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Full text of "Proses décadentes"

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UC-NRLF 



*B 110 245 



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PROSES 



ECADENTES 



Par LÉO THÊZENIK \ 



avki: 



UNE PRÉFACE- RÉTROSPECTIVE 



LUTECE 
ClFE^E. GIRAUD ET Oe, ÉDITEURS 

18, HUE DROUOT 

i s y u 




A 



A/- 



PROSES DÉCADENTES 



LÉO TRÉZENIK.^ç.*À- 



PROSES DÉCADENTES 




PARIS 

IMPRIMERIE DE LUTÈCE 

16, Boulevard Saint-Germain, 1G 

1886 



\'ït> \ J 'I 



^^9 ^^9 ^^9 ^^r ^^r ^^r ^^9 ^^9 ^^r ^^9 ^^9 ^^9 



EN GUISE DE 

PRÉFACE 



J'écrivais ceci dans Lutèce, le 16 août 1885 : 

« Aujourd'hui que cela ne peut plus porter 
préjudice ni à Floupette, ni à son éditeur; 
aujourd'hui que les Déliquescences ont eu la 
rare fortune de faire le tour de la grande 
presse et £ arracher aux quotidiens, si avares 
pourtant de leurs lignes, une réclame que 
jamais une œuvre hardiment, sincèrement et 

507 



6 PRÉFACE 

sapidement littéraire ne peut se vanter d'avoir 
eue; aujourd'hui* qu'après tous les autres, 
qu'après Mermeix qui n'y comprit rien, 
qu'après Claretie qui pressentit et Arène qui 
approuva, dans un article souriant, M. Paul 
Bourde, en le très grave Temps, a chroni- 
que, digne mouton de Panurge qu'il est, 
sur /'École décadente ; aujourd'hui, enfin et en 
% un mot, que la plaisanterie a asse\ duré, que la 
fumisterie commence à fleurer le rance, il n'est 
peut-être pas inutile de ramener, à ses justes 
proportions, celle floupellerie. 

Déjà, dans le XIX e Siècle de mardi (pro- 
bablement son directeur a-t-il tenu à passer 
ainsi l'éponge snr l'énorme gaffe commise, 
dans les commencements, à propos de Flou- 
pette, par l'un de ses plus fins reporters, 
M. Mermeix!) Moréas complaisamment, a 
tenu à démontrer à M. Bourde, en son nom 
personnel, à quel point il avait été mal rensei- 
gné pour faire son article. 



PREFACE / 

Mais ce n'est pas suffisant* La presse a 
« coupé » tout entière et d'une façon trop 
retentissante pour qu'il ne soit pas nécessaire 
de lui faire cette tardive mais forcée confidence 
qu'elle a été victime d'un « mauvais plaisant. » 

Car, non seulement Floupette n'existe pas 
(ça, c'est encore pour M. Mermeix) mais 
/'École décadente est une invention de Flou- 
pette et ses Déliquescences ne sont pas une 
parodie, mais la blague d'un genre, créé de 
de toutes pièces pour son usage personnel, 
par le dit Floupette. 

Et Sabord, V étiquette « décadent » dont il a 
plu aux chroniqueurs d'affubler, à la suite de . 
Floupette, la jeunesse littéraire, n'a aucun 
sens. M. Pruihomme seul (mais il est juste de 
dire qu'il collabore, sous combien de pseu- 
donymes! à la plupart des grands journaux 
parisiens) M. Prud'homme seul a le droit de 
formuler que VArl est en décadence, actuelle- 
ment. Il n'y a pas plus décadence, aujour- 



8 PRÉFACE 

d'hui, qu'il n'y eut décadence alors qu'à l'Art 
classique s'essaya à succéder le romantisme; 
alors qu'Hugo détrôna Ponsard; alors qu'on 
acclama, en 1830, les Burgraves au détriment 
de Lucrèce. Il y a une simple transformation. 
Il y a tendance de la jeune littérature à faire 
neuf, et pour cela à faire autre. Les étiquettes 
ne signifient si bien rien que les prétendus déca- 
dents ont déjà été affublés de Vépithète de néo- 
romantiques pX>ur cela que le «romantisme », 
au fond, au temps de sa gloire et de son audace, 
ne voulait que dire changement. Et c'est 
encore faire du romantisme, aujourd'hui, 
mais du néo-romantisme que de s'essayer à 
sortir, littérairement, de la routine et de l'or- 
nière. 

Voilà ce que (à part deux ou trois employés de 
bureau pour qui l'A ri est tout en M. Mallarmé), 
a prétendu tenter la pléiade littéraire actuelle. 
Voilà ce que M. Bourde n'a pas compris. Parce 
qu'il a fait son article tout entier, sans lire plus 



PRÉFACE 9 

de vingt vers de chacun des jeunes poètes sur 
lesquels il pérore; parce que, en digne quoti- 
dien naïf et coupeur quil est, il apris au sérieux 
toute la préface de Marius Tapora qui s'était 
amusé à grossir, par simple fumisterie, et pour 
se gausser de leurs prétentions, la personnalité 
de quelques rimaillards d'estaminet auxquels le 
morphinisme, à celui-là, et des affectations 
byzantines, à cet autre, avaient donné suffi- 
samment de ridicule pour que Beauclair, en 
excellent parodiste qu'il est, s'attardât à le leur 
dire une bonne fois. 

L'objet visé étant mince, Beauclair, pour 
qu'on le vit, et qu'on ne pût s'étonner qu'il 
s' amusât à l'arquebuser, a été contraint de Vexa- 
gérer. Effet d* optique dont fut dupe la presse. 
Comme, en soi, la plaquette était gaie,on en 
rit. Certains même en rirent d'autant plus fort 
qu'ils n'y avaient pas compris un traître mot — 
et quils voulaient faire croire, au voisin, qu'il 
avaient compris. C'est ce qui explique l'invrai- 



10 PRÉFACE 

semblable succès qui a accuelli les Déliques- 
cences. 

Voilà qui est bien. 

Seulement, quand un monsieur, comme M. 
Bourde, vient baser là-dessus une grande étude 
de quelque cinq cents lignes sur la décadence 
de la jeune littérature actuelle, cela nous fait 
bien rire. » 

Je n'ai rien à ajouter, sinon que c'est pour 
cela que j'ai intitulé ces fantaisies Proses 

DÉCADENTES. 

LÉO TRÊZENIK\ 



DE L'ADULTERE 




ilencieuses longtemps , et 
çà et là éparses dans la 
chambre où elle dort, 
l'Adultère, enlacée à Lui, 
au creux du grand lit 
calme aux draps convul- 
sés ■ dans la chambre assoupie où 
s'est tu même le pouls rhytmique 
de la pendule, voilà que sous le 
nickdlement électrique de la lune 
les Choses, ces inquiétantes qui 
« veulent garder leur secret », 
les Choses se sont prises soudain 
à babiller entre elles. 

L^s Bas ont commencé, les 



12 PROSES DÉCADENTES 

fins Bas de soie noire, vides maintenant 
et affaissés au pied du long Canapé 
gouailleur. 
Les Bas disaient : 

— C'est à cause de nous s'il Ta aimée. 
C'est nous qui moulant ses jumeaux re- 
bondis et sa malléole amincie ont allumé 
dans son regard l'éclair qui lui a incendié 
l'âme. 

Et tout au long, dans le silence delà nuit, 
les Bas, les fins Bas de soie noire gazouil- 
lèrent, sous le nickellement électrique de 
la lune, l'inénarrable poème de la jambe. 

Mais le Jupon reprit : 

— Vos charmes eussent été vains sans 
moi qui sur vous mettre en valeur en me 
haussant suffisamment pour permettre 
que l'on vous vit et servir de cadre à vos 
attirances irrésistibles. C'est à ma blan- 
cheur hypnotisante, c'est à mes trou- 
blantes sonneries de cloches... 

— Qui sont mon œuvre, crépita l'Ami- 
don emprisonné dans le tissu... 



PROSES DÉCADENTES 13 

Mais le canapé ricana : 

— Que pourriez-vous sans moi? que 
pourrait, sans mon aide, l'aflriolance de 
vos charmes, contestable d'autant moins 
pour moi que j'ai maintes fois été, mieux 
que personne, à même d'en constater la 
puissance. N'est-ce pas moi la suprême 
étape de la chasse amoureuse? N'est-ce 
pas entre mes bras toujours complai- 
samment ouverts aux amours illégitimes 
que se consomme la chute irréparrable ? 
Je suis le meuble des adultères. Le Lit ne 
vient qu'après moi, jamais avant. Que 
de femmas seraient encore la forcément 
fidèle épouse d'un mari détesté si elles 
n'avaient rencontré, dans la minute psy- 
chologique — si fugace et unique — où 
les cerveaux s'affolent et où les volontés 
s'émoussent, la muette élasticité de mes 
coussins pour assourdir le retentisse- 
ment de leur chute. 

Soudain, harmonieuse et plaintive 
comme la vibration chevrottante d'une 



14 PROSES DÉCADENTES 

chanterelle qui se brise, une voix mur- 
mura : 

— J'étais la pudeur des femmes, et 
j'étais la sauvegarde des maris qui sa- 
vaient leur honneur suffisamment cade- 
nassé dans la prison de ma batiste. 
Toutes les agaceries des bas chavireurs 
de vertu et des jupons semeurs de désirs 
venaient piteusement échouer devant le 
« tu n'iras pas plus loin » de ma citadelle 
inexpugnable. Le Canapé lui-même ne 
pouvait rien contre moi. Il fallait la com- 
plicité du Lit pour me vaincre. Le Lit? 
c'est-à-dire la chute préméditée et réso- 
lue, c'est-à-dire cette décision qui n'habite 
jamais l'esprit flottant des femmes la 
première fois. 

Mais un jour, une perverse suvint qui 
d'un large coup de ciseaux troua mon 
bouclier. 

— Qui donc es-tu, toi qui te lamentes, 
s'enquit le Canapé qui ne ricanait 
plus^... 



PROSES DÉCADENTES 15 

Et la voix répondit, plaintive et mélo- 
dieuse comme la vibration chevrottante 
d'une chanterelle qui se brise : 

— Je suis Fâme du Pantalon fermé. 



BEGAIEMENTS 




ans la rue sombre, où 
le soleil a peine à se 
glisser, à travers les 
hautes cheminées empa- 
nachées de floconne- 
ments bleuâtres; 
Dans la rue étroite rare- 
ment prise pour raccourci par 
les Nacres qui l'ignorent ; 

Dans la rue tranquille dont 
morne pas les sergots, deux 
par deux, ne viennent troubler 
le nu Tne silence de leur prome- 
nade rhytmique ; 



18 PROSES DÉCADENTES 

Sur le trottoir rubanesque de la rue 
sombre, étroite et tranquille ; 

Dans un obscur recoin du trottoir ru- 
banesque, une gamine de huit ans est 
assise, à plat sur le bitume, les jambes 
écartées et les poings sur ses cuisses 
grêles. 

D'un œil limpide, dont pas le moindre 
éclair de curiosité ne vient troubler l'azur, 
elle suit la main d'un garçonnet de dix ans 
qui, très rouge et le regard allumé, des- 
sine à la craie, sur le trottoir, dans 
l'angle de ses jambes, que fait frissonner 
cette audace d'obscénité, un priape hir- 
sute, cambré, énorme, monstrueuse- 
ment vrai dans le balbutiement de cette 
ébauche. 

Et pendant que le garçonnet sournois 
guette et espère, dans l'œil de la petite, 
l'éclair mouillé qui luit dans le sien, la 
gamine, sans un pli à sa lèvre, sans une 
goutte de sang de plus à sa joue, consi- 
dère du regard désintéressé de celui qui 



PROSES DÉCADENTES 19 

SAIT depuis longtemps, le priape hir- 
sute, cambré, énorme que dessine le 
gamin -sournois, sur le trottoir ruba- 
nesque de la rue étroite, sombre et tran- 
quille. 



LA TROUBLEUSE D'HOMMES 




lie ne partait qu'après 
s'être mise sous les ar- 
mes. Et c'est bien d'elle 
qu'on pouvait dire 
qu'elle était armée jus- 
qu'aux dents. Car elle 
y avait, en guise de poi- 
gnard, un sourire affilé comme 
un kriss malais et qui luisait 
férocement dans sa gaîne de 
pourpre. 

Elle Tétait, armée, de pied en 
cap, de puis sa bottine moirée 
qui moulait de chevreau fin l'au- 
dacieuse cambrure de son peton 
invraisemblable, jusqu'à son co- 



22 PROSES DÉCADENTES 

quet chapeau Henri II empanaché d'une 
cascadante plume d'autruche sous la- 
quelle étincelait. l'éclair bleu de son 
regard. 

Et c'était avec une science savamment 
minutieuse et machiavéliquement étu- 
diée qu'elle procédait, pendant des heures 
peut-être, à cette toilette de dessous que, 
pertinemment, elle savait irrésistible, 
quand, avec un grand air royal, elle 
faisait l'aumône d'un coin entr'aperçu 
aux yeux mendieurs qui la guettaient sur 
son passage. 

