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Full text of "Introduction a la psychanalyse"

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INTRODUCTION 

A  LA 

PSYCHANALYSE 


A    LA  MÊME   LIBRAIRiE 

OUVRAGES    DU    PROF.     S.    FREUD 


PsYCKOPATHOLOGiE  DE  LA  VIE  QUOTIDIENNE,  traductioD  française  par  le 
D<-  S.  Jankélévitch.  Un  volume  in-8.  Prix  :      14  fi\ 

(Sinq  leçons  sur  la  Psychanalyse  données  à  la  Clark  University  (U.  S.  A.)» 
traduction  française  par  Yves  Le  Lay.  Introduction  par  Edouard 
Claparède.  Une  brochure  in-8  de  12  pages.  Prix  :      4  fr.  50 


Pour  paraître  prochainement  : 

Totem  et  Tabou.  De   quelques  analogies  entre   la  vie   psychique  des 

sauvages  et  celle  des  névrotiques. 
Psychologie  des  masses  et  analyse  du  moi. 


D'   SIGM.    FREUD 

TEOFE88ECS     À     LA     FACULTE     DE     UÉDECIRK     I>  I      TIIHKI 


INTRODUCTION 

A  LA 

PSYCHANALYSE 


TRAD.    DE   L   ALLEMAND    AVEC    L  AUTORISATION    DE    L  AUTEUR 

PAR 

'LE  D'  S.  JANKÉLÉVITCH 


PAYOT,     PARIS 

106,     BOULEVARD     S^^- GERMAIN 

1923 

Tous  droits  réservés. 


Seale  tr>daetion  frAncaiso  autorUéo^, 
Toa»  droits  réaervéi  pour  tous  pajr»> 


TABLE   DES   MATIERES 


Avertissement 9 

PréfacbT"--»-^, .     .    , Il 


PREMIÈRE  PARTIE 
I.  INTRODUCTION  —  II-IV.  LES  ACTES  MANQUES 

Chapitre  Premier.  —  INTRODUCTION 25 

Chapitre  II.  —  LES  ACTES  MANQUES 35 

Chapitre  IIL  —  LES  ACTES  MANQUES  (Suite) 5o* 

Chapitre  IV.  —  LES  ACTES  MANQUES  (Fin) 71 

DEUXIÈME  PARTIE 
Y-XV.  LE  RÊVE 

Chapitre  V.   —  DIFFICULTÉS  ET  PREMIÈRES  APPROCHES.     .     .  gS 

Chapitre    VI.    —    CONDITIONS   Eï   TECHNIQUE   DE  L'INTERPRÉ- 
TATION.   lia 

Chapitre  VIL  —  CONTENU  MANIFESTE  ET  IDÉES  LATENTES  DU 

RÊVE 127 

Chapitre  VIII.  —  RÊVES  ENFANTINS i4o 

Chapitre  IX.  —  LA  CENSURE  DU  RÊVE i5i 

Chapitre  X.  —  LE  SYMBOLISME  DANS  LE  RÊVE i65 

Chapitre  XÏ.  —  L'ÉLABORATION  DU  RÊVE 188 

Chapitre  XII.  —  ANALYSE  DE  QUELQUES  EXEMPLES  DE  RÊVE.  302 

Chapitre  XIII.   —   TRAITS  ARCHAÏQUES   ET   INFANTILISME  DU 

RÊVE 218 

Chapitre  XIV.  —  RÉALISATIONS  DE  DESIRS 233 

Chapitre  XV.  —  INCERTITUDES  ET  CRITIQUES a^i^ 


vni  TABLE  DES  MATIÈRES 

TROISIÈME  PARTIE 
XVI-XXVIIi    THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

Chapitre  XVI.  —  PSYCHANALYSE  ET  PSYCHIATRIE a65 

Chapitre  XVII.  —  LE  SENS  DES  SYMPTÔiMES 279^ 

Chapitre  XVIIl.   —  RATTACHEMENT  A  UN  TRAUMATISME.  L'IN- 
CONSCIENT   296 

Chapitre  XIX.  —  RÉSISTANCE  ET  REFOULEMENT 3 10 

Chapitre  XX.  —  LA  VIE  SEXUELLE  DE  L'HOMME.    .....  826 

Chapitre  XXI.  —  DÉVELOPPEMENT  DE  LA  LIBIDO  ET  ORGANI- 
SATIONS SEXUELLES 344 

Chapitre  XXII.  —  POINTS  DE  VUE  DU  DÉVELOPPEMENT  ET  DE 

LA  RÉGRESSION.  ÉTIOLOGIE 356 

Chapitre  XXIII.  —  LES  MODES  DE  FORMATION  DE  SYMPTÔMES.  385 

Chapitre  XXIV.  —  LA  NERVOSITÉ  COMMUNE 4o5 

Chapitre  XXV.  —  L'ANGOISSE •     .  430 

Chapitre  XXVI.  —  LÀ   THÉORIE  DE  LA  LIBÎDO  ET  LE  NARCIS- 
SISME   44l 

Chapitre  XXVII.  —  LE  TRANSFERT 46i 

Chapitre  XXVIII.  —  LA  THÉRAPEUTIQUE  ANALYTIQUE.  ...  48o 


AVERTISSEMENT 


Ce  livre  que  je  publie  aujourd'hui  sous  le  titre  (T  «  Intro- 
duction à  la  Psychanalyse  »,  n'est  nullement  destiné  dans 
ma  pensée  à  faire  concurrence  aux  exposés  d'ensemble  déjà 
existants  de  cette  branche  scientifique  (Pfister,  Die  psycho- 
analytische  Méthode,  1913;  Léo  Kaplan,  Grundzûge  der 
Psychoanalyse,  191^;  Régis  et  Hesnard,  La  psychanalyse 
des  névroses  et  des  psychoses,  Paris  191^;  Adolph 
F.  Meijer,  De  Behandeling  van  Zenuwzieken  door  Psycho- 
Analyse,  Amsterdam,  4915).  Il  constitue  la  reproduction 
fidèle  des  leçons  que  j'aimis  faites  pendant  les  semestres 
d'hiver  1915-16  et  1916-17  devant  un  auditoire  composé  de 
médecins  et  de  profanes  des  deux  sexes. 

Cette  genèse  démon  livre  explique  toutes  les  particularités 
qu'il  peut  présenter  et  dont  quelques-unes  sont  de  nature  à 
étonner  le  lecteur.  Il  ne  m'a  pas  été  possible  de  donner  à 
mon  exposé  le  calme  froid  d'un  traité  scientifique  ;  lecteur, 
je  me  trouvais  plutôt  dons  l'obligation  de  faire  tout  mon 
possible  pour  ne  pas  laisser  faiblir  F  attention  de  mes  audi- 
teurs pendant  les  deux  heures  environ  que  durait  chacune 
de  mes  leçons.  Visant  à  produire  un  effet  immédiat,  j'ai  été 
obligé  de  traiter  souvent  à  plusieurs  reprises  le  même  sujet , 
une  fois,  par  exemple,  à  propos  de  l'interprétation  des 
rêves,  une  autre  fois  à  propos  du  problème  des  névi^oses.  La 
distribution  des  matières  eut  également  pour  conséquence 
que  certaines  questions  importantes,  celle  de  l'inconscient 
par  exemple,  au  lieu  d'être  traitées  d'une  façon  complète  en 
une  seule  fois,  ont  dû  être  reprises  et  abandonnées  plusieurs 
fois,  jusqu'à  ce  qu'une  nouvelle  occasion  nous  eût  permis 
d'ajouter  quelque  chose  à  nos  connaissances  y  relatives. 

Ceux  qui  sont  familiarisés  avec  la  littérature  psychana- 
lytique trouveront  dans  cette  «  Introduction  »  peu  de  nou- 


ÎO  AVERTISSEMENT 

veauy  peu  de  matériaux  gui  n'aient  déjà  été  publiés  ailleurs, 
dans  des  ouvrages  plus  étendus.  Mais  le  besoin  d'arrondir 
le  sujet  et  de  le  rendre  plus  compréhensif  a  obligé  l'auteur 
d'utiliser  dans  certaines  sections  {celles  relatives  à  l'étiologie, 
à  f  angoisse,  aux  fantaisies  hystériques)  des  matériaux  restés 
jusqu'à  présent  inédits, 

S.  Freud. 


^ 


PRÉFACE 


La  psychanalyse  qui,  depuis  plus  de  vingt  ans,  a  sus- 
cité dans  les  pays  de  langue  allemande  et  anglo-saxons» 
des  discussions  passionnées  et  une  littérature  des  plus 
abondantes,  n'était  encore  connue  en  France,  jusqu'il  y 
a  quelques  mois,  que  par  ouï-dire,  et  la  plupart  de  ceux 
qui  se  hasardaient  à  en  parler  croyaient  de  bon  ton  de  la 
tourner  en  ridicule,  en  faisant  ressortir  principalement 
un  élément  qui  joue,  il  est  vrai,  un  rôle  central  dans 
cette  doctrine,  mais  dont  la  véritable  signification,  faute 
d'informations  de  première  main,  leur  échappait  :  nous 
voulons  parler  de  la  conception  freudienne  de  l'origine 
sexuelle  de  la  plupart  des  psychonévroses. 

Ces  informations,  le  public  français  les  possède  aujour- 
d'hui, grâce  à  cette  Introduction  à  la  Psychanalyse  qui 
constitue  un  résumé  complet  de  toutes  les  théories  de 
Freud.  Et  la  preuve  que  la  publication  de  cet  ouvrage 
répondait  à  un  besoin  nous  est  fournie  par  l'accueil  qui 
hii  a  été  fait  par  la  presse,  accueil,  sinon  toujours  en- 
thousiaste et  empressé,  *3ut  au  moins  sérieux  et  rai- 
sonné, parce  que  fondé  sur  des  données  concrètes. 

On  commence  donc  à  savoir  en  France  ce  qu'est  la 
psychanalyse,  et  on  le  saura  de  plus  en  plus,  puisque 
V Introduction  à  la  Psychanalyse  n'est  que  le  premier  d'une 
série  d'ouvrages  que  nous  nous  proposons  de  publier 
sur  les  théories  de  l'école  psychanalytique  et  sur  leurs 
applications  à  différents  domaines  de  la  vie  pratique. 

Le  rôle  d'un  traducteur  ne  consiste  pas  toujours  à  se 
faire  le  champion  et  le  défenseur  des  doctrines  et  théories 
de  l'auteur  qu'il  traduit.  Le  plus  souvent,  toute  son  am- 
bition doit  se  borner  à  faire  connaître  au  public  auquel 
il   s'adresse   des  courants  d'idées  nées  ailleurs  et  qui, 


13  PRÉFACE 

bonnes  ou  mauvaises,  ont  exercé  une  certaine  influence 
dans  les  pays  où  elles  ont  vu  le  jour;  et,  ce  faisant,  il 
invite  implicitement  ce  public  à  prendre  part  à  la  discus- 
sion qui  se  poursuit  autour  de  ces  idées  et  à  contribuer 
ainsi  à  dégager  ce  qu'elles  ont  de  vrai  et  de  durable. 

Le  traducteur  a  donc  avant  tout  pour  mission  de  dissi- 
per les  préjugés  et  les  partis-pris  fondés  sur  l'ignorance, 
et  il  s'acquitte  de  cette  mission  en  mettant  sous  les  yeux 
des  lecteurs  les  pièces  du  procès.  Mais  l'ouvrage  publié, 
les  pièces  du  dossier  étalées,  un  autre  inconvénient  peut 
surgir,  celui  de  la  fausse  compréhension,  de  l'emballe- 
ment irréfléchi,  de  l'enthousiasme  intempestif,  du  sno- 
bisme en  quête  de  tout  ce  qui  est  nouveau  et  sensation- 
nel. Contre  cet  inconvénient,  fait  pour  discréditer  les 
meilleures  idées  et  qui  peut  devenir  un  véritable  danger, 
lorsqu'il  s'agit  de  théories  qui,  comme  la  psychanalyse, 
visent  surtout  aux  applications  pratiques,  au  soulagement 
et  à  la  guérison  d'une  certaine  catégorie  de  malades, 
contre  cet  inconvénient,  disons-nous,  le  traducteur  est  à 
peu  près  désarmé.  Tout  au  plus  lui  est-il  permis  d'espérer 
qu'une  modeste  mise  au  point  contribuera,  dans  une 
certaine  mesure,  à  atténuer  cet  inconvénient  et  ce  dan- 
ger, et  c'est  ce  que  nous  allons  essayer  de  faire  briève- 
ment et  rapidement  dans  les  quelques  pages  de  cette 
Préface'. 


La  psychanalyse  est,  selon  la  définition  de  Freud  lui- 
même,  une  ((  méthode  de  traitement  de  certaines  mala- 
dies nerveuses  ».  Freud  est  donc,  avant  tout,  un  neuro- 
thérapeute, et  ce  sont  des  préoccupations  thérapeutiques, 
c'est-à-dire  purement  utilitaires  et  pratiques,  qui  ont 
servi  de  point  de  départ  à  ses  théories.  Lorsque,  tout 
jeune  étudiant,  il  avait  abordé  la  psychanalyse,  il  n'avait 
encore  aucune  théorie  psychologique  préconçue.  Ainsi 
qu'il  le  raconte  lui-même  quelque  part,  c'est  un  simple 
hasard  qui  a  décidé  de  sa  vocation  ou,  plutôt,  de  sa 
méthode,  et  ce  hasard,  il  le  doit  à  un  de  ses  compatriotes, 
le   D^'^Joseph  Breuer,   de  Vienne,  qui   avait  imaginé  de 


PRÉFACE  i3 

traiter   un   cas   d'hystérie,    en   soumettant  la   malade   à 
l'hypnose  et  en  la  faisant  remonter,  d'association  en  as- 
sociation, jusqu'à    la   source    des   paroles,    absurdes  et 
incohérentes  en   apparence,   qu'elle  prononçait  pendant 
ses  états  d'  «  absence  »,  de  confusion  et  d'altération  psy- 
chique. Et  Breuer  a  eu  l'agréable  surprise  de  constater 
chaque  fois  que  ces  paroles  trahissaient,  exprimaient  en 
réalité  des  états  psychiques  dont  la  malade,  dans  sa  vie 
ordinaire,  n'avait  aucune  conscience  et  que  la  méthode 
employée  lui    rendait  conscients,   en  lui    procurant   en 
même  temps   un  soulagement  plus   ou   moins   durable. 
Frappé  par  ces  premiers  résultats,  Breuer  étendit  l'emploi 
de  sa  méthode,  en  l'appliquant,  non  plus  seulement  aux 
paroles  prononcées  pendant  les  états  d'obnubilation  psy- 
chique, mais  aux  symptômes  morbides  proprement  dits 
de  sa  malade  hystérique.  Le  résultat  ne  fut  pas  moins 
frappant,  puisqu'il  a  pu  constater  que  chaque  symptôme 
était,  lui   aussi,  l'expression  extérieure  d'un  événement 
survenu  dans  la  vie  de  la  malade  à  une  époque  plus  ou 
moins  reculée    et  dont  le   souvenir  conscient  avait  été 
perdu  :   il   suffisait  d'évoquer  ce  souvenir,   de  ramener 
l'événement  à  la  conscience,  pour  obtenir  la  disparition 
du  sym.ptôme  correspondant. 

Ces  résultats  ne  laissèrent  pas  d'impressionner  forte- 
ment le  jeune  Freud  qui  cherchait  encore  sa  voie.  Avec 
une  modestie  qui  l'honore,  il  reconnaît  tout  ce  qu'il  doit 
à  Breuer,  dont  il  est  devenu  plus  tard  le  collaborateur. 
Son  premier  ouvrage  :  Siudien  ûber  Hystérie,  paru  en 
1895,  est  issu  de  cette  collaboration  et  constitue  la  pre- 
mière ébauche  de  la  théorie  psychanalytique. 

Mais  ce  qui  ne  l'honore  pas  moins,  c'est  que,  tout  en 
ayant  déjà  trouvé  sa  voie,  il  ne  se  crut  pas  en  possession  de 
la  vérité  absolue,  mais  voulut  confronter  ses  idées  et  sa 
méthode  avec  les  idées  et  la  méthode  en  vigueur  ailleurs.  \ 
G  est  dans  cette  intention  qu'il  se  rendit  en  France,  alors 
centre  de  la  neuro-pathologie  dont  les  maîtres  incon- 
testés, mais  rivaux,  étaient  Charcot  et  Bernheim  (de 
Nancy).  C'est  vers  Bernheim  qu'allèrent  toutes  les  sym- 
pathies de  Freud.  Il  a  suivi  l'enseigfnement  de  ce  maître 

Freud.  x 


li  PRÉFACÉ 

pendant  toute  l'année  1899  et  traduisit  en  allemand  son 
livre  sur  la  suggestion.  Mais  plus  il  analysait  le  phéno- 
mène de  la  suggestion,  et  plus  il  se  rendait  compte  que 
telle  qu'elle  était  employée  par  l'école  de  Nancy,  elle 
n'était  pas  de  nature  à  donner  des  résultats  certains  et 
durables.  11  ne  pouvait  d'ailleurs  en  être  autrement, 
puisque  n'ayant  aucune  base  scientifique,  ressemblant 
plutôt  à  une  sorte  de  magie,  d'exorcisme,  de  prestidigi- 
tation, elle  était  appliquée  uniformément  dans  tous  les 
cas,  sans  tenir  compte  des  particularités  de  chacun,  de 
la  signification  et  de  Timportance  des  symptômes  aux- 
quels on  avait  à  faire.  Le  seul  élément  qu'il  ait  retenu  de 
la  suggestion  et  qui  lui  paraissait  vraiment  important, 
ce  fut  le  ((  rapport  »  qu'elle  établit  entre  le  médecin  et  le 
malade  et  dont  Freud  a  fait  la  base  de  ce  qui,  dans  la 
psychanalyse,  constitue  le  phénomène  du  «  transfert  », 
phénomène  dans  lequel  le  malade  se  débarrasse  des  sen- 
timents ou  complexes  de  sentiments  qui  forment  la  base 
inconsciente,  réprimée,  refoulée  de  ses  symptômes,  en 
les  reportant  d'abord  sur  le  médecin,  au  fur  et  à  mesure 
qu'ils  sont  atteints  et  touchés  par  l'analyse. 

Ce  qui  a  frappé  Freud  dans  les  méthodes  neurothéra- 
peutiques alors  en  vigueur,  hypnotisme  et  suggestion, 
ce  fut  le  fait  que,  sans  peut-être  s'en  rendre  compte,  ceux 
qui  en  faisaient  usage  visaient,  non  à  la  cure  radicale  des 
névroses,  mais  seulement  à  la  suppression  de  leurs 
symptômes,  qu'au  lieu  de  s'attaquer  à  la  racine  du  mal, 
ils  cherchaient  à  combattre  ses  effets.  Rien  d'étonnant  si 
l'emploi  de  ces  méthodes  ne  donnait  que  des  résultats 
précaires,  si  la  maladie  reprenait  le  dessus,  après  une 
période  d'accalmie  plus  ou  moins  longue  et  si  l'on  pou- 
vait voir  des  malades  promener  leur  névrose  pendant 
des  années  et  des  années,  d'hôpital  en  hôpital  et  servir 
de  «  sujets  »  d'expériences  à  des  générations  de  méde- 
cins. Endormir  un  malade  et  lui  dire  pendant  son  som- 
meil hypnotique  qu'une  fois  réveillé  il  ne  devra  plus 
éprouver  tel  ou  tel  malaise,  tel  ou  tel  symptôme,  ou  bien 
lui  suggérer  à  l'état  de  veille  que  ses  symptômes  n'ont 
rien  d'organique,  qu'il  n'a  qu'à  ne  pas  y  penser,  qu'à  se 


PRËl' AGE  '  3 

comporter  comme  s'ils  n'existaient  pas, —  tout  cela  équi- 
valait à  dresser  entre  le  malade  et  la  maladie  un  para- 
vent fait  seulement  pour  procurer  l'illusion  de  la  guérison. 

C'est  ainsi  que  l'observation  et  la  réflexion  ramenaient 
Freud  à  sa  première  expérience,  au  fameux  «  ramonage 
psychique  »,  à  la  «  talking  cure  »  (cure  par  la  conversa- 
tion) qui  a  donné  des  résultats  si  surprenants  dans  le  cas 
de  la  malade  de  Breuer.  Cette  méthode  a  révélé  précisé- 
ment le  fait  dont  la  méconnaissance  était  la  cause  de 
l'insuccès  ou,  tout  au  moins,  de  l'inefficacité  de  toutes 
les  autres  méthodes  psychothérapeutiques  :  les  symp- 
tômes physiques  et  psychiques  que  présentent  les  névro- 
tiques ne  sont  pas  des  productions  accidentelles,  adven- 
tices, capricieuses  ou  arbitraires  dont  on  puisse  se 
débarrasser  comme  on  se  débarrasse  d'une  aiguille 
entrée  sous  la  peau  ou  d'une  arête  de  poisson  qui'vient 
se  loger  dans  une  amygdale  :  ils  sont  l'expression,  invo- 
lontaire et  inconsciente,  de  certains  complexes  psychi- 
ques, affectifs  et  mentaux  qui,  pour  une  raison  ou  pour 
une  autre,  se  sont  soustraits  ou  ont  été  soustraits  par  le 
malade,  à  un  moment  donné  de  son  existence,  au  con- 
trôle de  la  conscience  ou,  pour  nous  servir  de  l'expres- 
sion de  Freud  lui-même  et  de  toute  l'école  psychanaly- 
tique, ont  subi  un  «  refoulement  »,  une  «  répression  ». 

Freud,  avons-nous  dit,  a  abordé  la  psychanalyse  en 
savant,  en  médecin,  en  praticien,  sans  aucune  théorie 
psychologique  préconçue.  Mais  à  mesure  qu'il  approfon- 
dissait et  développait  la  méthode  psychanalytique,  le 
besoin  d'une  psychologie  se  faisait  sentir  avec  une  force 
croissante.  Au  lieu  cependant  de  se  lancer  dans  des  spé- 
culations abstraites,  de  s'atteler  à  des  constructions 
transcendantes,  Freud,  en  homme  pratique,  a  pris  ce 
qu'il  avait  sous  la  main,  c'est-à-dire  la  psychologie  qui 
était  déjà  impliquée  dans  la  psychanalyse  et  qui,  une  fois 
dégagée  de  celle-ci,  devait  à  son  tour  favoriser  ses  pro- 
grès. La  psychologie  de  Freud  est  donc  une  psychologie 
purement  pragmatique  que  les  psychologues  profes- 
sionnels trouveront  peut-être  trop  simpliste  et  élémen- 
taire. Mais,  toute  simpliste  et  élémentaire  qu'elle  paraisse, 


i6  PRÉFACE 

elle  n'en  affirme  pas  moins  quelques  principes  de  la  plus 
haule  importance. 

En  premier  lieu,  Freud  a  donné  un  contenu  concret  à 
cet  «  inconscient  »  qui  a  été  la  notion  dominante  de  la 
psychologie  du  xix*  siècle  et  constitue  encore  le  leit- 
motiv de  celle  de  nos  jours.  Depuis  cinquante  ans  et  plus, 
on  parle  volontiers  de  création  inconsciente,  d'activité 
inconsciente,  de  vie  psychique  inconsciente  en  général. 
On  a  même  établi  une  certaine  gradation  de  l'inconscient 
et,  pour  ne  pas  laisser  un  fossé  trop  profond  entre 
celui-ci  et  le  conscient,  on  a  intercalé  entre  les  deux  ce 
qu'on  a  appelé  le  «  sub-conscient  »,  quelque  chose  qui, 
sans  appartenir  encore  tout  à  fait  au  domaine  de  l'in- 
conscient, ne  fait  plus  partie  de  celui  du  conscient  pro- 
prement dit.  Cette  division  est,  à  la  rigueur,  acceptable, 
et  Freud  la  fait  sienne,  en  remplaçant  seulement  le  «  sub- 
conscient »  parle  «  préconscient  ».  Mais  si  tous  les  psy- 
chologues et  même  tous  les  profanes  sont  d'accord  quant 
à  la  façon  de  comprendre  le  conscient,  on  reste  généra- 
lement dans  le  vague  dès  qu'il  s'agit  de  définir  l'incon- 
scient. Beaucoup  de  psychologues  n'entendent  par  «  incon- 
scient »  que  le  fonctionnement  purement  physiologique, 
organique,  du  système  neuro-cérébral,  en  dehors  de 
toute  stimulation  extérieure.  D'accord,  dit  Freud,  mais  à 
défaut  de  stimulations  extérieures,  n'y  aurait-il  pas  de 
stimulations  intérieures?  La  psychanalyse  nous  apprend, 
en  effet,  que  1'  «  inconscient  »  qui  représente  pour  le 
psychologue  une  cave  noire  et  sombre,  tellement  noire 
et  sombre  que,  faute  de  pouvoir  y  décerner  quoi  que  ce 
soit,  on  la  déclare  vide  de  tout  contenu,  —  que  cet  in- 
conscient, disons-nous,  est  plein  à  éclater,  qu'il  présente 
un  contenu  tellement  riche  et  abondant  que  le  vase 
risque  à'  chaque  instant  d'être  débordé,  et  le  serait,  eu 
effet,  si  son  contenu  n'était  soumis  à  une  «  censure  » 
sévère  et  vigilante,  prête  à  réprimer  la  moindre  velléité 
d'évasion  de  l'un  quelconque  de  ses  éléments. 

Ce  contenu  est  formé  par  toutes  les  expériences  de  la 
vie  antérieure,  par  tous  les  souvenirs,  toutes  les  traces 
des  événements  vécus,  des  sentiments  éprouvés  à  la  suite 


PRÉFACE  t7 

OU  à  l'occasion  de  ces  événements,  par  tous  les  désirs 
qui  n'ont  pu  trouver  satisfaction.  Ces  expériences,  sou- 
venirs, traces,  sentiments  et  désirs  sont  éliminés  de  la 
vie  consciente,  soit  parce  que,  ayant  rempli  leur  rôle 
dans  la  vie  de  l'individu,  ils  ont  perdu  toute  nécessité 
ou  utilité,  soit  parce  que,  incompatibles  avec  les  conven- 
tions de  la  vie  sociale,  ils  exposeraient  l'individu  qui  les 
ferait  valoir  dans  la  vie  réelle  aux  peines  et  châtiments 
que  la  société  réserve  à  ceux  qui  ne  se  conforment  pas  à 
ses  prescriptions  et  exigences.  Refoulés,  mais  non  sup- 
primés, ces  sentiments  et  désirs  acquièrent  dans  certains 
cas  tous  les  caractères  de  germes  morbides  et  créent  les 
états  pathologiques  connus  sous  le  nom  de  névroses.  Ce 
qui  caractérise  en  effet  ces  états,  c'est  que  les  sentiments 
et  désirs  en  question,  ne  pouvant  pas  se  manifester,  à 
cause  de  la  répression  qu'ils  ne  cessent  de  subir,  sous 
leur  jour  véritable,  authentique,  se  créent  une  issue  par 
des  voies  détournées,  sous  des  apparences  faites  pour 
donner  le  change  quanta  leur  véritable  nature  et  connues 
sous  le  nom  de  symptômes.  Démasquer  ces  symptômes, 
les  dépouiller  de  leurs  apparences  trompeuses,  les  rat- 
tacher à  leur  source,  rendre  leurs  causes  et  origines 
conscientes  au  malade,  —  tel  est,  nous  l'avons  vu,  le 
but  de  la  psychanalyse. 

Mais  la  vie  inconsciente  ne  se  manifeste  pas  seulement 
sous  la  forme  pathologique  de  symptômes  névrotiques. 
Il  existe  aussi  une  «  psycho-pathologie  de  la  vie  quoti- 
dienne »,  qui  avait  jusqu'ici  peu  attiré  l'attention  des 
psychologues,  mais  dont  Freud  à  fait  l'objet  d'une  étude 
approfondie:  nos  actes  «manques»,  involontaires,  dont 
nous  ne  nous  donnons  même  la  peine  de  chercher  l'expli- 
cation, nos  lapsus  de  la  parole,  nos  erreurs  d'écriture 
et  de  lecture,  nos  oublis  et  distractions,  tous  ces  mille 
accidents  de  notre  vie  quotidienne,  tellement  rapides, 
fugaces  et  insignifiants  que  la  plupart  d'entre  eux 
échappent  totalement  à  notre  attention,  —  Freud  les 
rattache  à  des  sentiments,  à  des  désirs,  à  des  vœux  et 
souhaits  réprimés,  le  plus  souvent  innocents,  mais  quel- 
quefois aussi  inavouables,  à  cause  de  leur  incompatibilité 


i8  PRÉFACE 

avec  la  morale  convenlionnelle.  Et  ce  qui  est  vrai  des 
actes  «  manques  »,  des  lapsus  et  erreurs  accomplis  à 
l'état  de  veille,  l'est  également  des  rêves  nocturnes  qui 
représentent,  eux  aussi,  une  satisfaction  déformée,  «  sym- 
bolique »,  de  désirs  réprimés. 

En  remplissant  ainsi  1'  «  inconscient  »  d'un  contenu 
concret,  en  dépistant  les  manifestations  de  ce  contenu  aussi 
bien  daiîs  la  vie  pathologique  que  dans  la  vie  normale,  dans 
la  vie  de  tous  les  jours,  Freud  établit  un  second  principe 
psychologique,  dont  il  est  inutile  de  souligner  l'impor- 
tance, celui  delà  continuité  delà  vie  psychique,  du  déter- 
minisme de  tous  les  faits  et  phénomènes  de  la  vie  psy- 
chique, et  cela  avec  une  force  et  une  abondance  de 
preuves,  avec  une  perspicacité  et  une  clairvoyance  qu'on 
ne  retrouve  chez  nul  autre  psychologue.  On  peut,  sans 
exagération,  dire  de  Freud  qu'il  a  le  «  génie  »  de  la 
psychologie.  Ses  explications  de  tel  rêve,  de  tel  symptôme 
peuvent  souvent  paraître  embrouillées,  compliquées,  on 
peut  trouver  que  dans  certains  cas  il  veut  trop  prouver 
et  que  dans  d'autres  il  frise  l'absurdité.  Peu  importe: 
nous  savons  aujourd'hui,  grâce  à  lui,  que  l'inconscient 
n'est  pas  un  simple  mot,  qu'il  représente  une  réalité 
concrète,  une  réalité  psychique  aux  éléments  innom- 
brables, qu'il  n'existe,  entre  le  conscient  et  l'inconscient, 
aucune  solution  de  continuité,  qu'en  vertu  d'un  déter- 
minisme rigoureux,  de  la  continuité  de  la  vie  psychique 
et  de  son  dynamisme  fondamental,  tout  ce  qui  paraît 
inexplicable,  accidentel,  capricieux,  miraculeux  dans 
celui-là  ne  peut  avoir  ses  origines,  sa  source,  sa  cause 
et  ses  conditions  que  dans  celui-ci. 

Nous  abordons  maintenant  un  troisième  principe 
psychologique  introduit  par  Freud,  celui  qui  a  soulevé 
contre  la  psychanalyse  le  plus  de  préventions  et  de 
résistances,  mais  dont  notre  auteur  a  fait,  pour  ainsi 
dire  la  clef  de  voûte  de  son  système  :  le  rôle  de  la  sexua- 
lité dans  la  vie  humaine  en  général,  dans  l'étiologie  des 
névroses  en  particulier.  «  L'examen  psychanalytique, 
dit-il,  permet  de  ramener,  avec  une  régularité  surpre- 
nante, les  symptômes  morbides  à  des  impressions  de  la 


PRÉFACE  19 

vie  amoureuse  ;  il  montre  que  les  désirs  pathogènes  ne 
sont  autres  que  des  tendances  erotiques  ;  et  il  nous  force 
à  admettre  que  les  troubles  erotiques  occupent  la  pre- 
mière place  parmi  les  influences  morbigènes,  et  cela 
chez  les  deux  sexes*.  »  Mais  ce  n'est  pas  tout.  «  11  est 
des  cas  où  la  psychanalyse  permet  de  rattacher  les  symp- 
tômes à  de  simples  influences  traumatiques,  n'ayant  en 
apparence  rien  de  sexuel.  Mais  en  y  regardant  de  près, 
on  s'aperçoit  que  cette  distinction  entre  influences 
sexuelles  et  influences  purement  traumatiques  ne  corres- 
pond pas  à  la  réalité.  C'est  que  la  psychanalyse,  au  lieu 
de  s'arrêter  à  un  moment  quelconque  de  la  vie  (adulte) 
du  malade,  au  lieu  de  se  contenter  de  la  première  expli- 
cation plausible  et  probable  qu'elle  rencontre  au  cours 
de  ses  investigations,  poursuit  son  exploration,  en 
descendant  jusqu'à  la  puberté,  voire  jusqu'à  la  première 
enfance  du  malade.  Ce  sont,  en  efl^et,  les  impressions  de 
l'enfance,  de  l'âge  le  plus  tendre  qui  fournissent  l'expli- 
cation de  la  susceptibilité  ultérieure  des  malades  à  l'égard 
de  certaines  actions  traumatiques,  et  c'est  seulement  après 
avoir  découvert  et  rendu  conscientes  ces  traces  de  souve- 
nirs presque  toujours  oubliés,  que  nous  sommes  en  mesure 
de  supprimer  les  symptômes  morbides.  Nous  constatons 
ici  (comme  dans  les  rêves)  que  ce  sont  les  désirs  répri- 
més, mais  persistants,  de  l'enfance  qui  rendent  possible 
la  réaction  aux  traumatismes  ultérieurs  par  la  formation 
de  symptômes.  Et  nous  pouvons,  d'une  façon  générale, 
désigner  ces  puissants  désirs  de  l'enfance  sous  le  nom 
de  sexuels  ^  » 

C'est  cette  conception  d'une  sexualité  infantile  qui, 
plus  encore  que  celle  de  l'origine  sexuelle  des  symptômes 
névrotiques  en  général,  paraît  déconcertante  dans  la 
théorie  psychanalytique. 

Mais  à  ceux  qui  s'étonnent  de  voir  attribuer  à  la 
sexualité  un  sens  aussi  étendu,  Freud  répond  que  les  mots 
du  langage  courant  sont  faits  avant  tout  pour  désigner   ^ 

1.  S.  Freud.  —  La  Psychanalyse,  p.  52.  Traduction  française  Y.  Le  Lay, 
Payot,  Paris,  192 1. 

2.  Ibid.,f.  53-54, 


flO  PRÉFACE 

des  notions  qui  répondent  aux  conventions  et  nécessités 
sociales.  Or,  au  point  de  vue  social,  la  sexualité  est  envi- 
sagée uniquement  dans  ses  rapports  avec  la  reproduction 
de  l'espèce.  Le  langage  courant  ne  tient  pas  compte  de 
toutes  les  phases  que  traverse  la  sexualité  dans  la  vie 
individuelle,  avant  de  devenir  cette  fonction  utilitaire 
qu'est  la  reproduction.  Celle-ci  n'est,  en  effet,  que  l'abou- 
tissant d'un  certain  nombre  de  processus  qui  se  mani- 
festent dès  l'enfance,  processus  dont  certains  ont  été 
intensifiés,  après  avoir  subi  une  sélection,  tandis  que 
d'autres  ont  été  supprimés.  On  observe  chez  l'enfant  un 
grand  nombre  de  dispositions  sexuelles,  dont  le  fonction- 
nement diffère  notablement  de  celui  des  processus 
sexuels  de  l'adulte  et  qui,  dans  leur  développement 
ultérieur,  présentent  la  plus  grande  variabilité.  Les  per- 
versions sexuelles  de  l'adulte  ne  sont  le  plus  souvent 
que  le  retour  à  ce  que  Freud  appelle  Vinfantilisme  sexuel. 
Toutes  les  formes  de  perversion,  dit-il  encore,  existent 
déjà  à  l'état  latent  chez  l'enfant,  qui  est  un  pervers po/y- 
viorphe.  Sous  l'influence  de  l'éducation,  sous  la  pression 
du  milieu  social,  ces  formes  disparaissent  chez  les  indi- 
vidus normaux,  et  l'énergie  psychique  qui  accompagne 
les  impulsions  perverses  est  «  sublimée  »  et  orientée 
dans  des  directions  ayant  une  valeur  sociale  plus  grande. 
Dans  les  cas  anormaux,  lorsque  la  tendance  perverse  est 
trop  forte,  elle  aboutit,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  aune 
perversion  manifeste.  Dans  d'autres  cas  encore,  l'impul- 
sion, sans  aboutir  à  une  perversion  proprement  dite,  se 
manifeste  sous  la  forme  d'un  symptôme  psycho-neuro- 
tique qui  constitue  ainsi  une  satisfaction  «  déguisée  » 
d'une  tendance  perverse.  Chez  le  même  individu,  une 
tendance  perverse  peut  se  manifester  à  la  fois  sous  la 
forme  d'une  perversion,  d'une  psychoneurose  et  d'une 
«  sublimation  »  dans  une  création  artistique.  Certains 
traits  de  caractère  anormaux,  de  peu  de  valeur  sociale, 
peuvent  être  également  considérés  comme  des  effets  de 
«  sublimation  »  :  telle  la  tendance  morbide  de  certains 
«  puritains  »  à  être  choqués  par  la  moindre  allusion 
fi  In  vie  sexuelle,  tendance  qui  ne  serait  au  fond  qu'une 


PRÉFACE  2 I 

«    réaction    de    défense   »,    inconsciente    et   excessive, 
contre  les  tentations  sexuelles. 

Telles  sont  les  grandes  lignes  des  théories  de  Freud 
sur  la  sexualité  et  ses  rapports  avec  les  psychoneuroses 
et  certaines  déviations  de  la  vie  normale,  et  non  seule- 
ment avec  certaines  déviations,  mais  aussi  avec  certaines 
manifestations  supérieures  de  cette  vie.  Freud  a  notam- 
ment consacré  un  article  et  deux  ouvrages  à  la  création 
artistique  dans  laquelle  il  voit  une  élaboration  consciente 
de  désirs  inconscients  remontant  à  l'enfance  et  cherchant 
à  s'exprimer  et  à  se  satisfaire.  Etendant  le  champ  d'ap- 
j)lication  de  la  psychanalyse,  Freud  et  ses  élèves, 
Abraham,  Rank,  Riklin,  en  ont  fait  une  méthode  d'expli- 
cation sociologique  :  ils  voient  dans  les  mythes,  les 
légendes,  les  contes  de  fées,  le  folk-lore  en  général, 
l'expression  de  désirs  persistants,  de  la  même  nalure  que 
ceux  qui  se  manifestent  dans  les  rêves  et  les  psycho- 
neuroses ;  ils  y  découvrent  les  mêmes  mécanismes  de 
répression  et  de  déformation  que  ceux  qu'on  constate 
dans  ces  dernières  activités  mentales,  mécanismes  qui 
se  perfectionnent  à  mesure  que  la  censure  sociale  gagne 
en  force  et  que  la  civilisation  devient  plus  compliquée. 
Dans  un  ouvrage  plus  récent,  Freud  a  étudié,  en  se  pla- 
çant au  même  point  de  vue,  le  phénomène  si  complexe 
de  la  religion,  et  il  a  montré  que  les  aspirations  fonda- 
mentales de  l'humanité,  qui  trouvent  leur  satisfaction 
dans  les  différentes  croyances  religieuses  et  les  divers 
états  émotionnels,  ont  leur  source  dans  des  conflits 
intra-psychiques  qui,  au  point  de  vue  ontogénique, 
remontent  jusqu'à  notre  première  enfance  et,  au  point 
de  vue  phylogénique,  jusqu'à  nos  premiers  ancêtres 
humains. 

On  le  voit,  de  simple  méthode  de  traitement  des 
neuroses  qu'elle  était  au  début,  la  psychanalyse  aspire 
au  rôle  d'une  véritable  philosophie  de  la  vie  psychique, 
dans  toutes  ses  manifestations  normales  et  anormales, 
sociales  et  individuelles.  Dans  quelle  mesure  cette  ambi- 
tion est-elle  justifiée?  11  est  difficile  de  le  dire  pour 
l'instant.  Il  est  certain  toutefois  que  la  psychologie  et  la 


23  PRÉFACE 

pMlosophie  freudiennes  valent  ce  que  vaut  la  psychana- 
lyse elle-même  dont  elles  sont  déduites.  Avant  donc  de 
s'emparer  des  conclusions,  de  les  porter  dans  le  roman 
ou  sur  la  scène,  il  iaut  examiner,  vérifier  les  prémisses. 
Et  ceci  ne  peut  être  fait  que  par  des  savants,  par  des 
neuropathologistes  professionnels,  ayant  l'habitude  de 
la  clinique,  rompus  à  l'observation  critique  et  au  raison- 
nement logique.  C'est  à  ceux-là  que  s'adresse  surtout 
notre  traduction,  et  si  celle-ci  pouvait  décider,  ne  serait- 
ce  que  quelques-uns  d'entre  eux,  à  entreprendre,  dans 
un  esprit  d'impartialité  et  avec  le  seul  désir  de  décou- 
vrir la  vérité,  la  vérification  des  assertions  de  Freud  par 
l'application  stricte  de  ses  propres  méthodes,  notre  but 
erait  laro^ement  atteint. 


S.  J. 


PREMIÈRE   PARTIE 

I.    —   INTRODUCTION 
II-IV.    —   LES   ACTES   MANQUES 


CHAPITRE  premil:;r 
INTRODUCTION 


J'ignore  combien  d'entre  vous  connaissent  la  psjxha- 
nalyse  par  leurs  lectures  ou  par  ouï-dire.  Mais  le  titre 
même  de  ces  leçons  :  Introduction  à  la  Psychanalyse^ 
m'impose  l'obligation  de  faire  comme  si  vous  ne  saviez 
rien  sur  ce  sujet  et  comme  si  vous  aviez  besoin  d'être 
initiés  à  ses  premiers  éléments. 

Je  dois  toutefois  supposer  que  vous  savez  que  la  psycha- 
nalyse est  un  procédé  de  traitement  médical  de  personnes 
atteintes  de  maladies  nerveuses.  Ceci  dit,  je  puis  vous  mon- 
trer aussitôt  sur  un  exemple  que  les  choses  ne  se  passent 
pas  ici  comme  dans  les  autres  branches  de  la  médecine, 
qu'elles  s'y  passent  même  d'une  façon  tout  à  fait  contraire. 
Généralement,  lorsque  nous  soumettons  un  malade  à 
une  technique  médicale  nouvelle  pour  lui,  nous  nous 
appliquons  à  en  diminuer  à  ses  yeux  les  inconvénients  et 
à  lui  donner  toutes  les  assurances  possibles  quant  au 
succès  du  traitement.  Je  crois  que  nous  avons  raison  de 
le  faire,  car  en  procédant  ainsi  nous  augmentons  effecti- 
vement les  chances  de  succès.  Mais  on  procède  tout 
autrement,  lorsqu'on  soumet  un  névrotique  au  traite- 
ment psychanalytique.  Nous  le  mettons  alors  au  courant 
des  difficultés  de  la  méthode,  de  sa  durée,  des  efforts  et 
des  sacrifices  qu'elle  exige  ;  et  quant  au  résultat,  nous 
lui  disons  que  nous  ne  pouvons  rien  promettre,  qu'il 
dépendra  de  la  manière  dont  se  comportera  le  malade 
lui-même,  de  son  intelligence,  de  son  obéissance,  de  sa 
patience.  Il  va  sans  dire  que  de  bonnes  raisons,  dont 
vous  saisirez  peut-être  l'importance  plus  tard,  nous  dic- 
tent cette  conduite  inaccoutumée. 

Je  vous  prie  de  ne  pas  m'en  vouloir --si  je  commence 
par  vous  traiter  comme  ces  malades  névrotiques.  Je  vous 
déconseille  tout  simplement  de  venir   m'entendre    une 


26  INTRODUCTION 

autre  fois.  Dans  cette  intention,  je  vous  ferai  toucher  du 
doigt  toutes  les  imperfections  qui  sont  nécessairement 
attachées  à  l'enseignement  de  la  psychanalyse  et  toutes 
les  difficultés  qui  s'opposent  à  l'acquisition  d'un  juge- 
ment personnel  en  cette  matière.  Je  vous  montrerai  que 
toute  votre  culture  antérieure  et  toutes  les  habitudes  de 
votre  pensée  ont  dû  faire  de  vous  inévitablement  des 
adversaires  de  la  psychanalyse,  et  je  vous  dirai  ce  que 
vous  devez  vaincre  en  vous-mêmes  pour  surmonter  cette 
hostilité  instinctive.  Je  ne  puis  naturellement  pas  vous 
prédire  ce  que  mes  leçons  vous  feront  gagner  au  point 
de  vue  de  la  compréhension  de  la  psychanalyse,  mais 
je  puis  certainement  vous  promettre  que  le  fait  d'avoir 
assisté  à  ces  leçons  ne  suffira  pas  à  vous  rendre  capables 
d'entreprendre  une  recherche  ou  de  conduire  un  traite- 
ment psychanalytique.  Mais  s'il  en  est  parmi  vous  qui, 
ne  se  contentant  pas  d'une  connaissance  superficielle  de 
la  psychanalyse,  désireraient  entrer  en  contact  perma- 
nent avec  elle,  non  seulement  je  les  en  dissuaderais,  mais 
je  les  mettrais  directement  en  garde  contre  une  pareille 
tentative.  Dans  l'état  de  choses  actuel,  celui  qtii  choi- 
sirait'cette  carrière  se  priverait  de  toute  possibilité  de 
succès  universitaire  et  se  trouverait,  en  tant  que  praticien, 
en  présence  d'une  société  qui,  ne  comprenant  pas  ses 
aspirations,  le  considérerait  avec  méfiance  et  hostilité  et 
serait  prête  à  Mcher  contre  lui  tous  les  mauvais  esprits 
qu'elle  abrite  dans  son  sein.  Et  vous  pouvez  avoir  un 
aperçu  approximatif  du  nombre  de  ces  mauvais  esprits 
rien  qu'en  songeant  aux  faits  qui  accompagnent  la  guerre 
sévissant  actuellement  en  Europe. 

Il  y  a  toutefois  des  personnes  pour  lesquelles  toute 
nouvelle  connaissance  présente  un  attrait,  malgré  les 
inconvénients  auxquels  je  viens  de  faire  allusion.  Si  cer- 
tains d'entre  vous  appartiennent  à  cette  catégorie  et  veu- 
lent bien,  sans  se  laisser  décourager  par  mes  avertis- 
sements, revenir  ici  la  prochaine  fois,  ils  seront  les 
bienvenus.  Mais  vous  avez  tous  le  droit  de  connaître  les 
difficultés  de  la  psychanalyse  que  je  vais  vous  exposer. 

La  première  difficulté  est  inhérente  à  l'enseignement 
même  de  la  psychanalyse.  Dans  l'enseignement  de  la 
médecine,  vous  êtes  habitués  à  voir.  Vous  voyez  la  prépa- 
ration  anatomique,  le  précipité  qui   se  forme  à  la  suite 


INTRODUCTION  ^7 

d'une  réaction  chimique,  le  raccourcissement  du  muscle 
par  l'eftet  de  l'excitation  de  ses  nerfs.  Plus  tard,  on  pré- 
sente à  vos  sens  le  malade,  les  symptômes  de  son  affec- 
tion, les  produits  du  processus  morbide,  etdans  beaucoup 
de  cas  on  met  même  sous  vos  yeux,  à  l'état  isolé,  le 
germe  qui  provoqua  la  maladie.  Dans  les  spécialités  chi- 
rurgicales, vous  assistez  aux  interventions  par  lesquelles 
on  vient  en  aide  au  malade,  et  vous  devez  même  essayer 
de  les  exécuter  vous-mêmes.  Et  jusque  dans  la  psychia- 
trie, la  démonstration  du  malade,  avec  le  jeu  changeant 
de  sa  physionomie,  avec  sa  manière  de  parler  et  de  se 
comporter,  vous  apporte  une  foule  d'observations  qui  vous 
laissent  une  impression  profonde  et  durable.  C'est  ainsi 
que  le  professeur  en  médecine  remplit  le  rôle  d'un  guide 
et  d'un  interprète  qui  vous  accompagne  comme  à  travers 
un  musée,  pendant  que  vous  vous  mettez  en  relations 
directes  avec  les  objets^et  que  vous  croyez  avoir  acquis, 
par  une  perception  personnelle,  la  conviction  de  l'exis- 
tence des  nouveaux  faits. 

Par  malheur,  les  choses  se  passent  tout  différemment 
dans  la  psychanalyse.  Le  traitement  psychanalytique  ne 
comporte  qu'un  échange  de  paroles  entre  l'analysé  et  le 
médecin.  Le  patient  parle,  raconte  les  événements  de  sa 
vie  passée  et  ses  impressions  présentes,  se  plaint,  con- 
fesse ses  désirs  et  ses  émotions.  Le  médecin  s'applique  à 
diriger  la  marche  des  idées  du  patient,  éveille  ses  sou- 
venirs, oriente  son  attention  dans  certaines  directions, 
lui  donne  des  explications  et  observe  les  réactions  de 
compréhension  ou  d'incompréhension  qu'il  provoque 
ainsi  chez  le  malade.  L'entourage  inculte  de  nos  patients, 
qui  ne  s'en  laisse  imposer  que  par  ce  qui  est  visible  e\ 
palpable,  de  préférence  par  des  actes  tels  qu'on  en 
voit  se  dérouler  sur  l'écran  du  cinématographe,  ne  man- 
que jamais  de  manifester  son  doute  quant  à  l'efficacité 
que  peuvent  avoir  de  «  simples  discours  »,  en  tant  que 
moyen  de  traitement.  Cette  critique  est  peu  judicieuse  et 
illogique.  Ne  sont-ce  pas  les  mêmes  gens  qui  savent 
d'une  façon  certaine  que  les  malades  «  s'imaginent»  seu- 
lement éprouver  tels  ou  tels  symptômes?  Les  mots  fai- 
saient primitivement  partie  de  la  magie,  et  de  nos  jours 
encore  le  mot  garde  beaucoup  de  sa  puissance  de  jadis. 
Avec  des  mots  un  homme  peut  rendre  son  semblable 


28  INTRODUCTION 

heureux  ou  le  pousser  au  désespoir,  et  c'est  à  Taide  de 
mots  que  le  maître  transmet  son  savoir  à  ses  élèves,  qu'un 
orateur  entraîne  ses  auditeurs  et  détermine  leurs  juge- 
ments et  décisions.  Les  mots  provoquent  des  émotions  et 
constituent  pour  les  hommes  le  moyen  général  de  s'in- 
fluencer réciproquement.  Ne  cherchons  donc  pas  à  dimi- 
nuer la  valeur  que  peut  présenter  l'application  de  mots  à  la 
psychothérapie  et  contentons-nous  d'assister  en  auditeurs 
à  l'échange  de  mots  qui  a  lieu  entre  l'analyste  et  le 
malade. 

xMais  cela  encore  ne  nous  est  pas  possible.  La  conver- 
sation qui  constitue  le  traitement  psychanalytique  ne 
supporte  pas  d'auditeurs  ;  elle  ne  se  prête  pas  à  la  démon- 
stration. On  peut  naturellement,  au  cours  d'une  leçon 
de  psychiatrie,  présenter  aux  élèves  un  neurasthénique 
ou  un  hystérique  qui  exprimera  ses  plaintes  et  racontera 
ses  symptômes.  Mais  ce  sera  tout.  Quant  aux  renseigne- 
ments dont  Fanalyste  a  besoin,  le  malade  ne  les  donnera 
que  s'il  éprouve  pour  le  médecin  une  affinité  de  senti- 
ment particulière  ;  il  se  taira,  dès  qu'il  s'apercevra  de  la 
présence  ne  serait-ce  que  d'un  seul  témoin  indifférent. 
C'est  que  ces  renseignements  se  rapportent  à  ce  qu'il  y  a 
de  plus  intime  dans  la  vie  psychique  du  malade,  à  tout 
ce  qu'il  doit,  en  tant  que  personne  sociale  autonome, 
cacher  aux  autres  et,  enfin,  à  tout  ce  qu'il  ne  veut  pas 
avouer  à  lui-même,  en  tant  que  personne  ayant  conscience 
de  son  unité. 

Vous  ne  pouvez  donc  pas  assister  en  auditeurs  à  un 
traitement  psychanalytique.  Vous  pouvez  seulement  en 
entendre  parler  et,  au  sens  le  plus  rigoureux  du  mot,  vous 
ne  pourrez  connaître  la  psychanalyse  que  par  ouï-dire. 
Le  fait  de  ne  pouvoir  obtenir  que  des  renseignements, 
pour  ainsi  dire,  de  seconde  main,  vous  crée  des  conditions 
inaccoutumées  pour  la  formation  d'un  jugement.  Tout 
dépend  en  grande  partie  du  degré  de  confiance  que  vous 
inspire  celui  qui  vous  renseigne. 

Supposez  un  instant  que  vous  assistiez,  non  à  une  leçon 
de  psychiatrie,  mais  à  une  leçon  d'histoire  et  que  le  con- 
férencier vous  parle  de  la  vie  et  des  exploits  d  Alexandre 
le  Grand.  Quelles  raisons  auriez-vous  de  croire  à  la 
véridicité  de  son  récit?  A  première  vue,  la  situation  parait 
encore  plus  défavorable  que  dans  la  psychanalyse,  car 


INTUUDL'CTiUN  29 

le  professeur  dTiistoire  n'a  pas  plus  que  vous  pris  part 
aux  expéditions  d'Alexandre,  tandis  que  le  psychanalyste 
vous  parle  du  moins  de  faits  dans  lesquels  il  a  lui-même 
joué  un  rôle.  Mais  alors  intervient  une  circonstance  qui 
rend  l'historien  digne  de  foi.  Il  peut  notamment  vous 
renvoyer  aux  récits  de  vieux  écrivains,  contemporains 
des  événements  en  question  ou  assez  proches  d'eux, 
c'est-à-dire  aux  livres  de  Plutarque,  Diodore,  Arrien,  etc.  ; 
il  peut  faire  passer  sous  vos  yeux  des  reproductions  des 
monnaies  ou  des  statues  du  roi  et  une  photographie  de 
la  mosaïque  pompéienne  représentant  la  bataille  d'Issus. 
A  vrai  dire,  tous  ces  documents  prouvent  seulement  que 
des  générations  antérieures  avaient  déjà  cru  à  l'existence 
d'Alexandre  et  à  la  réalité  de  ses  exploits,  et  vous  voyez 
dans  cette  considération  un  nouveau  point  de  départ 
pour  votre  critique.  Celle-ci  sera  tentée  de  conclure  que 
tout  ce  qui  a  été  raconté  au  sujet  d'Alexandre  n'est  pas 
digne  de  foi  ou  ne  peut  pas  être  établi  avec  certitude 
dans  tous  les  détails  ;  et  cependant  je  me  refuse  à  admet- 
tre que  vous  puissiez  quitter  la  salle  de  conférences  en 
doutant  de  la  réalité  d'Alexandre  le  Grand.  Votre  déci- 
sion sera  déterminée  par  deux  considérations  principales  : 
la  première,  c'est  que  le  conférencier  n'a  aucune  raison 
imaginable  de  vous  faire  admettre  comme  réel  ce  que  lui- 
même  ne  considère  pas  comme  tel  ;  la  seconde,  c'est  que 
tous  les  livres  d'histoire  dont  nous  disposons  représentent 
les  événements  d'une  manière  à  peu  près  identique.  Si 
vous  abordez  ensuite  l'examen  des  sources  plus  anciennes, 
vous  tiendrez  compte  des  mêmes  facteurs,  à  savoir  des 
mobiles  qui  ont  pu  guider  les  auteurs  et  de  la  concor- 
dance de  leurs  témoignages.  Dans  le  cas  d'Alexandre,  le 
résultat  de  l'examen  sera  certainement  rassurant,  mais  il 
en  sera  autrement  lorsqu'il  s'agira  de  personnalités  telles 
que  Moïse  ou  Nemrod.  Quant  aux  doutes  que  vous  pou- 
vez concevoir  relativement  au  degré  de  confiance  que 
mérite  le  rapport  d'un  psychanalyste,  vous  aurez  encore 
dans  la  suite  plus  d'une  occasion  d'en  apprécier  la  valeur. 
Et,  maintenant,  vous  êtes  en  droit  de  me  demander  : 
puisqu'il  n'existe  pas  de  critère  objectif  pour  juger  delà 
véridicité  de  la  psychanalyse  et  que  nous  n'avons  aucune 
possibilité  de  faire  de  celle-ci  un  objet  de  démonstra- 
tion,   comment   peut-on   apprendre   la   psychanalyse  et 

Freud.  a 


3o  ÎNTKODUGTÎON 

s'assurer  de  la  vérité  de  ses  afTirmations?  Cet  appren- 
tissage n'est  en  effet  pas  facile,  et  peu  nombreux  sont 
ceux  qui  ont  appris  la  psychanalyse  d'une  façon  systé- 
matique, mais  il  n'en  existe  pas  moins  des  voies  d'ac- 
cès vers  cet  apprentissage.  On  apprend  d'abord  la 
psychanalyse  sur  son  propre  corps,  par  l'étude  de  sa 
propre  personnalité.  Ce  n'est  pas  là  tout  à  fait  ce  qu'on 
appelle  auto-observation,  mais  à  la  rigueur  l'étude  dont 
Qous  parlons  peut  y  être  ramenée.  11  existe  toute  une 
série  de  phénomènes  psychiques  très  fréquents  et  géné- 
ralement connus  dont  on  peut,  grâce  à  quelques  indica- 
tions relatives  à  leur  technique,  faire  sur  soi-même  des 
iijcts  d'analyse.  Ce  que  faisant,  on  acquiert  la  convic- 
ion  tant  (herchée  de  la  réalité  des  processus  décrits  par 
la  psychanalyse  et  de  la  justesse  de  ses  conceptions. 
Il  convient  de  dire  toutefois  qu'on  ne  doit  pas  s'attendre, 
en  suivant  cette  voie,  à  réaliser  des  progrès  indéfinis. 
On  avance  beaucoup  plus  en  se  laissant  analyser  par 
un  psychanalyste  compétent,  en  éprouvant  sur  son 
propre  moi  les  effets  de  la  psychanalyse  et  en  profitant 
de  fette  occasion  pour  saisir  la  technique  du  procédé 
dans  toutes  ses  finesses.  Il  va  sans  dire  que  cet  excellent 
moyen  ne  peut  toujours  être  utilisé  que  par  une  seule 
personne  et  ne  s'applique  jamais  à  une  réunion  de  plu- 
sieurs. 

A  votre  accès  à  la  psychanalyse  s'oppose  encore  une 
autre  difficulté  qui,  elle,  n'est  plus  inhérente  à  la  psycha- 
nalyse comme  telle  :  c'est  vous-mêmes  qui  en  êtes 
responsables,  du  fait  de  vos  études  médicales  anté- 
rieures. La  préparation  que  vous  avez  reçue  jusqu'à  pré- 
sent a  imprimé  à  votre  pensée  une  certaine  orientation 
qui  vous  écarte  beaucoup  de  la  psychanalyse.  On  vous 
a  habitués  à  assigner  aux  fonctions  de  l'organisme  et  à 
leurs  troubles  des  causes  anatomiques,  à  les  expliquer 
en  vous  plaçant  au  point  de  vue  de  la  chimie  et  de  la 
physique,  à  les  concevoir  du  point  de  vue  biologique, 
mais  jamais  votre  intérêt  n'a  été  orienté  vers  la  vie 
psychique  dans  laquelle  culmine  cependant  le  fonction- 
nement de  notre  organisme  si  admirablement  compliqué. 
C'est  pourquoi  vous  êtes  restés  étrangers  à  la  manière 
de  penser  psychologique,  et  c'est  pourquoi  aussi  vous 
avez  pris  l'habitude  de  considérer  celle-ci  avec  méfiance, 


INTRODUCTION  01 

de  lui  refuser  tout  caractère  scientifique  et  de  Fabaii- 
donner  aux  profanes,  poètes,  philosophes  de  la  nature  et 
mystiques.  Cette  limitation  est  certainement  préjudiciable 
à  votre  activité  médicale,  car,  ainsi  qvi'il  est  de  règle 
dans  toutes  relations  bumaines,  le  malade  commence 
toujours  par  vous  présenter  sa  façade  psychique,  et  je 
crains  fort  que  vous  ne  soyez  obligés,  pour  votre  châti- 
ment, d'abandonner  aux  profanes,  aux  rebouteux  et  aux 
mystiques  que  vous  méprisez  tant,  une  bonne  part  de 
l'influence  thérapeutique   que   vous  cherchez  à  exercer. 

Je  ne  méconnais  pas  les  raisons  qu'on  peut  alléguer 
pour  excuser  cette  lacune  dans  votre  préparation.  11 
nous  manque  env;ore  cette  science  philosophique  auxi- 
liaire que  vous  puissiez  utiliser  pour  la  réalisation  des 
lins  posées  par  l'activité  médicale.  Ni  la  philosophie 
spéculative,  ni  la  psychologie  descriptive,  ni  la  psycho- 
logie dite  expérimentale  et  se  rattachant  à  la  physiologie 
des  sens,  ne  sont  capables,  telles  qu'on  les  enseigne 
dansles  écoles,  de  vous  fournir  des  données  utiles  sur  les 
rapports  entre  le  corps  etl'âme  et  de  vous  offrir  le  moyen 
de  comprendre  un  trouble  psychique  quelconque.  Dans 
le  cadre  môme  delà  médecine,  la  psychiatrie,  il  est  vrai, 
s'occupe  à  décrire  les  troubles  psychiques  qu'elle  observe 
et  à  les  réunir  en  tableaux  cliniques,  mais  dans  leurs 
bons  moments  les  psychiatres  se  demandent  eux-mêmes 
si  leurs  arrangements  purement  descriptifs  méritent  le 
nom  de  science.  Nous  ne  connaissons  ni  l'origine,  ni  le 
niécanisme,  ni  les  liens  réciproques  des  symptômes  dont 
se  composent  ces  tableaux  nosologiques  ;  aucune  modi- 
fication démontrable  de  l'organe  anatomique  de  l'amené 
leur  correspond  ;  et  quant  aux  modifications  qu'on 
invoque,  elles  ne  donnent  des  symptômes  aucune  expli- 
cation. Ces  troubles  psychiques  ne  sont  accessibles  à  une 
action  thérapeutique  qu'en  tant  qu'ils  constituent  des 
efïets  secondaires  d'une  affection  organique  quelconque. 

C'est  là  une  lacune  que  la  psychanalyse  s'applique  à 
combler.  Elle  veut  donner  à  la  psychiatrie  la  base  psycho- 
logique qui  lui  manque  :  elle  espère  découvrir  le  ter- 
rain commun  qui  rendra  intelligible  la  rencontre  d'un 
trouble  somatique  et  d'un  trouble  psychique.  Pour  par- 
venir à  ce  but,  elle  doit  se  tenir  à  distance  de  toute  pré- 
supposition d'ordre  anatomique,  chimique  ou   physiolo- 


32  INTRODUCTION 

gique,  ne  travailler  qu'en  s'appuyant  sur  des  notions 
purement  psychologiques,  ce  qui,  je  le  crains  fort,  sera 
précisément  la  raison  pour  laquelle  elle  vous  paraîtra  de 
prime  abord  étrange. 

Il  est  enfin  une  troisième  difficulté  dont  je  ne  rendrai 
d'ailleurs  responsables  ni  vous  ni  votre  préparation 
antérieure.  Parmi  les  prémisses  de  la  psychanalyse,  il 
en  est  deux  qui  choquent  tout  le  monde  et  lui  attirent  la 
désapprobation  universelle  :  l'une  d'elles  se  heurte  à  un 
préjugé  intellectuel,  l'autre  à  un  préjugé  esthético-moral. 
Ne  dédaignons  pas  trop  ces  préjugés  :  ce  sont  des  choses 
puissantes,  des  survivances  de  phases  de  développement 
utiles,  voire  nécessaires,  de  l'humanité.  Ils  sont  main- 
tenus par  des  forces  affectives,  et  la  lutte  contre  eux  est 
difficile. 

D'après  la  première  de  ces  désagréables  prémisses  de 
la  psychanalyse,  les  processus  psychiques  seraient  en 
eux-mêmes  inconscients  ;  et  quant  aux  conscients,  ils  ne 
seraient  que  des  actes  isolés,  des  fractions  de  la  vie 
psychique  totale.  Rappelez-vous  à  ce  propos  que  nous 
sommes,  au  contraire,  habitués  à  identifier  le  psychique 
et  le  conscient,  que  nous  considérons  précisément  la 
conscience  comme  une  caractéristique,  comme  une  défi- 
nition du  psychique  et  que  la  psychologie  consiste  pour 
nous  dans  l'étude  des  contenus  de  la  conscience.  Cette 
identification  nous  paraît  même  tellement  naturelle  que 
nous  voyons  une  absurdité  manifeste  dans  la  moindre 
objection  qu'on  lui  oppose.  Et,  pourtant,  la  psychana- 
lyse ne  peut  pas  ne  pas  soulever  d'objection  contre  l'iden- 
tité du  psychique  et  du  conscient.  Sa  définition  du 
psychique  dit  qu'il  se  compose  de  processus  faisant  partie 
des  domaines  du  sentiment,  de  la  pensée  et  de  la  volonté  ; 
et  elle  doit  affirmer  qu'il  y  a  une  pensée  inconsciente  et 
une  volonté  inconsciente.  Mais  par  cette  définition  et 
cette  affirmation  elle  s'aliène  d'avance  la  sympathie  de 
tous  les  amis  d'une  froide  science  et  s'attire  le  soupçon 
de  n'être  qu'une  science  ésotérique  et  fantastique  qui 
voudrait  bâtir  dans  les  ténèbres  et  pêcher  dans  l'eau 
trouble.  Mais  vous  ne  pouvez  naturellement  pas  encore 
comprendre  de  quel  droit  je  taxe  de  préjugé  une  propo- 
sition aussi  abstraite  que  celle  qui  affirme  que  «  le 
psychique  est  le  conscient  »,  de  même  que  vous  ne  pou- 


ÎNTRODUGTiON  ^3 

vez  pas  encore  vous  rendre  compte  du  développement 
qui  a  pu  aboutir  à  la  négation  de  l'inconscient  (à  supposer 
que  celui-ci  existe)  et  des  avantages  d'une  pareille  néga- 
tion. Discuter  la  question  de  savoir  si  l'on  doit  faire  coïn- 
cider le  psychique  avec  le  conscient  ou  bien  étendre  celui- 
là  au  delà  des  limites  de  celui-ci,  peut  apparaître  comme 
une  vaine  logomachie,  mais  je  puis  vous  assurer  que 
l'admission  de  processus  psychiques  inconscients  inau- 
gure dans  la  science  une  orientation  nouvelle  et  décisive. 

Vous  ne  pouvez  pas  davantage  soupçonner  le  lien 
intime  qui  existe  entre  cette  première  audace  de  la 
psychanalyse  et  celle  que  je  vais  mentionner  en 
deuxième  lieu.  La  seconde  proposition  que  la  psycha- 
nalyse proclame  comme  une  de  ses  découvertes  con- 
tient notamment  l'affirmation  que  des  impulsions  qu'on 
peut  qualifier  seulement  de  sexuelles,  au  sens  restreint 
ou  large  du  mot,  jouent,  en  tant  que  causes  détermi- 
nantes des  maladies  nerveuses  et  psychiques,  un  rôle 
extraordinairement  important  et  qui  n'a  pas  été  jusqu'à 
présent  estimé  à  sa  valeur.  Plus  que  cela  :  elle  affirme 
que  ces  mêmes  émotions  sexuelles  prennent  une  part  qui 
est  loin  d'être  négligeable  aux  créations  de  l'esprit 
humain  dans  les  domaines  de  la  culture,  de  l'art  et  de  la 
\ie  sociale. 

D'après  mon  expérience,  l'aversion  suscitée  par  ce 
résultat  de  la  recherche  psychanalytique  constitue  la 
raison  la  plus  importante  des  résistances  auxquelles 
celle-ci  se  heurte.  Voulez-vous  savoir  comment  nous  nous 
expliquons  ce  fait?  Nous  croyons  que  la  culture  a  été 
créée  sous  la  poussée  des  nécessités  vitales  et  aux  dépens 
de  la  satisfaction  des  instincts  et  qu'elle  est  toujours 
recréée  en  grande  partie  de  la  même  façon,  chaque  nou- 
vel individu  qui  entre  dans  la  société  humaine  renouve- 
lant, au  profit  de  l'ensemble,  le  sacrifice  de  ses  instincts. 
Parmi  les  forces  instinctives  ainsi  refoulées,  les  émotions 
sexuelles  jouent  un  rôle  considérable;  elles  subissent 
une  sublimation,  c'est-à-dire  qu'elles  sont  détournées  de 
leur  but  sexuel  et  orientées  vers  des  buts  socialement 
supérieurs  et  qui  n'ont  plus  rien  de  sexuel.  Mais  il  s'agit 
là  d'une  organisation  instable;  les  instincts  sexuelss  ont 
mal  domptés,  et  chaque  individu  qui  doit  participer  au 
travail   culturel    court    le  danger   de  voir  ses  instincts 


sexuels  résister  à  ce  refoulement.  La  société  ne  voit  pas 
de  plus  grave  menace  à  sa  culture  que  celle  que  pré- 
senteraient la  libération  des  instincts  sexuels  et  leur 
retour  à  leurs  buts  primitifs.  Aussi  la  société  n'iiime- 
t-elle  pas  qu'on  lui  rappelle  cette  partie  scabreuse  des 
fondations  sur  lesquelles  elle  repose  ;  elle  n'a  aucun 
intérêt  à  ce  que  la  force  des  instincts  sexuels  soit  recon- 
nue et  l'importance  de  la  vie  sexuelle  révélée  à  chacun  ; 
elle  a  plutôt  adopté  une  méthode  d'éducation  qui  consiste 
à  détourner  l'attention  de  ce  domaine.  C'est  pourquoi 
elle  ne  supporte  pas  ce  résultat  de  la  psychanalyse 
dont  nous  nous  occupons  :  elle  le  flétrirait  volontiers 
comme  repoussant  au  point  de  vue  esthétique,  comme 
condamnable  au  point  de  vue  moral,  comme  dangereux 
sous  tous  les  rapports.  Mais  ce  n'est  pas  avec  des 
reproches  de  ce  genre  qu'on  peut  supprimer  un  résultat 
objectif  du  travail  scientifique.  L'opposition,  si  elle  veut 
se  faire  entendre,  doit  être  transposée  dans  le  domaine 
intellectuel.  Or,  la  nature  humaine  est  faite  de  telle  sorte 
qu'on  est  porté  à  considérer  comme  injuste  ce  qui 
dé[)lait  ;  ceci  fait,  il  est  facile  de  trouver  des  arguments 
pour  justifier  son  aversion.  Et  c'est  ainsi  que  la  société 
transforme  le  désagréable  en  injuste,  combat  les  vérités 
de  la  psychanalyse,  non  avec  des  arguments  logiques  et 
concrets,  mais  à  l'aide  de  raisons  tirées  du  sentiment, 
et  maintient  ces  objections,  sous  forme  de  préjugés, 
contre  toutes  les  tentatives  de  réfutation. 

ivlais  il  "convient  d'observer  qu'en  formulant  la  propo- 
sition en  question  nous  n'avons  voulu  manifester  aucune 
tendance.  Notre  seul  but  était  d'exposer  un  état  de  fait  que 
nous  croyons  avoir  constaté  à  la  suite  d'un  travail  plein 
de  difficultés.  Et  cette  fois  encore  nous  croyons  devoir 
protester  contre  l'intervention  de  considérations  pratiques 
dans  le  travail  scientifique,  et  cela  avant  même  d'exami- 
ner si  les  craintes  au  nom  desquelles  on  voudrait  nous 
imposer  ces  considérations  sont  justifiées  ou  non. 

Telles  sont  quelques-unes  des  difficultés  auxquelles 
vous  vous  heurterez  si  vous  voulez  vous  occuper  de 
psychanalyse.  C'est  peut-être  plus  qu'il  n'en  faut  pour 
commencer.  Si  leur  perspective  ne  vous  elfraie  pas,  nous 
pouvons  continuer. 


CHAPITRE  II 

LES  ACTES  MANQUES 
(Die  Fehlleistungen.) 


Ce  n'est  pas  par  des  suppositions  que  nous  allons 
commencer,  mais  par  une  recherche,  à  laquelle  nous 
assignerons  pour  objet  certains  phénomènes,  très  fré- 
quents, très  connus  et  très  insuffisamment  appréciés  et 
n'ayant  rien  à  voir  avec  l'état  morbide,  puisqu'on  peut 
les  observer  chez  tovit  homme  bien,  portant.  Ce  sont  les 
phénomènes  que  nous  désignerons  par  le  nom  générique 
à' actes  manques  et  qui  se  produisent  lorsqu'une  personne 
prononce  ou  écrit,  en  s'en  apercevant  ou  non,  un  mot 
autre  que  celui  qu'elle  veut  dire  ou  tracer  (lapsus);  lors- 
qu'on lit,  dans  un  texte  imprimé  ou  manuscrit,  un  mot 
autre  que  celui  qui  est  réellement  imprimé  ou  écriiÇfausse 
lecture),  ou  lorsqu'on  entend  autre  chose  que  ce  qu'on  vous 
dit, sans  que  celle  fausse  audition  tienne  à  un  trouble  orga- 
nique de  l'organe  auditif.  Une  autre  série  de  phénomè- 
nes du  même  genre  a  pour  base  Voublt,  étant  entendu 
toutefois  qu'il  s'agit  d'un  oubli  non  durable,  mais  momen- 
tané, comme  dans  le  cas,  par  exemple,  où  l'on  ne  peut 
pas  retrouver  un  no?n  qu'on  sait  cependant  et  qu'on  finit 
régulièrement  par  retrouver  plus  tard,  ou  dans  le  cas  où 
l'on  oublie  de  mettre  à  exécution  un  projet  dont  on  se 
souvient  cependant  plus  tard  et  qui,  par  conséquent,  n'est 
oublié  que  momentanément.  Dans  une  troisième  série, 
c'est  la  condition  de  momentanéité  qui  manque,  comme, 
par  exemple,  lorsqu'on  ne  réussit  pas  à  mettre  la  main 
sur  un  objet  qu'on  avait  cependant  rangé  quelque  part; 
à  la  même  catégorie  se  rattachent  les  cas  de  perte  tout  à 
fait  analogues.  11  s'agit  Là  d'oublis  qu'on  traite  diflerem- 
ment  que  les  autres,  d'oublis  dont  on  s'étonne  et  au  sujet 
desquels  on  est  contrarié,  au  lieu  de  les  trouver  compré- 


36  LES  ACTES  MANQUES 

hensibles.  A  ces  cas  se  rattachent  encore  certaines  erreurs 
dans  lesquelles  la  momentanéité  apparaît  de  nouveau, 
comme  lorsqu'on  croit  pendant  quelque  temps  à  des  cho- 
ses dont  on  savait  auparavant  et  dont  on  saura  de  nou- 
veau plus  tard  qu'elles  ne  sont  pas  telles  qu'on  se  les 
représente.  A  tous  ces  cas  on  pourrait  encore  ajouter 
une  foule  de  phénomènes  analogues,  connus  sous  des 
noms  divers. 

Il  s'agit  là  d'accidents  dont  la  parenté  intime  est  mise 
en  évidence  par  le  fait  que  les  mots  servant  à  les  dési- 
gner ont  tous  en  commun  le  préfixe  ver  (en  allemand)^ 
d'accidents  qui  sont  tous  d'un  caractère  insignifiant, 
d'une  courte  durée  pour  la  plupart  et  sans  grande  impor- 
tance dans  la  vie  des  hommes.  Ce  n'est  que  rarement  que 
tel  ou  tel  d'entre  eux,  comme  la  perte  d'objets,  acquiert 
une  certaine  importance  pratique.  C'est  pourquoi  ils 
n'éveillent  pas  grande  attention,  ne  donnent  lieu  qu'à  de 
faibles  émotions,  etc. 

C'est  de  ces  phénomènes  que  je  veux  vous  entretenir. 
Mais  je  vous  entends  déjà  exhaler  votre  mauvaise  humeur  : 
«  Il  existe  dans  le  vaste  monde  extérieur,  ainsi  que  dans 
le  monde  plus  restreint  de  la  vie  psychique,  tant  d'énig- 
mes grandioses,  il  existe,  dans  le  domaine  des  troubles 
psychiques,  tant  de  choses  étonnantes  qui  exigent  et 
méritent  une  explication,  qu'il  est  vraiment  frivole  de 
gaspiller  son  temps  à  s'occuper  de  bagatelles  pareilles. 
Si  vous  pouviez  nous  expliquer  pourquoi  tel  homme 
ayant  la  vue  et  l'ouïe  saines  en  arrive  à  voir  en  plein  jour 
des  choses  qui  n'existent  pas,  pourquoi  tel  autre  se  croit 
tout  à  coup  persécuté  par  ceux  qui  jusqu'alors  lui  étaient 
le  plus  chers  ou  poursuit  des  chimères  qu'un  enfant 
trouverait  absurdes,  alors  nous  dirions  que  la  psycha- 
nalyse mérite  d'être  prise  en  considération.  Mais  si  la 
psychanalyse  n'est  pas  capable  d'autre  chose  que  de 
rechercher  pourquoi  un  orateur  de  banquet  a  prononcé 
un  jour  un  mot  pour  un  autre  ou  pourquoi  une  maîtresse 
de  maison  n'arrive  pas  à  retrouver  ses  clefs,  ou  d'autres 
futilités  du  même   genre,    alors  vraiment  il  y  a  d'autres 

I.  Par  exemple  ;  F<?r.spreclien  (lapsus);  V>r-Iesen  (fausse  lecture),  Vcr~ 
hôren  (fausse  audition),  Fer-Iegen  (impossibilité  de  retrouver  un  objet  qu  on 
a  ran^é),  etc.  Ce  mode  d'expression  d'actes  manques,  de  faux  pas,  de  faux 
gestes,  de  fausses  impressions  manque  en  français.  N.  d.  ï. 


LES  ACTES  ^UNQUÉS  3 7 

problèmes  qui  sollicitent   notre    temps  et  notre    atten- 
tion. » 

A  quoi  je  vous  répondrai  :  «  Patience  1  Votre  critique 
porte  à  faux.  Certes,  la  psychanalyse  ne  peut  se  vanter 
de  ne  s'être  jamais  occupée  de  bagatelles.  Au  contraire, 
les  matériaux  de  ses  observations  sont  constitués  géné- 
ralement par  ces  faits  peu  apparents  que  les  autres  scien- 
ces écartent  comme  trop  insignifiants,  par  le  rebut  du 
monde  phénoménal.  Mais  ne  confondez-vous  pas  dans 
votre  critique  l'importance  des  problèmes  avec  l'appa- 
rence des  signes?  N'y-a-t'il  pas  des  choses  importantes 
qui,  dans  certaines  conditions  et  à  de  certains  moments, 
ne  se  manifestent  que  par  des  signes  très  faibles?  Il  me 
serait  facile  de  vous  citer  plus  d'une  situation  de  ce  genre. 
N'est-ce  pas  sur  des  signes  imperceptibles  que,  jeunes 
gens,  vous  devinez  avoir  gagné  la  sympathie  de  telle  ou 
telle  jeune  fille?  Attendez-vous,  pour  le  savoir,  une  décla- 
ration explicite  de  celle-ci,  ou  que  la  jeune  fille  se  jette 
avec  effusion  à  votre  cou?  Ne  vous  contentez-vous  pas, 
au  contraire,  d'un  regard  furtif,  d'un  mouvement  imper- 
ceptible, d'un  serrement  de  mains  à  peine  prolongé?  Et 
lorsque  vous  vous  livrez,  en  qualité  de  magistrat,  à  une 
enquête  sur  un  meurtre,  vous  attendez-vous  à  ce  que  le 
meurtrier  ait  laissé  sur  le  lieu  du  crime  sa  photographie 
avec  son  adresse,  ou  ne  vous  contentez-vous  pas  néces- 
sairement, pour  arriver  à  découvrir  l'identité  du  crimi- 
nel, de  traces  souvent  très  faibles  et  insignifiantes?  Ne 
méprisons  donc  pas  les  petits  signes:  ils  peuvent  nous 
mettre  sur  la  trace  de  choses  plus  importantes.  Je  pense 
d'ailleurs  comme  vous  que  ce  sont  les  grands  problèmes 
du  monde  et  de  la  science  qui  doivent  surtout  solliciter 
notre  attention.  Mais  souvent  il  ne  sert  de  rien  de  for- 
muler le  simple  projet  de  se  consacrer  à  l'investigation 
de  tel  ou  tel  grand  problème,  car  on  ne  sait  pas  toujours 
où  l'on  doit  diriger  ses  pas.  Dans  le  travail  scientifique, 
il  est  plus  rationnel  de  s'attaquer  à  ce  qu'on  a  devant  soi, 
à  des  objets  qui  s'offrent  d'eux-mêmes  à  notre  investiga- 
tion. Si  on  le  fait  sérieusement,  sans  idées  préconçues, 
sans  espérances  exagérées  et  si  l'on  a  de  la  chance,  il  peut 
arriver  que,  grâce  aux  liens  qui  rattachent  tout  à  tout, 
le  petit  au  grand,  ce  travail  entrepris  sans  aucune  pré- 
tention ouvre  un  accès  à  l'étude  de  grands  problèmes  » 


38  LES  ACTES  MANQUES 

Voilà  ce  que  j'avais  à  vous  dire  pour  tenir  en  éveil 
votre  attention,  lorsque  j'aurai  à  traiter  des  actes  man- 
ques, insignifiants  en  apparence,  de  l'homme  sain.  Nous 
nous  adressons  maintenant  à  quelqu'un  qui  soit  tout  à 
fait  étranger  à  la  psychanalyse  et  nous  lui  demanderons 
comment  il  s'explique  la  production  de  ces  faits. 

Il  est  certain  qu'il  commencera  par  nous  répondre  : 
«  Oh,  ces  faits  ne  méritent  aucune  explication  ;  ce  sont 
de  petits  accidents.  »  Qu'entend-il  dire  parla?  Préten- 
drait il  qu'il  existe  des  événements  très  petits,  se  trou- 
vant en  dehors  de  l'enchaînement  de  la  phénoménologie 
du  monde  et  qui  auraient  pu  tout  aussi  bien  ne  pas  se 
produire?  Mais  en  brisant  le  déterminisme  universel, 
même  en  un  seul  point,  on  bouleverse  toute  la  concep- 
tion scientifique  du  monde.  On  devra  montrer  à  notre 
homme  combien  la  conception  religieuse  du  monde  est 
plus  conséquente  avec  elle-même,  lorsqu'elle  affirme 
expressément  qu'un  moineau  ne  tombe  pas  du  toit  sans 
une  intervention  particulière  de  la  volonté  divine.  Je 
suppose  que  notre  ami,  au  lieu  de  tirer  la  conséquence 
qui  découle  de  sa  première  réponse,  se  ravisera  et  dira 
qu'il  trouve  toujours  l'explication  des  choses  qu'il  étudie. 
11  s'agirait  de  petites  déviations  de  la  fonction,  d'inexac- 
titudes du  fonctionnement  psychique  dont  les  conditions 
seraient  faciles  à  déterminer.  Un  homme  qui,  d'ordinaire, 
parle  correctement  peut  se  tromper  en  parlant:  i*'  lors- 
qu'il est  légèrement  indisposé  ou  fatigué  ;  2°  lorsqu'il  est 
surexcité  ;  3° lorsqu'il  esttrop  absorbé  par  d'autres  choses. 
Ces  assertions  peuvent  être  facilement  confirmées.  Les 
lapsus  se  produisent  particulièrement  souvent  lorsqu'on 
est  fatigué,  lorsqu'on  souffre  d'un  mal  de  tête  ou  à  l'ap- 
proche d'une  migraine.  C'est  encore  dans  les  mêmes 
circonstances  que  se  produit  facilement  l'oubli  de  noms 
propres.  Beaucoup  de  personnes  reconnaissent  l'immi- 
nence d'une  migraine  rien  que  par  cet  oubli.  De  même, 
dans  la  surexcitation  on  confond  souvent  aussi, bien  les 
mots  que  les  choses,  on  se  «  méprend  »,  et  l'oubli  de 
projets,  ainsi  qu'une  foule  d'autres  actions  non  intention- 
nelles deviennent  particulièrement  fréquents  lorsqu'on 
est  distrait,  c'est-à-dire  lorsque  l'attention  se  trouve  con- 
centrée sur  autre  chose.  Un  exemple  connu  d'une  parf^ille 
distraction  nous  est  oflert  par  ce  professeur  des  «  Flie- 


LES  ACTES  MANQUES  ôcj 

gende  Blalter  »  qui  oublie  son  parapluie  et  emporte  un 
autre  chapeau  à  la  place  du  sien,  parce  qu'il  pense  aux 
problèmes  qu'il  doit  traiter  dans  son  prochain  livre. 
Quant  aux  exemples  de  projets  conçus  et  de  promesses 
faites,  les  uns  et  les  autres  oubliés,  parce  que  des  évé- 
nements se  sont  produits  par  la  suite  qui  ont  violemment 
orienté  l'attention  ailleurs,  —  chacun  en  trouvera  dans 
sa  propre  expérience. 

Cela  semble  tout  à  fait  compréhensible  et  à  l'abri  de 
toute  objection.  Ce  n'est  peut-être  pas  très  intéressant, 
pas  aussi  intéressant  que  nous  l'aurions  cru.  Examinons 
de  plus  près  ces  explications  des  actes  manques.  Les 
conditions  qu'on  considère  comme  déterminantes  pour 
leur  production  ne  sont  pas  toutes  de  même  nature. 
Malaise  et  trouble  circulatoire  interviennent  dans  la  per- 
turbation d'une  fonction  normale  à  titre  de  causes  phy- 
siologiques ;  surexcitation,  fatigue,  distraction  sont  des 
facteurs  d'un  ordre  différent  :  on  peut  les  appeler  psycho- 
physiologiques. Ces  derniers  facteurs  se  laissent  facile- 
ment traduire  en  théorie.  La  fatigue,  la  distraction,  peut- 
être  aussi  l'excitation  générale  produisent  une  dispersion 
de  l'attention,  ce  qui  a  pour  effet  que  la  fonction  consi- 
dérée ne  recevant  plus  la  dose  d'attention  suffisante,  peut 
être  facilement  troublée  ou  s'accomplit  avec  une  précision 
insuffisante.  Une  indisposition,  des  modifications  circu- 
latoires survenant  dans  l'organe  nerveux  central  peuvent 
avoir  le  même  effet,  en  influençant  de  la  même  façon  le 
facteur  le  plus  important,  c'est-à-dire  la  répartition  de 
l'attention.  11  s'agirait  donc  dans  tous  les  cas  de  phéno- 
mènes consécutifs  à  des  troubles  de  l'attention,  que  ces 
troubles  soient  produits  par  des  causes  organiques  ou 
psychiques. 

Tout  ceci  n'est  pas  fait  pour  stimuler  notre  intérêt 
pour  la  psychanalyse  et  nous  pourrions  être  tentés  de 
nouveau  de  renoncer  à  notre  sujet.  En  examinant  tou- 
tefois les  observations  d'une  façon  plus  serrée,  nous  nous 
apercevrons  qu'en  ce  qui  concerne  les  actes  manques 
tout  ne  s'accorde  pas  avec  cette  théorie  de  l'attention  ou 
tout  au  moins  ne  s'en  laisse  pas  déduire  naturellement. 
Nous  constaterons  notamment  que  des  actes  manques  et 
dvA  oublis  se  produisent  aussi  chez  des  personnes,  qui, 
loin  d'être fatio^uées,  distraites  ou  surexcitées,  se  trouvent 


io  LES  ACTES  iMANQUÉS 

dans  un  état  normal  sous  tous  les  rapports,  et  que  c'est 
seulement  après  coup,  à  la  suite  précisément  de  l'acte 
manqué,  qu'on  attribue  à  ces  personnes  une  surexcita- 
tion qu'elles  se  refusent  à  admettre.  C'est  une  affirmation 
un  peu  simpliste  que  celle  qui  prétend  que  l'augmentation 
de  l'attention  assure  l'exécution  adéquate  d'une  fonction, 
tandis  qu'une  diminution  de  l'attention  aurait  un  eflet 
contraire.  Il  existe  une  foule  d'actions  qu'on  exécute 
automatiquement  ou  avec  une  attention  insuffisante,  ce 
qui  ne  nuit  en  rien  à  leur  précision.  Le  promeneur,  qui 
sait  à  peine  où  il  va,  n'en  suit  pas  moins  le  bon  chemin 
et  arrive  au  but  sans  tâtonnements.  Le  pianiste  exercé 
laisse,  sans  y  penser,  retomber  ses  doigts  sur  les  touches 
i  indiquées.  Il  peut  naturellement  lui  arriver  de  se  trom- 
I  per,  mais  si  le  jeu  automatique  était  de  nature  à  augmenter 
tes  chances  d'erreur,  c'est  le  virtuose  dont  le  jeu  est 
devenu,  à  la  suite  d'un  long  exercice,  purement  automa- 
tique, qui  devrait  être  le  plus  exposé  à  se  tromper.  Nous 
voyons,  au  contraire,  que  beaucoup  d'actions  réussissent 
particulièrement  bien  lorsqu'elles  ne  sont  pas  l'objet 
d'une  attention  spéciale,  et  que  l'erreur  peut  se  pro- 
duire précisément  lorsqu'on  tient  d'une  façon  particu- 
lière à  la  parfaite  exécution,  c'ei. -à-dire  lorsque  l'atten- 
tion se  trouve  plutôt  exaltée.  On  peut  dire  alors  que 
l'erreur  est  l'effet  de  1'  «  excitation  ».  Mais  pourquoi 
l'excitation  n'altérerait-elle  pas  plutôt  l'attention  à 
l'égard  d'une  action  à  laquelle  on  attache  tant  d'intérêt? 
Lorsque,  dans  un  discours  important  ou  dans  une  négo- 
ciation verbale,  quelqu'un  fait  un  lapsus  et  dit  le  con- 
traire de  ce  qu'il  voulait  dire,  il  commet  une  erreur  qui 
se  laisse  difficilement  expliquer  par  la  théorie  psycho- 
physiologique ou  par  la  théorie  de  l'attention. 

Les  actes  manques  eux-mêmes  sont  accompagnés  d'une 
foule  de  petits  phénomènes  secondaires  qu'on  ne  com- 
prend pas  et  que  les  explications  tentées  jusqu'à  présent 
n'ont  pas  rendus  plus  intelligibles.  Lorsqu'on  a,  gar 
exemple,  momentanément  oublié  un  mot,  on  s'impa- 
tiente, on  cherche  à  se  le  rappeler  et  on  n'a  de  repos  qu'on 
ne  l'ait  retrouvé.  Pourquoi  l'homme  à  ce  point  contrarié 
réussit-il  si  rarement,  malgré  le  désir  qu'il  en  ait,  à 
diriger  son  attention  sur  le  mot  qu'il  a,  ainsi  qu'il  le  dit 
lui-même,  «  sur  le  bout  de  la  langue  »  et  qu'il  reconnaît 


LES  ACTES  MANQUES  4i 

dès  qu'on  le  prononce  devant  lui?  Ou,  encore,  il  y  a  des 
cas  où  les  actes  manques  se  multiplient,  s'enchaînent 
entre  eux,  se  remplacent  réciproquement.  Une  première 
fois,  on  oublie  un  rendez-vous  ;  la  fois  suivante,  on  est 
bien  décidé  à  ne  pas  l'oublier,  mais  il  se  trouve  qu'on  a 
noté  par  erreur  une  autre  heure.  Pendant  qu'on  cherche 
par  toutes  sortes  de  détours  à  se  rappeler  un  mot  oublié, 
on  laisse  échapper  de  sa  mémoire  un  deuxième  mot  qui 
aurait  pu  aider  à  retrouver  le  premier  ;  et  pendant  qu'on 
se  met  à  la  recherche  de  ce  deuxième  mot,  on  en  oublie 
un  troisième,  et  ainsi  de  suite.  Ces  complications  peuvent, 
on  le  sait,  se  produire  également  dans  les  erreurs  typo- 
graphiques qu'on  peut  considérer  comme  des  actes  man- 
ques du  compositeur.  Une  erreur  persistante  de  ce  genre 
s'était  glissée  un  jour  dans  une  feuille  social-démocrate. 
On  pouvait  y  lire,  dans  le  compte  rendu  d'une  certaine 
solennité  :  «  On  a  remarqué,  parmi  les  assistants.  Son 
Altesse,  le  Kornprinz  »  (au  lieu  de  Kronprinz,  le  prince 
héritier).  Le  lendemain,  le  journal  avait  tenté  une  rectifi- 
cation ;  il  s'excusait  de  son  erreur  et  écrivait  :  «  nous 
voulions  dire,  naturellement,  le  Knorprinz  »  (toujours 
au  lieu  de  Kronprinz).  On  parle  volontiers  dans  ces  cas 
d'un  mauvais  génie  qui  présiderait  aux  erreurs  typogra- 
phiques, du  lutin  de  la  casse  typographique,  toutes 
expressions  qui  dépassent  la  portée  d'une  simple  théorie 
psycho-physiologique  de  l'erreur  typographique. 

Vous  savez  peut-être  aussi  qu'on  peut  provoquer  des 
lapsus  de  langage,  par  suggestion,  pour  ainsi  dire.  11 
existe  à  ce  propos  une  anecdote  :  un  acteur  novice  est 
chargé  un  jour,  dans  la  «  Pucelle  d'Orléans  »  du  rôle 
important  qui  consiste  à  annoncer  au  roi  que  le  Co/uîe- 
/a^/e  renvoie  son  é^ée  {Scàwert).  Or,  pendant  la  répéti- 
tion, un  des  figurants  s'est  amusé  à  souffler  à  l'acteur 
timide,  à  la  place  du  vrai  texte,  celui-ci:  le  Confortable 
renvoie  son  cheval  {Pferdy .  Et  il  arriva  que  ce  mauvais 
plaisant  avait  atteint  son  but  :  le  malheureux  acteur 
débuta  réellement,  au  cours  de  la  représentation,  par  la 

I.  Voici  la  juxtaposition  de  ces  deux  phrases  en  allemand: 
i»  Der  Connétable  schickt  sein  Schwert  zurùck  ; 
30  Der  Gomfortabel  schickt  sein  Pferd  zurùck. 

Il  y  a  donc  confusion  d'une  part,  entre  les  mots  OoiméiahXe  et  Comfortabeli 
d'autre  part,  entre  les  mots  Schwert  et  Pferd. 


A2  LES  ACTES  iMANQs'ÉS 

phrase  ainsi  modifiée,  et  cela  malgré  les  avertissements 
qu'il  avait  reçus  à  ce  propos,  ou  peut-être  même  à  cause 
de  ces  avertissements. 

Or,  toutes  ces  petites  particularités  des  actes  manques 
ne  s'expliquent  pas  précisément  par  la  théorie  de  l'atten- 
tion détournée.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  cette  théorie 
soit  fausse.  Pour  être  tout  à  fait  satisfaisante,  elle  aurait 
besoin  d'être  complétée.  Mais  il  est  vrai,  d'autre  part, 
que  plus  d'un  acte  manqué  peut  encore  être  envisagé  à 
un  autre  point  de  vue. 

Considérons,  parmi  les  actes  manques,  ceux  qui  se 
prêtent  le  mieux  à  nos  intentions:  les  erreurs  de  langage 
(^lapsus).  Nous  pourrions  d'ailleurs  tout  aussi  bien  choisir 
les  erreurs  d'écriture  ou  de  lecture.  A  ce  propos,  nous 
devons  tenir  compte  du  fait  que  la  seule  question  que 
nous  nous  soyons  posée  jusqu'à  présent  était  de  savoir 
quand  et  dans  quelles  conditions  on  commet  des  lapsus 
et  que  nous  n'avons  obtenu  de  réponse  qu'à  cette  seule 
question.  Mais  on  peut  aussi  considérer  la  forme  que 
prend  le  lapsus,  l'effet  qui  en  résulte.  Vous  devinez  déjà 
que  tant  qu'on  n'a  pas  élucidé  cette  dernière  question, 
tant  qu'on  n'a  pas  expliqué  l'effet  produit  par  le  lapsus,  le 
phénomène  reste,  au  point  de  vue  psychologique,  un  acci- 
dent, alors  même  qu'on  a  trouvé  son  explication  physio- 
logique. 11  est  évident  que,  lorsque  je  commets  un  lapsus, 
celui-ci  peut  revêtir  mille  formes  différentes  ;  je  puis 
prononcer,  à  la  place  du  mot  juste,  mille  mots  inappro- 
priés, imprimer  au  mot  juste  mille  déformations.  Et 
lorsque,  dans  un  cas  particulier,  je  ne  commets,  de  tous 
les  lapsus  possibles,  que  tel  lapsus  déterminé,  y  a-t-il  à 
cela  des  raisons  décisives,  ou  ne  s'agit-il  là  que  d'un  fait 
accidentel,  arbitraire,  d'une  question  qui  ne  comporte 
aucune  réponse  rationnelle? 

Deux  auteurs,  M.  Meringer  et  M.  Mayer  (celui-là  philo- 
logue, celui-ci  psychiatre)  ont  essayé  en  iSgô  d'aborder 
par  dfe  côté  la  question  des  erreurs  de  langage.  Ils  ont 
réuni  des  exenivples  qu'ils  ont  d'abord  exposés  en  se  pla- 
çant au  point  de  vue  purement  descriptif.  Ce  faisant, 
ils  n'ont  naturellement  apporté  aucune  explication,  mais 
ils  ont  indiqué  le  chemin  susceptible  d'y  conduire.  Ils 
rangent  les  déformations  que  les  lapsus  impriment  au 
discours   intentionnel   dans   les    catégories    suivantes. 


LES  ACTES  MANQUES  /jS 

a)  interversions  ;  b)  empiétement  d'un  mot  ou  partie 
d'un  mot  sur  le  mot  qui  le  précède  {Vorklang)\  c)  pro- 
longation superflue  d'un  mot  {Naclihlancj)  ;  d)  confusions 
(contaminations);  é)  substitutions.  Je  vais  vous  citer  des 
exemples  appartenant  à  chacune  de  ces  catégories.  Il  y 
a  interversion,  lorsque  quelqu'un  dit  :  la  Milo  de  Vénus, 
au  lieu  de  la  Vénus  de  Milo  (interversion  de  l'ordre  des 
mots).  Il  y  a  empiétement  sur  le  mot  précédent,  lorsqu'on 

dit:   ((  Es  war  mir   auf  der  Schwest auf  der  Brust  so 

schwer.  »  (Le  sujet  voulait  dire:  «  j'avais  un  tel  poids 
sur  la  poilrine  »  ;  dans  cette  phrase,  le  mot  schwer 
[lourd]  avait  empiété  en  partie  sur  le  mot  antécédent 
//n/5^  [poitrine]).  11  y  a  prolongation  ou  répétition  super- 
flue d'un  mot  dans  des  phrases  comme  ce  malheu- 
reux toast  :  ((  Ich  fordere  sie  auf,  auf  da^s  Wohl  unseres 
Chefs  aufzustossen  »  («  Je  vous  invite  à  démolir  la  prospé- 
rité de  notre  chef  »  :  au  lieu  de  «  boire  —  stossen  —  à  la 
prospérité  de  notre  chef  ».)  Ces  trois  formes  de  lapsus 
ne  sont  pas  très  fréquentes.  Vous  trouverez  beaucoup 
plus  d'observations  dans  lesquelles  le  lapsus  résulte 
d'une  contraction  ou  d'une  association,  comme  lorsqu'un 
monsieur  aborde  dans  la  rue  une  dame  en  lui  disant: 
«  Wenn  sie  gestatten,  Frihilein,  môchte  ich  sie  ^qywq 
begleit'digen  »  («  Si  vous  le  permettez,  Mademoiselle,  je 
vous  accompagnerais  bien  volontiers  »  —  c'est  du  moins 
ce  que  le  jeune  homme  voulait  dire,  mais  il  a  commis 
un  lapsus  par  contraction,  en  combinant  le  mot  begleiten, 
accompagner,  avec  celui  beleidigen,  ofl^enser,  manquer  de 
respect).  Je  dirai  en  passant  que  le  jeune  homme  n'a 
pas  dû  avoir  beaucoup  de  succès  auprès  de  la  jeune  fille. 
Je  citerai,  enfin,  comme  exemple  de  substitution,  cette 
phrase  empruntée  à  une  des  observations  de  Meringeret 
Mayer  :  «  Je  mets  les  préparations  dans  la  boîte  aux 
lettres  {Briefkasteri^  »,  alors  qu'on  voulait  dire  :  «  dans 
le  four  à  incubation  (Brutkasteii)  ». 

L'essai  d'explication  que  les  deux  auteurs  précités  cru- 
rent pouvoir  déduire  de  leur  collection  d'exemples  me 
paraît  tout  à  fait  insuflîsant.  Ils  pensent  que  les  sons  et 
les  syllabes  d'un  mot  possèdent  des  valeurs  difl'érentes  et 
que  l'innervation  d'un  élément  ayant  une  valeur  supé- 
rieure peut  exercer  une  influence  perturbatrice  sur  celle 
des  éléments  d'une  valeur  moindre.  Ceci  ne  serait  vrai,  à 


44  LES  ACTES  MANQUES 

la  rigueur,  que  pour  les  cas,  d'ailleurs  peu  fréquents,  de 
la  deuxième  et  de  la  troisième  catégories  ;  dans  les  autres 
lapsus,  cette  prédominance  de  certains  sons  sur  d'autres, 
à  supposer  qu'elle  existe,  ne  joue  aucun  rôle.  Les  lapsus 
les  plus  fréquents  sont  cependant  ceux  où  l'on  remplace 
un  mot  par  un  autre  qui  lui  ressemble,  et  cette  ressem- 
blance paraît  à  beaucoup  de  personnes  suffisante  pour 
expliquer  le  lapsus.  Un  professeur  dit,  par  exemple, 
dans  sa  leçon  d'ouverture  :  «  Je  ne  suis  pas  disposé 
Qgeneigf)  à  apprécier  comme  il  convient  les  mérites  de  mon 
prédécesseur  »  ;  alors  qu'il  voulait  dire  :  «  Je  ne  me  re- 
connais pas  une  autorité  suffisante  {geeignef)  pour  appré- 
cier, etc.  »  Ou  un  autre  :  «  En  ce  qui  concerne  l'appareil 
génital  de  la  femme,  malgré  les  nombreuses  tentations 
(Versuchungen)...  pardon,  malgré  les  nombreuses  tenta- 
tives (  Versuche)  » 

Mais  le  lapsus  le  plus  fréquent  et  le  plus  frappant  est 
celui  qui  consiste  à  dire  exactement  le  contraire  de  ce 
qu'on  voudrait  dire.  Il  est  évident  que  dans  ces  cas  les 
relations  tonales  et  les  effets  de  ressemblance  ne  jouent 
qu'un  rôle  minime  ;  on  peut,  pour  remplacer  ces  facteurs, 
invoquer  le  fait  qu'il  existe  entre  les  contraires  une 
étroite  affinité  conceptuelle  et  qu'ils  se  trouvent  particu- 
lièrement rapprochés  dans  l'association  psychologique. 
Nous  possédons  des  exemples  historiques  de  ce  genre  : 
un  président  de  notre  Chambre  des  députés  ouvre  un 
jour  la  séance  par  ces  mots  :  «  Messieurs,  je  constate  la 
présence  de...  membres  et  déclare,  par  conséquent,  la 
séance  close.  » 

N'importe  quelle  autre  facile  association,  susceptible, 
dans  certaines  circonstances,  de  surgir  mal  à  propos, 
peut  produire  le  même  effet.  On  raconte,  par  exemple, 
qu'au  cours  d'un  banquet  donné  à  l'occasion  du  mariage 
d'un  des  enfants  de  Helmholtz  avec  un  enfant  du  grand 
industriel  bien  connu,  E.  Siemens,  le  célèbre  physiolo- 
giste Dubois-Reymond  prononça  un  speech  et  termina 
son  toast,  certainement  brillant,  par  les  paroles  suivantes  : 
«  Vive  donc  la  nouvelle  firme  Siemens  et  Halske.  »  En 
disant  cela,  il  pensait  naturellement  à  la  vieille  firme 
Siemens-Halske,  l'association  de  ces  deux  noms  étant 
familière  à  tout  Berlinois. 

C'est  ainsi  qu'en  plus  des  relations  tonales  et  de  la 


LES  ACTES  MANQUES  A5 

similitude  des  mots,  nous  devons  admettre  également 
l'inHuence  de  l'association  des  mots.  Mais  cela  encore  ne 
suffit  pas.  Il  existe  toute  une  .série  de  cas  où  l'explication 
d'un  lapsus  observé  ne  réussit  que  lorsqu'on  tient 
compte  de  la  proposition  qui  a  été  énoncée  ou  même 
pensée  antérieurement.  Ce  sont  donc  encore  des  cas 
d'action  à  distance,  dans  le  genre  de  celui  cité  par 
Meringer,  mais  d'une  amplitude  plus  grande.  Et  ici  je 
dois  vous  avouer,  qu'à  tout  bien  considérer,  il  me  semble 
que  nous  soyons  maintenant  moins  que  jamais  à  même 
de  comprendre  la  véritable  nature  des  erreurs  de  lan- 
gage. 

Je  ne  crois  cependant  pas  me  tromper  en  disant  que 
les  exemples  de  lapsus  cités  au  cours  de  la  recherche 
qui  précède  laissent  une  impression  nouvelle  qui  vaut  la 
peine  qu'on  s'y  arrête.  Nous  avons  examiné  d'abord  les 
conditions  dans  lesquelles  un  lapsus  se  produit  d'une 
façon  générale,  ensuite  les  influences  qui  déterminent 
telle  ou  telle  déformation  du  mot  ;  mais  nous  n'avons 
pas  encore  envisagé  l'efl'et  du  lapsus  en  lui-même,  indé- 
pendamment de  son  mode  de  production.  Si  nous  nous 
décidons  à  le  faire,  nous  devons  enfin  avoir  le  courage 
de  dire  :  dans  quelques-uns  des  exemples  cités,  la  défor- 
mation qui  constitue  un  lapsus  a  un  sens.  Qu'entendons- 
nous  par  ces  mots:  a  un  sens?  Que  l'efi'et  du  lapsus  a 
peut-être  le  droit  d'être  considéré  comme  un  acte  psy- 
chique complet,  ayant  son  but  propre,  comme  une  mani- 
festation ayant  son  contenu  et  sa  signification  propres. 
Nous  n'avons  parlé  jusqu'à  présent  que  d'actes  manques, 
mais  il  semble  maintenant  que  l'acte  manqué  puisse  être 
parfois  une  action  tout  à  fait  correcte,  qui  ne  fait  que  se 
substituer  à  l'action  attendue  ou  voulue. 

Ce  sens  propre  de  l'acte  manqué  apparaît  dans  cer- 
tains cas  d'une  façon  frappante  et  irrécusable.  Si,  dès 
les  premiers  mots  qu'il  prononce,  le  président  déclare 
qu'il  clôt  la  séance,  alors  qu'il  voulait  la  déclarer  ouverte, 
nous  sommes  enclins,  nous  qui  connaissons  les  circon- 
stances dans  lesquelles  s'est  produit  ce  lapsus,  à  trouver 
un  sens  à  cet  acte  manqué.  Le  président  n'attend  rien  de 
bon  de  la  séance  et  ne  serait  pas  fâché  de  pouvoir  l'in- 
terrompre. Nous  pouvons  sans  aucune  difliculté  décou- 
vrir le  sens,  comprendre  la  signification  du  lapsus  en 
Fkeuo.  3 


/t6  LES  ACTES  MANQUES 

question.  Lorsqu'une  dame  connue  pour  son  énergie 
raconte  :  «  Mon  mari  a  consulté  un  médecin  au  sujet  du 
régime  qu'il  avait  à  suivre  ;  le  médecin  lui  a  dit  qu'il 
n'avait  pas  besoin  de  régime,  qu'il  pouvait  manger  et 
boire  ce  que  je  voulais  »,  —  il  y  a  là  un  lapsus,  certes, 
mais  qui  apparaît  comme  l'expression  irrécusable  d'un) 
programme  bien  arrêté.  J^ 

Si  nous  réussissons  à  constater  que  les  lapsus  ayant 
un  sens,  loin  de  constituer  une  exception,  sont  au  con- 
traire très  fréquents,  ce  sens,  dont  il  n'avait  pas  encore 
été  question  à  propos  des  actes  manques,  nous  apparaîtra 
nécessairement  comme  la  chose  la  plus  importante,  et 
nous  aurons  le  droit  de  refouler  à  l'arrière-pian  tous  les 
autres  points  de  vue.  Nous  pourrons  notamment  laisser 
de  côté  tous  les  facteurs  physiologiques  et  psycho- 
physiologiques et  nous  borner  à  des  recherches  pure- 
ment psychologiques  sur  le  sens,  sur  la  signification 
des  actes  manques,  sur  les  intentions  qu'ils  révèlent. 
Aussi  ne  tarderons-nous  pas  à  examiner  à  ce  point  de 
vue  un  nombre  plus  ou  moins  important  d'observations. 

Avant  de  réaliser  toutefois  ce  projet,  je  vous  invite  à 
suivre  avec  moi  une  autre  trace.  11  est  arrivé  à  plus  d'un 
poète  de  se  servir  du  lapsus  ou  d'un  autre  acte  manqué 
quelconque  comme  d'un  moyen  de  représentation  poéti- 
que. A  lui  seul,  ce  fait  sufïit  à  nous  prouver  que  le 
poète  considère  l'acte  manqué,  le  lapsus,  par  exemple, 
comme  n'étant  pas  dépourvu  de  sens,  d'autant  plus  qu'il 
produit  cet  acte  intentionnellement.  Personne  ne  songe- 
rait à  admettre  que  le  poète  se  soit  trompé  en  écrivant  et 
qu'il  ait  laissé  subsister  son  erreur,  laquelle  serait 
devenue  de  ce  fait  un  lapsus  dans  la  bouche  du  person- 
nage. Par  le  lapsus,  le  poète  veut  nous  faire  entendre 
quelque  chose,  et  il  nous  est  facile  de  voir  ce  que  cela 
peut  être,  de  nous  rendre  compte  s'il  entend  nous  avertir 
que  la  personne  en  question  est  distraite  ou  fatiguée  ou 
menacée  d'un  accès  de  migraine.  Mais  alors  que  le  poète 
se  sert  du  lapsus  comme  d'un  mot  ayant  un  sens,  nous 
ne  devons  naturellement  pas  en  exagérer  la  portée.  En 
réalité,  un  lapsus  peut  être  entièrement  dépourvu  de 
sens,  n'ùtre  qu'un  accident  psychique  ou  n'avoir  un  sens 
qu'exceptionnellement,  sans  qu'on  puisse  refuser  au 
poète  le  droit  de  le  spiritualiser  en  lui  attachant  un  sens, 


LES  ACTES  MANQUES  ùl 

afin  de  le  faire  servir  aux  intentions  qu'il  poursuit. 
Mais  ne  vous  étonnez  pas  si  je  vous  dis  que  vous  pouvez 
mieux  vous  renseigner  sur  ce  sujet  en  lisant  les  poètes 
qu'en  étudiant  les  travaux  de  philologues  et  de  psy- 
chiatres. 

Nous  trouvons  un  pareil  exemple  de  lapsus  dans 
«  Wallenstein  »  ÇPïcco/omim,  i"  acte,  V^  scène).  Dans  la 
scène  précédente,  Piccolomini  avait  passionnément  pris 
parti  pour  le  duc  en  exaltant  les  bienfaits  de  la  paix, 
bienfaits  qui  se  sont  révélés  à  lui  au  cours  du  voyage 
qu'il  a  fait  pour  accompagner  au  camp  la  fille  de  Wallens- 
tein. Il  laisse  son  père  et  l'envoyé  de  la  cour  dans  la  plus 
profonde  consternation.  Et  la  scène  se  poursuit  : 

QuESTENBERG.  —  MalheuF  à  nous!  Où  en  sommes-nous,  amis? 
Et  le  laisserons-nous  partir  avec  cette  chimère,  sans  le  rappeler 
et  sans  lui  ouvrir  immédiatement  les  yeux? 

OcTAvio  {tiré  d'une  profonde  réjlexiori).  —  Les  miens  sont  ouverts 
et  ce  que  je  vois  est  loin  de  me  réjouir. 

QuESTENBERG.  —  Dc  quoi  s'agit-il,  ami? 

OcTAvio.  —  Maudit  soit  ce  voyage  ! 

QuESTENBERG.  —  Pourquoi  ?  Qu'y  a-t-il  ? 

OcTAVio.  —  Venez  î  II  faut  que  je  suive  sans  tarder  la  malheu- 
reuse trace,  que  je  voie  de  mes  yeux...  A  enez  ! 
(//  veut  V emmener^. 

QuESTENBERG.  —  Qu'avcz-vous ?  Où  voulez-vous  aller? 

OcTAVio  (presse).  —  Vers  elle  ! 

QuESTENBERG.  —  Vers... 

OcTAvio  (se  reprenant).  —  Vers  le  duel  Allons!  etc.. 

Octavio  voulait  dire  :  «  Vers  lui,  vers  le  duc  !  »  Mais  il 
commet  un  lapsus  et  révèle  (à  nous  du  moins)  par  les 
mots  :  vers  eik,  qu'il  a  deviné  sous  quelle  influence  le 
jeune  guerrier  rêve  aux  bienfaits  de  la  paix. 

O.  Rank  a  découvert  chez  Shakespeare  un  exemple  plus 
frappant  encore  du  même  genre.  Cet  exemple  se  trouve 
dans  le  Marchand  de  Venise,  et  notamment  dans  la 
célèbre  scène  où  l'heureux  amant  doit  choisir  entre  trois 
coffrets,  et  je  ne  saurais  mieux  faire  que  de  vous  lire  le 
bref  passage  de  Rank  se  rapportant  à  ce  détail. 

«  On  trouve  dans  le  Marchand  de  Venise,  de  Shakes- 
peare (troisième  acte,  scène  II),  un  cas  de  lapsus  très 


A8  LES  ACTES  MANQUES 

finement  motivé  au  point  de  vue  poétique  et  d'une  bril- 
lante mise  en  valeur  au  point  de  vue  technique  ;  de  même 
que  l'exemple  relevé  par  Freud  dans  «  Wallenstein  » 
(Zur  Psychologie  des  Alllagslebens,  2*  édit.,  p.  48)  prouve 
que  les  poètes  connaissent  bien  le  mécanisme  et  le  sens 
de  cet  acte  manqué  et  supposent  chez  l'auditeur  une 
compréhension  de  ce  sens.  Contrainte  par  son  père  à 
choisir  un  époux  par  le  tirage  au  sort,  Portia  a  réussi 
jusqu'ici  à  échapper  par  un  heureux  hasard  à  tous  les 
prétendants  qui  ne  lui  agréaient  pas.  Ayant  enfin  trouvé 
en  Bassanio  celui  qui  lui  plaît,  elle  doit  craindre  qu'il  ne 
tire  lui  aussi  le  mauvais  lot.  Elle  voudrait  donc  lui  dire 
que  même  alors  il  pourrait  être  sûr  de  son  amour,  mais 
le  vœu  qu'elle  a  fait  l'empêche  de  le  lui  faire  savoir 
Pendant  qu'elle  est  en  proie  à  cette  lutte  intérieure,  le 
poète  lui  fait  dire  au  prétendant  qui  lui  est  cher  : 

«  Je  vous  en  prie  :  restez  ;  demeurez  un  jour  ou  deux,  avant 
de  vous  en  rapporter  au  hasard,  car  si  votre  choix  est  mauvais, 
je  perdrai  votre  société.  Attendez  donc.  Quelque  chose  me  dit 
(mais  ce  n'est  pas  l'amour)  que  j'aurais  du  regret  à  vous  perdre  .. 
Je  pourrais  vous  guider,  de  façon  à  vous  apprendre  à  bien  choisir, 
mais  je  serais  parjure,  et  je  ne  le  voudrais  pas.  Et  c'est  ainsi  que 
vous  pourriez  ne  pas  m'avoir  ;  et  alors  vous  me  feriez  regretter  de 
ne  pas  avoir  commis  le  péché  d'être  parjure.  Oh,  ces  yeux  qui 
m'ont  troublée  et  partagée  en  deux  moitiés  :  Vune  qui  vous  appar- 
tient, Vautre  qui  est  à  vous qui  est  à  moi,  voulais-je  dire.  Mais  si 

elle  m'appartient,  elle  est  également  à  vous,  et  ainsi  vous  m'avez 
toute  entière.  » 

«  Cette  chose,  à  laquelle  elle  aurait  voulu  seulement 
faire  une  légère  allusion,  parce  qu'au  fond  elle  aurait  dû 
la  taire,  à  savoir  qu'avant  même  le  choix  elle  était  à  lui 
toute  entière  et  l'aimait,  l'auteur,  avec  une  admirable 
finesse  psychologique,  la  laisse  se  révéler  dans  le  lapsus 
et  sait  par  cet  artifice  calmer  l'intolérable  incertitude  de 
l'amant,  ainsi  que  l'angoisse  également  intense  des  spec- 
tateurs quant  à  l'issue  du  choix.   » 

Observons  encore  avec  quelle  finesse  Portia  finit  par 
concilier  les  deux  aveux  contenus  dans  son  lapsus,  par 
supprimer  la  contradiction  qui  existe  entre  eux,  tout  en 
donnant   libre    cours    à  l'expression    de  sa   promesse  : 


LES  ACTES  MANQUES  /tQ 

«  mais  si  elle  m'opparlient,  elle  est  également  à  vous,  et 
ainsi  vous  m'avez  toute  entière  ». 

Avec  une  seule  remarque,  un  penseur  étranger  à  la 
médecine  a,  par  un  heureux  hasard,  trouvé  le  sens  d'un 
acte  manqué  et  nous  a  ainsi  épargné  la  peine  d'en  cher- 
cher .l'explication.  Vous  connaissez  tous  le  génial  sati- 
rique Lichtenberg  (1742-1799)  dont  Goethe  disait  que 
chacun  de  ses  traits  d'esprit  cachait  un  problème.  Et 
c'est  à  un  trait  d'esprit  que  nous  devons  souvent  la  solu- 
tion du  problème.  Or,  Lichtenberg  note  quelque  part, 
qu'cà  force  d'avoir  lu  Homère,  il  avait  fini  par  lire  «  Aga- 
memnon  »  partout  ou  était  écrit  le  mot  «  angenommen  » 
(accepté).  Là  réside  vraiment  la  théorie  du  lapsus. 

Nous  examinerons  dans  la  prochaine  leçon  la  question 
de  savoir  si  nous  pouvons  être  d'accord  avec  les  poètes 
quant  à  la  conception  des  actes  manques.  ^ 


CHAPITRE  III 
LES  ACTES  MANQUES 


La  dernière  fois,  nous  avions  conçu  l'idée  d'envisager 
l'acte  manqué,  non  dans  ses  rapports  avec  la  fonction 
intentionnelle  qu'il  trouble,  mais  en  lui-même.  Il  nous 
avait  paru  que  l'acte  manqué  trahissait  dans  certains 
cas  un  sens  propre,  et  nous  nous  étions  dit  que  s'il  était 
possible  de  confirmer  cette  première  impression  sur  une 
plus  vaste  échelle,  le  sens  propre  des  actes  manques 
serait  de  nature  à  nous  intéresser  plus  vivement  que  les 
circonstances  dans  lesquelles  cet  acte  se  produit. 

Mettons-nous  une  fois  de  plus  d'accord  sur  ce  que 
nous  entendons  dire,  lorsque  nous  parlons  du  «  sens  » 
d'un  processus  psychique.  Pour  nous,  ce  «  sens  »  n'est 
autre  chose  que  l'intention  à  laquelle  il  sert  et  la  place 
qu'il  occupe  dans  la  série  psychique.  Nous  pourrions 
même,  dans  la  plupart  de  nos  recherches,  remplacer  le 
mot  «  sens  »  par  les  mots  «  intention  »  ou  «  tendance  ». 
Et  bien,  cette  intention  que  nous  croyons  discerner  dans 
l'acte  manqué,  ne  serait-elle  qu'une  trompeuse  apparence 
ou  une  poétique  exagération? 

Tenons-nous-en  toujours  aux  exemples  de  lapsus  et 
passons  en  revue  un  nombre  plus  ou  moins  important 
d'observations  y  relatives.  Nous  trouverons  alors  des 
catégories  entières  de  cas  où  le  sens  du  lapsus  ressort 
avec  évidence.  Il  s'agit,  en  premier  lieu,  des  cas  où  l'on 
dit  le  contraire  de  ce  qu'on  voudrait  dire.  Le  président 
dit  dans  son  discours  d'ouverture  :  «  Je  déclare  la  séance 
close  ».  Ici,  pas  d'équivoque  possible.  Le  sens  et  l'intention 
trahis  par  son  discours  sont  qu'il  veut  clore  la  séance. 
Il  le  dit  d'ailleurs  lui-même,  pourrait-on  ajouter  à  ce 
propos,  et  nous  n'avons  qu'à  le  prendre  au  mot.  Ne  me 


LES  ACTES  MANQUES  5l 

troublez  pas  pour  le  moment  par  vos  objections,  en 
m'opposant,  par  exemple,  que  la  chose  est  impossible, 
attendu  que  nous  savons  qu'il  voulait,  non  clore  la 
séance,  mais  l'ouvrir,  et  que  lui-même,  en  qui  nous  avons 
reconnu  la  suprême  instance,  confirme  qu'il  voulait 
l'ouvrir.  N'oubliez  pas  que  nous  avions  convenu  de 
n'envisager  d'abord  l'acte  manqué  qu'en  lui-même; 
quant  à  ses  rapports  avec  l'intention  qu'il  trouble,  il  en 
sera  question  plus  tard.  En  procédant  autrement,  nous 
commettrions  une  erreur  logique  qui  nous  ferait  tout 
simplement  escamoter  la  question  (begging  the  question, 
disent  les  Anglais)  qu'il  s'agit  de  traiter. 

Dans  d'autres  cas,  où  l'on  n'a  pas  précisément  dit  le 
contraire  de  ce  qu'on  voulait,  le  lapsus  n'en  réussit  pas 
moins  à  exprimer  un  sens  opposé.  Icli  bin  mcht  geneigt 
die  Verdienste  meines  Vorgdngers  zu  wûrdigen.  Le  mot 
geneigt  (disposé)  n'est  pas  le  contraire  de  geeignet  (auto- 
risé); mais  il  s'agit  là  d'un  aveu  public,  en  opposition 
flagrante  avec  la  situation  de  l'orateur. 

Dans  d'autres  cas  encore,  le  lapsus  ajoute  tout  simple- 
ment un  autre  sens  au  sens  voulu.  La  proposition  apparaît 
alors  comme  une  sorte  de  contraction,  d'abréviation,  de 
condensation  de  plusieurs  propositions.  Tel  est  le  cas  de 
la  dame  énergique  dont  nous  avons  parlé  dans  le 
chapitre  précédent.  «  11  peut  manger  et  boire,  disait-elle 
de  son  mari,  ce  que/e  veux.  »  C'est  comme  si  elle  avait 
dit  :  «  11  peut  manger  et  boire  ce  qu'il  veut.  Mais  qu'à- 
t-il  à  vouloir?  C'est  moi  qui  veux  à  sa  place.  »  Les  lapsus 
laissent  souvent  l'impression  d'être  des  abréviations  de 
ce  genre.  Exemple  :  un  professeur  d'anatomie,  après 
avoir  terminé  une  leçon  sur  la  cavité  nasale,  demande  à 
ses  auditeurs  s'ils  l'ont  compris.  Ceux-ci  ayant  répondu 
affirmativement,  le  professeur  continue  :  «  Je  ne  le  pense 
pas,  car  les  gens  comprenant  la  structure  anatomique  de 
la  cavité  nasale  peuvent,  même  dans  une  ville  d'un  million 
d'habitants,  être  comptés  sur  un  doigt...  pardon,  sur  les 
doigts  d'une  main.  »  La  phrase  abrégée  avait  aussi  son 
sens  :  le  professeur  voulait  dire  qu'il  n'y  avait  qu'un  seul 
homme  comprenant  la  structure  de  la  cavité  nasale. 

A  côté  de  ce  groupe  de  cas,  où  le  sens  de  l'acte  man- 
que  apparaît  de  lui-même,  il  en  est  d'autres  où  le  lapsus 
ne  révèle  rien  de  significatif  et  qui,  par  conséquent,  sont 


52  LES  ACTES  MANQUES 

contraires  à  tout  ce  que  nous  pouvions  attendre.  Lorsque 
quelqu'un  écorche  un  nom  propre  ou  juxtapose  des  suites 
de  sons  inusuelles,  ce  qui  arrive  encore  assez  souvent, 
la  question  du  sens  des  actes  manques  ne  comporte 
qu'une  réponse  négative.  Mais  en  examinant  ces  exemples 
de  plus  près,  on  trouve  que  les  déformations  des  mots 
ou  des  phrases  s'expliquent  facilement,  voire  que  la 
différence  entre  ces  cas  plus  obscurs  et  les  cas  plus  clairs 
cités  plus  haut  n'est  pas  aussi  grande  qu'on  l'avait  cru 
tout  d'abord. 

Un  monsieur  auquel  on  demande  des  nouvelles  de 
son  cheval,  répond  :  «  .la,  das  draut...  das  dauert  viel- 
leicht  noch  einen  Monat  ».  Il  voulait  dire  :  cela  va  durer 
{das  dauerf)  peut-être  encore  un  mois.  Mais,  questionné 
sur  le  sens  qu'il  attachait  au  mot  draut  (qu'il  a  failli 
employer  à  la  place  de  dauert)^  il  répondit  que,  pensant 
que  la  maladie  de  son  cheval  était  pour  lui  un  triste 
{traurig)  événement,  il  avait,  malgré  lui,  opéré  la  fusion 
des  mots  traurig  et  dauert,  ce  qui  a  produit  le  lapsus 
draut  (Meringer  et  Mayer). 

Un  autre,  parlant  de  certains  procédés  qui  le  révoltent 
ajoute  :  «  Dann  aber  sind  Tatsachen  zum  Vorschwein 
gekommen...  »  Or,  il  voulait  dire  :  «  Dann  aber  sind 
Tatsachen  zum  Vorschein  gekommen.  »  («  Des  faits  se 
sont  alors  révélés...  »)  Mais,  comme  il  qualifiait  menta- 
lement les  procédés  en  question  de  cochonneries  (Schwei- 
nereien),  il  avait  opéré  involontairement  l'association  des 
mots  Vorschein  et  Schmeinereien,  et  il  en  est  résulté  le 
lapsus  Vorschwein  (Meringer  et  Mayer). 

Rappelez-vous  le  cas  de  ce  jeune  homme  qui  s'est 
offert  à  accompagner  une  dame  qu'il  ne  connaissait  pas, 
par  le  mot  begleit-digen.  Nous  nous  sommes  permis  de 
décomposer  le  mot  en  begleiten  (accompagner)  et  belei- 
digen  (manquer  de  respect),  et  nous  étions  tellement  sûrs 
de  cette  interprétation  que  nous  n'avons  même  pas  jugé 
utile  d'en  chercher  la  confirmation.  Vous  voyez  d'après 
ces  exemples  que  même  ces  cas  de  lapsus,  plus  obscurs, 
se  laissent  expliquer  par  la  rencontre,  l'm^er/eVe/ice,  des 
expressions  verbales  de  deux  intentions.  La  seule  difîe- 
rence  qui  existe  entre  les  diverses  catégories  de  cas 
consiste  en  ce  que  dans  certains  d'entre  eux,  comme 
dans  les  lapsus  par  opposition,  une  intention  en  remplace 


LES  ACTES  MANQUES  53 

entièrement  une  autre  (substitution) ^  tandis  que  dans 
d'autres  cas  a  lieu  une  déformation  ou  une  modification 
d'une  intention  par  une  autre,  avec  production  de  mots 
mixtes  ayant  plus  ou  moins  de  sens. 

Nous  croyons  ainsi  avoir  pénétré  le  secret  d'un  grand 
nombre  de  lapsus.  En  maintenant  cette  manière  de  voir, 
nous  serons  à  même  de  comprendre  d'autres  groupes 
qui  paraissent  encore  énigmatiques.  C'est  ainsi,  qu'en  ce 
qui  concerne  la  déformation  de  noms,  nous  ne  pouvons 
pas  admettre  qu'il  s'agisse  toujours  d'une  concurrence 
entre  deux  noms,  à  la  fois  semblables  et  différents. 
Même  en  Tabsence  de  cette  concurrence,  la  deuxième 
intention  n'est  pas  difficile  à  découvrir.  La  déformation 
d'un  nom  a  souvent  lieu  en  dehors  de  tout  lapsus.  Par 
elle,  on  cherche  à  rendre  un  nom  malsonnant  ou  à  lui 
donner  une  assonance  qui  rappelle  un  objet  vulgaire. 
C'est  un  genre  d'insulte  très  répandu,  auquel  l'homme 
cultivé  finit  par  renoncer,  souvent  à  contre-cœur.  Il  lui 
donne  souvent  la  forme  d'un  «  trait  d'esprit  »,  d'une 
qualité  tout  à  fait  inférieure.  Il  semble  donc  indiqué 
d'admettre  que  le  lapsus  résulte  souvent  d'une  intention 
injurieuse  qui  se  manifeste  par  la  déformation  du  nom. 
En  étendant  notre  conception,  nous  trouvons  que  des 
explications  analogues  valent  pour  certains  cas  de  lapsus 
à  effet  comique  ou  absurde  :  «  Je  vous  invite  à  démolir 
(aufstossen)  la  prospérité  de  notre  chef  »  (au  lieu  de  : 
boire  à  la  santé  —  anstossen).  Ici  une  disposition  solen- 
nelle est  troublée,  contre  toute  attente,  par  l'irruption 
d'un  mot  qui  éveille  une  représentation  désagréable;  et, 
nous  rappelant  certains  propos  et  discours  injurieux, 
nous  sommes  autorisés  à  admettre  que,  dans  le  cas  dont 
il  s'agit,  une  tendance  cherche  à  se  manifester,  en  con- 
tradiction flagrante  avec  l'attitude  apparemment  respec- 
tueuse de  l'orateur.  C'est,  au  fond,  comme  si  celui-ci 
avait  voulu  dire  :  ne  croyez  pas  à  ce  que  je  dis,  je  ne 
parle  pas  sérieusement,  je  me  moque  du  bonhomme, 
etc.  Il  en  est  sans  doute  de  même  de  lapsus  où  des  mots 
anodins  se  trouvent  transformés  en  mots  inconvenants  ) 
et  obscènes.  •* — I 

La  tendance  à  cette  transformation,  ou  plutôt  à  cette 
déformation,  s'observe  chez  beaucoup  de  gens  qui 
agissent  ainsi  par  plaisir,  pour  «  faire  de  l'esprit  ».  Et, 


&i  LES  ACTES  MANQUES 

en  efFet,  chaque  fois  que  nous  entendons  une  pareille 
déformation,  nous  devons  nous  renseigner  à  l'effet  de 
savoir  si  son  auteur  a  voulu  seulement  se  montrer 
spirituel   ou  s'il  a  laissé  échapper  un  lapsus  véritable. 

Nous  avons  ainsi  résolu  avec  une  facilité  relative 
l'énigme  des  actes  manques  I  Ce  ne  sont  pas  des  accidents, 
mais  des  actes  psychiques  sérieux,  ayant  un  sens,  pro- 
duits par  le  concours  ou,  plutôt,  par  l'opposition  de 
deux  intentions  différentes.  Mais  je  prévois  toutes  les 
questions  et  tous  les  doutes  que  vous  pouvez  soulever  à 
ce  propos,  questions  et  doutes  qui  doivent  recevoir  des 
réponses  et  des  solutions  avant  que  nous  soyons  en  droit 
de  nous  réjouir  de  ce  premier  résultat  obtenu.  11  n'entre 
nullement  dans  mes  intentions  de  vous  pousser  à  des 
décisions  hâtives.  Discutons  tous  les  points  dans  l'ordre, 
avec  calme,  l'un  après  l'autre. 

Que  pourriez-vous  me  demander?  Si  je  pense  que 
l'explication  que  je  propose  est  valable  pour  tous  les 
cas  ou  seulement  pour  un  certain  nombre  d'entre  eux'-* 
Si  la  même  conception  s'étend  à  toutes  les  autres  variétés 
d'actes  manques  :  erreurs  de  lecture,  d'écriture,  oubli, 
méprise,  impossibilité  de  retrouver  un  objet  rangé,  etc,? 
Quel  rôle  peuvent  encore  jouer  la  fatigue,  l'excitation, 
la  distraction,  les  troubles  de  l'attention,  en  présence  de 
la  nature  psychique  des  actes  manques?  On  constate,  en 
outre,  que,  des  deux  tendances  concurrentes  d'un  acte 
manqué,  l'une  est  toujours  patente,  l'autre  non.  Que 
fait-on  pour  mettre  en  évidence  cette  dernière  et,  lors- 
qu'on croit  y  avoir  réussi,  comment  prouve-t-on  que  cette 
tendance,  loin  d'être  seulement  vraisemblable,  est  la 
seule  possible?  Avez-vous  d'autres  questions  encore  à 
me  poser?  Si  vous  n'en  avez  pas,  je  continuerai  à  en 
poser  moi-même.  Je  vous  rappellerai  qu'à  vrai  dire  les 
actes  manques,  comme  tels,  "nous  intéressent  peu,  que 
nous  voulions  seulement  de  leur  étude  tirer  des  résultats 
applicables  à  la  psychanalyse.  C'est  pourquoi  je  pose 
la  question  suivante  :  quelles  sont  ces  intentions  et  ten- 
dances, susceptibles  de  troubler  ainsi  d'autres  intentions 
et  tendances,  et  quels  sont  les  rapports  existant  entre 
les  tendances  troublées  et  les  tendances  perturbatrices? 
C'est  ainsi  que  notre  travail  ne  fera  que  recommencer 
après  la  solution  du  problème. 


LÊiî  ACTES  MANQUES  è^ 

Donc  :  notre  explication  est-elle  valable  pour  tous  les 
cas  de  lapsus?  Je  suis  très  porté  à  le  croire,  parce  qu'on 
retrovive  cette  explication  toutes  les  fois  qu'on  examine 
un  lapsus.  Mais  rien  ne  prouve  qu'il  n'y  ait  pas  de  lapsus 
produits  par  d'autres  mécanismes.  Soit.  Mais  au  point 
de  vue  théorique  cette  possibilité  nous  importe  peu,  car 
les  conclusions  que  nous  entendons  formuler  concer- 
nant l'introduction  à  la  psychanalyse  demeurent,  alors 
même  que  les  lapsus  cadrant  avec  notre  conception  ne 
constitueraient  que  la  minorité,  ce  qui  n'est  certainement 
pas  le  cas.  Quant  à  la  question  suivante,  à  savoir  si 
nous  devons  étendre  aux  autres  variétés  d'actes  man- 
ques les  résultats  que  nous  avons  obtenus  relativement 
aux  lapsus,  j'y  répondrai  affirmativement  par  anticipa- 
tion. Vous  verrez  d'ailleurs  que  j'ai  raison  de  le  faire, 
lorsque  nous  aurons  abordé  l'examen  des  exemples  rela- 
tifs aux  erreurs  d'écriture,  aux  méprises,  etc.  Je  vous 
propose  toutefois,  pour  des  raisons  techniques,  d'ajourner 
ce  travail  jusqu'à  ce  que  nous  ayons  approfondi  davan- 
tage le  problème  des  lapsus. 

Et,  maintenant,  en  présence  du  mécanisme  psychique 
que  nous  venons  de  décrire,  quel  rôle  revient  encore  à 
ces  facteurs  auxquels  les  auteurs  attachent  une  impor- 
tance primordiale  :  troubles  circulatoires,  fatigue,  excita- 
tion, distraction,  troubles  de  l'attention?  Cette  question 
mérite  un  examen  attentif.  Remarquez  bien  que  nous  ne 
contestons  nullement  l'action  de  ces  facteurs.  Et,  d'ail- 
leurs, il  n'arrive  pas  souvent  à  la  psychanalyse  de  con- 
tester ce  qui  est  affirmé  par  d'autres  ;  généralement,  elle 
ne  fait  qu'y  ajouter  du  nouveau  et,  à  l'occasion,  il  se 
trouve  que  ce  qui  avait  été  omis  par  d'autres  et  ajouté 
par  elle  constitue  précisément  l'essentiel.  L'influence 
des  dispositions  physiologiques,  résultant  de  malaises, 
de  troubles  circulatoires,  d'états  d'épuisement,  sur  la 
production  de  lapsus  doit  être  reconnue  sans  réserves. 
Votre  expérience  personnelle  et  journalière  suffît  à  vous 
rendre  évidente  cette  influence.  Mais  que  cette  explica- 
tion explique  peu  I  Et,  tout  d'abord,  les  états  que  nous 
venons  d'énumérer  ne  sont  pas  les  conditions  néces- 
saires de  l'acte  manqué.  Le  lapsus  se  produit  tout  aussi 
bien  en  pleine  santé,  en  plein  état  normal.  Ces  facteurs 
somatiques  n'ont  de  valeur  qu'en  tant  qu'ils  facilitent  et 


56  LES  ACTES  MANQUES 

favorisent  le  mécanisme  psychique  particulier  du  lapsus. 
Je  me  suis  servi  un  jour,  pour  illustrer  ce  rapport,  d'une 
comparaison  que  je  vais  reprendre  aujourd'hui,  car  je  ne 
saurais  la  remplacer  par  une  meilleure.  Supposons, 
qu'en  traversant  par  une  nuit  obscure  un  lieu  désert,  je 
sois  attaqué  par  un  rôdeur  qui  me  dépouille  de  ma 
montre  et  de  ma  bourse  et,  qu'après  avoir  été  ainsi  volé 
par  ce  malfaiteur,  dont  je  n'ai  pu  discerner  le  visage, 
j'aille  déposer  une  plainte  au  commissariat  de  police  le 
plus  proche,  en  disant  :  «  la  solitude  et  l'obscurité  viennent 
de  me  dépouiller  de  mes  bijoux  »  ;  le  commissaire  pourra 
alors  me  répondre  :  «  il  me  semble  que  vous  avez  tort  de 
vous  en  tenir  à  cette  explication  ultra-mécaniste.  Si  vous 
le  voulez  bien,  nous  nous  représenterons  plutôt  la  situa- 
tion de  la  manière  suivante  :  protégé  par  l'obscurité, 
favorisé  par  la  solitude,  un  voleur  inconnu  vous  a 
dépouillé  de  vos  objets  de  valeur.  Ce  qui,  à  mon  avis, 
importe  le  plus  dans  votre  cas,  c'est  de  retrouver  le 
voleur;  alors  seulement  nous  aurons  quelques  chances 
de  lui  reprendre  les  objets  qu'il  vous  a  volés  ». 

Les  facteurs  psycho-physiologiques  tels  que  l'excitation, 
la  distraction,  les  troubles  de  l'attention,  ne  nous  sont 
évidemment  que  de  peu  de  secours  pour  l'explication  des 
actes  manques.  Ce  sont  des  manières  de  parler,  des 
paravents  derrière  lesquels  nous  ne  pouvons  nous  empê- 
cher de  regarder.  On  peut  se  demander  plutôt  :  quelle 
est,  dans  tel  cas  particulier,  la  cause  de  l'excitation,  de 
la  dérivation  particulière  de  l'attention? D'autre  part,  les 
influences  tonales,  les  ressemblances  verbales,  les  asso- 
ciations habituelles  que  présentent  les  mots  ont  égale- 
ment, il  faut  le  reconnaître,  une  certaine  importance. 
Tous  ces  facteurs  facilitent  le  lapsus  en  lui  indiquant  la 
voie  qu'il  peut  suivre.  Mais  suffît-il  que  j'aie  un  chemin 
devant  moi  pour  qu'il  soit  entendu  que  je  le  suivrai?  11 
faut  encore  un  mobile  pour  m'y  décider,  il  faut  une  force 
pour  m'y  pousser.  Ces  rapports  tonaux  et  ces  ressem- 
iDlances  verbales  ne  font  donc,  tout  comme  les  disposi- 
tions corporelles,  que  favoriser  le  lapsus,  sans  l'expliquer 
à  proprement  parler.  Songez  donc  que,  dans  l'énorme 
majorité  des  cas,  mon  discours  n'est  nullement  troublé 
par  le  fait  que  les  mots  que  j'emploie  en  rappellent 
d'autres  par  leur  assonance  ou   sont  intimement  liés  à 


LES  ACTES  MANQUES  67 

leurs  contraires  ou  provoquent  des  associations  usuelles. 
On  pourrait  encore  dire,  à  la  rigueur,  avec  le  philosophe 
Wundt,  que  le  lapsus  se  produit,  lorsque,  par  suite  d'un 
épuisement  corporel,  la  tendance  à  l'association  en  vient 
à  l'emporter  sur  toutes  les  autres  intentions  du  discours. 
Ce  serait  parfait  si  cette  explication  n'était  pas  contre- 
dite par  l'expérience  qui  montre,  dans  certains  cas, 
l'absence  des  facteurs  corporels  et,  dans  d'autres,  l'ab- 
sence d'associations  susceptibles  de  favoriser  le  lapsus. 

Mais  je  trouve  particulièrement  intéressante  votre 
question  relative  à  la  manière  dont  on  constate  les  deux 
tendances  interférentes.  Vous  ne  vous  doutez  probable- 
ment pas  des  graves  conséquences  qu'elle  peut  présenter, 
selon  la  réponse  qu'elle  recevra.  En  ce  qui  concerne 
l'une  de  ces  tendances,  la  tendance  troublée,  aucun  doute 
n'est  possible  à  son  sujet  :  la  personne  qui  accomplit  un 
acte  manqué  connaît  cette  tendance  et  s'en  réclame. 
Des  doutes  et  des  hésitations  ne  peuvent  naître  qu'au 
sujet  de  l'autre  tendance,  de  la  tendance  perturbatrice. 
Or,  je  vous  l'ai  déjà  dit,  et  vous  ne  l'avez  certainement 
pas  oublié,  il  existe  toute  une  série  de  cas  où  cette  der- 
nière tendance  est  également  manifeste.  Elle  nous  est 
révélée  par  l'effet  du  lapsus,  lorsque  nous  avons  seule- 
ment le  courage  d'envisager  cet  eflet  en  lui-même.  Le 
président  dit  le  contraire  de  ce  qu'il  devrait  dire  :  il  est 
évident  qu'il  veut  ouvrir  la  séance,  mais  il  n'est  pas 
moins  évident  qu'il  ne  serait  pas  fâché  de  la  clore.  C'est 
tellement  clair  que  toute  autre  interprétation  devient 
inutile.  Mais  dans  les  cas  où  la  tendance  perturbatrice 
ne  fait  que  déformer  la  tendance  primitive,  sans  s'ex- 
primer, comment  pouvons-nous  la  dégager  de  cette  défor- 
mation? 

Dans  une  première  série  de  cas,  nous  pouvons  le  faire 
très  simplement  et  très  sûrement,  de  la  même  manière 
dont  nous  établissons  la  tendance  troublée.  Nous  l'ap- 
prenons, dans  les  cas  dont  il  s'agit,  de  la  bouche  même 
de  la  personne  intéressée  qui,  après  avoir  commis  le 
lapsus,  se  reprend  et  rétablit  le  mot  juste,  comme  dans 
l'exemple  cité  plus  haut:  «  Das  draut...  nein,  das  dauerl 
vielleicht  noch  einen  Monat».  A  la  question  :  pourquoi 
avez-vous  commencé  par  employer  le  m.o\  drauVW^  per- 
sonne répond  qu'elle  avait  voulu  dire  :  «  c'est  une  triste 


58  LES  ACTES  MANQUES 

(traurigê)  histoire  »,  mais  qu'elle  a,  sans  le  vouloir,  opéré 
Fassociation  des  mots  dauert  et  traurig,  ce  qui  a  produit 
le  lapsus  draut.  Et  voilà  la  tendance  perturbatrice  révélée 
par  la  personne  intéressée  elle-même.  Il  en  est  de  même 
dans  le  cas  du  lapsus  Vorschwein  (voir,  plus  haut, 
leçon  II)  :  la  personne  interrogée  ayant  répondu  qu'elle 
voulait  dire  Schweinereien  (cochonneries),  mais  qu'elle 
s'était  retenue  et  s'était  engagée  dans  une  fausse  direc- 
tion. Ici  encore,  la  détermination  de  la  tendance  pertur- 
batrice réussit  aussi  sûrement  que  celle  de  la  tendance 
troublée.  Ce  n'est  pas  sans  intention  que  j'ai  cité  ces 
cas  dont  la  communication  et  l'analyse  ne  viennent  ni  de 
moi  ni  d'aucun  de  mes  partisans.  Il  n'en  reste  pas  moins 
que  dans  ces  deux  cas  il  a  fallu  une  certaine  intervention 
pour  faciliter  la  solution.  Il  a  fallu  demander  aux  per- 
sonnes pourquoi  elles  ont  commis  tel  ou  tel  lapsus,  ce 
qu'elles  ont  à  dire  à  ce  sujet.  Sans  cela,  elles  auraient 
peut-être  passé  à  côté  du  lapsus  sans  se  donner  la  peine 
de  l'expliquer.  Interrogées,  elles  l'ont  expliqué  par  la 
première  idée  qui  leur  était  venue  à  l'esprit.  Vous 
voyez:  cette  petite  intervention  et  son  résultat,  c'est 
déjà  de  la  psychanalyse,  c'est  le  modèle  en  petit  de  la 
recherche  psychanalytique  que  nous  instituerons  dans 
la  suite. 

Suis-je  trop  méfiant,  en  soupçonnant  qu'au  moment 
même  où  la  psychanalyse  surgit  devant  vous  votre 
résistance  à  son  égard  s'affermit  également?  N'auriez- 
vous  pas  envie  de  m'objecter  que  les  renseignements 
fournis  par  les  personnes  ayant  commis  des  lapsus  ne 
sont  pas  tout  à  fait  probants  ?  Les  personnes,  pensez-vous, 
sont  naturellement  portées  à  suivre  l'invitation  qu'on 
leur  adresse  d'expliquer  le  lapsus  et  disent  la  première 
chose  qui  leur  passe  par  la  tête,  si  elle  leur  semble  pro- 
pre à  fournir  l'explication  cherchée.  Tout  cela  ne  prouve 
pas,  à  votre  avis,  que  le  lapsus  ait  réellement  le  sens 
qu'on  lui  attribue.  Il  peut  l'avoir,  mais  il  peut  aussi  en 
avoir  un  autre.  Une  autre  idée,  tout  aussi  apte,  sinon 
plus  apte,  à  servir  d'explication,  aurait  pu  venir  à  l'esprit 
de  la  personne  interrogée. 

Je  trouve  vraiment  étonnant  le   peu  de   respect   que   ' 
vous  avez  au  fond  pour  les  faits  psychiques.   Imaginez- 
vous  que  quelqu'un  ayant  entrepris  l'analyse   chimique 


LES  ACTES  MANQUES  OQ 

d'une  certaine  substance  en  ait  retiré  un  poids  déter- 
miné, tant  de  milligrammes  par  exemple,  d'un  de  ses 
éléments  constitutifs.  De  cette  quantité  de  poids  des 
conclusions  définies  se  laissent  déduire.  Croyez-vous 
qu'il  se  trouvera  un  chimiste  pour  contester  ces  conclu- 
sions, sous  le  prétexte  que  la  substance  isolée  aurait  pu 
avoir  un  autre  poids?  Chacun  s'incline  devant  le  fait  que 
c'est  le  poids  trouvé  qui  constitue  le  poids  réel  et  on 
base  sur  ce  fait,  sans  hésiter,  les  conclusions  ultérieures. 
Or,  lorsqu'on  se  trouve  en  présence  du  fait  psychique 
constitué  par  une  idée  déterminée  venue  à  l'esprit  d'une 
personne  interrogée,  on  n'applique  plus  la  même  règle 
et  on  dit  que  la  personne  aurait  pu  avoir  une  autre  idée  I 
Vous  avez  l'illusion  d'une  liberté  psychique  et  vous  ne 
voudriez  pas  y  renoncer  I  Je  regrette  de  ne  pas  pouvoir 
partager  votre  opinion  sur  ce  sujet. 

Il  se  peut  que  vous  cédiez  sur  ce  point,  mais  pour 
renouveler  votre  résistance  sur  un  autre.  Vous  conti- 
nuerez en  disant  :  «  nous  comprenons  que  la  technique 
spéciale  de  la  psychanalyse  consiste  à  obtenir  de  la 
bouche  même  du  sujet  analysé  la  solution  des  problèmes 
dont  elle  s'occupe.  Or,  reprenons  cet  autre  exemple 
où  l'orateur  de  banquet  invite  l'assemblée  à  «  démolir  » 
{aufstossen)  la  prospérité  du  chef.  Vous  dites  que  dans 
ce  cas  l'intention  perturbatrice  est  une  intention  inju- 
rieuse qui  vient  s'opposer  à  l'intention  respectueuse. 
Mais  ce  n'est  là  que  votre  interprétation  personnelle, 
fondée  sur  des  observations  extérieures  au  lapsus.  Inter- 
rogez donc  l'auteur  de  celui-ci  :  jamais  il  n'avouera  une 
intention  injurieuse  ;  il  la  niera  plutôt,  et  avec  la  der- 
nière énergie.  Pourquoi  n'abandonneriez-vous  pas  votre 
interprétation  indémontrable,  en  présence  de  cette  irré- 
futable protestation  ?  » 

Vous  avez  trouvé  cette  fois  un  argument  qui  porte. 
Je  me  représente  l'orateur  inconnu  ;  il  est  probablement 
assistant  du  chef  honoré,  peut-être  déjà  privat-docent  ;  je 
le  vois  sous  les  traits  d'un  jeune  homme  dont  l'avenir  est 
plein  de  promesses.  Je  vais  lui  demander  avec  insistance 
s'il  n'a  pas  éprouvé  quelque  résistance  à  l'expression  de 
sentiments  respectueux  à  l'égard  de  son  chef.  Mais  me 
voilà  bien  reçu.  11  devient  impatient  et  s'emporte  violem- 
ment :   a  Je  vous  prie   de  cesser  vos   interrogations  ; 


6o  LES  ACTES  xMANQUÉS 

sinon,  je  me  fâche.  Vous  êtes  capable  par  vos  soupçons 
de  gâter  toute  ma  carrière.  J'ai  dit  tout  simplement  anfs- 
tossen  (démolir),  au  lieu  de  anstossen  (trinquer),  parce 
que  j'avais  déjà,  dans  la  même  phrase,  employé  à  deux 
reprises  la  préposition  aw/*.  C'est  ce  que  Meringer  appelle 
Nach-Klang,  et  il  n'y  a  pas  à  chercher  d'autre  interpré- 
tation. M'avez-vous  compris  ?  Que  cela  vous  suffise  !  » 
Hum  1  La  réaction  est  bien  violente,  la  dénégation  par 
trop  énergique.  Je  vois  qu'il  n'y  a  rien  à  tirer  du  jeune 
homme,  mais  je  pense  aussi  qu'il  est  personnellement  fort 
intéressé  à  ce  qu'on  ne  trouve  aucun  sens  à  son  acte 
manqué.  Vous  penserez  peut-être  qu'il  a  tort  de  se  mon- 
trer aussi  grossier  à  propos  d'une  recherche  purement 
théorique,  mais  enfin,  ajouterez-vous,  il  doit  bien  savoir 
ce  qu'il  voulait  ou  ne  voulait  pas  dire 

Vraiment?  C'est  ce  qu'il  faudrait  encore  savoir. 

Mais  cette  fois  vous  croyez  me  tenir.  Voilà  donc  votre 
technique,  vous  entends-je  dire.  Lorsqu'une  personne 
ayant  commis  un  lapsus  dit  à  ce  propos  quelque  chose 
qui  vous  convient,  vous  déclarez  qu'elle  est  la  suprême 
et  décisive  autorité  :  «  il  le  dit  bien  lui-même  I  »  Mais  si 
ce  que  dit  la  personne  interrogée  ne  vous  convient  pas, 
vous  prétendez  aussitôt  que  son  explication  n'a  aucune 
valeur,  qu'il  n'y  a  pas  à  y  ajouter  foi. 

Ceci  est  dans  l'ordre  des  choses.  Mais  je  puis  vous  pré- 
senter un  cas  analogue  où  les  choses  se  passent  d'une 
façon  tout  aussi  extraordinaire.  Lorsqu'un  prévenu  avoue 
son  délit,  le  juge  croit  à  son  aveu  ;  mais  lorsqu'il  le  nie, 
le  juge  ne  le  croit  pas.  S'il  en  était  autrement,  l'admi- 
nistration de  la  justice  ne  serait  pas  possible  et,  malgré 
des  erreurs  éventuelles,  on  est  bien  obligé  d'accepter  ce 
système. 

Mais  êtes-vous  juges,  et  celui  qui  a  commis  un  lapsus 
apparaîtrait- il  devant  vous  en  prévenu  ?  Le  lapsus  serait- 
ii  uu  délit '-^ 

Peut-être  ne  devons-nous  pas  repousser  même  cette 
comparaison.  Mais  voyez  les  profondes  différences  qui  se 
révèlent  dès  qu'on  approfondit  tant  soit  peu  les  problè- 
mes en  apparence  si  anodins  que  soulèvent  les  actes 
manques.  Difterences  que  nous  ne  savons  encore  sup- 
primer. Je  vous  propose  un  compromis  provisoire  fondé 
précisément  sur  cette  comparaison  avec  le  juge  et  avec 


LES  ACTES  MANQUES  6l 

le  prévenu.  Vous  devez  m'accorder  que  le  sens  d'un  acte 
manqué  n'admet  pas  le  moindre  doute  lorsqu'il  est 
donné  par  l'analysé  lui-même.  Je  vous  accorderai,  en 
revanche,  que  la  preuve  directe  du  sens  soupçonné  est 
impossible  à  obtenir  lorsque  l'analysé  refuse  tout  ren- 
seignement ou  lorsqu'il  n'est  pas  là  pour  nous  rensei- 
gner. Nous  en  sommes  alors  réduits,  comme  dans  le  cas 
d'une  enquête  judiciaire,  à  nous  contenter  d'indices  qui 
rendront  notre  décision  plus  ou  moins  invraisemblable, 
selon  les  circonstances.  Pour  des  raisons  pratiques,  le 
tribunal  doit  déclarer  un  prévenu  coupable,  alors  même 
qu'il  ne  possède  que  des  preuves  présumées.  Cette  néces- 
sité n'existe  pas  pour  nous  ;  mais  nous  ne  devons  pas 
non  plus  renoncer  à  l'utilisation  de  pareils  indices.  Ce 
serait  une  erreur  de  croire  qu'une  science  ne  se  com- 
pose que  de  thèses  rigoureusement  démontrées,  et  on 
aurait  tort  de  l'exiger.  Une  pareille  exigence  est  le  fait 
de  tempéraments  ayant  besoin  d'autorité,  cherchant  à 
remplacer  le  catéchisme  religieux  par  un  autre,  fùt-il 
scientifique.  Le  catéchisme  de  la  science  ne  renferme 
que  peu  de  propositions  apodictiques  ;  la  plupart  de  ses 
affirmations  présentent  seulement  certains  degrés  de 
probabilité.  C'est  précisément  le  propre  de  l'esprit  scien- 
tifique de  savoir  se  contenter  de  ces  approximations  de 
la  certitude  et  de  pouvoir  continuer  le  travail  construc- 
tif,  malgré  le  manque  de  preuves  dernières. 

Mais,  dans  les  cas  où  nous  ne  tenons  pas  de  la  bouche 
même  de  l'analysé  des  renseignements  sur  le  sens  de 
l'acte  manqué,  où  trouvons-nous  des  points  d'appui  pour 
nos  interprétations  et  des  indices  pour  notre  démonstra- 
tion? Ces  points  d'appui  et  ces  indices  nous  viennent  de 
plusieurs  sources.  Ils  nous  sont  fournis  d'abord  par  la 
comparaison  analogique  avec  des  phénomènes  ne  se  rat- 
tachant pas  à  des  actes  manques,  comme  lorsque  nous 
constatons,  par  exemple,  que  la  déformation  d'un  nom, 
en  tant  qu'acte  manqué,  a  le  même  sens  injurieux  que 
celui  qu'aurait  une  déformation  intentionnelle.  Mais  point 
d'appui  et  indices  nous  sont  encore  fournis  par  la  situa- 
tion psychique  dans  laquelle  se  produit  l'acte  manqué, 
par  la  connaissance  que  nous  avons  du  caractère  de  la 
personne  qui  accomplit  cet  acte,  par  les  impressions  que 
cette  personne   pouvait  avoir  avant  l'acte  et  contre  les- 

Fkeud.  a 


02  LES  ACTES  MANQUES 

quelles  elle  réagit  peut-être  par  celui-ci.  Les  choses  se 
passent  généralement  de  telle  sorte  que  nous  formulons 
d'abord  une  interprétation  de  l'acte  manqué  d'après  des 
principes  généraux.  Ce  que  nous  obtenons  ainsi  n'est 
qu'une  présomption,  un  projet  d'interprétation  dont  nous 
cherchons  la  confirmation  dans  l'examen  de  la  situation 
psychique.  Quelquefois  nous  sommes  obligés,  pour  obte- 
nir la  confirmation  de  notre  présomption,  d'attendre  cer- 
tains événements  qui  nous  sont  comme  annoncés  par 
l'acte  manqué. 

Il  ne  me  sera  pas  facile  de  vous  donner  les  preuves  de 
ce  que  j'avance  tant  que  je  resterai  confiné  dans  le  do- 
maine des  lapsus,  bien  qu'on  puisse  également  trouver 
ici  quelques  bons  exemples.  Le  jeune  homme  qui,  dési- 
rant accompagner  une  dame,  s'ofiVe  de  la  herjleitdigpM 
(association  des  mots  berjUitciiy  accompagner,  et  heleidi- 
(jerty  manquer  de  respect)  est  certainement  un  timide  ;  la 
dame  dont  le  mari  doit  manger  et  boire  ce  qu'elle  veut 
est  certainement  une  de  ces  femmes  énergiques  (et  je  la 
connais  comme  telle)  qui  savent  commander  dans  leur 
maison.  Ou  prenons  encore  le  cas  suivant:  dans  une 
réunion  générale  de  l'association  «  Goncordia  »,  un 
jeune  membre  prononce  un  violent  discours  d'opposition 
au  cours  duquel  il  interpelle  la  direction  de  l'association, 
en  s'adressant  aux  membres  du  comité  des  prêts  (Vor- 
schiiss),  au  lieu  de  dire  membres  du  «  conseil  de  direction  » 
(  F(?rstand)  ou  du  «  comité  »  (Anssc/iitss).  11  a  donc  formé  son 
mot  Vorschuss,  en  combinant,  sans  s'en  rendre  compte, 
les  mots  YoR-statid  et  Aus-sc/iuss.  On  peut  présumer  que 
son  opposition  s'était  heurtée  à  une  tendance  perturba- 
trice, en  rapport  possible  avec  une  alfaire  de  prêt.  Et 
nous  avons  appris  en  eflet  que  notre  orateur  avait  des 
besoins  d'argent  constants  et  qu'il  venait  de  faire  une 
nouvelle  demande  de  prêt.  On  peut  donc  voir  la  cause 
de  l'intention  perturbatrice  dans  l'idée  suivante  :  tu  ferais 
bien  d'être  modéré  dans  ton  opposition,  car  tu  t'adresses 
à  des  gens  pouvant  t'accorder  ou  te  refuser  le  prêt  que 
tu  demandes. 

Je  pourrai  vous  produire  un  nombreux  choix  de  ces 
preuves-indices  lorsque  j'aurai  abordé  le  vaste  domaine 
des  autres  actes  manques. 

Lorsque  quelqu'un  oublie  ou,  malgré  tous  ses  efforts, 


LES  ACTES  MAXQUi':S  6S 

ne  retient  que  difficilement  un  nom  qui  lui  est  cependant 
familier,  nous  sommes  en  droit  de  supposer  qu'il  éprouve 
quelque  ressentiment  à  l'égard  du  porteur  de  ce  nom, 
ce  qui  fait  qu'il  ne  pense  pas  volontiers  à  lui.  Réfléchis- 
sez aux  révélations  qui  suivent  concernant  la  situation 
psychique  dans  laquelle  s'est  produit  un  de  ces  actes 
manques. 

«  M.  Y...  aimait  sans  réciprocité  une  dame,  laquelle  avait 
fini  par  épouserM.  X...  BienqueM.  Y...  connaisseM.  X.. 
depuis  longtemps  et  se  trouve  même  avec  lui  en  relations 
d'affaires,  il  oublie  constamment  son  nom,  en  sorte  qu'il 
se  trouve  obligé  de  le  demander  à  d'autres  personnes 
toutes  les  fois  qu'il  doit  lui  écrire  ^  » 

11  est  évident  que  M.  Y. . .  ne  veut  rien  savoir  de  son  heu- 
reux rival  :  «  nicht  gedacht  soU  seiner  werden^  I  » 

Ou  encore  :  une  dame  demande  à  son  médecin  des 
nouvelles  d'une  autre  dame  qu'ils  connaissent  tous  deux, 
mais  en  la  désignant  de  son  nom  de  jeune  fille.  Quant 
au  nom  qu'elle  porte  depuis  son  mariage,  elle  l'a  com- 
plètement oublié.  Interrogée  à  ce  sujet,  elle  déclare 
qu'elle  est  très  mécontente  du  mariage  de  son  amie  et  ne 
peut  pas  souffrir  le  mari  de  celle-ci'. 

Nous  aurons  encore  beaucoup  d'autres  choses  à  dire 
sur  l'oubli  de  noms.  Ce  qui  nous  intéresse  principale- 
ment ici,  c'est  la  situation  psychique  dans  laquelle  cet 
oubli  se  produit. 

L'oubli  de  projets  peut  être  rattaché,  d'une  façon  géné- 
rale, à  l'action  d'un  courant  contraire  qui  s'oppose  à 
leur  réalisation.  Ce  n'est  pas  seulement  là  l'opinion  des 
psychanalystes  ;  c'est  aussi  celle  de  tout  le  monde,  c'est 
l'opinion  que  chacun  professe  dans  la  vie  courante,  mais 
nie  en  théorie.  Le  tuteur,  qui  s'excuse  devant  son  pupille 
d'avoir  oublié  sa  demande,  ne  se  trouve  pas  absous  aux 
yeux  de  celui-ci,  qui  pense  aussitôt  :  il  n'y  a  rien  de  vrai 
dans  ce  que  dit  mon  tuteur;  il  ne  veut  tout  simplement 
pas  tenir  la  promesse  qu'il  m'avait  faite.  C'est  pourquoi 
l'oubli  est  interdit  dans  certaines  circonstances  de  la 
vie,   et  la  différence   entre  la  conception  populaire  et  la 


I.    D'après  G. -G.  Jung. 

a.  Vers  de  H.  Heine  :  «  efTaç'ons-le  de  notre  mémoire  ». 

3.  D'après  A. -A.  Brill. 


éÀ  Lés  actes  manqué^ 

conception  psychanalytique  des  actes  manques  se  trouve 
supprimée.  Figurez-vous  une  maîtresse  de  maison  rece- 
vant son  invité  par  ses  mots  :  «  Comment  I  C'est  donc 
aujourd'hui  que  vous  deviez  venir  ?  J'avais  totalement 
oublié  que  je  vous  ai  invité  pour  aujourd'hui.  »  Ou  encore 
figurez-vous  le  cas  du  jeune  homme  obligé  d'avouer  à  la 
jeune  lille  qu'il  aimait  qu'il  avait  oublié  de  se  trouver 
au  dernier  rendez-vous  :  plutôt  que  de  faire  cet  aveu,  il 
inventera  les  obstacles  les  plus  invraisemblables  lesquels, 
après  l'avoir  empêché  d'être  exact  au  rendez-vous,  l'au- 
raient mis  dans  l'impossibilité  de  donner  de  ses  nou- 
velles. Dans  la  vie  militaire,  l'excuse  d'avoir  oublié 
quelque  chose  n'est  pas  prise  en  considération  et  ne  pré- 
munit pas  contre  une  punition  :  c'est  un  lait  que  nous  con- 
naissons tous  et  que  nous  trouvons  pleinement  justifié, 
parce  que  nous  reconnaissons  que  dans  les  conditions 
de  la  vie  militaire  certains  actes  manques  ont  un  sens  et 
que  dans  la  plupart  des  cas  nous  savons  qviel  est  ce  sens. 
Pourquoi  n'est-ori  pas  assez  logique  pour  étendre  la 
même  manière  de  voir  aux  autres  actes  manques,  pour 
s'en  réclamer  franchement  et  sans  restrictions  ?  Il  y  a 
naturellement  à  cela  aussi  une  réponse. 

Si  le  sens  que  présente  l'oubli  de  projets  n'est  pas 
douteux,  même  pour  les  profanes,  vous  serez  d'autant 
moins  surpris  de  constater  que  les  poètes  utilisent  cet 
acte  manqué  dans  la  même  intention.  Ceux  d'entre  vous 
qui  ont  vu  jouer  ou  ont  lu  César  et  Cléopâtre,  de 
B.  Shaw^,  se  rappellent  sans  doute  la  dernière  scène  où 
César,  sur  le  point  de  partir,  est  obsédé  par  l'idée  d'un 
projet  qu'il  avait  conçu,  mais  dont  il  ne  pouvait  plus  se 
souvenir.  Nous  apprenons  finalement  que  ce  projet  con- 
sistait à  faire  ses  adieux  à  Cléopâtre.  Par  ce  petit  artifice, 
le  poète  veut  attribuer  au  grand  César  une  supériorité 
qu'il  ne  possédait  pas  et  à  laquelle  il  ne  prétendait  pas. 
Vous  savez  d'après  les  sources  historiques  que  César 
avait  fait  venir  Cléopâtre  à  Rome  et  qu'elle  y  demeurait 
avec  son  petit  Césarion  jusqu'à  l'assassinat  de  César,  à 
la  suite  duquel  elle  avait  fui  la  ville. 

Les  cas  d'oublis  de  projets  sont  en  général  tellement 
clairs  que  nous  ne  pouvons  guère  les  utiliser  en  vue  du 
but  que  nous  poursuivons  et  qui  consiste  à  déduire  de  la 
situation  psychique  des  indices  relatifs  au  sens  de  l'acte 


LES  ACTES  MANQUES  65 

manqué.  Aussi  nous  adresserons-nous  à  un  acte  qui 
manque  particulièrement  de  clarté  et  n'est  rien  moins 
qu'univoque  :  la  perte  d'objets  et  l'impossibilité  de 
retrouver  des  objets  rangés.  Que  notre  intention  joue  un 
certain  rôle  dans  la  perte  d'objets,  accident  que  nous 
ressentons  souvent  si  douloureusement,  c'est  ce  qui  vous 
paraîtra  invraisemblable.  Mais  il  existe  de  nombreuses 
observations  dans  le  genre  de  celle-ci  :  un  jeune  homme 
perd  un  crayon  auquel  il  tenait  beaucoup  ;  or,  il  avait 
reçu  la  veille  de  son  beau-frère  une  lettre  qui  se  termi- 
nait par  ces  mots  :  «  Je  n'ai  d'ailleurs  ni  le  temps  ni 
l'envie  d'encourager  ta  légèreté  et  ta  paresse  ^  »  Le  crayon 
était  précisément  un  cadeau  de  ce  beau-frère.  Sans  cette 
coïncidence,  nous  ne  pourrions  naturellement  pas  affir- 
mer que  l'intention  de  se  débarrasser  de  l'objet  ait  joué 
un  rôle  dans  la  perte  de  celui-ci.  Les  cas  de  ce  genre 
sont  très  fréquents.  On  perd  des  objets  lorsqu'on  s'est 
brouillé  avec  ceux  qui  les  ont  donnés  et  qu'on  ne  veut 
plus  penser  à  eux.  Ou,  encore,  on  perd  des  objets  lors- 
qu'on n'y  tient  plus  et  qu'on  veut  les  remplacer  par 
d'autres,^  meilleurs.  A  la  même  attitude  à  l'égard  d'un 
objet  répond  naturellement  le  fait  de  le  laisser  tomber, 
de  le  casser,  de  le  briser.  Est-ce  un  simple  hasard  lors- 
qu'un écolier  perd,  détruit,  casse  ses  objets  d'usage  cou- 
rant, tels  que  son  sac  et  sa  montre  par  exemple,  juste  la 
veille  du  jour  anniversaire  de  sa  naissance? 

Celui  qui  s'est  souvent  trouvé  dans  le  cas  pénible  de 
ne  pas  pouvoir  retrouver  un  objet  qu'il  avait  lui-même 
rangé  ne  voudra  pas  croire  qu'une  intention  quelconque 
préside  à  cet  accident.  Et,  pourtant,  les  cas  ne  sont  pas 
rares  où  les  circonstances  accompagnant  un  oubli  de  ce 
genre  révèlent  une  tendance  à  écarter  provisoirement 
ou  d'une  façon  durable  l'objet  dont  il  s'agit.  Je  cite  un 
de  ces  cas  qui  est  peut-être  le  plus  beau  de  tous  ceux 
connus  ou  publiés  jusqu'à  ce  jour  : 

Un  homme  encore  jeune  me  raconte  que  des  malen- 
tendus s'étaient  élevés  il  y  a  quelques  années  dans  son 
ménage  :  «  Je  trouvais,  me  disait-il,  ma  femme  trop 
froide,  et  nous  vivions  côte  à  côte,  sans  tendresse,  ce  qui 
ne  m'empêchait  d'ailleurs  pas  de  reconnaître  ses  excel- 

l.   D'après  B.  DaUnçri 


66  LES  ACTES  MANQUES 

lentes  qualités.  Un  jour,  revenant  d'une  promenade,  elle 
m'apporta  un  livre  qu'elle  avait  acheté,  parce  qu'elle 
croj^ait  qu'il  m'intéresserait.  Je  la  remerciai  de  son 
«  attention  »  et  lui  promis  de  lire  le  livre  que  je  mis  de 
côté.  Mais  il  arriva  que  j'oubliai  aussitôt  l'endroit  où  je 
l'avais  rangé.  Des  mois  se  sont  passés  pendant  lesquels, 
me  souvenant  à  plusieurs  reprises  du  livre  disparu, 
j'avais  essayé  de  découvrir  sa  place,  sans  jamais  y  par- 
venir. Six  mois  environ  plus  tard,  ma  mère  que  j'aimais 
beaucoup  tombe  malade,  et  ma  femme  quitte  aussitôt  la 
maison  pour  aller  la  soigner.  L'état  de  la  malade  devient 
grave,  ce  qui  fut  pour  ma  femme  l'occasion  de  révéler 
ses  meilleures  qualités.  Un  soir,  je  rentre  à  la  maison  en- 
chanté de  ma  femme  et  plein  de  reconnaissance  à  son 
égard  pour  tout  ce  qu'elle  a  fait.  Je  m'approche  de  mon 
bureau,  j'ouvre  sans  aucune  intention  définie,  mais  avec 
une  assurance  toute  somnambulique,  un  certain  tiroir, 
et  la  première  chose  qui  me  tombe  sous  les  yeux  est  le 
/livre  égaré,  resté  si  longtemps  introuvable.  » 

Le  motif  disparu,  l'objet  cesse  d'être  introuvable. 

Je  pourrais  multiplier  à  l'infini  les  exemples  de  ce 
genre,  mais  je  ne  le  ferai  pas.  Dans  ma  Psychologie  de 
lu  vie  quotidienne  (en  allemand,  première  édition,  1901), 
vous  trouverez  une  abondante  casuistique  pour  servir 
à  l'étude  des  actes  manques^  De  tous  ces  exemples,  se 
dégage  une  seule  et  même  conclusion  :  les  actes  man- 
ques ont  un  sens  et  indiquent  les  moyens  de  dégager  ce* 
sens,  d'après  les  circonstances  qui  accompagnent  l'acte. 
Je  serai  aujourd'hui  plus  bref,  car  nous  avons  seulement 
l'intention  de  tirer  de  cette  étude  les  éléments  d'une  pré- 
paration à  la  psychanalyse.  Aussi  ne  vous  parlerai-je 
encore  que  de  deux  groupes  d'observations  •  des  obser- 
vations relatives  aux  actes  manques  accumulés  et  com- 
binés, et  de  celles  concernant  la  confirmation  de  nos 
interprétations  par  des  événements  survenant  ultérieu- 
rement. 

Les  actes  manques  accumulés  et  combinés  constituent 
certainement  la  plus  belle  floraison  de  leur  espèce.  S'il 
s'était  seulement  agi  de  montrer  que  les  actes  manques 


I.   De   même   dans  les  collections  de  A.    INJaeder  (en  français),  A. -A.  Brill 
(en  anglais),  E.  Jones  (en  anjjlais),  J.  Stàrke  (en  liollandiiis),  etc. 


LES  ACTES  MANQUES  67 

peuvent  avoir  un  sens,  nous  nous  serions  bornés  dès 
le  début  à  ne  nous  occuper  que  de  ceux-là,  car  leur 
sens  est  tellement  évident  qu'il  s'impose  à  la  fois  à  l'in- 
telligence la  plus  obtuse  et  à  l'esprit  le  plus  critique. 
L'accumulation  des  manifestations  révèle  une  persévé- 
rance qu'il  est  dilTicile  d'attribuer  au  hasard,  mais  qui 
cadre  bien  avec  l'hypothèse  d'un  dessein.  Enfin,  le  rem- 
placement de  certains  actes  manques  par  d'autres  nous 
montre  que  l'important  et  Tessentiel  dans  ceux-ci  ne  doit 
être  cherché  ni  dans  la  forme,  ni  dans  les  moyens  dont 
ils  se  servent,  mais  bien  dans  l'intention  à  laquelle  ils 
servent  eux-mêmes  et  qui  peut  être  réalisée  par  les 
moyens  les  plus  variés.  Je  vais  vous  citer  un  cas  d'oubli 
à  répétition  :  E.  Jones  raconte  que,  pour  des  raisons 
qu'il  ignore,  il  avait  une  fois  laissé  sur  son  bureau  pen- 
dant quelques  jours  une  lettre  qu'il  avait  écrite.  Un  jour 
il  se  décide  à  l'expédier,  mais  elle  lui  est  renvoyée  par 
le  «  dead  letter  office  »  (service  des  lettres  tombées  au 
rebut),  parce  qu'il  avait  oublié  d'écrire  l'adresse.  Ayant 
réparé  cet  oubli,  il  remet  la  lettre  à  la  poste,  mais  cette 
fois  sans  avoir  mis  un  timbre.  Et  c'est  alors  qu'il  est 
obligé  de  s'avouer  qu'au  fond  il  ne  tenait  pas  du  tout  à 
expédier  la  lettre  en  question. 

Dans  un  autre  cas,  nous  avons  une  combinaison  d'une 
appropriation  erronée  d'un  objet  et  de  l'impossibilité  de 
le  retrouver.  Une  dame  fait  un  voyage  à  Rome  avec  son 
beau-frère,  peintre  célèbre.  Le  visiteur  est  très  fêté  par 
les  Allemands  habitant  Rome  et  reçoit,  entre  autres  ca- 
deaux, une  médaille  antique  en  or.  La  dame  constate 
avec  peine  que  son  beau-frère  ne  sait  pas  apprécier  cette 
belle  pièce  à  sa  valeur.  Sa  sœur  étant  venue  la  rem- 
placer à  Rome,  elle  rentre  chez  elle  et  constate,  en  défai- 
sant sa  malle,  qu'elle  avait  emporté  la  médaille,  sans 
savoir  comment.  Elle  en  informe  aussitôt  son  beau-frère 
et  lui  annonce  qu'elle  renverrait  la  médaille  à  Rome  le 
lendemain  même.  Mais  le  lendemain  la  médaille  était  si 
bien  rangée  qu'elle  était  devenue  introuvable  ;  donc 
impossible  de  l'expédier.  Et  c'est  alors  que  la  dame  a  eu 
l'intuition  de  ce  que  signifiait  sa  «  distraction  »  :  elle 
signifiait  le  désir  de  garder  la  belle  pièce  pour  elle. 

Je  vous  ai  déjà  cité  plus  haut  un  exemple  de  combinai- 
son d'un  oubli  et  d'une  erreur  :  il  s'agissait  de  quelqu'un 


68  LES  ACTES  MANQUES 

qui,  ayant  oublié  un  rendez-vous  une  première  fois,  et 
bien  décidé  à  ne  pas  l'oublier  la  fois  suivante,  se  pré- 
sente cependant  au  deuxième  rendez-vous  à  une  heure 
autre  que  l'heure  fixée.  Un  de  mes  amis,  qui  s'occupe  à 
la  fois  de  sciences  et  de  littérature,  m'a  raconté  un  cas 
tout  à  fait  analogue  emprunté  à  sa  vie  personnelle. 
«  J'avais  accepté,  il  y  a  quelques  années,  me  disait-il, 
une  fonction  dans  le  comité  d'une  certaine  association 
littéraire,  parce  que  je  pensais  que  l'association  pourrait 
m'aider  un  jour  à  faire  jouer  un  de  mes  drames.  Tous 
les  vendredis  j'assistais,  sans  grand  intérêt  d'ailleurs, 
aux  séances  du  comité.  11  y  a  quelques  mois,  je  reçois 
l'assurance  que  je  serais  joué  au  théâtre  de  F...,  et  à  partir 
de  ce  moment  ]' oublie  régulièrement  de  me  rendre  aux 
dites  séances.  Mais  après  avoir  lu  ce  que  vous  avez  écrit 
sur  ces  choses,  j'eus  honte  de  mon  procédé  et  me  dis 
avec  reproche  que  ce  n'était  pas  bien  de  ma  part  de 
manquer  aux  séances,  dès  l'instant  où  je  n'avais  plus 
besoin  de  l'aide  sur  laquelle  j'avais  compté.  Je  pris  donc  la 
décision  de  ne  pasy  manquer  le  vendredi  suivant.  J'y  pen- 
sais tout  le  temps,  jusqu'au  jour  où  je  me  suis  trouvé 
devant  la  porte  de  la  salle  des  séances.  Quel  ne  fut  pas 
mon  étonnement  de  la  trouver  close,  la  séance  ayant 
déjà  eu  lieu  la  veille  I  Je  m'étais  en  effet  trompé  de  jour 
et  présenté  un  samedi.  » 

Il  serait  très  tentant  de  réunir  d'autres  observations 
du  même  genre,  mais  je  passe.  Je  vais  plutôt  vous  pré- 
senter quelques  cas  appartenant  à  un  autre  groupe,  à 
celui  notamment  où  notre  interprétation  doit,  pour  trouver 
une  confirmation,  attendre  les  événements  ultérieurs. 

Il  va  sans  dire  que  la  condition  essentielle  de  ces  cas 
consiste  en  ce  que  la  situation  psychique  actuelle  nous 
est  inconnue  ou  est  inaccessible  à  nos  investigations. 
Notre  interprétation  possède  alors  la  valeur  d'une  simple 
présomption  à  laquelle  nous  n'attachons  pas  grande 
importance.  Mais  un  fait  survient  plus  tard  qui  montre 
que  notre  première  interprétation  était  justifiée.  Je  fus 
un  jour  invité  chez  un  jeune  couple  et,  au  cours  de  ma 
visite,  la  jeune  femme  m'a  raconté  en  riant  que  le  lende- 
main de  son  retour  du  voyage  de  noces  elle  était  allée 
voir  sa  sœur  qui  n'est  pas  mariée,  pour  l'emmener, 
comme  jadis,  faire  des  achats,  tandis  que  le  jeune  mari 


LES  ACTES  MANQUES  69 

était  parti  à  ses  affaires.  Tout  à  coup,  elle  aperçoit  de 
l'autre  côté  de  la  rue  un  monsieur  et  dit,  un  peu  inter- 
loquée, à  sa  sœur  :  «  Regarde,  voici  M.  L...  »  Elle  ne 
s'était  pas  rendu  compte  que  ce  monsieur  n'était  autre 
que  son  mari  depuis  quelques  semaines.  Ce  récit  m'avait 
laissé  une  impression  pénible,  mais  je  ne  voulais  pas  me 
fier  à  la  conclusion  qu'il  me  semblait  impliquer.  Ce  n'est 
qu'au  bout  de  plusieurs  années  que  cette  petite  histoire 
m'était  revenue  à  la  mémoire  :  j'avais  en  effet  appris 
alors  que  le  mariage  de  mes  jeunes  gens  avait  eu  une 
issue  désastreuse. 

A.  Maeder  rapporte  le  cas  d'une  dame  qui,  la  veille  de 
son  mariage,  avait  oublié  d'aller  essayer  sa  robe  de 
mariée  et  ne  s'en  est  souvenue,  au  grand  désespoir  de 
sa  couturière,  que  tard  dans  la  soirée.  Il  voit  un  rapport 
entre  cet  oubli  et  le  divorce  qui  avait  suivi  de  près  le 
mariage.  —  Je  connais  une  dame,  aujourd'hui  divorcée, 
à  laquelle  il  était  souvent  arrivé,  longtemps  avant  le 
divorce,  de  signer  de  son  nom  déjeune  fille  des  docu- 
ments se  rapportant  à  l'administration  de  ses  biens.  — 
Je  connais  des  cas  d'autres  femmes  qui,  au  cours  de 
leur  voyage  de  noces,  avaient  perdu  leur  alliance,  acci- 
dent auquel  les  événements  ultérieurs  ont  conféré  une 
signification  non  équivoque.  On  raconte  le  cas  d'un 
célèbre  chimiste  allemand  dont  le  mariage  n'a  pu  avoir 
lieu,  parce  qu'il  avait  oublié  l'heure  de  la  cérémonie  et 
qu'au  lieu  de  se  rendre  à  l'église  il  s'était  rendu  au  labo- 
ratoire. Il  a  été  assez  avisé  pour  s'en  tenir  à  cette  seule 
tentative  et  mourut  très  vieux,  en  célibataire. 

Vous  êtes  sans  doute  tentés  de  penser  que,  dans  tous 
ces  cas,  les  actes  manques  remplacent  les  omina  ou  pré- 
monitions des  anciens.  Et,  en  effet,  certains  omina 
n'étaient  que  des  actes  manques,  comme  lorsque  quel- 
qu'un trébuchait  ou  tombait.  D'autres  avaient  toutefois 
les  caractères  d'un  événement  objectif,  et  non  ceux  d'un 
acte  subjectif.  Mais  vous  ne  vous  figurez  pas  à  quel  point 
il  est  parfois  difficile  de  discerner  si  un  événement 
donné  appartient  à  l'une  ou  à  l'autre  de  ces  catégories. 
L'acte  s'entend  souvent  à  revêtir  le  masque  d'un  événe- 
ment passif. 

Tous  ceux  d'entre  vous  qui  ont  derrière  eux  une  expé- 
rience suffisamment  longue  se  diront  peut-être  qu'ils  se 


•jo  LES  ACTES  MANQUES 

seraient  épargné  beaucoup  de  déceptions  et  de  doulou- 
reuses surprises  s'ils  avaient  eu  le  courage  et  la  déci- 
sion d'interpréter  les  actes  manques  qui  se  produisent 
dans  les  relations  inter-humaines  comme  des  signes  pré- 
monitoires, e1  de  les  utiliser  comme  indices  d'intentions 
encore  secrètes.  Le  plus  souvent,  on  n'ose  pas  le  faire  ; 
on  craint  d'avoir  l'air  de  retourner  à  la  superstition,  en 
passant  par-dessus  la  science.  Tous  les  présages  ne  se 
réalisent  d'ailleurs  pas  et,  quand  vous  connaîtrez  mieux 
nos  théories,  vous  comprendrez  qu'il  n'est  pas  nécessaire 
qu'ils  se  réalisent  tous. 


CHAPITRE  TV 

LES  ACTES  MANQUES 
(Fin.) 


Les  actes  manques  ont  un  sens  :  telle  est  la  conclusion 
que  nous  devons  admettre  comme  se  dégageant  de  l'ana- 
lyse qui  précède  et  poser  à  la  base  de  nos  recherches 
ultérieures.  Disons-le  une  fois  de  plus  :  nous  n'affirmons 
pas  (et  vu  le  but  que  nous  poursuivons,  pareille  affirma- 
tion n'est  pas  nécessaire)  que  tout  acte  manqué  soit 
significatif,  bien  que  je  considère  la  chose  comme  pro- 
bable. Il  nous  suffit  de  constater  ce  sens  avec  une  fré- 
quence relative,  dans  les  différentes  formes  d'actes 
manques.  11  y  a  d'ailleurs,  sous  ce  rapport,  des  diffé- 
rences d'une  forme  à  l'autre.  Les  lapsus,  les  erreurs 
d'écriture,  etc.,  peuvent  avoir  une  base  purement  phy- 
siologique, ce  qui  me  paraît  peu  probable  dans  les  diffé- 
rentes variétés  de  cas  d'oubli  (oubli  de  noms  et  de 
projets,  impossibilité  de  retrouver  les  objets  préalable- 
ment rangés,  etc.),  tandis  qu'il  existe  des  cas  de  perte 
où  aucune  intention  n'intervient  probablement,  et  je  crois 
devoir  ajouter  que  les  erreurs  qui  se  commettent  dans  la 
vie  ne  peuvent  être  jugées  d'après  nos  points  de  vue  que 
dans  une  certaine  mesure.  Vous  voudrez  bien  tenir  ces 
limitations  présentes  à  l'esprit,  notre  point  de  départ 
devant  être  désormais  que  les  actes  manques  sont  des 
actes  psychiques  résultant  de  l'interférence  de  deux 
intentions. 

C'est  là  le  premier  résultat  de  la  psychanalyse.  La 
psychologie  n'avait  jamais  soupçonné  ces  interférences 
ni  les  phénomènes  qui  en  découlent.  Nous  avons  consi- 
dérablement agrandi  l'étendue  du  monde  psychique  et 
nous  avons  conquis  à  la  psychologie  des  phénomènes 
qui  auparavant  n'en  faisaient  pas  partie. 


72  LES  ACTES  MANQUES 

Arrêtons-nous  un  instant  encore  à  l'affirmation  que 
les  actes  manques  sont  des  «  actes  psychiques  ».  Par 
cette  affirmation  postulons-nous  seulement  que  les  actes 
psychiques  ont  un  sens,  ou  implique-t-elle  quelque  chose 
de  plus?  Je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  lieu  d'élargir  sa  portée. 
Tout  ce  qui  peut  être  observé  dans  la  vie  psychique  sera 
éventuellement  désigné  sous  le  nom  de  phénomène 
psychique.  Il  s'agira  seulement  de  savoir  si  telle  mani- 
festation psychique  donnée  est  TefTet  direct  d'influences 
somatiques,  organiques,  corporelles,  auquel  cas  elle 
échappe  à  la  recherche  psychologique,  ou  si  elle  a  pour 
antécédents  immédiats  d'autres  processus  psychiques 
au  delà  desquels  commence  quelque  part  la  série  des 
influences  organiques.  C'est  à  cette  dernière  éventualité 
que  nous  pensons  lorsque  nous  qualifions  un  phéno- 
mène de  processus  psychique,  et  c'est  pourquoi  il  est 
plus  rationnel  de  donner  à  notre  proposition  la  forme 
suivante  :  le  phénomène  est  significatif,  il  possède  un 
sens,  c'est-à-dire  qu'il  révèle  une  intention,  une  tendance 
et  occupe  une  certaine  place  dans  une  série  de  rapports 
psychiques. 

