Aristote; consultons surtout la philosophie moderne,
et demandons-nous ce qu'est devenue la doctrine des deux
principes. Elle a jeté encore quelque éclat dans cette hérésie
que saint Augustin a rendue si célèbre, le manichéisme; elle
a reparu une dernière fois dans la secte des albigeois et des
vaudois, derniers héritiers des manichéens; mais dans la
science, dans la philosophie, elle a complètement disparu.
Pas un métaphysicien, pas un philosophe de quelque nom,
depuis Aristote, n'a eu la pensée de soutenir qu'il peut y avoir
deux principes premiers; pas un n'a cru que le mal put avoir
un principe originel, existant par soi; pas un n'a cru que, si
Dieu existait, la nature fût un être nécessaire, ou que, si la
nature était un être nécessaire. Dieu existât. — Enfin, parmi
les innombrables combinaisons systématiques que l'esprit
complique des philosophes allemands a pu inventer, je n'en
connais })as une qui ait renouvelé la doctrine des deux prin-
cipes, et qui ait mis en présence l'un de l'autre, à l'origine
des choses, le bien et le mal, la nature et Dieu.
LEÇON D'OUVERTURE 331
Je voudrais pouvoir en dire autant d'une doctrine égale-
ment célèbre et d'une antiquité imposante, la doctrine dos
atomes. Mais, s'il n'est pas permis d'affirmer que cette doc-
trine a disparu dans les temps modernes, on peut soutenir
sans témérité qu'elle s'est fort afîaiblie et s'est de plus en
plus discréditée. Suivant cette hypothèse, trop connue pour
y insister, la matière est le principe unique et éternel de
toutes choses; mais la matière se décompose en un certain
nombre de parties infiniment petites et indivisibles que l'on
appelle les atomes : ce sont les rencontres de ces atomes et
leurs innombrables combinaisons, diversifiées à l'infini par
les difîérences de forme et de situation, qui produisent l'uni-
vers et toutes ses merveilles. Cette doctrine, inventée en
Grèce par Leucippe et Démocrite, renouvelée par Epicure, a
eu la gloire, malgré sa sécheresse et son aridité, d'inspirer le
plus beau poème philosophique qu'il y ait au monde, le poème
de Lucrèce. Mais, dans les temps modernes, cherchez le nom
de quelque grand métaphysicien qui se rattache à la doctrine
des atomes, vous n'en trouverez pas. Gassendi, qui l'a défen-
due au xvni^ siècle, n'est qu'un érudit, et encore Gassendi,
qui était chrétien, ne voyait dans la doctrine des atomes
qu'une physique, et non pas une théodicée. Au xvin^ siècle,
ce sont les philosophes les plus grossiers qui présentent cette
hypothèse, plutôt comme une arme contre le christianisme
que pour ses propres mérites. Diderot lui-même s'élève au-
dessus et la transforme. La philosophie allemande moderne,
dans ses représentants de premier et môme de second ordre,
n'a jamais invoqué la doctrine des atomes. INI en Ecosse ni en
France, elle ne parait avoir eu un plus grand succès; et elle
semble n'avoir plus d'autre destinée que d'être la métaphy-
sique inavouée de ceux qui ne veulent pas de métaphysique.
Je dois dire cependant qu'un retour de fortune était réservé
dans notre siècle à la doctrine des atomes, et qu'abandonnée
par la métaphysique, elle a obtenu la faveur des sciences
expérimentales : ce n'est pas, je l'avoue, un médiocre hon-
neur pour cette vieille hypothèse d'avoir paru aux savants
332 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
(le notre siècle la plus commode explication des phénomènes
curieux des combinaisons chimiques. Mais, sans parler des
objections qui s'élèvent dans la science elle-même contre la
théorie atomique, qui ne voit la différence qu'il y a entre
une hypothèse physique et une hypothèse métaphysique? La
première n'est qu'une explication secondaire et toute relative ;
la seconde est une explication définitive et absolue. Il suffit
au physicien que l'hypothèse explique immédiatement les
faits qui tombent sous les sens : peu lui importe d'ailleurs
que cette hypothèse se suffise ou ne se suffise pas à elle-même.
Il n'a pas la prétention de décider si les atomes existent éter-
nellement, nécessairement, s'ils sont ou ne sont pas créés, si
le mouvement leur est essentiel, si les lois qui les régissent
sont les conséquences de leur nature ou les décrets d'une
volonté sage : il ne se prononce pas sur ces questions, qui
sont du ressort de la métaphysique, et non de la chimie. Or,
nous avons vu qu'en métaphysique cette doctrine avait eu
peu de représentants dans les temps modernes, et pas un de
premier ordre. On peut donc la considérer comme étant en
décadence et comme hors d'état de répondre aux nouveaux
besoins de la pensée spéculative.
Ainsi la dualité et la pluralité indéfinie des principes pre-
miers sont des conceptions que la science a tout à fait aban-
données ou qu'elle dédaigne chaque jour davantage; au con-
traire, il est une idée d'abord obscure, et plus ou moins
confusément aperçue par la mythologie et les philosophies
primitives, mais qui avec le temps a été de plus en plus
acceptée, de mieux en mieux comprise et par le peuple et
par les philosophes : c'est l'idée de l'unité de principe.
J'en dirai autant d'une autre idée étroitemeut liée avec
celle-là, mais qui a son histoire distincte, l'idée de l'ordre
dans l'univers.
Lorsque les hommes commencèrent à jeter les yeux avec
quehjue réilexion sur les phénomènes de la nature, un grand
nombre d'entre eux leur j)aruront si éloignés les uns des
autres, si peu liés, si fugitifs, si arbitraires, si bizarres, qu'ils
LEÇON D'OUVERTURE 333
furent tentés de croire que ces phénomènes se produisaient
au hasard et sans causes déterminées. D'un autre côté, d'au-
tres phénomènes se présentaient comme étranges, effroyables,
funestes : hi foudre, les volcans, les tempêtes, les tremble-
ments de terre ; ces phénomènes durent leur paraître les éclats
d'une nature en courroux livrée à tous les désordres d'une
violence aveugle et implacable. Ainsi, d'une part, des phéno-
mènes isolés et sans lien; de l'autre, des phénomènes redou-
tables et déréglés, firent naître dans l'esprit des hommes deux
idées qui ont laissé des traces profondes dans la science et la
philosophie des anciens et môme des modernes : d'une part
l'idée du hasard, de l'autre l'idée du désordre.
Qu'il y ait dans la nature du hasard et du désordre, c'est
ce que les philosophes de l'antiquité, même les plus grands,
ne sont pas éloignés d'admettre. Platon, par exemple, par le
dédain qu'il manifeste pour les sciences de la nature, semble
bien indiquer que, dans sa pensée, les phénomènes physiques
sont trop désordonnés, trop peu constants, trop contradic-
toires, pour être soumis à des lois. Il admettait même, on
peut le dire, le hasard comme l'un des principes des choses;
car ce qu'il appelle la matière, principe absolument indé-
terminé, indifférent à toute spécification, n'est guère autre
chose que la contingence absolue, c'est-à-dire le hasard. Aris-
tote, qui avait, bien plus que Platon, le sentiment de la nature,
et qui possédait déjà par anticipation l'esprit scientilique des
temps modernes, Aristote cependant admettait des jeux et
des erreurs de la nature et attribuait à la matière à peu près
le même rôle que Platon. Mais c'est surtout dans la philo-
sophie épicurienne que l'idée du hasard règne en souveraine
maîtresse. Là, tout est hasard : c'est par hasard que les ato-
mes se meuvent; c'est par hasard qu'ils se rencontrent et
forment des combinaisons de toute espèce; c'est par hasard
que, parmi ces combinaisons, se trouvent précisément les
êtres organisés; c'est par hasard que ces êtres se multiplient
sans fin, conformément au type de la première combinaison;
c'est par hasard que les animaux ayant des yeux s'en sont
33i APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
servis pour voir; des jambes, s'en sont servis pour marcher.
L'ordre, dans cette philosophie, n'est qu'un accident heu-
reux; et, par un renversement étrange, c'est de lui qu'on
peut dire qu'il est un jeu, une erreur de la nature. Mais
l'ordre est partout mêlé de désordre, et le grand poète de
l'athéisme trouve la nature si mal faite, si mal ordonnée,
qu'il s'écrie : (( Comment croire que cette nature soit l'œuvre
de la Divinité, lorsqu'on la voit si remplie de fautes et d'er-
reurs? »
Nequaquam nobis divinilus esse creatam
rsaluram niiindi, qua:; taiita esl prœdita culpa.
Eh bien, Messieurs, ces deux idées, l'idée du hasard et
l'idée du désordre, sont au nombre des erreurs que la méta-
physique, aidée, je le reconnais, par le progrès des sciences
de la nature, a écartées peu à peu, et à la fin presque entiè-
rement repoussées de son sein.
Lorsque Pythagore disait : « Les nombres sont les prin-
cipes des choses; » lorsque Anaxagore disait : « Au com-
mencement tout était confondu, mais l'intelligence a tout
démêlé; » lorsque Platon, dans sa genèse poétique du Timéc,
racontait que le monde avait été formé par Dieu sur le plan
d'un monde idéal conçu par son éternelle intelligence; lors-
([ue Aristote montrait la nature animée d'un inextinguible
désir de perfection, et s'élevant sans cesse de forme en
forme, de beauté en beauté, sans jamais atteindre à cette
beauté souveraine dont elle est, sans le savoir, éternelle-
ment éprise; lorsque les Stoïciens enfin expliquaient le monde
comme une sorte d'animal organise et vivant, où tout cons-
pire à une fin commune et dont Dieu est l'âme partout
présente, partout agissante, partout attentive, ces grandes
conceptions, si supérieures aux hypothèses frivoles des
Epicuriens, ne devaient-elles pas peu à peu déshabituer les
hommes de croire au hasard et au désordre, et même les
conduire à chercher par la science les conditions de cet ordre
universel?
LEÇON D'OUVERTURE 33o
Il est SI vrai que la métaphysique a précédé la science
dans la conception de l'ordre de la nature, que l'une des plus
grandes découvertes scientifiques des temps modernes, celle-
là môme, on peut le dire, qui a amené après elle toutes les
autres, la découverte de Copernic, est d'abord née d'une con-
ception métaphysique : car Laplace nous apprend que ce qui
a conduit Copernic à son système, c'est l'idée de la simpli-
cité des voies de la nature. 11 trouva qu'il était plus simple
de concevoir la terre tournant autour du soleil que le soleil
autour de la terre. Parti de celte idée, il examina si les faits
lui étaient conformes, et il vit que son hypothèse les expli-
quait mieux que l'hypothèse contraire. Puis vint Kepler, qui
découvrit les lois de la révolution des planètes. A la vérité,
il montra que l'on s'était trompé en croyant que, le cercle
étant la plus belle et la plus simple des courbes, les astres
devaient décrire des orbites circulaires, et il substitua l'ellipse
au cercle. Mais d'abord on ne s'était pas trompé en affirmant
que l'orbite des planètes était une courbe régulière; et d'ail-
leurs les lois de Kepler, reliées d'une part au système de
Copernic, et de l'autre à celui de Newton, nous révélaient un
monde bien autrement simple et régulier que celui de Pto-
lémée. Puis vint Galilée, qui découvrit les lois de la chute
des corps et détruisit la distinction péripatéticienne entre le
mouvement naturel et le mouvement violent, comme s'il
pouvait y avoir quelque mouvement qui ne fût pas naturel,
et comme si le mouvement du haut en bas était plus naturel
que le mouvement de bas en haut; puis Torricelli et Pascal,
qui démontrèrent la pesanteur de l'air eL ridiculisèrent à
jamais V horreur du vide, qui n'était encore que l'invocation
du hasard; puis Descartes, qui, par un système erroné, mais
plein de grandeur et de clarté, chassa de la science les qua-
lités occultes, autre déguisement de la puissance aveugle et
fortuite que la scolastique faisait concourir avec la volonté
divine à l'explication des choses : Descartes, qui, malgré ses
erreurs, a eu la gloire, dit d'Alembert, de voir le premier
que le problème du monde est un problème de mécanique;
336 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
puis Newton, qui résolut ce problème et, généralisant les
lois de Kepler et de Galilée, fit voir que les innombrables
mouvements des corps célestes peuvent se ramener aux mê-
mes lois que la chute d'une pomme; puis Euler, Lagrange
et Laplace, qui portèrent jusqu'à la dernière précision la dé-
monstration de la théorie de Newton, et firent voir qu'elle
se justifie et se confirme par les apparentes perturbations
que l'on invoquait contre elle; puis enfin les astronomes de
nos jours, qui, par leurs beaux travaux sur les étoiles dou-
bles, nous apprirent que la loi de la gravitation ne s'applique
pas seulement à notre système planétaire, mais au système
céleste tout entier.
Dans l'ordre des sciences naturelles, mêmes progrès, mê-
mes résultats : partout loi, règle, mesure, proportion, gra-
dation, harmonie. D'innombrables observations sont d'abord
accumulées, sur lesquelles doivent s'établir les théories mo-
dernes. Cuvier est le ^'ewton du monde organisé. L'anato-
mie comparée lui révèle les admirables lois de la corrélation
et de la subordination des organes. A l'aide de ces lois, il
distribue tous les animaux dans un plan régulier et gra-
dué; et, sans consentir à la conception hardie de son rival
Geoffroy Saint-llilaire, à savoir l'unité de type des êtres vi-
vants, il accepte cependant et démontre scientifiquement la
grande idée pressentie par Aristote, annoncée par Leibniz,
d'une échelle de la nature. L'anatomie comparée le conduit
encore à de plus étonnants résultats. Les coquillages retrou-
vés sur le haut des montagnes, et que la vieille physi({ue
scolastique considérait encore comme des jeux de la nature,
dernier vestige de la théorie du hasard, avaient déjà révélé
à la science moderne les révolutions antéhistoriques de
notre globe. Cuvier détermina l'ordre de ces révolutions par
la présence des différentes classes d'animaux englouties par
chacune d'elles. Mais ce chaos de débris, ces catacombes
d'ossements entassés pêle-mêle par des déluges immenses,
par des éruptions volcaniques effroyables, par des soulève-
ments tantôt lents, tantôt subits, ce Tartarc d'espèces à jamais
LEÇON D'OUVERTURE 337
détruites et qui n'ont pas eu de nom, comment y pénétrer,
comment y apporter la lumière, Tordre et la loi? Toujours
par le grand principe de la corrélation des organes; un seul
organe donnant tous les autres par ses relations nécessaires,
les organes à leur tour donnant le genre de la vie, les mœurs,
les instincts. L'idée d'une conformité éternelle de la nature
avec elle-même lui permettait ainsi de remonter la série des
siècles, qui dépassent en antiquité tout ce qu'a jamais pu
rêver l'orgueil chinois et indien, et même tout ce que notre
imagination peut concevoir en s'enflant outre mesure. Ce
monde, dont l'homme était absent, nous le voyons cependant
tel qu'il a pu êlre, grâce au génie d'un homme dominé
par la pensée de l'ordre universel. Je ne puis. Messieurs,
sans tomber dans des détails disproportionnés avec l'objet
de cette leçon, effleurer le tableau de toutes les découvertes
de la science inspirée par l'idée de l'ordre et de la raison
dans l'univers, et servant à leur tour à confirmer cette idée ;
je ne puis que vous indiquer les merveilles que présente le
monde des animaux microscopiques, les lois curieuses des
métamorphoses, les lois de \a génération suivies depuis les
plantes les plus élémentaires jusqu'aux animaux les plus
élevés; et enfin, ce qui est le plus merveilleux, les monstres,
ce scandale de la raison, ce triomphe de l'athéisme antique,
les monstres ramenés à des lois, et le désordre lui-même
forcé d'obéir à l'ordre.
Mais je n'aurais pas tout dit sur le progrès de l'idée de
l'ordre et de la loi, si je ne vous la montrai&jusque dans les
sciences de l'humanité, dans les sciences morales et politi-
ques. Montesquieu, le premier, aperçut cette vérité, que le
profond génie de Pascal n'avait pas même soupçonnée : c'est
que les lois elles-mêmes ont leurs lois. « J'ai cru, nous dit-il,
que, dans cette infinie diversité de lois et de coutumes, les
hommes n'étaient pas seulement conduits par leurs fantai-
sies. » Ainsi ces lois contradictoires, ces coutumes absurdes
et bizarres, ces institutions étranges dont triomphaient les
sceptiques, nous apprenons par Montesquieu qu'elles ont
33S APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
leur raison, et (Iccouvrir cette raison, c'est faire VE^^prit des
lois. Vers le même temps, la science appliquait cette idée de
l'ordre et de la loi à des faits qui paraissaient encore bien plus
variables et capricieux, les faits économiques. La richesse,
que la morale représentait presque toujours comme le pro-
duit du hasard, et dont la distribution semblait particulière-
ment l'œuvre du destin, la richesse, cet objet de mépris pour
les sages antiques, et dont ils dédaignaient d'étudier la na-
ture; cet objet d'idolâtrie pour les hommes sensuels et gros-
siers, qui la détruisent en la poursuivant par de faux moyens,
comme les Espagnols dans le nouveau monde, la richesse
fut ramenée à des lois précises par Quesnay et par Adam
Smith. Enfin, des faits d'une nature plus générale et plus
incertaine, des faits où la sagesse morale et politique n'avait
jamais vu que des accidents irréguliers, nés du caprice des
hommes, de l'intrigue, du hasard, les révolutions des Etats,
étaient à leur tour considérés comme les phases d'un ordre
graduel qui, semblable à l'ordre de la nature, s'accomplit
par des convulsions douloureuses. La loi de la perfectibilité
et du progrès, loi entrevue par quelques sages, mais qui
devait être la grande conquête du xvni* siècle, était en
quelque sorte découverte aux lueurs d'une révolution san-
glante; et Condorcet, qui mourait victime de cette révolution
même, nous léguait comme sa vengeance ce grand espoir
d'un progrès continu et d'un alTranchissement chaque jour
plus complet de l'espèce humaine.
Ainsi, deux idées fondamentales ont peu à peu triomphé
des préjugés populaires et des préjugés philosophiques :
c'est, d'une part, l'idée d'un principe unique du monde; de
l'autre, l'idée d'un ordre universel, d'un plan toujours et
partout fidèlement suivi. La dualité et la pluralité dans le
principe des choses, le hasard ou le désordre dans leur
développement, sont des erreurs qui ont entièrement disparu
ou qui se dissipent chaque jour davantage. Mais, s'il en est
ainsi, en quoi consiste donc le problème philosophique de
notre temps?
LEÇON D'OUVERTURE 339
Il se présente, Messieurs, sous deux aspects, et se ramène
à deux questions. Et d'abord, la question n'est plus de savoir
si ce principe est un ou multiple, mais si ce principe est
tout, La tendance qui entraîne les esprits vers l'unité est si
forte aujourd'hui qu'elle n'a plus besoin d'être encouragée,
mais plutôt d'être contredite et retenue.
Les sciences physiques, de plus en plus enivrées de leurs
conquêtes, aspirent à l'unité de loi, à l'unité de cause, à
l'unité de matière, au risque de rendre inexplicable la diver-
sité des phénomènes. Les sciences naturelles sont partagées
comme les sciences philosophiques; mais ceux qui s'y don-
nent comme les représentants du progrès affirment l'unité
de type entre tous les êtres vivants et organisés, au risque de
détruire l'originalité des espèces et la dignité propre de cha-
cune d'elles. Les sciences morales et politiques, dans leurs
représentants les plus avancés ou qui se croient tels, rêvent
une société universelle où périrait la personnalité des nations,
et dans l'État une unité souveraine non moins menaçante
pour l'indépendance des individus. Enfui, la métaphysique,
enveloppant toutes ces unités secondaires dans une unité
absolue, absorbe en une même substance la nature et l'hu-
manité, immolant sans scrupule, par cette conception renou-
velée de l'antique Orient, et le libre arbitre, et la responsa-
bilité morale, et l'immortalité de l'àme. Le problème est
donc celui-ci : en dehors de ce principe primitif des choses,
cause et substance absolue, y a-t-il place pour des existences
individuelles, pour des substances subordonnées et pour des
causes secondes? La distinction des êtres, des espèces, des
individus, n'est-elle qu'une apparence phénoménale et toute
passagère, une suite de métamorphoses d'une substance
unique livrée à un éternel devenir? Ou bien cette distinction
est-elle réelle et profonde, et correspond-elle dans la nature
des choses à une distinction véritable? Devons-nous enfin
prendre pour devise le mot célèbre de Lessing : "Ev 7.7.1 irâv,
u)i et tout; ou devons-nous, au contraire, distinguer le tout,
c'est-à-dire le monde, de l'unité, c'est-à-dire de Dieu? Yoilà
340 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
le premier aspect sous lequel se présente le problème philo-
sophique de notre temps. Voici le second.
Nous avons vu que pour tous, peuple, métaphysiciens et
savants, la raison éclate à cha(|ue pas dans l'univers. Elle
éclate aux yeux du vulgaire dans la beauté et l'harmonie de
ses spectacles; aux yeux des philosophes et des savants, dans
la simplicité et la hxité de ses lois. Mais maintenant cette
raison qui est dans les choses est-elle inhérente à leur nature,
ou leur est-elle communiquée ? Cette raison est-elle une rai-
son aveugle et inconsciente, semblable à l'instinct de l'abeille,
se développant logiquement, fatalement, dans le temps et dans
l'espace, sans se connaître elle-même, si ce n'est lorsqu'elle
arrive à la conscience dans l'humanité : et encore quelle con-
naissance obscure et incomplète I Ou bien est-elle une raison
éternelle et parfaite, se sachant et se possédant elle-même,
connaissant ses œuvres et les conduisant avec prévoyance
vers la fin qu'elle leur a fixée? L'ordre des choses est-il un
ordre de nécessité ou un ordre de sagesse, un ordre mathé-
matique ou un ordre moral, un ordre existant par soi-même
ou un ordre voulu et préparé d'avance par une cause supé-
rieure à lui? Telle est, Messieurs, la seconde question, qui, au
fond, se ramène à la première, car l'une et l'autre peuvent
se résumer en une question unique : le monde est-il tout? le
monde est-il Dieu?
Tel est le débat, Messieurs, dont je veux vous entretenir
cette a;mée, et je n'ai pas besoin de vous en faire remarquer
la gravité. Ce n'est pas le lieu d'entrer aujourd'hui dans la
discussion de ce débat. Qu'il nous suffise de dire que nous
n'hésitons pas à y prendre parti, et que nous soutiendrons
de toutes nos forces la distinction de Dieu et du monde.
Mais, sans vouloir aborder une discussion prématurée,
peut-être est-il opportun d'examiner et, s'il est possible,
d'écarter dès aujourd'hui quelques objections préliminaires
qui, sans toucher au fond des choses, gênent et embarrassent
les questions, et jettent dans les esprits mal préparés des
préventions défavorables à la cause que nous soutenons.
LEÇON D'OUVERTURE 341
Yoici, par exemple, l'une de ces objections : la théodicée
spiritiialiste, dit-on, celle qui sépare Dieu et la nature, est
une vieille théodicée; elle est usée, surannée : c'est une théo-
dicée d'ancien régime.
Cette objection, peu philosophique en elle-même, est ce-
pendant redoutable dans un pays où nul n'aime à passer pour
vieux, et dans un temps oii la vieillesse des idées est devenue
un travers comique que l'on traduit sur la scène. Mais, je le
demande, une doctrine est-elle nécessairement fausse parce
qu'elle est ancienne, nécessairement vraie parce qu'elle est
nouvelle? Nous avons, il faut l'avouer, retourné ici complè-
tement le préjugé de nos pères. Autrefois, c'était une grave
objection contre une doctrine que d'être nouvelle, et tous les
novateurs s'efforçaient d'établir qu'ils n'inventaient rien.
Aujourd'hui, ceux-là mêmes qui n'inventent rien s'etTorcent
de faire croire qu'ils sont novateurs, et, grâce à l'ignorance
du public, ils y réussissent; de telle sorte que nous sommes
obligés de combattre comme nouvelles des idées que nous
trouvions surannées il y a vingt ans. Autrefois, c'étaient l'an-
tiquité, l'autorité, qui paraissaient les signes infaillibles de
la vérité; on a fait voir que c'était un excès. Mais faut-il se
précipiter dans l'excès contraire, et rejeter une opinion par
cette seule raison qu'elle date de loin et remonte très haut
dans la suite des âges? Faut-il rejeter sans examen ce que
l'on admettait autrefois sans examen, et par la même raison?
A la folie de la tradition devons-nous substituer la folie de
l'innovation? Ayant secoué le joug du passé, devons-nous
nous livrer au joug de l'avenir, ne considérant^amais les idées
en elles-mêmes, mais seulement par leur date, rejetant avec
mépris celles d'hier, adoptant avec enthousiasme celles d'au-
jourd'hui, mais déjà impatients de deviner celles de demain,
do crainte de rester attachés une seconde de trop à la vérité
qui va passer? Cette accélération de mouvement que nous
voyons autour de nous dans la vie matérielle, devons-nous
la transporter dans l'ordre de la pensée, toujours haletants
après une doctrine nouvelle, et la méprisant aussitôt qu'elle
342 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
a paru? Je ne puis, pour ma part, m'associer à cet emporte-
ment, et il me semble que le nouveau n'a de prix qu'à la
condition de s'ajouter à un fonds déjà formé et qui, par cela
même, a nécessairement quelque antiquité.
Mais pour ramener la question au point précis qui nous
occupe, est-il vrai que la doctrine qui distinguo Dieu et la
nature soit beaucoup plus vieille que celle qui les confond?
Vous dites que nos doctrines sont celles de Leibniz; nous
répondons que les vôtres ressemblent fort à celles de Spi-
noza : elles ne sont donc pas d'invention plus récente. Et
même, à dire la vérité, le Dieu-nature est plus ancien que le
Dieu-esprit, et voilà bien des siècles qu'il s'appelle Brahma.
Vous dites, à la vérité, que vous avez fait de grands progrès
depuis Spinosa : nous disons aussi que nous on avons fait
depuis Leibniz. Qu'avez-vous ajouté aux principes de Spi-
noza? Une seule idée, l'idée du progrès. Vous avez soumis
Dieu lui-même au progrès. Voilà la grande nouveauté de
la philosophie allemande : Dieu se développe ; lui aussi
aspire sans cesse au nouveau; il se fait à lui-même dos révo-
lutions. Mais l'idée du progrès, nous l'admettons comme
vous; elle n'a rien d'incompatible avec les principes du spi-
ritualisme; et peut-être même se concilio-t-ello mieux avec
lui : seulement, le progrès n'est pour nous qu'un attribut
de la nature et de l'humanité, et non pas de Dieu lui-même.
Mais il est une autre idée, que vous effacez autant que pos-
sible, à laquelle nous nous attachons de toutes nos forces, et
qui est le trait distinctif du spiritualisme contemporain :
c'est l'idée de la personnalilé liumaine; cette idée, dont le
germe est dans Leibniz, mais (juo la philosopliie morale et
politique du xvni° siècle a tant contribué à développer et à
éclaircir, cette idée, qui est le principe du droit et de la liberté
dans l'ordre social, du devoir dans l'ordre moral, nous est
ici même, dans l'ordre métaphysique et religieux, le plus sûr
garant de la distinction de l'homme et de Dieu, de Dieu et
de la nature. Vous apprécierez plus tard, Messieurs, la portée
de cette idée; qu'il nous suffise de l'indiquer ici comme une
LEÇON D'OUVERTURE 343
preuve que le spiritualisme de nos jours n'est pas la répéti-
tion immobile et surannée des opinions d'un autre siècle.
On nous dit encore : « La tbéodicée spiritualiste est une
théodiccc populaire, une tbéodicée de sens commun; elle
n'est pas scientifique. »
Cette objection paraîtra sans doute étrange aux personnes
qui n'ont pas l'habitude des combats philosophiques. Ces
personnes seraient sans doute disposées à croire que c'est un
mérite pour une doctrine de ne pas être en désaccord avec
le sens commun; mais il faut qu'elles apprennent que c'est
là, au contraire, un très mauvais signe, et que la plus grande
injure que l'on puisse faire à un philosophe de nos jours,
c'est de lui dire qu'il a le sens commun ; car c'est lui dire
qu'il manque de profondeur, d'originalité, d'indépendance,
d'esprit scientifique. Aussi ceux qui aspirent à ces grandes
facultés n'ont-ils rien de plus à cœur que de décliner toute
connivence avec le sens commun; ils le tiennent à distance
et professent que la première qualité du philosophe est de le
mépriser. J'avoue ne pas très bien comprendre les raisons
de ces fastueux anatbèmcs. J'accorde que la philosophie
ne doit pas être l'esclave du sens commun, qu'elle ne doit
pas s'y soumettre à l'aveugle comme à une autorité infail-
lible et irréfragable ; mais je ne vois pas pourquoi elle
s'imposerait l'obligation de le mépriser. Après tout, le sens
commun se compose des mômes facultés que la philosophie.
Il n'y a pas deux sortes de facultés humaines, les unes pour
}e vulgaire, les autres pour le philosophe :, c'est au fond tou-
jours la môme intelligence s'exerçant par des procédés ana-
logues. Lorsque le sens commun a besoin de savoir la vérité
sur quelque objet, il sait bien employer les moyens néces-
saires pour arriver à son but. Or, les questions morales et
religieuses étant d'un intérêt permanent pour l'humanité, et
étant môlées aux actions de chaque jour, qu'y aurait-il
d'étonnant à ce que le sens commun, par une suite nombreuse
d'observations et d'expériences, par les ré flexions, les induc-
tions, les conclusions que les faits lui auraient suggérées,
344 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
fût arrivé à quelques principes qui ne seraient pas très éloi-
gnés de la vérité? Pourquoi n'y aurait-il pas une sorte de
philosophie spontanée, moins précise, moins rigoureuse^
moins profonde que la philosophie scientifique, mais en
revanche ne connaissant pas les entêtements d'école, les
subtilités artificielles de cabinet et les recherches affectées
d'une pensée originale? Pourquoi le philosophe mépriserait-
il cette philosophie populaire et naïve qui serait la voix de
l'humanité, et pourquoi tiendrait-il tant à la contredire?
Pourquoi, étant homme, serait-il fier de ne pas penser comme
les hommes? Ajoutez à cela que le sens commun ne doit
pas tout à lui-même, mais qu'il a été en partie institué
et formé par les philosophies et les religions, lesquelles
sont aussi de grandes philosophies, et qu'il est à la fois le
résumé de la sagesse populaire, de la sagesse religieuse et
de la sagesse philosophique; et qu'ainsi la philosophie, en
le respectant, se respecte elle-même et se contemple dans
ses propres œuvres, f^nfin, nous ne pensons pas que la voix
du peuple soit toujours la voix de Dieu; mais, sans divini-
ser l'humanité, nous l'honorons; et nous sommes heureux,
dans notre faiblesse, de nous rencontrer avec les croyances
naturelles des hommes.
La troisième objection est du même genre que la précé-
dente : « Votre théodicée, nous dit-on, est la théodicée du
cœur, la théodicée du sentiment; ce n'est pas la théodicée
de la raison. »
Cette objection est encore une de celles qui peuvent être
les plus redoutables aujourd'hui. Telles sont les révolutions
des mœurs et des habitudes. Il y a trente ans, on adectait
. dans tous les écrits l'enthousiasme, la passion, la sensibilité;
c'eût été alors pour une philosophie la plus mauvaise note
que de n'avoir à son service que la froide logique; et les
écrits de ce temps dirigés contre la philosophie spirilualiste
lui reprochaient précisément de manquer de sensibilité, et
de vouloir froidement imiter les procédés des sciences phy-
siques et naturelles. On disait alors, en philosophie : « Eh
LEÇON D'OUVERTURE 353
quoi! ne sentez-vous rien sous la mamelle gauche'? » Tel
était Fétat des esprits il y a une trentaine d'années. Aujour-
d'hui, nous assistons à un spectacle contraire ; nous afîectons
la froideur, la sécheresse, le mépris des sentiments du cœur,
et les héros de romans sont eux-mêmes des hommes posi-
tifs. Je crois. Messieurs, qu'il faut éviter toutes les modes
et toutes les affectations, aussi bien la mode de la séche-
resse et du froid que celle de la sensibilité inutile et du faux
enthousiasme. Il est certain, et personne ne le nie, que l'on
ne fait la philosophie qu'avec la raison, et non avec le cœur;
que le vrai est l'objet de l'entendement, non de la sensibilité.
Mais, cela accordé, dois-je détruire en moi la nature au pro-
fit de la science? Pour être philosophe, suis-je donc forcé
de ne plus être un homme? Et faut-il que la vérité me soit
indifférente pour qu'elle soit la vérité? Pour qu'une philoso-
phie soit vraie, faut-il absolument qu'elle soit en contradic-
tion avec les besoins de notre cœur, et suffit-il donc qu'elle
les satisfasse, pour être par là même suspecte et mise en dé-
fiance? Je vais plus loin : les raisons du cœur, comme on les
appelle, ne sont certainement pas les premières que le phi-
losophe doive employer; mais elles sont, si j'ose le dire, des
appoints considérables, et à tous égards respectables. La plus
médiocre expérience de la vie philosophique nous a bientôt
appris que la prétention de tout prouver et de tout expliquer
est au-dessus des forces de notre nature. Quoi que l'on fasse,
il y a des solutions de continuité. Là où la philosophie ne sait
plus et ne voit plus, l'homme prend sa place; le cri du cœur
est un argument extra-philosophique sans lequel il n'y a pas
de philosophie complète. Qui osera dire que Pascal n'ajoute
rien à la philosophie de Descartes? Je ne parle pas de sa
théologie, mais de cette science profonde de l'âme humaine,
qu'il doit à un cœur aussi vaste qu'ardent, et de cette expé-
rience de la vie, cent fois plus féconde à mes yeux que la
fastidieuse algèbre du Traité des sensations.
1. P. Leroux, Rêfutalion de l'cclectismc, p. 104.
346 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Voici enfin la dernière oLjection que j'examinerai. Si votre
doctrine était la vérité même, nous dit-on, elle s'imposerait
comme toute vérité démontrée aux plus récalcitrants. Quel-
qu'un s'oppose-t-il à une théorie d'astronomie ou de chimie?
Oui, sans doute, pendant quelque temps, et tant que la théo-
rie n'est pas démontrée; mais il vient un moment où le vrai
l'emporte, et le faux disparaît pour toujours. Mais vous,
depuis que la philosophie existe, vous n'avez jamais pu
faire prédominer votre doctrine sur les autres, ni les écarter
définitivement. Le combat recommence sans cesse, et ce
combat, dont on ne voit pas la fin, dépose contre vous. Sans
doute quelques erreurs ont pu disparaître, et vos adversaires
ont peut-être contribué autant que vous à les écarter. Mais
le grand débat entre Dieu et la nature, sous une forme ou
sous une autre, est toujours là, aussi ardent, aussi stérile
que le premier jour.
Voilà, Messieurs, une grave difficulté; et si je connaissais
quelque moyen d'y échapper, je vous dirais : « Prenez-le à tout
prix; mais je n'en connais pas un seul. » Cette difficulté pèse
sur tout le monde sans exception ; elle est le lot de la race
humaine, elle est le prix amer auquel s'achètent les joies de
la pensée. Non, je ne connais pas un seul moyen de l'éviter,
cette difficulté redoutable. Je me bornerai aux faits, dit l'un;
je ne ferai pas de système. Mais cela même est un système.
— Je me renferme dans la pratique, dit l'autre; je renonce-
rai à toute théorie. Mais cela même est une théorie. — Je
renie la raison et je n'écoute plus que la foi. Mais ne voyez-
vous pas que c'est là encore se servir de la raison contre la
raison? — Je concilierai tous les systèmes dans un système
unique. Vous en ferez un de plus, et voilà tout. — Je n'étu-
dierai (juc les sciences positives et exactes, et je dirai qu'il
n'y a pas de philosophie. Mais c'est là une philosophie. —
Je me réduis au sens commun. Mais le sens commun pense,
c'est-à-dire qu'il dispute. Est-ce donc seulement dans les
écoles de philosophie que les hommes ne sont pas d'accord?
Les voyez-vous donc si près de s'entendre dans les tribunaux,
LEÇON D'OUVERTURE 347
dans les assemblées, dans les salons? Et pourquoi? c'est que
partout les mêmes questions s'agitent sous des formes dif-
férentes, et que les hommes ne peuvent se désintéresser dans
ces questions. Vous-mêmes qui parlez, sceptiques, critiques,
positivistes, croyants, vous qui reprochez à la philosophie
ses combats, vous-mêmes, vous n'êtes pas en dehors et au-
dessus de la mêlée, vous y êtes comme nous, avec nous.
Vous n'êtes pas des juges impartiaux et désintéressés; vous
êtes des plaideurs passionnés comme nous-mêmes, car c'est
de votre cause aussi bien que de la nôtre qu'il s'agit.
Sachons donc reconnaître le caractère propre des sciences
morales, des sciences oîi l'homme est en jeu. Dans ces sortes
de sciences, la démonstration n'est pas tout; la volonté y a
sa part'. Après avoir examiné, pesé et comparé les raisons,
c'est à nous qu'il appartient de choisir. Le choix, voilà le
caractère original des sciences philosophiques et morales :
voilà ce qui n'a pas lieu dans les sciences positives, excepté
dans celles qui touchent à la philosophie, c'est-à-dire qui
louchent à l'homme. Nous choisissons en morale; nous choi-
sissons en politique, en littérature, en jurisprudence, en his-
toire et, il faut le dire aussi, nous choisissons en théodicée;
de là vient que, dans ces sortes de sciences, on a une cause,
des opinions, des convictions, toutes choses qui supposent un
choix et le concours de l'àme avec la raison. Oui, en philo-
sophie, la raison n'est pas tout : l'àme et le caractère y ont
leur part : c'est la faiblesse de cette science, si vous le vou-
lez, mais c'en est aussi la grandeur; car le choix suppose la
responsabilité. C'est par là qu'elle s'attache si fortement ceux
qui s'y livrent et qu'elle saisit leur cœur en même temps
que leur pensée. Ils disent avec Aristote : « La philosophie
ne donne pas des résultats aussi certains que les sciences de
la nature, mais son objet est si relevé qu'il compense par sa
1. Ou voit que, dès cette époque, uous u'avious pas négligé de voir le rôle
que joue la volonté dans le choix des opinions philosophiques; mais uous
n'aurions pas consenti à lui sacrifier tout, comme on le fait aujourd'hui. Voir
plus loin : la Philosophie de la croyance.
3'.8 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
grandeur ce qui lui manque en clarté. Les moindres perfec-
tions, à peine entrevues, de la personne aimée, ont plus de
prix que les avantages les plus éclatants des autres objets. »
Ainsi, Messieurs, dans le débat qui s'agite autour de nous,
et que tous les siècles ont plus ou moins connu, nous avons
examiné le pour et le contre, nous avons vu et cru voir le
fort et le faible de nos adversaires comme de nous-mêmes;
nous n'ignorons aucune des difficultés que l'on peut nous
opposer; nous n'en méprisons aucune; mais, enfin, nous
avons choisi, et nous vous appellerons à choisir. C'est l'hon-
neur des temps modernes que ce choix n'est plus contraint
par la force, mais qu'il dépend uniquement de la raison.
Mais de là aussi naissent pour nous de bien plus grandes
obligations. Aujourd'hui, Messieurs, l'examen n'est plus seu-
lement un droit, il est devenu un devoir. Il ne faudrait pas
que le droit d'examen ne fût autre chose que le droit de
décider sans examen. La liberté ne nous affranchit pas des
devoirs; elle nous en impose, au contraire, de plus grands et
de plus difficiles. Le temps est passé oii c'était assez se servir
de sa raison que de douter et de nier : il faut aujourd'hui
nous en servir pour affirmer. Si je puis contribuer à retenir
chez les uns, à relever chez les autres, à fortifier chez tous
quelques-unes de ces affirmations si nécessaires à la dignité
et au bonheur de la vie, je n'aurai pas travaillé en vain.
Il
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ
SCHICLLI.NG ET SECRETAN
Après la domination toute-puissante exercée par Ilegcl
pendant un quart de siècle, après le règne de la philosophie
de ridée, un autre principe, une autre formule a commencé
à prévaloir en Allemagne et a obtenu à son tour, sinon un
empire aussi généralement accepté, au moins une certaine
influence et une certaine faveur : c'est le principe de la
volonté. La pensée, que la philosophie de Hegel avait mise
au premier rang, est descendue au second. La priorité de la
volonté sur l'idée est la formule commune des deux écoles de
philosophie, peu d'accord d'ailleurs sur bien d'autres points :
d'un côté, l'école de Schelling, redevenu le successeur de
Hegel après avoir été son prédécesseur; de l'autre, l'école
de Schopenhauer. Ces deux philosophes ont trouvé des dis-
ciples, mieux que des disciples, qui ont exposé et développé
leur pensée en y mêlant leurs vues personnelles, et qui peu-
vent être à leur tour considérés comme des philosophes ori-
ginaux. Cette philosophie de la volonté, comme on l'appelle,
a commencé à pénétrer parmi nous. L'ensemble de ces vues
est aujourd'hui assez complètement développé pour qu'il
soit possible de s'en faire une idée assez nette. Nous étudie-
rons donc la philosophie de la volonté sous les deux formes
qu'elle a prises, l'une à la suite de Schelling, l'autre à la
suite de Schopenhauer : la première, expliquée et développée
dans la Philosophie de hi liberté de M. Secrétan, de Lausanne;
330 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
la seconde corrigée et remarquablement enrichie par ^I. de
Hartmann dans sa PJtilosophie de rinconscicnt. Ce sont, en
effet, ces deux philosophes surtout que nous voulons faire
connaître, et nous n'emprunterons à leurs deux illustres pré-
décesseurs que ce qui sera nécessaire à l'intelligence de leurs
idées. Schelling et Sccrétan seront l'objet de cette première
étude.
1
Lorsque Schelling, après avoir passé de la philosophie du
moi, qui lui était commune avec Ficlite, à la philosophie de
la nature, et après avoir réconcilié l'une et l'autre dans la
philosophie de l'identité, transformée elle-même bientôt
en une sorte de théosophisme alexandrin, sous l'influence de
Jacques Bœhm et de Giordano lîruno, se retira dans le silence
vers 1813, le gouvernement incontesté de la philosophie en
Allemagne demeura entre les mains de Hegel. Ce fut le règne
de la logique. Dans ce système, en effet, tout est logique, tout
est pensée, tout est rationnel. Ce que nous appelons substance,
cause, force, activité, ne sont que des modes de la pensée.
Tout ce qui est rationnel est réel ; tout ce qui est réel est
rationnel. Ce n'est plus seulement le panthéisme, c'est le pan-
logismc {das Paiilogismus). Le llégélianisnic s'était introduit
dans tous les domaines de la science, dans l'esthétique, dans
riiisloire, dans le droit, dans la religion. Partout on racon-
tait les évolutions de Tidée. Tout était idée. Un peuple était
une idée, une étoile était une idée ou un moment de l'idée.
Hegel lui-même était l'idée absolue. Le rayonnement de ces
pensées pénétrait jusqu'en France; et l'on sait quel succès
elles curent à la Sorbonne en 1828.
Pendant ce triomphe de l'hégélianisme, à peine tempéré
parla résistance honorable, mais passagère, de la philosophie
de Jlerbart, que devenait Schelling, qui depuis 1815 semblait
avoir renoncé à la publicité, mais qui était encore dans toute
la force de Tàge el qni devait même survivre à Hegel de
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE 351
.vingt années? On savait qu'il avait dirigé ses études du côté
de la mythologie; mais il n'était pas vraisemblable que ce
génie essentiellement métaphysique et poétique s'occupât de
la mythologie seulement en érudit. Selon toute apparence,
c'était une forme nouvelle, un cadre nouveau pour sa philo-
sophie. Plusieurs fois il avait entrepris et annoncé quelque
publication; puis il s'était arrêté, et cet écrivain, si fécond
jusqu'alors, paraissait s'être imposé un religieux silence.
En 1813 il avait commencé l'impression d'un ouvrage qui
devait être intitulé les Ages du. monde [die Weltxltpr)\ mais
il en interrompit subitement l'impression, et de ce travail il
ne resta qu'une dissertation sur les Divinités de Santotlirace
(1815). Toute son activité cependant continua d'être appli-
quée à l'enseignement. En 1820, il alla s'établir à Erlangen
et y fit des cours jusqu'en 1826. A cette époque, l'université
de Landshut ayant été transportée à Munich, Schelling de-
manda et obtint la chaire de philosophie dans cette ville,
qui, sous l'influence du roi Louis, était devenue un centre
esthétique, archéologique et littéraire. Ce fat dans cette der-
nière chaire que Schelling enseigna sa philosophie de la
mythologie, devenue plus tard philosophie de la révélation.
Les Leçons mytholor/iques furent annoncées dès 1830 par les
catalogues de librairie comme devant paraître prochaine-
ment; l'impression même en était arrivée à la seizième feuille,
lorsque Schelling, encore une fois, l'arrêta pour des raisons
qu'on ignore. Bientôt, dans le nord de l'Allemagne, après la
mort de Hegel, on commença à devenir a-ttentif à l'action
que Schelling exerçait à Munich. De jeunes disciples com-
mencèrent à donner la nouvelle d'une transformation de la
philosophie. En 1833, il sortit de son silence par une décla-
ration de guerre à l'école hégélienne. Ce fut dans une préface
à la traduction allemande des Fragments philosophiques de
Victor Cousin, préface remplie d'amertume contre Hegel et
ses disciples, et annonçant un retour offensif contre les fausses
conséquences qu'on avait retirées de ses doctrines. Ce fut
quelque temps après qu'un célèbre Hégélien, le spirituel
352 APPEiNDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Rosenkranz, voulant se rendre compte par lui-même du mys-
térieux enseignement de Munich, dont on parlait beaucoup
sans en rien savoir de précis, s'y rendit incognito pour en-
tendre le grand maître : il nous en donne, dans un de ses
livres*, le tableau curieux et piquant :
« En l'été de 1838, dit-il, j'étais à Munich, et je brûlais
du désir de voir Schelling. « Mais, me disais-je à moi-même :
« si je vais visiter Schelling, de deux choses l'une : ou il ne
« me recevra pas, et alors je lui en voudrai d'une circonstance
« qui serait peut-être accidentelle, et je croirai qu'il m'aura
« repoussé à titre de Hégélien ; ou bien il me recevra : car il est
« bienveillant et aimable, et je me sentirai lié à lui. Il vaut
« mieux me priver de tout rapport personnel, afin d'être libre
« de ne porter qu'un jugement objectif et désintéressé. » En
conséquence, je triomphai de mon désir, et je ne vis pas
Schelling. En revanche, je cherchai le moyen d'assister à ses
leçons. On m'avait parlé, à l'hôtel, des grandes difficultés que
j'aurais à surmonter, ne lui ayant pas été présenté et n'ayant
pas reçu de lui une carte d'invitation, qu'un laquais en livrée
devait, me disait-on, recevoir à l'entrée. Ce n'étaient que de
vains propos. J'arrivai dans l'auditoire sans avoir vu un seul
domestique et sans que personne m'eût rien demandé. C'était
la même salle où j'avais entendu Schubert parler d'histoire
naturelle. Les bancs s'y élèvent en amphithéâtre. Il pouvait
bien y avoir de 300 à 400 auditeurs. Un tiers d'entre eux
avait un air tout idéaliste : boucles tombantes, blancs cols
de chemise, cou nu, redingotes allemandes, quelque chose
comme nos peintres de Dusseldorf, ou plus anciennement
nos compagnies d'étudiants raffinés. Je m'assis dans un coin.
Derrière moi, comme je l'appris par hasard, se tenait le fils
de Schelling. L'auditoire avait deux portes : l'une conduit à
I. ScheUi/if/'s Vorlesunr/en im Sommer 18 'i2, vou Uoseakrauz (Dauzig, 1843).
Ce livre est iiuc de» l'cprésailles de la jeune école hégriieune de 1S30 contre la
réaction de Schelling à Berlin. 11 faut donc le lire avec précaution; cependant il
donne une idée vive et juste des varialious et des métaniDrphoses constantes
de la philosophie de Schelling, qui, semblable à l'idée de Hegel, a été soumise,
il faut le dire, à uu perpétuel devenir.
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE 333
un escalier de dégagement; l'autre dans un grand corridor.
Je fixai mes yeux sur celle-ci dans une grande attente. J'étais
rempli de ce sentiment indescriptible qui nous pénètre lors-
que le génie, que nous ne nous étions représenté que par
l'imagination, va nous apparaître dans sa réalité sensible et
sa présence immédiate. Les moments oii j'avais vu pour la
première fois Schleiermacher, Stolfens, Hegel, Tieck, Karl
llitter, Daub et autres, qui sont devenus depuis mes amis,
me revenaient à la mémoire. Les descriptions que Scliweg-
gler et Léo m'avaient faites de Sclielling llottaient devant
mon esprit. Cependant il ne venait pas : nous attendions
déjà depuis plus d'une heure. Tout à coup tous les auditeurs
se levèrent à la fois : naturellement je fis comme eux. Mais
je ne vis pas celui que tous saluaient respectueusement, car
j'avais toujours les yeux fixés sur la porte du corridor. Cepen-
dant Sclielling était entré derrière moi et venait précisément
de monter à sa chaire. Un extérieur un peu trapu, un front
élevé, une chevelure blanche, de la douceur dans la bouche,
le regard plus pénétrant que chaud, plutôt sanguin et mobile
que mélancolique et profond, voilà Schelling'; toilette élé-
gante, mais digne sans recherche; courte redingote brune,
cravate noire, pantalon gris attaché serré par des sous-
pieds, tel était son extérieur. Une tabatière d'argent que
Schelling portait à la main gauche, et qu'il posait ou repre-
nait constamment, était la seule décoration symbolique de
son discours. Je m'étais représenté d'avance sa parole, sem-
blable à celle de Stelfens, comme un libre-torrent. Il n'en
était rien. Debout, dans une attitude ferme, il tira de sa poche
un mince cahier, et le lut de façon cependant à y mêler la
pleine liberté de l'exposition; de temps en temps il le posait,
et donnait des explications sous forme de paraphrases, dans
lesquelles se faisait sentir cet éclat poétique que Schelling
sait unir avec tant de charme aux conceptions les plus abs-
traites. Au reste, dans les cours auxquels j'assistai, l'exposi-
1. Mefw scaif/uinisch unniliir/. als melancholisch tief.
II. 23
334 APPENDICE.— ÉTUDES CRITIQUES
tion était plutôt érudite que spéculative; ou du moins du
spéculatif je ne compris absolument rien, parce que la liai-
son avec ce qui précédait m'échappait. Je ne dirai donc rien
du contenu de son enseignement, qui maintenant m'est
devenu beaucoup plus clair; mais la forme me frappa beau-
coup. La tranquillité, la fermeté, la simplicité, l'origina-
lité, faisaient passer sur l'excès du sentiment personnel qui
perçait un peu trop souvent; et même l'idiome souabe com-
muniquait, pour moi du moins, un attrait tout particulier à
sa voix. »
Rosenkranz raconte ensuite qu'ayant continué d'assister
au cours de Schelling, il était présent à sa dernière leçon,
remplie d'allusions a mères et de traits mordants contre
Hegel. Il en était tout ému, lorsqu'un dernier incident vint
à changer le cours de ses idées. Schelling ayant achevé, tous
se levèrent; et, comme c'était l'usage à Munich, un étudiant
vint présenter à Schelling, au nom de ses camarades, un adieu
reconnaissant. « Je fus pris, nous dit-il, au dépourvu; je
sentis s'évanouir en moi tout ce que j'avais amassé de tris-
tesse et d'emportement; et je me joignis avec le sentiment
le plus sincère aux acclamations de la salle. Schelling s'in-
clina, à droite et à gauche, avec un court remerciement; et
il s'éloigna d'un pas mesuré. Je ne le revis plus, »
Ce tableau intéressant nous apprend que dans le temps oii
l'Europe avait cessé de s'occuper de Schelling, croyant sa
carrière philosophique depuis longtemps terminée, il conti-
nuait à avoir autour de lui une école et presque une Eglise.
Sa pensée, remontant le courant philosophique du siècle,
était revenue peu à peu de sa philosophie de la nature,
toute inspirée de l'esprit du xvni" siècle, à une philosophie
religieuse et à une sorte de néo-christianisme. Sans doute
c'était un christianisme libre et singulièrement hétérodoxe,
comme il l'est en Allemagne; mais c'était assez cependant
pour choquer l'esprit nouveau entraîne dans une voie toute
ditférenle. Ce conllit du nouveau Schelling avec l'esprit du
siècle eut lieu vers 1840; ce l'ut un grand événement, et nous
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE 353
nous souvenons encore nous-mème du retentissement qu'il
eut jusque parmi nous'. Le 15 novembre 1841, il inaugura
ses leçons sur la philosophie de la révélation devant un
immense public d'étudiants. La réapparition de Schelling
sur un aussi grand théâtre excitait une attente universelle.
Malheureusement la fortune n'aime pas les vieillards, disait
Charles-Quint. Schelling en fit l'épreuve. Il fut suspect de
réaction. Il voulait ramener la philosophie en arrière, tandis
qu'en ce moment même la jeune gauche, comme on l'appe-
lait, traduisait l'hégélianisme dans un sens tout opposé et
préludait à la prochaine renaissance du naturalisme. Les
leçons de Schelling s'éteignirent dans le silence et la soli-
tude. Plus tard ces leçons furent publiées dans ses œuvres
complètes, mais encore au milieu de l'indifférence du public.
Le mouvement des esprits était ailleurs. La plupart même
des historiens de la philosophie allemande rapportent cet
épisode sans y attacher beaucoup d'importance. Cependant
M. de Hartmann, le célèbre auteur de la Philosopliie de l'inco/i-
scient, place assez haut la philosophie « positive » de Schel-
ling, et il y voit la synthèse de Hegel et de Schopenhauer%
c'est-à-dire une œuvre analogue à celle qu'il a tentée lui-
même. Mais c'est surtout en Suisse, dans M. Secrétan et
dans sa Philosophie de la liberté, que cette doctrine a trouvé
un commentaire original et personnel. Avant d'étudier le
commentaire, résumons d'abord le texte, et signalons les
traits les plus saillants de ce que l'on peut appeler « la der-
nière pensée de Schelling ». ^
En reprenant la parole devant le grand public, après un
si long silence, Schelling prétendait, non pas rétracter et
1. Nous étions à cette époque à l'École normale, et, mal informés comme on
l'est à cet âge, nous en étions encore à la proposition que M. Cousin, pendant
son ministère de 1840, avait faite à Schelling de venir enseigner au Collège de
France; nous eûmes donc un instant l'illusion de voir Schelling en France;
mais déjà il enseignait à Berlin.
2. Voyez l'écrit très bien fait intitulé Schellinr/s posUive, als einheit von Hegel
und Schopenkauer (Berlin, 1869). La plupart des textes cités ici sont empruntés
à cette intéressante dissertation.
336 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
abandonner sa philosophie antérieure, mais au contraire la
compléter et lui donner un couronnement définitif. Il main-
tenait le principe de l'idéalisme absolu, mais il combattait
surtout l'interprétation que Hegel en avait donnée. Cette in-
terprétation aboutissait à un panlogisme absolu. C'est cette
conception que Schelling voulait dépasser, sans revenir
cependant à l'ancienne ontologie ; car c'est la prétention un
peu puérile des Allemands de vouloir toujours trouver un
nouveau principe supérieur au précédent, sans revenir aux
idées antérieures : comme si la métaphysique pouvait avoir
indéfiniment à sa disposition des principes à superposer les
uns aux autres. Quoi qu'il en soit, que ce fût un retour ou
un progrès, Schelling soutenait contre le panlogisme une
controverse très digne d'attention.
Il faisait remarquer d'abord que ce principe : «. Tout est
logique, tout est rationnel, » est une pure hypothèse, un
postulat non démontré. Pourquoi, disait-il, est-ce la raison
qui existe, et pourquoi pas la non-raison [die Unvernunft)^.
Sans doute, il est commode de placer la raison à l'origine
des choses comme la substance universelle, l'être nécessaire;
mais, absolument parlant, le contraire est aussi possible. Ce
n'est nullement une nécessité à priori ; c'est un pur dogme.
Il ne sert de rien de dire que si on ne commençait par poser
ce postulat, il n'y aurait plus de science ; car pourquoi y
aurait-il une science? En second lieu, dans l'étude de tout
être, après que l'on a fait abstraction de l'intelligence et du
rationnel, il y a toujours un reste, un résidu qui n'est pas
résoluble en éléments rationnels, et qui par conséquent est
irrationnel. Sans doute, toutes choses dans le monde nous,
apparaissent avec le caractère de la règle, de l'ordre et de lai
forme ; mais au fond on aperçoit toujours le sans-règle [das
Jîer/elslose), et il semble même qu'à l'origine c'est le sans-
règle qui devient ordre, c'est le non rationnel qui devient
rationnel. C'est là la base incompréhensible de la réalité, le
fond irréductible qui ne se laisse pas ramener à l'intelligi-
ble. Il y a, donc une nature extra-logique de l'existence, une
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ 357
hase irrationnelle de la réalité. L'intelligible, c'est Vessence.
Le non intelligible est Vexisl(')ice\ Nous exprimons le pre-
mier de ces éléments en disant d'une cbose ce qu'elle est;
le second, en disant qu'elle est. Or cet élément, qui fait et
constitue l'existence, n'est plus la raison; c'est la volonté :
« Pas d'être réel sans un vouloir réel. L'être d'une chose se
reconnaît en ce que cette chose s'affirme, se sépare d'autre
chose, jfait elfort pour résister à tout ce qui cherche ù la
pénétrer ou à l'opprimer ; mais toute résistance , tout eflort,
réside exclusivement dans la volonté, car la volonté est, à
proprement parler, le résistant, le principe de toute résis-
tance, l'insurmontable. Dieu lui-même ne peut vaincre la
volonté que par la volonté. » La volonté est encore le libre,
le non logique, le non rationnel ; car tout ce qui est soumis
à la nécessité logique n'est pas volonté. La volonté ne peu!: se
déduire du rationnel; elle est donc quelque chose au delà*
Enfin, si la raison ne suffît pas pour comprendre la réalité,
encore moins est-elle capable de la créer. Jamais de la né-
cessité logique on ne passera à un être réel. « Il n'y a pas
d'autre ressource, disait Schelling en pensant à- Hegel, que
de supposer que la raison, devenue infidèle à elle-même, a
fait une chute ; l'idée, que l'on se représente comme ce qu'il
y a de plus parfait, s'avise, sans aucun motif, sans ri/ne ni
raison (comme disent les Français), de se briser et se mor-
celer dans ce monde des choses accidentelles, irrationnelles,
rebelles à toute conception. On peut lui appliquer le mot de
ïérence : ciun ratione insanire... » On ne peut comprendre,
dit encore Schelling, ce qui pourrait déterminer l'idée, une
fois arrivée à l'état de sujet absolu, à s'objectiver de nou-
veau, à perdre toute subjectivité et à se laisser tomber dans
la pire des extériorités : celle de l'espace, du temps ; car la
raison, dans laquelle tout se développe avec une absolue
nécessité, ne peut rien connaître de ce que nous appelons
une résolution, une action, un fait. »
1. L'iutelligible est ce que les Allemands appelleut vas (le ce que); le uou
intelligible est le das (le que).
358 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
En conséquence, le panlogisme ne peut se donner comme
la philosophie absolue. Il n'en exprime qu'une partie, celle
qui concerne les rapports logiques des choses ; mais le réel,
le positif, l'existence, lui échappent. Le panlogisme n'est
qu'une philosophie « négative » ; il faut le compléter par une
philosophie « positive ». L'une est la philosophie de l'en-
tendement, l'autre la philosophie de la volonté. L'une n'a
affaire qu'à l'essence logique : elle est tout hypothétique ;
car jamais la logique ne pose l'existence des choses, elle la
suppose. Elle signifie toujours que si quelque chose existe,
ce quelque chose se conformera à telles lois ; mais telle
chose existe-t-elle? Aucune déduction à priori ne peut nous
l'apprendre. Ce n'est que l'induction* qui donne l'existence.
Schelling va si loin dans cette nouvelle voie, si opposée à
ses premières conceptions, qu'il en vient à rejeter absolu-
ment le célèbre argument à priori, la preuve de saint An-
selme si chère jusque-là au panthéisme allemand. Cette
preuve, comme on sait, consiste à prouver l'existence de
Dieu en partant de son idée. Schelling affirme, au contraire,
que, même pour Dieu, l'essence n'enveloppe pas l'existence.
L'existence est un fait premier qui ne peut se déduire de
quoi que ce soit. L'absolument premier ne peut être prouvé.
Il est au-dessus de toute preuve, parce qu'il est l'absolu et le
1. 11 ne faut cependant pas se faire illusion sur la portée de cette expression.
11 ne s'agit ici ni de la méthode expérimentale des Anglais, ni de la méthode
psychologique des Français. C'est une induction, dit Schelling, qui prend sou
point d'appui dans la pure pensée. Au fond, c'est toujours la déduction, seule-
ment sous forme d'analyse plutôt que de synthèse, comme ou le voit lorsque
Schelling cherche àétahlir ce qu'il appelle le commencement de la philosophie.
Voici comment il procède et comment il pose le concept de la pure volonté:
'< 11 faut partir, dit-il, de ce qui est avant l'être {iras vor don sein ist). Ce qui
est avant Tètre, c'est ce qui n'est pas encore, mais ce qui sera {das noch
nicht seiendc, ahev das sein wird) ; c'est le futur ahsolu {das ahsolule Zuldinf-
tige). Or le futur, ou ce qui sera, c'est ce qui peut être {das wuniKelbar sein
kœnnende). Ce qui peut être, c'est ce qui veut être, c'est le pur vouloir {das
blosse wollen). L'être consiste donc dans la volonté. » On voit par cet exemple
que nous avons toujours atf'aire à la méthode déductivc, j'ajoute à une dé-
duction artificielle et aussi creuse que celle de Hegel. L'idée de découvrir la
volonté autre part que dans la conscience du sujet voulant est une idée abso-
lument value. L'école de Schopeuhauer n'est pas tombée dans cette faute.
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ 359
commencement du tout. Qu'es t-il donc en soi? Il est cause
de soi, causa sui : ce qui implique qu'il est en quelque sorte
antérieur à lui-même. C'est Vascité des Scolastiques ; mais
qu'est-ce qu'exister par soi-même, être cause de soi-même?
Quelle est la réalité qui correspond exactement à cette notion?
C'est la volonté, la liberté. Dieu est donc volonté absolue,
liberté absolue, en conséquence personnalité absolue.
Ainsi Schelling, sans renoncer à ce qu'on appelle en Alle-
magne « le monisme », devenu en quelque sorte un dogme
pour tout philosophe allemand, retournait, après un long
détour, à la doctrine de la personnalité divine, qui parais-
sait avoir sombré à tout jamais dans l'océan du panthéisme.
M. de Hartmann affirme que Sciielling n'est pas devenu pour
cela infidèle au panthéisme : sa doctrine nouvelle, dit-il,
est le panthéisme de la personnalité [Persœnlichkeits Pan-
theismus). « Dieu est l'être, et tout être n'est que l'être de
Dieu. » Ce principe subsiste dans la nouvelle philosophie de
Schelling. Ce que Schelling combat dans le panthéisme, c'est
le Dieu mort de Spinoza, le Dieu logique de Hegel; ce qu'il lai
substitue, c'est un panthéisme monothéiste ; mais en même
temps il continue à rejeter le vieux théisme, le théisme
populaire, celui qui croit que Dieu est un être extérieur au
monde ; Dieu est intérieur aux choses. Réduit à ces termes,
le débat entre le panthéisme et le théisme ne signifie plus
grand'chose, car où a-t-on vu un théisme qui soutient l'exté-
riorité absolue de Dieu? Non seulement toute philosophie
théiste implique la présence de Dieu dans les choses, mais
il n'y a de religion qu'à ce prix. Pour nous, un panthéisme
qui soutient la personnalité divine, si l'on ne joue pas sur
les mots, est précisément ce que nous appelons le théisme.
H est impossible de méconnaître la valeur et l'importance
de ce retour offensif de l'idée monothéiste et personnaliste
contre l'idéalisme logique. Tout est-il original dans cette
conception? L'opposition de l'existence et du pur rationnel
n'était-elle pas en partie au fond du réalisme de Herbart?
Celui-ci n'avait-il pas dit également que l'existence ne peut
360 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
pas être déduite, qu'elle est une « position absolue »? La
définition de l'absolu par la liberté est-elle bien difTérente.
au fond, de celle de Ficbte dans sa première pbilosopbie? Le
moi « qui se pose lui-même » n'est-il pas aussi <( cause de
soi »? Peu nous importe le degré de nouveauté et d'origina-
lité de la dernière philosophie de Schelling; cette critique
de la logique à outrance de Técole hégélienne est du plus vif
intérêt. Nous n'étions donc pas si mal éclairés en France
lorsque nous soutenions que le système de Hegel était un
panthéisme abstrait, auquel manquait tout fondement effec-
tif et réel, que ce système passait du domaine de la logique
au domaine de la nature par un saut brusque et sans aucune
raison, enfin que le principe des choses ne doit pas être seu-
lement idée, mais encore volonté et personnalité. Ainsi la
philosophie allemande, mieux instruite, finissait par se dire
à elle-même ce que les spectateurs désintéressés lui avaient
dit depuis longtemps.
Il ne faut pas croire que les vues précédentes, exprimées
par Schelling dans ses ouvrages posthumes, la PhilosopJiie de
la mythologie et la Philosophie de larévélation\ fussent pour
lui-même entièrement nouvelles : et, comme le dit avec rai-
son M. Erdmann, elles n'ont excité un si grand étonnement
que parce que Ton avait oublié ou trop peu remarqué les
derniers écrits de sa première période. Déjà, par ces écrits, il
était entré dans une nouvelle phase, que ses disciples dési-
gnaient sous le nom de doctrine delà liberté [Freiheitslchre).
Etait-ce sous le coup des critiques de Fichte, avec lequel il
avait eu de vives controverses et auquel il aurait emprunté
la doctrine de la liberté, tandis que Fichte, par une sorte de
réciprocité, lui empruntait à son tour la doctrine de l'absolu"?
ou ne serait-ce j)as plutôt sous l'inlluence de Jacques Budim,
avec les écrits duquel il s'était assez familiarisé? M. Erdmann
1. SchdUmjs s.-cuvuairhc WWkc W Al)tlicilimg, t. I-IV, 1S:;7-1858).
2. Fichte, en cll'et, a eu deux pliilosophies comme Schelling, et il a fini on
f[uelqne sorte par la philosophie de Schelling, taudis que celui-ci finissait par
la philosophie de Fichte.
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ 3U
soulève ces deux hypothèses sans se décider pour aucune'.
Toujours est-il que, dans ces dilTérents écrits, il avait déjà
essayé de dépasser le système panlhéistique de l'identilé,
et, tandis que bien longtemps encore les esprits se laissaient
séduire par le prestige de ce système, Schelling l'avait aban-
donné. Déjà, en effet, dans son écrit sur la liberté humaine",
il enseignait « qu'il n'y a pas d'autre être que le vouloir »,
que le vouloir est « l'être primitif, das Urseyn ». 11 distin-
guait l'être en tant qu'il est « le fondement de l'existence »
et « l'être en tant qu'il existe ». Il appliquait celte distinction
à Dieu lui-même, et il soutenait qu'en Dieu ce qui est l'exis-
tence « n'est pas Dieu ». Dieu, c'est « le Dieu existant ».
L'absolu et Dieu sont l'un et l'autre la volonté : mais l'un, le
fondement, est la volonté sourde, obscure, sans conscience;
l'autre est le « moi de cette volonté ». Toute personnalité re-
pose sur un fond obscur; cela est vrai même dans la person-
nalité divine. Dieu devient personne. Dans un autre écrit du
même temps'', il poussait si loin la doctrine de la personnalité
divine, qu'il l'assimilait presque à la personnalité humaine.
Si nous désirons, disait-il, un vrai Dieu, un Dieu vivant et
personnel, nous devons supposer que sa vie a la plus grande
analogie avec la vie liumaine, et qu'il a tout en commun
avec l'homme, excepté la dépendance. Tout ce que Dieu est,
il l'est par lui-même. Dieu se fait lui-même : c'est pourquoi
il ne peut pas être dès l'origine quelque chose d'achevé. En
Dieu comme en l'homme, il y a un principe obscur et un
principe conscient, une lutte entre ces deux principes, une
victoire de l'an sur l'autre. Le premier représente l'égoïsme
divin, le second l'amour divin. La victoire de l'amour sur
l'égoïsme est la création. Cette ressemblance de Dieu avec
l'homme, disait-il encore, est un scandale pour les philoso-
phes de métier. Ils disent : « Dieu doit être surhumain. » Mais
1. Erdmaun, Grundriss der Geschichte der Philosophie, t. II, p. Soi.
2. Uëôer das Wesen der Meuschlichen freiheit [Land:^hiû, 1809).
3. Stuttgarler pricat Vorlesiingen (UocA-c, t. VIF, p. 418-484]. Ces leçons n'ont
été publiées qu'après la mort de Schelling et dans la seconde partie de ses
œuvres.
362 APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
s'il plaisait à Dieu de se faire homme, s'il lui plaisait de s'a-
Laisser, pourquoi n'en aurait-il pas la liberté? On voit ici
clairement les tendances de cette dernière phase de Schelling :
ce n'est pas seulement un retour au théisme, mais au chris-
tianisme. Dans sa réponse à Jacohi', il insistait encore sur
ridée d'un Dieu qui se crée lui-même. Il voulait qu'on en-
tendit à la lettre le causa sui de Spinoza : ce qui veut dire
que Dieu est antérieur à lui-môme. Il disait que Dieu est à
la fois « le premier » et « le dernier ». En tant que premier,
il n'est pas Dieu : c'estl'absolu, objet de la philosophie de la
nature : ce n'est que le Dens implicitus, et la philosophie de
l'identité n'était aussi que la connaissance implicite de Dieu.
C'est seulement le principe dernier, Y oméga, qui est Dieu
dans le sens éminent, Deiis explicitus.
Toutes ces idées, on le voit, étaient bien antérieures à 1840,
puisque Schelling les avait émises de 1809 à d813. Elles
avaient été peu remarquées et comme noyées dans le grand
courant de l'idéalisme logique dont Hegel était alors l'inter-
prète heureux et puissant. Ce que Schelling appela plus tard
la philosophie positive n'était que le développement de ces
mêmes idées appliquées à la théorie de la mythologie et à
la théorie de la révélation. On a caractérisé justement cette
philosophie en l'appelant un néo-gnosticisme, et elle a en
effet d'assez grandes analogies avec la mystérieuse et con-
fuse philosophie de ces premières hérésies chrétiennes ; mais
notre objet n'est pas d'insister sur ce côté de sa philosophie.
Nous n'avons voulu qu'en résumer les traits et la pensée
fondamentale. Nous en demanderons à M. Ed. Secrétan,
l'auteur de la PhilosopJtie de la liberté, le développement
systématique.
II
Le mérite de M. Secrétan est d'avoir creusé la notion d'ab-
solu et d'en avoir fait sortir l'idée de la liberté absolue. Toute
1. Dcnicmal dei' Schrifl von dcn girllUchen Dimjcn, Tubinguc, 1812.
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE 3G3
la force de son argumentation consiste à avoir analysé cette
fameuse définition de Dieu donnée par Descartes aussi bien
que par Spinoza : Dieu est « cause de soi ». Il soutient éner-
giquement que c'est là une expression qu'il faut entendre à
la lettre, que seule elle est adéquate à l'idée de l'absolu; que
si l'on n'admet pas à la rigueur un être se posant lui-même,
se créant lui-môme, se donnant l'être à lui-même, on n'a
plus, pour le définir, que des caractères qui peuvent apparte-
nir aussi bien à l'être fini qu'à l'être infini ; car l'intelligence
est un attribut des êtres finis et de l'être infini : la bonté, la
sagesse, la puissance, la causalité, sont aussi des attributs
communs à l'un et à l'autre. Le seul caractère incomparable,
incommensurable, incommunicable, est d'être sa propre
cause : cela seul est adéquat à l'absolu. Que ce soit une no-
tion incompréhensible, il n'y a rien là qui doive nous arrê-
ter, car il va de soi que l'absolu soit incompréhensible ; mais,
tout incompréhensible qu'il est, il faut l'admettre, et admet-
tre en même temps tout ce qui est contenu dans sa notion.
Expliquons cette déduction, qui est loin d'être facile à saisir,
et où M. Secrétan fait preuve d'une rare et habile subtilité.
S'il y a une vérité évidente, c'est que quelque chose existe.
Appelons être le principe qui fait que les choses existent. Le
problème est de savoir quelles sont les propriétés essentiel-
les de l'être et comment on le définira. M. Secrétan pose
d'abord en principe l'unité de l'être. Il n'y a qu'un seul être,
et l'être est tout ce qui est. M. Secrétan se fonde sur cette
raison que la science exige l'unité, et que^'unité de la con-
naissance implique l'unité de l'être. Il faut donc commencer
})ar accepter le principe du panthéisme, sauf à y renoncer
plus tard. Sans vouloir mêler ici la critique à l'analyse, nous
ne pouvons cependant nous empêcher de faire observer que
c'est aller un peu vite en besogne : rien n'est moins évident
que le principe posé ; il nous semble qu'au point de départ
il ne faut être ni panthéiste ni antipanthéiste, parce que les
données du problème ne sont pas connues; mais laissons
à l'auteur la responsabilité de sa démonstration, en faisant
364 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
observer que, s'il part du panthéisme, ce n'est point pour s'y
arrêter ; c'est pour aller au delà et, comme il le dit, le réfu-
ter en le dépassant.
Allons plus avant. L'être est un, soit ; qu'est-il encore? Si
nous considérons les êtres de la nature, nous voyons que
leur existence se manifeste pour nous, d'une part, par la
perception que nous en avons, de l'autre par les actions phy-
siques et mécaniques qu'ils exercent les uns sur les autres.
Or, être perçu, exercer une action, ce n'est que la manifes-
tation de l'être, ce n'est pas l'être lui-même. Pour que l'être
soit véritablement, il faut qu'il y ait en lui quelque chose
« d'intérieur », un « en soi, an sich, » qui soit autre que ses
elîets extérieurs. S'il n'y avait rien dans l'être, comment
aurait-il quelque chose d'extérieur? Comment ce qui ne se-
rait rien en soi pourrait-il être perçu ? Cet élément intérieur
de l'être, qui lui est essentiel pour être, et qui en est en quel-
que sorte la base, est ce qu'on appelle « la substance ». La
substance se distingue, suivant M. Secrétan, de « l'existence ».
L'existence est l'apparition de la substance; c'est l'être hors
de soi, tandis que la substance est l'être en soi. La substance
est la <( cause de l'existence ». Elle est donc essentielle-
ment active ; elle est en activité. Toute substance est cause ;
toute cause est substance : ce sont deux notions du mêm
degré.
N'oublions pas que nous ne cherchons pas seulement les
conditions de l'être en général, mais de l'être absolu, de l'être
premier. Ici encore on peut trouver que notre métaphysicien
va bien vite, en posant tout d'abord la notion de l'absolu, sans
le soumettre à aucune critique, comme une notion univer-
sellement acceptée. N'oublions pas que nous avons alTaire à
l'un des derniers représentants de la philosophie allemande,
que cette philosophie, depuis un demi-siècle, posait cette no-
tion comme un axiome, que cet axiome n'était contesté par
personne. Le point de vue critique de Kant avait été com-
plètement effacé et submergé par l'idéalisme dogmatique et
théorique de ses successeurs. Acceptons donc le problème
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE 36o
te] qu'il est pose, et demandons-nous ce que c'est que l'ab-
solu.
Nous avons vu que la substance est la cause de l'existence ;
mais on peut se demander quelle est la cause de la substance.
Si celte cause est en dehors de l'absolu, il n'est plus l'absolu :
il faut donc qu'elle soit en lui, et que l'absolu soit non seu-
lement cause de son existence, mais encore de sa substance,
qu'il se produise lui-même, en un mot qu'il soit cause et
effet de lui-même. Une telle conception n'est-elle pas con-
tradictoire? Un être peut-il, à l'égard de lui-même, être à la
fois cause et effet? Une telle conception est si peu contra-
dictoire que nous en trouvons le type dans l'expérience. C'est
ce qui arrive, en effet, dans les êtres organisés. La vie est à la
fois la cause de l'existence des organes et l'effet des fonctions
des organes ; chaque fonction est cause et effet de toutes les
autres. Or ce qui est à la fois cause et effet est ce que Ton
appelle un but. La vie est son but à elle-même. La cause
finale est le vrai commencement, la vraie cause; la cause
efficiente n'est que le milieu ou le moyen, ou plutôt ces deux
causes se confondent. L'idée début nous représente un cer-
cle fermé; c'est ce qui manquait à la conception de Spinoza.
11 faut que le rapport des modes à la substance soit aussi
positif que le rapport de la substance aux modes. L'être n'est
donc pas seulement substance et cause efficiente ; il est un
but substantiel, un organisme, une vie. Ici encore, si nous
voulions mêler la critique à l'exposition , nous demande-
rions s'il n'y a pas quelque abus métaphorique à transporter
la notion d'être vivant de l'organisme, qui est composé de
parties matérielles, à la simplicité de l'être absolu; s'il est
intelligible de dire que les modes sont à la substance ce que
les organes sont au corps vivant ; si, même dans l'être vi-
vant lui-même, il n'y a pas quelque équivoque à dire qu'il
est cause et effet de lui-même; si la vie, considérée comme
force vitale, comme cause organisatrice, est la même chose
que la vie considérée comme la résultante de toutes les
opérations fonctionnelles. En un mot, dans ces conceptions
366 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
sublimes et transcendantes, nous craignons que Ton n'oublie
un peu trop les vieilles règles de la logique sur la précision
des termes et la clarté des définitions.
Nous sommes arrivés à concevoir l'absolu comme un être
vivant ; n'est-il pas qucl([ue chose de plus? L'être, avons-nous
dit, est cause de son existence et cause de sa substance ; mais
cette substance se manifeste dans l'existence d'une manière
réglée, déterminée, conforme à des lois. Si l'être produit sa
substance et son existence, il faut aussi qu'il produise sa loi.
Il ne pourrait la recevoir d'un autre être sans devenir relatif.