Elle était passée maître en l'art exquis 
de profiter des bas noirs sur le fond 
blanc des jupons au bord desquels cou- 
rait une fine dentelle. 

Elle savait la place juste où doit se 
fermer le poignet du pantalon ; ni trop 
bas pour laisser voir toute la jambe, 
ni trop haut pour ne pas la rendre dis- 
gracieuse. 

Elle étudiait longtemps, dans sa glace, 



PROSES DÉCADENTES 23 

l'effet qu'elle allait produire tout à l'heure 
et répétait à l'avance sa leçon, afin de 
savoir, une fois sortie, où prendre sa jupe, 
d'une main indifférente, pour laisser voir, 
sans y prendre garde, ni trop ni trop peu, 
ce qu'elle avait à montrer. 

Une fois la leçon bien sue elle partait, 
pratiquant d'instinct ce précepte du Dan- 
dysme : « un dandy peut mettre s'il veut 
dix heures à sa toilette, mais une foisfaite 
il l'oublie ». Et certes, si elle mettait, la 
perverse, dix heures à apprendre son rôle, 
elle oubliait si bien que ce n'était qu'un 
rôle, qu'elle devenait à force d'art, natu- 
rellement ingénue. 

Le long des trottoirs où la pluie d'au- 
tomne faisait hâter le pas aux prome- 
neurs affairés, ou bien, les jours de gai 
soleil, par les poudreuses avenues, où sa 
robe claire s'épanouissait sous le vert des 
arbres, riante et fraîche comme une fleur, 
elle trottinait, gaillardement troussée, 
sous prétexte de boue ou de poussière, 



24 PROSES DÉCADENTES 

laissant voir son éternel bas noir, sculp- 
turalement affriolant, découpé sur le pa- 
quet de jupons blancs qui jetait, derrière 
elle, un sillage d'iris et de foin coupé. 

Et, marchaient à sa suite, alléchés, 
magnétisés par sa jambe, des lycéens 
imberbes qui s'en régalaient, et des vieux 
ravigotés par ce spectacle gratis qui re- 
trouvaient leur vigueur de vingt ans 
pour courir, des kilomètres, sous le 
charme. 

Et, galopait à sa suite toute une meute 
d'affamés qui s'étonnaient d'abord d'être 
tant à suivre le même chemin, puis, qui 
s'inquiétaient de se trouver toujours à la 
même distance les uns des autres, s'exa- * 
minaient curieusement à la dérobée, hon- 
teux, à la fin, de se surprendre, récipro- 
quement, dans l'œil, le même regard 
fixe, la même pensée obsédante, le même 
but poursuivi. 

Comme elle sortait toujours à la même 
heure, suivant invariablement le même 



PROSES DÉCADENTES 25 

itinéraire, il se trouvait que c'étaient 
presque toujours les mêmes hypnotisés, 
jeunes et vieux, qui trottaient derrière 
elle ; à la longue ils finissaient par se con- 
naître, et comme ils savaient Pourquoi 
ils étaient la, c'était le rouge au front 
qu'ils se hâtaient, sans oser même rom- 
pre ce silence d'un mot, du même, celui 
que tous avaient sur les lèvres, et que 
pas un n'osait dire. 

Parfois, pour leur jeter à tous le même 
trouble imprévu dans le cœur, elle inter- 
rompait brusquement sa course, se tour- 
nait à demi vers eux, s'arrêtait, se cour- 
bait en avant, et lentement, jouissant de 
leur jouissance, elle rattachait, sous 
leurs yeux qui se mouillaient, sa fine 
jarretière rose — qui n'était pas tombée. 

Ils en restaient, du choc, cloués sur 
place et haletants, puis, elle repartie, le 
charme rompu, ils reprenaient leur flâne- 
rie intéressée. 

Certains jours, pour dépister sa meute 



26 PROSES DÉCADENTES 

d'adorateurs, elle s'amusait à grimper 
sur le haut d'un tramway, révolution- 
nant, pendant qu'elle montait, les gens 
de la plate-forme et le conducteur lui- 
même si blasé qu'il fut par ce spectacle 
quotidien. 

Et aux stations, autant que partout, 
sur le passage du tramway, des hommes 
s'arrêtaient, le nez en l'air, agglutinés 
par ce flot de jupons blancs servant de 
fond de tableau à ces bas noirs char- 
meurs dont le souvenir opiniâtrement 
les hantait, quand la voiture était partie. 

Et tous les soirs elle s'endormait, béate, 
un fin sourire narquois au coin de la 
lèvre, semblant dire comme Titus, de 
romaine mémoire : « Je n'ai pas perdu 
ma journée. » 



DANS L'OMNIBUS 




isérable et navrante, sur 
l'une des banquettes au 
bleu passé maculé de lar- 
ges flaques grasses em- 
poussiérées, une femme 
tranche sur les autres 
par sa laideur vulgaire, 
teint éclaboussé de 
rousseurs, ses traits pitoya- 
blement communs. 

En face, un jeune homme, 
i n vraisemblablement beau, 
i m perturbablement dédai- 
gnoux, dont le regard dit 
assez le mépris dans lequel 
I tïçnt la banalité ambiante. 



28 PROSES DÉCADENTES 

Et comme ELLE tend ses six sous 
d'une main rouge, osseuse, bossuée et 
fripée comme un vieux gant, ce fut l'aris- 
tocratique dextre du Très beau qui s'of- 
frit la première à passer au conducteur 
la monnaie de la Très laide. 

Serait-ce que l'extrême Beauté et 
l'extrême Laideur ont un point de con- 
tact, impalpable et invisible, et insoup- 
çonné par les Médiocres, où flue et 
s'échange, électriquement, la Sympathie? 



L'EPOUVANTEUR D'ENFANTS 




a bizarre obstination 
qu'il mettait à ne suivre 
que les femmes dont 
les bras s'embarras- 
saient d'un enfant 
encore enlangé, — nou- 
nous à démesurés ru- 
bans cramoisis dégrin- 
golant jusqu'aux talons 
ou jeunes mères pavannant le 
tout récent bonheur d'exhiber 
elles-mêmes le « fruit » de leurs 
fornications légales — m'avait 
ntéressé à tel point que je 
me mis à suivre l'enigmatique 
suiveur. 



30 PROSES DÉCADENTES 

Point ne l'affriolait un bas clair entrevu 
sous la jupe froufroutante ; non plus 
qu'une taille mince faisant ressortir 
l'opulence bombée du buste ; pas même 
les ondulations tapageuses d'une croupe 
exagérée secouant à sa suite un sillage 
d'iris et d'ambre. 

Sa flânerie ne s'accrochait qu'aux ta- 
lons des nourrices; et cela semblait être 
le tablier blanc des bonnes d'enfants qui 
hypnotisait sa rétine. 

Et il me sembla que les bébés dont, par 
dessus l'épaule des femmes qui les véhi- 
culaient, vaguaient les regards pâles 
intéressés par le grouillement de la rue 
et le chatoiement bigarré des étalages, il 
me sembla que les bébés fixaient, tous, 
tout à coup, un regard troublé, puis 
craintif, puis épeuré sur les yeux de ce 
promeneur qui suivait les femmes sans 
leur dire un mot, sous l'incitation d'on ne 
sait quel mobile. Et soudain, malgré que 
la bonne, d'un : « Est-il désagréable cet 



PROSES DÉCADENTES 34 

enfant là ! » gourmandât ce changement 
d'humeur inexplicable, les bébés, dont 
cet ombre : la Peur, fonçait l'iris et jetait 
la nuit, par la pupille agrandie, au fond 
des regards, éclataient en sanglots stri- 
dents, convulsifs, épouvantés, et se 
rejetaient brusquement en arrière pour 
ne plus voir. 

Et quand .l'enfant, calmé, hasardait à 
nouveau son œil humide encore sur le 
promeneur qui, muet et correct, suivait 
toujours : la même Peur inexplicable et 
subite convulsait son visage ; le spasme 
des mêmes sanglots le prenait au ventre. . . 

Et chez tous les enfants qu'il suivit ce 
jour là, je remarquai ce regard, vague 
d'abord, retenu ensuite, puis cette vision 
d'épouvante, puis ces soubresauts, ces 
sanglots, cette Terreur!... 

Et toujours, comme la femme intriguée 
se retournait, inquiète et interrogative, 
elle rencontrait le visage froid, digne, im- 
passible du flâneur mystérieux. 



32 PROSES DÉCADENTES 

Tout à coup, comme un nouveau bébé 
s'effarait à le regarder, une glace oblique 
vint inopinément me donner la solution 
du problème. 

Profitant d'une seconde où personne 
ne pouvait le voir, l'homme s'était brus- 
quement contorsionné le faciès dans une 
grimace d'une hideur terrifiante — afin 
d'épouvanter l'enfant qui, seul, le voyait. 



LA MARGUERITE 



u long de la chaussée 
où la pluie a cessé, au 
long de la chaussée 
fleurie de mollets blancs, 
ces marguerites de l'as- 
phalte qu'a fait pousser 
tout à coup le soleil qui se mire 
dans les flaques et paillette d'or 
le do à lustré des pavés, ELLE se 
L hâte, la pimpante, troussant gail- 
î lardemcnt de la main gauche son 
y paquet de jupons blancs et mon- 
trant, avec une telle impudeur 
qu'elle ne doit pas s'en douter, et 
sa fine cheville où le bas n'est 



34 PROSES DÉCADENTES 

déshonoré d'aucune ride, et son mollet 
rebondi, cambré, concupiscible, et, là- 
bas, — là-haut — , bien loin, par delà la 
jarretière dont la boucle accroche un 
éclis de soleil, un coin nacré de sa cuisse 
incomparable qui s'est, ce jour-là, affran^ 
chie de la pudeur du pantalon. 

Derrière, à quelques pas, s'acharne un 
adolescent blême qui dévore des yeux 
goulûment, — en affamé qui depuis de 
longs jours ne fut convié à si pantagrué- 
lique banquet, — et cette fine cheville, et 
ce mollet concupiscible, et ce coin nacré 
de cuisse incomparable. 

Puis, enfin repu, il l'aborde et murmure, 
égoïstement, pour que d'autres ne puis- 
sent, après lui, en régaler leur prunelles : 

— Madame, on voit vos jambes... 
Impérialement sereine et superbe, sans 

même daigner tourner la tête, Elle laisse 
tomber, du haut de son impassible indif- 
férence, Ces trois monosyllabes : ' 

— Je le sais. 



LE CHIEN 

EST L AMI DE LHOMME 



raternellement, sur le trot- 
toir exigu delà rue muette, 
à de rares intervalles ani- 
Mf mée par le pas rapide d'un 
pR passant, devant la petite 
% boutique vert bouteille de 
la fruiterie, où les ventrus melons 
ehôîérîfères gonflent en vain, pour 
* raccrocher » un amateur, leurs 
tranches dorées et fleurant bon, 
un gros terre-neuve cabriole, de 
concert avec un enfantelet de 
quatre ou cinq ans, dont il est le 
meilleur et l'unique camarade. 
Soudain, comme dans la lutte 




36 PROSES DÉCADENTES 

l'enfant avait roulé dans le ruisseau, et 
qu'à ses glapissement de joie répondaient 
les abois retentissants du terre-neuve 
inquiet de cette chute, le père, persuadé 
que le chien avait bousculé- le gamin, 
sortit brusquement de la petite boutique. 

Et comme le chien s'essayait à ramener 
l'enfant sur le trottoir, cependant que 
celui-ci, toujours secoué par lestressauts 
du rire, avait accolé de ses deux bras la 
grosse tête velue d'où pendait, à travers 
la double rangée des dents formidables, 
l'énorme langue caressante, le père, bru- 
talement, fit rentrer le chien d'un coup de 
pied et l'enchaîna. 

Et l'enfant voyant que, barbare et in- 
juste parce qu'il n'avait rien vu et pro- 
nonçait quand même une sanction, le 
père enchaînait son ami à l'entrée de la 
petite boutique vert bouteille où les ven- 
trus melons cholérifères gonflaient en 
vain leurs tranches dorées et fleurant bon, 
l'enfant se prit à sanglotter. 



PROSES DÉCADENTES 37 

Et sans qu'il lui vint à la pensée de 
protester contre cette injustice humaine 
d'être puni pour une faute qu'il n'avait 
pas commise, le chien, voyant que se dé- 
solait son camarade de le voir à t'attache, 
le chien feignit un air heureux pour con- 
soler l'enfant. 



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8 

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EGOISMES 




a tête s'encadre dans les 
dentelles jaunes de l'oreiller 
blanc où s'enmêlent en dé- 
sordre ses cheveux défrisés 
depuis de longs jours; dans 
les dentelles moins jaunes 
que son teint, son ancien « teint de 
lys & où semble, aujourd'hui, avoir 
coulé, sous la peau, toute la cire 
des cierges qui vont demain brûler 
dtj chaque côté de son cadavre. 