Il  y  a  beaucoup  d'autres  phénomènes  qui  se  rappro- 
chent des  actes  manques,  mais  auxquels  ce  nom  ne 
convient  pas.  Nous  les  appelons  actes  accidentels  ou 
symptomatiques.  Ils  ont  également  tous  les  caractères 
d'un  acte  non  motivé,  insignifiant,  dépourvu  d'impor- 
tance, et  surtout  superflu.  Mais  ce  qui  les  distingue  des 
actes  manques  proprement  dits,  c'est  l'absence  d'une 
intention  hostile  et  perturbatrice  venant  contrarier  une 
intention  primitive.  Ils  se  confondent,  d'autre  part,  avec 
les  gestes  et  mouvements  servant  à  l'expression  des 
émotions.  Font  partie  de  cette  catégorie  d'actes  man- 
ques toutes  les  manipulations,  en  apparence  sans  but, 
que  nous  faisons  subir,  comme  en  nous  jouant,  à  nos 
vêtements,  à  telles  ou  telles  parties  de  notre  corps,  à  des 
objets  à  portée  de  notre  main  ;  les  mélodies  que  nous 
chantonnons  appartiennent  à  la  même  catégorie  d'actes, 
qui  sont  en  général  caractérisés  par  le  fait  que  nous  les 
suspendons,  comme  nous  les  avons  commencés,  sans 
motifs  apparents.  Or,  je  n'hésite  pas  à  affirmer  que  tous 
ces  phénomènes  sont  significatifs  et  se  laissent  inter- 
préter de  la  même  manière  que  les  actes  manques,  qu'ils 


LES  ACTES  MANQUES  73 

constituent  de  petits  signes  révélateurs  d'autres  processus 
psychiques,  plus  importants,  qu'ils  sont  des  actes 
psychiques  au  sens  complet  du  mot.  Mais  je  n'ai  pas 
l'intention  de  m'attarder  à  cet  agrandissement  du 
domaine  des  phénomènes  psychiques  :  je  préfère  reprendre 
l'analyse  des  actes  manques  qui  posent  devant  nous  avec 
toute  la  netteté  désirable  les  questions  les  plus  impor- 
tantes de  la  psychanalyse. 

Les  questions  les  plus  intéressantes  que  nous  av-ons 
formulées  à  propos  des  actes  manques,  et  auxquelles 
nous  n'avons  pas  encore  fourni  de  réponse,  sont  les  sui- 
vantes :  nous  avons  dit  que  les  actes  manques  résultent 
de  l'interférence  de  deux  intentions  différentes,  dont  l'une 
peut  être  qualifiée  de  troublée,  l'autre  de  perturbatrice  ; 
or,  si  les  intentions  troublées  ne  soulèvent  aucune  ques- 
tion, il  nous  importe  de  savoir,  en  ce  qui  concerne  les 
intentions  perturbatrices,  en  premier  lieu  quelles  sont 
ces  intentions  qui  s'affirment  comme  susceptibles  d'en 
troubler  d^autres  et,  en  deuxième  lieu,  quels  sont  les 
rapports  existant  entre  les  troublées  et  les  perturba- 
trices. 

Permettez-moi  de  prendre  de  nouveau  le  lapsus  pour 
le  représentant  de  l'espèce  entière  et  de  répondre  d'abord 
à  la  deuxième  de  ces  questions. 

11  peut  y  avoir  entre  les  deux  intentions  un  rapport  de 
contenu,  auquel  cas  l'intention  perturbatrice  contredit 
l'intention  troublée,  la  rectifie  ou  la  complète.  Ou  bien, 
et  alors  le  cas  devient  plus  obscur  et  plus  intéressant,  il 
n'y  a  aucun  rapport  entre  les  contenus  des  deux  tendances. 

Les  cas  que  nous  connaissons  déjà  et  d'autres  ana- 
logues nous  permettent  de  comprendre  sans  peine  le 
premier  de  ces  rapports.  Presque  dans  tous  les  cas  où 
l'on  dit  le  contraire  de  ce  qu'on  veut  dire,  l'intention  per- 
turbatrice exprime  une  opposition  à  l'égard  de  l'inten- 
tion troublée,  et  l'acte  manqué  représente  le  conflit  entre 
ces  deux  tendances  inconciliables.  «  Je  déclare  la  séance 
ouverte,  mais  j'aimerais  mieux  la  clore  »,  tel  est  le  sens 
du  lapsus  commis  parle  président.  Un  journal  politique, 
accusé  de  corruption,  se  défend  dans  un  article  qui 
devait  se  résumer  dans  ces  mots  :  «  Nos  lecteurs  nous 
sont  témoins  que  nous  avons  toujours  défendu  le  bien 
général  de  la  façon  la  plus  désintéressée.  »  Mais  le  rédac- 


74  LES  ACTES  .MANQi:;-S 

teiir  chargé  de  rédiger  celle  défense  écrit:  a  de  la  façon 
la  plus  intéressée  »  Ceci  révèle,  à  mon  avis,  sa  pensée  : 
«  Je  dois  écrire  une  chose,  mais  je  sais  pertinemment  le 
contraire.  »  Un  député  qui  se  propose  de  déclarer  qu'on 
doit  dire  à  l'Empereur  la  vérité  sans  ménage?nents 
(«  rûckhaltlos  ))),  perçoit  tout  à  coup  une  voix  intérieure 
qui  le  met  en  garde  contre  son  audace  et  lui  fait  com- 
mettre un  lapsus  où  les  mots  «  sans  ménagements  » 
(rûckhaltlos)  ^oT\t  remplacés  par  les  mots  «  en  courbant  ^ 
Téchine  »  (rû(:kgratlos)\  — ♦ 

Dans  les  cas  que  vous  connaissez  et  qui  laissent  l'im- 
pression de  contractions  et  d'abréviations,  il  s'agit  de 
rectifications,  d'adjonctions  et  de  co7itinuations  .par 
lesquelles  une  deuxième  tendance  se  fait  jour  à  côté  de 
la  première.  «  Des  choses  se  sont  produites  (fwn  Vors- 
ciïErN  ffekommen);  ie  dirais  volontiers  que  c'étaient  des 
cochonneries  (Schweinereiex)  »  ;  résultat  :  «  sum  Yors- 
CHWEiN  r/e/wmmen  ».  «  Les  gens  qui  comprennent  cela 
peuvent  être  comptés  6'!/r  les  doigts  d'ime  ?nam  ;  mais  non, 
il  n'existe,  à  vrai  dire,  qu  une  seule  personne  qui  com- 
prenne ces  choses  ;  donc,  les  personnes  qui  les  com- 
prennent peuvent  être  comptées  sur  un  seul  doigt.  »  Ou 
encore  :  «  Mon  mari  peut  manger  et  boire  ce  qu'//veut; 
mais,  vous  le  savez  bien,  je  ne  supporte  pas  qu'il  veuille 
quelque  chose  ;  donc  :  il  doit  manger  et  boire  ce  que  je 
veux.  »  Dans  tous  ces  cas,  on  le  voit,  le  lapsus  découle 
du  contenu  même  ^ëï'intelfitioii  troublée  ou  s'y  rattache. 

L'autre  genre  de  rapports  entre  les  deux  intentions 
interférentes  paraît  bizarre.  S'il  n'y  a  aucun  lien  entre 
leurs  contenus,  d'où  vient  l'intention  perturbatrice  et 
comment  se  fait-il  qu'elle  manifeste  son  action  troublante 
en  tel  point  précis?  L'observation,  seule  susceptible  de 
fournir  une  réponse  à  cette  question,  permet  de  consta- 
ter que  le  troul3le  provient  d'un  courant  d'idées  qui  avait 
préoccupé  la  personne  en  question  peu  de  temps  aupara- 
vant et  que,  s'il  intervient  dans  le  discours  de  cette 
manière  particulière,  il  aurait  pu  aussi  (ce  qui  n'est  pas 
nécessaire),  y  trouver  une  expr-i'ssion  diftérente.  Il  s'agit 
d'un  véritable  écho,  mais  qui  n'est  pas  toujours  et  néces- 
sairement produit  par  des  mots  prononcés.  Ici  encore  il 

I,  Séuuce  du  Rcichbiuy  iilleniaud,  nov     igoS. 


LES  ACTES  MANQUES  7*^ 

existe  un  lien  associatif  entre  l'élément  troublé  et  l'élé- 
ment perturbateur,  mais  ce  lien,  au  lieu  de  résider  dans 
le  contenu,  est  purement  artificiel  et  sa  formation  résulte 
d'associations  forcées. 

En  voici  un  exemple  très  simple,  que  j'ai  observé  moi- 
même.  Je  rencontre  un  jour  dans  nos  belles  Dolomites 
deux  dames  viennoises,  vêtues  en  touristes.  Nous  faisons 
pendant  quelque  temps  route  ensemble,  et  nous  parlons 
des  plaisirs  et  des  inconvénients  de  la  vie  de  touriste. 
Une  des  dames  reconnaît  que  la  journée  du  touriste  n'est 
pas  exempte  de  désagréments...  «Il est  vrai,  dit  elle,  qu'il 
n'est  pas  du  tout  agréable,  lorsqu'on  a  marché  toute  une 
journée  au  soleil  et  qu'on  a  la  blouse  et  la  chemise 
trempées  de  sueur...  »  A  ces  derniers  mots,  elle  a  une 
petite  hésitation.  Puis  elle  reprend  :  «  Mais  lorsqu'on 
rentre  ensuite  nach  llose^  (au  lieu  de  nachllausey  chez 
soi)  et  qu'on  peut  enfin  se  changer...  »  Nous  n'avons 
pas  encore  analysé  ce  lapsus,  mais  je  ne  pense  pas  que 
cela  soit  nécessaire.  Dans  sa  première  phrase,  la  dame 
avait  l'intention  de  faire  une  énumération  plus  complète  : 
blouse,  chemise,  pantalon  {Flosé).  Pour  des  raisons  de 
convenance,  elle  s'abstient  de  mentionner  ce  dernier 
accessoire  de  toilette,  mais  dans  la  phrase  suivante,  tout 
à  fait  indépendante  par  son  contenu  de  la  première,  le 
mot  Hose,  qui  n'a  pas  été  prononcé  au  moment  voulu, 
apparut  à  titre  de  déformation  du  mot  Hause. 

Nous  pouvons  maintenant  aborder  la  principale  ques- 
tion dont  nous  avons  longtemps  ajourné  l'examen,  à 
savoir  :  quelles  sont  ces  intentions  qui,  se  manifestant 
d'une  façon  si  extraordinaire,  viennent  en  troubler 
d'autres?  11  s'agit  évidemment  d'intentions  très  difle- 
rentes,  mais  dont  nous  voulons  dégager  les  caractères 
communs.  Si  nous  examinons  sous  ce  rapport  une  sé^i^ 
d'exemples,  ceux-ci  se  laissent  aussitôt  ranger  en  trois 
groupes.  Font  partie  du  premier  groupe  les  cas  où  la 
tendance  perturbatrice  est  connue  de  celui  qui  parle  et 
s'est  en  outre  révélée  à  lui  avant  le  lapsus.  Le  deuxième 
groupe  comprend  les  cas  où  la  personne  qui  parle,  tout 
en  reconnaissant  dans  la  tendance  perturbatrice  une  ten- 
dance lui  appartenant,  ne  sait  pas  que   cette    tendance 

I.  Rose  signifie pa/i^u/on« 


7è  LES  ACTES  MANQUAS 

était  déjà  active  en  elle  avant  le  lapsus.  Elle  accepte 
donc  notre  interprétation  de  celui-ci,  mais  ne  peut  pas 
ne  pas  s'en  montrer  étonnée.  Des  exemples  de  cette  atti- 
tude nous  sont  peut-être  fournis  plus  facilement  par  des 
actes  manques  autres  que  les  lapsus.  Le  troisième  groupe 
comprend  des  cas  où  la  personne  intéressée  proteste  avec 
énergie  contre  Finterprétation  qu'on  lui  suggère  :  non 
contente  de  nier  l'existence  de  l'intention  perturbatrice 
avant  le  lapsus,  elle  affirme  que  cette  intention  lui  est 
tout  à  fait  étrangère.  Rappelez-vous  le  toast  du  jeune 
assistant  qui  propose  de  «  démolir  »  la  prospérité  du 
chef,  ainsi  que  la  réponse  dépourvue  d'aménité  que  je 
m'étais  attirée  lorsque  j'ai  mis  sous  les  yeux  de  l'auteur 
de  ce  toast  l'intention  perturbatrice.  Vous  savez  que 
nous  n'avons  pas  encore  réussi  à  nous  mettre  d'accord 
quant  à  la  manière  de  concevoir  ces  cas.  En  ce  qui  me 
concerne,  la  protestation  de  l'assistant,  auteur  du  toast, 
ne  me  trouble  en  aucune  façon  et  ne  m'empêche  pas  de 
maintenir  mon  interprétation,  ce  qui  n'est  peut-être  pas 
votre  cas  :  impressionnés  par  sa  dénégation,  vous  vous 
demandez  sans  doute  si  nous  ne  ferions  pas  bien  de 
renoncer  à  chercher  l'interprétation  de  cas  de  ce  genre 
et  de  les  considérer  comme  des  actes  purement  physio- 
logiques, au  sens  pré-psychanalytique  du  mot.  Je  me 
doute  un  peu  de  la  cause  de  votre  attitude.  Mon  inter- 
prétation implique  que  la  personne  qui  parle  peut  mani- 
fester des  intentions  qu'elle  ignore  elle-même,  mais  que 
je  suis  à  même  de  dégager  d'après  certains  indices.  Et 
vous  hésitez  à  accepter  cette  supposition  si  singulière  et 
grosse  de  conséquences.  Et,  pourtant,  si  vous  voulez 
rester  logiques  dans  votre  conception  des  actes  man- 
ques, fondée  sur  tant  d'exemples,  vous  ne  devez  pas 
hésiter  à  accepter  cette  dernière  supposition,  quelque 
déconcertante  qu'elle  vous  paraisse.  Si  cela  vous  est 
impossible,  il  né  vous  reste  qu'à  renoncer  à  la  com- 
préhension si  péniblement  acquise  des  actes  manques. 

Arrêtons-nous  un  instant  à  ce  qui  unit  les  trois  groupes 
que  nous  venons  d'établir,  à  ce  qui  est  commun  aux 
trois  mécanismes  de  lapsus.  A  ce  propos,  nous  nous 
trouvons  heureusement  en  présence  d'un  fait  qui,  lui, 
est  au-dessus  de  toute  contestation.  Dans  les  deux  pre- 
miers groupes,  la  tendance  perturbatrice   est  reconnue 


LES  ACTES  MA^^OUÉS  77 

par  la  personne  même  qui  parle  ;  en  outre,  dans  le  pre- 
mier de  ces  groupes,  la  tendance  perturbatrice  se  révèle 
immédiatement  avant  le  lapsus.  Mais,  aussi  bien  dans  le 
premier  groupe  que  dans  le  second,  la  tendance  en  ques- 
tion se  trouve  refoulée.  Comme  la  personne  qui  parle  s'est 
décidée  à  ne  pas  la  faire  apparaître  dans  le  discours,  elle 
commet  un  lapsus,  c'est-à-dire  que  la  tendance  refoulée  se 
manifeste  malgré  la  personne,  soit  en  modifiant  l'intention 
avouée,  soit  en  se  confondant  avec  elle,  soit  enfin,  en  pre- 
nant tout  simplement  sa  place.  Tel  est  donc  le  mécanisme 
du  lapsus. 

Mon  point  de  vue  me  permet  d'expliquer  par  le  même 
mécanisme  les  cas  du  troisième  groupe.  Je  n'ai  qu'à 
admettre  que  la  seule  différence  qui  existe  entre  mes 
trois  groupes  consiste  dans  le  degré  de  refoulement 
de  l'inteation  perturbatrice.  Dans  le  premier  groupe, 
cette  intention  existe  et  est  aperçue  de  la  personne  qui 
parle,  avant  sa  manifestation  ;  c'est  alors  que  se  produit 
le  refoulement  dont  l'intention  se  venge  par  le  lapsus. 
Dans  le  deuxième  groupe,  le  refoulement  est  plus  accen- 
tué, et  rintention  n'est  pas  aperçue  avant  le  commence- 
ment du  discours.  Ce  qui  est  étonnant,  c'est  que  ce 
refoulement,  assez  profond,  n'empêche  pas  Tintention  de 
prendre  part  à  la  production  du  lapsus.  Cette  situation 
nous  facilite  siugulièrement  l'explication  de  ce  qui  se 
passe  dans  le  troisième  groupe.  J'irai  même  jusqu'à 
admettre  qu'on  peut  saisir  dans  l'acte  manqué  la  mani- 
festation d'une  tendance,  refoulée  depuis  longtemps, 
depuis  très  longtemps  môme,  de  sorte  que  la  personne 
qui  parle  ne  s'en  rend  nullement  compte  et  est  bien  sin- 
cère lorsqu'elle  en  nie  l'existence.  INIais  même  en  laissant 
de  coté  le  problème  relatif  au  troisième  groupe,  vous  ne 
pouvez  pas  ne  pas  adhérer  à  la  conclusion  qui  découle  de 
l'observation  d'autres  cas,  à  savoir  que  le  refoulement 
d'une  intention  de  dire  quelque  chose  constitue  la  condition 
indispensable  d'un  lapsus. 

Nous  pouvons  dire  maintenant  que  nous  avons  réalisé 
de  nouveaux  progrès  quanta  la  compréhension  des  actes 
manques.  Nous  savons  non  seulement  que  ces  actes  sont 
des  actes  psychiques  ayant  uni  sens  et  marqués  d'une 
intention,  qu'ils  résultent  de' l'interférence  de  deux  inten- 
tions différentes,  mais  aussi  qu'une  de  ces  intentions 
Freud,  5 


7^  LES  ACTES  MANQUES 

doit,  avant  le  discours,  avoir  subi  un  certain  refoulement, 
pour  pouvoir  se  manifester  par  la  perturbation  de 
l'autre.  Elle  doit  être  troublée  elle-même,  avant  de  pou- 
voir devenir  perturbatrice.  Il  va  sans  dire  qu'avec  cela 
nous  n'acquérons  pas  encore  une  explication  complète 
des  phénomènes  que  nous  appelons  actes  manques. 
Nous  voyons  aussitôt  surgir  d'autres  questions,  et  nous 
pressentons  en  général  que  plus  nous  avancerons  dans 
notre  étude,  plus  les  occasions  de  poser  de  nouvelles 
questions  seront  nombreuses.  Nous  pouvons  demander, 
par  exemple,  pourquoi  les  choses  ne  se  passent  pas  beau- 
coup plus  simplement.  Lorsque  quelqu'un  a  l'intention 
de  refouler  une  certaine  tendance,  au  lieu  de  la  laisser 
s'exprimer,  on  devrait  se  trouver  en  présence  de  l'un 
des  deux  cas  suivants  :  ou  le  refoulement  est  obtenu,  et 
alors  rien  ne  doit  apparaître  de  la  tendance  perturba- 
trice ;  ou  bien  le  refoulement  n'est  pas  obtenu,  et  alors 
la  tendance  en  question  doit  s'exprimer  franchement  et 
complètement.  Mais  les  actes  manques  résultent  de  com- 
promis ;  ils  signifient  que  le  refoulement  est  à  moitié 
manqué  et  à  moitié  réussi,  que  l'intention  menacée,  si 
elle  n'est  pas  complètement  supprimée,  est  sufiisamment 
refoulée  pour  ne  pas  pouvoir  se  manifester,  abstraction 
faite  de  certains  cas  isolés,  telle  quelle,  sans  modifications. 
Nous  sommes  en  droit  de  supposer  que  la  production  de 
ces  effets  d'interférence  ou  de  compromis  exige  certaines 
conditions  particulières,  mais  nous  n'avons  pas  la 
moindre  idée  de  la  nature  de  ces  conditions.  Je  ne  crois 
pas  que  même  une  étude  plus  approfondie  des  actes 
manques  nous  aide  à  découvrir  ces  conditions  inconnues. 
Pour  arriver  à  ce  résultat,  il  nous  faudra  plutôt  explorer 
au  préalable  d'autres  régions  obscures  de  la  vie  psy- 
chique ;  seules  les  analogies  que  nous  y  trouverons  nous 
donneront  le  courage  de  formuler  les  hypothèses  suscep- 
tibles de  nous  conduire  à  une  explication  plus  complète 
des  actes  manques.  Mais  il  y  a  autre  chose  :  alors  même 
qu'on  travaille  sur  de  petits  indices,  comme  nous  le 
faisons  ici,  on  s'expose  à  certains  dangers.  Il  existe  une 
maladie  psychique,  appelée  Paranoïa  combinatoirey  dans 
laquelle  les  petits  indices  sont  utilisés  d'une  façon 
illimilée,  et  je  n'affirmerais  pas  que  toutes  les  conclu- 
fi!»  Ds  qui  en  sont  déduites  soient  exactes.  Nous  ne  pou- 


LES  ACTES  MANQUES  ^0 

vons  nous  préserver  contre  ces  dangers  qu'en  donnant 
à  nos  observations  une  base  aussi  large  que  possible, 
que  grâce  à  la  répétition  des  mômes  impressions,  quelle 
que  soit  la  sphère  de  la  vie  psychique  que  nous  explo- 
rions. 

Nous  allons  donc  abandonner  ici  l'analyse  des  actes 
manques.  Je  vais  seulement  vous  recommander  ceci  : 
gardez  dans  votre  mémoire,  à  titre  de  modèle,  la  manière 
dont  nous  avons  traité  ces  phénomènes.  D'après  cette 
m.anière,  vous  pouvez  juger  d'ores  et  déjà  quelles  son* 
les  intentions  de  notre  psychologie.  Nous  ne  voulons  pa? 
seulement  décrire  et  classer  les  phénomènes  ,  nous  vou- 
lons aussi  les  concevoir  comme  étant  des  indices  d'un 
jeu  de  forces  s'accomplissant  dans  l'âme,  comme  la  mani- 
festation de  tendances  ayant  un  but  défini  et  travaillant 
soit  dans  la  même  direction,  soit  dans  des  directions 
opposées.  Nous  cherchons  à  nous  former  une  conception 
dynamique  des  phénomènes  psychiques.  Dans  notre 
conception,  les  phénomènes  perçus  doivent  s'effacer 
devant  les  tendances  seulement  admises. 

Nous  n'irons  pas  plus  avant  dans  l'étude  des  actes 
manques  ;  mais  nous  pouvons  encore  faire  dans  ce  domaine 
une  incursion  au  cours  de  laquelle  nous  retrouverons 
des  choses  connues  et  en  découvrirons  quelques  nou- 
velles. Pour  ce  faire,  nous  nous  en  tiendrons  à  la  division 
en  trois  groupes  que  nous  avons  établie  au  début  de  nos 
recherches  :  a)  le  lapsus,  avec  ses  subdivisions  en  erreurs 
d'écriture,  de  lecture,  fausse  audition;  <5)  l'oubli,  avec 
ses  subdivisions  correspondant  à  l'objet  oublié  (noms 
propres,  mots  étrangers,  projets,  impressions)  ;  c)  la 
méprise,  la  perte,  l'impossibilité  de  retrouver  un  objet 
rangé.  Les  erreurs  ne  nous  intéressent  qu'en  tant  qu'elles 
se  rattachent  à  l'oubli,  à  la  méprise,  etc. 

Nous  avons  déjà  beaucoup  parlé  du  lapsus;  et,  pour- 
tant, nous  avons  encore  quelque  chose  à  ajouter  à  son 
sujet.  Au  lapsus  se  rattachent  de  petits  phénomènes  affec- 
tifs qui  ne  sont  pas  dépourvus  d'intérêt.  On  ne  reconnaît 
pas  volontiers  qu'on  a  commis  un  lapsus  ;  il  arrive  souvent 
qu'on  n'entend  pas  son  propre  lapsus,  alors  qu'on  entend 
toujours  celui  d'autrui.  Le  lapsus  est  aussi,  dans  une  cer- 
taine mesure,  contagieux  ;  il  n'est  pas  facile  de  parler  de 
lapsus,  sans  en  commettre  un  soi-même.  Les  lapsusles  plus 


8o  LES  ACTES  MANQUES 

insignifiants,  ceux  qui  ne  nous  apprennent  rien  de  par"- 
ticulier  sur  des  processus  psychiques  cachés,  ont  cepen- 
dant des  raisons  qu'il  n'est  pas  difficile  de  saisir.  Lors- 
que, par  suite  d'un  trouble  quelconque,  survenu  au 
moment  de  la  prononciation  d'un  mot  donné,  quelqu'un 
émet  brièvement  une  voyelle  longue,  il  ne  manque  pas 
d'allonger  la  voyelle  brève  qui  vient  immédiatement  après, 
commettant  ainsi  un  nouveau  lapsus  destiné  à  compenser 
le  premier.  Il  en  est  de  même,  lorsque  quelqu'un  pro- 
nonce improprement  ou  négligemment  une  voyelle 
double  ;  il  cherche  à  se  corriger  en  prononçant  la  voyelle 
double  suivante  de  façon  à  rappeler  la  prononciation 
exacte  de  la  première:  on  dirait  que  la  personne  qui 
parle  tient  à  montrer  à  son  auditeur  qu'elle  connaît  sa 
langue  maternelle  et  ne  se  désintéresse  pas  de  la  pronon- 
ciation correcte.  La  deuxième  déformation,  qu'on  peut 
appeler  compensatrice,  a  précisément  pour  but  d'attirer 
l'attention  de  l'auditeur  sur  la  première  et  de  lui  montrer 
qu'on  s'en  est  aperçu  soi-même.  Les  lapsus  les  plus  sim- 
ples, les  plus  fréquents  et  les  plus  insignifiants  consis- 
tent en  contractions  et  anticipations  qui  se  manifestent 
dans  des  parties  peu  apparentes  du  discours.  Dans  une 
phrase  un  peu  longue,  par  exemple,  on  commet  le  lapsus 
consistant  à  prononcer  par  anticipation  le  dernier  mot 
de  ce  qu'on  veut  dire.  Ceci  donne  l'impression  d'une 
certaine  impatience  d'en  finir  avec  la  phrase,  on  atteste 
en  général  une  certaine  répugnance  à  communiquer  cette 
phrase  ou  tout  simplement  à  parler.  Nous  arrivons  ainsi 
aux  cas-limites  où  les  différences  entre  la  conception 
psychanalytique  du  lapsus  et  sa  conception  physiologi- 
que ordinaire  s'effacent.  Nous  prétendons  qu'il  existe 
dans  ces  cas  une  tendance  qui  trouble  l'intention  devant 
s'exprimer  dans  le  discours  ;  mais  cette  tendance  nous 
annonce  seulement  son  existence,  et  non  le  but  qu'elle 
poursuit  elle-même.  Le  trouble  qu'elle  provoque  suit 
certaines  influences  tonales  ou  affinités  associatives  et 
peut  être  conçu  comme  servant  à  détourner  l'attention 
de  ce  qu'on  veut  dire.  Mais  ni  ce  trouble  de  l'attention, 
ni  ces  affinités  associatives  ne  suffisent  à  caractériser  la 
nature  même  du  processus.  L'un  et  l'autre  n'en  témoi- 
gnent pas  moins  de  l'existence  d'une  intention  perturba- 
trice, sans  que  nous  puissions  nous  former  une  idée  de 


LES  ACTES  MANQUES  8i 

sa  nature  d'après  ses  effets,  comme  nous  le  pouvons  dans 
les  cas  plus  accentués. 

Les  erreurs  d'écriture  que  j'aborde  maintenant  ressem- 
blent tellement  aux  lapsus  de  la  parole  qu'elles  ne  peu- 
vent nous  fournir  aucun  nouveau  point  de  vue.  Essayons 
tout  de  même  de  glaner  un  peu  dans  ce  domaine.  Les 
fautes,  les  contractions,  le  tracé  anticipé  de  mots  devant 
venir  plus  tard,  et  surtout  de  mots  devant  venir  en  der- 
nier lieu,  tous  ces  accidents  attestent  manifestement 
qu'on  n'a  pas  grande  envie  d'écrire  et  qu'on  est  impatient 
d'en  finir;  des  elfets  plus  prononcés  des  erreurs 
d'écriture  laissent  reconnaître  la  nature  et  l'intention  de 
la  tendance  perturbatrice.  On  sait  en  général,  lorsqu'on 
trouve  un  lapsus  calami  dans  une  lettre,  que  la  personne 
qui  a  écrit  n'était  pas  tout  à  fait  dans  son  état  normal; 
mais  on  ne  peut  pas  toujours  établir  ce  qui  lui  est  arrivé. 
Les  erreurs  d'écriture  sont  aussi  rarement  aperçues  par 
leurs  auteurs  que  les  lapsus  de  la  parole.  Nous  signalons 
l'intéressante  observation  suivante  :  il  y  a  des  gens  qui 
ont  l'habitude  de  relire,  avant  de  les  expédier,  les  lettres 
qu'ils  ont  écrites.  D'autres  n'ont  pas  cette  habitude,  mais 
lorsqu'ils  le  font  une  fois  par  hasard,  ils  ont  toujours 
l'occasion  de  trouver  et  de  corriger  une  erreur  frappante. 
Comment  expliquer  ce  fait?  On  dirait  que  ces  gens 
savaient  cependant  qu'ils  ont  commis  un  lapsus  en  écri- 
vant. Devons-nous  l'admettre  réellement? 

A  l'importance  pratique  des  lapsus  calami  se  rattache 
un  intéressant  problème.  Vous  vous  rappelez  sans  doute 
le  cas  de  l'assassin  H. . .  qui,  se  faisant  passer  pour  un  bac- 
tériologiste, savait  se  procurer  dans  les  instituts  scien- 
tifiques des  cultures  de  microbes  pathogènes  excessive- 
ment dangereux  et  utilisait  ces  cultures  pour  supprimer 
par  cette  méthode  ultra-moderne  des  personnes  qui  lui 
tenaient  de  près.  Un  jour  cet  homme  adressa  à  la  direc- 
tion d'un  de  ces  instituts  une  lettre  dans  laquelle  il  se 
plaignait  de  l'inefficacité  des  cultures  qui  lui  ont  été 
envoyées,  mais  il  commit  une  erreur  en  écrivant,  de  sorte 
qu'à  la  place  des  mots  «  dans  mes  essais  sur  des  souris 
ou  des  cobayes  »,  on  pouvait  lire  distinctement:  «  dans 
mes  essais  sur  des  hommes  ».  Cette  erreur  frappa  d'ail- 
leurs les  médecins  de  l'Institut  en  question  qui,  autant 
que  je  sache,  n'en   ont  tiré   aucune   conclusion.   Croyez- 


82  LES  ACTES  MANQUES 

VOUS  que  les  médecins  n'auraient  pas  été  bien  inspirés 
s'ils  avaient  pris  cette  erreur  pour  un  aveu  et  provoqué 
une  enquête  qui  aurait  coupé  court  à  temps  aux  exploits 
de  cet  assassin?  Ne  trouvez-vous  pas  que  dans  ce  cas 
l'ignorance  de  notre  conception  des  actes  manques  a  été 
la  cause  d'un  retard  infiniment  regrettable?  En  ce  qui 
me  concerne,  cette  erreur  m'aurait  certainement  paru 
très  suspecte  ;  mais  à  son  utilisation  à  titre  d'aveu  s'op- 
posent des  obstacles  très  graves.  La  chose  n'est  pas 
aussi  simple  qu'elle  le  paraît.  Le  lapsus  d'écriture  con- 
stitue un  indice  incontestable,  mais  à  lui  seul  il  ne  suffît 
pas  à  justifier  l'ouverture  d'une  instruction.  Certes,  le 
lapsus  d'écriture  atteste  que  l'homme  est  préoccupé  par 
l'idée  d'infecter  ses  semblables,  mais  il  ne  nous  permet 
pas  de  décider  s'il  s'agit  là  d'un  projet  malfaisant  bien 
arrêté  ou  d'une  fantaisie  sans  aucune  portée  pratique. 
11  est  même  possible  que  l'homme  qui  a  commis  ce  lap 
sus  d'écriture  trouve  les  meilleurs  arguments  subjectifs 
pour  nier  cette  fantaisie  et  pour  l'écarter  comme  lui 
étant  tout  à  fait  étrangère.  Vous  comprendrez  mieux  plus 
tard  les  possibilités  de  ce  genre,  lorsque  nous  aurons  à 
envisager  la  différence  qui  existe  entre  la  réalité  psychi- 
que et  la  réalité  matérielle.  N'empêche  qu'il  s'agit  là  d'un 
cas  où  un  acte  manqué  avait  acquis  ultérieurement  une 
importance  insoupçonnée. 

j)ans  les  erreurs  de  lecture,  nous  nous  trouvons  en 
présence  d'une  situation  psychique  qui  diffère  nettement 
de  celle  des  lapsus  de  la  parole  et  de  l'écriture.  L'une 
des  deux  tendances  concurrentes  est  ici  remplacée  par 
une  excitation  sensorielle,  ce  qui  la  rend  peut-être  moins 
résistante.  Ce  que  nous  avons  à  lire  n'est  pas  une  éma- 
nation de  notre  vie  psychique,  comme  les  choses  que  nous 
nous  proposons  d'écrire.  C'est  pourquoi  les  erreurs  de 
lecture  consistent  dans  la  plupart  des  cas  dans  une  sub- 
stitution complète.  Le  mot  à  lire  est  remplacé  par  un 
autre,  sans  qu'il  existe  nécessairement  un  rapport  de 
contenu  entre  le  texte  et  l'effet  de  l'erreur,  la  substitution 
se  faisant  généralement  en  vertu  d'une  simple  ressem- 
blance entre  les  deux  mots.  L'exemple  de  Lichtenberg  : 
Agamemnon,  au  lieu  de  angenommen,  —  est  le  meilleur 
de  ce  groupe.  Si  l'on  veut  découvrir  la  tendance  pertur- 
batrice, cause  de  l'erreur,   on  doit  laisser  tout  à  fait  de 


LES  ACTES  MANQUES  83 

côté  le  texte  mal  lu  et  commencer  l'examen  analytique 
en  posant  ces  deux  questions:  quelle  est  la  première 
idée  qui  vient  à  l'esprit  et  qui  se  rapproche  le  plus  de 
l'erreur  commise,  et  dans  quelle  situation  Terreur  a-t-elle 
été  commise?  Parfois  la  connaissance  de  la  situation 
suffît  à  elle  seule  à  expliquer  l'erreur.  Exemple:  quel- 
qu'un éprouvant  un  certain  besoin  naturel  erre  dans  une 
ville  étrangère  et  aperçoit  à  la  hauteur  du  premier  étage 
d'une  maison  une  grande  enseigne  portant  l'inscription; 
«  CLosEThaus  (W.-C).  »  Il  a  le  temps  de  s'étonner 
que  l'enseigne  soit  placée  si  haut,  avant  qu'il  s'aperçoive 
que  c'est  «  CoRSEThaus  (Maison  de  Corsets)  »  qu'il  faut 
lire.  Dans  d'autres  cas,  l'erreur,  précisément  parce  qu'elle 
est  indépendante  du  contenu  du  texte,  exige  une  analyse 
approfondie  qui  ne  réussit  que  si  l'on  est  exercé  dans  la 
technique  psychanalytique  et  si  l'on  a  confiance  en  elle. 
Mais  le  plus  souvent  il  est  beaucoup  plus  facile  d'obtenir 
l'explication  d'une  erreur  de  lecture.  Comme  dans 
l'exemple  Lichtenberg  (^Aga7nemnon  au  lieu  de  angenom- 
meii),  le  mot  substitué  révèle  sans  difficulté  le  courant 
d'idées  qui  constitue  la  source  du  trouble.  En  temps  de 
guerre,  par  exemple,  il  arrive  souvent  qu'on  lise  les 
noms  de  villes,  de  chefs  militaires  et  des  expressions 
militaires,  qu'on  entend  de  tous  côtés,  chaque  fois  qu'on 
se  trouve  en  présence  de  mots  ayant  une  certaine  ressem- 
blance avec  ces  mots  et  expressions.  Ce  qui  nous  inté- 
resse et  nous  préoccupe  vient  prendre  la  place  de  ce  qui 
nous  est  étranger  et  ne  nous  intéresse  pas  encore.  Les 
reflets  de  nos  idées  troublent  nos  perceptions  nouvelles. 

Les  erreurs  de  lecture  nous  ofl'rent  aussi  pas  mal  de 
cas  où  c'est  le  texte  même  de  ce  qu'on  lit  qui  éveille  la 
tendance  perturbatrice,  laquelle  le  transforme  alors  le 
plus  souvent  en  son  contraire.  On  se  trouve  en  présence 
d'une  lecture  indésirable  et,  grâce  à  l'analyse,  on  se  rend 
compte  que  c'est  le  désir  intense  d'éviter  une  certaine 
lecture  qui  est  responsable  de  sa  déformation. 

Dans  les  erreurs  de  lecture  les  plus  fréquentes,  que 
nous  avons  mentionnées  en  premier  lieu,  les  deux  fac- 
teurs auxquels  nous  avons  attribué  un  rôle  important 
dans  les  actes  manques  ne  jouent  qu'un  rôle  très  subor- 
donné: nous  voulons  parler  du  conflit  de  deux  tendances 
et  du  refoulement  de   l'une  d'elles,  lequel    refoulement 


84  LES  ACTES  MANQUES 

réagit  précisément  par  l'effet  de  l'acte  manqué.  Ce  n'est 
pas  que  les  erreurs  de  lecture  présentent  des  caractères 
en  opposition  avec  ces  facteurs,  mais  l'empiétement  du 
courant  d'idées  qui  aboutit  à  l'erreur  de  lecture  est  beau- 
coup plus  fort  que  le  refoulement  que  ce  courant  avait 
subi  précédemment.  C'est  dans  les  diverses  modalités  de 
l'acte  manqué  provoqué  par  l'oiibli  que  ces  deux  facteurs 
ressortent  avec  le  plus  de  netteté. 

L'oubli  de  projets  est  un  phénomène  dont  l'interpré- 
tation ne  souffre  aucune  difficulté  et,  ainsi  que  nous 
l'avons  vu,  n'est  pas  contestée  même  par  les  profanes. 
La  tendance  qui  trouble  unprojet  consiste  toujours  dans 
une  intention  contraire,  dans  un  non-vouloir  dont  il  nous 
reste  seulement  à  savoir  pourquoi  il  ne  s'exprime  pas 
autrement  et  d'une  manière  moins  dissimulée.  Mais  l'exis- 
tence de  ce  contre-vouloir  est  incontestable.  On  réussit 
bien  quelquefois  à  apprendre  quelque  chose  sur  les  rai- 
sons qui  obligent  à  dissimuler  ce  contre-vouloir:  c'est 
qu'en  se  dissimulant  il  atteint  toujours  son  but  qu'il  réa- 
lise dansl'acte  manqué,  alors  qu'il  serait  sur  d'être  écarté 
s'il  se  présentait  comme  une  contradiction  franche.  Lors- 
qu'il se  produit,  dans  l'intervalle  qui  sépare  la  conception 
d'un  projet  de  son  exécution,  un  changement  important 
de  la  situation  psychique,  changement  incompatible  avec 
l'exécution  de  ce  projet,  Foubli  de  celui-ci  ne  peut  plus 
être  taxé  d'acte  manqué.  Cet  oubli  n'étonne  plus,  car  on 
se  rend  bien  compte  que  l'exécution  du  projet  serait 
superflue  dans  la  situation  psychique  nouvelle.  L'oubli 
d'un  projet  ne  peut  être  considéré  comme  un  acte  man- 
qué que  dans  les  cas  où  nous  ne  croyons  pas  à  un  chan- 
gement de  cette  situation. 

Les  cas  d'oubli  de  projets  sont  en  général  tellement 
uniformes  et  évidents  qu'ils  ne  présentent  aucun  intérêt 
pour  notre  recherche.  Sur  deux  points  cependant  l'étude 
de  cet  acte  manqué  est  susceptible  de  nous  apprendre 
quelque  chose  de  nouveau.  Nous  avons  dit  que  l'oubli, 
donc  la  non  exécution  d'un  projet,  témoigne  d'un  contre- 
vouloir  hostile  à  celui-ci.  Ceci  reste  vrai,  mais,  d'après 
nos  recherches,  le  contre-vouloir  peut  être  direct  ou  indi- 
rect. Pour  montrer  ce  que  nous  entendons  par  contre- 
vouloir  indirect,  nous  ne  saurions  mieux  faire  que  de 
citer  un  exemple  ou  deux.  Lorsque  le  tuteur  oublie  de 


LES  ACTES  MANQUES  85 

recommander  son  pupille  auprès  d'une  tierce  personne, 
son  oubli  peut  tenir  à  ce  que  ne  s'intéressant  pas  outre 
mesure  à  son  pupille  il  n'éprouve  pas  grande  envie  de 
faire  la  recommandation  nécessaire.  C'est  du  moins  ainsi 
que  le  pupille  interprétera  l'oubli  du  tuteur.  Mais  la 
situation  peut  être  plus  compliquée.  La  répugnaiice  à 
réaliser  son  dessein  peut  chez  le  tuteur  provenir  d'ail- 
leurs et  être  tournée  d'un  autre  côté.  Le  pupille  peut 
notamment  n'être  pour  rien  dans  l'oubli,  lequel  serait 
déterminé  par  des  causes  se  rattachant  à  la  tierce  per- 
sonne. Vous  voyez  ainsi  combien  peut  être  difRcultueuse 
l'utilisation  pratique  de  nos  interprétations.  Malgré  la 
justesse  de  son  interprétation,  le  pupille  court  le  risque 
de  devenir  trop  méfiant  et  injuste  à  l'égard  de  son  tuteur. 
Ou,  encore,  lorsque  quelqu'un  oublie  un  rendez-vous 
qu'il  avait  accepté  et  auquel  il  est  lui-même  décidé  à 
assister,  la  raison  la  plus  vraisemblable  de  l'oubli  devra 
être  cherchée  le  plus  souvent  dans  le  peu  de  sympathie 
qu'on  nourrit  à  l'égard  de  la  personne  avec  laquelle  on 
devait  se  rencontrer.  Mais,  dans  ce  cas,  l'analyse  pourrait 
montrer  que  la  tendance  perturbatrice  se  rapporte,  non 
à  la  personne,  mais  à  l'endroit  où  doit  avoir  lieu  le  reji- 
dez-vous  et  qu'on  voudrait  éviter  à  cause  d'un  pénible 
souvenir  qui  s'y  rattache.  Autre  exemple  :  lorsqu'on  oublie 
d'expédier  une  lettre,  la  tendance  perturbatrice  peut 
bien  tirer  son  origine  du  contenu  delà  lettre;  mais  il  se 
peut  aussi  que  ce  contenu  soit  tout  à  fait  anodin  et  que 
l'oubli  provienne  de  ce  qu'il  rappelle  par  quelque  côté 
le  contenu  d'une  autre  lettre,  écrite  jadis,  et  qui  a  fait 
naître  directement  la  tendance  perturbatrice:  on  peut 
dire  alors  que  le  contre-vouloir  s'est  étendu  de  la  lettre 
précédente,  où  il  était  justifié,  à  la  lettre  actuelle  qui  ne 
le  justifie  en  aucune  façon.  Vous  voyez  ainsi  qu'on  doit 
procéder  avec  précaution  et  prudence,  même  dans  les 
interprétations  les  plus  exactes  en  apparence  ;  ce  qui  a 
la  même  valeur  au  point  de  vue  psychologique  peut  se 
montrer  susceptible  de  plusieurs  interprétations  au  point 
de  vue  pratique. 

Des  phénomènes  comme  ceux  dont  je  viens  de  vous 
parler  peuvent  vous  paraître  extraordinaires.  Vous  pour- 
riez vous  demander  si  le  contre-vouloir  «  indirect  »  n'im- 
prime pas  au  processus  un  caractère  pathologique.  Mais 


Sb  LES  ACTES  MANQUES 

je  puis  vous  assurer  que  ce  processus  est  également  tout 
à  fait  compatible  avec  l'état  normal,  avec  l'état  de  santé» 
Comprenez-moi  bien  toutefois.  Je  ne  suis  nullement 
porté  à  admettre  l'incertitude  de  nos  interprétations  ana- 
lytiques. La  possibilité  de  multiples  interprétations  de 
l'oubli  de  projets  subsiste  seulement,  tant  que  nous 
n'avons  pas  entrepris  l'analyse  du  cas  et  tant  que  nos 
interprétations  n'ont  pour  base  que  nos  suppositions 
d'ordre  général.  Toutes  les  fois  que  nous  nous  livrons  à 
l'analyse  de  la  personne  intéressée,  nous  apprenons  avec 
une  certitude  suffisante  s'il  s'agit  d'un  contre-vouloir 
direct  et  quelle  en  est  la  source. 

Un  autre  point  est  le  suivant  :  ayant  constaté  que  dans 
un  grand  nombre  de  cas  l'oubli  d'un  projet  se  ramène 
à  un  contre-vouloir,  nous  nous  sentons  encouragés  à 
étendre  la  même  conclusion  à  une  autre  série  de  cas  où 
la  personne  analysée,  ne  se  contentant  pas  de  ne  pas 
confirmer  le  contre-vouloir  que  nous  avons  dégagé,  le  nie 
tout  simplement.  Songez  aux  nombreux  cas  où  l'on 
oublie  de  rendre  les  livres  qu'on  avait  empruntés,  d'ac- 
quitter des  factures  ou  de  payer  des  dettes.  Nous  devons 
avoir  l'audace  d'afFirmer  à  la  personne  intéressée  qu'elle 
a  l'intention  de  garder  les  livres,  de  ne  pas  payer  les 
dettes,  alors  même  que  cette  personne  niera  l'intention 
que  nous  lui  prêterons,  sans  être  à  même  de  nous  expli- 
quer son  attitude  par  d'autres  raisons.  Nous  lui  dirons 
qu'elle  a  cette  intention,  mais  qu'elle  ne  s'en  rend  pas 
compte  ;  mais  que,  quant  à  nous,  il  nous  suffit  qu'elle  se 
trahisse  par  l'effet  de  l'oubli.  L'autre  nous  répondra  que 
c'est  précisément  pourquoi  il  ne  s'en  souvient  pas.  Vous 
voyez  ainsi  que  nous  aboutissons  à  une  situation  dans 
laquelle  nous  nous  sommes  déjà  trouvés  une  fois.  En 
voulant  donner  tout  leur  développement  logique  à  nos 
interprétations  aussi  variées  que  justifiées  des  actes  man- 
ques, nous  sommes  immanquablement  amenés  à  admettre 
qu'il  existe  chez  l'homme  des  tendances  susceptibles 
d'agir  sans  qu'il  le  sache.  Mais  en  formulant  cette  pro- 
position, nous  nous  mettons  en  opposition  avec  toutes  les 
conceptions  en  vigueur  dans  la  vie  et  dans  la  psychologie. 

L'oubli  de  noms  propres,  de  noms  et  de  mots  étrangers 
se  laisse  de  môme  expliquer  par  une  intention  contraire 
se  rattachant  directement  ou  indirectement  au  nom  ou 


LES  ACTES  MANQUES  87 

au  mot  en  question.  Je  vous  ai  déjà  cité  antérieurement 
plusieurs  exemples  de  répugnance  directe  à  l'égard  de 
noms  et  de  mots.  Mais  dans  ce  genre  d'oublis  la  déter- 
mination indirecte  est  la  plus  fréquente  et  ne  peut  le  plus 
souvent  être  établie  qu'à  la  suite  d'une  minutieuse  ana- 
lyse. C'est  ainsi  que  la  dernière  guerre,  au  cours  de 
laquelle  nous  nous  sommes  vus  obligés  de  renoncer  à 
tant  de  nos  affections  de  jadis,  a  créé  les  associations 
les  plus  bizarres  qui  ont  eu  pour  effet  d'affaiblir  notre 
mémoire  de  noms  propres.  11  m'est  arrivé  récemment  de 
ne  pas  pouvoir  reproduire  le  nom  de  l'inoffensive  ville 
morave  Bisenz,  et  l'analyse  a  montré  qu'il  ne  s'agissait 
pas  du  tout  d'une  hostilité  de  ma  part  à  l'égard  de  cette 
ville,  mais  que  l'oubli  tenait  plutôt  à  la  ressemblance  qui 
existe  entre  son  nom  et  celui  du  ^dX^às  Bisensi,  àOrvietp, 
dans  lequel  j'ai  fait  autrefois  plusieurs  séjours  agréables. 
Ici  nous  nous  trouvons  pour  la  première  fois  en  présence 
d'un  principe  qui,  au  point  de  vue  de  la  motivation  de 
la  tendance  favorisant  l'oubli  de  noms,  se  révélera  plus 
tard  comme  jouant  un  rôle  prépondérant  dans  la  détermi- 
nation de  symptômes  névrotiques  :  il  s'agit  notamment  du 
refus  de  la  mémoire  d'évoquer  des  souvenirs  associés  à 
des  sensations  pénibles  des  souvenirs  dont  l'évocation 
serait  de  nature  à  reproduire  ces  sensations.  Dans  cette 
tendance  à  éviter  le  déplaisir  que  peuvent  causer  les 
souvenirs  ou  d'autres  actes  psychiques,  dans  cette  fuite 
psychique  devant  tout  ce  qui  est  pénible,  nous  devons 
voir  l'ultime  raison  eflicace,  non  seulement  de  l'oubli  de 
noms,  mais  aussi  de  beaucoup  d'autres  actes  manques, 
tels  que  négligences,  erreurs,  etc. 

Mais  il  semble  que  l'oubli  de  noms  soit  particulière- 
ment facilité  par  des  facteurs  psycho-physiologiques  ; 
aussi  peut-on  l'observer,  même  dans  des  cas  où  n'inter- 
vient aucun  élément  en  rapport  avec  une  sensation 
de  déplaisir.  Lorsque  vous  vous  trouvez  en  présence 
de  quelqu'un  ayant  tendance  à  oublier  des  noms,  la 
recherche  analytique  vous  permettra  toujours  de  con- 
stater que,  si  certains  noms  lui  échappent,  ce  n'est  pas 
parce  qu'ils  lui  déplaisent  ou  lui  rappellent  des  sou- 
venirs désagréables,  mais  parce  qu'ils  appartiennent  chez 
lui  à  d'autres  cycles  d'associations  avec  lesquels  ils  se 
trouvent  en  rapports  plus  étroits.  On  dirait  que  ces  noms 


88  LES  ACTES  MANQUES 

sont  attachés  à  ces  cycles  et  sont  refusés  à  d'autres  asso- 
ciations qui  peuvent  se  former  selon  les  circonstances. 
Rappelez-vous  les  artifices  de  la  mnémotechnique  et 
vous  constaterez  non  sans  un  certain  étonnement  que 
des  noms  sont  oubliés  par  suite  des  associations  mêmes 
qu'on  établitintentionnellement  pour  les  préserver  contre 
l'oubli.  Nous  en  avons  un  exemple  des  plus  typiques 
dans  les  noms  propres  de  personnes  qui,  cela  va  sans 
dire,  doivent  avoir,  pour  des  hommes  différents,  une 
valeur  psychique  difïérente.  Prenez,  par  exemple,  le  pré- 
nom Théodore.  11  ne  signifie  rien  pour  certains  d'entre 
vous  ;  pour  un  autre,  c'est  le  prénom  du  père,  d'un  frère, 
d'un  ami,  ou  même  le  sien.  L'expérience  analytique  vous 
montrera  que  les  premiers  ne  courent  pas  le  risque  d'ou- 
blier qu'une  certaine  personne  étrangère  porte  ce  nom, 
tandis  que  les  autres  auront  toujours  une  tendance  à 
refuser  à  un  étranger  un  nom  qui  leur  semble  réservé  à 
leurs  relations  intimes.  Et,  maintenant,  qu'à  cet  obstacle 
associatif  viennent  s'ajouter  l'action  du  principe  de 
déplaisir  et  celle  d'un  mécanisme  indirect  :  alors  seule- 
ment vous  pourrez  vous  faire  une  idée  adéquate  du  degré 
de  complication  qui  caractérise  la  détermination  de  l'ou- 
bli momentané  d'un  nom.  Mais  une  analyse  serrée  est 
capable  de  débrouiller  tous  les  fils  de  cet  écheveau  com- 
pliqué.  — f 

L'oubli  d'impressions  et  d'événements  vécus  fait  res- 
sortir, avec  plus  de  netteté  et  d'une  façon  plus  exclusive 
que  dans  les  cas  d'oubli  de  noms,  l'action  de  la  tendance 
qui  cherche  à  éloigner  du  souvenir  tout  ce  qui  est  désa- 
gréable. Cet  oubli  ne  peut  être  considéré  comme  un  acte 
manqué  que  dans  la  mesure  où,  envisagé  à  la  lumière  de 
notre  expérience  de  tous  les  jours,  il  nous  apparaît  sur- 
prenant et  injustifié,  c'est-à-dire  lorsque  l'oubli  porte, 
par  exemple,  sur  des  impressions  trop  récentes  ou  trop 
importantes  ou  sur  des  impressions  dont  l'absence  forme 
une  lacune  dans  un  ensemble  dont  on  garde  un  souvenir 
parfait.  Pourquoi  et  comment  pouvons-nous  oublier  en 
général  et,  entre  autres,  des  événements  qui,  tels  ceux 
de  nos  premières  années  d'enfance,  nous  ont  certaine- 
ment laissé  une  impression  des  plus  profondes?  C'est  là 
un  problème  d'un  ordre  tout  à  fait  différent,  dans  la  solu- 
tion duquel  nous  pouvons  bien  assigner  un  certain  rôle 


LES  ACTES  MANQUES  Bg 

à  la  défense  contre  les  sensations  de  peine,  tout  en  préve- 
nant que  ce  facteur  est  loin  d'expliquer  le  phénomène 
dans  sa  totalité.  C'est  un  fait  incontestable  que  des  im- 
pressions désagréables  sont  oubliées  facilement.  De  nom- 
breux psychologues  se  sont  aperçus  de  ce  fait  qui  fit  sur 
le  grand  Darwin  une  impression  tellement  profonde  qu'il 
s'est  imposé  la  «  règle  d'or  »  de  noter  avec  un  soin  par- 
ticulier les  observations  qui  semblaient  défavorables  à  sa 
théorie  et  qui,  ainsi  qu'il  a  eu  l'occasion  de  le  constater, 
ne  voulaient  pas  se  fixer  dans  sa  mémoire. 

Ceux  qui  entendent  parler  pour  la  première  fois  de 
l'oubli  comme  moyen  de  défense  contre  les  souvenirs 
pénibles  manquent  rarement  de  formuler  cette  objection 
que,  d'après  leur  propre  expérience,  ce  sont  plutôt  les 
souvenirs  pénibles  qui  s'effacent  difficilement,  qui  revien- 
nent sans  cesse,  quoi  qu'on  fasse  pour  les  étouffer,  et 
vous  torturent  sans  répit,  comme  c'est  le  cas,  par  exem- 
ple, des  souvenirs  d'offenses  et  d'humiliations.  Le  fait  est 
exact,  mais  l'objection  ne  porte  pas.  Il  importe  de  com- 
mencer à  compter  à  temps  avec  le  fait  que  la  vie  psychi- 
que est  un  champ  de  bataille  et  une  arène  où  luttent  des 
tendances  opposées  ou,  pour  parler  un  langage  moins 
dynamique,  qu'elle  se  compose  de  contradictions  et  de 
couples  antinomiques.  En  prouvant  l'existence  d'une  ten- 
dance déterminée,  nous  ne  prouvons  pas  par  là-même 
l'absence  d'une  autre  tendance,  agissant  en  sens  con- 
traire. 11  y  a  place  pour  l'une  et  pour  l'autre.  Il  s'agit  seu- 
lement de  connaître  les  rapports  qui  s'établissent  entre 
les  oppositions,  les  actions  qui  émanent  de  l'une  et  de 
l'autre . 

La  perte  et  l'impossibilité  de  retrouver  des  rbjets 
rangés  nous  intéressent  tout  particulièrement,  à  cause 
de  la  multiplicité  d'interprétations  dont  ces  deux  actes 
manques  sont  susceptibles  et  de  la  variété  des  tendances 
auxquelles  ils  obéissent.  Ce  qui  est  commun  cà  tous  les 
cas,  c'est  la  volonté  de  perdre  ;  ce  qui  diffère  d'un  cas 
à  l'autre,  c'est  la  raison  et  c'est  le  but  de  la  perte.  On 
perd  un  objet  lorsqu'il  est  usé,  lorsqu'on  a  l'intention 
de  le  remplacer  par  un  meilleur,  lorsqu'il  a  cessé  de 
plaire,  lorsqu'on  le  tient  d'une  personne  avec  laquelle  on 
a  cessé  d'être  en  bons  termes  ou  lorsqu'il  a  été  acquis 
dans  des  circonstances  auxquelles  on  ne  veut  plus  penser. 


90  LES  ACTES  MANQUES 

Les  faits  de  laisser  tomber,  de  détériorer,  de  casser  un 
objet  peuvent  servir  aux  mêmes  fins.  L'expérience  a  été 
faite  dans  la  vie  sociale  que  des  enfants  imposés  et  nés 
hors  mariage  sont  beaucoup  plus  fragiles  que  les  enfants 
reconnus  comme  légitimes.  Ce  résultat  n'est  pas  le  fait 
de  la  grossière  technique  de  faiseuses  d'anges  ;  il  s'expli- 
que par  une  certaine  négligence  dans  les  soins  donnés 
aux  premiers.  11  se  pourrait  que  la  conservation  des  objets 
tombât  sous  la  même  explication  que  la  conservation 
des  enfants. 

Mais  dans  d'autres  cas  on  perd  des  objets  qui  n'ont 
rien  perdu  de  leur  valeur,  avec  la  seule  intention  de  sacri- 
fier quelque  chose  au  sort  et  de  s'épargner  ainsi  une 
autre  perte  qu'on  redoute.  L'analyse  montre  que  cette 
manière  de  conjurer  le  sort  est  assez  répandue  chez  nous 
et  que  pour  cette  raison  nos  pertes  sont  souvent  un  sacri- 
fice volontaire.  La  perte  peut  également  être  l'expression 
d'un  défi  ou  d'une  pénitence.  Bref,  les  motivations  plus 
éloignées  de  la  tendance  à  se  débarrasser  d'un  objet  par 
la  perte  sont  innombrables. 

Comme  les  autres  erreurs,  la  méprise  est  souvent  uti- 
lisée à  réaliser  des  désirs  qu'on  devrait  se  refuser.  L'in- 
tention revêt  alors  le  masque  d'un  heureux  hasard.  Un 
de  nos  amis,  par  exemple,  qui  prend  le  train  pour  aller 
faire,  dans  les  environs  de  la  ville,  une  visite  à  laquelle 
il  ne  tenait  pas  beaucoup,  se  trompe  de  train  à  la  gare 
de  correspondance  et  reprend  celui  qui  retourne  à  la 
ville.  Ou,  encore,  il  arrive  que,  désirant,  au  cours  d'un 
voyage,  faire  dans  une  station  intermédiaire  une  halte 
incompatible  avec  certaines  obligations,  on  manque 
comme  par  hasard  une  correspondance,  ce  qui  permet  en 
fin  de  compte  de  s'offrir  l'arrêt  voulu.  Je  puis  encore 
vous  citer  le  cas  d'un  de  mes  malades  auquel  j'avais 
défendu  d'appeler  sa  maîtresse  au  téléphone,  mais  qui, 
toutes  les  fois  qu'il  voulait  me  téléphoner,  appelait  «  par 
erreur  »,  «  mentalement  »,  un  faux  numéro  qui  était  pré- 
cisément celui  de  sa  maîtresse.  Voici  enfin  l'observation 
concernant  une  méprise  que  nous  rapporte  un  ingénieur: 
observation  élégante  et  d'une  importance  pratique  consi- 
dérable, en  ce  qu'elle  nous  fait  toucher  du  doigt  les  préli- 
minaires des  dommages  causés  à  un  cbjet  : 

«  Depuis  quelque  temps,  j'étais  occupé,  avec  plusieurs 


LKS  ACTES  MANQUES  9I 

de  mes  collègues  de  l'Ecole  supérieure,  aune  série  d'ex- 
périences très  compliquées  sur  l'élasticité  :  travail  dont 
nous  nous  étions  chargés  bénévolement,  mais  qui  com- 
mençait à  nous  prendre  un  temps  exagéré.  Un  jour  où 
je  me  rendais  au  laboratoire  avec  mon  collègue  F..., 
celui-ci  me  dit  qu'il  était  désolé  d'avoir  à  perdre  tant  de 
temps  aujourd'hui,  attendu  qu'il  avait  beaucoup  à  faire 
chez  lui.  Je  ne  pus  que  l'approuver  et  j'ajoutai  en  plai- 
santant et  en  faisant  allusion  à  un  incident  qui  avait  eu 
lieu  la  semaine  précédente  :  «  Espérons  que  la  machine 
restera  aujourd'hui  en  panne  comme  l'autre  fois,  ce  qui 
nous  permettra  d'arrêter  le  travail  et  de  partir  de  bonne 
heure  I  » 

«  Lors  de  la  distribution  du  travail,  mon  collègue  F...  se 
trouva  chargé  de  régler  la  soupape  de  la  presse,  c'est-à- 
dire  de  laisser  pénétrer  lentement  le  liquide  de  pression 
de  l'accumulateur  dans  le  cylindre  de  la  presse  hydrau- 
lique, en  ouvrant  avec  précaution  la  soupape  ;  celui  qui 
dirige  l'expérience  se  tient  près  du  manomètre  et  doit, 
lorsque  la  pression  voulue  est  atteinte,  s'écrier  à  haute 
voix  :  «  halte  I  »  Ayant  entendu  cet  appel,  F. . .  saisit  la  sou- 
pape et  la  tourne  de  toutes  ses  forces...  à  gauche  (toutes 
les  soupapes  sans  exception  se  ferment  par  rotation  à 
droite  1)  11  en  résulte  que  toute  la  pression  de  l'accumu- 
lateur s'exerce  dans  la  presse,  ce  qui  dépasse  la  résis- 
tance de  la  canalisation  et  a  pour  effet  la  rupture  d'une 
soudure  de  tuyaux:  accident  sans  gravité,  mais  qui  nous 
oblige  d'interrompre  le  travail  et  de  rentrer  chez  nous. 
Ce  qui  est  curieux,  c'est  que  mon  ami  F...,  auquel  j'ai  eu 
l'occasion,  quelque  temps  après,  de  parler  de  cet  accident, 
prétendait  ne  pas  s'en  souvenir,  alors  que  j'en  ai  gardé, 
en  ce  qui  me  concerne,  un  souvenir  certain.  » 

Des  cas  comme  celui-ci  sont  de  nature  à  vous  suggérer 
le  soupçon  que  si  les  mains  de  vos  serviteurs  se  trans- 
forment si  souvent  en  ennemies  des  objets  que  vous 
possédez  dans  votre  maison,  cela  peut  ne  pas  être  dû  à 
un  inoffensif  hasard.  Mais  vous  pouvez  également  vous 
demander  si  c'est  toujours  par  hasard  qu'on  se  fait  du 
mal  à  soi-même  et  qu'on  met  en  danger  sa  propre  inté- 
grité. Soupçon  et  question  que  l'analyse  des  observations 
dont  vous  pourrez  disposer  éventuellement  vous  per- 
mettra de  vérifier  et  de  résoudre. 


ga  LES  ACTES  MANQUES 

Je  suis  loin  d'avoir  épuisé  tout  ce  qui  peut  être  dit  au 
sujet  des  actes  manques.  Il  reste  encore  beaucoup  de 
points  à  examiner  et  à  discuter.  Mais  je  serais  très  satis- 
fait si  je  savais  que  j'ai  réussi,  par  le  peu  que  je  vous  ai 
dit,  à  ébranler  vos  anciennes  idées  sur  le  sujet  qui  nous 
occupe  et  à  vous  rendre  prêts  à  en  accepter  de  nouvelles. 
Pour  le  reste,  je  n'éprouve  aucun  scrupule  à  laisser  les 
choses  au  point  où  je  les  ai  amenées,  sans  pousser  plus 
loin.  Nos  principes  ne  tirent  pas  toute  leur  démonstration 
des  seuls  actes  manques,  et  rien  ne  nous  oblige  à  borner 
nos  recherches,  en  les  faisant  porter  uniquement  sur  les 
matériaux  que  ces  actes  nous  fournissent.  Pour  nous,  la 
grande  valeur  des  actes  manques  consiste  dans  leur  fré- 
quence, dans  le  fait  que  chacun  peut  les  observer  facile- 
ment sur  soi-même  et  que  leur  production  n'a  pas  pour 
condition  nécessaire  un  état  morbide  quelconque.  En 
terminant,  je  voudrais  seulement  vous  rappeler  une  de 
vos  questions  que  j'ai  jusqu'à  présent  laissée  sans 
réponse  :  puisque,  d'après  les  nombreux  exemples  que 
nous  connaissons,  les  hommes  sont  souvent  si  proches 
de  la  compréhension  des  actes  manques  et  se  comportent 
souvent  comme  s'ils  en  saisissaient  le  sens,  comment  se 
fait-il  que,  d'une  façon  générale,  ces  mêmes  phénomènes 
leur  apparaissent  souvent  comme  accidentels,  comme 
dépourvus  de  sens  et  d'importance  et  qu'ils  se  montrent 
si  réfractaires  à  leur  explication  psychanalytique  ? 

Vous  avez  raison:  il  s'agit  là  d'un  fait  étonnant  et  qui 
demande  une  explication.  Mais  au  lieu  de  vous  donner 
cette  explication  toute  faite,  je  préfère,  par  des  enchaîne- 
ments successifs,  vous  rendre  à  même  de  la  trouver,  sans 
que  j'aie  besoin  de  venir  à  votre  secours. 


DEUXIÈME    PARTIE 


V-XV  LE  IIÊVE 


1'  1  LUD. 


CHAPITRE  V 
DIFFICULTÉS  ET  PREMIÈRES  APPROCHES 


On  découvrit  un  jour  que  les  symptômes  morbides  de 
certains  nerveux  ont  un  sens  \  Ce  fut  là  le  point  de  dé- 
part du  traitement  psychanalytique.  Au  cours  de  ce  trv- 
tement,  on  constata  que  les  malades  alléguaient  des  rêves 
e.n  guise  de  symptômes.  On  supposa  alors  que  ces  rêves 
devaient  également  avoir  un  sens. 

Au  lieu  cependant  de  suivre  l'ordre  historique,  nous 
allons  commencer  notre  exposé  par  le  bout  opposé.  Nous 
allons,  à  titre  de  préparation  à  l'étude  des  névroses, 
<iémontrer  le  sens  des  rêves.  Ce  renversement  de  l'ordre 
il'expositiGn  est  justifié  par  le  fait  que  non  seulement 
l'étude  des  rêves  constitue  la  meilleure  préparation  à 
celle  des  névroses,  mais  que  le  rêve  lui-même  est  un 
symptôme  névrotique,  et  un  symptôme  qui  présente  pour 
nous  l'avantage  inappréciable  de  pouvoir  être  observé 
chez  tous  les  gens,  même  chez  les  bien  portants.  Et 
alors  même  que  tous  les  hommes  seraient  bien  portants 
et  se  contenteraient  de  faire  des  rêves,  nous  pourrions, 
par  l'examen  de  ceux-ci,  arriver  aux  mêmes  constatations 
que  celles  que  nous  obtenons  par  l'analyse  des  névroses. 

C'est  ainsi  que  le  rêve  devient  un  objet  de  recherche 
psychanalytique.  Phénomène  ordinaire,  phénomène  au- 
quel on  attache  peu  d'importance,  dépourvu  en  appa- 
rence de  toute  valeur  pratique,  comme  les  actes  manques 
avec  lesquels  il  a  ce  trait  commun  qu'il  se  produit  chez 
les  gens  bien  portants,  le  rêve  s'offre  à  nos  investiga- 
tions dans  des  conditions  plutôt  défavorables.  Les  actes 
manques  étaient  seulement  négligés  par  la  science  et  on 
s'en  était  peu  soucié  ;  mais,   à   tout  prendre,  il  n'y  avait 

I.  Joseph  Breuer,  en  1880-1882.  Voira  ce  sujet  les  c(Mift'r«nce3  que  j'ai 
fartes  en  Amérique  en  1909  (Cinq  conférences  sur  la  Psychanalyse,  trad, 
ft'an^.  par  Yves  Le  Lay.  Payot,  Paris,  igai). 


90  LE  RÊVE 

aucune  honte  à  s'en  occuper,  et  Ton  se  disait  que,  s'il  y  a 
des  choses  plus  importantes,  il  se  peut  que  les  actes  man- 
ques nous  fournissent  également  des  données  intéres- 
santes. Mais  se  livrer  à  des  recherches  sur  les  rêves  était 
considéré  comme  une  occupation  non  seulement  sans 
valeur  pratique  et  superflue,  mais  encore  comme  un 
passe-temps  honteux  :  on  y  voyait  une  occupation  anti- 
scientifique  et  dénotant  chez  celui  qui  s'y  livre  un  pen- 
chant pour  le  mysticisme.  Qu'un  médecin  se  consacre  à 
l'étude  du  rêve,  alors  que  la  neuropathologie  et  la  psy- 
chiatrie offrent  tant  de  phénomènes  infiniment  plus  sé- 
rieux :  tumeuts,  parfois  du  volume  d'une  pomme,  qui 
compriment  l'organe  de  la  vie  psychique,  hémorragies, 
inflammations  chroniques  au  cours  desquelles  on  peut 
démontrer  sous  le  microscope  les  altérations  des  tissus! 
NonI  Le  rêve  est  un  objet  trop  insignifiant  et  qui  ne  mé- 
rite pas  les  honneurs  d'une  investigation  1 

Il  s'agit  en  outre  d'un  objet  dont  le  caractère  est  en 
opposition  avec  toutes  les  exigences  de  la  science  exacte, 
d'un  objet  sur  lequer  l'investigateur  ne  possède  aucune 
certitude.  Une  idée  fixe,  par  exemple,  se  présente  avec 
des  contours  nets  et  bien  délimités.  <(  Je  suis  l'empereur 
de  Chine  »,  proclame  à  haute  voix  le  malade.  Mais  le 
rêve  ?  Le  plus  souvent,  il  ne  se  laisse  même  pas  raconter. 
Lorsque  quelqu'un  expose  son  rêve,  qu'est-ce  qui  nous 
garantit  l'exactitude  de  son  récit,  qu'est-ce  qui  nous 
prouve  qu'il  ne  déforme  pas  son  rêve  pendant  qu'il  le 
raconte,  qu'il  n'y  ajoute  pas  de  détails  imaginaires,  du 
fait  dé  l'inc-ertitude  de  son  souvenir?  Sans  parler  que  la 
plupart  des  rêves  échappent  au  souvenir,  qu'il  n'en  reste 
dans  la  mémoire  que  des  fragments  insignifiants.  Et  c'est 
sur  l'interprétation  de  ces  matériaux  qu'on  veut  fonder 
une  psychologie  scientifique  ou  une  méthode  de  traite- 
ment de  malades  ? 

Un  certain  excès  dans  un  jugement  doit  toujours  nous 
mettre  en  méfiance.  Il  est  évident  que  les  objections  con- 
tre le  rêve,  en  tant  qu'objet  de  recherches,  vont  trop 
loin.  Les  rêves,  dit-on,  ont  une  importance  insignifiante? 
Nous  avons  déjà  eu  à  répondre  à  une  objection  du  même 
genre  à  propos  des  actes  manques.  Nous  nous  sommes 
dit  alors  que  de  grandes  choses  peuvent  se  manifester 
par   de   petits   signes.    Quant    à   l'indétermination   des 


DIFFICULTÉS  ET  PREMIERES  APPROCHES  97 

rêves,  elle  constitue  précisément  un  caractère  comme 
un  autre  ;  nous  ne  pouvons  prescrire  aux  choses  le  carac- 
tère qu'elles  doivent  présenter.  11  y  a  d'ailleurs  aussi  des 
rêves  clairs  et  définis.  Et,  d'autre  partv  la  recherche  psy- 
chiatrique porte  souvent  sur  des  objets  qui  souffrent  de 
la  même  indétermination,  comme  c'est  le  cas  de  beau- 
coup de  représentations  obsédantes  dont  s'occupent 
cependant  des  psychiatres  respectables  et  éminents.  Je 
me  rappelle  le  dernier  cas  qui  s'est  présenté  dans  ma 
pratique  médicale.  La  malade  commença  par  me  décla- 
rer :  «  J'éprouve  un  sentiment  comme  si  j'avais  fait  ou 
voulu  faire  du  tort  à  un  être  vivant...  A  un  enfant  ?  Mais 
non,  plutôt  à  un  chien.  J'ai  l'impression  de  l'avoir  jeté 
d'un  pont  ou  de  lui  avoir  fait  du  mal  autrement.  »  Nou^ 
pouvons  remédier  au  préjudice  résultant  de  l'incertitude 
des  souvenirs  qui  se  rapportent  à  un  rêve,  en  postulant 
que  ne  doit  être  considéré  comme  étant  le  rêve  que  ce 
que  le  rêveur  raconte  et  qu'on  doit  faire  abstraction  de 
tout  ce  qu'il  a  pu  oublier  ou  déformer  dans  ses  souve- 
nirs. Enfin,  il  n'est  pas  permis  de  dire  d'une  façon  géné- 
rale que  le  rêve  est  un  phénomène  sans  importance.  Cha- 
cun sait  par  sa  propre  expérience  que  la  disposition  psy- 
chique dans  laquelle  on  se  réveille  à  la  suite  d'un  rêve 
peut  se  maintenir  pendant  une  journée  entière.  Les  mé- 
decins connaissent  des  cas  où  une  maladie  psychique  a 
débuté  par  un  rêve  et  où  le  malade  a  gardé  une  idée 
fixe  ayant  sa  source  dans  ce  rêve.  On  raconte  que  des 
personnages  historiques  ont  puisé  dans  des  rêves  la 
force  d'accomplir  certaines  grandes  actions.  On  peut 
donc  se  demander  d'où  vient  le  mépris  que  les  milieux 
scientifiques  professent  à  l'égard  du  rêve. 

Je  vois  dans  ce  mépris  une  réaction  contre  l'importance 
exagérée  qui  lui  avait  été  attribuée  jadis.  On  sait  que  la 
reconstitution  du  passé  n'est  pas  chose  facile,  mais  nous 
pouvons  admettre  sans  hésitation  que  nos  ancêtres  d'il 
y  a  trois  mille  ans  et  davantage  ont  rêvé  de  la  même 
manière  que  nous.  Autant  que  nous  le  sachions,  tous  les 
peuples  anciens  ont  attaché  aux  rêves  une  grande  valeur 
et  les  ont  considérés  comme  pratiquement  utilisables. 
Ils  y  ont  puisé  des  indications  relatives  à  l'avenir,  ils  y 
ont  cherché  des  présages.  Chez  les  Grecs  et  les  peu- 
ples orientaux,  une  campagne  militaire  sans  interprètes 


98  LE  RÊVK 

de  songes  était  réputée  aussi  impossible  que  de  nosjoirrft 
une  campagne  sans  les  moyens  de  reconnaissance  ibur- 
nispar  l'aviation.  Lorsque  Alexandre  le  Grand  eut  entre- 
pris son  expédition  de  conquête,  il  avait  dans  sa  suite 
les  interprètes  de  songes  les  plus  réputés.  La  ville  de 
Tyr,  qui  était  encore  située  à  cette  époque  sur  une  île, 
opposait  au  roi  une  résistance  telle  quHl  était  décidé  à 
en  lever  le  siège,  lorsqu'il  vit  une  nuit  un  satyre  se  livrant 
à  une  danse  triomphale.  Ayant  fait  part  de  son  rêve  à 
son  devin,  il  reçut  l'assurance  qu'il  fallait  voir  là  l'an- 
nonce d'une  victoire  sur  la  ville.  Il  ordonna  en  consé- 
quence l'assaut,  et  la  ville  fut  prise.  Les  Etrusques  et 
les  Romains  se  servaient  d'autres  moyens  de  deviner 
l'avenir,  mais  l'interprétation  des  songes  a  été  cultivée 
et  avait  joui  d'une  grande  faveur  pendant  toute  l'époque 
gréco-romaine.  De  la  littérature  qui  s'y  rapporte,  il  ne 
.nous  reste  que  l'ouvrage  capital  d'Artémidore  d'Ephèse, 
qui  daterait  de  l'époque  de  l'empereur  Adrien.  Comment 
se  fait- il  que  l'art  d'interpréter  les  songes  tombât  en  déca- 
dence et  le  rêve  lui-même  en  discrédit?  C'est  ce  que  je 
ne  saurais  vous  dire.  On  ne  peut  voir  dans  cette  déca- 
dence et  dans  ce  discrédit  l'effet  de  l'instruction,  car  le 
sombre  moyen  âge  avait  fidèlement  conservé  des  choses 
beaucoup  plus  absurdes  que  l'ancienne  interprétation 
des  songes.  Mais  le  fait  est  que  l'intérêt  pour  les  rêves 
dégénéra  peu  à  peu  en  superstition  et  trouva  son  dernier 
refuge  auprès  de  gens  incultes.  Le  dernier  abus  de  l'in- 
terprétation, qui  s'est  maintenu  j\isqu'à  nos  jours,  con- 
siste à  apprendre  par  les  rêves  les  numéros  qui  sortiront 
au  tirage  de  la  petite  loterie.  En  revanche,  la  science 
exacte  de  nos  jours  s'est  occupée  des  rêves  à  de  nom- 
breuses reprises,  mais  toujours  avec  l'intention  de  leur 
appliquer  ses  théories  psychologiques.  Les  médecins 
voyaient  naturellement  dans  le  rêve,  non  un  acte  psy- 
chique, mais  une  manifestation  psychique  d'excitations 
somatiques.  Binz  déclare  en  1879  que  le  rêve  est  un 
«  processus  corporel,  toujours  inutile,  souvent  même 
morbide  et  qui  est  à  l'âme  universelle  et  à  rimmortalité 
ce  qu'un  terrain  sablonneux,  recouvert  de  mauvaises 
herbes  et  situé  dans  quelque  bas-fond,  esta  l'éther  bleu 
qui  le  domine  de  si  haut  ».  Maiiry  compare  le  rêve  aux 
contractions  désordonnées   de    la   danse    Saint-Guy,  en 


DIFFICULTÉS  ET  PREMIÈRES  APPROCHES  99 

opposition  avec  les  mouvements  coordonnés  de  l'homme 
normal  ;  et  une  vieille  comparaison  assimile  les  rêves 
aux  sons  que  a  produit  un  homme  inexpert  en  musique, 
en  faisant  courir  ses  dix  doigts  sur  les  touches  de  l'ins- 
trument 0. 

Interpréter  signifie  trouver  un  sens  caché  ;  de  cela,  il 
ne  peut  naturellement  pas  être  question,  lorsqu'on  dépré- 
cie à  ce  point  la  valeur  du  rêve.  Lisez  la  description  du 
rêve  chez  Wundt,  chez  Jodl  et  autres  philosophes  moder- 
nes :  tous  se  contentent  d'énumérer  les  points  sur  les- 
quels le  rêve  s'écarte  de  la  pensée  éveillée,  de  faire  res- 
sortir la  décomposition  des  associations,  la  suppression 
du  sens  critique,  l'élimination  de  toute  connaissance  et 
tous  les  autres  signes  tendant  à  montrer  le  peu  de  valeur 
qu'on  doit  attacher  aux  rêves.  La  seule  contribution  pré- 
cieuse à  la  connaissance  du  rêve,  dont  nous  soyons  rede- 
vables à  la  science  exacte,  se  rapporte  à  l'inHuence 
qu'exercent  sur  le  contenu  des  rêves  les  excitations  cor- 
porelles se  produisant  pendant  le  sommeil.  Un  auteur 
norvégien  récemment  décédé,  J.  Mourly-Vold,  nous  a 
laissé  deux  gros  volumes  de  recherches  expérimentales 
sur  le  sommeil  (traduits  en  allemand  en  1910  et  191 2), 
ayant  trait  à  peu  près  uniquement  aux  eflets  produits  par 
les  déplacements  des  membres.  On  vante  ces  recherches 
comme  des  modèles  de  recherches  exactes  sur  le  som.- 
meil.  Mais  que  dirait  la  science  exacte,  si  elle  apprenait 
que  nous  voulons  essayer  de  découvrir  le  sens  des  rêves  ? 
Peut-être  s'est- elle  déjà  prononcée  à  ce  sujet,  mais  nous 
ne  nous  laisserons  pas  rebuter  par  son  jugement.  Puisque 
les  actes  manques  peuvent  avoir  un  sens,  rien  ne  s'op- 
pose à  ce  qu'il  en  soit  de  même  des  rêves,  et  dans  beau- 
coup de  cas  ceux-ci  ont  efl'ectivèment  un  sens  qui  a 
échappé  à  la  recherche  exacte.  Faisons  donc  nôtre  le  pré- 
fugé  des  anciens  et  du  peuple  et  engageons-nous  sur  les 
traces  des  interprètes  des  songes  de  jadis. 

Mais  nous  devons  tout  d'abord  nous  orienter  dans 
notre  tâche,  passer  en  revue  le  domaine  du  rêve.  Qu'est- 
ce  donc  qu'un  rêve?  Il  est  difficile  d'y  répondre  par  une 
définition.  Aussi  ne  tenterons-nous  pas  une  définition  là 
où  il  suffit  d'indiquer  une  matière  que  tout  le  monde 
connaît.  Mais  nous  devrions  faire  ressortir  les  caractères 
essentiels  du  rêve.  Où  les  trouver?  U  y  a  tant  de  dilïe- 


îOO  LE  REVE 

rences,  et  de  toutes  sortes,  à  lintérienr  du  cadre  qui 
délimite  notre  domaine  1  Les  caractères  essentiels  seront 
ceux  que  nous  pourrons  indiquer  comme  étant  com- 
muns à  tous  les  rêves. 

Or,  le  premier  des  caractères  communs  à  tousles  rêves 
est  que  nous  dormons  lorsque  nous  rêvons.  Il  est  évi- 
dent que  les  rêves  représentent  une  manifestation  de  la 
vie  psychique  pendant  le  sommeil  et  que  si  cette  vie  offre 
certaines  ressemblances  avec  celle  de  l'état  de  veille, 
elle  en  est  aussi  séparée  par  des  différences  considéra- 
bles. Telle  était  déjà  la  définition  d'Aristote.  Il  est  pos- 
sible qu'il  existe  entre  le  rêve  et  le  sommeil  des  rapports 
encore  plus  étroits.  On  est  souvent  réveillé  par  un  rêve, 
on  fait  souvent  un  rêve  lorsqu'on  se  réveille  spontané- 
ment ou  lorsqu'on  est  tiré  du  sommeil  violemment.  Le 
rêve  apparaît  ainsi  comme  un  état  intermédiaire  entre  le 
sommeil  et  la  veille.  Nous  voilà  en  conséquence  ramenés 
au  sommeil.  Qu'est-ce  que  le  sommeil? 

Ceci  est  un  problème  physiologique  ou  biologique, 
encore  très  discuté  et  discutable.  Nous  ne  pouvons  rien 
décider  à  son  sujet,  mais  j'estime  que  nous  devons  es- 
sayer de  caractériser  le  sommeil  au  point  de  vue  psycho- 
logique. Le  sommeil  est  un  état  dans  lequel  le  dormeur 
ne  veut  rien  savoir  du  monde  extérieur,  dans  lequel  son 
intérêt  se  trouve  tout  à  fait  détaché  de  ce  monde.  C'est 
en  me  retirant  du  monde  extérieur  et  en  me  prémunis- 
sant contre  les  excitations  qui  en  viennent,  que  je  me 
plonge  dans  le  sommeil.  Je  m'endors  encore  lorsque  je 
suis  fatigué  par  ce  monde  et  ses  excitations.  En  m'endor- 
mant,  je  dis  au  monde  extérieur  :  laisse-moi  en  repos, 
car  je  veux  dormir.  L'enfant  dit,  au  contraire  :  je  ne  veux 
pas  encore  m'endormir,  je  ne  suis  pas  fatigué,  je  veux  en- 
core veiller.  La  tendance  lîiologique  du  repos  semble  donc 
consister  dans  le  délassement  ;  son  caractère  psycholo- 
gique, dans  l'extinction  de  l'intérêt  pour  le  monde  exté- 
rieur. Par  rapport  à  ce  monde  dans  lequel  nous  sommes 
venus  sans  le  vouloir,  nous  nous  trouvons  dans  une 
situation  telle  que  nous  ne  pouvons  pas  le  supporter 
d'une  façon  ininterrompue.  Aussi  nous  replongeons-nous 
de  temps  à  autre  dans  1  état  où  nous  nous  trouvions  avant 
de  venir  au  monde,  lors  de  notre  existence  intra-utérine. 
Nous  nous  créons  du  moins   des  conditions  tout  à  fait 


DIFFICULTÉS  P:T  PIlEMiÈRES  APPROCHES  lOi 

analogues  à  celles  de  cette  existence  :  chaleur,  obscu- 
rité, absence  d'excitations.  Certains  d'entre  nous  se  rou- 
lent en  outre  en  paquet  serré  et  donnent  à  leur  corps, 
pendant  le  sommeil,  une  attitude  analogue  à  celle  qu'il 
vivait  dans  les  flancs  de  la  mère.  On  dirait  que  même  à 
l'état  adulte  nous  n'appartenons  au  monde  que  pour  les 
deux  tiers  de  notre  individualité  et  que  pour  un  tiers  nous 
ne  sommes  pas  encore  nés.  Chaque  réveil  matinal  est 
pour  nous,  dans  ces  conditions,  comme  une  nouvelle 
naissance.  Ne  disons-nous  pas  de  l'état  dans  lequel  nous 
nous  trouvons  en  sortant  du  sommeil  :  nous  sommes 
comme  des  nouveau-nés?  Ce  disant,  nous  nous  fai- 
sons sans  doute  une  idée  très  fausse  de  la  sensation 
générale  du  nouveau-né.  Il  est  plutôt  à  supposer  que 
celui-ci  se  sent  très  mal  à  son  aise.  Nous  disons  égale- 
ment de  la  naissance  :  apercevoir  la  lumière  du  jour. 

Si  le  sommeil  est  ce  que  nous  venons  de  dire,  le  rêve, 
loin  de  devoir  en  faire  partie,  apparaît  plutôt  comme  un 
accessoire  malencontreux.  Nous  croyons  que  le  sommeil 
sans  rêves  est  le  meilleur,  le  seul  vrai  ;  qu'aucune  acti- 
vité psychique  ne  devrait  avoir  lieu  pendant  le  sommeil. 
Si  une  activité  psychique  se  produit,  c'est  que  nous 
n'avons  pas  réussi  à  réaliser  l'état  de  repos  fœtal,  à  sup- 
primer jusqu'aux  derniers  restes  de  toute  activité  psy- 
chique. Les  rêves  ne  seraient  autre  chose  que  ces  restes, 
et  il  semblerait  en  effet  que  le  rêve  ne  doit  avoir  aucun 
sens.  Il  en  était  autrement  des  actes  manques  qui  sont 
des  activités  de  l'état  de  veille.  Mais  quand  je  dors,  après 
avoir  réussi  à  arrêter  mon  activité  psychique,  à  quelques 
restes  près,  il  n'est  pas  du  tout  nécessaire  que  ces  restes 
aient  un  sens.  Ce  sens,  je  ne  saurais  même  pas  l'utiliser, 
la  plus  grande  partie  de  ma  vie  psychique  étant  endor- 
mie. Il  ne  pourrait  en  effet  s'agir  que  de  réactions  sous 
forme  de  contractions,  que  de  phénomènes  psychiques 
provoqués  directement  par  une  excitation  somatique. 
Les  rêves  ne  seraient  ainsi  que  des  restes  de  l'activité 
psychique  de  l'état  de  veille,  restes  susceptibles  seule- 
ment de  troubler  le  sommeil;  et  nous  n'aurions  plus  qu'à 
abandonner  ce  sujet  comme  ne  rentrant  pas  dans  le  cadre 
de  la  psychanalyse. 

Mais  à  supposer  même  que  le  rêve  soit  inutile,  il  n'en 
existe    pas   moins,    et  nous   pourrions  essayer  de  nous 


I02  LE  RÊVE 

expliquer  cette  existence.  Pourquoi  la  vie  psychique  ne 
s'endort-elle  pas  ?  Sans  doute,  parce  que  quelque  chose 
s'oppose  à  son  repos.  Des  excitations  agissent  sur  eile, 
auxquelles  elle  doit  réagir.  Le  rêve  exprimerait  donc  le 
mode  de  réaction  de  l'âme,  pendant  l'état  de  sommeil,  aux 
excitations  qu'elle  suhit.  Nous  apercevons  ici  une  voie 
d'accès  à  la  compréhensio"Yi  du  rêve.  Nous  pouvons  re- 
chercher quelles  sont,  dans  les  différents  rêves,  les  exci- 
tations qui  tendent  à  troubler  le  sommeil  et  auxquelles 
le  dormeur  réagit  par  des  rêves.  Nous  aurons  ainsi  dégagé 
le  premier  caractère  commun  à  tous  les  rêves. 

Existe-t-il  un  autre  caractère  commun?  Certainement,, 
mais  il  est  beaucoup  plus  difficile  à  saisir  et  à  décrire. 
Les  processus  psychologiques  du  sommeil  diffèrent  tout 
à  fait  de  ceux  de  l'état  de  veille.  On  assiste  dans  le  som- 
meil à  beaucoup  d'événements  auxquels  on  croit,  alors 
qu'il  ne  s'agit  peut-être  que  d'une  excitation  qui  nous 
trouble.  On  voit  surtout  des  images  visuelles  qui  peuvent 
parfois  être  accompagnées  de  sentiments,  d'idées,  d'im- 
pressions fournis  par  des  sens  autres  que  la  vue,  mais 
toujours  et  partout  ce  sont  les  images  qui  dominent. 
Aussi  la  difficulté  de  raconter  un  rêve  vient-elle  en  par- 
tie de  ce  que  nous  avons  à  traduire  des  images  en  pa^i'o- 
les.  Je  pourrais  vous  dessiner  mon  rêve,  dit  souvent  le 
rêveur,  mais  je  ne  saurais  le  raconter.  11  ne  s'agit  pas  là, 
à  proprement  parler,  d'une  activité  psychique  réduite» 
comme  l'est  celle  du  faible  d'esprit  à  côté  de  celle  de 
l'homme  de  génie  :  il  s'agit  de  quelque  chose  de  quali- 
tativement différent,  sans  qu'on  puisse  dire  en  <\\\o\  la 
différence  consiste.  G. -Th.  Fechner  formule  quelque 
part  cette  supposition  que  la  scène  sur  laquelle  se  dérou- 
lent les  rêves  (dans  l'âme)  n'est  pas  celle  des  représen- 
tations de  la  vie  éveillée.  C'est  une  chose  que  nous  ne 
comprenons  pas,  dont  nous  ne  savons  que  penser  ;  mais 
cela  exprime  bien  cette  impression  d/étrangeté  que  nous 
laissent  la  plupart  des  rêves.  La  comparaison  de  l'activité 
qui  se  manifeste  dans  les  rêves,  avec  les  effets  obtenus 
par  une  main  inexperte  en  musique,  ne  nous  est  plus  ici 
d'aucun  secours,  parce  que  le  clavier  touché  par  cette 
main  rend  toujours  les  mêmes  sons,  qui  n'ont  pas  besoin 
d'être  mélodieux,  toutes  les  fois  que  le  hasard  fera  pro- 
mener la   main  sur   ses  touches.  Ayons  bien  présent  à 


DiFFiCULTÉS  ET  PREMIÈRES  APPROCHES  io3 

l'esprit  le   deuxième  caractère  commun  des  rêves,  tout 
incompris  qu'il  soit. 

Y  a-t-il  encore  d'autres  caractères  communs  ?  Je  n'en 
trouve  plus  et  ne  vois  en  général  que  des  différences  sur 
tous  les  points  :  aussi  bien  en  ce  qui  concerne  la  durée 
apparente  que  la  netteté,  le  rôle  joué  par  les  émotions, 
la  persistance,  etc.  Tout  se  passe,  à  notre  avis,  autre- 
ment que  s'il  ne  s'agissait  que  d'une  défense  forcée, 
momentanée,  spasmodique  contre  une  excitation.  En  ce 
qui  concerne,  pour  ainsi  dire,  leurs  dimensions,  il  y  a 
des  rêves  très  courts  qui  se  composent  d'une  image  ou 
de  quelques  rares  images  et  ne  contiennent  qu'une  idée, 
qu'un  mot ,  il  en  est  d'autres  dont  le  contenu  est  très 
riche,  qui  se  déroulent  comme  de  véritables  romans  et 
semblent  durer  très  longtemps.  Il  y  a  des  rêves  aussi 
nets  que  les  événements  de  la  vie  réelle,  tellement  nets 
que,  même  réveillés,  nous  avons  besoin  d'un  certain 
temps  pour  nous  rendre  compte  qu'il  ne  s'agit  que  d'un 
rêve  ;  il  en  est  d'autres  qui  sont  déS'Sspérément  faibles, 
effacés,  flous,  et  même,  dans  un  seul  et  même  rêve,  on 
trouve  parfois  des  parties  d'une  grande  netteté,  à  cote 
d'autres  qui  sont  insaisissablement  vagues.  Il  y  a  des 
rêves  pleins  de  sens  ou  tout  au  moins  cohérents,  voire 
spirituels,  d'une  beauté  fantastique  ;  d'autres  sont  em- 
brouillés, stupides,  absurdes,  voire  extravagants.  Cer- 
tains rêves  nous  laissent  tout  à  fait  froids,  tandis  que  dans 
d'autres  toutes  nos  émotions  sont  éveillées,  et  nous  éprou- 
vons de  la  douleur  jusqu'à'en  pleurer,  de  l'angoisse  qui 
nous  réveille,  de  l'étonnement,  du  ravissement,  etc.  La 
plupart  des  rêves  sont  vite  oubliés  après  le  réveil  ou,  s'ils 
se  maintiennent  pendant  la  journée,  ils  pâlissent  de  plus 
en  plus  et  présentent  vers  le  soir  de  grandes  lacunes  ; 
certains  rêves,  au  contraire,  ceux  des  enfants,  par 
exemple,  se  conservent  tellement  bien  qu'on  les  retrouve 
parfois  dans  ées  souvenirs,  au  bout  de  3o  ans,  comme  une 
impression  toute  récente.  Certains  rêves  peuvent,  comme 
l'individu  humain,  ne  se  produire  qu'une  fois  ;  d'autres  se 
reproduisent  plusieurs  fois  chez  la  môme  personne,  soit 
tels  quels,  soit  avec  de  légères  variations.  Bref,  cette  insi- 
gnifiante activité  psychique  nocturne  dispose  d'un  réper- 
toire colossal,  est  capable  de  recréer  tout  ce  que  l'âme  crée 
pendant  son  activité  diurne,  mais  elle  n'est  jamais  la  même 


104  LE  REVE 

On  pourrait  essayer  d'expliquer  toutes  ces  variétés  du 
rêve,  en  supposant  qu'elles  correspondent  aux  divers 
états  intermédiaires  entre  le  sommeil  et  la  vieille,  aux 
diverses  phases  du  sommeil  incomplet.  Mais,  s'il  en  était 
ainsi,  on  devrait,  à  mesure  que  le  rêve  acquiert  plus 
de  valeur,  un  contenu  plus  riche  et  une  netteté  plus 
grande,  se  rendre  compte  de  plus  en  plus  distinctement 
qu'il  s'agit  d'un  rêve,  car  dans  les  rêves  de  ce  genre  la 
vie  psychique  se  rapproche  le  plus  de  ce  qu'elle  est  à 
l'état  de  veille.  Et,  surtout,  il  ne  devrait  pas  y  avoir 
alors,  à  côté  de  fragments  de  rêves  nets  et  raisonnables, 
d'autres  fragments  dépourvus  de  toute  netteté,  absurdes 
et  suivis  de  nouveaux  fragments  nets.  Admettre  l'expli- 
cation que  nous  venons  d'énoncer,  ce  serait  attribuer  à 
la  vie  psychique  la  faculté  de  changer  la  profondeur  de 
son  sommeil  avec  une  vitesse  et  une  facilité  qui  ne  cor- 
respondent pas  à  la  réalité.  Nous  pouvons  donc  dire  que 
cette  explication  ne  tient  pas.  En  général,  les  choses  ne 
sont  pas  aussi  simples. 

Nous  renoncerons,  jusqu'à  nouvel  ordre,  à  rechercher 
le  «  sens  »  du  rêve,  pour  essayer,  en  partant  des  carac- 
tères communs  à  tous  les  rêves,  de  les  mieux  comprendre. 
Des  rapports  qui  existent  entre  les  rêves  et  l'état  de  som- 
meil, nous  avons  conclu  que  le  rêve  est  une  réaction  à 
une  excitation  troublant  le  sommeil.  C'est,  nous  le 
savons,  le  seul  et  unique  point  sur  lequel  la  psychologie 
expérimentale  puisse  nous  prêter  son  concours,  en  nous 
fournissant  la  preuve  que  les  excitations  subies  pendant 
le  sommeil  apparaissent  dans  le  rêve.  Nous  connaissons 
beaucoup  de  recherches  se  rapportant  à  cette  question, 
jusques  et  y  compris  celles  de  Mourly-Vold  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut,  et  chacun  de  nous  a  eu  l'occasion 
de  confirmer  cette  constatation  par  des  observations  per- 
sonnelles. Je  citerai  quelques  expériences  choisies  parmi 
les  plus  anciennes.  Maury  en  a  fait  quelques-unes  sur  sa 
propre  personne.  On  lui  fit  sentir  pendant  son  sommeil 
de  l'eau  de  Cologne  :  il  rêva  qu'il  se  trouvait  au  Caire, 
dans  la  boutique  de  Jean-Maria  Farina,  fait  auquel  se 
rattachait  une  foule  d'aventures  extravagantes.  Ou, 
encore,  on  le  pinçait  légèrement  à  la  nuque  :  il  rêva 
aussitôt  d'un  emplâtre  et  d'un  médecin  qui  l'avait  soigné 
dans  son  enfance.  Ou,    enfin,  on  lui  versait  une  goutte 


DIFFICULTÉS  ET  PREMIKRES  APPROCHES  lo5 

d'eau  sur  le  front:  il  rêva  qu'il  se  trouvait  en  Italie, 
transpirait  beaucoup  et  buvait  du  vin  blanc  d'Orvielo. 

Ce  qui  frappe  dans  ces  rêves  provoqués  expérimen- 
talement nous  apparaîtra  peut-être  avec  plus  de  netteté 
encore  dans  une  autre  série  de  rêves  par  excitation.  Il 
s'agit  de  trois  rêves  communiqués  par  un  observateur 
sagace,  M.  Hildebrandt,  et  qui  constituent  tous  trois  des 
réactions  à  uii  bruit  produit  par  un  réveil-matin. 

«  Je  me  promène  par-uiie  matinée  de  printemps  et  je 
flâne  à  travers  champs,  jusqu'au  village  voisin  dont  je 
vois  les  habitants  en  habits  de  fête  se  diriger  nom- 
breux vers  l'église,  le  livre  de  prières  à  la  main.  C'est, 
en  effet,  dimanche,  et  le  premier  service  divin  doit 
bientôt  commencer.  Je  décide  d'y  assister,  mais,  comme 
il  fait  très  chaud,  j'entre,  pour  me  reposer,  dans  le  cime- 
tière qui  entoure  l'église.  Tout  en  étant  occupé  à  lire  les 
diverses  inscriptions  mortuaires,  j'entends  le  sonneur 
monter  dans  le  clocher  et  j'aperçois  tout  en  haut  de 
celui-ci  la  petite  cloche  du  village  qui  doit  bientôt 
annoncer  le  commencement  de  la  prière.  Elle  reste 
encore  immobile  pendant  quelques  intants,  puis  elle  se 
met  à  remuer  et  soudain  ses  sons  deviennent  clairs  et 
perçants  aii  point  de  mettre  fin  à  mon  sommeil.  C^est  le 
réveil-matin  qui  a  fait  retentir  sa  sonnerie. 

«  Autre  combinaison.  11  fait  une  claire  journée  d'hiver. 
Les  rueSsont  recouvertes  d'une  épaisse  couche  de  neige. 
Je  dois  prendre  part  à  une  promenade  en  traîneau,  mais 
suis  obligé  d'attendre  longtemps  avant  qu'on  m'annonce 
que  le  traîneau  est  devant  la  porte.  Avant  d'y  monter, 
je  fais  mes  préparatifs  :  je  mets  la  pelisse,  j'installe  la 
chaufferette.  Enfin,  me  voilà  installé  dans  le  traîneau. 
Nouveau  retard,  jusqu'à  ce  que  les  rênes  donnent  aux 
chevaux  le  signal  de  départ.  Ceux-ci  finissent  par 
s'ébranler,  les  grelots  violemment  secoués  commencent 
à  faire  retentir  leur  musique  de  janissaires  bien  connue, 
avec  une  violence  qui  déchire  instantanément  la  toile 
d'araignée  du  rêve.  Cette  fois  encore,  il  s'agissait  tout 
simplement  du  tintement  de  la  sonnerie  du  réveil-matin. 

«  Troisième  exemple.  Je  vois  une  fille  de  cuisine  se 
diriger  le  long  du  couloir  vers  la  salle  à  manger,  avec 
une  pile  de  quelques  douzaines  d'assiettes.  La  colonne 
de  porcelaine   qu'elle  porte    me    paraît  en   danger    de 


lOD  LE   REVE 

perdre  l'équilibre.  «  Prends  garde,  raverlis-je,  tout  ton 
chargement  va  tomber  à  terre.  »  Je  reçois  la  réponse 
d'usage  qu'on  a  bien  l'habitude  etc.,  ce  qui  ne  m'empêche 
pas  de  suivre  la  servante  d'un  œil  inquiet.  La  voilà,  en 
effet,  qui  trébuche  au  seuil  même  de  la  porte,  la  vais- 
selle fragile  tombe  et  se  répand  sur  le  parquet  en  mille 
morceaux,  avec  un  cliquetis  épouvantable.  ^lais  je 
m'aperçois  bientôt  qu'il  s'agit  d'un  bruit  persistant  qui 
n'est  pas  un  cliquetis  à  proprement  parler,  mais  bel  et 
bien  le  tintement  d'une  sonnette.  Au  réveil,  je  constate 
que  c'est  le  bruit  du  réveil-matin.  » 

Ces  rêves  sont  très  beaux,  pleins  de  sens  et,  contrai- 
rement à  la  plupart  des  rêves,  très  cohérents.  Aussi  ne 
leur  adressons-nous  aucun  reproche.  Leur  trait  commun 
consiste  en  ce  que  la  situation  se  résout  toujours  par  un 
bruit  qu'on  reconnaît  ensuite  comme  étant  produit  par 
la  sonnerie  du  réveil-matin.  Nous  voyons  donc  comment 
un  rêve  se  produit.  Mais  nous  apprenons  encore  quelque 
chose  de  plus.  Le  rêveur  ne  reconnaît  pas  la  sonnerie  du 
réveil-matin  (celui-ci  ne  figure  d'ailleurs  pas  dans  le 
rêve),  mais  il  en  remplace  le  bruit  par  un  autre  et  inter- 
prète chaque  fois  d'une  manière  différente  l'excitation 
qui  interrompt  le  sommeil.  Pourquoi?  A  cela  il  n'y  a 
aucune  réponse:  on  dirait  qu'il  s'agit  là  de  quelque 
chose  d'arbitraire.  Mais,  comprendre  le  rêve,  ce  serait 
précisément  pouvoir  expliquer  pourquoi  le  rêveur  choisit 
précii^ément  tel  bruit,  et  non  un  autre,  pour  interpréter 
l'excitation  qui  provoque  le  réveil.  On  peut  de  même 
objecter  aux  rêves  de  Maury  que,  si  l'on  voit  l'excitation 
se  manifester  dans  le  rêve,  on  ne  voit  pas  précisément 
pourquoi  elle  se  manifeste  sous  telle  forme  donnée  qui 
ne  découle  nullement  de  la  nature  de  l'excitation.  En 
outre,  dans  les  rêves  de  Maury,  on  voit  se  rattacher  à 
l'effet  direct  de  l'excitation  une  foule  d'effets  secondaires 
comme,  par  exemple,  les  extravagantes  aventures  du 
rêve  ayant  pour  objet  l'eau  de  Cologne,  aventures  qu'il 
est  impossible  d'expliquer. 

Or,  notez  bien  que  c'est  encore  dans  les  rêves  aboutis- 
sant au  réveil  que  nous  avons  le' plus  de  chances  d'établir 
l'influence  des  excitations  interruptrices  du  sommeil. 
Dans  la  plupart  des  autres  cas,  la  chose  sera  beaucoup 
plus  difficile.   On  ne  se  réveille  pas  toujours  à  la  suite 


DIFFICULTÉS  ET  PREJJIÈRES  APPROCHES  107 

d*im  rêve  et,  lorsqu'on  se  souvient  le  matin  du  rêve  de 
la  nuit^  comment  retrouverait-on  l'excitation  qui  avait 
peut-être  agi  pendant  le  sommeil?  J'ai  réussi  une  fois, 
grâce  naturellement  à  des  circonstances  particulières,  à 
c.onstater  après  coup  une  excitation  sonore  de  ce  genre. 
Je  me  suis  réveillé  un  matin  dans  une  station  d'altitude 
du  Tyrol  avec  la  conviction  d'avoir  rêvé  que  le  pape  était 
mort.  Je  cherchais  à  m'expliquer  ce  rêve,  lorsque  ma 
femme  me  demanda  :  «  As-tu  entendu  au  petit  jour  la 
formidable  sonnerie  de  cloches  à  laquelle  se  sont  livrées 
toutes  les  églises  et  chapelles?»  Non,  je  n'avais  rien 
entendu,  car  je  dors  d'un  &ommeil  assez  profond,  mais 
cette  communication  m'a  permis  de  comprendre  mon 
rêve.  Quelle  est  la  fréquence  de  ces  excitations  qui 
induisent  le  dormeur  à  rêver,  sans  qu'il  obtienne  plus 
tard  la  moindre  information  à  leur  sujet?  Elle  est  peut- 
être  grande,  et  peut-être  non.  Lorsque  l'excitation  ne 
peut  plus  être  prouvée,  il  est  impossible  d'en  avoir  la 
moindre  idée.  Et,  d'ailleurs,  nous  n'avons  pas  à  nous 
attarder  à  la  discussion  de  la  valeur  des  excitations  exté- 
rieures, au  point  de  vue  du  trouble  qu'elles  apportent 
au  sommeil,  puisque  nous  savons  qu'elles  sont  suscep- 
tibles de  nous  expliquer  seulement  une  petite  fraction 
du  rêve,  et  non  toute  la  réaction  qui  constitue  le  rêve. 

Mais  ce  n'est  pas  là  une  raison  d'abandonner  toute  cette 
théorie,  qui  est  d'ailleurs  susceptible  de  développement. 
Peu  importe,  au  fond,  la  cause  qui  trouble  le  sommeil  et 
incite  aux  rêves.  Lorsque  cette  cause  ne  réside  pas  dans 
une  excitation  sensorielle  venant  du  dehors,  il  peut  s'agir 
d'une  excitation  cœnesthésique,  provenant  des  organes 
internes.  Cette  dernière  supposition  parait  très  probable 
et  répond  à  la  conception  populaire  concernant  la  pro- 
duction des  rêves.  Les  rêves  proviennent  de  l'estomac, 
entendrez-voiiis  dire  souvent.  Mais,^  ici  encore,  il  peut 
malheureusement  arriver  qu'une  excitation  cœnesthé- 
tique  qui  avait  agi  pendant  la  nuit  ne  laisse  aucune 
trace  le  matin  et  devienne  de  ce  fait  indémontrable.  Nous 
ne  voulons  cependant  pas  négliger  les  bonnes  et  nom- 
breuses expériences  qui  plaident  en  faveur  du  rattache- 
ment des  rêves  aux  excitations  internes.  C'est  en  général 
un  fait  incontestable  que  l'état  des  organes  internes  est 
susceptible    d'influer  sur   les   rêves.    Les  rapports   qui 


io8  LE  UlVE 

existent  entre  le  contenu  de  certains  rôves,  d'un  côté, 
raccLimulatiôn  d'urine  dans  la  A'essie  ou  l'excitation  des 
organes  génitaux,  de  l'autre,  ne  peuvent  être  méconnus, 
De  ces  cas  évidents  on  passe  à  d'autres  où  l'action  d'une 
excitation  interne  sur  le  contenu  du;  rêve  paraît  plus  ou 
moins  vraisemblable,  ce  contenu  renfermant  des  élé- 
ments qui  peuvent  être  considérés  comme  une  élabora- 
tion, une  représentation,  unçinterprétatijon  d'une. exci- 
tation de  ce  genre.  i  eA   ■,■    :  chiii^inob  'im  ^vm- 

Scherner,  qui  s'est  beaucoup  occupé  des  rêvés  (1861), 
avait  plus  particulièrement  insisté  sur  ce  rapport  de 
cause  à  ieflet  qui  existe  entre  les  excitations  ayant  leur 
source  dans  les  organes  internes  et  les  rêves,  et  il  a  cité 
quelques  beaux  exemples  à  l'appui  de  sa  thèse.  Lorsqu'il 
voit,  par  exemple,  «  deux  rangs  de  jolis  garçons  aux 
cheveux  blonds  et  au  teint  délicat  se  faire  face  dans  une 
attitude  de  lutte,  se  précipiter  les  uns  sul'  les  autres, 
s'attaquer  mutuellement,  se  séparer  ensuite  de  nouveau 
pour  revenir  sur  leurs  positions  primitives  et  recom- 
mencer la  lutte  »,  la  première  interprétation  qui  se  pré- 
sente est  que  les  rangs  de  garçons  sont  une  représen- 
tation symbolique  des  deux  rangées  de  dents,  et  cette 
interprétation  a  été  confirmée  par  le  fait  que  le  rêveur 
s'est  trouvé,  après  cette  scène,  dans  la  nécessité  «  de  se 
faire  extraire  de  la  mâchoire  une  longue*  dent  ».  Non 
moins  plausible  paraît  l'explication  qui  attribue  à  une 
irritation  intestinale  un  rêve  où  l'auteur  voyait  des 
«  couloirs  longs,  étroits,  sinueux  »,  et  l'on  peut  admettre 
avec  Scherner  que  le  rêve  cherche  avant  tout  à  repré- 
senter l'organe  qui  envoie  l'excitation  par  des  objets  qui 
lui  ressemblent.- 

Nous  ne  devons  donc  pas  nous  refuser  à  accorder  que 
les  excitations  internes  sont  susceptibles  de  jouer  le 
même  rôle  que  les  excitations  venant  de  l'extérieur. 
Malheureusement  leur  interprétation  est  sujette  aux 
mêmes  objections.  Dans  un  grand  nombre  de  cas,  l'inter- 
prétation par  une  excitation  interne  est  incertaine  ou 
indémontrable  ;  certains  rêves  seulement  permettent  de 
soupçonner  la  participation  d'excitations  ayant  leur 
point  de  départ  dans  un  organe  interne;  enfin,  tout 
comme  l'excitation  sensorielle  extérieure,  l'excitation 
d'un  organe  interne  n'explique  du  rêve  que  ce  qui  cor- 


DIFFICULTÉS  ET  PREMIÈRES  APPROCHES  I09 

respond  à  la  réaction  directe  à  l'excitation  et  nous  laisse 
dans  l'incertitude  *quant  à  la  provenance  des  autres 
parties  du  rêve. 

Notons  cependant  une  particularité  des  rêves  que  fait 
ressortir  l'étude  des  excitations  internes.  Le  rêve  ne 
reproduit  pas  l'excitation  telle  quelle  :  il  la  transforme, 
la  désigne  par  une  allusion,  la  range  sous  une  rubrique, 
la  remplace  par  autre  chose.  Ce  côté  du  travail  qui 
s'accomplit  au  cours  du  rêve  doit  nous  intéresser, 
parce  que  c'est  en  en  tenant  compte  que  nous  avons 
des  chances  de  nous  rapprocher  davantage  de  ce  qui 
constitue  l'essence  du  rêve.  Lorsque  nous  faisons  quel- 
que chose  à  l'occasion  d'une  certaine  circonstance, 
celle-ci  n'épuise  pas  toujours  l'acte  accompli,  hçi  Macbeth, 
de  Shakespeare,  est  une  pièce  de  circonstance,  écrite  à 
l'occasion  de  l'avènement  d'un  roi  qui  fut  le  premier  à 
réunir  sur  sa  tête  les  couronnes  des  trois  pays.  Mais  cette 
circonstance  historique  épuise-t-elle  le  contenu  de  la 
pièce,  explique-t-elle  sa  grandeur  et  ses  énigmes?  Il  se 
peut  que  les  excitations  extérieures  et  intérieures  qui 
agissent  sur  le  dormeur  ne  servent  qu'à  déclencher  le 
rêve,  sans  rien  nous  révéler  de  son  essence. 

L'autre  caractère  commun  à  tous  les  rêves,  leur  singu- 
larité psychique,  est,  d'une  part,  très  difficile  à  com- 
prendre et,  d'autre  part,  n'offre  aucun  point  d'appui  pour 
des  recherches  ultérieures.  Le  plus  souvent,  les  événe- 
ments dont  se  compose  un  rêve  ont  la  forme  visuelle. 
Les  excitations  fournissent-elles  une  explication  de  ce 
fait?  S'agit-il  vraiment  dans  le  rêve  de  l'excitation  que 
nous  avons  subie?  Mais  pourquoi  le  rêve  est-il  visuel, 
alors  que  l'excitation  oculaire  ne  déclenche  un  rêve 
que  dans  des  cas  excessivement  rares  ?  Ou  bien,  lorsque 
nous  rêvons  de  conversation  ou  de  discours,  peut-on 
prouver  qu'une  conversation  ou  un  autre  bruit  quel- 
conque ont,  pendant  le  sommeil,  frappé  nos  oreilles? 
Je  me  permets  de  repousser  énergiquement  cette  der- 
nière hypothèse. 

Puisque  les  caractères  communs  à  tous  les  rêves  ne 
nous  sont  d'aucun  secours  pour  l'explication  de  ceux-ci, 
nous  serons  peut-être  plus  heureux  en  faisant  appel  aux 
différences  qui  les  séparent.  Les  rêves  sont  souvent 
dépourvus  de  sens,   embrouillés,  absurdes  ;  mais  il  y  a 

Freud.  n 


110  LE  REVE 

aussi  des  rêves  pleins  de  sens,  nets,  raisonnables. 
Voyons  un  peu  si  ceux-ci  permettent  d'expliquer  ceux-là. 
Je  vais  vous  faire  part  à  cet  effet  du  dernier  rêve  raison- 
nable qui  m'ait  été  raconté  et  qui  est  celui  d'un  jeune 
homme  :  «  En  me  promenant  dans  la  Kàrntnerstrasse,  je 
rencontre  M.  X...  avec  lequel  je  fais  quelques  pas.  Je  me 
rends  ensuite  au  restaurant.  Deux  dames  et  un  monsieur 
viennent  s'asseoir  à  ma  table.  J'en  suis  d'abord  contrarié 
et  ne  veux  pas  les  regarder.  Finalement,  je  lève  les  yeux 
et  constate  qu'ils  sont  très  élégants.  »  Le  rêveur  fait 
observer  à  ce  propos  que,  dans  la  soirée  qui  avait  précédé 
le  rêve,  il  s'était  réellement  trouvé  dans  la  Kiirntnerstrasse 
où  il  passe  habituellement  et  qu'il  y  avait  effectivement 
rencontré  M.  X...  L'autre  partie  du  rêve  ne  constitue  pas 
une  réminiscence  directe,  mais  ressemble  dans  une 
certaine  mesure  à  un  événement  survenu  à  une  époque 
antérieure.  Voici  encore  un  autre  rêve  de  ce  genre,  fait 
par  une  dame.  Son  mari  lui  demande  :  «  ne  faut-il  pas 
faire  accorder  le  piano  ?»  A  quoi  elle  répond  :  «  c'est 
inutile,  car  il  faudra  quand  même  en  changer  le  cuir  ». 
Ce  rêve*  reproduit  une  conversation  qu'elle  a  eue  à  peu 
près  telle  quelle  avec  son  mari  le  jour  qui  a  précédé  le 
rêve.  Que  nous  apprennent  ces  deux  rêves  sobres?  Qu'on 
peut  trouver  dans  certains  rêves  des  reproductions 
d'événements  de  l'état  de  veille  ou  d'épisodes  se  rattachant 
à  ces  événements.  Ce  serait  déjà  un  résultat  appréciable, 
si  l'on  pouvait  en  dire  autant  de  tous  les  rêves.  Mais  tel 
n'est  pas  le  cas,  et  la  conclusion  que  nous  venons  de 
formuler  ne  s'applique  qu'à  des  rêves  très  peu  nombreux. 
Dans  la  plupart  des  rêves,  on  ne  trouve  rien  qui  se  rat- 
tache à  l'état  de  veille,  et  nous  restons  toujours  dans 
l'ignorance  quant  aux  facteurs  qui  déterminent  les  rêves 
absurdes  et  insensés.  Nous  savons  seulement  que  nous 
nous  trouvons  en  présence  d'un  nouveau  problème. 
Nous  voulons  savoir,  non  seulement  ce  qu'un  rêve 
signifie,  mais  aussi,  lorsque,  comme  dans  les  cas  que 
nous  venons  de  citer,  sa  signification  est  nette,  pourquoi 
et  dans  quel  but  le  rêve  reproduit  tel  événement  connu, 
survenu  tout  récemment. 

Vous  êtes  sans  doute,  comme  je  le  suis  moi-même, 
las  de  poursuivre  ce  genre  de  recherches.  Nous  voyons 
qu'on  a  beau  s'intéresser  à  un  problème  :  cela  ne  suffit 


DIFFICULTES  KT  PREMIERES  APPROCHES  i  1 1 

pas,  tant  qu'on  ignore  dans  quelle  direction  on  doit 
chercher  sa  solution.  La  psychologie  expérimentale  ne 
nous  apporte  que  quelques  rares  données,  précieuses 
il  est  vrai,  sur  le  rôle  des  excitations  dans  le  déclenche- 
ment des  rêves.  De  la  part  de  la  philosophie,  nous  pou- 
vons seulement  nous  attendre  à  ce  qu'elle  nous  oppose 
dédaigneusement  l'insignifiance  intellectuelle  de  notre 
objet.  Enfin,  nous  ne  voulons  rien  emprunter  aux  sciences 
occultes.  L'histoire  et  la  sagesse  des  peuples  nous  ensei- 
gnent que  le  rêve  a  un  sens  et  présente  de  l'importance, 
qu'il  anticipe  l'avenir,  ce  qui  est  difficile  à  admettre  et 
ne  se  laisse  pas  démontrer.  Et  c'est  ainsi  que  notre  pre- 
mier efTort  se  révèle  totalement  impuissant. 

Contre  toute  attente,  un  secours  nous  vient  d'une 
direction  que  nous  n'avons  pas  encore  envisagée.  Le 
langage,  qui  ne  doit  rien  au  hasard,  mais  constitue  pour 
ainsi  dire  la  cristallisation  des  connaissances  accu- 
mulées, le  langage,  disons-nous,  qu'on  ne  doit  cependant 
pas  utiliser  sans  précautions,  connaît  des  «  rêves 
éveillés  »  :  ce  sont  des  produits  de  l'imagination,  des 
phénomènes  très  généraux  qui  s'observent  aussi  bien 
chez  les  personnes  saines  que  chez  les  malades  et  que 
chacun  peut  facilement  étudier  sur  lui-môme.  Ce  qui 
distingue  plus  particulièrement  ces  productions  imagi- 
naires, c'est  qu'elles  ont  reçu  le  nom  de  «  rêves  éveillés  », 
et  effectivement  elles  ne  présentent  aucun  des  deux 
caractères  communs  aux  rêves  proprement  dits.  Ainsi 
que  l'indique  leur  nom,  elles  n'ont  aucun  rapport  avec 
l'état  de  sommeil,  et  en  ce  qui  concerne  le  second  carac- 
tère commun,  il  ne  s'agit  dans  ces  productions  ni  d'évé- 
nements, ni  d'hallucinations,  mais  bien  plutôt  de  repré- 
sentations :  on  sait  qu'on  imagine,  qu'on  ne  voit  pas, 
mais  qu'on  pense.  Ces  rêves  s'observent  à  l'âge  qui 
précède  la  puberté,  souvent  dès  la  seconde  enfance,  et 
disparaissent  à  l'âge  mûr  ,  mais  ils  persistent  quelquefois 
jusque  dans  la  profonde  vieillesse.  Le  contenu  de  ces 
produits  de  l'imagination  est  dominé  par  une  motivation 
très  transparente  II  s'agit  de  scènes  et  d'événements 
dans  lesquels  l'égoïsme,  l'ambition,  le  besoin  de  puis- 
sance ou  les  désirs  erotiques  du  rêveur  trouvent  leur 
satisfaction.  Chez  les  jeunes  gens,  ce  sont  les  rêves 
d'ambition  qui  dominent  ;  chez  les  femmes,  qui  mettent 


112  LE  RÊVE 

toute  leur  ambition  dans  des  succès  amoureux,  ce  sont 
les  rêves  erotiques  qui  occupent  la  première  place.  Mais 
souvent  aussi  on  aperçoit  le  besoin  erotique  à  l'arrière- 
plan  des  rêves  masculins  :  tous  les  succès  et  exploits 
héroïques  de  ces  rêveurs  n'ont  pour  but  que  de  leur 
conquérir  l'admiration  et  les  faveurs  des  femmes.  A  part 
cela,  les  rêves  éveillés  sont  très  variés  et  subissent  des 
sorts  variables.  Tels  d'entre  eux  sont  abandonnés,  au 
bout  de  peu  de  temps,  pour  être  remplacés  par  d'autres  ; 
d'autres  sont  maintenus,  développés  au  point  de  former 
de  longues  histoires,  et  s'adaptent  aux  modifications  des 
conditions  de  la  vie.  Ils  marchent  pour  ainsi  dire  avec 
le  temps  et  en  reçoivent  la  «  marque  »  qui  atteste  l'in- 
fluence de  la  nouvelle  situation.  Ils  sont  la  matière  brute 
de  la  production  poétique,  car  c'est  en  faisant  subir  à 
ses  rêves  éveillés  certaines  transformations,  certains  tra- 
vestissements, certaines  abréviations,  que  l'auteur  d'œu- 
vres  d'imagination  crée  les  situations  qu'il  place  dans 
ses  romans,  ses  nouvelles  ou  ses  pièces  de  théâtre.  Mais 
c'est  toujours  le  rêveur  en  personne  qui,  directement  ou 
par  identification  manifeste  avec  un  autre,  est  le  héros 
de  ses  rêves  éveillés. 

Ceux-ci  ont  peut-être  reçu  leur  nom  du  fait,  qu'en  ce 
qui  concerne  leurs  rapports  avec  la  réalité,  ils  ne  doivent 
pas  être  considérés  comme  étant  plus  réels  que  les  rêves 
proprement  dits.  Il  se  peut  aussi  que  cette  communauté 
de  nom  repose  sur  un  caractère  psychique  que  nous  ne 
connaissons  pas  encore,  que  nous  cherchons.  Il  est 
encore  possible  que  nous  ayons  tort  d'attacher  de 
l'importance  à  cette  communauté  de  nom.  Autant  de 
problèmes  qui  ne  pourront  être  élucidés  que  plus  tard. 


CHAPITRE  VI 
CONDITIONS  Eï  TECHNIQUE  DE  L'INTERPRÉTATION 


Nous  avons  donc  besoin,  pour  faire  avancer  nos 
recherches  sur  le  rêve,  d'une  nouvelle  voie,  d'une 
méthode  nouvelle.  Je  vais  vous  faire  à  ce  propos  une 
proposition  très  simple  :  admettons,  dans  tout  ce  qui  va 
suivre,  que  le  rêve  est  un  phénomène  non  somatique, 
mais  psychique.  Vous  savez  ce  que  cela  signifie;  mais 
qu'est-ce  qui  nous  autorise  à  le  faire?  Rien,  mais  aussi 
rien  ne  s'y  oppose.  Les  choses  se  présentent  ainsi  :  si  le 
rêve  est  un  phénomène  somatique,  il  ne  nous  intéresse 
pas.  Il  ne  peut  nous  intéresser  que  si  nous  admettons 
qu'il  est  un  phénomène  psychique.  Nous  travaillons  donc 
en  postulant  qu'il  l'est  réellement,  pour  voir  ce  qui  peut 
résulter  de  notre  travail  fait  dans  ces  conditions.  Selon 
le  résultat  que  nous  aurons  obtenu,  nous  jugerons  si 
nous  devons  maintenir  notre  hypothèse  et  l'adopter,  à 
son  tour,  comme  un  résultat.  En  eflet^  à  quoi  aspirons- 
nous,  dans  quel  but  travaillons-nous?  Notre  but  est  celui 
de  la  science  en  général  :  nous  voulons  comprendre  les 
phénomènes,  les  rattacher  les  uns  aux  autres  et,  en 
dernier  lieu,  élargir  autant  que  possible  notre  puissance 
à  leur  égard. 

Nous  poursuivons  donc  notre  travail  en  admettant  que 
le  rêve  est  un  phénomène  psychique.  Mais,  dans  cette 
hypothèse,  le  rêve  serait  une  manifestation  du  rêveur,  et 
une  manifestation  qui  ne  nous  apprend  rien,  que  nous  ne 
comprenons  pas.  Or,  que  feriez-vous  en  présence  d'une 
manifestation  de  ma  part  qui  vous  serait  incompréhen- 
sible? Vous  m'interrogeriez,  n'est-ce  pas?  Pourquoi  n'en 
ferions-nous  pas  autant  à  l'égard  du  rêveur?  Pourquoi 
ne  lui  demanderions-nous  pas  ce  que  son  rêve  signifie? 
Rappelez-vous  que  nous  nous  sommes  déjà  trouvés  une 
fois  dans  une  situation  pareille.  C'était  lors  de  l'analyse 


ii4  LE  RÊVE 

de  certains  actes  manques,  d'un  cas  de  lapsus.  Quel- 
qu'un a  dit  :  «  Da  sind  Dinge  zum  Vorschwein  gekom- 
men  ».  Là-dessus,  nous  lui  demandons...  non,  heureu- 
sement ce  n'est  pas  nous  qui  le  lui  demandons,  mais 
d'autres  personnes,  tout  à  fait  étrangères  à  la  psycha- 
nalyse, lui  demandent  c«  qu'il  veut  dire  par  cettre  phrase 
inintelligible.  11  répond  qu'il  avait  l'intention  de  dire  : 
«  Das  waren  S chweinereien  (c'étaient  des  cochonneries)  », 
mais  que  cette  intention  a  été  refoulée  par  une  autre, 
plus  modérée  :  «  Da  sind  Dinge  zum  Vorschein  gekom- 
men  {(tes  choses  se  sont  alors  produites)  »  ;  seulement,  la 
première  intention,  refoulée,  lui  a  fait  remplacer  dans 
sa  phrase  le  mot  Vorschein  par  le  mot  \ orschtcein, 
dépourvu  de  sens,  mais  marquant  néanmoins  son  appré- 
ciation péjorative  «  des  choses  qui  se  sont  produites  ». 
Je  vous  ai  expliqué  alors  que  cette  analyse  constitue  le 
prototype  de  toute  recherche  psychanalytique,  et  vous 
comprenez  maintenant  pourquoi  la  psychanalyse  suit  la 
technique  qui  consiste,  autant  que  possible,  à  faire 
résoudre  ses  énigmes  par  le  sujet  analysé  lui-même. 
C'est  ainsi  qu'à  son  tour  le  rêveur  doit  nous  dire  lui- 
même  ce  que  signifie  son  rêve. 

Cependant  dans  le  rêve  les  choses  ne  sont  pas  tout  à 
fait  aussi  simples.  Dans  les  actes  manques,  nous  avions 
d'abord  affaire  à  un  certain  nombre  de  cas  simples; 
après  ceux-ci,  nous  nous  étions  trouvés  en  présence 
d'autres  où  le  sujet  interrogé  ne  voulait  rien  dire  et 
repoussait  même  avec  indignation  la  réponse  que  nous 
lui  suggérions.  Dans  les  rêves,  les  cas  de  la  première 
catégorie  manquent  totalement  :  le  rêveur  dit  toujours 
qu'il  ne  sait  rien.  11  ne  peut  pas  récuser  notre  interpré- 
tation, parce  que  nous  n'en  avons  aucune  à  lui  proposer. 
Devons-nous  donc  renoncer  de  nouveau  à  notre  tenta- 
tive? Le  rêveur  ne  sachant  rien,  n'ayant  nous-mêmes 
aucun  élément  d'information  et  aucune  tierce  personne 
n'étant  renseignée  davantage,  il  ne  nous  reste  aucun 
espoir  d'apprendre  quelque  chose.  Et  bien,  renoncez,  si 
vous  le  voulez,  à  la  tentative.  Mais  si  vous  tenez  à  ne  pas 
l'abandonner,  suivez-moi.  Je  vous  dis  notamment  qu'il 
est  fort  possible,  qu'il  est-même  vraisemblable  que  le 
rêveur  sache,  malgré  tout,  ce  que  son  rêve  signifie,  mais 
que,  ne  sachant  pas  qu'il  le  sait,  il  croie  l'ignorer. 


CONDITIONS  ET  TECHNIQUE  DE  L'INTERPRÉTATION  ii5 

Vous  me  ferez  observer  à  ce  propos  que  j'introduis  une 
nouvelle  supposition,  la  deuxième  depuis  le  commence- 
ment de  nos  recherches  sur  les  rêves,  et  que  ce  faisant 
je  diminue  considérablement  la  valeur  de  mon  procédé. 
Première  supposition  :  le  rêve  est  un  phénomène  psychi- 
que. Deuxième  supposition  :  il  se  passe  dans  l'homme 
des  faits  psychiques  qu'il  connaît,  sans  le  savoir,  etc.  Il 
n'y  a,  me  direz-vous,  qu'à  tenir  compte  de  l'invraisem- 
blance de  ces  deux  suppositions  pour  se  désintéresser 
complètement  des  conclusions  qui  peuvent  en  être 
déduites.' 

Oui,  mais  je  ne  vous  ai  pas  fait  venir  ici  pour  vous 
révéler  ou  vous  cacher  quoi  que  ce  soit.  J'ai  annoncé  des 
«  leçons  élémentaires  pour  servir  d'introduction  à  la 
psychanalyse  »,  ce  qui  n'impliquait  nullement  de  ma 
part  l'intention  de  vous  donner  un  exposé  ad  usum 
delphini,  c'est-à-dire  un  exposé  uni,  dissimulant  les 
difficultés,  comblant  les  lacunes,  jetant  un  voile  sur  les 
doutes,  et  tout  cela  pour  vous  faire  croire  en  toute 
conscience  que  vous  avez  appris  quelque  chose  de  nou- 
veau. Non,  précisément  parce  que  vous  êtes  des  débu- 
tants, j'ai  voulu  vous  présenter  notre  science  telle  qu'elle 
est,  avec  ses  inégalités  et  ses  aspérités,  ses  prétentions 
et  ses  hésitations.  Je  sais  notamment  qu'il  en  est  de 
même  dans  toute  science,  et  surtout  qu'il  ne  peut  en  être 
autrement  dans  une  science  à  ses  débuts.  Je  sais  aussi 
que  l'enseignement  s'applique  le  plus  souvent  à  dissi- 
muler tout  d'abord  aux  étudiants  les  difficultés  et  les 
imperfections  de  la  science  enseignée.  J'ai  donc  formulé 
deux  suppositions,  dont  l'une  englobe  l'autre,  et  si  le 
fait  vous  paraît  trop  pénible  et  incertain  et  si  vous  êtes 
habitués  à  des  certitudes  plus  élevées  et  à  des  déductions 
plus  élégantes,  vous  pouvez  vous  dispenser  de  me  suivre 
plus  loin.  Je  crois  même  que  vous  feriez  bien,  dans  ce 
cas,  de  laisser  tout  à  fait  de  côté  les  problèmes  psycholo- 
giques, car  il  est  à  craindre  que  vous  ne  trouviez  pas  ici 
ces  voies  exactes  et  sûres  que  vous  êtes  disposés  à 
suivre.  Il  est  d'ailleurs  inutile  qu'une  science  ayant 
quelque  chose  à  donner  recherche  auditeurs  et  partisans. 
Ses  résultats  doivent  parler  pour  elle,  et  elle  peut 
attendre  que  ces  résultats  aient  fini  par  forcer 
l'attention. 


Ii6  LE  RÊVE 

Mais  je  tiens  à  avertir  ceux  d'enti-e  vous  qui  entendent 
persister  avec  moi  dans  ma  tentative  que  mes  deux 
suppositions  n'ont  pas  une  valeur  égale.  En  ce  qui  con- 
cerne la  première,  celle  d'après  laquelle  le  rêve  serait 
un  phénomène  psychique,  nous  nous  proposons  de  la 
démontrer  par  le  résultat  de  notre  travail;  quant  à  la 
seconde,  elle  a  déjà  été  démontrée  dans  un  autre 
domaine,  et  je  prends  seulement  la  liberté  de  l'utiliser 
pour  la  solution  des  problèmes  qui  nous  intéressent  ici. 

Où  et  dans  quel  domaine  la  démonstration  a-t-elle  été 
faite  qu'il  existe  une  connaissance  dont  nous  ne  savons 
cependant  rien,  ainsi  que  nous  l'admettons  ici  en  ce  qui 
concerne  le  rêveur?  Ce  serait  là  un  fait  remarquable, 
surprenant,  susceptible  de  modifier  totalement  notre 
manière  de  concevoir  ^a  vie  psychique  et  qui  n'aurait  pas 
besoin  de  demeurer  caché.  Ce  serait  en  outre  un  fait  qui, 
tout  en  se  contredisant  dans  les  termes  —  contradictio 
in  adjecto  —  n'en  exprimerait  pas  moins  quelque  chose 
de  réel.  Or,  ce  fait  n'est  pas  caché  du  tout.  Ce  n'est  pas 
sa  faute  si  on  ne  le  connaît  pas  ou  si  l'on  ne  s'y  intéresse 
pas  assez;  de  même  que  ce  n'est  pas  notre  faute  à  nous 
si  les  jugements  sur  tous  ces  problèmes  psychologiques 
sont  formulés  par  des  personnes  étrangères  aux  obser- 
vations et  expériences  décisives  sur  ce  sujet. 

C'est  dans  le  domaine  des  phénomènes 'hypnotiques 
que  la  démonstration  dont  nous  parlons  a  été  faite.  En 
assistant,  en  1889,  aux  très  impressionnantes  démon- 
strations de  Liébault  et  Bernheim,  de  Nancy,  je  fus  témoin 
de  l'expérience  suivante.  On  plongeait  un  homme  dana 
l'état  somnambulique  pendant  lequel  on  lui  faisait 
éprouver  toutes  sortes  d'hallucinations  :  au  réveil,  il 
semblait  ne  rien  savoir  de  ce  qui  s'était  passé  pendant 
son  sommeil  hypnotique.  A  la  demande  directe  de 
Bernheim  de  lui  faire  part  de  ces  événements,  le  sujet 
commençait  par  répondre  qu'il  ne  se  souvenait  de  rien. 
Mais  Bernheim  d'insister,  d'assurer  le  sujet  qu'il  le  sait, 
qu'il  doit  se  souvenir  :  on  voyait  alors  le  sujet  devenir  hési- 
tant, commencer  à  rassembler  ses  idées,  se  souvenir 
d'abord,  comme  à  travers  un  rêve,  de  la  première  sensa- 
tion qui  lui  avait  été  suggérée,  puis  d'une  autre;  les  sou- 
venirs devenaient  de  plus  en  plus  nets  et  complets,  jusqu'à 
émerger  sans  aucune  lacune.  Or,  puisque  le  sujet  n'avait 


CONDITIONS  ET  TECHNIQUE  DE  L'INTERPRÉTATION  1 1 7 

été  renseigné  entre  temps  par  personne,  on  est  autorisé 
à  conclure,  qu'avant  même  d'être  poussé,  incité  à  se 
souvenir,  il  connaissait  les  événements  qui  se  sont  passés 
pendant  son  sommeil  hypnotique.  Seulement,  ces  événe- 
ments lui  restaient  inaccessibles,  il  ne  savait  pas  qu'il 
jes  connaissait,  il  croyait  ne  pas  les  connaître.  Il  s'agissait 
donc  d'un  cas  tout  à  fait  analogue  à  celui  que  nous 
soupçonnons  chez  le  rêveur. 

Le  fait  que  je  viens  d'établir  va  sans  doute  vous  sur- 
prendre et  vous  allez  me  demander  :  mais  pourquoi 
n'avez-vous  pas  eu  recours  à  la  même  démonstration  à 
propos  des  actes  manques,  alors  que  nous  en  étions 
venus  à  attribuer  au  sujet  ayant  commis  un  lapsus  des 
intentions  verbales  dont  il  ne  savait  rien  et  qu'il  niait? 
Dès  l'instant  où  quelqu'un  croit  ne  rien  savoir  d'évé- 
nements dont  il  porte  cependant  en  lui  le  souvenir,  il 
n'est  pas  du  tout  invraisemblable  qu'il  ignore  bien 
d'autres  de  ses  processus  psychiques.  Cet  argument, 
ajouteriez-vous,  nous  aurait  certainement  fait  impression 
et  nous  eût  aidé  à  comprendre  les  actes  manques.  Il  est 
certain  que  j'aurais  pu  y  avoir  recours  à  ce  moment-là, 
si  je  n'avais  voulu  le  réserver  pour  une  autre  occasion 
où  il  me  paraissait  plus  nécessaire.  Les  actes  manques 
vous  ont  en  partie  livré  leur  explication  eux-mêmes,  et 
pour  une  autre  partie  ils  vous  ont  conduits  à  admettre, 
au  nom  de  l'unité  des  phénomènes,  l'existence  de  pro- 
cessus psychiques  ignorés.  Pour  le  rêve,  nous  sommes 
obligés  de  chercher  des  explications  ailleurs,  et  je  compte 
en  outre  qu'en  ce  qui  le  concerne,  vous  admettrez  plus 
facilement  son  assimilation  à  l'hypnose.  L'état  dans 
lequel  nous  accomplissons  un  acte  manqué  doit  vous 
paraître  normal,  sans  aucune  ressemblance  avec  l'état 
hypnotique.  Il  existe,  au  contraire,  une  ressemblance 
très  nette  entre  l'état  hypnotique  et  l'état  de  sommeil  qui 
est  la  condition  du  rêve.  On  appelle  en  effet  l'hypnose 
sommeil  artificiel.  Nous  disons  à  la  personne  que  nous 
hypnotisons  :  dormez  I  Et  les  suggestions  que  nous  lui 
faisons  peuvent  être  comparées  aux  rêves  du  sommeil 
naturel.  Les  situations  psychiques  sont,  dans  les  deux 
cas,  vraiment  analogues.  Dans  le  sommeil  naturel,  nous 
détournons  notre  attention  de  tout  le  monde  extérieur  ; 
dans  le  sommeil  hypnotique,  nous  en  faisons  autant,  à 


Ii8  LE  RÉVË 

cette  exception  près  que  nous  continuons  à  nous  inté- 
resser à  la  personne,  et  à  elle  seule,  qui  nous  a  hypnotisé 
et  avec  laquelle  nous  restons  en  relations.  D'ailleurs,  ce 
qu'on  appelle  le  sommeil  de  nourrice^  c'est-à-dire  le  som- 
meil pendant  lequel  la  nourrice  reste  en  relations  avec 
l'enfant  et  ne  peut  être  réveillée  que  par  celui-ci,  forme 
un  pendant  normal  au  sommeil  hypnotique.  11  n'y  a  donc 
rien  d'osé  dans  l'extension  au  sommeil  naturel  d'une 
particularité  caractéristique  de  l'hypnose.  Et  c'est  ainsi 
que  la  supposition  d'après  laquelle  le  rêveur  posséderait 
une  connaissance  de  son  rêve,  mais  une  connaissance 
qui  lui  est  momentanément  inaccessible,  n'est  pas  tout 
à  fait  dépourvue  de  base.  Notons  d'ailleurs  qu'ici  «s'ouvre 
une  troisième  voie  d'accès  à  l'étude  du  rêve  :  après  les 
excitations  interruptrices  du  sommeil,  après  les  rêves 
éveillés,  nous  avons  les  rêves  suggérés  de  l'état 
hypnotique. 

Et  maintenant  nous  pouvons  peut-être  reprendre  notre 
tâche  avec  une  confiance  accrue.  Il  est  donc  très  vrai- 
semblable que  le  rêveur  a  une  connaissance  de  son  rêve, 
et  il  ne  s'agit  plus  que  de  le  rendre  capable  de  retrouver 
cette  connaissance  et  de  nous  la  communiquer.  Nous  ne 
lui  demandons  pas  de  nous  livrer  tout  de  suite  le  sens 
de  son  rêve  :  nous  voulons  seulement  lui  permettre  d'en 
retrouver  l'origine,  de  remonter  à  l'ensemble  des  idées 
et  intérêts  dont  il  découiC.  Dans  le  cas  des  actes  manques 
(vous  en  souvenez-vous?),  dans  celui  en  particulier  où  il 
s'agissait  du  lapsus  Vorschwein,  nous  avons  demandé  à 
l'auteur  de  ce  lapsus  comment  il  en  est  venu  à  laisser 
échapper  ce  mot,  et  la  première  idée  qui  lui  était  venue 
à  l'esprit  à  ce  propos  nous  a  aussitôt  édifiés.  Pour  le 
rêve,  nous  suivrons  une  technique  très  simple,  calquée 
sur  cet  exemple.  Nous  demanderons  au  rêveur  comment 
il  a  été  amené  à  faire  tel  ou  tel  rêve  et  nous  considé- 
rerons sa  première  réponse  comme  une  explication 
Nous  ne  tiendrons  donc  aucun  compte  des  différences 
pouvant  exister  entre  les  cas  où  le  rêveur  croit  savoir  et 
ceux  où  il  ne  le  croit  pas,  et  nous  traiterons  les  uns  et 
les  autres  comme  faisant  partie  d'une  seule  et  même 
catégorie. 

Cette  technique  est  certainement  très  simple,  mais  je 
crains  fort  qu'elle  ne  provoque  une  très  forte  opposition. 


CONDITIONS  ET  TECHNIQUE  DE  L'INTERPRÉTATION  tiC) 

Vous  allez  dire  :  «  Voilà  une  nouvelle  supposition  I  C'est 
la  troisième,  et  la  plus  invraisemblable  de  toutes!  Com- 
ment? Vous  demandez  au  rêveur  ce  qu'il  se  rappelle  à 
propos  de  son  rêve,  et  vous  considérez  comme  une 
explication  le  premier  souvenir  qui  traverse  sa  mémoire? 
Mais  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  se  souvienne  de  quoi 
que  ce  soit,  et  il  peut  se  souvenir  Dieu  sait  de  quoil 
Nous  ne  voyons  pas  sur  quoi  vous  fondez  votre  attente. 
C'est  faire  preuve  d'une  confiance  excessive  là  où  un 
peu  plus  d'esprit  critique  serait  davantage  indiqué.  En 
outre,  un  rêve  ne  peut  pas  être  comparé  à  un  lapsus 
unique,  puisqu'il  se  compose  de  nombreux  éléments.  A 
quel  souvenir  doit-on  alors  s'attacher?  » 

Vous  avez  raison  dans  toutes  vos  objections  secon- 
daires. Un  rêve  se  distingue  en  efiet  d'un  lapsus  par  la 
multiplicité  de  ses  éléments,  et  la  technique  doit  tenir 
compte  de  cette  différence.  Aussi  vous  proposerai-je  de 
décomposer  le  rêve  en  ses  éléments  et  d'examiner  chaque 
élément  à  part  :  nous  aurons  ainsi  rétabli  l'analogie  avec 
le  lapsus.  Vous  avez  également  raison  lorsque  vous 
dites  que,  même  questionné  à  propos  de  chaque  élément 
de  son  rêve,  le  sujet  peut  répondre  qu'il  ne  se  souvient 
de  rien.  Il  y  a  des  cas,  et  vous  les  connaîtrez  plus  tard, 
où  nous  pouvons  utiliser  cette  réponse  et,  fait  curieux,  ce 
sont  précisément  les  cas  à  propos  desquels  nous  pouvons 
avoir  nous-mêmes  des  idées  définies.  Mais,  en  général, 
lorsque  le  rêveur  nous  dira  qu'il  n'a  aucune  idée,  nous 
1'^  contredirons,  nous  insisterons  auprès  de  lui,  nous 
l'assurerons  qu'il  doit  avoir  une  idée,  et  nous  finirons 
par  avoir  raison.  Il  produira  une  idée,  peu  nous  importe 
laquelle.  Il  nous  fera  part  le  plus  facilement  de  certains 
renseignements  que  nous  pouvons  appeler  historiques. 
Il  dira  :  «  ceci  est  arrivé  hier  »  (comme  dans  les  deux 
rêves  cr  sobres  »  que  nous  avons  cités  plus  haut);  ou 
encore  :  «  ceci  me  rappelle  quelque  chose  qui  est  arrivé 
récemment  ».  Et  nous  constaterons,  en  procédant  ainsi, 
que  le  rattachement  des  rêves  à  des  impressions  reçues 
pendant  les  derniers  jours  qui  les  ont  précédés  est 
beaucoup  plus  fréquent  que  nous  ne  l'avons  cru  dès 
l'abord.  Finalement,  ayant  toujours  le  rêve  pour  point 
de  départ,  le  sujet  se  souviendra  d'événements  plus 
éloignés,  parfois  môme  très  éloignés. 


120  LE  REVE 

Vous  avez  cependant  tort  quant  à  l'essentiel.  Vous 
vous  trompez  en  pensant  que  j'agis  arbitrairement,  lorsque 
j'admets  que  la  première  idée  du  rêveur  doit  m'apporter 
ce  que  je  cherche  ou  me  mettre  sur  la  trace  de  ce  que  je 
cherche;  vous  avez  tort  en  disant  que  l'idée  en  question 
peut  être  quelconque  et  sans  aucun  rapport  avec  ce  que 
je  cherche  et  que,  si  je  m'attends  à  autre  chose,  c'est  par 
excès  de  confiance.  Je  m'étais  déjà  permis  une  fois  de 
vous  reprocher  votre  croyance  profondément  enracinée  à 
la  liberté  et  à  la  spontanéité  psychologiques,  et  je  vous 
ai  dit  à  cette  occasion  qu'une  pareille  croyance  est  tout 
à  fait  antiscientifîque  et  doit  s'effacer  devant  la  reven- 
dication d'un  déterminisme  psychique.  Lorsque  le  sujet 
questionné  exprime  telle  idée  donnée,  nous  nous  trouvons 
en  présence  d'un  fait  devant  lequel  nous  devons  nous 
incliner.  En  disant  cela,  je  n'entends  pas  opposer  une 
croyance  à  une  autre.  Il  est  possible  de  prouver  que 
l'idée  produite  par  le  sujet  questionné  ne  présente  rien 
d'arbitraire  ni  d'indéterminé  et  qu'elle  n'est  pas  sans 
rapport  avec  ce  que  nous  cherchons.  J'ai  même  appris 
récemment,  sans  d'ailleurs  y  attacher  une  importance 
exagérée,  que  la  psychologie  expérimentale  a  également 
fourni  des  preuves  de  ce  genre. 

Vu  l'importance  du  sujet,  je  fais  appel  à  toute  votre 
attention.  Lorsque  je  prie  quelqu'un  de  me  dire  ce  qui 
lui  vient  à  l'esprit  à  l'occasion  d'un  élément  déterminé 
de  son  rêve,  je  lui  demande  de  s'abandonner  à  la  libre 
association,  en  partant  d'une  représentation  initiale.  Ceci 
exige  une  orientation  particulière  de  l'attention,  orien- 
tation différente  et  même  exclusive  de  celle  qui  a  lieu 
dans  la  réflexion.  D'aucuns  trouvent  facilement  cette 
orientation  ;  d'autres  font  preuve,  à  cette  occasion,  d'une 
maladresse  incroyable.  Or,  la  liberté  d'association  pré- 
sente encore  un  degré  supérieur  :  c'est  lorsque  j'aban- 
donne même  cette  représentation  initiale  et  n'étalilis  que 
le  genre  et  l'espèce  de  l'idée,  en  invitant  par  exemple  le 
sujet  à  penser  librement  à  un  nom  propre  ou  à  un  nombre. 
Une  pareille  idée  devrait  être  encore  plus  arbitraire  et 
imprévisible  que  celle  utilisée  dans  notre  technique.  On 
peut  cependant  montrer  qu'elle  est  dans  chaque  cas 
rigoureusement  déterminée  par  d'importants  dispositifs 
internes  qui,  au  moment  où  ils  agissent,  ne  nous  sont 


CONDITIONS  ET  TECHNIQUE  DE  L'INTERPRÉTATION  12I 

pas  plus  connus  que  les  tendances  perturbatrices  des 
actes  manques  et  les  tendances  provocatrices  des  actes 
accidentels. 

J'ai  fait  de  nombreuses  expériences  de  ce  genre  sur 
les  noms  et  les  nombres  pensés  au  hasard.  D'autres  ont, 
après  moi,  répété  les  mêmes  expériences  dont  beaucoup 
ont  été  publiées.  On  procède  en  éveillant,  à  propos 
du  nom  pensé,  des  associations  suivies,  lesquelles  ne 
sont  plus  alors  tout  à  fait  libres,  mais  se  trouvent  ratta- 
chées les  unes  aux  autres  commes  les  idées  évoquées  à 
propos  des  éléments  du  rêve.  On  continue  jusqu'à  ce  que 
la  stimulation  à  former  ces  associations  soit  épuisée. 
L'expérience  terminée,  on  se  trouve  en  présence  de 
l'explication  donnant  les  raisons  qui  ont  présidé  à  la 
libre  évocation  d'un  nom  donné  et  faisant  comprendre 
l'importance  que  ce  nom  peut  avoir  pour  le  sujet  de 
l'expérience.  Les  expériences  donnent  toujours  les  mêmes 
résultats,  portent  sur  des  cas  extrêmement  nombreux 
et  nécessitent  de  nombreux  développements.  Les  associa- 
tions que  font  naître  les  nombres  librement  pensés  sont 
peut-être  les  plus  probantes  :  elles  se  déroulent  avec  une 
rapidité  telle  et  tendent  vers  un  but  caché  avec  une  cer- 
titude tellement  incompréhensible  qu'on  se  trouve  vrai- 
ment désemparé  lorsqu'on  assiste  à  leur  succession.  Je 
ne  vous  communiquerai  qu'un  seul  exemple  d'analyse 
ayant  porté  sur  un  nom,  exemple  exceptionnellement 
favorable,  puisqu'il  peut  être  exposé  sans  trop  de  déve- 
loppements. 

Un  jour,  en  parlant  de  cette  question  à  un  de  mes 
jeunes  clients,  j'ai  formulé  cette  proposition  que,  malgré 
toutes  les  apparences  d'arbitraire,  chaque  nom  librement 
pensé  est  déterminé  de  près  par  les  circonstances  les 
plus  proches,  par  les  particularités  du  sujet  de  l'expé- 
rience et  par  sa  situation  momentanée.  Comme  il  en 
doutait,  je  lui  proposai  de  faire  séance  tenante  une  expé- 
rience de  ce  genre.  Le  sachant  très  assidu  auprès  de 
femmes,  je  croyais,  qu'invité  à  penser  librement  à  un 
nom  de  femme,  il  n'aurait  que  l'embarras  du  choix.  Il 
en  convient.  Mais  à  mon  étonnement,  et  surtout  peut-être 
au  sien,  au  lieu  de  m'accabler  d'une  avalanche  de  noms 
féminins,  il  reste  muet  pendant  un  instant  et  m'avoue 
ensuite  qu'un  seul  nom,  à  l'exception  de  tout  autre,  lui 


123  LE  RÊVE 

vient  à  l'esprit  :  Albine.  «  Cest  étonnant,  lui  dis-je,  mais 
qu'est-ce  qui  se  rattache  dans  votre  esprit  à  ce  nom  ? 
Combien  connaissez-vous  de  femmes  portant  ce  nom?» 
Eh  bien,  il  ne  connaît  aucune  femme  s'appelant  Albine, 
et  il  ne  voit  rien  qui  dans  son  esprit  se  rattache  à  ce 
nom.  On  aurait  pu  croire  que  l'analyse  avait  échoué.  En 
réalité,  elle  était  seulement  achevée,  et  pour  expliquer 
son  résultat,  aucune  nouvelle  idée  n'était  nécessaire. 
Mon  jeune  homme  était  excessivement  blond  et,  au 
cours  du  traitement,  je  l'ai  à  plusieurs  reprises  traité  en 
plaisantant  d'albinos  ;  en  outre,  nous  étions  occupés,  à 
l'époque  où  a  eu  lieu  l'expérience,  à  établir  ce  qu'il  y 
avait  de  féminin  dans  sa  constitution.  Il  était  donc  lui- 
même  cette  Albine,  cette  femme  qui  à  ce  moment-là 
l'intéressait  le  plus. 

De  même  des  mélodies  qui  nous  passent  par  la  tète 
sans  raison  apparente  se  révèlent  à  l'analyse  comme 
étant  déterminées  par  une  certaine  suite  d'idées  et 
comme  faisant  partie  de  cette  suite  qui  a  le  droit  de  nous 
préoccuper  sans  que  nous  sachious  quoi  qne  ce  soit  de 
son  activité.  11  est  alors  facile  de  montrer  que  l'évoca- 
tion en  apparence  involontaire  de  cette  mélodie  se  ratta- 
che soit  à  son  texte,  soit  à  son  origine.  Je  ne  parle  pas 
toutefois  des  vrais  musiciens  au  sujet  desquels  je  n'ai 
aucune  expérience  et  chez  lesquels  le  contenu  musical 
d'une  mélodie  peut  fournir  une  raison  suffisante  à  son 
évocation.  Mais  les  cas  de  la  première  catégorie  sont 
certainement  les  plus  fréquents.  Je  connais  un  jeune 
homme  qui  a  été  pendant  longtemps  littéralement  obsédé 
par  la  mélodie,  d'ailleurs  charmante,  de  l'air  de  Paris, 
dans  la  «  Belle  Hélène  »,  et  cela  jusqu'au  jour  où  l'ana- 
lyse lui  eut  révélé,  dans  son  intérêt,  la  lutte  qui  se  livrait 
dans  son  âme  entre  une  «  Ida  »  et  une  «  Hélène  ». 

Si  des  idées  surgissant  librement,  sans  aucune  con- 
trainte et  sans  aucun  effort,  sont  ainsi  déterminées,  et 
font  partie  d'un  certain  ensemble,  nous  sommes  en  droit 
de  conclure  que  des  idées  n'ayant  qu'une  seule  attache, 
celle  qui  les  lie  à  une  représentation  initiale,  peuvent 
n'être  pas  moins  déterminées.  L'analyse  montre  en  effet, 
qu'en  plus  de  l'attache  par  laquelle  nous  les  avons 
liées  à  la  représentation  initiale,  elles  sont  sous  la 
dépendance  de  certains  intérêts  et  idées  passionnels,  de 


CONDITIONS  ET  TECHNIQUE  DE  L'INTERPRETATION  120 

cornplexus  dont  rintervention  reste  inconnue,  c'est-à-dire 
inconsciente,  au  moment  où  elle  se  produit. 

Les  idées  présentant  ce  mode  de  dépendance  ont  fait 
l'objet  de  recherches  expérimentales  très  instructives  et 
qui  ont  joué  dans  l'histoire  de  la  psychanalyse  un  rôle 
considérable.  L'école  de  Wundt  avait  proposé  l'expé- 
rience dite  de  l'association,  au  cours  de  laquelle  le  sujet 
de  l'expérience  est  invité  à  répondre  aussi  rapidement 
que  possible  par  une  réaction  quelconque  au  mot  qui  lui 
est  adressé  à  titre  à' excitation.  On  peut  ainsi  étudier 
l'intervalle  qui  s'écoule  entre  l'excitation  et  la  réaction, 
la  nature  de  la  réponse  donnée  à  titre  de  réaction,  les 
erreurs  pouvant  se  produire  lors  de  la  répétition  ulté- 
rieure de  la  même  expérience,  etc.  Sous  la  direction  de 
Bleuler  et  Jung,  l'école  de  Zurich  a  obtenu  l'explication 
des  réactions  qui  se  produisent  au  cours  de  l'expérience 
de  l'association,  en  demandant  au  sujet  de  l'expérience 
de  rendre  ses  réactions  plus  explicites,  lorsqu'elles  ne 
l'étaient  pas  assez,  à  l'aide  d'associations  supplémen- 
taires. On  trouva  alors  que  ces  réactions  peu  explicites, 
bizarres,  étaient  déterminées  de  la  façon  la  plus  rigou- 
reuse par  les  cornplexus  du  sujet  de  l'expérience.  Bleuler 
et  Jung  ont,  grâce  à  cette  constatation,  jeté  le  premier 
pont  qui  a  permis  le  passage  de  la  psychologie  expéri- 
mentale à  la  psychanalyse. 

Ainsi  édifiés,  vous  pourriez  me  dire  :  «  Nous  recon- 
naissons maintenant  que  les  idées  librement  pensées 
sont  déterminées,  et  non  arbitraires,  ainsi  que  nous 
l'avions  cru.  Nous  reconnaissons  également  la  détermi- 
nation des  idées  surgissant  en  rapport  avec  les  éléments 
des  rêves.  Mais  ce  n'est  pas  cela  qui  nous  intéresse. 
Vous  prétendez  que  l'idée  naissant  à  propos  de  l'élément 
d'un  rêve  est  déterminée  par  l'arrière  plan  psychique,  à 
nous  inconnu,  de  cet  élément.  Or,  c'est  ce  qui  ne  nous 
paraît  pas  démontré.  Nous  prévoyons  bien  que  l'idée 
naissant  à  propos  de  l'élément  d'un  rêve  se  révélera 
comme  étant  déterminée  par  un  des  cornplexus  du  rêveur. 
Mais  quelle  est  l'utilité  de  cette  constatation  ?  Au  lieu  de 
nous  aidera  comprendre  le  rêve,  elle  nous  fournit  seule- 
ment, tout  comme  l'expérience  de  l'association,  la  con- 
naissance de  ces  soi-disant  cornplexus.  Et  ces  derniers, 
qu'ont-ils  à  voir  avec  le  rêve?  » 


124  LE  RÊVE 

Vous  avez  raison,  mais  il  y  a  une  chose  qui  vous 
échappe,  et  notamment  la  raison  pour  laquelle  je  n  ai 
pas  pris  l'expérience  de  l'association  pour  point  de  départ 
de  cet  exposé.  Dans  cette  expérience,  c'est  nous  en  effet 
qui  choisissons  arbitrairement  un  des  facteurs  détermi- 
nants de  la  réaction  :  le  mot  faisant  office  d'excitation. 
La  réaction  apparaît  alors  comme  un  anneau  intermé- 
diaire entre  le  mot-excitation  et  le  complexus  que  ce  mot 
éveille  chez  le  sujet  de  l'expérience.  Dans  le  rêve,  le 
mot-excitation  est  remplacé  par  quelque  chose  qui  vient 
de  la  vie  psychique  du  rêveur,  d'une  source  qui  lui  est 
inconnue,  et  ce  «  quelque  chose  »  pourrait  bien  être 
lui-même  le  «  produit  »  d'un  complexus.  Aussi  n'est-il 
pas  exagéré  d'admettre  que  les  idées  ultérieures  qui  se 
rattachent  aux  éléments  d'un  rêve  ne  sont,  elles  aussi, 
déterminées  que  par  le  complexus  de  cet  élément  et 
peuvent  par  conséquent  nous  aider  à  découvrir  celui-ci. 

Permettez-moi  de  vous  montrer  sur  un  autre  exemple 
que  les  choses  se  passent  réellement  ainsi  que  nous 
l'attendons  dans  le  cas  qui  nous  intéresse.  L'oubli  de 
noms  propres  implique  des  opérations  qui  constituent 
une  excellente  illustration  de  celles  qui  ont  lieu  dans 
l'analyse  d'un  rêve,  avec  cette  réserve  toutefois  que  dans 
les  cas  d'oubli  toutes  les  opérations  se  trouvent  réunies 
chez  une  seule  et  même  personne,  tandis  que  dans  l'in- 
terprétation d'un  rêve  elles  sont  partagées  entre  deux 
personnes.  Lorsque  j'ai  momentanément  oublié  un  nom, 
je  n'en  possède  pas  moins  la  certitude  que  je  sais  ce  nom, 
certitude  que  nous  ne  pouvons  acquérir  pour  le  rêveur 
que  par  un  moyen  indirect,  fourni  par  l'expérience  de 
Bernheim.Maisle  nom  oublié  et  pourtant  connu  ne  m'est 
pas  accessible.  J'ai  beau  faire  des  efforts  pour  l'évoquer: 
l'expérience  ne  tarde  pas  à  m'en  montrer  l'inutilité.  Je 
puis  cependant  évoquer  chaque  fois,  à  la  place  du  nom 
oublié,  un  ou  plusieurs  noms  de  remplacement.  Lorsqu'un 
de  ces  noms  de  remplacement  me  vient  spontanément 
à  l'esprit,  l'analogie  de  ma  situation  avec  celle  qui  existe 
lors  de  l'analyse  d'un  rêve  devient  évidente.  L'élément 
du  rêve  n'est  pas  non  plus  quelque  chose  d'avithentique  : 
il  vient  seulement  remplacer  ce  quelque  chose  que  je  ne 
connais  pas  et  que  l'analyse  du  rêve  doit  me  révéler.  La 
seule  différence  qui  existe  entre  les  deux  situations  con- 


CONDITIONS  ET  TECHNIQUE  DE  L'INTERPRÉTATION  l^S 

siste  en  ce  que  lors  de  l'oubli  d'un  nom  je  reconnais 
immédiatement  et  sans  hésiter  que  tel  nom  évoqué  n'est 
qu'un  nom  de  remplacement,  tandis  qu'en  ce  qui  con- 
cerne l'élément  d'un  rêve  nous  ne  gagnons  cette  convic- 
tion qu'à  la  suite  de  longues  et  pénibles  recherches.  Or 
même,  dans  les  cas  d'oublis  de  noms,  nous  avons  un 
moyen  de  retrouver  le  nom  véritable,  oublié  et  plongé 
dans  l'inconscient.  Lorsque,  concentrant  notre  attention 
sur  les  noms  de  remplacement,  nous  faisons  surgir  à  leur 
propos  d'autres  idées,  nous  parvenons  toujours,  après 
des  détours  plus  ou  moins  longs,  jusqu'au  nom  oublié, 
et  nous  constatons,  qu'aussi  bien  les  noms  de  remplace- 
ment surgis  spontanément,  que  ceux  que  nous  avons  pro- 
voqués, se  rattachent  étroitement  au  nom  oublié  et  sont 
déterminés  par  lui. 

Voici  d'ailleurs  une  analyse  de  ce  genre  :  je  constate 
un  jour  que  j'ai  oublié  le  nom  de  ce  petit 'pays  delà 
Uiviera  dont  Monte-Carlo  est  la  ville  la  plus  connue.  C'est 
ennuyeux,  mais  c'est  ainsi.  Je  passe  en  revue  tout  ce  que  je 
sais  de  ce  pays,  je  pense  au  prince  Albert,  de  la  maison 
de  Matignon-Grimaldi,  à  ses  mariages,  à  sa  passion  pour 
les  explorations  du  fond  des  mers,  à  beaucoup  d'autres 
choses  encore  se  rapportant  à  ce  pays,  mais  en  vain.  Je 
cesse  donc  mes  recherches  et  laisse  des  noms  de  substi- 
tution surgir  à  la  place  du  nom  oublié.  Ces  noms  se 
succèdent  rapidement  :  Monte-Carlo  d'abord,  puis 
Piémont,  Albanie,  Montevideo,  Colico.  Dans  cette  série, 
le  moi  Albanie  s'impose  le  premier  à  mon  attention,  mais 
il  est  aussitôt  remplacé  par  Monténégro,  à  cause  du  con- 
traste entre  blanc  et  noir.  Je  m'aperçois  alors  que  quatre 
de  ces  mots  de  substitution  contiennent  la  syllabe  mon  ; 
je  retrouve  aussitôt  le  mot  oublié  et  m'écrie  :  Monaco  I 
Les  noms  de  substitution  furent  donc  réellement  dérivés 
du  nom  oublié,  les  quatre  premiers  en  reproduisant  la 
première  syllabe,  et  le  dernier  la  suite  des  syllabes  et 
toute  la  dernière  syllabe.  Je  pus  en  même  temps  découvrir 
la  raison  qui  me  fit  oublier  momentanément  le  nom  de 
Monaco:  c'est  le  mot  3funchen,  qui  n'est  que  la  version  alle- 
mande de  /Monaco,  qui  avait  excercé  l'action  inhibitrice. 

L'exemple  que  je  viens  de  citer  est  certainement  beau, 
mais  trop  simple.  Dans  d'autres  cas  on  est  obligé,  pour 
rendre  apparente  l'analogie  avec  ce  qui  se  passe  lors  de 
Fkeud.  8 


126  LE  RÊVE 

l'interprétation  de  rêves,  de  grouper  autour  des  premiers 
noms  de  substitution  une  série  plus  longue  d'autres 
noms.  J'ai  fait  des  expériences  de  ce  genre.  Un  étranger 
m'invite  un  jour  à  boire  avec  lui  du  vin  italien.  Une  fois 
au  café,  il  est  incapable  de  se  rappeler  le  nom  du  vin 
qu'il  avait  l'intention  de  m'offrjr,  parce  qu'il  en  avait 
gardé  le  meilleur  souvenir.  A  la  suite  d'une  longue  série 
de  noms  de  substitution  surgis  à  la  place  du  nom  oublié, 
j'ai  cru  pouvoir  conclure  que  l'oubli  était  l'effet  d'une 
inhibition  exercée  par  le  souvenir  d'une  certaine  Hed- 
wige.  Je  fais  part  de  ma  découverte  à  mon  compagnon 
qui,  non  seulement  confirme  qu'il  avait  pour  la  première 
fois  bu  de  ce  vin  en  compagnie  d'une  femme  appelée 
Hedwige,  mais  réussit  enore,  grâce  à  cette  découverte,  à 
retrouver  le  vrai  nom  du  vin  en  question.  A  l'époque 
dont  je  vous  parle  il  était  marié  et  heureux  dans  son 
ménage,  et  ses  relations  avec  Hedwige  remontaient  à  une 
époque  antérieure  dont  il  ne  se  souvenait  pas  volontiers. 
Ce  qui  est  possible,  lorsqu'il  s'agit  de  l'oubli  d'un 
nom,  doit  également  réussir  lorsqu'il  s'agit  d'inter- 
préter un  rêve  :  on  doit  notamment  pouvoir  rendre  ac- 
cessibles les  éléments  cachés  et  ignorés,  à  l'aide  d'asso- 
ciations se  rattachant  à  la  substitution  prise  comme  point 
de  départ.  D'après  l'exemple  fourni  par  l'oubli  d'un 
nom,  nous  devons  admettre  que  les  associations  se  rat- 
tachant à  l'élément  d'un  rêve  sont  déterminées  aussi  bien 
par  cet  élément  que  par  son  arrière-fond  inconscient.  Si 
notre  supposition  est  exacte,  notre  technique  y  trouve- 
rait une  certaine  justification. 


CHAPITRE    Vil 
CONTENU  MANIFESTE  ET  IDÉES  LATENTES  DU  RÊVE 


Vous  voyez  que  notre  étude  des  actes  manques  n'a 
pas  été  tout  à  fait  inutile.  Grâce  aux  efforts  que  nous 
avons  consacrés  à  cette  étude,  nous  avons,  sous  la 
réserve  des  suppositions  que  vous  connaissez,  obtenu 
deux  résultats  :  une  conception  de  l'élément  du  rêve  et 
une  technique  de  l'interprétation  du  rêve.  En  ce  qui 
concerne  l'élément  du  rêve,  nous  savons  qu'il  manque 
d'authenticité,  qu'il  ne  sert  que  de  substitut  à  quelque 
chose  que  le  rêveur  ignore,  comme  nous  ignorons  les 
ten-dances  de  nos  actes  manques,  à  quelque  chose  dont 
le  rêveur  possède  la  connaissance,  mais  une  connais- 
sance inaccessible.  Nous  espérons  pouvoir  étendre  cette 
conception  au  rêve  dans  sa  totalité,  c'est-à-dire  considéré 
comme  un  ensemble  d'éléments.  Notre  technique  con- 
siste, en  laissant  jouer  librement  l'association,  à  faire 
surgir  d'autres  formations  substitutives  de  ces  éléments 
et  à  nous  servir  de  ces  formations  pour  tirer  à  la  surface 
le  contenu  inconscient  du  rêve. 

Je  vous  propose  maintenant  d'opérer  une  modification 
de  notre  terminologie,  dans  le  seul  but  de  donner  à  nos 
mouvements  un  peu  plus  de  liberté.  Au  lieu  de  dire  : 
caché,  inaccessible,  inauthentique,  nous  dirons  désormais, 
pour  donner  la  description  exacte  :  inaccessible  à  la 
conscience  du  rêveur  ou  inconscient.  Comme  dans  le  cas 
d'un  mot  oublié  ou  de  la  tendance  perturbatrice  qui 
provoque  un  acte  manqué,  il  ne  s'agit  là  que  de  choses 
momentanément  inconscientes.  Il  va  de  soi  que  les  élé- 
ments mêmes  du  rêve  et  les  représentations  substitutives 
obtenues  par  l'association  seront,  par  contraste  avec 
cet  inconscient  momentané,  appelés  conscients.  Cette 
terminologie  n'implique  encore  aucune  construction 
théorique.  L'usage  du  mot  inconscient,  à  titre  de  descrip- 


128  LE  RÊVE 

tion  exacte  et  facilement  intelligible,  est  irréprochable. 

Si  nous  étendons  notre  manière  de  voir  de  l'élément 
séparé  au  rêve  total,  nous  trouvons  que  le  rêve  total 
constitue  une  substitution  déformée  d'un  événement 
inconscient  et  que  l'interprétation  des  rêves  a  pour  tâche 
de  découvrir  cet  inconscient.  De  cette  constatation  dé- 
coulent aussitôt  trois  principes  auxquels  nous  devons 
nous  conformer  dans  notre  travail  d'interprétation  : 

1°  La  question  de  savoir  ce  que  tel  rêve  donné  signifie 
ne  présente  pour  nous  aucun  intérêt.  Qu'il  soit  intelli- 
gible ou  absurde,  clair  ou  embrouillé,  peu  nous  importe, 
attendu  qu'il  ne  représente  en  aucune  façon  l'inconscient 
que  nous  cherchons  (nous  verrons  plus  tard  que  cette 
règîfe  comporte  une  limitation)  ;  2"  notre  travail  doit  se 
borner  à  éveiller  des  représentations  substitutives  autour 
de  chaque  élément,  sans  y  réfléchir,  sans  chercher  à 
savoir  si  elles  contiennent  quelque  chose  d'exact,  sans 
nous  préoccuper  de  savoir  si  et  dans  quelle  mesure  elles 
nous  éloignent  de  l'élément  du  rêve  ;  3°  on  attend  jusqu'à 
ce  que  l'inconscient  caché,  cherché,  surgisse  tout  seul, 
comme  ce  fut  le  cas  du  mot  Monaco  dans  l'expérience 
citée  plus  haut. 

Nous  comprenons  maintenant  combien  il  importe  peu 
de  savoir  dans  quelle  mesure,  grande  ou  petite,  avec 
quel  degré  de  fidélité  ou  d'incertitude  on  se  souvient 
d'un  rêve.  C'est  que  le  rêve  dont  on  se  souvient  ne  con- 
stitue pas  ce  que  nous  cherchons  à  proprement  parler, 
qu'il  n'en  est  qu'une  substitution  déformée  qui  doit  nous 
permettre,  à  l'aide  d'autres  formations  substitutives  que 
nous  faisons  surgir,  de  nous  rapprocher  de  l'essence 
même  du  rêve,  de  rendre  l'inconscient  conscient.  Si  donc 
notre  souvenir  a  été  infidèle,  c'est  qu'il  a  fait  subir  à 
cette  substitution  une  nouvelle  déformation  qui,  à  son 
tour,  peut  être  motivée. 

Le  travail  d'interprétation  peut  être  fait  aussi  bien  sur 
ses  propres  rêves  que  sur  ceux  des  autres.  On  apprend 
même  davantage  sur  ses  propres  rêves,  car  ici  le  pro- 
cessus d'interprétation  apparaît  plus  démonstratif.  Dès 
qu'on  essaie  ce  travail,  on  s'aperçoit  qu'il  se  heurte  à  des 
obstacles.  On  a  bien  des  idées,  mais  on  ne  les  laisse 
pas  s'affirmer  toutes.  On  les  soumet  à  des  épreuves  et  à 
un  choix.   A  propos  de  l'une  on  dit  :  non,  elle  ne  s'ac- 


CONTENU  MANIFESTE  ET  IDEES  LATENTES  DU  RÊVE        129' 

coi*de  pas  avec  mon  rêve,  elle  n'y  convient  pas  ;  à  propos 
d'une  autre  :  elle  est  trop  absurde  ;  à  propos  d'une  troi- 
sième :  celle-ci  est  trop  secondaire.  Et  l'on  peut  observer 
que  grâce  à  ces  objections,  les  idées  sont  étouflees  et 
éliminées  avant  qu'elles  aient  le  temps  de  devenir 
claires.  C'est  ainsi  que,  d'un  côté,  on  s'attache  trop  à  la 
représentation  initiale,  à  l'élément  du  rêve  et,  de  l'autre, 
on  trouble  le  résultat  de  l'association  par  un  parti-pris 
de  choix.  Lorsque,  au  lieu  d'interpréter  soi-même  son 
rêve,  on  le  laisse  interpréter  par  un  autre,  un  nouveau 
mobile  intervient  pour  favoriser  ce  choix  illicite.  On  se 
dit  parfois  :  non,  cette  idée  est  trop  désagréable,  je  ne 
veux  pas  ou  ne  peux  pas  en  faire  part. 

Il  est  évident  que  ces  objections  sont  une  menace  pour 
la  bonne  réussite  de  notre  travail.  On  doit  se  préserver 
contre  elles  '.  lorsqu'il  s'agit  de  sa  propre  personne,  on 
peut  le  faire  en  prenant  la  ferme  décision  de  ne  pas  leur 
céder  ;  lorsqu'il  s'agit  d'interpréter  le  rêve  d'une  autre 
personne,  en  imposant  à  celle-ci  comme  règle  inviolable 
de  ne  refuser  la  communication  d'aucune  idée,  alors 
même  que  cette  personne  trouverait  une  idée  donnée 
trop  dépourvue  d'importance,  trop  absurde,  sans  rapport 
avec  le  rêve  ou  désagréable  à  communiquer.  La  personne 
dont  on  veut  interpréter  le  rêve  promettra  d'obéir  à*cette 
règle,  mais  il  ne  faudra  pas  se  fâcher  si  l'on  voit,  le  cas 
échéant,  qu'elle  tient  mal  sa  promesse.  D'aucuns  se  di- 
raient alors  que,  malgré  toutes  les  assurances  autori- 
taires, on  n'a  pas  pu  convaincre  cette  personne  de  la 
légitimité  de  la  libre  association,  et  penseraient  qu'il  faut 
commencer  par  gagner  son  adhésion  théorique  en  lui 
faisant  lire  des  ouvrages  ou  en  l'engageant  à  assister  à 
des  conférences  susceptibles  de  faire  d'elle  un  partisan 
de  nos  idées  sur  la  libre  association.  Ce  faisant,  on  com- 
mettrait au  fait  une  erreur,  et  pour  s'en  abstenir  il  suffira 
de  penser  que  bien  que  nous  soyons  surs  de  notre  con- 
viction à  nous,  nous  n'en  voyons  pas  moins  surgir  en 
nous,  contre  certaines  idées,  les  mêmes  objections 
critiques,  lesquelles  ne  se  trouvent  écartées  qu'ultérieu- 
rement, autant  dire  en  deuxième  instance. 

Au  lieu  de  s'impatienter  devant  la  désobéissance  du 
rêveur,  on  peut  utiliser  ces  expériences  pour  en  tirer  de 
nouveaux  enseignements,  d'autant  plus  importants  qu'on 


i3o  LE  RÊVE 

y  était  moins  préparé.  On  comprend  que  le  travail  d'in- 
.erprétation  s'accomplit  à  Fencontre  d'une  certaine 
résistance  qui  s'y  oppose  et  qui  trouve  son  expression 
dans  les  objections  critiques  dont  nous  parlons.  Cette 
résistance  est  indépendante  de  la  conviction  théorique 
du  rêveur.  On  apprend  même  quelque  chose  de  plus.  On 
constate  que  ces  objections  critiques  ne  sont  jamais  jus- 
tifiées. Au  contraire,  les  idées  qu'on  voudrait  ainsi  re- 
fouler se  révèlent  toujours  et  sans  exception  comme  étant 
les  plus  importantes  et  les  plus  décisives  au  point  de  vue 
de  la  découverte  de  l'inconscient.  Une  objection  de  ce 
genre  constitue  pour  ainsi  dire  la  marque  distinctive  de 
l'idée  qu'elle  accompagne. 

Cette  résistance  est  quelque  chose  de  nouveau,  un 
phénomène  que  nous  avons  découvert  grâce  à  nos  hypo- 
thèses, mais  qui  n'était  nullement  impliqué  dans  celles-ci. 
Ce  nouveau  facteur  introduit  dans  nos  calculs  une  sur- 
prise qu'on  ne  saurait  qualifier  d'agréable.  Nous  soup- 
çonnons déjà  qu'il  n'est  pas  fait  pour  faciliter  notre 
travail.  11  serait  de  nature  à  paralyser  tous  nos  efforts  en 
vue  de  résoudre  le  problème  du  rêve.  Avoir  à  faire  à  une 
chose  aussi  peu  importante  que  le  rêve  et  se  heurter  à 
des  difïïcultés  techniques  aussi  grandes  I  Mais,  d'autre 
part,  ces  difficultés  sont  peut-être  de  nature  à  nous  sti- 
muler et  à  nous  faire  entrevoir  que  le  travail  vaut  les 
efforts  qu'il  exige  de  nous.  Nous  nous  heurtons  toujours 
à  des  difficultés  lorsque  nous  voulons  pénétrer,  de  la  sub- 
stitution par  laquelle  se  manifeste  l'élément  du  rêve, 
jusqu'à  son  inconscient  caché.  Nous  sommes  donc  en 
droit  de  penser  que  derrière  la  substitution  se  cache 
quelque  chose  d'important.  Quelle  est  donc  l'utilité  de 
ces  difficultés  si  elles  doivent  contribuer  à  maintenir 
dans  sa  cachette  ce  quelque  chose  de  caché?  Lorsqu'un 
enfant  ne  veut  pas  desserrer  son  poing  pour  montrer  ce 
qu'il  cache  dans  sa  main,  c'est  qu'il  y  cache  quelque 
chose  qu'il  ne  devrait  pas  cacher. 

Au  moment  même  où  nous  introduisons  dans  notre 
exposé  la  conception  dynamique  d'une  résistance,  nous 
devons  avertir  qu'il  s'agit  là  d'un  facteur  quantitative- 
ment variable.  La  résistance  peut  être  grande  ou  petite, 
et  nous  devons  nous  attendre  à  voir  ces  différences  se 
manifester  au  cours  de  notre  travail.  Nous  pouvons  peut- 


CONTENU  MANIFESTE  ET  IDÉES  LATENTES  DU  REVE         i3i 

être  rattacher  à  ce  fait  une  autre  expérience  que  nous 
faisons  également  au  cours  de  notre  travail  d'interpréta- 
tion des  rêves.  C'est  ainsi  que  dans  certains  cas  une 
seule  idée  ou  un  très  petit  nombre  d'idées  suffisent  à 
nous  conduire  de  l'élément  du  rêve  à  son  substrat  incon- 
scient, tandis  que  dans  d'autres  cas  nous  avons  besoin, 
pour  arriver  à  ce  résultat,  d'aligner  de  longues  chaînes 
d'associations  et  de  réfuter  de  nombreuses  objections 
critiques.  Nous  nous  dirons,  et  avec  raison  probable- 
ment, que  ces  difïerences  tiennent  aux  intensités  va- 
riables de  la  résistance.  Lorsque  la  résistance  est  peu 
considérable,  la  distance  qui  sépare  la  substitution  du 
substrat  inconscient  est  minime  ;  mais  une  forte  rési- 
stance s'accompagne  de  déformations  considérables  de 
l'inconscient,  ce  qui  ne  peut  qu'augmenter  la  distance 
qui  sépare  la  substitution  du  substrat  inconscient. 

Il  serait  peut-être  temps  d'éprouver  notre  technique 
sur  un  rêve,  afin  de  voir  si  ce  que  nous  attendons  d'elle 
se  vérifie.  Oui,  mais  quel  rêve  choisirions-nous  pour 
cela?  Vous  ne  sauriez  croire  à  quel  point  ce  choix  m'est 
difïîcile,  et  il  m'est  encore  impossible  de  vous  faire 
comprendre  en  quoi  ces  difficultés  résident.  Il  doit  cer- 
tainement y  avoir  des  rêves  qui,  dans  leur  ensemble, 
n'ont  pas  subi  une  grande  déformation,  et  le  mieux 
serait  de  commencer  par  eux.  Mais  quels  sont  les  rêves 
les  moins  déformés  ?  Seraient-ce  les  rêves  raisonnables, 
non  confus,  dont  je  vous  ai  déjà  cité  deux  exemples? 
N'en  croyez  rien.  L'analyse  montre  que  ces  rêves  avaient 
subi  une  déformation  extraordinairement  grande.  Si,  ce- 
pendant, renonçant  à  toute  condition  particulière,  je 
choisissais  le  premier  rêve  venu,  vous  seriez  probable- 
ment déçus  II  se  peut  que  nous  ayons  à  noter  ou  à 
observer,  à  propos  de  chaque  élément  d'un  rêve,  une  telle 
quantité  d'idées  que  notre  travail  en  prendrait  une  am- 
pleur impossible  à  embrasser.  Si  nous  transcrivons  le 
rêve  et  que  nous  tenions  registre  de  toutes  les  idées 
surgissant  à  son  propos,  ces  dernières  sont  susceptibles 
de  dépasser  plusieurs  fois  la  longueur  du  texte.  11  sem- 
blerait donc  tout  à  fait  indiqué  de  rechercher  aux  fins 
d'une  analyse  quelques  rêves  brefs,  dont  chacun  du 
moins  puisse  nous  dire  ou  confirmer  quelque  chose.  C'est 
à  quoi  nous  nous  résoudrons,  à  moins  que  l'expériencô 


îS-î  LE  RLVK 

nous  apprenne  où  nous  pouvons  trouver  les  rêves  peu 
déformés. 

Un  autre  moyen  s'offre  encore  à  nous,  susceptible  de 
faciliter  notre  travail.  Au  lieu  de  viser  à  rinterprétalion 
de  rêves  entiers,  nous  nous  contenterons  de  n'envisager 
que  des  éléments  isolés  de  rêves,  afin  de  voir  sur  une 
série  d'exemples  ainsi  choisis  comment  ils  se  laissent 
expliquer,  grâce  à  l'application  de  notre  technique. 

à)  Une  dame  raconte  qu'étant  enfant  elle  a  souvent 
rêvé  que  le  bon  Dieu  avait  sur  sa  tête  un  bonnet  en  papier 
pointu.  Comment  comprendre  ce  rêve  sans  l'aide  de  la 
rêveuse  ?  Ne  paraît-il  pas  tout  à  fait  absurde  ?  Mais  il  le 
devient  moins,  lorsque  nous  entendons  la  dame  nous 
raconter  que  lorsqu'elle  était  enfant,  on  la  coiflait  sou- 
vent d'un  bonnet  de  ce  genre  parce  qu'elle  avait  l'habi- 
tude, étant  à  table,  de  jeter  des  coups  d'oeil  furtifs  dans 
les  assiettes  de  ses  frères  et  sœurs,  afin  de  s'assurer 
s'ils  n'étaient  pas  mieux  servis  qu'elle.  Le  bonnet  était 
donc  destiné  à  lui  servir  pour  ainsi  dire  d'œillère. Voilà 
un  renseignement  purement  historique,  fourni  sans  au- 
cune difficulté.  L'interprétation  de  cet  élément  et,  par 
conséquent,  du  rêve  tout  entier  réussit  sans  peine,  grâce 
à  une  nouvelle  trouvaille  de  la  rêveuse.  «  Comme  j'ai 
entendu  dire  que  le  bon  Dieu  sait  tout  et  voit  tout,  mon 
rêve  ne  peut  signifier  qu'une  chose,  à  savoir  que,  comme 
le  bon  Dieu,  je  sais  et  vois  tout,  alors  même  qu'on  veut 
m'en  empêcher.  »  Mais  cet  exemple  est  peut-être  trop 
simple. 

b)  Une  patiente  sceptique  fait  un  rêve  un  peu  plus 
long  au  cours  duquel  certaines  personnes  lui  parlent, 
en  en  faisant  de  grands  éloges,  de  mon  livre  sur  les 
«  Traits  d'esprit  »  («  Witz  »).  Puis  il  est  fait  mention 
d'un  «  Canal  »,  peut-être  d'un  autre  livre  où  il  est  ques- 
tion d'un  canal  ou  ayant  un  rapport  quelconque  avec  un 
canal. ....  elle  ne  sait  plus c'est  tout  à  fait  trouble. 