Il est donc cause de sa propre loi. Or un être qui se donne
à lui-même la loi, qu'est-ce autre chose qu'un esprit ou une
volonté? En effet, déterminer soi-même la nature de son
activité, c'est être esprit. Etre esprit, c'est se donner à soi-
même sa loi, c'est-à-dire son propre caractère. « Étes-vous
savant? c'est que vous avez étudié. Ètes-vous généreux? c'est
que vous avez dompté votre égoïsme. En un mot, nous som-
mes libres. Esprit, volonté, liberté, c'est une seule et même
chose. »
Chacun des degrés de cette déduction correspond à une
phase particulière de la philosophie moderne. La substance
cause de son existence, c'est la substance de Spinoza : la
substance identique à la cause, c'est la force de Leibniz.
L'être cause de lui-même, l'être vivant qui est son but à
lui-môme, c'est Vidée de Hegel. L'être qui se donne à lui-
même la loi, c'est la volonté autonome de Kant. La dernière
phase, celle qui reste à traverser, la liberté absolue, est celle
du second Schelling.
En effet, nous ne sommes pas au bout : nous n'avons pas
encore atteint le terme final et décisif. L'être est libre : il se
donne à lui-même sa loi. Mais d'oii lui vient cette liberté?
L'a-t-il reçue d'ailleurs ? Il ne serait plus absolu : ce serait
une liberté semblable à celle des hommes. En outre, l'esprit
tel que nous l'avons défini implique encore une autre con-
tradiction. Il se donne la loi; mais c'est en vertu de sa na-
ture. D'une part il se détermine, de l'autre il est déterminé.
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE 367
Il est à la fois esprit et nature. Pour résoudre cette contra-
diction, il faut aller plus loin qu'une liberté possédée par
nature, ou que l'esprit aurait reçue d'un autre, ou qu'il
tiendrait de son essence. Il faut que l'esprit se fasse lui-
même esprit, qu'il se donne à lui-même la liberté. En un
mot, la définition de Dieu « cause de lui-même » implique
les degrés suivants : « Substance , il se donne l'existence ;
vivant, il se donne la substance ; esprit, il se donne la vie;
absolu, il se donne la liberté. » Il est « absolue liberté ».
Impossible d'aller au delà; mais il faut aller jusque-là. La
vraie formule de l'absolu est celle-ci : « Je suis ce que je
veux. »
Rendons-nous bien compte de toute la portée des propo-
sitions précédentes. On pourrait n'y voir d'abord que des
expressions paradoxales et excessives pour rendre plus sen-
sibles des vérités abstraites d'une haute portée : on pourrait
croire que l'auteur a seulement voulu dire ce que tout le
monde pense, à savoir que. Dieu étant l'être souverainement
parfait, il doit être absolument libre, parce que la liberté
est une perfection. Nullement : c'est la doctrine elle-même
qui est paradoxale, et non pas seulement l'expression. Ce
n'est pas parce que Dieu est parfait qu'il est libre : c'est
parce qu'il est libre qu'il est parfait. Un être parfait par na-
ture, dit l'auteur, le serait moins que celui qui se donnerait
toutes les perfections. Un être parfait par nature serait im-
parfait. « L'absolu n'a pas de nature. — Toute nature est née
dérivée, secondaire. » A quoi recounaît-oiî le vrai caractère
de l'absolu ? C'est qu'il no puisse pas être pensé autrement
qu'à titre d'absolu. Or un être qui se donne à lui-même la
liberté ne peut être qu'absolu, et pas autre chose. Une telle
notion n'a de sens que dans l'absolu. Toute « nature », au
«ontraire (intelligence, bonté, vérité, etc.), peut être conçue
comme relative aussi bien que comme absolue. Il n'y a que
cette formule : « Je suis ce que je veux, » qui ne puisse s'ap-
pliquer rigoureusement qu'à l'absolu lui-même : appliquée
-au fini, cette formule n'a aucun sens. Elle est donc la seule
368 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
qui puisse caractériser et définir ce qui est essentiellement
sans comparaison et sans analogie.
Ne nous hâtons pas de condamner une si étrange doctrine.
N'oublions pas que Descartes Ta exprimée quelquefois en
termes pres(|ue semblables ; que Bossuet et Fénelon, dans
leur réfutation de l'optimisme de Malebranche, s'en sont
singulièrement rapprochés. On est placé, en théodicée, entre
ces deux abîmes : on imposer à Dieu une sorte de fatum,
en lui supposant une nature nécessaire à laquelle il doit
obéir, ou lui prêter un bon plaisir absolu qui est aussi près
de la tyrannie que de la liberté. Les plus grands métaphysi-
ciens ont flotté de l'un à l'autre. La liberté absolue est une
réaction contre « l'idée absolue » : c'est la revendication
extrême de la liberté contre la logique, et nous devons savoir
gré à tout métaphysicien qui, poussant une idée à l'extrême,
nous en fait mieux comprendre le sens et la portée.
Après avoir pris cette définition de l'absolu, M. Secrétan
reconnaît sans peine qu'elle est incompréhensible : « Nous
constatons la place de l'absolu, dit-il, nous n'en avons pas
1 idée : car nous n'avons pas d'intuition correspondante. » La
liberté absolue est au delà de l'intuition; nous ne la connais-
sons que dans ses manifestations. La volonté est l'essence
universelle. Les différents ordres d'êtres sont les degrés delà
volonté. «Exister, c'est être voulu; être substance, c'est vou-
loir; vivre, c'est vouloir; être esprit, c'est vouloir son vou-
loir. » On remarquera ces vigoureuses et brillantes formules.
Tout étranges qu'elles sont, elles n'ont rien qui puisse cho-
quer les disciples de Maine de Biran, qui depuis longtemps
sont habitués à considérer la volonté comme l'essence de
l'être. Jusqu'où faut-il pousser cette conception? C'est une
autre question.
Sans vouloir exposer toutes les conséquences que l'auteur
lire de son principe, il y en a une cependant qui est trop
importante et trop curieuse pour ne pas être mentionnée.
Ce premier principe, cet absolu, qui n'a d'autre essence
que de n'en pas avoir, qui est volonté absolue, liberté abso-
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ 3G9
lue, est-il ce que les hommes reconnaissent et adorent sous
le nom de Dieu? Doit-il être reconnu Dieu? Non, dit résolu-
ment M. Secrétan. L'absolu est au delà de Dieu; il est avant
Dieu, il est la source de Dieu. Il faut distinguer deux absolus :
Tabsolu en essence, en puissance, qui est la liberté absolue,
liberté pure, notion essentiellement négative, incompréhen-
sible, et qui n'exprime que l'opposition à ce qui n'est pas
lui; — et en second lieu l'absolu en acte, absolu existant. Le
premier est « l'abîme insondable de la pure liberté ». C'est
l'absolu négatif. Le second, l'absolu positif, est « un fait ».
C'est à lui que convient seulement le nom de Dieu, et l'expé-
rience seule peut nous le faire connaître. Sans doute, il y a
une nécessité des choses, mais non une nécessité voulue. Il y
a d'immuables statuts ; mais ils ont été posés. Toute nécessité
est dérivée : toute nécessité est un fait. C'est cette néces-
sité voulue qu'on appelle ordre, providence, et dont le prin-
cipe est Dieu. « Le principe immobile, transcendant, supé-
rieur au monde, par conséquent à la pensée, dont il forme
la limite, c'est l'absolu en essence; mais le principe fixe,
immanent, immuable, nécessaire, c'est le Dieu réel, tel qu'il
est en fait pour nous : c'est notre Dieu, ou, plus simplement,
c'est Dieu. Dieu n'est pas une substance, c'est un fait. L'ab-
solu est la nuée; Dieu est l'éclair ». Ainsi l'absolu devient
Dieu en créant le monde, en créant le vrai, le juste, le bien,
l'ordre, car ce n'est que par rapport au monde que toutes ces
choses existent. Dieu veut être Dieu. « Il se fait et se proclame
Dieu; il est Dieu, parce qu'il le veut. »
En se créant lui-même. Dieu a créé le monde. Pourquoi?
Dans quel but? Dieu a-t-il besoin du monde? Non, sans
doute; quelle peut donc être la raison suprême de la créa-
tion? Constatons d'abord que le monde existe : c'est un fait.
Nous ne pourrions deviner l'existence de ce fait à priori. Mais,
étant donnés d'une part l'existence du monde, de l'autre le
principe de la liberté absolue, nous pouvons conclure de
là le motif de la création. Ce motif, c'est l'amour.
Comment de la liberté absolue passe-t-on à la doctrine de
24
370 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
la création par amour? Ce passage est une des déductions les
plus subtiles de la théorie : mais elle a eu assez de succès
dans quelques écrits récents de la philosophie française, pour
que nous nous attachions à la faire connaître, quelque artifi-
cielle qu'elle nous paraisse. Dieu est la liberté absolue. L'acte
de la création doit donc être un acte de liberté absolue. Si lé
motif de la création était puisé dans l'essence même de Dieu,
il ne serait pas libre. L'amour ne peut donc pas être anté-
rieur à la liberté ; il doit en être l'effet. Mais si Dieu, en créant,
obéissait à un motif égoïste ou intéressé, par exemple sa
gloire, son plaisir, etc., il ne serait pas non plus libre; car
c'est être l'esclave d'une loi extérieure et supérieure à sa
propre volonté que de rechercher exclusivement son bien-
être. Tout autre acte qui n'aurait point pour terme le bien de
la créature ne pourrait avoir pour terme que le Créateur lui-
même. Or tout retour d'un sujet sur lui-même implique be-
soin, intérêt, asservissement à soi-même. L'absolu affran-
chissement est donc identique à l'absolu désintéressement.
Donc le motif de la création doit être puisé dans un être autre
que Dieu, et doit avoir pour objet la créature elle-même : or
Dieu ne doit rien à cette créature qui n'existe pas encore. 11
la crée donc pour elle-même et sans y être obligé. Or, qu'est
cela, si ce n'est un acte de grâce, de faveur, de libéralité, en
un mot d'amour ou de charité? -Ne croyons pas pour cela
que l'amour soit l'essence de Dieu : c'est le miracle éternel
de sa volonté. L'amour n'est point une essence. L'être par-
fait est celui qui se donne à lui-même la perfection. Le
véritable amour est celui qui se crée lui-même par la libre
résolution de sa volonté. « L'amour, c'est la liberté faisant
acte de liberté. » Cela revient à dire que la création est une
œuvre purement gratuite. Le monde n'existe que par grâce.
La grâce est le fond de son être ; la grâce est sa substance :
créer, c'est aimer.
Qu'est-ce maintenant que la créature? Est-elle quelque
chose ou n'est-elle rien? Si la créature n'est rien, il n'y a pas
de création. Si, au contraire, il y a eu création et création
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ 371
par amour, il faut que la créature soit quelque chose. Nous
échappons par là au panthéisme. Mais qu'est-elle enfin? Elle
est, comme Dieu lui-même, un être libre : car l'être libre est
le seul véritable. La création n'est donc autre chose que « la
liberté posant la liberté. L'amour créateur et la liberté créée
sont les deux facteurs du monde. »
Voilà le principe ot la loi de la création : quelle est main-
tenant la loi de la créature ? La créature doit être libre comme
Dieu lui-même. Etre libre, c'est poser sa personnalité, c'est
se poser soi-même : mais comment se poser soi-même sans
se distinguer par là même de Dieu, sans chercher à exister
hors de Dieu? 11 semble donc que la loi de la création soit la
séparation d'avec Dieu; mais, d'un autre côté, qu'est-ce que
la création dans le fond, sinon la volonté créatrice elle-même?
N'est-ce pas l'un qui est la substance de l'autre? Lorsque la
créature se veut elle-même, elle veut donc en même temps
la volonté créatrice qui est son essence. Elle veut s'unir à
Dieu en s'en distinguant. Or, s'unir à un être, qu'est-ce autre
chose que l'aimer? Ainsi l'amour de Dieu est donc la loi de
la créature, comme l'amour de la créature est le motif de la
création.
III
Tel est le système de la liberté absolue dont M. Secrétan doit
évidemment l'idée à Schelling, mais qu'il s'est rendu propre
par la vigueur et la netteté de sa construction systématique.
On remarquera surtout dans son œuvre la force et l'éclat du
style métaphysique. C'est le don du métaphysicien d'expri-
mer ses idées dans une langue concrète, accentuée, colorée,
et de faire ressortir l'idée par le relief de l'expression. Les
Allemands ont quelquefois ce don; mais ils le gâtent par le
jargon et se noient dans la diffusion des mots. Descartes,
Malebranche, Leibniz et Spinoza l'ont eu au plus haut degré
et restent les maîtres en ce genre. Chez les anciens, Platon
et Aristote sont hors de pair. En ce sens, on peut dire que la
312 APPENDICE. — ÉTUDES CIUTIQUES
langue métaphysique fait partie du génie métaphysique :
exprimer une idée, c'est l'inventer. M. Secrétan a emprunté
quelque chose de ce don aux grands maîtres de la philoso-
phie. Il a le talent d'écrire en métaphysique, et l'originalité
de ses tours et de ses formules saisit vivement l'esprit. On
peut trouver môme que la suite des idées et la conséquence
sévère des déductions sont quelquefois remplacées par une
brillante métamorphose d'images métaphysiques, et que la
force et la plénitude des formules fait illusion sur le peu de
solidité des idées; mais, cette critique à part (nous y revien-
drons), il reste un ouvrage remarquable, trop peu connu,
riche de pensées et qui provoque à penser, d'une méthode
savante et d'un vol élevé.
Si nous passons maintenant à l'examen de la doctrine en
elle-même, nous chercherons à lui faire sa part la plus
large possible, ayant pour principe qu'il faut chercher d'a-
bord par oii les philosophes ont raison, avant de cherclier par
où ils ont tort : ajoutons que, cette part faite, il reste un
terrain sur lequel nous ne pouvons suivre la philosophie do
la liberté, et que, dans son principe même, elle nous paraît
essentiellement contradictoire.
Le système que nous venons d'exposer se propose un
double but : sauver la liberté divine en l'élevant à l'ab-
solu : supprimer le panthéisme en le dépassant. Selon les
philosophes de cette école, le panthéisme aura facilement
raison du théisme dogmatique. On ne peut le vaincre que
par un théisme supérieur.
Selon nous, il y a beaucoup d'illusion dans cette suppo-
sition des Allemands, que chaque système doit en quelque
sorte monter sur les épaules du précédent et atteindre au
degré supérieur de ce mât de cocagne que l'on appelle la
philosophie. Ce serait supposer que, dans l'ordre des pre-
miers principes, il y a une échelle de degrés à l'infini, et
qu'on pourrait toujours, de progrès en progrès, trouver un
principe plus élevé que le précédent. Une telle hypothèse
est contraire à la notion de l'absolu, qui ne serait plus ce
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE 373
qu'il doit être, s'il se surpassait perpétuellement lui-môme.
Et où trouverait-on une série sans limites de formules de
l'absolu? Supposer qu'on veuille appliquer à la philosophie
de la liberté le même critérium et la même mesure qu'elle
applique elle-même aux philosophies précédentes, et que
l'on n'y voie qu'un degré et un échelon de l'absolu, je de-
mande ce qu'on pourrait concevoir, supposer, imaginer au
delà d'une liberté qui se crée elle-même? On avouera donc
qu'il y a un terme, une limite que l'on ne peut dépasser :
ce serait le système même de l'auteur; mais alors lorsqu'on
reproche à telle philosophie d'être immobile, stagnante,
dépassée, qui ne voit que ce reproche pourra s'appliquer à
la philosophie de la liberté lorsqu'elle aura triomphé? Que
faire de mieux, en effet, quand on a découvert la vérité, que
de s'y tenir? Il peut donc y avoir une philosophie immobile,
j'entends immobile dans son principe : ce serait celle qui
aurait trouvé la vérité : ce ne sera pas une objection contre
une philosophie d'être immobile, de ne pas se dépasser elle-
même : elle ne le devrait que si elle était fausse : et la ques-
tion est de savoir si elle l'est. Or pourquoi serait-ce telle
philosophie plutôt que telle autre? Et le fait de se dépasser
l'une l'autre ne prouve en faveur d'aucune d'elles, car dé-
passer la vérité, c'est tomber dans l'erreur. Toute la ques-
tion est de savoir si l'on a tort ou raison; le fait d'aller plus
loin dans un sens ou dans un autre ne préjuge en rien la
solution, puisqu'on peut aller plus loin dans le faux aussi
l)ien que dans le vrai. On ne peut donc admettre le crité-
rium suivant lequel la dernière venue, entre les philosophies
diverses, aurait toujours raison. Souvent la vérité consiste
à reprendre un principe trop sacrifié, et c'est précisément
ce qui est arrivé à la philosophie de la liberté. Cette philoso-
phie a une certaine valeur comme un mouvement de retour,
comme un essai de réacquisition de vérités oubliées, comme
expression vive, frappante et paradoxale de ces vérités;
mais on doute qu'elle ait le droit de se donner elle-même
comme une philosophie supérieure dépassant et absorbant
31i APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
les précédentes : elle supprime certaines conditions de la
vérité, qui ne sont pas moins nécessaires que son propre
principe, et sans lesquelles ce principe devient lui-même
absolument inintelligible.
Nous sommes très loin de soutenir que la philosophie ne
soit pas susceptible de faire des progrès et ne s'enrichisse
pas continuellement. Nous croyons au contraire très ferme-
ment à la perfectibilité de la science philosophique; nous
allons si loin dans cette pensée que, selon nous, cette science
acquiert et s'enrichit perpétuellement non seulement par les
grands philosophes, mais encore par les petits. Au lieu de
croire que les philosophes se répètent sans cesse, nous som-
mes, au contraire, frappé de ce que l'on peut trouver de
nouveau dans chacun d'eux. Pascal a dit avec profondeur :
« A mesure que l'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus
d'esprits originaux. » De môme, à mesure que l'on a plus d'ex-
périence de l'histoire de la philosophie, on trouve qu'il y a
plus de penseurs originaux. Chacun apporte sa pierre, et cela
est aussi vrai du dernier venu que des précédents. Mais autre
chose est dire qu'il y a des idées nouvelles et acquises à la
science dans Kant, dans Fichte, dans Schelling et dans Hegel,
autre chose est dire que le principe de Fichte est supérieur
à celui de Kant, celui de Schelling à celui de Fichte, et celui
de Hegel à celui de Schelling, — enfin celui du second
Schelling à celui de Hegel lui-môme; car on ne peut aller
ainsi à l'infini. Nous admettons le progrès de ces systèmes, à
la condition que chacun d'eux consentira à n'ôtre qu'un ap-
point dans le développement de la philosophie universelle,
et non un centre où tout aboutit. En un mot, la philosophie
de la liberté nous fournira des données qui pourraient ôlre
utilisées dans la construction d'une philosophie universelle
(laquelle n'existera jamais qu'à l'état d'idée), mais non pas
comme étant elle-même, comme elle le prétend, le dernier
mot. C'est ce qui s'éclaircira mieux par les observations qui
vont suivre.
IJuus la philosophie de la liberté, nous distinguerons deux
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ 37o
points de vue : la liberté absolue par rapport au monde, et
la liberté absolue par rapport à l'absolu lui-même. Nous
accorderons que, dans un certain théisme, celui de Platon
et de Leibniz par exemple, on n'a peut-être pas placé assez
haut le concept de la liberté divine. Lorsqu'on admet avec
Platon que l'enseignement divin contient toutes les idées des
choses créées à titre de modèles éternels et nécessaires comme
Dieu lui-même; lorsqu'on admet avec Leibniz que dans l'en-
tendement divin résident de toute éternité tous les mondes
possibles, c'est l'entendement, et non la liberté de Dieu,
que l'on considère comme la source des possibilités. Or on
peut entendre par là deux choses très différentes : ou bien
Dieu prend ses modèles et ses possibles comme nous les pre-
nons nous-mêmes, c'est-à-dire à titre d'objets, et il se dis-
tingue de ces objets; n'est-ce pas comme si l'on disait qu'il y
a quelque chose qui n'est pas Dieu, qui même, par hypothèse,
est inférieur à Dieu, et que cependant Dieu est obligé de
penser pour être intelligent? N'est-ce pas, selon le mot de
Spinoza, soumettre Dieu à un fatum? N'est-ce pas dire que
Dieu ne serait rien sans le monde, ou tout au moins sans la
pensée du monde? Faudrait-il un grand effort de logique
pour conclure de là qu'il ne serait rien sans l'existence du
monde? Et n'est-ce pas une sorte de panthéisme idéal que de
faire cohabiter Dieu éternel avec l'idée d'un autre être que
lui-même, comme s'il devait s'ennuyer s'il était seul? Sou-
tiendra-t-on, au contraire, que l'entendement divin est la
source des possibilités, en ce sens qu'il en est la cause, qu'il
les rend possibles en les pensant, que ces possibles ne seraient
rien que la pensée de Dieu? Admettra-t-on, avec Spinoza, que
l'intelligence divine est « antérieure » aux choses, tandis que
l'intelligence humaine leur est « postérieure »? Ce que Bos-
suet a exprimé admirablement en disant : « Nous voyons les
choses parce qu'elles sont; mais elles sont parce que Dieu
les voit. » Si l'on admet cette seconde hypothèse, si l'on
entend par intelligence non seulement la faculté de contem-
pler, mais la faculté de créer, on introduit par là même la
376 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
notion de la volonté et de la liberté dans l'entendement divin ;
ou plutôt les idées divines, les types absolus, étant FetTet de
la puissance créatrice et ne préexistant pas à son action, on
peut dire que dans cet acte la volonté intervient plus encore
que l'intelligence. En un mot, si Ton convient d'appeler
liberté l'acte par lequel Dieu fait que quelque chose existe,
comme les possibles n'existent, même à titre de possibles,
que par l'acte de Dieu, on dira justement, en ce sens, qu'ils
résultent de sa liberté. Nous admettrions donc que le monde,
à aucun degré, pas plus le monde idéal que le monde réel,
ne s'impose à Dieu d'une manière nécessaire, et qu'il en est
la cause absolument libre'.
Nous ne serions pas même éloigné d'admettre cette ex-
pression paradoxale de Schelling et de M. Secrétan, que Dieu
« se fait lui-même, qu'il veut être Dieu ». Nous y voyons
une manière vive et extraordinaire, mais jusqu'à un certain
point admissible, de traduire une grande vérité. Qu'appelle-
t-on Dieu dans l'usage commun des hommes? Est-ce ce que
les philosophes désignent sous le nom de l'absolu, l'infini,
l'inconditionnel, l'être des êtres, l'idée des idées? Non, car de
tels noms dépassent de beaucoup l'intelligence de la plupart
des hommes et ne répondent qu'imparfaitement à la notion
qu'ils se font de la nature divine. Pour eux, du moins dans
l'état des croyances religieuses chez les nations les plus ci-
vilisées, c'est un être infiniment sage, infiniment juste, infi-
niment bon, qui les a créés et qui les soutient et les dirige
par sa providence. Telle est la vraie notion de Dieu; c'est ce
qu'on appelle le « bon Dieu ». Or, si nous demandons la signi-
fication de ces attributs, sagesse, justice et bonté, nous ver-
rons que chacun d'eux a rapport à la créature et à la création.
Qu'est-ce qu'être sage, si ce n'est approprier les moyens aux
fins dans une œuvre de ses mains? être bon, sinon répandre
ses dons avec munificence sur d'autres êtres que soi-même?
être juste, si ce n'est récompenser ou punir, selon leurs méri-
1. Qu'on veuille liicii nous pcrnieltiv de renvoyer, pour le (léveloi>pcmcnt
(Je ces idées, à notre livre des Causes finales dernier chapitre).
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE 377
tes, des agents moraux? Supposez que Dieu n'ait pas créé le
monde, comment pourrait-on l'appeler sage? Supposez qu'il
n'ait pas créé d'êtres sensibles, comment pourrait-on l'appeler
bon? Enfin s'il n'avait pas créé d'agents moraux, comment
pourrait-on l'appeler juste? La justice, la sagesse et la bonté,
c'est-à-dire les attributs moraux de Dieu, ceux qui le ren-
dent aimable, respectable, redoutable, ceux qui sont l'objet
des religions, n'existeraient donc pas (tels du moins que nous
les concevons) si Dieu ne s'était fait créateur; c'est donc
le créateur que nous appelons Dieu, ce sont ses attributs
moraux qui le constituent tel par rapport à nous. Au delà
de ces attributs est une essence absolument incompréhen-
sible', objet d'adoration, mais non d'amour. On peut donc
dire qu'en se faisant créateur l'absolu s'est fait Dieu. Avant
la création, nous pourrons l'appeler, avec Scbelling, Deus
implicitus ; après la création, Deus ejrplici tus ; celui-ci sera le
vrai Dieu, le premier nous étant inaccessible par l'infinité de
son essence. Voilà jusqu'où nous pouvons aller dans la théo-
rie de Scbelling et de Secrétan. Devons-nous aller plus loin?
Non, car nous rencontrons alors devant nous le principe de
contradiction, seule barrière qui puisse défendre la raison
humaine des attaques du scepticisme.
Nous ne chicanerons pas l'auteur sur cette assertion que
la notion de l'absolu doit être essentiellement paradoxale,
parce que l'absolu en soi est incompréhensible : au moins
faudrait-il s'expliquer sur cette notion d'incompréhensibilité :
car l'incompréhcnsibilité absolue est une lîhose dont on ne
peut rien dire, et qu'on ne peut pas même penser : à plus forte
raison ne pouvons-nous pas en parler. Puisque nous parlons
de l'absolu, que nous l'affirmons, que nous le définissons, il
faut que nous le pensions d'une certaine manière, et nous ne
pouvons le penser que conformément aux lois de la logique.
1. Cette doctrine ue serait pas aussi hétérodoxe qu'où pourrait le croire. Le
P. Gratry soutient quelque chose d'analogue, lorsqu'il développe, dans son
livre de la Connais.mncc de Dieu, sa belle théorie des deux degrés d'intelligibles
dans la nature divine. Voj'ez Connaissance de Dieu.)
318 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
De ce que nous ne savons pas tout ce qu'il est, il ne s'ensuit
pas que, pour le penser, nous devions renoncer aux lois de
la pensée. On ne doit pas dire en métaphysique plus qu'en
théologie : Credo quia absurdum. Or, l'idée d'une liberté
absolue, sans essence, sans nature, sans aucune détermina-
tion, est une idée qui implique contradiction. Au lieu d'être
l'acte pur d'Aristote, c'est la puissance pure, l'aptitude à tout
devenir, l'indéterminé absolu : c'est le rien. Que l'on analyse,
en effet, la notion de liberté absolue (à la condition de n'y
rien ajouter subrepticement^ on verra qu'une telle puis-
sance, qui n'est ni finie, ni infinie, ni parfaite, ni imparfaite,
ni quoi que ce soit (car autrement elle aurait une nature),
n'est autre chose que le premier terme de la dialectique hé-
gélienne, c'est-à-dire l'être, dont Hegel lui-même a démon-
tré l'identité avec le non-ètre. On ne peut pas môme dire
que la nature de ce principe soit d'être liberté, puisqu'il se
donne à lui-même la liberté. On ne peut pas dire non plus
qu'il est une puissance, une force, une activité; car alors il
aurait une nature et ne serait pas liberté absolue.
Admettons cependant que cette liberté absolue soit une
puissance : car enfin, pour en parler, il faut bien lui appliquer
une attribution quelconque. Qu'est-ce donc qu'une puissance
absolue qui peut tout ce qu'elle veut? Et même peut-on dire
qu'elle veuille quelque chose? Que serait une telle puissance,
sinon le destin des anciens, ou ce que l'on nomme dans les
écoles le fatum malwmetanum? TqWq est l'objection fonda-
mentale de Leibniz à la doctrine du décret absolu, soutenue
par les théologiens de son temps : et en quoi le décret absolu
se distingue-t-il de la liberté absolue de Schelling et de
Secrétan? Et ne devrait-on pas au moins expliquer la diffé-
rence? Et s'il n'y en a pas, comment passer devant une telle
objection sans y répondre, comme s'il n'y avait pas lieu de
parler de Leibniz en philosophie? Lorsqu'on rétrograde (sous
prétexte de progrès) jusqu'au principe du supra-lapsarisme,
comment peut-on se croij'e dispensé d'examiner les difficultés
d'un Leibniz? Pour celui-ci, la liberté absolue n'était autre
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE 379
chose que l'absolue tyrannie. C'était la doctrine de Ilobbes,
qui disait brutalement que l'attribut fondamental de la Di-
vinité est la toute-puissance : les âmes religieuses disaient
la môme chose; seulement elles y mêlaient un sentiment de
piété qui masquait à leurs propres yeux le matérialisme de
la doctrine; mais leur principe n'était pas très différent. De
même aujourd'hui M. Secrétan parle delà liberté absolue
avec un sentiment de vénération que sa nature élevée et
toute religieuse éprouve d'avance pour le principe suprême,
quelle qu'en soit la définition; mais, si nous faisons abstrac-
tion de ces sentiments personnels, qui n'ont rien à voir avec
la philosophie, il ne reste que le concept brut d'une toute-
puissance sans attribut, aussi indifférente au bien qu'au mal,
et qui fera même plutôt le mal que le bien, peut-être parce
qu'il est plus facile. Ce sont ces conséquences que l'école de
Schopenhauer tirera de la doctrine de la volonté absolue et
qui en réfutent le principe, en tant du moins qu'on a cru
poser par là un théisme supérieur à celui du passé.
M. Secrétan semble avoir entrevu ces conséquences et
s'être efforcé de les détourner en nous disant quelque part,
et tout à fait en passant, comme un détail secondaire, que
la volonté absolue doit être une volonté intelligente, car
« la liberté sans intelligence ne serait que le caprice et le
hasard' ». N'est-il pas étrange que, dans un système méta-
physique un peu rigoureux, on fasse ainsi intervenir l'intel-
ligence d'une manière aussi accidentelle et sans qu'il soit
besoin d'aucune démonstration? « 11 est inT.itile d'y insister, »
dit l'auteur. Pourquoi donc? Est-il donc si évident que l'in-
telligence soit à l'origine des choses? Que devient la volonté
sourde de Schelling? Et une liberté intelligente est-elle une
liberté absolue dans le sens de l'auteur? A coup sûr, pour ce
qui nous concerne, nous lui accorderons sans hésiter son
postulat; nous accorderons qu'une volonté sans intelligence
n'est certainement pas une volonté : comment vouloir quel-
1. Philosopliie de la libertr, leçou xvii.
3S0 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
que chose sans le penser? comment l'absolu dirait-il : « Je
suis ce que je veux, » s'il était incapable de savoir ce qu'il
veut être? Seulement nous demandons si, ce postulat accordé,
il reste quelque chose du système ; si cette parenthèse, à peine
indiquée et qui ne sera remarquée que par ceux qui savent
d'avance le faible de la doctrine, ne la ruine pas par la base,
quelque modestement qu'elle soit présentée.
En effet, si Ton accorde que l'absolu est une liberté intel-
ligente, comment persister à soutenir que l'absolu n'a pas
de nature, qu'il est tout ce qu'il veut, qu'il se crée lui-même,
qu'il se donne même la liberté? comment enfin maintenir au
sens propre tous les paradoxes précédents? Être intelligent,
n'est-ce donc pas avoir une nature, une essence? L'intelli-
gence n'est-elle donc pas nn attribut déterminé? Si vous pré-
tendez que votre liberté intelligente n'a pas d'essence, que
faudrait-il donc pour qu'elle en ait une dans le sens que vous
constatez? Définissez-nous cet absolu dont vous ne voulez
pas et qui aurait une essence autre que l'intelligence et la
volonté. Tous les philosophes ont eu beau enfler leurs con-
ceptions depuis l'origine du monde, ils n'ont jamais pu
réussir à concevoir que trois attributs possibles de la Divi-
nité sur le modèle de nos propres facultés, à savoir : vouloir,
penser et aimer. De ces trois attributs, vous en conservez
deux : la volonté et la pensée; vous ne réservez que l'amour
comme corollaire de votre déduction; mais, ce point réservé,
qu'a donc votre doctrine de si différent du théisme propre-
ment dit, puisque des trois attributs qu'il admet, vous en
conservez deux?
La doctrine d'une liberté absolue et celle d'une liberté
intelligente se contredisent l'une l'autre : « Je suis ce que
je veux, » dit l'absolu. 11 y a cependant une chose que l'ab-
solu ne peut pas vouloir : c'est de ne pas être intelligent, et
il n'a pas davantage le pouvoir de vouloir l'être; car si l'in-
telligence était un résultat de la volonté, il y aurait eu un
moment (au moins logique) ofi il y aurai! eu volonté sans
intelligence, ce que M. Secrétan déclare lui-même impossi-
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE 381
Lie, puisque ce sérail, dit-il, le caprice et le hasard; et puis,
comment vouloir être intelligent, si l'on ne sait ce que c'est
que rintelligence, c'est-à-dire si on ne la possède pas déjà?
La volonté est donc intelligente par nature et non par choix.
Maintenant, étant telle, ne pourrait-elle pas vouloir no
plus être intelligente? C'est là d'ahord une hypothèse assez
oiseuse, car pounjuoi le voudrait-elle? Et d'ailleurs cela est
impossible, car vouloir ne plus être intelligent, ce serait
vouloir nètre plus volonté, c'est-à-dire liberté; et comme la
liberté est identique à l'absolu, ce serait vouloir ne plus être
absolu, en d'autres termes ne plus être. La liberté absolue
peut-elle aller jusque-là? Dans la doctrine de Schopenhauer,
si semblable par le principe à celle de Schelling et de Secrc-
tan, la volonté, nous le verrons, peut cesser de vouloir s'ob-
jectiver; elle peut vouloir anéantir le monde et la vie; mais
elle ne peut se détruire elle-même, et M. Secrétan, pas plus
que Schelling, ne s'est engagé à aller jusque-là.
On nous dit que l'absolu peut vouloir être fmi ou infini,
parfait ou imparfait, que les perfections qu'on se donne à soi-
même sont supérieures à celles qu'on tient de son essence.
Qu'entend-on par là? Qu'est-ce le fini ou l'infini? Entendez-
vous ces mots dans le sens de la quantité, c'est-à-dire de
l'espace et du temps ? Voulez-vous dire que Dieu pourrait,
s'il le voulait, se resserrer, se circonscrire en un point de
l'espace, passer par le trou d'une aiguille, tenir dans une
coque de noix? ou encore qu'il pourrait commencer ou finir,
avoir une jeunesse et une vieillesse? La philosophie alle-
mande s'est trop appliquée à démontrer l'idéalité de l'espace
et du temps pour que de telles imaginations, dignes d'ail-
leurs des Mille et une nuits, puissent s'appliquer à l'absolu.
Aurait-on par là une sorte d'idée préconçue de justilier
d'avance quelque doctrine d'incarnation? Ce serait confon-
dre deux domaines profondément différents, le domaine de
la manifestation de Dieu et celui de son essence. Que Dieu
puisse se manifester comme homme, qu'il puisse revêtir la
forme humaine, c'est là un mystère dont nous n'avons pas
382 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
ici à sonder la profondeur et à discuter la valeur; mais ce
mystère laisse parfaitement intacte la nature divine en elle-
même. Ce n'est pas en soi, et dans son essence absolue, que
Dieu s'est fait homme, qu'il a pris un corps, qu'il est mort
sur la croix; c'est par un acte spécial de sa volonté, qui
n'est possible que parce que lui-môme et dans son fond
il est absolu. On ne peut conclure de là que Dieu pourrait
se changer en Jupiter s'il le voulait, et môme se donner tous
les plaisirs de Jupiter. Une telle conception changerait le
christianisme en paganisme, et ce ne peut être là la pensée
de M. Secrétan. Ainsi Dieu ne peut se rendre fini dans son
essence môme. Il ne peut pas, étant absolu, ne pas avoir une
volonté absolue et une intelligence absolue : or c'est là ce
que l'on appelle, à tort ou à raison, dans l'école de Descartes,
l'infini. 11 ne peut donc pas vouloir être fini. Il en est de
môme de la perfection, qui, dans le sens cartésien, n'est
autre chose que l'absolu. Etant déjà par son essence liberté
absolue et intelligence absolue, quelle autre perfection lui
resterait-il à se donner, si ce n'est la bonté? Etre bon ou
méchant, voilà tout le domaine qui puisse rester à la volonté.
En examinant de près cette doctrine, on voit donc qu'elle se
réduit à ceci : c'est que Dieu, au lieu d'ôtre bon par nature,
a été bon par choix. Ne nous parlez donc plus de la liberté
absolue comme d'une nouvelle doctrine de l'absolu; parlez-
nous d'une doctrine particulière sur la bonté divine. Cette
doctrine est très soutenable ; elle n'est pas très éloignée de
celle ([u'ont soutenue Bossuet et Fénelon contre l'optimisme
de Malebranche. Elle est donc très peu hétérodoxe, assez
peu nouvelle ; elle ne constitue en aucune façon un étage
nouveau de l'échafaudage métaphysique, et se réduit, en dé-
finitive, à une question délicate de théodicée. Nous crain-
drions de fatiguer le lecteur en poursuivant la discussion
jusqu'à ce terrain circonscrit oi^i il ne s'agit plus d'ailleui's
du principe premier, mais d'une question restreinte. Con-
tentons-nous de dire qu'il nous semble voir dans hi déduc-
tion de l'auteur beaucoup de raisons purement verbales. Par
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ 383
exemple, lorsqu'il nous dit qu'un acte absolu de liberté, la
création, doit être gratuit, que ce qui est gratuit vient de la
grâce, et que la grâce c'est l'amour, il nous semble jouer sur
les mots : ce raisonnement, par substitution de termes, laisse
beaucoup à désirer, et si nous n'avions d'autre raison de
croire à la bonté divine, nous nous croirions médiocrement
armés contre le pessimisme de Hartmann et de Schopenhauer.
Que l'on nous permette un mot en terminant. Ce n'est
pas avec plaisir que nous nous permettons de jeter quelque
eau froide sur une des conceptions les plus brillantes de la
métaphysique contemporaine. Nous aimons les idées, nous
sommes aussi sensibles que qui que ce soit à de belles con-
ceptions; nous ne nous défendons pas contre elles, nous y
entrons volontiers, nous les suivons jusqu'au bout ; nous
aimons môme à leur prêter ce qu'elles n'ont pas toujours, la
rigueur et la clarté. En un mot, nous craindrions de trahir
la cause de la vérité en prenant d'avance nos avantage s et en
leur disputant toutes les chances de persuasion qu'elles peu-
vent avoir; mais, avouons-le, il y a en nous un démon plus
puissant que le démon métaphysique : c'est le démon carté-
sien, qui nous interdit d'admettre comme vrai ce qui n'est
pas évident, de prendre des mots pour des choses, et des ima-
ges pour des raisons. En un mot, quelque séduisante qu'elle
puisse être, il est impossible à notre esprit de se reposer
dans une idée fausse. Au contraire, il semble que le génie
métaphysique soit la puissance d'enfanter et de soutenir les
idées fausses. Les systèmes de philosophie font à peu près
ce que fait l'expérimentation en physique : celle-ci isole et
sépare les phénomènes pour les mieux connaître, ceux-là
isolent les idées pour mieux s'en rendre compte; mais, de
même que la nature est plus vaste que nos laboratoires, elle
l'est plus aussi que les écoles de philosophie. Le concept de la
liberté absolue est une de ces conceptions artificielles qui ont
pu servir à faire regarder de plus près à l'idée de la liberté
divine, à lui faire un champ plus vaste, à resserrer le champ
de l'élément logique, en y introduisant l'élément moral.
384 APPENDICE. - ÉTUDES CRITIQUES
Peut-être n'aiirions-noiis pas Lien vu cela, si les partisans
de ce système n'eussent pas forcé leur principe, comme un
physiologiste qui gonlle un vaisseau pour le mieux étudier.
Il n'en est pas moins vrai que le principe pris à la lettre nous
parait le renversement de la logique et de la raison. Il ne
peut se soutenir ni môme se comprendre qu'en se démentant
et en se détruisant lui-même, et « il porte, comme dit Platon,
l'ennemi avec soi. »
A M. Paul Jfuict, de F Institut de France^.
* Lausanne, 26 avi'il 1877.
Monsieur le professeur,
Permettez-moi de vous remercier sincèrement pour l'ar-
ticle que vous avez bien voulu me consacrer dans la Revue
des Deux Mondes du 13 avril. En voyage au moment de sa
publication, ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai pu le lire.
Cet article m'honore et me réjouit à plusieurs titres : d'a-
bord, parce qu'il est absolument spontané; ensuite votre cri-
tique incisive et la sévérité de vos conclusions ne vous ont
pas empêché de présenter fidèlement, clairement, textuelle-
ment, le point de ma métaphysique où vous vous attachez,
et c'est pour moi l'essentiel.
Quant à vos critiques, je ne vous surprendrai pas trop,
Monsieur, en vous disant que j'en admets une grande partie
et que les autres me semblent provenir surtout de malen-
tendus auxquels j'ai vraisemblablement donné lieu.
Vous présentez ma philosophie comme un commentaire
du nouveau Schelling. Vous en avez le droit; historiquement
elle procède incontestablement de Schelling, auquel, par un
elTet naturel de lu perspective, j'attribuais plus d'importance
il y a quarante ans qu'aujourd'hui. Mais elle est essentielle-
ment une réfutation de Schelling.
1. Au tnivail précédent .M. Sccrétau a bien voulu l'époudrc par uue lettre
intéressante que nous croyons devoir reproduire.
LA PHILOSOPKIE DE LA LIBERTÉ 383
Ce qui domine, ou du moins ce qui s'étale chez celui-ci,
ce qui fait la substance de sa Philosophie de la mythologie et
de sa Philosophie de la révélation, c'est la théorie des puis-
sances divines. La liberté de Dieu, chez lui, c'est la liberté
de déployer ou de ne pas déployer la première de ces puis-
sances, déploiement d'où résulte un processus déterminé,
toujours identique.
C'est à cette conception d'une liberté limitée par une
nature, d'une liberté conditionnelle, constitutionnelle et de
pure alternative, que j'ai opposé, à tort ou adroit, la doctrine
de l'absolue liberté. Le vice de la conception de Schelling
m'a frappé des les premières leçons de lui que j'entendis à
Munich durant l'hiver 1835. Je lai combattue, non pour le
plaisir de renchérir, mais parce que cette liberté condition-
nelle de rinconditionnol me paraissait et me parait encore
contradictoire. Vous m'avez exposé dans mes propres termes.
Monsieur, mais il me semble que vous avez, involontaire-
ment sans doute, accommodé votre exposition si fragmentaire
de Schelling au désir de me présenter comme un simple com-
mentateur de sa pensée, suivant l'indication donnée en 1850
par feu Saisset dans les deux lignes de la Revue qu'il m'a
consacrées alors, au lieu de la moitié d'article qu'il avait
bien voulu me promettre'.
Ce que vous dites sur la prétention des systèmes à se sur-
passer constamment les uns les autres est bien joli, bien sensé
même, sans trouver peut-être une application directe à mon
cas. Pour mon compte, je trouve beaucoup plus de vraie phi-
losophie dans Duns Scot et Kant que dans Hegel ou dans
Schopenhauer, dans Descartes que dans Spinoza. Cependant
il est conforme à la nature des choses qu'un système nouveau
prenne origine dans la nécessité de surmonter les contradic-
tions inhérentes au système antécédent, ou d'expliquer des
faits dont celui-ci ne rendait pas compte. Sans exagérer le
1. « Dans uu ouvrage riche en brillants aperçus, un philosophe de Lausanne,
M. ***, nous fait connaître la nouvelle philosophie de Schelling. » Telle était à
peu près cette phrase, qu'on cite de mémoire.
386 APPEiNDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
droit de l'évolution dans ce domaine, il ne faudrait pas non
plus le méconnaître entièrement.
Le reproche que j'adressais tout à l'heure à Schelling, vous
me le faites à moi-même en sens inverse. Vous me dites que
ma liberté absolue, étant intelligente, possède une nature, de
sorte que mon programme : Je suis ce que je veux, n'est pas
fidèlement exécuté. Je n'ai pas le lieu présent à l'esprit; il
me faudrait, pour me défendre, entrer dans des discussions
fort épineuses sur l'antécédent et le conséquent logique dans
l'intemporel, dans l'éternel; et je ne sais si je réussirais à vous
convaincre ou même à me satisfaire moi-même entièrement.
Tout cela est en réalité assez loin de moi. Je n'attribue point
à l'absolue liberté un sens dogmatique, mais uniquement un
sens critique; j'y vois moins une connaissance que la limite
naturelle de nos connaissances, et je suis disposé à croire
qu'on efTet, lorsqu'on essayerait de préciser cette idée comme
si on en possédait l'intuition, on éviterait malaisément de se
contredire. Il me semble pourtant que votre critique aurait
pris une forme différente si vous aviez tenu compte de ce
que je dis leçon XVI, page 392 : « La réduplication par
laquelle l'unité permanente se distingue de ses actes et de
ses états successifs s'appelle l'intelligence... Ainsi l'esprit est
intelligent parce qu'il est libre, c'est-à-dire parce qu'il se
possède. »
Malgré les difficultés inhérentes à cette conception trans-
cendante, l'absolue liberté se pose devant mon esprit comme
la limite inévitable où tout se confond. Ce qu'elle possède de
valeur positive à mes yeux se réduit aux deux propositions
suivantes : — A. Nous ne pouvons rien savov' au delà de
l'acte divin qui constitue le monde et notre raison même. —
/>. Néanmoins, nous avons le droit d'(7//?r;«e;- que cet acte est
réellement un acte, une détermination volontaire, et non
l'ctTet d'une nécessité inhérente à la notion de la cause pre-
mière, de quelque manière que celte nécessité soit déduite
ou représentée.
Nous y sommes autorisés par la nature religieuse et mo-
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTE 387
raie de notre esprit : — morale ; nous sommes responsables,
partant libres, et cette liberté ne saurait tirer son origine
d'aucune nécessité quelconque ; — religieuse : nous devons
aimer Dieu et lui rendre grâces; nous devons donc lui attri-
buer des qualités morales, nous avons besoin de statuer qu'il
est bon ; or cette bonté nécessaire, des qualités morales néces-
saires, sont des mots qui répugnent.
Que la bonté de Dieu soit une détermination de la volonté
divine, vous n'êtes pas loin d'y souscrire : par conséquent,
nous ne sommes pas loin de nous entendre.
Oserais-je ajouter que vous me semblez vous en douter
vous-même et que la rudesse du coup de poing final ne trouve
pas une complète justification dans l'argumentation qui le
précède? « Le propre du génie métaphysique, dites-vous,
est de soutenir des idées fausses. » La force de cette boutade
est amortie par le fait que vous ne renoncez point à la méta-
physique. Dans cet article même vous adoptez pour vos doc-
trines un nouveau nom singulièrement métaphysique. Les
auteurs dont vous procédez manqueraient-ils donc de génie,
et leur métaphysique aurait-elle reçu de ce défaut un privi-
lège d'infaillibilité? Pensez-vous qu'il soit plus malaisé de
dégager des contradictions de la personnalité infinie que de
l'absolue liberté? Je croirais plutôt, pour mon compte, que
l'absolue liberté, la personnalité infinie, sont des termes qui
expriment imparfaitement l'elTort de l'esprit pour approcher
d'un ineffable identique.
Voilà donc, après vingt-huit ans d'antichambre, l'œuvre de
ma jeunesse arrivée au bénéfice de la publicité. Permettez-
moi, Monsieur, devons en remercier encore et de tout ou-
blier dans le remerciement. Ce bienfait tardif mériterait toute
ma gratitude, ne dût-il servir qu'à détourner quelques jeunes
gens de me paraphraser sans citer mon nom, et quelquefois
de me travestir.
Mais votre article m'est précieux à bien des titres encore,
malgré la condamnation qui le résume. Les éloges que vous
accordez à mon style m'ont confondu et feront le bonheur de
388 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
mon libraire. Il me semble d'ailleurs que vous êtes loin de
Irouver tout faux dans ma philosophie. Yous tenez à établir
son accord avec d'anciennes vérités, et sur quelques points
vous accordez qu'elle peut modifier utilement l'enseignement
de l'école. M'abusé-je en soupçonnant que votre unique objet
n'était pas de mettre la jeune université en garde contre une
idée fausse?
Je ne saurais apporter ni calcul ni politique d'aucune sorte
dans l'expression de ma pensée scientifique; mais, à consul-
ier l'opportunité, il me semble qu'au moment où l'Eglise ro-
maine remplace toute doctrine par une politique fondée sur
îe fétichisme, il siérait à la philosophie d'entrer à fond dans
les questions religieuses et de rechercher les points qui pour-
raient la rattacher au christianisme spirituel. On ne vaincra
la ligue ultramontaine qu'après l'avoir divisée. Il en faut re-
tirer ce qui fait sa force, les esprits vraiment religieux que
l'exploitation religieuse ne peut qu'écœurer. Le P. Hyacin-
the peut faire une œuvre magnifique, s'il sait rester sur les
hauteurs, ou plutôt s'il n'en descend que pour pénétrer dans
les consciences. Les doctrines du genre de la mienne pour-
raient servir également à l'heure présente. On ne surmontera
la religion de l'esclavage que par la religion de la liberté.
Encore une fois, Monsieur, veuillez agréer tous mes re-
merciements et croire à l'assurance de mes sentiments les
plus distingués.
Ch. Secrétan.
lïî
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ
SCIIOPENHAUEK ET HARTMANN
Comment la philosophie de Schopenhauer est-elle restée si
longtemps négligée et méconnue? et pourquoi a-t-elle tout à
coup éclaté et entraîné l'opinion? C'est un problème curieux.
L'hypothèse d'une conspiration du silence est inadmissible.
Il doit y avoir d'autres raisons. On peut en donner quelques-
unes.
La pensée humaine se laisse bien rarement détourner de
la direction oii elle est engagée avant qu'elle soit arrivée au
terme. Le Cartésianisme n'a succombé que lorsque Male-
branche et ses disciples en ont eu tiré toutes les conséquen-
ces idéalistes qu'il contenait. Le Condillacisme également n'a
succombé qu'après avoir donné toutes ses conséquences.
Ainsi de la philosophie allemande. Elle était engagée depuis
Kant dans une entreprise dont elle voulait voir la fin. Elle a
voulu épuiser jusqu'au bout l'hypothèse qiu explique toutes
choses par la pensée, par la pensée seule. Tout ce qui était
un progrès nouveau dans cette direction la charmait et la
captivait. Tout ce qui sortait de cette série de déductions
ne l'intéressait pas. La philosophie de Schopenhauer, tout en
acceptant en partie Ticléalisme de Kant, était surtout et dans
le fond une réaction réaliste : c'était, sous le nom de volonté,
le retour de la chose en soi, exorcisée par l'école de Fichte
et de Hegel. Il fallait attendre un temps de retour pour la
pensée réaliste, et ce temps de retour ne se manifesta que
vers 1840.
390 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Une autre raison, liée à la première, c'est qu'en 1819, épo-
que oîi parut le grand ouvrage de Schopenhauer, l'esprit hu-
main était dans une voie de confiance à la raison humaine
et d'espérances sans bornes dans ses destinées. Les disposi-
tions générales étaient religieuses ; sans doute d'une religio-
sité plus ou moins vague, mais cependant religieuses. On
croyait à la puissance des idées. Le panthéisme humanitaire
était aussi optimiste que l'orthodoxie. Dans cette disposition
universelle, une philosophie athée, pessimiste, misanthropi-
que, pleine de pitié et de mépris pour l'espèce humaine, une
philosophie qui aboutissait en définitive à l'anéantissement
de la volonté, et qui plaçait le bonheur suprême dans le nir-
vana, n'avait aucune chance de captiver les esprits.
Depuis 1848, au contraire, cette veine de coniiance illimi-
tée en la raison humaine était épuisée : le désenchantement
était venu. C'était l'heure du scepticisme amer, du mépris
quiétiste, de l'indifférence souveraine pour les choses hu-
maines. Le pessimisme avait trouvé son moment. En môme
temps, le grand mouvement idéaliste avait dit son dernier
mot : on revenait à la réalité. Schopenhauer, qui prétendait
concilier les deux points de vue, répondait encore par là à
un des besoins du temps nouveau. Enfin, le succès de Scho-
penhauer peut aussi être considéré comme la réaction de la
philosophie mondaine contre la philosophie d'université, dont
la dictature s'était imposée si longtemps. On se plut à penser
et à dire que la philosophie ne s'enseigne pas, qu'elle est une
œuvre tout individuelle, qu'elle s'inspire de la vie, non des
livres. Par toutes ces raisons, et d'autres encore trop longues
à énumérer, Schopenhauer s'empara tout à coup des imagi-
nations et des esprits et conquit sa place et son rang parmi
les étoiles de première grandeur en philosophie.
I
Schopenhauer avait admis sans réserve le principe de
Kant et de Ficlite, que le monde ne nous est connu que sous
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLOxNTE 391
la condition des formes subjectives de notre pensée, formes
qu'il ramenait à trois : le temps, l'espace, la causalité. Il a
môme heureusement résumé tout l'idéalisme allemand dans
cette formule : « Le monde est ma représentation. » Tout
ce côté de sa doctrine n'est que l'expression simplifiée de la
doctrine de Kant; mais voici la dilTérence. Tandis que Kant,
au delà de ces formes toutes subjectives de la représentation,
posait comme quelque chose d'inaccessible et d'incompré-
hensible ce qu'il appelait « la chose en soi, das Ding in sicli,
tandis que Fichtc, plus logique, faisait disparaître complc-
iement cette chose en soi, Schopenhauer, au contraire, la
rétablissait, la restaurait, et prétendait ainsi concilier le réa-
lisme et l'idéalisme; mais comment atteindre cette chose en
soi, si tout ne nous est connu que subjectivement? Notre
philosophe résolvait ce problème en distinguant le dehors et
le dedans. Du dehors l'être ne nous est connu que tel qu'il
nous apparaît; mais par le dedans il nous est connu tel
qu'il est, et par là il échappe aux conditions de la subjecti-
vité : « Nous voyons, dit-il, qu'il est impossible de pénétrer
par le dehors dans l'essence des choses. De quelque manière
qu'on s'y prenne, on n'atteint que des images et des mots.
On ressemble à quelqu'un qui tourne autour d'un château,
cherchant un accès, et qui en prendrait le croquis. C'est
-cependant le seul chemin que tous les philosophes ont suivi
Avant moi. » Môme l'individu, quand il se considère du
dehors, comme il considère les autres êtres, c'est-à-dire sous
Jes conditions de l'espace, du temps, de hi causalité, n'est
«ncore, comme tout le reste, qu'une représentation; mais il
€st présent à lui-même d'une autre manière, à titre de vo-
lonté : « Le mot du problème est volonté. C'est ce mot, et ce
mot seul, qui lui donne la clef de son propre phénomène et
iui en fait voir la signification, qui lui montre les ressorts
intérieurs de son être, de son action, de ses mouvements. Le
sujet de la connaissance, qui, comme individu, se manifeste
à lui-même par son identité avec le corps, connaît ce corps
(c'est-à-dire lui-même) de deux manières différentes : d'une
392 APPEiNDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
part, comme représentation dans une intuition, comme un
objet entre les objets soumis aux lois de l'objectivité, et en
second lieu d'une tout autre manière, comme quelque chose
d'immédiatement connu de chacun : ce que désigne le mot
volonté. Tout acte vrai de volonté est infailliblement un mou-
vement (lu corps; cette volonté ne peut vouloir l'acte sans
le percevoir en même temps comme mouvement du corps.
L'acte et l'action du corps ne sont pas deux états distincts,
objectivement connus, unis par le lien de la causalité et dans
le rapport de la cause à l'elïet : ils ne sont qu'une seule et
même chose, donnée de deux manières dillerentes : d'une
})art immédiatement, et tle l'autre dans une intuilion pour
lentendement. L'action du corps n'est autre chose que l'acte
de la volonté objective \ »
Tel est le point de départ de Schopenhauer, tel est le prin-
cipe originel de sa doctrine. Il se ramène à deux points : le
premier, c'est que la chose en soi, le réel, ne peut être saisi
par le dehors, mais se saisit lui-même intérieurement dans
l'acte de volonté. Le second, c'est que l'acte et le mouvement
corporel ne sont pas deux choses distinctes, l'une cause et
l'autre elFet : c'est un seul et même acte, qui intérieure-
ment est volonté, et extérieurement nous apparaît sous la
forme du mouvement de nos organes. Le corps n'est que
la volonté objective. On comprendra mieux cette doctrine
si nous la comparons à une autre doctrine qui nous est plus
familière en France, celle de Maine de Biran, avec laquelle
elle a des rapports'. Gomme Schopenhauer, Biran pense que
i. Die Welt al.1 Wille, II Buch, § 18, p. 119 (.3c édit.; Leipzig, 18o9).
2. Ce rapprochemeut est vcuii ^pontauémeiit à l;i pensée d'un savant philoso-
phe allemand, y], le professeur Uberweg, de Konigsbcrg, dont la science doit
regretter la perte prématurée. A propos d'une très courte analyse de la doc-
Irine de Biran, que nous lui avions adressée, il nous écrivit, en janvier 1868 :
« Les profondes spéculations de Maine de Biran sont digues de la plus haute
estime. Eu quelle année sont parus ses Rapports du phi/si</ue et du moral?
Serait-ce entre 1812 et 1818? 11 serait intéressant de savoir si Schopenhauer a
emprunté quelque chose à ce livre. >» La réponse est facile. L'ouvrage de iîiran,
quoique couronné en 1811 par l'Académie de Copenhague, n'a été pul)iié qu'en
1831. 11 est donc évident que Schopenhauer n'a rien pu lui emprunter. 11 a
cependant connu le livre de Biran, mais après coup ; et il ne le cite que pour le
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ 393
ce n'est pas par le dehors, mais par le dedans, que l'être
peut être connu, que c'est en tant que sujet et non en tant
qu'objet que la chose en soi nous est accessible. Il pense en-
core, avec Schopenhauer, que le sujet se révèle à lui-même
comme volonté. Il reproche aux anciens philosophes, même
à Descartes, de n'avoir connu rame qu'à titre de substance,
c'est-à-dire comme un objet qui nous serait quelque chose d'é-
\ tranger, tout aussi bien que la substance matérielle, et qu'à
ce titre nous n'en pouvons rien savoir; mais en tant qu'elle se
manifeste dans un acte de volonté, elle se connaît du dedans
comme activité vivante, et elle est le seul type que nous
puissions nous former de la substance et de la cause. Il est
vrai que Biran n'admet pas que la volonté et le corps soient
une seule et même chose : mais c'est là une doctrine méta-
physique qui n'est pas contenue nécessairement dans le fait
intérieur du vouloir; or Biran se renferme dans le domaine
de la psychologie; mais là même, et tout en distinguant,
dans l'acte de volonté, la cause de l'etTet, cependant sa doc-
trine se rapproche encore de celle de Schopenhauer, car il
admet, sinon l'identité, au moins l'indissolubilité des deux
éléments. Ce qu'il appelle le fait primitif est un fait indivisi-
ble, quoique composé de deux termes distincts : d'une part
l'effort voulu ou acte de volonté, de l'autre une résistance
organi([ue qui se manifeste sous forme de sensation muscu-
laire. Le corps, quel qu'il soit en lui-même, nous est donc
donné d'abord comme le point d'application du vouloir,
c'est-à-dire comme un objet qui nous est^ immédiatement
uni et dont nous avons une connaissance subjective comme
terme de l'effort volontaire, avant qu'il nous apparaisse
comme quelque chose d'objectif à l'aide des sens extérieurs.
Une fois la volonté saisie en nous-mêmes par le sens intime,
Schopenhauer, avec cette facilité d'hypothèse et de synthèse
qui caractérise le génie allemand, pose que le même être qui
critiquer, dans le second volume de son ouvrage, paru très longtemps après
le premier. 11 lui reproche de n'avoir pas su que l'acte de la volonté et le mou-
vement du corps sont une seule et même chose.
39i APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
est en moi sous forme de volonté consciente est en même
temps celui qui réside au fond du monde extérieur sous forme
de volonté inconsciente. Le monde, qui, vu du dehors, n'est
autre chose que ma représentation, est en soi volonté. Il faut
cependant une raison pour objectiver ainsi la volonté et pour
donner ce nom à la chose en soi, au lieu de l'appeler la subs-
tance, la force, la matière. Cette raison décisive et capitale,
sans laquelle le système de Schopenhauer n'aurait pas de
sens, c'est la finalité dans la nature. A quoi se reconnaît,
en efTet, ce que nous appelons volonté? A la poursuite d'un
but. Sans but, pas de volonté. Sans volonté, pas de but, La
cause finale, qui peut être un accessoire dans d'autres doc-
trines, est ici une partie essentielle du système, et même sa
base fondamentale. Aussi n'existe-t-il pas en philosophie un
cause-finalier aussi décidé que Schopenhauer. Il l'est jusque
dans le dernier détail. On croirait entendre un Bernardin de
Saint-Pierre pessimiste. Il nous offre, à ce point de vue, une
riche moisson de faits et d'exemples, et tombe même dans
les exagérations auxquelles ce point de vue prête facilement.
Si la volonté, qui est la substance de la nature, est une
volonté qui poursuit des buts, que lui manque-t-il pour que
nous lui donnions le nom de Dieu? Schopenhauer serait-il
donc un théiste, ou tout au moins un panthéiste? 11 repousse
ces deux dénominations; il a horreur du théisme, qu'il consi-
dère comme un produit du judaïsme, et il méprise le pan-
théisme comme une hypocrisie. Il semble animé par une
sorte de sentiment d'impiété puisé dans la pbilosophie du
xvLii^ siècle. Deux choses manquent à la volonté pour être
ce que nous appelons Dieu : elle n'est pas intelligente;
elle n'est pas bonne. Elle poursuit un but sans savoir ce
qu'elle fait. Donc elle n'est pas intelligente. Agissant à l'a-
veugle, elle fait le mal comme le bien, et même plus que
Je bien, et le monde dont elle est la cause est le plus mau-
vais des mondes possibles : donc elle n'est pas bonne. Dans
ses conversations avec Frauenslad, Schopenhauer parle sur
le ton le plus méprisant de ce qu'il appelle der Ucbc Golt,
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ 395
le bon Dieu. Nous avons donc affaire en lui à un athée d'in-
tention, sinon de fait, un athée qui croit aux causes finales
et au néant du monde.
C'est une doctrine remarquable chez Schopenhauer que
l'intelligence est d'ordre secondaire et dérivée [secundaen-n
Ursprungs)^ et môme tertiaire. La première place appartient
à la volonté [das Primat des Willens)^ le second rang à l'or-
ganisme, le troisième à Fintelligence. La volonté est méta-
physique, l'intelligence est physique. La volonté est chaleur,
l'intelligence est lumière. L'intelligence va se dégradant à
mesure que l'organisme devient moins parfait, mais la vo-
lonté est tout entière dans le dernier des insectes. L'intel-
ligence se fatigue, la volonté est infatigable. Si la volonté
dérivait de l'intelligence, elles devraient être en raison l'une
de l'autre; mais les faits sont contraires à cette théorie. Le
cœur est supérieur à la tète : c'est dans le cœur et non dans
la tête qu'est l'individualité, l'immortalité. L'intelligence
est intermittente; la volonté, le cœur, Icpri/ninn mobile, ne
s'arrête pas.
Cette théorie du primat de la volonté est incontestable-
ment ce qu'il y a de plus nouveau et de plus original dans
la philosophie de Schopenhauer. 11 en exagère sans doute
l'importance en se comparant à Lavoisier et en prétendant
avoir fait pour la philosophie, par la séparation de ces deux
éléments, volonté et intelligence, ce que Lavoisier avait fait
pour la chimie, par la séparation des deux éléments de l'eau.
Il est néanmoins certain qu'on trouverait peu d'exemples
d'une théorie semblable dans l'histoire de la philosophie. Le
seul prédécesseur que Shopenhauer se reconnaisse, c'est
Bichat. La distinction de la vie organique et de la vie ani-
male, la première engendrant les passions, la seconde les
sensations, telle est la base commune de Bichat et de Scho-
penhauer, car les passions ne sont pour lui que la volonté.
Quel que soit le degré d'originalité de cette théorie du
primat de la volonté, on ne peut nier qu'elle ne soit une
sorte de rétractation de toute la philosophie allemande, dont
396 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Fichte exprimait ainsi le principe en 1794 : u II n'y a que
deux points de départ possibles en philosophie : ou l'intelli-
gence en soi, ou la chose en soi. De là deux systèmes:
l'idéalisme ou le dogmatisme. » Or le dogmatisme, celui qui
part de la chose en soi, est incapable, selon Fichte, d'expli-
quer l'intelligence. En effet, « l'intelligence, comme telle, se
voit elle-même, et cette propriété de se voir soi-même est
immédiatement unie en elle avec tout ce qui lui arrive ; c'est
même dans cette union de l'être et du voir [des Sehens) que
réside la nature de l'intelligence. Ce qui est en elle et ce
qu'elle est en général, elle Vest jjoiir elle-même, et c'est seu-
lement en tant qu'elle est pour elle-même qu'elle est intelli-
gence. — Une chose, au contraire, peut être de mille manières
(liirérentes; mais si l'on demande: Pour qui est-elle de telle
et telle manière? » personne, comprenant la question, ne ré-
pondra : « Pour elle-même ; » mais il faut toujours supposer
une intelligence pour qui elle est cela; tandis qu'au con-
traire l'intelligence est nécessairement pour elle-même, et,
en tant qu'on la pose, on la pose comme telle. 11 y a donc
dans l'intelligence, pour ainsi dire, une double série : celle
de l'être et celle du voir [des Zusehens), de l'idéal et du réel,
et c'est dans l'union inséparable de ces deux éléments que
consiste son être; au contraire, dans la chose il n'y a qu'une
seule série, celle qui consiste simplement à être posée
comme existant sans retour sur soi-même. L'intelligence
et la chose sont donc absolument opposées l'une à l'autre :
elles résident dans deux mondes dilTérents entre lesquels il
n'y a pas de pont. Vous n'obtiendrez jamais l'intelligence,
si vous ne la supposez pas d'abord comme un premier,
comme un absolu [rin erstes, absolûtes). La série de l'être
restera toujours simple, et jamais vous ne passerez de l'être
à la représentation, car vous faites un saut monstrueux dans
un monde entièrement étranger à votre principe*. » Ainsi,
suivant Fichte, l'intelligence en la pensée est un principe
1. Fichtc's, Sœmmtliche Wo-kc, t. I", p. 437. Ersle KinlcUung in die Wis-
senscha/ïlehre.
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ 397
premier, qui ne peut être déduit d'aucun autre. Si on ne
la pose pas en soi, on n'y arrivera jamais. Jamais la série
simple ne deviendra une série double. Jamais l'être ne se
repliera sur lui-même. Ainsi l'être ne fondera jamais la
pensée, mais au contraire la pensée fondera l'être, car la
pensée est un acte, et un acte conscient; or, en tant qu'acte,
elle fonde l'être; en tant que conscience, elle fonde l'intelli-
gence. Cette doctrine, selon nous, est la vraie. Il faut placer
l'intelligence à l'origine des choses, ou se résigner à ne la
rencontrer jamais. Schopenliauer, en élevant la volonté au-
dessus de l'intelligence, revenait donc aux vieux errements
du réalisme. Nous soutenons, au contraire, que les deux élé-
ments sont inséparables et que la métaphysique de Scho-
penliauer est une métaphysique bâtarde, à mi-chemin du
réalisme et de l'idéalisme; elle n'a été qu'un passage du
grand idéalisme allemand au matérialisme restauré.
La volonté étant donc le fait initial, fondamental, la base
de tous les phénomènes, le monde n'est autre chose que
l'objectivation de la volonté. Mais pourquoi la volonté s'ob-
jective-t-elle? Pourquoi ne reste-t-elle pas éternellement
en repos dans son unité immobile? Pourquoi produit-elle
un monde qui est une illusion et qu'elle prend pour une
réalité? Schopenhauer, comme tous les métaphysiciens et
tous les théologiens, échoue devant ce problème. Il ne paraît
pas même avoir cherché à le résoudre. Il se contente de
constater par l'expérience que le monde est un mauvais
rêve, sans se demander pourquoi la volonté absolue, qui est
libre, s'est avisée de ce mauvais rêve, et qu'est-ce qui l'y a
obligée. Toujours est-il que le monde est mauvais, et « le
plus mauvais des mondes possibles » ; que « l'optimisme est
la plus plate niaiserie qui ait été inventée par les « profes-
seurs de philosophie ». Ce n'est pas l'expérience seulement
qui plaide en faveur du pessimisme, c'est le raisonnement.
En effet, le fond de la volonté, c'est l'etTort; or l'effort est
une douleur : « Tout etTort naît d'un besoin; tant qu'il n'est
pas satisfait, c'est une douleur; et s'il est satisfait, cette
39S APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
satisfaction ne pouvant durer, il en résulte un nouveau
besoin et une nouvelle douleur. Vouloir, c'est donc essen-
tiellement souffrir, et toute vie est douleur. » Le vouloir,
avec l'effort qui en est l'essence, ressemble à une soif inex-
tinguible. La vie n'est qu'une lutte pour l'existence avec la
certitude d'être vaincu. Vouloir sans motif, toujours souf-
frir, toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite pendant
des siècles, jusqu'à ce que la croûte de notre planète s'é-
caille en petits morceaux. »
Le pessimisme, comme l'optimisme, ne peut se prouver
par l'expérience. On énumère de part et d'autre les biens
et les maux; mais comment prouver que la somme des uns
l'emporte sur celle des autres? Ce qui est cependant la vraie
question. Chacun en juge d'après son humeur; ceux qui ont
Tàme gaie et joyeuse trouvent que tout est pour le mieux,
surtout lorsque la fortune leur sourit. Ceux qui ont le
caractère mal fait prennent tout au tragique et ne sont con-
tents de rien. Qui jugera ce procès? C'est donc à des raisons
à priori qu'il faut recourir. Celle que donne Schopenliauer
nous paraît faible. La vie est un effort, dit-il; tout effort
est douloureux; donc la vie est douleur. Mais est-il vrai que
tout effort soit douloureux? C'est ce qui est en question.
jNous soutenons, au contraire, que tout effort modéré est plus
agréable que pénible. L'effort d'une ascension dans la mon-
tagne par un beau temps, quand on jouit d'une bonne santé,
est un plaisir, et non une douleur. L'effort du travail intel-
lectuel, quand il est heureux, est le plus grand des plaisirs;
et, en général, le plaisir actif qui suit l'effort est plus vif
et plus profond que le plaisir passif qui en est privé. Les
petites douleurs (les demi-douleurs, comme dit Leibniz) qui
se mêlent à l'effort en font ressortir le charme. Ce sont « des
petites sollicitations (|ui nous tiennent toujours en haleine ».
L'effort n'est douloureux (|ue lorsqu'il est disproportionné.
Ce qui prouve que, dans la plupart des cas, il n'est pas teU
c'est que l'humanité dure, ainsi que la vie dans le monde.
Le mal, en effet, est essentiellement destructeur. S'il l'em-
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ 399
portait réellement, il aurait son remède en lui-môme ; car
il aurait bien vite détruit la vie et, avec elle, la faculté de
souffrir.
On sait que le pessimisme de Scliopenhauer a été la prin-
cipale cause de la vogue de ce philosophe en Allemagne. Le
monde, juge assez incompétent en philosophie, ne s'intéresse
aux doctrines qu'autant qu'elles flattent ses penchants, ses
passions, ses inquiétudes. Telle philosophie réussit parce
qu'elle encourage et défend les idées religieuses ; on ne la
considère pas en elle-même : elle est bonne par cela seul
qu'elle prend le parti de nos inclinations. Mais il y a dans le
monde autant de révolte contre la Providence que de pieuse
soumission à ses décrets : peut-être môme la soumission
est-elle plus apparente que réelle, et la révolte est-elle beau-
coup plus profonde et plus répandue que la soumission.
Ajoutons encore qu'en Allemagne le principe protestant est
favorable au pessimisme, au moins relatif, de sorte que le
préjugé religieux, aussi bien que le préjugé impie, se trou-
vaient d'accord pour admirer une doctrine que les grands
philosophes ont toujours dédaignée; car l'idée d'un principe
absolument mauvais ou absolument fou est bien l'idée la
plus antiphilosophique que l'on puisse imaginer.
Admettons cependant, avec Schopenhauer, que le pessi-
misme est le vrai, que le monde est le plus mauvais de smon-
dcs possibles : quel sera le remède ? Pour trouver le remède,
il suffit de connaître l'origine du mal. Le mal est dans le
vouloir-vivre, le remède sera dans la négaiion du vouloir-
vivre. La volonté est indestructible en elle-même. Mais la
vie et la volonté de vivre ne sont pas la même chose que
la volonté en soi. La volonté s'est trompée en créant le monde,
et dans l'homme, quand elle arrive à la conscience, elle re-
connaît qu'elle s'est trompée. Une fois là, elle se pose la ques-
tion : « Faut-il affirmer la vie et perpétuer la douleur? Faut-il
nier la vie et arriver au repos?» Voici donc la connaissance,
l'intelligence, qui n'était jusque-là qu'un phénomène secon-
daire ou tertiaire, et qui devient maintenant le juge, l'arbitre
400 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
tre de la volonté. C'est par elle qu'est venu le vouloir-vivre,
et, avec ce vouloir, la douleur et la folie du monde. Comment
donc vaincre la vie? Est-ce par le suicide? Non, car la vo-
lonté est indestructible; elle se réincarne dans d'autres êtres.
Le suicide n'est qu'un atlranchissement individuel, égoïste.
Ce qu'il faut, c'est un affranchissement universel, désinté-
ressé; c'est ce que fait 1' « ascétisme ». Le vrai remède, c'est
l'affranchissement du plaisir, le renoncement aux sens, et
surtout au sens qui donne la vie. C'est la chasteté et le céli-
bat, qui délivrent le monde en supprimant la génération et la
postérité. Schopenhauer cite, à l'appui de sa doctrine, de
nombreux textes mystiques empruntés soit aux hérésies
chrétiennes, soit môme aux docteurs orthodoxes, contre le
mariage : Utinam omnes hoc vellent! dit saint Augustin. Multo
cilius Dei civitas comjjleretur. Ainsi, suivant Schopenhauer, la
chasteté libre et absolue, voilà le premier pas dans la voie de
l'ascétisme. « Avec la disparition de l'intelligence disparaî-
trait le monde, car sans sujet pas d'objet ; et si les plus hauts
degrés de la volonté (l'humanité) venaient à s'évanouir, il est
permis de penser que les plus humbles (l'animalité) dispa-
raîtraient également. » Ici encore il est facile de reconnaître
l'influence de la doctrine protestante, car on sait que, dans
cette Eglise, les défenseurs absolus du péché originel lui at-
tribuent jusqu'à l'origine du mal dans les animaux. Le salut
de l'homme est donc le salut de la création tout entière.
Voilà le célèbre nirvana dont on a tant parlé, et que Scho-
penhauer a emprunté au bouddhisme. Il consiste, en défi-
nitive, dans la suppression du mariage. Il serait oiseux de
faire remarquer combien tel remède est impraticable, et par
conséquent inutile; mais, ce remède fût-il possible, on voit
encore combien il est illusoire, arbitraire, fantastique, de
supposer que la disparition de Ihumanité entraînerait la
disparition de l'animalité et de toutes les formes de la vie
sur le globe. Lors môme qu'on irait jusque-là, que fait-on du
reste du monde, de l'univers tout entier? Est-il lié au sort de
rhomme, de telle sorte qu'avec l'homme la vie et le mal ap-
LA PIIILOSOPIIIE DE LA VOLOiNTÈ 401
paraissent clans l'univers, et qu'avec lui ils disparaissent en
même temps partout? N'est-ce pas revenir au vieux préjugé
théologique qui fait de la terre le centre du monde, et de
l'homme le terme de toute création? Enfin, puisque la vo-
lonté n'a pas attendu la permission de l'homme pour s'ob-
jectiver, comment croire qu'elle cessera de le faire parce
qu'il nous plaira d'arrêter le cours des générations, et, puis-
qu'elle ne sait pas ce qu'elle fait, pourquoi la première cause
inconnue qui l'a sollicitée une première fois à s'incarner,
ne l'y pousserait-elle pas de nouveau dans un cercle sans fm?
Ajoutez que si Schopenhauer donne des raisons en faveur
du célibat, il n'en donne aucune en faveur de la chasteté, ce
qui n'est pas la même chose. Pour supprimer le mal dans le
monde, il suffit de supprimer la postérité, mais il est inutile
de se priver du plaisir. Les ascètes et les mystiques dont
Schopenhauer invoque l'autorité ont des raisons de renoncer
aux plaisirs : ce n'est pas que le plaisir soit mauvais en soi,
c'est que ce sont des plaisirs inférieurs qui nous éloignent
des vrais et purs plaisirs de la piété et de la contemplation.
Il n'en est pas de même dans Schopenhauer : la vie n'est
mauvaise qu'en tant qu'elle est douloureuse. Evitons donc la
douleur. Mais pourquoi se priver du plaisir, si l'on en use
sagement, c'est-à-dire avec égoïsme? Au fond, un tel ascé
tisme pourrait bien aboutir à ne rejeter de la vie que les
charges, et, en amour, à ne se priver que de ce qu'il a de
noble et de généreux.
II
En passant de Schopenhauer à M. de Hartmann, nous
avons affaire, sinon à un génie aussi original, du moins à
une nature plus sympathique et plus élevée. Le pessimisme
théorique parait s'unir en lui à des mœurs plus douces. Il n'a
point cette misanthropie brutale et cynique qui fait de Scho-
penhauer un personnage si amusant, mais si insupportable.
Il répudie la manière grossière et basse dont Schopenhauer
II. :.G
102 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
parle des femmes, et déclare que ceux qui ne savent pas
respecter les femmes n'ont connu que celles qui ne méritent
pas d'être respectées. Il ne paraît pas avoir voulu contri-
buer pour sa part à la fm du monde, car il s'est marié, il
a des enfants, et il nous a donné, dans son autobiographie,
un tableau aimable et piquant de son intérieur : « Dans
notre ménage, dit-il, ma femme bien-aimée, la compagne
intelligente de mes poursuites idéales, représente l'élément
pessimiste. Tandis que je défends la cause de l'optimisme
révolutionnaire, elle se déclare hostile au progrès. A nos
pieds joue avec un chien, son fidèle ami, un bel et florissant
enfant qui s'essaye à combiner les verbes et les substantifs.