A travers la buée des cheveux 
défrisés depuis de longs jours, ses 
yeux, qu'auréole le bistre de la 
phtisie, dardent un regard noir 



40 PROSES DÉCADENTES 

sur son amant désintéressé de cette mort 
qui traîne, et dont l'égoïste amour s'est 
usé peu à peu aux angles de cette mai- 
greur. 

L'étrange fixité de son regard noir qui 
flambe dans sa prunelle dilatée trouble 
jusqu'à la gêne l'amant qui rôde par la 
chambre, vaguement affublé d'un masque 
de sympathie. 

Avec cette claire-vue des gens qui vont 
mourir, elle sent que cet homme n'a 
jamais aimé que la chair en elle; en elle 
qui lui avait tout donné : cœur, âme et 
corps. Et devant cette découverte de la 
dernière heure, ce cri s'échappe de sa 
gorge : 

— L'autre, celle dont vous allez me 
remplacer quand je ne serai plus... la 
connaissez- vous ... ? 

Et lui proteste sans conviction : 

— Peux-tu croire! ma chérie... tu seras 
mon seul amour. 

— Tu mens, rugit-elle, entre ses dents 



PROSES DÉCADENTES 41 

que font claquer déjà les affres de l'agonie. 
Et, après un silence qu'il n'ose inter- 
rompre, elle dit, d'une voix qui s'exalte, 
fouettée par le délire qui commence : 

— Mais je reviendrai de là-bas, je re- 
viendrai, durant les nuits sans lune, han- 
ter votre alcôve et souffler l'épouvante 
au milieu de vos caresses... Mon Ombre 
opiniâtre s'acharnera à énerver les quiètes 
lassitudes et les doux anéantissements de 
vos lendemains d'amour... 

— Je t'en supplie, mon adorée, hasarde- 
t— il, ne t'excite pas ainsi... 

— Je neveux pas, éclate-t-elle, je ne 
veux pas, non, je ne veux pas... que tu 
aimes une femme après moi. 

Et comme, penché sur elle, il la baisait 
au front pour endormir son exaltation, 
un éclair rouge raya le ciel vert de sa 
prunelle ; et, dans un suprême effort, de 
ses bras noués attirant à elle la tête de 
son amant, elle le mordit au cou à pleine 
bouche, et d'un coup de dent dont la 



42 PROSES DÉCADENTES 

fièvre centuplait la force, lui trancha la 
carotide. 

Et pendant que râlait cet amant banal 
à qui elle avait tout donné et qu'elle ado- 
rait jusque dans la mort; pendant qu'un 
flot de sang jaillissait de l'artère, empour- 
prant l'oreiller blanc où s'enmêlaient en 
désordre ses cheveux défrisés depuis de 
longs jours, béate elle expira. 



LES HUMBLES 




ans l'intime atelier grand 
comme une boîte à bon- 
bons, modestement ca- 
ché entre deux jardins 
gigantesques de la très 
versaillaise rue Mon- 
sieur, le grand poêle ronronne 
et le soleil de novembre, ané- 
mique et glacé, s'insinue entre 
les vastes rideaux. 

Le Maître n'est pas là, et les 
toiles en abusent pour bavarder 
entre elles. 
Sur les chevalets massifs, les 



k\ PROSES DÉCADENTES 

grands portraits orgueilleux se cambrent 
dans leurs cadres très dorés. Ils se vantent 
tout haut de leur coloris vigoureux et 
des jeux de lumière rembranesque dont 
le peintre s'est complu à être prodigue. 
Ils savent qu'ils vont aller aux Exposi- 
tions prochaines et que devant eux les 
bourgeois s'estomireront. D'aucuns re- 
viennent de Hollande, ou de Munich, ou 
de plus loin encore, et racontent à leurs 
voisins les ovations dont les ont salués 
là-bas les foules enthousiastes. Ils s'enor- 
gueillissent du suffrage des jurys qui leur 
a défendu de mourir de par cela qu'ils 
sont fils de la fée Inspiration. Gâtés par 
le succès, cette rouille des grands, ils 
font à peine l'aumône d'un regard api- 
toyé aux Humbles, comme Valadon les 
appelle, à ces exquisement vivantes na- 
tures mortes, dissimulées et comme en 
pénitence dans les coins discrets, pen- 
dues sous les draperies dédaigneuses, dans 
l'ombre des chevalets massifs où se cam- 



•PROSES DÉCADENTES 45 

brent îes grands portraits orgueilleux 
dans leurs cadres très dorés. 

Sur de minuscules toiles que ne désigne 
au regard aucun cadre très doré, des 
chats frileux font le gros dos, les yeux 
clignés et les pattes repliées, blottis sous 
de ravissamment gris et très vrais petits 
poêles qui flambent clair, à côté de tor- 
chons navrants qui pendillent sur l'appui 
d'une fenêtre mélancolique. Oh! cette 
poésie pénétrante des petites fenêtres 
mélancoliques dont les poussiéreux car- 
reaux tamisent un jour rembranesque ! 
Oh! cette gaîté qui rend songeur des mi- 
nuscules poêles gris qui flambent clair et 
dont le crépitant ronron accompagne le 
ronron satisfait des chats frileux qui font 
le gros dos, les yeux clignés et les pattes 
repliées, blottis sous les très vrais petits 
poêles ravissamment gris ! 

Et pendant l'absence du Maître, j'ai 
laissé se glorifier entre elles les vanités 
des grands portraits qui sont Sa gloire et 



46 PROSES DÉCADENTES 

je me suis surpris à écouter le babil des 
Humbles qui sont Ses joies, et qui sont 
un coin de Son âme. 



AU DEDUIT 



Si tu n'étais fausse, eh! serais-tu 
vraie? (Tristan Corbière). 



t comme je lui deman- 
dais le secret de la 
hautaine et impertur- 
bable indifférence dont 
il était bardé vis à vis 
des femmes , indiffé- 
rence dont elles es- 
sayaient d'émousser l'imperti- 
nence en l'expliquant par un 
vice qu'il n'avait pas, mais dont 
— tant it tenait en mépris sou- 
verain cette grande catin d'Opi- 
nion publique — il se gaudissait 
presque qu'on l'accusât, Ker- 
bihau me répondit: 

a - - Ce secret est simple, 




48 PROSES DÉCADENTES 

« mon cher ami, et je consens à m'en 
« déposséder en votre faveur. 

<r Toute la femme, sa beauté comme sa 
<r finesse, ses charmes comme son flair et 
« son sphinxisme ; en deux mots sa pér- 
ir sonne psychique entière comme toute 
« sa personne physique, n'est qu'une 
« convention. La puissance que conserve 
« la femelle sur la presque totalité des 
« mâles est la conséquence logique, le 
« résultat inévitable de Yillusion qu'elle 
« leur fait. La femme (je veux dire la 
« femme de leur imagination, la femme 
« qu'ils voudraient, la femme mirage, la 
« femme illusion : virtualité dont ils sont 
« dupes) est toute en accessoires. Elle ne 
« serait pas si elle n'était qu'elle. Tout 
« ce qu'elle semble être est une création 
« de nos désirs, un effet d'optique auquel 
« le regard s'accoutume et qu'il finit à 
« la longue par croire une réalité. On Va 
« d'abord vue telle qu'on l'eût souhaitée ; 
« puis, grâce à la merveilleuse pressen- 



PROSES DÉCADENTES 49 

<r sation qu'elle a de nos besoins, elle 
« s'est composée telle qu'on la voulait, 
« c'est à dire toute — rondeurs et par- 
« fums par ci, sentiments et sensations 
« par là — postiche et en toc. Son esprit 
« est un écho du nôtre, son vocabulaire 
« le produit de cette éducation de <r per- 
« ruche bien apprise » que l'homme lui a 
« donnée. 

a Or, s'il est vrai que toute la femme 
« psychique est la création de l'homme, 
« il est non moins indubitable qu'elle 
« doit ses charmes physiques à la mu- 
« nificence — intéressée — de l'homme, 
« En d'autres termes, la femme n'est pas 
« belle en soi, elle n'est belle que parce 
« que l'homme le croit. 

« On l'a appelée un mal nécessaire : ce 
« n'est qu'à moitié vrai. C'est un mal, 
« mais qui n'est nécessaire que pour les 
« débiles. Les sains et les forts s'affran- 
« chissent volontiers de ce besoin dont 
« la femme est le moyen de satisfac- 



50 PROSES DÉCADENTES 

« tion, dont elle seule tire profit, et 
« dont l'assouvissement, sous quelque 
« nom sonore qu'on le déguise, est une 
« saleté. 

t Ceci étant posé, mon moyen, pour 
« y arriver enfin, de narguer l'attraction 
« de la femme, si tant est que je sois sur 
<r le point de la subir, le voici : 

t Quand je suis en présence d'une 
« femme, qu'elle caquette, ceinte d'une 
« cour d'attentifs, dans l'allanguisse- 
« ment moite, d'un salon miroitant de 
« lumières, ou qu'elle frétille de la croupe, 
« au raz des étalages lutéciens, la jupe 
« troussée jusqu'au jarret, je la désarme 
« en une seconde, je dissous le mirage, 
« je souffle sur l'illusion irrisée... 

— Et de quelle façon, interrompis-je, 
pour la ramener à son fameux moyen. 

« Je la déshabille instantanément par 
« la pensée; je fais abstraction de cette 
« robe dont la soie magnétise et dont les 
« bouffements audacieux et hâbleurs ne 



PROSES DÉCADENTES 51 

« recouvrent que le vide ; j'enlève ce cor- 
« set qui endigue et soutient, qui re- 
« pousse et déplace, replace et harmo- 
« nise ; mon œil impitoyable vrille à 
« travers ces dessous dont là blancheur 
<r rafraîchit et dont les malines embau- 
« ment; 

« Et je n'ai plus devant moi que le 
« ridicule spectacle d'une nudité gro- 
« tesque, flasque et débordante, striée de 
« couperoses et couturée de vergetures, 
« humide et fleurant acre, qui se dandine 
« sur de trop courtes jambes et fait des 

grâces 



« 



Avec l'assentiment des seins qui se balancent. 

« Et conimë il est inutile de manifester 
« une hilarité qui resterait inexplicable 
« pour celle qui la provoque, je me tais 
« et ne me permets qu'un sourire facile- 
« ment pris pour une marque d'appro- 
« bation et un acquiescement poli aux 



52 PROSES DÉCADENTES 

$c vulvarités musquées et aux minau- 
« dières inepties de la charmante per- 
« ruche qui ne peut s'imaginer à quel 
« point son ramage est amusant quand 
« on l'entend sans son plumage. 
« Et voilà tout mon secret. » 



LE CHIEN BIBELOT 




ÉgPête basse, avec, dans 
le regard en dessous 
dont il semble sup- 
plier le passant, une 
indéfinissable expres- 
m d'amertume, il trottine 
[ dans les talons de sa maî- 
tresse, le maupiteux barbet 
tondu « en lion ». 

Sa queue dénudée, que 
terni Lnè un ridicule pompon 
noir, se recoqueville entre 
ses pattes, rasées, elles aussi, 
A à l'exception d'un bourrelet 
'n de poils frisés qui souligne 



54 PROSES DÉCADENTES 

à trois centimètres des griffes, la dia- 
phanéité de ses membres grêles, tout 
frissonnants , — plus de honte que de 
froid. 

Sa tête frôle le trottoir, comme écrasée 
sous le poids du ridicule ruban bleu 
qu'on lui a noué, en rosette, sur le crâne, 
et sa crinière caricaturalement pseudo- 
léonine qui tranche avec le nu marbré de 
sa peau noire fait tout ce qu'elle peut 
pour dissimuler le petit collier bleu où 
tintinnabule douloureusement à ses oreil- 
les une minuscule clochette en cuivre 
bien luisant. 

Il sent qu'il a l'air absurdement joli 
d'un caniche d'astrakan descendu de son 
étagère, et il se fait tout petit, le long des 
boutiques, le pauvre chien honteux qui 
s'en va la tête basse, avec, dans le regard 
en dessous dont il semble supplier le 
passant, une indéfinissable expression 
d'amertume. 

Tout à coup, au détour d'une voie 



PROSES DÉCADENTES 55 

populeuse, un boule-dogue qui passait au 
galop, invraisemblablement crotté, la 
queue raide et la tête fière sabrée d'une 
ride énorme qui accentuait encore l'inso- 
lence de son regard, un boule-dogue s'ar- 
rêta une seconde devant lui. 

Et, comme le maupiteux faux-lion 
s'essayait à dissimuler sa honte dans le 
coin sombre d'un auvent, le boule-dogue 
le toisa méprisamment, et, feignant de 
le prendre pour un absurdement joli 
caniche en astrakan descendu de son 
étagère, il détourna lentement la tête où 
se fronça plus encore l'énorme ride qui 
sabrait son front, puis, levant dédai- 
gneusement la cuisse, il le compissa. 