Vous  serez  peut-être  portés  à  croire  que  l'élément 
«  canal  »  étant  si  indéterminé  échappera  à  toute  inter- 
prétation. 11  est  certain  que  celle-ci  se  heurte  à  des  diffi- 
cultés, mais  ces  difficultés  ne  proviennent  pas  du  manque 
de  clarté  de  l'élément:  au  contraire,  le  manque  de  clarté 
de  l'élément  et  la  difficulté  de  son  interprétation  pro- 
viennent d'une   seule    et  même   cause.   Aucune  idée  ne 


CONTENU  MANIFESTE  ET  IDÉES  LATENTES  DU  tlÉVE        l33 

vient  à  l'esprit  de  la  rêveuse  à  propos  du  canal  ;  en  ce 
qui  me  concerne,  je  ne  puis  naturellement  rien  dire  non 
plus  à  son  sujet.  Un  peu  plus  tard,  à  vrai  dire  le  lende- 
main, il  lui  vient  une  idée  qui  a  peut-être  un  rapport  avec 
cet  élément  de  son  rêve.  11  s'aoit  notamment  d'un  trait 
d'esprit  qu'elle  avait  entendu  raconter.  Sur  un  bateau  fai- 
sant le  service  Douvres-Calais,  un  écrivain  connu  s'entre- 
tient avec  un  Anglais  qui  cite,  au  cours  de  la  conversa- 
tion, cette  phrase  :  «  Du  sublime  au  ridicule  il  n'y  a  qu'un 
pas\  »  L'écrivain  répond:  «  Oui,  le  Pas  de  Calais  »,  vou- 
lant dire  par  là  qu'il  trouve  la  France  sublime  et  l'Angle- 
terre ridicule.  Mais  le  Pas  de  Calais  est  un  canal,  le 
canal  de  la  Manche.  Vous  allez  me  demander  si  je  vois 
un  rapport  quelconque  entre  cette  idée  et  le  rêve.  Mais 
certainement,  car  l'idée  en  question  donne  réellement  la 
solution  de  cet  énigmatique  élément  du  rêve.  Ou  bien, 
si  vous  doutez  que  ce  trait  d'esprit  ait  existé  dès  avant 
le  rêve  comme  le  substrat  inconscient  de  l'élément 
«  canal  »,  pouvez-vous  admettre  qu'il  ait  été  inventé 
après  coup  et  pour  les  besoins  de  la  cause  ?  Cette  idée 
témoigne  notamment  du  scepticisme  qui  chez  elle  se 
dissimule  derrière  un  étonnement  involontaire,  d'où  une 
résistance  qui  explique  aussi  bien  la  lenteur  avec  laquelle 
l'idée  avait  surgi  que  le  caractère  indéterminé  de  l'élé- 
ment du  rêve  correspondant.  Considérez  ici  les  rapports 
qui  existent  entre  l'élément  du  rêve  et  son  substrat 
inconscient  :  celui-là  est  comme  une  petite  fraction  de 
celui-ci,  comme  une  allusion  à  ce  dernier  ;  c'est  par  son 
isolement  du  substrat  inconscient  que  l'élément  du  rêve 
était  devenu  tout  à  fait  incompréhensible. 

c)  Un  patient  fait  un  rêve  assez  long  :  plusieurs  mem- 
bres de  sa  famille  sont  assis  autour  d'une  table  ayant  une 
forme  particulière,  etc.  A  propos  de  cette  table,  il  se 
rappelle  avoir  vu  un  meuble  tout  pareil  lors  d'une  visite 
qu'il  fit  à  une  famille.  Puis  ses  idées  se  suivent  :  dans 
cette  famille,  les  rapports  entre  le  père  et  le  fils  n'étaient 
pas  d'une  extrême  cordialité  ;  et  il  ajoute  aussitôt  que 
des  rapports  analogues  existent  entre  son  père  et  lui. 
C'est  donc  pour  désigner  ce  parallèle  que  la  table  se 
trouve  introduite  dans  le  rêve. 

Z.  En  français  dans  le  texte. 


i34  LE  RÊVE 

Ce  rêveur  était  depuis  longtemps  familiarisé  avec  les 
exigences  de  l'interprétation  des  rêves.  Un  autre  eût 
trouvé  étonnant  qu'on  fît  d'un  détail  aussi  insignifiant 
que  la  forme  d'une  table  l'objet  d'une  investigation.  Et, 
en  efiet,  pour  nous  il  n'y  a  rien  dans  le  rêve  qui  soit 
accidentel  ou  indifférent,  et  c'est  précisément  de  l'éluci- 
dation  de  détails  aussi  insignifiants  et  non  motivés  que 
nous  attendons  les  renseignements  qui  nous  intéressent. 
Ce  qui  vous  étonne  peut-être  encore,  c'est  que  le  travail 
qui  s'est  accompli  dans  le  rêve  dont  nous  nous  occupons 
ait  exprimé  l'idée  :  chez  nous  les  choses  se  passent  comme 
dans  cette  farnille,  par  le  choix  de  la  table.  Mais  vous 
aurez  également  l'explication  de  cette  particularité, 
quand  je  vous  aurai  dit  que  la  famille  dont  il  s'agit 
s'appelait  Tischler\  En  rangeant  les  membres  de  sa 
propre  famille  autour  de  cette  table,  le  rêveur  agit 
comme  si  eux  aussi  s'appelaient  Tùchler.  Noter  toutefois 
combien  on  est  parfois  obligé  d'être  indiscret  lorsqu'on 
veut  faire  part  de  certaines  interprétations  de  rêves. 
Vous  devez  voir  là  une  des  difficultés  auxquelles,  ainsi 
que  je  vous  l'ai  dit,  se  heurte  le  choix  d'exemples.  Il 
m'eût  été  facile  de  remplacer  cet  exemple  par  un  autre, 
mais  il  est  probable  que  je  n'aurais  évité  l'insdiscrétion 
que  je  commets  à  propos  de  ce  rêve  qu'au  prix  d'une 
autre  indiscrétion,  à  propos  d'un  autre  rêve. 

Ici  il  me  semble  •  indiqué  d'introduire  deux  termes 
dont  nous  aurions  pu  nous  servir  depuis  longtemps. 
Nous  appellerons  contenu  manifeste  du  rêve  ce  que  le  rêve 
nous  raconte,  et  idées  latentes  du  rêve  ce  qui  est  caché 
et  que  nous  voulons  rendre  accessible  par  l'analyse  des 
idées  venant  à  propos  des  rêves.  Examinons  donc  les 
rapports,  tels  qu'ils  se  présentent  dans  les  cas  cités, 
entre  le  contenu  manifeste  et  les  idées  latentes  des 
rêves.  Ces  rapports  peuvent  d'ailleurs  être  très  variés. 
Dans  les  exemples  a  e\h  l'élément  manifeste  fait  éga- 
lement partie,  mais  dans  une  mesure  bien  petite,  des 
idées  latentes.  Une  partie  du  grand  ensemble  psychique 
formé  par  les  idées  inconscientes  du  rêve  a  pénétré 
dans  le  rêve  manifeste,  soit  à  titre  de  fragment,  soit, 
dans  d'autres  cas,  à  titre  d'allusion,  d'expression  symbo 

I.  Du  mot  Tisch,  table. 


CONTENU  MANIFESTE  ET    IDÉES  LATENTES  DU  RÉ\'E        i35 

lique,  d'abréviation  télégraphique.  Le  travail  d'interpré- 
tation a  pour  tâche  de  compléter  ce  fragment  ou  cette 
allusion,  comme  cela  nous  a  particulièrement  bien  réussi 
dans  le  cas  b.  Le  remplacement  par  un  fragment  ou  une 
allusion  constitue  donc  une  des  formes  de  déformation 
des  rêves.  11  existe  en  outre  dans  l'exemple  c  une  autre 
circonstance  que  nous  verrons  ressortir  avec  plus  de 
pureté  et  de  netteté  dans  les  exemples  qui  suivent. 

d)  Le  rêveur  entraîne  derrière  le  lit  une  dame  quil 
connaît.  La  première  idée  qui  lui  vient  à  l'esprit  lui  fournit 
le  sens  de  cet  élément  du  rêve  :  il  donne  à  cette  dame  la 
'préférence'^ . 

é)  Un  autre  rêve  que  son  frère  est  enfermé  dans  un 
coffre.  La  première  idée  remplace  coffre  par  armoire 
(Schrank),  et  l'idée  suivante  donne  aussitôt  l'interpré- 
tation du    rêve  :    son  frère   se  restreint  (Schrankt    sich 

EIN^). 

/*)  Le  rêveur  fait  r ascension  d'une  montagne  d'oît  il 
découvre  un  panorama  extymordinairement  vaste.  Rien  de 
plus  naturel,  et  il  semble  que  cela  ne  nécessite  aucune 
interprétation,  qu'il  s'agirait  seulement  de  savoir  à  quelle 
réminiscence  se  rattache  ce  rêve  et  quelle  raison  fait 
surgir  cette  réminiscence.  Erreur  I  II  se  trouve  que  ce 
rêve  a  tout  autant  besoin  d'interprétation  qu'un  autre, 
même  confus  et  embrouillé.  Ce  ne  sont  pas  des  ascen- 
sions qu'il  aurait  faites  qui  lui  viennent  à  la  mémoire 
il  pense  seulement  à  un  de  ses  amis,  éditeur  d'une 
«Revue S)  qui  s'occupe  de  nos  relations  avec  les  régions 
les  plus  éloignées  de  la  terre.  La  pensée  latente  du  rêve 
consiste  donc  dans  ce  cas  dans  l'identification  du  rêveur 
avec  «  celui  qui  passe  en  revue  l'espace  qui  l'entoure  » 
(^Ru?idschauer). 

Nous  trouvons  ici  un  nouveau  mode  de  relation  entre 
l'élément  manifeste  et  l'élément  latent  du  rêve.  Celui-là 
est  moins  une  déformation  qu'une  représentation  de 
celui-ci,  son  image  plastique  et  concrète  ayant  sa  source 
dans  le  mode  d'expression  verbale.  A  vrai  dire,  il  s'ao-it 
encore  cette  fois   d'une   déformation,  car  lorsque  nous 

I.  Jeu  de  mots  :  entraîner,  hervorziehen;  préft';rence,  Vorzug  (la  racine  zug 
étant  dérivée  de  ziehen). 

a.  Sich  einschninken  :  littéralement  :  s'enfermer  dans  une  armoire, 
3.  En  allemand  Rundschau,  coup  d'œil  circulaire. 


!3S  LE  RÊVE 

prononçons  un  mot,  nous  avons  depuis  long-tennps  perdu 
le  souvenir  de  l'image  concrète  qui  lui  a  donné  nais- 
sance, de  sorte  que  nous  ne  le  reconnaissons  plus, 
lorsqu'il  se  trouve  remplacé  par  cette  image.  Si  vous 
voulez  bien  tenir  compte  du  fait  que  le  rêve  manifeste  se 
compose  principalement  d'images  visuelles,  plus  rare- 
ment d'idées  et  de  mots,  vous  comprendrez  l'importance 
particulière  qu'il  convient  d'attacher  à  ce  mode  de  rela- 
tion, au  point  de  vue  de  l'interprétation  des  rêves.  Vous 
voyez  aussi  qu'il  devient  de  ce  fait  possible  de  créer, 
dans  le  rêve  manifeste,  pour  toute  une  série  de  pen- 
sées abstraites,  des  images  de  substitution  qui  ne  sont 
d'ailleurs  nullement  incompatibles  avec  la  latence  des 
idées.  Telle  est  la  technique  qui  préside  à  la  solution 
de  notre  énigme  des  images.  Mais  d'où  vient  cette  appa- 
rence de  jeux  d'esprit  que  présentent  les  représentations 
de  ce  genre?  C'est  là  une  autre  question  dont  nous 
n'avons  pas  à  nous  occuper  ici. 

Je  passerai  sous  silence  un  quatrième  mode  de  rela- 
tion entre  l'élément  latent  et  l'élément  manifeste.  Je  vous 
en  parlerai  lorsqu'il  se  sera  révélé  de  lui-même  dans  la 
technique.  Grâce  à  cette  omission,  mon  énumération  ne 
sera  pas  complète;  mais  -elle  qu'elle  est,  elle  suffît  à  nos 
besoins. 

Avez-vous  maintenant  le  courage  d'aborder  l'interpré- 
tation d'un  rêve  complet?  Essayons-le,  afin  de  voir  si 
nous  sommes  bien  armés  pour  cette  tâche,  llva  sans  dire 
que  le  rêve  que  je  choisirai,  sans  être  parmi  les  plus 
obscurs,  présentera  toutes  les  propriétés,  aussi  bien 
prononcées  que  possible,  d'un  rêve. 

Donc  une  dame  encore  jeune,  mariée  depuis  plusieurs 
années,  fait  le  rêve  suivant  :  elle  se  trouve  avec  son  mari 
au  théâtre,  une  partie  du  parterre  est  complètement  vide. 
Son  mari  lui  raconte  qu'Élise  L...  et  son  fiancé  auraient 
égalem,ent  voulu  venir  au  théâtre ,  mais  ils  n'ont  plus  trouvé 
que  de  mauvaises  places  (3  pjlaces  pour  1  couronne 
50  kreuzer)  quils  ne  pouvaient  pas  accepter.  Elle  pense 
d'ailleurs  que  ce  ne  fut  pas  un  grand  malheur. 

La  première  chose  dont  la  rêveuse  nous  fait  part  à 
propos  de  son  rêve  montre  que  le  prétexte  de  ce  rêve 
se  trouve  déjà  dans  le  contenu  manifeste.  Son  mari  lui  a 
bel  et  bien  raconté  qu'Elise  L...,  une  amie  ayant  le  même 


CONTENU  MANIFESTE  ET  IDÉES  LATENTES  DU  RÊVE         l^-] 

âge  qu'elle,  venait  de  se  fiancer.  Le  rêve  constitue  donc 
une  réaction  à  cette  nouvelle.  Nous  savons  déjà  qu'il  est 
facile  dans  beaucoup  de  cas  de  trouver  le  prétexte  du  rêve 
dans  les  événements  de  la  journée  qui  le  précède  et  que 
les  rêveurs  indiquent  sans  difficulté  cette  filiation.  Des 
renseignements  du  même  genre  nous  sont  fournis  par 
la  rêveuse  pour  d'autres  éléments  du  rêve  manifeste. 
D'où  vient  le  détail  concernant  l'absence  de  spectateurs 
dans  une  partie  du  parterre  ?  Ce  détail  est  une  allusion 
à  un  événement  réel  de  la  semaine  précx^dente.  S'étant 
proposée  d'assister  à  une  certaine  représentation,  elle 
avait  acheté  les  billets  à  l'avance,  tellement  à  l'avance 
qu'elle  a  été  obligée  de  payer  la  location.  Lorsqu'elle 
arriva  avec  son  mari  au  théâtre,  elle  s'est  aperçue  qu'elle 
s'était  hâtée  à  tort,  car  une  partie  du  parterre  était  à  peu 
près  vide.  Elle  n'aurait  rien  perdu  si  elle  avait  acheté 
ses  billets  le  jour  même  de  la  représentation.  Son  mari 
ne  manqua  d'ailleurs  pas  de  la  plaisanter  au  sujet  de  cette 
hâte.  —  Et  d'où  vient  le  détail  concernant  la  somme  de 
I  fl.  5o  kr.'?  11  a  son  origine  dans  un  ensemble  tout 
diflerent,  n'ayant  rien  de  commun  avec  le  précédent, 
tout  en  constituant,  lui  aussi,  une  allusion  à  une  nou- 
velle qui  date  du  jour  ayant  précédé  le  rêve.  Sa  belle- 
sœur  ayant  reçu  en  cadeau  de  son  mari  la  somme  de 
i5o  florins,  n'a  eu  (quelle  bêtise  I)  rien  de  plus  pressé 
que  de  courir  chez  le  bijoutier  et  d'échanger  son  argent 
contre  un  bijou.  —  Et  quelle  est  l'origine  du  détail 
relatif  au  chiffre  3  (3  places?).  Là-dessus  notre  rêveuse 
ne  sait  rien  nous  dire,  à  moins  que,  pour  l'expliquer,  on 
utilise  le  renseignement  que  la  fiancée,  Elise  L..,,  est  do 
3  mois  plus  jeune  qu'elle  qui  est  mariée  depuis  dix  ans 
déjà.  Et  comment  expliquer  l'absurdité  qui  consiste  à 
prendre  3  billets  pour  deux  personnes?  La  rêveuse  ne 
nous  le  dit  pas  et  refuse  d'ailleurs  tout  nouvel  effort  de 
mémoire,  tout  nouveau  renseignement. 

Mais  le  peu  qu'elle  nous  a  dit  suffit  largement  à  nous 
faire  découvrir  les  idées  latentes  de  son  rêve.  Ce  qui 
doit  attirer  notre  attention,  c'est  que  dans  les  commu- 
nications qu'elle  nous  a  faites  à  propos  de  son  rêve,  elle 
nous  fournit  à  plusieurs  reprises  des  détails  qui  établis- 
sent un  lien  commun  entre  difrérentes  parties.  Ces  détails 
sont  tous  d'ordre  temporel.  Elle  avait  pensé  aux  billets 


i38  LE  RÊVE 

trop  tôt,  elle  les  avait  achetés  trop  à  l'avance,  de  sorte 
qu'elle  fut  obligée  de  les  payer  plus  cher  ;  la  belle-sœur 
s'était  également  empressée  de  porter  son  argent  au 
bijoutier,  pour  s'acheter  un  bijou,  comme  si  elle  avait 
craint  de  le  manquer.  Si  aux  notions  si  accentuées  «  trop 
tôt  »,  «  à  l'avance  »,  nous  ajoutons  le  fait  qui  a  servi  de 
prétexte  au  rêve,  ainsi  que  le  renseignement  que  l'amie, 
de  3  mois  seulement  moins  âgée  qu'elle,  est  fiancée  à 
un  brave  homme,  et  la  critique  réprobatrice  adressée  à 
sa  belle-sœur  qu'il  était  absurde  de  tant  s'empresser,  — 
nous  obtenons  la  construction  suivante  des  idées  latentes 
du  rêve  dont  le  rêve  manifeste  n'est  qu'une  mauvaise 
substitution  déformée  : 

«  Ce  fut  absurde  de  ma  part  de  m'être  tant  hâtée  de  me 
marier.  Je  vois  par  l'exemple  d'Élise  que  je  n'aurais  rien 
perdu  à  attendre.  »  (La  hâte  est  représentée  par  son 
attitude  lors  de  l'achat  de  billets  et  par  celle  de  sa  belle- 
sœur  quant  à  l'achat  du  bijou.  Le  mariage  a  sa  substi- 
tution dans  le  fait  d'être  allée  avec  son  mari  au  théâtre). 
Telle  serait  l'idée  principale  ;  nous  pourrions  continuer, 
mais  ce  serait  avec  moins  de  certitude,  car  l'analyse  ne 
pourrait  plus  s'appuyer  ici  sur  les  indications  de  la 
rêveuse:  «  Et  pour  le  même  argent  j'aurais  pu  en  trouver 
un  loo  fois  meilleur  »  (i5o  florins  forment  une  somme 
loo  fois  supérieure  à  i  fr.  5o).  Si  nous  remplaçons  le 
mot  argent  par  le  mot  dot,  le  sens  de  la  dernière  phrase 
serait  que  c'est  avec  la  dot  qu'on  s'achète  un  mari  :  le 
bijou  et  les  mauvais  billets  de  théâtre  seraient  alors  des 
notions  venant  se  substituer  à  celle  de  mari.  Il  serait 
encore  plus  désirable  de  savoir  si  l'élément  «  3  billets  » 
se  rapporte  également  à  un  homme.  Mais  rien  ne  nous 
permet  d'aller  aussi  loin.  Nous  avons  seulement  trouvé 
que  le  rêve  en  question  exprime  la  mésestime  de  la 
femme  pour  son  mari  et  son  regret  de  s'être  mariée  si 
tôt. 

A  mon  avis,  \e  résultat  de  cette  première  interpré- 
tation d'un  rêve  est  fait  pour  nous  surprendre  et  nous 
troubler,  plutôt  que  pour  nous  satisfaire.  Trop  de  choses 
à  la  fois  s'oflrent  à  nous,  ce  qui  rend  notre  orientation 
extrêmement  difficile.  Nous  nous  rendons  d'ores  et  déjà, 
compte  que  nous  n'épuiserons  pas  tous  les  enseigne- 
ments qui  se  dégagent  de  cette  interprétation.  Empres- 


CONTENU  MANIFESTE  ET  IDÉES  LATENTES  DU  RÊVE        189 

sons-nous  de  dégager  ce  que  nous  considérons  comme 
des  données  nouvelles  et  certaines. 

Premièrement  :  Il  est  étonnant  que  l'élément  de  l'em- 
pressement se  trouve  accentué  dans  les  idées  latentes, 
tandis  que  nous  n'en  trouvons  pas  trace  dans  le  rêve 
manifeste.  Sans  l'analyse,  nous  n'aurions  jamais  soup- 
çonné que  cet  élément  joue  un  rôle  quelconque.  Il  semble 
donc  possible  que  la  chose  principale,  le  centre  même 
des  idées  incoiiscientes  manque  dans  les  rêves  mani- 
festes, ce  qui  est  de  nature  à  imprimer  une  modification 
profonde  à  l'impression  que  laisse  le  rêve  dans  son 
ensemble.  Deuxièmement  :  On  trouve  dans  le  rêve  un 
rapprochement  absurde  :  3  pour  i  fl.  5o  ;  dans  les  idées 
du  rêve  nous  découvrons  cette  proposition  :  ce  fut  une 
absurdité  (de  se  marier  si  tôt).  Peut-on  nier  absolument 
que  l'idée  ce  fut  une  absurdité  soit  représentée  par 
l'introduction  d'un  élément  absurde  dans  le  rêve  mani- 
feste ?  Troisièmement  :  Un  coup  d'œil  comparé  nous 
révèle  que  les  rapports  entre  les  éléments  manifestes  et 
les  éléments  latents  sont  loin  d'être  simples;  en  tout  cas, 
il  n'arrive  pas  toujours  qu'un  élément  manifeste  remplace 
un  élément  latent.  Il  doit  plutôt  exister  entre  les  deux 
camps  des  rapports  d'ensemble,  un  élément  manifeste 
pouvant  remplacer  plusieurs  éléments  latents,  et  un  élé- 
ment latent  pouvant  être  remplacé  par  plusieurs  éléments 
manifestes. 

Sur  le  sens  du  rêve  et  sur  l'attitude  de  la  rêveuse  à 
son  égard  il  y  aurait  également  des  choses  surprenantes 
à  dire.  Elle  adhère  bien  à  notre  interprétation,  mais  s'en 
montre  étonnée.  Elle  ignorait  qu'elle  eût  si  peu  d'estime 
pour  son  mari  ;  et  elle  ignore  les  raisons  pour  lesquelles 
elle  doit  le  mésestimera  ce  point.  Il  y  a  là  encore  beau- 
coup de  points  incompréhensibles.  Je  crois  décidément 
que  nous  ne  sommes  pas  encore  suffisamment  armés 
pour  pouvoir  entreprendre  l'interprétation  des  rêves  et 
que  nous  avons  besoin  d'indications  et  d'une  préparation 
supplémentaires. 


CHAPITRE  VIII 
RÊVEÇ  ENFANTINS 


t. 


Nous  avons  l'impression  d'avoir  avancé  trop  vite.  Reve- 
nons un  peu  en  arrière.  Avant  de  tenter  le  dernier  essai 
de  surmonter,  grâce  à  notre  technique,  les  difficultés 
découlant  de  la  déformation  des  rêves,  nous  nous  étions 
dit  que  le  mieux  serait  de  tourner  ces  difficultés,  en 
nous  en  tenant  seulement  aux  rêves  dans  lesquels  (à  sup- 
poser qu'ils  existent)  la  déformation  ne  s'est  pas  produite 
ou  n'a  été  qu'insignifiante.  Ce  procédé  va  d'ailleurs  à  ren- 
contre de  l'histoire  du  développement  de  notre  connais- 
sance, car,  en  réalité,  c'est  seulement  après  une  appli- 
cation rigoureuse  de  la  technique  d'interprétation  à  des 
rêves  déformés  et  après  une  analyse  complète  de  ceux-ci 
que  notre  attention  s'est  trouvée  attirée  sur  l'existence  de 
rêves  non  déformés. 

Les  rêves  que  nous  cherchons  s'observent  chez  les 
enfants.  Ils  sont  brefs,  clairs,  cohérents,  facilement  intel- 
ligibles, non  équivoques,  et  pourtant  ce  sont  incontesta- 
blement des  rêves.  La  déformation  des  rêves  s'observe 
également  chez  les  enfants,  même  de  très  bonne  heure, 
et  l'on  connaît  des  rêves  appartenant  à  des  enfants  de  5 
à  8  ans  et  présentant  déjà  tous  les  caractères  des  rêves 
plus  tardifs.  Si  l'on  limite  toutefois  les  observations  à 
l'âge  compris  entre  les  débuts  discernables  de  l'activité 
psychique  et  la  quatrième  ou  cinquième  année,  on  trouve 
une  série  de  rêves  présentant  un  caractère  qu'on  peut 
appeler  enfantin  et  dont  on  peut  à  l'occasion  retrouver  des 
échantillons  chez  des  enfants  plus  âgés.  Dans  certaines 
circonstances,  on  peut  observer,  même  chez  des  per- 
sonnes adultes,  des  rêves  ayant  tout  à  fait  le  type  infantile. 

Par  l'analyse  de  ces  rêves  enfantins  nous  pouvons  très 
facilement  et  avec  beaucoup  de  certitude  obtenir,  sur  la 
nature  du  rêve,  des  renseignements  qui,   il   est  permis 


RÊVES  ENFANTINS  i4t 

cîe  l'espérer,  se  montreront  décisifs  et  universellement 
valables. 

1°  Pour  comprendre  ces  rêves,  on  n'a  besoin  ni  d'ana- 
lyse, ni  d'application  d'une  technique  quelconque.  On 
ne  doit  pas  interroger  l'enfant  qui  raconte  son  rêve.  Mais 
il  faut  faire  compléter  celui-ci  par  un  récit  se  rapportant 
à  la  vie  de  l'enfant.  Il  y  a  toujours  un  événement  qui, 
ayant  eu  lieu  pendant  la  journée  qui  précède  le  rêve,  nous 
explique  celui-ci.  Le  rêve  est  la  réaction  du  sommeil  à 
cet  événement  de  l'état  de  veille. 

Citons  quelques  exemples  qui  serviront  d'appui  à  nos 
conclusions  ultérieures. 

à)  Un  garçon  de  22  mois  est  chargé  d'offrir  à  quelqu'un, 
à  titre  de  congratulation,  un  panier  de  cerises.  Il  le  fait 
manifestement  très  à  contre-cœur,  malgré  la  promesse 
de  recevoir  lui-même  quelques  cerises  en  récompense. 
Le  lendemain  matin  il  raconte  avoir  rêvé  que  (^  He{f)mann 
(a)  mangé  toutes  les  cerises  » . 

b)  Une  fillette  âgée  de  3  ans  et  trois  mois  fait  son  pre- 
mier voyage  en  mer.  Au  moment  du  débarquem.ent,  elle 
ne  veut  pas  quitter  le  bateau  et  se  met  à  pleurer  amère- 
ment. La  durée  du  voyage  lui  semble  avoir  été  trop 
courte.  Le  lendemain  matin  elle  raconte:  «  Cette  nuit 
j'ai  voyagé  en  mer.  »  Nous  devons  compléter  ce  récit,  en 
disant  que  ce  voyage  avait  duré  plus  longtemps  que  l'en- 
fant ne  le  disait. 

c)  Un  garçon  âgé  de  5  ans  et  demi  est  emmené  dans 
une  excursion  à  Escherntal,  i^vids  Hallstatt.  Il  avait  entendu 
dire  que  Hallstatt&e  trouvait  au  pied  du  Dachstein,  mon- 
tagne à  laquelle  il  s'intéressait  beaucoup.  De  sa  résidence 
à  Aussee  on  voyait  très  bien  le  Dachstein  et  l'on  pouvait 
y  distinguer,  à  l'aide  du  télescope,  Simonyhûtte.  L'en- 
fant s'était  appliqué  à  plusieurs  reprises  à  l'apercevoir  à  tra- 
vers la  longue-vue,  mais  on  ne  sait  avec  quel  résultat. 
L'excursion  avait  commencé  dans  des  dispositions  gaies, 
la  curiosité  étant  très  excitée.  Toutes  les  fois  qu'on  aper- 
cevait une  montagne,  l'enfant  demandait  :  «  Est-ce  cela  le 
Dachstein?  »  Il  devenait  de  plus  en  plus  taciturne  à  mesure 
qu'il  recevait  des  réponses  négatives  ;  il  a  fini  par  ne  plus 
prononcer  un  mot  et  refusa  de  prendre  part  à  une  petite 
ascension  qu'on  voulait  faire  pour  aller  voir  le  torrent. 
On  l'avait  cru  fatigué,  mais  le  lendemain  matin  il  raconta 

FkEUD.  n 


1^2  LE  RÈVË 

tout  Joyeux  :  «  J'ai  rêvé  cette  nuit  que  nous  avons  été  à 
Shnonyhiitte.  »  C'est  donc  dans  l'attente  de  cette  visite 
qu'il  avait  pris  part  à  l'excursion.  En  ce  qui  concerne  les 
détails,  il  ne  donna  que  celui  dont  il  avait  entendu  par- 
ler précédemment,  à  savoir  que  pour  arriver  à  la  cabane 
on  monte  des  marches  pendant  six  heures. 

Ces  trois  rêves  suffisent  à  tous  les  renseignements  que 
nous  pouvons  désirer. 

2°  On  le  voit,  ces  rêves  d'enfants  ne  sont  pas  dépour- 
vus de  sens  :  ce  sont  des  actes  psychiques  intelligibles, 
complets.  Souvenez-vous  de  ce  que  je  vous  ai  dit  concer- 
nant le  jugement  que  les  médecins  portent  sur  les  rêves, 
et  notamment  de  la  comparaison  avec  les  doigts  que 
l'habile  musicien  fait  courir  sur  les  touches  du  clavier. 
L'opposition  flagrante  qui  existe  entre  les  rêves  d'enfants 
et  cette  conception  ne  vous  échappera  certainement  pas. 
Mais  aussi  serait-il  étonnant  que  l'enfant  fût  capable 
d'accomplir  pendant  le  sommeil  des  actes  psychiques 
complets,  alors  que,  dans  les  mêmes  conditions,  l'adulte 
se  contenterait  de  réactions  convulsiformes.  Nous  avons 
d'ailleurs  toutes  les  raisons  d'attribuer  à  l'enfant  un  som- 
meil meilleur  et  plus  profond. 

3°  Ces  rêves  d'enfants  n'ayant  subi  aucune  déforma- 
tion n'exigent  aucun  travail  d'interprétation.  Le  rêve 
manifeste  et  le  rêve  latent  se  confondent  et  coïncident  ici. 
La  déformation  ne  constitue  donc  pas  un  caractère  naturel 
du  rêve.  J'espère  que  cela  vous  ôtera  un  poids  de  la  poi- 
trine. Je  dois  vous  avertir  toutefois,  qu'en  y  réfléchissant 
de  plus  près,  nous  serons  obligés  d'accorder  même  à  ces 
rêves  une  toute  petite  déformation,  une  certaine  différence 
entre  le  contenu  manifeste  et  les  pensées  latentes. 

V  Le  rêve  enfantin  est  une  réaction  à  un  événement 
de  la  journée  qui  laisse  après  lui  un  regret,  une  tristesse, 
un  désir  insatisfait.  Le  rêve  apporte  la  réalisation  directe, 
non  voilée,  de  ce  désir.  Rappelez-vous  maintenant  ce  que 
nous  avons  dit  concernant  le  rôle  des  excitations  corpo- 
relles extérieures  et  intérieures,  considérées  comme  per- 
turbatrices du  sommeil  et  productrices  de  rêves.  Nous 
avons  appris  là-dessus  des  faits  tout  à  fait  certains,  mais 
seul  un  petit  nombre  de  faits  se  prêtait  à  cette  explica- 
tion. Dans  ces  rêves  d'enfants  rien  n'indique  l'action  d'ex- 
citations somatiques;  sur  ce   point,   aucune  erreur  n'est 


RÊVES  ENFANTINS  i43 

possible,  les  rêves  étant  tout  à  fait  intelligibles  et  faciles 
à  embrasser  d'un  seul  coup  d'œil.  Mais  ce  n'est  pas  là 
une  raison  d'abandonner  l'explication  étiologique  des 
rêves  par  Texcitation.  Nous  pouvons  seulement  demander 
comment  il  se  fait  que  nous  ayons  oublié  dès  le  début  que 
le  sommeil  peut  être  troublé  par  des  excitations  non  seu- 
lement corporelles,  mais  aussi  psychiques?  Nous  savons 
cependant  que  c'est  pxir  les  excitations  psychiques  que 
le  sommeil  de  l'adulte  est  le  plus  souvent  troublé,  car 
elles  l'empêchent  de  réaliser  la  condition  psychique  du 
sommeil,  c'est-à-dire  l'abstraction  de  tout  intérêt  pour  le 
monde  extérieur.  L'aduUe  ne  s'endort  pas,  parce  qu'il 
hésite  à  interrompre  sa  vie  active,  son  travail  sur  les 
choses  qui  l'intéressent.  Chez  l'enfant,  cette  excitation 
psychique,  perturbatiice  du  sommeil,  est  fournie  par  le 
désir  insatisfait  auquel  il  réagit  par  le  rêve 

5°  Partant  de  là,  nous  aboutissons,  par  le  chemin  le 
plus  court,  à  des  conclusions  sur  la  fonction  du  rêve. 
Eq  tant  que  réaction  à  l'excitation  psychique,  le  rêve  doit 
avoir  pour  fonction  d'écarter  cette  excitation,  afin  que  le 
sommeil  puisse  se  poursuivre.  Par  quel  moyen  dynamique 
le  rêve  s'àcquitte-t-il  de  cette  fonction?  C'est  ce  que  nous 
ignorons  encore  ;  mais  nous  pouvons  dire  d'ores  et  déjà 
que,  loin  d'être,  ainsi  qu'on  le  lui  reproche,  un  trouble- 
sommeil,  le  rêve  est  un  gardien  du  sommeil  qu'il  défend 
contre  ce  qui  est  susceptible  de  le  troubler.  Lorsque  nous 
croyons  que  sans  le  rêve  nous  aurions  mieux  dormi, 
nous  sommes  dans  l'erreur;  en  réalité,  sans  l'aide  du 
rêve,  nous  n'aurions  pas  dormi  du  tout.  C'est  à  lui  que 
nous  devons  le  peu  de  sommeil  dont  nous  avons  joui.  Il 
n'a  pas  pu  éviter  de  nous  occasionner  certains  troubles, 
de  même  que  le  gardien  de  nuit  est  obligé  de  faire  lui- 
même  un  certain  bruit,  lorsqu'il  poursuit  ceux  qui  par 
leur  tapage  nocturne  nous  auraient  troublés  dans  une 
mesure  infiniment  plus  grande. 

6**  Le  désir  est  l'excitateur  du  rêve  ;  la  réalisation  de 
ce  désir  forme  le  contenu  du  rêve  :  tel  est  un  des  carac- 
tères fondamentaux  du  rêve.  Un  autre  caractère,  non 
moins  constant,  consiste  en  ce  que  le  rêve,  non  content 
d'exprimer  une  pensée,  représente  ce  désir  comme  réa- 
lisé, sous  la  forme  d'un  événement  psychique  hallucina- 
toire. Je  voudrais  voyager  en  mer  ;  tel  est  le  désir  excita- 


i44  LE  RÊVE 

teur  du  rêve.  Je  voyage  sur  mer-,  tel  est  le  contenu  du 
rêve.  Il  persiste  donc,  jusque  dans  les  si  simples  rêves 
d'enfants,  une  différence  entre  le  rêve  latent  et  le  rêve 
manifeste,  une  déformation  de  la  pensée  latente  du  rêve: 
c'est  la  transformation  de  la  pensée  en  événement  vécu. 
Dans  linterprétation  du  rêve  il  faut  avant  tout  faire  abs- 
traction de  cette  petite  transformation.  S'il  était  vrai  qu'il 
s'agît  là  d'un  des  caractères  les  plus  généraux  du  rêve, 
le  fragment  de  rêve  cité  plus  haut:  je  vois  w.on  frère 
enfermé  dans  un  coffre^  devrait  être  traduit  non  par  :  mon 
frère  se  restreint,  mais  par  :  je  voudrais  que  mon  frère  se 
7^estreig7ie,  mon  frère  doit  se  restreindre^ .  J)e3  deux  carac- 
tères généraux  du  rêve  que  nous  venons  de  faire  ressortir, 
le  second  a  le  plus  de  chances  d'être  accepté  sans  oppo- 
sition. C'est  seulement  à  la  suite  de  recherches  appro- 
fondies et  portant  sur  des  matériaux  abondants  que  nous 
pourrons  montrer  que  l'excitateur  du  rêve  doit  toujours 
être  un  désir,  et  non  une  préoccupation,  un  projet  ou 
un  reproche  ;  mais  ceci  laissera  intact  l'autre  caractère 
du  rêve  qui  consiste  en  ce  que  celui-ci,  au  lieu  de  repro- 
duire Texcitation  purement  et  simplement,  la  supprime, 
l'écarté,  l'épuisé,  par  une  sorte  d'assimilation  vitale. 

7°  Nous  rattachant  à  ces  deux  caractères  du  rêve,  nous 
pouvons  reprendre  la  comparaison  entre  celui-ci  et  l'acte 
manqué.  Dans  ce  dernier,  nous  distinguons  une  tendance 
perturbatrice  et  une  tendance  troublée,  et  dans  l'acte 
manqué  lui-même  nous  voyons  un  compromis  entre  ces 
deux  tendances.  Le  même  schéma  s'applique  au  rêve. 
Dans  le  rêve,  la  tendance  troublée  ne  peut  être  autre  que 
la  tendance  à  dormir.  Quant  à  la  tendance  perturbatrice, 
nous  la  remplaçons  par  l'excitation  psychique,  donc  par 
le  désir  qui  exige  sa  satisfaction  :  effectivement,  nous  ne 
connaissons  pas  jusqu'à  présent  d'autre  excitation  psy- 
chique susceptible  de  troubler  le  sommeil.  Le  rêve  résul- 
terait donc,  lui  aussi,  d'un  compromis.  Tout  en  dormant, 
on  éprouve  la  satisfaction  d'un  désir;  tout  en  satisfaisant 
un  désir,  on  continue  à  dormir.  11  y  a  satisfaction  partielle 
et  suppression  partielle  de  l'un  et  de  l'autre. 

8"  Rappelez-vous  l'espoir  que  nous  avions  conçu  pré- 
cédemment de   pouvoir  utiliser,   comme  voie   d'accès  à 

I.  Ad  sujet  de  ce  rêve,  voir  plus  haut,  p.  i23. 


RÊVES  ENFANTINS  1^5 

l'intelligence  du  problème  du  rêve,  le  fait  quie  certains 
produits,  très  transparents,  de  l'imagination  ont  reçu  le 
nom  de  rêves  éveillés.  En  effet,  ces  rêves  éveillés  ne 
sont  autre  chose  que  des  accomplissements  de  désirs 
ambitieux  et  erotiques,  qui  nous  sont  bien  connus  ;  mais 
quoique  vivement  représentées,  ces  réalisations  de  désirs, 
sont  seulement  pensées  et  ne  prennent  jamais  la  forme 
d'événements  hallucinatoires  de  la  vie  psychique.  C'est 
ainsi  que  des  deux  principaux  caractères  du  rêve,  c'est  le 
moins  certain  qui  est  maintenu  ici,  tandis  que  l'autre 
disparaît,  parce  qu'il  dépend  de  l'état  de  sommeil  et  n'est 
pas  réalisable  dans  la  vie  éveillée.  Le  langage  courant 
lui-même  semble  soupçonner  le  fait  que  le  principal  carac- 
tère des  rêves  consiste  dans  la  réalisation  de  désirs. 
Disons  en  passant  que  si  les  événements  vécus  dans  le 
rêve  ne  sont  que  des  représentations  transformées  et 
rendues  possibles  par  les  conditions  de  l'état  de  sommeil, 
donc  des  «  rêves  éveillés  nocturnes  »,  nous  comprenons 
que  la  formation  d'un  rêve  ait  pour  effet  de  supprimer 
l'excitation  nocturne  et  de  satisfaire  le  désir,  car  l'activité 
des  rêves  éveillés- implique  elle  aussi  la  satisfaction  de 
désirs  et  ne  s'exerce  qu'en  vue  de  cette  satisfaction. 

D'autres  manières  de  parler  expriment  encore  le  même 
sens.  Tout  le  monde  connaît  les  proverbes  :  «  Le  porc  rêve 
de  glands,  l'oie  rêve  de  maïs  ;  »  ou  la  question  :  «  De  quoi 
rêve  la  poule  ?  »  et  la  réponse  :  «  De  grains  de  millet.  » 
C'est  ainsi  que  descendant  encore  plus  bas  que  nous  ne 
l'avons  fait,  c'est-à-dire  de  Fenfant  à  l'animal,  le  pro- 
verbe voit  lui  aussi  dans  le  contenu  du  rêve  la  satisfac- 
tion d'un  besoin.  Nombreuses  sont  les  expressions  impli- 
quant le  même  sens:  «  beau  comme  dans  un  rêve  »,  «  je 
n'aurais  jamais  rêvé  d'une  chose  pareille  »,  «  c'est  une 
chose  dont  l'idée  ne  m'était  pas  venue,  même  dans  mes 
rêves  les  plus  hardis  ».  Il  y  a  là,  de  la  part  du  langage 
courant,  un  parti-pris  évident.  Il  y  a  aussi  des  rêves  qui 
s'accompagnent  d'angoisse,  des  rêves  ayant  un  contenu 
pénible  ou  indifférent,  m.ais  ces  rêves-là  n'ont  pas  reçu 
l'hospitalité  du  langage  courant.  Ce  langage  parle  bien 
de  rêves  «  méchants  »,  mais  le  rêve  tout  court  n'est  pour 
lui  que  le  rêve  qui  procure  la  douce  satisfaction  d'un 
désir.  Il  n'est  pas  de  proverbe  où  il  soit  question  du  porc 
ou  de  l'oie  rêvant  qu'ils  sont  saignés. 


i/i6  LE  RÊVE 

Il  eût  été  sans  doute  incompréhensible  que  les  auteurs 
qui  se  sont  occupés  du  rêve  ne  se  fussent  pas  aperçus  que 
sa  principale  fonction  consiste  dans  la  réalisation  de 
désirs.  Ils  ont,  au  contraire,  souvent  noté  ce  caractère, 
mais  personne  n'a  jamais  eu  l'idée  de  lui  reconnaître  une 
portée  générale  et  d'en  faire  le  point  de  départ  de  l'expli- 
cation du  rêve.  Nous  soupçonnons  bien  (et  nous  y  revien- 
drons plus  loin)  ce  qui  a  pu  les  en  empêcher. 

Songez  donc  à  tous  les  précieux  renseignements  que 
nous  avons  pu  obtenir,  et  cela  presque  sans  peine,  de 
l'examen  des  rêves  d'enfants.  Nous  savons  notamment 
que  le  rêve  a  pour  fonction  d'être  le  gardien  du  sommeil, 
qu'il  résulte  de  la  rencontre  de  deux  tendances  opposées, 
dont  l'une,  le  besoin  de  sommeil,  reste  constante,  tandis 
que  l'autre  cherche  à  satisfaire  une  excitation  psychique; 
nous  possédons,  en  outre,  la  preuve  que  le  rêve  est  un 
acte  psychique,  significatif,  et  nous  connaissons  ses  deux 
principaux  caractères:  satisfaction  de  désirs  et  vie  psy- 
chique hallucinatoire.  En  acquérant  toutes  ces  notions, 
nous  étions  plus  d'une  fois  tentés  d'oublier  que  nous  nous 
occupions  de  psychanalyse.  En  dehors  de  son  rattache- 
ment aux  actes  manques,  notre  travail  n'avait  rien  de 
spécifique.  N'importe  quel  psychologue,  même  totalement 
ignorant  des  prémisses  de  la  psychanalyse,  aurait  pu 
donner  cette  explication  des  rêves  d'enfants.  Pourquoi 
aucun  psychologue  ne  l'a-t-il  fait  ? 

S'il  n'y  avait  que  des  rêves  enfantins,  le  problème 
serait  résolu,  notre  tâche  terminée,  sans  que  nous  ayons 
besoin  d'interroger  le  rêveur,  de  faire  intervenir  l'in- 
conscient, d'avoir  recours  à  la  libre  association.  Nous 
avons  déjà  constaté  à  plusieurs  reprises  que  des  carac- 
tères, auxquels  on  avait  commencé  par  attribuer  une 
portée  générale,  n'appartenaient  en  réalité  qu'à  une  cer- 
taine catégorie  et  à  un  certain  nombre  de  rêves.  11  s'agit 
donc  de  savoir  si  les  caractères  généraux  que  nous  offrent 
les  rêves  d'enfants  sont  plus  stables,  s'ils  appartiennent 
également  aux  rêves  moins  transparents  et  dont  le  con- 
tenu manifeste  ne  présente  aucun  rapport  avec  la  survi- 
vance d'un  désir  diurne.  D'après  notre  manière  de  voir, 
ces  autres  rêves  ont  subi  une  déformation  considérable, 
ce  qui  ne  nous  permet  pas  de  nous  prononcer  sur  leur 
compte  séance  tenante.  Nous  entrevoyons  aussi  que,  pour 


Rf'VES  ENFANTINS  1^7 

expliquer  cette  déformation,  nous  aurons  besoin  de  la 
technique  psychanalytique  dont  nous  avons  pu  nous 
passer  lors  de  l'acquisition  de  nos  connaissances  rela- 
tives aux  rêves  d'eniants. 

Il  existe  toutefois  un  groupe  de  rêves  non  déformés 
qui,  tels  les  rêves  d'enfants,  apparaissent  comme  des 
réalisations  de  désirs.  Ce  sont  les  rêves  qui,  pendant 
tout  le  cours  de  la  vie,  sont  provoqués  par  les  impérieux 
besoins  organiques  :  faim,  soif,  besoins  sexuels.  Ils  con- 
stituent donc  des  réalisations  de  désirs  s'effectuant  par 
réaction  à  des  excitations  internes.  C'est  ainsi  qu'une 
fillette  de  19  mois  fait  un  rêve  composé  d'un  menu 
auquel  elle  avait  ajouté  son  nom  {Anna  F...  fraises , 
framboises,  omelette^  bouillie)  :  ce  rêve  est  une  réaction  à  la 
dicte  à  laquelle  elle  avait  été  soumise  pendant  une  jour- 
née à  cause  d'une  indigestion  qu'on  avait  attribuée  à 
l'absorption  de  fraises  et  de  framboises.  La  grand'mère 
de  cette  fillette,  dont  l'âge  ajouté  à  l'âge  de  celle-ci  don- 
nait un  total  de  70  ans,  fut  obligée,  en  raison  de  troubles 
que  lui  avait  occasionnés  son  rein  flottant,  de  s'abstenir 
de  nourriture  pendant  une  journée  entière  :  la  nuit  sui- 
vante elle  rêve  qu'elle  est  invitée  à  dîner  chez  des  amis 
qui  lui  offrent  les  meilleurs  morceaux.  Les  observations 
se  rapportant  à  des  prisonniers  privés  de  nourriture  ou  à 
des  personnes  qui,  au  cours  de  voyages  et  d'expéditions, 
se  trouvent  soumises  à  de  dures  privations,  montrent  que 
dans  ces  conditions  tous  les  rêves  ont  pour  objet  la  satis- 
faction des  désirs  qui  ne  peuvent  être  satisfaits  dans  la 
réalité.  Dans  son  livre  Antarctic  (Vol.  I,  p.  336,  190^), 
Otto  Nordenskjold  parle  ainsi  de  l'équipage  qui  avait 
hiverné  avec  lui  :  «  Nos  rêves,  qui  n'avaient  jamais  été 
plus  vifs  et  nombreux  qu'alors,  étaient  très  significatifs, 
en  ce  qu'ils  indiquaient  nettement  la  direction  de  nos 
idées.  Même  ceux  de  nos  camarades  qui,  dans  la  vie  nor- 
male, ne  rêvaient  qu'exceptionnellement,  avaient  à  nous 
raconter  de  longues  histoires  chaque  matin,  lorsque  nous 
nous  réunissions  pour  échanger  nos  dernières  expériences 
puisées  dans  le  monde  de  l'imagination.  Tous  ces  rêves 
se  rapportaient  au  monde  extérieur  dons  nous  étions  si 
éloignés,  mais  souvent  aussi  à  notre  situation  actuelle... 
Manger  et  boire  :  tels  étaient  d'ailleurs  les  centre^  autour 
desquels  nos  rêves  gravitaient  le  plus  souvent.  L'un  de 


î48  LE  RÊVE 

nous,  qui  avait  la  spécialité  de  rêver  de  grands  banquets, 
était  enchanté  lorsqu'il  pouvait  nous  annoncer  le  matin 
qu'il  avait  pris  un  repas  composé  de  trois  plats  ;  un  autre 
rêvait  de  tabac,  de  montagnes  de  tabac  ;  un  autre  encore 
voyait  dans  ses  rêves  le  bateau  avancer  à  pleines  voiles 
sur  les  eaux  libres.  Un  autre  rêve  encore  mérite  d'être 
mentionné  :  le  facteur  apporte  le  courrier  et  explique 
pourquoi  il  s'est  fait  attendre  aussi  longtemps  ;  il  se  serait 
trompé  dans  sa  distribution  et  n'a  réussi  qu'avec  beau- 
coup de  peine  à  retrouver  les  lettres.  On  s'occupait  natu- 
rellement dans  le  sommeil  de  choses  encore  plus  impos- 
sibles, mais  dans  tous  les  rêves  que  j'ai  faits  moi-même 
ou  que  j'ai  entendu  raconter  par  d'autres,  la  pauvreté 
d'imagination  était  tout  à  fait  étonnante.  Si  tous  ces  rêves 
avaient  pu  être  notés,  on  aurait  là  des  documents  d'un 
grand  intérêt  psychologique.  Mais  on  comprendra  sans 
peine  combien  le  sommeil  était  le  bienvenu  pour  nous 
tous,  puisqu'il  pouvait  nous  offrir  ce  que  nous  désirions 
le  plus  ardemment.  »  Je  cite  encore  d'après  Du  Prel  : 
«  Mungo  Park,  tombé,  au  cours  d'un  voyage  à  travers 
l'Afrique,  dans  un  état  proche  de  l'inanition,  rêvait  tout 
le  temps  des  vallées  et  des  plaines  verdoyantes  de  son 
pays  natal.  C'est  ainsi  encore  que  Trenck,  tourmenté  par 
la  faim,  se  voyait  assis  dans  une  brasserie  de  Magdebourg 
devant  une  table  ^diargée  de  repas  copieux.  Et  George 
Back,  qui  avait  pris  part  à  la  première  expédition  de 
Franklin,  rêvait  toujours  et  régulièrement  de  repas 
copieux,  alors  qu'à  la  suite  de  terribles  privations  il 
mourut  littéralement  de  faim.  » 

Celui  qui,  ayant  mangé  le  soir  des  mets  épicés,  éprouve 
pendant  la  nuit  une  sensation  de  soif,  rêve  facilement 
qu'il  boit.  11  est  ^aturellement  impossible  de  supprimer 
par  le  rêve  une  sensation  de  faim  ou  de  soif  plus  ou  moins 
intense  ;  on  se  réveille  de  ces  rêves  assoiffé  et  on  est 
obligé  de  boire  de  l'eau  réelle.  Au  point  de  vue  pratique, 
le  service  que  rendent  les  rêves  dans  ces  cas  est  insigni- 
fiant, mais  il  n'est  pas  moins  évident  qu'ils  ont  pour  but 
de  maintenir  le  sommeil  à  l'encontre  de  l'excitation  qui 
pousse  au  réveil  et  à  l'action.  Lorsqu'il  s'agit  de  besoins 
d'une  intensité  moindre,  les  rêves  de  satisfaction  exercent 
souvent  une  action  efficace. 

De  même,  sous  rinOuence  des  excitations  sexuelles,  le 


RÊVES  ENFANTINS  1^9 

rêve  prôciire  des  satisfactions  qui  présentent  cependant 
des  particularités  dignes  d'être  notées.  Le  besoin  sexuel 
dépendant  moins  étroitement  de  son  objet  que  la  faim  et 
la  soif  des  leurs,  il  peut  recevoir,  grâce  à  l'émission 
involontaire  de  liquide  spermatique,  une  satisfaction 
réelle  ;  et  par  suite  de  certaines  difficultés,  dont  il  sera 
question  plus  tard,  inhérentes  aux  relations  avec  l'objet, 
il  arrive  souvent  que  le  rêve  accompagnant  la  satisfac- 
tion réelle  présente  un  contenu  vague  ou  déformé.  Cette 
particularité  des  émissions  involontaires  de  sperme  fait 
que  celles-ci,  selon  la  remarque  d'O.  Rank,  se  prêtent 
très  bien  à  l'étude  des  déformations  des  rêves.  Tous  les 
rêves  d'adultes  ayant  pour  objet  des  besoins  renferment 
d'ailleurs,  outre  la  satisfaction,  quelque  chose  de  plus, 
quelque  chose  qui  provient  des  sources  d'excitations 
psychiques  et  a  besoin,  pour  être  compris,  d'être  inter- 
prété. 

Nous  n'affirmons  d'ailleurs  pas  que  les  rêves  d'adultes 
qui,  formés  sur  le  modèle  des  rêves  enfantins,  impliquent 
la  satisfaction  de  désirs,  ne  se  présentent  qu'à  titre  de 
réactions  aux  besoins  impérieux  que  nous  avons  énumérés 
plus  haut.  Nous  connaissons  également  des  rêves 
d'adultes,  brefs  et  clairs,  qui,  nés  sous  l'influence  de  cer- 
taines situations  dominantes,  proviennent  de  sources 
d'excitations  incontestablement  psychiques.  Tels  sont, 
par  exemple,  les  rêves  d'impatience  :  après  avoir  fait  les 
préparatifs  en  vue  d'un  voyage,  ou  pris  toutes  les  disposi- 
tions pour  assister  à  un  spectacle  qui  nous  intéresse  tout 
particulièrement,  ou  à  une  conférence,  ou  pour  faire  une 
visite,  on  rêve  la  nuit  que  le  but  qu'on  se  proposait  est 
atteint,  qu'on  assiste  au  théâtre  ou  qu'on  est  en  conversa- 
tion avec  la  personne  qu'on  se  disposait  à  voir.  Tels  sont 
encore  les  rêves  qu'on  appelle  avec  raison  «  rêves  de 
paresse  »  :  des  personnes,  qui  aiment  prolongerleur  som- 
meil, rêvent  qu'elles  sont  déjà  levées,  qu'elles  font  leur 
toilette  ou  qu'elles  sont  déjà  à  leurs  occupations,  alors 
qu'en  réalité  elles  continuent  de  dormir,  témoignant  par 
là  qu'elles  aiment  mieux  être  levées  en  rêve  que  réelle- 
ment. Le  désir  de  dormir  qui,  ainsi  que  nous  l'avons  vu, 
prend  normalement  part  à  la  formation  de  rêves,  se 
manifeste  très  nettement  dans  les  rêves  de  ce  genre  dont 
il  constitue  même  le  facteur  essentiel.  Le  besoin  de  dor- 


100  LE  IIKVE 

mir  se  place  à  bon  droit  à  côté  des  autres  grands  besoins 
organiques. 

Je  vous  montre  ici  sur  une  reproduction  d'un  tableau 
de  Schwind,  qui  se  trouve  dans  la  galerie  Schack,  à 
î^lunich,  avec  quelle  puissance  d'intuition  le  peintre  a 
ramené  l'origine  d'un  rêve  à  une  situation  dominante. 
C'est  le  «  Rêve  du  Prisonnier  »  qui  ne  peut  naturelle- 
ment pas  avoir  d'autre  contenu  que  l'évasion.  Ce  qui  est 
très  bien  saisi,  c'est  que  l'évasion  doit  s'effectuer  par  la 
fenêtre,  car  c'est  par  la  fenêtre  qu'a  pénétré  l'excitation 
lumineuse  qui  met  fin  au  sommeil  du  prisonnier.  Les 
gnomes  montés  les  uns  sur  les  autres  représentent  les 
poses  successives  que  le  prisonnier  aurait  à  prendre  pour 
se  hausser  jusqu'à  la  fenêtre,  et  à  moins  que  je  me 
trompe,  et  que  j'attribue  au  peintre  des  intentions  qu'il 
n'avait  pas,  il  me  semble  que  le  gnome  qui  forme  le  som- 
miet  de  la  pyramide  et  qui  scie  les  barreaux  de  la  grille, 
faisant  ainsi  ce  que  le  prisonnier  lui-même  serait  heureux 
de  pouvoir  faire,  présente  une  ressemblance  frappante 
avec  ce  dernier. 

Dans  tous  les  autres  rêves,  sauf  les  rêves  d'enfants  et 
ceux  du  type  infantile,  la  déformation,  avons-nous  dit, 
constitue  un  obstacle  sur  notre  chemin.  Nous  ne  pou- 
vons pas  dire  de  prime  abord  s'ils  représentent,  eux 
aussi,  des  réalisations  de  désirs,  comme  nous  sommes 
portés  à  le  croire  ;  leur  contenu  manifeste  ne  nous  révèle 
rien  sur  l'excitation  psychique  à  laquelle  ils  doivent  leur 
origine  et  il  nous  est  impossible  de  prouver  qu'ils  visent 
également  à  écarter  ou  à  annuler  cette  excitation.  Ces 
rêves  doivent  être  interprétés,  c'est-à-dire  traduits,  leur 
déformation  doit  être  redressée  et  leur  contenu  manifeste 
remplacé  par  leur  contenu  latent  :  alors  seulement  nous 
pourrons  juger  si  les  données  valables  pour  les  rêves 
infantiles  le  sont  également  pour  tous  le»  rêves  sans 
exception 


CHAPITRE   IX 
LA   CENSURE   DU   REVE 


L'étude  des  rêves  d'enfants  nous  a  révélé  le  mode  d'ori- 
gine, l'essence  et  la  fonction  du  rêve.  Le  rêve  est  un  moyen 
(le  suppression  d'excitations  {psychiques)  venant  troubler  le 
sommeil,  cette  suppression  s' effectuant  à  laide  de  la  satis- 
faction hallucinatoire.  En  ce  qui  concerne  les  rêves 
d'adultes,  nous  n'avons  pu  en  expliquer  qu'un  seul 
groupe,  celui  notamment  que  nous  avons  qualifiés  de 
rêves  du  type  infantile.  Quant  aux  autres,  nous  ne  savons 
encore  rien  les  concernant  ;  je  dirais  même  que  nous  na 
les  comprenons  pas.  Nous  avons  obtenu  un  résultat  pro- 
visoire dont  il  ne  faut  pas  soas-estimer  la  valeur  :  toutes 
les  fois  qu'un  rêve  nous  est  parfaitement  intelligible,  il  se 
révèle  comme  étant  une  satisfaction  hallucinatoire  d'un 
désir.  11  s'agit  là  d'une  coïncidence  qui  ne  peut  être  ni 
accidentelle  ni  indifférente. 

Quand  nous  nous  trouvons  en  présence  d'un  rêve  d'un 
autre  genre,  nous  admettons,  à  la  suite  de  diverses 
réflexions  et  par  analogie  avec  la  conception  des  actes 
manques,  qu'il  constitue  une  substitution  déformée  d'un 
contenu  qui  nous  est  inconnu  et  auquel  il  doit  être 
ramené.  Analyser,  comprendre  cette  déformation  du  rêve, 
telle  est  donc  notre  tâche  immédiate. 

La  déformation  du  rêve  est  ce  qui  nous  fait  appa- 
raître celui-ci  comme  étrange  et  incompréhensible.  Nous 
voulons  savoir  beaucoup  de  choses  à  son  sujet  :  d'abord 
son  origine,  son  dynamisme  ;  ensuite  ce  qu'elle  fait 
et,  enfin,  comment  elle  le  fait.  Nous  pouvons  dire  aussi 
que  la  déformation  du  rêvé  est  le  produit  du  travail 
qui  s'accomplit  dans  le  rêve.  Nous  allons  décrire  ce 
travail  du  rêve  et  le  ramener  aux  forces  dont  il  subit 
l'action. 

Or,  écoutez  le  rêve  suivant.  11  a  été  consigné  par  une 


l52  LE  RÊVE 

dame  de  notre  cercle*  et  appartient,  d'après  ce  qu'elle 
nous  apprend,  à  une  dame  âgée,  très  estimée,  très  cul- 
tivée. Il  n'a  pas  été  fait  d'analyse  de  ce  rêve.  Notre  infor- 
matrice prétend  que  pour  les  personnes  s'occupant  de 
psychanalyse  il  n'a  besoin  d'aucune  interprétation.  La 
rêveuse  elle-même  ne  l'a  pas  interprété,  mais  elle  l'a  jugé 
et  condamné  comme  si  elle  avait  su  l'interpréter.  Voici 
notamment  comment  elle  s'est  prononcée  à  son  sujet  : 
«  et  c'est  une  femme  de  5o  ans  qui  fait  un  rêve  aussi  hor- 
rible et  stupide,  une  femme  qui  nuit  et  jour  n'a  pas  d'au- 
tre souci  que  celui  de  son  enfant!  » 

Et,  maintenant,  voici  le  rêve  concernant  les  services 
d'amour.  «  Elle  se  rend  à  l'hôpital  militaire  Ni  et  dit  au 
planton  qu'elle  a  à  parler  au  médecin  en  chef  (elle  donne 
un  nom  qui  lui  est  inconnu)  auquel  elle  veut  offrir  ses 
services  à  l'hôpital.  Ce  disant,  elle  accentue  le  mot  ser- 
vices de  telle  sorte  que  le  sous-officier  s'aperçoit  aussitôt 
qu'il  s'agit  de  services  d'amour.  Voyant  qu'il  a  affaire  à 
une  dame  âgée,  il  la  laisse  passer  après  quelque  hésita- 
tion. Mais  au  lieu  de  parvenir  jusqu'au  médecin  en  chef, 
elle  échoue  dans  une  grande  et  sombre  pièce  où  de 
nombreux  officiers  et  médecins  militaires  se  tiennent 
assis  ou  debout  autour  d'une  longue  table.  Elle  s'adresse 
avec  son  offre  à  un  médecin-major  qui  la  comprend  dès 
les  premiers  mots.  Voici  le  texte  de  son  discours  tel 
qu'elle  l'a  prononcé  daiis  son  rêve  :  «  Moi  et  beaucoup 
d'autres  femmes  et  jeunes  filles  de  Vienne,  nous  sommes 
prêtes,  aux  soldats,  hommes  et  officiers  sa-ns  distinc- 
tion  »  Aces  mots,  elle  entend  (toujours  eii  rêve)  un 

murmure. 

Mais  l'expression,  tantôt  gèné^,  tantôt  malicieuse,  qui 
se  peint  sur  les  visages  des  officiers,  lui  prouvé  que  tous 
l^s  assistants  comprennent  bien  ce  qu'elle  veut  dire.  La 
dame  continue  :  «  Je  sais  que  notre  décision  peut  paraître 
bizarre,  mais  nous  la  prêtions  on  ne  peut  plus  au  sérieux. 
On  ne  demande  pas  au  soldat  en  campagne  s'il  veut 
mourir  ou  non.  »  Ici  une  minute  de  silence  pénible.  Le 
médecin-major  la  prend  par  la  taille  et  lui  dit  :  «  Chère 
madame,  supposez  que  nous  en  venions  réellement  là...  » 
(Murmures.)  Elle  se  dégage  de  son  bras,  tout  en  pensant 

j.  M™e  la  docioresse  V.  lîwij-Hellmiith, 


LA  CENSURE  DU  RÊVE  l^'à 

que  celui-ci  en  vaut  bien  un  autre,  et  répond  :  «  Mon 
Dieu,  je  suis  une  vieille  femme  et  il  se  peut  que  je  ne 
me  trouve  jamais  dans  ce  cas.  Une  condition  doit  toute- 
fois être  remplie  :  il  faudra  tenir  compte  de  l'âge,  il  ne 
faudra  pas  qu'une  femme  âgée  à  un  jeune  garçon... 
(murmures);  ce  serait  horrible.  »  —  Le  médecin-major  : 
«  Je  vous  comprends  parfaitement.  »  Quelques  officiers, 
parmi  lesquels  s'en  trouve  un  qui  lui  avait  fait  la  cour 
dans  sa  jeunesse,  éclatent  de  rire,  et  la  dame  désire  être 
conduite  auprès  du  médecin  en  chef  qu'elle  connaît,  afin 
de  mettre  les  choses  au  clair.  Mais  elle  constate,  à  son 
grand  étonnement,  qu'elle  ignore  le  nom  de  ce  médecin. 
Néanmoins  le  médecin-major  lui  indique  poliment  et 
respectueusement  un  escalier  en  fer,  étroit  et  en  spirale, 
qui  conduit  aux  étages  supérieurs  et  lui  recommande  de 
monter  jusqu'au  second.  En  montant,  on  entend  un 
officier  dire  :  «  C  est  une  décision  colossale,  que  la 
femme  soit  eune  ou  vieille.  Tous  mes  respects I  »  Avec 
la  conscience  d'accomplir  un  devoir,  elle  monte  un 
escalier  interminable. 

«  Le  même  rêve  se  reproduit  encore  deux  fois  en 
l'espace  de  quelques  semaines,  avec  des  changements 
(selon  l'appréciation  de  la  dame)  tout  à  fait  insignifiants 
et  parfaitement  absurdes.  » 

Ce  rêve  se  déroule  comme  une  fantaisie  diurne;  il  ne 
présente  que  peu  de  discontinuité,  et  tels  détails  de  son 
contenu  auraient  pu  être  éclaircis  si  1  on  avait  pris  soin 
de  se  renseigner,  ce  qui,  vous  le  savez,  n'a  pas  été  fait. 
Mais  ce  qui  est  pour  nous  le  plus  important  et  le  plus 
intéressant,  c'est  qu'il  présente  certaines  lacunes,  non 
dans  les  souvenirs,  mais  dans  le  contenu.  A  trois  reprises 
le  contenu  se  trouve  c^omme  épuisé,  le  discours  de  la 
dame  étant  chaque  fois  interrompu  par  un  murmure. 
Aucune  analyse  de  ce  rêve  n'ayant  été  faite,  nous  n'avons 
pas,  à  proprement  parler,  le  droit  de  nous  prononcer 
sur  son  sens.  Il  y  a  toutefois  des  allusions,  comme  celle 
impliquée  dans  les  mots  services  d'amour,  qui  autori- 
sent certaines  conclusions,  et  surtout  les  fragments  de 
discours  qui  précèdent  immédiatement  le  murmure  ont 
besoin  d'être  complétés,  ce  qui  ne  peut  être  fait  que  dans 
un  seul  sens  déterminé.  En  faisant  les  restitutions  néces- 
saires,  nous  constatons  que,  pour  remplir    un  devoir 


t54  LE  RÊVE 

patriotique,  la  rêveuse  est  prête  à  mettre  sa  personne  à 
la  disposition  des  soldats  et  des  officiers  pour  la 
satisfaction  de  leurs  besoins  amoureux.  Idée  des  plus 
scabreuses,  modèle  d'une  invention  audacieusement 
libidineuse;  seulement  cette  idée,  cette  fantaisie  ne 
s'exprime  pas  dans  le  rêve.  Là  précisément  où  le  con- 
texte semble  impliquer  cette  confession,  celle-ci  est 
remplacée  dans  le  rêve  manifeste  par  un  murmure  indis- 
tinct, se  trouve  efl'acée  ou  supprimée. 

Vous  soupçonnez  sans  doute  que  c'est  précisément 
l'indécence  de  ces  passages  qui  est  la  cause  de  leur 
suppression.  Mais  où  trouvez-vous  une  analogie  avec 
cette  manière  de  procéder?  De  nos  jours,  vous  n'avez 
pas  à  la  chercher  bien  loin*.  Ouvrez  n'importe  quel 
journal  politique,  et  vous  trouverez  de-ci,  de-là  le  texte 
interrompu  et  faisant  apparaître  le  blanc  du  papier. 
Vous  savez  que  cela  a  été  fait  en  exécution  d'un  ordre  de 
la  censure.  Sur  ces  espaces  blancs  devaient  figurer  des 
passages  qui,  n'ayant  pas  agréé  aux  autorités  supérieures 
de  la  censure,  ont  dû  être  supprimés  Vous  vous  dites 
que  c'est  dommage,  que  les  passages  supprimés  pou- 
vaient bien  être  les  plus  intéressants,  les  «  meilleurs 
passages  ». 

D'autres  fois  la  censure  ne  s'exerce  pas  sur  des  pas- 
sages tout  achevés.  L'auteur,  ayant  prévu  que  certains 
passages  se  heurteront  à  un  veto  de  la  censure,  les  a  au 
préalable  atténués,  légèrement  modifiés,  ou  s'est  contenté 
d'effleurer  ou  de  désigner  par  des  allusions  ce  qu'il  avait 
pour  ainsi  dire  au  bout  de  sa  plume.  Le  journal  parait 
alors  avec  des  blancs,  mais  certaines  périphrases  et 
obscurités  vous  révéleront  facilement  les  efforts  que  l'au- 
teur a  faits  pour  échapper  à  la  censure  officielle,  en 
s'imposant  sa  propre  censure  préalable. 

Maintenons  cette  analogie.  Nous  disons  que  les  pas- 
sages du  discours  de  notre  dame  qui  se  trouvent  omis  ou 
sont  couverts  par  un  murmure  ont  été,  eux  aussi,  victimes 
d'une  censure.  Nous  parlons  directement  d'une  censure 
du  rêve  à  laquelle  on  doit  attribuer  un  certain  rôle  dans 
la  déformation  des  rêves.   Toutes  les  fois  que  le   rêve 


I.   Nous  rappelons  aux  lecteurs  franjals  que  ces  leçons  ont  élé  faites  peudant 
la  guerre. 


LA  CENSURE  DU  RÊVE  loD 

manifeste  présente  des  lacunes,  il  faut  incriminer  l'inter- 
vention de  la  censure  du  rêve.  Nous  pouvons  même  aller 
plus  loin  et  dire  que,  toutes  les  l'ois  que  nous  nous  trou- 
vons en  présence  d'un  élément  de  rêve  particulièrement 
faible,  indéterminé  et  douteux,  alors  que  d'autres  ont 
laissé  des  souvenirs  nets  et  distincts,  on  doit  admettre 
que  celui-là  a  subi  l'action  de  la  censure.  Mais  la  censure 
se  manifeste  rarement  d'une  façon  aussi  ouverte,  aussi 
naïve,  pourrait-on  dire,  que  dans  le  rêve  dont  nous  nous 
occupons  ici.  Elle  s'exerce  le  plus  souvent  selon  la 
deuxième  modalité  en  imposant  des  atténuations,  des 
approximations,  des  allusions  à  la  pensée  véritable. 

La  censure  des  rêves  s'exerce  encore  selon  une  troi- 
sième modalité  dont  je  ne  trouve  pas  l'analogie  dans  le 
domaine  de  la  censure  de  la  presse  ;  mais  je  puis  vous 
illustrer  cette  modalité  sur  un  exemple,  celui  du  seul 
rêve  que  nous  ayons  analysé.  Vous  vous  souvenez  sans 
doute  du  rêve  où  figuraient  «  trois  mauvaises  places  de 
théâtre  pour  i",5o  ».  Dans  les  idées  latentes  de  ce  rêve 
l'élément  «  à  l'avance,  trop  tôt  »  occupait  le  premier  plan  : 
ce  fut  une  absurdité  de  se  marier  si  tôty  il  fut  également 
absurde  de  se  procurer  des  billets  de  théâtre  si  long- 
temps à  l'avance^  ce  fut  ridicule  de  la  part  de  la  belle- 
sœur  de  mettre  une  telle  hâte  à  dépenser  l'argent  pour 
s'acheter  un  bijou.  De  cet  élément  central  des  idées  du 
rêve  rien  n'avait  passé  dans  le  rêve  manifeste,  dans  lequel 
tout  gravitait  autour  du  fait  de  se  rendre  au  théâtre  et 
de  se  procurer  des  billets.  Par  ce  déplacement  du  centre 
de  gravité,  par  ce  regroupement  des  éléments  du  con- 
tenu, le  rêve  manifeste  devient  si  dissemblable  au  rêve 
latent  qu'il  est  impossible  de  soupçonner  celui-ci  à  tra- 
vers celui-là.  Ce  déplacement  du  centre  de  gravité  est  un 
des  principaux  moyens  par  lesquels  s'eflectue  la  défcr- 
mation  des  rêves;  c'est  lui  qui  imprime  au  rêve  ce 
caractère  bizarre  qui  le  fait  apparaître  aux  yeux  du  rêveur 
lui-même  comme  n'étant  pas  sa  propre  production. 

Omission,  modification,  regroupement  des  matériaux: 
tels  sont  donc  les  eftets  de  la  censure  et  les  moyens  de 
déformation  des  rêves.  La  censure  même  est  la  principale 
cause  ou  l'une  des  principales  causes  de  la  déformation 
des  rêves  dont  l'examen  nous  occupe  maintenant.  Quant 
à   la    modification    et    au    regroupement,    nous    avons 


ibb  LE  RÊVE 

l'habitude  de  les  concevoir  également  comme  deâ 
moyens  de  «  déplacement  ». 

Après  ces  remarques  sur  les  effets  de  la  censure  des 
rêves,  occupons-nous  de  son  dynamisme.  Ne  prenez  pas 
cette  expression  dans  un  sens  trop  anlhropomorphique  et 
ne  vous  représentez  pas  le  censeur  du  rêve  sous  les  traits 
d'un  petit  bonhomme  sévère  ou  d'un  esprit  logé  dans  un 
compartiment  du  cerveau  d'où  ils  exerceraient  ses  fonc- 
tions; ne  donnez  pas  non  plus  au  mot  dynamisme  un 
sens  trop  «  localisatoire  »,  en  pensant  à  un  centre  céré- 
bral d'où  émanerait  l'influence  censurante  qu'une  lésion 
ou  une  ablation  de  ce  centre  pourrait  supprimer.  Ne 
voyez  dans  ce  mot  qu'un  terme  commode  pour  désigner 
une  relation  dynamique.  11  ne  nous  empêche  nullement 
de  demander  par  quelles  tendances  et  sur  quelles  ten- 
dances s'exerce  cette  influence;  et  nous  ne  serons  pas 
surpris  d'apprendre  qu'il  nous  est  déjà  arrivé  antérieu- 
rement de  nous  trouver  en  présence  de  la  censure  des 
rêves,  sans  peut-être  nous  rendre  compte  de  quoi  il 
s'agissait. 

C'est  en  efFet  ce  qui  s'est  produit.  Souvenez-vous  de 
l'étonnante  constatation  que  nous  avions  faite  lorsque 
nous  avons  commencé  à  appliquer  notre  technique  de  la 
libre  association.  Nous  avons  senti  alors  une  résistance 
s'opposer  à  nos  efforts  de  passer  de  l'élément  du  rêve  à 
l'élément  inconscient  dont  il  est  la  substitution.  Cette 
résistance,  avons-nous  dit,  peut  varier  d'intensité;  elle 
peut  être  notamment  d'une  intensité  tantôt  prodigieuse, 
tantôt  tout  à  fait  insignifiante.  Dans  ce  dernier  cas,  notre 
travail  d'interprétation  n'a  que  peu  d'étapes  à  franchir; 
mais  lorsque  l'intensité  est  grande,  nous  devons  suivre,  à 
partir  de  l'élément,  une  longue  chaîne  d'associations  qui 
nous  en  éloigne  beaucoup  et,  chemin  faisant,  nous  devons 
surmonter  toutes  les  difficultés  qui  se  présentent  sous  la 
forme  d'objections  critiques  contre  les  idées  surgissant 
à  propos  du  rêve.  Ce  qui,  dans  notre  travail  d'interpré- 
tation, se  présentait  sous  l'aspect  d'une  résistance,  doit 
être  intégré  dans  le  travail  qui  s'accomplit  dans  le  rêve, 
la  résistance  en  question  n'étant  que  l'effet  de  la  censure 
qui  s'exerce  sur  le  rêve.  Nous  voyons  ainsi  que  la  censure 
ne  borne  pas  sa  fonction  à  déterminer  une  déformation 
du  rêve,  mais  qu'elle  s'exerce  d'une  façon  permanente  et 


LA  CENSURE  DU  REVE  i^)? 

ininterrompue,  afin  de  maintenir  et  conserver  la  défor- 
mation produite.  D'ailleurs,  de  même  que  la  résistance 
à  laquelle  nous  nous  heurtions  lors  de  l'interprétation 
variait  d'intensité  d'un  élément  à  l'autre,  la  déformation 
produite  par  la  censure  diffère  elle  aussi,  dans  le  même 
rêve,  d'un  élément  à  l'autre.  Si  l'oa  compare  le  rêve 
manifeste  et  le  rêve  latent,  on  constate  que  certains 
éléments  latents  ont  été  complètement  éliminés,  que 
d'autres  ont  sulai  des  modifications  plus  ou  moins  impor- 
tantes, que  d'autres  encore  ont  passé  dans  le  contenu 
manifeste  du  rêve  sans  avoir  subi  aucune  modification, 
peut-être  même  renforcés. 

Mais  nous  voulions  savoir  par  quelles  tendances  et 
contre  quelles  tendances  s'exerce  la  censure.  A  cette 
question,  qui  est  d'une  importance  fondamentale  pour 
l'intelligence  du  rêve,  et  peut-être  même  de  la  vie 
humaine  en  général,  on  obtient  facilement  la  réponse  si 
l'on  parcourt  la  série  des  rêves  qui  ont  pu  être  soumis  à 
l'interprétation.  Les  tendances  exerçant  la  censure  sont 
celles  que  le  rêveur,  dans  son  jugement  de  l'état  de 
veille,  reconnaît  comme  étant  siennes,  avec  lesquelles  il 
se  sent  d'accord.  Soyez  certains  que  lorsque  vous  refusez 
de  donner  votre  acquiescement  à  une  interprétation 
correcte  d'un  de  vos  rêves,  les  raisons  qui  vous  dictent 
votre  refus  sont  les  mêmes  que  celles  qui  président  à  la 
censure  et  à  la  déformation  et  rendent  l'interprétation 
nécessaire.  Pensez  seulement  au  rêve  de  notre  dame 
quinquagénaire.  Sans  avoir  interprété  son  rêve,  elle  le 
trouve  horrible,  mais  elle  aurait  été  encore  plus  désolée 
si  M"*  la  doctoresse  V.  Hug  lui  avait  fait  tant  soit  peu 
part  des  données  obtenues  par  l'interprétation  qui  dans 
ce  cas  s'imposait.  Ne  doit-on  pas  voir  précisément  une 
sorte  de  condamnation  de  ces  détails  dans  le  fait  que  les 
parties  les  plus  indécentes  du  rêve  se  trouvent  rem- 
placées par  un  murmure? 

Mais  les  tendances  contre  lesquelles  est  dirigée  la 
censure  des  rêves  doivent  être  décrites  tout  d'abord  en 
se  plaçant  au  point  de  vue  de  l'instance  même  représentée 
par  la  censure.  On  peut  dire  alors  que  ce  sont  là  des 
tendances  répréhensibles,  indécentes  au  point  de  vue 
éthique,  esthétique  et  social,  que  ce  sont  des  choses 
auxquelles  on    n'ose   pas    penser  ou  auxquelles    on  ne 


Kiô  LE  RE\iL 

pense  qu'avec  horreur.  Ces  désirs  censurés  et  qui 
reçoivent  dans  le  rêve  une  expression  déformée  sont 
avant  tout  les  manifestations  d'un  égoïsme  sans  bornes 
et  sans  scrupules.  Il  n'est  d'ailleurs  pas  de  rêve  dans 
lequel  le  moi  du  rêveur  ne  joue  le  principal  rôle,  bien 
qu'il  sache  fort  bien  se  dissimuler  dans  le  contenu 
manifeste.  Ce  «  sacro  egoismo  »  du  rêve  n'est  certai- 
nement pas  sans  rapport  avec  notre  disposition  au 
sommeil  qui  consiste  précisément  dans  le  détachement 
de  tout  intérêt  pour  le  monde  extérieur. 

Le  moi  débarrassé  de  toute  entrave  morale  cède  à 
toutes  les  exigences  de  l'instinct  sexuel,  à  celles  que 
notre  éducation  esthétique  a  depuis  longtemps  con- 
damnées et  à  celles  qui  sont  en  opposition  avec  toutes 
les  règles  de  restriction  morale.  La  recherche  du  plaisir, 
ce  que  nous  appelons  la  libido^  choisit  ses  objets  sans 
rencontrer  aucune  résistance,  et  elle  choisit  de  préfé- 
rence les  objets  défendus  ;  elle  choisit  non  seulement  la 
femme  d'autrui,  mais  aussi  les  objets  auxquels  l'accord 
unanime  de  l'humanité  a  conféré  un  caractère  sacré  : 
l'homme  porte  son  choix  sur  sa  mère  et  sa  sœur,  la 
femme  sur  son  père  et  son  frère  (le  rêve  de  notre  dame 
quinquagénaire  est  également  incestueux,  sa  libido  était 
incontestablement  dirigée  sur  son  fils).  Des  convoitises 
que  nous  croyons  'étrangères  à  la  nature  humaine  se 
montrent  suffisamment  fortes  pour  provoquer  des  rêves. 
La  haine  se  donne  librement  carrière.  Les  désirs  de 
vengeance,  les  souhaits  de  mort  à  l'égard  de  personnes 
qu'on  aime  le  plus  dans  la  vie,  parents,  frères,  sœurs, 
époux,  enfants,  sont  loin  d'être  des  manifestations 
exceptionnelles  dans  les  rêves.  Ces  désirs  censurés  sem- 
blent remonter  d'un  véritable  enfer;  l'interprétation  faite 
à  l'état  de  veille  montre  que  les  sujets  ne  s'arrêtent 
devant  aucune  censure  pour  les  réprimer. 

Mais  ce  méchant  contenu  ne  doit  pas  être  imputé  au 
rêve  lui-même.  N'oubliez  pas  que  ce  contenu  remplit  une 
fonction  inofFensive,  utile  même,  qui  consiste  à  défendre 
le  sommeil  contre  toutes  les  causes  de  trouble.  Cette  mé- 
chanceté n'est  pas  inhérente  à  la  nature  même  du  rêve, 
car  vous  n'ignorez  pas  qu'il  y  a  des  rêves  dans  lesquels 
on  peut  reconnaître  la  satisfaction  de  désirs  légitimes  et 
et  de  besoins  organiques  impérieux.  Ces  derniers  rêves 


LA  GICNSURE  DU  RÉYE  «Ofj 

ne  subissent  d'ailleurs  aucune  déformation;  iî  n'en  ont 
pas  besoin,  étant  à  même  de  remplir  leur  fonction  sans 
porter  la  moindre  atteinte  aux  tendances  morales  et 
esthétiques  du  moi.  Sachez  également  que  la  déformation 
du  rêve  s'accomplit  en  fonction  de  deux  facteurs.  Elle 
est  d'autant  plus  prononcée  que  le  désir  ayant  à  subir  la 
censure  est  plus  répréhensible  et  que  les  exigences  de  la 
censure  à  un  moment  donné  sont  plus  sévères.  C'est 
pourquoi  une  jeune  fille  bien  élevée  et  d'une  pudeur 
farouche  déformera,  en  leur  imposant  une  censure 
impitoyable,  des  tentations  éprouvées  dans  le  rêve,  alors 
que  ces  tentations  nous  apparaissent  à  nous  autres  mé- 
decins comme  des  désirs  innocemment  libidineux  et 
apparaîtront  comme  tels  à  la  rêveuse  elle-même  quand 
elle  sera  de  dix  ans  plus  vieille. 

Du  reste,  nous  n'avons  aucune  raison  suiïîsante  de 
nous  indigner  à  propos  de  ce  résultat  de  notre  travail 
d'interprétatioiv  Je  crois  que  nous  ne  le  comprenons  pas 
encore  bien;  mais  nous  avons  avant  tout  pour  tache  de 
le  préserver  contre  certaines  attaques.  11  n'est  pas 
difficile  d'y  trouver  des  points  faibles.  Nos  interpré- 
tations de  rêves  ont  été  faites  sous  la  réserve  d'un  certain 
nombre  de  suppositions,  à  savoir  que  le  rêve  en  général 
a  un  sens,  qu'on  doit  attribuer  au  sommeil  normal  des 
processus  psychiques  inconscients  analogues  à  ceux  qui 
se  manifestent  dans  le  sommeil  hypnotique  et  que  toutes 
les  idées  qui  surgissent  à  propos  des  rêves  sont  déter- 
minées. Si,  partant  de  ces  hypothèses,  nous  avions  abouti, 
dans  nos  interprétations  des  rêves,  à  des  résultats  plau- 
sibles, nous  aurions  le  droit  de  conclure  que  les  hypo- 
thèses en  question  répondent  à  la  réalité  des  faits.  Mais, 
en  présence  des  résultats  que  nous  avons  effectivement 
obtenus,  plus  d'un  serait  tenté  de  dire  :  ces  résultats 
étantimpossibles,  absurdes  ou,  tout  au  moins,  très  invrai- 
semblables, les  hypothèses  qui  leur  servent  de  base  ne 
peuvent  être  que  fausses.  Ou  le  rêve  n'est  pas  un  phéno- 
mène psychique,  ou  l'état  normal  ne  comporte  aucun 
processus  inconscient,  ou  enfin  votre  technique  est  quel- 
que part  en  défaut.  Ces  conclusions  ne  sont-elles  pas  plus 
simples  et  satisfaisantes  que  toutes  les  horreurs  que 
vous  avez  soi-disant  découvertes  en  parlant  de  vos 
hypothèses  ? 


l6o  LE  RÊVE 

Elles  sont  en  effet  et  plus  simples  et  plus  satisfaisantes, 
mais  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elles  soient  plus  exactes. 

Patientons  :  la  question  n'est  pas  encore  mûre  pour  la 
discussion.  Avant  d'aborder  celle-ci,  nous  ne  pouvons 
que  renforcer  la  critique  dirigée  contre  nos  interpré- 
tations des  rêves.  Que  les  résultats  de  ces  interprétations 
soient  peu  réjouissants  et  appétissants,  voilà  ce  qui 
importe  encore  relativement  peu.  Mais  il  y  a  un  argument 
plus  solide  :  c'est  que  les  rêveurs  que  nous  mettons  au 
courant  des  désirs  et  tendances  que  nous  dégageons  de 
l'interprétation  de  leui^  rêves  repoussent  ces  désirs  et 
tendances  avec  la  plus  grande  énergie  et  en  s'appujant 
sur  de  bonnes  raisons.  «  Comment?  dit  l'un,  vous  voulez , 
me  démontrer,  d'après  mon  rêve,  que  je  regrette  les 
sommes  que  j'ai  dépensées  pour  doter  mes  sœurs  et 
élever  mon  frère?  Mais  c'est  là  chose  impossible,  car  je 
ne  travaille  que  pour  ma  famille,  je  n'ai  pas  d'autre 
intérêt  dans  la  vie  que  l'accomplissement  de  mon  devoir 
envers  elle,  ainsi  que  je  l'avais  promis,  en  ma  qualité 
d'aîné,  à  notre  pauvre  mère.  »  Ou  voici  une  rêveuse  qui 
nous  dit  :  «  Vous  osez  prétendre  que  je  souhaite  la  mort 
de  mon  mari  !  Mais  c'est  là  une  absurdité  révoltante  I  Je 
ne  vous  dirai  pas  seulement,  et  vous  n'y  croirez  proba- 
blement pas,  que  nous  formons  un  ménage  des  plus 
heureux;  mais  sa  mort  me  priverait  du  coup  de  tout  ce 
que  je  possède  au  monde.  »  Un  autre  encore  nous  dirait  : 
((  Vous  avez  l'audace  de  m'attribuer  des  convoitises 
sensuelles  à  l'égard  de  ma  sœur?  Mais  c'est  ridicule;  elle 
ne  m'intéresse  en  aucune  façon,  car  nous  sommes  en 
mauvais  termes  et  il  y  a  des  années  que  nous  n'avons 
pas  échangé  une  parole.  »  Passe  encore  si  ces  rêveurs 
se  contentaient  de  ne  pas  confirmer  ou  de  nier  les  ten- 
dances que  nous  leur  attribuons  :  nous  pourrions  dire 
alors  qu'il  s'agit  là  de  choses  qu'ils  ignorent.  Mais  ce 
qui  devient  à  la  fois  déconcertant,  c'est  qu'ils  prétendent 
éprouver  des  désirs  diamétralement  opposés  à  ceux  que 
nous  leur  attribuons  d'après  leurs  rêves  et  qu'ils  sont  à 
même  de  nous  démontrer  la  prédominance  de  ces  désirs 
opposés  dans  toute  la  conduite  de  leur  vie.  Ne  serait-il 
pas  temps  de  renoncer  une  fois  pour  toutes  à  notre 
travail  d'interprétation  dont  les  résultats  nous  ont  amenés, 
ad  absurdmn^ 


LA  CENSURE  DU  RÊVE  t6i 

Non,  pas  encore.  Pas  plus  que  les  autres,  eet  argu- 
ment, malgré  sa  force  en  apparence  plus  grande,  ne 
résistera  à  notre  critique.  A  supposer  qu'il  existe  dans 
la  vie  psychique  des  tendances  inconscientes,  quelle 
preuve  peut-on  tirer  contre  elles  du  fait  de  rexistence 
de  tendances  diamétralement  opposées  dans  la  vie  con- 
sciente? 11  y  a  peut-être  place  dans  la  vie  psychique  pour 
<les  tendances  contraires,  pour  des  antinomies  existant 
côte  à  côte  ;  et  il  est  possible  que  la  prédominance  d'une 
tendance  soit  la  condition  du  refoulement  dans  l'incon- 
scient de  celle  qui  lui  est  contraire.  Reste  cependant 
l'objection  d'après  laquelle  les  résultats  de  l'interpréta- 
tion  des  rêves  ne  seraient  ni  simples,  ni  encourageants. 
En  ce  qui  concerne  la  simplicité,  je  vous  ferai  remarquer 
que  ce  n'est  pas  elle  qui  vous  aidera  à  résoudre  les  pro- 
blèmes relatifs  aux  rêves,  chacun  de  ces  problèmes  nous 
mettant  dès  le  début  en  présence  de  circonstances  com- 
pliquées ;  et  quant  au  caractère  peu  encourageant  de  nos 
résultats,  je  dois  vous  dire  que  vous  avez  tort  de  vous 
laisser  guider  par  la  sympathie  ou  l'antipathie  dans  vos 
jugements  scientifiques.  Les  résultats  de  l'interprétation 
des  rêves  vous  apparaissent  peu  agréables,  voire  hon- 
teux et  repoussants?  Quelle  importance  cela  a-t-il  :  «  Ça 
ne  les  empêche  pas  d'exister*  »,  ai-je  entendu  dire  dans 
un  cas  analogue  à  mon  maître  Charcot,  alors  que,  jeune 
médecin,  j'assistais  à  ses  démonstrations  cliniques.  Il 
faut  avoir  l'humilité  de  refouler  ses  sympathies  et  anti- 
pathies si  l'on  veut  connaître  la  réalité  des  choses  de 
ce  monde.  Si  un  physicien  venait  à  vous  démontrer  que 
la  vie  organique  doit  s'éteindre  sur  la  terre  dans  un  délai 
très  rapproché,  vous  aviseriez-vous  de  lui  répondre  :  «  Non, 
ce  n'est  pas  possible  ;  cette  perspective  est  trop  décou- 
rageante ?  »  Je  crois  plutôt  que  vous  observerez  le  silence, 
jusqu'à  ce  qu'un  autre  physicien  ait  réussi  à  démontrer 
que  la  conclusion  du  premier  repose  sur  de  fausses  sup- 
positions ou  de  faux  calculs.  En  repoussant  ce  qui  vous 
est  désagréable,  vous  reproduisez  le  mécanisme  de  la 
formation  de  rêves,  au  lieu  de  chercher  à  le  comprendre 
et  à  le  dominer. 

Vous  vous  déciderez  peut-être  à  faire  abstraction  du 

I.   Eh  fr;i!i;;HJs  dans  le  texte. 


iGa  LE  RÈYK 

caractère  repoussant  des  désirs  censurés  des  rêves,  mais 
pour  vous  rabattre  sur  l'argument  d'après  lequel  il  serait 
invraisemblable  que  le  mal  occupe  une  si  large  place 
dans  la  constitution  de  l'homme.  Mais  vos  propres  expé- 
riences vous  autorisent-elles  à  vous  servir  de  cet  argu- 
ment ?  Je  ne  parle  pas  de  l'opinion  que  vous  pouvez  avoir 
de  vous-mêmes  ;  mais  vos  supérieurs  et  vos  concurrents 
ont-ils  fait  preuve  à  votre  égard  de  tant  de  bienveillance, 
vos  ennemis  se  sont-ils  montrés  à  votre  égard  assez  che- 
valeresques et  avez-vous  constaté  chez  les  gens  qui  vous 
entourent  si  peu  de  jalousie,  pour  que  vous  croyiez  de 
votre  devoir  de  protester  contre  la  part  que  nous  assi- 
gnons au  mal  égoïste  dans  la  nature  humaine  ?  Ne  savez- 
vous  donc  pas  à  quel  point  la  moyenne  de  l'humanité  est 
incapable  de  dominer  ses  passions,  dès  qu'il  s'agit  de  la 
vie  sexuelle  ?  Ou  ignorez-vous  que  tous  les  excès  et  tou- 
tes les  débauches  dont  nous  rêvons  la  nuit  sont  journel- 
lement commis  (dégénérant  souvent  en  crimes)  par  des 
hommes  éveillés  ?  La  psychanalyse  fait-elle  autre  chose 
que  confirmer  la  vieille  maxime  de  Platon  que  les  bons 
sont  ceux  qui  se  contentent  de  rêver  de  ce  que  les  autres, 
les  méchants,  font  en  réalité  ? 

Et,  maintenant,  vous  détournant  de  l'individuel,  rap- 
pelez-vous la  grande  guerre  qui  vient  de  dévaster  l'Eu- 
rope et  songez  à  toute  la  brutalité,  à  toute  la  férocité  et 
à  tous  les  mensonges  qu'elle  a  déchaînés  sur  le  monde 
civilisé.  Croyez-vous  qu'une  poignée  d'ambitieux  et  de 
meneurs  sans  scrupules  aurait  suffi  à  déchaîner  tous  ces 
mauvais  esprits  sans  la  complicité  des  millions  de  me- 
nés ?  Auriez-vous  le  courage,  devant  ces  circonstances, 
de  rompre  quand  même  une  lance  en  faveur  de  l'exclu- 
sion du  mal  de  la  constitution  psychique  de  l'homme? 

Vous  me  direz  que  je  porte  sur  la  guerre  un  jugement 
unilatéral  ;  que  la  guerre  a  fait  ressortir  ce  qu'il  y  a  dans^ 
l'homme  de  plus  beau  et  de  plus  noble  :  son  héroïsme, 
son  esprit  de  sacrifice,  son  sentiment  social.  Sans  doute  ; 
mais  ne  vous  rendez  pas  coupables  de  l'injustice  qu'on 
a  souvent  commise  à  l'égard  de  la  psychanalyse,  en  lui 
reprochant  de  nier  une  chose,  pour  la  seule  raison  qu'elle 
en  affirmait  une  autre.  Loin  de  nous  l'intention  de  nier 
les  nobles  tendances  de  la  nature  humaine,  et  noua 
n'avons  rien  fait  pour  en  rabaisser  la  valeur.  Au  con- 


LA  CENSURE  DU  RÊVE  l63 

traire  :  je  vous  parle  non  seulement  des  mauvais  désirs 
censurés  dans  le  rêve,  mais  aussi  de  la  censure  même 
qui  refoule  ces  désirs  et  les  rend  méconnaissables.  Si 
nous  insistons  sur  ce  qu'il  y  a  de  mauvais  dans  l'homme, 
c'est  uniquement  parce  que  d'autres  le  nient,  ce  qui 
n'améliore  pas  la  nature  humaine,  mais  la  rend  seule- 
ment inintelligible.  C'est  en  renonçant  à  l'appréciation 
morale  unilatérale  que  nous  avons  des  chances  de  trou- 
ver la  formule  exprimant  exactement  les  rapports  qui 
existent  entre  ce  qu'il  y  a  de  bon  et  ce  qu'il  y  a  de  mau- 
vais dans  la  nature  humaine. 

Tenons-nous  en  donc  là.  Alors  même  que  nous  trou- 
verons étranges  les  résultats  de  notre  travail  d'interpré- 
tation desrêves,  nous nedevronspas les  abandonner.  Peut- 
être  nous  sera-t-il  possible  plus  tard  de  nous  rapprocher 
de  leur  compréhension  en  suivant  une  autre  voie.  Pour 
le  moment,  nous  maintenons  ceci  :  la  déformation  du 
rêve  est  une  conséquence  de  la  censure  que  les  tendances 
avouées  du  moi  exercent  contre  des  tendances  et  des 
désirs  indécents  qui  surgissent  en  nous  la  nuit,  pendant 
le  sommeil.  Pourquoi  ces  désirs  et  tendances  naissent-ils 
la  nuit  et  d'où  proviennent-ils  ?  Cette  question  reste 
ouverte  et  attend  de  nouvelles  recherches. 

Mais  il  serait  injuste  de  notre  part  de  ne  pas  faire  res- 
sortir sans  retard  un  autre  résultat  de  nos  recherches. 
Les  désirs  qui,  surgissant  dans  les  rêves,  viennent  trou- 
bler notre  sommeil  nous  sont  inconnus  ;  nous  n'appre- 
nons leur  existence  qu'à  la  suite  de  l'interprétation  du 
rêve.  On  peut  donc  provisoirement  les  qualifier  d'incon- 
scients au  sens  courant  du  mot.  Mais  nous  devons  nous 
dire  qu'ils  sont  plus  que  provisoirement  inconscients. 
Ainsi  que  nous  l'avons  vu  dans  beaucoup  de  cas,  le 
rêveur  les  nie,  après  même  que  l'interprétation  les  eût 
rendus  m.anifestes.  Nous  avons  ici  la  même  situation 
que  lors  de  l'interprétation  du  lapsus  «  Aufstossen*  »  où 
l'orateur  indigné  nous  affirmait  qu'il  ne  se  connaissait 
et  ne  s'était  jamais  connu  aucun  sentiment  irrespectueux 
envers  son  chef.  Nous  avions  déjà  à  ce  moment-là  mis^ 
en  doute  la  valeur  de  cette  assurance,  et  nous  avons  seu- 
lement admis  que  l'orateur  pouvait  n'avoir  pas  conscience 

I.  Voir  plus  haut,  p.  47-43. 


*04  LE  RÊVE 

de  l'existence  en  lui  d'un  pareil  sentiment.  La  même 
situation  se  reproduit  chaque  fois  que  nous  interprétons 
un  rêve  fortement  déformé,  ce  qui  ne  peut  qu'augmenter 
son  importance  pour  notre  conception.  Aussi  sommes- 
nous  tout  disposés  à  admettre  qu'il  existe  dans  la  vie 
psychique  des  processus,  des  tendances  dont  on  ne  sait 
généralement  rien,  dont  on  ne  sait  rien  depuis  longtemps, 
dont  on  n'a  peut-être  jamais  rien  su.  De  ce  fait,  l'incon- 
scient se  présente  à  nous  avec  un  autre  sens  ;  le  facteur 
d'  «  actualité  »  ou  de  «  momentanéité  »  cesse  d'être  un 
de  ses  caractères  fondamentaux  ;  l'inconscient  peut  être 
inconscient  d'une  façon  permanente,  et  non  seulement 
«  momentanément  latent  ».  11  va  sans  dire  que  nous 
aurons  à  revenir  là-dessus  plus  tard  et  avec  plus  de 
détails. 


CHAPITRE  X 
LE  SYMBOLISME  DANS  LE  RÊVE 


Nous  avons  trouvé  que  la  déformation  qui  nous  empo- 
che de  comprendre  le  rêve  est  l'effet  d'une  censure  exer- 
çant son  activité  contre  les  désirs  inacceptables,  incon- 
scients. Mais  nous  n'avons  naturellement  pas  affirmé  que 
la  censure  soit  le  seul  facteur  produisant  la  déformation, 
et  l'étude  plus  approfondie  du  rêve  nous  permet  en  effet 
de  constater  que  d'autres  facteurs  prennent  part,  à  côté 
de  la  censure,  à  la  production  de  ce  phénomène.  Ceci, 
disions-nous,  est  tellement  vrai  qu'alors  même  que  la 
censure  serait  totalement  éliminée,  notre  intelligence  du 
rêve  ne  s'en  trouverait  nullement  facilitée,  et  le  rêve 
manifeste  ne  coïnciderait  pas  alors  davantage  avec  les 
idées  latentes  d\\  rêve. 

C'est  en  tenant  compte  d'une  lacune  de  notre  techni- 
que que  nous  parvenons  à  découvrir  ces  autres  facteurs 
qui  contribuent  à  obscurcir  et  à  déformer  les  rêves.  Je 
vous  ai  déjà  accordé  que  chez  les  sujets  analysés  les  élé- 
ments particuliers  d'un  rêve  n'éveillent  parfois  aucune 
idée.  Certes,  ce  fait  est  moins  fréquent  que  les  sujets  ne 
l'affirment  ;dans  beaucoup  de  cas  on  fait  surgir  des  idées 
à  iorce  de  persévérance  et  d'insistance.  Mais  il  n'en  reste 
pas  moins  que  dans  certains  cas  l'association  se  trouve 
en  défaut  ou,  lorsqu'on  provoque  son  fonctionnement, 
ne  donne  pas  ce  qu'on  en  attendait.  Lorsque  ce  fait  se 
produit  au  cours  d'un  traitement  psychanalytique,  il 
acquiert  une  importance  particulière  dont  nous  n'avons 
pas  à  nous  occuper  ici.  Mais  il  se  produit  aussi  lors  de 
l'interprétation  de  rêves  de  personnes  normales  ou  de 
celle  de  nos  propres  rêves.  Dans  les  cas  de  ce  irenre, 
lorsqu'on  a  acquis  l'assurance  que  toute  insistance  est 
inutile,  on  finit  par  découvrir  que  cet  accident  indési- 
rable se  produit  régulièrement  à  propos  de  certains  élé- 


i66  LE  RÊVE 

nients  déterminés  du  rêve.  On  se  rend  compte  alors  qu'il 
s'agit,  non  d'une  insuffisance  accidentelle  ou  exception- 
nelle de  la  technique,  mais  d'un  fait  régi  par  certaines 
lois. 

En  présence  de  ce  fait,  on  éprouve  la  tentation  d'inter- 
préter soi-même  ces  éléments  «  muets  »  du  rêve,  d'en 
effectuer  la  traduction  par  ses  propres  moyens.  On  a 
l'impression  d'obtenir  un  sens  satisfaisant  chaque  fois 
qu'on  se  fie  à  pareille  interprétation,  alors  que  le  rêve 
reste  dépourvu  de  sens  et  de  cohésion,  tant  qu'on  ne  se 
décide  pas  à  entreprendre  ce  travail.  A  mesure  que 
celui-ci  s'applique  à  des  cas  de  plus  en  plus  nombreux, 
à  la  condition  qu'ils  soient  analogues,  notre  tentative, 
d'abord  timide,  devient  de  plus  en  plus  assurée. 

Je  vous  expose  tout  cela  d'une  façon  quelque  peu  sché- 
matique, mais  l'enseignement  admet  les  exposés  de  ce 
genre  lorsqu'ils  simplifient  la  question  sans  la  défor- 
mer. 

En  procédant  comme  nous  venons  de  le  dire,  on 
obtient,  pour  une  série  d'éléments  de  rêves,  des  traduc- 
tions constantes,  tout  à  fait  semblables  à  celles  que  nos 
«  livres  des  songes  »  populaires  donnent  pour  toutes  les 
choses  qui  se  présentent  dans  les  rêves.  J'espère,  soit 
dit  en  passant,  que  vous  n'avez  pas  oublié  qu'avec  notre 
technique  de  l'association  on  n'obtient  jamais  des  traduc- 
tions constantes  des  éléments  de  rêves. 

Vous  allez  me  dire  que  ce  mode  d'interprétation  vous 
semble  encore  plus  incertain  et  plus  sujet  à  critique  que 
celui  à  l'aide  d'idées  librement  pensées.  Mais  là  intervient 
un  autre  détail.  Lorsque,  à  la  suite  d'expériences  répé- 
tées, on  a  réussi  à  réunir  un  nombre  assez  considérable 
de  ces  traductions  constantes,  on  s'aperçoit  qu'il  s'agit 
là  d'interprétations  qu'on  aurait  pu  obtenir  en  se  basant 
uniquement  sur  ce  qu'on  sait  soi-même  et  que  pour  les 
comprendre  on  n'avait  pas  besoin  de  recourir  aux  sou- 
venirs du  rêveur.  Nous  verrons  dans  la  suite  de  cet  exposé 
d'où  nous  vient  la  connaissance  de  leur  signification. 

Nous  donnons  à  ce  rapport  constant  entre  l'élément 
d'un  rêve  et  sa  traduction  le  nom  de  symbolique,  l'élé- 
ment lui  même  étant  lïn  symbole  de  la  pensée  inconsciente 
du  rêve.  Vous  vous  souvenez  sans  doute  qu'en  exami- 
nant précédemment  les   rapports  existant  entre  les  élô- 


LE  SYMBOLISME  DANS  LE  REVE  lOj 

ments  des  rêves  et  leurs  substrats,  j'avais  établi  que 
l'élément  d'un  rôve  peut  être  à  son  substrat  ce  qu'une 
partie  est  au  tout,  qu'il  peut  être  aussi  une  allusion  à 
ce  substrat  ou  sa  représentation  figurée.  En  plus  de  ces 
trois  genres  de  rapports,  j'en  avais  alors  annoncé  un 
quatrième  que  je  n'avais  pas  nommé.  C'était  justement 
le  rapport  symbolique,  celui  que  nous  introduisons  ici. 
Des  discussions  très  intéressantes  s'y  rattachent  dont 
nous  allons  nous  occuper,  avant  d'exposer  nos  observa- 
tions spécialement  symboliques.  Le  symbolisme  consti- 
tue peut-être  le  chapitre  le  plus  remarquable  de  la  théo- 
rie des  reyes. 

Disons  avant  tout  qu'en  tant  que  traductions  perma- 
nentes, les  symboles  réalisent  dans  une  certaine  mesure 
l'idéal  de  l'ancienne  et  populaire  interprétation  des 
rêves,  idéal  dont  notre  technique  nous  a  considérable- 
ment éloignés. 

Jls  nous  permettent,  dans  certaines  circonstances, 
d'interpréter  un  rêve  sans  interroger  le  rêveur  qui 
d'ailleurs  ne  saurait  rien  ajouter  au  symbole.  Lorsqu'on 
connaît  les  symboles  usuels  des  rêves,  la  personnalité 
du  rêveur,  les  circonstances  dans  lesquelles  il  vit  et  les 
impressions  à  la  suite  desquelles  le  rêve  est  survenu, 
on  est  souvent  en  état  d'interpréter  un  rêve  sans  aucune 
difficulté,  de  le  traduire,  pour  ainsi  dire,  à  livre  ouvert. 
Un  pareil  tour  de  force  est  fait  pour  flatter  l'interprète  et 
en  imposer  au  rêveur  ;  il  constitue  un  délassement  bien- 
faisant du  pénible  travail  que  comporte  l'interrogation 
du  rêveur.  Mais  ne  vous  laissez  pas  séduire  par  cette 
facilité.  Notre  tâche  ne  consiste  pas  à  exécuter  des  tours 
de  force.  La  technique  qui  repose  sur  la  connaissance 
des  symboles  ne  remplace  pas  celle  qui  repose  sur  l'as- 
sociation et  ne  peut  se  mesurer  avec  elle.  Elle  ne  fait 
que  compléter  cette  dernière  et  lui  fournir  des  données 
utilisables.  Mais  en  ce  qui  concerne  la  connaissance  ai 
la  situation  psychique  du  rêveur,  sachez  que  les  rêves 
que  vous  avez  à  interpréter  ne  sont  pas  toujours  ceux 
de  personnes  que  vous  connaissez  bien,  que  vous  n'êtes 
généralement  pas  au  courant  des  événements  du  jour 
qui  ont  pu  provoquer  le  rêve  et  que  ce  sont  les  idées  et 
souvenirs  du  sujet  analysé  qui  vous  fournissent  la  con- 
naissance de  ce  qu'on  appelle  la  situation  psychique. 


i68  LE  RÊVE 

Il  est  en  outre  tout  à  fait  singulier,  même  au  point  de 
Tîie  des  connexions  dont  il  sera  question  plus  tard,  que 
la  conception  symbolique  des  rapports  entre  le  rêve  et 
î  inconscient  se  soit  heurtée  à  une  résistance  des  plus 
acharnées.  Même  des  personnes  réfléchies  et  autorisées, 
qui  n'avaient  à  formuler  contre  la  psychanalyse  aucune 
objection  de  principe,  ont  refusé  de  la  suivra  dans  cette 
voie.  Et  cette  attitude  est  d'autant  plus  singulière  que  le 
symbolisme  n'est  pas  une  caractéristique  propre  au  rêve 
seulement  et  que  sa  découverte  n'est  pas  l'œuvre  de  la 
psychanalyse  qui  a  cependant  fait  par  pilleurs  beaucoup 
d'autres  découvertes  retentissantes.  Si  Ton  veut  à  tout 
prix  placer  dans  les  temps  modernes  la  découverte  du 
symbolisme  dans  les  rêves,  on  doit  considérer  comme 
son  auteur  le  philosophe  K.-A.  Scherner  (1861).  La  psy- 
chanalyse a  fourni  une  confirmation  à  la  manière  de 
voir  de  Scherner,  en  lui  faisant  d'ailleurs  subir  de  pro- 
fondes modifications. 

Et  maintenant  vous  voudrez  sans  doute  apprendre 
quelque  chose  sur  la  nature  du  symbolisme  dans  les  rêves 
et  en  avoir  quelques  exemples.  Je  vous  ferai  volontiers 
part  de  ce  que  je  sais  sur  ce  sujet,  tout  en  vous  prévenant 
que  ce  phénomène  ne  nous  est  pas  encore  aussi  com- 
préhensible que  nous  le  voudrions. 

L'essence  du  rapport  symbolique  consiste  dans  une 
comparaison.  Mais  il  ne  suffit  pas  d'une  comparaison 
quelconque  pour  que  ce  rapport  soit  établi.  Nous  soup- 
çonnons que  la  comparaison  requiert  certaines  condi- 
tions, sans  pauvoir  dire  de  quel  genre  sont  ces  conditions. 
Tout  ce  qui  peut  servir  de  comparaison  avec  un  objet  ou 
un  processus  n'apparaît  pas  dans  le  rêve  comme  un 
symbole  de  cet  objet  ou  processus.  D'autre  part,  le  rêve, 
loin  de  symboliser  sans  choix,  ne  choisit  à  cet  effet  que 
certains  éléments  des  idées  latentes  du  rêve.  Le  symbo- 
lisme se  trouve  ainsi  limité  de  chaque  côté.  On  doit  con- 
venir également  que  la  notion  de  symbole  ne  se  trouve 
pas  encore  nettement  délimitée,  qu'elle  se  confond  sou- 
vent avec  celles  de  substitution,  de  représentation,  etc., 
qu'elle  se  rapproche  même  de  celle  d'allusion.  Dans  cer- 
tains symboles  la  comparaison  qui  leur  sert  de  base  est 
évidente.  Mais  il  en  est  d'autres  à  propos  desquels  nous 
sommes  obligrés  de  nous  demander  où  il  faut  chercher 


LE  SYMBOLISME  DANS  LE  RÊVE  iO-j 

le  facteur  commun,  le  tertium  comparationis  de  la  compa- 
raison présumée.  Une  réflexion  plus  approlondie  nous 
permettra  parfois  de  découvrir  ce  facteur  commun  qui, 
dans  d'autres  cas,  restera  réellement  caché.  En  outre,  si 
le  symbole  est  une  comparaison,  il  est  singulier  que 
l'association  ne  nous  fasse  pas  découvrir  cette  compa- 
raison, que  le  rêveur  lui-même  ne  la  connaisse  pas  et 
s'en  serve  sans  rien  savoir  à  son  sujet  ;  plus  que  cela  : 
que  le  rêveur  ne  se  montre  nullement  disposé  à  recon- 
naître cette  comparaison,  lorsqu'elle  est  mise  sous  ses 
yeux.  Vous  voyez  ainsi  que  le  rapport  symbolique  est 
une  comparaison  d'un  genre  tout  particulier  et  dont  les 
raisons  nous  échappent  encore.  Peut-être  trouverons- 
nous  plus  tard  quelques  indices  relatifs  à  cet  inconnu. 

Les  objets  qui  trouvent  dans  le  rêve  une  représenta- 
tion symbolique  sont  peu  nombreux.  Le  corps  humain, 
dans  son  ensemble,  les  parents,  enfants,  frères,  sœurs, 
la  naissance,  la  mort,  la  nudité,  —  et  quelque  chose  de 
plus.  C'est  la  maison  qui  constitue  la  seule  représentation 
typique,  c'est-à-dire  régulière,  de  l'ensemble  de  la  per- 
sonne humaine.  Ce  fait  a  été  reconnu  déjà  par  Scherner 
qui  voulait  lui  attribuer  une  importance  de  premier 
ordre,  à  tort  selon  nous.  On  se  voit  souvent  en  rêve 
glisser  le  long  de  façades  de  maisons,  en  éprouvant  pen- 
dant cette  descente  une  sensation  tantôt  de  plaisir,  tantôt 
d'angoisse.  Les  maisons  aux  murs  lisses  sont  des 
hommes  ;  celles  qui  présentent  des  saillies  et  des  balcons, 
auxquels  on  peut  s'accrocher,  sont  des  femmes.  Les 
parents  ont  pour  symboles  l'empereur  et  l'impératrice, 
le  roi  et  la  reine  ou  d'autres  personnages  éminents  :  c'est 
ainsi  que  les  rêves  où  figurent  les  parents  évoluent  dans 
une  atmosphère  de  piété.  Moins  tendres  sont  les  rêves 
où  figurent  des  enfants,  des  frères  ou  sœurs,  lesquels 
ont  pour  symboles  de  petits  animaux,  la  vennine.  La 
naissan€e  est  presque  toujours  représentée  .  par  une 
action  dont  \cau  est  le  principal  facteur  :  on  rêve  soit 
qu'on  se  jette  à  l'eau  ou  qu'on  en  sort,  soit  qu'on  retire 
une  personne  de  l'eau  ou  qu'on  en  est  retiré  par  elle, 
autrement  dit  qu'il  existe  entre  cette  personne  et  le 
rêveur  une  relation  maternelle.  La  mort  imminente  est 
remplacée  dans  le  rêve  par  le  départ,  par  un  voyage  en 
chemin  de  fer  ;   la  mort  réalisée,  par  certains  présagea 


17^  Ï>E  ESTE 

obscurs,  sinistres;  la  nudité  par  des  habits  et  uniformes. 
Vous  voyez  que  nous  sommes  pour  ainsi  dire  à  cheval 
sur  les  deux  genres  de  représentations  :  les  symboles  et 
les  allusions. 

En  sortant  de  cette  énumération  plutôt  maigre,  nous 
abordons  un  domaine  dont  les  objets  et  contenus  sont 
représentés  par  un  symbolisme  extraordinairement  riche 
€t  varié.  C'est  le  domaine  de  la  vie  sexuelle,  des  organes 
génitaux,  des  actes  sexuels,  des  relations  sexuelles.  La 
majeure  partie  des  symboles  dans  le  rêve  sont  des  sym- 
boles sexuels.  Mais  ici  nous  nous  trouvons  en  présence 
d'une  disproportion  remarquable.  Alors  que  les  contenus 
à  désigner  sont  peu  nombreux,  les  symboles  qui  les 
désignent  le  sont  extraordinairement,  de  sorte  que 
chaque  objet  peut  être  exprimé  par  des  symboles  nom- 
breux, ayant  tous  à  peu  près  la  même  valeur.  Mais  au 
cours  de  l'interprétation  on  éprouve  une  surprise  désa- 
gréable. Contrairement  aux  représentations  des  rêves 
qui,  elles,  sont  très  variées,  les  interprétations  des  sym- 
boles sont  on  ne  peut  plus  monotones.  C'est  là  un  fait 
qui  déplaît  à  tous  ceux  qui  ont  l'occasion  de  le  constater. 
Mais  qu'y  faire  ? 

Comme  c'est  la  première  fois  qu'il  sera  question,  dans 
cet  entretien,  de  contenus  de  la  vie  sexuelle,  je  dois  vous 
dire  comment  j'entends  traiter  ce  sujet.  La  psycha- 
nalyse n'a  aucune  raison  de  parler  à  mots  couverts  ou 
de  se  contenter  d'allusions,  elle  n'éprouve  aucune  honte 
à  s'occuper  de  cet  important  sujet,  elle  trouve  correct  et 
convenable  d'appeler  les  choses  par  leurs  noms  et  con- 
sidère que  c'est  là  le  meilleur  moyen  de  se  préserver 
contre  des  arrière-pensées  troublantes.  Le  fait  qu'on  se 
trouve  à  parler  devant  un  auditoire  composé  de  repré- 
sentants dea  deux  sexes,  ne  change  rien  à  l'affaire.  De 
même  qu'il  n'y  a  pas  de  science  ad  usum  delphiiii,  il  ne 
doit  pas  y  en  avoir  une  à  l'usage  des  jeunes  filles  naïves, 
et  les  dames  que  j'aperçois  ici  ont  sans  doute  voulu 
marquer  par  leur  présence  qu'elles  veulent  être  traitées, 
sous  le  rapport  de  la  science,  à  l'égal  des  hommes. 

Le  rêve  possède  donc,  pour  les  organes  sexuels  de 
l'homme,  une  foule  de  représentations  qu'on  peut  appeler 
symboliques  et  dans  lesquelles  le  facteur  commun  de  la 
comparaison  est  le  plus  souvent  évident.  Pour  l'appareil 


LE  SYMBOLISME  DANS  LE  REVE  171 

génital  de  Thomme,  clans  son  ensemble,  c'est  surtout  le 
nombre  sacré  3  qui  présente  une  importance  symbolique. 
La  partie  principale,  et  pour  les  deux  sexes  la  plus  inté- 
ressante, de  l'appareil  génital  de  l'homme,  la  verge, 
trouve  d'abord  ses  substitutions  symboliques  dans  des 
objets  qui  lui  ressemblent  par  la  forme,  à  savoir  :  cannes^ 
parapluies,  tiges ^  arbres,  etc.  ;  ensuite  dans  des  objets 
qui  ont  en  commun  avec  la  verge  de  pouvoir  pénétrer  à 
l'intérieur  d'un  corps  et  causer  des  blessures  :  armes 
pointues  de  toutes  sortes,  telles  que  couteaux,  poignards, 
lames,  sabres,  ou  encore  armes  à  feu,  telles  que  fusils, 
pistolets  et,  plus  particulièrement,  l'arme  qui  par  sa  forme 
se  prête  tout  spécialement  à  cette  comparaison,  c'est-à- 
dire  le  revolver.  Dans  les  cauchemars  des  jeunes  filles  la 
poursuite  par  un  homme  armé  d'un  couteau  ou  d'une 
arme  à  feu  joue  un  grand  rôle.  C'est  là  peut-être  le  cas 
le  plus  fréquent  du  symbolisme  des  rêves,  et  son  inter- 
prétation ne  présente  aucune  difficulté.  Non  moins  com- 
préhensible est  la  représentation  du  me^nbre  masculin 
par  des  objets  d'où  s'échappe  un  liquide  :  robinets  à 
eau,  aiguiereSy  sources  jaillissantes,  et  par  d'autres  qui 
sont  susceptibles  de  s'allonger  tels  que  lampes  à  suspen- 
sion, crayons  à  coulisse,  etc.  Le  fait  que  les  crayons, 
les  porte-plumes,  les  limes  à  ongles,  les  marteaux  et 
autres  instruments  sont  incontestablement  des  repré- 
sentations symboliques  de  l'organe  sexuel  masculiiTtiênt 
à  son  tour  à  une  conception  facilement  compréhensible 
de  cet  organe. 

La  remarquable  propriété  que  possède  celui-ci  de 
pouvoir  se  redresser  contre  la  pesanteur,  propriété  qui 
forme  une  partie  du  phénomène  de  l'érection,  a  créé  la 
représentation  symbolique  à  l'aide  de  ballons,  à'avions 
et,  tout  récemment,  de  dirigeables  Zeppelin.  Mais  le 
rêve  connaît  encore  un  autre  moyen,  beaucoup  plus 
expressif,  de  symboliser  l'érection.  Il  fait  de  l'organe 
sexuel  l'essence  même  de  la  personne  et  fait  voler  celle- 
ci  tout  entière.  Ne  trouvez  pas  étonnant  si  je  vous  dis 
que  les  rêves  souvent  si  beaux  que  nous  connaissons 
tous  et  dans  lesquels  le  vol  joue  un  rôle  si  important 
doivent  être  interprétés  comme  ayant  pour  base  une 
excitation  sexuelle  générale,  le  phénomène  de  l'érection. 
Parmi  les  psychanalystes,  c'est  P.  Federn  qui  a  établi 


lia  LE  KÈVE 

cette  interprétation  à  l'aide  de  preuves  irréfutables, 
mais  même  un  expérimentateur  aussi  impartial,  aussi 
étranger  et  peut-être  même  aussi  ignorant  de  la  psycha- 
nalyse que  Mourly-Vold  est  arrivé  aux  mêmes  conclu- 
sions, à  la  suite  de  ses  expériences  qui  consistaient  à 
donner  aux  bras  et  aux  jambes,  pendant  le  sommeil,  des 
positions  artificielles.  Ne  m'objectez  pas  le  fait  que  des 
femmes  peuvent  également  rêver  qu'elles  volent.  Rap- 
pelez-vous plutôt  que  nos  rêves  veulent  être  des  réalisa- 
tions de  désirs  et  que  le  désir,  conscient  ou  inconscient, 
d'être  un  homme  est  très  fréquent  chez  la  femme.  Et  ceux 
d'entre  vous  qui  sont  plus  ou  moins  versés  dans  l'ana- 
tomie  ne  trouveront  rien  d'étonnant  à  ce  que  la  femme 
soit  à  même  de  réaliser  ce  désir  à  l'aide  des  mêmes 
sensations  que  celles  éprouvées  par  l'homme.  La  femme 
possède  en  effet  dans  son  appareil  génital  un  petit 
membre  semblable  à  la  verge  de  l'homme,  et  ce  petit 
membre,  le  clitoris,  joue  dans  l'enfance  et  dans  l'âge 
qui  précède  les  rapports  sexuels  le  même  rôle  que  le 
pénis  masculin. 

Parmi  les  symboles  sexuels  masculins  moins  compré- 
hensibles nous  citerons  les  reptiles  et  les  poissonsy  mais 
surtout  le  fameux  symbole  du  serpent.  Pourquoi  le  cha- 
peau et  le  manteau  ont-ils  reçu  la  même  application? 
C'est  ce  qu'il  n'est  pas  facile  de  deviner,  mais  leur  signi- 
fication symbolique  est  incontestable.  On  peut  enfin  se 
demander  si  la  substitution  à  l'organe  sexuel  masculin 
d'un  autre  membre  tel  que  le  pied  ou  la  main,  doit  éga- 
lement être  considérée  comme  symbolique.  Je  crois 
qu'en  considérant  l'ensemble  du  rêve  et  en  tenant  compte 
des  organes  correspondants  de  la  femme  on  sera  le  plus 
souvent  obligé  d'admettre  cette  signification. 

L'appareil  génital  de  la  femme  est  représenté  symbo- 
liquement par  tous  les  objets  dont  la  caractéristique 
consiste  en  ce  qu'ils  circonscrivent  une  cavité  dans 
laquelle  quelque  chose  peut  être  logé  :  mineSy  fosses^ 
cavernes,  vases  et  bouteilles,  boites  de  toutes  formes, 
coffres,  caisses,  poches,  etc.  Le  bateau  fait  également 
partie  de  cette  série.  Certains  symboles  tels  quar?noir€S, 
fours  et  surtout  chambres  se  rapportent  à  l'utérus  plutôt 
qu'à  l'appareil  sexuel  proprement  dit.  Le  symbole  chambre 
touche  ici  à  celui  de  maison,  poHe  et  portail  devenant  à 


LE  SYAiEOLISME  DANS  LE  RÊVE  17.^ 

leur  tour  des  symboles  désignant  l'accès  de  l'orifice 
sexuel.  Ont  encore  une  signification  symbolique  certains 
matériaux,  tels  que  le  bois  et  le  papier,  ainsi  que  les 
objets  faits  avec  ces  matériaux,  tels  que  table  et  livre. 
Parmi  les  animaux,  les  escargots  et  les  coquillages  sont 
incontestablement  des  symboles  féminins.  Citons  encore, 
parmi  les  organes  du  corps,  la  bouche  comme  symbole  de 
l'orifice  génital  et,  parmi  les  édifices,  \ église  et  la  cha- 
pelle. Ainsi  que  vous  le  voyez,  tous  ces  symboles  ne  sont 
pas  également  intelligibles. 

On  doit  considérer  comme  faisant  partie  de  l'appareil 
génital  les  seins  qui,  de  même  que  les  autres  hémi- 
sphères, plus  grandes,  du  corps  féminin,  trouvent  leur 
représentation  symbolique  clans  les  pommes,  les  pêches, 
les  fruits  en  général.  Les  poils  qui  garnissent  l'appareil 
génital  chez  les  deux  sexes  sont  décrits  par  le  rêve  sous 
l'aspect  d'une  forêt,  d'un  boscpiet.  La  topographie  compli- 
quée de  l'appareil  génital  de  la  femme  fait  qu'on  se 
le  représente  souvent  comme  un  paysage,  avec  rocher, 
forêt,  eau,  alors  que  l'imposant  mécanisme  de  l'appareil 
génital  de  l'homme  est  symbolisé  sous  la  forme  de  toutes 
sortes  de  machines  compliquées,  difficiles  à  décrire. 

Un  autre  intéressant  symbole  de  l'appareil  génital  de 
la  femme  est  représenté  par  le  coffret  à  bijoux  ;  bijou  et 
trésor  sont  les  caresses  qu'on  adresse,  même  dans  le 
rêve,  à  la  personne  aimée  ;  les  sucreries  servent  souvent 
à  symboliser  la  jouissance  sexuelle.  La  satisfaction 
sexuelle  obtenue  sans  le  concours  d'une  personne  du 
sexe  opposé  est  symbolisée  par  toutes  sortes  de  jeux, 
entre  autres  parle  jeu  de  piano,  he  glissement,  la  descente 
brusque,  \ arrachage  d\me  branche  sont  des  représenta- 
tions finement  symboliques  de  l'onanisme.  Nous  avons 
encore  une  représentation  particulièrement  remarquable 
dans  la  chute  d'une  dent,  dans  \ extraction  d'une  dent:  ce 
symbole  signifie  certainement  la  castration,  envisagée 
comme  une  punition  pour  les  pratiques  contre-nature. 
Les  symboles  destinés  à  représenter  plus  particulière- 
ment les  rapports  sexuels  sont  moins  nombreux  dans  les 
rêves  qu'on  ne  l'aurait  cru  d'après  les  communications 
que  nous  possédons.  On  peut  citer,  comme  se  rappor- 
tant à  cette  catégorie,  des  activités  rythmiques  telles  que 
la  danse,  Véquitation,  Vascension,  ainsi  que  des  accidents 

Frbvd.  II 


174  LE  RÊVE 

violents,  comme  p&r  exemple  le  fait  d'être  écrasé  par  une 
voiture.  Ajoutons  encore  certaines  activités  manuelles  et, 
naturellement,  la  menace  avec  une  arme. 

L'application  et  la  traduction  de  ces  symboles  sont 
moins  simples  que  vous  ne  le  croyez  peut-être.  L'une  et 
l'autre  comportent  nombre  de  détails  inattendus.  C'est 
ainsi  que  nous  constatons  ce  fait  incroyable  que  les  diffé- 
rences sexuelles  sont  souvent  à  peine  marquées  dansées 
représentations  symboliques.  Nombre  de  symboles  dési- 
gnent un  organe  génital  en  général  —  masculin  ou 
féminin,  peu  importe  :  tel  est  le  cas  des  symboles  où 
figurent  un  -petit  enfant,  une  petite  fille,  wn  petit  fils. 
D'autres  fois,  un  symbole  masculin  sert  à  désigner  une 
partie  de  l'appareil  génital  féminin,  et  inversement.  Tout 
cela  reste  incompréhensible,  tant  qu'on  n'est  pas  au  cou- 
rant du  développement  des  représentations  sexuelles  des 
hommes.  Dans  certains  cas  cette  ambiguïté  des  symboles 
peut  n'être  qu'apparente  ;  et  les  symboles  les  plus  frap- 
pants, tels  que  poche,  arme,  boite,  n'ont  pas  cette  appli- 
cation bisexuelle. 

Commençant,  non  par  ce  que  le  symbole  représente, 
mais  par  le  symbole  lui-même,  je  vais  passer  en  revue  les 
domaines  auxquels  les  symboles  sexuels  sont  empruntés, 
en  faisant  suivre  cette  recherche  de  quelques  considé- 
rations relatives  principalement  aux  symboles  dont  le 
facteur  commun  reste  incompris.  Nous  avons  un  sym- 
bole obscur  de  ce  genre  dans  le  chapeau,  peut-être  dan» 
tout  couvre-chef  en  général,  à  signification  généralement 
masculine,  mais  parfois  aussi  féminine.  De  même  man- 
teau sert  à  désigner  un  homme,  quoique  souvent  à  un 
point  de  vue  autre  que  le  point  de  vue  sexuel.  Vous 
êtes  libre  d'en  demander  la  raison.  La  cravate  qui 
descend  sur  la  poitrine  et  qui  n'est  pas  portée  par 
la  femme,  est  manifestement  un  symbole  masculin. 
Linge  blanc,  toile  sont  en  général  des  symboles  fémi- 
nins ;  habits,  uniformes  sont,  nous  le  savons  déjà, 
des  symboles  destinés  à  exprimer  la  nudité,  les  for- 
mes du  corps  ;  soulier,  pantoufle  désignent  symbolique- 
ment les  organes  génitaux  de  la  femme.  Nous  avons 
déjà  parlé  de  ces  symboles  énigmatiques,  mais  sûrement 
féminins,  que  sont  la  table,  le  bois.  Échelle,  escalier, 
rampe,  ainsi  que  l'acte  de  monter  sur  une  échelle,  etc,. 


LE  SYMBOLISME  DANS  LE  REVE  17^ 

sont  certainement  des  symboles  exprimant  les  rapports, 
sexuels.  En  y  réfléchissant  de  près,  nous  trouvons  comme 
facteur  commun  la  rythmique  de  l'ascension,  peut-être 
aussi  le  crescendo  de  l'excitation  :  oppression,  à  mesure 
qu'on  monte. 

Nous  avons  déjà  mentionné  le  paysage,  en  tant  que 
représentation  de  l'appareil  génital  de  la  femme.  Mon- 
tagne et  rocher  sont  des  symboles  du  membre  masculin, 
jardin  est  un  symbole  fréquent  des  organes  génitaux  de 
la  femme.  Le  fruit  désigne,  non  l'enfant,  mais  le  sein. 
Les  animaux  sauvages  servent  à  représenter  d'abord  des 
hommes  passionnés,  ensuite  les  mauvais  instincts,  les 
passions.  Boutons  et  fleu7^s  désignent  les  organes  géni- 
taux de  la  femme,  et  plus  spécialement  la  virginité.  Rap- 
pelez-vous à  ce  propos  que  les  boutons  sont  efïective- 
mentles  organes  génitaux  des  plantes.  Nous  connaissons 
déjà  le  symbole  chambre.  La  représentation  se  dévelop- 
pant, les  fenêtres,  les  entrées  et  sorties  de  la  chambre 
acquièrent  la  signification  d'ouvertures,  d'orifices  du 
corps.  Chambre  ouverte,  chambre  close  font  partie  du 
même  symbolisme,  et  la  clef  qui  ouvre  est  incontestable- 
ment un  symbole  masculin. 

Tels  sont  les  matériaux  qui  entrent  dans  la  composi- 
tion du  symbolisme  dans  les  rêves.  Ils  sont  d'ailleurs 
loin  d'être  complets,  et  notre  exposé  pourrait  être  étendu 
aussi  bien  en  largeur  qu'en  profondeur.  Mais  je  pense 
que  mon  énumération  vous  paraîtra  plus  que  suffisante. 
11  se  peut  même  que  vous  me  disiez,  exaspérés  :  «  à  vous 
entendre,  nous  ne  vivrions  que  dans  un  monde  de  sym- 
boles sexuels.  Tous  les  objets  qui  nous  entourent,  tous 
les  habits  que  nous  mettons,  toutes  les  choses  que  nous 
prenons  à  la  main,  ne  seraient  donc,  à  votre  avis,  que 
des  symboles  sexuels,  rien  de  plus  ?  »  Je  conviens  qu'il 
y  a  là  des  choses  faites  pour  étonner,  et  la  première  ques- 
tion qui  se  pose  tout  naturellement  est  celle-ci  :  com- 
ment pouvons-nous  connaître  la  signification  des  sym- 
boles des  rêves,  alors  que  le  rêveur  lui-même  ne  nous 
fournit  à  leur  sujet  aucun  renseignement  ou  que  des 
renseignements  tout  à  fait  insuffisants? 

Je  réponds  :  cette  connaissance  nous  vient  de  diverses 
sources,  des  contes  et  des  mythes,  de  farces  et  facéties, 
du  folk-lore,  c'est-à-dire  de  l'étude  des  mœurs,  usages,, 


J76  LE  m\E 

proverbes  et  chants  de  difTérents  peuples,  du  langage 
poétique  et  du  langage  commun.  Nousy  retrouvons  partout 
le  même  symbolisme  que  nous  comprenons  souvent  sans 
la  moindre  difficulté.  En  examinant  ces  sources  les  unes 
après  les  autres,  nous  y  découvrirons  un  tel  parallélisme 
avec  le  symbolisme  des  rêves  que  nos  interprétations 
sortiront  de  cet  examen  avec  une  certitude  accrue. 

Le  corps  humain,  avons-nous  dit,  est  souvent  repré- 
senté, d'après  Scherner,  par  le  symbole  de  la  maison  ; 
or,  font  également  partie  de  ce  symbole  les  fenêtres, 
portes,  portes-cochères  qui  symbolisent  les  accès  dans 
les  cavités  du  corps,  les  façades,  lisses  ou  garnies  de 
saillies  et  de  balcons  pouvant  servir  de  points  d'appui. 
Ce  symbolisme  se  retrouve  dans  notre  langage  courant  : 
c'est  ainsi  que  nous  saluons  familièrement  un  vieil  ami 
en  le  traitant  de  «  vieille  maison  »  et  que  nous  disons  de 
quelqu'un  que  tout  n'est  pas  en  ordre  à  son  «  étage 
supérieur  ». 

11  parait  à  première  vue  bizarre  que  les  parents  soient 
représentés  dans  les  rêves  sous  l'aspect  d'un  couple 
royal  ou  impérial.  Ne  croyez-vous  pas  que  dans  beau- 
coup de  contes  qui  commencent  par  la  phrase  :  «  11  était 
une  fois  un  roi  et  une  reine  »,  on  se  trouve  en  présence 
d'une  substitution  symbolique  de  la  phrase  :  «  Il  était 
une  fois  un  père  et  une  mère  ?  »  Dans  les  familles,  on 
appelle  souvent  les  enfants,  en  plaisantant, /?rmc^5,  l'aîné 
recevant  le  titre  de  Kronprms.  Le  roi  lui-même  se  fait 
appeler  le  père  du  pays.  C'est  encore  en  plaisantant  que 
les  petits  enfants  sont  appelés  vers  et  que  nous  disons 
d'eux  avec  compassion  :  les  pauvi^es petits  vers  {das  arme 
Wurm). 

Mais  revenons  au  symbole  maison  et  à  ses  dérivés. 
Lorsqu'en  rêve  nous  utilisons  les  saillies  des  maisons 
comme  points  d'appui,  n'y  a-t-il  pas  là  une  réminiscence 
de  la  réflexion  bien  connue  que  les  gens  du  peuple  for- 
mulent lorsqu'ils  rencontrent  une  femme  aux  seins  for- 
tement développés  :  il  y  a  là  à  quoi  s'accrocher?  Dans  la 
même  occasion,  les  gens  du  peuple  s'expriment  encore 
autrement,  en  disant  :  «  Voilà  une  femme  qui  a  beaucoup 
de  bois  devant  sa  maison  »,  comme  s'ils  voulaient  confir- 
mer notre  interprétation  qui  voit  dans  le  bois  un  sym- 
bole féminin,  maternel 


LE  SYMBOLISME  DANS  LE  HÊVE  177 

A  propos  de  bois,  nous  ne  réussirons  pas  à  comprendre 
la  raison  qui  en  a  fait  un  symbole  du  maternel,  du  fémi- 
nin, si  nous  n'invoquons  pas  l'aide  de  la  linguistique 
comparée.  Notre  mot  allemand  Holz  (bois)  aurait  la 
même  racine  que  le  mot  grec  Gay],  qui  signifie  matière, 
matière  brute.  Mais  il  arrive  souvent  qu'un  mot  géné- 
rique finit  par  désigner  un  objet  particulier.  Or,  il  existe 
dans  l'Atlantique  une  île  appelée  Madère,  nom  qui  lui  a 
été  donné  parles  Portugais  lors  de  sa  découverte, parce 
qu'elle  était  alors  couverte  de  forêts.  Madeira  signifie 
précisément  en  portugais  bois.  Vous  reconnaissez  sans 
doute  dans  ce  mot  madeira  le  mot  latin  materia  légère- 
ment modifié  et  qui  à  son  tour  signifie  matière  en  géné- 
ral. Or,  le  mot  materia  est  un  dérivé  de  mater^  mère.  La 
matière  dont  une  chose  est  faite  est  comme  son  apport 
maternel.  C'est  donc  cette  vieille  conception  qui  se 
perpétue  dans  l'usage  symbolique  de  bois  pour  femme, 
mère. 

La  naissance  se  trouve  régulièrement  exprimée  dans 
le  rêve  par  l'intervention  de  l'eau  :  on  se  plonge  dans 
l'eau  ou  on  sort  de  l'eau,  ce  qui  veut  dire  qu'on  enfante 
ou  qu'on  naît.  Or,  n'oubliez  pas  que  ce  symbole  peut 
être  considéré  comme  se  rattachant  doublement  à  la 
vérité  transformiste  :  d'une  part  (et  c'est  là  un  fait  très 
reculé  dans  le  temps)  tous  les  mammifères  terrestres,  y 
compris  les  ancêtres  de  l'homme,  descendent  d'animaux 
aquatiques  ;  d'autre  part,  chaque  mammifère,  chaque 
homme  passe  la  première  phase  de  son  existence  dans 
l'eau,  c'est-à-dire  que  son  existence  embryonnaire  se 
passe  dans  le  liquide  placentaire  de  l'utérus  de  sa  mère, 
et  naître  signifie  pour  lui  sortir  de  l'eau.  Je  n'affirme  pas 
que  le  rêveur  sache  tout  cela,  mais  j'estime  aussi  qu'il 
n'a  pas  besoin  de  le  savoir.  Le  rêveur  sait  sans  doute 
des  choses  qu'on  lui  avait  racontées  dans  son  enfance  ; 
mais  même  au  sujet  de  ces  connaissances  j'affirme  qu'elle 
n'ont  contribué  en  rien  à  la  formation  du  symbole.  On 
lui  a  raconté  jadis  que  c'est  la  cigogne  qui  apporte  les 
enfants.  Mais  où  les  trouve-t-elle?  Dans  la  rivière,  dans 
le  puits,  donc  toujours  dans  l'eau.  Un  de  mes  patients, 
alors  tout  jeune  enfant,  ayant  entendu  raconter  cette 
histoire,  avait  disparu  pour  tout  \m  après-midi.  On  finit 
par  le  retrouver  au  bord   de  l'étang  du    château    qu'il 


178  LE  KÈVE 

habitait,  le  visage  penché  sur  l'eau  et  cherchant  à  aper- 
cevoir au  fond  les  petits  enfants. 

Dans  les  mythes  relatifs  à  la  naissance  de  héros,  que 
O  Rank  avait  soumis  à  une  analyse  comparée  (le  plus 
ancien  est  celui  concernant  la  naissance  du  roi  Sargon, 
d'Agade,  en  l'an  2800  av.  J.-Ch.),  l'immersion  dans  l'eau 
et  le  sauvetage  de  l'eau  jouent  un  rôle  prédominant. 
Rank  a  trouvé  qu'il  s'agit  là  de  représentations  symbo- 
liques de  la  naissance,  analogues  à  celles  qui  se  mani- 
festent dans  le  rêve.  Lorsqu'on  rêve  qu'on  sauve  une 
personne  de  Feau,  on  fait  de  cette  personne  sa  mère  ou 
une  mère  tout  court  ;  dans  le  mythe,  une  personne  qui 
a  sauvé  un  enfant  de  l'eau,  avoue  être  la  véritable  mère 
de  cet  enfant.  Il  existe  une  anecdote  bien  connue  où  l'on 
demande  à  un  petit  juif  intelligent  :  «  Qui  fut  la  mère  de 
Moïse  ?  »  Sans  hésiter,  il  répond  :  «  La  princesse.  — Mais 
non,  lui  objecte-t-on,  celle-ci  l'a  seulement  sauvé  des 
eaux.  —  C'est-elle  qui  le  prétend  »,  réplique-t-il,  mon- 
trant ainsi  qu'il  a  trouvé  la  signification  exacte  du  mythe. 

Le  départ  symbolise  dans  le  rêve  la  mort.  Et,  d'ailleurs, 
lorsqu'un  enfant  demande  des  nouvelles  d'une  personne 
qu'il  n'a  pas  vue  depuis  longtemps,  on  a  l'habitude  de  lui 
répondre,  lorsqu'il  s'agit  d'une  personne  décédée,  qu'elle 
est  partie  en  voyage.  Ici  encore  je  prétends  que  le  sym- 
bole n'a  rien  à  voir  avec  cette  explication  à  l'usage  des 
enfants.  Le  poète  se  sert  du  même  symbole  lorsqu'il 
parle  de  l'au  delà  comme  d'un  pays  inexploré  d'où  aucun 
voyageur  (no  traveller)  ne  revient.  Même  dans  nos 
conversations  journalières,  il  nous  arrive  souvent  de 
parler  du  dernier  voyage.  Tous  les  connaisseurs  des 
anciens  rites  savent  que  la  représentation  d'un  voyage 
au  pays  de  la  mort  faisait  partie  de  la  religion  de  l'Egypte 
ancienne.  Il  reste  de  nombreux  exemplaires  du  livre  des 
morts  qui,  tel  un  Baedeker,  accompagnait  la  momie  dans 
ce  voyage.  Depuis  que  les  lieux  de  sépulture  ont  été 
séparés  des  lieux  d'habitation,  ce  dernier  voyage  du  mort 
était  devenu  une  réalité. 

De  même  le  symbolisme  génital  n'est  pas  propre  au 
rêve  seulement.  11  est  arrivé  à  chacun  de  vous  de  pousser, 
ne  fût-ce  qu'une  fois  dans  la  vie,  l'impolitesse  jusqu'à 
traiter  une  femme  de  «  vieille  boîte  »,  sans  savoir  peut- 
être  que  ce  disant  vous  vous  serviez  d'un  symbole  géni- 


LE  SYMBOLISME  DANS  LE  RÊVE  179 

tal.  Il  est  dit  dans  le  Nouveau  Testament  :  la  femme  est 
un  vase  faible.  Les  livres  sacrés  des  Juifs  sont,  dans  leur 
style  si  proche  de  la  poésie,  remplis  d'expressions  em- 
pruntées au  symbolisme  sexuel,  expressions  qui  n'ont 
pas  toujours  été  exactement  comprises  et  dont  l'inter- 
prétation, dans  le  Cantique  des  Cantiques  par  exemple, 
a  donné  lieu  à  beaucoup  de  malentendus.  Dans  la  litté- 
rature hébraïque  postérieure  on  trouve  très  fréquemment 
le  symbole  qui  représente  la  femme  comme  une  maison 
dont  la  porte  correspond  à  l'orifice  génital.  Le  mari  se 
plaint  par  exemple,  dans  le  cas  de  perte  de  virginité, 
d'avoir  trouvé  la  porte  ouverte ^  La  représentation  de  la 
femme  par  le  symbole  table  se  rencontre  également  dans 
cette  littérature.  La  femme  dit  de  son  m^ari  :  je  lui  ai 
dressé  la  table,  mais  il  la  retourna.  Les  enfants  estropiés 
naissent  pour  la  raison  que  le  mari  retourne  la  table. 
J'emprunte  ces  renseignements  à  une  monographie  de 
M.  L.  Levy,  de  Brùnn,  sur  Le  symbolisme  sexuel  dans  la 
Bible  et  le  Talmud. 

Ce  sont  les  étymologistes  qui  ont  rendu  vraisemblable 
la  supposition  que  le  bateau  est  une  représentation  sym- 
bolique de  la  femme  :  le  nom  jS'c/i2^ (bateau),  qui  servait 
primitivement  à  désigner  un  ^)ase  en  argile,  ne  serait  en 
réalité  qu'une  modification  du  mot  Schaff  (écuelle).  Que 
four  soit  le  symbole  de  là  femme  et  de  la  matrice,  c'est 
ce  qui  nous  est  confirmé  par  la  légende  grecque  relative 
à  PériandredeCorinthe  et  à  sa  femme  Melissa.  Lorsque, 
d'après  le  récit  d'Hérodote,,  le  tyran,  après  avoir  par 
jalousie  tué  sa  femme  bien-aimée,  adjura  son  ombre  de 
lui  donner  de  ses  nouvelles,  la  morte  révéla  sa  présence 
en  rappelant  à  Périandre  qu'il  avait  mis  son  pain  dans  un 
four  froid,  expression  voilée,  destinée  à  désigner  un  acte 
qu'aucune  autre  personne  ne  pouvait  connaître.  Dans 
\ Anthropophyteia,  publiée  par  F. -S.  Kraus  et  qui  constitue 
une  mine  de  renseignements  incomparable  pour  tout  ce 
qui  concerne  la  vie  sexuelle  des  peuples,  nous  lisons  que 
dans  certaines  régions  de  l'Allemagne  on  dit  d'une 
femme  qui  vient  d'accoucher  :  son  four  s  est  effondré.  La 
préparation  du  feu,  avec  tout  ce  qui  s'y  rattache,  est 
pénétrée  profondément  de  symbolisme  sexuel.  La  flamme 
symbolise  toujours  l'organe  génital  de  l'homme,  et  le 
foyer  le  giron  féminin. 


l8o  LE  RLVE 

Si  VOUS  trouvez  étonnant  que  les  paysages  servent  si 
fréquemment  dans  les  rêves  à  représenter  symbolique- 
ment l'appareil  génital  de  la  femme,  laissez-vous  instruire 
par  les  mythologistes  qui  vous  diront  quel  grand  rôle  la 
terre  nourricière  a  toujours  joué  dans  les  représentations 
et  les  cultes  des  peuples  anciens  et  à  quel  point  la  con- 
ception de  l'agriculture  a  été  déterminée  par  ce  symbo- 
lisme. Vous  serez  tentés  de  chercher  dans  le  langage 
courant  les  raisons  qui,  dans  les  rêves,  font  de  chambre 
la  représentation  symbolique  de  la  femme  :  ne  dit-on  pas- 
(en  allemand)  Frauenzimmer  {chdLmhvQ  de  la  femme),  au 
lieu  de  Frau  (femme),  remplaçant  ainsi  la  personne 
humaine  par  l'emplacement  qui  lui  est  destiné?  Nous 
disons  de  même  la  «  Sublime  Porte  »,  désignant  par  cette 
expression  le  sultan  et  son  gouvernement  ;  de  même 
encore  le  mot  Pharaon  qui  servait  à  désigner  les  souve- 
rains de  l'ancienne  Egypte  signifiait  «  grande  cour  > 
(dansl'ancien  Orient  les  cours  disposées  entre  les  doubles 
portes  de  la  ville  étaient  des  lieux  de  réunion,  tout 
comme  les  places  de  marché  dans  le  monde  classique). 
Je  pense  cependant  que  cette  filiation  est  un  peu  trop 
superficielle.  Je  croirais  plutôt  que  c'est  en  tant  qu'elle 
désigne  l'espace  dans  lequel  l'homme  se  trouve  enfermé 
que  chambre  est  devenu  symbole  de  femme.  Le  symbole 
maison  nous  est  déjà  connu  sous  ce  rapport  ;  la  mytho- 
logie et  le  style  poétique  nous  autorisent  à  admettre 
comme  autres  représentations  symboliques  de  la  femme  : 
château-fort,  forteresse,  château,  ville.  Le  doute,  en  ce 
qui  concerne  cette  interprétation,  n'est  permis  que 
lorsqu'on  se  trouve  en  présence  de  personnes  ne  parlant 
pas  allemand  et,  par  conséquent,  incapables  de  nous 
comprendre.  Or,  j'ai  eu,  au  cours  de  ces  dernières 
années,  l'occasion  de  traiter  un  grand  nombre  de  patients 
étrangers  et  je  crois  me  rappeler  que  dans  leurs  rêves, 
malgré  l'absence  de  toute  analogie  entre  ces  deux  mots 
dans  leurs  langues  maternelles  respectives,  chambre 
signifiait  toujours  femme  {Zimmer^owT Frauenzimmer).  11 
y  a  encore  d'autres  raisons  d'admettre  que  le  rapport 
symbolique  peut  dépasser  les  limites  linguistiques,  fait 
qui  a  déjà  été  reconnu  par  l'interprète  des  rêves  Schubert 
(1862).  Je  dois  dire  toutefois  qu'aucun  de  mes  rêveurs 
n'ignorait  totalement  la  langue  allemande,  de  sorte  que 


LE  SYMBOLISME  DANS  LE  RÊVE  iSf 

je  dois  laisser  le  soin  d'établir  cette  distinction  aux 
psychanalystes  à  même  de  réunir  dans  d'autres  pays  des 
observations  relatives  à  des  personnes  ne  parlant  qu'une 
seule  langue. 

En  ce  qui  concerne  les  représentations  symboliques 
de  l'organe  sexuel  de  l'homme,  il  n'en  est  pas  une  qui 
ne  se  trouve  exprimée  dans  le  langage  courant  sous  une 
forme  comique,  vulgaire  ou,  comme  parfois  chez  les 
poètes  de  l'antiquité,  sous  une  forme  poétique.  Parmi 
ces  représentations  figurent  non  seulement  les  symboles 
qui  se  manifestent  dans  les  rêves,  mais  d'autres  encore, 
comme  par  exemple  divers  outils,  et  principalement  la 
charrue.  Du  reste,  la  représentation  symbolique  de 
l'organe  sexuel  masculin  touche  à  un  domaine  très 
étendu,  très  controversé  et  dont,  pour  des  raisons  d'éco- 
nomie, nous  voulons  nous  tenir  à  distance.  Nous  ne 
ferons  quelques  remarques  qu'à  propos  d'un  seul  de  ces 
symboles  hors  série  :  du  symbole  de  la  trinité  (3).  Lais- 
sons de  côté  la  question  de  savoir  si  c'est  à  ce  rapport 
symbolique  que  le  nombre  3  doit  son  caractère  sacré. 
Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  que  si  des  objets  composés 
de  trois  parties  (trèfles  à  trois  feuilles,  par  exemple)  ont 
donné  leur  forme  à  certaines  armes  et  à  certains 
emblèmes,  ce  fut  uniquement  en  raison  de  leur  signifi- 
cation symbolique. 

La  fleur  de  lys  française  à  trois  branches  et  le  Triskélès 
(trois  os  demi-courbes  partant  d'un  centre  commun),  ces 
bizarres  armoiries  de  deux  îles  aussi  éloignées  l'une  de 
l'autre  que  la  Sicile  et  Isle  of  Man  ne  seraient  également^ 
à  mon  avis,  que  des  reproductions  symboliques,  stylisées, 
de  l'appareil  génital  de  l'homme.  Les  reproductions  de 
l'organe  sexuel  masculin  étaient  considérées  dans  l'anti- 
quité comme  de  puissants  moyens  de  défense  (Apotro- 
paea)  contre  les  mauvaises  influences,  et  il  faut  peut-être 
voir  une  survivance  de  cette  croyance  dans  le  fait  que 
même  de  nos  jours  toutes  les  amulettes  porte-bonheur 
ne  sont  autre  chose  que  des  symboles  génitaux  ou  sexuels. 
Examinez  une  collection  de  ces  amulettes  portées  autour 
du  cou  en  forme  de  collier  :  vous  trouverez  un  trèfle  à 
quatre  feuilles,  un  cochon,  un  champignon,  un  fer  à 
cheval,  un.e  échelle,  un  ramoneur  de  cheminées.  Le  trèfle 
à  quatre  feuilles  remplace  le  trèfle  plus  proprement  sym- 


l82  LE  RÊVE 

bolique  à  trois  feuilles  ;  le  cochon  est  un  ancien  symbole 
de  la  fécondité;  le  champignon  est  un  symbole  incontes- 
table du  pénis,  et  il  est  des  champignons  qui,  tel  le  Phal- 
lus impudicus ,àoi\ejiX  leur  nom  à  leur  ressemblance  frap- 
pante avec  l'organe  sexuel  de  l'homme  ;  le  fer  à  cheval 
reproduit  les  contours  de  l'orifice  génital  de  la  femme, 
et  le  ramoneur  qui  porte  Féchelle  fait  partie  de  la  collec- 
tion, parce  qu'il  exerce  une  de  ces  professions  auxquelles 
le  vulgaire  compare  les  rapports  sexuels  (voir  VAnthropo- 
phyieid).  Nous  connaissons  déjà  l'échelle  comme  faisant 
partie  du  symbolisme  sexuel  des  rêves  ;  la  langue  alle- 
mande nous  vient  ici  en  aide  en  nous  montrant  que  le 
mot  «  monter  »  est  employé  dans  un  sens  essentiel- 
lement sexuel.  On  dit  en  allemand  :  a  monter  après  les 
femmes  »  et  «  un  vieux  monteur  ».  En  français,  où  le 
mot  allemand  Stufe  se  traduit  par  le  mot  marche,  on 
appelle  un  vieux  noceur  un  «  vieux  marcheur  ».  Le  fait 
que  chez  beaucoup  d'animaux  l'accouplement  s'accomplit, 
le  mâle  étant  à  califourchon  sur  la  femelle,  n'est  sans 
doute  pas  étranger  à  ce  rapprochement. 

L'arrachage  d'une  branche,  comme  représentation  sym- 
bolique de  l'onanisme,  ne  correspond  pas  seulement  aux 
désignations  vulgaires  de  l'acte  onaaique,  mais  possède 
aussi  de  nombreuses  analogies  mythologiques.  Mais  ce 
qui  est  particulièrement  remarquable,  c'est  la  représen- 
tation de  l'onanisme  ou,  plutôt  de  la  castration  envisa- 
gée comme  un  châtiment  pour  ce  péché,  par  la  chute  ou 
l'extraction  d'une  dent  :  l'anthropologie  nous  offre  en  effet 
an  pendant  à  cette  représentation,  pendant  que  peu  de 
rêveurs  doivent  connaître.  Je  ne  crois  pas  me  tromper 
en  voyant  dans  la  circoncision  pratiquée  chez  tant  de  peu- 
ples un  équivalent  ou  un  succédané  delà  castration.  Nous 
savons  en  outre  que  certaines  tribus  primitives  du  con- 
tinent africain  pratiquent  la  circoncision  à  titre  de  rite 
de  la  puberté  (pour  célébrer  l'entrée  du  jeune  homme 
dans  l'âge  viril),  tandis  que  d'autres  tribus,  voisines  de 
celles-là,  remplacent  la  circoncision  par  l'arrachement 
d'une  dent. 

Je  termine  mon  exposé  par  ces  exemples.  Ce  ne  sont 
que  des  exemples  ;  nous  savons  davantage  là-dessus,  et 
vous  vous  imaginez  sans  peine  combien  plus  variée  et 
intéressante  serait  une  collection  de  ce  genre  faite,  non 


LE  SYMBOLISME  DANS  LE  RÊVE  i83 

par  des  dileltanti  comme  nous,  mais  par  des  spécia- 
listes en  anthropologie,  mythologie,  linguistique  et  folk- 
lore. Mais  le  peu  que  nous  avons  dit  comporte  certaines 
conclusions  qui,  sans  prétendre  épuiser  le  sujet,  sont  de 
nature  à  faire  réfléchir. 

Et,  tout  d'abord,  nous  sommes  en  présence  de  ce  fait 
que  le  rêveur  a  à  sa  disposition  le  mode  d'expression 
symbolique  qu'il  ne  connaît  ni  ne  reconnaît  à  l'état  de 
veille.  Ceci  n'est  pas  moins  fait  pour  vous  étonner  que 
si  vous  appreniez  que  votre  femme  de  chambre  comprend 
le  sanscrit,  alors  que  vous  savez  pertinemment  qu'elle 
est  née  dans  un  village  de  Bohême  et  n'a  jamais  étudié 
cette  langue.  Il  n'est  pas  facile  de  nous  rendre  compte 
de  ce  fait  à  l'aide  de  nos  conceptions  psychologiques. 
Nous  pouvons  dire  seulement  que  chez  le  rêveur  la  con- 
naissance du  symbolisme  est  inconsciente,  qu'elle  fait 
partie  de  sa  vie  psychique  inconsciente.  Mais  cette  expli- 
cation ne  nous  mène  pas  bien  loin.  Jusqu'à  présent  nous 
n'avions  besoin  d'admettre  que  des  tendances  incon- 
scientes, c'est-à-dire  des  tendances  qu'on  ignore  momen- 
tanément ou  pendant  une  durée  plus  ou  moins  longue. 
Mais  cette  fois  il  s'agit  de  quelque  chose  de  plus:  de  con- 
naissances inconscientes,  de,  rapports  inconscients  entre 
certaines  idées,  de  comparaisons  inconscientes  entre 
divers  objets,  comparaisons  à  la  suite  desquelles  un  de 
ces  objets  vient  s'installer  d'une  façon  permanente  à  la 
place  de  l'autre.  Ces  comparaisons  ne  sont  pas  effectuées 
chaque  fois  pour  les  besoins  de  la  cause  elles  sont  faites 
une  fois  pour  toutes  et  toujours  prêtes  Nous  en  avons 
la  preuve  dans  le  fait  qu'elles  sont  identiques  chez  les 
personnes  les  plus  différentes,  malgré  les  différences  de 
langue. 

D'où  peut  venir  la  connaissance  de  ces  rapports  symbo- 
liques? Le  langage  courant  n'en  fournit  qu'une  petite 
partie.  Les  nombreuses  analogies  que  peuvent  offrir 
d'autres  domaines  sont  le  plus  souvent  ignorées  du  rêveur  ; 
et  ce  n'est  que  péniblement  que  nous  avons  pu  nous- 
mêmes  en  réunir  un  certain  nombre. 

En  deuxième  lieu,  ces  rapports  symboliques  n'appar- 
tiennent pas  en  propre  au  rêveur  et  ne  caractérisent  pas 
uniquement  le  travail  qui  s'accomplit  au  cours  des  rêves. 
Nous  savons  déjà  que  les  mythes  et  les  contes,  le  peuple 


iSZj  LE  RÊVE 

dans  ses  proverbes  et  ses  chants,  le  langage  courant  et 
l'imagination  poétique  utilisent  le  même  symbolisme. 
Le  domaine  du  symbolisme  est  extraordinairement  grand, 
et  le  symbolisme  des  rêves  n'en  est  qu'une  petite  province  ; 
et  rien  n'est  moins  indiqué  que  de  s'attaquer  au  problème 
entier  en  partant  du  rêve .  Beaucoup  des  symboles  employés 
ailleurs  ne  se  manifestent  pas  dans  les  rêves  ou  ne  s'y 
manifestent  que  rarement  ;  et  quant  aux  symboles  des 
rêves,  il  en  est  beaucoup  qu'on  ne  retrouve  pas  ailleurs 
ou  qu'on  ne  retrouve,  ainsi  que  vous  l'avez  vu,  que  çà  et 
là.  On  a  rimpression  d'être  en  présence  d'un  mode  d'ex- 
pression ancien,  mais  disparu,  sauf  quelques  restes  dis- 
séminés dans  différents  domaines,  les  uns  ici,  les  autres 
ailleurs,  d'autres  encore  conservés,  sous  des  formes  légè- 
rement modifiées,  dans  plusieurs  domaines.  Je  me  sou- 
viens à  ce  propos  de  la  fantaisie  d'un  intéressant  aliéné 
qui  avait  imaginé  l'existence  d'une  «  langue  fondamen- 
tale »  dont  tous  ces  rapports  symboliques  étaient,  à  son 
avis,  les  survivances. 

En  troisième  lieu,  vous  devez  trouver  surprenant  que 
le  symbolisme  dans  tous  les  autres  domaines  ne  soit  pas 
nécessairement  et  uniquement  sexuel,  alors  que  dans  les 
rêves  les  symboles  servent  presque  exclusivement  à  l'ex- 
pression d'objets  et  de  rapports  sexuels.  Ceci  n'est  pas 
facile  à  expliquer  non  plus.  Des  symboles  primitivement 
sexuels  auraient-ils  reçu  dans  la  suite  une  autre  applica- 
tion, et  ce  changement  d'application  aurait-il  entraîné 
peu  à  peu  leur  dégradation,  jusqu'à  la  disparition  de  leur 
caractère  symbolique?  11  est  évident  qu'on  ne  peut 
répondre  à  ces  questions  tant  qu'on  ne  s'occupe  que  du 
symbolisme  des  rêves.  On  doit  seulement  maintenir  le 
principe  qu'il  existe  des  rapports  particulièrement  étroits 
entre  les  symboles  véritables  et  la  vie  sexuelle. 

Nous  avons  reçu  dernièrement,  concernant  ces 
rapports,  une  importante  contribution.  Un  linguiste, 
M.  H.  Sperber  (d'Upsala),  qui  travailk  indépendamment 
de  la  psychanalyse,  a  prétendu  que  les  besoins  sexuels 
ont  joué  un  rôle  des  plus  importants  dans  la  naissance 
et  le  développement  de  la  langue.  Les  premiers  sons  arti- 
culés avaient  servi  à  communiquer  des  idées  et  à  appeler 
le  partenaire  sexuel  ;  le  développement  ultérieur  des 
racines  de  la  langue  avait  accompagné  l'organisation  du 


LE  SYMBOLISME  DANS  LE  RÉYE  i85 

travail  dans  l'humanité  primitive.  Les  travaux  étaient 
effectués  en  commun  et  sous  l'accompagnement  de  mots 
et  d'expressions  rythmiquement  répétés.  L'intérêt  sexuel 
s'était  ainsi  déplacé  pour  se  porter  sur  le  travail.  On 
dirait  que  l'homme  primitif  ne  s'est  résigné  au  travail 
qu'en  en  faisant  l'équivalent  et  la  substitution  de  l'activité 
îsexuelle.  C'est  ainsi  que  le  mot  lancé  au  cours  du  travail 
en  commun  avait  deux  sens,  l'un  exprimant  l'acte  sexuel, 
l'autre  le  travail  actif  qui  était  assimilé  à  cet  acte.  Peu  à 
peu  le  mot  s'est  détaché  de  sa  signification  sexuelle  pour 
s'attacher  définitivement  au  travail.  11  en  fut  de  même 
chez  des  générations  ultérieures  qui,  après  avoir  inventé 
un  mot  nouveau  ayant  une  signification  sexuelle,  l'ont 
appliqué  à  un  nouveau  genre  de  travail.  De  nombreuses 
racines  se  seraient  ainsi  formées,  ayant  toutes  une  ori- 
gine sexuelle  et  ayant  fini  par  abandonner  leur  significa- 
tion sexuelle.  Si  ce  schéma  que  nous  venons  d'esquisser 
est  exact,  il  nous  ouvre  une  possibilité  de  comprendre 
le  symbolisme  des  rêves,  de  comprendre  pourquoi  le 
rêve,  qui  garde  quelque  chose  de  ces  anciennes  condi- 
tions, présente  tant  de  symboles  se  rapportant  à  la  vie 
sexuelle,  pourquoi,  d'une  façon  générale,  les  armes  et 
les  outils  servent  de  symboles  masculins,  tandis  que  les 
étoffes  et  les  objets  travaillés  sont  des  symboles  fémi- 
nins. Le  rapport  symbolique  serait  une  survivance  de 
l'ancienne  identité  de  mots  ;  des  objets  qui  avaient  porté 
autrefois  les  mêmes  noms  que  les  objets  se  rattachant  à 
la  sphère  et  à  la  vie  génitales  apparaîtraient  maintenant 
dans  les  rêves  à  titre  de  symboles  de  cette  sphère  et  de 
cette  vie. 

Toutes  ces  analogies  évoquées  à  propos  du  symbolisme 
des  rêves  vous  permettront  de  vous  faire  une  idée  de  la 
psychanalyse  qui  apparaît  ainsi  comme  une  discipline 
d'un  intérêt  général,  ce  qui  n'est  le  cas  ni  de  la  psycho- 
logie ni  de  la  psychiatrie.  Le  travail  psychanalytique 
nous  met  en  rapport  avec  une  foule  d'autres  sciences 
morales,  telle  que  la  mythologie,  la  linguistique,  le  folk- 
lore, la  psychologie  des  peuples,  la  science  des  religions, 
dont  les  recherches  sont  susceptibles  de  nous  fournir 
les  données  les  plus  précieuses.  Aussi  ne  trouverez-vous 
pas  étonnant  que  le  mouvement  psychanalytique  ait 
ôbouti  à  la  création    d'un  périodique  consacré  unique- 


I^^  LE  RÊVE 

ment  à  l'étude  de  ces  rapports  :  je  veux  parler  delà  revue 
Imago,  fondée  en  1912  par  Hans  Sachs  et  Otto  Rank. 
Dans  tous  ses  rapports  avec  les  autres  sciences,  la  psy- 
chanalyse donne  plus  qu'elle  ne  reçoit.  Certes,  les 
résultats  souvent  bizarres  annoncés  par  la  psychanalyse 
deviennent  plus  acceptables  du  fait  de  leur  confirmation 
par  les  recherches  effectuées  dans  d'autres  domaines; 
mais  c'est  la  psychanalyse  qui  fournit  les  méthodes 
techniques  et  établit  les  points  de  vue  dont  l'application 
doit  se  montrer  féconde  dans  les  autres  sciences.  La 
recherche  psychanalytique  découvre  dans  la  vie  psychi- 
que de  l'individu  humain  des  faits  qui  nous  permettent 
de  résoudre  ou  de  mettre  sous  leur  vrai  jour  plus  d'une 
énigme  de  la  vie  collective  des  hommes.. 

Mais  je  ne  vous  ai  pas  encore  dit  dans  quelles  circon- 
stances nous  pouvons  obtenir  la  vision  la  plus  profonde 
de  cette  présumée  «  langue  fondamentale  »,  quel  est  le 
domaine  qui  en  a  conservé  les  restes  les  plus  nombreux. 
Tant  que  vous  ne  le  saurez  pas,  il  vous  sera  impossible 
de  vous  rendre  compte  de  toute  l'importance  du  sujet 
Or,  ce  domaine  est  celui  des  névroses;  ses  matériaux  sont 
constitués  par  les  symptômes  et  autres  manifestations 
des  sujets  nerveux,  symptômes  et  manifestations  dont 
l'explication  et  le  traitement  forment  précisément  l'objet 
de  la  psychanalyse. 

Mon  quatrième  point  de  vue  nous  ramène  donc  à  notre 
paint  de  départ  et  nous  oriente  dans  la  direction  qui  nous 
est  tracée.  Nous  avons  dit  qu'alors  même  que  la  censure 
des  rêves  n'existerait  pas,  le  rêve  ne  nous  serait  pas  plus 
intelligible,  car  nous  aurions  alors  à  résoudre  le  problème 
qui  consiste  à  traduire  le  langage  symbolique  du  rêve 
dans  la  langue  de  notre  pensée  éveillée.  Le  symbolisme 
est  donc  un  autre  facteur  de  déformation  des  rêves,  indé- 
pendant de  la  censure.  Mais  nous  pouvons  supposer  qu'il 
est  commode  pour  la  censure  de  se  servir  du  symbolisme 
qui  concourt  au  même  but  :  rendre  le  rêve  bizarre  et 
incompréhensible. 

L'étude  ultérieure  du  rêve  peut  nous  faire  découvrir 
encore  un  autre  facteur  de  déformation.  Mais  je  ne  veux 
pas  quitter  la  question  du  symbolisme  sans  vous  rappeler 
une  fois  de  plus  l'attitude  énigmatique  que  les  personnes 
cultivées  ont  cru  devoir  adopter   à  son  égard  :   attitude 


LE  SYMBOLISME  DANS  LE  RÊVE  187 

toute  de  résistance,  alors  que  l'existence  du  symbolisme 
est  démontrée  avec  certitude  dans  le  mythe,  la  religion, 
l'art  et  la  langue  qui  sont  d'un  bout  à  l'autre  pénétrés 
de  symboles.  Faut-il  voir  la  raison  de  cette  attitude  dans 
les  rapports  que  nous  avons  établis  entre  le  symbolisme 
des  rêves  et  la  sexualité? 


CHAPITR'^.    XI 
L'ÉLABORATION    DU    RÊVE 


Si  vous  avez  réussi  à  vous  faire  une  idée  du  méca- 
nisme de  la  censure  et  de  la  représentation  symbolique, 
vous  serez  à  même  de  comprendre  la  plupart  des  rêves, 
sans  toutefois  connaître  à  fond  le  mécanisme  de  la  dé- 
formation des  rêves.  Pour  comprendre  les  rêves,  vous 
vous  servirez  en  effet  des  deux  techniques  qui  se  com- 
plètent mutuellement  :  vous  ferez  surgir  chez  le  rêveur 
des  souvenirs,  jusqu'à  ce  que  vous  soyez  amené  de  la 
substitution  au  substrat  même  du  rêve,  et  vous  rempla- 
cerez, d'après  vos  connaissances  personnelles,  les  sym- 
boles par  leur  signification.  Vous  vous  trouverez,  au 
cours  de  ce  travail,  en  présence  de  certaines  incerti- 
tudes. Mais  il  en  sera  question  plus  tard. 

Nous  pouvons  maintenant  reprendre  un  travail  que 
nous  avons  essayé  d'aborder  antérieurement  avec  des 
moyens  insuffisants.  Nous  voulions  notamment  établir 
les  rapports  existant  entre  les  éléments  des  rêves  et  leurs 
substrats  et  nous  avons  trouvé  que  ces  rapports  étaient 
au  nombre  de  quatre  :  rapport  d'une  partie  au  tout, 
approximation  ou  allusion,  rapport  symbolique  et  repré- 
sentation verbale  plastique.  Nous  allons  entreprendre  le 
même  travail  sur  une  échelle  plus  vaste,  en  comparant 
le  contenu  manifeste  du  rêve  dans  son  ensemble  au  rêve 
latent  tel  que  nous  le  révèle  l'interprétation. 

J'espère  qu'il  ne  vous  arrivera  plus  de  confondre  le 
rêve  manifeste  et  le  rêve  latent.  En  maintenant  cette 
distinction  toujours  présente  à  l'esprit,  vous  aurez  ga- 
gné, au  point  de  vue  de  la  compréhension  des  rêves, 
plus  que  la  plupart  des  lecteurs  de  ma  Traumdeutung . 
Laissez-moi  vous  rappeler  que  le  travail  qui  transforme 
le  rêve  latent  en  rêve  manifeste  s'appelle  élaboration  du 
rêve.  Le  travail  opposé,  celui  qui  veut  du  rêve  manifeste 


I 


L'ÉLABORATION  DU  REVE  189 

arriver  au  rêve  latent,  s'appelle  travail  d'inierprétation. 
Le  travail  d'interprétation  cherche  à  supprimer  le  travail 
d'élaboration.  Les  rêves  du  type  infantile,  dans  lesquels 
nous  avons  reconnu  sans  peine  des  réalisations  de  dé-^ 
sirs,  n'en  ont  pas  moins  subi  une  certaine  élaboration, 
et  notamment  la  transformation  du  désir  en  une  réalité, 
et  le  plus  souvent  aussi  celle  des  idées  en  images  vi- 
suelles. Ici  nous  avons  besoin,  non  d'une  interprétation, 
mais  d'un  simple  coup  d'œil  derrière  ces  deux  transforma- 
tions. Ce  qui,  dans  les  autres  rêves,  vient  s'ajouter  au 
travail  d'élaboration,  constitue  ce  que  nous  appelons  la 
déformation  du  rêve,  et  celle-ci  ne  peut  être  supprimée 
que  par  notre  travail  d'interprétation. 

Ayant  eu  l'occasion  de  comparer  un  grand  nombre 
d'interprétations  de  rêves,  je  suis  à  même  de  vous 
exposer  d'une  façon  synthétique  ce  que  le  travail  d'éla- 
boration fait  avec  les  matériaux  des  idées  latentes  des 
rêves.  Je  vous  prie  cependant  de  ne  pas  tirer  de  conclu- 
sions trop  rapides  de  ce  que  je  vais  vous  dire.  Je  vais 
seulement  vous  présenter  une  description  qui  demande 
à  être  écoutée  avec  una.  calme  attention. 

Le  premier  effet  du  travail  d'élaboration  d'un  rêve 
consiste  dans  la  condensation  de  ce  dernier.  Nous  vou- 
lons dire  par  là  que  le  contenu  du  rêve  manifeste  est 
plus  petit  que  celui  du  rêve  latent,  qu'il  représente  par 
conséquent  une  sorte  de  traduction  abrégée  de  celui-ci. 
La  condensation  peut  parfois  faire  défaut,  mais  elle 
existe  d'une  façon  générale  et  est  souvent  considérable. 
On  n'observe  jamais  le  contraire,  c'est-à-dire  qu'il  n'ar- 
rive jamais  que  le  rêve  manifeste  soit  plus  étendu  que  le 
rêve  latent  et  ait  un  contenu  plus  riche.  La  condensa- 
tion s'effectue  par  un  des  trois  procédés  suivants  :  incer- 
tains éléments  latents  sont  tout  simplement  éliminés  ; 
2°  le  rêve  manifeste  ne  reçoit  que  des  fragments  de  cer- 
tains ensembles  du  rêve  latent;  3°  des  éléments  latents 
ayant  des  traits  communs  se  trouvent  fondus  ensemble 
dans  le  rêve  manifeste. 

Si  vous  le  voulez,  vous  pouvez  réserver  le  terme 
a  condensation  «  à  ce  dernier  procédé  seul.  Ses  effets 
sont  particulièrement  faciles  à  démontrer.  En  vous  re- 
mémorant vos  propres  rêves,  vous  trouverez  facilement 
des  cas  de  condensation  de  plusieurs  personnes  en  une 
Ffeud.  la 


ÎQO  LE  RÊVÉ 

seule.  Une  personne  composée  de  ce  genre  a  l'aspect  de 
A,  est  mise  comme  B,  fait  quelque  chose  qui  rappelle  C, 
et  avec  tout  cela  nous  savons  qu'il  s'agit  de  D.  Dans  ce 
mélange,  se  trouve  naturellement  mis  en  relief  un  carac- 
tère ou  attribut  commun  aux  quatre  personnes.  On  peut 
de  même  former  un  composé  de  plusieurs  objets  ou  loca- 
lités, à  la  condition  que  les  objets  ou  les  localités  en 
question  possèdent  un  trait  ou  des  traits  communs  que 
le  rêve  latent  accentue  d'une  façon  particulière.  Il  se 
forme  là  comme  une  notion  nouvelle  -et  éphémère  ayant 
pour  noyau  l'élément  commun.  De  la  superposition  des 
unités  fondues  en  un  tout  composite  résuite  en  général 
une  image  aux  contours  vagues,  analogue  à  celle  qu'on 
obtient  en  tirant  plusieurs  photographies  sur  la  même 
plaque.  Le  travail  d'élaboration  doit  être  fortement  inté- 
ressé à  la  production  de  ces  formations  composites,  car 
il  est  facile  de  trouver  que  les  traits  communs  qui  en 
sont  la  condition  sont  créés  intentionnellement  là  où  ils 
font  défaut,  et  cela,  par  exemple,  parle  choix  de  l'expres- 
sion verbale  pour  une  idée.  Nous  connaissons  déjà  des 
condensations  et  des  formations  composites  de  ce 
genre  ;  nous  les  avons  vus  notamment  jouer  un  certain 
rôle  dans  certains  cas  de  lapsus.  Rappelez-vous  le  jeune 
homme  qui  voulait  begleit-digen  (mot  composé  de 
ùegleiten,  accompagner,  et  beleidigen,  manquer  de 
respect)  une  dame.  Il  existe  en  outre  des  traits  d'esprit 
dont  la  technique  se  réduit  à  une  condensation  de  ce 
genre.  Mais,  abstraction  faite  de  ces  cas,  le  procédé  en 
question  apparaît  comme  tout  à  fait  extraordinaire  et 
bizarre.  La  formation  de  personnes  composites  dans  les 
rêves  a,  il  est  vrai,  son  pendant  dans  certaines  créations 
de  notre  fantaisie  qui  fond  souvent  ensemble  des  élé- 
ments qui  ne  se  trouvent  pas  réunis  dans  l'expérience  : 
tels  les  centaures  et  les  animaux  légendaires  de  la  mytho- 
logie ancienne  ou  des  tableaux  de  Bôcklin.  D'ailleurs, 
l'imagination  «  créatrice  »  est  incapable  d'inventer  quoi 
que  ce  soit  :  elle  se  contente  de  réunir  des  éléments 
séparés  les  uns  des  autres.  Mais  le  procédé  mis  en  œuvre 
par  le  travail  d'élaboration  présente  ceci  de  particulier 
que  les  matériaux  dont  il  dispose  consistent  en  idées, 
dont  certaines  peuvent  être  indécentes  et  inacceptables, 
mais  qui  sont  toutes  formées  et  exprimées  correctement 


i 


L'ELABORATION  DU  RÊVE  191 

Le  travail  d'élaboration  donne  à  ces  idées  une  autre 
forme,  et  il  est  remarquable  et  incompréhensible  que 
dans  cette  transcription  ou  traduction  comine  en  une 
autre  langue  il  se  serve  du  procédé  de  la  fusion  ou  de  la 
combinaison.  Une  traduction  s'applique  généralement 
à  tenir  compte  des  particularités  du  texte  et  à  ne  pas 
confondre  les  similitudes.  Le  travail  d'élaboration,  au 
contraire,  s'efforce  à  condenser  deux  idées  différentes, 
en  cherchant,  comme  dans  un  calembour,  un  mot  à  plu- 
sieurs sens  dans  lequel  puissent  se  rencontrer  les  deux 
idées.  Il  ne  faut  pas  se  hâter  de  tirer  des  conclusions  de 
cette  particularité  qui  peut  d'ailleurs  devenir  importante 
pour  la  conception  du  travail  d'élaboration. 

Bien  que  la  condensation  rende  le  rêve  obscur,  on  n'a 
cependant  pas  l'impression  qu'elle  soit  un  effet  de  la 
censure.  On  pourrait  plutôt  lui  assigner  des  causes  mé- 
caniques et  économiques  ;  mais  la  censure  y  trouve  son 
compte  quand  même. 

Les  effets  de  la  condensation  peuvent  être  tout  à  fait 
extraordinaires.  Elle  rend  à  l'occasion  possible  de  réunir 
dans  un  rêve  manifeste  deux  séries  d'idées  latentes  tout 
à  fait  différentes,  de  sorte  qu'on  peut  obtenir  une  inter- 
prétation apparemment  satisfaisante  d'un  rêve,  sans 
s'apercevoir  de  la  possibilité  d'une  interprétation  au 
deuxième  degré. 

La  condensation  a  encore  pour  effet  de  troubler,  de 
compliquer  les  rapports  entre  les  éléments  du  rêve 
latent  et  ceux  du  rêve  manifeste.  C'est  ainsi  qu'un  élé- 
ment manifeste  peut  correspondre  simultanément  à  plu- 
sieurs latents,  de  même  qu'un  élément  latent  peut  parti- 
ciper à  plusieurs  manifestes  :  il  s'agirait  donc  d'une  sorte 
de  croisement.  On  constate  également,  au  cours  de  l'in- 
terprétation d'un  rêve,  que  les  idées  surgissant  à  propos 
d'un  élément  manifeste  ne  doivent  pas  être  utilisées  au 
fur  et  à  mesure,  dans  l'ordre  de  leur  succession.  Il  faut 
souvent  attendre  jusqu'à  ce  que  tout  le  rêve  ait  reçu  son 
interprétation. 

Le  travail  d'élaboration  opère  donc  une  transcription 
peu  commune  des  idées  des  rêves  ;  une  transcription 
qui  n'est  ni  une  traduction  mot  à  mot  ou  signe  par  signe, 
ni  un  choix  guidé  par  une  certaine  règle,  comme  lors- 
qu'on ne  reproduit  que  les  consonantes  d'un  mot,  eu 


tga  LE  REVE 

omettant  les  voyelles,  ni  ce  qu'on  pourrait  appeler  un 
remplacement,  comme  lorsqu'on  fait  toujours  ressortir 
un  élément  aux  dépens  de  plusieurs  autres  :  nous  nous 
trouvons  en  présence  de  quelque  chose  de  tout  à  fait 
différent  et  beaucoup  plus  compliqué. 

Un  autre  effet  du  travail  d'élaboration  consiste  dans  le 
déplacement.  Celui-ci  nous  est  heureusement  déjà  connu  ; 
nous  savons  notamment  qu'il  est  entièrement  l'œuvre  de 
la  censure  des  rêves.  Le  déplacement  s'exprime  de  deux 
manières  :  en  premier  lieu,  un  élément  latent  est  rem- 
placé, non  par  un  de  ses  propres  éléments  constitutifs, 
mais  par  quelque  chose  de  plus  éloigné,  donc  par  une 
allusion  ;  et,  en  deuxième  lieu,  l'accent  psychique  est 
transféré  d'un  élément  important  sur  un  autre,  peu 
important,  de  sorte  que  le  rêve  reçoit  un  autre  centre  et 
apparaît  étrange. 

Le  remplacement  par  une  allusion  existe  également 
dans  notre  pensée  éveillée,  mais  avec  une  certaine  diffé- 
rence. Dans  la  pensée  éveillée,  l'allusion  doit  être  facile- 
ment intelligible,  et  il  doit  y  avoir  entre  l'allusion  et  la 
pensée  véritable  un  rapport  de  contenu.  Le  trait  d'esprit 
se  sert  souvent  de  l'allusion,  sans  observer  la  condition 
de  l'association  entre  les  contenus  ;  il  remplace  cette 
association  par  une  association  extérieure  peu  usitée, 
fondée  sur  la  similitude  tonale,  sur  la  multiplicité  des 
sens  que  possède  un  mot,  etc.  Il  observe  cependant  ri- 
goureusement la  condition  de  l'intelligibilité  ;  le  trait 
d'esprit  manquerait  totalement  son  effet  si  l'on  ne  pou- 
vait remonter  sans  difficulté  de  l'allusion  à  son  objet. 
Mais  le  déplacement  par  allusion  qui  s'effectue  dans  le 
rêve  se  soustrait  à  ces  deux  limitations.  Ici  l'allusion  ne 
présente  que  des  rapports  tout  extérieurs  et  très  éloignés 
avec  l'élément  qu'elle  remplace  ;  aussi  est-elle  inintelli- 
gible, et  lorsqu'on  veut  remonter  à  l'élément,  l'interpré- 
tation de  l'allusion  fait  l'impression  d'un  trait  d'esprit 
raté  ou  d'une  explication  forcée,  tirée  par  les  cheveux.  La 
censure  des  rêves  n'atteint  son  but  que  lorsqu'elle  réussit 
à  rendre  introuvable  le  chemin  qui  conduit  de  l'allusion 
à  son  substrat. 

Le  déplacement  de  l'accent  constitue  le  moyen  par 
excellence  de  l'expression  des  pensées.  Nous  nous  en 
servons  parfois   dans  la  pensée  éveillée,  pour  produire 


L'ÉLABORATION  DU  RÊVE  igS 

un  effet  comique.  Pour  vous  donner  une  idée  de  cet  effet, 
je  vous  rappellerai  l'anecdote  suivante  :  il  y  avait  dans  un 
village  un  maréchal-ferrant  qui  s'était  rendu  coupable 
d'un  crime  grave.  Le  tribunal  décida  que  ce  crime  de- 
vait être  expié  ;  mais  comme  le  maréchal-ferrant  était  le 
seul  dans  le  village  et,  par  conséquent,  indispensable,  et 
que,  par  contre,  il  y  avait  dans  le  même  village  trois 
tailleurs,  ce  fut  un  de  ceux-ci  qui  fut  pendu  à  la  place  du 
maréchal. 

Le  troisième  effet  du  travail  d'élaboration  est,  au  point 
de  vue  psychologique,  le  plus  intéressant.  11  consiste  en 
une  transformation  d'idées  en  images  visuelles.  Cela  ne 
veut  pas  dire  que  tous  les  éléments  constitutifs  des  idées 
des  rêves  subissent  cette  transformation  ;  beaucoup 
d'idées  conservent  leur  forme  et  apparaissent  comme 
telles  ou  à  titre  de  connaissances  dans  le  rêve  manifeste  ; 
d'un  autre  côté,  les  images  visuelles  ne  sont  pas  la  seule 
forme  que  revêtent  les  idées.  Il  n'en  reste  pas  moins  que 
les  images  visuelles  jouent  un  rôle  essentiel  dans  la  forma- 
tion des  rêves.  Cette  partie  du  travail  d'élaboration  est 
la  plus  constante  ;  nous  le  savons  déjà,  de  même  que 
nous  connaissons  déjà  la  «  représentation  verbale  plas- 
tique ))  des  éléments  individuels  d'un  rêve. 