Il s'est déjà élevé à la conscience que Fichte prête à son moi,
mais ne parle encore de ce moi, comme Fichte le fait souvent
lui-même, qu'à la troisième personne. Mes parents et ceux
de ma femme, ainsi qu'un cercle d'amis choisis, partagent et
animent nos entretiens et nos plaisirs, et un ami philosophe
disait dernièrement de nous : « Si l'on veut voir encore une
fois des visages satisfaits, il faut aller chez les pessimistes. »
La Philosophie de Vmconsc\ent, ouvrage capital de M. de
Hartmann, est le livre philosophique qui a fait le plus de
bruit en Allemagne depuis une dizaine d'années, et il mérite
sa réputation par l'étendue des connaissances, l'intérêt de
l'exposition, l'originalité des vues. Même le pessimisme exa-
géré de l'auteur, et qui, selon nous, est insoutenable philoso-
phiquement, est un point de vue utile à développer et à rap-
peler. L'optimisme tombe trop facilement dans la banalité
et dans l'indifférence ; on oublie trop les misères humaines.
Paru pour la première fois en 18G6, l'ouvrage a eu sept édi-
tions. Un jeune professeur de l'université, M. Nolen, connu
parmi savant travail sur les rapports de Leibniz et de Kant,
et très compétent en philosophie allemande, vient de nous
donner de la septième cl dernière édition une traduction
française' facile, naturelle, lidèle, faite sous les yeux et avec
1. La l'hilosophie de l'inconscient {2. vol. iii-8"). Daus la Bibliothèque de phi-
losophie coutoniporainc, on a aussi traduit do M. de llartmaun deux écrits moins
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTE 403
la coopération de l'auteur, et précédée d'une savante intro-
duction où seulement, selon le défaut commun à tout tra-
ducteur, il nous parait un peu trop verser dans le sens de
l'original. Enfin cette traduction est précédée d'une lettre
de M. de Hartmann, spécialement écrite pour le lecteur fran-
çais, et qui contient quelques observations intéressantes'.
Demandons-nous maintenant en quoi consiste la philoso-
phie de M. de Hartmann. En quoi se distingue-t-elle de la
philosophie de Schelling et de Hegel? en quoi de la philo-
sophie de Schopenhauer? Ce sont des nuances assez difficiles
à démêler pour qui ne connaît pas les différentes phases de
la philosophie allemande. Nous ne pouvons que nous bor-
ner à quelques traits essentiels. Le principe de l'inconscient
paraît bien, au premier abord, n'avoir rien de nouveau et
être le principe commun de toute la philosophie allemande,
ou, tout au moins, celui de Schelling et de Hegel. Ces philo-
sophes n'ont-ils pas considéré la conscience comme un phé-
nomène secondaire né du conflit entre le sujet et l'objet? Le
développement de l'absolu était donc inconscient; mais si
ces philosophes avaient posé ce principe, ils ne s'étaient pas
appliqués à le démontrer. Hs n'avaient pas établi la néces-
sité d'une inconscience primitive. Sans doute l'école de Schel-
ling, précisément à titre de philosophie de la nature, avait
dû insister sur le côté instinctif et spontané de la vie et de
l'organisme. Je ne connais pas le livre de Schubert sur le
« côté nocturne » de la nature [die Nachtseite)\ mais il me
importants, la Religion de l'avenir et le Darwinisme. Ce dernier ouvrage, très
curieux, a été traduit par JL Georges Guéroult. — Voj-ez aussi, dans la Revue des
Deux Mondes du 1<='' cet. 1S74, l'étude de M. Albert Réville sur .AL de Hartmann.
1. Par exemple, M. de Hartmann fait remarquer la grande difficulté qu'ap-
porte la langue française à la création des mots nouveaux. Evidemment c'est
un blâme indirect dans sa pensée. Je ne veux pas méconnaître les inconvé-
nients de ce purisme, qui est peut-être exagéré; mais il faut en voir aussi les
civautages. La nécessité de se servir des mots éprouvés auxquels un long usage
a donné une signification très nette, est extrêmement utile à la netteté de la
pensée. Au contraire, un mot nouveau que je ne connais pas, et qui correpoud
à une pensée nouvelle que je n'ai pas encore n'apporte à mon esprit qu'une
notion vague. On peut s'expliquer sans doute; mais on si s'explique par des
mots nouveaux, la même difficulté se produit, et la pensée reste vague. De là le
vague de la philosophie allemande et la netteté de la philosophie française.
404 APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
semble que cela doit être quelque chose d'analogue à Hart-
mann. La même école, à titre de philosophie esthétique, avait
aussi beaucoup insisté sur le côté spontané, et par consé-
quent inconscient, du génie et de l'imagination. Néanmoins
il est permis de dire que le problème n'avait pas été serré de
près, sauf par Fichtc, qui avait montré la nécessité de la con-
science comme d'un fait premier, mais dont les idées sur ce
point avaient été trop oubliées et trop négligées, môme par
lui-môme. Le problème de la conscience et de l'inconscience
avait été tellement recouvert, en quelque sorte, par tant d'au-
tres problèmes, qu'on ne s'y était pas particulièrement atta-
ché, et qu'on ne l'avait pas traité pour lui-môme. A ce point
de vue, le livre de M. de Hartmann constitue une œuvre vrai-
ment nouvelle et surtout écrite dans une méthode toute dif-
férente; c'est un livre riche défaits, où la connaissance des
sciences expérimentales est profonde et continue. Ce n'est
plus la méthode algébrique, constructive, toute à priori, de la
grande idéologie allemande ; c'est la méthode inductive, ana-
lytique, expérimentale. H faut distinguer dans ce livre deux
parties : la phénoménologie de l'inconscient, et la métaphy-
sique de l'inconscient. Or, quelque jugement que l'on porte
sur ces deux parties, on ne peut méconnaître la richesse et
l'utilité de la première. Toutes les écoles de philosophie peu-
vent y apprendre, et en particulier le spiritualisme n'a rien
à en rejeter. Nous sommes depuis longtemps, en effet, habi-
tués, depuis Leibniz, à admettre l'existence des perceptions
obscures et des idées latentes, et une monographie aussi ap-
profondie sur le rôle de l'inconscient dans tous les domaines
de la nature est réellement une acquisition pour la science^
quelque ])arti qu'on prenne d'ailleurs sur la nature du pre-
mier principe. 11 est vrai que Hartmann ne se contente pas,
comme Leibniz, de perceptions obscures, et qu'il soutient
contre lui, et à la lettre, l'existence de perceptions incons-
cientes; ce n'est là qu'une dilTérence dans l'interprétation;
des faits ; mais les mêmes faits peuvent être reconnus de
part et d'autre. On lira donc avec un vif intérêt et une
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ 405
véritable instruction tout ce que Tautcur nous apprend de
l'inconscient dans la vie corporelle et dans la vie spirituelle,
dans l'amour, dans la sensibilité, dans le caractère et la vo-
lonté, dans l'art, dans roriginc du langage, dans la pensée,
dans la perception sensible, etc. C'est toute une psychologie
de l'inconscient qui vient enrichir et compléter la psycholo-
gie du conscient. On ne diminuerait pas le mérite de l'auteur
en disant que d'autres philosophes avaient eu la même idée;
car autre chose est une doctrine théorique appuyée de quel-
ques exemples, et toute une science, tout un système, où la
série totale des faits, soit dans le domaine physiologique, soit
dans le domaine psychologique, est développée. Cependant,
malgré les mérites que nous venons de signaler, nous repro-
chons à Tauteur de n'avoir pas encore assez séparé la phéno-
ménologie de la métaphysique. Il devait se contenter de dire,
à notre sens : <( Il y a de l'inconscient dans la nature, » et
non pas, comme il le fait sans cesse : « L'inconscient se ma-
nifeste dans la nature, » comme s'il était accordé d'avance
qu'il y a un principe appelé l'inconscient, et que l'absolu est
ce principe même, tandis que ce sera précisément l'objet de
la seconde partie d'établir cette doctrine.
Nous préférons donc de beaucoup la première partie du
livre à la seconde. La première, comme analyse expérimen-
tale de l'élément inconscient ou obscur dans les choses, est
une véritable acquisition pour la science. La seconde, quoi-
que pleine de talent, nous parait une œuvre hybride et arti-
ficielle composée de pièces et de morceaux, et où le désir
d'être original est plus frappant que l'originalité elle-même.
Cependant la nature de notre étude, essentiellement méta-
physique, nous oblige à faire ce tort à l'auteur d'insister plus
sur la seconde partie que sur la première. Le lecteur voudra
donc bien atténuer les critiques que notre sujet nous impose
par les approbations qui portent précisément sur ce qu'il
nous interdit.
La métaphysique de M. de Hartmann a pour objet d'éta-
blir non seulement, comme nous le disons, qu'il y a de l'in-
406 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
conscient dans la nature, mais que le principe des choses est
inconscient. Il l'est par essence; il l'est d'une manière abso-
lue : aussi peut-il être appelé rinconscient.
Cette dénomination n'aurait aucun sens si l'on admettait
que le principe des choses est la matière. Si, en effet, le
monde n'est qu'une agrégation de particules purement ma-
térielles, c'est-à-dire étendues, figurées, mobiles, dures, im-
pénétrables, etc., il n'y a pas lieu de se demander si de telles
substances sont conscientes ou inconscientes. La question
n'aurait pas même de sens. Elle ne se pose que lorsque l'on
s'est élevé au-dessus du matérialisme, et qu'au delà de la
matière on admet un principe suprasensible, la force. Hart-
mann non seulement superpose la force à la matière, mais
il réduit absolument la matière à la force. Maintenant la
force elle-même, si elle n'obéissait qu'à des lois physiques
et mécaniques, n'aurait nul besoin de conscience; et il serait
par conséquent inutile de la caractériser par l'attribut de
l'inconscience. Jamais les physiciens n'ont appelé la force
ni consciente ni inconsciente. On n'emploie cette expression
que lorsqu'on rencontre des faits qui sembleraient devoir
s'expliquer par la conscience, qui sont des apparences de
conscience, à savoir des faits d'art, de combinaison et de
science. Ici encore, comme dans Schopenhauer, les faits de
finalité sont la base et la matière du système. Sans finalité,
pas de volonté, et par conséquent nul lieu de se demander si
le principe des choses est conscient ou inconscient. Une telle
expression suppose donc au moins la volonté; mais ce n'est
pas tout. Si l'on admet, avec Schopenhauer, que le principe
absolu est une volonté, mais une volonté sans intelligence,
que l'intelligence est un fait secondaire et surajouté, il serait
encore sans signification de l'appeler inconscient; car il va
de soi que ce qui n'est pas intelligent n'est pas conscient,
et cela est inutile à dire. La question n'a donc un sens que si
on admet que le principe des choses non seulement est une
volonté, mais encore une intelligence. Alors il vaut la peine
de dire que cette intelligence est inconsciente, précisément
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLOiNTE 407
parce qiion est habitué à penser et à affirmer le contraire.
L'inconscience devient alors un attribut caractéristique et
significatif. C'est ainsi que la philosophie de l'inconscient,
qui est propre à M. de Hartmann, se distingue de la philoso-
phie de la volonté, qui est celle de Schopenhauer.
Le principe de Hartmann, en effet, n'est pas seulement la
volonté, mais la volonté unie à l'intelligence. Schopenhauer
avait séparé la volonté et l'idée (la représentation, die Vor-
stellung)^; Hartmann les réconcilie, et il est beaucoup plus
près de la vérité. La volonté, selon lui, suppose toujours
deux idées : celle d'un état présent comme point de départ,
celle d'un état futur comme point d'arrivée. Le vouloir n'a
de réalité que par le rapport qu'il établit entre l'état présent
et l'état futur. H n'y a pas de volonté sans objet. Une volonté
qui ne veut rien n'est rien. D'oiî cette conclusion : pas de
volonté sans idée : &pî/.T'./.ôv ojx avsj cpr/Tajîaî. Le vouloir n'est
que le pouvoir formel ou abstrait de réaliser quelque chose
en général. Le contenu de cet acte ne peut être conçu que
comme représentation ou idée. Nous devons admettre que le
contenu de la représentation est toujours une idée : on ne
peut parler de la volonté sans parler de l'idée. De là, dit
Hartmann, l'étonnante lacune qui se rencontre dans le sys-
tème de Schopenhauer. L'idée n'y est pas reconnue comme
constituant exclusivement le contenu de la volonté. La vo-
lonté toute seule, quoique aveugle, se conduit néanmoins
comme si l'idée lui fournissait son contenu. xVinsi d'une part
les disciples de Schopenhauer se sont trompés en admettant
une volonté sans idée. Mais les disciples de Hegel et de Her-
bart se sont également trompés en admettant que l'idée est
la volonté. C'est faux : ni les uns ni les autres ne suppriment
réellement l'élément qu'ils passent sous silence; ils le sous-
entendent. Schopenhauer admet également un contenu de
la volonté; et ce contenu ne peut être que l'idée; Hegel et
1. Le traducteur a partout rendu le mot Vorstellung par idre. C'est une tra-
duction préférable, si l'on veut, pour l'élégance et la rapidité; mais le sens
précis est représentation. C'est le mot commun.
408 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Ilerbai't admettent simplement que ridée a le pouvoir de se
réaliser elle-même, ce qui est au fond l'attribut de la volonté.
La doctrine de Hartmann se présente donc comme une con-
ciliation de Hegel et de Schopenhauer.
La vraie question n'est donc pas de savoir s'il y a une vo-
lonté sans idée (ce qui est impossible), mais s'il y a idée sans
conscience. Cependant, si on se borne à ces termes, on n'at-
teindra pas encore le dernier problème, car on peut encore
admettre des idées inconscientes et latentes ; et ceux qui
croient aux idées innées et aux concepts à priori admettent
bien quelque chose de semblable. La question est plus haute.
H s'agit de savoir, non pas s'il y a tel degré d'inconscience
dans l'ordre des intelligences secondes, mais si l'intelligence
première est inconsciente en soi, en un mot quel est le pre-
mier, de la conscience ou de l'inconscience. La conscience
est-elle un absolu, un premier [ein Absolûtes, ein Erstes)! ou
n'est-elle qu'un phénomène consécutif, surajouté, extérieur
à l'intelligence? Est-elle, au contraire, le fond, l'essence
même de l'intelligence? Voilà la question posée avec une très
grande netteté, et traitée avec une vaste connaissance du
sujet par M. de Hartmann.
Cependant, tout en reconnaissant la valeur scientifique de
son étude, nous dirons qu'il nous paraît plus préoccupé d'ex-
pliquer ce que serait la conscience dans l'hypothèse accordée
d'une inconscience primitive, que de nous prouver que cette
hypothèse est la vraie. Ainsi, il nous apprend que « la cons-
cience exprime la stupéfaction que cause à la volonté l'exé-
cution de l'idée qu'elle n'avait pas voulue. » Rien de plus
obscur que cette explication. « Cet étonnement, dit l'auteui',
n'est pas le fait de la volonté, absolument étrangère à la pen-
sée, et trop aveugle pour éprouver de l'étonnement et de la
surprise... L'idée seule, de son côte, ne peut pas non plus en
ressentir : elle n'a aucune raison de s'étonner d'elle-même.
L'étonnement doit donc venir des deux côtés de l'inconscient,
de la volonté et de l'idée à la fois. » On avouera que c'est là
une explication bien peu satisfaisante. Comment deux fac-
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ 409
leurs, incapables de s'étonner séparément, en deviendraient-
ils capables par leur réunion? Et Tétonnement ne suppose-
t-il pas déjà la conscience? Comment m'étonnerais-je de ce
que j'ignore? Le plus grand étonnement sans doute que l'on
puisse éprouver est celui du passage du non-être à Tètre : or
qui a jamais dit que le moment où l'homme est conçu est
pour lui un moment d'étonnement? Mais avant de nous expli-
quer (fort obscurément d'ailleurs) l'origine et la genèse de
la conscience, je voudrais que l'on s'attachât à me prouver
qu'elle est un phénomène ultérieur et historique, et non le
fond même du principe. Or, si je cherche à dégager sur ce
point les raisons que donne l'auteur, voici celles qui sont
éparses dans son livre et que je rassemble pour leur donner
plus de force. Pour qu'il y ait conscience, dit Hartmann, il
faut qu'il y ait idée. L'idée est donc logiquement antérieure
à la conscience; elle en est le contenu. La conscience sup-
pose l'idée; mais l'idée ne suppose pas la conscience. Celle-
ci n'est qu'un attribut accidentel et surajouté. Si l'être uni-
versel était doué de conscience, cette conscience universelle
ne permettrait pas aux consciences particulières de se for-
mer; car nous voyons que dans un tout organique la con-
science du tout absorbe celle des parties. Mais ce qui paraît
être l'argument principal de l'auteur, c'est ce principe fon-
damental qui est aussi vrai, dit-il, à priori qu'à posteriori,
à savoir que la séparation des consciences répond à la sépa-
ration des parties matérielles, et que l'unité de conscience
répond à la communication de ces parties. Tant que la
fourmi d'Australie est entière, dit-il, les parties antérieures
et postérieures du corps n'ont qu'une conscience unique.
Coupez-la en deux, l'unité de conscience est détruite, et les
deux parties s'élancent l'une contre l'autre pour se combat-
tre'. Les jumeaux siamois s'interdisaient de jouer au tric-
trac; ils trouvaient cela aussi peu naturel que si la main
1. M. de Hartmann ne nous dit pas sur quelle autorité il avance ce fait. Un
savant compétent nous affirme que, jusqu'à preuve du contraire, le fait lui
paraît impossible, étant donnée l'organisation de la fourmi.
410 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
droite eût voulu jouer avec la main gauche. Millie et Chris-
tine, que l'on a appelées la femme à deux tètes, avaient une
conscience commune pour certaines espèces de sensations*.
Si l'on pouvait unir le cerveau de deux personnes par des
liens propres à en assurer la communication, elles n'auraient
plus deux consciences distinctes, mais une seule. Tous ces
faits semblent prouver que la conscience n'est qu'un phéno-
mène corrélatif à certaines lois organiques, et en particulier
à la séparation du système nerveux chez les individus dis-
tincts, en même temps qu'à leur unité dans chacun d'eux.
En un mot, la conscience, suivant M. de Hartmann, n'ap-
partient pas au fond essentiel de l'être , mais à ses manifes-
tations, et la multiplicité des consciences n'est que la multi-
plicité des manifestations phénoménales d'un môme être.
En même temps qu'il essaye d'établir ainsi laphénoména-
lité de la conscience, Hartmann s'attache à prouver l'unité
de l'absolu, de l'inconscient, qu'il appelle l'un-tout. H défend
énergiquement le point de vue panthéistique ou monistique;
en cela, il ne fait que suivre la tradition philosophique de
son pays. Ce qui le caractérise, c'est toujours l'appel à l'ex-
périence. Il invoque toutes les parties de l'histoire naturelle,,
et en particulier tous les faits relatifs à la génération, pour
prouver que Tindivi dualité n'est que phénoménale et non
substantielle. L'impossibilité de trouver quelque part dans-
la nature l'individu absolu, l'individu métaphysique, tel est
l'argument fondamental qu'il fait valoir en faveur du pan-
théisme. Tandis que jusqu'ici, dans Spinoza, dans Hegel et
dans Schelling, le panthéisme avait toujours été défendu à
priori et déductivement, et qu'on croyait pouvoir le combat-
tre et le réfuter par l'expérience psychologique, c'est mainte-
nant dans l'expérience zoologl([ue que le j)anlhéismc va cher-
cher ses armes. On voit combien l'esprit de la philosophie
allemande s'est modilié sous l'inlluence de l'esprit du temps..
1. Ce n'est pas ce qui parait résulter de l'étude psychologique à laquelle s'est
livré le docteur Fournet à cette occasion [Problème de p.fijcholo/jie à propos de
l'union phijslolofjUjue de Millichrisline; Paris, 1874).
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ 411
En refusant la conscience à l'Être suprême, en combattant
sur ce point ce qu'il appelle le dieu du théisme, M. de Hart-
mann est loin d'apporter les mêmes sentiments d'animosité
et d'impiété qui caractérisent la philosophie de Schopen-
hauer, et, dans la comparaison qu'institue notre auteur entre
sa doctrine et la nôtre, sa pensée va se présenter sous un
nouveau jour, qui la rendra plus acceptable qu'elle n'avait
pu nous paraître au premier abord.
11 se demande pour(|uoi le théisme s'est tant préoccupé jus-
qu'à ce jour d'attribuer à Dieu une conscience propre dans
la sphère de sa divinité, et il donne deux raisons, l'une et
l'autre, dit-il, également respectables. D'une part l'homme
frémissait à la pensée que si un Dieu conscient n'existait
pas, il n'était plus lui-même que le produit des forces brutes
de la nature, que l'effet d'une combinaison fortuite qu'une
nécessité aveugle a produite sans cause et qu'elle détruira
sans raison. En second lieu, on voulait honorer Dieu en lui
prêtant toutes les perfections possibles, et l'on craignait de le
dépouiller d'une perfection considérée par l'homme comme
la plus haute de toutes, la conscience de la personnalité.
Ces deux craintes doivent s'évanouir devant la vraie concep-
tion de l'inconscient : « Notre impuissance, dit-il, à nous faire
une idée positive du mode de connaissance propre à l'intel-
ligence absolue, nous condamne à la définir par opposition
avec notre manière de connaître, à savoir la conscience, et
par suite de ne lui prêter aucun attribut autre que l'incon-
science. )) Mais l'inconscience n'est pas adéquate à une acti-
vité aveugle. L'intelligence est si loin d'être aveugle, qu'elle
est au contraire d'une absolue clairvoyance et absolument
infaillible : elle n'est donc pas inférieure à la conscience,
mais au contraire supérieure à la conscience. Elle est supro-
conscîcnte. L'on n'a donc pas à craindre de voir Dieu dimi-
nué par la perte de la conscience. Au contraire, ce serait
plutôt ce prédicat qui l'amoindrirait. La seule vraie per-
fection, c'est une intelligence rationnelle. Or l'inconscient
la possède au même titre que le Dieu théiste. La conscience
412 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
suppose Topposition du sujet et de l'objet : c'est une limite;
or, suivant le critérium des théistes eux-mêmes, nous de-
vons écarter du concept de Dieu toute limitation. Sans doute,
pour nous autres hommes, la conscience et la personnalité
sont des perfections, parce que nous vivons dans le monde
de rindividuation et de ses limites; mais en soi et pour soi
la conscience n'est pas une perfection.
11 est évident que la question posée en ces termes prend
un tout autre aspect. Autre chose est rinconscience, autre
chose la supraconscience. L'inconscience, c'est la non-con-
science; la sujyracojiscience-^owYYQÀi bien être une conscience
supérieure. Si M. de Hartmann admet une intelligence dont
il ne peut se faire une idée positive, pourquoi n'admettrait-
on pas une conscience dont on ne pourrait se faire une idée
positive? S'il a admis l'intelligence dans l'absolu par cette
seule raison que la volonté sans intelligence est incompréhen-
sible, pourquoi n'admettrions-nous pas la conscience dans
l'intelligence par cette môme raison? Les objections de Hart-
mann contre la conscience sont les mômes que celles de Scho-
penhauer contre lintelligence. Comme la conscience, l'intel-
ligence parait attachée au cerveau et au système nerveux. Si
l'objection ne vaut pas contre l'intelligence, elle ne vaut pas
plus contre la conscience. La supraconscience peut signifier
simplement une conscience d'un ordre supérieur à la cons-
cience humaine, ce que le théisme n'ajamais nié. Reste, à la
vérité, à expliquer l'origine des consciences particulières;
mais la difficulté ne subsiste que si l'on veut absolument un
monisme rigoureux : mais un tel monisme, quoi qu'en dise
Hartmann après Spinoza, nous paraît tout aussi opposé à la
division phénoménale qu'à la division réelle. 11 n'est pas plus
facile de comprendre que dans l'un-tout il y ait discord et
conflit entre deux facteurs, que de comprendre comment de
YwTL-supraconscient pourrait sortir, par un acte absolu, une
pluralité de points conscients incommunicables les uns aux
autres. Toute métaphysique oscille entre l'anthropomor-
phisme et l'idéalisme abstrait. Voulez-vous déterminer Dieu,
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ 413
introduire dans son idée un contenu réel, ce contenu ne peul
être emprunté qu'aux êtres réels et finis et à celui qui parait
le plus parfait de tous, riiomme; mais alors il est à craindre
qu'on ne fasse de Dieu un homme idéal. Craignez-vous, au
contraire, de rabaisser la nature divine à l'image de sa créa-
ture, retranchez-vous successivement tous les traits emprun-
tés à la réalité, et en particulier à la psychologie, « vous n'é-
largissez Dieu », suivant l'expression de Diderot, qu'en le
rendant de plus en plus indéterminé, en le confondant avec
l'idée de l'être en général. Chacun fixe la limite suivant la
tendance de son esprit. Le métaphysicien se fera une idée
de Dieu plus abstraite, le moraliste et le psychologue plus
concrète, et il arrive souvent que les uns et les autres veulent
dire la même chose en parlant un langage différent. Celui
qui prête à Dieu une conscience n'entend pas du tout par là
que ce soit une conscience humaine, mais l'essentiel de la
conscience ; et réciproquement celui qui attribue à Dieu la
supraconscience ne nie en réalité que la conscience humaine
telle qu'elle est renfermée dans l'individualité corporelle. Où
donc est la différence?
Nos objections porteraient plutôt sur le peu de réalité que
l'auteur laisse à l'individualité finie que sur la théorie de
l'inconscient en soi, entendu comme supraconscient. Mais
elles porteraient bien plus encore sur la doctrine du pessi-
misme, que l'auteur emprunte à Schopenhauer et qu'il ajoute
à son système d'une manière, selon nous, tout à fait arti-
ficielle et sans aucune nécessité logique. L^auteur, nous le
reconnaissons, fait un tableau très pathétique et très émou-
vant des misères de la vie. Mais ce tableau, fût-il cent fois
plus fort et plus terrible encore, n'ira jamais plus loin qu'à
prouver cette proposition, qui n'a guère besoin de preuve :
« Il y a du mal dans le monde; » seulement, aucune descrip-
tion, aucune énumération ne peut prouver que le mal l'em-
porte sur le bien, si l'on ne commence par admettre ce qui
est précisément en question, à savoir qu'il vaut mieux ne
pas être que d'être. En effet, quelles que soient les douleurs
414 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
dont on nous fait réponvantable tableau, on pourra toujours
répondre que le seul fait d'exister et de vivre compense tout;
et lors même que vous nous auriez prouvé que la vie future
est une illusion, il n'est pas moins vrai que la vie pendant
qu'elle dure vaut mieux que rien. Mais nous ne voulons pas
entamer une discussion sur le pessimisme en général, qui
nous mènerait trop loin. Contentons-nous de dire que cette
doctrine nous paraît en contradiction avec le principe de
fauteur. Si le monde, en elfet, est une erreur, si la création
est, comme il le dit, « un acte de déraison », comment s'expli-
quer un tel acte de la part d'un principe auquel, tout incon-
scient qu'il est, l'auteur attribue une clairvoyance absolue
et infaillible? Gomment la volonté a-t-elle pu se tromper
aussi grossièrement? comment a-t-elle été si absurde? Et, si
elle s'est trompée, qu'est-ce qui l'empêchera de supprimer le
monde par le même acte absolu qui la créé? Sans doute elle
le fera un jour; c'est l'espoir de l'auteur. Mais elle n'a pas
pour cela besoin du concours de Ihumanité et de la philoso-
phie pessimiste. Et ce qui rend la contradiction plus étrange,
c'est que cette volonté, qui a débuté par un acte aussi dérai-
sonnable que de vouloir créer le monde, recouvre tout à coup
sa clairvoyance absolue dans l'exécution de son dessein.
L'acte est absurde, et l'œuvre est admirable, de sorte que
Hartmann, réconciliant à la fois Leibniz et Schopenhauer,
l'optimisme et le pessimisme, déclare à la fois que le monde
est détestable, et que cependant il est le meilleur des mon-
des possibles, « au demeurant le meilleur fils du monde ». A
un autre point de vue encore, la doctrine nous paraît contra-
dictoire. Si la création est un acte de déraison, c'est qu'il eût
été plus raisonnable de ne pas créer. La volonté aurait donc
pu se passer du monde, et elle s'en passera un jour, lorsque,
grâce aux pessimistes, la fin du monde sera arrivée. Mais
que devient alors le monisme, le panthéisme, la doctrine de
l'un-tout? Un monde qui aurait pu ne pas être, et qui pourra
ne plus être, ne peut se confondre avec l'Inconscient, lequel
pourra se passer de lui. Lorsque deux choses peuvent être
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTE 413
l'une sans l'autre, elles sont distinctes, et nous n'avons pas
d'autre critérium de distinction. Il est évident pour nous que
lorsqu'il passe à sa doctrine pessimiste, Hartmann oublie
complètement son panthéisme, et qu'il raisonne au point
de vue du théisme ordinaire. Au point de vue panthéistique,
pris à la rigueur et philosophiquement, l'Inconscient n'est
rien sans le monde. Comment appeler un acte de déraison
ce qui est nécessaire, ce qui est un résultat inévitable de
l'essence des choses? En quoi un arbre serait-il déraison-
nable de produire des fruits? Il ne serait pas arbre sans cela.
Et que fera l'Inconscient, lorsqu'il n'y aura plus de monde?
et que faisait-il quand il n'y en avait pas? Qui ne voit que
c'est là se représenter les choses au point de vue théiste?
Dans le panthéisme, Dieu est inséparable de ses manifesta-
tions. 11 n'y a qu'un seul être ; et les êtres individuels ne sont
que cet être modifié. Donc le fond de mon être c'est l'Incon-
scient, l'Absolu, Dieu. Comment ce fond pouraît-il être mi-
sérable? Comment la vie serait-elle mauvaise en soi? Car la
vie n'est que l'un-tout manifesté dans des conditions finies.
Que je souffre, moi un individu, de ces conditions finies, je
le veux bien : mais en tant que je fais partie de l'un-tout,
que je suis lui, et qu'il est moi, je participe par là môme au
type de toute perfection. Aussi tous les panthéistes ont-ils
été optimistes; et le pessimisme n'est qu'un faux théisme.
En un mot, nous poserons à M. de Hartmann le dilemme
suivant : ou votre Inconscient est un infraconscient, c'est-
à-dire une nature vraiment brute et aveugle , qui ne sait ce
qu'elle fait et qui produit au hasard le mal et le bien; et
alors le monde n'est ni le meilleur des mondes possibles, ni
le plus mauvais des mondes possibles; il est le seul monde
possible : il est ce qu'il est. Il faut en prendre son parti et ne
pas s'indigner contre une nature qui n'en peut mais : l'es-
poir même de mettre fin à la douleur par un prétendu nir-
vana est une illusion puérile. Vous ne pouvez pas plus anéan-
tir le monde que vous n'avez pu le créer. Tant que la nature
aura assez de force pour enfanter des êtres vivants, elle en
416 APPExNDlCE. — ÉTUDES CRITIQUES
enfantera malgré vous; la philosophie de Hartmann n'empê-
chera pas les animaux de s'accoupler et d'avoir des petits :
elle n'en empêchera même pas l'humanité. La seule consé-
quence de ce système est celle que tous les esprits nets et
pratiques en ont tirée dans tous les temps. Puisque la vie est
un mélange de plaisir et de douleur, et que les hommes l'ai-
ment invinciblement malgré qu'ils en aient, la sagesse con-
sistera à se procurer le plus de plaisirs possible avec le
moins de douleurs possible ; et comme les plus vives dou-
leurs naissent des affections que nous avons pour les autres,
on s'efforcera de les éteindre autant qu'il est possible, sans
se priver cependant des avantages de la société, de la fa-
mille et de l'amitié, accommodement que les égoïstes de
tous les temps ont toujours su ménager. Enfin si, malgré
tout cela, vous n'êtes pas contents, il vous reste la ressource
de vous en aller « comme on sort d'une chambre remplie de
fumée », selon l'expression des Stoïciens; mais si vous n'ai-
mez pas la vie, ce n'est pas une raison pour en dégoûter les
autres.
Ou bien votre Inconscient est un supraconscient, et vous
ne lui refusez, dites-vous, l'attribut de la conscience que
dans la crainte de le dégrader. A ce titre, vous lui imputez,
comme les théistes, la plus haute perfection; vous lui
supposez une absolue clairvoyance, une omniscience, une
intelligence infaillible. Dès lors il est inadmissible que cet
omniscient soit tombé dans ce que vous appelez un acte de
déraison. Gomment, étant infaillible, a-t-il pu commettre
une si lourde erreur? d'où vient cette chute? Un principe qui
s'est égaré à ce point ne mérite que d'être sifllé. Mais qui
vous prouve ([uc c'est bien lui qui s'est trompé, et non
pas vous? De quel droit votre petite conscience, qui n'est
qu'un phénomène du aux commissures cérébrales, se per-
met-elle de juger les raisons et les desseins du grand tout?
Ne peut-il pas avoir des vues que vous ignorez? Vous vous
croyez un sage; vous n'êtes qu'un révolté, un démagogue
dans la cité de Jupiter.
LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTE 417
Dans les deux hypothèses, le pessimisme n'a aiicmie rai-
son d'être. Si le monde est le résultat du hasard et de la
nécessité, il est absurde de se plaindre. S'il est l'œuvre de
la sagesse, cela est coupable et impie. Supposer un principe
absolument sage uniquement pour lui faire commettre un
acte de folie et avoir le droit de se plaindre de lui, est
insensé. C'est cela, et non pas son œuvre, qui est un acte
de déraison. Le pessimisme n'a rien de philosophique. C'est
la philosophie du romantisme et des poètes, de Byron, de
Schelley, de Lamartine, de Léopardi, traduite en langage
d'école. C'est une philosophie faite pour les femmes, qui sont
toujours dans les extrêmes. Si on ne leur donne pas une
philosophie consolante, elles en veulent une désolante; et
quand elles ne croient plus à Dieu, elles croient au diable.
Ce sont elles qui ont fait en partie la vogue de Schopen-
hauer et de Hartmann. Chez ces deux philosophes, c'est la
partie la plus faible et la moins sensée qui a eu le plus de
succès, parce qu'elle ébranlait l'imagination. M. de Hartmann
dit avec raison que la philosophie n'est pas faite pour con-
soler les gens; mais elle n'est pas faite davantage pour les
désespérer. Elle est faite pour les instruire. Lorsque vous
nous peignez « la sainte indignation , la colère virile qui
fait grincer les dents, la rage froide qu'inspire le carnaval
insensé de la vie, la fureur méphistophélique qui se répand
en plaisanteries funèbres », vous parlez le langage d'un
héros de mélodrame, et non celui d'un sage. Le pessimisme,
c'est la religion à rebours, c'est la superstition. Au point
de vue pratique, il n'y a que deux hypothèses sensées et
conséquentes : l'athéisme avec l'égoïsme et la volupté; le
théisme avec la confiance et la résignation. Le pessimisme
n'est qu'un mélange bâtard et adultère de l'un et de l'autre.
27
IV
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE
CABANIS ET BICIIAT
Schopciihaiier écrivait, en 18o2, à son ami Frauenstœdt :
(( Il y a un certain V... qui se permet de traiter de superfi-
ciels les immortels écrits de Bicliat, et sur ce jugement on se
croit dispensé de la lecture de Bichat et de Cabanis... Bichat
n'a vécu que trente ans, et toute l'Europe lettrée honore son
nom et lit ses écrits... Sans doute, depuis lui, la physiologie
a fait des progrès, mais non de manière à faire oublier Ca-
banis et Bichat... Je vous en prie, n'écrivez rien sur la phy-
siologie dans son rapport à la psychologie sans avoir pris le
suc et le sang de Cabanis et de Bichat. »
On voit par ces mots quelle haute idée Schopenhaner se
faisait des deux médecins philosophes qui ont illustré le
commencement de notre siècle. Ce n'est pas seulement dans
une lettre, et comme en passant, que Schopenhaucr a porte
un tel jugement : c'est aussi dans ses écrits philosophiques
qu'il a non seulement rendu honneur à ces deux penseurs,
mais encore expressément reconnu la part qu'ils ont eue à
la formation de sa propre philosophie. Dans les Eclaircisse-
ments (plus intéressants peut-être que le livre lui-même),
qui composent le second volume du Monde comme représen-
tation et volonté, voici comment il s'exprime : « Il y a deux
manières essentiellement différentes de considérer l'intelli-
gence : l'une subjective, partant du dedans et prenant la
conscience comme quelque chose de donné... Cette méthode,
dont Locke est le créateur, a été portée par Kant ii la plus
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 419
haute perfection. Mais il est une autre méthode d'observa-
tion tout opposée à celle-ci : c'est la méthode objective, qui
part du dehors et qui prend pour objet, non pas l'expérience
interne, mais les êtres donnés dans l'expérience externe,
et qui recherche quel rapport l'intelligence, dans ces êtres,
peut avoir avec leurs autres propriétés... C'est la méthode
empirique, qui accepte comme donnés le monde extérieur
et les animaux qui y sont contenus. Cette méthode est zoo-
logique, anatomique, physioIogi(|ue... Nous en devons les
premiers fondements aux zootomistes et aux physiologistes,
notamment aux Français. Ici, surtout, il faut nommer Ca-
banis, dont l'excellent ouvrage sur les Rapports du physique
et du moral a ouvert la voie [bahiibrechend) dans cette di-
rection. Après lui, il faut nommer Bichat, dont le point de
vue est encore plus étendu. Il ne faut pas môme oublier Gall,
quoique son objet principal ait été manqué. »
Ce passage caractéristique nous apprend que si Schopen-
hauer a dû à Kant et à Fichte toute la partie subjective de
sa philosophie, c'est à Cabanis, à Bichat et, en général, aux
physiologistes anglais et français (il cite souvent Lamarck,
Bell et Magendie) qu'il en doit la partie objective. Si le pre-
mier livre de son ouvrage vient de Kant, il est permis de
dire que le second lui vient, en grande partie, de Cabanis
et de Bichat. Il est intéressant de voir ce curieux retour de
fortune de notre philosophie du xviii® siècle en Allemagne,
cette revanche du réalisme physiologique sur l'idéalisme
métaphysique. D'ailleurs, indépendamment même de cet
intérêt, Cabanis et Bichat sont par eux-mêmes des penseurs
éminents trop oubliés, quoique à la portée de tout le monde,
et dont aujourd'hui la valeur est singulièrement relevée par
leur rencontre avec l'esprit de notre temps, et par le retour
même des idées dont ils ont été les défenseurs.
420 APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
I
Lorsque Cabanis écrivit ses premiers mémoires sur les
Rapports du physique et du moral, rinstitut venait d'être
fondé. Une classe nouvelle (on avait renonce au mot d'Aca-
démie) avait été étEiblie : la classe des sciences morales et
politiques, laquelle, après avoir duré cinq ans, fat suppri-
mée, comme composée d'idéologues, par le premier consul,
et ne fut rétablie que plus tard, en 1832, par M. Guizot, sous
la forme qu'elle a encore aujourd'hui. Les principaux de
ces idéologues qui déplaisaient tant au général Bonaparte
étaient Destutt de Tracy et Cabanis : l'un, membre libéral
du conseil des Cinq-Cents sous le Directoire; l'autre, ami de
Mirabeau, tous les deux consacrés à l'Analyse des sensations
et des idées, comme on appelait alors la philosophie, mais
l'un se servant surtout de la méthode subjective, l'autre de
la méthode objective; l'un plutôt idéologue, ayant lui-môme
inventé le mot, l'autre plutôt physiologiste et médecin; tous
deux élèves convaincus de Condillac, mais travaillant à la
fois à le développer et à le réformer, le premier en resti-
tuant à l'esprit humain, avant Maine de Biran, un germe
d'activité trop méconnu par Condillac, pour lequel le moi
était tout passif; le second en rétablissant dans la statue du
maître un élément inné et spontané, sacrifié par celui-ci à
une extériorité toute mécanique. Destutt de Tracy mérite-
rait sans doute une étude à part, mais qui nous éloignerait
trop de notre objet : nous devons nous borner à Cabanis.
Cabanis est surtout connu dans l'histoire de la philoso-
phie comme représentant du matérialisme, et il faut conve-
nir qu'il a eu le malheur de fournir à cette doctrine une de
ses formules les plus maladroites et les plus révoltantes. C'est
lui qui a dit que le cerveau digère les pensées comme l'es-
tomac digère les aliments, et qu'il opère, à proprement par-
ler « la sécrétion de la pensée' ». C'est encore lui qui a dit
1. M. Ch. Vogl a eu l'idée heureuse de reuchérir sur cette expression et de
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 421
que « le moral n'est que le physique considéré sous certains
points de vue plus particuliers ». Cependant il ne faudrait
peut-être pas exagérer la valeur de certaines expressions
malsonnantes. Non seulement nous pouvons invoquer sa
Lettre sur les causes premières, écrite plus tard à la vérité,
mais à un point de vue de beaucoup supérieur à celui des
matérialistes, mais encore nous devons rappeler que Caba-
nis lui-môme, dans son plus célèbre ouvrage, proteste contre
l'intention d'avoir écrit pour favoriser une certaine philo-
sophie particulière : il se déclare incompétent pour tout ce
qui regarde les causes premières, et prétend ne s'être placé
qu'au point de vue de la seule expérience; la vérité est
que les expressions signalées plus haut ne font point partie
intégrante et essentielle de son ouvrage, qu'on pourrait les
supprimer sans en altérer le caractère et que, sauf une part
d'inlluence trop grande peut-être accordée au physique, ce
qui est assez naturel chez un médecin, l'ouvrage en son
ensemble peut être utilisé et même accepté par toutes les
philosophies. Nous essayerons de faire voir que le fond de
la philosophie de Cabanis, même dans les Rapports du phy-
sique et du moral, est une philosophie originale et neuve,
et qu'elle doit être considérée surtout comme une réforme
de la philosophie de Condillac. Déjà Destutt de Tracy avait
commencé cette réforme, mais il s'était borné à un seul point ;
Cabanis a creusé jusqu'aux fondements du Condillacisme et
a fait voir que par-dessous ces fondements il y en a d'autres
que Condillac n'avait pas aperçus. Peut-trtre n'a-t-on pas
assez remarqué cette critique de Condillac, qui, à la vérité,
est disséminée dans ditïérentes parties du livre et n'est nulle
part condensée en un tout. Essayons de reconstruire cette
polémique sans y rien ajouter, et en déplaçant seulement
l'ordre des idées.
présenter la même pensée sous une foi'me encore plus agréable à l'esprit, en
disant que le cerveau sécrète la pensée comme <i les reins sécrètent l'urine »,
et il a fallu que M. Biichner lui-même fît voir combien cette pensée est fausse,
non seulement en phj-siologie, mais même au point de vue matérialiste.
422 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Cabanis, comme tous les philosophes français du xvm^ siè-
cle, considère Fentreprise de Condillac comme une œuvre de
génie qui devait établir la philosophie sur des fondements
inébranlables : « Ce fut, dit-il, une entreprise digne de la
philosophie du xvni^ siècle de décomposer l'esprit humain et
d'en ramener les opérations à un petit nombre de chefs élé-
mentaires; ce fut un véritable trait de génie de considérer
séparément chacune des sources extérieures de nos idées ou
de prendre chaque sens l'un après l'autre; de chercher à
déterminer ce que des impressions simples ou multiples,
analogues ou dissemblables, doivent produire sur l'organe
pensant; enfin de voir comment les perceptions comparées
et combinées engendrent les jugements et les désirs. »
Mais, tout en admirant l'entreprise de Condillac, Cabanis
la déclare à la fois insuffisante et artificielle. Condillac et
Ch. Bonnet (de Genève) avaient eu tous deux en môme
temps l'idée de se représenter l'homme comme une statue
animée dont on ouvre successivement tous les sens pour
en étudier les impressions, et en môme temps les idées qui
naissent de chacun d'eux. Cabanis fait sentir combien ce
procédé, si l'on y voit autre chose qu'un procédé d'étude,
est en soi faux et superficiel . « Rien ne ressemble moins à
la réalité, dit-ii, que ces stalues qu'on suppose douées tout
à coup de la faculté d'éprouver distinctement les impres-
sions attribuées à chaque sens en particulier. » Comme mé-
decin et philosophe, il s'étonne que ces opérations puis-
sent s'exécuter « sans que les organes se soient développés
par degrés et aient acquis cette espèce d'instruction pro-
gressive qui les met en état d'accomplir leurs fonctions pro-
pres et d'associer leurs ellorts^en les dirigeant vers le but
commun ». 11 est impossible dans la réalité de séparer les
sens les uns des autres et de les priver de toute action vi-
tale : « Rien ne ressemble moins encore à la manière dont
les sensations se perçoivent, dont les idées et les tlésirs se
forment réellement que ces opérations partielles d'un sens
qu'on fait agir dans un isolement absolu du système et
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 423
qu'on prive môme de son influence vitale, sans laquelle il
ne saurait y avoir de sensation. » L'idéologie de Gondillac
était absolument étrangère à toute physiologie : le sens
était séparé de l'organe, et tous les sens séparés les uns des
autres, quoique dans la réalité ils ne soient tous que les
épanouissements divers d'une seule propriété liée à la vie
elle-même, à savoir la puissance de sentir.
Descartes et Malebranche faisaient une part bien plus
grande que nos idéologues aux fonctions corporelles. Ce fu-
rent surtout l'école de Locke et celle de Gondillac qui firent
de l'idéologie une science entièrement séparée. Lorsque Gon-
dillac nous parle d'une statue « animée », il ne nous dit pas
ce qu'il faut entendre par animée. Il semble qu'il suffise
d'ouvrir quelques portes, comme dans un automate, pour
faire entrer du dehors des impressions et des idées. Mais
pour sentir, il faut viATe, et dans la statue de Gondillac rien
ne vit, rien ne palpite, rien ne se meut. Rousseau, dans son
Pygmalion, faisait vivre tout à coup sa statue, Galatée, et
lui faisait dire, en se touchant elle-même : « G'est moi. »
Mais c'était un prodige, une métamorphose opérée par les
dieux. La statue de Gondillac n'avait pas plus le droit que
celle de Pygmalion de dire : « G'est moi ; » elle n'avait pas
même le droit de se dire « odeur de rose » ; car, pour cela,
il eût fallu d'abord vivre, et elle ne vivait pas plus que le
canard de Vaucanson. Enfin, cette méthode abstraite qui
sépare les sens les uns des autres n'est pas plus conforme à
la réalité : car, quoiqu'on puisse concevoir- un homme sans
la vue, sans l'ouïe, sans l'odorat, on ne peut le concevoir au
moins sans le toucher et sans une certaine sensibilité géné-
rale qui est peut-être le fond même de la vie. L'œil, le nez,
l'oreille, jouissent d'une merveilleuse sensibilité de tact :
c'est ce qui explique même que l'aveugle-né, auquel on fait
l'opération de la cataracte, rapporte au tact de l'œil les nou-
velles impressions qu'il reçoit. Les sons agissent également
sur le toucher et peuvent même ébranler dilTérentes parties
du corps ; les impressions savoureuses, si elles ne sont pas
42i APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
par elles-mêmes, comme dit Cabanis', des impressions tac-
tiles, sont certainement associées d'une manière indiscerna-
ble à des impressions tactiles. Mais, outre cette connexion
générale du toucher avec tous les sens, il y a encore d'au-
tres connexions plus particulières. Le goût et l'odorat, par
exemple, ne font presque qu'un seul et môme sens : l'odo-
rat est la sentinelle du goût. Aucune sensation n'est perçue
isolée : toutes au moins sont jointes à une sensation géné-
rale, qui est la sensation vitale. Peut-on enfin croire qu'il
y ait eu un moment où la statue de Condillac n'ait pas eu un
sentiment d'extériorité, et se soit crue purement et simple-
ment odeur de rose ou odeur de jasmin? Et en supposant,
comme le demandait Destutt de ïracy, que cette notion du
dehors ne vînt que du mouvement empêché, n'est-ce pas
encore une abstraction arbitraire de séparer l'usage des sens
de la faculté du mouvement?
Non seulement les sens externes sont inséparables et se
modifient plus ou moins les uns les autres, mais, ce qui est
plus important encore, ils subissent l'influence des organes
internes et de la vie végétative. Ainsi les rapports du goût
et de l'odorat avec l'état du canal intestinal ne sont ignorés
de personne. Certaines maladies du système nerveux et
même de l'estomac et du diaphragme modifient le sens de
l'ouïe. La vue également peut être altérée par des désordres
intestinaux, et la marche de la circulation en général peut
activer ou émousser les sensations. Les sens ne sont donc pas
indépendants du reste de l'organisme, et en particulier du
système nerveux, et enfin, avant tout, du système cérébral.
L'erreur fondamentale de Condillac, suivant Cabanis, est
1. Cabanis a modifié ou paru modifier son opinion sur l'extériorité, après la
lecture des mémoires de Tracy, à l'Institut, sur la Faculté de penser. Celui-ci
démontrait (ch. i") que « ce n'est pas au sens du toucher que nous devons la
connaissance du corps ». {Mémoires de l'Institut national, sciences tnoraleset po-
litiques, t. Ic"", p. 291; thermidor an VI.) Cabanis, dans son mémoire intitulé ///V
toire phjsioloffitjue des sensations, § v, a substitué sur ce point, dans l'ouvrage
imprimé, une phrase nouvelle à celle du mémoire primitif. (Voir les Mémoires de
l'Institut, t. I", p. 124.)
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 423
donc de n'avoir connu et étudié que les sensations externes ;
c'est d'avoir cru qu'il suffit de combiner ces sensations tout
adventices, pour en former des pensées. Il n'a pas vu une
autre source plus profonde, plus mtime, permanente et
continue, qui exerce une influence invisible, mais invinci-
ble, sur la formation de nos idées, en influant en même temps
sur nos humeurs et notre caractère : c'est la sensibilité orga-
nique, celle qui est mêlée à tout le corps, attachée aux viscè-
res, aux sécrétions, en un mot à la source de la vitalité elle-
même.
Sans doute il n'y a pas lieu d'espérer que l'on puisse ana-
lyser, décomposer, classer ces impressions internes comme
Condillac l'a fait pour les impressions externes : car chaque
sens extérieur a ses sensations propres, tandis que nous ne
savons pas quelles sont les impressions particulières atta-
chées aux organes de la nutrition, par exemple au foie, à la
rate, à l'estomac ; et cela nous serait d'autant plus diflicile
que nous n'avons guère, hors le cas de maladie, qu'une con-
science très confuse de ces impressions, ou môme, pour la
plupart du temps, nulle conscience. Mais ce qui nous autorise
à supposer que ces impressions exercent à l'origine une cer-
taine action sur les centres cérébraux, c'est que, même dans
l'état actuel, nous voyons les organes internes, suivant leurs
diverses dispositions, exercer leur influence sur l'organe céré-
bral, et par conséquent sur la pensée; c'est ce que démontre
la pathologie, et môme l'observation vulgaire. On sait que
la folie a très souvent son origine dans les tî^oubles des orga-
nes intestinaux. Les troubles, et même les révolutions natu-
relles qui ont lieu dans les organes de la génération, ont
également leur retentissement dans la pensée et surtout dans
l'imagination ; on sait leur influence sur les rêves ; il en est
de même de la nutrition : les phénomènes du cauchemar en
sont un des effets les plus saillants. De même l'action des
narcotiques, des liqueurs fortes sur l'esprit, est des moins
contestables ; or, ces agents n'afl"ectent directement que l'es-
tomac et les intestins. Enfin l'état général de l'organisation
426 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
donne naissance au sentiment fondamental de l'existence et
à ces états de bien-être et de malaise vagues et diffus qui
constituent notre humeur, qui interviennent dans le dévelop-
pement de notre intelligence, soit pour en faciliter, soit pour
en contrarier le cours.
En conséquence, la philosophie de Condillac est insuffi-
sante en ce qu'il a considéré seulement la sensibilité externe,
les sens proprement dits. Il a complètement négligé, omis
une autre partie de la sensibilité, non moins importante et
supposée par l'autre, à savoir la sensibilité interne ou vitale,
et toutes les impressions et déterminations qui en dérivent.
On voit quelle est Timportance de cette première modifi-
cation introduite par Cabanis dans la doctrine condillacienne.
Elle est beaucoup plus grave et plus profonde que celle de
Destutt de Tracy, qui cependant avait aussi une sérieuse
valeur. Celui-ci avait signalé l'importance du phénomène de
mouvement dans la formation de nos perceptions. Il avait
fait remarquer que, sans le mouvement, et surtout sans le
mouvement voulu, et enfin sans le mouvement empêché, il
n'y aurait pas de notion du monde extérieur. Cette part faite
au mouvement dans la perception extérieure est une vue
notable, et les psychologues anglais contemporains, par
exemple M. Bain, lui attribuent avec raison une haute valeur.
Ils ont seulement le tort d'ignorer, avec beaucoup d'autres
choses, que cette vue appartient en propre à la psychologie
française, et en particulier à Destutt de Tracy et à Maine de
Biran. Ce fat là, évidemment, un progrès des plus sérieux
dans la philosopliie de Condillac. Néanmoins cette réforme
ne portait que sur un point spécial. Au contraire, la réforme
de Cabanis renouvelait et transformait le Condillacisme de
tous points. 11 creusait plus avant que les idéologues, et au-
dessous de la sensibilité externe il dégageait la sensibilité
interne, qui est la base de l'autre et qui cependant en est
distincte. Locke, Condillac, Hume, enfin presque tous les
philosophes du xvni" siècle, n'avaient considéré l'homme que
du dehors. Ils avaient fait abstraction de l'homme interne,
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 427
j'entends de l'organisation interne, comme ne comptant pas
dans la vie morale. Ceux mêmes qui avaient essayé de faire
la part du physique dans l'homme, comme Ch. Bonnet et
llartley, n'avaient vu dans le physique, comme Descartes
lui-même, qu'un mécanisme d'automate, qu'ils démontaient
artificiellement comme Gondillac sa statue ; aucun d'eux
n'avait signalé avec Fattention qu'il mérite le fait capital de
la sensibilité vitale. Pour retrouver l'origine de cette vue,
il faudrait consulter les médecins et les physiologistes du
xvni* siècle, les Stahl, les Bordeu, les Ilaller, et parmi les
philosophes Diderot et Maupertuis ; mais ce n'est pas ici le
lieu de se livrer à cette recherche. Contentons-nous de dire
que, d'après ce principe qu'une idée en philosophie appar-
tient à celui qui en a le premier une conscience distincte et
qui en a vu les conséquences, c'est Cabanis qu'il faut con-
sidérer comme ayant introduit en psychologie le principe
des sensations internes ou organiques ; et ici encore, les psy-
chologues anglais de nos jours qui, dans leur analyse des
sensations, parlent de la sensibilité interne, ignorent que
c'est là aussi une vue de la psychologie française. Non seu-
lement, dans cet ordre de recherches, les Anglais ne dépas-
sent pas Cabanis, mais ils sont loin de l'avoir égalé pour la
profondeur et la précision.
Si c'était ici le lieu, nous aimerions à montrer comment
la psychologie profonde de Maine de Biran se rattache à cette
double racine, d'une part à Destutt de Tracy et de l'autre à
Cabanis. C'est à Tracy que Biran doit son grand principe de
l'effort volontaire, d'où il a tiré des conséquences si impor-
tantes que Tracy n'avait pas pressenties; c'est à Cabanis que
Biran doit sa théorie de la « vie affective )>, comme il l'ap-
pelle, c'est-à-dire de cette sensibilité sourde et diffuse, con-
temporaine de la vie, antérieure et étrangère au moi, et dont
le siège est dans les organes internes. Le développement
simultané de ces deux vues l'a conduit à une théorie nou-
velle de Vhomo duplex, qui, venue du Condillacisme et du
sensualisme, a été le renouvellement du spiritualisme dans
428 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
la philosophie française, tant il est vrai que les contraires
naissent des contraires, comme le disait Platon, et comme
Hegel l'a dit après lui.
?son seulement Cabanis, en opposant à Condillac le prin-
cipe de la sensibilité interne, modifiait d'une manière grave
le système de ce philosophe, mais de ce principe il tirait
des conséquences qui allaient jusqu'au renversement total du
système. C'est ici que nous touchons le point oii la philoso-
phie de Cabanis va se rencontrer avec celle de Schopenhauer.
L'une de ces conséquences les plus importantes, c'est que
l'enfant, au moment de ce qu'on appelle la naissance, n'est
pas une « table rase ». Nous sommes ici en présence d'une
forme toute nouvelle de la doctrine del'innéité. Il ne s'agit
point sans doute d'une innéité absolue, métaphysique en
quelque sorte, plongeant dans les profondeurs de la subs-
tance ; il s'agit d'une innéité toute relative, mais que l'on
peut faire remonter aussi haut que l'on voudra. Lorsqu'on
dit que toutes nos idées viennent de l'expérience, de quelle
expérience veut-on parler et à quel moment prend-on cette
expérience? Est-ce au moment de la naissance? Est-ce que
l'enfant qui vient de naître est une table rase? N'a-t-il rien
senti avant de recevoir l'impression du milieu externe? Etait-
il donc une statue jusque-là? Non, sans doute ; avant ce que
nous appelons naissance, c'est-à-dire avant son apparition
dans le milieu externe, il avait déjà senti. Mais jusqu'où
remontera-t-on? A quel moment précis pourra-t-on soutenir
que le fœtus, que l'embryon cesse d'être une table rase, mais
qu'il l'était auparavant ? On voit combien la théorie de la
statue est incapable de répondre à de pareilles questions.
Cabanis, par ses habitudes de médecin, devait être conduit
à considérer l'homme d'une manière plus concrète et aborder
des questions dont Condillac ne s'est pas douté. Il jetait
ainsi les bases de ce que l'on peut appeler la psychologie
intra-utérine*.
\. On parle aujourd'hui de psychologie cellulaire (Ila-kel): c'est remonter bien
idus haut; mais l'une conduit à l'autre, car on ne sait où s'arrêter.
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 429
Le fœtus a-t-il des sensations externes? C'est le premier
point à décider. Cabanis incline à penser que, même avant
la naissance, il doit y avoir déjà quelque impression des
corps extérieurs : ce qui le prouve, selon lui, c'est le mouve-
ment, qui est inséparable, dit-il, de la notion de résistance :
tout au moins le fœtus doit-il sentir le poids et la résistance
de ses propres membres, car aucun mouvement n'a lieu sans
résistance des muscles et probablement sans quelque sensa-
tion correspondante. 11 est probable aussi qu'il y a quelque
sensation de température, ce dont on pourrait d'ailleurs
s'assurer en appliquant un corps très froid sur le ventre de
la mère. Mais s'il peut y avoir des doutes sur la sensibilité
externe du fœtus, il n'y en a pas sur la sensibilité interne
des organes vitaux, et de plus il y a sympathie avec la sensi-
bilité maternelle. La sensibilité, en un mot, se confond, pour
Cabanis, avec les origines mêmes de la vie : « Yivre, c'est
sentir. » Le sentiment est essentiellement lié au mouvement,
et peut-être même, dit-il, ces deux phénomènes n'en sont-ils
au fond qu'un seul : « Sans doute, dit-il, les sensations et
les impressions dépendent de causes situées hors des nerfs
qui les reçoivent; il y a toujours un instant rapide comme
l'éclair oii leur cause agit sur les nerfs sans qu'aucune es-
pèce de mouvement s'y passe encore ; on peut donc distin-
guer la faculté de sentir de la faculté de se mouvoir. Nous
ne devons pourtant pas nous dissimuler que cette distinction
pourrait bien disparaître dans une analyse plus sévère, et
qu'ainsi la sensibilité se rattache peut-être par quelques
points essentiels aux causes et aux lois du mouvement,
source générale et féconde de tous les phénomènes de l'uni-
vers. » Ici encore nous avons à signaler dans Cabanis une
des vues présentées par les écoles contemporaines comme
une des plus avancées de la science philosophique, à savoir
que le sentiment et le mouvement ne sont qu'un seul phé-
nomène considéré sous deux points de vue difïérents.
Dans l'état actuel de nos connaissances, cette réduction
est impossible. Néanmoins ces deux faits, distincts pour
430 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
ranalyse, sont inséparables en réalité. Toute sensation déter-
mine un mouvement; toute sensation continue doit amener
des mouvements continus, qui deviennent de plus en plus
faciles à force d'être répétés, et laissent après eux des ten-
dances à les reproduire, en un mot des habitudes, des appé-
tits et, pour dire le vrai mot, « des instincts ».
Condillac avait ramené tous les mouvements et toutes les
actions de l'homme à l'expérience rélléchie. Cabanis fait, au
contraire, la part de l'instinct. Il y a sans doute des mouve-
ments combinés, réfléchis, calculés, fondés sur l'expérience
et dont l'origine est dans les sens externes. Mais il y a aussi
d'autres mouvements dont l'origine est dans les sens inter-
nes. Or, comme le caractère des sensations internes est d'ê-
tre accompagnées d'une conscience obscure, confuse, incer-
taine, et bien souvent, nous le verrons tout à l'heure, d'être
sans conscience, il s'ensuit que les déterminations attachées
aux sensations internes sont elles-mêmes des « détermina-
tions sans conscience » ; les premières sont volontaires, les
secondes sont dites « instinctives ».
De là deux principes d'action dont l'un avait été absolu-
ment méconnu par Condillac, l'instinct, qui est antérieur
à l'autre, qui est la base de l'autre. Son origine se perd
dans l'origine même de la vie. Cabanis abonde en exem-
ples pour montrer que le fœtus, avant la naissance, a déjà
contracte des habitudes, des instincts, des appétits, que ces
habitudes ne peuvent s'expliquer par l'expérience puisqu'el-
les anticipent souvent sur ce qui sera plus tard, et que l'on
voit les animaux chercher à se servir des organes qu'ils
n'ont pas encore, travailler pour des petits qu'ils ne connais-
sent pas et ([u'ils ne connaîtront peut-être jamais; enfm ils
anticipent même sur l'expérience externe, puisque le petit
poussin picole des grains à dislance sans se tromper, au mo-
ment même où il sort de sa coque.
Cette restauration de l'élément instinctif dans la doctrine
de Condillac est un fait de la plus haute importance : c'est
une sorte de retour à l'inncité, car il n'y a pas proportion
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 431
ici entre la cause et reiïet, entre une sensation vague et obs-
cure et un mouvement approprié. On pourrait pousser plus
loin la question et se demander s'il n'y a pas là une véritable
spontanéité, si la sensation ne serait pas seulement la cause
occasionnelle et excitatrice, au lieu d'être la cause totale du
mouvement, et enfin même si le mouvement, au lieu d'être
déterminé par la sensation, n'en serait pas seulement suivi
ou accompagné; enfin si ces deux phénomènes ne seraient pas
deux signes corrélatifs, mais indépendants de l'activité vitale.
Telle serait la doctrine que pourraient autoriser les prin-
cipes de Cabanis ; mais celui-ci, toujours fidèle au fond, môme
en la combattant, à la doctrine de Condillac, persiste à voir
dans la sensibilité l'antécédent nécessaire du mouvement.
Mais qu'entend-il par sensibilité ? Nous voyons paraître ici
une doctrine très chère aux physiologistes contemporains et
aux derniers philosophes allemands : c'est la doctrine d'une
sensibilité non sentie ou, comme nous dirions aujourd'hui,
« inconsciente ». Plusieurs philosophes et surtout plusieurs
physiologistes, dit Cabanis, ne reconnaissent de sensibilité
que là où se manifeste nettement la conscience des impres-
sions : cette conscience est, à leurs yeux, le caractère exclusif
etdistinctif de la sensibilité. Cependant, ajoute-t-il, rien n'est
plus contraire aux faits physiologiques bien appréciés. » A
l'appui de cette thèse, Cabanis cite les faits suivants : la
possibilité d'exciter encore les nerfs et les muscles après leur
séparation d'avec le centre nerveux, soit par la ligature, soit
par l'amputation, soit par la mort ; l'action continue et incon-
testable de la circulation, de la digestion, de l'absorption sur
notre humeur, nos idées et nos affections. Ne serait-ce pas
là, dira-t-on, une question de mots? Ce que vous appelez
ici sensibilité ne serait-il pas simplement ce que d'autres
appellent excitabilité, irritabilité? « Non, répond Cabanis,
et voici la différence. L'irritabilité est la faculté de contrac-
tion qui paraît inhérente à la fibre musculaire ^ Mais dans
1. Ici Cabauis coufond Virritahilitê avec la contractililé, qui est une propriété
particulière au système musculaire. Mais uous ne voyous pas pourquoi ou ne
432 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
les mouvements organiques coordonnes, il y a plus que
cela. » Or, il en est plusieurs de ce genre qui sont détermi-
nés par des impressions dont l'individu n'a nullement con-
science, et qui le plus souvent se dérobent eux-mêmes à son
observation; et cependant, comme les mouvements volon-
taires et conscients, « ils cessent avec la vie ; ils cessent quand
l'organe n'a plus de communication avec les centres; ils ces-
sent, en un mot, avec la sensibilité. » Ainsi le caractère pro-
pre de la sensibilité, c'est de donner naissance non pas à des
réactions mécaniques, mais à des mouvements « coordon-
nés et appropriés ». C'est là ce qui peut avoir lieu sans
conscience. Maintenant s'il peut y avoir sensibilité sans con-
science dans le système général rattaclié au centre principal,
c'est-à-dire à l'encéphale, pourquoi n'y en aurait-il pas éga-
lement dans les systèmes subordonnés se rattachant aux
centres inférieurs? Pourquoi un animal que nous considé-
rons comme une unité, parce que nous ne voyons que le
moi central, ne serait-il pas un ensemble de systèmes coor-
donnés et subordonnés, ayant chacun sa sensibilité propre?
Par conséquent, au-dessous de la sensibilité générale qui
anime l'organisme entier, on peut admettre qu'il y a une
sensibilité locale inférieure qui anime les différentes régions
de l'organisme. On le voit, la doctrine, de plus en plus ré-
pandue dans la physiologie contemporaine, de la féodalité
organique, soit qu'on y voie, avec Hartmann, la série des
degrés de l'inconscient, soit qu'avec d'autres on admette
une hiérarchie de sous-consciences, un emboîtement de petits
moi, enveloppés les uns dans les autres à l'infini, une telle
doctrine, qui avait déjà sa source dans Leibniz et qui, bien
loin d'être l'introduction du matérialisme dans la psycholo-
gie, est au contraire la revanche du spiritualisme sur la phy-
siologie, nous la trouvons en termes explicites dans Cabanis,
donnerait pas le nom d'irritabilité à la faculté, soit générale, soit locale, de réa-
gir contre les impressions externes, et pourquoi on ne réserverait pas le nom
de sensibilité à la l'acuité de jouir et de soutl'riravec conscience; car autrement,
comment appellera-t-on cette dernière faculté ? (Voir plus haut, tome 1er, livre II,
leçon ife.)
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 4:]3
et c'est là que Scliopenhauer a pu trouver l'une des origines
de son système. Voyez, en effet, l'analogie, non seulement
dans la pensée, mais dans les termes, que présentent les pas-
sages suivants avec la doctrine du philosophe allemand. «Il
faut considérer le système nerveux comme susceptible de se
diviser en plusieurs systèmes partiels inférieurs qui ont tous
leur centre de gravité... Peut-être, comme l'imaginait Van
Helmont, se forme-t-il dans chaque système et dans chaque
sens une espèce de moi partiel, relatif aux impressions dont
ce centre est le rendez-vous... Nous ne pouvons nous faire
ime idée nette et précise de ces volontés partielles... Nous
sommes donc portés à considérer chaque centre comme une
espèce de moi véritable. »
Cabanis ne s'arrête pas encore à cette supposition des moi
partiels, des volontés partielles; il s'élève jusqu'à la concep-
tion de la cause générale des phénomènes vitaux, et il la
cherche dans un principe qui embrasserait à la fois tous les
phénomènes de la nature. Il soupçonne qu'il y a « quelque
analogie entre la sensibilité animale, l'instinct des plantes,
les afhnités électives et la simple attraction gravitante »;
et dans tous ces phénomènes il voit un fait commun, « la
tendance des corps les uns vers les autres ». Mais quelle
est la source à laquelle on doit rapporter l'origine de cette
tendance? Cabanis, entraîné par les idées favorites de son
siècle, et séduit par les merveilles alors tout récemment dé-
voilées par Volta et Galvani, est porté à croire que l'agent
universel dont les phénomènes de l'univers^eraient la ma-
nifestation, est l'électricité. Mais ce n'est encore là que l'ap-
parence; c'est langage de physicien; le métaphysicien et le
philosophe s'élèvent plus haut. Lui, le prétendu apôtre du
matérialisme, c'est à l'esprit, c'est à ce qu'il y a de plus
élevé dans la nature qu'il demande le secret du véritable
fond des choses : « Est-il permis, dit-il, de pousser plus loin
les conséquences? Les affinités végétales, les attractions chi-
miques, cette tendance elle-même de toute matière vers le
centre, tous ces actes divers ont-ils lieu par une sorte à'ins-
u. 28
434 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
tinct universel inhérent à toutes les parties de la matière?...
Et cet instinct lui-même, en se développant de plus en plus,
ne peut-il pas s'élever jusqu'aux merveilles les plus admi-
rées de l'intelligence et du sentiment? Est-ce par la sensibilité
qu'on expliquera les autres attractions, ou par la gravitation
qu'on expliquera la sensibilité et les tendances intermédiai-
res? Voici ce que, dans l'état actuel des connaissances, il est
impossible de prévoir. Mais si l'on est un jour en état de
réduire le système entier à une cause commune, il est vrai-
semblable qu'on y sera conduit \À\\ioi par l'étude des résul-
tats les plus complets, les plu^ frappants, que par celle des plus
bornés et des plus obscurs : car ce n'est pas ici le lieu de
commencer par le simple pour aller au composé. Et n'est-il
pas d'ailleurs naturel de penser que les opérations dont nous
j^ouvons observer en nous-mêmes le caractère et l'enchaînement
sont plus projwes à jeter du jour sur celles qui s'exécutent loin
de nous, que ces dernières à nous faire mieux analyser ce
que nous faisons et sentons à chaque instant? »
Cette page capitale contient en germe toute la philosophie
de Schopenhauer, avec cette seule différence que Cabanis
appelle sensibilité ce que celui-ci appelle volonté : encore ce
terme môme ne fait-il pas défaut, puisque nous avons vu
plus haut qu'il parlait de « volontés partielles » attachées
aux centres inférieurs ; et, comme il dit lui-même ailleurs
« que le moi réside surtout dans la volonté », il ne se fût
pas sans doute refusé à appeler volonté le principe d'action
qui anime les moi partiels résidant dans les organes subor-
donnés.
Lorsqu'on réfléchit sur cette doctrine par laquelle se ter-
mine le livre sur les Rapports du jj/rysique et du moral, on est
moins étonné de la prétendue contradiction que l'on a cru
voir entre cet ouvrage et la Lettre ci Faurielsur les causes pre-
mières; de même que, dans les Rapports, Cabanis a fini par
s'élever au-dessus du matérialisme, de même, dans la lettre
à Fauriel, il s'élève au-dessus de l'athéisme de Lalande et de
Naigeon; il prend décidément parti pour la finalité dans la
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 435
nature, et par là encore sa philosophie a pu avoir quelque
influence sur celle de Schopenhauer.
II
Bichat appartient surtout à l'histoire des sciences comme
fondatem' de l'anatomie générale : c'est le litre que lui donne
Claude Bernard. C'est lui qui a eu l'idée de pénétrer, dans
l'étude du corps vivant, au delà de ces composés apparents
que l'on appelle les organes, pour rechercher les propriétés
de rétofl"e môme dont ces organes sont formés et qui porte le
nom de membranes ou de tissus. « Ce qui caractérise l'œuvre
scientifique de Bichat, dit Claude Bernard, c'est d'avoir étu-
dié avec soin ,les propriétés de chacun de ces tissus et d'y
avoir localisé un phénomène vital élémentaire. Chaque tissu
élémentaire représentait une fonction particulière. Toutes les
propriétés vitales étaient ramenées à des tissus, et c'était
une révolution analogue à celle que Lavoisier venait d'opé-
rer quelques années auparavant dans l'étude des corps inor-
ganiques. »
Ce n'est pas à ce point de vue que nous avons à considérer
Bichat. Ce qui nous intéresse et ce qui lui confère un rang
distingué dans l'histoire de la philosophie, c'est son célèbre
ouvrage sur la Vie et la Mort, si plein de vues originales et
profondes et écrit avec une méthode et une clarté supérieu-
res. Le besoin de précision que son esprit éprouvait au plus
haut degré le porte quelquefois à des distinctions trop accu-
sées, qui ne laissent point assez de place aux phénomènes
intermédiaires. Mais, dans des matières si délicates et si com-
plexes, on jouit tellement d'être conduit comme par la main,
en suivant un génie si lumineux et si méthodique, qu'on se
reprocherait de signaler l'excès d'une qualité qui est le trait
caractéristique de l'esprit français.
On connaît la défmition célèbre que Bichat a donnée de
la vie : c'est, dit-il, « l'ensemble des fonctions qui résistent
à la mort ». Cette définition semble, au premier abord, une
436 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
tautologie, car elle ne paraît dire autre chose que ceci : c'est
que la vie est le contraire de la mort, tandis que la mort à
son tour ne nous est connue que comme le contraire de la
vie. Mais ce serait se méprendre que de réduire la pensée
de Bichat à des termes si frivoles. Claude Bernard lui don-
nait un sens bien plus sérieux, qui était le véritable, en
disant qu'elle pouvait se traduire en ces termes : « La vie
est l'ensemble des propriétés vitales qui résistent aux pro-
priétés pliysiques. » Ce que liichat voulait exprimer, c'était
l'antagonisme de la vie et du milieu inorganique. Tout ce
qui entoure les corps vivants, disait-il, tend à les détruire,
et ils succomberaient nécessairement s'ils n'avaient en eux
« un principe de réaction »; ce principe, c'est la vie. Il y a
constamment action et réaction alternative du corps envi-
ronnant et du corps vivant, et les proportions de cette alter-
native varient avec l'âge. Dans l'enfance, c'est le principe
de vie qui surabonde; dans l'adulte, l'équation s'établit; la
faculté de réaction s'affaiblit sans cesse dans le vieillard ;
lorsqu'elle cesse tout à fait, la vie cesse avec elle, et c'est ce
qu'on appelle la mort. « On dit que Prométhée, ayant formé
quelques statues d'hommes, déroba le feu du ciel pour les
animer. Ce feu est l'emblème des propriétés vitales : tant
qu'il brûle, la vie se soutient; elle s'anéantit quand il s'é-
teint. »
On voit que Bichat défendait cet ordre d'idées que l'on
appelle le vitalisme. Il ne définissait pas sans doute le prin-
cipe de la vie; il n'en faisait pas, comme Barthez ou comme
Stahl, un principe immatériel; il semblait plutôt l'attacher
aux tissus organiques comme une propriété ou un attribut;
enfin il soutenait cette sorte de vitalisme qui a régné long-
temps dans l'école de Paris sous le nom d' « organicisme »;
néanmoins il établissait, comme on l'a vu, une opposition
radicale entre les propriétés vitales et les propriétés physi-
([ues; il paraissait croire à des forces spéciales suspendant
l'action des forces inorganiques. Claude Bernard, qui lui-
môme oscille assez souvent sur ces questions de principe,
SCHOPENIIAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 437
a combattu Tantagonisme de lîichat. La vie, disait-il, est
une combustion; et la combustion n'est au fond qu'un phé-
nomène chimique. Les propriétés vitales, bien loin de faire
équilibre aux propriétés physiques et chimiques et d'en sus-
pendre l'action, sont, au contraire, d'autant plus actives que
celles-ci le sont plus elles-mêmes. Cependant, lorsqu'à son
tour Claude Bernard définissait la vie « une création », ne
signalait-il pas un trait bien nouveau et bien original qui
manque à la matière brute? Le symbole de la vie, dit-il, c'est
« un flambeau qui se rallume lui-môme ». Mais cela môme,
n'est-ce rien? et oii trouver quelque chose de semblable dans
la matière inerte? N'y a-t-il pas là quelque chose qui résiste
à la mort, et qui serait le qidd proprium de la vie, selon
l'expression môme de Claude Bernard? Quoi qu'il en soit,
nous en avons dit assez pour faire comprendre que la défi-
nition de Bichat est loin d'être une tautologie, et qu'elle tou-
che aux points les plus profonds de la philosophie physio-
logique.
Au reste, ce n'est pas par sa théorie générale de la nature
de la vie que Bichat a marqué sa trace, car il ne fait que
suivre en ce point les traces de Bordeu et de Barthez ; c'est
surtout par sa théorie de deux vies : la vie organique et la
vie animale, celle-ci commune au végétal et à l'animal, celle-
là propre à l'animal seul; l'une tout intérieure, l'autre exté-
rieure; lune bornée aux fonctions de nutrition et de repro-
duction, l'autre résidant surtout dans les fonctions de rela-
tion. Le végétal, dit-il, est comme « l'ébauctie et le canevas »
de l'animal. Il suffit, pour le transformer en animal, de le
revêtir d'appareils extérieurs propres à établir des relations
avec le dehors. En acquérant une vie supérieure, l'animal
ne renonce pas à la vie du végétal; il réunit en lui-môme
les deux vies. De là un dualisme que Maine de Biran a sou-
vent invoqué et dont il est parti pour pousser plus loin, en
distinguant également deux vies en psychologie : la vie ani-
male et la vie humaine.
Les deux vies, selon Bichat, se décomposent à leur tour
438 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
chacune en deux ordres de fonctions. Dans la vie animale,
par exemple, il y a celles qui vont de l'extérieur au cerveau,
et celles qui vont du cerveau à Textérieur, c'est-à-dire aux
organes de la locomotion et de la voix. Dans le premier cas
l'animal est passif, dans le second il est actif. Une propor-
tion exacte règle ces deux ordres de fonctions : la vivacité
du sentiment entraîne la vivacité du mouvement ; la lenteur
et l'engourdissement des sensations ont pour conséquence la
suspension du mouvement : c'est ce qu'on voit dans le som-
meil et chez les animaux hibernants. Il en est de même de la
vie organique ; là aussi deux sortes de fonctions et deux mou-
vements en sens inverse : « l'un compose, l'autre décom-
pose, » assimilation et désassimilation; d'une part, l'animal
s'agrège les matières externes nécessaires à la conservation
de son être; de l'autre, il restitue au dehors les substances
devenues hétérogènes à son organisation. Parmi les fonctions
assimilatrices, les principales sont la nutrition et la respi-
ration; les fonctions de désassimilation sont : l'absorption,
l'exhalation et la sécrétion. La circulation sert de passage
entre les deux; « le système sanguin est un système moyen,
centre de la vie organique, comme le cerveau est le centre
de la vie animale. » Mais il n'y a pas ici entre les deux ordres
de fonctions la même proportion qu'entre les deux fonctions
de la vie animale; l'afFaiblissement dans les fonctions nutri-
tives n'a pas pour effet seulement de suspendre le progrès
de la fonction excrétive : au contraire, l'animal meurt s'il
ne répare pas ses pertes.