LE COCHER D'OMNIBUS 




Y 

V 

î 



a jolie trogne de cocher 
que c'était. Rutilante, 
cramoisie , invraisem- 
blablement glabre, sa 
face était un éblouis- 
sant bloc d'onyx strié 
de tons roses et veiné 
d'arabesques azurées 
qui enchevêtraient leur 
lacis tout autour du nez, amé- 
thyste énorme crevée de fram- 
boises vermilonnées qui pous- 
saient là comme dans du ter- 
reau, Sa large bouche, aux 
lèvres minces comme un trait 
de scie, était creusée, dans le 



58 PROSES DÉCADENTES 

coin gauche, d'une minuscule échan- 
crure où se culottait, à poste fixe, une 
petite pipe au tuyau court, toute 
noire jusqu'à la moitié du fourneau, 
qu'il fumait savamment, à petites 
bouffées, en dégustateur émérite sa- 
chant Fart profond de faire durer cet 
éphémère : le Plaisir. De chaque côté du 
nez flambaient deux yeux clairs, couleur 
çendre-d' outremer, dont le regard chargé 
d'une malice profonde, avait desfulgu- 
rences qui étonnaient. 

Je relevai dans cette physionomie là 
certaines originalités de détail qui me 
frappèrent. La singulière phosphores- 
cence qui luisait dans ses prunelles avait 
un éclat trop particulier, et le mi-sourire 
qui plissait le coin de sa lèvre était trop 
extra-commun, pour que le cerveau qui 
en était le point de départ fût d'une subs- 
tance vulgaire. 

Malgré moi, resaisi par cette han- 
tise coutumière : la manie de l'obser- 



PROSES DECADENTES 



59 



vation, je me pris à l'examiner attenti- 
vement. 

— Ne croyez pas, me dit-il tout à coup 
sans transition, comme s'il eut pénétré 
ma pensée et voulu me donner la solu- 
tion du problème qui m'obsédait, ne 
croyez pas que notre métier ne soit fait 
que d'abrutissement. Certains, fort rares 
il faut l'avouer, savent, sans descendre 
de leur siège, se forger des distractions 
très distinguées... Ainsi moi, tel que 
vous me voyez, affirma-t-il en accen- 
tuant un peu le pli qui coupait le coin de 
sa lèvre, je suis un raffiné, et il en est 
peu pour goûter et faire goûter des émo- 
tions pareilles aux miennes. 

— Donnez-moi donc la clef de ce rébus, 
lui dis-je, comme nous débouchions, au 
petit trot nonchalant de ses trois che- 
vaux, au sommet de la rue Notre-Dame- 
de-Lorette. 

— Vous la trouverez bien tout seul. 
Et il enveloppa ses percherons d'un 



60 PROSES DÉCADENTES 

large coup de fouet dont Faigûe morsure 
inattendue réveilla leur torpeur et les 
lança, les reins cambrés, la crinière au 
vent et la tête haute, le long de la pente 
raide qui conduit à la place Saint-Georges. 
L'énorme voiture enlevée, comme un 
simple cab, par son vigoureux attelage, 
bondissait sur les pavés avec un assour- 
dissant bruit de glaces cascadant dans 
leurs châssis, et de roues affolées déchi- 
rant, de leur blindage en fer, le bord, ra- 
clé brutalement, du trottoir. 

Apeurées, les quelques femmes de 
l'impériale se taisaient, les yeux fermés, 
et le dos frisssonnant éperdument ap- 
puyé au dossier de la banquette. Les 
boutiquiers hâves, à la hâte sortis de 
leurs magasins, considéraient avec une 
pointe d'intérêt le gros omnibus qui 
dégringolait vertigineusement la rue 
rapide. 

— Il faut que le cocher soit saoul, sem- 
blaient dire leurs gros yeux ronds agran- 



PROSES DÉCADENTES 61 

dis par la stupéfaction, pour descendre, 
avec cette vitesse, cette rue dangereuse. 

Quelques prudents pères de famille 
essayèrent de faire comprendre à mon 
ami l'imprudence de ce trot effréné. Il ne 
répondit même pas. Chose étrange, l'air 
brusquement fouetté qui vous coupait la 
respiration ne produisait aucunement 
sur lui sa griserie habituelle. Il restait 
froid, et souriait imperceptiblement. Ce 
n'était donc pas cette exquise sensation 
de vide dans le poumon, produite par les 
courses rapides, qu'il cherchait. 

Mais quoi? 

Soudain, au tournant de la place 
Saint-Georges, la voiture tressauta. Sa 
vitesse était telle que les deux roues du 
côté gauche quittèrent un instant le sol. 
Tout le monde, sans excepter personne, 
eut instantanément cette sensation que 
l'omnibus versé allait être projeté dans 
une boutique voisine. Un immense cri de 
terreur jaillit partout. Mais déjà la 



62 PROSES DÉCADENTES 

voiture, avait retrouvé son centre de gra- 
vité. 

— C'est ici mon triomphe, fit tout bas 
le cocher. J'ai calculé juste ma vitesse 
pour produire le résultat que vous venez 
de constater, mais, entre nous, je crois 
que je n'ai jamais aussi bien réussi 
qu'aujourd'hui : je me sentais compris. 

Nous étions arrivés rue de Châteaudun. 

— Et bien, me dit-il, vous voyez qu'il y 
a encore de bons moments dans notre 
métier. 



FAIT DIVERS 




vec, au bout du bras 
allongé, la corde tendue 
que tire doucement la 
petite chienne, la vieille 
& trottine à pas pressés, 
en tâtonnant du bâton 
e bord du trottoir. 

La vieille est aveugle et la 
chienne est sourde. 

Mais depuis trois ans qu'elles 
ont uni leurs deux misères, elles 
se sont à ce point identifiées Tune 
à l'autre que cela ne fait plus qu'un 
seul être dont la vieille est l'ouïe 
et la chienne les yeux : la vieille 



64 PROSES DÉCADENTES 

voit par le regard du chien, et le chien 
entend par l'oreille de la vieille. Dans la 
corde qui les lie Tune à l'autre passent je 
ne sais quels frissons électriques, qui 
mettent les deux âmes en communica- 
tion, et unifient les sensations. Si bien 
qu'elles trottinent à travers les rues em- 
mêlées de la ville avec la même sécurité 
que si la vieille voyait et que si la chienne 
entendait. 

Un jour au tournant d'une rue, la 
petite chienne un instant descendit du 
trottoir et s'accroupit dans le ruisseau. 
L'aveugle comprit et s'arrêta. Et tout à 
coup, par derrière, une lourde voiture 
arriva que ne voyait pas la petite chienne. 
Et comme la chienne était sourde, et que 
par la corde détendue ne passaient plus 
les frissons électriques qui venaient de 
l'ouïe de la vieille, la chienne n'entendit 
pas la voiture qui lui broya les reins. 

Le regard de la vieille était éteint. 

La vieille était redevenue aveugle. 



CHARITE 




leurie d'une robe gaie où 
voletaient sur un fond 
d'azur de mystérieux et 
chimériques oiseaux roses, 
Elle éclairait d'une tache 
éclatante la monotone 
rangée de bimanes qui trinquaient 
des épaules, à chaque tressaut de 
la lourde voiture, tout le long 
de la banquette treillagée de 
T impériale . Ses petons lilliputiens , 
légèrement posés l'un sur l'autre, 
découvraient le coin brodé d'ara- 
besques d'or d'un bas céruléen, 
quand le vent de la marche fai- 



60 PROSES DÉCADENTES 

sait doucement onduler le volant de sa 
robe claire où de mystérieux et chimé- 
riques oiseaux roses voletaient sur un 
fond d'azur. 

A la station, timide et comme honteux 
de sa jaquette râpée mais sans tache où 
transparaissait la corde luisante, un mi- 
sérable balbutiait, tout proche de la voi- 
. ture, l'offre de crayons rouges destinée 
à dissimuler la main maigre et diaphane 
tendue à la charité des passants. 

Et comme son œil où flambait un 
désespéré regard de désir, se reposait 
une seconde sur le volant apaisé de la 
lumineuse robe gaie qui éclairait d'une 
tache éclatante la monotonie de l'impé- 
riale, Elle eut l'intuition d'une aumône 
tellement royale qu'elle seule la pouvait 
faire, et pour dorer — un instant — 
cette misère du reflet d'opulence de sa 
beauté, elle souleva brusquement le vo- 
lant de sa robe claire, sous le prétexte de 
croiser les jambes, octroyant à l'œil de 



PROSES DÉCADENTES 67 

cet indigent de toutes les joies, de ce hâve 
de toutes les faims, la licence imprévue 
de caresser son regard, éperdu d'une 
tant mirifique aubaine, à la ligne sculp- 
turale de son bas céruléen brodé d'ara- 
besques d'or. 

Et le misérable en eut F âme toute enso- 
leillée, plus, certes, que si quelque ma- 
rianne d'or était inespérément tombée 
dans son chapeau. 

Et presque bas, d'une voix que la re- 
connaissance faisait trembler, il mur- 
mura: 

— Dieu vous le rendra, ma bonne 
dame! 



TENDRESSE 




n gros percheron, le long 

de la montée raide, s'es- 
| souffle et ahane, dans les 
I brancards, cramponné au 
| lourd chariot; il ride sous 

l'effort sa robuste enco- 
\ • lure où cascade et s'ébouriffe 
y t sa crinière blanche ; sa res- 
^ f pîration gronde et fume par 
ses naseaux palpitants et 
ses flancs, qu'étreint la fati- 
gue et que poigne l'angoisse, 
ses flancs gémissent, et 
râlent et se lamentent. 

Le cheval s'est arrêté, à 



70 PROSES DÉCADENTES 

demi pâmé, mais le charretier brutal l'a 
enveloppé brusquement du cinglement 
de son fouet qui mord et qui déchire, et 
le vaillant animal s'obstine, cramponné 
au lourd charriot, et ride dans l'effort 
sa robuste encolure. 

La surcharge est trop grande et la pente 
trop rapide ; le cheval en vain ahane et 
s'essouffle dans les brancards. 

Et le charretier, sans que nul n'inter- 
vienne parmi les passants dont l'égoïsme 
se désintéresse de cette lutte inégale, le 
charretier frappe, frappe^ frappe la 
pauvre bête qui couche les oreilles et 
secoue la tête comme si elle voulait faire 
comprendre — à la brute qui est le 
maître de cette intelligence de par la loi 
du plus fort — l'impossibilité d'aller plus 
loin. 

Et tout à coup, dans une tentative su- 
prême à laquelle l'incite et le contraint 
une nouvelle et plus lancinante morsure 
de l'impitoyable fouet, le cheval perd 



PROSES DÉCADENTES 71 

l'équilibre, et raclant bruyamment le 
pavé de ses quatre fers, s'abat sur le sol 
avec un han ! de douleur. 

Le cheval remis, péniblement, sur ses 
jambes qui tremblent, le charretier, les 
yeux humides et la mine inquiète, exa- 
mine longuement les genoux de la bête ; 
et doucement, maternellement, avec des : 
ah! mon Dieu! qui apitoient le badaud, 
il les essuie avec sa blouse, pour voir si 
sous la boue ne se dissimule pas quelque 
éraillure. 

Car, plus tard, cela V empêcherait de 
le vendre. 



m 



JEUX D'ENFANTS 




ans la torpeur écrasante 
d'une somnolente ves- 
prée, auprès de la haute 
fenêtre ouverte toute 
grande sur le parc où les 
platanes feuillus agitent 
doucement, avec le rhythme 
mol d'une caresse, le languide 
éventail de leurs rameaux, 
deux enfants sont accoudés, 
l'œil perdu dans une songerie 
ennuyée qui regarde, sans le 
voir, le grand soleil rubescent 
qui se couche là-bas, vrillant de 

3 



74 PROSES DÉCADENTES 

ses derniers rayons obliques l'épais fouil- 
lis des frondaisons enchevêtrées et pou- 
drant d'or la chevelure flavescente des 
deux bambins. 

— Fais-moi des papillons, supplie tout 
à coup la petite sœur, désintéressée déjà 
de l'illusion des poupées. 

Et comme le frère ne répond pas, et, 
l'œil fixe, se refuse à s'arracher à sa 
vague rêverie, cette rêverie mystérieuse 
et troublante des enfants qu'elle trans- 
porte en ces lointains pays oubliés, hélas! 
de ceux qui ont trop vécu, elle insista, 
avec un joli regard bleu qui implorait : 

— Je t'attraperai les mouches. 

Et de sa main fluette et diaphane où cou- 
rait, sous la transparence d'une peau fine, 
le lacis azuré des veines, elle cueillit au 
vol une mouche qui, confiamment, faisait 
sa toilette au rebord ensoleillé de la haute 
fenêtre. 

Par condescendance, et plutôt pour se 
débarrasser d'une insistance qu'il près- 



PROSES DÉCADENTES 75 

sentait obstinée,le frère, d'un ongle expert, 
décapita prestement la tête dans un papier 
blanc, plié en deux, que lui présentait sa 
sœur. Puis, glissant le tout entre les 
pages d'un gros missel très fleuri d'enlu- 
minures naïves, il appuya un instant des 
deux mains sur la couverture. 

Il se fit dans le missel comme un petit 
craquement mouillé. 

