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PROSES
ECADENTES
Par LÉO THÊZENIK \
avki:
UNE PRÉFACE- RÉTROSPECTIVE
LUTECE
ClFE^E. GIRAUD ET Oe, ÉDITEURS
18, HUE DROUOT
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A
A/-
PROSES DÉCADENTES
LÉO TRÉZENIK.^ç.*À-
PROSES DÉCADENTES
PARIS
IMPRIMERIE DE LUTÈCE
16, Boulevard Saint-Germain, 1G
1886
\'ït> \ J 'I
^^9 ^^9 ^^9 ^^r ^^r ^^r ^^9 ^^9 ^^r ^^9 ^^9 ^^9
EN GUISE DE
PRÉFACE
J'écrivais ceci dans Lutèce, le 16 août 1885 :
« Aujourd'hui que cela ne peut plus porter
préjudice ni à Floupette, ni à son éditeur;
aujourd'hui que les Déliquescences ont eu la
rare fortune de faire le tour de la grande
presse et £ arracher aux quotidiens, si avares
pourtant de leurs lignes, une réclame que
jamais une œuvre hardiment, sincèrement et
507
6 PRÉFACE
sapidement littéraire ne peut se vanter d'avoir
eue; aujourd'hui* qu'après tous les autres,
qu'après Mermeix qui n'y comprit rien,
qu'après Claretie qui pressentit et Arène qui
approuva, dans un article souriant, M. Paul
Bourde, en le très grave Temps, a chroni-
que, digne mouton de Panurge qu'il est,
sur /'École décadente ; aujourd'hui, enfin et en
% un mot, que la plaisanterie a asse\ duré, que la
fumisterie commence à fleurer le rance, il n'est
peut-être pas inutile de ramener, à ses justes
proportions, celle floupellerie.
Déjà, dans le XIX e Siècle de mardi (pro-
bablement son directeur a-t-il tenu à passer
ainsi l'éponge snr l'énorme gaffe commise,
dans les commencements, à propos de Flou-
pette, par l'un de ses plus fins reporters,
M. Mermeix!) Moréas complaisamment, a
tenu à démontrer à M. Bourde, en son nom
personnel, à quel point il avait été mal rensei-
gné pour faire son article.
PREFACE /
Mais ce n'est pas suffisant* La presse a
« coupé » tout entière et d'une façon trop
retentissante pour qu'il ne soit pas nécessaire
de lui faire cette tardive mais forcée confidence
qu'elle a été victime d'un « mauvais plaisant. »
Car, non seulement Floupette n'existe pas
(ça, c'est encore pour M. Mermeix) mais
/'École décadente est une invention de Flou-
pette et ses Déliquescences ne sont pas une
parodie, mais la blague d'un genre, créé de
de toutes pièces pour son usage personnel,
par le dit Floupette.
Et Sabord, V étiquette « décadent » dont il a
plu aux chroniqueurs d'affubler, à la suite de .
Floupette, la jeunesse littéraire, n'a aucun
sens. M. Pruihomme seul (mais il est juste de
dire qu'il collabore, sous combien de pseu-
donymes! à la plupart des grands journaux
parisiens) M. Prud'homme seul a le droit de
formuler que VArl est en décadence, actuelle-
ment. Il n'y a pas plus décadence, aujour-
8 PRÉFACE
d'hui, qu'il n'y eut décadence alors qu'à l'Art
classique s'essaya à succéder le romantisme;
alors qu'Hugo détrôna Ponsard; alors qu'on
acclama, en 1830, les Burgraves au détriment
de Lucrèce. Il y a une simple transformation.
Il y a tendance de la jeune littérature à faire
neuf, et pour cela à faire autre. Les étiquettes
ne signifient si bien rien que les prétendus déca-
dents ont déjà été affublés de Vépithète de néo-
romantiques pX>ur cela que le «romantisme »,
au fond, au temps de sa gloire et de son audace,
ne voulait que dire changement. Et c'est
encore faire du romantisme, aujourd'hui,
mais du néo-romantisme que de s'essayer à
sortir, littérairement, de la routine et de l'or-
nière.
Voilà ce que (à part deux ou trois employés de
bureau pour qui l'A ri est tout en M. Mallarmé),
a prétendu tenter la pléiade littéraire actuelle.
Voilà ce que M. Bourde n'a pas compris. Parce
qu'il a fait son article tout entier, sans lire plus
PRÉFACE 9
de vingt vers de chacun des jeunes poètes sur
lesquels il pérore; parce que, en digne quoti-
dien naïf et coupeur quil est, il apris au sérieux
toute la préface de Marius Tapora qui s'était
amusé à grossir, par simple fumisterie, et pour
se gausser de leurs prétentions, la personnalité
de quelques rimaillards d'estaminet auxquels le
morphinisme, à celui-là, et des affectations
byzantines, à cet autre, avaient donné suffi-
samment de ridicule pour que Beauclair, en
excellent parodiste qu'il est, s'attardât à le leur
dire une bonne fois.
L'objet visé étant mince, Beauclair, pour
qu'on le vit, et qu'on ne pût s'étonner qu'il
s' amusât à l'arquebuser, a été contraint de Vexa-
gérer. Effet d* optique dont fut dupe la presse.
Comme, en soi, la plaquette était gaie,on en
rit. Certains même en rirent d'autant plus fort
qu'ils n'y avaient pas compris un traître mot —
et quils voulaient faire croire, au voisin, qu'il
avaient compris. C'est ce qui explique l'invrai-
10 PRÉFACE
semblable succès qui a accuelli les Déliques-
cences.
Voilà qui est bien.
Seulement, quand un monsieur, comme M.
Bourde, vient baser là-dessus une grande étude
de quelque cinq cents lignes sur la décadence
de la jeune littérature actuelle, cela nous fait
bien rire. »
Je n'ai rien à ajouter, sinon que c'est pour
cela que j'ai intitulé ces fantaisies Proses
DÉCADENTES.
LÉO TRÊZENIK\
DE L'ADULTERE
ilencieuses longtemps , et
çà et là éparses dans la
chambre où elle dort,
l'Adultère, enlacée à Lui,
au creux du grand lit
calme aux draps convul-
sés ■ dans la chambre assoupie où
s'est tu même le pouls rhytmique
de la pendule, voilà que sous le
nickdlement électrique de la lune
les Choses, ces inquiétantes qui
« veulent garder leur secret »,
les Choses se sont prises soudain
à babiller entre elles.
L^s Bas ont commencé, les
12 PROSES DÉCADENTES
fins Bas de soie noire, vides maintenant
et affaissés au pied du long Canapé
gouailleur.
Les Bas disaient :
— C'est à cause de nous s'il Ta aimée.
C'est nous qui moulant ses jumeaux re-
bondis et sa malléole amincie ont allumé
dans son regard l'éclair qui lui a incendié
l'âme.
Et tout au long, dans le silence delà nuit,
les Bas, les fins Bas de soie noire gazouil-
lèrent, sous le nickellement électrique de
la lune, l'inénarrable poème de la jambe.
Mais le Jupon reprit :
— Vos charmes eussent été vains sans
moi qui sur vous mettre en valeur en me
haussant suffisamment pour permettre
que l'on vous vit et servir de cadre à vos
attirances irrésistibles. C'est à ma blan-
cheur hypnotisante, c'est à mes trou-
blantes sonneries de cloches...
— Qui sont mon œuvre, crépita l'Ami-
don emprisonné dans le tissu...
PROSES DÉCADENTES 13
Mais le canapé ricana :
— Que pourriez-vous sans moi? que
pourrait, sans mon aide, l'aflriolance de
vos charmes, contestable d'autant moins
pour moi que j'ai maintes fois été, mieux
que personne, à même d'en constater la
puissance. N'est-ce pas moi la suprême
étape de la chasse amoureuse? N'est-ce
pas entre mes bras toujours complai-
samment ouverts aux amours illégitimes
que se consomme la chute irréparrable ?
Je suis le meuble des adultères. Le Lit ne
vient qu'après moi, jamais avant. Que
de femmas seraient encore la forcément
fidèle épouse d'un mari détesté si elles
n'avaient rencontré, dans la minute psy-
chologique — si fugace et unique — où
les cerveaux s'affolent et où les volontés
s'émoussent, la muette élasticité de mes
coussins pour assourdir le retentisse-
ment de leur chute.
Soudain, harmonieuse et plaintive
comme la vibration chevrottante d'une
14 PROSES DÉCADENTES
chanterelle qui se brise, une voix mur-
mura :
— J'étais la pudeur des femmes, et
j'étais la sauvegarde des maris qui sa-
vaient leur honneur suffisamment cade-
nassé dans la prison de ma batiste.
Toutes les agaceries des bas chavireurs
de vertu et des jupons semeurs de désirs
venaient piteusement échouer devant le
« tu n'iras pas plus loin » de ma citadelle
inexpugnable. Le Canapé lui-même ne
pouvait rien contre moi. Il fallait la com-
plicité du Lit pour me vaincre. Le Lit?
c'est-à-dire la chute préméditée et réso-
lue, c'est-à-dire cette décision qui n'habite
jamais l'esprit flottant des femmes la
première fois.
Mais un jour, une perverse suvint qui
d'un large coup de ciseaux troua mon
bouclier.
— Qui donc es-tu, toi qui te lamentes,
s'enquit le Canapé qui ne ricanait
plus^...
PROSES DÉCADENTES 15
Et la voix répondit, plaintive et mélo-
dieuse comme la vibration chevrottante
d'une chanterelle qui se brise :
— Je suis Fâme du Pantalon fermé.
BEGAIEMENTS
ans la rue sombre, où
le soleil a peine à se
glisser, à travers les
hautes cheminées empa-
nachées de floconne-
ments bleuâtres;
Dans la rue étroite rare-
ment prise pour raccourci par
les Nacres qui l'ignorent ;
Dans la rue tranquille dont
morne pas les sergots, deux
par deux, ne viennent troubler
le nu Tne silence de leur prome-
nade rhytmique ;
18 PROSES DÉCADENTES
Sur le trottoir rubanesque de la rue
sombre, étroite et tranquille ;
Dans un obscur recoin du trottoir ru-
banesque, une gamine de huit ans est
assise, à plat sur le bitume, les jambes
écartées et les poings sur ses cuisses
grêles.
D'un œil limpide, dont pas le moindre
éclair de curiosité ne vient troubler l'azur,
elle suit la main d'un garçonnet de dix ans
qui, très rouge et le regard allumé, des-
sine à la craie, sur le trottoir, dans
l'angle de ses jambes, que fait frissonner
cette audace d'obscénité, un priape hir-
sute, cambré, énorme, monstrueuse-
ment vrai dans le balbutiement de cette
ébauche.
Et pendant que le garçonnet sournois
guette et espère, dans l'œil de la petite,
l'éclair mouillé qui luit dans le sien, la
gamine, sans un pli à sa lèvre, sans une
goutte de sang de plus à sa joue, consi-
dère du regard désintéressé de celui qui
PROSES DÉCADENTES 19
SAIT depuis longtemps, le priape hir-
sute, cambré, énorme que dessine le
gamin -sournois, sur le trottoir ruba-
nesque de la rue étroite, sombre et tran-
quille.
LA TROUBLEUSE D'HOMMES
lie ne partait qu'après
s'être mise sous les ar-
mes. Et c'est bien d'elle
qu'on pouvait dire
qu'elle était armée jus-
qu'aux dents. Car elle
y avait, en guise de poi-
gnard, un sourire affilé comme
un kriss malais et qui luisait
férocement dans sa gaîne de
pourpre.
Elle Tétait, armée, de pied en
cap, de puis sa bottine moirée
qui moulait de chevreau fin l'au-
dacieuse cambrure de son peton
invraisemblable, jusqu'à son co-
22 PROSES DÉCADENTES
quet chapeau Henri II empanaché d'une
cascadante plume d'autruche sous la-
quelle étincelait. l'éclair bleu de son
regard.
Et c'était avec une science savamment
minutieuse et machiavéliquement étu-
diée qu'elle procédait, pendant des heures
peut-être, à cette toilette de dessous que,
pertinemment, elle savait irrésistible,
quand, avec un grand air royal, elle
faisait l'aumône d'un coin entr'aperçu
aux yeux mendieurs qui la guettaient sur
son passage.