Bichat compare ensuite les deux vies, soit par rapport aux
organes, soit par rapport aux fonctions. Quant aux organes,
le caractère essentiel de la vie animale, c'est la symétrie; et
celui de la vie organique, l'irrégularité. Voyez en effet : les
organes des sens sont doubles : deux yeux, deux oreilles,
deux narines; l'organe du goût lui-même est divisé par une
ligne médiane qui le sépare en deux parties semblables ou
égales de part et d'autre; il en est de même du toucher. Le
cerveau est également double : il est partagé en deux hémis-
SCHOPENIIAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 439
phères qui se suppléent mutuellement. Les parties paires
sont semblables de part et d'autre; les parties impaires sont
symétriquement partagées par une ligne médiane, qui quel-
quefois même est visible, comme dans le corps calleux;
môme règle pour les nerfs moteurs, pour les muscles volon-
taires, pour les nerfs de la voix. Au contraire, dans la vie
organique les organes et le système nerveux offrent le carac-
tère de l'irrégularité : par exemple, lestomac, les intestins,
la rate, le cœur, les gros vaisseaux, et les organes de l'exha-
lation et de l'absorption. Il n'y a d'exception que pour les
organes de la respiration, car il y a deux poumons et deux
appareils respiratoires symétriques; cependant là même il
y a encore de grandes différences entre les deux poumons
pour leur diamètre et leur direction. L'un a trois lobes, l'au-
tre n'eu a que deux; de môme, les deux branches de l'artère
pulmonaire ne se ressemblent ni par leur trajet ni par leur
diamètre. Ainsi la vie animale est double : il y a une vie droite
et une vie gauche; elles peuvent se suppléer réciproque-
ment; c'est ce qui a lieu dans les hémiplégies. Au contraire,
la vie organique forme un système unique, où les fonctions
ne peuvent s'interrompre d'un côté sans cesser de l'autre ; si
les organes de gauche cessent leurs fonctions, ceux de droite
sont interrompus; il n'y a d'exception que pour les poumons
et pour les reins, qui peuvent se suppléer réciproquement.
De la loi précédente résulte cette conséquence qu'il y a bien
plus souvent des écarts de conformation dans les organes
de la vie organique que dans ceux de la^ie animale; ces
écarts peuvent aller jusqu'à un bouleversement général du
système.
Si des organes nous passons aux fonctions, nous trou-
vons que le caractère des fonctions animales est l'harmonie,
et celui des fonctions organiques la discordance. L'harmo-
nie tient à la dualité et à la ressemblance des organes; plus
les organes sont semblables, plus les fonctions sont harmo-
niques : lorsque les deux yeux ont une conformation diffé-
rente, la vue est altérée; si l'un est fort et l'autre faible, l'un
440 APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
cesse de regarder : de là le strabisme. De même pour l'oreille;
le défaut de justesse vient de ce que les deux oreilles ne
transmettent pas la même sensation. C'est ce que Bullon avait
déjà remarqué. Bichat applique la môme observation aux
autres sens : l'inégalité d'action des deux narines donne des
odeurs confuses; c'est ce qui a lieu dans le coryza, lorsqu'il
n'affecte qu'une narine. Il est probable qu'il en serait de
même pour le goût si la langue était plus obtuse d'un côte
que de l'autre. Un aveugle qui aurait une main immobile
et une autre bien organisée aurait difficilement, à ce qu'il
semble, des notions distinctes de grandeur, de situation et de
formes : en effet, si une des deux mains lui donnait la sensa-
tion d'un corps sphérique, et l'autre d'un corps irrégulier^
ces deux sensations se réduiraient à une sensation confuse.
La voix est assujettie à la môme loi. La voix fausse, qui
peut se joindre à une oreille juste, tient au défaut d'harmo-
nie des deux parties du larynx.
Même principe, selon Bichat, pour les sens internes. Si
les deux hémisphères du cerveau ne sont pas parfaitement
semblables, il doit y avoir confusion dans les idées; ce sont,
en effet, deux esprits différents qui pensent à la fois et se con-
fondent en un seul. Si la mémoire nous rappelle une image
dans un des deux hémisphères et que l'autre nous en repré-
sente une autre, le souvenir peut-il être exact? La perfection
de la fonction tient donc à la similitude des organes et h
leur identité d'action. Ainsi ce que l'on appelle la justesse
de l'esprit ne serait que l'harmonie d'action entre les deux
cerveaux : « Que de nuances dans les opérations de l'enten-
dement? Ces nuances ne correspondent-elles pas à autant de
variétés dans le rapport des forces des deux moitiés du cer-
veau? Si nous pouvions loucher de cet organe comme des
yeux, et n'employer qu'un seul côté du cerveau, nous serions
maîtres alors de la justesse de nos opérations intellectuelles;;
mais une semblable faculté n'existe pas. » C'est par la môme
hypothèse que Bichat explique ce fait, qu'il paraît considé-
rer comme exact, à savoir qu'un coup porté sur une des
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 441
régions latérales de la tète a rétabli l'équilibre des fonctions
détruit par un autre coup dans la région opposée.
Il est cependant une objection à la théorie précédente :
c'est la supériorité d'action dans les parties du côté droit sur
celles du côté gauche du corps. Mais il faut distinguer la
force et l'agilité : la première vient de l'organisation; la
seconde, de l'exercice et de l'habitude. Or, c'est par l'agilité
seulement que la droite l'emporte sur la gauche. On voit que
Bichat explique par l'habitude cette singulière supériorité
de la droite sur la gauche. Il paraît croire qu'il y a eu con-
vention. On est convenu, dit-il, d'écrire de gauche à droite :
on a dû prendre par là l'habitude de lire dans le môme
sens, et de là aussi l'habitude de considérer tous les objets
de la même manière. La môme règle s'est appliquée à tous
les mouvements. Comment combattrait-on avec ensemble,
comment marcherait-on avec mesure et harmonie, si une
convention générale n'avait établi un certain ordre de
mouvement? Ces considérations sont ingénieuses, mais elles
n'expliquent pas comment il se fait que c'est le môme ordre
de mouvements qui a été convenu chez tous les peuples. Il
doit donc y avoir là quelque chose de naturel.
Si l'harmonie est le caractère de la vie animale, la discor-
dance est celui de la vie organique. Dans cet ordre de phé-
nomènes, l'inégalité d'action des deux parties n'altère pas la
fonction : elles se cumulent et ne se troublent pas. Qu'un
poumon respire mieux que l'autre, les deux actions réunies
n'en exécutent pas moins la fonction : il s'agtt, bien entendu,
non pas des cas de maladie, mais d'une simple inégalité nor-
male : il s'établit entre les deux actions une résultante, qui
est la môme que si on ôtait à l'une des parties ce qu'elle a
eu en plus pour la donner à l'autre. Cela tient à ce qu'il n'y
a ici qu'une question de quantité, tandis que, dans les fonc-
tions animales, il y a une question de qualité. Bichat signale
encore d'autres différences, mais plus contestables, entre la
vie organique et la vie animale. Par exemple, il soutient
que les fonctions organiques sont continues, et les fonctions
442 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
animales intermittentes. Il cite comme exemples, d'un côté
la circulation, la respiration, l'absorption, la sécrétion; de
l'autre, le sommeil. Mais ne peut-on pas opposer d'un côté
la digestion, de l'autre les fonctions du cerveau, et môme
des sens (du toucher par exemple), de la fonction motrice?
Bicliat distingue, il est vrai, entre la rémittence et l'intermit-
tence : l'une ne porte que sur l'intensité de la fonction,
l'autre sur la fonction même; mais dans la digestion il y
a plus que rémittence, il y a véritablement interruption et
reprise de fonction, et par conséquent intermittence : réci-
proquement, on peut soutenir que les facultés sensitives et
motrices ne sont jamais complètement interrompues. Il y a
donc ici un certain excès dans la séparation des deux vies.
Une autre loi signalée par Bichat, c'est que l'habitude
exerce son empire sur les fonctions animales, tandis que son
influence est presque nulle sur les fonctions organiques. C'est
Bichat qui a énoncé le premier cette loi que l'on attribue
d'ordinaire à Maine de Biran' : « L'habitude émousse le sen-
timent et perfectionne le jugement; » loi qu'Hamilton a ré-
sumée depuis en ces termes : « La perception est en raison
inverse de la sensation. » Dans ce chapitre sur l'habitude,
Bichat fait preuve d'une grande finesse psychologique et
fournit des données intéressantes à l'analyse des phéno-
mènes internes. Par exemple, il remarque que le plaisir et
la douleur naissent surtout de la comparaison de chaque
état avec l'état qui précèile : plus il y a de ditférence entre
deux états consécutifs, plus le sentiment est vif. Il s'ensuit
que plus les sensations se répètent en se prolongeant, moins
elles font d'impression sur nous : « Il est donc de la nature
du plaisir et de la peine de se détruire d'eux-mêmes, et de
cesser d'être parce qu'ils ont été. » Faut-il conclure que la
constance n'est qu'un rêve, et que le bonheur est dans l'in-
constance? Bicliat ne sait trop que répondre à Tobjeclion, et
1. L'ouvrage de Bichat est de ISOO. Le mémoire de Maine de Birau sur l'IIa-
biludrcsl de 1803; il a été couronné eu 1802. Le sujet avait été mis au concours
le 15 vendémiaire an VIII, c'est-à-dire eu 171)9.
SCIIOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 443
il dit vaguement : « Gardons-nous d'employer les principes
de la physique à renverser ceux de la morale. » C'est une
réponse insuffisante, car il semble que la même loi doive
régir le sentiment aussi bien que la sensation, et ce ne serait
plus alors que par devoir que l'homme serait tenu à la cons-
tance; la nature s'y opposerait. Mais Bichat n'a pas vu que
si l'habitude émousse certains plaisirs, elle en provoque
d'autres qui sont ceux de l'habitude elle-même. Le René de
Chateaubriand, après avoir cherché le bonheur par toutes
les voies, finit par dire qu'il n'est peut-être que dans l'habi-
tude. Ainsi le principe qui dissout nos plaisirs porte avec
lui son remède.
Une dernière différence plus profonde encore que les pré-
cédentes sépare les deux vies : celle-ci tient à ce que l'on
appelle le moral ou l'âme. Or il y a dans l'àme deux par-
ties : la partie intellectuelle et la partie passionnée. Suivant
Bichat, la partie intellectuelle se rapporte à la vie animale,
et la partie passionnée à la vie organique. C'est ici la théorie
capitale de Bichat, et surtout c'est le lien par où sa doctrine
se rattache à celle de Schopenhauer.
Sur le premier point, pas de contestation possible : nul
doute que l'intelligence n'ait son substratiDu dans le système
nerveux, c'est-à-dire dans ce que Bichat appelle la vie ani-
male. Mais c'est le second point qui mérite surtout l'atten-
tion. Les passions, suivant Bichat, ont leur siège, non dans
le système nerveux cérébral, mais dans le système viscéral,
intestinal. C'est ainsi que Platon plaçait--également dans
les intestins ce qu'il appelait la troisième partie de l'âme ,
à savoir l'âme appétitive, source des désirs et des colères,
TÔ £-n:iOj[XT,T'.-/.clv. L'écolc de Descartes, au contraire, qui plaçait
dans le cerveau le siège de l'âme, rattachait au même organe
les passions et les pensées'. Bichat revient à la pensée de
Platon, et place dans les viscères l'origine des passions; le
1. C'est aussi la théorie de Bossuet : << De cette agitation du cerveau et des
pensées qui l'accompagneut naissent les passions. » {Connaissance de Dieu,
ch. ni, 11.)
4i4 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
cerveau n'est affecté que sympathiquement. 11 est sans doute
étonnant, dit-il, que les passions, qui occupent une si grande
place dans notre vie intellectuelle et morale, n'aient ni leur
terme ni leur origine dans les organes supérieurs du corps
humain, mais dans ceux qui sont affectés aux fonctions
internes. Et cependant c'est ce que les faits démontrent. L'état
des viscères modifie profondément le mode des passions; et
réciproquement les passions, dans leurs effets organiques,
affectent en particulier les viscères. D'une part, on remarque
que l'individu dont l'appareil pulmonaire est très prononcé
et dont le système circulatoire jouit de beaucoup d'énergie,
en un mot que l'homme à tempérament sanguin, a dans les
passions une impétuosité qui le porte à la colère; le tem-
pérament bilieux prédisposerait à l'envie et à la haine , le
tempérament lymphatique à la paresse et à la mollesse. De
même, dans l'état de maladie, les atTections du foie, de l'es-
tomac, de la rate, des intestins et du cœur déterminent une
foule de passions diverses.
Mêmes conséquences pour les effets des passions. Elles
produisent toujours quelques changements dans la vie orga-
nique. La colère accélère la circulation; la joie également,
mais avec plus de modération. La crainte agit en sens inverse.
Ces affections peuvent produire des syncopes qui vont jusqu'à
la mort ou qui laissent après elles des légions organiques; la
respiration est également altérée : oppressions, étoutfements,
sanglots, paroles saccadées; de môme encore pour la diges-
tion : vomissements spasmodiques, interruption des fonc-
tions; les sécrétions sont soumises à la même loi : la frayeur
donne la jaunisse. Les fonctions assimilatriccs ne sont pas
moins troublées par les passions : le bonheur nourrit, le
chagrin dévore. Ces locutions consacrées, sécher d'envie,
être ronr/é de remords, être consumé par la tristesse, n'indi-
quent-elles pas combien les passions modifient le système
iRitritif? L'expression des passions est encore une preuve de
la môme loi : si nous voulons indiquer nos pensées, la main
se porte involontairement à lu tête; voulons-nous exprimer
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 4io
rameur, la joie, la tristesse, la haine, c'est sur la région du
cœur qu'elle se dirige. On dit une tète forte, et un cœur sen-
sible; on dit que la fureur circule dans les veines, que la joie
fait tressaillir les entrailles, que la jalousie distille son poi-
son dans le cœur. Les passions violentes impriment au lait
de la nourrice un caractère nuisible qui peut produire des
maladies chez l'enfant.
Cependant, on ne peut nier l'action des passions sur les
organes de la vie animale; mais elle ne s'exerce que par
sympathie et par l'intermédiaire du cœur. Le cœur agit sur
le cerveau, qui donne naissance à des spasmes et à des mou-
vements involontaires. Dans ce cas, le cerveau n'est que
passif, au lieu qu'il est actif dans les mouvements volon-
taires. Mais le cerveau reprend bientôt son empire et rem-
place les mouvements spasmodiques par les mouvements
habituels. Un homme reçoit une lettre qui l'émeut ; son front
se ride, il pâlit, ses traits s'animent; ce sont des phénomènes
sympathiques nés de quelques troubles viscéraux, détermi-
nés par cette passion. 11 reprend possession de lui-même,
son extérieur rentre dans l'état habituel; c'est le mouve-
ment volontaire qui l'a emporté sur le sympathique, c'est le
cerveau qui réagit contre le viscère.
Revenons maintenant à Schopenhauer et à ses rapports
avecBichat. Lui-môme résume sa propre doctrine dans cette
proposition fondamentale : « Ce qui, subjectivement et au
point de vue de la conscience, est intellect, se manifeste objec-
tivement comme cerveau; ce qui subjectiveaient et au point
de vue de la conscience est volonté, se manifeste extérieure-
ment comme organisme tout entier ^ » C'est lui-même en-
core qui nous dit que cette doctrine n'est autre que celle de
Bichat. Ces deux théories se soutiennent mutuellement l'une
l'autre : c'est la môme pensée exprimée d'une part au point
de vue physiologique, et de l'autre au point de vue philo-
sophique; elles sont « le commentaire » l'une de l'autre. Ce
1. Schopenhauer, d/e Well als Willc, tome II {Erganzunffen}, cap. 20.
446 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
(]iie Bichat appelle opposition de la vie animale et de la vie
organique, c'est, dit Schopenhauer, ce que j'appelle oppo-
sition de l'intellect et de la volonté. 11 est vrai que Bichat
lui-môme rapporte la volonté à la vie animale, mais il faut
considérer les choses et non les mots. Bichat prend le mot
volonté dans le sens habituel de libre arbitre, d'arbitre con-
scient, et dans ce sens, en eiïet, la volonté dépend du cer-
veau; encore ne faut-il pas voir là une vraie volonté, mais
seulement la comparaison et la pondération des motifs ; mais
ce que j'entends par volonté, poursuit notre auteur, c'est
précisément ce que Bichat appelle la vie organique. Les op-
positions sont les mêmes de part et d'autre, si ce n'est que
l'un, l'anatomiste, part du point de vue objectif, l'autre, le
philosophe, du point de vue subjectif : « Et c'est une vraie
joie de nous voir tous les deux, comme deux voix dans un
duo, marcher d'accord, tout en faisant entendre des paroles
différentes. » Schopenhauer ajoute : « Que celui qui veut me
comprendre le lise, et que celui qui veut le comprendre
mieux qu'il ne se comprenait lui-même, me lise aussi*. » Ce
que d'ailleurs il trouve de plus intéressant dans Bichat, c'est
la théorie que nous venons de résumer et dont il résume
lui-même les principaux traits : à savoir que la vie intel-
lectuelle se rapporte à la vie animale, et au contraire la vie
passionnée à la vie organique. Enfin, le passage capital que
cite Schopenhauer comme étant l'expression même de sa
propre philosophie, et que pour cette raison nous avons
réservé jusqu'ici, est celui oîi Bichat trouve dans la vie
organique le fondement du « caractère » et le représente par
là même comme immuable et inaltérable. Or le caractère est
précisément ce que Schopenhauer appelle la volonté. C'est
ce fond absolu de l'homme qui échappe à toute action de
l'habitude et de l'exercice, car l'habitude agit sur la vie ani-
male et n'agit pas sur la vie organique. Voici le passage de
liicbat : « Le caractère est, si je puis m'cxprimer ainsi, la
1. '< Lcsc, wcr mich verstcliou will, ilui : uiiJ wcr ihn griiudliclier vcràteliea
will als cr sich verstaud, lèse mich. »
SCHOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE 447
physionomie des passions; le tempérament est celle des fonc-
tions internes; or, les unes et les autres étant toujours les
mêmes, il est évident que le tempérament et le caractère
doivent être soustraits à l'empire de l'éducation. Vouloir
dénaturer le caractère, adoucir ou exalter les passions, est
une entreprise analogue à celle d'un médecin qui essayerait
d'abaisser de quelques degrés et pour toute la vie la force de
contraction du cœur, ou de précipiter ou de ralentir le mou-
vement naturel des artères... Nous dirions que la circula-
tion, la respiration, ne sont point sous l'empire de la volonté.
Faisons la même observation à ceux qui croient qu"on change
le caractère et par là môme les passions, puisque celles-ci
sont le produit de l'action de tous les organes internes*. »
Après avoir ainsi élevé si haut la doctrine de Bichat,
Schopenhauer réfute les objections que, beaucoup plus tard,
Flourens a dirigées contre cette doctrine, dans son livre de
la Vie et de l'Intelligence : « Tout cela, dit Flourens, est com-
plètement faux. — So? — Sic deo'evit Florentins magnus! »
Flourens ne donne pas de raisons, mais il cite des autorités:
Descartes et Gall. Descartes, suivant Flourens, est « le philo-
sophe par excellence ». Sans doute ce fut un grand homme,
un initiateur^ Mais se déclarer Cartésien au xix° siècle, c'est
comme si on se disait Ptoléméen en astronomie, Stahlien
on chimie! Flourens soutient, d'après Descartes, que les
« volontés sont des pensées ». Mais que chacun rentre en soi-
même, il verra que la volonté et la pensée sont aussi diffé-
rentes que le blanc et le noir. Selon l'oracle du sieur Flou-
rens, les passions peuvent atfecter le cœur, mais elles ont
leur siège au cerveau : ainsi elles agissent dans une place,
mais elles habitent en une autre. Les choses corporelles ont
1. Après avoir cité ce dernier passage, Schopenhauer ajoute : « Que le lecteur
familiarisé avec ma philosophie juge de ma joie lorsque les opinions acquises
dans un tout autre champ d'étude par cet homme extraordinaire, enlevé trop
tut au monde, apportaient une telle preuve à l'appui des miennes. »
2. Ein Bahnbrecher, quelqu'un qui ouvre la voie, qui brise les obstacles
devant lui. Schopenhauer atl'ectionue cette expression; il Ta déjà appliquée à.
Cabanis.
448 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
rimbitiide de n'agir que là où elles sont; mais avec une âme
immatérielle c'est une Lien antre affaire I Flonrens dislingue
entre la « place y> des passions et leur « siège ». Qu'est-ce
que cela peut vouloir dire? L'erreur de M. Flonrens et de
« son Descartes » est de confondre les motifs du vouloir, qui
sont des représentations et qui reposent dans l'intellecl:, c'est-
à-dire dans le cerveau, avec la volonté elle-même, qui n'est
autre que les passions. Flourens loue ensuite Gall d'avoir
renoué la tradition de Descartes et d'avoir ramené « le mo-
ral à l'intellectuel ». Toute ma philosophie, dit Schopen-
hauer, est la réfutation de cette erreur : « Sans doute, dit-il
en terminant. M, Flourens est un homme d'un grand mérite
et qui a rendu surtout des services dans la voie expérimen-
tale. Mais les plus importantes vérités ne sont pas celles qui
se trouvent par l'expérience, mais par la réflexion et la péné-
tration. Ainsi Bichat, par ses réflexions et son profond coup
d'oeil, a découvert une de ces vérités inaccessibles à toutes
les expériences de M. Flourens, quand même il martyriserait
jusqu'à la mort des centaines d'animaux. »
Quoi qu'en dise Schopenhauer, la doctrine de Bichat sur
le siège des passions ne paraît pas avoir été confirmée par
la physiologie moderne. Ce n'est pas seulement Flourens,
c'est le grand physiologiste allemand Miiller qui la contre-
dit : « Aucune passion, dit-il, n'agit directement sur les vis-
cères; chez l'homme bien portant, leurs effets se propagent
en rayonnant du cerveau à la moelle épinière et de celle-ci
au système nerveux, tant de la vie animale que de la vie
organique. Les personnes douées d'une complexion hépa-
tique sont les seules chez lesquelles une passion violente
provoque l'ictère ou l'hépatite. En un mot, les eflets des pas-
sions ne fournissent aucune preuve à l'appui de l'hypothèse
que les passions auraient leur siège en dehors de l'encé-
phale. » On cite les cas oii des alfections purement organi-
ques, comme la suppression d'une sécrétion, déterminent le
délire et la folie; mais c'est prouver trop, puisque le délire
porte sur les idées en même temps que sur les sentiments;
SCMOPENHAUER ET LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE '.49
il faudrait donc en conclure que l'intelligence aussi bien
que les passions ont leur siège dans les viscères. De plus,
combien de fois de pareilles atfections ne se produisent-elles
pas sans amener la folie? Si elles ont cette conséquence,
n'est-ce pas lorsque le cerveau est prédisposé aux affec-
tions mentales et lorsqu'un trouble organique s'est porté de
proche en proche par sympathie jusqu'au centre nerveux?
D'ailleurs la réciproque est vraie : c'est-à-dire qu'il arrive
souvent que, sans aucun trouble organique, les passions
soient altérées et modifiées par le seul état du cerveau. Sans
doute Flourens a le tort de louer Gall d'avoir « ramené le
moral à l'intellectuel », et Schopenhauer est dans le vrai
quand il distingue l'intelligence de la volonté; mais cette
distinction n'exige pas et n'implique pas deux sièges diffé-
rents; il n'est nullement nécessaire de placer la source de la
volonté dans la vie végétative, et de limiter la sphère de
l'intelligence à la vie animale. La vie animale n'est que
le développement de la vie organique; mais elle comprend
aussi bien la volonté que l'intellect; ce qu'il y a d'incons-
cient en nous peut avoir son origine au-dessous, c'est-à-dire
dans la vie viscérale et végétative; mais cela est aussi vrai
de ce que nous appelons intelligence que de ce que nous
appelons volonté.
Peu importe d'ailleurs ici la vérité intrinsèque de la doc-
trine; le seul point que nous ayons tenu à mettre en lumière,
ce sont les origines françaises de la philosophie de Scho-
penhauer. Cette philosophie, dans sa partie^objective, peut
se ramener à deux propositions. La première, c'est que les
différentes forces de la nature, gravitation, cohésion, affi-
nité, instinct, sont, en essence, identiques à ce que nous
avons appelé la volonté. Or nous avons retrouvé cette pro-
position fondamentale dans Cabanis. La seconde, c'est que
la volonté est profondément séparée de l'intelligence et
qu'elle est antérieure à l'intelligence ; la volonté est la chose
en soi, la substance qui s'apparaît à elle-même subjective-
ment sous forme d'intelligence. Or, cette seconde doctrine,
II. 29
450 APPENDICE. - ÉTUDES CRITIQUES
Schopenhaiier la retrouve lui-même dans la distinction des
deux vies, vie organique et vie animale, qui est le fond du
livre de Bichat : c'est la traduction physiologique de son
système. Ce système, au moins dans sa partie objective, a
donc sa double raison dans la physiologie française. Quelle
que soit la valeur de ces idées, c'est de chez nous qu'elles
sont venues; c'est à nos propres philosophes qu'il faut en
faire honneur : c'est ce qu'oublient trop souvent les admi-
rateurs intempestifs de tout ce qui vient de l'Allemagne.
Nous exaltons Schopenhauer, nous avons oublié Cabanis et
Bichat. Schopenhauer lui-môme a été plus juste que nous.
Si c'était ici le lieu, nous pourrions faire voir que, dans
l'engouement excité parmi nous par la psychologie anglaise
contemporaine, il y a la même ingratitude envers nos pro-
pres penseurs. Quiconque voudra étudier avec soin l'école
idéologique et physiologique française du commencement
de ce siècle, Destutt de Tracy, Gérando, Maine de Biran,
Ampère, et encore Cabanis et Bichat, et môme Cardaillac
et Garnier, y trouvera, comme on l'a vu plus haut, maintes
propositions qui nous reviennent aujourd'hui d'Angleterre.
Nos historiens de psychologie anglaise et de psychologie
allemande devraient bien un jour découvrir qu'il y a eu une
psychologie française. Est-ce trop que leur demander, lors-
qu'ils auront fait le tour du monde, de vouloir bien s'inté-
resser quelque peu à leur propre pays?
LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE
M. EMILE BOUTROUX
A la philosophie de la liberté de M. Secrétan se rattache
la doctrine d'un de nos philosophes français les plus distin-
gués, qui professe aujourd'hui avec éclat l'histoire de la phi-
losophie à la faculté des lettres de Paris. Sa doctrine peut
être résumée sous ce titre : Philosophie de la contingence.
Le point de vue où ce philosophe s'est placé est des plus
ingénieux. Tandis que, d'ordinaire, tout le poids de la cri-
tique porte sur l'idée de liberté, comme si la nécessité était
une chose très claire et très évidente, M. Emile Boutroux, par
une manœuvre habile et une sorte de mouvement tournant,
s'est placé au point de vue opposé et a pris directement à
partie l'idée de nécessité.
Il s'est efforcé de démontrer qu'à tous les degrés de l'é-
chelle de l'être, depuis les rapports purement logiques qui
portent sur le possible jusqu'à l'homme et aux parties les
plus élevées et les plus complexes de la nature humaine,
nulle part on ne trouve de nécessité réelle ; que cette idée
n'a aucun type, aucune confirmation dans l'expérience. Sans
doute l'auteur ne conclut pas de là immédiatement à la
liberté; car autre chose est la liberté, autre chose est la
contingence. Mais ce qui résulte cependant de sa déduction,
c'est que la liberté, si elle existe, n'apparaît plus à l'état de
miracle et de contresens au milieu d'un monde voué à la
fatalité, mais qu'elle peut avoir sa place sans contradiction
dans un monde contingent. Ainsi, tandis que Kant, par exem-
452 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
pie, considérant la nature comme toute dominée par le mé-
canisme, et le mécanisme comme la condition sine qud non
de la science, était obligé de couper la nature des choses en
deux, abandonnant à la science le monde des phénomènes,
comme une pure apparence de notre esprit, et reléguant dans
un autre monde inaccessible le prodige de la liberté, notre
auteur, au contraire, restitue à la liberté sa place dans le
monde réel, et par le môme coup restitue à ce monde la
réalité objective. Le dualisme de Kant se trouve donc écarté,
et l'antinomie de la science et de la morale est conjurée. On
ne peut nier la valeur de ce point de vue. Suivons-en main-
tenant le développement.
L'auteur emploie une méthode que l'on peut appeler syn-
thétique ou descendante. 11 va de l'abstrait au concret, du
possible au réel, puis traverse les dill'érents degrés de la réa-
lité en passant toujours du simple au composé et du plus
abstrait au moins abstrait. Par exemple, il part de la néces-
sité logique, il essaye de prouver que cette nécessité, môme
celle du syllogisme par exemple, n'est encore qu'une néces-
sité relative. De la nécessité logique il passe à l'idée de l'être,
non pas à l'idée d'être en soi, d'être absolu, de principe des
choses, mais à l'existence réelle, concrète, à l'existence don-
née dans la nature. Pour prouver qu'une telle existence est
nécessaire, il faudrait pouvoir la déduire à priori du possible ;
mais nous n'avons aucun moyen de conclure le réel du pos-
sible. De l'idée de l'être en général, il passe à l'idée des dif-
férents êtres, c'est-à-dire aux genres et aux espèces ; et il
montre, comme précédemment, que l'on ne peut pas plus
conclure de l'être en général aux différents genres de l'être,
ni à leurs divisions ou à leurs subdivisions. Jusqu'ici nous
sommes toujours dans l'être indéterminé : passons à l'être
déterminé. Le premier mode d'existence de ce genre d'être,
c'est la matière : c'est sous cette forme que l'existence nous
apparaît tout d'abord. La matière nous conduit aux corps.
La matière est la substance des corps, l'étoffe dont ils sont
faits. Les corps sont les diverses spécifications de la matière.
LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE 453
et c'est une question de savoir si, en passant de la matière
aux corps, on va du même au même, et s'il ne s'y ajoute pas
quelque chose de nouveau. Continuant toujours selon la
môme méthode, l'auteur passe des êtres inorganiques anc-
êtres organisés, et enfin à l'homme, et, dans l'homme, des
facultés élémentaires jusqu'aux facultés les plus élevées. A
tous ces degrés il montre que l'état nouveau ne peut se
déduire du précédent, et qu'il n'y a nulle part de nécessité
dans ce développement ascensionnel des choses.
A cette méthode générale, l'auteur ajoute, pour chaque
question en particulier, un mode d'argumentation toujours
le môme. A chaque passage il se demande : 1° si cette liai-
son de l'antécédent au conséquent est une liaison analytique,
le conséquent étant contenu logiquement dans l'antécédent ;
2° si c'est une liaison synthétique à priori dans le sens que
Kant donne à cette expression ; 3° si c'est une expérience de
fait. La liaison n'étant établie ni par la déduction analytique,
ni par la synthèse à priori, ni par l'expérience, il s'ensuit
qu'elle n'existe pas. Tel est le mode d'argumentation de l'au-
teur, aussi ingénieux que rigoureux. Insistons surtout sur le
passage du possible au réel qui domine toute la question.
Sans doute, en un sens, il n'y a dans l'être réel rien de
plus que dans le possible, et c'est le cas de rappeler cette
réflexion de Kant que cent thalers pensés sont égaux à cent
thalers réels; car il n'y a rien de plus dans ceux-ci que dans
ceux-là. Le possible est la matière dont la chose est faite.
Mais l'être ainsi ramené au possible est pui^ement idéal ; et
pour arriver au réel, il faut y ajouter un élément nouveau,
à savoir l'existence. En eux-mêmes tous les possibles préten-
dent également à être ; et à priori il n'y a pas de raison pour
qu'un possible se réalise de préférence à un autre; nul fait
n'est possible sans que le contraire le soit également. Si donc
les possibles restent livrés à eux-mêmes, tout flottera éga-
lement entre l'être et le non-être, rien ne passera de la
puissance à l'acte. Aussi, bien loin que le possible contienne
l'être, c'est l'être qui contient le possible et quelque chose
454 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
de plus, à savoir la réalisation d'un contraire de préférence
à l'autre, l'acte proprement dit. L'être est la synthèse de ces
deux termes (puissance et acte), et cette synthèse est irré-
ductible.
Mais ce qui ne peut être l'objet d'une déduction analyti-
que peut être donné à l'esprit dans une synthèse à priori.
Peut-être l'esprit affirme-t-il à priori, en vertu d'une loi
nécessaire, que le possible doit passer à l'acte, que quelque
chose doit se réaliser. En effet, les deux termes de cette
synthèse, à savoir le possible et le réel, sont deux termes à
priori; car le possible n'est pas donné dans l'expérience :
toute expérience porte sur le réel; le possible n'est que dans
l'esprit; de l'autre côté, l'idée du réel n'est pas, il est vrai,
absente de l'expérience, car c'est sur le réel qu'elle porte;
mais le réel ici signifie tout le réel, la totalité du réel ; or l'ex-
périence ne peut donner aucune totalité.
Maisce n'est là qu'une apparence, et l'auteur s'efforce de
démontrer que ni l'idée du possible, ni celle môme de totalité
ne sont incapables de nous être données expérimentalement.
En effet, pour ce qui est du possible, l'idée même du chan-
gement des choses, leur perpétuelle variété et mobilité, la
contradiction des sens dans le même individu et la diversité
des impressions dans des individus ditTérents, tout nous
amène à concevoir le phénomène comme relatif, et par con-
séquent comme pouvant être autrement qu'il n'est. En géné-
ralisant et multipliant les observations, l'idée du possible
en général se forme dans notre esprit et se dépouille de plus
en plus de tout contenu particulier. Quant à l'idée de tota-
lité, il ne peut pas être question d'un tout actuel, d'une
somme complète actuellement donnée. Kant, dans sa thèse
des antinomies, nous a démontré qu'on ne peut concevoir le
monde ni comme un tout fini ni comme un tout infini. Il
reste que l'idée de totalité du réel n'est que le fait en général,
l'idée générale du fait, c'est-à-dire un terme d'une exten-
sion indéfinie; et sous cette forme il n'y a aucune impossi-
bilité à ce que cette idée soit donnée dans l'expérience. Ainsi,
LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE 4o5
les deux termes n'étant ni l'un ni l'autre à priori, le rapport
des deux termes ne l'est pas davantage.
Quant à l'expérience, elle ne peut nous découvrir une vé-
ritable nécessité, pas même une nécessité de fait, puisque
beaucoup de choses qui ont existé, et qui sont par conséquent
possibles et susceptibles de passer à l'acte, peuvent rester à
l'état de possibles, sans que rien ne nous autorise à supposer
qu'elles se réaliseront de nouveau.
Ainsi l'actuel n'est pas la conséquence nécessaire du pos-
sible. Mais si son « existence » n'est pas nécessaire, en est-
il de même de sa « nature »? Le monde n'est-il pas soumis à
une loi d'inflexible nécessité, loi que l'on formule de diverses
manières : par exemple, rien n'arrive sans cause; ou bien,
tout est un eifet, et un effet proportionné à la cause; ou
encore, rien ne se perd, rien ne se crée; la quantité d'être
reste immuable? C'est la loi de causalité. L'auteur ne craint
pas de soumettre cette loi à la critique; et il essaye de démon-
trer qu'elle n'a pas le caractère de nécessité inflexible qu'on
lui attribue.
Et d'abord, cette loi est -elle à priori? Sans doute, si par
cause on entend l'idée de puissance, de pouvoir créateur,
et si on établit entre la cause et l'elfet un rapport de géné-
ration, de telle sorte que l'effet sorte en quelque sorte de la
cause, sans doute alors la loi de causalité peut être à priori;
car où l'expérience nous donne-t-elle un pouvoir créateur?
où donne-t-elle l'exemple d'une véritable génération de la
cause à l'effet? Mais la loi de causalité ainsi- entendue n'est
nullement celle qui est impliquée dans la connaissance du
monde sensible : l'idée même d'une cause génératrice ne ser-
virait à rien au savant. L'auteur adopte donc la signification
du mot cause donnée par l'école empirique et telle qu'elle est
entendue par les savants ; cause ne signifie dans ce cas que
« condition immédiate ». Le savant n'a aflaire qu'à l'ordre
des phénomènes, et non pas à une entité métaphysique étran-
gère à l'expérience.
Soit, dira-t-on; mais ce lien delà cause et de l'effet, même
4-;6 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
entendu comme une simple liaison et ordre, n'en est-il pas
moins quelque chose de nécessaire? C'est ici Kant qui répond
à Hume. La causalité n'est qu'une succession de phénomè-
nes, mais une succession imposée par les lois de notre esprit.
Mais l'auteur fait observer qu'il y a là un élément que la
science ne réclame pas : c'est l'idée de nécessité. Le savant a
besoin d'un ordre, cela est vrai; mais il lui suffit d'un ordre
invariable : qu'il soit nécessaire ou non, cela lui est indiffé-
rent. Or, le principe qu'un changement succède toujours à un
autre changement (et c'est à cela que se réduit le principe
de causalité entendu scientifiquement), c'est là une opinion
qui s'est formée peu à peu et par l'expérience. Car, à l'ori-
gine, l'homme croyait à des commencements absolus, à des
passages subits du néant à l'être. Ce n'est que l'expérience
qui lui a appris qu'il n'en était pas ainsi. Donc, le principe
de causalité n'est pas une loi absolue imposée par l'esprit
aux choses.
Il n'en est pas moins vrai que ce rapport invariable entre
les phénomènes établit, sinon une nécessité interne que l'on
ne peut pas saisir, au moins une nécessité de fait : celle-ci
n'est que le symbole de celle-là. Ne s'ensuit-il pas que le prin-
cipe d'une liaison nécessaire mérite toute confiance au point
de vue pratique, et que, môme au point de vue théorique,
il est plus vraisemblable que son contraire? L'auteur recon-
naît que, pour contredire cette présomption, il faudrait éta-
blir que dans l'expérience il y a un désaccord quelconque
entre ce qu'il appelle le postula tum de la science et la réa-
lité : car serait-il vraisemblable que des êtres contingents
dans leur essence ne se manifestassent que par des succes-
sions invariables? Si les ombres de Platon se suivent dans
un ordre immuable, c'est que les personnages que ces
ombres représentent se suivent dans le même oidre. 11 fau-
drait donc, pour établir à la rigueur la thèse de la contin-
gence, pouvoir montrer que l'ordre invariable des phéno-
mènes n'est lui-même qu'une ajjparence. L'auteur reconnaît
que l'expérienee ne nous montre rien de semblable; mais
LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE 457
il affirme qu'elle ne peut pas prouver le contraire. Il s'appuie
sur ce qu'il appelle rindétermination des phénomènes.
« Toute constatation expérimentale se réduit, en définitive,
à resserrer la valeur de l'élément mesurable entre des limites
aussi rapprochées que possible. Jamais on n'atteint le point
précis où le phénomène commence et finit réellement. On ne
peut affirmer d'ailleurs qu'il existe de pareils points, sinon
peut-èlre dans des instants indivisibles, hypothèse vraiment
contraire à la nature du temps. Ainsi nous ne voyons que les
contenants des choses, non les choses elles-mêmes. Nous
ne savons pas si les choses occupent dans leur contenant
(l'espace et le temps) des places assignables. A supposer
que les phénomènes fussent indéterminés dans une certaine
mesure seulement, laquelle pourrait dépasser la portée de
nos grossiers moyens d'information, les choses n'en seraient
pas moins exactement telles que nous les voyons. On prête
donc aux choses une détermination hypothétique quand on
prend au pied de la lettre le principe que tel phénomène est
lié à tel phénomène. Le terme de tel phénomène, dans son
sens strict, n'exprime pas un concept expérimental et répu-
gne peut-être aux conditions mêmes de l'expérience. »
Cette doctrine de la contingence se complète et s'achève
par une doctrine de la liberté. La liberté est à l'origine des
choses et elle est la source de la contingence. Dieu se crée
lui-même. Cette doctrine, empruntée à un célèbre philoso-
phe suisse, M. Secrétan, qui l'a empruntée lui-même à la
dernière philosophie de Schelling, n'est ici qu'à l'état d'es-
quisse. Elle est le terme où l'on doit aboutir ; mais c'est là
une philosophie nouvelle, au seuil de laquelle nous devons
rester, et où l'auteur n'avait pas pour objet de nous faire pé-
nétrer. C'est un étage supérieur. Elle n'est indiquée que pour
nous faire entrevoir comment de la liberté résulte un monde
essentiellement contingent. La conclusion finale, c'est qu'il
n'y a pas de nécessité brute : un tel résultat donne au travail
de M. Boutroux une valeur tout à fait exceptionnelle.
438 APPENDICE. - ÉTUDES CUITIQUES
La doctrine de la contingence telle que nous venons de
l'exposer nous jette dans une certaine perplexité. Par certains
côtés, en efîet, cette œuvre nous séduit et nous agrée ; par
d'autres, au contraire, elle nous trouble et nous inquiète. Par
certains côtés, en effet, elle semble venir à l'appui d'une phi-
losophie conservatrice, dont nous avons tous besoin aujour-
d'hui ; par d'autres, au contraire, elle nous semble par trop
favoriser le mouvement critique et dissolvant de la philoso-
phie contemporaine.
Voici, par exemple, les avantages que présente la théorie
de M. Boutroux sur la contingence de la nature :
1° Elle rend la liberté possible. En effet, la difficulté fon-
damentale contre la doctrine de la liberté est celle-ci : com-
ment la liberté est-elle possible dans un monde voué à la
nécessité? Si, au contraire, le monde est contingent, non seu-
lement dans son origine, mais dans sa nature et dans ses lois,
il reste un jeu libre aux phénomènes, et la liberté peut s'y
insérer, s'y faire une place sans contradiction.
2° Elle rend possible l'existence de l'esprit. En effet, elle
nous montre qu'à tous les degrés de l'échelle de la nature il
y a des hiatus, et qu'aucun des degrés de cette évolution ne
peut sortir, par voie de développement nécessaire, des degrés
inférieurs ; par exemple, que d'une malière sans conscience
ne peut naître une conscience ; que de la rencontre des cons-
ciences diffuses ne peut pas naître l'unité du moi ; que l'ac-
tion n'est pas la résultante des motifs, qu'il faut y ajouter
le consentement aux motifs, etc. En un mot, l'auteur se
prononce contre la loi de continuité entendue dans un sens
littéral et matériel, et qui ramène tout à l'élément le plus
indéterminé. Rien ne paraît plus contraire à la vie et à la
diversité qu'il y a dans l'univers.
3° Celle doctrine est favorable à l'idée de progrès. Elle
montre qu'à chaque instant il se produit quelque chose de
nouveau dans l'univers. Si l'auteur a raison, le progrès se
fait par addition successive, et non par complication d'élé-
ments antérieurs. Ce n'est pas une évolulion purement mé-
LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE 439
caniqiie, soumise au principe de la conservation de la force
et de la matière, et qui se résout en une action toujours
la même sous des formes diflérentes : ce sera une évolution
intelligente dirigée par la loi de la finalité et se dévelop-
pant toujours dans le sens du mieux. Appliquez ce principe
à la société, vous rencontrez la doctrine de la perfectibilité,
si réconfortante, pourvu qu'elle n'aboutisse pas à l'idée d'un
progrès fatal et aveugle. Dès lors, on entrevoit un but, un
avenir pour l'humanité ; et la morale n'est plus que le com-
plément et l'achèvement conscient du mouvement général
de la nature.
Tels sont les grands côtés de la philosophie de la contin-
gence. Mais il semble que ces avantages soient achetés bien
cher, et par un sacrifice qui nous créera peut-être autant
d'embarras que nous en voulions éviter. C'est le sacrifice du
principe de causalité. Peut-être, pour sauver la liberté, aura-
t-on ébranlé la certitude. En relâchant le principe de causa-
lité, en lui ôtant quelque chose de sa rigidité impérieuse,
il semble que l'on nous introduise dans un monde d'à peu
près 011 rien n'est absolument stable. C'est une sorte de doc-
trine du clhiamen à Fimilation de la doctrine épicurienne;
et est-ce plus solide que la doctrine du clinamen? Une fois
l'indéterminé posé comme principe, quelle garantie a-t-on
de la fixité et de l'immutabilité des choses? Faut-il osciller
sans cesse d'une extrémité à l'autre, et, pour écarter le fata-
lisme, risquer de tomber dans le scepticisme ? Tel est l'état de
trouble et d'anxiété oii nous jette la thèse de k contingence.
Regardons-y de plus près.
Deux sortes de difficultés peuvent être élevées à propos de
cette doctrine. Les unes porteraient sur la thèse elle-même,
sur le fond de la doctrine ; les autres porteraient plutôt sur
l'interprétation de la doctrine, sur le sens qu'il faut lui donner.
Sur le premier point, on peut dire que cette doctrine repose
sur une hypothèse, et une hypothèse gratuite que rien ne jus-
tifie dans l'expérience. Cette hypothèse, c'est que, dans le fond
des choses, les phénomènes sont indéterminés; c'est que là où
460 APPENDICE. — ÉTUDES CRIÏIQLES
il nous semble que tel phénomène succède à tel phénomène,
ce n'est jamais un phénomène absolument identique, mais
seulement à peu près semblable; que, lorsqu'il nous semble
que telle quantité répond à telle quantité, ce n'est jamais la
môme quantité précise qui a lieu, mais une quantité diffé-
rente, quoiqu'elle ne diffère que très peu; enfin, quand nous
disons que tel mouvement doit se produire dans telle direc-
tion et avec telle vitesse, ce n'est jamais, à la rigueur, ni la
même direction ni la même vitesse, mais une direction voi-
sine et une vitesse très peu dissemblable, mais enfin dissem-
blable. C'est là ce que l'auteur appelle la contingence des lois
de la nature, et il dit que l'expérience ne peut pas prouver qu'il
n'en est pas ainsi. Mais elle ne peut pas prouver davantage qu'il
en est ainsi. L'expérience, à la vérité, ne nous donne que des
à peu près, des moyennes, mais il y a toujours quelque cause
qui explique ces irrégularités apparentes. Une planète ne se
meut pas rigoureusement dans l'orbite indiquée par la théo-
l'ie ; mais c'est qu'il y a une autre planète qui agit sur elle et
qui la détourne ; et la difTérence est précisément celle qu'exige
la présence de cette planète; et ainsi l'exception confirme la
règle. Il en est probablement de même dans tous les cas où
la loi semble en défaut : les nombres trouvés par les expéri-
mentateurs quand ils veulent mesurer une quantité, ne sont
jamais les mêmes. Par exemple, pour l'équivalent mécanique
de la chaleur, Joule trouve un nombre, et Meyer en trouve
un autre; et depuis on paraît s'être rapproché davantage
du vrai nombre, mais toujours avec des erreurs et des diffé-
rences. Mais ces erreurs tiennent sans doute à l'entrelace-
ment des causes et des lois dans la nature ; et, comme l'a dit
llousseau, « l'absence de précision vient précisément de la
pi'écision : par exemple, de ce grain infinitésimal de plomb
(|ui est caché sous l'un des deux poids. » On essaye d'isoler
les causes les unes des autres, mais on ne peut arriver à un
isolement complet; et c'est ce qui fait que, dans chaque cas
particulier, il y a toujours quelque circonstance qui trouble
le résultat.
LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE 461
Sans cloute l'expérience ne peut atteindre les derniers phé-
nomènes, et cette impossibilité laisse le champ libre aux
deux théories ; mais si l'indéterminé était la règle et l'es-
sence des phénomènes, il semble qu'à mesure qu'on avance
vers l'infiniment petit, on devrait trouver plus d'indétermi-
nation. Il n'en est pas ainsi, et la science parvient à fixer des
nombres à un degré de profondeur absolument inaccessible
à l'expérience vulgaire ; l'analyse va à une précision de plus
en plus grande, et elle nous ote tout espoir de trouver jamais
l'indéterminé par l'expérience.
Nous nous bornerons à ces observations sur la théorie
considérée en elle-même; car notre but n'est pas d'écarter
cette théorie. Nous la considérons comme plausible et accep-
table, quoique non démontrée ; mais le principal, à nos yeux,
c'est l'interprétation qu'il faudra lui donner.
Tout le noîud de la doctrine de l'auteur est dans la théorie
de la causalité. 11 entend la causalité exclusivement dans le
sens de David Hume et de Stuart Mill. « La cause, dit-il,
c'est la condition des phénomènes. » C'est la seule dont il soit
question dans les sciences, la seule dont il soit question ici.
Que cette loi de causalité soit purement empirique, c'est ce
que prétend l'aateur; car, dit-il, très longtemps le genre
humain a cru à des commencements absolus, à des phéno-
mènes sans antécédents et par conséquent sans causes. Telle
est la base de la théorie.
Mais n'y a-t-il pas une autre loi de causalité que celle que
nous venons de rappeler? L'auteur fait allusion à cette autre
loi, à cet autre principe, mais c'est pour l'écarter immédiate-
ment. « Si par cause, dit-il, on entend puissance créatrice, et
si le rapport de cause à effet est un rapport de génération, un
tel principe serait certainement à priori ; mais ce principe
ainsi entendu n'est pas celui qui est impliqué dans la con-
naissance du monde. L'idée d'une cause génératrice ne ser-
virait de rien dans l'explication de la nature. » Gomment faut-
il entendre ce passage? Cette exclusion de la cause à priori
est-elle une exclusion relative et provisoire, ou une exclu-
462 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
sion absolue? L'auteur veut-il dire simplement qu'au point
de vue scientifique, c'est-à-dire des sciences expérimentales,
il n'y a pas d'autre cause que la cause empirique, à savoir
l'antécédent immédiat, ce qui ne voudrait pas dire qu'à un
autre point de vue, au point de vue métaphysique, la cause
ne pourrait pas être entendue autrement? Ou Lien, au con-
traire, veut-il dire, d'une manière absolue, que la cause enten-
due comme pouvoir générateur ou créateur est une notion
vide, nulle, à exclure comme entité scolastique, comme
chose en soi?
Suivant que l'on admettra l'une ou l'autre interprétation,
la thèse de l'auteur prendra deux significations toutes difîé-
rentes. Dans le second cas, en ellet, dans le cas de l'exclusion
absolue, nous sommes ramenés purement et simplement à
l'empirisme proprement dit, à celui de Ilume et de Mill;
nous n'avons pas môme la ressource de nous réfugier dans
la thèse de Kant; car l'auteur a expressément écarté ce point
de vue, comme inutile, selon lui, à la conception scientifique
du monde. Donc, si, d'un autre côté, il n'admet pas la cause
comme chose en soi, nous voilà réduits au phénoménisme, à
moins d'un retour ultérieur par la morale, procédé imité de
Kant, et qui nous parait très contestable en philosophie.
On pourrait môme pousser l'argument plus loin, et sou-
tenir que l'auteur n'a absolument rien établi de nouveau :
car, que les lois de la nature soient contingentes, c'est-à-
dire non nécessaires, dans le sens où il le dit, c'est ce que les
empiristes n'ont jamais nié; c'est ce qu'ils ont, au contraire,
expressément affirmé. Pour eux, le terme de nécessité n'est
pas un concept plus légitime et plus autorisé que le terme
de liberté: il faut proscrire l'un et l'autre de la langue scien-
tifique'.
On n'a donc rien établi pour la liberté, en démontrant
qu'il n'y a pas de nécessité dans les choses. Mais, en re-
vanche, n'a-t-on pas ébranlé la certitude? N'est-ce pas porter
1. Voir Baiu, Émotions et Volonté, p. 470 do la traducliou française.
LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE 463
l'eau à la rivière et encourager le scepticisme, que de cher-
cher à prouver que tout, même la nature, n'a qu'une certi-
tude d'à peu près, et qu'il n'y a rien de fixe et d'absolu?
N'est-ce pas le relativisme que l'on a substitué au détermi-
nisme, et l'un vaut-il mieux que l'autre?
Telles sont les conséquences qu'il faudrait imputer à la
thèse de l'auteur, si l'on devait se borner au seul sens de la
loi de causalité que nous avons signalé d'abord, à savoir le
sens empirique.
Mais en sera-t-il de môme si l'on rétablit cet autre prin-
cipe de causalité, qu'on a pu écarter provisoirement au point
de vue de l'intérêt purement scientifique, mais qui pourrait
être réservé à un autre domaine d'un ordre supérieur, le point
de vue métaphysique? Dans cet ordre d'idées, le principe
que « tout phénomène a une cause » ne signifie pas simple-
ment que tout phénomène est précédé d'un autre phéno-
mène, mais « tout phénomène est engendré par un pouvoir
antérieur et supérieur au phénomène ». Ici nous n'avons plus
afîaire à un principe empirique, mais à un principe absolu,
non à un à peu près de causalité, mais à une causalité né-
cessaire.
M. St. Mil], pour prouver que le principe de causalité
n'est pas absolu et qu'il n'est pas invincible, dit que nous
pouvons très bien nous représenter un monde oii les phéno-
mènes n'auraient aucun ordre, aucune suite, oii nul phé-
nomène ne serait lié d'une manière constante à un autre
phénomène : ce serait le désordre, le chao^s, mais non le
néant, et cela ne répugne pas à notre esprit.
Je dis qu'un tel monde, en supposant que nous puissions
véritablement le concevoir, ne serait pas un monde sans
causalité : ce serait un monde sans finalité, ce que nous
pouvons concevoir en effet; ou bien ce serait un monde sans
lois, ce que nous pouvons concevoir également . Mais la
loi n'est pas la cause : car les phénomènes, pour n'être pas
liés les uns aux autres par une loi, ne sortiraient pas pour
cela du néant. Nous ne pouvons nous les représenter comme
464 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
apparaissant spontanément, sans quelque chose qui les dé-
termine à l'existence, en un mot sans un pouvoir générateur :
rien ne vient de rien. Supposez des forces et des substances
hétérogènes mêlées ensemble, mais n'ayant entre elles qu'un
rapport extérieur de coexistence : les actions qu'elles pro-
duiraient donneraient naissance à des phénomènes incohé-
rents et désordonnés, et par conséquent à un chaos; mais le
lien de la cause et de l'efTet n'en subsisterait pas moins : car
les phénomènes ne seraient pas venus du néant.
M. Mill donne encore d'autres exemples pour prouver que
nous pouvons nous affranchir de la loi de causalité, et
M. Boutroux semble tomber d'accord avec lui, en disant que
le genre humain a toujours cru « à des commencements ab-
solus, à des passages subits du néant à l'être ». De ce genre
sont la croyance aux miracles et la croyance au libre ar-
bitre.
Mais le miracle n'est pas du tout un phénomène sans
cause; c'est un phénomène sans loi, ou plutôt au-dessus des
lois; c'est la suspension des lois de la nature; mais il faut
une cause capable de suspendre les lois et de produire
directement un phénomène sans ses antécédents ordinaires.
Cette cause, c'est la Providence, c'est Dieu. Un miracle ne
se fait pas tout seul. 11 lui faut un agent; on ne peut donc
pas dire qu'il n'ait pas de cause. Il en est de même du libre
arbitre. La liberté n'est pas du tout le contraire de la cau-
salité; car elle-même est une puissance et une cause; et
ceux qui prétendent qu'elle peut agir sans motifs, entendent
par là qu'elle est une cause tellement puissante qu'elle
trouve en elle-même tous les éléments nécessaires à l'action.
La question est donc celle-ci. Pouvons-nous concevoir un
commencement absolu en ce sens qu'un phénomène sorti-
rait absolument du néant? Supposez le vide absolu de toute
existence : ci oit-on ([u'un phénomène pourrait, à coup sûr,
éclore et apparaître dans ce vide? Non; si rien ne préexiste,
rien n'existera. « Si au commencement rien n'est, dit Bos-
suct, éternellement rien ne sera. » Pas de pouvoir créateur
LA PHILOSOPHIE DE LA CONTINGENCE 463
on générateur, pas de phénomène. 11 ne suffit pas de dire
qu'il y aurait un phénomène antérieur; mais ce phénomène
antérieur peut déterminer et conditionner un autre phéno-
mène; il ne le produit pas. Dire, avec Hume, que nous ne
saisissons nulle part le pouvoir générateur de la cause, que
le lien de la cause et de l'eiîet nous échappe, cela, dis-je, ne
prouve rien contre l'existence de la cause; car, de ce que
nous ne pouvons pas saisir le comment de Faction, il ne
s'ensuit pas que nous n'ayons pas l'idée de l'action.
Et d'ailleurs, si l'on ne pose pas tout d'ahord l'idée de la
cause entendue comme un pouvoir d'action, où prendra-t-on
l'idée de liberté, qui est précisément l'idée pour laquelle on
travaille? Car la liberté est un pouvoir. Admettons un instant
qu'il ne soit pas vrai, d'une manière absolue, que tout ce qui
se produit suppose un pouvoir capable de le produire, nous
n'avons plus besoin de liberté ; les actes psychologiques se
suffisent à eux-mêmes aussi bien que les phénomènes de la
nature. Sans doute ils sont contingents, aussi bien que ceux-
ci ; mais non nécessaire ne veut pas dire libre. Si je ne suis pas
plus libre que la pierre qui tombe, je ne le suis pas du tout,
quand môme la chute de la pierre serait contingente. La con-
tingence n'est qu'une liberté négative, passive, un clina-
men. Pour qu'il y ait véritablement liberté, il faut une cause
active; il faut que j'aie un pouvoir véritable sur mes actions,
et la liberté, loin d'exclure la causalité, l'exige au contraire
impérieusement.
Par la même raison, si l'on n'admet pas un pouvoir créa-
teur ou générateur, je ne vois pas comment on s'élèverait
à l'idée de Dieu. Si la causalité n'est qu'un lien de phéno-
mènes à phénomènes, et encore un lien lâche et indéter-
miné, pourquoi ne pas admettre que les phénomènes sont
parce qu'ils sont, qu'ils se suffisent à eux-mêmes, qu'ils
n'ont pas besoin de cause pour exister, et par conséquent
([u'ils n'ont pas besoin de Dieu? Cependant l'auteur semble
bien admettre implicitement le principe de causalité dans
le sens métaphysique, lorsqu'il dit : « Si la série des causes
11. ■ 30
46G APPEiNDlCE. — ÉTUDES CRITIQUES
n'a pas de limite, il n'y a pas de cause véritable; » mais
avec la cause empirique toute seule, on ne peut aller jusque-
là. Tout au plus admettrait-on un phénomène premier ; mais
pourquoi s'arrêter? Pourquoi ce phénomène serait-il cause
de tous les autres? Ce qu'il faut, c'est une cause en dehors
des phénomènes; c'est là ce qui n'est pas donné, ce qui
môme est exclu par la causalité empirique.
En un mot, sans l'admission d'un principe de causalité
métaphysique, la doctrine de la contingence risque d'incli-
ner à la doctrine du hasard, au fortuitisme. Au contraire,
en acceptant l'idée d'une causalité supérieure, la doctrine
se présente avec un autre caractère. C'est l'idée de Provi-
dence qui domine, et qui intervient à tous les degrés. C'est
par son action que s'expliquent et le progrès dans la nature et
l'indépendance de l'esprit à l'égard de la matière; enfin c'est
grâce à elle que les phénomènes de la nature sont contin-
gents sans être fortuits, affranchis d'un enchaînement fatal
sans cesser d'être soumis à des lois. Ces lois sont des règles
générales, et non des chaînes de fer. La liberté redevient
possible dans un monde oii le réseau phénoménal a été
relâché sans être détruit. L'ordre subsiste ; la tyrannie des
événements a seule disparu. Nous n'avons pas de répu-
gnance à accepter cet ordre d'idées, qui nous ouvre une issue
dans le labyrinthe de la liberté.
VI
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE
M. OLLÉ-LAPRU.NE
[De la Certitude morale, par M. OIIé-Lapruue, 1881.)
Il s'est fait depuis quelque temps un travail intéressant en
philosophie : c'est la recherche de la part qu'il faut attribuer
à la volonté dans la connaissance. Généralement, les traités
de psychologie et de logique réservent à Fintelligence seule
l'origine de la connaissance humaine; et, en effet, le vouloir
produit les actes ; mais comment produirait-il le vrai et le
faux? La faculté de connaître est précisémentce qu'on appelle
intelligence, et c'est presque une tautologie de dire que c'est
par l'intelligence que l'on connaît. Fort bien; mais le vrai
n'est pas toujours objet de connaissance; il est aussi objet
de croyance. Je crois qu'il y a une ville appelée Rome; je
crois qu'il y a eu un homme appelé César. Je crois que le
progrès a été la loi de l'humanité; je crois que la forme répu-
blicaine ou la forme monarchique est la meilleure forme de
gouvernement. Je crois que mes amis ne me trompent pas. Je
crois qu'il y aura une autre vie; je crois qu'il y a un Dieu.
Voilà bien des cas où j'affirme des vérités, non par une con-
naissance directe, mais par un acte spécial et différent, que
j'appelle cro3'ance. Or la croyance n'est-elle qu'un acte d'in-
telligence? Dans cet acte, ne faut-il pas faire la part à d'au-
tres faits de l'âme, par exemple à la volonté et au sentiment?
Et, une fois cette part faite, ne peut-on pas aller plus loin?
Ne peut-on pas dire que la croyance n'est pas seulement une
partie de noire être intellectuel, mais qu'elle en est la source?
468 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
qu'elle est à l'origine de toutes nos connaissances, qu'elle
domine la connaissance, enfin que la connaissance, dans son
dernier fond, n'est encore qu'une croyance? Le rationalisme
cédera la place au fidéisme : soit à un fidéisme mystique qui
ira se rejoindre à la religion positive, soit à un fidéisme criti-
que qui aurabeaucoup depeine à se distinguer du scepticisme.
Tel est Tordre d'idées que viennent d'aborder presque en
même temps, et dans un esprit profondément différent, deux
professeurs disting'ués de l'Université française, M. Ollé-La-
prime, maître de conférences à l'Ecole normale supérieure,
et M. Victor lîrochard, professeur à la Faculté des lettres
de Paris, l'un dans un travail intitulé : De la Certitude
morale, l'autre dans un travail sur l'Erreur. Nous aurions
aimé à embrasser ici dans une même étude les deux écrits
que nous venons de citer, en en faisant voir à la fois les ana-
log-ies et les difTérences. L'auteur du travail sur VErreur fait
de la croyance le fond même de la connaissance humaine
et ne voit dans toute connaissance qu'une hypothèse tantôt
démentie et tantôt confirmée : son système est une sorte de
probabilisme. Il ne distingue pas entre la croyance morale
et religieuse et les autres actes de l'esprit. Toute affirmation
est une croyance et laisse par là quelque part au doute. C'est
pourquoi nous avons appelé sa doctrine un fidéisme critique.
L'auteur développe ces vues avec une grande subtilité dia-
lectique, une vive pénétration, et aussi, il faut le dire, une
assez grande obscurité. Peut-être trouverons-nous une autre
fois l'occasion d'insister sur ce travail distingué et original'.
Notre pensée est surtout de faire connaître aujourd'hui une
œuvre de tout aulie nature, moins spéculative, moins méta-
physique, mais d'une analyse délicate et fine, d'un esprit élevé,
et qui touche de plus près aux questions les plus émouvantes
de notre temps, aux croyances de l'âme, aux espérances
religieuses. C'est le livre de M. Ollé-Laprune sur la Certi-
tude morale. L'auteur, déjà connu par un ouvrage des plus
1. C'est ce que uous avons fuit dans l'élude qui suit : T/u'uiie de l'Erreur.
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE 469
Gstimablcs sur la P/dlosop/tie de Malebranche, vienl en outre,
tout récemment, de publier encore un mémoire couronné par
l'Académie des sciences morales et politiques sur la Moi^ale
d'Aristote. L'ouvrage de la Certitude morale, qui, malgré ses
allures discrètes et une sage mesure, a pour efTet cependant
de mettre aux prises la foi et la philosophie, nous a para mé-
riter un examen particulier, attentif et vigilant. Il n'est pas
inutile d'ajouter que les idées que nous avons à examiner ici
se rattachent d'une manière plus ou moins directe, mais au
moins par une sorte d'influence générale, à la philosophie de
la volonté que nous avons étudiée plus haut.
M. Ollé-Laprune, dans une préface pleine d'intérêt et écrite
avec une chaleur d'âme toute communicative, nous expose
la pensée fondamentale de son œuvre. Cette pensée n'est
nullement que la volonté soit le principe de l'affirmation dans
tous les ordres de connaissances, ni même le principe exclu-
sif qui domine dans la croyance, mais seulement que « la cer-
titude des vérités morales est d'un ordre à part, d'une qua-
lité spéciale, et qu'elle suppose des conditions personnelles
subjectives, sans que la vérité elle-même soit réduite à une
valeur purement subjective ». C'est donc seulement dans
l'ordre moral que l'auteur défend la cause de la croyance et de
la foi et qu'elles lui paraissent susceptibles de donner une cer-
titude objective égale à celle de la connaissance scientifique.
Une s'agit, bien entendu, que de la foi naturelle, puisque nous
sommes en pure philosophie. Tout en se restreignant dans ce
domaine, l'auteur demande que l'autre ne soit pas exclu, et
il croit de son honneur de déclarer qu'il appartient à la foi
chrétienne, à la foi catholique. Mais il prétend aussi se bor-
ner au point de vue purement philosophique et démontrer
sa doctrine par l'analyse et le raisonnement. Cette doctrine,
c'est qu'il y a quatre vérités fondamentales qui ne relèvent
pas seulement de l'intelligence, mais aussi de la volonté, qui
470 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
doivent être des actes de foi en même temps que des affirma-
tions rationnelles; quatre vérités pour lesquelles l'assentiment
est un « devoir ». Ce sont : la loi morale, la liberté morale,
l'existence de Dieu, et la vie future. Tels sont les quatre arti-
cles de foi de la religion naturelle.
Malgré cette part faite à la croyance et ù la volonté, Fau-
teur parait très préoccupé de la crainte de rendre la vérité
arbitraire. Il fait de l'intelligence et de la croyance une ana-
lyse qui nous parait très correcte, tellement correcte même,
qu'on se demande sur quoi repose, en définitive, la thèse pro-
pre de l'auteur, et s'il n'y a pas disproportion entre les pré-
misses et les conséquences : « On ne déclare pas une chose
vraie parce qu'on le veut, dit-il; l'acte de volonté n'est pas
dans la décision par laquelle on prononce sur le vrai et sur le
faux... La décision en soi n'est pas un acte libre... C'est la
lumière qui détermine rassentimont... On n'est pas libre de
voir ou non. On est seulement libre de reg-arder, ce qui est
autre chose. » Plus loin, l'auteur s'exprime encore en termes
plus caractéristiques : « A vrai dire, ce n'est pas la volonté qui
jug^e... Dans aucun cas, le jug^ement n'est tellement remis à
la volonté que la vérité devienne arbitraire. » Quelle est donc
la part de la volonté? Quelle est la part de la croyance? La
voici : l'auteur distingue l'assentiment et le consentement.
L'assentiment est forcé; le consentement est libre. Il peut y
avoir telle vérité désagréable qui force notre assentiment sans
que nous lui donnions notre consentement; nous nous en
écartons pour ne pas la voir, et nous cherchons des raisons
pour l'esquiver et la désavouer. Au contraire, quand la vérité
nous plaît, le consentement s'ajoute à l'assentiment. En outre,
c'est bien la volonté qui suspend l'affirmation, pour que l'es-
prit ait le temps d'examiner : c'est encore elle qui, lorsque les
raisons sont insuffisantes, et qu'il y a nécessité de juger,
prend le parti de la décision ; c'est elle alors qui est respon-
sable de l'erreur, si elle affirme trop vile et sans informations
suffisantes, ou sans chercher toutes les informations qui sont
à notre portée. Tel est le r(Mc de la volonté dans la connais-
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE 471
sance en général, et cette analyse est irréprochable : on voit
que la volonté nïiitcrviont jamais que pour préparer Taffir-
mation; si elle y consent, ce n'est qu'en cas de nécessité im-
périeuse et en laissant toujours une chance de retour : jamais
la volonté n'a pour objet le vrai en tant que tel. Le vrai reste
le domaine propre de l'intelligence. Voilà du moins, selon
M. Ollé-Laprune, comment les choses se passent dans le do-
maine de la connaissance spéculative. En sera-t-il de même
dans Tordre moral?
Ici, suivant l'auteur, la volonté iutervient d'abord comme
dans tous les cas précédents; mais elle y intervient encore
d'une manière plus intime et plus profonde ; elle ne sert plus
seulement à préparer la vérité, elle contribue véritablement
à la faire. Les conditions purement spéculatives se changent
en « conditions morales «.En effet, pour la distinction du bien
et du mal, pour l'établissement de la loi du devoir et de
toutes les vérités qui s'y rattachent, il ne suffit plus d'être
attentif et consciencieux : « L'attention devient consentement
au bien, amour du bien, fidélité au bien. » Est-ce, en effet,
accepter véritablement une vérité morale que de l'accepter
sans l'aimer, do l'accepter par l'esprit sans y donner son
cœur? « La vérité morale n'est pas seulement un spectacle; »
si l'action ne suit ou ne précède, « la délicatesse de la percep-
tion morale s'affaiblit », et « les défections de l'intelligence
troublent l'intelligence », En un mot, dans l'ordre moral il
faut percevoir la vérité non seulement par rintelligencc seule,
mais avec l'âme tout entière, cjv oXr, tt, ■i/uyf,, dit Platon.
Cependant, même dans l'ordre moral, l'auteur se refuse à
une doctrine absolue et ne veut pas faire dépendre la vérité
de la volonté. « C'est bien la chose elle-même qui s'impose à
l'esprit, » dit-il. Les quatre grandes vérités morales du devoir,
de la liberté, de Dieu, de la vie future, ne sont pas seulement
des croyances; ce sont des « vérités ». A ce titre, elles s'im-
posent comme toutes les vérités. Mais, comme vérités, elles
sont froides, inactives, et même, l'auteur le reconnaît, obs-
cures et voilées. C'est la volonté qui doit intervenir et s'ajou-
472 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
ter à rinlelligcncc pour la compléter. C'esl là ce que l'auteur
appelle « la foi morale », qui apporte à Tesprit une certitude
d'un autre ordre que celle de l'intelligence, mais égale. C'est
ce supplément apporté par la volonté et le cœur à l'intellig-ence
que l'on appelle croire, el c'est ce qui est un véritable devoir
quand il s'ag-it du devoir et de tout ce qui s'y rattache. La
connaissance consiste seulement dans la démonstration ou
dans l'intuition immédiate. La croyance consiste dans une
opération propre et nouvelle qui de ce qui est apparent con-
clut à ce qui est caché, du sig-ne à la chose signifiée, des effets
aux causes, lorsque la cause est disproportionnée à l'effet, et
cela, comme dit saint Thomas, « en vertu de l'empire de la
volonté qui meut l'intelligence, » propter imperium volunta-
lis 7noventis intellectum.
Telle est la théorie générale de l'auteur, dans laquelle se
cachent, selon nous, plusieurs équivoques qu'il importe de
démêler.
M. Ollé-Laprune dit très bien et avec juste raison qu'il ne
suffit pas de connaître la vérité, qu'il faut l'aimer; mais cela
n'est-il pas vrai de toute vérité, même spéculative? On peut
dire, même d'un g'éomètre, que, s'il n'aime pas la vérité géo-
métrique, si les conceptions géométriques le laissent froid,
s'il n'est pas saisi d'enthousiasme devant les nombres et les
figures, il ne sera jamais un grand géomètre. On nous rap-
porte de Pythagore qu'il voua une hécatombe à Jupiter lors-
qu'il eut découvert le théorème du carré de l'hypoténuse.
Nous savons aussi de Descartes que le jour oîi il découvrit
<( l'invention merveilleuse », comme il l'appelle, c'est-à-dire
l'application de l'algèbre à la géométrie, il fit vœu d'un pèle-
rinage à Notre-Dame de Lorctte. Malebrancho, lisant le traité
aride de Descartes sur Y Homnip, éprouva de si violentes pal-
pitations qu'il pensa se trouver mal. Voilà renthousiasme du
savant, du philosophe! voilà le signe divin! voilà comment
la vérité ne parle pas seulement à l'esprit, mais à l'àme! Et
si cela est vrai pour les objets purement abstraits, combien, à
plus forte raison, pour les choses morales! Savoir qu'il y a un
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE 473
Dieu sans lui donner son àme, savoir que nous possédons la
liberté sans èlro fiers et sans être prêts à tout pour sauver une
telle prérogative contre toute atteinte, savoir qu'il y a une
vie future et être incapable de sacrifier sa vie pour la confes-
ser, voilà sans doute des vérités mortes, froides, stériles.
« Malbeureuse, dit Bossuet, la connaissance qui ne se tourne
pas à aimer! » Tout cela est vrai, et personne n'y contredit.
Mais, dans aucun de ces cas, l'intervention de la volonté et
du cœur n'ajoute rien à la vérité en tant que vérité, et ne peut
en rien suppléer à ce qui lui manquerait à ce point do vue.
J'entends bien et j'accorde qu'il ne faut pas seulement con-
naître, mais croire, si croire veut dire connaître avec amour;
j'admets qu'il faut aller à la vérité avec toute notre âme. Mais
doit-on conclure de là que la volonté puisse dispenser la vérité
du degré d'évidence qui est nécessaire pour être admise logi-
quement et rigoureusement? Peut-elle constituer un supplé-
ment de preuves et conférer une certitude qui lui soitpropre?
C'est ce que nous n'admettons pas. Voyons, enelîet, comment
l'auteur établit que les vérités dont il s'agit doivent devenir
des croyances.
Il prend pour point de départ et pour exemple de ce qu'il
appelle « la foi morale », la croyance au témoig'nage des
hommes : « Vous me parlez, dit-il, de faits que je n'ai point
vus, que je n'ai pu voir; votre témoignag'e me g-arantit la
vérité que je suis incapable de constater moi-même. J'ai con-
fiance en vous, je vous crois... Ma certitude s'appuie, non
sur la nature de l'objet clairement connu, _^mais sur votre
autorité... Admettre ce qu'un témoin révèle, c'est croire;
admettre une vérité évidente, c'est connaître. On connaît, on
sait proprement quand on voit une chose ou en elle-même
ou par quelque autre chose ayant avec elle une naturelle re-
lation; on croit quand la chose affirmée demeure cachée et
que, par conséquent, la raison de l'assentiment est, d'une cer-
taine manière, extérieure à ce qu'on affirme. »
Nous ne pouvons admettre cette théorie du témoignage
humain. Sans doute, on peut bien convenir d'appeler/o/l'acte
474 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
par lequel nous affirmons sur la parole d'aulrui, au lieu d'af-
firmer par nous-mème ; mais ce n'est là qu'une question de
mots, et, dans le fond, le témoignage se ramène à toutes les
lois ordinaires de la connaissance et ne vient nullement d'un
acte surérogatoire de la volonté. Si je crois à la parole des
hommes, c'est en raison d'une induction parfaitement légitime,
et égale en autorité à toute induction scientifique. C'est que
l'expérience m'a appris, soit chez moi-même, soit chez les
autres, que l'homme ne trompe jamais quand il n'a pas d'in-
térêt à le faire, ou quand on a des raisons de supposer qu'il
n'est pas trompé lui-même. Les règles du témoignage et de la
critique scientifique sont des règles très précises, qui ne sont
que des cas particuliers des lois générales de l'induction. Je
conclus des paroles du témoin aux faits attestés avec la même
certitude et en vertu des mêmes principes qui me font con-
clure en général du signe à la chose signifiée, par exemple
des vestiges fossiles laissés par les plantes, qu'il y a eu une
llore à telle ou telle période géologique. Il n'y a pas là une
certitude spéciale d'un genre nouveau, mais la même certitude
que dans les sciences expérimentales; seulement, les signes
étant plus douteux et plus difficiles à interpréter, il y a beau-
coup plus de part à faire à la prohabilité qu'à la certitude.
C'est donc là une véritable connaissance, et l'on n'emploie le
mot de croyance que par équivoque.
Voilà pour le témoignage en matière de faits. En est-il
autrement du témoignage en matière de doctrine? Non, sans
doute; et c'est, selon nous, tout à fait la même chose. Si je
crois à l'autorité d'un savant quand il s'agit de sa science, à
celle d'un historien s'il s'agit d'érudition, à celle d'un juris-
consulte en matière de lois, c'est que je suppose, en vertu do
l'expérience, que celui qui s'est occupé d'une science en sait
plus que celui qui ne l'a pas apprise, et qu'il en sait par consé-
quent plus que moi. Mais si, au lieu de m'en tenir là et do me
borner à une juste déférence envers une autorité supérieure,
je m'y livrais aveuglément, l'expérience me prouve que je me
tromperais très souvent. La croyance n'est donc pas encore
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE 4-5
ici une œuvre propre de la volonlé : c'est une induction qui
doit être proportionnée à Ja compétence supposée du témoi-
gnage que j'invoque. Il n'y a donc à tirer de là aucun argu-
ment en faveur du devoir de croire au delà des signes précis
dont la logique peut seule déterminer la valeur.
M. Ollé-Laprune pense, au contraire, que, quand il s'agit
de vérités morales, c'est un droit et même un devoir de
dépasser le strict degré d'évidence qu'exigerait la connais-
sance scientifique, d'affirmer, par une sorte de saltus, des
conséquences non contenues dans les prémisses, des causes
disproportionnées aux effets, le plus en partant du moins.
Il donne pour exemple la confiance que Ton a en un autre
homme pour la conduite de la vie. « Je suis, dit-il, dans une
situation perplexe, embarrassante; je n'ai pas assez de lumiè-
res pour me décider moi-même. Je vais trouver un ami, un
sage en qui j'ai toute confiance , et je lui dis : « Prononcez
« vous-même, prononcez pour moi; je ferai ce que vous
« voudrez. » Je m'incline, je me soumets, je m'abandonne,
non pas d'une manière aveugle (car si mon conseiller devenait
subitement fou, je renoncerais à lui); mais tant que je le crois
raisonnable, je le laisse prononcer : c'est là un acte de foi. »
Cet exemple n'olfre encore rien à nos yeux qui se distin-
gue des cas ordinaires du témoignage et qui ne se ramène
par conséquent aux lois de la logique pure et simple. Remar-
quons d'abord qu'il s'agit ici, non plus de vérité, mais d'ac-
tion. Je suppose que je suis forcé d'agir; de là la nécessité de
prendre un parti. Dès lors, quoi de plus raisonnable que de
s'adresser à l'homme que l'on croit plus capable que soi? Quoi
de plus conforme aux règles d'une légitime induction que de
se dire, par exemple : « Un homme plus âgé que moi a plus
d'expérience; il doit savoir ce que je ne sais pas moi-même; »
ou encore : « Un homme connaît mieux les affaires qu'une
femme; je m'en fierai donc au jugement d'un homme? » C'est
de là que vient la pratique du mandat dans tous les genres.