Et quand ils le rouvrirent et décollèrent 
les deux feuillets de papier blanc, les deux 
enfants poussèrent des cris d'amiration : 

La tête de la petite mouche avait éclaté 
sous la pression : les éclaboussures grises 
de cervelle, les roses giglements de sang 
des artères, brusquement rompues, le 
pointillé des mille yeux éparpillés de la 
mouche, traçait, au centre de la feuille, 
une silhouette fantaisiste aux couleurs 
harmonieusement fondues, au contour 
curieusement échancré, étalé sur les côtés 
et bizarement allongé au milieu, dont le 
dessin évoquait évidemment, dans ces 



76 PROSES DÉCADENTES 

imaginations enfantines, l'image d'un pa- 
pillon multicolore et fantastique. 

Et la petite sœur, enthousiasmée, tapait 
des mains et criait, de sa voix mal timbrée 
de fillette : 

— Encore ! encore ! 



m 



LE MARDI GRAS 




uets et graves, lui tout 
petit, tout mince — il a 
six ans à peine — très 
fier d'être « en marquis » r 
la jambe arquée , les 
reins cambrés, la main 
droite dans l'ouverture 
du gilet, d'où émergent, très 
amidonnés, les bouillons du 
j 3 bot, la main gauche portant r 
serré contre sa poitrine, avec 
. une sorte de respect, le tri- 
corne à liseré d'or; elle « en 
laitière », ses petites mains 
dans les poches de son minus- 
cule tablier blanc : ils s'en 



78 PROSES DÉCADENTES 

vont, le visage enluminé de bonheur, 
tapotant le trottoir de leurs petits sou- 
liers vernis. 

Ils trottinent.sous l'œil, humide de joie, 
du papa, de la mamman et de la grande 
sœur qui suivent, un sourire béat sur la 
lèvre, guettant du regard des épanouis- 
sements subits chez le passant qui se 
retourne, ravis quand éclate une exclama- 
tion admirative : — « Sont-ils gentils ces 
gamins-là ! » ou désappointés quand les 
coudoie un philosophe indifférent que lais- 
sent froid ces mascarades ; mais ils gar- 
dent, figé au coin de la lèvre, le sourire 
mi-clos qui va triomphalement s'épanouir 
cent pas plus loin, remerciment poli à 
l'adresse des braves gens — pères eux 
aussi allez! — qui s'arrêtent pour cares- 
ser de la main la joue cramoisie des petits 
masques. 

Entre temps, monsieur donne à ma- 
dame, pendant que mademoiselle baille à 
regarder passer des hommes « en femme» 



PROSES DÉCADENTES 79 

et des femmes « en homme », son opinion 
sur la mort du carnaval à Paris. 

— A Nice, vois-tu, tout le monde se 
masque, le mardi gras est bien forcé 
d'exister. — Pourquoi tout le monde se 
masque? c'est bien simple : à cause des 
confetti. 

— Les confetti? 

— Les confetti, explique monsieur qui 
a voyagé, ce sont des petites boules de 
plâtre grosses comme des pois, qu'on, se 
lance à la figure par poignées. Comme ça 
fait horriblement mal, tout le monde se 
masque pour s'en garer. Ce n'est pas 
plus malin que ça ! 

— C'est très ingénieux. 

Et les bambins trottinent toujours, 
perdus dans la foule du boulevard, sortie 
« pour voir les masques ». Ils se redres- 
sent en vain, derrière cette haie de dos, et 
se désolent de passer inaperçus, cepen- 
dant que les parents peinent à leur frayer 
un passage à grands coups de coudes et 



80 PROSES DÉCADENTES 

d'épaules. Parfois madame pousse un 
petit cri et mademoiselle s'exclame : — 
« l'imbécile! » C'est un pied qu'on écrase 
dans la bagarre, ou un baiser qui retentit, 
plaqué à la volée, sur une nuque blanche, 
pendant qu'un rire clair fuse du masque 
horriblement peinturluré de l'imbécile 
subitement rentré dans la foule. 

On revient dîner chez grand mère, par 
une rue tranquille où l'on respire un peu. 
Deux pierrots passent, absurdement gris 
et trinquant du dos, à tour de rôle, avec le 
mur. Plus loin un seigneur « Louis XIII », 
en pourpoint effiloqué, se hâte, son poi- 
gnet gauche appuyé fièrement sur une 
longue rapière qui fait un bruit de fer- 
raille contre ses mollets maigres chaussés 
de bas ocreux. 

Chez grand mère, on donne la place 
d'honneur à Monsieur le Marquis, qui 
finit par prendre au sérieux son titre, à 
force de se l'entendre répéter. Aussi se 
refuse-t-il énergiquement à se laisser, 



PROSES DÉCADENTES 8t 

comme hier, attacher sa serviette derrière 
le cou. Il veut la mettre sur ses genoux 
« comme petit père ». Ce qui est cause 
qu'au second service il souille de graisse 
son beau gilet de soie, et laisse couler 
toute une cuillerée de petits pois dans 
sa chemise -à jabot. Conséquence : une 
gifle maternelle. 

Bonne mamman se fâche : « Battre un 
enfant! un jour comme celui-là! — Ça, 
c'est mon affaire, répond la mère, un peu 
aigrement. 

Bref, on se quitte de très mauvaise 
humeur et on va coucher Monsieur le 
marquis et la pauvre petite laitière qui 
s'est tellement gavée de crème au cho- 
colat qu'elle « rend », une fois dans la voi- 
ture, sur son beau tablier blanc et sa jolie 
petite robe rouge. 

m 



L'ART DE ROMPRE 




coûte ceci, Kerbihan, 
fit soudain Charles, 
jusqu'à ce moment ab- 
sorbé par la lecture du 
Gil Blas : 
« Celui qui ferait un 
bon manuel de l'art de rompre 
rendrait plus de services à 
T humanité, aux hommes sur- 
tout, que l'inventeur des che- 
mins de fer ». 

--— A qui appartient cet apho- 
risme? senquit Kerbihan, dont 
ki marotte se réveillait. 
— A un certain Maufrigneuse 



8i PROSES DÉCADENTES 

qui détaille,* dans un article, quelques 
conseils à un ami désireux de rompre 
avec une maîtresse « finie ». 

— Et quels conseils? 

— Oh rien : l'empoisonner, faire « le 
plongeon », se faire prendre en flagrant 
délit par le mari, se faire prêtre, se brûler 
la cervelle, etc. Peu nouveau, comme tu 
le vois. 

— Banalités, ricana Kerbihan... Il 
n'est qu'im seul moyen de rompre, un 
seul, que j'avais depuis longtemps l'envie 
de formuler en un manuel concis, sous 
ce titre 1' Art de rompre, pour faire pen- 
dant à mon Art de se faire aimer. Mais 
j'ai craint que M. Paul Ginisty, un fin 
critique celui-là, réservât à ce pauvre 
Art de rompre, les décourageantes rail- 
leries dont il accueillit Y Art de se faire 
aimer, et j'ai « brisé ma plume ». 

— C'est égal, protesta Léon Sylvain, 
cette raison que tu prétextés pour te taire 
n'est pas péremptoire, et nous ne croi- 



PROSES DÉCADENTES 85 

rons à ton moyen que lorsqu'aura paru 
Y Art de rompre. 

— Il ne paraîtra jamais. A quoi bon? 
qui le comprendrait? Et combien le pour- 
raient mettre en pratique? 

Et pourtant, ce moyen existe, affirma 
Kerbihan, il est unique, et il serait un 
admirable sujet d'étude psychique et ana- 
lytique. Comme, cette étude, ma paresse 
d'une part et mon nihilisme philoso- 
phique de l'autre m'empêcheront de 
récrire, il me plairait assez de la voir 
développer par quelque plume « auto- 
risée ». C'est pourquoi je vais vous la 
formuler en quelques mots, avec l'espoir 
qu'un habile saura en faire son profit. 

Et d'abord plaçons nos personnages. 

Elle, aime encore; Lui, n'aime plus. 
Elle ne veut pas le quitter pour cette 
seule raison qu'elle l'aime. Il n'est pas 
besoin d'en chercher d'autre. Et dans un 
moment d'expansion, un jour qu'iï a 
tâté le terrain, et lui a demandé, entre 



86 PROSES DÉCADENTES 

deux baisers, ce qu'elle ferait s'il la quit- 
tait, elle a répondu, d'une voix un peu 
voilée, qu'elle se tuerait. Et il a vu, à cette 
demande, se foncer le bleu de sa rétine. 

Comme, d'autre part, il la sait femme 
prête à tout, il comprend que ce n'est 
point une pose, et qu'elle le ferait. 
Admettons, si vous le voulez, qu'il 
redoute, soit à cause du scandale, soit 
à cause du ridicule qui rejaillirait sur 
lui, cette mort là, que va-t-il faire ? 

Quel est ici l'obstacle à la rupture? 
L'amour qu'Elle a pour Lui. Donc c'est 
cet amour qu'il faut tuer. 

Et d'abord comment s'est il fait aimer? 

Il lui a joué, un mois, la comédie de 
l'amour, exquisement, en virtuose raf- 
finé. Il l'a magnétisée avec son clair et 
pénétrant regard où brûlait la flamme 
factice que sa seule volonté allumait, 
mais à laquelle Elle croyait. Il l'a éblouie 
du feu d'artifice de son esprit disséminé 
en paradoxes étincelants et multicolores. 



PROSES DÉCADENTES 87 

Il s'est édifié un piédestal sur lequel il est 
grimpé, faux bonhomme que ses illu- 
sions à Elle, créées par son art à Lui, 
vêtirent splendidement. 

Il ne s'est jamais laissé voir qu'au tra- 
vers d'un prisme pailleté d'étincelles que 
sa main de mystificateur a placé devant 
ses yeux. Il a fait miroiter devant elle, 
éternellement, le strass qu'elle a pris 
pour du diamant. Il a su si bien jouer 
son rôle d'idole qu'à l'heure actuelle elle 
le voit encore sur son trône, dans toute la 
fulgurance de sa gloire, dans toute sa 
puissance de dieu. 

Eh bien, pour rompre, le dieu redes- 
cend homme tout simplement. 

Il va arracher un à un tous les rayons 
étincelants dont il lui avait plu, jusqu'à 
présent, d'auréoler son front ; il va souf- 
fler une à une toutes les illusions de la 
pauvre Abusée. Il va enlever son masque 
enfin. 

Toute sa tactique — maintenant qu'il 



85 PROSES DECADENTES 

vêtit la rupture — , va consister à faire le 
contraire de ce qu'il a tenté pour se faire 
aimer. Il va jouer à qui perd gagne. Il 
va tuer l'amour effet, en détruisant, l'une 
après l'autre, les causes. 

Vous connaissez tous la théorie de la 
cristallisation de Stendhall. Or, dans le 
cas présent, la cristallisation ne s'est pas 
opérée spontanément, instinctivement : 
c'est Lui qui l'a dirigée. Il en est le seul 
auteur responsable. Et bien, maintenant, 
il va casser l'un après l'autre tous les 
petits cristaux qui se sont lentement 
accumulés. 

Il s'était composé un visage, confec- 
tionné un rôle, affublé d'un travestisse- 
ment. Il va contracter en sens contraire 
ses muscles et le sourire va devenir gri- 
mace. Il va crier par toutes ses paroles, 
par tous ses actes, par tous ses silences 
même : « ce que je te débitais hier était 
une leçon apprise par cœur; c'était faux, 
ma chère, je suis un imposteur d'amour ». 



PROSES DÉCADENTES 89 

Il va jeter aux orties ce froc de carna- 
val, quitter son étincelant pourpoint 
d'azur soutaché d'or, décrocher sa ra- 
pière et montrer sous ces attifements de 
location la sordidité du vrai vêtement : 
celui qui est bien à lui. Il va employer 
tous ses soins à mettre en relief ce qu'il 
tenait auparavant soigneusement caché : 
imperfections physiques comme dépres- 
sions morales. En un mot, il va, morceau 
par morceau, démolir le bonhomme qu'il 
avais mis tout son art à édifier. 

C'est le commencement. 

Beaucoup de femmes seront satisfaites 
à moins, et romperont d'elles-mêmes un 
beau matin qu'elles se seront éveillées, 
avec, aux lèvres, monté du cœur dans un 
sanglot, ce cri désabusé : — c'était donc 
un homme comme les autres! Mon Dieu! 
comment ai-je pu me tromper à ce 
point ? 

Sans songer que c'est lui qui — le vou- 
lant — l'a « trompée à ce point », et qui 



90 PROSES DÉCAPENTES 

— parce qu'il le veut encore — la dé- 
trompe à l'heure marquée par sa vo- 
lonté. 

Vous entr'apercevez suffisamment le 
système, pour prévoir qu'avec certaines 
femmes plus tenaces, il faudra aller jus- 
qu'aux reproches ouvertement injustes, 
susciteurs de larmes torrentielles. Dans 
ce cas, d'inattendus départs feront bien, 
accompagnés de flèches du Parthe d'une 
cruauté froide, frisant la grossièreté, dans 
ce goût : 

— Allons bon ! voilà la pluie. Je revien- 
drai quand tu seras sèche. 