Elle était passée maître en l'art exquis
de profiter des bas noirs sur le fond
blanc des jupons au bord desquels cou-
rait une fine dentelle.
Elle savait la place juste où doit se
fermer le poignet du pantalon ; ni trop
bas pour laisser voir toute la jambe,
ni trop haut pour ne pas la rendre dis-
gracieuse.
Elle étudiait longtemps, dans sa glace,
PROSES DÉCADENTES 23
l'effet qu'elle allait produire tout à l'heure
et répétait à l'avance sa leçon, afin de
savoir, une fois sortie, où prendre sa jupe,
d'une main indifférente, pour laisser voir,
sans y prendre garde, ni trop ni trop peu,
ce qu'elle avait à montrer.
Une fois la leçon bien sue elle partait,
pratiquant d'instinct ce précepte du Dan-
dysme : « un dandy peut mettre s'il veut
dix heures à sa toilette, mais une foisfaite
il l'oublie ». Et certes, si elle mettait, la
perverse, dix heures à apprendre son rôle,
elle oubliait si bien que ce n'était qu'un
rôle, qu'elle devenait à force d'art, natu-
rellement ingénue.
Le long des trottoirs où la pluie d'au-
tomne faisait hâter le pas aux prome-
neurs affairés, ou bien, les jours de gai
soleil, par les poudreuses avenues, où sa
robe claire s'épanouissait sous le vert des
arbres, riante et fraîche comme une fleur,
elle trottinait, gaillardement troussée,
sous prétexte de boue ou de poussière,
24 PROSES DÉCADENTES
laissant voir son éternel bas noir, sculp-
turalement affriolant, découpé sur le pa-
quet de jupons blancs qui jetait, derrière
elle, un sillage d'iris et de foin coupé.
Et, marchaient à sa suite, alléchés,
magnétisés par sa jambe, des lycéens
imberbes qui s'en régalaient, et des vieux
ravigotés par ce spectacle gratis qui re-
trouvaient leur vigueur de vingt ans
pour courir, des kilomètres, sous le
charme.
Et, galopait à sa suite toute une meute
d'affamés qui s'étonnaient d'abord d'être
tant à suivre le même chemin, puis, qui
s'inquiétaient de se trouver toujours à la
même distance les uns des autres, s'exa- *
minaient curieusement à la dérobée, hon-
teux, à la fin, de se surprendre, récipro-
quement, dans l'œil, le même regard
fixe, la même pensée obsédante, le même
but poursuivi.
Comme elle sortait toujours à la même
heure, suivant invariablement le même
PROSES DÉCADENTES 25
itinéraire, il se trouvait que c'étaient
presque toujours les mêmes hypnotisés,
jeunes et vieux, qui trottaient derrière
elle ; à la longue ils finissaient par se con-
naître, et comme ils savaient Pourquoi
ils étaient la, c'était le rouge au front
qu'ils se hâtaient, sans oser même rom-
pre ce silence d'un mot, du même, celui
que tous avaient sur les lèvres, et que
pas un n'osait dire.
Parfois, pour leur jeter à tous le même
trouble imprévu dans le cœur, elle inter-
rompait brusquement sa course, se tour-
nait à demi vers eux, s'arrêtait, se cour-
bait en avant, et lentement, jouissant de
leur jouissance, elle rattachait, sous
leurs yeux qui se mouillaient, sa fine
jarretière rose — qui n'était pas tombée.
Ils en restaient, du choc, cloués sur
place et haletants, puis, elle repartie, le
charme rompu, ils reprenaient leur flâne-
rie intéressée.
Certains jours, pour dépister sa meute
26 PROSES DÉCADENTES
d'adorateurs, elle s'amusait à grimper
sur le haut d'un tramway, révolution-
nant, pendant qu'elle montait, les gens
de la plate-forme et le conducteur lui-
même si blasé qu'il fut par ce spectacle
quotidien.
Et aux stations, autant que partout,
sur le passage du tramway, des hommes
s'arrêtaient, le nez en l'air, agglutinés
par ce flot de jupons blancs servant de
fond de tableau à ces bas noirs char-
meurs dont le souvenir opiniâtrement
les hantait, quand la voiture était partie.
Et tous les soirs elle s'endormait, béate,
un fin sourire narquois au coin de la
lèvre, semblant dire comme Titus, de
romaine mémoire : « Je n'ai pas perdu
ma journée. »
DANS L'OMNIBUS
isérable et navrante, sur
l'une des banquettes au
bleu passé maculé de lar-
ges flaques grasses em-
poussiérées, une femme
tranche sur les autres
par sa laideur vulgaire,
teint éclaboussé de
rousseurs, ses traits pitoya-
blement communs.
En face, un jeune homme,
i n vraisemblablement beau,
i m perturbablement dédai-
gnoux, dont le regard dit
assez le mépris dans lequel
I tïçnt la banalité ambiante.
28 PROSES DÉCADENTES
Et comme ELLE tend ses six sous
d'une main rouge, osseuse, bossuée et
fripée comme un vieux gant, ce fut l'aris-
tocratique dextre du Très beau qui s'of-
frit la première à passer au conducteur
la monnaie de la Très laide.
Serait-ce que l'extrême Beauté et
l'extrême Laideur ont un point de con-
tact, impalpable et invisible, et insoup-
çonné par les Médiocres, où flue et
s'échange, électriquement, la Sympathie?
L'EPOUVANTEUR D'ENFANTS
a bizarre obstination
qu'il mettait à ne suivre
que les femmes dont
les bras s'embarras-
saient d'un enfant
encore enlangé, — nou-
nous à démesurés ru-
bans cramoisis dégrin-
golant jusqu'aux talons
ou jeunes mères pavannant le
tout récent bonheur d'exhiber
elles-mêmes le « fruit » de leurs
fornications légales — m'avait
ntéressé à tel point que je
me mis à suivre l'enigmatique
suiveur.
30 PROSES DÉCADENTES
Point ne l'affriolait un bas clair entrevu
sous la jupe froufroutante ; non plus
qu'une taille mince faisant ressortir
l'opulence bombée du buste ; pas même
les ondulations tapageuses d'une croupe
exagérée secouant à sa suite un sillage
d'iris et d'ambre.
Sa flânerie ne s'accrochait qu'aux ta-
lons des nourrices; et cela semblait être
le tablier blanc des bonnes d'enfants qui
hypnotisait sa rétine.
Et il me sembla que les bébés dont, par
dessus l'épaule des femmes qui les véhi-
culaient, vaguaient les regards pâles
intéressés par le grouillement de la rue
et le chatoiement bigarré des étalages, il
me sembla que les bébés fixaient, tous,
tout à coup, un regard troublé, puis
craintif, puis épeuré sur les yeux de ce
promeneur qui suivait les femmes sans
leur dire un mot, sous l'incitation d'on ne
sait quel mobile. Et soudain, malgré que
la bonne, d'un : « Est-il désagréable cet
PROSES DÉCADENTES 34
enfant là ! » gourmandât ce changement
d'humeur inexplicable, les bébés, dont
cet ombre : la Peur, fonçait l'iris et jetait
la nuit, par la pupille agrandie, au fond
des regards, éclataient en sanglots stri-
dents, convulsifs, épouvantés, et se
rejetaient brusquement en arrière pour
ne plus voir.
Et quand .l'enfant, calmé, hasardait à
nouveau son œil humide encore sur le
promeneur qui, muet et correct, suivait
toujours : la même Peur inexplicable et
subite convulsait son visage ; le spasme
des mêmes sanglots le prenait au ventre. . .
Et chez tous les enfants qu'il suivit ce
jour là, je remarquai ce regard, vague
d'abord, retenu ensuite, puis cette vision
d'épouvante, puis ces soubresauts, ces
sanglots, cette Terreur!...
Et toujours, comme la femme intriguée
se retournait, inquiète et interrogative,
elle rencontrait le visage froid, digne, im-
passible du flâneur mystérieux.
32 PROSES DÉCADENTES
Tout à coup, comme un nouveau bébé
s'effarait à le regarder, une glace oblique
vint inopinément me donner la solution
du problème.
Profitant d'une seconde où personne
ne pouvait le voir, l'homme s'était brus-
quement contorsionné le faciès dans une
grimace d'une hideur terrifiante — afin
d'épouvanter l'enfant qui, seul, le voyait.
LA MARGUERITE
u long de la chaussée
où la pluie a cessé, au
long de la chaussée
fleurie de mollets blancs,
ces marguerites de l'as-
phalte qu'a fait pousser
tout à coup le soleil qui se mire
dans les flaques et paillette d'or
le do à lustré des pavés, ELLE se
L hâte, la pimpante, troussant gail-
î lardemcnt de la main gauche son
y paquet de jupons blancs et mon-
trant, avec une telle impudeur
qu'elle ne doit pas s'en douter, et
sa fine cheville où le bas n'est
34 PROSES DÉCADENTES
déshonoré d'aucune ride, et son mollet
rebondi, cambré, concupiscible, et, là-
bas, — là-haut — , bien loin, par delà la
jarretière dont la boucle accroche un
éclis de soleil, un coin nacré de sa cuisse
incomparable qui s'est, ce jour-là, affran^
chie de la pudeur du pantalon.
Derrière, à quelques pas, s'acharne un
adolescent blême qui dévore des yeux
goulûment, — en affamé qui depuis de
longs jours ne fut convié à si pantagrué-
lique banquet, — et cette fine cheville, et
ce mollet concupiscible, et ce coin nacré
de cuisse incomparable.
Puis, enfin repu, il l'aborde et murmure,
égoïstement, pour que d'autres ne puis-
sent, après lui, en régaler leur prunelles :
— Madame, on voit vos jambes...
Impérialement sereine et superbe, sans
même daigner tourner la tête, Elle laisse
tomber, du haut de son impassible indif-
férence, Ces trois monosyllabes : '
— Je le sais.
LE CHIEN
EST L AMI DE LHOMME
raternellement, sur le trot-
toir exigu delà rue muette,
à de rares intervalles ani-
Mf mée par le pas rapide d'un
pR passant, devant la petite
% boutique vert bouteille de
la fruiterie, où les ventrus melons
ehôîérîfères gonflent en vain, pour
* raccrocher » un amateur, leurs
tranches dorées et fleurant bon,
un gros terre-neuve cabriole, de
concert avec un enfantelet de
quatre ou cinq ans, dont il est le
meilleur et l'unique camarade.
Soudain, comme dans la lutte
36 PROSES DÉCADENTES
l'enfant avait roulé dans le ruisseau, et
qu'à ses glapissement de joie répondaient
les abois retentissants du terre-neuve
inquiet de cette chute, le père, persuadé
que le chien avait bousculé- le gamin,
sortit brusquement de la petite boutique.
Et comme le chien s'essayait à ramener
l'enfant sur le trottoir, cependant que
celui-ci, toujours secoué par lestressauts
du rire, avait accolé de ses deux bras la
grosse tête velue d'où pendait, à travers
la double rangée des dents formidables,
l'énorme langue caressante, le père, bru-
talement, fit rentrer le chien d'un coup de
pied et l'enchaîna.
Et l'enfant voyant que, barbare et in-
juste parce qu'il n'avait rien vu et pro-
nonçait quand même une sanction, le
père enchaînait son ami à l'entrée de la
petite boutique vert bouteille où les ven-
trus melons cholérifères gonflaient en
vain leurs tranches dorées et fleurant bon,
l'enfant se prit à sanglotter.
PROSES DÉCADENTES 37
Et sans qu'il lui vint à la pensée de
protester contre cette injustice humaine
d'être puni pour une faute qu'il n'avait
pas commise, le chien, voyant que se dé-
solait son camarade de le voir à t'attache,
le chien feignit un air heureux pour con-
soler l'enfant.
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8
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EGOISMES
a tête s'encadre dans les
dentelles jaunes de l'oreiller
blanc où s'enmêlent en dé-
sordre ses cheveux défrisés
depuis de longs jours; dans
les dentelles moins jaunes
que son teint, son ancien « teint de
lys & où semble, aujourd'hui, avoir
coulé, sous la peau, toute la cire
des cierges qui vont demain brûler
dtj chaque côté de son cadavre.
