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INTRODUCTION
A LA
PSYCHANALYSE
A LA MÊME LIBRAIRiE
OUVRAGES DU PROF. S. FREUD
PsYCKOPATHOLOGiE DE LA VIE QUOTIDIENNE, traductioD française par le
D<- S. Jankélévitch. Un volume in-8. Prix : 14 fi\
(Sinq leçons sur la Psychanalyse données à la Clark University (U. S. A.)»
traduction française par Yves Le Lay. Introduction par Edouard
Claparède. Une brochure in-8 de 12 pages. Prix : 4 fr. 50
Pour paraître prochainement :
Totem et Tabou. De quelques analogies entre la vie psychique des
sauvages et celle des névrotiques.
Psychologie des masses et analyse du moi.
D' SIGM. FREUD
TEOFE88ECS À LA FACULTE DE UÉDECIRK I> I TIIHKI
INTRODUCTION
A LA
PSYCHANALYSE
TRAD. DE L ALLEMAND AVEC L AUTORISATION DE L AUTEUR
PAR
'LE D' S. JANKÉLÉVITCH
PAYOT, PARIS
106, BOULEVARD S^^- GERMAIN
1923
Tous droits réservés.
Seale tr>daetion frAncaiso autorUéo^,
Toa» droits réaervéi pour tous pajr»>
TABLE DES MATIERES
Avertissement 9
PréfacbT"--»-^, . . , Il
PREMIÈRE PARTIE
I. INTRODUCTION — II-IV. LES ACTES MANQUES
Chapitre Premier. — INTRODUCTION 25
Chapitre II. — LES ACTES MANQUES 35
Chapitre IIL — LES ACTES MANQUES (Suite) 5o*
Chapitre IV. — LES ACTES MANQUES (Fin) 71
DEUXIÈME PARTIE
Y-XV. LE RÊVE
Chapitre V. — DIFFICULTÉS ET PREMIÈRES APPROCHES. . . gS
Chapitre VI. — CONDITIONS Eï TECHNIQUE DE L'INTERPRÉ-
TATION. lia
Chapitre VIL — CONTENU MANIFESTE ET IDÉES LATENTES DU
RÊVE 127
Chapitre VIII. — RÊVES ENFANTINS i4o
Chapitre IX. — LA CENSURE DU RÊVE i5i
Chapitre X. — LE SYMBOLISME DANS LE RÊVE i65
Chapitre XÏ. — L'ÉLABORATION DU RÊVE 188
Chapitre XII. — ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE RÊVE. 302
Chapitre XIII. — TRAITS ARCHAÏQUES ET INFANTILISME DU
RÊVE 218
Chapitre XIV. — RÉALISATIONS DE DESIRS 233
Chapitre XV. — INCERTITUDES ET CRITIQUES a^i^
vni TABLE DES MATIÈRES
TROISIÈME PARTIE
XVI-XXVIIi THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
Chapitre XVI. — PSYCHANALYSE ET PSYCHIATRIE a65
Chapitre XVII. — LE SENS DES SYMPTÔiMES 279^
Chapitre XVIIl. — RATTACHEMENT A UN TRAUMATISME. L'IN-
CONSCIENT 296
Chapitre XIX. — RÉSISTANCE ET REFOULEMENT 3 10
Chapitre XX. — LA VIE SEXUELLE DE L'HOMME. ..... 826
Chapitre XXI. — DÉVELOPPEMENT DE LA LIBIDO ET ORGANI-
SATIONS SEXUELLES 344
Chapitre XXII. — POINTS DE VUE DU DÉVELOPPEMENT ET DE
LA RÉGRESSION. ÉTIOLOGIE 356
Chapitre XXIII. — LES MODES DE FORMATION DE SYMPTÔMES. 385
Chapitre XXIV. — LA NERVOSITÉ COMMUNE 4o5
Chapitre XXV. — L'ANGOISSE • . 430
Chapitre XXVI. — LÀ THÉORIE DE LA LIBÎDO ET LE NARCIS-
SISME 44l
Chapitre XXVII. — LE TRANSFERT 46i
Chapitre XXVIII. — LA THÉRAPEUTIQUE ANALYTIQUE. ... 48o
AVERTISSEMENT
Ce livre que je publie aujourd'hui sous le titre (T « Intro-
duction à la Psychanalyse », n'est nullement destiné dans
ma pensée à faire concurrence aux exposés d'ensemble déjà
existants de cette branche scientifique (Pfister, Die psycho-
analytische Méthode, 1913; Léo Kaplan, Grundzûge der
Psychoanalyse, 191^; Régis et Hesnard, La psychanalyse
des névroses et des psychoses, Paris 191^; Adolph
F. Meijer, De Behandeling van Zenuwzieken door Psycho-
Analyse, Amsterdam, 4915). Il constitue la reproduction
fidèle des leçons que j'aimis faites pendant les semestres
d'hiver 1915-16 et 1916-17 devant un auditoire composé de
médecins et de profanes des deux sexes.
Cette genèse démon livre explique toutes les particularités
qu'il peut présenter et dont quelques-unes sont de nature à
étonner le lecteur. Il ne m'a pas été possible de donner à
mon exposé le calme froid d'un traité scientifique ; lecteur,
je me trouvais plutôt dons l'obligation de faire tout mon
possible pour ne pas laisser faiblir F attention de mes audi-
teurs pendant les deux heures environ que durait chacune
de mes leçons. Visant à produire un effet immédiat, j'ai été
obligé de traiter souvent à plusieurs reprises le même sujet ,
une fois, par exemple, à propos de l'interprétation des
rêves, une autre fois à propos du problème des névi^oses. La
distribution des matières eut également pour conséquence
que certaines questions importantes, celle de l'inconscient
par exemple, au lieu d'être traitées d'une façon complète en
une seule fois, ont dû être reprises et abandonnées plusieurs
fois, jusqu'à ce qu'une nouvelle occasion nous eût permis
d'ajouter quelque chose à nos connaissances y relatives.
Ceux qui sont familiarisés avec la littérature psychana-
lytique trouveront dans cette « Introduction » peu de nou-
ÎO AVERTISSEMENT
veauy peu de matériaux gui n'aient déjà été publiés ailleurs,
dans des ouvrages plus étendus. Mais le besoin d'arrondir
le sujet et de le rendre plus compréhensif a obligé l'auteur
d'utiliser dans certaines sections {celles relatives à l'étiologie,
à f angoisse, aux fantaisies hystériques) des matériaux restés
jusqu'à présent inédits,
S. Freud.
^
PRÉFACE
La psychanalyse qui, depuis plus de vingt ans, a sus-
cité dans les pays de langue allemande et anglo-saxons»
des discussions passionnées et une littérature des plus
abondantes, n'était encore connue en France, jusqu'il y
a quelques mois, que par ouï-dire, et la plupart de ceux
qui se hasardaient à en parler croyaient de bon ton de la
tourner en ridicule, en faisant ressortir principalement
un élément qui joue, il est vrai, un rôle central dans
cette doctrine, mais dont la véritable signification, faute
d'informations de première main, leur échappait : nous
voulons parler de la conception freudienne de l'origine
sexuelle de la plupart des psychonévroses.
Ces informations, le public français les possède aujour-
d'hui, grâce à cette Introduction à la Psychanalyse qui
constitue un résumé complet de toutes les théories de
Freud. Et la preuve que la publication de cet ouvrage
répondait à un besoin nous est fournie par l'accueil qui
hii a été fait par la presse, accueil, sinon toujours en-
thousiaste et empressé, *3ut au moins sérieux et rai-
sonné, parce que fondé sur des données concrètes.
On commence donc à savoir en France ce qu'est la
psychanalyse, et on le saura de plus en plus, puisque
V Introduction à la Psychanalyse n'est que le premier d'une
série d'ouvrages que nous nous proposons de publier
sur les théories de l'école psychanalytique et sur leurs
applications à différents domaines de la vie pratique.
Le rôle d'un traducteur ne consiste pas toujours à se
faire le champion et le défenseur des doctrines et théories
de l'auteur qu'il traduit. Le plus souvent, toute son am-
bition doit se borner à faire connaître au public auquel
il s'adresse des courants d'idées nées ailleurs et qui,
13 PRÉFACE
bonnes ou mauvaises, ont exercé une certaine influence
dans les pays où elles ont vu le jour; et, ce faisant, il
invite implicitement ce public à prendre part à la discus-
sion qui se poursuit autour de ces idées et à contribuer
ainsi à dégager ce qu'elles ont de vrai et de durable.
Le traducteur a donc avant tout pour mission de dissi-
per les préjugés et les partis-pris fondés sur l'ignorance,
et il s'acquitte de cette mission en mettant sous les yeux
des lecteurs les pièces du procès. Mais l'ouvrage publié,
les pièces du dossier étalées, un autre inconvénient peut
surgir, celui de la fausse compréhension, de l'emballe-
ment irréfléchi, de l'enthousiasme intempestif, du sno-
bisme en quête de tout ce qui est nouveau et sensation-
nel. Contre cet inconvénient, fait pour discréditer les
meilleures idées et qui peut devenir un véritable danger,
lorsqu'il s'agit de théories qui, comme la psychanalyse,
visent surtout aux applications pratiques, au soulagement
et à la guérison d'une certaine catégorie de malades,
contre cet inconvénient, disons-nous, le traducteur est à
peu près désarmé. Tout au plus lui est-il permis d'espérer
qu'une modeste mise au point contribuera, dans une
certaine mesure, à atténuer cet inconvénient et ce dan-
ger, et c'est ce que nous allons essayer de faire briève-
ment et rapidement dans les quelques pages de cette
Préface'.
La psychanalyse est, selon la définition de Freud lui-
même, une (( méthode de traitement de certaines mala-
dies nerveuses ». Freud est donc, avant tout, un neuro-
thérapeute, et ce sont des préoccupations thérapeutiques,
c'est-à-dire purement utilitaires et pratiques, qui ont
servi de point de départ à ses théories. Lorsque, tout
jeune étudiant, il avait abordé la psychanalyse, il n'avait
encore aucune théorie psychologique préconçue. Ainsi
qu'il le raconte lui-même quelque part, c'est un simple
hasard qui a décidé de sa vocation ou, plutôt, de sa
méthode, et ce hasard, il le doit à un de ses compatriotes,
le D^'^Joseph Breuer, de Vienne, qui avait imaginé de
PRÉFACE i3
traiter un cas d'hystérie, en soumettant la malade à
l'hypnose et en la faisant remonter, d'association en as-
sociation, jusqu'à la source des paroles, absurdes et
incohérentes en apparence, qu'elle prononçait pendant
ses états d' « absence », de confusion et d'altération psy-
chique. Et Breuer a eu l'agréable surprise de constater
chaque fois que ces paroles trahissaient, exprimaient en
réalité des états psychiques dont la malade, dans sa vie
ordinaire, n'avait aucune conscience et que la méthode
employée lui rendait conscients, en lui procurant en
même temps un soulagement plus ou moins durable.
Frappé par ces premiers résultats, Breuer étendit l'emploi
de sa méthode, en l'appliquant, non plus seulement aux
paroles prononcées pendant les états d'obnubilation psy-
chique, mais aux symptômes morbides proprement dits
de sa malade hystérique. Le résultat ne fut pas moins
frappant, puisqu'il a pu constater que chaque symptôme
était, lui aussi, l'expression extérieure d'un événement
survenu dans la vie de la malade à une époque plus ou
moins reculée et dont le souvenir conscient avait été
perdu : il suffisait d'évoquer ce souvenir, de ramener
l'événement à la conscience, pour obtenir la disparition
du sym.ptôme correspondant.
Ces résultats ne laissèrent pas d'impressionner forte-
ment le jeune Freud qui cherchait encore sa voie. Avec
une modestie qui l'honore, il reconnaît tout ce qu'il doit
à Breuer, dont il est devenu plus tard le collaborateur.
Son premier ouvrage : Siudien ûber Hystérie, paru en
1895, est issu de cette collaboration et constitue la pre-
mière ébauche de la théorie psychanalytique.
Mais ce qui ne l'honore pas moins, c'est que, tout en
ayant déjà trouvé sa voie, il ne se crut pas en possession de
la vérité absolue, mais voulut confronter ses idées et sa
méthode avec les idées et la méthode en vigueur ailleurs. \
G est dans cette intention qu'il se rendit en France, alors
centre de la neuro-pathologie dont les maîtres incon-
testés, mais rivaux, étaient Charcot et Bernheim (de
Nancy). C'est vers Bernheim qu'allèrent toutes les sym-
pathies de Freud. Il a suivi l'enseigfnement de ce maître
Freud. x
li PRÉFACÉ
pendant toute l'année 1899 et traduisit en allemand son
livre sur la suggestion. Mais plus il analysait le phéno-
mène de la suggestion, et plus il se rendait compte que
telle qu'elle était employée par l'école de Nancy, elle
n'était pas de nature à donner des résultats certains et
durables. 11 ne pouvait d'ailleurs en être autrement,
puisque n'ayant aucune base scientifique, ressemblant
plutôt à une sorte de magie, d'exorcisme, de prestidigi-
tation, elle était appliquée uniformément dans tous les
cas, sans tenir compte des particularités de chacun, de
la signification et de Timportance des symptômes aux-
quels on avait à faire. Le seul élément qu'il ait retenu de
la suggestion et qui lui paraissait vraiment important,
ce fut le (( rapport » qu'elle établit entre le médecin et le
malade et dont Freud a fait la base de ce qui, dans la
psychanalyse, constitue le phénomène du « transfert »,
phénomène dans lequel le malade se débarrasse des sen-
timents ou complexes de sentiments qui forment la base
inconsciente, réprimée, refoulée de ses symptômes, en
les reportant d'abord sur le médecin, au fur et à mesure
qu'ils sont atteints et touchés par l'analyse.
Ce qui a frappé Freud dans les méthodes neurothéra-
peutiques alors en vigueur, hypnotisme et suggestion,
ce fut le fait que, sans peut-être s'en rendre compte, ceux
qui en faisaient usage visaient, non à la cure radicale des
névroses, mais seulement à la suppression de leurs
symptômes, qu'au lieu de s'attaquer à la racine du mal,
ils cherchaient à combattre ses effets. Rien d'étonnant si
l'emploi de ces méthodes ne donnait que des résultats
précaires, si la maladie reprenait le dessus, après une
période d'accalmie plus ou moins longue et si l'on pou-
vait voir des malades promener leur névrose pendant
des années et des années, d'hôpital en hôpital et servir
de « sujets » d'expériences à des générations de méde-
cins. Endormir un malade et lui dire pendant son som-
meil hypnotique qu'une fois réveillé il ne devra plus
éprouver tel ou tel malaise, tel ou tel symptôme, ou bien
lui suggérer à l'état de veille que ses symptômes n'ont
rien d'organique, qu'il n'a qu'à ne pas y penser, qu'à se
PRËl' AGE ' 3
comporter comme s'ils n'existaient pas, — tout cela équi-
valait à dresser entre le malade et la maladie un para-
vent fait seulement pour procurer l'illusion de la guérison.
C'est ainsi que l'observation et la réflexion ramenaient
Freud à sa première expérience, au fameux « ramonage
psychique », à la « talking cure » (cure par la conversa-
tion) qui a donné des résultats si surprenants dans le cas
de la malade de Breuer. Cette méthode a révélé précisé-
ment le fait dont la méconnaissance était la cause de
l'insuccès ou, tout au moins, de l'inefficacité de toutes
les autres méthodes psychothérapeutiques : les symp-
tômes physiques et psychiques que présentent les névro-
tiques ne sont pas des productions accidentelles, adven-
tices, capricieuses ou arbitraires dont on puisse se
débarrasser comme on se débarrasse d'une aiguille
entrée sous la peau ou d'une arête de poisson qui'vient
se loger dans une amygdale : ils sont l'expression, invo-
lontaire et inconsciente, de certains complexes psychi-
ques, affectifs et mentaux qui, pour une raison ou pour
une autre, se sont soustraits ou ont été soustraits par le
malade, à un moment donné de son existence, au con-
trôle de la conscience ou, pour nous servir de l'expres-
sion de Freud lui-même et de toute l'école psychanaly-
tique, ont subi un « refoulement », une « répression ».
Freud, avons-nous dit, a abordé la psychanalyse en
savant, en médecin, en praticien, sans aucune théorie
psychologique préconçue. Mais à mesure qu'il approfon-
dissait et développait la méthode psychanalytique, le
besoin d'une psychologie se faisait sentir avec une force
croissante. Au lieu cependant de se lancer dans des spé-
culations abstraites, de s'atteler à des constructions
transcendantes, Freud, en homme pratique, a pris ce
qu'il avait sous la main, c'est-à-dire la psychologie qui
était déjà impliquée dans la psychanalyse et qui, une fois
dégagée de celle-ci, devait à son tour favoriser ses pro-
grès. La psychologie de Freud est donc une psychologie
purement pragmatique que les psychologues profes-
sionnels trouveront peut-être trop simpliste et élémen-
taire. Mais, toute simpliste et élémentaire qu'elle paraisse,
i6 PRÉFACE
elle n'en affirme pas moins quelques principes de la plus
haule importance.
En premier lieu, Freud a donné un contenu concret à
cet « inconscient » qui a été la notion dominante de la
psychologie du xix* siècle et constitue encore le leit-
motiv de celle de nos jours. Depuis cinquante ans et plus,
on parle volontiers de création inconsciente, d'activité
inconsciente, de vie psychique inconsciente en général.
On a même établi une certaine gradation de l'inconscient
et, pour ne pas laisser un fossé trop profond entre
celui-ci et le conscient, on a intercalé entre les deux ce
qu'on a appelé le « sub-conscient », quelque chose qui,
sans appartenir encore tout à fait au domaine de l'in-
conscient, ne fait plus partie de celui du conscient pro-
prement dit. Cette division est, à la rigueur, acceptable,
et Freud la fait sienne, en remplaçant seulement le « sub-
conscient » parle « préconscient ». Mais si tous les psy-
chologues et même tous les profanes sont d'accord quant
à la façon de comprendre le conscient, on reste généra-
lement dans le vague dès qu'il s'agit de définir l'incon-
scient. Beaucoup de psychologues n'entendent par « incon-
scient » que le fonctionnement purement physiologique,
organique, du système neuro-cérébral, en dehors de
toute stimulation extérieure. D'accord, dit Freud, mais à
défaut de stimulations extérieures, n'y aurait-il pas de
stimulations intérieures? La psychanalyse nous apprend,
en effet, que 1' « inconscient » qui représente pour le
psychologue une cave noire et sombre, tellement noire
et sombre que, faute de pouvoir y décerner quoi que ce
soit, on la déclare vide de tout contenu, — que cet in-
conscient, disons-nous, est plein à éclater, qu'il présente
un contenu tellement riche et abondant que le vase
risque à' chaque instant d'être débordé, et le serait, eu
effet, si son contenu n'était soumis à une « censure »
sévère et vigilante, prête à réprimer la moindre velléité
d'évasion de l'un quelconque de ses éléments.
Ce contenu est formé par toutes les expériences de la
vie antérieure, par tous les souvenirs, toutes les traces
des événements vécus, des sentiments éprouvés à la suite
PRÉFACE t7
OU à l'occasion de ces événements, par tous les désirs
qui n'ont pu trouver satisfaction. Ces expériences, sou-
venirs, traces, sentiments et désirs sont éliminés de la
vie consciente, soit parce que, ayant rempli leur rôle
dans la vie de l'individu, ils ont perdu toute nécessité
ou utilité, soit parce que, incompatibles avec les conven-
tions de la vie sociale, ils exposeraient l'individu qui les
ferait valoir dans la vie réelle aux peines et châtiments
que la société réserve à ceux qui ne se conforment pas à
ses prescriptions et exigences. Refoulés, mais non sup-
primés, ces sentiments et désirs acquièrent dans certains
cas tous les caractères de germes morbides et créent les
états pathologiques connus sous le nom de névroses. Ce
qui caractérise en effet ces états, c'est que les sentiments
et désirs en question, ne pouvant pas se manifester, à
cause de la répression qu'ils ne cessent de subir, sous
leur jour véritable, authentique, se créent une issue par
des voies détournées, sous des apparences faites pour
donner le change quanta leur véritable nature et connues
sous le nom de symptômes. Démasquer ces symptômes,
les dépouiller de leurs apparences trompeuses, les rat-
tacher à leur source, rendre leurs causes et origines
conscientes au malade, — tel est, nous l'avons vu, le
but de la psychanalyse.
Mais la vie inconsciente ne se manifeste pas seulement
sous la forme pathologique de symptômes névrotiques.
Il existe aussi une « psycho-pathologie de la vie quoti-
dienne », qui avait jusqu'ici peu attiré l'attention des
psychologues, mais dont Freud à fait l'objet d'une étude
approfondie: nos actes «manques», involontaires, dont
nous ne nous donnons même la peine de chercher l'expli-
cation, nos lapsus de la parole, nos erreurs d'écriture
et de lecture, nos oublis et distractions, tous ces mille
accidents de notre vie quotidienne, tellement rapides,
fugaces et insignifiants que la plupart d'entre eux
échappent totalement à notre attention, — Freud les
rattache à des sentiments, à des désirs, à des vœux et
souhaits réprimés, le plus souvent innocents, mais quel-
quefois aussi inavouables, à cause de leur incompatibilité
i8 PRÉFACE
avec la morale convenlionnelle. Et ce qui est vrai des
actes « manques », des lapsus et erreurs accomplis à
l'état de veille, l'est également des rêves nocturnes qui
représentent, eux aussi, une satisfaction déformée, « sym-
bolique », de désirs réprimés.
En remplissant ainsi 1' « inconscient » d'un contenu
concret, en dépistant les manifestations de ce contenu aussi
bien daiîs la vie pathologique que dans la vie normale, dans
la vie de tous les jours, Freud établit un second principe
psychologique, dont il est inutile de souligner l'impor-
tance, celui delà continuité delà vie psychique, du déter-
minisme de tous les faits et phénomènes de la vie psy-
chique, et cela avec une force et une abondance de
preuves, avec une perspicacité et une clairvoyance qu'on
ne retrouve chez nul autre psychologue. On peut, sans
exagération, dire de Freud qu'il a le « génie » de la
psychologie. Ses explications de tel rêve, de tel symptôme
peuvent souvent paraître embrouillées, compliquées, on
peut trouver que dans certains cas il veut trop prouver
et que dans d'autres il frise l'absurdité. Peu importe:
nous savons aujourd'hui, grâce à lui, que l'inconscient
n'est pas un simple mot, qu'il représente une réalité
concrète, une réalité psychique aux éléments innom-
brables, qu'il n'existe, entre le conscient et l'inconscient,
aucune solution de continuité, qu'en vertu d'un déter-
minisme rigoureux, de la continuité de la vie psychique
et de son dynamisme fondamental, tout ce qui paraît
inexplicable, accidentel, capricieux, miraculeux dans
celui-là ne peut avoir ses origines, sa source, sa cause
et ses conditions que dans celui-ci.
Nous abordons maintenant un troisième principe
psychologique introduit par Freud, celui qui a soulevé
contre la psychanalyse le plus de préventions et de
résistances, mais dont notre auteur a fait, pour ainsi
dire la clef de voûte de son système : le rôle de la sexua-
lité dans la vie humaine en général, dans l'étiologie des
névroses en particulier. « L'examen psychanalytique,
dit-il, permet de ramener, avec une régularité surpre-
nante, les symptômes morbides à des impressions de la
PRÉFACE 19
vie amoureuse ; il montre que les désirs pathogènes ne
sont autres que des tendances erotiques ; et il nous force
à admettre que les troubles erotiques occupent la pre-
mière place parmi les influences morbigènes, et cela
chez les deux sexes*. » Mais ce n'est pas tout. « 11 est
des cas où la psychanalyse permet de rattacher les symp-
tômes à de simples influences traumatiques, n'ayant en
apparence rien de sexuel. Mais en y regardant de près,
on s'aperçoit que cette distinction entre influences
sexuelles et influences purement traumatiques ne corres-
pond pas à la réalité. C'est que la psychanalyse, au lieu
de s'arrêter à un moment quelconque de la vie (adulte)
du malade, au lieu de se contenter de la première expli-
cation plausible et probable qu'elle rencontre au cours
de ses investigations, poursuit son exploration, en
descendant jusqu'à la puberté, voire jusqu'à la première
enfance du malade. Ce sont, en efl^et, les impressions de
l'enfance, de l'âge le plus tendre qui fournissent l'expli-
cation de la susceptibilité ultérieure des malades à l'égard
de certaines actions traumatiques, et c'est seulement après
avoir découvert et rendu conscientes ces traces de souve-
nirs presque toujours oubliés, que nous sommes en mesure
de supprimer les symptômes morbides. Nous constatons
ici (comme dans les rêves) que ce sont les désirs répri-
més, mais persistants, de l'enfance qui rendent possible
la réaction aux traumatismes ultérieurs par la formation
de symptômes. Et nous pouvons, d'une façon générale,
désigner ces puissants désirs de l'enfance sous le nom
de sexuels ^ »
C'est cette conception d'une sexualité infantile qui,
plus encore que celle de l'origine sexuelle des symptômes
névrotiques en général, paraît déconcertante dans la
théorie psychanalytique.
Mais à ceux qui s'étonnent de voir attribuer à la
sexualité un sens aussi étendu, Freud répond que les mots
du langage courant sont faits avant tout pour désigner ^
1. S. Freud. — La Psychanalyse, p. 52. Traduction française Y. Le Lay,
Payot, Paris, 192 1.
2. Ibid.,f. 53-54,
flO PRÉFACE
des notions qui répondent aux conventions et nécessités
sociales. Or, au point de vue social, la sexualité est envi-
sagée uniquement dans ses rapports avec la reproduction
de l'espèce. Le langage courant ne tient pas compte de
toutes les phases que traverse la sexualité dans la vie
individuelle, avant de devenir cette fonction utilitaire
qu'est la reproduction. Celle-ci n'est, en effet, que l'abou-
tissant d'un certain nombre de processus qui se mani-
festent dès l'enfance, processus dont certains ont été
intensifiés, après avoir subi une sélection, tandis que
d'autres ont été supprimés. On observe chez l'enfant un
grand nombre de dispositions sexuelles, dont le fonction-
nement diffère notablement de celui des processus
sexuels de l'adulte et qui, dans leur développement
ultérieur, présentent la plus grande variabilité. Les per-
versions sexuelles de l'adulte ne sont le plus souvent
que le retour à ce que Freud appelle Vinfantilisme sexuel.
Toutes les formes de perversion, dit-il encore, existent
déjà à l'état latent chez l'enfant, qui est un pervers po/y-
viorphe. Sous l'influence de l'éducation, sous la pression
du milieu social, ces formes disparaissent chez les indi-
vidus normaux, et l'énergie psychique qui accompagne
les impulsions perverses est « sublimée » et orientée
dans des directions ayant une valeur sociale plus grande.
Dans les cas anormaux, lorsque la tendance perverse est
trop forte, elle aboutit, ainsi que nous l'avons vu, aune
perversion manifeste. Dans d'autres cas encore, l'impul-
sion, sans aboutir à une perversion proprement dite, se
manifeste sous la forme d'un symptôme psycho-neuro-
tique qui constitue ainsi une satisfaction « déguisée »
d'une tendance perverse. Chez le même individu, une
tendance perverse peut se manifester à la fois sous la
forme d'une perversion, d'une psychoneurose et d'une
« sublimation » dans une création artistique. Certains
traits de caractère anormaux, de peu de valeur sociale,
peuvent être également considérés comme des effets de
« sublimation » : telle la tendance morbide de certains
« puritains » à être choqués par la moindre allusion
fi In vie sexuelle, tendance qui ne serait au fond qu'une
PRÉFACE 2 I
« réaction de défense », inconsciente et excessive,
contre les tentations sexuelles.
Telles sont les grandes lignes des théories de Freud
sur la sexualité et ses rapports avec les psychoneuroses
et certaines déviations de la vie normale, et non seule-
ment avec certaines déviations, mais aussi avec certaines
manifestations supérieures de cette vie. Freud a notam-
ment consacré un article et deux ouvrages à la création
artistique dans laquelle il voit une élaboration consciente
de désirs inconscients remontant à l'enfance et cherchant
à s'exprimer et à se satisfaire. Etendant le champ d'ap-
j)lication de la psychanalyse, Freud et ses élèves,
Abraham, Rank, Riklin, en ont fait une méthode d'expli-
cation sociologique : ils voient dans les mythes, les
légendes, les contes de fées, le folk-lore en général,
l'expression de désirs persistants, de la même nalure que
ceux qui se manifestent dans les rêves et les psycho-
neuroses ; ils y découvrent les mêmes mécanismes de
répression et de déformation que ceux qu'on constate
dans ces dernières activités mentales, mécanismes qui
se perfectionnent à mesure que la censure sociale gagne
en force et que la civilisation devient plus compliquée.
Dans un ouvrage plus récent, Freud a étudié, en se pla-
çant au même point de vue, le phénomène si complexe
de la religion, et il a montré que les aspirations fonda-
mentales de l'humanité, qui trouvent leur satisfaction
dans les différentes croyances religieuses et les divers
états émotionnels, ont leur source dans des conflits
intra-psychiques qui, au point de vue ontogénique,
remontent jusqu'à notre première enfance et, au point
de vue phylogénique, jusqu'à nos premiers ancêtres
humains.
On le voit, de simple méthode de traitement des
neuroses qu'elle était au début, la psychanalyse aspire
au rôle d'une véritable philosophie de la vie psychique,
dans toutes ses manifestations normales et anormales,
sociales et individuelles. Dans quelle mesure cette ambi-
tion est-elle justifiée? 11 est difficile de le dire pour
l'instant. Il est certain toutefois que la psychologie et la
23 PRÉFACE
pMlosophie freudiennes valent ce que vaut la psychana-
lyse elle-même dont elles sont déduites. Avant donc de
s'emparer des conclusions, de les porter dans le roman
ou sur la scène, il iaut examiner, vérifier les prémisses.
Et ceci ne peut être fait que par des savants, par des
neuropathologistes professionnels, ayant l'habitude de
la clinique, rompus à l'observation critique et au raison-
nement logique. C'est à ceux-là que s'adresse surtout
notre traduction, et si celle-ci pouvait décider, ne serait-
ce que quelques-uns d'entre eux, à entreprendre, dans
un esprit d'impartialité et avec le seul désir de décou-
vrir la vérité, la vérification des assertions de Freud par
l'application stricte de ses propres méthodes, notre but
erait laro^ement atteint.
S. J.
PREMIÈRE PARTIE
I. — INTRODUCTION
II-IV. — LES ACTES MANQUES
CHAPITRE premil:;r
INTRODUCTION
J'ignore combien d'entre vous connaissent la psjxha-
nalyse par leurs lectures ou par ouï-dire. Mais le titre
même de ces leçons : Introduction à la Psychanalyse^
m'impose l'obligation de faire comme si vous ne saviez
rien sur ce sujet et comme si vous aviez besoin d'être
initiés à ses premiers éléments.
Je dois toutefois supposer que vous savez que la psycha-
nalyse est un procédé de traitement médical de personnes
atteintes de maladies nerveuses. Ceci dit, je puis vous mon-
trer aussitôt sur un exemple que les choses ne se passent
pas ici comme dans les autres branches de la médecine,
qu'elles s'y passent même d'une façon tout à fait contraire.
Généralement, lorsque nous soumettons un malade à
une technique médicale nouvelle pour lui, nous nous
appliquons à en diminuer à ses yeux les inconvénients et
à lui donner toutes les assurances possibles quant au
succès du traitement. Je crois que nous avons raison de
le faire, car en procédant ainsi nous augmentons effecti-
vement les chances de succès. Mais on procède tout
autrement, lorsqu'on soumet un névrotique au traite-
ment psychanalytique. Nous le mettons alors au courant
des difficultés de la méthode, de sa durée, des efforts et
des sacrifices qu'elle exige ; et quant au résultat, nous
lui disons que nous ne pouvons rien promettre, qu'il
dépendra de la manière dont se comportera le malade
lui-même, de son intelligence, de son obéissance, de sa
patience. Il va sans dire que de bonnes raisons, dont
vous saisirez peut-être l'importance plus tard, nous dic-
tent cette conduite inaccoutumée.
Je vous prie de ne pas m'en vouloir --si je commence
par vous traiter comme ces malades névrotiques. Je vous
déconseille tout simplement de venir m'entendre une
26 INTRODUCTION
autre fois. Dans cette intention, je vous ferai toucher du
doigt toutes les imperfections qui sont nécessairement
attachées à l'enseignement de la psychanalyse et toutes
les difficultés qui s'opposent à l'acquisition d'un juge-
ment personnel en cette matière. Je vous montrerai que
toute votre culture antérieure et toutes les habitudes de
votre pensée ont dû faire de vous inévitablement des
adversaires de la psychanalyse, et je vous dirai ce que
vous devez vaincre en vous-mêmes pour surmonter cette
hostilité instinctive. Je ne puis naturellement pas vous
prédire ce que mes leçons vous feront gagner au point
de vue de la compréhension de la psychanalyse, mais
je puis certainement vous promettre que le fait d'avoir
assisté à ces leçons ne suffira pas à vous rendre capables
d'entreprendre une recherche ou de conduire un traite-
ment psychanalytique. Mais s'il en est parmi vous qui,
ne se contentant pas d'une connaissance superficielle de
la psychanalyse, désireraient entrer en contact perma-
nent avec elle, non seulement je les en dissuaderais, mais
je les mettrais directement en garde contre une pareille
tentative. Dans l'état de choses actuel, celui qtii choi-
sirait'cette carrière se priverait de toute possibilité de
succès universitaire et se trouverait, en tant que praticien,
en présence d'une société qui, ne comprenant pas ses
aspirations, le considérerait avec méfiance et hostilité et
serait prête à Mcher contre lui tous les mauvais esprits
qu'elle abrite dans son sein. Et vous pouvez avoir un
aperçu approximatif du nombre de ces mauvais esprits
rien qu'en songeant aux faits qui accompagnent la guerre
sévissant actuellement en Europe.
Il y a toutefois des personnes pour lesquelles toute
nouvelle connaissance présente un attrait, malgré les
inconvénients auxquels je viens de faire allusion. Si cer-
tains d'entre vous appartiennent à cette catégorie et veu-
lent bien, sans se laisser décourager par mes avertis-
sements, revenir ici la prochaine fois, ils seront les
bienvenus. Mais vous avez tous le droit de connaître les
difficultés de la psychanalyse que je vais vous exposer.
La première difficulté est inhérente à l'enseignement
même de la psychanalyse. Dans l'enseignement de la
médecine, vous êtes habitués à voir. Vous voyez la prépa-
ration anatomique, le précipité qui se forme à la suite
INTRODUCTION ^7
d'une réaction chimique, le raccourcissement du muscle
par l'eftet de l'excitation de ses nerfs. Plus tard, on pré-
sente à vos sens le malade, les symptômes de son affec-
tion, les produits du processus morbide, etdans beaucoup
de cas on met même sous vos yeux, à l'état isolé, le
germe qui provoqua la maladie. Dans les spécialités chi-
rurgicales, vous assistez aux interventions par lesquelles
on vient en aide au malade, et vous devez même essayer
de les exécuter vous-mêmes. Et jusque dans la psychia-
trie, la démonstration du malade, avec le jeu changeant
de sa physionomie, avec sa manière de parler et de se
comporter, vous apporte une foule d'observations qui vous
laissent une impression profonde et durable. C'est ainsi
que le professeur en médecine remplit le rôle d'un guide
et d'un interprète qui vous accompagne comme à travers
un musée, pendant que vous vous mettez en relations
directes avec les objets^et que vous croyez avoir acquis,
par une perception personnelle, la conviction de l'exis-
tence des nouveaux faits.
Par malheur, les choses se passent tout différemment
dans la psychanalyse. Le traitement psychanalytique ne
comporte qu'un échange de paroles entre l'analysé et le
médecin. Le patient parle, raconte les événements de sa
vie passée et ses impressions présentes, se plaint, con-
fesse ses désirs et ses émotions. Le médecin s'applique à
diriger la marche des idées du patient, éveille ses sou-
venirs, oriente son attention dans certaines directions,
lui donne des explications et observe les réactions de
compréhension ou d'incompréhension qu'il provoque
ainsi chez le malade. L'entourage inculte de nos patients,
qui ne s'en laisse imposer que par ce qui est visible e\
palpable, de préférence par des actes tels qu'on en
voit se dérouler sur l'écran du cinématographe, ne man-
que jamais de manifester son doute quant à l'efficacité
que peuvent avoir de « simples discours », en tant que
moyen de traitement. Cette critique est peu judicieuse et
illogique. Ne sont-ce pas les mêmes gens qui savent
d'une façon certaine que les malades « s'imaginent» seu-
lement éprouver tels ou tels symptômes? Les mots fai-
saient primitivement partie de la magie, et de nos jours
encore le mot garde beaucoup de sa puissance de jadis.
Avec des mots un homme peut rendre son semblable
28 INTRODUCTION
heureux ou le pousser au désespoir, et c'est à Taide de
mots que le maître transmet son savoir à ses élèves, qu'un
orateur entraîne ses auditeurs et détermine leurs juge-
ments et décisions. Les mots provoquent des émotions et
constituent pour les hommes le moyen général de s'in-
fluencer réciproquement. Ne cherchons donc pas à dimi-
nuer la valeur que peut présenter l'application de mots à la
psychothérapie et contentons-nous d'assister en auditeurs
à l'échange de mots qui a lieu entre l'analyste et le
malade.
xMais cela encore ne nous est pas possible. La conver-
sation qui constitue le traitement psychanalytique ne
supporte pas d'auditeurs ; elle ne se prête pas à la démon-
stration. On peut naturellement, au cours d'une leçon
de psychiatrie, présenter aux élèves un neurasthénique
ou un hystérique qui exprimera ses plaintes et racontera
ses symptômes. Mais ce sera tout. Quant aux renseigne-
ments dont Fanalyste a besoin, le malade ne les donnera
que s'il éprouve pour le médecin une affinité de senti-
ment particulière ; il se taira, dès qu'il s'apercevra de la
présence ne serait-ce que d'un seul témoin indifférent.
C'est que ces renseignements se rapportent à ce qu'il y a
de plus intime dans la vie psychique du malade, à tout
ce qu'il doit, en tant que personne sociale autonome,
cacher aux autres et, enfin, à tout ce qu'il ne veut pas
avouer à lui-même, en tant que personne ayant conscience
de son unité.
Vous ne pouvez donc pas assister en auditeurs à un
traitement psychanalytique. Vous pouvez seulement en
entendre parler et, au sens le plus rigoureux du mot, vous
ne pourrez connaître la psychanalyse que par ouï-dire.
Le fait de ne pouvoir obtenir que des renseignements,
pour ainsi dire, de seconde main, vous crée des conditions
inaccoutumées pour la formation d'un jugement. Tout
dépend en grande partie du degré de confiance que vous
inspire celui qui vous renseigne.
Supposez un instant que vous assistiez, non à une leçon
de psychiatrie, mais à une leçon d'histoire et que le con-
férencier vous parle de la vie et des exploits d Alexandre
le Grand. Quelles raisons auriez-vous de croire à la
véridicité de son récit? A première vue, la situation parait
encore plus défavorable que dans la psychanalyse, car
INTUUDL'CTiUN 29
le professeur dTiistoire n'a pas plus que vous pris part
aux expéditions d'Alexandre, tandis que le psychanalyste
vous parle du moins de faits dans lesquels il a lui-même
joué un rôle. Mais alors intervient une circonstance qui
rend l'historien digne de foi. Il peut notamment vous
renvoyer aux récits de vieux écrivains, contemporains
des événements en question ou assez proches d'eux,
c'est-à-dire aux livres de Plutarque, Diodore, Arrien, etc. ;
il peut faire passer sous vos yeux des reproductions des
monnaies ou des statues du roi et une photographie de
la mosaïque pompéienne représentant la bataille d'Issus.
A vrai dire, tous ces documents prouvent seulement que
des générations antérieures avaient déjà cru à l'existence
d'Alexandre et à la réalité de ses exploits, et vous voyez
dans cette considération un nouveau point de départ
pour votre critique. Celle-ci sera tentée de conclure que
tout ce qui a été raconté au sujet d'Alexandre n'est pas
digne de foi ou ne peut pas être établi avec certitude
dans tous les détails ; et cependant je me refuse à admet-
tre que vous puissiez quitter la salle de conférences en
doutant de la réalité d'Alexandre le Grand. Votre déci-
sion sera déterminée par deux considérations principales :
la première, c'est que le conférencier n'a aucune raison
imaginable de vous faire admettre comme réel ce que lui-
même ne considère pas comme tel ; la seconde, c'est que
tous les livres d'histoire dont nous disposons représentent
les événements d'une manière à peu près identique. Si
vous abordez ensuite l'examen des sources plus anciennes,
vous tiendrez compte des mêmes facteurs, à savoir des
mobiles qui ont pu guider les auteurs et de la concor-
dance de leurs témoignages. Dans le cas d'Alexandre, le
résultat de l'examen sera certainement rassurant, mais il
en sera autrement lorsqu'il s'agira de personnalités telles
que Moïse ou Nemrod. Quant aux doutes que vous pou-
vez concevoir relativement au degré de confiance que
mérite le rapport d'un psychanalyste, vous aurez encore
dans la suite plus d'une occasion d'en apprécier la valeur.
Et, maintenant, vous êtes en droit de me demander :
puisqu'il n'existe pas de critère objectif pour juger delà
véridicité de la psychanalyse et que nous n'avons aucune
possibilité de faire de celle-ci un objet de démonstra-
tion, comment peut-on apprendre la psychanalyse et
Freud. a
3o ÎNTKODUGTÎON
s'assurer de la vérité de ses afTirmations? Cet appren-
tissage n'est en effet pas facile, et peu nombreux sont
ceux qui ont appris la psychanalyse d'une façon systé-
matique, mais il n'en existe pas moins des voies d'ac-
cès vers cet apprentissage. On apprend d'abord la
psychanalyse sur son propre corps, par l'étude de sa
propre personnalité. Ce n'est pas là tout à fait ce qu'on
appelle auto-observation, mais à la rigueur l'étude dont
Qous parlons peut y être ramenée. 11 existe toute une
série de phénomènes psychiques très fréquents et géné-
ralement connus dont on peut, grâce à quelques indica-
tions relatives à leur technique, faire sur soi-même des
iijcts d'analyse. Ce que faisant, on acquiert la convic-
ion tant (herchée de la réalité des processus décrits par
la psychanalyse et de la justesse de ses conceptions.
Il convient de dire toutefois qu'on ne doit pas s'attendre,
en suivant cette voie, à réaliser des progrès indéfinis.
On avance beaucoup plus en se laissant analyser par
un psychanalyste compétent, en éprouvant sur son
propre moi les effets de la psychanalyse et en profitant
de fette occasion pour saisir la technique du procédé
dans toutes ses finesses. Il va sans dire que cet excellent
moyen ne peut toujours être utilisé que par une seule
personne et ne s'applique jamais à une réunion de plu-
sieurs.
A votre accès à la psychanalyse s'oppose encore une
autre difficulté qui, elle, n'est plus inhérente à la psycha-
nalyse comme telle : c'est vous-mêmes qui en êtes
responsables, du fait de vos études médicales anté-
rieures. La préparation que vous avez reçue jusqu'à pré-
sent a imprimé à votre pensée une certaine orientation
qui vous écarte beaucoup de la psychanalyse. On vous
a habitués à assigner aux fonctions de l'organisme et à
leurs troubles des causes anatomiques, à les expliquer
en vous plaçant au point de vue de la chimie et de la
physique, à les concevoir du point de vue biologique,
mais jamais votre intérêt n'a été orienté vers la vie
psychique dans laquelle culmine cependant le fonction-
nement de notre organisme si admirablement compliqué.
C'est pourquoi vous êtes restés étrangers à la manière
de penser psychologique, et c'est pourquoi aussi vous
avez pris l'habitude de considérer celle-ci avec méfiance,
INTRODUCTION 01
de lui refuser tout caractère scientifique et de Fabaii-
donner aux profanes, poètes, philosophes de la nature et
mystiques. Cette limitation est certainement préjudiciable
à votre activité médicale, car, ainsi qvi'il est de règle
dans toutes relations bumaines, le malade commence
toujours par vous présenter sa façade psychique, et je
crains fort que vous ne soyez obligés, pour votre châti-
ment, d'abandonner aux profanes, aux rebouteux et aux
mystiques que vous méprisez tant, une bonne part de
l'influence thérapeutique que vous cherchez à exercer.
Je ne méconnais pas les raisons qu'on peut alléguer
pour excuser cette lacune dans votre préparation. 11
nous manque env;ore cette science philosophique auxi-
liaire que vous puissiez utiliser pour la réalisation des
lins posées par l'activité médicale. Ni la philosophie
spéculative, ni la psychologie descriptive, ni la psycho-
logie dite expérimentale et se rattachant à la physiologie
des sens, ne sont capables, telles qu'on les enseigne
dansles écoles, de vous fournir des données utiles sur les
rapports entre le corps etl'âme et de vous offrir le moyen
de comprendre un trouble psychique quelconque. Dans
le cadre môme delà médecine, la psychiatrie, il est vrai,
s'occupe à décrire les troubles psychiques qu'elle observe
et à les réunir en tableaux cliniques, mais dans leurs
bons moments les psychiatres se demandent eux-mêmes
si leurs arrangements purement descriptifs méritent le
nom de science. Nous ne connaissons ni l'origine, ni le
niécanisme, ni les liens réciproques des symptômes dont
se composent ces tableaux nosologiques ; aucune modi-
fication démontrable de l'organe anatomique de l'amené
leur correspond ; et quant aux modifications qu'on
invoque, elles ne donnent des symptômes aucune expli-
cation. Ces troubles psychiques ne sont accessibles à une
action thérapeutique qu'en tant qu'ils constituent des
efïets secondaires d'une affection organique quelconque.
C'est là une lacune que la psychanalyse s'applique à
combler. Elle veut donner à la psychiatrie la base psycho-
logique qui lui manque : elle espère découvrir le ter-
rain commun qui rendra intelligible la rencontre d'un
trouble somatique et d'un trouble psychique. Pour par-
venir à ce but, elle doit se tenir à distance de toute pré-
supposition d'ordre anatomique, chimique ou physiolo-
32 INTRODUCTION
gique, ne travailler qu'en s'appuyant sur des notions
purement psychologiques, ce qui, je le crains fort, sera
précisément la raison pour laquelle elle vous paraîtra de
prime abord étrange.
Il est enfin une troisième difficulté dont je ne rendrai
d'ailleurs responsables ni vous ni votre préparation
antérieure. Parmi les prémisses de la psychanalyse, il
en est deux qui choquent tout le monde et lui attirent la
désapprobation universelle : l'une d'elles se heurte à un
préjugé intellectuel, l'autre à un préjugé esthético-moral.
Ne dédaignons pas trop ces préjugés : ce sont des choses
puissantes, des survivances de phases de développement
utiles, voire nécessaires, de l'humanité. Ils sont main-
tenus par des forces affectives, et la lutte contre eux est
difficile.
D'après la première de ces désagréables prémisses de
la psychanalyse, les processus psychiques seraient en
eux-mêmes inconscients ; et quant aux conscients, ils ne
seraient que des actes isolés, des fractions de la vie
psychique totale. Rappelez-vous à ce propos que nous
sommes, au contraire, habitués à identifier le psychique
et le conscient, que nous considérons précisément la
conscience comme une caractéristique, comme une défi-
nition du psychique et que la psychologie consiste pour
nous dans l'étude des contenus de la conscience. Cette
identification nous paraît même tellement naturelle que
nous voyons une absurdité manifeste dans la moindre
objection qu'on lui oppose. Et, pourtant, la psychana-
lyse ne peut pas ne pas soulever d'objection contre l'iden-
tité du psychique et du conscient. Sa définition du
psychique dit qu'il se compose de processus faisant partie
des domaines du sentiment, de la pensée et de la volonté ;
et elle doit affirmer qu'il y a une pensée inconsciente et
une volonté inconsciente. Mais par cette définition et
cette affirmation elle s'aliène d'avance la sympathie de
tous les amis d'une froide science et s'attire le soupçon
de n'être qu'une science ésotérique et fantastique qui
voudrait bâtir dans les ténèbres et pêcher dans l'eau
trouble. Mais vous ne pouvez naturellement pas encore
comprendre de quel droit je taxe de préjugé une propo-
sition aussi abstraite que celle qui affirme que « le
psychique est le conscient », de même que vous ne pou-
ÎNTRODUGTiON ^3
vez pas encore vous rendre compte du développement
qui a pu aboutir à la négation de l'inconscient (à supposer
que celui-ci existe) et des avantages d'une pareille néga-
tion. Discuter la question de savoir si l'on doit faire coïn-
cider le psychique avec le conscient ou bien étendre celui-
là au delà des limites de celui-ci, peut apparaître comme
une vaine logomachie, mais je puis vous assurer que
l'admission de processus psychiques inconscients inau-
gure dans la science une orientation nouvelle et décisive.
Vous ne pouvez pas davantage soupçonner le lien
intime qui existe entre cette première audace de la
psychanalyse et celle que je vais mentionner en
deuxième lieu. La seconde proposition que la psycha-
nalyse proclame comme une de ses découvertes con-
tient notamment l'affirmation que des impulsions qu'on
peut qualifier seulement de sexuelles, au sens restreint
ou large du mot, jouent, en tant que causes détermi-
nantes des maladies nerveuses et psychiques, un rôle
extraordinairement important et qui n'a pas été jusqu'à
présent estimé à sa valeur. Plus que cela : elle affirme
que ces mêmes émotions sexuelles prennent une part qui
est loin d'être négligeable aux créations de l'esprit
humain dans les domaines de la culture, de l'art et de la
\ie sociale.
D'après mon expérience, l'aversion suscitée par ce
résultat de la recherche psychanalytique constitue la
raison la plus importante des résistances auxquelles
celle-ci se heurte. Voulez-vous savoir comment nous nous
expliquons ce fait? Nous croyons que la culture a été
créée sous la poussée des nécessités vitales et aux dépens
de la satisfaction des instincts et qu'elle est toujours
recréée en grande partie de la même façon, chaque nou-
vel individu qui entre dans la société humaine renouve-
lant, au profit de l'ensemble, le sacrifice de ses instincts.
Parmi les forces instinctives ainsi refoulées, les émotions
sexuelles jouent un rôle considérable; elles subissent
une sublimation, c'est-à-dire qu'elles sont détournées de
leur but sexuel et orientées vers des buts socialement
supérieurs et qui n'ont plus rien de sexuel. Mais il s'agit
là d'une organisation instable; les instincts sexuelss ont
mal domptés, et chaque individu qui doit participer au
travail culturel court le danger de voir ses instincts
sexuels résister à ce refoulement. La société ne voit pas
de plus grave menace à sa culture que celle que pré-
senteraient la libération des instincts sexuels et leur
retour à leurs buts primitifs. Aussi la société n'iiime-
t-elle pas qu'on lui rappelle cette partie scabreuse des
fondations sur lesquelles elle repose ; elle n'a aucun
intérêt à ce que la force des instincts sexuels soit recon-
nue et l'importance de la vie sexuelle révélée à chacun ;
elle a plutôt adopté une méthode d'éducation qui consiste
à détourner l'attention de ce domaine. C'est pourquoi
elle ne supporte pas ce résultat de la psychanalyse
dont nous nous occupons : elle le flétrirait volontiers
comme repoussant au point de vue esthétique, comme
condamnable au point de vue moral, comme dangereux
sous tous les rapports. Mais ce n'est pas avec des
reproches de ce genre qu'on peut supprimer un résultat
objectif du travail scientifique. L'opposition, si elle veut
se faire entendre, doit être transposée dans le domaine
intellectuel. Or, la nature humaine est faite de telle sorte
qu'on est porté à considérer comme injuste ce qui
dé[)lait ; ceci fait, il est facile de trouver des arguments
pour justifier son aversion. Et c'est ainsi que la société
transforme le désagréable en injuste, combat les vérités
de la psychanalyse, non avec des arguments logiques et
concrets, mais à l'aide de raisons tirées du sentiment,
et maintient ces objections, sous forme de préjugés,
contre toutes les tentatives de réfutation.
ivlais il "convient d'observer qu'en formulant la propo-
sition en question nous n'avons voulu manifester aucune
tendance. Notre seul but était d'exposer un état de fait que
nous croyons avoir constaté à la suite d'un travail plein
de difficultés. Et cette fois encore nous croyons devoir
protester contre l'intervention de considérations pratiques
dans le travail scientifique, et cela avant même d'exami-
ner si les craintes au nom desquelles on voudrait nous
imposer ces considérations sont justifiées ou non.
Telles sont quelques-unes des difficultés auxquelles
vous vous heurterez si vous voulez vous occuper de
psychanalyse. C'est peut-être plus qu'il n'en faut pour
commencer. Si leur perspective ne vous elfraie pas, nous
pouvons continuer.
CHAPITRE II
LES ACTES MANQUES
(Die Fehlleistungen.)
Ce n'est pas par des suppositions que nous allons
commencer, mais par une recherche, à laquelle nous
assignerons pour objet certains phénomènes, très fré-
quents, très connus et très insuffisamment appréciés et
n'ayant rien à voir avec l'état morbide, puisqu'on peut
les observer chez tovit homme bien, portant. Ce sont les
phénomènes que nous désignerons par le nom générique
à' actes manques et qui se produisent lorsqu'une personne
prononce ou écrit, en s'en apercevant ou non, un mot
autre que celui qu'elle veut dire ou tracer (lapsus); lors-
qu'on lit, dans un texte imprimé ou manuscrit, un mot
autre que celui qui est réellement imprimé ou écriiÇfausse
lecture), ou lorsqu'on entend autre chose que ce qu'on vous
dit, sans que celle fausse audition tienne à un trouble orga-
nique de l'organe auditif. Une autre série de phénomè-
nes du même genre a pour base Voublt, étant entendu
toutefois qu'il s'agit d'un oubli non durable, mais momen-
tané, comme dans le cas, par exemple, où l'on ne peut
pas retrouver un no?n qu'on sait cependant et qu'on finit
régulièrement par retrouver plus tard, ou dans le cas où
l'on oublie de mettre à exécution un projet dont on se
souvient cependant plus tard et qui, par conséquent, n'est
oublié que momentanément. Dans une troisième série,
c'est la condition de momentanéité qui manque, comme,
par exemple, lorsqu'on ne réussit pas à mettre la main
sur un objet qu'on avait cependant rangé quelque part;
à la même catégorie se rattachent les cas de perte tout à
fait analogues. 11 s'agit Là d'oublis qu'on traite diflerem-
ment que les autres, d'oublis dont on s'étonne et au sujet
desquels on est contrarié, au lieu de les trouver compré-
36 LES ACTES MANQUES
hensibles. A ces cas se rattachent encore certaines erreurs
dans lesquelles la momentanéité apparaît de nouveau,
comme lorsqu'on croit pendant quelque temps à des cho-
ses dont on savait auparavant et dont on saura de nou-
veau plus tard qu'elles ne sont pas telles qu'on se les
représente. A tous ces cas on pourrait encore ajouter
une foule de phénomènes analogues, connus sous des
noms divers.
Il s'agit là d'accidents dont la parenté intime est mise
en évidence par le fait que les mots servant à les dési-
gner ont tous en commun le préfixe ver (en allemand)^
d'accidents qui sont tous d'un caractère insignifiant,
d'une courte durée pour la plupart et sans grande impor-
tance dans la vie des hommes. Ce n'est que rarement que
tel ou tel d'entre eux, comme la perte d'objets, acquiert
une certaine importance pratique. C'est pourquoi ils
n'éveillent pas grande attention, ne donnent lieu qu'à de
faibles émotions, etc.
C'est de ces phénomènes que je veux vous entretenir.
Mais je vous entends déjà exhaler votre mauvaise humeur :
« Il existe dans le vaste monde extérieur, ainsi que dans
le monde plus restreint de la vie psychique, tant d'énig-
mes grandioses, il existe, dans le domaine des troubles
psychiques, tant de choses étonnantes qui exigent et
méritent une explication, qu'il est vraiment frivole de
gaspiller son temps à s'occuper de bagatelles pareilles.
Si vous pouviez nous expliquer pourquoi tel homme
ayant la vue et l'ouïe saines en arrive à voir en plein jour
des choses qui n'existent pas, pourquoi tel autre se croit
tout à coup persécuté par ceux qui jusqu'alors lui étaient
le plus chers ou poursuit des chimères qu'un enfant
trouverait absurdes, alors nous dirions que la psycha-
nalyse mérite d'être prise en considération. Mais si la
psychanalyse n'est pas capable d'autre chose que de
rechercher pourquoi un orateur de banquet a prononcé
un jour un mot pour un autre ou pourquoi une maîtresse
de maison n'arrive pas à retrouver ses clefs, ou d'autres
futilités du même genre, alors vraiment il y a d'autres
I. Par exemple ; F<?r.spreclien (lapsus); V>r-Iesen (fausse lecture), Vcr~
hôren (fausse audition), Fer-Iegen (impossibilité de retrouver un objet qu on
a ran^é), etc. Ce mode d'expression d'actes manques, de faux pas, de faux
gestes, de fausses impressions manque en français. N. d. ï.
LES ACTES ^UNQUÉS 3 7
problèmes qui sollicitent notre temps et notre atten-
tion. »
A quoi je vous répondrai : « Patience 1 Votre critique
porte à faux. Certes, la psychanalyse ne peut se vanter
de ne s'être jamais occupée de bagatelles. Au contraire,
les matériaux de ses observations sont constitués géné-
ralement par ces faits peu apparents que les autres scien-
ces écartent comme trop insignifiants, par le rebut du
monde phénoménal. Mais ne confondez-vous pas dans
votre critique l'importance des problèmes avec l'appa-
rence des signes? N'y-a-t'il pas des choses importantes
qui, dans certaines conditions et à de certains moments,
ne se manifestent que par des signes très faibles? Il me
serait facile de vous citer plus d'une situation de ce genre.
N'est-ce pas sur des signes imperceptibles que, jeunes
gens, vous devinez avoir gagné la sympathie de telle ou
telle jeune fille? Attendez-vous, pour le savoir, une décla-
ration explicite de celle-ci, ou que la jeune fille se jette
avec effusion à votre cou? Ne vous contentez-vous pas,
au contraire, d'un regard furtif, d'un mouvement imper-
ceptible, d'un serrement de mains à peine prolongé? Et
lorsque vous vous livrez, en qualité de magistrat, à une
enquête sur un meurtre, vous attendez-vous à ce que le
meurtrier ait laissé sur le lieu du crime sa photographie
avec son adresse, ou ne vous contentez-vous pas néces-
sairement, pour arriver à découvrir l'identité du crimi-
nel, de traces souvent très faibles et insignifiantes? Ne
méprisons donc pas les petits signes: ils peuvent nous
mettre sur la trace de choses plus importantes. Je pense
d'ailleurs comme vous que ce sont les grands problèmes
du monde et de la science qui doivent surtout solliciter
notre attention. Mais souvent il ne sert de rien de for-
muler le simple projet de se consacrer à l'investigation
de tel ou tel grand problème, car on ne sait pas toujours
où l'on doit diriger ses pas. Dans le travail scientifique,
il est plus rationnel de s'attaquer à ce qu'on a devant soi,
à des objets qui s'offrent d'eux-mêmes à notre investiga-
tion. Si on le fait sérieusement, sans idées préconçues,
sans espérances exagérées et si l'on a de la chance, il peut
arriver que, grâce aux liens qui rattachent tout à tout,
le petit au grand, ce travail entrepris sans aucune pré-
tention ouvre un accès à l'étude de grands problèmes »
38 LES ACTES MANQUES
Voilà ce que j'avais à vous dire pour tenir en éveil
votre attention, lorsque j'aurai à traiter des actes man-
ques, insignifiants en apparence, de l'homme sain. Nous
nous adressons maintenant à quelqu'un qui soit tout à
fait étranger à la psychanalyse et nous lui demanderons
comment il s'explique la production de ces faits.
Il est certain qu'il commencera par nous répondre :
« Oh, ces faits ne méritent aucune explication ; ce sont
de petits accidents. » Qu'entend-il dire parla? Préten-
drait il qu'il existe des événements très petits, se trou-
vant en dehors de l'enchaînement de la phénoménologie
du monde et qui auraient pu tout aussi bien ne pas se
produire? Mais en brisant le déterminisme universel,
même en un seul point, on bouleverse toute la concep-
tion scientifique du monde. On devra montrer à notre
homme combien la conception religieuse du monde est
plus conséquente avec elle-même, lorsqu'elle affirme
expressément qu'un moineau ne tombe pas du toit sans
une intervention particulière de la volonté divine. Je
suppose que notre ami, au lieu de tirer la conséquence
qui découle de sa première réponse, se ravisera et dira
qu'il trouve toujours l'explication des choses qu'il étudie.
11 s'agirait de petites déviations de la fonction, d'inexac-
titudes du fonctionnement psychique dont les conditions
seraient faciles à déterminer. Un homme qui, d'ordinaire,
parle correctement peut se tromper en parlant: i*' lors-
qu'il est légèrement indisposé ou fatigué ; 2° lorsqu'il est
surexcité ; 3° lorsqu'il esttrop absorbé par d'autres choses.
Ces assertions peuvent être facilement confirmées. Les
lapsus se produisent particulièrement souvent lorsqu'on
est fatigué, lorsqu'on souffre d'un mal de tête ou à l'ap-
proche d'une migraine. C'est encore dans les mêmes
circonstances que se produit facilement l'oubli de noms
propres. Beaucoup de personnes reconnaissent l'immi-
nence d'une migraine rien que par cet oubli. De même,
dans la surexcitation on confond souvent aussi, bien les
mots que les choses, on se « méprend », et l'oubli de
projets, ainsi qu'une foule d'autres actions non intention-
nelles deviennent particulièrement fréquents lorsqu'on
est distrait, c'est-à-dire lorsque l'attention se trouve con-
centrée sur autre chose. Un exemple connu d'une parf^ille
distraction nous est oflert par ce professeur des « Flie-
LES ACTES MANQUES ôcj
gende Blalter » qui oublie son parapluie et emporte un
autre chapeau à la place du sien, parce qu'il pense aux
problèmes qu'il doit traiter dans son prochain livre.
Quant aux exemples de projets conçus et de promesses
faites, les uns et les autres oubliés, parce que des évé-
nements se sont produits par la suite qui ont violemment
orienté l'attention ailleurs, — chacun en trouvera dans
sa propre expérience.
Cela semble tout à fait compréhensible et à l'abri de
toute objection. Ce n'est peut-être pas très intéressant,
pas aussi intéressant que nous l'aurions cru. Examinons
de plus près ces explications des actes manques. Les
conditions qu'on considère comme déterminantes pour
leur production ne sont pas toutes de même nature.
Malaise et trouble circulatoire interviennent dans la per-
turbation d'une fonction normale à titre de causes phy-
siologiques ; surexcitation, fatigue, distraction sont des
facteurs d'un ordre différent : on peut les appeler psycho-
physiologiques. Ces derniers facteurs se laissent facile-
ment traduire en théorie. La fatigue, la distraction, peut-
être aussi l'excitation générale produisent une dispersion
de l'attention, ce qui a pour effet que la fonction consi-
dérée ne recevant plus la dose d'attention suffisante, peut
être facilement troublée ou s'accomplit avec une précision
insuffisante. Une indisposition, des modifications circu-
latoires survenant dans l'organe nerveux central peuvent
avoir le même effet, en influençant de la même façon le
facteur le plus important, c'est-à-dire la répartition de
l'attention. 11 s'agirait donc dans tous les cas de phéno-
mènes consécutifs à des troubles de l'attention, que ces
troubles soient produits par des causes organiques ou
psychiques.
Tout ceci n'est pas fait pour stimuler notre intérêt
pour la psychanalyse et nous pourrions être tentés de
nouveau de renoncer à notre sujet. En examinant tou-
tefois les observations d'une façon plus serrée, nous nous
apercevrons qu'en ce qui concerne les actes manques
tout ne s'accorde pas avec cette théorie de l'attention ou
tout au moins ne s'en laisse pas déduire naturellement.
Nous constaterons notamment que des actes manques et
dvA oublis se produisent aussi chez des personnes, qui,
loin d'être fatio^uées, distraites ou surexcitées, se trouvent
io LES ACTES iMANQUÉS
dans un état normal sous tous les rapports, et que c'est
seulement après coup, à la suite précisément de l'acte
manqué, qu'on attribue à ces personnes une surexcita-
tion qu'elles se refusent à admettre. C'est une affirmation
un peu simpliste que celle qui prétend que l'augmentation
de l'attention assure l'exécution adéquate d'une fonction,
tandis qu'une diminution de l'attention aurait un eflet
contraire. Il existe une foule d'actions qu'on exécute
automatiquement ou avec une attention insuffisante, ce
qui ne nuit en rien à leur précision. Le promeneur, qui
sait à peine où il va, n'en suit pas moins le bon chemin
et arrive au but sans tâtonnements. Le pianiste exercé
laisse, sans y penser, retomber ses doigts sur les touches
i indiquées. Il peut naturellement lui arriver de se trom-
I per, mais si le jeu automatique était de nature à augmenter
tes chances d'erreur, c'est le virtuose dont le jeu est
devenu, à la suite d'un long exercice, purement automa-
tique, qui devrait être le plus exposé à se tromper. Nous
voyons, au contraire, que beaucoup d'actions réussissent
particulièrement bien lorsqu'elles ne sont pas l'objet
d'une attention spéciale, et que l'erreur peut se pro-
duire précisément lorsqu'on tient d'une façon particu-
lière à la parfaite exécution, c'ei. -à-dire lorsque l'atten-
tion se trouve plutôt exaltée. On peut dire alors que
l'erreur est l'effet de 1' « excitation ». Mais pourquoi
l'excitation n'altérerait-elle pas plutôt l'attention à
l'égard d'une action à laquelle on attache tant d'intérêt?
Lorsque, dans un discours important ou dans une négo-
ciation verbale, quelqu'un fait un lapsus et dit le con-
traire de ce qu'il voulait dire, il commet une erreur qui
se laisse difficilement expliquer par la théorie psycho-
physiologique ou par la théorie de l'attention.
Les actes manques eux-mêmes sont accompagnés d'une
foule de petits phénomènes secondaires qu'on ne com-
prend pas et que les explications tentées jusqu'à présent
n'ont pas rendus plus intelligibles. Lorsqu'on a, gar
exemple, momentanément oublié un mot, on s'impa-
tiente, on cherche à se le rappeler et on n'a de repos qu'on
ne l'ait retrouvé. Pourquoi l'homme à ce point contrarié
réussit-il si rarement, malgré le désir qu'il en ait, à
diriger son attention sur le mot qu'il a, ainsi qu'il le dit
lui-même, « sur le bout de la langue » et qu'il reconnaît
LES ACTES MANQUES 4i
dès qu'on le prononce devant lui? Ou, encore, il y a des
cas où les actes manques se multiplient, s'enchaînent
entre eux, se remplacent réciproquement. Une première
fois, on oublie un rendez-vous ; la fois suivante, on est
bien décidé à ne pas l'oublier, mais il se trouve qu'on a
noté par erreur une autre heure. Pendant qu'on cherche
par toutes sortes de détours à se rappeler un mot oublié,
on laisse échapper de sa mémoire un deuxième mot qui
aurait pu aider à retrouver le premier ; et pendant qu'on
se met à la recherche de ce deuxième mot, on en oublie
un troisième, et ainsi de suite. Ces complications peuvent,
on le sait, se produire également dans les erreurs typo-
graphiques qu'on peut considérer comme des actes man-
ques du compositeur. Une erreur persistante de ce genre
s'était glissée un jour dans une feuille social-démocrate.
On pouvait y lire, dans le compte rendu d'une certaine
solennité : « On a remarqué, parmi les assistants. Son
Altesse, le Kornprinz » (au lieu de Kronprinz, le prince
héritier). Le lendemain, le journal avait tenté une rectifi-
cation ; il s'excusait de son erreur et écrivait : « nous
voulions dire, naturellement, le Knorprinz » (toujours
au lieu de Kronprinz). On parle volontiers dans ces cas
d'un mauvais génie qui présiderait aux erreurs typogra-
phiques, du lutin de la casse typographique, toutes
expressions qui dépassent la portée d'une simple théorie
psycho-physiologique de l'erreur typographique.
Vous savez peut-être aussi qu'on peut provoquer des
lapsus de langage, par suggestion, pour ainsi dire. 11
existe à ce propos une anecdote : un acteur novice est
chargé un jour, dans la « Pucelle d'Orléans » du rôle
important qui consiste à annoncer au roi que le Co/uîe-
/a^/e renvoie son é^ée {Scàwert). Or, pendant la répéti-
tion, un des figurants s'est amusé à souffler à l'acteur
timide, à la place du vrai texte, celui-ci: le Confortable
renvoie son cheval {Pferdy . Et il arriva que ce mauvais
plaisant avait atteint son but : le malheureux acteur
débuta réellement, au cours de la représentation, par la
I. Voici la juxtaposition de ces deux phrases en allemand:
i» Der Connétable schickt sein Schwert zurùck ;
30 Der Gomfortabel schickt sein Pferd zurùck.
Il y a donc confusion d'une part, entre les mots OoiméiahXe et Comfortabeli
d'autre part, entre les mots Schwert et Pferd.
A2 LES ACTES iMANQs'ÉS
phrase ainsi modifiée, et cela malgré les avertissements
qu'il avait reçus à ce propos, ou peut-être même à cause
de ces avertissements.
Or, toutes ces petites particularités des actes manques
ne s'expliquent pas précisément par la théorie de l'atten-
tion détournée. Ce qui ne veut pas dire que cette théorie
soit fausse. Pour être tout à fait satisfaisante, elle aurait
besoin d'être complétée. Mais il est vrai, d'autre part,
que plus d'un acte manqué peut encore être envisagé à
un autre point de vue.
Considérons, parmi les actes manques, ceux qui se
prêtent le mieux à nos intentions: les erreurs de langage
(^lapsus). Nous pourrions d'ailleurs tout aussi bien choisir
les erreurs d'écriture ou de lecture. A ce propos, nous
devons tenir compte du fait que la seule question que
nous nous soyons posée jusqu'à présent était de savoir
quand et dans quelles conditions on commet des lapsus
et que nous n'avons obtenu de réponse qu'à cette seule
question. Mais on peut aussi considérer la forme que
prend le lapsus, l'effet qui en résulte. Vous devinez déjà
que tant qu'on n'a pas élucidé cette dernière question,
tant qu'on n'a pas expliqué l'effet produit par le lapsus, le
phénomène reste, au point de vue psychologique, un acci-
dent, alors même qu'on a trouvé son explication physio-
logique. 11 est évident que, lorsque je commets un lapsus,
celui-ci peut revêtir mille formes différentes ; je puis
prononcer, à la place du mot juste, mille mots inappro-
priés, imprimer au mot juste mille déformations. Et
lorsque, dans un cas particulier, je ne commets, de tous
les lapsus possibles, que tel lapsus déterminé, y a-t-il à
cela des raisons décisives, ou ne s'agit-il là que d'un fait
accidentel, arbitraire, d'une question qui ne comporte
aucune réponse rationnelle?
Deux auteurs, M. Meringer et M. Mayer (celui-là philo-
logue, celui-ci psychiatre) ont essayé en iSgô d'aborder
par dfe côté la question des erreurs de langage. Ils ont
réuni des exenivples qu'ils ont d'abord exposés en se pla-
çant au point de vue purement descriptif. Ce faisant,
ils n'ont naturellement apporté aucune explication, mais
ils ont indiqué le chemin susceptible d'y conduire. Ils
rangent les déformations que les lapsus impriment au
discours intentionnel dans les catégories suivantes.
LES ACTES MANQUES /jS
a) interversions ; b) empiétement d'un mot ou partie
d'un mot sur le mot qui le précède {Vorklang)\ c) pro-
longation superflue d'un mot {Naclihlancj) ; d) confusions
(contaminations); é) substitutions. Je vais vous citer des
exemples appartenant à chacune de ces catégories. Il y
a interversion, lorsque quelqu'un dit : la Milo de Vénus,
au lieu de la Vénus de Milo (interversion de l'ordre des
mots). Il y a empiétement sur le mot précédent, lorsqu'on
dit: (( Es war mir auf der Schwest auf der Brust so
schwer. » (Le sujet voulait dire: « j'avais un tel poids
sur la poilrine » ; dans cette phrase, le mot schwer
[lourd] avait empiété en partie sur le mot antécédent
//n/5^ [poitrine]). 11 y a prolongation ou répétition super-
flue d'un mot dans des phrases comme ce malheu-
reux toast : (( Ich fordere sie auf, auf da^s Wohl unseres
Chefs aufzustossen » (« Je vous invite à démolir la prospé-
rité de notre chef » : au lieu de « boire — stossen — à la
prospérité de notre chef ».) Ces trois formes de lapsus
ne sont pas très fréquentes. Vous trouverez beaucoup
plus d'observations dans lesquelles le lapsus résulte
d'une contraction ou d'une association, comme lorsqu'un
monsieur aborde dans la rue une dame en lui disant:
« Wenn sie gestatten, Frihilein, môchte ich sie ^qywq
begleit'digen » (« Si vous le permettez, Mademoiselle, je
vous accompagnerais bien volontiers » — c'est du moins
ce que le jeune homme voulait dire, mais il a commis
un lapsus par contraction, en combinant le mot begleiten,
accompagner, avec celui beleidigen, ofl^enser, manquer de
respect). Je dirai en passant que le jeune homme n'a
pas dû avoir beaucoup de succès auprès de la jeune fille.
Je citerai, enfin, comme exemple de substitution, cette
phrase empruntée à une des observations de Meringeret
Mayer : « Je mets les préparations dans la boîte aux
lettres {Briefkasteri^ », alors qu'on voulait dire : « dans
le four à incubation (Brutkasteii) ».
L'essai d'explication que les deux auteurs précités cru-
rent pouvoir déduire de leur collection d'exemples me
paraît tout à fait insuflîsant. Ils pensent que les sons et
les syllabes d'un mot possèdent des valeurs difl'érentes et
que l'innervation d'un élément ayant une valeur supé-
rieure peut exercer une influence perturbatrice sur celle
des éléments d'une valeur moindre. Ceci ne serait vrai, à
44 LES ACTES MANQUES
la rigueur, que pour les cas, d'ailleurs peu fréquents, de
la deuxième et de la troisième catégories ; dans les autres
lapsus, cette prédominance de certains sons sur d'autres,
à supposer qu'elle existe, ne joue aucun rôle. Les lapsus
les plus fréquents sont cependant ceux où l'on remplace
un mot par un autre qui lui ressemble, et cette ressem-
blance paraît à beaucoup de personnes suffisante pour
expliquer le lapsus. Un professeur dit, par exemple,
dans sa leçon d'ouverture : « Je ne suis pas disposé
Qgeneigf) à apprécier comme il convient les mérites de mon
prédécesseur » ; alors qu'il voulait dire : « Je ne me re-
connais pas une autorité suffisante {geeignef) pour appré-
cier, etc. » Ou un autre : « En ce qui concerne l'appareil
génital de la femme, malgré les nombreuses tentations
(Versuchungen)... pardon, malgré les nombreuses tenta-
tives ( Versuche) »
Mais le lapsus le plus fréquent et le plus frappant est
celui qui consiste à dire exactement le contraire de ce
qu'on voudrait dire. Il est évident que dans ces cas les
relations tonales et les effets de ressemblance ne jouent
qu'un rôle minime ; on peut, pour remplacer ces facteurs,
invoquer le fait qu'il existe entre les contraires une
étroite affinité conceptuelle et qu'ils se trouvent particu-
lièrement rapprochés dans l'association psychologique.
Nous possédons des exemples historiques de ce genre :
un président de notre Chambre des députés ouvre un
jour la séance par ces mots : « Messieurs, je constate la
présence de... membres et déclare, par conséquent, la
séance close. »
N'importe quelle autre facile association, susceptible,
dans certaines circonstances, de surgir mal à propos,
peut produire le même effet. On raconte, par exemple,
qu'au cours d'un banquet donné à l'occasion du mariage
d'un des enfants de Helmholtz avec un enfant du grand
industriel bien connu, E. Siemens, le célèbre physiolo-
giste Dubois-Reymond prononça un speech et termina
son toast, certainement brillant, par les paroles suivantes :
« Vive donc la nouvelle firme Siemens et Halske. » En
disant cela, il pensait naturellement à la vieille firme
Siemens-Halske, l'association de ces deux noms étant
familière à tout Berlinois.
C'est ainsi qu'en plus des relations tonales et de la
LES ACTES MANQUES A5
similitude des mots, nous devons admettre également
l'inHuence de l'association des mots. Mais cela encore ne
suffit pas. Il existe toute une .série de cas où l'explication
d'un lapsus observé ne réussit que lorsqu'on tient
compte de la proposition qui a été énoncée ou même
pensée antérieurement. Ce sont donc encore des cas
d'action à distance, dans le genre de celui cité par
Meringer, mais d'une amplitude plus grande. Et ici je
dois vous avouer, qu'à tout bien considérer, il me semble
que nous soyons maintenant moins que jamais à même
de comprendre la véritable nature des erreurs de lan-
gage.
Je ne crois cependant pas me tromper en disant que
les exemples de lapsus cités au cours de la recherche
qui précède laissent une impression nouvelle qui vaut la
peine qu'on s'y arrête. Nous avons examiné d'abord les
conditions dans lesquelles un lapsus se produit d'une
façon générale, ensuite les influences qui déterminent
telle ou telle déformation du mot ; mais nous n'avons
pas encore envisagé l'efl'et du lapsus en lui-même, indé-
pendamment de son mode de production. Si nous nous
décidons à le faire, nous devons enfin avoir le courage
de dire : dans quelques-uns des exemples cités, la défor-
mation qui constitue un lapsus a un sens. Qu'entendons-
nous par ces mots: a un sens? Que l'efi'et du lapsus a
peut-être le droit d'être considéré comme un acte psy-
chique complet, ayant son but propre, comme une mani-
festation ayant son contenu et sa signification propres.
Nous n'avons parlé jusqu'à présent que d'actes manques,
mais il semble maintenant que l'acte manqué puisse être
parfois une action tout à fait correcte, qui ne fait que se
substituer à l'action attendue ou voulue.
Ce sens propre de l'acte manqué apparaît dans cer-
tains cas d'une façon frappante et irrécusable. Si, dès
les premiers mots qu'il prononce, le président déclare
qu'il clôt la séance, alors qu'il voulait la déclarer ouverte,
nous sommes enclins, nous qui connaissons les circon-
stances dans lesquelles s'est produit ce lapsus, à trouver
un sens à cet acte manqué. Le président n'attend rien de
bon de la séance et ne serait pas fâché de pouvoir l'in-
terrompre. Nous pouvons sans aucune difliculté décou-
vrir le sens, comprendre la signification du lapsus en
Fkeuo. 3
/t6 LES ACTES MANQUES
question. Lorsqu'une dame connue pour son énergie
raconte : « Mon mari a consulté un médecin au sujet du
régime qu'il avait à suivre ; le médecin lui a dit qu'il
n'avait pas besoin de régime, qu'il pouvait manger et
boire ce que je voulais », — il y a là un lapsus, certes,
mais qui apparaît comme l'expression irrécusable d'un)
programme bien arrêté. J^
Si nous réussissons à constater que les lapsus ayant
un sens, loin de constituer une exception, sont au con-
traire très fréquents, ce sens, dont il n'avait pas encore
été question à propos des actes manques, nous apparaîtra
nécessairement comme la chose la plus importante, et
nous aurons le droit de refouler à l'arrière-pian tous les
autres points de vue. Nous pourrons notamment laisser
de côté tous les facteurs physiologiques et psycho-
physiologiques et nous borner à des recherches pure-
ment psychologiques sur le sens, sur la signification
des actes manques, sur les intentions qu'ils révèlent.
Aussi ne tarderons-nous pas à examiner à ce point de
vue un nombre plus ou moins important d'observations.
Avant de réaliser toutefois ce projet, je vous invite à
suivre avec moi une autre trace. 11 est arrivé à plus d'un
poète de se servir du lapsus ou d'un autre acte manqué
quelconque comme d'un moyen de représentation poéti-
que. A lui seul, ce fait sufïit à nous prouver que le
poète considère l'acte manqué, le lapsus, par exemple,
comme n'étant pas dépourvu de sens, d'autant plus qu'il
produit cet acte intentionnellement. Personne ne songe-
rait à admettre que le poète se soit trompé en écrivant et
qu'il ait laissé subsister son erreur, laquelle serait
devenue de ce fait un lapsus dans la bouche du person-
nage. Par le lapsus, le poète veut nous faire entendre
quelque chose, et il nous est facile de voir ce que cela
peut être, de nous rendre compte s'il entend nous avertir
que la personne en question est distraite ou fatiguée ou
menacée d'un accès de migraine. Mais alors que le poète
se sert du lapsus comme d'un mot ayant un sens, nous
ne devons naturellement pas en exagérer la portée. En
réalité, un lapsus peut être entièrement dépourvu de
sens, n'ùtre qu'un accident psychique ou n'avoir un sens
qu'exceptionnellement, sans qu'on puisse refuser au
poète le droit de le spiritualiser en lui attachant un sens,
LES ACTES MANQUES ùl
afin de le faire servir aux intentions qu'il poursuit.
Mais ne vous étonnez pas si je vous dis que vous pouvez
mieux vous renseigner sur ce sujet en lisant les poètes
qu'en étudiant les travaux de philologues et de psy-
chiatres.
Nous trouvons un pareil exemple de lapsus dans
« Wallenstein » ÇPïcco/omim, i" acte, V^ scène). Dans la
scène précédente, Piccolomini avait passionnément pris
parti pour le duc en exaltant les bienfaits de la paix,
bienfaits qui se sont révélés à lui au cours du voyage
qu'il a fait pour accompagner au camp la fille de Wallens-
tein. Il laisse son père et l'envoyé de la cour dans la plus
profonde consternation. Et la scène se poursuit :
QuESTENBERG. — MalheuF à nous! Où en sommes-nous, amis?
Et le laisserons-nous partir avec cette chimère, sans le rappeler
et sans lui ouvrir immédiatement les yeux?
OcTAvio {tiré d'une profonde réjlexiori). — Les miens sont ouverts
et ce que je vois est loin de me réjouir.
QuESTENBERG. — Dc quoi s'agit-il, ami?
OcTAvio. — Maudit soit ce voyage !
QuESTENBERG. — Pourquoi ? Qu'y a-t-il ?
OcTAVio. — Venez î II faut que je suive sans tarder la malheu-
reuse trace, que je voie de mes yeux... A enez !
(// veut V emmener^.
QuESTENBERG. — Qu'avcz-vous ? Où voulez-vous aller?
OcTAVio (presse). — Vers elle !
QuESTENBERG. — Vers...
OcTAvio (se reprenant). — Vers le duel Allons! etc..
Octavio voulait dire : « Vers lui, vers le duc ! » Mais il
commet un lapsus et révèle (à nous du moins) par les
mots : vers eik, qu'il a deviné sous quelle influence le
jeune guerrier rêve aux bienfaits de la paix.
O. Rank a découvert chez Shakespeare un exemple plus
frappant encore du même genre. Cet exemple se trouve
dans le Marchand de Venise, et notamment dans la
célèbre scène où l'heureux amant doit choisir entre trois
coffrets, et je ne saurais mieux faire que de vous lire le
bref passage de Rank se rapportant à ce détail.
« On trouve dans le Marchand de Venise, de Shakes-
peare (troisième acte, scène II), un cas de lapsus très
A8 LES ACTES MANQUES
finement motivé au point de vue poétique et d'une bril-
lante mise en valeur au point de vue technique ; de même
que l'exemple relevé par Freud dans « Wallenstein »
(Zur Psychologie des Alllagslebens, 2* édit., p. 48) prouve
que les poètes connaissent bien le mécanisme et le sens
de cet acte manqué et supposent chez l'auditeur une
compréhension de ce sens. Contrainte par son père à
choisir un époux par le tirage au sort, Portia a réussi
jusqu'ici à échapper par un heureux hasard à tous les
prétendants qui ne lui agréaient pas. Ayant enfin trouvé
en Bassanio celui qui lui plaît, elle doit craindre qu'il ne
tire lui aussi le mauvais lot. Elle voudrait donc lui dire
que même alors il pourrait être sûr de son amour, mais
le vœu qu'elle a fait l'empêche de le lui faire savoir
Pendant qu'elle est en proie à cette lutte intérieure, le
poète lui fait dire au prétendant qui lui est cher :
« Je vous en prie : restez ; demeurez un jour ou deux, avant
de vous en rapporter au hasard, car si votre choix est mauvais,
je perdrai votre société. Attendez donc. Quelque chose me dit
(mais ce n'est pas l'amour) que j'aurais du regret à vous perdre ..
Je pourrais vous guider, de façon à vous apprendre à bien choisir,
mais je serais parjure, et je ne le voudrais pas. Et c'est ainsi que
vous pourriez ne pas m'avoir ; et alors vous me feriez regretter de
ne pas avoir commis le péché d'être parjure. Oh, ces yeux qui
m'ont troublée et partagée en deux moitiés : Vune qui vous appar-
tient, Vautre qui est à vous qui est à moi, voulais-je dire. Mais si
elle m'appartient, elle est également à vous, et ainsi vous m'avez
toute entière. »
« Cette chose, à laquelle elle aurait voulu seulement
faire une légère allusion, parce qu'au fond elle aurait dû
la taire, à savoir qu'avant même le choix elle était à lui
toute entière et l'aimait, l'auteur, avec une admirable
finesse psychologique, la laisse se révéler dans le lapsus
et sait par cet artifice calmer l'intolérable incertitude de
l'amant, ainsi que l'angoisse également intense des spec-
tateurs quant à l'issue du choix. »
Observons encore avec quelle finesse Portia finit par
concilier les deux aveux contenus dans son lapsus, par
supprimer la contradiction qui existe entre eux, tout en
donnant libre cours à l'expression de sa promesse :
LES ACTES MANQUES /tQ
« mais si elle m'opparlient, elle est également à vous, et
ainsi vous m'avez toute entière ».
Avec une seule remarque, un penseur étranger à la
médecine a, par un heureux hasard, trouvé le sens d'un
acte manqué et nous a ainsi épargné la peine d'en cher-
cher .l'explication. Vous connaissez tous le génial sati-
rique Lichtenberg (1742-1799) dont Goethe disait que
chacun de ses traits d'esprit cachait un problème. Et
c'est à un trait d'esprit que nous devons souvent la solu-
tion du problème. Or, Lichtenberg note quelque part,
qu'cà force d'avoir lu Homère, il avait fini par lire « Aga-
memnon » partout ou était écrit le mot « angenommen »
(accepté). Là réside vraiment la théorie du lapsus.
Nous examinerons dans la prochaine leçon la question
de savoir si nous pouvons être d'accord avec les poètes
quant à la conception des actes manques. ^
CHAPITRE III
LES ACTES MANQUES
La dernière fois, nous avions conçu l'idée d'envisager
l'acte manqué, non dans ses rapports avec la fonction
intentionnelle qu'il trouble, mais en lui-même. Il nous
avait paru que l'acte manqué trahissait dans certains
cas un sens propre, et nous nous étions dit que s'il était
possible de confirmer cette première impression sur une
plus vaste échelle, le sens propre des actes manques
serait de nature à nous intéresser plus vivement que les
circonstances dans lesquelles cet acte se produit.
Mettons-nous une fois de plus d'accord sur ce que
nous entendons dire, lorsque nous parlons du « sens »
d'un processus psychique. Pour nous, ce « sens » n'est
autre chose que l'intention à laquelle il sert et la place
qu'il occupe dans la série psychique. Nous pourrions
même, dans la plupart de nos recherches, remplacer le
mot « sens » par les mots « intention » ou « tendance ».
Et bien, cette intention que nous croyons discerner dans
l'acte manqué, ne serait-elle qu'une trompeuse apparence
ou une poétique exagération?
Tenons-nous-en toujours aux exemples de lapsus et
passons en revue un nombre plus ou moins important
d'observations y relatives. Nous trouverons alors des
catégories entières de cas où le sens du lapsus ressort
avec évidence. Il s'agit, en premier lieu, des cas où l'on
dit le contraire de ce qu'on voudrait dire. Le président
dit dans son discours d'ouverture : « Je déclare la séance
close ». Ici, pas d'équivoque possible. Le sens et l'intention
trahis par son discours sont qu'il veut clore la séance.
Il le dit d'ailleurs lui-même, pourrait-on ajouter à ce
propos, et nous n'avons qu'à le prendre au mot. Ne me
LES ACTES MANQUES 5l
troublez pas pour le moment par vos objections, en
m'opposant, par exemple, que la chose est impossible,
attendu que nous savons qu'il voulait, non clore la
séance, mais l'ouvrir, et que lui-même, en qui nous avons
reconnu la suprême instance, confirme qu'il voulait
l'ouvrir. N'oubliez pas que nous avions convenu de
n'envisager d'abord l'acte manqué qu'en lui-même;
quant à ses rapports avec l'intention qu'il trouble, il en
sera question plus tard. En procédant autrement, nous
commettrions une erreur logique qui nous ferait tout
simplement escamoter la question (begging the question,
disent les Anglais) qu'il s'agit de traiter.
Dans d'autres cas, où l'on n'a pas précisément dit le
contraire de ce qu'on voulait, le lapsus n'en réussit pas
moins à exprimer un sens opposé. Icli bin mcht geneigt
die Verdienste meines Vorgdngers zu wûrdigen. Le mot
geneigt (disposé) n'est pas le contraire de geeignet (auto-
risé); mais il s'agit là d'un aveu public, en opposition
flagrante avec la situation de l'orateur.
Dans d'autres cas encore, le lapsus ajoute tout simple-
ment un autre sens au sens voulu. La proposition apparaît
alors comme une sorte de contraction, d'abréviation, de
condensation de plusieurs propositions. Tel est le cas de
la dame énergique dont nous avons parlé dans le
chapitre précédent. « 11 peut manger et boire, disait-elle
de son mari, ce que/e veux. » C'est comme si elle avait
dit : « 11 peut manger et boire ce qu'il veut. Mais qu'à-
t-il à vouloir? C'est moi qui veux à sa place. » Les lapsus
laissent souvent l'impression d'être des abréviations de
ce genre. Exemple : un professeur d'anatomie, après
avoir terminé une leçon sur la cavité nasale, demande à
ses auditeurs s'ils l'ont compris. Ceux-ci ayant répondu
affirmativement, le professeur continue : « Je ne le pense
pas, car les gens comprenant la structure anatomique de
la cavité nasale peuvent, même dans une ville d'un million
d'habitants, être comptés sur un doigt... pardon, sur les
doigts d'une main. » La phrase abrégée avait aussi son
sens : le professeur voulait dire qu'il n'y avait qu'un seul
homme comprenant la structure de la cavité nasale.
A côté de ce groupe de cas, où le sens de l'acte man-
que apparaît de lui-même, il en est d'autres où le lapsus
ne révèle rien de significatif et qui, par conséquent, sont
52 LES ACTES MANQUES
contraires à tout ce que nous pouvions attendre. Lorsque
quelqu'un écorche un nom propre ou juxtapose des suites
de sons inusuelles, ce qui arrive encore assez souvent,
la question du sens des actes manques ne comporte
qu'une réponse négative. Mais en examinant ces exemples
de plus près, on trouve que les déformations des mots
ou des phrases s'expliquent facilement, voire que la
différence entre ces cas plus obscurs et les cas plus clairs
cités plus haut n'est pas aussi grande qu'on l'avait cru
tout d'abord.
Un monsieur auquel on demande des nouvelles de
son cheval, répond : « .la, das draut... das dauert viel-
leicht noch einen Monat ». Il voulait dire : cela va durer
{das dauerf) peut-être encore un mois. Mais, questionné
sur le sens qu'il attachait au mot draut (qu'il a failli
employer à la place de dauert)^ il répondit que, pensant
que la maladie de son cheval était pour lui un triste
{traurig) événement, il avait, malgré lui, opéré la fusion
des mots traurig et dauert, ce qui a produit le lapsus
draut (Meringer et Mayer).
Un autre, parlant de certains procédés qui le révoltent
ajoute : « Dann aber sind Tatsachen zum Vorschwein
gekommen... » Or, il voulait dire : « Dann aber sind
Tatsachen zum Vorschein gekommen. » (« Des faits se
sont alors révélés... ») Mais, comme il qualifiait menta-
lement les procédés en question de cochonneries (Schwei-
nereien), il avait opéré involontairement l'association des
mots Vorschein et Schmeinereien, et il en est résulté le
lapsus Vorschwein (Meringer et Mayer).
Rappelez-vous le cas de ce jeune homme qui s'est
offert à accompagner une dame qu'il ne connaissait pas,
par le mot begleit-digen. Nous nous sommes permis de
décomposer le mot en begleiten (accompagner) et belei-
digen (manquer de respect), et nous étions tellement sûrs
de cette interprétation que nous n'avons même pas jugé
utile d'en chercher la confirmation. Vous voyez d'après
ces exemples que même ces cas de lapsus, plus obscurs,
se laissent expliquer par la rencontre, l'm^er/eVe/ice, des
expressions verbales de deux intentions. La seule difîe-
rence qui existe entre les diverses catégories de cas
consiste en ce que dans certains d'entre eux, comme
dans les lapsus par opposition, une intention en remplace
LES ACTES MANQUES 53
entièrement une autre (substitution) ^ tandis que dans
d'autres cas a lieu une déformation ou une modification
d'une intention par une autre, avec production de mots
mixtes ayant plus ou moins de sens.
Nous croyons ainsi avoir pénétré le secret d'un grand
nombre de lapsus. En maintenant cette manière de voir,
nous serons à même de comprendre d'autres groupes
qui paraissent encore énigmatiques. C'est ainsi, qu'en ce
qui concerne la déformation de noms, nous ne pouvons
pas admettre qu'il s'agisse toujours d'une concurrence
entre deux noms, à la fois semblables et différents.
Même en Tabsence de cette concurrence, la deuxième
intention n'est pas difficile à découvrir. La déformation
d'un nom a souvent lieu en dehors de tout lapsus. Par
elle, on cherche à rendre un nom malsonnant ou à lui
donner une assonance qui rappelle un objet vulgaire.
C'est un genre d'insulte très répandu, auquel l'homme
cultivé finit par renoncer, souvent à contre-cœur. Il lui
donne souvent la forme d'un « trait d'esprit », d'une
qualité tout à fait inférieure. Il semble donc indiqué
d'admettre que le lapsus résulte souvent d'une intention
injurieuse qui se manifeste par la déformation du nom.
En étendant notre conception, nous trouvons que des
explications analogues valent pour certains cas de lapsus
à effet comique ou absurde : « Je vous invite à démolir
(aufstossen) la prospérité de notre chef » (au lieu de :
boire à la santé — anstossen). Ici une disposition solen-
nelle est troublée, contre toute attente, par l'irruption
d'un mot qui éveille une représentation désagréable; et,
nous rappelant certains propos et discours injurieux,
nous sommes autorisés à admettre que, dans le cas dont
il s'agit, une tendance cherche à se manifester, en con-
tradiction flagrante avec l'attitude apparemment respec-
tueuse de l'orateur. C'est, au fond, comme si celui-ci
avait voulu dire : ne croyez pas à ce que je dis, je ne
parle pas sérieusement, je me moque du bonhomme,
etc. Il en est sans doute de même de lapsus où des mots
anodins se trouvent transformés en mots inconvenants )
et obscènes. •* — I
La tendance à cette transformation, ou plutôt à cette
déformation, s'observe chez beaucoup de gens qui
agissent ainsi par plaisir, pour « faire de l'esprit ». Et,
&i LES ACTES MANQUES
en efFet, chaque fois que nous entendons une pareille
déformation, nous devons nous renseigner à l'effet de
savoir si son auteur a voulu seulement se montrer
spirituel ou s'il a laissé échapper un lapsus véritable.
Nous avons ainsi résolu avec une facilité relative
l'énigme des actes manques I Ce ne sont pas des accidents,
mais des actes psychiques sérieux, ayant un sens, pro-
duits par le concours ou, plutôt, par l'opposition de
deux intentions différentes. Mais je prévois toutes les
questions et tous les doutes que vous pouvez soulever à
ce propos, questions et doutes qui doivent recevoir des
réponses et des solutions avant que nous soyons en droit
de nous réjouir de ce premier résultat obtenu. 11 n'entre
nullement dans mes intentions de vous pousser à des
décisions hâtives. Discutons tous les points dans l'ordre,
avec calme, l'un après l'autre.
Que pourriez-vous me demander? Si je pense que
l'explication que je propose est valable pour tous les
cas ou seulement pour un certain nombre d'entre eux'-*
Si la même conception s'étend à toutes les autres variétés
d'actes manques : erreurs de lecture, d'écriture, oubli,
méprise, impossibilité de retrouver un objet rangé, etc,?
Quel rôle peuvent encore jouer la fatigue, l'excitation,
la distraction, les troubles de l'attention, en présence de
la nature psychique des actes manques? On constate, en
outre, que, des deux tendances concurrentes d'un acte
manqué, l'une est toujours patente, l'autre non. Que
fait-on pour mettre en évidence cette dernière et, lors-
qu'on croit y avoir réussi, comment prouve-t-on que cette
tendance, loin d'être seulement vraisemblable, est la
seule possible? Avez-vous d'autres questions encore à
me poser? Si vous n'en avez pas, je continuerai à en
poser moi-même. Je vous rappellerai qu'à vrai dire les
actes manques, comme tels, "nous intéressent peu, que
nous voulions seulement de leur étude tirer des résultats
applicables à la psychanalyse. C'est pourquoi je pose
la question suivante : quelles sont ces intentions et ten-
dances, susceptibles de troubler ainsi d'autres intentions
et tendances, et quels sont les rapports existant entre
les tendances troublées et les tendances perturbatrices?
C'est ainsi que notre travail ne fera que recommencer
après la solution du problème.
LÊiî ACTES MANQUES è^
Donc : notre explication est-elle valable pour tous les
cas de lapsus? Je suis très porté à le croire, parce qu'on
retrovive cette explication toutes les fois qu'on examine
un lapsus. Mais rien ne prouve qu'il n'y ait pas de lapsus
produits par d'autres mécanismes. Soit. Mais au point
de vue théorique cette possibilité nous importe peu, car
les conclusions que nous entendons formuler concer-
nant l'introduction à la psychanalyse demeurent, alors
même que les lapsus cadrant avec notre conception ne
constitueraient que la minorité, ce qui n'est certainement
pas le cas. Quant à la question suivante, à savoir si
nous devons étendre aux autres variétés d'actes man-
ques les résultats que nous avons obtenus relativement
aux lapsus, j'y répondrai affirmativement par anticipa-
tion. Vous verrez d'ailleurs que j'ai raison de le faire,
lorsque nous aurons abordé l'examen des exemples rela-
tifs aux erreurs d'écriture, aux méprises, etc. Je vous
propose toutefois, pour des raisons techniques, d'ajourner
ce travail jusqu'à ce que nous ayons approfondi davan-
tage le problème des lapsus.
Et, maintenant, en présence du mécanisme psychique
que nous venons de décrire, quel rôle revient encore à
ces facteurs auxquels les auteurs attachent une impor-
tance primordiale : troubles circulatoires, fatigue, excita-
tion, distraction, troubles de l'attention? Cette question
mérite un examen attentif. Remarquez bien que nous ne
contestons nullement l'action de ces facteurs. Et, d'ail-
leurs, il n'arrive pas souvent à la psychanalyse de con-
tester ce qui est affirmé par d'autres ; généralement, elle
ne fait qu'y ajouter du nouveau et, à l'occasion, il se
trouve que ce qui avait été omis par d'autres et ajouté
par elle constitue précisément l'essentiel. L'influence
des dispositions physiologiques, résultant de malaises,
de troubles circulatoires, d'états d'épuisement, sur la
production de lapsus doit être reconnue sans réserves.
Votre expérience personnelle et journalière suffît à vous
rendre évidente cette influence. Mais que cette explica-
tion explique peu I Et, tout d'abord, les états que nous
venons d'énumérer ne sont pas les conditions néces-
saires de l'acte manqué. Le lapsus se produit tout aussi
bien en pleine santé, en plein état normal. Ces facteurs
somatiques n'ont de valeur qu'en tant qu'ils facilitent et
56 LES ACTES MANQUES
favorisent le mécanisme psychique particulier du lapsus.
Je me suis servi un jour, pour illustrer ce rapport, d'une
comparaison que je vais reprendre aujourd'hui, car je ne
saurais la remplacer par une meilleure. Supposons,
qu'en traversant par une nuit obscure un lieu désert, je
sois attaqué par un rôdeur qui me dépouille de ma
montre et de ma bourse et, qu'après avoir été ainsi volé
par ce malfaiteur, dont je n'ai pu discerner le visage,
j'aille déposer une plainte au commissariat de police le
plus proche, en disant : « la solitude et l'obscurité viennent
de me dépouiller de mes bijoux » ; le commissaire pourra
alors me répondre : « il me semble que vous avez tort de
vous en tenir à cette explication ultra-mécaniste. Si vous
le voulez bien, nous nous représenterons plutôt la situa-
tion de la manière suivante : protégé par l'obscurité,
favorisé par la solitude, un voleur inconnu vous a
dépouillé de vos objets de valeur. Ce qui, à mon avis,
importe le plus dans votre cas, c'est de retrouver le
voleur; alors seulement nous aurons quelques chances
de lui reprendre les objets qu'il vous a volés ».