Un mois de ce régime suffit pour dé- 
molir l'amour le plus solide. Mais, en gé- 
néral, il n'est pas nécessaire d'aller jusque 
là. La désillusion graduelle, bien menée 
et complète, suffira. D'elle même, la 
femme émiettée, désorganisée, anéantie, 
demander a une séparation à l'amiable. 
Et vous aurez atteint votre but : la 
rupture définitive, irrévocable, obtenue 



PROSES DÉCADENTES 91 

artistement et sans la moindre se- 
cousse. 

Je défie aucune femme, si éprise soit- 
elle, de résister à ce moyen. 



PHILOSOPHIE INODORE 




out proche de la sta- 
tion d'omnibus où les 
calmes gris pommelés 
s'ennuient, le regard 
au pavé et le col pen- 
d'où dégringolent, ba- 
layant presque le sol, les 
longs crins qui s' éche vêlent ; 
non loin de la vieille église 
où piaulent, sous le porche 
ogival, les mendiants ac- 
croupis, le minuscule chalet 
en sapin passé à l'ocre, l'in- 
nomable chalet utilitaire 
ouvre son huis hospitalier, 



94 PROSES DÉCADENTES 

son huis où s'accote, dans l'attente des 
clients, madame la Préposée. 

Comme sa clientèle, presque toute, est 
composée de « messieurs prêtres » qui 
viennent dire leur messe le matin, ou, le 
soir, confesser les béates dévotes, elle a 
pris un air mystiquement clérical qui sied 
à son visage ridé comme une vieille 
pomme et sabré par la bouche sans 
dents d'une large coupure noire qui a 
la forme d'une accolade. Elle a les 
mains bistrées, crasse amassée autant 
que hâle des ans, des vieilles gardes- 
malades. 

Le chalet minuscule en sapin verni, 
l'innomable chalet utilitaire, grand tout 
au plus comme une armoire normande, 
se divisionne en six placards étriqués où, 
silencieusement, avec des airs discrets, 
s'engouffrent les messieurs prêtres qui 
viennent dire leur messe le matin, ou, le 
soir confesser les béates dévotes. 

Cinq portes, seulement, s'ouvrent de 



PROSES DÉCADENTES 95 

temps à autre, car madame la Préposée 
s'est réservé le sixième placard. 

C'est là qu'elle fricote, entre deux ba- 
vettes, sur le siège que dissimule une 
planchette mobile. 

Deux fois par jour, comme elle ne peut 
quitter la maisonnette dont elle est la 
gardienne, elle fait>sa cuisine, dans son 
placard, qui fleure l'oignon frit : honnête 
arôme qui évoque l'idée des arrière-bou- 
tiques enfumées et assombries où se pré- 
parent les repas des petits épiciers. Stoï- 
que et philosophe, elle ouvre des portes, 
entre deux bouchées, invite un client à 
pénétrer dans ces lares éphémères, rince 
une porcelaine d'une main hâtive et habi- 
tuée, et retourne à son trou surveiller les 
oignons qui frient, sur son petit four- 
neau, à côté d'un « monsieur prêtre » 
diarrhéique et cataractant. 

Tout proche de la station d'omnibus 
où s'ennuient les calmes gris pommelés, 
l'innomable chalet utilitaire, le minuscule 



98 PROSES DÉCADENTES 

chalet en sapin passé à l'ocre ouvre 
son huis hospitalier, où s'accote, dans 
l'attente des clients, madame la Pré- 
posée. 



LES ECRITEAUX 




vez- vous remarque com- 
bien Monsieur Public a 
le respect et la terreur 
des écriteaux dont, im- 
i pertinemment , Tordre 
ou la défense se met tout 
T à coup en travers de son désir ou 
de sa fantaisie? 
Un grand in-octavo suffirait à 
jfL peine à narrer la muette loquacité 
des ccriteaux qui gouaillent, ap- 
pendus au mur, et se gaudissent, 
narqu oisement, de la mine décon- 
fite de Monsieur Public, qu'ils 
bernent comme à plaisir. 



98 PROSES DÉCADENTES 

Et c'est un poème en douze mille alexan- 
drins qu'il faudrait pour chanter les dé- 
convenues résignées de Monsieur Public 
qui souscrit, sans songer même à discu- 
ter, aux puériles exigences des adminis- 
trations tracassières. 

On ne fume pas ici, tonitrue telle pan- 
carte au fond d'un bureau de tramway 
où la crasse subodorante des casquettes 
d'employés, l'oxide de carbone du poêle, 
et les émanations fétides des haleines, se 
fondent en une puanteur unique mais vio- 
lente. 

Et Monsieur Public qui vient d'entrer 
en mâchonnant, d'un air satisfait, un 
londrès qui fleure bon, Monsieur Pu- 
blic, quoique à demi étourdi par cet unis- 
son d'odeurs hurlantes, jette précipitam- 
ment son cigare. 

Comme si, à travers la placidité de la 
pancarte, dont l'encre qui s'efface com- 
mence à ne plus guères trancher sur le 
vélin pisseux, il lui avait semblé voir flâm- 



PROSES DÉCADENTES 99 

boyer les gros yeux d'un alguazil et se 
hérisser sa moustache en croc... 

Parfois les écriteaux rentrent leurs 
griffes. Ils prennent des tons patelins, des 
■mines adoucies, des attitudes caressantes : 
Ouest prié de ne pas fumer ici. Et, moins 
hâtif devant la politesse de cette invita- 
tion, tenté presque de lui ôter son chapeau, 
Monsieur Public tire encore, posément, 
de son fin londrès qui fleure bon, quel- 
ques dernières bouffées qui l'entourent 
d'une atmosphère ppssible et lui donnent 
le temps d'habituer ses poumons à la 
puanteur ambiante que combinèrent, en 
se fondant, la crasse subodorante des cas- 
quettes d'employés, l'oxide de carbone du 
poêle, et les fétides émanations des ha- 
leines. 

Mais qu'ils soient polis ou impertinents, 
Monsieur Public a le respect et la terreur 
des écriteaux dont la défense ou l'invita- 
tion se met brusquement en travers de 
son désir ou de sa fantaisie. 



LE DIMANCHE 




e jour bête par excel- 
lence. 

Aussi est-ce celui 
qu'ont choisi les gens 
corrects pour s'amuser. 
Ils ont même créé, pour 
H leur usage personnel, 
À ce vocable expressif : 
s'endimancher. 
Et ils s'en vont, le long des 
boule vards,trop étroits pour leur 
foule, bras dessus, bras dessous, 
époux en longue redingote noire 
et fan me en robe de soie paille- 
tée par le soleil de printemps, 
mi terne sous le ciel grisd'hiver. 



102 PROSES DÉCADENTES 

Dès le matin, monsieur a fait sa barbe 
qu'il a fait étrenner à madame dans un 
regain de galanterie. Madame a sorti des 
tiroirs le jupon blanc lourdement empesé 
qu'on ne met que le dimanche, et le cha- 
peau capote qui s'ennuie toute la semaine 
au fond de l'armoire, sur son perchoir en 
bois. 

— Si nous déjeunions au restaurant, 
insinue madame? 

— Tiens ! c'est une idée. 

Et ils vont s'empoisonner pour trente 
sous chacun, — il faut faire des écono- 
mies — dans quelque guinguette borgne, 
aveugle même, des environs. Au dessert, 
la traditionnelle question se pose : 

— Qu'est-ce que nous faisons aujour- 
d'hui? 

En été, les Buttes-Chaumont, les 
Plantes, le Jardin d'acclimatation, ten- 
tent leurs convoitises. Mais, l'hiver, 
quand il fait sec et que le froid pince, 
incendiant de rubis le nez de monsieur et 



PROSES DÉCADENTES 403 

carminant, sous sa voilette, le teint d'or- 
dinaire un peu pâle de madame. . .? 

— Si nous allions au musée de Cluny? 
Car le Louvre et le Luxembourg ne leur 

disent rien — ou trop — Madame prétend 
que c'est indécentces grandes et cyniques 
statues qui montrent. . . ce qu'elle, madame 
Dupré, n'ose découvrir, même à son mari. 

Il est vrai qu'elle en montrerait si peu ! 

Cluny les tente, avec ses vieilles fer- 
railles auxquelles le couple ne comprend 
rien, mais ça permet à monsieur Dupré 
défaire, par ci parla, un petit cours d'his- 
toire — fantaisiste — à son épouse. Puis, 
n'y a-t-il pas la fameuse ceinture de chas- 
teté, qu'on va voir, sans l'avouer, et qu'on 
inspecte curieusement du coin de l'œil, 
à là dérobée, tout en faisant mine de s'ex- 
tasier sur les énormes armures de nos 
ancêtres. 

— Quels gaillards, hein! bonne amie, 
que ceux qui pouvaient se tailler un com- 
plet dans cet Elbœuf-là; 



104 PROSES DÉCADENTES 

Aux Arts et Métiers, deux grandes at- 
tractions. 

On va voir, réfléchis sur une glace, 
passer les gens dans la rue, sans se dou- 
ter que dans un quart d'heure, ceux qui 
passent seront là, à cette même place, à 
regarder passer ceux qui sont ici, mainte- 
nant, à les regarder. 

Puis, en bas, dans la grande salle ellip- 
tique, il est de tradition « très drôle » 
d'échanger tout bas, aux deux bouts de 
l'ellipse, d'énormes plaisanteries qu'on 
entend malgré la distance. 

« Curieux phénomène d'optique, » ob- 
serve monsieur. 

Enfin, quatre heures sonnent. Les Arts 
et Métiers ferment et les larbins poussent 
devant eux le troupeau humain qui revien- 
dra dans huit jours se payer, devant les 
mêmes choses, les même ahurissements 
dominicaux. 

Je t'offre le vermouth, dit monsieur 
gracieusement à madame, et ils vont 



PROSES DÉCADENTES 105 

s'installer, pour voir « passer le monde », 
à la terrasse d'un petit café, d'où les 
chasse la nécessité de rentrer dîner. 
- Comme ils sont éreintés, ils prennent 
l'omnibus. Mais comme tout le monde 
est dans le même cas, ils piétinent pen- 
dant deux heures, un petite carton numé- 
roté à la main, devant la porte du bureau 
bondé de gens qui attendent. Madame 
s'enveloppe en vain dans sa rotonde dou- 
blée de poil de lapin ; en vain monsieur 
souffle dans ses doigts et bat la semelle 
avec le trottoir, la bise mord, impitoyable, 
et ils rentrent, transis, chez eux. Le feu 
n'est pas allumé dans la salle à manger; 
le dîner n'est pas prêt; la bonne est par- 
tie de son côté voir une cousine qui de- 
meure à Passy. % 

— As-tu faim? dit madame. 

— Ma foi non, fait monsieur, j'ai som- 
meil plutôt. Si nous nous couchions? 

Et ils s'endorment, harassés, mais con- 
tents. Us se sont amusés. 



LE BON DIEU 




n matin, Dieu qui depuis 
des milliards et des mil- 
liards d'années somnolait 
dans une damnable oisi- 
çveté, Dieu s'éveilla avec 
j Y^ cette interrogation bien 

/ naturelle sur les lèvres : — 
f 
y Ou suis-je? 

Je « Mais je ne suis nulle 
part, puisque rien n'existe 
que moi. 

« J'existe sans être quel- 
que part ; j'existe dans rien; 
je ne suis nulle part et pour- 
tant je suis? 



108 PROSES DÉCADENTES 

« Bizarre! 

« Mais, si c'est une situation drôle d'un 
côté, c'est intolérable de l'autre. Et même, 
plus d'un sinistre farceur ne manquera 
pas d'abuser de ma position pour décla- 
rer urbi et orbi (il n'y a encore ni urbi ni 
orbi, mais ça ne fait rien) que je n'ai pas 
de domicile, que je suis en état de vaga- 
bondage. Peut-être iront-ils jusqu'à 
prétendre que je ne peux pas exister dans 
ces conditions-là. 

« Décidément, il faut que j'aie un chez 
moi, un <r home », comme disent les 
anglais. — Mais pas d'anachronisme! » 

Donc IL créa le Monde. — De rien na- 
turellement, puisque rien n'existait. IL 
dit seulement : « Que le Monde soit et le 
Monde fut. 

Chose cocasse, cela ne lui avait coûté 
aucune fatigue puisqu'il n'avait eu qu'un 
souhait à faire. Pourtant ce souhait mit 
sept jours — sept périodes si vous voulez, 
il faut contenter tout le monde — à s'exé- 



PROSES DÉCADENTES 109 

cuter, pendant lesquels Dieu assis sur 
un nuage s'estomirait béatement de son 
ouvrage — de quoi se trouvant étonnam- 
ment courbaturé, IL se reposa le sep- 
tième. 

Donc, voilà le monde créé avec son 
infinie multitude d'astres roulant dans 
l'immensité; mais tout cela : étoiles et 
nébuleuses, planètes et lunes, ne fut fait, 
nous apprit le gracieux Fénelon, que 
pour servir de Jabloskoff, pendant la 
nuit, à la terre — ce grain de sable perdu 
dans un coin de l'éther ; car, pour le jour, 
Dieu lui avait installé un luminaire spé- 
cial qu'il appela : soleil. 