A travers la buée des cheveux
défrisés depuis de longs jours, ses
yeux, qu'auréole le bistre de la
phtisie, dardent un regard noir
40 PROSES DÉCADENTES
sur son amant désintéressé de cette mort
qui traîne, et dont l'égoïste amour s'est
usé peu à peu aux angles de cette mai-
greur.
L'étrange fixité de son regard noir qui
flambe dans sa prunelle dilatée trouble
jusqu'à la gêne l'amant qui rôde par la
chambre, vaguement affublé d'un masque
de sympathie.
Avec cette claire-vue des gens qui vont
mourir, elle sent que cet homme n'a
jamais aimé que la chair en elle; en elle
qui lui avait tout donné : cœur, âme et
corps. Et devant cette découverte de la
dernière heure, ce cri s'échappe de sa
gorge :
— L'autre, celle dont vous allez me
remplacer quand je ne serai plus... la
connaissez- vous ... ?
Et lui proteste sans conviction :
— Peux-tu croire! ma chérie... tu seras
mon seul amour.
— Tu mens, rugit-elle, entre ses dents
PROSES DÉCADENTES 41
que font claquer déjà les affres de l'agonie.
Et, après un silence qu'il n'ose inter-
rompre, elle dit, d'une voix qui s'exalte,
fouettée par le délire qui commence :
— Mais je reviendrai de là-bas, je re-
viendrai, durant les nuits sans lune, han-
ter votre alcôve et souffler l'épouvante
au milieu de vos caresses... Mon Ombre
opiniâtre s'acharnera à énerver les quiètes
lassitudes et les doux anéantissements de
vos lendemains d'amour...
— Je t'en supplie, mon adorée, hasarde-
t— il, ne t'excite pas ainsi...
— Je neveux pas, éclate-t-elle, je ne
veux pas, non, je ne veux pas... que tu
aimes une femme après moi.
Et comme, penché sur elle, il la baisait
au front pour endormir son exaltation,
un éclair rouge raya le ciel vert de sa
prunelle ; et, dans un suprême effort, de
ses bras noués attirant à elle la tête de
son amant, elle le mordit au cou à pleine
bouche, et d'un coup de dent dont la
42 PROSES DÉCADENTES
fièvre centuplait la force, lui trancha la
carotide.
Et pendant que râlait cet amant banal
à qui elle avait tout donné et qu'elle ado-
rait jusque dans la mort; pendant qu'un
flot de sang jaillissait de l'artère, empour-
prant l'oreiller blanc où s'enmêlaient en
désordre ses cheveux défrisés depuis de
longs jours, béate elle expira.
LES HUMBLES
ans l'intime atelier grand
comme une boîte à bon-
bons, modestement ca-
ché entre deux jardins
gigantesques de la très
versaillaise rue Mon-
sieur, le grand poêle ronronne
et le soleil de novembre, ané-
mique et glacé, s'insinue entre
les vastes rideaux.
Le Maître n'est pas là, et les
toiles en abusent pour bavarder
entre elles.
Sur les chevalets massifs, les
k\ PROSES DÉCADENTES
grands portraits orgueilleux se cambrent
dans leurs cadres très dorés. Ils se vantent
tout haut de leur coloris vigoureux et
des jeux de lumière rembranesque dont
le peintre s'est complu à être prodigue.
Ils savent qu'ils vont aller aux Exposi-
tions prochaines et que devant eux les
bourgeois s'estomireront. D'aucuns re-
viennent de Hollande, ou de Munich, ou
de plus loin encore, et racontent à leurs
voisins les ovations dont les ont salués
là-bas les foules enthousiastes. Ils s'enor-
gueillissent du suffrage des jurys qui leur
a défendu de mourir de par cela qu'ils
sont fils de la fée Inspiration. Gâtés par
le succès, cette rouille des grands, ils
font à peine l'aumône d'un regard api-
toyé aux Humbles, comme Valadon les
appelle, à ces exquisement vivantes na-
tures mortes, dissimulées et comme en
pénitence dans les coins discrets, pen-
dues sous les draperies dédaigneuses, dans
l'ombre des chevalets massifs où se cam-
•PROSES DÉCADENTES 45
brent îes grands portraits orgueilleux
dans leurs cadres très dorés.
Sur de minuscules toiles que ne désigne
au regard aucun cadre très doré, des
chats frileux font le gros dos, les yeux
clignés et les pattes repliées, blottis sous
de ravissamment gris et très vrais petits
poêles qui flambent clair, à côté de tor-
chons navrants qui pendillent sur l'appui
d'une fenêtre mélancolique. Oh! cette
poésie pénétrante des petites fenêtres
mélancoliques dont les poussiéreux car-
reaux tamisent un jour rembranesque !
Oh! cette gaîté qui rend songeur des mi-
nuscules poêles gris qui flambent clair et
dont le crépitant ronron accompagne le
ronron satisfait des chats frileux qui font
le gros dos, les yeux clignés et les pattes
repliées, blottis sous les très vrais petits
poêles ravissamment gris !
Et pendant l'absence du Maître, j'ai
laissé se glorifier entre elles les vanités
des grands portraits qui sont Sa gloire et
46 PROSES DÉCADENTES
je me suis surpris à écouter le babil des
Humbles qui sont Ses joies, et qui sont
un coin de Son âme.
AU DEDUIT
Si tu n'étais fausse, eh! serais-tu
vraie? (Tristan Corbière).
t comme je lui deman-
dais le secret de la
hautaine et impertur-
bable indifférence dont
il était bardé vis à vis
des femmes , indiffé-
rence dont elles es-
sayaient d'émousser l'imperti-
nence en l'expliquant par un
vice qu'il n'avait pas, mais dont
— tant it tenait en mépris sou-
verain cette grande catin d'Opi-
nion publique — il se gaudissait
presque qu'on l'accusât, Ker-
bihau me répondit:
a - - Ce secret est simple,
48 PROSES DÉCADENTES
« mon cher ami, et je consens à m'en
« déposséder en votre faveur.
<r Toute la femme, sa beauté comme sa
<r finesse, ses charmes comme son flair et
« son sphinxisme ; en deux mots sa pér-
ir sonne psychique entière comme toute
« sa personne physique, n'est qu'une
« convention. La puissance que conserve
« la femelle sur la presque totalité des
« mâles est la conséquence logique, le
« résultat inévitable de Yillusion qu'elle
« leur fait. La femme (je veux dire la
« femme de leur imagination, la femme
« qu'ils voudraient, la femme mirage, la
« femme illusion : virtualité dont ils sont
« dupes) est toute en accessoires. Elle ne
« serait pas si elle n'était qu'elle. Tout
« ce qu'elle semble être est une création
« de nos désirs, un effet d'optique auquel
« le regard s'accoutume et qu'il finit à
« la longue par croire une réalité. On Va
« d'abord vue telle qu'on l'eût souhaitée ;
« puis, grâce à la merveilleuse pressen-
PROSES DÉCADENTES 49
<r sation qu'elle a de nos besoins, elle
« s'est composée telle qu'on la voulait,
« c'est à dire toute — rondeurs et par-
« fums par ci, sentiments et sensations
« par là — postiche et en toc. Son esprit
« est un écho du nôtre, son vocabulaire
« le produit de cette éducation de <r per-
« ruche bien apprise » que l'homme lui a
« donnée.
a Or, s'il est vrai que toute la femme
« psychique est la création de l'homme,
« il est non moins indubitable qu'elle
« doit ses charmes physiques à la mu-
« nificence — intéressée — de l'homme,
« En d'autres termes, la femme n'est pas
« belle en soi, elle n'est belle que parce
« que l'homme le croit.
« On l'a appelée un mal nécessaire : ce
« n'est qu'à moitié vrai. C'est un mal,
« mais qui n'est nécessaire que pour les
« débiles. Les sains et les forts s'affran-
« chissent volontiers de ce besoin dont
« la femme est le moyen de satisfac-
50 PROSES DÉCADENTES
« tion, dont elle seule tire profit, et
« dont l'assouvissement, sous quelque
« nom sonore qu'on le déguise, est une
« saleté.
t Ceci étant posé, mon moyen, pour
« y arriver enfin, de narguer l'attraction
« de la femme, si tant est que je sois sur
<r le point de la subir, le voici :
t Quand je suis en présence d'une
« femme, qu'elle caquette, ceinte d'une
« cour d'attentifs, dans l'allanguisse-
« ment moite, d'un salon miroitant de
« lumières, ou qu'elle frétille de la croupe,
« au raz des étalages lutéciens, la jupe
« troussée jusqu'au jarret, je la désarme
« en une seconde, je dissous le mirage,
« je souffle sur l'illusion irrisée...
— Et de quelle façon, interrompis-je,
pour la ramener à son fameux moyen.
« Je la déshabille instantanément par
« la pensée; je fais abstraction de cette
« robe dont la soie magnétise et dont les
« bouffements audacieux et hâbleurs ne
PROSES DÉCADENTES 51
« recouvrent que le vide ; j'enlève ce cor-
« set qui endigue et soutient, qui re-
« pousse et déplace, replace et harmo-
« nise ; mon œil impitoyable vrille à
« travers ces dessous dont là blancheur
<r rafraîchit et dont les malines embau-
« ment;
« Et je n'ai plus devant moi que le
« ridicule spectacle d'une nudité gro-
« tesque, flasque et débordante, striée de
« couperoses et couturée de vergetures,
« humide et fleurant acre, qui se dandine
« sur de trop courtes jambes et fait des
grâces
«
Avec l'assentiment des seins qui se balancent.
« Et conimë il est inutile de manifester
« une hilarité qui resterait inexplicable
« pour celle qui la provoque, je me tais
« et ne me permets qu'un sourire facile-
« ment pris pour une marque d'appro-
« bation et un acquiescement poli aux
52 PROSES DÉCADENTES
$c vulvarités musquées et aux minau-
« dières inepties de la charmante per-
« ruche qui ne peut s'imaginer à quel
« point son ramage est amusant quand
« on l'entend sans son plumage.
« Et voilà tout mon secret. »
LE CHIEN BIBELOT
ÉgPête basse, avec, dans
le regard en dessous
dont il semble sup-
plier le passant, une
indéfinissable expres-
m d'amertume, il trottine
[ dans les talons de sa maî-
tresse, le maupiteux barbet
tondu « en lion ».
Sa queue dénudée, que
terni Lnè un ridicule pompon
noir, se recoqueville entre
ses pattes, rasées, elles aussi,
A à l'exception d'un bourrelet
'n de poils frisés qui souligne
54 PROSES DÉCADENTES
à trois centimètres des griffes, la dia-
phanéité de ses membres grêles, tout
frissonnants , — plus de honte que de
froid.
Sa tête frôle le trottoir, comme écrasée
sous le poids du ridicule ruban bleu
qu'on lui a noué, en rosette, sur le crâne,
et sa crinière caricaturalement pseudo-
léonine qui tranche avec le nu marbré de
sa peau noire fait tout ce qu'elle peut
pour dissimuler le petit collier bleu où
tintinnabule douloureusement à ses oreil-
les une minuscule clochette en cuivre
bien luisant.
Il sent qu'il a l'air absurdement joli
d'un caniche d'astrakan descendu de son
étagère, et il se fait tout petit, le long des
boutiques, le pauvre chien honteux qui
s'en va la tête basse, avec, dans le regard
en dessous dont il semble supplier le
passant, une indéfinissable expression
d'amertume.
Tout à coup, au détour d'une voie
PROSES DÉCADENTES 55
populeuse, un boule-dogue qui passait au
galop, invraisemblablement crotté, la
queue raide et la tête fière sabrée d'une
ride énorme qui accentuait encore l'inso-
lence de son regard, un boule-dogue s'ar-
rêta une seconde devant lui.
Et, comme le maupiteux faux-lion
s'essayait à dissimuler sa honte dans le
coin sombre d'un auvent, le boule-dogue
le toisa méprisamment, et, feignant de
le prendre pour un absurdement joli
caniche en astrakan descendu de son
étagère, il détourna lentement la tête où
se fronça plus encore l'énorme ride qui
sabrait son front, puis, levant dédai-
gneusement la cuisse, il le compissa.