Les facteurs psycho-physiologiques tels que l'excitation,
la distraction, les troubles de l'attention, ne nous sont
évidemment que de peu de secours pour l'explication des
actes manques. Ce sont des manières de parler, des
paravents derrière lesquels nous ne pouvons nous empê-
cher de regarder. On peut se demander plutôt : quelle
est, dans tel cas particulier, la cause de l'excitation, de
la dérivation particulière de l'attention? D'autre part, les
influences tonales, les ressemblances verbales, les asso-
ciations habituelles que présentent les mots ont égale-
ment, il faut le reconnaître, une certaine importance.
Tous ces facteurs facilitent le lapsus en lui indiquant la
voie qu'il peut suivre. Mais suffît-il que j'aie un chemin
devant moi pour qu'il soit entendu que je le suivrai? 11
faut encore un mobile pour m'y décider, il faut une force
pour m'y pousser. Ces rapports tonaux et ces ressem-
iDlances verbales ne font donc, tout comme les disposi-
tions corporelles, que favoriser le lapsus, sans l'expliquer
à proprement parler. Songez donc que, dans l'énorme
majorité des cas, mon discours n'est nullement troublé
par le fait que les mots que j'emploie en rappellent
d'autres par leur assonance ou sont intimement liés à
LES ACTES MANQUES 67
leurs contraires ou provoquent des associations usuelles.
On pourrait encore dire, à la rigueur, avec le philosophe
Wundt, que le lapsus se produit, lorsque, par suite d'un
épuisement corporel, la tendance à l'association en vient
à l'emporter sur toutes les autres intentions du discours.
Ce serait parfait si cette explication n'était pas contre-
dite par l'expérience qui montre, dans certains cas,
l'absence des facteurs corporels et, dans d'autres, l'ab-
sence d'associations susceptibles de favoriser le lapsus.
Mais je trouve particulièrement intéressante votre
question relative à la manière dont on constate les deux
tendances interférentes. Vous ne vous doutez probable-
ment pas des graves conséquences qu'elle peut présenter,
selon la réponse qu'elle recevra. En ce qui concerne
l'une de ces tendances, la tendance troublée, aucun doute
n'est possible à son sujet : la personne qui accomplit un
acte manqué connaît cette tendance et s'en réclame.
Des doutes et des hésitations ne peuvent naître qu'au
sujet de l'autre tendance, de la tendance perturbatrice.
Or, je vous l'ai déjà dit, et vous ne l'avez certainement
pas oublié, il existe toute une série de cas où cette der-
nière tendance est également manifeste. Elle nous est
révélée par l'effet du lapsus, lorsque nous avons seule-
ment le courage d'envisager cet eflet en lui-même. Le
président dit le contraire de ce qu'il devrait dire : il est
évident qu'il veut ouvrir la séance, mais il n'est pas
moins évident qu'il ne serait pas fâché de la clore. C'est
tellement clair que toute autre interprétation devient
inutile. Mais dans les cas où la tendance perturbatrice
ne fait que déformer la tendance primitive, sans s'ex-
primer, comment pouvons-nous la dégager de cette défor-
mation?
Dans une première série de cas, nous pouvons le faire
très simplement et très sûrement, de la même manière
dont nous établissons la tendance troublée. Nous l'ap-
prenons, dans les cas dont il s'agit, de la bouche même
de la personne intéressée qui, après avoir commis le
lapsus, se reprend et rétablit le mot juste, comme dans
l'exemple cité plus haut: « Das draut... nein, das dauerl
vielleicht noch einen Monat». A la question : pourquoi
avez-vous commencé par employer le m.o\ drauVW^ per-
sonne répond qu'elle avait voulu dire : « c'est une triste
58 LES ACTES MANQUES
(traurigê) histoire », mais qu'elle a, sans le vouloir, opéré
Fassociation des mots dauert et traurig, ce qui a produit
le lapsus draut. Et voilà la tendance perturbatrice révélée
par la personne intéressée elle-même. Il en est de même
dans le cas du lapsus Vorschwein (voir, plus haut,
leçon II) : la personne interrogée ayant répondu qu'elle
voulait dire Schweinereien (cochonneries), mais qu'elle
s'était retenue et s'était engagée dans une fausse direc-
tion. Ici encore, la détermination de la tendance pertur-
batrice réussit aussi sûrement que celle de la tendance
troublée. Ce n'est pas sans intention que j'ai cité ces
cas dont la communication et l'analyse ne viennent ni de
moi ni d'aucun de mes partisans. Il n'en reste pas moins
que dans ces deux cas il a fallu une certaine intervention
pour faciliter la solution. Il a fallu demander aux per-
sonnes pourquoi elles ont commis tel ou tel lapsus, ce
qu'elles ont à dire à ce sujet. Sans cela, elles auraient
peut-être passé à côté du lapsus sans se donner la peine
de l'expliquer. Interrogées, elles l'ont expliqué par la
première idée qui leur était venue à l'esprit. Vous
voyez: cette petite intervention et son résultat, c'est
déjà de la psychanalyse, c'est le modèle en petit de la
recherche psychanalytique que nous instituerons dans
la suite.
Suis-je trop méfiant, en soupçonnant qu'au moment
même où la psychanalyse surgit devant vous votre
résistance à son égard s'affermit également? N'auriez-
vous pas envie de m'objecter que les renseignements
fournis par les personnes ayant commis des lapsus ne
sont pas tout à fait probants ? Les personnes, pensez-vous,
sont naturellement portées à suivre l'invitation qu'on
leur adresse d'expliquer le lapsus et disent la première
chose qui leur passe par la tête, si elle leur semble pro-
pre à fournir l'explication cherchée. Tout cela ne prouve
pas, à votre avis, que le lapsus ait réellement le sens
qu'on lui attribue. Il peut l'avoir, mais il peut aussi en
avoir un autre. Une autre idée, tout aussi apte, sinon
plus apte, à servir d'explication, aurait pu venir à l'esprit
de la personne interrogée.
Je trouve vraiment étonnant le peu de respect que '
vous avez au fond pour les faits psychiques. Imaginez-
vous que quelqu'un ayant entrepris l'analyse chimique
LES ACTES MANQUES OQ
d'une certaine substance en ait retiré un poids déter-
miné, tant de milligrammes par exemple, d'un de ses
éléments constitutifs. De cette quantité de poids des
conclusions définies se laissent déduire. Croyez-vous
qu'il se trouvera un chimiste pour contester ces conclu-
sions, sous le prétexte que la substance isolée aurait pu
avoir un autre poids? Chacun s'incline devant le fait que
c'est le poids trouvé qui constitue le poids réel et on
base sur ce fait, sans hésiter, les conclusions ultérieures.
Or, lorsqu'on se trouve en présence du fait psychique
constitué par une idée déterminée venue à l'esprit d'une
personne interrogée, on n'applique plus la même règle
et on dit que la personne aurait pu avoir une autre idée I
Vous avez l'illusion d'une liberté psychique et vous ne
voudriez pas y renoncer I Je regrette de ne pas pouvoir
partager votre opinion sur ce sujet.
Il se peut que vous cédiez sur ce point, mais pour
renouveler votre résistance sur un autre. Vous conti-
nuerez en disant : « nous comprenons que la technique
spéciale de la psychanalyse consiste à obtenir de la
bouche même du sujet analysé la solution des problèmes
dont elle s'occupe. Or, reprenons cet autre exemple
où l'orateur de banquet invite l'assemblée à « démolir »
{aufstossen) la prospérité du chef. Vous dites que dans
ce cas l'intention perturbatrice est une intention inju-
rieuse qui vient s'opposer à l'intention respectueuse.
Mais ce n'est là que votre interprétation personnelle,
fondée sur des observations extérieures au lapsus. Inter-
rogez donc l'auteur de celui-ci : jamais il n'avouera une
intention injurieuse ; il la niera plutôt, et avec la der-
nière énergie. Pourquoi n'abandonneriez-vous pas votre
interprétation indémontrable, en présence de cette irré-
futable protestation ? »
Vous avez trouvé cette fois un argument qui porte.
Je me représente l'orateur inconnu ; il est probablement
assistant du chef honoré, peut-être déjà privat-docent ; je
le vois sous les traits d'un jeune homme dont l'avenir est
plein de promesses. Je vais lui demander avec insistance
s'il n'a pas éprouvé quelque résistance à l'expression de
sentiments respectueux à l'égard de son chef. Mais me
voilà bien reçu. 11 devient impatient et s'emporte violem-
ment : a Je vous prie de cesser vos interrogations ;
6o LES ACTES xMANQUÉS
sinon, je me fâche. Vous êtes capable par vos soupçons
de gâter toute ma carrière. J'ai dit tout simplement anfs-
tossen (démolir), au lieu de anstossen (trinquer), parce
que j'avais déjà, dans la même phrase, employé à deux
reprises la préposition aw/*. C'est ce que Meringer appelle
Nach-Klang, et il n'y a pas à chercher d'autre interpré-
tation. M'avez-vous compris ? Que cela vous suffise ! »
Hum 1 La réaction est bien violente, la dénégation par
trop énergique. Je vois qu'il n'y a rien à tirer du jeune
homme, mais je pense aussi qu'il est personnellement fort
intéressé à ce qu'on ne trouve aucun sens à son acte
manqué. Vous penserez peut-être qu'il a tort de se mon-
trer aussi grossier à propos d'une recherche purement
théorique, mais enfin, ajouterez-vous, il doit bien savoir
ce qu'il voulait ou ne voulait pas dire
Vraiment? C'est ce qu'il faudrait encore savoir.
Mais cette fois vous croyez me tenir. Voilà donc votre
technique, vous entends-je dire. Lorsqu'une personne
ayant commis un lapsus dit à ce propos quelque chose
qui vous convient, vous déclarez qu'elle est la suprême
et décisive autorité : « il le dit bien lui-même I » Mais si
ce que dit la personne interrogée ne vous convient pas,
vous prétendez aussitôt que son explication n'a aucune
valeur, qu'il n'y a pas à y ajouter foi.
Ceci est dans l'ordre des choses. Mais je puis vous pré-
senter un cas analogue où les choses se passent d'une
façon tout aussi extraordinaire. Lorsqu'un prévenu avoue
son délit, le juge croit à son aveu ; mais lorsqu'il le nie,
le juge ne le croit pas. S'il en était autrement, l'admi-
nistration de la justice ne serait pas possible et, malgré
des erreurs éventuelles, on est bien obligé d'accepter ce
système.
Mais êtes-vous juges, et celui qui a commis un lapsus
apparaîtrait- il devant vous en prévenu ? Le lapsus serait-
ii uu délit '-^
Peut-être ne devons-nous pas repousser même cette
comparaison. Mais voyez les profondes différences qui se
révèlent dès qu'on approfondit tant soit peu les problè-
mes en apparence si anodins que soulèvent les actes
manques. Difterences que nous ne savons encore sup-
primer. Je vous propose un compromis provisoire fondé
précisément sur cette comparaison avec le juge et avec
LES ACTES MANQUES 6l
le prévenu. Vous devez m'accorder que le sens d'un acte
manqué n'admet pas le moindre doute lorsqu'il est
donné par l'analysé lui-même. Je vous accorderai, en
revanche, que la preuve directe du sens soupçonné est
impossible à obtenir lorsque l'analysé refuse tout ren-
seignement ou lorsqu'il n'est pas là pour nous rensei-
gner. Nous en sommes alors réduits, comme dans le cas
d'une enquête judiciaire, à nous contenter d'indices qui
rendront notre décision plus ou moins invraisemblable,
selon les circonstances. Pour des raisons pratiques, le
tribunal doit déclarer un prévenu coupable, alors même
qu'il ne possède que des preuves présumées. Cette néces-
sité n'existe pas pour nous ; mais nous ne devons pas
non plus renoncer à l'utilisation de pareils indices. Ce
serait une erreur de croire qu'une science ne se com-
pose que de thèses rigoureusement démontrées, et on
aurait tort de l'exiger. Une pareille exigence est le fait
de tempéraments ayant besoin d'autorité, cherchant à
remplacer le catéchisme religieux par un autre, fùt-il
scientifique. Le catéchisme de la science ne renferme
que peu de propositions apodictiques ; la plupart de ses
affirmations présentent seulement certains degrés de
probabilité. C'est précisément le propre de l'esprit scien-
tifique de savoir se contenter de ces approximations de
la certitude et de pouvoir continuer le travail construc-
tif, malgré le manque de preuves dernières.
Mais, dans les cas où nous ne tenons pas de la bouche
même de l'analysé des renseignements sur le sens de
l'acte manqué, où trouvons-nous des points d'appui pour
nos interprétations et des indices pour notre démonstra-
tion? Ces points d'appui et ces indices nous viennent de
plusieurs sources. Ils nous sont fournis d'abord par la
comparaison analogique avec des phénomènes ne se rat-
tachant pas à des actes manques, comme lorsque nous
constatons, par exemple, que la déformation d'un nom,
en tant qu'acte manqué, a le même sens injurieux que
celui qu'aurait une déformation intentionnelle. Mais point
d'appui et indices nous sont encore fournis par la situa-
tion psychique dans laquelle se produit l'acte manqué,
par la connaissance que nous avons du caractère de la
personne qui accomplit cet acte, par les impressions que
cette personne pouvait avoir avant l'acte et contre les-
Fkeud. a
02 LES ACTES MANQUES
quelles elle réagit peut-être par celui-ci. Les choses se
passent généralement de telle sorte que nous formulons
d'abord une interprétation de l'acte manqué d'après des
principes généraux. Ce que nous obtenons ainsi n'est
qu'une présomption, un projet d'interprétation dont nous
cherchons la confirmation dans l'examen de la situation
psychique. Quelquefois nous sommes obligés, pour obte-
nir la confirmation de notre présomption, d'attendre cer-
tains événements qui nous sont comme annoncés par
l'acte manqué.
Il ne me sera pas facile de vous donner les preuves de
ce que j'avance tant que je resterai confiné dans le do-
maine des lapsus, bien qu'on puisse également trouver
ici quelques bons exemples. Le jeune homme qui, dési-
rant accompagner une dame, s'ofiVe de la herjleitdigpM
(association des mots berjUitciiy accompagner, et heleidi-
(jerty manquer de respect) est certainement un timide ; la
dame dont le mari doit manger et boire ce qu'elle veut
est certainement une de ces femmes énergiques (et je la
connais comme telle) qui savent commander dans leur
maison. Ou prenons encore le cas suivant: dans une
réunion générale de l'association « Goncordia », un
jeune membre prononce un violent discours d'opposition
au cours duquel il interpelle la direction de l'association,
en s'adressant aux membres du comité des prêts (Vor-
schiiss), au lieu de dire membres du « conseil de direction »
( F(?rstand) ou du « comité » (Anssc/iitss). 11 a donc formé son
mot Vorschuss, en combinant, sans s'en rendre compte,
les mots YoR-statid et Aus-sc/iuss. On peut présumer que
son opposition s'était heurtée à une tendance perturba-
trice, en rapport possible avec une alfaire de prêt. Et
nous avons appris en eflet que notre orateur avait des
besoins d'argent constants et qu'il venait de faire une
nouvelle demande de prêt. On peut donc voir la cause
de l'intention perturbatrice dans l'idée suivante : tu ferais
bien d'être modéré dans ton opposition, car tu t'adresses
à des gens pouvant t'accorder ou te refuser le prêt que
tu demandes.
Je pourrai vous produire un nombreux choix de ces
preuves-indices lorsque j'aurai abordé le vaste domaine
des autres actes manques.
Lorsque quelqu'un oublie ou, malgré tous ses efforts,
LES ACTES MAXQUi':S 6S
ne retient que difficilement un nom qui lui est cependant
familier, nous sommes en droit de supposer qu'il éprouve
quelque ressentiment à l'égard du porteur de ce nom,
ce qui fait qu'il ne pense pas volontiers à lui. Réfléchis-
sez aux révélations qui suivent concernant la situation
psychique dans laquelle s'est produit un de ces actes
manques.
« M. Y... aimait sans réciprocité une dame, laquelle avait
fini par épouserM. X... BienqueM. Y... connaisseM. X..
depuis longtemps et se trouve même avec lui en relations
d'affaires, il oublie constamment son nom, en sorte qu'il
se trouve obligé de le demander à d'autres personnes
toutes les fois qu'il doit lui écrire ^ »
11 est évident que M. Y. . . ne veut rien savoir de son heu-
reux rival : « nicht gedacht soU seiner werden^ I »
Ou encore : une dame demande à son médecin des
nouvelles d'une autre dame qu'ils connaissent tous deux,
mais en la désignant de son nom de jeune fille. Quant
au nom qu'elle porte depuis son mariage, elle l'a com-
plètement oublié. Interrogée à ce sujet, elle déclare
qu'elle est très mécontente du mariage de son amie et ne
peut pas souffrir le mari de celle-ci'.
Nous aurons encore beaucoup d'autres choses à dire
sur l'oubli de noms. Ce qui nous intéresse principale-
ment ici, c'est la situation psychique dans laquelle cet
oubli se produit.
L'oubli de projets peut être rattaché, d'une façon géné-
rale, à l'action d'un courant contraire qui s'oppose à
leur réalisation. Ce n'est pas seulement là l'opinion des
psychanalystes ; c'est aussi celle de tout le monde, c'est
l'opinion que chacun professe dans la vie courante, mais
nie en théorie. Le tuteur, qui s'excuse devant son pupille
d'avoir oublié sa demande, ne se trouve pas absous aux
yeux de celui-ci, qui pense aussitôt : il n'y a rien de vrai
dans ce que dit mon tuteur; il ne veut tout simplement
pas tenir la promesse qu'il m'avait faite. C'est pourquoi
l'oubli est interdit dans certaines circonstances de la
vie, et la différence entre la conception populaire et la
I. D'après G. -G. Jung.
a. Vers de H. Heine : « efTaç'ons-le de notre mémoire ».
3. D'après A. -A. Brill.
éÀ Lés actes manqué^
conception psychanalytique des actes manques se trouve
supprimée. Figurez-vous une maîtresse de maison rece-
vant son invité par ses mots : « Comment I C'est donc
aujourd'hui que vous deviez venir ? J'avais totalement
oublié que je vous ai invité pour aujourd'hui. » Ou encore
figurez-vous le cas du jeune homme obligé d'avouer à la
jeune lille qu'il aimait qu'il avait oublié de se trouver
au dernier rendez-vous : plutôt que de faire cet aveu, il
inventera les obstacles les plus invraisemblables lesquels,
après l'avoir empêché d'être exact au rendez-vous, l'au-
raient mis dans l'impossibilité de donner de ses nou-
velles. Dans la vie militaire, l'excuse d'avoir oublié
quelque chose n'est pas prise en considération et ne pré-
munit pas contre une punition : c'est un lait que nous con-
naissons tous et que nous trouvons pleinement justifié,
parce que nous reconnaissons que dans les conditions
de la vie militaire certains actes manques ont un sens et
que dans la plupart des cas nous savons qviel est ce sens.
Pourquoi n'est-ori pas assez logique pour étendre la
même manière de voir aux autres actes manques, pour
s'en réclamer franchement et sans restrictions ? Il y a
naturellement à cela aussi une réponse.
Si le sens que présente l'oubli de projets n'est pas
douteux, même pour les profanes, vous serez d'autant
moins surpris de constater que les poètes utilisent cet
acte manqué dans la même intention. Ceux d'entre vous
qui ont vu jouer ou ont lu César et Cléopâtre, de
B. Shaw^, se rappellent sans doute la dernière scène où
César, sur le point de partir, est obsédé par l'idée d'un
projet qu'il avait conçu, mais dont il ne pouvait plus se
souvenir. Nous apprenons finalement que ce projet con-
sistait à faire ses adieux à Cléopâtre. Par ce petit artifice,
le poète veut attribuer au grand César une supériorité
qu'il ne possédait pas et à laquelle il ne prétendait pas.
Vous savez d'après les sources historiques que César
avait fait venir Cléopâtre à Rome et qu'elle y demeurait
avec son petit Césarion jusqu'à l'assassinat de César, à
la suite duquel elle avait fui la ville.
Les cas d'oublis de projets sont en général tellement
clairs que nous ne pouvons guère les utiliser en vue du
but que nous poursuivons et qui consiste à déduire de la
situation psychique des indices relatifs au sens de l'acte
LES ACTES MANQUES 65
manqué. Aussi nous adresserons-nous à un acte qui
manque particulièrement de clarté et n'est rien moins
qu'univoque : la perte d'objets et l'impossibilité de
retrouver des objets rangés. Que notre intention joue un
certain rôle dans la perte d'objets, accident que nous
ressentons souvent si douloureusement, c'est ce qui vous
paraîtra invraisemblable. Mais il existe de nombreuses
observations dans le genre de celle-ci : un jeune homme
perd un crayon auquel il tenait beaucoup ; or, il avait
reçu la veille de son beau-frère une lettre qui se termi-
nait par ces mots : « Je n'ai d'ailleurs ni le temps ni
l'envie d'encourager ta légèreté et ta paresse ^ » Le crayon
était précisément un cadeau de ce beau-frère. Sans cette
coïncidence, nous ne pourrions naturellement pas affir-
mer que l'intention de se débarrasser de l'objet ait joué
un rôle dans la perte de celui-ci. Les cas de ce genre
sont très fréquents. On perd des objets lorsqu'on s'est
brouillé avec ceux qui les ont donnés et qu'on ne veut
plus penser à eux. Ou, encore, on perd des objets lors-
qu'on n'y tient plus et qu'on veut les remplacer par
d'autres,^ meilleurs. A la même attitude à l'égard d'un
objet répond naturellement le fait de le laisser tomber,
de le casser, de le briser. Est-ce un simple hasard lors-
qu'un écolier perd, détruit, casse ses objets d'usage cou-
rant, tels que son sac et sa montre par exemple, juste la
veille du jour anniversaire de sa naissance?
Celui qui s'est souvent trouvé dans le cas pénible de
ne pas pouvoir retrouver un objet qu'il avait lui-même
rangé ne voudra pas croire qu'une intention quelconque
préside à cet accident. Et, pourtant, les cas ne sont pas
rares où les circonstances accompagnant un oubli de ce
genre révèlent une tendance à écarter provisoirement
ou d'une façon durable l'objet dont il s'agit. Je cite un
de ces cas qui est peut-être le plus beau de tous ceux
connus ou publiés jusqu'à ce jour :
Un homme encore jeune me raconte que des malen-
tendus s'étaient élevés il y a quelques années dans son
ménage : « Je trouvais, me disait-il, ma femme trop
froide, et nous vivions côte à côte, sans tendresse, ce qui
ne m'empêchait d'ailleurs pas de reconnaître ses excel-
l. D'après B. DaUnçri
66 LES ACTES MANQUES
lentes qualités. Un jour, revenant d'une promenade, elle
m'apporta un livre qu'elle avait acheté, parce qu'elle
croj^ait qu'il m'intéresserait. Je la remerciai de son
« attention » et lui promis de lire le livre que je mis de
côté. Mais il arriva que j'oubliai aussitôt l'endroit où je
l'avais rangé. Des mois se sont passés pendant lesquels,
me souvenant à plusieurs reprises du livre disparu,
j'avais essayé de découvrir sa place, sans jamais y par-
venir. Six mois environ plus tard, ma mère que j'aimais
beaucoup tombe malade, et ma femme quitte aussitôt la
maison pour aller la soigner. L'état de la malade devient
grave, ce qui fut pour ma femme l'occasion de révéler
ses meilleures qualités. Un soir, je rentre à la maison en-
chanté de ma femme et plein de reconnaissance à son
égard pour tout ce qu'elle a fait. Je m'approche de mon
bureau, j'ouvre sans aucune intention définie, mais avec
une assurance toute somnambulique, un certain tiroir,
et la première chose qui me tombe sous les yeux est le
/livre égaré, resté si longtemps introuvable. »
Le motif disparu, l'objet cesse d'être introuvable.
Je pourrais multiplier à l'infini les exemples de ce
genre, mais je ne le ferai pas. Dans ma Psychologie de
lu vie quotidienne (en allemand, première édition, 1901),
vous trouverez une abondante casuistique pour servir
à l'étude des actes manques^ De tous ces exemples, se
dégage une seule et même conclusion : les actes man-
ques ont un sens et indiquent les moyens de dégager ce*
sens, d'après les circonstances qui accompagnent l'acte.
Je serai aujourd'hui plus bref, car nous avons seulement
l'intention de tirer de cette étude les éléments d'une pré-
paration à la psychanalyse. Aussi ne vous parlerai-je
encore que de deux groupes d'observations • des obser-
vations relatives aux actes manques accumulés et com-
binés, et de celles concernant la confirmation de nos
interprétations par des événements survenant ultérieu-
rement.
Les actes manques accumulés et combinés constituent
certainement la plus belle floraison de leur espèce. S'il
s'était seulement agi de montrer que les actes manques
I. De même dans les collections de A. INJaeder (en français), A. -A. Brill
(en anglais), E. Jones (en anjjlais), J. Stàrke (en liollandiiis), etc.
LES ACTES MANQUES 67
peuvent avoir un sens, nous nous serions bornés dès
le début à ne nous occuper que de ceux-là, car leur
sens est tellement évident qu'il s'impose à la fois à l'in-
telligence la plus obtuse et à l'esprit le plus critique.
L'accumulation des manifestations révèle une persévé-
rance qu'il est dilTicile d'attribuer au hasard, mais qui
cadre bien avec l'hypothèse d'un dessein. Enfin, le rem-
placement de certains actes manques par d'autres nous
montre que l'important et Tessentiel dans ceux-ci ne doit
être cherché ni dans la forme, ni dans les moyens dont
ils se servent, mais bien dans l'intention à laquelle ils
servent eux-mêmes et qui peut être réalisée par les
moyens les plus variés. Je vais vous citer un cas d'oubli
à répétition : E. Jones raconte que, pour des raisons
qu'il ignore, il avait une fois laissé sur son bureau pen-
dant quelques jours une lettre qu'il avait écrite. Un jour
il se décide à l'expédier, mais elle lui est renvoyée par
le « dead letter office » (service des lettres tombées au
rebut), parce qu'il avait oublié d'écrire l'adresse. Ayant
réparé cet oubli, il remet la lettre à la poste, mais cette
fois sans avoir mis un timbre. Et c'est alors qu'il est
obligé de s'avouer qu'au fond il ne tenait pas du tout à
expédier la lettre en question.
Dans un autre cas, nous avons une combinaison d'une
appropriation erronée d'un objet et de l'impossibilité de
le retrouver. Une dame fait un voyage à Rome avec son
beau-frère, peintre célèbre. Le visiteur est très fêté par
les Allemands habitant Rome et reçoit, entre autres ca-
deaux, une médaille antique en or. La dame constate
avec peine que son beau-frère ne sait pas apprécier cette
belle pièce à sa valeur. Sa sœur étant venue la rem-
placer à Rome, elle rentre chez elle et constate, en défai-
sant sa malle, qu'elle avait emporté la médaille, sans
savoir comment. Elle en informe aussitôt son beau-frère
et lui annonce qu'elle renverrait la médaille à Rome le
lendemain même. Mais le lendemain la médaille était si
bien rangée qu'elle était devenue introuvable ; donc
impossible de l'expédier. Et c'est alors que la dame a eu
l'intuition de ce que signifiait sa « distraction » : elle
signifiait le désir de garder la belle pièce pour elle.
Je vous ai déjà cité plus haut un exemple de combinai-
son d'un oubli et d'une erreur : il s'agissait de quelqu'un
68 LES ACTES MANQUES
qui, ayant oublié un rendez-vous une première fois, et
bien décidé à ne pas l'oublier la fois suivante, se pré-
sente cependant au deuxième rendez-vous à une heure
autre que l'heure fixée. Un de mes amis, qui s'occupe à
la fois de sciences et de littérature, m'a raconté un cas
tout à fait analogue emprunté à sa vie personnelle.
« J'avais accepté, il y a quelques années, me disait-il,
une fonction dans le comité d'une certaine association
littéraire, parce que je pensais que l'association pourrait
m'aider un jour à faire jouer un de mes drames. Tous
les vendredis j'assistais, sans grand intérêt d'ailleurs,
aux séances du comité. 11 y a quelques mois, je reçois
l'assurance que je serais joué au théâtre de F..., et à partir
de ce moment ]' oublie régulièrement de me rendre aux
dites séances. Mais après avoir lu ce que vous avez écrit
sur ces choses, j'eus honte de mon procédé et me dis
avec reproche que ce n'était pas bien de ma part de
manquer aux séances, dès l'instant où je n'avais plus
besoin de l'aide sur laquelle j'avais compté. Je pris donc la
décision de ne pasy manquer le vendredi suivant. J'y pen-
sais tout le temps, jusqu'au jour où je me suis trouvé
devant la porte de la salle des séances. Quel ne fut pas
mon étonnement de la trouver close, la séance ayant
déjà eu lieu la veille I Je m'étais en effet trompé de jour
et présenté un samedi. »
Il serait très tentant de réunir d'autres observations
du même genre, mais je passe. Je vais plutôt vous pré-
senter quelques cas appartenant à un autre groupe, à
celui notamment où notre interprétation doit, pour trouver
une confirmation, attendre les événements ultérieurs.
Il va sans dire que la condition essentielle de ces cas
consiste en ce que la situation psychique actuelle nous
est inconnue ou est inaccessible à nos investigations.
Notre interprétation possède alors la valeur d'une simple
présomption à laquelle nous n'attachons pas grande
importance. Mais un fait survient plus tard qui montre
que notre première interprétation était justifiée. Je fus
un jour invité chez un jeune couple et, au cours de ma
visite, la jeune femme m'a raconté en riant que le lende-
main de son retour du voyage de noces elle était allée
voir sa sœur qui n'est pas mariée, pour l'emmener,
comme jadis, faire des achats, tandis que le jeune mari
LES ACTES MANQUES 69
était parti à ses affaires. Tout à coup, elle aperçoit de
l'autre côté de la rue un monsieur et dit, un peu inter-
loquée, à sa sœur : « Regarde, voici M. L... » Elle ne
s'était pas rendu compte que ce monsieur n'était autre
que son mari depuis quelques semaines. Ce récit m'avait
laissé une impression pénible, mais je ne voulais pas me
fier à la conclusion qu'il me semblait impliquer. Ce n'est
qu'au bout de plusieurs années que cette petite histoire
m'était revenue à la mémoire : j'avais en effet appris
alors que le mariage de mes jeunes gens avait eu une
issue désastreuse.
A. Maeder rapporte le cas d'une dame qui, la veille de
son mariage, avait oublié d'aller essayer sa robe de
mariée et ne s'en est souvenue, au grand désespoir de
sa couturière, que tard dans la soirée. Il voit un rapport
entre cet oubli et le divorce qui avait suivi de près le
mariage. — Je connais une dame, aujourd'hui divorcée,
à laquelle il était souvent arrivé, longtemps avant le
divorce, de signer de son nom déjeune fille des docu-
ments se rapportant à l'administration de ses biens. —
Je connais des cas d'autres femmes qui, au cours de
leur voyage de noces, avaient perdu leur alliance, acci-
dent auquel les événements ultérieurs ont conféré une
signification non équivoque. On raconte le cas d'un
célèbre chimiste allemand dont le mariage n'a pu avoir
lieu, parce qu'il avait oublié l'heure de la cérémonie et
qu'au lieu de se rendre à l'église il s'était rendu au labo-
ratoire. Il a été assez avisé pour s'en tenir à cette seule
tentative et mourut très vieux, en célibataire.
Vous êtes sans doute tentés de penser que, dans tous
ces cas, les actes manques remplacent les omina ou pré-
monitions des anciens. Et, en effet, certains omina
n'étaient que des actes manques, comme lorsque quel-
qu'un trébuchait ou tombait. D'autres avaient toutefois
les caractères d'un événement objectif, et non ceux d'un
acte subjectif. Mais vous ne vous figurez pas à quel point
il est parfois difficile de discerner si un événement
donné appartient à l'une ou à l'autre de ces catégories.
L'acte s'entend souvent à revêtir le masque d'un événe-
ment passif.
Tous ceux d'entre vous qui ont derrière eux une expé-
rience suffisamment longue se diront peut-être qu'ils se
•jo LES ACTES MANQUES
seraient épargné beaucoup de déceptions et de doulou-
reuses surprises s'ils avaient eu le courage et la déci-
sion d'interpréter les actes manques qui se produisent
dans les relations inter-humaines comme des signes pré-
monitoires, e1 de les utiliser comme indices d'intentions
encore secrètes. Le plus souvent, on n'ose pas le faire ;
on craint d'avoir l'air de retourner à la superstition, en
passant par-dessus la science. Tous les présages ne se
réalisent d'ailleurs pas et, quand vous connaîtrez mieux
nos théories, vous comprendrez qu'il n'est pas nécessaire
qu'ils se réalisent tous.
CHAPITRE TV
LES ACTES MANQUES
(Fin.)
Les actes manques ont un sens : telle est la conclusion
que nous devons admettre comme se dégageant de l'ana-
lyse qui précède et poser à la base de nos recherches
ultérieures. Disons-le une fois de plus : nous n'affirmons
pas (et vu le but que nous poursuivons, pareille affirma-
tion n'est pas nécessaire) que tout acte manqué soit
significatif, bien que je considère la chose comme pro-
bable. Il nous suffit de constater ce sens avec une fré-
quence relative, dans les différentes formes d'actes
manques. 11 y a d'ailleurs, sous ce rapport, des diffé-
rences d'une forme à l'autre. Les lapsus, les erreurs
d'écriture, etc., peuvent avoir une base purement phy-
siologique, ce qui me paraît peu probable dans les diffé-
rentes variétés de cas d'oubli (oubli de noms et de
projets, impossibilité de retrouver les objets préalable-
ment rangés, etc.), tandis qu'il existe des cas de perte
où aucune intention n'intervient probablement, et je crois
devoir ajouter que les erreurs qui se commettent dans la
vie ne peuvent être jugées d'après nos points de vue que
dans une certaine mesure. Vous voudrez bien tenir ces
limitations présentes à l'esprit, notre point de départ
devant être désormais que les actes manques sont des
actes psychiques résultant de l'interférence de deux
intentions.
C'est là le premier résultat de la psychanalyse. La
psychologie n'avait jamais soupçonné ces interférences
ni les phénomènes qui en découlent. Nous avons consi-
dérablement agrandi l'étendue du monde psychique et
nous avons conquis à la psychologie des phénomènes
qui auparavant n'en faisaient pas partie.
72 LES ACTES MANQUES
Arrêtons-nous un instant encore à l'affirmation que
les actes manques sont des « actes psychiques ». Par
cette affirmation postulons-nous seulement que les actes
psychiques ont un sens, ou implique-t-elle quelque chose
de plus? Je ne pense pas qu'il y ait lieu d'élargir sa portée.
Tout ce qui peut être observé dans la vie psychique sera
éventuellement désigné sous le nom de phénomène
psychique. Il s'agira seulement de savoir si telle mani-
festation psychique donnée est TefTet direct d'influences
somatiques, organiques, corporelles, auquel cas elle
échappe à la recherche psychologique, ou si elle a pour
antécédents immédiats d'autres processus psychiques
au delà desquels commence quelque part la série des
influences organiques. C'est à cette dernière éventualité
que nous pensons lorsque nous qualifions un phéno-
mène de processus psychique, et c'est pourquoi il est
plus rationnel de donner à notre proposition la forme
suivante : le phénomène est significatif, il possède un
sens, c'est-à-dire qu'il révèle une intention, une tendance
et occupe une certaine place dans une série de rapports
psychiques.
Il y a beaucoup d'autres phénomènes qui se rappro-
chent des actes manques, mais auxquels ce nom ne
convient pas. Nous les appelons actes accidentels ou
symptomatiques. Ils ont également tous les caractères
d'un acte non motivé, insignifiant, dépourvu d'impor-
tance, et surtout superflu. Mais ce qui les distingue des
actes manques proprement dits, c'est l'absence d'une
intention hostile et perturbatrice venant contrarier une
intention primitive. Ils se confondent, d'autre part, avec
les gestes et mouvements servant à l'expression des
émotions. Font partie de cette catégorie d'actes man-
ques toutes les manipulations, en apparence sans but,
que nous faisons subir, comme en nous jouant, à nos
vêtements, à telles ou telles parties de notre corps, à des
objets à portée de notre main ; les mélodies que nous
chantonnons appartiennent à la même catégorie d'actes,
qui sont en général caractérisés par le fait que nous les
suspendons, comme nous les avons commencés, sans
motifs apparents. Or, je n'hésite pas à affirmer que tous
ces phénomènes sont significatifs et se laissent inter-
préter de la même manière que les actes manques, qu'ils
LES ACTES MANQUES 73
constituent de petits signes révélateurs d'autres processus
psychiques, plus importants, qu'ils sont des actes
psychiques au sens complet du mot. Mais je n'ai pas
l'intention de m'attarder à cet agrandissement du
domaine des phénomènes psychiques : je préfère reprendre
l'analyse des actes manques qui posent devant nous avec
toute la netteté désirable les questions les plus impor-
tantes de la psychanalyse.
Les questions les plus intéressantes que nous av-ons
formulées à propos des actes manques, et auxquelles
nous n'avons pas encore fourni de réponse, sont les sui-
vantes : nous avons dit que les actes manques résultent
de l'interférence de deux intentions différentes, dont l'une
peut être qualifiée de troublée, l'autre de perturbatrice ;
or, si les intentions troublées ne soulèvent aucune ques-
tion, il nous importe de savoir, en ce qui concerne les
intentions perturbatrices, en premier lieu quelles sont
ces intentions qui s'affirment comme susceptibles d'en
troubler d^autres et, en deuxième lieu, quels sont les
rapports existant entre les troublées et les perturba-
trices.
Permettez-moi de prendre de nouveau le lapsus pour
le représentant de l'espèce entière et de répondre d'abord
à la deuxième de ces questions.
11 peut y avoir entre les deux intentions un rapport de
contenu, auquel cas l'intention perturbatrice contredit
l'intention troublée, la rectifie ou la complète. Ou bien,
et alors le cas devient plus obscur et plus intéressant, il
n'y a aucun rapport entre les contenus des deux tendances.
Les cas que nous connaissons déjà et d'autres ana-
logues nous permettent de comprendre sans peine le
premier de ces rapports. Presque dans tous les cas où
l'on dit le contraire de ce qu'on veut dire, l'intention per-
turbatrice exprime une opposition à l'égard de l'inten-
tion troublée, et l'acte manqué représente le conflit entre
ces deux tendances inconciliables. « Je déclare la séance
ouverte, mais j'aimerais mieux la clore », tel est le sens
du lapsus commis parle président. Un journal politique,
accusé de corruption, se défend dans un article qui
devait se résumer dans ces mots : « Nos lecteurs nous
sont témoins que nous avons toujours défendu le bien
général de la façon la plus désintéressée. » Mais le rédac-
74 LES ACTES .MANQi:;-S
teiir chargé de rédiger celle défense écrit: a de la façon
la plus intéressée » Ceci révèle, à mon avis, sa pensée :
« Je dois écrire une chose, mais je sais pertinemment le
contraire. » Un député qui se propose de déclarer qu'on
doit dire à l'Empereur la vérité sans ménage?nents
(« rûckhaltlos ))), perçoit tout à coup une voix intérieure
qui le met en garde contre son audace et lui fait com-
mettre un lapsus où les mots « sans ménagements »
(rûckhaltlos) ^oT\t remplacés par les mots « en courbant ^
Téchine » (rû(:kgratlos)\ — ♦
Dans les cas que vous connaissez et qui laissent l'im-
pression de contractions et d'abréviations, il s'agit de
rectifications, d'adjonctions et de co7itinuations .par
lesquelles une deuxième tendance se fait jour à côté de
la première. « Des choses se sont produites (fwn Vors-
ciïErN ffekommen); ie dirais volontiers que c'étaient des
cochonneries (Schweinereiex) » ; résultat : « sum Yors-
CHWEiN r/e/wmmen ». « Les gens qui comprennent cela
peuvent être comptés 6'!/r les doigts d'ime ?nam ; mais non,
il n'existe, à vrai dire, qu une seule personne qui com-
prenne ces choses ; donc, les personnes qui les com-
prennent peuvent être comptées sur un seul doigt. » Ou
encore : « Mon mari peut manger et boire ce qu'//veut;
mais, vous le savez bien, je ne supporte pas qu'il veuille
quelque chose ; donc : il doit manger et boire ce que je
veux. » Dans tous ces cas, on le voit, le lapsus découle
du contenu même ^ëï'intelfitioii troublée ou s'y rattache.
L'autre genre de rapports entre les deux intentions
interférentes paraît bizarre. S'il n'y a aucun lien entre
leurs contenus, d'où vient l'intention perturbatrice et
comment se fait-il qu'elle manifeste son action troublante
en tel point précis? L'observation, seule susceptible de
fournir une réponse à cette question, permet de consta-
ter que le troul3le provient d'un courant d'idées qui avait
préoccupé la personne en question peu de temps aupara-
vant et que, s'il intervient dans le discours de cette
manière particulière, il aurait pu aussi (ce qui n'est pas
nécessaire), y trouver une expr-i'ssion diftérente. Il s'agit
d'un véritable écho, mais qui n'est pas toujours et néces-
sairement produit par des mots prononcés. Ici encore il
I, Séuuce du Rcichbiuy iilleniaud, nov igoS.
LES ACTES MANQUES 7*^
existe un lien associatif entre l'élément troublé et l'élé-
ment perturbateur, mais ce lien, au lieu de résider dans
le contenu, est purement artificiel et sa formation résulte
d'associations forcées.
En voici un exemple très simple, que j'ai observé moi-
même. Je rencontre un jour dans nos belles Dolomites
deux dames viennoises, vêtues en touristes. Nous faisons
pendant quelque temps route ensemble, et nous parlons
des plaisirs et des inconvénients de la vie de touriste.
Une des dames reconnaît que la journée du touriste n'est
pas exempte de désagréments... «Il est vrai, dit elle, qu'il
n'est pas du tout agréable, lorsqu'on a marché toute une
journée au soleil et qu'on a la blouse et la chemise
trempées de sueur... » A ces derniers mots, elle a une
petite hésitation. Puis elle reprend : « Mais lorsqu'on
rentre ensuite nach llose^ (au lieu de nachllausey chez
soi) et qu'on peut enfin se changer... » Nous n'avons
pas encore analysé ce lapsus, mais je ne pense pas que
cela soit nécessaire. Dans sa première phrase, la dame
avait l'intention de faire une énumération plus complète :
blouse, chemise, pantalon {Flosé). Pour des raisons de
convenance, elle s'abstient de mentionner ce dernier
accessoire de toilette, mais dans la phrase suivante, tout
à fait indépendante par son contenu de la première, le
mot Hose, qui n'a pas été prononcé au moment voulu,
apparut à titre de déformation du mot Hause.
Nous pouvons maintenant aborder la principale ques-
tion dont nous avons longtemps ajourné l'examen, à
savoir : quelles sont ces intentions qui, se manifestant
d'une façon si extraordinaire, viennent en troubler
d'autres? 11 s'agit évidemment d'intentions très difle-
rentes, mais dont nous voulons dégager les caractères
communs. Si nous examinons sous ce rapport une sé^i^
d'exemples, ceux-ci se laissent aussitôt ranger en trois
groupes. Font partie du premier groupe les cas où la
tendance perturbatrice est connue de celui qui parle et
s'est en outre révélée à lui avant le lapsus. Le deuxième
groupe comprend les cas où la personne qui parle, tout
en reconnaissant dans la tendance perturbatrice une ten-
dance lui appartenant, ne sait pas que cette tendance
I. Rose signifie pa/i^u/on«
7è LES ACTES MANQUAS
était déjà active en elle avant le lapsus. Elle accepte
donc notre interprétation de celui-ci, mais ne peut pas
ne pas s'en montrer étonnée. Des exemples de cette atti-
tude nous sont peut-être fournis plus facilement par des
actes manques autres que les lapsus. Le troisième groupe
comprend des cas où la personne intéressée proteste avec
énergie contre Finterprétation qu'on lui suggère : non
contente de nier l'existence de l'intention perturbatrice
avant le lapsus, elle affirme que cette intention lui est
tout à fait étrangère. Rappelez-vous le toast du jeune
assistant qui propose de « démolir » la prospérité du
chef, ainsi que la réponse dépourvue d'aménité que je
m'étais attirée lorsque j'ai mis sous les yeux de l'auteur
de ce toast l'intention perturbatrice. Vous savez que
nous n'avons pas encore réussi à nous mettre d'accord
quant à la manière de concevoir ces cas. En ce qui me
concerne, la protestation de l'assistant, auteur du toast,
ne me trouble en aucune façon et ne m'empêche pas de
maintenir mon interprétation, ce qui n'est peut-être pas
votre cas : impressionnés par sa dénégation, vous vous
demandez sans doute si nous ne ferions pas bien de
renoncer à chercher l'interprétation de cas de ce genre
et de les considérer comme des actes purement physio-
logiques, au sens pré-psychanalytique du mot. Je me
doute un peu de la cause de votre attitude. Mon inter-
prétation implique que la personne qui parle peut mani-
fester des intentions qu'elle ignore elle-même, mais que
je suis à même de dégager d'après certains indices. Et
vous hésitez à accepter cette supposition si singulière et
grosse de conséquences. Et, pourtant, si vous voulez
rester logiques dans votre conception des actes man-
ques, fondée sur tant d'exemples, vous ne devez pas
hésiter à accepter cette dernière supposition, quelque
déconcertante qu'elle vous paraisse. Si cela vous est
impossible, il né vous reste qu'à renoncer à la com-
préhension si péniblement acquise des actes manques.
Arrêtons-nous un instant à ce qui unit les trois groupes
que nous venons d'établir, à ce qui est commun aux
trois mécanismes de lapsus. A ce propos, nous nous
trouvons heureusement en présence d'un fait qui, lui,
est au-dessus de toute contestation. Dans les deux pre-
miers groupes, la tendance perturbatrice est reconnue
LES ACTES MA^^OUÉS 77
par la personne même qui parle ; en outre, dans le pre-
mier de ces groupes, la tendance perturbatrice se révèle
immédiatement avant le lapsus. Mais, aussi bien dans le
premier groupe que dans le second, la tendance en ques-
tion se trouve refoulée. Comme la personne qui parle s'est
décidée à ne pas la faire apparaître dans le discours, elle
commet un lapsus, c'est-à-dire que la tendance refoulée se
manifeste malgré la personne, soit en modifiant l'intention
avouée, soit en se confondant avec elle, soit enfin, en pre-
nant tout simplement sa place. Tel est donc le mécanisme
du lapsus.
Mon point de vue me permet d'expliquer par le même
mécanisme les cas du troisième groupe. Je n'ai qu'à
admettre que la seule différence qui existe entre mes
trois groupes consiste dans le degré de refoulement
de l'inteation perturbatrice. Dans le premier groupe,
cette intention existe et est aperçue de la personne qui
parle, avant sa manifestation ; c'est alors que se produit
le refoulement dont l'intention se venge par le lapsus.
Dans le deuxième groupe, le refoulement est plus accen-
tué, et rintention n'est pas aperçue avant le commence-
ment du discours. Ce qui est étonnant, c'est que ce
refoulement, assez profond, n'empêche pas Tintention de
prendre part à la production du lapsus. Cette situation
nous facilite siugulièrement l'explication de ce qui se
passe dans le troisième groupe. J'irai même jusqu'à
admettre qu'on peut saisir dans l'acte manqué la mani-
festation d'une tendance, refoulée depuis longtemps,
depuis très longtemps môme, de sorte que la personne
qui parle ne s'en rend nullement compte et est bien sin-
cère lorsqu'elle en nie l'existence. INIais même en laissant
de coté le problème relatif au troisième groupe, vous ne
pouvez pas ne pas adhérer à la conclusion qui découle de
l'observation d'autres cas, à savoir que le refoulement
d'une intention de dire quelque chose constitue la condition
indispensable d'un lapsus.
Nous pouvons dire maintenant que nous avons réalisé
de nouveaux progrès quanta la compréhension des actes
manques. Nous savons non seulement que ces actes sont
des actes psychiques ayant uni sens et marqués d'une
intention, qu'ils résultent de' l'interférence de deux inten-
tions différentes, mais aussi qu'une de ces intentions
Freud, 5
7^ LES ACTES MANQUES
doit, avant le discours, avoir subi un certain refoulement,
pour pouvoir se manifester par la perturbation de
l'autre. Elle doit être troublée elle-même, avant de pou-
voir devenir perturbatrice. Il va sans dire qu'avec cela
nous n'acquérons pas encore une explication complète
des phénomènes que nous appelons actes manques.
Nous voyons aussitôt surgir d'autres questions, et nous
pressentons en général que plus nous avancerons dans
notre étude, plus les occasions de poser de nouvelles
questions seront nombreuses. Nous pouvons demander,
par exemple, pourquoi les choses ne se passent pas beau-
coup plus simplement. Lorsque quelqu'un a l'intention
de refouler une certaine tendance, au lieu de la laisser
s'exprimer, on devrait se trouver en présence de l'un
des deux cas suivants : ou le refoulement est obtenu, et
alors rien ne doit apparaître de la tendance perturba-
trice ; ou bien le refoulement n'est pas obtenu, et alors
la tendance en question doit s'exprimer franchement et
complètement. Mais les actes manques résultent de com-
promis ; ils signifient que le refoulement est à moitié
manqué et à moitié réussi, que l'intention menacée, si
elle n'est pas complètement supprimée, est sufiisamment
refoulée pour ne pas pouvoir se manifester, abstraction
faite de certains cas isolés, telle quelle, sans modifications.
Nous sommes en droit de supposer que la production de
ces effets d'interférence ou de compromis exige certaines
conditions particulières, mais nous n'avons pas la
moindre idée de la nature de ces conditions. Je ne crois
pas que même une étude plus approfondie des actes
manques nous aide à découvrir ces conditions inconnues.
Pour arriver à ce résultat, il nous faudra plutôt explorer
au préalable d'autres régions obscures de la vie psy-
chique ; seules les analogies que nous y trouverons nous
donneront le courage de formuler les hypothèses suscep-
tibles de nous conduire à une explication plus complète
des actes manques. Mais il y a autre chose : alors même
qu'on travaille sur de petits indices, comme nous le
faisons ici, on s'expose à certains dangers. Il existe une
maladie psychique, appelée Paranoïa combinatoirey dans
laquelle les petits indices sont utilisés d'une façon
illimilée, et je n'affirmerais pas que toutes les conclu-
fi!» Ds qui en sont déduites soient exactes. Nous ne pou-
LES ACTES MANQUES ^0
vons nous préserver contre ces dangers qu'en donnant
à nos observations une base aussi large que possible,
que grâce à la répétition des mômes impressions, quelle
que soit la sphère de la vie psychique que nous explo-
rions.
Nous allons donc abandonner ici l'analyse des actes
manques. Je vais seulement vous recommander ceci :
gardez dans votre mémoire, à titre de modèle, la manière
dont nous avons traité ces phénomènes. D'après cette
m.anière, vous pouvez juger d'ores et déjà quelles son*
les intentions de notre psychologie. Nous ne voulons pa?
seulement décrire et classer les phénomènes , nous vou-
lons aussi les concevoir comme étant des indices d'un
jeu de forces s'accomplissant dans l'âme, comme la mani-
festation de tendances ayant un but défini et travaillant
soit dans la même direction, soit dans des directions
opposées. Nous cherchons à nous former une conception
dynamique des phénomènes psychiques. Dans notre
conception, les phénomènes perçus doivent s'effacer
devant les tendances seulement admises.
Nous n'irons pas plus avant dans l'étude des actes
manques ; mais nous pouvons encore faire dans ce domaine
une incursion au cours de laquelle nous retrouverons
des choses connues et en découvrirons quelques nou-
velles. Pour ce faire, nous nous en tiendrons à la division
en trois groupes que nous avons établie au début de nos
recherches : a) le lapsus, avec ses subdivisions en erreurs
d'écriture, de lecture, fausse audition; <5) l'oubli, avec
ses subdivisions correspondant à l'objet oublié (noms
propres, mots étrangers, projets, impressions) ; c) la
méprise, la perte, l'impossibilité de retrouver un objet
rangé. Les erreurs ne nous intéressent qu'en tant qu'elles
se rattachent à l'oubli, à la méprise, etc.
Nous avons déjà beaucoup parlé du lapsus; et, pour-
tant, nous avons encore quelque chose à ajouter à son
sujet. Au lapsus se rattachent de petits phénomènes affec-
tifs qui ne sont pas dépourvus d'intérêt. On ne reconnaît
pas volontiers qu'on a commis un lapsus ; il arrive souvent
qu'on n'entend pas son propre lapsus, alors qu'on entend
toujours celui d'autrui. Le lapsus est aussi, dans une cer-
taine mesure, contagieux ; il n'est pas facile de parler de
lapsus, sans en commettre un soi-même. Les lapsusles plus
8o LES ACTES MANQUES
insignifiants, ceux qui ne nous apprennent rien de par"-
ticulier sur des processus psychiques cachés, ont cepen-
dant des raisons qu'il n'est pas difficile de saisir. Lors-
que, par suite d'un trouble quelconque, survenu au
moment de la prononciation d'un mot donné, quelqu'un
émet brièvement une voyelle longue, il ne manque pas
d'allonger la voyelle brève qui vient immédiatement après,
commettant ainsi un nouveau lapsus destiné à compenser
le premier. Il en est de même, lorsque quelqu'un pro-
nonce improprement ou négligemment une voyelle
double ; il cherche à se corriger en prononçant la voyelle
double suivante de façon à rappeler la prononciation
exacte de la première: on dirait que la personne qui
parle tient à montrer à son auditeur qu'elle connaît sa
langue maternelle et ne se désintéresse pas de la pronon-
ciation correcte. La deuxième déformation, qu'on peut
appeler compensatrice, a précisément pour but d'attirer
l'attention de l'auditeur sur la première et de lui montrer
qu'on s'en est aperçu soi-même. Les lapsus les plus sim-
ples, les plus fréquents et les plus insignifiants consis-
tent en contractions et anticipations qui se manifestent
dans des parties peu apparentes du discours. Dans une
phrase un peu longue, par exemple, on commet le lapsus
consistant à prononcer par anticipation le dernier mot
de ce qu'on veut dire. Ceci donne l'impression d'une
certaine impatience d'en finir avec la phrase, on atteste
en général une certaine répugnance à communiquer cette
phrase ou tout simplement à parler. Nous arrivons ainsi
aux cas-limites où les différences entre la conception
psychanalytique du lapsus et sa conception physiologi-
que ordinaire s'effacent. Nous prétendons qu'il existe
dans ces cas une tendance qui trouble l'intention devant
s'exprimer dans le discours ; mais cette tendance nous
annonce seulement son existence, et non le but qu'elle
poursuit elle-même. Le trouble qu'elle provoque suit
certaines influences tonales ou affinités associatives et
peut être conçu comme servant à détourner l'attention
de ce qu'on veut dire. Mais ni ce trouble de l'attention,
ni ces affinités associatives ne suffisent à caractériser la
nature même du processus. L'un et l'autre n'en témoi-
gnent pas moins de l'existence d'une intention perturba-
trice, sans que nous puissions nous former une idée de
LES ACTES MANQUES 8i
sa nature d'après ses effets, comme nous le pouvons dans
les cas plus accentués.
Les erreurs d'écriture que j'aborde maintenant ressem-
blent tellement aux lapsus de la parole qu'elles ne peu-
vent nous fournir aucun nouveau point de vue. Essayons
tout de même de glaner un peu dans ce domaine. Les
fautes, les contractions, le tracé anticipé de mots devant
venir plus tard, et surtout de mots devant venir en der-
nier lieu, tous ces accidents attestent manifestement
qu'on n'a pas grande envie d'écrire et qu'on est impatient
d'en finir; des elfets plus prononcés des erreurs
d'écriture laissent reconnaître la nature et l'intention de
la tendance perturbatrice. On sait en général, lorsqu'on
trouve un lapsus calami dans une lettre, que la personne
qui a écrit n'était pas tout à fait dans son état normal;
mais on ne peut pas toujours établir ce qui lui est arrivé.
Les erreurs d'écriture sont aussi rarement aperçues par
leurs auteurs que les lapsus de la parole. Nous signalons
l'intéressante observation suivante : il y a des gens qui
ont l'habitude de relire, avant de les expédier, les lettres
qu'ils ont écrites. D'autres n'ont pas cette habitude, mais
lorsqu'ils le font une fois par hasard, ils ont toujours
l'occasion de trouver et de corriger une erreur frappante.
Comment expliquer ce fait? On dirait que ces gens
savaient cependant qu'ils ont commis un lapsus en écri-
vant. Devons-nous l'admettre réellement?
A l'importance pratique des lapsus calami se rattache
un intéressant problème. Vous vous rappelez sans doute
le cas de l'assassin H. . . qui, se faisant passer pour un bac-
tériologiste, savait se procurer dans les instituts scien-
tifiques des cultures de microbes pathogènes excessive-
ment dangereux et utilisait ces cultures pour supprimer
par cette méthode ultra-moderne des personnes qui lui
tenaient de près. Un jour cet homme adressa à la direc-
tion d'un de ces instituts une lettre dans laquelle il se
plaignait de l'inefficacité des cultures qui lui ont été
envoyées, mais il commit une erreur en écrivant, de sorte
qu'à la place des mots « dans mes essais sur des souris
ou des cobayes », on pouvait lire distinctement: « dans
mes essais sur des hommes ». Cette erreur frappa d'ail-
leurs les médecins de l'Institut en question qui, autant
que je sache, n'en ont tiré aucune conclusion. Croyez-
82 LES ACTES MANQUES
VOUS que les médecins n'auraient pas été bien inspirés
s'ils avaient pris cette erreur pour un aveu et provoqué
une enquête qui aurait coupé court à temps aux exploits
de cet assassin? Ne trouvez-vous pas que dans ce cas
l'ignorance de notre conception des actes manques a été
la cause d'un retard infiniment regrettable? En ce qui
me concerne, cette erreur m'aurait certainement paru
très suspecte ; mais à son utilisation à titre d'aveu s'op-
posent des obstacles très graves. La chose n'est pas
aussi simple qu'elle le paraît. Le lapsus d'écriture con-
stitue un indice incontestable, mais à lui seul il ne suffît
pas à justifier l'ouverture d'une instruction. Certes, le
lapsus d'écriture atteste que l'homme est préoccupé par
l'idée d'infecter ses semblables, mais il ne nous permet
pas de décider s'il s'agit là d'un projet malfaisant bien
arrêté ou d'une fantaisie sans aucune portée pratique.
11 est même possible que l'homme qui a commis ce lap
sus d'écriture trouve les meilleurs arguments subjectifs
pour nier cette fantaisie et pour l'écarter comme lui
étant tout à fait étrangère. Vous comprendrez mieux plus
tard les possibilités de ce genre, lorsque nous aurons à
envisager la différence qui existe entre la réalité psychi-
que et la réalité matérielle. N'empêche qu'il s'agit là d'un
cas où un acte manqué avait acquis ultérieurement une
importance insoupçonnée.
j)ans les erreurs de lecture, nous nous trouvons en
présence d'une situation psychique qui diffère nettement
de celle des lapsus de la parole et de l'écriture. L'une
des deux tendances concurrentes est ici remplacée par
une excitation sensorielle, ce qui la rend peut-être moins
résistante. Ce que nous avons à lire n'est pas une éma-
nation de notre vie psychique, comme les choses que nous
nous proposons d'écrire. C'est pourquoi les erreurs de
lecture consistent dans la plupart des cas dans une sub-
stitution complète. Le mot à lire est remplacé par un
autre, sans qu'il existe nécessairement un rapport de
contenu entre le texte et l'effet de l'erreur, la substitution
se faisant généralement en vertu d'une simple ressem-
blance entre les deux mots. L'exemple de Lichtenberg :
Agamemnon, au lieu de angenommen, — est le meilleur
de ce groupe. Si l'on veut découvrir la tendance pertur-
batrice, cause de l'erreur, on doit laisser tout à fait de
LES ACTES MANQUES 83
côté le texte mal lu et commencer l'examen analytique
en posant ces deux questions: quelle est la première
idée qui vient à l'esprit et qui se rapproche le plus de
l'erreur commise, et dans quelle situation Terreur a-t-elle
été commise? Parfois la connaissance de la situation
suffît à elle seule à expliquer l'erreur. Exemple: quel-
qu'un éprouvant un certain besoin naturel erre dans une
ville étrangère et aperçoit à la hauteur du premier étage
d'une maison une grande enseigne portant l'inscription;
« CLosEThaus (W.-C). » Il a le temps de s'étonner
que l'enseigne soit placée si haut, avant qu'il s'aperçoive
que c'est « CoRSEThaus (Maison de Corsets) » qu'il faut
lire. Dans d'autres cas, l'erreur, précisément parce qu'elle
est indépendante du contenu du texte, exige une analyse
approfondie qui ne réussit que si l'on est exercé dans la
technique psychanalytique et si l'on a confiance en elle.
Mais le plus souvent il est beaucoup plus facile d'obtenir
l'explication d'une erreur de lecture. Comme dans
l'exemple Lichtenberg (^Aga7nemnon au lieu de angenom-
meii), le mot substitué révèle sans difficulté le courant
d'idées qui constitue la source du trouble. En temps de
guerre, par exemple, il arrive souvent qu'on lise les
noms de villes, de chefs militaires et des expressions
militaires, qu'on entend de tous côtés, chaque fois qu'on
se trouve en présence de mots ayant une certaine ressem-
blance avec ces mots et expressions. Ce qui nous inté-
resse et nous préoccupe vient prendre la place de ce qui
nous est étranger et ne nous intéresse pas encore. Les
reflets de nos idées troublent nos perceptions nouvelles.
Les erreurs de lecture nous ofl'rent aussi pas mal de
cas où c'est le texte même de ce qu'on lit qui éveille la
tendance perturbatrice, laquelle le transforme alors le
plus souvent en son contraire. On se trouve en présence
d'une lecture indésirable et, grâce à l'analyse, on se rend
compte que c'est le désir intense d'éviter une certaine
lecture qui est responsable de sa déformation.
Dans les erreurs de lecture les plus fréquentes, que
nous avons mentionnées en premier lieu, les deux fac-
teurs auxquels nous avons attribué un rôle important
dans les actes manques ne jouent qu'un rôle très subor-
donné: nous voulons parler du conflit de deux tendances
et du refoulement de l'une d'elles, lequel refoulement
84 LES ACTES MANQUES
réagit précisément par l'effet de l'acte manqué. Ce n'est
pas que les erreurs de lecture présentent des caractères
en opposition avec ces facteurs, mais l'empiétement du
courant d'idées qui aboutit à l'erreur de lecture est beau-
coup plus fort que le refoulement que ce courant avait
subi précédemment. C'est dans les diverses modalités de
l'acte manqué provoqué par l'oiibli que ces deux facteurs
ressortent avec le plus de netteté.
L'oubli de projets est un phénomène dont l'interpré-
tation ne souffre aucune difficulté et, ainsi que nous
l'avons vu, n'est pas contestée même par les profanes.
La tendance qui trouble unprojet consiste toujours dans
une intention contraire, dans un non-vouloir dont il nous
reste seulement à savoir pourquoi il ne s'exprime pas
autrement et d'une manière moins dissimulée. Mais l'exis-
tence de ce contre-vouloir est incontestable. On réussit
bien quelquefois à apprendre quelque chose sur les rai-
sons qui obligent à dissimuler ce contre-vouloir: c'est
qu'en se dissimulant il atteint toujours son but qu'il réa-
lise dansl'acte manqué, alors qu'il serait sur d'être écarté
s'il se présentait comme une contradiction franche. Lors-
qu'il se produit, dans l'intervalle qui sépare la conception
d'un projet de son exécution, un changement important
de la situation psychique, changement incompatible avec
l'exécution de ce projet, Foubli de celui-ci ne peut plus
être taxé d'acte manqué. Cet oubli n'étonne plus, car on
se rend bien compte que l'exécution du projet serait
superflue dans la situation psychique nouvelle. L'oubli
d'un projet ne peut être considéré comme un acte man-
qué que dans les cas où nous ne croyons pas à un chan-
gement de cette situation.
Les cas d'oubli de projets sont en général tellement
uniformes et évidents qu'ils ne présentent aucun intérêt
pour notre recherche. Sur deux points cependant l'étude
de cet acte manqué est susceptible de nous apprendre
quelque chose de nouveau. Nous avons dit que l'oubli,
donc la non exécution d'un projet, témoigne d'un contre-
vouloir hostile à celui-ci. Ceci reste vrai, mais, d'après
nos recherches, le contre-vouloir peut être direct ou indi-
rect. Pour montrer ce que nous entendons par contre-
vouloir indirect, nous ne saurions mieux faire que de
citer un exemple ou deux. Lorsque le tuteur oublie de
LES ACTES MANQUES 85
recommander son pupille auprès d'une tierce personne,
son oubli peut tenir à ce que ne s'intéressant pas outre
mesure à son pupille il n'éprouve pas grande envie de
faire la recommandation nécessaire. C'est du moins ainsi
que le pupille interprétera l'oubli du tuteur. Mais la
situation peut être plus compliquée. La répugnaiice à
réaliser son dessein peut chez le tuteur provenir d'ail-
leurs et être tournée d'un autre côté. Le pupille peut
notamment n'être pour rien dans l'oubli, lequel serait
déterminé par des causes se rattachant à la tierce per-
sonne. Vous voyez ainsi combien peut être difRcultueuse
l'utilisation pratique de nos interprétations. Malgré la
justesse de son interprétation, le pupille court le risque
de devenir trop méfiant et injuste à l'égard de son tuteur.
Ou, encore, lorsque quelqu'un oublie un rendez-vous
qu'il avait accepté et auquel il est lui-même décidé à
assister, la raison la plus vraisemblable de l'oubli devra
être cherchée le plus souvent dans le peu de sympathie
qu'on nourrit à l'égard de la personne avec laquelle on
devait se rencontrer. Mais, dans ce cas, l'analyse pourrait
montrer que la tendance perturbatrice se rapporte, non
à la personne, mais à l'endroit où doit avoir lieu le reji-
dez-vous et qu'on voudrait éviter à cause d'un pénible
souvenir qui s'y rattache. Autre exemple : lorsqu'on oublie
d'expédier une lettre, la tendance perturbatrice peut
bien tirer son origine du contenu delà lettre; mais il se
peut aussi que ce contenu soit tout à fait anodin et que
l'oubli provienne de ce qu'il rappelle par quelque côté
le contenu d'une autre lettre, écrite jadis, et qui a fait
naître directement la tendance perturbatrice: on peut
dire alors que le contre-vouloir s'est étendu de la lettre
précédente, où il était justifié, à la lettre actuelle qui ne
le justifie en aucune façon. Vous voyez ainsi qu'on doit
procéder avec précaution et prudence, même dans les
interprétations les plus exactes en apparence ; ce qui a
la même valeur au point de vue psychologique peut se
montrer susceptible de plusieurs interprétations au point
de vue pratique.
Des phénomènes comme ceux dont je viens de vous
parler peuvent vous paraître extraordinaires. Vous pour-
riez vous demander si le contre-vouloir « indirect » n'im-
prime pas au processus un caractère pathologique. Mais
Sb LES ACTES MANQUES
je puis vous assurer que ce processus est également tout
à fait compatible avec l'état normal, avec l'état de santé»
Comprenez-moi bien toutefois. Je ne suis nullement
porté à admettre l'incertitude de nos interprétations ana-
lytiques. La possibilité de multiples interprétations de
l'oubli de projets subsiste seulement, tant que nous
n'avons pas entrepris l'analyse du cas et tant que nos
interprétations n'ont pour base que nos suppositions
d'ordre général. Toutes les fois que nous nous livrons à
l'analyse de la personne intéressée, nous apprenons avec
une certitude suffisante s'il s'agit d'un contre-vouloir
direct et quelle en est la source.
Un autre point est le suivant : ayant constaté que dans
un grand nombre de cas l'oubli d'un projet se ramène
à un contre-vouloir, nous nous sentons encouragés à
étendre la même conclusion à une autre série de cas où
la personne analysée, ne se contentant pas de ne pas
confirmer le contre-vouloir que nous avons dégagé, le nie
tout simplement. Songez aux nombreux cas où l'on
oublie de rendre les livres qu'on avait empruntés, d'ac-
quitter des factures ou de payer des dettes. Nous devons
avoir l'audace d'afFirmer à la personne intéressée qu'elle
a l'intention de garder les livres, de ne pas payer les
dettes, alors même que cette personne niera l'intention
que nous lui prêterons, sans être à même de nous expli-
quer son attitude par d'autres raisons. Nous lui dirons
qu'elle a cette intention, mais qu'elle ne s'en rend pas
compte ; mais que, quant à nous, il nous suffit qu'elle se
trahisse par l'effet de l'oubli. L'autre nous répondra que
c'est précisément pourquoi il ne s'en souvient pas. Vous
voyez ainsi que nous aboutissons à une situation dans
laquelle nous nous sommes déjà trouvés une fois. En
voulant donner tout leur développement logique à nos
interprétations aussi variées que justifiées des actes man-
ques, nous sommes immanquablement amenés à admettre
qu'il existe chez l'homme des tendances susceptibles
d'agir sans qu'il le sache. Mais en formulant cette pro-
position, nous nous mettons en opposition avec toutes les
conceptions en vigueur dans la vie et dans la psychologie.
L'oubli de noms propres, de noms et de mots étrangers
se laisse de môme expliquer par une intention contraire
se rattachant directement ou indirectement au nom ou
LES ACTES MANQUES 87
au mot en question. Je vous ai déjà cité antérieurement
plusieurs exemples de répugnance directe à l'égard de
noms et de mots. Mais dans ce genre d'oublis la déter-
mination indirecte est la plus fréquente et ne peut le plus
souvent être établie qu'à la suite d'une minutieuse ana-
lyse. C'est ainsi que la dernière guerre, au cours de
laquelle nous nous sommes vus obligés de renoncer à
tant de nos affections de jadis, a créé les associations
les plus bizarres qui ont eu pour effet d'affaiblir notre
mémoire de noms propres. 11 m'est arrivé récemment de
ne pas pouvoir reproduire le nom de l'inoffensive ville
morave Bisenz, et l'analyse a montré qu'il ne s'agissait
pas du tout d'une hostilité de ma part à l'égard de cette
ville, mais que l'oubli tenait plutôt à la ressemblance qui
existe entre son nom et celui du ^dX^às Bisensi, àOrvietp,
dans lequel j'ai fait autrefois plusieurs séjours agréables.
Ici nous nous trouvons pour la première fois en présence
d'un principe qui, au point de vue de la motivation de
la tendance favorisant l'oubli de noms, se révélera plus
tard comme jouant un rôle prépondérant dans la détermi-
nation de symptômes névrotiques : il s'agit notamment du
refus de la mémoire d'évoquer des souvenirs associés à
des sensations pénibles des souvenirs dont l'évocation
serait de nature à reproduire ces sensations. Dans cette
tendance à éviter le déplaisir que peuvent causer les
souvenirs ou d'autres actes psychiques, dans cette fuite
psychique devant tout ce qui est pénible, nous devons
voir l'ultime raison eflicace, non seulement de l'oubli de
noms, mais aussi de beaucoup d'autres actes manques,
tels que négligences, erreurs, etc.
Mais il semble que l'oubli de noms soit particulière-
ment facilité par des facteurs psycho-physiologiques ;
aussi peut-on l'observer, même dans des cas où n'inter-
vient aucun élément en rapport avec une sensation
de déplaisir. Lorsque vous vous trouvez en présence
de quelqu'un ayant tendance à oublier des noms, la
recherche analytique vous permettra toujours de con-
stater que, si certains noms lui échappent, ce n'est pas
parce qu'ils lui déplaisent ou lui rappellent des sou-
venirs désagréables, mais parce qu'ils appartiennent chez
lui à d'autres cycles d'associations avec lesquels ils se
trouvent en rapports plus étroits. On dirait que ces noms
88 LES ACTES MANQUES
sont attachés à ces cycles et sont refusés à d'autres asso-
ciations qui peuvent se former selon les circonstances.
Rappelez-vous les artifices de la mnémotechnique et
vous constaterez non sans un certain étonnement que
des noms sont oubliés par suite des associations mêmes
qu'on établitintentionnellement pour les préserver contre
l'oubli. Nous en avons un exemple des plus typiques
dans les noms propres de personnes qui, cela va sans
dire, doivent avoir, pour des hommes différents, une
valeur psychique difïérente. Prenez, par exemple, le pré-
nom Théodore. 11 ne signifie rien pour certains d'entre
vous ; pour un autre, c'est le prénom du père, d'un frère,
d'un ami, ou même le sien. L'expérience analytique vous
montrera que les premiers ne courent pas le risque d'ou-
blier qu'une certaine personne étrangère porte ce nom,
tandis que les autres auront toujours une tendance à
refuser à un étranger un nom qui leur semble réservé à
leurs relations intimes. Et, maintenant, qu'à cet obstacle
associatif viennent s'ajouter l'action du principe de
déplaisir et celle d'un mécanisme indirect : alors seule-
ment vous pourrez vous faire une idée adéquate du degré
de complication qui caractérise la détermination de l'ou-
bli momentané d'un nom. Mais une analyse serrée est
capable de débrouiller tous les fils de cet écheveau com-
pliqué. — f
L'oubli d'impressions et d'événements vécus fait res-
sortir, avec plus de netteté et d'une façon plus exclusive
que dans les cas d'oubli de noms, l'action de la tendance
qui cherche à éloigner du souvenir tout ce qui est désa-
gréable. Cet oubli ne peut être considéré comme un acte
manqué que dans la mesure où, envisagé à la lumière de
notre expérience de tous les jours, il nous apparaît sur-
prenant et injustifié, c'est-à-dire lorsque l'oubli porte,
par exemple, sur des impressions trop récentes ou trop
importantes ou sur des impressions dont l'absence forme
une lacune dans un ensemble dont on garde un souvenir
parfait. Pourquoi et comment pouvons-nous oublier en
général et, entre autres, des événements qui, tels ceux
de nos premières années d'enfance, nous ont certaine-
ment laissé une impression des plus profondes? C'est là
un problème d'un ordre tout à fait différent, dans la solu-
tion duquel nous pouvons bien assigner un certain rôle
LES ACTES MANQUES Bg
à la défense contre les sensations de peine, tout en préve-
nant que ce facteur est loin d'expliquer le phénomène
dans sa totalité. C'est un fait incontestable que des im-
pressions désagréables sont oubliées facilement. De nom-
breux psychologues se sont aperçus de ce fait qui fit sur
le grand Darwin une impression tellement profonde qu'il
s'est imposé la « règle d'or » de noter avec un soin par-
ticulier les observations qui semblaient défavorables à sa
théorie et qui, ainsi qu'il a eu l'occasion de le constater,
ne voulaient pas se fixer dans sa mémoire.
Ceux qui entendent parler pour la première fois de
l'oubli comme moyen de défense contre les souvenirs
pénibles manquent rarement de formuler cette objection
que, d'après leur propre expérience, ce sont plutôt les
souvenirs pénibles qui s'effacent difficilement, qui revien-
nent sans cesse, quoi qu'on fasse pour les étouffer, et
vous torturent sans répit, comme c'est le cas, par exem-
ple, des souvenirs d'offenses et d'humiliations. Le fait est
exact, mais l'objection ne porte pas. Il importe de com-
mencer à compter à temps avec le fait que la vie psychi-
que est un champ de bataille et une arène où luttent des
tendances opposées ou, pour parler un langage moins
dynamique, qu'elle se compose de contradictions et de
couples antinomiques. En prouvant l'existence d'une ten-
dance déterminée, nous ne prouvons pas par là-même
l'absence d'une autre tendance, agissant en sens con-
traire. 11 y a place pour l'une et pour l'autre. Il s'agit seu-
lement de connaître les rapports qui s'établissent entre
les oppositions, les actions qui émanent de l'une et de
l'autre .
La perte et l'impossibilité de retrouver des rbjets
rangés nous intéressent tout particulièrement, à cause
de la multiplicité d'interprétations dont ces deux actes
manques sont susceptibles et de la variété des tendances
auxquelles ils obéissent. Ce qui est commun cà tous les
cas, c'est la volonté de perdre ; ce qui diffère d'un cas
à l'autre, c'est la raison et c'est le but de la perte. On
perd un objet lorsqu'il est usé, lorsqu'on a l'intention
de le remplacer par un meilleur, lorsqu'il a cessé de
plaire, lorsqu'on le tient d'une personne avec laquelle on
a cessé d'être en bons termes ou lorsqu'il a été acquis
dans des circonstances auxquelles on ne veut plus penser.
90 LES ACTES MANQUES
Les faits de laisser tomber, de détériorer, de casser un
objet peuvent servir aux mêmes fins. L'expérience a été
faite dans la vie sociale que des enfants imposés et nés
hors mariage sont beaucoup plus fragiles que les enfants
reconnus comme légitimes. Ce résultat n'est pas le fait
de la grossière technique de faiseuses d'anges ; il s'expli-
que par une certaine négligence dans les soins donnés
aux premiers. 11 se pourrait que la conservation des objets
tombât sous la même explication que la conservation
des enfants.
Mais dans d'autres cas on perd des objets qui n'ont
rien perdu de leur valeur, avec la seule intention de sacri-
fier quelque chose au sort et de s'épargner ainsi une
autre perte qu'on redoute. L'analyse montre que cette
manière de conjurer le sort est assez répandue chez nous
et que pour cette raison nos pertes sont souvent un sacri-
fice volontaire. La perte peut également être l'expression
d'un défi ou d'une pénitence. Bref, les motivations plus
éloignées de la tendance à se débarrasser d'un objet par
la perte sont innombrables.
Comme les autres erreurs, la méprise est souvent uti-
lisée à réaliser des désirs qu'on devrait se refuser. L'in-
tention revêt alors le masque d'un heureux hasard. Un
de nos amis, par exemple, qui prend le train pour aller
faire, dans les environs de la ville, une visite à laquelle
il ne tenait pas beaucoup, se trompe de train à la gare
de correspondance et reprend celui qui retourne à la
ville. Ou, encore, il arrive que, désirant, au cours d'un
voyage, faire dans une station intermédiaire une halte
incompatible avec certaines obligations, on manque
comme par hasard une correspondance, ce qui permet en
fin de compte de s'offrir l'arrêt voulu. Je puis encore
vous citer le cas d'un de mes malades auquel j'avais
défendu d'appeler sa maîtresse au téléphone, mais qui,
toutes les fois qu'il voulait me téléphoner, appelait « par
erreur », « mentalement », un faux numéro qui était pré-
cisément celui de sa maîtresse. Voici enfin l'observation
concernant une méprise que nous rapporte un ingénieur:
observation élégante et d'une importance pratique consi-
dérable, en ce qu'elle nous fait toucher du doigt les préli-
minaires des dommages causés à un cbjet :
« Depuis quelque temps, j'étais occupé, avec plusieurs
LKS ACTES MANQUES 9I
de mes collègues de l'Ecole supérieure, aune série d'ex-
périences très compliquées sur l'élasticité : travail dont
nous nous étions chargés bénévolement, mais qui com-
mençait à nous prendre un temps exagéré. Un jour où
je me rendais au laboratoire avec mon collègue F...,
celui-ci me dit qu'il était désolé d'avoir à perdre tant de
temps aujourd'hui, attendu qu'il avait beaucoup à faire
chez lui. Je ne pus que l'approuver et j'ajoutai en plai-
santant et en faisant allusion à un incident qui avait eu
lieu la semaine précédente : « Espérons que la machine
restera aujourd'hui en panne comme l'autre fois, ce qui
nous permettra d'arrêter le travail et de partir de bonne
heure I »
« Lors de la distribution du travail, mon collègue F... se
trouva chargé de régler la soupape de la presse, c'est-à-
dire de laisser pénétrer lentement le liquide de pression
de l'accumulateur dans le cylindre de la presse hydrau-
lique, en ouvrant avec précaution la soupape ; celui qui
dirige l'expérience se tient près du manomètre et doit,
lorsque la pression voulue est atteinte, s'écrier à haute
voix : « halte I » Ayant entendu cet appel, F. . . saisit la sou-
pape et la tourne de toutes ses forces... à gauche (toutes
les soupapes sans exception se ferment par rotation à
droite 1) 11 en résulte que toute la pression de l'accumu-
lateur s'exerce dans la presse, ce qui dépasse la résis-
tance de la canalisation et a pour effet la rupture d'une
soudure de tuyaux: accident sans gravité, mais qui nous
oblige d'interrompre le travail et de rentrer chez nous.
Ce qui est curieux, c'est que mon ami F..., auquel j'ai eu
l'occasion, quelque temps après, de parler de cet accident,
prétendait ne pas s'en souvenir, alors que j'en ai gardé,
en ce qui me concerne, un souvenir certain. »
Des cas comme celui-ci sont de nature à vous suggérer
le soupçon que si les mains de vos serviteurs se trans-
forment si souvent en ennemies des objets que vous
possédez dans votre maison, cela peut ne pas être dû à
un inoffensif hasard. Mais vous pouvez également vous
demander si c'est toujours par hasard qu'on se fait du
mal à soi-même et qu'on met en danger sa propre inté-
grité. Soupçon et question que l'analyse des observations
dont vous pourrez disposer éventuellement vous per-
mettra de vérifier et de résoudre.
ga LES ACTES MANQUES
Je suis loin d'avoir épuisé tout ce qui peut être dit au
sujet des actes manques. Il reste encore beaucoup de
points à examiner et à discuter. Mais je serais très satis-
fait si je savais que j'ai réussi, par le peu que je vous ai
dit, à ébranler vos anciennes idées sur le sujet qui nous
occupe et à vous rendre prêts à en accepter de nouvelles.
Pour le reste, je n'éprouve aucun scrupule à laisser les
choses au point où je les ai amenées, sans pousser plus
loin. Nos principes ne tirent pas toute leur démonstration
des seuls actes manques, et rien ne nous oblige à borner
nos recherches, en les faisant porter uniquement sur les
matériaux que ces actes nous fournissent. Pour nous, la
grande valeur des actes manques consiste dans leur fré-
quence, dans le fait que chacun peut les observer facile-
ment sur soi-même et que leur production n'a pas pour
condition nécessaire un état morbide quelconque. En
terminant, je voudrais seulement vous rappeler une de
vos questions que j'ai jusqu'à présent laissée sans
réponse : puisque, d'après les nombreux exemples que
nous connaissons, les hommes sont souvent si proches
de la compréhension des actes manques et se comportent
souvent comme s'ils en saisissaient le sens, comment se
fait-il que, d'une façon générale, ces mêmes phénomènes
leur apparaissent souvent comme accidentels, comme
dépourvus de sens et d'importance et qu'ils se montrent
si réfractaires à leur explication psychanalytique ?
Vous avez raison: il s'agit là d'un fait étonnant et qui
demande une explication. Mais au lieu de vous donner
cette explication toute faite, je préfère, par des enchaîne-
ments successifs, vous rendre à même de la trouver, sans
que j'aie besoin de venir à votre secours.
DEUXIÈME PARTIE
V-XV LE IIÊVE
1' 1 LUD.
CHAPITRE V
DIFFICULTÉS ET PREMIÈRES APPROCHES
On découvrit un jour que les symptômes morbides de
certains nerveux ont un sens \ Ce fut là le point de dé-
part du traitement psychanalytique. Au cours de ce trv-
tement, on constata que les malades alléguaient des rêves
e.n guise de symptômes. On supposa alors que ces rêves
devaient également avoir un sens.
Au lieu cependant de suivre l'ordre historique, nous
allons commencer notre exposé par le bout opposé. Nous
allons, à titre de préparation à l'étude des névroses,
<iémontrer le sens des rêves. Ce renversement de l'ordre
il'expositiGn est justifié par le fait que non seulement
l'étude des rêves constitue la meilleure préparation à
celle des névroses, mais que le rêve lui-même est un
symptôme névrotique, et un symptôme qui présente pour
nous l'avantage inappréciable de pouvoir être observé
chez tous les gens, même chez les bien portants. Et
alors même que tous les hommes seraient bien portants
et se contenteraient de faire des rêves, nous pourrions,
par l'examen de ceux-ci, arriver aux mêmes constatations
que celles que nous obtenons par l'analyse des névroses.
C'est ainsi que le rêve devient un objet de recherche
psychanalytique. Phénomène ordinaire, phénomène au-
quel on attache peu d'importance, dépourvu en appa-
rence de toute valeur pratique, comme les actes manques
avec lesquels il a ce trait commun qu'il se produit chez
les gens bien portants, le rêve s'offre à nos investiga-
tions dans des conditions plutôt défavorables. Les actes
manques étaient seulement négligés par la science et on
s'en était peu soucié ; mais, à tout prendre, il n'y avait
I. Joseph Breuer, en 1880-1882. Voira ce sujet les c(Mift'r«nce3 que j'ai
fartes en Amérique en 1909 (Cinq conférences sur la Psychanalyse, trad,
ft'an^. par Yves Le Lay. Payot, Paris, igai).
90 LE RÊVE
aucune honte à s'en occuper, et Ton se disait que, s'il y a
des choses plus importantes, il se peut que les actes man-
ques nous fournissent également des données intéres-
santes. Mais se livrer à des recherches sur les rêves était
considéré comme une occupation non seulement sans
valeur pratique et superflue, mais encore comme un
passe-temps honteux : on y voyait une occupation anti-
scientifique et dénotant chez celui qui s'y livre un pen-
chant pour le mysticisme. Qu'un médecin se consacre à
l'étude du rêve, alors que la neuropathologie et la psy-
chiatrie offrent tant de phénomènes infiniment plus sé-
rieux : tumeuts, parfois du volume d'une pomme, qui
compriment l'organe de la vie psychique, hémorragies,
inflammations chroniques au cours desquelles on peut
démontrer sous le microscope les altérations des tissus!
NonI Le rêve est un objet trop insignifiant et qui ne mé-
rite pas les honneurs d'une investigation 1
Il s'agit en outre d'un objet dont le caractère est en
opposition avec toutes les exigences de la science exacte,
d'un objet sur lequer l'investigateur ne possède aucune
certitude. Une idée fixe, par exemple, se présente avec
des contours nets et bien délimités. <( Je suis l'empereur
de Chine », proclame à haute voix le malade. Mais le
rêve ? Le plus souvent, il ne se laisse même pas raconter.
Lorsque quelqu'un expose son rêve, qu'est-ce qui nous
garantit l'exactitude de son récit, qu'est-ce qui nous
prouve qu'il ne déforme pas son rêve pendant qu'il le
raconte, qu'il n'y ajoute pas de détails imaginaires, du
fait dé l'inc-ertitude de son souvenir? Sans parler que la
plupart des rêves échappent au souvenir, qu'il n'en reste
dans la mémoire que des fragments insignifiants. Et c'est
sur l'interprétation de ces matériaux qu'on veut fonder
une psychologie scientifique ou une méthode de traite-
ment de malades ?
Un certain excès dans un jugement doit toujours nous
mettre en méfiance. Il est évident que les objections con-
tre le rêve, en tant qu'objet de recherches, vont trop
loin. Les rêves, dit-on, ont une importance insignifiante?
Nous avons déjà eu à répondre à une objection du même
genre à propos des actes manques. Nous nous sommes
dit alors que de grandes choses peuvent se manifester
par de petits signes. Quant à l'indétermination des
DIFFICULTÉS ET PREMIERES APPROCHES 97
rêves, elle constitue précisément un caractère comme
un autre ; nous ne pouvons prescrire aux choses le carac-
tère qu'elles doivent présenter. 11 y a d'ailleurs aussi des
rêves clairs et définis. Et, d'autre partv la recherche psy-
chiatrique porte souvent sur des objets qui souffrent de
la même indétermination, comme c'est le cas de beau-
coup de représentations obsédantes dont s'occupent
cependant des psychiatres respectables et éminents. Je
me rappelle le dernier cas qui s'est présenté dans ma
pratique médicale. La malade commença par me décla-
rer : « J'éprouve un sentiment comme si j'avais fait ou
voulu faire du tort à un être vivant... A un enfant ? Mais
non, plutôt à un chien. J'ai l'impression de l'avoir jeté
d'un pont ou de lui avoir fait du mal autrement. » Nou^
pouvons remédier au préjudice résultant de l'incertitude
des souvenirs qui se rapportent à un rêve, en postulant
que ne doit être considéré comme étant le rêve que ce
que le rêveur raconte et qu'on doit faire abstraction de
tout ce qu'il a pu oublier ou déformer dans ses souve-
nirs. Enfin, il n'est pas permis de dire d'une façon géné-
rale que le rêve est un phénomène sans importance. Cha-
cun sait par sa propre expérience que la disposition psy-
chique dans laquelle on se réveille à la suite d'un rêve
peut se maintenir pendant une journée entière. Les mé-
decins connaissent des cas où une maladie psychique a
débuté par un rêve et où le malade a gardé une idée
fixe ayant sa source dans ce rêve. On raconte que des
personnages historiques ont puisé dans des rêves la
force d'accomplir certaines grandes actions. On peut
donc se demander d'où vient le mépris que les milieux
scientifiques professent à l'égard du rêve.
Je vois dans ce mépris une réaction contre l'importance
exagérée qui lui avait été attribuée jadis. On sait que la
reconstitution du passé n'est pas chose facile, mais nous
pouvons admettre sans hésitation que nos ancêtres d'il
y a trois mille ans et davantage ont rêvé de la même
manière que nous. Autant que nous le sachions, tous les
peuples anciens ont attaché aux rêves une grande valeur
et les ont considérés comme pratiquement utilisables.
Ils y ont puisé des indications relatives à l'avenir, ils y
ont cherché des présages. Chez les Grecs et les peu-
ples orientaux, une campagne militaire sans interprètes
98 LE RÊVK
de songes était réputée aussi impossible que de nosjoirrft
une campagne sans les moyens de reconnaissance ibur-
nispar l'aviation. Lorsque Alexandre le Grand eut entre-
pris son expédition de conquête, il avait dans sa suite
les interprètes de songes les plus réputés. La ville de
Tyr, qui était encore située à cette époque sur une île,
opposait au roi une résistance telle quHl était décidé à
en lever le siège, lorsqu'il vit une nuit un satyre se livrant
à une danse triomphale. Ayant fait part de son rêve à
son devin, il reçut l'assurance qu'il fallait voir là l'an-
nonce d'une victoire sur la ville. Il ordonna en consé-
quence l'assaut, et la ville fut prise. Les Etrusques et
les Romains se servaient d'autres moyens de deviner
l'avenir, mais l'interprétation des songes a été cultivée
et avait joui d'une grande faveur pendant toute l'époque
gréco-romaine. De la littérature qui s'y rapporte, il ne
.nous reste que l'ouvrage capital d'Artémidore d'Ephèse,
qui daterait de l'époque de l'empereur Adrien. Comment
se fait- il que l'art d'interpréter les songes tombât en déca-
dence et le rêve lui-même en discrédit? C'est ce que je
ne saurais vous dire. On ne peut voir dans cette déca-
dence et dans ce discrédit l'effet de l'instruction, car le
sombre moyen âge avait fidèlement conservé des choses
beaucoup plus absurdes que l'ancienne interprétation
des songes. Mais le fait est que l'intérêt pour les rêves
dégénéra peu à peu en superstition et trouva son dernier
refuge auprès de gens incultes. Le dernier abus de l'in-
terprétation, qui s'est maintenu j\isqu'à nos jours, con-
siste à apprendre par les rêves les numéros qui sortiront
au tirage de la petite loterie. En revanche, la science
exacte de nos jours s'est occupée des rêves à de nom-
breuses reprises, mais toujours avec l'intention de leur
appliquer ses théories psychologiques. Les médecins
voyaient naturellement dans le rêve, non un acte psy-
chique, mais une manifestation psychique d'excitations
somatiques. Binz déclare en 1879 que le rêve est un
« processus corporel, toujours inutile, souvent même
morbide et qui est à l'âme universelle et à rimmortalité
ce qu'un terrain sablonneux, recouvert de mauvaises
herbes et situé dans quelque bas-fond, esta l'éther bleu
qui le domine de si haut ». Maiiry compare le rêve aux
contractions désordonnées de la danse Saint-Guy, en
DIFFICULTÉS ET PREMIÈRES APPROCHES 99
opposition avec les mouvements coordonnés de l'homme
normal ; et une vieille comparaison assimile les rêves
aux sons que a produit un homme inexpert en musique,
en faisant courir ses dix doigts sur les touches de l'ins-
trument 0.
Interpréter signifie trouver un sens caché ; de cela, il
ne peut naturellement pas être question, lorsqu'on dépré-
cie à ce point la valeur du rêve. Lisez la description du
rêve chez Wundt, chez Jodl et autres philosophes moder-
nes : tous se contentent d'énumérer les points sur les-
quels le rêve s'écarte de la pensée éveillée, de faire res-
sortir la décomposition des associations, la suppression
du sens critique, l'élimination de toute connaissance et
tous les autres signes tendant à montrer le peu de valeur
qu'on doit attacher aux rêves. La seule contribution pré-
cieuse à la connaissance du rêve, dont nous soyons rede-
vables à la science exacte, se rapporte à l'inHuence
qu'exercent sur le contenu des rêves les excitations cor-
porelles se produisant pendant le sommeil. Un auteur
norvégien récemment décédé, J. Mourly-Vold, nous a
laissé deux gros volumes de recherches expérimentales
sur le sommeil (traduits en allemand en 1910 et 191 2),
ayant trait à peu près uniquement aux eflets produits par
les déplacements des membres. On vante ces recherches
comme des modèles de recherches exactes sur le som.-
meil. Mais que dirait la science exacte, si elle apprenait
que nous voulons essayer de découvrir le sens des rêves ?
Peut-être s'est- elle déjà prononcée à ce sujet, mais nous
ne nous laisserons pas rebuter par son jugement. Puisque
les actes manques peuvent avoir un sens, rien ne s'op-
pose à ce qu'il en soit de même des rêves, et dans beau-
coup de cas ceux-ci ont efl'ectivèment un sens qui a
échappé à la recherche exacte. Faisons donc nôtre le pré-
fugé des anciens et du peuple et engageons-nous sur les
traces des interprètes des songes de jadis.
Mais nous devons tout d'abord nous orienter dans
notre tâche, passer en revue le domaine du rêve. Qu'est-
ce donc qu'un rêve? Il est difficile d'y répondre par une
définition. Aussi ne tenterons-nous pas une définition là
où il suffit d'indiquer une matière que tout le monde
connaît. Mais nous devrions faire ressortir les caractères
essentiels du rêve. Où les trouver? U y a tant de dilïe-
îOO LE REVE
rences, et de toutes sortes, à lintérienr du cadre qui
délimite notre domaine 1 Les caractères essentiels seront
ceux que nous pourrons indiquer comme étant com-
muns à tous les rêves.
Or, le premier des caractères communs à tousles rêves
est que nous dormons lorsque nous rêvons. Il est évi-
dent que les rêves représentent une manifestation de la
vie psychique pendant le sommeil et que si cette vie offre
certaines ressemblances avec celle de l'état de veille,
elle en est aussi séparée par des différences considéra-
bles. Telle était déjà la définition d'Aristote. Il est pos-
sible qu'il existe entre le rêve et le sommeil des rapports
encore plus étroits. On est souvent réveillé par un rêve,
on fait souvent un rêve lorsqu'on se réveille spontané-
ment ou lorsqu'on est tiré du sommeil violemment. Le
rêve apparaît ainsi comme un état intermédiaire entre le
sommeil et la veille. Nous voilà en conséquence ramenés
au sommeil. Qu'est-ce que le sommeil?
Ceci est un problème physiologique ou biologique,
encore très discuté et discutable. Nous ne pouvons rien
décider à son sujet, mais j'estime que nous devons es-
sayer de caractériser le sommeil au point de vue psycho-
logique. Le sommeil est un état dans lequel le dormeur
ne veut rien savoir du monde extérieur, dans lequel son
intérêt se trouve tout à fait détaché de ce monde. C'est
en me retirant du monde extérieur et en me prémunis-
sant contre les excitations qui en viennent, que je me
plonge dans le sommeil. Je m'endors encore lorsque je
suis fatigué par ce monde et ses excitations. En m'endor-
mant, je dis au monde extérieur : laisse-moi en repos,
car je veux dormir. L'enfant dit, au contraire : je ne veux
pas encore m'endormir, je ne suis pas fatigué, je veux en-
core veiller. La tendance lîiologique du repos semble donc
consister dans le délassement ; son caractère psycholo-
gique, dans l'extinction de l'intérêt pour le monde exté-
rieur. Par rapport à ce monde dans lequel nous sommes
venus sans le vouloir, nous nous trouvons dans une
situation telle que nous ne pouvons pas le supporter
d'une façon ininterrompue. Aussi nous replongeons-nous
de temps à autre dans 1 état où nous nous trouvions avant
de venir au monde, lors de notre existence intra-utérine.
Nous nous créons du moins des conditions tout à fait
DIFFICULTÉS P:T PIlEMiÈRES APPROCHES lOi
analogues à celles de cette existence : chaleur, obscu-
rité, absence d'excitations. Certains d'entre nous se rou-
lent en outre en paquet serré et donnent à leur corps,
pendant le sommeil, une attitude analogue à celle qu'il
vivait dans les flancs de la mère. On dirait que même à
l'état adulte nous n'appartenons au monde que pour les
deux tiers de notre individualité et que pour un tiers nous
ne sommes pas encore nés. Chaque réveil matinal est
pour nous, dans ces conditions, comme une nouvelle
naissance. Ne disons-nous pas de l'état dans lequel nous
nous trouvons en sortant du sommeil : nous sommes
comme des nouveau-nés? Ce disant, nous nous fai-
sons sans doute une idée très fausse de la sensation
générale du nouveau-né. Il est plutôt à supposer que
celui-ci se sent très mal à son aise. Nous disons égale-
ment de la naissance : apercevoir la lumière du jour.
Si le sommeil est ce que nous venons de dire, le rêve,
loin de devoir en faire partie, apparaît plutôt comme un
accessoire malencontreux. Nous croyons que le sommeil
sans rêves est le meilleur, le seul vrai ; qu'aucune acti-
vité psychique ne devrait avoir lieu pendant le sommeil.
Si une activité psychique se produit, c'est que nous
n'avons pas réussi à réaliser l'état de repos fœtal, à sup-
primer jusqu'aux derniers restes de toute activité psy-
chique. Les rêves ne seraient autre chose que ces restes,
et il semblerait en effet que le rêve ne doit avoir aucun
sens. Il en était autrement des actes manques qui sont
des activités de l'état de veille. Mais quand je dors, après
avoir réussi à arrêter mon activité psychique, à quelques
restes près, il n'est pas du tout nécessaire que ces restes
aient un sens. Ce sens, je ne saurais même pas l'utiliser,
la plus grande partie de ma vie psychique étant endor-
mie. Il ne pourrait en effet s'agir que de réactions sous
forme de contractions, que de phénomènes psychiques
provoqués directement par une excitation somatique.
Les rêves ne seraient ainsi que des restes de l'activité
psychique de l'état de veille, restes susceptibles seule-
ment de troubler le sommeil; et nous n'aurions plus qu'à
abandonner ce sujet comme ne rentrant pas dans le cadre
de la psychanalyse.
Mais à supposer même que le rêve soit inutile, il n'en
existe pas moins, et nous pourrions essayer de nous
I02 LE RÊVE
expliquer cette existence. Pourquoi la vie psychique ne
s'endort-elle pas ? Sans doute, parce que quelque chose
s'oppose à son repos. Des excitations agissent sur eile,
auxquelles elle doit réagir. Le rêve exprimerait donc le
mode de réaction de l'âme, pendant l'état de sommeil, aux
excitations qu'elle suhit. Nous apercevons ici une voie
d'accès à la compréhensio"Yi du rêve. Nous pouvons re-
chercher quelles sont, dans les différents rêves, les exci-
tations qui tendent à troubler le sommeil et auxquelles
le dormeur réagit par des rêves. Nous aurons ainsi dégagé
le premier caractère commun à tous les rêves.
Existe-t-il un autre caractère commun? Certainement,,
mais il est beaucoup plus difficile à saisir et à décrire.
Les processus psychologiques du sommeil diffèrent tout
à fait de ceux de l'état de veille. On assiste dans le som-
meil à beaucoup d'événements auxquels on croit, alors
qu'il ne s'agit peut-être que d'une excitation qui nous
trouble. On voit surtout des images visuelles qui peuvent
parfois être accompagnées de sentiments, d'idées, d'im-
pressions fournis par des sens autres que la vue, mais
toujours et partout ce sont les images qui dominent.
Aussi la difficulté de raconter un rêve vient-elle en par-
tie de ce que nous avons à traduire des images en pa^i'o-
les. Je pourrais vous dessiner mon rêve, dit souvent le
rêveur, mais je ne saurais le raconter. 11 ne s'agit pas là,
à proprement parler, d'une activité psychique réduite»
comme l'est celle du faible d'esprit à côté de celle de
l'homme de génie : il s'agit de quelque chose de quali-
tativement différent, sans qu'on puisse dire en <\\\o\ la
différence consiste. G. -Th. Fechner formule quelque
part cette supposition que la scène sur laquelle se dérou-
lent les rêves (dans l'âme) n'est pas celle des représen-
tations de la vie éveillée. C'est une chose que nous ne
comprenons pas, dont nous ne savons que penser ; mais
cela exprime bien cette impression d/étrangeté que nous
laissent la plupart des rêves. La comparaison de l'activité
qui se manifeste dans les rêves, avec les effets obtenus
par une main inexperte en musique, ne nous est plus ici
d'aucun secours, parce que le clavier touché par cette
main rend toujours les mêmes sons, qui n'ont pas besoin
d'être mélodieux, toutes les fois que le hasard fera pro-
mener la main sur ses touches. Ayons bien présent à
DiFFiCULTÉS ET PREMIÈRES APPROCHES io3
l'esprit le deuxième caractère commun des rêves, tout
incompris qu'il soit.