Je ne puis pas me soigner moi-même, ne sachant pas la mé-
decine : je m'adresse au médecin. Ne sachant pas le droit, je
47G APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
m'adresse à Tavocat. Même s'il s'agil de morale, je puis croire
qu'un sage, un saint homme, un prèlre qui fait son état d'é-
tudier les consciences, en sait plus que moi, homme du monde,
sur les délicatesses et surtout les sévérités de la morale. C'est
donc une opération très légitime et conforme à toutes les lois
de la logique de s'adresser en tout à plus savant que soi. Et
ce qui prouve bien qu'il ne s'agit pas ici d'une certitude spé-
ciale, fondée sur des principes différents de ceux qui fondent
la certitude en général, c'est que, dans tous les cas cités, le
conseiller que j'ai choisi peut se tromper et me tromper. J'en
cours le risque; mais, comme le dit Descartes, il vaut mieux
prendre un chemin qui vous conduira quelque part, que de
rester égaré au fond d'une forêt.
M. Ollé-Laprune parle de la puissance de la foi : « On dit
qu'un homme a foi en lui-même. Cette confiance le rend capa-
ble d'une heureuse hardiesse... Qu'est-ce qu'avoir foi dans
une idée? C'est la croire tellement vraie et efficace que, mal-
gré toutes les apparences contraires, on n'admet pas qu'elle
ne puisse finir par triompher. On espère quand tout semble
fait pour décourager l'espérance. » Tout cela est vrai et cha-
leureusement exprimé; mais il ne s'agit pas de la puissance
de la foi, il s'agit de la vérité. Or, combien de fois de telles
confiances, do telles espérances, n'ont-elles pas été démenties?
Combien de fois les hommes n'ont-ils pas été trompés par la
confiance en eux-mêmes et dans leurs idées? Combien de fois
des causes définitivement perdues n'ont-elles pas suscité des
défenseurs et des croyants qui espéraient contre toute espé-
rance? Le paganisme n'en a-t-il pas eu de ce genre? Et au-
jourd'hui même, ne voyons-nous pas en Orient (et peut-être
en Occident) des preuves de cet aveuglement slupide dont
sont atteintes les causes perdues, qui pourraient se relever
peut-être si quelque rayon de lumière et de raison venait
éclairer et corriger la folie de la foi! Qui ne sait que la puis-
sance de la foi est exactement la môme qu'il s'agisse du vrai
ou du faux? Ne faut-il pas une grande puissance de foi pour
qu'une femme jeune demande comme un bonheur et comme
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE 477
un droit de mourir sur le bûcher de son mari? Et cependant,
cette foi, tout héroïque qu'elle est, donne-t-elle le moindre
degré de vérité à un préjugé aussi absurde? Laissons donc
ces raisons extérieures. La foi peut être une des nécessités
pratiques de notre existence : mais la vérité ne relève que de
la raison.
Selon M. OUé-Laprune, la foi consisterait à affirmer plus
qu'on ne voit, « avec de bonnes raisons de croire ». Que vou-
lez-vous dire? Qui parle de ne jamais affirmer que ce qu'on
voit? Est-ce que les géologues, qui affirment que l'Océan a
été sur les Alpes, l'ont vu de leurs yeux? Est-ce que les his-
toriens ont vu la mort de César? Est-ce que je vois votre pen-
sée? Et cependant, dans tous ces cas, je ne fais qu'appliquer
les règles les plus élémentaires de la logique, sans que ma
volonté y soit pour rien. Vous dites qu'il faut « de bonnes
raisons » pour croire. Qu'entendez-vous par bonnes raisons?
sont-ce des raisons suffisantes? Dès lors, il s'agit de connais-
sance et non pas de croyance. Sont-ce des raisons insuffisan-
tes? Alors elles ne sont pas tout à fait bonnes. Si je n'affirme
que dans la mesure de ces raisons, je ne fais rien de plus que
ce qu'autorise et exige la logique, et il n'y a rien là qui puisse
s'appeler foi dans le sens propre du mot. Si j'affirme au delà,
je puis avoir raison au point de vue pratique; car, ainsi que
le dit Voltaire, « il faut prendre un parti; » mais je cours un
risque, car je puis me tromper, précisément dans la propor-
tion de ce que j'ajoute de mon propre mouvement à ce que
les raisons me donnent. M. Ollé-Laprune reconnaît que c'est
là une faiblesse; « mais, dit-il, c'est une heureuse faiblesse,
puisqu'elle rend possible la confiance », et qu'elle rend (( la
confiance plus méritoire ». Mais, encore une fois, vous sor-
tez de la question : vous parlez de Yefficace de la foi, du me-
nte de la foi quand il s'agit de certitude et de vérité. S'il y a
un Dieu, sans doute j'aurai du mérite auprès de lui de l'avoir
cru sans preuves suffisantes; celle confiance est belle; mais
elle ne fait pas qu'il y ait un Dieu, et elle ne peut rien ajou-
ter aux raisons qui le démontrent. Nous ne contestons nulle-
478 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
ment la nécessité pratique de la foi; mais, nous plaçant au
point de vue rigoureusement philosophique, nous nous de-
mandons en quoi le désir et l'espérance peuvent décider du
vrai et du faux.
En résumé, la croyance n'est pas, selon nous, un acte essen-
liellemcnt ditlereiit de la connaissance. C'est une induction,
mais une induction incomplète et imparfaite, à laquelle nous
nous décidons par nécessité pratique et sous l'empire d'un
sentiment légitime. La croyance court toujours quelque ris-
que; elle n'ollVe jamais qu'une certitude insuffisante au point
de vue absolument strict; mais ce risque, nous consentons à
le courir, parce que nous y sommes obligés par la nécessité
et parce que c'est un beau risque à courir, comme dit Platon.
Mais ce n'est pas là ce qu'on peut appeler certitude dans le
sens propre du mot.
II
M. Ollé-Laprune croit que c'est un devoir pour l'homme
d'affirmer certaines vérités. Nous verrons tout à l'heure quel
est, à ce point de vue, mon devoir en tant quliomme. Mais je
déclare, en tant que philosophe, que je ne reconnais qu'un
seul devoir, celui de « n'affirmer comme vrai que ce qui me
paraîtra évidemment être tel, c'est-à-dire ce que je verrai si
clairement et si distinctement que je ne saurais le révoquer
en doute ». Voilà, selon nous, pour le philosophe, la loi et
les prophètes. Voilà la règle absolue. Descartes l'a posée au
début de la philosophie moderne, et c'est par là qu'il l'a créée,
constituée. Nul n'est forcé d'être philosophe. Mais celui qui
aspire à la philosophie accepte par là même cette loi suprême.
C'est son Evangile. 11 s'engage envers lui-même et envers les
autres à n'avoir d'autre règle que l'évidence, à ne pas pren-
dre ses désirs, même les meilleurs, pour le critérium de la
vérité. 1! ne croira pas que l'affirmation par elle-même soit un
devoir; elle ne l'est que lorsqu'elle est imposée par l'évidence;
mais elle devient une faute, un péché envers la philosophie,
LA PlllLOSUPllIE DE LA CROYANCE 479
lorsqu'elle dépasse l'évidence. Sans doute, lorsqu'un philo-
sophe refuse d'adniellro une vérité évidente parce qu'elle lui
déplaît, il est coupable; mais s'il affirme une vérité qui n'est
pas évidente parce qu'elle lui plaît, il n'en est pas moins cou-
pable. Toutes les illusions, toutes les superstitions, toutes les
folies pourront reparaître sous le prétexte de croyances légi-
times. Quoi qu'on dise des dangers du scepticisme, ces dan-
gers ne sont rien à côté du danger bien autrement grave de
mettre le critérium du vrai dans la volonté. Descartes, qu'on
invoque aujourd'hui en faveur de cette thèse, ne l'a jamais
soutenue. Il a toujours placé dans l'évidence seule la distinc-
tion du vrai et du faux; et s'il y a joint la véracité divine, c'est
que cette véracité elle-même est évidente pour lui et qu'elle
est la source de l'évidence. La volonté, pour Descartes, est
cause de l'erreur, mais elle ne fait pas la vérité.
Sans doute, la nécessité pratique nous force souvent à
dépasser dans l'affirmation et dans l'action la limite de l'évi-
dence; mais alors nous agissons comme hommes, non comme
philosophes. Par exemple, il faut que j'émette un vote dans
une assemblée délibérante. Il y a du pour et du contre ; l'ave-
nir est obscur; je ne sais au juste de quel côté est la vérité.
Cependant l'abstention elle-même est déjà une décision qui
peut entraîner les mêmes périls que l'action. Après avoir pesé
les raisons de part et d'autre et poussé l'examen aussi loin
que je le peux, je finis par me décider pour des raisons pré-
valentes. Yoilà un cas où l'affirmation dépasse l'évidence.
Tout ce qu'on appelle croyances, opinions, convictions, peut
se ramener à ce cas. C'est toujours la nécessité de la con-
duite pratique qui nous impose l'obligation de choisir un sys-
tème en politique, en religion, en morale, sans attendre la fin
de l'examen, qui, en effet, ne se terminerait jamais. Or des
convictions fortes et décidées valent mieux que l'abstention.
Rien ne se fait par le doute. La foi, au contraire, soulève des
montagnes.
A la nécessité pratique s'ajoute le sentiment pour consti-
tuer la croyance. Le sentiment de l'honneur, par exemple,
480 APPENDICE. — ÉTUDES CPilTlQUES
nous détermine à rester fidèles à nos doctrines, lors même
que nous pourrions les considérer comme condamnées à pé-
rir. Le sentiment de Tamilié nous commande de croire à la
fidélité d'un ami sans avoir besoin pour cela de preuves
rationnelles. La confiance est un sentiment généreux qui
devient un devoir entre personnes qui s'aiment, mais qui ne
peut pas constituer une certitude, car elle peut être trompée
par l'événement. Sans doute c'est un devoir pour un fils de
croire à la chasteté de sa mère; mais peut-on dire qu'un fils
ne sera jamais trompé dans cette croyance? Comment pour-
rait-elle être la source d'une certitude spéciale? La généro-
sité est une vertu morale, ce n'est pas un critérium de certi-
tude. Lorsque Alexandre buvait la potion présentée par son
médecin Philippe, qui lui était dénoncé comme voulant l'em-
poisonner, il faisait un acte héroïque, mais en quoi héroïque?
C'est que la dénonciation pouvait être vraie et qu'il risquait
sa vie plutôt que de faire injure à un honnête homme. Mais
n'y a-t-il jamais eu dans le monde de générosité trompée et
de confiance trahie, de foi démentie par l'événement? Com-
ment donc peut-on confondre le devoir moral qui nous
ordonne de risquer l'erreur en cas de nécessité pratique et
pour obéir aux lois de la patrie, de la famille et de l'amitié,
avec les conditions de la certitude?
M. Ollé-Laprune, au contraire, croit que la foi, la confiance,
eng'endrent une certitude spéciale égale à celle de l'évidence,
quoique différente; que dans les cas où la lumière est mêlée
d'obscurité, c'està la volonté à franchir l'intervalle qui sépare
l'évidence incomplète de l'évidence complète. C'est ce qui a
lieu, suivant lui, pour les quatre vérités morales qui consti-
tuent le code de la religion naturelle. Ces quatre vérités sont
d'abord des connaissances fondées sur des raisons solides.
Mais, en même temps, ce sont des connaissances imparfaites
et obscures que la foi seulement peut transformer en vérités
inébranlables et absolument ceitaines. On sait que c'est le
propre de toute philosophie de la croyance, quelque mitigée
qu'elle soit, de faire une cerlaine part au scepticisme. Il y a là.
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE 481
en effet, une corrélation logique, nécessaire. On n'est obligé
do croire que là où cesse la connaissance. Ce sont donc les
lacunes de la connaissance qui nécessitent la foi. Quelle que
soit la réserve avec laquelle on insiste sur ces lacunes, on ne
peut cependant s'empêcher de les signaler, et en cela même
on paraît faire cause commune avec le scepticisme. M. Ollé-
Laprune n'échappe pas à celte nécessité de sa thèse, et il est
assez piquant de voir ce croyant si convaincu se faire lui-
même l'avocat du diable contre les quatre vérités qu'il veut
nous imposer comme devoirs, et élever contre elles des dou-
tes qu'on s'attend d'ordinaire à voir paraître d'un autre côté.
La vie future, parexemple, est bien établie, selon l'auteur,
par un raisonnement solide qui en prouve la nécessité morale.
Mais que d'obscurités dans cette croyance! « Toutes les appa-
rences sont contre : la seule vie que nous connaissions, c'est
la vie du corps. » Sans doute, rien n'est détruit, rien n'est
anéanti; mais l'indestruclibilité de la matière n'empêche pas
de profonds changements et de perpétuelles métamorphoses.
Notre êlre, d'ailleurs, ne pourrait-il pas subsister sans que la
personne subsistât? « Voilà les apparences contraires que la
raison peut nous présenter. Ces apparences, il faut les mépri-
ser pour admettre la vie future. » C'est donc la foi qui rend
visible ce qui ne l'est pas. Qiiod non sapis, quod non vides,
animosa firniat fuies.
Il en est de même de la croyance en Dieu. En effet, on ne
dit pas : « Je sais que Dieu est; » on dit : Je crois en Dieu. »
Dire simplement : « Je 6rt«que Dieu est, » cela est froid, cela n'a
pas de valeur morale; c'est une lumière sèche et sans chaleur.
D'ailleurs l'obscurité se mêle tellement ici à la lumière, que
ce n'est pas là un objet de pure science. « Puis-je jamais pré-
tendre, dit M. Ollé-Laprune, quand il s'agit d'un tel objet,
que les preuves les plus solides réduisent à néant toutes les
difficultés, dissipent tous les nuag-es? Si je suis sincère, je ne
puis prétendre ceci; ce ne sont, à vrai dire, que vaines appa-
rences et fantômes; mais encore faut-il que j'ose les mépri-
ser. Aude contemnere. »
"• • 31
482 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
La liberté esl encore une vérilé prouvée par rexpériencc
inlime et par le raisonnement, cela est incontestable. Mais
quelle chose mystérieuse que notre volonté! « Plus je veux
approfondir la liberté, plus les difficultés augmentent. » Que
d'oppositions s'élèvent contre elle! que d'ombres l'envelop-
pent! que de prétextes à la résistance et au doute! C'estdonc
« une vérité, mais une vérité morale » ; c'est « un fait, mais
un fait moral ». Il faut l'admettre; mais admettre une chose
malgré les obscurités et les difficultés qui s'y rattachent, c'est
y croire. On passe donc encore ici de la sphère du visible à
celle de l'invisible : il faut pour cela un acte de conliance, un
acte de foi.
Enfin la loi morale elle-même est encore au fond un acte
de foi. Car que suppose-t-elle? C'est qu'il y a entre les choses
un ordre de dignité et de perfection qui n'est pas l'ordre de la
quantité ; que l'esprit, l'âme est d'un ordre supérieur aux choses
sensibles. Or cet ordre, il faut déjà y être pour en comprendre
la dignité, et pour comprendre la vérité morale, il faut être
déjà une créature morale, ce qui n'a pas lieu sans la volonté.
La vérité morale se distingue de toutes les autres en ce qu'elle
est une vérité pratique. Il faut y croire avant de la voir : c'est
un acte de foi.
C'est ainsi que, pour ces quatre vérités fondamentales, la
foi vient compléter l'œuvre de la raison. Il y a donc une cer-
titude d'un ordre particulier qui a son fondement dans Tùme,
dans le cœur, dans la volonté. C'est la certitude morale.
Dans tous les exemples précédents, il nous semble que l'au-
teur confond deux choses bien distinctes : d'une part, les ap-
parences sensibles, qui paraissent déposer contre les vérités
intellectuelles et qui les rendent suspectes à des esprits peu
exercés, et, de l'autre, les obscurités proprement dites, ou dif-
ficultés qui viennent de ce que les vérités dont il s'agit ne sont
pas suffisamment démontrées. Il y a là une équivoque qui
obscurcit tout. Qu'il faille mépriser les apparences sensibles,
quand il s'agit de choses intellectuelles, cela est certain; mais
c'est affaire de raison, non de foi. De telles apparences, il s'en
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE 483
rencontre dans toutes les sciences. Quoi de plus prodigieux
pour l'esprit que cette doctrine que la lumière est un mouve-
ment, que la terre tourne sur elle-même, qu'il y a des anti-
podes, que le soleil a disparu sous l'horizon quand nous le
voyons encore au-dessus? O^ioi de plus mystérieux que la
communication du mouvement en mécanique? Quoi de plus
invraisemblable que ce qu'on appelle quantités négatives,
imaginaires, irrationnelles, etc.? Yoilà mille cas où, dans les
sciences proprement dites, la véi'ité vient se heurter à des
apparences. A-t-on recours pour cela à la foi? Nullement. On
les explique par la raison seule, ou, à défaut d'explication, on
les laisse subsister en qualité de problèmes, et on n'affirme
jamais que clans la mesure de ce qui est démontré. De même,
si en métaphysique il y a des apparences semblables, c'est
aussi k la raison à en démontrer la vanité. C'est à elle à
prouver, avec Descartes, que tout ce qui est sensible suppose
quelque chose qui n'est pas sensible, une vérité d'ordre intel-
lectuel, à savoir : je pense. Tout ne se ramène donc pas aux
sens. Toute la discussion des idées innées est affaire de rai-
son, non de foi. C'est la pensée qui se prouve elle-même en
analysant et en décomposant les données sensibles.
Mais maintenant peut-on confondre ces obscurités appa-
rentes, qui naissent de la prédominance habituelle des sens,
avec les obscurités qui viennent des difficultés ou des objec-
tions? De deux choses l'une : ou vous répondez complète-
ment à ces objections, et alors il n'y a plus d'obscurités; ou
vous n'y répondez pas complètement, et il Teste un fond de
difficultés non résolues; dès lors, votre affirmation ne peut
être que proportionnée à la lumière de votre esprit, et, dans la
mesure où il reste des difficultés non résolues, il manque
quelque chose à la certitude de votre affirmation. Sans doute
on peut et même j'accorde qu'on doit franchir cet intervalle
par la croyance ; mais c'est là un acte purement pratique, non
philosophique, et qui n'a aucune autorité pour constituer un
deg'ré de certitude qui n'existait pas auparavant.
M. Ollé-Laprune nous paraît donc toujours confondre le
48i APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
rôle àa philosophe dans la recherche pure de la vérité avec le
rôle de l'homme dans la vie pralique. Sans doute dans la pra-
ti({ue il faut des croyances. L'immanilé a-t-elie allondu (jne
Kant ait démontré l'impératif catégorique pour croire à la
vertu? Non, sans doute; et moi-même, quand j'agis comme
homme, je n'ai pas le temps d'attendre que j'aie réfuté la
doctrine de l'intérêt bien entendu oula morale évolutionniste.
Il faut agir : donc il faut croire; voilà ce qu'il y a de vrai dans
la doctrine de l'auteur. Mais nous ne pouvons pas aller au
delà. Nous n'admettons pas qu'en philosophie, et en tant que
philosophes, nous puissions affirmer au delà de la stricte évi-
dence et autrement que dans la mesure de cette évidence.
11 n'y a rien là qui ne soit contenu dans l'idée même d'une
philosophie, idée que Descartes a conçue et exprimée le pre-
mier avec une incomparable fermeté. La philosophie est un
idéal auquel les hommes n'atteindront peut-être jamais, mais
à la réalisation duquel ils travaillent sous la direction de
cet idéal. Son objet, c'est la transformation progressive de
toutes nos affirmations instinctives, machinales, empiriques,
pratiques, en affirmations rationnelles, en vérités lumineuses
et pures. Pour qu'un tel idéal fût réalisé, il faudrait que
l'homme fût pure raison, ce qui n'est pas, et il faudrait que sa
raison fût infinie, ce qui n'est pas davantage. C'est donc une
œuvre impossible en quelque sorte, et même absurde, si l'on
supposait que l'humanité fût obligée d'attendre le résultat de
ce travail pour accomplir ses destinées. L'Etat, en oiïet, au-
rait le temps de périr, s'il fallait attendre que les philosophes
eussent démontré la nécessité d'obéir aux lois; la famille se-
rait dissoute avant que les pbilosophcs eussent démontré la
nécessité du mariage; et les religions seraient glacées cl bien-
tôt mortes, si elles dépendaient des démonstrations de l'exis-
tence de Dieu. Heureusement l'humanité vit d'instinct avant
de vivre de raison : cet instinct devient sentiment; ce senti-
ment devient croyance, et l'humanité est gouvernée par les
instincts, les sentiments et les croyances, bien plus <|uo par
les idées de la philosoi)hie. Non (|ue la philosophie soit sans
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE 485
influence; loin de là, c'est d'elle que descendent peu à peu
dans les niasses ces lumières qui transforment insensiblement
les instincts, les sentiments et les croyances ; mais la puissance
de la philosophie est liée à son indépendance, à la conscience
énergique qu'elle aura de son droit et qui lui interdit de se
laisser imposer quelque joug que ce soit autre que celui de
l'évidence. Voilà son rôle, voilà son domaine. A la croyance,
le gouvernement de la vie; à la philosophie, la liberté spécu-
lative absolue. Ajoutons que, pour le philosophe, la philoso-
phie elle-même devient une croyance à laquelle toutes les
autres doivent être subordonnées. Etre philosophe, c'est croire
àla raison, c'est placer dans la raison la loisuprôme, c'estne
reconnaître d'autre souveraineté que celle de la pensée. Une
telle foi n'a rien de contraire aux principes du spiritualisme
le plus pur : car elle n'est au fond que l'expression du spiri-
tualisme lui-même. Comment soutenir que la pensée a un
droit inaliénable et absolu, si l'on ne suppose parla même que
la pensée est chose absolue, d'essence absolue, et qu'elle est
par conséquent, selon l'expression de Kant, une fin en soi,
qui ne peut être transformée en moyen? Comment cela pour-
rait-il être, si la pensée n'était qu'un accident produit par le
concours fortuit des atomes ou par le jeu des combinaisons
chimiques? Pourquoi cet accident no pourrait-il pas être plié
€t subordonné à d'autres accidents du même genre, par exem-
ple le plaisir, l'intérêt, la sécurité? Quelle que soit d'ailleurs
la valeur de cet argument, c'est le droit et^le devoir de la
pensée de n'admettre d'autre souveraineté que la raison pro-
pre; et lors même qu'elle se fixerait des limites et accepterait
une autorité, ce serait encore, ce serait toujours en vertu de
son propre droit. La foi en ce sens est elle-même un produit
de la raison et ne vaut que dans la mesure où elle est autori-
sée parla raison. Attribuer à la croyance une certitude pro-
pre, c'est usurper sur les droits de la raison; c'est manquer
au devoir philosophique, qui n'est pas, à la vérité, un devoir
pour tout le monde, mais qui en est un pour le philosophe.
M. OUé-Laprune dit des choses excellentes et très sensées
48G APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
sur le devoir de loiil homme de ne pas faire obstacle à la
vérité, sur les dispositions morales qu'il faut apporter dans
la recherche de la vérité, sur la bonne volonté qui, si elle est
pleine et entière, fera que la vérité ne peut manquer de luire
à notre esprit. Tout cela est d'une vérité incontestable et ne
peut être nié par personne. Mais qui ne voit que ces raisons
valent d'une manière générale et s'appliquent à tout le monde
et à toutes les opinions, sans pouvoir en autoriser aucune en
particulier, sans jamais conduire au droit ni au devoir d'af-
iirmer au delà de l'évidence ou d'une manière disproportion-
née au degré de l'évidence ?
L'auteur, avec un grand courage d'opinion dont nous lui
savons gré, et une remarquable souplesse de dialectique, es-
saye d'établir que la croyance en Dieu, alors même qu'elle ne
serait pas absolument évidente, est un devoir pour la volonté;
que l'athéisme n'est pas seulement une erreur, mais une faute,
faute qui peut être sans doute atténuée par beaucoup de cir-
constances et qui même, en telles circonstances, pourrait être
nulle, mais qui en soi et en principe est une faute; « car, dit-
il, comment pourrai-je croire que Dieu est, si je n'affirme pas
en même temps la vérité objective de cette croyance? et com-
ment puis-je affirmer cette vérité objective, sans l'imposer par
cela même à tous les liommes qui pensent? Mais imposer une
vérité, n'est-ce pas dire que tous les hommes doivent la recon-
naître? n'est-ce pas dire que, s'ils ne la reconnaissent pas,
c'est leur faute? Je ne puis donc croire en Dieu sans affirmer
par là même que l'athéisme est coupable, sinon pour tel ou
tel état de conscience que je ne puis connaître, au moins en
soi. Car si l'athée apportait à la recherche de la vérité les dis-
positions morales nécessaires, nul doute que la vérité morale
n'éclatât à ses y(;ux. »
Il y a encore bien des équivoques dans cette doctrine. Sans
doute si nous supposons un philosophe qui verrait clairemenl
et distinctement ([ue Dieu est nécessaire à la morale et qui
rejetterait ensuite cette croyance volontaire pour ne pas subir
le joug, pour se livrer à son orgueil et à ses passions, j'ac-
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE 487
corde que, clans une telle hypothèse, l'athéisme pourrait être
coupable. Mais qui ne voit que l'argument peut être rétorqué?
Imaginons en effet un philosophe qui ne voit pas clairement
et distinctement que Dieu est nécessaire à la morale, et qui
cependant affirme cette vérité parce qu'elle plaît à son cœur,
ou, ce qui serait encore d'un moindre prix, pour s'assurer la
vie future et avoir un garant d'immortalité : en accordant que
cotte doctrine eût plus d'avantages pratiques que l'autre,
cependant serait-elle moins blâmable au point de vue stric-
tement philosophique, qui exige que l'intérêt personnel n'in-
tervienne en rien dans aucune de nos affirmations? L'auteur
prétend que l'athée est sous le joug de certains préjugés qui
lui viennent de l'éducation. Mais n'y a-t-il pas des préjugés
contraires?Etpuisquo l'on parle de l'éducation, n'agit-elle pas
beaucoup plus en faveur des croyances religieuses que contre
elles? L'auteur est trop éclairé pour oser reproduire ouverte-
ment la doctrine souvent exposée contre les athées, à savoir
que c'est pour se délivrer d'un joug et d'un frein et pour se
livrer sans crainte à ses passions que l'athée rejette Dieu; et
au xvn^ siècle, en etîet, l'athéisme des gentilshommes n'était
souvent que le véhicule du libertinage. Mais attribuer un tel
motif à tel penseur que chacun peut nommer, ce serait se cou-
vrir d'un tel ridicule qu'un apologiste tel que M. Ollé-Laprune
a bien soin de ne pas tomber dans cet excès ; mais il n'y
échappe pas tout à fait. Il parle de « passions subtiles et déli-
cates, d'invisibles faiblesses, de secret orgueil ». Est-il bien
sûr qu'il n'y ait pas autant d'orgueil d'un côté que de l'autre?
Il parle ailleurs « d'indilTérence à chercher la vérité ». Peut-on
imputer à un Bruno, à un Yanini, qui meurent sur le bûcher,
l'indifférence pour la vérité? Il parle des difficultés soulevées
par (( une demi-science ». Peut-on dire que les objections
d'un Kant ou d'un Spinoza viennent d'une demi-science? Ce
sont cependant ces objections qui font les athées de notre
temps.
On s'étonne aussi qu'un philosophe aussi clairvoyant, qui
déclare courageusement que l'athéisme est un péché, ait oublié
488 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
de nous dire clairement ce qu'il entend par athéisme, comme
si la question ne valait pas la peine d'être examinée. 11 n'est
pas cependant un philosophe qui ne sache combien l'expres-
sion d'athéisme est difficile à définir, et comhien il y a peu de
doctrines qui puissent être rig-oureusement appelées de ce
nom. Même le baron d'Holbach, quand il parle de la nature,
lui prête des attributs qui sont pour la plupart les attributs de
la Divinité. L'idée de Dieu se compose, comme on le sait, de
deux sortes d'attributs : les attributs métaphysiques et les
attributs moraux. Certains philosophes sacrifient les attributs
moraux aux attributs métaphysiques; le sens commun et la
croyance populaire sacrifient volontiers les attributs méta-
physiques aux attributs moraux. Y a-t-il plus d'athéisme d'un
côté que de l'autre? En un sens, le polythéisme n'était-il pas
athéisme? Spinoza et Heg-el sont-ils des athées pour avoir
considéré la personnalité divine comme incompatible avec
l'essence de l'infini et de l'absolu? Quand on sait, par l'étude
journalière de l'histoire de la philosophie, combien ces délimi-
tations sont délicates et difficiles, on se demande oii est le
point où l'on devient véritablement coupable.
Je suis bien loin de nier qu'il n'y ait un athéisme fanatique
aussi intolérant et aussi intolérable que le fanatisme religieux.
Mais c'est en tant que fanatisme qu'une telle opinion estrépré-
hensible, ce n'est pas en tant qu'athéisme. Je ne sais d'ailleurs
ce que notre auteur aurait à répondre à un tel athéisme ; car
il s'appuie précisément sur la même raison que lui : c'est que
l'on ne peut croire soi-même quelque chose de vrai sans l'im-
poser aux autres. Toute résistance cà la vérité ne peut venir que
de mauvaises passions, de mauvaises intentions. On impute les
croyances religieuses à l'hypocrisie, à la servilité, à la crainte
de mourir, etc., de même que, de l'autre côté, on a imputé le
scepticisme et l'incrédulité à l'orgueil, à la mauvaise foi. On
se renvoie les uns aux autres les mêmes raisons, les mêmes
arguments : on commence par se contredire, on finit par se
haïr. Car comment ne pas haïr celui qui résiste volontaire-
ment à la vérité? Chacun se considère comme centre, se croit
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE 489
le privilégié de la vérité et excommunie tout ce qui no sul)it
pas son credo. C'est le contraire de l'esprit philosophique, qui
ne fait appel qu'à la raison et qui, reconnaissant chez tous la
même raison, reconnaît à tous le même droit de chercher la
vérité et on mémo temps le droit de se tromper : car l'un ne
va pas sans l'autre. Imputer à mauvaises intentions l'opinion
de nos adversaires, c'est accepter d'avance la même inculpa-
tion pour nous-mêmes; or, comme il n'y a pas de juge entre
nous, il faut écarter de part et d'autre cette objection que l'on
peut se renvoyer indéfiniment, suivant cette règle si judicieuse
de saint Augustin : Omittamus ista communia, quse dici ex
utraque parte possunt.
III
Il rcsle une dernière difficulté que nous ne devons pas écar-
ter si nous voulons aller jusqu'au fond de la question, quoique
l'auteur ne l'ait peut-être pas suffisamment creusée lui-même
et ne lui ait pas donné toute sa valeur. Admettons, pourrait-il
dire, que Dieu et la vie future ne soient que des vérités spé-
culatives, que ce ne soit pas un devoir d'y croire. Mais peut-on
aller jusqu'à soutenir que ce ne soit pas un devoir do croire
au devoir? Ainsi, si nous remontons à la source dos vérités
morales, sans parler dos postulats précédents, comme les
appelle Kant, nous verrons qu'il y a au moins un cas où l'évi-
dence n'est pas la règle seule de la vérité, où la morale a sa
voix en même temps que la logique, où la ^'olonlé est tenue
de faire preuve de bonne volonté, où elle se manque à elle-
même en no se faisant pas à elle-même sa propre croyance :
c'est le cas do la loi morale, laquelle no peut admettre qu'elle
puisse être même un moment mise en suspicion, qu'elle puisse
être contestée innocemment, et qui, par conséquent, lors même
qu'elle ne s'imposerait pas à nous comme connaissance, s'im-
poserait encore à titre de croyance.
Nous n'hésitons pas à soutenir, même sur ce terrain, la
liberté philosophique. Non, en philosophie, ce n'est pas un
490 APPEiNDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
devoir de croire au devoir. Autrement, Descaries eût manqué
au devoir en enveloppant la morale dans son doute méthodi-
que, et en se contentant d'une <( morale par provision ». Le
Discours de la Méthode serait une œuvre immorale. Bien
loin d'en faire la base de renseignement philosophique, il fau-
drait l'en exclure et la proscrire absolument. Ne serait-ce donc
que pour la forme qu'on accepte le Discours de la Méthode?
N'y voit-on qu'un jeu sans danger, un artifice innocent? Une
telle appprécialion serait-elle digne de Descartes? Non sans
doute. Or l'autorité du Discours de la Méthode réside précisé-
ment dans cette doctrine fondamentale qui est la base de toute
philosophie : c'est que nous ne devons rien affirmer, en tant
que philosophes, que sur l'évidence. Mais le devoir dans le
sens strict que lui donne la philosophie, à savoir Yimpératif
catégorique de Kant, est-il évident sans examen? Ce que dans
la pratique on appelle de ce nom n'est-il pas un mélange con-
fas d'instincts, de sentiments, d'habitudes, de prudence, qu'il
appartient seulement à la philosophie d'élever à une notion
claire et distincte? Cela est-il possible si on ne soumet pas
cette notion à l'examen aussi bien que toute autre vérité ?
Et pendant qu'on l'examine, qu'on l'analyse, qu'on la critique,
peut-on, sans cercle vicieux, la supposer d'avance et l'im-
poser comme devoir avant de l'avoir établie comme vérité?
Et si, après examen , il reste des doutes , des difficultés ,
des obscurités (par exemple , telle ou telle part à faire au
sentiment), est- on tenu philosophiquement d'affirmer plus
que la science n'aura démontré? La part d'obscurité qui reste,
de quebiue manière qu'on l'entende, peut-elle être autre chose
qu'une certaine chance d'erreur? Et si l'on est autorisé pra-
tiquement à n'en pas tenir compte, est-ce un devoir, est-ce
môme un droit pour le philosoplie de négliger cette chance
d'erreur et de mettre sur la même ligne, au point de vue de la
certitude rigoureuse, ce qui est évident et ce qui ne l'est pas?
Mais, dit-on, la morale suppose dans les objets un ordre et
une gradation de dignité et de valeur qui ne peut pas être objet
de raison pure, mais seulement de sentiment, de croyance.
LA PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE 491
La morale implique un élément que l'on appelle la qualité,
la dignité, la perfection. Or la qualité, la dignité, ne se démon-
trent pas; elles ne peuvent être que senties. Démontrez-moi
qu'un bon cœur vaut mieux qu'un bon estomac. Il y a donc là
un acte de croyance, non de science : c'est cependant une
certitude égale à toute autre, si on veut toutefois qu'il y ait
une morale. J'accorde tout cela, et je sais bien qu'au début de
la morale comme de toute science, il faut poser un principe
initial qui sépare celle science de toutes les autres; mais je
me demande pourquoi ce principe premier, en morale plus
que dans toute autre science , serait altribué au sentiment
plus qu'à la raison. Et d'ailleurs, en supposant même qu'il en
fût ainsi, il n'en résulterait qu'une cbose, c'est que la doctrine
du sentiment l'emporterait précisément sur la doctrine du
devoir pur : car c'est le propre du devoir de s'imposer abso-
lument à la raison, abstraction faite de toute influence de la
sensibilité. Et ainsi la prétendue croyance obligatoire au devoir
aboutirait à la négation même du devoir pur, dans son sens
rigoureusement pbilosophique. Enfin, quand même la doc-
trine du sentiment serait vraie, ce serait toujours à la raison,
d'après la règle de l'évidence, à le démontrer. Ce serait à elle à
faire la description des sentiments pour y constater celui-là, à
en faire l'analyse pour bien montrer qu'il ne se réduit à aucun
autre, à en faire l'histoire pour montrer qu'il n'est pas le ré-
sultat des coutumes, des mœurs, de l'éducation, etc., et c'est
dans la mesure de l'évidence que chacune de ces démonstra-
tions pourra invoquer que nous serons ajjtorisés à affirmer
philosophiquement la valeur propre du sentiment moral : réci-
proquement, dans la mesure où ce travail laisserait à désirer,
une part devrait être laissée au doute, et on se contenterait
de probabilités. Cependant, en attendant, il faut agir, et cha-
cun agira en vertu de ses croyances, en les éclairant le plus
possible par la raison. Mais ces croyances, qui sont en partie
des instincts, en partie des habitudes, en partie des prévisions
rapides, mais confuses, ne peuvent s'arroger le droit de déci-
der objectivement et absolument du vrai et du faux.
492 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Celle doclrinc poiil paraîlre dure et excessive, mais elle
n'offre aucun danger; car nous la restreignons au domaine
spéculatif et scientifique; nous entendons que chacun, dans la
pratique, aie droit ou, si Ton veut, le devoir, en tout cas subit
la nécessité do conduire sa vie par la croyance. Mais il nous
a paru nécessaire d'exprimer avec quelque rigueur le prin-
cipe essentiel de toute philosophie. On peut nier la philoso-
phie, on peut s'en passer; on peut la remplacer, pour soi-
même, par la religion, par les arts ou par la science; mais on
ne doit ni en méconnaître ni en altérer le principe. Sif ut e&t,
axit non sit. Elle ne peut pas plus consentir à êlro la servante
de la religion naturelle, ni même de la morale, que delà théo-
logie. Ce n'est pas seulement dans le camp des croyants posi-
tifs que de telles altérations sont à craindre. Même dans le
camp de la libre pensée, on voit des esprits ingénieux qui ne
sont pas éloignés de croire que la philosophie est une œuvre
d'art, que des systèmes sont des poèmes, qu'il est permis à
chacun de s'enchanter de ce qui lui paraît le plus beau, en un
mot que chacun se fait sa vérité. Mais que ce soit la croyance
ou la fantaisie que l'on proclame souveraine, cette sorte de
subjectivisme est, à nos yeux, la négation ou l'abdication de
toute philosophie.
VII
LA THÉORIE DE L'ERREUR
M. VICTOR BROCHARD
{De l'Erreur, 1879.)
L'œuvre de M. Victor Brocliard sur V Erreur porte sur les
mêmes problèmes que celle de M. Ollé-Laprune. C'est encore
la questiou de la certitude, celle de la croyance et de l'erreur.
Il y a dans les deux écrits une tendance à faire une part très
large à la croyance. Mais tandis que M. Ollé-Laprune res-
treint cette part au domaine moral, et reconnaît pour toutes
les vérités intellectuelles une certitude logique, tandis qu'il
ne voit dans la certitude morale que le supplément de la cer-
titude rationnelle, M. Victor Brocliard professe une doctrine
plus radicale, et introduit la croyance à la place même de la
certitude en général. Toute certitude est un acte de croyance.
La vérité ne s'impose pas du dehors par des signes irréfra-
gables, par une lumière impérieuse et accablante. La vérité,
sinon en elle-même, du moins pour nous, est l'œuvre de nos
efforts, l'œuvre de notre volonté. Résumons cet ensemble
d'idées que l'auteur a développées avec une rare subtilité dia-
lectique dans son travail sur V Erreur.
M. Brocliard commence par écarter l'ancienne définition
de la vérité, à savoir : la conformité de la pensée avec son
objet. Cette définition, selon lui, était de mise dans les écoles
ontologique et dogmatique, pour lesquelles l'objet était une
chose en soi. La pensée était la représentation de la chose en
soi; une pensée vraie était celle qui représentait fidèlement et
.'.91 APPEiNDICE. — ETUDES CRITIQUES
exactement celte chose, qui lui était conforme : adxquatio
mentis et rei. Mais cette hypothèse ontologique est pleine de
difficultés, et il est devenu constant aujourd'hui pour tous les
philosophes que l'esprit ne peut pas sortir de lui-même. La
vérité n'est donc plus la conformité de la pensée avec son
objet, mais la conformité de la pensée avec elle-même.
La vérité n'existe pas dans les idées toutes seules. Une idée
n'est ni vraie ni fausse. Elle n'existe pas non plus dans une
simple succession d'images. Il n'}^ a de vérité que lorsque
nous généralisons, que nous considérons le lien établi entre
nos idées comme subsistant en dehors de nous, et comme
s'imposant aux autres hommes aussi bien qu'à nous-mêmes.
Cela étant, le seul critérium de la vérité est l'impossibilité oii
nous sommes de détruire certaines synthèses mentales. Par
exemple, nous ne pouvons pas nous empêcher de dire que
2-1-2 font 4; ou bien, ayant un cygne noir sous les yeux,
nous ne pouvons pas penser que tous les cygnes sont blancs.
C'est celte nécessité qui constitue la propriété particulière de
la pensée vraie ou de la pensée objective.
En résumé, la vérité consiste dans des rapports constants
et généraux entre nos représentations, et il faut admettre
comme postulats ces deux principes :
1° A priori, il y a des représentations que la conscience ne
peut unir par aucun effort, et c'est ce qu'on appelle contradic-
tion ;
2° A posteriori , nous pouvons distinguer les images des
sensations; et ces distinctions se présentent à nous comme
un caractère de nécessité tout à fait analogue à la nécessité
logique.
Voilà la vérité. En conséquence, cette synthèse mentale
est fausse lorsqu'elle est contradictoire ou à priori ou à pos-
teriori, en soi ou dans son rapport aux phénomènes déjà
connus.
De ces deux postulats l'auteur conclut, conformément à la
tradition philosophique, qu'il y a deux sortes de vérités : les
vérités rationnelles et les vérités empiri(pies, qui ont pour
LA THÉORIE DE L'ERREUR 493
caractère, les unes et les autres, d'être des enchaînements
nécessaires de représentations. Il y aura donc deux crité-
riums : l'encliaînement rationnel et l'expérience.
La question est de savoir si ces deux critères sont réducti-
bles l'un à l'autre, la vérité rationnelle à la vérité empirique,
ou la vérité empirique à la vérité rationnelle. Selon l'auteur,
cette réduction est impossible. Il faut donc admettre deux
logiques comme deux sortes de vérités.
Mais si la vérité n'est pas la co-nformité à un objet exté-
rieur; si elle ne consiste que dans un certain système de
relations entre nos représentations, ne peut-on pas dire que
ce système n'est relatif qu'à notre esprit, et, par conséquent,
n'est-on pas conduit à soutenir, avec Protag-oras, que l'homme
est la mesure de toutes choses?
L'auteur écarte cette objection en se demandant ce que
pourrait signifier cette proposition. Yeut-on dire par là qu'il
pourrait y avoir des esprits autres que l'esprit humain, pen-
sant autrement que lui, et par conséquent que la vérité pour
nous n'est qu'une vérité humaine? Mais qu'entend-on par
d'autres esprits?
Il y a ici trois hypothèses possibles : 1" ou ces esprits au-
ront les mêmes catégories que nous, avec d'autres ditférentes;
2° ou ils auront seulement des catégories différentes ; 3° ou ils
auront des catégories contraires.
Dans le premier cas, ces autres esprits connaîtront plus de
choses que nous ; mais ce qui est vrai pour nous sera vrai
pour eux. Dans le second cas, ce qui est vrai pour nous ne
sera sans doute pas vrai pour un autre sujet ditTérent du
nôtre, mais ne sera pas faux non plus. Dans le troisième cas,
un esprit qui n'offrirait pas de synthèse dans ses représenta-
tions ne penserait pas, et par conséquent ne serait pas un
esprit.
Cette théorie de la vérité étant donnée, nous avons à nous
demander ce que c'est que l'erreur.
L'erreur, disent les logiciens, est un jugement faux. Qu'est-
ce qu'un jugement? Suivant les mêmes log-iciens, juger, c'est
i96 APPENDICE. - ÉTUDES CRITIQUES
aflirmor. Pour comprendre l'erreur, il faul donc bien com-
prendre la nature de l'affirmalion.
L'auteur distingue l'acte de penser, dont il vient de faire
l'analyse, de l'acte d'affirmer, qu'il confond avec l'acte de
croire. La théorie de l'erreur suppose donc la théorie de la
croyance.
Théoriquement on distingue la certitude de la croyance.
La croyance est un état purement subjectif qui peut être vrai
ou faux. La certitude est l'adhésion absolue à la vérité.
Mais cette distinction est superficielle et n'est pas fondée
en fait. En fait, nous donnons à des idées fausses la même
adhésion absolue qui semble n'appartenir qu'à la certitude. Il
semble même que, dans certains cas, la certitude de la croyance
l'emporte sur celle de la raison elle-même.
Je vois, je sais, je crois,
dit Pauline dans Pob/eucte. En tout cas, il est impossible de
distinguer la certitude vraie de la certitude fausse.
Qu'est-ce donc que la croyance? Il semble que ce soit une
manière d'être de l'idée. Il est clair, en effet, qu'on ne peut
croire sans penser, et, d'un autre côté, il semble que l'on
puisse penser sans croire. Les perceptions externes de la
conscience impliquent la croyance. Suivant D. Stewart, toute
image, toute conception est accompagnée de croyance à
l'existence de son objet.
L'auteur fait des réserves sur cet accompagnement néces-
saire de l'idée et de la croyance; mais lors même qu'on accor-
derait que l'acte de penser est nécessairement accompagné
de croyance, il resterait encore à savoir si la croyance est
uniquement déterminée par la pensée, si l'on ne croit que
parce que l'on pense et en proportion de ce que l'on pense.
Pour qu'il en fut ainsi, il faudrait qu'il y eût dans l'idée
un caractère propre et objectif tel que nous soyons absolu-
ment forcés de lui donner notre adhésion. On a prétendu que
ce caractère existait, et qu'il était ce qu'on appelle évidence.
Mais qui ne voit que tout le monde trouve évident ce qu'il
LA THÉORIE DE L'ERREUR i97
croit vrai? Comment ce qui est évident pom^ l'un ne l'est-il pas
pour l'autre? On a remarqué depuis longtemps qu'il y a une
vraie et une fausse évidence? Suivant l'auteur, « l'évidence
n'est pas la cause de la croyance; elle en est l'effet. Nous ne
croyons pas une chose parce qu'elle est évidente; mais elle
est évidente parce que nous la croyons : l'évidence est la
croyance même, objectivée et considérée comme une qualité
de la notion, à peu près comme la couleur, sensation du sujet,
est attribuée à l'objet. L'expression souvent employée, c'est
évident, désigne plutôt une croyance qui s'obstine qu'une
croyance qui se justifie. » (P. 103.)
Mais si l'évidence n'est pas objective, si c'est notre croyance
qui en est la cause, on ne peut plus dire que ce soit la vérité
qui s'impose; mais c'est nous qui faisons la vérité, et cliacan
fait la sienne.
L'auteur écarte cette objection, qui est le scepticisme même.
Il distingue le règ^ne de la vérité et le règne de la croyance.
Ce n'est pas parce que nous le croyons que la vérité existe en
soi ; mais elle n'existe pour nous qu'en tant que nous la croyons.
La vérité existe, et nous pouvons la reconnaître; et, l'ayant
reconnue, nous pouvons y croire. L'union de la croyance et
de la vérité est la certitude.
Ainsi l'auteur veut maintenir à la fois le caractère objectif
de la vérité et le caractère personnel de la croyance ; mais il
lui est bien difficile de concilier l'une et l'autre, et en même
temps il se refuse de sacrifier l'une à l'autre; de là des contra-
dictions dont il semble qu'il ne puisse sortira
Il montre, par exemple, qu'il n'y a pas de vérité évidente
dont on ne puisse douter, comme l'a prouvé Descaries. Même
le cocjito n'a de valeur absolue qu'au point de vue subjectif,
c'est-à-dire à un point de vue insignifiant. Le monde extérieur
n'est évident qu'en tant que représentation; même, suivant
Descartes, on peut douter des vérités mathématiques. Il n'y
a donc pas de croyances fatales provoquées par les idées.
Maintenant, qu'est-ce que la croyance? Est-ce le sentiment?
Non : le sentiment agit sur la croyance, il ne la constitue pas.
4)8 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
La croyance csl un acte de volonté. Mais que faut-il entendre
par volonté? Pour expliquer ce terme, l'auteur prête à Des-
cartes une théorie toute contraire à celle qu'on lui attribue
d'ordinaire. Il dit que la volonté n'est que l'idée immobilisée;
et il prétend que la théorie de Spinoza est la même que celle
de Descartes, sans expliquer comment il se fait que Spinoza
oppose sa doctrine à celle de Descartes et confond l'affirma-
tion avec l'idée, tandis que Descartes voit dans l'affirmation
un acte de libre arbitre, absolument distinct de l'idée.
Cependant, que faut-il répondre à cette objection banale :
on ne croit pas ce qu'on veut?
Comment l'auteur répond-il à cette objection, qu'il appelle
banale, mais qui n'en est pas moins le vrai fond de la ques-
tion? Suivant l'auteur, on ne croit pas ce qu'on veut, en ce
sens que la volonté ne se décide que pour des idées. Il faut
qu'il y ait idée pour qu'il y ait croyance. S'il n'y a pas d'abord
une idée, ou plus exactement une synthèse de représentations,
la croyance n'apparaîtra pas. Mais, d'un autre côté, l'idée
n'entraîne pas nécessairement la croyance. L'intelligence
commence la croyance; la volonté l'achève. La volonté n'est
pas arbitraire, puisqu'elle suppose l'intelligence; mais elle
n'est pas fatale. Il ne suffit pas de vouloir pour croire ; mais on
ne croit que parce qu'on veut.
Du reste, l'auteur admet que l'on finit par se faire croire
à soi-même ce qu'on veut. La volonté écarte les idées qui
contrarient les croyances. L'habitude intervenant, peu à peu
la croyance s'objective. Le caractère volontaire de la croyance
est reconnu par ceux qui en font une grâce divine. C'est
pourquoi nous rendons souvent les hommes responsables de
leurs croyances. C'est pourquoi aussi nous défendons nos
croyances avec tant de susceptibilité et de passion, et nous
sommes plus fiers de faire partager nos croyances que d'en-
seigner une vérité démontrée.
Mais s'il en est ainsi, ne faut-il })as dire que la vérité est
relative à chacun de nous, et qu'à proprement parler elle
n'est pas, elle se fait? Mais ne serait-ce pas scandaliser
LA THÉORIE DE L'ERREUR 499
tous coux qui onl cherché, qui ont aimé la vérité avec pas-
sion (avec quelles angoisses ils l'ont dit dans des pages immor-
telles)? Que diraient-ils s'ils apprenaient que le croyant doit
se prêter à sa croyance, aller au-devant d'elle, la créer au lieu
de la recevoir? Une telle croyance ne disparaîtrait-elle pas au
moment même oii elle naîtrait, et cette certitude factice ne
serait-elle pas la suprême incertitude?
L'auteur répond à cette difficulté, qui est encore le fond
même de la question, en distinguant la certitude scientifique
et la certitude morale. Ici nous entrerons dans le point de
vue que nous avons précédemment discuté, à savoir le point
de vue de M. Ollé-Laprune. La certitude morale est d'un
autre ordre que la certitude scientifique ; mais elle ne lui
cède en rien en tant que certitude. Telle est la certitude de
la croyance au devoir et à la liberté. Ici la liberté et la né-
cessité se confondent et se concilient. Le devoir est une loi;
il se Iprésente à nous avec un caractère de nécessité et de
contrainte; en cela il ressemble aux vérités mathématiques
et métaphysiques ; mais en même temps c'est une loi que la
volonté se donne à elle-même. Elle est, comme dit Kant,
autonome et législatrice. Dès lors, comment l'âme douterait-
elle d'une loi qu'elle s'est elle-même donnée? Il y a donc là à
la fois certitude et croyance. Bien plus, la certitude scientifi-
que elle-même suppose la certitudemorale ; car elle implique
le bon usage de nos facultés ; et ce bon usag-e est un usage
moral.
Ayant excepté la croyance au des'oir, l'auteur reconnaît
que toutes les autres croyances religieuses et philosophiques
n'équivalent jamais à la certitude, parce qu'elles ne sont pas
vérifiables. Elles conservent toujours plus ou moins le carac-
tère subjectif et volontaire; ce n'est pas à dire pour cela que
toutes les croyances sont égales. Elles relèvent de la logique,
et elles doivent être condamnées : 1° lorsqu'elles sont contra-
dictoires avec elles-mêmes; 2° lorsqu'elles contredisent des
faits avérés. S'il n'y a pas de critérium de la vérité, il y a un
critérium de l'erreur; et ce critérium est impliqué dans les
500 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
deux postulats précédemment posés, à savoir le principe de
conlradiclion et la croyance aux faits.
Si de ces considérations sur les croyances nous passons à
la théorie de Terreur qui était l'objet propre de la recherche de
l'auteur, nous n'avons qu'à tirer les conséquences de ce qui
précède. L'erreur n'est qu'un cas particulier de la croyance;
elle est une croyance'. On a essayé de distinguer le jugement
faux du jugement vrai en disant que l'un est positif et l'autre
négatif; que dans tout jugement ce qui est affirmatif est vrai,
ce qui est négatif est faux; le faux n'est qu'une négation. Une
erreur ne serait donc qu'une vérité incomplète, une demi-vérité.
Telle est la théorie de Spinoza, pour qui l'erreur n'est qu'une
idée inadéquate. Par exemple, cette proposition : le soleil est
à six cents pieds de nous, est vraie, en tant qu'il nous paraît
tel. Mais l'auteur fait remarquer avec raison qu'il n'en est pas
toujours ainsi. Par exemple, qu'y a-t-il de vrai dans cette pro-
position : l'or potable est un remède universel? On peut donc
affirmer quelque chose de positif qui sera absolument faux.
Une chose n'est fausse qu'en tant que nous l'objectivons, c'est-
à-dire en tant que nous nous la représentons comme néces-
saire et universelle. Or, c'est bien là un jugement positif. Si
je me trompe, ce n'est pas parce qu'il manque quelque chose
à mon affirmation, c'est au contraire parce que j'y niels plus
qu'il ne faut; et comme c'est la raison qui généralise et indi-
vidualise , c'est bien elle qui est coupable. Je me trompe,
non pas quoique raisonnable, mais parce que je suis raison-
nable.
Toute cette discussion sur le caractère positif de l'erreur est
très solide et très bien conduite : c'est une des parties les plus
intéressantes du travail de M. Brochard; mais elle ne nous
semble pas rien ajouter à la probabilité de la thèse fonda-
mentale.
La conclusion de l'ouvrage à laquelle l'auteur paraît tenir
le plus, parce ({u'il y revient souvent et qu'il l'exprime à plu-
1. PaKC 125.
LA THÉORIE DE L'ERREUR 501
sieurs reprises, c'est que la vériLé n'est pas toute faite, mais
(|u'elle se fait et que nous la faisons :
« La raison n'est pas une intuition infaillible; elle n'est pas
enchaînée à l'être, immobilisée dans la contemplation de l'être.
Elle est une forme abstraite et mobile, également capable de
s'attacher à ce qui est et à ce qui n'est pas. Mais si cette mo-
bilité est la mère de nos erreurs, il ne faut pas oublier qu'elle
est aussi la condition de la vérité. Bien loin de se placer du
premier coup et comme de plain-pied dans l'absolu et au
cœur de l'êlre, la pensée s'accommode par une série de modi-
fications nécessaires à la réalité qu'elle veut représenter. Elle
est essentiellement discontinue; elle procède par bonds, s'é-
lance hardiment dans l'inconnu, essayant toutes les routes,
s'égarant souvent dans ses courses aventureuses, mais capable
aussi, c'est là sa récompense, de trouver le bon chemin, La
même activité exubérante et hardie qui l'emporte loin du but
est aussi capable de l'y conduire ou de l'y ramener. Elle ne
se trompe que parce qu'elle doit trouver d'elle-même la vérité,
et pour ainsi dire la créer à nouveau. Ce qui fait sa faiblesse
est aussi ce qui fait sa force. »
II
Après l'exposition, la discussion. Le point faible de la phi-
losophie de la croyance, c'est le danger du scepticisme. Cette
proposition peut paraître choquante au premier abord; caria
croyance paraît être le contraire du scepticistne. L'objet prin-
cipal de la croyance est d'échapper au scepticisme; rien de
moins sceptique qu'un croyant. Par exemple, nul scepticisme
dans un mahométan. Mais il faut distinguer la croyance
comme fait de l'àme et essentiellement affirmative, et la philo-
sophie de la croyance, qui essaye de faire sa part à la croyance
dans la connaissance humaine, ou mieux, qui fait de la
croyance le fond même de la connaissance. Or la croyance est
subjective et individuelle. Il est à craindre qu'en accordant à
lu croyance la plus grande part, et même le rôle principal
502 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
dans la connaissance, on ne rende la vérité subjective et indi-
viduelle, ce qui est le principe même du scepticisme. Nous
avons vu plus haut que même M. Ollé-Laprune, qui est un
croyant, n'a pu faire de la croyance la règle dernière des vé-
rités morales qu'à la condition d'afTaiblir les preuves de ces
mêmes vérités. Il n'a pas dit, comme Kant, que ces preuves
fussent nulles; il n'a pas même dit qu'elles étaient faibles;
mais il a dit qu'elles étaient insuffisantes, obscures, voilées,
imparfaites. C'est du scepticisme mitigé, mais c'est encore du
scepticisme. L'auteur du travail sur VErreur est bien plus
menacé encore de tomber dans ce péril, puisqu'il fait de la
croyance, non pas l'auxiliaire, mais le principe même de toute
connaissance. 11 est à craindre qu'il n'aboutisse à un scepti-
cisme plus g-énéral encore et plus complet. Il a, du reste, vu le
danger, et il essaye d'y échapper. Il ne veut pas accepter le
scepticisme. Ce serait détruire la pensée même de son ou-
vrage ; car substituer des lieux communs sceptiques à des
lieux communs dogmatiques n'aurait rien de bien original;
la prétention de l'auteur, au contraire, est de soutenir précisé-
ment qu'on ne peut arriver à la certitude que par la croyance ;
car la crovance est une certitude.
L'auteur défend donc à la fois ces deux propositions :
1° qu'il y a de la vérité, et en cela il n'est pas sceptique;
2° qu'on ne peut atteindre à la vérité que par la croyance.
Mais ces deux propositions sont-elles conciliables entre elles?
11 nous semble que son travail admet à la fois Tune et l'autre,
passe sans cesse de l'une à l'autre, sans réussir à les concilier,
et son fidéisme paraît bien n'être qu'un compromis perpétuel
entre le dogmatisme et le scepticisme.
Toute sa doctrine est concentrée dans deux chapitres : l'un
sur la vérité, l'autre sur la croyance.
Le chapitre sur la vérité est excellent; nous aurions bien
peu de réserves à faire. Mais ce chapitre nous paraît entière-
ment dogmatique, nullement lidéiste ; nous nous demandons
quelle part il reste à faire à la croyance après ces affirmations
si fermes, si catégoriques. Xous accordons à l'auteur que la
LA THEORIE DE L'ERREUR 503
vérilé consisle dans une synthèse mentale, — que « celte syn-
thèse s'élève au-dessus des phénomènes », — que « cette syn-
thèse est une généralisation valant pour les autres hommes
comme pour nous-mêmes », en un mot, qu'elle consiste dans
des rapports universels et nécessaires.
Cela étant, dit-il, le vrai critérium de la vérité est l'impos-
sibilité où nous sommes de modifier certaines synthèses men-
tales ; par exemple, nous ne pouvons nous empêcher de penser
que 2 + 2 =4. L'auteur semble donc accepter pour son compte
le critérium d'Herbert Spencer, à savoir l'inconcevabilité du
contraire. Mais en quoi ce critérium dilTère-t-il de celui de
Descartes, que noire auteur semble repousser, à savoir du
critérium de l'évidence? Qu'est-ce que l'évidence selon Des-
cartes? C'est ce que nous concevons si clairement et si distinc-
tement qu'il nous est impossible de le révoquer en doute.
L'impossibilité de douter est précisément ce que Descartes
appelle évidence. Or dans quel cas est-il impossible de dou-
ter? Dans le cas où la vérité nous apparaît si clairement et
si distinctement qu'il nous soit impossible de la révoquer en
doute ; et dans le cas où nous disons : 2 et 2 font 4, qui nie
que colle proposition nous apparaisse avecune parfaite clarté?
Or il y a, suivant l'auteur, deux cas où la vérilé s'impose
à nous avec une absolue nécessité : i° à priori, il y a des re-
présentations que la conscience ne peut unir et que l'on
appelle contradictoires; 2° à posteriori, il y a des sensations
qui s'imposent à nous avec une nécessité empirique égale à
la nécessité logique. ^
On pourrait se demander si ces deux cas épuisent le nom-
bre des vérités nécessaires. L'auteur, qui est un idéaliste cri-
tique de l'école de Kant, semble avoir oublié que, pour Kant,
il y a dans l'esprit deux espèces de lois : les unes analytiques,
dont le contraire est contradictoire ; les autres synthétiques,
dont le contraire n'est pas contradictoire ; mais nous ne som-
mes pas moins forcés de penser celles-ci que celles-là.
En outre, l'auteur se fait à lui-même cette objection impor-
tante : il se demande si, en faisant consister la vérité dans une
504 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
synthèse mentale, qui ne se produit que clans l'esprit Immain,
nous ne rendons pas par là la vérité relative, et par consé-
quent si nous n'allons pas retomber par un autre côté dans le
scepticisme; et il fait un eiïort remarquable, qui n'avait pas
encore été fait, pour identifier la pensée bumaine avec la pen-
sée en général.
Il suppose trois cas : i°un autre esprit qui aurait les mêmes
catégories que nous avec d'autres en plus ; 2° un esprit qui
aurait des catégories différenles; 3° un esprit qui aurait des
catéo-ories absolument contraires.
Dans le premier cas, ce qui est vrai pour nous serait vrai
pour cet autre esprit; dans le second cas, ce qui est vrai pour
nous ne serait pas vrai pour lui, mais ne serait pas faux non
plus; dans le troisième cas enfin, un esprit qui n'aurait que
des catégories contraires aux nôtres serait un esprit qui ne
penserait pas et qui par conséquent ne serait pas un esprit.
Je ne sais si cette triple hypothèse suffirait à prouver l'iden-
tité de la vérité humaine et de la vérité en soi. Sur quoi se fon-
derait-on pour affirmer qu'un esprit qui aurait des catégories
contraires aux nôtres ne penserait pas? Ps'est-ce pas suppo-
ser qu'on ne peut pas penser, sinon sans, du moins contre nos
propres catégories, et par conséquent que notre pensée a une
valeur absolue, et n'est pas seulement une vérité humaine?
En outre, il ne suffit pas de savoir que notre pensée n'est pas
fausse ; nous demandons en outre qu'elle soit vraie. Le fait
de ne pas être fausse ne suffit pas à disculper notre pensée
du caractère de relativité.
En réalité, le seul sens possible plausible de la doctrine qui
place la vérité dans la pensée, c'est, comme le dit l'auteur, de-
la considérer comme l'attribut d'une inlelligcnce universelle,
qui serait toujours en acte. Mais en quoi une telle doctrine
se distingue-t-ellc de celle de la métaphysique dogmatique?
N'est-ce pas celle de Platon, d'Aristote, de Leibniz, de Bos-
suet? Une telle doctrine échappe au scepticisme, mais elle
échappe aussi au criticisme. Elle n'est que la doctrine tradi-
tionnelle des métaphysiciens.
LA THEORIE DE L'ERREUR 503
Ainsi, dans ce chapitre sur la vérité, nous ne rencontrons
guère que des propositions auxquelles nous adhérons; mais
ces propositions sont dogmatiques ; nous n'avons pas encore
vu apparaître l'acte de croire. L'affirmation repose sinon sur
l'évidence (point réservé), du moins sur la nécessité et Timpos-
sihilité de douter. Que Ton appelle cela du nom de croyance
(ce que l'auteur d'ailleurs ne fait pas), je le veuxhion; mais
c'est une question ou même un abus de mots : car c'est con-
fondre la nécessité implacable de la nature avec l'acte de la
volonté.
Quoi qu'il en soit de ce premier stade, passons au second,
à savoir le problème de la croyance. Dans le chapitre précé-
dent, nous avons vu l'auteur marchant de concert avec les
dogmatiques. Ici, nous allons le voir marchant d'accord avec
les sceptiques, et ne se séparer d'eux que par des contra-
dictions.
La difficulté fondamentale qui pèse sur toute la théorie appa-
raît dès la première page du chapitre de la croyance. L'auteur
refuse d'admettre la différence généralement acceptée entre la
certitude et la croyance. Il affirme qu'il n'y a aucun moyen de
constater la moindre différence entre le cas où nous sommes
certains et le cas où nous croyons l'être. La certitude est une
espèce de croyance, un cas particulier de la croyance. On voit
que, s'il en est ainsi, il n'y a plus aucune différence entre un
jugement vrai et un jugement faux; et nous voici en plein
scepticisme.
Nous reconnaissons que la difficulté soule\'ée par l'auteur
pèse sur toutes les philosophies. Dans toutes il y a difficulté à
distinguer la certitude de la croyance, ou, si l'on veut, la cer-
titude objective de la certitude subjective. Par exemple, ceux
qui croient aux esprits frappeurs peuvent y croire avec la
même sécurité, la même énergie avec laquelle le savant croit
au principe d'Archimède ou au carré de l'hypoténuse. Mais il
nous semble que cette difficulté pèse bien plus encore, et à
un plus haut degré, sur la philosophie de la croyance. En
effet, les philosophes distinguent d'ordinaire entre croire et
306 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
connaître. Ils commencent par mellre à l'abri tout le domaine
de la connaissance ; et c'est là l'objet de la logique. La diffi-
culté ne commence pour eux qu'avec la croyance. C'est alors
seulement qu'il devient très difficile de distinguer la croyance
vraie de la croyance fausse. Mais si l'on répudie la différence
du connaître et du croire, et que la croyance soit la base
même de la connaissance, il semble qu'alors la difficulté porte
sur toute connaissance, et par conséquent met en péril l'intel-
ligence tout entière. Sans doute, l'auteur distingue lui-môme
entre penser et croire. La pensée d'une proposition n'est pas
l'assentiment à cette proposition. La croyance s'ajoute à la
pensée ; elle ne s'identifie pas avec elle. Penser que 2 + 2
= 4, ce n'est pas croire que réellement 2 + 2=4. La pen-
sée n'est que la représentation d'une idée ou d'une proposi-
tion en tant que possible. L'affirmation seule décide du vrai
et du faux : or l'affirmation est une croyance. Mais c'est pré-
cisément cette affirmation qui est l'acte constitutif de l'intel-
ligence : car l'acte essentiel de l'intelligence est le jugement,
et le jugement est une affirmation. Si donc l'affirmation
est une croyance, l'intelligence tout entière repose sur la
croyance; et la difficulté qui, dans la philosophie dogma-
tique, ne porte que sur la croyance, porte ici sur l'intelli-
gence tout entière.
L'auteur nous semble donc avoir grossi la difficulté qui
pèse sur toute philosophie, on adoptant le point de vue scep-
tique, qui n'admet aucune ditférence assignable entre la cer-
titude vraie et la certitude fausse ; il l'a grossie, dis-je, en
faisant reposer l'intelligence sur la croyance. Il l'a grossie
encore plus et l'a rendue tout à fait insoluble en rejetant le
seul critérium que les dogmatistes aient pu trouver pour dis-
tinguer le vrai(hi faux, à savoir le critérium de l'évidence.
On appelle évidence, dit-il, cette qualité intrinsè([ue et ob-
jective des idées telle que, mise en présence d'un esprit, elle
provoque immédiatement l'adhésion. Mais, dit-il, la difficulté
n'est que reculée ; car il y a une vraie et une fausse évidence;
et il reste toujours à distinguer l'une de l'autre. Suivant l'au-
LA THEORIE DE L'ERREUR o07
leur, révidence n'appartient pas à la chose pensée, mais au
sujet qui pense, qui l'inlroduit dans l'objet; elle est le pseu-
donyme de la croyance. Ce n'est pas parce qu'une chose est
évidente que nous la croyons ; c'est parce que nous la croyons
qu'elle est évidente. L'évidence n'est que la croyance objec-
tivée. Ce sont là, nous le reconnaissons, des propositions
remarquables, des formules fortement frappées. Mais à qui
profileront ces formules, ce n'est pas aux sceptiques; com-
ment conviendra-t-on d'une doctrine aussi absolue sur Tin-
discernabilité de la vérité et de Terreur? Le dogmatisme
essaye de trouver une différence ; il la trouve dans l'évi-
dence. Il y a là du moins un elTort pour un caractère objectif
de la vérité; mais si nous supprimons l'évidence, si nous en
faisons la conséquence de la croyance, au lieu qu'elle en soit
la cause, il n'y a plus de critérium possible, et le scepticisme
triomphe sur toute la ligne.
Cependant l'auteur s'effraye lui-même de son objection, et
il se hâte d'ajouter que la vérité existe, comme il l'avait lui-
même établi dans le chapitre précédent : « Sans doute, dit-il,
la vérité n'existe pour nous qu'en tant que nous la croyons»
mais ce n'est pas en tant que nous la croyons qu'elle existe. »
Donc il y a de la vérité en soi : bien ; mais y a-t-il de la vérité
pour nous? « Oui, dit l'auteur, la vérité existe, et nous pou-
vons la reconnaître; et, la reconnaissant, nous pouvons y
croire. » Voilà donc un nouveau retour au dogmatisme ; mais
n'est-ce pas au prix d'une contradiction? Car, lui dirons-nous,
qu'entendez-vous par reconnaître? N'est-ce-pas précisément
ce que les dogmatistcs appellent évidence? Comment recon-
naîtra-t-on une chose qui n'aurait pas de caractère distinctif
et propre? Dire qu'on reconnaît la vérité, n'est-ce pas précisé-
ment lui imputer le caractère objectif qu'on répudiait tout à
l'heure?
L'auteur se fait encore une autre objection. Si la vérité ne
s'impose pas par sa propre autorité, par sa propre évidence,
si la vérité n'est qu'affaire de croyance, et si, comme l'afhrme
l'auteur, la croyance n'est qu'un acte de volonté, il s'ensuit
508 APPExXDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
que le choix de la vérilé est un acte volonlaire, que Ton peut
croire ce qu'on veut. La vérité est donc relative et arbitraire.
L'auteur répond à cette objection que l'on ne pense pas ce
qu'on veut, en ce sens que la volonté ne précède pas l'idée.
Il faut qu'il y ait idée pour qu'il y ait croyance. S'il n'y a pas
d'abord idée, ou plus exactement synthèse de représentations,
la croyance n'apparaîtra pas. Mais, d'un autre côlé, l'idée n'en-
traîne pas nécessairement la croyance. L'intelligence com-
mence la croyance ; la croyance l'achève. La croyance n'est
pas arbitraire, parce qu'elle suppose l'intelligence ; mais elle
n'est pas fatale. Il ne suffit pas de vouloir pour croire, mais
l'on ne croit que parce que l'on veut.
Cette réponse réduit, si l'on veut, la gravité de l'objection.
mais elle ne la supprime pas. Sans doute l'idée est une des
conditions de la croyance; je ne suis pas libre de croire au
Manitou dos sauvages et à la métempsycose des Hindous,
cela est vrai ; mais toujours est-il (}ue, telles ou telles pré-
misses étant données, je puis conclure dans un sens ou dans
l'autre par un acte de volonté; or, dans la mesure même
où ma volonté intervient, la vérité est volontaire, et par
conséquent arbitraire; c'est ma vérité, ce n'est pas la vérité.
On ne peut donc disculper une telle doctrine de tourner au
scepticisme.
L'auteur invoque en faveur de sa doctrine le fait et l'ex-
périence. <( En fait, dit-il , n'est-il pas certain que nous nous
faisons à nous-mêmes notre vérité? La volonté écarte les
idées qui contrarient ses croyances ,' et , l'habitude aidant, la
croyance s'objective. » Gela est vrai en fait; mais en principe
cola ne doit pas être. Ce n'est pas une bonne règle de logique
que de nous dire : « Failos votre vérité. »| La logique a pré-
cisément pour objet de nous apprendre à chercber une vérité
objective, on nous dégageant de tout mobile subjectif, senti-
ment, habitude, etc.
L'auteur dit encore que le caractère volonlaire de la
croyance est reconnu par tous ceux qui en font une faveur ou
une grâce divine. On peut dire, au contraire, que la doctrine
LA TFIEORIE DE L'ERREUU 509
de la grâce a précisément pour objet d'échapper aux dangers
d'une vérité purement volontaire. Il s'agit d'un acte surnatu-
rel, qui vient de Dieu et qui par conséquent est objectif. A
quoi la reconnaîtra-t-on, cette grâce divine? C'est une ques-
tion; mais, en tout cas, ce n'est pas l'acte d'une volonté indi-
viduelle.
Pour en revenir maintenant au cbapitre précédent sur la
vérité, coiument concilier cette doctrine do la croyance qui est
un acte volontaire, et qui n'a en sbi aucun caractère objeclif
qui puisse nous permettre de distinguer le vrai du faux, com-
ment concilier, dis-je, cette théorie avec le principe précédem-
ment posé, à savoir que le critérium de la vérité est la néces-
sité avec laquelle certaines synthèses mentales s'imposent
à nous, en d'autres termes l'impossibilité de penser le con-
traire de ce que nous pensons? Par exemple, la pensée ne
peut, par aucun elFort, unir des contradictoires. Elle ne peut
davantage s'affranchir de nos sensations. Il y a donc au
moins deux cas où la vérité s'impose d'une manière absolue
et objective, à savoir le principe de contradiction et les sen-
sations. Dans ces deux cas, la croyance, si on veut l'appeler
ainsi, se confond avec la connaissance; en réalité, ce n'est
pas là une croyance ; car la volonté, qui est de l'essence de la
croyance, n'y est absolument pour rien.
A la vérité, il est un ordre de principes sur lesquels il pour-
rait y avoir quelque doute : ce sont ceux que Kant appelle
les principes synthétiques à priori; car, comme le contraire
de ces principes n'est pas contradictoire, ils ne rentreraient
pas dans la définition précédente. On peut cependant affirmer
avec Kant que ces principes sont absolument nécessaires, et
nous ne pouvons pas penser le contraire, même en le voulant.
A la vérité, Stuart Mill a dit que nous pourrions nous repré-
senter un monde sans causahté, c'est-à-dire un monde inco-
hérent et désordonné, où les phénomènes ne seraient soumis à
aucune loi; mais un tel monde serait sans lois, mais non pas
sans causes ; un chaos, tel qu'il résulte, par exemple, d'un trem-
blement de terre, n'est pas un phénomène sans cause; outre
•ilO APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
que le phénomène général du tremblement de terre a une cause,
chacun des phénomènes particuliers dont se compose le phé-
nomène général a sa cause ; dans une éruption de volcan,
Fensemblc aiïecte Tapparence d'un chaos; mais chaque pierre
est tombée ici ou là en vertu des lois de la pesanteur et des
lois du mouvement. Mill cite encore, pour prouver que nous
pouvons concevoir un phénomène sans cause, le fait des mira-
cles et celui du libre arbitre ; mais un miracle n'est pas un
fait sans cause, car il est l'œuvre de la Providence, et le libre
arbitre est si loin d'être sans cause, qu'il est lui-même une
cause, et la plus puissante de toutes, puisqu'elle est affranchie
de tout déterminisme.
Nous ne pouvons donc pas plus nous affranchir des princi-
pes synthétiques que des principes analytiques. En un mot,
il y a un certain nombre de vérités qui s'imposent nécessai-
rement à nous. Que l'on donne ou que l'on ne donne pas le
nom d'évidence au caractère qui fait que ces vérités nous
])araisscnt irrésistibles, cola importe pou; toujours est-il que,
dans les cas cités, la vérité s'impose à nous objectivement et
irrésistiblement. Peut-on appeler croyance l'acte par lequel
nous adhérons à ces vérités, il nous importe peu; toujours
est-il qu'il y aura des croyances primitives, inhérentes à l'es-
prit humain, et même, selon l'auteur, à tout esprit ; et, en
outre, d'autres croyances, toutes différentes, venant de la sensi-
bilité et de la volonté : ce sont les premières auxquelles nous
donnerons le nom de connaissances; et ce sont les autres aux-
quelles nous réservons le nom de croyances.
Mais maintenant, l'auteur, après avoir reconnu l'existence
de telles vérités avec leur critérium de nécessité et avoir
donné par là des gages sérieux au dogmatisme, l'auteur sem-
ble revenir sur ces assurances dans son chapitre sur la
croyance, en affirmant (ju'il n'y a pas d'assertions dont il soit
impossible de douter, lise prononce en signalant ces propo-
sitions mêmes que Descartes croit avoir mises à l'abri du
doute :
\° Le cofjito ercjo sum : si l'on entend par là l'existence
LA THEORIE DE L'ERREUR 511
suhslaiilielle, il est certain qu'on peut en douter. S'il no s'agit
que de l'existence purement empirique, on n'en doutera pas,
sans doute ; mais c'est une vérité insignifiante et que le scep-
ticisme lui-même ne nierait pas;
2° Le monde extérieur : on ne doute pas sans doute de la
liaison des apparences : mais cela ne prouve pas l'existence
objective du monde ;
'\° Les vérités mathématiques : et Descartes lui-même a
reconnu que l'on en peut douter. •
Il n'y a donc pas de croyances nécessaires et fatales, quoi-
qu'il puisse y avoir des pensées nécessaires. L'auteur résout
ainsi l'opposition qui paraissait exister entre les premières
propositions et les suivantes. Suivant lui, il y a une dilTérence
radicale entre penser et croire. Ce dont il parlait dans le cha-
pitre sur la vérité, c'était de l'acte de penser. Nous ne pouvons
pas ne pas penser certaines choses; mais nous pouvons ne
pas y croire. Il nous semble, quanta nous, que cette distinc-
tion est inadmissible lorsqu'il s'agit de pensées irrésistibles.
Sans doute nous pouvons penser une chose sans y croire :
par exemple, je puis penser que les astres sont habités, sans
y croire; c'est la distinction vulgaire entre concevoir et affir-
mer; mais, dans ce cas-là, on peut aussi penser le contraire.