LE COCHER D'OMNIBUS
Y
V
î
a jolie trogne de cocher
que c'était. Rutilante,
cramoisie , invraisem-
blablement glabre, sa
face était un éblouis-
sant bloc d'onyx strié
de tons roses et veiné
d'arabesques azurées
qui enchevêtraient leur
lacis tout autour du nez, amé-
thyste énorme crevée de fram-
boises vermilonnées qui pous-
saient là comme dans du ter-
reau, Sa large bouche, aux
lèvres minces comme un trait
de scie, était creusée, dans le
58 PROSES DÉCADENTES
coin gauche, d'une minuscule échan-
crure où se culottait, à poste fixe, une
petite pipe au tuyau court, toute
noire jusqu'à la moitié du fourneau,
qu'il fumait savamment, à petites
bouffées, en dégustateur émérite sa-
chant Fart profond de faire durer cet
éphémère : le Plaisir. De chaque côté du
nez flambaient deux yeux clairs, couleur
çendre-d' outremer, dont le regard chargé
d'une malice profonde, avait desfulgu-
rences qui étonnaient.
Je relevai dans cette physionomie là
certaines originalités de détail qui me
frappèrent. La singulière phosphores-
cence qui luisait dans ses prunelles avait
un éclat trop particulier, et le mi-sourire
qui plissait le coin de sa lèvre était trop
extra-commun, pour que le cerveau qui
en était le point de départ fût d'une subs-
tance vulgaire.
Malgré moi, resaisi par cette han-
tise coutumière : la manie de l'obser-
PROSES DECADENTES
59
vation, je me pris à l'examiner attenti-
vement.
— Ne croyez pas, me dit-il tout à coup
sans transition, comme s'il eut pénétré
ma pensée et voulu me donner la solu-
tion du problème qui m'obsédait, ne
croyez pas que notre métier ne soit fait
que d'abrutissement. Certains, fort rares
il faut l'avouer, savent, sans descendre
de leur siège, se forger des distractions
très distinguées... Ainsi moi, tel que
vous me voyez, affirma-t-il en accen-
tuant un peu le pli qui coupait le coin de
sa lèvre, je suis un raffiné, et il en est
peu pour goûter et faire goûter des émo-
tions pareilles aux miennes.
— Donnez-moi donc la clef de ce rébus,
lui dis-je, comme nous débouchions, au
petit trot nonchalant de ses trois che-
vaux, au sommet de la rue Notre-Dame-
de-Lorette.
— Vous la trouverez bien tout seul.
Et il enveloppa ses percherons d'un
60 PROSES DÉCADENTES
large coup de fouet dont Faigûe morsure
inattendue réveilla leur torpeur et les
lança, les reins cambrés, la crinière au
vent et la tête haute, le long de la pente
raide qui conduit à la place Saint-Georges.
L'énorme voiture enlevée, comme un
simple cab, par son vigoureux attelage,
bondissait sur les pavés avec un assour-
dissant bruit de glaces cascadant dans
leurs châssis, et de roues affolées déchi-
rant, de leur blindage en fer, le bord, ra-
clé brutalement, du trottoir.
Apeurées, les quelques femmes de
l'impériale se taisaient, les yeux fermés,
et le dos frisssonnant éperdument ap-
puyé au dossier de la banquette. Les
boutiquiers hâves, à la hâte sortis de
leurs magasins, considéraient avec une
pointe d'intérêt le gros omnibus qui
dégringolait vertigineusement la rue
rapide.
— Il faut que le cocher soit saoul, sem-
blaient dire leurs gros yeux ronds agran-
PROSES DÉCADENTES 61
dis par la stupéfaction, pour descendre,
avec cette vitesse, cette rue dangereuse.
Quelques prudents pères de famille
essayèrent de faire comprendre à mon
ami l'imprudence de ce trot effréné. Il ne
répondit même pas. Chose étrange, l'air
brusquement fouetté qui vous coupait la
respiration ne produisait aucunement
sur lui sa griserie habituelle. Il restait
froid, et souriait imperceptiblement. Ce
n'était donc pas cette exquise sensation
de vide dans le poumon, produite par les
courses rapides, qu'il cherchait.
Mais quoi?
Soudain, au tournant de la place
Saint-Georges, la voiture tressauta. Sa
vitesse était telle que les deux roues du
côté gauche quittèrent un instant le sol.
Tout le monde, sans excepter personne,
eut instantanément cette sensation que
l'omnibus versé allait être projeté dans
une boutique voisine. Un immense cri de
terreur jaillit partout. Mais déjà la
62 PROSES DÉCADENTES
voiture, avait retrouvé son centre de gra-
vité.
— C'est ici mon triomphe, fit tout bas
le cocher. J'ai calculé juste ma vitesse
pour produire le résultat que vous venez
de constater, mais, entre nous, je crois
que je n'ai jamais aussi bien réussi
qu'aujourd'hui : je me sentais compris.
Nous étions arrivés rue de Châteaudun.
— Et bien, me dit-il, vous voyez qu'il y
a encore de bons moments dans notre
métier.
FAIT DIVERS
vec, au bout du bras
allongé, la corde tendue
que tire doucement la
petite chienne, la vieille
& trottine à pas pressés,
en tâtonnant du bâton
e bord du trottoir.
La vieille est aveugle et la
chienne est sourde.
Mais depuis trois ans qu'elles
ont uni leurs deux misères, elles
se sont à ce point identifiées Tune
à l'autre que cela ne fait plus qu'un
seul être dont la vieille est l'ouïe
et la chienne les yeux : la vieille
64 PROSES DÉCADENTES
voit par le regard du chien, et le chien
entend par l'oreille de la vieille. Dans la
corde qui les lie Tune à l'autre passent je
ne sais quels frissons électriques, qui
mettent les deux âmes en communica-
tion, et unifient les sensations. Si bien
qu'elles trottinent à travers les rues em-
mêlées de la ville avec la même sécurité
que si la vieille voyait et que si la chienne
entendait.
Un jour au tournant d'une rue, la
petite chienne un instant descendit du
trottoir et s'accroupit dans le ruisseau.
L'aveugle comprit et s'arrêta. Et tout à
coup, par derrière, une lourde voiture
arriva que ne voyait pas la petite chienne.
Et comme la chienne était sourde, et que
par la corde détendue ne passaient plus
les frissons électriques qui venaient de
l'ouïe de la vieille, la chienne n'entendit
pas la voiture qui lui broya les reins.
Le regard de la vieille était éteint.
La vieille était redevenue aveugle.
CHARITE
leurie d'une robe gaie où
voletaient sur un fond
d'azur de mystérieux et
chimériques oiseaux roses,
Elle éclairait d'une tache
éclatante la monotone
rangée de bimanes qui trinquaient
des épaules, à chaque tressaut de
la lourde voiture, tout le long
de la banquette treillagée de
T impériale . Ses petons lilliputiens ,
légèrement posés l'un sur l'autre,
découvraient le coin brodé d'ara-
besques d'or d'un bas céruléen,
quand le vent de la marche fai-
60 PROSES DÉCADENTES
sait doucement onduler le volant de sa
robe claire où de mystérieux et chimé-
riques oiseaux roses voletaient sur un
fond d'azur.
A la station, timide et comme honteux
de sa jaquette râpée mais sans tache où
transparaissait la corde luisante, un mi-
sérable balbutiait, tout proche de la voi-
. ture, l'offre de crayons rouges destinée
à dissimuler la main maigre et diaphane
tendue à la charité des passants.
Et comme son œil où flambait un
désespéré regard de désir, se reposait
une seconde sur le volant apaisé de la
lumineuse robe gaie qui éclairait d'une
tache éclatante la monotonie de l'impé-
riale, Elle eut l'intuition d'une aumône
tellement royale qu'elle seule la pouvait
faire, et pour dorer — un instant —
cette misère du reflet d'opulence de sa
beauté, elle souleva brusquement le vo-
lant de sa robe claire, sous le prétexte de
croiser les jambes, octroyant à l'œil de
PROSES DÉCADENTES 67
cet indigent de toutes les joies, de ce hâve
de toutes les faims, la licence imprévue
de caresser son regard, éperdu d'une
tant mirifique aubaine, à la ligne sculp-
turale de son bas céruléen brodé d'ara-
besques d'or.
Et le misérable en eut F âme toute enso-
leillée, plus, certes, que si quelque ma-
rianne d'or était inespérément tombée
dans son chapeau.
Et presque bas, d'une voix que la re-
connaissance faisait trembler, il mur-
mura:
— Dieu vous le rendra, ma bonne
dame!
TENDRESSE
n gros percheron, le long
de la montée raide, s'es-
| souffle et ahane, dans les
I brancards, cramponné au
| lourd chariot; il ride sous
l'effort sa robuste enco-
\ • lure où cascade et s'ébouriffe
y t sa crinière blanche ; sa res-
^ f pîration gronde et fume par
ses naseaux palpitants et
ses flancs, qu'étreint la fati-
gue et que poigne l'angoisse,
ses flancs gémissent, et
râlent et se lamentent.
Le cheval s'est arrêté, à
70 PROSES DÉCADENTES
demi pâmé, mais le charretier brutal l'a
enveloppé brusquement du cinglement
de son fouet qui mord et qui déchire, et
le vaillant animal s'obstine, cramponné
au lourd charriot, et ride dans l'effort
sa robuste encolure.
La surcharge est trop grande et la pente
trop rapide ; le cheval en vain ahane et
s'essouffle dans les brancards.
Et le charretier, sans que nul n'inter-
vienne parmi les passants dont l'égoïsme
se désintéresse de cette lutte inégale, le
charretier frappe, frappe^ frappe la
pauvre bête qui couche les oreilles et
secoue la tête comme si elle voulait faire
comprendre — à la brute qui est le
maître de cette intelligence de par la loi
du plus fort — l'impossibilité d'aller plus
loin.
Et tout à coup, dans une tentative su-
prême à laquelle l'incite et le contraint
une nouvelle et plus lancinante morsure
de l'impitoyable fouet, le cheval perd
PROSES DÉCADENTES 71
l'équilibre, et raclant bruyamment le
pavé de ses quatre fers, s'abat sur le sol
avec un han ! de douleur.
Le cheval remis, péniblement, sur ses
jambes qui tremblent, le charretier, les
yeux humides et la mine inquiète, exa-
mine longuement les genoux de la bête ;
et doucement, maternellement, avec des :
ah! mon Dieu! qui apitoient le badaud,
il les essuie avec sa blouse, pour voir si
sous la boue ne se dissimule pas quelque
éraillure.
Car, plus tard, cela V empêcherait de
le vendre.
m
JEUX D'ENFANTS
ans la torpeur écrasante
d'une somnolente ves-
prée, auprès de la haute
fenêtre ouverte toute
grande sur le parc où les
platanes feuillus agitent
doucement, avec le rhythme
mol d'une caresse, le languide
éventail de leurs rameaux,
deux enfants sont accoudés,
l'œil perdu dans une songerie
ennuyée qui regarde, sans le
voir, le grand soleil rubescent
qui se couche là-bas, vrillant de
3
74 PROSES DÉCADENTES
ses derniers rayons obliques l'épais fouil-
lis des frondaisons enchevêtrées et pou-
drant d'or la chevelure flavescente des
deux bambins.
— Fais-moi des papillons, supplie tout
à coup la petite sœur, désintéressée déjà
de l'illusion des poupées.
Et comme le frère ne répond pas, et,
l'œil fixe, se refuse à s'arracher à sa
vague rêverie, cette rêverie mystérieuse
et troublante des enfants qu'elle trans-
porte en ces lointains pays oubliés, hélas!
de ceux qui ont trop vécu, elle insista,
avec un joli regard bleu qui implorait :
— Je t'attraperai les mouches.
Et de sa main fluette et diaphane où cou-
rait, sous la transparence d'une peau fine,
le lacis azuré des veines, elle cueillit au
vol une mouche qui, confiamment, faisait
sa toilette au rebord ensoleillé de la haute
fenêtre.
Par condescendance, et plutôt pour se
débarrasser d'une insistance qu'il près-
PROSES DÉCADENTES 75
sentait obstinée,le frère, d'un ongle expert,
décapita prestement la tête dans un papier
blanc, plié en deux, que lui présentait sa
sœur. Puis, glissant le tout entre les
pages d'un gros missel très fleuri d'enlu-
minures naïves, il appuya un instant des
deux mains sur la couverture.