Y a-t-il encore d'autres caractères communs ? Je n'en
trouve plus et ne vois en général que des différences sur
tous les points : aussi bien en ce qui concerne la durée
apparente que la netteté, le rôle joué par les émotions,
la persistance, etc. Tout se passe, à notre avis, autre-
ment que s'il ne s'agissait que d'une défense forcée,
momentanée, spasmodique contre une excitation. En ce
qui concerne, pour ainsi dire, leurs dimensions, il y a
des rêves très courts qui se composent d'une image ou
de quelques rares images et ne contiennent qu'une idée,
qu'un mot , il en est d'autres dont le contenu est très
riche, qui se déroulent comme de véritables romans et
semblent durer très longtemps. Il y a des rêves aussi
nets que les événements de la vie réelle, tellement nets
que, même réveillés, nous avons besoin d'un certain
temps pour nous rendre compte qu'il ne s'agit que d'un
rêve ; il en est d'autres qui sont déS'Sspérément faibles,
effacés, flous, et même, dans un seul et même rêve, on
trouve parfois des parties d'une grande netteté, à cote
d'autres qui sont insaisissablement vagues. Il y a des
rêves pleins de sens ou tout au moins cohérents, voire
spirituels, d'une beauté fantastique ; d'autres sont em-
brouillés, stupides, absurdes, voire extravagants. Cer-
tains rêves nous laissent tout à fait froids, tandis que dans
d'autres toutes nos émotions sont éveillées, et nous éprou-
vons de la douleur jusqu'à'en pleurer, de l'angoisse qui
nous réveille, de l'étonnement, du ravissement, etc. La
plupart des rêves sont vite oubliés après le réveil ou, s'ils
se maintiennent pendant la journée, ils pâlissent de plus
en plus et présentent vers le soir de grandes lacunes ;
certains rêves, au contraire, ceux des enfants, par
exemple, se conservent tellement bien qu'on les retrouve
parfois dans ées souvenirs, au bout de 3o ans, comme une
impression toute récente. Certains rêves peuvent, comme
l'individu humain, ne se produire qu'une fois ; d'autres se
reproduisent plusieurs fois chez la môme personne, soit
tels quels, soit avec de légères variations. Bref, cette insi-
gnifiante activité psychique nocturne dispose d'un réper-
toire colossal, est capable de recréer tout ce que l'âme crée
pendant son activité diurne, mais elle n'est jamais la même
104 LE REVE
On pourrait essayer d'expliquer toutes ces variétés du
rêve, en supposant qu'elles correspondent aux divers
états intermédiaires entre le sommeil et la vieille, aux
diverses phases du sommeil incomplet. Mais, s'il en était
ainsi, on devrait, à mesure que le rêve acquiert plus
de valeur, un contenu plus riche et une netteté plus
grande, se rendre compte de plus en plus distinctement
qu'il s'agit d'un rêve, car dans les rêves de ce genre la
vie psychique se rapproche le plus de ce qu'elle est à
l'état de veille. Et, surtout, il ne devrait pas y avoir
alors, à côté de fragments de rêves nets et raisonnables,
d'autres fragments dépourvus de toute netteté, absurdes
et suivis de nouveaux fragments nets. Admettre l'expli-
cation que nous venons d'énoncer, ce serait attribuer à
la vie psychique la faculté de changer la profondeur de
son sommeil avec une vitesse et une facilité qui ne cor-
respondent pas à la réalité. Nous pouvons donc dire que
cette explication ne tient pas. En général, les choses ne
sont pas aussi simples.
Nous renoncerons, jusqu'à nouvel ordre, à rechercher
le « sens » du rêve, pour essayer, en partant des carac-
tères communs à tous les rêves, de les mieux comprendre.
Des rapports qui existent entre les rêves et l'état de som-
meil, nous avons conclu que le rêve est une réaction à
une excitation troublant le sommeil. C'est, nous le
savons, le seul et unique point sur lequel la psychologie
expérimentale puisse nous prêter son concours, en nous
fournissant la preuve que les excitations subies pendant
le sommeil apparaissent dans le rêve. Nous connaissons
beaucoup de recherches se rapportant à cette question,
jusques et y compris celles de Mourly-Vold dont nous
avons parlé plus haut, et chacun de nous a eu l'occasion
de confirmer cette constatation par des observations per-
sonnelles. Je citerai quelques expériences choisies parmi
les plus anciennes. Maury en a fait quelques-unes sur sa
propre personne. On lui fit sentir pendant son sommeil
de l'eau de Cologne : il rêva qu'il se trouvait au Caire,
dans la boutique de Jean-Maria Farina, fait auquel se
rattachait une foule d'aventures extravagantes. Ou,
encore, on le pinçait légèrement à la nuque : il rêva
aussitôt d'un emplâtre et d'un médecin qui l'avait soigné
dans son enfance. Ou, enfin, on lui versait une goutte
DIFFICULTÉS ET PREMIKRES APPROCHES lo5
d'eau sur le front: il rêva qu'il se trouvait en Italie,
transpirait beaucoup et buvait du vin blanc d'Orvielo.
Ce qui frappe dans ces rêves provoqués expérimen-
talement nous apparaîtra peut-être avec plus de netteté
encore dans une autre série de rêves par excitation. Il
s'agit de trois rêves communiqués par un observateur
sagace, M. Hildebrandt, et qui constituent tous trois des
réactions à uii bruit produit par un réveil-matin.
« Je me promène par-uiie matinée de printemps et je
flâne à travers champs, jusqu'au village voisin dont je
vois les habitants en habits de fête se diriger nom-
breux vers l'église, le livre de prières à la main. C'est,
en effet, dimanche, et le premier service divin doit
bientôt commencer. Je décide d'y assister, mais, comme
il fait très chaud, j'entre, pour me reposer, dans le cime-
tière qui entoure l'église. Tout en étant occupé à lire les
diverses inscriptions mortuaires, j'entends le sonneur
monter dans le clocher et j'aperçois tout en haut de
celui-ci la petite cloche du village qui doit bientôt
annoncer le commencement de la prière. Elle reste
encore immobile pendant quelques intants, puis elle se
met à remuer et soudain ses sons deviennent clairs et
perçants aii point de mettre fin à mon sommeil. C^est le
réveil-matin qui a fait retentir sa sonnerie.
« Autre combinaison. 11 fait une claire journée d'hiver.
Les rueSsont recouvertes d'une épaisse couche de neige.
Je dois prendre part à une promenade en traîneau, mais
suis obligé d'attendre longtemps avant qu'on m'annonce
que le traîneau est devant la porte. Avant d'y monter,
je fais mes préparatifs : je mets la pelisse, j'installe la
chaufferette. Enfin, me voilà installé dans le traîneau.
Nouveau retard, jusqu'à ce que les rênes donnent aux
chevaux le signal de départ. Ceux-ci finissent par
s'ébranler, les grelots violemment secoués commencent
à faire retentir leur musique de janissaires bien connue,
avec une violence qui déchire instantanément la toile
d'araignée du rêve. Cette fois encore, il s'agissait tout
simplement du tintement de la sonnerie du réveil-matin.
« Troisième exemple. Je vois une fille de cuisine se
diriger le long du couloir vers la salle à manger, avec
une pile de quelques douzaines d'assiettes. La colonne
de porcelaine qu'elle porte me paraît en danger de
lOD LE REVE
perdre l'équilibre. « Prends garde, raverlis-je, tout ton
chargement va tomber à terre. » Je reçois la réponse
d'usage qu'on a bien l'habitude etc., ce qui ne m'empêche
pas de suivre la servante d'un œil inquiet. La voilà, en
effet, qui trébuche au seuil même de la porte, la vais-
selle fragile tombe et se répand sur le parquet en mille
morceaux, avec un cliquetis épouvantable. ^lais je
m'aperçois bientôt qu'il s'agit d'un bruit persistant qui
n'est pas un cliquetis à proprement parler, mais bel et
bien le tintement d'une sonnette. Au réveil, je constate
que c'est le bruit du réveil-matin. »
Ces rêves sont très beaux, pleins de sens et, contrai-
rement à la plupart des rêves, très cohérents. Aussi ne
leur adressons-nous aucun reproche. Leur trait commun
consiste en ce que la situation se résout toujours par un
bruit qu'on reconnaît ensuite comme étant produit par
la sonnerie du réveil-matin. Nous voyons donc comment
un rêve se produit. Mais nous apprenons encore quelque
chose de plus. Le rêveur ne reconnaît pas la sonnerie du
réveil-matin (celui-ci ne figure d'ailleurs pas dans le
rêve), mais il en remplace le bruit par un autre et inter-
prète chaque fois d'une manière différente l'excitation
qui interrompt le sommeil. Pourquoi? A cela il n'y a
aucune réponse: on dirait qu'il s'agit là de quelque
chose d'arbitraire. Mais, comprendre le rêve, ce serait
précisément pouvoir expliquer pourquoi le rêveur choisit
précii^ément tel bruit, et non un autre, pour interpréter
l'excitation qui provoque le réveil. On peut de même
objecter aux rêves de Maury que, si l'on voit l'excitation
se manifester dans le rêve, on ne voit pas précisément
pourquoi elle se manifeste sous telle forme donnée qui
ne découle nullement de la nature de l'excitation. En
outre, dans les rêves de Maury, on voit se rattacher à
l'effet direct de l'excitation une foule d'effets secondaires
comme, par exemple, les extravagantes aventures du
rêve ayant pour objet l'eau de Cologne, aventures qu'il
est impossible d'expliquer.
Or, notez bien que c'est encore dans les rêves aboutis-
sant au réveil que nous avons le' plus de chances d'établir
l'influence des excitations interruptrices du sommeil.
Dans la plupart des autres cas, la chose sera beaucoup
plus difficile. On ne se réveille pas toujours à la suite
DIFFICULTÉS ET PREJJIÈRES APPROCHES 107
d*im rêve et, lorsqu'on se souvient le matin du rêve de
la nuit^ comment retrouverait-on l'excitation qui avait
peut-être agi pendant le sommeil? J'ai réussi une fois,
grâce naturellement à des circonstances particulières, à
c.onstater après coup une excitation sonore de ce genre.
Je me suis réveillé un matin dans une station d'altitude
du Tyrol avec la conviction d'avoir rêvé que le pape était
mort. Je cherchais à m'expliquer ce rêve, lorsque ma
femme me demanda : « As-tu entendu au petit jour la
formidable sonnerie de cloches à laquelle se sont livrées
toutes les églises et chapelles?» Non, je n'avais rien
entendu, car je dors d'un &ommeil assez profond, mais
cette communication m'a permis de comprendre mon
rêve. Quelle est la fréquence de ces excitations qui
induisent le dormeur à rêver, sans qu'il obtienne plus
tard la moindre information à leur sujet? Elle est peut-
être grande, et peut-être non. Lorsque l'excitation ne
peut plus être prouvée, il est impossible d'en avoir la
moindre idée. Et, d'ailleurs, nous n'avons pas à nous
attarder à la discussion de la valeur des excitations exté-
rieures, au point de vue du trouble qu'elles apportent
au sommeil, puisque nous savons qu'elles sont suscep-
tibles de nous expliquer seulement une petite fraction
du rêve, et non toute la réaction qui constitue le rêve.
Mais ce n'est pas là une raison d'abandonner toute cette
théorie, qui est d'ailleurs susceptible de développement.
Peu importe, au fond, la cause qui trouble le sommeil et
incite aux rêves. Lorsque cette cause ne réside pas dans
une excitation sensorielle venant du dehors, il peut s'agir
d'une excitation cœnesthésique, provenant des organes
internes. Cette dernière supposition parait très probable
et répond à la conception populaire concernant la pro-
duction des rêves. Les rêves proviennent de l'estomac,
entendrez-voiiis dire souvent. Mais,^ ici encore, il peut
malheureusement arriver qu'une excitation cœnesthé-
tique qui avait agi pendant la nuit ne laisse aucune
trace le matin et devienne de ce fait indémontrable. Nous
ne voulons cependant pas négliger les bonnes et nom-
breuses expériences qui plaident en faveur du rattache-
ment des rêves aux excitations internes. C'est en général
un fait incontestable que l'état des organes internes est
susceptible d'influer sur les rêves. Les rapports qui
io8 LE UlVE
existent entre le contenu de certains rôves, d'un côté,
raccLimulatiôn d'urine dans la A'essie ou l'excitation des
organes génitaux, de l'autre, ne peuvent être méconnus,
De ces cas évidents on passe à d'autres où l'action d'une
excitation interne sur le contenu du; rêve paraît plus ou
moins vraisemblable, ce contenu renfermant des élé-
ments qui peuvent être considérés comme une élabora-
tion, une représentation, unçinterprétatijon d'une. exci-
tation de ce genre. i eA ■,■ : chiii^inob 'im ^vm-
Scherner, qui s'est beaucoup occupé des rêvés (1861),
avait plus particulièrement insisté sur ce rapport de
cause à ieflet qui existe entre les excitations ayant leur
source dans les organes internes et les rêves, et il a cité
quelques beaux exemples à l'appui de sa thèse. Lorsqu'il
voit, par exemple, « deux rangs de jolis garçons aux
cheveux blonds et au teint délicat se faire face dans une
attitude de lutte, se précipiter les uns sul' les autres,
s'attaquer mutuellement, se séparer ensuite de nouveau
pour revenir sur leurs positions primitives et recom-
mencer la lutte », la première interprétation qui se pré-
sente est que les rangs de garçons sont une représen-
tation symbolique des deux rangées de dents, et cette
interprétation a été confirmée par le fait que le rêveur
s'est trouvé, après cette scène, dans la nécessité « de se
faire extraire de la mâchoire une longue* dent ». Non
moins plausible paraît l'explication qui attribue à une
irritation intestinale un rêve où l'auteur voyait des
« couloirs longs, étroits, sinueux », et l'on peut admettre
avec Scherner que le rêve cherche avant tout à repré-
senter l'organe qui envoie l'excitation par des objets qui
lui ressemblent.-
Nous ne devons donc pas nous refuser à accorder que
les excitations internes sont susceptibles de jouer le
même rôle que les excitations venant de l'extérieur.
Malheureusement leur interprétation est sujette aux
mêmes objections. Dans un grand nombre de cas, l'inter-
prétation par une excitation interne est incertaine ou
indémontrable ; certains rêves seulement permettent de
soupçonner la participation d'excitations ayant leur
point de départ dans un organe interne; enfin, tout
comme l'excitation sensorielle extérieure, l'excitation
d'un organe interne n'explique du rêve que ce qui cor-
DIFFICULTÉS ET PREMIÈRES APPROCHES I09
respond à la réaction directe à l'excitation et nous laisse
dans l'incertitude *quant à la provenance des autres
parties du rêve.
Notons cependant une particularité des rêves que fait
ressortir l'étude des excitations internes. Le rêve ne
reproduit pas l'excitation telle quelle : il la transforme,
la désigne par une allusion, la range sous une rubrique,
la remplace par autre chose. Ce côté du travail qui
s'accomplit au cours du rêve doit nous intéresser,
parce que c'est en en tenant compte que nous avons
des chances de nous rapprocher davantage de ce qui
constitue l'essence du rêve. Lorsque nous faisons quel-
que chose à l'occasion d'une certaine circonstance,
celle-ci n'épuise pas toujours l'acte accompli, hçi Macbeth,
de Shakespeare, est une pièce de circonstance, écrite à
l'occasion de l'avènement d'un roi qui fut le premier à
réunir sur sa tête les couronnes des trois pays. Mais cette
circonstance historique épuise-t-elle le contenu de la
pièce, explique-t-elle sa grandeur et ses énigmes? Il se
peut que les excitations extérieures et intérieures qui
agissent sur le dormeur ne servent qu'à déclencher le
rêve, sans rien nous révéler de son essence.
L'autre caractère commun à tous les rêves, leur singu-
larité psychique, est, d'une part, très difficile à com-
prendre et, d'autre part, n'offre aucun point d'appui pour
des recherches ultérieures. Le plus souvent, les événe-
ments dont se compose un rêve ont la forme visuelle.
Les excitations fournissent-elles une explication de ce
fait? S'agit-il vraiment dans le rêve de l'excitation que
nous avons subie? Mais pourquoi le rêve est-il visuel,
alors que l'excitation oculaire ne déclenche un rêve
que dans des cas excessivement rares ? Ou bien, lorsque
nous rêvons de conversation ou de discours, peut-on
prouver qu'une conversation ou un autre bruit quel-
conque ont, pendant le sommeil, frappé nos oreilles?
Je me permets de repousser énergiquement cette der-
nière hypothèse.
Puisque les caractères communs à tous les rêves ne
nous sont d'aucun secours pour l'explication de ceux-ci,
nous serons peut-être plus heureux en faisant appel aux
différences qui les séparent. Les rêves sont souvent
dépourvus de sens, embrouillés, absurdes ; mais il y a
Freud. n
110 LE REVE
aussi des rêves pleins de sens, nets, raisonnables.
Voyons un peu si ceux-ci permettent d'expliquer ceux-là.
Je vais vous faire part à cet effet du dernier rêve raison-
nable qui m'ait été raconté et qui est celui d'un jeune
homme : « En me promenant dans la Kàrntnerstrasse, je
rencontre M. X... avec lequel je fais quelques pas. Je me
rends ensuite au restaurant. Deux dames et un monsieur
viennent s'asseoir à ma table. J'en suis d'abord contrarié
et ne veux pas les regarder. Finalement, je lève les yeux
et constate qu'ils sont très élégants. » Le rêveur fait
observer à ce propos que, dans la soirée qui avait précédé
le rêve, il s'était réellement trouvé dans la Kiirntnerstrasse
où il passe habituellement et qu'il y avait effectivement
rencontré M. X... L'autre partie du rêve ne constitue pas
une réminiscence directe, mais ressemble dans une
certaine mesure à un événement survenu à une époque
antérieure. Voici encore un autre rêve de ce genre, fait
par une dame. Son mari lui demande : « ne faut-il pas
faire accorder le piano ?» A quoi elle répond : « c'est
inutile, car il faudra quand même en changer le cuir ».
Ce rêve* reproduit une conversation qu'elle a eue à peu
près telle quelle avec son mari le jour qui a précédé le
rêve. Que nous apprennent ces deux rêves sobres? Qu'on
peut trouver dans certains rêves des reproductions
d'événements de l'état de veille ou d'épisodes se rattachant
à ces événements. Ce serait déjà un résultat appréciable,
si l'on pouvait en dire autant de tous les rêves. Mais tel
n'est pas le cas, et la conclusion que nous venons de
formuler ne s'applique qu'à des rêves très peu nombreux.
Dans la plupart des rêves, on ne trouve rien qui se rat-
tache à l'état de veille, et nous restons toujours dans
l'ignorance quant aux facteurs qui déterminent les rêves
absurdes et insensés. Nous savons seulement que nous
nous trouvons en présence d'un nouveau problème.
Nous voulons savoir, non seulement ce qu'un rêve
signifie, mais aussi, lorsque, comme dans les cas que
nous venons de citer, sa signification est nette, pourquoi
et dans quel but le rêve reproduit tel événement connu,
survenu tout récemment.
Vous êtes sans doute, comme je le suis moi-même,
las de poursuivre ce genre de recherches. Nous voyons
qu'on a beau s'intéresser à un problème : cela ne suffit
DIFFICULTES KT PREMIERES APPROCHES i 1 1
pas, tant qu'on ignore dans quelle direction on doit
chercher sa solution. La psychologie expérimentale ne
nous apporte que quelques rares données, précieuses
il est vrai, sur le rôle des excitations dans le déclenche-
ment des rêves. De la part de la philosophie, nous pou-
vons seulement nous attendre à ce qu'elle nous oppose
dédaigneusement l'insignifiance intellectuelle de notre
objet. Enfin, nous ne voulons rien emprunter aux sciences
occultes. L'histoire et la sagesse des peuples nous ensei-
gnent que le rêve a un sens et présente de l'importance,
qu'il anticipe l'avenir, ce qui est difficile à admettre et
ne se laisse pas démontrer. Et c'est ainsi que notre pre-
mier efTort se révèle totalement impuissant.
Contre toute attente, un secours nous vient d'une
direction que nous n'avons pas encore envisagée. Le
langage, qui ne doit rien au hasard, mais constitue pour
ainsi dire la cristallisation des connaissances accu-
mulées, le langage, disons-nous, qu'on ne doit cependant
pas utiliser sans précautions, connaît des « rêves
éveillés » : ce sont des produits de l'imagination, des
phénomènes très généraux qui s'observent aussi bien
chez les personnes saines que chez les malades et que
chacun peut facilement étudier sur lui-môme. Ce qui
distingue plus particulièrement ces productions imagi-
naires, c'est qu'elles ont reçu le nom de « rêves éveillés »,
et effectivement elles ne présentent aucun des deux
caractères communs aux rêves proprement dits. Ainsi
que l'indique leur nom, elles n'ont aucun rapport avec
l'état de sommeil, et en ce qui concerne le second carac-
tère commun, il ne s'agit dans ces productions ni d'évé-
nements, ni d'hallucinations, mais bien plutôt de repré-
sentations : on sait qu'on imagine, qu'on ne voit pas,
mais qu'on pense. Ces rêves s'observent à l'âge qui
précède la puberté, souvent dès la seconde enfance, et
disparaissent à l'âge mûr , mais ils persistent quelquefois
jusque dans la profonde vieillesse. Le contenu de ces
produits de l'imagination est dominé par une motivation
très transparente II s'agit de scènes et d'événements
dans lesquels l'égoïsme, l'ambition, le besoin de puis-
sance ou les désirs erotiques du rêveur trouvent leur
satisfaction. Chez les jeunes gens, ce sont les rêves
d'ambition qui dominent ; chez les femmes, qui mettent
112 LE RÊVE
toute leur ambition dans des succès amoureux, ce sont
les rêves erotiques qui occupent la première place. Mais
souvent aussi on aperçoit le besoin erotique à l'arrière-
plan des rêves masculins : tous les succès et exploits
héroïques de ces rêveurs n'ont pour but que de leur
conquérir l'admiration et les faveurs des femmes. A part
cela, les rêves éveillés sont très variés et subissent des
sorts variables. Tels d'entre eux sont abandonnés, au
bout de peu de temps, pour être remplacés par d'autres ;
d'autres sont maintenus, développés au point de former
de longues histoires, et s'adaptent aux modifications des
conditions de la vie. Ils marchent pour ainsi dire avec
le temps et en reçoivent la « marque » qui atteste l'in-
fluence de la nouvelle situation. Ils sont la matière brute
de la production poétique, car c'est en faisant subir à
ses rêves éveillés certaines transformations, certains tra-
vestissements, certaines abréviations, que l'auteur d'œu-
vres d'imagination crée les situations qu'il place dans
ses romans, ses nouvelles ou ses pièces de théâtre. Mais
c'est toujours le rêveur en personne qui, directement ou
par identification manifeste avec un autre, est le héros
de ses rêves éveillés.
Ceux-ci ont peut-être reçu leur nom du fait, qu'en ce
qui concerne leurs rapports avec la réalité, ils ne doivent
pas être considérés comme étant plus réels que les rêves
proprement dits. Il se peut aussi que cette communauté
de nom repose sur un caractère psychique que nous ne
connaissons pas encore, que nous cherchons. Il est
encore possible que nous ayons tort d'attacher de
l'importance à cette communauté de nom. Autant de
problèmes qui ne pourront être élucidés que plus tard.
CHAPITRE VI
CONDITIONS Eï TECHNIQUE DE L'INTERPRÉTATION
Nous avons donc besoin, pour faire avancer nos
recherches sur le rêve, d'une nouvelle voie, d'une
méthode nouvelle. Je vais vous faire à ce propos une
proposition très simple : admettons, dans tout ce qui va
suivre, que le rêve est un phénomène non somatique,
mais psychique. Vous savez ce que cela signifie; mais
qu'est-ce qui nous autorise à le faire? Rien, mais aussi
rien ne s'y oppose. Les choses se présentent ainsi : si le
rêve est un phénomène somatique, il ne nous intéresse
pas. Il ne peut nous intéresser que si nous admettons
qu'il est un phénomène psychique. Nous travaillons donc
en postulant qu'il l'est réellement, pour voir ce qui peut
résulter de notre travail fait dans ces conditions. Selon
le résultat que nous aurons obtenu, nous jugerons si
nous devons maintenir notre hypothèse et l'adopter, à
son tour, comme un résultat. En eflet^ à quoi aspirons-
nous, dans quel but travaillons-nous? Notre but est celui
de la science en général : nous voulons comprendre les
phénomènes, les rattacher les uns aux autres et, en
dernier lieu, élargir autant que possible notre puissance
à leur égard.
Nous poursuivons donc notre travail en admettant que
le rêve est un phénomène psychique. Mais, dans cette
hypothèse, le rêve serait une manifestation du rêveur, et
une manifestation qui ne nous apprend rien, que nous ne
comprenons pas. Or, que feriez-vous en présence d'une
manifestation de ma part qui vous serait incompréhen-
sible? Vous m'interrogeriez, n'est-ce pas? Pourquoi n'en
ferions-nous pas autant à l'égard du rêveur? Pourquoi
ne lui demanderions-nous pas ce que son rêve signifie?
Rappelez-vous que nous nous sommes déjà trouvés une
fois dans une situation pareille. C'était lors de l'analyse
ii4 LE RÊVE
de certains actes manques, d'un cas de lapsus. Quel-
qu'un a dit : « Da sind Dinge zum Vorschwein gekom-
men ». Là-dessus, nous lui demandons... non, heureu-
sement ce n'est pas nous qui le lui demandons, mais
d'autres personnes, tout à fait étrangères à la psycha-
nalyse, lui demandent c« qu'il veut dire par cettre phrase
inintelligible. 11 répond qu'il avait l'intention de dire :
« Das waren S chweinereien (c'étaient des cochonneries) »,
mais que cette intention a été refoulée par une autre,
plus modérée : « Da sind Dinge zum Vorschein gekom-
men {(tes choses se sont alors produites) » ; seulement, la
première intention, refoulée, lui a fait remplacer dans
sa phrase le mot Vorschein par le mot \ orschtcein,
dépourvu de sens, mais marquant néanmoins son appré-
ciation péjorative « des choses qui se sont produites ».
Je vous ai expliqué alors que cette analyse constitue le
prototype de toute recherche psychanalytique, et vous
comprenez maintenant pourquoi la psychanalyse suit la
technique qui consiste, autant que possible, à faire
résoudre ses énigmes par le sujet analysé lui-même.
C'est ainsi qu'à son tour le rêveur doit nous dire lui-
même ce que signifie son rêve.
Cependant dans le rêve les choses ne sont pas tout à
fait aussi simples. Dans les actes manques, nous avions
d'abord affaire à un certain nombre de cas simples;
après ceux-ci, nous nous étions trouvés en présence
d'autres où le sujet interrogé ne voulait rien dire et
repoussait même avec indignation la réponse que nous
lui suggérions. Dans les rêves, les cas de la première
catégorie manquent totalement : le rêveur dit toujours
qu'il ne sait rien. 11 ne peut pas récuser notre interpré-
tation, parce que nous n'en avons aucune à lui proposer.
Devons-nous donc renoncer de nouveau à notre tenta-
tive? Le rêveur ne sachant rien, n'ayant nous-mêmes
aucun élément d'information et aucune tierce personne
n'étant renseignée davantage, il ne nous reste aucun
espoir d'apprendre quelque chose. Et bien, renoncez, si
vous le voulez, à la tentative. Mais si vous tenez à ne pas
l'abandonner, suivez-moi. Je vous dis notamment qu'il
est fort possible, qu'il est-même vraisemblable que le
rêveur sache, malgré tout, ce que son rêve signifie, mais
que, ne sachant pas qu'il le sait, il croie l'ignorer.
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE L'INTERPRÉTATION ii5
Vous me ferez observer à ce propos que j'introduis une
nouvelle supposition, la deuxième depuis le commence-
ment de nos recherches sur les rêves, et que ce faisant
je diminue considérablement la valeur de mon procédé.
Première supposition : le rêve est un phénomène psychi-
que. Deuxième supposition : il se passe dans l'homme
des faits psychiques qu'il connaît, sans le savoir, etc. Il
n'y a, me direz-vous, qu'à tenir compte de l'invraisem-
blance de ces deux suppositions pour se désintéresser
complètement des conclusions qui peuvent en être
déduites.'
Oui, mais je ne vous ai pas fait venir ici pour vous
révéler ou vous cacher quoi que ce soit. J'ai annoncé des
« leçons élémentaires pour servir d'introduction à la
psychanalyse », ce qui n'impliquait nullement de ma
part l'intention de vous donner un exposé ad usum
delphini, c'est-à-dire un exposé uni, dissimulant les
difficultés, comblant les lacunes, jetant un voile sur les
doutes, et tout cela pour vous faire croire en toute
conscience que vous avez appris quelque chose de nou-
veau. Non, précisément parce que vous êtes des débu-
tants, j'ai voulu vous présenter notre science telle qu'elle
est, avec ses inégalités et ses aspérités, ses prétentions
et ses hésitations. Je sais notamment qu'il en est de
même dans toute science, et surtout qu'il ne peut en être
autrement dans une science à ses débuts. Je sais aussi
que l'enseignement s'applique le plus souvent à dissi-
muler tout d'abord aux étudiants les difficultés et les
imperfections de la science enseignée. J'ai donc formulé
deux suppositions, dont l'une englobe l'autre, et si le
fait vous paraît trop pénible et incertain et si vous êtes
habitués à des certitudes plus élevées et à des déductions
plus élégantes, vous pouvez vous dispenser de me suivre
plus loin. Je crois même que vous feriez bien, dans ce
cas, de laisser tout à fait de côté les problèmes psycholo-
giques, car il est à craindre que vous ne trouviez pas ici
ces voies exactes et sûres que vous êtes disposés à
suivre. Il est d'ailleurs inutile qu'une science ayant
quelque chose à donner recherche auditeurs et partisans.
Ses résultats doivent parler pour elle, et elle peut
attendre que ces résultats aient fini par forcer
l'attention.
Ii6 LE RÊVE
Mais je tiens à avertir ceux d'enti-e vous qui entendent
persister avec moi dans ma tentative que mes deux
suppositions n'ont pas une valeur égale. En ce qui con-
cerne la première, celle d'après laquelle le rêve serait
un phénomène psychique, nous nous proposons de la
démontrer par le résultat de notre travail; quant à la
seconde, elle a déjà été démontrée dans un autre
domaine, et je prends seulement la liberté de l'utiliser
pour la solution des problèmes qui nous intéressent ici.
Où et dans quel domaine la démonstration a-t-elle été
faite qu'il existe une connaissance dont nous ne savons
cependant rien, ainsi que nous l'admettons ici en ce qui
concerne le rêveur? Ce serait là un fait remarquable,
surprenant, susceptible de modifier totalement notre
manière de concevoir ^a vie psychique et qui n'aurait pas
besoin de demeurer caché. Ce serait en outre un fait qui,
tout en se contredisant dans les termes — contradictio
in adjecto — n'en exprimerait pas moins quelque chose
de réel. Or, ce fait n'est pas caché du tout. Ce n'est pas
sa faute si on ne le connaît pas ou si l'on ne s'y intéresse
pas assez; de même que ce n'est pas notre faute à nous
si les jugements sur tous ces problèmes psychologiques
sont formulés par des personnes étrangères aux obser-
vations et expériences décisives sur ce sujet.
C'est dans le domaine des phénomènes 'hypnotiques
que la démonstration dont nous parlons a été faite. En
assistant, en 1889, aux très impressionnantes démon-
strations de Liébault et Bernheim, de Nancy, je fus témoin
de l'expérience suivante. On plongeait un homme dana
l'état somnambulique pendant lequel on lui faisait
éprouver toutes sortes d'hallucinations : au réveil, il
semblait ne rien savoir de ce qui s'était passé pendant
son sommeil hypnotique. A la demande directe de
Bernheim de lui faire part de ces événements, le sujet
commençait par répondre qu'il ne se souvenait de rien.
Mais Bernheim d'insister, d'assurer le sujet qu'il le sait,
qu'il doit se souvenir : on voyait alors le sujet devenir hési-
tant, commencer à rassembler ses idées, se souvenir
d'abord, comme à travers un rêve, de la première sensa-
tion qui lui avait été suggérée, puis d'une autre; les sou-
venirs devenaient de plus en plus nets et complets, jusqu'à
émerger sans aucune lacune. Or, puisque le sujet n'avait
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE L'INTERPRÉTATION 1 1 7
été renseigné entre temps par personne, on est autorisé
à conclure, qu'avant même d'être poussé, incité à se
souvenir, il connaissait les événements qui se sont passés
pendant son sommeil hypnotique. Seulement, ces événe-
ments lui restaient inaccessibles, il ne savait pas qu'il
jes connaissait, il croyait ne pas les connaître. Il s'agissait
donc d'un cas tout à fait analogue à celui que nous
soupçonnons chez le rêveur.
Le fait que je viens d'établir va sans doute vous sur-
prendre et vous allez me demander : mais pourquoi
n'avez-vous pas eu recours à la même démonstration à
propos des actes manques, alors que nous en étions
venus à attribuer au sujet ayant commis un lapsus des
intentions verbales dont il ne savait rien et qu'il niait?
Dès l'instant où quelqu'un croit ne rien savoir d'évé-
nements dont il porte cependant en lui le souvenir, il
n'est pas du tout invraisemblable qu'il ignore bien
d'autres de ses processus psychiques. Cet argument,
ajouteriez-vous, nous aurait certainement fait impression
et nous eût aidé à comprendre les actes manques. Il est
certain que j'aurais pu y avoir recours à ce moment-là,
si je n'avais voulu le réserver pour une autre occasion
où il me paraissait plus nécessaire. Les actes manques
vous ont en partie livré leur explication eux-mêmes, et
pour une autre partie ils vous ont conduits à admettre,
au nom de l'unité des phénomènes, l'existence de pro-
cessus psychiques ignorés. Pour le rêve, nous sommes
obligés de chercher des explications ailleurs, et je compte
en outre qu'en ce qui le concerne, vous admettrez plus
facilement son assimilation à l'hypnose. L'état dans
lequel nous accomplissons un acte manqué doit vous
paraître normal, sans aucune ressemblance avec l'état
hypnotique. Il existe, au contraire, une ressemblance
très nette entre l'état hypnotique et l'état de sommeil qui
est la condition du rêve. On appelle en effet l'hypnose
sommeil artificiel. Nous disons à la personne que nous
hypnotisons : dormez I Et les suggestions que nous lui
faisons peuvent être comparées aux rêves du sommeil
naturel. Les situations psychiques sont, dans les deux
cas, vraiment analogues. Dans le sommeil naturel, nous
détournons notre attention de tout le monde extérieur ;
dans le sommeil hypnotique, nous en faisons autant, à
Ii8 LE RÉVË
cette exception près que nous continuons à nous inté-
resser à la personne, et à elle seule, qui nous a hypnotisé
et avec laquelle nous restons en relations. D'ailleurs, ce
qu'on appelle le sommeil de nourrice^ c'est-à-dire le som-
meil pendant lequel la nourrice reste en relations avec
l'enfant et ne peut être réveillée que par celui-ci, forme
un pendant normal au sommeil hypnotique. 11 n'y a donc
rien d'osé dans l'extension au sommeil naturel d'une
particularité caractéristique de l'hypnose. Et c'est ainsi
que la supposition d'après laquelle le rêveur posséderait
une connaissance de son rêve, mais une connaissance
qui lui est momentanément inaccessible, n'est pas tout
à fait dépourvue de base. Notons d'ailleurs qu'ici «s'ouvre
une troisième voie d'accès à l'étude du rêve : après les
excitations interruptrices du sommeil, après les rêves
éveillés, nous avons les rêves suggérés de l'état
hypnotique.
Et maintenant nous pouvons peut-être reprendre notre
tâche avec une confiance accrue. Il est donc très vrai-
semblable que le rêveur a une connaissance de son rêve,
et il ne s'agit plus que de le rendre capable de retrouver
cette connaissance et de nous la communiquer. Nous ne
lui demandons pas de nous livrer tout de suite le sens
de son rêve : nous voulons seulement lui permettre d'en
retrouver l'origine, de remonter à l'ensemble des idées
et intérêts dont il découiC. Dans le cas des actes manques
(vous en souvenez-vous?), dans celui en particulier où il
s'agissait du lapsus Vorschwein, nous avons demandé à
l'auteur de ce lapsus comment il en est venu à laisser
échapper ce mot, et la première idée qui lui était venue
à l'esprit à ce propos nous a aussitôt édifiés. Pour le
rêve, nous suivrons une technique très simple, calquée
sur cet exemple. Nous demanderons au rêveur comment
il a été amené à faire tel ou tel rêve et nous considé-
rerons sa première réponse comme une explication
Nous ne tiendrons donc aucun compte des différences
pouvant exister entre les cas où le rêveur croit savoir et
ceux où il ne le croit pas, et nous traiterons les uns et
les autres comme faisant partie d'une seule et même
catégorie.
Cette technique est certainement très simple, mais je
crains fort qu'elle ne provoque une très forte opposition.
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE L'INTERPRÉTATION tiC)
Vous allez dire : « Voilà une nouvelle supposition I C'est
la troisième, et la plus invraisemblable de toutes! Com-
ment? Vous demandez au rêveur ce qu'il se rappelle à
propos de son rêve, et vous considérez comme une
explication le premier souvenir qui traverse sa mémoire?
Mais il n'est pas nécessaire qu'il se souvienne de quoi
que ce soit, et il peut se souvenir Dieu sait de quoil
Nous ne voyons pas sur quoi vous fondez votre attente.
C'est faire preuve d'une confiance excessive là où un
peu plus d'esprit critique serait davantage indiqué. En
outre, un rêve ne peut pas être comparé à un lapsus
unique, puisqu'il se compose de nombreux éléments. A
quel souvenir doit-on alors s'attacher? »
Vous avez raison dans toutes vos objections secon-
daires. Un rêve se distingue en efiet d'un lapsus par la
multiplicité de ses éléments, et la technique doit tenir
compte de cette différence. Aussi vous proposerai-je de
décomposer le rêve en ses éléments et d'examiner chaque
élément à part : nous aurons ainsi rétabli l'analogie avec
le lapsus. Vous avez également raison lorsque vous
dites que, même questionné à propos de chaque élément
de son rêve, le sujet peut répondre qu'il ne se souvient
de rien. Il y a des cas, et vous les connaîtrez plus tard,
où nous pouvons utiliser cette réponse et, fait curieux, ce
sont précisément les cas à propos desquels nous pouvons
avoir nous-mêmes des idées définies. Mais, en général,
lorsque le rêveur nous dira qu'il n'a aucune idée, nous
1'^ contredirons, nous insisterons auprès de lui, nous
l'assurerons qu'il doit avoir une idée, et nous finirons
par avoir raison. Il produira une idée, peu nous importe
laquelle. Il nous fera part le plus facilement de certains
renseignements que nous pouvons appeler historiques.
Il dira : « ceci est arrivé hier » (comme dans les deux
rêves cr sobres » que nous avons cités plus haut); ou
encore : « ceci me rappelle quelque chose qui est arrivé
récemment ». Et nous constaterons, en procédant ainsi,
que le rattachement des rêves à des impressions reçues
pendant les derniers jours qui les ont précédés est
beaucoup plus fréquent que nous ne l'avons cru dès
l'abord. Finalement, ayant toujours le rêve pour point
de départ, le sujet se souviendra d'événements plus
éloignés, parfois môme très éloignés.
120 LE REVE
Vous avez cependant tort quant à l'essentiel. Vous
vous trompez en pensant que j'agis arbitrairement, lorsque
j'admets que la première idée du rêveur doit m'apporter
ce que je cherche ou me mettre sur la trace de ce que je
cherche; vous avez tort en disant que l'idée en question
peut être quelconque et sans aucun rapport avec ce que
je cherche et que, si je m'attends à autre chose, c'est par
excès de confiance. Je m'étais déjà permis une fois de
vous reprocher votre croyance profondément enracinée à
la liberté et à la spontanéité psychologiques, et je vous
ai dit à cette occasion qu'une pareille croyance est tout
à fait antiscientifîque et doit s'effacer devant la reven-
dication d'un déterminisme psychique. Lorsque le sujet
questionné exprime telle idée donnée, nous nous trouvons
en présence d'un fait devant lequel nous devons nous
incliner. En disant cela, je n'entends pas opposer une
croyance à une autre. Il est possible de prouver que
l'idée produite par le sujet questionné ne présente rien
d'arbitraire ni d'indéterminé et qu'elle n'est pas sans
rapport avec ce que nous cherchons. J'ai même appris
récemment, sans d'ailleurs y attacher une importance
exagérée, que la psychologie expérimentale a également
fourni des preuves de ce genre.
Vu l'importance du sujet, je fais appel à toute votre
attention. Lorsque je prie quelqu'un de me dire ce qui
lui vient à l'esprit à l'occasion d'un élément déterminé
de son rêve, je lui demande de s'abandonner à la libre
association, en partant d'une représentation initiale. Ceci
exige une orientation particulière de l'attention, orien-
tation différente et même exclusive de celle qui a lieu
dans la réflexion. D'aucuns trouvent facilement cette
orientation ; d'autres font preuve, à cette occasion, d'une
maladresse incroyable. Or, la liberté d'association pré-
sente encore un degré supérieur : c'est lorsque j'aban-
donne même cette représentation initiale et n'étalilis que
le genre et l'espèce de l'idée, en invitant par exemple le
sujet à penser librement à un nom propre ou à un nombre.
Une pareille idée devrait être encore plus arbitraire et
imprévisible que celle utilisée dans notre technique. On
peut cependant montrer qu'elle est dans chaque cas
rigoureusement déterminée par d'importants dispositifs
internes qui, au moment où ils agissent, ne nous sont
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE L'INTERPRÉTATION 12I
pas plus connus que les tendances perturbatrices des
actes manques et les tendances provocatrices des actes
accidentels.
J'ai fait de nombreuses expériences de ce genre sur
les noms et les nombres pensés au hasard. D'autres ont,
après moi, répété les mêmes expériences dont beaucoup
ont été publiées. On procède en éveillant, à propos
du nom pensé, des associations suivies, lesquelles ne
sont plus alors tout à fait libres, mais se trouvent ratta-
chées les unes aux autres commes les idées évoquées à
propos des éléments du rêve. On continue jusqu'à ce que
la stimulation à former ces associations soit épuisée.
L'expérience terminée, on se trouve en présence de
l'explication donnant les raisons qui ont présidé à la
libre évocation d'un nom donné et faisant comprendre
l'importance que ce nom peut avoir pour le sujet de
l'expérience. Les expériences donnent toujours les mêmes
résultats, portent sur des cas extrêmement nombreux
et nécessitent de nombreux développements. Les associa-
tions que font naître les nombres librement pensés sont
peut-être les plus probantes : elles se déroulent avec une
rapidité telle et tendent vers un but caché avec une cer-
titude tellement incompréhensible qu'on se trouve vrai-
ment désemparé lorsqu'on assiste à leur succession. Je
ne vous communiquerai qu'un seul exemple d'analyse
ayant porté sur un nom, exemple exceptionnellement
favorable, puisqu'il peut être exposé sans trop de déve-
loppements.
Un jour, en parlant de cette question à un de mes
jeunes clients, j'ai formulé cette proposition que, malgré
toutes les apparences d'arbitraire, chaque nom librement
pensé est déterminé de près par les circonstances les
plus proches, par les particularités du sujet de l'expé-
rience et par sa situation momentanée. Comme il en
doutait, je lui proposai de faire séance tenante une expé-
rience de ce genre. Le sachant très assidu auprès de
femmes, je croyais, qu'invité à penser librement à un
nom de femme, il n'aurait que l'embarras du choix. Il
en convient. Mais à mon étonnement, et surtout peut-être
au sien, au lieu de m'accabler d'une avalanche de noms
féminins, il reste muet pendant un instant et m'avoue
ensuite qu'un seul nom, à l'exception de tout autre, lui
123 LE RÊVE
vient à l'esprit : Albine. « Cest étonnant, lui dis-je, mais
qu'est-ce qui se rattache dans votre esprit à ce nom ?
Combien connaissez-vous de femmes portant ce nom?»
Eh bien, il ne connaît aucune femme s'appelant Albine,
et il ne voit rien qui dans son esprit se rattache à ce
nom. On aurait pu croire que l'analyse avait échoué. En
réalité, elle était seulement achevée, et pour expliquer
son résultat, aucune nouvelle idée n'était nécessaire.
Mon jeune homme était excessivement blond et, au
cours du traitement, je l'ai à plusieurs reprises traité en
plaisantant d'albinos ; en outre, nous étions occupés, à
l'époque où a eu lieu l'expérience, à établir ce qu'il y
avait de féminin dans sa constitution. Il était donc lui-
même cette Albine, cette femme qui à ce moment-là
l'intéressait le plus.
De même des mélodies qui nous passent par la tète
sans raison apparente se révèlent à l'analyse comme
étant déterminées par une certaine suite d'idées et
comme faisant partie de cette suite qui a le droit de nous
préoccuper sans que nous sachious quoi qne ce soit de
son activité. 11 est alors facile de montrer que l'évoca-
tion en apparence involontaire de cette mélodie se ratta-
che soit à son texte, soit à son origine. Je ne parle pas
toutefois des vrais musiciens au sujet desquels je n'ai
aucune expérience et chez lesquels le contenu musical
d'une mélodie peut fournir une raison suffisante à son
évocation. Mais les cas de la première catégorie sont
certainement les plus fréquents. Je connais un jeune
homme qui a été pendant longtemps littéralement obsédé
par la mélodie, d'ailleurs charmante, de l'air de Paris,
dans la « Belle Hélène », et cela jusqu'au jour où l'ana-
lyse lui eut révélé, dans son intérêt, la lutte qui se livrait
dans son âme entre une « Ida » et une « Hélène ».
Si des idées surgissant librement, sans aucune con-
trainte et sans aucun effort, sont ainsi déterminées, et
font partie d'un certain ensemble, nous sommes en droit
de conclure que des idées n'ayant qu'une seule attache,
celle qui les lie à une représentation initiale, peuvent
n'être pas moins déterminées. L'analyse montre en effet,
qu'en plus de l'attache par laquelle nous les avons
liées à la représentation initiale, elles sont sous la
dépendance de certains intérêts et idées passionnels, de
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE L'INTERPRETATION 120
cornplexus dont rintervention reste inconnue, c'est-à-dire
inconsciente, au moment où elle se produit.
Les idées présentant ce mode de dépendance ont fait
l'objet de recherches expérimentales très instructives et
qui ont joué dans l'histoire de la psychanalyse un rôle
considérable. L'école de Wundt avait proposé l'expé-
rience dite de l'association, au cours de laquelle le sujet
de l'expérience est invité à répondre aussi rapidement
que possible par une réaction quelconque au mot qui lui
est adressé à titre à' excitation. On peut ainsi étudier
l'intervalle qui s'écoule entre l'excitation et la réaction,
la nature de la réponse donnée à titre de réaction, les
erreurs pouvant se produire lors de la répétition ulté-
rieure de la même expérience, etc. Sous la direction de
Bleuler et Jung, l'école de Zurich a obtenu l'explication
des réactions qui se produisent au cours de l'expérience
de l'association, en demandant au sujet de l'expérience
de rendre ses réactions plus explicites, lorsqu'elles ne
l'étaient pas assez, à l'aide d'associations supplémen-
taires. On trouva alors que ces réactions peu explicites,
bizarres, étaient déterminées de la façon la plus rigou-
reuse par les cornplexus du sujet de l'expérience. Bleuler
et Jung ont, grâce à cette constatation, jeté le premier
pont qui a permis le passage de la psychologie expéri-
mentale à la psychanalyse.
Ainsi édifiés, vous pourriez me dire : « Nous recon-
naissons maintenant que les idées librement pensées
sont déterminées, et non arbitraires, ainsi que nous
l'avions cru. Nous reconnaissons également la détermi-
nation des idées surgissant en rapport avec les éléments
des rêves. Mais ce n'est pas cela qui nous intéresse.
Vous prétendez que l'idée naissant à propos de l'élément
d'un rêve est déterminée par l'arrière plan psychique, à
nous inconnu, de cet élément. Or, c'est ce qui ne nous
paraît pas démontré. Nous prévoyons bien que l'idée
naissant à propos de l'élément d'un rêve se révélera
comme étant déterminée par un des cornplexus du rêveur.
Mais quelle est l'utilité de cette constatation ? Au lieu de
nous aidera comprendre le rêve, elle nous fournit seule-
ment, tout comme l'expérience de l'association, la con-
naissance de ces soi-disant cornplexus. Et ces derniers,
qu'ont-ils à voir avec le rêve? »
124 LE RÊVE
Vous avez raison, mais il y a une chose qui vous
échappe, et notamment la raison pour laquelle je n ai
pas pris l'expérience de l'association pour point de départ
de cet exposé. Dans cette expérience, c'est nous en effet
qui choisissons arbitrairement un des facteurs détermi-
nants de la réaction : le mot faisant office d'excitation.
La réaction apparaît alors comme un anneau intermé-
diaire entre le mot-excitation et le complexus que ce mot
éveille chez le sujet de l'expérience. Dans le rêve, le
mot-excitation est remplacé par quelque chose qui vient
de la vie psychique du rêveur, d'une source qui lui est
inconnue, et ce « quelque chose » pourrait bien être
lui-même le « produit » d'un complexus. Aussi n'est-il
pas exagéré d'admettre que les idées ultérieures qui se
rattachent aux éléments d'un rêve ne sont, elles aussi,
déterminées que par le complexus de cet élément et
peuvent par conséquent nous aider à découvrir celui-ci.
Permettez-moi de vous montrer sur un autre exemple
que les choses se passent réellement ainsi que nous
l'attendons dans le cas qui nous intéresse. L'oubli de
noms propres implique des opérations qui constituent
une excellente illustration de celles qui ont lieu dans
l'analyse d'un rêve, avec cette réserve toutefois que dans
les cas d'oubli toutes les opérations se trouvent réunies
chez une seule et même personne, tandis que dans l'in-
terprétation d'un rêve elles sont partagées entre deux
personnes. Lorsque j'ai momentanément oublié un nom,
je n'en possède pas moins la certitude que je sais ce nom,
certitude que nous ne pouvons acquérir pour le rêveur
que par un moyen indirect, fourni par l'expérience de
Bernheim.Maisle nom oublié et pourtant connu ne m'est
pas accessible. J'ai beau faire des efforts pour l'évoquer:
l'expérience ne tarde pas à m'en montrer l'inutilité. Je
puis cependant évoquer chaque fois, à la place du nom
oublié, un ou plusieurs noms de remplacement. Lorsqu'un
de ces noms de remplacement me vient spontanément
à l'esprit, l'analogie de ma situation avec celle qui existe
lors de l'analyse d'un rêve devient évidente. L'élément
du rêve n'est pas non plus quelque chose d'avithentique :
il vient seulement remplacer ce quelque chose que je ne
connais pas et que l'analyse du rêve doit me révéler. La
seule différence qui existe entre les deux situations con-
CONDITIONS ET TECHNIQUE DE L'INTERPRÉTATION l^S
siste en ce que lors de l'oubli d'un nom je reconnais
immédiatement et sans hésiter que tel nom évoqué n'est
qu'un nom de remplacement, tandis qu'en ce qui con-
cerne l'élément d'un rêve nous ne gagnons cette convic-
tion qu'à la suite de longues et pénibles recherches. Or
même, dans les cas d'oublis de noms, nous avons un
moyen de retrouver le nom véritable, oublié et plongé
dans l'inconscient. Lorsque, concentrant notre attention
sur les noms de remplacement, nous faisons surgir à leur
propos d'autres idées, nous parvenons toujours, après
des détours plus ou moins longs, jusqu'au nom oublié,
et nous constatons, qu'aussi bien les noms de remplace-
ment surgis spontanément, que ceux que nous avons pro-
voqués, se rattachent étroitement au nom oublié et sont
déterminés par lui.
Voici d'ailleurs une analyse de ce genre : je constate
un jour que j'ai oublié le nom de ce petit 'pays delà
Uiviera dont Monte-Carlo est la ville la plus connue. C'est
ennuyeux, mais c'est ainsi. Je passe en revue tout ce que je
sais de ce pays, je pense au prince Albert, de la maison
de Matignon-Grimaldi, à ses mariages, à sa passion pour
les explorations du fond des mers, à beaucoup d'autres
choses encore se rapportant à ce pays, mais en vain. Je
cesse donc mes recherches et laisse des noms de substi-
tution surgir à la place du nom oublié. Ces noms se
succèdent rapidement : Monte-Carlo d'abord, puis
Piémont, Albanie, Montevideo, Colico. Dans cette série,
le moi Albanie s'impose le premier à mon attention, mais
il est aussitôt remplacé par Monténégro, à cause du con-
traste entre blanc et noir. Je m'aperçois alors que quatre
de ces mots de substitution contiennent la syllabe mon ;
je retrouve aussitôt le mot oublié et m'écrie : Monaco I
Les noms de substitution furent donc réellement dérivés
du nom oublié, les quatre premiers en reproduisant la
première syllabe, et le dernier la suite des syllabes et
toute la dernière syllabe. Je pus en même temps découvrir
la raison qui me fit oublier momentanément le nom de
Monaco: c'est le mot 3funchen, qui n'est que la version alle-
mande de /Monaco, qui avait excercé l'action inhibitrice.
L'exemple que je viens de citer est certainement beau,
mais trop simple. Dans d'autres cas on est obligé, pour
rendre apparente l'analogie avec ce qui se passe lors de
Fkeud. 8
126 LE RÊVE
l'interprétation de rêves, de grouper autour des premiers
noms de substitution une série plus longue d'autres
noms. J'ai fait des expériences de ce genre. Un étranger
m'invite un jour à boire avec lui du vin italien. Une fois
au café, il est incapable de se rappeler le nom du vin
qu'il avait l'intention de m'offrjr, parce qu'il en avait
gardé le meilleur souvenir. A la suite d'une longue série
de noms de substitution surgis à la place du nom oublié,
j'ai cru pouvoir conclure que l'oubli était l'effet d'une
inhibition exercée par le souvenir d'une certaine Hed-
wige. Je fais part de ma découverte à mon compagnon
qui, non seulement confirme qu'il avait pour la première
fois bu de ce vin en compagnie d'une femme appelée
Hedwige, mais réussit enore, grâce à cette découverte, à
retrouver le vrai nom du vin en question. A l'époque
dont je vous parle il était marié et heureux dans son
ménage, et ses relations avec Hedwige remontaient à une
époque antérieure dont il ne se souvenait pas volontiers.
Ce qui est possible, lorsqu'il s'agit de l'oubli d'un
nom, doit également réussir lorsqu'il s'agit d'inter-
préter un rêve : on doit notamment pouvoir rendre ac-
cessibles les éléments cachés et ignorés, à l'aide d'asso-
ciations se rattachant à la substitution prise comme point
de départ. D'après l'exemple fourni par l'oubli d'un
nom, nous devons admettre que les associations se rat-
tachant à l'élément d'un rêve sont déterminées aussi bien
par cet élément que par son arrière-fond inconscient. Si
notre supposition est exacte, notre technique y trouve-
rait une certaine justification.
CHAPITRE Vil
CONTENU MANIFESTE ET IDÉES LATENTES DU RÊVE
Vous voyez que notre étude des actes manques n'a
pas été tout à fait inutile. Grâce aux efforts que nous
avons consacrés à cette étude, nous avons, sous la
réserve des suppositions que vous connaissez, obtenu
deux résultats : une conception de l'élément du rêve et
une technique de l'interprétation du rêve. En ce qui
concerne l'élément du rêve, nous savons qu'il manque
d'authenticité, qu'il ne sert que de substitut à quelque
chose que le rêveur ignore, comme nous ignorons les
ten-dances de nos actes manques, à quelque chose dont
le rêveur possède la connaissance, mais une connais-
sance inaccessible. Nous espérons pouvoir étendre cette
conception au rêve dans sa totalité, c'est-à-dire considéré
comme un ensemble d'éléments. Notre technique con-
siste, en laissant jouer librement l'association, à faire
surgir d'autres formations substitutives de ces éléments
et à nous servir de ces formations pour tirer à la surface
le contenu inconscient du rêve.
Je vous propose maintenant d'opérer une modification
de notre terminologie, dans le seul but de donner à nos
mouvements un peu plus de liberté. Au lieu de dire :
caché, inaccessible, inauthentique, nous dirons désormais,
pour donner la description exacte : inaccessible à la
conscience du rêveur ou inconscient. Comme dans le cas
d'un mot oublié ou de la tendance perturbatrice qui
provoque un acte manqué, il ne s'agit là que de choses
momentanément inconscientes. Il va de soi que les élé-
ments mêmes du rêve et les représentations substitutives
obtenues par l'association seront, par contraste avec
cet inconscient momentané, appelés conscients. Cette
terminologie n'implique encore aucune construction
théorique. L'usage du mot inconscient, à titre de descrip-
128 LE RÊVE
tion exacte et facilement intelligible, est irréprochable.
Si nous étendons notre manière de voir de l'élément
séparé au rêve total, nous trouvons que le rêve total
constitue une substitution déformée d'un événement
inconscient et que l'interprétation des rêves a pour tâche
de découvrir cet inconscient. De cette constatation dé-
coulent aussitôt trois principes auxquels nous devons
nous conformer dans notre travail d'interprétation :
1° La question de savoir ce que tel rêve donné signifie
ne présente pour nous aucun intérêt. Qu'il soit intelli-
gible ou absurde, clair ou embrouillé, peu nous importe,
attendu qu'il ne représente en aucune façon l'inconscient
que nous cherchons (nous verrons plus tard que cette
règîfe comporte une limitation) ; 2" notre travail doit se
borner à éveiller des représentations substitutives autour
de chaque élément, sans y réfléchir, sans chercher à
savoir si elles contiennent quelque chose d'exact, sans
nous préoccuper de savoir si et dans quelle mesure elles
nous éloignent de l'élément du rêve ; 3° on attend jusqu'à
ce que l'inconscient caché, cherché, surgisse tout seul,
comme ce fut le cas du mot Monaco dans l'expérience
citée plus haut.
Nous comprenons maintenant combien il importe peu
de savoir dans quelle mesure, grande ou petite, avec
quel degré de fidélité ou d'incertitude on se souvient
d'un rêve. C'est que le rêve dont on se souvient ne con-
stitue pas ce que nous cherchons à proprement parler,
qu'il n'en est qu'une substitution déformée qui doit nous
permettre, à l'aide d'autres formations substitutives que
nous faisons surgir, de nous rapprocher de l'essence
même du rêve, de rendre l'inconscient conscient. Si donc
notre souvenir a été infidèle, c'est qu'il a fait subir à
cette substitution une nouvelle déformation qui, à son
tour, peut être motivée.
Le travail d'interprétation peut être fait aussi bien sur
ses propres rêves que sur ceux des autres. On apprend
même davantage sur ses propres rêves, car ici le pro-
cessus d'interprétation apparaît plus démonstratif. Dès
qu'on essaie ce travail, on s'aperçoit qu'il se heurte à des
obstacles. On a bien des idées, mais on ne les laisse
pas s'affirmer toutes. On les soumet à des épreuves et à
un choix. A propos de l'une on dit : non, elle ne s'ac-
CONTENU MANIFESTE ET IDEES LATENTES DU RÊVE 129'
coi*de pas avec mon rêve, elle n'y convient pas ; à propos
d'une autre : elle est trop absurde ; à propos d'une troi-
sième : celle-ci est trop secondaire. Et l'on peut observer
que grâce à ces objections, les idées sont étouflees et
éliminées avant qu'elles aient le temps de devenir
claires. C'est ainsi que, d'un côté, on s'attache trop à la
représentation initiale, à l'élément du rêve et, de l'autre,
on trouble le résultat de l'association par un parti-pris
de choix. Lorsque, au lieu d'interpréter soi-même son
rêve, on le laisse interpréter par un autre, un nouveau
mobile intervient pour favoriser ce choix illicite. On se
dit parfois : non, cette idée est trop désagréable, je ne
veux pas ou ne peux pas en faire part.
Il est évident que ces objections sont une menace pour
la bonne réussite de notre travail. On doit se préserver
contre elles '. lorsqu'il s'agit de sa propre personne, on
peut le faire en prenant la ferme décision de ne pas leur
céder ; lorsqu'il s'agit d'interpréter le rêve d'une autre
personne, en imposant à celle-ci comme règle inviolable
de ne refuser la communication d'aucune idée, alors
même que cette personne trouverait une idée donnée
trop dépourvue d'importance, trop absurde, sans rapport
avec le rêve ou désagréable à communiquer. La personne
dont on veut interpréter le rêve promettra d'obéir à*cette
règle, mais il ne faudra pas se fâcher si l'on voit, le cas
échéant, qu'elle tient mal sa promesse. D'aucuns se di-
raient alors que, malgré toutes les assurances autori-
taires, on n'a pas pu convaincre cette personne de la
légitimité de la libre association, et penseraient qu'il faut
commencer par gagner son adhésion théorique en lui
faisant lire des ouvrages ou en l'engageant à assister à
des conférences susceptibles de faire d'elle un partisan
de nos idées sur la libre association. Ce faisant, on com-
mettrait au fait une erreur, et pour s'en abstenir il suffira
de penser que bien que nous soyons surs de notre con-
viction à nous, nous n'en voyons pas moins surgir en
nous, contre certaines idées, les mêmes objections
critiques, lesquelles ne se trouvent écartées qu'ultérieu-
rement, autant dire en deuxième instance.
Au lieu de s'impatienter devant la désobéissance du
rêveur, on peut utiliser ces expériences pour en tirer de
nouveaux enseignements, d'autant plus importants qu'on
i3o LE RÊVE
y était moins préparé. On comprend que le travail d'in-
.erprétation s'accomplit à Fencontre d'une certaine
résistance qui s'y oppose et qui trouve son expression
dans les objections critiques dont nous parlons. Cette
résistance est indépendante de la conviction théorique
du rêveur. On apprend même quelque chose de plus. On
constate que ces objections critiques ne sont jamais jus-
tifiées. Au contraire, les idées qu'on voudrait ainsi re-
fouler se révèlent toujours et sans exception comme étant
les plus importantes et les plus décisives au point de vue
de la découverte de l'inconscient. Une objection de ce
genre constitue pour ainsi dire la marque distinctive de
l'idée qu'elle accompagne.
Cette résistance est quelque chose de nouveau, un
phénomène que nous avons découvert grâce à nos hypo-
thèses, mais qui n'était nullement impliqué dans celles-ci.
Ce nouveau facteur introduit dans nos calculs une sur-
prise qu'on ne saurait qualifier d'agréable. Nous soup-
çonnons déjà qu'il n'est pas fait pour faciliter notre
travail. 11 serait de nature à paralyser tous nos efforts en
vue de résoudre le problème du rêve. Avoir à faire à une
chose aussi peu importante que le rêve et se heurter à
des difïïcultés techniques aussi grandes I Mais, d'autre
part, ces difficultés sont peut-être de nature à nous sti-
muler et à nous faire entrevoir que le travail vaut les
efforts qu'il exige de nous. Nous nous heurtons toujours
à des difficultés lorsque nous voulons pénétrer, de la sub-
stitution par laquelle se manifeste l'élément du rêve,
jusqu'à son inconscient caché. Nous sommes donc en
droit de penser que derrière la substitution se cache
quelque chose d'important. Quelle est donc l'utilité de
ces difficultés si elles doivent contribuer à maintenir
dans sa cachette ce quelque chose de caché? Lorsqu'un
enfant ne veut pas desserrer son poing pour montrer ce
qu'il cache dans sa main, c'est qu'il y cache quelque
chose qu'il ne devrait pas cacher.
Au moment même où nous introduisons dans notre
exposé la conception dynamique d'une résistance, nous
devons avertir qu'il s'agit là d'un facteur quantitative-
ment variable. La résistance peut être grande ou petite,
et nous devons nous attendre à voir ces différences se
manifester au cours de notre travail. Nous pouvons peut-
CONTENU MANIFESTE ET IDÉES LATENTES DU REVE i3i
être rattacher à ce fait une autre expérience que nous
faisons également au cours de notre travail d'interpréta-
tion des rêves. C'est ainsi que dans certains cas une
seule idée ou un très petit nombre d'idées suffisent à
nous conduire de l'élément du rêve à son substrat incon-
scient, tandis que dans d'autres cas nous avons besoin,
pour arriver à ce résultat, d'aligner de longues chaînes
d'associations et de réfuter de nombreuses objections
critiques. Nous nous dirons, et avec raison probable-
ment, que ces difïerences tiennent aux intensités va-
riables de la résistance. Lorsque la résistance est peu
considérable, la distance qui sépare la substitution du
substrat inconscient est minime ; mais une forte rési-
stance s'accompagne de déformations considérables de
l'inconscient, ce qui ne peut qu'augmenter la distance
qui sépare la substitution du substrat inconscient.
Il serait peut-être temps d'éprouver notre technique
sur un rêve, afin de voir si ce que nous attendons d'elle
se vérifie. Oui, mais quel rêve choisirions-nous pour
cela? Vous ne sauriez croire à quel point ce choix m'est
difïîcile, et il m'est encore impossible de vous faire
comprendre en quoi ces difficultés résident. Il doit cer-
tainement y avoir des rêves qui, dans leur ensemble,
n'ont pas subi une grande déformation, et le mieux
serait de commencer par eux. Mais quels sont les rêves
les moins déformés ? Seraient-ce les rêves raisonnables,
non confus, dont je vous ai déjà cité deux exemples?
N'en croyez rien. L'analyse montre que ces rêves avaient
subi une déformation extraordinairement grande. Si, ce-
pendant, renonçant à toute condition particulière, je
choisissais le premier rêve venu, vous seriez probable-
ment déçus II se peut que nous ayons à noter ou à
observer, à propos de chaque élément d'un rêve, une telle
quantité d'idées que notre travail en prendrait une am-
pleur impossible à embrasser. Si nous transcrivons le
rêve et que nous tenions registre de toutes les idées
surgissant à son propos, ces dernières sont susceptibles
de dépasser plusieurs fois la longueur du texte. 11 sem-
blerait donc tout à fait indiqué de rechercher aux fins
d'une analyse quelques rêves brefs, dont chacun du
moins puisse nous dire ou confirmer quelque chose. C'est
à quoi nous nous résoudrons, à moins que l'expériencô
îS-î LE RLVK
nous apprenne où nous pouvons trouver les rêves peu
déformés.
Un autre moyen s'offre encore à nous, susceptible de
faciliter notre travail. Au lieu de viser à rinterprétalion
de rêves entiers, nous nous contenterons de n'envisager
que des éléments isolés de rêves, afin de voir sur une
série d'exemples ainsi choisis comment ils se laissent
expliquer, grâce à l'application de notre technique.
à) Une dame raconte qu'étant enfant elle a souvent
rêvé que le bon Dieu avait sur sa tête un bonnet en papier
pointu. Comment comprendre ce rêve sans l'aide de la
rêveuse ? Ne paraît-il pas tout à fait absurde ? Mais il le
devient moins, lorsque nous entendons la dame nous
raconter que lorsqu'elle était enfant, on la coiflait sou-
vent d'un bonnet de ce genre parce qu'elle avait l'habi-
tude, étant à table, de jeter des coups d'oeil furtifs dans
les assiettes de ses frères et sœurs, afin de s'assurer
s'ils n'étaient pas mieux servis qu'elle. Le bonnet était
donc destiné à lui servir pour ainsi dire d'œillère. Voilà
un renseignement purement historique, fourni sans au-
cune difficulté. L'interprétation de cet élément et, par
conséquent, du rêve tout entier réussit sans peine, grâce
à une nouvelle trouvaille de la rêveuse. « Comme j'ai
entendu dire que le bon Dieu sait tout et voit tout, mon
rêve ne peut signifier qu'une chose, à savoir que, comme
le bon Dieu, je sais et vois tout, alors même qu'on veut
m'en empêcher. » Mais cet exemple est peut-être trop
simple.
b) Une patiente sceptique fait un rêve un peu plus
long au cours duquel certaines personnes lui parlent,
en en faisant de grands éloges, de mon livre sur les
« Traits d'esprit » (« Witz »). Puis il est fait mention
d'un « Canal », peut-être d'un autre livre où il est ques-
tion d'un canal ou ayant un rapport quelconque avec un
canal. .... elle ne sait plus c'est tout à fait trouble.
Vous serez peut-être portés à croire que l'élément
« canal » étant si indéterminé échappera à toute inter-
prétation. 11 est certain que celle-ci se heurte à des diffi-
cultés, mais ces difficultés ne proviennent pas du manque
de clarté de l'élément: au contraire, le manque de clarté
de l'élément et la difficulté de son interprétation pro-
viennent d'une seule et même cause. Aucune idée ne
CONTENU MANIFESTE ET IDÉES LATENTES DU tlÉVE l33
vient à l'esprit de la rêveuse à propos du canal ; en ce
qui me concerne, je ne puis naturellement rien dire non
plus à son sujet. Un peu plus tard, à vrai dire le lende-
main, il lui vient une idée qui a peut-être un rapport avec
cet élément de son rêve. 11 s'aoit notamment d'un trait
d'esprit qu'elle avait entendu raconter. Sur un bateau fai-
sant le service Douvres-Calais, un écrivain connu s'entre-
tient avec un Anglais qui cite, au cours de la conversa-
tion, cette phrase : « Du sublime au ridicule il n'y a qu'un
pas\ » L'écrivain répond: « Oui, le Pas de Calais », vou-
lant dire par là qu'il trouve la France sublime et l'Angle-
terre ridicule. Mais le Pas de Calais est un canal, le
canal de la Manche. Vous allez me demander si je vois
un rapport quelconque entre cette idée et le rêve. Mais
certainement, car l'idée en question donne réellement la
solution de cet énigmatique élément du rêve. Ou bien,
si vous doutez que ce trait d'esprit ait existé dès avant
le rêve comme le substrat inconscient de l'élément
« canal », pouvez-vous admettre qu'il ait été inventé
après coup et pour les besoins de la cause ? Cette idée
témoigne notamment du scepticisme qui chez elle se
dissimule derrière un étonnement involontaire, d'où une
résistance qui explique aussi bien la lenteur avec laquelle
l'idée avait surgi que le caractère indéterminé de l'élé-
ment du rêve correspondant. Considérez ici les rapports
qui existent entre l'élément du rêve et son substrat
inconscient : celui-là est comme une petite fraction de
celui-ci, comme une allusion à ce dernier ; c'est par son
isolement du substrat inconscient que l'élément du rêve
était devenu tout à fait incompréhensible.
c) Un patient fait un rêve assez long : plusieurs mem-
bres de sa famille sont assis autour d'une table ayant une
forme particulière, etc. A propos de cette table, il se
rappelle avoir vu un meuble tout pareil lors d'une visite
qu'il fit à une famille. Puis ses idées se suivent : dans
cette famille, les rapports entre le père et le fils n'étaient
pas d'une extrême cordialité ; et il ajoute aussitôt que
des rapports analogues existent entre son père et lui.
C'est donc pour désigner ce parallèle que la table se
trouve introduite dans le rêve.
Z. En français dans le texte.
i34 LE RÊVE
Ce rêveur était depuis longtemps familiarisé avec les
exigences de l'interprétation des rêves. Un autre eût
trouvé étonnant qu'on fît d'un détail aussi insignifiant
que la forme d'une table l'objet d'une investigation. Et,
en efiet, pour nous il n'y a rien dans le rêve qui soit
accidentel ou indifférent, et c'est précisément de l'éluci-
dation de détails aussi insignifiants et non motivés que
nous attendons les renseignements qui nous intéressent.
Ce qui vous étonne peut-être encore, c'est que le travail
qui s'est accompli dans le rêve dont nous nous occupons
ait exprimé l'idée : chez nous les choses se passent comme
dans cette farnille, par le choix de la table. Mais vous
aurez également l'explication de cette particularité,
quand je vous aurai dit que la famille dont il s'agit
s'appelait Tischler\ En rangeant les membres de sa
propre famille autour de cette table, le rêveur agit
comme si eux aussi s'appelaient Tùchler. Noter toutefois
combien on est parfois obligé d'être indiscret lorsqu'on
veut faire part de certaines interprétations de rêves.
Vous devez voir là une des difficultés auxquelles, ainsi
que je vous l'ai dit, se heurte le choix d'exemples. Il
m'eût été facile de remplacer cet exemple par un autre,
mais il est probable que je n'aurais évité l'insdiscrétion
que je commets à propos de ce rêve qu'au prix d'une
autre indiscrétion, à propos d'un autre rêve.
Ici il me semble • indiqué d'introduire deux termes
dont nous aurions pu nous servir depuis longtemps.
Nous appellerons contenu manifeste du rêve ce que le rêve
nous raconte, et idées latentes du rêve ce qui est caché
et que nous voulons rendre accessible par l'analyse des
idées venant à propos des rêves. Examinons donc les
rapports, tels qu'ils se présentent dans les cas cités,
entre le contenu manifeste et les idées latentes des
rêves. Ces rapports peuvent d'ailleurs être très variés.
Dans les exemples a e\h l'élément manifeste fait éga-
lement partie, mais dans une mesure bien petite, des
idées latentes. Une partie du grand ensemble psychique
formé par les idées inconscientes du rêve a pénétré
dans le rêve manifeste, soit à titre de fragment, soit,
dans d'autres cas, à titre d'allusion, d'expression symbo
I. Du mot Tisch, table.
CONTENU MANIFESTE ET IDÉES LATENTES DU RÉ\'E i35
lique, d'abréviation télégraphique. Le travail d'interpré-
tation a pour tâche de compléter ce fragment ou cette
allusion, comme cela nous a particulièrement bien réussi
dans le cas b. Le remplacement par un fragment ou une
allusion constitue donc une des formes de déformation
des rêves. 11 existe en outre dans l'exemple c une autre
circonstance que nous verrons ressortir avec plus de
pureté et de netteté dans les exemples qui suivent.
d) Le rêveur entraîne derrière le lit une dame quil
connaît. La première idée qui lui vient à l'esprit lui fournit
le sens de cet élément du rêve : il donne à cette dame la
'préférence'^ .
é) Un autre rêve que son frère est enfermé dans un
coffre. La première idée remplace coffre par armoire
(Schrank), et l'idée suivante donne aussitôt l'interpré-
tation du rêve : son frère se restreint (Schrankt sich
EIN^).
/*) Le rêveur fait r ascension d'une montagne d'oît il
découvre un panorama extymordinairement vaste. Rien de
plus naturel, et il semble que cela ne nécessite aucune
interprétation, qu'il s'agirait seulement de savoir à quelle
réminiscence se rattache ce rêve et quelle raison fait
surgir cette réminiscence. Erreur I II se trouve que ce
rêve a tout autant besoin d'interprétation qu'un autre,
même confus et embrouillé. Ce ne sont pas des ascen-
sions qu'il aurait faites qui lui viennent à la mémoire
il pense seulement à un de ses amis, éditeur d'une
«Revue S) qui s'occupe de nos relations avec les régions
les plus éloignées de la terre. La pensée latente du rêve
consiste donc dans ce cas dans l'identification du rêveur
avec « celui qui passe en revue l'espace qui l'entoure »
(^Ru?idschauer).
Nous trouvons ici un nouveau mode de relation entre
l'élément manifeste et l'élément latent du rêve. Celui-là
est moins une déformation qu'une représentation de
celui-ci, son image plastique et concrète ayant sa source
dans le mode d'expression verbale. A vrai dire, il s'ao-it
encore cette fois d'une déformation, car lorsque nous
I. Jeu de mots : entraîner, hervorziehen; préft';rence, Vorzug (la racine zug
étant dérivée de ziehen).
a. Sich einschninken : littéralement : s'enfermer dans une armoire,
3. En allemand Rundschau, coup d'œil circulaire.
!3S LE RÊVE
prononçons un mot, nous avons depuis long-tennps perdu
le souvenir de l'image concrète qui lui a donné nais-
sance, de sorte que nous ne le reconnaissons plus,
lorsqu'il se trouve remplacé par cette image. Si vous
voulez bien tenir compte du fait que le rêve manifeste se
compose principalement d'images visuelles, plus rare-
ment d'idées et de mots, vous comprendrez l'importance
particulière qu'il convient d'attacher à ce mode de rela-
tion, au point de vue de l'interprétation des rêves. Vous
voyez aussi qu'il devient de ce fait possible de créer,
dans le rêve manifeste, pour toute une série de pen-
sées abstraites, des images de substitution qui ne sont
d'ailleurs nullement incompatibles avec la latence des
idées. Telle est la technique qui préside à la solution
de notre énigme des images. Mais d'où vient cette appa-
rence de jeux d'esprit que présentent les représentations
de ce genre? C'est là une autre question dont nous
n'avons pas à nous occuper ici.
Je passerai sous silence un quatrième mode de rela-
tion entre l'élément latent et l'élément manifeste. Je vous
en parlerai lorsqu'il se sera révélé de lui-même dans la
technique. Grâce à cette omission, mon énumération ne
sera pas complète; mais -elle qu'elle est, elle suffît à nos
besoins.
Avez-vous maintenant le courage d'aborder l'interpré-
tation d'un rêve complet? Essayons-le, afin de voir si
nous sommes bien armés pour cette tâche, llva sans dire
que le rêve que je choisirai, sans être parmi les plus
obscurs, présentera toutes les propriétés, aussi bien
prononcées que possible, d'un rêve.
Donc une dame encore jeune, mariée depuis plusieurs
années, fait le rêve suivant : elle se trouve avec son mari
au théâtre, une partie du parterre est complètement vide.
Son mari lui raconte qu'Élise L... et son fiancé auraient
égalem,ent voulu venir au théâtre , mais ils n'ont plus trouvé
que de mauvaises places (3 pjlaces pour 1 couronne
50 kreuzer) quils ne pouvaient pas accepter. Elle pense
d'ailleurs que ce ne fut pas un grand malheur.
La première chose dont la rêveuse nous fait part à
propos de son rêve montre que le prétexte de ce rêve
se trouve déjà dans le contenu manifeste. Son mari lui a
bel et bien raconté qu'Elise L..., une amie ayant le même
CONTENU MANIFESTE ET IDÉES LATENTES DU RÊVE l^-]
âge qu'elle, venait de se fiancer. Le rêve constitue donc
une réaction à cette nouvelle. Nous savons déjà qu'il est
facile dans beaucoup de cas de trouver le prétexte du rêve
dans les événements de la journée qui le précède et que
les rêveurs indiquent sans difficulté cette filiation. Des
renseignements du même genre nous sont fournis par
la rêveuse pour d'autres éléments du rêve manifeste.
D'où vient le détail concernant l'absence de spectateurs
dans une partie du parterre ? Ce détail est une allusion
à un événement réel de la semaine précx^dente. S'étant
proposée d'assister à une certaine représentation, elle
avait acheté les billets à l'avance, tellement à l'avance
qu'elle a été obligée de payer la location. Lorsqu'elle
arriva avec son mari au théâtre, elle s'est aperçue qu'elle
s'était hâtée à tort, car une partie du parterre était à peu
près vide. Elle n'aurait rien perdu si elle avait acheté
ses billets le jour même de la représentation. Son mari
ne manqua d'ailleurs pas de la plaisanter au sujet de cette
hâte. — Et d'où vient le détail concernant la somme de
I fl. 5o kr.'? 11 a son origine dans un ensemble tout
diflerent, n'ayant rien de commun avec le précédent,
tout en constituant, lui aussi, une allusion à une nou-
velle qui date du jour ayant précédé le rêve. Sa belle-
sœur ayant reçu en cadeau de son mari la somme de
i5o florins, n'a eu (quelle bêtise I) rien de plus pressé
que de courir chez le bijoutier et d'échanger son argent
contre un bijou. — Et quelle est l'origine du détail
relatif au chiffre 3 (3 places?). Là-dessus notre rêveuse
ne sait rien nous dire, à moins que, pour l'expliquer, on
utilise le renseignement que la fiancée, Elise L..,, est do
3 mois plus jeune qu'elle qui est mariée depuis dix ans
déjà. Et comment expliquer l'absurdité qui consiste à
prendre 3 billets pour deux personnes? La rêveuse ne
nous le dit pas et refuse d'ailleurs tout nouvel effort de
mémoire, tout nouveau renseignement.
Mais le peu qu'elle nous a dit suffit largement à nous
faire découvrir les idées latentes de son rêve. Ce qui
doit attirer notre attention, c'est que dans les commu-
nications qu'elle nous a faites à propos de son rêve, elle
nous fournit à plusieurs reprises des détails qui établis-
sent un lien commun entre difrérentes parties. Ces détails
sont tous d'ordre temporel. Elle avait pensé aux billets
i38 LE RÊVE
trop tôt, elle les avait achetés trop à l'avance, de sorte
qu'elle fut obligée de les payer plus cher ; la belle-sœur
s'était également empressée de porter son argent au
bijoutier, pour s'acheter un bijou, comme si elle avait
craint de le manquer. Si aux notions si accentuées « trop
tôt », « à l'avance », nous ajoutons le fait qui a servi de
prétexte au rêve, ainsi que le renseignement que l'amie,
de 3 mois seulement moins âgée qu'elle, est fiancée à
un brave homme, et la critique réprobatrice adressée à
sa belle-sœur qu'il était absurde de tant s'empresser, —
nous obtenons la construction suivante des idées latentes
du rêve dont le rêve manifeste n'est qu'une mauvaise
substitution déformée :
« Ce fut absurde de ma part de m'être tant hâtée de me
marier. Je vois par l'exemple d'Élise que je n'aurais rien
perdu à attendre. » (La hâte est représentée par son
attitude lors de l'achat de billets et par celle de sa belle-
sœur quant à l'achat du bijou. Le mariage a sa substi-
tution dans le fait d'être allée avec son mari au théâtre).
Telle serait l'idée principale ; nous pourrions continuer,
mais ce serait avec moins de certitude, car l'analyse ne
pourrait plus s'appuyer ici sur les indications de la
rêveuse: « Et pour le même argent j'aurais pu en trouver
un loo fois meilleur » (i5o florins forment une somme
loo fois supérieure à i fr. 5o). Si nous remplaçons le
mot argent par le mot dot, le sens de la dernière phrase
serait que c'est avec la dot qu'on s'achète un mari : le
bijou et les mauvais billets de théâtre seraient alors des
notions venant se substituer à celle de mari. Il serait
encore plus désirable de savoir si l'élément « 3 billets »
se rapporte également à un homme. Mais rien ne nous
permet d'aller aussi loin. Nous avons seulement trouvé
que le rêve en question exprime la mésestime de la
femme pour son mari et son regret de s'être mariée si
tôt.
A mon avis, \e résultat de cette première interpré-
tation d'un rêve est fait pour nous surprendre et nous
troubler, plutôt que pour nous satisfaire. Trop de choses
à la fois s'oflrent à nous, ce qui rend notre orientation
extrêmement difficile. Nous nous rendons d'ores et déjà,
compte que nous n'épuiserons pas tous les enseigne-
ments qui se dégagent de cette interprétation. Empres-
CONTENU MANIFESTE ET IDÉES LATENTES DU RÊVE 189
sons-nous de dégager ce que nous considérons comme
des données nouvelles et certaines.
Premièrement : Il est étonnant que l'élément de l'em-
pressement se trouve accentué dans les idées latentes,
tandis que nous n'en trouvons pas trace dans le rêve
manifeste. Sans l'analyse, nous n'aurions jamais soup-
çonné que cet élément joue un rôle quelconque. Il semble
donc possible que la chose principale, le centre même
des idées incoiiscientes manque dans les rêves mani-
festes, ce qui est de nature à imprimer une modification
profonde à l'impression que laisse le rêve dans son
ensemble. Deuxièmement : On trouve dans le rêve un
rapprochement absurde : 3 pour i fl. 5o ; dans les idées
du rêve nous découvrons cette proposition : ce fut une
absurdité (de se marier si tôt). Peut-on nier absolument
que l'idée ce fut une absurdité soit représentée par
l'introduction d'un élément absurde dans le rêve mani-
feste ? Troisièmement : Un coup d'œil comparé nous
révèle que les rapports entre les éléments manifestes et
les éléments latents sont loin d'être simples; en tout cas,
il n'arrive pas toujours qu'un élément manifeste remplace
un élément latent. Il doit plutôt exister entre les deux
camps des rapports d'ensemble, un élément manifeste
pouvant remplacer plusieurs éléments latents, et un élé-
ment latent pouvant être remplacé par plusieurs éléments
manifestes.
Sur le sens du rêve et sur l'attitude de la rêveuse à
son égard il y aurait également des choses surprenantes
à dire. Elle adhère bien à notre interprétation, mais s'en
montre étonnée. Elle ignorait qu'elle eût si peu d'estime
pour son mari ; et elle ignore les raisons pour lesquelles
elle doit le mésestimera ce point. Il y a là encore beau-
coup de points incompréhensibles. Je crois décidément
que nous ne sommes pas encore suffisamment armés
pour pouvoir entreprendre l'interprétation des rêves et
que nous avons besoin d'indications et d'une préparation
supplémentaires.
CHAPITRE VIII
RÊVEÇ ENFANTINS
t.
Nous avons l'impression d'avoir avancé trop vite. Reve-
nons un peu en arrière. Avant de tenter le dernier essai
de surmonter, grâce à notre technique, les difficultés
découlant de la déformation des rêves, nous nous étions
dit que le mieux serait de tourner ces difficultés, en
nous en tenant seulement aux rêves dans lesquels (à sup-
poser qu'ils existent) la déformation ne s'est pas produite
ou n'a été qu'insignifiante. Ce procédé va d'ailleurs à ren-
contre de l'histoire du développement de notre connais-
sance, car, en réalité, c'est seulement après une appli-
cation rigoureuse de la technique d'interprétation à des
rêves déformés et après une analyse complète de ceux-ci
que notre attention s'est trouvée attirée sur l'existence de
rêves non déformés.
Les rêves que nous cherchons s'observent chez les
enfants. Ils sont brefs, clairs, cohérents, facilement intel-
ligibles, non équivoques, et pourtant ce sont incontesta-
blement des rêves. La déformation des rêves s'observe
également chez les enfants, même de très bonne heure,
et l'on connaît des rêves appartenant à des enfants de 5
à 8 ans et présentant déjà tous les caractères des rêves
plus tardifs. Si l'on limite toutefois les observations à
l'âge compris entre les débuts discernables de l'activité
psychique et la quatrième ou cinquième année, on trouve
une série de rêves présentant un caractère qu'on peut
appeler enfantin et dont on peut à l'occasion retrouver des
échantillons chez des enfants plus âgés. Dans certaines
circonstances, on peut observer, même chez des per-
sonnes adultes, des rêves ayant tout à fait le type infantile.
Par l'analyse de ces rêves enfantins nous pouvons très
facilement et avec beaucoup de certitude obtenir, sur la
nature du rêve, des renseignements qui, il est permis
RÊVES ENFANTINS i4t
cîe l'espérer, se montreront décisifs et universellement
valables.
1° Pour comprendre ces rêves, on n'a besoin ni d'ana-
lyse, ni d'application d'une technique quelconque. On
ne doit pas interroger l'enfant qui raconte son rêve. Mais
il faut faire compléter celui-ci par un récit se rapportant
à la vie de l'enfant. Il y a toujours un événement qui,
ayant eu lieu pendant la journée qui précède le rêve, nous
explique celui-ci. Le rêve est la réaction du sommeil à
cet événement de l'état de veille.
Citons quelques exemples qui serviront d'appui à nos
conclusions ultérieures.
à) Un garçon de 22 mois est chargé d'offrir à quelqu'un,
à titre de congratulation, un panier de cerises. Il le fait
manifestement très à contre-cœur, malgré la promesse
de recevoir lui-même quelques cerises en récompense.
Le lendemain matin il raconte avoir rêvé que (^ He{f)mann
(a) mangé toutes les cerises » .
b) Une fillette âgée de 3 ans et trois mois fait son pre-
mier voyage en mer. Au moment du débarquem.ent, elle
ne veut pas quitter le bateau et se met à pleurer amère-
ment. La durée du voyage lui semble avoir été trop
courte. Le lendemain matin elle raconte: « Cette nuit
j'ai voyagé en mer. » Nous devons compléter ce récit, en
disant que ce voyage avait duré plus longtemps que l'en-
fant ne le disait.
c) Un garçon âgé de 5 ans et demi est emmené dans
une excursion à Escherntal, i^vids Hallstatt. Il avait entendu
dire que Hallstatt&e trouvait au pied du Dachstein, mon-
tagne à laquelle il s'intéressait beaucoup. De sa résidence
à Aussee on voyait très bien le Dachstein et l'on pouvait
y distinguer, à l'aide du télescope, Simonyhûtte. L'en-
fant s'était appliqué à plusieurs reprises à l'apercevoir à tra-
vers la longue-vue, mais on ne sait avec quel résultat.
L'excursion avait commencé dans des dispositions gaies,
la curiosité étant très excitée. Toutes les fois qu'on aper-
cevait une montagne, l'enfant demandait : « Est-ce cela le
Dachstein? » Il devenait de plus en plus taciturne à mesure
qu'il recevait des réponses négatives ; il a fini par ne plus
prononcer un mot et refusa de prendre part à une petite
ascension qu'on voulait faire pour aller voir le torrent.
On l'avait cru fatigué, mais le lendemain matin il raconta
FkEUD. n
1^2 LE RÈVË
tout Joyeux : « J'ai rêvé cette nuit que nous avons été à
Shnonyhiitte. » C'est donc dans l'attente de cette visite
qu'il avait pris part à l'excursion. En ce qui concerne les
détails, il ne donna que celui dont il avait entendu par-
ler précédemment, à savoir que pour arriver à la cabane
on monte des marches pendant six heures.
Ces trois rêves suffisent à tous les renseignements que
nous pouvons désirer.
2° On le voit, ces rêves d'enfants ne sont pas dépour-
vus de sens : ce sont des actes psychiques intelligibles,
complets. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit concer-
nant le jugement que les médecins portent sur les rêves,
et notamment de la comparaison avec les doigts que
l'habile musicien fait courir sur les touches du clavier.
L'opposition flagrante qui existe entre les rêves d'enfants
et cette conception ne vous échappera certainement pas.
Mais aussi serait-il étonnant que l'enfant fût capable
d'accomplir pendant le sommeil des actes psychiques
complets, alors que, dans les mêmes conditions, l'adulte
se contenterait de réactions convulsiformes. Nous avons
d'ailleurs toutes les raisons d'attribuer à l'enfant un som-
meil meilleur et plus profond.
3° Ces rêves d'enfants n'ayant subi aucune déforma-
tion n'exigent aucun travail d'interprétation. Le rêve
manifeste et le rêve latent se confondent et coïncident ici.
La déformation ne constitue donc pas un caractère naturel
du rêve. J'espère que cela vous ôtera un poids de la poi-
trine. Je dois vous avertir toutefois, qu'en y réfléchissant
de plus près, nous serons obligés d'accorder même à ces
rêves une toute petite déformation, une certaine différence
entre le contenu manifeste et les pensées latentes.
V Le rêve enfantin est une réaction à un événement
de la journée qui laisse après lui un regret, une tristesse,
un désir insatisfait. Le rêve apporte la réalisation directe,
non voilée, de ce désir. Rappelez-vous maintenant ce que
nous avons dit concernant le rôle des excitations corpo-
relles extérieures et intérieures, considérées comme per-
turbatrices du sommeil et productrices de rêves. Nous
avons appris là-dessus des faits tout à fait certains, mais
seul un petit nombre de faits se prêtait à cette explica-
tion. Dans ces rêves d'enfants rien n'indique l'action d'ex-
citations somatiques; sur ce point, aucune erreur n'est
RÊVES ENFANTINS i43
possible, les rêves étant tout à fait intelligibles et faciles
à embrasser d'un seul coup d'œil. Mais ce n'est pas là
une raison d'abandonner l'explication étiologique des
rêves par Texcitation. Nous pouvons seulement demander
comment il se fait que nous ayons oublié dès le début que
le sommeil peut être troublé par des excitations non seu-
lement corporelles, mais aussi psychiques? Nous savons
cependant que c'est pxir les excitations psychiques que
le sommeil de l'adulte est le plus souvent troublé, car
elles l'empêchent de réaliser la condition psychique du
sommeil, c'est-à-dire l'abstraction de tout intérêt pour le
monde extérieur. L'aduUe ne s'endort pas, parce qu'il
hésite à interrompre sa vie active, son travail sur les
choses qui l'intéressent. Chez l'enfant, cette excitation
psychique, perturbatiice du sommeil, est fournie par le
désir insatisfait auquel il réagit par le rêve
5° Partant de là, nous aboutissons, par le chemin le
plus court, à des conclusions sur la fonction du rêve.
Eq tant que réaction à l'excitation psychique, le rêve doit
avoir pour fonction d'écarter cette excitation, afin que le
sommeil puisse se poursuivre. Par quel moyen dynamique
le rêve s'àcquitte-t-il de cette fonction? C'est ce que nous
ignorons encore ; mais nous pouvons dire d'ores et déjà
que, loin d'être, ainsi qu'on le lui reproche, un trouble-
sommeil, le rêve est un gardien du sommeil qu'il défend
contre ce qui est susceptible de le troubler. Lorsque nous
croyons que sans le rêve nous aurions mieux dormi,
nous sommes dans l'erreur; en réalité, sans l'aide du
rêve, nous n'aurions pas dormi du tout. C'est à lui que
nous devons le peu de sommeil dont nous avons joui. Il
n'a pas pu éviter de nous occasionner certains troubles,
de même que le gardien de nuit est obligé de faire lui-
même un certain bruit, lorsqu'il poursuit ceux qui par
leur tapage nocturne nous auraient troublés dans une
mesure infiniment plus grande.
6** Le désir est l'excitateur du rêve ; la réalisation de
ce désir forme le contenu du rêve : tel est un des carac-
tères fondamentaux du rêve. Un autre caractère, non
moins constant, consiste en ce que le rêve, non content
d'exprimer une pensée, représente ce désir comme réa-
lisé, sous la forme d'un événement psychique hallucina-
toire. Je voudrais voyager en mer ; tel est le désir excita-
i44 LE RÊVE
teur du rêve. Je voyage sur mer-, tel est le contenu du
rêve. Il persiste donc, jusque dans les si simples rêves
d'enfants, une différence entre le rêve latent et le rêve
manifeste, une déformation de la pensée latente du rêve:
c'est la transformation de la pensée en événement vécu.
Dans linterprétation du rêve il faut avant tout faire abs-
traction de cette petite transformation. S'il était vrai qu'il
s'agît là d'un des caractères les plus généraux du rêve,
le fragment de rêve cité plus haut: je vois w.on frère
enfermé dans un coffre^ devrait être traduit non par : mon
frère se restreint, mais par : je voudrais que mon frère se
7^estreig7ie, mon frère doit se restreindre^ . J)e3 deux carac-
tères généraux du rêve que nous venons de faire ressortir,
le second a le plus de chances d'être accepté sans oppo-
sition. C'est seulement à la suite de recherches appro-
fondies et portant sur des matériaux abondants que nous
pourrons montrer que l'excitateur du rêve doit toujours
être un désir, et non une préoccupation, un projet ou
un reproche ; mais ceci laissera intact l'autre caractère
du rêve qui consiste en ce que celui-ci, au lieu de repro-
duire Texcitation purement et simplement, la supprime,
l'écarté, l'épuisé, par une sorte d'assimilation vitale.
7° Nous rattachant à ces deux caractères du rêve, nous
pouvons reprendre la comparaison entre celui-ci et l'acte
manqué. Dans ce dernier, nous distinguons une tendance
perturbatrice et une tendance troublée, et dans l'acte
manqué lui-même nous voyons un compromis entre ces
deux tendances. Le même schéma s'applique au rêve.
Dans le rêve, la tendance troublée ne peut être autre que
la tendance à dormir. Quant à la tendance perturbatrice,
nous la remplaçons par l'excitation psychique, donc par
le désir qui exige sa satisfaction : effectivement, nous ne
connaissons pas jusqu'à présent d'autre excitation psy-
chique susceptible de troubler le sommeil. Le rêve résul-
terait donc, lui aussi, d'un compromis. Tout en dormant,
on éprouve la satisfaction d'un désir; tout en satisfaisant
un désir, on continue à dormir. 11 y a satisfaction partielle
et suppression partielle de l'un et de l'autre.
8" Rappelez-vous l'espoir que nous avions conçu pré-
cédemment de pouvoir utiliser, comme voie d'accès à
I. Ad sujet de ce rêve, voir plus haut, p. i23.
RÊVES ENFANTINS 1^5
l'intelligence du problème du rêve, le fait quie certains
produits, très transparents, de l'imagination ont reçu le
nom de rêves éveillés. En effet, ces rêves éveillés ne
sont autre chose que des accomplissements de désirs
ambitieux et erotiques, qui nous sont bien connus ; mais
quoique vivement représentées, ces réalisations de désirs,
sont seulement pensées et ne prennent jamais la forme
d'événements hallucinatoires de la vie psychique. C'est
ainsi que des deux principaux caractères du rêve, c'est le
moins certain qui est maintenu ici, tandis que l'autre
disparaît, parce qu'il dépend de l'état de sommeil et n'est
pas réalisable dans la vie éveillée. Le langage courant
lui-même semble soupçonner le fait que le principal carac-
tère des rêves consiste dans la réalisation de désirs.
Disons en passant que si les événements vécus dans le
rêve ne sont que des représentations transformées et
rendues possibles par les conditions de l'état de sommeil,
donc des « rêves éveillés nocturnes », nous comprenons
que la formation d'un rêve ait pour effet de supprimer
l'excitation nocturne et de satisfaire le désir, car l'activité
des rêves éveillés- implique elle aussi la satisfaction de
désirs et ne s'exerce qu'en vue de cette satisfaction.
D'autres manières de parler expriment encore le même
sens. Tout le monde connaît les proverbes : « Le porc rêve
de glands, l'oie rêve de maïs ; » ou la question : « De quoi
rêve la poule ? » et la réponse : « De grains de millet. »
C'est ainsi que descendant encore plus bas que nous ne
l'avons fait, c'est-à-dire de Fenfant à l'animal, le pro-
verbe voit lui aussi dans le contenu du rêve la satisfac-
tion d'un besoin. Nombreuses sont les expressions impli-
quant le même sens: « beau comme dans un rêve », « je
n'aurais jamais rêvé d'une chose pareille », « c'est une
chose dont l'idée ne m'était pas venue, même dans mes
rêves les plus hardis ». Il y a là, de la part du langage
courant, un parti-pris évident. Il y a aussi des rêves qui
s'accompagnent d'angoisse, des rêves ayant un contenu
pénible ou indifférent, m.ais ces rêves-là n'ont pas reçu
l'hospitalité du langage courant. Ce langage parle bien
de rêves « méchants », mais le rêve tout court n'est pour
lui que le rêve qui procure la douce satisfaction d'un
désir. Il n'est pas de proverbe où il soit question du porc
ou de l'oie rêvant qu'ils sont saignés.
i/i6 LE RÊVE
Il eût été sans doute incompréhensible que les auteurs
qui se sont occupés du rêve ne se fussent pas aperçus que
sa principale fonction consiste dans la réalisation de
désirs. Ils ont, au contraire, souvent noté ce caractère,
mais personne n'a jamais eu l'idée de lui reconnaître une
portée générale et d'en faire le point de départ de l'expli-
cation du rêve. Nous soupçonnons bien (et nous y revien-
drons plus loin) ce qui a pu les en empêcher.
Songez donc à tous les précieux renseignements que
nous avons pu obtenir, et cela presque sans peine, de
l'examen des rêves d'enfants. Nous savons notamment
que le rêve a pour fonction d'être le gardien du sommeil,
qu'il résulte de la rencontre de deux tendances opposées,
dont l'une, le besoin de sommeil, reste constante, tandis
que l'autre cherche à satisfaire une excitation psychique;
nous possédons, en outre, la preuve que le rêve est un
acte psychique, significatif, et nous connaissons ses deux
principaux caractères: satisfaction de désirs et vie psy-
chique hallucinatoire. En acquérant toutes ces notions,
nous étions plus d'une fois tentés d'oublier que nous nous
occupions de psychanalyse. En dehors de son rattache-
ment aux actes manques, notre travail n'avait rien de
spécifique. N'importe quel psychologue, même totalement
ignorant des prémisses de la psychanalyse, aurait pu
donner cette explication des rêves d'enfants. Pourquoi
aucun psychologue ne l'a-t-il fait ?
S'il n'y avait que des rêves enfantins, le problème
serait résolu, notre tâche terminée, sans que nous ayons
besoin d'interroger le rêveur, de faire intervenir l'in-
conscient, d'avoir recours à la libre association. Nous
avons déjà constaté à plusieurs reprises que des carac-
tères, auxquels on avait commencé par attribuer une
portée générale, n'appartenaient en réalité qu'à une cer-
taine catégorie et à un certain nombre de rêves. 11 s'agit
donc de savoir si les caractères généraux que nous offrent
les rêves d'enfants sont plus stables, s'ils appartiennent
également aux rêves moins transparents et dont le con-
tenu manifeste ne présente aucun rapport avec la survi-
vance d'un désir diurne. D'après notre manière de voir,
ces autres rêves ont subi une déformation considérable,
ce qui ne nous permet pas de nous prononcer sur leur
compte séance tenante. Nous entrevoyons aussi que, pour
Rf'VES ENFANTINS 1^7
expliquer cette déformation, nous aurons besoin de la
technique psychanalytique dont nous avons pu nous
passer lors de l'acquisition de nos connaissances rela-
tives aux rêves d'eniants.