Il  est  évident  que  cet  effet  n'est  pas  facile  à  obtenir. 
Pour  vous  faire  une  idée  des  difficultés  qu'il  présente, 
imaginez-vous  que  vous  ayez  entrepris  de  remplacer  un 
leader- article  politique  par  une  série  d'illustrations, 
c'est-à-dire  de  remplacer  les  caractères  d'imprimerie  par 
des  signes  figurés.  En  ce  qui  concerne  les  personnes  et 
les  objets  concrets  dont  il  est  question  dans  cet  article, 
il  vous  sera  facile  et,  peut-être,  même  commode  de  les 
remplacer  par  des  images,  mais  vous  vous  heurterez  aux 
plus  grandes  difficultés  dès  que  vous  aborderez  la  repré- 
sentation concrète  des  mots  abstraits  et  des  parties  du 
discours  qui  expriment  les  relations  entre  les  idées  : 
particules,  conjonctions,  etc.  Pour  les  mots  abstraits, 
vous  pourrez  vous  servir  de  toutes  sortes  d'artifices.  Vous 
chercherez,  par  exemple,  à  transcrire  le  texte  de  l'article 
sous  une  autre  forme  verbale  peu  usitée  peut-être,  mais 
contenant  plus  d'éléments  concrets  et  susceptibles  de 
représentation.  Vous  vous  rappellerez  alors  que  la  plu- 
part des  mots  abstraits  sont  des  mots  qui  furent  autre- 


îg^  LE  Rêve; 

fois  concrets  et  vous  chercherez,  pour  autant  que  vous  le 
pourrez,  à  remonter  à  leur  sens  primitivement  concret. 
Vous  serez,  par  exemple,  enchantés  de  pouvoir  repré- 
senter la  «  possession  »  (jBesilzen)  d'un  objet  par  sa  signi- 
fication concrète  qui  est  celle  à'être  ass-is  sur  (darauf- 
sitzen)  cet  objet.  Le  travail  d'élabora-tion  ne  procède  pas 
autrement.  A  une  représentation  faite  dans  ces  condi- 
tions il  ne  faut  pas  demander  une  trop  grande  précision. 
Aussi  ne  tiendrez-vous  pas  rigueur  au  travail  d'élabora- 
tion s'il  remplace  un  élément  aussi  difficile  à  exprimer  à 
l'aide  d'images  concrètes  que  l'adultère  {Ehebruch)^  par 
une  fracture  du  bras  {Armbruchy.  Connaissant  ces  dé- 
tails, vous  pourrez  dans  une  certaine  mesure  corriger 


1.  Ehebriich,  littéralement  :  rupture  de  mariage. 

2.  Pendant  que  je  corrigeais  les  épreuves  de  ces  feuilles,  il  m'est  tombé 
par  hasard  sous  les  yeux  un  fait  divers  que  je  transcris  ici,  parce  qu'il  apporte 
une  confirmation  inattendue  aux  codsidérations  qui  précèdent  : 

Le  Châtiment  de  Dieu. 

Fracture  de  bras  (Arnibrucli)  comme  expiation  pour  un  adultère  (EhehrucK). 

La  femme  Anna  M...,  épouse  d'un  réserviste,  dépose  contre  la  femme  Clé 
mentine  K...  une  plainte  en  adultère.  Elle  dit  dans  sa  plainte  que  la  femme 
K...  avait  entretenu  avec  M...  des  relations  coupables,  alors  q'ue  son  propre 
mari  était  sur  le  front  d'où  il  lui  envoyait  même  70  couronnes  par  mois.  La 
femme  K...  avait  déjà  reçu  du  mari  de  la  plaignante  beaucoup  d'argent,  alors 
que  la  plaignante  elle-même  et  son  enfant  souffrent  de  la  faim  et  de  la  misère. 
Les  camarades  de  M...  ont  rapporté  à  la  plaignante  que  son  mari  a  fréquenté 
avec  la  femme  K...  des  débits  de  vin  où  il  restait  jusqu'à  une  heure  tardive  de 
la  nuit.  Une  fois  même  la  femme  K...  a  demandé  au  mari  de  la  plaignante, 
en  présence  de  plusieurs  fantassins,  s'il  ne  se  déciderait  pas  bientôt  5  quitter 
sa  «  vieille  »,  pour  venir  vivre  avec  elle.  La  logeuse  de  K...  a  souvent  vu 
le  mari  de  la  phii}>nante  dans  le  logement  de  sa  maîtresse,  en  tenue  plus 
que  négligée.  —  Devant  un  juge  de  Leopoldstadt,  la  femme  K...  a  prétendu 
hier  He  pas  connaître  M...  et  nié  par  conséquent  et  à  plus  forte  raison  toutes 
relations  intimes  avec  lui. 

Mais  le  témoin  Albertine  M...  déposa  qu'elle  avait  surpris  la  femme  K... 
en  train  d'embrasser  le  mari  de  la  plaignante. 

Déjà  entendu  au  cours  d'une  séance  antérieure  à  titre  de  témoin.  M... 
avait,  à  son  tour,  nié  toutes  relations  avec  la  femme  K...  Mais  hier  le  juge 
reçoit  une  lettre  dans  laquelle  M...  retire  son  témoignage  fait  précédemment 
et*avoue  avoir  eu  la  femme  K...  pour  maîtresse  jusqu'au  mois  de  juin  der- 
nier. S'il  a  nié  toutes  relations  avec  celte  femme,  lors  du  précédent  interroga- 
toire ce  fut  parce  qu'elle  était  venue  le  trouver  et  l'avait  supplié  à  genoux  de 
la  sauver  en  n'avouant  rien.  «  Aujourd'hui,  écrivait  le  témoin,  je  me  sens 
forcé  à  dire  au  tribunal  toute  la  vérité  car,  m'étant  fracturé  le  bras  gauche, 
je  considère  cet  accident  comme  un  châtiment  que  Dieu  m'inflige  pour  mon 
péché.   » 

Le  juge  ayant  constate  que  l'action  punissable  remontait  à  plus  d'une 
année,  la  plaignante  a  retiré  sa  plainte  et  l'inculpée  a  bénéficié  d'un  non- 
lieu. 


L'ÉLABORATION  BU  RÊVE  196 

les  maladresses  de  l'écriture  figurée  lorsqu'elle  est  ap- 
pelée à  remplacer  l'écriture  verbale. 

Mais  ces  moyens  auxiliaires  manquent  lorsqu'il  s'agit 
de  représenter  des  parties  du  discours  qui  expriment  des 
relations  entre  des  idées  :  parce  que,  pour  la  raison 
que,  etc.  Ces  éléments  du  texte  ne  pourront  donc  pas 
être  transformés  en  images.  De  même  le  travail  d'élabo- 
ration des  rêves  réduit  le  contenu  des  idées  des  rêves  à 
leur  matière  brute  faite  d'objets  et  d'activités. Vous  devez 
être  contents  si  vous  avez  la  possibilité  de  traduire  par 
une  plus  grande  finesse  des  images  les  relations  qui  ne 
sont  pas  susceptibles  de  représentation  concrète.  C'est 
ainsi  en  effet  que  le  travail  d'élaboration  réussit  à  expri- 
mer certaines  parties  du  contenu  des  idées  latentes  du 
rêve  par  les  propriétés  formelles  du  rêve  manifeste,  par 
le  degré  plus  ou  moins  grand  de  clarté  ou  d'obscurité 
qu'il  lui  imprime,  par  sa  division  en  plusieurs  frag- 
ments, etc.  Le  nombre  des  rêves  partiels  en  lesquels  se 
décompose  un  rêve  latent  correspond  généralement  au 
nombre  des  thèmes  principaux,  des  séries  d'idées  dont 
se  compose  ce  dernier  ;  un  bref  rêve  préliminaire  joue 
par  rapport  au  rêve  principal  subséquent  le  rôle  d'une 
introduction  ou  d'une  motivation  ;  une  idée  secondaire 
venant  s'ajouter  aux  idées  principales  est  remplacée  dans 
le  rêve  manifeste  par  un  changement  de  scène  intercalé 
dans  le  décor  principal  dans  lequel  évoluent  les  événe- 
ments du  rêve  latent.  Et  ainsi  de  suite.  La  forme  même 
des  rêves  n'est  pas  dénuée  d'importance  et  exige,  elle 
aussi,  une  interprétation.  Plusieurs  rêves  se  produisant 
au  cours  de  la  même  nuit  présentent  souvent  la  même 
importance  et  témoignent  d'un  effort  de  maîtriser  de  plus 
en  plus  une  excitation  d'une  intensité  croissante.  Dans 
un  seul  et  même  rêve,  un  élément  particulièrement  diffi- 
cile peut  être  représenté  par  plusieurs  symboles,  par  des 
«  doublets  ». 

En  poursuivant  notre  confrontation  entre  les  idées  des 
rêves  et  les  rêves  manifestes  qui  les  remplacent,  nous 
apprenons  une  foule  de  choses  auxquelles  nous  ne  nous 
attendions  pas;  c'est  ainsi  que  nous  apprenons,  par 
exemple,  que  l'absurdité  même  des  rêves  a  sa  significa- 
tion particulière.  On  peut  dire  que  sur  ce  point  t'opposi 
tion  entre  la  conception  médicale  et  la  conception  psycha- 


196  LE  RÊVE 

nalytique  du  rêve  atteint  un  degré  d'acuité  tel  qu'elle 
devient  à  peu  près  absolue.  D'après  la  première,  le  rêve 
serait  absurde,  parce  que  l'activité  psychique  dont  il  est 
l'efTet  a  perdu  toute  faculté  de  formuler  un  jugement 
critique;  d'après  notre  conception,  au  contraire,  le  rêve 
devient  absurde  dès  que  se  trouve  exprimée  la  critique 
contenue  dans  les  idées  du  rêve,  dès  que  se  trouve  for- 
mulé le  jugement  :  c'est  absurde.  Vous  en  avez  un  bon 
exemple  dans  le  rêve,  que  vous  connaissez  déjà,  relatif  à 
l'intention  d'assister  à  une  représentation  théâtrale  (trois 
billets  pour  i  florin  5o).  Le  jugement  formulé  à  cette 
occasion  était  :  ce  fut  une  absurdité  de  se  marier  si  tôt. 

Nous  apprenons  de  même,  au  cours  du  travail  d'inter- 
prétation, ce  qui  correspond  aux  doutes  et  incertitudes  si 
souvent  exprimés  par  le  rêveur,  à  savoir  si  un  certain 
élément  donné  s'est  réellement  manifesté  dans  le  rêve,  si 
c'était  bien  l'élément  allégué  ou  supposé,  et  non  un  autre. 
Rien  dans  les  idées  latentes  du  rêve  ne  correspond  géné- 
ralement à  ces  doutes  et  incertitudes  ;  ils  sont  unique- 
ment l'effet  de  la  censure  et  doivent  être  considérés 
comme  correspondant  à  une  tentative,  partiellement 
réussie,  de  suppression,  de  refoulement. 

Une  des  constatations  les  plus  étonnantes  est  celle 
relative  à  la  manière  dont  le  travail  d'élaboration  traite 
les  oppositions  existant  au  sein  du  rêve  latent.  Nous 
savons  déjà  que  les  éléments  analogues  des  matériaux 
latents  sont  remplacés  dans  le  rêve  manifeste  par  des 
condensations.  Or,  les  contraires  sont  traités  de  la  même 
manière  que  les  analogies  et  sont  exprimés  de  préférence 
par  le  même  élément  manifeste.  C'est  ainsi  qu'un  élément 
du  rêve  manifeste  qui  a  son  contraire  peut  aussi  bien 
signifier  lui-même  que  ce  contraire,  ou  l'un  et  l'autre  à  la 
fois  ;  ce  n'est  que  d'après  le  sens  général  que  nous  pouvons 
décider  notre  choix  quant  à  l'interprétation.  C'est  ce  qui 
explique  qu'on  ne  trouve  pas  dans  le  rêve  de  représenta- 
tion, univoque  tout  au  moins,  du  «  non  ». 

Cette  étrange  manière  d'opérer  qui  caractérise  le  tra- 
vail d'élaboration  trouve  une  heureuse  analogie  dans  le 
développement  de  la  langue.  Beaucoup  de  linguistes  ont 
constaté  que  dans  les  langues  les  plus  anciennes  les 
oppositions  :  fort-faible,  clair-obscur,  grand-petit  sont 
exprimées   par  le  même  radical  («  Opposition  de  sens 


L'ÉLABORATION  DU  RÊVE  197 

dans  les  mots  primitifs  »).  C'est  ainsi  que  dans  le  vieil 
égyptien  ken  signifiait  primitivement  fort  et  faible.  Pour 
éviter  des  malentendus  pouvant  résulter  de  l'emploi  de 
mots  aussi  ambivalents,  on  avait  recours,  dans  le  langage 
parlé,  à  une  intonation  et  à  un  geste  qui  variaient  avec  le 
sens  qu'on  voulait  donner  au  mot  ;  et  dans  l'écriture  on 
faisait  suivre  le  mot  d'un  «  déterminatif  »,  c'est-à-dire 
d'une  image  qui,  elle,  n'était  pas  destinée  à  être  pronon- 
cée. On  écrivait  donc  ^en-fort,  en  faisant  suivre  le  mot 
d'une  image  représentant  la  figurine  d'un  homme 
redressé  ;  et  on  écrivait  keii-ïdâhle,  en  faisant  suivre  le 
mot  de  la  figurine  d'un  homme  nonchalamment  accroupi. 
C'est  seulement  plus  tard  qu'on  a  obtenu,  à  la  suite  de 
légères  modifications  imprimées  au  mot  primitif,  une 
désignation  spéciale  pour  chacun  des  contraires  qu'il 
englobait.  On  arriva  ainsi  à  dédoubler  ken  (fort-faible), 
en  keîi-ïovX.  et  ken-îdWAe.  Quelques  langues  plus  jeunes  et 
certaines  langues  vivantes  de  nos  jours  ont  conservé  de 
nombreuses  traces  de  cette  primitive  opposition  de  sens. 
Je  vous  en  citerai  quelques  exemples,  d'après  C.  Abel 
(188^). 

Le  latin  présente  toujours  les  mots  ambivalents  sui- 
vants : 

altus  (haut,  profond)  et  sacer  (sacré,  damné). 

Voici  quelques  exemples  de  modifications  du  même 
radical  : 

clamare  (crier)  ;  clam  (silencieux,  doux,  secret)  ; 

siccus  (sec)  ;  succus  (suc). 

Et  en  allemand  : 

stimme  (voix)  ;  stumm  (muet). 

Le  rapprochement  de  langues  parentes  fournit  de  nom- 
breux exemples  du  même  genre  : 

Anglais  ;  lock  (fermer)  ;  allemand  :  Loch  (trpu),  Lûcke 
(lacune)  ; 

Anglais  :  cleave  (fendre)  ;  allemand  :  kleben  (coller). 

Le  mot  anglais  without,  dont  le  sens  littéral  est  avec- 
sans,  n'est  employé  aujourd'hui  qu'au  sens  sans  ;  que  le 
mot  with  fût  employé  pour  désigner  non  seulement 
une  adjonction,  mais  aussi  une  soustraction,  c'est  ce  que 
prouvent  les  mots  composés  withdraw,  withhold.  Il  en 
est  de  même  du  mot  allemand  wieder 

Une  autre  particularité  encore  du  travail  d'élaboration 


igS  LE  RÉVE 

trouve  son  pendant  dans  le  développement  de  la  langue. 
Dans  l'ancien  égyptien,  comme  dans  d'autres  langues 
plus  récentes,  il  arrive  souvent  que,  d'une  langue  à  l'au- 
tre, le  même  mot  présente,  pour  le  même  sens,  les  sons 
rangés  dans  des  ordres  opposés.  Voici  quelques  exemples 
tirés  de  la  comparaison  entre  l'anglais  et  l'allemand  : 

Topf  (pot)  —pot;  ^oa^  (bateau)  —  tuô  ;  hurrij  (se  pres- 
ser) —  Ruhe  (repos)  ;  Balken  (poutre)  —  Kloben  (bûche), 
clab  ;  wait  (attendre)  —  Uluwen. 

Et  la  comparaison  entre  le  latin  et  l'allemand  donne  : 

capere  (saisir)  —  packen  ;  ren  (rein)  —  Niere. 

Les  inversions  dans  le  genre  de  celles-ci  se  produisent 
dans  le  rêve  de  plusieurs  manières  différentes.  Nous 
connaissons  déjà  l'inversion  du  sens,  le  remplacement 
d'un  sens  par  son  contraire.  11  se  produit,  en  outre,  dans 
les  rêves,  des  inversions  de  situations,  de  rapports  entre 
deux  personnes,  comme  si  tout  se  passait  dans  un 
«  monde  renversé  ».  Dans  le  rêve,  c'est  le  lièvre  qui  fait 
souvent  la  chasse  au  chasseur.  La  succession  des  événe- 
ments subit  également  une  inversion,  de  sorte  que  la 
série  antécédente  ou  causale  vient  prendre  place  après 
celle  qui  normalement  devrait  la  suivre.  C'est  comme 
dans  les  pièces  qui  se  jouent  dans  des  théâtres  de  foire 
et  où  le  héros  tombe  raide  mort,  avant  qu'ait  retenti  dans 
la  coulisse  le  coup  de  feu  qui  doit  le  tuer.  11  y  a  encore 
des  rêves  où  l'ordre  des  éléments  est  totalement  inter- 
verti, de  sorte  que  si  l'on  veut  trouver  leur  sens,  on  doit 
les  interpréter  en  commençant  par  le  dernier  élément, 
pour  finir  par  le  premier.  Vous  vous  rappelez  sans  doute 
nos  études  sur  le  symbolisme  des  rêves  où  nous  avons 
montré  que  se  plonger  ou  tomber  dans  l'eau  signifie  la 
même  chose  que  sortir  de  l'e&u,  c'est-à-dire  accoucher 
bu  naître,  et  que  grimper  sur  une  échelle  ou  monter  un 
escalier  a  le  même  sens  que  descendre  l'un  ou  l'autre. 
On  aperçoit  facilement  les  avantages  que  la  déformation 
des  rêves  peut  tirer  de  cette  liberté  de  représentation. 

Ces  particularités  du  travail  d'élaboration  doivent  être 
considérées  comme  des  traits  archaïques.  Elles  sont  éga- 
lement inhérentes  aux  anciens  systèmes  d'expression, 
aux  anciennes  langues  et  écritures  où  elles  présentent 
les  mêmes  difficultés  dont  il  sera  encore  question  plus 
tard,  en  rapport  avec  quelques  remarques  critiques. 


L'ÉLABORATION  DU  RÊVE  199 

Et,  pour  terminer,  formulons  quelques  considérations 
supplémentaires.  Dans  le  travail  d'élaboration,  il  s'agit 
évidemment  de  transformer  en  images  concrètes,  de  pré- 
férence de  nature  visuelle,  les  idées  latentes  conçues 
verbalement.  Or,  toutes  nos  idées  ont  pour  point  de 
départ  des  images  concrètes  ;  leurs  premiers  matériaux, 
leurs  phases  préliminaires  sont  constitués  par  des  im- 
pressions sensorielles  ou,  plus  exactement,  par  les 
images-souvenirs  de  ces  impressions.  C'est  seulement 
plus  tard  que  des  mots  ont  été  attachés  à  ces  images  et 
reliés  en  idées.  Le  travail  d'élaboration  fait  donc  subir 
aux  idées  une  marche  re^re^^ebe,  un  développement  rétro- 
grade et,  au  cours  de  cette  régression,  doit  disparaître 
tout  ce  que  le  développement  des  images-souvenirs  et 
leur  transformation  en  idées  ont  pu  apporter  à  titre  de 
nouvelles  acquisitions. 

Tel  serait  donc  le  travail  d'élaboration  des  rêves.  En 
présence  des  processus  qu'il  nous  a  révélés,  notre  intérêt 
pour  le  rêve  manifeste  a  forcément  reculé  à  l'arrière- 
plan.  Mais  comme  le  rêve  manifeste  est  la  seule  chose 
que  nous  connaissions  d'une  façon  directe,  je  vais  lui 
consacrer  encore  quelques  remarques. 

Que  le  rêve  manifeste  perde  d'importance  à  nos  yeux, 
rien  de  plus  naturel.  Peu  nous  importe  qu'il  soit  bien 
composé  ou  qu'il  se  laisse  dissocier  en  une  suite  d'images 
isolées,  sans  lien  entre  elles.  Alors  même  qu'il  a  une 
apparence  significative,  nous  savons  que  celle-ci  doit  son 
origine  à  la  déformation  du  rêve  et  ne  présente  pas, 
avec  le  contenu  interne  du  rêve,  plus  de  rapport  orga- 
nique qu'il  n'en  existe  entre  la  façade  d'une  église  ita- 
lienne et  sa  structure  et  son  plan.  Dans  certains  cas,  cette 
façade  du  rêve  présente,  elle  aussi,  une  signification 
qu'elle  emprunte  à  ce  qu'elle  reproduit  sans  déformation 
ou  à  peine  déformé  un  élément  constitutif  important  des 
idées  latentes  du  rêve.  Ce  fait  nous  échappe  cependant 
tant  que  nous  n'avons  pas  effectué  l'interprétation  du 
rêve  qui  nous  permette  d'apprécier  le  degré  de  déforma- 
tion. Un  doute  analogue  s'applique  au  cas  où  deux  élé- 
ments du  rêve  semblent  rapprochés  au  point  de  se  trouver 
en  contact  intime.  On  peut  tirer  de  ce  fait  la  conclusion 
que  les  éléments  correspondants  du  rêve  latent  doivent 
également  être  rapprochés,  mais  dans  d'autres  cas  il  est 


200  LE  RÊVE 

possible  de  constater  que  les  éléments  unis  dans  les  idées 
latentes  sont  dissociés  dans  le  rêve  manifeste. 

On  doit  se  garder,  d'une  façon  générale,  de  vouloir 
expliquer  une  partie  du  rêve  manifeste  par  une  autre, 
comme  si  le  rêve  était  conçu  comme  un  tout  cohérent  et 
formait  une  représentation  pragmatique.  Le  rêve  res- 
semble plutôt,  dans  la  majorité  des  cas,  à  une  mosaïque 
faite  avec  des  fragments  de  différentes  pierres  réunis  par 
un  ciment,  de  sorte  que  les  dessins  qui  en  résultent  ne 
correspondent  pas  du  tout  aux  contours  des  minéraux 
auxquels  ces  fragments  ont  été  empruntés.  Il  existe  en 
effet  une  élaboration  secondaire  des  rêves  qui  se  charge 
de  transformer  en  un  tout  à  peu  près  cohérent  les  don- 
nées les  plus  immédiates  du  rêve,  mais  en  rangeant  les 
matériaux  dans  un  ordre  souvent  absolument  incompré- 
hensible et  en  les  complétant  là  où  cela  paraît  nécessaire. 

D'autre  part,  il  ne  faut  pas  exagérer  l'importance  du 
travail  d'élaboration  ni  lui  accorder  une  confiance  sans 
réserves.  Son  activité  s'épuise  dans  les  effets  que  nous 
avons  énumérés  ;  condenser,  déplacer,  effectuer  une 
représentation  plastique,  soumettre  ensuite  le  tout  à  une 
élaboration  secondaire,  c'est  tout  ce  qu'il  peut  faire,  et 
rien  de  plus.  Les  jugements,  les  appréciations  critiques, 
l'étonnement,  les  conclusions  qui  se  produisent  dans  les 
rêves,  ne  sont  jamais  les  effets  du  travail  d'élaboration, 
ne  sont  que  rarement  les  effets  d'une  réflexion  sur  le 
rêve:  ce  sont  le  plus  souvent  des  fragments  d'idées 
latentes  qui  sont  passés  dans  le  rêve  manifeste,  après 
avoir  subi  certaines  modifications  et  une  certaine  adap- 
tation réciproque.  Le  travail  d'élaboration  ne  peut  pas 
davantage  composer  des  discours.  A  part  quelques  rares 
exceptions,  les  discours  entendus  ou  prononcés  dans  les 
rêves  sont  des  échos  ou  des  juxtapositions  de  discours 
entendus  ou  prononcés  le  jour  qui  a  précédé  le  rêve,  ces 
discours  ayant  été  introduits  dans  les  idées  latentes  en 
qualité  de  matériaux  ou  à  titre  d'excitateurs  du  rêve.  Les 
calculs  échappent  également  à  la  compétence  du  travail 
d'élaboration  ;  ceux  qu'on  retrouve  dans  le  rêve  manifeste 
sont  le  plus  souvent  des  juxtapositions  de  nombres,  des 
apparences  de  calculs,  totalement  dépourvues  de  sens  ou, 
encore,  de  simples  copies  de  calculs  effectués  dans  les 
idées  latentes  du  rêve.  Dans  ces  conditions,  on  ne  doit 


L'ÉLABOÏIVTION  DU  RÊVE  201 

pas  s'étonner  de  voir  l'intérêt  qu'on  avait  poité  au  travail 
d'élaboration  s'en  détourner  pour  se  diriger  vers  les 
idées  latentes  que  le  rêve  manifeste  révèle  dans  un  état 
plus  ou  moins  déformé.  Mais  on  a  tort  de  pousser  ce 
changement  d'orientation  jusqu'à  ne  parler,  dans  les  con- 
sidérations théoriques,  que  des  idées  latentes  du  rêve,  en 
les  mettant  à  la  place  du  rêve  tout  court  et  à  formuler, 
à  propos  de  ce  dernier,  des  propositions  qui  ne  s'appli- 
quent qu'aux  premières.  11  est  bizarre  qu'on  ait  pu  abuser 
des  données  de  la  psychanalyse  pour  opérer  cette  con- 
fusion. Le  «  rêve  »  n'est  pas  autre  chose  que  l'effet  du 
travail  d'élaboration  ;  il  est  donc  la  forme  que  ce  travail 
imprime  aux  idées  latentes. 

Le  travail  d'élaboration  est  un  processus  d'un  ordre 
tout  à  fait  particulier  et  dont  on  ne  connaît  pas  encore 
d'analogue  dans  la  vie  psychique.  Ces  condensations, 
déplacements,  transformations  régressives  d'idées  en 
images  sont  des  nouveautés  dont  la  connaissance  consti- 
tue la  principale  récompense  des  efforts  psychanaly- 
tiques. Et,  d'autre  part,  nous  pouvons,  par  analogie  avec 
le  travail  d'élaboration,  constater  les  liens  qui  rattachent 
les  études  psychanalytiques  à  d'autres  domaines  tels 
que  l'évolution  de  la  langue  et  de  la  pensée.  Vous  ne 
serez  à  même  d'apprécier  toute  l'importance  de  ces 
notions  que  lorsque  vous  saurez  que  les  mécanismes  qui 
président  au  travail  d'élaboration  sont  les  prototypes  de 
ceux  qui  règlent  la  production  des  symptômes  névro- 
tiques. 

Je  sais  également  que  nous  ne  pouvons  pas  encore 
embrasser  d'un  coup  d'oeil  d'ensemble  toutes  les  nouvelles 
acquisitions  que  la  psychologie  peut  retirer  de  ces  tra- 
vaux. J'attire  seulement  votre  attention  sur  les  nouvelles 
preuves  que  nous  avons  pu  obtenir  en  faveur  de  l'exis- 
tence d'actes  psychiques  inconscients  (et  les  idées  latentes 
des  rêves  ne  sont  que  cela)  et  sur  l'accès  insoupçonné 
que  l'interprétation  des  rêves  ouvre  à  ceux  qui  veulent 
acquérir  la  connaissance  de  la  viepsj^chique  inconsciente. 

Et,  maintenant,  je  vais  analyser  devant  vous  quelques 
petits  exemples  de  rêves,  afin  de  vous  montrer  en  détail 
ce  que  je  ne  vous  ai  présenté  jusqu'à  présent,  à  titre  de 
préparation,  que  d'une  façon  synthétique  et  générale. 


CHAPITRE  XII 
ANALYSE  DE  QUELQUES  EXEMPLES  DE  RÊVES 


Ne  soyez  pas  déçus  si,  au  lieu  de  vous  inviter  à  assis 
*ter  à  l'interprétation  d'un  grand  et  beau  rêve,  je  ne  vous 
présente  encore  cette  fois  que  des  fragments  d'interpré- 
tations. Vous  pensez  sans  doute  qu'après  tant  de  prépa- 
ration vous  avez  le  droit  d'être  traités  avec  plus  de  con- 
fiance et  qu'après  l'heureuse  interprétation  de  tant  de 
milliers  de  rêves  on  aurait  dû  pouvoir,  depuis  longtemps, 
réunir  une  collection  d'excellents  exemples  de  rêves  of- 
frant toutes  les  preuves  voulues  en  faveur  de  tout  ce  que 
nous  avons  dit  concernant  le  travail  d'élaboration  et  les 
idées  des  rêves.  Vous  avez  peut-être  raison,  mais  je  dois 
vous  avertir  que  de  nombreuses  difficultés  s'opposent  à 
la  réalisation  de  votre  désir. 

Et,  avant  tout,  je  tiens  à  vous  dire  qu'il  n'y  a  pas  de 
personnes  faisant  de  l'interprétation  des  rêves  leur  occu- 
pation principale.  Quand  a-t-on  l'occasion  d'interpréter 
un  rêve  ?  On  s'occupe  parfois,  sans  aucune  intention 
spéciale,  des  rêves  d'une  personne  amie,  ou  bien  on  tra- 
vaille pendant  quelque  temps  sur  ses  propres  rêves,  afin 
de  s'entraîner  à  la  technique  psychanalytique  ;  mais  le 
plus  souvent  on  a  affaire  aux  rêves  de  personnes  ner- 
veuses, soumises  au  traitement  psychanalytique.  Ces  der- 
niers rêves  constituent  des  matériaux  excellents  et  ne  le 
cèdent  en  rien  aux  rêves  de  personnes  saines,  mais  la 
technique  du  traitement  nous  oblige  à  subordonner  l'in- 
terprétation des  rêves  aux  exigences  thérapeutiques  et 
à  abandonner  en  cours  de  route  un  grand  nombre  de 
rêves,  dès  qu'on  réussi  à  en  extraire  des  données  suscep- 
tibles de  recevoir  une  utilisation  thérapeutique.  Certains 
rêves,  ceux  notamment  qui  se  produisent  pendant  la  cure, 
échappent  tout  simplement  à  une  interprétation  com- 
plète. Gomme  ils  surgissent  de  l'ensemble  total  des  ma- 


ANALYSE  DE  QlELQUES  EXEMPLES  DE  RÊVES  2o3 

tériaux  psychiques  que  nous  ignorons  encore,  nous  ne 
pouvons  les  comprendre  qu'une  fois  la  cure  terminée. 
La  communication  de  ces  rêves  nécessiterait  la  mise 
sous  vos  yeux  de  tous  les  mystères  d'une  névrose  ;  ceci  ne 
cadre  pas  avec  nos  intentions,  puisque  nous  voyons  dans 
l'étude  du  rêve  une  préparation  à  celle  des  névroses. 

Cela  étant,  vous  renoncerez  peut-être  volontiers  à  ces 
rêves,  pour  entendre  l'explication  de  rêves  d'hommes 
sains  ou  de  vos  propres  rêves.  Mais  cela  n'est  guère  fai- 
sable, vu  le  contenu  des  uns  et  des  autres.  Il  n'est  guère 
possible  de  se  confesser  soi-même  ou  de  confesser  ceux 
qui  ont  mis  en  vous  leur  confiance,  avec  cette  franchise 
et  sincérité  qu'exigerait  une  interprétation  complète  de 
rêves,  lesquels,  ainsi  que  vous  le  savez,  relèvent  de  ce 
qu'il  y  a  de  plus  intime  dans  notre  personnalité.  En 
dehors  de  cette  difficulté  de  se  procurer  des  matériaux, 
il  y  a  encore  une  autre  raison  qui  s'oppose  à  la  commu- 
nication des  rêves.  Le  rêve,  vous  le  savez,  apparaît  au 
rêveur  comme  quelque  chose  d'étrange  ;  à  plus  forte 
raison  doit-il  apparaître  comme  tel  à  ceux  qui  ne  connais- 
sent pas  la  personne  du  rêveur.  Notre  littérature  ne 
manque  pas  de  bonnes  et  complètes  analyses  de  rêves  ; 
j'en  ai  publié  moi-même  quelques-unes  à  propos  d'ob- 
servations de  malades  ;  le  plus  bel  exemple  d'interpré- 
tation est  peut-être  celui  publié  par  M.  O.  Rank.  Il  s'agit 
de  deux  rêves  d'une  jeune  fdle,  se  rattachant  l'un  à  l'au- 
tre. Leur  exposé  n'occupe  que  deux  pages  imprimées, 
alors  que  leur  analyse  en  comprend  soixante-seize.  Il  me 
faudrait  presque  un  semestre  pour  effectuer  avec  vous 
un  travail  de  ce  genre.  Lorsqu'on  aborde  l'interprétation 
d'un  rêve  un  peu  long  et  plus  ou  moins  considérablement 
déformé,  on  a  besoin  de  tant  d'éclaircissements,  il  faut 
tenir  compte  de  tant  d'idées  et  de  souvenirs  surgissant 
chez  le  rêveur,  s'engager  dans  tant  de  digressions  qu'un 
compte  rendu  d'un  travail  de  ce  genre  prendrait  une 
extension  considérable  et  ne  vous  donnerait  aucune  satis- 
faction. Je  dois  donc  vous  prier  de  vous  contenter  de  ce 
qui  est  plus  facile  à  obtenir,  à  savoir  de  la  communica- 
tions de  petits  fragments  de  rêves  appartenant  à  des  per- 
sonnes névrotiques  et  dont  on  peut  étudier  isolément 
tel  ou  tel  élément.  Ce  sont  les  symboles  des  rêves  et  cer- 
taines particularités  de  la  représentation  régressive  des 


iJo4  LE  RÊVE 

rêves  qui  se  prêtent  le  plus  facilement  à  la  démonstra- 
tion. Je  vous  dirai,  à  propos  de  chacun  des  rêves  qui 
suivent,  les  raisons  pour  lesquelles  il  me  semble  mériter 
une  communication, 

,1.  Voici  un  rêve  qui  se  compose  de  deux  brèves  ima- 
ges :  Son  oncle  fume  une  cigarette^  bien  qu'on  soit  un 
samedi.  —  Une  femme  l'embrasse  et  le  caresse  comme  son 
enfant. 

A  propos  de  la  première  image,  le  rêveur,  qui  est  Juif, 
nous  dit  que  son  oncle,  homme  pieux,  n'a  jamais  com- 
mis et  n'aurait  jamais  été  capable  de  commettre  un  péché 
pareil*.  A  propos  de  la  femme  qui  figure  dans  la  seconde 
image,  il  ne  pense  qu'à  sa  mère.  Il  existe  certainement 
un  rapport  entre  ces  deux  images  ou  idées.  Mais  lequel? 
Comme  il  exclut  tormellement  la  réalité  de  l'acte  de 
son  oncle,  on  est  tenté  de  réunir  les  deux  images  par  la 
relation  de  dépendance  temporelle.  «  Au  cas  où  mon 
oncle,  le  saint  homme,  se  déciderait  à  fumer  une  ciga- 
rette un  samedi,  je  devrais  me  laisser  caresser  par  ma 
mère.  »  Cela  signifie  que  les  caresses  échangées  avec 
la  mère  constituent  une  chose  aussi  peu  permise  que  le 
fait  pour  un  Juif  pieux  de  fumer  un  samedi.  Je  vous  ai 
déjà  dit,  etvous  vous  en  souvenez  sans  doute,  qu'au  cours 
du  travail  d'élaboration  toutes  les  relations  entre  les 
idées  des  rêves  se  trouvent  supprimées,  que  ces  idées 
mêmes  sont  réduites  à  Tétat  de  matériaux  bruts  et  que 
c'est  la  tâche  de  l'interprétation  de  reconstituer  ces  rela- 
tions disparues. 

2.  A  la  suite  de  mes  publications  sur  le  rêve,  je  suis 
devenu,  dans  une  certaine  mesure,  un  consultant  ofliciel 
pour  les  affaires  se  rapportant  aux  rêves,  et  je  reçois 
depuis  des  années  des  épîtres  d'un  peu  partout,  dans 
lesquelles  on  me  communique  des  rêves  ou  demande 
mon  avis  sur  des  rêves.  Je  suis  naturellement  reconnais- 
sant à  tous  ceux  qui  m'envoient  des  matériaux  suffisants 
pour  rendre  l'interprétation  possible  ou  qui  proposent 
eux-mêmes  une  interprétation.  De  cette  catégorie  fait 
partie  le  rêve  suivant  qui  m'a  été  communiqué  en  1910 
par  un  étudiant  en  médecine  de  Munich.  Je  le  cite  pour 


I.   Fumer  et,  en  pf<^néral,    maiw«r  le   feu   un   samedi   est    considéré  par  les 
Juifs  comme  un  péché. 


ANALYSE  DE  QUELQUES  EXE.MPLES  DE  RÊVES      2o5 

VOUS  montrer  combien  un  rêve  est  en  général  difficile  à 
comprendre,  tant  que  le  rêveur  n'a  pas  fourni  tous  les 
renseignements  nécessaires.  Je  vais  également  vous 
épargner  une  grave  erreur,  car  je  vous  soupçonne  enclins 
à  considérer  l'interprétation  des  rêves  qui  appuie  sur 
l'importance  des  symboles  comme  l'interprétation  idéale 
et  à  refouler  au  second  plan  la  technique  fondée  sur  les 
associations  surgissant  à  propos  des  rêves. 

i3  juillet  1910:  Vers  le  matin  je  fais  le  rêve  suivant  : 
Je  descends  à  bicyclette  une  rue  de  Tubinguef  Jorscp.tiui 
basset  noir  se  précipite  derrière  moi  et  me  saisit  au  talon. 
Je  descends  un  peu  plus  loin,  m'assieds  sur  une  marche  et 
commence  à  me  défendre  contre  l'animal  qui  aboyait  avec 
rage  (Ni  la  morsure  ni  la  scène  qui  la  suit  ne  me  font 
éprouver  de  sensation  désagréable).  Vis-à-vis  de  moi sqnt 
assises  deux  dames  âgées  qui  me  regardent  d'un  air  mo- 
queur. Je  me  réveille  alors  et  y  chose  qui  m^est  déjà  arrivée 
plus  d'une  fois,  au  moment  mêm£  du  passage  du  sommeil 
à  l'état  de  veille,  tout  mon  rêve  m' apparaît  clair. 

Les  symboles  nous  seraient  ici  de  peu  de  secours.  Mais 
le  rêveur  nous  apprend  ceci  :  a  J'étais,  depuis  quelque 
temps,  amoureux  d'une  jeune  fille  que  je  ne  connaissais 
que  pour  l'avoir  rencontrée  souvent  dans  la  rue  et  sans 
jamais  avoir  eu  l'occasion  de  l'approcher.  J'aurais  été  très 
heureux  que  cette  occasion  me  fût  fournie  par  le  basset, 
car  j'aime  beaucoup  les  bêtes  et  croyais  avec  plaisir  avoir 
surpris  le  même  sentiment  chez  la  jeune  fille.  »  Il  ajoute 
qu'il  lui  est  souvent  arrivé  d'intervenir,  avec  beaucoup 
d'adresse  et  au  grand  étonnement  des  spectateurs,  pour 
séparer  des  chiens  qui  se  battaient.  Nous  apprenons 
encore  que  la  jeune  fille  qui  lui  plaisait  était  toujours 
vue  en  compagnie  de  ce  chien  particulier.  Seulement,  dans 
le  rêve  manifeste  cette  jeune  fille  était  écartée  et  seul  y 
était  maintenu  le  chien  qui  lui  était  associé.  Il  se  peut 
que  les  dames  qui  se  moquaient  de  lui  aient  été  évoquées 
à  la  place  delà  jeune  fille.  Ses  renseignements  ultérieurs 
ne  suffisent  pas  à  éclaircir  ce  point.  Le  fait  qu'il  se  voit 
dans  le  rêve  voyager  à  bicyclette  constitue  la  reproduc- 
tion directe  de  la  situation  dont  il  se  souvient  :  il  ne  ren- 
contrait la  jeune  fille  avec  son  chien  que  lorsqu'il  était 
à  bicyclette. 

3.  Lorsque  quelqu'un  perd  un  parent  qui  lui  est  cher, 

Freud,  i3 


2o6  LE  RÊVE 

il  fait  pendant  longtemps  des  réves  singuliers  dans  les- 
quels ont  trouve  les  compromis  les  plus  étonnants  entre 
la  certitude  de  la  mort  et  le  besoin  de  faire  revivre  le 
m(jrt.  Tantôt  le  disparu,  tout  en  étant  mort,  continue  de 
vivre,  car  il  ne  sait  pas  qu'il  est  mort,  alors  qu'il  mour- 
rait tout  à  fait  s'il  le  savait  ;  tantôt  il  est  à  moitié  mort,  à 
moitié  vivant,  et  chacun  de  ces  états  se  distingue  par  des 
signes  particuliers.  On  aurait  tort  de  traiter  ces  rêves 
d'absurdes,  car  la  résurrection  n'est  pas  plus  inadmissi- 
ble dans  le  rôve  que  dans  le  conte,  par  exemple,  où  elle 
constitue  un  événenionî:  ordinaire.  Pour  autant  que  j'ai 
pu  analyser  ces  rêves,  j'ai  trouvé  qu'ils  se  prêtaient  à  une 
explication  rationnelle,  mais  que  le  pieux  désir  de  rap- 
peler le  mort  à  la  vie  sait  se  satisfaire  par  les  moyens  les 
plus  extraordinaires.  Je  vais  vous  citer  un  rêve  de  ce 
genre,  qui  paraît  bizarre  et  absurde  et  dont  l'analyse 
vous  révélera  certains  détails  que  nos  considérations 
théoriques  étaient  de  nature  à  vous  faire  prévoir.  C'est 
le  rôve  d'un  homme  qui  a  perdu  son  père  depuis  plu- 
sieurs années. 

Le  père  est  mort,  mais  il  a  été  exhumé  et  a  mauvaise 
mine.  Il  reste  en  vie  depuis  son  exhumation,  et  le  rêveur 
fait  tout  son  possible  pour  quil  ne  s'en  aperçoive  pas.  (Ici 
le  rêve  passe  à  d'autres  choses,  très  éloignées  en  appa- 
rence.) 

Le  père  est  m^ort  :  nous  le  savons.  Son  exhumation  ne 
correspond  pas  plus  à  la  réalité  que  les  détails  ultérieurs 
du  rêve.  IMais  le  rêveur  raconte  :  lorsqu'il  fut  revenu  des 
obsèques  de  son  père,  il  éprouva  un  mal  de  dents.  11 
voulait  traiter  la  dent  malade  selon  la  prescription  de  la 
religion  juive  :  «  Lorsqu'une  dent  te  fait  souffrir,  arrache- 
la  »,  et  se  rendit  chez  le  dentiste.  Mais  celui-ci  lui  dit: 
«  On  ne  fait  pas  arracher  une  dent;  il  faut  avoir  patience. 
Je  vais  vous  m.ettre  dans  la  dent  quelque  chose  qui  la 
tuera.  Revenez  dans  trois  jours  :  j'extrairai  cela.  » 

C'est  cette  «  extraction  »,  dit  tout  à  coup  le  rêveur,  qui 
correspond  à  l'exliumation. 

Le  rêveur  aurait-il  raison  ?  Pas  tout  à  fait,  car  ce  n'est 
pas  la  dent  qui  devait  être  extraite,  mais  sa  partie  morte. 
Mais  c'est  là  une  des  nombreuses  imprécisions  que, 
d'après  nos  expériences,  on  constate  souvent  dans  les 
rêves.  Le  rêveur  aurait  alors  opéré  une  condensation,  en 


ANALYSE  DE  QUELQUES  EXEMPLES  DE  RÊVES       07 

fondant  en  un  seul  le  père  mort  et  la  dent  tuée  et  cepen- 
dant conservée.  Rien  d'étonnant  s'il  en  est  résulté  dans 
le  rêve  manifeste  quelque  chose  d'absurde,  car  tout  ce 
qui  est  dit  de  la  dent  ne  peut  pas  s'appliquer  au  père. 
Où  se  trouverait  en  général  entre  le  père  et  la  dent,  ce  ter- 
tium  comparationis  qui  a  rendu  possible  la  condensation 
que  nous  trouvons  dans  le  rêve  manifeste  ? 

Il  doit  pourtant  y  avoir  un  rapport  entre  le  père  et  la 
dent,  car  le  rêveur  nous  dit  qu'il  sait  que  lorsqu'on  rêve 
d'une  dent  tombée,  cela  signifie  qu'on  perdra  un  membre 
de  sa  famille. 

Nous  savons  que  cette  interprétation  populaire  est 
inexacte  ou  n'est  exacte  que  dans  un  sens  spécial,  c'est- 
à-dire  en  tant  que  boutade.  Aussi  serons-nous  d'autant 
plus  étonnés  de  retrouver  ce  thème  derrière  tous  les  au- 
tres fragments  du  contenu  du  rêve. 

Sans  y  être  sollicité,  notre  rêveur  se  met  maintenant 
à  nous  parler  de  la  maladie  et  de  la  mort  de  son  père, 
ainsi  que  de  son  attitude  à  l'égard  de  celui-ci.  La  maladie 
du  père  avait  duré  longtemps,  les  soins  et  le  traitement 
ont  coûté  au  fils  beaucoup  d'argent.  Et,  pourtant,  lui,  le 
fils,  ne  s'en  était  jamais  plaint,  n'avait  jamais  manifesté 
la  moindre  impatience,  n'avait  jamais  exprimé  le  désir 
de  voir  la  fin  de  tout  cela.  11  se  vante  d'avoir  toujours 
éprouvé  à  l'égard  de  son  père  un  sentiment  de  piété  vrai- 
ment juive,  de  s'être  toujours  rigoureusement  conformé 
à  la  loi  juive.  N'êtes-vous  pas  frappés  de  la  contradiction 
qui  existe  dans  les  idées  se  rapportant  aux  rêves  ?  11  a 
identifié  dent  et  père.  A  l'égard  de  la  dent  il  voulait  agir 
selon  la  loi  juive  qui  ordonnait  de  l'arracher  dès  l'ins- 
tant où  elle  était  une  cause  de  douleur  et  contrariété.  A 
l'égard  du  père,  il  voulait  également  agir  selon  la  loi 
qui,  cette  fois,  ordonne  cependant  de  ne  pas  se  plain- 
dre de  la  dépense  et  de  la  contrariété,  de  supporter  pa- 
tiemment l'épreuve  et  de  s'interdire  tout  intention  hos- 
tile envers  l'objet  qui  est  cause  de  la  douleur.  L'analogie 
entre  les  deux  situations  aurait  cependant  été  plus 
complète  si  le  fils  avait  éprouvé  à  l'égard  du  père  les 
mêmes  sentiments  qu'à  l'égard  de  la  dent,  c'est-à-dire 
s'il  avait  souhaité  que  la  mort  vînt  mettre  fin  à  l'existence 
inutile,  douloureuse  et  coûteuse  de  celui-ci. 

Je  suis  persuadé  que  tels  furent  effectivement  les  sen- 


2o8  LE  RÊVE 

timents  de  notre  rêveur  à  l'égard  de  son  père  pendant 
la  pénible  maladie  de  celui-ci,  et  que  ses  bruyantes  pro- 
testations de  piété  filiale  n'étaient  destinées  qu'à  le  dé- 
tourner de  ces  souvenirs.  Dans  des  situations  de  ce  genre, 
on  éprouve  généralement  le  souhait  de  voir  venir  la 
mort,  mais  ce  souhait  se  couvre  du  masque  de  la  pitié  : 
la  mort,  se  dit-on,  serait  une  délivrance  pour  le  malade 
qui  souffre.  Remarquez  bien  cependant  qu'ici  nous  fran- 
chissons la  limite  des  idées  latentes  elles-mêmes.  La  pre- 
mière intervention  de  celles-ci  ne  fut  certainement  in- 
consciente que  pendant  peu  de  temps,  c'est-à-dire  pendant 
la  durée  de  la  formation  du  rêve  ;  mais  les  sentiments 
hostiles  à  l'égard  du  père  ont  dû  exister  à  l'état  incon- 
scient depuis  un  temps  assez  long,  peut-être  même  depuis 
l'enfance,  et  ce  n'est  qu'occasionnellement,  pendant  la 
maladie,  qu'ils  se  sont,  timides  et  marqués,  insinués  dans 
la  conscience.  Avec  plus  de  certitude  encore  nous  pou- 
vons affirmer  la  même  chose  concernant  d'autres  idées 
latentes  qui  ont  contribué  à  constituer  le  contenu  du 
rêve.  On  ne  découvre  dans  le  rêve  nulle  trace  de  senti- 
ments hostiles  à  l'égard  du  père.  Mais  si  nous  cherchons  la 
racine  d'une  pareille  hostilité  à  l'égard  du  père,  en  remon- 
tant jusqu'à  l'enfance,  nous  nous  souvenons  qu'elle 
réside  dans  la  crainte  que  nous  inspire  le  père,  lequel 
commence  de  très  bonne  heure  à  réfréner  l'activité  sexuelle 
du  garçon  et  continue  à  lui  opposer  des  obstacles,  pour 
des  raisons  sociales,  même  à  l'âge  qui  suit  la  puberté. 
Ceci  est  également  vrai  de  l'attitude  de  notre  rêveur  à 
l'égard  de  son  père  :  son  amour  était  mitigé  de  beaucoup 
de  respect  et  de  crainte  qui  avaient  leur  source  dans  le 
contrôle  exercé  par  le  père  sur  l'activité  sexuelle  du  fils. 
Les  autres  détails  du  rêve  manifeste  s'expliquent  par 
l'onanie-complexe.  «  11  a  mauvaise  mine  »  :  cela  peut  bien 
être  une  allusion  aux  paroles  du  dentiste  que  c'est  une 
mauvaise  perspective  que  de  perdre  une  dent  en  cet  en- 
droit. Mais  cette  phrase  se  rapporte  peut-être  également 
à  la  mauvaise  mine  par  laquelle  le  jeune  homme  ayant 
atteint  l'âge  de  la  puberté  trahit  ou  craint  de  trahir  son 
activité  sexuelle  exagérée.  Ce  n'est  pas  sans  un  certain 
soulagement  pour  lui-même  que  le  rêveur  a,  dans  le 
contenu  du  rêve  manifeste,  transféré  la  mauvaise  mine 
au  père,  et  cela  en  vertu  d'une  inversion  du  travail  d'éla- 


ANALYSE  DE  QUELQUES  EXEMPLES  DE  REVES      20^ 

boration  que  vous  connaissez  déjà.  «  Il  continue  à  \ivre 
depuis  »  :  cette  idée  correspond  aussi  bien  au  souhait  de 
résurrection  qu'à  la  promesse  du  dentiste  que  la  dent 
pourra  être  conservée.  Mais  la  proposition  :  «  le  rêveur 
fait  tout  son  possible,  pour  qu'il  (le  père)  ite  s'en  aperçoive 
pas  »,  est  tout  à  fait  raffinée,  car  elle  a  pour  but  de  nous 
suggérer  la  conclusion  qu'il  est  mort.  La  seule  conclu- 
sion significative  découle  cependant  de  1'  «  onanie-com- 
plexe  »,  puisqu'il  est  tout  à  fait  compréhensible  que  le 
jeune  homme  fasse  tout  son  possible  pour  dissimuler  au 
père  sa  vie  sexuelle.  Rappelez-vous  à  ce  propos  que  nous 
avons  toujours  été  amenés  à  recourir  à  l'onanisme  et  à  la 
crainte  de  châtiment  pour  les  pratiques  qu'elle  comporte, 
pour  interpréter  les  rêves  ayant  pour  objet  le  mal  de 
dent. 

Vous  voyez  maintenant  comment  a  pu  se  former  ce 
rêve  incompréhensible.  Plusieurs  procédés  ont  été  mis 
en  œuvre  à  cet  effet  :  condensation  singulière  et  trom- 
peuse, déplacement  de  toutes  les  idées  hors  de  la  série 
latente,  création  de  plusieurs  formations  substitutives 
pour  les  plus  profondes  et  les  plus  reculées  dans  le  temps 
d'entre  ces  idées. 

4.  Nous  avons  déjà  essayé  à  plusieurs  reprises  d'abor- 
der ces  rêves  sobres  et  banals  qui  ne  contiennent  rien 
d'absurde  ou  d'étrange,  mais  à  propos  desquels  la  ques- 
tion se  pose  :  pourquoi  réve-t-on  de  choses  aussi  indiffé- 
rentes ?  Je  vais,  en  conséquence,  vous  citer  un  nouvel 
exemple  de  ce  genre  .  trois  rêves  assortis  l'un  à  l'autre 
et  faits  par  une  jeune  femme  au  cours  de  la  même 
nuit. 

a)  Elle  traverse  le  salon  de  son  ajjpartemeni  et  se  cogne 
la  tète  contre  le  lustre  suspendu  au  plafond.  Il  en  résulte 
une  plaie  saignante. 

Nulle  réminiscence  ;  aucun  souvenir  d'un  événement 
réellement  arrivé.  Les  renseignements  qu'elle  fournit 
indiquent  une  tout  autre  direction.  «  Vous  savez  à  quel 
point  mes  cheveux  tombent.  «  Mon  enfant,  m'a  dit  hier  ma 
mère,  si  cela  continue,  ta  tête  sera  bientôt  nue  comme 
un  derrière.  »  La  tête  apparaît  ici  comme  le  symbole  de 
la  partie  opposée  au  corps.  La  signification  symbolique 
du  lustre  est  évidente  :  tous  les  objets  allongés  sont  des 
symboles  de  l'organe  sexuel  masculin.  Il  s'agirait  donc 


210  LE  REVE 

fFune  hémorragie  de  la  partie  inférieure  du  tronc,  à  la 
suite  de  la  blessure  occasionnée  par  le  pénis.  Ceci  pour- 
rait encore  avoir  plusieurs  sens  ;  les  autres  renseigne- 
ments fournis  par  la  rêveuse  montrent  qu'il  s'agit  de  la 
croyance  d'après  laquelle  les  règles  seraient  provoquées 
par  les  rapports  sexuels  avec  l'homme,  théorie  sexuelle 
qui  compte  beaucoup  de  fidèles  parmi  les  jeunes  filles 
n'ayant  pas  encore  atteint  la  maturité. 

b)  Elle  voit  dans  la  vigne  une  fosse  profonde  qui,  elle 
le  sait,  provient  de  rarrachement  d'un  arbre.  Elle  remar- 
que à  ce  propos  que  l'arbre  lui-même  manque.  Elle  croit 
n'avoir  pas  vu  l'arbre  dans  son  rêve,  mais  toute  sa  phrase 
sert  à  l'expression  d'une  autre  idée  qui  en  révèle  la  signi- 
fication symbolique.  Ce  rêve  se  rapporte  notamment  à 
une  autre  théorie  sexuelle  d'après  laquelle  les  petites 
filles  auraient  au  début  les  mêmes  organes  sexuels  que 
les  garçons  et  que  c'est  à  la  suite  de  la  castration 
(arrachement  d'un  arbre)  que  les  organes  sexuels  de  la 
femme  prendraient  la  forme  que  l'on  sait. 

c)  Elle  se  tient  devant  le  tiroir  de  son  bureau  dont  le 
contenu  lui  est  tellement  familier  quelle  s'aperçoit  aussitôt 
de  la  moindre  intervention  d'une  main  étrangère.  Le  tiroir 
du  bureau  est,  comme  tout  tiroir,  boîte  ou  caisse,  la 
représentation  symbolique  de  l'organe  sexuel  de  la  femme. 
Elle  sait  que  les  traces  de  rapports  sexuels  (et,  comme 
elle  le  croit,  de  l'attouchement)  sont  faciles  à  reconnaître 
et  elle  avait  longtemps  redouté  celte  épreuve.  Je  crois 
que  l'intérêt  de  ces  trois  rêves  réside  principalement 
dans  les  connaissances  dont  la  rêveuse  fait  preuve  :  elle 
se  rappelle  l'époque  de  ses  réflexions  enfantines  sur  les 
mystères  de  la  vie  sexuelle,  ainsi  que  les  résultats  aux- 
quels elle  était  arrivée  et  dont  elle  était  alors  très  fière. 

5.  Encore  un  peu  de  symbolisme.  Mais  cette  fois  je 
dois  au  préalable  exposer  brièvement  la  situation  psy- 
chique. Un  monsieur,  qui  a  passé  une  nuit  dans  l'intimité 
d'une  dame,  parle  de  cette  dernière  comme  d'une  de  ces 
natures  maternelles  chez  lesquelles  le  sentiment  amou- 
reux est  fondé  uniquement  sur  le  désir  d'avoir  un  enfant. 
Mais  les  circonstances  dans  lesquelles  a  eu  lieu  la  ren- 
contre dont  il  s'agit  étaient  telles  que  des  précautions 
contre  l'éventuelle  maternité  durent  être  prises,  et  l'on 
sait  que  la  principale  de  ces  précautions  consiste  à  em- 


ANALYSE  DE  QUELQUES  EXEMPLES  DE  RÊVES      21  i 

pêcher  le  liquide  séminal  de  pénétrer  dans  les  organes 
génitaux  de  la  femme.  Au  réveil  qui  suit  la  rencontre  en 
question,  la  dame  raconte  le  rêve  suivant  : 

Un  officier  vêtu  dun  manteau  rouge  la  poursuit  dans  la 
rue.  Elle  se  met  à  courir,  monte  l'escalier  de  sa  maison;  il 
la  suit  toujours.  Essoufflée,  elle  arrive  devant  son  appar- 
tement y  s'y  glisse  et  referme  derrière  elle  la  porte  à  clef. 
Il  reste  dehors  et,  e?î  regardant  par  la  fenêtre,  elle  le  voit 
assis  sur  un  banc  et  pleurant. 

Vous  reconnaissez  sans  difficulté  dans  la  poursuite  par 
l'officier  au  manteau  rouge  et  dans  l'ascension  précipitée 
de  l'escalier  la  représentation  de  l'acte  sexuel.  Le  fait 
que  la  rêveuse  s'enferme  à  clef  pour  se  mettre  à  l'abri 
de  la  poursuite  représente  un  exemple  de  ces  inversions 
qui  se  produisent  si  fréquemment  dans  les  rêves  :  il  est 
une  allusion  au  non-achèvement  de  l'acte  sexuel  par 
Fhomme.  De  même  elle  a  déplacé  sa  tristesse,  en  l'attri- 
buant à  son  partenaire  :  c'est  lui  qu'elle  voit  pleurer 
dans  le  rêve,  ce  qui  constitue  également  une  allusion  à 
l'émission  du  sperme. 

Vous  avez  sans  doute  entendu  dire  que  d'après  la 
psychanalyse  tous  les  rêves  auraient  une  signification 
sexuelle.  Maintenant  vous  êtes  à  même  de  vous  rendre 
compte  à  quel  point  ce  jugement  est  incorrect.  Vous 
connaissez  des  rêves  qui  sont  des  réalisations  de  désirs, 
des  rêves  dans  lesquels  il  s'agit  de  la  satisfaction  des 
besoins  les  plus  fondamentaux,  tels  que  la  faim,  la  soif, 
le  besoin  de  liberté,  vous  connaissez  aussi  des  rêves  que 
j'ai  appelés  rêves  de  commodité  et  d'impatience,  des 
rêves  de  cupidité,  des  rêves  égoïstes.  Mais  vous  devez 
considérer  comme  un  autre  résultat  de  la  recherche  psy- 
chanalytique le  fait  que  les  rêves  très  déformés  (pas 
tous  d'ailleurs)  servent  principalement  à  l'expression  de 
désirs  sexuels. 

6.  J'ai  d'ailleurs  une  raison  spéciale  d'accumuler  les 
exemples  d'application  de  symboles  dans  les  rêves.  Dès 
notre  première  rencontre  je  vous  ai  dit  combien  il  était 
difficile,  dans  l'enseignement  de  la  psychanalyse,  de 
fournir  les  preuves  de  ce  qu'on  avance  et  de  gagner  ainsi 
la  conviction  des  auditeurs.  Vous  avez  eu  depuis  plus 
d'une  occasion  de  vous  assurer  que  j'avais  raison.  Or,  il 
«xiste  entre  les  diverses  propositions  et  affirmations  de 


213  LE  RÊVE 

la  psyclî analyse  un  lien  tellement  intime  que  la  con- 
viction acquise  sur  un  point  peut  s'étendre  à  une  partie 
plus  ou  moins  grande  du  tout.  On  peut  dire  de  la  ps}^- 
ch analyse  qu'il  suffit  de  lui  tendre  le  petit  doigt  pour 
qu'elle  saisisse  la  main  entière.  Celui  qui  a  compris  et 
adopté  l'explication  des  actes  manques  doit,  pour  être 
logique,  adopter  tout  le  reste.  Or,  le  symbolisme  des 
rêves  nous  offre  un  autre  point  aussi  facilement  accessible. 
Je  vais  vous  exposer  le  rêve,  déjà  publié,  d'une  femme 
du  peuple,  dont  le  mari  est  agent  de  police  et  qui  n'a 
certainement  jamais  entendu  parler  de  symbolisme  des 
rêves  et  de  psychanalyse.  Jugez  vous-mêmes  si  l'inter- 
prétation de  ce  rêve  à  l'aide  de  symboles  sexuels  doit  ou 
non  être  considérée  comme  arbitraire  et  forcée. 

«  ...  Quelqu'un  s'est  alors  introduit  dans  le  logement 
et,  pleine  d'angoisse,  elle  appelle  un  agent  de  police. 
Mais  celui-ci,  d'accord  avec  deux  «  larrons  »,  est  entré 
dans  une  église  à  laquelle  conduisaient  plusieurs  marches. 
Derrière  l'église  il  y  avait  une  montagne  couverte  d'une 
épaisse  forêt.  L'agent  de  police  était  coiffé- d'un  casque 
et  portait  un  hausse-col  et  un  manteau.  Il  portait  toute 
sa  barbe  qui  était  noire.  Les  deux  vagabonds,  qui  accom- 
pagnaient paisiblement  l'agent,  portaient  autour  des 
reins  des  tabliers  ouverts  en  forme  de  sacs.  Un  chemin 
conduisait  de  l'église  à  la  montagne.  Ce  chemin  était 
couvert  des  deux  côtés  d'herbe  et  de  broussailles  qui 
devenaient  de  plus  en  plus  épaisses  pour  devenir  une 
véritable  forêt  au  sommet  de  la  montagne.  » 

Vous  reconnaissez  sans  peine  les  symboles  employés. 
Les  organes  génitaux  masculins  sont  représentés  par 
une  trinité  de  personnes,  les  organes  féminins  par  un 
paysage,  avec  chapelle,  montagne  et  forêt.  Vous  trouvez 
ici  les  marches  comme  symbole  de  l'acte  sexuel.  Ce  qui 
est  appelé  montagne  dans  le  rêve  porte  le  même  nom 
en  anatomie  :  mont  de  Vénus. 

7.  Encore  un  rêve  devant  être  interprété  à  l'aide  de 
symboles,  remarquable  et  probant  par  le  fait  que  c'est  le 
rêveur  lui-même  qui  a  traduit  tous  les  symboles,  sans 
posséder  la  moindre  connaissance  théorique  relative  à 
l'interprétation  des  rêves.  Circonstance  tout  à  fait  extra- 
ordinaire et  dont  les  conditions  ne  sont  pas  connues 
exactement. 


ANALYSE  DE  QUELQUES  EXEMPLES  DE  RÊVES      2l3 

«  //  se  promhie  avec  son  père  dans  un  endroit  qui  est 
certainement  le  Prater\  car  on  voit  la  rotonde  et  devant 
celle-ci  une  petite  saillie  à  laquelle  est  attaché  un  ballon 
captif  qui  semble  assez  dégonflé.  Son  père  lui  demande  à 
quoi  tout  cela  sert;  la  question  l'étonné,  mais  il  n'en  donne 
pas  moins  l'explication  qu'on  lui  demande.  Ils  arrivent 
ensuite  daîis  une  cour  dans  laquelle  est  étendue  une  grande 
plaque  de  fer-blanc.  Le  père  voudrait  en  détacher  un 
grand  morceau  y  mais  regarde  autour  de  lui  pour  savoir 
si  pei'sonne  ne  le  remarque.  Il  lui  dit  qu'il  lui  suffit  de 
prévenir  le  surveillant  :  il  pourra  alors  en  emporter  tant 
qu'il  voudra.  De  cette  cour  un  escalier  conduit  dans  une 
fosse  dont  les  parois  sont  capitonnées  comme,  par  exemple, 
un  fauteuil  en  cuir.  Au  bout  de  cette  fosse  se  trouvé  une 
longue  plate-forme  après  laquelle  commence  une  autre 
fosse.  » 

Le  rêveur  interprète  lui-même  :  «  La  rotonde,  ce  sont 
mes  organes  génitaux,  le  ballon  captif  qui  se  trouve 
devant  n'est  autre  chose  que  ma  verge  dont  la  faculté 
d'érection  se  trouve  diminuée  depuis  quelque  temps.  » 
Pour  traduire  plus  exactement  :  la  rotonde,  c'est  la  région 
fessière  que  l'enfant  considère  généralement  comme  fai- 
sant partie  de  l'appareil  génital;  la  petite  saillie  devant 
cette  rotonde,  ce  sont  les  bourses.  Dans  le  rêve,  le  père  lui 
demande  ce  que  tout  cela  signifie,  c'est-à-dire  quels  sont 
le  but  et  la  fonction  des  organes  génitaux.  Nous  pouvons, 
sans  risque  de  nous  tromper,  intervertir  les  situations  et 
admettre  que  c'est  le  fils  qtj^i  interroge.  Le  père  n'ayant 
jamais,  dans  la  vie  réelle,  posé  de  question  pareille,  on 
doit  considérer  cette  idée  du  rêve  comme  un  désir  ou  ne 
l'accepter  que  conditionnellement  :  «  Si  j'avais  demandé 
à  mon  père  des  renseignements  relatifs  aux  organes 
sexuels.  »  Nous  retrouverons  bientôt  la  suite  et  le  déve- 
loppement de  cette  idée. 

La  cour  dans  laquelle  est  étendue  la  plaque  de  fer- 
blanc  ne  doit  pas  être  considérée  comme  étant  essen- 
tiellement un  symbole  :  elle  fait  partie  du  local  où  le  père 
exerce  son  commerce.  Par  discrétion,  j'ai  remplacé  par 
le  fer-blanc  l'article  dont  il  fait  commerce,  sans  rien 
changer  au  texte  du  rêve.  Le   rêveur,   qui   assiste   son 

I.   Le  «   Boii  de  Boulog^ne  »  de  Vienne. 


ai4  LE  RÊVE 

père  dans  ses  aflaires,  a  été  dès  le  premier  jour  choqué 
par  l'incorrection  des  procédés  sur  lesquels  repose  en 
grande  partie  le  gain.  C'est  pourquoi  on  doit  donner  à 
l'idée  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  la  suite  suivante  : 
«  (Si  j'avais  demandé  à  mon  père),  il  m'aurait  trompé, 
comme  il  trompe  ses  clients.  »  Le  père  voulait  détacher 
un  morceau  de  la  plaque  de  fer-blanc  :  on  peut  bien  voir 
dans  ce  désir  la  représentation  de  la  malhonnêteté 
commerciale,  mais  le  rêveur  lui-même  en  donne  une 
autre  explication  :  il  signifie  l'onanisme.  Cela,  nous  le 
savons  depuis  longtemps,  mais,  en  outre,  cette  interpré- 
tation s'accorde  avec  le  fait  que  le  secret  de  l'onanisme  est 
exprimé  par  son  contraire  (le  fils  disant  au  père  que  s'il 
veut  emporter  un  morceau  de  fer-blanc,  il  doit  le  faire 
ouvertement,  en  demandant  la  permission  au  surveillant). 
Aussi  ne  sommes-nous  pas  étonnés  de  voir  le  fils  attri- 
buer au  père  les  pratiques  onaniques,  comme  il  lui  a 
attribué  l'interrogation  dans  la  première  scène  du  rêve. 
Quant  à  la  fosse,  le  rêveur  l'interprète  en  évoquant  le 
mou  capitonnage  des  parois  vaginales.  Et  j'ajoute  de 
ma  part  que  la  descente,  comme  dans  d'autres  cas  la 
montée,  signifie  l'acte  du  coït. 

La  première  fosse,  nous  disait  le  rêveur,  était  suivie 
d'une  longue  plate-forme  au  bout  de  laquelle  commençait 
une  autre  fosse  :  il  s'agit  là  de  détails  biographiques. 
Après  avoir  eu  des  rapports  sexuels  fréquents  le  rêveur 
se  trouve  actuellement  gêné  dans  l'accomplissement  de 
l'acte  sexuel  et  espère,  grâce  au  traitement,  recouvrer  sa 
vigueur  d'autrefois. 

8.  Les  deux  rêves  qui  suivent  appartiennent  à  un 
étranger  aux  dispositions  polygamiques  très  prononcées. 
Je  les  cite  pour  vous  montrer  que  c'est  toujours  le  moi  du 
rêveur  qui  apparaît  dans  le  rêve,  alors  même  qu'il  se 
trouve  dissimulé  dans  le  rêve  manifeste.  Les  malles  qui 
figurent  dans  ces  rêves  sont  des  symboles  de  femmes. 

a)  Il  part  en  voyage,  ses  bagages  sont  apportés  à  la  gare 
par  une  voiture.  Ils  se  composent  d'un  grand  nombre  de 
malles,  parmi  lesquelles  se  trouvent  deux  grandes  malles 
noires,  dans  le  genre  de  malles  à  échantillons.  Il  dit  à 
quelqu'un  sur  un  air  de  consolation  :  celles-ci  ne  vont  que 
jusqu'à  la  gare. 

11  voyage  en  effet  avec  beaucoup  de  bagages,  mais  fait 


ANALYSE  LE  QUELQUES  EXEMPLES  DE  REVES      210 

aussi  intervenir  dans  le  traitement  beaucoup  d'histoires 
de  femmes.  Les  deux  malles  noires  correspondent  à  deux 
femmes  brunes,  qui  jouent  actuellement  dans  sa  vie  un 
rôle  de  première  importance.  L'une  d'elles  voulait  le 
suivre  à  Vienne  ;  sur  mon  conseil,  il  lui  a  télégraphié  de 
n'en  rien  faire. 

b)  Une  scène  à  la  douane  :  un  de  ses  compagnons  de 
voyage  ouvre  sa  malle  et  dit  en  fumant  négligemment  sa 
cigarette  :  il  n'y  a  rien  là-dedans.  Le  douanier  semble  le 
croire,  mois  recommence  à  fouiller  et  trouve  quelque  chose 
de  tout  à  fait  défendu.  Le  voyageur  dit  alors  avec  rési- 
gnation :  rien  à  faire.  —  C'est  lui-même  qui  est  le  voya- 
geur ;  moi,  je  suis  le  douanier.  Généralement  très  sincère 
dans  ses  confessions,  il  a  voulu  me  dissimuler  les  rela- 
tions qu'il  venait  de  nouer  avec  une  dame,  car  il  pouvait 
supposer  avec  raison  que  cette  dame  ne  m'était  pas 
inconnue.  Il  a  transféré  sur  une  autre  personne  la  pénible 
situation  de  quelqu'un  qui  reçoit  un  démenti,  et  c'est 
ainsi  qu'il  semble  ne  pas  figurer  dans  ce  rêve. 

9.  Voici  l'exemple  d'un  symbole  que  je  n'ai  pas  encore 
mentionné  : 

Il  rencontre  sa  sœur  en  compagnie  de  deux  amies,  sœurs 
elles-mêmes.  Il  tend  la  main  à  celles-ci,  mais  pas  à  sa  sœur 
à  lui. 

Ce  rêve  ne  se  rattache  à  aucun  événement  connu.  Ses 
souvenirs  le  reportent  plutôt  à  une  époque  où  il  avait 
observé  pour  la  première  fois,  en  recherchant  la  cause 
de  ce  fait,  que  la  poitrine  se  développe  tard  chez  les 
jeunes  filles.  Les  deux  sœurs  représentent  donc  deux 
seins  qu'il  saisirait  volontiers  de  sa  main,  pourvu  que  ce 
ne  soient  pas  les  seins  de  sa  sœur. 

10.  Et  voici  un  exemple  de  symbolisme  de  la  mort  dans 
le  rêve  : 

//  marche  sur  un  pont  de  fer  élevé  et  raide  avec  deux 
personnes  qu'il  connaît,  mais  dont  il  a  oublié  les  noms  au 
réveil.  Tout  d'un  coup  ces  deux  personnes  disparaisseiit, 
et  il  voit  un  homme  spectral  portant  un  bonnet  et  un  costume 
de  toile.  Il  lui  demande  s'il  est  le  télégraphiste...  Non.  S'il 
est  le  voiturier.Non.  Il  continue  son  chemin,  éprouve  encore 
pendant  le  rêve  une  grande  angoisse  et,  même  une  fois 
réveillé,  il  prolonge  son  rêve  en  imaginant  que  le  pont  de 
fer  s'écroule  et  qu'il  est  précipité  dans  l'abîme. 


2i6  LE  RÊVE 

Les  personnes  dont  on  dit  qu'on  ne  les  connaît  pas  ou 
qu'on  a  oublié  leurs  noms  sont  le  plus  souvent  des 
personnes  très  proches.  Le  rêveur  a  un  frère  et  une  sœur; 
s'il  avait  souhaité  leur  mort,  il  n'eût  été  que  juste  qu'il 
en  éprouvât  lui-même  une  angoisse  mortelle.  Au  sujet 
du  télégraphiste,  il  fait  observer  que  ce  sont  toujours 
des  porteurs  de  mauvaises  nouvelles.  D'après  l'uniforme, 
ce  pouvait  être  aussi  bien  un  allumeur  de  réverbères, 
mais  les  allumeurs  de  réverbères  sont  aussi  chargés  de 
les  éteindre,  comme  le  génie  de  la  mort  éteint  le  flam- 
beau de  la  vie.  A  l'idée  du  voiturier  il  associe  le  poème 
d'Uhland  sur  le  voyage  en  mer  du  roi  Charles  et  se  sou- 
vient à  ce  propos  d'un  dangereux  voyage  en  mer  avec 
deux  camarades,  voyage  au  cours  duquel  il  avait  joué  le 
rôle  du  roi  dans  le  poème.  A  propos  du  pont  de  fer  il  se 
rappelle  un  grave  accident  survenu  dernièrement  et 
l'absurde  aphorisme  :  la  vie  est  un  pont  suspendu. 

11.  Autre  exemple  de  représentation  symbolique  de 
la  mort  :  un  monsieur  inconnu  dépose  à  son  intention  une 
carte  de  visite  bordée  de  noir. 

12.  Le  rêve  suivant  qui  a,  d'ailleurs,  parmi  ses  antécé- 
dents, un  état  névrotique,  vous  intéressera  sous  plusieurs 
rapports. 

//  voyage  en  chemin  de  fer.  Le  train  s'arrête  en  pleine 
campagne.  Il  pense  qu'il  s'agit  d'un  accident,  qu'il  faut 
songer  à  se  sauver,  traverse  tous  les  compartiments  du 
train  et  tue  tous  ceux  qu'il  rencontre  :  conducteur,  méca- 
nicien, etc. 

A  cela  se  rattache  le  souvenir  d'un  récit  fait  par  un 
ami.  Sur  un  chemin  de  fer  italien  on  transportait  un  fou 
dans  un  compartiment  réservé,  mais  par  mégarde  on  avait 
laissé  entrer  un  voyageur  dans  le  même  compartiment. 
Le  fou  tua  le  voyageur.  Le  rêveur  s'identifie  donc  avec 
le  fou  et  justifie  son  acte  par  la  représentation  obsédante, 
qui  le  tourmente  de  temps  à  autre,  qu'il  doit  «  supprimer 
tous  les  témoins  ».  Mais  il  trouve  ensuite  une  meilleure 
motivation  qui  forme  le  point  de  départ  du  rêve.  Il  a 
revu  la  veille  au  théâtre  la  jeune  fille  qu'il  devait  épouser, 
mais  dont  il  s'était  détaché  parce  qu'elle  le  rendait 
jaloux.  Vu  l'intensité  que  peut  atteindre  chez  lui  la 
jalousie,  il  serait  réellement  deve.nu  fou  s'il  avait  épousé 
cette  jeune  fille.  Gela  signifie  :  il  la  considère  comme  si 


ANALYSE  DE  QUELQUES  EXEMPLES  DE  RÊVES      217 

peu  sûre,  qu'il  aurait  été  obligé  de  tuer  tous  ceux  qu'il 
aurait  trouvés  sur  son  chemin,  car  il  eût  été  jaloux  de 
tout  le  monde.  Nous  savons  déjà  que  le  fait  de  traverser 
une  série  de  pièces  (ici  de  compartiments)  est  le  sym- 
bole dii  mariage. 

A  propos  de  l'arrêt  du  train  en  pleine  campagne  et  de 
la  peur  d'un  accident,  il  nous  raconte,  qu'un  jour  où  il 
voyageait  réellement  en  chemin  de  fer,  le  train  s'était 
subitement  arrêté  entre  deux  stations.  Une  jeune  dame 
qui  se  trouvait  à  côté  de  lui  déclare  qu'il  va  probable- 
ment se  produire  une  collision  avec  un  autre  train  et  que 
dans  ce  cas  la  première  précaution  à  prendre  est  de 
lever  les  jambes  en  l'air.  Ces  «  jambes  en  l'air  »  ont 
aussi  joué  un  rôle  dans  les  nombreuses  promenades  et 
excursions  à  la  campagne  qu'il  fit  avec  la  jeune  fille  au 
temps  heureux  de  leurs  premières  amours.  Nouvelle 
preuve  qu'il  faudrait  qu'il  fût  fou  pour  l'épouser  à  pré- 
sent. Et  pourtant  la  'connaissance  que  j'avais  de  la 
situation  me  permet  d'affirmer  que  le  désir  de  commettre 
cette  folie  n'en  persistait  pas  moins  chez  lui. 


CHAPITRE   XIII 
TRAITS  ARCHAÏQUES  ET  INFANTILISME  DU  RÊVE 


Revenons  à  notre  résultat,  d'après  lequel,  sous  l'in- 
fluence de  la  censure,  le  travail  d'élaboration  communi- 
que aux  idées  latentes  du  rêve  un  autre  mode  d'expres- 
sion. Les  idées  latentes  ne  sont  que  les  idées  conscientes 
de  notre  vie  éveillée,  idées  que  nous  connaissons.  Le 
nouveau  mode  d'expression  présente  de  nombreux  traits 
qui  nous  sont  inintelligibles.  Nous  avons  dit  qu'il  remonte 
à  des  états,  depuis  longtemps  dépassés,  de  notre  déve- 
loppement intellectuel,  au  langage  figuré,  aux  relations 
symboliques,  peut-être  à  des  conditions  qui  avaient  existé 
avant  le  développement  de  notre  langage  abstrait.  C'est 
pourquoi  nous  avons  qualifié  à! archaïque  ou  régressif  \q 
mode  d'expression  du  travail  d'élaboration. 

Vous  pourriez  en  conclure  que  l'étude  plus  approfondie 
du  travail  d'élaboration  nous  permettra  de  recueillir  des 
données  précieuses  sur  les  débuts  peu  connus  de  notre 
développement  intellectuel.  J'espère  qu'il  en  sera  ainsi, 
mais  ce  travail  n'a  pas  encore  été  entrepris.  La  préhis- 
toire à  laquelle  nous  ramène  le  travail  d'élaboration  est 
double:  il  y  a  d'abord  la  préhistoire  individuelle,  l'en- 
fance ;  il  y  a  ensuite,  dans  la  mesure  où  chaque  individu 
reproduit  en  abrégé,  au  cours  de  son  enfance,  tout  le 
développement  de  l'espèce  humaine,  la  préhistoire  phy- 
logénique.  Qu'on  réussisse  un  jour  à  établir  la  part  qui, 
dans  les  processus  psychiques  latents,  revient  à  la  pré- 
histoire individuelle  et  les  éléments  qui,  dans  cette  vie, 
proviennent  de  la  préhistoire  phylogénique,  la  chose  ne 
me  semble  pas  impossible.  C'est  ainsi,  par  exemple, 
qu'on  est  autorisé,  à  mon  avis,  à  considérer  comme  un 
legs  phylogénique  la  symbolisation  que  l'individu  comme 
tel  n'a  jamais  apprise. 

Mais  ce   n'est  pas  là  le  seul   caractère   archaïque   du 


TRAITS  AUCHAIQUES  ET  INFANTILISME  DU  REVE  arc) 

rêve.  Vous  connaissez  tous  par  expérience  la  remarquable 
amnésie  de  l'enfance.  Je  parle  du  fait  que  les  cinq,  six 
ou  huit  premières  années  de  la  vie  ne  laissent  pas,  comme 
les  événements  de  la  vie  ultérieure,  de  traces  dans  la 
mémoire.  On  rencontre  bien  des  individus  croyant  pou- 
voir se  vanter  d'une  continuité  mnémonique  s'étendant 
sur  toute  la  durée  de  leur  vie,  depuis  ses  premiers  com- 
mencements, mais  le  cas  contraire,  celui  de  lacunes  dans 
la  mémoire,  est  de  beaucoup  le  plus  fréquent.  Je  crois 
que  ce  fait  n'a  pas  suscité  l'étonnement  qu'il  mérite.  A 
l'âge  de  deux  ans,  l'enfant  sait  déjà  bien  parler  ;  il  montre 
bientôt  après  qu'il  sait  s'orienter  dans  des  situations 
psychiques  compliquées  et  il  manifeste  ses  idées  et  sen- 
timents par  des  propos  et  des  actes  qu'on  lui  rappelle 
plus  tard,  mais  qu'il  a  lui-même  oubliés.  Et,  pourtant,  la 
mémoire  de  l'enfant  étant  moins  surchargée  pendant  les 
premières  années  que  pendant  les  années  qui  suivent, 
par  exemple  la  huitième,  devrait  être  plus  sensible  et  plus 
souple,  donc  plus  apte  à  retenir  les  faits  et  les  impressions. 
D'autre  part,  rien  ne  nous  autorise  à  considérer  la  fonc- 
tion de  la  mémoire  comme  une  fonction  psj^chique  élevée 
et  difficile:  on  trouve,  au  contraire,  une  bonne  mémoire, 
même  chez  des  personnes  dont  le  niveau  intellectuel  est 
très  bas. 

A  cette  particularité  s'en  superpose  une  autre,  à  savoir 
que  le  vide  mnémonique  qui  s'étend  sur  les  premières 
années  de  l'enfance  n'est  pas  complet:  certains  souvenirs 
bien  conservés  émergent,  souvenirs  correspondant  le 
plus  souvent  à  des  impressions  plastiques  et  dont  rien 
d'ailleurs  ne  justifie  la  conservation.  Les  souvenirs  se 
rapportant  à  des  événements  ultérieurs  subissent  dans 
la  mémoire  une  sélection  :  ce  qui  est  important  est  con- 
servé, et  le  reste  est  rejeté.  Il  n'en  est  pas  de  môme  des 
souvenirs  conservés  qui  remontent  à  la  première  enfance. 
Ils  ne  correspondent  pas  nécessairement  à  des  événe- 
ments importants  de  cette  période  de  la  vie,  pas  même  à  . 
des  événements  qui  pourraient  paraître  importants  au 
point  de  vue  de  l'enfant.  Ces  souvenirs  sont  souvent  telle- 
ment banals  et  insignifiants  que  nous  nous  demandons  avec 
étonnement  pourquoi  ces  détails  ont  échappé  à  l'oubli. 
J'avais  essayé  jadis  de  résoudre  à  l'aide  de  l'analyse 
l'énigme  de  l'amnésie  infantile  et  des  restes  de  souvenirs 


2SO  LE  REVE 

conservés  malgré  cette  amnésie,  et  je  suis  arrivé  à  la  con- 
clusion que  même  chez  l'enfant  les  souvenirs  importants 
sont  les  seuls  qui  aient  échappé  à  la  disparition.  Seule- 
ment, grâce  aux  processus  que  vous  connaissez  déjà  et  qui 
sont  celui  de  condensation  et  surtout  celui  de  déplacement, 
l'important  se  trouve  remplacé  dans  la  mémoire  par  des 
éléments  qui  paraissent  moins  importants.  En  raison  de  ce 
fait,  j'ai  donné  aux  souvenirs  de  l'enfance  le  nom  de  50i^- 
venirs  de  couvertuî^e  ;  une  analyse  approfondie  permet 
d'en  dégager  tout  ce  qui  a  été  oublié. 

Dans  les  traitements  psychanalytiques  on  se  trouve 
toujours  dans  la  nécessité  de  combler  les  lacunes  que 
présentent  les  souvenirs  infantiles  ;  et,  dans  la  mesure 
où  le  traitement  donne  des  résultats  à  peu  près  satisfai- 
sants, c'est-à-dire  dans  un  très  grand  nombre  de  cas, 
on  réussit  à  évoquer  le  contenu  des  années  d'enfance 
couvert  par  l'oubli.  Les  impressions  reconstituées  n'ont 
en  réalité  jamais  été  oubliées  :  elles  sont  seulement  res- 
tées inaccessibles,  latentes,  refoulées  dans  la  région  de 
l'inconscient.  Mais  il  arrive  aussi  qu'elles  émergent  spon- 
tanément de  l'inconscient,  et  cela  souvent  à  l'occasion 
de  rêves.  Il  apparaît  alors  que  la  vie  de  rêve  sait  trouver 
l'accès  à  ces  événements  infantiles  latents.  On  en  trouve 
de  beaux  exemples  dans  la  littérature  et  j'ai  pu  moi-môme 
apporter  à  l'appui  de  ce  fait  un  exemple  personnel.  Je 
rêvais  une  nuit,  entre  autres,  d'une  certaine  personne  qui 
m'avait  rendu  un  service  et  que  je  voyais  nettement 
devant  mes  yeiix.  C'était  un  petit  homme  borgne,  gros, 
ayant  la  tête  enfoncée  dans  les  épaules.  J'avais  conclu, 
d'après  le  contexte  du  rêve,  que  cet  homme  était  un 
médecin.  Heureusement  j'ai  pu  demander  à  ma  mère, 
qui  vivait  encore,  quel  était  l'aspect  extérieur  du  médecin 
de  ma  ville  natale  que  j'avais  quittée  à  l'âge  de  3  ans,  et 
j'ai  appris  qu'il  était  en  effet  borgne,  petit,  gros,  qu'il 
avait  la  tête  enfoncée  dans  les  épaules;  j'ai  appris  en 
.  outre  par  ma  mère  dans  quelle  occasion,  oubliée  par 
moi,  il  m'avait  soigné.  Cet  accès  aux  matériaux  oubliés 
des  premières  années  de  l'enfance  constitue  donc  un  autre 
trait  archaïque  du  rêve. 

La  même  explication  vaut  pour  une  autre  des  énigmes 
auxquelles  nous  nous  étions  heurtés  jusqu'à  présent. 
Vous  vous  rappelez  i'étonnement  que  vous  avez  éprouvé. 


TRAITS  ARCHAÏQUES  ET  INFANTILISME  DU  RÊVE  32  i 

lorsque  je  vous  ai  produit  la  preuve  que  les  rêves  sont 
excités  par  des  désirs  sexuels  foncièreirtent  mauvais 
et  d'une  licence  souvent  effrénée  au  point  qu'ils  ont 
rendu  nécessaire  l'institution  d'une  censure  des  rêves 
et  d'une  déformation  des  rêves.  Lorsque  nous  avons 
interprété  au  rêveur  un  rêve  de  ce  genre,  il  ne  manque 
presque  jamais  d'élever  une  protestation  contre  notre 
interprétation  ,  mais  même  dans  le  cas  le  plus  favorable, 
c'est-à-dire  alors  même  qu'il  s'incline  devant  cette  inter- 
prétation, il  se  demande  toujours  d'où  a  pu  lui  venir  un 
désir  pareil  qu'il  sent  incompatible  avec  son  caractère, 
contraire  même  à  l'ensemble  de  ses  tendances  et  senti- 
ments. Nous  ne  devons  pas  tarder  à  montrer  l'origine  de 
ces  désirs.  Ces  mauvais  désirs  ont  leurs  racines  dans  le 
passé,  et  souvent  dans  un  passé  qui  n'est  pas  très  éloi- 
gné. 11  est  possible  de  prouver  qu'ils  furent  jadis  connus 
et  conscients.  La  femme  dont  le  rêve  signifie  qu'elle 
désire  la  mort  de  sa  fille  âgée  de  17  ans  trouve,  sous 
notre  direction,  qu'elle  avait  réellement  eu  ce  désir  à 
une  certaine  époque.  L'enfant  était  née  d'un  mariage 
malheureux  et  qui  avait  fini  par  une  rupture.  Alors  qu'elle 
était  encore  enceinte  de  sa  fdle,  elle  eut,  à  la  suite  d'une 
scène  avec  son  mari,  un  accès  de  rage  tel  qu'ayant  perdu 
toute  retenue  elle  se  mit  à  se  frapper  le  ventre  à  coups  de 
poings,  dans  l'espoir  d'occasionner  ainsi  la  mort  de  l'en- 
fant qu'elle  portait.  Que  de  mères  qui  aiment  aujourd'hui 
leurs  enfants  avec  tendresse,  peut-être  même  avec  une 
tendresse  exagérée,  ne  les  ont  cependant  conçus  qu'à 
contre-cœur  et  ont  souhaité  qu'ils  fussent  morts  avant 
de  naître  ;  combien  d'entre  elles  n'ont-elles  pas  donné  à 
leur  désir  un  commencement,  par  bonheur  inoffensif,  de 
réalisation  1  Et  c'est  ainsi  que  le  désir  énigmatique  de 
voir  mourir  une  personne  aimée  remonte  aux  débuts 
mêmes  des  relations  avec  cette  personne. 

Le  père,  dont  le  rêve  nous  autorise  à  admettre  qu'il 
souhaite  la  mort  de  son  enfant  aîné  et  préféré,  finit  éga- 
lement par  se  souvenir  que  ce  souhait  ne  lui  a  pas  tou- 
jours été  étranger.  Alors  que  l'enfant  était  encore  au 
sein,  le  père  qui  n'était  pas  content  de  son  mariage  se 
disait  souvent  que  si  ce  petit  être,  qui  n'était  rien  pour 
lui,  mourait,  il  redeviendrait  libre  et  ferait  de  sa  liberté 
un  meilleur  usage.  On  peut  démontrer  la  même  origine 

Freud.  i/, 


223  LE  REVE 

pour  un  grand  nombre  de  cas  de  haine  ;  il  s'agit  dans 
ces  cas  de  souvenirs  se  rapportant  à  des  faits  qui  appar- 
tiennent au  passé,  qui  furent  jadis  conscients  et  ont  joué 
leur  rôle  dans  la  vie  psychique.  Vous  me  direz  que  lors- 
qu'il n'y  a  pas  eu  de  modifications  dans  l'attitude  à  l'égard 
d'une  personne,  lorsque  cette  attitude  a  toujours  été  bien- 
veillante, les  désirs  et  les  rêves  en  question  ne  devraient 
pas  exister.  Je  suis  tout  disposé  à  vous  accorder  cette 
conclusion,  tout  en  vous  rappelant  que  vous  devez  tenir 
compte,  non  de  l'expression  verbale  du  rêve,  mais  du 
sens  qu'il  acquiert  à  la  suite  de  l'interprétation.  11  peut 
arriver  que  le  rêve  manifeste  ayant  pour  objet  la  mort 
d'une  personne  aimée  ait  seulement  revêtu  un  masque 
effrayant,  mais  signifie  en  réalité  tout  autre  chose  ou  ne  se 
soit  servi  de  la  personne  aimée  qu'à  titre  de  substitution 
trompeuse  pour  une  autre  personne. 

Mais  cette  même  situation  soulève  encore  une  autre 
question  beaucoup  plus  sérieuse.  En  admettant  même, 
me  diriez-vous,  que  ce  souhait  de  mort  ait  existé  et  se 
trouve  confirmé  par  le  souvenir  évoqué,  en  quoi  cela  con- 
stitue-t-il  une  explication?  Ce  souhait,  depuis  longtemps 
vaincu,  ne  peut  plus  exister  actuellement  dans  l'incon- 
scient qu'à  titre  de  souvenir  indifférent,  dépourvu  de  tout 
pouvoir  de  stimulation.  Rien  ne  prouve  en  effet  ce  pou- 
voir. Pourquoi  ce  souhait  est-il  alors  évoqué  dans  le 
rêve?  Question  tout  à  fait  justifiée  ;  la  tentative  d'y  répon- 
dre nous  mènerait  loin  et  nous  obligerait  à  adopter  une 
attitude  déterminée  sur  un  des  points  les  plus  importants 
de  la  théorie  des  rêves.  Mais  je  suis  forcé  de  rester  dans 
le  cadre  de  mon  exposé  et  de  pratiquer  l'abstention 
momentanée.  Contentons-nous  donc  d'avoir  démontré  le 
fait  que  ce  souhait  étouffé  joue  le  rôle  d'excitateur  du 
rêve  et  poursuivons  nos  recherches  dans  le  but-de  nous 
rendre  compte  si  d'autres  mauvais  désirs  ont  également 
leurs  origines  dans  le  passé  de  l'individu. 

Tenons-nous  en  aux  désirs  de  suppression  que  nous 
devons  ramener  le  plus  souvent  à  l'égoïsme  illimité  du 
rêveur.  Il  est  très  facile  de  montrer  que  ce  désir  est  le 
plus  fréquent  créateur  de  rêves.  Toutes  les  fois  que  quel- 
qu'un nous  barre  le  chemin  dans  la  vie  (et  qui  ne  sait 
combien  ce  cas  est  fréquent  dans  les  conditions  si  com- 
pliquées de  notre  vie  actuelle?),  le   rêve  se  montre  prêt 


TRAITS  ARCHAÏQUES  ET  INFANTILISME  DU  RÊVE  226 

à  le  supprimer,  ce  quelqu'un  fût-il  le  père,  la  mère,  un 
frère  ou  une  sœur,  un  époux  ou  une  épouse,  etc.  Cette 
méchanceté  de  la  nature  humaine  nous  avait  étonnés  et 
nous  n'étions  certes  pas  disposés  à  admettre  sans  réserves 
la  justesse  de  ce  résultat  de  l'interprétation  des  rêves. 
Mais  dès  l'instant  où  nous  devons  chercher  l'origine  de 
ces  désirs  dans  le  passé,  nous  découvrons  aussitôt  la 
période  du  passé  individuel  dans  laquelle  cet  égoïsme  et 
ces  désirs,  même  à  l'égard  des  plus  proches,  ne  pré- 
sentent plus  rien  de  déconcertant.  C'est  l'enfant  dans  ses 
premières  années,  qui  se  trouvent  plus  tard  voilées  par 
l'amnésie,  —  c'est  l'enfant,  disons  nous,  qui  fait  souvent 
preuve  au  plus  haut  degré  de  cet  égoïsme,  mais  qui  en 
tout  temps  en  présente  des  signes  ou,  plutôt,  des  restes 
très  marqués.  C'est  lui-même  que  l'enfant  aime  tout 
d'abord;  il  n'apprend  que  plus  tard  à  aimer  les  autres, 
à  sacrifier  à  d'autres  une  partie  de  son  moi.  Même  les 
personnes  que  l'enfant  semble  aimer  dès  le  début,  il  ne 
les  aime  tout  d'abord  que  parce  qu'il  a  besoin  d'elles,  ne 
peut  se  passer  d'elles,  donc  pour  des  raisons  égoïstes. 
C'est  seulement  plus  tard  que  l'amour  chez  lui  se  détache 
de  l'égoïsme.  En  fait,  c'est  ré(joïsme  qui  lui  enseigne 
lauiour. 

11  est  très  instructif  sous  ce  rapport  d'établir  une  com- 
paraison entre  l'attitude  de  l'enfant  à  l'égard  de  ses  frè- 
res et  sœurs  et  celle  à  Tégard  de  ses  parents.  Le  jeune 
eni'ant  n'aime  pas  nécessairement  ses  frères  et  sœurs,  et 
généralement  il  ne  les  aime  pas  du  tout.  Il  est  incontes- 
table qu'il  voit  en  eux  des  concurrents,  et  l'on  sait  que 
cette  attitude  se  maintient  sans  interruption  pendant  de 
longues  années,  jusqu'à  la  puberté,  et  même  au  delà.  Elle 
est  souvent  remplacée  ou,  plutôt,  recouverte  par  une  atti- 
tude j.lus  tendre,  mais,  d'une  façon  générale,  c'est  l'atti- 
tude hostile  qui  est  la  plus  ancienne.  On  l'observe  le 
plus  facilement  chez  des  enfants  de  2  ans  et  demi  à  5  ans, 
lorsqu'un  nouveau  frère  ou  une  nouvelle  sœur  vient  au 
monde.  L'un  ou  l'autre  reçoit  le  plus  souvent  un 
accueil  peu  amical.  Des  protestations,  comme  :  «  Je  n'en 
veux  pas  y  que  la  cigogne  le  remporte  »,  sont  tout  à  fait  fré- 
quentes. Dans  la  suite,  l'enfant  profite  de  toutes  les  occa- 
sions pour  disqualifier  l'intrus,  et  les  tentatives  de  nuire, 
les  attentats  directs  ne  sont  pas  rares  dans  ces  cas.  Si  la 


324  LE  REVE 

différence  d'âge  n'est  pas  très  grande,  l'enfant,  lorsque 
son  activité  psychique  atteint  plus  d'intensité,  se  trouve 
en  présence  d'une  concurrence  tout  installée  et  s'en 
accommode.  Si  la  différence  d'âge  estsuffisammentgrande, 
le  nouveau  venu  peut  dès  le  début  éveiller  certaines  sym- 
pathies: il  apparaît  alors  comme  un  objet  intéressant, 
comme  une  sorte  de  poupée  vivante  ;  et  lorsque  la  diffé- 
rence comporte  huit  années  ou  davantage,  on  peut  voir 
se  manifester,  surtout  chez  les  petites  filles,  une  sollici- 
tude quasi-maternelle.  Mais  à  parler  franchement:  lors- 
qu'on découvre,  derrière  un  rêve,  le  souhait  de  voir 
mourir  un  frère  ou  une  sœur,  il  s'agit  rarement  d'un  sou- 
hait énigmatique  et  on  en  trouve  sans  peine  la  source 
dans  la  première  enfance,  souvent  même  à  une  époque 
plus  tardive  de  la  vie  en  commun. 

On  trouverait  difficilement  une  nursery  sans  conflits 
violents  entre  ses  habitants.  Les  raisons  de  ces  conflits 
sont:  le  désir  de  chacun  de  monopoliser  à  son  profit 
l'amour  des  parents,  la  possession  des  objets  et  de  l'es- 
pace disponible.  Les  sentiments  hostiles  se  portent 
aussi  bien  sur  les  plus  âgés  que  sur  les  plus  jeunes  des 
frères  et  des  sœurs.  C'est,  je  crois,  Bernard  Shaw  qui 
l'a  dit:  s'il  est  un  être  qu'une  jeune  femme  anglaise  haïsse 
plus  que  sa  mère,  c'est  certainement  sa  sœur  aînée.  Dans 
cette  remarque  il  y  a  quelque  chose  qui  nous  déconcerte. 
Nous  pouvons,  à  la  rigueur,  encore  concevoir  l'existence 
d'une  haine  et  d'une  concurrence  entre  frères  et  sœurs. 
Mais  comment  les  sentiments  de  haine  peuvent-ils  se 
glisser  dans  les  relations  entre  fille  et  mère,  entre 
parents  et  enfants? 

Sans  doute,  les  enfants  eux-mêmes  manifestent  plus  de 
bienveillance  à  l'égard  de  leurs  parents  qu'à  l'égard  de 
leurs  frères  et  sœurs.  Ceci  est  d'ailleurs  tout  à  fait  con- 
forme à  notre  attente:  nous  trouvons  l'absence  d'amour 
entre  parents  et  enfants  comme  un  phénomène  beaucoup 
plus  contraire  à  la  nature  que  l'inimitié  entre  frères  et 
sœurs.  Nous  avons,  pour  ainsi  dire,  consacré  dans  le 
premier  cas  ce  que  nous  avons  laissé  à  l'état  profane 
(ians  l'autre.  Et  cependant  l'observation  journalière  nous 
montre  combien  souvent  les  relations  sentimentales  entre 
parents  et  enfants  restent  en  deçà  de  l'idéal  posé  par  la 
société,  combien  elles  recèlent  d'inimitié  qui  ne  manque- 


TRAITS  archaïques  ET  INFANTILISME  DU  RÊVE  22» 

rait  pas  de  se  manifester  sans  l'intervention  inhibitrice 
de  la  piété  et  de  certaines  tendances  affectives.  Les  raisons 
de  ce  fait  sont  généralement  connues:  il  s'agit  avant  tout 
d'une  force  qui  tend  à  séparer  les  membres  d'une  famille 
appartenant  au  même  sexe,  la  fille  de  la  mère,  le  fils  du 
père.  La  fille  trouve  dans  la  mère  une  autorité  qui  res- 
treint sa  volonté  et  est  chargée  de  la  mission  de  lui 
imposer  le  renoncement,  exigé  parla  société,  à  la  liberté 
sexuelle;  sans  parler  que  dans  certains  cas  il  s'agit  entre 
la  mère  et  la  fille  d'une  sorte  de  rivalité,  d'une  véritable 
concurrence  parfois.  Nous  retrouvons  les  mêmes  rela- 
tions, avec  plus  d'acuité  encore,  entre  pères  et  fils.  Pour 
le  fils,  le  père  apparaît  comme  la  personnification  de  toute 
contrainte  sociale  impatiemment  supportée  ;  le  père  s'op- 
pose à  l'épanouissement  de  la  volonté  du  fils,  il  lui  ferme 
l'accès  aux  jouissances  sexuelles  et,  dans  les  cas  de  com- 
munauté des  biens,  à  l'entrée  en  jouissance  de  ceux-ci. 
L'attente  de  la  mort  du  père  s'élève,  dans  le  cas  du  suc- 
cesseur au  trône,  à  une  véritable  hauteur  tragique.  En 
revanche,  les  relations  entre  pères  et  filles,  entre  mères 
et  (ils  semblent  plus  franchement  amicales.  C'est  surtout 
dans  les  relations  de  mère  à  fils  et  inversement  que  nous 
trouvons  les  plus  purs  exemples  d'une  tendresse  inva- 
riable, exempte  de  toute  considération  égoïste. 

Vous  vous  demandez  sans  doute  pourquoi  je  vous  parle 
de  ces  choses  qui  sont  cependantbanales  et  généralement 
connues?  Parce  qu'il  existe  une  forte  tendance  à  nier 
leur  importance  dans  la  vie  et  à  considérer  que  l'idéal 
social  est  toujours  et  dans  tous  les  cas  suivi  et  obéi.  Il 
est  préférable  que  ce  soit  le  psychologue  qui  dise  la 
vérité,  au  lieu  de  s'en  remettre  de  ce  soin  au  cynique. 
Il  est  bon  de  dire  toutefois  que  la  négation  dont  nous 
venons  de  parler  ne  se  rapporte  qu'à  la  vie  réelle,  mais 
on  laisse  à  l'art  de  la  poésie  narrative  et  dramatique  toute 
liberté  de  se  servir  des  situations  qui  résultent  des  attein- 
tes portées  à  cet  idéal. 

Aussi  ne  devons-nous  pas  nous  étonner  si,  chez  beau- 
coup de  personnes,  le  rêve  révèle  le  désir  de  suppression 
des  parents,  surtout  de  parents  du  même  sexe.  Nous 
devons  admettre  que  ce  désir  existe  également  dans  la 
vie  éveillée  et  devient  même  parfois  conscient,  lorsqu'il 
peut  prendre  le  masque  d'un  autre  mobile,  comme  dans 


2  26  LE  l\KYE 

le  cas  de  notre  rêveur  de  l'exemple  N  3,  où  le  souhait 
de  voir  mourir  le  père  était  masqué  par  la  pitié  éveillée 
soi  disant  par  les  souffrances  inutiles  de  celui  ci. 

Il  est  rare  que  l'hostilité  domine  seule  la  situation  :  le 
nlus  souvent  elle  se  cache  derrière  des  sentiments  plus 
tendres  qui  la  refoulent,  et  elle  doit  attendre  que  le  rêve 
vienne  pour  ainsi  dire  l'isoler.  Ce  qui,  à  la  suite  de  cet 
isolement,  prend  dans  le  rêve  des  proportions  exagérées, 
se  rétrécit  de  nouveau  après  que  l'interprétation  l'a  fait 
entrer  dans  l'ensemble  de  la  vie  (H.  Sachs).  Mais  nous 
retrouvons  ce  souhait  de  mort  même  dans  les  cas  où  la 
vie  ne  lui  offre  aucun  point  d'appui  et  où  l'homme 
éveillé  ne  consent  jamais  à  l'avouer.  Ceci  s'explique  par 
le  fait  que  la  raison  la  plus  profonde  et  la  plus  habituelle 
de  l'hostilité,  surtout  entre  personnes  de  même  sexe, 
s'est  affirmée  dès  la  première  enfance. 

Cette  raison  n'est  autre  que  la  concurrence  amou- 
reuse dont  il  convient  de  faire  ressortir  plus  particuliè- 
rement le  caractère  sexuel.  Alors  qu'il  est  encore  tout 
enfant,  le  fils  commence  à  éprouver  pour  la  mère  une 
tendresse  particulière  :  il  la  considère  comme  son  bien 
à  lui,  voit  dans  le  père  une  sorte  de  concurrent  qui  lui 
dispute  la  possession  de  ce  bien  ;  de  même  ([ue  la  petite 
fille  voit  dans  la  mère  une  personne  qui  trouble  ses  rela- 
tions affectueuses  avec  le  père  et  occupe  une  place  dont 
elle,  la  fille,  voudrait  avoir  le  monopole.  C'est  par  les 
observations  qu'on  apprend  à  quel  âge  on  doit  faire 
remonter  cette  attitude  à  laquelle  nous  donnons  le  nom 
à' Œdipe-complexe f  parce  que  la  légende  qui  a  pour  héros 
Œdipe  réalise,  en  ne  leur  imprimant  qu'une  très  légère 
atténuation,  les  deux  désirs  extrêmes  découlant  de  la 
situation  du  fils  :  le  désir  de  tuerie  père  et  celui  d'épou- 
ser la  mère.  Je  n'affirme  pas  que  \ Œdipe-complexe  épuise 
tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'attitude  réciproque  de 
parents  et  d'enfants,  cette  attitude  pouvant  être  beau- 
coup plus  compliquée.  D'autre  part,  \ Œdipe-complexe 
lui-même  est  plus  ou  moins  accentué,, il  peut  même  subir 
des  modifications  ;  mais  il  n'en  reste  pas  moins  un  facteur 
régulier  et  très  important  de  la  vie  psychique  de  l'enfant 
et  on  court  le  risque  d'estimer  au-dessous  de  sa  valeur 
plutôt  que  d'exagérer  son  influence  et  les  effets  qui  en 
découlent.  D'ailleurs  si  les  enfants  réagissent  par  Tatti- 


TRAITS  archaïques  ET  INFANTILISME  DU  RÊVE  227 

tilde  correspondant  à  V Œdipe-complexe,  c'est  souvent 
sur  la  provocation  des  parents  eux-mêmes  qui,  dans 
leurs  préférences,  se  laissent  fréquemment  guider  par 
la  différence  sexuelle  qui  fait  que  le  père  préfère  la 
fille  et  que  la  mère  préfère  le  fils  ou  que  le  père  reporte 
sur  la  fille  et  la  mère  sur  le  fils  l'affection  que  l'un  ou 
l'autre  cesse  de  trouver  dans  le  foyer  conjugal. 

On  ne  saurait  dire  que  le  monde  fût  reconnaissant  à 
la  recherche  psychanalytique  pour  sa  découverte  de 
V Œdipe-complexe.  Cette  découverte  avait,  au  contraire, 
provoqué  la  résistance  la  plus  acharnée,  et  ceux  qui 
avaient  un  peu  tardé  à  se  joindre  au  chœur  des  néga- 
teurs de  ce  sentiment  défendu  et  tabou  ont  racheté  leur 
faute  en  donnant  de  ce  «  complexe  »  des  interprétations 
qui  lui  enlevaient  toute  valeur.  Je  reste  inébranlable- 
ment  convaincu  qu'il  n'y  a  rien  à  y  nier,  rien  à  y  atté- 
nuer. 11  faut  se  familiariser  avec  ce  fait,  que  la  légende 
grecque  elle-même  reconnaît  comme  une  fatalité  inéluc- 
table. 11  est  intéressant,  d'autre  part,  que  cet  Œdipe- 
complexe,  qu'on  voudrait  éliminer  de  la  vie,  est  aban- 
donné à  la  poésie,  laissé  à  sa  libre  disposition.  0.  Rank 
a  montré,  dans  une  étude  consciencieuse,  que  V Œdipe- 
complexe  a  fourni  à  la  littérature  dramatique  de  beaux 
sujets  qu'elle  a  traités,  en  leur  imprimant  toutes  sortes 
de  modifications,  d'atténuations,  de  travestissements, 
c'est-à-dire  des  déformations  analogues  à  celles  que 
produit  la  censure  des  rêves.  Nous  devons  donc  attri- 
buer V Œdipe-complexe,  même  aux  rêveurs  qui  ont  eu  le 
bonheur  d'éviter  plus  tard  des  conflits  avec  leurs  parents, 
et  à  ce  complexe  s'en  rattache  étroitement  un  autre  que 
nous  appelons  castration-complexe  et  qui  est  une  réaction 
aux  entraves  et  aux  limitations  que  le  père  imposerait  à 
l'activité  sexuelle  précoce  du  fils. 

Ayant  été  amenés,  par  les  recherches  qui  précèdent,  à 
l'étude  de  la  vie  psychique  infantile,  nous  pouvons  nous 
attendre  à  trouver  une  explication  analogue  en  ce  qui 
concerne  l'origine  de  l'autre  groupe  de  désirs  défendus 
qui  se  manifestent  dans  les  rêves  :  nous  voulons  parler 
des  tendances  sexuelles  excessives.  Encouragés  ainsi  à 
étudier  également  la  vie  sexuelle  de  l'enfant,  nous  appre- 
nons de  plusieurs  sources  les  faits  suivants:  on  com- 
met avant  tout  une   grande    erreur   en   niant  la  réalité 


2a8  LE  RÊVE 

d'une  vie  sexuelle  chez  l'enfant  et  en  admettant  que  la 
sexualité  n'apparaît  qu'au  moment  de  la  puberté,  lorsque 
les  organes  génitaux  ont  atteint  leur  plein  développe- 
ment. Au  contraire,  l'enfant  a  dès  le  début  une  vie 
sexuelle  très  riche,  qui  diffère  sous  plusieurs  rapports  de 
la  vie  sexuelle  ultérieure,  considérée  comme  normale. 
Ce  que  nous  qualifions  de  pervers  dans  la  vie  de  l'adulte 
s'écarte  de  l'état  normal  par  les  particularités  suivantes  : 
méconnaissance  de  barrière  spécifique  (de  l'abîme  qui 
sépare  l'homme  de  la  bête),  de  la  barrière  opposée  par 
le  sentiment  de  dégoût,  de  la  barrière  formée  par  l'in- 
ceste (c'est-à-dire  par  la  défense  de  chercher  à  satisfaire 
les  besoins  sexuels  sur  des  personnes  auxquelles  on  est 
lié  par  des  liens  consanguins),  homosexualité  et  enfin 
transfert  du  rôle  génital  à  d'autres  organes  etparties  du 
corps.  Toutes  ces  barrières,  loin  d'exister  dès  le  début, 
sont  édifiées  peu  à  peu  au  cours  du  développement  et  de 
l'éducation  progressive  de  l'humanité.  Le  petit  enfant  ne 
les  connaît  pas.  11  ignore  qu'il  existe  entre  l'homme  et 
la  béte  un  abîme  infranchissable  ;  la  fierté  avec  laquelle 
l'homme  s'oppose  à  la  béte  ne  lui  vient  que  plus  tard. 
Il  ne  manifeste  au  début  aucun  dégoût  de  ce  qui  est 
excrémentiel  :  ce  dégoût  ne  lui  vient  que  peu  à  peu,  sous 
l'influence  de  l'éducation.  Loin  de  soupçonner  les  diffé- 
rences sexuelles,  il  croit  au  débuta  l'identité  des  organes 
sexuels  ;  ses  premiers  désirs  sexuels  et  sa  première 
curiosité  se  portent  sur  les  personnes  qui  lui  sont  les 
plus  proches  ou  sur  celles  qui,  sans  lui  être  proches,  lui 
sont  le  plus  chères  :  parents,  frères,  sœurs,  personnse 
chargées  de  lui  donner  des  soins  ;  en  dernier  lieu,  se 
manifeste  chez  lui  un  fait  qu'on  retrouve  au  paroxysme 
des  relations  amoureuses,  à  savoir  que  ce  n'est  pas  seu- 
lement dans  les  organes  génitaux  qu'il  place  la  source 
du  plaisir  qu'il  attend,  mais  que  d'autres  parties  du 
corps  prétendent  chez  lui  à  la  même  sensibilité,  four- 
nissent des  sensations  de  plaisir  analogues  et  peuvent 
ainsi  jouer  le  rôle  d'organes  génitaux.  L'enfant  peut 
donc  présenter  ce  que  nous  appellerio'ns  une  «  perversité 
polymorphe  »,  et  si  toutes  ces  tendances  ne  se  mani- 
festent chez  lui  qu'à  l'état  de  traces,  cela  tient,  d'une 
part,  à  leur  intensité  moindre  en  comparaison  de  ce 
qu'elle  est  à  un  âge  plus   avancé  et,  d'autre  part,   à   ce 


TRAITS  ARCHAÏQUES  ET  INFANTILISME  DU  RÊVE  229 

que  l'éducation  supprime  avec  énergie,  au  fur  et  à  me- 
sure de  leur  manifestation,  toutes  les  tendances  sexuelles 
de  l'enfant.  Cette  suppression  passe,  pour  ainsi  dire,  de 
la  pratique  dans  la  théorie,  les  adultes  s'efTorçant  de 
fermer  les  yeux  sur  une  partie  des  manifestations 
sexuelles  de  l'enfant  et  de  dépouiller,  à  l'aide  d'une 
certaine  interprétation,  l'autre  partie  de  ces  manifesta- 
tions de  leur  nature  sexuelle  :  ceci  fait,  rien  n'est  plus 
facile  que  de  nier  le  tout.  Et  ces  négateurs  sont  souvent 
les  mêmes  gens  qui,  dans  la  nursery,  sévissent  contre 
tous  les  débordements  sexuels  des  enfants;  ce  qui  ne 
les  empêche  pas,  une  fois  devant  leur  table  de  travail,  de 
défendre  la  pureté  sexuelle  des  enfants.  Toutes  les  fois 
que  les  enfants  sont  abandonnés  à  eux-mêmes  ou  subis- 
sent des  influences  démoralisantes,  on  observe  des  ma- 
nifestations souvent  très  prononcées  de  perversité 
sexuelte.  Sans  doute,  les  grandes  personnes  ont  raison 
de  ne  pas  prendre  trop  au  sérieux  ces  «  enfantillages  » 
et  ces  «  amusements»,  l'enfant  ne  devant  compte  de  ses 
actes  ni  au  tribunal  des  mœurs  nf  à  celui  des  lois  ;  il  n'en 
reste  pas  moins  que  ces  choses  existent,  qu'elles  ont 
leur  importance,  autant  comme  symptômes  d'une  consti- 
tution congénitale  que  comme  antécédents  et  facteurs 
d'orientation  de  l'évolution  ultérieure  et,  qu'enfin,  elles 
nous  renseignent  sur  la  vie  sexuelle  de  l'enfant  et,  avec 
elle,  sur  la  vie  sexuelle  hum.aine  en  général.  Et  c'est 
ainsi  que  si  nous  retrouvons  tous  ces  désirs  pervers  der- 
rière nos  rêves  déformés,  cela  signifie  seulement  que 
dans  ce  domaine  encore  le  rêve  a  accompli  une  régres- 
sion vers  l'état  infantile. 

Parmi  ces  désirs  défendus,  on  doit  accorder  une 
mention  particulière  aux  désirs  incestueux,  c'est-à-dire 
aux  désirs  sexuels  dirigés  sur  les  parents,  sur  les  frères 
et  sœurs.  Vous  savez  l'aversion  que  les  sociétés  humaines 
éprouvent  ou,  tout  au  moins,  affichent  à  l'égard  de  l'in- 
ceste et  quelle  force  de  contrainte  présentent  les  défenses 
y  relatives.  On  a  fait  des  efiorts  inouïs  pour  expliquer 
cette  phobie  de  l'inceste.  Les  uns  ont  vu  dans  la  défense 
de  l'inceste  une  représentation  psychique  de  la  sélection 
naturelle,  les  relations  sexuelles  entre  proches  parents 
devant  avoir  pour  effet  une  dégénérescence  des  carac- 
tères sociaux,  d'autres  ont  prétendu  que  la  vie  en  com- 


23o  LE   RÊVE 

mun  pratiquée  dès  la  plus  tendre  enfance  détourne  les 
désirs  sexuels  des  personnes  avec  lesquelles  on  se  trouve 
en  contact  permanent.  Mais  dans  un  cas  comme  dans 
l'autre,  l'inceste  se  trouverait  éliminé  automatiquement, 
sans  qu'on  ait  besoin  de  recourir  à  de  sévères  prohibi- 
tions, lesquelles  témoigneraient  plutôt  de  l'existence  d'un 
fort  penchant  pour  l'inceste.  Les  recherches  psychanaly- 
tiques ont  établi  d'une  manière  incontestable  que  l'amour 
incestueux  est  le  premier  en  date  et  existe  d'une  façon 
régulière  et  que  c'est  seulement  plus  tard  qu'il  se  heurte 
à  une  opposition  dont  les  raisons  sont  fournies  par  la  psy- 
chologie individuelle. 

Récapitulons  maintenant  les  données  qui,  fournies  par 
l'étude  approfondie  de  la  psychologie  infantile,  sont  de 
nature  à  nous  faciliter  la  compréhension  du  rêve.  Non 
seulement  nous  avons  trouvé  que  les  matériaux  dont  se 
composent  les  événements  oubliés  de  la  vie  infantile  sont 
accessibles  au  rêve,  mais  nous  avons  vu  en  outre  que  la 
vie  psychique  des  enfants,  avec  toutes  ses  particularités, 
avec  son  égoïsme,  avec  ses  tendances  incestueuses,  etc., 
survit  dans  l'inconscient,  pour  se  révéler  dans  le  rêve  et 
que  celui-ci  nous  ramène  chaque  nuit  à  la  vie  infantile. 
Ceci  nous  est  une  confirmation  que  V inconscient  de  la  vie 
psychique  n'est  autre  chose  que  la  phase  infantile  de  cette 
vie.  La  pénible  impression  que  nous  laisse  la  constata- 
tion de  l'existence  de  tant  de  mauvais  traits  dans  la 
nature  humaine  commence  à  s'atténuer.  Ces  traits  si 
terriblement  mauvais  sont  tout  simplement  les  premiers 
éléments,  les  éléments  primitifs,  infantiles  de  la  vie  psy- 
chique, éléments  qjie  nous  pouvons  trouver  chez  l'enfant 
en  état  d'activité,  mais  qui  nous  échappent  à  cause  de 
leurs  petites  dimensions,  sans  parler  que  dans  beaucoup 
de  cas  nous  ne  les  prenons  pas  au  sérieux,  le  niveau 
moral  que  nous  exigeons  de  l'enfant  n'étant  pas  très 
élevé.  En  rétrogradant  jusqu'à  cette  phase,  le  rêve 
semble  mettre  au  jour  ce  qu'il  y  a  de  plus  mauvais  dans 
notre  nature.  Mais  ce  n'est  là  qu'une  trompeuse  apparence 
qui  ne  doit  pas  nous  ellVayer.  Nous  sommes  moins  mau- 
vais que  nous  ne  serions  tentés  de  le  croire  d'après 
l'interprétation  de  nos  rêves 

Puisque  les  tendances  qui  se  manifestent  dans  les 
rêves  ne    sont    que   des    survivances    inlantiles,    qu'ur 


TRAITS  ARCHAÏQUES  ET  INFANTILISME  DU  RÊVE  a3i 

retour  aux  débuts  de  notre  développement  moral,  le  rêve 
nous  transformant  pour  ainsi  dire  en  enfants  au  point 
de  vue  de  la  pensée  et  du  sentiment,  nous  n'avons 
aucune  raison  plausible  d'avoir  honte  de  ces  rêves.  Mais 
comme  le  rationnel  ne  forme  qu'un  compartiment  de  la 
vie  psychique,  laquelle  renferme  beaucoup  d'autres  élé- 
ments qui  ne  sont  rien  moins  que  rationnels,  il  en  résulte 
que  nous  éprouvons  quand  même  une  honte  irration- 
nelle de  nos  rêves.  Aussi  les  soumettons-nous  à  la  cen- 
sure et  sommes-nous  honteux  et  contrariés  lorsqu'un  de 
ces  désirs  prohibés  dont  les  rêves  sont  remplis  a  réussi 
à  pénétrer  jusqu'à  la  conscience  sous  une  forme  assez 
inaltérée  pour  pouvoir  être  reconnu  ;  et  dans  certains  cas 
nous  avons  honte  même  de  nos  rêves  déformés,  comme 
si  nous  les  comprenions.  Souvenez-vous  seulement  du 
jugement  plein  de  déception  que  la  brave  vieille  dame 
avait  formulé  au  sujet  de  son  rêve  non  interprété,  relatif 
aux  «  services  d'amour  ».  Le  problème  ne  peut  donc  pas 
être  considéré  comme  résolu,  et  il  est  possible  qu'en 
poursuivant  notre  étude  sur  les  mauvais  éléments  qui 
se  manifestent  dans  les  rêves  nous  soyons  amenés  à  for- 
muler un  autre  jugement  et  une  autre  appréciation  con- 
cernant la  nature  humaine. 

Au  terme  de  toute  cette  recherche  nous  nous  trouvons 
en  présence  de  deux  données  qui  constituent  cependant 
le  point  de  départ  de  nouvelles  énigmes,  de  nouveaux 
doutes.  Premièrement:  la  régression  qui  caractérise  le 
travail  d'élaboration  est  non  seulement  formelle,  mais 
aussi  matérielle.  Elle  ne  se  contente  pas  de  donner  à  nos 
idées  un  mode  d'expression  primitif:  elle  réveille  encore 
les  propriétés  de  notre  vie  psychique  primitive,  l'an- 
cienne prépondérance  du  mol,  les  tendances  primitives 
de  notre  vie  sexuelle,  voire  notre  ancien  bagage  intellec- 
tuel, si  nous  voulons  bien  considérer  comme  tel  les 
symboles.  Deuxièmement:  tout  cet  ancien  infantilisme, 
qui  fut  jadis  dominant  et  prédominant,  doit  être  aujour- 
d'hui situé  dans  l'inconscient,  ce  qui  modifie  et  élargit 
les  notions  que  nous  en  avons.  N'est  plus  seulement 
inconscient  ce  qui  est  momentanément  latent  :  l'incon- 
scient forme  un  domaine  psychique  particulier,  ayant 
ses  tendances  propres,  son  mode  d'expression  spécial  et 
des  mécanismes  psychiques  qui  ne  manifestent  leur  acti- 


232  LE  RÊVE 

vite  que  dans  ce  domaine.  Mais  les  idées  latentes  du 
rêve  que  nous  a  révélées  l'interprétation  des  rêves  ne 
t'ont  pas  partie  de  ce  domaine  :  nous  pourrions  aussi  bien 
avoir  les  mêmes  idées  dans  la  vie  éveillée.  Et,  pourtant, 
elles  sont  inconscientes.  Comment  résoudre  cette  con- 
tradiction? Nous  commençons  à  soupçonner  qu'il  y  a  là 
une  séparation  à  faire  :  quelque  chose  qui  provient  de 
notre  vie  consciente  —  appelons-le  «  les  traces  des  évé- 
nements du  jour  »  —  et  partage  ses  caractères,  s'associe 
à  quelque  chose  qui  provient  du  domaine  de  l'inconscient, 
et  c'est  de  cette  association  que  résulte  le  rêve.  Le  tra- 
vail d'élaboration  s'effectue  entre  ces  deux  groupes 
d'éléments.  L'influence  exercée  par  l'inconscient  sur  les 
traces  des  événements  du  jour  fournit  la  condition  de  la 
régression.  Telle  est,  concernant  la  nature  du  rêve, 
l'idée  la  plus  adéquate  que  nous  puissions  nous  former, 
en  attendant  que  nous  ayons  exploré  d'autres  domaines 
psychiques.  Mais  il  sera  bientôt  temps  d'appliquer  au 
caractère  inconscient  des  idées  latentes  du  rêve  une 
autre  qualification  qui  permette  de  la  différencier  des 
éléments  inconscients  provenant  du  domaine  de  l'in- 
fantilisme. 

Nous  pouvons  naturellement  poser  encore  la  question 
suivante  :  qu'est-ce  qui  impose  à  l'activité  psychique 
cette  régression  pendant  le  sommeil  ?  Pourquoi  ne  sup- 
prime-t-ellepasles  excitations  perturbatrices  du  sommeil, 
sans  l'aide  de  cette  régression?  Et  si,  pour  exercer  la 
censure,  elle  est  obligée  de  travestir  les  manifestations 
du  rêve  en  leur  donnant  une  expression  ancienne,  aujour- 
d'hui incompréhensible,  à  quoi  lui  sert  de  faire  revivre 
les  tendances  psychiques,  les  désirs  et  les  traits  de 
caractère  depuis  longtemps  dépassés,  autrement  dit 
d'ajouter  la  régression  matérielle  à  la  régression  for- 
melle? La  seule  réponse  susceptible  de  nous  satisfaire 
serait  que  c'est  là  le  seul  moyen  de  former  un  rêve, 
qu'au  point  de  vue  dynamique  il  est  impossible  de  con- 
cevoir autrement  la  suppression  de  l'excitation  qui 
trouble  le  sommeil.  Mais,  dans  l'état  actuel  de  nos 
connaissances,  nous  n'avons  pas  encore  le  droit  de  donner 
cette  réponse. 


CHAPITRE  XIV 
RÉALISATIONS  DES  DESIRS 


Dois-je  vous  rappeler  une  fois  de  plus  le  chemin  que 
nous  avons  déjà  parcouru?  Dois-je  vous  rappeler  com- 
ment, l'application  de  notre  technique  nous  ayant  mis  en 
présence  de  la  déformation  des  rêves,  nous  avons  eu  l'idée 
de  la  laisser  momentanément  de  côté  et  de  demander 
aux  rêves  infantiles  des  dominées  décisives  sur  la  nature 
du  rêve?  Dois-je  vous  rappeler  enfin  comment,  une  fois 
en  possession  des  résultats  de  ces  recherches,  nous  avons 
attaqué  directement  la  déformation  des  rêves  dont  nous 
avons  vaincu  les  difficultés  une  à  une  ?  Et,  maintenant, 
nous  sommes  obligés  de  nous  dire  que  ce  que  nous 
avons  obtenu  en  suivant  la  première  de  ces  voies  ne  con- 
corde pas  tout  à  fait  avec  les  résultats  fournis  par  les 
recherches  faites  dans  la  seconde  direction.  Aussi  avons- 
nous  pour  tâche  de  confronter  ces  deux  groupes  de 
résultats  et  de  les  ajuster  l'un  à  l'autre. 

Des  deux  côtés  nous  avons  appris  que  le  travail  d'éla- 
boration des  rêves  consiste  essentiellement  en  une 
transformation  d'idées  en  événements  hallucinatoires. 
Cette  transformation  constitue  un  fait  énigmatique  ;  mais 
il  s'agit  là  d'un  problème  de  psychologie  générale  dont 
nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici.  Les  rêves  infan- 
tiles nous  ont  montré  que  le  travail  d'élaboration  vise  à 
supprimer  par  la  réalisation  d'un  désir  une  excitation  qui 
trouble  le  sommeil.  Nous  ne  pouvions  pas  en  dire  autant 
dos  déformations  des  rêves,  avant  que  nous  ayons  appris 
à  les  interpréter.  Mais  nous  nous  attendions  dès  le  début 
à  pouvoir  ramener  les  rêves  déformés  au  même  point  de 
vue  que  les  rêves  infantiles.  La  première  réalisation  de 
cette  attente  nous  a  été  fournie  par  le  résultat  qu'à  vrai 
dire  tous  les  rêves  sont  des  rêves  infantiles,  travaillant 
avec  des  matériaux  infantiles,  des  tendances  et  des  méca- 


c34  LE   RÊVE 

nismes  infantiles.  Et  puisque  nous  considérons  comme 
résolue  la  question  de  la  déformation  des  rêves,  il  nous 
reste  à  rechercher  si  la  conception  de  la  réalisation  de 
désirs  s'applique  également  aux  rêves  déformés. 

Nous  avons  plus  haut  sowmis  à  l'interprétation  une 
série  de  rêves,  sans  tenir  compte  de  la  réalisation  de 
désirs.  Je  suis  convaincu  que  vous  vous  êtes  demandé 
plus  d'une  fois  :  «  Mais  que  devient  donc  la  réalisation 
de  désirs  dont  vous  prétendez  qu'elle  est  le  but  du  travail 
d'élaboration?  »  Cette  question  est  significative  :  elle  est 
devenue  notamment  la  question  de  nos  critiques  profanes. 
Ainsi  que  vous  le  savez,  l'humanité  éprouve  une  aversion 
instinctive  pour  les  nouveautés  intellectuelles.  Cette 
aversion  se  manifeste,  entre  autres,  par  le  fait  que 
chaque  nouveauté  se  trouve  aussitôt  réduite  à  ses  plus 
petites  dimensions,  condensée  en  un  cliché.  Pour  la  nou- 
velle théorie  des  rêves,  c'est  la  réalisation  de  désirs  qui 
est  devenue  ce  cliché.  Ayant  entendu  dire  que  le  rêve  est 
une  réalisation  de  désirs  on  demande  aussitôt  :  mais  où 
est-elle,  cette  réalisation  ?  Et,  dans  le  temps  même  où  on 
pose  cette  question,  on  la  résout  dans  le  sens  négatif. 
Se  rappelant  aussitôt  d'innombrables  expériences  per- 
sonnelles où  le  déplaisir  allant  jusqu'à  la  plus  profonde 
angoisse  était  rattaché  aux  rêves,  on  déclare  que  l'alTir- 
mation  de  la  théorie  psychanalytique  des  rêves  est  tout 
à  fait  invraisemblable.  Il  nous  est  facile  de  répondre  que 
dans  les  rêves  déformés  la  réalisation  de  débirs  peut 
n'être  pas  évidente,  qu'elle  doit  d'abord  être  recherchée, 
de  sorte  qu'il  est  impossible  de  la  démontrer  avant  l'inter- 
prétation du  rêve.  Nous  savons  également  que  les  désirs 
de  ces  rêves  déformés  sont  des  désirs  défendus,  refoulés 
par  la  censure,  des  désirs  dont  l'existence  constitue  pré- 
cisément la  cause  de  la  déformation  du  rêve,  la  raison 
de  l'intervention  de  la  censure.  Mais  il  est  difficile  de  faire 
entrer  dans  la  tête  du  critique  profane  cette  vérité  qu'il 
n'y  a  pas  lieu  de  rechercher  la  réalisation  de  désirs 
avant  qu'on  n'ait  interprété  le  rêve.  Il  ne  se  lassera  pas  de 
l'oublier.  Son  attitude  négative  à  l'égard  de  la  théorie 
de  la  réalisation  de  désirs  n'est  au  fond  qu'une  consé- 
quence de  la  censure  des  rêves  ;  elle  vient  se  substituer 
chez  lui  aux  désirs  censurés  des  rêves  et  est  un  effet  de 
la  négation  de  ces  désirs. 


RÉALISATIONS  DE  DÉSIRS  235 

Nous  aurons  naturellement  à  nous  expliquer  l'existence 
de  tant  de  rêves  à  contenu  pénible,  et  plus  particulière- 
ment de  rêves  angoissants,  de  cauchemars.  A  ce  propos, 
nous  nous  trouvons  pour  la  première  fois  en  présence 
du  problème  des  sentiments  dans  le  rêve,  problème  qui 
mériterait  d'être  étudié  pour  lui-même,  ce  que  nous 
ne  pouvons  malheureusement  pas  faire  ici.  Si  le  rêve 
est  une  réalisation  de  désirs,  il  ne  devrait  pas  y  avoir 
dans  le  rêve  de  sensations  pénibles  :  là-dessus  les  cri- 
tiques profanes  semblent  avoir  raison.  Mais  il  est  trois 
complications  auxquelles  ceux-ci  n'ont  pas  pensé. 

Premièrement  :  il  peut  arriver  que  le  travail  d'élabo- 
ration n'ayant  pas  pleinement  réussi  à  créer  une  réalisa- 
tion de  désir,  un  résidu  de  sentiments  pénibles  passe  des 
idées  latentes  dans  le  rêve  manifeste.  L'analyse  devrait 
montrer  alors  que  ces  idées  latentes  étaient  beaucoup 
plus  pénibles  que  celles  dont  se  compose  le  rêve  mani- 
feste. Nous  admettons  alors  que  le  travail  d'élaboration 
n'a  pas  plus  atteint  son  but  qu'on  n'éteintla  soif  lorsqu'on 
rêve  qu'on  boit.  On  a  beau  rêver  de  boissons,  mais, 
quand  on  a  réellement  soif,  il  faut  s'éveiller  pour  boire. 
On  a  cependant  fait  un  rêve  véritable,  un  rêve  qui  n'a 
rien  perdu  de  son  caractère  de  rêve,  du  fait  de  la  non- 
réalisation  du  désir.  Nous  devons  dire  :  «  Ut  desint  vires, 
tamen  est  laudanda  voluntas.  »  Si  le  désir  n'a  pas  été 
satisfait,  l'intention  n'en  reste  pas  moins  louable.  Ces 
cas  de  non-réussite  sont  loin  d'être  rares.  Ce  qui  y  con- 
tribue, c'est  que  les  sentiments  étant  parfois  très 
résistants,  le  travail  d'élaboration  réussit  d'autant  plus 
difficilement  à  en  changer  le  sens.  Et  il  arrive  ainsi, 
qu'alors  que  le  travail  d'élaboration  a  réussi  à  transformer 
en  réalisation  de  désir  le  contenu  pénible  des  idées 
latentes,  le  sentiment  pénible  qui  accompagne  ces  idées 
passe  tel  quel  dans  le  rêve  manifeste.  Dans  les  rêves 
manifestes  de  ce  genre,  il  y  a  donc  désaccord  entre  le 
sentiment  et  le  contenu,  et  nos  critiques  sont  en  droit 
de  dire  que  le  rêve  est  si  peu  une  réalisation  d'un  désir 
que  même  un  contenu  inofï'ensif  y  est  accompagné  d'un 
sentiment  pénible.  Nous  objecterons  à  cette  absurde 
observation  que  c'est  précisément  dans  les  rêves  en 
question  que  la  tendance  à  la  réalisation  de  désirs  se 
manifeste  avec  le  plus  de  netteté,  parce  qu'elle  s'y  trouve 


236  LE  RÊVE 

à  l'état  isolé.  L'erreur  provient  de  ce  que  ceux  qui  ne 
connaissent  pas  les  névroses  s'imaginent  qu'il  existe 
entre  le  contenu  et  le  sentiment  un  lien  indissoluble  et 
ne  comprennent  pas  qu'un  contenu  puisse  être  modifié, 
sans  que  le  sentiment  qui  y  est  attaché  le  soit. 

Une  autre  complication,  beaucoup  plus  importante  et 
profonde,  dont  le  profane  ne  tient  pas  compte,  est  la  sui- 
vante. Une  réalisation  du  désir  devrait  certainement 
être  une  cause  de  plaisir.  Mais  pour  qui  ?  Pour  celui 
naturellement  qui  a  ce  désir.  Or,  nous  savons  que  l'atti- 
tude du  rêveur  à  l'égard  de  ses  désirs  est  une  attitude 
tout  à  fait  particulière.  11  les  repousse,  les  censure,  bref 
n'en  veut  rien  savoir.  Leur  réalisation  ne  peut  donc  lui 
procurer  de  plaisir  :  bien  au  contraire.  Et  l'expérience 
montre  que  ce  contraire,  qui  reste  encore  à  expliquer, 
se  manifeste  sous  la  forme  de  l'angoisse.  Dans  son  atti- 
tude à  l'égard  des  désirs  de  ses  rêves,  le  rêveur  apparaît 
ainsi  comme  composé  de  deux  personnes,  réunies  cepen- 
dant par  une  intime  communauté.  Au  lieu  de  me  livrer 
à  ce  sujet  à  de  nouveaux  développements,  je  vous 
rappellerai  un  conte  connu  où  se  retrouve  exactement  la 
même  situation.  Une  bonne  fée  promet  à  un  pauvre 
couple  humain,  homme  et  femme,  la  réalisation  de  leurs 
trois  premiers  désirs.  Heureux,  ils  se  mettent  en  devoir 
de  choisir  ces  trois  désirs.  Séduite  par  l'odeur  de  sau- 
cisse qui  se  dégage  de  la  chaumière  voisine,  la  femme 
est  prise  d'envie  d'avoir  une  paire  de  saucisses.  Un 
instant,  etles  saucisses  sont  là:  c'est  la  réalisation  du  pre 
mier  désir.  Furieux,  l'homme  souhaite  de  voir  ces  sau- 
cisses suspendues  au  nez  de  sa  femme.  Aussitôt  dit, 
aussitôt  fait,  et  les  saucisses  ne  peuvent  plus  être  déta- 
chées du  nez  de  la  femme  :  réalisation  du  deuxième 
désir  qui  est  celui  du  mari.  Inutile  de  vous  dire  qu'il  n'y 
a  là  pour  la  femme  rien  d'agréable.  Vous  connaissez  la 
suite.  Comme,  au  fond,  l'homme  et  la  femme  ne  font 
qu'un,  le  troisième  désir  doit  être  que  les  saucisses  se 
détachent  du  nez  de  la  femme.  Nous  pourrions  encore 
utiliser  ce  conte  dans  beaucoup  d'autres  occasions  , 
nous  nous  en  servons  ici  pour  montrer  que  la  réalisation 
du  désir  de  l'un  peut  être  une  source  de  désagréments 
pour  l'autre,  lorsqu'il  n'y  a  pas  d'entente  entre  les  deux. 

Il  ne  vous  sera  pas  difficile  maintenant  d'arriver  à  une 


RÉALISATIONS  DE  DÉSIRS  287 

compréhension  meilleure  des  cauchemars.  Nous  utili- 
serons encore  une  observation,  après  quoi  nous  nous 
déciderons  en  faveur  d'une  hypothèse  à  l'appui  de 
laquelle  on  peut  citer  plus  d'un  argument.  L'observation 
à  laquelle  je  fais  allusion  se  rapporte  au  fait  que  les  cau- 
chemars ont  souvent  un  contenu  exempt  de  toute  défor- 
mation, un  contenu  ayant  pour  ainsi  dire  échappé  à  la 
censure.  Le  cauchemar  est  souvent  une  réalisation  non 
voilée  d'un  désir,  mais  d'un  désir  qui,  loin  d'être  le  bien- 
venu, est  un  désir  refoulé,  repoussé.  L'angoisse,  qui 
accompagne  cette  réalisation,  prend  la  place  de  la  cen- 
sure. Alors  qu'on  peut  dire  du  rêve  infantile  qu'il  est  la 
réalisation  franche  d'un  désir  admis  et  avancé,  et  du  rêve 
déformé  ordinaire,  qu'il  est  la  réalisation  voilée  d'un 
désir  refoulé,  le  cauchemar,  lui,  ne  p?ut-être  défini  que 
comme  la  réalisation  franche  d'un  dé^ir  repoussé.  L'an- 
goisse est  une  indication  que  le  désir  repoussé  s'est 
montré  plus  fort  que  la  censure,  qu'il  s'est  réalisé  ou 
était  en  train  de  se  réaliser  malgré  la  censure.  On  com- 
prend que  pour  nous,  qui  nous  plaçons  au  point  de  vue 
de  la  censure,  cette  réalisation  n'apparaît  cine  comme 
une  source  de  sensations  pénibles  et  une  occasion  de  se 
mettre  en  état  de  défense.  Le  sentiment  d'angoisse  qu'on 
éprouve  ainsi  dans  le  rêve  est,  si  l'on  veut,  l'angoisse 
devant  la  force  de  ces  désirs  qu'on  avait  réussi  à  réprimer 
jusqu'alors. 

Ce  qui  est  vrai  des  cauchemars  non  déformés  doit 
l'être  également  de  ceux  qui  ont  subi  une  déformation 
partielle,  ainsi  que  des  autres  rêves  désagréables  dont 
les  sensations  pénibles  se  rapprochent  probablement  plus 
ou  moins  de  l'angoisse.  Le  cauchemar  est  généralement 
suivi  du  réveil  ;  notre  sommeil  se  trouve  le  plus  souvent 
interrompu  avant  que  le  désir  réprimé  du  rêve  ait  atteint, 
à  rencontre  de  la  censure,  sa  complète  réalisation.  Dans 
ce  cas  le  rêve  a  manqué  à  sa  fonction,  sans  que  sa  nature 
s'en  trouve  modifiée.  Nous  avons  comparé  le  rêve  au 
veilleur  de  nuit,  à  celui  qui  est  chargé  de  protéger  notre 
sommeil  contre  les  causes  de  trouble.  11  arrive  au  veilleur 
de  réveiller  le  dormeur  lorsqu'il  se  sent  trop  faible  pour 
écarter  tout  seul  le  trouble  ou  le  danger.  Il  nous  arrive 
cependant  de  maintenir  le  sommeil,  alors  même  que  le 
rêve  commence  à  devenir  suspect  et  à  tourner  àFangoisse. 

Freud.  i5 


3  38  LE  RÊVE 

Nous  nous  disons,  tout  en   dormant  :  «  Ce  n'est  qu'un 
rêve  »,  et  nous  continuons  de  dormir. 

Comment  se  fait-il  que  le  désir  soit  assez  puissant 
pour  échapper  à  la  censure  ?  Cela  peut  tenir  aussi  bien 
au  désir  qu'à  la  censure.  Pour  des  raisons  inconnues,  le 
désir  peut,  à  un  moment  donné,  acquérir  une  intensité 
excessive  ;  mais  on  a  l'impression  que  c'est  le  plus  sou- 
^vent  à  la  censure  qu'est  dû  ce  changement  dans  les  rap- 
ports réciproques  des  forces  en  présence.  Nous  savons 
déjà  que  l'intensité  avec  laquelle  la  censure  se  manifeste 
varie  d'un  cas  à  l'autre,  chaque  élément  étant  traité  avec 
une  sévérité  dont  le  degré  est  également  variable.  Nous 
pouvons  ajouter  maintenant  que  cette  variabilité  va  beau- 
coup plus  loin  et  que  la  censure  ne  s'applique  pas  tou- 
jours avec  la  même  vigueur  au  même  élément  répres- 
sible.  S'il  lui  est  arrivé,  dans  un  cas  donné,  de  se  trouver 
impuissante  à  l'égard  d'un  désir  qui  cherche  à  la  sur- 
prendre, elle  se  sert  du  dernier  moyen  qui  lui  reste,  à 
défaut  de  la  déformation,  et  fait  intervenir  le  sentiment 
d'angoisse. 

Nous  nous  apercevons,  à  ce  propos,  que  nous  ignorons 
pourquoi  ces  désirs  réprimés  se  manifestent  précisément 
pendant  la  nuit,  pour  troubler  notre  sommeil.  On  ne 
peut  répondre  à  cette  question  qu'en  tenant  compte  de 
la  nature  de  l'état  de  sommeil.  Pendantle  jour  ces  désirs 
sont  soumis  à  une  rigoureuse  censure  qui  leur  interdit 
en  général  toute  manifestation  extérieure.  Mais  pendant 
la  nuit  cette  censure,  comme  beaucoup  d'autres  intérêts 
de  la  vie  psychique,  se  trouve  supprimée  ou  tout  au  moins 
considérablement  diminuée,  au  profit  du  seul  désir  du 
rêve.  C'est  à  cette  diminution  de  la  censure  pendant  la 
nuit  que  les  désirs  défendus  doivent  la  possibilité  de  se 
manifester.  Il  est  des  nerveux  souffrant  d'insomnie  qui 
nous  ont  avoué  que  leur  insomnie  était  voulue  au  début. 
La  peur  des  rêves  et  la  crainte  des  conséquences  de  cet 
affaiblissement  de  la  censure  les  empêchent  de  s'endor- 
mir. Que  cette  suppression  de  la  censure  ne  constitue 
pas  un  grossier  manque  de  prévoyance,  c'est  ce  qu'il  est 
facile  de  voir.  L'état  de  sommeil  paralyse  notre  motilité  ; 
nos  mauvaises  intentions,  alors  même  qu'elles  entrent 
en  action,  ne  peuvent  précisément  produire  rien  d'autre 
que    le  rêve,   qui  est  pratiquement  inofl'ensif,   et   cette 


RÉALISATIONS  DE  DÉSIRS  a'kj 

situation  rassurante  trouve  son  expression  dans  l'obser- 
vation tout  à  fait  raisonnable  du  dormeur,  observation 
faisant  partie  de  la  vie  nocturne,  mais  non  de  laviederêve: 
«  Ce  n'est  qu'un  rêve  ».  Et  puisque  ce  n'est  qu'un  rêve, 
laissons-le  faire,  et  continuons  de  dormir. 

Si  vous  vous  rappelez,  en  troisième  lieu,  l'analogie  que 
nous  avons  établie  entre  le  rêveur  luttant  contre  ses 
désirs  et  le  personnage  fictif  composé  de  deux  individua  - 
lités  distinctes,  mais  étroitement  rattachées  Tune  à 
l'autre,  vous  verrez  facilement  qu'il  existe  une  autre 
raison  pour  que  la  réalisation  d'un  désir  ait  un  efl'et 
extrêmement  désagréable,  à  savoir  celui  d'une  punition. 
Reprenons  notre  conte  des  trois  désirs  :  les  saucisses  sur 
l'assiette  constituent  la  réalisation  directe  du  désir  de  la 
première  personne,  c'est-à-dire  de  la  femme  ;  les  sau- 
cisses sur  le  nez  de  celle-ci  sont  la  réalisation  du  désir 
de  la  deuxième  personne,  c'est-à-dire  du  mari,  mais 
constituent  aussi  la  punition  infligée  à  la  femme  pour 
son  absurde  désir.  Dans  les  névroses  nous  retrouvons 
la  motivation  du  troisième  des  désirs  dont  parle  le  conte. 
Or,  nombreuses  sont  ces  tendances  pénales  dans  la  vie 
psychique  de  l'homme  ;  elles  sont  très  fortes  et  respon- 
sables d'une  bonne  partie  des  rêves  pénibles.  Vous  me 
diriez  maintenant  que  tout  ceci  admis,  il  ne  reste  plus 
grand'chose  de  la  fameuse  réalisation  de  désirs.  Mais 
en  y  regardant  de  plus  près,  vous  constaterez  que  vous 
avez  tort.  Si  Ton  songe  à  la  variété  (dont  il  sera  question 
plus  bas)  de  ce  que  le  rêve  pourrait  être  et,  d'après  cer- 
tains auteurs,  de  ce  qu'il  est  réellement,  notre  définition  : 
réalisation  d  un  désir,  d'une  crainte^  d'une  punition,  est 
vraiment  une  définition  bien  délimitée.  A  cela  s'ajoute 
encore  le  fait  que  la  crainte,  l'angoisse  est  tout  à  fait 
l'opposé  du  désir,  que  dans  l'association  les  contraires 
se  trouvent  très  rapprochés  l'un  de  l'autre  et  se  confon- 
dent même,  ainsi  que  nous  le  savons,  dans  l'inconscient. 
Sans  dire  que  la  punition  est,  elle  aussi,  la  réalisation 
d'un  désir,  du  désir  d'une  autre  personne,  de  celle  qui 
exerce  la  censure. 

C'est  ainsi  qu'à  tout  prendre  je  n'ai  fait  aucune  con- 
cession à  votre  parti  pris  contre  la  théorie  de  la  réalisa- 
tion de  désirs.  Mais  j'ai  le  devoir,  auquel  je  n'entends  pas 
me  soustraire,  de  vous  montrer  que  n'importe  quel  rêve 


î>4o  LE  RÊVE 

déformé  n'est  autre  chose  que  la  réalisation  d'un  désir. 
Rappelez-vous  le  rêve  que  nous  avons  déjà  interprété  et 
à  propos  duquel  nous  avons  appris  tant  de  choses  inté- 
ressantes :    le    rêve    tournant    autour    de    3   mauvaises 
places  de   théâtre   pour   i  fl.   5o.   Une  dame,  à  laquelle 
son  mari  annonce   dans  la  journée  que  son  amie  Elise, 
de  3  mois    seulement  plus  jeune  qu'elle,    s'est  fiancée, 
rêve   qu'elle  se    trouve  avec  son  mari   au  théâtre.   Une 
partie  du  parterre   est  à  peu  près  vide.  Le  mari  lui  dit 
qu'Elise  et  son  fiancé  auraient  voulu  également  venir  au 
théâtre,  mais  qu'ils  ne   purent  le  faire,   n'ayant  trouvé 
que  trois  mauvaises  places  pour  i  fl.  5o.  Elle  pense  que 
le  malheur  n'a  pas  été  grand.  Nous  avons  appris  que  les 
idées  du  rêve  se  rapportaient  à  son  regret  de  s'être  mariée 
trop  tôt  et  au  mécontentement  que  lui  causait  son  mari. 
Nous  devons  avoir  la   curiosité  de  rechercher  comment 
ces   tristes  idées    ont  été  élaborées  et  transformées  en 
réalisation  d'un  désir  et  où  se  trouvent  leurs  traces  dans 
le  contenu  manifeste.  Or,  nous  savons  déjà  que  l'élément 
«  trop  tôt  »,  «  hâtivement  »,  a  été  éliminé  du  rêve  parla 
censure.  Le  parterre  vide  y  est  ime  allusion.  Le  mysté- 
rieux «  trois  pour  i  fl.  5o  »  nous  devient  maintenant  plus 
compréhensible,   grâce  au  symbolisme  que  nous  avons 
depuis  appris   à  connaître*.    Le  5  signifie  réellement  un 
homme  et  l'élément  manifeste  se  laisse  traduire  facile- 
ment :    s'acheter  un   mari  avec  la  dot  («  Avec  ma  dot, 
j'aurais  pu  m'acheter  un   mari  dix  fois  meilleur.  »)    Le 
mariage  est  manifestement  remplacé  par  le  fait  de  se 
rendre  au  théâtre.  «  Les  billets  ont  été  achetés  trop  tôt  » 
est  un  déguisement  de  l'idée  :  «  Je  me  suis  mariée  trop 
tôt.    »  Mais  cette  substitution  est  l'efl'et  de  la   réalisation 
du  désir.  Notre  rêveuse  n'a  jamais  été  aussi  mécontente 
de    son  mariage  précoce  que  le  jour  où  elle  a  appris  la 
nouvelle  des  fiançailles  de  son  amie.  Il  fut  un  temps  où 
elle    était  fière   d'être   mariée  et   se  considérait  comme 
supérieure  à  Élise.  Les  jeunes  filles  naïves  sont  souvent 
fières,  une  fois  fiancées,  de  manifester  leur  joie  à  propos 
du    fait  que   tout   leur  devient  permis,  qu'elles  peuvent 
voir  toutes  les  pièces  de  théâtre,  assister  à  tous  les  spec- 


I.   Je  ne  mentionne  pas  ici,  faute  de  matériaux  qu'aurait  pu  fournir   l'ana- 
lyse, une  autre  interprétation  possible  de  ce  3  chez  une  femme  stérile. 


RÉALISATIONS  DE  DÉSiRS  2A1 

tacles.  La  curiosité  de  tout  voir,  qui  se  manifeste  ici,  a 
été  très  certainement  au  début  une  curiosité  sexuelle,  tour- 
née vers  la  vie  sexuelle,  surtout  vers  celle  des  parents, 
et  devint  plus  tard  un  puissant  motif  qui  décida  la  jeune 
fille  à  se  marier  de  bonne  heure. 

C'est  ainsi  que  le  fait  d'assister  au  spectacle  devient 
une  substitution  dans  laquelle  on  devine  une  allusion  au 
fait  d'être  mariée.  En  regrettant  actuellement  son  précoce 
mariage,  elle  se  trouve  ramenée  à  l'époque  où  ce 
mariage  était  pour  elle  la  réalisation  d'un  désir,  parce 
qu'il  devait  lui  procurer  la  possibilité  de  satisfaire  son 
amour  des  spectacles  et,  guidée  par  ce  désir  de  jadis, 
elle  remplace  le  fait  d'être  mariée  par  celui  d'aller  au 
théâtre. 

Nous  pouvons  dire  que  voulant  démontrer  l'existence 
d'une  réalisation  de  désir  dissimulée,  nous  n'avons  pas 
précisément  choisi  l'exemple  le  plus  commode.  Nous 
aurions  à  procéder  d'une  manière  analogue  dans  tous  les 
autres  rêves  déformés.  Je  ne  puis  le  faire  devant  vous,  et 
me  contenterai  de  vous  assurer  que  la  recherche  sera 
toujours  couronnée  de  succès.  Je  tiens  cependant  à  m'at- 
tarder  un  peu  à  ce  détail  de  la  théorie.  L'expérience  m'a 
montré  qu'il  est  un  des  plus  exposés  aux  attaques  et  que 
c'est  à  lui  que  se  rattachent  la  plupart  des  contradictions 
et  des  malentendus.  En  outre,  vous  pourriez  avoir  l'im- 
pression que  j'ai  retiré  une  partie  de  mes  affirmations,  en 
disant  que  le  rêve  est  un  désir  réalisé  ou  son  contraire, 
c'est-à-dire  une  angoisse  ou  une  punition  réalisée,  et 
vous  pourriez  juger  l'occasion  favorable  pourm'arracher 
d'autres  concessions.  On  m'avait  aussi  adressé  le  reproche 
d'exposer  trop  succinctement  et,  par  conséquent,  d'une 
façon  trop  peu  persuasive,  des  choses  qui  me  paraissent 
à  moi-même  évidentes. 

Beaucoup  de  ceux  qui  m'ont  suivi  dans  l'interprétation 
des  rêves  et  ont  accepté  les  résultats  qu'elle  a  donnés 
s'arrêtent  souvent  au  point  où  finit  ma  démonstration  que 
le  rêve  est  un  désir  réalisé,  et  demandent  :  «  Étant  admis 
que  le  rêve  a  toujours  un  sens  et  que  ce  sens  peut  être 
révélé  par  la  technique  psychanalytique,  pourquoi  doit- 
il,  contre  toute  évidence,  être  toujours  moulé  dans  la 
formule  de  la  réalisation  d'un  désir?  Pourquoi  la  pensée 
nocturne  n'aurait-elle  pas  des  sens  aussi  variés  et  mul- 


2/43  LE  RÉYE 

tlpîes  que  la  pensée  diurne?  Autrement  dit,  pourquoi  le 
rêve  ne  correspondrait-il  pas  une  fois  à  un  désir  réalisé, 
une  autre  fois,  comme  vous  en  convenez  vous-mêmes,  à 
son  contraire,  c'est-à  dire  à  une  appréhension  réalisée, 
pourquoi  n'exprimerait-il  pas  un  projet,  un  avertissement, 
une  réflexion  avec  ses  pour  et  contre,  ou  encore  un 
reproche,  un  remords,  une  tentative  de  se  préparer  à  un 
travail  imminent,  etc.  ?  Pourquoi  exprimerait-il  toujours 
et  uniquement  un  désir  ou,  tout  au  plus,  son  contraire?  » 

Vous  pourriez  penser  qu'une  divergence  sur  ce  point 
est  sans  importance,  dès  l'instant  où  l'on  est  d'accord 
sur  les  autres  ;  qu'il  suffît  que  nous  ayons  découvert  le 
sens  du  rêve  et  le  moyen  de  le  découvrir  et  qu'il  importe 
peu,  après  cela,  que  nous  ayons  trop  étroitement  délimité 
ce  sens.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi.  Un  malentendu  sur  ce 
point  est  de  nature  à  porter  atteinte  à  toutes  nos  connais- 
sances acquises  sur  le  rêve  et  à  diminuer  la  valeur 
qu'elles  pourraient  avoir  pour  nous  lorsqu'il  s'agira  de 
comprendre  les  névroses.  11  est  permis  d'être  «  coulant  » 
dans  les  affaires  commerciales  ;  mais  lorsqu'il  s'agit  de 
questions  scientifiques,  pareille  attitude  n'est  pas  démise 
et  pourrait  même  être  nuisible. 

Donc,  pourquoi  un  rêve  ne  correspondrait-il  pas  à 
autre  chose  qu'à  la  réalisation  d'un  désir?  Ma  première 
réponse  à  cette  question  sera,  comme  toujours  dans  les 
cas  analogues:  je  n'en  sais  rien.  Je  ne  verrais  nul  incon- 
vénient à  ce  qu'il  en  fut  ainsi.  Mais  en  réalité  il  n'en  est 
pas  ainsi,  et  c'est  le  seul  détail  qui  s'oppose  à  cette  con- 
ception plus  large  et  plus  commode  du  rêve.  Ma  deuxième 
réponse  sera  que  je  ne  suis  pas  moi-même  loin  d'admet- 
tre que  le  rêve  correspond  à  des  formes  de  pensée  et  à 
des  opérations  intellectuelles  multiples.  J'ai  relaté  un  jour 
l'observation  d'un  rêve  qui  s'était  reproduit  pendant  trois 
nuits  consécutives,  ce  que  j'ai  expliqué  par  le  fait  que 
ce  rêve  correspondait  à  un  projet  ei  ^ne,  celui-ci  exécuté, 
le  rêve  n'avait  plus  aucune  raison  de  se  reproduire.  Plus 
tard  j'avais  publié  un  rêve  qui  correspondait  à  une  con- 
fession. Comment  puis-je  donc  me  contredire  et  affirmer 
que  le  rêve  n'est  qu'un  désir  réalisé? 

Je  le  fais  pour  écarter  un  naïf  malentendu  qui  pourrait 
rendre  vains  tous  les  efforts  que  nous  a  coûté  le  rêve, 
un  malentendu  qui  confond  le  rêve  avec  les  idées  latentes 


RÉALISATIONS  DE  DÉSIRS  2/t3 

du  rêve  et  applique  à  celui-là  ce  qui  appartient  unique- 
ment à  celles-ci.  Il  est  parfaitement  exact  que  le  rêve  peut 
représenter  tout  ce  que  nous  avons  énuméré  plus  haut 
et  y  servir  de  substitution  :  projet,  avertissement,  réflexion, 
préparatifs,  essai  de  résoudre  un  problème,  etc.  Mais,  en 
y  regardant  de  près,  vous  ne  manquerez  pas  de  vous 
rendre  compte  que  cela  n'est  exact  qu'en  ce  qui  concerne 
les  idées  latentes  du  rêve  qui  se  sont  transformées  pour 
devenir  le  rêve.  Vous  apprenez  par  l'interprétation  des 
rêves  que  la  pensée  inconsciente  de  l'homme  est  préoc- 
cupée par  ces  projets,  préparatifs,  réflexions  que  le  travail 
d'élaboration  transforme  en  rêves.  Si  vous  ne  vous  inté- 
ressez pas,  à  un  moment  donné,  au  travail  d'élaboration, 
et  que  vous  portiez  tout  votre  intérêt  sur  l'idéation  incon- 
sciente de  l'homme,  vous  éliminez  celui-là  et  vous  dites 
avec  raison  que  le  rêve  correspond  à  un  projet,  à  un 
avertissement,  etc.  Ce  cas  est  fréquent  dans  l'activité 
psychanalytique  :  on  cherche  à  détruire  la  forme  qu'a 
revêtue  le  rêve  et,  à  sa  place,  introduire  dans  l'ensemble 
les  idées  latentes  qui  ont  donné  naissance  au  rêve. 

Et  c'est  ainsi  qu'en  ne  tenant  compte  que  des  idées 
latentes,  nous  apprenons  en  passant  que  tous  ces  actes 
psychiques  si  compliqués,  que  nous  venons  de  nommer, 
s'accomplissent  en  dehors  de  la  conscience  :  résultat 
aussi  magnifique  que  troublant  I 

Mais,  pour  en  revenir  à  la  multiplicité  des  sens  que 
peuvent  avoir  les  rêves,  vous  n'avez  le  droit  d'en  parler 
que  dans  la  mesure  où  vous  savez  pertinemment  que 
vous  vous  servez  d'une  expression  abrégée  et  où  vous  ne 
croyez  pas  devoir  étendre  cette  multiplicité  à  la  nature 
même  du  rêve.  Lorsque  vous  parlez  du  «  rêve  »,  vous 
devez  penser  soit  au  rêve  manifeste,  c'est-à-dire  au  pro- 
duit du  travail  d'élaboration,  soit,  et  tout  au  plus,  à  ce  tra- 
vail lui-même,  c'est-à-dire  au  processus  psychique  qui 
forme  le  rêve  manifeste  avec  les  idées  latentes  du  rêve. 
Tout  autre  emploi  de  ce  mot  ne  peut  créer  que  confusion 
•<?t  malentendus.  Si  vos  affirmations  se  rapportent,  au 
delà  du  rêve,  aux  idées  latentes,  dites-le  directement, 
sans  masquer  le  problème  du  rêve  derrière  le  mode  d'ex- 
pression vague  dont  vous  vous  servez.  Les  idées  latentes 
sont  la  matière  que  le  travail  d'élaboration  transforme 
*n  rêve  manifeste.  Pourquoi  voudriez-vous  confondre  la 


3  4^1  LE  RÈYE 

matière  avec  le  travail  qui  lui  donne  une  forme  ?  En  quoi 
vous  distinguez-vous  alors  de  ceux  qui  ne  connaissaient 
que  le  produit  de  ce  travail,  sans  pouvoir  s'expliquer  d'où 
ce  produit  vient  et  comment  il  est  fait? 

Le  seul  élément  essentiel  du  rêve  est  constitué  par  le 
travail  d'élaboration  qui  agit  sur  la  matière  formée  par 
les  idées.  Nous  n'avons  pas  le  droit  de  l'ignorer  en  théo- 
rie, bien  que  nous  soyons  obligés  de  le  négliger  dans 
certaines  situations  pratiques.  L'observation  analytique 
montre  également  que  le  travail  d'élaboration  ne  se 
borne  pas  à  donner  à  ces  idées  l'expression  archaïque  ou 
régressive  que  vous  connaissez  :  il  y  ajoute  régulière- 
ment quelque  chose  qui  ne  fait  pas  partie  des  idées 
latentes  de  la  journée,  mais  constitue  pour  ainsi  dire  la 
force  motrice  de  la  formation  du  rêve.  Cette  indispensable 
addition  n'est  autre  que  le  désir,  également  inconscient, 
et  le  contenu  du  rêve  subit  une  transformation  ayant  pour 
but  la  réalisation  de  ce  désir.  Dans  la  mesure  où  vous 
envisagez  le  rêve  en  vous  plaçant  au  point  de  vue  des 
idées  qu'il  représente,  il  peut  donc  signifier  tout  ce  que 
l'on  voudra  :  avertissement,  projet,  préparatifs,  etc.  ; 
mais  il  est  toujours  en  même  temps  la  réalisation  d'un 
désir  inconscient,  et  il  n'estque  cela,  si  vous  le  considérez 
comme  TefTet  du  travail  d'élaboration.  Un  rêve  n'est  donc 
jamais  un  projet  tout  court,  un  avertissement  tout 
court,  etc.,  mais  toujours  un  puojet  ou  nn  avertissement 
ayant  reçu  grâce  à  un  désir  inconscient,  un  mode  d'ex- 
pression archaïque  et  ayant  été  transformé  en  vue  de  la 
réalisation  de  ce  désir.  Un  des  caractères,  la  réalisation 
de  désir,  est  un  caractère  constant  ;  l'autre  peut  varier  ; 
il  peut  être  également  un  désir,  auquel  cas  le  rêve  repré- 
sente un  désir  latent  de  la  journée  réalisé  à  l'aide  d'un 
désir  inconscient. 

Je  comprends  tout  cela  très  bien,  mais  je  ne  sais  si  j'ai 
réussi  à  vous  le  rendre  également  intelligible.  C'est  qu'il 
m'est  difficile  de  vous  le  démontrer.  Cette  démonstration 
exige,  d'une  part,  une  analyse  minutieuse  d'un  grand 
nombre  de  rêves  et,  d'autre  part,  ce  point  le  plus  épineux 
et  le  plus  significatif  de  notre  conception  du  rêve  ne  peut 
pas  être  exposé  d'une  manière  persuasive  sans  être 
rattaché  à  ce  qui  va  suivre.  Croyez-vous  vraiment  qu'étant 
donnés  les  liens  étroits  qui  rattachent  les  choses  les  unes 


RÉALISATIONS  DE  DÉSIRS  2^5 

aux  autres,  on  puisse  approfondir  la  nature  de  l'une, 
sans  se  soucier  des  autres  ayant  une  nature  analogue  ? 
Comme  nous  ne  savons  encore  rien  des  phénomènes  qui 
se  rapprochent  le  plus  du  rêve,  à  savoir  des  symptômes 
névrotiques,  nous  devons  nous  contenter  des  points 
momentanément  acquis.  Je  vais  seulement  élucider 
devant  vous  encore  un  exemple  et  vous  soumettre  une 
nouvelle  considération. 

Reprenons  une  fois  de  plus  le  rêve  dont  nous  nous 
sommes  déjà  occupés  à  plusieurs  reprises,  du  rêve  ayant 
pour  objet  3  places  de  théâtre  pour  i  fl.  5o.  Je  puis  vous 
assurer  que  lorsque  je  l'ai  choisi  comme  exemple  pour  la 
première  fois,  ce  fut  sans  aucune  intention.  Vous  con- 
naissez les  idées  latentes  de  ce  rêve  :  regret  de  s'être 
mariée  trop  tôt,  regret  éprouvé  à  la  nouvelle  des  fian- 
çailles de  l'amie  ;  sentiment  de  mépris  à  l'égard  du  mari  ; 
idée  qu'elle  aurait  pu  avoir  un  meilleur  mari  si  elle 
avait  voulu  attendre.  Vous  connaissez  également  le  désir 
qui  a  fait  de  toutes  ces  idées  un  rêve  :  c'est  l'amour  des 
spectacles,  le  désir  de  fréquenter  les  théâtres,  ramifica- 
tion probablement  de  l'ancienne  curiosité  d'apprendre 
enfin  ce  qui  se  passe  lorsqu'on  est  mariée.  On  sait  que 
chez  les  enfants  cette  curiosité  est  en  général  dirigée 
vers  la  vie  sexuelle  des  parents  ;  c'est  donc  une  curiosité 
infantile  et,  dans  la  mesure  où  elle  persiste  plus  tard, 
elle  est  une  tendance  dont  les  racines  plongent  dans  la 
phase  infantile  de  la  vie.  Mais  la  nouvelle  apprise  pen- 
dant la  journée  ne  fournissait  aucun  prétexte  à  cet 
amour  des  spectacles  :  elle  était  seulement  de  nature  à 
éveiller  le  regret  et  le  remords.  Ce  désir  ne  faisait  pas 
tout  d'abord  partie  des  idées  latentes  du  rêve  et  nous 
pûmes,  sans  en  tenir  compte,  ranger  dans  l'analyse  le 
résultat  de  l'interprétation  du  rêve.  Mais  la  contrariété 
en  elle-même  n'était  pas  non  plus  capable  de  produire  le 
rêve.  Les  idées  :  «  ce  fut  une  absurdité  de  ma  part  de  me 
marier  si  tôt  »  ne  purent  donner  lieu  à  un  rêve  qu'après 
avoir  réveillé  l'ancien  désir  de  voir  enfin  ce  qui  se  passe 
lorsqu'on  est  mariée.  Ce  désir  forma  alors  le  contenu  du 
rêve,  en  remplaçant  le  mariage  par  une  visite  au  théâtre, 
et  lui  donna  la  forme  d'une  réalisation  d'un  rêve  anté- 
rieur :  oui,  moi  je  puis  aller  au  théâtre  et  voir  tout  ce  qui 
est  défendu,  tandis   que  toi,  tu  ne  le  peux  pas.  Je  suis 


246  LE  RÊVE 

mariée,  et  loi,  tu  dois  encore  attendre.  C'est  ainsi  que  la 
situation  actuelle  a  été  transformée  en  son  contraire  et 
qu'un  ancien  triomphe  a  pris  la  place  d'une  déception 
récente.  Mélange  d'une  satisfaction  de  l'amour  des  spec- 
tacles et  d'une  satisfaction  égoïste  procurée  par  le 
triomphe  sur  une  concurrente.  C'est  cette  satisfaction  qui 
détermine  le  contenu  manifeste  du  rêve,  ce  contenu  étant 
qu'elle  se  trouve  au  théâtre,  alors  que  son  amie  ne  peut 
y  avoir  accès.  Sur  cette  situation  de  satisfaction  sont 
greffées,  à  titre  de  modifications,  sans  rapport  avec  elle 
et  incompréhensibles,  les  parties  du  contenu  du  rêve 
derrière  lesquelles  se  dissimulent  encore  les  idées 
latentes.  L'interprétation  du  rêve  doit  faire  abstraction 
de  tout  ce  qui  sert  à  représenter  la  satisfaction  du  désir 
et  reconstituer  d'après  les  seules  allusions  dont  nous 
venons  de  parler  les  pénibles  idées  latentes  du  rêve. 

La  considération  que  je  me  propose  de  vous  soumettre 
est  destinée  à  attirer  votre  attention  sur  les  idées  latentes 
qui  se  trouvent  maintenant  occuper  le  premier  plan.  Je 
vous  prie  de  ne  pas  oublier  :  en  premier  lieu,  que  le 
rêveur  n'a  aucune  conscience  de  ces  idées  ;  en  deuxième 
lieu,  qu'elles  sont  parfaitement  intelligibles  et  cohé- 
rentes, de  sorte  qu'elles  peuvent  être  conçues  comme  des 
réactions  tout  à  fait  naturelles  à  l'événement  qui  a  servi 
de  prétexte  au  rêve  ;  et  enfin,  en  troisième  lieu,  qu'elles 
peuvent  avoir  la  même  valeur  que  n'importe  quelle  ten- 
dance psychique  ou  opération  intellectuelle.  J'appellerai 
maintenant  ces  idées  «  restes  diurnes  »,  en  donnant  à  ces 
r/iots  un  sens  plus  rigoureux  que  précédemment.  Peu 
importe  d'ailleurs  que  le  rêveur  convienne  ou  non  de  ces 
restes.  Ceci  fait,  j'établis  une  distinction  entre  restes 
diurnes  et  idées  latentes  ;  et,  conformément  à  l'usage  que 
nous  avons  fait  précédemment  de  ce  dernier  terme,  je 
désignerai  par  idées  latentes  tout  ce  que  nous  apprenons 
par  l'interprétation  des  rêves,  les  restes  diurnes  n'étant 
qu'une  partie  des  idées  latentes.  Nous  disons  alors  que 
quelque  chose  appartenant  également  à  la  région  de 
l'inconscient  est  venu  s'ajouter  aux  restes  diurnes,  que 
ce  quelque  chose  est  un  désir  intense,  mais  réprimé,  et 
que  c'est  ce  désir  seul  qui  a  rendu  possible  la  formation 
du  rêve.  L'action  exercée  par  ce  désir  sur  les  restes 
diurnes  fait  surgir  d'autres  idées  latentes  qui^  elles,  ne 


RÉALlSATiONS  DE  DÉSIRS  247 

peuvent  plus  être  considérées  comme  rationnelles  et 
explicables  par  la  vie  éveillée. 

Pour  illustrer  les  rapports  existant  entre  les  restes 
diurnes  et  le  désir  inconscient,  je  m'étais  servi  d'une 
comparaison  que  je  ne  puis  que  reproduire  ici.  Chaque 
entreprise  a  besoin  d'un  capitaliste  subvenant  aux 
dépenses  et  d'un  entrepreneur  ayant  une  idée  et  sachant 
la  réaliser.  C'est  le  désir  inconscient  qui,  dans  la  forma- 
tion d'un  rêve,  joue  toujours  le  rôle  du  capitaliste;  c'est 
lui  qui  fournit  l'énergie  psychique  nécessaire  à  cette 
formation.  L'entrepreneur  est  représenté  ici  par  le  reste 
diurne  qui  décide  de  l'emploi  de  ces  fonds,  de  cette  éner- 
gie. Or,  dans  certains  cas,  c'est  le  capitaliste  lui-même 
qui  peut  avoir  l'idée  et  posséder  les  connaissances  spé- 
ciales qu'exige  sa  réalisation,  de  même  que  dans  d'autres 
cas,  c'est  l'entrepreneur  lui-même  qui  peut  posséder  les 
capitaux  nécessaires  pour  mener  à  bien  l'entreprise. 
Ceci  simplifie  la  situation  pratique,  tout  en  rendant  plus 
difficile  sa  compréhension  théorique.  Dans  l'économie 
politique,  on  décompose  toujours  cette  personne  unique, 
pour  l'envisager  séparément  sous  l'aspect  du  capitaliste 
et  sous  celui  de  l'entrepreneur;  ce  que  faisant  on  réta- 
blitla  situation  fondamentale  qui  a  servi  de  point  de  départ 
à  notre  comparaison.  Les  mêmes  variations,  dont  je  vous 
laisse  libres  de  suivre  les  modalités,  se  produisent  lors 
de  la  formation  de  rêves. 

Nous  ne  pouvons  pas,  pour  le  moment,  aller  plus  loin, 
car  vous  êtes  sans  doute  depuis  longtemps  tourmentés 
par  une  question  qui  mérite  d'être  enfin  prise  en  consi- 
dération. Les  restes  diurnes,  demandez-vous,  sont-ils  vrai- 
ment inconscients  dans  le  même  sens  que  le  désir  incon- 
scient, dont  l'intervention  est  nécessaire  pour  les  rendre 
aptes  à  provoquer  un  rêve  ?  Rien  de  plus  fondé  que  cette 
question.  En  la  posant,  vous  prouvez  que  vous  voyez 
juste,  car  là  est  le  point  saillant  de  toute  l'affaire.  Eh  bien, 
les  restes  diurnes  ne  sont  pas  inconscients  dans  le  même 
sens  que  le  désir  inconscient.  Le  désir  fait  partie  d'un 
autre  inconscient,  de  celui  que  nous  avons  reconnu 
comme  étant  d'origine  infantile  et  pourvu  de  mécanismes 
spéciaux.  Il  serait  d'ailleurs  indiqué  de  distinguer  ces 
deux  variétés  d'inconscient  en  donnant  k  chacune  une 
désignation  spéciale.  Mais  nous  attendrons  pour  le  faire, 


248  LE  RÊVE 

jusqu'à  ce  que  nous  nous  soyons  familiarisés  avec  la  phéno  ^ 
ménologie  des  névroses.  On  reproche  déjà  à  notre  théo- 
rie son  caractère  fantaisiste,  parce  que  nous  admettons 
un  seul  inconscient  ;  que  dira-t-on  quand  nous  aurons 
avoué  que  pour  nous  satisfaire  il  nous  en  faut  au  moins 
deux? 

Arrêtons-nous  là.  Vous  n'avez  encore  entendu  que  des 
choses  incomplètes  ;  mais  n'est-il  pas  rassurant  de  pen- 
ser que  ces  connaissances  sont  susceptibles  d'un  déve- 
loppement qui  sera  effectué  un  jour  soit  par  nos  propres 
travaux,  soit  par  les  travaux  de  ceux  qui  viendront  après 
nous?  Et  ce  que  nous  avons  déjà  appris  n'est-il  pas  suf- 
fisamment nouveau  et  surprenant? 


CHAPITRE    X\ 
INCERTITUDES    ET    CRITIQUES 


Je  ne  veux  pas  abandonner  le  domaine  du  rêve  sans 
m'occuper  des  principaux  doutes  et  des  principales  incer- 
titudes auxquels  les  nouvelles  conceptions  exposées  dans 
les  pages  qui  précèdent  peuvent  donner  lieu.  Ceux 
d'entre  mes  auditeurs  qui  m'ont  suivi  avec  quelque 
attention  ont  déjà  sans  doute  d'eux-mêmes  réuni  certains 
matériaux  se  rapportant  à  cette  question. 

I.  Vous  avez  pu  avoir  l'impression  que,  malgré  l'ap- 
plication correcte  de  notre  technique,  les  résultats  fournis 
par  notre  travail  d'interprétation  des  rêves  sont  entachés 
de  tant  d'incertitudes  qu'une  réduction  certaine  du  rêve 
manifeste  aux  idées  latentes  en  devient  impossible. Vous 
direz,  à  l'appui  de  votre  opinion,  qu'en  premier  lieu  on 
ne  sait  jamais  si  tel  élément  donné  du  rêve  doit  être 
compris  au  sens  propre  ou  au  sens  symbolique,  car  les 
objets  employés  à  titre  de  symboles  ne  cessent  pas  pour 
cela  d'être  ce  qu'ils  sont.  Et  puisque,  sur  ce  point,  nous 
ne  possédons  aucun  critère  de  décision  objectif,  l'inter- 
prétation se  trouve  abandonnée  à  l'arbitraire  de  l'inter- 
prète. En  outre,  par  suite  de  la  juxtaposition  de  contraires 
effectuée  par  le  travail  d'élaboration,  on  ne  sait  jamais 
d'une  façon  certaine  si  tel  élément  donné  du  rêve  doit 
être  compris  au  sens  négatif  ou  au  sens  positif,  s'il  doit 
être  considéré  comme  étant  lui-même  ou  comme  étant 
son  contraire  :  nouvelle  occasion  pour  l'interprète  d'exer- 
cer son  arbitraire.  En  troisième  lieu,  vu  la  fréquence 
des  inversions  dans  le  rêve,  il  est  loisible  à  l'interprète 
de  considérer  comme  une  inversion  n'importe  quel  pas- 
sage du  rêve.  Enfin,  vous  invoquerez  le  fait  d'avoir  en- 
tendu dire  qu'on  peut  rarement  affirmer  avec  certitude 
que  l'interprétation  trouvée  soit  la  seule  possible  :  on 
court  ainsi  le  risque  de  passer  à  côté  de  l'interprétation 


25o  LE  RIÎiVE 

la  plus  vraisemblable.  Et  votre  conclusion  sera  que,  dans 
ces  conditions,  l'arbitraire  de  l'interprète  peut  s'exercer 
dans  un  champ  excessivement  vaste,  dont  l'extension 
semble  incompatible  avec  la  certitude  objective  des  ré- 
sultats. Ou  encore  vous  pouvez  supposer  que  l'erreur  ne 
tient  pas  au  rêve,  mais  que  les  insuffisances  de  notre 
interprétation  découlent  des  inexactitudes  de  nos  concep- 
tions et  de  nos  présuppositions. 

Ces  objections  sont  irréprochables,  mais  je  ne  pense 
pas  qu'elles  justifient  vos  conclusions,  d'après  lesquelles 
l'interprétation,  telle  que  nous  la  pratiquons,  serait  aban- 
donnée à  l'arbitraire,  tandis  que  les  défauts  que  pré- 
sentent nos  résultats  mettraient  en  question  la  légitimité 
de  notre  méthode.  Si,  au  lieu  de  parler  de  l'arbitraire  de 
l'interprète,  vous  disiez  que  l'interprétation  dépend  de 
l'habileté,  de  l'expérience,  de  l'intelligence  de  celui-ci, 
je  ne  pourrais  que  me  ranger  à  votre  avis.  Le  facteur 
personnel  ne  peut  être  éliminé,  du  moins  lorsqu'on  se 
trouve  en  présence  de  faits  d'une  interprétation  quelque 
peu  difficile.  Qu'un  tel  manie  mieux  ou  moins  bien  qu'un 
autre  une  certaine  technique,  c'est  là  une  chose  qu'il  est 
impossible  d'empêcher.  Il  en  est  d'ailleurs  ainsi  dans 
toutes  les  manipulations  techniques.  Ce  qui,  dans 
l'interprétation  des  rêves,  apparaît  comme  arbitraire,  se 
trouve  neutralisé  par  le  fait  qu'en  règle  générale  le  lien 
qui  existe  entre  les  idées  du  rêve,  celui  qui  existe  entre 
le  rêve  lui-même  et  la  vie  du  rêveur  et,  enfin,  toute  la 
situation  psychique  au  milieu  de  laquelle  le  rêve  se  dé- 
roule permettent,  de  toutes  les  interprétations  possibles, 
de  n'en  choisir  qu'une  et  de  rejeter  toutes  les  autres 
comme  étant  sans  rapport  avec  le  cas  dont  il  s'agit.  Mais 
le  raisonnement  qui  conclut  des  imperfections  de  l'inter- 
prétation à  l'inexactitude  de  nos  déductions  trouve  sa 
réfutation  dans  une  remarque  qui  fait  précisément  res- 
sortir comme  une  propriété  nécessaire  du  rêve  son  indé- 
termination même  et  la  multiplicité  des  sens  qu'on  peut 
lui  attribuer. 

J'ai  dit  plus  haut,  et  vous  vous  en  souvenez  sans  doute,^ 
que  le  travail  d'élaboration  donne  aux  idées  latentes  un 
mode  d'expression  primitif,  analogue  à  l'écriture  figurée. 
Or,  tous  les  systèmes  d'expression  primitifs  présentent 
de  ces  indéterminations  et  doubles  sens,  sans  que  nous 


INCERTITUDES  ET  CRITIQUES  25 1 

ayons  pour  cela  le  droit  de  mettre  en  doute  la  possibilité 
de  leur  utilisation.  Vous  savez  que  la  rencontre  des  con- 
traires dans  le  travail  d'élaboration  est  analogue  à  ce 
qu'on  appelle  1'  «  opposition  de  sens  »  des  radicaux  dans^ 
les  langues  les  plus  anciennes.  Le  ILiguiste  R.  Abel 
(i88i^)  auquel  nous  devons  d'avoir  signalé  ce  point  de 
vue  nous  prévient  qu'il  ne  faut  pas  croire  que  la  commu- 
nication qu'une  personne  fait  à  une  autre  à  l'aide  de  mots 
aussi  ambivalents  possède  de  ce  fait  un  double  sens.  Le 
ton  et  le  geste  sont  là  pour  indiquer,  dans  l'ensemble  du 
discours,  d'une  façon  indiscutable,  celle  des  deux  oppo- 
sitions que  la  personne  qui  parle  veut  communiquer  à 
celle  qui  écoute.  Dans  l'écriture  où  le  geste  manque,  le 
sens  est  désigné  par  un  signe  figuré  qui  n'est  pas  destiné 
à  être  prononcé,  par  exemple  par  l'image  d'un  homme 
paresseusement  accroupi  ou  vigoureusement  redressé, 
selon  que  le  mot  Ken,  à  double  sens,  de  l'écriture  hiéro- 
glyphique doit  désigner  «  faible  »  ou  «  fort».  C'est  ainsi 
qu'on  évitait  les  malentendus,  malgré  la  multiplicité  de 
sens  des  syllabes  et  des  signes. 

Les  anciens  systèmes  d'expression,  par  exemple  les^ 
écritures  de  ces  langues  les  plus  anciennes,  présentent 
de  nombreuses  indéterminations  que  nous  ne  tolérerions^ 
pas  dans  nos  langues  actuelles.  C'est  ainsi  que  dans  cer- 
taines langues  sémitiques  les  consonnes  des  mots  sont 
seules  désignées.  Quant  aux  voyelles  omises,  c'est  au 
lecteur  de  les  placer,  selon  ses  connaissances  et  d'après 
l'ensemble  de  la  phrase.  L'écriture  hiéroglyphique  pro- 
cédant, sinon  tout  à  fait  de  même,  d'une  façon  très  ana- 
logue, la  prononciation  de  l'ancien  égyptien  nous  est 
inconnue.  L'écriture  sacrée  des  Egyptiens  connaît  encore 
d'autres  indéterminations.  C'est  ainsi  qu'il  est  laissé  à 
l'arbitraire  de  l'écrivain  de  ranger  les  images  de  droite 
à  gauche  ou  de  gauche  à  droite.  Pour  pouvoir  lire,  on 
doit  s'en  tenir  au  précepte  que  la  lecture  doit  être  faite 
en  suivant  les  visages  des  figures,  des  oiseaux,  etc.  Mais 
l'écrivain  pouvait  encore  ranger  les  signes  figurés  dans 
le  sens  vertical,  et  lorsqu'il  s'agissait  de  faire  des  inscrip- 
tions sur  de  petits  objets,  des  considérations  d'esthétique 
ou  de  symétrie  pouvaient  lui  faire  adopter  une  autre 
succession  des  signes.  Le  facteur  le  plus  troublant  dans 
l'écriture  hiéroglyphique,  c'est  qu'elle  ignore  la  sépara- 


352  LE  RÊVE 

tion  des  mots.  Les  signes  se  succèdent  sur  la  feuille  à 
égale  distance  les  uns  des  autres  et  l'on  ne  sait  à  peu  près 
jamais  si  tel  signe  fait  encore  partie  de  celui  qui  le  pré- 
cède ou  constitue  le  commencement  d'un  mot  nouveau. 
Dans  l'écriture  cunéiforme  persane,  au  contraire,  les  mots 
sont  séparés  par  un  coin  oblique. 

La  langue  et  l'écriture  chinoises,  très  anciennes,  sont 
aujourd'hui  encore  employées  par  /ioo  millions  d'hommes. 
Ne  croyez  pas  que  j'y  comprenne  quoi  que  ce  soit.  Je  me 
suis  seulement  documenté,  dans  l'espoir  d'y  trouver  des 
analogies  avec  les  indéterminations  des  rêves,  et  mon 
attente  n'a  pas  été  déçue.  La  langue  chinoise  est  pleine 
de  ces  indéterminations,  propres  à  nous  faire  frémir.  On 
sait  qu'elle  se  compose  d'un  grand  nombre  de  syllabes 
qui  peuvent  être  prononcées  soit  isolément,  soit  combi- 
nées en  couples.  Un  des  principaux  dialectes  possède 
environ  /joo  de  ces  syllabes.  Le  vocabulaire  de  ce  dia- 
lecte disposant  de  4  ooo  mots  environ,  il  en  résulte  que 
chaque  syllabe  a  en  moyenne  dix  significations,  donc  cer- 
taines en  ont  moins  et  d'autres  davantage.  Comme  l'en- 
semble ne  permet  pas  toujours  de  deviner  celle  des  dix 
significations  que  la  personne  qui  prononce  une  syllabe 
donnée  veut  éveiller  chez  celle  qui  l'écoute,  on  a  inventé 
une  foule  de  moyens  destinés  à  parer  aux  malentendus. 
Parmi  ces  moyens,  il  faut  citer  l'association  de  deux 
syllabes  en  un  seul  mot  et  la  prononciation  de  la  même 
syllabe  sur  quatre  «  tons  »  différents.  Une  circonstance 
encore  plus  intéressante  pour  notre  comparaison,  c'est 
que  cette  langue  ne  possède  pas  de  grammaire,  ou  à  peu 
près.  11  n'est  pas  un  seul  mot  monosyllabique  dont  on 
puisse  dire  s'il  est  substantif,  adjectif  ou  verbe  et  aucun 
mot  ne  présente  les  modifications  destinées  à  désigner  le 
genre,  le  nombre,  le  temps,  le  mode.  La  langue  ne  se 
compose  ainsi  que  de  matériaux  bruts,  de  même  que 
notre  langue  abstraite  est  décomposée  par  le  travail 
d'élaboration  en  ses  matériaux  bruts,  par  l'élimination 
de  l'expression  des  relations.  Dans  la  langue  chinoise,  la 
décision,  dans  tous  les  cas  d'indétermination,  dépend  de 
l'intelligence  de  l'auditeur  qui  se  laisse  guider  par  l'en- 
semble. J'ai  noté  l'exemple  d'un  proverbe  chinois  dont 
voici  la  traduction  littérale  : 

peu  (que)  voir,  beaucoup  (qui)  merveilleux. 