Il se fit dans le missel comme un petit
craquement mouillé.
Et quand ils le rouvrirent et décollèrent
les deux feuillets de papier blanc, les deux
enfants poussèrent des cris d'amiration :
La tête de la petite mouche avait éclaté
sous la pression : les éclaboussures grises
de cervelle, les roses giglements de sang
des artères, brusquement rompues, le
pointillé des mille yeux éparpillés de la
mouche, traçait, au centre de la feuille,
une silhouette fantaisiste aux couleurs
harmonieusement fondues, au contour
curieusement échancré, étalé sur les côtés
et bizarement allongé au milieu, dont le
dessin évoquait évidemment, dans ces
76 PROSES DÉCADENTES
imaginations enfantines, l'image d'un pa-
pillon multicolore et fantastique.
Et la petite sœur, enthousiasmée, tapait
des mains et criait, de sa voix mal timbrée
de fillette :
— Encore ! encore !
m
LE MARDI GRAS
uets et graves, lui tout
petit, tout mince — il a
six ans à peine — très
fier d'être « en marquis » r
la jambe arquée , les
reins cambrés, la main
droite dans l'ouverture
du gilet, d'où émergent, très
amidonnés, les bouillons du
j 3 bot, la main gauche portant r
serré contre sa poitrine, avec
. une sorte de respect, le tri-
corne à liseré d'or; elle « en
laitière », ses petites mains
dans les poches de son minus-
cule tablier blanc : ils s'en
78 PROSES DÉCADENTES
vont, le visage enluminé de bonheur,
tapotant le trottoir de leurs petits sou-
liers vernis.
Ils trottinent.sous l'œil, humide de joie,
du papa, de la mamman et de la grande
sœur qui suivent, un sourire béat sur la
lèvre, guettant du regard des épanouis-
sements subits chez le passant qui se
retourne, ravis quand éclate une exclama-
tion admirative : — « Sont-ils gentils ces
gamins-là ! » ou désappointés quand les
coudoie un philosophe indifférent que lais-
sent froid ces mascarades ; mais ils gar-
dent, figé au coin de la lèvre, le sourire
mi-clos qui va triomphalement s'épanouir
cent pas plus loin, remerciment poli à
l'adresse des braves gens — pères eux
aussi allez! — qui s'arrêtent pour cares-
ser de la main la joue cramoisie des petits
masques.
Entre temps, monsieur donne à ma-
dame, pendant que mademoiselle baille à
regarder passer des hommes « en femme»
PROSES DÉCADENTES 79
et des femmes « en homme », son opinion
sur la mort du carnaval à Paris.
— A Nice, vois-tu, tout le monde se
masque, le mardi gras est bien forcé
d'exister. — Pourquoi tout le monde se
masque? c'est bien simple : à cause des
confetti.
— Les confetti?
— Les confetti, explique monsieur qui
a voyagé, ce sont des petites boules de
plâtre grosses comme des pois, qu'on, se
lance à la figure par poignées. Comme ça
fait horriblement mal, tout le monde se
masque pour s'en garer. Ce n'est pas
plus malin que ça !
— C'est très ingénieux.
Et les bambins trottinent toujours,
perdus dans la foule du boulevard, sortie
« pour voir les masques ». Ils se redres-
sent en vain, derrière cette haie de dos, et
se désolent de passer inaperçus, cepen-
dant que les parents peinent à leur frayer
un passage à grands coups de coudes et
80 PROSES DÉCADENTES
d'épaules. Parfois madame pousse un
petit cri et mademoiselle s'exclame : —
« l'imbécile! » C'est un pied qu'on écrase
dans la bagarre, ou un baiser qui retentit,
plaqué à la volée, sur une nuque blanche,
pendant qu'un rire clair fuse du masque
horriblement peinturluré de l'imbécile
subitement rentré dans la foule.
On revient dîner chez grand mère, par
une rue tranquille où l'on respire un peu.
Deux pierrots passent, absurdement gris
et trinquant du dos, à tour de rôle, avec le
mur. Plus loin un seigneur « Louis XIII »,
en pourpoint effiloqué, se hâte, son poi-
gnet gauche appuyé fièrement sur une
longue rapière qui fait un bruit de fer-
raille contre ses mollets maigres chaussés
de bas ocreux.
Chez grand mère, on donne la place
d'honneur à Monsieur le Marquis, qui
finit par prendre au sérieux son titre, à
force de se l'entendre répéter. Aussi se
refuse-t-il énergiquement à se laisser,
PROSES DÉCADENTES 8t
comme hier, attacher sa serviette derrière
le cou. Il veut la mettre sur ses genoux
« comme petit père ». Ce qui est cause
qu'au second service il souille de graisse
son beau gilet de soie, et laisse couler
toute une cuillerée de petits pois dans
sa chemise -à jabot. Conséquence : une
gifle maternelle.
Bonne mamman se fâche : « Battre un
enfant! un jour comme celui-là! — Ça,
c'est mon affaire, répond la mère, un peu
aigrement.
Bref, on se quitte de très mauvaise
humeur et on va coucher Monsieur le
marquis et la pauvre petite laitière qui
s'est tellement gavée de crème au cho-
colat qu'elle « rend », une fois dans la voi-
ture, sur son beau tablier blanc et sa jolie
petite robe rouge.
m
L'ART DE ROMPRE
coûte ceci, Kerbihan,
fit soudain Charles,
jusqu'à ce moment ab-
sorbé par la lecture du
Gil Blas :
« Celui qui ferait un
bon manuel de l'art de rompre
rendrait plus de services à
T humanité, aux hommes sur-
tout, que l'inventeur des che-
mins de fer ».
--— A qui appartient cet apho-
risme? senquit Kerbihan, dont
ki marotte se réveillait.
— A un certain Maufrigneuse
8i PROSES DÉCADENTES
qui détaille,* dans un article, quelques
conseils à un ami désireux de rompre
avec une maîtresse « finie ».
— Et quels conseils?
— Oh rien : l'empoisonner, faire « le
plongeon », se faire prendre en flagrant
délit par le mari, se faire prêtre, se brûler
la cervelle, etc. Peu nouveau, comme tu
le vois.
— Banalités, ricana Kerbihan... Il
n'est qu'im seul moyen de rompre, un
seul, que j'avais depuis longtemps l'envie
de formuler en un manuel concis, sous
ce titre 1' Art de rompre, pour faire pen-
dant à mon Art de se faire aimer. Mais
j'ai craint que M. Paul Ginisty, un fin
critique celui-là, réservât à ce pauvre
Art de rompre, les décourageantes rail-
leries dont il accueillit Y Art de se faire
aimer, et j'ai « brisé ma plume ».
— C'est égal, protesta Léon Sylvain,
cette raison que tu prétextés pour te taire
n'est pas péremptoire, et nous ne croi-
PROSES DÉCADENTES 85
rons à ton moyen que lorsqu'aura paru
Y Art de rompre.
— Il ne paraîtra jamais. A quoi bon?
qui le comprendrait? Et combien le pour-
raient mettre en pratique?
Et pourtant, ce moyen existe, affirma
Kerbihan, il est unique, et il serait un
admirable sujet d'étude psychique et ana-
lytique. Comme, cette étude, ma paresse
d'une part et mon nihilisme philoso-
phique de l'autre m'empêcheront de
récrire, il me plairait assez de la voir
développer par quelque plume « auto-
risée ». C'est pourquoi je vais vous la
formuler en quelques mots, avec l'espoir
qu'un habile saura en faire son profit.
Et d'abord plaçons nos personnages.
Elle, aime encore; Lui, n'aime plus.
Elle ne veut pas le quitter pour cette
seule raison qu'elle l'aime. Il n'est pas
besoin d'en chercher d'autre. Et dans un
moment d'expansion, un jour qu'iï a
tâté le terrain, et lui a demandé, entre
86 PROSES DÉCADENTES
deux baisers, ce qu'elle ferait s'il la quit-
tait, elle a répondu, d'une voix un peu
voilée, qu'elle se tuerait. Et il a vu, à cette
demande, se foncer le bleu de sa rétine.
Comme, d'autre part, il la sait femme
prête à tout, il comprend que ce n'est
point une pose, et qu'elle le ferait.
Admettons, si vous le voulez, qu'il
redoute, soit à cause du scandale, soit
à cause du ridicule qui rejaillirait sur
lui, cette mort là, que va-t-il faire ?
Quel est ici l'obstacle à la rupture?
L'amour qu'Elle a pour Lui. Donc c'est
cet amour qu'il faut tuer.
Et d'abord comment s'est il fait aimer?
Il lui a joué, un mois, la comédie de
l'amour, exquisement, en virtuose raf-
finé. Il l'a magnétisée avec son clair et
pénétrant regard où brûlait la flamme
factice que sa seule volonté allumait,
mais à laquelle Elle croyait. Il l'a éblouie
du feu d'artifice de son esprit disséminé
en paradoxes étincelants et multicolores.
PROSES DÉCADENTES 87
Il s'est édifié un piédestal sur lequel il est
grimpé, faux bonhomme que ses illu-
sions à Elle, créées par son art à Lui,
vêtirent splendidement.
Il ne s'est jamais laissé voir qu'au tra-
vers d'un prisme pailleté d'étincelles que
sa main de mystificateur a placé devant
ses yeux. Il a fait miroiter devant elle,
éternellement, le strass qu'elle a pris
pour du diamant. Il a su si bien jouer
son rôle d'idole qu'à l'heure actuelle elle
le voit encore sur son trône, dans toute la
fulgurance de sa gloire, dans toute sa
puissance de dieu.
Eh bien, pour rompre, le dieu redes-
cend homme tout simplement.
Il va arracher un à un tous les rayons
étincelants dont il lui avait plu, jusqu'à
présent, d'auréoler son front ; il va souf-
fler une à une toutes les illusions de la
pauvre Abusée. Il va enlever son masque
enfin.
Toute sa tactique — maintenant qu'il
85 PROSES DECADENTES
vêtit la rupture — , va consister à faire le
contraire de ce qu'il a tenté pour se faire
aimer. Il va jouer à qui perd gagne. Il
va tuer l'amour effet, en détruisant, l'une
après l'autre, les causes.
Vous connaissez tous la théorie de la
cristallisation de Stendhall. Or, dans le
cas présent, la cristallisation ne s'est pas
opérée spontanément, instinctivement :
c'est Lui qui l'a dirigée. Il en est le seul
auteur responsable. Et bien, maintenant,
il va casser l'un après l'autre tous les
petits cristaux qui se sont lentement
accumulés.
Il s'était composé un visage, confec-
tionné un rôle, affublé d'un travestisse-
ment. Il va contracter en sens contraire
ses muscles et le sourire va devenir gri-
mace. Il va crier par toutes ses paroles,
par tous ses actes, par tous ses silences
même : « ce que je te débitais hier était
une leçon apprise par cœur; c'était faux,
ma chère, je suis un imposteur d'amour ».
PROSES DÉCADENTES 89
Il va jeter aux orties ce froc de carna-
val, quitter son étincelant pourpoint
d'azur soutaché d'or, décrocher sa ra-
pière et montrer sous ces attifements de
location la sordidité du vrai vêtement :
celui qui est bien à lui. Il va employer
tous ses soins à mettre en relief ce qu'il
tenait auparavant soigneusement caché :
imperfections physiques comme dépres-
sions morales. En un mot, il va, morceau
par morceau, démolir le bonhomme qu'il
avais mis tout son art à édifier.
C'est le commencement.
Beaucoup de femmes seront satisfaites
à moins, et romperont d'elles-mêmes un
beau matin qu'elles se seront éveillées,
avec, aux lèvres, monté du cœur dans un
sanglot, ce cri désabusé : — c'était donc
un homme comme les autres! Mon Dieu!
comment ai-je pu me tromper à ce
point ?
Sans songer que c'est lui qui — le vou-
lant — l'a « trompée à ce point », et qui
90 PROSES DÉCAPENTES
— parce qu'il le veut encore — la dé-
trompe à l'heure marquée par sa vo-
lonté.