Mais quand il s'ag-it de pensées irrésistibles, je demande où
est la distinction du penser et du croire : si je ne puis pas ne
pas penser cette proposition, c'est comme si je disais que je
ne puis pas ne pas y croire ; car ne pas croire que 2 -|- 2 ^ 4,
c'est croire qu'ils peuvent faire 5 ; et cependant, c'est ce qu'il
m'est impossible de penser. Je n'accorde donc pas, même à
Descartes, que l'on puisse douter des mathématiques, si ce
n'est en tant que vérités objectives s'appliquant au monde,
mais non pas en elles-mêmes ; je ne pourrais en douter qu'à
la condition de ne pas penser. Enfin quant à l'argument du
malin génie de Descartes, on peut y répondre par l'argument
même dont l'auteur se servait plus haut, à savoir qu'un esprit
qui pourrait avoir des catég-ories contraires aux nôtres ne
serait pas un esprit.
ol2 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Quoi qu'il en soit, il y aurait toujours, en dehors du doule,
rexistence de nos sensations, c'est-à-dire toute notre vie sub-
jective, et en second lieu l'enchaînement nécessaire de nos
sensations, c'est-à-dire le monde extérieur, au moins à tilrc
de phénomènes bien liés; et ce ne serait pas déjà si peu de
chose. 11 y aurait encore le principe d'identité ou l'impossibilité
de penser les contradictoires. Si nous y ajoutons le principe de
causalité, voilà un vaste domaine enlevé à la croyance propre-
ment dite et s'imposant à l'esprit avec une nécessité invincible.
La question maintenant est de savoir si, avec ces trois élé-
ments, à savoir les sensations, le principe d'identité et le prin-
cipe de causalité, on peut construire tout le système des con-
naissances humaines. Pour ma part, je le crois, et c'est la
fonction de la philosophie, même de cette philosophie populaire
que l'on appelle le sens commun, laquelle est obligée d'aller
plus vite, à cause de la nécessité d'agir. Seulement, à mesure
que l'on s'éloigne des principes et des faits et que la chaîne
des raisonnements s'allonge et devient plus compliquée, les
affirmations sont de moins en moins évidentes et plus sujettes
à l'erreur. On pourra donc appeler croyances ces affirmations
médiates, tirées de plus ou moins loin des principes posés.
Encore dans le domaine de la science, grâce à des prodiges de
méthode, on pourra pousser l'évidence le plus loin possible, et
trouver à l'extrémité la même certitude qu'au début ; et là la cer-
titude médiate arrive presque à se confondre avec la certitude
immédiate et intuitive. 11 n'en est pas de même dans l'ordre
moral, parce ([ue le crileriuui des sens extérieurs fait défaul.
Quelle est donc la ditl'érence entre un jugement vrai et un
jugement faux? Le jug'ement vrai est celui qui est fondé sur
l'évidence. Le critérium de Descartes est le vrai, et l'on ne
peut remonter plus haut. Si on renonce à ce critérium, il n'y
en a plus d'autre, et chacun croira ce qu'il veut. Et quant à la
question de savoir quelle est la vraie évidence, nous répon-
drons avec Descartes : « C'est celle dont il n'est pas possible
de douter après examen ; » c'est d'abord l'évidence immédiate,
ou évidence des principes et des faits; c'est en outre l'évi-
LA THÉORIE DE L'ERREUR 513
dencc scionlifique, qui se confond presque avec révidence
immédiate. Quant à révidence médiate, elle est toujours plus
ou moins mêlée d'obscurité. C'est celle-là seule qui peut nous
tromper. Le triage entre les opinions se fait à la longue et
par la discussion, qui dans chaque question dégage les parties
vraiment évidentes de celles qui ne le sont pas. C'est là le
domaine de la libre discussion, qui, bien loin de détruire la
certitude, la féconde en substituant peu à peu la vraie évidence
à l'évidence trompeuse du sentiment et de l'imagination. En
apparence, le libre examen semble porter avec lui le scepti-
cisme, car il montre que ce qui paraissait évident ne l'était
pas. Le petit nombre de vérités qu'il met à l'abri est bien
peu de chose à côté du grand nombre d'illusions qu'il dévoile.
Ce que l'on appelle une fausse évidence n'est qu'une évidence
moindre qui est surpassée par une évidence plus grande :
mais c'est toujours l'évidence qui juge l'évidence. Voilà un
théorème de géométrie que j'ai cru vrai, parce que j'ai négligé
une donnée : vous me faites remarquer que j'ai négligé cette
donnée, et par làje reconnais mon erreur : c'est une évidence
incomplète qui a cédé à une évidence plus complète; mais
c'est toujours l'évidence qui est le critérium; il n'y en a pas
d'autre. Si l'erreur était incorrigible, on pourrait croire qu'elle
dépose contre la connaissance humaine. Mais nous nous cor-
rigeons de nos erreurs; nous avons donc un moj'en de distin-
guer la vérité. Quel est le prog^rès dans la science historique?
c'est d'apprendre à distinguer les témoignages vrais des témoi-
gnages faux; dans la science physique? les faits vrais et les
faits faux; dans la science en général? le raisonnement vrai
du raisonnement faux. Et c'est toujours l'évidence qui nous
sert de guide et de lumière. Et quel autre moyen avons-nous de
trouver l'évidence, que celui indiqué par Descartes, à savoir
l'attention et l'absence de précipitation et de préventions?
J'examinerai en dernier lieu une opinion à laquelle l'auteur
parait tenir beaucoup, car il y revient souvent : c'est à savoir
la distinction entre ce qu'il appelle une vérité toute faite, et
une opinion qui se fait. Il semble croire que s'il y a un crite-
II. • 33
514 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
rium objectif de la vérilé, cette vérité ne soit quelque chose
de tout fait, qui s'impose du dehors sans que nous ayons be-
soin d'efTort pour l'acquérir. Au contraire, si c'est nous qui
faisons la vérité par un acte de volonté, si elle est notre con-
quête, elle a bien plus de prix. En outre, hors de cette hypo-
thèse, le progrès paraît impossible : la science est immobile ;
la morale, la religion, la politique, sont une fois données;
nous n'avons rien à y ajouter.
Mais, selon nous, la distinction présente entre la vérité
toute faite et la vérité qui se fait, a tout aussi bien sa place
dans la doctrine de l'évidence que dans la doctrine de la
croyance. Nul ne soutient la thèse d'une vérité donnée en
bloc, et contenant tout ce qu'il faut croire dans tous les or-
dres de connaissance. Ce qui est donné, ce qui est tout fait, ce
sont les principes et les faits. Mais, sur ce terrain, il faut cons-
truire tout le système de nos connaissances, etcette construc-
tion est notre œuvre. Nous pouvons donc dire aussi que la
vérité se fait. Nous pouvons parler également du progrès ; car
la vérité ne se découvre pas en un jour. C'est par nos efforts,
nos tâtonnements, nos erreurs même, que la vérité se dévoile
à nous. C'est l'observation, l'analyse, l'abstraction, toutes
opérations qui viennent de nous, qui servent à construire la
science. La doctrine de l'évidence n'exclut donc pas la doc-
trine du progrès, et n'ôte rien à la dignité et à la liberté
de la pensée.
En résumé, l'auteur nous a rendu service en mettant en
relief le rôle de la croyance dans la connaissance. Tous nous
sommes portés à confondre nos croyances avec nos connais-
sances proprement dites. Il était utile do dissiper cetio ilhision.
Dans beaucoup de cas, nous disons : « Cela est ainsi, » lorsqu'il
faudrait se borner à dire : « Je crois que cela est ainsi. » Mais
la croyance n'est pas toute la connaissance ; car alors il n'y
aurait plus de critérium entre le vrai et le faux. Il ne faut pas
rétrograder au delà de Descartes. C'est lui qui a donné à la
connaissance un but fixe et infranchissable. Hors de là il n'y
a pkis rien.
YllI
L'IDÉALISME DE M. LACHELIER
[Du Fondement de Vinduction, 1S72.)
Tous ou presque tous les travaux précédents appartiennent
à l'ordre d'idées que l'on appelle aujourd'hui le volontarisme,
selon lequel le premier rôle revient à la volonté dans la con-
naissance et dans l'existence. Au contraire, il semble bien
que le travail que nous abordons maintenant relève plutôt de
ce que Ton appelle aussi VinteUeclualisme ; en tout cas, c'est
rinlelligence dont il est surtout question, et dont on cherche à
expliquer les principes*. C'est en outre un intellectualisme
idéaliste, qui prend son point d'appui, comme Kant, dans la
pensée et non dans la chose en soi. Ce travail, qui a eu une
grande iniluonce sur la nouvelle philosophie universitaire,
mérite une étude spéciale et approfondie.
Nous avons dit dans le corps de cet ouvrage (livre VI, le-
çon i") qu'il y a trois sortes d'idéalisme : 1° l'idéalisme phé-
noméniste et naturahste, celui des Anglais, qui réduit tout à
des états de conscience et aux états de conscience de l'indi-
vidu, en un mot à des sensations : c'est celui de David Hume
et de Stuart Mill ; 2° l'idéahsme de Kant, qu'il appelle Irans-
cendantal, lequel réduit le monde non pas à la conscience
individuelle et à la sensation particulière de chacun, comme
David Hume, mais aux lois de l'esprit humain, de la raison
1. Xou3 u'oublierons pas que dans la seconde partie de sou ouvrage, M. La-
chelier paraît biou avoir voulu faire uue part à la philosophie de la volonté ;
mais ce qui domiûe iucoutestablemeut dans tout l'ouvrage, c'est l'iutellectua-
lisuie.
516 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
humaine en général; 3° enfin une troisième sorte d'idéalisme
qui consiste à donner toute réalité non pas à la pensée indivi-
duelle, non pas même à la pensée humaine en général, mais
à la pensée en soi, la pensée absolue. Il ny a plus de choses :
tout est pensée. Un être vivant est un syllogisme. Un homme
qui est tué par une pierre qui lui tombe sur la tête « n'est pas
tué par la pierre, mais par la vitesse et par le temps », qui
sont des idées. Et c'est l'idéalisme absolu, l'idéalisme de Ile-
gel, qui se rapproche de celui de Platon.
De ces trois espèces d'idéalisme, quel est celui de M. Lache-
lier? Si nous l'en croyons lui-même, ce serait celui de Kant;
mais, selon nous et dans le fait, il est beaucoup plus près de
Hegel que de Kant; il esL une sorte de passage de l'un à l'au-
tre, et c'est le mélange de ces deux notions si différentes qui
jette une grande obscurité sur sa philosophie et qui y intro-
duit des incohérences et même des contradictions au moins
apparentes, que nous nous attacherons à démêler.
Yoici le principe dont notre auteur est parti, et qui en effet
relève plutôt de la philosophie de Kant que de toute autre :
mais ce n'est que le point de départ. « Quel que soit le fonde-
ment mystérieux sur lequel reposent les phénomènes, Y ordre
dans lequel ils se produisent est déterminé exclusivement par
les exigences de notre propre pensée. » Cette proposition a
un sens très clair. Elle signifie que nous ne savons pas d'où
viennent nos sensations, que nous ne savons rien des choses
qui se manifestent par elles, ni même s'il y a telles choses;
mais que ces sensations, quelle qu'en soit l'origine, obéissent
à certaines lois ou règles de notre esprit, par exemple la loi
de la cause et de l'effet, de la substance et du mode, de l'es-
pace et du temps. Or ces lois ne viennent pas des causes ex-
térieures, elles ne sont que les lois de notre pensée; elles
sont inhérentes à l'esprit humain, et rien ne prouve qu'elles
soient les lois des choses en soi, ni même les lois de tous les
esprits en général.
L'auteur se fait tout d'abord une objection qui se présente
tout naturellement : « On se demandera, dit-il, comment la
L'IDÉALISME DE M. L.VCHELIER 511
pensée peut modifier, en quelque mesure que ce soit, la nature
de ses objets? »
Voici la réponse : « Nous ne prétendons pas que la pensée
puisse modifier après coup et par une intervention arbitraire
la nature de ses objets; nous soutenons seulement que. par
cela seul qu'ils existent, ils doivent posséder par eux-mêmes
tme nature qui rende possible rexistence de la pensée. »
Ainsi la pensée ne modifie pas la nature des objets; mais
ces objets, par cela seul qu'ils sont pensés, doivent être
d'une nature pensable. Ils attendent en quelque sorte la pen-
sée pour prendre un certain ordre; mais cola vient de ce que,
en eux-mêmes, ils ont une prédisposition, une aptitude à
prendre cet ordre. Mais n'est-ce pas là le renversement de
l'bypothèse? Tout à l'heure l'ordre des phénomènes dépendait
exclusivement de la nature de la pensée; maintenant il vient
de ce que les phénomènes, pris en eux-mêmes, ont une nature
pensable. N'est-ce pas là une contradiction? Mais poursuivons,
et nous allons voir peu à peu dans cette hypothèse soi-disant
idéaliste, l'objet se substituer au sujet.
Quelle est la première condition de la possibilité de la pen-
sée? C'est l'existence d'un sujet qui se distingue de ses mo-
difications; ce sujet doit être un, car toute pensée suppose
l'unité. Mais en quoi consiste celte unité? f]coutons ce passage
caractéristique et fondamental dans la doctrine : « L'unité
qui nous constitue, dit notre philosophe, n'est pas l'unité d'un
acte (comme dans l'école do Maine de Biran); c'est l'unité
d'une forme; et, au lieu d'établir entre nos sensations un lien
extérieur et factice, elle résulte à'une sorte d'affinité et de
cohésion naturelle de ces sensations elles-mêmes. »
Mais nous demanderons : Qu'est-ce que l'unité d'une
forme? et qu'est-ce qu'une forme? L'auteur ne le dit pas et
ne l'explique en aucune manière.
Si nous comprenons bien ces expressions, il nous semble
qu'elles signifient que ce qui existe véritablement ce sont nos
sensations, comme dans l'école phénoméniste. Seulement,
tandis que dans cette école les sensations sont extérieures
518 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
les unes aux aiitros, et se rattachent par des liens fortuits de
contiguïté dans le temps et dans l'espace, ici, au contraire,
les sensations auraient une cohésion et une affinité naturelles,
de sorte que la forme ne serait pas distincte des sensations
elles-mêmes; elle leur serait, en quelque sorte, immanente
et consubstantielle. Mais alors comment ce lien peut-il être
connu à priori? Comment peut-il déterminer Tordre des
phénomènes? Comment peut-il les régir à titre de loi supé-
rieure, s'il n'est autre chose que la propriété interne des sen-
sations, à savoir leur affinité et leur cohésion? Ce serait
encore ici dans l'objet qu'il faudrait chercher les conditions
de l'unité du sujet.
C'est ce qui résulte encore plus évidemment des propo-
sitions qui suivent. Nous avons à chercher l'unité du sujet
pensant. Or, dit notre philosophe, nos sensations correspon-
dent aux phénomènes, et le lien des sensations doit être le
même que celui des phénomènes. Il s'ensuit que « la ques-
tion de savoir comment nos sensations s'unissent en une seule
pensée est la même que celle de savoir comment tous les phé-
nomènes composent iin seul univers ».
Il semble que nous soyons ici en présence d'une contradic-
tion radicale. On nous dit d'abord que l'ordre des phénomè-
nes dépend exclusivement des lois de la pensée; c'est donc
la pensée qui doit expliquer l'unité de l'univers; et cependant
r'est à l'unité de l'univers que l'on a recours pour expliquer
l'unité de la pensée. N'est-ce point un cercle vicieux? Cela
n'est intelligible que si l'on sort de l'hypothèse de Kant, c'est-
à-dire de l'idéalisme subjectif, si l'on s'élève à la doctrine
d'une identité de la pensée et de l'être en général, en un
mot si l'on passe de l'idéalisme subjectif à l'idéalisme absolu,
dans lequel unité de la pensée et unité de l'univers se confon-
dent en un seul sujet.
Continuons cependant et cherchons en quoi consiste l'unité
de l'univers. Cette unité ne résulte pas de ce que les phéno-
mènes sont dans le temps et dans l'espace, quoique ce soient
un seul espace et un seul temps; mais ce n'est là qu'une unité
L'IDEALISME DE M. LACHELIER 519
exléricurc et apparente. L'espace et le temps sontpkitùt une
diversité qu'une unité. Dans l'espace et dans le temps, chaque
phénomène pourrait exister indépendamment des autres.
Pour qu'il y ait unité de l'univers, il faut qu'il y ait enchaî-
nement nécessaire, c'est-à-dire que chaque phénomène dé-
termine l'existence du suivant, ce qui ne se comprend que si
ces deux phénomènes ne sont pas deux existences distinctes,
se succédant à deux moments du temps, mais deux moments
d'une seule existence qui se continue en les transformant du
premier au second. « Tous les phénomènes, nous dit-on, sont
donc soumis à la loi des causes efficientes, puisque cette loi
est le seul fondement que nous puissions assigner à l'unité
de l'univers et que cette unité à son tour est la condition
suprême de l'unité de la pensée. »
Il semhle donc qu'il ressort de cette analyse que ce que
l'auteur appelle l'unité du sujet pensant n'est autre chose en
réalité que l'unité de la chose pensée. On dit en général que,
pour penser, il faut que nous soyons les mêmes dans les diffé-
rents moments de notre pensée, par exemple que je sois le
même être qui pense à la fois le sujet et l'attribut. M. Lache-
lier renverse cette proposition et nous dit que nous ne pou-
vons penser une chose qu'à la condition que cette chose reste
la même aux ditîérents moments de l'existence de cette chose.
C'est ce que l'auteur appelle, nous ne savons pourquoi, la loi
de causalité : car pour Kant, au contraire, la loi de causalité
consiste en ce que le premier moment du rapport est essen-
tiellement dilférent du second ; et c'est là-dessus même qu'il
fonde la théorie des jugements synthétiques à priori, sur
laquelle repose toute sa doctrine.
Pour bien comprendre le système de notre auteur, il nous
faut écarter de notre esprit toutes les notions auxquelles nous
sommes habitués, à savoir l'idée d'un sujet pensant, un et
identique, idée qui subsiste encore même dans la philosophie
de Kant. Il ne faut songer qu'à la pensée en elle-même, à la
pensée abstraite, aux conditions pures et idéales de la pensée.
Pour qu'une pensée soit possible (que ce soit la pensée de
nUQ APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
n'imporlo qui, fùt-cc même la pensée de personne), il faut que
les phénomènes qui se présentent à nous comme pensables
soient considérés comme un seul phénomène identique à lui-
même. Il n'y a point de sujet pensant, ou du moins ce que
nous croyons tel n'est qu'un accident en quelque sorte. C'est
la conscience qui, intervenant après coup, et s'ajoutant à la
pensée en général, la découpe en individus pensants et fait
croire à chacun do ces individus qu'il est un moi, une subs-
tance, un acte, en un mot une chose qui pense. La pensée
paraît à ce moi comme étant un de ses phénomènes, tandis
qu'en réalité c'est lui, ce que nous appelons le moi, qui est
un des phénomènes de la pensée.
En un mot, loin d'être idéaliste dans le sens subjectif, il
nous semble que l'auteur, au contraire, fait évanouir complè-
tement la subjectivité, et no laisse subsister que la logique des
choses, ce que Hegel appelle Vidée. Rien ne ressemble moins
àKant; et la difficulté de comprendre notre auteur vient de
ce que l'on veut à toute force, d'après ses propres déclara-
tions, le faire entrer dans les cadres de la philosophie kan-
tienne. A l'origine de ce travail, il semble ne parler que de
la raison humaine, par exemple lorsqu'il dit que les choses
obéissent aux lois de notre pensée. Mais pour avoir le droit
de dire : 7iofre pensée, il faudrait qu'il y eût des hommes, des
êtres pensants, des esprits, et nous voilà retombés en plein
spiritualisme. Non; il n'y a rien de semblable. Il n'y a que
lf( pensée, la nécessité logique des choses. Un tel idéalisme
pourrait tout aussi bien s'appeler réalisme dans le sens du
moyen âge. C'est l'abstrait qui existe avant le concret et qui
en est la forme : c'est le rationnel avant la raison, le cogi-
talum avant le cogito; ou plutôt ce n'est ni l'un ni l'autre, mais
seulement le rapport des doux.
Dans toute pensée il y a deux choses : la conscience de la
pensée que nous attribuons à un sujet pensant, et la chose
pensée que nous attribuons à un objet existant en soi. Eh bien,
il faut supprimer les deux termes on ne conservant que le
rapport abstrait du sujet à l'objet : voilà le réel, voilà la vérité.
L'IDÉALISME DE M. LACHELIER 521
La logique est le fond des choses : c'est dans ce sens que l'ou
jieuL dire que l'idée mène le monde, que la force des choses
détermine les événements. Les phénomènes ne sont que
l'expression de cette force des choses qui est la pensée. Nous
sommes accidentellement avertis de l'existence de cette pen-
sée par la conscience individuelle; et il nous semhle que cette
forme est la forme propre de notre esprit. Au contraire, elle
lui est antérieure ; c'est elle qui le constitue, et qui nous fait
sujets pensants. Notre unité n'est pas notre propriété ; elle n'est
que l'unité de celte forme de la pensée, dont nous sommes
les fortuits dépositaires et les spectateurs passagers.
C'est ainsi du moins que nous comprenons cette philoso-
phie, et que nous essayons de donner un sens à ce qui nous
paraissait tout à l'heure tout à fait contradictoire. Nous ne
voudrions pas cependant rendre l'auteur responsable de nos
propres commentaires. Nous nous contenions de dire que,
quelque chose qu'il ait voulu penser, c'est cela qu'il nous fait
penser. On comprendra alors pourquoi nous lui avons repro-
ché de mettre sa doctrine sous le patronage de Kant. L'idée
d'une pensée en soi, d'une log-ique pure qui serait le fond des
choses, une telle idée vaut ce qu'elle vaut ; et nous ne la
jug^eons pas ici. Mais en prêtant à cette doctrine les appa-
rences du crilicisme, on la détruit en mémo temps qu'on
l'expose. Il y a là un double courant qui paraît contradiction.
En dégageant l'un des deux éléments du mélange de l'autre,
nous croyons être fidèle à la pensée de l'auteur, qui nous
paraît clairement résumée dans le passage- suivant : « La
pensée n'est rien à ses propres yeux en dehors de la nécessité
qui constitue l'existence des phénomènes. Comment, d'ail-
leurs, en aurait-elle conscience, si elle en était substantiel-
lement distincte? Et comment se représenter cette nécessité
elle-même, sinon comme une sorte de pensée aveugle et
répandue dans les choses? Nous ne savons ce que peut être
l'existence d'une chose en soi, ou quelle conscience nous
pourrions avoir de nous-mêmes dans une autre vie; mais,
dans ce monde de phénomènes dont nous occupons le centre,
522 APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
la pensée cl T existence ne sont que deux noms de l'universelle
et éternelle nécessité. »
Le système précédent se présente donc à nous avec tous les
caractères d'un nécessitarismc absolu. C'est un idéalisme mé-
canique qui ressemble, quant aux conséquences, à un véritable
matérialisme; mais nous allons voir le système changer de
face comme par un coup de baguette, et devenir un système
de dynamisme spiritiialiste. Cette révolution est duc à la su-
perposition du principe des causes finales au-dessus du prin-
cipe des causes efficientes. En effet, la loi précédente, celle
du mouvement comme cause unique de tous les phénomènes
de l'univers, ne garantit en aucune façon l'existence et la per-
pétuité de ce que nous appelons l'ordre de la nature. Cette loi
du mouvement, que l'auteur appelle loi de causalité, exige que
chaque mouvement soit déterminé par des mouvements anté-
rieurs; mais elle ne va pas jusqu'à coordonner entre elles plu-
sieurs séries de mouvements. Dans une hypothèse purement
mécanique, rien ne nous garantirait l'existence des espèces;
et il pourrait se faire indifféremment ou que chaque généra-
tion donnât naissance à une espèce d'êtres nouvelle, ou à des
monstres, ou enfin que la vie disparût de la terre. On ne se-
rait pas plus assuré de la reproduction indéfinie des corps
bruts, puisqu'ils sont eux-mêmes composés de petits corps, et
ceux-ci encore de plus petits ; et rien n'exige qu'ils se ren-
contrent toujours dans les mêmes combinaisons.
Une fois le principe des causes finales posé, l'auteur réta-
blit l'une après l'autre, selon la méthode de Kant, toutes les
vérités de la doctrine spiritualiste, et il se flatte de substituer
dans la nature la vie à la mort, et la liberté à la nécessité.
L'idéalisme mécanique cède la place à un réalisme spiritua-
liste; cette pbilosophie se compose donc de deux moments et
de deux étages, en un mot de deux principes : le principe
de causalité et le principe de finalité. Mais comment le second
peut-il se superposer au premier? Nous ne le voyons pas clai-
rement. Il n'en est pas moins vrai que l'auteur conclut par la
linalité et qu'il place la finalité au-dessus du mécanisme. Ce
L'IDÉALISME DE ]\J. LACHELIER 523
serait donc injuste de ne pas qualifier sa doctrine, comme il le
fait lui-même, par le terme de réalisme spiritualiste, quelque
personnelle que soit d'ailleurs la forme qu'il donne à ce spiri-
tualisme.
Revenons maintenant sur les théories précédentes, et prin-
cipalement sur la thèse fondamentale de notre auteur, à sa-
voir la thèse idéaliste. Nous avons déjà fait remarquer que
cette thèse nous parait incohérente, en ce qu'elle flotte entre
deux formes très différentes d'idéalisme, l'idéalisme subjectif
et l'idéalisme absolu. L'auteur, il est vrai, en s'appuyant sur
l'idéalisme de Kant, nie que ce soit là un idéalisme subjectif;
il oppose, au contraire, cette thèse à celle de David Hume, qui
est bien en effet celle d'un idéalisme vraiment subjectif, et il
donne à la thèse de Ivant le nom d'idéalisme objectif. En un
sens il a raison. Dans Hume, en effet, il n'est question que de
sensations individuelles; il n'y a d'autre réalité que ce que
nous sentons et au moment où nous le sentons. C'est l'indi-
vidu qui est le juge suprême et, comme le disait le sophiste
Protagoras, la mesure de toutes choses. Dans Kant, au con-
traire, au-dessus de la sensation individuelle il y a les lois de
l'esprit humain, lois qui s'imposent à chaque individu avec
une autorité souveraine. Qu'on le veuille ou non, on ne peut
s'empêcher de voir les choses dans l'espace et dans le temps,
ou bien de les concevoir comme soumises à la loi de la cause
et de l'effet. L'esprit, en imposant ainsi aux sensations indi-
viduelles des lois nécessaires et universelles, leur donne par
là même une existence objective, et chacime de ces sensa-
tions, aux yeux de l'homme individuel, prend les apparences
d'un objet. Mais ces lois, ces formes, ces catégories, ne sont
que les lois de l'esprit humain. L'objectivité ainsi entendue
n'est donc encore qu'une objectivité relative. En réalité, les
objets ne sont que ce que les formes de notre esprit nous
imposent de voir. La vérité n'est donc qu'une vérité humaine,
et par conséquent subjective. Lorsque Ivant parle de l'espace
et du temps, il entend bien parler des formes propres à la
sensibilité humaine. Partout il fait allusion à un autre mode
524 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
(le connaissance qui serait inUiilif et qui atteindrait les choses
telles qu'elles sont en soi; mais c'est un mode de connais-
sance qui nous est absolument interdit. Dans la thèse de
M. Lachelier, il n'est presque jamais question de ce genre do
restriction ; il semble donc que ce qu'il a devant les yeux ce
soit la pensée en soi, et non pas seulement la pensée humaine.
Mais alors que devient son kantisme, et pourquoi se met-il
sous le patronage de Kant? N'est-ce pas suggérera ses élèves
la tentation de le traduire dans le sens de M. Henouvier? C'est
ce qui est arrivé en eiïet. Or, cela, c'est la négation même de
sa philosophie.
Laissons maintenant de cùté cette oscillation entre la doc-
trine d'une pensée relative et tout humaine, et celle d'une
pensée en soi qui serait la vérité même, la vérité absolue, et
signalons les difficultés qui s'opposent soit à l'une soit à l'au-
tre de ces deux conceptions.
Selon nous, le fait qui sert de pierre d'achoppement à toute
espèce d'idéalisme, c'est le fait de la sensation. On s'étonnera
sans doute de cette assertion; car, s'il y a aujourd'hui une
proposition rebattue en philosophie, c'est que la sensation est
toute subjective, qu'elle n'est qu'un mode de la sensibilité. On
accule les sensualistes à l'idéalisme en leur disant qu'ils ne
peuvent sortir de la sensation, c'est-à-dire du moi. En effet,
en dehors d'un sujet sentant nous ne pouvons rien concevoir
de ce que nous appelons chaleur, lumière ou son. De là le
subjectivisme de Berkeley, le subjectivisme de Hume. Tout
cela est admis et accordé depuis longtemps. Mais en parlant
ainsi on ne considère la sensation que par un côté, à savoir
le côté par où la sensation apparaît à un esprit, c'est-à-diro
par où elle est sentie; en tant que sentie, la sensation est
en effet quelque chose de subjectif. Mais il y a uu autre aspect
que l'on ne considère pas ou que l'on écarte, à savoir la sen-
sation en tant qu'elle arrive, en tant qu'elle se produit, en tant
qu'elle commence à exister et qu'elle sort du néant. La sen-
sation ainsi conçue s'impose à nous; elle vient nous ne savons
d'où, d'une manière inattendue : nous ne pouvons pas la
L'IDEALISME DE M. LACIIELIER o25
produire à volonlé. Quel que soit noire désir, nous ne pou-
vons pas faire apparaîlre tout à coup la sensation d'un éclair
ou d'un coup de tonnerre. Elle est, comme le dit Descartes,
adventice, et, suivant l'expression de Kant, elle est quelque
chose de donné. Lui-môme nous dit que la nidtière de la con-
naissance vient du dehors, et que la forme est apportée par
l'esprit. Ce donné, cet adventice, n'est donc rien que nous
puissions appelernôtre; nous le subissons, mais nous n'avons
aucune conscience de le produire. La sensibilité, dans Kant,
est une réceptivité, une passivité. Lui-même a protesté à plu-
sieurs reprises contre l'idée que nous puissions produire nous-
mêmes la matière de nos connaissances, c'est-à-dire les ol)jets.
Nous les déterminons, dit-il, quant à la connaissance, mais
non pas quant à l'existence.
N'y a-t-il pas là une limite infranchissable à toute concep-
tion rigoureusement idéaliste des choses? M. Lachelier ne s'est
pas posé cette question, tant il est subjugué par sa propre
hypothèse. Cependant lui-même, nous l'avons vu, fait allusion
à « un fondement mystérieux de nos sensations ». Mais il ne
pousse pas cette pensée, et, laissant de côté la matière de la
connaissance, il ne s'occupe que de la forme. Mais qu'est-ce
qu'une doctrine qui prétend expliquer tout par la pensée, et
qui laisse de côté la matière même de la pensée, le fond subs-
tantiel et réel de la connaissance? Toute connaissance se
résout en sensations (sauf les notions absolues) : si donc la
sensation est extérieure, adventive, donnée, la connaissance
a un fond extérieur, qui ne vient pas de la pensée et du moi.
A la vérité, Descartes fait quelque part l'hypothèse que les
sensations, quoiqu'elles paraissent adventives, pourraient bien
procéder de l'action de quelque faculté inconnue existant en
nous, et qui produirait la série de nos sensations sans que
nous en eussions conscience; et la philosophie qui a suivi
Kant a adopté cette explication. Le monde, selon Fichte et
selon Schopenhauer, serait le produit de l'imagination. L'ima-
gination, c'est-à-dire la même faculté qui reproduit les images
dans le rêve, les produirait une première fois dans la pcrcep-
0-16 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
lion. Il y aurait donc deux imaginations : rimagination pro-
ductrice, qui crée la matière de la connaissance; et l'imag-i-
nation reproductrice, qui fait reparaître les images créées par
la première. Tel est le postulat nécessaire d'un idéalisme con-
séquent; mais, outre que cette hypothèse fait défaut dans la
doctrine de M. Lachelier, je dis en plus que c'est là une hypo-
thèse absolument gratuite, qui ne nous est suggérée par aucun
fait, par aucun exemple; car une imagination productrice
ne nous a jamais été donnée dans une expérience réelle. De
plus, supposer à nos sensations cette origine inconnue, c'est
donner à l'inconscient la faculté de produire le conscient. Et,
de plus, cet inconscient, de quel droit et à quel litre sommes-
nous autorisés à l'appeler wio/.^ Aussi a-l-il fallu grossir et
enfler au delà de toute mesure la notion du moi pour arriver
à l'idée d'un moi absolu qui se pose soi-même. C'est, comme
l'a dit Fichte, le Spinozisme retourné; c'est la substance de
Spinoza vue du dedans. Un tel moi qui produit l'univers peut
èlre un moi pour lui-même; mais il n'est pas moi pour moi,
puisque je n'ai pas conscience de cette identité. 11 est donc
pour moi un objet, un non-moi. C'est ce que nous appelons
ïêtre. Ce sont là les raisons qui ont fait dépasser à Schelling
l'idéalisme de Fichte, et qui l'ont conduit à la philosophie de
l'identité.
Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas à discuter ces concep-
tions, puisque M. Lachelier n'en dit pas un mot. Bornons-nous
à l'examen de sa proposition fondamentale, à savoir que, le
réel de la sensation étant en dehors de nous, l'ordre au
moins des phénomènes dépend des lois de notre pensée. Eh
bien, voici la question : la pensée, ne produisant pas la ma-
tière des phénomènes, peut-elle leur imposer sa forme? La
logique de notre esprit, les lois de notre esprit, veulent que les
phénomènes suivent la loi de la cause et de l'objet, c'est-à-
dire que, tel phénomène a étant donné, le phénomène b se
produise à sa suite; ou réciproquement que, le phénomène ù
s'étant produit, nous soyons persuadés que le phénomène a
a précédé. Mais chacun de ces phénomènes est une sensation.
L'IDEALISME DE M. LACHELIER 527
Par conséquent, la loi exige que, la sensation a s'étant produite
par le fait du fondement mystérieux dont nous avons parlé
plus haut, le même fondement mystérieux consente à faire
naître en nous la sensation b dont nous avons besoin pour
que notre esprit soit satisfait. En vertu de quel pouvoir évo-
quons-nous cette sensation b nécessaire à la logique, mais
qui matériellement échappe à nos prises? Par hypothèse, en
elle-même, et avant l'œuvre de la pensée, la matière de nos
connaissances est une matière confuse et chaotique qui n'a
aucun ordre en soi, puisque l'ordre vient de la pensée, ou,
ce qui serait encore plus difficile à concevoir, qui a par elle-
même un ordre ditTérent de celui de notre pensée. Dans les
deux cas, comment cette matière, chaotique ou non, obéit-elle
à notre pensée comme aux ordres d'un magicien, et par con-
séquent comment le second phénomène, exigé par la loi de
causalité, vient-il à point se détacher du tout et apparaître
après le premier parce que notre pensée le désire? Un savant
fait des calculs dans son cabinet, desquels il résulte qu'une
planète doit être dans le ciel à une place donnée; mais l'ap-
parition de cette planète est une sensation lumineuse qui est
adventice et extérieure; comment, de ce chaos adventice et
hétérogène; la pensée voit-elle tout à coup surgir cette sensa-
tion lumineuse que nous appelons planète, et dont nous avons
besoin en raison de nos calculs? Que si, encore une fois, au
lieu de présenter cette matière comme un chaos, on suppose
qu'elle a par elle-même un certain ordre, combien serait-il
plus difficile encore de concevoir qu'elle consente à changer
son ordre propre pour prendre le nôtre? Par exemple si, dans
l'ordre réel des phénomènes, il n'y a point de planète au lieu
indiqué, comment cette planète apparaîlra-t-elle là pour nous
faire plaisir? Que si enfin on dit que cette opposition de la
matière et de la forme n'est qu'une apparence, et qu'en réalité
ces deux principes naissent d'un même fond, on renverse de
font en comble l'hypothèse deKant, qui dit expressément que
la matière vient du dehors et que la forme vient du dedans,
que la sensibilité est une « réceptivité » et l'entendement une
o28 APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
« productivité », ce qui maintient une différence essentielle
entre les deux éléments. On devra donc passer de l'idéalisme
subjectif à l'idéalisme absolu.
Considérons maintenant ce second point de vue. Il nous
semble que les mêmes objections portent contre cette nou-
velle hypotlièse aussi bien que contre la première. Il y a
toujours à se demander : « Qu'est-ce que la sensation? D'où
vient la sensation? Comment y a-t-il quelque chose de
donné? » Si, en effet, la pensée est tout l'esprit et tout l'être,
elle doit tout tirer d'elle-même. Pourquoi n'en tire-t-elle pas
la sensation? Or, on a beau faire, on ne peut déduire la sensa-
tion de la pensée. L'expérience est toujours là qui s'impose
à la pensée pure. Aucun aveugle-né ne pourra tirer des lois
de la pensée la sensation do lumière. On ne devinerait pas la
sensation électrique si on ne l'avait pas éprouvée. Il y a donc
toujours, quoi qu'on fasse, un ordre de choses irréductible à
la pensée; et si, comme nous l'avons vu, l'ordre des phéno-
mènes n'est que l'ordre des sensations, et si nous ne pouvons
à volonté faire apparaître les sensations exigées par l'ordre
logique, il s'ensuit que la pensée en soi ne peut, pas plus que
la pensée purement humaine, déterminer l'ordre extérieur des
phénomènes.
Il est vrai que l'auteur essaye d'expliquer la sensation en la
réduisant au mouvement; et, mettant à profit une idée de Leib-
niz, il suppose que la sensation n'est que la perception con-
fuse de certains mouvements; mais nous n'avons rien gagné
parla, car le mouvement lui-même n'est qu'une sensation;
il n'est point engendré à priori par nous. Si nous ne savions
pas par l'expérience qu'il y a du mouvement, nous ne pour-
rions pas le deviner. Quand même on accepterait l'hypothèse
kantienne de l'espace et du temps, comme formes de la sen-
sibilité, ces formes ne contiennent pas le mouvement. L'espace
en lui-même est immobile. Il faut donc toujours que le mou-
vement soit donné par la sensation, et il y a encore là une
matière extérieure à la pensée et qui ne vient pas d'elle.
En outre, comment concevoir le mouvement sans quelque
L'IDÉALISME DE M. LACHELIER 529
chose qui se meut el comme le mouvemeut de quelque chose?
Quel est ce quelque chose? Et comment le déduh-ez-vous de
la pensée? Je veux bien qu'il n'y ait pas de corps ; encore faut-
il un mobile quelconque, fût-ce un simple point, au moins à
titre d'idée. Où prendra-t-on ce point? Ce ne sera pas un point
physique ; car un point physique est un corps. Est-ce un
point lumineux? mais la lumière elle-même est un mouve-
ment : elle ne peut donc engendrer le mouvement. Sera-ce
un point mathématique? mais le point mathématique, dit
Leibniz, n'est qu'une modalité, qui suppose autre chose : c'est
le lieu d'intersection de deux lignes; il nous faut donc la
notion de ligne; mais la ligne elle-même est l'intersection de
deux surfaces, et la surface l'intersection des solides. Nous
voilà ramenés à la notion de corps. Dire que nous avons à
priori la notion d'espace ne peut servir à rien ; car l'espace en
lui-même est vide et immobile ; il ne contient aucune ligure,
ni surface, ni ligne, ni mouvement. Sans doute nous pouvons
construire à priori des figures dans l'espace, mais c'est à la
condition de pouvoir y tirer des lignes et d'y faire mouvoir
des points. Mais, encore une fois, d'où vient l'idée de ligne,
d'où vient l'idée de point?
Telles sont les difficultés inhérentes à toute espèce d'idéa-
lisme subjectif ou absolu. Elles demanderaient, on le com-
prend, de plus long's développements; et d'ailleurs notre but
était beaucoup plutôt de faire connaître la philosophie de
M. Lachelier que de la juger.
34
IX
LE SPIRITUALISME BIRANIEN
Au système exposé dans le travail précédent, et qui s'ins-
pire surtout de l'idéalisme de Kant, nous opposons le système
spiritualisle tel qu'il a été compris et développé par Maine de
Biran, et qui est en quelque sorte sous-entendu à toutes les
pages de notre ouvrage.
Le principe dont nous partons avec Maine de Biran est
celui-ci :
Le point de vue d'un être qui se connaît intérieurement
lui-même ne peut être assimilé au point de vue de ce qui est
connu extérieurement.
L'erreur fondamentale des sensualistes était de se représen-
ter les causes internes, les facultés, sur le modèle des causes
externes et objectives. Celles-ci n'étant pas connues en elles-
mêmes, puisqu'elles sont externes, ne le sont que par leurs
manifestations. Ce ne sont que des qualités occultes, de purs
abstraits, représentant des groupes de phénomènes qui vont
se perdre les uns dans les autres, à mesure que l'on découvre
entre ces groupes de nouvelles analogies. L'attraction, l'affi-
nité, l'électricité, ne sont que des noms; ainsi, pour les sen-
sualistes, la sensibilité, Tcntendement, la volonté même et en
général la causalité subjective, ne sont que de purs abstraits.
1. Ce travail a été public dans la Revue des Deux Mondes, eu 1868, précisé-
nieut au mouient où paraissait le beau Rapport sur la philosopltic du dir-neitvième
siècle, par AI. Félix Ravaisson. Nous l'aisous remarquer cette coïucitkuce pour
constater que nous n'avions pas attendu ce rapport pour signaler et mclLre eu
lumière le rôle et l'originalité de .Maine de Biran dans la pliilosophie française
de uotre siècle. Depuis cette époque, ces i)agcs ont été reproduites par nous
dans nos Problèmes du dix-neuvième siècle, livre IV (Calmann-Lévy).
LE SPIRITUALIS.ME BIIIANIEN 531
Mais, disait Biran, l'être qui se sait agir et qui est témoin de
son action peut-il se considérer lui-même comme un objet?
Sans doute, ràmo considérée dans l'absolu nous est inacces-
sible : c'est un x. Mais, entre le point de vue des métaphysi-
ciens abstraits, qui se plaçaient dans l'absolu, et le point de
vue des empiristes purs, il 3^ a le point de vue de la réflexion
interne, par laquelle le sujet individuel se saisit comme tel et
se distingue de tous ses modes, au lieu de se confondre avec
eux, ainsi que le voulait Condillac.
Ainsi le moi-objet, ou chose absolue, chose en soi, tel est
le terme auquel aboutissait la métaphysique cartésienne et
leibniziennc. Le moi-phénomène, ou manifestation extérieure,
tel était le terme de l'école empirique. Le moi-sujet, voilà le
principe du spiritualisme biranien. Voici le développement
de cette pensée.
Le sujet pensant et conscient ne se connaît pas seulement
lui-même en tant que phénoménal, car alors il serait pour
lui-même une chose extérieure; il ne se connaît pas en tant
qu'absolu : car il serait une chose en soi, et Biran est d'accord
avec Kant pour accorder que nous ne pouvons connaître la
chose en soi.
Ce qui n'est ni une chose en soi ni une chose extérieure, ce
qui esl jjoirr soi-même, c'est le sujet, c'est Vesprit.
Le sujet ou esprit est donc ce qui est intérieurement pré-
sent à soi-même : terme moyen entre la substance de Spinoza
et la collection des modes de Condillac.
Analysons cette idée du sujet et compafôns-la, soit à la
notion empirique (Locke, Condillac, Hume), soit à la notion
dogmatique (Descartes et Leibniz).
De l'idée de chose extérieure résulte évidemment cette con-
séquence que cette sorte de chose ne peut être connue que par
le dehors, c'est-à-dire par ses manifestations. Je ne puis
connaître une chose en dehors de moi que si elle se manifeste
par des signes qui ne peuvent jamais être évidemment la
chose elle-même, mais son langage. Je ne puis pas plus per-
cevoir en soi la chose extérieure que je ne puis percevoir
532 APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
direclement la pensée diin autre liomme. Celle pensée ne peut
m'être perceptible que par des signes. Il en est de même do
la chose externe.
On ne peut donc jamais dire que la perception de la chose
externe soit immédiate. Je ne perçois immédiatement que les
signes qui attestent son existence, mais non celte chose elle-
même. Pour percevoir celte chose, il faudrait que je devinsse
elle, que j'entrasse dans son intérieur, etpar conséquent qu'elle
cessât d'être extérieure.
Lorsqu'on discutait pour savoir si la perception est immé-
diate, ou si elle a lieu par des intermédiaires (discussion qui a
eu une si grande importance au commencement de notre siè-
cle), on ne pouvait pas vouloir dire que Ion percevait la chose
extérieure intérieurement et dans son fond, ce qui est contra-
dictoire, mais on entendait, comme nous l'avons enseigné
nous-même ', que les qualités perçues par nous étaient accom-
pagnées de la suggestion immédiate d'une existence externe,
et non le résultat de la raison discursive. En laissant cette
question pendante, il suit évidemment de ce qui précède qu'il
est de l'essence d'une chose externe de n'être connue que par
les phénomènes qui la manifestent.
Si nous passons maintenant à la chose qui se connaît elle-
même, on peut se demander d'abord s'il existe une telle
chose; mais la réponse est donnée par la question même,
parce que celui qui demande cela sait bien quil le demande,
et par conséquent sait qu'il pense, et par conséquent encore
se sait lui-même. Voilà le coç/ito de Descartes. Maintenant un
tel être qui se connaît lui-même se connail-il comme il con-
naît les choses externes, à savoir par ses manifestations, par
ses apparences, derrière lesquelles il y aurait un inconnu,
un X, qu'il conclurait par induction? Je réponds que non; car
alors celte chose inconnue deviendrait une chose externe; le
moi se verrait en dehors de soi. Ce serait le moi de Sosie, un
moi objectif, un moi qui ne serait pas moi.
1. Voir plus haut, livre Y, lerou ii.
LE SPIRITUALISME BIRANIEN 533
Comment, étant donnée une série de phénomènes, piiis-je
dire que ces phénomènes sont mien^, si je ne suis pas inté-
rieurement présont à toute la série, et si je ne m'aperçois pas
du dedans au lieu de ne m'apercevoir que par le dehors?
Cette intuition interne est donc nécessaire : 1° pour que je
puisse m'attribuer chacun de mes phénomènes en particulier;
2° pour que je paisse les relier tous dans l'unité de mon être,
car ils sont tous miens au même titre. Il y a donc dans l'in-
tuition du dedans, dans l'être qui se connaît lui-même, quel-
que chose de plus que dans Tinluilion de la chose externe; et
c'est ce quelque chose qui fait : 1° que je m'attribue chaque
phénomène en particulier; 2° que je les relie tous dans une
unité continue. Ce quelque chose de plus, je l'appelle être. On
peut donc dire que l'esprit humain ne perçoit pas seulement
en lui des phénomènes, mais qu'il plonge dans l'être. Il sent
en lui de l'être et du phénomène, du demeurer et du devenir
(ijLÉvciv xal YîvbOa-.), de l'uu et du plusieurs. Tous ces termes :
être, permanence, unité, continuité, sont adéquats; tous les
autres : phénomènes, diversité, pluralité, le sont aussi.
Il y a donc un fondement à la métaphysique : c'est le point
de vue de l'intériorité spirituelle donnée immédiatement dans
une expérience, non pas dans une expérience externe, mais
dans une expérience interne.
Non seulement l'expérience interne nous donne l'être et le
phénomène, l'un et le plusieurs; mais elle nous donne le pas-
sage de l'un à l'autre. Ce passage est l'activité. Je me sens,
en effet, capable de produire des phénomènes, et, en tant que
j'ai conscience de passer de l'être au phénomène, je dis que je
suis actif. Par cela seul que je m'attribue ces phénomènes, je
sens qu'ils dérivent de mon activité intérieure. Supposé, en
effet, que je n'aie pas conscience de cette activité intérieure,
comment pourrais-je savoir que ces phénomènes sont miens?
Je ne puis subjecliver ces phénomènes qu'à la condition de
les sentir sortir do moi. Là est la ditTérence du phénomène
subjectif et du phénomène objectif. Réciproquement, le senti-
ment de mon être intérieur n'est pas seulement le sentiment
534 APPENDICE. - ÉTUDES CRITIQUES
d'une existence une, mais le sentiment d'une existence active
et perpétuellement tendue, aspirant sans cesse à passer d'un
état à un autre. C'est là le sentiment d'une tendance et comme
d'une anticipation continuelle d'être.
Sans doute le moi no se sent pas toujours le principe actif
de ses sensations, et il assiste à ce qui se passe en lui comme
à un spectacle; mais alors le sentiment du moi disparait ou
s'affaiblit; et l'on peut dire que le sentiment du moi est en
raison directe de l'activité. En même temps que l'esprit sent
son activité, par là même il sent en lui la puissance, la spon-
tanéité, la liberté, car ce sont les degrés divers de l'activité.
En un mot, le moi ne se sent pas seulement comme être, mais
comme force.
Ainsi l'âme ne se perçoit pas comme phénomène ou comme
suite ou collection de phénomènes. Se perçoit-elle davantage
comme chose en soi? Ici Kant et Maine de Biran sont d'ac-
cord pour dire que l'àme ne perçoit pas en elle la substance,
qu'elle ne se perçoit pas dans l'absolu.
Cette proposition a besoin de quelques restrictions.
Sans doute, le moi ne se perçoit pas dans l'absolu de son
être :
1° Le moi n'a aucune conscience de son commencement. Il
ne sait ni quand ni comment il a commencé. Rien ne l'auto-
rise à croire qu'il ait toujours existé; même il ne sait que par
autrui son commencement phénoménal. Au delà d'une cer-
taine limite rétrograde, l'esprit se perd dans un vague inconnu.
2" Le moi ne sait pas davantage s'il durera toujours ou s'il
doit périr; il n'a aucune intuition de son avenir, pas plus que
do son passé. Il sait par l'expérience des autres hommes que les
conditions phénoménales auxquelles semble attachée la pré-
sence de la conscience se dissoudront un jour, cl tout signe
extérieur de conscience avec elle ; mais il ne sait si cette dis-
parition est absolue, ou si elle n'est qu'une transition à un
autre état de conscience. Spinoza a dit à la vérité : Sentimus,
experimur 7iosfSse œternos : nous sentons, nous éprouvons que
nous sommes éternels; mais cette éternité que nous sentons
LE SPIRITUALISME BIRANIEN 535
en nous est-elle autre chose que réternité de la substance uni-
verselle, à laquelle nous sommes unis par un lien de dépen-
dance, et à laquelle nous participons pendant le cours de notre
existence mortelle? Est-ce l'éternité du moi ou l'éternité de
Dieu? C'est ce que la conscience ne nous apprend pas.
3° La conscience semble paraître et disparaître dans plu-
sieurs états de l'existence du moi. Elle passe par des phases
de lumière et d'obscurité. Que devient le moi dans ces mo-
ments d'engourdissement et de disparition de la conscience?
L'esprit ne le sait pas.
4° Nous l'avons dit, l'esprit n'est pas seulement une collec-
tion de phénomènes. Il est ; et si l'on ne veut 'pas dire : Il est
lin être, pour ne pas multiplier l'être, il faut dire : Il y a de
l'être dans l'esprit; et c'est cet être que la conscience nous
atteste. Mais combien y a-t-il d'être dans le moi? Quot libras
invenies? Qui pourrait mesurer la quantité d'être dont dis-
pose l'esprit? Pascal a dit : « L'homme est un milieu entre rien
et tout. » Comment déterminer ce milieu? où est la mesure?
Le moi ne se connaît donc point dans son dernier fond. Il sait
que ses phénomènes lui viennent d'une activité intérieure,
que cette activité suppose de l'être; il plonge dans l'être,
avons-nous dit. Mais jusqu'où y plonge-t-il? L'être qui passe
est-il du roc ou de l'argile, comme le disait Descartes? X'est-il
pas quelque chose de mouvant, de flottant, de fluide, quelque
chose qui court, qui ne se contient pas lui-même, qui est
comme suspendu au-dessus du vide? Le regard intérieur,
quand il se replie sur nous-mêmes, remonte des phénomènes
à l'activité, de l'activité à l'être ; mais au-dessous il plonge
dans une nuit sans fond, dans un grand abîme. L'esprit n'a
nullement conscience d'être son tout à lui-même. Il ne sent pas
non plus rattache qui le tient à sa dernière racine. Il flotte
dans un éther immense, sans comprendre ce qui le contient.
On voit que nous accordons beaucoup à la thèse de Kant,
à savoir l'incognoscibilité de la chose en soi ; mais nous ne
lui accordons pas tout. Nous ne pénétrons pas dans les der-
nières profondeurs de la chose en soi : comment le pourrions-
536 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
nous sans être l'infini lui-même? Mais nous atteignons quel-
que clioso; car nous saisissons non seulement nos phénomènes,
mais aussi notre être : car quelle autre chose que moi pour-
rait dire ))ioî? L'être est inné à lui-même, dit Leihniz. Se
savoir, c'est être; se connaître, c'est se poser, a dit Fichte.
Le moi de Kant est encore un objet. S'il n'est qu'une forme
logique, une condition logique de la synthèse intérieure, il
n'est pas moi, il est un non-moi. Et puis, comment cette
forme logique pourrait-elle être appliquée aux phénomènes
autrement que par un entendement, c'est-à-dire par un es-
prit'? Et c'est cet esprit qui alors serait le moi; et ainsi, selon
Kant lui-même, il y aurait un moi qui ne serait pas une pure
forme logique, mais un moi réel et vivant. Quoi qu'il en soit
d'ailleurs de la pensée de Kant, la nôtre est que par la cons-
cience nous pénétrons jusqu'à l'être sans aller jusqu'au fond
des choses. C'est là la part que nous faisons à la doctrine de
Kant, comme Biran d'ailleurs l'avait fait lui-même lorsqu'il
affirmait que nous ne connaissons pas l'àme dans son absolu.
On voit par ces développements comment Maine de Biran
a pu dire que l'âme, considérée dans son absolu, c'est-à-dire
dans son essence intime, est un .r, une inconnue, un nou-
mène, tout en soutenant que l'intuition du sujet par lui-même
va au delà du pur phénomène et atteint la force active et
continue qui constitue le moi. Mais, si l'on dit que l'àme en
soi nous est tout à fait inconnue, n'est-ce point par là donner
gain de cause au scepticisme, et permettre toute hypothèse,
par exemple celle du matérialisme aussi bien que celle du
panthéisme? Si l'âme substance m'est entièrement inconnue,
qui m'assure que celte substance n'est pas la matière? qui
m'assure que celte substance n'est pas la substance divine?
que puis-je répondre à Locke lorsqu'il me dit que Dieu a pu
donner à la matière la puissance de penser? que puis-je répon-
dre à Spinoza lorsqu'il me dit que l'Ame est une idée de Dieu?
Sans rien savoir directement de l'essence de l'àme, j'en sais
1. Voir notre Icroa sur ridéaliï^mc de Kant. livre VF.
LE SPIRITUALISME BIRANIEN 531
au moins ceci : c'est qu'elle doit être telle qu'elle ne rende
pas impossible l'intuition de soi-même, qui est le fait primi-
tif. Ampère, dans ses lotlrcs à Biran, fait ici une comparaison
ingénieuse. Nos sens, dit-il, aperçoivent un ciel apparent, un
ciel phénoménal; les astronomes nous décrivent un ciel réel,
un ciel nomnénal : ces deux ciels ne se ressemblent pas, et
cependant on peut conclure de l'un à l'autre. Le ciel phéno-
ménal ne peut être tel qu'à la condition que le vrai ciel, le
ciel nonménal, soit tel qu'il est; ainsi de l'apparence on peut
conclure rigoureusement à la réalité. De même, dit Ampère,
il y a un moi phénoménal, celui qui apparaît immédiatement
à la conscience comme sujet pensant, et un moi nouménal,
qui est l'âme elle-même. Or, cette àme, cette cliose en soi.
doit être telle qu'elle ne rende pas impossible le moi apparent,
le moi phénoménal. Tel est le principe qui permet de passer
de la psychologie à l'ontologie, et c'est en partant de ce prin-
cipe que l'on peut échapper soit au matérialisme, soit au pan-
théisme.
Supposons qu'il y ait en dehors de nous une certaine cliose
appelée matière, — ce qui peut être mis en doute ; — écartons
l'idée de celte chose considérée dans son essence, laquelle
nous est aussi inconnue que celle de l'âme; prenons enfin
l'idée de la matière telle que l'expérience nous la donne et
telle qu'elle est représentée par les sens et par l'imagination,
à savoir comme une pluralité de choses coexistant dans l'es-
pace, quelles que soient d'ailleurs ces choses (atomes, phéno-
mènes ou monades) ; — on peut affirmer qu'aime telle pluralité,
et en général toute pluralité, est hors d'état de se connaître
intérieurement comme être, puisque cette pluralité n'a pas
d'intérieur. Sans doute une pluralité de parties peut former
une unité au point de vue de celui qui la considère extérieu-
rement : la Grande Ourse forme une constellation dont l'unité
est constituée par l'esprit qui la contemple; mais celte cons-
tellation n'est pas une unité pour elle-même. L'unité de cons-
cience veut un vrai centre, un centre effectif, et la raison hu-
maine sera toujours hors d'état de comprendre que la pluralité
538 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
puisse se percevoir elle-même comme iinilé sans l'èlre effecti-
vement. Telle est la raison permanente et indeslructible du
spiritualisme, raison que Kant lui-même appelle rAcbille do
l'argumentation dialectique. Il réfute, à la vérité, cet argu-
ment, et le réfute bien; mais c'est que dès Torigino il s'est
placé en deliors de la vraie notion du sujet, telle que Biran
l'a déterminée.
Si une pluralité de substances coexistantes ne peut arriver
à une véritable unité, à une unité intérieure et consciente,
une pluralité de substances successives ne peut pas davantage
conslituer une véritable identité, c'est-à-dire une continuité
sentie. Dire avec Kant qu'on peut se représenter une succes-
sion de substances se transmettant Tune à l'autre une même
conscience comme une succession de billes se transmettent
un même mouvement, c'est méconnaître la vraie idée de la
conscience, c'est confondre encore le point de vue intérieur
avec le point de vue extérieur; la transmission d'une cons-
cience implique contradiction. Il parait donc démontré, au
moins à nos yeux, qu'une pluralité (de succession ou de
coexistence) ne peut parvenir à l'unité et à l'identité sentie,
en d'autres termes que la matière ne peut devenir esprit.
L'âme, considérée en soi, comme chose absolue, n'est donc
pas un nombre, une harmonie, comme le prétendaient les
anciens. Là est l'écueil où viendra toujours échouer toute
doctrine matérialiste.
Que si on nous dit que la matière prise en soi n'est peut-
être pas une pluralité, puisque nous n'en connaissons pas
l'essence, nous répondrons que ce n'est plus alors la matière,
ou du moins ce qu'on appelle ainsi. Pour nous qui aimons
les idées précises, nous réservons le nom de matérialisme à
la doctrine qui, partant de l'idée de matière telle qu'elle est
donnée par les sens et représentée par l'imagination (à savoir
une pluralité existant dans l'espace), et donnant à cette plu-
ralité apparente une réalité substantielle, en fait non plus
seulement la condition, mais le subsiratum de la pensée.
L'atomisme épicurien est le vrai et le seul matérialisme
LE SPIRITUALISME BIRAiNlEX 539
rigoureux, parce qu'il se représente les derniers éléments des
corps sur le modèle des corps réels : ce sont pour lui comme
de petits cailloux insécables qui composent toutes choses.
Aussitôt qu'on nous parle d'une autre matière que celle-là, il
n'y a pas plus de raison de l'appeler matière que de quelque
autre nom, — la substance, l'idée, l'esprit ou même Dieu,
— et le matérialisme se transforme en idéalisme ou en pan-
théisme. Ici la discussion change d'aspect, et un nouveau
point de vue se présente à nous.
En même temps que l'expérience intérieure nous donne
l'unité du moi, l'expérience externe, aidée de l'induction,
nous autorise à affirmer l'existence des autres hommes, et
par conséquent de consciences semblables à la nôtre. La
pluralité des consciences est un postulat que l'on peut con-
sidérer comme acquis à la science sans démonstration. Il est
très remarquable, en effet, qu'aucun sceptique n'ait jamais
expressément nié l'existence des autres hommes. L'hypothèse
qui ferait de l'intelligence de tous les hommes sans exception
une sorte de réfraction ou de diffraction de la mienne propre,
cette hypothèse suivant laquelle les pensées d'un Newton ou
d'un Laplace seraient encore mes propres pensées, même
lorsque je suis absolument incapable de les comprendre, une
telle hypothèse, si contraire au sens commun, n'a jamais été
explicitement, que je sache, soutenue par aucun philosophe.
Les sceptiques, en parlant des contradictions humaines, sup-
posent par là même qu'il y a plusieurs esprits différant les uns
des autres. Prolagoras disait que « l'homme était la mesure
de toutes choses»; mais il reconnaissait ainsi que chacun
était pour soi-même la mesure de la vérité, et par conséquent
il entendait bien admettre l'existence des divers individus.
Berkeley, qui niait la réalité de la matière, admettait expressé-
ment l'existence des esprits. Fichte enfin, qui fait tout sortir
du moi, démontre, dans son Traité de droit naturel, la plu-
ralité des moi [die Mehrheit dcr Ichten). Il y a donc, à n'en
pas douter, des consciences individuelles distinctes.
Or, la conscience d'un homme est absolument fermée à
540 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
celle d'un autre homme. Je no puis pas avoir conscience du
plaisir ou de la douleur d'un autre. Les consciences sont donc
nécessairement discontinues. Elles forment des mondes dis-
tincts, des ?noi séparés. Il n'y a aucun passage intelligible du
moi d'un homme au moi d'un autre homme. Le langage sans
doute est un intermédiaire; la sympathie et l'amour sont des
liens; une multitude de consciences peuvent vibrer à l'unis-
son, comme il arrive dans l'enthousiasme et dans l'énergie
des passions populaires; enfin il y a entre tous les hommes
un lien intime et secret, une essence commune, et, comme on
l'a dit, une solidarité qu'il ne faut pas oublier; mais, si intime
que soit ce lien, il ne va pas, il ne peut aller jusqu'à efTacer
la limite qui sépare radicalement les esprits, à savoir ce ca-
ractère essentiel d'être présent à soi-même, ce qui implique
que l'on ne peut être en autrui comme l'on est en soi.
La pluralité des consciences a donc pour corollaire la dis-
continuité des consciences : d'où je tire cette conséquence,
c'est que, dans l'hypothèse d'une unité primitive, homogène,
sans division et absolument continue, la pluralité des cons-
ciences serait impossible. Cette grande unité, en lui supposant
un moi, n'en aurait qu'un seul et ne se démembrerait pas en
consciences diverses et séparées. Supposez l'être infini, un et
homogène; supposez-le affecté de phénomènes multiples;
supposez enfin qu'il ait conscience de lui-même : je le répète,
il y aura en lui une seule conscience, une conscience totale
et unique, mais non une pluralité de consciences fermées les
unes aux autres, comme le sont les consciences humaines :
d'où je conclus qu'entre l'unité primitive, s'il y a une telle
unité, et la multitude infinie des phénomènes, il doit y avoir
des principes d'unité distincts, des points de conscience. Je
ne les appellerai pas des substances, puisque la chose en soi
m'est inconnue et que le mot substance en dit peul-èlre trop
pour ce mode d'existence qui tient encore tant au phénomène;
peut-êlre enfin l'être est-il substantiellement indivisible. Ce-
pendant il doit y avoir au moins des forces individuelles qui
à leur base échappent à nos regards, mais qui se manifestent
LE SPIRITUALISME BIRAxNIEN 341
à elles-mêmes leur unité dans le fait de conscience. Ces uni-
tés de conscience ne peuvent d'ailleurs s'entendre comme
des concentrations successives de la pluralité phénoménale
extérieure, car ce serait revenir à l'hypothèse déjà réfutée.
Nous conclurons donc par les propositions suivantes :
1° une pluralité quelconque (atomes, forces, phénomènes) no
peut être le principe d'une unité consciente : ce qui se connaît
soi-même ne sera jamais une résultante; 2° la pluralité des
consciences ne peut s'expliquer dans l'hypothèse d'une unité
uniforme et continue sans qu'il y ait quelque intermédiaire
entre l'unité primitive et les consciences discontinues. En
d'autres termes, la pluralité absolue n'expli(|ue point l'unité
du moi, — l'unité absolue n"expli(|ue pas la pluralité des moi.
Entre le matérialisme, qui réduit tout à la pluralité, et le
panthéisme, qui réduit tout à l'unité, se place le spiritualisme,
qui admet les unités secondaires entre l'unité première et la
pluralité infinie. Le spiritualisme n'exclut aucune relation, si
intime qu'elle soit, de l'esprit avec la matière. 11 n'exclut non
plus aucune relation, si intime qu'elle soit, de l'esprit avec
Dieu. Le spiritualisme subsiste, pourvu que l'on admette ces
deux vérités fondamentales : l'unité de centre pour expliquer
la conscience du sujet, — la pluralité des centres pour expli-
quer la discontinuité des consciences.
Nous avons recueilli et développé librement dans les pages
précédentes l'idée mère du spiritualisme français fondé par
Maine de Biran; mais nous n'avons pas fait connaître sa phi-
losophie, qui a des aspects bien plus éteiidus et une portée
beaucoup plus vaste qu'on ne peut l'indiquer dans une esquisse
rapide. Pour bien faire comprendre cette philosophie, il fau-
drait pouvoir exposer avec détail et précision toutes ces bel-
les théories, qui resteront dans la science : la théorie de l'ef-
fort volontaire, par laquelle Biran établit contre Kant et
contre Hume la vraie origine de l'idée de cause ; la théorie
de l'obstacle, par laquelle il démontre, d'accord avec Ampère,
l'objectivité du monde extérieur; la théorie de l'habitude,
dont il a le premier démontré les lois; ses vues, si neuves
342 APPENDICE. - ÉTUDES CRITIQUES
alors, sur le sommeil, le somnambulisme, Faliénalion men-
tale, el en général sur les rapports du physique et du moral;
la classification des opérations de Tàme en quatre systèmes :
airectif, sensitif, perceptif et réflexif ; enfin sa théorie de l'o-
rigine du langage. Dans cette étude, on aurait à faire la part,
en consultant avec soin leur correspondance, de ce qui doit
être attribué à Ampère ou à Birau dans celte doctrine com-
mune'; mais un travail critique d'une telle étendue ne peut
pas même être essayé ici.
Maine de liiran a donné à la France une philosophie de
l'esprit : il ne lui a donné ni une philosophie de la nature ni
une philosophie religieuse. Ce n'est que vers la fin de sa vie
qu'il s'est posé à lui-même le problème de Dieu. Jusque-là,
il semblait lavoir systématiquement écarté. Le moi l'occupait
tout entier, et la pensée de l'absolu et du divin semblait dor-
mir dans les profondeurs de sa conscience : une note mysté-
rieuse ajoutée aux Rapports du pliysique et du moral était la
seule indication d'une tendance religieuse et déjà mystique
qui devait se développer plus tard dans sa dernière phase phi-
losophique. De cette dernière phase, il ne nous reste que des
débris, et tout porte à croire qu'elle était plutôt un sentiment
de l'àme qu'une doctrine rigoureusement philosophique.
Quoi qu'il en soit de ce point, revendiquons pour Maine
de liirau et pour le spiritualisme français de notre siècle
riionneur d'avoir apporté à la philosophie une idée vivante
et nouvelle, l'idée de la personnalité humaine. Cette idée, il
faut en convenir, n'était pas une des idées dominantes de la
philosophie du xvii^ siècle. Elle est dans Descartes, je le re-
connais, mais à quel faible degré! Comme il oublie vite le
sujet pensant pour l'être absolu, et la psychologie pour la phy-
sique ! Combien l'honune occupe peu de place dans sa philo-
sophie! C'est suiloul par sa mélhode hardie et libre, par sou
principe de l'examen eldu doute, que Descartes a bien mérité
de la personne humaine; mais ce n'est là pour lui qu'un
1. Ampère lui-même semble avoir fait ce partage dans la dernière lettre de
la correspoudaucc publiée par .M. Barthélémy Saiut-Ililaire.
LE SPIRITUALISME BIRANIEN 543
moyen de reclierche, ce n'est pas sa philosophie mémo. Il ne
voit pas que cette Hberté de penser n'est qu'une des formes de
la responsabiUté personnelle, l'une des preuves les plus évi-
dentes de notre libre individualité. Dans la philosophie de
Malebranche et de Spinoza, on sait ce que devient la person-
nalité; elle y est ou singulièrement déprimée ou tout à fait
anéantie. Dans Leibniz, elle se relève; mais, même chez lui,
ce qui domine encore, c'est plutôt l'idée métaphysique de l'in-
dividualité des substances que l'idée psychologique de la per-
sonnalité humaine.
Pour être vrai, il faut reconnaître que ce n'est point par la
métaphysique, c'est par la philosophie sociale et politique que
le principe de la personnalité est entré dans la pensée moderne.
Ce principe est la gloire du xviii^ siècle. Ce n'est pas que je
veuille dire qu'avant celte grande époque on n'ait eu à aucun
deg'ré l'idée de la personne humaine. Partout oîi il y a une
législation, on distingue à quelque degré la personne et la
chose. Le christianisme ne doit pas être suspect d'amoindrir
la personne humaine, puisqu'il l'ajugée digne d'être rachetée
par le sang d'un Dieu. Toutefois, il est certain qu'avant le
xvni^ siècle ni les juriconsultes ni les théologiens n'avaient vu
clairement tout ce que contenait ce principe de la personna-
lité : droits de la conscience, droits de la pensée, droits du
travail, droits de la propriété, toutes ces formes légitimes de
la personne humaine étaient méconnues, altérées ou oppri-
mées. Toutes les inégalités qui pesaient sur les hommes
prouvent bien à quel point il est difficile à l'esprit humain de
distinguer la personne de la chose. Cette distinction fut la
conquête de la philosophie sociale du xvni'' siècle, de Locke,
de Voltaire, de Montesquieu, de Rousseau et de Turgot. Le
spiritualisme français se fait honneur de descendre de la libre
philosophie du xvni" siècle plus directement encore que de
l'idéalisme cartésien.
Il fallait donc trouver un fondement métaphysique à cette
personnalité dont on proclamait si éloquemment les titres et
les droits. C'est ce que lirent à la fois en Allemagne et en
Dii APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
France deux grands penseurs, Ficlite et Biran, le premier
plus porté au spéculatif suivant le goût et le génie de sa nation,
le second plus psychologue, plus observateur, — le premier
liant la métaphysique à la politique, passionné pour les idées
du xvui'^ siècle et de la Révolution, le second royaliste dans
la pratique, assez indilTérent pour ces sortes de recherches, et
occupé d'une manière tout abstraite à l'étude de la vie inté-
rieure, — tous deux enfin, par une rencontre sing'ulière et,
selon toute apparence, par des raisons analogues, ayant ter-
miné leur carrière par le mysticisme, mais le premier par un
mysticisme inclinant au panthéisme, le second par le mysti-
cisme chrétien.
Le spiritualisme français, sans méconnaître le g^énie de
Fichte et les éclatants services que cet éloquent et profond
philosophe a rendus à la cause de la personnalité humaine.
se rattache plutôt par un lien historique naturel à Maine de
Biran. Avec lui, il enseigne que l'âme est, non un objet, maâs
un sujet; non un substratum mystérieux, mais mie force libre,
ayant conscience de soi, puisant dans le sentiment antérieur
de sa causalité propre la conviction de son individualité, d'une
unité effective et non nominale, identique d'une identité non
pas apparente, mais essentielle, inexplicable enfin par toute
hypothèse de collection, collection de modes ou de parties.
Hors de là il nous parait impossible de fonder une vraie mo-
rale et une vraie politique, car si la personne n'est, comme
la chose elle-même, qu'une collection d'atomes, comment lui
attribuez-vous d'autres titres et d'autres droits qu'à la chose?
Si l'homme n'est qu'une combinaison chimique, comme la
pierre, pourquoi ne pourrions-nous pas la briser comme la
pierre elle-même, suivant nos besoins? Pour(juui ne peut-il
pas être pour nous un moyen, au même titre que les choses
extérieures? l^ourquoi y a-t-il quelqut; chose en moi d'invio-
lable et de sacré? Pourquoi suis-je tenu à être pour moi-même
et pour les autres un objet de respect? On n'a jamais pu tirer
du matérialisme d'autre morale ni d'autre droit que la loi du
plus fort. Aujourd'hui une jeunesse passionnée et ardente
LE SPIRITUALISME BIRANIEiN S45
croit trouver la liberté par la voie du matérialisme, comme si
l'essence même du despotisme n'était pas de se servir de la
matière pour opprimer l'esprit! Ces conséquences irrécusa-
bles du matérialisme, la logique do l'histoire les a mille fois
démontrées. Un triste aveuglement les méconnaît aujourd'hui
et croit travaitlor à la cause du droit en combattant la cause
de l'esprit. Notre philosophie, que l'on essaye de discréditer
en la représentant comme liée à l'orthodoxie religieuse du
xvn" siècle, est la vraie fille de la philosophie du xvni". Ni
Voltaire, ni Rousseau, ni Montesquieu, ni Turgot en France;
ni Loche, ni Adam Smith, ni Ferguson en Angleterre et en
Ecosse; ni Lessing-, ni Kant, ni Jacobi en Allemagne, ni Hal-
ler, ni Réaumur, ni Bonnet en Suisse, aucun de ces grands
libérateurs de la raison humaine au xviii'' siècle n'a été maté-
rialiste. Comme eux, nous croyons que le droit est insépa-
rable d'un ordre intellig-ible et moral dont nous sommes les
citoyens, et dont le souverain, c'est-à-dire Dieu, est le type
absolu de la sainteté et de la justice.
Tels sont, sommairement résumés et librement développés,
les principaux points de la philosophie spiritualiste, telle du
moins que nous l'entendons. xVujourd'hui que les g-rands fon-
dateurs et organisateurs de cette philosophie ont disparu, que
de nombreuses écoles se sont élevées en dehors d'elle, que
l'opinion est partagée à son égard, il n'est pas sans opportu-
nité de s'interroger sur son état présent et sa destinée dans
l'avenir. On nous permettra à ce sujet quelques considéra-
tions en terminant.
Il se passe en ce moment quelque chose d'analogue dans
toutes les grandes doctrines : toutes sont partagées et tirail-
lées, pour ainsi dire, en deux sens opposés, tantôt du côté du
dog'me, tantôt du côté de la liberté. D'un côté, le besoin de
trouver un point fixe dans la fluctuation universelle des
croyances et des consciences rattache les esprits droits à une
doctrine déterminée et fixe; d'un autre côté, le besoin devoir
de plus en plus clair dans ses pensées, la passion du progrès,
à laquelle personne de notre temps ne peut échapper absolu-
II. 33
5i6 APPExNDlCE. — ÉTUDES CRITIQUES
mont, entraîne plus ou moins les hommes sincères hors des
voies réglementaires et consacrées. Est-il permis, est-il pos-
sible de concilier ces deux tendances contraires? Est-il possi-
ble de croire à quelque chose sans se refuser à toute objection,
à tout examen, à tout progrès? Est-il possible, au contraire,
de s'atTranchir, de s'émanciper, d'ouvrir son intelligence à de
nouvelles lumières, de transformer et de développer ses idées
et ses opinions, sans paraître mettre en question le fond des
croyances que l'on soumet ainsi à un examen sans cesse re-
naissant? Car, si ce sont des vérités absolues, comment seraient-
elles susceptibles d'être modifiées, et si elles se modifient,
comment seraient-elles des vérités absolues?
Ce problème se produit d'une manière différente suivant la
nature des doctrines; mais il existe dans toutes sous une
forme ou sous une autre. Dans le catholicisme, par exemple,
il est évident que la discussion ne peut pas porter sur le
dogme lui-même, car celui qui mettrait en doute une seule
lettre du Symbole, qui voudrait modifier le dogme en quoi que
ce soit, cesserait par là même d'être catbolique. Le dogme
paraît donc accepté par tous sans examen et sans discussion;
mais le débat s'engage lorsqu'il s'agit d'appliquer le dogme à
la société. Il y a des catholiques pour qui toutes les grandes
conquêtes modernes, liberté de conscience, liberté de pensée,
liberté de la presse, liberté politique, ne sont que de grandes
et funestes erreurs : c'est la liberté du mal. Ils n'entendent,
ne comprennent et ne veulent appliquer que la liberté du
bien, c'est-à-dire leur propre domination et le gouvernement
de la haute société tout entière par l'Eglise catholique. D'au-
tres, plus éclairés, ayant eux-mêmes reçu plus ou moins le
souflle de cet esprit moderne si détesté, voudraient que le
catholicisme s'alliât à cet esprit pour le diriger, en adoptât
hautement les maximes, et revendiquât pour l'Evangile même
l'honneur de ces principes que l'on dirige faussement contre
lui. D'un côté est le catholicisme ultramontain, de l'autre le
catholicisme libéral. Sans doute cette lutte, si vive et si pro-
fonde qu'elle soit dans le fond des consciences, éclate rare-
LE SPIRITUALISME BIRANIEN 547
ment au dehors', car il est de ressencc du catholicisme de
couvrir les dissidences réelles par l'apparence de l'unanimité.
Cependant tout le monde sait que cotte lutte existe : un acte
célèbre, il y a quelques années, en a donné le secret au pu-
blic indiscret. Les uns ont approuvé avec enthousiasme cet
acte de réaction extravagant; les autres l'ont désavoué en
l'expliquant, et se sont habilement servis de leur science théo-
logique pour embrouiller la matière.
On pourrait nous dire que celte dissidence, en supposant
qu'elle existât (et l'on cherche autant qu'il est possible à nous
la dissimuler), ne porte, après tout, que sur des questions
libres, des questions sociales et politiques, mais que l'Eglise
catholique nous oUVe au moins un point fixe et un asile siir
dans un dogme incontesté, formulé par une autorité infail-
lible. Outre que c'est déjà un problème de savoir quelle est
cette autorité infaillible, je fais remarquer que cette autorité
suprême, quelle qu'elle soit, ne nous assure la sécurité que
dans un domaine qui nous touche de très loin, et nous laisse
dans le trouble là où nous aurions le plus besoin de lumières.
Je ne suis certainement pas juge de l'importance que peut
avoir en théologie dogmatique la croyance à l'immaculée
conception ; cependant il faut avouer que les hommes de
nos jours étaient peu troublés par cette question, et qu'ils
eussent volontiers attendu l'autre monde pour savoir à quoi
s'en tenir à ce sujet ; mais leur conscience d'hommes et de
citoyens est tous les jours déchirée par le conflit des anciennes
doctrines et des nouvelles, et c'est là-dessus qu'on les laisse-
rait libres, à ce que l'on dit. Au fond, n'en doutons pas, on ne
les laisse libres que provisoirement et dans la mesure où l'on
a besoin d'eux. Le dogme est impitoyable et ne permet rien
on dehors de lui. On peut donc affirmer qu'en dépit des appa-
rences le confiit est entre le dogme et la liberté'.
1. Cette opposition a éclaté vivement lors des débats relatifs à l'infaillibilit'
pontificale ; et malgré l'accord survenu en apparence, au moins en France, ou
sait que la division est plus profonde que jamais.