Il existe toutefois un groupe de rêves non déformés
qui, tels les rêves d'enfants, apparaissent comme des
réalisations de désirs. Ce sont les rêves qui, pendant
tout le cours de la vie, sont provoqués par les impérieux
besoins organiques : faim, soif, besoins sexuels. Ils con-
stituent donc des réalisations de désirs s'effectuant par
réaction à des excitations internes. C'est ainsi qu'une
fillette de 19 mois fait un rêve composé d'un menu
auquel elle avait ajouté son nom {Anna F... fraises ,
framboises, omelette^ bouillie) : ce rêve est une réaction à la
dicte à laquelle elle avait été soumise pendant une jour-
née à cause d'une indigestion qu'on avait attribuée à
l'absorption de fraises et de framboises. La grand'mère
de cette fillette, dont l'âge ajouté à l'âge de celle-ci don-
nait un total de 70 ans, fut obligée, en raison de troubles
que lui avait occasionnés son rein flottant, de s'abstenir
de nourriture pendant une journée entière : la nuit sui-
vante elle rêve qu'elle est invitée à dîner chez des amis
qui lui offrent les meilleurs morceaux. Les observations
se rapportant à des prisonniers privés de nourriture ou à
des personnes qui, au cours de voyages et d'expéditions,
se trouvent soumises à de dures privations, montrent que
dans ces conditions tous les rêves ont pour objet la satis-
faction des désirs qui ne peuvent être satisfaits dans la
réalité. Dans son livre Antarctic (Vol. I, p. 336, 190^),
Otto Nordenskjold parle ainsi de l'équipage qui avait
hiverné avec lui : « Nos rêves, qui n'avaient jamais été
plus vifs et nombreux qu'alors, étaient très significatifs,
en ce qu'ils indiquaient nettement la direction de nos
idées. Même ceux de nos camarades qui, dans la vie nor-
male, ne rêvaient qu'exceptionnellement, avaient à nous
raconter de longues histoires chaque matin, lorsque nous
nous réunissions pour échanger nos dernières expériences
puisées dans le monde de l'imagination. Tous ces rêves
se rapportaient au monde extérieur dons nous étions si
éloignés, mais souvent aussi à notre situation actuelle...
Manger et boire : tels étaient d'ailleurs les centre^ autour
desquels nos rêves gravitaient le plus souvent. L'un de
î48 LE RÊVE
nous, qui avait la spécialité de rêver de grands banquets,
était enchanté lorsqu'il pouvait nous annoncer le matin
qu'il avait pris un repas composé de trois plats ; un autre
rêvait de tabac, de montagnes de tabac ; un autre encore
voyait dans ses rêves le bateau avancer à pleines voiles
sur les eaux libres. Un autre rêve encore mérite d'être
mentionné : le facteur apporte le courrier et explique
pourquoi il s'est fait attendre aussi longtemps ; il se serait
trompé dans sa distribution et n'a réussi qu'avec beau-
coup de peine à retrouver les lettres. On s'occupait natu-
rellement dans le sommeil de choses encore plus impos-
sibles, mais dans tous les rêves que j'ai faits moi-même
ou que j'ai entendu raconter par d'autres, la pauvreté
d'imagination était tout à fait étonnante. Si tous ces rêves
avaient pu être notés, on aurait là des documents d'un
grand intérêt psychologique. Mais on comprendra sans
peine combien le sommeil était le bienvenu pour nous
tous, puisqu'il pouvait nous offrir ce que nous désirions
le plus ardemment. » Je cite encore d'après Du Prel :
« Mungo Park, tombé, au cours d'un voyage à travers
l'Afrique, dans un état proche de l'inanition, rêvait tout
le temps des vallées et des plaines verdoyantes de son
pays natal. C'est ainsi encore que Trenck, tourmenté par
la faim, se voyait assis dans une brasserie de Magdebourg
devant une table ^diargée de repas copieux. Et George
Back, qui avait pris part à la première expédition de
Franklin, rêvait toujours et régulièrement de repas
copieux, alors qu'à la suite de terribles privations il
mourut littéralement de faim. »
Celui qui, ayant mangé le soir des mets épicés, éprouve
pendant la nuit une sensation de soif, rêve facilement
qu'il boit. 11 est ^aturellement impossible de supprimer
par le rêve une sensation de faim ou de soif plus ou moins
intense ; on se réveille de ces rêves assoiffé et on est
obligé de boire de l'eau réelle. Au point de vue pratique,
le service que rendent les rêves dans ces cas est insigni-
fiant, mais il n'est pas moins évident qu'ils ont pour but
de maintenir le sommeil à l'encontre de l'excitation qui
pousse au réveil et à l'action. Lorsqu'il s'agit de besoins
d'une intensité moindre, les rêves de satisfaction exercent
souvent une action efficace.
De même, sous rinOuence des excitations sexuelles, le
RÊVES ENFANTINS 1^9
rêve prôciire des satisfactions qui présentent cependant
des particularités dignes d'être notées. Le besoin sexuel
dépendant moins étroitement de son objet que la faim et
la soif des leurs, il peut recevoir, grâce à l'émission
involontaire de liquide spermatique, une satisfaction
réelle ; et par suite de certaines difficultés, dont il sera
question plus tard, inhérentes aux relations avec l'objet,
il arrive souvent que le rêve accompagnant la satisfac-
tion réelle présente un contenu vague ou déformé. Cette
particularité des émissions involontaires de sperme fait
que celles-ci, selon la remarque d'O. Rank, se prêtent
très bien à l'étude des déformations des rêves. Tous les
rêves d'adultes ayant pour objet des besoins renferment
d'ailleurs, outre la satisfaction, quelque chose de plus,
quelque chose qui provient des sources d'excitations
psychiques et a besoin, pour être compris, d'être inter-
prété.
Nous n'affirmons d'ailleurs pas que les rêves d'adultes
qui, formés sur le modèle des rêves enfantins, impliquent
la satisfaction de désirs, ne se présentent qu'à titre de
réactions aux besoins impérieux que nous avons énumérés
plus haut. Nous connaissons également des rêves
d'adultes, brefs et clairs, qui, nés sous l'influence de cer-
taines situations dominantes, proviennent de sources
d'excitations incontestablement psychiques. Tels sont,
par exemple, les rêves d'impatience : après avoir fait les
préparatifs en vue d'un voyage, ou pris toutes les disposi-
tions pour assister à un spectacle qui nous intéresse tout
particulièrement, ou à une conférence, ou pour faire une
visite, on rêve la nuit que le but qu'on se proposait est
atteint, qu'on assiste au théâtre ou qu'on est en conversa-
tion avec la personne qu'on se disposait à voir. Tels sont
encore les rêves qu'on appelle avec raison « rêves de
paresse » : des personnes, qui aiment prolongerleur som-
meil, rêvent qu'elles sont déjà levées, qu'elles font leur
toilette ou qu'elles sont déjà à leurs occupations, alors
qu'en réalité elles continuent de dormir, témoignant par
là qu'elles aiment mieux être levées en rêve que réelle-
ment. Le désir de dormir qui, ainsi que nous l'avons vu,
prend normalement part à la formation de rêves, se
manifeste très nettement dans les rêves de ce genre dont
il constitue même le facteur essentiel. Le besoin de dor-
100 LE IIKVE
mir se place à bon droit à côté des autres grands besoins
organiques.
Je vous montre ici sur une reproduction d'un tableau
de Schwind, qui se trouve dans la galerie Schack, à
î^lunich, avec quelle puissance d'intuition le peintre a
ramené l'origine d'un rêve à une situation dominante.
C'est le « Rêve du Prisonnier » qui ne peut naturelle-
ment pas avoir d'autre contenu que l'évasion. Ce qui est
très bien saisi, c'est que l'évasion doit s'effectuer par la
fenêtre, car c'est par la fenêtre qu'a pénétré l'excitation
lumineuse qui met fin au sommeil du prisonnier. Les
gnomes montés les uns sur les autres représentent les
poses successives que le prisonnier aurait à prendre pour
se hausser jusqu'à la fenêtre, et à moins que je me
trompe, et que j'attribue au peintre des intentions qu'il
n'avait pas, il me semble que le gnome qui forme le som-
miet de la pyramide et qui scie les barreaux de la grille,
faisant ainsi ce que le prisonnier lui-même serait heureux
de pouvoir faire, présente une ressemblance frappante
avec ce dernier.
Dans tous les autres rêves, sauf les rêves d'enfants et
ceux du type infantile, la déformation, avons-nous dit,
constitue un obstacle sur notre chemin. Nous ne pou-
vons pas dire de prime abord s'ils représentent, eux
aussi, des réalisations de désirs, comme nous sommes
portés à le croire ; leur contenu manifeste ne nous révèle
rien sur l'excitation psychique à laquelle ils doivent leur
origine et il nous est impossible de prouver qu'ils visent
également à écarter ou à annuler cette excitation. Ces
rêves doivent être interprétés, c'est-à-dire traduits, leur
déformation doit être redressée et leur contenu manifeste
remplacé par leur contenu latent : alors seulement nous
pourrons juger si les données valables pour les rêves
infantiles le sont également pour tous le» rêves sans
exception
CHAPITRE IX
LA CENSURE DU REVE
L'étude des rêves d'enfants nous a révélé le mode d'ori-
gine, l'essence et la fonction du rêve. Le rêve est un moyen
(le suppression d'excitations {psychiques) venant troubler le
sommeil, cette suppression s' effectuant à laide de la satis-
faction hallucinatoire. En ce qui concerne les rêves
d'adultes, nous n'avons pu en expliquer qu'un seul
groupe, celui notamment que nous avons qualifiés de
rêves du type infantile. Quant aux autres, nous ne savons
encore rien les concernant ; je dirais même que nous na
les comprenons pas. Nous avons obtenu un résultat pro-
visoire dont il ne faut pas soas-estimer la valeur : toutes
les fois qu'un rêve nous est parfaitement intelligible, il se
révèle comme étant une satisfaction hallucinatoire d'un
désir. 11 s'agit là d'une coïncidence qui ne peut être ni
accidentelle ni indifférente.
Quand nous nous trouvons en présence d'un rêve d'un
autre genre, nous admettons, à la suite de diverses
réflexions et par analogie avec la conception des actes
manques, qu'il constitue une substitution déformée d'un
contenu qui nous est inconnu et auquel il doit être
ramené. Analyser, comprendre cette déformation du rêve,
telle est donc notre tâche immédiate.
La déformation du rêve est ce qui nous fait appa-
raître celui-ci comme étrange et incompréhensible. Nous
voulons savoir beaucoup de choses à son sujet : d'abord
son origine, son dynamisme ; ensuite ce qu'elle fait
et, enfin, comment elle le fait. Nous pouvons dire aussi
que la déformation du rêvé est le produit du travail
qui s'accomplit dans le rêve. Nous allons décrire ce
travail du rêve et le ramener aux forces dont il subit
l'action.
Or, écoutez le rêve suivant. 11 a été consigné par une
l52 LE RÊVE
dame de notre cercle* et appartient, d'après ce qu'elle
nous apprend, à une dame âgée, très estimée, très cul-
tivée. Il n'a pas été fait d'analyse de ce rêve. Notre infor-
matrice prétend que pour les personnes s'occupant de
psychanalyse il n'a besoin d'aucune interprétation. La
rêveuse elle-même ne l'a pas interprété, mais elle l'a jugé
et condamné comme si elle avait su l'interpréter. Voici
notamment comment elle s'est prononcée à son sujet :
« et c'est une femme de 5o ans qui fait un rêve aussi hor-
rible et stupide, une femme qui nuit et jour n'a pas d'au-
tre souci que celui de son enfant! »
Et, maintenant, voici le rêve concernant les services
d'amour. « Elle se rend à l'hôpital militaire Ni et dit au
planton qu'elle a à parler au médecin en chef (elle donne
un nom qui lui est inconnu) auquel elle veut offrir ses
services à l'hôpital. Ce disant, elle accentue le mot ser-
vices de telle sorte que le sous-officier s'aperçoit aussitôt
qu'il s'agit de services d'amour. Voyant qu'il a affaire à
une dame âgée, il la laisse passer après quelque hésita-
tion. Mais au lieu de parvenir jusqu'au médecin en chef,
elle échoue dans une grande et sombre pièce où de
nombreux officiers et médecins militaires se tiennent
assis ou debout autour d'une longue table. Elle s'adresse
avec son offre à un médecin-major qui la comprend dès
les premiers mots. Voici le texte de son discours tel
qu'elle l'a prononcé daiis son rêve : « Moi et beaucoup
d'autres femmes et jeunes filles de Vienne, nous sommes
prêtes, aux soldats, hommes et officiers sa-ns distinc-
tion » Aces mots, elle entend (toujours eii rêve) un
murmure.
Mais l'expression, tantôt gèné^, tantôt malicieuse, qui
se peint sur les visages des officiers, lui prouvé que tous
l^s assistants comprennent bien ce qu'elle veut dire. La
dame continue : « Je sais que notre décision peut paraître
bizarre, mais nous la prêtions on ne peut plus au sérieux.
On ne demande pas au soldat en campagne s'il veut
mourir ou non. » Ici une minute de silence pénible. Le
médecin-major la prend par la taille et lui dit : « Chère
madame, supposez que nous en venions réellement là... »
(Murmures.) Elle se dégage de son bras, tout en pensant
j. M™e la docioresse V. lîwij-Hellmiith,
LA CENSURE DU RÊVE l^'à
que celui-ci en vaut bien un autre, et répond : « Mon
Dieu, je suis une vieille femme et il se peut que je ne
me trouve jamais dans ce cas. Une condition doit toute-
fois être remplie : il faudra tenir compte de l'âge, il ne
faudra pas qu'une femme âgée à un jeune garçon...
(murmures); ce serait horrible. » — Le médecin-major :
« Je vous comprends parfaitement. » Quelques officiers,
parmi lesquels s'en trouve un qui lui avait fait la cour
dans sa jeunesse, éclatent de rire, et la dame désire être
conduite auprès du médecin en chef qu'elle connaît, afin
de mettre les choses au clair. Mais elle constate, à son
grand étonnement, qu'elle ignore le nom de ce médecin.
Néanmoins le médecin-major lui indique poliment et
respectueusement un escalier en fer, étroit et en spirale,
qui conduit aux étages supérieurs et lui recommande de
monter jusqu'au second. En montant, on entend un
officier dire : « C est une décision colossale, que la
femme soit eune ou vieille. Tous mes respects I » Avec
la conscience d'accomplir un devoir, elle monte un
escalier interminable.
« Le même rêve se reproduit encore deux fois en
l'espace de quelques semaines, avec des changements
(selon l'appréciation de la dame) tout à fait insignifiants
et parfaitement absurdes. »
Ce rêve se déroule comme une fantaisie diurne; il ne
présente que peu de discontinuité, et tels détails de son
contenu auraient pu être éclaircis si 1 on avait pris soin
de se renseigner, ce qui, vous le savez, n'a pas été fait.
Mais ce qui est pour nous le plus important et le plus
intéressant, c'est qu'il présente certaines lacunes, non
dans les souvenirs, mais dans le contenu. A trois reprises
le contenu se trouve c^omme épuisé, le discours de la
dame étant chaque fois interrompu par un murmure.
Aucune analyse de ce rêve n'ayant été faite, nous n'avons
pas, à proprement parler, le droit de nous prononcer
sur son sens. Il y a toutefois des allusions, comme celle
impliquée dans les mots services d'amour, qui autori-
sent certaines conclusions, et surtout les fragments de
discours qui précèdent immédiatement le murmure ont
besoin d'être complétés, ce qui ne peut être fait que dans
un seul sens déterminé. En faisant les restitutions néces-
saires, nous constatons que, pour remplir un devoir
t54 LE RÊVE
patriotique, la rêveuse est prête à mettre sa personne à
la disposition des soldats et des officiers pour la
satisfaction de leurs besoins amoureux. Idée des plus
scabreuses, modèle d'une invention audacieusement
libidineuse; seulement cette idée, cette fantaisie ne
s'exprime pas dans le rêve. Là précisément où le con-
texte semble impliquer cette confession, celle-ci est
remplacée dans le rêve manifeste par un murmure indis-
tinct, se trouve efl'acée ou supprimée.
Vous soupçonnez sans doute que c'est précisément
l'indécence de ces passages qui est la cause de leur
suppression. Mais où trouvez-vous une analogie avec
cette manière de procéder? De nos jours, vous n'avez
pas à la chercher bien loin*. Ouvrez n'importe quel
journal politique, et vous trouverez de-ci, de-là le texte
interrompu et faisant apparaître le blanc du papier.
Vous savez que cela a été fait en exécution d'un ordre de
la censure. Sur ces espaces blancs devaient figurer des
passages qui, n'ayant pas agréé aux autorités supérieures
de la censure, ont dû être supprimés Vous vous dites
que c'est dommage, que les passages supprimés pou-
vaient bien être les plus intéressants, les « meilleurs
passages ».
D'autres fois la censure ne s'exerce pas sur des pas-
sages tout achevés. L'auteur, ayant prévu que certains
passages se heurteront à un veto de la censure, les a au
préalable atténués, légèrement modifiés, ou s'est contenté
d'effleurer ou de désigner par des allusions ce qu'il avait
pour ainsi dire au bout de sa plume. Le journal parait
alors avec des blancs, mais certaines périphrases et
obscurités vous révéleront facilement les efforts que l'au-
teur a faits pour échapper à la censure officielle, en
s'imposant sa propre censure préalable.
Maintenons cette analogie. Nous disons que les pas-
sages du discours de notre dame qui se trouvent omis ou
sont couverts par un murmure ont été, eux aussi, victimes
d'une censure. Nous parlons directement d'une censure
du rêve à laquelle on doit attribuer un certain rôle dans
la déformation des rêves. Toutes les fois que le rêve
I. Nous rappelons aux lecteurs franjals que ces leçons ont élé faites peudant
la guerre.
LA CENSURE DU RÊVE loD
manifeste présente des lacunes, il faut incriminer l'inter-
vention de la censure du rêve. Nous pouvons même aller
plus loin et dire que, toutes les l'ois que nous nous trou-
vons en présence d'un élément de rêve particulièrement
faible, indéterminé et douteux, alors que d'autres ont
laissé des souvenirs nets et distincts, on doit admettre
que celui-là a subi l'action de la censure. Mais la censure
se manifeste rarement d'une façon aussi ouverte, aussi
naïve, pourrait-on dire, que dans le rêve dont nous nous
occupons ici. Elle s'exerce le plus souvent selon la
deuxième modalité en imposant des atténuations, des
approximations, des allusions à la pensée véritable.
La censure des rêves s'exerce encore selon une troi-
sième modalité dont je ne trouve pas l'analogie dans le
domaine de la censure de la presse ; mais je puis vous
illustrer cette modalité sur un exemple, celui du seul
rêve que nous ayons analysé. Vous vous souvenez sans
doute du rêve où figuraient « trois mauvaises places de
théâtre pour i",5o ». Dans les idées latentes de ce rêve
l'élément « à l'avance, trop tôt » occupait le premier plan :
ce fut une absurdité de se marier si tôty il fut également
absurde de se procurer des billets de théâtre si long-
temps à l'avance^ ce fut ridicule de la part de la belle-
sœur de mettre une telle hâte à dépenser l'argent pour
s'acheter un bijou. De cet élément central des idées du
rêve rien n'avait passé dans le rêve manifeste, dans lequel
tout gravitait autour du fait de se rendre au théâtre et
de se procurer des billets. Par ce déplacement du centre
de gravité, par ce regroupement des éléments du con-
tenu, le rêve manifeste devient si dissemblable au rêve
latent qu'il est impossible de soupçonner celui-ci à tra-
vers celui-là. Ce déplacement du centre de gravité est un
des principaux moyens par lesquels s'eflectue la défcr-
mation des rêves; c'est lui qui imprime au rêve ce
caractère bizarre qui le fait apparaître aux yeux du rêveur
lui-même comme n'étant pas sa propre production.
Omission, modification, regroupement des matériaux:
tels sont donc les eftets de la censure et les moyens de
déformation des rêves. La censure même est la principale
cause ou l'une des principales causes de la déformation
des rêves dont l'examen nous occupe maintenant. Quant
à la modification et au regroupement, nous avons
ibb LE RÊVE
l'habitude de les concevoir également comme deâ
moyens de « déplacement ».
Après ces remarques sur les effets de la censure des
rêves, occupons-nous de son dynamisme. Ne prenez pas
cette expression dans un sens trop anlhropomorphique et
ne vous représentez pas le censeur du rêve sous les traits
d'un petit bonhomme sévère ou d'un esprit logé dans un
compartiment du cerveau d'où ils exerceraient ses fonc-
tions; ne donnez pas non plus au mot dynamisme un
sens trop « localisatoire », en pensant à un centre céré-
bral d'où émanerait l'influence censurante qu'une lésion
ou une ablation de ce centre pourrait supprimer. Ne
voyez dans ce mot qu'un terme commode pour désigner
une relation dynamique. 11 ne nous empêche nullement
de demander par quelles tendances et sur quelles ten-
dances s'exerce cette influence; et nous ne serons pas
surpris d'apprendre qu'il nous est déjà arrivé antérieu-
rement de nous trouver en présence de la censure des
rêves, sans peut-être nous rendre compte de quoi il
s'agissait.
C'est en efFet ce qui s'est produit. Souvenez-vous de
l'étonnante constatation que nous avions faite lorsque
nous avons commencé à appliquer notre technique de la
libre association. Nous avons senti alors une résistance
s'opposer à nos efforts de passer de l'élément du rêve à
l'élément inconscient dont il est la substitution. Cette
résistance, avons-nous dit, peut varier d'intensité; elle
peut être notamment d'une intensité tantôt prodigieuse,
tantôt tout à fait insignifiante. Dans ce dernier cas, notre
travail d'interprétation n'a que peu d'étapes à franchir;
mais lorsque l'intensité est grande, nous devons suivre, à
partir de l'élément, une longue chaîne d'associations qui
nous en éloigne beaucoup et, chemin faisant, nous devons
surmonter toutes les difficultés qui se présentent sous la
forme d'objections critiques contre les idées surgissant
à propos du rêve. Ce qui, dans notre travail d'interpré-
tation, se présentait sous l'aspect d'une résistance, doit
être intégré dans le travail qui s'accomplit dans le rêve,
la résistance en question n'étant que l'effet de la censure
qui s'exerce sur le rêve. Nous voyons ainsi que la censure
ne borne pas sa fonction à déterminer une déformation
du rêve, mais qu'elle s'exerce d'une façon permanente et
LA CENSURE DU REVE i^)?
ininterrompue, afin de maintenir et conserver la défor-
mation produite. D'ailleurs, de même que la résistance
à laquelle nous nous heurtions lors de l'interprétation
variait d'intensité d'un élément à l'autre, la déformation
produite par la censure diffère elle aussi, dans le même
rêve, d'un élément à l'autre. Si l'oa compare le rêve
manifeste et le rêve latent, on constate que certains
éléments latents ont été complètement éliminés, que
d'autres ont sulai des modifications plus ou moins impor-
tantes, que d'autres encore ont passé dans le contenu
manifeste du rêve sans avoir subi aucune modification,
peut-être même renforcés.
Mais nous voulions savoir par quelles tendances et
contre quelles tendances s'exerce la censure. A cette
question, qui est d'une importance fondamentale pour
l'intelligence du rêve, et peut-être même de la vie
humaine en général, on obtient facilement la réponse si
l'on parcourt la série des rêves qui ont pu être soumis à
l'interprétation. Les tendances exerçant la censure sont
celles que le rêveur, dans son jugement de l'état de
veille, reconnaît comme étant siennes, avec lesquelles il
se sent d'accord. Soyez certains que lorsque vous refusez
de donner votre acquiescement à une interprétation
correcte d'un de vos rêves, les raisons qui vous dictent
votre refus sont les mêmes que celles qui président à la
censure et à la déformation et rendent l'interprétation
nécessaire. Pensez seulement au rêve de notre dame
quinquagénaire. Sans avoir interprété son rêve, elle le
trouve horrible, mais elle aurait été encore plus désolée
si M"* la doctoresse V. Hug lui avait fait tant soit peu
part des données obtenues par l'interprétation qui dans
ce cas s'imposait. Ne doit-on pas voir précisément une
sorte de condamnation de ces détails dans le fait que les
parties les plus indécentes du rêve se trouvent rem-
placées par un murmure?
Mais les tendances contre lesquelles est dirigée la
censure des rêves doivent être décrites tout d'abord en
se plaçant au point de vue de l'instance même représentée
par la censure. On peut dire alors que ce sont là des
tendances répréhensibles, indécentes au point de vue
éthique, esthétique et social, que ce sont des choses
auxquelles on n'ose pas penser ou auxquelles on ne
Kiô LE RE\iL
pense qu'avec horreur. Ces désirs censurés et qui
reçoivent dans le rêve une expression déformée sont
avant tout les manifestations d'un égoïsme sans bornes
et sans scrupules. Il n'est d'ailleurs pas de rêve dans
lequel le moi du rêveur ne joue le principal rôle, bien
qu'il sache fort bien se dissimuler dans le contenu
manifeste. Ce « sacro egoismo » du rêve n'est certai-
nement pas sans rapport avec notre disposition au
sommeil qui consiste précisément dans le détachement
de tout intérêt pour le monde extérieur.
Le moi débarrassé de toute entrave morale cède à
toutes les exigences de l'instinct sexuel, à celles que
notre éducation esthétique a depuis longtemps con-
damnées et à celles qui sont en opposition avec toutes
les règles de restriction morale. La recherche du plaisir,
ce que nous appelons la libido^ choisit ses objets sans
rencontrer aucune résistance, et elle choisit de préfé-
rence les objets défendus ; elle choisit non seulement la
femme d'autrui, mais aussi les objets auxquels l'accord
unanime de l'humanité a conféré un caractère sacré :
l'homme porte son choix sur sa mère et sa sœur, la
femme sur son père et son frère (le rêve de notre dame
quinquagénaire est également incestueux, sa libido était
incontestablement dirigée sur son fils). Des convoitises
que nous croyons 'étrangères à la nature humaine se
montrent suffisamment fortes pour provoquer des rêves.
La haine se donne librement carrière. Les désirs de
vengeance, les souhaits de mort à l'égard de personnes
qu'on aime le plus dans la vie, parents, frères, sœurs,
époux, enfants, sont loin d'être des manifestations
exceptionnelles dans les rêves. Ces désirs censurés sem-
blent remonter d'un véritable enfer; l'interprétation faite
à l'état de veille montre que les sujets ne s'arrêtent
devant aucune censure pour les réprimer.
Mais ce méchant contenu ne doit pas être imputé au
rêve lui-même. N'oubliez pas que ce contenu remplit une
fonction inofFensive, utile même, qui consiste à défendre
le sommeil contre toutes les causes de trouble. Cette mé-
chanceté n'est pas inhérente à la nature même du rêve,
car vous n'ignorez pas qu'il y a des rêves dans lesquels
on peut reconnaître la satisfaction de désirs légitimes et
et de besoins organiques impérieux. Ces derniers rêves
LA GICNSURE DU RÉYE «Ofj
ne subissent d'ailleurs aucune déformation; iî n'en ont
pas besoin, étant à même de remplir leur fonction sans
porter la moindre atteinte aux tendances morales et
esthétiques du moi. Sachez également que la déformation
du rêve s'accomplit en fonction de deux facteurs. Elle
est d'autant plus prononcée que le désir ayant à subir la
censure est plus répréhensible et que les exigences de la
censure à un moment donné sont plus sévères. C'est
pourquoi une jeune fille bien élevée et d'une pudeur
farouche déformera, en leur imposant une censure
impitoyable, des tentations éprouvées dans le rêve, alors
que ces tentations nous apparaissent à nous autres mé-
decins comme des désirs innocemment libidineux et
apparaîtront comme tels à la rêveuse elle-même quand
elle sera de dix ans plus vieille.
Du reste, nous n'avons aucune raison suiïîsante de
nous indigner à propos de ce résultat de notre travail
d'interprétatioiv Je crois que nous ne le comprenons pas
encore bien; mais nous avons avant tout pour tache de
le préserver contre certaines attaques. 11 n'est pas
difficile d'y trouver des points faibles. Nos interpré-
tations de rêves ont été faites sous la réserve d'un certain
nombre de suppositions, à savoir que le rêve en général
a un sens, qu'on doit attribuer au sommeil normal des
processus psychiques inconscients analogues à ceux qui
se manifestent dans le sommeil hypnotique et que toutes
les idées qui surgissent à propos des rêves sont déter-
minées. Si, partant de ces hypothèses, nous avions abouti,
dans nos interprétations des rêves, à des résultats plau-
sibles, nous aurions le droit de conclure que les hypo-
thèses en question répondent à la réalité des faits. Mais,
en présence des résultats que nous avons effectivement
obtenus, plus d'un serait tenté de dire : ces résultats
étantimpossibles, absurdes ou, tout au moins, très invrai-
semblables, les hypothèses qui leur servent de base ne
peuvent être que fausses. Ou le rêve n'est pas un phéno-
mène psychique, ou l'état normal ne comporte aucun
processus inconscient, ou enfin votre technique est quel-
que part en défaut. Ces conclusions ne sont-elles pas plus
simples et satisfaisantes que toutes les horreurs que
vous avez soi-disant découvertes en parlant de vos
hypothèses ?
l6o LE RÊVE
Elles sont en effet et plus simples et plus satisfaisantes,
mais il ne s'ensuit pas qu'elles soient plus exactes.
Patientons : la question n'est pas encore mûre pour la
discussion. Avant d'aborder celle-ci, nous ne pouvons
que renforcer la critique dirigée contre nos interpré-
tations des rêves. Que les résultats de ces interprétations
soient peu réjouissants et appétissants, voilà ce qui
importe encore relativement peu. Mais il y a un argument
plus solide : c'est que les rêveurs que nous mettons au
courant des désirs et tendances que nous dégageons de
l'interprétation de leui^ rêves repoussent ces désirs et
tendances avec la plus grande énergie et en s'appujant
sur de bonnes raisons. « Comment? dit l'un, vous voulez ,
me démontrer, d'après mon rêve, que je regrette les
sommes que j'ai dépensées pour doter mes sœurs et
élever mon frère? Mais c'est là chose impossible, car je
ne travaille que pour ma famille, je n'ai pas d'autre
intérêt dans la vie que l'accomplissement de mon devoir
envers elle, ainsi que je l'avais promis, en ma qualité
d'aîné, à notre pauvre mère. » Ou voici une rêveuse qui
nous dit : « Vous osez prétendre que je souhaite la mort
de mon mari ! Mais c'est là une absurdité révoltante I Je
ne vous dirai pas seulement, et vous n'y croirez proba-
blement pas, que nous formons un ménage des plus
heureux; mais sa mort me priverait du coup de tout ce
que je possède au monde. » Un autre encore nous dirait :
(( Vous avez l'audace de m'attribuer des convoitises
sensuelles à l'égard de ma sœur? Mais c'est ridicule; elle
ne m'intéresse en aucune façon, car nous sommes en
mauvais termes et il y a des années que nous n'avons
pas échangé une parole. » Passe encore si ces rêveurs
se contentaient de ne pas confirmer ou de nier les ten-
dances que nous leur attribuons : nous pourrions dire
alors qu'il s'agit là de choses qu'ils ignorent. Mais ce
qui devient à la fois déconcertant, c'est qu'ils prétendent
éprouver des désirs diamétralement opposés à ceux que
nous leur attribuons d'après leurs rêves et qu'ils sont à
même de nous démontrer la prédominance de ces désirs
opposés dans toute la conduite de leur vie. Ne serait-il
pas temps de renoncer une fois pour toutes à notre
travail d'interprétation dont les résultats nous ont amenés,
ad absurdmn^
LA CENSURE DU RÊVE t6i
Non, pas encore. Pas plus que les autres, eet argu-
ment, malgré sa force en apparence plus grande, ne
résistera à notre critique. A supposer qu'il existe dans
la vie psychique des tendances inconscientes, quelle
preuve peut-on tirer contre elles du fait de rexistence
de tendances diamétralement opposées dans la vie con-
sciente? 11 y a peut-être place dans la vie psychique pour
<les tendances contraires, pour des antinomies existant
côte à côte ; et il est possible que la prédominance d'une
tendance soit la condition du refoulement dans l'incon-
scient de celle qui lui est contraire. Reste cependant
l'objection d'après laquelle les résultats de l'interpréta-
tion des rêves ne seraient ni simples, ni encourageants.
En ce qui concerne la simplicité, je vous ferai remarquer
que ce n'est pas elle qui vous aidera à résoudre les pro-
blèmes relatifs aux rêves, chacun de ces problèmes nous
mettant dès le début en présence de circonstances com-
pliquées ; et quant au caractère peu encourageant de nos
résultats, je dois vous dire que vous avez tort de vous
laisser guider par la sympathie ou l'antipathie dans vos
jugements scientifiques. Les résultats de l'interprétation
des rêves vous apparaissent peu agréables, voire hon-
teux et repoussants? Quelle importance cela a-t-il : « Ça
ne les empêche pas d'exister* », ai-je entendu dire dans
un cas analogue à mon maître Charcot, alors que, jeune
médecin, j'assistais à ses démonstrations cliniques. Il
faut avoir l'humilité de refouler ses sympathies et anti-
pathies si l'on veut connaître la réalité des choses de
ce monde. Si un physicien venait à vous démontrer que
la vie organique doit s'éteindre sur la terre dans un délai
très rapproché, vous aviseriez-vous de lui répondre : « Non,
ce n'est pas possible ; cette perspective est trop décou-
rageante ? » Je crois plutôt que vous observerez le silence,
jusqu'à ce qu'un autre physicien ait réussi à démontrer
que la conclusion du premier repose sur de fausses sup-
positions ou de faux calculs. En repoussant ce qui vous
est désagréable, vous reproduisez le mécanisme de la
formation de rêves, au lieu de chercher à le comprendre
et à le dominer.
Vous vous déciderez peut-être à faire abstraction du
I. Eh fr;i!i;;HJs dans le texte.
iGa LE RÈYK
caractère repoussant des désirs censurés des rêves, mais
pour vous rabattre sur l'argument d'après lequel il serait
invraisemblable que le mal occupe une si large place
dans la constitution de l'homme. Mais vos propres expé-
riences vous autorisent-elles à vous servir de cet argu-
ment ? Je ne parle pas de l'opinion que vous pouvez avoir
de vous-mêmes ; mais vos supérieurs et vos concurrents
ont-ils fait preuve à votre égard de tant de bienveillance,
vos ennemis se sont-ils montrés à votre égard assez che-
valeresques et avez-vous constaté chez les gens qui vous
entourent si peu de jalousie, pour que vous croyiez de
votre devoir de protester contre la part que nous assi-
gnons au mal égoïste dans la nature humaine ? Ne savez-
vous donc pas à quel point la moyenne de l'humanité est
incapable de dominer ses passions, dès qu'il s'agit de la
vie sexuelle ? Ou ignorez-vous que tous les excès et tou-
tes les débauches dont nous rêvons la nuit sont journel-
lement commis (dégénérant souvent en crimes) par des
hommes éveillés ? La psychanalyse fait-elle autre chose
que confirmer la vieille maxime de Platon que les bons
sont ceux qui se contentent de rêver de ce que les autres,
les méchants, font en réalité ?
Et, maintenant, vous détournant de l'individuel, rap-
pelez-vous la grande guerre qui vient de dévaster l'Eu-
rope et songez à toute la brutalité, à toute la férocité et
à tous les mensonges qu'elle a déchaînés sur le monde
civilisé. Croyez-vous qu'une poignée d'ambitieux et de
meneurs sans scrupules aurait suffi à déchaîner tous ces
mauvais esprits sans la complicité des millions de me-
nés ? Auriez-vous le courage, devant ces circonstances,
de rompre quand même une lance en faveur de l'exclu-
sion du mal de la constitution psychique de l'homme?
Vous me direz que je porte sur la guerre un jugement
unilatéral ; que la guerre a fait ressortir ce qu'il y a dans^
l'homme de plus beau et de plus noble : son héroïsme,
son esprit de sacrifice, son sentiment social. Sans doute ;
mais ne vous rendez pas coupables de l'injustice qu'on
a souvent commise à l'égard de la psychanalyse, en lui
reprochant de nier une chose, pour la seule raison qu'elle
en affirmait une autre. Loin de nous l'intention de nier
les nobles tendances de la nature humaine, et noua
n'avons rien fait pour en rabaisser la valeur. Au con-
LA CENSURE DU RÊVE l63
traire : je vous parle non seulement des mauvais désirs
censurés dans le rêve, mais aussi de la censure même
qui refoule ces désirs et les rend méconnaissables. Si
nous insistons sur ce qu'il y a de mauvais dans l'homme,
c'est uniquement parce que d'autres le nient, ce qui
n'améliore pas la nature humaine, mais la rend seule-
ment inintelligible. C'est en renonçant à l'appréciation
morale unilatérale que nous avons des chances de trou-
ver la formule exprimant exactement les rapports qui
existent entre ce qu'il y a de bon et ce qu'il y a de mau-
vais dans la nature humaine.
Tenons-nous en donc là. Alors même que nous trou-
verons étranges les résultats de notre travail d'interpré-
tation desrêves, nous nedevronspas les abandonner. Peut-
être nous sera-t-il possible plus tard de nous rapprocher
de leur compréhension en suivant une autre voie. Pour
le moment, nous maintenons ceci : la déformation du
rêve est une conséquence de la censure que les tendances
avouées du moi exercent contre des tendances et des
désirs indécents qui surgissent en nous la nuit, pendant
le sommeil. Pourquoi ces désirs et tendances naissent-ils
la nuit et d'où proviennent-ils ? Cette question reste
ouverte et attend de nouvelles recherches.
Mais il serait injuste de notre part de ne pas faire res-
sortir sans retard un autre résultat de nos recherches.
Les désirs qui, surgissant dans les rêves, viennent trou-
bler notre sommeil nous sont inconnus ; nous n'appre-
nons leur existence qu'à la suite de l'interprétation du
rêve. On peut donc provisoirement les qualifier d'incon-
scients au sens courant du mot. Mais nous devons nous
dire qu'ils sont plus que provisoirement inconscients.
Ainsi que nous l'avons vu dans beaucoup de cas, le
rêveur les nie, après même que l'interprétation les eût
rendus m.anifestes. Nous avons ici la même situation
que lors de l'interprétation du lapsus « Aufstossen* » où
l'orateur indigné nous affirmait qu'il ne se connaissait
et ne s'était jamais connu aucun sentiment irrespectueux
envers son chef. Nous avions déjà à ce moment-là mis^
en doute la valeur de cette assurance, et nous avons seu-
lement admis que l'orateur pouvait n'avoir pas conscience
I. Voir plus haut, p. 47-43.
*04 LE RÊVE
de l'existence en lui d'un pareil sentiment. La même
situation se reproduit chaque fois que nous interprétons
un rêve fortement déformé, ce qui ne peut qu'augmenter
son importance pour notre conception. Aussi sommes-
nous tout disposés à admettre qu'il existe dans la vie
psychique des processus, des tendances dont on ne sait
généralement rien, dont on ne sait rien depuis longtemps,
dont on n'a peut-être jamais rien su. De ce fait, l'incon-
scient se présente à nous avec un autre sens ; le facteur
d' « actualité » ou de « momentanéité » cesse d'être un
de ses caractères fondamentaux ; l'inconscient peut être
inconscient d'une façon permanente, et non seulement
« momentanément latent ». 11 va sans dire que nous
aurons à revenir là-dessus plus tard et avec plus de
détails.
CHAPITRE X
LE SYMBOLISME DANS LE RÊVE
Nous avons trouvé que la déformation qui nous empo-
che de comprendre le rêve est l'effet d'une censure exer-
çant son activité contre les désirs inacceptables, incon-
scients. Mais nous n'avons naturellement pas affirmé que
la censure soit le seul facteur produisant la déformation,
et l'étude plus approfondie du rêve nous permet en effet
de constater que d'autres facteurs prennent part, à côté
de la censure, à la production de ce phénomène. Ceci,
disions-nous, est tellement vrai qu'alors même que la
censure serait totalement éliminée, notre intelligence du
rêve ne s'en trouverait nullement facilitée, et le rêve
manifeste ne coïnciderait pas alors davantage avec les
idées latentes d\\ rêve.
C'est en tenant compte d'une lacune de notre techni-
que que nous parvenons à découvrir ces autres facteurs
qui contribuent à obscurcir et à déformer les rêves. Je
vous ai déjà accordé que chez les sujets analysés les élé-
ments particuliers d'un rêve n'éveillent parfois aucune
idée. Certes, ce fait est moins fréquent que les sujets ne
l'affirment ;dans beaucoup de cas on fait surgir des idées
à iorce de persévérance et d'insistance. Mais il n'en reste
pas moins que dans certains cas l'association se trouve
en défaut ou, lorsqu'on provoque son fonctionnement,
ne donne pas ce qu'on en attendait. Lorsque ce fait se
produit au cours d'un traitement psychanalytique, il
acquiert une importance particulière dont nous n'avons
pas à nous occuper ici. Mais il se produit aussi lors de
l'interprétation de rêves de personnes normales ou de
celle de nos propres rêves. Dans les cas de ce irenre,
lorsqu'on a acquis l'assurance que toute insistance est
inutile, on finit par découvrir que cet accident indési-
rable se produit régulièrement à propos de certains élé-
i66 LE RÊVE
nients déterminés du rêve. On se rend compte alors qu'il
s'agit, non d'une insuffisance accidentelle ou exception-
nelle de la technique, mais d'un fait régi par certaines
lois.
En présence de ce fait, on éprouve la tentation d'inter-
préter soi-même ces éléments « muets » du rêve, d'en
effectuer la traduction par ses propres moyens. On a
l'impression d'obtenir un sens satisfaisant chaque fois
qu'on se fie à pareille interprétation, alors que le rêve
reste dépourvu de sens et de cohésion, tant qu'on ne se
décide pas à entreprendre ce travail. A mesure que
celui-ci s'applique à des cas de plus en plus nombreux,
à la condition qu'ils soient analogues, notre tentative,
d'abord timide, devient de plus en plus assurée.
Je vous expose tout cela d'une façon quelque peu sché-
matique, mais l'enseignement admet les exposés de ce
genre lorsqu'ils simplifient la question sans la défor-
mer.
En procédant comme nous venons de le dire, on
obtient, pour une série d'éléments de rêves, des traduc-
tions constantes, tout à fait semblables à celles que nos
« livres des songes » populaires donnent pour toutes les
choses qui se présentent dans les rêves. J'espère, soit
dit en passant, que vous n'avez pas oublié qu'avec notre
technique de l'association on n'obtient jamais des traduc-
tions constantes des éléments de rêves.
Vous allez me dire que ce mode d'interprétation vous
semble encore plus incertain et plus sujet à critique que
celui à l'aide d'idées librement pensées. Mais là intervient
un autre détail. Lorsque, à la suite d'expériences répé-
tées, on a réussi à réunir un nombre assez considérable
de ces traductions constantes, on s'aperçoit qu'il s'agit
là d'interprétations qu'on aurait pu obtenir en se basant
uniquement sur ce qu'on sait soi-même et que pour les
comprendre on n'avait pas besoin de recourir aux sou-
venirs du rêveur. Nous verrons dans la suite de cet exposé
d'où nous vient la connaissance de leur signification.
Nous donnons à ce rapport constant entre l'élément
d'un rêve et sa traduction le nom de symbolique, l'élé-
ment lui même étant lïn symbole de la pensée inconsciente
du rêve. Vous vous souvenez sans doute qu'en exami-
nant précédemment les rapports existant entre les élô-
LE SYMBOLISME DANS LE REVE lOj
ments des rêves et leurs substrats, j'avais établi que
l'élément d'un rôve peut être à son substrat ce qu'une
partie est au tout, qu'il peut être aussi une allusion à
ce substrat ou sa représentation figurée. En plus de ces
trois genres de rapports, j'en avais alors annoncé un
quatrième que je n'avais pas nommé. C'était justement
le rapport symbolique, celui que nous introduisons ici.
Des discussions très intéressantes s'y rattachent dont
nous allons nous occuper, avant d'exposer nos observa-
tions spécialement symboliques. Le symbolisme consti-
tue peut-être le chapitre le plus remarquable de la théo-
rie des reyes.
Disons avant tout qu'en tant que traductions perma-
nentes, les symboles réalisent dans une certaine mesure
l'idéal de l'ancienne et populaire interprétation des
rêves, idéal dont notre technique nous a considérable-
ment éloignés.
Jls nous permettent, dans certaines circonstances,
d'interpréter un rêve sans interroger le rêveur qui
d'ailleurs ne saurait rien ajouter au symbole. Lorsqu'on
connaît les symboles usuels des rêves, la personnalité
du rêveur, les circonstances dans lesquelles il vit et les
impressions à la suite desquelles le rêve est survenu,
on est souvent en état d'interpréter un rêve sans aucune
difficulté, de le traduire, pour ainsi dire, à livre ouvert.
Un pareil tour de force est fait pour flatter l'interprète et
en imposer au rêveur ; il constitue un délassement bien-
faisant du pénible travail que comporte l'interrogation
du rêveur. Mais ne vous laissez pas séduire par cette
facilité. Notre tâche ne consiste pas à exécuter des tours
de force. La technique qui repose sur la connaissance
des symboles ne remplace pas celle qui repose sur l'as-
sociation et ne peut se mesurer avec elle. Elle ne fait
que compléter cette dernière et lui fournir des données
utilisables. Mais en ce qui concerne la connaissance ai
la situation psychique du rêveur, sachez que les rêves
que vous avez à interpréter ne sont pas toujours ceux
de personnes que vous connaissez bien, que vous n'êtes
généralement pas au courant des événements du jour
qui ont pu provoquer le rêve et que ce sont les idées et
souvenirs du sujet analysé qui vous fournissent la con-
naissance de ce qu'on appelle la situation psychique.
i68 LE RÊVE
Il est en outre tout à fait singulier, même au point de
Tîie des connexions dont il sera question plus tard, que
la conception symbolique des rapports entre le rêve et
î inconscient se soit heurtée à une résistance des plus
acharnées. Même des personnes réfléchies et autorisées,
qui n'avaient à formuler contre la psychanalyse aucune
objection de principe, ont refusé de la suivra dans cette
voie. Et cette attitude est d'autant plus singulière que le
symbolisme n'est pas une caractéristique propre au rêve
seulement et que sa découverte n'est pas l'œuvre de la
psychanalyse qui a cependant fait par pilleurs beaucoup
d'autres découvertes retentissantes. Si Ton veut à tout
prix placer dans les temps modernes la découverte du
symbolisme dans les rêves, on doit considérer comme
son auteur le philosophe K.-A. Scherner (1861). La psy-
chanalyse a fourni une confirmation à la manière de
voir de Scherner, en lui faisant d'ailleurs subir de pro-
fondes modifications.
Et maintenant vous voudrez sans doute apprendre
quelque chose sur la nature du symbolisme dans les rêves
et en avoir quelques exemples. Je vous ferai volontiers
part de ce que je sais sur ce sujet, tout en vous prévenant
que ce phénomène ne nous est pas encore aussi com-
préhensible que nous le voudrions.
L'essence du rapport symbolique consiste dans une
comparaison. Mais il ne suffit pas d'une comparaison
quelconque pour que ce rapport soit établi. Nous soup-
çonnons que la comparaison requiert certaines condi-
tions, sans pauvoir dire de quel genre sont ces conditions.
Tout ce qui peut servir de comparaison avec un objet ou
un processus n'apparaît pas dans le rêve comme un
symbole de cet objet ou processus. D'autre part, le rêve,
loin de symboliser sans choix, ne choisit à cet effet que
certains éléments des idées latentes du rêve. Le symbo-
lisme se trouve ainsi limité de chaque côté. On doit con-
venir également que la notion de symbole ne se trouve
pas encore nettement délimitée, qu'elle se confond sou-
vent avec celles de substitution, de représentation, etc.,
qu'elle se rapproche même de celle d'allusion. Dans cer-
tains symboles la comparaison qui leur sert de base est
évidente. Mais il en est d'autres à propos desquels nous
sommes obligrés de nous demander où il faut chercher
LE SYMBOLISME DANS LE RÊVE iO-j
le facteur commun, le tertium comparationis de la compa-
raison présumée. Une réflexion plus approlondie nous
permettra parfois de découvrir ce facteur commun qui,
dans d'autres cas, restera réellement caché. En outre, si
le symbole est une comparaison, il est singulier que
l'association ne nous fasse pas découvrir cette compa-
raison, que le rêveur lui-même ne la connaisse pas et
s'en serve sans rien savoir à son sujet ; plus que cela :
que le rêveur ne se montre nullement disposé à recon-
naître cette comparaison, lorsqu'elle est mise sous ses
yeux. Vous voyez ainsi que le rapport symbolique est
une comparaison d'un genre tout particulier et dont les
raisons nous échappent encore. Peut-être trouverons-
nous plus tard quelques indices relatifs à cet inconnu.
Les objets qui trouvent dans le rêve une représenta-
tion symbolique sont peu nombreux. Le corps humain,
dans son ensemble, les parents, enfants, frères, sœurs,
la naissance, la mort, la nudité, — et quelque chose de
plus. C'est la maison qui constitue la seule représentation
typique, c'est-à-dire régulière, de l'ensemble de la per-
sonne humaine. Ce fait a été reconnu déjà par Scherner
qui voulait lui attribuer une importance de premier
ordre, à tort selon nous. On se voit souvent en rêve
glisser le long de façades de maisons, en éprouvant pen-
dant cette descente une sensation tantôt de plaisir, tantôt
d'angoisse. Les maisons aux murs lisses sont des
hommes ; celles qui présentent des saillies et des balcons,
auxquels on peut s'accrocher, sont des femmes. Les
parents ont pour symboles l'empereur et l'impératrice,
le roi et la reine ou d'autres personnages éminents : c'est
ainsi que les rêves où figurent les parents évoluent dans
une atmosphère de piété. Moins tendres sont les rêves
où figurent des enfants, des frères ou sœurs, lesquels
ont pour symboles de petits animaux, la vennine. La
naissan€e est presque toujours représentée . par une
action dont \cau est le principal facteur : on rêve soit
qu'on se jette à l'eau ou qu'on en sort, soit qu'on retire
une personne de l'eau ou qu'on en est retiré par elle,
autrement dit qu'il existe entre cette personne et le
rêveur une relation maternelle. La mort imminente est
remplacée dans le rêve par le départ, par un voyage en
chemin de fer ; la mort réalisée, par certains présagea
17^ Ï>E ESTE
obscurs, sinistres; la nudité par des habits et uniformes.
Vous voyez que nous sommes pour ainsi dire à cheval
sur les deux genres de représentations : les symboles et
les allusions.
En sortant de cette énumération plutôt maigre, nous
abordons un domaine dont les objets et contenus sont
représentés par un symbolisme extraordinairement riche
€t varié. C'est le domaine de la vie sexuelle, des organes
génitaux, des actes sexuels, des relations sexuelles. La
majeure partie des symboles dans le rêve sont des sym-
boles sexuels. Mais ici nous nous trouvons en présence
d'une disproportion remarquable. Alors que les contenus
à désigner sont peu nombreux, les symboles qui les
désignent le sont extraordinairement, de sorte que
chaque objet peut être exprimé par des symboles nom-
breux, ayant tous à peu près la même valeur. Mais au
cours de l'interprétation on éprouve une surprise désa-
gréable. Contrairement aux représentations des rêves
qui, elles, sont très variées, les interprétations des sym-
boles sont on ne peut plus monotones. C'est là un fait
qui déplaît à tous ceux qui ont l'occasion de le constater.
Mais qu'y faire ?
Comme c'est la première fois qu'il sera question, dans
cet entretien, de contenus de la vie sexuelle, je dois vous
dire comment j'entends traiter ce sujet. La psycha-
nalyse n'a aucune raison de parler à mots couverts ou
de se contenter d'allusions, elle n'éprouve aucune honte
à s'occuper de cet important sujet, elle trouve correct et
convenable d'appeler les choses par leurs noms et con-
sidère que c'est là le meilleur moyen de se préserver
contre des arrière-pensées troublantes. Le fait qu'on se
trouve à parler devant un auditoire composé de repré-
sentants dea deux sexes, ne change rien à l'affaire. De
même qu'il n'y a pas de science ad usum delphiiii, il ne
doit pas y en avoir une à l'usage des jeunes filles naïves,
et les dames que j'aperçois ici ont sans doute voulu
marquer par leur présence qu'elles veulent être traitées,
sous le rapport de la science, à l'égal des hommes.
Le rêve possède donc, pour les organes sexuels de
l'homme, une foule de représentations qu'on peut appeler
symboliques et dans lesquelles le facteur commun de la
comparaison est le plus souvent évident. Pour l'appareil
LE SYMBOLISME DANS LE REVE 171
génital de Thomme, clans son ensemble, c'est surtout le
nombre sacré 3 qui présente une importance symbolique.
La partie principale, et pour les deux sexes la plus inté-
ressante, de l'appareil génital de l'homme, la verge,
trouve d'abord ses substitutions symboliques dans des
objets qui lui ressemblent par la forme, à savoir : cannes^
parapluies, tiges ^ arbres, etc. ; ensuite dans des objets
qui ont en commun avec la verge de pouvoir pénétrer à
l'intérieur d'un corps et causer des blessures : armes
pointues de toutes sortes, telles que couteaux, poignards,
lames, sabres, ou encore armes à feu, telles que fusils,
pistolets et, plus particulièrement, l'arme qui par sa forme
se prête tout spécialement à cette comparaison, c'est-à-
dire le revolver. Dans les cauchemars des jeunes filles la
poursuite par un homme armé d'un couteau ou d'une
arme à feu joue un grand rôle. C'est là peut-être le cas
le plus fréquent du symbolisme des rêves, et son inter-
prétation ne présente aucune difficulté. Non moins com-
préhensible est la représentation du me^nbre masculin
par des objets d'où s'échappe un liquide : robinets à
eau, aiguiereSy sources jaillissantes, et par d'autres qui
sont susceptibles de s'allonger tels que lampes à suspen-
sion, crayons à coulisse, etc. Le fait que les crayons,
les porte-plumes, les limes à ongles, les marteaux et
autres instruments sont incontestablement des repré-
sentations symboliques de l'organe sexuel masculiiTtiênt
à son tour à une conception facilement compréhensible
de cet organe.
La remarquable propriété que possède celui-ci de
pouvoir se redresser contre la pesanteur, propriété qui
forme une partie du phénomène de l'érection, a créé la
représentation symbolique à l'aide de ballons, à'avions
et, tout récemment, de dirigeables Zeppelin. Mais le
rêve connaît encore un autre moyen, beaucoup plus
expressif, de symboliser l'érection. Il fait de l'organe
sexuel l'essence même de la personne et fait voler celle-
ci tout entière. Ne trouvez pas étonnant si je vous dis
que les rêves souvent si beaux que nous connaissons
tous et dans lesquels le vol joue un rôle si important
doivent être interprétés comme ayant pour base une
excitation sexuelle générale, le phénomène de l'érection.
Parmi les psychanalystes, c'est P. Federn qui a établi
lia LE KÈVE
cette interprétation à l'aide de preuves irréfutables,
mais même un expérimentateur aussi impartial, aussi
étranger et peut-être même aussi ignorant de la psycha-
nalyse que Mourly-Vold est arrivé aux mêmes conclu-
sions, à la suite de ses expériences qui consistaient à
donner aux bras et aux jambes, pendant le sommeil, des
positions artificielles. Ne m'objectez pas le fait que des
femmes peuvent également rêver qu'elles volent. Rap-
pelez-vous plutôt que nos rêves veulent être des réalisa-
tions de désirs et que le désir, conscient ou inconscient,
d'être un homme est très fréquent chez la femme. Et ceux
d'entre vous qui sont plus ou moins versés dans l'ana-
tomie ne trouveront rien d'étonnant à ce que la femme
soit à même de réaliser ce désir à l'aide des mêmes
sensations que celles éprouvées par l'homme. La femme
possède en effet dans son appareil génital un petit
membre semblable à la verge de l'homme, et ce petit
membre, le clitoris, joue dans l'enfance et dans l'âge
qui précède les rapports sexuels le même rôle que le
pénis masculin.
Parmi les symboles sexuels masculins moins compré-
hensibles nous citerons les reptiles et les poissonsy mais
surtout le fameux symbole du serpent. Pourquoi le cha-
peau et le manteau ont-ils reçu la même application?
C'est ce qu'il n'est pas facile de deviner, mais leur signi-
fication symbolique est incontestable. On peut enfin se
demander si la substitution à l'organe sexuel masculin
d'un autre membre tel que le pied ou la main, doit éga-
lement être considérée comme symbolique. Je crois
qu'en considérant l'ensemble du rêve et en tenant compte
des organes correspondants de la femme on sera le plus
souvent obligé d'admettre cette signification.
L'appareil génital de la femme est représenté symbo-
liquement par tous les objets dont la caractéristique
consiste en ce qu'ils circonscrivent une cavité dans
laquelle quelque chose peut être logé : mineSy fosses^
cavernes, vases et bouteilles, boites de toutes formes,
coffres, caisses, poches, etc. Le bateau fait également
partie de cette série. Certains symboles tels quar?noir€S,
fours et surtout chambres se rapportent à l'utérus plutôt
qu'à l'appareil sexuel proprement dit. Le symbole chambre
touche ici à celui de maison, poHe et portail devenant à
LE SYAiEOLISME DANS LE RÊVE 17.^
leur tour des symboles désignant l'accès de l'orifice
sexuel. Ont encore une signification symbolique certains
matériaux, tels que le bois et le papier, ainsi que les
objets faits avec ces matériaux, tels que table et livre.
Parmi les animaux, les escargots et les coquillages sont
incontestablement des symboles féminins. Citons encore,
parmi les organes du corps, la bouche comme symbole de
l'orifice génital et, parmi les édifices, \ église et la cha-
pelle. Ainsi que vous le voyez, tous ces symboles ne sont
pas également intelligibles.
On doit considérer comme faisant partie de l'appareil
génital les seins qui, de même que les autres hémi-
sphères, plus grandes, du corps féminin, trouvent leur
représentation symbolique clans les pommes, les pêches,
les fruits en général. Les poils qui garnissent l'appareil
génital chez les deux sexes sont décrits par le rêve sous
l'aspect d'une forêt, d'un boscpiet. La topographie compli-
quée de l'appareil génital de la femme fait qu'on se
le représente souvent comme un paysage, avec rocher,
forêt, eau, alors que l'imposant mécanisme de l'appareil
génital de l'homme est symbolisé sous la forme de toutes
sortes de machines compliquées, difficiles à décrire.
Un autre intéressant symbole de l'appareil génital de
la femme est représenté par le coffret à bijoux ; bijou et
trésor sont les caresses qu'on adresse, même dans le
rêve, à la personne aimée ; les sucreries servent souvent
à symboliser la jouissance sexuelle. La satisfaction
sexuelle obtenue sans le concours d'une personne du
sexe opposé est symbolisée par toutes sortes de jeux,
entre autres parle jeu de piano, he glissement, la descente
brusque, \ arrachage d\me branche sont des représenta-
tions finement symboliques de l'onanisme. Nous avons
encore une représentation particulièrement remarquable
dans la chute d'une dent, dans \ extraction d'une dent: ce
symbole signifie certainement la castration, envisagée
comme une punition pour les pratiques contre-nature.
Les symboles destinés à représenter plus particulière-
ment les rapports sexuels sont moins nombreux dans les
rêves qu'on ne l'aurait cru d'après les communications
que nous possédons. On peut citer, comme se rappor-
tant à cette catégorie, des activités rythmiques telles que
la danse, Véquitation, Vascension, ainsi que des accidents
Frbvd. II
174 LE RÊVE
violents, comme p&r exemple le fait d'être écrasé par une
voiture. Ajoutons encore certaines activités manuelles et,
naturellement, la menace avec une arme.
L'application et la traduction de ces symboles sont
moins simples que vous ne le croyez peut-être. L'une et
l'autre comportent nombre de détails inattendus. C'est
ainsi que nous constatons ce fait incroyable que les diffé-
rences sexuelles sont souvent à peine marquées dansées
représentations symboliques. Nombre de symboles dési-
gnent un organe génital en général — masculin ou
féminin, peu importe : tel est le cas des symboles où
figurent un -petit enfant, une petite fille, wn petit fils.
D'autres fois, un symbole masculin sert à désigner une
partie de l'appareil génital féminin, et inversement. Tout
cela reste incompréhensible, tant qu'on n'est pas au cou-
rant du développement des représentations sexuelles des
hommes. Dans certains cas cette ambiguïté des symboles
peut n'être qu'apparente ; et les symboles les plus frap-
pants, tels que poche, arme, boite, n'ont pas cette appli-
cation bisexuelle.
Commençant, non par ce que le symbole représente,
mais par le symbole lui-même, je vais passer en revue les
domaines auxquels les symboles sexuels sont empruntés,
en faisant suivre cette recherche de quelques considé-
rations relatives principalement aux symboles dont le
facteur commun reste incompris. Nous avons un sym-
bole obscur de ce genre dans le chapeau, peut-être dan»
tout couvre-chef en général, à signification généralement
masculine, mais parfois aussi féminine. De même man-
teau sert à désigner un homme, quoique souvent à un
point de vue autre que le point de vue sexuel. Vous
êtes libre d'en demander la raison. La cravate qui
descend sur la poitrine et qui n'est pas portée par
la femme, est manifestement un symbole masculin.
Linge blanc, toile sont en général des symboles fémi-
nins ; habits, uniformes sont, nous le savons déjà,
des symboles destinés à exprimer la nudité, les for-
mes du corps ; soulier, pantoufle désignent symbolique-
ment les organes génitaux de la femme. Nous avons
déjà parlé de ces symboles énigmatiques, mais sûrement
féminins, que sont la table, le bois. Échelle, escalier,
rampe, ainsi que l'acte de monter sur une échelle, etc,.
LE SYMBOLISME DANS LE REVE 17^
sont certainement des symboles exprimant les rapports,
sexuels. En y réfléchissant de près, nous trouvons comme
facteur commun la rythmique de l'ascension, peut-être
aussi le crescendo de l'excitation : oppression, à mesure
qu'on monte.
Nous avons déjà mentionné le paysage, en tant que
représentation de l'appareil génital de la femme. Mon-
tagne et rocher sont des symboles du membre masculin,
jardin est un symbole fréquent des organes génitaux de
la femme. Le fruit désigne, non l'enfant, mais le sein.
Les animaux sauvages servent à représenter d'abord des
hommes passionnés, ensuite les mauvais instincts, les
passions. Boutons et fleu7^s désignent les organes géni-
taux de la femme, et plus spécialement la virginité. Rap-
pelez-vous à ce propos que les boutons sont efïective-
mentles organes génitaux des plantes. Nous connaissons
déjà le symbole chambre. La représentation se dévelop-
pant, les fenêtres, les entrées et sorties de la chambre
acquièrent la signification d'ouvertures, d'orifices du
corps. Chambre ouverte, chambre close font partie du
même symbolisme, et la clef qui ouvre est incontestable-
ment un symbole masculin.
Tels sont les matériaux qui entrent dans la composi-
tion du symbolisme dans les rêves. Ils sont d'ailleurs
loin d'être complets, et notre exposé pourrait être étendu
aussi bien en largeur qu'en profondeur. Mais je pense
que mon énumération vous paraîtra plus que suffisante.
11 se peut même que vous me disiez, exaspérés : « à vous
entendre, nous ne vivrions que dans un monde de sym-
boles sexuels. Tous les objets qui nous entourent, tous
les habits que nous mettons, toutes les choses que nous
prenons à la main, ne seraient donc, à votre avis, que
des symboles sexuels, rien de plus ? » Je conviens qu'il
y a là des choses faites pour étonner, et la première ques-
tion qui se pose tout naturellement est celle-ci : com-
ment pouvons-nous connaître la signification des sym-
boles des rêves, alors que le rêveur lui-même ne nous
fournit à leur sujet aucun renseignement ou que des
renseignements tout à fait insuffisants?
Je réponds : cette connaissance nous vient de diverses
sources, des contes et des mythes, de farces et facéties,
du folk-lore, c'est-à-dire de l'étude des mœurs, usages,,
J76 LE m\E
proverbes et chants de difTérents peuples, du langage
poétique et du langage commun. Nousy retrouvons partout
le même symbolisme que nous comprenons souvent sans
la moindre difficulté. En examinant ces sources les unes
après les autres, nous y découvrirons un tel parallélisme
avec le symbolisme des rêves que nos interprétations
sortiront de cet examen avec une certitude accrue.
Le corps humain, avons-nous dit, est souvent repré-
senté, d'après Scherner, par le symbole de la maison ;
or, font également partie de ce symbole les fenêtres,
portes, portes-cochères qui symbolisent les accès dans
les cavités du corps, les façades, lisses ou garnies de
saillies et de balcons pouvant servir de points d'appui.
Ce symbolisme se retrouve dans notre langage courant :
c'est ainsi que nous saluons familièrement un vieil ami
en le traitant de « vieille maison » et que nous disons de
quelqu'un que tout n'est pas en ordre à son « étage
supérieur ».
11 parait à première vue bizarre que les parents soient
représentés dans les rêves sous l'aspect d'un couple
royal ou impérial. Ne croyez-vous pas que dans beau-
coup de contes qui commencent par la phrase : « 11 était
une fois un roi et une reine », on se trouve en présence
d'une substitution symbolique de la phrase : « Il était
une fois un père et une mère ? » Dans les familles, on
appelle souvent les enfants, en plaisantant, /?rmc^5, l'aîné
recevant le titre de Kronprms. Le roi lui-même se fait
appeler le père du pays. C'est encore en plaisantant que
les petits enfants sont appelés vers et que nous disons
d'eux avec compassion : les pauvi^es petits vers {das arme
Wurm).
Mais revenons au symbole maison et à ses dérivés.
Lorsqu'en rêve nous utilisons les saillies des maisons
comme points d'appui, n'y a-t-il pas là une réminiscence
de la réflexion bien connue que les gens du peuple for-
mulent lorsqu'ils rencontrent une femme aux seins for-
tement développés : il y a là à quoi s'accrocher? Dans la
même occasion, les gens du peuple s'expriment encore
autrement, en disant : « Voilà une femme qui a beaucoup
de bois devant sa maison », comme s'ils voulaient confir-
mer notre interprétation qui voit dans le bois un sym-
bole féminin, maternel
LE SYMBOLISME DANS LE HÊVE 177
A propos de bois, nous ne réussirons pas à comprendre
la raison qui en a fait un symbole du maternel, du fémi-
nin, si nous n'invoquons pas l'aide de la linguistique
comparée. Notre mot allemand Holz (bois) aurait la
même racine que le mot grec Gay], qui signifie matière,
matière brute. Mais il arrive souvent qu'un mot géné-
rique finit par désigner un objet particulier. Or, il existe
dans l'Atlantique une île appelée Madère, nom qui lui a
été donné parles Portugais lors de sa découverte, parce
qu'elle était alors couverte de forêts. Madeira signifie
précisément en portugais bois. Vous reconnaissez sans
doute dans ce mot madeira le mot latin materia légère-
ment modifié et qui à son tour signifie matière en géné-
ral. Or, le mot materia est un dérivé de mater^ mère. La
matière dont une chose est faite est comme son apport
maternel. C'est donc cette vieille conception qui se
perpétue dans l'usage symbolique de bois pour femme,
mère.
La naissance se trouve régulièrement exprimée dans
le rêve par l'intervention de l'eau : on se plonge dans
l'eau ou on sort de l'eau, ce qui veut dire qu'on enfante
ou qu'on naît. Or, n'oubliez pas que ce symbole peut
être considéré comme se rattachant doublement à la
vérité transformiste : d'une part (et c'est là un fait très
reculé dans le temps) tous les mammifères terrestres, y
compris les ancêtres de l'homme, descendent d'animaux
aquatiques ; d'autre part, chaque mammifère, chaque
homme passe la première phase de son existence dans
l'eau, c'est-à-dire que son existence embryonnaire se
passe dans le liquide placentaire de l'utérus de sa mère,
et naître signifie pour lui sortir de l'eau. Je n'affirme pas
que le rêveur sache tout cela, mais j'estime aussi qu'il
n'a pas besoin de le savoir. Le rêveur sait sans doute
des choses qu'on lui avait racontées dans son enfance ;
mais même au sujet de ces connaissances j'affirme qu'elle
n'ont contribué en rien à la formation du symbole. On
lui a raconté jadis que c'est la cigogne qui apporte les
enfants. Mais où les trouve-t-elle? Dans la rivière, dans
le puits, donc toujours dans l'eau. Un de mes patients,
alors tout jeune enfant, ayant entendu raconter cette
histoire, avait disparu pour tout \m après-midi. On finit
par le retrouver au bord de l'étang du château qu'il
178 LE KÈVE
habitait, le visage penché sur l'eau et cherchant à aper-
cevoir au fond les petits enfants.
Dans les mythes relatifs à la naissance de héros, que
O Rank avait soumis à une analyse comparée (le plus
ancien est celui concernant la naissance du roi Sargon,
d'Agade, en l'an 2800 av. J.-Ch.), l'immersion dans l'eau
et le sauvetage de l'eau jouent un rôle prédominant.
Rank a trouvé qu'il s'agit là de représentations symbo-
liques de la naissance, analogues à celles qui se mani-
festent dans le rêve. Lorsqu'on rêve qu'on sauve une
personne de Feau, on fait de cette personne sa mère ou
une mère tout court ; dans le mythe, une personne qui
a sauvé un enfant de l'eau, avoue être la véritable mère
de cet enfant. Il existe une anecdote bien connue où l'on
demande à un petit juif intelligent : « Qui fut la mère de
Moïse ? » Sans hésiter, il répond : « La princesse. — Mais
non, lui objecte-t-on, celle-ci l'a seulement sauvé des
eaux. — C'est-elle qui le prétend », réplique-t-il, mon-
trant ainsi qu'il a trouvé la signification exacte du mythe.
Le départ symbolise dans le rêve la mort. Et, d'ailleurs,
lorsqu'un enfant demande des nouvelles d'une personne
qu'il n'a pas vue depuis longtemps, on a l'habitude de lui
répondre, lorsqu'il s'agit d'une personne décédée, qu'elle
est partie en voyage. Ici encore je prétends que le sym-
bole n'a rien à voir avec cette explication à l'usage des
enfants. Le poète se sert du même symbole lorsqu'il
parle de l'au delà comme d'un pays inexploré d'où aucun
voyageur (no traveller) ne revient. Même dans nos
conversations journalières, il nous arrive souvent de
parler du dernier voyage. Tous les connaisseurs des
anciens rites savent que la représentation d'un voyage
au pays de la mort faisait partie de la religion de l'Egypte
ancienne. Il reste de nombreux exemplaires du livre des
morts qui, tel un Baedeker, accompagnait la momie dans
ce voyage. Depuis que les lieux de sépulture ont été
séparés des lieux d'habitation, ce dernier voyage du mort
était devenu une réalité.
De même le symbolisme génital n'est pas propre au
rêve seulement. 11 est arrivé à chacun de vous de pousser,
ne fût-ce qu'une fois dans la vie, l'impolitesse jusqu'à
traiter une femme de « vieille boîte », sans savoir peut-
être que ce disant vous vous serviez d'un symbole géni-
LE SYMBOLISME DANS LE RÊVE 179
tal. Il est dit dans le Nouveau Testament : la femme est
un vase faible. Les livres sacrés des Juifs sont, dans leur
style si proche de la poésie, remplis d'expressions em-
pruntées au symbolisme sexuel, expressions qui n'ont
pas toujours été exactement comprises et dont l'inter-
prétation, dans le Cantique des Cantiques par exemple,
a donné lieu à beaucoup de malentendus. Dans la litté-
rature hébraïque postérieure on trouve très fréquemment
le symbole qui représente la femme comme une maison
dont la porte correspond à l'orifice génital. Le mari se
plaint par exemple, dans le cas de perte de virginité,
d'avoir trouvé la porte ouverte ^ La représentation de la
femme par le symbole table se rencontre également dans
cette littérature. La femme dit de son m^ari : je lui ai
dressé la table, mais il la retourna. Les enfants estropiés
naissent pour la raison que le mari retourne la table.
J'emprunte ces renseignements à une monographie de
M. L. Levy, de Brùnn, sur Le symbolisme sexuel dans la
Bible et le Talmud.
Ce sont les étymologistes qui ont rendu vraisemblable
la supposition que le bateau est une représentation sym-
bolique de la femme : le nom jS'c/i2^ (bateau), qui servait
primitivement à désigner un ^)ase en argile, ne serait en
réalité qu'une modification du mot Schaff (écuelle). Que
four soit le symbole de là femme et de la matrice, c'est
ce qui nous est confirmé par la légende grecque relative
à PériandredeCorinthe et à sa femme Melissa. Lorsque,
d'après le récit d'Hérodote,, le tyran, après avoir par
jalousie tué sa femme bien-aimée, adjura son ombre de
lui donner de ses nouvelles, la morte révéla sa présence
en rappelant à Périandre qu'il avait mis son pain dans un
four froid, expression voilée, destinée à désigner un acte
qu'aucune autre personne ne pouvait connaître. Dans
\ Anthropophyteia, publiée par F. -S. Kraus et qui constitue
une mine de renseignements incomparable pour tout ce
qui concerne la vie sexuelle des peuples, nous lisons que
dans certaines régions de l'Allemagne on dit d'une
femme qui vient d'accoucher : son four s est effondré. La
préparation du feu, avec tout ce qui s'y rattache, est
pénétrée profondément de symbolisme sexuel. La flamme
symbolise toujours l'organe génital de l'homme, et le
foyer le giron féminin.
l8o LE RLVE
Si VOUS trouvez étonnant que les paysages servent si
fréquemment dans les rêves à représenter symbolique-
ment l'appareil génital de la femme, laissez-vous instruire
par les mythologistes qui vous diront quel grand rôle la
terre nourricière a toujours joué dans les représentations
et les cultes des peuples anciens et à quel point la con-
ception de l'agriculture a été déterminée par ce symbo-
lisme. Vous serez tentés de chercher dans le langage
courant les raisons qui, dans les rêves, font de chambre
la représentation symbolique de la femme : ne dit-on pas-
(en allemand) Frauenzimmer {chdLmhvQ de la femme), au
lieu de Frau (femme), remplaçant ainsi la personne
humaine par l'emplacement qui lui est destiné? Nous
disons de même la « Sublime Porte », désignant par cette
expression le sultan et son gouvernement ; de même
encore le mot Pharaon qui servait à désigner les souve-
rains de l'ancienne Egypte signifiait « grande cour >
(dansl'ancien Orient les cours disposées entre les doubles
portes de la ville étaient des lieux de réunion, tout
comme les places de marché dans le monde classique).
Je pense cependant que cette filiation est un peu trop
superficielle. Je croirais plutôt que c'est en tant qu'elle
désigne l'espace dans lequel l'homme se trouve enfermé
que chambre est devenu symbole de femme. Le symbole
maison nous est déjà connu sous ce rapport ; la mytho-
logie et le style poétique nous autorisent à admettre
comme autres représentations symboliques de la femme :
château-fort, forteresse, château, ville. Le doute, en ce
qui concerne cette interprétation, n'est permis que
lorsqu'on se trouve en présence de personnes ne parlant
pas allemand et, par conséquent, incapables de nous
comprendre. Or, j'ai eu, au cours de ces dernières
années, l'occasion de traiter un grand nombre de patients
étrangers et je crois me rappeler que dans leurs rêves,
malgré l'absence de toute analogie entre ces deux mots
dans leurs langues maternelles respectives, chambre
signifiait toujours femme {Zimmer^owT Frauenzimmer). 11
y a encore d'autres raisons d'admettre que le rapport
symbolique peut dépasser les limites linguistiques, fait
qui a déjà été reconnu par l'interprète des rêves Schubert
(1862). Je dois dire toutefois qu'aucun de mes rêveurs
n'ignorait totalement la langue allemande, de sorte que
LE SYMBOLISME DANS LE RÊVE iSf
je dois laisser le soin d'établir cette distinction aux
psychanalystes à même de réunir dans d'autres pays des
observations relatives à des personnes ne parlant qu'une
seule langue.
En ce qui concerne les représentations symboliques
de l'organe sexuel de l'homme, il n'en est pas une qui
ne se trouve exprimée dans le langage courant sous une
forme comique, vulgaire ou, comme parfois chez les
poètes de l'antiquité, sous une forme poétique. Parmi
ces représentations figurent non seulement les symboles
qui se manifestent dans les rêves, mais d'autres encore,
comme par exemple divers outils, et principalement la
charrue. Du reste, la représentation symbolique de
l'organe sexuel masculin touche à un domaine très
étendu, très controversé et dont, pour des raisons d'éco-
nomie, nous voulons nous tenir à distance. Nous ne
ferons quelques remarques qu'à propos d'un seul de ces
symboles hors série : du symbole de la trinité (3). Lais-
sons de côté la question de savoir si c'est à ce rapport
symbolique que le nombre 3 doit son caractère sacré.
Mais ce qui est certain, c'est que si des objets composés
de trois parties (trèfles à trois feuilles, par exemple) ont
donné leur forme à certaines armes et à certains
emblèmes, ce fut uniquement en raison de leur signifi-
cation symbolique.
La fleur de lys française à trois branches et le Triskélès
(trois os demi-courbes partant d'un centre commun), ces
bizarres armoiries de deux îles aussi éloignées l'une de
l'autre que la Sicile et Isle of Man ne seraient également^
à mon avis, que des reproductions symboliques, stylisées,
de l'appareil génital de l'homme. Les reproductions de
l'organe sexuel masculin étaient considérées dans l'anti-
quité comme de puissants moyens de défense (Apotro-
paea) contre les mauvaises influences, et il faut peut-être
voir une survivance de cette croyance dans le fait que
même de nos jours toutes les amulettes porte-bonheur
ne sont autre chose que des symboles génitaux ou sexuels.
Examinez une collection de ces amulettes portées autour
du cou en forme de collier : vous trouverez un trèfle à
quatre feuilles, un cochon, un champignon, un fer à
cheval, un.e échelle, un ramoneur de cheminées. Le trèfle
à quatre feuilles remplace le trèfle plus proprement sym-
l82 LE RÊVE
bolique à trois feuilles ; le cochon est un ancien symbole
de la fécondité; le champignon est un symbole incontes-
table du pénis, et il est des champignons qui, tel le Phal-
lus impudicus ,àoi\ejiX leur nom à leur ressemblance frap-
pante avec l'organe sexuel de l'homme ; le fer à cheval
reproduit les contours de l'orifice génital de la femme,
et le ramoneur qui porte Féchelle fait partie de la collec-
tion, parce qu'il exerce une de ces professions auxquelles
le vulgaire compare les rapports sexuels (voir VAnthropo-
phyieid). Nous connaissons déjà l'échelle comme faisant
partie du symbolisme sexuel des rêves ; la langue alle-
mande nous vient ici en aide en nous montrant que le
mot « monter » est employé dans un sens essentiel-
lement sexuel. On dit en allemand : a monter après les
femmes » et « un vieux monteur ». En français, où le
mot allemand Stufe se traduit par le mot marche, on
appelle un vieux noceur un « vieux marcheur ». Le fait
que chez beaucoup d'animaux l'accouplement s'accomplit,
le mâle étant à califourchon sur la femelle, n'est sans
doute pas étranger à ce rapprochement.
L'arrachage d'une branche, comme représentation sym-
bolique de l'onanisme, ne correspond pas seulement aux
désignations vulgaires de l'acte onaaique, mais possède
aussi de nombreuses analogies mythologiques. Mais ce
qui est particulièrement remarquable, c'est la représen-
tation de l'onanisme ou, plutôt de la castration envisa-
gée comme un châtiment pour ce péché, par la chute ou
l'extraction d'une dent : l'anthropologie nous offre en effet
an pendant à cette représentation, pendant que peu de
rêveurs doivent connaître. Je ne crois pas me tromper
en voyant dans la circoncision pratiquée chez tant de peu-
ples un équivalent ou un succédané delà castration. Nous
savons en outre que certaines tribus primitives du con-
tinent africain pratiquent la circoncision à titre de rite
de la puberté (pour célébrer l'entrée du jeune homme
dans l'âge viril), tandis que d'autres tribus, voisines de
celles-là, remplacent la circoncision par l'arrachement
d'une dent.
Je termine mon exposé par ces exemples. Ce ne sont
que des exemples ; nous savons davantage là-dessus, et
vous vous imaginez sans peine combien plus variée et
intéressante serait une collection de ce genre faite, non
LE SYMBOLISME DANS LE RÊVE i83
par des dileltanti comme nous, mais par des spécia-
listes en anthropologie, mythologie, linguistique et folk-
lore. Mais le peu que nous avons dit comporte certaines
conclusions qui, sans prétendre épuiser le sujet, sont de
nature à faire réfléchir.
Et, tout d'abord, nous sommes en présence de ce fait
que le rêveur a à sa disposition le mode d'expression
symbolique qu'il ne connaît ni ne reconnaît à l'état de
veille. Ceci n'est pas moins fait pour vous étonner que
si vous appreniez que votre femme de chambre comprend
le sanscrit, alors que vous savez pertinemment qu'elle
est née dans un village de Bohême et n'a jamais étudié
cette langue. Il n'est pas facile de nous rendre compte
de ce fait à l'aide de nos conceptions psychologiques.
Nous pouvons dire seulement que chez le rêveur la con-
naissance du symbolisme est inconsciente, qu'elle fait
partie de sa vie psychique inconsciente. Mais cette expli-
cation ne nous mène pas bien loin. Jusqu'à présent nous
n'avions besoin d'admettre que des tendances incon-
scientes, c'est-à-dire des tendances qu'on ignore momen-
tanément ou pendant une durée plus ou moins longue.
Mais cette fois il s'agit de quelque chose de plus: de con-
naissances inconscientes, de, rapports inconscients entre
certaines idées, de comparaisons inconscientes entre
divers objets, comparaisons à la suite desquelles un de
ces objets vient s'installer d'une façon permanente à la
place de l'autre. Ces comparaisons ne sont pas effectuées
chaque fois pour les besoins de la cause elles sont faites
une fois pour toutes et toujours prêtes Nous en avons
la preuve dans le fait qu'elles sont identiques chez les
personnes les plus différentes, malgré les différences de
langue.
D'où peut venir la connaissance de ces rapports symbo-
liques? Le langage courant n'en fournit qu'une petite
partie. Les nombreuses analogies que peuvent offrir
d'autres domaines sont le plus souvent ignorées du rêveur ;
et ce n'est que péniblement que nous avons pu nous-
mêmes en réunir un certain nombre.
En deuxième lieu, ces rapports symboliques n'appar-
tiennent pas en propre au rêveur et ne caractérisent pas
uniquement le travail qui s'accomplit au cours des rêves.
Nous savons déjà que les mythes et les contes, le peuple
iSZj LE RÊVE
dans ses proverbes et ses chants, le langage courant et
l'imagination poétique utilisent le même symbolisme.
Le domaine du symbolisme est extraordinairement grand,
et le symbolisme des rêves n'en est qu'une petite province ;
et rien n'est moins indiqué que de s'attaquer au problème
entier en partant du rêve . Beaucoup des symboles employés
ailleurs ne se manifestent pas dans les rêves ou ne s'y
manifestent que rarement ; et quant aux symboles des
rêves, il en est beaucoup qu'on ne retrouve pas ailleurs
ou qu'on ne retrouve, ainsi que vous l'avez vu, que çà et
là. On a rimpression d'être en présence d'un mode d'ex-
pression ancien, mais disparu, sauf quelques restes dis-
séminés dans différents domaines, les uns ici, les autres
ailleurs, d'autres encore conservés, sous des formes légè-
rement modifiées, dans plusieurs domaines. Je me sou-
viens à ce propos de la fantaisie d'un intéressant aliéné
qui avait imaginé l'existence d'une « langue fondamen-
tale » dont tous ces rapports symboliques étaient, à son
avis, les survivances.
En troisième lieu, vous devez trouver surprenant que
le symbolisme dans tous les autres domaines ne soit pas
nécessairement et uniquement sexuel, alors que dans les
rêves les symboles servent presque exclusivement à l'ex-
pression d'objets et de rapports sexuels. Ceci n'est pas
facile à expliquer non plus. Des symboles primitivement
sexuels auraient-ils reçu dans la suite une autre applica-
tion, et ce changement d'application aurait-il entraîné
peu à peu leur dégradation, jusqu'à la disparition de leur
caractère symbolique? 11 est évident qu'on ne peut
répondre à ces questions tant qu'on ne s'occupe que du
symbolisme des rêves. On doit seulement maintenir le
principe qu'il existe des rapports particulièrement étroits
entre les symboles véritables et la vie sexuelle.
Nous avons reçu dernièrement, concernant ces
rapports, une importante contribution. Un linguiste,
M. H. Sperber (d'Upsala), qui travailk indépendamment
de la psychanalyse, a prétendu que les besoins sexuels
ont joué un rôle des plus importants dans la naissance
et le développement de la langue. Les premiers sons arti-
culés avaient servi à communiquer des idées et à appeler
le partenaire sexuel ; le développement ultérieur des
racines de la langue avait accompagné l'organisation du
LE SYMBOLISME DANS LE RÉYE i85
travail dans l'humanité primitive. Les travaux étaient
effectués en commun et sous l'accompagnement de mots
et d'expressions rythmiquement répétés. L'intérêt sexuel
s'était ainsi déplacé pour se porter sur le travail. On
dirait que l'homme primitif ne s'est résigné au travail
qu'en en faisant l'équivalent et la substitution de l'activité
îsexuelle. C'est ainsi que le mot lancé au cours du travail
en commun avait deux sens, l'un exprimant l'acte sexuel,
l'autre le travail actif qui était assimilé à cet acte. Peu à
peu le mot s'est détaché de sa signification sexuelle pour
s'attacher définitivement au travail. 11 en fut de même
chez des générations ultérieures qui, après avoir inventé
un mot nouveau ayant une signification sexuelle, l'ont
appliqué à un nouveau genre de travail. De nombreuses
racines se seraient ainsi formées, ayant toutes une ori-
gine sexuelle et ayant fini par abandonner leur significa-
tion sexuelle. Si ce schéma que nous venons d'esquisser
est exact, il nous ouvre une possibilité de comprendre
le symbolisme des rêves, de comprendre pourquoi le
rêve, qui garde quelque chose de ces anciennes condi-
tions, présente tant de symboles se rapportant à la vie
sexuelle, pourquoi, d'une façon générale, les armes et
les outils servent de symboles masculins, tandis que les
étoffes et les objets travaillés sont des symboles fémi-
nins. Le rapport symbolique serait une survivance de
l'ancienne identité de mots ; des objets qui avaient porté
autrefois les mêmes noms que les objets se rattachant à
la sphère et à la vie génitales apparaîtraient maintenant
dans les rêves à titre de symboles de cette sphère et de
cette vie.
Toutes ces analogies évoquées à propos du symbolisme
des rêves vous permettront de vous faire une idée de la
psychanalyse qui apparaît ainsi comme une discipline
d'un intérêt général, ce qui n'est le cas ni de la psycho-
logie ni de la psychiatrie. Le travail psychanalytique
nous met en rapport avec une foule d'autres sciences
morales, telle que la mythologie, la linguistique, le folk-
lore, la psychologie des peuples, la science des religions,
dont les recherches sont susceptibles de nous fournir
les données les plus précieuses. Aussi ne trouverez-vous
pas étonnant que le mouvement psychanalytique ait
ôbouti à la création d'un périodique consacré unique-
I^^ LE RÊVE
ment à l'étude de ces rapports : je veux parler delà revue
Imago, fondée en 1912 par Hans Sachs et Otto Rank.
Dans tous ses rapports avec les autres sciences, la psy-
chanalyse donne plus qu'elle ne reçoit. Certes, les
résultats souvent bizarres annoncés par la psychanalyse
deviennent plus acceptables du fait de leur confirmation
par les recherches effectuées dans d'autres domaines;
mais c'est la psychanalyse qui fournit les méthodes
techniques et établit les points de vue dont l'application
doit se montrer féconde dans les autres sciences. La
recherche psychanalytique découvre dans la vie psychi-
que de l'individu humain des faits qui nous permettent
de résoudre ou de mettre sous leur vrai jour plus d'une
énigme de la vie collective des hommes..
Mais je ne vous ai pas encore dit dans quelles circon-
stances nous pouvons obtenir la vision la plus profonde
de cette présumée « langue fondamentale », quel est le
domaine qui en a conservé les restes les plus nombreux.
Tant que vous ne le saurez pas, il vous sera impossible
de vous rendre compte de toute l'importance du sujet
Or, ce domaine est celui des névroses; ses matériaux sont
constitués par les symptômes et autres manifestations
des sujets nerveux, symptômes et manifestations dont
l'explication et le traitement forment précisément l'objet
de la psychanalyse.
Mon quatrième point de vue nous ramène donc à notre
paint de départ et nous oriente dans la direction qui nous
est tracée. Nous avons dit qu'alors même que la censure
des rêves n'existerait pas, le rêve ne nous serait pas plus
intelligible, car nous aurions alors à résoudre le problème
qui consiste à traduire le langage symbolique du rêve
dans la langue de notre pensée éveillée. Le symbolisme
est donc un autre facteur de déformation des rêves, indé-
pendant de la censure. Mais nous pouvons supposer qu'il
est commode pour la censure de se servir du symbolisme
qui concourt au même but : rendre le rêve bizarre et
incompréhensible.
L'étude ultérieure du rêve peut nous faire découvrir
encore un autre facteur de déformation. Mais je ne veux
pas quitter la question du symbolisme sans vous rappeler
une fois de plus l'attitude énigmatique que les personnes
cultivées ont cru devoir adopter à son égard : attitude
LE SYMBOLISME DANS LE RÊVE 187
toute de résistance, alors que l'existence du symbolisme
est démontrée avec certitude dans le mythe, la religion,
l'art et la langue qui sont d'un bout à l'autre pénétrés
de symboles. Faut-il voir la raison de cette attitude dans
les rapports que nous avons établis entre le symbolisme
des rêves et la sexualité?
CHAPITR'^. XI
L'ÉLABORATION DU RÊVE
Si vous avez réussi à vous faire une idée du méca-
nisme de la censure et de la représentation symbolique,
vous serez à même de comprendre la plupart des rêves,
sans toutefois connaître à fond le mécanisme de la dé-
formation des rêves. Pour comprendre les rêves, vous
vous servirez en effet des deux techniques qui se com-
plètent mutuellement : vous ferez surgir chez le rêveur
des souvenirs, jusqu'à ce que vous soyez amené de la
substitution au substrat même du rêve, et vous rempla-
cerez, d'après vos connaissances personnelles, les sym-
boles par leur signification. Vous vous trouverez, au
cours de ce travail, en présence de certaines incerti-
tudes. Mais il en sera question plus tard.
Nous pouvons maintenant reprendre un travail que
nous avons essayé d'aborder antérieurement avec des
moyens insuffisants. Nous voulions notamment établir
les rapports existant entre les éléments des rêves et leurs
substrats et nous avons trouvé que ces rapports étaient
au nombre de quatre : rapport d'une partie au tout,
approximation ou allusion, rapport symbolique et repré-
sentation verbale plastique. Nous allons entreprendre le
même travail sur une échelle plus vaste, en comparant
le contenu manifeste du rêve dans son ensemble au rêve
latent tel que nous le révèle l'interprétation.
J'espère qu'il ne vous arrivera plus de confondre le
rêve manifeste et le rêve latent. En maintenant cette
distinction toujours présente à l'esprit, vous aurez ga-
gné, au point de vue de la compréhension des rêves,
plus que la plupart des lecteurs de ma Traumdeutung .
Laissez-moi vous rappeler que le travail qui transforme
le rêve latent en rêve manifeste s'appelle élaboration du
rêve. Le travail opposé, celui qui veut du rêve manifeste
I
L'ÉLABORATION DU REVE 189
arriver au rêve latent, s'appelle travail d'inierprétation.
Le travail d'interprétation cherche à supprimer le travail
d'élaboration. Les rêves du type infantile, dans lesquels
nous avons reconnu sans peine des réalisations de dé-^
sirs, n'en ont pas moins subi une certaine élaboration,
et notamment la transformation du désir en une réalité,
et le plus souvent aussi celle des idées en images vi-
suelles. Ici nous avons besoin, non d'une interprétation,
mais d'un simple coup d'œil derrière ces deux transforma-
tions. Ce qui, dans les autres rêves, vient s'ajouter au
travail d'élaboration, constitue ce que nous appelons la
déformation du rêve, et celle-ci ne peut être supprimée
que par notre travail d'interprétation.
Ayant eu l'occasion de comparer un grand nombre
d'interprétations de rêves, je suis à même de vous
exposer d'une façon synthétique ce que le travail d'éla-
boration fait avec les matériaux des idées latentes des
rêves. Je vous prie cependant de ne pas tirer de conclu-
sions trop rapides de ce que je vais vous dire. Je vais
seulement vous présenter une description qui demande
à être écoutée avec una. calme attention.
Le premier effet du travail d'élaboration d'un rêve
consiste dans la condensation de ce dernier. Nous vou-
lons dire par là que le contenu du rêve manifeste est
plus petit que celui du rêve latent, qu'il représente par
conséquent une sorte de traduction abrégée de celui-ci.
La condensation peut parfois faire défaut, mais elle
existe d'une façon générale et est souvent considérable.
On n'observe jamais le contraire, c'est-à-dire qu'il n'ar-
rive jamais que le rêve manifeste soit plus étendu que le
rêve latent et ait un contenu plus riche. La condensa-
tion s'effectue par un des trois procédés suivants : incer-
tains éléments latents sont tout simplement éliminés ;
2° le rêve manifeste ne reçoit que des fragments de cer-
tains ensembles du rêve latent; 3° des éléments latents
ayant des traits communs se trouvent fondus ensemble
dans le rêve manifeste.
Si vous le voulez, vous pouvez réserver le terme
a condensation « à ce dernier procédé seul. Ses effets
sont particulièrement faciles à démontrer. En vous re-
mémorant vos propres rêves, vous trouverez facilement
des cas de condensation de plusieurs personnes en une
Ffeud. la
ÎQO LE RÊVÉ
seule. Une personne composée de ce genre a l'aspect de
A, est mise comme B, fait quelque chose qui rappelle C,
et avec tout cela nous savons qu'il s'agit de D. Dans ce
mélange, se trouve naturellement mis en relief un carac-
tère ou attribut commun aux quatre personnes. On peut
de même former un composé de plusieurs objets ou loca-
lités, à la condition que les objets ou les localités en
question possèdent un trait ou des traits communs que
le rêve latent accentue d'une façon particulière. Il se
forme là comme une notion nouvelle -et éphémère ayant
pour noyau l'élément commun. De la superposition des
unités fondues en un tout composite résuite en général
une image aux contours vagues, analogue à celle qu'on
obtient en tirant plusieurs photographies sur la même
plaque. Le travail d'élaboration doit être fortement inté-
ressé à la production de ces formations composites, car
il est facile de trouver que les traits communs qui en
sont la condition sont créés intentionnellement là où ils
font défaut, et cela, par exemple, parle choix de l'expres-
sion verbale pour une idée. Nous connaissons déjà des
condensations et des formations composites de ce
genre ; nous les avons vus notamment jouer un certain
rôle dans certains cas de lapsus. Rappelez-vous le jeune
homme qui voulait begleit-digen (mot composé de
ùegleiten, accompagner, et beleidigen, manquer de
respect) une dame. Il existe en outre des traits d'esprit
dont la technique se réduit à une condensation de ce
genre. Mais, abstraction faite de ces cas, le procédé en
question apparaît comme tout à fait extraordinaire et
bizarre. La formation de personnes composites dans les
rêves a, il est vrai, son pendant dans certaines créations
de notre fantaisie qui fond souvent ensemble des élé-
ments qui ne se trouvent pas réunis dans l'expérience :
tels les centaures et les animaux légendaires de la mytho-
logie ancienne ou des tableaux de Bôcklin. D'ailleurs,
l'imagination « créatrice » est incapable d'inventer quoi
que ce soit : elle se contente de réunir des éléments
séparés les uns des autres. Mais le procédé mis en œuvre
par le travail d'élaboration présente ceci de particulier
que les matériaux dont il dispose consistent en idées,
dont certaines peuvent être indécentes et inacceptables,
mais qui sont toutes formées et exprimées correctement
i
L'ELABORATION DU RÊVE 191
Le travail d'élaboration donne à ces idées une autre
forme, et il est remarquable et incompréhensible que
dans cette transcription ou traduction comine en une
autre langue il se serve du procédé de la fusion ou de la
combinaison. Une traduction s'applique généralement
à tenir compte des particularités du texte et à ne pas
confondre les similitudes. Le travail d'élaboration, au
contraire, s'efforce à condenser deux idées différentes,
en cherchant, comme dans un calembour, un mot à plu-
sieurs sens dans lequel puissent se rencontrer les deux
idées. Il ne faut pas se hâter de tirer des conclusions de
cette particularité qui peut d'ailleurs devenir importante
pour la conception du travail d'élaboration.
Bien que la condensation rende le rêve obscur, on n'a
cependant pas l'impression qu'elle soit un effet de la
censure. On pourrait plutôt lui assigner des causes mé-
caniques et économiques ; mais la censure y trouve son
compte quand même.
Les effets de la condensation peuvent être tout à fait
extraordinaires. Elle rend à l'occasion possible de réunir
dans un rêve manifeste deux séries d'idées latentes tout
à fait différentes, de sorte qu'on peut obtenir une inter-
prétation apparemment satisfaisante d'un rêve, sans
s'apercevoir de la possibilité d'une interprétation au
deuxième degré.
La condensation a encore pour effet de troubler, de
compliquer les rapports entre les éléments du rêve
latent et ceux du rêve manifeste. C'est ainsi qu'un élé-
ment manifeste peut correspondre simultanément à plu-
sieurs latents, de même qu'un élément latent peut parti-
ciper à plusieurs manifestes : il s'agirait donc d'une sorte
de croisement. On constate également, au cours de l'in-
terprétation d'un rêve, que les idées surgissant à propos
d'un élément manifeste ne doivent pas être utilisées au
fur et à mesure, dans l'ordre de leur succession. Il faut
souvent attendre jusqu'à ce que tout le rêve ait reçu son
interprétation.
Le travail d'élaboration opère donc une transcription
peu commune des idées des rêves ; une transcription
qui n'est ni une traduction mot à mot ou signe par signe,
ni un choix guidé par une certaine règle, comme lors-
qu'on ne reproduit que les consonantes d'un mot, eu
tga LE REVE
omettant les voyelles, ni ce qu'on pourrait appeler un
remplacement, comme lorsqu'on fait toujours ressortir
un élément aux dépens de plusieurs autres : nous nous
trouvons en présence de quelque chose de tout à fait
différent et beaucoup plus compliqué.
Un autre effet du travail d'élaboration consiste dans le
déplacement. Celui-ci nous est heureusement déjà connu ;
nous savons notamment qu'il est entièrement l'œuvre de
la censure des rêves. Le déplacement s'exprime de deux
manières : en premier lieu, un élément latent est rem-
placé, non par un de ses propres éléments constitutifs,
mais par quelque chose de plus éloigné, donc par une
allusion ; et, en deuxième lieu, l'accent psychique est
transféré d'un élément important sur un autre, peu
important, de sorte que le rêve reçoit un autre centre et
apparaît étrange.
Le remplacement par une allusion existe également
dans notre pensée éveillée, mais avec une certaine diffé-
rence. Dans la pensée éveillée, l'allusion doit être facile-
ment intelligible, et il doit y avoir entre l'allusion et la
pensée véritable un rapport de contenu. Le trait d'esprit
se sert souvent de l'allusion, sans observer la condition
de l'association entre les contenus ; il remplace cette
association par une association extérieure peu usitée,
fondée sur la similitude tonale, sur la multiplicité des
sens que possède un mot, etc. Il observe cependant ri-
goureusement la condition de l'intelligibilité ; le trait
d'esprit manquerait totalement son effet si l'on ne pou-
vait remonter sans difficulté de l'allusion à son objet.
Mais le déplacement par allusion qui s'effectue dans le
rêve se soustrait à ces deux limitations. Ici l'allusion ne
présente que des rapports tout extérieurs et très éloignés
avec l'élément qu'elle remplace ; aussi est-elle inintelli-
gible, et lorsqu'on veut remonter à l'élément, l'interpré-
tation de l'allusion fait l'impression d'un trait d'esprit
raté ou d'une explication forcée, tirée par les cheveux. La
censure des rêves n'atteint son but que lorsqu'elle réussit
à rendre introuvable le chemin qui conduit de l'allusion
à son substrat.
Le déplacement de l'accent constitue le moyen par
excellence de l'expression des pensées. Nous nous en
servons parfois dans la pensée éveillée, pour produire
L'ÉLABORATION DU RÊVE igS
un effet comique. Pour vous donner une idée de cet effet,
je vous rappellerai l'anecdote suivante : il y avait dans un
village un maréchal-ferrant qui s'était rendu coupable
d'un crime grave. Le tribunal décida que ce crime de-
vait être expié ; mais comme le maréchal-ferrant était le
seul dans le village et, par conséquent, indispensable, et
que, par contre, il y avait dans le même village trois
tailleurs, ce fut un de ceux-ci qui fut pendu à la place du
maréchal.