Vous entr'apercevez suffisamment le
système, pour prévoir qu'avec certaines
femmes plus tenaces, il faudra aller jus-
qu'aux reproches ouvertement injustes,
susciteurs de larmes torrentielles. Dans
ce cas, d'inattendus départs feront bien,
accompagnés de flèches du Parthe d'une
cruauté froide, frisant la grossièreté, dans
ce goût :
— Allons bon ! voilà la pluie. Je revien-
drai quand tu seras sèche.
Un mois de ce régime suffit pour dé-
molir l'amour le plus solide. Mais, en gé-
néral, il n'est pas nécessaire d'aller jusque
là. La désillusion graduelle, bien menée
et complète, suffira. D'elle même, la
femme émiettée, désorganisée, anéantie,
demander a une séparation à l'amiable.
Et vous aurez atteint votre but : la
rupture définitive, irrévocable, obtenue
PROSES DÉCADENTES 91
artistement et sans la moindre se-
cousse.
Je défie aucune femme, si éprise soit-
elle, de résister à ce moyen.
PHILOSOPHIE INODORE
out proche de la sta-
tion d'omnibus où les
calmes gris pommelés
s'ennuient, le regard
au pavé et le col pen-
d'où dégringolent, ba-
layant presque le sol, les
longs crins qui s' éche vêlent ;
non loin de la vieille église
où piaulent, sous le porche
ogival, les mendiants ac-
croupis, le minuscule chalet
en sapin passé à l'ocre, l'in-
nomable chalet utilitaire
ouvre son huis hospitalier,
94 PROSES DÉCADENTES
son huis où s'accote, dans l'attente des
clients, madame la Préposée.
Comme sa clientèle, presque toute, est
composée de « messieurs prêtres » qui
viennent dire leur messe le matin, ou, le
soir, confesser les béates dévotes, elle a
pris un air mystiquement clérical qui sied
à son visage ridé comme une vieille
pomme et sabré par la bouche sans
dents d'une large coupure noire qui a
la forme d'une accolade. Elle a les
mains bistrées, crasse amassée autant
que hâle des ans, des vieilles gardes-
malades.
Le chalet minuscule en sapin verni,
l'innomable chalet utilitaire, grand tout
au plus comme une armoire normande,
se divisionne en six placards étriqués où,
silencieusement, avec des airs discrets,
s'engouffrent les messieurs prêtres qui
viennent dire leur messe le matin, ou, le
soir confesser les béates dévotes.
Cinq portes, seulement, s'ouvrent de
PROSES DÉCADENTES 95
temps à autre, car madame la Préposée
s'est réservé le sixième placard.
C'est là qu'elle fricote, entre deux ba-
vettes, sur le siège que dissimule une
planchette mobile.
Deux fois par jour, comme elle ne peut
quitter la maisonnette dont elle est la
gardienne, elle fait>sa cuisine, dans son
placard, qui fleure l'oignon frit : honnête
arôme qui évoque l'idée des arrière-bou-
tiques enfumées et assombries où se pré-
parent les repas des petits épiciers. Stoï-
que et philosophe, elle ouvre des portes,
entre deux bouchées, invite un client à
pénétrer dans ces lares éphémères, rince
une porcelaine d'une main hâtive et habi-
tuée, et retourne à son trou surveiller les
oignons qui frient, sur son petit four-
neau, à côté d'un « monsieur prêtre »
diarrhéique et cataractant.
Tout proche de la station d'omnibus
où s'ennuient les calmes gris pommelés,
l'innomable chalet utilitaire, le minuscule
98 PROSES DÉCADENTES
chalet en sapin passé à l'ocre ouvre
son huis hospitalier, où s'accote, dans
l'attente des clients, madame la Pré-
posée.
LES ECRITEAUX
vez- vous remarque com-
bien Monsieur Public a
le respect et la terreur
des écriteaux dont, im-
i pertinemment , Tordre
ou la défense se met tout
T à coup en travers de son désir ou
de sa fantaisie?
Un grand in-octavo suffirait à
jfL peine à narrer la muette loquacité
des ccriteaux qui gouaillent, ap-
pendus au mur, et se gaudissent,
narqu oisement, de la mine décon-
fite de Monsieur Public, qu'ils
bernent comme à plaisir.
98 PROSES DÉCADENTES
Et c'est un poème en douze mille alexan-
drins qu'il faudrait pour chanter les dé-
convenues résignées de Monsieur Public
qui souscrit, sans songer même à discu-
ter, aux puériles exigences des adminis-
trations tracassières.
On ne fume pas ici, tonitrue telle pan-
carte au fond d'un bureau de tramway
où la crasse subodorante des casquettes
d'employés, l'oxide de carbone du poêle,
et les émanations fétides des haleines, se
fondent en une puanteur unique mais vio-
lente.
Et Monsieur Public qui vient d'entrer
en mâchonnant, d'un air satisfait, un
londrès qui fleure bon, Monsieur Pu-
blic, quoique à demi étourdi par cet unis-
son d'odeurs hurlantes, jette précipitam-
ment son cigare.
Comme si, à travers la placidité de la
pancarte, dont l'encre qui s'efface com-
mence à ne plus guères trancher sur le
vélin pisseux, il lui avait semblé voir flâm-
PROSES DÉCADENTES 99
boyer les gros yeux d'un alguazil et se
hérisser sa moustache en croc...
Parfois les écriteaux rentrent leurs
griffes. Ils prennent des tons patelins, des
■mines adoucies, des attitudes caressantes :
Ouest prié de ne pas fumer ici. Et, moins
hâtif devant la politesse de cette invita-
tion, tenté presque de lui ôter son chapeau,
Monsieur Public tire encore, posément,
de son fin londrès qui fleure bon, quel-
ques dernières bouffées qui l'entourent
d'une atmosphère ppssible et lui donnent
le temps d'habituer ses poumons à la
puanteur ambiante que combinèrent, en
se fondant, la crasse subodorante des cas-
quettes d'employés, l'oxide de carbone du
poêle, et les fétides émanations des ha-
leines.
Mais qu'ils soient polis ou impertinents,
Monsieur Public a le respect et la terreur
des écriteaux dont la défense ou l'invita-
tion se met brusquement en travers de
son désir ou de sa fantaisie.
LE DIMANCHE
e jour bête par excel-
lence.
Aussi est-ce celui
qu'ont choisi les gens
corrects pour s'amuser.
Ils ont même créé, pour
H leur usage personnel,
À ce vocable expressif :
s'endimancher.
Et ils s'en vont, le long des
boule vards,trop étroits pour leur
foule, bras dessus, bras dessous,
époux en longue redingote noire
et fan me en robe de soie paille-
tée par le soleil de printemps,
mi terne sous le ciel grisd'hiver.
102 PROSES DÉCADENTES
Dès le matin, monsieur a fait sa barbe
qu'il a fait étrenner à madame dans un
regain de galanterie. Madame a sorti des
tiroirs le jupon blanc lourdement empesé
qu'on ne met que le dimanche, et le cha-
peau capote qui s'ennuie toute la semaine
au fond de l'armoire, sur son perchoir en
bois.
— Si nous déjeunions au restaurant,
insinue madame?
— Tiens ! c'est une idée.
Et ils vont s'empoisonner pour trente
sous chacun, — il faut faire des écono-
mies — dans quelque guinguette borgne,
aveugle même, des environs. Au dessert,
la traditionnelle question se pose :
— Qu'est-ce que nous faisons aujour-
d'hui?
En été, les Buttes-Chaumont, les
Plantes, le Jardin d'acclimatation, ten-
tent leurs convoitises. Mais, l'hiver,
quand il fait sec et que le froid pince,
incendiant de rubis le nez de monsieur et
PROSES DÉCADENTES 403
carminant, sous sa voilette, le teint d'or-
dinaire un peu pâle de madame. . .?
— Si nous allions au musée de Cluny?
Car le Louvre et le Luxembourg ne leur
disent rien — ou trop — Madame prétend
que c'est indécentces grandes et cyniques
statues qui montrent. . . ce qu'elle, madame
Dupré, n'ose découvrir, même à son mari.
Il est vrai qu'elle en montrerait si peu !
Cluny les tente, avec ses vieilles fer-
railles auxquelles le couple ne comprend
rien, mais ça permet à monsieur Dupré
défaire, par ci parla, un petit cours d'his-
toire — fantaisiste — à son épouse. Puis,
n'y a-t-il pas la fameuse ceinture de chas-
teté, qu'on va voir, sans l'avouer, et qu'on
inspecte curieusement du coin de l'œil,
à là dérobée, tout en faisant mine de s'ex-
tasier sur les énormes armures de nos
ancêtres.
— Quels gaillards, hein! bonne amie,
que ceux qui pouvaient se tailler un com-
plet dans cet Elbœuf-là;
104 PROSES DÉCADENTES
Aux Arts et Métiers, deux grandes at-
tractions.
On va voir, réfléchis sur une glace,
passer les gens dans la rue, sans se dou-
ter que dans un quart d'heure, ceux qui
passent seront là, à cette même place, à
regarder passer ceux qui sont ici, mainte-
nant, à les regarder.
Puis, en bas, dans la grande salle ellip-
tique, il est de tradition « très drôle »
d'échanger tout bas, aux deux bouts de
l'ellipse, d'énormes plaisanteries qu'on
entend malgré la distance.
« Curieux phénomène d'optique, » ob-
serve monsieur.
Enfin, quatre heures sonnent. Les Arts
et Métiers ferment et les larbins poussent
devant eux le troupeau humain qui revien-
dra dans huit jours se payer, devant les
mêmes choses, les même ahurissements
dominicaux.
Je t'offre le vermouth, dit monsieur
gracieusement à madame, et ils vont
PROSES DÉCADENTES 105
s'installer, pour voir « passer le monde »,
à la terrasse d'un petit café, d'où les
chasse la nécessité de rentrer dîner.
- Comme ils sont éreintés, ils prennent
l'omnibus. Mais comme tout le monde
est dans le même cas, ils piétinent pen-
dant deux heures, un petite carton numé-
roté à la main, devant la porte du bureau
bondé de gens qui attendent. Madame
s'enveloppe en vain dans sa rotonde dou-
blée de poil de lapin ; en vain monsieur
souffle dans ses doigts et bat la semelle
avec le trottoir, la bise mord, impitoyable,
et ils rentrent, transis, chez eux. Le feu
n'est pas allumé dans la salle à manger;
le dîner n'est pas prêt; la bonne est par-
tie de son côté voir une cousine qui de-
meure à Passy. %
— As-tu faim? dit madame.
— Ma foi non, fait monsieur, j'ai som-
meil plutôt. Si nous nous couchions?
Et ils s'endorment, harassés, mais con-
tents. Us se sont amusés.
LE BON DIEU
n matin, Dieu qui depuis
des milliards et des mil-
liards d'années somnolait
dans une damnable oisi-
çveté, Dieu s'éveilla avec
j Y^ cette interrogation bien
/ naturelle sur les lèvres : —
f
y Ou suis-je?
Je « Mais je ne suis nulle
part, puisque rien n'existe
que moi.
« J'existe sans être quel-
que part ; j'existe dans rien;
je ne suis nulle part et pour-
tant je suis?
108 PROSES DÉCADENTES
« Bizarre!
« Mais, si c'est une situation drôle d'un
côté, c'est intolérable de l'autre. Et même,
plus d'un sinistre farceur ne manquera
pas d'abuser de ma position pour décla-
rer urbi et orbi (il n'y a encore ni urbi ni
orbi, mais ça ne fait rien) que je n'ai pas
de domicile, que je suis en état de vaga-
bondage. Peut-être iront-ils jusqu'à
prétendre que je ne peux pas exister dans
ces conditions-là.
« Décidément, il faut que j'aie un chez
moi, un <r home », comme disent les
anglais. — Mais pas d'anachronisme! »
Donc IL créa le Monde. — De rien na-
turellement, puisque rien n'existait. IL
dit seulement : « Que le Monde soit et le
Monde fut.
Chose cocasse, cela ne lui avait coûté
aucune fatigue puisqu'il n'avait eu qu'un
souhait à faire. Pourtant ce souhait mit
sept jours — sept périodes si vous voulez,
il faut contenter tout le monde — à s'exé-
PROSES DÉCADENTES 109
cuter, pendant lesquels Dieu assis sur
un nuage s'estomirait béatement de son
ouvrage — de quoi se trouvant étonnam-
ment courbaturé, IL se reposa le sep-
tième.