INCERTITUDES  ET  CRITIQUES  253 

Ce  proverbe  n'est  pas  difficile  à  comprendre.  11  peut 
signifier  :  moins  on  a  vu  de  choses,  et  plus  on  est  porté  à 
admirer.  Ou  :  il  y  a  beaucoup  à  admirer  pour  celui  qui  a 
peu  vu.  Il  ne  peut  naturellement  pas  être  question  d'une 
décision  entre  ces  deux  traductions  qui  ne  diffèrent  que 
grammaticalement.  On  nous  assure  cependant  que,  mal- 
gré ces  indéterminations,  la  langue  chinoise  constitue 
un  excellent  moyen  d'échange  d'idées.  L'indétermination 
n'a  donc  pas  pour  conséquence  nécessaire  la  multipli- 
cité de  sens. 

Nous  devons  cependant  reconnaître  qu'en  ce  qui  con- 
cerne le  système  d'expression  du  rêve,  la  situation  est 
beaucoup  moins  favorable  que  dans  le  cas  des  langues  et 
écritures  anciennes.  C'est  que  ces  dernières  sont,  après 
tout,  destinées  à  servir  de  moyen  de  communication, 
donc  à  être  comprises  par  un  moyen  ou  par  un  autre. 
Or,  c'est  précisément  ce  caractère  qui  manque  au  rêve. 
Le  rêve  ne  se  propose  de  rien  dire  à  personne  et,  loin 
d'être  un  moyen  de  communication,  il  est  destiné  à  rester 
incompris.  Aussi  ne  devons-nous  ni  nous  étonner  ni  nous 
laisser  induire  en  erreur  par  le  fait  qu'un  grand  nombre 
de  polyvalences  et  d'indéterminations  du  rêve  échappent 
à  notre  décision.  Le  seul  résultat  certain  de  notre  com- 
paraison est  que  les  indéterminations,  qu'on  avait  voulu 
utiliser  comme  un  argument  contre  le  caractère  con- 
cluant de  nos  interprétations  de  rêves,  sont  normalement 
inhérentes  à  tous  les  systèmes  d'expression  primitifs. 

Le  degré  de  compréhensibilité  réel  du  rêve  ne  peut 
être  déterminé  que  par  l'exercice  et  l'expérience.  A  mon 
avis,  cette  détermination  peut  être  poussée  assez  loin,  et 
les  résultats  obtenus  par  des  analystes  ayant  reçu  une 
bonne  discipline,  ne  peuvent  que  me  confirmer  dans  mon 
opinion.  Le  public  profane,  même  à  tendances  scienti- 
fiques, se  complaît  à  opposer  un  scepticisme  dédaigneux 
aux  difficultés  et  incertitudes  d'une  contribution  scienti- 
fique. Bien  injustement,  à  mon  avis.  Beaucoup  d'entre 
vous  ignorent  peut-être  qu'une  situation  analogue  s'était 
produite  lors  du  déchiffrement  des  inscriptions  babylo- 
niennes. Il  fut  même  un  temps  où  l'opinion  publique 
alla  jusqu'à  taxer  de  «  fumistes  »  les  déchiffreurs  d'in- 
scriptions cunéiformes  et  à  traiter  toute  cette  recherche 
de  «  charlatanisme  ».  Mais  en  1867  ^^  Royal Asiatic  So- 

Frevd.  16 


a54  LE  RÊVE 

ctety  fit  une  épreuve  décisive.  Elle  invita  quatre  des  plua 
éminents  spécialistes,  Raw^linson,  Hincks,  Fox  Talbot  et 
Oppert  à  lui  adresser,  sous  enveloppe  cachetée,  quatre 
traductions  indépendantes  d'une  inscription  cunéiforme 
qui  venait  d'être  découverte  et,  après  avoir  comparé  les 
quatre  lectures,  elle  put  annoncer  qu'elles  s'accordaient 
suffisamment  pour  justifier  la  confiance  dans  les  résultats 
déjà  obtenus  et  la  certitude  de  nouveaux  progrès.  Les 
railleries  des  profanes  cultivés  se  sont  alors  peu  à  peu 
éteintes  et  le  déchiffrage  des  documents  cunéiformes 
s'est  poursuivi  avec  une  certitude  croissante. 

2.  Une  autre  série  d'objections  se  rattache  étroitement 
à  rimpressioH  à  laquelle  vous  n'avez  pas  échappé  vous- 
mêmes,  à  savoir  que  beaucoup  de  solutions  que  nous 
sommes  obligés  d'accepter  à  la  suite  de  nos  interpréta- 
tions paraissent  forcées,  artificielles,  tirées  par  les  che- 
veux, donc  déplacées  et  souvent  même  comiques.  Les 
objections  de  ce  genre  sont  tellement  fréquentes  que  je 
n'aurais  que  l'embarras  du  choix  si  je  voulais  vous  en 
citer  quelques-^unes  :  je  prends  au  hasard  la  dernière  qui 
soit  venue  à  ma  connaissance.  Ecoutez  donc  :  dans  la 
libre  Suisse  un  directeur  de  séminaire  a  été  récemment 
relevé  de  son  poste  pour  s'être  occupé  de  psychanalyse. 
H  a  naturellement  protesté  contre  cette  mesure,  et  un 
journal  bernois  a  rendu  public  le  jugement  formulé  sur 
son  compte  par  les  autorités  scolaires.  Je  n'extrais  de  ce 
jugement  que  quelques  propositions  se  rapportant  A  la 
psychanalyse  :  «  En  outre,  beaucoup  des  exemples  qui 
se  trouvent  dans  le  livre  cité  du  D'  Pfister  frappent  par 
leur  caractère  recherché  et  artificieux...  Il  est  vraiment 
étonnant  qu'un  directeur  de  séminaire  accepte  sans  cri- 
tique toutes  ces  affirmations  et  tous  ces  semblants  de 
preuves.  »  On  veut  nous  faire  accepter  ces  propositions 
comme  la  décision  d'un  «  juge  impartial  ».  Je  crois 
plutôt  que  c'est  cette  «  impartialité  »  qui  est  «  artifi- 
cieuse ».  Examinons  d'un  peu  plus  près  ces  jugements, 
dans  l'espoir  qu'un  peu  de  réflexion  et  de  compétence 
ne  peuvent  pas  faire  de  mal,  même  à  un  esprit  impartial. 

11  est  vraiment  amusant  de  voir  la  rapidité  et  l'assu- 
rance avec  lesquelles  les  gens  se  prononcent  sur  une 
question  épineuse  de  la  psychologie  de  l'inconscient,  en 
n'écoutant  que  leur  première  impression.  Les  interpréta- 


INCERTITUDES  ET  CRITIQUES  255 

lions  leur  paraissent  recherchées  et  forcées,  elles  leur 
déplaisent;  donc  elles  sont  fausses,  et  tout  ce  travail  ne 
vaut  ri^n.  Pas  une  minute  l'idée  ne  leur  vient  à  l'esprit 
qu'il  puisse  y  avoir  de  bonnes  raisons  pour  que  les  in- 
terprétations aient  cette  apparence  et  qu'il  vaille  la  peine 
de  chercher  ces  raisons. 

La  situation  dont  nous  nous  occupons  caractérise  prin- 
cipalement les  résultats  du  déplacement  qui,  ainsi  que 
vous  le  savez,  constitue  le  moyen  1«  plus  puissant  dont 
dispose  la  censure  des  rêves.  C'est  à  l'aide  de  ce  moyen 
que  la  censure  crée  des  formations  substitutives  que  nous 
avons  désignées  comme  étant  des  allusions.  Mais  ce  sont 
là  des  allusions  difficiles  à  reconnaître  comme  telles,  des 
allusions  dont  il  est  difficile  de  trouver  le  substrat  et  qui 
se  rattachent  à  ce  substrat  par  des  associations  exté- 
rieures très  singulières  et  souvent  tout  à  fait  inaccoutu- 
mées. Mais  il  s'agit  dans  tous  ces  cas  de  choses  destinées 
à  rester  cachées,  et  c'est  ce  que  la  censure  veut  obtenir. 
Or,  lorsqu'une  chose  a  été  cachée,  on  ne  doit  pas  s'at- 
tendre à  la  trouver  à  l'endroit  où  elle  devrait  se  trouver 
normalement.  Les  commissions  de  surveillance  des  fron- 
tières qui  fonctionnent  aujourd'hui  sont  sous  ce  rapport 
beaucoup  plus  rusées  que  les  autorités  scolaires  suisses. 
Elles  ne  se  contentent  pas  de  l'examen  de  portefeuilles 
et  de  poches  pour  chercher  des  documents  et  des  des- 
sins :  elles  supposent  que  les  espions  et  les  contreban- 
diers, pour  mieux  déjouer  la  surveillance,  peuvent  cacher 
ces  objets  défendus  dans  des  endroits  où  on  s'attendait 
le  moins  à  les  trouver,  comme,  par  exemple,  entre  les 
doubles  semelles  de  leurs  chaussures.  Si  les  objets 
cachés  y  sont  retrouvés,  on  peut  dire  qu'on  s'est  donné 
beaucoup  de  mal  pour  les  chercher,  mais  aussi  que  les 
recherches  n'ont  pas  été  vaines. 

En  admettant  qu'il  puisse  y  avoir  entre  un  élément 
latent  du  rêve  et  sa  substitution  manifeste  les  liens  les 
plus  éloignés,  les  plus  singuliers,  tantôt  comiques,  tantôt 
ingénieux  en  apparence,  nous  ne  faisons  que  nous  con- 
former aux  nombreuses  expériences  fournies  par  des 
exemples  dont  nous  n'avons  généralement  pas  trouvé  la 
solution  nous-mêmes.  Il  est  rarement  possible  de  trouver 
par  soi-même  des  interprétations  de  ce  genre  ;  nul 
homme  sensé  ne  serait  capable  de  découvrir  le  lien  qui 


256  LE  ïiÉVE 

rattache  tel  élément  latent  à  sa  substitution  manifeste. 
Tantôt  le  rêveur  nous  fournit  la  traduction  d'emblée, 
grâce  à  une  idée  qui  lui  vient  directement  à  propos  du 
rêve  (et  cela,  il  le  peut,  car  c'est  chez  lui  que  s'est  pro- 
duite cette  formation  substitutive),  tantôt  il  nous  fournit 
assez  de  matériaux,  grâce  auxquels  la  solution,  loin 
d'exiger  une  pénétration  particulière,  s'impose  d'elle- 
même  avec  une  sorte  de  nécessité.  Si  le  rêveur  ne  nous 
vient  pas  en  aide  par  l'un  ou  par  l'autre  de  ces  deux 
moyens,  l'élément  manifeste  donné  nous  reste  à  jamais 
incompréhensible.  Permettez-moi  de  vous  citer  à  ce  pro- 
pos encore  un  cas  que  j'ai  eu  l'occasion  d'observer  ré- 
cemment. Une  de  mes  patientes,  pendant  qu'elle  est  en 
traitement,  perd  son  père.  Tout  prétexte  lui  est  bon  de- 
puis, pour  le  faire  revivre  en  rêve.  Dans  un  de  ces  rêves, 
dont  les  autres  conditions  ne  se  prêtent  d'ailleurs  à  au- 
cune utilisation,  son  père  lui  apparaît  et  lui  dit  :  «  Il  est 
onze  heures  un  quart,  onze  heures  et  demie,  midi  moins 
le  quart.  »  Elle  put  interpréter  cette  particularité  du  rêve, 
en  se  souvenant  que  son  père  aimait  bien  voir  ses  enfants 
être  exacts  pour  l'heure  du  déjeuner.  11  y  avait  certaine- 
ment un  rapport  entre  ce  souvenir  et  l'élément  du  rêve, 
sans  que  celui-là  permit  de  formuler  une  conclusion 
quelconque  quant  à  l'origine  de  celui-ci.  Mais  la  marche 
du  traitement  autorisait  le  soupçon  qu'une  certaine  atti- 
tude critique,  mais  refoulée,  à  l'égard  du  père  aimé  et 
vénéré,  n'était  pas  étrangère  à  la  production  de  ce  rêve. 
En  continuant  à  évoquer  ses  souvenirs,  en  apparence  de 
plus  en  plus  éloignés  du  rêve,  la  rêveuse  raconte  qu'elle 
avait  assisté  la  veille  à  une  conversation  sur  la  psycho- 
logie, conversation  au  cours  de  laquelle  un  de  ses  parents 
avait  dit  :  «  L'homme  primitif  (der  Urmensch)  survit  en 
nous  tous.  »  Et,  maintenant,  nous  croyons  la  comprendre. 
11  y  eut  là  pour  elle  une  excellente  occasion  de  faire 
revivre  de  nouveau  son  père.  Elle  le  transforma  dans  son 
rêve  en  homme  de  F  heure  (JJhrmenschy  et  lui  fit  annoncer 
les  quarts  de  l'heure  méridienne. 

11  y  a  là  évidemment  quelque  chose  qui  fait  penser  à 
un  jeu   de  mots,  et  il  est  arrivé  souvent  qu'on  a  attribué 

1.  .Ten  de   mots   :    Urmensch  (hoimne  primitif)   et    Uhrmensch   (homme   do 
'henic). 


INCERTITUDES  ET  CRITIQUES  267 

à  rinterprète  des  jeux  de  mots  qui  avaient  pour  auteur 
le  rêveur.  Il  existe  encore  d'autres  exemples  où  il  n'est 
pas  du  tout  facile  de  décider  si  l'on  se  trouve  en  présence 
d'un  jeu  de  mots  ou  d'un  rêve.  Mais  nous  avons  déjà 
connu  les  mêmes  doutes  à  propos  de  certains  lapsus  de 
la  parole.  Un  homme  raconte  avoir  rêvé  que  son  oncle 
lui  avait  donné  un  baiser  pendant  qu'ils  étaient  assis  en- 
semble dans  Vauto  (mobile)  de  celui-ci.  Il  ne  tarde  d'ail- 
leurs pas  à  donner  l'interprétation  de  ce  rêve.  Il  signifie 
autoérotisme  (terme  emprunté  à  la  théorie  de  la  libido  et 
signifiant  la  satisfaction  erotique  sans  participation  d'un 
objet  étranger).  Cet  homme  se  serait-il  permis  de  plai- 
santer et  nous  aurait-il  donné  pour  un  rêve  ce  qui  n'était 
de  sa  part  qu'un  jeu  de  mots  ?  Je  n'en  crois  rien.  A  mon 
avis,  il  a  réellement  eu  ce  rêve.  Mais  d'où  vient  cette 
frappante  ressemblance  ?  Cette  question  m'a  fait  faire 
autrefois  une  longue  digression,  en  m'obligeant  à  sou- 
mettre à  une  étude  approfondie  le  jeu  de  mots  lui-même. 
J'ai  abouti  à  ce  résultat  qu'une  série  d'idées  conscientes 
est  abandonnée  momentanément  à  l'élaboration  incon- 
sciente d'où  elle  ressort  ensuite  à  l'état  de  jeu  de  mots. 
Sous  l'influence  de  l'inconscient,  ces  idées  conscientes 
subissent  l'action  des  mécanismes  qui  y  dominent,  à 
savoir  de  la  condensation  et  du  déplacement,  c'est-à-dire 
des  processus  mêmes  que  nous  avons  trouvés  à  l'œuvre 
dans  le  travail  d'élaboration  :  c'est  uniquement  à  ce  fait 
qu'on  doit  attribuer  la  ressemblance  (lorsqu'elle  existe) 
entre  le  jeu  de  mots  et  le  rêve.  Mais  le  «  rêve-jeu  de 
mots  »,  phénomène  non-intentionnel,  ne  procure  rien  de 
ce  plaisir  qu'on  éprouve  lorsqu'on  a  réussi  un  «  jeu  de 
mots  »  pur  et  simple.  Pourquoi?  C'est  ce  que  vous  ap- 
prendrez si  vous  avez  l'occasion  de  faire  une  étude  ap- 
profondie du  jeu  de  mots.  Le  «  rêve-calembour  »  man- 
que d'esprit  ;  loin  de  nous  faire  rire,  il  nous  laisse 
froids. 

Nous  nous  rapprochons,  sur  ce  point,  de  l'ancienne 
interprétation  des  songes  qui,  à  côté  de  beaucoup  de 
matériaux  inutilisables,  nous  a  laissé  pas  mal  d'excellents 
exemples  que  nous  ne  saurions  nous-mêmes  dépasser. 
Je  ne  vous  citerai  qu'un  seul  rêve  de  ce  genre,  à  cause 
de  sa  signification  historique.  Ce  rêve,  qui  appartient  à 
Alexandre  le  Grand,  est  raconté,  avec  certaines  varian- 


258  LE  RÊVE 

tes,  par  Phitarque  et  par  Artémidore  d'Ephèse.  Alors 
que  le  roi  assiégeait  la  ville  de  Tyrqui  se  délendait  avec 
acharnement  (^22  av.  J.-C),  il  vit  en  rêve  un  satyre  dan- 
sant. Le  devin  Aristandre,  qui  suivait  l'armée,  interpréta 
ce  rêve,  en  décomposant  le  mot  «  satyros  »  en  ax  Tupoç 
(Tyr  est  à  toi)  ;  il  crut  ainsi  promettre  au  roi  la  prise  de 
la  ville.  A  la  suite  de  cette  interprétation,  Alexandre  se 
décida  à  continuer  le  siège  et  finit  par  conquérir  Tyr. 
L'interprétation,  qui  parait  assez  artificieuse,  était  incon- 
testablement exacte. 

3.  Vous  serez  sans  doute  singulièrement  impressionnés 
d'apprendre  que  des  objections  ont  été  soulevées  contre 
notre  conception  du  rêve,  même  par  des  personnes  qui 
se  sont,  en  qualité  de  psychanalystes,  occupées  pendant 
longtemps  de  l'interprétation  des  rêves.  11  eût  été  éton- 
nant qu'une  source  aussi  abondante  de  nouvelles  erreurs 
fût  restée  inutilisée,  et  c'est  ainsi  que  la  confusion  de 
notions  et  les  généralisations  injustifiées  auxquelles  on 
s'était  livré  à  ce  propos  ont  engendré  des  propositions 
qui,  par  leur  inexactitude,  se  rapprochent  beaucoup  de 
la  conception  médicale  du  rêve.  Vous  connaissez  déjà 
une  de  ces  propositions.  Elle  prétend  que  le  rêve  con- 
siste en  tentatives  d'adaptation  au  présent  et  de  solution 
de  tâches  futures,  qu'il  poursuit,  par  conséquent,  une 
«  tendance  prospective  »  (A.  Maeder).  Nous  avons  déjà 
montré  que  cette  proposition  repose  sur  la  confusion  en- 
tre le  rêve  et  les  idées  latentes  du  rêve,  qu'elle  ne  tient 
par  conséquent  pas  compte  du  travail  d'élaboration.  En 
tant  qu'elle  se  propose  de  caractériser  la  vie  psychique 
inconsciente  dont  font  partie  les  idées  latentes  du  rêve, 
elle  n'est  ni  nouvelle,  ni  complète,  car  l'activité  psychi- 
que inconsciente  s'occupe,  outre  la  préparation  de  l'ave- 
nir, de  beaucoup  d'a'itres  choses  encore.  Sur  une  confu- 
sion bien  plus  fâcheuse  repose  l'affirmation  qu'on  trouve 
derrière  chaque  rêve  la  «  clause  de  la  mort  ».  Je  ne  sais 
exactement  ce  que  cette  formule  signifie,  mais  je  sup- 
pose qu'elle  découle  de  la  confusion  entre  le  rêve  et  toute 
la  personnalité  du  rêveur. 

Gomme  échantillon  d'une  généralisation  injustifiée, 
tirée  de  quelques  bons  exemples,  je  citerai  la  proposi- 
tion d'après  laquelle  chaque  rêve  serait  susceptible  de 
deux    interprétations  :   l'interprétation  dite  psychanaly- 


INCERTITUDES  ET  CRITIQUES  25^ 

tique,  t^lle  que  nous  l'avons  exposée,  et  l'interprétation 
dite  anagogique  qui  fait  abstraction  des  désirs  et  vise  à 
la  représentation  des  fonctions  psychiques  supérieures 
(V.  Silberer).  Les  rêves  de  ce  genre  existant,  mais  vows 
tenteriez  en  vain  d'étendre  cette  conception,  ne  fût-ce 
qu'à  la  majorité  des  rêves.  Et  après  tout  ce  que  vous  avez 
entendu,  vous  trouverez  tout  à  fait  inconcevable  l'afïir- 
mation  d'après  laquelle  tous  les  rêves  seraient  bisexuels 
et  devraient  être  interprétés  dans  le  sens  d'une  rencon- 
tre entre  les  tendances  qu'on  peut  appeler  mâles  et  femel  - 
les  (A.  Adler).  Il  existe  naturellement  quelques  rêves 
isolés  de  ce  genre  et  vous  pourriez  apprendre  plus  tard 
qu'ils  présentent  la  même  structure  que  certains  symp- 
tômes hystériques.  Je  mentionne  toutes  ces  découvertes 
de  nouveaux  caractères  généraux  des  rêves,  afin;  de  vous 
mettre  en  garde  contre  elles  ou  tout  au  moins  de  ne  pas 
vous  laisser  le  moindre  doute  quant  à  mon  opinion  à 
leur  sujet. 

^.  On  avait  essayé  de  compromettre  la  valeur  objective 
des  recherches  sur  le  rêve  en  alléguant  que  les  sujets 
soumis  âu  traitement  psychanalytique  arrangent  leurs 
rêves  conformément  aux  théories  préférées  de  leurs  mé- 
decins, les  uns  prétendant  avoir  surtout  des  rêves  sexuels, 
d'autres  des  rêves  de  puissance  et  d'autres  encore  des 
rêves  de  palingénésie  (W.  Stekel).  Mais  cette  observa- 
tion perd,  à  son  tour,  de  la  valeur,  lorsqu'on  songe  que  les 
hommes  avaient  rêvé  avant  que  fut  inventé  le  traitement 
psychanalytique  susceptible  de  guider,  de  diriger  leurs 
rêves  et  que  les  sujets  aujourd'hui  en  traitement  avaient 
l'habitude  de  rêver  avant  qu'ils  fussent  soumis  au  traite- 
ment. Les  faits  sur  lesquels  se  fonde  cette  objection  sont 
tout  à  fait  compréhensibles  et  nullement  préjudiciables 
à  la  théorie  du  rêve.  Les  restes  diurnes  qui  suscitent  le 
rêve  sont  fournis  par  les  intérêts  intenses  de  la  vie  éveil- 
lée. Si  les  paroles  et  les  suggestions  du  médecin  ont 
acquis  pour  l'analysé  une  certaine  importance,  elles  s'in- 
tercalent dans  l'ensemble  des  restes  diuimes  et  peuvent, 
tout  comme  les  autres  intérêts  affectifs,  non  encore  satis^ 
faits,  du  jour,  fournir  au  rêve  des  excitations  psychiques 
et  agir  à  l'égal  des  excitations  somatiques  qui  influen- 
cent le  dormeur  pendant  le  sommeil.  De  même  que  les 
autres  agents  excitateurs  de  rêves,  les  idées  éveillées  par 


26o  LE  RÊVE 

le  médecin  peuvent  apparaître  dans  le  rêve  manifeste  ou 
être  découvertes  dans  le  contenu  latent  du  rêve.  Nous 
savons  qu'il  est  possible  de  provoquer  expérimentale- 
ment des  rêves  ou,  plus  exactement,  d'introduire  dans 
le  rêve  une  partie  des  matériaux  du  rêve.  Dans  ces  in- 
fluences exercées  sur  les  patients,  1  analyste  joue  un  rôle 
identique  à  celui  de  l'expérimentateur  qui,  comme  Mourly- 
Vold,  fait  adopter  aux  membres  des  sujets  de  ses  expé- 
riences certaines  attitudes  déterminées. 

On  peut  suggérer  au  rêveur  l'objet  de  son  rêve,  mais, 
il  est  impossible  d'agir  sur  ce  qu'il  va  rêver.  Le  méca- 
nisme du  travail  d'élaboration  et  le  désir  inconscient  du 
rêve  échappent  à  toute  influence  étrangère.  En  exami- 
nant les  excitations  somatiques  des  rêves,  nous  avons 
reconnu  que  la  particularité  et  l'autonomie  de  la  vie  de 
rêve  se  révèlent  dans  la  réaction  par  laquelle  le  rêve 
répond  aux  excitations  corporelles  et  psychiques  qu'il 
reçoit.  C'est  ainsi  que  l'objection  dont  nous  nous  occu- 
pons ici  et  qui  voudrait  mettre  en  doute  l'objectivité  des 
recherches  sur  le  rêve  est  fondée  à  son  tour  sur  une 
confusion,  qui  est  celle  du  rêve  avec  les  matériaux  du 
rêve. 

C'est  là  tout  ce  que  je  voulais  vous  dire  concernant 
les  problèmes  qui  se  rattachent  au  rêve.  Vous  devinez 
sans  doute  que  j'ai  omis  pas  mal  de  choses  et  vous  vous 
êtes  aperçu  que  j'ai  été  obligé  d'être  incomplet  sur  beau- 
coup de  points.  Mais  ces  défauts  de  mon  exposé  tien- 
nent aux  rapports  qui  existent  entre  les  phénomènes  du 
rêve  et  les  névroses.  Nous  avons  étudié  le  rêve  à  titre 
d'introduction  à  l'étude  des  névroses,  ce  qui  était  beau- 
coup plus  correct  que  si  nous  avions  fait  le  contraire. 
Mais  de  même  que  le  rêve  prépare  à  la  compréhension 
des  névroses,  il  ne  peut,  à  son  tour,  être  compris  dans 
tous  ses  détails,  qu'après  qu'on  a  acquis  une. connais- 
sance exacte  des  phénomènes  névrotiques. 

J'ignore  ce  que  vous  en  pensez,  mais  je  puis  vous  assu- 
rer que  je  ne  regrette  nullement  de  vous  avoir  tant  in- 
téressé aux  problèmes  du  rêve  et  d'avoir  consacré  à 
l'étude  de  ces  problèmes  une  si  grande  partie  du  temps 
dont  nous  disposons.  11  n'est  pas  d'autre  question  dont 
l'étude  puisse  fournir  aussi  rapidement  la  conviction  de 
l'exactitude  des  propositions  de  la  psychanalyse.  Il  faut 


INCERTITUDES  ET  CRITIQUES  261 

plusieurs  mois,  voire  plusieurs  années  de  travail  assidu 
pour  montrer  que  les  symptômes  d'un  cas  de  mala- 
die névrotique  possèdent  un  sens,  servent  à  une  inten- 
tion et  s'expliquent  par  l'histoire  de  la  personne  souf- 
frante. Au  contraire,  il  faut  seulement  un  effort  de 
plusieurs  heures  pour  obtenir  le  même  résultat,  en  pré- 
sence d'un  rêve  qui  se  présente  tout  d'abord  comme  con- 
fus et  incompréhensible,  et  pour  obtenir  ainsi  une 
confirmation  de  toutes  les  présuppositions  de  la  psycha- 
nalyse concernant  l'inconscience  des  processus  psychi- 
ques, les  mécanismes  auxquels  ils  obéissent  et  les  ten- 
dances qui  se  manifestent  à  travers  ces  processus.  Et  si, 
à  la  parfaite  analogie  qui  existe  entre  la  formation  d'un 
rêve  et  celle  d'un  symptôme  névrotique,  nous  ajoutons 
la  rapidité  de  la  transformation  qui  fait  du  rêveur  un 
homme  éveillé  et  raisonnable,  nous  acquerrons  la  certi- 
tude que  la  névrose  repose,  elle  aussi,  sur  une  altération 
des  rapports  existant  normalement  entre  les  différentes 
forces  de  la  vie  psychique. 


TROISIÈME  PARTIE 

XVI-XXVIII 

THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 


CHAPITRE  XVI 
PSYCHANALYSE    ET   PSYCHIATRIE 


Je  me  réjouis  de  pouvoir  reprendre  cette  année  avec 
vous  le  fil  de  nos  causeries.  Je  vous  ai  parlé  l'année 
dernière  de  la  conception  psychanalytique  des  actes 
manques  et  des  rêves  ;  je  voudrais  vous  familiariser  cette 
année  avec  les  phénomènes  névrotiques  qui,  ainsi  que 
vous  le  verrez  par  la  suite,  ont  plus  d'un  trait  commun 
avec  les  uns  et  avec  les  autres.  Mais  je  vous  préviens, 
qu'en  ce  qui  concerne  ces  derniers  phénomènes,  je  ne 
puis  vous  suggérer  à  mon  égard  la  même  attitude  que 
celle  de  l'année  dernière.  Alors  je  m'étais  imposé  l'obli- 
gation de  ne  point  faire  un  pas  sans  m'être  mis  au 
préalable  d'accord  avec  vous;  j'ai  beaucoup  discuté  avec 
vous  et  j'ai  tenu  compte  de  vos  objections  ;  je  suis  même 
allé  jusqu'à  voir  en  vous  et  dans  votre  «  saine  raison 
humaine  »  l'instance  décisive.  11  ne  peut  plus  en  être  de 
même  aujourd'hui,  et  cela  pour  une  raison  bien  simple. 
Et  tant  que  phénomènes,  actes  manques  et  rêves  ne  vous 
étaient  pas  tout  à  fait  inconnus,  on  pouvait  dire  que  vous 
possédiez  ou  pouviez  posséder  à  leur  sujet  la  même  expé- 
rience que  moi.  Mais  le  domaine  des  phénomènes  névro- 
tiques vous  est  étranger  ;  si  vous  n'êtes  pas  médecins, 
vous  n'y  avez  pas  d'autre  accès  que  celui  que  peuvent 
vous  ouvrir  mes  renseignements,  et  le  jugement  le  meil- 
leur en  apparence  est  sans  valeur  lorsque  celui  qui  le 
formule  n'est  pas  familiarisé  avec  les  matériaux  à 
juger. 

Ne  croyez  cependant  pas  que  je  me  propose  de  vous 
faire  des  conférences  dogmatiques  ni  que  j'exige  de  vous 
une  adhésion  sans  conditions.  Si  vous  le  croyiez,  il  en 
résulterait  un  malentendu  qui  me  ferait  le  plus  grand 
tort.  Il  n'entre  pas  dans  mes  intentions  d'imposer  des 
convictions:  il  me  suffît  d'exercer  une  action  stimulante 


266  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

et  d'ébranler  des  préjugés.  Lorsque,  par  suite  d'une  igno- 
rance matérielle,  vous  n'êtes  pas  à  même  de  juger,  vous 
ne  devez  ni  croire  ni  rejeter.  Vous  n'avez  qu'à  écouter 
et  à  laisser  agir  sur  vous  ce  qu'on  vous  dit.  Il  n'est  pas 
facile  d'acquérir  des  convictions,  et  celles  auxquelles  on 
arrive  sans  peine  se  montrent  le  plus  souvent  sans  va- 
leur et  sans  résistance.  Celui-là  seul  a  le  droit  d'avoir  des 
convictions  qui  a,  pendant  des  années,  travaillé  sur  les 
mêmes  matériaux  et  assisté  personnellement  à  la  répéti- 
tion de  ces  expériences  nouvelles  et  surprenantes  dont 
j'aurai  à  vous  parler.  A  quoi  servent,  dans  le  domaine 
intellectuel,  ces  convictions  rapides,  ces  conversions 
s'accomplissant  avec  l'instantanéité  d'un  éclair,  ces  répul- 
sions violentes?  Ne  voyez-vous  donc  pas  que  le  «  coup  de 
foudre  »,  l'amour  instantané  font  partie  d'une  région 
tout  à  fait  difféTente,  du  domaine  aftectif  notamment  ? 
Nous  ne  demandons  pas  à  nos  patients  d'être  convaincus 
de  l'efficacité  de  la  psychanalyse  ou  de  donner  leur 
adhésion  à  celle-ci.  S'ils  le  faisaient,  cela  nous  les  ren- 
drait suspects.  L'attitude  que  nous  apprécions  le  plus^ 
chez  eux  est  celle  d'un  scepticisme  bienveillant.  Essayez 
donc,  vous  aussi,  de  laisser  lentement  mûrir  en  vous  la 
conception  psychanalytique,  à  côté  de  la  conception  po- 
pulaire ou  psychologique,  jusqu'à  ce  que  l'occasion  se 
présente  où  l'une  et  l'autre  puissent  entrer  dans  une 
relation  réciproque,  se  mesurer  et  en  s'associant  faire 
naître  finalement  une  conception  décisive. 

D'autre  part,  vous  auriez  tort  de  croiie  que  ce  que  je 
vous  expose  comme  étant  la  conception  psychanalytique 
soit  un  système  spéculatif.  Il  s'agit  plutôt  d'un  fait  d'expé- 
rience, d'une  expression  directe  de  l'observation  ou  du 
résultat  de  l'élaboration  de  celle-ci.  C'est  par  les  progrès 
de  la  science  que  nous  pourrons  juger  si  cette  élabora- 
tion a  été  suffisante  et  justifiée,  et,  sans  vouloir  me  van- 
ter, je  puis  dire,  ayant  derrière  moi  une  vie  déjà  assez 
longue  et  une  carrière  s'étendant  sur  25  années  environ, 
qu'il  m'a  fallu,  pour  réunir  les  expériences  sur  lesquelles 
repose  ma  conception,  un  travail  intensif  et  approfondi. 
J'ai  souvent  eu  l'impression  que  nos  adversaires  ne 
voulaient  tenir  aucun  compte  de  cette  source  de  nos  affir- 
mations, comme  s'il  s'agissait  d'idées  purement  subjec- 
tives auxquelles  on  pourrait,  à  volonté,  en  opposer  d'au- 


PSYCHANALYSE  ET  PSYCHIATRIE  267 

très.  Je  n'arrive  pas  à  bien  comprendre  cette  attitude  de 
nos  adversaires.  Elle  tient  peut-être  au  fait  que  les  méde- 
cins répugnent  à  entrer  en  relations  trop  étroites  avec 
leurs  patients  atteints  de  névroses  et  que,  ne  prêtant  pas 
une  attention  suffisante  à  ce  que  ceux-ci  leur  disent,  ils 
se  mettent  dans  l'impossibilité  de  tirer  de  leurs  commu- 
nications des  renseignements  précieux  et  de  faire  sur 
leurs  malades  des  observations  susceptibles  de  servir 
de  point  de  départ  à  des  déductions  d'ordre  général.  Je 
vous  promets,  à  cette  occasion,  de  me  livrer,  au  cours 
des  leçons  qui  vont  suivre,  aussi  peu  que  possible  à  des 
discussions  polémiques,  surtout  avec  tel  ou  tel  auteur  en 
particulier.  Je  ne  crois  pas  à  la  vérité  delà  maxime  qui 
proclame  que  la  guerre  est  mère  de  toutes  choses.  Cette 
maxime  me  paraît  être  un  produit  de  la  sophistique  grec- 
que et  pécher,  comme  celle-ci,  par  l'attribution  d'une 
valeur  exagérée  à  la  dialectique.  J'estime,  quant  à  moi, 
que  ce  qu'on  appelle  la  polémique  scientifique  est  une 
œuvre  tout  à  fait  stérile,  sans  parler  qu'elle  a  toujours 
une  tendance  à  revêtir  un  caractère  personnel.  Je  pou- 
vais me  vanter,  jusqu'à  il  y  a  quelques  années,  de  n'avoir 
usé  des  armes  de  la  polémique  que  contre  un  seul  savant 
(Lowenfeld,  de  Munich),  avec  ce  résultat  que  nous  som- 
mes devenus,  d'adversaires,  amis  et  que  notre  amitié  se 
maintient  toujours.  Et  comme  je  n'étais  pas  sûr  d'arriver 
toujours  au  même  résultat,  je  m'étais  longtemps  gardé 
de  recommencer  l'expérience. 

Vous  pourriez  croire  qu'une  pareille  répugnance  pour 
toute  discussion  littéraire  atteste  soit  une  impuissance 
devant  les  objections,  soit  un  extrême  entêtement  ou, 
pour  me  servir  d'une  expression  de  l'aimable  langage 
scientifique  courant,  un  «  fourvoiement  ».  A  quoi  je 
vous  répondrais  que  lorsqu'on  a,  au  prix  de  pénibles 
efforts,  acquis  une  conviction,  on  a  aussi,  jusqu'à  un 
certain  point,  le  droit  de  vouloir  la  maintenir  envers  et 
contre  tous.  Je  tiens  d'ailleurs  à  ajouter  que  surplus  d'un 
point  important  j'ai,  au  cours  de  mes  travaux,  changé, 
modifié  ou  remplacé  par  d'autres  certaines  de  mes 
opinions  et  que  je  n'ai  jamais  manqué  de  faire  de  ces 
variations  une  déclaration  publique.  Et  quel  fut  le 
résultat  de  ma  franchise?  Les  uns  n'ont  eu  aucune 
connaissance  des  corrections  que  j'ai  introduites  et  me 


208  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

critiquent  encore  aujourd'hui  pour  des  propositions 
auxquelles  je  n'attache  plus  le  même  sens  que  jadis. 
D'autres  me  reprochent  précisément  ces  variations  et 
déclarent  qu'on  ne  peut  pas  me  prendre  au  sérieux.  On 
dirait  que  celui  qui  modifie  de  temps  à  autre  ses  idées  ne 
mérite  aucune  confiance,  car  il  laisse  supposer  que  ses 
dernières  propositions  sont  aussi  erronées  que  les  précé- 
dentes. Et,  d'autre  part,  celui  qui  maintient  ses  idées 
premières  et  ne  s'en  laisse  pas  détourner  facilement 
passe  pour  un  entêté  et  un  fourvoyé.  Devant  ces  deux 
jugements  opposés  de  la  critique,  il  n'y  a  qu'un  parti  à 
prendre  :  rester  ce  qu'on  est  et  ne  suivre  que  son  propre 
jugement.  C'est  bien  à  quoi  je  suis  décidé,  et  rien  ne 
m'empêchera  de  modifier  et  de  corriger  mes  théories 
avec  le  progrès  de  mon  expérience.  Quant  à  mes  idées 
fondamentales,  je  n'ai  encore  rien  trouvé  à  y  changer,  et 
j'espère  qu'il  en  sera  de  même  à  l'avenir. 

Je  dois  donc  vous  exposer  la  conception  psychanaly- 
tique des  phénomènes  névrotiques.  Il  m'est  facile  de 
rattacher  cet  exposé  à  celui  des  phénomènes  dont  je  vous 
ai  déjà  parlé,  à  cause  aussi  bien  des  analogies  que  des 
contrastes  qui  existent  entre  les  uns  et  les  autres.  Je 
prends  une  action  symptomatique  que  j'ai  vu  beaucoup 
de  personnes  accomplir  au  cours  de  ma  consultation.  Les 
gens  qui  viennent  exposer  en  un  quart  d'heure  toutes  les 
misères  de  leur  vie  plus  ou  moins  longue  n'intéressent 
pas  le  psychanalyste.  Ses  connaissances  plus  appro- 
fondies ne  lui  permettent  pas  de  se  débarrasser  du 
malade  en  lui  disant  qu'il  n'a  pas  grand'chose  et  en  lui 
ordonnant  une  légère  cure  hydrothérapique.  Un  de  nos 
collègues,  à  qui  l'on  avait  demandé  comment  il  se  com- 
portait à  l'égard  des  patients  venant  à  sa  consultation,  a 
répondu  en  haussant  les  épaules  :  je  le  frappe  d'une 
contribution  de  tant  de  couronnes.  Aussi  ne  vous  éton- 
nerai-je  pas  en  vous  disant  que  la  consultation  du  psy- 
chanalyste, même  le  plus  occupé,  n'est  généralement 
pas  très  nombreuse.  J'ai  fait  doubler  et  capitonner  la 
porte  qui  sépare  ma  salle  d'attente  de  mon  cabinet.  Il 
s'agit  là  d'une  précaution  dont  le  sens  n'est  pas  difficile 
à  saisir.  Or,  il  arrive  toujours  que  les  personnes  que  je 
fais  passer  de  la  salle  d'attente  dans  mon  cabinet  oublient 
de  fermer  derrière  elles  les  deux  portes.  Dès  que  je  m'en 


PSYCHANALYSE  ET  PSYCHIATRIE  2C9 

aperçois,  et  quelle  que  soit  la  qualité  sociale  de  la  per- 
sonne, je  ne  manque  pas,  sur  un  ton  d'irritation,  de  lui 
en  faire  la  remarque  et  de  la  prier  de  réparer  sa  négli- 
gence. Vous  direz  que  c'est  là  du  pédantisme  poussé  à 
l'excès.  Je  me  suis  parfois  reproché  moi-même  cette 
exigence,  car  il  s'agissait  souvent  de  personnes  inca- 
pables de  toucher  à  un  bouton  de  porte  et  contentes  de 
se  décharger  de  cette  besogne  sur  d'autres.  Mais  j'avais 
raison  dans  la  majorité  des  cas,  car  ceux  qui  se  condui- 
sent de  la  sorte  et  laissent  ouvertes  derrière  eux  les 
portes  qui  séparent  la  salle  d'attente  du  médecin  de  son 
cabinet  de  consultations  sont  des  gens  mal  élevés  et  ne 
méritent  pas  un  accueil  amical.  Ne  vous  prononcez 
cependant  pas  avant  de  connaître  le  reste.  Cette  négli- 
gence du  patient  ne  se  produit  que  lorsqu'il  se  trouve 
seul  dans  la  salle  d'attente  et  qu'en  la  quittant  il  ne  laisse 
personne  derrière  lui.  Mais  le  patient  a,  au  contraire, 
bien  soin  de  fermer  les  portes  lorsqu'il  laisse  dans  la 
salle  d'attente  d'autres  personnes  qui  ont  attendu  en 
même  temps  que  lui.  Dans  ce  dernier  cas,  il  comprend 
fort  bien  qu'il  n'est  pas  dans  son  intérêt  de  permettre  à 
d'autres  d'écouter  sa  conversation  avec  le  médecin. 

Ainsi  déterminée,  la  négligence  du  patient  n'est  ni 
accidentelle,  ni  dépourvue  de  sens  et  même  d'importance, 
car,  ainsi  que  nous  le  verrons,  elle  illustre  son  attitude 
à  l'égard  du  médecin.  Le  patient  appartient  à  la  nom- 
breuse catégorie  de  ceux  qui  ne  rêvent  que  célébrités 
médicales,  qui  veulent  être  éblouis,  secoués.  11  a  peut-être 
déjà  téléphoné  pour  savoir  à  quelle  heure  il  sera  le  plus 
facilement  reçu  et  il  s'imagine  trouver  devant  la  maison 
du  médecin  une  queue  de  clients  aussi  longue  que  devant 
une  succursale  d'une  grande  maison  d'épicerie.  Or,  le 
voilà  qui  entre  dans  une  salle  d'attente  vide  et,  par-des- 
sus le  marché,  très  modestement  meublée.  Il  est  déçu  et, 
voulant  se  venger  sur  le  médecin  du  respect  exagéré 
qu'il  se  proposait  de  lui  témoigner,  il  exprime  son  état 
d'âme  en  négligeant  de  fermer  les  portes  qui  séparent 
la  salle  d'attente  du  cabinet  de  consultations.  Ce  faisant, 
il  semble  vouloir  dire  au  médecin  :  «  A  quoi  bon  fermer  les 
portes,  puisqu'il  n'y  a  personne  dans  la  salle  d'attente  et 
que  personne  probablement  n'y  entrera,  tant  que  je  serai 
dans  votre  cabinet?  »  Il  arrive  même  qu'il  fait   preuve, 

Freud.  j-y 


270  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

pendant  la  consultation,  d'un  grand  sans  gêne  et  de  man- 
que de  respect,  si  l'on  ne  prend  garde  de  le  remettre 
incontinent  à  sa  place. 

L'analyse  de  cette  petite  action  symptomatique  ne  nous 
apprend  rien  que  vous  ne  sachiez  déjà,  à  savoir  qu'elle 
n'est  pas  accidentelle,  qu'elle  a  son  mobile,  un  sens  et 
une  intention,  qu'elle  fait  partie  d'un  ensemble  psychique 
défini,  qu'elle  est  une  petite  indication  d'un  état  psy- 
chique important.  Mais  cette  action  symptomatique  nous 
apprend  surtout  que  le  processus  dont  elle  estl'expression 
se  déroule  en  dehors  de  la  connaissance  de  celui  qui 
l'accomplit,  car  pas  un  des  patients  qui  laissent  les  deux 
portes  ouvertes  n'avouerait  qu'il  veut  par  cette  négli- 
gence me  témoigner  son  mépris.  Il  est  probable  que  plus 
d'un  conviendra  avoir  éprouvé  un  sentiment  de  déception 
en  entrant  dans  la  salle  d'attente,  mais  il  est  certain  que 
le  lien  entre  cette  impression  et  l'action  sympto- 
matique qui  la  suit  échappe  à  la  conscience. 

Je  vais  mettre  en  parallèle  avec  cette  petite  action 
symptomatique  une  observation  faite  sur  une  malade. 
L'observation  que  je  choisis  est  encore  fraîche  dans  ma 
mémoire  et  se  prête  à  une  description  brève.  Je  vous 
préviens  d'ailleurs  que  dans  toute  communication  de  ce 
genre  certaines  longueurs  sont  inévitables. 

Un  jeune  officier  en  permission  me  prie  de  me  charger 
du  traitement  de  sa  belle-mère  qui,  quoique  vivant  dans 
des  conditions  on  ne  peut  plus  heureuses,  empoisonne  son 
existence  et  l'existence  de  tous  les  siens  par  une  idée 
absurde.  Je  me  trouve  en  présence  d'une  dame  âgée  de 
53  ans,  bien  conservée,  d'un  abord  aimable  et  simple. 
Elle  me  raconte  volontiers  l'histoire  suivante.  Elle  vit 
très  heureuse  à  la  campagne  avec  son  mari  qui  dirige 
une  grande  usine.  Elle  n'a  qu'à  se  louer  des  égards  et 
prévenances  que  son  mari  a  pour  elle.  Ils  ont  fait  un 
mariage  d'amour  il  y  a  3o  ans  et,  depuis  le  jour  du 
mariage,  nulle  discorde,  aucun  motif  de  jalousie  n'étaient 
venus  troubler  la  paix  du  ménage.  Ses  deux  enfants  sont 
bien  mariés,  et  son  mari  voulant  remplir  ses  devoirs  de 
chef  de  famille  jusqu'au  bout  ne  consent  pas  encore  à  se 
retirer  des  afiaires.  Un  fait  incroyable,  à  elle-même  incom- 
préhensible, s'est  produit  il  y  a  un  an:  elle  n'hésita  pas 
à  ajouter  foi  à  une  lettre  anonyme  qui  accusaitson  excel- 


PSYCHANALYSE  ET  PSYCHIATRIE  271 

lent  mari  de  relations   amoureuses  avec  une  jeune  fille. 
Depuis  qu'elle  a  reçu  cette  lettre,  son  bonheur  est  brisé. 
Une  enquête   un   peu    serrée  révéla    qu'une    femme  de 
chambre  que  cette   dame    admettait  peut-être  trop  dans 
son  intimité,   poursuivait  d'une  haine  féroce   une  autre 
jeune   fille    qui,     étant    de     même     extraction     qu'elle, 
avait  infiniment  mieux  réussi  dans  sa   vie  :  au  lieu  de  se 
faire  domestique,  elle  avait  fait  des  études  qui  lui  avaient 
permis  d'entrer  à  l'usine  en  qualité  d'employée.  La  mobi- 
lisation ayant  raréfié  le  personnel  de  l'usine,  cette  jeune 
fille  avait  fini  par  occuper  une  belle  situation:  elle  était 
logée  à  Tusine  même,  ne  fréquentait  que  des  «messieurs», 
et  tout  le  monde  l'appelait  «  mademoiselle  ».  Jalouse  de 
cette  supériorité,  la  femme  de  chambre  était  prête  à  dire 
tout  le  mal  possible  de  son  ancienne  compagne  d'école. 
Un  jour  sa  maîtresse  lui  parle  d'un  vieux  monsieur  qui 
était  venu  en  visite  et  qu'on  savait  séparé  de  sa  femme 
et  vivant  avec  une  maîtresse.  Notre  malade  ignore  ce  qui 
la  poussa,  à  ce  propos,  à   dire   à  sa   camérière  qu'il  n'y 
aurait  pour  elle   rien  de  plus  terrible  que  d'apprendre 
que  son  bon  mari  a  une  liaison.  Le  lendemain  elle  reçoit 
par  la  poste  la   lettre   anonyme  dans  laquelle  lui    était 
annoncée,  d'une   écriture  déformée,    la   fatale  nouvelle. 
Elle  soupçonna  aussitôt  que  cette  lettre  était  l'œuvre  de 
sa  méchante  femme  de  chambre,  car  c'était  précisément 
la  jeune  fille    que   celle-ci   poursuivait   de   sa  haine  qui 
y  était  accusée  d'être  la  maîtresse  du  mari.  Mais  bien  que 
la  patiente  ne  tardât  pas   à  deviner  l'intrigue  et  qu'elle 
eût  assez  d'expérience  pour  savoir  combien  peu  de  con- 
fiance méritent  ces  lâches  dénonciations,  cette  lettre  ne 
l'en  a  pas  moins  profondément  bouleversée.  Elle  eut  une 
crise  d'excitation   terrible   et  envoya  chercher  son   mari 
auquel  elle  adressa,  dès  son   apparition,  les  plus  amers 
reproches.  Le  mari   accueillit  l'accusation    en  riant  et 
fit  tout  ce  qu'il  put  pour  calmer  sa  femme.  Il  fit  venir 
le  médecin  de  la  famille  et  de  l'usine  qui  joignit  ses 
efforts  aux  siens.  L'attitude  ultérieure  du  mari   et  de  la 
femme  fut  des  plus  naturelles:  la  femme  de  chambre  fut 
renvoyée,   mais  la  prétendue  maîtresse  resta   en  place. 
Depuis    ce  jour,   la   malade   prétendait   souvent  qu'elle 
était  calmée  et  ne  croyait  plus  au  contenu  de  la  lettre 
anonyme.    Mais    son    calme    n'était  jamais    profond  ni 


272  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

durable.  Il  lui  suffisait  d'entendre  prononcer  le  nom  de 
la  jeune  fille  ou  de  rencontrer  celle-ci  dans  la  rue  pour 
entrer  dans  une  nouvelle  crise  de  méfiance,  de  douleurs 
et  de  reproches. 

Telle  est  l'histoire  de  cette  brave  dame.  Il  ne  faut  pas 
posséder  une  grande  expérience  psychiatrique  pour  com- 
prendre que,  contrairement  à  d'autres  malades  nerveux, 
elle  était  plutôt  encline  à  atténuer  son  cas  ou,  comme 
nous  le  disons,  à  dissimuler,  et  qu'elle  n'a  jamais  réussi 
à  vaincre  sa  foi  dans  l'accusation  formulée  dans  la  lettre 
anonyme. 

Quelle  attitude  peut  adopter  le  psychiatre  en  présence 
d'un  cas  pareil?  Nous  savons  déjà  comment  il  se  compor- 
terait à  l'égard  de  l'action  symptomatique  du  patient  qui 
ne  ferme  pas  les  portes  de  la  salle  d'attente.  Il  voit  dans 
cette  action  un  accident  dépourvu  de  tout  intérêt  psycho- 
logique. Mais  il  ne  peut  maintenir  la  même  attitude  en 
présence  de  la  femme  morbidement  jalouse.  L'action 
symptomatique  apparaît  comme  une  chose  indifférente, 
mais  le  symptôme  s'impose  à  nous  comme  un  phénomène 
important.  Au  point  de  vue  subjectif,  ce  symptôme  est 
accompagné  d'une  douleur  intense  ;  au  point  de  vue 
objectif,  il  menace  le  bonheur  d'une  famille.  Aussi  pré- 
sente-t-il  un  intérêt  psychiatrique  indéniable.  Le  psychia- 
tre essaie  d'abord  de  caractériser  le  symptôme  par  une 
de  ses  propriétés  essentielles.  On  ne  peut  pas  dire  que 
l'idée  qui  tourmente  cette  femme  soit  absurde  en  elle- 
même,  car  il  arrive  que  des  hommes  mariés,  même 
âgés,  ont  pour  maîtresses  des  jeunes  filles.  Mais  il  y  a 
autre  chose,  qui  est  absurde  et  inconcevable.  En  dehors 
des  affirmations  contenues  dans  la  lettre  anonyme,  la 
patiente  n'a  aucune  raison  de  croire  que  son  tendre  et 
fidèle  mari  fasse  partie  de  cette  rare  catégorie  des  époux 
infidèles.  Elle  sait  aussi  que  la  lettre  ne  mérite  aucune 
confiance  et  elle  en  connaît  la  provenance.  Elle  devrait 
donc  se  dire  que  sa  jalousie  n'est  justifiée  par  rien  ;  et 
elle  se  le  dit,  en  effet,  mais  elle  n'en  souffre  pas  moins, 
comme  si  elle  possédait  des  preuves  irréfutables  de  l'infi- 
délité de  son  mari.  On  est  convenu  d'appeler  obsessions 
les  idées  de  ce  genre,  c'est-à-dire  les  idées  réfractaires 
aux  arguments  logiques  et  aux  arguments  tirés  de  la 
réalité.  La  brave  dame  souffre  donc  de  Vobsession  de  la 


PSYCHANALYSE  ET  PSYCHIATRIE  273 

jalousie.  Telle  est  en  effet  la  caractéristique  essentielle 
de  notre  cas  morbide. 

A  la  suite  de  cette  première  constatation,  notre  intérêt 
psychiatrique  se  trouve  encore  plus  éveillé.  Si  une  obses- 
sion résiste  aux  épreuves  de  la  réalité,  c'est  qu'elle  n'a 
passa  source  dans  la  réalité.  D'où  vient-elle  donc?  Le 
contenu  des  obsessions  varie  à  l'infini  ;  pourquoi  dans 
notre  cas  l'obsession  a-t-elle  précisément  pour  contenu 
la  jalousie?  Ici  nous  écouterions  volontiers  le  psychiatre, 
mais  celui-ci  n'a  rien  à  nous  dire.  De  toutes  nos  ques- 
tions, une  seule  l'intéresse.  Il  recherchera  les  antécédents 
héréditaires  de  cette  femme  et  nous  donnera  peut-être  la 
réponse  suivante  :  les  obsessions  se  produisent  chez  des 
personnes  qui  accusent  dans  leurs  antécédents  hérédi- 
taires des  troubles  analogues  ou  d'autres  troubles  psy- 
chiques. Autrement  dit,  si  une  obsession  s'est  développée 
chez  cette  femme,  c'est  qu'elle  y  était  prédisposée  héré- 
ditairement. Ce  renseignement  est  sans  doute  intéressant, 
mais  est-ce  tout  ce  que  nous  voulons  savoir?  N'y  a-t-il 
pas  d'autres  causes  ayant  déterminé  la  production  de  notre 
cas  morbide?  Nous  constatons  qu'une  obsession  de  la 
jalousie  s'est  développée  de  préférence  à  toute  autre: 
serait-ce  là  un  fait  indifférent,  arbitraire  ou  inexplicable? 
Et  la  proposition  qui  proclame  la  toute-puissance  de  l'hé- 
rédité doit-elle  également  être  comprise  au  sens  négatif, 
autrement  dit  devons-nous  admettre  que  dès  l'instant  où 
une  âme  est  prédisposée  à  devenir  la  proie  d'une  obses- 
sion, peu  importent  les  événements  susceptibles  d'agir 
sur  elle?  Vous  seriez  sans  doute  désireux  de  savoir  pour- 
quoi la  psychiatrie  scientifique  se  refuse  à  nous  rensei- 
gner davantage.  A  cela  je  vous  répondrai:  celui  qui 
donne  plus  qu'il  n'a  est  un  malhonnête.  Le  psychiatre  ne 
possède  pas  de  moyen  de  pénétrer  plus  avant  dans  l'in- 
terprétation d'un  cas  de  ce  genre.  Il  est  obligé  de  se  bor- 
ner à  formuler  le  diagnostic  et,  malgré  sa  riche  expé- 
rience, un  pronostic  incertain  quant  à  la  marche  ultérieure 
delà  maladie. 

Pouvons-nous  attendre  davantage  de  la  psychanalyse? 
Certainement,  et  j'espère  pouvoir  vous  montrer  que 
même  dans  un  cas  aussi  difficilement  accessible  que  celui 
qui  nous  occupe,  elle  est  capable  de  mettre  au  jour  des 
faits  propres  à  nous  le  rendre  intelligible.  Veuillez  d'abord 


27A  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

VOUS  souvenir  de  ce  détail  insignifiant  en  apparence  qu'à 
vrai  dire  la  patiente  a  provoqué  la  lettre  anonyme,  point 
de  départ  de  son  obsession:  n'a-t-elle  pas  notamment  dit 
la  veille  à  la  jeune  intrigante  que  son  plus  grand  mal- 
heur serait  d'apprendre  que  son  mari  a  une  maîtresse? 
En  disant  cela,  elle  avait  suggéré  à  la  femme  de  chambre 
l'idée  d'envoyer  la  lettre  anonyme.  L'obsession  devient 
ainsi,  dans  une  certaine  mesure,  indépendante  de  la 
lettre;  elle  a  dû  exister  antérieurement  chez  la  malade, 
à  l'état  d'appréhension  (ou  de  désir?).  Ajoutez  à  cela  les 
quelques  petits  faits  que  j'ai  pu  dégager  à  la  suite  de 
deux  heures  d'analyse.  La  malade  se  montrait  très  peu 
disposée  à  obéir  lorsque,  son  histoire  racontée,  je 
l'avais  priée  de  me  faire  part  d'autres  idées  et  souvenirs 
pouvant  s'y  rattacher.  Elle  prétendait  qu'elle  n'avait  plus 
rien  à  dire,  et  au  bout  de  deux  heures  il  a  fallu  cesser 
l'expérience,  la  malade  ayant  déclaré  qu'elle  se  sentait 
tout  à  fait  bien  et  qu'elle  était  certaine  d'être  débarras- 
sée de  son  idée  morbide.  Il  va  sans  dire  que  cette  décla- 
ration lui  a  été  dictée  par  la  crainte  de  me  voir  poursui- 
vre l'analyse.  Mais,  au  cours  de  ces  deux  heures,  elle 
n'en  a  pas  moins  laissé  échapper  quelques  remarques  qui 
autorisèrent,  qui  imposèrent  même  une  certaine  interpré- 
tation projetant  une  vive  lumière  sur  la  genèse  de  son 
obsession.  Elle  éprouvait  elle-même  un  profond  sentiment 
pour  un  jeune  homme,  pour  ce  gendre  sur  les  instan- 
ces duquel  je  m'étais  rendu  auprès  d'elle.  De  ce  senti- 
ment elle  ne  se  rendait  pas  compte;  elle  en  était  à  peine 
consciente:  vu  les  liens  de  parenté  qui  l'unissaient  à  ce 
jeune  homme,  son  affection  amoureuse  n'eut  pas  de  peine 
à  revêtir  le  masque  d'une  tendresse  inoffensive.  Or,  nous 
possédons  une  expérience  suffisante  de  ces  situations 
pour  pouvoir  pénétrer  sans  difficulté  dans  la  vie  psy- 
chique de  cette  honnête  femme  et  excellente  mère  de  53 
ans.  L'affection  qu'elle  éprouvait  était  trop  monstrueuse 
et  impossible  pour  être  consciente  ;  elle  n'en  persistait 
pas  moins  à  l'état  inconscient  et  exerçait  ainsi  une  forte 
pression.  Il  lui  fallait  quelque  chose  pour  la  délivrer  de 
cette  pression,  et  elle  dut  son  soulagement  au  mécanisme 
du  déplacement  qui  joue  si  souvent  un  rôle  dans  la  pro- 
duction de  la  jalousie  obsédante.  Une  lois  convaincue 
que  si   elle,  vieille  femme,   était  amoureuse   d'un  jeune 


PSYCHANALYSE  ET  PSYCîIîATÎUÈ  270 

homme,  son  mari,  en  revanche,  avait  pour  maîtresse  une 
jeune  fille,  elle  se  sentit  délivrée  du  remords  que  pouvait 
lui  causer  son  infidélité.  L'idée  fixe  de  l'infidélité  du 
mari  devait  agir  comme  un  baume  calmant  appliqué  sur 
une  plaie  brûlante.  Inconsciente  de  son  propre  amour, 
elle  avait  une  conscience  obsédante,  allant  jusqu'à  la 
manie,  du  reflet  de  cet  amour,  reflet  dont  elle  retirait  un 
si  grand  avantage.  Tous  les  arguments  qu'on  pouvait 
opposer  à  son  idée  devaient  rester  sans  effet,  car  ils 
étaient  dirigés  non  contre  le  modèle,  mais  contre  son 
image  réfléchie,  celui-là  communiquant  sa  force  à  celle- 
ci  et  restant  caché,  inattaquable,  dans  l'inconscient. 

Récapitulons  les  données  que  nous  avons  pu  obtenir 
par  ce  jjref  et  difficile  effort  psychanalytique.  Elles  nous 
permettront  peut-être  de  comprendre  ce  cas  morbide,  à 
supposer  naturellement  que  nous  ayons  procédé  correc- 
tement, ce  dont  vous  ne  pouvez  pas  être  juges  ici.  Pre- 
mière donnée:  l'idée  fixe  n'est  plus  quelque  chose  d'ab- 
surde ni  d'incompréhensible  ;  elle  a  un  sens,  elle  est  bien 
motivée,  fait  partie  d'un  événement  affectif  survenu  dans 
la  vie  de  la  malade.  Deuxième  donnée:  cette  idée  fixe 
est  un  fait  nécessaire,  en  tant  que  réaction  contre  un 
processus  psychique  inconscient  que  nous  avons  pu 
dégager  d'après  d'autres  signes  ;  et  c'est  précisément  au 
lien  qui  la  rattache  à  ce  processus  psychique  inconscient 
qu'elle  doit  son  caractère  obsédant,  sa  résistance  à  tous 
les  arguments  fournis  par  la  logique  et  la  réalité.  Cette 
idée  fixe  est  même  quelque  chose  de  bienvenu,  une  sorte 
de  consolation.  Troisième  donnée:  si  la  malade  a  fait  la 
veille  à  la  jeune  intrigante  la  confidence  que  vous  savez, 
il  est  incontestable  qu'elle  y  a  été  poussée  par  le  senti- 
ment secret  qu'elle  éprouvait  à  l'égard  de  son  gendre  et 
qui  forme  comme  l'arrière-fond  de  sa  maladie.  Ce  cas 
présente  ainsi,  avec  l'action  symptomatique  que  nous 
avons  analysée  plus  haut,  des  analogies  importantes,  car, 
ici  comme  là,  nous  avons  réussi  à  dégager  le  sens  ou 
l'intention  de  la  manifestation  psychique,  ainsi  que  ses 
rapports  avec  un  élément  inconscient  faisant  partie  de  la 
situation. 

Il  va  sans  dire  que  nous  n'avons  pas  résolu  toutes  les 
questions  se  rattachant  à  notre  cas.  Celui-ci  est  plutôt 
hérissé  de   problèmes  dont  quelques-uns  ne  sont    pas 


276  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

encore  susceptibles  de  solution,  tandis  que  d'autres  n'ont 
pu  être  résolus,  à  cause  des  circonstances  défavorables 
particulières  à  ce  cas.  Pourquoi,  par  exemple,  cette 
iemme,  si  heureuse  en  ménage,  devient-elle  amoureuse 
de  son  gendre  et  pourquoi  la  délivrance,  qui  aurait  bien 
pu  revêtir  une  autre  forme  quelconque,  se  produit-elle 
sous  la  forme  d'un  reflet,  d'une  projection  sur  son  mari 
de  son  état  à  elle?  Ne  croyez  pas  que  ce  soient-là  des 
questions  oiseuses  et  malicieuses.  Elles  comportent  des 
réponses  en  vue  desquelles  nous  disposons  déjà  de  nom- 
breux éléments.  Notre  malade  se  trouve  à  l'âge  critique 
qui  comporte  une  exaltation  subite  et  indésirée  du  besoin 
sexuel  :  ce  fait  pourrait,  à  la  rigueur,  suffire  à  lui  seul 
à  expliquer  tout  le  reste.  Mais  il  se  peut  encore  que  le 
bon  et  fidèle  mari  ne  soit  plus,  depuis  quelques  années, 
en  possession  d'une  puissance  sexuelle  en  rapport  avec 
le  besoin  de  sa  femme  mieux  conservée.  Nous  savons 
par  expérience  que  ces  maris,  dont  la  fidélité  n'a  d'ailleurs 
pas  besoin  d'autre  explication,  témoignent  précisément 
à  leurs  femmes  une  tendresse  particulière  et  se  montrent 
d'une  grande  indulgence  pour  leurs  troubles  nerveux. 
De  plus,  il  n'est  pas  du  tout  indifférent  que  l'amour 
morbide  de  cette  dame  se  soit  précisément  porté  sur  le 
jeune  mari  de  sa  fille.  Un  fort  attachement  erotique  à  la 
fille,  attachement  qui  peut  être  ramené,  en  dernière  ana- 
lyse, à  la  constitution  sexuelle  de  la  mère,  trouve  souvent  le 
moyen  de  se  maintenir  à  la  faveur  d'une  pareille  transfor- 
mation. Dois-je  vous  rappeler,  à  ce  propos,  que  les  rela- 
tions sexuelles  entre  belle-mère  et  gendre  ont  toujours 
été  considérées  comme  particulièrement  abjectes  et 
étaient  frappées  chez  les  peuples  primitifs  d'interdictions 
tabou  et  de  «  flétrissures  »  rigoureuses*?  Aussi  bien  dans 
le  sens  positif  que  dans  le  sens  négatif,  ces  relations 
dépassent  souvent  la  mesure  socialement  désirable. 
Gomme  il  ne  m'a  pas  été  possible  de  poursuivre  l'analyse 
de  ce  cas  pendant  plus  de  deux  heures,  je  ne  saurais 
vous  dire  lequel  de  ces  trois  facteurs  doit  être  incriminé 
chez  la  malade  qui  nous  occupe  ;  sa  névrose  a  pu  être 
produite  par  l'action  de  l'un  ou  de  deux  d'entre  eux, 
comme  par  celle  de  tous  les  trois  réunis. 

I.  Cfr.  Totem  und  Tabu,  igiS. 


PSYCHANALYSE  ET  PSYCHIATRIE  277 

Je  m'aperçois  maintenant  que  je  viens  de  vous  parler  de 
choses  que  vous  n'êtes  pas  encore  préparés  à  comprendre. 
Je  l'ai  fait  pour  établir  un  parallèle  entre  la  psychiatrie 
et  la  psychanalyse.  Eh  bien,  vous  êtes-vous  aperçus 
quelque  part  d'une  opposition  entre  l'une  et  l'autre  ?  La 
psychiatrie  n'applique  pas  les  méthodes  techniques  de  la 
psychanalyse,  elle  ne  se  soucie  pas  de  rattacher  quoi 
que  ce  soit  à  l'idée  lixe  et  se  contente  de  nous  montrer 
dans  l'hérédité  un  facteur  étiologique  général  et  éloigné, 
au  lieu  de  se  livrer  à  la  recherche  de  causes  plus  spé- 
ciales et  plus  proches.  Mais  y  a-t-il  là  une  contradiction, 
une  opposition?  Ne  voyez-vous  pas  que,  loin  de  se  con- 
tredire, la  psychiatrie  et  la  psychanalyse  se  complètent 
l'une  l'autre  en  môme  temps  que  le  facteur  héréditaire 
et  l'événement  psychique,  loin  de  se  combattre  et  de 
s'exclure,  collaborent  de  la  manière  la  plus  efficace  en 
vue  du  même  résultat?  Vous  m'accorderez  qu'il  n'y  a 
rien  dans  la  nature  du  travail  psychiatrique  qui  puisse 
servir  d'argument  contre  la  recherche  psychanalytique. 
C'est  le  psychiatre,  et  non  la  psychiatrie  qui  s'oppose  à 
la  psychanalyse.  Celle-ci  est  à  la  psychiatrie  à  peu  près 
ce  que  l'histologie  est  à  l'anatomie  :  l'une  étudie  les  for- 
mes extérieures  des  organes,  l'autre  les  tissus  et  les 
cellules  dont  ces  organes  sont  faits.  Une  contradiction 
entre  ces  deux  ordres  d'études,  dont  l'une  continue 
l'autre,  est  inconcevable.  L'anatomie  constitue  aujour- 
d'hui la  base  de  la  médecine  scientifique,  mais  il  fut  un 
temps  où  la  dissection  de  cadavres  humains,  en  vue  de 
connaître  la  structure  intime  du  corps,  était  défendue, 
de  même  qu'on  trouve  de  nos  jours  presque  condamnable 
de  se  livrer  à  la  psychanalyse,  en  vue  de  connaître  le 
fonctionnement  intime  de  la  vie  psychique.  Tout  porte 
cependant  à  croire  que  le  temps  n'est  pas  loin  où  l'on  se 
rendra  compte  que  la  psychiatrie  vraiment  scientifique 
suppose  une  bonne  connaissance  des  processus  profonds 
et  inconscients  de  la  vie  psychique. 

Cette  psychanalyse  tant  combattue  a  peut-être  parmi 
vous  quelques  amis  qui  la  verraient  avec  plaisir  s'affir- 
mer aussi  comme  un  procédé  thérapeutique.  Vous  savez 
que  les  moyens  psychiatriques  dont  nous  disposons 
n'ont  aucune  action  sur  les  idées  fixes.  La  psychanalyse, 
qui  connaît  le  mécanisme  de  ces  symptômes,  serait-elle 


278  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

plus  heureuse  sous  ce  rapport  ?  Non  ;  elle  n'a  pas  plus 
de  prise  sur  ces  affections  que  n'importe  quel  autre 
moyen  thérapeutique.  Actuellement,  du  moins.  Nous 
pouvons,  grâce  à  la  psychanalyse,  comprendre  ce  qui  se 
passe  chez  le  malade,  mais  nous  n'avons  aucun  moyen 
de  le  faire  comprendre  au  malade  lui-même.  Je  vous  ai 
déjà  dit  que,  dans  le  cas  dont  je  vous  ai  entretenus  dans 
cette  leçon,  je  n'ai  pas  pu  pousser  l'analyse  au  delà  des 
premières  couches.  Doit-on  en  conclure  que  l'analyse  de 
cas  de  ce  genre  soit  à  abandonner,  parce  que  stérile  ? 
Je  ne  le  pense  pas.  Nous  avons  le  droit  et  même  le 
devoir  de  poursuivre  nos  recherches,  sans  nous  préoccu- 
per de  leur  utilité  immédiate.  A  la  fin,  nous  ne  savons 
ni  où  ni  quand  le  peu  de  savoir  que  nous  aurons  acquis 
se  trouvera  transformé  en  pouvoir  thérapeutique.  Alors 
même  qu'à  l'égard  des  autres  affections  nerveuses  et 
psychiques  la  psychanalyse  se  serait  montrée  aussi 
impuissante  qu'à  l'égard  des  idées  fixes,  elle  n'en 
resterait  pas  moins  parfaitement  justifiée  comme  moyen 
irremplaçable  de  recherche  scientifique.  11  est  vrai  que 
nous  ne  serions  pas  alors  en  mesure  de  l'exercer  ;  les 
hommes  sur  lesquels  nous  voulons  apprendre,  les 
hommes  qui  vivent,  qui  sont  doués  de  volonté  propre  et 
ont  besoin  de  motifs  personnels  pour  nous  aider,  nous 
refuseraient  leur  collaboration.  Aussi  ne  veux-je  pas 
terminer  cette  leçon  sans  vous  dire  qu'il  existe  de  vastes 
groupes  de  troubles  nerveux  où  une  meilleure  com- 
préhension se  laisse  facilement  transformer  en  pouvoir 
thérapeutique  et  que,  sous  certaines  conditions,  la 
psychanalyse  nous  permet  d'obtenir  dans  ces  affections 
difficilement  accessibles  des  résultats  qui  ne  le  cèdent 
en  rien  à  ceux  qu'on  obtient  dans  n'importe  quelle  autre 
branche  de  la  thérapeutique  interne. 


CHAPITRE  XVIT 
LE  SENS  DES  SYMPTÔMES 


Je  vous  ai  montré  dans  la  leçon  précédente  qu'alors 
que  la  psychiatrie  ne  se  préoccupe  pas  du  mode  demani- 
l'estation  et  du  contenu  de  chaque  symptôme,  la  psycha- 
nalyse porte  sa  principale  attention  sur  l'un  et  sur  l'autre 
et  a  réussi  à  établir  que  chaque  symptôme  a  un  sens  et  se 
rattache  étroitement  à  la  vie  psychique  du  malade.  C'est 
J.  Breuer  qui,  grâce  à  l'étude  et  à  l'heureuse  reconstitution 
d'un  cas  d'hystérie  devenu  depuis  lors  célèbre  (1880-1882), 
a  le  premier  découvert  des  symptômes  névrotiques.  Il  est 
vrai  que  P.  Janet  a  fait  la  même  découverte,  et  indépen- 
damment de  Breuer  ;  au  savant  français  appartient  même 
la  priorité  de  la  publication,  Breuer  n'ayant  publié  son 
observation  que  dix  ans  plus  tard  (iSgS-gS),  à  l'époque  de 
sa  collaboration  avec  moi.  Il  importe  d'ailleurs  peu  de 
savoir  à  qui  appartient  la  découverte,  car  une  découverte 
est  toujours  faite  plusieurs  fois  ;  aucune  n'est  faite  en 
une  fois  et  le  succès  n'est  pas  toujours  attaché  au  mérite. 
L'Amérique  n'a  pas  reçu  son  nom  de  Colomb.  Avant 
Breuer  et  Janet,  le  grand  psychiatre  Leuret  a  émis  l'opi- 
nion qu'on  trouverait  un  sens  même  aux  délires  des 
aliénés  si  l'on  savait  les  traduire.  J'avoue  que  j'ai  été 
longtemps  disposé  à  attribuer  à  P.  Janet  un  mérite  tout 
particulier  pour  son  explication  des  symptômes  névro- 
tiques qu'il  concevait  comme  des  expressions  des  «  idées 
inconscientes  »  qui  dominent  les  malades.  Mais  plus  tard, 
faisant  preuve  d'une  réserve  exagérée,  Janet  s'est  exprimé 
comme  s'il  avait  voulu  faire  comprendre  que  l'inconscient 
n'était  pour  lui  qu'une  «  façon  de  parler  »  et  que  dans 
son  idée  ce  terme  ne  correspondait  à  rien  de  réel.  Depuis 
lors,  je  ne  comprends  plus  les  déductions  de  Janet,  mais 
je  pense  qu'il  s'est  fait  beaucoup  de  tort,  alors  qu'il  aurait 
pu  avoir  beaucoup  de  mérite. 


^^o  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSE!> 

Les  symptômes  névrotiques  ont  donc  leur  sens,  tout 
comme  les  actes  manques  et  les  rêves  et,  comme  ceux-ci, 
ils  sont  en  rapport  avec  la  vie  des  personnes  qui  les  pré- 
sentent. Je  voudrais  vous  rendre  familière  cette  impor- 
tante manière  de  voir  à  l'aide  de  quelques  exemples. 
Qu'il  en  soit  ainsi  toujours  et  dans  tous  les  cas,  c'est  ce 
que  je  puis  seulement  affirmer,  sans  être  à  même  de  le 
prouver.  Ceux  qui  cherchent  eux-mêmes  des  expériences 
finiront  par  être  convaincus  de  ce  que  je  dis.  Mais,  pour 
certaines  raisons,  j'emprunterai  mes  exemples  non  à 
l'hystérie,  mais  à  une  autre  névrose,  tout  à  fait  remar- 
quable, au  fond  très  voisine  de  l'hystérie,  et  dont  je  dois 
vous  dire  quelques  mots  à  titre  d'introduction.  Cette 
névrose,  qu'on  appelle  névrose  obsessionnelle,  n'est  pas 
aussi  populaire  que  l'hystérie  que  tout  le  monde  connaît. 
Elle  est,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  moins  importuné- 
ment  bruyante,  se  comporte  plutôt  comme  une  affaire 
privée  du  malade,  renonce  presque  complètement  aux 
manifestations  somatiques  et  concentre  tous  ses  symp- 
tômes dans  le  domaine  psychique.  La  névrose  obses- 
sionnelle et  l'hystérie  sont  les  formes  de  névrose  qui  ont 
fourni  la  première  base  à  l'étude  de  la  psychanalyse,  et 
c'est  dans  le  traitement  de  ces  névroses  que  notre  théra- 
peutique a  remporté  ses  plus  beaux  succès.  Mais  la 
névrose  obsessionnelle,  à  laquelle  manque  cette  mysté- 
rieuse extension  du  psychique  au  corporel,  nous  est 
rendue  par  la  psychanalyse  plus  claire  et  plus  familière 
que  l'hystérie,  et  nous  avons  pu  constater  qu'elle  manifeste 
avec  beaucoup  plus  de  netteté  certains  caractères  extrêmes 
des  affections  névrotiques. 

La  névrose  obsessionnelle  se  manifeste  en  ce  que  les 
malades  sont  préoccupés  par  des  idées  auxquelles  ils  ne 
s'intéressent  pas,  éprouvent  des  impulsions  qui  leur 
paraissent  tout  à  fait  bizarres  et  sont  poussés  à  des  actions 
dont  l'exécution  ne  leur  procure  aucun  plaisir,  mais 
auxquelles  ils  ne  peuvent  pas  échapper.  Les  idées  (repré- 
sentations obsédantes)  peuvent  être  en  elles-mêmes 
dépourvues  de  sens  ou  seulement  indifférentes  pour 
l'individu,  elles  sont  souvent  tout  à  fait  absurdes  et 
déclenchent  dans  tous  les  cas  une  activité  intellectuelle 
intense  qui  épuise  le  malade  et  à  laquelle  il  se  livre  à 
son  corps  défendant.  Il  est  obligé,  contre  sa  volonté,  de 


LE  SENS  DES  SYMPTÔMES  281 

scruter  et  de  spéculer,  comme  s'il  s'agissait  de  ses  affaires 
vitales  les  plus  importantes.  Les  impulsions  que  le 
malade  éprouve  peuvent  également  paraître  enfantines 
et  absurdes,  mais  elles  ont  le  plus  souvent  un  contenu 
terrifiant,  le  malade  se  sentant  incité  à  commettre  des 
crimes  graves,  de  sorte  qu'il  ne  les  repousse  pas  seule- 
ment comme  lui  étant  étrangères,  mais  les  fuit  effrayé, et 
se  défend  contre  la  tentation  par  toutes  sortes  d'inter- 
dictions, de  renoncements  et  de  limitations  de  sa  liberté. 
Il  est  bonde  dire  que  ces  crimes  et  mauvaises  actions  ne 
reçoivent  jamais  même  un  commencement  d'exécution  : 
la  fuite  et  la  prudence  finissent  toujours  par  en  avoir 
raison.  Les  actions  que  le  malade  accomplit  réellement, 
les  actes  dits  obsédants,  ne  sont  que  des  actions 
inoffensives,  vraiment  insignifiantes,  le  plus  souvent  des 
répétitions,  des  enjolivements  cérémonieux  des  actes 
ordinaires  de  la  vie  courante,  avec  ce  résultat  que  les 
démarches  les  plus  nécessaires,  telles  que  le  fait  de  se 
coucher,  de  se  laver,  de  faire  sa  toilette,  d'aller  se  pro- 
mener deviennent  des  problèmes  pénibles,  à  peine  solu- 
bles.  Les  représentations,  impulsions  et  actions  morbides 
ne  sont  pas,  dans  chaque  forme  et  cas  de  névrose  obses- 
sionnelle, mélangées  dans  des  proportions  égales  :  le 
plus  souvent,  c'est  l'un  ou  l'autre  de  ces  facteurs  qui 
domine  le  tableau  et  donne  son  nom  à  la  maladie,  mais 
toutes  les  formes  et  tous  les  cas  ont  des  traits  communs 
qu'il  est  impossible  de  méconnaître. 

Il  s'agit  là  certainement  d'une  maladie  bizarre.  Je 
pense  que  la  fantaisie  la  plus  extravagante  d'un  psychiatre 
en  délire  n'aurait  jamais  réussi  à  construire  quelque 
chose  de  semblable  et  si  l'on  n'avait  pas  l'occasion  de 
voir  tous  les  jours  des  cas  de  ce  genre,  on  ne  croirait 
pas  à  leur  existence.  Ne  croyez  cependant  pas  que  vous 
rendez  service  au  malade  en  lui  conseillant  de  se 
distraire,  de  ne  pas  se  livrer  à  ses  idées  absurdes  et  de 
mettre  à  leur  place  quelque  chose  de  raisonnable.  11 
voudrait  lui-même  faire  ce  que  vous  lui  conseillez,  il  est 
parfaitement  lucide,  partage  votre  opinion  sur  ses  symp- 
tômes obsédants,  il  vous  l'exprime  même  avant  que  vous 
l'ayez  formulée.  Seulement,  il  ne  peut  rien  contre  son 
état  :  ce  qui,  dans  la  névrose  obsessionnelle,  s'impose  à 
l'action,  est  supporté  par  une  énergie  pour  laquelle  nous 


282  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

manquons  probablement  de  comparaison  dans  la  vie  nor- 
male. Il  ne  peut  qu'une  chose  :  déplacer,  échanger, 
mettre  à  la  place  d'une  idée  absurde  une  autre,  peut- 
être  atténuée,  remplacer  unç  précaution  ou  une  inter- 
diction par  une  autre,  accomplir  un  cérémonial  à  la 
place  d'un  autre.  Il  peut  déplacer  la  contrainte,  mais  il 
est  impuissant  à  la  supprimer.  Le  déplacement  des  symp- 
tômes, grâce  à  quoi  ils  s'éloignent  souvent  beaucoup 
de  leur  forme  primitive,  constitue  un  des  principaux 
caractères  de  sa  maladie  ;  on  est  frappé,  en  outre,  par  ce 
fait  que  les  oppositions  (polarités)  qui  caractérisent  la  vie 
psychique  sont  particulièrement  prononcées  dans  son 
cas.  A  côté  de  la  contrainte  ou  obsession  à  contenu 
négatif  ou  positif,  on  voit  apparaître,  dans  le  domaine 
intellectuel,  le  doute  qui  s'attache  aux  choses  généra- 
lement les  plus  certaines.  Et,  cependant,  notre  malade 
fut  jadis  un  homme  très  énergique,  excessivement  persé- 
vérant, d'une  intelligence  au-dessus  de  la  moyenne.  Il 
présente  le  plus  souvent  un  niveau  moral  très  élevé,  se 
montre  très  scrupuleux,  d'une  rare  correction.  Vous  vous 
doutez  bien  du  travail  qu'il  faut  accomplir  pour  arriver 
à  s'orienter  dans  cet  ensemble  contradictoire  de  traits  de 
caractère  et  de  symptômes  morbides.  Aussi  n'ambi- 
tionnons-nous pour  le  moment  que  peu  de  chose  :  pou- 
voir comprendre  et  interpréter  quelques-uns  de  ces  symp- 
tômes. 

Vous  seriez  peut-être  désireux  de  savoir,  en  vue  de  la 
discussion  qui  va  suivre,  comment  la  psychiatrie  actuelle 
se  comporte  à  l'égard  des  problèmes  de  la  névrose 
obsessionnelle.  Le  chapitre  qui  se  rapporte  à  ce  sujet 
est  bien  maigre.  La  psy(;hiatrie  distribue  des  noms  aux 
différentes  obsessions,  et  rien  de  plus.  Elle  insiste,  en 
revanche,  sur  le  fait  que  les  porteurs  de  ces  symptômes 
sont  des  «  dégénérés  ».  Affirmation  peu  satisfaisante  : 
elle  constitue,  non  une  explication,  mais  un  jugement 
de  valeur,  une  condamnation.  Sans  doute,  les  gens  qui 
sortent  de  l'ordinaire  peuvent  présenter  toutes  les  sin- 
gularités possibles,  et  nous  concevons  fort  bien  que  des 
personnes  chez  lesquelles  se  développent  des  symptômes 
comme  ceux  de  la  névrose  obsessionnelle  doivent  avoir 
reçu  de  la  nature  une  constitution  différente  de  celle 
des  autres  hommes.  Mais,    demanderons-nous,   sont-ils 


LE  SENS  DES  SYMPTÔMES  283 

plus  «  dégénérés  »  que  les  autres  nerveux,  par  exemple 
les  hystériques  et  les  malades  atteints  de  psychoses?  La 
caractéristique  est  évidemment  trop  générale.  On  peut 
même  se  demander  si  elle  estjustifiée,  lorsqu'on  apprend 
que  des  hommes  excellents,  d'une  très  haute  valeur 
sociale,  peuvent  présenter  les  mêmes  symptômes.  Géné- 
ralement, nous  savons  peu  de  chose  sur  la  vie  intime  de 
nos  grands  hommes  :  cela  est  dû  aussi  bien  à  leur  propre 
discrétion  qu'au  manque  de  sincérité  de  leurs  biogra- 
phes. 11  arrive  cependant  qu'un  fanatique  de  la  vérité, 
comme  Emile  Zola,  mette  à  nu  devant  nous  sa  vie,  et 
alors  nous  apprenons  de  combien  d'habitudes  obsédantes 
il  avait  été  tourmenté\ 

Pour  ces  névrotiques  supérieurs,  la  psychiatrie  a  créé 
la  catégorie  des  «  dégénérés  supérieurs  ».  Rien  de  mieux. 
Mais  la  psychanalyse  nous  a  appris  qu'il  est  possible 
de  faire  disparaître  définitivement  ces  symptômes  obsé- 
dants singuliers,  comme  on  fait  disparaitre  beaucoup 
d'autres  afi'ections,  et  cela  aussi  bien  que  chez  des 
hommes  non  dégénérés.  J'y  ai  moi-même  réussi  plus 
d'une  fois. 

Je  vais  vous  citer  deux  exemples  d'analyse  d'un  sym- 
tôme  obsédant.  Un  de  ces  exemples  est  emprunté  à  une 
observation  déjà  ancienne  et  je  ne  saurais  lui  en  substi- 
tuer de  plus  beau  ;  l'autre  est  plus  récent.  Je  me  con- 
tente de  ces  deux  exemples,  car  les  cas  de  ce  genre 
demandent  à  être  exposés  tout  au  long,  sans  négliger 
aucun  détail. 

Une  dame  âgée  de  3o  ans  environ,  qui  souffrait  de 
phénomènes  d'obsession  très  graves  et  que  j'aurais  peut- 
être  réussi  à  soulager,  sans  un  perfide  accident  qui  a 
rendu  vain  tout  mon  travail  (je  vous  en  parlerai  peut-être 
un  jour)  exécutait  plusieurs  fois  par  jour,  entre  beau- 
coup d'autres,  l'action  obsédante  suivante,  tout  à  fait 
remarquable.  Elle  se  précipitait  de  sa  chambre  dans  une 
autre  pièce  contiguë,  s'y  plaçait  dans  un  endroit  déter- 
miné devant  la  table  occupant  le  milieu  de  la  pièce, 
sonnait  sa  femme  de  chambre,  lui  donnait  un  ordre 
quelconque  ou  la  renvoyait  purement  et  simplement  et 


I.    E.    Toulouse.    —     Emile    Zola,     Enquête     médico-psychologique.     Paris, 
[896. 


2<S4  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

s'enfuyait  de  nouveau  précipitamment  dans  sa  chambre. 
Certes,  ce  symptôme  morbide  n'était  pas  grave,  mais  il 
était  de  nature  à  exciter  la  curiosité.  L'explication  a  été 
obtenue  de  la  façon  la  plus  certaine  et  irréfutable,  sans 
la  moindre  intervention  du  médecin.  Je  ne  vois  même 
pas  comment  j'aurais  pu  même  soupçonner  le  sens  de 
cette  action  obsédante,  entrevoir  la  moindre  possibilité 
de  son  interprétation.  Toutes  les  fois  que  je  demandais 
à  la  malade  :  «  pourquoi  le  faites-vous?  »  elle  me  répon- 
dait: «  je  n'en  sais  rien  ».  Mais  un  jour,  après  que  j'eus 
réussi  à  vaincre  chez  elle  un  grave  scrupule  de  conscience, 
elle  trouva  subitement  l'explication  et  me  raconta  des 
faits  se  rattachant  à  cette  action  obsédante.  Il  y  a  plus 
de  dix  ans,  elle  avait  épousé  un  homme  beaucoup  plus 
âgé  qu'elle  et  qui,  la  nuit  de  noces,  se  montra  impuis- 
sant. Il  avait  passé  la  nuit  à  courir  de  sa  chambre  dans 
celle  de  sa  femme,  pour  renouveler  la  tentative,  mais 
chaque  fois  sans  succès.  Le  matin  il  dit,  contrarié  :  «  j'ai 
«  honte  devant  la  femme  de  chambre  qui  va  faire  le  lit  ». 
Ceci  dit,  il  saisit  un  flacon  d'encre  rouge,  qui  se  trou- 
vait par  hasard  dans  la  chambre,  et  en  versa  le  contenu 
sur  le  drap  de  lit,  mais  pas  à  l'endroit  précis  où  auraient 
dû  se  trouver  les  taches  de  sang.  Je  n'avais  pas  compris 
tout  d'abord  quel  rapport  il  y  avait  entre  ce  souvenir,  et 
l'action  obsédante  de  ma  malade  ;  le  passage  répété  d'une 
pièce  dans  une  autre  et  l'apparition  de  la  femme  de 
chambre  étaient  les  seuls  faits  qu'elle  avait  en  commun 
avec  l'événement  réel.  Alors  la  malade,  m'amenant  dans 
la  deuxième  chambre  et  me  plaçant  devant  la  table,  me 
fit  découvrir  sur  le  tapis  de  celle-ci  une  grande  tache 
rouge.  Et  elle  m'expliqua  qu'elle  se  mettait  devant  la 
table  dans  une  position  telle  que  la  femme  de  chambre 
qu'elle  appelait  ne  pût  pas  ne  pas  apercevoir  la  tache.  Je 
n'eus  plus  alors  de  doute  quant  aux  rapports  étroits 
existant  entre  la  scène  de  la  nuit  de  noces  et  l'action 
obsédante  actuelle.  Mais  ce  cas  comportait  encore  beau- 
coup d'autres  enseignements. 

Il  est  avant  tout  évident  que  la  malade  s'identifie  avec 
son  mari  ;  elle  joue  son  rôle  en  imitant  sa  course  d'une 
pièce  à  l'autre.  Mais  pour  que  l'identification  soit  com- 
plète, nous  devons  admettre  qu'elle  remplace  le  lit  et  le 
drap  de  lit  par  la  table  et  le  tapis  de  table .  Ceci  peut  paraître 


LE  SENS  DES  SYMPTÔMES  285 

arbitraire,  mais  ce  n'est  pas  pour  rien  que  nous  avons 
étudié  le  symbolisme  des  rêves.  Dans  le  rêve  aussi  on  voit 
souvent  une  table  qui  doit  être  interprétée  comme  figu- 
rant un  lit.  Table  et  lit  réunis  figurent  le  mariage.  Aussi 
Tun  remplace-t-il  facilement  l'autre. 

La  preuve  serait  ainsi  faite  que  l'action  obsédante  a 
un  sens  ;  elle  paraît  être  une  représentation,  une  répéti- 
tion de  la  scène  significative  que  nous  avons  décrite  plus 
haut.  Mais  rien  ne  nous  oblige  à  nous  en  tenir  à  cette 
apparence  ;  en  soumettant  à  un  examen  plus  approfondi 
les  rapports  entre  la  scène  et  l'action  obsédante,  nous 
obtiendrons  peut-être  des  renseignements  sur  des  faits 
plus  éloignés,  sur  l'intention  de  l'action.  Le  noyau  de 
celle-ci  consiste  manifestement  dans  l'appel  adressé  à  la 
femme  de  chambre  dont  le  regard  est  attiré  sur  la  tache, 
contrairement  à  l'observation  du  mari  :  «  nous  devrions 
avoir  honte  devant  la  femme  de  chambre  ».  Jouant  le 
rôle  du  mari,  elle  le  représente  donc  comme  n'ayant  pas 
honte  devant  la  femme  de  chambre,  la  tache  se  trouvant 
à  la  bonne  place.  Nous  voyons  donc  que  notre  malade 
ne  s'est  pas  contentée  de  reproduire  la  scène  :  elle  l'a 
continuée  et  corrigée,  elle  l'a  rendue  réussie.  Mais,  ce 
faisant,  elle  corrige  également  un  autre  accident  pénible 
de  la  fameuse  nuit,  accident  qui  avait  rendu  nécessaire 
le  recours  à  l'encre  rouge  :  l'impuissance  du  mari.  L'ac- 
tion obsédante  signifie  donc  :  «  Non,  ce  n'est  pas  vrai  ;  il 
n'avait  pas  à  avoir  honte  ;  il  ne  fut  pas  impuissant.  »  Tout 
comme  dans  un  rêve,  elle  représente  ce  désir  comme 
réalisé  dans  une  action  actuelle,  elle  obéit  à  la  ten- 
dance consistant  à  élever  son  mari  au-dessus  de  son 
échec  de  jadis. 

A  l'appui  de  ce  que  je  viens  de  dire,  je  pourrais  vous 
citer  tout  ce  que  je  sais  encore  sur  cette  femme.  Autrement 
dit:  tout  ce  que  nous  savons  encore  sur  son  compte  nous 
impose  cette  interprétation  de  son  action  obsédante,  en 
elle-même  inintelligible.  Cette  femme  vit  depuis  des 
années  séparée  de  son  mari  et  lutte  contre  l'intention  de 
demander  une  rupture  légale  du  mariage.  Mais  il  ne 
peut  être  question  pour  elle  de  se  libérer  de  son  mari  ; 
elle  se  sent  contrainte  de  lui  rester  fidèle,  elle  vit  dans 
la  retraite,  afin  de  ne  pas  succomber  à  une  tentation,  elle 
excuse  son    mari   et  le  grandit  dans  son  imagination. 


286  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

Mieux  que  cela,  le  mystère  le  plus  profond  de  ss  maladie 
consiste  en  ce  que  par  celle-ci  elle  protège  son  mari  contre 
de  méchants  propos,  justifie  leur  séparation  dans  l'espace 
et  lui  rend  possible  une  existence  séparée  agréable. 
C'est  ainsi  que  l'analyse  d'une  anodine  action  obsédant^ 
nous  conduit  directement  jusqu'au  noyau  le  plus  caché 
d'un  cas  morbide  et  nous  révèle  en  même  temps  une 
partie  non  négligeable  du  mystère  de  la  névrose 
obsessionnelle.  Je  me  suis  volontiers  attardé  à  cet 
exemple  parce  qu'il  réunit  des  conditions  auxquelles  on 
ne  peut  pas  raisonnablement  s'attendre  dans  tous  les 
cas.  L'interprétation  des  symptômes  a  été  trouvée  ici 
d'emblée  par  la  malade,  en  dehors  de  toute  direction 
ou  intervention  de  l'analyse,  et  cela  en  corrélation  avec 
un  événement  qui  s'était  produit,  non  à  une  période 
reculée  de  l'enfance,  msiis  alors  que  la  malade  était  déjà 
en  pleine  maturité,  cet  événement  ayant  persisté  intact 
dans  sa  mémoire.  Toutes  les  objections  que  la  critique 
adresse  généralement  à  nos  interprétations  de  symp- 
tômes, se  brisent  contre  ce  seul  cas.  Il  va  sans  dire 
qu'on  n'a  pas  toujours  la  chance  de  rencontrer  des  cas 
pareils. 

Quelques  mots  encore,  avant  de  passer  au  cas  suivant. 
N'avez-vous  pas  été  frappés  par  le  fait  que  cette  action 
obsédante  peu  apparente  nous  a  introduits  dans  la  vie  la 
plus  intime  de  la  malade?  Quoi  de  plus  intime  dans  la 
vie  d'une  femme  que  l'histoire  de  sa  nuit  de  noces?  Et 
serait-ce  un  fait  accidentel  et  sans  importance  que  notre 
analyse  nous  ait  introduits  dans  l'intimité  de  la  vie 
sexuelle  de  la  malade?  Il  se  peut,  sans  doute,  que  j'ai  eue 
dans  mon  choix  la  main  heureuse.  Mais  ne  concluons 
pas  trop  vite  et  abordons  notre  deuxième  exemple,  d'un 
genre  tout  à  fait  différent,  un  échantillon  d'une  espèce 
très  commune  :  un  cérémonial  accompagnant  le  coucher. 

Il  s'agit  d'une  belle  jeune  fille  de  19  ans,  bien  douée, 
enfant  unique  de  ses  parents,  auxquels  elle  est  supérieure 
par  son  instruction  et  sa  vivacité  intellectuelle.  Enfant, 
elle  était  d'un  caractère  sauvage  et  orgueilleux  et  était 
devenue,  au  cours  des  dernières  années  et  sans  aucune 
cause  extérieure  apparente,  morbidement  nerveuse.  Elle 
se  montre  particulièrement  irritée  contre  sa  mère  ;  elle 
est  mécontente,  déprimée,  portée  à  l'indécision  et  au  doute 


LE  SENS  DES  SYMPTÔMES  287 

et  finit  par  avouer  qu'elle  ne  peut  plus  traverser  seule 
des  places  et  des  rues  un  peu-  larges.  Il  y  a  là  un  état 
inorlDide  compliqué,  qui  comporte  au  moins  deux  dia- 
gnostics :  celui  d'agoraphobie  et  celui  de  névrose  obses- 
sionnelle. Nous  ne  nous  y  arrêterons  pas  longtemps  :  la 
seule  chose  qui  nous  intéresse  dans  le  cas  de  cette  ma- 
lade, c'est  son  cérémonial  du  coucher  qui  est  une  source 
de  souffrances  pour  ses  parents.  On  peut  dire  que,  dans 
un  certain  sens,  tout  sujet  normal  a  son  cérémonial  du 
coucher  ou  tient  à  la  réalisation  de  certaines  conditions 
dont  la  non-exécution  l'empêche  de  s'endormir  ;  il  a 
entouré  le  passage  de  l'état  de  veille  à  l'état  de  sommeij 
de  certaines  formes  qu'il  reproduit  exactement  tous  les 
soirs.  Mais  toutes  les  conditions  dont  l'homme  sain 
entoure  le  sommeil  sont  rationnelles  et,  comme  telles, 
se  laissent  facilement  comprendre  ;  et,  lorsque  les  cir- 
constances extérieures  lui  imposent  un  changement,  il 
s'y  adapte  facilement  et  sans  perte  de  temps.  Mais  le  céré- 
monial pathologique  nianque  de  souplesse,  il  sait  s'im- 
poser au  prix  des  plus  grands  sacrifices,  s'abriter  derrière 
des  raisons  en  apparence  rationnelles  et,  à  l'examen 
superficiel,  il  ne  semble  se  distinguer  du  cérémonial 
normal  que  par  une  minutie  exagérée.  Mais  à  un  examen 
plus  attentif  on  constate  que  le  cérénionial  morbide 
comporte  des  conditions  que  nulle  raison  ne  justifie,  et 
d'autres  qui  sont  nettement  anti-rationnelles.  Notre 
malade  justifie  les  précautions  qu'elle  prend  pour  la  nuit 
par  cette  raison  que  pour  dormir  elle  a  besoin  de 
calme  ;  elle  doit  donc  éliniiner  toutes  les  sources  de 
bruit.  Pour  réaliser  ce  but,  elle  prend  tous  les  soirs, 
avant  le  sommeil,  les  deux  précautions  suivantes  :  en 
premier  lieu,  elle  arrête  la  grande  pendule  qui  se  trouve 
dans  sa  chambre  et  fait  emporter  toutes  les  autres  pen- 
dules, sans  même  faire  une  exception  pour  sa  petite 
montre-bracelet  dans  son  écrin  ;  en  deuxième  lieu,  elje 
réunit  sur  son  bureau  tous  les  pots  à  fleurs  et  vases,  de 
telle  sorte  qu'aucun  d'entre  eux  ne  puissse,  pendant  la 
nuit,  se  casser  en  tombant  et  ainsi  troubler  son  sommeil. 
Elle  sait  parfaitement  bien  que  le  besoin  de  repos  ne 
justifie  ces  mesures  qu'en  apparence  ;  elle  se  rend 
compte  que  la  petite  montre-bracelet,  laissée  dans  son 
écrin,  ne  saurait  troubler  son  sommeil  par  son  tic-tac, 


288  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

et  nous  savons  tous  par  expérience  que  le  tic-tac  régulier 
et  monotone  d'une  pendule,  loin  de  troubler  le  sommeil, 
ne  fait  que  le  favoriser.  Elle  convient,  en  outre,  que  la 
crainte  pour  les  pots  à  fleurs  et  les  vases  ne  repose  sur 
aucune  vraisemblance.  Les  autres  conditions  du  céré- 
monial n'ont  rien  à  voir  avec  le  besoin  de  repos.  Au 
contraire  :  la  malade  exige,  par  exemple,  que  la  porte  qui 
sépare  sa  chambre  de  celle  de  ses  parents  reste  entr'ou- 
verte  et,  pour  obtenir  ce  résultat,  elle  immobilise  la  porte 
ouverte  à  l'aide  de  divers  objets,  précaution  susceptible 
d'engendrer  des  bruits  qui,  sans  elle,  pourraient  être 
évités.  Mais  les  précautions  les  plus  importantes  portent 
sur  le  lit  même.  L'oreiller  qui  se  trouve  à  la  tête  du 
lit  ne  doit  pas  toucher  au  bois  du  lit.  Le  petit  coussin 
de  tête  doit  être  disposé  en  losange  sur  le  grand,  et  la 
malade  place  sa  tête  dans  la  direction  du  diamètre  lon- 
gitudinal de  ce  losange.  L'édredon  de  plumes  doit  au 
préalable  être  secoué,  de  façon  à  ce  que  le  côté  corres- 
pondant aux  pieds  devienne  plus  épais  que  le  côté 
opposé  ;  mais,  cela  fait,  la  malade  ne  tarde  pas  à  défaire 
son  travail  et  à  aplatir  cet  épaississement. 

Je  vous  fais  grâce  des  autres  détails,  souvent  très 
minutieux,  de  ce  cérémonial  ;  ils  ne  nous  apprendraient 
d'ailleurs  rien  de  nouveau  et  nous  entraîneraient  trop 
loin  du  but  que  nous  nous  proposons.  Mais  sachez  bien 
que  tout  cela  ne  s'accomplit  pas  aussi  facilement  et  aussi 
simplement  qu'on  pourrait  le  croire.  11  y  a  toujours  la 
crainte  que  tout  ne  soit  pas  fait  avec  les  soins  nécessaires  : 
chaque  acte  doit  être  contrôlé,  répété,  le  doute  s'attaque 
tantôt  à  l'une,  tantôt  à  une  autre  précaution,  et  tout  ce 
travail  dure  une  heure  ou  deux  pendant  lesquelles  ni 
la  jeune  fille  ni  ses  parents  terrifiés  ne  peuvent  s'en- 
dormir. 

L'analyse  de  ces  tracasseries  n'a  pas  été  aussi  facile 
que  celle  de  l'action  obsédante  de  notre  précédente 
malade.  J'ai  été  obligé  de  g^iider  la  jeune  fille  et  de  lui 
proposer  des  projets  d'interprétation  qu'elle  repoussait 
invariablement  par  un  non  catégorique  ou  qu'elle  n'ac- 
cueillait qu'avec  un  doute  méprisant.  Mais  cette  première 
réaction  de  négation  fut  suivie  d'une  période  pendant 
laquelle  elle  était  préoccupée  elle-même  par  les  possibi- 
lités qui  lui  étaient  proposées,  cherchant  à  faire  surgir 


LE  SENS  DES  SYMPTÔMEÎ^  289 

des  idées  se  rapportant  à  ces  possibilités,  évoquant  des 
souvenirs,  reconstituant  des  ensembles,  et  elle  a  fini  par^ 
accepter  toutes  nos  interprétations,  mais  à  la  suite  d'une 
élaboration  personnelle.  A  mesure  que  ce  travail  s'ac- 
complissait en  elle,  elle  devenait  de  moins  en  moins 
méticuleuse  dans  l'exécution  de  ses  actions  obsédantes, 
et  avant  même  la  fin  du  traitement  tout  son  cérémonial 
était  abandonné.  Vous  devez  savoir  aussi  que  le  travail 
analytique,  tel  que  nous  le  pratiquons  aujourd'hui,  ne 
s'attache  pas  à  chaque  symptôme  en  particulier  jusqu'à 
sa  complète  élucidalion.  On  est  obligé  à  chaque  instant 
d'abandonner  tel  thème  donné,  car  on  est  sur  d'y  être 
ramené  en  3^  abordant  d'autres  ensembles  d'idées.  Aussi 
l'interprétation  des  symptômes  que  je  vais  vous  sou- 
mettre aujourd'hui,  constitue-t-elle  une  synthèse  de 
résultats  qu'il  a  fallu,  en  raison  d'autres  travaux  entrepris 
entre  temps,  des  semaines  et  des  mois  pour  obtenir. 

Notre  malade  commence  peu  à  peu  à  comprendre  que 
c'est  à  titre  de  symbole  génital  féminin  qu'elle  ne  sup- 
portait pas,  pendant  la  nuit,  la  présence  de  la  pendule 
dans  sa  chambre.  La  pendule,  dont  nous  connaissons 
encore  d'autres  interprétations  symboliques,  assume  ce 
rôle  de  symbole  génital  féminin  à  cause  de  la  périodicité 
de  son  fonctionnement  qui  s'accomplit  à  des  intervalles 
égaux.  Une  femme  peut  souvent  se  vanter  en  disant  que 
ses  menstrues  s'accomplissent  avec  la  régularité  d'une 
pendule.  Mais  ce  que  notre  malade  craignait  surtout, 
c'était  d'être  troublée  dans  son  sommeil  par  le  tic-tac  de 
la  pendule.  Ce  tic-tac  peut  être  considéré  comme  une 
représentation  symbolique  des  battements  du  clitoris  lors 
de  l'excitation  sexuelle.  Elle  était  en  effet  souvent 
réveillée  par  cette  sensation  pénible,  et  c'est  la  crainte 
de  l'érection  qui  lui  avait  fait  écarter  de  son  voisinage, 
pendant  la  nuit,  toutes  les  pendules  et  montres  en 
marche.  Pots  à  fleurs  et  vases  sont,  comme  tous  les  réci- 
pients, également  des  symboles  féminins.  Aussi  la 
crainte  de  les  exposer  pendant  la  nuit  à  tomber  et  à  se 
briser  n'est-elle  pas  tout  à  fait  dépourvue  de  sens.  Vous 
connaissez  tous  cette  coutume  très  répandue  qui  consiste 
à  briser,  pendant  les  fiançailles,  un  vase  ou  une  assiette. 
Chacun  des  assistants  s'en  approprie  un  fragment,  ce 
que  nous  devons  considérer,   en  nous  plaçant  au  point 


^90  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

de  vue  d'une  organisation  matrimoniale  pré-monogà- 
mique,  comme  un  renoncement  aux  droits  que  chacun 
pouvait,ou  croyait  avoir  sur  la  fiancée.  A  cette  partie  de 
son  cérémonial  se  rattachaient  chez  notre  jeune  fille  un 
souvenir  et  plusieurs  idées.  Etant  enfant,  elle  tomba, 
pendant  qu'elle  avait  à  la  main  un  vase  en  verre  ou  en 
terre,  et  se  fit  au  doigt  une  blessure  qui  saigna  abon- 
damment. Devenue  jeune  fille  et  ayant  eu  connaissance 
des  faits  se  rattachant  aux  relations  sexuelles,  elle  fut 
obsédée  par  la  crainte  angoissante  qu'elle  pourrait  ne 
pas  saigner  pendant  sa  nuit  de  noces,  ce  qui  ferait  naître 
dans  l'esprit  de  son  mari  des  doutes  quant  à  sa  virginité. 
Ses  précautions  contre  le  bris  des  vases  constituent  donc 
une  sorte  de  protestation  contre  tout  le  complexus  en 
rapport  avec  la  virginité  et  l'hémorragie  consécutive  aux 
premiers  rapports  sexuels,  une  protestation  aussi  bien 
contre  la  crainte  de  saigner  que  contre  la  crainte  opposée, 
celle  de  ne  pas  saigner.  Quant  aux  précautions  contre  le 
bruit,  auxquelles  elle  subordonnait  ces  mesures,  elles 
n'avaient  rien,  ou  à  peu  près  rien,  à  voir  avec  celles-ci. 
Elle  révéla  le  sens  central  de  son  cérémonial  un  jour 
où  elle  eut  la  compréhension  subite  de  la  raison  pour 
laquelle  elle  ne  voulait  pas  que  l'oreiller  touchât  au  bois 
de  lit  :  l'oreiller,  disait-elle,  est  toujours  femme,  et  la 
paroi  verticale  du  lit  est  homme.  Elle  voulait  ainsi,  par 
une  sorte  d'action  magique,  pourrions-nous  dire,  séparer 
l'homme  et  la  femme,  c'est-à-dire  empêcher  ses  parents 
d'avoir  des  rapports  sexuels.  Longtemps  avant  d'avoir 
établi  son  cérémonial,  elle  avait  cherché  à  atteindre  le 
même  but  d'une  manière  plus  directe.  Elle  avait  simulé 
la  peur  ou  utilisé  une  peur  réelle  pour  obtenir  que  la 
porte  qui  séparait  la  chambre  à  coucher  des  parents  de 
la  sienne  fût  laissée  ouverte  pendant  la  nuit.  Et  elle  avait 
conservé  cette  mesure  dans  son  cérémonial  actuel.  Elle 
s'offrait  ainsi  l'occasion  d'épier  les  parents  et,  à  force  de 
vouloir  profiter  de  cette  occasion,  elle  s'était  attiré  une 
insomnie  qui  avait  duré  plusieurs  mois.  Non  contente  de 
troubler  ainsi  ses  parents ,  elle  venait  de  temps  à  autre 
s'installer  dans  leur  lit,  entre  le  père  et  la  mère. 
Et  c'est  alors  que  1'  «  oreiller  »  et  le  «  bois  de  lit  )> 
se  trouvaient  réellement  séparés.  Lorsqu'elle  eut  enfin 
grandi,  au  point  de  ne  plus  pouvoir  coucher  avec  ses 


LE  SENS  DES  SYMPTÔMES  29  î 

parents  sans  les  gêner  et  sans  être  gênée  dîle-même,  elle 
s'ingéniait  encore  à  simuler  la  peur,  afin  d'obtenir  que 
la  mère  lui  cédât  sa  place  auprès  du  père  et  vînt  elle- 
même  coucher  dans  le  lit  de  Sa  fille.  Cette  situation 
fut  certainement  le  point  de  départ  de  quelques  inven- 
tions dont  nous  retrouvons  la  trace  dans  son  cérémonial. 

Si  un  oreiller  est  un  symbole  féminin,  l'acte  consistant 
à  secouer  l'édredon  jusqu'à  ce  que  toutes  les  plumes 
s'étant  amassées  dans  sa  partie  inférieure  y  forment  une 
boursouflure,  avait  également  un  sens  :  il  signifiait 
rendre  la  femme  enceinte  ;  mais  notre  malade  ne  tardait 
pas  à  dissiper  cette  grossesse,  car  elle  avait  vécu  pendant 
des  années  dans  la  crainte  que  des  rapports  de  ses 
parents  ne  naquît  un  nouvel  enfant  qui  lui  aurait  fait 
concurrence.  D'autre  part,  si  le  grand  oreiller,  symbole 
féminin,  représentait  la  mère,  le  petit  oreiller  de  tête  ne 
pouvait  représenter  qiie  la  fille.  Pourquoi  ce  dernier 
oreiller  devait-il  être  disposé  en  losange,  et  pourquoi  la 
tête  de  notre  malade  devait-elle  être  placée  dans  le  sens 
de  la  ligne  médiane  de  ce  losange?  Parce  que  le  losange 
représente  la  forme  de  l'appareil  génital  de  la  femme, 
lorsqu'il  est  ouvert.  C'est  donc  elle-même  qui  jouait  le 
rôle  du  mâle,  sa  tête  remplaçant  l'appareil  sexuel  mas- 
culin (Cfr.  :  «  La  décapitation  comme  représentation 
symbolique  delà  castration.  ») 

Ce  sont  là  de  tristes  choses,  diriez-vous,  que  celles  qui 
ont  germé  dans  la  tête  de  cette  jeune  fille  vierge.  J'en 
conviens,  mais  n'oubliez  pas  que,  ces  choses-là,  je  ne  les 
ai  pas  inventées  :  je  les  ai  seulement  interprétées.  Le 
cérémonial  que  je  viens  de  vous  décrire  est  également 
une  chose  singulière  et  il  existe  une  correspondance  que 
vous  ne  devez  pas  méconnaître  entre  ce  cérémonial  et 
les  idées  fantaisistes  que  nous  révèle  l'interprétation.  Mais 
ce  qui  m'importe  davantage,  c'est  que  vous  ayez  compris 
que  le  cérémonial  en  question  était  inspiré,  non  par  une 
Seule  et  unique  idée  fantaisiste,  mais  par  un  grand 
nombre  de  ces  idées  qui  convergeaient  toutes  en  un  point 
situé  quelque  part.  Et  vous  vous  êtes  sans  doute  aperçus 
également  que  les  prescriptions  de  ce  cérémotiial  tra- 
duisaient les  désirs  sexuels  dans  un  sens  tantôt  positif, 
à  titre  de  substitutions,  tantôt  négatif,  à  titre  de  moyens 
de  défense. 


ag^  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

L'analyse  de  ce  cérémonial  aurait  pu  nous  fournir 
d'autres  résultats  encore  si  nous  avions  tenu  exacte- 
ment compte  de  tous  les  autres  symptômes  présentés 
par  la  malade.  Mais  ceci  ne  se  rattachait  pas  au  but  que 
nous  nous  étions  proposé.  Contentez-vous  de  savoir  que 
cette  jeune  fille  éprouvait  pour  son  père  une  attirance 
erotique  dont  les  débuts  remontaient  à  son  enfance,  et  il 
faut  peut-être  voir  dans  ce  fait  la  raison  de  son  attitude 
peu  amicale  envers  sa  mère.  C'est  ainsi  que  l'analyse  de 
ce  symptôme  nous  a  encore  introduits  dans  la  vie  sexuelle 
de  la  malade,  et  nous  trouvero-ns  ce  fait  de  moins  en 
moins  étonnant,  à  mesure  que  nous  apprendrons  à  mieux 
connaître  le  sens  et  l'intention  des  symptômes  névro- 
tiques. 

Je  vous  ai  donc  montré  sur  deux  exemples  choisis  que, 
tout  comme  les  actes  manques  et  les  rêves,  les  symp- 
tômes névrotiques  ont  un  sens  et  se  rattachent  étroite- 
ment à  la  vie  intime  des  malades.  Je  ne  puis  certes  pas 
vous  demander  d'adhérer  à  ma  proposition  sur  la  foi  de 
ces  deux  exemples.  Mais,  de  votre  côté,  vous  ne  pouvez 
pas  exiger  de  moi  devons  produire  des  exemples  en  nom- 
bre illimité,  jusqu'à  ce  que  votre  conviction  soit  faite.  Vu 
en  effet  les  détails  avec  lesquels  je  suis  obligé  de  traiter 
chaque  cas,  il  me  faudrait  un  cours  semestriel  de  cinq 
heures  par  semaine  pour  élucider  ce  seul  point  de  la 
théorie  des  névroses.  Je  me  contente  donc  de  ces  deux 
preuves  en  faveur  de  ma  proposition  et  vous  renvoie  pour 
le  reste  aux  communications  qui  ont  été  publiées  dans  la 
littérature  sur  ce  sujet,  et  notamment  aux  classiques 
interprétations  de  symptômes  par  J.  Breuer  (Ilt/slérie), 
aux  frappantes  explications  de  très  obscurs  symptômes 
observés  dans  la  démence  précoce,  explications  publiées 
par  C.-G.  Jung  à  l'époque  où  cet  auteur  n'était  encore 
que  psychanalyste  et  ne  prétendait  pas  au  rôle  de  pro- 
phète ;  je  vous  renvoie  en  outre  à  tous  les  autres  travaux 
qui  ont  depuis  rempli  nos  périodiques.  Les  recherches 
de  ce  genre  ne  manquent  précisément  pas.  L'analyse, 
l'interprétation  et  la  traduction  des  symptômes  névro- 
tiques ont  accaparé  l'attention  des  psychanalystes  au 
point  de  leur  faire  négliger  tous  les  autres  problèmes  se 
rattachant  aux  névroses. 

Ceux  d'entre  vous  qui  voudront  bien  s'imposer  ce  tra- 


LE  SENS  DES  SYMPTOMES  290 

vail  de  documentation,  seront  certainement  impression- 
nés par  la  quantité  et  la  force  des  matériaux  réunis  sur 
cette  question.  Mais  ils  se  heurteront  aussi  à  une  diffi- 
culté. Nous  savons  que  le  sens  d'un  symptôme  réside 
dans  les  rapports  qu'il  présente  avec  la  vie  intime  des 
malades.  Plus  un  symptôme  est  individualisé,  et  plus 
nous  devons  nous  attacher  à  définir  ces  rapports.  La 
tâche  qui  nous  incombe,  lorsque  nous  nous  trouvons  en 
présence  d'une  idée  dépourvue  de  sens  et  d'une  action  sans 
but,  consiste  à  retrouver  la  situation  passée  dans  laquelle 
l'idée  en  question  était  justifiée  et  l'action  conforme  à  un 
but.  L'action  obsessionnelle  de  notre  malade,  qui  courait 
à  la  table  et  sonnait  la  femme  de  chambre,  constitue  le 
prototype  direct  de  ce  genre  de  symptômes.  Mais  on 
observe  aussi,  et  très  fréquemment,  des  symptômes  ayant 
un  tout  autre  caractère.  On  doit  les  désigner  comme  les 
symptômes  «  typiques  »  de  la  maladie,  car  ils  sont  à  peu 
près  les  mêmes  dans  tous  les  cas,  les  différences  indivi- 
duelles ayant  disparu  ou  s'étant  effacées  au  point  qu'il 
devient  difficile  de  rattacher  ces  symptômes  à  la  vie  indi- 
viduelle des  malades  ou  de  les  mettre  en  relation  avec 
des  situations  vécues.  Déjà  le  cérémonial  de  notre 
deuxième  malade  présente  beaucoup  de  ces  traits  typi- 
ques ;  mais  il  présente  aussi  pas  mal  de  traits  individuels 
qui  rendent  possible  l'interprétation  pour  ainsi  dire  his- 
torique de  ce  cas.  Mais  tous  ces  malades  obsédés  ont  une 
tendance  à  répéter  les  mêmes  actions,  à  les  rythmer,  à  les 
isoler  des  autres.  La  plupart  d'entre  eux  ont  la  manie  de 
laver.  Les  malades  atteints  d'agoraphobie  (topophobie, 
peur  de  l'espace),  affection  qui  ne  rentre  plus  dans  le  cadre 
de  la  névrose  obsessionnelle,  mais  que  nous  désignons 
sous  le  nom  d'hystérie  d'angoisse,  reproduisentdans  leurs 
tableaux  nosologiques,  avec  une  monotonie  souvent  fati- 
gante, les  mêmes  traits  :  peur  des  espaces  confinés,  de 
grandes  places  découvertes,  de  rues  et  allées  s'allongeant 
à  perte  de  vue.  Ils  se  croient  protégés  lorsqu'ils  sont 
accompagnés  par  une  personne  de  leur  connaissance  ou 
lorsqu'ils  entendent  une  voiture  derrière  eux.  Mais  sur 
ce  fond  uniforme  chaque  malade  présente  ses  conditions 
individuelles,  des  fantaisies,  pourrait-on  dire,  qui  sont 
souvent  diamétralement  opposées  d'un  cas  à  l'autre.  Tel 
redoute  les  rues  étroites,  tel  autre  les  rues  larges  ;  l'un 


^gi          THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

île  peut  matdher  dans  la  rue  que  lorsqu'il  y  a  peii  de 
monde,  tel  autre  ne  se  sent  à  l'aise  que  lorsqu'il  y  a 
foule  dans  les  rues.  De  même  l'hystérie,  malgré  toute  sa 
richesse  en  traita  individuels,  présente  de  très  nombreux 
caractères  généraux  et  typiques  qui  semblent  rendre  dif- 
ficile la  rétrospection  historique.  N'oublions  cependant 
pas  que  c'est  sur  ces  Symptômes  typiques  que  nous  fious 
guidons  pour  l'établissement  de  notre  diagnostic.  Si,  dans 
un  cas  donné  d'hystérie,  nous  avons  réellement  réussi  à 
ramener  un  symptôme  typique  â  tiiï  événement  personnel 
ou  à  une  série  d'événements  personnels  analogues,  par 
exemple  Un  vomissement  hystérique  à  une  série  d'im- 
pressions de  nausées,  nous  sommes  tout  à  fait  désorientés 
lorsque  l'analyse  nous  révèle  dans  un  autre  cas  de  vomis- 
sements l'action  présumée  d'événements  personnels  d'une 
nature  toute  différente.  On  est  alors  porté  à  admettre 
que  les  vomissements  des  hystériques  tiennent  à  des 
causes  que  nous  ignorons,  les  données  historiques  révé- 
lées par  l'analyse  n'étant  pour  ainsi  dire  que  des  pré- 
textes qui,  lorsqu'ils  se  présentent,  sont  Utilisées  par 
cette  nécessité  interne. 

C'est  ainsi  que  nous  arrivons  à  cette  conclusion  décou- 
rageante que  s'il  nous  est  possible  d'obtenir  une  expli- 
cation satisfaisante  du  sens  des  symptômes  névrotiques 
individuels  à  la  lumière  des  faits  et  événements  vécus 
par  le  malade,  iiotre  art  ne  suffit  pas  à  trouver  le  sens 
des  symptômes  typiques,  beaucoup  pluS  fréquents.  En 
outre,  je  suis  loin  de  vous  avoir  fait  connaître  toutes  les 
difficultés  auxquelles  on  se  heUrte  lorsqu'on  Veut  pour- 
suivre rigoureusement  l'interprétation  historique  des 
Symptômes.  Je  m'abstiendrai  d'ailleurs  de  cette  énumé- 
ration,  non  que  je  veuille  enjoliver  les  choses  ou  VouS 
dissimuler  les  choses  désagréables,  mais  parce  que  je  ne 
me  soucie  pas  de  Vous  décourager  ou  de  vous  embrouil- 
ler dès  lé  début  de  nos  études  communes.  Il  est  vrai  que 
nous  n'avons  encore  fait  que  les  premiers  pas  dans  la 
voie  de  la  compréhension  de  ce  que  les  symptômes  signi- 
fient, mais  nous  devons  nous  eîi  tenir  provisoirement 
aux  résultats  acquis  et  n'âVancer  que  progressivement 
dans  la  direction  dé  l'inconnu.  Je  Vais  donc  essayer  de 
Vous  consoler  ériVôuS  disant  qu'uiié  diff*éfence  fondamen- 
tale entré  lés  deux  catégories  de  symptômes  est  difficile- 


LE  SENS  DÈS  SYMPTÔMES  29.5 

ment  admissible.  Si  les  symptômes  individuels  dépendent 
incontestablement  des  événements  vécus  par  le  malade, 
il  est  permis  d'admettre  que  les  symptômes  typiques 
peuvent  être  ramenés  à  des  événements  également  typi- 
ques, c'est  à-dire  communs  à  tous  les  hommes.  Les  autres 
traits  qu'on  observe  régulièrement  dans  les  névroses 
peuvent  être  des  réactions  générales  que  la  nature  même 
des  altérations  morbides  impose  au  malade,  comme  par 
exemple  la  répétition  et  le  doute  dans  la  névrose  obses- 
sionnelle. Bref,  nous  n'avons  aucune  raison  de  nous 
laisser  aller  au  découragement,  avant  de  connaître  les 
résultats  que  nous  pourrons  obtenir  ultérieurement. 

Dans  la  théorie  des  rêves^  nous  nous  trouvons  en  pré- 
sence d'une  difficulté  toute  pareille,  que  je  n'ai  pas  pu 
faire  ressortir  dans  nos  précédents  entretiens  sur  le  rêve. 
Le  contenu  manifeste  des  rêves  présente  des  variations 
et  différences  individuelles  considérables^  et  nous  avons 
montré  tout  au  long  ce  qu'on  peut^  grâce  à  l'analyse,  tirer 
de  ce  contenu.  Mais,  à  côté  de  ces  rêves,  il  en  existe 
d'autres  qu'on  peut  également  appeler  «  typiques  »  et  qui 
se  produisent  d'une  manière  identique  chez  tous  les 
hommes  Ce  sont  des  rêves  à  contenu  uniforme  qui 
opposent  à  l'interprétation  les  mêmes  difficultés  :  rêves 
dans  lesquels  on  se  sent  tomber,  voler,  planer,  nagerj 
dans  lesquels  on  se  sent  entravé  ou  dans  lesquels  on  se 
voit  tout  nu,  et  autres  rêves  angoissants  se  prêtant,  selon 
les  personnes,  à  diverses  interprétations,  sans  qu'on 
trouve  en  même  temps  l'explication  de  leur  monotonie  et 
de  leur  production  typique.  Mais  dans  ces  rêves  noua 
constatons,  comme  dans  les  névroses  typiques,  que  le 
fond  commun  est  animé  par  des  détails  individuels  et 
variables,  et  il  est  probable  qu'en  élargissant  notre  con- 
ception nous  réussirons  à  les  faire  entrer,  sans  leur 
infliger  la  moindre  violence,  dans  le  cadre  que  noua 
avons  obtenu  à  la  suite  de  l'étude  des  autres  rêves. 


CHAPITRE    XVIII 

RATTACHEMENT  A  UNE  ACTION  TRAUMATIQUE, 
LTNGONSCÏENT 


Je  vous  ai  dit  la  dernière  fois  que,  pour  poursuivre 
notre  travail,  je  voulais  prendre  pour  point  de  départ, 
non  nos  doutes,  mais  nos  données  acquises.  Les  deux 
analyses  que  je  vous  ai  données  dans  le  chapitre  précé- 
dent comportent  deux  conséquences  très  intéressantes 
dont  je  ne  vous  ai  pas  encore  parlé. 

Premièrement  :  les  deux  malades  nous  laissent  l'im- 
pression d'être  pour  ainsi  dire  fixées  à  un  certain  frag- 
ment de  leur  passé,  de  ne  pas  pouvoir  s'en  dégager  et 
d'être  par  conséquent  étrangères  au  présent  et  au  futur. 
Elles  sont  enfoncées  dans  leur  maladie,  comme  on  avait 
jadis  l'h-  '  itude  de  se  retirer  dans  des  couvents  pour  fuir 
un  mauvais  destin.  Chez  notre  première  malade,  c'est 
l'union  non  consommée  avec  son  mari  qui  fut  la  cause  de 
tout  le  malheuv.  G  est  dans  ses  symptômes  que  s'exprime 
le  procès  qu'elle  engage  contre  son  mari  ;  nous  avons 
appris  à  connaître  les  voix  qui  plaident  pour  lui,  qui 
l'excusent,  le  relèvent,  regrettent  sa  perte.  Bien  que 
jeune  et  désirable,  elle  a  recours  à  toutes  les  pi-écautions 
réelles  et  imaginaires  (magiques)  pour  lui  conserver  sa 
fidélité.  Elle  ne  se  montre  pas  devant  des  étrangers, 
néglige  son  extérieur,  éprouve  de  la  difficulté  à  se  relever 
du  fauteuil  dans  lequel  elle  est  assise,  hésite  lorsqu'il 
s'agit  de  signer  son  nom,  est  incapable  de  faire  un  cadeau 
à  quelqu'un,  sous  prétexte  que  personne  ne  doit  rien 
avoir  d'elle. 

Chez  notre  deuxième  malade,  c'est  un  attachement 
erotique  à  son  père  qui,  s'étant  décd-aré  pendant  les  années 
de  puberté,  exerce  la  même  influence  décisive  sur  sa  vie 
ultérieure.  Elle  a  tiré  de  son  état  la  conclusion  qu'elle  ne 
peut  pas   se   marier   tant  qu'elle   restera  malade.   Mais 


RATTACHEMENT  A  UNE  ACTION  TRAUMATIQUE  297 

nous  avons  tout  lieu  de  soupçonner  que  c'est  pour  ne 
pas  se  marier  et  pour  rester  auprès  du  père  qu'elle  est 
devenue  malade. 

Nous  ne  devons  pas  négliger  la  question  de  savoir 
comment,  par  quelles  voies  et  pour  quels  motifs  on 
assume  une  attitude  aussi  étrange  et  aussi  désavanta- 
geuse à  l'égard  de  la  vie  ;  à  supposer  toutefois  que  cette 
attitude  constitue  un  caractère  général  de  la  névrose,  et 
non  un  caractère  particulier  à  nos  deux  malades.  Or, 
nous  savons  qu'il  s'agit  là  d'un  trait  commun  à  toutes  les 
névroses  et  dont  l'importance  pratique  est  considérable. 
La  première  malade  hystérique  de  Breuer  était  égale- 
ment fixée  à  l'époque  où  elle  avait  perdu  son  père  grave- 
ment malade.  Malgré  sa  guérison,  elle  avait  depuis,  dans 
une  certaine  mesure,  renoncé  à  la  vie  ;  tout  en  ayant 
recouvré  la  santé  et  l'accomplissement  normal  de  toutes 
ses  fonctions,  elle  s'est  soustraite  au  sort  normal  de  la 
femme.  En  analysant  chacune  de  nos  malades,  nous  pour- 
rons constater  que,  par  ses  symptômes  morbides  et  les 
conséquences  qui  en  découlent,  elle  se  trouve  replacée  dans 
une  certaine  période  de  son  passé.  Dans  la  majorité  des 
cas,  le  malade  choisit  même  à  cet  effet  une  phase  très 
précoce  de  sa  vie,  sa  première  enfance,  et  même,  tout 
ridicule  que  cela  puisse  paraître,  la  période  où  il  était 
encore  nourrisson. 

Les  névroses  traumatiques  dont  on  a  observé  tant  de 
cas  au  cours  de  la  dernière  guerre  présentent,  sous  ce 
rapport,  une  grande  analogie  avec  les  névroses  dont 
nous  nous  occupons.  Avant  la  guerre,  on  a  naturellement 
vu  se  produire  des  cas  du  même  genre  à  la  suite  de 
catastrophes  de  chemin  de  fer  et  d'autres  désastres  terri- 
fiants. Au  fond,  les  névroses  traumatiques  ne  peuvent 
être  entièrement  assimilées  aux  névroses  spontanées  que 
nous  soumettons  généralement  à  l'examen  et  au  traite- 
ment analytique  ;  il  ne  nous  a  pas  encore  été  possible  de 
les  ranger  sous  nos  critères  et  j'espère  pouvoir  vous  en 
donner  un  jour  la  raison.  Mais  l'assimilation  des  unes 
aux  autres  est  complète  sur  un  point  :  les  névroses  trau- 
matiques sont,  tout  comme  les  névroses  spontanées, 
fixées  au  moment  de  l'accident  traumatique.  Dans  leurs 
rêves,  les  malades  reproduisent  régulièrement  la  situa- 
tion traumatique  ;  et  dans  les  cas  accompagnés  d'accès 


298  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

hystériformes  accessibles  à  l'analyse  on  constate  que 
chaque  accès  correspond  à  un  replacement  complet  dans 
cette  situation.  On  dirait  que  les  malades  n'en  ont  pas 
encore  fini  avec  la  situation  traumatique,  que  celle-ci  se 
dresse  encore  devant  eux  comme  une  tâche  actuelle, 
urgente,  et  nous  prenons  cette  conception  tout  à  fait  au 
sérieux  :  elle  nous  montre  le  chemin  d'une  conception 
pour  ainsi  dire  économique  des  processus  psychiques.  Et, 
même,  le  terme  traumatique  n'a  pas  d'autre  sens  qu'un 
sens  économique,  Nous  appelons  ainsi  un  événement  vécu 
qui,  en  l'espace  de  peu  de  temps,  apporte  dans  la  vie 
psychique  un  tel  surcroît  d'excitation  que  sa  suppression 
ou  son  assimilation  par  les  voies  normales  devient  une 
tâche  impossible,  ce  qui  a  pour  effet  des  troubles  durables 
dans  l'utilisation  de  l'énergie. 

Cette  analogie  nous  encourage  à  désigner  également 
comme  traumatiques  les  événements  vécus  auxquels  nos 
nerveux  paraissent  fixés.  Nous  obtenons  ainsi  pour  l'af- 
fection névrotique  \\\i^  condition  très  simple  :  la  névrose 
pourrait  être  assimilée  à  une  affection  traumatique  et 
s'expliquerait  par  l'incapaciié  où  se  trouve  le  malade  de 
réagir  normalement  à  un  événement  psychique  d'un 
caractère  affectif  très  prononcé,  C'est  ce  qui  était  en 
effet  énoncé  dans  la  première  foi^mule  dans  laquelle  nous 
avons,  Breuer  et  moi,  résumé  en  iSgS-iSgS  les  résultats 
de  nos  nouvelles  observations  Un  cas  comme  celui  de 
notre  première  malade,  de  la  jeune  femme  séparée  de 
son  mari,  cadre  très  bien  avec  cette  manière  de  voir.  Elle 
n'a  pas  obtenu  la  cicatrisation  de  la  plaie  morale  occa- 
sionnée parla  non- consommation  de  son  mariage  et  est 
restée  comme  suspendue  à  ce  traumatisme.  Mais  déjà 
notre  deuxième  cas,  celui  de  la  jeune  fille  érotiquement 
attachée  à  son  père,  montre  que  notre  formule  n'est  pas 
assez  compréhensive.  D'une  part,  l'amour  d'une  petite 
fille  pour  son  père  est  un  fait  tellement  courant  et  un 
sentiment  si  facile  à  vaincre  que  la  désignation  «  trauma- 
tique »,  appliquée  à  ce  cas,  risque  de  perdre  toute  signi- 
fication; d'autre  part,  il  résulte  de  l'histoire  de  la  malade 
que  cette  première  fixation  erotique  semblait  avoir  au 
début  un  caractère  tout  à  fait  inoffcnsif  et  ne  s'exprima 
que  beaucoup  plus  tard  par  les  symptômes  de  la  névrose 
obsessionnelle.  Nous  prévoyons  donc  ici  des  complica- 


RATTACHEMENT  A  UNE  ACTION  TRAUMATIQUE  299 

tions,  les  conditions  de  l'état  morbide  devant  être  plus 
nombreuses  et  variées  que  nous  ne  l'avions  supposé  ; 
mais  nous  avons  aussi  la  conviction  que  le  point  de  vue 
traumatique  ne  doit  pas  être  abandonné  comme  étant 
erroné  :  il  occupera  seulement  une  autre  place  et  sera 
soumis  à  d'autres  conditions. 

Nous  abandonnons  donc  de  nouveau  la  voie  d^ns 
laquelle  nous  nous  étions  engagés.  D'abord,  elle  ne 
conduit  pas  plus  loin  ;  et,  ensuite,  nous  aurons  encore 
beaucoup  de  choses  à  apprendre  avant  de  pouvoir 
retrouver  sa  suite  exacte.  A  propos  de  la  fixation  à  une 
phase  déterminée  du  passé,  faisons  encore  remarquer 
que  ce  fait  déborde  les  limites  de  la  névrose.  Chaque 
névrose  comporte  une  fixation  de  ce  genre,  mais  toute 
fixation  ne  conduit  pas  nécessairement  à  la  névrose,  ne 
se  confond  pas  avec  la  névrose,  ne  s'introduit  pas  furti- 
vement au  cours  de  la  névrose.  Un  exemple  frappant 
d'une  fixation  affective  au  passé  nous  est  donné  dans  la 
tristesse  qui  comporte  même  un  détachement  complet  du 
passé  et  du  futur.  Mais,  même  au  jugement  du  profane,  la 
tristesse  se  distingue  nettement  de  la  névrose.  Il  y  a  en 
revanche  des  névroses  qui  peuvent  être  considérées 
comme  une  forme  pathologique  de  la  tristesse. 

Il  arrive  encore  qu'à  la  suite  d'un  événement  trauma- 
tique ayant  secoué  la  base  même  de  leur  vie,  les  hommes 
se  trouvent  abattus  au  point  de  renoncer  à  tout  intérêt 
pour  le  présent  et  pour  le  futur,  toutes  les  facultés  de 
leur  âme  étant  fixées  sur  le  passé.  Mais  ces  malheureux 
ne  sont  pas  névrotiques  pour  cela.  Nous  n'allons  donc 
pas,  en  caractérisant  la  névrose,  exagérer  la  valeur  de  ce 
trait,  quelles  que  soient  et  son  importance  et  la  régu- 
larité avec  laquelle  il  se  manifeste. 

Nous  arrivons  maintenant  au  second  résultat  de  nos 
analyses  pour  lequel  nous  n'avons  pas  à  prévoir  une 
limitation  ultérieure.  Nous  avons  dit,  à  propos  de  notre 
première  malade,  combien  était  dépourvue  de  sens  l'ac- 
tion obsessionnelle  qu'elle  accomplissait  et  quels  sou- 
venirs intimes  de  sa  vie  elle  y  rattachait  ;  nous  avons 
ensuite  examiné  les  rapports  pouvant  exister  entre  cette 
action  et  ces  souvenirs  et  découvert  l'intention  de  celle-là 
d'après  la  nature  de  ceux-ci.  Mais  nous  avons  alors  com- 
plètement laissé  de  côté  un  détail  qui  mérite  toute  notre 


3oo  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

attention.  Tant  que  la  malade  accomplissait  l'action 
obsessionnelle,  elle  ignorait  que  ce  faisant  elle  se  repor- 
tait à  l'événement  en  question.  Le  lien  existant  entre 
l'action  et  l'événement  lui  échappait;  elle  disait  la  vérité, 
lorsqu'elle  aiïirmait  qu'elle  ignorait  les  mobiles  qui  la 
font  agir.  Et  voilà  que,  sous  l'influence  du  traitement, 
elle  eut  un  jour  la  révélation  de  ce  lien  dont  elle  devient 
capable  de  nous  faire  part.  Mais  elle  ignorait  toujours 
l'intention  au  service  de  laquelle  elle  accomplissait  son 
action  obsessionnelle  :  il  s'agissait  notamment  pour  elle 
de  corriger  un  pénible  événement  du  passé  et  d'élever  le 
mari  qu'elle  aimait  à  un  niveau  supérieur.  Ce  n'est 
qu'après  un  travail  long  et  pénible  qu'elle  a  fini  par  com- 
prendre et  convenir  que  ce  motif-là  pouvait  bien  être  la 
seule  cause  déterminante  de  son  action  obsessionnelle. 
C'est  du  rapport  avec  la  scène  qui  a  suivi  l'infortunée 
nuit  de  noces  et  des  mobiles  de  la  malade  inspirés  parla 
tendresse,  que  nous  déduisons  ce  que  nous  avons  appelé 
le  «  sens  »  de  l'action  obsessionnelle.  Mais  pendant 
qu'elle  exécutait  celle-ci,  ce  sens  lui  était  inconnu  aussi 
bien  en  ce  qui  concerne  l'origine  de  l'action  que  son  but. 
Des  processus  psychiques  agissaient  donc  en  elle,  pro- 
cessus dont  l'action  obsessionnelle  était  le  produit.  Elle 
percevait  bien  ce  produit  par  son  organisation  psychique 
normale,  mais  aucune  de  ses  conditions  psychiques 
n'était  parvenue  à  sa  connaissance  consciente.  Elle  se 
comportait  exactement  comme  cet  hypnotisé  auquel  Bern- 
heim  avait  ordonné  d'ouvrir  un  parapluie  dans  la  salle 
de  démonstrations  cinq  minutes  après  son  i*éveil  et  qui, 
une  fois  réveillé,  exécuta  cet  ordre  sans  pouvoir  motiver 
son  acte.  C'est  à  des  situations  de  ce  genre  que  nous 
pensons  lorsque  nous  parlons  de  processus  psychiques 
inconscients.  Nous  défions  n'importe  qui  de  rendre  compte 
de  cette  situation  d'une  manière  scientifique  plus  cor- 
recte et,  quand  ce  sera  fait,  nous  renoncerons  volontiers 
à  l'hypothèse  des  processus  psychiques  inconscients. 
D'ici  là,  nous  la  maintiendrons  et  nous  accueillerons  avec 
un  haussement  d'épaules  résigné  l'objection  d'après  la- 
quelle l'inconscient  n'aurait  aucune  réalité  au  sens  scien- 
tifique du  mot,  qu'il  ne  serait  qu'un  pis  aller,  une  façon 
de  parler.  Objection  inconcevable  dans  le  cas  qui  nous 
occupe,  puisque  cet  inconscient  auquel  on  veut  contester 


ftATTÀGHEMENT  A  UKE  ACTION  ÎRAUMATIQUE  3oï 

toute  réalité  produit  des  effets  d'une  réalité  aussi  pal- 
pable et  saisissable  que  l'action  obsessionnelle. 

La  situation  est  au  fond  identique  dans  le  cas  de  notre 
deuxième  patiente.  Elle  a  créé  un  principe  d'après  lequel 
l'oreiller  ne  doit  pas  toucher  à  la  paroi  du  lit,  et  elle 
doit  obéir  à  ce  principe,  sans  connaîtra  son  origine, 
sans  savoir  ce  qu'il  signifie  ni  à  quels  motifs  il  est  rede- 
vable de  sa  force.  Qu'ielle  le  considère  elle-même  comme 
indifférent,  qu'elle  s'indigne  ou  se  révolte  contre  lui  ou 
qu'elle  se  propose  enfin  de  lui  désobéir,  tout  cela  n'a 
aucune  importance  au  point  de  vue  de  l'exécution  de 
l'acte.  Elle  se  sent  poussée  à  obéir  et  se  demande  en 
vain  pourquoi.  Eh  bien,  dans  ces  symptômes  de  la  né- 
vrose obsessionnelle,  dans  ces  représentations  et  impul- 
sions qui  surgissent  on  ne  sait  d'où,  qui  se  montrent  si 
réfractaires  à  toutes  les  influences  de  la  vie  normale  et 
qui  apparaissent  au  malade  lui-même  comme  des  hôtes 
tout-puissants  venant  d'un  monde  étranger,  comme  des 
immortels  venant  se  mêler  au  tumulte  de  la  vie  des  mor- 
tels, comment  ne  pas  reconnaître  l'indice  d'une  région 
psychique  particulière,  isolée  de  tout  le  reste,  de  toutes 
les  autres  activités  et  manifestations  de  la  vie  intérieure? 
Ces  symptômes,  représentations  et  impulsions  nous 
amènent  infailliblement  à  la  conviction  de  l'existence  de 
l'inconscient  psychique,  et  c'est  pourquoi  la  psychiatrie 
clinique  qui  ne  connaît  qu'une  psychologie  du  conscient, 
ne  sait  se  tirer  d'affaire  autrement  qu'en  déclarant  que 
toutes  ces  manifestations  ne  sont  que  des  produits  de 
dégénérescence.  Il  va  sans  dire  qu'en  elles-mêmes  les 
représentations  et  les  impulsions  obsessionnelles  ne  sont 
pas  inconscientes,  de  même  que  l'exécution  d'actions 
obsessionnelles  n'échappe  pas  à  la  perception  consciente. 
Ces  représentations  et  impulsions  ne  seraient  pas  deve- 
nues des  symptômes  si  elles  n'avaient  pas  pénétré  jus- 
qu'à la  conscience.  Mais  les  conditions  psychiques  aux- 
quelles, d'après  l'analyse  que  nous  en  avons  faite,  elles 
sont  soumises,  ainsi  que  les  ensembles  dans  lesquels 
notre  interprétation  permet  de  les  ranger,  sont  incon- 
scients, du  moins  jusqu'au  moment  où  nous  les  rendons 
conscients  au  malade  par  notre  travail  d'analyse. 

Si  vous  ajoutez  à  cela  que  cet  état  de  choses  que  nous 
avons  constaté  chez  nos  deux  malades  se  retrouve  dans 
Freud.  iq 


3o3  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSE^ 

tous  les  symptômes  de  toutes  les  affections  névrotiques, 
que  partout  et  toujours  le  sens  des  symptômes  est  inconnu 
au  malade,  que  l'analyse  révèle  toujours  que  ces  symp- 
tômes sont  des  produits  de  processus  inconscients  qui 
peuvent  cependant,  dans  certaines  conditions  variées  et 
favorables,  être  rendus  conscients,  vous  comprendrez 
sans  peine  que  la  psychanalyse  ne  puisse  se  passer  de 
l'hypothèse  de  l'inconscient  et  que  nous  ayons  pris  l'ha- 
bitude de  manier  l'inconscient  comme  quelque, chose  de 
palpable.  Et  vous  comprendrez  peut-être  aussi  combien 
peu  compétents  dans  cette  question  sont  tous  ceux  qui 
ne  Connaissent  l'inconscient  qu'à  titre  de  notion,  qui 
n'ont  jamais  pratiqué  d'analyse,  jamais  interprété  un 
rêve,  jamais  cherché  le  sens  et  l'intention  de  symptômes 
névrotiques.  Disons-le  donc  une  fois  de  plus  :  le  fait  seul 
qu'il  est  possible,  grâce  à  une  interprétation  analytique, 
d'attribuer  un  sens  aux  symptômes  névrotiques  constitue 
une  preuve  irréfutable  de  l'existence  de  processus  psy- 
chiques inconscients  ou,  si  vous  aimez  mieux,  de  la  né- 
cessité d'admettre  l'existence  de  ces  processus. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Une  autre  découverte  de 
Breuer,  découverte  que  je  trouve  encore  plus  impor- 
tante que  la  première  et  qu'il  a  faite  sans  collaboration 
aucune,  nous  apprend  encore  davantage  sur  les  rapports 
entre  l'inconscient  et  les  symptômes  névrotiques.  Non 
seulement  le  sens  des  symptômes  est  généralement  in- 
conscient ;  mais  il  existe,  entre  cette  inconscience  et  la 
possibilité  d'existence  des  symptômes,  une  relation  de 
remplacement  réciproque.  Vous  allez  bientôt  me  com- 
prendre. J'affirme  avec  Breuer  ceci  :  toutes  les  fois  que 
nous  nous  trouvons  en  présence  d'un  symptôme,  nous 
devons  conclure  à  l'existence  chez  le  malade  de  certains 
processus  inconscients  qui  contiennent  précisément  le 
sens  de  ce  symptôme.  Mais  il  faut  aussi  que  ce  sens  soit 
inconscient  pour  que  le  symptôme  se  produise.  Les  pro- 
cessus conscients  n'engendrent  pas  de  symptômes  né- 
vrotiques ;  et,  d'autre  part,  dès  que  les  processus  incon- 
scients deviennent  conscients,  les  symptômes  dispa- 
raissent. Vous  avez  là  un  accès  à  la  thérapeutique,  un 
moyen  de  faire  disparaître  les  symptômes.  C'est  en  effet 
par  ce  moyen  que  Breuer  avait  obtenu  la  guérison  de 
sa  malade  hystérique,  autrement  dit  la  disparition  de  ses 


ÎIATTAGHEMENT  A  UNE  ACTION  TRAUMATIQUE  3o3 

symptômes  ;  il  avait  trouvé  une  technique  qui  lui  a  per- 
mis d'amener  à  la  conscience  les  processus  inconscients 
qui  cachaient  le  sens  des  symptômes  et,  cela  fait,  d'ob- 
tenir la  disparition  de  ceux-ci. 

Cette  découverte  de  Breuer  fut  le  résultat,  non  d'une 
spéculation  logique,  mais  d'une  heureuse  observation 
due  à  la  collaboration  de  la  malade.  Ne  cherchez  pas  à 
comprendre  cette  découverte  en  la  ramenant  à  un  autre 
fait  déjà  connu  :  acceptez-la  plutôt  comme  un  fait  fonda- 
mental qui  permet  d'en  expliquer  beaucoup  d'autres. 
Aussi  vous  demanderai-je  la  permission  de  vous  l'expri- 
mer sous  d'autres  formes. 

Un  symptôme  se  forme  à  titre  de  substitution,  à  la 
place  de  quelque  chose  qui  n'a  pas  réussi  à  se  manifester 
au  dehors.  Certains  processus  psychiques  n'ayant  pas  pu 
se  développer  normalement,  de  façon  à  arriver  jusqu'à 
la  conscience,  ont  donné  lieu  à  un  symptôme  névrotique. 
Celui-ci  est  donc  le  produit  d'un  processus  dont  le  déve- 
loppement a  été  interrompu,  troublé  par  une  cause  quel- 
conque. Il  y  a  eu  là  une  sorte  de  permutation  ;  et  la  thé- 
rapeutique des  symptômes  névrotiques  a  rempli  sa  tâche 
lorsqu'elle  a  réussi  à  supprimer  ce  rapport. 

La  découverte  de  Breuer  forme  encore  de  nos  jours  la 
base  du  traitement  psychanalytique.  La  proposition  que 
les  symptômes  disparaissent  lorsque  leurs  conditions 
inconscientes  ont  été  rendues  conscientes  a  été  con- 
firmée par  toutes  les  recherches  ultérieures,  malgré  les 
complications  les  plus  bizarres  et  les  plus  inattendues 
auxquelles  on  se  heurte  dans  son  application  pratique 
Notre  thérapeutique  agit  en  transformant  l'inconscient 
en  conscient,  et  elle  n'agit  que  dans  la  mesure  où  elle 
est  à  même  d'opérer  cette  transformation. 

Ici  permettez-moi  une  brève  digression  destinée  à  vous 
mettre  en  garde  contre  l'apparente  facilité  de  ce  travail 
thérapeutique.  D'après  ce  que  nous  avons  dit  jusqu'à 
présent,  la  névrose  serait  la  conséquence  d'une  sorte 
d'ignorance,  de  non-connaissance  de  processus  psy- 
chiques dont  on  devrait  avoir  connaissance.  Cette  pro- 
position rappelle  beaucoup  la  théorie  socratique  d'après 
laquelle  le  vice  lui-même  serait  un  eflet  de  l'ignorance. 
Or,  un  médecin  ayant  l'habitude  de  l'analyse  n'éprou- 
vera généralement  aucune  difïîculté  à  découvrir  les  mou- 


3o4  THÉORIE  GÉNÊRALÏi:  DES  NÉVROSES 

vemetits  psychiques  dont  tel  malade  particulier  n'a  pas 
conscience.  Aussi  devrait-il  pouvoir  facilement  réliablir 
son  malade,  en  le  délivrant  de  soh  ignorance  par  la  com- 
munication de  ce  qu'il  sait.  Il  devrait  du  moins  pouvoir 
supprimer  de  la  sorte  une  partie  du  sèïis  ihconscieht  des 
symptômes  ;  quant  aux  rapports  existant  entre  les  symp- 
tômes et  les  événements  vécus,  le  médecin,  qui  ne  con- 
naît pas  ces  derniers,  ne  peut  naturellement  pas  les  de- 
viner et  doit  attendre  que  le  malade  se  souvienne  et 
parie.  Mais  sur  ce  point  encore  on  peut,  dans  certains 
cas,  obtenir  des  renseignements  par  une  voie  détournée, 
en  s'adressant  notamment  à  l'entourage  du  malade  qui, 
étant  au  courant  de  la  vie  de  ce  dernier,  pourra  souvent 
reconnaitt'e,  parmi  les  événements  de  cette  vie,  ceux  qui 
présentent  un  caractère  traumatique,  et  même  nous  ren- 
seigner sur  des  événements  que  le  malade  ignore,  parce 
qu'ils  se  sont  produits  à  une  époque  très  reculée  de  sa 
vie.  En  combinant  ces  deux  procédés,  on  pourrait  espé- 
rer aboutir,  en  peu  de  temps  et  avec  un  minimum  d'eiïort, 
au  résultat  voulu  qui  consiste  à  amender  à  la  conscience 
du  malade  ses  processus  psychiques  inconscients 

Ce  serait  en  effet  parlait  !  Nous  avons  acquis  là  des 
expériences  auxquelles  nous  n'étions  pas  préjiarés  dès 
l'abord.  De  même  que,  d'après  Molière,  il  y  a  fagots  et 
fagots,  il  y  a  savoir  et  savoir,  il  y  a  différentes  sortes  de 
savoir  qui  n'ont  pas  toutes  la  même  valeur  psycholo- 
gique. Le  savoir  du  médecin  n'est  pas  feelui  du  malade  et 
ne  peut  pas  manifester  les  mêmes  effets.  Lorsque  le  mé- 
decin communique  au  malade  lé  savoir  qu'il  a  acquis,  il 
n'obtient  aucun  succès.  Où,  plutôt,  le  succès  qu'il  obtient 
consiste,  non  à  supprimer  les  symptôrtles,  mais  à  mettre 
en  marche  l'analyse  dont  les  premiers  indices  sont  sou- 
vent fournis  par  les  contradictions  exprimées  par  le  ma- 
lade. Le  malade  sait  alors  quelque  chose  qu'il  ignorait 
auparavant,  à  savoir  le  sens  de  son  symptôme,  et  pour- 
tant il  ne  le  sait  pas  plus  qu'auparavant.  Nous  apprenons 
ainsi  (Jti'il  y  a  plus  d'une  sorte  dé  non-savoir  11  faut  des 
connaissances  psychologiques  profondes  pour  se  rendre 
compte  en  quoi  consistent  les  différences.  Mais  notre  pro- 
position que  les  symptômes  disparaissent  des  que  leur 
sens  devient  conscient  n'en  reste  pas  moins  vraij.  Seu- 
lement, le  savoir  doit  avoir  pour  base  un  changement 


RATTACHEMENT  A  UNE  ACTION  TRAUMATIQUE  3o5 

intérieur  du  malade,  changement  qui  ne  peut  être  pro- 
voqué que  par  un  travail  psychique  poursuivi  en  vue  d'un 
but  déterminé.  Nous  sommes  ici  en  présence  de  pro- 
blèmes dont  la  synthèse  nous  apparaîtra  bientôt  comme 
une  dynamique  de  la  formation  de  symptômes. 

Et,  maintenant,  je  vous  demande  :  ce  que  je  vous  dis 
là,  ne  le  trouvez-vous  pas  trop  obscur  et  compliqué? 
N'êtes-vous  pas  désorientés  de  me  voir  si  souvent  retirer 
ce  que  je  viens  d'avancer,  entourer  mes  propositions  de 
toutes  sortes  de  limitations,  m'engager  dans  des  direc- 
tions pour  aussitôt  les  abandonner?  Je  regretterais  qu'il 
en  fût  ainsi.  Mais  je  n'ai  aucun  goût  pour  les  simplifica- 
tions aux  dépens  de  la  vérité,  ne  vois  aucun  inconvénient 
à  ce  que  vous  sachiez  que  le  sujet  que  nous  traitons  pré- 
sente des  côtés  multiples  et  une  complication  extraordi- 
naire, et  je  pense  en  outre  qu'il  n'y  a  pas  de  mal  à  ce  que 
je  vous  dise  sur  chaque  point  plus  de  choses  que  vous 
n'en  pourriez  utiliser  momentanément.  Je  sais  parfaite- 
ment bien  que  chaque  auditeur  ou  lecteur  arrange  en 
idées  le  sujet  qu'on  lui  expose,  abrège  l'exposé,  le  sim- 
plifie et  en  extrait  ce  qu'il  désire  en  conserver.  Il  est  vrai, 
dans  une  certaine  mesure,  que  plus  il  y  a  de  choses,  plus 
il  en  reste.  Laissez-moi  donc  espérer  que,  malgré  tous  les 
accessoires  dont  j'ai  cru  devoir  la  surcharger,  vous  avez 
réussi  à  vous  faire  une  idée  claire  de  la  partie  essentielle 
de  mon  exposé,  c'est-à-dire  de  celle  relative  au  sens  des 
symptômes,  à  l'inconscient  et  aux  rapports  existant  entre 
ceux-là  et  celui-ci.  Sans  doute  avez-vous  également  com- 
pris que  nos  efforts  ultérieurs  tendront  dans  deux  direc- 
tions :  apprendre,  d'une  part,  comment  les  hommes 
deviennent  malades,  tombent  victimes  d'une  névrose  qui 
dure  parfois  toute  la  vie,  ce  qui  est  un  problème  cli- 
nique ;  i^echercher,  d'autre  part,  comment  les  symptômes 
morbides  se  développent  à  partir  des  conditions  de  la 
névrose,  ce  qui  reste  un  problème  de  dynamique  psy- 
chique. Il  doit  d'ailleurs  y  avoir  quelque  part  un  point  où 
ces  deux  problèmes  se  rencontrent. 

Je  ne  voudrais  pas  aller  plus  loin  aujourd'hui,  mais, 
comme  il  nous  reste  encore  un  peu  de  temps,  j'en  profite 
pour  attirer  votre  attention  sur  un  autre  caractère  de 
nos  deux  analyses,  caractère  dont  vous  ne  saisirez  toute 
la  portée  que  plus  tard  :  il  s'agit  ies  lacunes  de  la  mé- 


3o6  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

moire  ou  amnésies.  Je  vous  ai  dit  que  toute  la  tâche  du 
traitement  psychanalytique  pouvait  être  résumée  dans 
la  formule  :  transformer  tout  l'inconscient  pathogénique^ 
en  conscient.  Or,  vous  serez  peut-être  étonnés  d'ap- 
prendre que  cette  formule  peut  être  remplacée  par  cette 
autre  :  combler  toutes  les  lacunes  de  la  mémoire  des 
malades,  supprimer  leurs  amnésies.  Cela  reviendrait  au 
même.  Les  amnésies  des  névrotiques  auraient  donc  une 
grande  part  dans  la  production  de  leurs  symptômes.  En 
réfléchissant  cependant  au  cas  qui  a  fait  l'objet  de  notre 
première  analyse,  vous  trouverez  que  ce  rôle  attribué  à 
l'amnésie  n'est  pas  justifié.  La  malade,  loin  d'avoir  oublié 
la  scène  à  laquelle  se  rattache  son  action  obsessionnelle, 
en  garde  le  souvenir  le  plus  vif,  et  il  ne  s'agit  d'aucun 
autre  oubli  dans  la  production  de  son  symptôme.  Moins 
nette,  mais  tout  à  fait  analogue  est  la  situation  dans  le 
cas  de  notre  deuxième  malade,  de  la  jeune  fille  au  céré- 
monial obsessionnel.  Elle  aussi  se  souvient  nettement, 
bien  qu'avec  hésitation  et  peu  volontiers,  de  sa  conduite 
d'autrefois,  alors  qu'elle  insistait  pour  que  la  porte  qui 
séparait  la  chambre  à  coucher  de  ses  parents  de  la  sienne 
restât  ouverte  la  nuit  et  pour  que  sa  mère  lui  cédât  sa 
place  dans  le  lit  conjugal.  La  seule  chose  qui  puisse  nous 
paraître  étonnante,  c'est  que  la  première  malade,  qui  a 
pourtant  accompli  son  action  obsessionnelle  un  nombre 
incalculable  de  fois,  n'ait  jamais  eu  la  moindre  idée  de 
ses  rapports  avec  l'événement  survenu  la  nuit  de  noces, 
et  que  le  souvenir  de  cet  événement  ne  lui  soit  pas  venu, 
alors  même  qu'elle  a  été  amenée,  par  un  interrogatoire 
direct,  à  rechercher  les  motifs  de  son  action.  On  peut  en 
dire  autant  de  la  jeune  fille  qui  rapporte  d'ailleurs  son 
cérémonial  et  les  occasions  qui  le  provoquaient  à  la 
situation  qui  se  reproduisait  identique  tous  les  soirs. 
Dans  aucun  de  ces  cas  il  ne  s'agit  d'amnésie  propre- 
ment dite,  de  perte  de  souvenirs  :  il  y  a  seulement  rup- 
ture d'un  lien  qui  devrait  amener  la  reproduction,  la 
réapparition  de  l'événement  dans  la  mémoire.  Mais  si  ce 
trouble  de  la  mémoire  suffit  à  expliquer  la  névrose  ob- 
sessionnelle, il  n'en  est  pas  de  même  de  l'hystérie.  Cette 
dernière  névrose  se  caractérise  le  plus  souvent  par  des 
amnésies  de  très  grande  envergure.  En  analysant  chaque 
symptôme  hystérique,  on  découvre  généralement  toute 


RATTACHEMENT  A  UNE  ACTION  TRAUMATIQUE  ÔO'J 

une  série  d'impressions  de  la  vie  passée  que  le  malade 
affirme  expressément  avoir  oubliées.  D'une  part,  cette 
série  s'étend  jusqu'aux  premières  années  de  la  vie,  de 
sorte  que  l'amnésie  hystérique  peut  être  considérée 
comme  une  suite  directe  de  l'amnésie  infantile  qui  cache 
les  premières  phases  de  la  vie  psychique,  môme  aux 
sujets  normaux.  D'autre  part,  nous  apprenons  avec  éton- 
nement  que  les  événements  les  plus  récents  de  la  vie  des 
malades  peuvent  également  succomber  à  l'oubli  et  qu'en 
particulier  les  occasions  qui  ont  favorisé  l'explosion  de 
la  maladie  ou  renforcé  celle-ci  sont  entamées,  sinon  com- 
plètement absorbées,  par  l'amnésie.  Le  plus  souvent,  ce 
sont  des  détails  importants  qui  ont  disparu  de  l'ensemble 
d'un  souvenir  récent  de  ce  genre  ou  y  ont  été  remplacés 
par  des  souvenirs  faux.  Il  arrive  même,  et  presque  régu- 
lièrement, que  c'est  peu  de  temps  avant  la  fin  d'une  ana- 
lyse qu'on  voit  surgir  certains  souvenirs  d'événements 
récents,  souvenirs  qui  ont  pu  rester  si  longtemps  refoulés 
en  laissant  dans  l'ensemble  des  lacunes  considérables. 

Ces  troubles  de  la  mémoire  sont,  nous  l'avons  dit, 
caractéristiques  de  l'hystérie  qui  présente  aussi,  à  titre  de 
symptômes,  des  états  (crises  d'hystérie)  ne  laissant  géné- 
ralement aucune  trace  dans  la  mémoire.  Et,  puisqu'il  en 
est  autrement  dans  la  névrose  obsessionnelle,  vous  êtes 
autorisés  à  en  conclure  que  ces  amnésies  constituent  un 
caractère  psychologique  de  l'altération  hystérique,  et 
non  un  trait  commun  à  toutes  les  névroses.  L'importance 
de  cette  différence  se  trouve  diminuée  par  la  considéra- 
tion suivante.  Le  «  sens  »  d'un  symptôme  peut  être  conçu 
et  envisagé  de  deux  manières  :  au  point  de  vue  de  ses 
origines  et  au  point  de  vue  de  son  but,  autrement  dit, 
en  considérant,  d'une  part,  les  impressions  et  les  événe- 
ments qui  lui  ont  donné  naissance  et,  d'autre  part,  l'in- 
tention à  laquelle  il  sert.  L'origine  d'un  symptôme  se 
ramène  donc  à  des  impressions  venues  de  l'extérieur, 
qui  ont  été  nécessairement  conscientes  à  un  moment 
donné,  mais  sont  devenues  ensuite  inconscientes  par 
suite  de  l'oubli  dans  lequel  elles  sont  tombées.  Le  but 
du  symptôme,  sa  tendance  est,  au  contraire,  dans  tous 
les  cas,  un  processus  endopsychique  qui  a  pu  devenir 
conscient  à  un  moment  donné,  mais  qui  peut  tout  aussi 
bieu  rester  toujours  enfoui  dans  l'inconscient.  Peu  im^ 


3o8  THÉO^tE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

porte  donc  que  l'amnésie  ait  porté  sur  les  origines,  c'est- 
à-dire  sur  les  événements  sur  lesquels  le  symptôme 
s'appuie,  comme  c'est  le  cas  dans  l'hystérie  ;  c'est  le  but, 
c'est  la  tendanc^e  du  symptôme,  but  et  tendance  qui  ont 
pu  être  inconscients  dès  le  début,  —  ce  sont  eux,  disons- 
nous,  qui  déterminent  la  dépendance  du  symptôme  à 
l'égard  de  l'inconscient,  et  cela  dans  la  névrose  obses- 
sionnelle non  moins  que  dans  l'hystérie. 

C'est  en  attribuant  une  importance  pareille  à  l'incon- 
scient dans  la  vie  psychique  que  nous  avons  dressé  con- 
tre la  psychanalyse  les  plus  méchants  esprits  de  la  cri- 
tique. Ne  vous  en  étonnez  pas  et  ne  croyez  pas  que  la 
résistance  qu'on  nous  oppose  tienne  à  la  difficulté  de 
concevoir  l'inconscient  ou  à  Finaccessibilité  des  expé- 
riences qui  s'y  rapportent.  Dans  le  cours  des  siècles,  la 
science  a  infligé  à  l'égoïsme  naïf  de  l'humanité  deux 
graves  démentis.  La  première  ibis,  ce  fut  lorsqu'elle  a 
montré  que  la  terre,  loin  d'être  le  centre  de  l'univers, 
ne  forme  qu'une  parcelle  insignifiante  du  système  cos- 
mique dont  nous  pouvons  à  peine  nous  représenter  la 
grandeur.  Cette  première  démonstration  se  rattache  pour 
nous  au  nom  de  Copernic,  bien  que  la  science  alexan- 
drine  ait  déjà  annoncé  quelque  chose  de  semblable.  Le 
second  démenti  fut  infligé  à  l'humanité  par  la  recherche 
biologique,  lorsqu'elle  a  réduit  à  rien  les  prétentions  de 
l'homme  à  une  place  privilégiée  dans  l'ordre  de  la  créa- 
tion, en  établissant  sa  descendance  du  règne  animal  et 
en  montrant  l'indestructibilité  de  sa  nature  animale. 
Cette  dernière  révolution  s'est  accomplie  de  nos  jours, 
à  la  suite  des  travaux  de  Ch.  Darwin,  de  Wallace  et  de 
leurs  prédécesseurs,  travaux  qui  ont  provoqué  la  résis- 
tance la  plus  acharnée  des  contemporains.  Un  troisième 
démenti  sera  infligé  à  la  mégalomanie  humaine  par  la 
recherche  psychologique  de  nos  jours  qui  se  propose  de 
montrer  au  moequ'il  n'est  seulement  pas  maître  dans  sa 
propre  maison,  qu'il  en  est  réduit  à  se  contenter  de  ren- 
seignements rares  et  fragmentaires  sur  ce  qui  se  passe, 
en  dehors  de  sa  conscience,  dans  sa  vie  psychique.  Les 
psychanalystes  ne  sont  ni  les  premiers  ni  les  seuls  qui 
aient  lancé  cet  appel  à  la  modestie  et  au  recueillement, 
mais  c'est  à  eux  que  semble  échoir  la  mission  de  déten- 
dre cette  manière  de  voir  avec  le  plus  d'ardeur,  et  de  pro- 


RATTACHEMENT  A  UNE  ACTION  TRAUMATIQUE  SoQ 

duire  à  son  appui  des  matériaux  empruntés  à  l'expérience 
et  accessibles  à  tous.  D'où  la  levée  générale  de  bou- 
cliers contre  notre  science,  l'oubli  de  toutes  les  règles  de 
politesse  académique,  le  déchaînement  d'une  opposition 
qui  secoue  toutes  les  entraves  d'une  logique  impartiale. 
Ajoutez  à  tout  cela  que  nos  théories  menacent  de  trou- 
bler la  paix  du  monde  d'une  autre  manière  encore,  ainsi 
que  vous  le  verrez  tout  à  l'heure. 


CHAPITRE  XIX 
RÉSISTANCE  ET  REFOULEMENT 


Pour  nous  faire  des  névroses  une  idée  plus  adéquate, 
nous  avons  besoin  de  nouvelles  expériences,  et  nous  en 
possédons  deux,  très  remarquables,  et  qui  ont  lait  beau- 
coup de  bruit  à  l'époque  où  elles  ont  été  connues. 

Première  expérience  :  lorsque  nous  nous  chargeons  de 
guérir  un  malade,  de  le  débarrasser  de  ses  symptômes 
morbides,  il  nous  oppose  une  résistance  violente,  opi- 
niâtre et  qui  se  maintient  pendant  toute  la  durée  du  trai- 
tement. Le  fait  est  tellement  singulier  que  nous  ne  pou- 
vons nous  attendre  à  ce  qu'il  trouve  créance.  Nous  nous 
gardons  bien  d'en  parler  à  l'entourage  du  malade,  car 
on  pourrait  voir  là  de  notre  part  un  prétexte  destiné  à 
justifier  la  longue  durée  ou  l'insuccès  de  notre  traite- 
ment. Le  malade  lui-même  manifeste  tous  les  phénomè- 
nes de  la  résistance,  sans  s'en  rendre  compte,  et  l'on 
obtient  déjà  un  gros  succès  lorsqu'on  réussit  à  l'amener 
à  reconnaître  sa  résistance  et  à  compter  avec  elle.  Pen- 
sez-donc  :  ce  malade  qui  souflre  tant  de  ses  symptômes, 
qui  fait  souffrir  son  entourage,  qui  s'impose  tant  de  sacri- 
fices de  temps,  d'argent,  de  peine  et  d'efforts  sur  soi- 
même  pour  se  débarrasser  de  ses  symptômes,  comment 
pouvez-vous  l'accuser  de  favoriser  sa  maladie  en  résis- 
tant à  celui  qui  est  là  pour  l'en  guérir  ?  Combien  invrai- 
semblable doit  paraître  à  lui  et  à  ses  proches  votre  affir- 
mation I  Et,  pourtant,  rien  de  plus  exact,  et  quand  on 
nous  oppose  cette  invraisemblance,  nous  n'avons  qu'à 
répondre  que  le  fait  que  nous  affirmons  n'est  pas  sans 
avoir  des  analogies,  nombreux  étant  ceux,  par  exemple, 
qui,  tout  en  souffrant  d'une  rage  de  dents,  opposent  la 
plus  vive  résistance  au  dentiste  lorsqu'il  veut  appliquer 
sur  la  dent  malade  le  davier  libérateur. 

La  résistance  du  malade  se  manifeste  sous  des  formes 


RÉSISTANCE  ET  REFOULEiMENT  3ri 

très  variées,  raffinées,  souvent  difficiles  à  reconnaître. 
Cela  s'appelle  se  méfier  du  médecin  et  se  mettre  en  garde 
contre  lui.  Nous  appliquons,  dans  la  thérapeutique  psy- 
chanalytique, la  technique  que  vous  connaissez  déjà 
pour  m'avoir  vu  l'appliquer  à  l'interprétation  des  rêves. 
Nous  invitons  le  malade  à  se  mettre  dans  un  état  d'auto- 
observation,  sans  arrière-pensée,  et  à  nous  faire  part  de 
toutes  les  perceptions  internes  qu'il  fera  ainsi,  et  dans 
l'ordre  même  où  il  les  fera  :  sentiments,  idées,  souvenirs. 
Nous  lui  enjoignons  expressément  de  ne  céder  à  aucun 
motif  qui  pourrait  lui  dicter  un  choix  ou  une  exclusion 
de  certaines  perceptions,  soit  parce  qu'elles  sont  trop 
désagréables  ou  trop  indiscrètes,  ou  trop  peu  importan- 
tes ou  trop  absurdes  pour  qu'on  en  parle.  Nous  lui  disons 
bien  de  ne  s'en  tenir  qu'à  la  surface  de  sa  conscience, 
d'écarter  toute  critique,  quelle  qu'elle  soit,  dirigée  contre 
ce  qu'il  trouve,  et  nous  l'assurons  que  le  succès  et,  sur- 
tout, la  durée  du  traitement  dépendent  de  la  fidélité  avec 
laquelle  il  se  conformera  à  cette  règle  fondamentale  de 
l'analyse.  Nous  savons  déjà,  par  les  résultats  obtenus 
grâce  à  cette  technique  dans  l'interprétation  des  rêves, 
que  ce  sont  précisément  les  idées  et  souvenirs  qui  soulè- 
vent le  plus  de  doutes  et  d'objections  qui  renferment 
généralement  les  matériaux  le  plus  susceptibles  de  nous 
aider  à  découvrir  l'inconscient. 

Le  premier  résultat  que  nous  obtenons  en  formulant 
cette  règle  fondamentale  de  notre  technique  consiste  à 
dresser  contre  elle  la  résistance  du  malade.  Celui-ci 
cherche  à  se  soustraire  à  ses  commandements  par  tous 
les  moyens  possibles.  11  prétend  tantôt  ne  percevoir  au- 
cune idée,  aucun  sentiment  ou  souvenir,  tantôt  en  perce- 
voir tant  qu'il  lui  est  impossible  de  les  saisir  et  de  s'orien- 
ter. Nous  constatons  alors,  avec  un  étonnement  qui  n'a 
rien  d'agréable,  qu'il  cède  à  telle  ou  telle  autre  objection 
critique  ;  il  se  trahit  notamment  par  les  pauses  prolon- 
gées dont  il  coupe  ses  discours.  Il  finit  par  convenir 
qu'il  sait  des  choses  qu'il  ne  peut  pas  dire,  qu'il  a  honte 
d'avouer,  et  il  obéit  à  ce  motif,  contrairement  à  sa  pro- 
messe. Ou  bien  il  avoue  avoir  trouvé  quelque  chose, 
mais  que  cela  regarde  une  tierce  personne  et  ne  peut 
pour  cette  raison  être  divulgué.  Ou,  encore,  ce  qu'il  a 
trouvé  est  vraiment  trop  insignifiant,  stupide  ou  absurde 


3i2  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

et  qu'on  ne  peut  vraiment  pas  lui  demander  de  donner 
suite  à  des  idées  pareilles.  Et  il  continue,  variant  ses 
objections  à  l'infini,  et  il  ne  reste  qu'à  lui  faire  compren- 
dre que  tout  dire  signifie  réellement  tout  dire. 

On  trouverait  difficilement  un  malade  qui  n'ait  pas 
essayé  de  se  réserver  un  compartiment  psychique,  afin 
de  le  rendre  inaccessible  au  traitement.  Un  de  mes  ma- 
lades, que  je  considère  comme  un  des  hommes  les  plus 
intelligents  que  j'aie  jamais  rencontrés,  m'avait  ainsi 
caché  pendant  des  semaines  une  liaison  amoureuse  et, 
lorsque  je  lui  reprochai  d'enfreindre  la  règle  sacrée,  il  se 
défendit  en  disant  qu'il  croyait  que  c'était  là  son  affaire 
privée.  Il  va  sans  dire  que  le  traitement  psychanalytique 
n'admet  pas  ce  droit  d'asile.  Qu'on  essaie,  par  exemple, 
de  décréter,  dans  une  ville  comme  Vienne,  qu'aucune 
arrestation  ne  sera  opérée  dans  des  endroits  tels  que  le 
Grand-Marché  ou  la  cathédrale  Saint-Etienne  et  qu'on 
se  donne  ensuite  la  peine  de  capturer  un  malfaiteur 
déterminé.  On  peut  être  certain  qu'il  ne  se  trouvera  pas 
ailleurs  que  dans  l'un  de  ces  deux  asiles.  J'avais  cru 
pouvoir  accorder  ce  droit  d'exception  à  un  malade  qui 
me  semblait  capable  de  tenir  ses  promesses  et  qui,  étant 
lié  par  le  secret  professionnel,  ne  pouvait  pas  commu- 
niquer certaines  choses  à  des  tiers.  11  fut  d'ailleurs  satis- 
faitdu  succèsdu  traitement  ;  maisjelefusbeaucoupmoins 
et  je  m'étais  promis  de  ne  jamais  recommencer  un  essai 
de  ce  genre  dans  les  mônies  conditions. 

Les  névrotiques  obsessionnels  s'entendent  fort  bien  à 
rendre  à  peu  près  inapplicable  la  règle  de  la  technique 
en  exagérant  leurs  scrupules  de  conscience  et  leurs  dou- 
tes. Les  hystériques  angoissés  réussissent  même  à  l'oc- 
casion à  la  réduire  à  l'absurde  en  n'avouçint  qu'idées, 
sentiments  et  souvenirs  tellement  éloignés  de  ce  qu'on 
cherche  que  l'analyse  porte  pour  ainsi  dire  à  faux.  Mais 
il  n'entre  pas  dans  mes  intentions  de  vous  initier  à 
tous  les  détails  de  ces  difficultés  techniques.  Qu'il  me 
suffise  de  vous  dire  que  lorsqu'on  a  enfin  réussi,  à  fprce 
d'énergie  et  de  persévérance,  à  imposer  au  malade  pne 
certaine  obéissance  à  la  règle  technique  fondamentale, 
la  résistance,  vaincue  d'un  côté,  se  transporte  aussitôt 
dans  un  autre  domaine.  On  voit  çn  effet  se  produire  une 
résistance  intellectuelle  qui  con^hat  à  l'aide  d'arguments, 


HèsiStÀKeE  ET  REFOULEMENT  Si^ 

ô'émpâre  des  difficultés  et  invraisemblances  que  la  pen- 
sée normale,  mais  mal  informée,  découvre  dans  les  théo- 
ries analytiques.  Nous  entendons  alors  de  la  bouche  de 
ce  seul  malade  toutes  les  critiques  el  objections  dont 
le  chœur  nous  assaille  dans  la  littérature  scientifique, 
comme,  d'autre  part,  les  voix  qui  nous  viennent  du 
dehors  ne  nous  apportent  rien  que  nous  n'ayons  déjà 
entendu  de  la  bouche  de  nos  malades.  Uûé  vraie  tem- 
pête dans  un  verre  d'eau.  Mais  le  patient  souffre  bien 
qu'on  lui  parle  ;  il  veut  bien  qu'onle  renseigne,  l'instruise, 
le  réfute,  qu'on  lui  indique  la  littérature  où  il  puisse  s'in- 
former. Il  est  tout  disposé  à  devenir  partisan  de  la  psy- 
chanalyse, mais  à  condition  que  l'analyse  l'épargne,  lui, 
personnellement.  Mais  nous  flairons  dans  cette  curiosité 
une  résistance,  le  désir  de  nous  détourner  de  notre  tâche 
spéciale.  Aussi  la  repoussons-nous.  Chez  les  névrotiques 
obsessionnels  la  résistance  se  sert  d'une  tactique  spé- 
ciale. Le  malade  nous  laisse  sans  opposition  poursuivre 
notre  analyse  qui  peut  ainsi  se  flatter  de  répandre  une 
lumière  de  plus  en  plus  vive  sur  les  mystères  du  cas  mor- 
bide dont  on  s'occupe  ;  maisfihalenlentonesttout  étonné 
de  constater  qu'aucun  progrès  pratiqué,  aucune  atténua- 
tion des  symptômes  ne  correspondent  à  cette  élucidation. 
Nous  pouvons  alors  découvrir  que  la  résistance  s'est 
réfugiée  dans  le  doute  qui  ïait  partie  de  la  névrose  ob- 
sessionnelle et  que  c'est  de  cette  position  retirée  qu'elle 
dirige  contre  nous  sa  pointé.  Le  malade  s'est  dit  à  peu 
près  ceci  :  «  Tout  cela  est  très  beau  et  fort  intéressant,  je 
ne  demande  pas  mieux  que  de  continuer.  Cela  change- 
rait bien  ma  maladie,  si  c'était  vrai.  Mais  je  ne  crois  pas 
du  tout  que  ce  soit  vrai  et,  tant  que  je  n'y  crois  pas,  cela 
ne  touche  en  rien  à  ma  maladie  »  Cette  situation  peut 
durer  loiigteiïips,  jusqu'à  ce  qu'on  vienne  attaquer  la. 
résistance  dans  son  refuge  même,  et  alors  commence  là 
lutte  décisive. 

Les  résistances  intellectuelles  ne  sont  pas  les  plus  gra- 
ves ;  on  en  vieiit  toujours  à  bout.  Mais,  tout  en  restant 
dans  le  cadre  de  l'analyse,  le  malade  s'entend  aussi  à 
susciter  des  résistances  contre  lesquelles  la  lutte  est 
excessivement  difficile.  Au  lieu  de  se  souvenir,  il  repro- 
duit des  attitudes  et  des  sentiments  de  sa  vîè  qui,  nloyen- 
nant  lé  «  transfétt  »,  se  laissent  utiliser  comme  môyenâ 


3ii  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

de  résistance  contre  le  médecin  et  le  traitement.  Quand 
c'est  un  homme,  il  emprunte  généralement  ces  matériaux 
à  ses  rapports  avec  son  père  dont  la  place  est  prise  par 
le  médecin  :  il  transforme  en  résistances  à  l'action  de 
celui-ci  ses  aspirations  à  l'indépendance  de  sa  personne 
et  de  son  jugement,  son  amour-propre  qui  l'avait  poussé 
jadis  à  égaler  ou  même  à  dépasser  son  père,  la  répu- 
gnance à  se  charger  une  fois  de  plus  dans  sa  vie  du  far- 
deau de  la  reconnaissance.  On  a  par  moments  l'impres- 
sion que  l'intention  de  confondre  le  médecin,  de  lui  faire 
sentir  son  impuissance,  de  triompher  de  lui,  l'emporte 
chez  le  malade  sur  cette  autre  et  meilleure  intention  de 
voir  mettre  fin  à  sa  maladie.  Les  femmes  s'entendent  à 
merveille  à  utiliser  en  vue  de  la  résistance  un  «  trans- 
fert ))  où  il  entre,  à  l'égard  du  médecin,  beaucoup  de 
tendresse,  un  sentiment  fortement  teinté  d'érotisme. 
Lorsque  cette  tendance  a  atteint  un  certain  degré,  tout 
intérêt  pour  la  situation  actuelle  disparaît,  la  malade  ne 
pense  plus  à  sa  maladie,  elle  oublie  toutes  les  obligations 
qu'elle  avait  acceptées  en  commençant  le  traitement  ; 
d'autre  part,  la  jalousie  qui  ne  manque  jamais,  ainsi 
que  la  déception  causée  à  la  malade  par  la  froideur  que 
lui  manifeste  sous  ce  rapport  le  médecin,  ne  peuvent  qu« 
contribuer  à  nuire  aux  relations  personnelles  devant  exis- 
ter entre  l'une  et  l'autre  et  à  éliminer  ainsi  un  des  plus 
puissants  facteurs  de  l'analyse. 

Les  résistances  de  cette  sorte  ne  doivent  pas  être  con- 
damnées sans  réserve.  Telles  quelles,  elles  contiennent 
de  nombreux  matériaux  très  importants  se  rapportant  à 
la  vie  du  malade  et  exprimés  avec  une  conviction  telle 
qu'ils  sont  susceptibles  de  fournir  à  l'analyse  un  excel- 
lent appui,  si  l'on  sait,  par  une  habile  technique,  leur 
donner  une  orientation  appropriée.  Il  est  seulement  à 
noter  que  ces  matériaux  commencent  toujours  par  se 
mettre  au  service  de  la  résistance  et  par  ne  laisser  appa- 
raître que  leur  façade  hostile  au  traitement.  On  peut  dire 
aussi  que  ce  sont  là  des  traits  de  caractère,  des  atti- 
tudes du  moi  que  le  malade  a  mobilisés  pour  combattre 
les  modifications  qu'on  cherche  à  obtenir  par  le  traite- 
ment. En  étudiant  ces  traits  de  caractère,  on  se  rend 
compte  qu'ils  ont  apparu  sous  l'influence  des  conditions» 
de  la  névrose  et  par  réaction  contre  ses  exigences  i  on 


RÉSISTANCE  ET  REFOULEMENT  3i5 

peut  donc  les  désigner  comme  latents,  en  ce  sens  qu'ils 
ne  se  seraient  jamais  présentés  ou  ne  se  seraient  pas 
présentés  au  même  degré  ou  avec  la  môme  intensité  en 
dehors  de  la  névrose.  Ne  croyons  cependant  pas  que  l'ap- 
parition de  ces  résistances  soit  de  nature  à  porter  atteinte 
à  l'efficacité  du  traitement  analytique.  Ces  résistances  ne 
constituent  pour  l'analyste  rien  d'imprévu.  Nous  savons 
qu'elles  doivent  se  manifester  ;  et  nous  sommes  seule- 
ment mécontents  lorsque  nous  n'avons  pas  réussi  à  les 
provoquer  avec  une  netteté  suffisante  et  à  faire  com- 
prendre leur  nature  au  malade.  Nous  comprenons  enfin 
que  la  suppression  de  ces  résistances  forme  la  tâche 
essentielle  de  l'analyse,  la  seule  partie  de  notre  travail 
qui,  si  nous  avons  réussi  à  la  mener  à  bien,  soit  suscep- 
tible de  nous  donner  la  certitude  que  nous  avons  rendu 
quelque  service  au  malade. 

Ajoutez  à  cela  que  le  malade  profite  de  la  moindre 
occasion  pour  relâcher  son  eftbrt,  qu'il  s'agisse  d'un  ac- 
cident quelconque  survenu  pendant  le  traitement,  d'un 
événement  extérieur  susceptible  de  distraire  son  atten- 
tion, d'une  marque  d'hostilité  à  l'égard  de  la  névrose  de 
la  part  d'une  personne  de  son  entourage,  d'une  maladie 
organique  accidentelle  ou  survenant  à  titre  de  complica- 
tion de  la  névrose,  qu'il  s'agisse  même  d'une  améliora- 
tion de  son  état,  ajoutez  tout  cela,  dis-je,  et  vous  aurez 
un  tableau,  je  ne  dirai  pas  complet,  mais  approximatif, 
des  formes  et  des  moyens  de  résistance  au  milieu  des- 
quels s'accomplit  l'analyse.  Si  j'ai  traité  ce  point  avec 
tant  de  détails,  c'était  pour  dire  que  c'est  l'expérience 
que  nous  avons  acquise  relativement  à  la  résistance  op- 
posée par  le  malade  à  la  suppression  de  ses  symptômes 
qui  a  servi  de  base  à  notre  conception  dynamique  des 
névroses.  Nous  avons  commencé,  Breuer  et  moi,  par 
pratiquer  la  psychothérapie  à  l'aide  de  l'hypnose  ;  la 
première  malade  de  Breuer  n'a  d'ailleurs  été  traitée  que 
dans  l'qtat  de  suggestion  hypnotique,  et  je  n'ai  pas  tardé 
à  suivre  cet  exemple.  Je  conviens  que  le  travail  fut  alors 
plus  facile,  plus  agréable  et  durait  moins  longtemps. 
Mais  les  résultats  obtenus  étaient  capricieux  et  non  dura- 
bles. Aussi  ai-je  bientôt  abandonné  l'hypnose.  Et  c'est 
alors  seulement  que  j'ai  compris  que,  tant  que  je  m'étais 
gervi  de  l'hypnose,  j'étais  dans  l'impossibilité  de  com- 


5i6  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

prendre  la  dynamique  de  ces  affectioris.  Grâce  à  l'hyp- 
nose, en  efFet,  l'existence  de  la  résistance  échappait  à 
la  perception  du  médecin.  En  refoulant  la  résistance, 
l'hypnose  laissait  un  certain  eispace  libre  où  pouvait 
«^'exercer  l'analyse,  et  derrière  cet  espace  la  résistance 
était  si  bien  dissimulée  qu'elle  en  était  rendue  impéné- 
trable, tout  comihe  le  doute  dans  la  névrose  obsession- 
nelle. Je  suis  donc  en  droit  de  dire  que  la  psychanalyse 
proprement  dite  ne  date  que  du  jour  où  on  a  renoncé  à 
avoir  recours  à  l'hypnose. 