Le troisième effet du travail d'élaboration est, au point
de vue psychologique, le plus intéressant. 11 consiste en
une transformation d'idées en images visuelles. Cela ne
veut pas dire que tous les éléments constitutifs des idées
des rêves subissent cette transformation ; beaucoup
d'idées conservent leur forme et apparaissent comme
telles ou à titre de connaissances dans le rêve manifeste ;
d'un autre côté, les images visuelles ne sont pas la seule
forme que revêtent les idées. Il n'en reste pas moins que
les images visuelles jouent un rôle essentiel dans la forma-
tion des rêves. Cette partie du travail d'élaboration est
la plus constante ; nous le savons déjà, de même que
nous connaissons déjà la « représentation verbale plas-
tique )) des éléments individuels d'un rêve.
Il est évident que cet effet n'est pas facile à obtenir.
Pour vous faire une idée des difficultés qu'il présente,
imaginez-vous que vous ayez entrepris de remplacer un
leader- article politique par une série d'illustrations,
c'est-à-dire de remplacer les caractères d'imprimerie par
des signes figurés. En ce qui concerne les personnes et
les objets concrets dont il est question dans cet article,
il vous sera facile et, peut-être, même commode de les
remplacer par des images, mais vous vous heurterez aux
plus grandes difficultés dès que vous aborderez la repré-
sentation concrète des mots abstraits et des parties du
discours qui expriment les relations entre les idées :
particules, conjonctions, etc. Pour les mots abstraits,
vous pourrez vous servir de toutes sortes d'artifices. Vous
chercherez, par exemple, à transcrire le texte de l'article
sous une autre forme verbale peu usitée peut-être, mais
contenant plus d'éléments concrets et susceptibles de
représentation. Vous vous rappellerez alors que la plu-
part des mots abstraits sont des mots qui furent autre-
îg^ LE Rêve;
fois concrets et vous chercherez, pour autant que vous le
pourrez, à remonter à leur sens primitivement concret.
Vous serez, par exemple, enchantés de pouvoir repré-
senter la « possession » (jBesilzen) d'un objet par sa signi-
fication concrète qui est celle à'être ass-is sur (darauf-
sitzen) cet objet. Le travail d'élabora-tion ne procède pas
autrement. A une représentation faite dans ces condi-
tions il ne faut pas demander une trop grande précision.
Aussi ne tiendrez-vous pas rigueur au travail d'élabora-
tion s'il remplace un élément aussi difficile à exprimer à
l'aide d'images concrètes que l'adultère {Ehebruch)^ par
une fracture du bras {Armbruchy. Connaissant ces dé-
tails, vous pourrez dans une certaine mesure corriger
1. Ehebriich, littéralement : rupture de mariage.
2. Pendant que je corrigeais les épreuves de ces feuilles, il m'est tombé
par hasard sous les yeux un fait divers que je transcris ici, parce qu'il apporte
une confirmation inattendue aux codsidérations qui précèdent :
Le Châtiment de Dieu.
Fracture de bras (Arnibrucli) comme expiation pour un adultère (EhehrucK).
La femme Anna M..., épouse d'un réserviste, dépose contre la femme Clé
mentine K... une plainte en adultère. Elle dit dans sa plainte que la femme
K... avait entretenu avec M... des relations coupables, alors q'ue son propre
mari était sur le front d'où il lui envoyait même 70 couronnes par mois. La
femme K... avait déjà reçu du mari de la plaignante beaucoup d'argent, alors
que la plaignante elle-même et son enfant souffrent de la faim et de la misère.
Les camarades de M... ont rapporté à la plaignante que son mari a fréquenté
avec la femme K... des débits de vin où il restait jusqu'à une heure tardive de
la nuit. Une fois même la femme K... a demandé au mari de la plaignante,
en présence de plusieurs fantassins, s'il ne se déciderait pas bientôt 5 quitter
sa « vieille », pour venir vivre avec elle. La logeuse de K... a souvent vu
le mari de la phii}>nante dans le logement de sa maîtresse, en tenue plus
que négligée. — Devant un juge de Leopoldstadt, la femme K... a prétendu
hier He pas connaître M... et nié par conséquent et à plus forte raison toutes
relations intimes avec lui.
Mais le témoin Albertine M... déposa qu'elle avait surpris la femme K...
en train d'embrasser le mari de la plaignante.
Déjà entendu au cours d'une séance antérieure à titre de témoin. M...
avait, à son tour, nié toutes relations avec la femme K... Mais hier le juge
reçoit une lettre dans laquelle M... retire son témoignage fait précédemment
et*avoue avoir eu la femme K... pour maîtresse jusqu'au mois de juin der-
nier. S'il a nié toutes relations avec celte femme, lors du précédent interroga-
toire ce fut parce qu'elle était venue le trouver et l'avait supplié à genoux de
la sauver en n'avouant rien. « Aujourd'hui, écrivait le témoin, je me sens
forcé à dire au tribunal toute la vérité car, m'étant fracturé le bras gauche,
je considère cet accident comme un châtiment que Dieu m'inflige pour mon
péché. »
Le juge ayant constate que l'action punissable remontait à plus d'une
année, la plaignante a retiré sa plainte et l'inculpée a bénéficié d'un non-
lieu.
L'ÉLABORATION BU RÊVE 196
les maladresses de l'écriture figurée lorsqu'elle est ap-
pelée à remplacer l'écriture verbale.
Mais ces moyens auxiliaires manquent lorsqu'il s'agit
de représenter des parties du discours qui expriment des
relations entre des idées : parce que, pour la raison
que, etc. Ces éléments du texte ne pourront donc pas
être transformés en images. De même le travail d'élabo-
ration des rêves réduit le contenu des idées des rêves à
leur matière brute faite d'objets et d'activités. Vous devez
être contents si vous avez la possibilité de traduire par
une plus grande finesse des images les relations qui ne
sont pas susceptibles de représentation concrète. C'est
ainsi en effet que le travail d'élaboration réussit à expri-
mer certaines parties du contenu des idées latentes du
rêve par les propriétés formelles du rêve manifeste, par
le degré plus ou moins grand de clarté ou d'obscurité
qu'il lui imprime, par sa division en plusieurs frag-
ments, etc. Le nombre des rêves partiels en lesquels se
décompose un rêve latent correspond généralement au
nombre des thèmes principaux, des séries d'idées dont
se compose ce dernier ; un bref rêve préliminaire joue
par rapport au rêve principal subséquent le rôle d'une
introduction ou d'une motivation ; une idée secondaire
venant s'ajouter aux idées principales est remplacée dans
le rêve manifeste par un changement de scène intercalé
dans le décor principal dans lequel évoluent les événe-
ments du rêve latent. Et ainsi de suite. La forme même
des rêves n'est pas dénuée d'importance et exige, elle
aussi, une interprétation. Plusieurs rêves se produisant
au cours de la même nuit présentent souvent la même
importance et témoignent d'un effort de maîtriser de plus
en plus une excitation d'une intensité croissante. Dans
un seul et même rêve, un élément particulièrement diffi-
cile peut être représenté par plusieurs symboles, par des
« doublets ».
En poursuivant notre confrontation entre les idées des
rêves et les rêves manifestes qui les remplacent, nous
apprenons une foule de choses auxquelles nous ne nous
attendions pas; c'est ainsi que nous apprenons, par
exemple, que l'absurdité même des rêves a sa significa-
tion particulière. On peut dire que sur ce point t'opposi
tion entre la conception médicale et la conception psycha-
196 LE RÊVE
nalytique du rêve atteint un degré d'acuité tel qu'elle
devient à peu près absolue. D'après la première, le rêve
serait absurde, parce que l'activité psychique dont il est
l'efTet a perdu toute faculté de formuler un jugement
critique; d'après notre conception, au contraire, le rêve
devient absurde dès que se trouve exprimée la critique
contenue dans les idées du rêve, dès que se trouve for-
mulé le jugement : c'est absurde. Vous en avez un bon
exemple dans le rêve, que vous connaissez déjà, relatif à
l'intention d'assister à une représentation théâtrale (trois
billets pour i florin 5o). Le jugement formulé à cette
occasion était : ce fut une absurdité de se marier si tôt.
Nous apprenons de même, au cours du travail d'inter-
prétation, ce qui correspond aux doutes et incertitudes si
souvent exprimés par le rêveur, à savoir si un certain
élément donné s'est réellement manifesté dans le rêve, si
c'était bien l'élément allégué ou supposé, et non un autre.
Rien dans les idées latentes du rêve ne correspond géné-
ralement à ces doutes et incertitudes ; ils sont unique-
ment l'effet de la censure et doivent être considérés
comme correspondant à une tentative, partiellement
réussie, de suppression, de refoulement.
Une des constatations les plus étonnantes est celle
relative à la manière dont le travail d'élaboration traite
les oppositions existant au sein du rêve latent. Nous
savons déjà que les éléments analogues des matériaux
latents sont remplacés dans le rêve manifeste par des
condensations. Or, les contraires sont traités de la même
manière que les analogies et sont exprimés de préférence
par le même élément manifeste. C'est ainsi qu'un élément
du rêve manifeste qui a son contraire peut aussi bien
signifier lui-même que ce contraire, ou l'un et l'autre à la
fois ; ce n'est que d'après le sens général que nous pouvons
décider notre choix quant à l'interprétation. C'est ce qui
explique qu'on ne trouve pas dans le rêve de représenta-
tion, univoque tout au moins, du « non ».
Cette étrange manière d'opérer qui caractérise le tra-
vail d'élaboration trouve une heureuse analogie dans le
développement de la langue. Beaucoup de linguistes ont
constaté que dans les langues les plus anciennes les
oppositions : fort-faible, clair-obscur, grand-petit sont
exprimées par le même radical (« Opposition de sens
L'ÉLABORATION DU RÊVE 197
dans les mots primitifs »). C'est ainsi que dans le vieil
égyptien ken signifiait primitivement fort et faible. Pour
éviter des malentendus pouvant résulter de l'emploi de
mots aussi ambivalents, on avait recours, dans le langage
parlé, à une intonation et à un geste qui variaient avec le
sens qu'on voulait donner au mot ; et dans l'écriture on
faisait suivre le mot d'un « déterminatif », c'est-à-dire
d'une image qui, elle, n'était pas destinée à être pronon-
cée. On écrivait donc ^en-fort, en faisant suivre le mot
d'une image représentant la figurine d'un homme
redressé ; et on écrivait keii-ïdâhle, en faisant suivre le
mot de la figurine d'un homme nonchalamment accroupi.
C'est seulement plus tard qu'on a obtenu, à la suite de
légères modifications imprimées au mot primitif, une
désignation spéciale pour chacun des contraires qu'il
englobait. On arriva ainsi à dédoubler ken (fort-faible),
en keîi-ïovX. et ken-îdWAe. Quelques langues plus jeunes et
certaines langues vivantes de nos jours ont conservé de
nombreuses traces de cette primitive opposition de sens.
Je vous en citerai quelques exemples, d'après C. Abel
(188^).
Le latin présente toujours les mots ambivalents sui-
vants :
altus (haut, profond) et sacer (sacré, damné).
Voici quelques exemples de modifications du même
radical :
clamare (crier) ; clam (silencieux, doux, secret) ;
siccus (sec) ; succus (suc).
Et en allemand :
stimme (voix) ; stumm (muet).
Le rapprochement de langues parentes fournit de nom-
breux exemples du même genre :
Anglais ; lock (fermer) ; allemand : Loch (trpu), Lûcke
(lacune) ;
Anglais : cleave (fendre) ; allemand : kleben (coller).
Le mot anglais without, dont le sens littéral est avec-
sans, n'est employé aujourd'hui qu'au sens sans ; que le
mot with fût employé pour désigner non seulement
une adjonction, mais aussi une soustraction, c'est ce que
prouvent les mots composés withdraw, withhold. Il en
est de même du mot allemand wieder
Une autre particularité encore du travail d'élaboration
igS LE RÉVE
trouve son pendant dans le développement de la langue.
Dans l'ancien égyptien, comme dans d'autres langues
plus récentes, il arrive souvent que, d'une langue à l'au-
tre, le même mot présente, pour le même sens, les sons
rangés dans des ordres opposés. Voici quelques exemples
tirés de la comparaison entre l'anglais et l'allemand :
Topf (pot) —pot; ^oa^ (bateau) — tuô ; hurrij (se pres-
ser) — Ruhe (repos) ; Balken (poutre) — Kloben (bûche),
clab ; wait (attendre) — Uluwen.
Et la comparaison entre le latin et l'allemand donne :
capere (saisir) — packen ; ren (rein) — Niere.
Les inversions dans le genre de celles-ci se produisent
dans le rêve de plusieurs manières différentes. Nous
connaissons déjà l'inversion du sens, le remplacement
d'un sens par son contraire. 11 se produit, en outre, dans
les rêves, des inversions de situations, de rapports entre
deux personnes, comme si tout se passait dans un
« monde renversé ». Dans le rêve, c'est le lièvre qui fait
souvent la chasse au chasseur. La succession des événe-
ments subit également une inversion, de sorte que la
série antécédente ou causale vient prendre place après
celle qui normalement devrait la suivre. C'est comme
dans les pièces qui se jouent dans des théâtres de foire
et où le héros tombe raide mort, avant qu'ait retenti dans
la coulisse le coup de feu qui doit le tuer. 11 y a encore
des rêves où l'ordre des éléments est totalement inter-
verti, de sorte que si l'on veut trouver leur sens, on doit
les interpréter en commençant par le dernier élément,
pour finir par le premier. Vous vous rappelez sans doute
nos études sur le symbolisme des rêves où nous avons
montré que se plonger ou tomber dans l'eau signifie la
même chose que sortir de l'e&u, c'est-à-dire accoucher
bu naître, et que grimper sur une échelle ou monter un
escalier a le même sens que descendre l'un ou l'autre.
On aperçoit facilement les avantages que la déformation
des rêves peut tirer de cette liberté de représentation.
Ces particularités du travail d'élaboration doivent être
considérées comme des traits archaïques. Elles sont éga-
lement inhérentes aux anciens systèmes d'expression,
aux anciennes langues et écritures où elles présentent
les mêmes difficultés dont il sera encore question plus
tard, en rapport avec quelques remarques critiques.
L'ÉLABORATION DU RÊVE 199
Et, pour terminer, formulons quelques considérations
supplémentaires. Dans le travail d'élaboration, il s'agit
évidemment de transformer en images concrètes, de pré-
férence de nature visuelle, les idées latentes conçues
verbalement. Or, toutes nos idées ont pour point de
départ des images concrètes ; leurs premiers matériaux,
leurs phases préliminaires sont constitués par des im-
pressions sensorielles ou, plus exactement, par les
images-souvenirs de ces impressions. C'est seulement
plus tard que des mots ont été attachés à ces images et
reliés en idées. Le travail d'élaboration fait donc subir
aux idées une marche re^re^^ebe, un développement rétro-
grade et, au cours de cette régression, doit disparaître
tout ce que le développement des images-souvenirs et
leur transformation en idées ont pu apporter à titre de
nouvelles acquisitions.
Tel serait donc le travail d'élaboration des rêves. En
présence des processus qu'il nous a révélés, notre intérêt
pour le rêve manifeste a forcément reculé à l'arrière-
plan. Mais comme le rêve manifeste est la seule chose
que nous connaissions d'une façon directe, je vais lui
consacrer encore quelques remarques.
Que le rêve manifeste perde d'importance à nos yeux,
rien de plus naturel. Peu nous importe qu'il soit bien
composé ou qu'il se laisse dissocier en une suite d'images
isolées, sans lien entre elles. Alors même qu'il a une
apparence significative, nous savons que celle-ci doit son
origine à la déformation du rêve et ne présente pas,
avec le contenu interne du rêve, plus de rapport orga-
nique qu'il n'en existe entre la façade d'une église ita-
lienne et sa structure et son plan. Dans certains cas, cette
façade du rêve présente, elle aussi, une signification
qu'elle emprunte à ce qu'elle reproduit sans déformation
ou à peine déformé un élément constitutif important des
idées latentes du rêve. Ce fait nous échappe cependant
tant que nous n'avons pas effectué l'interprétation du
rêve qui nous permette d'apprécier le degré de déforma-
tion. Un doute analogue s'applique au cas où deux élé-
ments du rêve semblent rapprochés au point de se trouver
en contact intime. On peut tirer de ce fait la conclusion
que les éléments correspondants du rêve latent doivent
également être rapprochés, mais dans d'autres cas il est
200 LE RÊVE
possible de constater que les éléments unis dans les idées
latentes sont dissociés dans le rêve manifeste.
On doit se garder, d'une façon générale, de vouloir
expliquer une partie du rêve manifeste par une autre,
comme si le rêve était conçu comme un tout cohérent et
formait une représentation pragmatique. Le rêve res-
semble plutôt, dans la majorité des cas, à une mosaïque
faite avec des fragments de différentes pierres réunis par
un ciment, de sorte que les dessins qui en résultent ne
correspondent pas du tout aux contours des minéraux
auxquels ces fragments ont été empruntés. Il existe en
effet une élaboration secondaire des rêves qui se charge
de transformer en un tout à peu près cohérent les don-
nées les plus immédiates du rêve, mais en rangeant les
matériaux dans un ordre souvent absolument incompré-
hensible et en les complétant là où cela paraît nécessaire.
D'autre part, il ne faut pas exagérer l'importance du
travail d'élaboration ni lui accorder une confiance sans
réserves. Son activité s'épuise dans les effets que nous
avons énumérés ; condenser, déplacer, effectuer une
représentation plastique, soumettre ensuite le tout à une
élaboration secondaire, c'est tout ce qu'il peut faire, et
rien de plus. Les jugements, les appréciations critiques,
l'étonnement, les conclusions qui se produisent dans les
rêves, ne sont jamais les effets du travail d'élaboration,
ne sont que rarement les effets d'une réflexion sur le
rêve: ce sont le plus souvent des fragments d'idées
latentes qui sont passés dans le rêve manifeste, après
avoir subi certaines modifications et une certaine adap-
tation réciproque. Le travail d'élaboration ne peut pas
davantage composer des discours. A part quelques rares
exceptions, les discours entendus ou prononcés dans les
rêves sont des échos ou des juxtapositions de discours
entendus ou prononcés le jour qui a précédé le rêve, ces
discours ayant été introduits dans les idées latentes en
qualité de matériaux ou à titre d'excitateurs du rêve. Les
calculs échappent également à la compétence du travail
d'élaboration ; ceux qu'on retrouve dans le rêve manifeste
sont le plus souvent des juxtapositions de nombres, des
apparences de calculs, totalement dépourvues de sens ou,
encore, de simples copies de calculs effectués dans les
idées latentes du rêve. Dans ces conditions, on ne doit
L'ÉLABOÏIVTION DU RÊVE 201
pas s'étonner de voir l'intérêt qu'on avait poité au travail
d'élaboration s'en détourner pour se diriger vers les
idées latentes que le rêve manifeste révèle dans un état
plus ou moins déformé. Mais on a tort de pousser ce
changement d'orientation jusqu'à ne parler, dans les con-
sidérations théoriques, que des idées latentes du rêve, en
les mettant à la place du rêve tout court et à formuler,
à propos de ce dernier, des propositions qui ne s'appli-
quent qu'aux premières. 11 est bizarre qu'on ait pu abuser
des données de la psychanalyse pour opérer cette con-
fusion. Le « rêve » n'est pas autre chose que l'effet du
travail d'élaboration ; il est donc la forme que ce travail
imprime aux idées latentes.
Le travail d'élaboration est un processus d'un ordre
tout à fait particulier et dont on ne connaît pas encore
d'analogue dans la vie psychique. Ces condensations,
déplacements, transformations régressives d'idées en
images sont des nouveautés dont la connaissance consti-
tue la principale récompense des efforts psychanaly-
tiques. Et, d'autre part, nous pouvons, par analogie avec
le travail d'élaboration, constater les liens qui rattachent
les études psychanalytiques à d'autres domaines tels
que l'évolution de la langue et de la pensée. Vous ne
serez à même d'apprécier toute l'importance de ces
notions que lorsque vous saurez que les mécanismes qui
président au travail d'élaboration sont les prototypes de
ceux qui règlent la production des symptômes névro-
tiques.
Je sais également que nous ne pouvons pas encore
embrasser d'un coup d'oeil d'ensemble toutes les nouvelles
acquisitions que la psychologie peut retirer de ces tra-
vaux. J'attire seulement votre attention sur les nouvelles
preuves que nous avons pu obtenir en faveur de l'exis-
tence d'actes psychiques inconscients (et les idées latentes
des rêves ne sont que cela) et sur l'accès insoupçonné
que l'interprétation des rêves ouvre à ceux qui veulent
acquérir la connaissance de la viepsj^chique inconsciente.
Et, maintenant, je vais analyser devant vous quelques
petits exemples de rêves, afin de vous montrer en détail
ce que je ne vous ai présenté jusqu'à présent, à titre de
préparation, que d'une façon synthétique et générale.
CHAPITRE XII
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE RÊVES
Ne soyez pas déçus si, au lieu de vous inviter à assis
*ter à l'interprétation d'un grand et beau rêve, je ne vous
présente encore cette fois que des fragments d'interpré-
tations. Vous pensez sans doute qu'après tant de prépa-
ration vous avez le droit d'être traités avec plus de con-
fiance et qu'après l'heureuse interprétation de tant de
milliers de rêves on aurait dû pouvoir, depuis longtemps,
réunir une collection d'excellents exemples de rêves of-
frant toutes les preuves voulues en faveur de tout ce que
nous avons dit concernant le travail d'élaboration et les
idées des rêves. Vous avez peut-être raison, mais je dois
vous avertir que de nombreuses difficultés s'opposent à
la réalisation de votre désir.
Et, avant tout, je tiens à vous dire qu'il n'y a pas de
personnes faisant de l'interprétation des rêves leur occu-
pation principale. Quand a-t-on l'occasion d'interpréter
un rêve ? On s'occupe parfois, sans aucune intention
spéciale, des rêves d'une personne amie, ou bien on tra-
vaille pendant quelque temps sur ses propres rêves, afin
de s'entraîner à la technique psychanalytique ; mais le
plus souvent on a affaire aux rêves de personnes ner-
veuses, soumises au traitement psychanalytique. Ces der-
niers rêves constituent des matériaux excellents et ne le
cèdent en rien aux rêves de personnes saines, mais la
technique du traitement nous oblige à subordonner l'in-
terprétation des rêves aux exigences thérapeutiques et
à abandonner en cours de route un grand nombre de
rêves, dès qu'on réussi à en extraire des données suscep-
tibles de recevoir une utilisation thérapeutique. Certains
rêves, ceux notamment qui se produisent pendant la cure,
échappent tout simplement à une interprétation com-
plète. Gomme ils surgissent de l'ensemble total des ma-
ANALYSE DE QlELQUES EXEMPLES DE RÊVES 2o3
tériaux psychiques que nous ignorons encore, nous ne
pouvons les comprendre qu'une fois la cure terminée.
La communication de ces rêves nécessiterait la mise
sous vos yeux de tous les mystères d'une névrose ; ceci ne
cadre pas avec nos intentions, puisque nous voyons dans
l'étude du rêve une préparation à celle des névroses.
Cela étant, vous renoncerez peut-être volontiers à ces
rêves, pour entendre l'explication de rêves d'hommes
sains ou de vos propres rêves. Mais cela n'est guère fai-
sable, vu le contenu des uns et des autres. Il n'est guère
possible de se confesser soi-même ou de confesser ceux
qui ont mis en vous leur confiance, avec cette franchise
et sincérité qu'exigerait une interprétation complète de
rêves, lesquels, ainsi que vous le savez, relèvent de ce
qu'il y a de plus intime dans notre personnalité. En
dehors de cette difficulté de se procurer des matériaux,
il y a encore une autre raison qui s'oppose à la commu-
nication des rêves. Le rêve, vous le savez, apparaît au
rêveur comme quelque chose d'étrange ; à plus forte
raison doit-il apparaître comme tel à ceux qui ne connais-
sent pas la personne du rêveur. Notre littérature ne
manque pas de bonnes et complètes analyses de rêves ;
j'en ai publié moi-même quelques-unes à propos d'ob-
servations de malades ; le plus bel exemple d'interpré-
tation est peut-être celui publié par M. O. Rank. Il s'agit
de deux rêves d'une jeune fdle, se rattachant l'un à l'au-
tre. Leur exposé n'occupe que deux pages imprimées,
alors que leur analyse en comprend soixante-seize. Il me
faudrait presque un semestre pour effectuer avec vous
un travail de ce genre. Lorsqu'on aborde l'interprétation
d'un rêve un peu long et plus ou moins considérablement
déformé, on a besoin de tant d'éclaircissements, il faut
tenir compte de tant d'idées et de souvenirs surgissant
chez le rêveur, s'engager dans tant de digressions qu'un
compte rendu d'un travail de ce genre prendrait une
extension considérable et ne vous donnerait aucune satis-
faction. Je dois donc vous prier de vous contenter de ce
qui est plus facile à obtenir, à savoir de la communica-
tions de petits fragments de rêves appartenant à des per-
sonnes névrotiques et dont on peut étudier isolément
tel ou tel élément. Ce sont les symboles des rêves et cer-
taines particularités de la représentation régressive des
iJo4 LE RÊVE
rêves qui se prêtent le plus facilement à la démonstra-
tion. Je vous dirai, à propos de chacun des rêves qui
suivent, les raisons pour lesquelles il me semble mériter
une communication,
,1. Voici un rêve qui se compose de deux brèves ima-
ges : Son oncle fume une cigarette^ bien qu'on soit un
samedi. — Une femme l'embrasse et le caresse comme son
enfant.
A propos de la première image, le rêveur, qui est Juif,
nous dit que son oncle, homme pieux, n'a jamais com-
mis et n'aurait jamais été capable de commettre un péché
pareil*. A propos de la femme qui figure dans la seconde
image, il ne pense qu'à sa mère. Il existe certainement
un rapport entre ces deux images ou idées. Mais lequel?
Comme il exclut tormellement la réalité de l'acte de
son oncle, on est tenté de réunir les deux images par la
relation de dépendance temporelle. « Au cas où mon
oncle, le saint homme, se déciderait à fumer une ciga-
rette un samedi, je devrais me laisser caresser par ma
mère. » Cela signifie que les caresses échangées avec
la mère constituent une chose aussi peu permise que le
fait pour un Juif pieux de fumer un samedi. Je vous ai
déjà dit, etvous vous en souvenez sans doute, qu'au cours
du travail d'élaboration toutes les relations entre les
idées des rêves se trouvent supprimées, que ces idées
mêmes sont réduites à Tétat de matériaux bruts et que
c'est la tâche de l'interprétation de reconstituer ces rela-
tions disparues.
2. A la suite de mes publications sur le rêve, je suis
devenu, dans une certaine mesure, un consultant ofliciel
pour les affaires se rapportant aux rêves, et je reçois
depuis des années des épîtres d'un peu partout, dans
lesquelles on me communique des rêves ou demande
mon avis sur des rêves. Je suis naturellement reconnais-
sant à tous ceux qui m'envoient des matériaux suffisants
pour rendre l'interprétation possible ou qui proposent
eux-mêmes une interprétation. De cette catégorie fait
partie le rêve suivant qui m'a été communiqué en 1910
par un étudiant en médecine de Munich. Je le cite pour
I. Fumer et, en pf<^néral, maiw«r le feu un samedi est considéré par les
Juifs comme un péché.
ANALYSE DE QUELQUES EXE.MPLES DE RÊVES 2o5
VOUS montrer combien un rêve est en général difficile à
comprendre, tant que le rêveur n'a pas fourni tous les
renseignements nécessaires. Je vais également vous
épargner une grave erreur, car je vous soupçonne enclins
à considérer l'interprétation des rêves qui appuie sur
l'importance des symboles comme l'interprétation idéale
et à refouler au second plan la technique fondée sur les
associations surgissant à propos des rêves.
i3 juillet 1910: Vers le matin je fais le rêve suivant :
Je descends à bicyclette une rue de Tubinguef Jorscp.tiui
basset noir se précipite derrière moi et me saisit au talon.
Je descends un peu plus loin, m'assieds sur une marche et
commence à me défendre contre l'animal qui aboyait avec
rage (Ni la morsure ni la scène qui la suit ne me font
éprouver de sensation désagréable). Vis-à-vis de moi sqnt
assises deux dames âgées qui me regardent d'un air mo-
queur. Je me réveille alors et y chose qui m^est déjà arrivée
plus d'une fois, au moment mêm£ du passage du sommeil
à l'état de veille, tout mon rêve m' apparaît clair.
Les symboles nous seraient ici de peu de secours. Mais
le rêveur nous apprend ceci : a J'étais, depuis quelque
temps, amoureux d'une jeune fille que je ne connaissais
que pour l'avoir rencontrée souvent dans la rue et sans
jamais avoir eu l'occasion de l'approcher. J'aurais été très
heureux que cette occasion me fût fournie par le basset,
car j'aime beaucoup les bêtes et croyais avec plaisir avoir
surpris le même sentiment chez la jeune fille. » Il ajoute
qu'il lui est souvent arrivé d'intervenir, avec beaucoup
d'adresse et au grand étonnement des spectateurs, pour
séparer des chiens qui se battaient. Nous apprenons
encore que la jeune fille qui lui plaisait était toujours
vue en compagnie de ce chien particulier. Seulement, dans
le rêve manifeste cette jeune fille était écartée et seul y
était maintenu le chien qui lui était associé. Il se peut
que les dames qui se moquaient de lui aient été évoquées
à la place delà jeune fille. Ses renseignements ultérieurs
ne suffisent pas à éclaircir ce point. Le fait qu'il se voit
dans le rêve voyager à bicyclette constitue la reproduc-
tion directe de la situation dont il se souvient : il ne ren-
contrait la jeune fille avec son chien que lorsqu'il était
à bicyclette.
3. Lorsque quelqu'un perd un parent qui lui est cher,
Freud, i3
2o6 LE RÊVE
il fait pendant longtemps des réves singuliers dans les-
quels ont trouve les compromis les plus étonnants entre
la certitude de la mort et le besoin de faire revivre le
m(jrt. Tantôt le disparu, tout en étant mort, continue de
vivre, car il ne sait pas qu'il est mort, alors qu'il mour-
rait tout à fait s'il le savait ; tantôt il est à moitié mort, à
moitié vivant, et chacun de ces états se distingue par des
signes particuliers. On aurait tort de traiter ces rêves
d'absurdes, car la résurrection n'est pas plus inadmissi-
ble dans le rôve que dans le conte, par exemple, où elle
constitue un événenionî: ordinaire. Pour autant que j'ai
pu analyser ces rêves, j'ai trouvé qu'ils se prêtaient à une
explication rationnelle, mais que le pieux désir de rap-
peler le mort à la vie sait se satisfaire par les moyens les
plus extraordinaires. Je vais vous citer un rêve de ce
genre, qui paraît bizarre et absurde et dont l'analyse
vous révélera certains détails que nos considérations
théoriques étaient de nature à vous faire prévoir. C'est
le rôve d'un homme qui a perdu son père depuis plu-
sieurs années.
Le père est mort, mais il a été exhumé et a mauvaise
mine. Il reste en vie depuis son exhumation, et le rêveur
fait tout son possible pour quil ne s'en aperçoive pas. (Ici
le rêve passe à d'autres choses, très éloignées en appa-
rence.)
Le père est m^ort : nous le savons. Son exhumation ne
correspond pas plus à la réalité que les détails ultérieurs
du rêve. IMais le rêveur raconte : lorsqu'il fut revenu des
obsèques de son père, il éprouva un mal de dents. 11
voulait traiter la dent malade selon la prescription de la
religion juive : « Lorsqu'une dent te fait souffrir, arrache-
la », et se rendit chez le dentiste. Mais celui-ci lui dit:
« On ne fait pas arracher une dent; il faut avoir patience.
Je vais vous m.ettre dans la dent quelque chose qui la
tuera. Revenez dans trois jours : j'extrairai cela. »
C'est cette « extraction », dit tout à coup le rêveur, qui
correspond à l'exliumation.
Le rêveur aurait-il raison ? Pas tout à fait, car ce n'est
pas la dent qui devait être extraite, mais sa partie morte.
Mais c'est là une des nombreuses imprécisions que,
d'après nos expériences, on constate souvent dans les
rêves. Le rêveur aurait alors opéré une condensation, en
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE RÊVES 07
fondant en un seul le père mort et la dent tuée et cepen-
dant conservée. Rien d'étonnant s'il en est résulté dans
le rêve manifeste quelque chose d'absurde, car tout ce
qui est dit de la dent ne peut pas s'appliquer au père.
Où se trouverait en général entre le père et la dent, ce ter-
tium comparationis qui a rendu possible la condensation
que nous trouvons dans le rêve manifeste ?
Il doit pourtant y avoir un rapport entre le père et la
dent, car le rêveur nous dit qu'il sait que lorsqu'on rêve
d'une dent tombée, cela signifie qu'on perdra un membre
de sa famille.
Nous savons que cette interprétation populaire est
inexacte ou n'est exacte que dans un sens spécial, c'est-
à-dire en tant que boutade. Aussi serons-nous d'autant
plus étonnés de retrouver ce thème derrière tous les au-
tres fragments du contenu du rêve.
Sans y être sollicité, notre rêveur se met maintenant
à nous parler de la maladie et de la mort de son père,
ainsi que de son attitude à l'égard de celui-ci. La maladie
du père avait duré longtemps, les soins et le traitement
ont coûté au fils beaucoup d'argent. Et, pourtant, lui, le
fils, ne s'en était jamais plaint, n'avait jamais manifesté
la moindre impatience, n'avait jamais exprimé le désir
de voir la fin de tout cela. 11 se vante d'avoir toujours
éprouvé à l'égard de son père un sentiment de piété vrai-
ment juive, de s'être toujours rigoureusement conformé
à la loi juive. N'êtes-vous pas frappés de la contradiction
qui existe dans les idées se rapportant aux rêves ? 11 a
identifié dent et père. A l'égard de la dent il voulait agir
selon la loi juive qui ordonnait de l'arracher dès l'ins-
tant où elle était une cause de douleur et contrariété. A
l'égard du père, il voulait également agir selon la loi
qui, cette fois, ordonne cependant de ne pas se plain-
dre de la dépense et de la contrariété, de supporter pa-
tiemment l'épreuve et de s'interdire tout intention hos-
tile envers l'objet qui est cause de la douleur. L'analogie
entre les deux situations aurait cependant été plus
complète si le fils avait éprouvé à l'égard du père les
mêmes sentiments qu'à l'égard de la dent, c'est-à-dire
s'il avait souhaité que la mort vînt mettre fin à l'existence
inutile, douloureuse et coûteuse de celui-ci.
Je suis persuadé que tels furent effectivement les sen-
2o8 LE RÊVE
timents de notre rêveur à l'égard de son père pendant
la pénible maladie de celui-ci, et que ses bruyantes pro-
testations de piété filiale n'étaient destinées qu'à le dé-
tourner de ces souvenirs. Dans des situations de ce genre,
on éprouve généralement le souhait de voir venir la
mort, mais ce souhait se couvre du masque de la pitié :
la mort, se dit-on, serait une délivrance pour le malade
qui souffre. Remarquez bien cependant qu'ici nous fran-
chissons la limite des idées latentes elles-mêmes. La pre-
mière intervention de celles-ci ne fut certainement in-
consciente que pendant peu de temps, c'est-à-dire pendant
la durée de la formation du rêve ; mais les sentiments
hostiles à l'égard du père ont dû exister à l'état incon-
scient depuis un temps assez long, peut-être même depuis
l'enfance, et ce n'est qu'occasionnellement, pendant la
maladie, qu'ils se sont, timides et marqués, insinués dans
la conscience. Avec plus de certitude encore nous pou-
vons affirmer la même chose concernant d'autres idées
latentes qui ont contribué à constituer le contenu du
rêve. On ne découvre dans le rêve nulle trace de senti-
ments hostiles à l'égard du père. Mais si nous cherchons la
racine d'une pareille hostilité à l'égard du père, en remon-
tant jusqu'à l'enfance, nous nous souvenons qu'elle
réside dans la crainte que nous inspire le père, lequel
commence de très bonne heure à réfréner l'activité sexuelle
du garçon et continue à lui opposer des obstacles, pour
des raisons sociales, même à l'âge qui suit la puberté.
Ceci est également vrai de l'attitude de notre rêveur à
l'égard de son père : son amour était mitigé de beaucoup
de respect et de crainte qui avaient leur source dans le
contrôle exercé par le père sur l'activité sexuelle du fils.
Les autres détails du rêve manifeste s'expliquent par
l'onanie-complexe. « 11 a mauvaise mine » : cela peut bien
être une allusion aux paroles du dentiste que c'est une
mauvaise perspective que de perdre une dent en cet en-
droit. Mais cette phrase se rapporte peut-être également
à la mauvaise mine par laquelle le jeune homme ayant
atteint l'âge de la puberté trahit ou craint de trahir son
activité sexuelle exagérée. Ce n'est pas sans un certain
soulagement pour lui-même que le rêveur a, dans le
contenu du rêve manifeste, transféré la mauvaise mine
au père, et cela en vertu d'une inversion du travail d'éla-
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE REVES 20^
boration que vous connaissez déjà. « Il continue à \ivre
depuis » : cette idée correspond aussi bien au souhait de
résurrection qu'à la promesse du dentiste que la dent
pourra être conservée. Mais la proposition : « le rêveur
fait tout son possible, pour qu'il (le père) ite s'en aperçoive
pas », est tout à fait raffinée, car elle a pour but de nous
suggérer la conclusion qu'il est mort. La seule conclu-
sion significative découle cependant de 1' « onanie-com-
plexe », puisqu'il est tout à fait compréhensible que le
jeune homme fasse tout son possible pour dissimuler au
père sa vie sexuelle. Rappelez-vous à ce propos que nous
avons toujours été amenés à recourir à l'onanisme et à la
crainte de châtiment pour les pratiques qu'elle comporte,
pour interpréter les rêves ayant pour objet le mal de
dent.
Vous voyez maintenant comment a pu se former ce
rêve incompréhensible. Plusieurs procédés ont été mis
en œuvre à cet effet : condensation singulière et trom-
peuse, déplacement de toutes les idées hors de la série
latente, création de plusieurs formations substitutives
pour les plus profondes et les plus reculées dans le temps
d'entre ces idées.
4. Nous avons déjà essayé à plusieurs reprises d'abor-
der ces rêves sobres et banals qui ne contiennent rien
d'absurde ou d'étrange, mais à propos desquels la ques-
tion se pose : pourquoi réve-t-on de choses aussi indiffé-
rentes ? Je vais, en conséquence, vous citer un nouvel
exemple de ce genre . trois rêves assortis l'un à l'autre
et faits par une jeune femme au cours de la même
nuit.
a) Elle traverse le salon de son ajjpartemeni et se cogne
la tète contre le lustre suspendu au plafond. Il en résulte
une plaie saignante.
Nulle réminiscence ; aucun souvenir d'un événement
réellement arrivé. Les renseignements qu'elle fournit
indiquent une tout autre direction. « Vous savez à quel
point mes cheveux tombent. « Mon enfant, m'a dit hier ma
mère, si cela continue, ta tête sera bientôt nue comme
un derrière. » La tête apparaît ici comme le symbole de
la partie opposée au corps. La signification symbolique
du lustre est évidente : tous les objets allongés sont des
symboles de l'organe sexuel masculin. Il s'agirait donc
210 LE REVE
fFune hémorragie de la partie inférieure du tronc, à la
suite de la blessure occasionnée par le pénis. Ceci pour-
rait encore avoir plusieurs sens ; les autres renseigne-
ments fournis par la rêveuse montrent qu'il s'agit de la
croyance d'après laquelle les règles seraient provoquées
par les rapports sexuels avec l'homme, théorie sexuelle
qui compte beaucoup de fidèles parmi les jeunes filles
n'ayant pas encore atteint la maturité.
b) Elle voit dans la vigne une fosse profonde qui, elle
le sait, provient de rarrachement d'un arbre. Elle remar-
que à ce propos que l'arbre lui-même manque. Elle croit
n'avoir pas vu l'arbre dans son rêve, mais toute sa phrase
sert à l'expression d'une autre idée qui en révèle la signi-
fication symbolique. Ce rêve se rapporte notamment à
une autre théorie sexuelle d'après laquelle les petites
filles auraient au début les mêmes organes sexuels que
les garçons et que c'est à la suite de la castration
(arrachement d'un arbre) que les organes sexuels de la
femme prendraient la forme que l'on sait.
c) Elle se tient devant le tiroir de son bureau dont le
contenu lui est tellement familier quelle s'aperçoit aussitôt
de la moindre intervention d'une main étrangère. Le tiroir
du bureau est, comme tout tiroir, boîte ou caisse, la
représentation symbolique de l'organe sexuel de la femme.
Elle sait que les traces de rapports sexuels (et, comme
elle le croit, de l'attouchement) sont faciles à reconnaître
et elle avait longtemps redouté celte épreuve. Je crois
que l'intérêt de ces trois rêves réside principalement
dans les connaissances dont la rêveuse fait preuve : elle
se rappelle l'époque de ses réflexions enfantines sur les
mystères de la vie sexuelle, ainsi que les résultats aux-
quels elle était arrivée et dont elle était alors très fière.
5. Encore un peu de symbolisme. Mais cette fois je
dois au préalable exposer brièvement la situation psy-
chique. Un monsieur, qui a passé une nuit dans l'intimité
d'une dame, parle de cette dernière comme d'une de ces
natures maternelles chez lesquelles le sentiment amou-
reux est fondé uniquement sur le désir d'avoir un enfant.
Mais les circonstances dans lesquelles a eu lieu la ren-
contre dont il s'agit étaient telles que des précautions
contre l'éventuelle maternité durent être prises, et l'on
sait que la principale de ces précautions consiste à em-
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE RÊVES 21 i
pêcher le liquide séminal de pénétrer dans les organes
génitaux de la femme. Au réveil qui suit la rencontre en
question, la dame raconte le rêve suivant :
Un officier vêtu dun manteau rouge la poursuit dans la
rue. Elle se met à courir, monte l'escalier de sa maison; il
la suit toujours. Essoufflée, elle arrive devant son appar-
tement y s'y glisse et referme derrière elle la porte à clef.
Il reste dehors et, e?î regardant par la fenêtre, elle le voit
assis sur un banc et pleurant.
Vous reconnaissez sans difficulté dans la poursuite par
l'officier au manteau rouge et dans l'ascension précipitée
de l'escalier la représentation de l'acte sexuel. Le fait
que la rêveuse s'enferme à clef pour se mettre à l'abri
de la poursuite représente un exemple de ces inversions
qui se produisent si fréquemment dans les rêves : il est
une allusion au non-achèvement de l'acte sexuel par
Fhomme. De même elle a déplacé sa tristesse, en l'attri-
buant à son partenaire : c'est lui qu'elle voit pleurer
dans le rêve, ce qui constitue également une allusion à
l'émission du sperme.
Vous avez sans doute entendu dire que d'après la
psychanalyse tous les rêves auraient une signification
sexuelle. Maintenant vous êtes à même de vous rendre
compte à quel point ce jugement est incorrect. Vous
connaissez des rêves qui sont des réalisations de désirs,
des rêves dans lesquels il s'agit de la satisfaction des
besoins les plus fondamentaux, tels que la faim, la soif,
le besoin de liberté, vous connaissez aussi des rêves que
j'ai appelés rêves de commodité et d'impatience, des
rêves de cupidité, des rêves égoïstes. Mais vous devez
considérer comme un autre résultat de la recherche psy-
chanalytique le fait que les rêves très déformés (pas
tous d'ailleurs) servent principalement à l'expression de
désirs sexuels.
6. J'ai d'ailleurs une raison spéciale d'accumuler les
exemples d'application de symboles dans les rêves. Dès
notre première rencontre je vous ai dit combien il était
difficile, dans l'enseignement de la psychanalyse, de
fournir les preuves de ce qu'on avance et de gagner ainsi
la conviction des auditeurs. Vous avez eu depuis plus
d'une occasion de vous assurer que j'avais raison. Or, il
«xiste entre les diverses propositions et affirmations de
213 LE RÊVE
la psyclî analyse un lien tellement intime que la con-
viction acquise sur un point peut s'étendre à une partie
plus ou moins grande du tout. On peut dire de la ps}^-
ch analyse qu'il suffit de lui tendre le petit doigt pour
qu'elle saisisse la main entière. Celui qui a compris et
adopté l'explication des actes manques doit, pour être
logique, adopter tout le reste. Or, le symbolisme des
rêves nous offre un autre point aussi facilement accessible.
Je vais vous exposer le rêve, déjà publié, d'une femme
du peuple, dont le mari est agent de police et qui n'a
certainement jamais entendu parler de symbolisme des
rêves et de psychanalyse. Jugez vous-mêmes si l'inter-
prétation de ce rêve à l'aide de symboles sexuels doit ou
non être considérée comme arbitraire et forcée.
« ... Quelqu'un s'est alors introduit dans le logement
et, pleine d'angoisse, elle appelle un agent de police.
Mais celui-ci, d'accord avec deux « larrons », est entré
dans une église à laquelle conduisaient plusieurs marches.
Derrière l'église il y avait une montagne couverte d'une
épaisse forêt. L'agent de police était coiffé- d'un casque
et portait un hausse-col et un manteau. Il portait toute
sa barbe qui était noire. Les deux vagabonds, qui accom-
pagnaient paisiblement l'agent, portaient autour des
reins des tabliers ouverts en forme de sacs. Un chemin
conduisait de l'église à la montagne. Ce chemin était
couvert des deux côtés d'herbe et de broussailles qui
devenaient de plus en plus épaisses pour devenir une
véritable forêt au sommet de la montagne. »
Vous reconnaissez sans peine les symboles employés.
Les organes génitaux masculins sont représentés par
une trinité de personnes, les organes féminins par un
paysage, avec chapelle, montagne et forêt. Vous trouvez
ici les marches comme symbole de l'acte sexuel. Ce qui
est appelé montagne dans le rêve porte le même nom
en anatomie : mont de Vénus.
7. Encore un rêve devant être interprété à l'aide de
symboles, remarquable et probant par le fait que c'est le
rêveur lui-même qui a traduit tous les symboles, sans
posséder la moindre connaissance théorique relative à
l'interprétation des rêves. Circonstance tout à fait extra-
ordinaire et dont les conditions ne sont pas connues
exactement.
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE RÊVES 2l3
« // se promhie avec son père dans un endroit qui est
certainement le Prater\ car on voit la rotonde et devant
celle-ci une petite saillie à laquelle est attaché un ballon
captif qui semble assez dégonflé. Son père lui demande à
quoi tout cela sert; la question l'étonné, mais il n'en donne
pas moins l'explication qu'on lui demande. Ils arrivent
ensuite daîis une cour dans laquelle est étendue une grande
plaque de fer-blanc. Le père voudrait en détacher un
grand morceau y mais regarde autour de lui pour savoir
si pei'sonne ne le remarque. Il lui dit qu'il lui suffit de
prévenir le surveillant : il pourra alors en emporter tant
qu'il voudra. De cette cour un escalier conduit dans une
fosse dont les parois sont capitonnées comme, par exemple,
un fauteuil en cuir. Au bout de cette fosse se trouvé une
longue plate-forme après laquelle commence une autre
fosse. »
Le rêveur interprète lui-même : « La rotonde, ce sont
mes organes génitaux, le ballon captif qui se trouve
devant n'est autre chose que ma verge dont la faculté
d'érection se trouve diminuée depuis quelque temps. »
Pour traduire plus exactement : la rotonde, c'est la région
fessière que l'enfant considère généralement comme fai-
sant partie de l'appareil génital; la petite saillie devant
cette rotonde, ce sont les bourses. Dans le rêve, le père lui
demande ce que tout cela signifie, c'est-à-dire quels sont
le but et la fonction des organes génitaux. Nous pouvons,
sans risque de nous tromper, intervertir les situations et
admettre que c'est le fils qtj^i interroge. Le père n'ayant
jamais, dans la vie réelle, posé de question pareille, on
doit considérer cette idée du rêve comme un désir ou ne
l'accepter que conditionnellement : « Si j'avais demandé
à mon père des renseignements relatifs aux organes
sexuels. » Nous retrouverons bientôt la suite et le déve-
loppement de cette idée.
La cour dans laquelle est étendue la plaque de fer-
blanc ne doit pas être considérée comme étant essen-
tiellement un symbole : elle fait partie du local où le père
exerce son commerce. Par discrétion, j'ai remplacé par
le fer-blanc l'article dont il fait commerce, sans rien
changer au texte du rêve. Le rêveur, qui assiste son
I. Le « Boii de Boulog^ne » de Vienne.
ai4 LE RÊVE
père dans ses aflaires, a été dès le premier jour choqué
par l'incorrection des procédés sur lesquels repose en
grande partie le gain. C'est pourquoi on doit donner à
l'idée dont nous avons parlé plus haut la suite suivante :
« (Si j'avais demandé à mon père), il m'aurait trompé,
comme il trompe ses clients. » Le père voulait détacher
un morceau de la plaque de fer-blanc : on peut bien voir
dans ce désir la représentation de la malhonnêteté
commerciale, mais le rêveur lui-même en donne une
autre explication : il signifie l'onanisme. Cela, nous le
savons depuis longtemps, mais, en outre, cette interpré-
tation s'accorde avec le fait que le secret de l'onanisme est
exprimé par son contraire (le fils disant au père que s'il
veut emporter un morceau de fer-blanc, il doit le faire
ouvertement, en demandant la permission au surveillant).
Aussi ne sommes-nous pas étonnés de voir le fils attri-
buer au père les pratiques onaniques, comme il lui a
attribué l'interrogation dans la première scène du rêve.
Quant à la fosse, le rêveur l'interprète en évoquant le
mou capitonnage des parois vaginales. Et j'ajoute de
ma part que la descente, comme dans d'autres cas la
montée, signifie l'acte du coït.
La première fosse, nous disait le rêveur, était suivie
d'une longue plate-forme au bout de laquelle commençait
une autre fosse : il s'agit là de détails biographiques.
Après avoir eu des rapports sexuels fréquents le rêveur
se trouve actuellement gêné dans l'accomplissement de
l'acte sexuel et espère, grâce au traitement, recouvrer sa
vigueur d'autrefois.
8. Les deux rêves qui suivent appartiennent à un
étranger aux dispositions polygamiques très prononcées.
Je les cite pour vous montrer que c'est toujours le moi du
rêveur qui apparaît dans le rêve, alors même qu'il se
trouve dissimulé dans le rêve manifeste. Les malles qui
figurent dans ces rêves sont des symboles de femmes.
a) Il part en voyage, ses bagages sont apportés à la gare
par une voiture. Ils se composent d'un grand nombre de
malles, parmi lesquelles se trouvent deux grandes malles
noires, dans le genre de malles à échantillons. Il dit à
quelqu'un sur un air de consolation : celles-ci ne vont que
jusqu'à la gare.
11 voyage en effet avec beaucoup de bagages, mais fait
ANALYSE LE QUELQUES EXEMPLES DE REVES 210
aussi intervenir dans le traitement beaucoup d'histoires
de femmes. Les deux malles noires correspondent à deux
femmes brunes, qui jouent actuellement dans sa vie un
rôle de première importance. L'une d'elles voulait le
suivre à Vienne ; sur mon conseil, il lui a télégraphié de
n'en rien faire.
b) Une scène à la douane : un de ses compagnons de
voyage ouvre sa malle et dit en fumant négligemment sa
cigarette : il n'y a rien là-dedans. Le douanier semble le
croire, mois recommence à fouiller et trouve quelque chose
de tout à fait défendu. Le voyageur dit alors avec rési-
gnation : rien à faire. — C'est lui-même qui est le voya-
geur ; moi, je suis le douanier. Généralement très sincère
dans ses confessions, il a voulu me dissimuler les rela-
tions qu'il venait de nouer avec une dame, car il pouvait
supposer avec raison que cette dame ne m'était pas
inconnue. Il a transféré sur une autre personne la pénible
situation de quelqu'un qui reçoit un démenti, et c'est
ainsi qu'il semble ne pas figurer dans ce rêve.
9. Voici l'exemple d'un symbole que je n'ai pas encore
mentionné :
Il rencontre sa sœur en compagnie de deux amies, sœurs
elles-mêmes. Il tend la main à celles-ci, mais pas à sa sœur
à lui.
Ce rêve ne se rattache à aucun événement connu. Ses
souvenirs le reportent plutôt à une époque où il avait
observé pour la première fois, en recherchant la cause
de ce fait, que la poitrine se développe tard chez les
jeunes filles. Les deux sœurs représentent donc deux
seins qu'il saisirait volontiers de sa main, pourvu que ce
ne soient pas les seins de sa sœur.
10. Et voici un exemple de symbolisme de la mort dans
le rêve :
// marche sur un pont de fer élevé et raide avec deux
personnes qu'il connaît, mais dont il a oublié les noms au
réveil. Tout d'un coup ces deux personnes disparaisseiit,
et il voit un homme spectral portant un bonnet et un costume
de toile. Il lui demande s'il est le télégraphiste... Non. S'il
est le voiturier.Non. Il continue son chemin, éprouve encore
pendant le rêve une grande angoisse et, même une fois
réveillé, il prolonge son rêve en imaginant que le pont de
fer s'écroule et qu'il est précipité dans l'abîme.
2i6 LE RÊVE
Les personnes dont on dit qu'on ne les connaît pas ou
qu'on a oublié leurs noms sont le plus souvent des
personnes très proches. Le rêveur a un frère et une sœur;
s'il avait souhaité leur mort, il n'eût été que juste qu'il
en éprouvât lui-même une angoisse mortelle. Au sujet
du télégraphiste, il fait observer que ce sont toujours
des porteurs de mauvaises nouvelles. D'après l'uniforme,
ce pouvait être aussi bien un allumeur de réverbères,
mais les allumeurs de réverbères sont aussi chargés de
les éteindre, comme le génie de la mort éteint le flam-
beau de la vie. A l'idée du voiturier il associe le poème
d'Uhland sur le voyage en mer du roi Charles et se sou-
vient à ce propos d'un dangereux voyage en mer avec
deux camarades, voyage au cours duquel il avait joué le
rôle du roi dans le poème. A propos du pont de fer il se
rappelle un grave accident survenu dernièrement et
l'absurde aphorisme : la vie est un pont suspendu.
11. Autre exemple de représentation symbolique de
la mort : un monsieur inconnu dépose à son intention une
carte de visite bordée de noir.
12. Le rêve suivant qui a, d'ailleurs, parmi ses antécé-
dents, un état névrotique, vous intéressera sous plusieurs
rapports.
// voyage en chemin de fer. Le train s'arrête en pleine
campagne. Il pense qu'il s'agit d'un accident, qu'il faut
songer à se sauver, traverse tous les compartiments du
train et tue tous ceux qu'il rencontre : conducteur, méca-
nicien, etc.
A cela se rattache le souvenir d'un récit fait par un
ami. Sur un chemin de fer italien on transportait un fou
dans un compartiment réservé, mais par mégarde on avait
laissé entrer un voyageur dans le même compartiment.
Le fou tua le voyageur. Le rêveur s'identifie donc avec
le fou et justifie son acte par la représentation obsédante,
qui le tourmente de temps à autre, qu'il doit « supprimer
tous les témoins ». Mais il trouve ensuite une meilleure
motivation qui forme le point de départ du rêve. Il a
revu la veille au théâtre la jeune fille qu'il devait épouser,
mais dont il s'était détaché parce qu'elle le rendait
jaloux. Vu l'intensité que peut atteindre chez lui la
jalousie, il serait réellement deve.nu fou s'il avait épousé
cette jeune fille. Gela signifie : il la considère comme si
ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES DE RÊVES 217
peu sûre, qu'il aurait été obligé de tuer tous ceux qu'il
aurait trouvés sur son chemin, car il eût été jaloux de
tout le monde. Nous savons déjà que le fait de traverser
une série de pièces (ici de compartiments) est le sym-
bole dii mariage.
A propos de l'arrêt du train en pleine campagne et de
la peur d'un accident, il nous raconte, qu'un jour où il
voyageait réellement en chemin de fer, le train s'était
subitement arrêté entre deux stations. Une jeune dame
qui se trouvait à côté de lui déclare qu'il va probable-
ment se produire une collision avec un autre train et que
dans ce cas la première précaution à prendre est de
lever les jambes en l'air. Ces « jambes en l'air » ont
aussi joué un rôle dans les nombreuses promenades et
excursions à la campagne qu'il fit avec la jeune fille au
temps heureux de leurs premières amours. Nouvelle
preuve qu'il faudrait qu'il fût fou pour l'épouser à pré-
sent. Et pourtant la 'connaissance que j'avais de la
situation me permet d'affirmer que le désir de commettre
cette folie n'en persistait pas moins chez lui.
CHAPITRE XIII
TRAITS ARCHAÏQUES ET INFANTILISME DU RÊVE
Revenons à notre résultat, d'après lequel, sous l'in-
fluence de la censure, le travail d'élaboration communi-
que aux idées latentes du rêve un autre mode d'expres-
sion. Les idées latentes ne sont que les idées conscientes
de notre vie éveillée, idées que nous connaissons. Le
nouveau mode d'expression présente de nombreux traits
qui nous sont inintelligibles. Nous avons dit qu'il remonte
à des états, depuis longtemps dépassés, de notre déve-
loppement intellectuel, au langage figuré, aux relations
symboliques, peut-être à des conditions qui avaient existé
avant le développement de notre langage abstrait. C'est
pourquoi nous avons qualifié à! archaïque ou régressif \q
mode d'expression du travail d'élaboration.
Vous pourriez en conclure que l'étude plus approfondie
du travail d'élaboration nous permettra de recueillir des
données précieuses sur les débuts peu connus de notre
développement intellectuel. J'espère qu'il en sera ainsi,
mais ce travail n'a pas encore été entrepris. La préhis-
toire à laquelle nous ramène le travail d'élaboration est
double: il y a d'abord la préhistoire individuelle, l'en-
fance ; il y a ensuite, dans la mesure où chaque individu
reproduit en abrégé, au cours de son enfance, tout le
développement de l'espèce humaine, la préhistoire phy-
logénique. Qu'on réussisse un jour à établir la part qui,
dans les processus psychiques latents, revient à la pré-
histoire individuelle et les éléments qui, dans cette vie,
proviennent de la préhistoire phylogénique, la chose ne
me semble pas impossible. C'est ainsi, par exemple,
qu'on est autorisé, à mon avis, à considérer comme un
legs phylogénique la symbolisation que l'individu comme
tel n'a jamais apprise.
Mais ce n'est pas là le seul caractère archaïque du
TRAITS AUCHAIQUES ET INFANTILISME DU REVE arc)
rêve. Vous connaissez tous par expérience la remarquable
amnésie de l'enfance. Je parle du fait que les cinq, six
ou huit premières années de la vie ne laissent pas, comme
les événements de la vie ultérieure, de traces dans la
mémoire. On rencontre bien des individus croyant pou-
voir se vanter d'une continuité mnémonique s'étendant
sur toute la durée de leur vie, depuis ses premiers com-
mencements, mais le cas contraire, celui de lacunes dans
la mémoire, est de beaucoup le plus fréquent. Je crois
que ce fait n'a pas suscité l'étonnement qu'il mérite. A
l'âge de deux ans, l'enfant sait déjà bien parler ; il montre
bientôt après qu'il sait s'orienter dans des situations
psychiques compliquées et il manifeste ses idées et sen-
timents par des propos et des actes qu'on lui rappelle
plus tard, mais qu'il a lui-même oubliés. Et, pourtant, la
mémoire de l'enfant étant moins surchargée pendant les
premières années que pendant les années qui suivent,
par exemple la huitième, devrait être plus sensible et plus
souple, donc plus apte à retenir les faits et les impressions.
D'autre part, rien ne nous autorise à considérer la fonc-
tion de la mémoire comme une fonction psj^chique élevée
et difficile: on trouve, au contraire, une bonne mémoire,
même chez des personnes dont le niveau intellectuel est
très bas.
A cette particularité s'en superpose une autre, à savoir
que le vide mnémonique qui s'étend sur les premières
années de l'enfance n'est pas complet: certains souvenirs
bien conservés émergent, souvenirs correspondant le
plus souvent à des impressions plastiques et dont rien
d'ailleurs ne justifie la conservation. Les souvenirs se
rapportant à des événements ultérieurs subissent dans
la mémoire une sélection : ce qui est important est con-
servé, et le reste est rejeté. Il n'en est pas de môme des
souvenirs conservés qui remontent à la première enfance.
Ils ne correspondent pas nécessairement à des événe-
ments importants de cette période de la vie, pas même à .
des événements qui pourraient paraître importants au
point de vue de l'enfant. Ces souvenirs sont souvent telle-
ment banals et insignifiants que nous nous demandons avec
étonnement pourquoi ces détails ont échappé à l'oubli.
J'avais essayé jadis de résoudre à l'aide de l'analyse
l'énigme de l'amnésie infantile et des restes de souvenirs
2SO LE REVE
conservés malgré cette amnésie, et je suis arrivé à la con-
clusion que même chez l'enfant les souvenirs importants
sont les seuls qui aient échappé à la disparition. Seule-
ment, grâce aux processus que vous connaissez déjà et qui
sont celui de condensation et surtout celui de déplacement,
l'important se trouve remplacé dans la mémoire par des
éléments qui paraissent moins importants. En raison de ce
fait, j'ai donné aux souvenirs de l'enfance le nom de 50i^-
venirs de couvertuî^e ; une analyse approfondie permet
d'en dégager tout ce qui a été oublié.
Dans les traitements psychanalytiques on se trouve
toujours dans la nécessité de combler les lacunes que
présentent les souvenirs infantiles ; et, dans la mesure
où le traitement donne des résultats à peu près satisfai-
sants, c'est-à-dire dans un très grand nombre de cas,
on réussit à évoquer le contenu des années d'enfance
couvert par l'oubli. Les impressions reconstituées n'ont
en réalité jamais été oubliées : elles sont seulement res-
tées inaccessibles, latentes, refoulées dans la région de
l'inconscient. Mais il arrive aussi qu'elles émergent spon-
tanément de l'inconscient, et cela souvent à l'occasion
de rêves. Il apparaît alors que la vie de rêve sait trouver
l'accès à ces événements infantiles latents. On en trouve
de beaux exemples dans la littérature et j'ai pu moi-môme
apporter à l'appui de ce fait un exemple personnel. Je
rêvais une nuit, entre autres, d'une certaine personne qui
m'avait rendu un service et que je voyais nettement
devant mes yeiix. C'était un petit homme borgne, gros,
ayant la tête enfoncée dans les épaules. J'avais conclu,
d'après le contexte du rêve, que cet homme était un
médecin. Heureusement j'ai pu demander à ma mère,
qui vivait encore, quel était l'aspect extérieur du médecin
de ma ville natale que j'avais quittée à l'âge de 3 ans, et
j'ai appris qu'il était en effet borgne, petit, gros, qu'il
avait la tête enfoncée dans les épaules; j'ai appris en
. outre par ma mère dans quelle occasion, oubliée par
moi, il m'avait soigné. Cet accès aux matériaux oubliés
des premières années de l'enfance constitue donc un autre
trait archaïque du rêve.
La même explication vaut pour une autre des énigmes
auxquelles nous nous étions heurtés jusqu'à présent.
Vous vous rappelez i'étonnement que vous avez éprouvé.
TRAITS ARCHAÏQUES ET INFANTILISME DU RÊVE 32 i
lorsque je vous ai produit la preuve que les rêves sont
excités par des désirs sexuels foncièreirtent mauvais
et d'une licence souvent effrénée au point qu'ils ont
rendu nécessaire l'institution d'une censure des rêves
et d'une déformation des rêves. Lorsque nous avons
interprété au rêveur un rêve de ce genre, il ne manque
presque jamais d'élever une protestation contre notre
interprétation , mais même dans le cas le plus favorable,
c'est-à-dire alors même qu'il s'incline devant cette inter-
prétation, il se demande toujours d'où a pu lui venir un
désir pareil qu'il sent incompatible avec son caractère,
contraire même à l'ensemble de ses tendances et senti-
ments. Nous ne devons pas tarder à montrer l'origine de
ces désirs. Ces mauvais désirs ont leurs racines dans le
passé, et souvent dans un passé qui n'est pas très éloi-
gné. 11 est possible de prouver qu'ils furent jadis connus
et conscients. La femme dont le rêve signifie qu'elle
désire la mort de sa fille âgée de 17 ans trouve, sous
notre direction, qu'elle avait réellement eu ce désir à
une certaine époque. L'enfant était née d'un mariage
malheureux et qui avait fini par une rupture. Alors qu'elle
était encore enceinte de sa fdle, elle eut, à la suite d'une
scène avec son mari, un accès de rage tel qu'ayant perdu
toute retenue elle se mit à se frapper le ventre à coups de
poings, dans l'espoir d'occasionner ainsi la mort de l'en-
fant qu'elle portait. Que de mères qui aiment aujourd'hui
leurs enfants avec tendresse, peut-être même avec une
tendresse exagérée, ne les ont cependant conçus qu'à
contre-cœur et ont souhaité qu'ils fussent morts avant
de naître ; combien d'entre elles n'ont-elles pas donné à
leur désir un commencement, par bonheur inoffensif, de
réalisation 1 Et c'est ainsi que le désir énigmatique de
voir mourir une personne aimée remonte aux débuts
mêmes des relations avec cette personne.
Le père, dont le rêve nous autorise à admettre qu'il
souhaite la mort de son enfant aîné et préféré, finit éga-
lement par se souvenir que ce souhait ne lui a pas tou-
jours été étranger. Alors que l'enfant était encore au
sein, le père qui n'était pas content de son mariage se
disait souvent que si ce petit être, qui n'était rien pour
lui, mourait, il redeviendrait libre et ferait de sa liberté
un meilleur usage. On peut démontrer la même origine
Freud. i/,
223 LE REVE
pour un grand nombre de cas de haine ; il s'agit dans
ces cas de souvenirs se rapportant à des faits qui appar-
tiennent au passé, qui furent jadis conscients et ont joué
leur rôle dans la vie psychique. Vous me direz que lors-
qu'il n'y a pas eu de modifications dans l'attitude à l'égard
d'une personne, lorsque cette attitude a toujours été bien-
veillante, les désirs et les rêves en question ne devraient
pas exister. Je suis tout disposé à vous accorder cette
conclusion, tout en vous rappelant que vous devez tenir
compte, non de l'expression verbale du rêve, mais du
sens qu'il acquiert à la suite de l'interprétation. 11 peut
arriver que le rêve manifeste ayant pour objet la mort
d'une personne aimée ait seulement revêtu un masque
effrayant, mais signifie en réalité tout autre chose ou ne se
soit servi de la personne aimée qu'à titre de substitution
trompeuse pour une autre personne.
Mais cette même situation soulève encore une autre
question beaucoup plus sérieuse. En admettant même,
me diriez-vous, que ce souhait de mort ait existé et se
trouve confirmé par le souvenir évoqué, en quoi cela con-
stitue-t-il une explication? Ce souhait, depuis longtemps
vaincu, ne peut plus exister actuellement dans l'incon-
scient qu'à titre de souvenir indifférent, dépourvu de tout
pouvoir de stimulation. Rien ne prouve en effet ce pou-
voir. Pourquoi ce souhait est-il alors évoqué dans le
rêve? Question tout à fait justifiée ; la tentative d'y répon-
dre nous mènerait loin et nous obligerait à adopter une
attitude déterminée sur un des points les plus importants
de la théorie des rêves. Mais je suis forcé de rester dans
le cadre de mon exposé et de pratiquer l'abstention
momentanée. Contentons-nous donc d'avoir démontré le
fait que ce souhait étouffé joue le rôle d'excitateur du
rêve et poursuivons nos recherches dans le but-de nous
rendre compte si d'autres mauvais désirs ont également
leurs origines dans le passé de l'individu.
Tenons-nous en aux désirs de suppression que nous
devons ramener le plus souvent à l'égoïsme illimité du
rêveur. Il est très facile de montrer que ce désir est le
plus fréquent créateur de rêves. Toutes les fois que quel-
qu'un nous barre le chemin dans la vie (et qui ne sait
combien ce cas est fréquent dans les conditions si com-
pliquées de notre vie actuelle?), le rêve se montre prêt
TRAITS ARCHAÏQUES ET INFANTILISME DU RÊVE 226
à le supprimer, ce quelqu'un fût-il le père, la mère, un
frère ou une sœur, un époux ou une épouse, etc. Cette
méchanceté de la nature humaine nous avait étonnés et
nous n'étions certes pas disposés à admettre sans réserves
la justesse de ce résultat de l'interprétation des rêves.
Mais dès l'instant où nous devons chercher l'origine de
ces désirs dans le passé, nous découvrons aussitôt la
période du passé individuel dans laquelle cet égoïsme et
ces désirs, même à l'égard des plus proches, ne pré-
sentent plus rien de déconcertant. C'est l'enfant dans ses
premières années, qui se trouvent plus tard voilées par
l'amnésie, — c'est l'enfant, disons nous, qui fait souvent
preuve au plus haut degré de cet égoïsme, mais qui en
tout temps en présente des signes ou, plutôt, des restes
très marqués. C'est lui-même que l'enfant aime tout
d'abord; il n'apprend que plus tard à aimer les autres,
à sacrifier à d'autres une partie de son moi. Même les
personnes que l'enfant semble aimer dès le début, il ne
les aime tout d'abord que parce qu'il a besoin d'elles, ne
peut se passer d'elles, donc pour des raisons égoïstes.
C'est seulement plus tard que l'amour chez lui se détache
de l'égoïsme. En fait, c'est ré(joïsme qui lui enseigne
lauiour.
11 est très instructif sous ce rapport d'établir une com-
paraison entre l'attitude de l'enfant à l'égard de ses frè-
res et sœurs et celle à Tégard de ses parents. Le jeune
eni'ant n'aime pas nécessairement ses frères et sœurs, et
généralement il ne les aime pas du tout. Il est incontes-
table qu'il voit en eux des concurrents, et l'on sait que
cette attitude se maintient sans interruption pendant de
longues années, jusqu'à la puberté, et même au delà. Elle
est souvent remplacée ou, plutôt, recouverte par une atti-
tude j.lus tendre, mais, d'une façon générale, c'est l'atti-
tude hostile qui est la plus ancienne. On l'observe le
plus facilement chez des enfants de 2 ans et demi à 5 ans,
lorsqu'un nouveau frère ou une nouvelle sœur vient au
monde. L'un ou l'autre reçoit le plus souvent un
accueil peu amical. Des protestations, comme : « Je n'en
veux pas y que la cigogne le remporte », sont tout à fait fré-
quentes. Dans la suite, l'enfant profite de toutes les occa-
sions pour disqualifier l'intrus, et les tentatives de nuire,
les attentats directs ne sont pas rares dans ces cas. Si la
324 LE REVE
différence d'âge n'est pas très grande, l'enfant, lorsque
son activité psychique atteint plus d'intensité, se trouve
en présence d'une concurrence tout installée et s'en
accommode. Si la différence d'âge estsuffisammentgrande,
le nouveau venu peut dès le début éveiller certaines sym-
pathies: il apparaît alors comme un objet intéressant,
comme une sorte de poupée vivante ; et lorsque la diffé-
rence comporte huit années ou davantage, on peut voir
se manifester, surtout chez les petites filles, une sollici-
tude quasi-maternelle. Mais à parler franchement: lors-
qu'on découvre, derrière un rêve, le souhait de voir
mourir un frère ou une sœur, il s'agit rarement d'un sou-
hait énigmatique et on en trouve sans peine la source
dans la première enfance, souvent même à une époque
plus tardive de la vie en commun.
On trouverait difficilement une nursery sans conflits
violents entre ses habitants. Les raisons de ces conflits
sont: le désir de chacun de monopoliser à son profit
l'amour des parents, la possession des objets et de l'es-
pace disponible. Les sentiments hostiles se portent
aussi bien sur les plus âgés que sur les plus jeunes des
frères et des sœurs. C'est, je crois, Bernard Shaw qui
l'a dit: s'il est un être qu'une jeune femme anglaise haïsse
plus que sa mère, c'est certainement sa sœur aînée. Dans
cette remarque il y a quelque chose qui nous déconcerte.
Nous pouvons, à la rigueur, encore concevoir l'existence
d'une haine et d'une concurrence entre frères et sœurs.
Mais comment les sentiments de haine peuvent-ils se
glisser dans les relations entre fille et mère, entre
parents et enfants?
Sans doute, les enfants eux-mêmes manifestent plus de
bienveillance à l'égard de leurs parents qu'à l'égard de
leurs frères et sœurs. Ceci est d'ailleurs tout à fait con-
forme à notre attente: nous trouvons l'absence d'amour
entre parents et enfants comme un phénomène beaucoup
plus contraire à la nature que l'inimitié entre frères et
sœurs. Nous avons, pour ainsi dire, consacré dans le
premier cas ce que nous avons laissé à l'état profane
(ians l'autre. Et cependant l'observation journalière nous
montre combien souvent les relations sentimentales entre
parents et enfants restent en deçà de l'idéal posé par la
société, combien elles recèlent d'inimitié qui ne manque-
TRAITS archaïques ET INFANTILISME DU RÊVE 22»
rait pas de se manifester sans l'intervention inhibitrice
de la piété et de certaines tendances affectives. Les raisons
de ce fait sont généralement connues: il s'agit avant tout
d'une force qui tend à séparer les membres d'une famille
appartenant au même sexe, la fille de la mère, le fils du
père. La fille trouve dans la mère une autorité qui res-
treint sa volonté et est chargée de la mission de lui
imposer le renoncement, exigé parla société, à la liberté
sexuelle; sans parler que dans certains cas il s'agit entre
la mère et la fille d'une sorte de rivalité, d'une véritable
concurrence parfois. Nous retrouvons les mêmes rela-
tions, avec plus d'acuité encore, entre pères et fils. Pour
le fils, le père apparaît comme la personnification de toute
contrainte sociale impatiemment supportée ; le père s'op-
pose à l'épanouissement de la volonté du fils, il lui ferme
l'accès aux jouissances sexuelles et, dans les cas de com-
munauté des biens, à l'entrée en jouissance de ceux-ci.
L'attente de la mort du père s'élève, dans le cas du suc-
cesseur au trône, à une véritable hauteur tragique. En
revanche, les relations entre pères et filles, entre mères
et (ils semblent plus franchement amicales. C'est surtout
dans les relations de mère à fils et inversement que nous
trouvons les plus purs exemples d'une tendresse inva-
riable, exempte de toute considération égoïste.
Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous parle
de ces choses qui sont cependantbanales et généralement
connues? Parce qu'il existe une forte tendance à nier
leur importance dans la vie et à considérer que l'idéal
social est toujours et dans tous les cas suivi et obéi. Il
est préférable que ce soit le psychologue qui dise la
vérité, au lieu de s'en remettre de ce soin au cynique.
Il est bon de dire toutefois que la négation dont nous
venons de parler ne se rapporte qu'à la vie réelle, mais
on laisse à l'art de la poésie narrative et dramatique toute
liberté de se servir des situations qui résultent des attein-
tes portées à cet idéal.
Aussi ne devons-nous pas nous étonner si, chez beau-
coup de personnes, le rêve révèle le désir de suppression
des parents, surtout de parents du même sexe. Nous
devons admettre que ce désir existe également dans la
vie éveillée et devient même parfois conscient, lorsqu'il
peut prendre le masque d'un autre mobile, comme dans
2 26 LE l\KYE
le cas de notre rêveur de l'exemple N 3, où le souhait
de voir mourir le père était masqué par la pitié éveillée
soi disant par les souffrances inutiles de celui ci.
Il est rare que l'hostilité domine seule la situation : le
nlus souvent elle se cache derrière des sentiments plus
tendres qui la refoulent, et elle doit attendre que le rêve
vienne pour ainsi dire l'isoler. Ce qui, à la suite de cet
isolement, prend dans le rêve des proportions exagérées,
se rétrécit de nouveau après que l'interprétation l'a fait
entrer dans l'ensemble de la vie (H. Sachs). Mais nous
retrouvons ce souhait de mort même dans les cas où la
vie ne lui offre aucun point d'appui et où l'homme
éveillé ne consent jamais à l'avouer. Ceci s'explique par
le fait que la raison la plus profonde et la plus habituelle
de l'hostilité, surtout entre personnes de même sexe,
s'est affirmée dès la première enfance.
Cette raison n'est autre que la concurrence amou-
reuse dont il convient de faire ressortir plus particuliè-
rement le caractère sexuel. Alors qu'il est encore tout
enfant, le fils commence à éprouver pour la mère une
tendresse particulière : il la considère comme son bien
à lui, voit dans le père une sorte de concurrent qui lui
dispute la possession de ce bien ; de même ([ue la petite
fille voit dans la mère une personne qui trouble ses rela-
tions affectueuses avec le père et occupe une place dont
elle, la fille, voudrait avoir le monopole. C'est par les
observations qu'on apprend à quel âge on doit faire
remonter cette attitude à laquelle nous donnons le nom
à' Œdipe-complexe f parce que la légende qui a pour héros
Œdipe réalise, en ne leur imprimant qu'une très légère
atténuation, les deux désirs extrêmes découlant de la
situation du fils : le désir de tuerie père et celui d'épou-
ser la mère. Je n'affirme pas que \ Œdipe-complexe épuise
tout ce qui se rapporte à l'attitude réciproque de
parents et d'enfants, cette attitude pouvant être beau-
coup plus compliquée. D'autre part, \ Œdipe-complexe
lui-même est plus ou moins accentué,, il peut même subir
des modifications ; mais il n'en reste pas moins un facteur
régulier et très important de la vie psychique de l'enfant
et on court le risque d'estimer au-dessous de sa valeur
plutôt que d'exagérer son influence et les effets qui en
découlent. D'ailleurs si les enfants réagissent par Tatti-
TRAITS archaïques ET INFANTILISME DU RÊVE 227
tilde correspondant à V Œdipe-complexe, c'est souvent
sur la provocation des parents eux-mêmes qui, dans
leurs préférences, se laissent fréquemment guider par
la différence sexuelle qui fait que le père préfère la
fille et que la mère préfère le fils ou que le père reporte
sur la fille et la mère sur le fils l'affection que l'un ou
l'autre cesse de trouver dans le foyer conjugal.
On ne saurait dire que le monde fût reconnaissant à
la recherche psychanalytique pour sa découverte de
V Œdipe-complexe. Cette découverte avait, au contraire,
provoqué la résistance la plus acharnée, et ceux qui
avaient un peu tardé à se joindre au chœur des néga-
teurs de ce sentiment défendu et tabou ont racheté leur
faute en donnant de ce « complexe » des interprétations
qui lui enlevaient toute valeur. Je reste inébranlable-
ment convaincu qu'il n'y a rien à y nier, rien à y atté-
nuer. 11 faut se familiariser avec ce fait, que la légende
grecque elle-même reconnaît comme une fatalité inéluc-
table. 11 est intéressant, d'autre part, que cet Œdipe-
complexe, qu'on voudrait éliminer de la vie, est aban-
donné à la poésie, laissé à sa libre disposition. 0. Rank
a montré, dans une étude consciencieuse, que V Œdipe-
complexe a fourni à la littérature dramatique de beaux
sujets qu'elle a traités, en leur imprimant toutes sortes
de modifications, d'atténuations, de travestissements,
c'est-à-dire des déformations analogues à celles que
produit la censure des rêves. Nous devons donc attri-
buer V Œdipe-complexe, même aux rêveurs qui ont eu le
bonheur d'éviter plus tard des conflits avec leurs parents,
et à ce complexe s'en rattache étroitement un autre que
nous appelons castration-complexe et qui est une réaction
aux entraves et aux limitations que le père imposerait à
l'activité sexuelle précoce du fils.
Ayant été amenés, par les recherches qui précèdent, à
l'étude de la vie psychique infantile, nous pouvons nous
attendre à trouver une explication analogue en ce qui
concerne l'origine de l'autre groupe de désirs défendus
qui se manifestent dans les rêves : nous voulons parler
des tendances sexuelles excessives. Encouragés ainsi à
étudier également la vie sexuelle de l'enfant, nous appre-
nons de plusieurs sources les faits suivants: on com-
met avant tout une grande erreur en niant la réalité
2a8 LE RÊVE
d'une vie sexuelle chez l'enfant et en admettant que la
sexualité n'apparaît qu'au moment de la puberté, lorsque
les organes génitaux ont atteint leur plein développe-
ment. Au contraire, l'enfant a dès le début une vie
sexuelle très riche, qui diffère sous plusieurs rapports de
la vie sexuelle ultérieure, considérée comme normale.
Ce que nous qualifions de pervers dans la vie de l'adulte
s'écarte de l'état normal par les particularités suivantes :
méconnaissance de barrière spécifique (de l'abîme qui
sépare l'homme de la bête), de la barrière opposée par
le sentiment de dégoût, de la barrière formée par l'in-
ceste (c'est-à-dire par la défense de chercher à satisfaire
les besoins sexuels sur des personnes auxquelles on est
lié par des liens consanguins), homosexualité et enfin
transfert du rôle génital à d'autres organes etparties du
corps. Toutes ces barrières, loin d'exister dès le début,
sont édifiées peu à peu au cours du développement et de
l'éducation progressive de l'humanité. Le petit enfant ne
les connaît pas. 11 ignore qu'il existe entre l'homme et
la béte un abîme infranchissable ; la fierté avec laquelle
l'homme s'oppose à la béte ne lui vient que plus tard.
Il ne manifeste au début aucun dégoût de ce qui est
excrémentiel : ce dégoût ne lui vient que peu à peu, sous
l'influence de l'éducation. Loin de soupçonner les diffé-
rences sexuelles, il croit au débuta l'identité des organes
sexuels ; ses premiers désirs sexuels et sa première
curiosité se portent sur les personnes qui lui sont les
plus proches ou sur celles qui, sans lui être proches, lui
sont le plus chères : parents, frères, sœurs, personnse
chargées de lui donner des soins ; en dernier lieu, se
manifeste chez lui un fait qu'on retrouve au paroxysme
des relations amoureuses, à savoir que ce n'est pas seu-
lement dans les organes génitaux qu'il place la source
du plaisir qu'il attend, mais que d'autres parties du
corps prétendent chez lui à la même sensibilité, four-
nissent des sensations de plaisir analogues et peuvent
ainsi jouer le rôle d'organes génitaux. L'enfant peut
donc présenter ce que nous appellerio'ns une « perversité
polymorphe », et si toutes ces tendances ne se mani-
festent chez lui qu'à l'état de traces, cela tient, d'une
part, à leur intensité moindre en comparaison de ce
qu'elle est à un âge plus avancé et, d'autre part, à ce
TRAITS ARCHAÏQUES ET INFANTILISME DU RÊVE 229
que l'éducation supprime avec énergie, au fur et à me-
sure de leur manifestation, toutes les tendances sexuelles
de l'enfant. Cette suppression passe, pour ainsi dire, de
la pratique dans la théorie, les adultes s'efTorçant de
fermer les yeux sur une partie des manifestations
sexuelles de l'enfant et de dépouiller, à l'aide d'une
certaine interprétation, l'autre partie de ces manifesta-
tions de leur nature sexuelle : ceci fait, rien n'est plus
facile que de nier le tout. Et ces négateurs sont souvent
les mêmes gens qui, dans la nursery, sévissent contre
tous les débordements sexuels des enfants; ce qui ne
les empêche pas, une fois devant leur table de travail, de
défendre la pureté sexuelle des enfants. Toutes les fois
que les enfants sont abandonnés à eux-mêmes ou subis-
sent des influences démoralisantes, on observe des ma-
nifestations souvent très prononcées de perversité
sexuelte. Sans doute, les grandes personnes ont raison
de ne pas prendre trop au sérieux ces « enfantillages »
et ces « amusements», l'enfant ne devant compte de ses
actes ni au tribunal des mœurs nf à celui des lois ; il n'en
reste pas moins que ces choses existent, qu'elles ont
leur importance, autant comme symptômes d'une consti-
tution congénitale que comme antécédents et facteurs
d'orientation de l'évolution ultérieure et, qu'enfin, elles
nous renseignent sur la vie sexuelle de l'enfant et, avec
elle, sur la vie sexuelle hum.aine en général. Et c'est
ainsi que si nous retrouvons tous ces désirs pervers der-
rière nos rêves déformés, cela signifie seulement que
dans ce domaine encore le rêve a accompli une régres-
sion vers l'état infantile.
Parmi ces désirs défendus, on doit accorder une
mention particulière aux désirs incestueux, c'est-à-dire
aux désirs sexuels dirigés sur les parents, sur les frères
et sœurs. Vous savez l'aversion que les sociétés humaines
éprouvent ou, tout au moins, affichent à l'égard de l'in-
ceste et quelle force de contrainte présentent les défenses
y relatives. On a fait des efiorts inouïs pour expliquer
cette phobie de l'inceste. Les uns ont vu dans la défense
de l'inceste une représentation psychique de la sélection
naturelle, les relations sexuelles entre proches parents
devant avoir pour effet une dégénérescence des carac-
tères sociaux, d'autres ont prétendu que la vie en com-
23o LE RÊVE
mun pratiquée dès la plus tendre enfance détourne les
désirs sexuels des personnes avec lesquelles on se trouve
en contact permanent. Mais dans un cas comme dans
l'autre, l'inceste se trouverait éliminé automatiquement,
sans qu'on ait besoin de recourir à de sévères prohibi-
tions, lesquelles témoigneraient plutôt de l'existence d'un
fort penchant pour l'inceste. Les recherches psychanaly-
tiques ont établi d'une manière incontestable que l'amour
incestueux est le premier en date et existe d'une façon
régulière et que c'est seulement plus tard qu'il se heurte
à une opposition dont les raisons sont fournies par la psy-
chologie individuelle.
Récapitulons maintenant les données qui, fournies par
l'étude approfondie de la psychologie infantile, sont de
nature à nous faciliter la compréhension du rêve. Non
seulement nous avons trouvé que les matériaux dont se
composent les événements oubliés de la vie infantile sont
accessibles au rêve, mais nous avons vu en outre que la
vie psychique des enfants, avec toutes ses particularités,
avec son égoïsme, avec ses tendances incestueuses, etc.,
survit dans l'inconscient, pour se révéler dans le rêve et
que celui-ci nous ramène chaque nuit à la vie infantile.
Ceci nous est une confirmation que V inconscient de la vie
psychique n'est autre chose que la phase infantile de cette
vie. La pénible impression que nous laisse la constata-
tion de l'existence de tant de mauvais traits dans la
nature humaine commence à s'atténuer. Ces traits si
terriblement mauvais sont tout simplement les premiers
éléments, les éléments primitifs, infantiles de la vie psy-
chique, éléments qjie nous pouvons trouver chez l'enfant
en état d'activité, mais qui nous échappent à cause de
leurs petites dimensions, sans parler que dans beaucoup
de cas nous ne les prenons pas au sérieux, le niveau
moral que nous exigeons de l'enfant n'étant pas très
élevé. En rétrogradant jusqu'à cette phase, le rêve
semble mettre au jour ce qu'il y a de plus mauvais dans
notre nature. Mais ce n'est là qu'une trompeuse apparence
qui ne doit pas nous ellVayer. Nous sommes moins mau-
vais que nous ne serions tentés de le croire d'après
l'interprétation de nos rêves
Puisque les tendances qui se manifestent dans les
rêves ne sont que des survivances inlantiles, qu'ur
TRAITS ARCHAÏQUES ET INFANTILISME DU RÊVE a3i
retour aux débuts de notre développement moral, le rêve
nous transformant pour ainsi dire en enfants au point
de vue de la pensée et du sentiment, nous n'avons
aucune raison plausible d'avoir honte de ces rêves. Mais
comme le rationnel ne forme qu'un compartiment de la
vie psychique, laquelle renferme beaucoup d'autres élé-
ments qui ne sont rien moins que rationnels, il en résulte
que nous éprouvons quand même une honte irration-
nelle de nos rêves. Aussi les soumettons-nous à la cen-
sure et sommes-nous honteux et contrariés lorsqu'un de
ces désirs prohibés dont les rêves sont remplis a réussi
à pénétrer jusqu'à la conscience sous une forme assez
inaltérée pour pouvoir être reconnu ; et dans certains cas
nous avons honte même de nos rêves déformés, comme
si nous les comprenions. Souvenez-vous seulement du
jugement plein de déception que la brave vieille dame
avait formulé au sujet de son rêve non interprété, relatif
aux « services d'amour ». Le problème ne peut donc pas
être considéré comme résolu, et il est possible qu'en
poursuivant notre étude sur les mauvais éléments qui
se manifestent dans les rêves nous soyons amenés à for-
muler un autre jugement et une autre appréciation con-
cernant la nature humaine.
Au terme de toute cette recherche nous nous trouvons
en présence de deux données qui constituent cependant
le point de départ de nouvelles énigmes, de nouveaux
doutes. Premièrement: la régression qui caractérise le
travail d'élaboration est non seulement formelle, mais
aussi matérielle. Elle ne se contente pas de donner à nos
idées un mode d'expression primitif: elle réveille encore
les propriétés de notre vie psychique primitive, l'an-
cienne prépondérance du mol, les tendances primitives
de notre vie sexuelle, voire notre ancien bagage intellec-
tuel, si nous voulons bien considérer comme tel les
symboles. Deuxièmement: tout cet ancien infantilisme,
qui fut jadis dominant et prédominant, doit être aujour-
d'hui situé dans l'inconscient, ce qui modifie et élargit
les notions que nous en avons. N'est plus seulement
inconscient ce qui est momentanément latent : l'incon-
scient forme un domaine psychique particulier, ayant
ses tendances propres, son mode d'expression spécial et
des mécanismes psychiques qui ne manifestent leur acti-
232 LE RÊVE
vite que dans ce domaine. Mais les idées latentes du
rêve que nous a révélées l'interprétation des rêves ne
t'ont pas partie de ce domaine : nous pourrions aussi bien
avoir les mêmes idées dans la vie éveillée. Et, pourtant,
elles sont inconscientes. Comment résoudre cette con-
tradiction? Nous commençons à soupçonner qu'il y a là
une séparation à faire : quelque chose qui provient de
notre vie consciente — appelons-le « les traces des évé-
nements du jour » — et partage ses caractères, s'associe
à quelque chose qui provient du domaine de l'inconscient,
et c'est de cette association que résulte le rêve. Le tra-
vail d'élaboration s'effectue entre ces deux groupes
d'éléments. L'influence exercée par l'inconscient sur les
traces des événements du jour fournit la condition de la
régression. Telle est, concernant la nature du rêve,
l'idée la plus adéquate que nous puissions nous former,
en attendant que nous ayons exploré d'autres domaines
psychiques. Mais il sera bientôt temps d'appliquer au
caractère inconscient des idées latentes du rêve une
autre qualification qui permette de la différencier des
éléments inconscients provenant du domaine de l'in-
fantilisme.
Nous pouvons naturellement poser encore la question
suivante : qu'est-ce qui impose à l'activité psychique
cette régression pendant le sommeil ? Pourquoi ne sup-
prime-t-ellepasles excitations perturbatrices du sommeil,
sans l'aide de cette régression? Et si, pour exercer la
censure, elle est obligée de travestir les manifestations
du rêve en leur donnant une expression ancienne, aujour-
d'hui incompréhensible, à quoi lui sert de faire revivre
les tendances psychiques, les désirs et les traits de
caractère depuis longtemps dépassés, autrement dit
d'ajouter la régression matérielle à la régression for-
melle? La seule réponse susceptible de nous satisfaire
serait que c'est là le seul moyen de former un rêve,
qu'au point de vue dynamique il est impossible de con-
cevoir autrement la suppression de l'excitation qui
trouble le sommeil. Mais, dans l'état actuel de nos
connaissances, nous n'avons pas encore le droit de donner
cette réponse.
CHAPITRE XIV
RÉALISATIONS DES DESIRS
Dois-je vous rappeler une fois de plus le chemin que
nous avons déjà parcouru? Dois-je vous rappeler com-
ment, l'application de notre technique nous ayant mis en
présence de la déformation des rêves, nous avons eu l'idée
de la laisser momentanément de côté et de demander
aux rêves infantiles des dominées décisives sur la nature
du rêve? Dois-je vous rappeler enfin comment, une fois
en possession des résultats de ces recherches, nous avons
attaqué directement la déformation des rêves dont nous
avons vaincu les difficultés une à une ? Et, maintenant,
nous sommes obligés de nous dire que ce que nous
avons obtenu en suivant la première de ces voies ne con-
corde pas tout à fait avec les résultats fournis par les
recherches faites dans la seconde direction. Aussi avons-
nous pour tâche de confronter ces deux groupes de
résultats et de les ajuster l'un à l'autre.
Des deux côtés nous avons appris que le travail d'éla-
boration des rêves consiste essentiellement en une
transformation d'idées en événements hallucinatoires.
Cette transformation constitue un fait énigmatique ; mais
il s'agit là d'un problème de psychologie générale dont
nous n'avons pas à nous occuper ici. Les rêves infan-
tiles nous ont montré que le travail d'élaboration vise à
supprimer par la réalisation d'un désir une excitation qui
trouble le sommeil. Nous ne pouvions pas en dire autant
dos déformations des rêves, avant que nous ayons appris
à les interpréter. Mais nous nous attendions dès le début
à pouvoir ramener les rêves déformés au même point de
vue que les rêves infantiles. La première réalisation de
cette attente nous a été fournie par le résultat qu'à vrai
dire tous les rêves sont des rêves infantiles, travaillant
avec des matériaux infantiles, des tendances et des méca-
c34 LE RÊVE
nismes infantiles. Et puisque nous considérons comme
résolue la question de la déformation des rêves, il nous
reste à rechercher si la conception de la réalisation de
désirs s'applique également aux rêves déformés.
Nous avons plus haut sowmis à l'interprétation une
série de rêves, sans tenir compte de la réalisation de
désirs. Je suis convaincu que vous vous êtes demandé
plus d'une fois : « Mais que devient donc la réalisation
de désirs dont vous prétendez qu'elle est le but du travail
d'élaboration? » Cette question est significative : elle est
devenue notamment la question de nos critiques profanes.
Ainsi que vous le savez, l'humanité éprouve une aversion
instinctive pour les nouveautés intellectuelles. Cette
aversion se manifeste, entre autres, par le fait que
chaque nouveauté se trouve aussitôt réduite à ses plus
petites dimensions, condensée en un cliché. Pour la nou-
velle théorie des rêves, c'est la réalisation de désirs qui
est devenue ce cliché. Ayant entendu dire que le rêve est
une réalisation de désirs on demande aussitôt : mais où
est-elle, cette réalisation ? Et, dans le temps même où on
pose cette question, on la résout dans le sens négatif.
Se rappelant aussitôt d'innombrables expériences per-
sonnelles où le déplaisir allant jusqu'à la plus profonde
angoisse était rattaché aux rêves, on déclare que l'alTir-
mation de la théorie psychanalytique des rêves est tout
à fait invraisemblable. Il nous est facile de répondre que
dans les rêves déformés la réalisation de débirs peut
n'être pas évidente, qu'elle doit d'abord être recherchée,
de sorte qu'il est impossible de la démontrer avant l'inter-
prétation du rêve. Nous savons également que les désirs
de ces rêves déformés sont des désirs défendus, refoulés
par la censure, des désirs dont l'existence constitue pré-
cisément la cause de la déformation du rêve, la raison
de l'intervention de la censure. Mais il est difficile de faire
entrer dans la tête du critique profane cette vérité qu'il
n'y a pas lieu de rechercher la réalisation de désirs
avant qu'on n'ait interprété le rêve. Il ne se lassera pas de
l'oublier. Son attitude négative à l'égard de la théorie
de la réalisation de désirs n'est au fond qu'une consé-
quence de la censure des rêves ; elle vient se substituer
chez lui aux désirs censurés des rêves et est un effet de
la négation de ces désirs.
RÉALISATIONS DE DÉSIRS 235
Nous aurons naturellement à nous expliquer l'existence
de tant de rêves à contenu pénible, et plus particulière-
ment de rêves angoissants, de cauchemars. A ce propos,
nous nous trouvons pour la première fois en présence
du problème des sentiments dans le rêve, problème qui
mériterait d'être étudié pour lui-même, ce que nous
ne pouvons malheureusement pas faire ici. Si le rêve
est une réalisation de désirs, il ne devrait pas y avoir
dans le rêve de sensations pénibles : là-dessus les cri-
tiques profanes semblent avoir raison. Mais il est trois
complications auxquelles ceux-ci n'ont pas pensé.
Premièrement : il peut arriver que le travail d'élabo-
ration n'ayant pas pleinement réussi à créer une réalisa-
tion de désir, un résidu de sentiments pénibles passe des
idées latentes dans le rêve manifeste. L'analyse devrait
montrer alors que ces idées latentes étaient beaucoup
plus pénibles que celles dont se compose le rêve mani-
feste. Nous admettons alors que le travail d'élaboration
n'a pas plus atteint son but qu'on n'éteintla soif lorsqu'on
rêve qu'on boit. On a beau rêver de boissons, mais,
quand on a réellement soif, il faut s'éveiller pour boire.
On a cependant fait un rêve véritable, un rêve qui n'a
rien perdu de son caractère de rêve, du fait de la non-
réalisation du désir. Nous devons dire : « Ut desint vires,
tamen est laudanda voluntas. » Si le désir n'a pas été
satisfait, l'intention n'en reste pas moins louable. Ces
cas de non-réussite sont loin d'être rares. Ce qui y con-
tribue, c'est que les sentiments étant parfois très
résistants, le travail d'élaboration réussit d'autant plus
difficilement à en changer le sens. Et il arrive ainsi,
qu'alors que le travail d'élaboration a réussi à transformer
en réalisation de désir le contenu pénible des idées
latentes, le sentiment pénible qui accompagne ces idées
passe tel quel dans le rêve manifeste. Dans les rêves
manifestes de ce genre, il y a donc désaccord entre le
sentiment et le contenu, et nos critiques sont en droit
de dire que le rêve est si peu une réalisation d'un désir
que même un contenu inofï'ensif y est accompagné d'un
sentiment pénible. Nous objecterons à cette absurde
observation que c'est précisément dans les rêves en
question que la tendance à la réalisation de désirs se
manifeste avec le plus de netteté, parce qu'elle s'y trouve
236 LE RÊVE
à l'état isolé. L'erreur provient de ce que ceux qui ne
connaissent pas les névroses s'imaginent qu'il existe
entre le contenu et le sentiment un lien indissoluble et
ne comprennent pas qu'un contenu puisse être modifié,
sans que le sentiment qui y est attaché le soit.
Une autre complication, beaucoup plus importante et
profonde, dont le profane ne tient pas compte, est la sui-
vante. Une réalisation du désir devrait certainement
être une cause de plaisir. Mais pour qui ? Pour celui
naturellement qui a ce désir. Or, nous savons que l'atti-
tude du rêveur à l'égard de ses désirs est une attitude
tout à fait particulière. 11 les repousse, les censure, bref
n'en veut rien savoir. Leur réalisation ne peut donc lui
procurer de plaisir : bien au contraire. Et l'expérience
montre que ce contraire, qui reste encore à expliquer,
se manifeste sous la forme de l'angoisse. Dans son atti-
tude à l'égard des désirs de ses rêves, le rêveur apparaît
ainsi comme composé de deux personnes, réunies cepen-
dant par une intime communauté. Au lieu de me livrer
à ce sujet à de nouveaux développements, je vous
rappellerai un conte connu où se retrouve exactement la
même situation. Une bonne fée promet à un pauvre
couple humain, homme et femme, la réalisation de leurs
trois premiers désirs. Heureux, ils se mettent en devoir
de choisir ces trois désirs. Séduite par l'odeur de sau-
cisse qui se dégage de la chaumière voisine, la femme
est prise d'envie d'avoir une paire de saucisses. Un
instant, etles saucisses sont là: c'est la réalisation du pre
mier désir. Furieux, l'homme souhaite de voir ces sau-
cisses suspendues au nez de sa femme. Aussitôt dit,
aussitôt fait, et les saucisses ne peuvent plus être déta-
chées du nez de la femme : réalisation du deuxième
désir qui est celui du mari. Inutile de vous dire qu'il n'y
a là pour la femme rien d'agréable. Vous connaissez la
suite. Comme, au fond, l'homme et la femme ne font
qu'un, le troisième désir doit être que les saucisses se
détachent du nez de la femme. Nous pourrions encore
utiliser ce conte dans beaucoup d'autres occasions ,
nous nous en servons ici pour montrer que la réalisation
du désir de l'un peut être une source de désagréments
pour l'autre, lorsqu'il n'y a pas d'entente entre les deux.