Un matin qu'JL parcourait, pour juger 
de l'excellente distribution des pièces, 
son immense domicile, le Créateur 
arriva par hasard sur le grain de sable 
susnommé, qu'il trouva fort désert; et 
pour le peupler, en même temps que 
pour se faire un pantin dont il put se dis- 
traire, il créa l'Homme. 

4 



1 10 PROSES DÉCADENTES 

Comme il se sentait en veine de géné- 
rosité, il lui donna un magnifique verger 
qu'il planta de toutes sortes d'arbres frui- 
tiers, mais comme i\ se sentait non moins 
en veine de fumisterie, il campa, au beau 
milieu, un superbe pommier en disant à 
l'Homme : 

— « Tu sais, je te défends de manger 
des fruits de cet arbre là, tu saurais tout, 
le bien et le mal, aussi bien que moi, et 
ça m'embêterait. 

L'Homme, encore naïf (il était si nou- 
veau) ne pensa pas à lui faire remarquer 
qu'il serait bien plus simple de ne pas 
joindre cet arbre là aux autres dont le 
nombre était suffisant déjà. 

Il est vrai de dire, à la décharge de 
l'Homme, que Dieu savait ce qui arri- 
verait, puisque l'avenir n'avait pas de 
secrets pour lui. 

La preuve en est que, pour l'aider à 
désobéir, Dieu lui donna une compagne, 
la Femme. 



PROSES DÉCADENTES 111 

Ceci fait, Dieu se tint le petit raison- 
nement suivant : 

« Donc, voici l'homme créé; je lui 
ordonne de ne pas manger une pomme 
du fameux pommier, mais je sais fort 
bien qu'il va en manger, justement parce 
que je le lui défends. Naturellement, je le 
punirai de sa désobéissance, et pour 
cela., je le chasserai avec sa femme du 
jardin que je lui ai donné ; — qui plus 
est, je punirai tous ses descendants — 
qui ne seront pas coupables, de la faute 
des premiers hommes, je les punirai 
parce que je suis juste. 

« D'un autre côté, comme je suis bon, 
je les sauverai. Je leur enverrai mon fils 
— qui naîtra d'une Vierge par... l'opéra- 
tion du Saint-Esprit — et qui mourra sur 
la croix pour les racheter d'un péché 
qu'ils n'auront pas commis : ce juste 
mourant pour des coupables qui ne les 
sont pas, voilà, ce me semble, une répa- 
ration suffisante. 



112 PROSES DÉCADENTES 

Le Serpent qui déambulait par là, lui 
susurra : 

— « Mais ce serait beaucoup plus sim- 
ple de ne pas contraindre l'Homme à 
désobéir, pour vous éviter l'ennui de le 
punir dans ses descendants qui ne com- 
prendront jamais comment ils y sont 
pour quelque chose. 

Dieu lui répondit : 

— La logique n'est pas encore inven- 
tée; tu* es en avance sur les siècles à 
venir, mon garçon, et les hommes seront 
bien longtemps à voir que je me suis 
gaussé d'eux. 



MA CANNE 




antasque! mais n'antici- 
pons pas. 

Le jour où je Tachetai, le 
ruban de ciel déroulé au- 
dessus du bourmich était 
d'un cobalt immaculé : on 
eut dit la ceinture de faille dénouée 
d'une première communiante. Le 
soleil qui dardait de là haut, à pic, 
cuisait le crâne des promeneurs 
qui s'apoplectisaient sous leur 
haut de forme, pendant que leurs 
talons de bottines s'envasaient 
presque dans un bitume ramolli 
qui ondulait sous la semelle. 



114 PROSES DÉCADENTES 

Ce soleil là chauffait avec autant de 
conscience que s'il eut été payé par les 
vendeurs de bière du quartier latin. Lasoif 
ardait dans tous les pharynx, à ce point 
desséchés par cette plus qu'équatoriale 
température, que le silence se faisait peu 
à peu dans les groupes. Mornes, allan- 
guis, les yeux clignotants et à demi fer- 
més à cause de la réverbération du trot- 
toir, les boulevardiers s'égrenaient par 
bandes aux terrasses des cafés, et sif- 
flaient silencieusement, en s'épongeant 
le front, la bière chaude qui ne les désal- 
térait pas. 

Le vieux père Salomon — mort depuis, 
hélas! tout s'en va — montait le boule- 
vard, son éternel paquet de cannes sous 
le bras. A la hauteur de la Source, il 
s'arrêta, son petit œil gris fureteur âévi- 
sageant les buveurs les uns après les 
autres. 

— Pas seulement un, grommela-t-il, 
pour payer un bock. 



PROSES DÉCADENTES 115 

Et comme je le croisais : 

— Une jolie canne, quatre francs, c'est 
pour rien, une occasion... et un bock par 
dessus le marché. 

— Vingt sous. 

— Tiens, prends là. 

Je restai stupéfait de la facilité avec 
laquelle il me la laissait, contre son habi- 
tude, au prix proposé. Même je crus 
remarquer qu'il m'avait comme une cer- 
taine reconnaissance de l'en débarrasser. 

Pendant le débat, le ciel s'était brus- 
quement obscurci, le ruban bleu était 
passé au noir, de gros nuages gris cou- 
raient, au-dessus des cheminées, fouettés 
par un vent subit ; puis, brusquement, 
un orage éclata. Cette canne qui attirait 
la pluie me donna à penser, je songeais 
vaguement et comme malgré moi aux 
baguettes de coudrier dont se servent les 
sorciers pour trouver les sources sou- 
terraines. • 

Celle-là pourtant était d'un bois hon- 



116 PROSES DÉCADENTES 

nète, c'était le plus vulgaire de joncs, 
rouge acajou, lisse, sans pomme. Rien 
ne révélait, à première vue, la profonde 
perversité dont je fus, par la suite, la 
pitoyable victime. 

Les hostilités commencèrent dès le 
lendemain. Au moment de sortir, im- 
possible de mettre la main dessus. J'étais 
certain, pourtant, de l'avoir déposée en 
rentrant, toute seule, au coin de la che- 
minée, à côté du fauteuil. Au bout 
d'une heure de recherches vaines, ra- 
geuses, obstinées, je la découvris, dégrin- 
golée le long de la plinthe, presque invi- 
sible dans l'angle du parquet. 

Ce fut dès lors, entre nous deux, une 
lutte étrange où j'avais invariablement le 
dessous. Le jour où l'aiguille du baro- 
mètre stationnait immuablement au 
« très sec » je passais des heures à sa 
poursuite. Bien inutilement, la veille, je 
la mettais en évidence, sur une chaise, à 
côté de mon chapeau, tout proche de la 



PROSES DÉCADENTES 117 

porte. Je la retrouvais dans des retraites 
impossibles, sous les tapis où elle s'insi- 
nuait par je ne sais quel artifice, derrière 
les meubles d'où je la retirais vêtue de la 
poussière pelucheuse qui sommeillait là 
depuis des années. 

J'ai essayé de la braver. J'ai voulu, 
alors qu'il pleuvait à plein ciel et que 
fallacieusement, elle s'était offerte à ma 
main, j'ai voulu rester sous la pluie pour 
l'obliger à mouiller avec moi. Alors, au- 
tre canaillerie, elle ne manquait pas une 
bouche d'égout, pas un interstice de 
pavé, pas une conduite de gouttière; et, 
introduisant sournoisement son bout 
ferré dans la fente, dans l'interstice, 
dans la conduite, elle se laissait plier 
une seconde, se courbait élastiquement, 
et, brusquement détendue comme un 
ressort, elle bondissait en arrière dans le 
visage d'un passant qui, furieux, s'épan- 
chait en imprécations malsonnantes, ou 
bien elle s'en allait s'allonger dans le 



118 PROSES DÉCADENTES 

ruisseau gluant de boue et d'immondices, 
où elle disparaissait tout entière. 

Décidé à sévir, je réunis un jour dans 
un coin mes pincettes, mon parapluie 
et ma canne, et solidement les liai ensem- 
ble, certain qu'à elle seule, la perverse ne 
pourrait entraîner les autres au fond des 
repaires mystérieux où elle avait cou- 
tume de se dissimuler. 

Huit jours d'arrêts forcés auraient 
peut-être raison de la cascadeuse. 

Eh bien, ma canne n'a pas bougé, c'est 
vrai; chaque soir, en rentrant, je la re- 
trouvais à la chaîne, parbleu ! c'est 
encore vrai ; mais, à son contact, mon 
très honnête parapluie s'est gangrené. 
Son godet ne s'ouvre plus ; sur les ba- 
leines soudainement rouillées par une 
humidité sans cause apparente la soie se 
déchira avec un claquement la première 
fois que je voulus l'ouvir. Quant à mes 
pincettes, c'est bien vainement que tous 
les soirs je les installe d'aplomb, dans le 



PROSES DÉCADENTES 119 

coin de la cheminée : toutes les nuits, 
régulièrement, elle dégringolent avec un 
bruit épouvantable qui me réveille en 
sursaut ou peuple mon sommeil de cau- 
chemars affolants pleins de grimaçants 
fantômes traîneuKs de chaînes.... 

Aujourd'hui, je me déclare vaincu par 
Elle : j'en ai peur! 



CEUX QUI DANSENT 




chevelés ou corrects; 
Bullier ou les salons du 
grand monde; l'habit 
noir et le gilet à cœur 
ou le débraillé bon gar- 
çon. Le décolletage par 
en haut, sous les bougies, ou 
le troussement de jupes sous le 
gaz qui miroite dans les basa 
jours et les jarretières multico- 
lores. Morgue par ci, gaîté par 
là. Collet monté de poitrines à 
Vair, musquées, fardées et pou- 
drederi/ées, ou corsages fermés 
et mollets découverts. 



122 PROSES DÉCADENTES 

Deux grandes catégories par consé- 
quent. 

Là, des messieurs « déguisés en gens 
qui s'embêtent » suivant la spirituelle 
expression de l'inoubliable Gavarni ; des 
danses ankylosées, sur un rythme lent ; 
des pas guindés en long et en large ; des 
mains qui se touchent à peine, des tailles 
qu'on n'ose prendre, de crainte de casser 
en deux sa danseuse qui déborde par le 
haut et le bas de son corset. Ici, des cava- 
liers seuls fantastiques, des entrechats 
audacieux, des chasses-croisés stupé- 
fiants, des enlacements de bras et des 
entrecroisements de cuisses, pendant les 
valses vertigineuses, des jambes au port 
d'arme montrant leurs mollets rebondis 
dans le pèle-mèle des quadrilles tour- 
billonneurs. 

Là, des mines glaciales, renfrognées, 
des sourires contraints, stéréotypés, 
identiques, et des minauderies longue- 
ment étudiées à l'avance dans le miroir. 



PROSES DÉCADENTES 123 

Ici, des éclats de voix tonitruants, des 
appels qui assourdissent, des hurlements 
qui s'entrechoquent, des apostrophes 
volants dont les bouches sont les ra- 
quettes et qu'elles se renvoient d'un bout 
à l'autre de la salle, avec des cascades 
de rires qui roulent et se répercutent dans 
les coins. 

Et ces gens-là s'amusent chacun à leur 
façon. 

A côté de ceux-là il y en a d'autres, ce 
sont : 



CEUX QUI REGARDENT DANSER 




n groupe de philosophes. 
Peu nombreux et bien 
différents, suivant les mi- 
lieux où Ton danse : sa- 
lons high-lifè ou Bullier, 
f y** — J e P ren ds toujours les 
deux extrêmes. 
Voici d'abord les vieilles 
,V douairières aux blancs tire- 
ra) bouchons, les vieilles douai- 
rières qui font tapisserie et 
se chuchottent à l'oreille, 
entre deux compliments sur 
la grâce de leurs filles res- 
pectives, des histoires de 



126 PROSES DÉCADENTES 

leur passé. — Vous souvenez-vous, ba- 
ronne?... — Ah! marquise, comme 
tout cela commence à être loin de 
nous ! Et, mélancoliques, elles effeuil- 
lent la rose-thé des souvenirs loin- 
tains, et se regardent revivre dans leurs 
petites filles, ces mièvres pucelles aux 
coudes pointus, qui étouffent dans leur 
cuirasse de baleine, et esquissent, d'un 
air ennuyé, un pas correct, ^dont la 
décence leur est imposée moins encore 
par l'usage que par leur robe qui leur 
bride les jambes et leur corset outrageu- 
sement sanglé, qui fait remonter à leur 
visage blême le peu de sang chlorotique 
qu'elles ont encore au cœur. 

A Bullier c'est autre chose. Une haie 
s'est formée autour du quadrille où la 
grosse blanche s'aplatit tout à coup sur 
le parquet dans un grand écart du der- 
nier chic. 