Mais,  bien  que  la  constatation  de  la  résistance  ait 
atteint  une  telle  importance,  nous  n'en  devons  pas  moins, 
par  mesure  de  précaution,  laisser  place  au  doute  et  nous 
demander  si  nous  ne  sommes  pas  trop  prompts  à  admettre 
des  résistances,  si,  en  le  faisant,  nous  ne  procédons  pas 
parfois  avec  une  certaine  légèreté.  11  peut  y  avoir  des 
cas  de  névrose  où  les  associations  ne  réussissent  pas 
pour  d'autres  raisons  ;  il  se  peut  que  les  arguments  qu'on 
nous  oppose  sur  ce  point  méritent  d'être  pris  en  consi- 
dération et  que  nous  ayons  tort  d'écarter  la  critique 
intellectuelle  de  nos  analysés,  en  lui  appliquant  la  quali- 
fication commode  de  résistance.  Je  dois  cependant  vous 
dire  que  ce  n'est  pas  sans  peine  que  nous  avons  abouti 
à  ce  jugement.  Nous,  avons  eu  l'occasion  d'observer 
chacun  de  ces  patients  critiques  au  moment  de  l'appari- 
tion et  après  la  disparition  de  la  résistance.  C'est  que  la 
résistance  varie  sans  cesse  d'intensité  au  cours  du  trai- 
tement ;  cette  intehsité  augmente  toujours  lorsqu'on 
aborde  un  thème  nouveau,  atteint  son  point  maximum 
au  plus  fort  de  l'élaboration  de  ce  thème,  et  baisse  de 
nouveau  lorsque  celui-ci  est  épuisé.  Eh  outre,  et  à  moins 
de  maladresses  techniques  particulières,  nous  Tl'avônis 
jamais  pu  provoquer  le  maximum  de  résistance  dont  le 
malade  fut  capable.  Nous  avons  pu  constater  de  la  sorte 
que  le  même  malade  abandt>nne  et  reprend  son  attitude 
critique  un  nombre  incalculable  de  fois  au  cours  de 
l'analyse.  Lorsque  nous  sommes  sur  le  point  d'amener  à 
sa  conscience  une  fraction  nouvelle  et  particulièrement 
pénible  des  matériaux  inconscients,  il  devient  critique 
au  plus  haut  degré  ;  s'il  a  réussi  précédemment  à  com- 
prendre et  à  accepter  beaucoup  de  choses,  toutes  ses 
acquisitions  se  trouvent  du  coup  perdues  ;  dans  son  atti- 


RÉSISTANCE  ET  REFOULEMENT  3i7 

tude  d'opposition  à  tout  prix,  il  peut  présenter  le  tableau 
complet  de  l'imbécillité  affective.  Mais  si  l'on  a  pu  l'aider 
à  vaincre  cette  résistance,  il  retrouve  ses  idées  et  recouvre 
sa  faculté  de  comprendre.  Sa  critique  n'est  donc  pas  une 
fonction  indépendante  et,  comme  telle,  digne  de  respect: 
elle  est  un  expédient  au  service  de  ses  attitudes  affec- 
tives, un  expédient  guidé  et  dirigé  par  sa  résistance.  Si 
quelque  chose  ne  lui  convient  pas,  il  est  capable  de  se 
défendre  avec  beaucoup  d'ingéniosité  et  beaucoup 
d'esprit  critique  ;  lorsqu'au  contraire  quelque  chose  lui 
convient,  il  l'accepte  avec  une  grande  crédulité.  Nous 
en  faisons  peut-être  tous  autant  ;  mais  chez  l'analysé 
cette  subordination  de  l'intellect  à  la  vie  affective 
n'apparaît  avec  tant  de  netteté  que  parce  que  nous  le 
repoussons  par  notre  analyse  dans  ses  derniers  retran- 
chements. 

Le  malade  se  défendant  avec  tant  d'énergie  contre  la 
suppression  de  ses  symptômes  et  le  rétablissement  du 
cours  normal  de  ses  processus  psychiques,  comment 
expliquons-nous  ce  fait?  Nous  nous  disons  que  ces  forces 
qui  s'opposent  au  changement  de  l'état  morbide  doivent 
être  les  mêmes  que  celles  qui,  à  un  moment  donné,  ont 
provoqué  cet  état.  Les  symptômes  ont  dû  se  former  à  la 
suite  d'un  processus  que  l'expérience  que  nous  avons 
acquise  lors  de  la  dissociation  des  symptômes  nous  per- 
met de  reconstituer.  Nous  savons  déjà,  depuis  l'obser- 
vation de  Breuer,  que  l'existence  du  symptôme  a  pour 
condition  le  fait  qu'un  processus  psychique  n'a  pu  aboutir 
à  sa  fin  normale,  de  façon  à  pouvoir  devenir  conscient. 
Le  symptôme  vient  se  substituer  à  ce  qui  n'a  pas  été 
achevé.  Nous  savons  ainsi  où  nous  devons  situerl'action 
de  la  force  présumée.  Il  a  dû  se  manifester  une  violente 
opposition  contre  la  pénétration  du  processus  psychique 
jusqu'à  la  conscience;  aussi  ce  processus  est-il  resté 
inconscient,  et  en  tant  qu'inconscient  il  avait  la  force  de 
former  un  symptôme.  La  même  opposition  se  manifeste, 
au  cours  du  traitement  contre,  les  efforts  de  transformer 
l'inconscient  en  conscient.  C'est  ce  que  nous  percevons 
comme  une  résistance.  Nous  donnerons  le  nom  de 
refoulement  au  processus  pathogène  qui  se  manifeste  à 
nous  par  l'intermédiaire  d'une  résistance. 

Nous  devons  maintenant  chercher  à  nous  représenter 

Freud.  ao 


5i8  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

d'une  façon  plus  définie  ce  processus  de  refoulement.  Il 
est  la  condition  préliminaire  de  la  formation  d'un  symp- 
tôme, mais  il  est  aussi  quelque  chose  dont  nous  ne  con- 
naissons rien   d'analogue.   Prenons   une   impulsion,  un 
processus  psychique  doué  d'une  tendance  à  se  transfor- 
mer en  acte  :  nous  savons  que  cette  impulsion  peut  être 
écartée,    rejetée,   condamnée.   De  ce  fait,  l'énergie  dont 
elle  dispose  lui  est  retirée,  elle  devient  impuissante,  mais 
peut   persister  en   qualité  de  souvenir.  Toutes  les  déci- 
sions dont  l'impulsion  est  l'objet  se  font  sous  le  contrôle 
conscient  du  moi.  Les  choses  devraient  se  passer  autre- 
ment lorsque  la  même  impulsion  subit  un  refoulement. 
Elle  conserverait  son  énergie,  mais  ne  laisserait  après 
elle  aucun  souvenir  ;  le  processus  même  du  refoulement 
s'accomplirait  en  dehors  de  la  conscience  du  moi.  On 
voit  que   cette    comparaison  ne    nous   rapproche  nulle- 
ment de  la  compréhension  de  la  nature  du  refoulement. 
Je  vais  vous  exposer  les  représentations  théoriques  qui 
se  sont  montrées    le  plus  utiles  sous  ce  rapport,  c'est-à- 
dire  le  plus  aptes  à  rattacher  la  notion  du  refoulement  à 
une  image  définie.  Mais,  pour  que  cet  exposé  soit  clair, 
il  faut  avant  tout  que  nous  substituions  au  sens  descriptif 
du  mot  «  inconscient  «son  sens  systématique  ;  autrement 
dit    nous    devons   nous   décider   à   reconnaître    que   la 
conscience  ou  l'inconscience  d'un  processus  psychique 
n'est  qu'une  des  propriétés,  et  qui  n'est  pas  nécessaire- 
ment univoque,  de  celui-ci.  Quand  un  processus  reste 
inconscient,    sa    séparation  de  la  conscience    constitue 
peut-être  un  indice  du  sort   qu'il  a  subi,  et  non  ce  sort 
lui-même.  Pour  nous   faire   une  idée  exacte  de  ce  sort, 
nous  admettons  que  chaque  processus  psychique,  à  une 
exception  près  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure,  existe 
d'abord  à  une  phase  ou  à  un  stade  inconscient  pour  passer 
ensuite   à  la  phase  consciente,  à  peu  près  comme  une 
image   photographique    commence  par  être  négative  et 
ne  devient  l'image   définitive  qu'après  avoir   passé  à  la 
phase  positive.  Or,  de  même  que  toute  image   négative 
ne  devient  pas   nécessairement  une  image  positive,  tout 
processus  psychique    inconscient  ne  se   transforme  pas 
nécessairement  en  processus  conscient.  Nous  avons  tout 
avantage  à  dire  que  chaque  processus  fait  d'abord  partie 
du   système   psychique  de  l'inconscient  et   peut,    dans 


mblSTANGÈ  Et  RfiFOULEMENf  Brg 

certaines  circonstances,  passer    dans    le    système    du 
conscient. 

La  représentation  la  plus  simple  de  ce  système  est 
pour  nous  la  plus  commode  :  c'est  la  représentation 
spatiale.  Nous  assimilons  donc  le  système  de  l'incon- 
scient à  une  grande  antichambre,  dans  laquelle  les  ten- 
dances psychiques  se  pressent,  telles  des  êtres  vivants. 
A  cette  antichambre  est  attenante  une  autre  pièce,  plus 
étroite,  une  sorte  de  salon,  dans  lequel  séjourne  égale- 
ment la  conscience.  Mais  à  l'entrée  de  l'antichambre 
dans  le  salon  veille  un  gardien  qui  inspecte  chaque  ten- 
dance psychique,  lui  impose  la  censure  et  l'empêche 
d'entrer  au  salon  si  elle  lui  déplaît.  Que  le  gardien 
renvoie  une  tendance  donnée  dès  le  seuil  ou  qu'il  lui 
fasse  repasser  le  seuil  après  qu'elle  eut  pénétré  dans  lo 
salon  :  la  différence  n'est  pas  bien  grande  et  le  résultat 
est  à  peu  près  le  même.  Tout  dépend  du  degré  de  sa 
vigilance  et  de  sa  perspicacité.  Cette  image  a  pour  nous 
cet  avantage  qu'elle  nous  permet  de  développer  notre 
nomenclature.  Les  tendances  qui  se  trouvent  dans  l'anti- 
chambre réservée  à  l'inconscient  échappent  au  regard 
du  conscientqui  séjourne  dans  la  piècevoisine.  Ellessont 
donc  tout  d'abord  inconscientes.  Lorsque,  après  avoir 
pénétré  jusqu'au  seuil,  elles  sont  renvoyées  par  le  gar- 
dien, c'est  qu'elles  sont  incapables  de  devenir  con- 
scientes :  nous  disons  alors  qu'elles  sont  refoulées.  Mais 
les  tendances  auxquelles  le  gardien  a  permis  de  franchir 
le  seuil  ne  sont  pas  devenues  pour  cela  nécessairement 
conscientes  ;  elles  peuvent  le  devenir  si  elles  réussissent 
à  attirer  sur  elles  le  regard  de  la  conscience.  Nous 
appellerons  donc  cette  deuxième  pièce  :  système  de  la 
pré-conscience.  Le  fait  pour  un  processus  de  devenir 
conscient  garde  ainsi  son  sens  purement  descriptif. 
L'essence  du  refoulement  consiste  en  ce  qu'une  tendance 
donnée  est  empêchée  par  le  gardien  de  pénétrer  de 
l'inconscient  dans  le  pré-conscient.  Et  c'est  ce  gardien 
qui  nous  apparaît  sous  la  forme  d'une  résistance, 
lorsque  nous  essayons,  par  le  traitement  analytique,  de 
mettre  fin  au  refoulement. 

Vous  me  direz,  sans  doute,  que  ces  représentations,  à 
la  fois  simple  et  un  peu  fantaisistes,  ne  peuvent  trouver 
place  dans  un  exposé  scientifique.  Vous  ^avez  raison,  et 


320  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

je  sais  fort  bien  mo*  même  qu'elles  sont,  de  plus,  incor- 
rectes et,  si  je  ne  me  trompe  pas  trop,  nous  aurons  bientôt 
quelque  chose  de  plus  intéressant  à  mettre  à  leur  place. 
J'ignore  si,  corrigées  et  complétées,  elles  vous  sem- 
bleront moins  fantastiques.  Sachez,  en  attendant,  que 
ces  représentations  auxiliaires,  dont  nous  avons  un 
exemple  dans  le  bonhomme  d'Ampère  nageant  dans  le 
circuit  électrique,  ne  sont  pas  à  dédaigner,  car  elles 
aident,  malgré  tout,  à  comprendre  certaines  observa- 
tions. Je  puis  vous  assurer  que  cette  hypothèse  brute  de 
deux  locaux,  avec  le  gardien  se  tenant  sur  le  seuil  entre 
les  deux  pièces  et  avec  la  conscience  jouant  le  rôle  de 
spectatrice  au  bout  de  la  seconde  pièce,  fournit  une 
idée  très  approchée  de  l'état  de  chose  réel.  Je  voudrais 
aussi  vous  entendre  convenir  que  nos  désignations  : 
inconscient,  'inconscient ,  conscient,  préjugent  beaucoup 
moins  et  se  justifient  davantage  que  tant  d'autres,  pro- 
posées ou  en  usage:  5t^^-conscient, joara-conscient,  inter- 
conscient,  etc. 

Une  remarque  à  laquelle  j'attacherais  beaucoup  plus 
d'importance  serait  celle  que  vous  feriez  en  disant  que 
l'organisation  de  l'appareil  psychique,  telle  que  je  la 
postule  ici  pour  les  besoins  de  ma  cause,  qui  est  celle 
de  l'explication  des  symptômes  névrotiques,  doit,  pour 
être  valable,  avoir  une  portée  générale  et  nous  rendre 
compte  également  de  la  fonction  normale.  Rien  de  plus 
exact.  Je  ne  puis  pour  le  moment  dorner  à  cette  remar- 
que la  suite  qu'elle  comporte,  mais  notre  intérêt  pour  la 
psychologie  de  la  formation  de  symptômes  ne  peut 
qu'augmenter  dans  des  proportions  extraordinaires,  si 
nous  pouvons  vraiment  espérer  obtenir,  grâce  à  l'étude  de 
ces  conditions  pathologiques,  des  informations  sur  le 
devenir  psychique  normal  qui  nous  reste  encore  si  caché. 

Cet  exposé  que  je  viens  de  vous  faire  concernant  les 
deux  systèmes,  leurs  rapports  réciproques  et  les  liens 
qui  les  rattachent  à  la  conscience,  ne  vous  rappelle-t-il 
donc  rien?  Réfléchissez-y  bien,  et  vous  vous  apercevrez 
que  le  gardien  qui  est  en  faction  entre  l'inconscient  et  le 
préconscient  n'est  que  la  personnification  de  la  censure 
qui,  nous  l'avons  vu,  donne  au  rêve  manifeste  sa  forme 
définitive.  Les  restes  diurnes,  dans  lesquels  nous  avions 
reconnu  les  excitateurs  du  rêve,  étaient,  dans  notre  con- 


RÉSISTANCE  ET  REFOULEMENT  Sai 

ception,  des  matériaux  préconscients  qui,  ayant  subi 
pendant  la  nuit  l'influence  de  désirs  inconscients  et 
refoulés,  s'associent  à  ces  désirs  et  forment,  avec  leur 
collaboration  et  grâce  à  l'énergie  dont  ils  étaient  doués, 
le  rêve  latent.  Sous  la  domination  du  système  inconscient, 
les  matériaux  préconscients,  avons-nous  dit  encore, 
subissaient  une  élaboration  consistant  en  une  condensa- 
tion et  un  déplacement  qu'on  n'observe  qu'exceptionnelle- 
ment dans  la  vie  psychique  normale,  c'est-à-dire  dans  le 
système  préconscient.  Et  nous  avons  caractérisé  chacun 
des  deux  systèmes  par  le  mode  de  travail  qui  s'y  accom- 
plit ;  selon  le  rapport  qu'il  présentait  avec  la  conscience, 
elle-même  prolongement  de  la  préconscience,  on  pouvait 
dire  si  tel  phénomène  donné  faisait  partie  de  l'un  ou  de 
l'autre  de  ces  deux  systèmes.  Or,  le  rêve,  d'après  cette 
manière  de  voir,  ne  présente  rien  d'un  phénomène 
pathologique  :  il  peut  survenir  chez  n'importe  quel 
homme  sain,  dans  les  conditions  qui  caractérisent  l'état 
de  sommeil.  Et  cette  hypothèse  sur  la  structure  de 
l'appareil  psychique,  hypothèse  qui  englobe  dans  la 
même  explication  la  formation  du  rêve  et  celle  des 
symptômes  névrotiques,  a  toutes  les  chances  d'être 
également  valable  pour  la  vie  psychique  normale 

Voici,  jusqu'à  nouvel  ordre,  comment  il  faut  com- 
prendre le  refoulement.  Celui-ci  n'est  qu'une  condition 
préalable  de  la  formation  de  symptômes.  Nous  savons 
que  le  symptôme  vient  se  substituer  à  quelque  chose 
que  le  refoulement  empêche  de  s'extérioriser.  Mais 
quand  on  sait  ce  qu'est  le  refoulement,  on  est  encore 
loin  de  comprendre  cette  formation  substitutive.  A  l'autre 
bout  du  problème,  la  constatation  du  refoulement  sou- 
lève les  questions  suivantes  :  Quelles  sont  les  tendances 
psychiques  qui  subissent  le  refoulement?  Quelles  sont 
les  forces  qui  imposent  le  refoulement  ?  A  quels  mobiles 
obéit-il  ?  Pour  répondre  à  ces  questions,  nous  ne  dispo- 
sons pour  le  moment  que  d'un  seul  élément.  En  exami- 
nant la  résistance,  nous  avons  appris  qu'elle  est  un  pro- 
duit des  forces  du  moi,  de  propriétés  connues  et  latentes 
de  son  caractère.  Ce  sont  donc  aussi  ces  forces  et  ces 
propriétés  qui  doivent  avoir  déterminé  le  refoulement 
ou,  tout  au  moins,  avoir  contribué  à  le  produire.  Tout  le 
reste  nous  est  encore  inconnu. 


3a2  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

Mais  ici  vient  à  notre  secours  l'autre  des  expériences 
que  j'avais  annoncées  plus  haut.  L'analyse  nous  permet 
de  définir  d'une  façon  tout  à  fait  générale  l'intention  à 
laquelle  servent  les  symptômes  névrotiques.  Il  n'y  a  là 
d'ailleurs  pour  vous  rien  de  nouveau.  Ne  vous  l'ai-je  pas 
montré  sur  deux  cas  de  névrose  ?  Oui,  mais  que  signifient 
deux  cas?  Vous  avez  le  droit  d'exiger  que  je  vous  prouve 
mon  affirmation  sur  des  centaines  de  cas,  sur  des  cas 
innombrables.  Je  regrette  de  ne  pouvoir  le  faire.  Je  dois 
vous  renvoyer  de  nouveau  à  votre  propre  expérience 
ou  invoquer  la  conviction  qui,  en  ce  qui  concerne  ce 
point,  s'appuie  sur  l'affirmation  unanime  de  tous  les 
psychanalystes. 

Vous  vous  rappelez  sans  doute  que,  dans  ces  deux  cas, 
dont  nous  avions  soumis  les  symptômes  à  un  examen 
détaillé,  l'analyse  nous  a  fait  pénétrer  dans  la  vie 
sexuelle  intime  des  malades.  Dans  le  premier  cas,  en 
outre,  nous  avons  reconnu  d'une  façon  particulièrement 
nette  l'intention  ou  la  tendance  des  symptômes  exami- 
nés ;  il  se  peut  que  dans  le  deuxième  cas  cette  intention 
ou  tendance  ait  été  masquée  par  quelque  chose  dont 
nous  aurons  l'occasion  de  parler  plus  loin.  Or,  tous  les 
autres  cas  que  nous  soumettrions  à  l'analyse  nous  rêvé-' 
leraient  exactement  les  mêmes  détails  que  ceux  constatés 
dans  les  deux  cas  en  question.  Dans  tous  les  cas  l'ana- 
lyse nous  introduirait  dans  les  événements  sexuels  et 
nous  révélerait  les  désirs  sexuels  des  malades,  et  chaque 
fois  nous  aurions  à  constater  que  leurs  symptômes  sont 
au  service  de  la  même  intention.  Cette  intention  n'est 
autre  que  la  satisfaction  des  désirs  sexuels  ;  les  symp- 
tômes servent  à  la  satisfaction  sexuelle  du  malade,  ils  se 
substituent  à  cette  satisfaction  lorsque  le  malade  en  est 
privé  dans  la  vie  normale. 

Souvenez-vous  de  l'action  obsessionnelle  de  notre 
première  malade.  La  femme  est  privée  de  son  mari 
qu'elle  aime  profondément  et  dont  elle  ne  peut  partager 
la  vie  à  cause  de  ses  défauts  et  de  ses  faiblesses.  Elle 
doit  lui  rester  fidèle,  ne  chercher  à  le  remplacer  par  per- 
sonne. Son  symptôme  obsessionnel  lui  procure  ce  à  quoi 
elle  aspire,  relève  son  mari,  nie,  corrige  ses  faiblesses, 
en  premier  lieu  son  impuissance.  Ce  S3^mptôme  n'est  au 
fond,  tout    comme    un  rêve,   qu'une    satisfaction    d'un 


RÉSISTANCE  ET  REFOULEMENT  323 

désir  et,  ce  que  le  rêve  n'est  pas  toujours,  qu'une  satis- 
faction d'un  désir  erotique.  A  propos  de  notre  deuxième 
malade,  vous  avez  pu  au  moins  apprendre  que  son  céré- 
monial avait  pour  but  de  s'opposer  aux  relations  sexuelles 
des  parents,  afin  de  rendre  impossible  la  naissance  d'un 
nouvel  enfant.  Vous  avez  appris  également  que  par  ce 
cérémonial  notre  malade  tendait  au  fond  à  se  substituer 
à  sa  mère.  Il  s'agit  donc  ici,  comme  dans  le  premier 
cas,  de  suppression  d'obstacles  s'opposant  à  la  satisfac- 
tion sexuelle  et  de  réalisation  de  désirs  erotiques.  Quant 
à  la  complication  à  laquelle  nous  avons  fait  allusion,  il 
en  sera  question  dans  un  instant. 

Afin  de  justifier  les  restrictions  que  j'aurai  à  apporter 
dans  la  suite  à  la  généralité  de  mes  propositions,  j'attire 
votre  attention  sur  le  fait  que  tout  ce  que  je  dis  ici  con- 
cernant le  refoulement,  la  formation  et  la  signification 
des  symptômes  a  été  déduit  de  l'analyse  de  trois  formes 
de  névrose,  l'hystérie  d'angoisse,  l'hystérie  de  conversion 
et  la  névrose  obsessionnelle,  et  ne  s'applique  en  premier 
lieu  qu'à  ces  trois  formes.  Ces  trois  affections,  que  nous 
avons  l'habitude  de  réunir  dans  le  même  groupe  sous  le 
nom  générique  de  «  névroses  de  transfert  »,  circonscrivent 
également  le  domaine  sur  lequel  peut  s'exercer  l'activité 
psychanalytique.  Les  autres  névroses  ont  fait,  de  la  part 
de  la  psychanalyse,  l'objet  d'études  moins  approfondies. 
En  ce  qui  concerne  un  de  leurs  groupes,  l'impossibilité 
de  toute  intervention  thérapeutique  a  été  la  raison  de  sa 
mise  de  côté.  N'oubliez  pas  que  la  psychanalyse  est 
encore  une  science  très  jeune,  que  pour,  s'y  préparer  il 
faut  beaucoup  de  travail  et  de  temps  et  qu'il  n'y  a  pas 
encore  bien  longtemps  elle  ne  comptait  qu'un  seul  par- 
tisan. Partout  cependant  se  manifeste  un  effort  de  péné- 
trer et  de  comprendre  la  nature  de  ces  autres  affections 
qui  ne  sont  pas  des  névroses  de  transfert.  J'espère  encore 
pouvoir  vous  montrer  quels  développements  nos  hypo- 
thèses et  résultats  subissent  du  fait  de  leur  application 
à  ces  nouveaux  matériaux,  ces  nouvelles  études  ayant 
abouti,  non  à  la  réfutation  de  nos  premières  acquisitions, 
mais  à  l'établissement  d'ensembles  supérieurs.  Et  puisque 
tout  ce  qui  a  été  dit  ici  s'applique  aux  trois  névroses  de 
transfert,  je  me  permets  de  rehausser  la  valeur  des  symp- 
tômes en   vous   faisant    part   d'un  détail  nouveau.  Un 


32/i  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

examen  comparé  des  causes  occasionnelles  de  ces  trois 
affections  donne  un  résultat  qui  peut  se  résumer  dans  la 
formule  suivante  :  les  malades  en  question  souffrent 
d'une  privation,  la  réalité  leur  refusant  la  satisfaction  de 
leurs  désirs  sexuels.  Vous  le  voyez  :  l'accord  est  parfait 
entre  ces  deux  résultats.  La  seule  manière  adéquate  de 
comprendre  les  symptômes  consiste  à  les  considérer 
comme  une  satisfaction  substitutive,  destinée  à  remplacer 
celle  qu'on  se  voit  refuser  dans  la  vie  normale. 

Certes,  on  peut  encore  opposer  de  nombreuses  objec- 
tions à  la  proposition  que  les  symptômes  névrotiques 
sont  des  symptômes  substitutifs.  Je  vais  m'occuper 
aujourd'hui  de  deux  de  ces  objections.  Si  vous  avez  vous- 
mêmes  soumis  à  l'examen  psychanalytique  un  certain 
nombre  de  malades,  vous  me  direz  peut-être  sur  un  ton 
de  reproche  :  il  y  a  toute  une  série  de  cas  où  votre  pro- 
position ne  se  vérifie  pas  ;  dans  ces  cas,  les  symptômes 
semblent  avoir  une  destination  contraire,  qui  consiste  à 
exclure  ou  à  supprimer  la  satisfaction  sexu<  lie.  Je  ne 
vais  pas  contester  l'exactitude  de  votre  interprétation. 
Dans  la  psychanalyse,  les  choses  se  révèlent  souvent 
beaucoup  plus  compliquées  que  nous  le  voudrions.  Si 
elles  étaient  simples,  on  n'aurait  peut-être  pas  besoin 
de  la  psychanalyse  pour  les  élucider.  Certaines  parties 
du  cérémonial  de  notre  deuxième  malade  laissent  en  effet 
apparaître  ce  caractère  ascétique,  hostile  à  la  satisfaction 
sexuelle,  par  exemple,  lorsqu'elle  écarte  pendules  et 
montres,  acte  magique  par  lequel  elle  pense  s'épargner 
des  érections  nocturnes,  ou  lorsqu'elle  veut  empêcher  la 
chute  et  le  bris  de  vases,  espérant  par  là  préserver  sa 
virginité.  Dans  d'autres  cas  de  cérémonial  précédant  le 
coucher,  que  j'ai  eu  l'occasion  d'analyser,  ce  caractère 
négatif  était  beaucoup  plus  prononcé  ;  dans  certains 
d'entre  eux,  tout  le  cérémonial  se  composait  de  mesures 
de  préservation  contre  les  souvenirs  et  les  tentations 
sexuels.  La  psychanalyse  nous  a  cependant  déjà  montré 
plus  d'une  fois  qu'opposition  n'est  pas  toujours  contra- 
diction. Nous  pourrions  élargir  notre  proposition,  en 
disant  que  les  symptômes  ont  pour  but  soit  de  procurer 
une  satisfaction  sexuelle,  soit  de  préserver  contre  elle  ; 
le  caractère  positif,  au  sens  de  la  satisfaction,  étant  pré- 
dominant dans  l'hystérie,  le  caractère  négatif,  ascétique 


RÉSISTANCE  ET  REFOULEMENT  SaS 

dominant  dans  la  névrose  obsessionnelle.  Si  les  symp- 
tômes peuvent  servir  aussi  bien  à  la  satisfaction  sexuelle 
qu'à  son  contraire,  cette  double  destination  ou  cette  bipo- 
larité  des  symptômes  s'explique  parfaitement  bien  par 
un  des  rouages  de  leur  mécanisme  dont  nous  n'avons 
pas  encore  eu  l'occasion  de  parler.  Ils  sont  notamment, 
ainsi  que  nous  le  verrons,  des  effets  de  compromis,  résul- 
tant de  l'interférence  de  deux  tendances  opposées,  et  ils 
expriment  aussi  bien  ce  qui  a  été  refoulé  que  ce  qui  a 
été  la  cause  du  refoulement  et  a  ainsi  contribué  à  leur 
production.  La  substitution  peut  se  faire  plus  au  profit  de 
l'une  de  ces  tendances  que  de  l'autre  ;  elle  se  fait  rarement 
au  profit  exclusif  d'une  seule.  Dans  Thystérie,  les  deux 
intentions  s'expriment  le  plus  souvent  par  un  seul  et 
même  symptôme  ;  dans  la  névrose  obsessionnelle  il  y  a 
séparation  entre  les  deux  intentions  :  le  symptôme,  qui  est 
à  deux  temps,  se  compose  de  deux  actions  s'accomplis- 
sant  l'une  après  l'autre  et  s'annulant  réciproquement. 

Il  nous  sera  moins  facile  de  dissiper  un  autre  doute. 
En  passant  en  revue  un  certain  nombre  d'interprétations 
de  symptômes,  vous  serez  probablement  tentés  de  dire 
que  c'est  abuser  quelque  peu  que  de  vouloir  les  expliquer 
tous  par  la  satisfaction  substitutive  des  désirs  sexuels. 
Vous  ne  tarderez  pas  à  faire  ressortir  que  ces  symptômes 
n'offrent  h  la  satisfaction  aucun  élément  réel,  qu'ils  se 
bornent  le  plus  souvent  à  ranimer  une  sensation  ou  à 
représenter  une  image  fantaisiste  appartenant  à  un  com- 
plexus  sexuel.  Vous  trouverez,  en  outre,  que  la  prétendue 
satisfaction  sexuelle  présente  souvent  un  caractère  puéril 
et  indigne,  se  rapproche  d'un  acte  masturbatoire  ou  rap- 
pelle ces  pratiques  malpropres  qu'on  défend  déjà  aux 
enfants  et  dont  on  cherche  à  les  déshabituer.  Et,  par- 
dessus tout,  vous  manifesterez  votre  étonnement  devoir 
qu'on  considère  comme  une  satisfaction  sexuelle  ce  qui 
ne  devrait  être  décrit  que  comme  une  satisfaction  de 
désirs  cruels  ou  affreux,  voire  de  désirs  contre  nature. 
Sur  ces  derniers  points,  il  nous  sera  impossible  de  nous 
mettre  d'accord  tant  que  nous  n'aurons  pas  soumis  à  un 
examen  approfondi  la  vie  sexuelle  de  l'homme  et  tant 
que  nous  n'aurons  pas  défini  ce  qu'il  est  permis,  sans 
risque  d'erreur,  de  considérer  comme  sexuel. 


CHAPITRE  XX 
LA  VIE   SEXUELLE  DE  L'HOMME 


On  pourrait  croire  que  tout  le  monde  s'accorde  sur  le 
sens  qu'il  faut  attacher  au  mot  «  sexuel  ».  Avant  tout, 
le  sexuel  n'est-il  pas  l'indécent,  ce  dont  il  ne  faut  pas 
parler?  Je  me  suis  laissé  raconter  que  les  élèves  d'un 
célèbre  psychiatre,  voulant  convaincre  leur  maître  que 
les  symptômes  des  hystériques  ont  le  plus  souvent  un 
caractère  sexuel,  l'ont  amené  devant  le  lit  d'une  hysté- 
rique dont  les  crises  simulaient  incontestablement  le 
travail  de  l'accouchement.  Ce  que  voyant,  le  professeur 
dit  avec  dédain:  «  L'accouchement  n'a  rien  d'un  acte 
sexuel».  Sans  doute,  un  accouchement  n'est  pas  toujours 
et  nécessairement  un  acte  indécent. 

Vous  me  blâmez  sans  doute  de  plaisanter  à  propos  de 
c'ioses  aussi  sérieuses.  Mais  ce  que  je  vous  dis  là  est  loin 
u  être  une  plaisanterie.  C'est  que  le  contenu  de  la  notion 
du  «  sexuel  »  ne  se  laisse  pas  définir  facilement.  On  pour- 
rait dire  que  tout  ce  qui  se  rattache  aux  différences  sépa- 
rant les  sexes  est  sexuel,  mais  ce  serait  là  une  définition 
aussi  vague  que  vaste.  En  tenant  principalement  compte 
de  l'acte  sexuel  lui-même,  vous  pourriez  dire  qu'est 
sexuel  tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'intention  de  se  procu- 
rer une  jouissance  à  l'aide  du  corps,  et  plus  particulière- 
ment des  or.ganes  génitaux,  du  sexe  opposé,  bref  tout  ce 
qui  se  rapporte  au  désir  de  l'accouplement  et  de  l'accom- 
plissement de  l'acte  sexuel.  Par  cette  définition,  vous 
vous  rapprocheriez  de  ceux  qui  identifient  le  sexuel  avec 
l'indécent  et  vous  auriez  raison  de  dire  que  l'accouche- 
ment n'a  rien  de  sexuel.  Mais  en  faisant  de  la  procréation 
le  noyau  de  la  sexualité,  vous  courez  le  risque  d'exclure 
de  votre  définition  une  foule  d'actes  qui,  tels  que  la 
masturbation  ou  même  le  baiser,  sans  avoir  la  procréa- 
tion pour  but,  n'en   sont  pas  moins  de  nature  sexuelle 


LA  VIE  SEXUELLE  DE  L'HOMME  327 

Mais  nous  savons  déjà,  que  tous  les  essais  de  définition 
font  naître  des  difficultés  ;  n'espérons  donc  pas  qu'il  en 
sera  autrement  dans  le  cas  qui  nous  occupe.  Nous  pou- 
vons soupçonner  qu'au  cours  du  développement  de  la 
notion  du  «  sexuel  »,  il  s'est  produit  quelque  chose  qui, 
selon  l'excellente  expression  de  H.  Silberer,  a  eu  pour 
conséquence  une  «  erreur  par  dissimulation  ».  Tout  bien 
considéré,  nous  ne  sommes  cependant  pas  privés  de 
toute  orientation  quant  à  ce  que  les  hommes  appellent 
«  sexuel  ». 

Une  définition  tenant  compte  à  la  fois  de  l'opposition 
des  sexes,  de  la  jouissance  sexuelle,  de  la  fonction  de  la 
procréation  et  du  caractère  indécent  d'une  série  d'actes 
et  d'objets  qui  doivent  rester  cachés,  —  une  telle  défini- 
tion disons-nous,  peut  suffire  à  tous  les  besoins  pra- 
tiques delà  vie.  Mais  la  science  ne  saurait  s'en  contenter. 
Grâce  à  des  recherches  minutieuses  et  qui  ont  exigé  de 
la  part  des  sujets  examinés  beaucoup  de  désintéresse- 
ment et  une  grande  maîtrise  sur  eux-mêmes,  nous  avons 
pu  constater  l'existence  de  groupes  entiers  d'individus 
dont  la  «  vie  sexuelle  »  diffère  d'une  façon  frappante  de 
la  représentation  moyenne  etcourante.  Quelques-uns  de 
ces  «  pervers  »  ont,  pour  ainsi  dire,  rayé  de  leur  pro- 
gramme la  différence  sexuelle.  Seuls  des  individus  du 
même  sexe  qu'eux  sont  susceptibles  d'exciter  leurs  désirs 
sexuels;  le  sexe  opposé,  parfois  les  organes  sexuels  du 
sexe  opposé,  ne  présentent  à  leurs  yeux  rien  de  sexuel 
et  constituent,  dans  des  cas  extrêmes,  un  objet  d'aver- 
sion. 11  va  sans  dire  que  ces  pervers  ont  renoncé  à  pren- 
dre la  moindre  part  à  la  procréation.  Nous  appelons  ces 
personnes  homosexuelles  ou  inverties.  Ce  sont  des  hom- 
mes et  des  femmes  ayant  souvent,  pas  toujours,  reçu 
une  instruction  et  une  éducation  irréprochables,  d'un 
niveau  moral  et  intellectuel  très  élevé,  affectés  de  cette 
seule  triste  anomalie.  Par  l'organe  de  leurs  représentants 
scientifiques,  ils  se  donnent  pour  une  variété  humaine 
particulière,  pour  un  «troisième  sexe»  pouvant  prétendre 
aux  mêmes  droits  que  les  deux  autres.  Nous  aurons  peut- 
être  l'occasion  de  faire  un  examen  critique  de  leurs 
prétentions.  Us  ne  forment  naturellement  pas,  ainsi  qu'ils 
seraient  tentés  de  nous  le  faire  croire,  une  «  élite  »  de 
l'humanité  ;  on  trouve  dans  leurs  rangs  tout  autant  d'iu- 


328  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

dividus  sans  valeur  et  inutiles  que  dans  les  rangs  de 
ceux  qui  ont  une  sexualité  normale. 

Ces  pervers  se  comportent  envers  leur  objet  sexuel  à 
peu  près  de  la  même  manière  dont  les  normaux  se  com- 
portent envers  le  leur.  Mais  ensuite  vient  toute  une  série 
d'anormaux  dont  l'activité  sexuelle  s'écarte  de  plus  en 
plus  de  ce  qu'un  homme  raisonnable  estime  désirable. 
Par  leur  variété  et  leur  singularité  on  ne  pourrait  les 
comparer  qu'aux  monstres  difformes  et  grotesques  qui, 
dans  le  tableau  de  P.  Breughel,  viennent  tenter  saint  An- 
toine, ou  aux  dieux  et  aux  croyants  depuis  longtemps 
oubliés  que  G.  Flaubert  fait  défiler  dans  une  longue  pro- 
cession sous  les  yeux  de  son  pieux  pénitent.  Leur  foule 
bigarrée  appelle  une  classification,  sans  laquelle  on  serait 
dans  l'impossibilité  de  s'orienter.  Nous  les  divisons  en 
deux  groupes:  ceux  qui,  comme  les  homosexuels,  se  dis- 
tinguent des  normaux  par  leur  objet  sexuel,  et  ceux  qui, 
avant  tout,  poursuivent  un  autre  but  sexuel  que  les  nor- 
maux. Font  partie  du  premier  groupe  ceux  qui  ont 
renoncé  à  l'accouplement  des  organes  génitaux  opposés 
et  qui,  dans  leur  acte  sexuel,  remplacent  chez  leur  par- 
tenaire l'organe  sexuel  par  une  autre  partie  ou  région  du 
corps.  Peu  importe  que  cette  partie  ou  région  se  prête 
mal,  par  sa  structure,  à  Pacte  en  question:  les  individus 
de  ce  groupe  font  abstraction  de  cette  considération,  ainsi 
que  de  l'obstacle  que  peut  opposer  la  sensation  de  dégoût 
(ils  remplacent  le  vagin  par  la  bouche,  par  l'anus).  Font 
encore  partie  du  même  groupe  ceux  qui  demandent  leur 
satisfaction  aux  organes  génitaux,  non  à  cause  de  leurs 
fonctions  sexuelles,  mais  à  cause  d'autres  fonctions  aux- 
quelles ces  organes  prennent  part  pour  des  raisons  ana- 
tomiques  ou  de  voisinage.  Chez  ces  individus  les  fonc- 
tions d'excrétion  que  l'éducation  s'applique  à  faire 
considérer  comme  indécentes  monopolisent  à  leur  pro- 
fit tout  l'intérêt  sexuel.  Viennent  ensuite  d'autres  indivi- 
dus qui  ont  totalement  renoncé  aux  organes  génitaux 
comme  objets  de  satisfaction  sexuelle  et  ont  élevé  à 
cette  dignité  des  parties  du  corps  tout  à  fait  différentes; 
le  sein  ou  le  pied  de  la  femme,  sa  natte.  D'autres  indi- 
vidus encore  ne  cherchent  même  pas  à  satisfaire  leur 
désir  sexuel  à  l'aide  d'une  partie  quelconque  du  corps  ; 
un  objet  de  toilette  leur  suffit  :  un  soulier,  un  linge  blanc. 


LA  V'E  SEXUELLE  DE  L'HOMME  ^29 

Ce  sont  les  fétichistes.  Citons  enfin  la  catégorie  de  ceux 
qui  désirent  bien  l'objet  sexuel  complet  et  normal,  mais 
lui  demandent  des  choses  déterminées,  singulières  ou 
horribles,  jusqu'à  vouloir  transformer  le  porteur  de  Fob- 
jet  sexuel  désiré  en  un  cadavre  inanimé,  et  ne  sont  pas 
capables  d'en  jouir  tant  qu'ils  n'ont  pas  obéi  à  leur  cri- 
minelle impulsion.  Mais  assez  de  ces  horreurs  I 

L'autre  grand  groupe  de  pervers  se  compose  d'indivi- 
dus qui  assignent  pour  but  à  leurs  désirs  sexuels  ce  qui, 
chez  les  normaux,  ne  constitue  qu'un  acte  de  prépara- 
tion ou  d'introduction.  Ils  inspectent,  palpent  et  tâtentla 
personne  du  sexe  opposé,  cherchent  à  entrevoir  les  par- 
ties cachées  et  intimes  de  son  corps,  ou  découvrent  leurs 
propres  parties  cachées,  dans  l'espoir  secret  d'être  récom- 
pensés par  la  réciprocité.  Viennent  ensuite  les  énigma- 
tiques  sadistes  qui  ne  connaissent  d'autre  plaisir  que 
celui  d'infliger  à  leur  objet  des  douleurs  et  des  souffran- 
ces, depuis  la  simple  humiliation  jusqu'à  de  graves  lésions 
corporelles;  et  ils  ont  leur  pendant  dans  les  masochistes 
dont  l'unique  plaisir  consiste  à  recevoir  de  l'objet  aimé 
toutes  les  humiliations  et  toutes  les  souffrances,  sous 
une  forme  symbolique  ou  réelle.  D'autres  encore  pré- 
sentent une  association  et  entre-croisement  de  plusieurs 
de  ces  tendances  anormales,  mais  nous  devons  ajouter, 
pour  finir,  que  chacun  des  deux  grands  groupes  dont 
nous  venons  de  nous  occuper  présente  deux  gran^^les 
subdivisions:  l'une  de  celles-ci  comprend  les  individus 
qui  cherchent  leur  satisfaction  sexuelle  dnns  la  réalité, 
tandis  que  les  individus  composant  l'autre  subdivision 
se  contentent  de  la  simple  représentation  de  cette  satis- 
faction, et,  au  lieu  de  rechercher  un  objet  réel,  concen- 
trent tout  leur  intérêt  sur  un  produit  de  leur  imagina- 
tion. 

Que  ces  folies,  singularités  et  horreurs  représentent 
réellement  l'activité  sexuelle  des  indivi(^us  en  question, 
—  c'est  là  un  point  qui  n'admet  pas  le  moindre  doute. 
C'est  ainsi  d'ailleurs  que  ces  individus  conçoivent  eux- 
mêmes  leurs  sympathies  et  leurs  goûts.  Ils  se  rendent 
parfois  compte  qu'il  s'agit  là  de  substitutions,  mais  nous 
devons  ajouter,  pour  notre  part,  que  leurs  folies,  singu- 
larités et  horreurs  jouent  dans  leur  vie  exactement  le 
même  rôle  que  la  satisfaction  sexuelle  normale  dans  la 


33o  THÉORIE  GÉNÉRALE  DÈS  NÉVROSES 

nôtre  ;  qu'ils  font,  pour  obtenir  leur  satisfactfon,  les 
mêmes  sacrifices,  souvent  très  grands,  que  nous,  et  qu'en 
poursuivant  les  gros  et  les  petits  détails  on  peut  décou- 
vrir les  points  sur  lesquels  ces  anomalies  se  rapprochent 
de  l'état  normal  et  ceux  sur  lesquels  elles  s'en  écartent. 
Vous  constaterez  que  dans  ces  anomalies  le  caractère 
d'indécence,  inhérent  à  l'activité  sexuelle,  est  poussé  à 
l'extrême  degré,  à  un  point  où  l'indécence  devient  delà 
turpitude. 

Et,  maintenant,  quelle  attitude  devons-nous  adopter  à 
l'égard  de  ces  modes  extraordinaires  de  satisfaction 
sexuelle?  Déclarer  que  nous  sommes  indignés,  manifes- 
ter notre  aversion  personnelle,  assurer  que  nous  ne  par- 
tagerons pas  ces  vices,  —  tout  cela  ne  signifie  rien  et, 
d'ailleurs,  ce  sont  des  choses  qu'on  ne  nous  demande 
pas.  Il  s'agit,  après  tout,  d'un  ordre  de  phénomènes  qui 
sollicite  notre  attention  au  même  titre  que  n'importe  quel 
autre  ordre.  Se  réfugier  derrière  l'affirmation  que  ce 
sont  là  des  faits  rares,  de  simples  curiosités,  c'est  s'ex- 
poser à  recevoir  un  rapide  démenti.  Les  phénomènes 
dont  nous  nous  occupons  sont,  au  contraire,  très  fré- 
quents, très  répandus.  Mais  si  l'on  venait  nous  dire  que 
ces  déviations  et  perversions  de  l'instinct  sexuel  ne  doi- 
vent pas  nous  induire  en  erreur  quant  à  notre  manière 
de  concevoir  la  vie  sexuelle  en  général,  notre  réponse 
serait  toute  prête  :  tant  que  nous  n'aurons  pas  compris 
ces  formes  morbides  de  la  sexualité,  tant  que  nous  n'au- 
rons pas  établi  leurs  rapports  avec  la  vie  sexuelle  nor- 
male, il  nous  sera  également  impossible  de  comprendre 
cette  dernière.  Bref,  nous  nous  trouvons  devant  une  tâche 
théorique  urgente,  qui  consiste  à  rendre  compte  des  per- 
versions dont  nous  avons  parlé  et  de  leurs  rapports  avec 
la  sexualité  dite  normale. 

Nous  serons  aidés  dans  cette  tâche  par  une  remarque 
et  deux  nouvelles  expériences.  La  première  est  d'Iwan 
Bloch  qui,  à  la  conception  qui  voit  dans  toutes  ces  per- 
versions des  (c  signes  de  dégénérescence  »,  ajoute  ce 
correctif  que  ces  écarts  du  but  sexuel,  que  ces  attitudes 
perverses  à  l'égard  de  l'objet  sexuel  ont  existé  à  toutes 
les  époques  connues,  chez  tous  les  peuples,  aussi  bien 
chez  les  plus  primitifs  que  chez  les  plus  civilisés,  et  qu'ils 
pnt  parfois  joui  de  la  tolérance  et  de  la  reconnaissance 


LA  VIE  SEXUELLE  DE  L'HOAhMË  33 1 

générales.  Quant  aux  deux  expériences,  elles  ont  été  fai- 
es   au    cours    de   recherches   psychanalytiques  sur  des 
névrotiques  ;  elles  sont  de  nature  à  orienter  d'une  façon 
décisive  notre  conception  des  perversions  sexuelles. 

Les  symptômes  névrotiques,  avons-nous  dit,   sont  des 
satisfactions  substitutives,  et  je  vous  ai  fait  entrevoir  que 
la  confirmation  de  cette    proposition   par  l'analyse  des 
symptômes  se  heurterait  à  beaucoup  de  difficultés.  Elle 
ne  se  justifie  que  si,  en  parlant  de  «  satisfaction  sexuelles, 
nous  sous-entendons  également  les  besoins  sexuels  dits 
pervers,  car  une  pareille  interprétation  des  symptômes 
s'impose  à  nous  avec  une  fréquence  étonnante.   La  pré- 
tention par  laquelle  les  homosexuels  et  les  invertis  affir- 
ment qu'ils  sont  des  êtres  exceptionnels  disparaît  devant 
la  constatation  qu'il  n'est  pas  un  seul  névrotique  chez 
lequel  on  ne  puisse    prouver   l'existence   de    tendances 
homosexuelles  et  que  bon  nombre  de  symptômes  névro- 
tiques ne  sont  que  l'expression  de  cette  inversion  latente. 
Ceux  qui  se  nomment  eux-mêmes  homosexuels  ne  sont 
que  les  invertis  conscients  et  manifestes,  et  leur  nombre 
est  minime   à  côté    de    celui    des    homosexuels  latents. 
Nous  sommes  obligés  de  voir  dans  l'homosexualité  une 
excroissance  à  peu  près  régulière  de  la  vie  amoureuse, 
et  son  importance    grandit    à   nos  yeux  à  mesure   que 
nous  approfondissons  celle-ci.  Sans  doute,  les  différences 
qui  existent   entre  l'homosexualité  manifeste  et  la  vie 
sexuelle  normale  ne  se  trouvent  pas  supprimées  de   ce 
fait;  si  la  valeur  théorique  de  celle-là  s'en  trouve  consi- 
dérablement réduite,  sa  valeur  pratique  demeure  intacte. 
Nous  apprenons   même    que    la    paranoïa, que  nous  ne 
pouvons  pas  ranger  dans  la  catégorie   des  névroses  par 
transfert,    résulte   rigoureusement   de    la    tentative    de 
défense  contre  des  impulsions  homosexuelles   trop   vio- 
lentes. Vous  vous  rappelez  peut-être  encore  qu'une  de 
nos  malades,  au  cours  de  son  acte  obsessionnel,   simu- 
lait son  propre  mari  dont  elle  vivait  séparée  ;  pareille  pro- 
duction de  symptômes  simulant  un  homme  est  fréquente 
chez  les  femmes  névrotiques.  Bien  qu'il  ne  s'agisse  pas 
là  d'homosexualité  proprement  dite,  ces  cas  n'en  réali- 
sent pas  moins  certaines  de  ses  conditions. 

Ainsi  que  vous  le  savez  probablement,  la  névrose  hys- 
térique peut  manifester  ses   symptômes  dans   tous  les 


332        '  THÉORIE  GÈNÉUALE  DES  NÉVROSES 

systèmes  d'organes  et  ainsi  troubler  toutes  les  fonctions. 
L'analyse  nous  révèle  dans  ces  cas  une  manifestation  de 
toutes  les  tendances  dites  perverses,  lesquelles  cherchent 
à  substituer  aux  organes  génitaux  d'autres  organes  qui 
se  comportent  alors  comme  des  organes  génitaux  de 
substitution.  C'est  précisément  grâce  à  la  symptomato- 
logie  de  l'hystérie  que  nous  sommes  arrivés  à  la  con- 
ception d'après  laquelle  tous  les  organes  du  corps,  en 
plus  de  leur  fonction  normale,  joueraient  aussi  un  rôle 
sexuel,  érogène,  qui  devient  parfois  dominant  au  point 
de  troubler  le  fonctionnement  normal.  D'innombrables 
sensations  et  innervations  qui,  à  titre  de  symptômes  de 
l'hystérie,  se  localisent  sur  des  organes  n'ayant  en  appa- 
rence aucun  rapport  avec  la  sexualité,  nous  révèlent 
ainsi  leur  nature  véritable  :  elles  constituent  autant  de 
satisfactions  de  désirs  sexuels  pervers  en  vue  desquelles 
d'autres  organes  ont  assumé  le  rôle  d'organes  sexuels. 
Nous  avons  alors  l'occasion  de  constater  la  fréquence 
avec  laquelle  les  organes  d'absorption  d'aliments  et  les 
organes  d'excrétion  deviennent  les  porteurs  des  excita- 
tions sexuelles.  Il  s'agit  ainsi  de  la  même  constata- 
tion que  celle  que  nous  avons  faite  à  propos  des  perver- 
sions, avec  cette  différence  que  dans  ces  dernières  le  fait 
qui  nous  occupe  peut  être  constaté  sans  difficulté  et 
sans  erreur  possible,  tandis  que  dans  l'hystérie  nous 
devons  commencer  par  l'interprétation  des  symptômes 
et  reléguer  ensuite  les  tendances  sexuelles  perverses  dans 
l'inconscient,  au  lieu  de  les  attribuer  à  la  conscience  de 
l'individu. 

Des  nombreux  tableaux  symptomatiques  que  revêt  la 
névrose  obsessionnelle,  les  plus  importants  sont  ceux 
provoqués  par  la  pression  des  tendances  sexuelles  forte- 
ment sadiques,  donc  perverses  quant  à  leur  but  ;  et,  en 
conformité  avec  la  structure  d'une  névrose  obsession- 
nelle, ces  symptômes  servent  de  moyen  de  défense  contre 
ces  désirs  ou  bien  expriment  la  lutte  entre  la  volonté  de 
satisfaction  et  la  volonté  de  défense.  Mais  la  satisfaction 
elle-même,  au  lieu  de  se  produire  en  empruntant  le  che- 
min le  plus  court,  sait  se  manifester  dans  l'attitude  des 
malades  par  les  voies  les  plus  détournées  et  se  tourne  de 
préférence  contre  la  personne  même  du  malade  qui  s'in- 
flige ainsi  toutes  sortes  de  tortures.  D'autres  formes  de 


LA  VIE  SEXUELLE  DE  L'HOMME  333 

cette  névrose,  celles  qu'on  peut  appeler  scrutatrices,  cor- 
respondent à  une  sexualisation  excessive  d'actes  qui, 
dans  les  cas  normaux,  ne  sont  que  les  actes  préparatoires 
de  la  satisfaction  sexuelle  :  les  malades  veulent  voir, 
toucher,  fouiller.  Nous  avons  là  l'explication  de  l'énorme 
importance  que  revêtent  parfois  chez  ces  malades  la 
crainte  de  tout  attouchement  et  l'obsession  ablutionniste. 
On  ne  soupçonne  pas  combien  nombreux  sont  les  actes 
obsessionnels  qui  représentent  une  répétition  ou  une 
modification  masquée  de  la  masturbation  laquelle,  on 
le  sait,  accompagne,  en  tant  qu'acte  unique  et  uniforme, 
les  formes  les  plus  variées  de  la  déviation  sexuelle. 

Il  me  serait  facile  de  multiplier  les  liens  qui  rattachent 
la  perversion  à  la  névrose,  mais  ce  que  je  vous  ai  dit  suffit 
à  notre  intention.  Mais  nous  devons  nous  garder  d'exa- 
gérer l'importance  symptomatique,  la  présence  et  l'inten- 
sité des  tendances  perverses  chez  l'homme.  Vous  avez 
entendu  dire  qu'on  peut  contracter  une  névrose  lors- 
qu'on est  privé  de  satisfaction  sexuelle  normale.  Le 
besoin  emprunte  alors  les  voies  de  satisfaction  anor- 
males. Vous  verrez  plus  tard  comment  les  choses  se 
passent  dans  ces  cas.  Mais  vous  comprenez  d'ores  et 
déjà  que  devenues  perverses,  par  suite  de  ce  refoulement 
«  collatéral  »,  les  tendances  doivent  apparaître  plus* 
violentes  qu'elles  ne  le  seraient  si  aucun  obstacle  réel  ne 
s'était  opposé  à  la  satisfaction  sexuelle  normale.  On 
constate  d'ailleurs  une  influence  analogue,  en  ce  qui 
concerne  les  perversions  manifestes.  Elles  sont  provo- 
quées ou  favorisées  dans  certains  cas  par  le  fait  que,  par 
suite  de  circonstances  passagères  ou  de  conditions 
sociales  durables,  la  satisfaction  sexuelle  normale  se 
heurte  à  des  difficultés  insurmontables.  11  va  sans  dire 
que  dans  d'autres  cas  les  tendances  perverses  sont  indé- 
pendantes des  circonstances  ou  conditions  susceptibles 
de  les  favoriser  et  constituent  pour  les  individus  qui  en 
sont  porteurs  la  forme  normale  de  leur  vie  sexuelle. 

Vous  venez  peut-être  d'éprouver  l'impression  que,  loin 
d'élucider  les  rapports  existant  entre  la  sexualité  normale 
et  la  sexualité  perverse,  nous  n'avons  fait  que  les  em- 
brouiller. Réfléchissez  cependant  à  ceci  :  s'il  est  exact 
que  chez  les  personnes  privées  de  la  possibilité  d'obtenir 
une  satisfaction  sexuelle  normale  on  voit  apparaître  des 

Freud.  ai 


334  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

tendances  perverses  qui,  sans  cela,  ne  se  seraient  jamais 
manifestées,  on  doit  admettre  qu'il  existait  tout  de  même 
chez  ces  personnes  quelque  chose  qui  les  prédisposait  à 
ces  perversions  ;  ou,  si  vous  aimez  mieux,  que  ces  per- 
versions existaient  chez  elles  à  l'état  latent.  Cela  admis, 
nous  arrivons  à  l'autre  des  faits  nouveaux  que  je  vous 
avais  annoncés.  La  recherche  psychanalytique  s'est 
notamment  vue  obligée  de  porter  aussi  son  attention  sur 
la  vie  sexuelle  de  l'enfant,  et  elle  y  a  été  amenée  par  le 
fait  que  les  souvenirs  et  les  idées  qui  surgissent  chez  les 
sujets  au  cours  de  l'analyse  de  leurs  symptômes  ramè- 
nent régulièrement  l'analyse  aux  premières  années  de 
l'enfance  de  ces  sujets.  Toutes  les  conclusions  que  nous 
avions  formulées  à  propos  de  ce  fait  ont  été  vérifiées  point 
par  point  à  la  suite  d'observations  directes  sur  des 
enfants.  Et  nous  avons  constaté  que  toutes  les  tendances 
perverses  plongent  par  leurs  racines  dans  l'enfance,  que 
les  enfants  portent  en  eux  toutes  les  prédispositions  à 
ces  tendances  qu'ils  manifestent  dans  la  mesure  compa- 
tible avec  leur  immaturité,  bref  que  la  sexualité  perverse 
n'est  pas  autre  chose  que  la  sexualité  infantile  grossie  et 
décomposée  en  ses  tendances  particulières. 

Cette  fois  vous  apercevez  les  perversions  sous  un  tout 
autre  jour,  et  vous  ne  pourrez  plus  méconnaître  leurs 
rapports  avec  la  vie  sexuelle  de  l'homme.  Mais  au  prix  de 
combien  de  surprises  et  de  pénibles  déceptions  I  Vous 
serez  tout  d'abord  tentés  de  nier  tout:  et  le  fait  que  les 
enfants  possèdent  quelque  chose  qui  mérite  le  nom  de 
vie  sexuelle,  et  l'exactitude  de  nos  observations,  et  mon 
droit  de  trouver  dans  l'attitude  des  enfants  une  affinité 
avec  ce  que  nous  condamnons  chez  des  personnes  plus 
âgées  comme  étant  une  perversion.  Permettez-moi  donc 
tout  d'abord  de  vous  expliquer  les  raisons  de  votre 
résistance  ;  je  vous  exposerai  ensuite  l'ensemble  de  mes 
observations.  Prétendre  que  les  enfants  n'ont  pas  de  vie 
sexuelle,  —  excitations  sexuelles,  besoins  sexuels,  une 
sorte  de  satisfaction  sexuelle,  —  mais  que  cette  vie 
s'éveille  chez  eux  brusquement  à  l'âge  de  12  à  t4  ans, 
c'est,  abstraction  faite  de  toutes  les  observations,  avancer 
une  affirmation  qui,  au  point  de  vue  biologique,  est  aussi 
invraisemblable,  voire  aussi  absurde  que  le  serait  celle 
d'après  laquelle  les  enfants  naîtraient  sans  organes  géni- 


LA  VIE  SEXUELLE  DE  L'HOMiME  335 

taux,  lesquels  ne  feraient  leurapparition  qu'àl'âge  de  la  pu- 
berté. Ce  qui  s'éveille  chez  les  enfants  à  cet  âge,  c'est  la 
fonction  de  la  reproduction  qui  se  sert,  pour  réaliser  ses 
buts,  d'un  appareil  corporel  et  psychique  déjà  existant. 
Vous  tombez  dans  l'erreur  qui  consiste  à  confondre  sexua- 
lité et  reproduction,  et  par  cette  erreur  vous  vous  fermez 
l'accès  à  la  compréhension  de  la  sexualité,  des  perversions 
et  des  névroses.  C'est  là  cependant  une  erreur  tendan- 
cieuse. Et,  chose  étonnante,  elle  a  sa  source  dans  le  fait  que 
vous  avez  été  enfants  vous-mêmes  et  avez,  comme  tels, 
subi  l'influence  de  l'éducation.  Au  point  de  vue  de  l'édu- 
cation, la  société  considère  comme  une  de  ses  tâches 
essentielles  de  réfréner  l'instinct  sexuel  lorsqu'il  se  ma- 
nifeste comme  besoin  de  procréation,  de  le  limiter,  de  le 
soumettre  à  une  volonté  individuelle  se  pliant  à  la  con- 
trainte sociale.  La  société  est  également  intéressée  à  ce 
que  le  développement  complet  du  besoin  sexuel  soit 
retardé  jusqu'à  ce  que  l'enfant  ait  atteint  un  certain 
degré  de  maturité  sociale,  car  dès  que  ce  développement 
est  atteint,  l'éducation  n'a  plus  de  prise  sur  l'enfant.  La 
sexualité,  si  elle  se  manifestait  d'une  façon  trop  précoce, 
romprait  toutes  les  barrières  et  emporterait  tous  les 
résultats  si  péniblement  acquis  par  la  culture.  La  tâche 
de  réfréner  le  besoin  sexuel  n'est  d'ailleurs  jamais  facile; 
on  réussit  à  la  réaliser  tantôt  trop,  tantôt  trop  peu.  La 
base  sur  laquelle  repose  la  société  humaine  est,  en  der- 
nière analyse,  de  nature  économique  :  ne  possédant'pas 
assez  de  moyens  de  subsistance  pour  permettre  à  ses 
membres  de  vivre  sans  travailler,  la  société  est  obligée 
de  limiter  le  nombre  de  ses  membres  et  de  détourner 
leur  énergie  de  l'activité  sexuelle  vers  le  travail.  Nous 
sommes  là  en  présence  de  l'éternel  besoin  vital  qui,  né 
en  même  temps  que  l'homme,  persiste  jusqu'à  nos  jours. 
L'expérience  a  bien  dû  montrer  aux  éducateurs  que  la 
tâche  d'assouplir  la  volonté  sexuelle  de  la  nouvelle  géné- 
ration n'est  réalisable  que  si,  sans  attendre  l'explosion 
tumultueuse  de  la  puberté,  on  commence  à  influencer  les 
enfants  de  très  bonne  heure,  à  soumettre  à  une  disci- 
pline, dès  les  premières  années,  leur  vie  sexuelle  qui 
n'est  qu'une  préparation  à  celle  de  l'âge  mûr.  Dans  ce 
but,  on  interdit  aux  enfants  toutes  les  activités  sexuelles 
infantiles  ;   on  les   en  détourne,    dans  l'espoir  idéal  de 


336  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

rendre  leur  vie  asexiielle,  et  on  en  est  arrivé  peu  à  peu 
à  la  considérer  réellement  comme  telle,  croyance  à 
laquelle  la  science  a  apporté  sa  confirmation.  Afin  de  ne 
pas  se  mettre  en  contradiction  avec  les  croyances  qu'on 
professe  et  les  intentions  qu'on  poursuit,  on  néglige 
l'activité  sexuelle  de  l'enfant,  ce  qui  est  loin  d'être  une 
attitude  facile,  ou  bien  on  se  contente,  dans  la  science, 
de  la  concevoir  différemment.  L'enfant  est  considéré 
comme  pur,  commeinnocent,  et  quiconque  le  décrit  autre- 
ment est  accusé  de  commettre  un  sacrilège,  de  se  livrer 
à  un  attentat  impie  contre  les  sentiments  les  plus  tendres 
et  les  plus  sacrés  de  l'humanité. 

Les  enfants  sont  les  seuls  à  ne  pas  être  dupes 
de  ces  conventions  ;  ils  font  valoir  en  toute  naïveté 
leurs  droits  anormaux  et  montrent  à  chaque  instant  que, 
pour  eux,  le  chemin  de  la  pureté  est  encore  à  parcourir 
tout  entier.  Il  est  assez  singulier  que  ceux  qui  nient  la 
sexualité  infantile  ne  renoncent  pas  pour  cela  à  l'éduca- 
tion et  condamnent  le  plus  sévèrement,  à  titre  de  «  mau- 
vaises habitudes  »,  les  manifestations  de  ce  qu'ils  nient. 
Il  est  en  outre  extrêmement  intéressant,  au  point  de  vue 
théorique,  que  les  cinq  ou  six  premières  années  de  la 
vie,  c'est-à-dire  l'âge  auquel  le  préjugé  d'une  enfance 
asexuelle  s'applique  le  moins,  est  enveloppé  chez  la  plu- 
part des  personnes  d'un  brouillard  d'amnésie  que  seule 
la  recherche  analytique  réussit  à  dissiper,  mais  qui  aupa- 
ravant s'était  déjà  montré  perméable  pour  certaines  for- 
mations de  rêves. 

Et,  maintenant,  je  vais  vous  exposer  ce  qui  apparaît 
avec  le  plus  de  netteté  lorsqu'on  étudie  la  vie  sexuelle 
de  l'enfant.  Pour  plus  de  clarté,  je  vous  demanderai  la 
permission  d'introduire  à  cet  effet  la  notion  de  la  libido 
Analogue  à  la  faim  en  général,  la  libido  désigne  la  force 
avec  laquelle  se  manifeste  l'instinct  sexuel,  comme  la 
faim  désigne  la  force  avec  laquelle  se  manifeste 
l'instinct  d'absorption  de  nourriture.  D'autres  notions, 
telles  qu'excitation  et  satisfaction  sexuelles,  n'ont  pas 
besoin  d'explication.  Vous  allez  voir,  et  vous  en 
tirerez  peut-être  un  argument  contre  moi,  que  les 
activités  sexuelles  du  nourrisson  ouvrent  à  l'inter- 
prétation un  champ  infini.  On  obtient  ces  interpréta- 
tions,   en    soumettant    les    symptômes    à    une  analyse 


LA  VIE  SEXUELLE  DE  L'HOMME  SS; 

régressive.  Les  premières  manifestations  de  la  sexualité, 
qui  se  montrent  chez  le  nourrisson,  se  rattachent  à  d'au- 
tres fonctions  vitales.  Ainsi  que  vous  le  savez,  son  prin- 
cipal intérêt  porte  sur  l'absorption  de  nourriture  ;  lors- 
qu'il s'endort  rassasié  devant  le  sein  de  sa  mère,  il  présente 
une  expression  d'heureuse  satisfaction  qu'on  retrouve 
plus  tard  à  la  suite  de  la  satisfaction  sexuelle.  Ceci  ne 
suffirait  pas  à  justifier  une  conclusion.  Mais  nous  obser- 
vons que  le  nourrisson  est  toujours  disposé  à  recom- 
mencer l'absorption  de  nourriture,  non  parce  qu'il  a 
encore  besoin  de  celle-ci,  mais  pour  la  seule  action  que 
cette  absorption  comporte.  Nous  disons  alors  qu'il  suce  ; 
et  le  fait  que,  ce  faisant,  il  s'endort  de  nouveau  avec  une 
expression  béate,  nous  montre  que  l'action  de  sucer  lui 
a,  comme  telle,  procuré  une  satisfaction.  Il  finit  généra- 
lement par  ne  plus  pouvoir  s'endormir  sans  sucer.  C'est 
un  pédiatre  de  Budapest,  le  D'  Lindner,  qui  a  le  premier 
affirmé  la  nature  sexuelle  de  cet  acte.  Les  personnes  qui 
soignent  l'enfant  et  qui  ne  cherchent  nullement  à  adopter 
une  attitude  théorique,  semblent  porter  sur  cet  acte  un 
jugement  analogue.  Elles  se  rendent  parfaitement  compte 
qu'il  ne  sert  qu'à  procurer  un  plaisir,  y  voient  une 
«  mauvaise  habitude  »,  et  lorsque  l'enfant  ne  veut  pas 
renoncer  spontanément  à  cette  habitude,  elles  cherchent 
à  l'en  débarrasser  en  y  associant  des  impressions  désa- 
gréables. Nous  apprenons  ainsi  que  le  nourrisson 
accomplit  des  actes  qui  ne  servent  qu'à  lui  procurer  un 
plaisir.  Nous  croyons  qu'il  a  commencé  à  éprouver  ce 
plaisir  à  l'occasion  de  l'absorption  de  nourriture,  mais 
qu'il  n'a  pas  tardé  à  apprendre  à  le  séparer  de  cette  con- 
dition. Nous  rapportons  cette  sensation  de  plaisir  à  la 
zone  bucco-labiale,  désignons  cette  zone  sous  le  nom  de 
sone  érogène  et  considérons  le  plaisir  procuré  par  l'acte 
de  sucer  comme  un  plaisir  sexuel.  Nous  aurons  certaine- 
ment encore  à  discuter  la  légitimité  de  ces  désignations. 
Si  le  nourrisson  était  capable  de  faire  part  de  ce  qu'il 
éprouve,  il  déclarerait  certainement  que  sucer  le  sein 
maternel  constitue  l'acte  le  plus  important  de  la  vie.  Ce 
disant,  il  n'aurait  pas  tout  à  fait  tort,  car  il  satisfait  par 
ce  seul  acte  deux  grands  besoins  de  la  vie.  Et  ce  n'est 
pas  sans  surprise  que  nous  apprenons  par  la  psychana- 
lyse combien  profonde  est  l'importance  psychique  de  cet 


338  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

acte  dont  les  traces  persistent  ensuite  toute  la  vie 
durant.  L'acte  qui  consiste  à  sucer  le  sein  maternel 
devient  le  point  de  départ  de  toute  la  vie  sexuelle,  l'idéal 
jamais  atteint  de  toute  satisfaction  sexuelle  ultérieure, 
idéal  auquel  l'imagination  aspire  dans  des  moments  de 
grand  besoin  et  de  grande  privation.  C'est  ainsi  que  le 
sein  maternel  forme  le  premier  objet  de  l'instinct  sexuel; 
et  je  ne  saurais  vous  donner  une  idée  assez  exacte  de 
l'importance  de  ce  premier  objet  pour  toute  recherche 
ultérieure  d'objets  sexuels,  de  l'influence  profonde  qu'il 
exerce,  dans  toutes  ses  transformations  et  substitu- 
tions, jusque  sur  les  domaines  les  plus  éloignés  de 
notre  vie  psychique.  Mais  bientôt  l'enfant  cesse  de  sucer 
le  sein  qu'il  remplace  par  une  partie  de  son  propre  corps. 
L'enfant  se  met  à  sucer  son  pouce,  sa  langue.  11  se  pro- 
cure ainsi  du  plaisir,  sans  avoir  pour  cela  besoin  du  con- 
sentement du  monde  extérieur,  et  l'appel  à  une  deuxième 
zone  du  corps  renforce  en  outre  le  stimulant  de  l'exci- 
tation. Toutes  les  zones  érogènes  ne  sont  pas  également 
efficaces  ;  aussi  est-ce  un  événement  important  dans  la 
vie  de  l'enfant,  lorsque,  à  force  d'explorer  son  corps,  il 
découvre  les  parties  particulièrement  excitables  de  ses 
organes  génitaux  et  trouve  ainsi  le  chemin  qui  finira  par 
le  conduire  à  l'onanisme. 

En  faisant  ressortir  l'importance  de  l'acte  de  sucer, 
nous  avons  dégagé  deux  caractères  essentiels  de  la 
sexualité  infantile.  Celle-ci  se  rattache  notamment  à  la 
satisfaction  des  grands  besoins  organiques  et  elle  se  com- 
porte, en  outre,  d'une  façon  auto-éro tique,  c'est-à-dire 
qu'elle  trouve  ses  objets  sur  son  propre  corps.  Ce  qui  est 
apparu  avec  la  plus  grande  netteté  à  propos  de  l'ab- 
sorption d'aliments,  se  renouvelle  en  partie  à  propos  des 
excrétions.  Nous  en  concluons  que  l'élimination  de 
Turine  et  du  contenu  intestinal  est  pour  le  nourrisson 
une  source  de  jouissance  et  qu'il  s'eftorce  bientôt  à  orga- 
niser ces  actions  de  façon  à  ce  qu'elles  lui  procurent  le 
maximum  de  plaisir,  grâce  à  des  excitations  correspon- 
dantes des  zones  érogènes  des  muqueuses.  Lorsqu'il  est 
arrivé  à  ce  point,  le  monde  extérieur  lui  apparaît,  selon 
la  fine  remarque  de  Lou  Andréas,  comme  un  obstacle, 
comme  une  force  hostile  à  sa  recherche  de  jouissance  et 
lui  laisse  entrevoir,  à  l'avenir,  des  luttes  extérieures  et 


LA  VIE  SEXUELLE  DE  L'HOMME  BSq 

intérieures.  On  lui  défend  de  se  débarrasser  de  ses  excré- 
tions quand  et  comment  il  veut  ;  on  le  force  à  se  confor- 
mer aux  indications  d'autres  personnes.  Pour  obtenir  sa 
renonciation  à  ces  sources  de  jouissance,  on  lui  inculque 
la  conviction  que  tout  ce  qui  se  rapporte  à  ces  fonctions 
est  indécent,  doit  rester  caché.  Il  est  obligé  de  renoncer 
au  plaisir,  au  nom  de  la  dignité  sociale.  11  n'éprouve  au 
début  aucun  dégoût  devant  ses  excréments  qu'il  consi- 
dère comme  faisant  partie  de  son  corps  ;  il  s'en  sépare  à 
contre-cœur  et  s'en  sert  comme  premier  «  cadeau  »  pour 
distinguer  les  personnes  qu'il  apprécie  particulièrement. 
Et  après  même  que  l'éducation  a  réussi  à  le  débarras- 
ser de  ces  penchants,  il  transporte  sur  le  «  cadeau  »  et 
r  «  argent  »  la  valeur  qu'il  avait  accordée  aux  excré- 
ments. 11  semble  en  revanche  être  particulièrement  lier 
des  exploits  qu'il  rattache  à  l'acte  d'uriner. 

Je  sens  que  vous  faites  un  eflbrt  sur  vous-mêmes  pour 
ne  pas  m'interrompre  et  me  crier:  «  assez  de  ces  hor- 
reurs 1  Prétendre  que  la  défécation  est  une  source  de 
satisfaction  sexuelle,  déjà  utilisée  par  le  nourrisson  I 
Que  les  excréments  sont  une  substance  précieuse,  l'anus 
une  sorte  d'organe  sexuel  I  Nous  n'y  croirons  jamais  ; 
mais  nous  comprenons  fort  bien  pourquoi  pédiatres  et 
pédagogues  ne  veulent  rien  savoir  de  la  psychanalyse  et 
de  ses  résultats  ».  Calmez-vous.  Vous  avez  tout  simple- 
ment oublié  que  si  je  vous  ai  parlé  des  faits  que  com- 
porte la  vie  sexuelle  infantile,  ce  fut  à  l'occasion  des  faits 
se  rattachant  aux  perversions  sexuelles.  Pourquoi  ne 
sauriez-vous  pas  que  chez  de  nombreux  adultes,  tant 
homosexuels  qu'hétérosexuels,  l'anus  remplace  réelle- 
ment le  vagin  dans  les  rapports  sexuels?  Et  pourquoi  ne 
sauriez-vous  pas  qu'il  y  a  des  individus  pour  lesquels  la 
défécation  reste,  toute  leur  vie  durant,  une  source  de 
volupté  qu'ils  sont  loin  de  dédaigner?  Quant  à  l'intérêt 
que  suscite  l'acte  de  défécation  et  au  plaisir  qu'on  peut 
éprouver  en  assistant  à  cet  acte,  lorsqu'il  est  accompli 
par  un  autre,  vous  n'avez,  pour  vous  renseigner,  qu'à 
vous  adresser  aux  enfants  mêmes,  lorsque,  devenus  plus 
âgés,  il  sont  à  même  d'en  parler.  Il  va  sans  dire  que 
vous  ne  devez  pas  commencer  par  intimider  ces  enfants, 
car  vous  comprenez  fort  bien  que,  si  vous  le  faites,  vous 
n'obtiendrez  rien  d'eux.  Quant  aux  autres  choses  aux- 


34o  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

quelles  vous  ne  voulez  pas  croire,  je  vous  renvoie  aux 
résultats  de  l'analyse  et  de  l'observation  directe  des 
enfants,  et  je  vous  dis  qu'il  faut  de  la  mauvaise  volonté 
pour  ne  pas  voir  ces  choses  ou  pour  les  voir  autrement. 
Je  ne  vois  aucun  inconvénient  à  ce  que  vous  trouviez 
étonnante  l'affînité  que  je  postule  entre  l'activité  sexuelle 
infantile  et  les  perversions  sexuelles.  Il  s'agit  pourtant 
là  d'une  relation  tout  à  fait  naturelle,  car  si  l'enfant  pos- 
sède une  vie  sexuelle,  celle-ci  ne  peut  être  que  de  nature 
perverse,  attendu  que,  sauf  quelques  vagues  indications, 
il  lui  manque  tout  ce  qui  fait  de  la  sexualité  une  fonction 
de  procréation.  Ce  qui  caractérise,  d'autre  part,  toutes 
les  perversions,  c'est  qu'elles  méconnaissent  le  but 
essentiel  de  la  sexualité,  c'est-à-dire  la  procréation.  Nous 
qualifions  en  effet  de  perverse  toute  activité  sexuelle  qui, 
ayant  renoncé  à  la  procréation,  recherche  le  plaisir 
comme  un  but  indépendant  de  celle-ci.  Vous  comprenez 
ainsi  que  la  ligne  de  rupture  et  le  tournant  du  dévelop- 
pement de  la  vie  sexuelle  doivent  être  cherchés  dans  sa 
subordination  aux  fins  de  la  procréation.  Tout  ce  qui  se 
produit  avant  ce  tournant,  tout  ce  qui  s'y  soustrait,  tout 
ce  qui  sert  uniquement  à  procurer  de  la  jouissance, 
reçoit  la  dénomination  peu  recommandable  de  «  per- 
vers »   et  est,  comme  tel,  voué  au  mépris. 

Laissez-moi,  en  conséquence,  poursuivre  mon  rapide 
exposé  de  la  sexualité  infantile.  Tout  ce  que  j'ai  dit  con- 
cernant deux  systèmes  d'organes  pourrait  être  complété 
en  tenant  compte  des  autres.  La  vie  sexuelle  de  l'enfant 
comporte  une  série  de  tendances  partielles  s'exerrant 
indépendamment  les  unes  des  autres  et  utilisant,  en  vue 
de  la  jouissance,  soit  le  corps  même  de  l'enfant,  soit  des 
objets  extérieurs.  Parmi  les  organes  sur  lesquels  s'exerce 
l'activité  sexuelle  de  l'enfant,  les  organes  sexuels  ne 
tardent  pas  à  prendre  la  première  place  ;  il  est  des 
hommes  qui,  depuis  l'onanisme  inconscient  de  leur  pre- 
mière enfance  jusqu'à  l'onanisme  forcé  de  leur  puberté, 
n'ont  jamais  connu  d'autre  source  de  jouissance  que 
leurs  propres  organes  génitaux,  et  chez  quelques-uns 
même  cette  situation  persiste  bien  au  delà  de  la  puberté. 
L'onanisme  n'est  d'ailleurs  pas  un  de  ces  sujets  dont  on 
vienne  facilement  à  bout  ;  il  y  a  là  matière  à  de  multiples 
considérations 


LA  VIE  SEXUELLE  LE  L'HOMME  34  i 

Malgré  mon  désir  d'abréger  le  plus  possible  mon 
exposé,  je  suis  obligé  de  vous  dire  encore  quelques  mots 
sur  la  curiosité  sexuelle  des  enfants.  Elle  est  trop  carac- 
téristique de  la  sexualité  infantile  et  présente  une  très 
grande  importance  au  point  de  vue  de  la  symptomato- 
logie  des  névroses.  La  curiosité  sexuelle  de  l'enfant 
commence  de  bonne  heure,  parfois  avant  la  troisième 
année.  Elle  n'a  pas  pour  point  de  départ  les  différences 
qui  séparent  les  sexes,  ces  différences  n'existant  pas  pour 
les  enfants,  lesquels  (les  garçons  notamment)  attribuent 
aux  deux  sexes  les  mêmes  organes  génitaux,  ceux  du 
sexe  masculin.  Lorsqu'un  garçon  découvre  chez  sa  sœur 
ou  chez  une  camarade  de  jeux  l'existence  du  vagin,  il 
commence  par  nier  le  témoignage  de  ses  sens,  car  il  ne 
peut  pas  se  figurer  qu'un  être  humain  soit  dépourvu 
d'un  organe  auquel  il  attribue  une  si  grande  valeur. 
Plus  tard,  il  recule  effrayé  devant  la  possibilité  qui  se 
révèle  à  lui  et  il  commence  à  éprouver  l'action  de  cer- 
taines menaces  qui  lui  ont  été  adressées  antérieurement 
à  l'occasion  de  l'excessive  attention  qu'il  accordait  à  son 
petit  membre.  Il  tombe  sous  la  domination  de  ce  que 
nous  appelons  le  «  complexe  de  la  castration  »,  dont  la 
forme  influe  sur  son  caractère,  lorsqu'il  reste  bien  por- 
tant, sur  sa  névrose,  lorsqu'il  tombe  malade,  sur  ses 
résistances,  lorsqu'il  subit  un  traitement  analytique.  En 
ce  qui  concerne  la  petite  fille,  nous  savons  qu'elle  con- 
sidère comme  un  signe  de  son  infériorité  l'absence  d'un 
pénis  long  et  visible,  qu'elle  envie  le  garçon,  parce  qu'il 
possède  cet  organe,  que  de  cette  envie  naît  chez  elle  le 
désir  d'être  un  homme  et  que  ce  désir  se  trouve  plus 
tard  impliqué  dans  la  névrose  provoquée  par  les  échecs 
qu'elle  a  éprouvés  dans  l'accomplissement  de  sa  mission 
de  femme.  Le  clitoris  joue  d'ailleurs  chez  la  toute  petite 
lille  le  rôle  du  pénis,  il  est  le  siège  d'une  excitabilité  parti- 
culière, l'organe  qui  procure  la  satisfaction  auto-éroti- 
que.  La  transformation  de  la  petite  fille  en  femme  est 
caractérisée  principalement  par  le  fait  que  cette  sensibilité 
se  déplace  en  temps  voulu  et  totalement  du  clitoris  à 
l'entrée  du  vagin.  Dans  les  cas  d'anesthésie  dite  sexuelle 
des  femmes  le  clitoris  conserve  intacte  sa  sensibilité. 

L'intérêt  sexuel  de  l'enfant  se  porte  plutôt  en  premier 
lieu  sur  le  problème  de  savoir  d'où  viennent  les  enfants, 


3/i2  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

c'est-à-dire  sur  le  problème  qui  forme  le  fond  de  la  ques- 
tion posée  par  le  sphinx  thébain,  et  cet  intérêt  est  le  plus 
souvent  éveillé  par  la  crainte  égoïste  que  suscite  la  venue 
d'un  nouvel  enfant.  La  réponse  à  l'usage  de  la  nursery^ 
c'est-à-dire  que  c'est  la  cigogne  qui  apporte  les  enfants, 
est   accueillie,   plus    souvent   qu'on   ne    le   pense,   avec 
méfiance,   même    par   les    petits    enfants.   L'impression 
d'être    trompé    par   les    grandes    personnes    contribue 
beaucoup  à  l'isolement  de  l'enfant  et  au  développement 
de  son  indépendance.  Mais  l'enfant  n'est  pas  à  même  de 
résoudre  ce  problème  par  ses  propres  moyens.  Sa  consti- 
tution sexuelle  encore  insuffisamment  développée  oppose 
des  limites  à  sa  faculté  de  connaître.  Il  admet  d'abord 
que  les  enfants  viennent  à  la  suite  de  l'absorption  avec 
la    nourriture   de  certaines  substances  spéciales,    et   il 
ignore  encore  que  seules  les  femmes  sont  susceptibles 
d'avoir  des  enfants.  11  apprend  ce  fait  plus  tard  et  relègue 
dans  le  domaine  des  contes  l'explication  qui  fait  dépen- 
dre la  venue   d'enfants   de   l'absorption  d'une  certaine 
nourriture.  Devenu  un  peu  plus  grand,  l'enfant  se  rend 
compte  que  le  père  joue  un  certain  rôle  dans  l'apparition 
de   nouveaux  enfants,  mais  il  est  encore    incapable  de 
définir  ce  rôle.  S'il  lui  arrive  de  surprendre  par  hasard 
un  acte   s-exuel,  il  y  voit  une  tentative  de  violence,  un 
corps  à  corps  brutal  :  fausse  conception  sadique  du  coït. 
Toutefois,  il    n'établit  pas    immédiatement  un    rapport 
entre  cet  acte  et  la  venue  de  nouveaux  enfants.  Et  alors 
même  qu'il  aperçoit  des  traces  de  sang  dans  le  lit  et  sur 
le  linge  de  sa  mère,  il  y  voit  seulement  une  preuve  des 
violences  auxquelles  se  serait  livré  son  père.  Plus  tard 
encore,   il  commence  bien  à  soupçonner  que  l'organe 
génital  de  l'homme  joue  un  rôle  essentiel  dans  l'appari- 
tion de  nouveaux  enfants,  mais  il  persiste  à  ne  pas  pou- 
voir assigner   à   cet  organe  d'autre   fonction  que   celle 
d'évacuation  d'urine. 

Les  enfants  sont  dès  le  début  unanimes  à  croire  que  la 
naissance  de  l'enfant  se  fait  par  l'anus.  C'est  seulement 
lorsque  leur  intérêt  se  détourne  de  cet  organe  qu'ils 
abandonnent  cette  théorie  et  la  remplacent  par  celle 
d'après  laquelle  l'enfant  naîtrait  par  le  nombril  qui 
s'ouvrirait  à  cet  effet.  Ou  encore  ils  situent  dans  la  région 
sternale,  entre  les  deux  seins,  l'endroit  où  l'enfant  nou- 


LA  VIE  SEXUELLE  DE  L'HOMME  343 

veau-né  ferait  son  apparition.  C'est  ainsi  que  Tenfant, 
dans  ses  explorations,  se  rapproche  des  faits  sexuels  ou, 
égaré  par  son  ignorance,  passe  à  côté  d'eux,  jusqu'au 
moment  où  l'explication  qu'il  en  reçoit  dans  les  années 
précédant  immédiatement  la  puberté,  explication  dépri- 
mante, souvent  incomplète,  agissant  souvent  à  la  manière 
d'un  traumatisme,  vienne  le  tirer  de  sa  naïveté  première. 
Vous  avez  sans  doute  entendu  dire  que,  pour  main- 
tenir ses  propositions  concernant  la  causalité  sexuelle 
des  névroses  et  l'importance  sexuelle  des  symptômes,  la 
psychanalyse  imprime  à  la  notion  du  sexuel  une  extension 
exagérée.  Vous  êtes  maintenant  à  même  de  juger  si  cette 
extension  est  vraiment  injustifiée.  Nous  n'avons  étendu 
la  notion  de  sexualité  que  juste  assez  pour  y  faire  entrer 
aussi  la  vie  sexuelle  des  pervers  et  celle  des  enfants. 
Autrement  dit,  nous  n'avons  fait  que  lui  restituer  l'am- 
pleur qui  lui  appartient.  Ce  qu'on  entend  par  sexualité 
en  dehors  de  la  psychanalyse,  est  une  sexualité  .tout  à 
fait  restreinte,  une  sexualité  mise  au  service  de  la  seule 
procréation,  bref  ce  qu'on  appelle  la  vie  sexuelle  normale. 


CHAPITRE   XXI 

DÉVELOPPEMENT  DE  LA  LIBIDO  ET  ORGANISATIONS 
SEXUELLES 


J'ai  l'impression  de  n'avoir  pas  réussi  à  vous  con- 
vaincre comme  je  l'aurais  voulu  de  l'importance  des  per- 
versions pour  notre  conception  de  la  sexualité.  Je  vais 
donc  améliorer  et  compléter,  dans  la  mesure  du  possible, 
ce  que  j'ai  dit  à  ce  sujet. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ce  soit  par  les  seules  perver- 
sions que  nous  avons  été  conduits  à  cette  modification 
de  la  notion  de  la  sexualité  qui  nous  a  valu  une  si  vio- 
lente opposition.  L'étude  de  la  sexualité  infantile  y  a 
contribué  dans  une  mesure  encore  plus  grande,  et  les 
résultats  concordants  fournis  par  l'étude  des  perversions 
et  par  celle  de  la  sexualité  infantile  ont  été  pour  nous 
décisifs.  Mais  les  manifestations  de  la  sexualité  infantile, 
quelque  évidentes  qu'elles  soient  chez  les  enfants  déjà 
un  peu  âgés,  semblent  cependant  au  début  se  perdre 
dans  le  vague  et  l'indéterminé.  Ceux  qui  ne  tiennent  pas 
compte  du  développement  et  des  relations  analytiques 
leur  refuseront  tout  caractère  sexuel  et  leur  attribueront 
plutôt  un  caractère  indifférencié.  N'oubliez  pas  que  nous 
ne  sommes  pas  encore  en  possession  d'un  signe  univer- 
sellement reconnu  et  permettant  d'affirmer  avec  certitude 
la  nature  sexuelle  d'un  processus  ;  nous  ne  connaissons 
sous  ce  rapport  que  la  fonction  de  reproduction  dont 
nous  avons  déjà  dit  qu'elle  offrait  une  définition  trop 
étroite.  Les  critères  biologiques,  dans  le  genre  des 
périodicités  de  23  et  de  28  jours  établies  par  W.  Fliess, 
sont  encore  très  discutables  ;  les  particularités  chimiques 
des  processus  sexuels,  particularités  que  nous  soup- 
çonnons, attendent  encore  qu'on  les  découvre.  Au  con- 
traire, les  perversions  sexuelles  des  adultes  sont  quel- 
que chose  de  palpable  et  ne  prêtent  à  aucune  équivoque. 


DÉVELOPPEMENT  DE   LA  LIBIDO  345 

Ainsi  que  le  prouve  leur  dénomination  généralement 
admise,  elles  font  incontestablement  partie  de  la  sexua- 
lité. Qu'on  les  appelle  signes  de  dégénérescence  ou 
autrement,  personne  n'a  encore  eu  le  courage  de  les 
ranger  ailleurs  que  parmi  les  phénomènes  de  la  vie 
sexuelle.  N'y  aurait-il  que  les  perversions  seules,  que  nous 
serions  déjà  largement  autorisés  à  affirmer  que  la  sexua- 
lité et  la  procréation  ne  coïncident  pas,  car  il  est  connu 
que  toute  perversion  constitue  une  négation  des  fins 
assignées  à  la  procréation. 

Je  vois  à  ce  propos  un  parallèle  qui  n'est  pas  dépourvu 
d'intérêt.  Alors  que  la  plupart  confondent  le  «  con- 
scient »  avec  le  «  psychique  »,  nous  avons  été  obligés 
d'élargir  la  notion  de  «  psychique  »  et  de  reconnaître 
l'existence  d'un  psychique  qui  n'est  pas  conscient.  11  en 
est  de  même  de  l'identité  que  certains  établissent  entre 
le  a  sexuel  »  et  «  ce  qui  se  rapporte  à  la  procréation  »  ou, 
pour  abréger,  le  «  génital  »,  alors  que  nous  ne  pouvons 
faire  autrement  que  d'admettre  l'existence  d'un  «  sexuel  » 
qui  n'est  pas  «  génital  »,  qui  n'a  rien  à  voir  avec  la  pro- 
création. L'identité  dont  on  nous  parle  n'est  que  formelle 
et  manque  de  raisons  profondes. 

Mais  si  l'existence  des  perversions  sexuelles  apporte  à 
cette  question  un  argument  décisif,  comment  se  fait-il 
que  cet  argument  n'ait  pas  encore  fait  sentir  sa  force  et 
que  la  question  ne  soit  pas  depuis  longtemps  résolue  ? 
Je  ne  saurais  vous  le  dire,  mais  il  me  semble  qu'il  faut 
en  voir  la  cause  dans  le  fait  que  les  perversions  sexuelles 
sont  frappées  d'une  proscription  particulière  qui  se 
répercute  sur  la  théorie  et  s'oppose  à  leur  étude  scienti- 
fique. On  dirait  que  les  gens  voient  dans  les  perversions 
une  chose  non  seulement  répugnante,  mais  aussi  mon- 
strueuse et  dangereuse,  qu'ils  craignent  d'être  induits 
par  elles  en  tentation  et  qu'au  fond  ils  sont  obligés  de 
réprimer  en  eux-mêmes,  à  l'égard  de  ceux  qui  en  sont 
porteurs,  une  jalousie  secrète  dans  le  genre  de  celle 
qu'avoue,  dans  la  célèbre  parodie  de  Tannhàuser,  le 
landgrave  justicier  : 

«  A  Venusberg,  il  a  oublié  honneur  et  devoir  ! 

—  Hélas  !  ce  n'est  pas  à  nous  que  cette  chose-là  arriverait  !  » 

En  réalité,  les  pervers  sont  plutôt  des  pauvres  diables 


346  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

qui  expient  très  durement  la  satisfaction  qu'ils  ont  tant 
de  peine  a  se  procurer 

Ce  qui,  malgré  toute  l'étrangeté  de  son  objet  et  de  son 
but,  fait  de  l'activité  perverse  une  activité  incontesta- 
blement sexuelle,  c'est  que  l'acte  de  la  satisfaction 
sexuelle  comporte  le  plus  souvent  un  orgasme  complet 
et  vme  émission  de  sperme.  Ceci  n'est  naturellement  que 
le  cas  de  personnes  adultes  ;  chez  l'enfant  l'orgasme  et 
l'émission  de  sperme  ne  sont  pas  toujours  possibles  ;  ils 
sont  remplacés  par  des  phénomènes  auxquels  on  ne  peut 
pas  toujours  attribuer  avec  certitude  un  caractère  sexuel. 

Pour  compléter  ce  que  j'ai  dit  concernant  l'importance 
des  perversions  sexuelles,  je  tiens  encore  à  ajouter  ceci. 
Malgré  tout  le  discrédit  dont  elles  jouissent,  malgré 
l'abîme  par  lequel  on  veut  les  séparer  de  l'activité 
sexuelle  normale,  on  n'en  est  pas  moins  obligé  de  s'in- 
cliner devant  l'observation  qui  nous  montre  la  vie 
sexuelle  normale  entachée  de  tel  ou  tel  autre  trait  per- 
vers. Déjà  le  baiser  peut  être  qualifié  d'acte  pervers,  car 
il  consiste  dans  l'union  de  deux  zones  buccales  érogènes, 
à  la  place  de  deux  organes  sexuels  opposés.  Et,  cepen- 
dant, personne  ne  le  repousse  comme  pervers  ;  on  le 
tolère,  au  contraire,  sur  la  scène  comme  une  expression 
voilée  de  l'acte  sexuel.  Le  baiser  notamment,  lorsqu'il 
est  tellement  intense  qu'il  est  accompagné,  ce  qui  arrive 
encore  assez  fréquemment,  d'orgasme  et  d'émission  de 
sperme,  se  transforme  facilement  et  totalement  en  un 
acte  pervers.  11  est  d'ailleurs  facile  de  constater  que 
fouiller  des  yeux  et  palper  l'objet  constitue  pour  certains 
une  condition  indispensable  de  la  jouissance  sexuelle, 
tandis  que  d'autres,  lorsqu'ils  sont  à  l'apogée  de  l'exci- 
tation sexuelle,  vont  jusqu'à  pincer  et  à  mordre  leur  par- 
tenaire et  que  chez  l'amoureux  en  général  l'excitation  la 
plus  forte  n'est  pas  toujours  provoquée  par  les  organes 
génitaux,  mais  par  une  autre  région  quelconque  du  corps 
de  l'objet.  Et  nous  pourrions  multiplier  ces  constatations 
à  l'infini.  Il  serait  absurde  d'exclure  de  la  catégorie  des 
normaux  et  de  considérer  comme  perverses  les  personnes 
présentant  ces  penchants  isolés.  On  reconnaît  plutôt 
avec  une  netteté  de  plus  en  plus  grande  que  le  caractère 
essentiel  des  perversions  consiste,  non  en  ce  qu'elles 
dépassent  le    but   sexuel    ou    qu'elles    remplacent    les 


DÉVELOPPEMENT  DE  LA  LIBIDO  3/^7 

organes  génitaux  par  d'autres  ou  qu'elles  comportent  une 
variation  de  l'objet,  mais  plutôt  dans  le  caractère  exclu- 
sif et  invariable  de  ces  déviations,  caractère  qui  les  rend 
incompatibles  avec  l'acte  sexuel  en  tant  que  condition  de 
la  procréation.  Dans  la  mesure  où  les  actions  perverses 
n'interviennent  dans  l'accomplissement  de  l'acte  sexuel 
normal  qu'à  titre  de  préparation  ou  de  renforcement,  il 
serait  injuste  de  les  qualifier  de  perversions.  Il  va  sans 
dire  que  le  fossé  qui  sépare  la  sexualité  normale  de  la 
sexualité  perverse  se  trouve  en  partie  comblé  par  des 
faits  de  ce  genre.  De  ces  faits,  il  résulte  avec  une  évidence 
incontestable  que  la  sexualité  normale  est  le  produit  de 
quelque  chose  qui  avait  existé  avant  elle,  et  qu'elle  n'a 
pu  se  former  qu'après  avoir  éliminé  comme  inutilisables 
certains  de  ces  matériaux  préexistants  et  conservé  les 
autres  pour  les  subordonner  au  but  de  la  procréation. 

Avant  d'utiliser  les  connaissances  que  nous  venons 
d'acquérir  concernant  les  perversions,  pour  entreprendre, 
à  leur  lumière,  une  nouvelle  étude,  plus  approfondie,  de 
la  sexualité  infantile,  je  tiens  à  attirer  votre  attention  sur 
une  importante  différence  qui  existe  entre  celles-là  et 
celle-ci.  La  sexualité  perverse  est  généralement  centra- 
lisée d'une  façon  parfaite,  toutes  les  manifestations  de 
son  activité  tendent  vers  le  même  but,  qui  est  souvent 
unique  ;  une  de  ses  tendances  partielles  ayant  générale- 
ment pris  le  dessus  se  manifeste  soit  seule,  à  l'exclusion 
des  autres,  soit  après  avoir  subordonné  les  autres  à  ses 
propres  intentions.  Sous  ce  rapport,  il  n'existe,  entre  la 
sexualité  normale  et  la  sexualité  perverse,  pas  d'autre 
différence  que  celle  qui  correspond  à  la  difïerence  exis- 
tant entre  leurs  tendances  partielles  dominantes  et,  par 
conséquent,  entre  leurs  buts  sexuels.  On  peut  dire  qu'il 
existe  aussi  bien  dans  l'une  que  dans  l'autre  une  tyran- 
nie bien  organisée,  la  seule  difl'érence  portant  sur  le 
parti  qui  a  réussi  à  s'emparer  du  pouvoir.  Au  contraire, 
la  sexualité  infantile,  envisagée  dans  son  ensemble,  ne 
présente  ni  centralisation,  ni  organisation,  toutes  les  ten- 
dances partielles  jouissant  des  mêmes  droits,  chacune 
cherchant  la  jouissance  pour  son  propre  compte.  L'ab- 
sence et  l'existence  de  la  centralisation  s'accordent  natu- 
rellement avec  le  fait  que  les  deux  sexualités,  la  perverse 
et  la  normale,  sont  dérivées  de  l'infantile.  Il  existe  d'ail- 


3Ay  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

leurs  des  cas  de  sexualité  perverse  qui  présentent  une 
ressemblance  beaucoup  plus  grande  avec  la  sexualité 
infantile,  en  ce  sens  que  de  nombreuses  tendances  par- 
tielles y  poursuivent  leurs  buts,  chacune  indépendam- 
ment et  sans  se  soucier  de  toutes  les  autres.  Ce  serait  des 
cas  d'infantilisme  sexuel,  plutôt  que  de  perversions. 

Ainsi  préparés,  nous  pouvons  aborder  la  discussion 
d'une  proposition  qu'on  ne  manquera  pas  de  nous  faire. 
On  nous  dira  :  «  pourquoi  vous  entêtez-vous  à  dénommer 
sexualité  ces  manifestations  de  l'enfance  que  vous  con- 
sidérez vous-même  comme  indéfinissables  et  qui  ne 
deviennent  sexuelles  que  plus  tard?  Pourquoi,  vous  con- 
tentant de  la  seule  description  physiologique,  ne  diriez- 
vous  pas  tout  simplement  qu'on  observe  chez  le  nourris- 
son des  activités  qui,  telles  que  l'acte  de  sucer  et  la 
rétention  des  excréments,  montrent  seulement  que 
l'enfant  recherche  le  plaisir  qu'il  peut  éprouver  par 
l'intermédiaire  de  certains  organes?  Ce  disant,  vous 
éviteriez  de  froisser  les  sentiments  de  vos  auditeurs  et 
lecteurs  par  l'attribution  d'une  vie  sexuelle  aux  enfants 
à  peine  nés  à  la  vie  ».  Certes,  je  n'ai  aucune  objection  à 
élever  contre  la  possibilité  de  la  recherche  de  plaisirs 
par  l'intermédiaire  de  tel  ou  tel  organe  ;  je  sais  que  le 
plaisir  le  plus  intense,  celui  que  procure  l'accouplement, 
n'est  qu'un  plaisir  qui  accompagne  l'activité  des  organes 
sexuels.  Mais  sauriez-vous  médire  comment  et  pourquoi 
ce  plaisir  local,  indifférent  au  début,  revêt  ce  caractère 
sexuel  qu'il  présente  incontestablement  aux  phases  de 
développement  ultérieures  ?  Sommes-nous  plus  et  mieux 
renseignés  sur  «  le  plaisir  local  des  organes  »  que  sur  la 
sexualité?  Vous  me  répondriez  que  le  caractère  sexuel 
apparaît  précisément  lorsque  les  organes  génitaux  com- 
mencent à  jouer  leur  rôle,  lorsque  le  sexuel  coïncide  et 
se  confond  avec  le  génital.  Et  vous  réfuteriez  l'objection 
que  je  pourrais  tirer  de  l'existence  des  perversions,  en 
me  disant  qu'après  tout  le  but  delà  plupart  des  perver- 
sions consiste  à  obtenir  l'orgasme  génital,  bien  que  par 
un  moyen  autre  que  l'accouplement  des  organes  génitaux. 
Vous  améliorez  en  effet  sensiblement  votre  position  par 
le  fait  que  vous  éliminez  de  la  caractéristique  du  sexuel 
les  rapports  que  celui-ci  présente  avec  la  procréation  et 
qui    sont    incompatibles    avec    les    perversions.    Vous 


DÉVELOPPEMENT  DE  LA  LIBIDO  349 

refoulez  ainsi  la  procréation  à  l'arrière-plan,  pour  accor- 
der la  première  place  à  l'activité  génitale  pure  et  simple. 
Mais  alors  les  divergences  qui  nous  séparent  sont  moins 
grandes  que  vous  ne  le  pensez  :  nous  plaçons  tout  sim- 
plement les  organes  génitaux  à  côté  d'autres  organes. 
Que  faites-vous  cependant  des  nombreuses  observa- 
tions qui  montrent  que  les  organes  génitaux,  comme 
source  de  plaisir,  peuvent  être  remplacés  par  d'autres 
organes,  comme  dans  le  baiser  normal,  comme  dans 
les  pratiques  perverses  des  débauchés,  comme  dans 
la  symptomatologie  des  hystériques  ?  Dans  l'hystérie, 
notamment,  il  arrive  souvent  que  des  phénomènes  d'exci- 
tation, des  sensations  et  des  innervations,  voire  les  pro- 
cessus de  l'érection,  se  trouvent  déplacés  des  organes 
génitaux  sur  d'autres  régions  du  corps,  souvent 
éloignées  de  ceux-ci  (la  tête  et  le  visage,  par  exemple). 
Ainsi  convaincus  qu'il  ne  vous  reste  rien  que  vous  puis- 
siez conserver  pour  la  caractéristique  de  ce  que  vous 
appelez  sexuel,  vous  serez  bien  obligés  de  suivre  mon 
exemple  et  d'étendre  la  dénomination  «  sexuel  »  aux 
activités  de  la  première  enfance  en  quête  de  jouissances 
locales  que  tel  ou  tel  organe  est  susceptible  de  procurer. 
Et  vous  trouverez  que  j'ai  tout  à  fait  raison  si  vous 
tenez  encore  compte  des  deux  considération  suivantes. 
Ainsi  que  vous  le  savez,  nous  qualifions  de  sexuelles  les 
activités  douteuses  et  indéfinissables  de  la  première 
enfance  ayant  le  plaisir  pour  objectif,  parce  que  nous 
avons  été  conduits  à  cette  manière  de  voir  par  des  maté- 
riaux de  nature  incontestablement  sexuelle  que  nous  a 
fournis  l'analyse  des  symptômes.  Mais  si  ces  matériaux 
sont  de  nature  incontestablement  sexuelle,  me  diriez- 
vous,  il  n'en  résulte  pas  que  les  activités  infantiles 
orientées  vers  la  recherche  du  plaisir  soient  également 
sexuelles.  D'accord.  Prenez  cependant  un  cas  analogue. 
Imaginez-vous  que  nous  n'ayons  aucun  moyen  d'observer 
le  développement  de  deux  plantes  dicotylédones,  telles 
que  le  poirier  et  la  fève,  à  partir  de  leurs  graines  respec- 
tives, mais  que  nous  puissions  dans  les  deux  cas  suivre 
leur  développement  par  la  voie  inverse,  c'est-à-dire  en 
commençant  par  l'individu  végétal  complètement  formé 
pour  finir  par  le  premier  embryon  n'ayant  que  deux 
cotylédons.  Ces  derniers  paraissent  indifférents  et  sont 
Frbup.  as 


35o  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES  . 

identiques  dans  les  deux  cas.  Devons-nous  en  conclure 
qu'il  s'agit  là  d'une  identité  réelle  et  que  la  différence 
spécifique  existantentre  le  poirier  et  la  fève  n'apparaît  que 
plus  tard  au  cours  de  la  croissance?  N'est-il  pas  plus 
correct,  au  point  de  vue  biologique,  d'admettre  que  cette 
différence  existe  déjà  chez  les  embryons,  malgré  l'iden- 
tité apparente  des  cotylédons?  C'est  ce  que  nous  faisons, 
en  dénommant  sexuel  le  plaisir  procuré  par  les  activités 
du  nourrisson.  Quant  à  savoir  si  tous  les  plaisirs  procurés 
par  les  organes  doivent  être  qualifiés  de  sexuels  ou  s'il  y 
a,  à  côté  du  plaisir  sexuel,  un  plaisir  d'une  nature  diffé- 
rente — ,  c'est  là  une  question  que  je  ne  puis  discuter  ici. 
Je  sais  peu  de  chose  sur  le  plaisir  procuré  parles  organes 
et  sur  ses  conditions,  et  il  n'y  a  rien  d'étonnant  si  notre 
analyse  régressive  aboutit  en  dernier  lieu  à  des  facteurs 
encore  indéfinissables 

Encore  une  remarque  I  Tout  bien  considéré,  vous  ne 
gagneriez  pas  grand'chose  en  faveur  de  votre  affirmation 
de  la  pureté  sexuelle  de  l'enfant,  alors  même  que  vous 
réussiriez  à  me  convaincre  qu'il  y  a  de  bonnes  raisons 
de  ne  pas  considérer  comme  sexuelles  les  activités  du 
nourrisson.  C'est  que,  dès  la  troisième  année,  la  vie 
sexuelle  de  l'enfant  ne  présente  plus  le  moindre  doute. 
Dès  cet  âge,  les  organes  génitaux  deviennent  susceptibles 
d'érection  et  on  observe  alors  souvent  une  période  de 
masturbation  infantile,  donc  de  satisfaction  sexuelle.  Les 
manifestations  psychiques  et  sociales  de  la  vie  sexuelle 
ne  prêtent  à  aucune  équivoque  :  choix  de  l'objet,  préfé- 
rence affective  accordée  à  telle  ou  telle  personne,  déci- 
sion même  en  faveur  d'un  sexe,  à  l'exclusion  de  l'autre, 
jalousie,  tels  sont  les  faits  qui  ont  été  constatés  par  des 
observateurs  impartiaux,  en  dehors  de  la  psychanalyse 
et  avant  elle,  et  qui  peuvent  être  vérifiés  par  tous  ceux 
qui  ont  la  bonne  volonté  devoir.  Vous  me  direz  que  vous 
n'avez  jamais  mis  en  doute  l'éveil  précoce  de  la  ten- 
dresse, mais  que  vous  doutez  seulement  de  son  carac- 
tère a  sexuel  ».  Certes,  à  l'âge  de  3  à  8  ans  les  enfants 
ont  déjà  appris  à  dissimuler  ce  caractère,  mais,  en 
observant  attentivement,  vous  découvrirez  de  nombreux 
indices  des  intentions  «  sensuelles  »  de  cette  tendresse, 
et  ce  qui  vous  échappera  au  cours  de  vos  observations 
directes  ressortira  facilement  à  la   suite   d'une    enquête 


DÉVELOPPEMENT  DE  LA  LIBIDO  35 1 

analytique.  Les  buts  sexuels  de  cette  période  de  la  vie 
se  rattachent  étroitement  à  l'exploration  sexuelle  qui 
préoccupe  les  enfants  à  la  même  époque  et  dont  je  vous 
ai  cité  quelques  exemples.  Le  caractère  pervers  de 
quelques-uns  de  ces  buts  s'explique  naturellement  par 
l'immaturité  constitutionnelle  de  l'enfant  qui  n'a  pas 
encore  découvert  la  fin  à  laquelle  sert  l'acte  d'accou- 
plement. 

Entre  la  sixième  et  la  huitième  année  environ,  le  déve- 
loppement sexuel  subit  un  temps  d'arrêt  ou  de  régres- 
sion qui,  dans  les  cas  socialement  les  plus  favorables, 
mérite  le  nom  de  période  de  latence.  Cette  latence  peut 
aussi  manquer  ;  en  tout  cas,  elle  n'entraîne  pas  fatale- 
ment une  interruption  complète  de  l'activité  et  des  inté- 
rêts sexuels.  La  plupart  des  événements  et  tendances 
psychiques,  antérieurs  à  la  période  de  latence,  sont 
alors  frappés  d'amnésie  infantile,  tombent  dans  cet  oubli 
dont  nous  avons  déjà  parié  et  qui  nous  cache  et  nous 
rend  étrangère  notre  première  jeunesse.  La  tâche  de 
toute  psychanalyse  consiste  à  faire  revivre  le  souvenir  de 
cette  période  oubliée  de  la  vie,  et  on  ne  peut  s'empêcher 
de  soupçonner  que  la  raison  de  cet  oubli  réside  dans 
les  débuts  de  la  vie  sexuelle  qui  coïncident  avec  cette 
période,  que  l'oubli  est,  par  conséquent,  l'effet  du  refou- 
lement. 

A  partir  de  la  troisième  année,  la  vie  sexuelle  de  l'en- 
fant présente  beaucoup  d'analogies  avec  celle  de  l'adulte  , 
elle  ne  se  distingue  de  cette  dernière  que  par  l'absence 
d'une  solide  organisation  sous  le  primat  des  organes 
génitaux,  par  son  caractère  incontestablement  perverti 
et,  naturellement,  par  la  moindre  intensité  de  l'instinct 
dans  son  ensemble.  Mais  les  phases  les  plus  intéres- 
santes, au  point  de  vue  théorique,  du  développement 
sexuel  ou,  dirions-nous,  du  développement  de  la  libido, 
sont  celles  qui  précèdent  cette  période.  Ce  développe- 
ment s'accomplit  avec  une  rapidité  telle  que  l'observation 
directe  n'aurait  probablement  jamais  réussi  à  fixer  ses 
images  fuyantes.  C'est  seulement  grâce  à  l'étude  psycha- 
nalytique des  névroses  qu'on  se  trouva  à  même  de 
découvrir  des  phases  encore  plus  reculées  du  dévelop- 
pement de  la  libido.  Sans  doute,  ce  ne  sont  là  que  des 
constructions,  mais  l'exercice  pratique  de  la  psychana- 


352  THÉORIE  GÉNÉMLE  DES  NÉVROSES 

lyse  vous  montrera  que  ces  constructions  sont  néces- 
saires et  utiles.  Et  vous  comprendrez  bientôt  pourquoi 
la  pathologie  est  à  même  de  découvrir  ici  des  faits  qui 
nous  échappent  nécessairement  dans  les  conditions  nor- 
males. 

Nous  pouvons  maintenant  nous  rendre  compte  de 
l'aspect  que  revêt  la  vie  sexuelle  de  l'enfant  avant  que 
s'affirme  le  primat  des  organes  génitaux,  primat  qui  se 
prépare  pendant  la  première  époque  infantile  précédant  la 
période  de  latence  et  commence  à  s'organiser  solidement 
à  partir  de  la  puberté.  11  existe,  pendant  toute  cette  pre- 
mière période,  une  sorte  d'organisation  plus  lâche  que 
nous  appelieroTis  prégémtaie.  Mais  dans  cette  phase  ce  ne 
sont  pas  les  tendances  géjiitales  partielles,  mais  les  ten- 
dances sadiques  et  anales  qui  occupent  le  premier  plan. 
L'opposition  entre  masculin  et  féminin  ne  joue  encore 
aucun  rôle  ;  à  sa  place,  nous  trouvons  l'opposition  entre 
actif  et  passif,  opposition  qu'on  peut  considérer  comme 
annonciatrice  de  la  polarité  sexuelle  avec  laquelle  elle  se 
confond  d'ailleurs  plus  tard.  Ce  qui,  dans  les  activités 
de  cette  phase,  nous  apparaît  comme  masculin,  puisque 
nous  nous  plaçons  au  point  de  vue  de  la  phase  génitale, 
se  révèle  comme  l'expression  d'une  tendance  à  la  domi- 
nation qui  dégénère  vite  en  cruauté.  Des  tendances  à 
but  passif  se  rattachent  à  la  zone  érogène  de  l'anus  qui, 
dans  cette  phase,  joue  un  rôle  important.  Le  désir  de 
voir  et  de  savoir  s'affirme  impérieusement  ;  le  facteur 
génital  ne  participe  à  la  vie  sexuelle  qu'en  tant  qu'organe 
d'excrétion  de  l'urine.  Ce  ne  sont  pas  les  objets  qui  font 
défaut  aux  tendances  partielles  de  cette  phase,  mais  ces 
objets  ne  se  réunissent  pas  nécessairement  de  façon  à 
n'en  former  qu'un  seul.  L'organisation  sadique-anale 
constitue  la  dernière  phase  préliminaire  qui  précède 
celle  où  s'affirme  le  primat  des  organes  génitaux.  Une 
étude  un  peu  approfondie  montre  combien  d  éléments 
de  cette  phase  préliminaire  entrent  dans  la  constitution 
de  l'aspect  définitif  ultérieur  et  par  quels  moyens  les 
tendances  partielles  sont  amenées  à  se  ranger  dans  la 
nouvelle  organisation  génitale.  Au  delà  de  la  phase 
sadique-anale  du  développement  de  la  libido,  nous  aper- 
cevons un  stade  d'organisation  encore  plus  primitif  où 
c'est  la  zone  érogène  buccale  qui  joue  le  principal  rôle. 


DÉVELOPPEMENT  DE  LA  LIBIDO  555 

Vous  pouvez  constater  que  ce  qui  caractérise  encore  ce 
stade,  c'est  l'activité  sexuelle  qui  s'exprime  par  l'action 
de  sucer,  et  vous  admirerez  la  profondeur  et  l'esprit 
d'observation  des  anciens  Egyptiens  dont  l'art  repré- 
sente l'enfant,  entre  autres  le  divin  Horus,  tenant  le  doigt 
dans  la  bouche.  M.  Abraham  nous  a  dit  récemment 
combien  profondes  sont  les  traces  de  cette  phase  primi- 
tive orale  qu'on  retrouve  dans  toute  la  vie  sexuelle  ulté- 
rieure. • 

Je  crains  fort  que  tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire  sur 
les  organisations  sexuelles  ne  vous  ait  fatigués,  au  lieu 
de  vous  instruire.  11  est  possible  que  je  me  sois  trop 
enfoncé  dans  les  détails.  Mais  ayez  patience  ;  vous  aurez 
l'occasion  de  vous  rendre  compte  de  l'importance  de  ce 
que  vous  venez  d'entendre  par  les  applications  que  nous 
en  ferons  ultérieurement.  En  attendant,  tenez  pour  acquis 
que  la  vie  sexuelle  ou,  comme  nous  le  disons,  la  fonc- 
tion de  la  libido,  loin  de  surgir  toute  faite,  loin  même  de 
se  développer,  en  restant  semblable  à  elle-même,  traverse 
une  série  de  phases  successives  entre  lesquelles  il 
n'existe  aucune  ressemblance,  qu'elle  présente  par  con- 
séquent un  développement  qui  se  répète  plusieurs  fois,  à 
l'instar  de  celui  qui  s'étend  de  la  chrysalide  au  papillon. 
Le  tournant  du  développement  est  constitué  par  la 
subordination  de  toutes  les  tendances  sexuelles  partielles 
au  primat  des  organes  génitaux,  donc  par  la  soumission 
de  la  sexualité  à  la  fonction  de  la  procréation.  Nous 
avons  au  début  une  vie  sexuelle  incohérente,  composée 
d'un  grand  nombre  de  tendances  partielles  exerçant  leur 
activité  indépendamment  les  unes  des  autres,  en  vue  du 
plaisir  local  procuré  par  les  organes.  Cette  anarchie  se 
trouve  tempérée  par  les  prédispositions  aux  organisa- 
tions «  prégénitales  »  qui  aboutissent  à  la  phase  sadique- 
anale,  à  travers  la  phase  orale,  qui  est  peut-être  la  plus 
primitive.  Ajoutez  à  cela  les  divers  processus,  encore 
insuffisamment  connus,  qui  assurent  le  passage  d'une 
phase  d'organisation  à  la  phase  suivante  et  supérieure 
Nous  verrons  prochainement  l'importance  que  peut 
avoir,  au  point  de  vue  de  la  conception  des  névroses,  ce 
développement  long  et  graduel  de  la  libido. 

Aujourd'hui  nous  allons  envisager  encore   un    autre 
côté  de  ce  développement,  à  savoir  les  rapports  existant 


ooa  THEORIE  GENEUALE  DES  NEVROSES 

entre  les  tendances  partielles  et  l'objet.  Ou,  plutôt,  nous 
jetterons  sur  ce  développement  un  rapide  coup  d'œil, 
pour  nous  arrêter  plus  longuement  à  un  de  ses  résultats 
assez  tardifs.  Donc  quelques-uns  des  éléments  constitutifs 
de  l'instinct  sexuel  ont  dès  le  début  un  objet  qu'ils  main- 
tiennent avec  force  ;  tel  est  le  cas  de  la  tendance  à 
dominer  (sadisme),  du  désir  de  voir  et  de  savoir. 
D'autres,  qui  se  rattachent  plus  manifestement  à  certaines 
zones  érogènes  du  corps,  n'ont  un  objet  qu'au  début, 
tant  qu'ils  s'appuient  encore  sur  les  fonctions  non 
sexuelles,  et  y  renoncent  lorsqu'ils  se  détachent  de  ces 
fonctions.  C'est  ainsi  que  le  premier  objet  de  l'élément 
buccal  de  l'instinct  sexuel  est  constitué  par  le  sein 
maternel  qui  satisfait  le  besoin  de  nourriture  de  l'enfant. 
L'élément  erotique,  qui  tirait  sa  satisfaction  du  sein 
maternel,  en  même  temps  que  l'enfant  satisfaisait  sa 
faim,  conquiert  son  indépendance  dans  l'acte  de  sucer 
qui  lui  permet  de  se  détacher  d'un  objet  étranger  et  de 
le  remplacer  par  un  organe  ou  une  région  du  corps 
même  de  l'enfant.  La  tendance  buccale  devient  auto- 
érotiquc,  comme  le  sont  dès  le  début  les  tendance  anales 
et  autres  tendances  érogènes.  Le  développement  ulté- 
rieur poursuit,  pour  nous  exprimer  aussi  brièvement 
que  possible,  deux  buts  :  i°  renoncer  à  l'auto-érotisme, 
remplacer  l'objet  faisant  partie  du  corps  même  de  l'indi- 
vidu par  un  autre  qui  lui  soit  étranger  et  extérieur  ; 
2"  unifier  les  différents  objets  des  diverses  tendances  et 
les  remplacer  par  un  seul  et  unique  objet.  Ce  résultat  ne 
peut  être  obtenu  que  si  cet  objet  unique  est  à  son  tour 
vm  corps  complet,  semblable  à  celui  de  son  propre  corps. 
Il  ne  peut  également  être  obtenu  qu'à  la  condition  qu'un 
certain  nombre  de  tendances  soient  éliminées  comme 
inutilisables. 

Les  processus  qui  aboutissent  au  choix  de  tel  ou  tel 
objet  sont  assez  compliqués  et  n'ont  pas  encore  été  décrits 
d'une  façon  satisfaisante.  Il  nous  suffira  de  faire  ressortir 
le  fait  que  lorsque  le  cycle  infantile,  qui  précède  la 
période  de  latence,  est  dans  une  certaine  mesure  achevé, 
Pobjet  choisi  se  trouve  à  peu  près  identique  à  celui  du 
plaisir  buccal  de  la  période  précédente.  Cet  objet,  s'il 
n'est  plus  le  sein  maternel,  est  cependant  toujours  la 
mère.  Nous  disons  donc  de  celle-ci  qu'elle  est  le  premier 


DÉVELOPPEMENT  DE  LA  LIBIDO  355 

objet  d'amour.  Nous  parlons  notamment  d'amour, 
lorsque  les  tendances  psychiques  de  l'instinct  sexuel 
viennent  occuper  le  premier  plan,  alors  que  les  exigences 
corporelles  ou  «  sensuelles  »,  qui  forment  la  base  de  cet 
instinct,  sont  refoulées  ou  momentanément  oubliées.  A 
l'époque  où  la  mère  devient  un  objet  d'amour,  le  travail 
psychique, du  refoulement  est  déjà  commencé  chez  l'en- 
fant, travail  à  la  suite  duquel  une  partie  de  ses  buts 
sexuels  se  trouve  soustraite  à  sa  conscience.  A  ce  choix, 
qui  fait  de  la  mère  un  objet  d'amour,  se  rattache  tout 
ce  qui,  sous  le  nom  à' Œdipe-complexe^  a  acquis  une 
si  grande  importance  dans  l'explication  psychanalytique 
des  névroses  et  a  peut-être  été  une  des  causes  détermi- 
nantes de  la  résistance  qui  s'est  manifestée  contre  la 
psychanalyse. 

Ecoutez  ce  petit  fait  divers  qui  s'est  produit  au  cours 
de  la  dernière  guerre.  Un  des  vaillants  partisans  de  la 
psychanalyse  est  mobilisé  comme  médecin  quelque  part 
en  Pologne  et  attire  sur  lui  l'attention  de  ses  collègues 
par  les  résultats  inattendus  qu'il  obtient  sur  un  malade. 
Questionné,  il  avoue  qu'il  se  sert  des  méthodes  de  la 
psychanalyse  et  se  déclare  tout  disposé  à  y  initier  ses 
collègues.  Tous  les  soirs,  les  médecins  du  corps,  collè- 
gues et  supérieurs,  se  réunissent  pour  s'instruire  dans 
les  mystérieuses  théories  de  l'analyse.  Tout  se  passe  bien 
pendant  un  certain  temps,  jusqu'au  jour  où  notre 
psychanalyste  en  arrive  à  parler  à  ses  auditeurs  de 
\ Œdipe-complexe  :  un  supérieur  se  lève  alors  et  dit  qu'il 
n'en  croit  rien,  qu'il  est  inadmissible  qu'on  raconte  de 
ces  choses  à  des  braves  gens,  pères  de  famille,  qui  com- 
battent pour  leur  patrie.  Et  il  ajoute  qu'il  interdit  désor- 
mais toute  conférence  sur  la  psychanalyse.  Ce  fut  tout, 
et  notre  analyste  a  été  obligé  de  demander  son  déplace- 
ment dans  un  autre  secteur.  Je  crois,  quant  à  moi,  que 
ce  serait  un  grand  malheur  si,  pour  vaincre,  les  Allemands 
avaient  besoin  d'une  pareille  «  organisation  »  de  la 
science,  et  je  suis  persuadé  que  la  science  allemande  ne 
la  supporterait  pas  longtemps. 

Vous  êtes  sans  doute  impatients  d'apprendre  en  quoi 
consiste  ce  terrible  Œdipe-complexe.  Son  nom  seul 
vous  permet  déjà  de  le  deviner.  Vous  connaissez  tous  la 
légende  grecque  du  roi  Œdipe  qui   a  été  voué  par  le 


556  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

destin  à  tuer  son  père  et  à  épouser  sa  mère,  qui  fait  tout 
ce  qu'il  peut  pour  échapper  à  la  prédiction  de  l'oracle  et 
qui,  n'y  ayant  pas  réussi,  se  punit  en  se  crevant  les  yeux, 
dès  qu'il  a  appris  qu'il  a,  sans  le  savoir,  commis  les  deux 
crimes  qui  lui  ont  été  prédits.  Je  suppose  que  beaucoup 
d'entre  vous  ont  été  secoués  par  une  violente  émotion  à 
la  lecture  de  la  tragédie  dans  laquelle  Sophocle  a  traité 
ce  sujet.  L'ouvrage  du  poète  attique  nous  expose  com- 
ment le  crime  commis  par  Œdipe  a  été  peu  à  peu  dévoilé, 
à  la  suite  d'une  enquête  artificiellement  retardée  et  sans 
cesse  ranimée  à  la  faveur  de  nouveaux  indices  :  sous  ce 
rapport,  son  exposé  présente  une  certaine  ressemblance 
avec  les  démarches  d'une  psychanalyse.  11  arrive  au  cours 
du  dialogue  que  Jocaste,  la  mère-épouse  aveuglée  par 
l'amour,  s'oppose  à  la  poursuite  de  l'enquête.  Elle 
invoque,  pour  justifier  son  opposition,  le  fait  que  beau- 
coup d'hommes  ont  rêvé  qu'ils  vivaient  avec  leur  mère, 
mais  que  les  rêves  ne  méritent  aucune  considération. 
Nous  ne  méprisons  pas  les  rêves,  surtout  les  rêves 
typiques,  ceux  qui  arrivent  à  beaucoup  d'hommes,  et 
nous  sommes  persuadés  que  le  rêve  mentionnépar  Jocaste 
se  rattache  intimement  au  contenu  étrange  et  effrayant 
de  la  légende. 

11  est  étonnant  que  la  tragédie  de  Sophocle  ne  pro- 
voque pas  chez  l'auditeur  le  moindre  mouvement  d'indi- 
gnation, alors  que  les  inofïensives  théories  de  notre 
brave  médecin  militaire  ont  soulevé  une  réprobation  qui 
était  beaucoup  moins  justifiée.  Cette  tragédie  est  au  fond 
une  pièce  immorale,  parce  qu'elle  supprime  la  responsa- 
bilité de  l'homme,  attribue  aux  puissances  divines  l'ini- 
tiative du  crime  et  révèle  l'impuissance  des  tendances 
morales  de  l'homme  à  résister  aux  penchants  criminels. 
Entre  les  mains  d'un  poète  comme  Euripide,  qui  était 
brouillé  avec  les  dieux,  la  tragédie  d'Œdipe  serait 
devenue  facilement  un  prétexte  à  récriminations  contre 
les  dieux  et  contre  le  destin.  Mais  chez  le  croyant 
Sophocle  il  ne  pouvait  être  question  de  récriminations  ; 
il  se  tire  de  la  difficulté  par  une  pieuse  subtilité,  en  pro- 
clamant que  la  suprême  moralité  exige  l'obéissance  à  la 
volonté  des  dieux,  alors  même  qu'ils  ordonnent  le  crime. 
Je  ne  trouve  pas  que  cette  morale  constitue  une  des 
forces  de  la  tragédie,  mais  elle  n'influe  en  rien  surl'effet 


DÉVELOPPEMENT  DE  LA  LIBÎDO  367 

de  celle-ci.  Ce  n'est  pas  à  cette  morale  que  l'auditeur 
réagit,  mais  au  sens  et  au  contenu  mystérieux  de  la 
légende.  11  réagit  comme  s'il  retrouvait  en  lui-même,  par 
l'auto- analyse,  V Œdipe-complexe  ;  comme  s'il  apercevait, 
dans  la  volonté  des  dieux  et  dans  l'oracle,  des  travestisse- 
ments idéalisés  de  son  propre  inconscient  ;  comme  s'i  Ise 
souvenait  avec  horreur  d'avoir  éprouvé  lui-même  le  désir 
d'écarter  son  père  et  d'épouser  sa  mère.  La  voix  du  poète 
semble  lui  dire  :  «  Tu  te  raidis  en  vain  contre  ta  responsa- 
bilité, et  c'est  en  vain  que  tu  invoques  tout  ce  que  tu  as 
^ait  pour  réprimer  ces  intentions  criminelles.  Ta  faute 
n'en  persiste  pas  moins  puisque,  ces  intentions,  tu  n'as 
pas  su  les  supprimer  :  elles  restent  intactes  dans  ton 
inconscient.  »  Et  il  y  a  là  une  vérité  psychologique.  Alors 
même  qu'ayant  refoulé  ses  mauvaises  tendances  dans 
l'inconscient,  l'homme  croit  pouvoir  dire  qu'il  n'en  est 
pas  responsable,  il  n'en  éprouve  pas  moins  cette  respon- 
sabilité comme  un  sentiment  de  péché  dont  il  ignore  les 
motifs. 

11  est  tout  à  fait  certain  qu'on  doit  voir  dans  V Œdipe- 
complexe  une  des  principales  sources  de  ce  sentiment 
de  remords  qui  tourmente  si  souvent  les  névrotiques. 
Mieux  que  cela  :  dans  une  étude  sur  les  commencements 
de  la  religion  et  de  la  morale  humaines  que  j'ai  publiée 
en  19 13  sous  le  titre  :  Totem  et  Tabou,  j'avais  émis 
l'hypothèse  que  c'est  \ Œdipe-complexe  qui  a  suggéré 
à  l'humanité  dans  son  ensemble,  au  début  de  son 
histoire,  la  conscience  de  sa  culpabilité,  cette  source  der- 
nière de  la  religion  et  de  la  moralité.  Je  pourrais  vous 
dire  beaucoup  de  choses  là-dessus,  mais  je  préfère  lais- 
ser ce  sujet.  11  est  difficile  de  s'en  détacher  lorsqu'on  a 
commencé  à  s'en  occuper,  et  j'ai  hâte  de  retourner  à  la 
psychologie  individuelle. 

Que  nous  révèle  donc  de  \ Œdipe-complexe  l'observa- 
tion directe  de  l'enfant  à  l'époque  du  choix  de  l'ob- 
jet, avant  la  période  de  latence?  On  voit  facilement  que 
le  petit  bonhomme  veut  avoir  la  mère  pour  lui  tout  seul, 
que  la  présence  du  père  le  contrarie,  qu'il  boude  lorsque 
celui-ci  manifeste  à  la  mère  des  marques  de  tendresse, 
qu'il  ne  cache  pas  sa  satisfaction,  lorsque  le  père  est  ab- 
sent ou  parti  en  voyage.  Il  exprime  souvent  de  vive  voix 
ses  sentiments,  promet  à  la  mère  de  l'épouser.  On  dira 


358  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

que  ce  sont  des  enfantillages  en  comparaison  des  ex- 
ploits d'Œdipe,  mais  cela  suffît  en  tant  que  faits  et  cela 
représente  ces  exploits  en  germe.  On  se  trouve  souvent 
dérouté  par  la  circonstance  que  le  même  enfant  fait 
preuve,  dans  d'autres. occasions,  d'une  grande  tendresse 
à  l'égard  du  père  ;  mais  ces  attitudes  sentimentales  op- 
posées ou  plutôt  ambivalentes  qui,  chez  l'adulte,  entre- 
raient fatalement  en  conflit,  se  concilient  fort  bien,  et 
pendant  longtemps,  chez  l'enfant,  comme  elles  vivent 
ensuite  côte  à  côte,  et  d'une  façon  durable,  dans  l'incon- 
scient. On  dirait  peut-être  que  l'attitude  du  petit  garçon 
s'explique  par  des  motifs  égoïstes  et  n'autorise  nullement 
l'hypothèse  d'un  complexe  erotique.  C'est  la  mère  qui 
veille  à  tous  les  besoins  de  l'enfant,  lequel  a  d'ailleurs 
tout  intérêt  à  ce  que  nulle  autre  personne  ne  s'en  occupe. 
Ceci  est  certainement  vrai,  mais  on  s'aperçoit  aussitôt 
que  dans  cette  situation,  comme  dans  beaucoup  d'autres 
analogues,  l'intérêt  égoïste  ne  constitue  que  le  point 
d'attache  de  la  tendance  erotique.  Lorsque  l'enfant  mani- 
feste à  l'égard  de  la  mère  une  curiosité  sexuelle  peu  dis- 
simulée, lorsqu'il  insiste  pour  dormir  la  nuit  à  ses  côtés, 
lorsqu'il  veut  à  tout  prix  assister  à  sa  toilette  et  use  même 
de  moyens  de  séduction  qui  n'échappent  pas  à  la  mère, 
laquelle  en  parle  en  riant,  la  nature  erotique  de  l'atta- 
chement à  la  mère  parait  hors  de  doute.  11  ne  faut  pas 
oublier  que  la  mère  entoure  des  mêmes  soins  sa  petite 
filje  sans  provoquer  le  même  effet,  et  que  le  père  riva- 
lise souvent  avec  elle  d'attentions  pour  le  petit  garçon, 
sans  réusgir  à  acquérir  aux  yeux  de  celui-ci  la  même 
importance.  Bref,  il  n'est  pas  d'argument  critique  à  l'aide 
duquel  on  puisse  éliminer  de  la  situation  la  préférence 
sexuelle.  Au  point  de  vue  de  l'intérêt  égoïste,  il  ne  serait 
même  pas  intelligent  de  la  part  du  petit  garçon  de  ne 
s'attacher  qu'à  une  seule  personne,  c'est-à-dire  à  la  mère, 
alors  qu'il  pourrait  facilement  en  avoir  deux  à  sa  dévo- 
tion :  la  mère  et  le  père. 

Vous  remarquerez  que  je  n'ai  exposé  que  l'attitude  du 
petit  garçon  à  l'égard  du  père  et  de  la  mère.  Celle  de  la 
petite  fille  est,  sauf  certaines  modifications  nécessaires, 
tout  à  fait  identique.  La  tendre  affection  pour  le  père, 
le  besoin  d'écarter  la  mère  dont  la  présence  est  consi- 
dérée comme  gênante,  une  coquetterie  qui  met  déjà  en 


DÉVELOPPEMENT  DE  LÀ  LIBIDO  Sog 

œuvre  les  moyens  dont  dispose  la  femme,  forment  chez 
la  petite  fille  un  charmant  tableau  qui  nous  fait  oublier 
le  sérieux  et  les  graves  conséquences  possibles  de  cette 
situation  infantile.  Ajoutons  sans  tarder  que  les  parents 
eux-mêmes  exercent  souvent  une  influence  décisive  sur 
l'acquisition  par  leurs  enfants  de  V Œdipe-complexe, 
en  cédant  de  leur  côté  à  l'attraction  sexuelle,  ce  qui  fait 
que,  dans  les  familles  où  il  y  a  plusieurs  enfants,  le  père 
préfère  manifestement  la  petite  fille,  tandis  que  toute  la 
tendresse  de  la  mère  se  porte  sur  le  petit  garçon.  Mal- 
gré son  importance,  ce  facteur  ne  constitue  cependant 
pas  un  argument  contre  la  nature  spontanée  de  VŒdipe- 
complexe  chez  l'enfant.  Ce  complexe  en  s'élargissant 
devient  le  «  complexe  familial  »  lorsque  la  famille  s'ac- 
croît par  la  naissance  d'autres  enfants.  Les  premiers  ve- 
nus y  voient  une  menace  à  leurs  situations  acquises  : 
aussi  les  nouveaux  frères  ou  sœurs  sont-ils  accueillis 
avec  peu  d'empressement  et  avec  le  désir  formel  de  les 
voir  disparaître.  Ces  sentiments  de  haine  sont  même 
exprimés  verbalement  par  les  enfants  beaucoup  plus  sou- 
vent que  ceux  inspirés  par  le  «  complexe  parental  ». 
Lorsque  le  mauvais  désir  de  l'enfant  se  réalise  et  que  la 
mort  emporte  rapidement  celui  ou  celle  qu'on  avait  con- 
sidérés comme  des  intrus,  on  peut  constater,  à  l'aide  d'une 
analyse  ultérieure,  quel  important  événement  cette  mort 
a  été  pour  l'enfant  qui  peut  cependant  fort  bien  n'en 
avoir  gardé  aucun  souvenir.  Repoussé  au  second  plan 
par  la  naissance  d'une  sœur  ou  d'un  frère,  presque  dé- 
laissé au  début,  l'enfant  oublie  difficilement  cet  aban- 
don ;  celui-ci  fait  naître  en  lui  des  sentiments  qui,  lors- 
qu'ils existent  chez  l'adulte,  le  font  qualifier  d'aigri,  et 
ces  sentiments  peuvent  devenir  le  point  de  départ  d'un 
refroidissement  durable  à  l'égard  de  la  mère.  Nous  avons 
déjà  dit  que  les  recherches  sur  la  sexualité,  avec  toutes 
leurs  conséquences,  se  rattachent  précisément  à  cette 
expérience  de  la  vie  infantile.  A  mesure  que  les  frères 
et  les  sœurs  grandissent,  l'attitude  de  l'enfant  envers  eux 
subit  les  changements  les  plus  significatifs.  Le  garçon 
peut  reporter  sur  la  sœur  l'amour  qu'il  avait  éprouvé  au- 
paravant pour  la  mère  dont  l'infidélité  l'a  si  profondé- 
ment froissé  ;  dès  la  nurserxj,  on  voit  naître  entre  plu- 
sieurs frères  s'empressant  autour  de  la  jeune  sœur  ces 


36o  THÉORIE   GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

situations  d'une  hostile  rivalité  qui  jouent  un  si  grand  rôle 
dans  la  vie  ultérieure.  La  petite  fille  substitue  son  frère 
plus  âgé  à  son  père  qui  ne  lui  témoigne  plus  la  même 
tendresse  que  jadis,  ou  bien  elle  substitue  sa  plus 
jeune  sœur  à  l'enfant  qu'elle  avait  en  vain  souhaité  du 
père. 

Tels  sont  les  faits,    et  je  pourrais  en  citer  beaucoup 
d'autres  analogues,  que  révèlent  l'observation  directe  des 
enfants  et  l'interprétation  impartiale  de  leurs  souvenirs 
qui  ressortent   avec  une  grande  netteté,  sans  avoir  été 
en  quoi  que  ce  soit  influencés  par  l'analyse.  De  ces  faits, 
vous  tirerez,    entre   autres,   la   conclusion  que  la   place 
occupée  par  un  enfant  dans  une  famille  composée   de 
plusieurs  a  une  grande  importance  pour  la  conformation 
de  sa  vie  ultérieure,    et  il  devrait  en  être  tenu  compte 
dans  toute  biographie.  Mais,  et   ceci  est  beaucoup  plus 
important,  en  présence  de  ces  explications  qu'on  obtient 
sans  peine  et  sans  effort,  vous  ne  pourrez  pas  vous  rap- 
peler sans  en  rire  tous  les  efforts  que  la  science  a  faits 
pour  rendre  compte  de  la  prohibition  de  l'inceste.  Ne  nous 
a-t-on  pas  dit  que  la  vie   en  commun  remontant  à  l'en- 
fance est  de  nature  à  détourner  l'attraction  sexuelle  de 
l'enfant  des  m.embres  de  sa  famille  du  sexe  opposé  ;  ou 
que  la  tendance  biologique  à  éviter  les  croisements  con- 
sanguins trouve  son  complément  psychique  dans  l'hor- 
reur innée  de  l'inceste  ?  En  disant  cela,  on  oubliait  seu- 
lement que  si  la  tentation  incestueuse  trouvait  vraiment 
dans  la  nature  des  barrières  sûres  et  infranchissables,  il 
n'y  aurait  eu  nul  besoin  de  la  prohiber  par  des  lois  im- 
placables et   par  les    mœurs.  C'est  le  contraire  qui  ett 
vrai.  Le  premier  objet  sur  lequel  se  concentre  le  désir 
sexuel  de  l'homme  est  de  nature  incestueuse  —  la  mère 
ou  la  sœur  — ,  et  c'est  seulement  à  force  de  prohibitions 
de  la  plus  grande  sévérité  qu'on  réussit  à   réprimer  ce 
penchant  infantile.   Chez  les  primitifs  encore  existants, 
chez  les   peuples    sauvages,   les  prohibitions    d'inceste 
sont  encore  plus  sévères  que  chez  nous,  et  Th.  Reik  a 
montré  récemment,  dans  un  travail  brillant,  que  les  rites 
de  la  puberté,  qui  existent  chez  les  sauvages  et  qui  re- 
présentent une  résurrection,  ont  pour  but  de  rompre  le 
lien  incestueux  qui  rattache  le  garçon  à  la  mère  et  d'opé- 
rer sa  conciliation  avec  le  père 


DÉVÉLOPPEMEiNT  DE  LA  LIBIDO  36  l 

La  mythologie  nous  montre  que  les  hommes  n'hési- 
tent pas  à  attribuer  aux  dieux  l'inceste  qu'ils  ont  eux- 
mêmes  en  horreur,  et  l'histoire  ancienne  vous  enseigne 
que  le  mariage  incestueux  avec  la  sœur  était  (chez  les 
anciens  pharaons,  chez  les  Incas  du  Pérou)  un  comman- 
dement sacré.  11  s'agissait  donc  d'un  privilège  interdit 
au  commun  des  mortels. 

L'inceste  maternel  est  un  des  crimes  d'Œdipe,  le  meur- 
tre du  père  est  son  autre  crime.  Disons  en  passant  que 
ce  sont  là  les  deux  grands  crimes  qui  étaient  déjà  con- 
damnés par  la  première  institution  religieuse  et  sociale 
des  hommes,  le  totémisme.  Passons  maintenant  de  l'ob- 
servation directe  de  l'enfant  à  l'examen  analytique  de 
l'adulte  névrotique.  Quelles  sont  les  contributions  de  cet 
examen  à  une  analyse  plus  approfondie  de  VŒdipe- 
complexel  Elles  peuvent  être  définies  très  facilement. 
Il  nous  présente  ce  complexe  tel  que  nous  l'expose  la 
légende  ;  il  nous  montre  que  chaque  névrotique  a  été 
lui-même  une  sorte  d'Œdipe  ou,  ce  qui  revient  au  même, 
est  devenu  un  Hamlet  en  réagissant  contre  ce  complexe. 
11  va  sans  dire  que  la  représentation  analytique  de 
V Œdipe-complexe  n'est  qu'un  agrandissement  et  un 
grossissement  de  l'ébauche  infantile.  La  haine  pour  le 
père,  le  souhait  de  le  voir  mourir  ne  sont  plus  marqués 
par  de  timides  allusions,  la  tendresse  pour  la  mère  a 
pour  but  avoué  de  la  posséder  comme  épouse.  Avons- 
nous  le  droit  d'attribuer  à  la  tendre  enfance  ces  senti- 
ments crus  et  extrêmes,  ou  bien  l'analyse  nous  induit- 
elle  en  erreur,  par  suite  de  l'intervention  d'un  nouveau 
facteur  ?  Il  n'est  d'ailleurs  pas  difficile  de  découvrir  ce 
nouveau  facteur.  Toutes  les  fois  qu'un  homme  parle  du 
passé,  cet  homme  fût-il  un  historien,  nous  devons  tenir 
compte  de  tout  ce  qu'il  introduit,  sans  intention,  du  pré- 
sent ou  de  l'intervalle  qui  sépare  le  passé  du  présent, 
dans  la  période  dont  il  s'occupe  et  dont  il  fausse  ainsi 
le  tableau.  Dans  le  cas  du  névrotique  il  est  même  per- 
mis de  se  demander  si  cette  confusion  entre  le  passé  et 
le  présent  est  tout  à  fait  involontaire  ;  nous  apprendrons 
plus  tard  les  motifs  de  cette  confusion,  et  nous  aurons 
en  générai  à  rendre  compte  de  ce  jeu  de  l'imagination 
s'exerçant  sur  les  événements  et  les  faits  d'un  passé 
reculé.  Nous  trouvons  aussi  sans  peine  que  la  haine  pour 


3t52  THÉORIE  GÉNÉRALE   DES  NÉVROSÉS 

le  père  est  renforcée  par  de  nombreux  motifs  fournis  par 
des  époques  et  des  circonstances  postérieures,  que  les 
désirs  sexuels  ayant  pour  objet  la  mère  revêtent  des  for- 
mes qui  devaient  encore  être  inconnues  et  étrangères  à 
l'enfant.  Mais  ce  serait  un  vain  effort  que  de  vouloir 
expliquer  V  Œdipe -complexe  dans  son  ensemble  par  le 
jeu  d'une  imagination  rétrospective,  introduisant  dans 
le  passé  des  éléments  empruntés  au  présent.  Le  névro- 
tique adulte  garde  le  noyau  infantile  avec  quelques-uns 
de  ses  accessoires,  tels  que  nous  les  révèle  l'observation 
directe  de  l'enfant. 

Le  fait  clinique,  qui  s'offre  à  nous  derrière  la  forme 
analytiquement  établie  de  V Œdipe-complexe^  présente 
une  très  grande  importance  pratique.  Nous  appre- 
nons qu'à  l'époque  de  la  puberté,  lorsque  l'instinct 
sexuel  s'affirme  dans  toute  sa  force,  les  anciens  objets 
familiaux  et  incestueux  sont  repris  et  pourvus  d'un  ca- 
ractère libidineux.  Le  choix  de  l'objet  par  l'enfant  n'était 
qu'un  prélude  timide,  mais  décisif,  à  l'orientation  du 
choix  pendant  la  puberté.  A  ce  moment  s'accomplissent 
des  processus  affectifs  très  intenses,  orientés  soit  vers 
V Œdipe-complexe,  soit  vers  une  réaction  contre  ce 
complexe,  mais  les  prémisses  de  ces  processus  n'étant 
pas  avouables  doivent  pour  la  plupart  être  soustraites 
à  la  conscience.  A  partir  de  cette  époque,  l'individu  hu- 
main se  trouve  devant  une  grande  tâche  qui  consiste  à 
se  détacher  des  parents  ;  et  c'est  seulement  après  avoir 
rempli  cette  tâche  qu'il  pourra  cesser  d'être  un  enfant, 
pour  devenir  membre  de  la  collectivité  sociale.  La  tâche 
du  fils  consiste  à  détacher  de  sa  mère  ses  désirs  libidi- 
neux, pour  les  reporter  sur  un  objet  réel  étranger,  à  se 
reconcilier  avec  le  père,  s'il  lui  a  gardé  une  certaine 
hostilité,  ou  à  s'émanciper  de  sa  tyrannie  lorsque,  par 
réaction  contre  sa  révolte  enfantine,  il  est  devenu  spn 
esclave  soumis.  Ces  tâches  s'imposent  à  tous  et  à  cha- 
cun ;  et  il  est  à  remarquer  que  leur  accomplissement 
réussit  rarement  d'une  façon  idéale,  c'est-à-dire  avec  une 
correction  psychologique  et  sociale  parfaite.  Les  névro- 
tiques, eux,  échouent  totalement  dans  ces  tâches,  le  fils 
restant  toute  sa  vie  courbé  sous  l'autorité  du  père  et 
incapable  de  reporter  sa  libido  sur  un  objet  sexuel  étran- 
ger. Tel  peut  être  également,  înutatis  mutandis^  le  sort  de 


DÉVELOPPEMENT  DE  LA  LIBIDO  363 

la  fille.  C'est  en  ce  sens  que  V Œdipe-complexe  peutêtre 
considéré  comme  le  noyau  des  névroses. 

Vous  devinez  sans  doute  que  j'écarte  rapidement  un 
grand  nombre  de  détails  importants,  aussi  bien  pra- 
tiques que  théoriques,  se  rattachant  à  V Œdipe-com- 
plexe. Je  n'insisterai  pas  davantage  sur  ses  variations 
et  sur  son  inversion  possible.  En  ce  qui  concerne  ses 
rapports  plus  éloignés,  je  vous  dirai  seulement  qu'il  a 
été  une  source  abondante  de  production  poétique.  Otto 
Rank  a  montré,  dans  un  livre  méritoire,  que  les  drama- 
turges de  tous  les  temps  ont  puisé  leurs  matériaux  prin- 
cipalement dans  V Œdipe-complexe  et  dans  le  complexe 
de  l'inceste,  ainsi  que  dans  leurs  variations  plus  on 
moins  voilées.  Mentionnons  encore  que  les  deux  désirs 
criminels  qui  font  partie  de  ce  complexe  ont  été  recon- 
nus, longtemps  avant  la  psychanalyse,  comme  étant  les 
désirs  représentatifs  de  la  vie  instinctive  sans  frein.  Dans 
le  dialogue  du  célèbre  encyclopédiste  Diderot,  intitulé  : 
Le  neveu  de  Rameau  et  dont  Goethe  lui-même  a  donné 
une  version  allemande,  vous  trouverez  le  remarquable 
passage  que  voici  :  «  Si  le  petit  sauvage  était  abandonné 
à  lui-même,  qu'il  conservât  toute  son  imbécillité  et  qu'il 
réunît  au  peu  de  raison  de  l'enfant  au  berceau  la  violence 
des  passions  de  l'homme  de  trente  ans,  il  tordrait  le  cou 
à  son  père  et  coucherait  avec  sa  mère.  » 

Mais  il  est  un  détail  que  je  ne  dois  pas  omettre.  Ce 
n'est  pas  en  vain  que  l'épouse-mère  d'Œjdipe  nous  a  fait 
penser  au  rêve.  Vous  souvenez-vous  encore  du  résultat 
de  nos  analyses  de  rêves,  à  savoir  que  les  désirs  forma- 
teurs de  rêves  sont  souvent  de  nature  perverse,  inces- 
tueuse ou  révèlent  une  hostilité  insoupçonnée  à  l'égard 
de  personnes  très  proches  et  aimées?  Nous  n'avons  pas 
alors  expliqué  l'origine  de  ces  mauvaises  tendances  A 
présent,  cette  explication  s'impose  à  nous,  sans  que  nous 
nous  donnions  la  peine  de  la  chercher.  Il  s'agit  ni  plus 
ni  moins  de  produits  de  la  libido  et  de  certaines  défor- 
mations d'objets  qui,  datant  des  premières  années  de 
l'enfance  et  disparus  depuis  longtemps  de  la  conscience, 
révèlent  encore  leur  existence  pendant  la  nuit  et  se  mon- 
trent dans  une  certaine  mesure  susceptibles  d'exercer 
une  action.  Or,  comme  tous  les  hommes  font  de  ces 
rêves  pervers,  incestueux,  cruels,  que  ces  rêves  ne  con- 


364  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

stituent  par  conséquent  pas  le  monopole  des  névrotiques, 
nous  sommes  autorisés  à  conclure  que  le  développement 
des  normaux  s'est  également  accompli  à  travers  les  per- 
versions et  les  déformations  d'objets  caractéristiques  de 
V  Œdipe-complexe  y  qu'il  faut  voir  là  le  mode  de  dévelop- 
pement normal  et  que  les  névrotiques  ne  présentent 
qu'agrandi  et  grossi  ce  que  l'analyse  de  rêves  nous  ré- 
vèle également  chez  les  hommes  l3ien  portants.  C'est  là 
une  des  raisons  pour  lesquelles  nous  avons  fait  précéder 
l'étude  des  symptômes  névrotiques  de  celle  des  rêves. 


CHAPITRE    XXII 

POINTS   DE   VUE    DU   DÉVELOPPEMENT 
ET   DE   LA   RÉGRESSION.    ÉTIOLOGIE 


Nous  venons  d'apprendre  que  la  fonction  de  la  libido 
subit  un  long  développement  jusqu'à  ce  qu'elle  ait 
atteint  la  phase  dite  normale,  qui  est  celle  où  elle  se 
trouve  mise  au  service  de  la  procréation.  Je  voudrais 
vous  dire  aujourd'hui  le  rôle  que  ce  fait  joue  dans  la  dé- 
termination des  névroses. 

Je  crois  être  d'accord  avec  ce  qu'enseigne  la  patho- 
logie générale,  en  admettant  que  ce  développement  com- 
porte deux  dangers  :  celui  de  Varrêt  et  celui  de  la  ré- 
gression. Gela  signifie  que  vu  la  tendance  à  varier  que 
présentent  les  processus  biologiques  en  général,  il  peut 
arriver  que  toutes  les  phases  préparatoires  ne  soient 
pas  correctement  parcourues  et  entièrement  dépassées  ; 
certaines  parties  de  la  fonction  peuvent  s'attarder  d'une 
façon  durable  à  l'une  ou  à  l'autre  de  ces  premières 
phases,  et  l'ensemble  du  développement  présentera  de 
ce  fait  un  certain  degré  d'arrêt. 

Cherchons  un  peu  dans  d'autres  domaines  des  ana- 
logies à  ce  fait.  Lorsque  tout  un  peuple  abandonne  son 
habitat,  pour  en  chercher  un  nouveau,  ce  qui  se  produi- 
sait fréquemment  aux  époques  primitives  de  l'histoire 
humaine,  il  n'atteint  certainement  pas  dans  sa  totalité  le 
nouveau  pays.  Abstraction  faite  d'autres  causes  de  dé- 
chet, il  a  du  arriver  fréquemment  que  de  petits  groupes 
ou  associations  d'émigrants,  arrivés  à  un  endroit,  s'y 
fixaient,  alors  que  le  gros  du  peuple  poursuivait  son 
chemin.  Or,  pour  prendre  une  comparaison  plus  proche, 
vous  savez  que  chez  les  mammifères  supérieurs  les 
glandes  germinales  qui,  à  l'origine,  sont  situées  dans  la 
profondeur  de  la  cavité  abdominale  subissent,  à  un  mo- 
ment donné  de  la  vie  intra-utérine,  un  déplacement  qui 

Freud.  •  a3 


366  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

les  transporte  presque  immédiatement  sous  la  peau  de  la 
partie  terminale  du  bassin.  Comme  suite  de  cette  migra- 
tion, on  trouve  un  grand  nombre  d'individus  chez  les- 
quels un  de  ces  deux  organes  est  resté  dans  la  cavité 
abdominale  ou  s'est  localisé  définitivement  dans  le  canal 
dit  inguinal  que  les  deux  glandes  doivent  franchir  nor- 
malement, ou  qu'un  de  ces  canaux  est  resté  ouvert,  alors 
que  dans  les  cas  normaux  ils  doivent  tous  deux  devenir 
imperméables  après  le  passage  des  glandes.  Lorsque, 
jeune  étudiant  encore,  j'exécutais  mon  premier  travail 
scientifique  sous  la  direction  de  von  Brûcke,  j'ai  eu  àm'oc- 
cuper  de  l'origine  des  racines  nerveuses  postérieures  de  la 
moelle  d'un  poisson  d'une  forme  encore  très  archaïque. 
J'ai  trouvé  que  les  fibres  nerveuses  de  ces  racines  émer- 
geaient de  grosses  cellules  situées  dans  la  corne  posté- 
rieure, ce  qui  ne  s'observe  plus  chez  d'autres  vertébrés. 
Mais  je  n'ai  pas  tardé  à  découvrir  également  que  ces 
cellules  nerveuses  se  trouvent  également  en  dehors  de 
la  substance  grise  et  occupent  tout  le  trajet  qui  s'étend 
jusqu'au  ganglion  dit  spinal  de  la  racine  postérieure  ; 
d'où  je  conclus  que  les  cellules  de  ces  amas  ganglion- 
naires ont  émigré  de  la  moelle  épinière  pour  venir  se 
placer  le  long  du  trajet  radiculaire  des  nerfs.  C'est  ce  qui 
est  confirmé  par  l'histoire  du  développement  ;  mais  chez 
le  petit  poisson  sur  lequel  avaient  porté  mes  recherches, 
le  trajet  de  la  migration  était  marqué  par  des  cellules 
restées  en  chemin.  A  un  examen  approfondi,  vous  trou- 
verez facilement  les  points  faibles  de  ces  comparaisons. 
Aussi  vous  dirai-je  directement  qu'en  ce  qui  concerne 
chaque  tendance  sexuelle,  il  est,  à  mon  avis,  possible 
que  certains  de  ses  éléments  se  soient  attardés  à  des 
phases  de  développement  antérieures,  alors  que  d'autres 
ont  atteint  le  but  final.  11  reste  bien  entendu  que 
nous  concevons  chacune  de  ces  tendances  comme  un 
courant  qui  avance  sans  interruption  depuis  le  commen- 
cement de  la  vie  et  que  nous  usons  d'un  procédé  dans 
une  certaine  mesure  artificiel,  lorsque  nous  le  décom- 
posons en  plusieurs  poussées  successives.  Vous  avez 
raison  de  penser  que  ces  représentations  ont  besoin 
d'être  éclaircies,  mais  c'est  là  un  travail  qui  nous  entraî- 
nerait trop  loin.  Je  me  borne  à  vous  prévenir  que 
j'appelle  fixation  (de  la  tendance,  bien  entendu)  le  jfait 


POINTS  DE  VUE  DU  DÉVELOPPEMENT  ET  DE  LA  RÉGRESSION      3o7 

pour  une   tendance   partielle   de   s'être   attardée   à   une 
phase  antérieure. 

Le  second  danger  de  ce  développement  par  degrés 
/onsiste  en  ce  que  les  éléments  plus  avancés  peuvent, 
par  un  mouvement  rétrograde,  retourner  à  leur  tour  à 
une  de  ces  phases  antérieures  :  nous  appelons  cela  ré- 
gression. La  régression  a  lieu  lorsque,  dans  sa  forme 
plus  avancée,  une  tendance  se  heurte  dans  l'exercice  de 
sa  fonction,  c'est-à-dire  dans  la  réalisation  de  sa  satisfac- 
tion, à  de  grands  obstacles  extérieurs.  Tout  porte  à 
croire  que  fixation  et  régression  ne  sont  pas  indépen- 
dantes l'une  de  l'autre.  Plus  la  fixation  est  forte  au  cours 
du  développement,  plus  il  sera  facile  à  la  fonction 
d'échapper  aux  difficultés  extérieures  par  la  régression 
jusqu'aux  éléments  fixés  et  moins  la  fonction  formée 
sera  en  état  de  résister  aux  obstacles  extérieurs  qu'elle 
rencontrera  sur  son  chemin.  Lorsqu'un  peuple  en  mou- 
vement a  laissé  en  cours  de  route  de  forts  détachements, 
les  fractions  plus  avancées  auront  une  grande  tendance, 
lorsqu'elles  seront  battues  ou  qu'elles  se  seront  heurtées 
à  un  ennemi  trop  fort,  à  revenir  sur  leurs  pas  pour  se 
réfugier  auprès  de  ces  détachements.  Mais  ces  fractions 
avancées  auront  aussi  d'autant  plus  de  chances  d'être 
battues  que  les  éléments  restés  en  arrière  seront  plus 
nombreux. 

Pour  bien  comprendre  les  névroses,  il  importe  beau- 
coup de  ne  pas  perdre  de  vue  ce  rapport  entre  la  fixa- 
tion et  la  régression.  On  acquiert  ainsi  un  point  d'appui 
sur  pour  aborder  l'examen,  que  nous  allons  entre- 
prendre, de  la  question  relative  à  la  détermination  des 
névroses,  à  l'étiologie  des  névroses. 

Occupons  nous  encore  un  moment  de  la  régression. 
D'après  ce  que  vous  avez  appris  concernant  le  dévelop- 
pement de  la  fonction  de  la  libido,  vous  devez  vous 
attendre  à  deux  sortes  de  régression  :  retour  aux  pre- 
miers objets  marqués  par  la  libido  et  qui  sont,  nous  le 
savons,  de  nature  incestueuse  ;  retour  de  toute  l'organi- 
sation sexuelle  à  des  phases  antérieares.  On  observe 
l'un  et  l'autre  genres  de  régression  dans  les  névroses  de 
transfert,  dans  le  mécanisme  desqu-.illes  ils  jouent  un 
rôle  important.  C'est  surtout  le  retour  aux  premiers 
objets  de  la    libido  qu'on  observe  chez  les  névrotiques 


368  TIÎÈOrJE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

avec  une  régularité  lassante.  Il  y  aurait  beaucoup  plus 
à  dire  sur  les  régressions  de  la  libido,  si  l'on  tenait 
compte  d'un  autre  groupe  de  névroses,  et  notamment  des 
névroses  dites  narcissiques.  Mais  il  n'entre  pas  dans  nos 
intentions  de  nous  en  occuper  ici.  Ces  affections  nous 
mettent  encore  en  présence  d'autres  modes  de  dévelop- 
pement, non  encore  mentionnés,  et  nous  montrent  aussi 
de  nouvelles  formes  de  régression.  Je  crois  cependant 
devoir  maintenant  vous  mettre  en  garde  contre  une  con- 
fusion possible  entre  régression  et  refoulement  et  vous 
aider  à  vous  faire  une  idée  nette  des  rapports  existant 
entre  ces  deux  processus.  Le  refoulement  est,  si  vous 
vous  en  souvenez  bien,  le  processus  grâce  auquel  un 
acte  susceptible  de  devenir  conscient,  c'est-à-dire  faisant 
partie  de  la  préconscience,  devient  inconscient.  Et  il  y  a 
encore  refoulement,  lorsque  l'acte  psychique  inconscient 
n'est  même  pas  admis  dans  le  système  préconscient  voi- 
sin, la  censure  l'arrêtant  au  passage  et  lui  faisant  re- 
brousser chemin.  11  n'existe  aucun  rapport  entre  la 
notion  de  refoulement  et  celle  de  sexualité.  J'attire  tout 
particulièrement  votre  attention  sur  ce  fait.  Le  refoule- 
ment est  un  processus  purement  psychologique  que  nous 
caractériserons  encore  mieux  en  le  qualifiant  de  topique. 
Nous  voulons  dire  par  là  que  la  notion  de  refoulement 
est  une  notion  spatiale,  en  rapport  avec  notre  hypothèse 
des  compartiments  psychiques  ou,  si  nous  voulons  re- 
noncer à  cette  grossière  représentation  auxiliaire,  nous 
dirons  qu'elle  découle  du  fait  que  l'appareil  psychique 
se  compose  de  plusieurs  systèmes  distincts. 

De  la  comparaison  que  nous  venons  de  faire  il  ressort 
que  nous  avons  employé  jusqu'ici  le  mot  «  régression  », 
non  dans  sa  signification  généralement  admise,  mais 
dans  un  sens  tout  à  fait  spécial.  Si  vous  lui  donnez  son 
sens  général,  celui  du  retour  d'une  phase  développement 
supérieure  à  une  phase  inférieure,  le  refoulement  peut, 
lui  aussi,  être  conçu  comme  une  régression,  comme  un 
retour  à  une  phase  antérieure  et  plus  reculée  du  déve- 
loppement psychique.  Seulement,  quand  nous  parlons  de 
refoulement,  nous  autres,  nous  ne  pensons  pas  à  cette 
direction  rétrograde,  car  nous  voyons  encore  un  refou- 
lement, au  sens  dynamique  du  mot,  alors  qu'un  acte 
psychique  est  maintenu    à  la   phase  inférieure  de   l'in- 


Points  de  vue  du  développement  et  de  la  régression    369 

conscient.  Le  refoulement  est  une  notion  topique  et  dy- 
namique ;  la  régression  est  une  notion  purement  descrip- 
tive. Par  la  régression,  telle  que  nous  l'avons  décrite 
jusqu'ici  en  la  mettant  en  rapport  avec  la  fixation,  nous 
entendions  uniquement  le  retour  de  la  libido  à  des  phases 
antérieures  de  son  développement,  c'est-à-dire  quelque 
chose  qui  difl'ère  totalement  du  refoulement  et  en  est 
totalement  indépendant.  Nous  ne  pouvons  même  pas 
affirmer  que  la  régression  de  la  libido  soit  un  processus 
purement  psychologique  et  nous  ne  saurions  lui  assigner 
une  localisation  dans  l'appareil  psychique.  Bien  qu'elle 
exerce  sur  la  vie  psychique  une  influence  très  profonde, 
il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  c'est  le  facteur  organique 
qui  domine  chez  elle. 

Ces  discussions  vous  paraîtront  sans  doute  arides.  La 
clinique  nous  en  fournira  des  applications  qui  nous  les 
rendront  plus  claires.  Vous  savez  que  l'hystérie  et  la  pé- 
vrose  obsessionnelle  sont  les  deux  principaux  représen- 
tants du  groupe  des  névroses  de  transfert.  11  existe  bien 
dans  l'hystérie  une  régression  de  la  libido  aux  premiers 
objets  sexuels,  de  nature  incestueuse,  et  l'on  peut  dire 
qu'elle  existe  dans  tous  les  cas,  alors  qu'on  n'y  observe 
pas  la  moindre  tendance  à  la  régression  vers  une  phase 
antérieure  de  l'organisation  sexuelle.  En  revanche,  le 
refoulement  joue  dans  le  mécanisme  de  l'hystérie  le  prin- 
cipal rôle.  S'il  m'était  permis  de  compléter  par  une  con- 
struction toutes  les  connaissances  certaines  que  nous 
avons  acquises  jusqu'ici  concernant  l'hystérie,  je  décri- 
rais la  situation  de  la  façon  suivante  :  la  réunion  des 
tendances  partielles  sous  le  primat  des  organes  génitaux 
est  accomplie,  mais  les  conséquences  qui  en  découlent 
se  heurtent  à  la  résistance  du  système  préconscient  lié  à 
la  conscience.  L'organisation  génitale  se  rattache  donc 
à  l'inconscient,  mais  n'est  pas  admise  par  le  précon- 
scient, d'où  résulte  un  tableau  qui  présente  certaines 
ressemblances  avec  l'état  antérieur  au  primat  des  organes 
génitaux,  mais  qui  est  en  réalité  tout  autre  chose.  — Des 
deux  régressions  de  la  libido,  celle  qui  s'effectue  vers 
une  phase  antérieure  de  l'organisation  sexuelle  est  de 
beaucoup  la  plus  remarquable.  Comme  cette  dernière 
régression  manque  dans  l'hystérie  et  que  toute  notre 
conception  des  névroses  se  ressent  encore  de  l'influence 


370  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

de  l'étude  de  l'hystérie,  qui  l'avait  précédée  dans  le 
temps,  l'importance  de  la  régression  de  la  libido  ne  nous 
est  apparue  que  beaucoup  plus  tard  que  celle  du  refou- 
lement. Attendez-vous  à  ce  que  nos  points  de  vue  su- 
bissent de  nouvelles  extensions  et  modifications  lorsque 
nous  aurons  à  tenir  compte,  en  plus  de  l'hystérie  et  de 
la  névrose  obsessionnelle,  des  névroses  narcissiques. 

Dans  la  névrose  obsessionnelle,  au  contraire,  la  ré- 
gression de  la  libido  vers  la  phase  préliminaire  de  l'or- 
ganisation sadique-anale  constitue  le  fait  le  plus  frappant 
et  celui  qui  marque  de  son  empreinte  toutes  les  mani- 
festations symptomatiques.  L'impulsion  amoureuse  se 
présente  alors  sous  le  masque  de  l'impulsion  sadique. 
La  représentation  obsédante  \  je  voudrais  te  tuer,  lorsqu'on 
la  débarrasse  d'excroissances  non  accidentelles,  mais 
indispensables,  signifie  au  fond  ceci  :  je  voudrais  jouir 
de  toi  en  amour.  Supposez  encore  une  régression  simul- 
tanée intéressant  l'objet,  c'est-à-dire  une  régression  telle 
que  les  impulsions  en  question  ne  s'appliquent  qu'aux 
personnes  les  plus  proches  et  les  plus  aimées,  et  vous 
aurez  une  idée  de  l'horreur  que  peuvent  éveiller  chez  le 
malade  ces  représentations  obsédantes  qui  apparaissent 
à  sa  conscience  comme  lui  étant  tout  à  fait  étrangères. 
Mais  le  refoulement  joue  également  dans  ces  névroses 
un  rôle  important  qu'il  est  difTicile  de  définir  dans  une 
rapide  introduction  comme  celle-ci.  La  régression  de  la 
libido,  lorsqu'elle  n'est  pas  accompagnée  de  refoulement, 
aboutirait  à  une  perversion,  mais  ne  donnerait  jamais 
une  névrose.  Vous  voyez  ainsi  que  le  refoulement  est  le 
processus  le  plus  propre  à  la  névrose,  celui  qui  la  carac- 
térise le  mieux.  J'aurai  peut-être  encore  l'occasion  de 
vous  dire  ce  que  nous  savons  du  mécanisme  des  perver- 
sions, et  vous  verrez  alors  que  tout  s'y  passe  d'une  façon 
infiniment  moins  simple  qu'on  se  l'imagine. 

J'espère  que  vous  ne  m'en  voudrez  pas  de  m'être  livré 
à  ces  développements  sur  la  fixation  et  la  régression  de 
la  libido,  si  je  vous  dis  que  je  vous  les  ai  présentés  à 
titre  de  préparation  à  l'examen  de  l'étiologie  des  névroses. 
Concernant  cette  dernière,  je  ne  vous  ai  encore  fait  part 
que  d'une  seule  donnée,  à  savoir  que  les  hommes  de- 
viennent névrotiques  lorsqu'ils  sont  privés  de  la  possi- 
bilité de  satisfaire  leur  libido,  donc  par  «  privation  », 


POINTS  DE  VUE  DU  DÉVELOPPEMENT  ET  DE  LA  RÉGRESSION      871 

pour  employer  le  terme  dont  je  m'états  servi  alors,  et 
que  leurs  symptômes  viennent  remplacer  chez  eux  la 
satisfaction  qui  leur  est  refusée.  11  ne  faut  naturellement 
pas  en  conclure  que  toute  privation  de  satisfaction  libi- 
dineuse rende  névrotique  celui  qui  en  est  victime  ;  ma 
proposition  signifie  seulement  que  le  facteur  privation 
existait  dans  tous  les  cas  de  névrose  examinés.  Elle  n'est 
donc  pas  réversible.  Et,  sans  doute,  vous  vous  rendez 
également  compte  que  cette  proposition  révèle,  non  tout 
le  mystère  de  l'étiologie  des  névroses,  mais  seulement 
une  de  ses  conditions  importantes  et  essentielles. 

Nous  ignorons  encore  si,  pour  la  discussion  ultérieure 
de  cette  proposition,  on  doit  insister  principalement  sur 
la  nature  de  la  privation  ou  sur  les  particularités  de  celui 
qui  en  est  frappé.  C'est  que  la  privation  est  rarement 
complète  et  absolue  ;  pour  devenir  pathogénique,  elle 
doit  porter  sur  la  seule  satisfaction  que  la  personne 
exige,  sur  la  seule  dont  elle  soit  capable.  Il  y  a  en  gé- 
néral nombre  de  moyens  permettant  de  supporter,  sans 
en  tomber  malade,  la  privation  de  satisfaction  libidi- 
neuse. Nous  connaissons  des  hommes  capables  de  s'in- 
fliger cette  privation  sans  dommage  ;  ils  ne  sont  pas  heu- 
reux, ils  souffrent  de  langueur,  mais  ils  ne  tombent  pas 
malades.  Nous  devons  en  outre  tenir  compte  du  fait  que 
les  tendances  sexuelles  Sont,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi, 
extraordinairementjo/tt^^/^'we^.  Elles  peuvent  se  remplacer 
réciproquement,  l'une  peut  assumer  l'intensité  des 
autres  ;  lorsque  la  réalité  refuse  la  satisfaction  de  l'une, 
on  peut  trouver  une  compensation  dans  la  satisfaction 
d'une  autre.  Elles  représentent  comme  un  réseau  de 
canaux  remplis  de  liquide  et  comntLunicants,  et  cela 
malgré  leur  subordination  au  primat  génital  :  deux  ca- 
ractéristiques difficiles  à  concilier.  De  plus,  les  tendances 
partielles  de  la  sexualité,  ainsi  que  l'instinct  sexuel  qui 
résulte  de  leur  synthèse,  présentent  une  grande  facilité 
de  varier  leur  objet,  d'échanger  chacun  de  leurs  objets 
contre  un  autre,  plus  facilement  accessible,  propriété 
qui  doit  opposer  une  forte  résistance  à  l'action  pathogène 
d'une  privation.  Parmi  ces  facteurs  qui  opposent  une 
action  pour  ainsi  dire  prophylactique  à  l'action  nocive 
des  privations,  il  en  est  un  qui  a  acquis  une  importance 
sociale  particulière.   Il  consiste  en   ce  que  la  tendance 


372  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

sexuelle,  ayant  renoncé  au  plaisir  partiel  ou  à  celui  que 
procure  l'acte  de  la  procréation,  l'a  remplacé  par  un 
autre  but  présentant  avec  le  premier  des  rapports  géné- 
tiques, mais  qui  a  cessé  d'être  sexuel  pour  devenir  social. 
Nous  donnons  à  ce  processus  le  mot  de  «  sublimation  », 
et  ce  faisant  nous  nous  rangeons  à  l'opinion  générale 
qui  accorde  une  valeur  plus  grande  aux  buts  sociaux 
qu'aux  buts  sexuels,  lesquels  sont,  au  fond,  des  buts 
égoïstes.  La  sublimation  n'est  d'ailleurs  qu'un  cas  spé- 
cial du  rattachement  de  tendances  sexuelles  à  d'autres, 
non  sexuelles.  Nous  aurons  encore  à  en  parler  dans  une 
autre  occasion. 

Vous  êtes  sans  doute  tentés  de  croire  que,  grâce  à 
tous  ces  moyens  permettant  de  supporter  la  privation, 
celle-ci  perd  toute  son  importance.  11  n'en  est  pas  ainsi, 
et  la  privation  garde  toute  sa  force  pathogène.  Les 
moyens  qu'on  lui  oppose  sont  généralement  insuffisants. 
Le  degré  d'insatisfaction  de  la  libido,  que  l'homme 
moyen  peut  supporter,  est  limité.  La  plasticité  et  la  mo- 
bilité de  la  libido  sont  loin  d'être  complètes  chez  tous  les 
hommes,  et  la  sublimation  ne  peut  supprimer  qu'une 
partie  de  la  libido,  sans  parler  du  fait  que  beauc^oup 
d'hommes  ne  possèdent  la  faculté  de  sublimer  que 
dans  une  mesure  très  restreinte.  La  principale  des 
restrictions  est  celle  qui  porte  sur  la  mobilité  de  la  libido, 
ce  qui  a  pour  efï'et  de  ne  faire  dépendre  la  satisfaction 
de  l'individu  que  d'un  très  petit  nombre  d'objets  à  at- 
teindre et  de  buts  à  réaliser.  Souvenez-vous  seulement 
qu'un  développement  incomplet  de  la  libido  comporte 
des  fixations  nombreuses  et  variées  de  la  libido  à  des 
phases  antérieures  de  l'organisation  et  à  des  objets  anté- 
rieurs, phases  et  objets  qui  le  plus  souvent  ne  sont  plus 
capables  de  procurer  une  satisfaction  réelle.  Vous  recon- 
naîtrez alors  que  la  fixation  de  la  libido  constitue,  après 
la  privation,  le  plus  puissant  facteur  étiologique  des  né- 
vroses. Nous  pouvons  exprimer  ce  fait  par  une  abrévia- 
tion schématique,  en  disant  que  la  fixation  de  la  libido 
constitue,  dans  l'étiologie  des  névroses,  le  facteur  pré 
disposant,  interne,  et  la  privation  le  facteur  accidentel, 
extérieur. 

Je  saisis  ici  l'occasion  pour  vous  engager  à  vous  abste- 
nir de  prendre  parti  dans  une  discussion  tout  à  fait  su- 


OINTS  DE  VUE  DU  DÉVELOPPEMENT  ET  DE  LA  RÉGRESSION      378 

perflue.  On  aime  beaucoup,  dans  le  monde  scientifique, 
s'emparer  d'une  partie  de  la  vérité,  proclamer  cette 
partie  comme  étant  toute  la  vérité  et  contester  ensuite, 
en  sa  faveur,  tout  le  reste  qui  n'est  cependant  pas  moins 
vrai.  C'est  à  la  faveur  de  ce  procédé  que  plusieurs  cou- 
rants se  sont  détachés  du  mouvement  psychanalytique, 
les  uns  ne  reconnaissant  que  les  tendances  égoïstes  et 
niant  les  tendances  sexuelles,  les  autres  ne  tenant  compte 
que  de  l'influence  exercée  par  les  tâches  qu'impose  la 
vie  réelle  et  négligeant  complètement  celle  qu'exerce  le 
passé  individuel,  etc.  On  peut  de  même  opposer  l'une  à 
l'autre  la  fixation  et  la  privation  et  soulever  une  contro- 
verse en  demandant  :  les  névroses  sont-elles  des  maladies 
exogènes  ou  endogènes,  sont-elles  la  conséquence  né- 
cessaire d'une  certaine  constitution  ou  le  produit  de  cer- 
taines actions  nocives  (traumatiques)?  Et,  plus  spéciale- 
ment, sont-elles  provoquées  par  la  fixation  de  la  libido 
(et  autres  particularités  de  la  constitution  sexuelle)  ou 
par  la  pression  qu'exerce  la  privation?  A  tout  prendre, 
ce  dilemme  ne  me  paraît  pas  moins  déplacé  que  cet  autre 
que  je  pourrais  vous  poser  :  l'enfant  naît-il,  parce  qu'il 
a  été  procréé  par  le  père  ou  parce' qu'il  a  été  conçu  par 
la  mère?  Les  deux  conditions  sont  également  indispen- 
sables, me  diriez-vous,  et  avec  raison.  Les  choses  se 
présentent,  sinon  tout  à  fait  de  même,  d'une  façon  ana- 
logue dans  l'étiologie  des  névroses.  Au  point  de  vue  de 
l'étiologie,  les  affections  névrotiques  peuvent  être  ran- 
gées dans  une  série  dans  laquelle  les  deux  facteurs  : 
constitution  sexuelle  et  influences  extérieures  ou,  si  l'on 
préfère,  fixation  de  la  libido  et  privation,  sont  repré- 
sentés de  telle  sorte  que  la  part  de  l'un  de  ces  facteurs 
croît,  lorsque  celle  de  l'autre  diminue.  A  l'un  des  bouts 
de  cette  série  se  trouvent  les  cas  extrêmes  dont  vous 
pouvez  dire  avec  certitude  :  étant  donné  le  développe- 
ment anormal  de  leur  libido,  ces  hommes  seraient  tom- 
bés malades,  quels  que  fussent  les  événements  extérieurs 
de  leur  vie,  celle-ci  lut-elle  aussi  exempte  d'accidents 
que  possible.  A  l'autre  bout  se  trouvent  les  cas  dont 
vous  pouvez  dire  au  contraire  que  ces  malades  auraient 
certainement  échappé  à  la  névrose  s'ils  ne  s'étaient  pas 
trouvés  dans  telle  ou  telle  situation.  Dans  les  cas  inter- 
médiaires on  se  trouve  en  présence  de  combinaison^ 


374  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

telles,  qu'à  une  part  de  plus  en  plus  grande  de  la  consti- 
tution sexuelle  prédisposante,  correspond  une  part  de 
moins  en  moins  grande  des  influences  nocives  subies  au 
cours  de  la  vie,  et  inversement.  Dans  ces  cas,  la  consti- 
tution sexuelle  n'aurait  pas  produit  la  névrose  sans  l'in- 
tervention d'influences  nocives,  etcesinfluencesn'auraient 
pas  été  suivies  d'un  effet  traumatique  si  les  conditions 
de  la  libido  avaient  été  différentes.  Dans  cette  série  je 
puis,  à  la  rigueur,  reconnaître  une  certaine  prédominance 
au  rôle  joué  par  les  facteurs  prédisposants,  mais  ma  con- 
cession dépend  des  limites  que  vous  voulez  assigner  à 
la  nervosité. 

Je  vous  propose  d'appeler  ces  séries  séries  de  complé- 
ment, en  vous  prévenant  que  nous  aurons  encore  l'occa- 
sion d'établir  d'autres  séries  pareilles. 

La  ténacité  avec  laquelle  la  libido  adhère  à  certaines 
directions  et  à  certains  objets,  la  viscosité -çonv  ainsi  dire 
de  la  libido,  nous  apparaît  comme  un  facteur  indépendant, 
variant  d'un  individu  à  un  autre  et  dont  les  causes  nous 
sont  totalement  inconnues.  Si  nous  ne  devons  pas  sous- 
estimer  son  rôle  dans  l'étiologie  des  névroses,  nous  ne 
devons  pas  davantage  exagérer  l'intimité  de  ses  rapports 
avec  cette  étiologie.  On  observe  une  pareille  «  viscosité», 
de  cause  également  inconnue,  de  la  libido,  dans  de  nom- 
breuses circonstances,  chez  l'homme  normal  et,  à  titre  de 
facteur  déterminant,  chez  les  personnes  qui,  dans  un  cer- 
tain sens,  forment  une  catégorie  opposée  à  celle  des  ner- 
veux: chez  les  pervers.  On  savait  déjà  avantla  psychanalyse 
(Binet)  qu'il  est  souvent  possible  de  découvrir  dans  l'ana- 
mnèse  des  pervers  une  impression  très  ancienne,  laissée 
par  une  orientation  anormale  de  l'instinct  ou  un  choix 
anormal  de  l'objet  et  à  laquelle  la  libido  du  pervers  reste 
attachée  toute  la  vie  durant.  11  est  souvent  impossible  de 
dire  ce  qui  rend  cette  impression  capable  d'exercer  sur 
la  libido  une  attraction  aussi  irrésistible.  Je  vais  vous 
raconter  un  cas  que  j'ai  observé  moi-même.  Un  homme, 
que  les  organes  génitaux  et  tous  les  autres  charmes  de  la 
femme  laissent  aujourd'hui  indifférent  et  qui  éprouve 
cependant  une  excitation  sexuelle  irrésistible  à  la  vue 
d'un  pied  chaussé  d'une  certaine  forme,  se  souvient  d'un 
événement  qui  lui  était  survenu  lorsqu'il  était  âgé  de 
six  ans,  et  qui  a  joué  un  rôle  décisif  dans  la  fixation  de  sa 


POINTS  DE  VUE  DU  DÉVELOPPEMENT  ET  DE  LA  RÉGRESSION      675 

libido.  Il  était  assis  sur  un  tabouret  auprès  de  sa  gou- 
vernante qui  devait  lui  donner  une  leçon  d'anglais.  La 
gouvernante,  une  vieille  tîlle  sèche,  laide,  aux  yeux  bleus 
d'eau  et  avec  un  nez  retroussé,  avait  ce  jour-là  mal  à  un 
pied  qu'elle  avait  pour  cette  raison  chaussé  d'une  pan- 
toufle en  velours  et  qu'elle  tenait  étendu  sur  un  coussin. 
Sa  jambe  était  cependant  cachée  de  la  façon  la  plus 
décente.  C'est  un  pied  maigre,  tendineux,  comme  celui 
de  la  gouvernante,  qui  était  devenu,  après  un  timide 
essai  d'activité  sexuelle  normale,  son  unique  objet  sexuel, 
et  notre  homme  y  était  attiré  irrésistiblement,  lorsqu'à 
ce  pied  venaient  s'ajouter  encore  d'autres  traits  qui  rap- 
pelaient le  type  de  la  gouvernante  anglaise.  Cette  fixation 
de  la  libido  a  fait  de  notre  homme,  non  un  névrotique, 
mais  un  pervers,  ce  que  nous  appelons  un  fétichiste  du 
pied.  Vous  le  voyez:  bien  que  la  fixation  excessive  et, 
de  plus,  précoce,  de  la  libido  constitue  un  facteur  étio- 
logique  indispensable  de  la  névrose,  son  action  s'étend 
bien  au  delà  du  cadre  des  névroses.  La  fixation  consti- 
tue ainsi  une  condition  aussi  peu  décisive  que  la  priva- 
tion dont  nous  avons  parlé  plus  haut. 

Le  problème  de  la  détermination  des  névroses  paraît 
donc  se  compliquer.  En  fait,  la  recherche  psychanalyti- 
que nous  révèle  un  nouveau  facteur  qui  ne  figure  pas 
dans  notre  série  étiologique  et  qui  apparaît  avec  le  plus 
d'évidence  chez  des  personnes  qui  sont  frappées  d'une 
affection  névrotique  en  pleine  santé.  On  trouve  réguliè- 
rement chez  ces  personnes  les  indices  d'une  opposition 
de  désirs  ou,  comme  nous  avons  l'habitude  de  nous  expri- 
mer, d'un  conflit  psychique.  Une  partie  de  la  personna- 
lité manifeste  certains  désirs,  vine  autre  partie  s'y  oppose 
et  les  repousse.  Sans  un  conflit  de  ce  genre,  il  n'y  a  pas 
de  névrose.  Il  n'y  aurait  d'ailleurs  là  rien  de  singulier. 
Vous  savez  que  notre  vie  psychique  est  constamment 
remuée  par  des  conflits  dont  il  nous  incombe  de  trouver 
la  solution.  Pour  qu'un  pareil  conflit  devienne  pathogène, 
il  faut  donc  des  conditions  particulières.  Aussi  avons- 
nous  à  nous  demander  quelles  sont  ces  conditions,  entre 
quelles  forces  psychiques  se  déroulent  ces  conflits  patho- 
gènes, quels  sont  les  rapports  existant  entre  le  conflit 
et  les  autres  facteurs  déterminants. 