Il ne vous sera pas difficile maintenant d'arriver à une
RÉALISATIONS DE DÉSIRS 287
compréhension meilleure des cauchemars. Nous utili-
serons encore une observation, après quoi nous nous
déciderons en faveur d'une hypothèse à l'appui de
laquelle on peut citer plus d'un argument. L'observation
à laquelle je fais allusion se rapporte au fait que les cau-
chemars ont souvent un contenu exempt de toute défor-
mation, un contenu ayant pour ainsi dire échappé à la
censure. Le cauchemar est souvent une réalisation non
voilée d'un désir, mais d'un désir qui, loin d'être le bien-
venu, est un désir refoulé, repoussé. L'angoisse, qui
accompagne cette réalisation, prend la place de la cen-
sure. Alors qu'on peut dire du rêve infantile qu'il est la
réalisation franche d'un désir admis et avancé, et du rêve
déformé ordinaire, qu'il est la réalisation voilée d'un
désir refoulé, le cauchemar, lui, ne p?ut-être défini que
comme la réalisation franche d'un dé^ir repoussé. L'an-
goisse est une indication que le désir repoussé s'est
montré plus fort que la censure, qu'il s'est réalisé ou
était en train de se réaliser malgré la censure. On com-
prend que pour nous, qui nous plaçons au point de vue
de la censure, cette réalisation n'apparaît cine comme
une source de sensations pénibles et une occasion de se
mettre en état de défense. Le sentiment d'angoisse qu'on
éprouve ainsi dans le rêve est, si l'on veut, l'angoisse
devant la force de ces désirs qu'on avait réussi à réprimer
jusqu'alors.
Ce qui est vrai des cauchemars non déformés doit
l'être également de ceux qui ont subi une déformation
partielle, ainsi que des autres rêves désagréables dont
les sensations pénibles se rapprochent probablement plus
ou moins de l'angoisse. Le cauchemar est généralement
suivi du réveil ; notre sommeil se trouve le plus souvent
interrompu avant que le désir réprimé du rêve ait atteint,
à rencontre de la censure, sa complète réalisation. Dans
ce cas le rêve a manqué à sa fonction, sans que sa nature
s'en trouve modifiée. Nous avons comparé le rêve au
veilleur de nuit, à celui qui est chargé de protéger notre
sommeil contre les causes de trouble. 11 arrive au veilleur
de réveiller le dormeur lorsqu'il se sent trop faible pour
écarter tout seul le trouble ou le danger. Il nous arrive
cependant de maintenir le sommeil, alors même que le
rêve commence à devenir suspect et à tourner àFangoisse.
Freud. i5
3 38 LE RÊVE
Nous nous disons, tout en dormant : « Ce n'est qu'un
rêve », et nous continuons de dormir.
Comment se fait-il que le désir soit assez puissant
pour échapper à la censure ? Cela peut tenir aussi bien
au désir qu'à la censure. Pour des raisons inconnues, le
désir peut, à un moment donné, acquérir une intensité
excessive ; mais on a l'impression que c'est le plus sou-
^vent à la censure qu'est dû ce changement dans les rap-
ports réciproques des forces en présence. Nous savons
déjà que l'intensité avec laquelle la censure se manifeste
varie d'un cas à l'autre, chaque élément étant traité avec
une sévérité dont le degré est également variable. Nous
pouvons ajouter maintenant que cette variabilité va beau-
coup plus loin et que la censure ne s'applique pas tou-
jours avec la même vigueur au même élément répres-
sible. S'il lui est arrivé, dans un cas donné, de se trouver
impuissante à l'égard d'un désir qui cherche à la sur-
prendre, elle se sert du dernier moyen qui lui reste, à
défaut de la déformation, et fait intervenir le sentiment
d'angoisse.
Nous nous apercevons, à ce propos, que nous ignorons
pourquoi ces désirs réprimés se manifestent précisément
pendant la nuit, pour troubler notre sommeil. On ne
peut répondre à cette question qu'en tenant compte de
la nature de l'état de sommeil. Pendantle jour ces désirs
sont soumis à une rigoureuse censure qui leur interdit
en général toute manifestation extérieure. Mais pendant
la nuit cette censure, comme beaucoup d'autres intérêts
de la vie psychique, se trouve supprimée ou tout au moins
considérablement diminuée, au profit du seul désir du
rêve. C'est à cette diminution de la censure pendant la
nuit que les désirs défendus doivent la possibilité de se
manifester. Il est des nerveux souffrant d'insomnie qui
nous ont avoué que leur insomnie était voulue au début.
La peur des rêves et la crainte des conséquences de cet
affaiblissement de la censure les empêchent de s'endor-
mir. Que cette suppression de la censure ne constitue
pas un grossier manque de prévoyance, c'est ce qu'il est
facile de voir. L'état de sommeil paralyse notre motilité ;
nos mauvaises intentions, alors même qu'elles entrent
en action, ne peuvent précisément produire rien d'autre
que le rêve, qui est pratiquement inofl'ensif, et cette
RÉALISATIONS DE DÉSIRS a'kj
situation rassurante trouve son expression dans l'obser-
vation tout à fait raisonnable du dormeur, observation
faisant partie de la vie nocturne, mais non de laviederêve:
« Ce n'est qu'un rêve ». Et puisque ce n'est qu'un rêve,
laissons-le faire, et continuons de dormir.
Si vous vous rappelez, en troisième lieu, l'analogie que
nous avons établie entre le rêveur luttant contre ses
désirs et le personnage fictif composé de deux individua -
lités distinctes, mais étroitement rattachées Tune à
l'autre, vous verrez facilement qu'il existe une autre
raison pour que la réalisation d'un désir ait un efl'et
extrêmement désagréable, à savoir celui d'une punition.
Reprenons notre conte des trois désirs : les saucisses sur
l'assiette constituent la réalisation directe du désir de la
première personne, c'est-à-dire de la femme ; les sau-
cisses sur le nez de celle-ci sont la réalisation du désir
de la deuxième personne, c'est-à-dire du mari, mais
constituent aussi la punition infligée à la femme pour
son absurde désir. Dans les névroses nous retrouvons
la motivation du troisième des désirs dont parle le conte.
Or, nombreuses sont ces tendances pénales dans la vie
psychique de l'homme ; elles sont très fortes et respon-
sables d'une bonne partie des rêves pénibles. Vous me
diriez maintenant que tout ceci admis, il ne reste plus
grand'chose de la fameuse réalisation de désirs. Mais
en y regardant de plus près, vous constaterez que vous
avez tort. Si Ton songe à la variété (dont il sera question
plus bas) de ce que le rêve pourrait être et, d'après cer-
tains auteurs, de ce qu'il est réellement, notre définition :
réalisation d un désir, d'une crainte^ d'une punition, est
vraiment une définition bien délimitée. A cela s'ajoute
encore le fait que la crainte, l'angoisse est tout à fait
l'opposé du désir, que dans l'association les contraires
se trouvent très rapprochés l'un de l'autre et se confon-
dent même, ainsi que nous le savons, dans l'inconscient.
Sans dire que la punition est, elle aussi, la réalisation
d'un désir, du désir d'une autre personne, de celle qui
exerce la censure.
C'est ainsi qu'à tout prendre je n'ai fait aucune con-
cession à votre parti pris contre la théorie de la réalisa-
tion de désirs. Mais j'ai le devoir, auquel je n'entends pas
me soustraire, de vous montrer que n'importe quel rêve
î>4o LE RÊVE
déformé n'est autre chose que la réalisation d'un désir.
Rappelez-vous le rêve que nous avons déjà interprété et
à propos duquel nous avons appris tant de choses inté-
ressantes : le rêve tournant autour de 3 mauvaises
places de théâtre pour i fl. 5o. Une dame, à laquelle
son mari annonce dans la journée que son amie Elise,
de 3 mois seulement plus jeune qu'elle, s'est fiancée,
rêve qu'elle se trouve avec son mari au théâtre. Une
partie du parterre est à peu près vide. Le mari lui dit
qu'Elise et son fiancé auraient voulu également venir au
théâtre, mais qu'ils ne purent le faire, n'ayant trouvé
que trois mauvaises places pour i fl. 5o. Elle pense que
le malheur n'a pas été grand. Nous avons appris que les
idées du rêve se rapportaient à son regret de s'être mariée
trop tôt et au mécontentement que lui causait son mari.
Nous devons avoir la curiosité de rechercher comment
ces tristes idées ont été élaborées et transformées en
réalisation d'un désir et où se trouvent leurs traces dans
le contenu manifeste. Or, nous savons déjà que l'élément
« trop tôt », « hâtivement », a été éliminé du rêve parla
censure. Le parterre vide y est ime allusion. Le mysté-
rieux « trois pour i fl. 5o » nous devient maintenant plus
compréhensible, grâce au symbolisme que nous avons
depuis appris à connaître*. Le 5 signifie réellement un
homme et l'élément manifeste se laisse traduire facile-
ment : s'acheter un mari avec la dot (« Avec ma dot,
j'aurais pu m'acheter un mari dix fois meilleur. ») Le
mariage est manifestement remplacé par le fait de se
rendre au théâtre. « Les billets ont été achetés trop tôt »
est un déguisement de l'idée : « Je me suis mariée trop
tôt. » Mais cette substitution est l'efl'et de la réalisation
du désir. Notre rêveuse n'a jamais été aussi mécontente
de son mariage précoce que le jour où elle a appris la
nouvelle des fiançailles de son amie. Il fut un temps où
elle était fière d'être mariée et se considérait comme
supérieure à Élise. Les jeunes filles naïves sont souvent
fières, une fois fiancées, de manifester leur joie à propos
du fait que tout leur devient permis, qu'elles peuvent
voir toutes les pièces de théâtre, assister à tous les spec-
I. Je ne mentionne pas ici, faute de matériaux qu'aurait pu fournir l'ana-
lyse, une autre interprétation possible de ce 3 chez une femme stérile.
RÉALISATIONS DE DÉSiRS 2A1
tacles. La curiosité de tout voir, qui se manifeste ici, a
été très certainement au début une curiosité sexuelle, tour-
née vers la vie sexuelle, surtout vers celle des parents,
et devint plus tard un puissant motif qui décida la jeune
fille à se marier de bonne heure.
C'est ainsi que le fait d'assister au spectacle devient
une substitution dans laquelle on devine une allusion au
fait d'être mariée. En regrettant actuellement son précoce
mariage, elle se trouve ramenée à l'époque où ce
mariage était pour elle la réalisation d'un désir, parce
qu'il devait lui procurer la possibilité de satisfaire son
amour des spectacles et, guidée par ce désir de jadis,
elle remplace le fait d'être mariée par celui d'aller au
théâtre.
Nous pouvons dire que voulant démontrer l'existence
d'une réalisation de désir dissimulée, nous n'avons pas
précisément choisi l'exemple le plus commode. Nous
aurions à procéder d'une manière analogue dans tous les
autres rêves déformés. Je ne puis le faire devant vous, et
me contenterai de vous assurer que la recherche sera
toujours couronnée de succès. Je tiens cependant à m'at-
tarder un peu à ce détail de la théorie. L'expérience m'a
montré qu'il est un des plus exposés aux attaques et que
c'est à lui que se rattachent la plupart des contradictions
et des malentendus. En outre, vous pourriez avoir l'im-
pression que j'ai retiré une partie de mes affirmations, en
disant que le rêve est un désir réalisé ou son contraire,
c'est-à-dire une angoisse ou une punition réalisée, et
vous pourriez juger l'occasion favorable pourm'arracher
d'autres concessions. On m'avait aussi adressé le reproche
d'exposer trop succinctement et, par conséquent, d'une
façon trop peu persuasive, des choses qui me paraissent
à moi-même évidentes.
Beaucoup de ceux qui m'ont suivi dans l'interprétation
des rêves et ont accepté les résultats qu'elle a donnés
s'arrêtent souvent au point où finit ma démonstration que
le rêve est un désir réalisé, et demandent : « Étant admis
que le rêve a toujours un sens et que ce sens peut être
révélé par la technique psychanalytique, pourquoi doit-
il, contre toute évidence, être toujours moulé dans la
formule de la réalisation d'un désir? Pourquoi la pensée
nocturne n'aurait-elle pas des sens aussi variés et mul-
2/43 LE RÉYE
tlpîes que la pensée diurne? Autrement dit, pourquoi le
rêve ne correspondrait-il pas une fois à un désir réalisé,
une autre fois, comme vous en convenez vous-mêmes, à
son contraire, c'est-à dire à une appréhension réalisée,
pourquoi n'exprimerait-il pas un projet, un avertissement,
une réflexion avec ses pour et contre, ou encore un
reproche, un remords, une tentative de se préparer à un
travail imminent, etc. ? Pourquoi exprimerait-il toujours
et uniquement un désir ou, tout au plus, son contraire? »
Vous pourriez penser qu'une divergence sur ce point
est sans importance, dès l'instant où l'on est d'accord
sur les autres ; qu'il suffît que nous ayons découvert le
sens du rêve et le moyen de le découvrir et qu'il importe
peu, après cela, que nous ayons trop étroitement délimité
ce sens. Mais il n'en est pas ainsi. Un malentendu sur ce
point est de nature à porter atteinte à toutes nos connais-
sances acquises sur le rêve et à diminuer la valeur
qu'elles pourraient avoir pour nous lorsqu'il s'agira de
comprendre les névroses. 11 est permis d'être « coulant »
dans les affaires commerciales ; mais lorsqu'il s'agit de
questions scientifiques, pareille attitude n'est pas démise
et pourrait même être nuisible.
Donc, pourquoi un rêve ne correspondrait-il pas à
autre chose qu'à la réalisation d'un désir? Ma première
réponse à cette question sera, comme toujours dans les
cas analogues: je n'en sais rien. Je ne verrais nul incon-
vénient à ce qu'il en fut ainsi. Mais en réalité il n'en est
pas ainsi, et c'est le seul détail qui s'oppose à cette con-
ception plus large et plus commode du rêve. Ma deuxième
réponse sera que je ne suis pas moi-même loin d'admet-
tre que le rêve correspond à des formes de pensée et à
des opérations intellectuelles multiples. J'ai relaté un jour
l'observation d'un rêve qui s'était reproduit pendant trois
nuits consécutives, ce que j'ai expliqué par le fait que
ce rêve correspondait à un projet ei ^ne, celui-ci exécuté,
le rêve n'avait plus aucune raison de se reproduire. Plus
tard j'avais publié un rêve qui correspondait à une con-
fession. Comment puis-je donc me contredire et affirmer
que le rêve n'est qu'un désir réalisé?
Je le fais pour écarter un naïf malentendu qui pourrait
rendre vains tous les efforts que nous a coûté le rêve,
un malentendu qui confond le rêve avec les idées latentes
RÉALISATIONS DE DÉSIRS 2/t3
du rêve et applique à celui-là ce qui appartient unique-
ment à celles-ci. Il est parfaitement exact que le rêve peut
représenter tout ce que nous avons énuméré plus haut
et y servir de substitution : projet, avertissement, réflexion,
préparatifs, essai de résoudre un problème, etc. Mais, en
y regardant de près, vous ne manquerez pas de vous
rendre compte que cela n'est exact qu'en ce qui concerne
les idées latentes du rêve qui se sont transformées pour
devenir le rêve. Vous apprenez par l'interprétation des
rêves que la pensée inconsciente de l'homme est préoc-
cupée par ces projets, préparatifs, réflexions que le travail
d'élaboration transforme en rêves. Si vous ne vous inté-
ressez pas, à un moment donné, au travail d'élaboration,
et que vous portiez tout votre intérêt sur l'idéation incon-
sciente de l'homme, vous éliminez celui-là et vous dites
avec raison que le rêve correspond à un projet, à un
avertissement, etc. Ce cas est fréquent dans l'activité
psychanalytique : on cherche à détruire la forme qu'a
revêtue le rêve et, à sa place, introduire dans l'ensemble
les idées latentes qui ont donné naissance au rêve.
Et c'est ainsi qu'en ne tenant compte que des idées
latentes, nous apprenons en passant que tous ces actes
psychiques si compliqués, que nous venons de nommer,
s'accomplissent en dehors de la conscience : résultat
aussi magnifique que troublant I
Mais, pour en revenir à la multiplicité des sens que
peuvent avoir les rêves, vous n'avez le droit d'en parler
que dans la mesure où vous savez pertinemment que
vous vous servez d'une expression abrégée et où vous ne
croyez pas devoir étendre cette multiplicité à la nature
même du rêve. Lorsque vous parlez du « rêve », vous
devez penser soit au rêve manifeste, c'est-à-dire au pro-
duit du travail d'élaboration, soit, et tout au plus, à ce tra-
vail lui-même, c'est-à-dire au processus psychique qui
forme le rêve manifeste avec les idées latentes du rêve.
Tout autre emploi de ce mot ne peut créer que confusion
•<?t malentendus. Si vos affirmations se rapportent, au
delà du rêve, aux idées latentes, dites-le directement,
sans masquer le problème du rêve derrière le mode d'ex-
pression vague dont vous vous servez. Les idées latentes
sont la matière que le travail d'élaboration transforme
*n rêve manifeste. Pourquoi voudriez-vous confondre la
3 4^1 LE RÈYE
matière avec le travail qui lui donne une forme ? En quoi
vous distinguez-vous alors de ceux qui ne connaissaient
que le produit de ce travail, sans pouvoir s'expliquer d'où
ce produit vient et comment il est fait?
Le seul élément essentiel du rêve est constitué par le
travail d'élaboration qui agit sur la matière formée par
les idées. Nous n'avons pas le droit de l'ignorer en théo-
rie, bien que nous soyons obligés de le négliger dans
certaines situations pratiques. L'observation analytique
montre également que le travail d'élaboration ne se
borne pas à donner à ces idées l'expression archaïque ou
régressive que vous connaissez : il y ajoute régulière-
ment quelque chose qui ne fait pas partie des idées
latentes de la journée, mais constitue pour ainsi dire la
force motrice de la formation du rêve. Cette indispensable
addition n'est autre que le désir, également inconscient,
et le contenu du rêve subit une transformation ayant pour
but la réalisation de ce désir. Dans la mesure où vous
envisagez le rêve en vous plaçant au point de vue des
idées qu'il représente, il peut donc signifier tout ce que
l'on voudra : avertissement, projet, préparatifs, etc. ;
mais il est toujours en même temps la réalisation d'un
désir inconscient, et il n'estque cela, si vous le considérez
comme TefTet du travail d'élaboration. Un rêve n'est donc
jamais un projet tout court, un avertissement tout
court, etc., mais toujours un puojet ou nn avertissement
ayant reçu grâce à un désir inconscient, un mode d'ex-
pression archaïque et ayant été transformé en vue de la
réalisation de ce désir. Un des caractères, la réalisation
de désir, est un caractère constant ; l'autre peut varier ;
il peut être également un désir, auquel cas le rêve repré-
sente un désir latent de la journée réalisé à l'aide d'un
désir inconscient.
Je comprends tout cela très bien, mais je ne sais si j'ai
réussi à vous le rendre également intelligible. C'est qu'il
m'est difficile de vous le démontrer. Cette démonstration
exige, d'une part, une analyse minutieuse d'un grand
nombre de rêves et, d'autre part, ce point le plus épineux
et le plus significatif de notre conception du rêve ne peut
pas être exposé d'une manière persuasive sans être
rattaché à ce qui va suivre. Croyez-vous vraiment qu'étant
donnés les liens étroits qui rattachent les choses les unes
RÉALISATIONS DE DÉSIRS 2^5
aux autres, on puisse approfondir la nature de l'une,
sans se soucier des autres ayant une nature analogue ?
Comme nous ne savons encore rien des phénomènes qui
se rapprochent le plus du rêve, à savoir des symptômes
névrotiques, nous devons nous contenter des points
momentanément acquis. Je vais seulement élucider
devant vous encore un exemple et vous soumettre une
nouvelle considération.
Reprenons une fois de plus le rêve dont nous nous
sommes déjà occupés à plusieurs reprises, du rêve ayant
pour objet 3 places de théâtre pour i fl. 5o. Je puis vous
assurer que lorsque je l'ai choisi comme exemple pour la
première fois, ce fut sans aucune intention. Vous con-
naissez les idées latentes de ce rêve : regret de s'être
mariée trop tôt, regret éprouvé à la nouvelle des fian-
çailles de l'amie ; sentiment de mépris à l'égard du mari ;
idée qu'elle aurait pu avoir un meilleur mari si elle
avait voulu attendre. Vous connaissez également le désir
qui a fait de toutes ces idées un rêve : c'est l'amour des
spectacles, le désir de fréquenter les théâtres, ramifica-
tion probablement de l'ancienne curiosité d'apprendre
enfin ce qui se passe lorsqu'on est mariée. On sait que
chez les enfants cette curiosité est en général dirigée
vers la vie sexuelle des parents ; c'est donc une curiosité
infantile et, dans la mesure où elle persiste plus tard,
elle est une tendance dont les racines plongent dans la
phase infantile de la vie. Mais la nouvelle apprise pen-
dant la journée ne fournissait aucun prétexte à cet
amour des spectacles : elle était seulement de nature à
éveiller le regret et le remords. Ce désir ne faisait pas
tout d'abord partie des idées latentes du rêve et nous
pûmes, sans en tenir compte, ranger dans l'analyse le
résultat de l'interprétation du rêve. Mais la contrariété
en elle-même n'était pas non plus capable de produire le
rêve. Les idées : « ce fut une absurdité de ma part de me
marier si tôt » ne purent donner lieu à un rêve qu'après
avoir réveillé l'ancien désir de voir enfin ce qui se passe
lorsqu'on est mariée. Ce désir forma alors le contenu du
rêve, en remplaçant le mariage par une visite au théâtre,
et lui donna la forme d'une réalisation d'un rêve anté-
rieur : oui, moi je puis aller au théâtre et voir tout ce qui
est défendu, tandis que toi, tu ne le peux pas. Je suis
246 LE RÊVE
mariée, et loi, tu dois encore attendre. C'est ainsi que la
situation actuelle a été transformée en son contraire et
qu'un ancien triomphe a pris la place d'une déception
récente. Mélange d'une satisfaction de l'amour des spec-
tacles et d'une satisfaction égoïste procurée par le
triomphe sur une concurrente. C'est cette satisfaction qui
détermine le contenu manifeste du rêve, ce contenu étant
qu'elle se trouve au théâtre, alors que son amie ne peut
y avoir accès. Sur cette situation de satisfaction sont
greffées, à titre de modifications, sans rapport avec elle
et incompréhensibles, les parties du contenu du rêve
derrière lesquelles se dissimulent encore les idées
latentes. L'interprétation du rêve doit faire abstraction
de tout ce qui sert à représenter la satisfaction du désir
et reconstituer d'après les seules allusions dont nous
venons de parler les pénibles idées latentes du rêve.
La considération que je me propose de vous soumettre
est destinée à attirer votre attention sur les idées latentes
qui se trouvent maintenant occuper le premier plan. Je
vous prie de ne pas oublier : en premier lieu, que le
rêveur n'a aucune conscience de ces idées ; en deuxième
lieu, qu'elles sont parfaitement intelligibles et cohé-
rentes, de sorte qu'elles peuvent être conçues comme des
réactions tout à fait naturelles à l'événement qui a servi
de prétexte au rêve ; et enfin, en troisième lieu, qu'elles
peuvent avoir la même valeur que n'importe quelle ten-
dance psychique ou opération intellectuelle. J'appellerai
maintenant ces idées « restes diurnes », en donnant à ces
r/iots un sens plus rigoureux que précédemment. Peu
importe d'ailleurs que le rêveur convienne ou non de ces
restes. Ceci fait, j'établis une distinction entre restes
diurnes et idées latentes ; et, conformément à l'usage que
nous avons fait précédemment de ce dernier terme, je
désignerai par idées latentes tout ce que nous apprenons
par l'interprétation des rêves, les restes diurnes n'étant
qu'une partie des idées latentes. Nous disons alors que
quelque chose appartenant également à la région de
l'inconscient est venu s'ajouter aux restes diurnes, que
ce quelque chose est un désir intense, mais réprimé, et
que c'est ce désir seul qui a rendu possible la formation
du rêve. L'action exercée par ce désir sur les restes
diurnes fait surgir d'autres idées latentes qui^ elles, ne
RÉALlSATiONS DE DÉSIRS 247
peuvent plus être considérées comme rationnelles et
explicables par la vie éveillée.
Pour illustrer les rapports existant entre les restes
diurnes et le désir inconscient, je m'étais servi d'une
comparaison que je ne puis que reproduire ici. Chaque
entreprise a besoin d'un capitaliste subvenant aux
dépenses et d'un entrepreneur ayant une idée et sachant
la réaliser. C'est le désir inconscient qui, dans la forma-
tion d'un rêve, joue toujours le rôle du capitaliste; c'est
lui qui fournit l'énergie psychique nécessaire à cette
formation. L'entrepreneur est représenté ici par le reste
diurne qui décide de l'emploi de ces fonds, de cette éner-
gie. Or, dans certains cas, c'est le capitaliste lui-même
qui peut avoir l'idée et posséder les connaissances spé-
ciales qu'exige sa réalisation, de même que dans d'autres
cas, c'est l'entrepreneur lui-même qui peut posséder les
capitaux nécessaires pour mener à bien l'entreprise.
Ceci simplifie la situation pratique, tout en rendant plus
difficile sa compréhension théorique. Dans l'économie
politique, on décompose toujours cette personne unique,
pour l'envisager séparément sous l'aspect du capitaliste
et sous celui de l'entrepreneur; ce que faisant on réta-
blitla situation fondamentale qui a servi de point de départ
à notre comparaison. Les mêmes variations, dont je vous
laisse libres de suivre les modalités, se produisent lors
de la formation de rêves.
Nous ne pouvons pas, pour le moment, aller plus loin,
car vous êtes sans doute depuis longtemps tourmentés
par une question qui mérite d'être enfin prise en consi-
dération. Les restes diurnes, demandez-vous, sont-ils vrai-
ment inconscients dans le même sens que le désir incon-
scient, dont l'intervention est nécessaire pour les rendre
aptes à provoquer un rêve ? Rien de plus fondé que cette
question. En la posant, vous prouvez que vous voyez
juste, car là est le point saillant de toute l'affaire. Eh bien,
les restes diurnes ne sont pas inconscients dans le même
sens que le désir inconscient. Le désir fait partie d'un
autre inconscient, de celui que nous avons reconnu
comme étant d'origine infantile et pourvu de mécanismes
spéciaux. Il serait d'ailleurs indiqué de distinguer ces
deux variétés d'inconscient en donnant k chacune une
désignation spéciale. Mais nous attendrons pour le faire,
248 LE RÊVE
jusqu'à ce que nous nous soyons familiarisés avec la phéno ^
ménologie des névroses. On reproche déjà à notre théo-
rie son caractère fantaisiste, parce que nous admettons
un seul inconscient ; que dira-t-on quand nous aurons
avoué que pour nous satisfaire il nous en faut au moins
deux?
Arrêtons-nous là. Vous n'avez encore entendu que des
choses incomplètes ; mais n'est-il pas rassurant de pen-
ser que ces connaissances sont susceptibles d'un déve-
loppement qui sera effectué un jour soit par nos propres
travaux, soit par les travaux de ceux qui viendront après
nous? Et ce que nous avons déjà appris n'est-il pas suf-
fisamment nouveau et surprenant?
CHAPITRE X\
INCERTITUDES ET CRITIQUES
Je ne veux pas abandonner le domaine du rêve sans
m'occuper des principaux doutes et des principales incer-
titudes auxquels les nouvelles conceptions exposées dans
les pages qui précèdent peuvent donner lieu. Ceux
d'entre mes auditeurs qui m'ont suivi avec quelque
attention ont déjà sans doute d'eux-mêmes réuni certains
matériaux se rapportant à cette question.
I. Vous avez pu avoir l'impression que, malgré l'ap-
plication correcte de notre technique, les résultats fournis
par notre travail d'interprétation des rêves sont entachés
de tant d'incertitudes qu'une réduction certaine du rêve
manifeste aux idées latentes en devient impossible. Vous
direz, à l'appui de votre opinion, qu'en premier lieu on
ne sait jamais si tel élément donné du rêve doit être
compris au sens propre ou au sens symbolique, car les
objets employés à titre de symboles ne cessent pas pour
cela d'être ce qu'ils sont. Et puisque, sur ce point, nous
ne possédons aucun critère de décision objectif, l'inter-
prétation se trouve abandonnée à l'arbitraire de l'inter-
prète. En outre, par suite de la juxtaposition de contraires
effectuée par le travail d'élaboration, on ne sait jamais
d'une façon certaine si tel élément donné du rêve doit
être compris au sens négatif ou au sens positif, s'il doit
être considéré comme étant lui-même ou comme étant
son contraire : nouvelle occasion pour l'interprète d'exer-
cer son arbitraire. En troisième lieu, vu la fréquence
des inversions dans le rêve, il est loisible à l'interprète
de considérer comme une inversion n'importe quel pas-
sage du rêve. Enfin, vous invoquerez le fait d'avoir en-
tendu dire qu'on peut rarement affirmer avec certitude
que l'interprétation trouvée soit la seule possible : on
court ainsi le risque de passer à côté de l'interprétation
25o LE RIÎiVE
la plus vraisemblable. Et votre conclusion sera que, dans
ces conditions, l'arbitraire de l'interprète peut s'exercer
dans un champ excessivement vaste, dont l'extension
semble incompatible avec la certitude objective des ré-
sultats. Ou encore vous pouvez supposer que l'erreur ne
tient pas au rêve, mais que les insuffisances de notre
interprétation découlent des inexactitudes de nos concep-
tions et de nos présuppositions.
Ces objections sont irréprochables, mais je ne pense
pas qu'elles justifient vos conclusions, d'après lesquelles
l'interprétation, telle que nous la pratiquons, serait aban-
donnée à l'arbitraire, tandis que les défauts que pré-
sentent nos résultats mettraient en question la légitimité
de notre méthode. Si, au lieu de parler de l'arbitraire de
l'interprète, vous disiez que l'interprétation dépend de
l'habileté, de l'expérience, de l'intelligence de celui-ci,
je ne pourrais que me ranger à votre avis. Le facteur
personnel ne peut être éliminé, du moins lorsqu'on se
trouve en présence de faits d'une interprétation quelque
peu difficile. Qu'un tel manie mieux ou moins bien qu'un
autre une certaine technique, c'est là une chose qu'il est
impossible d'empêcher. Il en est d'ailleurs ainsi dans
toutes les manipulations techniques. Ce qui, dans
l'interprétation des rêves, apparaît comme arbitraire, se
trouve neutralisé par le fait qu'en règle générale le lien
qui existe entre les idées du rêve, celui qui existe entre
le rêve lui-même et la vie du rêveur et, enfin, toute la
situation psychique au milieu de laquelle le rêve se dé-
roule permettent, de toutes les interprétations possibles,
de n'en choisir qu'une et de rejeter toutes les autres
comme étant sans rapport avec le cas dont il s'agit. Mais
le raisonnement qui conclut des imperfections de l'inter-
prétation à l'inexactitude de nos déductions trouve sa
réfutation dans une remarque qui fait précisément res-
sortir comme une propriété nécessaire du rêve son indé-
termination même et la multiplicité des sens qu'on peut
lui attribuer.
J'ai dit plus haut, et vous vous en souvenez sans doute,^
que le travail d'élaboration donne aux idées latentes un
mode d'expression primitif, analogue à l'écriture figurée.
Or, tous les systèmes d'expression primitifs présentent
de ces indéterminations et doubles sens, sans que nous
INCERTITUDES ET CRITIQUES 25 1
ayons pour cela le droit de mettre en doute la possibilité
de leur utilisation. Vous savez que la rencontre des con-
traires dans le travail d'élaboration est analogue à ce
qu'on appelle 1' « opposition de sens » des radicaux dans^
les langues les plus anciennes. Le ILiguiste R. Abel
(i88i^) auquel nous devons d'avoir signalé ce point de
vue nous prévient qu'il ne faut pas croire que la commu-
nication qu'une personne fait à une autre à l'aide de mots
aussi ambivalents possède de ce fait un double sens. Le
ton et le geste sont là pour indiquer, dans l'ensemble du
discours, d'une façon indiscutable, celle des deux oppo-
sitions que la personne qui parle veut communiquer à
celle qui écoute. Dans l'écriture où le geste manque, le
sens est désigné par un signe figuré qui n'est pas destiné
à être prononcé, par exemple par l'image d'un homme
paresseusement accroupi ou vigoureusement redressé,
selon que le mot Ken, à double sens, de l'écriture hiéro-
glyphique doit désigner « faible » ou « fort». C'est ainsi
qu'on évitait les malentendus, malgré la multiplicité de
sens des syllabes et des signes.
Les anciens systèmes d'expression, par exemple les^
écritures de ces langues les plus anciennes, présentent
de nombreuses indéterminations que nous ne tolérerions^
pas dans nos langues actuelles. C'est ainsi que dans cer-
taines langues sémitiques les consonnes des mots sont
seules désignées. Quant aux voyelles omises, c'est au
lecteur de les placer, selon ses connaissances et d'après
l'ensemble de la phrase. L'écriture hiéroglyphique pro-
cédant, sinon tout à fait de même, d'une façon très ana-
logue, la prononciation de l'ancien égyptien nous est
inconnue. L'écriture sacrée des Egyptiens connaît encore
d'autres indéterminations. C'est ainsi qu'il est laissé à
l'arbitraire de l'écrivain de ranger les images de droite
à gauche ou de gauche à droite. Pour pouvoir lire, on
doit s'en tenir au précepte que la lecture doit être faite
en suivant les visages des figures, des oiseaux, etc. Mais
l'écrivain pouvait encore ranger les signes figurés dans
le sens vertical, et lorsqu'il s'agissait de faire des inscrip-
tions sur de petits objets, des considérations d'esthétique
ou de symétrie pouvaient lui faire adopter une autre
succession des signes. Le facteur le plus troublant dans
l'écriture hiéroglyphique, c'est qu'elle ignore la sépara-
352 LE RÊVE
tion des mots. Les signes se succèdent sur la feuille à
égale distance les uns des autres et l'on ne sait à peu près
jamais si tel signe fait encore partie de celui qui le pré-
cède ou constitue le commencement d'un mot nouveau.
Dans l'écriture cunéiforme persane, au contraire, les mots
sont séparés par un coin oblique.
La langue et l'écriture chinoises, très anciennes, sont
aujourd'hui encore employées par /ioo millions d'hommes.
Ne croyez pas que j'y comprenne quoi que ce soit. Je me
suis seulement documenté, dans l'espoir d'y trouver des
analogies avec les indéterminations des rêves, et mon
attente n'a pas été déçue. La langue chinoise est pleine
de ces indéterminations, propres à nous faire frémir. On
sait qu'elle se compose d'un grand nombre de syllabes
qui peuvent être prononcées soit isolément, soit combi-
nées en couples. Un des principaux dialectes possède
environ /joo de ces syllabes. Le vocabulaire de ce dia-
lecte disposant de 4 ooo mots environ, il en résulte que
chaque syllabe a en moyenne dix significations, donc cer-
taines en ont moins et d'autres davantage. Comme l'en-
semble ne permet pas toujours de deviner celle des dix
significations que la personne qui prononce une syllabe
donnée veut éveiller chez celle qui l'écoute, on a inventé
une foule de moyens destinés à parer aux malentendus.
Parmi ces moyens, il faut citer l'association de deux
syllabes en un seul mot et la prononciation de la même
syllabe sur quatre « tons » différents. Une circonstance
encore plus intéressante pour notre comparaison, c'est
que cette langue ne possède pas de grammaire, ou à peu
près. 11 n'est pas un seul mot monosyllabique dont on
puisse dire s'il est substantif, adjectif ou verbe et aucun
mot ne présente les modifications destinées à désigner le
genre, le nombre, le temps, le mode. La langue ne se
compose ainsi que de matériaux bruts, de même que
notre langue abstraite est décomposée par le travail
d'élaboration en ses matériaux bruts, par l'élimination
de l'expression des relations. Dans la langue chinoise, la
décision, dans tous les cas d'indétermination, dépend de
l'intelligence de l'auditeur qui se laisse guider par l'en-
semble. J'ai noté l'exemple d'un proverbe chinois dont
voici la traduction littérale :
peu (que) voir, beaucoup (qui) merveilleux.
INCERTITUDES ET CRITIQUES 253
Ce proverbe n'est pas difficile à comprendre. 11 peut
signifier : moins on a vu de choses, et plus on est porté à
admirer. Ou : il y a beaucoup à admirer pour celui qui a
peu vu. Il ne peut naturellement pas être question d'une
décision entre ces deux traductions qui ne diffèrent que
grammaticalement. On nous assure cependant que, mal-
gré ces indéterminations, la langue chinoise constitue
un excellent moyen d'échange d'idées. L'indétermination
n'a donc pas pour conséquence nécessaire la multipli-
cité de sens.
Nous devons cependant reconnaître qu'en ce qui con-
cerne le système d'expression du rêve, la situation est
beaucoup moins favorable que dans le cas des langues et
écritures anciennes. C'est que ces dernières sont, après
tout, destinées à servir de moyen de communication,
donc à être comprises par un moyen ou par un autre.
Or, c'est précisément ce caractère qui manque au rêve.
Le rêve ne se propose de rien dire à personne et, loin
d'être un moyen de communication, il est destiné à rester
incompris. Aussi ne devons-nous ni nous étonner ni nous
laisser induire en erreur par le fait qu'un grand nombre
de polyvalences et d'indéterminations du rêve échappent
à notre décision. Le seul résultat certain de notre com-
paraison est que les indéterminations, qu'on avait voulu
utiliser comme un argument contre le caractère con-
cluant de nos interprétations de rêves, sont normalement
inhérentes à tous les systèmes d'expression primitifs.
Le degré de compréhensibilité réel du rêve ne peut
être déterminé que par l'exercice et l'expérience. A mon
avis, cette détermination peut être poussée assez loin, et
les résultats obtenus par des analystes ayant reçu une
bonne discipline, ne peuvent que me confirmer dans mon
opinion. Le public profane, même à tendances scienti-
fiques, se complaît à opposer un scepticisme dédaigneux
aux difficultés et incertitudes d'une contribution scienti-
fique. Bien injustement, à mon avis. Beaucoup d'entre
vous ignorent peut-être qu'une situation analogue s'était
produite lors du déchiffrement des inscriptions babylo-
niennes. Il fut même un temps où l'opinion publique
alla jusqu'à taxer de « fumistes » les déchiffreurs d'in-
scriptions cunéiformes et à traiter toute cette recherche
de « charlatanisme ». Mais en 1867 ^^ Royal Asiatic So-
Frevd. 16
a54 LE RÊVE
ctety fit une épreuve décisive. Elle invita quatre des plua
éminents spécialistes, Raw^linson, Hincks, Fox Talbot et
Oppert à lui adresser, sous enveloppe cachetée, quatre
traductions indépendantes d'une inscription cunéiforme
qui venait d'être découverte et, après avoir comparé les
quatre lectures, elle put annoncer qu'elles s'accordaient
suffisamment pour justifier la confiance dans les résultats
déjà obtenus et la certitude de nouveaux progrès. Les
railleries des profanes cultivés se sont alors peu à peu
éteintes et le déchiffrage des documents cunéiformes
s'est poursuivi avec une certitude croissante.
2. Une autre série d'objections se rattache étroitement
à rimpressioH à laquelle vous n'avez pas échappé vous-
mêmes, à savoir que beaucoup de solutions que nous
sommes obligés d'accepter à la suite de nos interpréta-
tions paraissent forcées, artificielles, tirées par les che-
veux, donc déplacées et souvent même comiques. Les
objections de ce genre sont tellement fréquentes que je
n'aurais que l'embarras du choix si je voulais vous en
citer quelques-^unes : je prends au hasard la dernière qui
soit venue à ma connaissance. Ecoutez donc : dans la
libre Suisse un directeur de séminaire a été récemment
relevé de son poste pour s'être occupé de psychanalyse.
H a naturellement protesté contre cette mesure, et un
journal bernois a rendu public le jugement formulé sur
son compte par les autorités scolaires. Je n'extrais de ce
jugement que quelques propositions se rapportant A la
psychanalyse : « En outre, beaucoup des exemples qui
se trouvent dans le livre cité du D' Pfister frappent par
leur caractère recherché et artificieux... Il est vraiment
étonnant qu'un directeur de séminaire accepte sans cri-
tique toutes ces affirmations et tous ces semblants de
preuves. » On veut nous faire accepter ces propositions
comme la décision d'un « juge impartial ». Je crois
plutôt que c'est cette « impartialité » qui est « artifi-
cieuse ». Examinons d'un peu plus près ces jugements,
dans l'espoir qu'un peu de réflexion et de compétence
ne peuvent pas faire de mal, même à un esprit impartial.
11 est vraiment amusant de voir la rapidité et l'assu-
rance avec lesquelles les gens se prononcent sur une
question épineuse de la psychologie de l'inconscient, en
n'écoutant que leur première impression. Les interpréta-
INCERTITUDES ET CRITIQUES 255
lions leur paraissent recherchées et forcées, elles leur
déplaisent; donc elles sont fausses, et tout ce travail ne
vaut ri^n. Pas une minute l'idée ne leur vient à l'esprit
qu'il puisse y avoir de bonnes raisons pour que les in-
terprétations aient cette apparence et qu'il vaille la peine
de chercher ces raisons.
La situation dont nous nous occupons caractérise prin-
cipalement les résultats du déplacement qui, ainsi que
vous le savez, constitue le moyen 1« plus puissant dont
dispose la censure des rêves. C'est à l'aide de ce moyen
que la censure crée des formations substitutives que nous
avons désignées comme étant des allusions. Mais ce sont
là des allusions difficiles à reconnaître comme telles, des
allusions dont il est difficile de trouver le substrat et qui
se rattachent à ce substrat par des associations exté-
rieures très singulières et souvent tout à fait inaccoutu-
mées. Mais il s'agit dans tous ces cas de choses destinées
à rester cachées, et c'est ce que la censure veut obtenir.
Or, lorsqu'une chose a été cachée, on ne doit pas s'at-
tendre à la trouver à l'endroit où elle devrait se trouver
normalement. Les commissions de surveillance des fron-
tières qui fonctionnent aujourd'hui sont sous ce rapport
beaucoup plus rusées que les autorités scolaires suisses.
Elles ne se contentent pas de l'examen de portefeuilles
et de poches pour chercher des documents et des des-
sins : elles supposent que les espions et les contreban-
diers, pour mieux déjouer la surveillance, peuvent cacher
ces objets défendus dans des endroits où on s'attendait
le moins à les trouver, comme, par exemple, entre les
doubles semelles de leurs chaussures. Si les objets
cachés y sont retrouvés, on peut dire qu'on s'est donné
beaucoup de mal pour les chercher, mais aussi que les
recherches n'ont pas été vaines.
En admettant qu'il puisse y avoir entre un élément
latent du rêve et sa substitution manifeste les liens les
plus éloignés, les plus singuliers, tantôt comiques, tantôt
ingénieux en apparence, nous ne faisons que nous con-
former aux nombreuses expériences fournies par des
exemples dont nous n'avons généralement pas trouvé la
solution nous-mêmes. Il est rarement possible de trouver
par soi-même des interprétations de ce genre ; nul
homme sensé ne serait capable de découvrir le lien qui
256 LE ïiÉVE
rattache tel élément latent à sa substitution manifeste.
Tantôt le rêveur nous fournit la traduction d'emblée,
grâce à une idée qui lui vient directement à propos du
rêve (et cela, il le peut, car c'est chez lui que s'est pro-
duite cette formation substitutive), tantôt il nous fournit
assez de matériaux, grâce auxquels la solution, loin
d'exiger une pénétration particulière, s'impose d'elle-
même avec une sorte de nécessité. Si le rêveur ne nous
vient pas en aide par l'un ou par l'autre de ces deux
moyens, l'élément manifeste donné nous reste à jamais
incompréhensible. Permettez-moi de vous citer à ce pro-
pos encore un cas que j'ai eu l'occasion d'observer ré-
cemment. Une de mes patientes, pendant qu'elle est en
traitement, perd son père. Tout prétexte lui est bon de-
puis, pour le faire revivre en rêve. Dans un de ces rêves,
dont les autres conditions ne se prêtent d'ailleurs à au-
cune utilisation, son père lui apparaît et lui dit : « Il est
onze heures un quart, onze heures et demie, midi moins
le quart. » Elle put interpréter cette particularité du rêve,
en se souvenant que son père aimait bien voir ses enfants
être exacts pour l'heure du déjeuner. 11 y avait certaine-
ment un rapport entre ce souvenir et l'élément du rêve,
sans que celui-là permit de formuler une conclusion
quelconque quant à l'origine de celui-ci. Mais la marche
du traitement autorisait le soupçon qu'une certaine atti-
tude critique, mais refoulée, à l'égard du père aimé et
vénéré, n'était pas étrangère à la production de ce rêve.
En continuant à évoquer ses souvenirs, en apparence de
plus en plus éloignés du rêve, la rêveuse raconte qu'elle
avait assisté la veille à une conversation sur la psycho-
logie, conversation au cours de laquelle un de ses parents
avait dit : « L'homme primitif (der Urmensch) survit en
nous tous. » Et, maintenant, nous croyons la comprendre.
11 y eut là pour elle une excellente occasion de faire
revivre de nouveau son père. Elle le transforma dans son
rêve en homme de F heure (JJhrmenschy et lui fit annoncer
les quarts de l'heure méridienne.
11 y a là évidemment quelque chose qui fait penser à
un jeu de mots, et il est arrivé souvent qu'on a attribué
1. .Ten de mots : Urmensch (hoimne primitif) et Uhrmensch (homme do
'henic).
INCERTITUDES ET CRITIQUES 267
à rinterprète des jeux de mots qui avaient pour auteur
le rêveur. Il existe encore d'autres exemples où il n'est
pas du tout facile de décider si l'on se trouve en présence
d'un jeu de mots ou d'un rêve. Mais nous avons déjà
connu les mêmes doutes à propos de certains lapsus de
la parole. Un homme raconte avoir rêvé que son oncle
lui avait donné un baiser pendant qu'ils étaient assis en-
semble dans Vauto (mobile) de celui-ci. Il ne tarde d'ail-
leurs pas à donner l'interprétation de ce rêve. Il signifie
autoérotisme (terme emprunté à la théorie de la libido et
signifiant la satisfaction erotique sans participation d'un
objet étranger). Cet homme se serait-il permis de plai-
santer et nous aurait-il donné pour un rêve ce qui n'était
de sa part qu'un jeu de mots ? Je n'en crois rien. A mon
avis, il a réellement eu ce rêve. Mais d'où vient cette
frappante ressemblance ? Cette question m'a fait faire
autrefois une longue digression, en m'obligeant à sou-
mettre à une étude approfondie le jeu de mots lui-même.
J'ai abouti à ce résultat qu'une série d'idées conscientes
est abandonnée momentanément à l'élaboration incon-
sciente d'où elle ressort ensuite à l'état de jeu de mots.
Sous l'influence de l'inconscient, ces idées conscientes
subissent l'action des mécanismes qui y dominent, à
savoir de la condensation et du déplacement, c'est-à-dire
des processus mêmes que nous avons trouvés à l'œuvre
dans le travail d'élaboration : c'est uniquement à ce fait
qu'on doit attribuer la ressemblance (lorsqu'elle existe)
entre le jeu de mots et le rêve. Mais le « rêve-jeu de
mots », phénomène non-intentionnel, ne procure rien de
ce plaisir qu'on éprouve lorsqu'on a réussi un « jeu de
mots » pur et simple. Pourquoi? C'est ce que vous ap-
prendrez si vous avez l'occasion de faire une étude ap-
profondie du jeu de mots. Le « rêve-calembour » man-
que d'esprit ; loin de nous faire rire, il nous laisse
froids.
Nous nous rapprochons, sur ce point, de l'ancienne
interprétation des songes qui, à côté de beaucoup de
matériaux inutilisables, nous a laissé pas mal d'excellents
exemples que nous ne saurions nous-mêmes dépasser.
Je ne vous citerai qu'un seul rêve de ce genre, à cause
de sa signification historique. Ce rêve, qui appartient à
Alexandre le Grand, est raconté, avec certaines varian-
258 LE RÊVE
tes, par Phitarque et par Artémidore d'Ephèse. Alors
que le roi assiégeait la ville de Tyrqui se délendait avec
acharnement (^22 av. J.-C), il vit en rêve un satyre dan-
sant. Le devin Aristandre, qui suivait l'armée, interpréta
ce rêve, en décomposant le mot « satyros » en ax Tupoç
(Tyr est à toi) ; il crut ainsi promettre au roi la prise de
la ville. A la suite de cette interprétation, Alexandre se
décida à continuer le siège et finit par conquérir Tyr.
L'interprétation, qui parait assez artificieuse, était incon-
testablement exacte.
3. Vous serez sans doute singulièrement impressionnés
d'apprendre que des objections ont été soulevées contre
notre conception du rêve, même par des personnes qui
se sont, en qualité de psychanalystes, occupées pendant
longtemps de l'interprétation des rêves. 11 eût été éton-
nant qu'une source aussi abondante de nouvelles erreurs
fût restée inutilisée, et c'est ainsi que la confusion de
notions et les généralisations injustifiées auxquelles on
s'était livré à ce propos ont engendré des propositions
qui, par leur inexactitude, se rapprochent beaucoup de
la conception médicale du rêve. Vous connaissez déjà
une de ces propositions. Elle prétend que le rêve con-
siste en tentatives d'adaptation au présent et de solution
de tâches futures, qu'il poursuit, par conséquent, une
« tendance prospective » (A. Maeder). Nous avons déjà
montré que cette proposition repose sur la confusion en-
tre le rêve et les idées latentes du rêve, qu'elle ne tient
par conséquent pas compte du travail d'élaboration. En
tant qu'elle se propose de caractériser la vie psychique
inconsciente dont font partie les idées latentes du rêve,
elle n'est ni nouvelle, ni complète, car l'activité psychi-
que inconsciente s'occupe, outre la préparation de l'ave-
nir, de beaucoup d'a'itres choses encore. Sur une confu-
sion bien plus fâcheuse repose l'affirmation qu'on trouve
derrière chaque rêve la « clause de la mort ». Je ne sais
exactement ce que cette formule signifie, mais je sup-
pose qu'elle découle de la confusion entre le rêve et toute
la personnalité du rêveur.
Gomme échantillon d'une généralisation injustifiée,
tirée de quelques bons exemples, je citerai la proposi-
tion d'après laquelle chaque rêve serait susceptible de
deux interprétations : l'interprétation dite psychanaly-
INCERTITUDES ET CRITIQUES 25^
tique, t^lle que nous l'avons exposée, et l'interprétation
dite anagogique qui fait abstraction des désirs et vise à
la représentation des fonctions psychiques supérieures
(V. Silberer). Les rêves de ce genre existant, mais vows
tenteriez en vain d'étendre cette conception, ne fût-ce
qu'à la majorité des rêves. Et après tout ce que vous avez
entendu, vous trouverez tout à fait inconcevable l'afïir-
mation d'après laquelle tous les rêves seraient bisexuels
et devraient être interprétés dans le sens d'une rencon-
tre entre les tendances qu'on peut appeler mâles et femel -
les (A. Adler). Il existe naturellement quelques rêves
isolés de ce genre et vous pourriez apprendre plus tard
qu'ils présentent la même structure que certains symp-
tômes hystériques. Je mentionne toutes ces découvertes
de nouveaux caractères généraux des rêves, afin; de vous
mettre en garde contre elles ou tout au moins de ne pas
vous laisser le moindre doute quant à mon opinion à
leur sujet.
^. On avait essayé de compromettre la valeur objective
des recherches sur le rêve en alléguant que les sujets
soumis âu traitement psychanalytique arrangent leurs
rêves conformément aux théories préférées de leurs mé-
decins, les uns prétendant avoir surtout des rêves sexuels,
d'autres des rêves de puissance et d'autres encore des
rêves de palingénésie (W. Stekel). Mais cette observa-
tion perd, à son tour, de la valeur, lorsqu'on songe que les
hommes avaient rêvé avant que fut inventé le traitement
psychanalytique susceptible de guider, de diriger leurs
rêves et que les sujets aujourd'hui en traitement avaient
l'habitude de rêver avant qu'ils fussent soumis au traite-
ment. Les faits sur lesquels se fonde cette objection sont
tout à fait compréhensibles et nullement préjudiciables
à la théorie du rêve. Les restes diurnes qui suscitent le
rêve sont fournis par les intérêts intenses de la vie éveil-
lée. Si les paroles et les suggestions du médecin ont
acquis pour l'analysé une certaine importance, elles s'in-
tercalent dans l'ensemble des restes diuimes et peuvent,
tout comme les autres intérêts affectifs, non encore satis^
faits, du jour, fournir au rêve des excitations psychiques
et agir à l'égal des excitations somatiques qui influen-
cent le dormeur pendant le sommeil. De même que les
autres agents excitateurs de rêves, les idées éveillées par
26o LE RÊVE
le médecin peuvent apparaître dans le rêve manifeste ou
être découvertes dans le contenu latent du rêve. Nous
savons qu'il est possible de provoquer expérimentale-
ment des rêves ou, plus exactement, d'introduire dans
le rêve une partie des matériaux du rêve. Dans ces in-
fluences exercées sur les patients, 1 analyste joue un rôle
identique à celui de l'expérimentateur qui, comme Mourly-
Vold, fait adopter aux membres des sujets de ses expé-
riences certaines attitudes déterminées.
On peut suggérer au rêveur l'objet de son rêve, mais,
il est impossible d'agir sur ce qu'il va rêver. Le méca-
nisme du travail d'élaboration et le désir inconscient du
rêve échappent à toute influence étrangère. En exami-
nant les excitations somatiques des rêves, nous avons
reconnu que la particularité et l'autonomie de la vie de
rêve se révèlent dans la réaction par laquelle le rêve
répond aux excitations corporelles et psychiques qu'il
reçoit. C'est ainsi que l'objection dont nous nous occu-
pons ici et qui voudrait mettre en doute l'objectivité des
recherches sur le rêve est fondée à son tour sur une
confusion, qui est celle du rêve avec les matériaux du
rêve.
C'est là tout ce que je voulais vous dire concernant
les problèmes qui se rattachent au rêve. Vous devinez
sans doute que j'ai omis pas mal de choses et vous vous
êtes aperçu que j'ai été obligé d'être incomplet sur beau-
coup de points. Mais ces défauts de mon exposé tien-
nent aux rapports qui existent entre les phénomènes du
rêve et les névroses. Nous avons étudié le rêve à titre
d'introduction à l'étude des névroses, ce qui était beau-
coup plus correct que si nous avions fait le contraire.
Mais de même que le rêve prépare à la compréhension
des névroses, il ne peut, à son tour, être compris dans
tous ses détails, qu'après qu'on a acquis une. connais-
sance exacte des phénomènes névrotiques.
J'ignore ce que vous en pensez, mais je puis vous assu-
rer que je ne regrette nullement de vous avoir tant in-
téressé aux problèmes du rêve et d'avoir consacré à
l'étude de ces problèmes une si grande partie du temps
dont nous disposons. 11 n'est pas d'autre question dont
l'étude puisse fournir aussi rapidement la conviction de
l'exactitude des propositions de la psychanalyse. Il faut
INCERTITUDES ET CRITIQUES 261
plusieurs mois, voire plusieurs années de travail assidu
pour montrer que les symptômes d'un cas de mala-
die névrotique possèdent un sens, servent à une inten-
tion et s'expliquent par l'histoire de la personne souf-
frante. Au contraire, il faut seulement un effort de
plusieurs heures pour obtenir le même résultat, en pré-
sence d'un rêve qui se présente tout d'abord comme con-
fus et incompréhensible, et pour obtenir ainsi une
confirmation de toutes les présuppositions de la psycha-
nalyse concernant l'inconscience des processus psychi-
ques, les mécanismes auxquels ils obéissent et les ten-
dances qui se manifestent à travers ces processus. Et si,
à la parfaite analogie qui existe entre la formation d'un
rêve et celle d'un symptôme névrotique, nous ajoutons
la rapidité de la transformation qui fait du rêveur un
homme éveillé et raisonnable, nous acquerrons la certi-
tude que la névrose repose, elle aussi, sur une altération
des rapports existant normalement entre les différentes
forces de la vie psychique.
TROISIÈME PARTIE
XVI-XXVIII
THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
CHAPITRE XVI
PSYCHANALYSE ET PSYCHIATRIE
Je me réjouis de pouvoir reprendre cette année avec
vous le fil de nos causeries. Je vous ai parlé l'année
dernière de la conception psychanalytique des actes
manques et des rêves ; je voudrais vous familiariser cette
année avec les phénomènes névrotiques qui, ainsi que
vous le verrez par la suite, ont plus d'un trait commun
avec les uns et avec les autres. Mais je vous préviens,
qu'en ce qui concerne ces derniers phénomènes, je ne
puis vous suggérer à mon égard la même attitude que
celle de l'année dernière. Alors je m'étais imposé l'obli-
gation de ne point faire un pas sans m'être mis au
préalable d'accord avec vous; j'ai beaucoup discuté avec
vous et j'ai tenu compte de vos objections ; je suis même
allé jusqu'à voir en vous et dans votre « saine raison
humaine » l'instance décisive. 11 ne peut plus en être de
même aujourd'hui, et cela pour une raison bien simple.
Et tant que phénomènes, actes manques et rêves ne vous
étaient pas tout à fait inconnus, on pouvait dire que vous
possédiez ou pouviez posséder à leur sujet la même expé-
rience que moi. Mais le domaine des phénomènes névro-
tiques vous est étranger ; si vous n'êtes pas médecins,
vous n'y avez pas d'autre accès que celui que peuvent
vous ouvrir mes renseignements, et le jugement le meil-
leur en apparence est sans valeur lorsque celui qui le
formule n'est pas familiarisé avec les matériaux à
juger.
Ne croyez cependant pas que je me propose de vous
faire des conférences dogmatiques ni que j'exige de vous
une adhésion sans conditions. Si vous le croyiez, il en
résulterait un malentendu qui me ferait le plus grand
tort. Il n'entre pas dans mes intentions d'imposer des
convictions: il me suffît d'exercer une action stimulante
266 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
et d'ébranler des préjugés. Lorsque, par suite d'une igno-
rance matérielle, vous n'êtes pas à même de juger, vous
ne devez ni croire ni rejeter. Vous n'avez qu'à écouter
et à laisser agir sur vous ce qu'on vous dit. Il n'est pas
facile d'acquérir des convictions, et celles auxquelles on
arrive sans peine se montrent le plus souvent sans va-
leur et sans résistance. Celui-là seul a le droit d'avoir des
convictions qui a, pendant des années, travaillé sur les
mêmes matériaux et assisté personnellement à la répéti-
tion de ces expériences nouvelles et surprenantes dont
j'aurai à vous parler. A quoi servent, dans le domaine
intellectuel, ces convictions rapides, ces conversions
s'accomplissant avec l'instantanéité d'un éclair, ces répul-
sions violentes? Ne voyez-vous donc pas que le « coup de
foudre », l'amour instantané font partie d'une région
tout à fait difféTente, du domaine aftectif notamment ?
Nous ne demandons pas à nos patients d'être convaincus
de l'efficacité de la psychanalyse ou de donner leur
adhésion à celle-ci. S'ils le faisaient, cela nous les ren-
drait suspects. L'attitude que nous apprécions le plus^
chez eux est celle d'un scepticisme bienveillant. Essayez
donc, vous aussi, de laisser lentement mûrir en vous la
conception psychanalytique, à côté de la conception po-
pulaire ou psychologique, jusqu'à ce que l'occasion se
présente où l'une et l'autre puissent entrer dans une
relation réciproque, se mesurer et en s'associant faire
naître finalement une conception décisive.
D'autre part, vous auriez tort de croiie que ce que je
vous expose comme étant la conception psychanalytique
soit un système spéculatif. Il s'agit plutôt d'un fait d'expé-
rience, d'une expression directe de l'observation ou du
résultat de l'élaboration de celle-ci. C'est par les progrès
de la science que nous pourrons juger si cette élabora-
tion a été suffisante et justifiée, et, sans vouloir me van-
ter, je puis dire, ayant derrière moi une vie déjà assez
longue et une carrière s'étendant sur 25 années environ,
qu'il m'a fallu, pour réunir les expériences sur lesquelles
repose ma conception, un travail intensif et approfondi.
J'ai souvent eu l'impression que nos adversaires ne
voulaient tenir aucun compte de cette source de nos affir-
mations, comme s'il s'agissait d'idées purement subjec-
tives auxquelles on pourrait, à volonté, en opposer d'au-
PSYCHANALYSE ET PSYCHIATRIE 267
très. Je n'arrive pas à bien comprendre cette attitude de
nos adversaires. Elle tient peut-être au fait que les méde-
cins répugnent à entrer en relations trop étroites avec
leurs patients atteints de névroses et que, ne prêtant pas
une attention suffisante à ce que ceux-ci leur disent, ils
se mettent dans l'impossibilité de tirer de leurs commu-
nications des renseignements précieux et de faire sur
leurs malades des observations susceptibles de servir
de point de départ à des déductions d'ordre général. Je
vous promets, à cette occasion, de me livrer, au cours
des leçons qui vont suivre, aussi peu que possible à des
discussions polémiques, surtout avec tel ou tel auteur en
particulier. Je ne crois pas à la vérité delà maxime qui
proclame que la guerre est mère de toutes choses. Cette
maxime me paraît être un produit de la sophistique grec-
que et pécher, comme celle-ci, par l'attribution d'une
valeur exagérée à la dialectique. J'estime, quant à moi,
que ce qu'on appelle la polémique scientifique est une
œuvre tout à fait stérile, sans parler qu'elle a toujours
une tendance à revêtir un caractère personnel. Je pou-
vais me vanter, jusqu'à il y a quelques années, de n'avoir
usé des armes de la polémique que contre un seul savant
(Lowenfeld, de Munich), avec ce résultat que nous som-
mes devenus, d'adversaires, amis et que notre amitié se
maintient toujours. Et comme je n'étais pas sûr d'arriver
toujours au même résultat, je m'étais longtemps gardé
de recommencer l'expérience.
Vous pourriez croire qu'une pareille répugnance pour
toute discussion littéraire atteste soit une impuissance
devant les objections, soit un extrême entêtement ou,
pour me servir d'une expression de l'aimable langage
scientifique courant, un « fourvoiement ». A quoi je
vous répondrais que lorsqu'on a, au prix de pénibles
efforts, acquis une conviction, on a aussi, jusqu'à un
certain point, le droit de vouloir la maintenir envers et
contre tous. Je tiens d'ailleurs à ajouter que surplus d'un
point important j'ai, au cours de mes travaux, changé,
modifié ou remplacé par d'autres certaines de mes
opinions et que je n'ai jamais manqué de faire de ces
variations une déclaration publique. Et quel fut le
résultat de ma franchise? Les uns n'ont eu aucune
connaissance des corrections que j'ai introduites et me
208 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
critiquent encore aujourd'hui pour des propositions
auxquelles je n'attache plus le même sens que jadis.
D'autres me reprochent précisément ces variations et
déclarent qu'on ne peut pas me prendre au sérieux. On
dirait que celui qui modifie de temps à autre ses idées ne
mérite aucune confiance, car il laisse supposer que ses
dernières propositions sont aussi erronées que les précé-
dentes. Et, d'autre part, celui qui maintient ses idées
premières et ne s'en laisse pas détourner facilement
passe pour un entêté et un fourvoyé. Devant ces deux
jugements opposés de la critique, il n'y a qu'un parti à
prendre : rester ce qu'on est et ne suivre que son propre
jugement. C'est bien à quoi je suis décidé, et rien ne
m'empêchera de modifier et de corriger mes théories
avec le progrès de mon expérience. Quant à mes idées
fondamentales, je n'ai encore rien trouvé à y changer, et
j'espère qu'il en sera de même à l'avenir.
Je dois donc vous exposer la conception psychanaly-
tique des phénomènes névrotiques. Il m'est facile de
rattacher cet exposé à celui des phénomènes dont je vous
ai déjà parlé, à cause aussi bien des analogies que des
contrastes qui existent entre les uns et les autres. Je
prends une action symptomatique que j'ai vu beaucoup
de personnes accomplir au cours de ma consultation. Les
gens qui viennent exposer en un quart d'heure toutes les
misères de leur vie plus ou moins longue n'intéressent
pas le psychanalyste. Ses connaissances plus appro-
fondies ne lui permettent pas de se débarrasser du
malade en lui disant qu'il n'a pas grand'chose et en lui
ordonnant une légère cure hydrothérapique. Un de nos
collègues, à qui l'on avait demandé comment il se com-
portait à l'égard des patients venant à sa consultation, a
répondu en haussant les épaules : je le frappe d'une
contribution de tant de couronnes. Aussi ne vous éton-
nerai-je pas en vous disant que la consultation du psy-
chanalyste, même le plus occupé, n'est généralement
pas très nombreuse. J'ai fait doubler et capitonner la
porte qui sépare ma salle d'attente de mon cabinet. Il
s'agit là d'une précaution dont le sens n'est pas difficile
à saisir. Or, il arrive toujours que les personnes que je
fais passer de la salle d'attente dans mon cabinet oublient
de fermer derrière elles les deux portes. Dès que je m'en
PSYCHANALYSE ET PSYCHIATRIE 2C9
aperçois, et quelle que soit la qualité sociale de la per-
sonne, je ne manque pas, sur un ton d'irritation, de lui
en faire la remarque et de la prier de réparer sa négli-
gence. Vous direz que c'est là du pédantisme poussé à
l'excès. Je me suis parfois reproché moi-même cette
exigence, car il s'agissait souvent de personnes inca-
pables de toucher à un bouton de porte et contentes de
se décharger de cette besogne sur d'autres. Mais j'avais
raison dans la majorité des cas, car ceux qui se condui-
sent de la sorte et laissent ouvertes derrière eux les
portes qui séparent la salle d'attente du médecin de son
cabinet de consultations sont des gens mal élevés et ne
méritent pas un accueil amical. Ne vous prononcez
cependant pas avant de connaître le reste. Cette négli-
gence du patient ne se produit que lorsqu'il se trouve
seul dans la salle d'attente et qu'en la quittant il ne laisse
personne derrière lui. Mais le patient a, au contraire,
bien soin de fermer les portes lorsqu'il laisse dans la
salle d'attente d'autres personnes qui ont attendu en
même temps que lui. Dans ce dernier cas, il comprend
fort bien qu'il n'est pas dans son intérêt de permettre à
d'autres d'écouter sa conversation avec le médecin.
Ainsi déterminée, la négligence du patient n'est ni
accidentelle, ni dépourvue de sens et même d'importance,
car, ainsi que nous le verrons, elle illustre son attitude
à l'égard du médecin. Le patient appartient à la nom-
breuse catégorie de ceux qui ne rêvent que célébrités
médicales, qui veulent être éblouis, secoués. 11 a peut-être
déjà téléphoné pour savoir à quelle heure il sera le plus
facilement reçu et il s'imagine trouver devant la maison
du médecin une queue de clients aussi longue que devant
une succursale d'une grande maison d'épicerie. Or, le
voilà qui entre dans une salle d'attente vide et, par-des-
sus le marché, très modestement meublée. Il est déçu et,
voulant se venger sur le médecin du respect exagéré
qu'il se proposait de lui témoigner, il exprime son état
d'âme en négligeant de fermer les portes qui séparent
la salle d'attente du cabinet de consultations. Ce faisant,
il semble vouloir dire au médecin : « A quoi bon fermer les
portes, puisqu'il n'y a personne dans la salle d'attente et
que personne probablement n'y entrera, tant que je serai
dans votre cabinet? » Il arrive même qu'il fait preuve,
Freud. j-y
270 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
pendant la consultation, d'un grand sans gêne et de man-
que de respect, si l'on ne prend garde de le remettre
incontinent à sa place.
L'analyse de cette petite action symptomatique ne nous
apprend rien que vous ne sachiez déjà, à savoir qu'elle
n'est pas accidentelle, qu'elle a son mobile, un sens et
une intention, qu'elle fait partie d'un ensemble psychique
défini, qu'elle est une petite indication d'un état psy-
chique important. Mais cette action symptomatique nous
apprend surtout que le processus dont elle estl'expression
se déroule en dehors de la connaissance de celui qui
l'accomplit, car pas un des patients qui laissent les deux
portes ouvertes n'avouerait qu'il veut par cette négli-
gence me témoigner son mépris. Il est probable que plus
d'un conviendra avoir éprouvé un sentiment de déception
en entrant dans la salle d'attente, mais il est certain que
le lien entre cette impression et l'action sympto-
matique qui la suit échappe à la conscience.
Je vais mettre en parallèle avec cette petite action
symptomatique une observation faite sur une malade.
L'observation que je choisis est encore fraîche dans ma
mémoire et se prête à une description brève. Je vous
préviens d'ailleurs que dans toute communication de ce
genre certaines longueurs sont inévitables.
Un jeune officier en permission me prie de me charger
du traitement de sa belle-mère qui, quoique vivant dans
des conditions on ne peut plus heureuses, empoisonne son
existence et l'existence de tous les siens par une idée
absurde. Je me trouve en présence d'une dame âgée de
53 ans, bien conservée, d'un abord aimable et simple.
Elle me raconte volontiers l'histoire suivante. Elle vit
très heureuse à la campagne avec son mari qui dirige
une grande usine. Elle n'a qu'à se louer des égards et
prévenances que son mari a pour elle. Ils ont fait un
mariage d'amour il y a 3o ans et, depuis le jour du
mariage, nulle discorde, aucun motif de jalousie n'étaient
venus troubler la paix du ménage. Ses deux enfants sont
bien mariés, et son mari voulant remplir ses devoirs de
chef de famille jusqu'au bout ne consent pas encore à se
retirer des afiaires. Un fait incroyable, à elle-même incom-
préhensible, s'est produit il y a un an: elle n'hésita pas
à ajouter foi à une lettre anonyme qui accusaitson excel-
PSYCHANALYSE ET PSYCHIATRIE 271
lent mari de relations amoureuses avec une jeune fille.
Depuis qu'elle a reçu cette lettre, son bonheur est brisé.
Une enquête un peu serrée révéla qu'une femme de
chambre que cette dame admettait peut-être trop dans
son intimité, poursuivait d'une haine féroce une autre
jeune fille qui, étant de même extraction qu'elle,
avait infiniment mieux réussi dans sa vie : au lieu de se
faire domestique, elle avait fait des études qui lui avaient
permis d'entrer à l'usine en qualité d'employée. La mobi-
lisation ayant raréfié le personnel de l'usine, cette jeune
fille avait fini par occuper une belle situation: elle était
logée à Tusine même, ne fréquentait que des «messieurs»,
et tout le monde l'appelait « mademoiselle ». Jalouse de
cette supériorité, la femme de chambre était prête à dire
tout le mal possible de son ancienne compagne d'école.
Un jour sa maîtresse lui parle d'un vieux monsieur qui
était venu en visite et qu'on savait séparé de sa femme
et vivant avec une maîtresse. Notre malade ignore ce qui
la poussa, à ce propos, à dire à sa camérière qu'il n'y
aurait pour elle rien de plus terrible que d'apprendre
que son bon mari a une liaison. Le lendemain elle reçoit
par la poste la lettre anonyme dans laquelle lui était
annoncée, d'une écriture déformée, la fatale nouvelle.
Elle soupçonna aussitôt que cette lettre était l'œuvre de
sa méchante femme de chambre, car c'était précisément
la jeune fille que celle-ci poursuivait de sa haine qui
y était accusée d'être la maîtresse du mari. Mais bien que
la patiente ne tardât pas à deviner l'intrigue et qu'elle
eût assez d'expérience pour savoir combien peu de con-
fiance méritent ces lâches dénonciations, cette lettre ne
l'en a pas moins profondément bouleversée. Elle eut une
crise d'excitation terrible et envoya chercher son mari
auquel elle adressa, dès son apparition, les plus amers
reproches. Le mari accueillit l'accusation en riant et
fit tout ce qu'il put pour calmer sa femme. Il fit venir
le médecin de la famille et de l'usine qui joignit ses
efforts aux siens. L'attitude ultérieure du mari et de la
femme fut des plus naturelles: la femme de chambre fut
renvoyée, mais la prétendue maîtresse resta en place.
Depuis ce jour, la malade prétendait souvent qu'elle
était calmée et ne croyait plus au contenu de la lettre
anonyme. Mais son calme n'était jamais profond ni
272 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
durable. Il lui suffisait d'entendre prononcer le nom de
la jeune fille ou de rencontrer celle-ci dans la rue pour
entrer dans une nouvelle crise de méfiance, de douleurs
et de reproches.
Telle est l'histoire de cette brave dame. Il ne faut pas
posséder une grande expérience psychiatrique pour com-
prendre que, contrairement à d'autres malades nerveux,
elle était plutôt encline à atténuer son cas ou, comme
nous le disons, à dissimuler, et qu'elle n'a jamais réussi
à vaincre sa foi dans l'accusation formulée dans la lettre
anonyme.
Quelle attitude peut adopter le psychiatre en présence
d'un cas pareil? Nous savons déjà comment il se compor-
terait à l'égard de l'action symptomatique du patient qui
ne ferme pas les portes de la salle d'attente. Il voit dans
cette action un accident dépourvu de tout intérêt psycho-
logique. Mais il ne peut maintenir la même attitude en
présence de la femme morbidement jalouse. L'action
symptomatique apparaît comme une chose indifférente,
mais le symptôme s'impose à nous comme un phénomène
important. Au point de vue subjectif, ce symptôme est
accompagné d'une douleur intense ; au point de vue
objectif, il menace le bonheur d'une famille. Aussi pré-
sente-t-il un intérêt psychiatrique indéniable. Le psychia-
tre essaie d'abord de caractériser le symptôme par une
de ses propriétés essentielles. On ne peut pas dire que
l'idée qui tourmente cette femme soit absurde en elle-
même, car il arrive que des hommes mariés, même
âgés, ont pour maîtresses des jeunes filles. Mais il y a
autre chose, qui est absurde et inconcevable. En dehors
des affirmations contenues dans la lettre anonyme, la
patiente n'a aucune raison de croire que son tendre et
fidèle mari fasse partie de cette rare catégorie des époux
infidèles. Elle sait aussi que la lettre ne mérite aucune
confiance et elle en connaît la provenance. Elle devrait
donc se dire que sa jalousie n'est justifiée par rien ; et
elle se le dit, en effet, mais elle n'en souffre pas moins,
comme si elle possédait des preuves irréfutables de l'infi-
délité de son mari. On est convenu d'appeler obsessions
les idées de ce genre, c'est-à-dire les idées réfractaires
aux arguments logiques et aux arguments tirés de la
réalité. La brave dame souffre donc de Vobsession de la
PSYCHANALYSE ET PSYCHIATRIE 273
jalousie. Telle est en effet la caractéristique essentielle
de notre cas morbide.
A la suite de cette première constatation, notre intérêt
psychiatrique se trouve encore plus éveillé. Si une obses-
sion résiste aux épreuves de la réalité, c'est qu'elle n'a
passa source dans la réalité. D'où vient-elle donc? Le
contenu des obsessions varie à l'infini ; pourquoi dans
notre cas l'obsession a-t-elle précisément pour contenu
la jalousie? Ici nous écouterions volontiers le psychiatre,
mais celui-ci n'a rien à nous dire. De toutes nos ques-
tions, une seule l'intéresse. Il recherchera les antécédents
héréditaires de cette femme et nous donnera peut-être la
réponse suivante : les obsessions se produisent chez des
personnes qui accusent dans leurs antécédents hérédi-
taires des troubles analogues ou d'autres troubles psy-
chiques. Autrement dit, si une obsession s'est développée
chez cette femme, c'est qu'elle y était prédisposée héré-
ditairement. Ce renseignement est sans doute intéressant,
mais est-ce tout ce que nous voulons savoir? N'y a-t-il
pas d'autres causes ayant déterminé la production de notre
cas morbide? Nous constatons qu'une obsession de la
jalousie s'est développée de préférence à toute autre:
serait-ce là un fait indifférent, arbitraire ou inexplicable?
Et la proposition qui proclame la toute-puissance de l'hé-
rédité doit-elle également être comprise au sens négatif,
autrement dit devons-nous admettre que dès l'instant où
une âme est prédisposée à devenir la proie d'une obses-
sion, peu importent les événements susceptibles d'agir
sur elle? Vous seriez sans doute désireux de savoir pour-
quoi la psychiatrie scientifique se refuse à nous rensei-
gner davantage. A cela je vous répondrai: celui qui
donne plus qu'il n'a est un malhonnête. Le psychiatre ne
possède pas de moyen de pénétrer plus avant dans l'in-
terprétation d'un cas de ce genre. Il est obligé de se bor-
ner à formuler le diagnostic et, malgré sa riche expé-
rience, un pronostic incertain quant à la marche ultérieure
delà maladie.
Pouvons-nous attendre davantage de la psychanalyse?
Certainement, et j'espère pouvoir vous montrer que
même dans un cas aussi difficilement accessible que celui
qui nous occupe, elle est capable de mettre au jour des
faits propres à nous le rendre intelligible. Veuillez d'abord
27A THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
VOUS souvenir de ce détail insignifiant en apparence qu'à
vrai dire la patiente a provoqué la lettre anonyme, point
de départ de son obsession: n'a-t-elle pas notamment dit
la veille à la jeune intrigante que son plus grand mal-
heur serait d'apprendre que son mari a une maîtresse?
En disant cela, elle avait suggéré à la femme de chambre
l'idée d'envoyer la lettre anonyme. L'obsession devient
ainsi, dans une certaine mesure, indépendante de la
lettre; elle a dû exister antérieurement chez la malade,
à l'état d'appréhension (ou de désir?). Ajoutez à cela les
quelques petits faits que j'ai pu dégager à la suite de
deux heures d'analyse. La malade se montrait très peu
disposée à obéir lorsque, son histoire racontée, je
l'avais priée de me faire part d'autres idées et souvenirs
pouvant s'y rattacher. Elle prétendait qu'elle n'avait plus
rien à dire, et au bout de deux heures il a fallu cesser
l'expérience, la malade ayant déclaré qu'elle se sentait
tout à fait bien et qu'elle était certaine d'être débarras-
sée de son idée morbide. Il va sans dire que cette décla-
ration lui a été dictée par la crainte de me voir poursui-
vre l'analyse. Mais, au cours de ces deux heures, elle
n'en a pas moins laissé échapper quelques remarques qui
autorisèrent, qui imposèrent même une certaine interpré-
tation projetant une vive lumière sur la genèse de son
obsession. Elle éprouvait elle-même un profond sentiment
pour un jeune homme, pour ce gendre sur les instan-
ces duquel je m'étais rendu auprès d'elle. De ce senti-
ment elle ne se rendait pas compte; elle en était à peine
consciente: vu les liens de parenté qui l'unissaient à ce
jeune homme, son affection amoureuse n'eut pas de peine
à revêtir le masque d'une tendresse inoffensive. Or, nous
possédons une expérience suffisante de ces situations
pour pouvoir pénétrer sans difficulté dans la vie psy-
chique de cette honnête femme et excellente mère de 53
ans. L'affection qu'elle éprouvait était trop monstrueuse
et impossible pour être consciente ; elle n'en persistait
pas moins à l'état inconscient et exerçait ainsi une forte
pression. Il lui fallait quelque chose pour la délivrer de
cette pression, et elle dut son soulagement au mécanisme
du déplacement qui joue si souvent un rôle dans la pro-
duction de la jalousie obsédante. Une lois convaincue
que si elle, vieille femme, était amoureuse d'un jeune
PSYCHANALYSE ET PSYCîIîATÎUÈ 270
homme, son mari, en revanche, avait pour maîtresse une
jeune fille, elle se sentit délivrée du remords que pouvait
lui causer son infidélité. L'idée fixe de l'infidélité du
mari devait agir comme un baume calmant appliqué sur
une plaie brûlante. Inconsciente de son propre amour,
elle avait une conscience obsédante, allant jusqu'à la
manie, du reflet de cet amour, reflet dont elle retirait un
si grand avantage. Tous les arguments qu'on pouvait
opposer à son idée devaient rester sans effet, car ils
étaient dirigés non contre le modèle, mais contre son
image réfléchie, celui-là communiquant sa force à celle-
ci et restant caché, inattaquable, dans l'inconscient.
Récapitulons les données que nous avons pu obtenir
par ce jjref et difficile effort psychanalytique. Elles nous
permettront peut-être de comprendre ce cas morbide, à
supposer naturellement que nous ayons procédé correc-
tement, ce dont vous ne pouvez pas être juges ici. Pre-
mière donnée: l'idée fixe n'est plus quelque chose d'ab-
surde ni d'incompréhensible ; elle a un sens, elle est bien
motivée, fait partie d'un événement affectif survenu dans
la vie de la malade. Deuxième donnée: cette idée fixe
est un fait nécessaire, en tant que réaction contre un
processus psychique inconscient que nous avons pu
dégager d'après d'autres signes ; et c'est précisément au
lien qui la rattache à ce processus psychique inconscient
qu'elle doit son caractère obsédant, sa résistance à tous
les arguments fournis par la logique et la réalité. Cette
idée fixe est même quelque chose de bienvenu, une sorte
de consolation. Troisième donnée: si la malade a fait la
veille à la jeune intrigante la confidence que vous savez,
il est incontestable qu'elle y a été poussée par le senti-
ment secret qu'elle éprouvait à l'égard de son gendre et
qui forme comme l'arrière-fond de sa maladie. Ce cas
présente ainsi, avec l'action symptomatique que nous
avons analysée plus haut, des analogies importantes, car,
ici comme là, nous avons réussi à dégager le sens ou
l'intention de la manifestation psychique, ainsi que ses
rapports avec un élément inconscient faisant partie de la
situation.
Il va sans dire que nous n'avons pas résolu toutes les
questions se rattachant à notre cas. Celui-ci est plutôt
hérissé de problèmes dont quelques-uns ne sont pas
276 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
encore susceptibles de solution, tandis que d'autres n'ont
pu être résolus, à cause des circonstances défavorables
particulières à ce cas. Pourquoi, par exemple, cette
iemme, si heureuse en ménage, devient-elle amoureuse
de son gendre et pourquoi la délivrance, qui aurait bien
pu revêtir une autre forme quelconque, se produit-elle
sous la forme d'un reflet, d'une projection sur son mari
de son état à elle? Ne croyez pas que ce soient-là des
questions oiseuses et malicieuses. Elles comportent des
réponses en vue desquelles nous disposons déjà de nom-
breux éléments. Notre malade se trouve à l'âge critique
qui comporte une exaltation subite et indésirée du besoin
sexuel : ce fait pourrait, à la rigueur, suffire à lui seul
à expliquer tout le reste. Mais il se peut encore que le
bon et fidèle mari ne soit plus, depuis quelques années,
en possession d'une puissance sexuelle en rapport avec
le besoin de sa femme mieux conservée. Nous savons
par expérience que ces maris, dont la fidélité n'a d'ailleurs
pas besoin d'autre explication, témoignent précisément
à leurs femmes une tendresse particulière et se montrent
d'une grande indulgence pour leurs troubles nerveux.
De plus, il n'est pas du tout indifférent que l'amour
morbide de cette dame se soit précisément porté sur le
jeune mari de sa fille. Un fort attachement erotique à la
fille, attachement qui peut être ramené, en dernière ana-
lyse, à la constitution sexuelle de la mère, trouve souvent le
moyen de se maintenir à la faveur d'une pareille transfor-
mation. Dois-je vous rappeler, à ce propos, que les rela-
tions sexuelles entre belle-mère et gendre ont toujours
été considérées comme particulièrement abjectes et
étaient frappées chez les peuples primitifs d'interdictions
tabou et de « flétrissures » rigoureuses*? Aussi bien dans
le sens positif que dans le sens négatif, ces relations
dépassent souvent la mesure socialement désirable.
Gomme il ne m'a pas été possible de poursuivre l'analyse
de ce cas pendant plus de deux heures, je ne saurais
vous dire lequel de ces trois facteurs doit être incriminé
chez la malade qui nous occupe ; sa névrose a pu être
produite par l'action de l'un ou de deux d'entre eux,
comme par celle de tous les trois réunis.
I. Cfr. Totem und Tabu, igiS.
PSYCHANALYSE ET PSYCHIATRIE 277
Je m'aperçois maintenant que je viens de vous parler de
choses que vous n'êtes pas encore préparés à comprendre.
Je l'ai fait pour établir un parallèle entre la psychiatrie
et la psychanalyse. Eh bien, vous êtes-vous aperçus
quelque part d'une opposition entre l'une et l'autre ? La
psychiatrie n'applique pas les méthodes techniques de la
psychanalyse, elle ne se soucie pas de rattacher quoi
que ce soit à l'idée lixe et se contente de nous montrer
dans l'hérédité un facteur étiologique général et éloigné,
au lieu de se livrer à la recherche de causes plus spé-
ciales et plus proches. Mais y a-t-il là une contradiction,
une opposition? Ne voyez-vous pas que, loin de se con-
tredire, la psychiatrie et la psychanalyse se complètent
l'une l'autre en môme temps que le facteur héréditaire
et l'événement psychique, loin de se combattre et de
s'exclure, collaborent de la manière la plus efficace en
vue du même résultat? Vous m'accorderez qu'il n'y a
rien dans la nature du travail psychiatrique qui puisse
servir d'argument contre la recherche psychanalytique.
C'est le psychiatre, et non la psychiatrie qui s'oppose à
la psychanalyse. Celle-ci est à la psychiatrie à peu près
ce que l'histologie est à l'anatomie : l'une étudie les for-
mes extérieures des organes, l'autre les tissus et les
cellules dont ces organes sont faits. Une contradiction
entre ces deux ordres d'études, dont l'une continue
l'autre, est inconcevable. L'anatomie constitue aujour-
d'hui la base de la médecine scientifique, mais il fut un
temps où la dissection de cadavres humains, en vue de
connaître la structure intime du corps, était défendue,
de même qu'on trouve de nos jours presque condamnable
de se livrer à la psychanalyse, en vue de connaître le
fonctionnement intime de la vie psychique. Tout porte
cependant à croire que le temps n'est pas loin où l'on se
rendra compte que la psychiatrie vraiment scientifique
suppose une bonne connaissance des processus profonds
et inconscients de la vie psychique.
Cette psychanalyse tant combattue a peut-être parmi
vous quelques amis qui la verraient avec plaisir s'affir-
mer aussi comme un procédé thérapeutique. Vous savez
que les moyens psychiatriques dont nous disposons
n'ont aucune action sur les idées fixes. La psychanalyse,
qui connaît le mécanisme de ces symptômes, serait-elle
278 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
plus heureuse sous ce rapport ? Non ; elle n'a pas plus
de prise sur ces affections que n'importe quel autre
moyen thérapeutique. Actuellement, du moins. Nous
pouvons, grâce à la psychanalyse, comprendre ce qui se
passe chez le malade, mais nous n'avons aucun moyen
de le faire comprendre au malade lui-même. Je vous ai
déjà dit que, dans le cas dont je vous ai entretenus dans
cette leçon, je n'ai pas pu pousser l'analyse au delà des
premières couches. Doit-on en conclure que l'analyse de
cas de ce genre soit à abandonner, parce que stérile ?
Je ne le pense pas. Nous avons le droit et même le
devoir de poursuivre nos recherches, sans nous préoccu-
per de leur utilité immédiate. A la fin, nous ne savons
ni où ni quand le peu de savoir que nous aurons acquis
se trouvera transformé en pouvoir thérapeutique. Alors
même qu'à l'égard des autres affections nerveuses et
psychiques la psychanalyse se serait montrée aussi
impuissante qu'à l'égard des idées fixes, elle n'en
resterait pas moins parfaitement justifiée comme moyen
irremplaçable de recherche scientifique. 11 est vrai que
nous ne serions pas alors en mesure de l'exercer ; les
hommes sur lesquels nous voulons apprendre, les
hommes qui vivent, qui sont doués de volonté propre et
ont besoin de motifs personnels pour nous aider, nous
refuseraient leur collaboration. Aussi ne veux-je pas
terminer cette leçon sans vous dire qu'il existe de vastes
groupes de troubles nerveux où une meilleure com-
préhension se laisse facilement transformer en pouvoir
thérapeutique et que, sous certaines conditions, la
psychanalyse nous permet d'obtenir dans ces affections
difficilement accessibles des résultats qui ne le cèdent
en rien à ceux qu'on obtient dans n'importe quelle autre
branche de la thérapeutique interne.
CHAPITRE XVIT
LE SENS DES SYMPTÔMES
Je vous ai montré dans la leçon précédente qu'alors
que la psychiatrie ne se préoccupe pas du mode demani-
l'estation et du contenu de chaque symptôme, la psycha-
nalyse porte sa principale attention sur l'un et sur l'autre
et a réussi à établir que chaque symptôme a un sens et se
rattache étroitement à la vie psychique du malade. C'est
J. Breuer qui, grâce à l'étude et à l'heureuse reconstitution
d'un cas d'hystérie devenu depuis lors célèbre (1880-1882),
a le premier découvert des symptômes névrotiques. Il est
vrai que P. Janet a fait la même découverte, et indépen-
damment de Breuer ; au savant français appartient même
la priorité de la publication, Breuer n'ayant publié son
observation que dix ans plus tard (iSgS-gS), à l'époque de
sa collaboration avec moi. Il importe d'ailleurs peu de
savoir à qui appartient la découverte, car une découverte
est toujours faite plusieurs fois ; aucune n'est faite en
une fois et le succès n'est pas toujours attaché au mérite.
L'Amérique n'a pas reçu son nom de Colomb. Avant
Breuer et Janet, le grand psychiatre Leuret a émis l'opi-
nion qu'on trouverait un sens même aux délires des
aliénés si l'on savait les traduire. J'avoue que j'ai été
longtemps disposé à attribuer à P. Janet un mérite tout
particulier pour son explication des symptômes névro-
tiques qu'il concevait comme des expressions des « idées
inconscientes » qui dominent les malades. Mais plus tard,
faisant preuve d'une réserve exagérée, Janet s'est exprimé
comme s'il avait voulu faire comprendre que l'inconscient
n'était pour lui qu'une « façon de parler » et que dans
son idée ce terme ne correspondait à rien de réel. Depuis
lors, je ne comprends plus les déductions de Janet, mais
je pense qu'il s'est fait beaucoup de tort, alors qu'il aurait
pu avoir beaucoup de mérite.
^^o THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSE!>
Les symptômes névrotiques ont donc leur sens, tout
comme les actes manques et les rêves et, comme ceux-ci,
ils sont en rapport avec la vie des personnes qui les pré-
sentent. Je voudrais vous rendre familière cette impor-
tante manière de voir à l'aide de quelques exemples.
Qu'il en soit ainsi toujours et dans tous les cas, c'est ce
que je puis seulement affirmer, sans être à même de le
prouver. Ceux qui cherchent eux-mêmes des expériences
finiront par être convaincus de ce que je dis. Mais, pour
certaines raisons, j'emprunterai mes exemples non à
l'hystérie, mais à une autre névrose, tout à fait remar-
quable, au fond très voisine de l'hystérie, et dont je dois
vous dire quelques mots à titre d'introduction. Cette
névrose, qu'on appelle névrose obsessionnelle, n'est pas
aussi populaire que l'hystérie que tout le monde connaît.
Elle est, si je puis m'exprimer ainsi, moins importuné-
ment bruyante, se comporte plutôt comme une affaire
privée du malade, renonce presque complètement aux
manifestations somatiques et concentre tous ses symp-
tômes dans le domaine psychique. La névrose obses-
sionnelle et l'hystérie sont les formes de névrose qui ont
fourni la première base à l'étude de la psychanalyse, et
c'est dans le traitement de ces névroses que notre théra-
peutique a remporté ses plus beaux succès. Mais la
névrose obsessionnelle, à laquelle manque cette mysté-
rieuse extension du psychique au corporel, nous est
rendue par la psychanalyse plus claire et plus familière
que l'hystérie, et nous avons pu constater qu'elle manifeste
avec beaucoup plus de netteté certains caractères extrêmes
des affections névrotiques.
La névrose obsessionnelle se manifeste en ce que les
malades sont préoccupés par des idées auxquelles ils ne
s'intéressent pas, éprouvent des impulsions qui leur
paraissent tout à fait bizarres et sont poussés à des actions
dont l'exécution ne leur procure aucun plaisir, mais
auxquelles ils ne peuvent pas échapper. Les idées (repré-
sentations obsédantes) peuvent être en elles-mêmes
dépourvues de sens ou seulement indifférentes pour
l'individu, elles sont souvent tout à fait absurdes et
déclenchent dans tous les cas une activité intellectuelle
intense qui épuise le malade et à laquelle il se livre à
son corps défendant. Il est obligé, contre sa volonté, de
LE SENS DES SYMPTÔMES 281
scruter et de spéculer, comme s'il s'agissait de ses affaires
vitales les plus importantes. Les impulsions que le
malade éprouve peuvent également paraître enfantines
et absurdes, mais elles ont le plus souvent un contenu
terrifiant, le malade se sentant incité à commettre des
crimes graves, de sorte qu'il ne les repousse pas seule-
ment comme lui étant étrangères, mais les fuit effrayé, et
se défend contre la tentation par toutes sortes d'inter-
dictions, de renoncements et de limitations de sa liberté.
Il est bonde dire que ces crimes et mauvaises actions ne
reçoivent jamais même un commencement d'exécution :
la fuite et la prudence finissent toujours par en avoir
raison. Les actions que le malade accomplit réellement,
les actes dits obsédants, ne sont que des actions
inoffensives, vraiment insignifiantes, le plus souvent des
répétitions, des enjolivements cérémonieux des actes
ordinaires de la vie courante, avec ce résultat que les
démarches les plus nécessaires, telles que le fait de se
coucher, de se laver, de faire sa toilette, d'aller se pro-
mener deviennent des problèmes pénibles, à peine solu-
bles. Les représentations, impulsions et actions morbides
ne sont pas, dans chaque forme et cas de névrose obses-
sionnelle, mélangées dans des proportions égales : le
plus souvent, c'est l'un ou l'autre de ces facteurs qui
domine le tableau et donne son nom à la maladie, mais
toutes les formes et tous les cas ont des traits communs
qu'il est impossible de méconnaître.
Il s'agit là certainement d'une maladie bizarre. Je
pense que la fantaisie la plus extravagante d'un psychiatre
en délire n'aurait jamais réussi à construire quelque
chose de semblable et si l'on n'avait pas l'occasion de
voir tous les jours des cas de ce genre, on ne croirait
pas à leur existence. Ne croyez cependant pas que vous
rendez service au malade en lui conseillant de se
distraire, de ne pas se livrer à ses idées absurdes et de
mettre à leur place quelque chose de raisonnable. 11
voudrait lui-même faire ce que vous lui conseillez, il est
parfaitement lucide, partage votre opinion sur ses symp-
tômes obsédants, il vous l'exprime même avant que vous
l'ayez formulée. Seulement, il ne peut rien contre son
état : ce qui, dans la névrose obsessionnelle, s'impose à
l'action, est supporté par une énergie pour laquelle nous
282 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
manquons probablement de comparaison dans la vie nor-
male. Il ne peut qu'une chose : déplacer, échanger,
mettre à la place d'une idée absurde une autre, peut-
être atténuée, remplacer unç précaution ou une inter-
diction par une autre, accomplir un cérémonial à la
place d'un autre. Il peut déplacer la contrainte, mais il
est impuissant à la supprimer. Le déplacement des symp-
tômes, grâce à quoi ils s'éloignent souvent beaucoup
de leur forme primitive, constitue un des principaux
caractères de sa maladie ; on est frappé, en outre, par ce
fait que les oppositions (polarités) qui caractérisent la vie
psychique sont particulièrement prononcées dans son
cas. A côté de la contrainte ou obsession à contenu
négatif ou positif, on voit apparaître, dans le domaine
intellectuel, le doute qui s'attache aux choses généra-
lement les plus certaines. Et, cependant, notre malade
fut jadis un homme très énergique, excessivement persé-
vérant, d'une intelligence au-dessus de la moyenne. Il
présente le plus souvent un niveau moral très élevé, se
montre très scrupuleux, d'une rare correction. Vous vous
doutez bien du travail qu'il faut accomplir pour arriver
à s'orienter dans cet ensemble contradictoire de traits de
caractère et de symptômes morbides. Aussi n'ambi-
tionnons-nous pour le moment que peu de chose : pou-
voir comprendre et interpréter quelques-uns de ces symp-
tômes.
Vous seriez peut-être désireux de savoir, en vue de la
discussion qui va suivre, comment la psychiatrie actuelle
se comporte à l'égard des problèmes de la névrose
obsessionnelle. Le chapitre qui se rapporte à ce sujet
est bien maigre. La psy(;hiatrie distribue des noms aux
différentes obsessions, et rien de plus. Elle insiste, en
revanche, sur le fait que les porteurs de ces symptômes
sont des « dégénérés ». Affirmation peu satisfaisante :
elle constitue, non une explication, mais un jugement
de valeur, une condamnation. Sans doute, les gens qui
sortent de l'ordinaire peuvent présenter toutes les sin-
gularités possibles, et nous concevons fort bien que des
personnes chez lesquelles se développent des symptômes
comme ceux de la névrose obsessionnelle doivent avoir
reçu de la nature une constitution différente de celle
des autres hommes. Mais, demanderons-nous, sont-ils
LE SENS DES SYMPTÔMES 283
plus « dégénérés » que les autres nerveux, par exemple
les hystériques et les malades atteints de psychoses? La
caractéristique est évidemment trop générale. On peut
même se demander si elle estjustifiée, lorsqu'on apprend
que des hommes excellents, d'une très haute valeur
sociale, peuvent présenter les mêmes symptômes. Géné-
ralement, nous savons peu de chose sur la vie intime de
nos grands hommes : cela est dû aussi bien à leur propre
discrétion qu'au manque de sincérité de leurs biogra-
phes. 11 arrive cependant qu'un fanatique de la vérité,
comme Emile Zola, mette à nu devant nous sa vie, et
alors nous apprenons de combien d'habitudes obsédantes
il avait été tourmenté\
Pour ces névrotiques supérieurs, la psychiatrie a créé
la catégorie des « dégénérés supérieurs ». Rien de mieux.
Mais la psychanalyse nous a appris qu'il est possible
de faire disparaître définitivement ces symptômes obsé-
dants singuliers, comme on fait disparaitre beaucoup
d'autres afi'ections, et cela aussi bien que chez des
hommes non dégénérés. J'y ai moi-même réussi plus
d'une fois.
Je vais vous citer deux exemples d'analyse d'un sym-
tôme obsédant. Un de ces exemples est emprunté à une
observation déjà ancienne et je ne saurais lui en substi-
tuer de plus beau ; l'autre est plus récent. Je me con-
tente de ces deux exemples, car les cas de ce genre
demandent à être exposés tout au long, sans négliger
aucun détail.
Une dame âgée de 3o ans environ, qui souffrait de
phénomènes d'obsession très graves et que j'aurais peut-
être réussi à soulager, sans un perfide accident qui a
rendu vain tout mon travail (je vous en parlerai peut-être
un jour) exécutait plusieurs fois par jour, entre beau-
coup d'autres, l'action obsédante suivante, tout à fait
remarquable. Elle se précipitait de sa chambre dans une
autre pièce contiguë, s'y plaçait dans un endroit déter-
miné devant la table occupant le milieu de la pièce,
sonnait sa femme de chambre, lui donnait un ordre
quelconque ou la renvoyait purement et simplement et
I. E. Toulouse. — Emile Zola, Enquête médico-psychologique. Paris,
[896.
2<S4 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
s'enfuyait de nouveau précipitamment dans sa chambre.
Certes, ce symptôme morbide n'était pas grave, mais il
était de nature à exciter la curiosité. L'explication a été
obtenue de la façon la plus certaine et irréfutable, sans
la moindre intervention du médecin. Je ne vois même
pas comment j'aurais pu même soupçonner le sens de
cette action obsédante, entrevoir la moindre possibilité
de son interprétation. Toutes les fois que je demandais
à la malade : « pourquoi le faites-vous? » elle me répon-
dait: « je n'en sais rien ». Mais un jour, après que j'eus
réussi à vaincre chez elle un grave scrupule de conscience,
elle trouva subitement l'explication et me raconta des
faits se rattachant à cette action obsédante. Il y a plus
de dix ans, elle avait épousé un homme beaucoup plus
âgé qu'elle et qui, la nuit de noces, se montra impuis-
sant. Il avait passé la nuit à courir de sa chambre dans
celle de sa femme, pour renouveler la tentative, mais
chaque fois sans succès. Le matin il dit, contrarié : « j'ai
« honte devant la femme de chambre qui va faire le lit ».
Ceci dit, il saisit un flacon d'encre rouge, qui se trou-
vait par hasard dans la chambre, et en versa le contenu
sur le drap de lit, mais pas à l'endroit précis où auraient
dû se trouver les taches de sang. Je n'avais pas compris
tout d'abord quel rapport il y avait entre ce souvenir, et
l'action obsédante de ma malade ; le passage répété d'une
pièce dans une autre et l'apparition de la femme de
chambre étaient les seuls faits qu'elle avait en commun
avec l'événement réel. Alors la malade, m'amenant dans
la deuxième chambre et me plaçant devant la table, me
fit découvrir sur le tapis de celle-ci une grande tache
rouge. Et elle m'expliqua qu'elle se mettait devant la
table dans une position telle que la femme de chambre
qu'elle appelait ne pût pas ne pas apercevoir la tache. Je
n'eus plus alors de doute quant aux rapports étroits
existant entre la scène de la nuit de noces et l'action
obsédante actuelle. Mais ce cas comportait encore beau-
coup d'autres enseignements.
Il est avant tout évident que la malade s'identifie avec
son mari ; elle joue son rôle en imitant sa course d'une
pièce à l'autre. Mais pour que l'identification soit com-
plète, nous devons admettre qu'elle remplace le lit et le
drap de lit par la table et le tapis de table . Ceci peut paraître
LE SENS DES SYMPTÔMES 285
arbitraire, mais ce n'est pas pour rien que nous avons
étudié le symbolisme des rêves. Dans le rêve aussi on voit
souvent une table qui doit être interprétée comme figu-
rant un lit. Table et lit réunis figurent le mariage. Aussi
Tun remplace-t-il facilement l'autre.