2. Ce n'est plus un problème.
518 APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
Dans le protestanlisme, ia môme crise éclate sous une au-
tre forme et dans d'autres conditions. Dans le protestantisme
traditionnel, en eiïot, il y a bien un dogme, il n'y a pas d'au-
torité, ou du moins la seule autorité est l'Ecriture sainte ; mais
comme l'Ecriture a besoin d'être expliquée, et que le dogme
n"y a jamais été systématiquement exposé et canoniquement
défini, il y a là un champ vaste abandonné à la latitude des
interprétations. Comme il n'y a pas déjuges, chacun est jng-e,
« Nous sommes tous prêtres, » disait Luther : c'était dire
qu'il n'v a pas d'intermédiaires entre l'homme et Dieu pour
l'administration des sacrements; de même aussi dans le vrai
protestantisme tout fidèle est pape, en d'autres termes il n'y
a point d'intermédiaires entre l'homme et Dieu pour l'inter-
prétation de la doctrine. Bien souvent, dans l'Église protes-
tante, on a essayé de constituer une autorité ; les synodes ont
voulu jouer le rôle des conciles; les confessions de foi ont
essayé de se donner pour des credo ; mais la radicale contra-
diction qui éclatait dans ces tentatives d'organisation doctri-
nale devait les faire échouer infailliblement ; et, malgré les
résistances des dogmatiques, malgré les anathèmes de Bos-
suet, le protestantisme continua de donner l'exemple, si nou-
veau en Europe, d'une religion mobile et incessamment trans-
formée. Néanmoins, tant que ces variations et oppositions
ne se manifestaient que dans les limites du dogme lui-même,
c'est-à-dire sans mettre en question le fondement surnaturel
du christianisme, il y avait dans l'Eglise protestante un fond
commun, une unité de foi, et en quelque sorte un point fixe :
la divinité du Christ et la croyance à une révélation spéciale
de Dieu; mais le moment est arrivé où, la liberté d'examen
venant s'étendre jusqu'aux bases mômes de la Ihéolog-ie
dog'matlque, s'est élevée la question de savoir si le christia-
nisme est absolument lié à tel ou tel dogme, s'il lui est inter-
dit de s'ouvrir aux lumières de la critique et de la philoso-
phie moderne, et si rejeter le surnaturel, c'est ab(li(iuer l'es-
prit clnélien. Les uns pensent qu'il n'y a pas de christianisme
sans un dogme chrétien : c'est ce qu'on appelle le protestan-
LE SPIRITUALISME BIRANIEN 559
lisme orthodoxe ; les autres pensent que le christianisme con-
siste clans l'esprit et dans le sentiment chrétien, et non dans
un dogme déterminé : c'est le protestantisme libéral. Là est
aujourd'hui le débat entre les deux Eglises ^
Une crise analogue à celle que nous venons de décrire
pourrait bien se manifester dans le sein du spiritualisme phi-
losophique, si certaines tendances contraires, enveloppées jus-
qu'ici dans une apparente unanimité, venaient à se manifester
un peu plus énergiquement. Tous les spiritualistes sans
exception croient à la fois à la nécessité de l'esprit d'examen ;
mais il semble que les uns attachent plus d'importance à la
doctrine qu'à la liberté, aux conclusions déjà trouvées qu'à
la recherche de vérités nouvelles, à la défense qu'à la décou-
verte, à l'intérêt moral et pratique qu'à la pure science et à
la libre spéculation, au repos qu'au mouvement, à la tran-
quillité d'une conviction satisfaite qu'aux ardeurs toujours
anxieuses et dangereuses d'une pensée en travail. Les autres
ne sont pas disposés à se contenter aussi facilement; l'immo-
bilité d'une doctrine une fois faite ne leur paraît guère con-
forme à la nature de l'esprit humain, surtout dans l'ordre
purement philosophique; avec le besoin de croire, ils éprou-
vent en même temps le besoin de penser; la fermeté de
leurs convictions ne tarit pas chez eux l'activité de l'inves-
tigation scientifique. Ils voudraient ne rien sacrifier de ce
qu'ils ont pensé jusqu'ici et y ajouter quelque chose ; ils cher-
chent à résoudre le problème ({ue la société elle-même pour-
suit depuis quatre-vingts ans, perfectionner sans détruire,
conserver en transformant.
De ce double esprit naissent deux sortes de dispositions, non
pas contraires, mais dillerentes, soit à l'égard des croyances
traditionnelles, soit à l'égard des doctrines nouvelles. Les spi-
ritualistes que j'appellerai orthodoxes, qui tendent de plus en
plus à faire de leur philosophie un dogme, se trouvent par là
1. Sur lefoud de ce débat, voir ledei-aier chapitre de notre ouvrage intitulé
les Problèmes du dix-neuvième siècle.
SoO APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
même rapprochés de la Ihéologie orlhodoxe. Plus préoc-
cupés des conclusions que de la liberté philosophique, ils
altachent peu d'importance à la différence de méthode, et, re-
connaissant dans la théologie, sous des formes plus ou moins
symboliques, les vérités dont se compose leur credo philoso-
phique, ils sont disposés à une alliance avec les religions
positives contre ce qu'ils appellent les mauvaises docliines.
Les spiritualistes que j'appellerai libéraux sont loin d'être ani-
més de mauvais sentiments à l'égard des religions positives :
ils respectent et ils aiment la conviction partout où ils la
trouvent, et ils sont loin de renier ce qu'il y a de commun
dans leurs croyances personnelles et dans les croyances chré-
tiennes. Peut-être même seraient-ils encore plus disposés
que les autres à emprunter quelque chose, mais librement, à
la métaphysique chrétienne. Enfin, nés et élevés dans le chris-
tianisme, ils conservent et conserveront toujours pour celte
grande religion des sentiments filiaux; mais ils ont aussi pour
la philosophie des sentiments filiaux, et ils ne sont pas dispo-
sés autant que leurs amis à mettre au service d'une puissance
rivale leur liberté intellectuelle. Ils n'oublient pas que le spi-
ritualisme philosophique a été considéré, lui aussi, par la théo-
logie comme une mauvaise doctrine, qu'il fut un temps, encore
peu éloigné de nous, où tout ce qu'on appelle rationalisme
était condamné sans examen et sans distinction, sous l'accusa-
tion commune de panthéisme, d'athéisme, de scepticisme et
même de socialisme, où les libres penseurs, même spiritualis-
tes, étaient livrés au mépris par une plume grossièrement élo-
quente, et l'on sait assez que cette même plume a toujours son
encre toute prête pour recommencer à nous flétrir. Sans doute,
la théologie est devenue plus conciliante et plus condescen-
dante lorsqu'elle a vu qu'elle pouvait utiliser nos services et que
nous étions une bonne avant-garde contre des doctrines bien
autrement menaçantes. Néanmoins nous ne pouvons oublier
que, si nous avons avec les théologiens des croyances com-
munes, nous avons aussi des principes absolument dilTérenls.
Comme eux, nous croyons à Dieu et à l'àme; mais pour eux la
LE SPIRITUALISME BIRANIEN 551
liberté de penser est un crime, pour nous c'est le droit et la
vie, et nous aimons mieux l'erreur librement cherchée que
la vérité servilement adoptée. En un mot, nous n'entendons
pas qu'entre nos mains la philosophie redevienne ce qu'elle a
cessé d'être depuis longtemps, la servante de la théologie.
Il résulte encore de tout ce qui précède que les spiritualistes
libéraux ne sont pas tout à fait placés au même point de vue
que leurs amis par rapport aux doctrines nouvelles. Pour les
spiritualistes orthodoxes, toutes ces doctrines, quelles qu'elles
soient, ne sont autre chose que de mauvaises doctrines, des
doctrines basses, odieuses, désespérantes. Dans cette proscrip-
tion g'énérale, on enveloppe et on condamne sans distinction
tout ce qui n'est pas le spiritualisme pur et doctrinal dont on a
faitun credo. Le panthéisme allemand, le scepticisme ang-lais,
le positivisme, le matérialisme, tout est confondu dans une ré-
probation sans réserve. La philosophie n'a autre chose à faire
qu'à combattre ces mauvaises doctrines, à les refouler, et c'est
surtout pour cette entreprise, si nécessaire à l'ordre social,
qu'il faut s'unir à la religion, plus puissante encore et plus
efficace que la philosophie dans cette lutte sociale du bien
contre le mal. Les spiritualistes libéraux, je le répète, ne con-
sidèrent pas tout à fait les choses de la même manière. Ils sont
tout aussi ennemis que qui que ce soit des doctrines basses
et avilissantes ; ils sont surtout révoltés de l'espèce de fana-
tisme en sens inverse qui éclate aujourd'hui dans les jeunes
écoles matérialistes. L'intolérance athée est la plus absurde
de toutes, et il est évident que nous y marchons. Nous sommes
donc aussi peu disposés que personne à transiger avec ces
folies, et nous ne pensons pas que la philosophie se soit affran-
chie de la Sorbonne pour se soumettre au joug' de telle ou
telle école. Nous protestons contre l'orthodoxie aveugle de la
nég"ation. autant et plus que contre l'aveugle orthodoxie de
la croyance. L'esprit de secte nous est intolérable partout.
Cependant, tout en faisant la part d'ignorance et d'aveu-
glement fanatique qui se rencontre dans les bas-fonds des
écoles nouvelles, il faut reconnaître que tout grand mouve-
332 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
mont philosophique a sa raison d'ôtre et sa légitimité. C'est
un principe qui a été suffisamment démontré par l'histoire de
la philosophie, et nous ne voyons pas pourquoi on ne l'appli-
querait pas au temps présent comme on l'applique générale-
ment au passé. Ce grand mouvement critique auquel nous
assistons ne prouve certainement pas que le spiritualisme ait
tort ; mais il prouve, à n'en pas douter, que nos moyens do
démonstration sont insuffisants, qu'il y a des lacunes dans
nos doctrines, qu'elles ne sont pas complètement appropriées
aux lumières de notre temps, qu'elles laissent en dehors
d'elles un trop grand nombre de faits inexpliqués, qu'elles se
sont montrées trop indilTérentes à l'égard des sciences physi-
ques et naturelles, qu'elles ont trop abandonné la nature aux
savants, enfin qu'elles ont trop préféré en général l'analyse à
la synthèse.
Il V a doux sortes de problèmes en philosophie :1e problème
de la distinction, et le problème de l'union. Ce n'est pas tout
de séparer, il faut réunir. Ce n'est pas tout de dire : « L'âme n'est
pas le corps. Dieu n'est pas le monde; »il faut encore rattacher
l'âme au corps et Dieu au monde. La distinction exagérée n'a
pas moins de périls que la confusion. Si l'âme et le corps n'ont
rien de commun ni même d'analogue, comment peuvent-ils
coexister et former un seul et même être ? SiDiou et le monde
sont hors l'un de l'autre, comme une chose est en dehors d'une
autre chose, comment Dieu peut-il agir sur le monde et le
gouverner? Los métaphysiciens qui no sont préoccupés que
de la distinction des choses sont semblables aux politiques qui
ne pensent qu'à la séparation dos pouvoirs. Il faut sans doute
que les pouvoirs soient séparés, c'est la condition delà liberté;
mais il faut qu'ils marchent d'accord, c'est la condition de la
vie et du mouvement. Or il me semble que le spiritualisme du
xix^ siècle a été trop préoccupé de l'un dos doux termes du
piûblèmo, do la distinction, qu'il a négligé le point do vue do
l'union. Il adistingué la psychologie do la physiologie, etccla
était excellent. Il faut on même temps les rapprocher, c'est
ce qu'il n'a pas assez fait. Il a distingué l'une do l'autre, mais
LE SPIRITUALISME BIRANIEN 5o3
il n'a pas assez montré leur aclion commune. Il a montré
Dieu hors du monde et le monde hors de Dieu; il n'a pas assez
montré Dieu dans le monde et le monde en Dieu.
Il n'est pas dans la nature des choses qu'une doctrine philo-
sophique reste immobile et stagnante comme un dogme théo-
logique. La philosophie, de même que toutes les sciences, ne
prouve sa vitalité que par le développement et le progrès.
L'expérience historique nous prouve que l'idée spiritualiste est
susceptible de prendre les formes les plus ditïérentes, de se
concilier avec les points de vue les plus variés. L'idée spiri-
tualiste a pu se concilier avec le mécanisme de Descartes, et
le dynamisme do Leibniz avec l'animisme de Stahl, et le vi-
talisme de Montpellier avec le mysticisme de Malebranche et
l'empirisme de Locke. L'idée spiritualiste, n'ayant point exclu
le mouvement dans le passé, ne l'exclut pas davantage dans
la variété et l'avenir. On conçoit donc aisément que, sans rien
abandonner de fondamental, la pensée spiritualiste puisse se
transformer et se renouveler, comme elle l'a fait déjà si souvent.
On nous le demande de tous les côtés; les théologiens libé-
raux, tels que le P. Gratry, trouvent notre philosophie sèche
et étroite, tout aussi bien que les métaphysiciens novateurs,
comme M. Yacherot. Il faut bien qu'il y ait quelque chose
de vrai dans des reproches qui nous viennent de côtés si dif-
férents. On accuse notre j)hilosophie d'èlre à la frois froide et
timide, de ne donner complètement satisfaction ni à l'esprit
rehg'ieux ni à l'esprit scientifique. Elle a craint le mysticisme,
elle a craint la métaphysique; elle a ct=aint la science, et,
pour échappera tous ces écueils, elle a trop aimé à se reposer
dans l'érudition. Pour reprendre sa marche ascendante, il faut
qu'elle travaille à s'enrichir et à se compléter, il faut qu'elle
s'assimile ce qu'il y a de bon dans les écoles adverses, il faut
qu'elle ne craigne pas trop une certaine division dans son
propre sein, car la diversité des points de vue semble être
un des caractères essentiels de l'esprit philosophique ; il faut
enfm qu'elle prépare des matériaux à la reconstruction d'une
philosophie nouvelle.
534 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
En parlant ainsi, je n'indique pas seulement ce qui doit se
faire, j'indique ce qui se fait. Il est évident, pour tous ceux
qui savent ce qui se passe, qu'un travail de rajeunissement et
de rénovation s'opère dans le sein de la philosophie spiritua-
lisle. Elle se rapproche des sciences, dont elle fait une élude
de plus en plus attentive et sérieuse : elle réconcilie la psy-
chologie et la physiologie. Elle s'informe de toutes les idées
nouvelles, et elle cherche librement à s'en rendre compte. Elle
étudie scrupuleusement les monuments de la philosophie al-
lemande. Déjeunes métaphysiciens pleins de sève et de pru-
dente audace mûrissent dans la solitude les fruits d'une pensée
inquiète et pénétrante qui ne se contente plus de lieux com-
muns. Elle se complète par de fortes études sociales, politi-
ques et esthétiques'. S'il était possible de rallier ces éléments
divers, on verrait que, malgré le préjugé contraire, l'école spi-
ritualiste est encore la plus active, la plus féconde, et je dirai
même la plus progressive des écoles contemporaines. Tandis
que nous marchons et que nous nous renouvelons, les autres
se figent et se cristallisent. Nous sommes passés du dogme à
la liberté; elles passent au contraire de la liberté au dogme.
Tel sceptique doute de tout avec l'àpreté d'un docteur de Sor-
bonne. Le positivisme, le matérialisme, se forment en Eglises,
et hors de ces Églises il n'y a plus de salut. L'esprit de secte
les asservit; l'esprit d'examen nous affranchit. Nous ouvrons
1. M. Caro [le Matérialisme et la Science], JI. Magy (la Science et la Nature)^
ont commencé à jeter les bases d'une philosophie naturelle. M. l'r. Bouillier
{l'Ame pensante et le Pi-incipe vital , M. Albert Lemoine {le Sommeil, l'Aliéné,
L'Ame et le Corps), ont raUaché la psychologie et la phj-fiologie. M. Ad. Franck.
'Philosophie du droit pénal et du droit erclésiastirjue), M. Beaussire [la Liberté'
dans l'ordre intellectuel et moral, et surtout. M. Jules Simon, dans ses nombreux
ouvrages devenus si populaires, ont constitué une vraie philosophie politique.
-M. Ch. Lévôque [la Science du beau) nous a donné un bel essai d'esthétique..
.M. Ern. M^viol [Libre Philosophie, morale et politifjue) associe la philosophie aux
libres mouvements de la philosophie du dehors. .Mentionnons aussi quelques
noms qui ne sont pas encore connus du public, mais qui ne tarderont pas à
l'être : .M. Lachelicr, qui professe avec succès à l'École normale; .M. Fouillée,
dont l'Académie des sciences morales vient de couronner un mémoire sur la
philosophie de Platon, aussi remarqualjle par la pensée que par la science.
Nous nous permettons enfin de faire allusion plus haut au Cours que nous
venons d'inaugurer à la Sorbonnc sur la philosophie allemande.
LE SPIRITUALISME BIRANIEN SSo
nos rangs, tandis qu'ils ferment les leurs. Où est le mouve-
ment? où est le progrès ? où est la vie ?
Telle est aussi la conclusion à laquelle arrive un savant et
profond penseur qui vient de nous donner l'intéressant tableau
des études philosophiques en France au xix^ siècle'. M. Félix
Ravaisson, l'éminent historien d'Arislote, n'a pas reculé de-
vant cette proposition, paradoxale en apparence, que c'est
aujourd'hui l'idée spiritualiste qui est en progrès. Le bruit qui
se fait à la surface de notre société agitée ne lui est pas la
vraie mesure de ce qui se passe véritablement au fond des
esprits. En reconnaissant avec une haute impartialité les ser-
vices rendus par les nouvelles écoles, il montre que toutes,
même les plus hostiles, quand elles sortent de la critique, en
reviennent toujours à des principes qui ne sont, sous d'autres
noms, que les principes mêmes qu'elles avaient combattus.
Matière et force, disent les uns; tout n'est donc pas matière.
Idéal, disent les autres; tout n'est donc pas positif. Axiome
éternel, dit celui-ci; tout n'est donc pas phénomène. RessorI,
tendance instinctive vers le mieux, dit un dernier; tout n'est
donc pas combinaison fortuite. Ainsi, du sein même de la cri-
tique, mais d'une critique se rendant de plus en plus compte
d'elle-même, reverdiront, refleuriront les principes si décriés.
L'esprit public, aveuglé et enivré par l'entraînement des réac-
tions, les adoptera sans les reconnaître sous des noms diffé-
rents; puis viendra sans doute quelque esprit vigoureux qui,
rassemblant ces éléments épars dans une synthèse nouvelle,
rendra à la pensée spiritualiste sa puissance et son éclat.
Peut-èlre périrons-nous dans cette révolution dont nous n'au-
rons été que les obscurs préparateurs, simples chaînons entre
ce qui tombe et ce qui s'élève ; mais qu'importe qu'une école
périsse, si l'idée qui repose en elle renaît plus vivante et plus
jeune, revêtue de son immortel éclat!
1. La l'Iiilosophte en France an dix-neuvième siècle, par .M. F. Ravai?son, de
l'Institut. — Rapport publié sous les auspices du miuislère de Fiustructioa
publique.
L'AUTOIVIATISME PSYCHOLOGIQUE
M. PIERRE JANET
Parmi les thèses philosophiques présentées au doctorat es
lettres devant la faculté des lettres de Paris, Tune des plus
intéressantes et des plus originales est celle de M. Pierre Ja-
net sur V Automatisme p^ijcJiologiquc. M. Pierre Janet a con-
quis, quoique jeune, une grande autorité dans les recherches
de psychologie morbide ou pathologie mentale, recherches qui
paraissaient jusqu'ici du domaine exclusif des médecins.
Quand les philosophes avaient besoin de notions psychologi-
ques sur Tétat mental des aliénés, des somnambules, ils étaient
obligés d'avoir recours aux médecins; et cependant les facul-
tés mentales, même morbides, sont encore des facultés de
lame, et elles appartiennent à la même science que les facul-
tés normales, La mémoire, l'imagination, la conscience, la
volonté à l'état morbide, sont toujours des faits de cons-
cience; or tout les faits de conscience relèvent de la psycho-
logie. Il était donc légitime de revendiquer et de reconqué-
rir ce domaine pour la psychologie, et par conséquent pour la
jihilosophic. C'est ce qu'a fait M. Pierre Janet. L'objet de son
travail est l'étude de l'activité humaine dans ses formes les
plus rudimentaires, et non seulement de l'activité, mais en-
core de la sensibilité et de la conscience.
1. Ce travail est extrait d'un cours sur le Dorlorat philosophiiiuo à la Sor-
boiiue. De la môuie source viennent quelques-uns des travaux précédents: les
études sur MM. Lachelier, Boutroux, V. ijrochard, et, dans le corps de l'ou-
vrage, .M.M. IJibot et Fouillée.
L'AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE ujT
Pour colle élude, rauleiii" emploiera celle forme de la mé-
thode psychologique que Ion appelle objective, c'est-à-dire
s'appuyant sur l'observation extérieure des autres hommes.
Cette méthode offre l'avantage que l'on peut choisir son sujet
d'observation, celui qui présentera au plus haut degré les
phénomènes à étudier ; or ces sujets, ce sont les malades.
Cette thèse sera donc un travail de psychologie morbide.
Enfin on essayera de produire ou de susciter ces phénomènes
par lexpérimentation, et cesl là de la psychologie expéri-
mentale. En général, les expériences faites sur le moral peu-
vent être dangereuses, par exemple celle du haschisch. Mais
il est un état qui peut être provoqué expérimentalement sans
grand danger chez les sujets qui en sont susceptibles : c'est
le somnambulisme. Le somnambulisme provoqué s'appelait
autrefois le magnétisme; le magnétisme s'appelle aujour-
d'hui riiypnotisme. C'est donc la méthode hypnotique que
l'auteur emploiera pour constater les faits élémentaires de la
conscience et en découvrir les lois.
L'auteur a surtout pratiqué Thypnotisme sur les femmes,
et en particulier sur les malades atteintes de la maladie ner-
veuse appelée hystérie. Il ne se prononce pas sur la question
de savoir si l'on peut obtenir des phénomènes du même genre
chez les personnes saines. Il ne prétend pas non plus con-
fondre l'hypnose avec l'hystérie. Tout ce qu'il affirme, c'est
qu'il n'a opéré que sur des malades et sur des hystériques.
11 a observé quatorze femmes hystériques et hypnotiques,
cinq hommes atteints de la même maladie, et huit aliénés.
Mais ses observations ont surtout porté sur quatre sujets
qu'il désigne sous les noms de Léonie, Lucie, Rose et Marie.
Ce sont elles qui ont manifesté au plus haut degré les phéno-
mènes psychologiques c{u'il voulait étudier.
L'auteur compare sa méthode à celle de Condillac, qui
avait eu Tidée d'étudier séparément chacun des cinq sens, et
s'était demandé ce qui arriverait si la statue supposée n'avait
successivement à sa disposition que l'un de ces sens. C'était
une méthode excellente, mais purement idéale. Eh bien, ces
558 APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
expériences purement idéales peuvent être réalisées aujour-
d'hui. Il est un état qui réduit le sujet au minimum de con-
science possible, qui en fait une sorte de statue vivante ré-
duite à un seul état, immobile et persistant. C'est Tétat de
catalepsie. La catalepsie peut exister naturellement et spon-
tanément, ou être provoquée par l'expérimentation. Elle peut
exister seule sans autre crise nerveuse, ou bien elle peut être
une des phases de l'hystérie. M. Pierre Janet s'applique sur-
tout à démontrer que la catalepsie n'est pas absolument
inconsciente, qu'elle est réduite à un seul état de conscience
qui subsiste tant que l'accès dure. Cette discussion est très
intéressante, et, quoique encore problématique, la thèse de
l'auteur présente un haut degré de vraisemblance. Mais,
quelque intérêt que présente cette discussion, nous sommes
obligés de la négliger pour arriver au sujet principal de la
thèse, sur lequel l'auteur a concentré toutes ses recherches.
C'est le somnambulisme.
Qu'est-ce que le somnambulisme? On a cherché à le carac-
tériser à l'aide de certains signes physiques purement exté-
rieurs, par exemple l'insensibilité ou aaestJiésie; mais c'est
là un caractère insuffisant; car les mêmes personnes qui sont
anestJiésiques à l'état de somnambulisme, le sont aussi à l'état
normal; et même souvent, au contraire, l'un des caractères
du somnambulisme est précisément le retour à la sensibilité
normale. On a signalé aussi l'absence de déglutition : le
somnambule, dit-on, ne peut pas avaler; mais ce n'est pas
un phénomène constant; il est même assez rare; en gé-
néral, le somnambule mange et boit comme les autres hom-
mes. On a cru encore trouver un caractère dans l'occlusion
des paupières : mais ce signe n'est pas plus constant que
le précédent. En réalité, il n'y a pas de signes physiques
caractéristiques du somnambulisme. Si nous passons aux
signes moraux, on a signalé surtout l'absence de volonté, la
disposition à recevoir des suggestions; mais ces sujets, la
plupart hystériques, sont aussi suggestifs et abouliques à
l'état de veille; et même il est certains sujets qui récupèrent
L'AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE 5:i9
une plus grando dose de sponlanéilé et de volonté à l'état
somnamLulique.
Suivant M. Pierre Janet, les caractères essentiels et distinc-
tifs du somnambulisme sont les suivants : i° oubli complet
pendant la veille de ce qui s'est passé à l'élat somnambuli-
que; 2° souvenir complet, dans un nouvel accès de somnam-
bulisme, de ce qui s'est passé dans l'accès précédent; 3° sou-
venir complet pendant le somnambulisme de ce qui s'est passé
pendant la veille.
Mais la question se complique par le fait qu'il peut y avoir
deux phases de somnambulisme différentes. Pour distinguer
ses différents sujets dans ces différentes phases, l'auteur a
pris le parti de les numéroter. C'est ainsi que le sujet qui a
pour nom Léonie s'appellera Léonie 1 à l'état normal, Léonie
2 dans le premier état de somnambulisme , et Léonie 3 dans
le second. Dans cette dernière phase, que va-t-il arriver par
rapport à la mémoire? C'est que l'état n° 3 va être à l'état n°2
ce que celui-ci est à l'état n° \, c'est-à-dire à l'état normal
ou état de veille. Dans l'état du second somnambulisme,
le sujet se souvient de ce qui lui est arrivé dans le môme état
précédent; il se souvient du premier somnambulisme, et enfm
il se souvient de la veille. Mais la réciproque n'est pas vraie;
en passant du second somnambulisme au premier, il ne se
souvient plus de l'accès précédent, pas plus que, revenu à
l'état de veille, il ne se souvient de l'accès n° 1.
Pour expliquer le phénomène de l'oubli au réveil, l'auteur
propose une hypothèse curieuse et originale, fondée sur une
observation intéressante. Une de ses malades, appelée Rose,
avait oublié toute une partie de la vie (trois mois environ),
et, même mise en état de somnambulisme, elle ne se sou-
venait pas davantage de ces trois mois perdus ; mais, étant
un jour tombée par hasard dans un état de somnambulisme
second, elle vint à reproduire facilement tout ce qui lui était
arrivé dans l'état d'absence jusque-là oublié. Il y avait
donc lieu de supposer que cet état disparu de la conscience
était UQ état de somnambulisme second. Or, qu'est-ce qui
560 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
caraclérisait ce second somnambulisme ? L'auteur découvrit
que c'était le retour de la sensibilité tactile et musculaire. Il
conclut qu'il devait y avoir une relation entre l'état de la,
sensibilité el l'état de la mémoire. En ellet. suivant lui, pour
que l'imago puisse se reproduire, et par conséquent pour quo
la mémoire puisse avoir lieu, il faut do toute nécessité que la
faculté de sentir existe au moins en partie. Un individu qui
aurait complètement perdu ses sens aurait perdu en même
temps les images liées à ces sensations. Or le sujet précédent,
à l'état de veille ou de simple somnambulisme, était complè-
tement anesthésique, et il était impossible de lui sug^gérer
des ballucinations tactiles. Mais, celte sensibilité tactile repa-
raissant dans le second état somnambulique, la mémoire reve-
nait également, et, avec elle, les phénomènes psychologiques
complexes, les idées, les mouvements volontaires, le langage.
Ainsi, la sensibilité étant absente, les images et les souvenirs
disparaissent; la sensibilité reparaissant, les images et les
souvenirs reparaissent avec elle. La mémoire et l'oubli se
rattachent donc au même fait, à savoir la persistance, ou l'ab-
sence, ou la variation de la sensibilité.
De tous ces faits, l'auteur conclut qu'on ne peut jamais
dire si un sujet est ou n'est pas à l'état somnambulique. Tel
somnambule présente tous les caractères de l'état de veille ;
tel état de veille présente tous les caractères de somnambu-
lisme. La seule dilférence est la comparaison d'un état avec
létal précédent , et l'oubli de l'état second dans le retour à
l'état premier; on ne dira pas non plus que cet état premier
est l'état normal, et l'autre l'étal anormal ; car en réalité ce
premier état normal est lui-même anormal, puisqu'il a pour
caractère essentieiraneslhésie, d'où l'auteur conjecture, sans
l'affirmer, que si Ton pouvait faire durer cet état de som-
nambulisme profond, l'hystérie serait guérie.
Ce qui est certain, c'est que ces sortes de sujets peuvent
passer par des phases psychologiques différentes : c'est ce que
l'auteur appelle les existences successives. C'est le fait bien
connu aujourd'hui sous le nom de dédoublement de la per-
L'AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE 561
sonnalité. Le cas le plus célèbre est celui de la somnambule
de Bordeaux Félia, qui a eu pendant longtemps, qui a peut-
èlre encore aujourd'hui deux existences distinctes, abso-
lument ditîérentes, séparées par un intervalle à peine per-
ceptible. Dans l'une de ces existences, elle est gaie, vive,
courageuse ; dans l'autre, elle est triste avec des idées de
suicide ; dans Tune elle est affectueuse et dévouée ; dans
l'autre elle est égoïste et acariâtre. La seconde existence n'a
d'abord été que de quelques heures; puis elle a constam-
ment gagné sur la première existence, appelée impropre-
ment état de veille; puis les deux états sont devenus égaux
en durée; puis la seconde existence a prédominé; le somnam-
bulisme est devenu l'état normal, et l'hystérie semble avoir
disparu.
Lorsque ces somnambules sont dans l'état de condition se-
conde, comme on l'appelle, il est nécessaire de savoir ce que
devient la conscience dans ces sujets hypnotisés, La plupart
du temps, lorsqu'il passe à l'état second, le sujet se trouve
d'abord simplement c/i«/i^e. Ordinairement, ces malades disent
qu'elles dorment (ce sont la plupart du temps des femmes),
parce qu'on leur a dit qu'on les endormait; mais en réalité
elles ne dorment pas plus qu'à l'état de veille. L'une dit : « Je
suis changée; je suis drôle, qu'est-ce que vous m'avez fait? »
En réalité, on a modifié leur état sensoriel, on leur a donné
ou on leur a restitué un sens qui leur manquait. Une autre
dit : « C'est bien toujours moi, mais ce n'est pas la même
chose. » Souvent aussi le second sujetrefuse de se recon-
naître, se moque de son ancienne personnalité, et prétend
être une personne nouvelle. Elles parlent d'elles-mêmes à
la troisième personne. Adélaïde ne convenait jamais de son
identité avec Petite, nom qu'elle se donnait en somnambu-
lisme. « Qui êtes-vous? dcmaude-t-on à un autre sujet. — Je
suis la malade. » Elle se fait appeler Nichette, nom qu'elle
avait dans son enfance. Léonie se fait appeler Léontine, et
parle d'elle-même comme d'une autre; elle dit : « Cette brave
femme n'est pas moi; elle est trop bête; » et encore : « Com-
II. . 36
562 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
ment croire que je ressemble à celte sotte? » Cet étal psycho-
logique est très singulier et difficile à comprendre; on peut
dire qu'elles ont à la fois et qu'elles n'ont pas conscience
d'elles-mêmes. Elles ont conscience de leur moi ordinaire,
puisqu'elles en parlent, et elles n'en ont pas conscience, puis-
qu'elles s'en dislinguent.
Tous les faits que nous venons de signaler appartiennent à
ce que l'auteur appelle l'automatisme total, c'est-à-dire que
ces étals psychologiques des sujets sont les états du sujet
tout entier. Les personnes sont tout entières à l'élat somnam-
hulique; mais il n'en est pas toujours ainsi. Il peut arriver
que l'automatisme psychologique, au lieu d'être complet, ne
rég^isse qu'une partie des phénomènes du moi isolés de la
conscience totale de l'individu, qui continue à se développer
pour son compte. Dans ce cas, les phénomènes automatiques
semblent ignorés du sujet et sont en apparence inconscients.
Les faits inconscients sont des faits qui ont tous les carac-
tères des faits psychologiques, sauf un seul, la conscience.
L'individu continue à avoir conscience de tous ses actes,
excepté de celui-là.
Les actes inconscients les plus simples sont les catalepsies
partielles. Un bras, par exemple, se comporte comme s'il était
le bras d'un cataleptique; mais le sujet tout entier cause el
rit sans se préoccuper de ce que devient son bras; on lui
imprime un mouvement, et ce mouvement conlinuera avec la
régularité d'un pendule. On peut lui faire envoyer des bai-
sers ou faire des signes de croix; on lui met un crayon dans
la main; elle écrira ou dessinera, et continuera même si on
lui retire le papier. Comment comprendre ces faits? Suivant
notre auteur, ces faits ne sont pas absolument inconscients ;
ils sont conscients, mais pour eux-mêmes et en dehors de la
conscience totale; il y aurait donc au dehors et au-dessous
de la conscience normale une autre conscience, une cons-
cience séparée. Ce sont des phénomènes subconscients.
La plupart du temps, la catalepsie est accompagnée d'anes-
thésie; mais l'anesthésie peut être remplacée par la distrac-
L'AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE 563
iion, celle-ci élaiil une sorte d'anesthésie. Si, pendant que
Léonie est tout entière à la conversation, on imprime dou-
cement un mouvement à son bras droit, non anesthésié, il
continue à se mouvoir comme le bras gauclie qui est insen-
sible, parce qu'elle ne s'en aperçoit pas ; mais aussitôt qu'elle
a cessé de parler, elle cesse le mouvement. De même, par la
distraction, on peut lui imprimer des suggestions, quoiqu'elle
ne soit pas suggestible à l'état de veille; par exemple, si on
lui parle à voix basse, on lui fait tirer sa montre, ôter et re-
mettre ses gants sans qu'elle s'en aperçoive. A l'état de som-
nambulisme, elle est en général très peu sug-gestible ; il faut
lui parler fort et lui répéter plusieurs fois la même chose pour
lui suggérer quelque chose, tandis que, si on la laisse causer
avec une autre personne, on lui fait faire à voix basse tout
ce qu'on veut. Un autre sujet, Lucie, était très apte à la sug-
gestion inconsciente, toujours en lui commandant à voix
basse : on lui fait faire un pied de nez sans qu'elle s'en doute,
on lui fait chanter un air de Mignon, elle interrompt une
phrase commencée, chante, et aussitôt recommence ou con-
tinue sa phrase comme si de rien n'était.
11 }• a aussi des hallucinations par distraction. Dans ce cas,
le conscient et l'inconscient se mêlent de la manière la plus
bizarre. On sugg^ère à un sujet que l'eau est amère. Elle fait
en buvant une sorte de grimace, et en même temps elle dit :
« L'eau n'est pas amère. » On lui sug-gère l'image d'un pa-
pillon; elle court pour l'attraper, et en même temps elle dit
qu'elle ne voit pas de papillon. Ici l'hallucination ne se ma-
nifeste que par des actes. Dans d'autres cas, elle se manifeste
directement dans l'esprit, sans que le sujet ait conscience du
commandement. On suggère à Léonie, toujours à voix basse
et sans qu'elle paraisse entendre, que son interlocuteur aune
redingote verte. Tout à coup, au milieu de sa conversation,
elle s'interrompt pour s'écrier : « Oh! mon Dieu! que vous
êtes drôlement habillé! »
A l'aide de ces sug-gestions par distraction, on peut obtenir
des états très compliqués qui ne sont plus cataleptiques. C'est
564 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
ainsi que l'on peut, par le moyen de ce que l'auleur appelle
Yccriture automatique, causer avec un sujet sans qu'il s'en
doute, et pendant qu'il parle à une antre personne. Il suffit de
lui mettre un crayon dans la main. Elle répond aux questions
qu'on lui fait à voix basse, pendant qu'elle parle à une autre
personne : « Quel âge avez-vous? Dans quelle ville sommes-
nous? » L'auteur même a pu obtenir du sujet de faire quel-
ques opérations simples d'arithmétique.
Ces faits nous ouvrent la voie à l'interprétation d'autres
faits plus compliqués encore et qui ont beaucoup étonné.
Parmi les dilTérentes espèces de suggestions imprimées aux
sujets hypnotiques, il en est une particulièrement étrange, et
qui s'éciaircit par le moyen des faits précédents. Ce sont les
suggestions post-hypnotiques, à savoir celles qui sont faites
pendant le somnambulisme, et qui sont exécutées pendant la
veille. On suggère au somnambule l'idée de revenir chez le
médecin tel jour, à telle heure. Au jour dit et à l'heure dite,
le désir d'obéir lui viendra sans qu'il sache pourquoi, et il
exécutera l'ordre donné.
On avait élevé une difficulté* sur ces sug-gestions à longue
échéance, à savoir celle-ci : comment le somnambule peut-il
compter le temps, tant de jours, tant d'heures, sans avoir
aucun point de repère, sans un signal qui soit lié dans la
mémoire au jour et à l'heure indiqués? L'auteur pense que le
somnambule continue à exister pendant la période normale,
que l'on appelle veille, et que c'est lui qui compte réellement
le temps. Par exemple, on dit à Lconie pendant l'état do
somnambulisme : « Lorsque vous serez réveillée et que je
frapperai douze coups, au douzième coup vous vous rendor-
mirez. » Pendant qu'on l'entoure et qu'on lui parle d'autres
choses, l'opérateur frappe douze coups très faiblement; au
douzième, elle se rendort. Elle a évidemment compté les
coups; et même on a pu lui faire compter ainsi jusqu'à 4:U.
Il y avait donc en elle à l'état de veille une faculté subcons-
1. C'est iious-uiênic qui, dans nos articles sur lasiiggcstiuii liypuotiquCv/î(?y«e
bleue, 188i, 2"^ semestre, p. 201), avions suscité cette diflicult''.
L'AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE 'ie^
cicnle de compter. On peut varier rcxpérienco, et toujours
l'on trouvera que la somnambule éveillée conserve le souve-
nir de la sug-gestion et fait des jugements inconscients. Par
exemple : <' Quand je prononcerai deux lettres semblables,
ou quand je dirai un nombre impair, vous vous rendormi-
rez. » Or le sujet revenu à l'état de veille, et tout en causant
de toute autre chose, exécute rigoureusement le commande-
ment. Elle a donc jugé, comparé, sans le savoir; car pour
reconnaître deux lettres semblables, ou pour distinguer le
pair de l'impair, il faut juger. L'auteur a compliqué l'expé-
rience : « Quand les nombres que j'aurai nommés, feront 10,
vous enverrez des baisers. » L'opérateur prononce donc 2,
3, 1, 4, et aussitôt le sujet exécute l'ordre prescrit. Elle a fait
une addition, et cela inconsciemment, puisqu'elle est occupée
de toute autre chose. On lui fait faire ainsi des divisions et
des multiplications, à l'aide de l'écriture automatique, par
exemple : (( Vous multiplierez 739 par 42; vous écrirez une
lettre; » etc.
Les idées précédentes servent aussi à expliquer un phéno-
mène très étrang'e connu sous le nom à^ hallucination néga-
tive ou anest/tésie systématique. Ce fait consiste à suggérer
au sujet, pendant le somnambulisme, qu'à son réveil il ne
verra pas telle personne ou tel objet, qu'il n'entendra pas
tel son, en un mot qu'une perception normale disparaîtra de
la conscience. Ce n'est pas là une paralysie de l'œil; car le
sujet voit les autres objets. Yoici les caractères principaux
de ce fait : 1° on ne voit pas la persomie supprimée, mais on
voit les objets qui la touchent, par exemple le chapeau de cette
personne, sans rien dessous; 2° la personne invisible cache
les objets comme dans la perception réelle; 3° l'objet invisible
doit être cependant perçu, puisque le sujet voit les couleurs
complémentaires, par exemple le rouge évoque la sensation
du vert; 4° il faut que le sujet reconnaisse l'objet pour ne pas
le voir.
Maintenant la question est celle-ci : comment le sujet peut-
il rcconnaîlre un signe qu'il est censé ne pas voir?
•;66 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Reprenons l'expérience avec quelques détails : On pré-
sente au sujet endormi cinq papiers, dont deux sonl marqués
d'une croix : « Vous ne verrez pas ces deux papiers, lui dit-
on, quand vous serez réveillée; » et en effet, au réveil elle n'en
voit en réalité que trois; mais si l'on retourne les papiers, elle
les voit tous les cinq. Mais n'a-t-il pas fallu, pour reconnaî-
tre ceux qui sont marqués d'une croix, qu'elle les ait vus?
On complique l'expérience en suggérant de ne pas voir les
papiers où sont écrits les multiples de 3, ou encore, ce qui est
plus piquant, ceux qui sont marqués du mot invisible. Dans
tous ces cas, il faut voir les objets pour ne pas les voir. Autre
expérience. On a suggéré au sujet de ne pas voir au réveil le
docteur P. ; donc elle ne le voit pas. Mais en même temps on
lui dit à voix basse : « Va donner ta main au docteur, » et elle
y va.
D'une manière générale, l'auteur explique les phénomènes
précédents et tous les phénomènes analogues par ce qu'il
appelle le principe de la désagrérjation psijchologique : « L'a-
neslhésie, dit-il, est une lésion ou affaiblissement, non de la
sensation, mais de la faculté de synthétiser les sensations
ou perceptions personnelles, affaiblissement qui amène une
véritable désagrégation de phénomènes psychologiques. »
Mais ce qu'il y a de remarquable, c'est que ces sensations
subconscientes, enlevées au domaine de la conscience nor-
male, peuvent à leur tour se coordonner, se synthétiser, et
former une seconde conscience coexistant avec la première.
Il y a donc ainsi, non plus seulement, comme tout à l'heure,
des existences successives, mais des existences simultanées;
et il se forme une seconde personne psychologique qui, comme
la première, a conscience et dit : « Moi. »
Ce sont là des phénomènes tellement nouveaux et tellement
complexes qu'il y aurait imprudence à essayer dès aujour-
d'hui de les soumettre à la théorie; aussi nous ne saurions
trop louer la circonspection avec laquelle l'auteur cherche à
interpréter ces faits. Néanmoins, et avec raison aussi, il no
craint pas de présenter quelques idées qui méritent l'cxamej!.
L'AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE 5«7
Nous le louerons d'abord d'avoir appelé ces diiïérenls états
psychologiques des existences, et non des personnalités.
Il y aurait abus, à ce qu'il nous semble, à appeler double
personnalité la double existence empirique que nous venons
de décrire. Sans doute dans l'idée dune personne, si nous
entendons ce mot dans le sens le plus vulgaire de la conver-
sation, nous faisons entrer généralement le caractère de la
personne. Si nous avons connu quelqu'un comme généreux,
confiant, sincère, et que nous le retrouvions avare, ég-oïste,
hypocrite, nous dirons que ce n'est plus le même homme,
que ce n'est pas la même personne; mais nous ne rentcndons
ainsi qu'au point de vue de la vie sociale; pour cet homme
lui-même, en tant qu'il s'attribue les états de conscience de
son homonyme antérieur, il est le même que cet homonyme.
N'oublions pas que dans l'état normal, dans la vie de tous les
jours, nous changeons sans cesse d'état psycholog-ique ; et
ces changements sont si opposés à l'idée du moi, du moi
identique, que ce moi se définit précisément par rapport à
ces changements : c'est, disons-nous, l'unité dans la diver-
sité, l'identité dans les changements. Chacun de nous passe
ainsi du gai au triste, de la générosité à l'égoïsme, et, sous
l'influence de certaines modifications organiques, le moi
change de caractère, l'homme de tournure d'esprit. Cela
n'a rien de plus étonnant que les changements par l'âge,
par la maladie, par les événements de la vie.
Il est donc certain que le moi n'est pas constitué par ce que
Kant appelle le caractère empirique^ Le moi n'est pas une
somme ni une résultante de sensations : c'est la condition de
l'unité qui rassemble toutes ces sensations en un contre com-
mun. Que le contenu empirique enveloppé dans cette unité
centrale se transforme et en apparence se multiplie, cela
n'empêche pas l'unité de subsister.
En un mot, comme l'a dit Kant, il y a doux consciences : un-o
conscience empirique, attachée aux phénomènes, et une con-
science transcendantale ou pure, qui est la conscience du moi
et la condition de la conscience empirique. Lé changement
o6S APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
dans la conscience empirique n"enlraîne nécessairement pas
la disparition de la conscience pure.
Cependant la difficulté est plus grande qu'elle ne paraît
d'abord. Le point délicat, c'est la disparition de la mémoire,
sinon de la veille au somnambulisme, du moins du somnam-
bulisme à la veille. Si le fait caractéristique du somnambulisme
est, comme nous l'avons dit, l'oubli au réveil, n'a-t-on pas
le droit de dire que la personne réveillée n'est pas la même
personne que la personne endormie?
Mais c'est une question de savoir si l'identité personnelle
repose sur la mémoire. Sans doute c'est la mémoire qui nous
atteste et nous fait reconnaître notre identité personnelle à,
travers les changements du temps; mais celle-ci ne peut-elle
pas subsister sans celle-là? C'est l'opinion de Leibniz, qui
contestait sur ce point l'opinion de Locke'.
Mais, indépendamment de cette considération générale, à
savoir que le moi ne dépend pas de la mémoire, nous pouvons
répondre ici d'une manière plus directe. Si nous considérons,
en effet, les deux conditions ou états dont nous avons parlé,
il est vrai sans doute que l'état de veille ou état premier n'a
pas le souvenir de l'état somnambulique ou état second; mais
il est vrai aussi que l'état second ou somnambulique conserve
le souvenir de l'état premier, ou état de veille. Donc, de ces
deux états il y en a au moins un où l'une des deux person-
nes a conscience de l'autre, par conséquent où elle est reliée
à l'autre par l'identité personnelle. Mais si le somnambule est
la même personne que l'bomme éveillé, ne faut-il pas admet-
tre réciproquement que l'bomme éveillé est la même personne
que le somnambule, quand même il ne s'en souvient pas?
L'auteur de l'ouvrage sur V Automatisme p^i/cJtologique
donne, nous l'avons vu, une théorie très ingénieuse de l'oubli
au réveil, caractère essentiel du somnambulisme. Ce phéno-
mène tiendrait, dit-il, à l'apparition ou à la disparition d'une
certaine espèce de sensibilité (soit visuelle, soit tactile, soit
1. Nouveaux Essais, 1. H, c. xxvii.
L'AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE o69
audilivo) qui manquerait à l'élal dit normal, reparaîtrait à
l'état somnambnliquc, et disparaîtrait do nouveau lors du
retour à l'état de veille. Ce sens nouveau ou récupéré grou-
perait autour de lui tous les phénomènes du moi cl, en dis-
paraissant, les entraînerait tous avec lui.
Quelle que soit la valeur de cette hypothèse, nous pouvons
dire que l'apparition ou la disparition d'un sens ne constitue
pas la présence ou l'absence de la personnalité. Un homme
qui devient aveugle n'est pas une autre personne que le même
homme avant la cécité; et il ne devient pas non plus une
autre personne lorsqu'il recouvre la vue, l'oubli d'ailleurs,
comme nous l'avons montré d'après Leibniz, n'étant pas une
preuve de la cessation de la personnalité.
De cette première discussion, nous croyons pouvoir con-
clure que le fait dos existences successives ne porte aucune
atteinte à la notion du moi.
En sera-t-il de même pour les existences simultanées? Ici,
il faut le reconnaître, le cas est beaucoup plus difficile. Cepen-
dant, pour un certain nombre de faits (par exemple pour ceux
qui sont cités par M. Taine dans son livre de Vlittelligence^
ou peut dire que ce sont plutôt des illusions de conscience ana-
logues, selon nous, à ce qu'on appelle erreurs des sens, qu'un
véritable dédoublement de conscience dans le sens propre
du mot.
Dans ces différents cas, en effet, il ne s'agit pas d'une erreur
de la conscience elle-même, mais d'une erreur d'interpréta-
tion. En réalité, quoique le moi empirique suppose toujours
un moi pur, nous confondons toujours, dans la vie pratique,
le moi pur avec le moi extérieur, le moi habillé, le moi do tel
lieu, de tel temps, telle situation, portant tel nom, etc. Lorsque
cet ensemble de phénomènes vient à changer, il est naturel
que nous disions d'une part : « Je n'existe plus; » de l'autre :
« Je suis un autre. » Mais remarquons que ces locutions
sont contradictoires. On dit : « Je n'existe plus; » mais cq je
1. Taioe, tome II, uote sur la formation de l'idée du moi, p. 461.
570 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
qui se nie lui-même existe bien, puisqu'il se nie. « Je suis un
autre; » ici encore ce je qui s'aflirmo autre s'identifie par là
même avec cet autre. Il en est de même d'un autre cas dont
nous avons nous-mème été témoin. Un aliéné disait devant
nous : « Yous êtes bien heureux, vous; vous avez un moi;
moi, je n'ai plus de moi. » Mais il faut encore être moi pour
pouvoir dire : « Je n'ai plus de moi. »
Ces faits ne paraissent donc pas déposer contre l'unité de
conscience. Ce sont des erreurs, mais non de véritables dé-
doublements. Plus difficiles et plus obscurs sont tous les faits
cités plus haut. Il s'agit ici non plus d'une conscience qui
se trompe et qui interprète mal le domaine de l'expérience
interne ; il s'agit d'une véritable double conscience, d'une
conscience divisée en deux, dont chacune agit pour son compte
tout à fait simultanément. Cependant faut- il abandonner,
même ici, cette doctrine si solide de l'unité de conscience,
sans laquelle tout s'évanouit dans une illusion universelle.
Examinons d'abord les différentes explications donnéespar
l'auteur. Il invoque une théorie de Maine de Biran, à savoir
l'hypothèse des « états alTcclifs sans moi ». Mais cette théorie
n'expliquera que les actes subconscients (la catalepsie par
exemple), les sensations embryonnaires, en un mot les états
psychologiques indéterminés, mais non la formation d'une
personnalité secondaire. Pour Maine de Biran, ces états
affectifs sont hors du moi et ne constituent pas du tout un
second moi identique au premier.
L'auteur ramène tous lesphénomènesdu somnambulisme à
une loi générale qu'il appelle la désagrégation psychologique.
La personne normale n"a plus la force de grouper tous les phé-
nomènes à la fois dans une certaine unité. Ces phénomènes
se séparent les uns des autres et vivent de leur propre vie. Ces
phénomènes séparés se groupent cependant, autrement il n'y
aurait pas de conscience ; mais ils se g-roupent les uns hors
des autres, et forment ainsi des unités distinctes de conscien-
ces séparées.
Celte loi de désagrégation est très vraie et très importante,.
L'AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE oïl
cl elle correspond aux faits; mais est-elle exclusive de l'unité
de conscience, et les consciences séparées ne sont-elles pas au
fond les expressions distinctes d'une même conscience?
Si Ton admettait la théorie sensualisto ou phénoménisto
d'après laquelle le moi n'est qu'une somme, une résultante
de phénomènes, il semble que les faits en question seraient
plus faciles k comprendre. Ces phénomènes, séparés les uns
des autres, se réuniraient de nouveau en vertu de leur affi-
nité et de la loi d'association. Ils formeraient ainsi des grou-
pes nouveaux et des synthèses distinctes. L'auteur ne sem-
ble pas cependant vouloir de cette solution; car, dit-il, « la
multiplicité ne contient pas la raison de l'unité ». La cons-
cience, dit-il encore, est une création. C'est là une solution
bien désespérée; faire sortir une conscience du néant aussi-
tôt qu'on en a besoin pour expliquer les formations d'un nou-
veau moi, n'est-ce pas faire appel à l'ullra-transcendant pour
rendre compte des faits naturels? Ne serait-il pas plus sage
d'essayer de s'en tirer avec la conscience donnée?
La désagrégation psychologique a-t-ellepour conséquence
nécessaire la divisibilité du moi? Nous ne le croyons pas. Ad-
mettons la simultanéité des états de conscience. Admettons
([ue ces états de conscience se désagrègent et forment des
groupes séparés. Admettons enfin que le moi se soit habitué
à s'identifier avec le contenu de ces états de conscience : je
me demande s'il ne pourra pas se produire dans ces condi-
tions une création apparente de personnalités distinctes qui,
bien que séparées, n'en seront pas moins constituées par le
même moi. Dans certains cas, les deux moi se pénètrent.
« M'entendez-vous? — Non. ■ — ^ Mais vous m'entendez, puis-
que vous me répondez. — Cela est vrai. — Qui est-ce qui
entend? — Autre que Lucie. » On voit que le sujet a cons-
cience qu'il entend au moment même où il croit ne pas en-
tendre. Do même pour Léonie. En tout cas, lors même que
les deux individualités sont fermées l'une à l'autre, il sera
toujours plus simple d'admettre que c'est la même conscience
qui fait la synthèse de part et d'autre, que d'admettre la créa-
572 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
lion ex ni/tilo d'une conscience nouvelle. Quant à la cons-
cience résultante, elle soulèvera toujours les mêmes difficul-
tés, qu'il y en ait une seule ou qu'il y en ait plusieurs.
En résumé, ces faits sont trop récents et trop obscurs pour
être encore susceptibles d'être expliqués scientifiquement. 11
faut de nouvelles expériences poussées dans le même sens,
soit pour confirmer, soit pour rectifier les expériences pré-
cédentes, et M. Pierre .lanet est naturellement indiqué pour
pousser à bout cette question de la double personnalité.
XI
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE
M. VACHEUOT
{Le Nouceau Spi/ilualisme, Paris, 1884.
Un homme d'un esprit élevé et d'un caractère respectable,
connu par un livre philosophique qui n'est pas sans origina-
lité : le Système moral, M. Charles Lambert, mort récemment,
a fondé un prix, accepté par l'Institut, sur ce sujet : l'avenir
du spiritualisme. Si nous étions encore dans l'âge des con-
cours, nous eussions aimé à être au nombre des concurrents.
iNous nous sommes en effet bien souvent interrogé sur ce
redoutable problème : nous nous sommes demandé quelles
peuvent bien être encore, dans la société moderne divisée par
tant de courants d'idées, les espérances des idées spiritua-
listes. S'il fallait en croire les apparences, ne seraient-ce pas
plutôt les idées contraires qui sont de plus en plus envahis-
santes et menaçantes? Voyez, dira-t-on, la science, dans son
développement progressif, ne donne-t-elle pas de plus en plus
raison aux doctrines matérialistes? Les esprits les plus libres
ne se portent-ils pas de ce côté? Soit, mais je n'ai pas besoin
d'autres faits que ceux-là mûmes pour déjouer l'illusion dont
on est dupe. Qu'invoque le matérialisme en sa faveur? La
science et la liberté de penser : or, ce sont là deux choses toutes
spirituelles. Ce que le matérialiste aime dans sa doctrine, ce
n'est pas la matière, c'est de jouir de son propre esprit : c'est
cet esprit qu'il contemple dans les lois de la nature et dont il
s'enorgueillit dans sa révolte contre les dog-mes. sacrés. Mais
quoi! dira-t-on, cette société n'est-elle pas vouée aux luttes
514 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
(les intérêts matériels, aux luttes prosaïques du commerce et
de l'industrie? Je le veux bien; mais d'où viennent le com-
merce et l'industrie, sinon du travail humain, de l'invention
humaine, de la volonté et de la pensée, choses éminemment
spirituelles? On dira encore que cette société ne s'occupe
que de bien-être, de richesse, de santé physique, qu'elle ne
pense qu'au corps. D'abord, cela est faux : car jamais la société
n'a été plus ardente à répandre les lumières, et d'ailleurs cette
même propagation de l'intelligence et du bien-être, qui est-ce
qui la provoque et la stimule, si ce n'est un sentiment d'hu-
manité et de fraternité dont jamais les bommes n'ont été plus
occupés qu'aujourd'hui? Or, ne sont-ce pas là des sentiments
d'un ordre tout spirituel? Enlin dira-t-on, vos gouvernements
ne sont que des gouvernements matériels, s'appuyant sur la
loi du nombre, qui n'est qu'une force brutale : encore un pro-
grès du matérialisme. Eh bien, non! Cette souveraineté pré-
tendue du nombre est, en réalité, celle de la personnalité
humaine que l'on suppose égale chez tous les hommes. S'il
v a là une illusion, c'est une illusion spiritualiste : car c'est
par l'àme et non par le corps que les hommes sont égaux.
C'est ce qu'entendait Montesquieu lorsqu'il disait que, dans
les états démocratiques, « tout homme, étant censé avoir une
âme libre, doit être gouverné par lui-même ».
Le spiritualisme aurait donc en sa faveur, si l'on y regar-
dait de près, un plus grand nombre de forces qu'on n'est tenté
de le croire, s'il voulait connaître ces forces et s'en servir, au
lieu de les laisser entre les mains de ses adversaires et de les
envelopper dans un même esprit de défiance. Le spiritualisme
est une des formes indestructibles de la pensée humaine :
seulement il doit se modifier suivant les temps et suivant les
progrès de la science, de la société et de la raison.
Sous quelle forme cependant devons-nous nous représenter
aujourd'hui le spiritualisme de l'avenir? M. Uenan a souvent
émis cette pensée remarquable, que le cbristianisme restera
sans doute le fond de la société européenne, mais qu'il devien-
dra de plus en plus un christianisme Individuel. Chacun sera
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE 575
clirétien selon sa conscience, selon sa mesure, selon les exi-
gences (le son esprit. Eh bien! je crois également que le
spiritualisme sera dans l'avenir et est déjà dans le présont un
spiritualisme individuel. C'est de cette manière que l'on peut
entendre, je crois, ce que M. Vacherot vient d'appeler, dans
un livre récent, « le nouveau spiritualisme ». Il l'oppose à
lancien, c'est-à-dire à celui d'il y a trente ou quarante ans.
A cette époque, pour des raisons sur lesquelles il est inutile
de revenir et que nous avons exposées en temps et lieu, le
spiritualisme avait cru devoir se condenser et se formuler en
un certain nombre d'articles précis et définis. 11 était devenu
<( la religion naturelle », le christianisme moins la foi. Le
spiritualisme, tel que l'entend M. Vacherot, a un tout autre
caractère. II est ouvert, il est libre; il n'impose rien : il com-
prend les formes les plus nuancées et les plus variées; et ce
qui le prouve, c'est que M. Vacherot s'y comprend lui-même,
quoiqu'il ait depuis longtemps rompu avec l'orthodoxie de
l'école. Or, devons-nous, par un rigorisme excessif, exclure
du spiritualisme celui qui en accepte le drapeau, parce que
sur tel point plus ou moins grave on pourrait avec lui diverger
d'opinion? Devons-nous imiter les protestants orthodoxes qui
disent aux libéraux : « Vous n'êtes plus des protestants, vous
n'êtes plus même des chrétiens : allez rejoindre les libres
penseurs? » Il nous semble que celui qui se dit chrétien (à
moins qu'on ne le suppose un menteur) l'est par cela même.
Parla même raison, celui qui se dit spiritualiste l'est en effet.
Autrement, il mentirait ou ne- saurait ce qu'il dit : ce que
personne ne peut supposer d'un esprit aussi éclairé et d'un
caractère aussi élevé que le sont l'esprit et le caractère de
M. Vacherot.
A la vérité, il reste à savoir quel sera le lien commun,
quel sera le critérium de cette doctrine que l'on appellera du
même nom, sous ses formes le plus variées. Peut-elle être à
la fois une et plusieurs, être une doctrine et n'en être pas,
avoir un drapeau, sans quoi son nom ne serait plus qu'un
mensonge, et cependant se développer à la fois dans les sens
576 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
les plus divers? Si vous avez une doclrine, où est la liberlé?
Si vous avez la liberté, où est la doclrine? Cette objection se
résoudra beaucoup mieux par Tbistoire et par les exemples
que par la tbéorie. Le xvu' siècle est pour nous le siècle du
spiritualisme, et il nous est la preuve que cette doctrine peut
être à la fois une et variée. Qui niera, par exemple, que Des-
cartes, que Malebranclie, que Pascal et Leibniz ne soient tous
les quatre des philosopbes spiritualistes? Et cependant com-
Ijien leur pbilosopbie est dilférente! Descartes est mécaniste,
Leibniz est djnamisto, Malebrancbe est idéaliste, et Pascal
est mystique. Encore ne s'agit-il ici que du spiritualisme
cbrélien. Si Ion élargissait le cadre, combien de plus nom-
breuses nuances seraient-elles possibles! et un Plotin, malgré
ses hypostases ; un Marc-Aurèle, malgré sa pauvre physique;
un Kant, malgré son criticisme, pourraient y trouver place.
A une certaine hauteur, on sait que Platon et Aristote se con-
cilient. Et cependant que de diversités et même d'oppositions
entre ces deux grands maîtres? Voilà bien des exemples qui
prouvent que la liberté n'exclut pas l'unité. Ce qui est le
principe commun de tous les spiritualistes, c'est de prendre
dans la conscience et dans la pensée le type de l'être et de
la vérité. Quelques-uns ne vont pas jusqu'au bout de cette
pensée, et peut-être M. Vacberot est-il de ceux-là; ils ne voient
que la personne humaine et laissent le reste dans l'obscurité ;
d'autres, au contraire, se placent au centre de la vérité absolue
et mettent en péril la personnalité humaine ; c'est dans la déter-
mination du rapport entre ces deux termes (absolu et rclatit")
(ju'est le principe de la diversité; mais c'est dans la prépondé-
rance du principe spirituel, à quebjuc étage que l'on s'arrête,
que réside l'unité de doctrine.
Nous aurons à rechercher jusqu'où et dans quelle mesure
M. Vacberot, dans son récent ouvrage, exprime la pensée
spiritualiste. Doctrine à part, on ne peut que s'intéresser
vivement au testament philosophique de l'un des écrivains
de notre temps qui ont le plus travaillé pour la science et i)our
la philosophie. Il a voulu s'interroger pour nous tlire son
LE TESTA.MENT D'UN PHILOSOPHE 077
dernier mot. Rien de plus noble, rien de plus louchant que
ce grand effort. L'activité d'un esprit toujours éveillé, qui se
travaille sans cesse pour trouver les formes les plus adéquates
de sa pensée, la possession d'innombrables matériaux méta-
physiques recueillis et rassemblés dans tous les âges et ma-
niés par l'auteur avec une aisance et une compétence mer-
veilleuses, une largeur et une abondance de style qui font
penser à Malebranche (y compris peut-être quelque ditfusion),
une noblesse constante de pensée, voilà ce qu'on ne peut mé-
connaître dans le livre de M. Vacherot. Nous ne disons pas
que tout y soit neuf et que tout y soit cohérent; mais il y a
cette nouveauté relative qui consiste dans le prog'rès d'une
pensée individuelle, et cette harmonie qui, sans être toujours
dans la lettre, est du moins dans l'esprit. Pour nous, le véri-
table intérêt de l'ouvrage sera dans la comparaison de cette
oeuvre avec les œuvres précédentes du même auteur : c'est une
occasion pour nous de revenir sur l'ensemble de l'œuvre de
M. Vacherot et de déterminer sa place et son rôle dans la phi-
losophie contemporaine.
I
La carrière philosophique de M. Vacherot peut se diviser
en trois périodes : la première est surtout consacrée à l'his-
toire de la philosophie; mais de cette histoire il dégage une
doctrine qu'il ne développe pas encore, à savoir la doctrine
de l'unité de substance. C'est l'époque de ï Histoire de l'école
iV Alexandrie. Dans la seconde, il abandonne l'histoire pour
la science pure. Il construit toute une métaphysique sur la
base d'une distinction des plus importantes : la distinction de
l'être infini et de l'être parfait. C'est l'objet de sa plus grande
•œuvre : la Métaphysique et la Science. Enfin, dans la dernière
période il développe avec plus d'insistance les éléments psy-
chologiques de sa doctrine. Il défend la psychologie et la
conscience contre les écoles nouvelles, positivisme et maté-
rialisme, et il se montre surtout et hautement disciple de
II. 37
0-8 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Maine de Biran, Si l'on voulait caractériser ces trois phases
par (les expressions précises, toujours un peu inexactes, on
pourrait dire qu'il a été panthéiste dans la première période,
idéaliste dans la seconde, spiritualiste dans la troisième, sans
avoir jamais changé réellement de philosophie. Nous résu-
merons brièvement les deux premières phases, et nous insis-
terons surtout sur la troisième, dont son récent ouvrage, le
Nouveau Spiritualisme, est le couronnement.
Tout le monde sait, ou plutôt tout le monde a oublié le
bruit que lit à son apparition le troisième volume de l'Ecole
(V Ale.ro ndrie. Ce fut pour les bien pensants d'alors un scan-
dale public. Un ecclésiastique illustre, aumônier de l'Ecole
normale, où M. Yacherot élait alors directeur des études, le
P. Gratry, crut devoir dénoncer l'œuvre de son collègue.
L'ouvrage fut déféré au Conseil supérieur de l'instruction
publique, M. Yacherot condamné et révoqué. Ce fut un des
événements d'un temps fertile en événements. En relisant
aujourd'hui l'ouvrage de M. Yacherot, on est confondu d'un
tel bruit, d'une telle sévérité, d'un tel éclat pour un livre plus
historique que théorique, où les doctrines ne sont exposées
qu'indirectement, sous la forme la plus abstraite et la plus
spéculative. C'est à peine si ces doctrines trouveraient grâce
aujourd'hui devant nos positivistes : c'est de la métaphysique,
c'est tout dire. On pouvait sans doute trouver que M. Yacherot
avait quelque peu manqué d'à-propos (ce qui lui arrive quel-
(jucfois), en choisissant le moment où venait de triompher le
parti clérical et où l'Université était gravement menacée, pour
rompre avec l'orthodoxie spiritualiste. Ce qui est vrai, c'est
(ju'il avait eu le mérite de secouer l'espèce de torpeur méta-
physique où l'on se laissait peu à peu entraîner par la crainte
de compromettre la philosophie universitaire. Ce fut lui qui
le premier, avant AI. Taine, avant M. Ilenan, vint, selon l'ex-
pression de Kant, réveiller la philosophie de son sommeil
dogmatique. La philosophie, pas plus que les constitutions,
n'est une « tente dressée pour le sommeil ». Le livre de
AL Yacherot, surtout accompagné de proscription, fut un
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE 5T9
avertissement éclatant de la crise qui commençait alors. Les
adversaires de la libre pensée, en croyant triompher dans
cette circonstance, firent en réalité la faute la plus grave. Ils
inflig-èrent an spiritualisme et au théisme la note d'une doc-
trine officielle : ils lui imposèrent la complicité avec les doc-
trines rétrogrades. Ils précipitèrent dans les doctrines adverses
tout ce qui n'était pas catholique et croyant.
Si nous nous demandons maintenant quelle étaitla doctrine
exposée et condamnée dans VÉcole d'Alexandrie, elle n'est
autre que la doctrine de l'unité de substance. Voici les passag-cs
qui furent alors les plus incriminés : « La raison, y est-il dit,
unit dans un système indissoluble la vie individuelle et la vie
universelle. Elle ne comprend pas plus l'être universel sans
les individus que les individus sans l'être universel. En effet,
sans les individus qui le réalisent, l'être universel n'est qu'une
abstraction : sans l'universel qui les contient, les produit et
les conserve, il est impossible d'expliquer l'existence propre
des individus. Donc, loin de s'exclure, l'individuel et l'univer-
sel s'impliquent réciproquement... Dieu est pour la raison
l'être en soi, l'être nécessaire dont les individus ne sont que
les manifestations. Non seulement les individus demeurent en
lui, mais ils y subsistent et y vivent. Il est tout aussi impossi-
ble de concevoir Dieu sans le monde que le monde sans Dieu.
On ne conçoit pas la création comme l'œuvre libre d'un dé-
miurge organisant une matière première, mais comme l'acte
nécessaire, immanent, éternel, d'une cause infinie. »
A dire la vérité, ces propositions ne firent du bruit alors, et
ne furent saluées par les jeunes libéraux, qu'à titre de notes
d'indépendance et de réveil libéral ; car, en elles-mêmes, il
était difficile de leur attribuer une véritable originalité. Elles
n'étaient qu'un retour à la première philosophie de Victor Cou-
sin, et étaient empruntées, non seulement pour le fond, mais
même en partie textuellement, à ses livres, à ses cours, à ses
préfaces. C'est lui qui avait dit : « Sans fini, pas d'infini, et
réciproquement. — Si Dieu n'est pas tout, il n'est rien. —
La substance doit être unique pour être substance. — Un
580 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Dieu sans monde est aussi incompréhensible qu'un monde
sans Dieu. » La doctrine de l'unité de substance, comme
nous l'avons démontré, avait donc été la doctrine constante
de Victor Cousin depuis J818 jusqu'en 1833; depuis, il l'avait
laissée dormir, et plus tard il lavait rétractée. Le mérite de
M. Yacherot (je ne parle pas du fond des choses, mais du
développement historique des idées), fut d'évoquer cette doc-
trine, de réveiller les esprits qui en perdaient de vue la gra-
vité et la portée, qui, préoccupés outre mesure de la person-
nalité diviue, oubliaient quelque peu la notion d'infini et
d'universel, qui n'est pas moins constitutive de l'idée de Dieu,
et qui réclame aussitôt qu'elle est ou parait trop sacrifiée ou
trop méconnue.
Cependant M. Yacherot apportait quelque chose de nou-
veau à la doctrine de l'unité de substance : il y regardait de
plus près que n'avait fait Yictor Cousin. Celui-ci, en effet,
s'appuyait à la fois, dans son panthéisme, sur l'école d'A-
lexandrie et sur la philosophie allemande, sur Plotin et sur
Schelling. Mais les philosophes allemands entendent-ils l'unité
de substance de la môme manière que les Alexandrins? Il est
permis d'en douter. La philosophie de Plotin est une philo-
sophie mystique, quasi religieuse, dans laquelle la vie, le
monde, la réalité, sont sacrifiés à l'âme, à l'être, à l'un absolu.
Le monde est une chute, une dégradation de Dieu. La philo-
sophie de Schclling-, au contraire (au moins la première), la
philosophie de la nature, est une philosophie scicnlihque, sor-
tie de la science du xviii" siècle interprétée à l'aide de Kant
et de Spinoza, et elle est profondément imprég-née de l'idée du
xvui® siècle, l'idée du progrès. Comment nier la réalité de la
vie dans une philosophie du moi? Schelling n'excluait donc ni
la vie, ni la nature, ni l'art, ni rien de ce qui compose l'exis-
tence finie : Hegel encore moins. Ni l'un ni l'autre n'étaient
mystiques, ascétiques, extatiques, superstitieux, comme l'a-
vaient été les Alexandrins. Cousin n'avait pas distingué ces
deux aspects delà doctrine pan Ihéislique. Après avoir admis la
consubstantialité du fini et de l'inlini, il reste encore à savoir
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE 5S1
si le fini est pour rinfini un développement ou une chute.
M. Vaclierot vit le problème, et le trancha dans le sens mo-
derne. Tout en admettant le principe alexandrin de la vie de
toutes choses dans l'unité et dans l'être, il prolesta contre
l'ascétisme alexandrin, si peu conforme au sentiment de la
vie réelle dont nous sommes tous aujourd'hui si profondé-
ment pénétrés. Le panthéisme oriental devait succomber de-
vant le panthéisme occidental. L'idée de progrès l'emportait
sur l'idée de chute. Aussi l'auteur critiquait-il sévèrement la
théorie de la procession, qui est le principal moteur de la na-
ture dans la philosophie d'Alexandrie : « Dans cette hypo-
thèse, dit-il, l'être va toujours se dégradant, s'amoindrissaut
à mesure qu'il se développe, commençant par le meilleur,
finissant par le pire, s'éloignant graduellement de la perfec-
tion absolue qui est son point de départ, pour aller se perdre
dans le néant après une série infinie de défaillances. Le monde,
au lieu de s'avancer vers le bien par un progrès continu, s'a-
vance vers sa fin à travers des révolutions successives qui
préparent la catastrophe universelle. » Acelte fausse théorie,
M. Yacherol opposait la théorie moderne du progrès : u La
nature va du pire au meilleur, non du meilleur au pire; loin
de descendre par une série de dégradations, elle s'élève par
un progrès continu de l'être inférieur à l'être par excellence;
(le la nature à l'esprit... ; la loi de l'être est de monter, non de
descendre. » L'auteur voyait bien l'objection qui s'élève con-
tre ce système : « Il faut bien se garder de conclure, disait-
il, que le pire engendre le meilleur, que la vie et la pensée ont
pour principe la dure matière : ce serait confondre la cause
et la condition. » Cette réponse, empruntée au spiritualisme,
est-elle bien légitime dans la doctrine de l'identité? Si l'être
universel poursuit toujours, sans l'atteindre jamais, « une re-
présentation adéquate à sa nature », en vertu de quel principe
se dépasse-t-il ainsi lui-même, et quelle est cette nature qui
cherche toujours sa représentation sans l'atteindre jamais?
Si l'être universel n'est que « l'être en puissance », comme
M. Yacherot le disait explicitement, comment nier qu'il aille
582 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
du moins au plus, du pire au meilleur? Si, au contraire, il est
supérieur à tous ses développements, et que le monde ne soil
que sa représenlation, n'est-ce pas revenir en quelque mesure
à la doctrine de la transcendance?
La doctrine précédente, contenue dans les conclusions de
V Histoire de l'école d'Alexandrie, était bien une sorte de pan-
théisme, quoique l'auteur ne l'appelât pas de ce nom ; M. Va-
cherot n'aimait pas cette qualification de sa doctrine : non
sans doute par scrupule timoré ou par respect humain, mais
par deux raisons, l'une et l'autre très philosophiques : la
première , c'est que le panthéisme d'ordinaire sacrifie l'indi-
vidualité et la personne humaine, ainsi que la liberté morale,
principes que M. Vacherot tenait à conserver, aussi bien
que les spiritualistes les plus décidés; la seconde, c'est que,
conservant de Dieu la môme idée que les spiritualistes, il
lui répugnait d'appeler Dieu le principe des choses après lui
avoir retiré tout ce qui, dans les croyances communes, carac-
térise le plus la Divinité, à savoir la personnalité, la provi-
dence, les attributs moraux. Il y avait donc à s'expliquer sur
ces différents points, et c'est ce que fit notre philosophe dans
son grand ouvrage : la Métaphysique et la Science, qui est son
principal titre en philosophie.
Ce livre parut en 1859, avec beaucoup d'éclat et un g'rand
succès'. L'école spiritualiste lléchissait et s'affaiblissait ; l'é-
cole critique faisait chaque jour de nouveaux progrès. Dans
le silence des uns, dans le progrès triomphant des autres,
l'apparition d'une vaste construction métaphysique oii toutes
les questions (trop de questions peut-être) étaient traitées et
résolues, une revue de tous les systèmes (dans laquelle on se
trouvait un peu noyé), une critique éclairée qui faisait la part
du vrai et du faux dans chacun d'eux, un large éclectisme qui
se croyait une synthèse, quoiqu'il n'échappât peut-être pas
lui-même à l'objection faite à l'éclectisme, de n'être qu'une
juxtaposition d'éléments divergents, mais surtout, au milieu
1. Voyez, sur ce livre, dans la Jicri/e d/'<< Deux Mondes du lo janvier 1860,
l'étude de M. Ueuau : l'Avenir de la Mrt(ipli>jsiijii<'.
LE TESTAMExNT D'UN PHILOSOPHE 583
de toutcela, une critique neuve et profonde de l'une des idées
fondamentales de la métaphysique, l'idée d'être parfait, tout
cela, en réveillant fortement la pensée spéculative, fit le suc-
cès de ce livre, qui, tout en inquiétant quelque peu les spiri-
tualistos libéraux, leur donnait au fond, cependant, confiance
et espoir, en leur montrant que tout n'était pas dit, et que
leur science avait encore devant elle de vastes et brillantes
perspectives. Ce fut le malheur d'un autre beau livre qui pa-
rut à la même époque, Y Essai de philosophie religieuse d'Emile
Saisset, de rencontrer cette éclatante concurrence. Saisset ter-
minait une période, tandis qu'on était impatient d'en com-
mencer une autre. Le livre de Saisset résumait brillamment
et noblement les conceptions du spiritualisme cartésien et
leibnizien; au fond, c'était bien lui qui avait raison ; mais il
ne faisait aucune part aux nouveaux éléments de la pensée,
ni à la philosophie allemande, ni au mouvement scientifique
moderne. La philosophie a besoin de remuement et d'action,
comme le dit Pascal de la vie humaine. Dans cette noble con-
clusion des doctrines spiritualistes, la philosophie était trop
pacifiée et trop simplifiée. Ce n'était pas moins une belle œu-
vre, qui n'a eu que le tort de ne pas venir à son heure. Plus
tôt, ou plus tard, ces idées eussent paru fortes : mais alors on
les connaissait trop.
Notre intention ne peut être de revenir sur l'analyse du
livre de la Métaphysique et la Science; nous signalerons
seulement l'étape nouvelle de l'auteur et le point de vue sail-
lant qui la caractérisei"L'//?5^o?Ve de l'école d'Alexandrie n'a-
vait été au fond, nous l'avons vu, que le retour à la doctrine
de Cousin sur l'unité de substance. Ici l'auteur aune théorie
qui lui est propre, la théorie de l'idéal; elle était déjà, mais en
sous-ordre, dans l'ouvrage précédent : ici, elle devenait tout
à fait une thèse ; pour la bien comprendre, il faut remonter
de quelques pas en arrière et tenir compte des antécédents.
C'est Kant qui, le premier, a soutenu celte doctrine que
nous n'avons pas le droit de conclure de l'idée à la réalité :
c'est lui qui a dit que Dieu n'est qu'un idéal; et, en ce sens,
o84 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
la (loclrine de M. Yaclicrot n'est qu'une conséquence ol une
siiile de celle de Kanl : ce n'est donc pas une hypotlièse tout
à fait originale. Mais il faut remarquer que la critique de Kant
se bornait à ceci : l'impossibilité du passage de l'idée à l'ètrc
par voie de raisonnement; en d'aulres termes, l'insuffisance
log-ique des preuves de l'existence de Dieu, et particulièrement
de l'argument à priori qui est, suivant lui, le postulat sous-
entendu dans toutes ces preuves. Mais Kant ne tirait pas d'ob-
jection particulière de l'idée de perfection; il niait en géné-
ral toute objectivité, celle de l'âme et du monde aussi bien que
celle de Dieu, l'infini et l'absolu aussi bien que le parfait.