J'espère  pouvoir  donner  à  ces  questions  des  réponses 


376  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

satisfaisantes,  bien  qu'abrégées  et  schématiques.  Le 
conflit  est  provoqué  par  la  privation,  la  libido  à  laquelle 
est  refusée  la  satisfaction  normale  étant  obligée  de  cher- 
cher d'autres  objets  et  voies.  11  a  pour  condition  la  désap- 
probation que  ces  autres  voies  et  objets  provoquent  de 
de  la  part  d'une  certaine  fraction  de  la  personnalité  :  il 
en  résulte  un  veto  qui  rend  d'abord  le  nouveau  mode  de 
satisfaction  impossible.  A  partir  de  ce  moment,  la  for- 
mation de  symptômes  suit  une  voie  que  nous  parcourrons 
plus  tard.  Les  tendances  libidineuses  repoussées  cher- 
chent alors  à  se  manifester  en  empruntant  des  voies 
détournées,  non  sans  toutefois  s'efforcer  de  justifier  leurs 
exigences  à  l'aide  de  certaines  déformations  et  atténua- 
tions. Ces  voies  détournées  sont  celles  de  la  formation 
de  symptômes  :  ceux-ci  constituent  la  satisfaction  nou- 
velle ou  substitutive  que  la  privation  a  rendue  néces- 
saire. 

On  peut  encore  faire  ressortir  l'importance  du  conflit 
psychique  en  disant:  «  Pour  qu'une  privation  extérieure 
devienne  pathogène,  il  faut  qu'il  s'y  ajoute  une  privation 
intérieure.  »  Il  va  sans  dire  que  privation  extérieure  et  pri- 
vation intérieure  se  rapportent  à  des  objets  différents  et 
suivent  des  voies  difiPérentes.  La  privation  extérieure 
écarte  telle  possibilité  de  satisfaction,  la  privation  inté- 
rieure voudrait  écarter  une  autre  possibilité,  et  c'est  à 
propos  de  ces  possibilités  qu'éclate  le  conflit.  Je  préfère 
cette  méthode  d'exposition,  à  cause  de  son  contenu  impli- 
cite. Elle  implique  notamment  la  probabilité  qu'aux 
époques  primitives  du  développement  humain  les  absten- 
tions intérieures  ont  été  déterminées  par  des  obstacles 
réels  extérieurs. 

Mais  quelles  sont  les  forces  d'où  émane  l'objection 
contre  la  tendance  libidineuse,  quelle  est  l'autre  partie 
du  conflit  pathogène? Ce  sont,  pour  nous  exprimer  d'une 
façon  très  générale,  les  tendances  non  sexuelles.  Nous 
les  désignons  sous  le  nom  générique  de  «  tendances  du 
moi  »  ;  la  psychanalyse  des  névroses  de  transfert  ne  nous 
offre  aucun  moyen  utilisable  de  poursuivre  leur  décom- 
position ultérieure,  nous  n'arrivons  à  les  connaître  dans 
une  certaine  mesure  que  par  les  résistances  qui  s'oppo- 
sent à  l'analyse.  Le  conflit  pathogène  est  un  conflit  entre 
les  tendances    du  moi  et  les  tendances  sexuelles.  Dans 


POINTS  DE  VUE  DU  DÉVELOPPEMENT  ET  DE  LÀ  RÉGRESSION      377 

certains  cas,  on  a  l'impression  qu'il  s'agit  d'un  conflit 
entre  diflerentes  tendances  purement  sexuelles  ;  cette 
apparence  n'infirme  en  rien  notre  proposition,  car  des 
deux  tendances  sexuelles  en  conflit,  l'une  est  toujours 
celle  qui  cherche,  pour  ainsi  dire,  à  satisfaire  le  moi^ 
tandis  que  l'autre  se  pose  en  défenseur  prétendant  pré- 
server le  moi.  Nous  revenons  donc  au  conflit  entre  le  moi 
et  la  sexualité, 

Toutes  les  fois  que  la  psychanalyse  envisageait  tel  ou 
tel  événement  psychique  comme  un  produit  des  tendan- 
ces sexuelles,  on  lui  objectait  avec  colère  que  l'homme 
ne  se  compose  pas  seulement  de  sexualité,  qu'il  existe 
dans  la  vie  psychique  d'autres  tendances  et  intérêts  que 
les  tendances  et  intérêts  de  nature  sexuelle,  qu'on  ne  doit 
pas  faire  «  tout  »  dériver  de  la  sexualité,  etc.  Eh  bien,  je 
ne  connais  rien  de  plus  réconfortant  que  le  fait  de  se 
trouver  pour  une  fois  d'accord  avec  ses  adversaires.  La 
psychanalyse  n'a  jamais  oublié  qu'il  existe  des  tendances 
non  sexuelles,  elle  a  élevé  tout  son  édifice  sur  le  principe 
de  la  séparation  nette  et  tranchée  entre  tendances  sexuel- 
les et  tendances  se  rapportant  au  moi  et  elle  a  affirmé, 
sans  attendre  les  objections,  que  les  névroses  sont  des 
produits,  non  de  la  sexualité,  mais  du  conflit  entre  le 
mo2  et  la  sexualité.  Elle  n'a  aucune  raison  plausible  de 
contester  l'existence  ou  l'importance  des  tendances  du 
moi  lorsqu'elle  cherche  à  dégager  et  à  définir  le  rôle 
des  tendances  sexuelles  dans  la  maladie  et  dans  la  vie. 
Si  elle  a  été  amenée  à  s'occuper  en  première  ligne  des 
tendances  sexuelles,  ce  fut  parce  que  les  névroses  de 
transfert  ont  fait  ressortir  ces  tendances  avec  une  évi- 
dence particulière  et  ont  ainsi  offert  à  son  étude  un 
domaine  que  d'autres  avaient  négligé. 

De  même,  il  n'est  pas  exact  de  prétendre  que  la  psy- 
chanalyse ne  s'intéresse  pas  au  côté  non  sexuel  de  la 
personnalité.  C'est  la  séparation  entre  le  înoi  et  la  sexua- 
lité qui  a  précisément  montré  avec  une  clarté  particulière 
que  les  tendances  du  //zo/ subissent,  elles  aussi,  un  déve- 
loppement significatif  qui  n'est  ni  totalement  indépen- 
dant de  la  libido  ni  tout  à  fait  exempt  de  réaction  contre 
elle.  On  doit  à  la  vérité  de  dire  que  nous  connaissons  le 
développement  du  moi  beaucoup  moins  bien  que  celui 
de  la  libido,  et  la  raison  en  est  dans  le  fait  que  c'est  seu- 


^78  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

lement  à  la  suite  de  l'étude  des  névroses  narcissiques 
que  nous  pouvons  espérer  pénétrer  la  structure  du  moi. 
Nous  connaissons  cependant  déjà  une  tentative  très  inté- 
ressante se  rapportant  à  cette  question.  C'est  celle  de 
M.  Ferenczi  qui  avait  essayé  d'établir  théoriquement  les 
phases  de  développement  du  moi,  et  nous  possédons  du 
moins  deux  points  d'appui  solides  pour  un  jugement 
relatif  à  ce  développement.  Ce  n'est  pas  que  les  intérêts 
libidineux  d'une  personne  soient  dès  le  début  et  néces- 
sairement en  opposition  avec  ses  intérêts  d'auto-conser- 
vation ;  on  peut  dire  plutôt  que  le  mo/ cherche,  à  chaque 
étape  de  son  développement,  à  se  mettre  en  harmonie 
avec  son  organisation  sexuelle,  à  se  l'adapter.  La  suc- 
cession des  différentes  phases  de  développement  de  la 
libido  s'accomplit  vraisemblablementselon  un  programme 
préétabli;  il  n'est  cependant  pas  douteux  que  cette  suc- 
cession peut  être  influencée  par  le  moi.,  qu'il  doit  exister 
un  certain  parallélisme,  une  certaine  concordance  entre 
les  phases  de  développement  du  moiet  celles  de  la  libido 
et  que  du  trouble  de  cette  concordance  peut  naître  un 
facteur  pathogène.  Un  point  qui  nous  importe  beaucoup, 
c'est  celui  de  savoir  comment  le  moi  se  comporte  dans 
les  cas  où  la  libido  a  laissé  une  fixation  à  une  phase  don- 
née de  son  développement,  hemoipeut  s'accommoder  de 
cette  fixation,  auquel  cas  il  devient,  dans  une  mesure 
correspondante  à  celle-ci,  pervers  ou,  ce  qui  revient  au 
même,  infantile.  Mais  il  peut  aussi  se  dresser  contre 
cette  fixation  de  la  libido,  auquel  cas  le  moi  éprouve  un 
refoulement  là  où  la  libido  a  subi  une  fixation. 

En  suivant  cette  voie,  nous  apprenons  que  le  troisième 
facteur  de  l'étiologie  des  névroses,  la  tendance  aux  con- 
flits, dépend  aussi  bien  du  développement  du  moi  que  de 
celui  de  la  libido.  Nos  idées  sur  la  détermination  des 
névroses  se  trouvent  ainsi  complétées.  En  premier  lieu, 
nous  avons  la  condition  la  plus  générale,  représentée  par 
la  privation,  puis  vient  la  fixation  de  la  libido  qui  la 
pousse  dans  certaines  directions,  et  en  troisième  lieu 
intervient  la  tendance  au  conflit  découlant  du  dévelop- 
pement du.  moi  qui  s'est  détourné  de  ces  tendances  de  la 
libido.  La  situation  n'est  donc  ni  aussi  compliquée  ni 
aussi  difficile  à  saisir  qu'elle  vous  avait  probablement 
paru  pendant  que  je  développais  mes  déductions.  Il  n'en 


POINTS  DE  VUE  DU  DÉVELOPPEMENT  ET  DE  LA  RÉGRESSION     ^79 

est  pas  moins  vrai  que  tout  n'a  pas  été  dit  sur  cette  ques- 
tion. A  ce  que  nous  avons  dit,  nous  aurons  encore  à 
ajouter  quelque  chose  de  nouveau  et  nous  aurons  aussi 
à  soumettre  à  une  analyse  plus  approfondie  des  choses 
déjà  connues. 

Pour  vous  montrer  l'influence  qu'exerce  le  développe- 
ment du  moi  sur  la  naissance  du  conflit,  et  par  consé- 
quent sur  la  détermination  des  névroses,  je  vous  citerai 
un  exemple  qui,  bien  qu'imaginaire,  n'a  absolument  rien 
d'invraisemblable.  Cet  exemple  m'est  inspiré  par  le  titre 
d'un  vaudeville  de  Nestroy  :  «  Au  rez-de-chaussée  et  au 
premier.  »  Au  rez-de-chaussée  habite  le  portier  ;  au  pre- 
mier, le  propriétaire  de  la  maison,  un  homme  riche  et 
estimé.  L'un  et  l'autre  ont  des  enfants,  et  nous  suppose- 
rons que  la  fillette  du  propriétaire  a  toutes  les  facilités 
de  jouer,  en  dehors  de  toute  surveillance,  avec  l'enfant 
du  prolétaire.  Il  peut  arriver  alors  que  les  jeux  des 
enfants  prennent  un  caractère  indécent,  c'est-à-dire 
sexuel,  qu'ils  jouent  «  au  papa  »  et  «  à  la  maman  »,  qu'ils 
cherchent  chacun  à  voir  les  parties  intimes  du  corps  et 
à  irriter  les  organes  génitaux  de  l'autre.  La  fillette  du 
propriétaire  qui,  malgré  ses  cinq  ou  six  ans,  a  pu  avoir 
l'occasion  de  faire  certaines  observations  concernant  la 
sexualité  des  adultes,  peut  bien  jouer  en  cette  occasion 
le  rôle  de  séductrice.  Alors  même  qu'ils  ne  durent  pas 
longtemps,  ces  «  jeux  »  sufiisent  à  activer  chez  les  deux 
enfants  certaines  tendances  sexuelles  qui,  après  la  ces- 
sation de  ces  jeux,  se  manifestent  pendant  quelques 
années  par  la  masturbation.  Voilà  ce  qu'il  y  aura  de  com- 
mun aux  deux  enfants  ;  mais  le  résultat  final  diflerera  de 
l'un  à  l'autre.  La  fillette  du  portier  se  livrera  à  la  mas- 
turbation à  peu  près  jusqu'à  l'apparition  des  menstrues, 
y  renoncera  ensuite  sans  difficulté,  prendra  quelques 
années  plus  tard  un  amant,  aura  peut-être  un  enfant, 
embrassera  telle  ou  telle  carrière,  deviendra  peut-être 
une  artiste  en  vogue  et  finira  en  aristocrate.  11  se  peut 
qu'elle  ait  une  destinée  moins  brillante,  mais  toujours 
est-il  qu'elle  vivra  le  reste  de  sa  vie  sans  se  ressentir  de 
l'exercice  précoce  de  sa  sexualité,  exempte  de  névrose. 
Il  en  sera  autrement  de  la  fillette  du  propriétaire.  De 
bonne  heure,  encore  enfant,  elle  éprouvera  le  sentiment 
d'avoir  fait  quelque  chose  de  mauvais    renoncera  sans 


38o  THÉORIE  GÉNÉRALE  DÈS  NÉVROSES 

tarder,  mais  à  la  suite  d'une  lutte  terrible,  à  la  satisfac- 
tion masturbatrice,  mais  n'en  gardera  pas  moins  un  sou- 
venir et  une  impression  déprimants.  Lorsque,  devenue 
jeune  fdle,  elle  se  trouvera  dans  le  cas  d'apprendre  des 
faits  relatifs  aux  rapports  sexuels,  elle  s'en  détournera 
avec  une  aversion  inexpliquée  et  préférera  rester  igno- 
rante. Il  est  possible  qu'elle  subisse  alors  de  nouveau  la 
pression  irrésistible  de  la  tendance  à  la  masturbation, 
sans  avoir  le  courage  de  s'en  plaindre.  Lorsqu'elle  aura 
atteint  l'âge  où  les  jeunes  filles  commencent  à  songer 
au  mariage,  elle  deviendra  la  proie  de  la  névrose,  à 
la  suite  de  laquelle  elle  éprouvera  une  profonde  décep- 
tion relativement  au  mariage  et  envisagera  la  vie  sous 
les  couleurs  les  plus  sombres.  Si  l'on  réussit  par  l'ana- 
lyse à  décomposer  cette  névrose,  on  constatera  que  cette 
jeune  fille  bien  élevée,  intelligente,  idéaliste,  a  complè- 
tement refoulé  ses  tendances  sexuelles,  mais  que  celles- 
ci,  dont  elle  n'a  aucune  conscience,  se  rattachent  aux 
misérables  jeux  auxquels  elle  s'était  livrée  avec  son  amie 
d'enfance. 

La  différence  qui  existe  entre  ces  deux  destinées,  mal- 
gré l'identité  des  événements  initiaux,  tient  à  ce  que  le 
moi  de  l'une  de  nos  protagonistes  a  subi  un  développe- 
ment que  l'autre  n'a  pas  connu.  A  la  fille  du  portier  l'ac- 
tivité sexuelle  s'était  présentée  plus  tard  sous  un  aspect 
aussi  naturel,  aussi  exempt  de  toute  arrière-pensée  que 
dans  son  enfance.  La  fille  du  propriétaire  avait  subi  l'in- 
fluence de  l'éducation  et  de  ses  exigences.  Avec  les  sug- 
gestions qu'elle  a  reçues  de  son  éducation,  elle  s'était 
formé  de  la  pureté  et  de  la  chasteté  de  la  femme  un  idéal 
incompatible  avec  l'activité  sexuelle  ;  sa  formation  intel- 
lectuelle avait  affaibli  son  intérêt  pour  le  rôle  qu'elle 
était  appelée  à  jouer  en  tant  que  femme.  C'est  à  la  suite 
de  ce  développement  moral  et  intellectuel  supérieur  à  celui 
de  son  amie  qu'elle  s'était  trouvée  en  conflit  avec  les  exi- 
gences de  sa  sexualité. 

Je  veux  encore  insister  aujourd'hui  sur  un  autre  point 
concernant  le  développement  du  jnoi,  et  cela  à  cause  de 
certaines  perspectives,  assez  vastes,  qu'il  nous  ouvre,  et 
aussi  parce  que  les  conclusions  que  nous  allons  tirer  à 
cette  occasion  seront  de  nature  à  justifier  la  séparation 
tranchée,  mais  dont  l'évidence  ne  saute  pas  aux  yeux,  que 


t>01NTS  DE  VUE  bu  DÉYELOPPEiMENT  ET  DE  LA  RÉGRESSION      38 1 

nous  postulons  entre  les  tendances  du  moi  et  les  tendan- 
ces sexuelles.  Pour  formuler  un  jugement  sur  ces  deux 
développements,  nous  devons  admettre  une  prémisse 
dont  il  n'a  pas  été  suffisamment  tenu  compte  jusqu'à 
présent.  Les  deux  développements,  celui  de  la  libido  et 
celui  du  moi,  ne  sont  au  fond  que  des  legs,  des  répétitions 
abrégées  du  développement  que  l'humanité  entière  a 
parcouru  à  partir  de  ses  origines  et  qui  s'étend  sur  une 
longue  durée.  En  ce  qui  concerne  le  développement  de 
la  libido,  on  lui  reconnaît  volontiers  cette  origine  phy logé- 
nique.  Rappelez-vous  seulement  que  chez  certains  ani- 
maux l'appareil  génital  présente  des  rapports  intimes 
avec  la  bouche,  que  chez  d'autres  il  est  inséparable  de 
l'appareil  d'excrétion  et  que  chez  d'autres  encore  il  se 
rattache  aux  organes  servant  au  mouvement,  toutes  cho- 
ses dont  vous  trouverez  un  intéressant  exposé  dans  le 
précieux  livre  de  W.  Bôlsche.  On  observe,  pour  ainsi 
dire,  chez  les  animaux  toutes  les  variétés  de  perversion 
et  d'organisation  sexuelle  à  l'état  figé.  Or,  chezrhomme 
le  point  de  vue  phylogénique  se  trouve  en  partie  masqué 
par  cette  circonstance  que  les  particularités  qui,  au  fond, 
sont  héritées,  n'en  sont  pas  moins  acquises  à  nouveau 
au  cours  du  développement  individuel,  pour  la  raison 
probablement  que  les  conditions,  qui  ont  imposé  jadis 
l'acquisition  d'une  particularité  donnée,  persistent  tou- 
jours et  continuent  d'exercer  leur  action  sur  tous  les 
individus  qui  se  succèdent.  Je  pourrais  dire  que  ces  con- 
ditions, de  créatrices  qu'elles  furent  jadis,  sont  devenues 
provocatrices.  11  est  en  outre  incontestable  que  la  mar- 
che du  développement  prédéterminé  peut  être  troublée 
et  modifiée  chez  chaque  individu  par  des  influences  exté- 
rieures récentes.  Quant  à  la  force  qui  a  imposé  à  l'hu- 
manité ce  développement  et  dont  l'action  continue  à 
s'exercer  dans  la  même  direction,  nous  la  connaissons: 
c'est  encore  la  privation  imposée  par  la  réalité  ou,  pour 
l'appeler  de  son  vrai  grand  nom,  la  nécessité  qui  découle 
de  la  vie,  V'Atcxyy.r,.  Les  névrotiques  sont  ceux  chez  les- 
quels cette  rigueur  a  provoqué  des  effets  désastreux,  mais 
quelle  que  soit  l'éducation  qu'on  a  reçue,  on  est  exposé 
au  même  risque.  En  proclamant  que  la  nécessité  vitale 
constitue  le  moteur  du  développement,  nous  ne  dimi- 
nuons d'ailleurs  en  rien  l'importance  des  «  tendances 
FuEUD.  a4 


382  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

évolutives  internes  »,  lorsque  l'existence  de  celles-ci  se 
laisse  démontrer. 

Or,  il  convient  de  noter  que  les  tendances  sexuelles  et 
l'instinct  de  conservation  ne  se  comportent  pas  de  la 
même  manière  à  l'égard  de  la  nécessité  réelle.  Les 
instincts  ayant  pour  but  la  conservation  et  tout  ce  qui 
s'y  rattache  sont  plus  accessibles  à  l'éducation;  ils  appren- 
nent de  bonne  heure  à  se  plier  à  la  nécessité  et  à  con- 
former leur  développement  aux  indications  de  la  réalité. 
Ceci  se  conçoit,  attendu  qu'ils  ne  peuvent  pas  se  procu- 
rer autrement  les  objets  dont  ils  ont  besoin  et  sans  les- 
quels l'individu  risque  de  périr.  Les  tendances  sexuelles, 
qui  n'ont  pas  besoin  d'objet  au  début  et  ignorent  ce 
besoin,  sont  plus  difficiles  à  éduquer.  Menant  une  exis- 
tence pour  ainsi  dire  parasitaire  associée  à  celle  des 
autres  organes  du  corps,  susceptibles  de  trouver  une 
satisfaction  auto-érotique,  sans  dépasser  le  corps  même 
de  l'individu,  elles  échappent  à  l'influence  éducatrice  de 
la  nécessité  réelle  et,  chez  la  plupart  des  hommes,  elles 
gardent,  sous  certains  rapports,  toute  la  vie  durant,  ce 
caractère  arbitraire,  capricieux,  réfractaire,  «  énigma- 
tique  ».  Ajoutez  à  cela  qu'une  jeune  personne  cesse  d'être 
accessible  à  l'éducation  au  moment  même  où  ses  besoins 
sexuels  atteignent  leur  intensité  définitive.  Les  éducateurs 
le  savent  et  agissent  en  conséquence  ;  mais  peut-être  se 
laisseront-ils  encore  convaincre  par  les  résultats  de  la 
psychanalyse  et  reconnaître  que  c'est  l'éducation  reçue 
dans  la  première  enfance  qui  laisse  la  plus  profonde 
empreinte.  Le  petit  bonhomme  est  déjà  entièrement  formé 
dès  la  quatrième  ou  la  cinquième  année  et  se  contente 
de  manifester  plus  tard  ce  qui  était  déposé  en  lui  dès  cet 


Pour  faire  ressortir  toute  la  signification  de  la  diffé- 
rence que  nous  avons  établie  entre  ces  deux  groupes 
d'instincts,  nous  sommes  obligés  de  faire  une  longue 
digression  et  d'introduire  une  de  ces  considérations 
auxquelles  convient  la  qualification  d'écoriomiques.  Ce 
faisant,  nous  aborderons  un  des  domaines  les  plus  impor- 
tants mais,  malheureusement  aussi,  les  plus  obscurs  de 
la  psychanalyse.  Nous  posons  la  question  de  savoir  si 
une  intention  fondamentale  quelconque  est  inhérente  au 
travail  de  notre  appareil  psychique,  et  à  cette  question 


bÔlNTS  DE  VUE  DU  DÉVELOPPEMENT  ET  DE  LA  RÉGRESSION      383 

nous  répondons  par  une  première  approximation,  en 
disant  que  selon  toute  apparence  l'ensemble  de  notre 
activité  psychique  a  pour  but  de  nous  procurer  du  plai- 
sir et  de  nous  faire  éviter  le  déplaisir,  qu'elle  est  régie 
automatiquement  par  le  principe  de  plaisir.  Or,  nous 
donnerions  tout  pour  savoir  quelles  sont  les  conditions 
du  plaisir  et  du  déplaisir,  mais  les  éléments  de  cette 
connaissance  nous  manquent  précisément.  La  seule 
chose  que  nous  soyons  autorisés  à  affirmer,  c'est  que  le 
plaisir  est  en  rapport  avec  la  diminution,  l'atténuation 
ou  l'extinction  des  masses  d'excitations  accumulées 
dans  l'appareil  psychique,  tandis  que  la  peine  va  de  pair 
avec  l'augmentation,  l'exacerbation  de  ces  excitations. 
L'examen  du  plaisir  le  plus  intense  qui  soit  accessible  à 
l'homme,  c'est-à-dire  du  plaisir  éprouvé  au  cours  de 
l'accomplissement  de  l'acte  sexuel,  ne  laisse  aucun  doute 
sur  ce  point.  Gomme  il  s'agit,  dans  ces  actes  accompa- 
gnés de  plaisir,  du  sort  de  grandes  quantités  d'excita- 
tion ou  d'énergie  psychique,  nous  donnons  aux  consi- 
dérations qui  s'y  rapportent  le  nom  à' économiques . 
Nous  notons  que  la  tâche  incombant  à  l'appareil  psy- 
chique et  l'action  qu'il  exerce  peuvent  encore  être 
décrites  autrement  et  d'une  manière  plus  générale  qu'en 
insistant  sur  l'acquisition  du  plaisir.  On  peut  dire  que 
l'appareil  psychique  sert  à  maîtriser  et  à  supprimer  les 
excitations  et  irritations  d'origine  extérieure  et  interne. 
En  ce  qui  concerne  les  tendances  sexuelles,  il  est  évi- 
dent que  du  commencement  à  la  fin  de  leur  développe- 
ment elles  sont  un  moyen  d'acquisition  de  plaisir,  et  elles 
remplissent  cette  fonction  sans  faiblir.  Tel  est  également, 
au  début,  l'objectif  des  tendances  du  moi.  Mais  sous  la 
pression  de  la  grande  éducatrice  qu'est  la  nécessité,  les 
tendances  du  moi  ne  tardent  pas  à  remplacer  le  principe 
de  plaisir  par  une  modification.  La  tâche  d'écarter  la 
peine  s'impose  à  elles  avec  la  même  urgence  que  celle 
d'acquérir  du  plaisir  ;  le  moi  apprend  qu'il  est  indispen- 
sable de  renoncer  à  la  satisfaction  immédiate,  de  difterer 
l'acquisition  de  plaisir,  de  supporter  certaines  peines  et 
de  renoncer  en  général  à  certaines  sources  de  plaisir. 
Le  moi  ainsi  éduqué  est  devenu  «  raisonnable  »,  il  ne  se 
laisse  plus  dominer  par  le  principe  de  plaisir,  mais  se 
conforme  au  principe  de  réalité  qui,  au  fond,  a  également 


^84  Théorie  générale  des  névroses 

pour  but  le  plaisir,  mais  un  plaisir  qui,  s'il  est  difléré 
et  atténué,  a  l'avantage  d'oflVir  la  certitude  que  pro- 
curent le  contact  avec  la  réalité  et  la  conformité  à  ses 
exigences. 

Le  passage  du  principe  de  plaisir  au  principe  de 
réalité  constitue  un  des  progrès  les  plus  importants  dans 
le  développement  du  moi.  Nous  savons  déjà  que  les  ten- 
dances sexuelles  ne  franchissent  que  tardivement  et 
comme  forcées  et  contraintes  cette  phase  de  développe- 
ment du  moi,  et  nous  verrons  plus  tard  quelles  consé- 
quences peuvent  découler  pour  l'homme  de  ces  rapports 
plus  lâches  qui  existent  entre  sa  sexualité  et  la  réalité 
extérieure.  Si  le  moi  de  l'homme  subit  un  développe- 
ment et  a  son  histoire,  tout  comme  la  libido,  vous  ne 
serez  pas  étonnés  d'apprendre  qu'il  puisse  y  avoir  éga- 
lement une  «  régression  du  moi  »,  et  vous  serez  peut-être 
curieux  de  connaître  le  rôle  que  peut  jouer  dans  les  mala- 
dies névrotiques  ce  retour  du  moi  à  des  phases  de  déve- 
loppement antérieures. 


CHAPITRE  XXIII 
LES  MODES  DE  FORMATION  DE  SYMPTÔMES 


Aux  yeux  du  profane,  ce  seraient  les  symptômes  qui 
constituent  l'essence  de  la  maladie  et  la  guérison  con- 
sisterait pour  lui  dans  la  disparition  des  symptômes.  Le 
médecin  s'attache,  au  contraire,  à  distinguer  entre  symp- 
tômes et  maladie  et  prétend  que  la  disparition  des 
symptômes  est  loin  de  signifier  la  guérison  de  la  maladie. 
Mais  ce  qui  reste  de  la  maladie  après  la  disparition  des 
symptômes,  c'est  la  faculté  de  former  de  nouveaux 
symptômes.  Aussi  allons-nous  provisoirement  adopter  le 
point  de  vue  du  profane  et  admettre  qu'analyser  les 
symptômes  équivaut  à  comprendre  la  maladie. 

Les  symptômes,  et  nous  ne  parlons  naturellement  ici 

que  des  symptômes  psychiques  (ou  psychogènes)  et  de 

maladie  psychique,  sont,  pour  la  vie  considérée  dans  son 

ensemble,  des  actes  nuisibles  ou  tout  au  moins  inutiles, 

des    actes    qu'on  accomplit    avec    aversion  et  qui  sont 

accompagnés  d'un  sentiment  pénible  ou   de  souffrance. 

Leur  principal  dommage  consiste  dans  l'effort  psychique 

qu'exige  leur  exécution  et  dans  celui  dont  on  a  besoin 

pour  les  combattre.  Ces  deux  efibrts,  lorsqu'il  s'agit  d'une 

formation  exagérée  de  symptômes,  peuvent  entraîner  une 

diminution  telle  de  l'énergie  psychique  disponible  que  la 

personne  intéressée  devient  incapable  de  suffire  aux  tâches 

importantes  de  la  vie.  Comme  cet  effet  constitue  surtout 

une  expression  de  la  quantité  d'énergie  dépensée,  vous 

concevez  sans  peine  qu'  «  être  malade  »  est  une  notion 

essentiellement  pratique.  Si,  toutefois,  vous  plaçant  à  un 

point  de  vue  théorique,  vous  faites  abstraction  de  ces 

quantités,  vous  pouvez   dire,    sans  crainte  de  démenti, 

que  nous  sommes  tous  malades,  c'est-à-dire  névrotiques, 

attendu  que  les  conditions  qui  président  à  la  formation 

de  symptômes  existent  également  chez  l'homn:^  normal, 


386  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

Pour  ce  qui  est  des  symptômes  névrotiques,  nous 
savons  déjà  qu'ils  sont  l'effet  d'un  conflit  qui  s'élève  au 
sujet  d'un  nouveau  mode  de  satisfaction  de  la  libido. 
Les  deux  forces  qui  s'étaient  séparées  se  réunissent  de 
nouveau  dans  le  symptôme,  se  réconcilient  pour  ainsi 
dire  à  la  faveur  d'un  compromis  qui  n'est  autre  que  la 
formation  de  symptômes.  C'est  ce  qui  explique  la  capa- 
cité de  résistance  du  symptôme  :  il  est  maintenu  de 
deux  côtés.  Nous  savons  aussi  que  l'un  des  deux  parte- 
naires du  conflit  représente  la  libido  insatisfaite,  écartée 
de  la  réalité  et  obligée  de  chercher  de  nouveaux  modes 
de  satisfaction.  Si  la  réalité  se  montre  impitoyable,  alors 
même  que  la  libido  est  disposée  à  adopter  un  autre  objet 
à  la  place  de  celui  qui  est  refusé,  celle-ci  sera  finale* 
ment  obligée  de  s'engager  dans  la  voie  de  la  régression 
et  de  chercher  sa  satisfaction  soit  dans  l'une  des  organi- 
sations déjà  dépassées,  soit  dans  l'un  des  objets  antérieu- 
rement abandonnés.  Ce  qui  attire  la  libido  sur  la  voie  de 
la  régression,  ce  sont  les  fixations  qu'elle  avait  laissées  à 
ces  stades  de  son  développement. 

Or,  la  voie  de  la  régression  se  sépare  nettement  de  celle 
de  la  névrose.  Lorsque  les  régressions  ne  soulèvent 
aucune  opposition  du  7noi,  tout  se  passe^  sans  névrose,  et 
la  libido  obtient  une  satisfaction  réelle,  sinon  toujours 
normale.  Mais  lorsque  le  rnoiy  qui  a  le  contrôle  non  seu- 
lement de  la  conscience,  mais  encore  des  accès  à  l'inner- 
vation motrice  et,  par  conséquent,  de  la  possibilité  de 
réalisation  des  tendances  psychiques  ;  lorsque  le  moi, 
disons-nous,  n'accepte  pas  ces  régressions,  on  se  trouve 
en  présence  d'un  conflit.  La  libido  trouve  la  voie,  pour 
ainsi  dire,  bloquée  et  doit  essayer  de  s'échapper  dans 
une  direction  où  elle  puisse  dépenser  sa  réserve  d'éner- 
gie d'après  les  exigences  du  principe  de  plaisir.  Elle  doit 
se  séparer  du  moi.  Ce  qui  lui  facilite  sa  iDesogne,  ce  «.ont 
les  fixations  qu'elle  avait  laissées  le  long  du  chemin  de 
son  développement  et  contre  lesquelles  le  moi  s'était 
chaque  fois  défendu  à  l'aide  de  refoulements.  En  occu- 
pant dans  sa  marche  régressive  ces  positions  refoulées, 
la  libido  se  soustrait  au  moi  et  à  ses  lois  et  renonce  en 
même  temps  à  toute  l'éducation  qu'elle  avait  reçue  sous 
son  influence.  Elle  se  laissait  guider,  tant  qu'elle  pouvait 
espérer  une  satisfaction  ;  mais  sous  la  double  pression 


LES  MODES  DE  FORMATION  DE  SYMPTÔMES  SS^ 

de  la  privation  extérieure  et  intérieure,  elle  devient  insu- 
bordonnée et  pense  avec  regret  au  bonheur  du  temps 
passé.  Tel  est  son  caractère,  au  fond  invariable.  Les 
représentations  auxquelles  la  libido  applique  désormais 
son  énergie  font  partie  du  système  de  l'inconscient  et 
sont  soumises  aux  processus  qui  s'accomplissent  dans  ce 
système,  en  premier  lieu  à  la  condensation  et  au  dépla- 
cement. Nous  nous  trouvons  ici  en  présence  de  la  même 
situation  que  celle  qui  caractérise  la  formation  de  rêves. 
Nous  savons  que  le  rêve  proprement  dit,  qui  s'est  formé 
dans  l'inconscient  à  titre  de  réalisation  d'un  désir  ima- 
ginaire inconscient,  se  heurte  à  une  certaine  activité 
(pré)consciente.  Celle-ci  impose  au  rêve  inconscient  sa 
censure  à  la  suite  de  laquelle  survient  un  compromis 
caractérisé  par  la  formation  d'un  rêve  manifeste.  Or,  il 
en  est  de  même  de  la  libido,  dont  l'objet,  relégué  dans 
l'inconscient,  doit  compter  avec  la  force  du  moi  pré- 
conscient. L'opposition  qui  s'est  élevée  contre  cet  objet 
au  sein  du  moi  constitue  pour  la  libido  une  sorte  de 
«  contre-attaque  »  dirigée  contre  sa  nouvelle  position  et 
l'oblige  de  choisir  un  mode  d'expression  qui  puisse 
devenir  aussi  celui  du  moi.  Ainsi  naît  le  symptôme,  qui 
est  un  produit  considérablement  déformé  de  la  satisfac- 
tion inconsciente  d'un  désir  libidineux,  un  produit  équi- 
voque, habilement  choisi  et  possédant  deux  significa- 
tions diamétralement  opposées.  Sur  ce  dernier  point,  il 
y  a  toutefois  entre  le  rêve  et  le  symptôme  cette  difïé- 
rence  que,  dans  le  premier,  l'intention  préconsciente 
vise  seulement  à  préserver  le  sommeil,  à  ne  rien  admettre 
dans  la  conscience  de  ce  qui  soit  susceptible  de  le  trou- 
bler ;  elle  n'oppose  pas  au  désir  inconscient  un  veto 
tranché,  elle  ne  lui  crie  pas  :  non  I  au  contraire  !  Lorsqu'elle 
a  à  faire  au  rêve,  l'intention  préconsciente  doit  être  plus 
tolérante,  car  la  situation  de  l'homme  qui  dort  est  moins 
menacée,  l'état  de  sommeil  formant  une  barrière  qui 
supprime  toute  communication  avec  la  réalité. 

Vous  voyez  ainsi  que,  si  la  libido  peut  échapper  aux 
conditions  créées  par  le  conflit,  elle  le  doit  à  l'existence 
de  fixations.  Par  son  retour  aux  fixations,  la  libido  sup- 
prime l'effet  des  refoulements  et  obtient  une  dérivation 
ou  une  satisfaction,  à  la  condition  d'observer  les  clauses 
du  compromis.  Par  ses  détours  à  travers  l'inconscient 


388  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

et  les  anciennes  fixations,  elle  réussit  enfin  à  se  procurer 
une  satisfaction  réelle,  bien  qu'excessivement  limitée  et 
à  peine  reconnaissable.  A  propos  de  ce  résultat  final,  je 
ferai  deux  remarques  :  en  premier  lieu,  j'attire  votre 
attention  sur  les  liens  étroits  qui  existent  ici  entre  la 
libido  et  l'inconscient,  d'une  part,  la  conscience  et  la 
réalité,  d'autre  part,  bien  qu'au  début  ces  deux  couples 
ne  soient  rattachés  entre  eux  par  aucun  lien  ;  en  deuxième 
lieu,  je  tiens  à  vous  prévenir,  en  vous  priant  de  ne  pas 
l'oublier,  que  tout  ce  que  je  viens  de  dire  et  tout  ce  que 
je  dirai  dans  la  suite  se  rapporte  uniquement  à  la  forma- 
tion de  symptômes  dans  la  névrose  hystérique. 

Où  la  libido  trouve-t-elle  les  fixations  dont  elle  a 
besoin  pour  se  frayer  une  voie  à  travers  les  refoulements? 
Dans  les  activités  et  les  événements  de  la  sexualité  infan- 
tile, dans  les  tendances  partielles  et  les  objets  aban- 
donnés et  délaissés  de  l'enfance.  C'est  à  tout  cela  que 
revient  la  libido.  L'importance  de  l'enfance  est  double  : 
d'une  part,  l'enfant  manifeste  pour  la  première  fois  des 
instincts  et  tendances  qu'il  apporte  au  monde  à  titre  de 
dispositions  innées  et,  d'autre  part,  il  subit  des  influen- 
ces extérieures,  des  événements  accidentels  qui  éveillent 
à  l'activité  d'autres  de  ses  instincts.  Je  crois  que  nous 
avons  un  droit  incontestable  à  adopter  cette  division.  La 
manifestation  de  dispositions  innées  ne  soulève  aucune 
objection  critique,  mais  l'expérience  analytique  nous 
oblige  précisément  d'admettre  que  des  événements  pure- 
ments  accidentels  survenus  dans  l'enfance  sont  capables 
de  laisser  des  points  d'appui  pour  les  fixations  de  la 
libido.  Je  ne  vois  d'ailleurs  là  aucune  difficulté  théorique. 
Les  dispositions  constitutionnelles  sont  incontestable- 
ment des  traces  que  nous  ont  laissées  des  ancêtres 
éloignés  ;  mais  il  s'agit  là  de  caractères  qui,  eux  aussi, 
ont  été  acquis  un  jour,  car  sans  acquisition  il  n'y  aurait 
pas  d'hérédité.  Est-il  admissible  que  la  faculté  d'acquérir 
de  nouveaux  caractères  susceptibles  d'être  transmis 
héréditairement  soit  précisément  refusée  à  la  génération 
que  nous  considérons  ?  La  valeur  des  événements  de  la  vie 
infantile  ne  doit  pas,  ainsi  qu'on  le  fait  volontiers,  être 
diminuée  au  profit  des  événements  de  la  vie  ancestrale  et 
de  la  maturité  de  l'individu  considéré  ;  les  faits  qui  rem- 
plissent la  vie  de  l'enfance  méritent,  bien  au  contraire, 


LES  MODES  DE  FORMATION  DE  SYMPTÔMES  SSg 

une  considération  toute  particulière.  Ils  entraînent  des 
conséquences  d'autant  plus  graves  qu'ils  se  produisent 
à  une  époque  où  le  développement  est  encore  inachevé, 
circonstance  qui  favorise  précisément  leur  action  trau- 
matique.  Les  travaux  de  Roux  et  d'autres  sur  la  méca- 
nique du  développement  nous  ont  montré  que  la  moin- 
dre lésion,  une  piqûre  d'aiguille  par  exemple,  infligée  à 
l'embryon  pendant  la  division  cellulaire,  peut  entraîner 
des  troubles  de  développement  très  graves.  La  même 
lésion  infligée  à  la  larve  ou  à  l'animal  achevé  ne  produit 
aucun  efTet  nuisible. 

La  fixation  de  la  libido  de  l'adulte,  que  nous  avons 
introduite  dans  l'équation  étiologique  des  névroses  à 
titre  de  représentant  du  facteur  constitutionnel,  se  laisse 
maintenant  décomposer  en  deux  nouveaux  facteurs  :  la 
disposition  héréditaire  et  la  disposition  acquise  dans  la 
première  enfance.  Je  sais  qu'un  schéma  a  toujours  la 
sympathie  de  ceux  qui  veulent  apprendre.  Résumons 
donc  les  rapports  entre  les  divers  facteurs  dans  le  schéma 
suivant  : 

Étiologfie  Disposition  _,      Evénement  accidentel 

des  névroses.  par  fix;ition  de  la  lilndo.  (tniuinatiqne.) 


I  ,  I      .      . 

Constitution  sexuelle.  Evéueiuents  de  la  vie  infantile. 

Evénements  de  la  vie  préhistorique. 

La  constitution  sexuelle  héréditaire  présente  une 
grande  variété  de  dispositions,  selon  que  la  disposition 
porte  plus  particulièrement  sur  telle  ou  telle  tendance 
partielle,  seule  ou  combinée  avec  d'autres.  En  associa- 
tion avec  les  événements  de  la  vie  infantile,  la  constitu- 
tion forme  une  nouvelle  «  série  complémentaire  »,  tout 
à  fait  analogue  à  celle  dont  nous  avons  constaté 
l'existence  comme  résultat  de  l'association  entre  la  dispo- 
sition et  les  événements  accidentels  de  la  vie  de  l'adulte. 
Ici  et  là  nous  retrouvons  les  mêmes  cas  extrêmes  et  les 
mêmes  relations  de  substitution.  On  peut  à  ce  propos  se 
demander  si  la  plus  remarquable  des  régressions  de  la 
libido,  à  savoir  sa  régression  à  l'une  quelconque  des 
phases  antérieures  de  l'organisation  sexuelle,  n'est  pas 
déterminée   principalement   par  les  conditions  çonstitu- 


^go  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

tionnelles  héréditaires.  Mais  nous  ferons  bien  de  différer  . 
la  réponse  à  cette  question  jusqu'au   moment  où  nous  " 
disposerons  d  une  plus  grande  série  de  formes  d'affec- 
tions névrotiques. 

Arrêtons-nous  maintenant  à  ce  résultat  de  la  recherche 
analytique  qui  nous  montre  la  libido  des  névrotiques 
liée  aux  événements  de  leur  vie  sexuelle  infantile.  De  ce 
fait,  ces  événements  semblent  acquérir  une  importance 
vitale  pour  l'homme  et  jouer  un  très  grand  rôle  dans 
l'éclosion  de  maladies  nerveuses.  Cette  importance  et  ce 
rôle  sont  incontestablement  très  grands,  tant  qu'on  ne 
tient  compte  que  du  travail  thérapeutique.  Mais  si  l'on 
fait  abstraction  de  ce  travail,  on  s'aperçoit  facilement 
qu'on  risque  d'être  victime  d'un  malentendu  et  de  se 
faire  de  la  vie  une  conception  unilatérale,  fondée  trop 
exclusivement  sur  la  situation  névrotique.  L'importance 
des  événements  infantiles  se  trouve  diminuée  par  le  fait 
que  la  libido,  dans  son  mouvement  régressif,  ne  vient  s'y 
fixer  qu'après  avoir  été  chassée  de  ses  positions  plus 
avancées.  La  conclusion  qui  semble  s'imposer  dans  ces 
conditions  est  que  les  événements  infantiles  dont  il 
s'agit  n'ont  eu,  à  l'époque  où  ils  se  sont  produits,  aucune 
importance  et  qu'ils  ne  sont  devenus  importants  que 
régressivement.  Rappelez-vous  que  nous  avons  déjà 
adopté  une  attitude  analogue  lors  de  la  discussion  de 
1  '  Œdipe-comp  lexe . 

11  ne  nous  sera  pas  difficile  de  prendre  parti  dans  le 
cas  particulier  dont  nous  nous  occupons.  La  Remarque 
d'après  laquelle  la  transformation  libidineuse  et,  par 
conséquent,  le  rôle  pathogène  des  événements  de  la  vie 
infantile  sont  dans  une  grande  mesure  renforcés  par  la 
régression  de  la  libido,  est  certainement  justifiée,  mais 
serait  susceptible  de  nous  induire  en  erreur  si  nous 
l'acceptions  sans  réserves.  D'autres  considérations 
doivent  encore  entrer  en  ligne  de  compte.  En  premier 
lieu,  l'observation  montre  d'une  manière  indiscutable 
que  les  événements  de  la  vie  infantile  possèdent  leur 
importance  propre,  laquelle  apparaît  d'ailleurs  dès  l'en- 
fance. Il  y  a  des  névroses  infantiles  dans  lesquelles  la 
régression  dans  le  temps  iie  joue  qu'un  rôle  insignifiant 
ou  ne  se  produit  pas  du  tout,  l'affection  éclatant  immé- 
diatement   à    la    suite    d'un    événement    traumatique. 


LES  MODES  DE  FORMATION  DE  SYMPTÔMES  Sgi 

L'étude  de  ces  névroses  infantiles  est  faite  pour  nous 
préserver  de  plus  d'un  malentendu  dangereux  concer- 
nant les  névroses  des  adultes,  de  même  que  l'étude  des 
rêves  infantiles  nous  avait  mis  sur  la  voie  qui  nous  a 
conduits  à  la  compréhension  des  rêves  d'adultes.  Or, 
les  névroses  infantiles  sont  très  fréquentes,  beaucoup  plus 
fréquentes  qu'on  ne  le  croit.  Elles  passent  souvent  ina- 
perçues, sont  considérées  comme  des  signes  de  méchan- 
ceté ou  de  mauvaise  éducation,  sont  souvent  réprimées 
par  les  autorités  qui  régnent  sur  la  nursery ,  mais  sont 
faciles  à  reconnaître  après  coup,  par  un  examen  rétros- 
pectif. Elles  se  manifestent  le  plus  souvent  sous  la  forme 
d'une  hystérie  d'angoisse^  et  vous  apprendrez  dans  une 
autre  occasion  ce  que  cela  signifie.  Lorsqu'une  névrose 
éclate  à  l'une  des  phases  ultérieures  de  la  vie,  l'analyse 
révèle  régulièrement  qu'elle  n'est  que  la  suite  directe 
d'une  névrose  infantile  qui,  à  l'époque,  ne  s'est  peut-être 
manifestée  que  sous  un  aspect  voilé,  à  l'état  d'ébauche. 
Mais  il  est  des  cas,  avons-nous  dit,  où  cette  nervosité 
infantile  se  poursuit  sans  interruption,  au  point  de 
devenir  une  maladie  qui  dure  autant  que  la  vie.  Nous 
avons  pu  examitier  sur  l'enfant  même,  dans  son  état 
actuel,  quelques  exemples  de  névrose  infantile  ;  mais  le 
plus  souvent  il  nous  a  fallu  nous  contenter  de  conclure 
à  l'existence  d'une  névrose  infantile  d'après  une  névrose 
de  l'âge  mûr,  ce  qui  a  exigé  de  notre  part  certaines 
corrections  et  précautions. 

En  deuxième  lieu,  on  est  obligé  de  reconnaître  que 
cette  régression  régulière  de  la  libido  vers  la  période 
infantile  aurait  de  quoi  nous  étonner,  s'il  n'y  avait  dans 
cette  période  quelque  chose  qui  exerce  sur  la  libido  une 
attraction  particulière.  La  fixation,  dont  nous  admettons 
l'existence  sur  certains  points  du  trajet  suivi  par  le  déve- 
loppement, serait  sans  contenu,  si  nous  ne  la  concevions 
pas  comme  la  cristallisation  d'une  certaine  quantité 
d'énergie  libidineuse.  Je  dois  enfin  vous  rappeler,  qu'en 
ce  qui  concerne  l'intensité  et  le  rôle  pathogène,  il  existe, 
entre  les  événements  de  la  vie  infantile  et  ceux  de  la  vie 
ultérieure,  le  même  rapport  de  complément  réciproque 
que  celui  que  nous  avons  constaté  dans  les  séries  pré- 
cédemment étudiées.  Il  est  des  cas  dans  lesquels  le  seul 
facteur   étiologique   est  constitué    par   les    événements 


392  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

sexuels  de  l'enfance,  d'origine  sûrement  traumatique  et 
dont  les  effets,  pour  se  manifester,  n'exigent  pas  d'autres 
conditions  que  celles  offertes  par  la  constitution  sexuelle 
moyenne  et  par  son  immaturité.  Mais  il  est,  en  revanche 
des  cas'où  Fétiologie  de  la  névrose  doit  être  cherchée 
uniquement  dans  des  conflits  ultérieurs  et  où  le  rôle  des 
impressions  infantiles,  révélé  par  l'analyse,  apparaît 
comme  un  effet  de  la  régression.  Nous  avons  ainsi  les 
extrêmes  de  1'  «  arrêt  de  développement  »  et  de  la  «  ré- 
gression »  et,  entre  ces  deux  extrêmes,  tous  les  degrés 
de  combinaison  de  ces  deux  facteurs. 

Tous  ces  faits  présentent  un  certain  intérêt  pour  la 
pédagogie  qui  se  propose  de  prévenir  les  névroses  en 
instituant  de  bonne  heure  un  contrôle  sur  la  vie  sexuelle 
de  l'enfant.  Tant  qu'on  concentre  toute  l'attention  sur 
les  événements  sexuels  de  l'enfance,  on  peut  croire  qu'on 
a  tout  fait  pour  prévenir  les  maladies  nerveuses  lorsqu'on 
a  pris  soin  de  retarder  le  développement  sexuel  et 
d'épargner  à  l'enfant  des  impressions  d'ordre  sexuel. 
Mais  nous  savons  déjà  que  les  conditions  déterminantes 
des  névroses  sont  beaucoup  plus  compliquées  et  ne  se 
trouvent  pas  sous  l'influence  d'un  seul  facteur.  La  sur- 
veillance rigoureuse  de  l'enfant  est  sans  aucune  valeur, 
parce  qu'elle  ne  peut  rien  contre  le  facteur  constitu- 
tionnel ;  elle  est  en  outre  plus  difficile  à  exercer  que  ne 
le  croient  les  éducateurs  et  comporte  deux  nouveaux 
dangers  qui  sont  loin  d'être  négligeables:  d'une  part, 
elle  dépasse  le  but,  en  favorisant  un  refoulement  sexuel 
exagéré,  susceptible  d'avoir  des  conséquences  nuisibles  ; 
d'autre  part,  elle  lance  l'enfant  dans  la  vie  sans  aucun 
moyen  de  défense  contre  l'afflux  de  tendances  sexuelles 
que  doit  amener  la  puberté.  Les  avantages  de  la  pro- 
phylaxie sexuelle  de  l'enfance  sont  donc  plus  que  dou- 
teux, et  l'on  peut  se  demander  si  ce  n'est  pas  dans  une 
autre  attitude  à  l'égard  de  l'actualité  qu'il  convient  de 
chercher  un  meilleur  point  d'appui  pour  la  prophylaxie 
des  névroses. 

Mais  revenons  aux  symptômes.  A  la  satisfaction  dont 
on  est  privé,  ils  créent  une  substitution  en  faisant  rétro- 
grader la  libido  à  des  phases  antérieures,  ce  qui  com- 
porte le  retour  aux  objets  ou  à  l'organisation  qui  ont 
caractérisé  ces  phases.  Nous  savions  déjà  que  le  névro- 


LES  MODES  DÉ  foumation  dé  symptômes  395 

tique  est  attaché  à  un  certain  moment  déterminé  de  son 
passé  ;  il  s'agit  d'une  période  dans  laquelle  sa  libido 
n'était  pas  privée  de  satisfaction,  d'une  période  où  il 
était  heureux.  Il  cherche  dans  son  passé,  jusqu'à  ce  qu'il 
trouve  une  pareille  période,  dût-il  pour  cela  remonter 
jusqu'à  sa  toute  première  enfance,  telle  qu'il  s'en  sou- 
vient ou  se  la  représente  d'après  des  indices  ultérieurs. 
Le  symptôme  reproduit  d'une  manière  ou  d'une  autre 
cette  satisfaction  de  la  première  enfance,  satisfaction 
déformée  par  la  censure  qui  naît  du  conflit,  accompa- 
gnée généralement  d'une  sensation  de  souffrance  et 
associée  à  des  facteurs  faisant  partie  de  la  prédisposition 
morbide.  La  satisfaction  qui  naît  du  symptôme  est  de 
nature  bizarre.  Nous  faisons  abstraction  du  fait  que  la 
personne  intéressée  éprouve  cette  satisfaction  comme 
une  souffrance  et  s'en  plaint  :  cette  transformation  est 
l'effet  du  conflit  psychique  sous  la  pression  duquel  le 
symptôme  a  dû  se  former.  Ce  qui  fut  jadis  pour  l'individu 
une  satisfaction,  doit  précisément  aujourd'hui  provoquer 
sa  résistance  ou  son  aversion.  Nous  connaissons  un 
exemple  peu  apparent,  mais  très  instructif  de  cette  trans- 
formation de  sensations.  Le  même  enfant  qui  absorbait 
autrefois  avec  avidité  le  lait  du  sein  maternel  manifeste 
quelques  années  plus  tard  une  forte  aversion  pour  le 
lait,  aversion  que  l'éducation  a  beaucoup  de  difliculté  à 
vaincre.  Cette  aversion  s'aggrave  parfois  et  va  jusqu'au 
dégoût,  lorsque  le  lait  ou  la  boisson  mélangée  avec  du 
lait  sont  recouverts  d'une  mince  membrane.  Il  est  permis 
de  supposer  que  cette  membrane  réveille  le  souvenir  du 
sein  maternel  jadis  si  ardemment  désiré.  On  doit  ajouter 
d'ailleurs  que  dans  l'intervalle  se  place  le  sevrage  avec 
son  action  traumatique. 

Mais  il  est  encore  une  autre  raison  pour  laquelle  les 
symptômes  nous  paraissent  singuliers  et,  en  tant  que 
moyen  de  satisfaction  libidineuse,  incompréhensibles.  Ils 
ne  nous  rappellent  que  ce  dont  nous  attendons  générale- 
ment et  normalement  une  satisfaction.  Ils  font  le  plus 
souvent  abstraction  de  l'objet  et  renoncent  ainsi  à  tout 
rapport  avec  la  réalité  extérieure.  Nous  disons  que  c'est 
là  une  consé([ijence  du  renoncement  au  principe  de  réa- 
lité et  du  retour  au  principe  de  plaisir.  Mais  il  y  a  là 
aussi  un  retour  à  une   sorte   d'auto-érotisme  élargi,  à 


394  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

celui  qui  avait  procuré  à  la  tendance  sexuelle  ses  pre- 
mières satisfactions.  Les  symptômes  remplacent  une 
modification  du  monde  extérieur  par  une  modification  du 
corps,  donc  une  action  extérieure  par  une  action  inté- 
rieure, un  acte  par  vme  adaptation,  ce  qui,  au  point  de 
vue  phylogénique,  correspond  encore  à  une  régression 
tout  à  fait  significative.  Nous  ne  comprendrons  bien  tout 
cela  qu'à  l'occasion  d'une  nouvelle  donnée  que  nous 
révéleront  plus  tard  nos  recherches  analytiques  sur  la 
formation  des  symptômes.  Rappelons-nous  en  outre  qu'à 
la  formation  de  symptômes  coopèrent  les  mêmes  pro- 
cessus de  l'inconscient  que  ceux  que  nous  avons  vus  à 
l'œuvre  lors  de  la  formation  de  rêves,  à  savoir  la  con- 
densation et  le  déplacement.  Comme  le  rêve,  le  symp- 
tôme représente  quelque  chose  comme  étant  réalisé,  une 
satisfaction  à  la  manière  infantile,  mais  par  une  conden- 
satioiii  poussée  à  l'extrême  degré  cette  satisfaction  peut 
être  enfermée  en  une  seule  sensation  ou  innervation,  et 
par  un  déplacement  extrême  elle  peut  être  limitée  à  un 
seul  petit  détail  de  tout  le  complexe  libidineux.  Rien 
d'étonnant  si  nous  éprouvons,  nous  aussi,  une  cer- 
taine difficulté  à  reconnaître  dans  le  symptôme  la  satis- 
faction libidineuse  soupçonnée  et  toujours  confirmée. 

Je  viens  de  vous  annoncer  que  vous  alliez  apprendre 
encore  quelque  chose  de  nouveau.  Il  s'agit  en  effet  d'une 
chose  non  seulement  nouvelle,  mais  encore  étonnante 
et  troublante.  Vous  savez  que  par  l'analyse  ayant  pour 
point  de  départ  les  symptômes  nous  arrivons  à  la  con- 
naissance des  événements  de  la  vie  infantile  auxquels  est 
fixée  la  libido  et  dont  sont  faits  les  symptômes.  Or, 
l'étonnant,  c'est  que  ces  scènes  infantiles  ne  sont  pas 
toujours  vraies.  Oui,  le  plus  souvent  elle  ne  sont  pas 
vraies,  et  dans  quelques  cas  elles  sont  même  directement 
contraires  à  la  vérité  historique.  Plus  que  tout  autre 
argument,  cette  découverte  est  de  nature  à  discréditer  ou 
l'analyse  qui  a  abouti  à  un  résultat  pareil  ou  le  malade 
sur  les  dires  duquel  reposent  tout  l'édifice  de  l'analyse 
et  la  compréhension  des  névroses.  Cette  découverte  est, 
en  outre,  extrêmement  troublante.  Si  les  événements 
infantiles  dégagés  par  l'analyse  étaient  toujours  réels, 
nous  aurions  le  sentiment  de  nous  mouvoir  sur  un  ter- 
rain solide  ;  s'ils  étaient  toujours  faux,  s'ils  se  révélaient 


LES  MODES  DE  FORMATION  DE  SYMPTÔMES  3g5 

dans  tous  les  cas  comme  des  inventions,  des  fantaisies 
des  malades,  il  ne  nous  resterait  qu'à  abandonner  ce 
terrain  mouvant  et  nous  réfugier  sur  un  autre.  Mais  nous 
ne  nous  trouvons  devant  aucune  de  ces  deux  alterna- 
tives: les  événement  infantiles,  reconstitués  ou  évoqués 
par  l'analyse,  sont  tantôt  incontestablement  faux,  tantôt 
non  moins  incontestablement  réels,  et  dans  la  plupart 
des  cas,  ils  sont  un  mélange  de  vrai  et  de  faux.  Les 
symptômes  représentent  donc  tantôt  des  événements 
ayant  réellement  eu  lieu  et  auxquels  on  doit  reconnaître 
une  influence  sur  la  fixation  de  la  libido,  tantôt  des  fan- 
taisies des  malades  auxquelles  on  ne  peut  reconnaître 
aucun  rôle  étiologique.  Cette  situation  est  de  nature  à 
nous  mettre  dans  un  très  grand  embarras.  Je  vous  rap- 
pellerai cependant  que  certains  souvenirs  d'enfance  que 
les  hommes  gardent  toujours  dans  leur  conscience,  en 
dehors  et  indépendamment  de  toute  analyse,  peuvent 
également  être  faux  ou  du  moins  présenter  un  mélange 
de  vrai  ou  de  faux.  Or,  dans  ces  cas,  la  preuve  de 
l'inexactitude  est  rarement  difficile  à  faire,  ce  qui  nous 
procure  tout  au  moins  la  consolation  de  penser  que  l'em- 
barras dont  je  viens  de  parler  est  le  fait  non  de  l'analyse, 
mais  du  malade. 

Il  suffît  de  réfléchir  un  peu  pour  comprendre  ce  qui 
nous  trouble  dans  cette  situation:  c'est  le  mépris  de  la 
réalité,  c'est  le  fait  de  ne  tenir  aucun  compte  de  la  difl'é- 
rence  qui  existe  entre  la  réalité  et  l'imagination.  Nous 
sommes  tentés  d'en  vouloir  au  malade,  parce  qu'il  nous 
ennuie  avec  ses  histoires  imaginaires.  La  réalité  nous 
paraît  séparée  de  l'imagination  par  un  abîme  infranchis- 
sable, et  nous  l'apprécions  tout  autrement.  Tel  est  d'ail- 
leurs aussi  le  point  de  vue  du  malade  lorsqu'il  pense 
normalement.  Lorsqu'il  nous  produit  les  matériaux  qui, 
dissimulés  derrière  les  symptômes,  révèlent  des  situa- 
tions modelées  sur  les  événements  de  la  vie  infantile  et 
dont  le  noyau  est  formé  par  un  désir  qui  cherche  à  se 
satisfaire,  nous  commençons  toujours  par  nous  demander 
s'il  s'agit  de  choses  réelles  ou  imaginaires.  Plus  tard, 
certains  signes  apparaissent  qui  nous  permettent  de 
résoudre  cette  question  dans  un  sens  ou  dans  un  autre, 
et  nous  nous  empressons  de  mettre  le  malade  au  cou- 
rant de  notre  solution.  Mais  cette   initiation  du  malade 


396  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

ne  va  pas  sans  difTicuUés.  Si  nous  lui  disons  dès  le  début 
qu'il  est  entrain  de  raconter  des  événements  imaginaires 
avec  lesquels  il  voile  l'histoire  de  son  enfance,  comme 
les  peuples  substituent  les  légendes  à  l'histoire  de  leur 
passé  oublié,  nous  constatons  que  son  intérêt  à  pour- 
suivre le  récit  baisse  subitement,  résultat  que  nous 
étions  loin  de  désirer.  Il  veut,  lui  aussi,  avoir  l'expérience 
de  choses  réelles  et  se  déclare  plein  de  mépris  pour  les 
choses  imaginaires.  Mais  si,  pour  mener  notre  travail  à 
bonne  fin,  nous  maintenons  le  malade  dans  la  convic- 
tion que  ce  qu'il  nous  raconte  représente  les  événements 
réels  de  son  enfance,  nous  nous  exposons  à  ce  qu'il  nous 
reproche  plus  tard  notre  erreur  et  se  moque  de  notre 
prétendue  crédulité.  11  a  de  la  peine  à  nous  comprendre 
lorsque  nous  l'engageons  à  mettre  sur  le  même  plan  la 
réalité  et  la  fantaisie  et  à  ne  pas  se  préoccuper  de  savoir 
si  les  événements  de  sa  vie  infantile,  que  nous  voulons 
élucider  et  tels  qu'il  nous  les  raconte,  sont  vrais  ou  faux. 
Il  est  pourtant  évident  que  c'est  là  la  seule  attitude  à 
recommander  à  l'égard  de  ces  productions  psychiques. 
C'est  que  ces  productions  sont,  elles  aussi,  réelles  dans 
un  certain  sens  :  il  reste  notamment  le  fait  que  c'est  le 
malade  qui  a  créé  les  événements  imaginaires  ;  et,  au 
point  de  vue  de  la  névrose,  ce  fait  n'est  pas  moins  impor- 
tant que  si  le  malade  avait  réellement  vécu  les  événe- 
ments dont  il  parle.  Les  fantaisies  possèdent  une  réalité 
psychique,  opposée  à  la  réalité  matérielle,  et  nous  nous 
pénétrons  peu  à  peu  de  cette  vérité  que  dans  le  monde 
des  névroses  c'est  la  réalité  psychique  qui  joue  le  rôle 
dominant. 

Parmi  les  événements  qui  figurent  dans  toutes,  ou 
presque  toutes,  les  histoires  d'enfance  des  névrotiques, 
il  en  est  quelques-uns  qui  méritent  d'être  relevés  tout 
particulièrement  à  cause  de  leur  grande  importance.  Ce 
sont:  des  observations  relatives  aux  rapports  sexuels  des 
parents,  le  détournement  par  une  personne  adulte,  la 
menace  de  castration.  Ce  serait  une  erreur  de  croire 
qu'il  ne  s'agit  là  que  de  choses  imaginaires,  sans  aucune 
base  réelle.  Il  est,  au  contraire,  possible  d'établir  indis- 
cutablement la  matérialité  de  ces  faits  en  interrogeant  les 
parents  plus  âgés  des  malades.  11  n'est  pas  rare  d'ap- 
prendre, par  exemple,  que  tel  petit  garçon  qui  a  com- 


LES  MODES  DE  FORMATION  DE  SYMPTÔMES  897 

mencé  à  jouer  indécemment  avec  son  organe  génital  et 
qui  ne  sait  pas  encore  que  c'est  là  un  amusement  qu'on 
doit  cacher,  soit  menacé  par  les  parents  et  les  personnes 
préposées  à  ses  soins,  d'une  amputation  de  la  verge  ou 
de  la  main  pécheresse.  Les  parents,  interrogés,  n'hésitent 
pas  à  en  convenir,  car  ils  estiment  avoir  eu  raison  d'inti- 
mider l'enfant  ;  certains  malades  gardent  un  souvenir 
correct  et  conscient  de  cette  menace,  surtout  lorsque 
celle-ci  s'est  produite  quand  ils  avaient  déjà  un  certain 
âge.  Lorsque  c'est  la  mère  ou  une  autre  personne  du  sexe 
féminin  qui  profère  cette  menace,  elle  en  fait  entrevoir 
l'exécution  par  le  père  ou  par  le  médecin.  Dans  le  célèbre 
«  Struwwelpeter  »  du  pédiatre  francfortois  Hoffmann, 
qui  doit  son  charme  à  la  profonde  intelligence  des  com- 
plexes sexuels  et  autres  de  l'enfance,  la  castration  se 
trouve  remplacée  par  l'amputation  du  pouce,  dont  Ten- 
fant  est  menacé  pour  son  obstination  à  le  sucer.  Il  est 
cependant  tout  à  fait  invraisemblable  que  les  enfants 
soient  aussi  souvent  menacés  de  castration  qu'on  pour- 
rait le  croire  d'après  les  analyses  des  névrotiques.  Il 
y  a  tout  lieu  de  supposer  que  l'enfant  imagine  cette  me- 
nace, d'abord  en  se  basant  sur  certaines  allusions,  ensuite 
parce  qu'il  sait  que  la  satisfaction  auto-érotique  est 
défendue  et  enfin  sous  l'impression  que  lui  a  laissée  la 
découverte  de  l'organe  génital  féminin.  De  même  il  n'est 
pas  du  tout  invraisemblable  que,  même  dans  les  familles 
non  prolétariennes,  l'enfant,  qu'on  croit  incapable  de 
comprendre  et  de  se  souvenir,  ait  pu  être  témoin  des 
rapports  sexuels  entre  ses  parents  ou  d'autres  personnes 
adultes  et  qu'ayant  compris  plus  tard  ce  qu'il  avait  vu  il 
ait  réagi  à  l'impression  reçue.  Mais  lorsqu'il  décrit  les 
rapports  sexuels,  dont  il  a  pu  être  témoin,  avec  des 
détails  trop  minutieux  pour  avoir  pu  être  observés,  ou 
lorsqu'il  les  décrit,  ce  qui  est  le  cas  de  beaucoup  le  plus 
fréquent,  comme  des  rapports  more  ferarutru,  il  apparaît 
hors  de  doute  que  cette  fantaisie  se  rattache  à  l'observa- 
tion d'actes  d'accouplement  chez  les  bêtes  (les  chiens)  et 
s'explique  par  l'état  d'insatisfaction  que  l'enfant,  qui  n'a 
subi  que  l'impression  visuelle,  éprouve  au  moment  de  la 
puberté.  Mais  le  cas  le  plus  extrême  de  ce  genre  est 
celui  où  l'enfant  prétend  avoir  observé  le  coït  des 
parents,  alors  qu'il  se  trouvait  encore  dans  le  sein  de  sa 

FliEL'D.  25 


398  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

mère.  La  fantaisie  relativement  au  détournement  pré 
sente  un  intérêt  particulier,  parce  que  le  plus  souvent  il 
s'agit,  non  d'un  fait  imaginaire,  mais  du  souvenir  d'un 
événement  réel.  Mais,  tout  en  étant  fréquent,  cet  événe- 
ment réel  l'est  beaucoup  moins  que  ne  pourraient  le  faire 
croire  les  résultats  des  analyses.  Le  détournement  par 
des  enfants  plus  âgés  ou  du  même  âge  est  plus  fréquent 
que  le  détournement  par  des  adultes,  et  lorsque  dans  les 
récits  de  petites  filles  c'est  le  père  qui  apparaît  (et  c'est 
presque  la  règle)  comme  le  séducteur,  le  caractère  ima- 
ginaire de  cette  accusation  apparaît  hors  de  doute,  de 
même  que  nul  doute  n'est  possible  quant  au  motif  qui  la 
détermine.  C'est  par  l'invention  du  détournement,  alors 
que  rien  de  ce  qui,  peut  ressembler  à  un  détournement 
n'a  eu  lieu,  que  l'enfant  justifie  généralement  la  période 
auto-érotique  de  son  activité  sexuelle.  En  situant  par 
l'imagination  l'objet  de  son  désir  sexuel  dans  cette  période 
reculée  de  son  enfance,  il  se  dispense  d'avoir  honte  du 
fait  qu'il  se  livre  à  la  masturbation.  Ne  croyez  d'ailleurs 
pas  que  l'abus  sexuel  commis  sur  des  enfants  par  les 
parents  masculins  les  plus  proches  soit  un  fait  apparte- 
nant entièrement  au  domaine  de  la  fantaisie.  La  plupart 
des  analystes  auront  eu  à  traiter  des  cas  où  cet  abus  a 
réellement  existé  et  a  pu  être  établi  d'une  manière  indis- 
cutable ;  seulement  cet  abus  avait  eu  lieu  à  une  époque 
beaucoup  plus  tardive  que  celle  à  laquelle  l'enfant  le  situe. 
On  a  l'impression  que  tous  ces  événements  de  la  vie 
infantile  constituent  l'élément  nécessaire,  indispensable 
de  la  névrose.  Si  ces  événements  correspondent  à  la  réa- 
lité, tant  mieux  ;  si  la  réalité  les  récuse,  ils  sont  formés 
d'après  tels  ou  tels  indices  et  complétés  par  l'imagina- 
tion. Le  résultat  est  le  même,  et  il  ne  nous  a  pas  encore 
été  donné  de  constater  une  différence  quant  aux  effets, 
selon  que  les  événements  de  la  vie  infantile  sont  un  pro- 
duit de  la  fantaisie  ou  de  la  réalité.  Ici  encore  nous  avons 
un  de  ces  rapports  de  complément  dont  il  a  déjà  été 
question  si  souvent,  mais  ce  dernier  rapport  est  le  plu* 
étrange  de  tous  ceux  que  nous  connaissions.  D'où  vient 
le  besoin  de  ces  inventions  et  où  l'enfant  puise-t-il  leurs 
matériaux?  En  ce  qui  concerne  les  mobiles,  aucun  doute 
n'est  possible  ;  mais  il  reste  à  expliquer  pourquoi  les 
mêmes  inventions  se  reproduisent  toujours,   et  avec  le 


LES  MODES  DE  FORMATION  DE  SYMPTÔMES  899 

même  contenu.  Je  sais  que  la  réponse  que  je  suis  à  même 
de  donner  à  cette  question  vous  paraîtra  trop  osée.  Je 
pense  notamment  que  ces  fantaisies  primitives^  car  tel 
est  le  nom  qui  leur  convient,  ainsi  d'ailleurs  qu'à  quel- 
ques autres,  constituent  un  patrimoine  phylogéniqui^. 
Par  ces  fantaisies,  Tindividu  se  replonge  dans  la  vie  pri- 
mitive, lorsque  sa  propre  vie  est  devenue  trop  rudimen- 
taire.  11  est,  à  mon  avis,  possible  que  tout  ce  qui  nous 
est  raconté  au  cours  de  l'analyse  à  titre  de  fantaisies,  à 
savoir  le  détournement  d'enfants,  l'excitation  sexuelle  à 
la  vue  des  rapports  sexuels  des  parents,  la  menace  de 
castration  ou,  plutôt,  la  castration,  —  il  est  possible  que 
toutes  ces  inventions  aient  été  jadis,  aux  phases  primi' 
tives  de  la  famille  humaine,  des  réalités,  et  qu'en  don- 
nant libre  cours  à  son  imagination  l'enfant  comble  seu- 
lement, à  l'aide  de  la  vérité  préhistorique,  les  lacunes  de 
la  vérité  individuelle.  J'ai  souvent  eu  l'impression  que  la 
psychologie  des  névroses  est  susceptible  de  nous  ren- 
seigner plus  et  mieux  que  toutes  les  autres  sources  sur 
les  phases  primitives  du  développement  humain. 

Les  questions  que  nous  venons  de  traiter  nous  obli- 
gent d'examiner  de  plus  près  le  problème  de  l'origine  et 
du  rôle  de  cette  activité  spirituelle  qui  a  nom  «  fantai- 
sie ».  Celle-ci,  vous  le  savez,  jouit  d'une  grande  consi- 
dération, sans  qu'on  ait  une  idée  exacte  de  la  place  qu'elle 
occupe  dans  la  vie  psychique.  Voici  ce  que  je  puis  vous 
dire  sur  ce  sujet.  Sous  l'influence  de  la  nécessité  exté- 
rieure l'homme  est  amené  peu  à  peu  à  une  appréciation 
exacte  de  la  réalité,  ce  qui  lui  apprend  à  conformer  sa 
conduite  à  ce  que  nous  avons  appelé  le  «  principe  de 
réalité  »  et  à  renoncer,  d'une  manière  provisoire  ou  dura- 
ble, à  difierents  objets  et  buts  de  ses  tendances  hédoni- 
ques,  y  compris  la  tendance  sexuelle.  Ce  renoncement  au 
plaisir  a  toujours  été  pénible  pour  l'homme  ;  et  il  ne  le 
réalise  pas  sans  une  certaine  sorte  de  compensation. 
Aussi  s'est-il  réservé  une  activité  psychique,  grâce  à 
laquelle  toutes  les  sources  de  plaisirs  et  tous  les  moyens 
d'acquérir  du  plaisir  auxquels  il  a  renoncé  continuent 
d'exister  sous  une  forme  qui  les  met  à  l'abri  des  exigen- 
ces de  la  réalité  et  de  ce  que  nous  appelons  l'épreuve  de 
la  réalité.  Toute  tendance  revêt  aussitôt  la  forme  qui  la 
représente  comme  satisfaite,  et  il  n'est  pas  douteux  qu'en 


4oo  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

se  complaisant  aux  satisfactions  imaginaires  de  désirs, 
on  éprouve  une  satisfaction  que  ne  trouble  d'ailleurs  en 
rien  la  conscience  de  son  irréalité.  Dans  l'activité  de  sa 
fantaisie,  l'homme  continue  donc  à  jouir,  par  rapport  à  la 
contrainte  extérieure,  de  cette  liberté  à  laquelle  il  a  été 
obligé  depuis  longtemps  de  renoncer  dans  la  vie  réelle 
lia  accompli  un  tour  de  force  qui  lui  permet  d'être  al- 
ternativement un  animal  de  joie  et  un  être  raisonnable. 
La  maigre  satisfaction  qu'il  peut  arracher  à  la  réalité  ne 
fait  pas  son  compte.  «  11  est  impossible  de  se  passer  de 
constructions  auxiliaires  »,  dit  quelque  part  Th.  Fontane. 
La  création  du  royaume  psychique  de  la  fantaisie  trouve 
sa  complète  analogie  dans  l'institution  de  «  réserves 
naturelles  »  là  où  les  exigences  de  Tagriculture,  des  com- 
munications, de  l'industrie  menacent  de  transformer, 
jusqu'à  le  rendre  méconnaissable,  l'aspect  primitif  de  la 
terre.  La  «  réserve  naturelle  »  perpétue  cet  état  primitif 
qu'on  a  été  obligé,  souvent  à  regret,  de  sacrifier  partout 
ailleurs  à  la  nécessité.  Dans  ces  réserves,  tout  doit  pous- 
ser et  s'épanouir  sans  contrainte,  tout,  même  ce  qui  est 
inutile  et  nuisible.  Le  royaume  psychique  de  la  fantaisie 
constitue  une  réserve  de  ce  genre,  soustraite  au  principe 
de  réalité. 

Les  productions  les  plus  connues  de  la  fanlaisie  sont 
les  «  rêves  éveillés  »  dont  nous  avons  déjà  parlé,  satis- 
factions imaginées  de  désirs  ambitieux,  grandioses,  ero- 
tiques, satisfactions  d'autant  plus  complètes,  d'autant 
plus  luxurieuses  que  la  réalité  commande  davantage  la 
modestie  et  la  patience.  On  reconnaît  avec  une  netteté 
frappante,  dans  ces  rêves  éveillés,  l'essence  même  du 
bonheur  imaginaire  qui  consiste  à  rendre  l'acquisition 
de  plaisir  indépendante  de  l'assentiment  de  la  réalité. 
Nous  savons  que  ces  rêves  éveillés  forment  le  noyau  et 
le  prototype  des  rêves  nocturnes.  Un  rêve  nocturne  n'est, 
au  fond,  pas  autre  chose  que  le  rêve  éveillé,  rendu  plus 
souple  grâce  à  la  liberté  nocturne  des  tendances,  déformé 
par  l'aspect  nocturne  de  l'activité  psychique.  Nous  som- 
mes déjà  familiarisés  avec  l'idée  que  le  rêve  éveillé  n'est 
pas  nécessairement  conscient,  qu'il  y  a  des  rêves  éveillés 
inconscients.  Ces  rêves  éveillés  inconscients  peuvent 
donc  être  la  source  aussi  bien  des  rêves  nocturnes  que 
des  symptômes  névrotiques. 


LES  MODES  DE  FORMATION   DE  SYMPTÔMES  liOi 

Et  voici  ce  qui  sera  de  nature  à  vous  faire  comprendre 
le  rôle  de  la  fantaisie  dans  la  formation  de  symptômes. 
Je  vous  avais  dit  que  dans  les  cas  de  privation  la  libido, 
accomplissant  une  marche  régressive,  vient  réoccuper 
les  positions  qu'elle  avait  dépassées,  non  sans  toutefois 
y  avoir  laissé  une  certaine  partie  d'elle-même.  Sans  vou- 
loir retrancher  quoi  que  ce  soit  à  cette  affirmation,  sans 
vouloir  y  apporter  une  correction  quelconque,  je  tiens 
cependant  à  introduire  un  anneau  intermédiaire.  Com- 
ment la  libido  trouve-t-elle  le  chemin  qui  doit  la  conduire 
à  ces  points  de  fixation  ?  Eh  bien,  les  objets  et  directions 
abandonnés  par  la  libido  ne  le  sont  pas  d'une  façon 
complète  et  absolue.  Ces  objets  et  directions,  ou  leurs 
dérivés,  persistent  encore  avec  une  certaine  intensité 
dans  les  représentations  de  la  fantaisie.  Aussi  suffit-il 
à  la  libido  de  se  reporter  à  ces  représentations  pour  re- 
trouver le  chemin  qui  doit  la  conduire  à  toutes  ces  fixa- 
tions refoulées.  Ces  représentations  imaginaires  avaient 
joui  d'une  certaine  tolérance,  il  ne  s'est  pas  produit  de 
conflit  entre  elle  et  le  moi,  quelque  forte  que  pût  être 
leur  opposition  avec  celui-ci,  mais  cela  tant  qu'une  cer- 
taine condition  était  observée,  condition  de  nature  quan- 
tltative  et  qui  ne  se  trouve  troublée  que  du  fait  du  reflux 
de  la  libido  vers  les  objets  imaginaires.  Par  suite  de  ce 
reflux,  la  quantité  d'énergie  inhérente  à  ces  objets  se 
trouve  augmentée  au  point  qu'ils  deviennent  exigeants 
et  manifestent  une  poussée  vers  la  réalisation.  Il  en  ré- 
sulte un  conflit  entre  eux  et  le  moi.  Qu'ils  fussent  autre- 
fois conscients  ou  préconscients,  ils  subissent  à  présent 
un  refoulement  de  la  part  du  moi  et  sont  livrés  à  l'attrac- 
tion de  l'inconscient.  Des  fantaisies  maintenant  incon- 
scientes, la  libido  remonte  jusqu'à  leurs  origines  dans 
l'inconscient,  jusqu'à  ses  propres  points  de  fixation. 

La  régression  de  la  libido  vers  les  objets  imaginaires, 
ou  fantaisies,  constitue  une  étape  intermédiaire  sur  le 
chemin  qui  conduit  à  la  formation  de  symptômes.  Cette 
étape  mérite,  d'ailleurs,  une  désignation  spéciale.  C.-G. 
Jung  avait  proposé  à  cet  effet  l'excellente  dénomina- 
tion d'introversion,  à  laquelle  il  a  d'ailleurs  fort  mal  à 
propos  fait  désigner  aussi  autre  chose.  Quant  à  nous, 
nous  désignons  pav introversion  l'éloignement  de  la  libido 
des  possibilités  de  satisfaction  réelle  et  son  déplacement 


4oa  TiïÈOBIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

sur  des  fantaisies  considérées  jusqu'alors  comme  inof- 
iensives.  Un  introverti,  sans  être  encore  un  névrotique, 
se  trouve  dans  une  situation  instable  ;  au  premier  dépla- 
cement des  forces,  il  présentera  des  symptômes  névro- 
tiques s'il  ne  trouve  pas  d'autre  issue  pour  sa  libido 
refoulée.  En  revanche,  le  caractère  irréel  de  la  salis- 
faction  névrotique  et  l'efTacement  de  la  diflerence  entre 
la  fantaisie  et  l'irréalité  existent  dès  la  phase  de  l'intro- 
version. 

Vous  avez  sans  doute  remarqué  que,  dans  mes  der- 
nières explications,  j'ai  introduit  dans  l'enchaînement 
étiologique  un  nouveau  facteur  :  la  quantité,  la  grandeur 
des  énergies  considérées.  C'est  là  un  facteur  dont  nous 
devons  partout  tenir  compte.  L'analyse  purement  quali- 
tative des  conditions  étiologiques  n'est  pas  exhaustive. 
Ou,  pour  nous  exprimer  autrement,  une  conception  pu- 
rement dynamique  des  processus  psychiques  qui  nous 
intéressent  est  insuffisante  :  nous  avons  encore  besoin 
de  les  envisager  au  point  de  vue  économique.  Nous  de- 
vons nous  dire  que  le  conflit  entre  deux  tendances 
n'éclate  qu'à  partir  du  moment  où  certaines  intensités 
se  trouvent  atteintes,  alors  même  que  les  conditions  dé- 
coulant des  contenus  de  ces  tendances  existent  depuis 
longtemps.  De  même,  l'importance  pathogénique  des 
facteurs  constitutionnels  dépend  de  la  prédominance 
quantitative  de  l'une  ou  de  l'autre  des  tendances  par- 
tielles en  rapport  avec  la  disposition  constitutionnelle. 
On  peut  même  dire  que  toutes  les  prédispositions  hu- 
maines sont  qualitativement  identiques  et  ne  diflerent 
entre  elles  que  par  leurs  proportions  quantitatives.  Non 
moins  décisif  est  le  facteur  quantitatif  au  point  de  vue 
de  la  résistance  à  de  nouvelles  affections  névrotiques. 
Tout  dépend  de  la  quantité  de  la  libido  inemployée  qu'une 
personne  est  capable  de  contenir  à  l'état  de  suspension, 
et  de  la  fraction  plus  ou  moins  grande  de  cette  libido 
qu'elle  est  capable  de  détourner  de  la  voie  sexuelle  pour 
l'orienter  vers  la  sublimation.  Le  but  final  de  l'activité 
psychique  qui,  au  point  de  vue  qualitatif,  peut  être  décrit 
comme  une  tendance  à  acquérir  du  plaisir  et  à  éviter  la 
peine,  apparaît,  si  on  l'envisage  au  point  de  vue  écono- 
mique, comme  un  effort  pour  maîtriser  les  masses  (gran- 
deurs) d'excitations  ayant  leur  siège  dans  l'appareil  psy- 


LES  MODES  DE  FORMATION  DE  SYMPTÔMES  4o3 

chique  et  d'empêcher  la  peine  pouvant  résulter  de  leur 
stagnation. 

Voilà  tout  ce  que  je  m'étais  proposé  de  vous  dire  con- 
cernant la  formation  de  symptômes  dans  les  névroses. 
Mais  je  tiens  à  répéter  une  fois  de  plus  et  de  la  façon  la 
plus  explicite  que  tout  ce  que  j'ai  dit  ne  se  rapporte  qu'à 
la  formation  de  symptômes  dans  l'hystérie.  Déjà  dans  la 
névrose  obsessionnelle  la  situation  est  différente,  les 
faits  fondamentaux  restant,  d'ailleurs,  les  mêmes.  Les 
résistances  aux  impulsions  découlant  des  tendances, 
résistances  dont  nous  avons  également  parlé  à  propos 
de  l'hystérie,  viennent,  dans  la  névrose  obsessionnelle, 
occuper  le  premier  plan  et  dominent  le  tableau  clinique 
en  tant  que  formations  dites  «  réactionnelles  ».  Nous  re- 
trouvons les  mêmes  différences  et  d'autres,  plus  profon- 
des encore,  dans  les  autres  névroses  qui  attendent  encore 
que  les  recherches  relatives  à  leurs  mécanismes  de  for- 
mation de  symptômes  soient  terminées. 

Avant  de  terminer  cette  leçon,  je  voudrais  encore  atti- 
rer votre  attention  sur  un  côté  des  plus  intéressants  de 
la  vie  Imaginative.  11  existe  notamment  un  chemin  de 
retour  qui  conduit  de  la  fantaisie  à  la  réalité  :  c'est  l'art. 
L'artiste  est  en  même  temps  un  introverti  qui  frise  la 
névrose.  Animé  d'impulsions  et  de  tendances  extrême- 
ment fortes,  il  voudrait  conquérir  honneurs,  puissance, 
richesses,  gloire  et  amour  des  femmes.  Mais  les  moyens 
lui  manquent  de  se  procurer  ces  satisfactions.  C'est  pour- 
quoi, comme  tout  homme  insatisfait,  il  se  détourne  de 
la  réalité  et  concentre  tout  son  intérêt,  et  aussi  sa  libido, 
sur  les  désirs  créés  par  sa  vie  imaginative,  ce  qui  peut 
le  conduire  facilement  à  la  névrose.  Il  faut  beaucoup  de 
circonstances  favorables  pour  que  son  développement 
n'aboutisse  pas  à  ce  résultat  ;  et  Ton  sait  combien  sont 
nombreux  les  artistes  qui  souffrent  d'un  arrêt  partiel  de 
leur  activité  par  suite  de  névroses.  Il  est  possible  que 
leur  constitution  comporte  une  grande  aptitude  à  la  su- 
blimation et  une  certaine  faiblesse  à  effectuer  des  refou- 
lements susceptibles  de  décider  du  conflit.  Et  voici  com- 
ment l'artiste  retrouve  le  chemin  de  la  réalité.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  vous  dire  qu'il  n'est  pas  le  seul  à  vivre  d'une 
vie  imaginative.  Le  domaine  intermédiaire  de  la  fantaisie 
jouit  de  la  faveur  générale  de  l'humanité,   et  tous  ceux 


4o4  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

qui  sont  privés  de  quelque  chose  y  viennent  chercher 
compensation  et  consolation.  Mais  les  profanes  ne  reti- 
rent des  sources  de  la  fantaisie  qu'un  plaisir  limité.  Le 
caractère  implacable  de  leurs  refoulements  les  oblige  à 
se  contenter  des  rares  rêves  éveillés  dont  il  faut  encore 
qu'ils  se  rendent  conscients.  Mais  le  véritable  artiste  peut 
davantage.  11  sait  d'abord  donner  à  ses  rêves  éveillés  une 
forme  telle  qu'ils  perdent  tout  caractère  personnel  sus- 
ceptible de  rebuter  les  étrangers,  et  deviennent  une 
source  de  jouissance  pour  les  autres.  Il  sait  également 
les  embellir  de  façon  à  dissimuler  complètement  leur 
origine  suspecte.  Il  possède  en  outre  le  pouvoir  mysté- 
rieux de  modeler  des  matériaux  donnés  jusqu'à  en  faire 
l'image  fidèle  de  la  représentation  existant  dans  sa  fan- 
taisie, et  de  rattacher  à  cette  représentation  de  sa  fantai- 
sie inconsciente  une  somme  de  plaisir  suffisante  pour 
masquer  ou  supprimer,  provisoirement  du  moins,  les 
refoulements.  Lorsqu'il  a  réussi  à  réaliser  tout  cela,  il 
procure  à  d'autres  le  moyen  de  puiser  de  nouveau  sou- 
lagement et  consolation  dans  les  sources  de  jouissances, 
devenues  inaccessibles,  de  leur  propre  inconscient  ;  il 
s'attire  leur  reconnaissance  et  leur  admiration  et  a  fina- 
lement conquis  par  sa  fantaisie  ce  qui  auparavant  n'avait 
existé  que  dans  sa  fantaisie  :  honneurs,  puissance  et 
amour  des  femmes. 


CHAPITRE   XX:iY 
LA  NERVOSITÉ  COMMUNE 


Après  avoir  abattu,  dans  nos  derniers  entretiens,  une 
besogne  assez  jdiflicile,  j'abandonne  momentanément  le 
sujet  et  m'adresse  à  vous. 

Je  sais  notamment  que  vous  êtes  mécontents.  Vous 
vous  étiez  fait  une  autre  idée  de  ce  que  devait  être  une 
Introduction  à  la  psychanalyse  Vous  vous  attendiez  à  des 
exemples  tirés  de  la  vie,  et  non  à  l'exposé  d'une 
théorie.  Vous  me  dites  que  lorsque  je  vous  ai  raconté  la 
parabole  intitulée  :  Au  rez-de-chaussée  et  au  premier 
étage,  vous  avez  saisi  quelque  chose  de  l'étiologie  des 
névroses,  mais  que  vous  regrettez  que  je  vous  aie  raconté 
des  histoires  imaginaires,  au  lieu  de  citer  des  observa- 
tions prises  sur  le  vif.  Ou,  encore,  lorsque  je  vous  ai 
parlé  au  début  de  deux  symptômes,  qui,  eux,  ne  sont 
pas  inventés,  en  vous  faisant  assister  à  leur  disparition 
et  en  mettant  sous  vos  yeux  leurs  rapports  avec  la  vie  du 
malade,  vous  avez  entrevu  le  «  sens  »  des  symptômes  et 
espéré  me  voir  persister  dans  cette  manière  de  faire.  Et 
voilà  que  je  m'étais  mis  à  dérouler  devant  vous  de  lon- 
gues théories  qui  n'étaient  jamais  complètes,  auxquelles 
j'avais  toujours  quelque  chose  à  ajouter,  travaillant  avec 
des  notions  que  je  ne  vous  avais  pas  fait  connaître  au 
préalable,  passant  de  l'exposé  descriptif  à  la  conception 
dynamique,  de  celle-ci  à  la  conception  que  j'ai  appelée 
«  économique  ».  Vous  étiez  en  droit  de  vous  demander 
si,  parmi  les  mots  que  j'employais,  il  n'y  en  avait  pas 
un  certain  nombre  ayant  la  même  signification  et  qui 
n'étaient  employés  alternativement  que  pour  des  raisons 
d'euphonie.  Je  n'ai  rien  fait  pour  vous  renseigner  là-des- 
sus ;  au  lieu  de  cela,  j'ai  fait  surgir  devant  vous  des  points 
de  vue  aussi  vastes  que  ceux  du  principe  de  plaisir,  du 
principe  de  réalité  et  du  patrimoine  héréditaire  phylo- 


4o6  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

génique  ;  et,  au  lieu  de  vous  introduire  dans  quelque 
chose,  j'ai  fait  défiler  devant  vos  yeux  quelque  chose 
qui,  à  mesure  que  je  l'évoquais,  s'éloignait  de  vous. 

Pourquoi  n'ai-je  pas  commencé  l'introduction  dans  la 
théorie  des  n'evroses  par  l'exposé  de  ce  que  vous  savez 
vous-mêmes  concernant  les  névroses,  de  ce  qui  a  depuis 
longtemps  suscité  votre  intérêt  ?  Pourquoi  n'ai-je  pas 
commencé  par  vous  parler  de  la  nature  particulière  des 
nerveux,  de  leurs  réactions  incompréhensibles  aux  rap- 
ports avec  les  autres  hommes  et  aux  influences  extérieu- 
res, de  leur  irritabilité,  de  leur  manque  de  prévoyance  et 
d'adaptation? Pourquoi  ne  vous  ai-je  pas  conduits  peu  à 
peu  de  l'intelligence  des  formes  simples,  qu'on  observe 
tous  les  jours,  à  celle  des  problèmes  se  rapportant 
aux  manifestations  extrêmes  et  énigmatiques  de  la  ner- 
vosité ? 

Je  ne  conteste  pas  le  bien  fondé  de  vos  doléances.  Je 
ne  me  fais  pas  illusion  sur  mon  art  d'exposition,  au  point 
d'attribuer  un  charme  particulier  à  chacun  de  ses  défauts. 
J'accorde  qu'il  eut  été  plus  profitable  pour  vous  de  pro- 
céder autrement  que  je  ne  l'ai  fait  ,  et  j'en  avais  d'ail- 
leurs l'intention.  Mais  il  n'est  pas  toujours  facile  de 
réaliser  ses  intentions,  même  les  plus  raisonnables  II  y 
a  dans  la  matière  même  qu'on  traite  quelque  chose  qui 
vous  commande  et  vous  détourne  de  vos  intentions  pre- 
mières. Même  un  travail  aussi  insignifiant  que  la  dispo- 
sition des  matériaux  ne  dépend  pas  toujours  et  entière- 
ment de  la  volonté  de  l'auteur  :  elle  s'opère  toute  seule, 
et  c'est  seulement  après  coup  qu'on  peut  se  demander 
pourquoi  les  matériaux  se  trouvent  disposés  dans  tel 
ordre  plutôt  que  dans  un  autre. 

Il  se  peut  que  le  titre  Introduction  à  la  psychanalyse 
ne  convienne  pas  à  cette  partie  qui  traite  des  névroses. 
L'introduction  à  la  psychanalyse  est  fournie  par  l'étude 
des  actes  manques  et  des  rêves  ;  mais  la  théorie  des  né- 
vroses est  la  psychanalyse  même.  Je  ne  crois  pas  avoir 
pu  vous  donner  en  si  peu  de  temps  et  sous  une  forme 
aussi  condensée  une  connaissance  suffisante  delà  théorie 
des  névroses.  Je  tenais  avant  tout  à  vous  donner  une 
idée  d'ensemble  du  sens  et  de  l'importances  des  symptô- 
mes, des  conditions  extérieures  et  intérieures,  ainsi  que 
du  mécanisme  de  la  formation  de  symptômes.  C'est  du 


LA  NERVOSITÉ  COMMUNE  407 

moins  ce  que  j'avais  essayé  de  faire,  et  c'est  là  à  peu  près 
le  noyau  de  ce  que  la  psychanalyse  peut  aujourd'hui  nous 
enseigner.  Il  y  avait  pas  mal  de  choses  à  dire  concernant 
la  libido  et  son  développement,  et  il  y  avait  aussi  quel- 
que chose  à  dire  concernant  le  développement  du  moi. 
Quant  aux  prémisses  de  notre  technique  et  aux  grandes 
notions  de  l'inconscient  et  du  refoulement  (de  la  résis- 
tance), vous  y  avez  été  préparés  dès  l'introduction.  Vous 
verrez  dans  une  des  prochaines  leçons  sur  quels  points 
le  travail  psychanalytique  reprend  son  avance  organique. 
Je  ne  vous  ai  pas  dissimulé  au  préalable  que  toutes  nos 
déductions  n'ont  été  tirées  que  d'un  seul  groupe  d'affec- 
tions nerveuses  *  des  névroses  dites  «  de  transfert  »  Et 
même,  en  analysant  le  mécanisme  de  la  formation  de 
symptômes  je  n'avais  en  vue  que  la  seule  névrose  hysté- 
rique. A  supposer  même  que  vous  n'ayez  ainsi  acquis 
aucune  connaissance  solide  ni  retenu  tous  les  détails, 
vous  n'en  avez  pas  moins,  je  l'espère,  acquis  une  idée 
des  moyens  avec  lesquels  la  psychanalyse  travaille,  des 
questions  auxquelles  elle  s'attaque  et  des  résultats  qu'elle 
a  obtenus 

Je  suppose  donc  que  vous  auriez  désiré  me  voir  com- 
mencer l'exposé  des  névroses  par  la  description  de 
l'attitude  des  nerveux,  de  la  manière  dont  ils  souffrent 
de  la  névrose,  dont  ils  s'en  défendent  et  s'en  accom- 
modent. C'est  là  certainement  un  sujet  intéressant  et 
instructif,  peu  difficile  à  traiter  mais  par  lequel  il  est  un 
peu  dangereux  de  commencer  On  s'expose  notamment, 
en  prenant  pour  point  de  départies  névroses  communes, 
ordinaires,  à  ne  pas  découvrir  l'inconnu,  à  ne  pas  saisir 
la  grande  importance  de  la  libido  et  à  se  laisser  influen- 
cer dans  l'appréciation  des  faits  parla  manière  dont  elles 
se  présentent  au  moi  du  nerveux.  Or,  il  va  sans  dire  que 
ce  moi  est  loin  d'être  un  juge  sur  et  impartial,  he^moi 
possédant  le  pouvoir  de  nier  l'inconscient  et  de  le 
refouler,  comment  pouvons-nous  attendre  de  lui  un  juge- 
ment équitable  concernant  cet  inconscient?  Parmi  les 
objets  refoulés,  les  exigences  désapprouvées  delà  sexua- 
lité figurent  en  première  ligne;  ce  qui  signifie  que  nous 
ne  saurons  jamais  nous  faire  une  idée  de  leur  grandeur 
et  de  l'importance  d'après  la  manière  dont  les  conçoit  le 
moi.  A  partir  du  moment  où  nous  voyons  surgir  le  point 


4o8  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

de  vue  du  refoulement,  nous  sommes  prévenus  de 
n'avoir  pas  à  prendre  pour  juge  l'un  des  deux  adver- 
saires en  conflit,  surtout  pas  l'adversaire  victorieux.  Nous 
savons  désormais  que  toutce  que  le  mo«  pourrait  nous  dire 
serait  de  nature  à  nous  induire  en  erreur.  On  pourrait 
encore  accorder  confiance  au  moisi  on  le  savait  actif  dans 
toutes  ses  manifestations,  si  on  savait  qu'il  a  lui-même 
voulu  et  produit  ses  symptômes.  Mais  dans  un  grand 
nombre  de  ses  manifestations,  le  moi  reste  passif,  et 
c'est  cette  passivité  qu'il  cherche  à  cacher  et  à  présenter 
sous  un  aspect  qui  ne  lui  appartient  pas.  D'ailleurs,  le 
moe  n'ose  pas  toujours  se  soumettre  à  cet  essai,  et  il  est 
obligé  de  convenir  que,  dans  les  symptômes  de  la  névrose 
obsessionnelle,  il  sent  se  dresser  contre  lui  des  forces 
étrangères  dont  il  ne  peut  se  défendre  que  péniblement. 

Ceux  qui,  sans  se  laisser  décourager  par  ces  avertisse- 
ments, prennent  les  fausses  indications  du  moi  pour  des 
espèces  sonnantes,  auront  certainement  beau  jeu  et 
échapperont  à  tous  les  obstacles  qui  s'opposent  à  l'inter- 
prétation psychanalytique  de  l'inconscient,  de  la  sexualité 
et  de  la  passivité  du  moi.  Ceux-là  pourront  afïirmer, 
comme  le  fait  Alfred  Adier,  que  c'est  le  «  caractère  ner- 
veux »  qui  est  la  cause  de  la  névrose,  au  lieu  d'en  être 
l'eftet ,  mais  ils  seront  aussi  incapables  d'expliquer  le 
moindre  détail  de  la  formation  de  symptôme^  ou  le  rêve 
le  plus  insignifiant. 

Vous  allez  me  demander*  «  Ne  serait-il  donc  pas  pos- 
sible de  tenir  compte  de  la  part  qui  revient  au  W02  dans 
la  nervosité  et  la  formation  de  symptômes,  sans  nég;liger 
d'une  façon  trop  flagrante  les  facteurs  découverts  par  la 
psychanalyse  ?  »  A  quoi  je  réponds  v-  La  chose  doit  certai- 
nement être  possible,  et  cela  se  fera  bien  un  jour  ,  mais 
vu  l'orientation  suivie  par  la  psychanalyse,  ce  n'est  pas 
par  ce  travail  qu'elle  doit  commencer  »  On  peut  prédire 
le  moment  où  cette  tâche  viendra  s'imposer  à  la  psycha- 
nalyse. Il  y  a  des  névroses  dans  lesquelles  la  part  du  mot 
se  manifeste  d'une  façon  beaucoup  plus  intensive  que 
dans  celles  que  nous  avons  étudiées  jusqu'à  présent  : 
nous  appelons  ces  névroses  «  narcissiques  ».  L'examen 
analytique  de  ces  affections  nous  permettra  de  détermi- 
ner avec  certitude  et  impartialité  la  participation  du  moi 
aux  affections  névrotiques 


LA  NERVOSITÉ  COMMUNE  ^09 

Mais  il  est  une  attitude  du  moi  à  l'égard  de  sa  névrose 
qui  est  tellement  frappante  qu'elle  aurait  pu  être  prise 
en  considération  dès  le  commencement.  Elle  ne  semble 
manquer  dans  aucun  cas,  mais  elle  ressort  avec  une  évi- 
dence particulière  dans  une  affection  que  nous  ne  con- 
naissons pas  encore  :  dans  la  névrose  traumatique .  Il  faut 
que  vous  sachiez  que,  •  dans  la  détermination  et  le 
mécanisme  de  toutes  les  formes  de  névroses  possibles, 
on  retrouve  à  l'œuvre  toujours  les  mêmes  facteurs,  à 
cette  différence  près  que  le  rôle  principal,  au  point  de 
vue  de  la  formation  de  symptômes,  revient,  selon  les 
affections,  tantôt  à  l'un,  tantôt  à  un  autre  d'entre  eux. 
On  dirait  le  personnel  d'une  troupe  de  théâtre  .  chaque 
acteur,  bien  qu'ayant  son  emploi  spécial  —  héros,  confi- 
dent, intrigant,  etc  —  n'en  choisit  pas  moins  pour  sa 
représentation  de  bénéfice  un  rôle  autre  que  celui  qu'il  a 
l'habitude  de  jouer.  Nulle  part  les  fantaisies,  qui  se 
transforment  en  symptômes,  n'apparaissent  avec  plus  de 
netteté  que  dans  l'hystérie  ;  en  revanche,  les  résistances 
ou  formations  réactionnelles  dominent  le  tableau  de  la 
névrose  obsessionnelle  ;  et,  d'autre  part  encore,  ce  que 
nous  avons  appelé  élaboration  secondaire,  en  parlant  du 
rêve,  occupe  dans  la  paranoïa  la  première  place,  à  titre 
de  fausse  perception,  etc. 

C'est  ainsi  que  dans  les  névroses  traumatiques,  surtout 
dans  celles  provoquées  par  les  horreurs  de  la  guerre, 
nous  découvrons  un  mobile  personnel,  égoïste,  utilitaire, 
défensif,  mobile  qui,  s'il  est  incapable  de  créer  à  lui 
seul  la  maladie,  contribue  à  l'explosion  de  celle-ci  et  la 
maintient  lorsqu'elle  s'est  formée.  Ce  motif  cherche  à 
protéger  le  moi  contre  les  dangers  dont  la  menace  a  été 
la  cause  occasionnelle  de  la  maladie,  et  il  rendra  la 
guérison  impossible,  tant  que  le  malade  ne  sera  pas 
garanti  contre  le  retour  des  mêmes  dangers  ou  tant  qu'il 
n'aura  pas  reçu  de  compensation  poury  avoir  été  exposé. 

Mais,  dans  tous  les  autres  cas  analogues,  le  moi  prend 
le  même  intérêt  à  la  naissance  et  à  la  persistance  des 
névroses.  Nous  avons  déjà  dit  que  le  7noi  contribue,  pour 
une  certaine  part,  au  symptôme,  parce  que  celui-ci  a  un 
côté  par  lequel  il  offre  une  satisfaction  à  la  tendance  du  moi 
cherchant  à  opérer  un  refoulement.  En  outre,  la  solution 
du  conflit  par  la  formation  d'un  symptôme  est  la  solution 


4io  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

la  plus  commode  et  celle  qui  cadre  le  mieux  avec  le 
principe  de  plaisir  ;  il  est  en  effet  incontestable  qu'elle 
épargne  au  moi  un  travail  intérieur  dur  et  pénible.  Il  y  a 
des  cas  où  le  médecin  lui-même  est  obligé  de  convenir 
que  la  névrose  constitue  la  solution  la  plus  inoffensive 
et,  au  point  de  vue  social,  la  plus  avantageuse,  d'un 
conflit.  Ne  soyez  pas  étonnés  si  l'on  vous  dit  que  le 
médecin  lui-même  prend  parfois  parti  pour  la  maladie 
qu'il  combat.  Il  ne  lui  convient  pas  de  restreindre  dans 
toutes  les  situations  son  rôle  à  celui  d'un  fanatique  de  la 
santé,  il  sait  qu'il  y  a  au  monde  d'autres  misères  que  la 
misère  névrotique,  qu'il  y  a  d'autres  souffrances,  peut- 
être  plus  réelles  encore  et  plus  rebelles  ;  que  la  nécessité 
peut  obliger  un  homme  de  sacrifier  sa  santé,  parce  que 
ce  sacrifice  d'un  seul  peut  prévenir  un  immense  malheur 
dont  souffriraient  beaucoup  d'autres.  Si  donc  on  a  pu 
dire  que  le  névrotique,  pour  se  soustraire  à  un  conflit,  se 
réfugie  dans  la  maladie^  il  faut  convenir  que  dans  cer- 
tains cas  cette  fuite  est  justifiée,  et  le  médecin,  qui  s'est 
rendu  compte  de  la  situation,  doit  alors  se  retirer,  sans 
rien  dire  et  avec  tous  les  ménagements  possibles. 

Mais  faisons  abstraction  de  ces  cas  exceptionnels. 
Dans  les  cas  ordinaires,  le  fait  de  se  réfugier  dans  la 
névrose  procure  au  moi  un  certain  avantage  d'ordre 
interne  et  de  nature  morbide,  auquel  vient  s'ajouter, 
dans  certaines  situations,  un  avantage  extérieur,  évident, 
mais  dont  la  valeur  réelle  peut  varier  d'un  cas  à  l'autre. 
Prenons  l'exemple  le  plus  fréquent  de  ce  genre.  Une 
femme,  brutalement  traitée  et  exploitée  sans  ménage- 
ments par  son  mari,  trouve  à  peu  près  régulièrement  un 
refuge  dans  la  névrose  lorsqu'elle  y  est  aidée  par  ses 
dispositions,  lorsqu'elle  est  trop  lâche  ou  trop  honnête 
pour  entretenir  un  commerce  secret  avec  un  autre 
homme,  lorsqu'elle  n'est  pas  assez  forte  pour  braver 
toutes  les  conventions  extérieures  et  se  séparer  de  son 
mari,  lorsqu'elle  n'a  pas  l'intention  de  se  ménager  et  de 
chercher  un  meilleur  mari  et  lorsque,  par-dessus  tout 
cela,  son  instinct  sexuel  la  pousse,  malgré  tout,  vers  cet 
homme  brutal.  Sa  maladie  devient  pour  elle  une  arme 
dans  la  lutte  contre  cet  homme  dont  la  fore  l'écrase,  une 
arme  dont  elle  peut  se  servir  pour  sa  défense  et  dont  elle 
peut  abuser  en  vue  de  la  vengeance.  Il  lui  est  permis  de  se 


LA  NEUVOSITÉ  COMMUNE  4  i  i 

plaindre  de  sa  maladie,  alors  qu'elle  ne  ^pouvait  pas  se 
plaindre  de  son  mariage.  Trouvant  dans  le  médecin  un 
auxiliaire,  elle  oblige  son  mari  qui,  dans  les  circonstances 
normales,  n'avait  pour  elle  aucun  égard,  à  la  ménager, 
à  faire  pour  elle  des  dépenses,  lui  permettre  de  s'absen- 
ter delà  maison  et  d'échapper  ainsi  pour  quelques  heures 
à  l'oppression  que  le  mari  fait  peser  sur  elle.  Dans  les 
cas  où  l'avantage  extérieur  ou  accidentel  que  la  maladie 
procure  ainsi  au  jnoi  est  considérable  et  ne  peut  être 
remplacé  par  aucun  autre  avantage  plus  réel,  le  traite- 
ment de  la  névrose  risque  fort  de  rester  inefficace. 

Vous  allez  m'objecter  que  ce  que  je  vous  raconte  là  des 
avantages  procurés  par  la  maladie  est  plutôt  un  argu- 
ment en  faveur  de  la  conception  que  j'avais  repoussée  et 
d'après  laquelle  ce  serait  le  moi  qui  veut  et  qui  crée  la 
névrose.  Tranquillisez-vous  cependant:  les  faits  que  je 
viens  de  vous  relater  signifient  peut-être  tout  simplement 
que  le  moïse  complaît  dans  la  névrose,  que,  ne  pouvant 
pas  l'empêcher,  il  en  fait  le  meilleur  usage  possible,  si 
toutefois  elle  se  prête  à  ses  usages.  IJans  la  mesure  où  la 
névrose  présente  des  avantages,  le  moi  s'en  accommode 
fprt  bien,  mais  elle  ne  présente  pas  toujours  des  avan- 
tages. On  constate  généralement,  qu'en  se  laissant  glisser 
dans  la  névrose,  le  moi  a  fait  une  mauvaise  affaire.  Il  a 
payé  trop  cher  l'atténuation  du  conflit,  et  les  sensations 
de  souffrance,  inhérentes  aux  symptômes,  si  elles  sont 
peut-être  équivalentes  aux  tourments  du  conflit  qu'elles 
remplacent,  n'en  déterminent  pas  moins,  selon  toute 
probabilité,  une  aggravation  de  l'état  pénible.  Le  moi 
voudrait  bien  se  débarrasser  de  ce  que  les  symptômes 
ont  de  pénible,  sans  renoncer  aux  avantages  qu'il  retire 
de  la  maladie,  mais  il  est  impuissant  à  obtenir  ce  résul- 
tat. On  constate  à  cette  occasion,  et  c'est  là  un  point  à 
retenir,  que  le  moi  est  loin  d'être  aussi,  actif  qu'il  le 
croyait. 

Lorsque  vous  aurez,  en  tant  que  médecins,  à  soigner 
des  névrotiques,  vous  ne  tarderez  pas  à  constater  que  ce 
ne  sont  pas  ceux  qui  se  plaignent  et  se  lamentent  le  plus 
à  propos  de  leur  maladie  qui  se  laissent  le  plus  volontiers 
secourir  et  opposent  au  traitement  le  moins  de  résistance. 
Bien  au  contraire.  Mais  vous  comprendrez  sans  peine 
que  tout  ce  qui  contribue  à  augmenter  les  avantages  que 


4i2  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

procure  l'état  morbide,  renforcera  en  même  temps  la 
résistance  par  le  refoulement  et  aggravera  les  difficultés 
thérapeutiques.  A  l'avantage  que  procure  l'état  morbide 
et  qui  naît  pour  ainsi  dire  avec  le  symptôme,  il  faut  en 
ajouter  un  autre  qui  se  manifeste  plus  tard.  Lorsqu'une 
organisation  psychique  telle  que  la  maladie  a  duré  depuis 
un  certain  temps,  elle  finit  par  se  comporter  comme  une 
entité  indépendante  ;  elle  manifeste  une  sorte  d'instinct 
de  la  conservation,  il  se  forme  un  modiis  Vivendi  entre 
elle  et  les  autres  sections  de  la  vie  psychique,  même 
celles  qui,  au  fond,  lui  sont  hostiles,  et  il  est  rare  qu'elle 
ne  trouve  pas  l'occasion  de  se  rendre  de  nouveau  utile, 
acquérant  ainsi  une  sorte  de  fonction  secondaire  faite 
pour  prolonger  et  consolider  son  existence.  Prenons,  au 
lieu  d'un  exemple  tiré  de  la  pathologie,  un  cas  emprunté 
à  la  vie  de  tous  les  jours.  Un  brave  ouvrier,  qui  gagne 
sa  vie  par  son  travail,  devient  infirme  à  la  suite  d'un 
accident  professionnel.  Incapable  désormais  de  travailler, 
il  se  voit  allouer  dans  la  suite  une  petite  rente  et  apprend 
en  outre  à  utiliser  son  infirmité  pour  se  livrer  à  la  men- 
dicité. Son  existence  actuelle,  aggravée,  a  pour  base  le 
fait  même  qui  a  brisé  sa  première  existence.  En  le 
débarrassant  de  son  infirmité,  vous  lui  ôteriez  tout 
d'abord  ses  moyens  de  subsistance,  car  il  y  aurait  alors 
à  se  demander  s'il  est  encore  capable  de  reprendre  son 
ancien  travail.  Ce  qui,  dans  la  névrose,  correspond  à 
cette  utilisation  secondaire  de  la  maladie,  peut  être  con- 
sidéré comme  un  avantage  secondaire  venant  se  sura- 
jouter au  primaire. 

Je  dois  vous  dire  d'une  façon  générale  que,  sans  sous- 
estimer  l'importance  pratique  de  l'avantage  procuré  par 
l'état  morbide,  on  ne  doit  pas  s'en  laisser  imposer  au 
point  de  vue  théorique.  Abstraction  faite  des  exceptions 
reconnues  plus  haut,  cet  avantage  fait  penser  aux 
exemples  d'  «  intelligence  des  animaux  »  qu'Oberlimder 
avait  illustrés  dans  les  Fliegende  Bliitier.  Un  Arabe 
monte  à  dos  de  chameau  un  sentier  étroit  taillé  dans  une 
montagne  abrupte.  A  un  détour  du  sentier,  il  se  trouve 
tout  à  coup  en  présence  d'un  lion  prêt  à  sauter  sur  lui. 
Pas  d'issue  :  d'un  coté  la  montagne  presque  verticale,  de 
l'autre  un  abîme  ;  impossible  de  rebrousser  chemin  et  de 
fuir  ;  l'Arabe  se  voit  perdu.  Tel  n'est  pas  l'avis  du  cha- 


LA  NEKVOSITÉ  COMMUNE  4l5 

meau.  Il  fait  avec  son  cavalier  un  saut  dans  Tabîme...  et 
le  lion  en  reste  pour  ses  frais.  L'aide  apportée  au  malade 
par  la  névrose  ressemble  à  ce  saut  dans  l'abîme.  Aussi 
peut-il  arriver  que  la  solution  du  conflit  parla  formation 
de  symptômes  ne  constitue  qu'un  processus  automati- 
que, l'homme  se  montrant  ainsi  incapable  de  répondre 
aux  exigences  de  la  vie  et  renonçant  à  utiliser  ses  forces 
les  meilleures  et  les  plus  élevées.  S'il  y  avait  possibilité 
de  choisir,  on  devrait  préférer  la  défaite  héroïque,  c'est- 
à-dire  consécutive  à  un  noble  corps-à-corps  avec  le  destin. 
Je  dois  toutefois  vous  donner  encore  les  autres  raisons 
pour  lesquelles  je  n'ai  pas  commencé  l'exposé  de  la 
théorie  des  névroses  par  celui  de  la  nervosité  commune. 
Vous  croyez  peut-être  que,  si  j'ai  procédé  ainsi,  ce  fut 
parce  que,  en  suivant  un  ordre  opposé,  j'aurais  rencon- 
tré plus  de  difficultés  à  établir  l'étiologie  sexuelle  des 
névroses.  Vous  vous  trompez.  Dans  les  névroses  de 
transfert,  on  doit,  pour  arriver  à  cette  conception,  com- 
mencer par  mener  à  bien  le  travail  d'interprétation  des 
symptômes.  Dans  les  formes  ordinaires  des  névroses 
dites  actuelles,  le  rôle  étiologique  de  la  vie  sexuelle  con- 
stitue un  fait  brut,  qui  s'offre  de  lui-même  à  l'observa- 
tion. Je  me  suis  heurté  à  ce  fait  il  y  a  plus  de  vingt  ans, 
lorsque  je  m'étais  un  jour  demandé  pourquoi  on  s'ob- 
stine à  ne  tenir  aucun  compte,  au  cours  de  l'examen  des 
nerveux,  de  leur  activité  sexuelle.  J'ai  alors  sacrifié  à  ces 
recherches  la  sympathie  dont  je  jouissais  auprès  des 
malades,  mais  il  ne  m'a  pas  fallu  beaucoup  d'efforts  pour 
arriver  à  cette  constatation  que  la  vie  sexuelle  normale 
ne  comporte  pas  de  névrose  (de  névrose  actuelle,  veux-je 
dire).  Certes,  cette  proposition  fait  trop  bon  marché  des 
différences  individuelles  des  hommes  et  elle  souflre 
aussi  de  cette  incertitude  qui  est  inséparable  du  mot 
«  normal  »,  mais,  au  point  de  vue  de  l'orientation  en  gros, 
elle  garde  encore  aujourd'hui  toute  sa  valeur.  J'ai  pu 
alors  établir  des  rapports  spécifiques  entre  certaines 
formes  de  nervosité  et  certains  troubles  sexuels  particu- 
liers, et  je  suis  convaincu  que,  si  je  disposais  des  mêmes 
matériaux,  du  même  ensemble  de  malades,  je  ferais 
•encore  aujourd'hui  des  observations  identiques.  Il  m'a 
«ouvent  été  donné  de  constater  qu'un  homme,  qui  se 
contentait  d'une  certaine  satisfaction  sexuelle  incomplète* 

Freud.  a6 


4ï4  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

par  exemple  de  l'onanie  manuelle,  était  atteint  d'une 
forme  déterminée  de  névrose  actuelle,  laquelle  cédait 
promptement  sa  place  à  une  autre  forme,  lorsque  le 
sujet  adoptait  un  autre  régime  sexuel,  mais  tout  aussi 
peu  recommandable.  11  me  fut  ainsi  possible  de  deviner 
un  changement  dans  le  mode  de  satisfaction  sexuelle 
d'après  le  changement  de  l'état  du  malade.  J'avais  pris 
l'habitude  de  ne  pas  renoncer  à  mes  suppositions  et  à  mes 
soupçons  tant  que  je  n'avais  pas  réussi  à  vaincre  l'insin- 
cérité  du  malade  et  à  lui  arracher  des  aveux.  Il  est  vrai 
que  les  malades  préféraient  alors  s'adresser  à  d'autres 
médecins  qui  mettaient  moins  d'insistance  à  se  renseigner 
sur  leur  vie  sexuelle. 

11  ne  m'a  pas  non  plus  échappé  alors  que  l'étiologie  de 
l'état  morbide  ne  pouvait  pas  toujours  être  ramenée  à  la 
vie  sexuelle.  Si  tel  malade  a  été  directement  affecté 
d'un  trouble  sexuel,  chez  tel  autre  ce  trouble  n'est  sur- 
venu qu'à  la  suite  de  pertes  pécuniaires  importantes  ou 
d'une  grave  maladie  organique.  L'explication  de  cette 
variété  ne  nous  est  apparue  que  plus  tard,  lorsque  nous 
avons  commencé  à  entrevoir  les  rapports  réciproques, 
jusqu'alors  seulement  soupçonnés,  du  motet  de  la  libido, 
et  notre  explication  devenait  de  plus  en  plus  satisfai- 
sante, à  mesure  que  les  preuves  de  ces  rapports 
devenaient  plus  nombreuses.  Une  personne  ne  devient 
névrotique  que  lorsque  son  moi  a  perdu  l'aptitude  à 
réprimer  sa  libido  d'une  façon  ou  d'une  autre.  Plus  le 
moi  est  fort,  et  plus  il  lui  est  facile  de  s'acquitter  de  cette 
tâche  ;  tout  affaiblissement  du  mot,  quelle  qu'en  soit  la 
cause,  est  suivi  du  même  effet  que  l'exagération  des  exi- 
gences de  la  libido  et  fraie  par  conséquent  la  voie  à 
l'afiPection  névrotique.  Il  existe  encore  d'autres  rapports, 
plus  intimes,  entre  le  moi  et  la  libido  ;  mais  comme  ces 
rapports  ne  nous  intéressent  pas  ici,  nous  nous  en 
occuperons  plus  tard.  Ce  qui  reste  pour  nous  essentiel 
et  instructif,  c'est  que  dans  tous  les  cas,  et  quel  que  soit 
le  mode  de  production  de  la  maladie,  les  symptômes  de 
la  névrose  sont  fournis  par  la  libido,  ce  qui  suppose  une 
énorme  dépense  de  celle-ci. 

Et,  maintenant,  je  dois  attirer  votre  attention  sur  la 
différence  fondamentale  qui  existe  entre  les  névroses 
actuelles  et  les  psychonévroses  dont  le  premier  groupe^ 


LA  NERVOSITÉ  COMMUNE  Ai 5 

les  névroses  de  transfert,  nous  a  tant  occupés  jusqu'à 
présent.  Dans  les  deux  cas,  les  symptômes  découlent  de 
la  libido  ;  ils  impliquent  dans  les  deux  cas  une  dépense 
anormale  de  celle-ci,  sont  dans  les  deux  cas  des  satis- 
factions substitutives.  Mais  les  symptômes  des  névroses 
actuelles,  lourdeur  de  tète,  sensation  de  douleur,  irrita- 
tion d'un  organe,  aflaiblissement  ou  arrêt  d'une  fonction, 
n'ont  aucun  «  sens  »,  aucune  signification  psychique. 
Ces  symptômes  sont  corporels,  non  seulement  dans  leurs 
manifestations  (tel  est  également  le  cas  des  symptômes 
hystériques,  par  exemple),  mais  aussi  quant  aux  proces- 
sus qui  les  produisent  et  qui  se  déroulent  sans  la  moindre 
participation  de  l'un  quelconque  de  ces  mécanismes 
psychiques  compliqués  que  nous  connaissons.  Comment 
peuvent-ils,  dans  ces  conditions,  correspondre  à  des  uti- 
lisations de  la  libido  qui,  nous  l'avons  vu,  est  une  force 
psychique?  La  réponse  à  cette  question  est  on  ne  peut 
plus  simple.  Permettez-moi  d'évoquer  une  des  premières 
objections  qui  a  été  adressée  à  la  psychanalyse.  On 
disait  alors  que  la  psychanalyse  perd  son  temps  à  vou- 
loir établir  une  théorie  purement  psychologique  des 
phénomènes  névrotiques,  ce  qui  est  un  travail  stérile, 
les  théories  psychologiques  étant  incapables  de  rendre 
compte  d'une  maladie.  Mais  en  produisant  cet  argument, 
on  oubliait  volontiers  que  la  fonction  sexuelle  n'est  ni 
purement  psychique  ni  purement  somatique.  Elle  exerce 
son  influence  à  la  fois  sur  la  vie  psychique  et  sur  la  vie 
corporelle.  Si  nous  avons  reconnu  dans  les  symptômes 
des  psychonévroses  les  manifestations  psychiques  des 
troubles  sexuels,  nous  ne  serons  pas  étonnés  de  trouver 
dans  les  névroses  actuelles  leurs  eflets  somatiques  directs. 
La  clinique  médicale  nous  fournit  une  indication  pré- 
cieuse, à  laquelle  adhèrent  d'ailleurs  beaucoup  d'auteurs, 
quant  à  la  manière  de  concevoir  les  névroses  actuelles. 
Celles-ci  manifestent  notamment,  dans  les  détails  de  leur 
symptomatologie,  ainsi  que  par  leur  pouvoir  d'agir  sur 
tous  les  systèmes  d'organes  et  sur  toutes  les  fonctions, 
une  analogie  incontestable  avec  des  états  morbides 
occcasionnés  par  l'action  chronique  de  substances  toxi- 
ques extérieures  ou  par  la  suppression  brusque  de  cette 
action,  c'est-à-dire  avec  les  intoxications  et  les  absti- 
nences. La  parenté  entre    ces  deux- groupes  d'aifections 


4l6  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

devient  encore  plus  intime  à  la  faveur  d'états  morbides 
que  nous  attribuons,  comme  c'est  le  cas  de  la  maladie 
de  Basedow,  à  l'action  de  substances  toxiques  qui,  au 
lieu  d'être  introduites  dans  le  corps  du  dehors,  se  sont 
formées  dans  l'organisme  lui-même.  Ces  analogies  nous 
imposent,  à  mon  avis,  la  conclusion  que  les  névroses 
actuelles  résultent  de  troubles  du  métabolisme  des  suL- 
stances  sexuelles,  soit  qu'il  se  produise  plus  de  toxines 
que  la  personne  n'en  peut  supporter,  soit  que  certaines 
conditions  internes  ou  même  psychiques  troublent  l'uli- 
lisation  adéquate  de  ces  substances.  La  sagesse  populaire 
a  toujours  professé  ces  idées  sur  la  nature  du  besoin 
sexuel,  en  disant  de  l'amour  qu'il  est  une  «  ivresse  », 
produite  par  certaines  boissons,  ou  filtres,  auxquelles 
elle  attribue  d'ailleurs  une  origine  exogène.  Au  demeu- 
rant, le  terme  «  métabolisme  sexuel  »  ou  «  chimisme  de 
la  sexualité  »,  est  pour  nous  un  moule  sans  contenu; 
nous  ne  savons  rien  sur  ce  sujet  et  ne  pouvons  même 
pas  dire  s'il  existe  deux  substances  dont  l'une  serait 
c(  mâle  »,  l'autre  «  femelle  »,  ou  si  nous  devons  nous 
contenter  d'admettre  une  seule  toxine  sexuelle  qui  serait 
alors  la  cause  de  toutes  les  excitations  de  la  libido. 
L'édifice  théorique  de  la  psychanalyse,  que  nous  avons 
créé,  n'est  en  réalité  qu'une  superstructure  que  nous 
devons  asseoir  sur  sa  base  organique.  Mais  cela  ne  nous 
est  pas  encore  possible. 

Ce  qui  caractérise  la  psychanalyse,  en  tant  que  science, 
c'est  moins  la  matière  sur  laquelle  elle  travaille,  que  la 
technique  dont  elle  se  sert.  On  peut,  sans  faire  violence 
à  sa  nature,  l'appliquer  aussi  bien  à  l'histoire  de  la  civi- 
lisation, à  la  science  des  religions  et  à  la  mythologie 
qu'à  la  théorie  des  névroses.  Son  seul  but  et  sa  seule 
contribution  consistent  à  découvrir  l'inconscient  dans  la 
vie  psychique.  Les  problèmes  se  rattachant  aux  névroses 
actuelles,  dont  les  symptômes  résultent  probablement 
de  lésions  toxiques  directes,  ne  se  prêtent  guère  à  l'étude 
psychanalytique:  celle-ci  ne  pouvant  fournir  aucun  éclair- 
cissement à  leur  sujet  doit  s'en  remettre  de  cette  tâche 
à  la  recherche  médico-biologique.  Si  je  vous  avais  pro- 
mis une  «  Introduction  à  la  théorie  des  névroses  »,  j'au- 
rais dû  commencer  par  les  formes  les  plus  simples  des 
névroses  actuelles,  pour  arriver  aux  affections  psychiques 


LA  NERVOSITÉ  COMMUNE  4i7 

plus  compliquées,  consécutives  aux  troubles  de  la  libido  : 
c'eût  été  incontestablement  l'ordre  le  plus  naturel.  A 
propos  des  premières,  j'aurais  du  vous  présenter  tout 
ce  que  nous  avons  appris  de  divers  côtés  ou  tout  ce  que 
nous  croyons  savoir  et,  une  fois  arrivé  aux  psychoné- 
vroses, j'aurais  dû  vous  parler  delà  psychanalyse  comme 
du  moyen  technique  auxiliaire  le  plus  important  de  tous 
ceux  dont  nous  disposons  pour  éclaircir  ces  états.  Mais 
mon  intention  était  de  vous  donner  une  «  Introduction  à 
la  psychanalyse  »,  et  c'est  ce  que  je  vous  avais  annoncé; 
il  m'importait  beaucoup  plus  de  vous  donner  une  idée 
de  la  psychanalyse  que  de  vous  faire  acquérir  certaines 
connaissances  concernant  les  névroses,  et  cela  me  dis- 
pensait de  mettre  au  premier  plan  les  névroses  actuelles, 
sujet  parfaitement  stérile  au  point  de  vue  de  la  psycha- 
nalyse. Je  crois  que  le  choix  que  j'ai  fait  est  tout  à  votre 
avantage,  la  psychanalyse  méritant  d'intéresser  toute 
personne  cultivée,  à  cause  de  ses  prémisses  profondes 
et  de  ses  multiples  rapports.  Quant  à  la  théorie  des  névro- 
ses, elle  est  un  chapitre  de  la  médecine,  semblable  à 
beaucoup  d'autres. 

Et,  pourtant,  vous  êtes  en  droit  de  vous  attendre  à  ce 
que  nous  portions  aussi  un  certain  intérêt  aux  névroses 
actuelles.  Nous  sommes  d'ailleurs  obligés  de  le  faire,  ne 
serait-ce  qu'à  cause  des  rapports  cliniques  étroits  qu'elles 
présentent  avec  les  psychonévroses.  Aussi  vous  dirai-je 
que"  nous  distinguons  trois  formes  pures  de  névroses 
actuelles  :  la  neurasthénie,  la  îiévrose  d'angoisse  et  lliypo- 
chondrie.  Cette  division  n'a  pas  été  sans  soulever  des 
objections.  Les  noms  sont  bien  d'un  usage  courant,  mais 
les  choses  qu'ils  désignent  sont  indéterminées  et  incer- 
taines. 11  est  même  des  médecins  qui  s'opposent  à  toute 
classification  dans  le  monde  chaotique  des  phénomènes 
névrotiques,  à  tout  établissement  d'unités  cliniques,  d'in- 
dividualités morbides,  et  qui  ne  reconnaissent  même  pas 
la  division  en  névroses  actuelles  et  en  psychonévroses. 
A  mon  avis,  ces  médecins  vont  trop  loin  et  ne  suivent 
pas  le  chemin  qui  mène  au  progrès.  Parfois  ces  formes 
de  névrose  se  présentent  pures  ;  mais  on  les  trouve  plus 
souvent  combinées  entre  elles  ou  avec  une  affection  psy- 
chonévrotique. Mais  cette  dernière  circonstance  ne  nous 
autorise  pas  à  renoncer  à  leur  division.  Pensez  seulenieat 


4i8  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

à  la  différence  que  la  minéralogie  établit  entre  minéraux 
et  roches.  Les  minéraux  sont  décrits  comme  des  indivi- 
dus, en  raison  sans  doute  de  cette  circonstance  qu'ils  se 
présentent  souvent  comme  cristaux,  nettement  circon- 
scrits et  séparés  de  leur  entourage.  Les  roches  se  com- 
posent d'amas  de  minéraux  dont  l'association,  loin  d'être 
accidentelle,  est  sans  nul  doute  déterminée  par  les  con- 
ditions de  leur  formation.  En  ce  qui  concerne  la  théorie 
des  névroses,  nous  savons  encore  trop  peu  de  chose  rela- 
tivement au  point  de  départ  du  développement  pour  édi- 
fier sur  ce  sujet  une  théorie  analogue  à  celle  des  roches. 
Mais  nous  sommes  incontestablement  dans  le  vrai  lors- 
que nous  commençons  par  isoler  de  la  masse  les  entités 
cliniques  que  nous  connaissons  et  qui,  elles,  peuvent 
être  comparées  aux  minéraux. 

Il  existe,  entre  les  symptômes  des  névroses  actuelles 
et  ceux  des  psychonévroses,  une  relation  intéressante 
et  qui  fournit  une  contribution  importante  à  la  connais- 
sance de  la  formation  de  symptômes  dans  ces  dernières: 
le  symptôme  de  la  névrose  actuelle  constitue  souvent  le 
noyau  et  la  phase  préliminaire  du  symptôme  psychoné- 
vrotique. On  observe  plus  particulièrement  cette  relation 
entre  la  neurasthénie  et  la  névrose  de  transfert  appelée 
hystérie  de  conversion,  entre  la  névrose  d'angoisse  et 
l'hystérie  d'angoisse,  mais  aussi  entre  l'hypochondrie  et 
les  formes  dont  nous  parlerons  plus  loin  en  les  désignant 
sous  le  nom  de  paraphrénie  (démence  précoce  et  para- 
noïa). Prenons  comme  exemple  le  mal  de  tête  ou  les 
douleurs  lombaires  hystériques.  L'analyse  nous  montre 
que,  parla  condensation  et  le  déplacement,  ces  douleurs 
sont  devenues  une  satisfaction  substitutive  pour  toute 
une  série  de  fantaisies  ou  de  souvenirs  libidineux.  Mais 
il  fut  un  temps  où  ces  douleurs  étaient  réelles,  où  elles 
étaient  un  symptôme  direct  d'une  intoxication  sexuelle, 
l'expression  corporelle  d'une  excitation  libidineuse.  Nous 
ne  prétendons  pas  que  tous  les  symptômes  hystériques 
contiennent  un  noyau  de  ce  genre  ;  il  n'en  reste  pas 
moins  que  ce  cas  est  particulièrement  fréquent  et  que 
l'hystérie  utilise  de  préférence,  pour  la  formation  de  ses 
symptômes,  toutes  les  influences,  normales  et  patholo- 
giques, que  l'excitation  libidineuse  exerce  sur  le  corps. 
Ils  jouent  alors  le  rôle  de  ces  grains  de  sable  qui   ont 


*^  LA  NERVOSITÉ  COMMUNE  ^l^ 

recouvert  de  couches  de  nacre  la  coquille  abritant  Tani- 
mal.  Les  signes  passagers  de  l'excitation  sexuelle,  ceux 
qui  accompagnent  l'acte  sexuel,  sont  de  même  utilisés 
parla  psychonévrose,  comme  les  matériaux  les  plus  com- 
modes et  les  plus  appropriés  pour  la  formation  de  symp- 
tômes. 

Un  autre  processus  du  même  genre  présente  un  inté- 
rêt particulier  au  point  de  vue  du  diagnostic  et  du  traite- 
ment. Chez  des  personnes  qui,  bien  que  prédisposées  à 
la  névrose,  ne  souffrent  d'aucune  névrose  déclarée,  il 
arrive  souvent  qu'une  altération  corporelle  morbide,  par 
inflammation  ou  lésion,  éveille  le  travail  de  formation 
de  symptômes,  de  telle  sorte  que  le  symptôme  fourni  par 
la  réalité  devient  immédiatement  le  représentant  de  toiv- 
tes  les  fantaisies  inconscientes  qui  épiaient  la  première 
occasion  de  se  manifester.  Dans  les  cas  de  ce  genre,  le 
médecin  instituera  tantôt  un  traitement,  tantôt  un  autre: 
il  cherchera  soit  à  supprimer  la  base  organique,  sans  se 
soucier  du  bruyant  édifice  névrotique  qu'elle  supporte, 
soit  à  combattre  la  névrose  qui  s'est  produite  occasion- 
nellement, sans  faire  attention  à  la  cause  organique  qui 
lui  avait  servi  de  prétexte.  C'est  par  les  effets  obtenus 
qu'on  pourra  juger  de  l'efficacité  de  l'un  ou  de  l'autre 
de  ces  procédés,  mais  il  est  difficile  d'établir  des  règles 
générales  pour  ces  cas  mixtes. 


CHAPITRE   XKV 

L'ANGOISSE 


Ce  que  je  vous  ai  dit  dans  ma  dernière  leçon  au  sujet 
de  la  nervosité  commune  est  de  nature  à  vous  paraître 
comme  un  exposé  aussi  incomplet  et  insuffisant  que  pos- 
sible. Je  le  sais  et  je  pense  que  ce  qui  a  dû  vous  étonner 
le  plus,  c'était  de  ne  pas  y  trouver  un  mot  sur  l'angoisse, 
qui  est  pourtant  un  symptôme  dont  se  plaignent  la  plu- 
part des  nerveux  lesquels  en  parlent  comme  de  leur 
souffrance  la  plus  terrible  ;  de  l'angoisse  qui  peut  en  effet 
revêtir  chez  eux  une  intensité  extraordinaire  et  les  pous- 
ser aux  actes  les  plus  insensés.  Loin  cependant  de  vou- 
loir éluder  cette  question,  j'ai,  au  contraire,  l'intention 
de  poser  nettement  le  problème  ds  l'angoisse  et  de  le 
traiter  devant  vous  en  détail. 

Je  n'ai  sans  doute  pas  besoin  de  vous  présenter  l'an- 
goisse ;  chacun  de  vous  a  éprouvé  lui-même,  ne  fut-ce 
qu'une  seule  fois  dans  sa  vie,  cette  sensation  ou,  plus 
exactement,  cet  état  affectif.  Il  me  semble  cependant 
qu'on  ne  s'est  jamais  demandé  assez  sérieusement  pour- 
quoi ce  sont  précisément  les  nerveux  qui  souffrent  de 
l'angoisse  plus  souvent  et  plus  intensément  que  les  autres. 
On  trouvait  peut-être  la  chose  toute  naturelle:  n'emploie 
t-on  pas  indifféremment,  et  l'un  pour  l'autre,  les  mots  «  ner- 
veux »  et  «anxieux  »,  comme  s'ils  signifiaient  la  même 
chose?  On  a  tort  de  procéder  ainsi,  car  il  est  des  hom- 
mes anxieux  qui  ne  sont  pas  autrement  nerveux,  et  il  y  a 
des  nerveux  qui  présentent  beaucoup  de  symptômes, 
sauf  la  tendance  à  l'angoisse. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  le  problème  de 
l'angoisse  forme  un  point  vers  lequel  convergent  les 
questions  les  plus  diverses  et  les  plus  importantes,  une 
énigme  dont  la  solution  devrait  projeter  des  flots  de 
lumière  sur  toute  notre  vie  psychic^ue.  Je  ne  dis  pas  que 


L'ANGOISSE  42  1 

je  vous  en  donnerai  la  solution  complète,  mais  vous  pr.é 
voyez  sans  doute  que  la  psychanalyse  s'attaquera  à  ce 
problème,  comme  à  tant  d'autres,  par  des  moyens  diffé- 
rents de  ceux  dont  se  sert  la  médecine  de  l'école.  Celle- 
ci  porte  son  principal  intérêt  sur  le  point  de  savoir  quel 
est  le  déterminisme  anatomique  de  l'angoisse.  Elle 
déclare  qu'il  s'agit  d'une  irritation  du  bulbe,  et  le  malade 
apprend  qu'il  souffre  d'une  névrose  du  vague.  Le  bulbe, 
ou  moelle  allongée,  est  un  objet  très  sérieux  et  très  beau. 
Je  me  rappelle  fort  bien  ce  que  son  étude  m'avait  coûté 
jadis  de  temps  et  de  peine.  Mais  je  dois  avouer  aujour- 
d'hui qu'au  point  de  vue  de  la  compréhension  psycholo- 
gique de  l'angoisse  rien  ne  peut  m'ètre  plus  indifférent 
que  la  connaissance  du  trajet  nerveux  suivi  par  les  exci- 
tations qui  émanent  du  bulbe. 

Et,  tout  d'abord,  on  peut  parler  longtemps  de  l'an- 
goisse, sans  songer  à  la  nervosité  en  général.  Vous  me 
comprendrez  sans  autre  explication  si  je  désigne  cette 
angoisse  sous  le  nom  d'angoisse  réelle^  par  opposition  à 
l'angoisse  névrotique.  Or,  l'angoisse  réelle  nous  apparaît 
comme  quelque  chose  de  très  rationnel  et  compréhensible. 
Nous  dirons  qu'elle  est  une  réaction  à  la  perception 
d'un  danger  extérieur,  c'est-à-dire  d'une  lésion  attendue, 
prévue,  qu'elle  est  associée  au  réflexe  delà  fuite  et  qu'on 
doit  par  conséquent  la  considérer  comme  une  manifes- 
tation de  l'instinct  de  conservation.  Devant  quels  objets 
et  dans  quelle  situation  l'angoisse  se  produit-elle?  Cela 
dépend  naturellement  en  grande  partie  du  degré  de  notre 
savoir  et  de  notre  sentiment  de  puissance  en  face  du 
monde  extérieur.  Nous  trouvons  naturelles  la  peur  qu'ins- 
pire au  sauvage  la  vue  d'un  canon  et  l'angoisse  qu'il 
éprouve  lors  d'une  éclipse  du  soleil,  alors  que  le  blanc 
qui  sait  manier  le  canon  et  prédire  l'éclipsé  n'éprouve 
devant  l'un  et  l'autre  aucune  angoisse.  Parfois  c'est  le 
fait  de  trop  savoir  qui  est  cause  de  l'angoisse,  parce 
qu'on  prévoit  alors  le  danger  de  très  bonne  heure.  C'est 
ainsi  que  le  sauvage  sera  pris  de  peur  en  apercevant  dans 
la  forêt  une  piste  qui  laissera  indifférent  un  étranger, 
parce  que  cette  piste  lui  révélera  le  voisinage  d'une  bête 
fauve,  et  c'est  ainsi  encore  que  le  marin  expérimenté 
regardera  avec  effroi  un  petit  nuage  qui  s'est  formé  dans 
le  ciel,    nuage   qui  ne  signifie  rien   pour  le   voyageur^ 


42  2  THÉORIE  GÉxNÉRALE  DES  NÉVROSES 

tandis  qu'il  lui  annonce  à  lui  l'approche  d'un  cyclone. 

En  y  réfléchissant  de  plus  près,  on  est  obligé  de  se 
dire  que  le  jugement  d'après  lequel  l'angoisse  actuelle 
serait  rationnelle  et  adaptée  à  un  but  appelle  vme  revi- 
sion. La  seule  attitude  rationnelle,  en  présence  d'une 
menace  de  danger,  consisterait  à  comparer  ses  propres 
forces  à  la  gravité  de  la  menace  et  à  décider  ensuite  si 
c'est  la  fuite  ou  la  défense  ou,  même,  éventuellement 
l'attaque  qui  est  le  moyen  le  plus  efficace  d'échapper  au 
danger.  Mais  dans  celte  attitude  il  n'y  a  pas  place  pour 
l'angoisse;  tout  ce  qui  arrive  arriverait  tout  aussi  bien, 
et  probablement  même  mieux,  si  l'angoisse  ne  s'en  mêlait 
pas.  Vous  voyez  aussi  que,  lorsque  l'angoisse  devient 
par  trop  intense,  elle  constitue  un  obstacle  qui  paralyse 
l'action  et  même  la  fuite.  Le  plus  généralement,  la  réaction 
à  un  danger  est  une  combinaison  dans  laquelle  entrent 
le  sentiment  d'angoisse  et  l'action  de  défense.  L'animal 
eff'rayé  éprouve  de  l'angoisse  et  fuit,  mais  seule  la  fuite 
est  rationnelle,  tandis  que  l'angoisse  ne  répond  à  aucun 
but. 

On  est  donc  tenté  d'affirmer  que  l'angoisse  n'est  jamais 
rationnelle.  Mais  nous  nous  ferons  peut-être  une  idée 
plus  exacte  de  l'angoisse,  en  analysant  de  plus  près  la 
situation  qu'elle  crée.  Nous  trouvons  tout  d'abord  que  le 
sujet  est  préparé  au  danger,  ce  qui  se  manifeste  par  une 
exaltation  de  l'attention  sensorielle  et  de  la  tension 
motrice.  Cet  état  d'attente  et  de  préparation  est  incon- 
testablement un  état  favorable,  sans  lequel  le  sujet  se 
trouverait  exposé  à  des  conséquences  graves.  De  cet  état 
découlent,  d'une  part,  l'action  motrice:  fuite  d'abord,  et, 
à  un  degré  supérieur,  défense  active  ;  d'autre  part,  ce 
que  nous  éprouvons  comme  un  état  d'angoisse.  Plus  le 
développement  de  l'angoisse  est  restreint,  plus  celle-ci 
n'apparaît  que  comme  un  appendice,  un  signal,  et  plus 
tout  le  processus,  qui  consiste  dans  la  transformation  de 
l'état  de  préparation  anxieuse  en  action,  s'accomplit 
rapidement  et  rationnellement.  C'est  ainsi  que,  dans  ce 
que  nous  appelons  angoisse,  l'état  de  préparation  m'ap- 
paraît  comme  l'élément  utile,  tandis  que  le  développe- 
ment de  l'angoisse  me  semble  contraire  au  but. 

Je  laisse  de  côté  la  question  de  savoir  si  le  langage 
courant  désigne  par  les  mots  angoisse,  peur,  terreur  la 


L'ANGOISSE  433 

même  chose  ou  des  choses  différentes.  îî  me  semble  que 
l'angoisse  :^e  rapporte  à  l'état  et  fait  abstraction  de  l'objet, 
tandis  que  dans  la  peur  l'attention  se  trouve  précisément 
concentrée  sur  Tobjet.  Le  mot  terreur  me  semble,  en 
revanche,  avoir  une  signification  toute  spéciale,  en  dési- 
gnant notamment  l'action  d'un  danger  auquel  on  n'était 
pas  préparé  par  un  état  d'angoisse  préalable.  On  peut 
dire  que  l'homme  se  défend  contre  la  terreur  par  l'an- 
goisse. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  vous  échappe  pas  que  le  mot 
angoisse  est  employé  dans  des  sens  multiples,  ce  qui  lui 
donne  un  caractère  vague  et  indéterminé.  Le  plus  souvent 
on  entend  par  angoisse  l'état  subjectif  provoqué  par  la 
perception  du  «  développement  de  l'angoisse  »,  et  on 
appelle  cet  état  subjectif  «  état  affectif  ».  Or,  qu'est-ce 
qu'un  état  affectif  au  point  de  vue  dynamique?  Quelque 
chose  de  très  compliqué.  Un  état  affectif  comprend  d'abord 
certaines  innervations  ou  décharges,  et  ensuite  certaines 
sensations.  Celles-ci  sont  de  deux  sortes  :  perceptions 
des  actions  motrices  accomplies  et  sensations  directes  de 
plaisir  et  de  déplaisir  qui  im.priment  à  l'état  affectif  ce 
qu'on  appelle  le  ton  fondamental.  Je  ne  crois  cependant 
pas  qu'avec  cette  énumération  on  ait  épuisé  tout  ce  qui 
peut  être  dit  sur  la  nature  de  l'état  aflectif.  Dans  certains 
états  affectifs  on  croit  pouvoir  remonter  au  delà  de  ces 
éléments  et  reconnaître  que  le  noyau  autour  duquel  se 
cristallise  tout  l'ensemble  est  constitué  par  la  répétition 
d'un  certain  événement  important  et  significatif,  vécu  par 
le  sujet.  Cet  événement  peut  n'être  qu'une  impression 
très  reculée,  d'un  caractère  très  général,  impression  fai- 
sant partie  de  la  préhistoire  non  de  l'individu,  mais  de 
l'espèce.  Pour  me  faire  mieux  comprendre,  je  vous  dirai 
que  l'état  affectif  présente  la  même  structure  que  la  crise 
d'hystérie,  qu'il  est,  comme  celle-ci,  constitué  par  une 
réminiscence  déposée.  La  crise  d'hystérie  peut  donc  être 
comparée  à  un  état  affectif  individuel  nouvellement 
formé,  et  l'état  affectif  normal  peut  être  considéré 
comme  l'expression  d'une  hystérie  générique,  devenue 
héréditaire. 

Ne  croyez  pas  que  ce  que  je  vous  dis  là  au  sujet  des 
états  affectifs  forme  un  patrimoine  reconnu  de  la  psycho- 
logie normale.  Il  s'agit,  au  contraire,  de  conceptions  nées 


A2'4  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

sur  le  sol  de  la  psychanalyse  et  qui  ne  sont  chez  elles  que 
là.  Ce  que  la  psychologie  vous  dit  des  états  affectifs,  la 
théorie  de  James-Lange,  par  exemple,  est  pour  nous 
autres  psychanalystes  incompréhensible  et  impossible  à 
discuter.  Mais  ne  nous  considérons  pas  non  plus  comme 
très  certains  de  ce  que  nous  savons  nous-mêmes  concernant 
les  états  affectifs  ;  ne  voyez  dans  ce  que  je  vais  vous  dire 
sur  ce  sujet  qu'un  premier  essai  de  nous  orienter  dans 
cet  obscur  domaine.  Je  continue  donc.  En  ce  qui  concerne 
l'état  affectif  caractérisé  par  l'angoisse,  nous  croyons 
savoir  quelle  est  l'impression  reculée  qu'il  reproduit  en 
la  répétant.  Nous  nous  disons  que  ce  ne  peut  être  que 
la  naissance,  c'est-à-dire  l'acte  dans  lequel  se  trouvent 
réunies  toutes  les  sensations  de  peine,  toutes  les  tendan- 
ces de  décharge  et  toutes  les  sensations  corporelles  dont 
l'ensemble  est  devenu  comme  le  prototype  de  l'effet  pro- 
duit par  un  danger  grave  et  que  nous  avons  depuis 
éprouvées  à  de  multiples  reprises  en  tant  qu'état  d'an- 
goisse. C'est  l'augmentation  énorme  de  l'irritation  con- 
sécutive à  l'interruption  du  renouvellement  du  sang  (de 
la  respiration  interne),  qui  fut  alors  la  cause  de  la  sen- 
sation d'angoisse  :  la  première  angoisse  fut  donc  de  nature 
toxique.  Le  mot  angoisse  (du  latin  angustiae,  étroitesse  ; 
Angst  en  allemand)  fait  précisément  ressortir  la  gêne, 
l'étroitesse  de  la  respiration  qui  existait  alors  comme 
effet  de  la  situation  réelle  et  qui  se  reproduit  aujourd'hui 
régulièrement  dans  l'état  affectif.  Nous  trouverons  égale- 
ment significatif  le  fait  que  ce  premier  état  d'angoisse 
est  provoqué  par  la  séparation  qui  s'opère  entre  la  mère 
et  l'enfant.  Nous  pensons  naturellement  que  la  prédispo- 
sition à  la  répétition  de  ce  premier  état  d'angoisse  a  été, 
à  travers  un  nombre  incalculable  de  générations,  à  ce 
point  incorporée  à  l'organisme  que  nul  individu  ne  peut 
échapper  à  cet  état  affectif,  fùt-il,  comme  le  légendaire 
Macduff,  «  arraché  des  entrailles  de  sa  mère  »,  c'est-à- 
dire  fùt-il  venu  au  monde  autrement  que  par  la  naissance 
naturelle.  Nous  ignorons  quel  a  pu  être  le  prototype  de 
l'état  d'angoisse  chez  des  animaux  autres  que  les  mam- 
mifères. C'est  pourquoi  nous  ignorons  également  l'en- 
semble des  sensations  qui,  chez  ces  êtres,  correspond  à 
notre  angoisse. 

Vous  serez  peut-être  curieux  d'apprendre  comment  on 


L'ANC  O.SSE  4.^5 

a  pu  arriver  à  Tidée  que  c'est  l'acte  de  la  naissance  qui 
constitue  la  source  et  le  prototype  de  l'état  affectif  carac- 
térisé par  l'angoisse.  L'idée  est  aussi  peu  spéculative  que 
possible  ;  j'y  suis  plutôt  arrivé  en  puisant  dans  la  naïve 
pensée  du  peuple.  Un  jour,  —  il  y  a  longtemps  de  cela  I 
—  que  nous  étions  réunis,  plusieurs  jeunes  médecins 
des  hôpitaux,  au  restaurant  autour  d'une  table,  l'assistant 
de  la  clinique  obstétricale  nous  raconta  un  fait  amusant 
qui  s'était  produit  au  cours  du  dernier  examen  de  sages- 
femmes.  Une  candidate,  à  laquelle  on  avait  demandé  ce 
que  signifie  la  présence  de  méconium  dans  les  eaux  pen- 
dant le  travail  d'accouchement,  répondit  sans  hésiter  : 
«  que  l'enfant  éprouve  de  l'angoisse  ».  Cette  réponse  a  fait 
rire  les  examinateurs  qui  ont  refusé  la  candidate.  Quant 
à  moi,  j'avais,  dans  mon  for  intérieur,  pris  parti  pour 
celle-ci  et  commencé  à  soupçonner  que  la  pauvre  femme 
du  peuple  avait  eu  la  juste  intuition  d'une  relation  impor- 
tante. 

Pour  passer  à  l'angoisse  des  nerveux,  quelles  sont  les 
nouvelles  manifestations  et  les  nouveaux  rapports  qu'elle 
présente  ?  11  y  a  beaucoup  à  dire  à  ce  sujet.  Nous  trou- 
vons, en  premier  lieu,  un  état  d'angoisse  général,  une 
angoisse  pour  ainsi  dire  flottante,  prête  à  s'attacher  au 
contenu  de  la  première  représentation  susceptible  de  lui 
fournir  un  prétexte,  influant  sur  les  jugements,  choisis- 
sant les  attentes,  épiant  toutes  les  occasions  pour  se 
trouver  une  justification.  Nous  appelons  cet  état  «  an- 
goisse d'attente  »  ou  «  attente  anxieuse  ».  Les  personnes 
tourmentées  par  cette  angoisse  prévoient  toujours  les 
plus  terribles  de  toutes  les  éventualités,  voient  dans 
chaque  événement  accidentel  le  présage  d'un  malheur, 
penchent  toujours  pour  le  pire,  lorsqu'il  s'agit  d'un  fait 
ou  événement  incertain.  La  tendance  à  cette  attente  de 
malheur  est  un  trait  de  caractère  propre  à  beaucoup  de 
personnes  qui,  à  part  cela,  ne  paraissent  nullement  ma- 
lades ;  on  leur  reproche  leur  humeur  sombre,  leur  pes- 
simisme ;  mais  l'angoisse  d'attente  existe  régulièrement 
et  à  un  degré  bien  prononcé  dans  une  affection  nerveuse 
à  laquelle  j'ai  donné  le  nom  de  îiévrose  d'angoisse  et  que 
je  range  parmi  les  névroses  actuelles. 

Une  autre  forme  de  l'angoisse  présente,  au  contraire 
de  celle  que  je  viens  de  décrire,  des  attaches  plutôt  psy- 


426  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

chiques  et  est  associée  à  certains  objets  ou  situations. 
C'est  l'angoisse  qui  caractérise  les  si  nombreuses  et  sou- 
vent si  singulières  «  phobies  ».  L'éminent  psychologue 
américain  Stanley   Hall   s'est  tout  récemment  donné  la 
peine  de  nous  présenter  toute  une  série  de  ces  phobies 
sous  de  pimpants  noms  grecs.   Cela  ressemble  à  l'énu- 
mération  des  dix  plaies  d'Egypte,    avec  cette  différence 
que  les  phobies  sont  beaucoup  plus  nombreuses.  Écoutez 
tout  ce  qui  peut  devenir  objet  ou  contenu  d'une  phobie  : 
obscurité,  air  libre,  espaces  découverts,  chats,  araignées, 
chenilles,  serpents,  souris,  orage,  pointes  aiguës,  sang, 
espaces   clos,   foules  humaines,   solitude,    traversée   de 
ponts,  voyage  sur  mer  ou  en  chemin  de  fer,  etc.,  etc.  Le 
premier  essai  d'orientation  dans  ce  chaos  laisse  entre- 
voir la  possibilité  de  distinguer  trois  groupes.  Quelques- 
uns  de  ces   objets  ou   situations  redoutés  ont  quelque 
chose  de  sinistre,  même  pour  nous  autres  normaux  aux- 
quels ils  rappellent  un  danger  ;  c'est  pourquoi  ces  pho- 
bies ne  nous  paraissent  pas  incompréhensibles,  bien  que 
nous  leur  trouvions  une  intensité  exagérée.  C'est  ainsi 
que  la  plupart  d'entre  nous  éprouvent  un  sentiment  de 
répulsion  à  la  vue  d'un  serpent.  On  peut  même  dire  que 
la  phobie  des  serpents  est  une  phobie  répandue   dans 
l'humanité  entière,  et  Ch.  Darwin  a  décrit  d'une  façon 
impressionnante  l'angoisse  qu'il  avait  éprouvée  à  la  vue 
d'un  serpent  qui  se  dirigeait  sur  lui,  bien  qu'il  en  fût 
protégé  par  un  épais  disque  de  verre.  Dans  un  deuxième 
groupe  nous  rangeons  les  cas  où  il  existe  bien  un  rapport 
avec  un  danger,  mais  un  danger  que  nous  avons  l'habi- 
tude de  négliger  et  de  ne  pas  faire  entrer  dans  nos  cal- 
culs. Nous  savons  que  le  voyage  en  chemin  de  fer  com- 
porte un  risque  d'accident  de  plus  que  si  nous  restons 
chez  nous,  à  savoir  le  danger  d'une  collision,  nous  sa- 
vons également  qu'un  bateau  peut  couler  et  que  nous 
pouvons  ainsi  mourir  noyés,  et  cependant  nous  voyageons 
en  chem.in  de  fer  et  en  bateau  sans  angoisse,  sans  penser 
à  ces  dangers.  Il  est  également  certain  qu'on  serait  pré- 
cipité à  l'eau  si  le  pont  s'écroulait  au  moment  où  on  le 
franchit,   mais   cela   arrive   si   rarement   qu'on  ne  tient 
aucun  compte  de  ce  danger  possible.  La  solitude,  à  son 
tour,  présente  certains  dangers  et  nous  l'évitons  dans 
certaines  circonstances  ;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  nous 


L 'ANGOISSE  427 

ne  puissions  sous  aucun  prétexte  et  dans  quelque  con- 
dition que  ce  soit  supporter  un  moment  de  solitude. 
Tout  cela  s'applique  également  aux  foules,  aux  espaces 
clos,  à  l'orage,  etc..  Ce  qui  nous  paraît  étrange  dans 
ces  phobies  des  névrotiques,  c'est  moins  leur  contenu 
que  leur  intensité.  L'angoisse  causée  par  les  phobies  est 
tout  simplement  sans  appel  !  Et  nous  avons  parfois  l'im- 
pression que  les  névrotiques  n'éprouvent  pas  leur  an- 
goisse devant  les  mêmes  objets  et  situations  qui,  dans 
certaines  circonstances,  peuvent  également  provoquer 
notre  angoisse  à  nous,  et  auxquels  ils  donnent  les  mêmes 
noms. 

11  reste  encore  un  troisième  groupe  de  phobies,  mais 
il  s'agit  de  phobies  qui  échappent  à  notre  compréhension. 
Quand  nous  voyons  un  homme  mûr,  robuste,  éprouver  de 
l'angoisse,  loi-squ'il  doit  traverser  une  rue  ou  une  place 
de  sa  ville  natale  dont  il  connaît  tous  les  recoins,  ou  une 
femme  en  apparence  bien  portante  éprouver  une  terreur 
insensée  parce  qu'un  chat  a  frôlé  le  rebord  de  sa  jupe  ou 
qu'une  souris  s'est  glissée  à  travers  la  pièce,  comment 
pouvons-nous  établir  un  rapport  entre  l'angoisse  de  l'un 
et  de  l'autre,  d'une  part,  et  le  danger  qui  évidemment 
n'existe  que  pour  le  phobique,  d'autre  part?  Pour  ce  qui 
est  des  phobies  ayant  pour  objets  les  animaux,  il  ne  peut 
évidemment  pas  s'agir  d'une  exagération  d'antipathies 
humaines  générales,  car  nous  avons  la  preuve  du  con- 
traire dans  le  fait  que  de  nombreuses  personnes  ne 
peuvent  passer  à  côté  d'un  chat  sans  l'appeler  et  le  ca- 
resser. La  souris  si  redoutée  des  femmes  a  prêté  son 
nom  à  une  expression  de  tendresse  de  premier  ordre  : 
telle  jeune  fille,  qui  est  charmée  de  s'entendre  appeler 
«  ma  petite  souris  »  par  son  fiancé,  pousse  un  cri  d'horreur 
lorsqu'^elle  aperçoit  le  gracieux  petit  animal  de  ce  nom. 
En  ce  qui  concerne  les  hommes  ayant  l'angoisse  des 
rues  et  des  places,  nous  ne  trouvons  pas  d'autre  moyen 
d'expliquer  leur  état  qu'en  disant  qu'ils  se  conduisent 
comme  des  enfants.  L'éducation  inculque  directement  à 
l'enfant  qu'il  doit  éviter  comme  dangereuses  des  situa- 
tions de  ce  genre,  et  notre  agoraphobe  cesse  en  eflet 
d'éprouver  de  l'angoisse  lorsqu'il  traverse  la  place,  ac 
compagne  de  quelqu'un. 

Les    deux,  formes    d'angoisse    que    nous    venons    de 


A 28  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVr.O^^ES 

décrire,  l'angoisse  d'attente,  libre  de  toute  attache,  el 
l'angoisse  associée  aux  phobies,  sont  indépendantes  l'une 
de  l'autre.  On  ne  peut  pas  dire  que  l'une  représente  une 
phase  plus  avancée  que  l'autre,  et  elles  n'existent  simulta- 
nément que  d'une  façon  exceptionnelle  et  comme  acci- 
dentelle. L'état  d'angoisse  générale  le  plus  prononcé  ne 
se  manifeste  pas  fatalement  par  des  phobies  ;  des  per- 
sonnes dont  la  vie  est  empoisonnée  par  de  l'agoraphobie 
peuvent  être  totalement  exemptes  de  l'angoisse  d'attente, 
source  de  pessimisme.  Il  est  prouvé  que  certaines  pho- 
bies, phobie  de  l'espace,  phobie  du  chemin  de  fer,  etc., 
ne  sont  acquises  qu'à  l'âge  mùr,  tandis  que  d'autres, 
phobie  de  l'obscurité,  phobie  de  l'orage,  phobie  des  ani- 
jnaux,  semblent  avoir  existé  dès  les  premières  années  de 
la  vie.  Celles-là  ont  toute  la  signification  de  maladies 
graves  ;  celles-ci  apparaissent  comme  des  singularités, 
des  lubies.  Lorsqu'un  sujet  présente  une  phobie  de  ce 
dernier  groupe,  on  est  autorisé  à  soupçonner  qu'il  en  a 
encore  d'autres  du  même  genre.  Je  dois  ajouter  que 
nous  rangeons  toutes  ces  phobies  dans  le  cadre  de 
Vhystérie  (Tangoisse,  c'est-à-dire  que  nous  les  considé- 
rons comme  une  affection  très  proche  de  l'hystérie  de 
conversion. 

La  troisième  forme  d'angoisse  névrotique  nous  met  en 
présence  d'une  énigme  qui  consiste  en  ce  que  nous  per- 
dons entièrement  de  vue  les  rapports  existant  entre  l'an- 
goisse et  le  danger  menaçant.  Dans  l'hystérie,  par 
exemple,  cette  angoisse  accompagne  les  autres  symp- 
tômes hystériques,  ou  encore  elle  peut  se  produire  dans 
n'importe  quelles  conditions  d'excitation  ;  de  sorte  que 
nous  attendant  à  une  manifestation  affective  nous  sommes 
tout  étonnés  d'observer  l'angoisse  qui,  elle,  est  la  mani- 
festation à  laquelle  nous  nous  attendions  le  moins.  Enfin, 
l'angoisse  peut  encore  se  produire  sans  rapport  avec  des 
conditions  quelconques,  d'une  façon  aussi  incompréhen- 
sible pour  nous  que  pour  le  malade,  comme  un  accès 
spontané  et  libre,  sans  qu'il  puisse  être  question  d'un 
danger  ou  d'un  prétexte  dont  l'exagération  aurait  eu 
pour  effet  cet  accès.  Nous  constatons,  au  cours  de  ces 
accès  spontanés,  que  Tensemble  auquel  nous  donnons 
le  nom  d'état  d'angoisse  est  susceptible  de  dissociation. 
L'ensemble  de  l'accès  peut  être  remplacé  par  un  symp- 


L'ANGOISSE  429 

tome  unique,  d'une  grande  intensité,  tel  que  tremble- 
ment, vertige,  palpitations,  oppression,  le  sentiment 
général  d'après  ^lequel  nous  reconnaissons  l'angoisse 
faisant  défaut  ou  étant  à  peine  marqué.  Et  cependant 
ces  états  que  nous  décrivons  sous  le  nom  d'  «  équivalents 
de  l'angoisse  »  doivent  être  soi^  tous  les  rapports,  cli- 
niques et  étiologiques,  assimilés  à  l'angoisse. 

Ici  surgissent  deux  questions.  Existe-t-il  un  lien  quel- 
conque entre  l'angoisse  névrotique,  dans  laquelle  le 
danger  ne  joue  aucun  rôle  ou  ne  joue  qu'un  rôle  minime, 
et  l'angoisse  réelle  q  li  est  toujours  et  essentiellement 
une  réaction  à  un  danger  ?  Comment  faut-il  comprendre 
cette  angoisse  névrotique  ?  C'est  que  nous  voudrions 
avant  tout  sauvegarder  le  principe  :  chaque  fois  qu'il  y 
a  angoisse,  il  doit  y  avoir  quelque  chose  qui  provoque 
cette  angoisse. 

L'observation  clinique  nous  fournit  un  certain  nombre 
d'éléments  susceptibles  de  nous  aider  à  comprendre  l'an- 
goisse névrotique.  Je  vais  en  discuter  la  signification 
devant  vous. 

à)  11  n'est  pas  difficile  d'établir  que  l'angoisse  d'attente 
ou  l'état  d'angoisse  générale  dépend  dans  une  très  grande 
mesure  de  certains  processus  de  la  vie  sexuelle  ou,  plus 
exactement,  de  certaines  applications  de  la  libido.  Le  cas 
le  plus  simple  et  le  plus  instructif  de  ce  genre  nous  est 
fourni  par  les  personnes  qui  s'exposent  à  l'excitation  dite 
fruste,  c'est-à-dire  chez  lesquelles  de  violentes  excita- 
tions sexuelles  ne  trouvent  pas  une  dérivation  suffisante, 
n'aboutissent  pas  à  une  fin  satisfaisante.  Tel  est,  par 
exemple,  le  cas  des  hommes  pendant  la  durée  des  fian- 
çailles, et  des  femmes  dont  les  maris  ne  possèdent  pas 
une  puissance  sexuelle  normale  ou  abrègent  ou  font 
avorter  par  précaution  l'acte  sexuel.  Dans  ces  circon- 
stances, l'excitation  libidineuse  disparaît,  pour  céder 
la  place  à  l'angoisse,  sous  la  forme  soit  de  l'angoisse 
d'attente,  soit  d'un  accès  ou  d'un  équivalent  d'accès. 
L'interruption  de  l'acte  sexuel  par  mesure  de  précaution, 
lorsqu'elle  devient  le  régime  sexuel  normal,  constitue 
chez  les  hommes,  et  surtout  chez  les  femmes,  une  cause 
tellement  fréquente  de  névrose  d'angoisse  que  la  pra- 
tique médicale  nous  ordonne,  toutes  les  fois  que  nous 
nous  trouvons  en  présence  de  cas  de  ce  genre,  de  penser 

Fri;ud.  27 


43o  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

avant  tout  à  cette  étiologie.  En  procédant  ainsi,  on  aura 
plus  d'une  fois  l'occasion  de  constater  que  la  névrose 
d'angoisse  disparaît  dès  que  le  sujet  renonce  à  la  restric- 
tion sexuelle. 

Autant  que  je  sache,  le  rapport  entre  la  restriction 
sexuelle  et  les  états  d'angoisse  est  reconnu  même  par 
des  médecins  étranger^  à  la  psychanalyse.  Mais  je  sup- 
pose qu'on  essaiera  d'intervertir  le  rapport,  en  admet- 
tant notamment  qu'il  s'agit  de  personnes  qui  pratiquent 
la  restriction  sexuelle  parce  qu'elles  étaient  d'avance  pré- 
disposées à  l'angoisse.  Cette  manière  de  voir  est  dé- 
mentie catégoriquement  par  l'attitude  de  la  femme  dont 
l'activité  sexuelle  est  essentiellement  de  nature  passive, 
c'est-à-dire  subissant  la  direction  de  l'homme.  Plus  une 
femme  a  de  tempérament,  plus  elle  est  portée  aux  rap- 
ports sexuels,  plus  elle  est  capable  d'en  retirer  une  satis- 
faction, et  plus  elle  réagira  à  l'impuissance  de  l'homme 
et  au  coïtus  interruptus  par  des  phénomènes  d'angoisse, 
alors  que  ces  phénomènes  seront  à  peine  apparents  chez 
une  femme  atteinte  d'anesthésie  sexuelle  ou  peu  libidi- 
neuse. 

L'abstinence  sexuelle,  si  chaudement  préconisée  de 
nos  jours  par  les  médecins,  ne  favorise  naturellement  la 
production  d'états  d'angoisse  que  dans  les  cas  où  la 
libido  qui  ne  trouve  pas  de  dérivation  satisfaisante  pré- 
sente un  certain  degré  d'intensité  et  n'a  pas  été  pour  la 
plus  grande  partie  supprimée  par  la  sublimation.  La  pro- 
duction de  l'état  morbide  dépend  toujours  de  facteurs 
quantitatifs.  Mais  alors  même  qu'on  envisage  non  plus 
la  maladie,  mais  le  simple  caractère  de  la  personne,  on 
reconnaît  facilement  que  la  restriction  sexuelle  est  le  fait 
de  personnes  ayant  un  caractère  indécis,  enclines  au 
doute  et  à  l'angoisse,  alors  que  le  caractère  intrépide, 
courageux  est  le  plus  souvent  incompatible  avec  la  restric- 
tion sexuelle.  Quelles  que  soient  les  modifications  et  les 
complications  que  les  nombreuses  influences  de  la  vie 
civilisée  puissent  imprimer  à  ces  rapports  entre  le  carac- 
tère et  la  vie  sexuelle  il  existe  entre  l'un  et  l'autre  une 
relation  des  plus  étroites. 

Je  suis  loin  de  vous  avoir  fait  part  de  toutes  les  obser- 
vations qui  confirment  cette  relation  génétique  entre  la 
libido  et  l'angoisse.  11  y  aurait  encore  à  parler,  à  ce  pro- 


L'ANGOISSE  43 1 

pos,  du  rôle  que  jouent,  dans  la  production  de  maladies 
caractérisées  par  l'angoisse,  certaines  phases  de  la  vie 
qui,  telles  que  la  puberté  et  la  ménopause,  favorisent 
incontestablement  l'exaltation  de  la  libido.  Dans  certains 
cas  d'excitation  on  peut  encore  observer  directement  une 
combinaison  d'angoisse  et  de  libido  et  la  substitution 
finale  de  celle-là  à  celle-ci  De  ces  faits  se  dégage  une 
conclusion  double  :  on  a  notamment  l'impression  qu'il 
s'agit  d'une  accumulation  de  libido  dont  le  cours  normal 
est  entravé  et  que  les  processus  auxquels  (yn  assiste  sont 
tous  et  uniquement  de  nature  somatique.  On  ne  voit  pas 
tout  d'abord  comment  l'angoisse  naît  de  la  libido  ;  on 
constate  seulement  que  la  libido  est  absente  et  que  sa 
place  est  prise  par  l'angoisse. 

ô)  Une  autre  indication  nous  est  fournie  par  l'analyse 
des  psychonévroses,  et  plus  spécialement  de  l'hystérie. 
Nous  savons  déjà  que  dans  cette  affection  l'angoisse  ap- 
paraît souvent  à  titre  d'accompagnement  des  symptômes, 
mais  on  y  observe  aussi  une  angoisse  indépendante  des 
symptômes  et  se  manifestant  soit  par  crises,  soit  comme 
état  permanent.  Les  malades  ne  saveut  pas  dire  pour- 
quoi ils  éprouvent  de  l'angoisse  et  ils  rattachent  leur 
état,  à  la  suite  d'une  élaboration  secondaire  facile  à  re- 
connaître, aux  phobies  les  plus  courantes  :  phobie  de  la 
mort,  de  la  folie,  d'une  attaque  d'apoplexie.  Lorsqu'on 
analyse  la  situation  qui  a  engendré  soit  l'angoisse  soit  les 
symptômes  accompagnés  d'angoisse,  il  est  généralement 
possible  de  découvrir  le  courant  psychique  normal  qui 
n'a  pas  abouti  et  a  été  remplacé  par  le  phénomène  d'an- 
goisse. Ou,  pour  nous  exprimer  autrement,  nous  repre- 
nons le  processus  inconscient  comme  s'il  n'avait  pas 
subi  de  refoulement  et  comme  s'il  avait  poursuivi  son 
développement  sans  obstacles,  jusqu'à  parvenir  à  la 
conscience.  Ce  processus  aurait  été  accompagné  d'un 
certain  état  affectif,  et  nous  sommes  tout  surpris  de  con- 
stater que  cet  état  affectif  qui  accompagne  l'évolution 
normale  du  processus  se  trouve  dans  tous  les  cas  refoulé 
H  remplacé  par  de  l'angoisse,  quelle  que  soit  sa  qualité 
propre.  Aussi  bien,  lorsque  nous  nous  trouvons  en  pré- 
sence d'un  état  d'angoisse  hystérique,  nous  sommes  en 
droit  de  supposer  que  son  complément  inconscient  est 
constitué  soit  par  un  sentiment  de  même  nature  —  an- 


432  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

goisse,  honte,  confusion,  —  soit  par  une  excitation  posi- 
tivement libidineuse,  soit  enfin  par  un  sentiment  hostile 
et  agressif,  tel  que  la  fureur  ou  la  colère.  L'angoisse 
constitue  donc  la  monnaie  courante  contre  laquelle  sont 
échangées  ou  peuvent  être  échangées  toutes  les  excita- 
tions affectives,  lorsque  leur  contenu  a  été  éliminé  de  la 
représentation  et  a  subi  un  refoulement. 

c)  Une  troisième  expérience  nous  est  offerte  par  les 
malades  aux  actes  obsédants,  malades  qui  semblent  d'une 
façon  assez  remarquable  être  épargnés  par  l'angoisse. 
Lorsque  nous  essayons  d'empêcher  ces  malades  d'exé- 
cuter leurs  actes  obsédants,  ablutions,  cérémonial,  etc., 
ou  lorsqu'ils  osent  eux-mêmes  renoncer  à  l'une  quelcon- 
que de  leurs  obsessions,  ils  éprouvent  une  angoisse  ter- 
rible qui  les  oblige  à  céder  à  l'obsession.  Nous  compre- 
nons alors  que  l'angoisse  n'était  que  dissimulée  derrière 
l'acte  obsédant  et  que  celui-ci  n'était  accompli  que  comme 
un  moyen  de  se  soustraire  à  l'angoisse.  C'est  ainsi  que 
dans  la  névrose  obsessionnelle  l'angoisse  n'apparaît  pas 
au  dehors,  parce  qu'elle  est  remplacée  par  les  symptômes  ; 
et  si  nous  nous  tournons  vers  l'hystérie,  nous  y  retrouvons 
la  même  situation  comme  résultat  du  refoulement  :  soit 
une  angoisse  pure,  soit  une  angoisse  accompagnant  les 
symptômes,  soit  enfin  un  ensemble  de  symptômes  plus 
complet,  sans  angoisse.  11  semble  donc  permis  de  dire 
d'une  manière  abstraite  que  les  symptômes  ne  se  forment 
que  pour  empêcher  le  développement  de  l'angoisse  qui, 
sans  cela,  surviendrait  inévitablement.  Cette  conception 
place  l'angoisse  au  centre  même  de  l'intérêt  que  nous 
portons  aux  problèmes  se  rattachant  aux  névroses. 

Nos  observations  relatives  à  la  névrose  d'angoisse  nous 
ont  fourni  cette  conclusion  que  la  déviation  de  la  libido 
de  son  application  normale,  déviation  qui  engendre  l'an- 
goisse, consitue  l'aboutissement  de  processus  purement 
somatiques.  L'analyse  de  l'hystérie  et  des  névroses  obses- 
sionnelles nous  a  permis  de  compléter  cette  conclusion, 
car  elle  nous  a  montré  que  déviation  et  angoisse  peuvent 
également  résulter  du  refus  d'intervention  de  facteurs 
psychiques.  C'est  tout  ce  que  nous  savons  sur  le  mode 
de  production  de  l'angoisse  névrotique  ;  si  cela  semble 
encore  assez  vague,  je  ne  vois  pas  pour  le  moment  de 
chemin  susceptible  de  nous  conduire  plus  loin. 


L'ANGOISSE  A33 

D'une  solution  encore  plus  difficile  semble  l'autre 
problème  que  nous  nous  étions  proposé  de  résoudre, 
celui  d'établir  les  liens  existant  entre  l'angoisse  névro- 
tique, qui  résulte  d'une  application  anormale  de  la 
libido,  et  l'angoisse  réelle  qui  correspond  à  une  réaction 
à  un  danger.  On  pourrait  croire  qu'il  s'agit  là  de  choses 
tout  à  fait  disparates,  et  pourtant  nous  n'avons  aucun 
moyen  permettant  de  distinguer  dans  notre  sensation 
l'une  de  ces  angoisses  de  l'autre. 

•  Mais  le  lien  cherché  apparaît  aussitôt,  si  nous  pre- 
nons en  considération  l'opposition  que  nous  avons  tant 
de  fois  affirmée  entre  le  moi  et  la  libido.  Ainsi  que  nous 
le  savons,  l'angoisse  survient  par  réaction  du  moi  à  un 
danger  et  constitue  le  signal  qui  annonce  et  précède  la 
fuite  ;  et  rien  ne  nous  empêche  d'admettre  par  analogie 
que  dans  l'angoisse  névrotique  le  moi  cherche  également 
à  échapper  par  la  fuite  aux  exigences  de  la  libido,  qu'il 
se  compx)rte  à  l'égard  de  ce  danger  intérieur  tout  comme 
s'il  s'agissait  d'un  danger  extérieur.  Cette  manière  de 
voir  autoriserait  la  conclusion  que,  toutes  les  fois  qu'il  y 
a  de  l'angoisse,  il  y  a  aussi  quelque  chose  qui  est  cause 
de  l'angoisse.  Mais  l'analogie  peut  être  poussée  encore 
plus  loin.  De  même  que  la  tentative  de  fuir  devant 
un  danger  extérieur  aboutit  à  l'arrêt  et  à  la  prise  de 
mesures  de  défense  nécessaires,  de  même  le  dévelop- 
pement de  l'angoisse  est  interrompu  par  la  formation  des 
symptômes  auxquels  elle  finit  par  céder  la  place. 

La  difficulté  de  comprendre  ces  rapports  réciproques 
entre  l'angoisse  et  les  symptômes  se  trouve  maintenant 
ailleurs.  L'angoisse  qui  signifie  une  fuite  du  moi  devant 
la  libido  est  cependant  engendrée  par  celle  ci.  Ce  fait, 
qui  ne  saute  pas  aux  yeux,  est  cependant  réel  ;  aussi  ne 
devons-nous  pas  oublier  que  la  libido  d'une  personne 
fait  partie  de  celle-ci  et  ne  peut  pas  s'opposer  à  elle 
comme  quelque  chose  d'extérieur.  Ce  qui  reste  encore 
obscur  pour  nous,  c'est  la  dynamique  topique  du  dévelop- 
pement de  l'angoisse,  c'est  la  question  de  savoir  quelles 
sont  les  énergies  psychiques  qui  sont  dépensées  dans 
ces  occasions  et  de  quels  systèmes  psychiques  ces  éner- 
gies proviennent.  Je  ne  puis  vous  promettre  de  ré- 
ponses à  ces  questions,  mais  nous  ne  négligerons  pas  de 
suivre  deux  autres  traces  et,  ce  faisant,  de  demander  de 


llSà  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

nouveau  à  l'observation  directe  et  à  la  recherche  ana- 
lytique une  confirmation  de  nos  déductions  spéculatives. 
Nous  allons  donc  nous  occuper  de  la  production  de  l'an- 
goisse chez  l'enfant  et  de  la  provenance  de  l'angoisse 
névrotique,  associée  aux  phobies. 

L'état  d'angoisse  chez  l'enfant  est  chose  très  fré- 
quente, et  il  est  souvent  très  difficile  de  dire  s'il  s'agit 
d'angoisse  névrotique  ou  réelle.  La  valeur  de  la  distinc- 
tion que  nous  pourrions  établir  le  cas  échéant  se  trou- 
verait infirmée  par  l'attitude  même  de  l'enfant.  D'un 
côté,  en  effet,  nous  ne  trouvons  nullement  étonnant  que 
l'enfant  éprouve  de  l'angoisse  en  présence  de  nouvelles 
personnes,  de  nouvelles  situations  et  de  nouveaux  objets, 
et  nous  expliquons  sans  peine  cette  réaction  par  sa  fai- 
blesse et  son  ignorance.  Nous  attribuons  donc  à  l'enfant 
un  fort  penchant  pour  l'angoisse  réelle  et  trouverions 
tout  à  fait  naturel  si  l'on  venait  nous  dire  que  l'enfant  a 
apporté  cet  état  d'angoisse  en  venant  au  monde,  à  titre 
de  prédisposition  héréditaire.  L'enfant  ne  ferait  ainsi 
que  reproduire  l'attitude  de  l'homme  primitif  et  du  sau- 
vage de  nos  jours  qui,  en  raison  de  leur  ignorance  et  du 
manque  de  moyens  de  défense,  éprouvent  de  l'angoisse 
devant  tout  ce  qui  est  nouveau,  devant  des  choses  qui 
nous  sont  aujourd'hui  familières  et  ne  nous  inspirent 
plus  la  moindre  angoisse.  Et  il  serait  tout  à  fait  con- 
forme à  notre  attente,  si  les  phobies  de  l'enfant  étaient 
également,  en  partie  du  moins,  les  mêmes  que  celles  que 
nous  attribuons  à  ces  phases  primitives  du  développe- 
ment humain 

Il  ne  doit  pas  nous  échapper,  d'autre  part,  que  tous 
les  enfants  ne  sont  pas  sujets  à  l'angoisse  dans  la  même 
mesure,  et  que  ceux  d'entre  eux  qui  manifestent  une  an- 
goisse particulière  en  présence  de  toutes  sortes  d'objets 
et  de  situations  sont  précisément  de  futurs  névrosés.  La 
disposition  névrotique  se  traduit  donc  aussi  par  un  pen- 
chant accentué  à  l'angoisse  réelle,  l'état  d'angoisse 
apparaît  comme  l'état  primaire,  et  l'on  arrive  à  la  con- 
clusion que  l'enfant,  et  plus  tard  l'adulte,  éprouvent  de 
l'angoisse  devant  la  hauteur  de  leur  libido,  et  cela 
précisément  parce  qu'ils  éprouvent  de  l'angoisse  à 
propos  de  tout.  Cette  manière  de  voir  équivaut  à  nier 
que    l'angoisse    naisse    de  la  libido    et,    en   examinant 


L'ANGOISSE  435 

toutes  les  conditions  de  l'angoisse  réelle,  on  arri 
verait  logiquement  à  la  conception  d'après  laquelle 
c'est  la  conscience  de  sa  propre  faiblesse  et  impuissance, 
de  sa  moindre  valeur,  selon  la  terminologie  de  A.  Adler, 
qui  serait  la  cause  première  de  la  névrose,  lorsque  cette 
conscience,  loin  de  finir  avec  l'enfance,  persiste  jusque 
dans  l'âge  mûr. 

Ce  raisonnement  semble  tellement  simple  et  séduisant 
^{u'il  mérite  de  retenirnotre  attention.  Il  n'aurait  toutefois 
pour  conséquence  que  de  déplacer  l'énigme  de  la  nervo- 
sité. La  persistance  du  sentiment  de  moindre  valeur  et, 
par  conséquent,  de  la  condition  de  l'angoisse  et  des 
symptômes  apparaît  dans  cette  conception  comme  une 
chose  tellement  certaine  que  c'est  plutôt  l'état  que  nous 
appelons  santé  qui,  lorsqu'il  se  trouve  réalisé  par  hasard, 
aurait  besoin  d'explication.  Mais  que  nous  révèle  l'ob- 
servation attentive  de  l'état  anxieux  des  enfants?  Le 
petit  enfant  éprouve  tout  d'abord  de  l'angoisse  en  pré- 
sence de  personnes  étrangères  ;  les  situations  ne  jouent 
sous  ce  rapport  un  rôle  que  par  les  personnes  qu'elles 
impliquent  et,  quant  aux  objets,  ils  ne  viennent,  en  tant 
que  générateurs  d'angoisse,  qu'en  dernier  lieu.  Mais  l'en- 
fant n'éprouve  de  l'angoisse  devant  des  personnes  étran- 
gères qu'à  cause  des  mauvaises  intentions  qu'il  leur 
attribue  et  parce  qu'il  compare  sa  faiblesse  avec  leur 
force,  dans  laquelle  il  voit  un  danger  pour  son  existence, 
sa  sécurité,  son  euphorie.  Eh  bien,  cet  enfant  méfiant, 
vivant  dans  la  peur  d'une  menace  d'agression  répandue 
dans  tout  l'univers,  constitue  une  construction  théorique 
peu  heureuse.  Il  est  plus  exact  de  dire  que  l'enlant  s'ef- 
fraie à  la  vue  d'un  nouveau  visage  parce  qu'il  est  habitué 
à  la  vue  de  cette  personne  familière  et  aimée  qu'est  la 
mère.  Il  éprouve  une  déception  et  une  tristesse  qui  se. 
transforment  en  angoisse  ;  il  s'agit  donc  d'une  libido 
devenue  inutilisable  et  qui,  ne  pouvant  pas  alors  être 
maintenue  en  suspension,  trouve  sa  dérivation  dans  l'an- 
goisse. Et  ce  n'est  certainement  pas  par  hasard  que  dans 
cette  situation  caractéristique  de  l'angoisse  infantile  'se 
trouve  reproduite  la  condition  qui  est  celle  du  premier 
état  d'angoisse  accompagnant  l'acte  de  la  naissance,  à 
savoir  la  séparation  de  la  mère. 