La preuve serait ainsi faite que l'action obsédante a
un sens ; elle paraît être une représentation, une répéti-
tion de la scène significative que nous avons décrite plus
haut. Mais rien ne nous oblige à nous en tenir à cette
apparence ; en soumettant à un examen plus approfondi
les rapports entre la scène et l'action obsédante, nous
obtiendrons peut-être des renseignements sur des faits
plus éloignés, sur l'intention de l'action. Le noyau de
celle-ci consiste manifestement dans l'appel adressé à la
femme de chambre dont le regard est attiré sur la tache,
contrairement à l'observation du mari : « nous devrions
avoir honte devant la femme de chambre ». Jouant le
rôle du mari, elle le représente donc comme n'ayant pas
honte devant la femme de chambre, la tache se trouvant
à la bonne place. Nous voyons donc que notre malade
ne s'est pas contentée de reproduire la scène : elle l'a
continuée et corrigée, elle l'a rendue réussie. Mais, ce
faisant, elle corrige également un autre accident pénible
de la fameuse nuit, accident qui avait rendu nécessaire
le recours à l'encre rouge : l'impuissance du mari. L'ac-
tion obsédante signifie donc : « Non, ce n'est pas vrai ; il
n'avait pas à avoir honte ; il ne fut pas impuissant. » Tout
comme dans un rêve, elle représente ce désir comme
réalisé dans une action actuelle, elle obéit à la ten-
dance consistant à élever son mari au-dessus de son
échec de jadis.
A l'appui de ce que je viens de dire, je pourrais vous
citer tout ce que je sais encore sur cette femme. Autrement
dit: tout ce que nous savons encore sur son compte nous
impose cette interprétation de son action obsédante, en
elle-même inintelligible. Cette femme vit depuis des
années séparée de son mari et lutte contre l'intention de
demander une rupture légale du mariage. Mais il ne
peut être question pour elle de se libérer de son mari ;
elle se sent contrainte de lui rester fidèle, elle vit dans
la retraite, afin de ne pas succomber à une tentation, elle
excuse son mari et le grandit dans son imagination.
286 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
Mieux que cela, le mystère le plus profond de ss maladie
consiste en ce que par celle-ci elle protège son mari contre
de méchants propos, justifie leur séparation dans l'espace
et lui rend possible une existence séparée agréable.
C'est ainsi que l'analyse d'une anodine action obsédant^
nous conduit directement jusqu'au noyau le plus caché
d'un cas morbide et nous révèle en même temps une
partie non négligeable du mystère de la névrose
obsessionnelle. Je me suis volontiers attardé à cet
exemple parce qu'il réunit des conditions auxquelles on
ne peut pas raisonnablement s'attendre dans tous les
cas. L'interprétation des symptômes a été trouvée ici
d'emblée par la malade, en dehors de toute direction
ou intervention de l'analyse, et cela en corrélation avec
un événement qui s'était produit, non à une période
reculée de l'enfance, msiis alors que la malade était déjà
en pleine maturité, cet événement ayant persisté intact
dans sa mémoire. Toutes les objections que la critique
adresse généralement à nos interprétations de symp-
tômes, se brisent contre ce seul cas. Il va sans dire
qu'on n'a pas toujours la chance de rencontrer des cas
pareils.
Quelques mots encore, avant de passer au cas suivant.
N'avez-vous pas été frappés par le fait que cette action
obsédante peu apparente nous a introduits dans la vie la
plus intime de la malade? Quoi de plus intime dans la
vie d'une femme que l'histoire de sa nuit de noces? Et
serait-ce un fait accidentel et sans importance que notre
analyse nous ait introduits dans l'intimité de la vie
sexuelle de la malade? Il se peut, sans doute, que j'ai eue
dans mon choix la main heureuse. Mais ne concluons
pas trop vite et abordons notre deuxième exemple, d'un
genre tout à fait différent, un échantillon d'une espèce
très commune : un cérémonial accompagnant le coucher.
Il s'agit d'une belle jeune fille de 19 ans, bien douée,
enfant unique de ses parents, auxquels elle est supérieure
par son instruction et sa vivacité intellectuelle. Enfant,
elle était d'un caractère sauvage et orgueilleux et était
devenue, au cours des dernières années et sans aucune
cause extérieure apparente, morbidement nerveuse. Elle
se montre particulièrement irritée contre sa mère ; elle
est mécontente, déprimée, portée à l'indécision et au doute
LE SENS DES SYMPTÔMES 287
et finit par avouer qu'elle ne peut plus traverser seule
des places et des rues un peu- larges. Il y a là un état
inorlDide compliqué, qui comporte au moins deux dia-
gnostics : celui d'agoraphobie et celui de névrose obses-
sionnelle. Nous ne nous y arrêterons pas longtemps : la
seule chose qui nous intéresse dans le cas de cette ma-
lade, c'est son cérémonial du coucher qui est une source
de souffrances pour ses parents. On peut dire que, dans
un certain sens, tout sujet normal a son cérémonial du
coucher ou tient à la réalisation de certaines conditions
dont la non-exécution l'empêche de s'endormir ; il a
entouré le passage de l'état de veille à l'état de sommeij
de certaines formes qu'il reproduit exactement tous les
soirs. Mais toutes les conditions dont l'homme sain
entoure le sommeil sont rationnelles et, comme telles,
se laissent facilement comprendre ; et, lorsque les cir-
constances extérieures lui imposent un changement, il
s'y adapte facilement et sans perte de temps. Mais le céré-
monial pathologique nianque de souplesse, il sait s'im-
poser au prix des plus grands sacrifices, s'abriter derrière
des raisons en apparence rationnelles et, à l'examen
superficiel, il ne semble se distinguer du cérémonial
normal que par une minutie exagérée. Mais à un examen
plus attentif on constate que le cérénionial morbide
comporte des conditions que nulle raison ne justifie, et
d'autres qui sont nettement anti-rationnelles. Notre
malade justifie les précautions qu'elle prend pour la nuit
par cette raison que pour dormir elle a besoin de
calme ; elle doit donc éliniiner toutes les sources de
bruit. Pour réaliser ce but, elle prend tous les soirs,
avant le sommeil, les deux précautions suivantes : en
premier lieu, elle arrête la grande pendule qui se trouve
dans sa chambre et fait emporter toutes les autres pen-
dules, sans même faire une exception pour sa petite
montre-bracelet dans son écrin ; en deuxième lieu, elje
réunit sur son bureau tous les pots à fleurs et vases, de
telle sorte qu'aucun d'entre eux ne puissse, pendant la
nuit, se casser en tombant et ainsi troubler son sommeil.
Elle sait parfaitement bien que le besoin de repos ne
justifie ces mesures qu'en apparence ; elle se rend
compte que la petite montre-bracelet, laissée dans son
écrin, ne saurait troubler son sommeil par son tic-tac,
288 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
et nous savons tous par expérience que le tic-tac régulier
et monotone d'une pendule, loin de troubler le sommeil,
ne fait que le favoriser. Elle convient, en outre, que la
crainte pour les pots à fleurs et les vases ne repose sur
aucune vraisemblance. Les autres conditions du céré-
monial n'ont rien à voir avec le besoin de repos. Au
contraire : la malade exige, par exemple, que la porte qui
sépare sa chambre de celle de ses parents reste entr'ou-
verte et, pour obtenir ce résultat, elle immobilise la porte
ouverte à l'aide de divers objets, précaution susceptible
d'engendrer des bruits qui, sans elle, pourraient être
évités. Mais les précautions les plus importantes portent
sur le lit même. L'oreiller qui se trouve à la tête du
lit ne doit pas toucher au bois du lit. Le petit coussin
de tête doit être disposé en losange sur le grand, et la
malade place sa tête dans la direction du diamètre lon-
gitudinal de ce losange. L'édredon de plumes doit au
préalable être secoué, de façon à ce que le côté corres-
pondant aux pieds devienne plus épais que le côté
opposé ; mais, cela fait, la malade ne tarde pas à défaire
son travail et à aplatir cet épaississement.
Je vous fais grâce des autres détails, souvent très
minutieux, de ce cérémonial ; ils ne nous apprendraient
d'ailleurs rien de nouveau et nous entraîneraient trop
loin du but que nous nous proposons. Mais sachez bien
que tout cela ne s'accomplit pas aussi facilement et aussi
simplement qu'on pourrait le croire. 11 y a toujours la
crainte que tout ne soit pas fait avec les soins nécessaires :
chaque acte doit être contrôlé, répété, le doute s'attaque
tantôt à l'une, tantôt à une autre précaution, et tout ce
travail dure une heure ou deux pendant lesquelles ni
la jeune fille ni ses parents terrifiés ne peuvent s'en-
dormir.
L'analyse de ces tracasseries n'a pas été aussi facile
que celle de l'action obsédante de notre précédente
malade. J'ai été obligé de g^iider la jeune fille et de lui
proposer des projets d'interprétation qu'elle repoussait
invariablement par un non catégorique ou qu'elle n'ac-
cueillait qu'avec un doute méprisant. Mais cette première
réaction de négation fut suivie d'une période pendant
laquelle elle était préoccupée elle-même par les possibi-
lités qui lui étaient proposées, cherchant à faire surgir
LE SENS DES SYMPTÔMEÎ^ 289
des idées se rapportant à ces possibilités, évoquant des
souvenirs, reconstituant des ensembles, et elle a fini par^
accepter toutes nos interprétations, mais à la suite d'une
élaboration personnelle. A mesure que ce travail s'ac-
complissait en elle, elle devenait de moins en moins
méticuleuse dans l'exécution de ses actions obsédantes,
et avant même la fin du traitement tout son cérémonial
était abandonné. Vous devez savoir aussi que le travail
analytique, tel que nous le pratiquons aujourd'hui, ne
s'attache pas à chaque symptôme en particulier jusqu'à
sa complète élucidalion. On est obligé à chaque instant
d'abandonner tel thème donné, car on est sur d'y être
ramené en 3^ abordant d'autres ensembles d'idées. Aussi
l'interprétation des symptômes que je vais vous sou-
mettre aujourd'hui, constitue-t-elle une synthèse de
résultats qu'il a fallu, en raison d'autres travaux entrepris
entre temps, des semaines et des mois pour obtenir.
Notre malade commence peu à peu à comprendre que
c'est à titre de symbole génital féminin qu'elle ne sup-
portait pas, pendant la nuit, la présence de la pendule
dans sa chambre. La pendule, dont nous connaissons
encore d'autres interprétations symboliques, assume ce
rôle de symbole génital féminin à cause de la périodicité
de son fonctionnement qui s'accomplit à des intervalles
égaux. Une femme peut souvent se vanter en disant que
ses menstrues s'accomplissent avec la régularité d'une
pendule. Mais ce que notre malade craignait surtout,
c'était d'être troublée dans son sommeil par le tic-tac de
la pendule. Ce tic-tac peut être considéré comme une
représentation symbolique des battements du clitoris lors
de l'excitation sexuelle. Elle était en effet souvent
réveillée par cette sensation pénible, et c'est la crainte
de l'érection qui lui avait fait écarter de son voisinage,
pendant la nuit, toutes les pendules et montres en
marche. Pots à fleurs et vases sont, comme tous les réci-
pients, également des symboles féminins. Aussi la
crainte de les exposer pendant la nuit à tomber et à se
briser n'est-elle pas tout à fait dépourvue de sens. Vous
connaissez tous cette coutume très répandue qui consiste
à briser, pendant les fiançailles, un vase ou une assiette.
Chacun des assistants s'en approprie un fragment, ce
que nous devons considérer, en nous plaçant au point
^90 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
de vue d'une organisation matrimoniale pré-monogà-
mique, comme un renoncement aux droits que chacun
pouvait,ou croyait avoir sur la fiancée. A cette partie de
son cérémonial se rattachaient chez notre jeune fille un
souvenir et plusieurs idées. Etant enfant, elle tomba,
pendant qu'elle avait à la main un vase en verre ou en
terre, et se fit au doigt une blessure qui saigna abon-
damment. Devenue jeune fille et ayant eu connaissance
des faits se rattachant aux relations sexuelles, elle fut
obsédée par la crainte angoissante qu'elle pourrait ne
pas saigner pendant sa nuit de noces, ce qui ferait naître
dans l'esprit de son mari des doutes quant à sa virginité.
Ses précautions contre le bris des vases constituent donc
une sorte de protestation contre tout le complexus en
rapport avec la virginité et l'hémorragie consécutive aux
premiers rapports sexuels, une protestation aussi bien
contre la crainte de saigner que contre la crainte opposée,
celle de ne pas saigner. Quant aux précautions contre le
bruit, auxquelles elle subordonnait ces mesures, elles
n'avaient rien, ou à peu près rien, à voir avec celles-ci.
Elle révéla le sens central de son cérémonial un jour
où elle eut la compréhension subite de la raison pour
laquelle elle ne voulait pas que l'oreiller touchât au bois
de lit : l'oreiller, disait-elle, est toujours femme, et la
paroi verticale du lit est homme. Elle voulait ainsi, par
une sorte d'action magique, pourrions-nous dire, séparer
l'homme et la femme, c'est-à-dire empêcher ses parents
d'avoir des rapports sexuels. Longtemps avant d'avoir
établi son cérémonial, elle avait cherché à atteindre le
même but d'une manière plus directe. Elle avait simulé
la peur ou utilisé une peur réelle pour obtenir que la
porte qui séparait la chambre à coucher des parents de
la sienne fût laissée ouverte pendant la nuit. Et elle avait
conservé cette mesure dans son cérémonial actuel. Elle
s'offrait ainsi l'occasion d'épier les parents et, à force de
vouloir profiter de cette occasion, elle s'était attiré une
insomnie qui avait duré plusieurs mois. Non contente de
troubler ainsi ses parents , elle venait de temps à autre
s'installer dans leur lit, entre le père et la mère.
Et c'est alors que 1' « oreiller » et le « bois de lit )>
se trouvaient réellement séparés. Lorsqu'elle eut enfin
grandi, au point de ne plus pouvoir coucher avec ses
LE SENS DES SYMPTÔMES 29 î
parents sans les gêner et sans être gênée dîle-même, elle
s'ingéniait encore à simuler la peur, afin d'obtenir que
la mère lui cédât sa place auprès du père et vînt elle-
même coucher dans le lit de Sa fille. Cette situation
fut certainement le point de départ de quelques inven-
tions dont nous retrouvons la trace dans son cérémonial.
Si un oreiller est un symbole féminin, l'acte consistant
à secouer l'édredon jusqu'à ce que toutes les plumes
s'étant amassées dans sa partie inférieure y forment une
boursouflure, avait également un sens : il signifiait
rendre la femme enceinte ; mais notre malade ne tardait
pas à dissiper cette grossesse, car elle avait vécu pendant
des années dans la crainte que des rapports de ses
parents ne naquît un nouvel enfant qui lui aurait fait
concurrence. D'autre part, si le grand oreiller, symbole
féminin, représentait la mère, le petit oreiller de tête ne
pouvait représenter qiie la fille. Pourquoi ce dernier
oreiller devait-il être disposé en losange, et pourquoi la
tête de notre malade devait-elle être placée dans le sens
de la ligne médiane de ce losange? Parce que le losange
représente la forme de l'appareil génital de la femme,
lorsqu'il est ouvert. C'est donc elle-même qui jouait le
rôle du mâle, sa tête remplaçant l'appareil sexuel mas-
culin (Cfr. : « La décapitation comme représentation
symbolique delà castration. »)
Ce sont là de tristes choses, diriez-vous, que celles qui
ont germé dans la tête de cette jeune fille vierge. J'en
conviens, mais n'oubliez pas que, ces choses-là, je ne les
ai pas inventées : je les ai seulement interprétées. Le
cérémonial que je viens de vous décrire est également
une chose singulière et il existe une correspondance que
vous ne devez pas méconnaître entre ce cérémonial et
les idées fantaisistes que nous révèle l'interprétation. Mais
ce qui m'importe davantage, c'est que vous ayez compris
que le cérémonial en question était inspiré, non par une
Seule et unique idée fantaisiste, mais par un grand
nombre de ces idées qui convergeaient toutes en un point
situé quelque part. Et vous vous êtes sans doute aperçus
également que les prescriptions de ce cérémotiial tra-
duisaient les désirs sexuels dans un sens tantôt positif,
à titre de substitutions, tantôt négatif, à titre de moyens
de défense.
ag^ THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
L'analyse de ce cérémonial aurait pu nous fournir
d'autres résultats encore si nous avions tenu exacte-
ment compte de tous les autres symptômes présentés
par la malade. Mais ceci ne se rattachait pas au but que
nous nous étions proposé. Contentez-vous de savoir que
cette jeune fille éprouvait pour son père une attirance
erotique dont les débuts remontaient à son enfance, et il
faut peut-être voir dans ce fait la raison de son attitude
peu amicale envers sa mère. C'est ainsi que l'analyse de
ce symptôme nous a encore introduits dans la vie sexuelle
de la malade, et nous trouvero-ns ce fait de moins en
moins étonnant, à mesure que nous apprendrons à mieux
connaître le sens et l'intention des symptômes névro-
tiques.
Je vous ai donc montré sur deux exemples choisis que,
tout comme les actes manques et les rêves, les symp-
tômes névrotiques ont un sens et se rattachent étroite-
ment à la vie intime des malades. Je ne puis certes pas
vous demander d'adhérer à ma proposition sur la foi de
ces deux exemples. Mais, de votre côté, vous ne pouvez
pas exiger de moi devons produire des exemples en nom-
bre illimité, jusqu'à ce que votre conviction soit faite. Vu
en effet les détails avec lesquels je suis obligé de traiter
chaque cas, il me faudrait un cours semestriel de cinq
heures par semaine pour élucider ce seul point de la
théorie des névroses. Je me contente donc de ces deux
preuves en faveur de ma proposition et vous renvoie pour
le reste aux communications qui ont été publiées dans la
littérature sur ce sujet, et notamment aux classiques
interprétations de symptômes par J. Breuer (Ilt/slérie),
aux frappantes explications de très obscurs symptômes
observés dans la démence précoce, explications publiées
par C.-G. Jung à l'époque où cet auteur n'était encore
que psychanalyste et ne prétendait pas au rôle de pro-
phète ; je vous renvoie en outre à tous les autres travaux
qui ont depuis rempli nos périodiques. Les recherches
de ce genre ne manquent précisément pas. L'analyse,
l'interprétation et la traduction des symptômes névro-
tiques ont accaparé l'attention des psychanalystes au
point de leur faire négliger tous les autres problèmes se
rattachant aux névroses.
Ceux d'entre vous qui voudront bien s'imposer ce tra-
LE SENS DES SYMPTOMES 290
vail de documentation, seront certainement impression-
nés par la quantité et la force des matériaux réunis sur
cette question. Mais ils se heurteront aussi à une diffi-
culté. Nous savons que le sens d'un symptôme réside
dans les rapports qu'il présente avec la vie intime des
malades. Plus un symptôme est individualisé, et plus
nous devons nous attacher à définir ces rapports. La
tâche qui nous incombe, lorsque nous nous trouvons en
présence d'une idée dépourvue de sens et d'une action sans
but, consiste à retrouver la situation passée dans laquelle
l'idée en question était justifiée et l'action conforme à un
but. L'action obsessionnelle de notre malade, qui courait
à la table et sonnait la femme de chambre, constitue le
prototype direct de ce genre de symptômes. Mais on
observe aussi, et très fréquemment, des symptômes ayant
un tout autre caractère. On doit les désigner comme les
symptômes « typiques » de la maladie, car ils sont à peu
près les mêmes dans tous les cas, les différences indivi-
duelles ayant disparu ou s'étant effacées au point qu'il
devient difficile de rattacher ces symptômes à la vie indi-
viduelle des malades ou de les mettre en relation avec
des situations vécues. Déjà le cérémonial de notre
deuxième malade présente beaucoup de ces traits typi-
ques ; mais il présente aussi pas mal de traits individuels
qui rendent possible l'interprétation pour ainsi dire his-
torique de ce cas. Mais tous ces malades obsédés ont une
tendance à répéter les mêmes actions, à les rythmer, à les
isoler des autres. La plupart d'entre eux ont la manie de
laver. Les malades atteints d'agoraphobie (topophobie,
peur de l'espace), affection qui ne rentre plus dans le cadre
de la névrose obsessionnelle, mais que nous désignons
sous le nom d'hystérie d'angoisse, reproduisentdans leurs
tableaux nosologiques, avec une monotonie souvent fati-
gante, les mêmes traits : peur des espaces confinés, de
grandes places découvertes, de rues et allées s'allongeant
à perte de vue. Ils se croient protégés lorsqu'ils sont
accompagnés par une personne de leur connaissance ou
lorsqu'ils entendent une voiture derrière eux. Mais sur
ce fond uniforme chaque malade présente ses conditions
individuelles, des fantaisies, pourrait-on dire, qui sont
souvent diamétralement opposées d'un cas à l'autre. Tel
redoute les rues étroites, tel autre les rues larges ; l'un
^gi THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
île peut matdher dans la rue que lorsqu'il y a peii de
monde, tel autre ne se sent à l'aise que lorsqu'il y a
foule dans les rues. De même l'hystérie, malgré toute sa
richesse en traita individuels, présente de très nombreux
caractères généraux et typiques qui semblent rendre dif-
ficile la rétrospection historique. N'oublions cependant
pas que c'est sur ces Symptômes typiques que nous fious
guidons pour l'établissement de notre diagnostic. Si, dans
un cas donné d'hystérie, nous avons réellement réussi à
ramener un symptôme typique â tiiï événement personnel
ou à une série d'événements personnels analogues, par
exemple Un vomissement hystérique à une série d'im-
pressions de nausées, nous sommes tout à fait désorientés
lorsque l'analyse nous révèle dans un autre cas de vomis-
sements l'action présumée d'événements personnels d'une
nature toute différente. On est alors porté à admettre
que les vomissements des hystériques tiennent à des
causes que nous ignorons, les données historiques révé-
lées par l'analyse n'étant pour ainsi dire que des pré-
textes qui, lorsqu'ils se présentent, sont Utilisées par
cette nécessité interne.
C'est ainsi que nous arrivons à cette conclusion décou-
rageante que s'il nous est possible d'obtenir une expli-
cation satisfaisante du sens des symptômes névrotiques
individuels à la lumière des faits et événements vécus
par le malade, iiotre art ne suffit pas à trouver le sens
des symptômes typiques, beaucoup pluS fréquents. En
outre, je suis loin de vous avoir fait connaître toutes les
difficultés auxquelles on se heUrte lorsqu'on Veut pour-
suivre rigoureusement l'interprétation historique des
Symptômes. Je m'abstiendrai d'ailleurs de cette énumé-
ration, non que je veuille enjoliver les choses ou VouS
dissimuler les choses désagréables, mais parce que je ne
me soucie pas de Vous décourager ou de vous embrouil-
ler dès lé début de nos études communes. Il est vrai que
nous n'avons encore fait que les premiers pas dans la
voie de la compréhension de ce que les symptômes signi-
fient, mais nous devons nous eîi tenir provisoirement
aux résultats acquis et n'âVancer que progressivement
dans la direction dé l'inconnu. Je Vais donc essayer de
Vous consoler ériVôuS disant qu'uiié diff*éfence fondamen-
tale entré lés deux catégories de symptômes est difficile-
LE SENS DÈS SYMPTÔMES 29.5
ment admissible. Si les symptômes individuels dépendent
incontestablement des événements vécus par le malade,
il est permis d'admettre que les symptômes typiques
peuvent être ramenés à des événements également typi-
ques, c'est à-dire communs à tous les hommes. Les autres
traits qu'on observe régulièrement dans les névroses
peuvent être des réactions générales que la nature même
des altérations morbides impose au malade, comme par
exemple la répétition et le doute dans la névrose obses-
sionnelle. Bref, nous n'avons aucune raison de nous
laisser aller au découragement, avant de connaître les
résultats que nous pourrons obtenir ultérieurement.
Dans la théorie des rêves^ nous nous trouvons en pré-
sence d'une difficulté toute pareille, que je n'ai pas pu
faire ressortir dans nos précédents entretiens sur le rêve.
Le contenu manifeste des rêves présente des variations
et différences individuelles considérables^ et nous avons
montré tout au long ce qu'on peut^ grâce à l'analyse, tirer
de ce contenu. Mais, à côté de ces rêves, il en existe
d'autres qu'on peut également appeler « typiques » et qui
se produisent d'une manière identique chez tous les
hommes Ce sont des rêves à contenu uniforme qui
opposent à l'interprétation les mêmes difficultés : rêves
dans lesquels on se sent tomber, voler, planer, nagerj
dans lesquels on se sent entravé ou dans lesquels on se
voit tout nu, et autres rêves angoissants se prêtant, selon
les personnes, à diverses interprétations, sans qu'on
trouve en même temps l'explication de leur monotonie et
de leur production typique. Mais dans ces rêves noua
constatons, comme dans les névroses typiques, que le
fond commun est animé par des détails individuels et
variables, et il est probable qu'en élargissant notre con-
ception nous réussirons à les faire entrer, sans leur
infliger la moindre violence, dans le cadre que noua
avons obtenu à la suite de l'étude des autres rêves.
CHAPITRE XVIII
RATTACHEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE,
LTNGONSCÏENT
Je vous ai dit la dernière fois que, pour poursuivre
notre travail, je voulais prendre pour point de départ,
non nos doutes, mais nos données acquises. Les deux
analyses que je vous ai données dans le chapitre précé-
dent comportent deux conséquences très intéressantes
dont je ne vous ai pas encore parlé.
Premièrement : les deux malades nous laissent l'im-
pression d'être pour ainsi dire fixées à un certain frag-
ment de leur passé, de ne pas pouvoir s'en dégager et
d'être par conséquent étrangères au présent et au futur.
Elles sont enfoncées dans leur maladie, comme on avait
jadis l'h- ' itude de se retirer dans des couvents pour fuir
un mauvais destin. Chez notre première malade, c'est
l'union non consommée avec son mari qui fut la cause de
tout le malheuv. G est dans ses symptômes que s'exprime
le procès qu'elle engage contre son mari ; nous avons
appris à connaître les voix qui plaident pour lui, qui
l'excusent, le relèvent, regrettent sa perte. Bien que
jeune et désirable, elle a recours à toutes les pi-écautions
réelles et imaginaires (magiques) pour lui conserver sa
fidélité. Elle ne se montre pas devant des étrangers,
néglige son extérieur, éprouve de la difficulté à se relever
du fauteuil dans lequel elle est assise, hésite lorsqu'il
s'agit de signer son nom, est incapable de faire un cadeau
à quelqu'un, sous prétexte que personne ne doit rien
avoir d'elle.
Chez notre deuxième malade, c'est un attachement
erotique à son père qui, s'étant décd-aré pendant les années
de puberté, exerce la même influence décisive sur sa vie
ultérieure. Elle a tiré de son état la conclusion qu'elle ne
peut pas se marier tant qu'elle restera malade. Mais
RATTACHEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE 297
nous avons tout lieu de soupçonner que c'est pour ne
pas se marier et pour rester auprès du père qu'elle est
devenue malade.
Nous ne devons pas négliger la question de savoir
comment, par quelles voies et pour quels motifs on
assume une attitude aussi étrange et aussi désavanta-
geuse à l'égard de la vie ; à supposer toutefois que cette
attitude constitue un caractère général de la névrose, et
non un caractère particulier à nos deux malades. Or,
nous savons qu'il s'agit là d'un trait commun à toutes les
névroses et dont l'importance pratique est considérable.
La première malade hystérique de Breuer était égale-
ment fixée à l'époque où elle avait perdu son père grave-
ment malade. Malgré sa guérison, elle avait depuis, dans
une certaine mesure, renoncé à la vie ; tout en ayant
recouvré la santé et l'accomplissement normal de toutes
ses fonctions, elle s'est soustraite au sort normal de la
femme. En analysant chacune de nos malades, nous pour-
rons constater que, par ses symptômes morbides et les
conséquences qui en découlent, elle se trouve replacée dans
une certaine période de son passé. Dans la majorité des
cas, le malade choisit même à cet effet une phase très
précoce de sa vie, sa première enfance, et même, tout
ridicule que cela puisse paraître, la période où il était
encore nourrisson.
Les névroses traumatiques dont on a observé tant de
cas au cours de la dernière guerre présentent, sous ce
rapport, une grande analogie avec les névroses dont
nous nous occupons. Avant la guerre, on a naturellement
vu se produire des cas du même genre à la suite de
catastrophes de chemin de fer et d'autres désastres terri-
fiants. Au fond, les névroses traumatiques ne peuvent
être entièrement assimilées aux névroses spontanées que
nous soumettons généralement à l'examen et au traite-
ment analytique ; il ne nous a pas encore été possible de
les ranger sous nos critères et j'espère pouvoir vous en
donner un jour la raison. Mais l'assimilation des unes
aux autres est complète sur un point : les névroses trau-
matiques sont, tout comme les névroses spontanées,
fixées au moment de l'accident traumatique. Dans leurs
rêves, les malades reproduisent régulièrement la situa-
tion traumatique ; et dans les cas accompagnés d'accès
298 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
hystériformes accessibles à l'analyse on constate que
chaque accès correspond à un replacement complet dans
cette situation. On dirait que les malades n'en ont pas
encore fini avec la situation traumatique, que celle-ci se
dresse encore devant eux comme une tâche actuelle,
urgente, et nous prenons cette conception tout à fait au
sérieux : elle nous montre le chemin d'une conception
pour ainsi dire économique des processus psychiques. Et,
même, le terme traumatique n'a pas d'autre sens qu'un
sens économique, Nous appelons ainsi un événement vécu
qui, en l'espace de peu de temps, apporte dans la vie
psychique un tel surcroît d'excitation que sa suppression
ou son assimilation par les voies normales devient une
tâche impossible, ce qui a pour effet des troubles durables
dans l'utilisation de l'énergie.
Cette analogie nous encourage à désigner également
comme traumatiques les événements vécus auxquels nos
nerveux paraissent fixés. Nous obtenons ainsi pour l'af-
fection névrotique \\\i^ condition très simple : la névrose
pourrait être assimilée à une affection traumatique et
s'expliquerait par l'incapaciié où se trouve le malade de
réagir normalement à un événement psychique d'un
caractère affectif très prononcé, C'est ce qui était en
effet énoncé dans la première foi^mule dans laquelle nous
avons, Breuer et moi, résumé en iSgS-iSgS les résultats
de nos nouvelles observations Un cas comme celui de
notre première malade, de la jeune femme séparée de
son mari, cadre très bien avec cette manière de voir. Elle
n'a pas obtenu la cicatrisation de la plaie morale occa-
sionnée parla non- consommation de son mariage et est
restée comme suspendue à ce traumatisme. Mais déjà
notre deuxième cas, celui de la jeune fille érotiquement
attachée à son père, montre que notre formule n'est pas
assez compréhensive. D'une part, l'amour d'une petite
fille pour son père est un fait tellement courant et un
sentiment si facile à vaincre que la désignation « trauma-
tique », appliquée à ce cas, risque de perdre toute signi-
fication; d'autre part, il résulte de l'histoire de la malade
que cette première fixation erotique semblait avoir au
début un caractère tout à fait inoffcnsif et ne s'exprima
que beaucoup plus tard par les symptômes de la névrose
obsessionnelle. Nous prévoyons donc ici des complica-
RATTACHEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE 299
tions, les conditions de l'état morbide devant être plus
nombreuses et variées que nous ne l'avions supposé ;
mais nous avons aussi la conviction que le point de vue
traumatique ne doit pas être abandonné comme étant
erroné : il occupera seulement une autre place et sera
soumis à d'autres conditions.
Nous abandonnons donc de nouveau la voie d^ns
laquelle nous nous étions engagés. D'abord, elle ne
conduit pas plus loin ; et, ensuite, nous aurons encore
beaucoup de choses à apprendre avant de pouvoir
retrouver sa suite exacte. A propos de la fixation à une
phase déterminée du passé, faisons encore remarquer
que ce fait déborde les limites de la névrose. Chaque
névrose comporte une fixation de ce genre, mais toute
fixation ne conduit pas nécessairement à la névrose, ne
se confond pas avec la névrose, ne s'introduit pas furti-
vement au cours de la névrose. Un exemple frappant
d'une fixation affective au passé nous est donné dans la
tristesse qui comporte même un détachement complet du
passé et du futur. Mais, même au jugement du profane, la
tristesse se distingue nettement de la névrose. Il y a en
revanche des névroses qui peuvent être considérées
comme une forme pathologique de la tristesse.
Il arrive encore qu'à la suite d'un événement trauma-
tique ayant secoué la base même de leur vie, les hommes
se trouvent abattus au point de renoncer à tout intérêt
pour le présent et pour le futur, toutes les facultés de
leur âme étant fixées sur le passé. Mais ces malheureux
ne sont pas névrotiques pour cela. Nous n'allons donc
pas, en caractérisant la névrose, exagérer la valeur de ce
trait, quelles que soient et son importance et la régu-
larité avec laquelle il se manifeste.
Nous arrivons maintenant au second résultat de nos
analyses pour lequel nous n'avons pas à prévoir une
limitation ultérieure. Nous avons dit, à propos de notre
première malade, combien était dépourvue de sens l'ac-
tion obsessionnelle qu'elle accomplissait et quels sou-
venirs intimes de sa vie elle y rattachait ; nous avons
ensuite examiné les rapports pouvant exister entre cette
action et ces souvenirs et découvert l'intention de celle-là
d'après la nature de ceux-ci. Mais nous avons alors com-
plètement laissé de côté un détail qui mérite toute notre
3oo THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
attention. Tant que la malade accomplissait l'action
obsessionnelle, elle ignorait que ce faisant elle se repor-
tait à l'événement en question. Le lien existant entre
l'action et l'événement lui échappait; elle disait la vérité,
lorsqu'elle aiïirmait qu'elle ignorait les mobiles qui la
font agir. Et voilà que, sous l'influence du traitement,
elle eut un jour la révélation de ce lien dont elle devient
capable de nous faire part. Mais elle ignorait toujours
l'intention au service de laquelle elle accomplissait son
action obsessionnelle : il s'agissait notamment pour elle
de corriger un pénible événement du passé et d'élever le
mari qu'elle aimait à un niveau supérieur. Ce n'est
qu'après un travail long et pénible qu'elle a fini par com-
prendre et convenir que ce motif-là pouvait bien être la
seule cause déterminante de son action obsessionnelle.
C'est du rapport avec la scène qui a suivi l'infortunée
nuit de noces et des mobiles de la malade inspirés parla
tendresse, que nous déduisons ce que nous avons appelé
le « sens » de l'action obsessionnelle. Mais pendant
qu'elle exécutait celle-ci, ce sens lui était inconnu aussi
bien en ce qui concerne l'origine de l'action que son but.
Des processus psychiques agissaient donc en elle, pro-
cessus dont l'action obsessionnelle était le produit. Elle
percevait bien ce produit par son organisation psychique
normale, mais aucune de ses conditions psychiques
n'était parvenue à sa connaissance consciente. Elle se
comportait exactement comme cet hypnotisé auquel Bern-
heim avait ordonné d'ouvrir un parapluie dans la salle
de démonstrations cinq minutes après son i*éveil et qui,
une fois réveillé, exécuta cet ordre sans pouvoir motiver
son acte. C'est à des situations de ce genre que nous
pensons lorsque nous parlons de processus psychiques
inconscients. Nous défions n'importe qui de rendre compte
de cette situation d'une manière scientifique plus cor-
recte et, quand ce sera fait, nous renoncerons volontiers
à l'hypothèse des processus psychiques inconscients.
D'ici là, nous la maintiendrons et nous accueillerons avec
un haussement d'épaules résigné l'objection d'après la-
quelle l'inconscient n'aurait aucune réalité au sens scien-
tifique du mot, qu'il ne serait qu'un pis aller, une façon
de parler. Objection inconcevable dans le cas qui nous
occupe, puisque cet inconscient auquel on veut contester
ftATTÀGHEMENT A UKE ACTION ÎRAUMATIQUE 3oï
toute réalité produit des effets d'une réalité aussi pal-
pable et saisissable que l'action obsessionnelle.
La situation est au fond identique dans le cas de notre
deuxième patiente. Elle a créé un principe d'après lequel
l'oreiller ne doit pas toucher à la paroi du lit, et elle
doit obéir à ce principe, sans connaîtra son origine,
sans savoir ce qu'il signifie ni à quels motifs il est rede-
vable de sa force. Qu'ielle le considère elle-même comme
indifférent, qu'elle s'indigne ou se révolte contre lui ou
qu'elle se propose enfin de lui désobéir, tout cela n'a
aucune importance au point de vue de l'exécution de
l'acte. Elle se sent poussée à obéir et se demande en
vain pourquoi. Eh bien, dans ces symptômes de la né-
vrose obsessionnelle, dans ces représentations et impul-
sions qui surgissent on ne sait d'où, qui se montrent si
réfractaires à toutes les influences de la vie normale et
qui apparaissent au malade lui-même comme des hôtes
tout-puissants venant d'un monde étranger, comme des
immortels venant se mêler au tumulte de la vie des mor-
tels, comment ne pas reconnaître l'indice d'une région
psychique particulière, isolée de tout le reste, de toutes
les autres activités et manifestations de la vie intérieure?
Ces symptômes, représentations et impulsions nous
amènent infailliblement à la conviction de l'existence de
l'inconscient psychique, et c'est pourquoi la psychiatrie
clinique qui ne connaît qu'une psychologie du conscient,
ne sait se tirer d'affaire autrement qu'en déclarant que
toutes ces manifestations ne sont que des produits de
dégénérescence. Il va sans dire qu'en elles-mêmes les
représentations et les impulsions obsessionnelles ne sont
pas inconscientes, de même que l'exécution d'actions
obsessionnelles n'échappe pas à la perception consciente.
Ces représentations et impulsions ne seraient pas deve-
nues des symptômes si elles n'avaient pas pénétré jus-
qu'à la conscience. Mais les conditions psychiques aux-
quelles, d'après l'analyse que nous en avons faite, elles
sont soumises, ainsi que les ensembles dans lesquels
notre interprétation permet de les ranger, sont incon-
scients, du moins jusqu'au moment où nous les rendons
conscients au malade par notre travail d'analyse.
Si vous ajoutez à cela que cet état de choses que nous
avons constaté chez nos deux malades se retrouve dans
Freud. iq
3o3 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSE^
tous les symptômes de toutes les affections névrotiques,
que partout et toujours le sens des symptômes est inconnu
au malade, que l'analyse révèle toujours que ces symp-
tômes sont des produits de processus inconscients qui
peuvent cependant, dans certaines conditions variées et
favorables, être rendus conscients, vous comprendrez
sans peine que la psychanalyse ne puisse se passer de
l'hypothèse de l'inconscient et que nous ayons pris l'ha-
bitude de manier l'inconscient comme quelque, chose de
palpable. Et vous comprendrez peut-être aussi combien
peu compétents dans cette question sont tous ceux qui
ne Connaissent l'inconscient qu'à titre de notion, qui
n'ont jamais pratiqué d'analyse, jamais interprété un
rêve, jamais cherché le sens et l'intention de symptômes
névrotiques. Disons-le donc une fois de plus : le fait seul
qu'il est possible, grâce à une interprétation analytique,
d'attribuer un sens aux symptômes névrotiques constitue
une preuve irréfutable de l'existence de processus psy-
chiques inconscients ou, si vous aimez mieux, de la né-
cessité d'admettre l'existence de ces processus.
Mais ce n'est pas tout. Une autre découverte de
Breuer, découverte que je trouve encore plus impor-
tante que la première et qu'il a faite sans collaboration
aucune, nous apprend encore davantage sur les rapports
entre l'inconscient et les symptômes névrotiques. Non
seulement le sens des symptômes est généralement in-
conscient ; mais il existe, entre cette inconscience et la
possibilité d'existence des symptômes, une relation de
remplacement réciproque. Vous allez bientôt me com-
prendre. J'affirme avec Breuer ceci : toutes les fois que
nous nous trouvons en présence d'un symptôme, nous
devons conclure à l'existence chez le malade de certains
processus inconscients qui contiennent précisément le
sens de ce symptôme. Mais il faut aussi que ce sens soit
inconscient pour que le symptôme se produise. Les pro-
cessus conscients n'engendrent pas de symptômes né-
vrotiques ; et, d'autre part, dès que les processus incon-
scients deviennent conscients, les symptômes dispa-
raissent. Vous avez là un accès à la thérapeutique, un
moyen de faire disparaître les symptômes. C'est en effet
par ce moyen que Breuer avait obtenu la guérison de
sa malade hystérique, autrement dit la disparition de ses
ÎIATTAGHEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE 3o3
symptômes ; il avait trouvé une technique qui lui a per-
mis d'amener à la conscience les processus inconscients
qui cachaient le sens des symptômes et, cela fait, d'ob-
tenir la disparition de ceux-ci.
Cette découverte de Breuer fut le résultat, non d'une
spéculation logique, mais d'une heureuse observation
due à la collaboration de la malade. Ne cherchez pas à
comprendre cette découverte en la ramenant à un autre
fait déjà connu : acceptez-la plutôt comme un fait fonda-
mental qui permet d'en expliquer beaucoup d'autres.
Aussi vous demanderai-je la permission de vous l'expri-
mer sous d'autres formes.
Un symptôme se forme à titre de substitution, à la
place de quelque chose qui n'a pas réussi à se manifester
au dehors. Certains processus psychiques n'ayant pas pu
se développer normalement, de façon à arriver jusqu'à
la conscience, ont donné lieu à un symptôme névrotique.
Celui-ci est donc le produit d'un processus dont le déve-
loppement a été interrompu, troublé par une cause quel-
conque. Il y a eu là une sorte de permutation ; et la thé-
rapeutique des symptômes névrotiques a rempli sa tâche
lorsqu'elle a réussi à supprimer ce rapport.
La découverte de Breuer forme encore de nos jours la
base du traitement psychanalytique. La proposition que
les symptômes disparaissent lorsque leurs conditions
inconscientes ont été rendues conscientes a été con-
firmée par toutes les recherches ultérieures, malgré les
complications les plus bizarres et les plus inattendues
auxquelles on se heurte dans son application pratique
Notre thérapeutique agit en transformant l'inconscient
en conscient, et elle n'agit que dans la mesure où elle
est à même d'opérer cette transformation.
Ici permettez-moi une brève digression destinée à vous
mettre en garde contre l'apparente facilité de ce travail
thérapeutique. D'après ce que nous avons dit jusqu'à
présent, la névrose serait la conséquence d'une sorte
d'ignorance, de non-connaissance de processus psy-
chiques dont on devrait avoir connaissance. Cette pro-
position rappelle beaucoup la théorie socratique d'après
laquelle le vice lui-même serait un eflet de l'ignorance.
Or, un médecin ayant l'habitude de l'analyse n'éprou-
vera généralement aucune difïîculté à découvrir les mou-
3o4 THÉORIE GÉNÊRALÏi: DES NÉVROSES
vemetits psychiques dont tel malade particulier n'a pas
conscience. Aussi devrait-il pouvoir facilement réliablir
son malade, en le délivrant de soh ignorance par la com-
munication de ce qu'il sait. Il devrait du moins pouvoir
supprimer de la sorte une partie du sèïis ihconscieht des
symptômes ; quant aux rapports existant entre les symp-
tômes et les événements vécus, le médecin, qui ne con-
naît pas ces derniers, ne peut naturellement pas les de-
viner et doit attendre que le malade se souvienne et
parie. Mais sur ce point encore on peut, dans certains
cas, obtenir des renseignements par une voie détournée,
en s'adressant notamment à l'entourage du malade qui,
étant au courant de la vie de ce dernier, pourra souvent
reconnaitt'e, parmi les événements de cette vie, ceux qui
présentent un caractère traumatique, et même nous ren-
seigner sur des événements que le malade ignore, parce
qu'ils se sont produits à une époque très reculée de sa
vie. En combinant ces deux procédés, on pourrait espé-
rer aboutir, en peu de temps et avec un minimum d'eiïort,
au résultat voulu qui consiste à amender à la conscience
du malade ses processus psychiques inconscients
Ce serait en effet parlait ! Nous avons acquis là des
expériences auxquelles nous n'étions pas préjiarés dès
l'abord. De même que, d'après Molière, il y a fagots et
fagots, il y a savoir et savoir, il y a différentes sortes de
savoir qui n'ont pas toutes la même valeur psycholo-
gique. Le savoir du médecin n'est pas feelui du malade et
ne peut pas manifester les mêmes effets. Lorsque le mé-
decin communique au malade lé savoir qu'il a acquis, il
n'obtient aucun succès. Où, plutôt, le succès qu'il obtient
consiste, non à supprimer les symptôrtles, mais à mettre
en marche l'analyse dont les premiers indices sont sou-
vent fournis par les contradictions exprimées par le ma-
lade. Le malade sait alors quelque chose qu'il ignorait
auparavant, à savoir le sens de son symptôme, et pour-
tant il ne le sait pas plus qu'auparavant. Nous apprenons
ainsi (Jti'il y a plus d'une sorte dé non-savoir 11 faut des
connaissances psychologiques profondes pour se rendre
compte en quoi consistent les différences. Mais notre pro-
position que les symptômes disparaissent des que leur
sens devient conscient n'en reste pas moins vraij. Seu-
lement, le savoir doit avoir pour base un changement
RATTACHEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE 3o5
intérieur du malade, changement qui ne peut être pro-
voqué que par un travail psychique poursuivi en vue d'un
but déterminé. Nous sommes ici en présence de pro-
blèmes dont la synthèse nous apparaîtra bientôt comme
une dynamique de la formation de symptômes.
Et, maintenant, je vous demande : ce que je vous dis
là, ne le trouvez-vous pas trop obscur et compliqué?
N'êtes-vous pas désorientés de me voir si souvent retirer
ce que je viens d'avancer, entourer mes propositions de
toutes sortes de limitations, m'engager dans des direc-
tions pour aussitôt les abandonner? Je regretterais qu'il
en fût ainsi. Mais je n'ai aucun goût pour les simplifica-
tions aux dépens de la vérité, ne vois aucun inconvénient
à ce que vous sachiez que le sujet que nous traitons pré-
sente des côtés multiples et une complication extraordi-
naire, et je pense en outre qu'il n'y a pas de mal à ce que
je vous dise sur chaque point plus de choses que vous
n'en pourriez utiliser momentanément. Je sais parfaite-
ment bien que chaque auditeur ou lecteur arrange en
idées le sujet qu'on lui expose, abrège l'exposé, le sim-
plifie et en extrait ce qu'il désire en conserver. Il est vrai,
dans une certaine mesure, que plus il y a de choses, plus
il en reste. Laissez-moi donc espérer que, malgré tous les
accessoires dont j'ai cru devoir la surcharger, vous avez
réussi à vous faire une idée claire de la partie essentielle
de mon exposé, c'est-à-dire de celle relative au sens des
symptômes, à l'inconscient et aux rapports existant entre
ceux-là et celui-ci. Sans doute avez-vous également com-
pris que nos efforts ultérieurs tendront dans deux direc-
tions : apprendre, d'une part, comment les hommes
deviennent malades, tombent victimes d'une névrose qui
dure parfois toute la vie, ce qui est un problème cli-
nique ; i^echercher, d'autre part, comment les symptômes
morbides se développent à partir des conditions de la
névrose, ce qui reste un problème de dynamique psy-
chique. Il doit d'ailleurs y avoir quelque part un point où
ces deux problèmes se rencontrent.
Je ne voudrais pas aller plus loin aujourd'hui, mais,
comme il nous reste encore un peu de temps, j'en profite
pour attirer votre attention sur un autre caractère de
nos deux analyses, caractère dont vous ne saisirez toute
la portée que plus tard : il s'agit ies lacunes de la mé-
3o6 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
moire ou amnésies. Je vous ai dit que toute la tâche du
traitement psychanalytique pouvait être résumée dans
la formule : transformer tout l'inconscient pathogénique^
en conscient. Or, vous serez peut-être étonnés d'ap-
prendre que cette formule peut être remplacée par cette
autre : combler toutes les lacunes de la mémoire des
malades, supprimer leurs amnésies. Cela reviendrait au
même. Les amnésies des névrotiques auraient donc une
grande part dans la production de leurs symptômes. En
réfléchissant cependant au cas qui a fait l'objet de notre
première analyse, vous trouverez que ce rôle attribué à
l'amnésie n'est pas justifié. La malade, loin d'avoir oublié
la scène à laquelle se rattache son action obsessionnelle,
en garde le souvenir le plus vif, et il ne s'agit d'aucun
autre oubli dans la production de son symptôme. Moins
nette, mais tout à fait analogue est la situation dans le
cas de notre deuxième malade, de la jeune fille au céré-
monial obsessionnel. Elle aussi se souvient nettement,
bien qu'avec hésitation et peu volontiers, de sa conduite
d'autrefois, alors qu'elle insistait pour que la porte qui
séparait la chambre à coucher de ses parents de la sienne
restât ouverte la nuit et pour que sa mère lui cédât sa
place dans le lit conjugal. La seule chose qui puisse nous
paraître étonnante, c'est que la première malade, qui a
pourtant accompli son action obsessionnelle un nombre
incalculable de fois, n'ait jamais eu la moindre idée de
ses rapports avec l'événement survenu la nuit de noces,
et que le souvenir de cet événement ne lui soit pas venu,
alors même qu'elle a été amenée, par un interrogatoire
direct, à rechercher les motifs de son action. On peut en
dire autant de la jeune fille qui rapporte d'ailleurs son
cérémonial et les occasions qui le provoquaient à la
situation qui se reproduisait identique tous les soirs.
Dans aucun de ces cas il ne s'agit d'amnésie propre-
ment dite, de perte de souvenirs : il y a seulement rup-
ture d'un lien qui devrait amener la reproduction, la
réapparition de l'événement dans la mémoire. Mais si ce
trouble de la mémoire suffit à expliquer la névrose ob-
sessionnelle, il n'en est pas de même de l'hystérie. Cette
dernière névrose se caractérise le plus souvent par des
amnésies de très grande envergure. En analysant chaque
symptôme hystérique, on découvre généralement toute
RATTACHEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE ÔO'J
une série d'impressions de la vie passée que le malade
affirme expressément avoir oubliées. D'une part, cette
série s'étend jusqu'aux premières années de la vie, de
sorte que l'amnésie hystérique peut être considérée
comme une suite directe de l'amnésie infantile qui cache
les premières phases de la vie psychique, môme aux
sujets normaux. D'autre part, nous apprenons avec éton-
nement que les événements les plus récents de la vie des
malades peuvent également succomber à l'oubli et qu'en
particulier les occasions qui ont favorisé l'explosion de
la maladie ou renforcé celle-ci sont entamées, sinon com-
plètement absorbées, par l'amnésie. Le plus souvent, ce
sont des détails importants qui ont disparu de l'ensemble
d'un souvenir récent de ce genre ou y ont été remplacés
par des souvenirs faux. Il arrive même, et presque régu-
lièrement, que c'est peu de temps avant la fin d'une ana-
lyse qu'on voit surgir certains souvenirs d'événements
récents, souvenirs qui ont pu rester si longtemps refoulés
en laissant dans l'ensemble des lacunes considérables.
Ces troubles de la mémoire sont, nous l'avons dit,
caractéristiques de l'hystérie qui présente aussi, à titre de
symptômes, des états (crises d'hystérie) ne laissant géné-
ralement aucune trace dans la mémoire. Et, puisqu'il en
est autrement dans la névrose obsessionnelle, vous êtes
autorisés à en conclure que ces amnésies constituent un
caractère psychologique de l'altération hystérique, et
non un trait commun à toutes les névroses. L'importance
de cette différence se trouve diminuée par la considéra-
tion suivante. Le « sens » d'un symptôme peut être conçu
et envisagé de deux manières : au point de vue de ses
origines et au point de vue de son but, autrement dit,
en considérant, d'une part, les impressions et les événe-
ments qui lui ont donné naissance et, d'autre part, l'in-
tention à laquelle il sert. L'origine d'un symptôme se
ramène donc à des impressions venues de l'extérieur,
qui ont été nécessairement conscientes à un moment
donné, mais sont devenues ensuite inconscientes par
suite de l'oubli dans lequel elles sont tombées. Le but
du symptôme, sa tendance est, au contraire, dans tous
les cas, un processus endopsychique qui a pu devenir
conscient à un moment donné, mais qui peut tout aussi
bieu rester toujours enfoui dans l'inconscient. Peu im^
3o8 THÉO^tE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
porte donc que l'amnésie ait porté sur les origines, c'est-
à-dire sur les événements sur lesquels le symptôme
s'appuie, comme c'est le cas dans l'hystérie ; c'est le but,
c'est la tendanc^e du symptôme, but et tendance qui ont
pu être inconscients dès le début, — ce sont eux, disons-
nous, qui déterminent la dépendance du symptôme à
l'égard de l'inconscient, et cela dans la névrose obses-
sionnelle non moins que dans l'hystérie.
C'est en attribuant une importance pareille à l'incon-
scient dans la vie psychique que nous avons dressé con-
tre la psychanalyse les plus méchants esprits de la cri-
tique. Ne vous en étonnez pas et ne croyez pas que la
résistance qu'on nous oppose tienne à la difficulté de
concevoir l'inconscient ou à Finaccessibilité des expé-
riences qui s'y rapportent. Dans le cours des siècles, la
science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux
graves démentis. La première ibis, ce fut lorsqu'elle a
montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers,
ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cos-
mique dont nous pouvons à peine nous représenter la
grandeur. Cette première démonstration se rattache pour
nous au nom de Copernic, bien que la science alexan-
drine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le
second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche
biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de
l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la créa-
tion, en établissant sa descendance du règne animal et
en montrant l'indestructibilité de sa nature animale.
Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours,
à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de
leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résis-
tance la plus acharnée des contemporains. Un troisième
démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la
recherche psychologique de nos jours qui se propose de
montrer au moequ'il n'est seulement pas maître dans sa
propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de ren-
seignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe,
en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les
psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui
aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement,
mais c'est à eux que semble échoir la mission de déten-
dre cette manière de voir avec le plus d'ardeur, et de pro-
RATTACHEMENT A UNE ACTION TRAUMATIQUE SoQ
duire à son appui des matériaux empruntés à l'expérience
et accessibles à tous. D'où la levée générale de bou-
cliers contre notre science, l'oubli de toutes les règles de
politesse académique, le déchaînement d'une opposition
qui secoue toutes les entraves d'une logique impartiale.
Ajoutez à tout cela que nos théories menacent de trou-
bler la paix du monde d'une autre manière encore, ainsi
que vous le verrez tout à l'heure.
CHAPITRE XIX
RÉSISTANCE ET REFOULEMENT
Pour nous faire des névroses une idée plus adéquate,
nous avons besoin de nouvelles expériences, et nous en
possédons deux, très remarquables, et qui ont lait beau-
coup de bruit à l'époque où elles ont été connues.
Première expérience : lorsque nous nous chargeons de
guérir un malade, de le débarrasser de ses symptômes
morbides, il nous oppose une résistance violente, opi-
niâtre et qui se maintient pendant toute la durée du trai-
tement. Le fait est tellement singulier que nous ne pou-
vons nous attendre à ce qu'il trouve créance. Nous nous
gardons bien d'en parler à l'entourage du malade, car
on pourrait voir là de notre part un prétexte destiné à
justifier la longue durée ou l'insuccès de notre traite-
ment. Le malade lui-même manifeste tous les phénomè-
nes de la résistance, sans s'en rendre compte, et l'on
obtient déjà un gros succès lorsqu'on réussit à l'amener
à reconnaître sa résistance et à compter avec elle. Pen-
sez-donc : ce malade qui souflre tant de ses symptômes,
qui fait souffrir son entourage, qui s'impose tant de sacri-
fices de temps, d'argent, de peine et d'efforts sur soi-
même pour se débarrasser de ses symptômes, comment
pouvez-vous l'accuser de favoriser sa maladie en résis-
tant à celui qui est là pour l'en guérir ? Combien invrai-
semblable doit paraître à lui et à ses proches votre affir-
mation I Et, pourtant, rien de plus exact, et quand on
nous oppose cette invraisemblance, nous n'avons qu'à
répondre que le fait que nous affirmons n'est pas sans
avoir des analogies, nombreux étant ceux, par exemple,
qui, tout en souffrant d'une rage de dents, opposent la
plus vive résistance au dentiste lorsqu'il veut appliquer
sur la dent malade le davier libérateur.
La résistance du malade se manifeste sous des formes
RÉSISTANCE ET REFOULEiMENT 3ri
très variées, raffinées, souvent difficiles à reconnaître.
Cela s'appelle se méfier du médecin et se mettre en garde
contre lui. Nous appliquons, dans la thérapeutique psy-
chanalytique, la technique que vous connaissez déjà
pour m'avoir vu l'appliquer à l'interprétation des rêves.
Nous invitons le malade à se mettre dans un état d'auto-
observation, sans arrière-pensée, et à nous faire part de
toutes les perceptions internes qu'il fera ainsi, et dans
l'ordre même où il les fera : sentiments, idées, souvenirs.
Nous lui enjoignons expressément de ne céder à aucun
motif qui pourrait lui dicter un choix ou une exclusion
de certaines perceptions, soit parce qu'elles sont trop
désagréables ou trop indiscrètes, ou trop peu importan-
tes ou trop absurdes pour qu'on en parle. Nous lui disons
bien de ne s'en tenir qu'à la surface de sa conscience,
d'écarter toute critique, quelle qu'elle soit, dirigée contre
ce qu'il trouve, et nous l'assurons que le succès et, sur-
tout, la durée du traitement dépendent de la fidélité avec
laquelle il se conformera à cette règle fondamentale de
l'analyse. Nous savons déjà, par les résultats obtenus
grâce à cette technique dans l'interprétation des rêves,
que ce sont précisément les idées et souvenirs qui soulè-
vent le plus de doutes et d'objections qui renferment
généralement les matériaux le plus susceptibles de nous
aider à découvrir l'inconscient.
Le premier résultat que nous obtenons en formulant
cette règle fondamentale de notre technique consiste à
dresser contre elle la résistance du malade. Celui-ci
cherche à se soustraire à ses commandements par tous
les moyens possibles. 11 prétend tantôt ne percevoir au-
cune idée, aucun sentiment ou souvenir, tantôt en perce-
voir tant qu'il lui est impossible de les saisir et de s'orien-
ter. Nous constatons alors, avec un étonnement qui n'a
rien d'agréable, qu'il cède à telle ou telle autre objection
critique ; il se trahit notamment par les pauses prolon-
gées dont il coupe ses discours. Il finit par convenir
qu'il sait des choses qu'il ne peut pas dire, qu'il a honte
d'avouer, et il obéit à ce motif, contrairement à sa pro-
messe. Ou bien il avoue avoir trouvé quelque chose,
mais que cela regarde une tierce personne et ne peut
pour cette raison être divulgué. Ou, encore, ce qu'il a
trouvé est vraiment trop insignifiant, stupide ou absurde
3i2 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
et qu'on ne peut vraiment pas lui demander de donner
suite à des idées pareilles. Et il continue, variant ses
objections à l'infini, et il ne reste qu'à lui faire compren-
dre que tout dire signifie réellement tout dire.
On trouverait difficilement un malade qui n'ait pas
essayé de se réserver un compartiment psychique, afin
de le rendre inaccessible au traitement. Un de mes ma-
lades, que je considère comme un des hommes les plus
intelligents que j'aie jamais rencontrés, m'avait ainsi
caché pendant des semaines une liaison amoureuse et,
lorsque je lui reprochai d'enfreindre la règle sacrée, il se
défendit en disant qu'il croyait que c'était là son affaire
privée. Il va sans dire que le traitement psychanalytique
n'admet pas ce droit d'asile. Qu'on essaie, par exemple,
de décréter, dans une ville comme Vienne, qu'aucune
arrestation ne sera opérée dans des endroits tels que le
Grand-Marché ou la cathédrale Saint-Etienne et qu'on
se donne ensuite la peine de capturer un malfaiteur
déterminé. On peut être certain qu'il ne se trouvera pas
ailleurs que dans l'un de ces deux asiles. J'avais cru
pouvoir accorder ce droit d'exception à un malade qui
me semblait capable de tenir ses promesses et qui, étant
lié par le secret professionnel, ne pouvait pas commu-
niquer certaines choses à des tiers. 11 fut d'ailleurs satis-
faitdu succèsdu traitement ; maisjelefusbeaucoupmoins
et je m'étais promis de ne jamais recommencer un essai
de ce genre dans les mônies conditions.
Les névrotiques obsessionnels s'entendent fort bien à
rendre à peu près inapplicable la règle de la technique
en exagérant leurs scrupules de conscience et leurs dou-
tes. Les hystériques angoissés réussissent même à l'oc-
casion à la réduire à l'absurde en n'avouçint qu'idées,
sentiments et souvenirs tellement éloignés de ce qu'on
cherche que l'analyse porte pour ainsi dire à faux. Mais
il n'entre pas dans mes intentions de vous initier à
tous les détails de ces difficultés techniques. Qu'il me
suffise de vous dire que lorsqu'on a enfin réussi, à fprce
d'énergie et de persévérance, à imposer au malade pne
certaine obéissance à la règle technique fondamentale,
la résistance, vaincue d'un côté, se transporte aussitôt
dans un autre domaine. On voit çn effet se produire une
résistance intellectuelle qui con^hat à l'aide d'arguments,
HèsiStÀKeE ET REFOULEMENT Si^
ô'émpâre des difficultés et invraisemblances que la pen-
sée normale, mais mal informée, découvre dans les théo-
ries analytiques. Nous entendons alors de la bouche de
ce seul malade toutes les critiques el objections dont
le chœur nous assaille dans la littérature scientifique,
comme, d'autre part, les voix qui nous viennent du
dehors ne nous apportent rien que nous n'ayons déjà
entendu de la bouche de nos malades. Uûé vraie tem-
pête dans un verre d'eau. Mais le patient souffre bien
qu'on lui parle ; il veut bien qu'onle renseigne, l'instruise,
le réfute, qu'on lui indique la littérature où il puisse s'in-
former. Il est tout disposé à devenir partisan de la psy-
chanalyse, mais à condition que l'analyse l'épargne, lui,
personnellement. Mais nous flairons dans cette curiosité
une résistance, le désir de nous détourner de notre tâche
spéciale. Aussi la repoussons-nous. Chez les névrotiques
obsessionnels la résistance se sert d'une tactique spé-
ciale. Le malade nous laisse sans opposition poursuivre
notre analyse qui peut ainsi se flatter de répandre une
lumière de plus en plus vive sur les mystères du cas mor-
bide dont on s'occupe ; maisfihalenlentonesttout étonné
de constater qu'aucun progrès pratiqué, aucune atténua-
tion des symptômes ne correspondent à cette élucidation.
Nous pouvons alors découvrir que la résistance s'est
réfugiée dans le doute qui ïait partie de la névrose ob-
sessionnelle et que c'est de cette position retirée qu'elle
dirige contre nous sa pointé. Le malade s'est dit à peu
près ceci : « Tout cela est très beau et fort intéressant, je
ne demande pas mieux que de continuer. Cela change-
rait bien ma maladie, si c'était vrai. Mais je ne crois pas
du tout que ce soit vrai et, tant que je n'y crois pas, cela
ne touche en rien à ma maladie » Cette situation peut
durer loiigteiïips, jusqu'à ce qu'on vienne attaquer la.
résistance dans son refuge même, et alors commence là
lutte décisive.
Les résistances intellectuelles ne sont pas les plus gra-
ves ; on en vieiit toujours à bout. Mais, tout en restant
dans le cadre de l'analyse, le malade s'entend aussi à
susciter des résistances contre lesquelles la lutte est
excessivement difficile. Au lieu de se souvenir, il repro-
duit des attitudes et des sentiments de sa vîè qui, nloyen-
nant lé « transfétt », se laissent utiliser comme môyenâ
3ii THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
de résistance contre le médecin et le traitement. Quand
c'est un homme, il emprunte généralement ces matériaux
à ses rapports avec son père dont la place est prise par
le médecin : il transforme en résistances à l'action de
celui-ci ses aspirations à l'indépendance de sa personne
et de son jugement, son amour-propre qui l'avait poussé
jadis à égaler ou même à dépasser son père, la répu-
gnance à se charger une fois de plus dans sa vie du far-
deau de la reconnaissance. On a par moments l'impres-
sion que l'intention de confondre le médecin, de lui faire
sentir son impuissance, de triompher de lui, l'emporte
chez le malade sur cette autre et meilleure intention de
voir mettre fin à sa maladie. Les femmes s'entendent à
merveille à utiliser en vue de la résistance un « trans-
fert )) où il entre, à l'égard du médecin, beaucoup de
tendresse, un sentiment fortement teinté d'érotisme.
Lorsque cette tendance a atteint un certain degré, tout
intérêt pour la situation actuelle disparaît, la malade ne
pense plus à sa maladie, elle oublie toutes les obligations
qu'elle avait acceptées en commençant le traitement ;
d'autre part, la jalousie qui ne manque jamais, ainsi
que la déception causée à la malade par la froideur que
lui manifeste sous ce rapport le médecin, ne peuvent qu«
contribuer à nuire aux relations personnelles devant exis-
ter entre l'une et l'autre et à éliminer ainsi un des plus
puissants facteurs de l'analyse.
Les résistances de cette sorte ne doivent pas être con-
damnées sans réserve. Telles quelles, elles contiennent
de nombreux matériaux très importants se rapportant à
la vie du malade et exprimés avec une conviction telle
qu'ils sont susceptibles de fournir à l'analyse un excel-
lent appui, si l'on sait, par une habile technique, leur
donner une orientation appropriée. Il est seulement à
noter que ces matériaux commencent toujours par se
mettre au service de la résistance et par ne laisser appa-
raître que leur façade hostile au traitement. On peut dire
aussi que ce sont là des traits de caractère, des atti-
tudes du moi que le malade a mobilisés pour combattre
les modifications qu'on cherche à obtenir par le traite-
ment. En étudiant ces traits de caractère, on se rend
compte qu'ils ont apparu sous l'influence des conditions»
de la névrose et par réaction contre ses exigences i on
RÉSISTANCE ET REFOULEMENT 3i5
peut donc les désigner comme latents, en ce sens qu'ils
ne se seraient jamais présentés ou ne se seraient pas
présentés au même degré ou avec la môme intensité en
dehors de la névrose. Ne croyons cependant pas que l'ap-
parition de ces résistances soit de nature à porter atteinte
à l'efficacité du traitement analytique. Ces résistances ne
constituent pour l'analyste rien d'imprévu. Nous savons
qu'elles doivent se manifester ; et nous sommes seule-
ment mécontents lorsque nous n'avons pas réussi à les
provoquer avec une netteté suffisante et à faire com-
prendre leur nature au malade. Nous comprenons enfin
que la suppression de ces résistances forme la tâche
essentielle de l'analyse, la seule partie de notre travail
qui, si nous avons réussi à la mener à bien, soit suscep-
tible de nous donner la certitude que nous avons rendu
quelque service au malade.
Ajoutez à cela que le malade profite de la moindre
occasion pour relâcher son eftbrt, qu'il s'agisse d'un ac-
cident quelconque survenu pendant le traitement, d'un
événement extérieur susceptible de distraire son atten-
tion, d'une marque d'hostilité à l'égard de la névrose de
la part d'une personne de son entourage, d'une maladie
organique accidentelle ou survenant à titre de complica-
tion de la névrose, qu'il s'agisse même d'une améliora-
tion de son état, ajoutez tout cela, dis-je, et vous aurez
un tableau, je ne dirai pas complet, mais approximatif,
des formes et des moyens de résistance au milieu des-
quels s'accomplit l'analyse. Si j'ai traité ce point avec
tant de détails, c'était pour dire que c'est l'expérience
que nous avons acquise relativement à la résistance op-
posée par le malade à la suppression de ses symptômes
qui a servi de base à notre conception dynamique des
névroses. Nous avons commencé, Breuer et moi, par
pratiquer la psychothérapie à l'aide de l'hypnose ; la
première malade de Breuer n'a d'ailleurs été traitée que
dans l'qtat de suggestion hypnotique, et je n'ai pas tardé
à suivre cet exemple. Je conviens que le travail fut alors
plus facile, plus agréable et durait moins longtemps.
Mais les résultats obtenus étaient capricieux et non dura-
bles. Aussi ai-je bientôt abandonné l'hypnose. Et c'est
alors seulement que j'ai compris que, tant que je m'étais
gervi de l'hypnose, j'étais dans l'impossibilité de com-
5i6 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
prendre la dynamique de ces affectioris. Grâce à l'hyp-
nose, en efFet, l'existence de la résistance échappait à
la perception du médecin. En refoulant la résistance,
l'hypnose laissait un certain eispace libre où pouvait
«^'exercer l'analyse, et derrière cet espace la résistance
était si bien dissimulée qu'elle en était rendue impéné-
trable, tout comihe le doute dans la névrose obsession-
nelle. Je suis donc en droit de dire que la psychanalyse
proprement dite ne date que du jour où on a renoncé à
avoir recours à l'hypnose.
Mais, bien que la constatation de la résistance ait
atteint une telle importance, nous n'en devons pas moins,
par mesure de précaution, laisser place au doute et nous
demander si nous ne sommes pas trop prompts à admettre
des résistances, si, en le faisant, nous ne procédons pas
parfois avec une certaine légèreté. 11 peut y avoir des
cas de névrose où les associations ne réussissent pas
pour d'autres raisons ; il se peut que les arguments qu'on
nous oppose sur ce point méritent d'être pris en consi-
dération et que nous ayons tort d'écarter la critique
intellectuelle de nos analysés, en lui appliquant la quali-
fication commode de résistance. Je dois cependant vous
dire que ce n'est pas sans peine que nous avons abouti
à ce jugement. Nous, avons eu l'occasion d'observer
chacun de ces patients critiques au moment de l'appari-
tion et après la disparition de la résistance. C'est que la
résistance varie sans cesse d'intensité au cours du trai-
tement ; cette intehsité augmente toujours lorsqu'on
aborde un thème nouveau, atteint son point maximum
au plus fort de l'élaboration de ce thème, et baisse de
nouveau lorsque celui-ci est épuisé. Eh outre, et à moins
de maladresses techniques particulières, nous Tl'avônis
jamais pu provoquer le maximum de résistance dont le
malade fut capable. Nous avons pu constater de la sorte
que le même malade abandt>nne et reprend son attitude
critique un nombre incalculable de fois au cours de
l'analyse. Lorsque nous sommes sur le point d'amener à
sa conscience une fraction nouvelle et particulièrement
pénible des matériaux inconscients, il devient critique
au plus haut degré ; s'il a réussi précédemment à com-
prendre et à accepter beaucoup de choses, toutes ses
acquisitions se trouvent du coup perdues ; dans son atti-
RÉSISTANCE ET REFOULEMENT 3i7
tude d'opposition à tout prix, il peut présenter le tableau
complet de l'imbécillité affective. Mais si l'on a pu l'aider
à vaincre cette résistance, il retrouve ses idées et recouvre
sa faculté de comprendre. Sa critique n'est donc pas une
fonction indépendante et, comme telle, digne de respect:
elle est un expédient au service de ses attitudes affec-
tives, un expédient guidé et dirigé par sa résistance. Si
quelque chose ne lui convient pas, il est capable de se
défendre avec beaucoup d'ingéniosité et beaucoup
d'esprit critique ; lorsqu'au contraire quelque chose lui
convient, il l'accepte avec une grande crédulité. Nous
en faisons peut-être tous autant ; mais chez l'analysé
cette subordination de l'intellect à la vie affective
n'apparaît avec tant de netteté que parce que nous le
repoussons par notre analyse dans ses derniers retran-
chements.
Le malade se défendant avec tant d'énergie contre la
suppression de ses symptômes et le rétablissement du
cours normal de ses processus psychiques, comment
expliquons-nous ce fait? Nous nous disons que ces forces
qui s'opposent au changement de l'état morbide doivent
être les mêmes que celles qui, à un moment donné, ont
provoqué cet état. Les symptômes ont dû se former à la
suite d'un processus que l'expérience que nous avons
acquise lors de la dissociation des symptômes nous per-
met de reconstituer. Nous savons déjà, depuis l'obser-
vation de Breuer, que l'existence du symptôme a pour
condition le fait qu'un processus psychique n'a pu aboutir
à sa fin normale, de façon à pouvoir devenir conscient.
Le symptôme vient se substituer à ce qui n'a pas été
achevé. Nous savons ainsi où nous devons situerl'action
de la force présumée. Il a dû se manifester une violente
opposition contre la pénétration du processus psychique
jusqu'à la conscience; aussi ce processus est-il resté
inconscient, et en tant qu'inconscient il avait la force de
former un symptôme. La même opposition se manifeste,
au cours du traitement contre, les efforts de transformer
l'inconscient en conscient. C'est ce que nous percevons
comme une résistance. Nous donnerons le nom de
refoulement au processus pathogène qui se manifeste à
nous par l'intermédiaire d'une résistance.
Nous devons maintenant chercher à nous représenter
Freud. ao
5i8 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
d'une façon plus définie ce processus de refoulement. Il
est la condition préliminaire de la formation d'un symp-
tôme, mais il est aussi quelque chose dont nous ne con-
naissons rien d'analogue. Prenons une impulsion, un
processus psychique doué d'une tendance à se transfor-
mer en acte : nous savons que cette impulsion peut être
écartée, rejetée, condamnée. De ce fait, l'énergie dont
elle dispose lui est retirée, elle devient impuissante, mais
peut persister en qualité de souvenir. Toutes les déci-
sions dont l'impulsion est l'objet se font sous le contrôle
conscient du moi. Les choses devraient se passer autre-
ment lorsque la même impulsion subit un refoulement.
Elle conserverait son énergie, mais ne laisserait après
elle aucun souvenir ; le processus même du refoulement
s'accomplirait en dehors de la conscience du moi. On
voit que cette comparaison ne nous rapproche nulle-
ment de la compréhension de la nature du refoulement.
Je vais vous exposer les représentations théoriques qui
se sont montrées le plus utiles sous ce rapport, c'est-à-
dire le plus aptes à rattacher la notion du refoulement à
une image définie. Mais, pour que cet exposé soit clair,
il faut avant tout que nous substituions au sens descriptif
du mot « inconscient «son sens systématique ; autrement
dit nous devons nous décider à reconnaître que la
conscience ou l'inconscience d'un processus psychique
n'est qu'une des propriétés, et qui n'est pas nécessaire-
ment univoque, de celui-ci. Quand un processus reste
inconscient, sa séparation de la conscience constitue
peut-être un indice du sort qu'il a subi, et non ce sort
lui-même. Pour nous faire une idée exacte de ce sort,
nous admettons que chaque processus psychique, à une
exception près dont nous parlerons tout à l'heure, existe
d'abord à une phase ou à un stade inconscient pour passer
ensuite à la phase consciente, à peu près comme une
image photographique commence par être négative et
ne devient l'image définitive qu'après avoir passé à la
phase positive. Or, de même que toute image négative
ne devient pas nécessairement une image positive, tout
processus psychique inconscient ne se transforme pas
nécessairement en processus conscient. Nous avons tout
avantage à dire que chaque processus fait d'abord partie
du système psychique de l'inconscient et peut, dans
mblSTANGÈ Et RfiFOULEMENf Brg
certaines circonstances, passer dans le système du
conscient.
La représentation la plus simple de ce système est
pour nous la plus commode : c'est la représentation
spatiale. Nous assimilons donc le système de l'incon-
scient à une grande antichambre, dans laquelle les ten-
dances psychiques se pressent, telles des êtres vivants.
A cette antichambre est attenante une autre pièce, plus
étroite, une sorte de salon, dans lequel séjourne égale-
ment la conscience. Mais à l'entrée de l'antichambre
dans le salon veille un gardien qui inspecte chaque ten-
dance psychique, lui impose la censure et l'empêche
d'entrer au salon si elle lui déplaît. Que le gardien
renvoie une tendance donnée dès le seuil ou qu'il lui
fasse repasser le seuil après qu'elle eut pénétré dans lo
salon : la différence n'est pas bien grande et le résultat
est à peu près le même. Tout dépend du degré de sa
vigilance et de sa perspicacité. Cette image a pour nous
cet avantage qu'elle nous permet de développer notre
nomenclature. Les tendances qui se trouvent dans l'anti-
chambre réservée à l'inconscient échappent au regard
du conscientqui séjourne dans la piècevoisine. Ellessont
donc tout d'abord inconscientes. Lorsque, après avoir
pénétré jusqu'au seuil, elles sont renvoyées par le gar-
dien, c'est qu'elles sont incapables de devenir con-
scientes : nous disons alors qu'elles sont refoulées. Mais
les tendances auxquelles le gardien a permis de franchir
le seuil ne sont pas devenues pour cela nécessairement
conscientes ; elles peuvent le devenir si elles réussissent
à attirer sur elles le regard de la conscience. Nous
appellerons donc cette deuxième pièce : système de la
pré-conscience. Le fait pour un processus de devenir
conscient garde ainsi son sens purement descriptif.
L'essence du refoulement consiste en ce qu'une tendance
donnée est empêchée par le gardien de pénétrer de
l'inconscient dans le pré-conscient. Et c'est ce gardien
qui nous apparaît sous la forme d'une résistance,
lorsque nous essayons, par le traitement analytique, de
mettre fin au refoulement.
Vous me direz, sans doute, que ces représentations, à
la fois simple et un peu fantaisistes, ne peuvent trouver
place dans un exposé scientifique. Vous ^avez raison, et
320 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
je sais fort bien mo* même qu'elles sont, de plus, incor-
rectes et, si je ne me trompe pas trop, nous aurons bientôt
quelque chose de plus intéressant à mettre à leur place.
J'ignore si, corrigées et complétées, elles vous sem-
bleront moins fantastiques. Sachez, en attendant, que
ces représentations auxiliaires, dont nous avons un
exemple dans le bonhomme d'Ampère nageant dans le
circuit électrique, ne sont pas à dédaigner, car elles
aident, malgré tout, à comprendre certaines observa-
tions. Je puis vous assurer que cette hypothèse brute de
deux locaux, avec le gardien se tenant sur le seuil entre
les deux pièces et avec la conscience jouant le rôle de
spectatrice au bout de la seconde pièce, fournit une
idée très approchée de l'état de chose réel. Je voudrais
aussi vous entendre convenir que nos désignations :
inconscient, 'inconscient , conscient, préjugent beaucoup
moins et se justifient davantage que tant d'autres, pro-
posées ou en usage: 5t^^-conscient, joara-conscient, inter-
conscient, etc.
Une remarque à laquelle j'attacherais beaucoup plus
d'importance serait celle que vous feriez en disant que
l'organisation de l'appareil psychique, telle que je la
postule ici pour les besoins de ma cause, qui est celle
de l'explication des symptômes névrotiques, doit, pour
être valable, avoir une portée générale et nous rendre
compte également de la fonction normale. Rien de plus
exact. Je ne puis pour le moment dorner à cette remar-
que la suite qu'elle comporte, mais notre intérêt pour la
psychologie de la formation de symptômes ne peut
qu'augmenter dans des proportions extraordinaires, si
nous pouvons vraiment espérer obtenir, grâce à l'étude de
ces conditions pathologiques, des informations sur le
devenir psychique normal qui nous reste encore si caché.
Cet exposé que je viens de vous faire concernant les
deux systèmes, leurs rapports réciproques et les liens
qui les rattachent à la conscience, ne vous rappelle-t-il
donc rien? Réfléchissez-y bien, et vous vous apercevrez
que le gardien qui est en faction entre l'inconscient et le
préconscient n'est que la personnification de la censure
qui, nous l'avons vu, donne au rêve manifeste sa forme
définitive. Les restes diurnes, dans lesquels nous avions
reconnu les excitateurs du rêve, étaient, dans notre con-
RÉSISTANCE ET REFOULEMENT Sai
ception, des matériaux préconscients qui, ayant subi
pendant la nuit l'influence de désirs inconscients et
refoulés, s'associent à ces désirs et forment, avec leur
collaboration et grâce à l'énergie dont ils étaient doués,
le rêve latent. Sous la domination du système inconscient,
les matériaux préconscients, avons-nous dit encore,
subissaient une élaboration consistant en une condensa-
tion et un déplacement qu'on n'observe qu'exceptionnelle-
ment dans la vie psychique normale, c'est-à-dire dans le
système préconscient. Et nous avons caractérisé chacun
des deux systèmes par le mode de travail qui s'y accom-
plit ; selon le rapport qu'il présentait avec la conscience,
elle-même prolongement de la préconscience, on pouvait
dire si tel phénomène donné faisait partie de l'un ou de
l'autre de ces deux systèmes. Or, le rêve, d'après cette
manière de voir, ne présente rien d'un phénomène
pathologique : il peut survenir chez n'importe quel
homme sain, dans les conditions qui caractérisent l'état
de sommeil. Et cette hypothèse sur la structure de
l'appareil psychique, hypothèse qui englobe dans la
même explication la formation du rêve et celle des
symptômes névrotiques, a toutes les chances d'être
également valable pour la vie psychique normale
Voici, jusqu'à nouvel ordre, comment il faut com-
prendre le refoulement. Celui-ci n'est qu'une condition
préalable de la formation de symptômes. Nous savons
que le symptôme vient se substituer à quelque chose
que le refoulement empêche de s'extérioriser. Mais
quand on sait ce qu'est le refoulement, on est encore
loin de comprendre cette formation substitutive. A l'autre
bout du problème, la constatation du refoulement sou-
lève les questions suivantes : Quelles sont les tendances
psychiques qui subissent le refoulement? Quelles sont
les forces qui imposent le refoulement ? A quels mobiles
obéit-il ? Pour répondre à ces questions, nous ne dispo-
sons pour le moment que d'un seul élément. En exami-
nant la résistance, nous avons appris qu'elle est un pro-
duit des forces du moi, de propriétés connues et latentes
de son caractère. Ce sont donc aussi ces forces et ces
propriétés qui doivent avoir déterminé le refoulement
ou, tout au moins, avoir contribué à le produire. Tout le
reste nous est encore inconnu.
3a2 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
Mais ici vient à notre secours l'autre des expériences
que j'avais annoncées plus haut. L'analyse nous permet
de définir d'une façon tout à fait générale l'intention à
laquelle servent les symptômes névrotiques. Il n'y a là
d'ailleurs pour vous rien de nouveau. Ne vous l'ai-je pas
montré sur deux cas de névrose ? Oui, mais que signifient
deux cas? Vous avez le droit d'exiger que je vous prouve
mon affirmation sur des centaines de cas, sur des cas
innombrables. Je regrette de ne pouvoir le faire. Je dois
vous renvoyer de nouveau à votre propre expérience
ou invoquer la conviction qui, en ce qui concerne ce
point, s'appuie sur l'affirmation unanime de tous les
psychanalystes.
Vous vous rappelez sans doute que, dans ces deux cas,
dont nous avions soumis les symptômes à un examen
détaillé, l'analyse nous a fait pénétrer dans la vie
sexuelle intime des malades. Dans le premier cas, en
outre, nous avons reconnu d'une façon particulièrement
nette l'intention ou la tendance des symptômes exami-
nés ; il se peut que dans le deuxième cas cette intention
ou tendance ait été masquée par quelque chose dont
nous aurons l'occasion de parler plus loin. Or, tous les
autres cas que nous soumettrions à l'analyse nous rêvé-'
leraient exactement les mêmes détails que ceux constatés
dans les deux cas en question. Dans tous les cas l'ana-
lyse nous introduirait dans les événements sexuels et
nous révélerait les désirs sexuels des malades, et chaque
fois nous aurions à constater que leurs symptômes sont
au service de la même intention. Cette intention n'est
autre que la satisfaction des désirs sexuels ; les symp-
tômes servent à la satisfaction sexuelle du malade, ils se
substituent à cette satisfaction lorsque le malade en est
privé dans la vie normale.
Souvenez-vous de l'action obsessionnelle de notre
première malade. La femme est privée de son mari
qu'elle aime profondément et dont elle ne peut partager
la vie à cause de ses défauts et de ses faiblesses. Elle
doit lui rester fidèle, ne chercher à le remplacer par per-
sonne. Son symptôme obsessionnel lui procure ce à quoi
elle aspire, relève son mari, nie, corrige ses faiblesses,
en premier lieu son impuissance. Ce S3^mptôme n'est au
fond, tout comme un rêve, qu'une satisfaction d'un
RÉSISTANCE ET REFOULEMENT 323
désir et, ce que le rêve n'est pas toujours, qu'une satis-
faction d'un désir erotique. A propos de notre deuxième
malade, vous avez pu au moins apprendre que son céré-
monial avait pour but de s'opposer aux relations sexuelles
des parents, afin de rendre impossible la naissance d'un
nouvel enfant. Vous avez appris également que par ce
cérémonial notre malade tendait au fond à se substituer
à sa mère. Il s'agit donc ici, comme dans le premier
cas, de suppression d'obstacles s'opposant à la satisfac-
tion sexuelle et de réalisation de désirs erotiques. Quant
à la complication à laquelle nous avons fait allusion, il
en sera question dans un instant.
Afin de justifier les restrictions que j'aurai à apporter
dans la suite à la généralité de mes propositions, j'attire
votre attention sur le fait que tout ce que je dis ici con-
cernant le refoulement, la formation et la signification
des symptômes a été déduit de l'analyse de trois formes
de névrose, l'hystérie d'angoisse, l'hystérie de conversion
et la névrose obsessionnelle, et ne s'applique en premier
lieu qu'à ces trois formes. Ces trois affections, que nous
avons l'habitude de réunir dans le même groupe sous le
nom générique de « névroses de transfert », circonscrivent
également le domaine sur lequel peut s'exercer l'activité
psychanalytique. Les autres névroses ont fait, de la part
de la psychanalyse, l'objet d'études moins approfondies.
En ce qui concerne un de leurs groupes, l'impossibilité
de toute intervention thérapeutique a été la raison de sa
mise de côté. N'oubliez pas que la psychanalyse est
encore une science très jeune, que pour, s'y préparer il
faut beaucoup de travail et de temps et qu'il n'y a pas
encore bien longtemps elle ne comptait qu'un seul par-
tisan. Partout cependant se manifeste un effort de péné-
trer et de comprendre la nature de ces autres affections
qui ne sont pas des névroses de transfert. J'espère encore
pouvoir vous montrer quels développements nos hypo-
thèses et résultats subissent du fait de leur application
à ces nouveaux matériaux, ces nouvelles études ayant
abouti, non à la réfutation de nos premières acquisitions,
mais à l'établissement d'ensembles supérieurs. Et puisque
tout ce qui a été dit ici s'applique aux trois névroses de
transfert, je me permets de rehausser la valeur des symp-
tômes en vous faisant part d'un détail nouveau. Un
32/i THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
examen comparé des causes occasionnelles de ces trois
affections donne un résultat qui peut se résumer dans la
formule suivante : les malades en question souffrent
d'une privation, la réalité leur refusant la satisfaction de
leurs désirs sexuels. Vous le voyez : l'accord est parfait
entre ces deux résultats. La seule manière adéquate de
comprendre les symptômes consiste à les considérer
comme une satisfaction substitutive, destinée à remplacer
celle qu'on se voit refuser dans la vie normale.
Certes, on peut encore opposer de nombreuses objec-
tions à la proposition que les symptômes névrotiques
sont des symptômes substitutifs. Je vais m'occuper
aujourd'hui de deux de ces objections. Si vous avez vous-
mêmes soumis à l'examen psychanalytique un certain
nombre de malades, vous me direz peut-être sur un ton
de reproche : il y a toute une série de cas où votre pro-
position ne se vérifie pas ; dans ces cas, les symptômes
semblent avoir une destination contraire, qui consiste à
exclure ou à supprimer la satisfaction sexu< lie. Je ne
vais pas contester l'exactitude de votre interprétation.
Dans la psychanalyse, les choses se révèlent souvent
beaucoup plus compliquées que nous le voudrions. Si
elles étaient simples, on n'aurait peut-être pas besoin
de la psychanalyse pour les élucider. Certaines parties
du cérémonial de notre deuxième malade laissent en effet
apparaître ce caractère ascétique, hostile à la satisfaction
sexuelle, par exemple, lorsqu'elle écarte pendules et
montres, acte magique par lequel elle pense s'épargner
des érections nocturnes, ou lorsqu'elle veut empêcher la
chute et le bris de vases, espérant par là préserver sa
virginité. Dans d'autres cas de cérémonial précédant le
coucher, que j'ai eu l'occasion d'analyser, ce caractère
négatif était beaucoup plus prononcé ; dans certains
d'entre eux, tout le cérémonial se composait de mesures
de préservation contre les souvenirs et les tentations
sexuels. La psychanalyse nous a cependant déjà montré
plus d'une fois qu'opposition n'est pas toujours contra-
diction. Nous pourrions élargir notre proposition, en
disant que les symptômes ont pour but soit de procurer
une satisfaction sexuelle, soit de préserver contre elle ;
le caractère positif, au sens de la satisfaction, étant pré-
dominant dans l'hystérie, le caractère négatif, ascétique
RÉSISTANCE ET REFOULEMENT SaS
dominant dans la névrose obsessionnelle. Si les symp-
tômes peuvent servir aussi bien à la satisfaction sexuelle
qu'à son contraire, cette double destination ou cette bipo-
larité des symptômes s'explique parfaitement bien par
un des rouages de leur mécanisme dont nous n'avons
pas encore eu l'occasion de parler. Ils sont notamment,
ainsi que nous le verrons, des effets de compromis, résul-
tant de l'interférence de deux tendances opposées, et ils
expriment aussi bien ce qui a été refoulé que ce qui a
été la cause du refoulement et a ainsi contribué à leur
production. La substitution peut se faire plus au profit de
l'une de ces tendances que de l'autre ; elle se fait rarement
au profit exclusif d'une seule. Dans Thystérie, les deux
intentions s'expriment le plus souvent par un seul et
même symptôme ; dans la névrose obsessionnelle il y a
séparation entre les deux intentions : le symptôme, qui est
à deux temps, se compose de deux actions s'accomplis-
sant l'une après l'autre et s'annulant réciproquement.
Il nous sera moins facile de dissiper un autre doute.
En passant en revue un certain nombre d'interprétations
de symptômes, vous serez probablement tentés de dire
que c'est abuser quelque peu que de vouloir les expliquer
tous par la satisfaction substitutive des désirs sexuels.
Vous ne tarderez pas à faire ressortir que ces symptômes
n'offrent h la satisfaction aucun élément réel, qu'ils se
bornent le plus souvent à ranimer une sensation ou à
représenter une image fantaisiste appartenant à un com-
plexus sexuel. Vous trouverez, en outre, que la prétendue
satisfaction sexuelle présente souvent un caractère puéril
et indigne, se rapproche d'un acte masturbatoire ou rap-
pelle ces pratiques malpropres qu'on défend déjà aux
enfants et dont on cherche à les déshabituer. Et, par-
dessus tout, vous manifesterez votre étonnement devoir
qu'on considère comme une satisfaction sexuelle ce qui
ne devrait être décrit que comme une satisfaction de
désirs cruels ou affreux, voire de désirs contre nature.
Sur ces derniers points, il nous sera impossible de nous
mettre d'accord tant que nous n'aurons pas soumis à un
examen approfondi la vie sexuelle de l'homme et tant
que nous n'aurons pas défini ce qu'il est permis, sans
risque d'erreur, de considérer comme sexuel.
CHAPITRE XX
LA VIE SEXUELLE DE L'HOMME
On pourrait croire que tout le monde s'accorde sur le
sens qu'il faut attacher au mot « sexuel ». Avant tout,
le sexuel n'est-il pas l'indécent, ce dont il ne faut pas
parler? Je me suis laissé raconter que les élèves d'un
célèbre psychiatre, voulant convaincre leur maître que
les symptômes des hystériques ont le plus souvent un
caractère sexuel, l'ont amené devant le lit d'une hysté-
rique dont les crises simulaient incontestablement le
travail de l'accouchement. Ce que voyant, le professeur
dit avec dédain: « L'accouchement n'a rien d'un acte
sexuel». Sans doute, un accouchement n'est pas toujours
et nécessairement un acte indécent.
Vous me blâmez sans doute de plaisanter à propos de
c'ioses aussi sérieuses. Mais ce que je vous dis là est loin
u être une plaisanterie. C'est que le contenu de la notion
du « sexuel » ne se laisse pas définir facilement. On pour-
rait dire que tout ce qui se rattache aux différences sépa-
rant les sexes est sexuel, mais ce serait là une définition
aussi vague que vaste. En tenant principalement compte
de l'acte sexuel lui-même, vous pourriez dire qu'est
sexuel tout ce qui se rapporte à l'intention de se procu-
rer une jouissance à l'aide du corps, et plus particulière-
ment des or.ganes génitaux, du sexe opposé, bref tout ce
qui se rapporte au désir de l'accouplement et de l'accom-
plissement de l'acte sexuel. Par cette définition, vous
vous rapprocheriez de ceux qui identifient le sexuel avec
l'indécent et vous auriez raison de dire que l'accouche-
ment n'a rien de sexuel. Mais en faisant de la procréation
le noyau de la sexualité, vous courez le risque d'exclure
de votre définition une foule d'actes qui, tels que la
masturbation ou même le baiser, sans avoir la procréa-
tion pour but, n'en sont pas moins de nature sexuelle
LA VIE SEXUELLE DE L'HOMME 327
Mais nous savons déjà, que tous les essais de définition
font naître des difficultés ; n'espérons donc pas qu'il en
sera autrement dans le cas qui nous occupe. Nous pou-
vons soupçonner qu'au cours du développement de la
notion du « sexuel », il s'est produit quelque chose qui,
selon l'excellente expression de H. Silberer, a eu pour
conséquence une « erreur par dissimulation ». Tout bien
considéré, nous ne sommes cependant pas privés de
toute orientation quant à ce que les hommes appellent
« sexuel ».
Une définition tenant compte à la fois de l'opposition
des sexes, de la jouissance sexuelle, de la fonction de la
procréation et du caractère indécent d'une série d'actes
et d'objets qui doivent rester cachés, — une telle défini-
tion disons-nous, peut suffire à tous les besoins pra-
tiques delà vie. Mais la science ne saurait s'en contenter.
Grâce à des recherches minutieuses et qui ont exigé de
la part des sujets examinés beaucoup de désintéresse-
ment et une grande maîtrise sur eux-mêmes, nous avons
pu constater l'existence de groupes entiers d'individus
dont la « vie sexuelle » diffère d'une façon frappante de
la représentation moyenne etcourante. Quelques-uns de
ces « pervers » ont, pour ainsi dire, rayé de leur pro-
gramme la différence sexuelle. Seuls des individus du
même sexe qu'eux sont susceptibles d'exciter leurs désirs
sexuels; le sexe opposé, parfois les organes sexuels du
sexe opposé, ne présentent à leurs yeux rien de sexuel
et constituent, dans des cas extrêmes, un objet d'aver-
sion. 11 va sans dire que ces pervers ont renoncé à pren-
dre la moindre part à la procréation. Nous appelons ces
personnes homosexuelles ou inverties. Ce sont des hom-
mes et des femmes ayant souvent, pas toujours, reçu
une instruction et une éducation irréprochables, d'un
niveau moral et intellectuel très élevé, affectés de cette
seule triste anomalie. Par l'organe de leurs représentants
scientifiques, ils se donnent pour une variété humaine
particulière, pour un «troisième sexe» pouvant prétendre
aux mêmes droits que les deux autres. Nous aurons peut-
être l'occasion de faire un examen critique de leurs
prétentions. Us ne forment naturellement pas, ainsi qu'ils
seraient tentés de nous le faire croire, une « élite » de
l'humanité ; on trouve dans leurs rangs tout autant d'iu-
328 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
dividus sans valeur et inutiles que dans les rangs de
ceux qui ont une sexualité normale.
Ces pervers se comportent envers leur objet sexuel à
peu près de la même manière dont les normaux se com-
portent envers le leur. Mais ensuite vient toute une série
d'anormaux dont l'activité sexuelle s'écarte de plus en
plus de ce qu'un homme raisonnable estime désirable.
Par leur variété et leur singularité on ne pourrait les
comparer qu'aux monstres difformes et grotesques qui,
dans le tableau de P. Breughel, viennent tenter saint An-
toine, ou aux dieux et aux croyants depuis longtemps
oubliés que G. Flaubert fait défiler dans une longue pro-
cession sous les yeux de son pieux pénitent. Leur foule
bigarrée appelle une classification, sans laquelle on serait
dans l'impossibilité de s'orienter. Nous les divisons en
deux groupes: ceux qui, comme les homosexuels, se dis-
tinguent des normaux par leur objet sexuel, et ceux qui,
avant tout, poursuivent un autre but sexuel que les nor-
maux. Font partie du premier groupe ceux qui ont
renoncé à l'accouplement des organes génitaux opposés
et qui, dans leur acte sexuel, remplacent chez leur par-
tenaire l'organe sexuel par une autre partie ou région du
corps. Peu importe que cette partie ou région se prête
mal, par sa structure, à Pacte en question: les individus
de ce groupe font abstraction de cette considération, ainsi
que de l'obstacle que peut opposer la sensation de dégoût
(ils remplacent le vagin par la bouche, par l'anus). Font
encore partie du même groupe ceux qui demandent leur
satisfaction aux organes génitaux, non à cause de leurs
fonctions sexuelles, mais à cause d'autres fonctions aux-
quelles ces organes prennent part pour des raisons ana-
tomiques ou de voisinage. Chez ces individus les fonc-
tions d'excrétion que l'éducation s'applique à faire
considérer comme indécentes monopolisent à leur pro-
fit tout l'intérêt sexuel. Viennent ensuite d'autres indivi-
dus qui ont totalement renoncé aux organes génitaux
comme objets de satisfaction sexuelle et ont élevé à
cette dignité des parties du corps tout à fait différentes;
le sein ou le pied de la femme, sa natte. D'autres indi-
vidus encore ne cherchent même pas à satisfaire leur
désir sexuel à l'aide d'une partie quelconque du corps ;
un objet de toilette leur suffit : un soulier, un linge blanc.
LA V'E SEXUELLE DE L'HOMME ^29
Ce sont les fétichistes. Citons enfin la catégorie de ceux
qui désirent bien l'objet sexuel complet et normal, mais
lui demandent des choses déterminées, singulières ou
horribles, jusqu'à vouloir transformer le porteur de Fob-
jet sexuel désiré en un cadavre inanimé, et ne sont pas
capables d'en jouir tant qu'ils n'ont pas obéi à leur cri-
minelle impulsion. Mais assez de ces horreurs I
L'autre grand groupe de pervers se compose d'indivi-
dus qui assignent pour but à leurs désirs sexuels ce qui,
chez les normaux, ne constitue qu'un acte de prépara-
tion ou d'introduction. Ils inspectent, palpent et tâtentla
personne du sexe opposé, cherchent à entrevoir les par-
ties cachées et intimes de son corps, ou découvrent leurs
propres parties cachées, dans l'espoir secret d'être récom-
pensés par la réciprocité. Viennent ensuite les énigma-
tiques sadistes qui ne connaissent d'autre plaisir que
celui d'infliger à leur objet des douleurs et des souffran-
ces, depuis la simple humiliation jusqu'à de graves lésions
corporelles; et ils ont leur pendant dans les masochistes
dont l'unique plaisir consiste à recevoir de l'objet aimé
toutes les humiliations et toutes les souffrances, sous
une forme symbolique ou réelle. D'autres encore pré-
sentent une association et entre-croisement de plusieurs
de ces tendances anormales, mais nous devons ajouter,
pour finir, que chacun des deux grands groupes dont
nous venons de nous occuper présente deux gran^^les
subdivisions: l'une de celles-ci comprend les individus
qui cherchent leur satisfaction sexuelle dnns la réalité,
tandis que les individus composant l'autre subdivision
se contentent de la simple représentation de cette satis-
faction, et, au lieu de rechercher un objet réel, concen-
trent tout leur intérêt sur un produit de leur imagina-
tion.
Que ces folies, singularités et horreurs représentent
réellement l'activité sexuelle des indivi(^us en question,
— c'est là un point qui n'admet pas le moindre doute.
C'est ainsi d'ailleurs que ces individus conçoivent eux-
mêmes leurs sympathies et leurs goûts. Ils se rendent
parfois compte qu'il s'agit là de substitutions, mais nous
devons ajouter, pour notre part, que leurs folies, singu-
larités et horreurs jouent dans leur vie exactement le
même rôle que la satisfaction sexuelle normale dans la
33o THÉORIE GÉNÉRALE DÈS NÉVROSES
nôtre ; qu'ils font, pour obtenir leur satisfactfon, les
mêmes sacrifices, souvent très grands, que nous, et qu'en
poursuivant les gros et les petits détails on peut décou-
vrir les points sur lesquels ces anomalies se rapprochent
de l'état normal et ceux sur lesquels elles s'en écartent.
Vous constaterez que dans ces anomalies le caractère
d'indécence, inhérent à l'activité sexuelle, est poussé à
l'extrême degré, à un point où l'indécence devient delà
turpitude.