(Tétaient les choses en soi en général qui lui paraissaient
manquer des conditions de l'objectivité. Cependant il conser-
vait encore l'inconditionnel ou l'absolu comme une loi de
l'esprit.
Cette dernière concession de Kant fut l'objet de la critique
pénétrante, acérée, vraiment profonde, de l'Ecossais llamil-
lon dans son célèbre article : Cousiu-Schelling. Il reprochait
à Kant de n'avoir pas complètement « exorcisé la notion de
l'absolu )). Pour lui, non seulement l'absolu n'existe pas en
tant qu'être (si ce n'est pour la foi); il n'existe pas même
en tant qu'idée. 11 distinguait d'ailleurs deux formes de Fincon-
ditionncl, non seulement différentes, mais opposées, quoique
toujours confondues : finfini et l'absolu. L'un n'est pas plus
compréhensible que l'autre; aucun d'eux n'a de raison d'être
que l'impossibilité de son contraire. L'un et l'autre sont ex-
clus par cette raison commune que la loi de toute connais-
sance est le relatif et le fini : « Penser, c'est conditionner. »
Par cette critique, Ilamilton supprimait complètement le rôle
régulateur que Kant avait encore conservé à la notion d'ab-
solu. En même temps il prétendait retrouver par la croyance
ce qu'il détruisait par la science; et môme ce n'était pas sans
quelque arrière-pensée de sauver les mystères chrétiens quo
les philosophes de cette école, notamment M. Mansel, insis-
taient si énergiquemcnt sur fincompréhensibilité de Dieu.
Quel fut maintenant le point de vue de M. Vacherot, par
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE 585
rapport à ces doux conceptions, celle de Kant et celle d'IIa-
milton? Il no soulevait pas, ou plutôt il résolvait dogmatique-
ment contre Kant le problème do robjectivilé; il rejetait, et
peut-être même n'examinait-il pas assez la critique d'Hamilton
contre les notions d'infini et d'absolu. Il conservait ces doux
notions; mais, ce qullamillon n'avait pas fait, il concentrait
sa critique sur une troisième idée qui n'est ni celle d'infini
ni celle d'absolu, mais celle d'être parfait, que l'on n'avait
jamais nettement dégagée des deux autres. Le sens de sa
critique peut être entendu ainsi : quand même vous auriez
raison de Kant et d'Hamilton, quand même vous admettriez
l'objectivité on général do l'être on soi, et en particulier do
l'infini et de l'absolu, vous n'auriez pas prouvé par là même
la réalité de Dieu, comme on le croit dans l'école : car Dieu
n'est ni l'absolu ni l'infini ; il est le parfait. Est-ce que le
monde d'Épicuro n'est pas infini? Est-ce que les atomes no
sont pas absolus? Est-ce qu'une matière universelle et unique
n'est pas infinie et absolue, puisqu'elle n'a ni commencement,
ni fin, ni forme dans l'espace, ni cause qui la produit, ni
agent extérieur qui la modifie? La tbéologie se distingue
de la métaphysique. La vraie question théologique n'est pas
celle de l'existence de l'absolu, mais de l'existence du parfait.
Les Cartésiens ont donc eu raison de définir Dieu l'être par-
fait; s'il n'est pas parfait, il n'est pas. Mais l'être parfait peut-
il exister? Voilà la question.
Pour JM. Vacherot, la perfection est par essence incompa-
tible avec l'existence. Perfection est un terme qui s'applique
aux attributs, aux qualités d'un être, considéré dans son es-
sence, dans son idée, abstraction faite de son existence. C'est
un modèle que nous construisons avec les élémens de la réa-
lité. Par exemple, la réalité nous donne des cercles; mais le
cercle parfait, qui est la vérité du cercle réel, n'existe cepen-
dant pas : il n'existe que dans notre esprit. Ainsi en est-il du
sage stoïcien, de la République de Platon, de toutes ces for-
mes idéales qui nous servent de modèles quand nous voulons
juger les choses, mais qui n'ont aucun type dans la réalité.
586 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Je sais, dit Fauteur, que Descartes a fait une distinction entre
les créations de notre imagination et les conceptions ration-
nelles nécessaires, dont le propre est d'impliquer Texistence
de leurs objets. Mais il ne semble pas que la notion de parfait
rentre dans cette catégorie. C'est une simple généralisation
des notions diverses de types déterminés, à laquelle il n'est
nullement nécessaire d'attribuer l'existence objective. Autre
chose est la perfection relative, autre chose la perfection ab-
solue, la perfection en soi : autant l'une est claire, autant
l'autre est obscure. Ce que nous appelons perfection relative
se rapporte toujours à un type déterminé. On sait ce que c'est
que la perfection d'une qualité, d'une vertu, d'une forme;
mais on ne sait ce que c'est que la perfection de l'être en soi.
Le règne minéral, le règne vég-étal, le règne animal, ont cha-
cun leur perfection : autant de types divers, autant de perfec-
tions différentes; mais la perfection en soi est inintelligible.
Pour donner un contenu à cette idée de perfection, on est
obligé de prêter à Dieu les attributs de la nature humaine ;
et ce qu'on appelle l'être parfait n'est pas autre chose qu'un
homme parfait.
Est-ce à dire cependant que la notion de perfection ne soit
rien qu'un mot, une abstraction vide, un non-sens? Nulle-
ment : c'est une catégorie importante de l'esprit; c'est une
loi. Si nous n'avions pas en nous l'idée de perfection absolue,
comment pourrions-nous comparer les divers degrés de per-
fection? De quel droit prononcerions-nous la supériorité d'un
type sur l'autre, de la plante sur la pierre, de l'animal sur la
plante, de l'homme sur l'animal? L'esprit ne peut s'arrêter à
un type déterminé ; il lui faut toujours monter dans l'échelle
des types. Ainsi, l'idée de perfection existe dans l'esprit,
mais non au dehors. L'objet du concept d'infini, d'absolu,
d'universel, existe en acte : c'est le monde réel. L'objet du
concept de perfection n'existe pas en acte : c'est un idéal. Ce
n'est pas néanmoins un concept vide et inutile. Est-ce que
la géométrie est une science vide, parce que c'est une science
idéale? Est-ce que la morale est une science vide, pour être
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE 587
non moins idéale? La ligne, le cercle, le polygone régulier,
ne sont que des notions idéales ; et sur ces notions idéales
on fonde la science la plus solide. Le sage, le juste, le héros,
le saint, ne sont aussi que des types idéaux, et ce sont cepen-
dant ces types qui sont la loi de la vie pratique.
Il en est de même de Tidée de Dieu. Ce n'est qu'une con-
ception idéale ; mais c'est la plus haute de toutes. Loin d'ex-
clure la théologie, M, Yacherot la mettait fort au-dessus de
la métaphysique, par la même raison que la géométrie pure
est supérieure à la géométrie appliquée. Il opposait la réalité
et la vérité. La métaphysique est la science de la réalité ; la
théologie est la science de la vérité. La théologie, ou méta-
physique idéale, s'élève donc jusqu'à Dieu : hien plus, elle le
définit; elle l'appelle l'Esprit. Il n'y a que l'esprit qui puisse
être pris par nous pour le type de la perfection, c'est lace
qu'il y a de vrai dans la théologie chrétienne et cartésienne.
Mais l'esprit pur, l'esprit parfait, ne peut exister qu'en esprit
et en vérité, c'est-à-dire dans la pensée, non dans la réalité.
L'esprit seul est Dieu; le monde n'est pas Dieu. C'est par un
étrange ahus de mots que le panthéisme lui donne ce nom.
Quelque magnifique idée que l'on se fasse du Cosmos, il y a
un abîme entre Dieu et le monde. Les vrais théolooiens ne
sont ni Parménide, ni Spinoza, ni Hegel, qui ont cherché Dieu
dans l'universel : c'est Platon, c'est Aristote, c'est saint Au-
gustin, Descartes, Leihniz, qui l'ont cherché dans l'être parfait,
dans l'esprit. Le sentiment religieux peut se conserver tout
entier dans une philosophie qui admet l'idéal; et l'auteur, en-
traîné par l'ivresse de sa pensée, s'écriait, en modifiant un
mot célèbre de Fénclon : « 0 Idéal! n'es-tu pas le Dieu que
je cherche? » Un instant, il avait cru le trouver dans le monde
réel, mais il s'en est détourné : « Ce n'est que le Dieu Pan de
l'imagination... Où le chercher alors, s'il n'est ni dans le
monde ni hors du monde? Où le chercher, sinon en toi, saint
Idéal de la pensée ? »
Ainsi, dans cette seconde phase de sa philosophie, M. Ya-
cherot renonçait au panthéisme de la première. Le panthéisme
o88 APPENDICE. — ETUDES CRITIQUES
essaye de confondre l'idée de Dieu et l'idée du monde, la réa-
lité et la vérité. Ce fut pour notre auteur un premier éblouis-
sement ; mais bientôt il fut amené à briser cette unité pan-
théistique, il vit le monde d'un côté et Dieu de l'autre. Il
sépara la réalité de la vérité. Pour ce qui est du monde et de
la réalité, il fut hardiment alliée ; pour ce qui est de la vérité
et de l'idéal, il fut hardiment théiste. Il ne voulut plus d'un
Dieu imparfait qui contient dans ses entrailles le crime et
l'erreur. Il voulut pouvoir en appeler du monde à Dieu dans
le ciel de la conscience. Ce Dieu n'est qu'une conception de
la pensée, mais il est plus vrai que le Dieu réel, qui ne vit
que dans l'espace et dans le temps '.
II
Considérons maintenant la philosophie de M. Vacherol
dans sa troisième et dernière phase, dont son récent ouvrage
n'est que le complément et l'achèvement. Dans cette troi-
sième phase, c'est le spiritualisme qui domine et qui éclate.
Ce spiritualisme n'était nullement absent des phases précé-
dentes, mais il y était subordonné à des idées plus impor-
tantes aux yeux du philosophe, parce qu'elles constituaient la
part d'indépendance et de peisonnalité qu'il revendiquait en
philosophie. Il y a donc ici, non un changement essentiel,
mais un changement de plan et de perspective, et aussi quel-
ques additions notables et quelques suppressions notables qui
sont le progrès naturel de la pensée.
Il est très vrai de dire que les principes spiritualistes de
notre philosophe n'avaient jamais manqué à aucun de ses
écrits. Il ne faut pas oublier que le terme de spiritualisme,
en philosophie, a surtout rapport ù la question de l'âme, el
non à la question de Dieu. Il s'oppose au matérialisme, non
au panthéisme. Il relève de la psychologie plus que de la
cosmologie et de la théologie. C'est en psychologie que
1. Sur l'objcclivitc de ridée d'être parfait, voir plus haut, livre IV, leçon m.
LE TESTAMENT DUN PHILOSOPHE 589
M. Yacberot est et a toujours été spiritualiste : c'est en cos-
mologie, nous l'ayons vu, qu'il a séparé le théisme du spiri-
tualisme ; et encore, en maintenant un théisme idéal, il pré-
tendait rester fulèle à la tradition spiritualiste.
Déjà, en 184G, dans l'article Conscience, publié par le Dic-
lionnaire des sciences pliilosophiques, article qui fut fort re-
marqué à cette époque, M. Yacberot exprimait, avec l'ampleur
qui caractérise sa manière, le nouveau spiritualisme d'alors,
celui de Maine de Biran. Ce spiritualisme se distinguait de ce-
lai de Royer-Gollard et de Cousin en ce que, pour ceux-ci, la
conscience n'allait pas au delà des phénomènes et dos actes
du moi, et que l'induction seule pouvait s'élever jusqu'aux
substances, tandis que, suivant Maine de Biran, la conscience
pénétrait au delà des phénomènes, atteignait la cause elle-
même, le principe de nos actes, l'àme dans son être et dans
son fond. Yoici comment M. Yacberot résumait cette doc-
trine, alors très neuve, et qui fut admise immédiatement par
toute l'école spiritualiste : « Le moi n'a pas seulement cons-
cience de ses actes et de ses facultés ; il a conscience du fond
même de son être, puisque le fond de son être c'est la simpli-
cité, la causalilé, la personnalité, la liberté. II se sent donc
comme substance, comme âme, comme esprit... S'il y a des
mystères dans la science de l'homme, c'est au delà du moi
qu'ils commencent. » Et, caractérisant la nature de l'âme, il
disait : « Qu'est-ce que l'àme? Une cause, une force simple,
spontanément active, principe et centre de tous les mouve-
ments de la vie" extérieure... L'unité, la simplicité, l'activité
spontanée, ne sont pas les attributs d'un être mystérieux, d'une
substance indéfinissable et inaccessible qu'on nommerait l'es-
prit... Le moi est le vrai type de l'âme ; la conscience, le vrai
sanctuaire de la vie spirituelle. »
Dans le livre de la Mclaphijsique et la Science, l'auteur
maintenait la même doctrine. C'est, comme on sait, un dia-
log-ue entre le savant et le métaphysicien. Mais ils changent
quelquefois de rôle. Ici, c'est le savant qui expose la doctrine
précédente : « Que n'a-t-on pas dit sur la nature de l'àme ?
390 APPENDICE. - ÉTUDES CRITIQUES
Et quoi de plus simple?... L'esprit est-il autre chose que la
force une, identique, permanente, libre, consciente et raison-
nante, que chaque homme sent en soi? Qu'avez-vous besoin
d'en savoir davantage? » Cette doctrine est approuvée par
le métaphysicien, qui déclare que, pour tous les êtres indivi-
duels dont se compose la nature, « la notion de force épuise
la notion du sujet ». C'est bien là toujours la doctrine leibni-
zienne et biranienne, doctrine qui, généralisée et étendue à
tous les êtres de la nature, ne voit partout que des forces
analogues à l'àme humaine, supprime ou croit supprimer le
mystère de la communication de l'àme et du corps, parce
qu'au lieu d'associer l'une à l'antre deux substances hétéro-
gènes, elle associe l'âme à des forces inférieures, mais ana-
logues à elle. C'est ce qu'on appelle le dynamisme : une
échelle de forces graduées et liées, voilà la nature. Ainsi,
tant que vous ne sortiez pas du domaine des forces indivi-
duelles et finies, le philosophe marchait d'accord avec les
spiritualistes de son temps. Le seul point réservé était le pas-
sage de l'individuel à l'universel, des êtres particuliers au
Tout. « Comment ces forces arrivent-elles à correspondre, à
coopérer de manière à former un tout, un système, le Cosmos
en un mot? » C'était le problème de la mélaphysique : c'était
à celle-ci à compléter la psychologie.
Les mêmes doctrines, plus accusées encore et de plus en
plus dirigées contre le matérialisme, le positivisme, le rela-
tivisme, sont le fond des écrits de M. Yacherot depuis 1868,
par exemple les £'ss«fs' de philosophie antique, dans lesquels
l'auteur défendait vivement la méthode psychologique contre
toutes les formes récentes de l'empirisme ; et l'ouvrage inti-
tulé Science et Conscience, où il essaye de résoudre le conflit
entre ces deux facteurs, tout en maintenant énergiquement
le principe de l'activité individuelle et de la liberté de nos
âmes. Ou voit par cet historique que M. Yacherot était auto-
risé par ses propres précédents à intituler son dernier ou-
vrage : le Nouveau Spiritualisme, et qu'il n'y faut pas chercher
une rétractation et une conversion. L'auteur ne fait qu'y
LE TESTAMENT D'UiN PHILOSOPHE ^91
reproduire ce qu'il disait en 184G sur la doctrine de Maine de
Biran : « Qu'est-ce que l'àme au témoignage de la conscience?
une cause, une force, etc. » L'auteur se rétracte si peu qu'il
se copie et reproduit textuellement, comme sa doctrine défini-
tive, le passage même que nous avons cité plus haut. 11 main-
tient contre le matérialisme la nécessité d'une unité centrale
et d'un principe permanent. Il affirme, comme tous les spiri-
tualistes, qu'il n'y a pas de conscience sans personnalité, de
mémoire sans identité, de devoir sans liberté. Sans doute, il
continue à écarter la doctrine des deux substances, je veux
dire des deux espèces de substances, puisque tout est force, et,
par conséquent, toutes les substances sont homogènes ; mais
il maintient la distinction des deux vies, des deux natures,
par conséquent Yhomo duplex; et il met en garde la psycho-
logie contemporaine contre les excès de l'école physiologique.
En même temps qu'il maintient le principe spiritualiste en
psychologie, il maintient en cosmologie l'explication dyna-
mique et ne voit partout dans l'univers que des forces et des
centres de force. Il croit par là être l'interprète fidèle de la
science moderne, qu'il prétend ainsi réconcilier avec la mé-
taphysique. Mais peut-être la science ne tient-elle pas autant
qu'il le croit à l'idée de force. Beaucoup de savants, au con-
traire, inclinent à croire que c'est là une notion très obscure
et à peu près inutile, qu'il faut laisser à la métaphysique. Que
la science actuelle tende, comme au temps de Descartes, à
ramener aiL mouvement la plupart des phénomènes de la
nature, cela est vrai; mais le mouvement suppose non seu-
lement un principe do mouvement, mais encore un sujet de
mouvement; non seulement quelque chose qui meut, mais
quelque chose qui se meut. Or une force est quelque chose
qui meut, mais non pas quelque chose qui se meut, et surtout
qui est mue. Se représente-t-on une force qui court, une force
qui marche, qui vole, qui se transporte d'un endroit à un
autre? La force produit le mouvement ; elle ne le subit pas.
Il faut donc de deux choses l'une : ou admettre que le mou-
vement n'est qu'une apparence, une forme de limagination,
592 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
et transformer le dynamisme en idéalisme ; ou admollro dans
la matière non seulement le moteur, mais le mobile et, par
conséquent, un élément passif susceptible d'être mù, soit
qu'on admette d'ailleurs le dualisme inséparable de la matière
et de la force, soit qu'on sépare lune de l'autre. En outre,
l'analogie de la force spirituelle avec les forces matérielles
n'est pas non plus sans difficulté : car, si Ton peut admettre,
sans grande résistance, que la matière a de l'analogie avec
l'esprit, il faut aussi prévoir la réciproque. Les forces ma-
térielles étant soumises aux lois du choc, de l'élasticité, de
l'attraction à dislance, de la pesanteur, comment la force
àme, si elle est de même espèce, échappera-t-elle à ces lois?
Il faudra donc admettre que nos âmes sont soumises aux
lois de la mécanique, qu'elles peuvent s'attirer en raison
inverse du carré des distances ; que, réunies en faisceau, elles
pourront former une masse susceptible de poids ; on pourra
être écrasé par des âmes, etc.\ On voit que le dynamisme
a ses difficultés propres et qu'il y avait là des recherches
dignes de la haute pénétration de M. Yacherot.
Mais nous n'avons pas à nous attarder sur ces questions,
M. Yacherot, dans son dernier ouvrage, n'ayant rien changé
sur ce point à ses doctrines précédentes. La partie vraiment
intéressante de son livre est sa doctrine sur Dieu. C'est là
qu'il y a quelques modifications importantes qui le rappro-
chent, à ce qu'il nous semble, beaucoup plus que par le passé,
de ses amis spiritualistes. Nous ne dirons pas que ses vues
soient très feruics, et qu'il n'y ait pas quelques iluclualions
entre la pensée antérieure et la pensée actuelle ; nous ne
dirons pas qu'en voulant s'expliquer, il n'ait pas plus ou moins
compromis l'unité de sa doctrine ; enfin nous sommes loin de
croire qu'il ait trouvé le poiut fixe entre toutes les nuances
de solution qu'un si grand problème peut sugg-érer. Mais nous
ne croyons pas devoir tirer parti de ces contradictions s'il y
1. Kant, qui avait passé par le dynamisme leibiiizicn, a signalé des diriicullés
semblables dans son curieux écrit : les lidves d'un mélaplnjsicien.
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE o93
en a. De telles flucluations se trouvent également chez tous
les penseurs de notre époque, même les plus grands. Ni
Schelling- ni Biran n'en ont été exempts. Elles tiennent au
progrès même de la pensée, qui nous fournit aujourd'hui trop
d'idées à la fois; nous no pouvons plus nous contenter d'i-
dées étroites, et nous n'avons pas la force de lier des idées
larges. De là ces perpétuels pour et contre que l'on peut trou-
ver chez tous les philosophes, même les plus distingués. Ces
contradictions nous paraîtraient moins graves si l'on s'habi-
tuait à considérer les propositions d'un philosophe non comme
les solutions absolues d'un mathématicien oud'unthéolog-ien,
mais comme les approximations, les tâtonnements, les à peu
près d'une pensée investigatrice, qui vous montre sincère-
ment tous les aspects ou points de vue qui la frappent à la
fois, laissant au progrès de la science le soin de les concilier.
Ce qui nous intéresse donc ici, ce n'est pas le système;
c'est le prog^rès intérieur qui s'est accompli dans l'esprit d'un
homme éminent, qui est à la fois pour nous une lumière et
un exemple.
Voici les points sur lesquels la doctrine de M. Vacherot n'a
pas varié dans son nouvel ouvrag-e. Ce sont : 1° le principe
de l'immanence; 2° l'idéalité de l'être parfait. Sur le premier
point, il s'exprime ainsi : « Entre nous et les spiritualistes,
reste encore le problème de l'immanence et de la transcen-
dance. L'immanence est pour moi une nécessité de la raison
qui ne peut arriver à comprendre l'existence de cette cause au
delà de l'espace et du temps... L'absolu n'existe pas en dehors
des réalités relatives dont l'ensemble compose l'univers. »
Enfin, il consacre un chapitre tout entier à ce qu'il appelle
« l'immanence divine ». — En second lieu, il persiste à nier
la réalité de l'être parfait. Cette idée est toujours pour lui « un
idéal, un type », dont on ne peut rien conclure pour l'exis-
tence de son objet. Personne ne nie qu'en faisant de ses idées
des êtres, Platon n'ait réalisé des abstractions. Pourquoi eu
serait-il autrement de l'idée de Dieu, de l'idée de l'être par-
fait? L'auteur condamne le fameux argument de saint An-
II. 38
394 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
selme. Il nie que noire raison conçoive l'être parfait avec la
même nécessité que nous concevons que tout phénomène a
une cause : « Le métaphysicien réalise donc une abstraction,
comme le géomètre qui aurait la pensée de transporter ses
figures idéales dans le domaine de la réalité. » L'auteur per-
siste à opposer la vérité et la réalité, l'essence et l'existence :
« Qui dit perfection dit idéal; qui dit idéal dit une pensée
pure, un type supérieur à toutes les conditions de la réalité...
S'il existe des êtres supérieurs à l'homme dans la série des
êtres intelligents, on aura beau remonter plus haut, on ne
rencontrera jamais la perfection absolue. »
On voit que notre auteur reste fidèle à lui-même et à son
ancien programme. Pas de transcendance; pas d'être par-
fait. Voilà ce qu'il n'a pas changé dans sa doctrine; voyons
maintenant, s'il y en a, les points sur lesquels sa pensée s'est
renouvelée.
Nous remarquerons d'abord que, dans son récent ouvrage,
M. Yacherot paraît avoir renoncé à la théologie idéale, à
laquelle il attachait dans sa philosophie antérieure une très
sérieuse importance. Il dit bien encore que l'être parfait est
un idéal; mais il ne paraît plus croire que cet idéal puisse
tenir lieu de la réalité. Il avoue ce qu'il y avait d'étrange, au
moins dans la forme, à admeltlre en quelque sorte deux
Dieux : « un Dieu parfait qui n'est pas vivant, et un Dieu
vivant qui n'est pas parfait ». Il désavoue cette sorte d'hymne
à l'idéal, dont nous avons cité plus haut quelques lignes,
et qu'il dénonce maintenant comme une ancienne illusion.
(( J'ai longtemps cherché Dieu dans la catégorie de l'essence :
j'ai gardé moi-même longtemps cette illusion... Alors même
que ma pensée s'est détachée de l'abstraction que je prenais
pour la suprême réalité, j'ai fini un chapitre d'un de mes
livres par un hymne à l'idéal... J'abrège (ajoute-t-il après
avoir cité cet hymne) cette interminable élévation de mon
âme éj)rise de l'idéal jusqu'à l'ivresse. » Il est évident qu'ici
M. Vacherol appelle du nom d'illusion non seulement la
croyance que l'être parfait est une réalité, non un idéal, mais
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE 593
encore la croyance que cet idéal est Dieu, le seul Dieu, qu'une
catégorie de la pensée peut jouer sérieusement le rôle de
Dieu, et donner satisfaction à la conscience religieuse. En
désavouant cet hymne éloquent, ou du moins en le reléguant
dans le passé, en accordant qu'il a mérité, au moins pour la
forme, le reproche do contradiction par son hypothèse des
deux Dieux, l'un réel, qui n'est pas parfait, Fautre parfait, qui
n'est pas réel, il nous semble que M. Vacherot reconnaît, par
cela mémo, que de doux choses l'une : ou il faut chercher
Dieu dans la réalité, ou il faut savoir s'en passer absolument.
Le Dieu idéal est une chimère : c'est l'ombre d'une ombre;
n'en parlons plus.
De cette renonciation à une théologie idéale sortaient des
conséquences inévitables. Lorsque M. Vacherot croyait que
son Dieu idéal peut suffire, il n'avait, au fond, nul besoin
d'un Dieu réel; aussi, dans son livre de la Métapliysique et
la Science, évitait-il avec soin do donner le nom de Dieu non
seulement au monde, mais à l'infini et à l'universel, dont le
monde est la manifestation. Convaincu, comme tous les spi-
ritualistes , que Dieu doit être parfait , et la réalité, même
infinie, étant imparfaite, il ne pouvait admettre que rien de
réel fût Dieu; il ne craignait donc pas d'être athée en réalité,
sachant qu'il était, autant que personne, théiste dans l'idéal.
Mais aujourd'hui, ce théisme idéal étant écarté, notre philo-
sophe se^ésignera-t-il pour tout de bon à l'athéisme? Non;
son esprit élevé, bien plus, le fond mémo et les tendances
générales de sa philosophie lui interdisent cette solution déses-
pérée. Dès lors, le nom de Dieu, réservé jusque-là à l'idéal,
reviendra de droit au principe réel dos choses. M. Vacherot
appellera donc de ce nom, comme Spinoza, la substance, l'être,
le fond des choses. Dieu sera pour lui un être vivant et réel,
et non pas une abstraction.
Mais les mots ont leurs lois et leurs forces secrètes; et ce
n'est pas impunément que Ton emploie le mot de Dieu. Tant
qu'il était retranché dans son théisme idéal, M. Vacherot
pouvait réduire en toute liberté les attributs de la substance
396 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
réelle, qui n'a d'autre mérite que d'exister, et qui même
semblait bien n'être pour lui que la collection des êtres parti-
culiers. Celte substance n'était pas Dieu; on pouvait on pen-
ser ce qu'on voulait. Mais aujourd'hui qu'on lui a restitué ce
nom auguste (car c'est le titre du chapitre qui lui est consa-
cré), il faut bien que ce nom lui convienne, par quelque
endroit, et qu'il ne soit pas en contradiction avec elle. Elle
sera immanente dans l'univers : soit; elle n'échappera pas aux
lois de l'espace et du temps : fort bien. Toujours est-il qu'il
faut qu'elle soit quelque chose, et quelque chose d'assez grand
pour mériter le nom nouveau dont on la décore. De là une
tendance, dans la nouvelle théologie de M. Yacherot, à faire
rentrer peu à peu dans la notion du Dieu réel un certain
nombre d'attributs appartenant au Dieu parfait. Il rejettera
encore cette expression; il traitera de sophisme l'argument
de saint Anselme repris par Descartes ; mais, malgré tout, la
force des choses le ramènera vers le théisme, ou tout au
moins vers le panthéisme ; or le panthéisme lui-même est une
sorte de théisme, ou il n'est rien. Considérons quelques-unes
des modifications que l'idée de Dieu va recevoir dans celte
nouvelle conception.
C'est ainsi que l'auteur renonce expressément au Dieu-
progrès, qui semblait bien être le fond de sa pensée dans son
École d'Alexandrie. Sans doute, le progrès reste la loi du
monde, le développement extérieur de Dieu; mais Dieu lui-
même, dans son essence et dans son fond, n'est pas un deve-
nir : « Quelque arrêtée, dit-il, que soit ma pensée sur l'imma-
nence, je n'aime pas qu'on vienne nous dire, avec Hegel et
M. Renan, que Dieu se fait. Je ne trouve pas cette manière
de parler correcte. Je consens bien à ne pas faire du Dieu
vivant quelque chose d'immuable dans sa nature abstraite,
reléguée au delà de l'espace et du temps : ce n'est pas une
raison pour le soumettre à la catégorie du devenir comme ses
œuvres. » Fort bien; mais il nous semble que, dans ce pas-
sage, M. Yacherot ne saisit pas sa propre pensée d'une ma-
nière bien ferme et bien cohérente. Car enfin, de deux choses
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE 507
l'iine : ou Dieu change, ou il ne change pas; s'il ne change
pas, il est immuahle et en dehors de l'espace et du temps :
c'est rahstraction dont vous ne voulez pas; mais s'ilchang-e,
conmnient échapperait-il à la catégorie du devenir? et si la loi
du changement est le progrès, il est rigoureusement exact de
dire avec M. Renan : Dieu se fait; avec Diderot : Dieu sera
peut-être un jour. En un mot, de deux choses l'une : ou Dieu
est, ou il se fait. Si vous rejetez la seconde hypothèse, vous
êtes inévitablement reporté vers la première. Sans doute, la
loi du devenir pourra être la loi du Deus explicitus, de la
natura naturata; mais l'immutabilité, l'unité, et par là même
la perfection, seront la loi de la natura naturans, et ce sera
seulement celte natura naturans qui sera le véritable Dieu,
quel que soit d'ailleurs le lien mystérieux qui l'unisse à sa
représentation externe.
Non seulement M. Yacherot rejette de l'idée de Dieu le
devenir, mais il rejette encore cette autre forme du pan-
théisme, dont il n'était pas très éloigné dans sa seconde
phase philosophique, à savoir celle qui confond Dieu avec le
monde et l'unité avec la totalité : « Dieu n'est pas le monde,
puisqu'il en est la cause. Il ne s'en distingue pas seulement
comme le tout de ses parties... Le tout n'est que l'unité col-
lective... Définir Dieu par le tout, ce n'est pas seulement le
panthéisme, c'est tomber dans l'athéisme pur. » Non seulement
notre auteur rejette le Dieu-tout de Diderot, mais encore le
Dieu-substance de Spinoza; et, reprenant une distinction de
Victor Cousin % il soutient que Dieu n'est pas seulement subs-
tance, mais qu'il est cause : « Oui, le créateur est immanent
dans son œuvre, mais non pas à la façon du Dieu de Spinoza.
Le Dieu vivant est une cause qui crée de vraies causes, et
non une substance qui se manifeste par des modes dépourvus
de toute spontanéité. Ce puissant esprit a vu Dieu, car il a
conçu la suprême Unité ; mais cette unité n'est pas vivante. »
- 1. Fragments philosophiques, préface de la 2^ édition, 1833 : » Le Dieu de Spi-
noza est une substance et n'est pas une cause. La substance de Spinoza a des
attributs plutôt que des etfets. »
■398 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
Ainsi, par voie d'exclusion, M. Yacherot s'éloigne de plus
en plus de la conception naturaliste et pantliéistique qui l'a-
vait aulrefois plus ou moins séduit, et à laquelle il s'aban-
donnait sans scrupule quand il croyait pouvoir se réfugier
dans les Templa serena de l'idéal ou de la pure pensée. Main-
tenant qu'il reprend celte idée de Dieu pour lui rendre la réa-
lité et la vie, il lui faut donner un contenu à cette idée, et il se
refuse à l'absorber dans son œuvre. Que reste-t-il donc pour
constituer l'essence divine? Deux attributs fondamentaux que
le théisme sera bien loin de nier, mais qu'il réclame au con-
traire comme siens, à savoir : la cause créatrice et la cause
finale : « Cause première et fm dernière d'un monde où tout
est causalité et finalité, voilà les deux seuls attributs humains
qu'une psycholog-ie discrète peut ajouter aux attributs méta-
physiques de la nature divine, sans tomber dans l'antbropo-
morphisme. »
Considérons donc ces deux attributs. M. Yacherot n'hésite
pas à attribuer à Dieu la puissance créatrice. Il l'appelle le
Créateur. Sans doute il ne faut pas prendre ce mot à la lettre
dans la doctrine de l'immanence ; il n'est pas question ici
d'une création ex niJiilo. Mais la philosophie théiste, de son
côlé, est-elle absolument liée à l'idée d'une création ex nihilo?
Celte doctrine, en réalité, n'est autre chose qu'un mystère chré-
tien : or, la philosophie spiritualiste n'est pas plus tenue à
enseigner ce mystère que les autres, par exemple l'Incarna-
tion et la Trinité. Et d'ailleurs est-on bien loin de la création
ex niJiilo, lorsque l'on dit avec M. Yacherot : « Dieu reste
distinct de ses créations, non comme une cause étrangère et
extérieure au monde, mais en ce sens qu'il g-ardc toute sa
fécondité, toute son activité, tout son être, après toutes les
œuvres qu'il crée, sans les faire sortir de son sein... Il en reste
distinct en demeurant au fond de tout ce qui se passe, mais
toujours avec la même éneryie de création. » Je le demande,
une cause inépuisable, qui conserve toujours la même éner-
gie de création, qui par conséquent ne perd rien en produi-
sant tout, qui d'ailleurs n'est pas sujette au devenir, une telle
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE o99
cause ne crée-t-ellc pas en effet les choses de rien? Je trouve
même que M. Vacherot fait trop bien les choses en déclarant
que Dieu ne crée pas les êtres en les tirant de son propre sein.
Car, à parler humainement, et en laissant les mystères à la
théologie, il est difficile de concevoir l'Etre suprême faisant
sortir les êtres du néant, sans puiser à la source même de
l'être qui est lui-même; et, pour le distinguer de ses créa-
tures, il suffit que son être soit tellement inépuisable qu'il
soit aussi riche après avoir créé qu'auparavant.
Ainsi, pour le premier attribut, celui de la cause créatrice,
nul doute que M. Vacherot ne se rapproche de la conception
spiritualiste et théiste : il en est de même et bien plus encore
de la cause finale. Dieu n'est pas seulement cause première;
il est alpha et oméga. Tout vient de lui, mais tout retourne à
lui. Cela suffit pour donner une raison d'être à l'univers, une
signification à l'existence et à la vie. C'est ici la plus notable
addition que M. Vacherot fasse aujourd'hui à ses doctrines
antérieures; et nous avons la petite vanité de croire que
nous n'avons pas été sans y contribuer. Sans doute il n'avait
jamais nié les causes finales et l'évolution de la nature vers
un but; mais il n'avait donné aucun développement à celte
idée, et paraissait même l'avoir par trop négligée. Ici, l'affir-
mation explicite, absolue, de l'idée de finalité, la doctrine
d'une évolution finaliste, achève et complète, de la manière la
plus noble et la plus brillante, une philosophie qui sans cela
risquerait trop de se confondre avec le pur naturalisme : «Le
monde, dit l'auteur, est une immense variété de causes et de
forces qui, sorties du sein de Dieu, tende ut à y rentrer par la
loi suprême de la finalité... Le principe de la finalité est une
de ces idées que Pascal logeait derrière la tête du savant, et
dont Leibniz faisait la lumière de toute science... Est-ce au
moment où le ciel de nos astronomes nous fait contempler la
majestueuse harmonie de ses mondes en mouvement, où la
terre de nos géologues nous découvre les étonnantes méta-
morphoses à travers lesquelles elle a passé,... où l'humanité de
nos historiens nous laisse voir la série des changements qui
600 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
l'onl élevée d'une barbarie voisine de la bestialité à la plus
haute civilisation,... où toute science nous montre la loi d'une
évolution progressive,... est-ce à ce moment que la pbiloso-
l^liie dite positive pourrait réussir à éteindre le flambeau qui
illumine l'immense scène de la nature? Je ne puis le croire. »
C'est donc, on le voit, dans la finalité (immanente ou trans-
cendante, peu importe) que l'auteur trouve la dernière expli-
cation des choses. C'est parla que la philosophie se distingue
de la science, sans qu'on ait pour cela le droit de la faire
passer pour un rêve : « La métaphysique, dit-il, n'est ni
science ni rêve; elle est la pensée supérieure qui éclaire la
science et qui dissipe tout rêve. »
Sans doute M. Vacherot accepte l'hypothèse de l'évolution;
mais il dit que cette hypothèse est susceptible de deux sens :
l'évolution fatale et l'évolution finale. vVu fond et dans son
essence, la doctrine de l'évolution est indifférente entre ces
deux hypothèses. En soi, elle ne signifie rien autre chose que
la négation des créations spéciales. Elle signifie que l'acte
créateur a été un acte unique et absolu, qui ne s'est pas répété
historiquement à des périodes précises. Par la même rai-
son que l'on a éloigné l'acte créateur de chacun des phéno-
mènes spéciaux de l'univers, le tonnerre, les éclipses, les trem-
blements de terre, la doctrine de l'évolution enseigne qu'il n'y
a pas plus de raison do l'admettre à l'origine des espèces, et
même à l'origine de l'homme; car l'apparition d'une espèce,
même de l'espèce humaine, n'est après tout qu'un phénomène
comme les autres, seulement plus grand et qui dure plus
longtemps. Bien loin que la philosophie spiritualiste ait aucune
objection à élever contre ce point de vue, elle ne peut, au con-
traire, que lui être favorable; car ce n'est autre chose que
l'extension du dynamisme leibnizien, selon lequel Dieu, en
créant les êtres, a mis en eux-mêmes la loi de leur dévelop-
pement. On peut donc admettre l'évolulionnisme, sans admet-
tre le moins du monde le naturalisme et l'athéisme; et sur ce
point, nous sommes de l'avis de M. Vacherot. Quant au prin-
cipe moteur de cette évolution, puisqu'il le i)lacc en Dieu et.
LE TESTA.MEXT D'UN PHILOSOPHE 601
non dans la nature elle-même; et puisqu'il exclut du Dieu le
devenir et le progrès, ce qui d'ailleurs est bien le distinguer
de la nature, à qui seule ces attributs conviennent ; puisqu'il
exclut aussi le mécanisme de Spinoza, que reste-t-il, sinon
d'attribuer cette évolution à un acte primordial d'intelligence
et de liberté? Ici, sans doute, l'auteur s'arrête et nous arrête :
la crainte de l'anthropomorphisme ne lui permet pas de par-
ler ce langage. Cependant, il ne se refuse pas à appeler du
nom de Providence ce haut optimisme qui voit dans l'univers
une marche ascendante vers le bien. « Le gouvernement de
la Providence, dit-il, se manifeste par les grandes lois de la
nature que la science nous révèle chaque jour, et dont la
bienfaisante action assure l'ordre, la conservation, le progrès
incessant du Cosmos. » Sans doute il ne s'agit point ici d'une
providence particulière, d'un père veillant sur ses créatures
comme sur ses enfants. Mais les plus grands métaphysiciens,
même chrétiens, Malebranche, par exemple, enseignaient déjà
que Dieu n'agit que par des volontés générales ; et même
l'optimisme classique de Leibniz ne s'appliquait guère qu'à
l'ensemble des choses, et fort peu aux individus. D'ailleurs,
si on admet qu'en Dieu l'universel et l'individuel ne font
qu'un, ne pourrait-on pas soutenir que la providence générale
est en même temps une providence particulière, et qu'à la
consommation des siècles toute créature sera transfigurée et
trouvera le secret de son existence? La doctrine précédente
ne contient rien qui contredise cette espérance. Sans sortir
de la vie actuelle, c'est déjà beaucoup que de savoir qu'on vit
dans le monde de la raison, qu'on réalise un plan divin, que
la nature a un but, et qu'en travaillant pour la justice on se
rapproche de la Divinité. Je ne crois pas être infidèle à la doc-
trine de M. Vacherot en la traduisant en ces termes; et lui-
même nous y autorise en donnant à cette doctrine le nom de
spiritualisme.
En résumé, sans vouloir exagérer le changement que nous
avons cru découvrir dans le nouvel écrit de M. Vacherot, il
nous semble que sa doctrine métaphysique s'est quelque peu
602 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
transformée au profit du point de vue théologiquc; que l'au-
teur a obéi à son tour à cette loi d'évolution que nous avons
rencontrée chez un grand nombre de penseurs, et qui consiste
à compléter leurs conceptions spéculatives par une conception
religieuse. C'est ainsi que Ficlite, accusé d'athéisme en 1798,
pour avoir appelé Dieu u Tordre moral », s'est élevé, dans la
Destination de l'homme et dans la Vie bienheureuse , à un point
de vue hautement religieux et presque mystique : c'est ainsi
que Maine de Biran, le philosophe de la volonté et du stoïcisme,
a également fini par une phase mystique. Cabanis, revenant de
plus loin, est au moins remonté jusqu'au stoïcisme; et, dans
la Lettre sur les causes premières , il a représenté l'univers
comme gouverné par l'intelligence. Diderot lui-même avait
fini par réfuter le livre de VEsprit, dont le matérialisme le révol-
tait; et il déclarait en dernier lieu qu'on no peut pas faire sor-
tir ce qui pense de ce qui ne pense pas, et, d'un autre côté,
que c'est une hypothèse arbitraire et gratuite de considérer
la sensibilité comme inhérente à la matière. Schelling-, comme
on sait, passait de la philosophie de la nature à une sorte de
néo-christianisme; Auguste Comte enfin finissait par fonder
une religion et occupait, dit-on, les dernières années de sa
vie à lire Vlmitation de Jésus-Christ. N'y a-t-il pas dans ce
concours de faits une indication et un enseignement? On ne
peut sans doute attribuer ombre de mysticisme à la nouvelle
philosophie de M. Vacherot; et ce n'est pas nous qui lui en
ferons un reproche; mais chacun opère cette transformation
finale à sa manière. C'est dans l'ordre intellectuel et scienti-
fique que M. Vacherot s'est renfermé. Il n'en est pas moins
vrai que ce livre nous paraît d'un caractère assez différent de
ceux qui ont précédé. Il nous porte vers le spiritualisme, tan-
dis que les autres nous en éloignaient. C'est ce qui nous a
paru, dans cette analyse, le point le plus intéressant à faire
ressortir.
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE G03
III
Après celte longue exposition, mêlée de critique indirecte,
des idées de M. Yaclierot, on ne manquera pas de nous deman-
der ce que nous pensons nous-mêmes sur ces problèmes; et
l'on nous dira : « Eh bien ! vous qui parlez, à votre tour de vous
expliquer. » Nous avouons sincèrement que nous aimerions
échapper à cette dure obligation, car il est plus facile d'expo-
ser et de critiquer les autres que de s'engager soi-même. Ce-
pendant il ne serait pas de bonne guerre de juger sans s'ex-
poser à être jngé; et le métaphysicien dont on traite de haut
la doctrine et les écrits a parfaitement le droit de vous dire à
son tour :
Je voudrais bien, pour voir, que, de votre manière,
Vous en composassiez sur la même matière.
Heureusement le travail nous a été rendu facile par ce que
j'appellerai la méthode généreuse de M. Vacherot, méthode
qui consiste à faire toutes les concessions que son principe
lui permet, et à s'avancer autant qu'il lui est possible sur le
terrain de ses adversaires. Nous n'avons qu'à imiter celte
méthode, et à rendre concession pour concession : le point oii
nous nous arrêterons délimitera le champ de la dispute. Cette
méthode d'acheminement respectif l'un vers l'autre et de con-
cession réciproque n'est guère de mise en philosophie. On
considère les concessions comme de petites lâchetés, et on se
cantonne dans des idées à outrance qui d'ordinaire ne se
répondent pas les unes aux autres, et qui, triomphant, cha-
cune de son côté, des sottises de la partie adverse, amènent
en général la galerie à conclure pour le scepticisme. Si, au
contraire, on commençait par dire avec précision jusqu'où l'on
peut aller de chaque côté, le champ de la contradiction serait
d'autant réduit; et il y aurait au moins un gain certain, à sa-
voir les choses acceptées d'un commun accord. Herbert Spen-
cer a dit admirablement : « La controverse métaphysique n'est
60i APPExNDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
qu'une délimitation de frontières. » Par exemple, pour ce qui
concerne le problème de Dieu (Lien entendu ceux qui nient
cette notion étant en dehors du débat), la question entre les
panthéistes et les théistes est une fixation de limites entre
l'élément métaphysique et l'élément moral qui composent cette
conception. Le panthéisme fait ressortir l'élément métaphysi-
que, le théisme fait ressortir l'élément moral : jusqu'où peut-
on aller dans un sens ou dans l'autre? Voilà la question.
Cela posé, nous dirons que le fort de la doctrine de l'im-
manence ou du panthéisme (M. Vacherot nous permettra ce
mot pour aller plus vite), le fort, dis-je, de cette doctrine, c'est
la conception de l'infini, conception qui est commune aux
théistes et aux panthéistes, mais que les premiers oublient
souvent. Comment peut-il y avoir quelque chose en dehors
de l'infini? L'infini, à ce qu'il semble, par définition môme,
enveloppe et pénètre tout ce qui est fini; il ne peut y avoir
en lui ni en dehors de lui aucun vide dans lequel quelque être
véritable viendrait se placer. Dieu n'est pas un être comme les
autres, un être supérieur aux autres, un individu plus grand,
plus puissant que les autres individus, mais enfin un indi-
vidu. Non; il est autre chose que cela; il est plus que cela.
Il est l'infini, l'immense, l'éternel, l'être des êtres, l'être en
soi. Tous ces noms constituent ce qu'on appelle dans l'école
les attributs métaphysiques de Dieu. Les théistes les admet-
tent comme les panthéistes; mais souvent ils n'y pensentplus
quand ils passent aux attributs moraux. L'idée du bon Dieu
que l'on enseigne aux petits enfants est certainement une idée
toucbante et bienfaisante, qu'il ne faut pas laisser affaiblir
dans l'éducation; mais enfin ce n'est, après tout, que l'idée
d'un ange plus grand que les autres, un Jupiter optinuis maxi-
mus. Que deviennent dans ce type humanisé les grands attri-
buts que nous avons nommés? Dieu n'a pas de cause; il n'a
pas été créé. Qu'est-ce à dire, sinon qu'il a en lui tout ce qu'il
faut pour exister, qu'il contient en lui la source de l'être, en
un mot qu'il est l'être? Étant l'être lui-même, il l'est tout
entier, et il est tout être. Il n'v arien de commun même entre
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE GOo
lui et les êtres; et, comme on disait dans l'école, le mot d'èlre
n'est pas univoque entre le créateur et la créature.
Pour contester ces prémisses, remarquez qu'il faudrait reje-
ter non seulement la métaphysique de Plotin, de Spinoza ou
de Hegel, mais encore celle de Descartes, de Leibniz, de Malc-
branche, de Fénelon et de tous les grands chrétiens, de saint
xA.ugustin, de saint Bernard, de Bossuet. Il y a plus d'affmité
entre la métaphysique chrétienne et le panthéisme qu'entre
cette métaphysique et celle du déisme populaire, pour qui
Dieu est surtout et avant tout, comme pour les païens, un
individu, un ami, un père, dans le sens propre du mot. Ainsi
le théisme, tout en se séparant du panthéisme, doit expli-
quer cependant comment il entend maintenir les conceptions
fondamentales que nous avons signalées, pour ne pas tom-
ber dans l'anthropomorphisme, qui n'est que le paganisme
purifié.
Du haut de ces principes, on ne voit pas comment on sou-
tiendrait une doctrine de transcendance rigoureusement en-
tendue. La vraie transcendance supposerait que non seulement
Dieu est en dehors du monde, mais aussi que le monde est en
dehors de Dieu, que le monde a sa réalité comme Dieu a la
sienne, que ce sont les deux facteurs de l'existence, indépen-
dants et autonomes. Une telle doctrine n'est pas le théisme,
c'est le dualisme. En dehors de cette doctrine (qui serait la
vraie transcendance), il ne peut être question que d'une trans-
cendance relative, qui distingue les deux termes sans les sépa-
rer. On ne voit donc pas trop comment une métaphysique qui
part de l'idée d'infini peut échapper à une sorte d'immanence.
Ce monde n'a d'être qu'en Dieu; il ne subsiste et ne vit qu'en
lui : In Deo vivimus. Et, comme le dit saint Jean, -nâvix ïl
a-j-où, àz' xkoj /.al o;à xjtôv. La métaphysique chrétienne est
pleine de cette pénétration de l'infini et du fini. Bien loin
•d'exagérer l'indépendance du fini, elle en diminue autant
qu'elle peut la substantialité. De là un grand nombre de doc-
trines qui attribuent à Dieu tout le réel de la création; la créa-
tion continée, le concursus divinus, non seulement simulta-
606 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
iieus, mais encore prœmus, la promotion physique, elc.\ et
cela non dans des sectes hérétiques, mais dans les plus grands
représentants de Torthodoxie. Toutes ces doctrines, les théistes
modernes les ont laissées tomber sans se demander si ce
n'était pas des conséquences inévitables de l'idée d'infini. Ils
semblent plus préoccupés de sauver l'indépendance du monde
que la suprématie do Dieu. Ils lui font donner une chique-
naude au monde, et puis ils n'ont plus que faire de Dieu.
C'est donc cette conscience de la compénétration récipro-
que de l'inhni et du fini qui est le fort du panthéisme. Quel-
ques explications que puissent donner plus tard les théistes,
il faut qu'elles s'accordent avec ces prémisses. Autrement,
ils sacrifieraient l'essence interne de Dieu à ses attributs
externes. Dieu est bon, dit-on ; sans doute, mais ce n'est pas
là son essence, puisque l'homme peut être bon aussi, et que
cet attribut peut se communiquer à la créature. Ce qu'il ne
peut communiquer, et son essence propre, c'est l'Infini, c'est
l'Etre, c'est l'Absolu. C'est tout cela qui est Dieu, et non pas
tel ou tel attribut qui n"est qu'une manière d'être, et non le
fond d'être qui le constitue.
Gela étant, que faut-il penser de la doctrine de la person-
nalité divine, à laquelle on a tout suspendu lors du grand
débat entre le théisme et le panthéisme? Remarquons d'abord
que cette doctrine n'est nullement une doctrine classique en
philosophie. Jamais Descartes, jamais Fénelon, ni Malebran-
che, ni même Leibniz, n'ont défini Dieu par la personnalité.
Ils n'ont même jamais connu cette expression. C'était en
théologie, non en métaphysique, que l'on parlait de personnes
divines : c'était un mystère, et si bien un mystère qu'il y en
avait trois et non pas une seule. Et, d'ailleurs, comment dire
1. La théorie du concursus diviaus consiste à dire que Dieu concourt à tous
les actes de la créature, et que c'est de lui que vient tout le réel de l'action; et
cela, non seulemeut au moment de l'action, mais môme auparavant, la prédis-
position il l'action venant encore de Dieu. La prémotiou physiciue est une doc-
trine analogue : « Dieu, dit Bossuet, comme premier agissant, doit être cause
de toute action, tellement qu'iZ fait en nous l'af/ir mànc, comme il fait le pou-
voir d'agir. » [Traitd du liln- arbitre, chap. x.)
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE 607
que Dieu est une personne, sans en faire un êlre parliculicr,
un certain être? Mais alors il ne sera plus l'Etre. D'ailleurs,
qu'appelons-nous une personne? Un être qui dit : Moi. Mais
nous ne connaissons d'autre moi que celui qui s'oppose au
non-moi : « Sans le loi, dit Jacobi, le moi est impossible. »
Mais en Dieu le moi s'oppose-t-il à un non-moi? Quel est ce
non-moi? Est-ce le monde? Le monde a donc une réalité égale
à celle de Dieu. Il lui fait donc équilibre. Est-ce au moi fini
que s'oppose le moi infini? Eb quoi ! je fais équilibre à Dieu!
Il me pense comme je le pense : il m'oppose à lui comme je
l'oppose à moi, comme je m'oppose à mes semblables! Tout
cela est dualisme. Cela serait vrai dans Thypotlièse d'une ma-
tière coéternelle à Dieu : ce n'est pas vrai dans la doctrine
du Dieu unique. Concluons que Dieu n'est pas une personne,
mais qu'il est l'essence et la source de toute personnalité; il
est ce qui rend la personnalité possible ; il n'est pas imper-
sonnel, mais il est suprapersonnel^
Nous en dirons autant des attributs humains que nous
transportons en Dieu par induction en les élevant, dit-on, à
Finfîni. Mais, par là même, nous leur ôtons tout ce qui les
rend accessibles et intelligibles pour nous. Quand nous par-
lons de l'intelligence divine, nous en retranchons les sens,
parce que Dieu n'a pas de corps ; l'imagination, parce qu'il n'a
pas de sens; la mémoire et la prévision, parce qu'il n'est pas
dans le temps; l'abstraction, la généralisation et le raisonne-
ment, parce qu'il voit tout d'un seul coup; enfin le langage,
parce qu'il n'a pas besoin de signes pour s'entendre sur
lui-même. Quand nous parlons de la liberté divine, nous en
retranchons le pouvoir de faillir et même le pouvoir de choi-
sir; quand nous lui attribuons l'amour et la bonté, nous en
retranchons la douleur, sans laquelle il est bien difficile de
concevoir la pitié : 7io?i ignara mali. Ainsi, tous ces attributs
ne peuvent se retrouver en Dieu que transfigurés; ils y sont
en essence et en vérité, mais sous une forme qui nous est
1. Voir plus haut, livre IV, leçon iv.
008 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
incompréhensible et inconnue. N"est-co pas là, après tout, la
concepLion que Fénelon lui-même se fait des attributs divins,
et avons-nous le droit d'être plus exigeants que Fénelon? « Je
me représente cet être unique, nous dit-il, sous différentes
faces, c"est-à-dire suivant les divers rapports qu'il a avec ses
ouvrages : c'est ce qu'on nomme perfections ou attributs. Je
donne à la même chose divers noms, suivant ses divers rap-
ports extérieurs; mais je ne prétends point, par ces divers
noms, exprimer des choses réellement diverses... Cette dis-
tinction des perfections divines n'est donc rien de vrai en
lui;... mais c'est un ordre et une méthode que je mets, par
nécessité, dans les opérations bornées et successives do mon
esprit, pour en faire des espèces d'entrepôts dans ce travail, et
pour contempler Tinfini à diverses reprises, en le regardant
par rapport aux diverses choses qu'il fait hors de lui. » C'est
en conformité avec cette doctrine que nous écrivions, dans
nos Causes finales, ces paroles que M. Vacherot veut bien
citer : « Nous avons trop le sentiment des limites de notre
raison, pour faire de nos conceptions humaines la mesure
de l'absolu. » Mais nous ajoutions : « Une telle hypothèse (à
savoir celle de l'intelligence divine) peut bien n'être qu'une
approximation de la vérité et une représentation humaine de
la nature divine; mais pour ne pas être adéquate à son objet,
il ne s'ensuit pas qu'elle lui soit infidèle ; elle en est la pro-
jection dans une conscience humaine, la traduction dans la
lang-ue des hommes, et c'est tout ce qu'on peut demander à
la philosophie. »
On voit par ce qui précède jusqu'où nous pouvons suivre
la doctrine de l'immanence, ou, pour parler franchement, du
panthéisme. Dieu n'est pas un être : il est l'Etre. Le monde et
les créatures ne vivent et ne subsistent qu'en lui. Dieu n'est
pas une personne : il est la source et l'essence de la personna-
lité. Les attributs divins ne sont que des symboles, des noms
approximatifs par lesquels nous nous représentons ce qui
correspond en Dieu aux diverses perfections dos choses. On
ne peut accuser cette doctrine de trop d'anthropomorphisme.
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE GU9
Mais si nous saivonsle panthéisme jusque-là, nous l'aban-
donnons au moment oii , après avoir maintenu contre le
théisme exclusif le privilège suprême deTinfinité et de Tétre,
il abandonne et corrompt son propre principe en faisant du
fini le mode d'existence nécessaire de la Divinité. Oui, l'infini
est au fond l'essence, et, si l'on veut, môme, la substance du
fini; mais faut-il admettre la réciproque? Le fini fait-il partie
de l'essence de Dieu? Est-il sa manifestation nécessaire? Dieu
vit-il dans et par le fini, comme l'âme ne vit que dans et par
les phénomènes du moi? C'est de cette réciproque qu'il s'agit
entre les théistes et les panthéistes. Je veux bien admettre
que ce pavé est divin, comme disait Servet à Calvin; mais
suis-je forcé d'admettre que Dieu soit un pavé, et qu'il ne
puisse exister sans devenir pavé? Là est la contradiction incu-
rable du panthéisme. 11 part de la plus haute idée de la Divi-
nité; puis il la sacrifie à son contraire. Il craint d'attribuer à
Dieu la personnalité même parfaite, de peur d'en faire un être
fini, et en même temps il ne comprend pour lui d'autre vie que
la vie finie indéfiniment répétée. Ainsi, placer la sainteté en
Dieu, c'est de l'anthropomorphisme; mais placer en Dieu le
crime, l'erreur, le doute, l'ignorance et la folie, dire qu'il
est homme, animal, plante et pierre, ce n'est pas de l'an-
thropomorphisme, ce n'est pas du fétichisme. Je comprends
qu'on dise : « Il n'y a pas de Dieu ; il n'y a que le monde ;
il n'y a que la matière brute et ses lois, produisant par une
série d'accidents la conscience et la volonté; » mais cela, ce
n'est plus panthéisme, c'est athéisme. Pour avoir le droit de
se dire panthéiste, il faut maintenir la notion de Dieu; et,
nous l'avons vu, ce qui fait précisément la force et la beauté
du panthéisme , c'est de maintenir cette notion très haut.
Mais, dès lors, n'est-ce pas déchoir de ses' propres principes
que de faire consister la vie divine dans la vie du monde, dans
ce tâtonnement pénible et laborieux dont la loi sans doute
est le progrès, mais dont les étapes sont le mal, la souffrance,
la chute et la mort? Quel Dieu est-ce que celui-là?
Le vrai panthéisme ne sera donc pas celui qui absorbe Dieu
II. ' 39
610 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
dans le monde; sera-t-il davantage celui qui absorbe le monde
en Dieu? pour qui le monde est si peu de chose, qu'il n'est, à
proprement parler, rien? pour qui toute réalité s'évanouit
comme une fumée devant l'infini? Voilà le vrai panthéisme,
le panthéisme indien. Mais où sont ceux qui croient cela
aujourd'hui? Si le monde n'est rien dans le sens rigoureux
du mot, que deviennent alors la science, l'art, la patrie, la
famille, la liberté, l'amour, la vie en un mot? Tout cela est
mensonge, non-ètre , illusion : tout cela est vide; et ce qu'il
y a do plus pressé pour nous, c'est do faire le vide, en sacri-
fiant famille, pairie, liberté, art, science, tout ce qui est pro-
fane, tout ce qui est humain, tout ce qui est mondain. C'est
le mouni indien qui a raison; c'est Siméon Slylitc sur sa
colonne ; c'est l'ermite du désert arrosant un bâton mort, pour
montrer l'inanité du travail humain. Oii est le philosophe, le
métaphysicien qui pense sérieusement ces choses et qui les
pratique? Les nirvanistes modernes ne vont pas au désert;
Schopenhauer prêchait le nirvana en passant toutes ses soi-
rées à l'Opéra, en vantant le pessimisme dans les salons à la
mode et en jouissant de tous les plaisirs de la vie.
Il faut donc maintenir à la fois l'idée d'infini et l'idée de
fini; l'infini, sans quoi on se perd dans l'athéisme (ce que le
panthéisme repousse); le fini, sans quoi on tombe dans l'as-
cétisme et le nihilisme : ce qui contredit l'idée môme de la
science et de la philosophie. Mais alors, les deux termes étant
admis comme coexistants sans pouvoir être absorbés l'un dans
l'autre, que devient la doctrine de l'immanoncc absolue? Celte
doctrine est écartée, aussi bien que celle de la transcendance
absolue : il reste une immanence relative ou une transcen-
dance relative, et les deux doctrines se rapprochent l'une de
l'autre. Le lini, sans doute, doit être dans ctpar l'inlini, mais
non au point d'en être la vie et la réalité, ni au point de n'être
rien du tout. Il doit aussi être hors de l'infini, mais non au
point de s'opposer à lui et de lui être égal. Quant au degré et
à la mesure de cette existence, nous n'avons point de balance
pour la peser.
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE Gll
Reste la question de l'être parfait, sur laquelle nous devons
encore nous expliquer, en laissant les discussions trop tech-
niques pour la controverse de l'école. Nous maintenons, quant
à nous, l'idée cartésienne de l'être infiniment parfait. Mais en
parlant ainsi, nous ne croyons rien dire de plus qu'en disant
qu'il est ri'^tre, l'Etre sans rien ajouter, disait Fénelon : car
nous ne pouvons concevoir l'ôtre que comme perfection, et
la perfection que comme être. Nous sommes bien étonné
d'entendre un métaphysicien aussi exercé que M. Yacherot
nous dire que « Dieu doit être cherché dans la catégorie de
l'existence ». Mais cette catégorie est absolument vide. L'exis-
tence n'est qu'un fait. C'est, comme dit Kant, la position d'un
objet, mais il faut que cet objet soil lui-même quelque chose.
L'existence n'ajoute rien de plus à la chose. Un être qui
existe ne contient rien de plus que le même être conçu par
l'esprit : cent thalers pensés sont égaux à cent Ihalers réels.
Si Dieu n'est que l'existence, il faut qu'il soit l'existence de
quelque chose : ce quelque chose ne peut alors être que le
monde. Dieu sera donc l'existence du monde. Gomment peut-
il en être la puissance causatrice et la cause finale? Sans
doute M. Yacherot entend par existence la catégorie de l'être;
mais c'est tout autre chose. L'être a un contenu : et le plus
grand contenu correspond au plus grand être : or, ce plus
grand contenu est ce que nous appelons la plus haute perfec-
tion. Une intelligence qui veille a plus de perfection qu'une
intelligence qui dort, parce qu'elle contient plus d'être. Plus
l'activité est intense, plus il y a d'être : la perfection et l'être
sont donc coextensifs; si Dieu est l'être en soi, il est la per-
fection en soi : c'est une seule et même chose. Autrement, on
confond l'être en soi avec l'être indéterminé, l'être en puis-
sance, l'être qui n'est rien, mais qui peut tout devenir : ce
n'est plus que la matière première d'Aristote; c'est le moindre
être, c'est le non-être, c'est ce que Hegel a appelé l'identité
de l'être et du néant : c'est ce qui a fait dire à un penseur
allemand que tout commence par 0; mais M. Yacherot n'ad-
met pas cette doctrine, il la réfute souvent. Il admet donc par
G12 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
là mémo queTElreen soi est le plein et non pas le vide. Nous
ne voulons rien dire de plus en affirmant que Dieu est la per-
fection absolue.
On dit que Dieu est le monde en puissance, et M. Yache-
rot cite ce beau mol de Sclielling : DfHis mundiis impUcitus;
mundiis Dcus explicitus. Xous ne répudions pas ces formules:
elles sont, comme dit Leibniz, susceptibles d\m beau sons.
Il V a. en ciret, deux manières d'être en puissance. Le chêne
est en puissance dans le gland; mais le gland est aussi en
puissance dans le chêne. Chacun d'eux contient l'autre, mais
non pas de la même manière. Quand le chêne sort du gland,
c'est le plus qui sort du moins; quand le g"1and sort du chêne,
c'est le moins qui sort du plus. Le gland devient chêne, mais
le chêne ne devient pas gland; il reste chêne, avec la faculté
de produire indéfiniment dos glands et d'autres chênes sem-
blables à lui-même. Dans l'impossibilité où nous sommes de
comprendre l'opération par laquelle l'infini passe au hni, nous
pouvons en trouver ici une image suffisante : c'est celle d'une
puissance ou d'une force qui ne s'épuise pas dans sa multi-
plication, qui reste entière et aussi pleine qu'auparavant
dans son développement au dehors; et, comme ce n'est pas
un être particulier, selon les propres principes du panthéisme,
mais l'être lui-même, il contient donc en lui la source indé-
fectible et inépuisable do l'être. Que signifie cette plénitude,
cette indéfectibilité de l'être, si ce n'est précisément ce que
les Cartésiens appelaient la perfection? Nous accordons à
M. Vacherot que l'être parfait, en tant qu'il est l'être humain
transfiguré, n'est qu'un idéal, un modèle d'imagination; mais
il n'en est pas de même de l'être en soi, entendu comme plé-
nitude absolue de rétro, comme inépuisable source d'exis-
lence. Est-il absolument nécessaire, pour que j'aie l'idée de
Dieu et pour que j'éprouve le sentiment d'inclîablo vénéra-
tion que mérite ce nom, de me le représenter sous la forme des
attributs humains? Ne me suffit-il pas que ces altrihuts soient
contenus en lui en puissance et au delà, et, comme on dit
dans l'école, éminemment? Ne me suffit-il pas de savoir que
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE G13
tout CG que j'admire, tout ce que je vénère, tout ce que j'aime
est expression, émanation, fulguration de l'être absolu? D'où
il suit qu'il est lui-même tout cela condensé et synthétisé
dans une insondable essence. Cause finale et cause première,
il est en tout, et tout est en lui : n'est-ce pas assez accorder à
l'immanence, et faut-il aller jusqu'à dire qu'il est tout et que
tout est lui, au risque de voir s'évanouir l'un ou l'autre de
ces deux termes? S'il n'est pas une personne, il est ce qui
rend la personnalité possible : s'il n'est pas bon, il est le bien;
s'il n'est pas sage, il est la vérité; s'il n'est pas libre à la
manière humaine, puisqu'il est impeccable, qu'il ignore la
délibération, le choix et l'erreur, il n'est pas moins supérieur
au fatalisme et au déterminisme, puisque c'est lui qui pro-
duit le déterminisme au lieu de le subir.
Maintenant, après avoir accordé que la nature de l'homme
et celle de Dieu sont incomparables, incommensurables, que
l'être de Dieu n'est pas iinivoque avec celui des créatures,
est-il vrai cependant de dire, comme M. Vacherot, qu'il n'y a
rien à tirer de la conscience humaine pour s'élever jusqu'à
la Divinité? Sans doute, Fénelon a dit avec raison : « Dieu
n'est ni esprit ni corps; il est tout ce qu'il y a d'essentiel dans
les corps et dans les esprits. » Mais tout en accordant que
Dieu n'est pas esprit dans le sens fini, ne peut-on pas dire
cependant qu'il est plus esprit que corps? De tout ce que
nous connaissons, l'esprit n'est-il pas plus près de lui que le
corps? Et ne sommes-nous pas autorisés à trouver dans notre
«sprit, dans notre moi, un monogramme représentant l'essence
divine? Si l'on accorde, comme le fait M. Vacherot, la doc-
trine de Maine de Biran, à savoir que la conscience atteint en
nous-mêmes autre chose que le phénomène, qu'elle pénètre
jusqu'à l'être même, cet être que nous sentons en nous n'est-il
que notre être individuel, n'est-il pas aussi l'être lui-même?
« L'être est inné à lui-même, » dit Leibniz. N'est-ce pas dire
■que nous sentons l'infini dans le fini, et ne peut-on pas aller jus-
qu'à dire, avec M. Ravaisson, que nous sentons Dieu en nous,
>et, suivant sa belle expression, « qu'il nous est plus intérieur
614 APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
que notre intérieur »? Si l'on admet, en outre, avec Descartes,
que la volonté est infinie, absolue, dire que nous sentons en
nous la volonté, n'est-ce pas dire que nous sentons l'infini?
Dire que nous avons conscience du libre arbitre, n'est-ce pas
dire que nous avons conscience d'être au-dessus de la chaîne
des phénomènes? Or cela n'est vrai que de Dieu. Sentir le
libre arbitre, c'est donc sentir Dieu en nous. Sans doute le
libre arbitre, la volonté, sont le cachet propre de la personna-
lité; c'est ce qui autorise chacun de nous à dire }noi. D'un
autre côté cependant, la personnalité doit-elle se confondre
avec rindividualilé? Un animal est un individu; mais il n'est
pas une personne. La personnalité commence avec l'idée du
bien, l'idée du droit et du devoir, l'idée de la loi. Or, ce sont
là des idées impersonnelles qui sont les mêmes dans toutes
les consciences. De même le libre arbitre est identique chez
tous les hommes; la volonté est également identique. C'est là
l'essence commune de l'humanité : c'est par là que tous les
hommes sont semblables et égaux. C'est par là que l'homme
est sac?'é pour l'homme : homo res sacra homini. Or, n'est-ce
pas l'absolu, l'infini, le divin, qui seul peut rendre un être
sacré? ÎN 'est-ce pas le divin qui constitue en nous le devoir et
le droit? Et sans approfondir le mystère des deux personnes,
des deux natures confondues dans le moi, n'cst-il pas vrai do
dire que, par le fait de la conscience, l'homme atteint en lui-
même beaucoup plus près de l'être de Dieu qu'il ne le fait
dans la nature extérieure? La crainte de l'anthropomorphisme
n'entraîne-t-elle pas trop loin M. Yacherot, lorsqu'il refuse
de voir dans la conscience une révélation sur le monde de
l'infini? Sans refuser d'admetire que Dieu est plus qu'esprit
(hyperspirituel), il sera permis cependant, humainement par-
lant, de dire qu'il est au moins esprit, et surtout, quelles que
soient les profondeurs de son essence, qu'il devient en quelque
sorte esprit en s'abaissant jusqu'à nous.
On entrevoit donc, sans qu'il soit permis à personne de
donner la vraie formule, une vaste et haute idée de la Divinité
vers laquelle s'achemineraient, des points divers de l'horizon
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE Glo
philosophique, les premiers penseurs de notre temps, chacun
s'arretant, d'ailleurs, à telle ou telle phase, à telle ou telle per-
spective. M. Vacherot, au lieu du Dieu-monde vers lequel il
inclinait jadis, accorde aujourd'hui le Dieu cause première
et cause finale. M. Littré, après avoir exclu de la science la
notion d'infini, finissait par reconnaître que « VImmensité,
tant physique ({\i intellectuelle, est une notion positive de
premier ordre », et que la contemplation de cette idée est
« aussi salutaire que formidable ». Comment une notion qui
serait complètement vide pourrait-elle être salutaire? M. Her-
bert Spencer maintient énergiquement Tindestructibilité du
sentiment religieux, et montre qu'il a pour objet l'inconnais-
sable considéré au point de vue de la volonté humaine, et il
voit dans le sentiment de l'effort le symbole de l'immense et
inépuisable activité'. M. Secrétan et M. Ravaisson, tout en
inclinant vers l'identité finale et primordiale, font cependant
consister dans la liberté, dans la pureté, dans la sainteté, la
notion sainte du Dieu vivant. Pour nous, nous n'hésitons pas
à reconnaître que l'on a exagéré la notion de personnalité
divine, que l'on a trop rapproché les attributs divins des attri-
buts humains, trop tiré la théodicée de la psychologie; qu'on
a aussi exagéré, à un autre point de vue, la transcendance,
qui, prise à la lettre, rendrait l'homme étranger à Dieu, et
Dieu étranger à l'homme; et, sans aller jusqu'au panthéisme,
nous admettons ce qu'un philosophe allemand a appelé le
panentbéisme, tA-i h Qiï^. N'y a-t-il pas dans tous ces faits la
preuve qu'on est, en philosophie, moins éloigné les uns des
autres qu'on ne croit l'être, que la complexité des points de
vue et la difficulté du langage philosopliique crée le plus sou-
1. Voir le remarquable article de la NIneteenih century de janvier 1884, iati-
tulé : Religion, Retrospect and Prospect. « Cette force objective, ou se la repré-
sente toujours sous forme d'éucrgie interne dout l'homme a conscience eu tant
qu'etiort musculaire. A défaut d'un autre symbole, il est obligé de symboliser
la forme objective dans les termes de la force subjective. » Cette remarquable
rencontre fmale de l'évolutionnisme et du spiritualisme birauien prouve com-
bien il est nécessaire de laisser les idées se développer librement : elles fîuis-
seut toujours par se rencontrer.
616 APPENDICE. - ÉTUDES CRITIQUES
vent des dissidences qui s'effaceraient ou s'atténueraient si
Ton pouvait entrer dans la conscience des autres, et penser
leur pensée. Nous ne pouvons donc qu'admirer un philoso-
phe sincère qui, s'inlerrogeant une dernière fois, s'est moins
préoccupé de faire valoir ses pensées personnelles que de
chercher par où il pourrait se rapprocher des philosophes
qu'il paraissait contredire. C'est une preuve qu'il aime mieux
la philosophie que lui-même, et qu'il préfère la vérité à la
jouissance de son propre esprit. C'est là un noble exemple
dont chacun de nous doit chercher à faire son profit.
Nous pouvons tirer encore de là une autre leçon. L'idée
de Dieu est aujourd'hui soumise à un assaut formidable, tel
qu'on n'en a jamais vu dans l'histoire, parce que l'esprit
humain et les sociétés humaines n'ont jamais joui d'une telle
liberté. Il semble donc que Dieu s'obscurcisse dans la cons-
cience. De là à croire que cette idée ira toujours en s'affai-
blissant, et finira par s'éteindre un jour tout à fait, il n'y a
qu'un pas. C'est cependant, selon nous, une radicale erreur.
L'idée de Dieu, pendant des siècles, a été le patrimoine
des pauvres, des humbles, des ignorants; c'étaient les gens
d'esprit qui, par haine de la superstition, devenaient athées.
Dès qu'on s'est aperçu qu'il y avait là une sorte d'aristocratie,
et que c'était sortir du commun que de cesser de croire en
Dieu, tout le monde a voulu être athée, comme tout le monde
veut être bachelier. Quelques-uns même, s'apercevant que
cela devient commun, se sont mis à crier plus fort que les
autres et à blasphémer courageusement contre quelqu'un
qui n'existe pas. On ne peut dire jusqu'où ira ce mouvement
de négation et de critique; mais il aura inévilablemont son
mouvement de retour. Ceux qui dans une société croyante
étaient athées redeviendront théistes dans une société athée :
ils recueilleront la succession des idées religieuses. Ils com-
prendront l'essence divine de la pensée, ils comprendront
quelle plate philosophie, quelle plate société, quelle science
plate et inutile que celle qui n'a pas d'éloile. De môme que,
dans les beaux-arts, la foule des naturalistes encombrera les
LE TESTAMENT D'UN PHILOSOPHE GIT
expositions vulgaires, tandis que quelques natures disting-uées
et hautes persisteront à garder le feu sacré du g-rand art; de
même, tandis que la foule servile se précipitera vers le posi-
tivisme, le déterminisme, le matérialisme, les penseurs élevés
reviendront de la science à la métaphysique, et de la méta-
physique à la philosophie divine, qui est la source de tout. Ce
seront alors les gens d'esprit qui croiront en Dieu : mais la
même loi d'imitation qui a fait descendre Talhéisme dans les
foules y fera descendre également les idées religieuses épu-
rées. C'est pourquoi nous ne craignons pas la liberté de pen-
ser : nous désirons qu'elle épuise le plus tôt possible toute
sa fougue, et qu'elle se dévore elle-même pour retourner à
son principe, sans lequel elle n'est rien. On voit que nous ne
sommes pas au nombre des découragés et des désespérés :
nous aimons les idées; nous n'avons pas peur d'elles; ce
seront elles qui travailleront pour nous.
FIN
TABLE DES MATIERES
LIVRE TROISIÈME. — VOLONTÉ ET LIBERTE
Pages
Leçon premèke. — La volouté et l'actiou rétlexc 3
— IL — Analyse psychologique de la volonté 18
— m. — Suite de l'analyse de la volouté 29
— IV. — La liberté. — Les deux sens du mot liberté 40
— V. — Une illusion d'oplique dans le problème du libre ar-
bitre 54
VI. — Le libi'e arbitre et la possibilité des contraii'es 62
— Vil. — L'idée de la liberté 71
LIVRE QUATRIEME. — DIEU
Leço.n première. — L'Iufini 83
— II. - L'Absolu 9:3
III. — L'idée de perfection 102
— IV. — La personnalité divine 111
— V. — Des rapports de Dieu et du monde 123
— VI. — Le devoir et Dieu , 134
LIVRE CINQUIÈME. — LE MONDE EXTERIEUR
Leço.n première. — De la subjectivité des sensations 149
— IL — De l'objectivité des sensations 160
— 111. — De la perception visuelle de la distance 169
— IV. — Un essai de démonstration de l'existence du monde
extérieur 189
— V. — Perception et imagination 200
— VI. — Perception et imagination (suite) 208
— Vil. — Les illusions et les hallucinations 220
LIVRE SIXIÈME. — DE L'IDÉALISME
Leço.n première. — De l'idéalisme en général et de ses différentes formes. 237
— II. — L'idéalisme anglais. — Le relativisme de M. Grote... 247
— 111. — Discussion du relativisme 257
G20 TABLE DES MATIÈRES
Leçon IV. — L'idéalisme de Kaut. — La perception extérieure 209
— Y. — La théorie de la couscieuce dans la philosophie de
Kant 278
— VI. — L'idéalisme de Kaut eu lui-même 288
— VH. — L'idée de Dieu dans la philosophie do Kaut. — L'ar-
gument ontologique 30;i
— VIII. — Réalisme et idéalisme 311
APPENDICE. — ÉTUDES CRITIQUES
I. — Leçon d'ouverture d'un cours de théodicée 327
II. — La philosophie de la liberté. — jchelliug et Secrétau 343
III. — La philosophie de la volonté. — Schopeuhauer et Hartmann 38i)
lY. — Schopeuhauer et la physiologie française. — Cabanis et Bichat. . 418
V. — La philosophie de la contingence, — .M. Emile Boutroux 451
VL — La philosophie de la croyance. — M. Ollé-Laprune 467
VIL — La théorie de l'erreur. — M. Victor Brochard 493
VllI. — L'idéalisme de M. Lachclier 515
IX. — Le spiritualisme birauien 530
X. — L'automatisme psychologique. — M. Pierre Janet 5o6
XI. — Le testament d'un philosophe. — .M. Vacherot a73
..^i}Mj}^(<
SOCIÉTÉ ANO.NYME D 1 M 1' H I M K R IK U K V I LL KFR A N C U E-D K- R O r KU G l' E
Jules Baudulx , Directeur.
B 79 .J3 1897
snc
Janet, Paul, 1823-1899
Pr i ne i pes de
mibetaphys ique et
AWE-3917 (mcsk)
de