Donc, voilà le monde créé avec son
infinie multitude d'astres roulant dans
l'immensité; mais tout cela : étoiles et
nébuleuses, planètes et lunes, ne fut fait,
nous apprit le gracieux Fénelon, que
pour servir de Jabloskoff, pendant la
nuit, à la terre — ce grain de sable perdu
dans un coin de l'éther ; car, pour le jour,
Dieu lui avait installé un luminaire spé-
cial qu'il appela : soleil.
Un matin qu'JL parcourait, pour juger
de l'excellente distribution des pièces,
son immense domicile, le Créateur
arriva par hasard sur le grain de sable
susnommé, qu'il trouva fort désert; et
pour le peupler, en même temps que
pour se faire un pantin dont il put se dis-
traire, il créa l'Homme.
4
1 10 PROSES DÉCADENTES
Comme il se sentait en veine de géné-
rosité, il lui donna un magnifique verger
qu'il planta de toutes sortes d'arbres frui-
tiers, mais comme i\ se sentait non moins
en veine de fumisterie, il campa, au beau
milieu, un superbe pommier en disant à
l'Homme :
— « Tu sais, je te défends de manger
des fruits de cet arbre là, tu saurais tout,
le bien et le mal, aussi bien que moi, et
ça m'embêterait.
L'Homme, encore naïf (il était si nou-
veau) ne pensa pas à lui faire remarquer
qu'il serait bien plus simple de ne pas
joindre cet arbre là aux autres dont le
nombre était suffisant déjà.
Il est vrai de dire, à la décharge de
l'Homme, que Dieu savait ce qui arri-
verait, puisque l'avenir n'avait pas de
secrets pour lui.
La preuve en est que, pour l'aider à
désobéir, Dieu lui donna une compagne,
la Femme.
PROSES DÉCADENTES 111
Ceci fait, Dieu se tint le petit raison-
nement suivant :
« Donc, voici l'homme créé; je lui
ordonne de ne pas manger une pomme
du fameux pommier, mais je sais fort
bien qu'il va en manger, justement parce
que je le lui défends. Naturellement, je le
punirai de sa désobéissance, et pour
cela., je le chasserai avec sa femme du
jardin que je lui ai donné ; — qui plus
est, je punirai tous ses descendants —
qui ne seront pas coupables, de la faute
des premiers hommes, je les punirai
parce que je suis juste.
« D'un autre côté, comme je suis bon,
je les sauverai. Je leur enverrai mon fils
— qui naîtra d'une Vierge par... l'opéra-
tion du Saint-Esprit — et qui mourra sur
la croix pour les racheter d'un péché
qu'ils n'auront pas commis : ce juste
mourant pour des coupables qui ne les
sont pas, voilà, ce me semble, une répa-
ration suffisante.
112 PROSES DÉCADENTES
Le Serpent qui déambulait par là, lui
susurra :
— « Mais ce serait beaucoup plus sim-
ple de ne pas contraindre l'Homme à
désobéir, pour vous éviter l'ennui de le
punir dans ses descendants qui ne com-
prendront jamais comment ils y sont
pour quelque chose.
Dieu lui répondit :
— La logique n'est pas encore inven-
tée; tu* es en avance sur les siècles à
venir, mon garçon, et les hommes seront
bien longtemps à voir que je me suis
gaussé d'eux.
MA CANNE
antasque! mais n'antici-
pons pas.
Le jour où je Tachetai, le
ruban de ciel déroulé au-
dessus du bourmich était
d'un cobalt immaculé : on
eut dit la ceinture de faille dénouée
d'une première communiante. Le
soleil qui dardait de là haut, à pic,
cuisait le crâne des promeneurs
qui s'apoplectisaient sous leur
haut de forme, pendant que leurs
talons de bottines s'envasaient
presque dans un bitume ramolli
qui ondulait sous la semelle.
114 PROSES DÉCADENTES
Ce soleil là chauffait avec autant de
conscience que s'il eut été payé par les
vendeurs de bière du quartier latin. Lasoif
ardait dans tous les pharynx, à ce point
desséchés par cette plus qu'équatoriale
température, que le silence se faisait peu
à peu dans les groupes. Mornes, allan-
guis, les yeux clignotants et à demi fer-
més à cause de la réverbération du trot-
toir, les boulevardiers s'égrenaient par
bandes aux terrasses des cafés, et sif-
flaient silencieusement, en s'épongeant
le front, la bière chaude qui ne les désal-
térait pas.
Le vieux père Salomon — mort depuis,
hélas! tout s'en va — montait le boule-
vard, son éternel paquet de cannes sous
le bras. A la hauteur de la Source, il
s'arrêta, son petit œil gris fureteur âévi-
sageant les buveurs les uns après les
autres.
— Pas seulement un, grommela-t-il,
pour payer un bock.
PROSES DÉCADENTES 115
Et comme je le croisais :
— Une jolie canne, quatre francs, c'est
pour rien, une occasion... et un bock par
dessus le marché.
— Vingt sous.
— Tiens, prends là.
Je restai stupéfait de la facilité avec
laquelle il me la laissait, contre son habi-
tude, au prix proposé. Même je crus
remarquer qu'il m'avait comme une cer-
taine reconnaissance de l'en débarrasser.
Pendant le débat, le ciel s'était brus-
quement obscurci, le ruban bleu était
passé au noir, de gros nuages gris cou-
raient, au-dessus des cheminées, fouettés
par un vent subit ; puis, brusquement,
un orage éclata. Cette canne qui attirait
la pluie me donna à penser, je songeais
vaguement et comme malgré moi aux
baguettes de coudrier dont se servent les
sorciers pour trouver les sources sou-
terraines. •
Celle-là pourtant était d'un bois hon-
116 PROSES DÉCADENTES
nète, c'était le plus vulgaire de joncs,
rouge acajou, lisse, sans pomme. Rien
ne révélait, à première vue, la profonde
perversité dont je fus, par la suite, la
pitoyable victime.
Les hostilités commencèrent dès le
lendemain. Au moment de sortir, im-
possible de mettre la main dessus. J'étais
certain, pourtant, de l'avoir déposée en
rentrant, toute seule, au coin de la che-
minée, à côté du fauteuil. Au bout
d'une heure de recherches vaines, ra-
geuses, obstinées, je la découvris, dégrin-
golée le long de la plinthe, presque invi-
sible dans l'angle du parquet.
Ce fut dès lors, entre nous deux, une
lutte étrange où j'avais invariablement le
dessous. Le jour où l'aiguille du baro-
mètre stationnait immuablement au
« très sec » je passais des heures à sa
poursuite. Bien inutilement, la veille, je
la mettais en évidence, sur une chaise, à
côté de mon chapeau, tout proche de la
PROSES DÉCADENTES 117
porte. Je la retrouvais dans des retraites
impossibles, sous les tapis où elle s'insi-
nuait par je ne sais quel artifice, derrière
les meubles d'où je la retirais vêtue de la
poussière pelucheuse qui sommeillait là
depuis des années.
J'ai essayé de la braver. J'ai voulu,
alors qu'il pleuvait à plein ciel et que
fallacieusement, elle s'était offerte à ma
main, j'ai voulu rester sous la pluie pour
l'obliger à mouiller avec moi. Alors, au-
tre canaillerie, elle ne manquait pas une
bouche d'égout, pas un interstice de
pavé, pas une conduite de gouttière; et,
introduisant sournoisement son bout
ferré dans la fente, dans l'interstice,
dans la conduite, elle se laissait plier
une seconde, se courbait élastiquement,
et, brusquement détendue comme un
ressort, elle bondissait en arrière dans le
visage d'un passant qui, furieux, s'épan-
chait en imprécations malsonnantes, ou
bien elle s'en allait s'allonger dans le
118 PROSES DÉCADENTES
ruisseau gluant de boue et d'immondices,
où elle disparaissait tout entière.
Décidé à sévir, je réunis un jour dans
un coin mes pincettes, mon parapluie
et ma canne, et solidement les liai ensem-
ble, certain qu'à elle seule, la perverse ne
pourrait entraîner les autres au fond des
repaires mystérieux où elle avait cou-
tume de se dissimuler.
Huit jours d'arrêts forcés auraient
peut-être raison de la cascadeuse.
Eh bien, ma canne n'a pas bougé, c'est
vrai; chaque soir, en rentrant, je la re-
trouvais à la chaîne, parbleu ! c'est
encore vrai ; mais, à son contact, mon
très honnête parapluie s'est gangrené.
Son godet ne s'ouvre plus ; sur les ba-
leines soudainement rouillées par une
humidité sans cause apparente la soie se
déchira avec un claquement la première
fois que je voulus l'ouvir. Quant à mes
pincettes, c'est bien vainement que tous
les soirs je les installe d'aplomb, dans le
PROSES DÉCADENTES 119
coin de la cheminée : toutes les nuits,
régulièrement, elle dégringolent avec un
bruit épouvantable qui me réveille en
sursaut ou peuple mon sommeil de cau-
chemars affolants pleins de grimaçants
fantômes traîneuKs de chaînes....
Aujourd'hui, je me déclare vaincu par
Elle : j'en ai peur!
CEUX QUI DANSENT
chevelés ou corrects;
Bullier ou les salons du
grand monde; l'habit
noir et le gilet à cœur
ou le débraillé bon gar-
çon. Le décolletage par
en haut, sous les bougies, ou
le troussement de jupes sous le
gaz qui miroite dans les basa
jours et les jarretières multico-
lores. Morgue par ci, gaîté par
là. Collet monté de poitrines à
Vair, musquées, fardées et pou-
drederi/ées, ou corsages fermés
et mollets découverts.
122 PROSES DÉCADENTES
Deux grandes catégories par consé-
quent.
Là, des messieurs « déguisés en gens
qui s'embêtent » suivant la spirituelle
expression de l'inoubliable Gavarni ; des
danses ankylosées, sur un rythme lent ;
des pas guindés en long et en large ; des
mains qui se touchent à peine, des tailles
qu'on n'ose prendre, de crainte de casser
en deux sa danseuse qui déborde par le
haut et le bas de son corset. Ici, des cava-
liers seuls fantastiques, des entrechats
audacieux, des chasses-croisés stupé-
fiants, des enlacements de bras et des
entrecroisements de cuisses, pendant les
valses vertigineuses, des jambes au port
d'arme montrant leurs mollets rebondis
dans le pèle-mèle des quadrilles tour-
billonneurs.
Là, des mines glaciales, renfrognées,
des sourires contraints, stéréotypés,
identiques, et des minauderies longue-
ment étudiées à l'avance dans le miroir.
PROSES DÉCADENTES 123
Ici, des éclats de voix tonitruants, des
appels qui assourdissent, des hurlements
qui s'entrechoquent, des apostrophes
volants dont les bouches sont les ra-
quettes et qu'elles se renvoient d'un bout
à l'autre de la salle, avec des cascades
de rires qui roulent et se répercutent dans
les coins.
Et ces gens-là s'amusent chacun à leur
façon.
A côté de ceux-là il y en a d'autres, ce
sont :
CEUX QUI REGARDENT DANSER
n groupe de philosophes.
Peu nombreux et bien
différents, suivant les mi-
lieux où Ton danse : sa-
lons high-lifè ou Bullier,
f y** — J e P ren ds toujours les
deux extrêmes.
Voici d'abord les vieilles
,V douairières aux blancs tire-
ra) bouchons, les vieilles douai-
rières qui font tapisserie et
se chuchottent à l'oreille,
entre deux compliments sur
la grâce de leurs filles res-
pectives, des histoires de
126 PROSES DÉCADENTES
leur passé. — Vous souvenez-vous, ba-
ronne?... — Ah! marquise, comme
tout cela commence à être loin de
nous ! Et, mélancoliques, elles effeuil-
lent la rose-thé des souvenirs loin-
tains, et se regardent revivre dans leurs
petites filles, ces mièvres pucelles aux
coudes pointus, qui étouffent dans leur
cuirasse de baleine, et esquissent, d'un
air ennuyé, un pas correct, ^dont la
décence leur est imposée moins encore
par l'usage que par leur robe qui leur
bride les jambes et leur corset outrageu-
sement sanglé, qui fait remonter à leur
visage blême le peu de sang chlorotique
qu'elles ont encore au cœur.