Voici le jeune potache sorti en fraude 
du bahut, voici le lycéen imberbe qui 



PROSES DÉCADENTES 127 

s'est mis en civil pour se donner l'air 
d'un homme. Ils ont joué des coudes afin 
de se placer au premier rang des curieux, 
et regardent, l'œil agrandi, mouillé et qui 
s'allume sous le lorgnon cavalièrement 
campé sur le nez, hypnotisés par les 
jambes des femmes exhibées sans ver- 
gogne, grisés par le vent des jupes qui 
leur fouette le visage et fait courir dans 
leur dos des frissons de lubricité. Et puis, 
plus loin, voici encore le vieil étudiant 
gouailleur qui fume sa pipe, adossé à une 
colonne. Il est blasé sur tout cet étalage 
de jupons blancs et de bas plus ou moins 
rayés — il en a tant vu — et s'il vient à 
Bullier c'est en observateur, pour regar- 
der ceux qui regardent et s'amuser à 
surprendre par ci par là, dans les yeux 
des jeunes, la lueur fugitive, l'éclair du 
désir qu' il se rappelle l'avoir fait frisson- 
ner, lui aussi, voilà quelque dix ans, 
alors qu'il était étudiant de première 
année. 



CONSEILS 




otte! Voilà bien, dit-il, Tépi- 
thète qui s'adapte le mieux 
à la femme. 

A force d'entendre racon- 
ter des fadaises par des 
imbéciles qui les leurrent, 
dans le but que vous savez, per- 
suadés qu'on ne prend pas ces 
mouches là avec du vinaigre, les 
femmes ont fini par ajouter foi aux 
compliments trop intéressés pour 
être vrais, dont on les encense: 
savoir : 1° Qu'elles sont le beau 
sexe : 2° qu'elles ont la finesse 
qui manque à l'homme ; 3° que 



130 PROSES DÉCADENTES 

l'homme a, envers elles, un tas de devoirs 
à remplir, synthétisés sous ce vocable : 
la galanterie. 

Tout ceci est absurde. Quatre-vingt- 
dix-neuf fois sur cent, elles sont laides et 
manquent de flair. L'homme intelligent 
et qui a su vivre, roulera, sans qu'elle 
s'en doute, la plus rouée des femmes, 
s'il n'en a pas besoin. Et, quanta la ga- 
lanterie, c'est tout bonnement une tac- 
tique de guerre. 

Vous voulez une femme, vous en faites 
le siège. 

La galanterie est le commencement des 
hostilités. 

Et la pauvre sotte prend cela pour un 
devoir qu'on lui rend. 

Voyons, à bien réfléchir, quelle est ici 
la dupe et quel est le dupeur. 

La femme jouera donc éternellement, 
dans la vie, le rôle du corbeau de la fable? 
Ne s'apercevra-t-elle donc jamais, cette 
perspicace, que ce n'est qu'en vue du 



PROSES DÉCADENTES 431 

fromage que le renard lui vante son 
plumage. 

Or moi qui n'aime point le fromage, je 
ne me sens aucune disposition à jouer le 
rôle du renard. 

Uûe autre raison qui m'exaspère contre 
la femme, c'est la conclusion qu elle tire 
de sa prétendue supériorité : le dédain 
qu'elle a de l'homme et le peu de cas 
qu'elle en fait en général. (Car, dans le 
particulier, une fois qu'un fort s'est im- 
posé, la dédaigneuse devient souple : elle 
est asservie.) 

Voyez par exemple comme elle acca- 
pare le trottoir alors qu'elle s'y promène. 
Ne dirait-on pas qu'il est tout à elle. 
Quand elle est seule, elle file, l'air affairé, 
le regard accroché à la pointe de ses bot- 
tines, par peur du propos leste qui la 
cingle parfois au passage, effarouchant 
sa pudeur de convention. Mais quand elles 
sont deux ou trois, elles deviennent har- 
dies, se carrent complaisamment, obs- 



132 PROSES DÉCADENTES 

truent la-circulation, coudoient et bouscu- 
lent, avec des airs de reines outragées, le 
pitoyable passant qui ne s'est pas rangé 
assez vite. 

Aussi, ma grande distraction, c'est de 
m'en aller, dans les rues populeuses, 
opposer ma vaste carrure à leurs épau- 
lements, qui ratent contre moi. Je ne me 
dérange jamais, et comme elles s'atten- 
dent — toujours la routine — à ce que je 
leur abandonne le trottoir, ce sont des 
renfoncements tout à leur désavantage 
puisqu'ils sont voulus chez moi et inat- 
tendus chez elles, et des heurts qui 
bleuissent la neige de leurs seins, sous 
le satin de leurs robes. Il faut voir les re- 
gards qu'on me décoche, à bout portant, 
et les « Sauvage! » dont on me mitraille. 

Mais je passe, impitoyable et impas- 
sible, sans descendre du trottoir ; je 
deviens élastique aux chocs ; je fais le 
ressort à boudin ; je suis le bousculeur ; 
je fais ma trouée, accueillant d'un coup 



PROSES DÉCADENTES 133 

de chapeau narquois les : « En voilà un, 
par exemple; on.voit bien ce que c'est » 
gui fusent des lèvres plissées, dans un 
sourire adorablement méprisant. 

L'endroit où j'opère le plus fréquem- 
ment, c'est dans les grands magasins 
tels que le Bon Marché et le Louvre. Là, 
la femme est si bien chez elle et elle se 
croit si fort le droit d'y régner seule 
qu'elle ne voit plus l'homme, et qu'elle 
lui marche dessus, avec autant de désin- 
volture que s'il était un simple chiffon. 
Alors je crie bien haut — elles ont toutes 
horreur d'être remarquées : — c Eh ! faites 
donc attention, Madame, vous m'écrasez 
les orteils ! — Je hurle : « Pardon, mais 
est-ce qu'il y aurait moyen de passer » 
— ou bien: «Eh! mais, dites donc, ne 
vous gênez pas, ventre par ici, pouf par 
là, est-ce que c'est par dessous qu'on 
passe ! 

Et je vous assure qu'elles se rangent. 

C'est surtout dans les escaliers, à la 



134 PROSES DÉCADENTES 

rencontre, que cela devient comique. Elle 
descend, moi je monte, nous voilà nez à 
nez, à deux centimètres l'un de l'autre, 
buccalement parlant. 

C'est seulement au moment de l'abor- 
dage, quand, du choc, elle fait hou! 
qu'elle me voit, dressé soudain devant 
elle comme un mur qu'il faut absolument 
tourner. Le choc est tel qu'elle ne trouve 
rien à dire et se contente, à demi estoma- 
quée, de me toiser du haut de sa marche. 
— Mais c'est elle qui pivote. 

Dehors, les jours de pluie, je me pro- 
mène avec ma canne — ça m'est égal 
d'être mouillé — Naturellement le trot- 
toir est plein de petites femmes qui, deux 
par deux, trottent, haut troussées, et 
barrent complètement le passage, avec 
leurs deux parapluies. Si vous êtes ga- 
lant vous n'avez que ces deux alterna- 
tives : descendre dans le ruisseau, c'est- 
à-dire souiller vos bottines et éclabousser 
votre pantalon, ou vous aplatir le long 



PROSES DÉCADENTES 135 

du mur, c'est-à-dire vous emplàtrer le 
dos et, par contre, avoir la face raclée 
par les baleines des parapluies ; car elles 
ne vous feront pas la moindre petite 
place. 

Moi qui m'honore d'être incivil, je 
m'insinue tranquillement au milieu 
d'elles, en écartant, du bout de ma canne, 
un des deux parapluies, tout juste assez 
pour que ma tête passe sans encombre. 
Tant pis si la plume du chapeau se dé- 
frise et si la pluie en macule le velours 
loutre ou gros vert. 

Et voilà, entre mille autres, quelques 
moyens que je vous recommande, pour 
vous amuser en embêtant les femmes. 



DERNIERS MOLLETS 




es jambes s'en vont, 
constata l'Amateur de 
mollets avec accable- 
ment, et la meilleure 
preuve, c'est que les 
femmes ne se retrous- 
sent plus. Tenez, mon 
cher ami, il va pleu- 
voir, l'occasion est par- 
ticuliL rement propice, voulez- 
vous me suivre. » 

Et il me conduisit place Saint- 
Michel 

CY-st bien véritablement l'un 
des coins les plus pittoresques 
ut dus plus idoines à la rêverie 



It38 PROSES DÉCADENTES 

béatement contemplative que la ter- 
rasse où nous nous assîmes, dédai- 
gnée de la chahuteuse a jeunesse des Eco- 
les » qui ne monôme pas — heureuse- 
ment! — jusque là. Fatigué du miroite- 
ment incessant des tramways et des 
omnibus multicolores qui se croisent sur 
la place Saint-Michel, le regard, en obli- 
quant légèrement à droite, peut se repo- 
ser sur la double ligne de platanes dont 
la feuillaison, d'un vert tendre, empa- 
nache les parapets jusqu'au Louvre qui 
sert de fond de tableau. 

Ce pourquoi mon subtil et délicat ami, 
l'Amateur de mollets, m'amenait là, c'est 
surtout parce que, du pont Saint-Michel, 
battu à cette heure par une giboulée su- 
bite, on pouvait abreuver ce fol espoir de 
voir déboucher à chaque seconde, la jupe 
d'une main et le parapluie de l'autre, 
les pimpantes parisiennes, artistement 
chaussées, que ce grain venait de sur- 
prendre dehors. Et parce que, au détour 



PROSES DÉCADENTES 139 

du pont, il leur faudrait, pour gagner le 
trottoir où nous étions à l'affût, traver- 
ser le bout de chaussée du quai Saint- 
Michel, dont la boue incessamment pé- 
trie par les larges roues de la Villette- 
Saint-Sulpice, les forcerait à trousser 
assez carrément leur paquet de jupons 
blancs pour se garer des éclaboussures. 
Car la Parisienne, en ménagère sage- 
ment économe, préfère crotter ses bas 
que son jupon, ce qui est bien fceureux 
pour les derniers amateurs des derniers 
mollets. 

Oh! oui! derniers mollets. Car, comme 
l'avait si justement déploré mon ami — 
qui ou quoi doit-on accuser de ce navrant 
étet de choses? — les mollets s'en vont. 

Quoi vont désormais pâturer nos yeux, 
à nous pauvres ! qui ne trouvions que la 
jambe d'adorable dans la femme! nous 
dont le regard s'émerveillait à voir, le 
long des boulevards, papillotter la gamme 
de couleurs des bas de ces dames, au 



140 PROSES DÉCADENTES 

temps déjà lointain où la poussière leur 
était, comme la pluie, un prétexte à éta- 
ler ces richesses aux yeux des hommes 
affriandés. 

Las! Voici que le long des tibias, et le 
long des péronnets s'émacient les ju- 
meaux et s'étiolent les soléaires ; voici 
que dans les bottines haut entalonnées 
s'emmanchent des jambes étiques autour 
desquelles se tire-bouchonnent des bas 
désolants que ne soutient pas même le 
plus modeste soupçon de mollet. Et les 
pantalons s'allongent pour voiler ces mi- 
sères, et les jupons, jadis si effronté- 
ment froufroutants, pendent aujourd'hui, 
piteux et lamentables, comme s'ils avaient 
honte de laisser voir les pauvretés qu'ils 
cachent. 

Las! las î l'Amateur. de mollets a rai- 
son : les mollets s'en vont ! 



TABLE 



En guise de Préface 5 

De l'Adultère. 11 

Bégaiements 17 

La Troubleuse d'Hommes 21 

Dans l'Omnibus 27 

L'Épouvanteur d'Enfants 29 

La Marguerite 33 

Le Chien est l'ami de l'Homme 35 

Ègoïsmes 39 

Les Humbles 43 

Au déduit 47 

Le Chien bibelot 53 

Le Cocher d'Omnibus 57 



142 TABLE 

Fait-Divers 63 

Charité 65 

Tendresse 69 

Jeux d'Enfants 73 

Le Mardi-Gras. '. Tl 

L'Art de Rompre 83 

Philosophie inodore. ......! 93 

Les Écriteaux 97 

Le Dimanche 101 

Le Bon Dieu 107 

Ma Canne 113 

Ceux qui Dansent 121 

Ceux qui regardent Danser. 125 

Conseils 129 

Derniers Mollets 137 




Imprimé 

SUR LES PRESSES DE « LUTÉCE » 
PAR 

LÉON ÉPINETTE, IMPRIMEUR 

16, boulevard St-Germain 

PARIS 



DU MHMI- AUTlIUR 
Chez GIRAUD, Editeur, 18, rur Drouot 

LES GENS QUI "S'AMUSENT 

* r . 

, ,» B^.O .' j| f-~. 

SOCS PRESSE 

LA' S FROMAGES 

VFI',^ SYAIROtTQrES. 

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Hno .jolie plaquette in-Ki, raisin imprima. <*n- 'bistro 7 siir 

papier bis d'Areliettes, tiro> à 1r»0 f*xpmpULr<*$ wnilomont, 

avno unr^pivf.-K'p «n^viif.F Zof.a. 



KS- PREPARATION -, 

LA JUPE, roman analytique v / 

« '"5'*- . - r ^r '■"*• 

FEND-L'Atfi, roman de mœurs Perçheronn'ts 



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