Les    premières   phobies  de   situations  qu'on  observe 


h'àQ  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

chez  l'enfaiit  sont  celles  qui  se  rapportent  à  robscurité 
et  à  la  solitude  ;  la  première  persiste  souvent  toute  la  vie 
durant  et  les  deux  ont  en  commun  l'absence  de  la  per- 
sonne aimée,  dispensatrice  de  soins,  c'est-à-dire  de  la 
mère.  Un  enfant,  anxieux  de  se  trouver  dans  l'obscurité, 
s'adresse  à  sa  tante  qui  se  trouve  dans  une  pièce  voi- 
sine :  «  Tante,  parle-moi  ;  j'ai  peur.  —  A  quoi  cela  te 
servirait-il,  puisque  tu  ne  me  vois  pas?  »  A  quoi  l'enfant 
répond:  «  11  fait  plus  clair  lorsque  quelqu'un  parle.  »  La 
tristesse  qu'on  éprouve  dans  l'obscurité  se  transforme 
ainsi  en  angoisse  devant  l'obscurité.  Jl  n'est  donc  pas 
seulement  inexact  de  dire  que  l'angoisse  névrotique  est 
un  phénomène  secondaire  et  un  cas  spécial  de  l'angoisse 
réelle  :  nous  voyons,  en  outre,  chez  le  jeune  enfant,  se 
comporter  comme  angoisse  quelque  chose  qui  a  en  com- 
mun avec  l'angoisse  névrotique  up.  trait  essentiel  :  la  pro- 
venance d'une  libido  inemployée.  Quant  à  la  véritable» 
angoisse  réelle,  l'enfant  semble  ne  la  posséder  qu'à  un 
degré  peu  prononcé.  Dans  toutes  le^  situations  qui  peu- 
vent devenir  plus  tard  des  conditions  de  phobies,  qu'il 
se  trouve  sur  des  hauteurs,  sur  des  passages  étroits  au- 
dessus  de  l'eau,  en  chemin  de  fer  ou  en  bateau,  l'enfant 
ne  manifeste  aucune  angoisse,  et  il  en  manifeste  d'autant 
moins  qu'il  est  plus  ignorant.  11  eût  été  désirable  qu'il 
eût  reçu  en  héritage  un  plus  grand  nombre  d'instincts 
tendant  à  la  préservation  de  la  vie  ;  la  tâche  des  surveil- 
lants chargés  de  l'empêcher  de  s'exposer  à  des  dan 
gers  successifs  en  serait  grandement  facilitée.  Mais,  en 
réalité,  l'enfant  commence  par  s'exagérer  ses  forces  et  se 
comporte  sans  éprouver  d'angoisse,  parce  qu'il  ignore 
le  danger.  11  court  au  bord  de  l'eau,  il  monte  sur  l'appui 
d'une  fenêtre,  il  joue  avec  des  objets  tranchants  et  avec 
du  feu,  bref  il  fait  tout  ce  qui  peut  être  nuisible  et 
causer  des  soucis  à  son  entourage.  Ce  n'est  qu'à  force 
d'éducation  qu'on  finit  par  faire  naître  en  lui  l'angoisse 
réelle,  car  on  ne  peut  vraiment  pas  lui  permettre  de 
s'instruire  par  l'expérience  personnelle. 

S'il  y  a  des  enfants  qui  ont  subi  l'influence  de  cette 
éducation  par  l'angoisse  dans  une  mesure  telle  qu'ils 
finissent  par  trouver  d'eux-mêmes  des  dangers  dont  on 
ne  leur  a  pas  parlé  et  contre  lesquels  on  ne  les  avait  pas 
mis  en  garde,  cela  tient  à  ce  que  leur  constitution  com- 


L'ANGOISSE  437 

porte  un  besoin  libidineux  plus  prononcé,  ou  qu'ils  ont  de 
bonne  heure  contracté  de  mauvaises  habitudes  en  ce  qui 
concerne  la  satisfaction  libidineuse.  Rien  d'étonnant  si 
beaucoup  de  ces  enfants  deviennent  plus  tard  des  ner- 
veux, car,  ainsi  que  nous  le  savons,  ce  qui  facilite  le 
plus  la  naissance  d'une  névrose,  c'est  l'incapacité  de  sup- 
porter pendant  un  temps  plus  ou  moins  long  un  refoule- 
ment un  peu  considérable  de  la  libido.  Remarquez  bien 
que  nous  tenons  ici  compte  du  facteur  constitutionnel 
dont  nous  n'avons  d'ailleurs  jamais  contesté  l'impor- 
tance. Nous  nous  élevons  seulement  contre  la  conception 
qui  néglige  tous  les  autres  facteurs  au  proGt  du  seul 
facteur  constitutionnel  et  accorde  à  celui-ci  la  première 
place,  nième  dans  les  cas  où,  d'après  les  données  de  l'ob- 
servation et  de  l'analyse,  il  n'a  rien  à  voir  ou  ne  joue 
qu'un  rôle  plus  que  secondaire. 

Permettez-moi  donc  de  résumer  ainsi  les  résultats  que 
nous  ont  fournis  les  observations  sur  l'état  d'angoisse 
chez  les  enfants  :  l'angoisse  infantile,  qui  n'a  presque 
rien  de  commun  avec  l'angoisse  réelle,  s'approche,  au 
contraire,  beaucoup  de  l'angoisse  névrotique  des  adultes  ; 
elle  naît,  comme  celle-ci,  d'une  libido  inemployée  et, 
n'ayant  pas  d'objet  sur  lequel  elle  puisse  concentrer  son 
amour,  elle  le  remplace  par  un  objet  extérieur  ou  par  une 
situation. 

Et,  maintenant,  vous  ne  serez  sans  doute  pas  fâchés 
de  m'entendre  dire  que  l'analyse  n'a  plus  beaucoup  de 
nouveau  à  nous  apprendre  concernant  les /^^o^ze^.  Dans 
celles-ci  en  eflet  les  choses  se  passent  exactement  comme 
dans  l'angoisse  infantile  :  une  libido  inemployée  subit 
sans  cesse  une  transformation  en  une  apparente  angoisse 
réelle  et,  de  ce  fait,  le  moindre  danger  extérieur  devient 
une  substitution  pour  les  exigences  de  la  libido  Cette 
concordance  entre  les  phobies  et  l'angoisse  infantile  n'a 
rien  qui  doive  nous  surprendre,  car  les  phobies  infan- 
tiles sont  non  seulement  le  prototype  des  phobies  plus 
tardives  qu«  nous  faisons  rentrer  dans  le  cadre  de  1'  «  hys- 
térie d'angoisse  »,  mais  encore  la  condition  directe  préa- 
lable et  le  prélude  de  celles-ci  Toute  phobie  hystérique 
remonte  à  une  angoisse  infantile  et  la  continue,  alors 
même  qu'elle  a  un  autre  contenu  et  doit  recevoir  une 
autre    dénomination.    Les  deux  affections  ne   diffèrent 


438  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

entre  elles  qu'au  point  de  vue  du  mécanisme.  Chez 
l'adulte  il  ne  suffît  pas,  pour  que  l'angoisse  se  transforme 
en  libido,  que  celle-ci,  en  tant  que  désir  ardent,  reste 
momentanément  inemployée.  C'est  que  l'adulte  a  appris 
depuis  longtemps  à  tenir  sa  libido  en  suspension  ou  à 
l'employer  autrement.  Mais  lorsque  la  libido  fait  partie 
d'un  mouvement  psychique  ayant  subi  le  refoulement, 
on  retrouve  la  même  situation  que  chez  l'enfant  qui  ne 
sait  pas  encore  faire  une  distinction  entre  le  conscient 
et  l'inconscient,  et  cette  régression  vers  la  phobie  infan- 
tile fournit  à  la  libido  un  moyen  commode  de  se  trans- 
former en  angoisse.  Nous  avons,  vous  vous  en  souvenez, 
beaucoup  parlé  du  refoulement,  mais  en  ayant  toujours 
en  vue  le  sort  de  la  représentation  qui  devait  subir  le 
refoulement,  et  cela  naturellement  parce  qu'il  se  laisse 
plus  facilement  constater  et  exposer.  Quant  au  sort  de 
l'état  affectit  associé  à  la  représentation  refoulée,  nous 
l'avions  toujours  laissé  de  côté,  et  c'est  seulement  main- 
tenant que  nous  apprenons  que  le  premier  sort  de  cet 
état  affectif  consiste  à  subir  la  transformation  en  angoisse, 
quelle  qu'aurait  pu  être  sa  qualité  dans  des  conditions 
normales.  Cette  transformation  de  l'état  affectif  constitue 
la  partie  de  beaucoup  la  plus  importante  du  processus 
de  refoulement.  Il  n'est  pas  très  facile  d'en  parler, 
attendu  que  nous  ne  pouvons  pas  affirmer  l'existence 
d'états  affectifs  inconscients  de  la  même  manière  dont 
nous  affirmons  l'existence  de  représentations  incon- 
scientes. Qu'elle  soit  consciente  ou  inconsciente,  une 
représentation  reste  toujours  la  même,  à  une  seule  dif- 
férence près,  et  nous  pouvons  très  bien  dire  ce  qui  cor- 
respond à  une  représentation  inconsciente.  Mais  un  état 
affectif  est  un  processus  de  décharge  et  doit  être  jugé 
tout  autrement  qu'une  représentation  ;  sans  avoir  analysé 
et  élucidé  à  fond  nos  prémisses  relatives  aux  processus 
psychiques,  nous  sommes  dans  l'impossibilité  de  dire 
ce  qui  dans  l'inconscient  correspond  à  l'état  affectif. 
Aussi  bien  est-ce  un  travail  que  nous  ne  pouvons  pas 
entreprendre  ici.  Mais  nous  voulons  rester  sous  l'im- 
pression que  nous  avons  acquise,  à  savoir  que  le  déve- 
loppement de  l'angoisse  se  rattache  étroitement  au 
système  de  l'inconscient. 

J'ai   dit  que  la  transformation  en  angoisse    ou,  plus 


L'ANGOISSE  439 

exactement,  la  décharge  sous  la  forme  d'angoisse, 
constitue  le  premier  sort  réservé  à  la  libido  qui  subit  le 
refoulement.  Je  dois  ajouter  que  ce  n'est  ni  son  seul 
sort,  ni  son  sort  définitif.  Au  cours  des  névroses  se 
déroulent  des  processus  qui  tendent  à  entraver  ce  déve- 
loppement de  l'angoisse  et  qui  y  réussissent  de  différentes 
manières.  Dans  les  phobies,  par  exemple,  on  distingue 
nettement  deux  phases  du  processus  névrotique.  La  pre- 
mière est  celle  du  refoulement  de  la  libido  et  de  sa 
transformation  en  angoisse,  laquelle  est  rattachée  à  un 
danger  extérieur.  Pendant  la  deuxième  phase,  sont  éta- 
blies toutes  les  précautions  et  assurances  destinées  à 
empêcher  le  contact  avec  ce  danger  qui  est  traité  comme 
un  fait  extérieur.  Le  refoulement  correspond  à  une  ten- 
tative de  fuite  du  moi  devant  la  libido,  éprouvée  comme 
un  danger.  La  phobie  peut  être  considérée  comme  un 
retranchement  contre  le  danger  extérieur  qui  remplace 
maintenant  la  libido  redoutée.  La  faiblesse  du  système 
de  défense  employé  dans  les  phobies  réside  naturelle- 
ment dans  ce  fait  que  la  forteresse,  inattaquable  du 
dehors,  ne  l'est  pas  du  dedans.  La  projection  à  l'extérieur 
du  danger  représenté  par  la  libido  ne  peut  jamais 
réussir  d'une  façon  parfaite.  C'est  pourquoi  il  existe  dans 
les  autres  névroses  d'autres  systèmes  de  défense  contre 
le  développement  possible  de  l'angoisse.  11  s'agit  là  d'un 
chapitre  très  intéressant  de  la  psychologie  des  névroses  ; 
nous  ne  pouvons  malheureusement  pas  l'aborder  ici, 
car  cela  nous  conduirait  trop  loin,  sans  parler  que  pour 
le  comprendre  il  laut  posséder  des  connaissances  spé- 
ciales très  approfondies.  Je  n'ai  que  quelques  mots  à 
ajouter  à  ce  que  je  viens  de  dire.  Je  vous  ai  déjà  parlé 
du  «  contre-armement»  auquel  le  mo^  a  recours  lors  d'un 
refoulement  et  qu'il  est  obligé  d'entretenir  d'une  manière 
permanente  afin  de  faire  durer  le  refoulement.  Cet  arme- 
ment sert  à  réaliser  les  différents  moyens  de  défense  contre 
le  développement  de  l'angoisse  qui  suit  le  refoulement. 
Mais  revenons  aux  phobies.  Je  crois  vous  avoir  montré 
combien  il  est  insuffisant  de  ne  chercher  à  expliquer  que 
leur  contenu,  de  s'intéresser  uniquement  à  la  question 
de  savoir  pourquoi  tel  ou  tel  autre  objet,  telle  ou  telle 
situation  devient  l'objet  de  la  phobie.  Le  contenu  d'une 
phobie  est  à  celle-ci  ce  que  la  façade  visible  d'un  rêve 


44o  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

manifeste  est  au  rêve  proprement  dit.  On  peut  accorder, 
en  faisant  les  restrictions  nécessaires,  que  parmi  les  con- 
tenus des  phobies  il  en  est  quelques-uns  qui,  ainsi  que 
l'a  montré  Stanley  Hall,  sont  propres  à  devenir  objets 
d'angoisse  en  vertu  d'une  transmission  phylogénique. 
Et  cette  hypothèse  trouve  sa  confirmation  dans  le  fait 
que  beaucoup  de  ces  o})jets  d'angoisse  ne  présentent  avec 
le  danger  que  des  rapports  purement  symboliques. 

Nous  avons  ainsi  pu  nous  rendre  compte  de  la  place 
vraiment  centrale  que  le  problème  de  l'angoisse  occupe 
dans  la  psychologie  des  névroses.  Nous  connaissons 
aussi  les  liens  étroits  qui  rattachent  le  développement  de 
l'angoisse  aux  vicissitudes  de  la  libido  et  au  système  de 
l'inconscient.  Notre  conception  présente  cependant  encore 
une  lacune  qui  vient  de  ce  que  nous  ne  savons  à  quoi 
rattacher  ce  fait,  pourtant  difficilement  contestable,  que 
l'angoisse  réelle  doit  être  considérée  comme  une  mani- 
festation des  instincts  dp  conservation  du  moi. 


CHAPITRE   XXVI 

LA  THÉORIE  DE  LA  LIBIDO 
ET  LE  «NARCISSISME» 


A  plusieurs  reprises,  et  tout  récemment  encore,  nous 
avons  eu  à  distinguer  entre  les  tendances  du  moi  et  les  ten- 
dances sexuelles.  Le  refoulement  nous  avait  tout  d'abord 
montré  qu'une  opposition  peut  s'élever  entre  les  unes 
et  les  autres,  opposition  à  la  suite  de  laquelle  les  ten- 
dances sexuelles  subissent  une  défaite  formelle  et  sont 
obligées  de  se  procurer  satisfaction  par  des  détours 
régressifs:  indomptables,  au  fond,  elles  trouvent  dans 
leur  indomptabilité  même  une  compensation  à  leur 
défaite.  Nous  avons  vu  ensuite  que  les  deux  groupes  de 
tendances  se  comportent  différemment  vis-à-vis  de  cette 
grande  éducatrice  qu'est  la  nécessité,  de  sorte  qu'ils 
suivent  des  voies  de  développement  différentes  et  affectent 
avec  le  principe  de  réalité  des  rapports  différents.  Nous 
avons  enfin  cru  constater  que  les  tendances  sexuelles  se 
rattachent  plus  étroitement  que  les  tendances  du  moi  à 
l'état  affectif  du  moi,  résultat  qui  sur  un  seul  point  im- 
portant apparaît  encore  comme  incomplet.  Anssi  cite- 
rons-nous à  l'appui  de  ce  résultat  le  fait  digne  d'être 
noté  que  la  non  satisfaction  de  la  faim  et  de  la  soif,  ces 
deux  instincts  de  conservation  les  plus  élémentaires,  n'est 
jamais  suivie  de  la  transformation  de  ces  instincts  en 
angoisse,  alors  que  nous  savons  que  la  transformation  en 
angoisse  de  la  libido  insatisfaite  est  un  des  phénomènes 
les  plus  connus  et  les  plus  fréquemment  observés. 

Notre  droit  dé  faire  une  distinction  entre  les  tendances 
du  mot  et  les  tendances  sexuelles  est  donc  incontestable. 
Nous  tirons  ce  droit  de  l'existence  même  de  l'instinct 
sexuel  comme  activité  particulière  de  l'individu.  On 
peut  seulement  demander  quelle  importance  et  quelle 
profondeur  nous   attribuons    à   cette    distinction.   Mais 


A/ia  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

nous  ne  pourrons  répondre  à  cette  question  que  lorsque 
nous  aurons  établi  les  différences  de  comportement  qui 
existent  entre  les  tendances  sexuelles,  dans  leurs  mani- 
festations corporelles  et  psychiques,  et  les  autres  ten- 
dances que  nous  leur  opposons,  et  lorsque  nous  nous 
serons  rendu  compte  de  l'importance  des  conséquences 
qui  découlent  de  ces  différences.  Nous  n'avons  naturelle- 
ment aucune  raison  d'affirmer  une  différence  de  nature, 
d'ailleurs  peu  concevable,  entre  ces  deux  groupes  de 
tendances.  L'un  et  l'autre  désignent  des  sources  d'énergis 
de  l'individu,  etla  question  de  savoir  si  ces  deux  groupée 
n'en  forment  au  fond  qu'un  ou  s'il  existe  entre  eux  une 
différence  de  nature  et,  s'ils  n'en  forment  au  fond  qu'un, 
à  quel  moment  ils  se  sont  séparés  l'un  de  l'autre,  —  cette 
question,  disons-nous,  peut  et  doit  être  discutée,  non 
d'après  des  notions  abstraites,  mais  sur  la  base  des  faits 
fournis  par  la  biologie.  Sur  ce  point  nos  connaissances 
sont  encore  insuffisantes,  et  seraient-elles  plus  suffisantes 
nous  n'aurions  pas  à  nous  occuper  de  cette  question  qui 
n'intéresse  pas  nos  recherches  analytiques. 

Nous  ne  gagnons  évidemment  rien  à  insister,  avec 
Jung,  sur  l'unité  primordiale  de  tous  les  instincts  et  à 
donner  le  nom  de  «  libido  »  à  l'énergie  se  manifestant 
dans  chacun  d'eux.  Comme  il  est  impossible,  à  quelque 
artifice  qu'on  ait  recours,  d'éliminer  de  la  vie  psychique 
la  fonction  sexuelle,  nous  nous  verrions  obligés  de  parler 
d'une  libido  sexuelle  et  d'une  libido  asexuelle.  C'est 
cependant  avec  raison  que  le  nom  de  libido  reste  réservé 
aux  tendances  de  la  vie  sexuelle,  et  c'est  uniquement 
dans  ce  sens  que  nous  l'avons  toujours  employé. 

Je  pense  donc  que  la  question  de  savoir  jusqu'à  quel 
point  il  convient  de  pousser  la  séparation  entre  tendances 
sexuelles  et  tendances  découlant  de  l'instinct  de  conser- 
vation est  sans  grande  importance  pour  la  psychanalyse. 
Celle-ci  n'a  d'ailleurs  aucune  compétence  pour  résoudre 
cette  question.  Toutefois  la  biologie  nous  fournit,  cer- 
tains indices  permettant  de  supposer  que  cette  sépara- 
tion a  une  signification  profonde,  La  sexualité  est  en 
effet  la  seule  fonction  de  l'organisme  vivant  qui  dépasse 
l'individu  et  assure  son  rattachement  à  l'espèce.  Il  est  facile 
de  se  rendre  compte  que  l'exercice  de  cette  fonction,  loin 
d'être  toujours  aussi  utile  à  l'individu  que  l'exercice  de  ses 


LA  THÉORIE  DE  LA  LIBIDO   ET  LE  «   NARCISSISME  »       4 A3 

autres  fonctions,  lui  crée,  au  prix  d'un  plaisir  excessive- 
ment intense,  des  dangers  qui  menacent  sa  vie  et  la  sup- 
priment même  assez  souvent.  11  est  en  outre  probable 
que  c'est  à  la  faveur  de  processus  métaboliques  parti- 
culiers, distincts  de  tous  les  autres,  qu'une  partie  de 
la  vie  individuelle  peut  être  transmise  à  la  postérité 
à  titre  de  disposition.  Enfin,  l'être  individuel,  qui  se 
considère  lui-même  comme  l'essentiel  et  ne  voit  dans 
sa  sexualité  qu'un  moyen  de  satisfaction  parmi  tant 
d'autres,  ne  forme,  au  point  de  vue  biologique,  qu'un 
épisode  dans  une  série  de  générations,  qu'une  excrois- 
sance caduque  d'un  protoplasma  virtuellement  immortel, 
qu'une  sorte  de  possesseur  temporaire  d'un  fidéi-commis 
destiné  à  lui  survivre. 

L'explication  psychanalytique  des  névroses  n'a  cepen- 
dant que  faire  de  considérations  d'une  aussi  vaste  portée. 
L'examen  séparé  des  tendances  sexuelles  et  des  tendances 
du  moi  nous  a  fourni  le  moyen  de  comprendre  les  névroses 
de  transfert  que  nous  avons  pu  ramener  au  conflit  entre  les 
tendances  sexuelles  et  les  tendances  découlant  de  l'instinct 
de  conservation  ou,  pour  nous  exprimer  en  termes  biolo- 
giques, bien  que  plus  imprécis,  au  conflit  entre  le  moi, 
en  tant  qu'être  individuel  et  indépendant,  et  le  moi  consi- 
déré comme  membre  d'une  série  de  générations.  Il  y  a 
tout  lieu  de  croire  que  ce  dédoublement  n'existe  que  chez 
rhomme  ;  aussi  est-il  de  tous  les  animaux  celui  qui 
possède  le  privilège  d'offrir  un  terrain  favorable  aux 
névroses.  Le  développement  excessif  de  sa  libido,  la 
richesse  et  la  variété  de  sa  vie  psychique  qui  en  sont  la 
conséquence,  semblent  avoir  créé  les  conditions  du 
conflit  dons  nous  parlons.  Et  il  est  évident  que  ces  con- 
ditions sont  également  celles  des  grands  progrès  réalisés 
par  l'homme,  progrès  qui  lui  ont  permis  de  laisser  loin 
derrière  lui  ce  qu'il  avait  de  commun  avec  les  autres 
animaux,  de  sorte  que  sa  prédisposition  à  la  névrose  ne 
constitue  que  le  revers  de  ses  dons  purement  humains. 
Mais  laissons-là  ces  spéculations  qui  ne  peuvent  que 
nous  éloigner  de  notre  tâche  immédiate. 

Nous  avons  conduit  jusqu'à  présent  notre  travail  en 
postulant  la  possibilité  de  distinguer  les  tendances  du 
moi  des  tendances  sexuelles  d'après  les  manifestations  des 
unes  et  des  autres.  Pour  ce  qui  est  des  névroses  de  trans- 


444  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

fert,  nous  avons  pu  faire  cette  distinction  sans  difficulté. 
Nous  avons  appelé  a  libido  »  les  dépenses  d'énergie  que 
le  moi  affecte  aux  objets  de  ses  tendances  sexuelles,  et 
«  intérêt  »,  toutes  les  autres  dépenses  d'énergie  ayant 
leur  source  dans  les  instincts  de  conservation;  et  en 
suivant  toutes  ces  fixations  de  la  libido,  leurs  transfor- 
mations et  leur  sort  final,  nous  avons  pu  acquérir  une 
première  notion  du  mécanisme  qui  préside  aux  forces 
psychiques.  Les  névroses  de  transfert  nous  avaient 
fourni  sous  ce  rapport  la  matière  la  plus  favorable.  Mais 
le  moi  lui-même,  les  différentes  organisations  dont  il  se 
compose,  leur  structure  et  leur  mode  de  fonctionnement, 
tout  cela  nous  restait  encore  caché  et  nous  pouvions 
seulement  supposer  que  l'analyse  d'autres  troubles 
névrotiques  nous  apporterait  quelques  lumières  sur  ces 
questions 

Nous  avons  commencé  de  bonne  heure  à  étendre  les 
conceptions  psychanalytiques  à  ces  autres  affections. 
C'est  ainsi  que,  dès  1908,  K.  Abraham,  à  la  suite  d'un 
échange  d'idées  entre  lui  et  moi,  avait  émis  la  proposi- 
tion que  le  principal  caractère  de  la  démence  précoce 
(rangée  parmi  les  névroses)  consiste  en  ce  que  la  fixation 
de  la  libido  aux  objets  fait  défaut  dans  cette  affection. 
{Les  différences  psycho-sexuelles  existant  entre  Vhysté- 
rie  et  la  démence  précoce.)  Mais  que  devient  la  libido 
des  déments,  du  moment  qu'elle  se  détourne  des  objets? 
A  cette  question,  Abraham  n'hésita  pas  à  répondre  que 
la  libido  se  retourne  vers  le  moi  et  que  c'est  ce  retour 
réfléchi,  ce  rebondissement  de  la  libido  vers  le  moi  qui 
constitue  la  source  de  la  manie  des  grandeurs  de  la  démence 
précoce.  La  manie  des  grandeurs  peut  d'ailleurs  étrfe 
comparée  à  Fexagération  de  la  valeur  sexuelle  de  l'objet 
qu'on  observe  dans  la  vie  amoureuse.  C'est  ainsi  que 
pour  la  première  fois  un  trait  d'une  atfection  psychotique 
nous  est  révélé  par  sa  confrontation  avec  la  vie  amou- 
reuse normale. 

Je  voiis  le  dis  sans  plus  tarder  :  les  premières  con- 
ceptions d'Abraham  se  sont  maintenues  dans  la  psycha- 
nalyse et  sont  devenues  la  base  de  notre  attitude  à  l'égard 
des  psychoses.  On  s'est  ainsi  peu  à  peu  familiarisé  avec 
l'idée  que  la  libido  que  nous  trouvons  fixée  àtix  objets, 
la  libido  qui  est  l'expression  d'une  tendance  à  obtenir 


LA  THÉORIE  DE  LA  LIBIDO  ET  LE  «  ^NARCISSISME  »      A45 

une  satisfaction  par  le  moyen  de  ces  objets,  peut  aussi  se 
détourner  de  ceux-ci  et  les  remplacer  par  le  moi.  On 
s'est  alors  attaché  à  donner  à  cette  représentation  une 
forme  de  plus  en  plus  achevée,  en  établissant  des  liens 
logiques  entre  ses  éléments  constitutifs.  Le  mot  narcis- 
sisme que  nous  employons  pour  désigner  ce  déplacement 
de  la  libido,  est  emprunté  à  une  perversion  décrite  par 
P.  Nàcke  et  dans  laquelle  l'individu  adulte  a  pour  son 
propre  corps  la  tendresse  dont  on  entoure  généralement 
un  objet  sexuel  extérieur. 

On  s'était  dit  alors  que  du  moment  que  la  libido  est 
ainsi  capable  de  se  fixer  au  propre  corps  et  à  la  propre 
personne  du  sujet,  au  lieu  de  s'attacher  à  un  objet,  il  ne 
peut  certainement  pas  s'agir  là  d'un  événement  excep- 
tionnel et  insignifiant  ;  qu'il  est  plutôt  probable  que  le 
narcissisme  constitue  l'état  général  et  primitif  d'où 
l'amour  des  objets  n'est  sorti  qu'ultérieurement,  sans 
amener  par  son  apparition  la  disparition  du  narcissisme. 
Et  d'après  ce  qu'on  savait  du  développement  de  la^libido 
objective,  on  s'est  rappelé  que  beaucoup  de  tendances 
sexuelles  reçoivent  au  début  une  satisfaction  que  nous 
appelons  auto-érotique ,  c'est-à-dire  une  satisfaction  ayant 
pour  source  le  corps  même  du  sujet,  et  que  c'est  l'apti- 
tude à  l'auto-érôtisme  qui  explique  le  retard  que  met  la 
sexualité  à  s'adapter  au  principe  de  réalité  inculqué  par 
l'éducation.  C'est  ainsi  que  l'auto-érotisme  fut  l'activité 
sexuelle  de  la  phase  narcissique  de  la  fixation  de  la  libido. 

Pour  résumer,  nous  nous  sommes  fait  des  rapports 
entre  la  libido  du  moi  et  la  libido  objective  une  repré- 
sentation que  je  puis  vous  rendre  concrète  à  l'aide  d'une 
.comparaison  empruntée  à  la  zoologie.  Vous  connaissez 
ces  êtres  vivants  élémentaires,  composés  d'une  boule  de 
substance  protopiasmique  à  peine  différenciée.  Ces  êtres 
émettent  des  prolongements,  appelés  pseudopodes,  dans 
lesquels  ils  font  écouler  leur  substance  vitale.  Mais  ils 
peuvent  également  retirer  ces  prolongements  et  se  rouler 
de  nouveau  en  boule.  Or,  nous  assimilons  l'émission  des 
prolongements  à  l'émanation  de  la  libido  vers  les  objets, 
sa  principale  masse  pouvant  rester  dans  le  moiy  et  nous 
admettons  que  dans  des  circonstances  normales  la  libido 
du  moi  se  transforme  facilement  en  libido  objective, 
celle-ci  pouvant  d'ailleurs  retourner  au  moi. 

Fr  UD.  28 


4A6  THÉORIE  fxÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

A  l'aide  de  cea  représentations,  nous  sommes  à  même 
d'expliquer  ou,  pour  nous  exprimer  d'une  manière  plus 
modeste,  de  décrire  dans  le  langage  de  la  théorie  de  la 
libido,  un  grand  nombre  d'états  psychiques  qui  doivent 
être  considérés  comme  faisant  partie  de  la  vie  normale* 
attitude  psychique  dans  l'amour,  au  cours  de  maladies 
organiques,  dans  le  sommeil.  En  ce  qui  concerne  l'état 
de  sommeil,  nous  avions  admis  qu'il  repose  sur  un  iso- 
lement par  rapport  au  monde  extérieur  et  sur  la  subordi- 
nation au  désir  qu'implique  le  sommeil.  Et  nous  disions 
que  toutes  les  activités  psychiques  nocturnes  qui  se 
manifestent  dans  le  rêve  se  trouvent  au  service  de  ce 
désir  et  sont  déterminées  et  dominées  par  des  mobiles 
égoïstes.  Nous  plaçant  cette  fois  au  point  de  vue  de  la 
théorie  de  la  libido,  nous  déduisons  que  le  sommeil  est 
un  état  dans  lequel  toutes  les  énergies,  libidineuses  aussi 
bien  qu'égoïstes,  attachées  aux  objets,  se  retirent  de 
ceux-ci  et  rentrent  dans  le  moi.  Ne  voyez-vous  pas  que 
cette  manière  de  voir  éclaire  d'un  jour  nouveau  le  fait  du 
délassement  procuré  par  le  sommeil  et  la  nature  de  la 
fatigue?  Le  tableau  du  bienheureux  isolement  au  cours 
de  la  vie  intra-utérine,  tableau  que  le  dormeur  évoque 
devant  nos  yeux  chaque  nuit,  se  trouve  ainsi  complété 
au  point  de  vue  psychique.  Chez  le  dormeur  se  trouve 
reproduit  l'état  de  répartition  primitif  de  la  libido  :  il 
présente  notamment  le  narcissisme  absolu,  état  dans 
lequel  la  libido  et  l'intérêt  du  moi  vivent  unis  et  insépa- 
rables dans  le  moi  se  suffisant  à  lui-même. 

Ici  il  y  a  lieu  de  faire  deux  remarques.  En  premier 
lieu,  comment  distinguerait-on  théoriquement  le  narcis- 
sisme de  l'égoïsme  ?  Or,  à  mon  avis,  celui-là  est  le 
r,omplément  libidineux  de  celui-ci.  En  parlant d'égoïsme, 
on  ne  pense  qu'à  ce  qui  est  utile  pour  l'individu  ;  mais 
en  parlant  de  narcissisme,  on  tient  compte  de  sa  satis- 
faction libidineuse.  Au  point  de  vue  pratique,  cette  dis- 
tinction entre  le  narcissisme  et  l'égoïsme  peut  être 
poussée  assez  loin.  On  peut  être  absolument  égoïste 
sans  cesser  pour  cela  d'attacher  de  grandes  quantités 
d'énergie  libidineuse  à  certains  objets,  dans  la  mesure  où 
la  satisfaction  libidineuse  procurée  par  ces  objets  corres- 
pond aux  besoins  du  moi.  L'égoïsme  veillera  alors  à  ce  que 
la  poursuite  de  ces  objets  ne  nuise  pas  au  moi.  On  peut 


LA  THÉORIE  DE  LA  LIBIDO  ET  LE   «  NARCISSISME  »      ^4? 

être  égoïste  et  présenter  en  même  temps  un  degré  très 
prononcé  de  narcissisme,  c'est-à-dire  pouvoir  se  passer 
facilement  d'objets  sexuels,  soit  au  point  de  vue  de  la 
satisfaction  sexuelle  directe,  soit  en  ce  qui  concerne  ces 
tendances  dérivées  du  besoin  sexuel  que  nous  avons 
l'habitude  d'opposer,  en  tant  qu'  «  amour  »,  à  la  «  sen- 
sualité »  pure.  Dans  toutes  ces  conjonctures,  l'égoïsme 
apparaît  comme  l'élément  placé  au-dessus  de  toute  con- 
testation, comme  l'élément  constant,  le  narcissisme 
étant,  au  contraire,  l'élément  variable.  Le  contraire  de 
l'égoïsme,  Valtruisme,  loin  de  coïncider  avec  la  subordi- 
nation des  objets  à  la  libido,  s'en  distingjue  par  l'absence 
de  la  poursuite  de  satisfactions  sexuelles.  C'est  seulement 
dans  l'état  amoureux  absolu  que  l'altruisme  coïncide 
avec  la  concentration  de  la  libido  sur  l'objet.  L'objet 
sexuel  attire  généralement  vers  lui  une  partie  du  narcis- 
sisme, d'où  résulte  ce  qu'on  peut  appeler  F  a  exagération 
de  la  valeur  sexuelle  de  l'objet  ».  Qu'à  cela  s'ajoute 
encore  la  transfusion  altruiste  de  l'égoïsme  à  l'objet 
sexuel,  celui-ci  devient  tout  puissant  :  on  peut  dire  alors 
qu'il  a  absorbé  le  moi. 

Ce  sera,  j'espère,  un  délassement  pour  vous  d'en- 
tendre, après  l'exposé  sec  et  aride  des  découvertes  de  la 
science,  une  description  poétique  de  l'opposition  écono- 
mique qui  existe  entre  le  narcissisme  et  l'état  amoureux. 
Je  l'emprunte  au  Wesiôstlicher  Divan,  de  Gœthe  : 

SULEIKA. 

Volk  und  Knecht  und  Ueberwinder, 
Sie  gestehn  zu  jeder  Zeit  : 
Hôchstes  Gliick  der  Erdenkinder 
Sei  nur  die  Persônlichkeit. 

Jedes  Leben  sei  zu  fiihren, 

Wenn  man  sich  nicht  selbst  vermisst; 

Ailes  kônne  man  verlieren, 

Wenn  man  bliebe,  was  man  ist. 

Hatem. 

Kann  wohl  sein  !  So  w'ivà  geraeinet , 
Doch  ich  bin  auf  andrer  Spur  ; 
Ailes  Erdengli'ick  vereinet 
Find'  ich  in  Suleikanur. 


448  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

Wie  sie  sich  an  mich  verschwendet, 
Bin  ich  mir  ein  vvertes  Ich  ; 
Hatte  sie  sich  weggewendet, 
Aiigenblicks  verlôr  ich  mich. 

Nun'  mit  Hatem  wàr's  zu  Ende  ; 
Doch  schon  hab'  ich  uragelost; 
Ich  verkôrpre  mich  behende 
In  den  Holden,  den  sie  kost^. 

Ma  deuxième  remarque  vient  compléter  la  théorie  du 
rêve.  Nous  ne  pouvons  pas  nous  expliquer  la  production 
du  rêve,  si  nous  n'admettons  pas,  à  titre  additionnel, 
que  l'inconscient  refoulé  est  devenu  dans  une  certaine 
mesure  indépendant  du  moi,  de  sorte  qu'il  ne  se  plie  pas 
au  désir  contenu  dans  le  sommeil  et  maintient  ses 
attaches,  alors  même  que  toutes  les  autres  énergies  qui 
dépendent  du  moi^oui  accaparées  au  profit  du  sommeil, 
dans  la  mesure  où  elles  sont  attachées  à  des  objets. 
Alors  seulement  on  parvient  à  comprendre  comment  cet 
inconscient  peut  profiter  de  la  suppression  ou  de  la 
diminution  nocturne  de  la  censure  et  s'emparer  des 
restes  diurnes  pour  former,  avec  les  matériaux  qu'ils 
fournissent,  un  désir  de  rêve  défendu.  D'autre  part,  il  se 
peut  que  les  restes  diurnes  tirent,  en  partie  du  moins, 
leur  pouvoir  de  résistance  à  la  libido  accaparée  par  le 
sommeil,  du  fait  qu'ils  se  trouvent  déjà  d'avance  en  rap- 
ports avec  l'inconscient  refoulé.  11  y  a  là  un  important 
caractère  dynamique  que  nous  devons  introduire  après 
coup  dans  notre  conception  relative  à  la  formation  de 
rêves. 

Une  affection  organique,  une  irritation  douloureuse, 
une  inflammation  d'un  organe  créent  un  état  qui  a  net- 
tement pour  conséquence  un  détachement  de  la  libido 
de  ses  objets.  La  libido  retirée  des  objets  rentre  dans  le 

I.  Suleîka.  —  Peuples,  esclaves  et  vainqueurs  se  sont  toujours  accordés 
(en  ceci):  —  le  bonheur  suprême  des  enfants  de  la  terre  —  ne  consiste  que 
dans  la  personnalité.  —  Quelle  que  soit  la  vie,  on  peut  la  vivre,  —  tant  qu'on 
se  connaît  bien  soi-même  ;  —  rien  n'est  perdu,  tant  qu'on  reste  ce  qu'on  est, 
Hatem.  —  C'est  possible  !  Telle  est  l'opinion  courante  ;  —  mais  je  suis  sur  une 
autre  trace:  —  tout  le  bonheur  de  la  terre  —  je  le  trouve  réuni  dans  la  seule 
Suleîka.  —  Dans  la  mesure  seulement  où  elle  me  prodigue  ses  faveurs,  — 
je  m'estime  ;  si  elle  se  détournait  de  moi,  —  je  serais  perdu  pour  moi-même. 
—  C'en  serait  fini  d'Hatem.  —  Mais  je  sais  ce  que  je  ferais:  —  Je  me  fondrais 
aussitôt  avec  l'heureux  —  auquel  elle  accorderait  ses  baisers. 


LA  THÉORIE  DE  LA  LIBIDO  ET  LE  «  NARCISSISME  »      Mi^ 

moi  pour  s'attacher  avec  force  à  la  partie  du  corps 
malade.  On  peut  même  oser  l'affirmation  que,  dans  ces 
conditions,  le  détachement  de  la  libido  de  ses  objets  est 
encore  plus  frappant  que  le  détachement  dont  l'intérêt 
égoïste  fait  preuve  par  rapport  au  monde  extérieur. 
Ceci  semble  nous  ouvrir  la  voie  à  l'intelligence  de  l'hypo- 
cliondrie,  dans  laquelle  un  organe  préoccupe  de  même 
le  moiy  sans  que  nous  le  percevions  comme  malade.  Mais 
je  résiste  à  la  tentation  de  m'engager  plus  avant  dans 
cette  voie  ou  d'analyser  d'autres  situations  que  l'hypo- 
thèse de  la  rentrée  de  la  libido  objective  dans  le  mot 
nous  rendrait  intelligibles  ou  concrètes  :  c'est  que  j'ai 
hâte  de  répondre  à  deux  objections  qui,  je  le  sais,  se 
présentent  à  votre  esprit.  Vous  voulez  savoir,  en  premier 
lieu,  pourquoi  en  parlant  de  sommeil,  de  maladie  et 
d'autres  situations  analogues,  je  fais  une  distinction 
entre  libido  et  intérêt,  entre  tendances  sexuelles  et  ten- 
dances du  moi,  alors  que  les  observations  peuvent  géné- 
ralement être  interprétées,  en  admettant  l'existence  d'une 
seule  et  unique  énergie  qui,  libre  dans  ses  déplacements, 
s'attache  tantôt  à  l'objet,  tantôt  au  moi,  se  met  au  service 
tantôt  d'une  tendance,  tantôt  d'une  autre.  Et,  en  deuxième 
lieu,  vous  êtes  sans  doute  étonnés  de  me  voir  traiter 
comme  source  d'un  état  pathologique  le  détachement  de 
la  libido  de  l'objet,  alors  que  ces  transformations  de  la 
libido  objective  en  libido  dumo2ou,plus  généralement, 
en  énergie  du  moi  îoni  partie  des  processus  normaux  de 
la  dynamique  psychique  qui  se  reproduisent  tous  les 
jours  et  toutes  les  nuits. 

Ma  réponse  sera  la  suivante.  Votre  première  objection 
sonne  bien.  L'examen  de  l'état  de  sommeil,  de  maladie, 
de  l'état  amoureux  ne  nous  aurait  probablement  jamais 
conduits,  comme  tel,  à  la  distinction  entre  une  libido  du 
moi  et  une  libido  objective,  entre  la  libido  et  l'intérêt. 
Mais  vous  oubliez  les  recherches  qui  nous  avaient  servi 
de  point  de  départ  et  à  la  lumière  desquelles  nous  envi- 
sageons maintenant  les  situations  psychiques  dont  il 
s'agit.  C'est  en  assistant  au  conflit  d'où  naissent  les 
névroses  de  transfert  que  nous  avons  appris  à  distinguer 
entre  la  libido  et  l'intérêt,  par  conséquent  entre  les 
instincts  sexuels  et  les  instincts  de  conservation.  A  cette 
distinction  il  ne  nous  est  plus  possible  de  renoncer.  La 


4^0  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

possibilité  de  transformation  de  la  libido  des  objets  en 
libido  du  moi,  donc  la  nécessité  de  compter  avec  une 
libido  du  moi,  nous  est  apparue  comme  la  seule  explica- 
tion vraisemblable  de  l'énigme  des  névroses  dites  nar- 
cissiques, comme,  par  exemple,  la  démence  précoce, 
ainsi  que  des  ressemblances  et  des  différences  qui 
existent  entre  celle-ci,  d'un  côté,  l'hystérie  et  l'obsession, 
de  l'autre.  Nous  appliquons  maintenant  à  la  maladie,  au 
sommeil  et  à  l'état  amoureux  ce  dont  nous  av^ons  trouvé 
ailleurs  une  confirmation  irréfutable.  Nous  devons  pour- 
suivre ces  applications,  afin  de  voir  jusqu'où  elles  nous 
mèneront.  La  seule  proposition  qui  ne  découle  pas 
directement  de  notre  expérience  analytique,  est  que  la 
libido  reste  la  libido,  qu'elle  s'applique  à  des  objets 
ou  au  propre  moi  du  sujet,  et  qu'elle  ne  se  trans- 
forme jamais  en  intérêt  égoïste  ;  on  peut  en  dire  autant 
de  ce  dernier.  Mais  cette  proposition  équivaut  à  la  dis- 
tinction, déjà  soumise  par  nous  à  une  appréciation  cri- 
tique, entre  les  tendances  sexuelles  et  les  tendances  du 
moi,  distinction  que,  pour  des  raisons  heuristiques,  nous 
sommes  décidés  à  maintenir,  jusqu'à  sa  réfutation 
possible 

Votre  deuxième  objection  est  également  justifiée, 
mais  elle  est  engagée  dans  une  fausse  direction.  Sans 
doute,  le  retour  vers  le  moi  de  la  libido  détachée  des 
objets  n'est  pas  directement  pathogène  ;  ne  voyons-nous 
pas  ce  phénomène  se  produire  chaque  fois  avant  le  som- 
meil, et  suivre  une  marche  inverse  après  le  réveil  ? 
L'animalcule  protoplasmique  rentre  ses  prolongements, 
pour  les  émettre  de  nouveau  à  la  première  occasion. 
Mais  c'est  tout  autre  chose,  lorsqu'un  processus  déter- 
miné, très  énergique,  force  la  libido  à  se  détacher  des 
objets.  La  libido  devenue  narcissique  ne  peut  plus  alors 
retrouver  le  chemin  qui  conduit  aux  objets,-  et  c'est  cette 
diminution  de  la  mobilité  de  la  libido  qui  devient  patho- 
gène. On  dirait  qu'au  delà  d'une  certaine  mesure  l'ac- 
cumulation de  la  libido  ne  peut  plus  être  supportée.  11 
est  permis  de  supposer  que  si  la  libido  vient  s'attacher 
à  des  objets,  c'est  parce  que  le  moi  y  voit  un  moyen 
d'éviter  les  effets  morbides  que  produirait  une  libido 
;  accumulée  chez  lui  à  l'excès.  S'il  entrait  dans  nos  inten- 
/  lions  de  nous  occuper  plus  en  détail  de  la  démence  pré- 


LA  THÉORIE  DE  LA  LIBIDO  ET  LE  «  NARCISSISME  »       45 1 

coce,  je  vous  montrerais  que  le  processus  à  la  suite 
duquel  la  libido,  une  fois  détachée  des  objets,  trouve  la 
route  barrée  lorsqu'elle  veut  y  retourner,  —  que  ce  pro- 
cessus, dis-je,  se  rapproche  de  celui  du  refoulement  et 
doit  être  considéré  comme  son  pendant.  Mais  vous  auriez 
su-rtout  la  sensation  que  vos  pieds  foulent  un  sol  familier, 
si  je  vous  disais  que  les  conditions  de  ce  processus 
sont  presque  identiques,  d'après  ce  que  nous  en  savons 
actuellement,  à  celles  du  refoulement.  Le  conflit  semble 
être  le  même  et  se  dérouler  entre  les  mêmes  forces.  Si 
l'issue  en  est  différente  de  celle  que  nous  observons 
dans  l'hystérie,  par  exemple,  cela  ne  peut  tenir  qu'à  une 
différence  de  disposition.  Chez  les  malades  dont  nous 
nous  occupons  ici,  la  partie  faible  du  développement  de 
la  libido  correspond  à  une  autre  phase  ;  la  fixation  déci- 
sive qui,  si  vous  vous  en  souvenez,  rend  possible  la  for- 
mation de  symptômes,  se  trouve  ailleurs,  correspond 
probablement  à  la  phase  du  narcissisme  primitif  auquel 
la  démence  précoce  retourne  dans  sa  phase  finale.  Il  est 
tout  à  fait  remarquable  que  nous  soyons  obligés  d'ad- 
mettre, pour  la  libido  de  toutes  les  névroses  narcissi- 
ques, des  points  de  fixation  correspondant  à  des  phases 
de  développement  beaucoup  plus  précoces  que  dans 
l'hystérie  ou  la  névrose  obsessionnelle.  Mais  vous  savez 
déjà  que  les  notions  que  nous  avons  acquises  à  la  suite 
de  l'étude  des  névroses  de  transfert  permettent  égale- 
ment de  s'orienter  dans  les  névroses  narcissiques,  beau- 
coup plus  difficiles  au  point  de  vue  pratique.  Les  traits 
communs  sont  très  nombreux,  et  il  s'agit  au  fond  d'une 
seule  et  même  phénoménologie.  Aussi  vous  rendrez- 
vous  facilement  compte  des  difficultés,  sinon  des  impos- 
sibilités, auxquelles  doivent  se  heurter  ceux  qui  entre- 
prennent l'explication  de  ces  affections  déjà  ressortissant 
de  la  psychiatrie,  sans  apporter  dans  ce  travail  une  con- 
naissance analytique  des  névroses  de  transfert. 

Le  tableau  symptomatique,  d'ailleurs  très  Variable,  de 
la  démence  précoce  ne  se  compose  pas  uniquement  des 
symptômes  découlant  du  détachement  de  la  libido  des 
objets  et  de  son  accumulation  dans  lé  moi,  en  qualité  de 
libido  narcissique.  Une  grande  place  revient  plutôt  à 
d'autres  phénomènes  se  rattachant  aux  efforts  de  la  libido 
de  retourner  aux  objets,  donc  correspondant  à  une  ten- 


45:i  THEORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

tative  de  restitution  ou  de  guérison.  Ces  derniers  symp- 
tômes sont  même  les  plus  frappants,  les  plus  bruyants. 
Ils  présentent  une  ressemblance  incontestable  avec  ceux 
de  l'hystérie,  plus  rarement  avec  ceux  de  la  névrose 
obsessionnelle,  et  cependant  diffèrent  des  uns  et  des 
autres  sur  tous  les  points.  Il  semble  que  dans  ses  efforts 
de  retourner  aux  objets,  c'est-à-dire  aux  représentations 
des  objets,  la  libido  réussisse  vraiment,  dans  la  démence 
précoce,  à  s'y  accrocher,  mais  ce  qu'elle  saisit  des  objets 
ne  sont  que  leurs  ombres,  je  veux  dire  les  représentations 
verbales  qui  leur  correspondent.  Je  ne  puis  en  dire  davan- 
tage ici,  mais  j'estime  que  ce  comportement  de  la  libido, 
dans  ses  aspirations  de  retour  vers  l'objet,  nous  a  per- 
mis de  nous  rendre  compte  de  la  véritable  différence  qui 
existe  entre  une  représentation  consciente  et  une  repré- 
sentation inconsciente. 

Je  vous  ai  ainsi  introduits  dans  le  domaine  où  le  tra- 
vail analytique  est  appelé  à  réaliser  ses  prochains  progrès. 
Depuis  que  nous  nous  sommes  familiarisés  avec  le  manie- 
ment de  la  notion  «  libido  du  moi  »,  les  névroses  narcis- 
siques nous   sont  devenus  accessibles  ;   la  tâche  qui  en 
découle  pour  nous   consiste    à   trouver   une  explication 
dynamique  de  ces  affections  et,  en  même  temps,  à  com- 
pléter notre  connaissance    de  la  vie  psychique   par  un 
approfondissement  de   ce  que   nous  savons  du  moi.  La 
psychologie  du  moi,   que  nous  cherchons  à  édifier,  doit 
être  fondée,  non  sur  les  données  de  notre  introspection, 
mais,  comme  dans  la  libido,   sur  l'analyse  des  troubles 
et  dissociations  du  moi.  11  est  possible  que  lorsque  nous 
aurons   achevé  ce  travail,    la  valeur  des  connaissances 
que  nous  a  fournies  l'étude  des   névroses  de  transfert  et 
relatives  au  sort  de  la  libido,  se  trouvera   diminuée   à 
nos  yeux.  Mais  ce  travail  est  encore  très  peu  avancé.  Les 
névroses  narcissiques  se  prêtent  à  peine  à  la  technique 
dont  nous  nous  étions  servis  dans  les  névroses  de  trans- 
fert, et  je  vais  vous  en  dire  la   raison  dans  un  instant. 
Chaque  fois  que    nous    faisons    un    pas    en  avant   dans 
l'étude  de  celles-là,  nous  voyons  se  dresser  devant  nous 
comme  un  mur  qui  nous  commande    un   temps   d'arrêt. 
Dans  les  névroses  de  transfert,  vous  vous  en  souvenez, 
nous  nous   étions   également  heurtés  à  des  bornes  de 
résistance,  mais  là  nous  avons  pu    abattre  les  obstacles 


LA  THÉORIE  DE  LÀ  LIBIDO  ET  LE  «  NARCISSISME  »       453 

morceau  par  morceau.  Dans  les  névroses  narcissiques, 
la  résistance  est  insurmontable  ;  nous  pouvons  tout  au 
plus  jeter  un  coup  d'œil  de  curiosité  par-dessus  le  mur, 
pour  épier  ce  qui  se  passe  de  l'autre  côté.  Nos  méthodes 
techniques  usuelles  doivent  donc  être  remplacées  par 
d'autres,  et  nous  ignorons  encore  si  nous  réussirons  à 
opérer  cette  substitution.  Certes,  même  en  ce  qui  con- 
cerne ces  malades,  les  matériaux  ne  nous  font  pas  défaut. 
Ils  manifestent  leur  état  de  nombreuses  manières,  bien 
que  ce  ne  soit  pas  toujours  sous  la  forme  de  réponses  à 
nos  questions,  et  nous  en  sommes  momentanément 
réduits  à  interpréter  leurs  manifestations,  en  nous  aidant 
des  notions  que  nous  avons  acquises  grâce  à  l'étude  des 
symptômes  des  névroses  de  transfert.  L'analogie  est  assez 
grande  pour  nous  garantir  au  début  un  résultat  positif, 
sans  que  nous  puissions  dire  toutefois  si  cette  technique 
est  susceptible  de  nous  conduire  très  loin. 

D'autres  difficultés  surgissent  encore,  qui  s'opposent  à 
notre  avance.  Les  affections  narcissiques  et  les  psycho- 
ses qui  s'y  rattachent  ne  livreront  leur  secret  qu'aux 
observateurs  formés  à  l'école  de  l'étude  analytique  des 
névroses  de  transfert.  Or,  nos  psychiatres  ignorent  la 
psychanalyse  et  nous  autres  psychanalystes  ne  voyons 
que  peu  de  cas  psychiatriques.  Nous  avons  besoin  d'une 
génération  de  psychiatres  ayant  passé  par  l'école  de  la 
psychanalyse,  à  titre  de  science  préparatoire.  Nous  voyons 
actuellement  se  produire  des  efforts  dans  ce  sens  en  Amé- 
rique, où  d'éminents  psychiatres  initient  leurs  élèves  aux 
théories  psychanalytiques  et  où  directeurs  d'asiles 
d'aliénés,  privés  et  publics,  s'efforcent  à  observer  leurs 
malades  à  la  lumière  de  ces  théories.  Nous  avons  toute- 
fois réussi,  nous  aussi,  à  jeter  un  coup  d'œil  par-dessus 
le  mur  narcissique  et  dans  ce  qui  suit  je  vais  vous  racon- 
ter le  peu  que  nous  avons  pu  apercevoir. 

La  forme  morbide  de  la  paranoïa,  de  l'aliénation  sys- 
tématique chronique  occupe,  dans  les  essais  de  classi- 
fication de  la  psychiatrie  moderne,  une  place  incertaine. 
Et,  pourtant,  sa  parenté  avec  la  démence  précoce  con- 
stitue un  fait  incontestable.  Je  me  suis  permis  une  fois  de 
réunir  la  paranoïa  et  la  démence  précoce  sous  la  dési- 
gnation commune  àe paraphrénie .  D'après  leur  contenu, 
les  formes  de  la  paranoïa  sont  décrites  comme  •  manie 


iioii  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVRO^S 

des  grandeurs,  manie  des  persécutions,  érotomanîe, 
manie  de  la  jalousie,  etc.  Nous  ne  nous  attendrons  pas 
à  des  essais  d'explication  de  la  part  de  la  psychiatrie.  Je 
mentionnerai  sous  ce  rapport,  à  titre  d'exemple  (il  est 
vrai  qu'il  s'agit  d'un  exemple  qui  remonte  à  une  époque 
déjà  lointaine  et  qui  a  perdu  beaucoup  de  sa  valeur), 
l'essai  de  déduire  un  symptôme  d'un  autre,  en  attribuant 
au  malade  un  raisonnement  intellectuel:  le  malade  qui, 
en  vertu  d'une  disposition  primaire,  se  croit  persécuté, 
tirerait  de  cette  persécution  la  conclusion  qu'il  est  un 
personnage  important,  ce  qui  donnerait  naissance  à  sa 
manie  des  grandeurs.  Pour  notre  conception  analytique, 
la  manie  des  grandeurs  est  la  conséquence  immédiate 
de  l'agrandissement  du  mo/ par  toute  la  quantité  d'éner- 
gie libidineuse  retirée  des  objets;  elle  est  un  narcissisme 
secondaire,  survenu  comme  à  la  suite  du  réveil  du  nar- 
cissisme primitif,  qui  est  celui  de  la  première  enfance. 
Mais  une  observation  que  j'ai  faite  dans  les  cas  de  manie 
de  persécution  m'avait  engagé  à  suivre  une  certaine 
trace.  J'avais  remarqué  tout  d'abord  que  dans  la  grande 
majorité  des  cas  le  persécuteur  appartenait  au  même 
sexe  que  le  persécuté.  Ce  fait  pouvait  bien  s'expliquer 
d'une  manière  quelconque,  mais  dans  quelques  cas  bien 
étudiés  on  a  pu  constater  que  c'était  la  personne  du 
même  sexe  la  plus  aimée  avant  la  maladie  qui  s'était  trans- 
formée en  persécutrice  pendant  celle-ci.  La  situation 
pouvait  se  développer  par  le  remplacement,  d'après  cer- 
taines affinités  connues,  de  la  personne  aimée  par  une 
autre,  par  exemple  du  père  par  le  précepteur,  par  le 
supérieur.  De  ces  expériences,  dont  le  nombre  allait  en 
augmentant,  j'avais  tiré  la  conclusion  que  la  paranoïa 
persecutoria  est  une  forme  morbide  dans  laquelle  l'indi- 
vidu se  défend  contre  une  tendance  homosexuelle  deve- 
nue trop  forte  La  transformation  de  la  tendresse  en 
haine,  transformation  qui,  on  le  sait,  peut  devenir  une 
grave  menace  pour  la  vie  de  l'objet  à  la  fois  aimé  et  haï, 
correspond  dans  ces  cas  à  la  transformation  des  tendan- 
ces libidineuses  en  angoisse,  cette  dernière  transforma- 
tion étant  une  conséquence  régulière  du  processus  de 
refoulement.  Ecoutez  encore,  par  exemple,  la  dernière 
de  mes  observations  se  rapportant  à  ce  sujet.  Un  jeune 
médecin  a  été  obligé  de  quitter  sa  ville  natale,  pour  avoir 


LA  THÉORIE  DE  LA  LÏBÎDO  ET  LE  «  NARCISSISME  »      ^55 

adressé  des  menaces  de  mort  au  fils  d'un  professeur  de 
l'Université  de  cette  ville  qui  jusqu'alors  avait  été  son 
meilleur  ami.  Il  attribuait  à  cet  ancien  ami  des  intentions 
vraiment  diaboliques  et  une  puissance  démoniaque.  Il 
l'accusait  de  tous  les  malheurs  qui,  au  cours  des  der- 
nières années,  avaient  frappé  sa  famille,  de  toutes  les 
infortunes  familiales  et  sociales.  Mais  non  content  de 
cela,  le  méchant  ami  et  son  père  le  professeur  se  seraient 
encore  rendu  responsables  de  la  guerre  et  auraient  appelé 
les  Russes  dans  le  pays.  Notre  malade  aurait  mille  fois 
risqué  sa  vie,  et  il  est  persuadé  que  la  mort  du  malfaiteur 
mettrait  fin  à  tous  les  malheurs.  Et,  pourtant,  son 
ancienne  tendresse  pour  ce  malfaiteur  est  encore  telle- 
raent  forte  que  sa  main  se  trouva  comme  paralysée  le 
jour  où  il  a  eu  l'occasion  d'abattre  son  ennemi  d'un  coup 
de  revolver.  Au  cours  des  brefs  entretiens  que  j'ai  eus 
avec  le  malade,  j'avais  appris  que  les  relations  amicales 
entre  les  deux  hommes  dataient  de  leurs  premières 
années  de  collège.  Une  fois  au  moins  ces  relations 
avaient  dépassé  les  bornes  de  l'amitié:  une  nuit  passée 
ensemble  avait  abouti  à  un  rapport  sexuel  complet.  Notre 
malade  n'a  jamais  éprouvé  à  l'égard  des  femmes  un  sen- 
timent en  rapport  avec  son  âge  et  avec  le  charme  de  sa 
personnalité.  Il  avait  été  fiancé  à  une  jeune  fille  jolie  et 
distinguée,  mais  celle-ci,  ayant  constaté  que  son  fiancé 
n'éprouvait  pour  elle  aucune  tendresse,  rompit  les  fian- 
çailles. Plusieurs  années  plus  tard,  sa  maladie  s'était 
déclarée  au  moment  même  où  il  avait  réussi  pour  la 
première  fois  à  satisfaire  complètement  une  femme.  Celle- 
ci  l'ayant  embrassé  avec  reconnaissance  et  abandon,  il 
éprouva  subitement  une  douleur  bizarre,  on  aurait  dit 
un  coup  de  couteau  lui  sectionnant  le  crâne.  Il  expliqua 
plus  tard  cette  sensation,  en  disant  qu'il  ne  pouvait  la 
comparer  qu'à  la  sensation  qu'on  éprouverait  si  on  vous 
faisait  sauter  la  boîte  crânienne,  pour  mettre  à  nu  le 
cerveau,  ainsi  qu'on  le  fait  dans  les  autopsies,  ou  les  vas- 
tes trépanations;  et  comme  son  ami  s'était  spécialisé 
dans  l'anatomie  pathologique,  il  découvrit  peu  à  peu  que 
celui-là  a  bien  pu  lui  envoyer  cette  femme  pour  le  tenter. 
A  partir  de  ce  moment-là,  ses  yeux  s'étaient  ouverts,  et 
il  comprit  que  toutes  les  autres  persécutions  auxquelles 
il  était  en  butte  étaient  le  fait  de  son  ancien  ami. 


456  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

Mais  comment  les  choses  se  passent-elles  dans  les  cas 
où  le  persécuteur  n'appartient  pas  au  même  sexe  que  le 
persécuté  et  qui  semblent  aller  à  l'encontre  de  notre 
explication  par  la  défense  contre  une  libido  homo- 
sexuelle? J'ai  eu  récemment  l'occasion  d'examiner  un 
cas  de  ce  genre  et  de  tirer  de  la  contradiction  apparente 
une  confirmation  de  ma  manière  de  voir.  La  jeune  fille, 
qui  se  croyait  persécutée  par  l'homme  auquel  elle  avait 
accordé  deux  tendres  rendez-vous,  avait  en  réalité  com- 
mencé par  diriger  sa  manie  contre  une  femme  qu'on  peut 
considérer  comme  s'étant  substituée  dans  ses  idées  à  sa 
mère.  C'est  seulement  après  le  second  rendez-vous  qu'elle 
a  réussi  à  détacher  sa  manie  de  la  femme  pour  la  repor- 
ter sur  l'homme.  La  condition  du  sexe  égal  se  tro-uvait 
donc  primitivement  réalisée  dans  ce  cas,  comme  dans  le 
premier  dont  je  vous  ai  parlé.  Dans  la  plainte  qu'elle 
avait  formulée  devant  son  avocat  et  son  médecin,  la 
malade  n'a  pas  mentionné  cette  phase  préliminaire  de 
sa  folie,  ce  qui  a  pu  fournir  une  apparence  de  démenti  à 
notre  conception  de  la  paranoïa. 

Primitivement,  l'homosexualité  dans  le  choix  de  l'objet 
présente  avec  le  narcissisme  plus  de  points  de  contact 
que  l'hétérosexualité.  Aussi  lorsqu'il  s'agit  d'écarter  une 
tendance  homosexuelle  trop  violente,  le  retour  au  nar- 
cissisme se  trouve  particulièrement  facilité.  Je  n'ai  pas 
eu  l'occasion  jusqu'à  présent  de  vous  entretenir  longue- 
ment des  fondements  de  la  vie  amoureuse,  tels  que  je 
les  conçois,  et  il  m'est  impossible  de  combler  ici  cette 
lacune.  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que  le  choix 
de  l'objet,  le  progrès  dans  le  développement  de  la  libido 
après  la  phase  narcissique,  peuvent  s'effectuer  selon 
deux  types  différents  :  selon  le  type  narcissique,  le  moi 
du  sujet  étant  remplacé  par  un  autre  moi  qui  lui  res- 
semble autant  que  possible,  et  selon  le  type  extensif,  des 
personnes  qui  sont  devenues  indispensables,  parce 
qu'elles  procurent  ou  assurent  la  satisfaction  d'autres 
besoins  vitaux,  étant  également  choisies  comme  objets 
de  la  libido.  Une  forte  affinité  de  la  libido  pour  le  choix 
de  l'objet  selon  le  type  narcissique  doit  être  considérée, 
selon  nous,  comme  faisant  partie  de  la  prédisposition  à 
l'homosexualité  manifeste. 

Je  vous  ai  parlé,  dans  une  de  mes  précédentes  leçons, 


LA  THÉORIE  DE  LA  LIBIDO   ET  LE   «  NARCISSISME  »       4o7 

d'un  cas  de  manie  de  la  jalousie  chez  une  femme.  A  pré- 
sent que  mon  exposé  touche  à  la  fin,  vous  seriez  sans 
doute  curieux  de  savoir  comment  j'explique  une  manie 
au  point  de  vue  psychanalytique.  Je  regrette  d'avoir  à 
vQus  dire  sur  ce  sujet  moins  que  ce  que  vous  attendez. 
L'inaccessibilité  de  la  manie  à  l'action  d'arguments  logi- 
ques et  d'expériences  réelles  s'explique,  aussi  bien  que 
l'inaccessibilité  de  l'obsession  aux  mêmes  influences, 
par  ses  rapports  avec  l'inconscient  qui  est  représenté  et 
réprimé  par  la  manie  ou  par  l'idée  obsessionnelle.  Les 
deux  affections  ne  diffèrent  entre  elles  qu'au  point  de 
vue  topique  et  dynamique. 

Gomme  dans  la  paranoïa,  nous  avons  trouvé  dans  la  mé- 
lancolie, dont  on  a  d'ailleurs  décrit  des  formes  cliniques 
très  diverses,  une  fissure  qui  nous  permet  d'en  apercevoir 
la  structure  interne.  Nous  avons  constaté  que  les  repro- 
ches impitoyables  dont  les  mélancoliques  s'accablent 
eux-mêmes,  s'appliquent  en  réalité  à  une  autre  personne, 
à  l'objet  sexuel  qu'ils  ont  perdu  ou  qui,  par  sa  propre 
faute,  est  tombé  dans  leur  estime.  Nous  avons  pu  en  con- 
clure que  si  le  mélancolique  a  retiré  de  l'objet  sa  libido, 
cet  objet  se  trouve  reporté  dans  le  moif  comme  projeté 
sur  lui,  à  la  suite  d'un  processus  auquel  on  peut  donner 
le  nom  à' identification  narcissique.  Je  ne  puis  vous  don- 
ner ici  qu'une  image  figurée,  et  non  une  description 
topico-dynamique  en  règle.  Le  moi  est  alors  traité  comme 
l'objet  abandonné,  et  il  supporte  toutes  les  agressions  et 
manifestations  de  vengeance  qu'il  attribue  à  l'objet.  La 
tendance  au  suicide  qu'on  observe  chez  le  mélancolique 
s'explique,  elle  aussi,  plus  facilement  à  la  lumière  de  celte 
conception,  le  malade  s'acharnantà  supprimer  du  même 
coup  et  lui-même  et  l'objet  à  la  fois  aimé  et  haï.  Dans  la 
mélancolie,  comme  dans  les  autres  affections  narcissi- 
ques, se  manifeste  d'une  manière  très  prononcée  un  trait 
de  la  vie  affective  auquel  nous  donnons  généralement, 
depuis  Bleuler,  le  nom  à' ambivalence.  C'est  l'existence, 
chez  une  même  personne,  de  sentiments  opposés,  ami- 
caux et  hostiles,  à  l'égard  d'une  autre  personne.  Je  n'ai 
malheureusement  pas  eu  l'occasion,  au  cours  de  ces 
entretiens,  de  vous  parler  plus  longuement  de  cette  am- 
bivalence des  sentiments. 

A  côté  de    l'identification    narcissique,   il    existe  une 


458  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

identification  hystérique  que  nous  connaissons  depuis 
bien  plus  longtemps.  Je  voudrais  déjà  être  à  même  de 
vous  montrer  les  difFérences  qui  existent  entre  l'une  et 
l'autre,  à  l'aide  de  quelques  exemples  bien  choisis.  En 
ce  qui  concerne  les  formes  périodiques  et  cycliques  de 
la  mélancolie,  je  puis  vous  dire  une  chose  qui  vous 
intéressera  sûrement.  Il  est  notamment  possible,  dans 
des  conditions  favorables  (et  j'en  ai  fait  l'expérience  à 
deux  reprises),  d'empêcher,  grâce  au  traitement  analy- 
tique appliqué  dans  les  intervalles  libres  de  toute  crise, 
le  retour  de  l'état  mélancolique,  soit  de  la  même  tonalité 
affective,  soit  d'une  tonalité  opposée.  On  constate  alors 
qu'il  s'agit,  dans  la  mélancolie  et  dans  la  manie,  de  la 
solution  d'un  conflit  d'un  genre  particulier,  conflit  dont 
les  éléments  sont  exactement  les  mêmes  que  ceux  des 
autres  névroses.  Vous  vous  rendez  facilement  compte 
de  la  foule  de  données  que  la  psychanalyse  est  encore 
appelée  à  recueillir  dans  ce  domaine. 

Je  vous  ai  dit  également  que  nous  pouvions,  grâce  à 
la  psychanalyse,  acquérir  des  connaissances  relatives  à 
la  composition  du  moiy  aux  éléments  qui  entrent  dans 
sa  structure.  Nous  avions  même  déjà  commencé  à  entre- 
voir cette  composition,  ces  éléments.  De  l'analyse  de  la 
manie  d'observation  nous  avons  cru  pouvoir  conclure 
qu'il  existe  réellement  dans  le  moeuneinstance  qui  observe, 
critique  et  compare  inlassablement  et  s'oppose  ainsi  à 
l'autre  partie  du  moi.  C'est  pourquoi  j'estime  que  le  malade 
nous  révèle  une  vérité  dont  on  ne  tient  généralement  pas 
compte  comme  elle  le  mérite,  lorsqu'il  se  plaint  que  cha- 
cun de  ses  pas  est  épié  et  observé,  chacune  de  ses  pensées 
dévoilée  et  critiquée.  Sa  seule  erreur  consiste  à  situer  au 
dehors,  comme  lui  étant  extérieure,  cette  force  si  incom- 
modante. Il  sent  en  lui  le  pouvoir  d'une  instance  qui 
mesure  son  moi  actuel  et  chacune  de  ses  manifestations 
d'après  un  moi  idéal  qu'il  s'est  créé  lui-même  au  cours 
de  son  développement.  Je  pense  même  que  cette  création 
a  été  effectuée  dans  l'intention  de  rétablir  ce  contente- 
ment de  soi-même  qui  était  inhérent  au  narcissisme  pri- 
maire infantile  et  qui  a  depuis  éprouvé  tant  de  troubles 
et  de  mortifications.  Cette  instance  qui  surveille,  nous  la 
connaissons  :  c'est  le  censeur  du  moi,  c'est  la  conscience  ; 
c'est  la  même    qui  exerce  la    nuit  la  censure  de  rêves, 


LA  THÉORIE  DE  LA  LIBIDO  ET  LE   «  NARCISSISME  »       4^9 

c'est  d'elle  que  partent  les  refoulements  de  désirs  inad- 
missibles. En  se  désagrégeant  sous  l'influence  de  la 
manie  d'observation,  elle  nous  révèle  ses  origines: 
influences  exercées  par  les  parents,  les  éducateurs,  l'am- 
biance sociale  ;  identification  avec  quelques-unes  des 
personnes  dont  on  a  subi  le  plus  l'influence. 

Tels  seraient  quelques-uns  des  résultats  obtenus  grâce 
à  l'application  de  la  psychanalyse  aux  afî*ections  narcis- 
siques. Je  reconnais  qu'ils  ne  sont  pas  nombreux  et  qu'ils 
manquent  souvent  de  cette  netteté  qui  ne  s'obtient  que 
lorsqu'on  est  bien  familiarisé  avec  un  nouveau  domaine. 
Nous  sommes  redevables  de  ces  résultats  à  l'utilisation 
de  la  notion  de  libido  du  moi  ou  libido  narcissique,  qui 
nous  a  permis  d'étendre  aux  névroses  narcissiques  les 
données  que  nous  avait  fournies  l'étude  des  névroses  de 
transfert.  Et,  maintenant,  vous  vous  demandez  sans 
doute  s'il  ne  serait  pas  possible  d'arriver  à  un  résultat 
qui  consisterait  à  subordonner  à  la  théorie  de  la  libido 
tous  les  troubles  des  afî'ections  narcissiques  et  des  psy- 
choses, si  ce  n'est  pas  en  fin  de  compte  le  facteur  libi- 
dineux de  la  vie  psychique  qui  serait  responsable  de  la 
maladie,  sans  que  nous  puissions  invoquer  une  altéra- 
tiondans  le  fonctionnement  des  instincts  de  conservation. 
Or,  la  réponse  à  cette  question  ne  me  paraît  pas  urgente 
et,  surtout,  elle  n'est  pas  assez  mûre  pour  qu'on  se 
hasarde  à  la  formuler.  Laissons  se  poursuivre  le  progrès 
du  travail  scientifique  et  attendons  patiemment.  Je  ne 
serais  pas  étonné  d'apprendre  un  jour  que  le  pouvoir 
pathogène  constitue  effectivement  un  privilège  des  ten- 
dances libidineuses  et  que  la  théorie  de  la  libido  triom- 
phe sur  toute  la  ligne,  depuis  les  névroses  actuelles  les 
plus  simples  jusqu'à  l'aliénation  psychotique  la  plus  grave 
de  l'individu.  Ne  savons-nous  pas  que  ce  qui  caractérise 
la  libido,  c'est  son  refus  de  se  soumettre  à  la  réalité  cos- 
mique, à  Vananké'f  Mais  il  me  paraît  tout  à  fait  vraisem- 
blable que  les  tendances  du  mot,  entraînées  par  les 
impulsions  pathogènes  de  la  libido,  éprouvent  elles 
aussi  des  troubles  fonctionnels.  Et  si  j'apprends  un  jour 
que  dans  les  psychoses  graves  les  tendances  du  moi 
elles-mêmes  peuvent  présenter  des  troubles  primaires, 
je  ne  verrais  nullement  dans  ce  fait  un  écart  de  la  direc- 
tion générale  de  nos  recherches.  Mais  c'est  là  une  ques- 


460  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

tion  d'avenir,  pour  vous  du  moins.  Permettez-moi  seule- 
ment de  revenir  un  moment  à  l'angoisse,  pour  dissiper 
une  dernière  obscurité  que  nous  avons  laissée  la  concer- 
nant. Nous  avons  dit  qu'étant  donnés  les  rapports  bien 
connus  qui  existent  entre  l'angoisse  et  la  libido,  il  ne 
nous  paraissait  pas  admissible,  et  la  chose  est  pourtant 
incontestable,  que  l'angoisse  réelle  en  présence  d'un 
danger  soit  la  manifestation  des  instincts  de  conserva- 
tion. Ne  se  pourrait-il  pas  que  l'état  affectif  caractérisé 
par  l'angoisse  puisât  ses  éléments,  non  dans  les  instincts 
égoïstes  du  moi,  mais  dans  la  libido  du  mo/?  C'est  que 
l'état  d'angoisse  est  au  fond  irrationnel,  et  son  irration- 
nalité  devient  surtout  frappante,  lorsqu'il  atteint  un  degré 
un  peu  élevé.  Il  trouble  alors  l'action,  celle  de  la  fuite 
ou  celle  de  la  défense,  qui  est  seule  rationnelle  et  sus- 
ceptible d'assurer  la  conservation.  C'est  ainsi  qu'en  attri- 
buant la  partie  affective  de  l'angoisse  réelle  à  la  libido 
du  moi,  et  l'action  qui  se  manifeste  à  cette  occasion  à 
l'instinct  de  conservation  du  moi,  nous  écartons  toutes 
les  difficultés  théoriques.  Vous  ne  croyez  pas  sérieuse- 
ment, je  l'espère,  qu'on  fuit,  parce  qu'on  éprouve  de 
l'angoisse?  Non,  on  éprouve  de  l'angoisse  et  on  fuit  pour 
le  même  motif,  qui  est  fourni  par  la  perception  du  dan- 
ger. Des^  hommes  ayant  couru  de  grands  dangers  racon- 
tent qu'ils  n'ont  pas  éprouvé  la  moindre  angoisse,  mais 
ont  tout  simplement  agi,  en  dirigeant,  par  exemple,  leurs 
armes  contre  la  bête  de  proie.  Voilà  certainement  une 
réaction  on  ne  peut  plus  rationnelle. 


CHAPITRE   XXVII 
LE. TRANSFERT 


Comme  nous  approchons  de  la  fin  de  nos  entretiens, 
vous  sentez,  j'en  suis  certain,  s'éveiller  en  vous  ilne 
attente  qui  ne  doit  pas  devenir  pour  vous  une  source  de 
déceptions.  Vous  vous  dites  que  si  je  vous  ai  guidés  à 
travers  les  grands  et  petits  détails  de  la  matière  psycha- 
nalytique, ce  n'était  certainement  pas  pour  prendre  congé 
de  vous,  sans  vous  dire  un  mot  de  la  thérapeutique  sur 
laquelle  repose  cependant  la  possibilité  de  pratiquer  la 
psychanalyse.  Il  est  en  effet  impossible  que  j'élude  ce 
sujet,  car  ce  serait  vous  laisser  dans  l'ignorance  d'un 
nouveau  fait  sans  lequel  votre  compréhension  des  ma- 
ladies que  nous  avons  examinées  resterait  tout  à  fait 
incomplète. 

Vous  n'attendez  pas  de  moi,  je  le  sais,  une  initiation 
à  la  technique,  à  la  manière  de  pratiquer  l'analyse  dans 
un  but  thérapeutique.  Vous  voulez  seulement  savoir 
d'une  façon  générale  quel  est  le  mode  d'action  de  la 
psychothérapie  analytique  et  quels  sont  à  peu  près  ses 
effets.  Vous  avez  un  droit  incontestable  de  le  savoir,  et 
pourtant  je  ne  vous  en  dirai  rien,  préférant  vous  laisser 
trouver  ce  mode  d'action  et  ces  effets  par  vos  propres 
moyens. 

Songez  seulement  I  Vous  connaissez  maintenant  toutes 
les  conditions  essentielles  de  la  maladie,  tous  les  facteurs 
dont  l'action  intervient  chez  la  personne  malade.  11 
semblerait  qu'il  ne  reste  plus  place  pour  une.  action 
thérapeutique.  Voici  d'abord  la  prédisposition  héré- 
ditaire :  nous  n'en  parlons  pas  souvent,  car  d'autres  y 
insistent  d'une  façon  très  énergique,  et  nous  n'avons 
rien  de  nouveau  à  ajouter  à  ce  qu'ils  disent.  Ne  croyez 
cependant  pas  que  j'en  méconnaisse  l'importance;  c'est 
précisément  en  tant  que  thérapeutes  que  nous  sommes 

F&&VD.  2^ 


^63  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

à  même  de  nous  rendre  compte  de  sa  force.  Nous  ne 
pouvons  d'ailleurs  rien  y  changer;  pour  nous  aussi  elle 
reste  comme  quelque  chose  de  donné,  comme  une  force 
qui  oppose  des  limites  à  nos  efforts.  Vient  ensuite 
l'influence  des  événements  de  la  première  enfance  aux- 
quels nous  avons  l'habitude  d'accorder  la  première  place 
dans  l'analyse;  ils  appartiennent  au  passé  et  nous  ne 
sommes  pas  à  même  de  hous  comporter  comme  s'ils 
n'avaient  pas  existé.  Nous  avons  enfin  tout  ce  que  nous 
avons  réuni  sous  la  dénomination  générique  de  «  renon- 
cement réel  »,  tous  ces  malheurs  de  la  vie  qui  imposent 
le  renoncement  à  l'amour,  qui  engendrent  la  misère,  les 
discordes  familiales,  les  mariages  mal  assortis,  sans 
parler  des  conditions  sociales  défavorables  et  de  la 
rigueur  des  exigences  morales  dont  nous  subissons  la 
pression.  Sans  doute,  ce  sont  là  autant  de  voies  ouvertes 
à  l'intervention  thérapeutique  efficace,  mais  dans  le 
genre  de  celle  que,  d'après  une  légende  viennoise, 
aurait  exercé  l'empereur  Joseph  :  intervention  bienfai- 
sante d'un  puissant,  dont  la  volonté  fait  plier  tous  les 
hommes  et  fait  disparaître  toutes  les  difficultés.  Mais  qui 
sommes-nous,  pour  introduire  une  pareille  bienfaisance 
dans  notre  arsenal  thérapeutique?  Nous-mêmes  pauvres 
et  socialement  impuissants,  obligés  de  tirer  notre  subsis- 
tance de  l'exercice  de  notre  profession,  nous  ne  pouvons 
même  pas  donner  gratuitement  nos  soins  aux  malades 
peu  fortunés,  alors  que  d'autres  médecins  employant 
d'autres  méthodes  de  traitement  sont  à  même  de  leur 
accorder  cette  faveur.  C'est  que  notre  thérapeutique  est 
une  thérapeutique  de  longue  haleine,  une  thérapeutique 
dont  les  effets  sont  excessivement  lents  à  se  produire.  Il 
se  peut  qu'en  passant  en  revue  tous  les  facteurs  que  j'ai 
énumérés,  votre  attention  soit  plus  particulièrement  attiré 
par  l'un  d'eux  et  que  vous  le  jugiez  susceptible  de  servir 
de  point  d'application  à  notre  influence  thérapeutique. 
Si  la  limitation  morale  imposée  par  la  société  est  respon- 
sable de  la  privation  dont  souffre  le  malade,  le  traite- 
ment, penserez-vous,  pourra  l'encourager  ou  l'inciter 
directement  à  s'élever  au-dessus  de  cette  limitation,  à  se 
procurer  satisfaction  et  santé  moyennant  le  refus  de  se 
conformer  à  un  idéal  auquel  la  société  accorde  une 
grande  valeur,  mais  dont  on  s'inspire  si  rarement.  Cela 


LE  TRANSFEÏlt  A63 

reviendrait  à  dire  qu'on  peut  guérir  en  vivant  jusqu'au 
bout  sa  vie  sexuelle.  Et  si  le  traitement  analytique  im- 
pliquait un  encouragement  de  ce  genre,  il  mériterait 
certainement  le  reproche  d'aller  à  l'encontre  de  la  morale 
générale,  car  il  retirerait  alors  à  la  collectivité  ce  qu'il 
accorderait  à  l'individu. 

Mais  que  vous  voilà  mal  renseignés  I  Le  conseil  de 
vivre  jusqu'au  bout  sa  vie  sexuelle  n'a  rien  à  voir  avec  la 
thérapeutique  psychanalytique,  ne  serait-ce  que  pour  la 
raison  qu'il  existe  chez  le  malade,  ainsi  que  je  vous  l'ai 
annoncé  moi-même,  un  conflit  opiniâtre  entre  la  tendance 
libidineuse  et  le  refoulement  sexuel,  entre  son  côté 
sensuel  et  son  côté  ascétique.  Ce  n'est  pas  résoudre  ce 
conflit  que  d'aider  l'un  des  adversaires  à  vaincre  l'autre. 
Nous  voyons  que  chez  le  nerveux  c'est  l'ascèse  qui 
remporte,  avec  cette  conséquence  que  la  tendance 
sexuelle  se  dédommage  à  l'aide  de  symptômes.  Si,  au 
contraire,  nous  procurions  la  victoire  au  côté  sensuel 
de  l'individu,  c'est  son  côté  ascétique  qui,  ainsi  refoulé, 
chercherait  à  se  dédommager  à  l'aide  de  symptômes. 
Aucune  des  deux  solutions  n'est  capable  de  mettre  un 
terme  au  conflit  intérieur;  il  y  aura  toujours  un  côté  qui 
ne  sera  pas  satisfait.  Rares  sont  les  cas  où  le  conflit  soit 
tellement  faible  que  l'intervention  du  médecin  sufTiàe  à 
apporter  une  décision,  et  à  vrai  dire  ces  cas  ne  réclament 
pas  un  traitement  analytique.  Les  personnes  sur  lesquelles 
un  médecin  pourrait  exercer  une  influence  de  ce  genre, 
obtiendraient  facilement  le  même  résultat  sans  l'inter- 
vention du  médecin.  Vous  savez  fort  bien  que  lorsqu'un 
jeune  homme  abstinent  se  décide  à  avoir  des  rapports 
sexuels  illégitimes  et  lorsqu'une  femme  insatisfaite 
cherche  à  se  dédommager  auprès  d'un  autre  homme,  ils 
n'ont  généralement  pas  attendu,  pour  le  faire,  l'autori- 
sation du  médecin  ou  même  du  psychanalyste. 

On  ne  prête  pas  attention  dans  cette  affaire  à  un  point 
essentiel,  à  savoir  que  le  conflit  pathogène  des  névroti- 
ques n'est  pas  comparable  à  une  lutte  normale  que  des 
tendances  psychiques  se  livrent  sur  le  même  terrain 
psychologique.  Chez  les  névrotiques  il  y  a  lutte  entre  des 
forces  dont  quelques-unes  ont  atteint  la  phase  du  pré- 
conscient  et  du  conscient,  tandis  que  d'auti^es  n'ont  pas  . 
iâepassé  la  limite    de  l'inconscient.    C'est    pourquoi   le 


464  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

conflit  ne  peut  aboutir  à  une  solution.  Les  adversaires 
ne  se  trouvent  pas  plus  face  à  face  que  l'ours  blanc  et  la 
baleine  dans  l'exemple  que  vous  connaissez  tous.  Une 
vraie  solution  ne  peut  intervenir  que  lorsque  les  deux  se 
retrouvent  sur  le  même  terrain.  Et  je  crois  que  la  seule 
tâche  de  la  thérapeutique  consiste  à  rendre  cette 
rencontre  possible. 

Je  puis  vous  assurer  en  outre  que  vous  êtes  mal  infor- 
més, si  vous  croyez  que  conseiller  et  guider  dans  les 
circonstances  de  la  vie  fait  partie  de  l'influence  psycha- 
nalytique. Au  contraire,  nous  repoussons  autant  que 
possible  ce  rôle  de  mentor  et  n'avons  (Ju'un  désir,  celui 
de  voir  le  malade  prendre  lui-même  ses  décisions.  C'est 
pourquoi  nous  exigeons  qu'il  diffère  jusqu'à  la  fin  du 
traitement  toute  décision  importante  concernant  le  choix 
d'une  carrière,  une  entreprise  commerciale,  la  conclu- 
sion d'un  mariage  ou  le  divorce.  Convenez  que  ce  n'est 
pas  du  tout  ce  que  vous  aviez  pensé!  C'est  seulement 
lorsque  nous  nous  trouvons  en  présence  de  personnes 
très  jeunes,  sans  défense  et  sans  consistance  que,  loin 
d'imposer  cette  limitation,  nous  associons  au  rôle  du 
médecin  celui  de  l'éducateur.  Mais  alors,  conscients  de 
notre  responsabilité,  nous  agissons  avec  toutes  les 
précautions  nécessaires. 

Mais  de  l'énergie  que  je  mets  à  me  défendre  contre  le 
reproche  de  vouloir,  par  le  traitement  psychanalytique, 
pousser  le  nerveux  à  vivre  jusqu'au  bout  sa  vie  sexuelle, 
vous  auriez  tort  de  conclure  que  notre  influence  s'exerce 
&u  profit  de  la  morale  sociale.  Cette  intention  ne  nous 
est  pas  moins  étrangère  que  la  première.  Il  est  vrai  que 
nous  sommes,  non  des  réformateurs,  mais  des  observa- 
teurs; nous  ne  pouvons  cependant  nous  empêcher 
d'observer  d'un  œil  critique  :  aussi  avons-nous  trouve 
impossible  de  prendre  la  défense  de  la  morale  sexuelle 
conventionnelle,  d'approuver  la  manière  dont  la  société 
cherche  à  résoudre  en  pratique  le  problème  de  la  vie 
sexuelle.  Nous  pouvons  dire  sans  façon  à  la  société  que 
ce  qu'elle  appelle  sa  morale  coûte  plus  de  sacrifices 
qu'elle  n'en  vaut  et  que  ses  procédés  manquent  aussi 
bien  de  sincérité  que  de  sagesse.  Nous  ne  nous  faisons 
pas  faute  de  formuler  nos  critiques  devant  les  patients, 
nous  les  habituons  à  réfléchir  sans  préjugés   aux  faits 


LE  TRANSFERT  465 

sexuels  comme  à  tous  les  autres  faits  et  lorsque,  le  trai- 
tement terminé,  ils  deviennent  indépendants  et  se  déci- 
dent de  leur  propre  plein  gré  en  faveur  d'une  solution 
intermédiaire  entre  la  vie  sexuelle  sans  restrictions  et 
l'ascèse  absolue,  notre  conscience  n'a  rien  à  se  reprocher. 
Nous  nous  disons  que  celui  qui  a  su,  après  avoir  lutté 
contre  lui-même,  s'élever  vers  la  vérité,  se  trouve  à 
l'abri  de  tout  danger  d'immoralité  et  peut  se  permettre 
d'avoir  une  échelle  de  valeurs  morales  quelque  peu  diffé- 
rente de  celle  en  usage  dans  la  société.  Gardons-nous 
d'ailleurs  de  surestimer  le  rôle  de  l'abstinence  dans  la 
production  des  névroses.  C'est  seulement  dans  un  très 
petit  nombre  de  cas  qu'on  peut  mettre  fin  à  la  situation 
pathogène  découlant  de  la  privation  et  de  l'accumulation 
de  la  libido  par  des  rapports  sexuels  obtenus  sans  effort. 

Vous  n'expliquerez  donc  pas  l'action  thérapeutique  de 
la  psychanalyse  en  disant  qu'elle  permet  de  vivre 
jusqu'au  bout  la  vie  sexuelle.  Cherchez  une  autre  expli- 
cation. En  dissipant  votre  erreur  sur  ce  point,  j'ai  fait 
une  remarque  qui  vous  a  peut-être  mis  sur  la  bonne 
trace.  L'utilité  de  la  psychanalyse,  aurez-vous  pensé, 
consiste  sans  doute  à  remplacer  l'inconscient  par  le 
conscient  à  traduire  l'inconscient  dans  le  conscient.  C'est 
exact.  En  amenant  l'inconscient  dans  la  conscience, 
nous  supprimons  les  refoulements,  nous  écartons  les 
conditions  qui  président  à  la  formation  de  symptômes, 
nous  transformons  le  conflit  pathogène  en  un  conflit 
normal  qui,  d'une  manière  ou  d'une  autre,  finira  par 
être  solutionné.  Nous  ne  provoquons  pas  chez  le  ma- 
lade autre  chose  que  cette  seule  modification  psychique, 
et,  dans  la  mesure  où  nous  la  provoquons,  nous  obte- 
nons la  guérison.  Dans  les  cas  où  on  ne  peut  supprimer 
un  refoulement  ou  un  autre  processus  psychique  du 
même  genre,  notre  thérapeutique  perd  ses  droits. 

Nous  pouvons  exprimer  le  but  de  nos  efforts  à  l'aide 
de  plusieurs  formules  :  nous  pouvons  dire  notamment 
que  nous  cherchons  à  rendre  conscient  l'inconscient  ou 
à  supprimer  les  refoulements  ou  à  combler  les  lacunes 
amnésiques;  tout  cela  revient  au  même.  Mais  cet  aveu 
vous  laissera  peut-être  insatisfaits.  Vous  vous  étiez  fait 
de  la  guérison  d'un  nerveux  une  autre  idée,  vous  vous 
étiez  figuré  qu'après  s'être  soumis  au   travail  pénible 


466  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

d'une  psychanalyse,  il  devenait  un  autre  homme;  et 
voilà  que  je  viens  vous  dire  que  sa  guérison  consiste  en 
ce  qu'il  a  un  peu  plus  de  conscient  et  moins  d'incon- 
scient qu'auparavant  1  Or,  vous  sous-estimez  très  proba- 
blement l'importance  d'un  changement  intérieur  de  ce 
genre.  Le  nerveux  guéri  est  en  effet  devenu  un  autre 
homme,  mais  au  fond,  et  cela  va  sans  dire,  il  est  resté 
le  même,  c'est-à-dire  qu'il  est  devenu  ce  qu'il  aurait  pu 
être,  indépendamment  du  traitement,  dans  les  conditions 
les  plus  favorables.  Et  c'est  beaucoup.  Et  si,  sachant  cela, 
vous  entendez  parler  de  tout  ce  qu'il  faut  faire,  de  tous 
les  efforts  qu'il  faut  mettre  en  œuvre  pour  obtenir  cette 
modification  insignifiante  en  apparence  dans  la  vie  psy- 
chique du  malade,  vous  ne  douterez  plus  de  l'impor- 
tance de  cette  différence  de  niveau  psychique  qu'on 
réussit  à  produire. 

Je  fais  une  petite  digression  pour  vous  demander  si 
vous  savez  ce  qu'on  appelle  une  thérapeutique  causale. 
On  appelle  ainsi  une  méthode  thérapeutique  qui,  au  lieu 
de  s'attaquer  aux  manifestations  d'une  maladie,  cherche 
à  en  supprimer  les  causes.  Or,  la  thérapeutique  psycha- 
nalytique est-elle  une  thérapeutique  causale  ou  non? 
La  réponse  à  cette  question  n'est  pas  simple,  mais  nous 
offre  peut-être  l'occasion  de  nous  rendre  compte  de 
l'importunité  de  la  question  elle-même.  Dans  la  mesure 
où  la  thérapeutique  analytique  n'a  pas  pour  but  immé- 
diat la  suppression  des  symptômes,  elle  se  comporte 
comme  une  thérapeutique  causale.  Mais,  envisagée  à  un 
autre  point  de  vue,  elle  apparaît  comme  n'étant  pas 
causale.  Nous  avons  depuis  longtemps  suivi  l'enchaîne- 
ment des  causes,  à  travers  les  refoulements,  jusqu'aux 
prédispositions  instinctives,  avec  leurs  intensités  relatives 
dans  la  constitution  de  l'individu  et  les  déviations 
qu'elles  présentent  par  rapport  à  leur  développement 
normal.  Supposez  maintenant  que  nous  soyons  à  même 
d'intervenir  par  des  procédés  chimiques  dans  cette 
structure,  d'augmenter  ou  de  diminuer  la  quantité  de 
libido  existant  à  un  moment  donné,  de  renforcer  un 
instinct  aux  dépens  d'un  autre  .  ce  serait-là  une  théra- 
peutique causale  au  sens  propre  du  mot,  une  thérapeu- 
tique au  profit  de  laquelle  notre  analyse  a  accompli  le 
travail  de  reconnaissance  préliminaire  et  indispensable. 


LE  TRANSFERT  46; 

Or,  vous  le  savez,  actuellement  il  n'y  a  pas  à  songer  à 
exercer  une  influence  de  ce  genre  sur  les  processus  de 
la  libido  ;  notre  traitement  psychique  s'attaque  à  un  autre 
anneau  de  la  chaîne,  à  un  anneau  qui,  s'il  ne  fait  pas 
partie  des  racines  des  phénomènes  visibles  pour  nous, 
n'en  est  pas  moins  très  éloigné  des  symptômes  et  nous 
a  été  rendu  accessible  par  suite  de  circonstances  très 
remarquables. 

Que  devons-nous  donc  faire,  pour  remplacer  chez  nos 
malades  l'inconscient  par  le  conscient?  Nous  avions  cru 
un  moment  que  la  chose  était  très  simple,  qu'il  nous 
suffisait  de  découvrir  l'inconscient  et  de  le  mettre  pour 
ainsi  dire  sous  les  yeux  du  malade.  Mais  aujourd'hui 
nous  savons  que  nous  étions  dans  l'erreur.  Ce  que  nous 
savons  de  l'inconscient  ne  coïncide  nullement  avec  ce 
qu'en  sait  le  malade  ;  lorsque  nous  lui  faisons  part  de  ce 
que  nous  savons,  il  ne  remplace  pas  son  inconscient  par  la 
connaissance  ainsi  acquise,  mais  place  celle-ci  à  côté  de 
celui-là  qui  reste  à  peu  près  inchangé.  Nous  devons 
plutôt  nous  former  de  cet  inconscient  une  représentation 
topique,  le  rechercher  dans  ses  souvenirs  là  même  où  il 
a  pu  se  former  à  la  suite  d'un  refoulement.  C'est  ce 
refoulement  qu'il  faut  supprimer  pour  que  la  substitution 
du  conscient  à  l'inconscient  s'opère  toute  seule.  Mais 
comment  supprimer  le  refoulement?  Ici  commence  la 
deuxième  phase  de  notre  travail.  En  premier  lieu, 
recherche  du  refoulement,  en  deuxième  lieu  suppression 
de  la  résistance  qui  maintient  ce  refoulement. 

Et  comment  supprime-t-on  la  résistance?  De  la  môme 
manière  :  en  la  découvrant  et  en  la  mettant  sous  les 
yeux  du  malade.  C'est  que  la  résistance  provient,  elle 
aussi,  d'un  refoulement,  soit  de  celui-là  môme  que  nous 
cherchons  à  résoudre,  soit  d'un  refoulement  survenu 
antérieurement.  Elle  est  produite  par  une  contre-ma- 
nœuvre dressée  en  vue  du  refoulement  de  la  tendance 
indécente.  Nous  faisons  donc  à  présent  ce  que  nous 
voulions  déjà  faire  au  début  :  nous  interprétons,  nous 
découvrons  et  nous  faisons  part  au  malade  de  ce  que  nous 
obtenons;  mais  cette  fois  nous  le  faisons  à  l'endroit  qui 
convient.  La  contre-manœuvre  ou  la  résistance  fait  partie, 
non  de  l'inconscient,  mais  du  moi  qui  est  notre  collabo- 
rateur,  et  cela  alors  môme  que  la  résistance  n'est   pas 


468  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

consciente.  Nous  savons  qu'il  s'agit  ici  du  double  sens 
du  mot  «  inconscient  »  :  l'inconscient  comme  phéno- 
mène, l'inconscient  comme  système.  Ceci  paraît  très 
difficile  et  obscur,  mais,  au  fond,  n'est-ce  pas  la  même 
chose?  Nous  y  sommes  depuis  longtemps  préparés. 
Nous  nous  attendons  à  ce  que  la  résistance  disparaisse, 
à  ce  que  la  contre-manœuvre  soit  abandonnée,  dès  que 
notre  interprétation  aura  mis  sous  les  yeux  du  moi  l'une 
et  l'autre.  Avec  quelles  forces  travaillons-nous  donc  dans 
des  cas  de  ce  genre?  Nous  comptons  d'abord  sur  le  désir 
du  malade  de  recouvrer  la  santé,  désir  qui  l'a  décidé  à 
entrer  en  collaboration  avec  nous;  nous  comptons 
ensuite  sur  son  intelligence  à  laquelle  nous  fournissons 
l'appui  de  notre  intervention.  11  est  certain  que  l'intelli- 
gence pourra  plus  facilement  reconnaître  la  résistance 
et  trouver  la  traduction  correspondant  à  ce  qui  a  été 
refoulé,  si  nous  lui  fournissons  la  représentation  de  ce 
qu'elle  a  à  reconnaître  et  à  trouver.  Si  je  vous  dis  : 
«  regardez  le  ciel,  vous  y  verrez  un  aérostat  »,  vous 
trouverez  celui-ci  plus  facilement  que  si  je  vous  dis  tout 
simplement  de  lever  les  yeux  vers  le  ciel,  sans  vous 
préciser  ce  que  vous  y  trouverez.  De  même  l'étudiant 
qui  regarde  pour  la  première  fois  dans  un  microscope 
n'y  voit  rien,  si  son  maître  ne  lui  dit  pas  ce  qu'il  doit  y 
voir. 

Et  puis  nous  avons  les  faits.  Dans  un  grand  nombre 
d'affections  nerveuses,  dans  les  hystéries,  les  névroses 
d'angoisse,  les  névroses  obsessionnelles,  nos  prémisses 
se  montrent  justes.  Par  la  recherche  du  refoulement, 
par  la  découverte  de  la  résistance,  par  la  mise  au  jour 
de  ce  qui  est  refoulé,  on  réussit  réellement  à  résoudre 
le  problème,  à  vaincre  les  résistances,  à  supprimer  le 
refoulement,  à  transformer  l'inconscient  en  conscient. 
A  cette  occasion  nous  avons  l'impression  nette  qu'à 
propos  de  chaque  résistance  qu'il  s'agit  de  vaincre,  une 
lutte  violente  se  déroule  dans  l'âme  du  malade,  une 
lutte  psychique  normale,  sur  le  même  terrain  psycholo- 
gique, entre  des  mobiles  contraires,  entre  des  forces  qui 
tendent  à  maintenir  la  contre-manœuvre  et  d'autres  qui 
poussent  à  y  renoncer.  Les  premiers  mobiles  sont  les 
mobiles  anciens,  ceux  qui  ont  provoqué  le  refoulement; 
et  parmi  les  derniers  s'en  trouvent  quelques-uns  récem- 


LE  TRANSFERT  469 

ment  surgis  et  qui  semblent  devoir  résoudre  le  conflit 
dans  le  sens  que  nous  désirons.  Nous  avons  ainsi  réussi 
à  ranimer  l'ancien  conflit  qui  avait  abouti  au  refoule 
ment,  à  soumettre  à  une  revision  le  procès  qui  semblait 
terminé.  Les  faits  nouveaux  que  nous  apportons  en 
faveur  de  cette  revision  consistent  dans  le  rappel  que 
nous  faisons  au  malade  que  la  décision  antérieure  avait 
abouti  à  la  maladie,  dans  la  promesse  qu'une  autre 
décision  ouvrira  les  voies  à  la  guérison  et  nous  lui 
montrons  que  depuis  le  moment  de  la  première  solution 
toutes  les  conditions  ont  subi  des  modifications  consi- 
dérables. A  l'époque  où  la  maladie  s'était  formée,  le 
moi  était  chétif,  infantile,  et  avait  peut-être  des  raisons 
de  proscrire  les  exigences  de  la  libido  comme  une 
source  de  dangers.  Aujourd'hui  il  est  plus  fort,  plus 
expérimenté  et  possède  en  outre  dans  le  médecin  un 
collaborateur  fidèle  et  dévoué.  Aussi  sommes-nous  en 
droit  de  nous  attendre  à  ce  que  le  conflit  ravivé  ait  une 
solution  plus  favorable  qu'à  l'époque  où  il  s'était 
terminé  par  le  refoulement  et,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  le  succès  que  nous  obtenons  dans  les  hystéries,  les 
névroses  d'angoisse  et  les  névroses  obsessionnelles 
justifie  en  principe  notre  attente. 

Il  est  cependant  des  maladies  où  les  conditions  étant 
les  mêmes  nos  procédés  thérapeutiques  ne  sont  jamais 
couronnés  de  succès.  Et  cependant  il  s'agissait  également 
ici  d'un  conflit  primitif  entre  le  moi  et  la  libido,  conflit 
qui  avait,  lui  aussi,  abouti  à  un  refoulement,  quelqu'en 
soit  d'ailleurs  la  caractéristique  topique  ;  dans  ces  mala- 
dies, comme  dans  les  autres,  nous  pouvons  découvrir, 
dans  la  vie  des  malades,  les  points  exacts  où  se  sont  pro- 
duits les  refoulements  ;  nous  appliquons  à  ces  maladies 
les  mêmes  procédés,  nous  faisons  aux  malades  les  mêmes 
promesses,  nous  leur  venons  en  aide  de  la  même  ma- 
nière, c'est-à-dire  en  les  guidant  à  l'aide  de  «  représen- 
tations d'attente  »,  et  l'intervalle  qui  s'est  écoulé  entre 
le  moment  où  se  sont  produits  les  refoulements  et  le 
moment  actuel  est  tout  en  faveur  d'une  issue  satisfai- 
sante du  conflit.  Malgré  tout  cela,  nous  ne  réussissons 
ni  à  écarter  une  résistance  ni  à  supprimer  un  refoulement. 
Ces  malades,  paranoïques,  mélancoliques,  déments  pré- 
coces, restent  réfractaires  au  traitement  psychanalytique 


A70  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

Quelle  en  est  la  raison?  Cela  ne  peut  venir  d'un  manque 
d'intelligence  ;  nous  supposons  sans  doute  chez  nos  ma- 
lades un  certain  niveau  intellectuel,  mais  ce  niveau 
existe  certainement  chez  les  paranoïques,  si  habiles  à 
édifier  des  combinaisons  ingénieuses.  Nous  ne  pouvons 
pas  davantage  incriminer  l'absence  d'un  autre  facteur 
quelconque.  A  l'encontre  des  paranoïques,  les  mélanco- 
liques ont  la  conscience  d'être  malades  et  de  souffrir 
gravement,  mais  cela  ne  les  rend  pas  plus  accessibles 
au  traitement  psychanalytique.  Nous  sommes  là  en  pré- 
sence d'un  fait  que  nous  ne  comprenons  pas,  de  sorte 
que  nous  sommes  tentés  de  nous  demander  si  nous  avons 
bien  compris  toutes  les  conditions  du  succès  que  nous 
avons  obtenu  dans  les  autres  névroses. 

Si  nous  nous  en  tenons  à  nos  hystériques  et  à  nos  ma- 
lades atteints  de  névrose  d'angoisse,  nous  ne  tardons  pas 
à  voir  se  présenter  un  autre  fait  auquel  nous  n'étions 
nullement  préparés.  Nous  nous  apercevons  notamment, 
au  bout  de  très  peu  de  temps,  que  ces  malades  se  com- 
portent envers  nous  d'une  façon  tout  à  fait  singulière. 
Nous  croyions  avoir  plassé  en  revue  tous  les  facteurs  dont 
il  convient  de  tenir  compte  au  cours  du  traitement,  avoir 
rendu  notre  situation  pat'  rapport  au  patient  aussi  claire 
et  évidente  qu'un  exemple  de  calcul  ;  et  voilà  que  nous 
constatons  qu'il  s'est  glissé  dans  le  calcvil  un  élément 
dont  il  n'a  pas  été  tenu  compte.  Cet  élément  inattendu 
étant  susceptible  de  se  présenter  sous  des  formes  multi- 
ples, je  commencerai  par  vous  en  décrire  les  aspects  les 
plus  fréquents  et  le  plus  facilement  intelligibles. 

Nous  constatons  notamment  que  le  malade,  qui  ne 
devrait  pas  chercher  autre  chose  qu'une  issue  à  ses  con- 
flits douloureux,  manifeste  un  intérêt  particulier  pour  la 
personne  de  son  médecin.  Tout  ce  qui  concerne  celui-ci, 
lui  semble  avoir  plus  d'importance  que  ses  propres  af- 
faires et  détourne  son  attention  de  sa  maladie.  Aussi 
les  rapports  qui  s'établissent  entre  le  médecin  et  le  ma- 
lade sont-ils  pendant  quelque  temps  très  agréables  ;  le 
malade  se  montre  particulièrement  prévenant,  s'applique 
à  témoigner  sa  reconnaissance  toutes  les  fois  qu'il  le 
peut  et  révèle  des  finesses  et  des  qualités  de  son  carac- 
tère que  nous  n'aurions  peut-être  pas  cherchées.  Il  finit 
par  inspirer  une  opinion  favorable  au  médecin,  et  celui- 


LE  TRANSFERT  A71 

ci  bénit  le  hasard  qui  lui  a  fourni  l'occasion  de  venir  en 
aide  à  une  personnalité  particulièrement  remarquable. 
Si  le  médecin  a  l'occasion  de  parler  à  l'entourage  du 
malade,  il  a  le  plaisir  d'apprendre  que  la  sympathie  qu'il 
éprouve  pour  ce  dernier  est  réciproque.  Chez  lui,  le  pa- 
tient ne  se  lasse  pas  de  faire  l'éloge  du  médecin  auquel 
il  découvre  tous  les  jours  de  nouvelles  qualités.  «  11  ne 
rêve  que  de  vous,  il  a  en  vous  une  confiance  aveugle  ; 
tout  ce  que  vous  dites  est  pour  lui  parole  d'évangile  », 
vous  racontent  les  personnes  de  son  entourage.  De 
temps  à  autre,  on  entend  une  voix  qui  dépassant  les 
autres  déclare  :  «  il  devient  ennuyeux,  à  force  de  ne 
"parler  que  de  vous,  de  n'avoir  que  votre  nom  à  la 
bouche  ». 

Je  suppose  que  le  médecin  sera  assez  modeste  pour  ne 
voir  dans  toutes  ces  louanges  qu'une  expression  de  la 
satisfaction  que  procurent  au  malade  les  espérances  qu'il 
lui  donne  et  l'effet  de  l'élargissement  de  son  horizon  in- 
tellectuel par  suite  des  surprenantes  perspectives  de 
libération  qu'ouvre  le  traitement.  Aussi  l'analyse  fait-elle 
dans  ces  conditions  des  progrès  remarquables  ;  le  malade 
comprend  les  indications  qu'on  lui  suggère,  il  appro- 
fondit les  problèmes  que  fait  surgir  devant  lui  le  traite- 
ment, souvenirs  et  idées  lui  affluent  en  abondance,  la 
sûreté  et  la  justesse  de  ses  interprétations  étonnent  le 
médecin  qui  peut  seulement  constater  avec  satisfaction 
l'empressement  avec  lequel  le  malade  accepte  les  nou- 
veautés psychologiques  qui  soulèvent  généralement  de 
la  part  de  gens  portants  l'opposition  la  plus  violente.  A 
la  bonne  attitude  du  malade  pendant  le  travail  analyti- 
que correspond  aussi  une  amélioration  objective,  con- 
statée par  tout  le  monde,  de  l'état  morbide. 

Mais  le  beau  temps  ne  peut  pas  toujours  durer.  Il  ar- 
rive un  jour  où  il  se  brouille.  Des  difficultés  surgissent 
au  cours  du  traitement,  le  malade  prétend  qu'il  ne  lui 
vient  plus  aucune  idée.  On  a  l'impression  très  nette  qu'il 
ne  s'intéresse  plus  au  travail  et  qu'il  se  soustrait  d'un 
cœur  léger  à  la  recommandation  qui  lui  a  été  faite  de 
dire  tout  ce  qui  lui  passe  par  la  tête,  sans  se  laisser 
troubler  par  aucune  considération  critique.  Il  se  com- 
porte comme  s'il  n'était  pas  en  traitement,  comme  s'il 
n'avait  pas  conclu  de  pacte  avec  le  médecin  ;  il  est  évi- 


à']  2  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

dent  qu'il  est  préoccupé  par  quelque  chose  qu'il  tient  à 
ne  pas  révéler.  C'est  là  une  situation  dangereuse  pour 
le  traitement.  On  se  trouve  sans  conteste  en  présence 
d'une  violente  résistance.  Que  s'est-il  donc  passé? 

Lorsqu'on  trouve  le  moyen  d'éclaircir  à  nouveau  la  situa- 
tion, on  constate  que  la  cause  du  trouble  réside  dans  la 
profonde  et  intense  tendresse  même  que  le  patient 
éprouve  à  l'égard  du  médecin  et  que  ne  justifient  ni  l'at- 
titude de  celui-ci  ni  les  rapports  qui  se  sont  établis  entre 
les  deux  au  cours  du  traitement.  La  forme  sous  laquelle 
se  manifeste  cette  tendresse  et  les  buts  qu'elle  poursuit 
dépendent  naturellement  des  rapports  persoTinels  exis- 
tant entre  les  deux.  Si  la  patiente  est  une  jeune  fille  et 
le  médecin  un  homme  encore  jeune  également,  celle-là 
éprouvera  pour  celui-€i  un  sentiment  amoureux  normal, 
et  nous  trouverons  naturel  qu'une  jeune  fille  devienne 
amoureuse  d'un  homme  avec  lequel  elle  reste  longtemps 
en  tête  à  tête,  auquel  elle  peut  raconter  beaucoup  de 
choses  intimes  et  qui  lui  en  impose  par  la  supériorité 
que  lui  confère  son  attitude  de  sauveur  ;  et  nous  oublie- 
rons à  cette  occasion  que  de  la  part  d'une  jeune  fille 
névrosée  on  devrait  plutôt  s'attendre  à  un  trouble  de  la 
faculté  libidineuse.  Plus  les  relations  personnelles  exis- 
tant entre  le  patient  et  le  médecin  s'écartent  de  ce  cas 
hypothétique,  et  plus  nous  serons  étonnés  de  retrouver 
chaque  fois  la  même  attitude  affective.  Passe  encore, 
lorsqu'il  s'agit  d'une  jeune  femme  qui,  malheureuse  dans 
son  ménage,  éprouve  une  passion  sérieuse  pour  son  mé- 
decin, lui-même  célibataire,  est  toute  prête  à  obtenir  son 
divorce  pour  l'épouser  ou,  lorsque  des  obstacles  d'ordre 
social  s'y  opposent,  n'hésiterait  pas  à  devenir  sa  maî- 
tresse. Ces  choses-là  arrivent  aussi  sans  l'intervention 
de  la  psychanalyse.  Mais  dans  les  cas  dont  nous  nous 
occupons  on  entend  de  la  bouche  de  femmes  et  de  jeu- 
nes filles  des  propos  qui  révèlent  une  attitude  détermi- 
née à  l'égard  du  problème  thérapeutique  :  elles  préten- 
dent avoir  toujours  su  qu'elles  ne  pourraient  guérir  que 
par  l'amour  et  avoir  eu  la  certitude,  dès  le  début  du 
traitement,  que  le  commerce  avec  le  médecin  qui  les 
traitait  leur  procurerait  enfin  ce  que  la  vie  leur  avait 
toujours  refusé.  C'est  seulement  soutenus  par  cet  espoir 
qu'elles  auraient  dépensé  tant  d'efforts  au  cours  du  trai- 


tement  et  surmonté  toutes  les  difficultés  de  la  confes- 
sion. Et  nous  ajouterons  pour  notre  part:  c'est  seule- 
ment soutenues  par  cet  espoir  qu'elles  ont  si  facilement 
compris  des  choses  auxquelles  on  croit  en  général  dif- 
ficilement. Un  pareil  aveu  nous  stupéfie  et  renverse  tous 
nos  calculs.  Se  peut-il  que  nous  ayons  laissé  échapper  le 
plus  important  article  de  notre  compte? 

Plus  en  effet  notre  expérience  s'amplifie,  et  moins  nous 
pouvons  nous  opposer  à  cette  correction  si  humiliante 
pour  nos  prétentions  scientifiques.  On  pouvait  croire  au 
début  que  l'analyse  se  heurtait  à  un  trouble  provoqué 
par  un  événement  accidentel  n'ayant  rien  à  voir  avec  le 
traitement  proprement  dit.  Mais  quand  on  voit  ce  tendre 
attachement  du  malade  pour  le  médecin  se  reproduire 
régulièrement  dans  chaque  cas  nouveau,  lorsqu'on  le 
voit  se  manifester  dans  les  conditions  mêmes  les  plus 
défavorables  et  dans  des  cas  où  la  disproportion  entre 
le  malade  et  le  médecin  touche  au  grotesque,  de  la  part 
d'une  femme  déjà  âgée  à  l'égard  d'un  médecin  à  barbe 
blanche,  c'est-à-dire  dans  des  cas  où  d'après  notre  ju- 
gement, il  ne  peut  être  question  d'attrait  ou  de  force  de 
séduction,  alors  on  est  bien  obligé  d'abandonner  l'idée 
d'un  hasard  perturbateur  et  de  reconnaître  qu'il  s'agit 
d'un  phénomène  qui  présente  les  rapports  les  plus  étroits 
avec  la  nature  mêniè  de  l'état  morbide. 

Ce  fait  nouveau  que  nous  reconnaissons  ainsi  comme 
à  contre-cœur,  n^est  autre  que  ce  que  nous  appelons  le 
transfert.  Il  s'agirait  donc  d'un  transfert  de  sentiments 
sur  la  personne  du  médecin,  car  nous  ne  croyons  pas 
que  la  situation  créée  par  le  traitement  puisse  justifier 
l'éclosion  de  ces  sentiments.  Nous  soupçonnons  plutôt 
que  toute  cette  promptitude  affective  a  une  autre  origine, 
qu'elle  existait  chez  le  malade  à  l'état  latent  et  a  subi 
le  transfert  sur  la  personne  du  médecin  à  l'occasion  du 
traitement  analytique.  Le  transfert  peut  se  manifester 
soit  comme  une  exigence  amoureuse  tumultueuse,  soit 
sous  des  formes  plus  tempérées  ;  en  présence  d'un  méde- 
cin âgé,  la  jeune  patiente  peut  éprouver,  le  désir  non 
de  devenir  sa  maîtresse,  mais  d'être  traitée  par  lui  comme 
une  fille  préférée,  sa  tendance  libidineuse  peut  se  modé- 
rer et  devenir  une  aspiration  à  une  amitié  inséparable, 
icléale,  n'ayant  rien  de  sensuel.  Certaines  femmes  savent 


k^]^  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

sublimer  le  transfert  et  le  modeler  jusqu'à  le  rendre  en 
quelque  sorte  viable  ;  d'autres  le  manifestent  sous  une 
forme  brute,  primitive,  le  plus  souvent  impossible.  Mais 
au  fond  il  s'agit  toujours  du  même  phénomène,  ayant 
la  même  origine. 

Avant  de  nous  demander  où  il  convient  de  situer  ce 
fait  nouveau,  permettez-moi  de  compléter  sa  description. 
Gomment  les  choses  se  passent-elles  dans  les  cas  où  les 
patients  appartiennent  au  sexe  masculin  ?  On  pourrait 
croire  que  ceux-ci  échappent  à  la  fâcheuse  intervention 
de  la  différence  sexuelle  et  de  l'attraction  sexuelle.  Eh 
bien,  il  n'y  échappent  pas  plus  que  les  patientes  femmes. 
Ils  présentent  le  même  attachement  pour  le  médecin, 
ils  se  font  la  même  idée  exagérée  de  ses  qualités,  ils 
prennent  une  part  aussi  vive  à  tout  ce  qui  le  touche  et 
sont  jaloux,  tout  comme  les  femmes,  de  tous  ceux  qui 
l'approchent  dans  la  vie.  Les  formes  sublimées  du  trans- 
fert d'homme  à  homme  sont  d'autant  plus  fréquentes 
etles  exigences  sexuelles  directes  d'autant  plus  rares  que 
l'homosexualité  manifeste  joue  chez  l'individu  dont  il 
s'agit  un  rôle  moins  important  par  rapport  à  l'utilisation 
des  autres  facteurs  constitutifs  de  l'instinct.  Chez  ses  pa- 
tients mâles  le  médecin  observe  aussi  plus  souvent  que 
chez  les  femmes  une  forme  de  transfert  qui,  à  première 
vue,  paraît  en  contradiction  avec  tout  ce  qui  a  été  décrit 
jusqu'à  présent  :  le  transfert  hostile  ou  négatif. 

Notons  tout  d'abord  que  le  transfert  se  manifeste  chez 
le  patient  dès  le  début  du  traitement  et  représente  pen- 
dant quelque  temps  le  ressort  le  plus  solide  du  travail. 
On  ne  s'en  aperçoit  pas  et  on  n'a  pas  à  s'en  préoccuper, 
tant  que  son  action  s'effectue  au  profit  de  l'analyse  pour- 
suivie en  commun.  Mais  dès  qu'il  se  transforme  en  ré- 
sistance, il  appelle  toute  l'attention,  et  l'on  constate  que 
ses  rapports  avec  le  traitejnent  peuvent  changer  sur  deux 
points  différents  et  opposés  :  en  premier  lieu,  l'attitude 
de  tendresse  devient  tellement  forte,  les  signes  de  son 
origine  sexuelle  deviennent  tellement  nets  qu'elle  doit 
provoquer  contre  elle  une  résistance  interne  ;  en  deuxième 
lieu,  il  peut  s'agir  d'une  transformation  de  sentiments 
tendres  en  sentiments  hostiles.  D'une  façon  générale,  les 
sentiments  hostiles  apparaissent  en  effet  plus  tard  que  les 
sentiments  tendres  derrière  lesquels  ils  se  dissimulent  ; 


Le  ÎRANSFËRf  475 

l'existence  simultanée  des  uns  et  des  autres  reflète  bien 
cette  ambivalence  des  sentiments  qui  se  fait  jour  dans  la 
plupart  de  nos  relations  avec  les  autres  hommes.  Tout 
comme  les  sentiments  tendres,  les  sentiments  hostiles  sont 
un  signe  d'attachement  affectif,  de  même  que  le  défi  et 
l'obéissance  expriment  le  sentiment  de  dépendance,  bien 
qu'avec  des  signes  contraires.  Il  est  incontestable  que 
les  sentiments  hostiles  à  l'égard  du  médecin  méritent 
également  le  nom  de  «  transfert  »,  car  la  situation  créée 
par  le  traitement  ne  fournit  aucun  prétexte  suffisant  à 
leur  formation  ;  et  c'est  ainsi  que  la  nécessité  où  nous 
sommes  d'admettre  un  transfert  négatif  nous  prouve  que 
nous  ne  nous  sommes  pas  trompés  dans  nos  jugement? 
relatifs  au  transfert  positif  ou  de  sentiments  tendres. 

D'où  provient  le  transfert?  Quelles  sont  les  difficulté? 
qu'il  nous  oppose  ?  Comment  pouvons-nous  surmonter 
celles-ci  ?  Quel  profit  pouvons-nous  finalement  en  tirer  !' 
Autant  de  questions  qui  ne  peuvent  être  traitées  en  détail 
que  dans  un  enseignement  technique  de  l'analyse  et  que 
je  me  contenterai  d'effleurer  seulement  aujourd'hui.  Il 
est  entendu  que  nous  ne  cédons  pas  aux  exigences  du 
malade  découlant  du  transfert  ;  mais  il  serait  absurde 
de  les  repousser  inamicalement  ou  avec  colère.  Nous 
surmontons  le  transfert,  en  montrant  au  malade  que  ses 
sentiments,  au  lieu  d'être  produits  par  la  situation  ac- 
tuelle et  s'appliquer  à  la  personne  du  médecin,  ne  font 
que  reproduire  une  situation  dans  laquelle  il  s'était  déjà 
trouvé  auparavant.  Nous  le  forçons  ainsi  à  remonter  de 
cette  reproduction  au  souvenir.  Quand  ce  résultat  est 
obtenu,  le  transfert,  tendre  ou  hostile,  qui  semblait  con- 
stituer la  plus  grave  menace  en  ce  qui  concerne  le  suc- 
cès du  traitement,  met  entre  nos  mains  la  clé  à  l'aide  de 
laquelle  nous  pouvons  ouvrir  les  compartiments  les  plus 
fermés  de  la  vie  psychique.  Je  voudrais  cependant  vous 
dire  quelques  mots  pour  dissiper  votre  étonnement  pos- 
sible au  sujet  de  ce  phénomène  inattendu.  N'oublions 
pas  en  effet  que  la  maladie  du  patient  dont  nous  entre- 
prenons l'analyse  ne  constitue  pas  un  phénomène  achevé, 
rigide,  mais  est  toujours  en  voie  de  croissance  et  de 
développement,  tel  un  être  vivant.  Le  début  du  traitement 
ne  met  pas  fin  à  ce  développement,  mais  lorsque  le  trai- 
tement a  réussi  à  s'emparer  du  malade,  on  constate  que 


à-jè  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÈVROSEâ 

toutes  les  néo-formations  de  la  maladie  ne  se  rapportent 
plus  qu'à  un  seul  point,  et  notamment  aux  relations  en- 
tre le  patient  et  le  médecin.  Le  transfert  peut  ainsi  être 
comparé  à  la  couche  intermédiaire  entre  l'arbre  et  l'écorce, 
couche  qui  fournit  le  point  de  départ  à  la  formation  de 
nouveaux  tissus  et  à  l'augmentation  d'épaisseur  du  tronc. 
Quand  le  transfert  a  acquis  une  importance  pareille,  le 
travail  ayant  pour  objet  les  souvenirs  du  malade  subit  un 
ralentissement  considérable.  On  peut  dire  qu'on  a  alors 
affaire  non  plus  à  la  maladie  antérieure  du  patient,  mais 
à  une  névrose  nouvellement  formée  et  transformée  qui 
remplace  la  première.  Cette  nouvelle  couche  qui  vient  se 
superposer  à  l'affection  ancienne,  on  l'a  suivie  dès  le 
début,  on  l'a  vu  naître  et  se  développer  et  oii  s'y  oriente 
d'autant  plus  facilement  qu'on  en  occupe  soi-même  le 
centre.  Tous  les  symptômes  du  malade  ont  perdu  leur 
signification  primitive  et  acquis  un  nouveau  sens,  en 
rapport  avec  le  transfert.  Ou  bien,  il  ne  reste  en  fait  de 
symptômes  que  ceux  qui  ont  pu  subir  une  pareille  trans- 
formation. Surmonter  cette  nouvelle  névrose  artificielle, 
c'est  supprimer  la  maladie  engendrée  par  le  traitement. 
Ces  deux  résultats  vont  de  pair,  et  quand  ils  sont  obte- 
nus, notre  tâche  thérapeutique  est  terminée.  L'homme 
qui,  dans  ses  rapports  avec  le  médecin,  est  devenu  nor- 
mal et  affranchi  de  l'action  de  tendances  refoulées,  res- 
tera aussi  tel  dans  sa  vie  normale,  quand  le  médecin  en 
aura  été  éliminé. 

C'est  dans  les  hystéries,  dans  les  hystéries  d'angoisse 
et  les  névroses  obsessionnelles  que  le  transfert  présente 
cette  importance  extraordinaire,  centrale  même  au  point 
de  vue  du  traitement.  Et  c'est  pourquoi  on  les  a  appelées, 
et  avec  raison,  «  névroses  de  transfert  ».  Celui  qui,  ayant 
pratiqué  le  travail  analytique,  a  eu  l'occasion  de  se  faire 
une  notion  exacte  de  la  nature  du  transfert,  sait  à  n'en 
pas  douter  de  quel  genre  sont  les  tendances  refoulées 
qui  s'expriment  par  les  symptômes  de  ces  névroses 
et  n'exigera  pas  d'autre  preuve,  plus  convaincante,  de 
leur  nature  libidineuse.  Nous  pouvons  dire  que  notre 
conviction  d'après  laquelle  rimpoiiance  des  symptômes 
tient  à  leur  qualité  de  satisfactions  libidineuses  substi- 
tutives, n'a  reçu  sa  confirmation  définitive  qu'à  la  suite 
de  la  constatation  du  fait  du  transfert. 


LE  TRANSFERT  ^77 

Et,  maintenant,  nous  avons  plus  d'une  raison  d'amé- 
liorer notre  conception  dynamique  antérieure,  relative  au 
processus  de  la  guérison,  et  plus  d'une  raison  de  la 
mettre  en  harmonie  avec  cette  nouvelle  manière  de  voir. 
Lorsque  le  malade  est  sur  le  point  d'engager  la  lutte  nor- 
male contre  les  résistances  dont  notre  analyse  lui  a  révélé 
l'existence,  il  a  besoin  d'une  puissante  impulsion  qui 
fasse  pencher  la  décision  dans  le  sens  que  nous  dési- 
rons, c'est-à-dire  dans  la  direction  de  la  guérison.  Sans 
cela,  il  pourrait  se  décider  en  faveur  de  la  répétition  de 
l'issue  antérieure  et  infliger  de  nouveau  le  refoulement 
à  ce  qui  avait  été  amené  à  la  conscience.  Ce  qui  décide 
de  la  solution  de  cette  lutte,  ce  n'est  pas  la  pénétration 
intellectuelle  du  malade  —  elle  n'est  ni  assez  forte  ni 
assez  libre  pour  cela  —,  mais  uniquement  son  attitude  à 
l'égard  du  médecin.  Si  son  transfert  porte  le  signe  positif,  il 
revêt  le  médecin  d'une  grande  autorité,  transforme  les 
communications  et  conceptions  de  ce  dernier  en  articles 
de  foi.  Sans  ce  transfert,  ou  lorsque  le  transfert  est  néga- 
tif, le  malade  ne  prêterait  pas  la  moindre  attention  aux 
dires  du  médecin.  La  foi  reproduit  à  cette  occasion 
l'histoire  même  de  sa  naissance  :  elle  est  le  fruit  de 
l'amour  et  n'avait  pas  besoin  d'arguments  au  début.  C'est 
seulement  plus  tard  qu'elle  attache  à  ceux-ci  assez 
d'importance  pour  les  soumettre  à  un  examen  critique, 
lorsqu'ils  sont  formulés  par  des  personnes  aimées.  Les 
arguments  qui  n'ont  pas  pour  corollaire  le  fait  d'émaner 
de  personnes  aimées  n'exercent  ni  n'ont  jamais  exercé  la 
moindre  action  dans  la  vie  de  la  plupart  des  hommes. 
Aussi  rhomme  n'est-il  en  général  accessible  par  son  côté 
intellectuel  que  dans  la  mesure  où  il  est  capable  d'inves- 
tissement libidineux  d'objets,  et  nous  avons  de  bonnes 
raisons  de  croire,  et  la  chose  est  vraiment  à  craindre, 
que  c'est  du  degré  de  son  narcissisme  que  dépend  le 
degré  d'influence  que  peut  exercer  sur  lui  la  technique 
analytique,  même  la  meilleure. 

La  faculté  de  concentrer  l'énergie  libidineuse  sur  des, 
personnes  doit  être  reconnue  à  tout  homme  normal.  La 
tendance  au  transfert  que  nous  avons  constatée  dans  les 
névroses  citées  plus  haut  ne  constitue  qu'une  exagération 
extraordinaire  de  cette  faculté  générale.  Il  serait  pour- 
tant singulier,  si  un  trait  de  caractère  aussi  répandu  et 

Freud.  3o 


478  TiiÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

aussi  important  n'avait  jamais  été  aperçu  ni  apprécié  à 
sa  valeur.  Aussi  bien  n'avait-il  pas  échappé  à  quelques 
observateurs  perspicaces.  C'est  ainsi  que  Bernheim  avait 
fait  preuve  d'une  pénétration  particulière  en  fondant  la 
théorie  des  phénomènes  hypnotiques  sur  la  proposition 
que  tous  les  hommes  sont,  dans  une  certaine  mesure, 
«  suggestibles  ».  Sa  «  suggestibilité  »  n'est  autre  chose 
que  la  tendance  au  transfert,  conçue  d'une  i'açon  un  peu 
étroite,  c'est-à-dire  à  l'exclusion  du  transfert  négatif. 
Bernheim  n'a  cependant  jamais  pu  dire  ce  qu'est  la 
suggestion  à  proprement  parler  et  comment  elle  se  pro- 
duit. Elle  était  pour  lui  un  fait  fondamental  dont  il  n'était 
pas  besoin  d'expliquer  les  origines.  Il  n'a  pas  vu  le  lien 
de  dépendance  qui  existe  entre  la  «  suggestibilité  »  d'un 
côté,  la  sexualité,  l'activité  de  la  libido,  de  l'autre.  Et 
nous  devons  nous  rendre  compte  que  si  nous  avons,  dans 
notre  technique,  abandonné  l'hypnose,  ce  fut  pour 
découvrir  à  nouveau  la  suggestion  sous  la  forme  du 
transfert. 

Mais  ici  je  m'arrête  et  vous  laisse  la  parole.  Jem'aper- 
fîois  qu'une  objection  s'impose  à  vos  esprits  avec  une 
force  telle  qu'elle  vous  rendrait  incapables  de  suivre  la 
suite  de  mon  exposé  si  on  ne  lui  donnait  pas  la  liberté 
de  s'exprimer.  «  Vous  finissez  donc  par  convenir,  me 
dites-vous,  que  vous  travaillez  avec  l'aide  de  la  sugges- 
tion, tout  comme  les  partisans  de  l'hypnose.  Nous  nous 
en  doutions  depuis  longtemps.  A  quoi  vous  servent  alors 
l'évocation  des  souvenirs  du  passé,  la  découverte  de 
l'inconscient,  l'interprétation  et  la  retraduction  des  défor- 
mations, toute  cette  dépense  énorme  de  fatigue,  de  temps 
et  d'argent,  si  la  suggestion  est  le  seul  lacteur  efficace? 
Pourquoi  ne  suggérez-vous  pas  directement  contre  les 
symptômes,  à  l'exemple  des  autres,  des  honnêtes  hypno- 
tiseurs ?  Et,  puis,  si  voulant  vous  excuser  d'avoir  pris 
un  si  long  détour,  vous  alléguez  les  nombreuses  et  impor- 
tantes découvertes  psychologiques  que  vous  auriez  faites 
et  que  la  suggestion  directe  ne  réussit  pas  à  révéler, 
qui  nous  garantit  la  certitude  de  ces  découvertes?  Ne 
seraient-elles  pas,  elles  aussi,  un  effet  de  la  suggestion, 
et  notamment  de  la  suggestion  non  intentionnelle?  Ne 
■pouvez-vous  pas,  même  avec  votre  méthode,  imposer  au 
malade  ce  que  vous  voulez  et  ce  qui  vous  paraît  juste?  » 


LE  TRANSFERT  A79 

Ce  que  vous  me  dites-là,  est  excessivement  intéres- 
sant et  exige  une  réponse.  Mais  cette  réponse,  je  ne  puis 
vous  la  donner  aujourd'hui,  car  le  temps  me  manque.  A 
la  prochaine  fois  donc.  Pour  aujourd'hui,  je  me  conten- 
terai de  terminer  ce  par  quoi  j'avais  commencé.  Je  vous 
avais  notamment  promis  de  vous  faire  comprendre,  avec 
l'aide  du  fait  du  transfert,  pourquoi  nos  efforts  théra- 
peutiques échouent  dans  les  névroses  narcissiques. 

Je  le  ierai  en  peu  de  mots,  et  vous  verrez  que  la  solu- 
tion de  l'énigme  est  des  plus  simples  et  s'harmonise  avec 
tout  le  reste.  L'observation  montre  que  les  malades 
atteints  de  névrose  narcissique  ne  possèdent  pas  la 
faculté  du  transfert  ou  n'en  présentent  que  des  restes 
insignifiants.  Ils  repoussent  le  médecin,  non  avec  hosti- 
lité, mais  avec  indifférence.  C'est  pourquoi  ils  ne  sont 
pas  accessibles  à  son  influence  ;  tout  ce  qu'il  ditles laisse 
froids,  ne  les  impressionne  en  aucune  façon  ;  aussi  ce 
mécanisme  de  la  guérison,  s\  efïîcace  chez  les  autres  et 
qui  consiste  à  ranimer  le  conflit  pathogène  et  à  surmonter 
la  résistance  opposée  par  le  refoulement,  ne  selaisse-t-il 
pas  établir  chez  eux.  Ils  restent  ce  qu'ils  sont.  Ils  ont 
déjà  fait  de  leur  propre  initiative  des  tentatives  de 
redressement  de  la  situation,  mais  ces  tentatives  n'ont 
abouti  qu'à  des  efïets  pathologiques.  Nous  ne  pouvons 
rien  y  changer. 

Nous  fondant  sur  les  données  cliniques  que  nous  ont 
fournies  ces  malades,  nous  avions  affirmé  que  chez  eux 
la  libido  a  dû  se  détacher  des  objets  et  se  tranformer  en 
libido  du  moi.  Nous  avons  cru  pouvoir  par  ce  caractère 
différencier  cette  névrose  du  premier  groupe  de  névroses 
(hystérie,  névroses  d'angoisse  et  obsessionnelle).  Or, 
la  façon  dont  elle  se  comporte  lors  de  l'essai  thérapeu- 
tique confirme  notre  manière  de  voir.  Ne  présentant  pas 
]e  phénomène  du  transfert,  les  malades  en  question 
échappent  à  nos  efforts,  et  ne  peuvent  être  guéris  par  les 
moyens  dont  nous  disposons. 


CHAPITRE  XXVIIÎ 
LA  THÉRAPEUTIQUE  ANALYTIQUE 


Vous  savez  quel  est  le  sujet  de  notre  entretien  d'aujour- 
<l'liui.  Vous  m'aviez  demandé  pourquoi  nous  ne  nous 
servions  pas,  dans  la  psychothérapie  analytique,  de  la 
suggestion  directe,  dès  l'instant  où  nous  reconnaissons 
que  notre  influence  repose  essentiellement  sur  le  transfert, 
c'est-à-dire  sur  la  suggestion  ;  et,  en  présence  de  ce  rôle 
prédominant  assigné  à  la  suggestion,  vous  aviez  émis 
des  doutes  concernant  l'objectivité  de  nos  découvertes 
psychologiques.  Je  vous  avais  promis  de  vous  répondre 
d'une  façon  détaillée. 

La  suggestion  directe,  c'est  la  suggestion  dirigée 
contre  la  manifestation  des  symptômes,  c'est  la  lutte 
entre  votre  autorité  et  les  raisons  de  l'état  morbide.  En 
recourant  à  la  suggestion,  vous  ne  vous  préoccupez  pas 
de  ces  raisons,  vous  exigez  seulement  du  malade 
qu'il  cesse  de  les  exprimer  en  symptômes.  Peu  importe 
alors  que  vous  plongiez  le  malade  dans  l'hypnose  ou 
non.  Avec  sa  perspicacité  habituelle,  Bernheim  avait 
d'ailleurs  déjà  fait  remarquer  que  la  suggestion  constitue 
le  fait  essentiel  de  l'hypnotisme,  l'hypnose  elle-même 
étant  un  effet  de  la  suggestion,  un  état  suggéré,  et  il 
avait  de  préférence  pratiqué  la  suggestion  à  l'étatde  veille, 
comme  susceptible  de  donner  les  mêmes  résultats  que  la 
suggestion  dans  l'hypnose. 

Or,  dans  cette  question,  qu'est-ce  qui  vous  intéresse 
le  plus  :  les  données  de  l'expérience  ou  les  considéra- 
tions théoriques?  Commençons  par  les  premières.  J'ai 
été  élève  de  Bernheim  dont  j'ai  suivi  l'enseignement  à 
Nancy  en  1899  et  dont  j'ai  traduit  en  allemand  le  livre 
sur  la  suggestion.  J'avais,  pendant  des  années,  appliqué 
le  traitement  hypnotique,  associé  d'abord  à  la  suggestion 
de  défense,  et  ensuite  à  l'exploration  du  patient  selon  la 


LA  THÉRAPEUTIQUE  ANALYTIQUE  48 1 

méthode  de  Breuer.  J'ai  donc  une  expérience  suffisante 
pour  parler  des  effets  du  traitement  hypnotique  ou 
suggestif.  Si,  d'après  un  vieux  dicton  médical,  une  thé- 
rapeutique idéale  est  celle  qui  agit  nipidement,  avec 
certitude  et  n'est  pas  désagréable  pour  le  malade,  la 
méthode  de  Bernheim  remplissait  au  moins  deux  de  ces 
conditions.  Elle  pouvait  être  appliquée  rapidement,  beau- 
coup plus  rapidement  que  la  méthode  analytique,  sans 
imposer  au  malade  la  moindre  fatigue,  sans  lui  causer 
aucun  trouble.  Pour  le  médecin  cela  devenait  à  la  longue 
monotone,  d'avoir  recours  dans  tous  les  cas  aux  mêmes 
procédés,  au  même  cérémonial,  pour  mettre  fin  à 
l'existence  de  symptômes  des  plus  variés,  sans  pouvoir 
se  rendre  compte  de  leur  signification  et  de  leur  impor- 
tance. C'était  un  travail  de  manœuvre,  n'ayant  rien  de 
scientifique,  rappelant  plutôt  la  magie,  l'exorcisme,  la 
prestidigitation;  on  n'en  exécutait  pas  moins  ce  travail, 
parce  qu'il  s'agissait  de  l'intérêt  du  malade.  Mais  la  troi- 
sième condition  manquait  à  cette  méthode,  qui  n'était 
certaine  sous  aucun  rapport.  Applicable  aux  uns,  elle  ne 
l'était  pas  à  d'autres  ;  elle  se  montrait  très  efficace  chez 
les  uns,  peu  efficace  chez  les  autres,  sans  qu'on  sût  pour- 
quoi. Mais  ce  qui  était  encore  plus  fâcheux  que  cette 
incertitude  capricieuse  du  procédé,  c  était  l'instabilitcde 
ses  effets.  On  apprenait  au  bout  de  quelque  temps  la 
récidive  de  la  maladie  ou  son  remplacement  par  une 
autre.  On  pouvait  avoir  de  nouveau  recours  à  l'hypnose 
mais  des  autorités  compétentes  avaient  mis  en  garde 
contre  le  recours  fréquent  à  l'hypnose  :  on  risquait 
d'abolir  l'indépendance  du  malade  et  de  créer  chez  lui 
l'accoutumance,  comme  à  l'égard  d'un  narcotique.  Mais 
même  dans  les  cas,  rares  il  est  vrai,  où  l'on  réussissait, 
après  quelques  efforts,  à  obtenir  un  succès  complet  et 
durable,  on  restait  dans  l'ignorance  des  conditions  de  ce 
résultat  favorable.  J'ai  vu  une  fois  se  reproduire  tel  quel 
un  état  très  grave  que  j'avais  réussi  à  supprimer  complè- 
tement à  la  suite  d'un  court  traitementhypnotique  ;  cette 
récidive  étant  survenue  à  une  époque  où  la  malade 
m'avait  pris  en  aversion,  j'avais  réussi  à  obtenir  une 
nouvelle  guérison  et  plus  complète  encore,  lorsqu'elle 
fut  revenue  à  de  meilleurs  sentiments  à  mon  égard  ; 
mais  une  troisième  récidive  s'était  déclarée,  lorsque  la 


hS'2  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

malade  me  fut  devenue  de  nouveau  hostile.  Une  autre  de 
mes  malades  que  j'avais,  à  plusieurs  reprises,  réussi  à 
débarrasser  par  l'hypnose  de  crises  nerveuses,  se  jeta 
subitement  à  mon  cou  pendant  que  j'étais  en  train  de  lui 
donner  mes  soins  au  cours  d'une  crise  particulièrement 
rebelle.  Des  faits  de  ce  genre  nous  obligent,  qu'on  le 
veuille  ou  non,  à  nous  poser  la  question  concernant  la 
nature  et  l'origine  de  l'autorité  suggestive. 

Telles  sont  les  expériences.  Elles  nous  montrent  qu'en 
renonçant  à  la  suggestion  directe,  nous  ne  nous  privons 
pas  de  quelque  chose  d'indispensable.  Permettez-moi 
maintenant  de  formuler  à  ce  sujet  quelques  considéra- 
tions. L'application  de  l'hypno-thérapeutique  n'impose  au 
malade  et  au  patient  qu'un  effort  insignifiant.  Cette  thé- 
rapeutique s'accorde  admirablement  avec  l'appréciation 
des  névroses  qui  a  encore  cours  dans  la  plupart  des 
milieux  médicaux.  Le  médecin  dit  au  nerveux  :  «  Rien  ne 
vous  manque,  et  ce  que  vous  éprouvez  n'est  que  de  nature 
nerveuse  et  je  puis  en  quelques  mots  et  en  quelques  mi- 
nutes supprimer  vos  troubles  ».  Mais  notre  pensée  éner- 
gétique se  refuse  à  admettre  qu'on  puisse  par  un  léger 
effort  mobiliser  une  grande  masse,  en  l'attaquant  direc- 
tement et  sans  l'aide  d'un  outillage  spécial.  Dans  la 
mesure  où  les  conditions  sont  comparables,  l'expérience 
nous  montre  que  cet  artifice  ne  réussit  pas  plus  dans  les 
névroses  que  dans  la  mécanique.  Je  sais  cependant  que 
cet  argument  n'est  pas  inattaquable,  qu'il  y  a  aussi  des 
«  déclenchements  ». 

Les  connaissances  que  nous  avons  acquises  grâce  à  la 
psychanalyse  nous  permettent  de  décrire  à  peu  près  ainsi 
les  différences  qui  existent  entre  la  suggestion  hypno- 
tique et  la  suggestion  psychanalytique.  La  thérapeutique 
hypnotique  cherche  à  recouvrir  et  à  masquer  quelque 
chose  dans  la  vie  psychique;  la  thérapeutique  analytique 
cherche,  au  contraire,  à  le  mettre  à  nu  et  à  l'écarter.  La 
première  agit  comme  un  procédé  cosmétique,  la  dernière 
:omme  un  procédé  chirurgical.  Celle-là  utilise  la  sug- 
gestion pour  interdire  les  symptômes,  elle  renforce  les 
refoulements,  mais  laisse  inchangés  tous  les  processus 
qui  ont  abouti  à  la  formation  des  symptômes.  Au  con- 
traire, la  thérapeutique  analytique,  lorsqu'elle  se  trouve 
en  présence  descontlits  qui  ont  engendré  les  symptômes^ 


LA  THÉRAPEUTIQUE  ANALYTIQUE  483 

cherche  à  remonter  jusqu'à  la  racine  et  se  sert  de  la 
suggestion  pour  modifier  dans  le  sens  qu'elle  désire 
l'issue  de  ces  conflits.  La  thérapeutique  hypnotique 
laisse  le  patient  inactif  et  inchangé,  par  conséquent 
tout  aussi  sans  résistance  devant  une  nouvelle  cause  de 
troubles  morbides.  Le  traitement  analytique  impose  au 
médecin  et  malade  des  efforts  pénibles  tendant  à  sur- 
monter des  résistances  intérieures.  Lorsque  ces  résis- 
tances sont  vaincues,  la  vie  psychique  du  malade  se  trouve 
changée  d'une  façon  durable,  élevée  à  un  degré  de  déve- 
loppement supérieur  et  reste  protégée  contre  toute  nou- 
velle possibilité  pathogène.  C'est  ce  travail  de  lutte  contre 
les  résistances  qui  constitue  la  tâche  essentielle  du  trai- 
tement analytique,  et  cette  tâche  incombe  au  malade 
auquel  le  médecin  vient  en  aide  par  le  recours  à  la  sug- 
gestion agissant  dans  le  sens  de  son  éducation.  Aussi 
a-t-on  dit  avec  raison  que  le  traitement  psychanalytique 
est  une  sorte  de  post-éducation. 

Je  crois  vous  avoir  fait  comprendre  en  quoi  notre 
manière  d'appliquer  la  suggestion  dans  un  but  thérapeu- 
tique diffère  de  celle  qui  est  seule  possible  dans  la  théra- 
peutique hypnotique.  Grâce  à  la  réduction  de  la  sugges- 
tion au  transfert,  vous  êtes  aussi  à  même  de  comprendre 
les  raisons  de  cette  inconstance  qui  nous  a  frappés  dans 
le  traitement  hypnotique,  alors  que  le  traitement  analy- 
tique peut  être  calculé  jusque  dans  ses  ultimes  effets. 
Dans  l'application  de  l'hypnose  nous  dépendons  de  l'état: 
et  du  degré  de  la  faculté  du  transfert  que  présente  le 
malade,  sans  pouvoir  exercer  la  moindre  action  sur 
cette  faculté.  Le  transfert  de  l'individu  cà  hypnotiser  peut 
être  négatif  ou,  comme  c'est  le  cas  le  plus  fréquent, 
ambivalent,  le  sujet  peut,  par  certaines  attitudes  parti- 
culières, s'être  prémuni  contre  son  transfert  :  de  tout 
cela,  nous  ne  savons  rien.  Avec  la  psychanalyse,  nous 
travaillons  sur  le  transfert  lui-même,  nous  écartons  tout 
ce  qui  s'oppose  à  lui,  nous  dirigeons  vers  nous  l'instru- 
ment à  l'aide  duquel  nous  voulons  agir.  Nous  acquérons 
ainsi  la  possibilité  de  tirer  un  tout  autre  profit  de  la  force 
de  la  suggestion,  qui  devient  docile  entre  nos  mains  ; 
ce  n'est  pas  le  malade  seul  qui  se  suggère  ce  qui  lui  plaît  : 
c'est  nous  qui  guidons  sa  suggestion  dans  la  mesure  où, 
d'une  façon  générale,  il  est  accessible  à  son  action. 


A84  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES  . 

Or,  diriez-voiïs,  que  nous  appelions  la  force  motrice  de 
notre  analyse  «  transfert»  ou  «  suggestion»,  peu  importe.  Il 
n'en  reste  pas  moins  que  l'influence  subie  par  le  malade 
rend  douteuse  la  valeur  objective  de  nos  constatations. 
Ce  qui  est  utile  à  la  thérapeutique  est  nuisible  à  la 
recherche.  C'est  l'objection  qu'on  adresse  le  plus  fré- 
quemment à  la  psychanalyse,  et  je  dois  convenir  que  tout 
en  portant  à  faux,  elle  ne  peut  cependant  pas  être 
repoussée  comme  absurde.  Mais  si  elle  était  justifiée,  il 
ne  resterait  de  la  psychanalyse  qu'un  traitement  par  la 
suggestion,  d'un  genre  particulièrement  efficace,  et  toutes 
ses  propositions  relatives  aux  influences  vitales,  à  la 
dynamique  psychique,  à  l'inconscient  n'auraient  rien  de 
sérieux.  Ainsi  pensent  en  effet  nos  adversaires  qui  pré- 
tendent qu'en  ce  qui  concerne  plus  particulièrement  nos 
propositions  se  rapportant  à  l'importance  de  la  vie 
sexuelle,  à  cette  vie  elle-même,  elles  ne  sont  que  le  pro- 
duit de  notre  imagination  corrompue,  et  que  tout  ce  que 
les  malades  disent  à  ce  sujet,  c'est  nous  qui  le  leur  avons 
fait  croire.  Il  est  plus  facile  de  réfuter  ces  objections 
par  l'appel  à  l'expérience  que  par  des  considérations 
théoriques.  Celui  qui  a  fait  lui-même  de  la  psychana- 
lyse, a  pu  s'assurer  plus  d'une  fois  qu'il  est  impossible 
(le  s-uggestionner  un  malade  à  ce  point.  Il  n'est  naturelle- 
ment pas  difficile  de  faire  d'un  malade  un  partisan  d'une 
i  ertaine  théorie  et  de  lui  faire  partager  une  certaine 
erreur  du  médecin.  Il  se  comporte  alors  comme  n'importe 
quel  autre  individu,  comme  un  élève;  seulement,  en 
cette  occurence  on  a  influé,  non  sur  sa  maladie,  mais  sur 
son  intelligence.  La  solution  de  ses  conflits  el  la  suppres- 
sion de  ses  résistances  ne  réussit  que  lorsqu'on  lui  a 
donné  des  représentations  d'attente  qui  chez  lui  coïnci- 
dent avec  la  réalité.  Ce  qui,  dans  les  suppositions  du 
médecin,  ne  correspondait  pas  à  cette  réalité  se  trouve 
spontanément  éliminé  au  cours  de  l'analyse,  doit  être 
retiré  et  remplacé  par  des  suppositions  phis  exactes.  On 
cherche  par  une  technique  appropriée  et  attentive  à  empê- 
cher la  suggestion  de  produire  des  effets  passagers  ; 
mais  alors  même  qu'on  obtient  de  ces  effets,  le  mal  n'est 
pas  grand,  car  on  ne  se  contente  jamais  du  premier 
résultat.  L'analyse  n'est  pas  terminée,  tant  que  toutes  les 
obscurités   du   cas   ne    sont  pas   éclaircies,    toutes    les 


LA  THÉRAPEUTIQUE  ANALYTIQUE  485 

lacunes  de  la  mémoire  comblées,  toutes  les  circonstances 
des  refoulements  mises  au  jour.  On  doit  voir  dans  les 
succès  obtenus  trop  rapidement  plutôt  des  obstacles  que 
des  circonstances  favorables  au  travail  analytique,  et 
l'on  détruit  ces  succès,  en  supprimant,  en  dissociant  le 
transfert  sur  lequel  ils  reposent.  C'est  au  fond  ce  dernier 
trait  qui  différencie  le  traitement  purement  suggestif  et 
permet  d'opposer  les  résultats  obtenus  par  l'analyse  aux 
succès  dus  à  la  simple  suggestion.  Dans  tout  autre  trai- 
tement suggestif,  le  transfert  est  soigneusement  ménagé, 
laissé  intact  ;  le  traitement  analytique,  au  contraire,  a 
pour  objet  le  transfert  lui-même  qu'il  cherche  à  démas- 
quer et  à  décomposer,  quelle  que  soit  la  forme  qu'il 
revête.  A  la  fin  d'un  traitement  analytique,  le  transfert 
lui-même  doit  être  détruit,  et  si  l'on  obtient  un  succès 
durable,  ce  succès  repose,  non  sur  la  suggestion  pure 
et  simple,  mais  sur  les  résultats  obtenus  grâce  à  la  sug- 
gestion :  suppression  des  résistances  intérieures,  modi- 
fications internes  du  malade. 

A  mesure  que  les  suggestions  se  succèdent  au  cours 
du  traitement,  nous  avons  à  lutter  sans  cesse  contre  des 
résistances  qui  savent  se  transformer  en  transferts  néga- 
tifs (hostiles).  Nous  n'allons  d'ailleurs  pas  tarder  à  invo- 
quer la  confirmation  que  beaucoup  de  résultats  de  l'ana- 
lyse, qu'on  est  tenté  de  considérer  comme  des  produits 
de  la  suggestion,  empruntent  à  une  source  dont  l'authen- 
ticité ne  peut  être  mise  en  doute.  Nos  garants  ne  sont 
autres  que  les  déments  et  les  paranoïques  qui  échappent 
naturellement  au  soupçon  d'avoir  subi  ou  de  pouvoir 
subir  une  influence  suggestive.  Ce  que  ces  malades  nous 
racontent  concernant  leurs  traductions  de  symboles  et 
leurs  fantaisies  coïncident  avec  les  résultats  que  nous 
ont  fournis  nos  recherches  sur  l'inconscient  dans  les 
névroses  de  transfert  et  corrobore  ainsi  l'exactitude 
objective  de  nos  interprétations  si  souvent  mises  en 
doute.  Je  crois  que  vous  ne  risquez  pas  de  vous  tromper, 
en  accordant  sur  ces  points  toute  votre  confiance  àl'ana- 
lyse. 

Complétons  maintenant  l'exposé  du  mécanisme  de  la 
guérison  en  l'exprimant  dans  les  formules  de  la  théorie 
de  la  libido.  Le  névrotique  est  incapable  de  jouir  et 
4'agir  :  de  jouir,   parce   que  sa  libido  n'est  dirigée  sur 


^'^  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

aucun  objet  réel  ;   d'agir,   parce  qu'il  est  obligé  de  dé- 
penser beaucoup  d'énergie  pour  maintenir  sa  libido  en 
état  de   refoulement  et  se  prémunir  contre  ses   assauts. 
Il  ne  peut  guérir  que  lorsque  le  conflit  entre  son  moi  et 
sa  libido  sera  terminé  et  que  le  moi  aura  de   nouveau 
pris  le  dessus  sur  la  libido.  La  tâche  thérapeutique  con- 
siste donc  à  libérer  la  libido  de  ses  attaches  actuelles, 
soustraites  au  moi  et  à  la  mettre  de  nouveau  au  service 
de  ce  dernier.  Où  se  trouve  donc  la  libido  du  névrotique  ? 
Il  est  facile  de  répondre  :  elle   se   trouve   attachée  aux 
symptômes  qui,  pour  le  moment,  lui  procurent  la  seule 
satisfaction  substitutive  possible.  11  faut  donc  s'emparer 
des  symptômes,  les  dissoudre,  bref  faire  précisément  ce 
que  le  malade   nous   demande.   Et  pour   dissoudre  les 
symptômes,  il  faut  remonter  à  leurs  origines,  réveiller  le 
conflit  qui  leur  a  donné  naissance  et  orienter  ce  conflit 
vers  une  autre  solution,  en  mettant  en  œuvre  des  facteurs- 
qui,  à  Tépoque  où  sont  nés  les  symptômes,  n'étaient  pas 
à  la  disposition  du  malade.  Cette  revision  du  processus 
qui  avait  abouti  au  refoulement  ne  peut  être  opérée  qu'en 
partie,  en   suivant  les  traces  qu'il  a  laissées.  La  partie 
décisive  du   travail   consiste,   en  partant  de  l'attitude  à 
l'égard  du  médecin,  en  partant  du  «  transfert  »,  à  créer 
de  nouvelles  éditions  des  anciens  conflits,  de  façon  à  ce 
que  le  malade  s'y  comporte  comme  il  s'était  comporté 
dans  ces  derniers,   mais  en  mettant  cette  fois  en  œuvre 
toutes  ses  forces  psychiques  disponibles,  pour  aboutir  à 
une   solution   diflerente.    Le   transfert  devient    ainsi    le 
champ  de  bataille  sur  lequel  doivent  se  heurter  toutes 
les  forces  en  lutte. 

Toute  la  libido  et  toute  la  résistance  à  la  libido  se 
trouvent  concentrées  dans  la  seule  attitude  à  l'éofard  du 
médecin  ;  et  à  cette  occasion  il  se  produit  inévitablement 
une  séparation  entre  les  symptômes  et  la  libido,  ceux-là 
apparaissent  dépouillés  de  ceux-ci.  A  la  place  de  la  ma- 
ladie proprement  dite,  nous  avons  le  transfert  artificielle- 
ment provoqué  ou,  si  vous  aimez  mieux,  la  maladie  du 
transfert;  à  la  place  des  objets  aussi  variés  qu'irréels  de 
la  libido,  nous  n'avons  qu'un  seul  objet,  bien  qu'égale- 
ment fantastique  :  la  personne  du  médecin.  Mais  la  sug- 
gestion à  laquelle  a  recours  le  médecin  amène  la  lutte 
qui  se  livre  autour  de  cet  objet  à  la  phase  psychique  la 


LA  THÉRAPEUTIQUE  ANALYTIQUE  '487 

plus  élevée,  de  sorte  qu'on  ne  se  trouve  plus  en  présence 
que  d'un  conflit  psychique  normal.  En  s'opposant  à  un 
nouveau  refoulement,  on  met  fin  à  la  séparation  entre  le 
moi  et  la  libido,  et  l'on  rétablit  l'unité  psychique  de  la 
personne.  Lorsque  la  libido  se  détache  enfin  de  cet  objet 
passager  qu'est  la  personne  du  médecin,  elle  ne  peut 
plus  retourner  à  ses  objets  antérieurs  :  elle  se  tient  à  la 
disposition  du  moi.  Les  puissances  qu'on  a  eu  à  com- 
battre au  cours  de  ce  travail  thérapeutique  sont  :  d'une 
part,  l'antipathie  du  moi  pour  certaines  orientations  de 
la  libido,  antipathie  qui  se  manifeste  dans  la  tendance 
au  refoulement;  d'autre  part,  la  force  d'adhésion,  la 
viscosité  pour  ainsi  dire  de  la  libido  qui  n'abandonne 
pas  volontiers  les  objets  sur  lesquels  elle  se  fixe. 

Le  travail  thérapeutique  se  laisse  donc  décomposer  en 
deux  phases  :  dans  la  première,  toute  la  libido  se  dé- 
tache des  symptômes  pour  se  fixer  et  se  concentrer  sur 
les  transferts  ;  dans  la  deuxième,  la  lutte  se  livre  autour 
de  ce  nouvel  objet  dont  on  finit  par  libérer  la  libido.  Ce 
résultat  favorable  n'est  obtenu  que  si  l'on  réussit,  au 
cours  de  ce  nouveau  conflit,  à  empêcher  un  nouveau 
refoulement,  grâce  auquel  la  libido  se  réfugierait  dans 
l'inconscient  et  échapperait  de  nouveau  au  ?noi.  On  y 
arrive,  à  la  faveur  de  la  modification  du  moi  qui  s'ac- 
complit sous  l'influence  de  la  suggestion  médicale.  Grâce 
au  travail  d'interprétation  qui  transforme  l'inconscient 
en  conscient,  le  moi  s'agrandit  aux  dépens  de  celui-là  ; 
sous  l'influence  des  conseils  qu'il  reçoit,  il  devient  plus 
conciliant  à  l'égard  de  la  libido  et  disposé  à  lui  accorder 
une  certaine  satisfaction,  et  les  craintes  que  le  malade 
éprouvait  devant  les  exigences  de  la  libido  s'atténuent, 
grâce  à  la  possibilité  où  il  se  trouve  de  s'aff'ranchir  par 
la  sublimation  d'une  partie  de  celle-ci.  Plus  l'évolution 
et  la  succession  des  processus,  au  cours  du  traitement, 
se  rapprochent  de  cette  description  idéale,  et  plus  le 
succès  du  traitement  psychanalytique  sera  grand.  Ce  qui 
est  susceptible  de  limiter  ce  succès,  c'est,  d'une  part, 
rinsufïïsante  mobilité  de  la  libido  qui  ne  se  laisse  pas 
facilement  détacher  des  objets  sur  lesquels  elle  est  fixée  ; 
c'est,  d'autre  part,  la  rigidité  du  narcissisme  qui  n'ad- 
met le  transfert  d'un  objet  à  l'autre  que  jusqu'à  une  cer- 
taine limite.  Et  ce  qui  vous  fera  peut-être  encore  mieux 


488  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

comprendre  la  dynamique  du  processus  curatif,  c'est  le 
fait  que  nous  interceptons  toute  la  libido  qui  s'était 
soustraite  à  la  domination  du  moi,  en  en  attirant  sur 
nous,  à  l'aide  du  transfert,  une  bonne  partie. 

Il  est  bon  que  vous  sachiez  que  les  localisations  de  la 
libido  survenant  pendant  et  à  la  suite  du  traitement, 
n'autorisent  aucune  conclusion  directe  quant  à  sa  loca- 
lisation au  cours  de  l'état  morbide.  Supposons  que  nous 
ayons  constaté,  au  cours  du  traitement,  un  transfert  de 
la  libido  sur  le  père  et  que  nous  ayons  réussi  à  la  déta- 
cher heureusement  de  cet  objet  pour  l'attirer  sur  la  per- 
sonne du  médecin  :  nous  aurions  tort  de  conclure  de  ce 
fait  que  le  malade  ait  réellement  souffert  d'une  fixation 
inconsciente  de  sa  libido  à  la  personne  du  père.  Le 
transfert  sur  la  personne  du  père  constitue  le  champ  de 
bataille,  sur  lequel  nous  finissons  par  nous  emparer  de 
la  libido  ;  celle-ci  n'y  était  pas  établie  dès  le  début,  ses 
origines  sont  ailleurs.  Le  champ  de  bataile  sur  lequel 
nous  combattons  ne  constitue  pas  nécessairement  une 
des  positions  importantes  de  l'ennemi.  La  défense  de  la 
capitale  ennemie  n'est  pas  toujours  et  nécessairement 
organisée  devant  ses  portes  mêmes.  C'est  seulement 
^près  avoir  supprimé  le  dernier  transfert  qu'on  peut 
reconstituer  mentalement  la  localisation  de  la  libido 
pendant  la  maladie  même. 

En  nous  plaçant  au  point  de  vue  de  la  théorie  de  la 
libido,  nous  pouvons  encore  ajouter  quelques  mots  con- 
cernant le  rêve.  Les  rêves  des  névrotiques  nous  servent, 
ainsi  que  leurs  actes  manques  et  leurs  souvenirs  spon- 
tanés, à  pénétrer  le  sens  des  symptômes  et  à  découvrir 
la  localisation  de  la  libido.  Sous  la  forme  de  réalisations 
de  désirs,  ils  nous  révèlent  les  désirs  qui  avaient  subi 
un  refoulement  et  les  objets  auxquels  était  attachée  la 
libido  soustraite  au  moi.  C'est  pourquoi  l'interprétation 
des  rêves  joue  dans  la  psychanalyse  un  rôle  important 
et  avait  même  constitué  dans  beaucoup  de  cas  et  pen- 
dant longtemps  son  principal  moyen  de  travail.  Nous 
savons  déjà  que  l'état  de  sommeil  comme  tel  a  pour  effet 
un  certain  relâchement  des  refoulements.  Par  suite  de 
cette  diminution  du  poids  qui  pèse  sur  lui,  le  désir  re- 
foulé peut  dans  le  rêve  revêtir  une  expression  plus  nette 
que  celle  que  lui  offre  le  symptôme  pendant  la  vie  éveillée. 


LA  THÉRAPEUTIQUE  ANALYTIQUE  489 

C'est  ainsi  que  l'étude  du  rêve  nous  ouvre  l'accès  le  plus 
commode  à  la  connaissance  de  l'inconscient  refoulé  dont 
fait  partie  la  libido  soustraite  à  la  domination  du  moi. 
'  Les  rêves  des  névrotiques  ne  diffèrent  cependant  sur 
aucun  point  essentiel  de  ceux  des  sujets  normaux  ;  et 
non  seulement  ils  n'en  diffèrent  pas,  mais  encore  il  est 
difficile  de  distinguer  les  uns  des  autres.  11  serait  absurde 
de  vouloir  donner  des  rêves  des  sujets  nerveux  une 
explication  qui  ne  fût  pas  valable  pour  les  rêves  des 
sujets  normaux.  Aussi  devons-nous  dire  que  la  différence 
qui  existe  entre  la  névrose  et  la  santé  ne  porte  que  sur 
la  vie  éveillée  dans  Tune  et  dans  l'autre  de  ces  états,  et 
disparaît  dans  les  rêves  nocturnes.  Nous  sommes  obligés 
d'appliquer  et  d'étendre  à  l'homme  normal  une  foule  de 
données  qui  se  laissent  déduire  des  rapports  entre  les 
rêves  et  les  symptômes  des  névrotiques.  Nous  devons 
reconnaître  que  l'homme  sain  possède,  lui  aussi,  dans  sa 
vie  psychique,  ce  qui  rend  possibles  la  formation  de 
rêves  et  celle  de  symptômes,  et  nous  devons  en  tirer  la 
conclusion  qu'il  se  livre,  lui  aussi,  à  des  refoulements, 
qu'il  dépense  un  certain  effort  pour  les  maintenir,  que 
son  système  inconscient  recèle  des  désirs  réprimés,  encore 
pourvus  d'énergie,  et  qu'wne  partie  de  sa  libido  est  sous- 
traite à  la  maîtrise  de  son  moi.  L'homme  sain  est  donc 
un  névrotique  en  puissance,  mais  le  rêve  semble  le  seul 
symptôme  qu'il  soit  capable  de  former.  Ce  n'est  là  toute- 
fois qu'une  apparence,  car  en  soumettant  la  vie  éveillée 
de  l'homme  normal  à  un  examen  plus  pénétrant,  on  dé- 
couvre que  sa  vie  soi-disant  saine  est  pénétrée  d'une 
foule  de  symptômes,  insignifiants  il  est  vrai  et  de  peu 
d'importance  pratique. 

La  différence  entre  la  santé  nerveuse  et  la  névrose  n'est 
donc  qu?une  différence  portant  sur  la  vie  pratique  et 
dépend  du  degré  de  jouissance  et  d'activité  dont  la  per- 
sonne est  encore  capable.  Elle  se  réduit  probablement 
aux  proportions  relatives  qui  existent  entre  les  quantités 
d'énergie  restées  libres  et  celles  qui  se  trouvent  immo- 
bilisées par  suite  du  refoulement.  Il  s'agit  donc  d'une 
différence  d'ordre  quantitatif,  et  non  qualitatif.  Et  je  n'ai 
pas  besoin  de  vous  rappeler  que  cette  manière  de  voir 
fournit  une  base  théorique  à  la  conviction  que  nous  avons 
exprimée,    à  savoir  que  les   névroses  sont  curables  en 


Ago  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROES 

principe,  malgré  qu'elles  aient  leur  base  dans  la  prédispo- 
sition constitutionnelle. 

Voilà  ce  que  l'identité  qui  existe  entre  les  rêves  des 
hommes  sains  et  les  rêves  des  névrotiques  nous  autorise 
à  conclure  concernant  la  caractéristique  de  la  santé. 
Mais  en  ce  qui  concerne  le  rêve  lui-même,  il  résulte  de 
cette  identité  une  autre  cons^équence,  à  savoir  que  nous 
ne  devons  pas  détacher  le  rêve  des  rapports  qu'il  pré- 
sente avec  les  symptômes  névrotiques,  que  nous  ne  de- 
vons pas  croire  que  nous  avons  suffisamment  traduit  la 
nature  du  rêve  en  déclarant  qu'il  n'est  autre  chose  qu'une 
forme  d'expression  archaïque  de  certaines  idées  et  pen- 
sées, que  nous  devons  enfin  admettre  qu'il  révèle  des 
localisations  et  des  fixations  de  la  libido  réellement 
existantes. 

Je  touche  à  la  fin  de  mon  exposé.  Vous  êtes  peut-être 
déçus  de  constater  que  je  n'ai  consacré  qu'à  des  consi- 
dérations théoriques  le  chapitre  relatif  au  traitement 
psychanalytique,  que  je  ne  vous  ai  rien  dit  des  conditions 
dans  lesquelles  on  aborde  le  traitement,  ni  des  résultats 
qu'il  vise  à  obtenir.  Je  me  suis  borné  à  la  théorie,  parce 
qu'il  n'entrait  nullement  dans  mes  intentions  de  vous 
offrir  un  guide  pratique  pour  l'exercice  de  la  psychana- 
lyse, et  j'avais  des  raisons  particulières  de  ne  pas  vous 
parler  des  procédés  et  des  résultats  de  celle-ci.  Je  vous 
ai  dit,  dès  nos  premiers  entretiens,  que  nous  obtenons, 
dans  des  conditions  favorables,  des  succès  thérapeutiques 
qui  ne  le  cèdent  en  rien  aux  plus  beaux  résultats  qu'on 
obtient  dans  le  domaine  de  la  médecine  interne,  et  je 
puis  ajouter  que  les  succès  dus  à  la  psychanalyse  ne 
peuvent  être  obtenus  par  aucun  autre  procédé  de  traite- 
ment. Si  je  vous  disais  davantage,  je  pourrais  faire  naître 
en  vous  le  soupçon  de  vouloir  couvrir  par  une  réclame 
tapageuse  le  chœur  devenu  trop  bruyant  de  nos  déni- 
greurs. Certains  collègues  avaient  menacé  les  psychana- 
lystes, même  au  cours  de  réunions  professionnelles  pu- 
bliques, d'ouvrir  les  yeux  du  public  sur  la  stérilité  de 
notre  méthode  de  traitement,  en  publiant  la  liste  de  ses 
insuccès  el  même  des  résultats  désastreux  dont  elle  se 
serait  rendue  coupable.  Mais  abstraction  faite  du  carac- 
tère odieux  d\me  pareille  mesure,  qui  ne  serait  qu'une 


LA  THÉRAPEUTIQUE  ANALYTIQUE  Zjgi 

dénonciation  haineuse,  la  publication  dont  on  nous  me- 
nace n'autoriserait  aucun  jugement  adéquat  sur  Teffica- 
eité  thérapeutique  de  l'analyse.  La  thérapeutique  analy- 
tique, vous  le  savez,  est  de  création  récente;  il  a  fallu 
beaucoup  de  temps  pour  établir  sa  technique,  et  encore 
n'a-t-on  pu  le  faire  qu'au  cours  du  travail  et  par  réaction 
à  l'expérience  immédiate.  Par  suite  des  difficultés  que 
présente  l'enseignement  de  cette  branche,  le  médecin 
qui  débute  dans  la  psychanalyse  est,  plus  que  tout  autre 
spécialiste,  abandonné  à  ses  propres  forces  pour  se  per- 
fectionner dans  son  art,  de  sorte  que  les  résultats  qu'il 
peut  obtenir  au  cours  des  premières  années  de  son  exer- 
cice ne,  prouvent  rien  ni  pour  ni  contre  l'efficacité  du 
traitement  analytique. 

Beaucoup  d'essais  de  traitement  ont  échoué  aux  débuts 
<îe  la  psychanalyse,   parce   qu'ils  ont  été  faits  sur   des 
cas  qui  ne    ressortent   pas   de   ce  procédé   et   que  nous 
excluons  aujourd'hui  du  nombre  de  ses  indications.  Mais 
ce  n'est  que  grâce  à  ces  essais  que  nous  avons  pu  établir 
nos  indications.  On  ne  pouvait  pas  savoir  d'avance  qne 
la  paranoïa   et  la  démence   précoce,   dans  leurs  formes 
prononcées,  étaient  inaccessibles  à  la  psychanalyse,  et 
on  avait  encore  le  droit  d'essayer  cette  méthode  sur  des 
affections  très  variées.  11  est  cependant  juste  de  dire  que 
la  plupart  des  insuccès  de  ces  premières  années  doivent 
être  attribués,  moins  à  l'inexpérience  du  médecin  ou  au 
choix  inadéquat  de  Tobjet,  qu'à  des  circonstances  exté- 
rieures défavorables.   Nous  n'avons  parlé  jusqu'ici  que 
des  résistances  intérieures  :    celles-ci,    qui    nous    sont 
opposées  par  le   malade,   sont  nécessaires  et   surmon- 
tables.  Mais  il  y  a  aussi  des  obstacles  extérieurs:  ceux-ci, 
découlant  du  milieu  dans  lequel  vit  le  malade,  créés  par 
son  entourage,  n'ont  aucun  intérêt  théorique,  mais  pré- 
sentent une  très  grande  importance  pratique.  Le  traite- 
ment psychanalytique  peut  être  comparé  à  une  interven- 
tion   chirurgicale    et    ne     peut,     comme    celle-ci,    être 
entrepris    que    dans    des    conditions    où    les    chances 
d'insuccès  se  trouvent  réduites  au  minimum.  Vous  savez 
toutes  les   précautions  dont   s'entoure   un   chirurgien  : 
pièce  appropriée,  bon  éclairage,  assistance  expérimentée, 
élimination  des  parents  du  malade,  etc.  Combien  d'opé- 
rations se  termineraient  favorablement,  si  elles  devaient 


493  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

être  faites  en  présence  de  tous  les  membres  de  la  famille 
entourant  le  chirurgien  et  le  malade  et  criant  à  chaque 
coup  de  bistouri?  Dans  le  traitement  psychanalytique  la 
présence  de  parents  est  tout  simplement  un  danger,  et 
un  danger  auquel  on  ne  sait  pas  parer.  Nous  sommes 
armés  contre  les  résistances  intérieures  qui  viennent  du 
malade  et  que  nous  savons  nécessaires  ;  mais  comment 
nous  défendre  contre  ces  résistances  extérieures  ?  En  ce 
qui  concerne  la  famille  du  patient,  il  est  impossible  de 
lui  faire  entendre  raison  et  de  la  décider  à  se  tenir  à 
l'écart  de  toute  l'affaire  ;  d'autre  part,  on  ne  doit  jamais 
pratiquer  une  entente  avec  elle,  car  on  court  alors  le 
danger  de  perdre  la  confiance  du  malade  qui  exige,  et 
avec  raison  d'ailleurs,  que  l'homme  auquel  il  se  confie 
prenne  toujours  et  dans  toutes  les  occasions  son  parti. 
Celui  qui  sait  quelles  discordes  déchirent  souvent  une 
famille  ne  sera  pas  étonné  de  constater,  en  pratiquant  la 
psychanalyse,  que  les  proches  du  malade  sont  souvent 
plus  intéressés  à  le  voir  rester  tel  qu'il  est  qu'à  le  voir 
guérir.  Dans  les  cas,  fréquents  d'ailleurs,  où  la  névrose 
est  en  rapport  avec  des  conflits  entre  membres  d'une 
même  famille,  le  bien  portant  n'hésite  pas,  lorsqu'il 
s'agit  de  choisir  entre  son  propre  intérêt  et  le  rétablisse- 
ment du  malade.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  qu'un 
époux  n'accepte  pas  volontiers  un  traitement  qui  com- 
porte, comme  il  s'en  doute  avec  raison,  la  révélation  de 
ses  péchés.  Aussi  bien  nous  autres  psychanalystes  ne 
nous  en  étonnons  pas  ;  et  nous  déclinons  tout  reproche, 
lorsque  notre  traitement  reste  sans  succès  ou  doit  être 
interrompu,  parce  que  la  résistance  du  mari  vient  ren- 
forcer celle  de  la  femme.  C'est  que  nous  avons  entrepris 
quelque  chose  qui,  dans  les  circonstances  données,  était 
irréalisable. 

Je  ne  vous  citerai,  parmi,  tant  d'autres,  qu'un  seul  cas, 
dans  lequel  des  considérations  purement  médicales 
m'avaient  imposé  un  rôle  de  victime  silencieuse.  Il  y  a 
quelques  années,  j'avais  entrepris  le  traitement  psycha- 
nalytique d'une  jeune  fille  atteinte  depuis  un  certain 
temps  d'une  angoisse  telle  qu'elle  ne  pouvait  ni  sortir 
dans  la  rue  ni  rester  seule  à  la  maison.  Peu  à  peu  la 
malade  avait  fini  par  m'avouer  que  son  imagination  avait 
été  frappée  par  la  constatation  qu'elle  fit  de  relations 


LA  TriÉRAPEUTIQUiî  AXALYTiQ"^  ^i)^ 

amoureuses  entre  sa  mère  et  un  riche  ami  de  la  maison. 
Mais  elle  fut  assez  maladroite,  ou  raffinée,  pour  faire 
comprendre  à  sa  mère  ce  qui  se  passait  pendant  les 
séances  de  psychanalyse  :  elle  changea  notamment  d'at- 
titude à  son  égard,  ne  voulut  plus,  pour  se  défendre 
contre  Fangoisse  de  la  solitude,  avoir  d'autre  société 
que  celle  de  sa  mère  et  s'opposait  à  chacune  des  sorties 
de  celle-ci,  La  mère,  qui  avait  été  elle-même  atteinte  de 
nervosité  autrefois,  avait  été  soignée  avec  succès  dans  un 
établissement  hydrothérapique.  Ajoutons  que  c'est  dans 
cet  établissement  qu'elle  avait  fait  la  connaissance  du 
monsieur  avec  lequel  elle  a  eu  dans  la  suite  les  relations 
les  plus  satisfaisantes  à  tous  égards.  Frappée  par  les 
violentes  exigences  de  la  jeune  fille,  la  mère  comprit 
subiteinent  ce  que  signifiait  l'angoisse  de  celle-ci.  Elle 
comprit  que  sa  fille  s'était  laissé  devenir  malade  pour 
rendre  la  mère  prisonnière  et  la  priver  de  la  possibilité 
de  revoir  son  amant  aussi  souvent  qu*elïe  le  voudrait. 
Par  une  décision  brusque,  la  mère  mit  fin  au  traitement. 
La  jeune  fille  fut  placée  dans  un  établissement  pour  ma- 
lades nerveux  où  on  l'avait,  pendant  des  années,  pré- 
sentée comme  une  «  pauvre  victime  de  la  psychanalyse  ». 
M'a-t-on,  à  cette  occasion,  assez  reproché  la  malheureuse 
issue  du  traitement  !  J'ai  gardé  le  silence,  parce  que  je 
me  sentais  lié  par  le  devoir  de  la  discrétion  profession- 
nelle I  Ce  n'est  que  longtemps  après  que  j'ai  appris  par 
un  collègue  qui  visite  cet  établissement  et  a  eu  l'occa- 
sion de  voir  la  jeune  fille  agoraphobique,  que  les  rap- 
ports entre  la  mère  et  le  riche  ami  de  la  famille  étaient 
de  notoriété  publique  et  probablement  favorisés  par  le 
mari  et  père.  C'est  donc  à  ce  soi-disant  «  secret  »  qu'on 
avait  sacrifié  le  traitement. 

Dans  les  aniées  qui  avaient  précédé  la  guerre,  alors 
que  le  grand  afilux  d'étrangers  m'avait  rendu  indé- 
pendant de  la  faveur  ou  de  la  défaveur  de  ma  ville 
natale,  je  m'étais  imposé  la  règle  de  ne  jamais  entre- 
prendre le  traiteiiient  d'un  malade  qui  ne  fut  pas  siMjuris, 
dans  les  relations  essentielles  de  sa  vie,  indépendant 
de  qui  que  ce  soit.  C'est  là  une  règle  que  tout  psychana- 
lyste ne  peut  ni  s'imposer  ni  suivre.  Mais  de  ce  que  je 
vous  mets  en  garde  contre  les  proches  du  malade,  vous 
pouvez  être  tentés  de  conclure  que  les  malades  justi- 
Fkeud.  3i 


49^  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

ciables  de  la  psychanalyse  doivent  être  séparés  de  leur 
famille  et  que  notre  traitement  n'est  applicable  qu'aux 
pensionnaires  d'établissements  pour  malades  nerveux.  En 
aucune  façon  :  il  est  beaucoup  plus  avantageux  pour  les 
malades,  lorsqu'ils  ne  se  trouvent  pas  dans  un  état  d'épui- 
sement grave,  de  rester  pendant  le  traitement  dans  les 
conditions  mêmes  dans  lesquelles  ils  ont  à  résoudre  les 
problèmes  qui  se  posent  devant  eux.  Il  sulRt  alors  que 
les  proches  ne  viennent  pas  neutraliser  cet  avantage  par 
leur  attitude  et  qu'ils  ne  manifestent  en  général  aucune 
hostilité  à  l'égard  des  efforts  du  médecin.  Mais  que  ces 
choses-là  sont  impossibles  à  obtenir  !  Et  vous  ne  tar- 
derez naturellement  pas  à  vous  rendre  compte  dans 
quelle  mesure  le  succès  ou  Tinsuccès  du  traitement 
dépend  du  milieu  social  et  de  l'état  de  culture  de  la 
famille. 

Ne  trouvez-vous  pas  que  tout  cela  n'est  pas  fait  pour 
nous  donner  une  haute  idée  de  l'efTicacité  de  la  psycha- 
nalyse comme  méthode  thérapeutique,  alors  même  que 
la  plupart  de  nos  insuccès  ne  dépendent  que  de  facteurs 
extérieurs  ?  Des  amis  de  la  psychanalyse  m'avaient 
engagé  à  opposer  une  statistique  de  succès  à  la  collec- 
tion des  insuccès  qui  nous  sont  reprochés.  Je  n'ai  pas 
accepté  leur  conseil.  J'ai  fait  valoir,  à  l'appui  de  mon 
refus,  qu'une  statistique  est  sans  valeur,  lorsque  les 
unités  juxtaposées  dont  elle  se  compose  ne  sont  pas 
assez  ressemblantes,  et  les  cas  d'affections  névrotiques 
qui  avaient  été  soumis  au  traitement  psychanalytique, 
différaient  en  effet  entre  eux  sous  les  rapports  les  plus 
variés.  En  outre,  l'intervalle  dont  on  pourrait  tenir 
compte  était  trop  bref,  pour  qu'on  put  aUirmer  qu'il 
s'agissait  de  guérisons  durables,  et  dans  beaucoup  de 
cas  on  ne  pouvait  même  hasarder  aucune  affirmation  sur 
ce  point.  Ces  derniers  cas  étaient  ceux  de  personnes  qui 
cachaient  aussi  bien  leur  maladie  que  leur  traitement  et 
dont  il  fallait  également  tenir  secrète  la  guérison.  Mais 
ce  qui  m'a,  plus  que  tout  autre  considération,  fait  décli- 
ner ce  conseil,  c'est  l'expérience  que  j'avais  de  la  ma- 
nière irrationnelle  dont  les  hommes  se  comportent  dans 
les  choses  de  la  thérapeutique  et  du  peu  de  possibilité 
de  les  convaincre  à  l'aide  d'arguments  logiques,  même 
tirés  de  lexpérience  et  de  l'observation.  Une  nouveauté 


LA  THÉRAPEUTIQUE  ANALYTIQUE  ^O^ 

thérapeutique  est  acceptée  ou  avec  un  enthousiasme 
bruyant,  comme  ce  fut  le  cas  de  la  première  tuberculine 
de  koch,  ou  avec  une  méfiance  décourageante,  comme 
,ce  fut  le  cas  de  la  vaccination  vraiment  bienfaisante  de 
Jenner  qui  a  encore  de  nos  jours  des  adversaires  irré- 
ductibles. La  psychanalyse  se  heurtait  à  un  parti-pris 
manifeste.  Lorsqu'on  parlait  de  la  guérison  d'un  cas  dif- 
ficile, on  nous  répondait:  cela  ne  prouve  rien,  car  à 
l'heure  qu'il  est  votre  malade  serait  guéri,  alors  même 
qu'il  n'aurait  pas  subi  votre  traitement.  Et  lorsqu'une 
malade,  qui  avait  déjà  accompli  quatre  cycles  de  tris- 
tesse et  de  manie  et  a  subi,  pendant  une  pause  consécu- 
tive à  la  mélancolie,  le  traitement  psychanalytique,  se 
trouve,  trois  semaines  après  celui-ci,  au  début  d'une 
nouvelle  période  de  manie,  tous  les  membres  de  sa 
famille,  approuvés  en  cela  par  une  haute  autorité  médi- 
cale appelée  en  consultation,  exprimèrent  la  conviction 
que  cette  nouvelle  crise  ne  pouvait  être  que  la  consé- 
quence du  traitement  essayé.  Contre  les  préjugés  il  n'y 
a  rien  à  faire.  11  faut  attendre  et  laisser  au  temps  le  soin 
de  les  user.  Un  jour  vient  où  les  mêmes  hommes  pensent 
sur  les  mêmes  choses  autrement  que  la  veille.  Mais 
pourquoi  n'ont-ils  pas  pensé  la  veille  comme  ils  pensent 
aujourd'hui?  C'est  là  pour  nous  et  pour  eux-mêmes  un 
obscur  et  impénétrable  mystère. 

Il  se  peut  toutefois  que  le  préjugé  contre  la  thérapeu- 
tique analytique  soit  en  voie  de  régression,  et  j'en  ver- 
rais une  preuve  dans  la  diffusion  continue  des  théories 
analytiques  et  dans  l'augmentation,  dans  certains  pays, 
du  nombre  de  médecins  pratiquant  la  psychanalyse. 
Jeune  médecin,  j'avais  vu  les  cercles  médicaux  accueillir 
le  traitement  par  la  suggestion  hypnotique  avec  la  même 
tempête  d'indc.  nation  avec  laquelle  les  «  raisonnables» 
d'aujourd'hui  accueillent  la  psychanalyse.  Mais  en  tant 
qu'agent  thérapeutique,  l'hypnotisme  n'a  pas  tenu  ce 
qu'il  avait  promis  au  début;  nous  autres  psychanalystes 
devons  nous  considérer  comme  ses  héritiers  légitimes, 
et  nous  n'oublions  pas  tous  les  encouragements  et  toutes 
les  explications  théoriques  dont  nous  lui  sommes  rede- 
vables. Les  préjudices  qu'on  reproche  à  la  psychanalyse 
se  réduisent  au  fond  à  des  phénomènes  passagers  pro- 
duits par  l'exagération  des  conflits  dans  les  cas  d'analyse 


496  THÉORIE  GÉNÉRALE  DES  NÉVROSES 

faite  maladroitement  ou  brusquement  interrompue.  A 
présent  que  vous  savez  comment  nous  nous  comportons 
à  l'égard  des  malades,  vous  pouvez  juger  si  nos  eflortà 
sont  de  nature  à  leur  causer  un  préjudice  durable. 
Certes,  l'anal^î^se  se  prête  à  toutes  sortes  d'abus,  et  le 
transfert  constitue  plus  particulièrement  un  moyen  dan- 
gereux entre  les  mains  d'un  médecin  non  consciencieux. 
Mais  connaissez-vous  un  moyen  ou  un  procédé  thérapeu- 
tique qui  soit  à  Fabri  d'un  abus?  Pour  être  un  moyen  de 
guérison,  un  bistouri  doit  couper. 

J'ai  fini,  et  sans  vouloir  user  d'un  artifice  oratoire,  je- 
vous  dirai  que  je  reconnais  en  les  regrettant  tous  les. 
défauts  et  toutes  les  lacunes  des  leçons  que  vous  venez 
d'entendre.  Je  regrette  surtout  de  vous  avoir  souvent 
promis  de  revenir  sur  tel  sujet  que  j'effleurais  en  pas- 
sant et  de  n'avoir  pu  tenir  ma  promesse  par  suite  de 
l'orientation  que  prenait  mon  exposé.  J'avais  entrepris 
de  vous  initier  à  une  matière  encore  en  plein  développe- 
ment, encore  très  incomplète,  et  à  force  de  vouloir  la 
résumer,  mon  exposé  est  devenu  lui-même  incomplet. 
Plus  d'une  fois,  j'avais  réuni  tous  les  matériaux  en  vue 
d'une  conclusion  que  je  me  suis  abstenu  de  tirer  moi- 
même.  Mais  je  n'avais  pas  l'ambition  de  faire  de  vous, 
des  spécialistes  ;  je  voulais  seulement  vous  éclairer  et 
vous  stimuler. 


FREUD,  SIGMIMD  BF 

173 

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Introduction  a  la  psychanalyse,.. 


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