A Bullier c'est autre chose. Une haie
s'est formée autour du quadrille où la
grosse blanche s'aplatit tout à coup sur
le parquet dans un grand écart du der-
nier chic.
Voici le jeune potache sorti en fraude
du bahut, voici le lycéen imberbe qui
PROSES DÉCADENTES 127
s'est mis en civil pour se donner l'air
d'un homme. Ils ont joué des coudes afin
de se placer au premier rang des curieux,
et regardent, l'œil agrandi, mouillé et qui
s'allume sous le lorgnon cavalièrement
campé sur le nez, hypnotisés par les
jambes des femmes exhibées sans ver-
gogne, grisés par le vent des jupes qui
leur fouette le visage et fait courir dans
leur dos des frissons de lubricité. Et puis,
plus loin, voici encore le vieil étudiant
gouailleur qui fume sa pipe, adossé à une
colonne. Il est blasé sur tout cet étalage
de jupons blancs et de bas plus ou moins
rayés — il en a tant vu — et s'il vient à
Bullier c'est en observateur, pour regar-
der ceux qui regardent et s'amuser à
surprendre par ci par là, dans les yeux
des jeunes, la lueur fugitive, l'éclair du
désir qu' il se rappelle l'avoir fait frisson-
ner, lui aussi, voilà quelque dix ans,
alors qu'il était étudiant de première
année.
CONSEILS
otte! Voilà bien, dit-il, Tépi-
thète qui s'adapte le mieux
à la femme.
A force d'entendre racon-
ter des fadaises par des
imbéciles qui les leurrent,
dans le but que vous savez, per-
suadés qu'on ne prend pas ces
mouches là avec du vinaigre, les
femmes ont fini par ajouter foi aux
compliments trop intéressés pour
être vrais, dont on les encense:
savoir : 1° Qu'elles sont le beau
sexe : 2° qu'elles ont la finesse
qui manque à l'homme ; 3° que
130 PROSES DÉCADENTES
l'homme a, envers elles, un tas de devoirs
à remplir, synthétisés sous ce vocable :
la galanterie.
Tout ceci est absurde. Quatre-vingt-
dix-neuf fois sur cent, elles sont laides et
manquent de flair. L'homme intelligent
et qui a su vivre, roulera, sans qu'elle
s'en doute, la plus rouée des femmes,
s'il n'en a pas besoin. Et, quanta la ga-
lanterie, c'est tout bonnement une tac-
tique de guerre.
Vous voulez une femme, vous en faites
le siège.
La galanterie est le commencement des
hostilités.
Et la pauvre sotte prend cela pour un
devoir qu'on lui rend.
Voyons, à bien réfléchir, quelle est ici
la dupe et quel est le dupeur.
La femme jouera donc éternellement,
dans la vie, le rôle du corbeau de la fable?
Ne s'apercevra-t-elle donc jamais, cette
perspicace, que ce n'est qu'en vue du
PROSES DÉCADENTES 431
fromage que le renard lui vante son
plumage.
Or moi qui n'aime point le fromage, je
ne me sens aucune disposition à jouer le
rôle du renard.
Uûe autre raison qui m'exaspère contre
la femme, c'est la conclusion qu elle tire
de sa prétendue supériorité : le dédain
qu'elle a de l'homme et le peu de cas
qu'elle en fait en général. (Car, dans le
particulier, une fois qu'un fort s'est im-
posé, la dédaigneuse devient souple : elle
est asservie.)
Voyez par exemple comme elle acca-
pare le trottoir alors qu'elle s'y promène.
Ne dirait-on pas qu'il est tout à elle.
Quand elle est seule, elle file, l'air affairé,
le regard accroché à la pointe de ses bot-
tines, par peur du propos leste qui la
cingle parfois au passage, effarouchant
sa pudeur de convention. Mais quand elles
sont deux ou trois, elles deviennent har-
dies, se carrent complaisamment, obs-
132 PROSES DÉCADENTES
truent la-circulation, coudoient et bouscu-
lent, avec des airs de reines outragées, le
pitoyable passant qui ne s'est pas rangé
assez vite.
Aussi, ma grande distraction, c'est de
m'en aller, dans les rues populeuses,
opposer ma vaste carrure à leurs épau-
lements, qui ratent contre moi. Je ne me
dérange jamais, et comme elles s'atten-
dent — toujours la routine — à ce que je
leur abandonne le trottoir, ce sont des
renfoncements tout à leur désavantage
puisqu'ils sont voulus chez moi et inat-
tendus chez elles, et des heurts qui
bleuissent la neige de leurs seins, sous
le satin de leurs robes. Il faut voir les re-
gards qu'on me décoche, à bout portant,
et les « Sauvage! » dont on me mitraille.
Mais je passe, impitoyable et impas-
sible, sans descendre du trottoir ; je
deviens élastique aux chocs ; je fais le
ressort à boudin ; je suis le bousculeur ;
je fais ma trouée, accueillant d'un coup
PROSES DÉCADENTES 133
de chapeau narquois les : « En voilà un,
par exemple; on.voit bien ce que c'est »
gui fusent des lèvres plissées, dans un
sourire adorablement méprisant.
L'endroit où j'opère le plus fréquem-
ment, c'est dans les grands magasins
tels que le Bon Marché et le Louvre. Là,
la femme est si bien chez elle et elle se
croit si fort le droit d'y régner seule
qu'elle ne voit plus l'homme, et qu'elle
lui marche dessus, avec autant de désin-
volture que s'il était un simple chiffon.
Alors je crie bien haut — elles ont toutes
horreur d'être remarquées : — c Eh ! faites
donc attention, Madame, vous m'écrasez
les orteils ! — Je hurle : « Pardon, mais
est-ce qu'il y aurait moyen de passer »
— ou bien: «Eh! mais, dites donc, ne
vous gênez pas, ventre par ici, pouf par
là, est-ce que c'est par dessous qu'on
passe !
Et je vous assure qu'elles se rangent.
C'est surtout dans les escaliers, à la
134 PROSES DÉCADENTES
rencontre, que cela devient comique. Elle
descend, moi je monte, nous voilà nez à
nez, à deux centimètres l'un de l'autre,
buccalement parlant.
C'est seulement au moment de l'abor-
dage, quand, du choc, elle fait hou!
qu'elle me voit, dressé soudain devant
elle comme un mur qu'il faut absolument
tourner. Le choc est tel qu'elle ne trouve
rien à dire et se contente, à demi estoma-
quée, de me toiser du haut de sa marche.
— Mais c'est elle qui pivote.
Dehors, les jours de pluie, je me pro-
mène avec ma canne — ça m'est égal
d'être mouillé — Naturellement le trot-
toir est plein de petites femmes qui, deux
par deux, trottent, haut troussées, et
barrent complètement le passage, avec
leurs deux parapluies. Si vous êtes ga-
lant vous n'avez que ces deux alterna-
tives : descendre dans le ruisseau, c'est-
à-dire souiller vos bottines et éclabousser
votre pantalon, ou vous aplatir le long
PROSES DÉCADENTES 135
du mur, c'est-à-dire vous emplàtrer le
dos et, par contre, avoir la face raclée
par les baleines des parapluies ; car elles
ne vous feront pas la moindre petite
place.
Moi qui m'honore d'être incivil, je
m'insinue tranquillement au milieu
d'elles, en écartant, du bout de ma canne,
un des deux parapluies, tout juste assez
pour que ma tête passe sans encombre.
Tant pis si la plume du chapeau se dé-
frise et si la pluie en macule le velours
loutre ou gros vert.
Et voilà, entre mille autres, quelques
moyens que je vous recommande, pour
vous amuser en embêtant les femmes.
DERNIERS MOLLETS
es jambes s'en vont,
constata l'Amateur de
mollets avec accable-
ment, et la meilleure
preuve, c'est que les
femmes ne se retrous-
sent plus. Tenez, mon
cher ami, il va pleu-
voir, l'occasion est par-
ticuliL rement propice, voulez-
vous me suivre. »
Et il me conduisit place Saint-
Michel
CY-st bien véritablement l'un
des coins les plus pittoresques
ut dus plus idoines à la rêverie
It38 PROSES DÉCADENTES
béatement contemplative que la ter-
rasse où nous nous assîmes, dédai-
gnée de la chahuteuse a jeunesse des Eco-
les » qui ne monôme pas — heureuse-
ment! — jusque là. Fatigué du miroite-
ment incessant des tramways et des
omnibus multicolores qui se croisent sur
la place Saint-Michel, le regard, en obli-
quant légèrement à droite, peut se repo-
ser sur la double ligne de platanes dont
la feuillaison, d'un vert tendre, empa-
nache les parapets jusqu'au Louvre qui
sert de fond de tableau.
Ce pourquoi mon subtil et délicat ami,
l'Amateur de mollets, m'amenait là, c'est
surtout parce que, du pont Saint-Michel,
battu à cette heure par une giboulée su-
bite, on pouvait abreuver ce fol espoir de
voir déboucher à chaque seconde, la jupe
d'une main et le parapluie de l'autre,
les pimpantes parisiennes, artistement
chaussées, que ce grain venait de sur-
prendre dehors. Et parce que, au détour
PROSES DÉCADENTES 139
du pont, il leur faudrait, pour gagner le
trottoir où nous étions à l'affût, traver-
ser le bout de chaussée du quai Saint-
Michel, dont la boue incessamment pé-
trie par les larges roues de la Villette-
Saint-Sulpice, les forcerait à trousser
assez carrément leur paquet de jupons
blancs pour se garer des éclaboussures.
Car la Parisienne, en ménagère sage-
ment économe, préfère crotter ses bas
que son jupon, ce qui est bien fceureux
pour les derniers amateurs des derniers
mollets.
Oh! oui! derniers mollets. Car, comme
l'avait si justement déploré mon ami —
qui ou quoi doit-on accuser de ce navrant
étet de choses? — les mollets s'en vont.
Quoi vont désormais pâturer nos yeux,
à nous pauvres ! qui ne trouvions que la
jambe d'adorable dans la femme! nous
dont le regard s'émerveillait à voir, le
long des boulevards, papillotter la gamme
de couleurs des bas de ces dames, au
140 PROSES DÉCADENTES
temps déjà lointain où la poussière leur
était, comme la pluie, un prétexte à éta-
ler ces richesses aux yeux des hommes
affriandés.
Las! Voici que le long des tibias, et le
long des péronnets s'émacient les ju-
meaux et s'étiolent les soléaires ; voici
que dans les bottines haut entalonnées
s'emmanchent des jambes étiques autour
desquelles se tire-bouchonnent des bas
désolants que ne soutient pas même le
plus modeste soupçon de mollet. Et les
pantalons s'allongent pour voiler ces mi-
sères, et les jupons, jadis si effronté-
ment froufroutants, pendent aujourd'hui,
piteux et lamentables, comme s'ils avaient
honte de laisser voir les pauvretés qu'ils
cachent.
Las! las î l'Amateur. de mollets a rai-
son : les mollets s'en vont !
TABLE
En guise de Préface 5
De l'Adultère. 11
Bégaiements 17
La Troubleuse d'Hommes 21
Dans l'Omnibus 27
L'Épouvanteur d'Enfants 29
La Marguerite 33
Le Chien est l'ami de l'Homme 35
Ègoïsmes 39
Les Humbles 43
Au déduit 47
Le Chien bibelot 53
Le Cocher d'Omnibus 57
142 TABLE
Fait-Divers 63
Charité 65
Tendresse 69
Jeux d'Enfants 73
Le Mardi-Gras. '. Tl
L'Art de Rompre 83
Philosophie inodore. ......! 93
Les Écriteaux 97
Le Dimanche 101
Le Bon Dieu 107
Ma Canne 113
Ceux qui Dansent 121
Ceux qui regardent Danser. 125
Conseils 129
Derniers Mollets 137
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KS- PREPARATION -,
LA JUPE, roman analytique v /
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FEND-L'Atfi, roman de mœurs Perçheronn'ts
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14 DAY USE
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Berkeley