Et, maintenant, quelle attitude devons-nous adopter à
l'égard de ces modes extraordinaires de satisfaction
sexuelle? Déclarer que nous sommes indignés, manifes-
ter notre aversion personnelle, assurer que nous ne par-
tagerons pas ces vices, — tout cela ne signifie rien et,
d'ailleurs, ce sont des choses qu'on ne nous demande
pas. Il s'agit, après tout, d'un ordre de phénomènes qui
sollicite notre attention au même titre que n'importe quel
autre ordre. Se réfugier derrière l'affirmation que ce
sont là des faits rares, de simples curiosités, c'est s'ex-
poser à recevoir un rapide démenti. Les phénomènes
dont nous nous occupons sont, au contraire, très fré-
quents, très répandus. Mais si l'on venait nous dire que
ces déviations et perversions de l'instinct sexuel ne doi-
vent pas nous induire en erreur quant à notre manière
de concevoir la vie sexuelle en général, notre réponse
serait toute prête : tant que nous n'aurons pas compris
ces formes morbides de la sexualité, tant que nous n'au-
rons pas établi leurs rapports avec la vie sexuelle nor-
male, il nous sera également impossible de comprendre
cette dernière. Bref, nous nous trouvons devant une tâche
théorique urgente, qui consiste à rendre compte des per-
versions dont nous avons parlé et de leurs rapports avec
la sexualité dite normale.
Nous serons aidés dans cette tâche par une remarque
et deux nouvelles expériences. La première est d'Iwan
Bloch qui, à la conception qui voit dans toutes ces per-
versions des (c signes de dégénérescence », ajoute ce
correctif que ces écarts du but sexuel, que ces attitudes
perverses à l'égard de l'objet sexuel ont existé à toutes
les époques connues, chez tous les peuples, aussi bien
chez les plus primitifs que chez les plus civilisés, et qu'ils
pnt parfois joui de la tolérance et de la reconnaissance
LA VIE SEXUELLE DE L'HOAhMË 33 1
générales. Quant aux deux expériences, elles ont été fai-
es au cours de recherches psychanalytiques sur des
névrotiques ; elles sont de nature à orienter d'une façon
décisive notre conception des perversions sexuelles.
Les symptômes névrotiques, avons-nous dit, sont des
satisfactions substitutives, et je vous ai fait entrevoir que
la confirmation de cette proposition par l'analyse des
symptômes se heurterait à beaucoup de difficultés. Elle
ne se justifie que si, en parlant de « satisfaction sexuelles,
nous sous-entendons également les besoins sexuels dits
pervers, car une pareille interprétation des symptômes
s'impose à nous avec une fréquence étonnante. La pré-
tention par laquelle les homosexuels et les invertis affir-
ment qu'ils sont des êtres exceptionnels disparaît devant
la constatation qu'il n'est pas un seul névrotique chez
lequel on ne puisse prouver l'existence de tendances
homosexuelles et que bon nombre de symptômes névro-
tiques ne sont que l'expression de cette inversion latente.
Ceux qui se nomment eux-mêmes homosexuels ne sont
que les invertis conscients et manifestes, et leur nombre
est minime à côté de celui des homosexuels latents.
Nous sommes obligés de voir dans l'homosexualité une
excroissance à peu près régulière de la vie amoureuse,
et son importance grandit à nos yeux à mesure que
nous approfondissons celle-ci. Sans doute, les différences
qui existent entre l'homosexualité manifeste et la vie
sexuelle normale ne se trouvent pas supprimées de ce
fait; si la valeur théorique de celle-là s'en trouve consi-
dérablement réduite, sa valeur pratique demeure intacte.
Nous apprenons même que la paranoïa, que nous ne
pouvons pas ranger dans la catégorie des névroses par
transfert, résulte rigoureusement de la tentative de
défense contre des impulsions homosexuelles trop vio-
lentes. Vous vous rappelez peut-être encore qu'une de
nos malades, au cours de son acte obsessionnel, simu-
lait son propre mari dont elle vivait séparée ; pareille pro-
duction de symptômes simulant un homme est fréquente
chez les femmes névrotiques. Bien qu'il ne s'agisse pas
là d'homosexualité proprement dite, ces cas n'en réali-
sent pas moins certaines de ses conditions.
Ainsi que vous le savez probablement, la névrose hys-
térique peut manifester ses symptômes dans tous les
332 ' THÉORIE GÈNÉUALE DES NÉVROSES
systèmes d'organes et ainsi troubler toutes les fonctions.
L'analyse nous révèle dans ces cas une manifestation de
toutes les tendances dites perverses, lesquelles cherchent
à substituer aux organes génitaux d'autres organes qui
se comportent alors comme des organes génitaux de
substitution. C'est précisément grâce à la symptomato-
logie de l'hystérie que nous sommes arrivés à la con-
ception d'après laquelle tous les organes du corps, en
plus de leur fonction normale, joueraient aussi un rôle
sexuel, érogène, qui devient parfois dominant au point
de troubler le fonctionnement normal. D'innombrables
sensations et innervations qui, à titre de symptômes de
l'hystérie, se localisent sur des organes n'ayant en appa-
rence aucun rapport avec la sexualité, nous révèlent
ainsi leur nature véritable : elles constituent autant de
satisfactions de désirs sexuels pervers en vue desquelles
d'autres organes ont assumé le rôle d'organes sexuels.
Nous avons alors l'occasion de constater la fréquence
avec laquelle les organes d'absorption d'aliments et les
organes d'excrétion deviennent les porteurs des excita-
tions sexuelles. Il s'agit ainsi de la même constata-
tion que celle que nous avons faite à propos des perver-
sions, avec cette différence que dans ces dernières le fait
qui nous occupe peut être constaté sans difficulté et
sans erreur possible, tandis que dans l'hystérie nous
devons commencer par l'interprétation des symptômes
et reléguer ensuite les tendances sexuelles perverses dans
l'inconscient, au lieu de les attribuer à la conscience de
l'individu.
Des nombreux tableaux symptomatiques que revêt la
névrose obsessionnelle, les plus importants sont ceux
provoqués par la pression des tendances sexuelles forte-
ment sadiques, donc perverses quant à leur but ; et, en
conformité avec la structure d'une névrose obsession-
nelle, ces symptômes servent de moyen de défense contre
ces désirs ou bien expriment la lutte entre la volonté de
satisfaction et la volonté de défense. Mais la satisfaction
elle-même, au lieu de se produire en empruntant le che-
min le plus court, sait se manifester dans l'attitude des
malades par les voies les plus détournées et se tourne de
préférence contre la personne même du malade qui s'in-
flige ainsi toutes sortes de tortures. D'autres formes de
LA VIE SEXUELLE DE L'HOMME 333
cette névrose, celles qu'on peut appeler scrutatrices, cor-
respondent à une sexualisation excessive d'actes qui,
dans les cas normaux, ne sont que les actes préparatoires
de la satisfaction sexuelle : les malades veulent voir,
toucher, fouiller. Nous avons là l'explication de l'énorme
importance que revêtent parfois chez ces malades la
crainte de tout attouchement et l'obsession ablutionniste.
On ne soupçonne pas combien nombreux sont les actes
obsessionnels qui représentent une répétition ou une
modification masquée de la masturbation laquelle, on
le sait, accompagne, en tant qu'acte unique et uniforme,
les formes les plus variées de la déviation sexuelle.
Il me serait facile de multiplier les liens qui rattachent
la perversion à la névrose, mais ce que je vous ai dit suffit
à notre intention. Mais nous devons nous garder d'exa-
gérer l'importance symptomatique, la présence et l'inten-
sité des tendances perverses chez l'homme. Vous avez
entendu dire qu'on peut contracter une névrose lors-
qu'on est privé de satisfaction sexuelle normale. Le
besoin emprunte alors les voies de satisfaction anor-
males. Vous verrez plus tard comment les choses se
passent dans ces cas. Mais vous comprenez d'ores et
déjà que devenues perverses, par suite de ce refoulement
« collatéral », les tendances doivent apparaître plus*
violentes qu'elles ne le seraient si aucun obstacle réel ne
s'était opposé à la satisfaction sexuelle normale. On
constate d'ailleurs une influence analogue, en ce qui
concerne les perversions manifestes. Elles sont provo-
quées ou favorisées dans certains cas par le fait que, par
suite de circonstances passagères ou de conditions
sociales durables, la satisfaction sexuelle normale se
heurte à des difficultés insurmontables. 11 va sans dire
que dans d'autres cas les tendances perverses sont indé-
pendantes des circonstances ou conditions susceptibles
de les favoriser et constituent pour les individus qui en
sont porteurs la forme normale de leur vie sexuelle.
Vous venez peut-être d'éprouver l'impression que, loin
d'élucider les rapports existant entre la sexualité normale
et la sexualité perverse, nous n'avons fait que les em-
brouiller. Réfléchissez cependant à ceci : s'il est exact
que chez les personnes privées de la possibilité d'obtenir
une satisfaction sexuelle normale on voit apparaître des
Freud. ai
334 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
tendances perverses qui, sans cela, ne se seraient jamais
manifestées, on doit admettre qu'il existait tout de même
chez ces personnes quelque chose qui les prédisposait à
ces perversions ; ou, si vous aimez mieux, que ces per-
versions existaient chez elles à l'état latent. Cela admis,
nous arrivons à l'autre des faits nouveaux que je vous
avais annoncés. La recherche psychanalytique s'est
notamment vue obligée de porter aussi son attention sur
la vie sexuelle de l'enfant, et elle y a été amenée par le
fait que les souvenirs et les idées qui surgissent chez les
sujets au cours de l'analyse de leurs symptômes ramè-
nent régulièrement l'analyse aux premières années de
l'enfance de ces sujets. Toutes les conclusions que nous
avions formulées à propos de ce fait ont été vérifiées point
par point à la suite d'observations directes sur des
enfants. Et nous avons constaté que toutes les tendances
perverses plongent par leurs racines dans l'enfance, que
les enfants portent en eux toutes les prédispositions à
ces tendances qu'ils manifestent dans la mesure compa-
tible avec leur immaturité, bref que la sexualité perverse
n'est pas autre chose que la sexualité infantile grossie et
décomposée en ses tendances particulières.
Cette fois vous apercevez les perversions sous un tout
autre jour, et vous ne pourrez plus méconnaître leurs
rapports avec la vie sexuelle de l'homme. Mais au prix de
combien de surprises et de pénibles déceptions I Vous
serez tout d'abord tentés de nier tout: et le fait que les
enfants possèdent quelque chose qui mérite le nom de
vie sexuelle, et l'exactitude de nos observations, et mon
droit de trouver dans l'attitude des enfants une affinité
avec ce que nous condamnons chez des personnes plus
âgées comme étant une perversion. Permettez-moi donc
tout d'abord de vous expliquer les raisons de votre
résistance ; je vous exposerai ensuite l'ensemble de mes
observations. Prétendre que les enfants n'ont pas de vie
sexuelle, — excitations sexuelles, besoins sexuels, une
sorte de satisfaction sexuelle, — mais que cette vie
s'éveille chez eux brusquement à l'âge de 12 à t4 ans,
c'est, abstraction faite de toutes les observations, avancer
une affirmation qui, au point de vue biologique, est aussi
invraisemblable, voire aussi absurde que le serait celle
d'après laquelle les enfants naîtraient sans organes géni-
LA VIE SEXUELLE DE L'HOMiME 335
taux, lesquels ne feraient leurapparition qu'àl'âge de la pu-
berté. Ce qui s'éveille chez les enfants à cet âge, c'est la
fonction de la reproduction qui se sert, pour réaliser ses
buts, d'un appareil corporel et psychique déjà existant.
Vous tombez dans l'erreur qui consiste à confondre sexua-
lité et reproduction, et par cette erreur vous vous fermez
l'accès à la compréhension de la sexualité, des perversions
et des névroses. C'est là cependant une erreur tendan-
cieuse. Et, chose étonnante, elle a sa source dans le fait que
vous avez été enfants vous-mêmes et avez, comme tels,
subi l'influence de l'éducation. Au point de vue de l'édu-
cation, la société considère comme une de ses tâches
essentielles de réfréner l'instinct sexuel lorsqu'il se ma-
nifeste comme besoin de procréation, de le limiter, de le
soumettre à une volonté individuelle se pliant à la con-
trainte sociale. La société est également intéressée à ce
que le développement complet du besoin sexuel soit
retardé jusqu'à ce que l'enfant ait atteint un certain
degré de maturité sociale, car dès que ce développement
est atteint, l'éducation n'a plus de prise sur l'enfant. La
sexualité, si elle se manifestait d'une façon trop précoce,
romprait toutes les barrières et emporterait tous les
résultats si péniblement acquis par la culture. La tâche
de réfréner le besoin sexuel n'est d'ailleurs jamais facile;
on réussit à la réaliser tantôt trop, tantôt trop peu. La
base sur laquelle repose la société humaine est, en der-
nière analyse, de nature économique : ne possédant'pas
assez de moyens de subsistance pour permettre à ses
membres de vivre sans travailler, la société est obligée
de limiter le nombre de ses membres et de détourner
leur énergie de l'activité sexuelle vers le travail. Nous
sommes là en présence de l'éternel besoin vital qui, né
en même temps que l'homme, persiste jusqu'à nos jours.
L'expérience a bien dû montrer aux éducateurs que la
tâche d'assouplir la volonté sexuelle de la nouvelle géné-
ration n'est réalisable que si, sans attendre l'explosion
tumultueuse de la puberté, on commence à influencer les
enfants de très bonne heure, à soumettre à une disci-
pline, dès les premières années, leur vie sexuelle qui
n'est qu'une préparation à celle de l'âge mûr. Dans ce
but, on interdit aux enfants toutes les activités sexuelles
infantiles ; on les en détourne, dans l'espoir idéal de
336 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
rendre leur vie asexiielle, et on en est arrivé peu à peu
à la considérer réellement comme telle, croyance à
laquelle la science a apporté sa confirmation. Afin de ne
pas se mettre en contradiction avec les croyances qu'on
professe et les intentions qu'on poursuit, on néglige
l'activité sexuelle de l'enfant, ce qui est loin d'être une
attitude facile, ou bien on se contente, dans la science,
de la concevoir différemment. L'enfant est considéré
comme pur, commeinnocent, et quiconque le décrit autre-
ment est accusé de commettre un sacrilège, de se livrer
à un attentat impie contre les sentiments les plus tendres
et les plus sacrés de l'humanité.
Les enfants sont les seuls à ne pas être dupes
de ces conventions ; ils font valoir en toute naïveté
leurs droits anormaux et montrent à chaque instant que,
pour eux, le chemin de la pureté est encore à parcourir
tout entier. Il est assez singulier que ceux qui nient la
sexualité infantile ne renoncent pas pour cela à l'éduca-
tion et condamnent le plus sévèrement, à titre de « mau-
vaises habitudes », les manifestations de ce qu'ils nient.
Il est en outre extrêmement intéressant, au point de vue
théorique, que les cinq ou six premières années de la
vie, c'est-à-dire l'âge auquel le préjugé d'une enfance
asexuelle s'applique le moins, est enveloppé chez la plu-
part des personnes d'un brouillard d'amnésie que seule
la recherche analytique réussit à dissiper, mais qui aupa-
ravant s'était déjà montré perméable pour certaines for-
mations de rêves.
Et, maintenant, je vais vous exposer ce qui apparaît
avec le plus de netteté lorsqu'on étudie la vie sexuelle
de l'enfant. Pour plus de clarté, je vous demanderai la
permission d'introduire à cet effet la notion de la libido
Analogue à la faim en général, la libido désigne la force
avec laquelle se manifeste l'instinct sexuel, comme la
faim désigne la force avec laquelle se manifeste
l'instinct d'absorption de nourriture. D'autres notions,
telles qu'excitation et satisfaction sexuelles, n'ont pas
besoin d'explication. Vous allez voir, et vous en
tirerez peut-être un argument contre moi, que les
activités sexuelles du nourrisson ouvrent à l'inter-
prétation un champ infini. On obtient ces interpréta-
tions, en soumettant les symptômes à une analyse
LA VIE SEXUELLE DE L'HOMME SS;
régressive. Les premières manifestations de la sexualité,
qui se montrent chez le nourrisson, se rattachent à d'au-
tres fonctions vitales. Ainsi que vous le savez, son prin-
cipal intérêt porte sur l'absorption de nourriture ; lors-
qu'il s'endort rassasié devant le sein de sa mère, il présente
une expression d'heureuse satisfaction qu'on retrouve
plus tard à la suite de la satisfaction sexuelle. Ceci ne
suffirait pas à justifier une conclusion. Mais nous obser-
vons que le nourrisson est toujours disposé à recom-
mencer l'absorption de nourriture, non parce qu'il a
encore besoin de celle-ci, mais pour la seule action que
cette absorption comporte. Nous disons alors qu'il suce ;
et le fait que, ce faisant, il s'endort de nouveau avec une
expression béate, nous montre que l'action de sucer lui
a, comme telle, procuré une satisfaction. Il finit généra-
lement par ne plus pouvoir s'endormir sans sucer. C'est
un pédiatre de Budapest, le D' Lindner, qui a le premier
affirmé la nature sexuelle de cet acte. Les personnes qui
soignent l'enfant et qui ne cherchent nullement à adopter
une attitude théorique, semblent porter sur cet acte un
jugement analogue. Elles se rendent parfaitement compte
qu'il ne sert qu'à procurer un plaisir, y voient une
« mauvaise habitude », et lorsque l'enfant ne veut pas
renoncer spontanément à cette habitude, elles cherchent
à l'en débarrasser en y associant des impressions désa-
gréables. Nous apprenons ainsi que le nourrisson
accomplit des actes qui ne servent qu'à lui procurer un
plaisir. Nous croyons qu'il a commencé à éprouver ce
plaisir à l'occasion de l'absorption de nourriture, mais
qu'il n'a pas tardé à apprendre à le séparer de cette con-
dition. Nous rapportons cette sensation de plaisir à la
zone bucco-labiale, désignons cette zone sous le nom de
sone érogène et considérons le plaisir procuré par l'acte
de sucer comme un plaisir sexuel. Nous aurons certaine-
ment encore à discuter la légitimité de ces désignations.
Si le nourrisson était capable de faire part de ce qu'il
éprouve, il déclarerait certainement que sucer le sein
maternel constitue l'acte le plus important de la vie. Ce
disant, il n'aurait pas tout à fait tort, car il satisfait par
ce seul acte deux grands besoins de la vie. Et ce n'est
pas sans surprise que nous apprenons par la psychana-
lyse combien profonde est l'importance psychique de cet
338 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
acte dont les traces persistent ensuite toute la vie
durant. L'acte qui consiste à sucer le sein maternel
devient le point de départ de toute la vie sexuelle, l'idéal
jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ultérieure,
idéal auquel l'imagination aspire dans des moments de
grand besoin et de grande privation. C'est ainsi que le
sein maternel forme le premier objet de l'instinct sexuel;
et je ne saurais vous donner une idée assez exacte de
l'importance de ce premier objet pour toute recherche
ultérieure d'objets sexuels, de l'influence profonde qu'il
exerce, dans toutes ses transformations et substitu-
tions, jusque sur les domaines les plus éloignés de
notre vie psychique. Mais bientôt l'enfant cesse de sucer
le sein qu'il remplace par une partie de son propre corps.
L'enfant se met à sucer son pouce, sa langue. 11 se pro-
cure ainsi du plaisir, sans avoir pour cela besoin du con-
sentement du monde extérieur, et l'appel à une deuxième
zone du corps renforce en outre le stimulant de l'exci-
tation. Toutes les zones érogènes ne sont pas également
efficaces ; aussi est-ce un événement important dans la
vie de l'enfant, lorsque, à force d'explorer son corps, il
découvre les parties particulièrement excitables de ses
organes génitaux et trouve ainsi le chemin qui finira par
le conduire à l'onanisme.
En faisant ressortir l'importance de l'acte de sucer,
nous avons dégagé deux caractères essentiels de la
sexualité infantile. Celle-ci se rattache notamment à la
satisfaction des grands besoins organiques et elle se com-
porte, en outre, d'une façon auto-éro tique, c'est-à-dire
qu'elle trouve ses objets sur son propre corps. Ce qui est
apparu avec la plus grande netteté à propos de l'ab-
sorption d'aliments, se renouvelle en partie à propos des
excrétions. Nous en concluons que l'élimination de
Turine et du contenu intestinal est pour le nourrisson
une source de jouissance et qu'il s'eftorce bientôt à orga-
niser ces actions de façon à ce qu'elles lui procurent le
maximum de plaisir, grâce à des excitations correspon-
dantes des zones érogènes des muqueuses. Lorsqu'il est
arrivé à ce point, le monde extérieur lui apparaît, selon
la fine remarque de Lou Andréas, comme un obstacle,
comme une force hostile à sa recherche de jouissance et
lui laisse entrevoir, à l'avenir, des luttes extérieures et
LA VIE SEXUELLE DE L'HOMME BSq
intérieures. On lui défend de se débarrasser de ses excré-
tions quand et comment il veut ; on le force à se confor-
mer aux indications d'autres personnes. Pour obtenir sa
renonciation à ces sources de jouissance, on lui inculque
la conviction que tout ce qui se rapporte à ces fonctions
est indécent, doit rester caché. Il est obligé de renoncer
au plaisir, au nom de la dignité sociale. 11 n'éprouve au
début aucun dégoût devant ses excréments qu'il consi-
dère comme faisant partie de son corps ; il s'en sépare à
contre-cœur et s'en sert comme premier « cadeau » pour
distinguer les personnes qu'il apprécie particulièrement.
Et après même que l'éducation a réussi à le débarras-
ser de ces penchants, il transporte sur le « cadeau » et
r « argent » la valeur qu'il avait accordée aux excré-
ments. 11 semble en revanche être particulièrement lier
des exploits qu'il rattache à l'acte d'uriner.
Je sens que vous faites un eflbrt sur vous-mêmes pour
ne pas m'interrompre et me crier: « assez de ces hor-
reurs 1 Prétendre que la défécation est une source de
satisfaction sexuelle, déjà utilisée par le nourrisson I
Que les excréments sont une substance précieuse, l'anus
une sorte d'organe sexuel I Nous n'y croirons jamais ;
mais nous comprenons fort bien pourquoi pédiatres et
pédagogues ne veulent rien savoir de la psychanalyse et
de ses résultats ». Calmez-vous. Vous avez tout simple-
ment oublié que si je vous ai parlé des faits que com-
porte la vie sexuelle infantile, ce fut à l'occasion des faits
se rattachant aux perversions sexuelles. Pourquoi ne
sauriez-vous pas que chez de nombreux adultes, tant
homosexuels qu'hétérosexuels, l'anus remplace réelle-
ment le vagin dans les rapports sexuels? Et pourquoi ne
sauriez-vous pas qu'il y a des individus pour lesquels la
défécation reste, toute leur vie durant, une source de
volupté qu'ils sont loin de dédaigner? Quant à l'intérêt
que suscite l'acte de défécation et au plaisir qu'on peut
éprouver en assistant à cet acte, lorsqu'il est accompli
par un autre, vous n'avez, pour vous renseigner, qu'à
vous adresser aux enfants mêmes, lorsque, devenus plus
âgés, il sont à même d'en parler. Il va sans dire que
vous ne devez pas commencer par intimider ces enfants,
car vous comprenez fort bien que, si vous le faites, vous
n'obtiendrez rien d'eux. Quant aux autres choses aux-
34o THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
quelles vous ne voulez pas croire, je vous renvoie aux
résultats de l'analyse et de l'observation directe des
enfants, et je vous dis qu'il faut de la mauvaise volonté
pour ne pas voir ces choses ou pour les voir autrement.
Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous trouviez
étonnante l'affînité que je postule entre l'activité sexuelle
infantile et les perversions sexuelles. Il s'agit pourtant
là d'une relation tout à fait naturelle, car si l'enfant pos-
sède une vie sexuelle, celle-ci ne peut être que de nature
perverse, attendu que, sauf quelques vagues indications,
il lui manque tout ce qui fait de la sexualité une fonction
de procréation. Ce qui caractérise, d'autre part, toutes
les perversions, c'est qu'elles méconnaissent le but
essentiel de la sexualité, c'est-à-dire la procréation. Nous
qualifions en effet de perverse toute activité sexuelle qui,
ayant renoncé à la procréation, recherche le plaisir
comme un but indépendant de celle-ci. Vous comprenez
ainsi que la ligne de rupture et le tournant du dévelop-
pement de la vie sexuelle doivent être cherchés dans sa
subordination aux fins de la procréation. Tout ce qui se
produit avant ce tournant, tout ce qui s'y soustrait, tout
ce qui sert uniquement à procurer de la jouissance,
reçoit la dénomination peu recommandable de « per-
vers » et est, comme tel, voué au mépris.
Laissez-moi, en conséquence, poursuivre mon rapide
exposé de la sexualité infantile. Tout ce que j'ai dit con-
cernant deux systèmes d'organes pourrait être complété
en tenant compte des autres. La vie sexuelle de l'enfant
comporte une série de tendances partielles s'exerrant
indépendamment les unes des autres et utilisant, en vue
de la jouissance, soit le corps même de l'enfant, soit des
objets extérieurs. Parmi les organes sur lesquels s'exerce
l'activité sexuelle de l'enfant, les organes sexuels ne
tardent pas à prendre la première place ; il est des
hommes qui, depuis l'onanisme inconscient de leur pre-
mière enfance jusqu'à l'onanisme forcé de leur puberté,
n'ont jamais connu d'autre source de jouissance que
leurs propres organes génitaux, et chez quelques-uns
même cette situation persiste bien au delà de la puberté.
L'onanisme n'est d'ailleurs pas un de ces sujets dont on
vienne facilement à bout ; il y a là matière à de multiples
considérations
LA VIE SEXUELLE LE L'HOMME 34 i
Malgré mon désir d'abréger le plus possible mon
exposé, je suis obligé de vous dire encore quelques mots
sur la curiosité sexuelle des enfants. Elle est trop carac-
téristique de la sexualité infantile et présente une très
grande importance au point de vue de la symptomato-
logie des névroses. La curiosité sexuelle de l'enfant
commence de bonne heure, parfois avant la troisième
année. Elle n'a pas pour point de départ les différences
qui séparent les sexes, ces différences n'existant pas pour
les enfants, lesquels (les garçons notamment) attribuent
aux deux sexes les mêmes organes génitaux, ceux du
sexe masculin. Lorsqu'un garçon découvre chez sa sœur
ou chez une camarade de jeux l'existence du vagin, il
commence par nier le témoignage de ses sens, car il ne
peut pas se figurer qu'un être humain soit dépourvu
d'un organe auquel il attribue une si grande valeur.
Plus tard, il recule effrayé devant la possibilité qui se
révèle à lui et il commence à éprouver l'action de cer-
taines menaces qui lui ont été adressées antérieurement
à l'occasion de l'excessive attention qu'il accordait à son
petit membre. Il tombe sous la domination de ce que
nous appelons le « complexe de la castration », dont la
forme influe sur son caractère, lorsqu'il reste bien por-
tant, sur sa névrose, lorsqu'il tombe malade, sur ses
résistances, lorsqu'il subit un traitement analytique. En
ce qui concerne la petite fille, nous savons qu'elle con-
sidère comme un signe de son infériorité l'absence d'un
pénis long et visible, qu'elle envie le garçon, parce qu'il
possède cet organe, que de cette envie naît chez elle le
désir d'être un homme et que ce désir se trouve plus
tard impliqué dans la névrose provoquée par les échecs
qu'elle a éprouvés dans l'accomplissement de sa mission
de femme. Le clitoris joue d'ailleurs chez la toute petite
lille le rôle du pénis, il est le siège d'une excitabilité parti-
culière, l'organe qui procure la satisfaction auto-éroti-
que. La transformation de la petite fille en femme est
caractérisée principalement par le fait que cette sensibilité
se déplace en temps voulu et totalement du clitoris à
l'entrée du vagin. Dans les cas d'anesthésie dite sexuelle
des femmes le clitoris conserve intacte sa sensibilité.
L'intérêt sexuel de l'enfant se porte plutôt en premier
lieu sur le problème de savoir d'où viennent les enfants,
3/i2 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
c'est-à-dire sur le problème qui forme le fond de la ques-
tion posée par le sphinx thébain, et cet intérêt est le plus
souvent éveillé par la crainte égoïste que suscite la venue
d'un nouvel enfant. La réponse à l'usage de la nursery^
c'est-à-dire que c'est la cigogne qui apporte les enfants,
est accueillie, plus souvent qu'on ne le pense, avec
méfiance, même par les petits enfants. L'impression
d'être trompé par les grandes personnes contribue
beaucoup à l'isolement de l'enfant et au développement
de son indépendance. Mais l'enfant n'est pas à même de
résoudre ce problème par ses propres moyens. Sa consti-
tution sexuelle encore insuffisamment développée oppose
des limites à sa faculté de connaître. Il admet d'abord
que les enfants viennent à la suite de l'absorption avec
la nourriture de certaines substances spéciales, et il
ignore encore que seules les femmes sont susceptibles
d'avoir des enfants. 11 apprend ce fait plus tard et relègue
dans le domaine des contes l'explication qui fait dépen-
dre la venue d'enfants de l'absorption d'une certaine
nourriture. Devenu un peu plus grand, l'enfant se rend
compte que le père joue un certain rôle dans l'apparition
de nouveaux enfants, mais il est encore incapable de
définir ce rôle. S'il lui arrive de surprendre par hasard
un acte s-exuel, il y voit une tentative de violence, un
corps à corps brutal : fausse conception sadique du coït.
Toutefois, il n'établit pas immédiatement un rapport
entre cet acte et la venue de nouveaux enfants. Et alors
même qu'il aperçoit des traces de sang dans le lit et sur
le linge de sa mère, il y voit seulement une preuve des
violences auxquelles se serait livré son père. Plus tard
encore, il commence bien à soupçonner que l'organe
génital de l'homme joue un rôle essentiel dans l'appari-
tion de nouveaux enfants, mais il persiste à ne pas pou-
voir assigner à cet organe d'autre fonction que celle
d'évacuation d'urine.
Les enfants sont dès le début unanimes à croire que la
naissance de l'enfant se fait par l'anus. C'est seulement
lorsque leur intérêt se détourne de cet organe qu'ils
abandonnent cette théorie et la remplacent par celle
d'après laquelle l'enfant naîtrait par le nombril qui
s'ouvrirait à cet effet. Ou encore ils situent dans la région
sternale, entre les deux seins, l'endroit où l'enfant nou-
LA VIE SEXUELLE DE L'HOMME 343
veau-né ferait son apparition. C'est ainsi que Tenfant,
dans ses explorations, se rapproche des faits sexuels ou,
égaré par son ignorance, passe à côté d'eux, jusqu'au
moment où l'explication qu'il en reçoit dans les années
précédant immédiatement la puberté, explication dépri-
mante, souvent incomplète, agissant souvent à la manière
d'un traumatisme, vienne le tirer de sa naïveté première.
Vous avez sans doute entendu dire que, pour main-
tenir ses propositions concernant la causalité sexuelle
des névroses et l'importance sexuelle des symptômes, la
psychanalyse imprime à la notion du sexuel une extension
exagérée. Vous êtes maintenant à même de juger si cette
extension est vraiment injustifiée. Nous n'avons étendu
la notion de sexualité que juste assez pour y faire entrer
aussi la vie sexuelle des pervers et celle des enfants.
Autrement dit, nous n'avons fait que lui restituer l'am-
pleur qui lui appartient. Ce qu'on entend par sexualité
en dehors de la psychanalyse, est une sexualité .tout à
fait restreinte, une sexualité mise au service de la seule
procréation, bref ce qu'on appelle la vie sexuelle normale.
CHAPITRE XXI
DÉVELOPPEMENT DE LA LIBIDO ET ORGANISATIONS
SEXUELLES
J'ai l'impression de n'avoir pas réussi à vous con-
vaincre comme je l'aurais voulu de l'importance des per-
versions pour notre conception de la sexualité. Je vais
donc améliorer et compléter, dans la mesure du possible,
ce que j'ai dit à ce sujet.
Il ne faut pas croire que ce soit par les seules perver-
sions que nous avons été conduits à cette modification
de la notion de la sexualité qui nous a valu une si vio-
lente opposition. L'étude de la sexualité infantile y a
contribué dans une mesure encore plus grande, et les
résultats concordants fournis par l'étude des perversions
et par celle de la sexualité infantile ont été pour nous
décisifs. Mais les manifestations de la sexualité infantile,
quelque évidentes qu'elles soient chez les enfants déjà
un peu âgés, semblent cependant au début se perdre
dans le vague et l'indéterminé. Ceux qui ne tiennent pas
compte du développement et des relations analytiques
leur refuseront tout caractère sexuel et leur attribueront
plutôt un caractère indifférencié. N'oubliez pas que nous
ne sommes pas encore en possession d'un signe univer-
sellement reconnu et permettant d'affirmer avec certitude
la nature sexuelle d'un processus ; nous ne connaissons
sous ce rapport que la fonction de reproduction dont
nous avons déjà dit qu'elle offrait une définition trop
étroite. Les critères biologiques, dans le genre des
périodicités de 23 et de 28 jours établies par W. Fliess,
sont encore très discutables ; les particularités chimiques
des processus sexuels, particularités que nous soup-
çonnons, attendent encore qu'on les découvre. Au con-
traire, les perversions sexuelles des adultes sont quel-
que chose de palpable et ne prêtent à aucune équivoque.
DÉVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 345
Ainsi que le prouve leur dénomination généralement
admise, elles font incontestablement partie de la sexua-
lité. Qu'on les appelle signes de dégénérescence ou
autrement, personne n'a encore eu le courage de les
ranger ailleurs que parmi les phénomènes de la vie
sexuelle. N'y aurait-il que les perversions seules, que nous
serions déjà largement autorisés à affirmer que la sexua-
lité et la procréation ne coïncident pas, car il est connu
que toute perversion constitue une négation des fins
assignées à la procréation.
Je vois à ce propos un parallèle qui n'est pas dépourvu
d'intérêt. Alors que la plupart confondent le « con-
scient » avec le « psychique », nous avons été obligés
d'élargir la notion de « psychique » et de reconnaître
l'existence d'un psychique qui n'est pas conscient. 11 en
est de même de l'identité que certains établissent entre
le a sexuel » et « ce qui se rapporte à la procréation » ou,
pour abréger, le « génital », alors que nous ne pouvons
faire autrement que d'admettre l'existence d'un « sexuel »
qui n'est pas « génital », qui n'a rien à voir avec la pro-
création. L'identité dont on nous parle n'est que formelle
et manque de raisons profondes.
Mais si l'existence des perversions sexuelles apporte à
cette question un argument décisif, comment se fait-il
que cet argument n'ait pas encore fait sentir sa force et
que la question ne soit pas depuis longtemps résolue ?
Je ne saurais vous le dire, mais il me semble qu'il faut
en voir la cause dans le fait que les perversions sexuelles
sont frappées d'une proscription particulière qui se
répercute sur la théorie et s'oppose à leur étude scienti-
fique. On dirait que les gens voient dans les perversions
une chose non seulement répugnante, mais aussi mon-
strueuse et dangereuse, qu'ils craignent d'être induits
par elles en tentation et qu'au fond ils sont obligés de
réprimer en eux-mêmes, à l'égard de ceux qui en sont
porteurs, une jalousie secrète dans le genre de celle
qu'avoue, dans la célèbre parodie de Tannhàuser, le
landgrave justicier :
« A Venusberg, il a oublié honneur et devoir !
— Hélas ! ce n'est pas à nous que cette chose-là arriverait ! »
En réalité, les pervers sont plutôt des pauvres diables
346 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
qui expient très durement la satisfaction qu'ils ont tant
de peine a se procurer
Ce qui, malgré toute l'étrangeté de son objet et de son
but, fait de l'activité perverse une activité incontesta-
blement sexuelle, c'est que l'acte de la satisfaction
sexuelle comporte le plus souvent un orgasme complet
et vme émission de sperme. Ceci n'est naturellement que
le cas de personnes adultes ; chez l'enfant l'orgasme et
l'émission de sperme ne sont pas toujours possibles ; ils
sont remplacés par des phénomènes auxquels on ne peut
pas toujours attribuer avec certitude un caractère sexuel.
Pour compléter ce que j'ai dit concernant l'importance
des perversions sexuelles, je tiens encore à ajouter ceci.
Malgré tout le discrédit dont elles jouissent, malgré
l'abîme par lequel on veut les séparer de l'activité
sexuelle normale, on n'en est pas moins obligé de s'in-
cliner devant l'observation qui nous montre la vie
sexuelle normale entachée de tel ou tel autre trait per-
vers. Déjà le baiser peut être qualifié d'acte pervers, car
il consiste dans l'union de deux zones buccales érogènes,
à la place de deux organes sexuels opposés. Et, cepen-
dant, personne ne le repousse comme pervers ; on le
tolère, au contraire, sur la scène comme une expression
voilée de l'acte sexuel. Le baiser notamment, lorsqu'il
est tellement intense qu'il est accompagné, ce qui arrive
encore assez fréquemment, d'orgasme et d'émission de
sperme, se transforme facilement et totalement en un
acte pervers. 11 est d'ailleurs facile de constater que
fouiller des yeux et palper l'objet constitue pour certains
une condition indispensable de la jouissance sexuelle,
tandis que d'autres, lorsqu'ils sont à l'apogée de l'exci-
tation sexuelle, vont jusqu'à pincer et à mordre leur par-
tenaire et que chez l'amoureux en général l'excitation la
plus forte n'est pas toujours provoquée par les organes
génitaux, mais par une autre région quelconque du corps
de l'objet. Et nous pourrions multiplier ces constatations
à l'infini. Il serait absurde d'exclure de la catégorie des
normaux et de considérer comme perverses les personnes
présentant ces penchants isolés. On reconnaît plutôt
avec une netteté de plus en plus grande que le caractère
essentiel des perversions consiste, non en ce qu'elles
dépassent le but sexuel ou qu'elles remplacent les
DÉVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 3/^7
organes génitaux par d'autres ou qu'elles comportent une
variation de l'objet, mais plutôt dans le caractère exclu-
sif et invariable de ces déviations, caractère qui les rend
incompatibles avec l'acte sexuel en tant que condition de
la procréation. Dans la mesure où les actions perverses
n'interviennent dans l'accomplissement de l'acte sexuel
normal qu'à titre de préparation ou de renforcement, il
serait injuste de les qualifier de perversions. Il va sans
dire que le fossé qui sépare la sexualité normale de la
sexualité perverse se trouve en partie comblé par des
faits de ce genre. De ces faits, il résulte avec une évidence
incontestable que la sexualité normale est le produit de
quelque chose qui avait existé avant elle, et qu'elle n'a
pu se former qu'après avoir éliminé comme inutilisables
certains de ces matériaux préexistants et conservé les
autres pour les subordonner au but de la procréation.
Avant d'utiliser les connaissances que nous venons
d'acquérir concernant les perversions, pour entreprendre,
à leur lumière, une nouvelle étude, plus approfondie, de
la sexualité infantile, je tiens à attirer votre attention sur
une importante différence qui existe entre celles-là et
celle-ci. La sexualité perverse est généralement centra-
lisée d'une façon parfaite, toutes les manifestations de
son activité tendent vers le même but, qui est souvent
unique ; une de ses tendances partielles ayant générale-
ment pris le dessus se manifeste soit seule, à l'exclusion
des autres, soit après avoir subordonné les autres à ses
propres intentions. Sous ce rapport, il n'existe, entre la
sexualité normale et la sexualité perverse, pas d'autre
différence que celle qui correspond à la difïerence exis-
tant entre leurs tendances partielles dominantes et, par
conséquent, entre leurs buts sexuels. On peut dire qu'il
existe aussi bien dans l'une que dans l'autre une tyran-
nie bien organisée, la seule difl'érence portant sur le
parti qui a réussi à s'emparer du pouvoir. Au contraire,
la sexualité infantile, envisagée dans son ensemble, ne
présente ni centralisation, ni organisation, toutes les ten-
dances partielles jouissant des mêmes droits, chacune
cherchant la jouissance pour son propre compte. L'ab-
sence et l'existence de la centralisation s'accordent natu-
rellement avec le fait que les deux sexualités, la perverse
et la normale, sont dérivées de l'infantile. Il existe d'ail-
3Ay THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
leurs des cas de sexualité perverse qui présentent une
ressemblance beaucoup plus grande avec la sexualité
infantile, en ce sens que de nombreuses tendances par-
tielles y poursuivent leurs buts, chacune indépendam-
ment et sans se soucier de toutes les autres. Ce serait des
cas d'infantilisme sexuel, plutôt que de perversions.
Ainsi préparés, nous pouvons aborder la discussion
d'une proposition qu'on ne manquera pas de nous faire.
On nous dira : « pourquoi vous entêtez-vous à dénommer
sexualité ces manifestations de l'enfance que vous con-
sidérez vous-même comme indéfinissables et qui ne
deviennent sexuelles que plus tard? Pourquoi, vous con-
tentant de la seule description physiologique, ne diriez-
vous pas tout simplement qu'on observe chez le nourris-
son des activités qui, telles que l'acte de sucer et la
rétention des excréments, montrent seulement que
l'enfant recherche le plaisir qu'il peut éprouver par
l'intermédiaire de certains organes? Ce disant, vous
éviteriez de froisser les sentiments de vos auditeurs et
lecteurs par l'attribution d'une vie sexuelle aux enfants
à peine nés à la vie ». Certes, je n'ai aucune objection à
élever contre la possibilité de la recherche de plaisirs
par l'intermédiaire de tel ou tel organe ; je sais que le
plaisir le plus intense, celui que procure l'accouplement,
n'est qu'un plaisir qui accompagne l'activité des organes
sexuels. Mais sauriez-vous médire comment et pourquoi
ce plaisir local, indifférent au début, revêt ce caractère
sexuel qu'il présente incontestablement aux phases de
développement ultérieures ? Sommes-nous plus et mieux
renseignés sur « le plaisir local des organes » que sur la
sexualité? Vous me répondriez que le caractère sexuel
apparaît précisément lorsque les organes génitaux com-
mencent à jouer leur rôle, lorsque le sexuel coïncide et
se confond avec le génital. Et vous réfuteriez l'objection
que je pourrais tirer de l'existence des perversions, en
me disant qu'après tout le but delà plupart des perver-
sions consiste à obtenir l'orgasme génital, bien que par
un moyen autre que l'accouplement des organes génitaux.
Vous améliorez en effet sensiblement votre position par
le fait que vous éliminez de la caractéristique du sexuel
les rapports que celui-ci présente avec la procréation et
qui sont incompatibles avec les perversions. Vous
DÉVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 349
refoulez ainsi la procréation à l'arrière-plan, pour accor-
der la première place à l'activité génitale pure et simple.
Mais alors les divergences qui nous séparent sont moins
grandes que vous ne le pensez : nous plaçons tout sim-
plement les organes génitaux à côté d'autres organes.
Que faites-vous cependant des nombreuses observa-
tions qui montrent que les organes génitaux, comme
source de plaisir, peuvent être remplacés par d'autres
organes, comme dans le baiser normal, comme dans
les pratiques perverses des débauchés, comme dans
la symptomatologie des hystériques ? Dans l'hystérie,
notamment, il arrive souvent que des phénomènes d'exci-
tation, des sensations et des innervations, voire les pro-
cessus de l'érection, se trouvent déplacés des organes
génitaux sur d'autres régions du corps, souvent
éloignées de ceux-ci (la tête et le visage, par exemple).
Ainsi convaincus qu'il ne vous reste rien que vous puis-
siez conserver pour la caractéristique de ce que vous
appelez sexuel, vous serez bien obligés de suivre mon
exemple et d'étendre la dénomination « sexuel » aux
activités de la première enfance en quête de jouissances
locales que tel ou tel organe est susceptible de procurer.
Et vous trouverez que j'ai tout à fait raison si vous
tenez encore compte des deux considération suivantes.
Ainsi que vous le savez, nous qualifions de sexuelles les
activités douteuses et indéfinissables de la première
enfance ayant le plaisir pour objectif, parce que nous
avons été conduits à cette manière de voir par des maté-
riaux de nature incontestablement sexuelle que nous a
fournis l'analyse des symptômes. Mais si ces matériaux
sont de nature incontestablement sexuelle, me diriez-
vous, il n'en résulte pas que les activités infantiles
orientées vers la recherche du plaisir soient également
sexuelles. D'accord. Prenez cependant un cas analogue.
Imaginez-vous que nous n'ayons aucun moyen d'observer
le développement de deux plantes dicotylédones, telles
que le poirier et la fève, à partir de leurs graines respec-
tives, mais que nous puissions dans les deux cas suivre
leur développement par la voie inverse, c'est-à-dire en
commençant par l'individu végétal complètement formé
pour finir par le premier embryon n'ayant que deux
cotylédons. Ces derniers paraissent indifférents et sont
Frbup. as
35o THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES .
identiques dans les deux cas. Devons-nous en conclure
qu'il s'agit là d'une identité réelle et que la différence
spécifique existantentre le poirier et la fève n'apparaît que
plus tard au cours de la croissance? N'est-il pas plus
correct, au point de vue biologique, d'admettre que cette
différence existe déjà chez les embryons, malgré l'iden-
tité apparente des cotylédons? C'est ce que nous faisons,
en dénommant sexuel le plaisir procuré par les activités
du nourrisson. Quant à savoir si tous les plaisirs procurés
par les organes doivent être qualifiés de sexuels ou s'il y
a, à côté du plaisir sexuel, un plaisir d'une nature diffé-
rente — , c'est là une question que je ne puis discuter ici.
Je sais peu de chose sur le plaisir procuré parles organes
et sur ses conditions, et il n'y a rien d'étonnant si notre
analyse régressive aboutit en dernier lieu à des facteurs
encore indéfinissables
Encore une remarque I Tout bien considéré, vous ne
gagneriez pas grand'chose en faveur de votre affirmation
de la pureté sexuelle de l'enfant, alors même que vous
réussiriez à me convaincre qu'il y a de bonnes raisons
de ne pas considérer comme sexuelles les activités du
nourrisson. C'est que, dès la troisième année, la vie
sexuelle de l'enfant ne présente plus le moindre doute.
Dès cet âge, les organes génitaux deviennent susceptibles
d'érection et on observe alors souvent une période de
masturbation infantile, donc de satisfaction sexuelle. Les
manifestations psychiques et sociales de la vie sexuelle
ne prêtent à aucune équivoque : choix de l'objet, préfé-
rence affective accordée à telle ou telle personne, déci-
sion même en faveur d'un sexe, à l'exclusion de l'autre,
jalousie, tels sont les faits qui ont été constatés par des
observateurs impartiaux, en dehors de la psychanalyse
et avant elle, et qui peuvent être vérifiés par tous ceux
qui ont la bonne volonté devoir. Vous me direz que vous
n'avez jamais mis en doute l'éveil précoce de la ten-
dresse, mais que vous doutez seulement de son carac-
tère a sexuel ». Certes, à l'âge de 3 à 8 ans les enfants
ont déjà appris à dissimuler ce caractère, mais, en
observant attentivement, vous découvrirez de nombreux
indices des intentions « sensuelles » de cette tendresse,
et ce qui vous échappera au cours de vos observations
directes ressortira facilement à la suite d'une enquête
DÉVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 35 1
analytique. Les buts sexuels de cette période de la vie
se rattachent étroitement à l'exploration sexuelle qui
préoccupe les enfants à la même époque et dont je vous
ai cité quelques exemples. Le caractère pervers de
quelques-uns de ces buts s'explique naturellement par
l'immaturité constitutionnelle de l'enfant qui n'a pas
encore découvert la fin à laquelle sert l'acte d'accou-
plement.
Entre la sixième et la huitième année environ, le déve-
loppement sexuel subit un temps d'arrêt ou de régres-
sion qui, dans les cas socialement les plus favorables,
mérite le nom de période de latence. Cette latence peut
aussi manquer ; en tout cas, elle n'entraîne pas fatale-
ment une interruption complète de l'activité et des inté-
rêts sexuels. La plupart des événements et tendances
psychiques, antérieurs à la période de latence, sont
alors frappés d'amnésie infantile, tombent dans cet oubli
dont nous avons déjà parié et qui nous cache et nous
rend étrangère notre première jeunesse. La tâche de
toute psychanalyse consiste à faire revivre le souvenir de
cette période oubliée de la vie, et on ne peut s'empêcher
de soupçonner que la raison de cet oubli réside dans
les débuts de la vie sexuelle qui coïncident avec cette
période, que l'oubli est, par conséquent, l'effet du refou-
lement.
A partir de la troisième année, la vie sexuelle de l'en-
fant présente beaucoup d'analogies avec celle de l'adulte ,
elle ne se distingue de cette dernière que par l'absence
d'une solide organisation sous le primat des organes
génitaux, par son caractère incontestablement perverti
et, naturellement, par la moindre intensité de l'instinct
dans son ensemble. Mais les phases les plus intéres-
santes, au point de vue théorique, du développement
sexuel ou, dirions-nous, du développement de la libido,
sont celles qui précèdent cette période. Ce développe-
ment s'accomplit avec une rapidité telle que l'observation
directe n'aurait probablement jamais réussi à fixer ses
images fuyantes. C'est seulement grâce à l'étude psycha-
nalytique des névroses qu'on se trouva à même de
découvrir des phases encore plus reculées du dévelop-
pement de la libido. Sans doute, ce ne sont là que des
constructions, mais l'exercice pratique de la psychana-
352 THÉORIE GÉNÉMLE DES NÉVROSES
lyse vous montrera que ces constructions sont néces-
saires et utiles. Et vous comprendrez bientôt pourquoi
la pathologie est à même de découvrir ici des faits qui
nous échappent nécessairement dans les conditions nor-
males.
Nous pouvons maintenant nous rendre compte de
l'aspect que revêt la vie sexuelle de l'enfant avant que
s'affirme le primat des organes génitaux, primat qui se
prépare pendant la première époque infantile précédant la
période de latence et commence à s'organiser solidement
à partir de la puberté. 11 existe, pendant toute cette pre-
mière période, une sorte d'organisation plus lâche que
nous appelieroTis prégémtaie. Mais dans cette phase ce ne
sont pas les tendances géjiitales partielles, mais les ten-
dances sadiques et anales qui occupent le premier plan.
L'opposition entre masculin et féminin ne joue encore
aucun rôle ; à sa place, nous trouvons l'opposition entre
actif et passif, opposition qu'on peut considérer comme
annonciatrice de la polarité sexuelle avec laquelle elle se
confond d'ailleurs plus tard. Ce qui, dans les activités
de cette phase, nous apparaît comme masculin, puisque
nous nous plaçons au point de vue de la phase génitale,
se révèle comme l'expression d'une tendance à la domi-
nation qui dégénère vite en cruauté. Des tendances à
but passif se rattachent à la zone érogène de l'anus qui,
dans cette phase, joue un rôle important. Le désir de
voir et de savoir s'affirme impérieusement ; le facteur
génital ne participe à la vie sexuelle qu'en tant qu'organe
d'excrétion de l'urine. Ce ne sont pas les objets qui font
défaut aux tendances partielles de cette phase, mais ces
objets ne se réunissent pas nécessairement de façon à
n'en former qu'un seul. L'organisation sadique-anale
constitue la dernière phase préliminaire qui précède
celle où s'affirme le primat des organes génitaux. Une
étude un peu approfondie montre combien d éléments
de cette phase préliminaire entrent dans la constitution
de l'aspect définitif ultérieur et par quels moyens les
tendances partielles sont amenées à se ranger dans la
nouvelle organisation génitale. Au delà de la phase
sadique-anale du développement de la libido, nous aper-
cevons un stade d'organisation encore plus primitif où
c'est la zone érogène buccale qui joue le principal rôle.
DÉVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 555
Vous pouvez constater que ce qui caractérise encore ce
stade, c'est l'activité sexuelle qui s'exprime par l'action
de sucer, et vous admirerez la profondeur et l'esprit
d'observation des anciens Egyptiens dont l'art repré-
sente l'enfant, entre autres le divin Horus, tenant le doigt
dans la bouche. M. Abraham nous a dit récemment
combien profondes sont les traces de cette phase primi-
tive orale qu'on retrouve dans toute la vie sexuelle ulté-
rieure. •
Je crains fort que tout ce que je viens de vous dire sur
les organisations sexuelles ne vous ait fatigués, au lieu
de vous instruire. 11 est possible que je me sois trop
enfoncé dans les détails. Mais ayez patience ; vous aurez
l'occasion de vous rendre compte de l'importance de ce
que vous venez d'entendre par les applications que nous
en ferons ultérieurement. En attendant, tenez pour acquis
que la vie sexuelle ou, comme nous le disons, la fonc-
tion de la libido, loin de surgir toute faite, loin même de
se développer, en restant semblable à elle-même, traverse
une série de phases successives entre lesquelles il
n'existe aucune ressemblance, qu'elle présente par con-
séquent un développement qui se répète plusieurs fois, à
l'instar de celui qui s'étend de la chrysalide au papillon.
Le tournant du développement est constitué par la
subordination de toutes les tendances sexuelles partielles
au primat des organes génitaux, donc par la soumission
de la sexualité à la fonction de la procréation. Nous
avons au début une vie sexuelle incohérente, composée
d'un grand nombre de tendances partielles exerçant leur
activité indépendamment les unes des autres, en vue du
plaisir local procuré par les organes. Cette anarchie se
trouve tempérée par les prédispositions aux organisa-
tions « prégénitales » qui aboutissent à la phase sadique-
anale, à travers la phase orale, qui est peut-être la plus
primitive. Ajoutez à cela les divers processus, encore
insuffisamment connus, qui assurent le passage d'une
phase d'organisation à la phase suivante et supérieure
Nous verrons prochainement l'importance que peut
avoir, au point de vue de la conception des névroses, ce
développement long et graduel de la libido.
Aujourd'hui nous allons envisager encore un autre
côté de ce développement, à savoir les rapports existant
ooa THEORIE GENEUALE DES NEVROSES
entre les tendances partielles et l'objet. Ou, plutôt, nous
jetterons sur ce développement un rapide coup d'œil,
pour nous arrêter plus longuement à un de ses résultats
assez tardifs. Donc quelques-uns des éléments constitutifs
de l'instinct sexuel ont dès le début un objet qu'ils main-
tiennent avec force ; tel est le cas de la tendance à
dominer (sadisme), du désir de voir et de savoir.
D'autres, qui se rattachent plus manifestement à certaines
zones érogènes du corps, n'ont un objet qu'au début,
tant qu'ils s'appuient encore sur les fonctions non
sexuelles, et y renoncent lorsqu'ils se détachent de ces
fonctions. C'est ainsi que le premier objet de l'élément
buccal de l'instinct sexuel est constitué par le sein
maternel qui satisfait le besoin de nourriture de l'enfant.
L'élément erotique, qui tirait sa satisfaction du sein
maternel, en même temps que l'enfant satisfaisait sa
faim, conquiert son indépendance dans l'acte de sucer
qui lui permet de se détacher d'un objet étranger et de
le remplacer par un organe ou une région du corps
même de l'enfant. La tendance buccale devient auto-
érotiquc, comme le sont dès le début les tendance anales
et autres tendances érogènes. Le développement ulté-
rieur poursuit, pour nous exprimer aussi brièvement
que possible, deux buts : i° renoncer à l'auto-érotisme,
remplacer l'objet faisant partie du corps même de l'indi-
vidu par un autre qui lui soit étranger et extérieur ;
2" unifier les différents objets des diverses tendances et
les remplacer par un seul et unique objet. Ce résultat ne
peut être obtenu que si cet objet unique est à son tour
vm corps complet, semblable à celui de son propre corps.
Il ne peut également être obtenu qu'à la condition qu'un
certain nombre de tendances soient éliminées comme
inutilisables.
Les processus qui aboutissent au choix de tel ou tel
objet sont assez compliqués et n'ont pas encore été décrits
d'une façon satisfaisante. Il nous suffira de faire ressortir
le fait que lorsque le cycle infantile, qui précède la
période de latence, est dans une certaine mesure achevé,
Pobjet choisi se trouve à peu près identique à celui du
plaisir buccal de la période précédente. Cet objet, s'il
n'est plus le sein maternel, est cependant toujours la
mère. Nous disons donc de celle-ci qu'elle est le premier
DÉVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 355
objet d'amour. Nous parlons notamment d'amour,
lorsque les tendances psychiques de l'instinct sexuel
viennent occuper le premier plan, alors que les exigences
corporelles ou « sensuelles », qui forment la base de cet
instinct, sont refoulées ou momentanément oubliées. A
l'époque où la mère devient un objet d'amour, le travail
psychique, du refoulement est déjà commencé chez l'en-
fant, travail à la suite duquel une partie de ses buts
sexuels se trouve soustraite à sa conscience. A ce choix,
qui fait de la mère un objet d'amour, se rattache tout
ce qui, sous le nom à' Œdipe-complexe^ a acquis une
si grande importance dans l'explication psychanalytique
des névroses et a peut-être été une des causes détermi-
nantes de la résistance qui s'est manifestée contre la
psychanalyse.
Ecoutez ce petit fait divers qui s'est produit au cours
de la dernière guerre. Un des vaillants partisans de la
psychanalyse est mobilisé comme médecin quelque part
en Pologne et attire sur lui l'attention de ses collègues
par les résultats inattendus qu'il obtient sur un malade.
Questionné, il avoue qu'il se sert des méthodes de la
psychanalyse et se déclare tout disposé à y initier ses
collègues. Tous les soirs, les médecins du corps, collè-
gues et supérieurs, se réunissent pour s'instruire dans
les mystérieuses théories de l'analyse. Tout se passe bien
pendant un certain temps, jusqu'au jour où notre
psychanalyste en arrive à parler à ses auditeurs de
\ Œdipe-complexe : un supérieur se lève alors et dit qu'il
n'en croit rien, qu'il est inadmissible qu'on raconte de
ces choses à des braves gens, pères de famille, qui com-
battent pour leur patrie. Et il ajoute qu'il interdit désor-
mais toute conférence sur la psychanalyse. Ce fut tout,
et notre analyste a été obligé de demander son déplace-
ment dans un autre secteur. Je crois, quant à moi, que
ce serait un grand malheur si, pour vaincre, les Allemands
avaient besoin d'une pareille « organisation » de la
science, et je suis persuadé que la science allemande ne
la supporterait pas longtemps.
Vous êtes sans doute impatients d'apprendre en quoi
consiste ce terrible Œdipe-complexe. Son nom seul
vous permet déjà de le deviner. Vous connaissez tous la
légende grecque du roi Œdipe qui a été voué par le
556 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
destin à tuer son père et à épouser sa mère, qui fait tout
ce qu'il peut pour échapper à la prédiction de l'oracle et
qui, n'y ayant pas réussi, se punit en se crevant les yeux,
dès qu'il a appris qu'il a, sans le savoir, commis les deux
crimes qui lui ont été prédits. Je suppose que beaucoup
d'entre vous ont été secoués par une violente émotion à
la lecture de la tragédie dans laquelle Sophocle a traité
ce sujet. L'ouvrage du poète attique nous expose com-
ment le crime commis par Œdipe a été peu à peu dévoilé,
à la suite d'une enquête artificiellement retardée et sans
cesse ranimée à la faveur de nouveaux indices : sous ce
rapport, son exposé présente une certaine ressemblance
avec les démarches d'une psychanalyse. 11 arrive au cours
du dialogue que Jocaste, la mère-épouse aveuglée par
l'amour, s'oppose à la poursuite de l'enquête. Elle
invoque, pour justifier son opposition, le fait que beau-
coup d'hommes ont rêvé qu'ils vivaient avec leur mère,
mais que les rêves ne méritent aucune considération.
Nous ne méprisons pas les rêves, surtout les rêves
typiques, ceux qui arrivent à beaucoup d'hommes, et
nous sommes persuadés que le rêve mentionnépar Jocaste
se rattache intimement au contenu étrange et effrayant
de la légende.
11 est étonnant que la tragédie de Sophocle ne pro-
voque pas chez l'auditeur le moindre mouvement d'indi-
gnation, alors que les inofïensives théories de notre
brave médecin militaire ont soulevé une réprobation qui
était beaucoup moins justifiée. Cette tragédie est au fond
une pièce immorale, parce qu'elle supprime la responsa-
bilité de l'homme, attribue aux puissances divines l'ini-
tiative du crime et révèle l'impuissance des tendances
morales de l'homme à résister aux penchants criminels.
Entre les mains d'un poète comme Euripide, qui était
brouillé avec les dieux, la tragédie d'Œdipe serait
devenue facilement un prétexte à récriminations contre
les dieux et contre le destin. Mais chez le croyant
Sophocle il ne pouvait être question de récriminations ;
il se tire de la difficulté par une pieuse subtilité, en pro-
clamant que la suprême moralité exige l'obéissance à la
volonté des dieux, alors même qu'ils ordonnent le crime.
Je ne trouve pas que cette morale constitue une des
forces de la tragédie, mais elle n'influe en rien surl'effet
DÉVELOPPEMENT DE LA LIBÎDO 367
de celle-ci. Ce n'est pas à cette morale que l'auditeur
réagit, mais au sens et au contenu mystérieux de la
légende. 11 réagit comme s'il retrouvait en lui-même, par
l'auto- analyse, V Œdipe-complexe ; comme s'il apercevait,
dans la volonté des dieux et dans l'oracle, des travestisse-
ments idéalisés de son propre inconscient ; comme s'i Ise
souvenait avec horreur d'avoir éprouvé lui-même le désir
d'écarter son père et d'épouser sa mère. La voix du poète
semble lui dire : « Tu te raidis en vain contre ta responsa-
bilité, et c'est en vain que tu invoques tout ce que tu as
^ait pour réprimer ces intentions criminelles. Ta faute
n'en persiste pas moins puisque, ces intentions, tu n'as
pas su les supprimer : elles restent intactes dans ton
inconscient. » Et il y a là une vérité psychologique. Alors
même qu'ayant refoulé ses mauvaises tendances dans
l'inconscient, l'homme croit pouvoir dire qu'il n'en est
pas responsable, il n'en éprouve pas moins cette respon-
sabilité comme un sentiment de péché dont il ignore les
motifs.
11 est tout à fait certain qu'on doit voir dans V Œdipe-
complexe une des principales sources de ce sentiment
de remords qui tourmente si souvent les névrotiques.
Mieux que cela : dans une étude sur les commencements
de la religion et de la morale humaines que j'ai publiée
en 19 13 sous le titre : Totem et Tabou, j'avais émis
l'hypothèse que c'est \ Œdipe-complexe qui a suggéré
à l'humanité dans son ensemble, au début de son
histoire, la conscience de sa culpabilité, cette source der-
nière de la religion et de la moralité. Je pourrais vous
dire beaucoup de choses là-dessus, mais je préfère lais-
ser ce sujet. 11 est difficile de s'en détacher lorsqu'on a
commencé à s'en occuper, et j'ai hâte de retourner à la
psychologie individuelle.
Que nous révèle donc de \ Œdipe-complexe l'observa-
tion directe de l'enfant à l'époque du choix de l'ob-
jet, avant la période de latence? On voit facilement que
le petit bonhomme veut avoir la mère pour lui tout seul,
que la présence du père le contrarie, qu'il boude lorsque
celui-ci manifeste à la mère des marques de tendresse,
qu'il ne cache pas sa satisfaction, lorsque le père est ab-
sent ou parti en voyage. Il exprime souvent de vive voix
ses sentiments, promet à la mère de l'épouser. On dira
358 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
que ce sont des enfantillages en comparaison des ex-
ploits d'Œdipe, mais cela suffît en tant que faits et cela
représente ces exploits en germe. On se trouve souvent
dérouté par la circonstance que le même enfant fait
preuve, dans d'autres. occasions, d'une grande tendresse
à l'égard du père ; mais ces attitudes sentimentales op-
posées ou plutôt ambivalentes qui, chez l'adulte, entre-
raient fatalement en conflit, se concilient fort bien, et
pendant longtemps, chez l'enfant, comme elles vivent
ensuite côte à côte, et d'une façon durable, dans l'incon-
scient. On dirait peut-être que l'attitude du petit garçon
s'explique par des motifs égoïstes et n'autorise nullement
l'hypothèse d'un complexe erotique. C'est la mère qui
veille à tous les besoins de l'enfant, lequel a d'ailleurs
tout intérêt à ce que nulle autre personne ne s'en occupe.
Ceci est certainement vrai, mais on s'aperçoit aussitôt
que dans cette situation, comme dans beaucoup d'autres
analogues, l'intérêt égoïste ne constitue que le point
d'attache de la tendance erotique. Lorsque l'enfant mani-
feste à l'égard de la mère une curiosité sexuelle peu dis-
simulée, lorsqu'il insiste pour dormir la nuit à ses côtés,
lorsqu'il veut à tout prix assister à sa toilette et use même
de moyens de séduction qui n'échappent pas à la mère,
laquelle en parle en riant, la nature erotique de l'atta-
chement à la mère parait hors de doute. 11 ne faut pas
oublier que la mère entoure des mêmes soins sa petite
filje sans provoquer le même effet, et que le père riva-
lise souvent avec elle d'attentions pour le petit garçon,
sans réusgir à acquérir aux yeux de celui-ci la même
importance. Bref, il n'est pas d'argument critique à l'aide
duquel on puisse éliminer de la situation la préférence
sexuelle. Au point de vue de l'intérêt égoïste, il ne serait
même pas intelligent de la part du petit garçon de ne
s'attacher qu'à une seule personne, c'est-à-dire à la mère,
alors qu'il pourrait facilement en avoir deux à sa dévo-
tion : la mère et le père.
Vous remarquerez que je n'ai exposé que l'attitude du
petit garçon à l'égard du père et de la mère. Celle de la
petite fille est, sauf certaines modifications nécessaires,
tout à fait identique. La tendre affection pour le père,
le besoin d'écarter la mère dont la présence est consi-
dérée comme gênante, une coquetterie qui met déjà en
DÉVELOPPEMENT DE LÀ LIBIDO Sog
œuvre les moyens dont dispose la femme, forment chez
la petite fille un charmant tableau qui nous fait oublier
le sérieux et les graves conséquences possibles de cette
situation infantile. Ajoutons sans tarder que les parents
eux-mêmes exercent souvent une influence décisive sur
l'acquisition par leurs enfants de V Œdipe-complexe,
en cédant de leur côté à l'attraction sexuelle, ce qui fait
que, dans les familles où il y a plusieurs enfants, le père
préfère manifestement la petite fille, tandis que toute la
tendresse de la mère se porte sur le petit garçon. Mal-
gré son importance, ce facteur ne constitue cependant
pas un argument contre la nature spontanée de VŒdipe-
complexe chez l'enfant. Ce complexe en s'élargissant
devient le « complexe familial » lorsque la famille s'ac-
croît par la naissance d'autres enfants. Les premiers ve-
nus y voient une menace à leurs situations acquises :
aussi les nouveaux frères ou sœurs sont-ils accueillis
avec peu d'empressement et avec le désir formel de les
voir disparaître. Ces sentiments de haine sont même
exprimés verbalement par les enfants beaucoup plus sou-
vent que ceux inspirés par le « complexe parental ».
Lorsque le mauvais désir de l'enfant se réalise et que la
mort emporte rapidement celui ou celle qu'on avait con-
sidérés comme des intrus, on peut constater, à l'aide d'une
analyse ultérieure, quel important événement cette mort
a été pour l'enfant qui peut cependant fort bien n'en
avoir gardé aucun souvenir. Repoussé au second plan
par la naissance d'une sœur ou d'un frère, presque dé-
laissé au début, l'enfant oublie difficilement cet aban-
don ; celui-ci fait naître en lui des sentiments qui, lors-
qu'ils existent chez l'adulte, le font qualifier d'aigri, et
ces sentiments peuvent devenir le point de départ d'un
refroidissement durable à l'égard de la mère. Nous avons
déjà dit que les recherches sur la sexualité, avec toutes
leurs conséquences, se rattachent précisément à cette
expérience de la vie infantile. A mesure que les frères
et les sœurs grandissent, l'attitude de l'enfant envers eux
subit les changements les plus significatifs. Le garçon
peut reporter sur la sœur l'amour qu'il avait éprouvé au-
paravant pour la mère dont l'infidélité l'a si profondé-
ment froissé ; dès la nurserxj, on voit naître entre plu-
sieurs frères s'empressant autour de la jeune sœur ces
36o THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
situations d'une hostile rivalité qui jouent un si grand rôle
dans la vie ultérieure. La petite fille substitue son frère
plus âgé à son père qui ne lui témoigne plus la même
tendresse que jadis, ou bien elle substitue sa plus
jeune sœur à l'enfant qu'elle avait en vain souhaité du
père.
Tels sont les faits, et je pourrais en citer beaucoup
d'autres analogues, que révèlent l'observation directe des
enfants et l'interprétation impartiale de leurs souvenirs
qui ressortent avec une grande netteté, sans avoir été
en quoi que ce soit influencés par l'analyse. De ces faits,
vous tirerez, entre autres, la conclusion que la place
occupée par un enfant dans une famille composée de
plusieurs a une grande importance pour la conformation
de sa vie ultérieure, et il devrait en être tenu compte
dans toute biographie. Mais, et ceci est beaucoup plus
important, en présence de ces explications qu'on obtient
sans peine et sans effort, vous ne pourrez pas vous rap-
peler sans en rire tous les efforts que la science a faits
pour rendre compte de la prohibition de l'inceste. Ne nous
a-t-on pas dit que la vie en commun remontant à l'en-
fance est de nature à détourner l'attraction sexuelle de
l'enfant des m.embres de sa famille du sexe opposé ; ou
que la tendance biologique à éviter les croisements con-
sanguins trouve son complément psychique dans l'hor-
reur innée de l'inceste ? En disant cela, on oubliait seu-
lement que si la tentation incestueuse trouvait vraiment
dans la nature des barrières sûres et infranchissables, il
n'y aurait eu nul besoin de la prohiber par des lois im-
placables et par les mœurs. C'est le contraire qui ett
vrai. Le premier objet sur lequel se concentre le désir
sexuel de l'homme est de nature incestueuse — la mère
ou la sœur — , et c'est seulement à force de prohibitions
de la plus grande sévérité qu'on réussit à réprimer ce
penchant infantile. Chez les primitifs encore existants,
chez les peuples sauvages, les prohibitions d'inceste
sont encore plus sévères que chez nous, et Th. Reik a
montré récemment, dans un travail brillant, que les rites
de la puberté, qui existent chez les sauvages et qui re-
présentent une résurrection, ont pour but de rompre le
lien incestueux qui rattache le garçon à la mère et d'opé-
rer sa conciliation avec le père
DÉVÉLOPPEMEiNT DE LA LIBIDO 36 l
La mythologie nous montre que les hommes n'hési-
tent pas à attribuer aux dieux l'inceste qu'ils ont eux-
mêmes en horreur, et l'histoire ancienne vous enseigne
que le mariage incestueux avec la sœur était (chez les
anciens pharaons, chez les Incas du Pérou) un comman-
dement sacré. 11 s'agissait donc d'un privilège interdit
au commun des mortels.
L'inceste maternel est un des crimes d'Œdipe, le meur-
tre du père est son autre crime. Disons en passant que
ce sont là les deux grands crimes qui étaient déjà con-
damnés par la première institution religieuse et sociale
des hommes, le totémisme. Passons maintenant de l'ob-
servation directe de l'enfant à l'examen analytique de
l'adulte névrotique. Quelles sont les contributions de cet
examen à une analyse plus approfondie de VŒdipe-
complexel Elles peuvent être définies très facilement.
Il nous présente ce complexe tel que nous l'expose la
légende ; il nous montre que chaque névrotique a été
lui-même une sorte d'Œdipe ou, ce qui revient au même,
est devenu un Hamlet en réagissant contre ce complexe.
11 va sans dire que la représentation analytique de
V Œdipe-complexe n'est qu'un agrandissement et un
grossissement de l'ébauche infantile. La haine pour le
père, le souhait de le voir mourir ne sont plus marqués
par de timides allusions, la tendresse pour la mère a
pour but avoué de la posséder comme épouse. Avons-
nous le droit d'attribuer à la tendre enfance ces senti-
ments crus et extrêmes, ou bien l'analyse nous induit-
elle en erreur, par suite de l'intervention d'un nouveau
facteur ? Il n'est d'ailleurs pas difficile de découvrir ce
nouveau facteur. Toutes les fois qu'un homme parle du
passé, cet homme fût-il un historien, nous devons tenir
compte de tout ce qu'il introduit, sans intention, du pré-
sent ou de l'intervalle qui sépare le passé du présent,
dans la période dont il s'occupe et dont il fausse ainsi
le tableau. Dans le cas du névrotique il est même per-
mis de se demander si cette confusion entre le passé et
le présent est tout à fait involontaire ; nous apprendrons
plus tard les motifs de cette confusion, et nous aurons
en générai à rendre compte de ce jeu de l'imagination
s'exerçant sur les événements et les faits d'un passé
reculé. Nous trouvons aussi sans peine que la haine pour
3t52 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSÉS
le père est renforcée par de nombreux motifs fournis par
des époques et des circonstances postérieures, que les
désirs sexuels ayant pour objet la mère revêtent des for-
mes qui devaient encore être inconnues et étrangères à
l'enfant. Mais ce serait un vain effort que de vouloir
expliquer V Œdipe -complexe dans son ensemble par le
jeu d'une imagination rétrospective, introduisant dans
le passé des éléments empruntés au présent. Le névro-
tique adulte garde le noyau infantile avec quelques-uns
de ses accessoires, tels que nous les révèle l'observation
directe de l'enfant.
Le fait clinique, qui s'offre à nous derrière la forme
analytiquement établie de V Œdipe-complexe^ présente
une très grande importance pratique. Nous appre-
nons qu'à l'époque de la puberté, lorsque l'instinct
sexuel s'affirme dans toute sa force, les anciens objets
familiaux et incestueux sont repris et pourvus d'un ca-
ractère libidineux. Le choix de l'objet par l'enfant n'était
qu'un prélude timide, mais décisif, à l'orientation du
choix pendant la puberté. A ce moment s'accomplissent
des processus affectifs très intenses, orientés soit vers
V Œdipe-complexe, soit vers une réaction contre ce
complexe, mais les prémisses de ces processus n'étant
pas avouables doivent pour la plupart être soustraites
à la conscience. A partir de cette époque, l'individu hu-
main se trouve devant une grande tâche qui consiste à
se détacher des parents ; et c'est seulement après avoir
rempli cette tâche qu'il pourra cesser d'être un enfant,
pour devenir membre de la collectivité sociale. La tâche
du fils consiste à détacher de sa mère ses désirs libidi-
neux, pour les reporter sur un objet réel étranger, à se
reconcilier avec le père, s'il lui a gardé une certaine
hostilité, ou à s'émanciper de sa tyrannie lorsque, par
réaction contre sa révolte enfantine, il est devenu spn
esclave soumis. Ces tâches s'imposent à tous et à cha-
cun ; et il est à remarquer que leur accomplissement
réussit rarement d'une façon idéale, c'est-à-dire avec une
correction psychologique et sociale parfaite. Les névro-
tiques, eux, échouent totalement dans ces tâches, le fils
restant toute sa vie courbé sous l'autorité du père et
incapable de reporter sa libido sur un objet sexuel étran-
ger. Tel peut être également, înutatis mutandis^ le sort de
DÉVELOPPEMENT DE LA LIBIDO 363
la fille. C'est en ce sens que V Œdipe-complexe peutêtre
considéré comme le noyau des névroses.
Vous devinez sans doute que j'écarte rapidement un
grand nombre de détails importants, aussi bien pra-
tiques que théoriques, se rattachant à V Œdipe-com-
plexe. Je n'insisterai pas davantage sur ses variations
et sur son inversion possible. En ce qui concerne ses
rapports plus éloignés, je vous dirai seulement qu'il a
été une source abondante de production poétique. Otto
Rank a montré, dans un livre méritoire, que les drama-
turges de tous les temps ont puisé leurs matériaux prin-
cipalement dans V Œdipe-complexe et dans le complexe
de l'inceste, ainsi que dans leurs variations plus on
moins voilées. Mentionnons encore que les deux désirs
criminels qui font partie de ce complexe ont été recon-
nus, longtemps avant la psychanalyse, comme étant les
désirs représentatifs de la vie instinctive sans frein. Dans
le dialogue du célèbre encyclopédiste Diderot, intitulé :
Le neveu de Rameau et dont Goethe lui-même a donné
une version allemande, vous trouverez le remarquable
passage que voici : « Si le petit sauvage était abandonné
à lui-même, qu'il conservât toute son imbécillité et qu'il
réunît au peu de raison de l'enfant au berceau la violence
des passions de l'homme de trente ans, il tordrait le cou
à son père et coucherait avec sa mère. »
Mais il est un détail que je ne dois pas omettre. Ce
n'est pas en vain que l'épouse-mère d'Œjdipe nous a fait
penser au rêve. Vous souvenez-vous encore du résultat
de nos analyses de rêves, à savoir que les désirs forma-
teurs de rêves sont souvent de nature perverse, inces-
tueuse ou révèlent une hostilité insoupçonnée à l'égard
de personnes très proches et aimées? Nous n'avons pas
alors expliqué l'origine de ces mauvaises tendances A
présent, cette explication s'impose à nous, sans que nous
nous donnions la peine de la chercher. Il s'agit ni plus
ni moins de produits de la libido et de certaines défor-
mations d'objets qui, datant des premières années de
l'enfance et disparus depuis longtemps de la conscience,
révèlent encore leur existence pendant la nuit et se mon-
trent dans une certaine mesure susceptibles d'exercer
une action. Or, comme tous les hommes font de ces
rêves pervers, incestueux, cruels, que ces rêves ne con-
364 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
stituent par conséquent pas le monopole des névrotiques,
nous sommes autorisés à conclure que le développement
des normaux s'est également accompli à travers les per-
versions et les déformations d'objets caractéristiques de
V Œdipe-complexe y qu'il faut voir là le mode de dévelop-
pement normal et que les névrotiques ne présentent
qu'agrandi et grossi ce que l'analyse de rêves nous ré-
vèle également chez les hommes l3ien portants. C'est là
une des raisons pour lesquelles nous avons fait précéder
l'étude des symptômes névrotiques de celle des rêves.
CHAPITRE XXII
POINTS DE VUE DU DÉVELOPPEMENT
ET DE LA RÉGRESSION. ÉTIOLOGIE
Nous venons d'apprendre que la fonction de la libido
subit un long développement jusqu'à ce qu'elle ait
atteint la phase dite normale, qui est celle où elle se
trouve mise au service de la procréation. Je voudrais
vous dire aujourd'hui le rôle que ce fait joue dans la dé-
termination des névroses.
Je crois être d'accord avec ce qu'enseigne la patho-
logie générale, en admettant que ce développement com-
porte deux dangers : celui de Varrêt et celui de la ré-
gression. Gela signifie que vu la tendance à varier que
présentent les processus biologiques en général, il peut
arriver que toutes les phases préparatoires ne soient
pas correctement parcourues et entièrement dépassées ;
certaines parties de la fonction peuvent s'attarder d'une
façon durable à l'une ou à l'autre de ces premières
phases, et l'ensemble du développement présentera de
ce fait un certain degré d'arrêt.
Cherchons un peu dans d'autres domaines des ana-
logies à ce fait. Lorsque tout un peuple abandonne son
habitat, pour en chercher un nouveau, ce qui se produi-
sait fréquemment aux époques primitives de l'histoire
humaine, il n'atteint certainement pas dans sa totalité le
nouveau pays. Abstraction faite d'autres causes de dé-
chet, il a du arriver fréquemment que de petits groupes
ou associations d'émigrants, arrivés à un endroit, s'y
fixaient, alors que le gros du peuple poursuivait son
chemin. Or, pour prendre une comparaison plus proche,
vous savez que chez les mammifères supérieurs les
glandes germinales qui, à l'origine, sont situées dans la
profondeur de la cavité abdominale subissent, à un mo-
ment donné de la vie intra-utérine, un déplacement qui
Freud. • a3
366 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
les transporte presque immédiatement sous la peau de la
partie terminale du bassin. Comme suite de cette migra-
tion, on trouve un grand nombre d'individus chez les-
quels un de ces deux organes est resté dans la cavité
abdominale ou s'est localisé définitivement dans le canal
dit inguinal que les deux glandes doivent franchir nor-
malement, ou qu'un de ces canaux est resté ouvert, alors
que dans les cas normaux ils doivent tous deux devenir
imperméables après le passage des glandes. Lorsque,
jeune étudiant encore, j'exécutais mon premier travail
scientifique sous la direction de von Brûcke, j'ai eu àm'oc-
cuper de l'origine des racines nerveuses postérieures de la
moelle d'un poisson d'une forme encore très archaïque.
J'ai trouvé que les fibres nerveuses de ces racines émer-
geaient de grosses cellules situées dans la corne posté-
rieure, ce qui ne s'observe plus chez d'autres vertébrés.
Mais je n'ai pas tardé à découvrir également que ces
cellules nerveuses se trouvent également en dehors de
la substance grise et occupent tout le trajet qui s'étend
jusqu'au ganglion dit spinal de la racine postérieure ;
d'où je conclus que les cellules de ces amas ganglion-
naires ont émigré de la moelle épinière pour venir se
placer le long du trajet radiculaire des nerfs. C'est ce qui
est confirmé par l'histoire du développement ; mais chez
le petit poisson sur lequel avaient porté mes recherches,
le trajet de la migration était marqué par des cellules
restées en chemin. A un examen approfondi, vous trou-
verez facilement les points faibles de ces comparaisons.
Aussi vous dirai-je directement qu'en ce qui concerne
chaque tendance sexuelle, il est, à mon avis, possible
que certains de ses éléments se soient attardés à des
phases de développement antérieures, alors que d'autres
ont atteint le but final. 11 reste bien entendu que
nous concevons chacune de ces tendances comme un
courant qui avance sans interruption depuis le commen-
cement de la vie et que nous usons d'un procédé dans
une certaine mesure artificiel, lorsque nous le décom-
posons en plusieurs poussées successives. Vous avez
raison de penser que ces représentations ont besoin
d'être éclaircies, mais c'est là un travail qui nous entraî-
nerait trop loin. Je me borne à vous prévenir que
j'appelle fixation (de la tendance, bien entendu) le jfait
POINTS DE VUE DU DÉVELOPPEMENT ET DE LA RÉGRESSION 3o7
pour une tendance partielle de s'être attardée à une
phase antérieure.
Le second danger de ce développement par degrés
/onsiste en ce que les éléments plus avancés peuvent,
par un mouvement rétrograde, retourner à leur tour à
une de ces phases antérieures : nous appelons cela ré-
gression. La régression a lieu lorsque, dans sa forme
plus avancée, une tendance se heurte dans l'exercice de
sa fonction, c'est-à-dire dans la réalisation de sa satisfac-
tion, à de grands obstacles extérieurs. Tout porte à
croire que fixation et régression ne sont pas indépen-
dantes l'une de l'autre. Plus la fixation est forte au cours
du développement, plus il sera facile à la fonction
d'échapper aux difficultés extérieures par la régression
jusqu'aux éléments fixés et moins la fonction formée
sera en état de résister aux obstacles extérieurs qu'elle
rencontrera sur son chemin. Lorsqu'un peuple en mou-
vement a laissé en cours de route de forts détachements,
les fractions plus avancées auront une grande tendance,
lorsqu'elles seront battues ou qu'elles se seront heurtées
à un ennemi trop fort, à revenir sur leurs pas pour se
réfugier auprès de ces détachements. Mais ces fractions
avancées auront aussi d'autant plus de chances d'être
battues que les éléments restés en arrière seront plus
nombreux.
Pour bien comprendre les névroses, il importe beau-
coup de ne pas perdre de vue ce rapport entre la fixa-
tion et la régression. On acquiert ainsi un point d'appui
sur pour aborder l'examen, que nous allons entre-
prendre, de la question relative à la détermination des
névroses, à l'étiologie des névroses.
Occupons nous encore un moment de la régression.
D'après ce que vous avez appris concernant le dévelop-
pement de la fonction de la libido, vous devez vous
attendre à deux sortes de régression : retour aux pre-
miers objets marqués par la libido et qui sont, nous le
savons, de nature incestueuse ; retour de toute l'organi-
sation sexuelle à des phases antérieares. On observe
l'un et l'autre genres de régression dans les névroses de
transfert, dans le mécanisme desqu-.illes ils jouent un
rôle important. C'est surtout le retour aux premiers
objets de la libido qu'on observe chez les névrotiques
368 TIÎÈOrJE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
avec une régularité lassante. Il y aurait beaucoup plus
à dire sur les régressions de la libido, si l'on tenait
compte d'un autre groupe de névroses, et notamment des
névroses dites narcissiques. Mais il n'entre pas dans nos
intentions de nous en occuper ici. Ces affections nous
mettent encore en présence d'autres modes de dévelop-
pement, non encore mentionnés, et nous montrent aussi
de nouvelles formes de régression. Je crois cependant
devoir maintenant vous mettre en garde contre une con-
fusion possible entre régression et refoulement et vous
aider à vous faire une idée nette des rapports existant
entre ces deux processus. Le refoulement est, si vous
vous en souvenez bien, le processus grâce auquel un
acte susceptible de devenir conscient, c'est-à-dire faisant
partie de la préconscience, devient inconscient. Et il y a
encore refoulement, lorsque l'acte psychique inconscient
n'est même pas admis dans le système préconscient voi-
sin, la censure l'arrêtant au passage et lui faisant re-
brousser chemin. 11 n'existe aucun rapport entre la
notion de refoulement et celle de sexualité. J'attire tout
particulièrement votre attention sur ce fait. Le refoule-
ment est un processus purement psychologique que nous
caractériserons encore mieux en le qualifiant de topique.
Nous voulons dire par là que la notion de refoulement
est une notion spatiale, en rapport avec notre hypothèse
des compartiments psychiques ou, si nous voulons re-
noncer à cette grossière représentation auxiliaire, nous
dirons qu'elle découle du fait que l'appareil psychique
se compose de plusieurs systèmes distincts.
De la comparaison que nous venons de faire il ressort
que nous avons employé jusqu'ici le mot « régression »,
non dans sa signification généralement admise, mais
dans un sens tout à fait spécial. Si vous lui donnez son
sens général, celui du retour d'une phase développement
supérieure à une phase inférieure, le refoulement peut,
lui aussi, être conçu comme une régression, comme un
retour à une phase antérieure et plus reculée du déve-
loppement psychique. Seulement, quand nous parlons de
refoulement, nous autres, nous ne pensons pas à cette
direction rétrograde, car nous voyons encore un refou-
lement, au sens dynamique du mot, alors qu'un acte
psychique est maintenu à la phase inférieure de l'in-
Points de vue du développement et de la régression 369
conscient. Le refoulement est une notion topique et dy-
namique ; la régression est une notion purement descrip-
tive. Par la régression, telle que nous l'avons décrite
jusqu'ici en la mettant en rapport avec la fixation, nous
entendions uniquement le retour de la libido à des phases
antérieures de son développement, c'est-à-dire quelque
chose qui difl'ère totalement du refoulement et en est
totalement indépendant. Nous ne pouvons même pas
affirmer que la régression de la libido soit un processus
purement psychologique et nous ne saurions lui assigner
une localisation dans l'appareil psychique. Bien qu'elle
exerce sur la vie psychique une influence très profonde,
il n'en reste pas moins vrai que c'est le facteur organique
qui domine chez elle.
Ces discussions vous paraîtront sans doute arides. La
clinique nous en fournira des applications qui nous les
rendront plus claires. Vous savez que l'hystérie et la pé-
vrose obsessionnelle sont les deux principaux représen-
tants du groupe des névroses de transfert. 11 existe bien
dans l'hystérie une régression de la libido aux premiers
objets sexuels, de nature incestueuse, et l'on peut dire
qu'elle existe dans tous les cas, alors qu'on n'y observe
pas la moindre tendance à la régression vers une phase
antérieure de l'organisation sexuelle. En revanche, le
refoulement joue dans le mécanisme de l'hystérie le prin-
cipal rôle. S'il m'était permis de compléter par une con-
struction toutes les connaissances certaines que nous
avons acquises jusqu'ici concernant l'hystérie, je décri-
rais la situation de la façon suivante : la réunion des
tendances partielles sous le primat des organes génitaux
est accomplie, mais les conséquences qui en découlent
se heurtent à la résistance du système préconscient lié à
la conscience. L'organisation génitale se rattache donc
à l'inconscient, mais n'est pas admise par le précon-
scient, d'où résulte un tableau qui présente certaines
ressemblances avec l'état antérieur au primat des organes
génitaux, mais qui est en réalité tout autre chose. — Des
deux régressions de la libido, celle qui s'effectue vers
une phase antérieure de l'organisation sexuelle est de
beaucoup la plus remarquable. Comme cette dernière
régression manque dans l'hystérie et que toute notre
conception des névroses se ressent encore de l'influence
370 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
de l'étude de l'hystérie, qui l'avait précédée dans le
temps, l'importance de la régression de la libido ne nous
est apparue que beaucoup plus tard que celle du refou-
lement. Attendez-vous à ce que nos points de vue su-
bissent de nouvelles extensions et modifications lorsque
nous aurons à tenir compte, en plus de l'hystérie et de
la névrose obsessionnelle, des névroses narcissiques.
Dans la névrose obsessionnelle, au contraire, la ré-
gression de la libido vers la phase préliminaire de l'or-
ganisation sadique-anale constitue le fait le plus frappant
et celui qui marque de son empreinte toutes les mani-
festations symptomatiques. L'impulsion amoureuse se
présente alors sous le masque de l'impulsion sadique.
La représentation obsédante \ je voudrais te tuer, lorsqu'on
la débarrasse d'excroissances non accidentelles, mais
indispensables, signifie au fond ceci : je voudrais jouir
de toi en amour. Supposez encore une régression simul-
tanée intéressant l'objet, c'est-à-dire une régression telle
que les impulsions en question ne s'appliquent qu'aux
personnes les plus proches et les plus aimées, et vous
aurez une idée de l'horreur que peuvent éveiller chez le
malade ces représentations obsédantes qui apparaissent
à sa conscience comme lui étant tout à fait étrangères.
Mais le refoulement joue également dans ces névroses
un rôle important qu'il est difTicile de définir dans une
rapide introduction comme celle-ci. La régression de la
libido, lorsqu'elle n'est pas accompagnée de refoulement,
aboutirait à une perversion, mais ne donnerait jamais
une névrose. Vous voyez ainsi que le refoulement est le
processus le plus propre à la névrose, celui qui la carac-
térise le mieux. J'aurai peut-être encore l'occasion de
vous dire ce que nous savons du mécanisme des perver-
sions, et vous verrez alors que tout s'y passe d'une façon
infiniment moins simple qu'on se l'imagine.
J'espère que vous ne m'en voudrez pas de m'être livré
à ces développements sur la fixation et la régression de
la libido, si je vous dis que je vous les ai présentés à
titre de préparation à l'examen de l'étiologie des névroses.
Concernant cette dernière, je ne vous ai encore fait part
que d'une seule donnée, à savoir que les hommes de-
viennent névrotiques lorsqu'ils sont privés de la possi-
bilité de satisfaire leur libido, donc par « privation »,
POINTS DE VUE DU DÉVELOPPEMENT ET DE LA RÉGRESSION 871
pour employer le terme dont je m'états servi alors, et
que leurs symptômes viennent remplacer chez eux la
satisfaction qui leur est refusée. 11 ne faut naturellement
pas en conclure que toute privation de satisfaction libi-
dineuse rende névrotique celui qui en est victime ; ma
proposition signifie seulement que le facteur privation
existait dans tous les cas de névrose examinés. Elle n'est
donc pas réversible. Et, sans doute, vous vous rendez
également compte que cette proposition révèle, non tout
le mystère de l'étiologie des névroses, mais seulement
une de ses conditions importantes et essentielles.
Nous ignorons encore si, pour la discussion ultérieure
de cette proposition, on doit insister principalement sur
la nature de la privation ou sur les particularités de celui
qui en est frappé. C'est que la privation est rarement
complète et absolue ; pour devenir pathogénique, elle
doit porter sur la seule satisfaction que la personne
exige, sur la seule dont elle soit capable. Il y a en gé-
néral nombre de moyens permettant de supporter, sans
en tomber malade, la privation de satisfaction libidi-
neuse. Nous connaissons des hommes capables de s'in-
fliger cette privation sans dommage ; ils ne sont pas heu-
reux, ils souffrent de langueur, mais ils ne tombent pas
malades. Nous devons en outre tenir compte du fait que
les tendances sexuelles Sont, si je puis m'exprimer ainsi,
extraordinairementjo/tt^^/^'we^. Elles peuvent se remplacer
réciproquement, l'une peut assumer l'intensité des
autres ; lorsque la réalité refuse la satisfaction de l'une,
on peut trouver une compensation dans la satisfaction
d'une autre. Elles représentent comme un réseau de
canaux remplis de liquide et comntLunicants, et cela
malgré leur subordination au primat génital : deux ca-
ractéristiques difficiles à concilier. De plus, les tendances
partielles de la sexualité, ainsi que l'instinct sexuel qui
résulte de leur synthèse, présentent une grande facilité
de varier leur objet, d'échanger chacun de leurs objets
contre un autre, plus facilement accessible, propriété
qui doit opposer une forte résistance à l'action pathogène
d'une privation. Parmi ces facteurs qui opposent une
action pour ainsi dire prophylactique à l'action nocive
des privations, il en est un qui a acquis une importance
sociale particulière. Il consiste en ce que la tendance
372 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
sexuelle, ayant renoncé au plaisir partiel ou à celui que
procure l'acte de la procréation, l'a remplacé par un
autre but présentant avec le premier des rapports géné-
tiques, mais qui a cessé d'être sexuel pour devenir social.
Nous donnons à ce processus le mot de « sublimation »,
et ce faisant nous nous rangeons à l'opinion générale
qui accorde une valeur plus grande aux buts sociaux
qu'aux buts sexuels, lesquels sont, au fond, des buts
égoïstes. La sublimation n'est d'ailleurs qu'un cas spé-
cial du rattachement de tendances sexuelles à d'autres,
non sexuelles. Nous aurons encore à en parler dans une
autre occasion.
Vous êtes sans doute tentés de croire que, grâce à
tous ces moyens permettant de supporter la privation,
celle-ci perd toute son importance. 11 n'en est pas ainsi,
et la privation garde toute sa force pathogène. Les
moyens qu'on lui oppose sont généralement insuffisants.
Le degré d'insatisfaction de la libido, que l'homme
moyen peut supporter, est limité. La plasticité et la mo-
bilité de la libido sont loin d'être complètes chez tous les
hommes, et la sublimation ne peut supprimer qu'une
partie de la libido, sans parler du fait que beauc^oup
d'hommes ne possèdent la faculté de sublimer que
dans une mesure très restreinte. La principale des
restrictions est celle qui porte sur la mobilité de la libido,
ce qui a pour efï'et de ne faire dépendre la satisfaction
de l'individu que d'un très petit nombre d'objets à at-
teindre et de buts à réaliser. Souvenez-vous seulement
qu'un développement incomplet de la libido comporte
des fixations nombreuses et variées de la libido à des
phases antérieures de l'organisation et à des objets anté-
rieurs, phases et objets qui le plus souvent ne sont plus
capables de procurer une satisfaction réelle. Vous recon-
naîtrez alors que la fixation de la libido constitue, après
la privation, le plus puissant facteur étiologique des né-
vroses. Nous pouvons exprimer ce fait par une abrévia-
tion schématique, en disant que la fixation de la libido
constitue, dans l'étiologie des névroses, le facteur pré
disposant, interne, et la privation le facteur accidentel,
extérieur.
Je saisis ici l'occasion pour vous engager à vous abste-
nir de prendre parti dans une discussion tout à fait su-
OINTS DE VUE DU DÉVELOPPEMENT ET DE LA RÉGRESSION 378
perflue. On aime beaucoup, dans le monde scientifique,
s'emparer d'une partie de la vérité, proclamer cette
partie comme étant toute la vérité et contester ensuite,
en sa faveur, tout le reste qui n'est cependant pas moins
vrai. C'est à la faveur de ce procédé que plusieurs cou-
rants se sont détachés du mouvement psychanalytique,
les uns ne reconnaissant que les tendances égoïstes et
niant les tendances sexuelles, les autres ne tenant compte
que de l'influence exercée par les tâches qu'impose la
vie réelle et négligeant complètement celle qu'exerce le
passé individuel, etc. On peut de même opposer l'une à
l'autre la fixation et la privation et soulever une contro-
verse en demandant : les névroses sont-elles des maladies
exogènes ou endogènes, sont-elles la conséquence né-
cessaire d'une certaine constitution ou le produit de cer-
taines actions nocives (traumatiques)? Et, plus spéciale-
ment, sont-elles provoquées par la fixation de la libido
(et autres particularités de la constitution sexuelle) ou
par la pression qu'exerce la privation? A tout prendre,
ce dilemme ne me paraît pas moins déplacé que cet autre
que je pourrais vous poser : l'enfant naît-il, parce qu'il
a été procréé par le père ou parce' qu'il a été conçu par
la mère? Les deux conditions sont également indispen-
sables, me diriez-vous, et avec raison. Les choses se
présentent, sinon tout à fait de même, d'une façon ana-
logue dans l'étiologie des névroses. Au point de vue de
l'étiologie, les affections névrotiques peuvent être ran-
gées dans une série dans laquelle les deux facteurs :
constitution sexuelle et influences extérieures ou, si l'on
préfère, fixation de la libido et privation, sont repré-
sentés de telle sorte que la part de l'un de ces facteurs
croît, lorsque celle de l'autre diminue. A l'un des bouts
de cette série se trouvent les cas extrêmes dont vous
pouvez dire avec certitude : étant donné le développe-
ment anormal de leur libido, ces hommes seraient tom-
bés malades, quels que fussent les événements extérieurs
de leur vie, celle-ci lut-elle aussi exempte d'accidents
que possible. A l'autre bout se trouvent les cas dont
vous pouvez dire au contraire que ces malades auraient
certainement échappé à la névrose s'ils ne s'étaient pas
trouvés dans telle ou telle situation. Dans les cas inter-
médiaires on se trouve en présence de combinaison^
374 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
telles, qu'à une part de plus en plus grande de la consti-
tution sexuelle prédisposante, correspond une part de
moins en moins grande des influences nocives subies au
cours de la vie, et inversement. Dans ces cas, la consti-
tution sexuelle n'aurait pas produit la névrose sans l'in-
tervention d'influences nocives, etcesinfluencesn'auraient
pas été suivies d'un effet traumatique si les conditions
de la libido avaient été différentes. Dans cette série je
puis, à la rigueur, reconnaître une certaine prédominance
au rôle joué par les facteurs prédisposants, mais ma con-
cession dépend des limites que vous voulez assigner à
la nervosité.
Je vous propose d'appeler ces séries séries de complé-
ment, en vous prévenant que nous aurons encore l'occa-
sion d'établir d'autres séries pareilles.
La ténacité avec laquelle la libido adhère à certaines
directions et à certains objets, la viscosité -çonv ainsi dire
de la libido, nous apparaît comme un facteur indépendant,
variant d'un individu à un autre et dont les causes nous
sont totalement inconnues. Si nous ne devons pas sous-
estimer son rôle dans l'étiologie des névroses, nous ne
devons pas davantage exagérer l'intimité de ses rapports
avec cette étiologie. On observe une pareille « viscosité»,
de cause également inconnue, de la libido, dans de nom-
breuses circonstances, chez l'homme normal et, à titre de
facteur déterminant, chez les personnes qui, dans un cer-
tain sens, forment une catégorie opposée à celle des ner-
veux: chez les pervers. On savait déjà avantla psychanalyse
(Binet) qu'il est souvent possible de découvrir dans l'ana-
mnèse des pervers une impression très ancienne, laissée
par une orientation anormale de l'instinct ou un choix
anormal de l'objet et à laquelle la libido du pervers reste
attachée toute la vie durant. 11 est souvent impossible de
dire ce qui rend cette impression capable d'exercer sur
la libido une attraction aussi irrésistible. Je vais vous
raconter un cas que j'ai observé moi-même. Un homme,
que les organes génitaux et tous les autres charmes de la
femme laissent aujourd'hui indifférent et qui éprouve
cependant une excitation sexuelle irrésistible à la vue
d'un pied chaussé d'une certaine forme, se souvient d'un
événement qui lui était survenu lorsqu'il était âgé de
six ans, et qui a joué un rôle décisif dans la fixation de sa
POINTS DE VUE DU DÉVELOPPEMENT ET DE LA RÉGRESSION 675
libido. Il était assis sur un tabouret auprès de sa gou-
vernante qui devait lui donner une leçon d'anglais. La
gouvernante, une vieille tîlle sèche, laide, aux yeux bleus
d'eau et avec un nez retroussé, avait ce jour-là mal à un
pied qu'elle avait pour cette raison chaussé d'une pan-
toufle en velours et qu'elle tenait étendu sur un coussin.
Sa jambe était cependant cachée de la façon la plus
décente. C'est un pied maigre, tendineux, comme celui
de la gouvernante, qui était devenu, après un timide
essai d'activité sexuelle normale, son unique objet sexuel,
et notre homme y était attiré irrésistiblement, lorsqu'à
ce pied venaient s'ajouter encore d'autres traits qui rap-
pelaient le type de la gouvernante anglaise. Cette fixation
de la libido a fait de notre homme, non un névrotique,
mais un pervers, ce que nous appelons un fétichiste du
pied. Vous le voyez: bien que la fixation excessive et,
de plus, précoce, de la libido constitue un facteur étio-
logique indispensable de la névrose, son action s'étend
bien au delà du cadre des névroses. La fixation consti-
tue ainsi une condition aussi peu décisive que la priva-
tion dont nous avons parlé plus haut.
Le problème de la détermination des névroses paraît
donc se compliquer. En fait, la recherche psychanalyti-
que nous révèle un nouveau facteur qui ne figure pas
dans notre série étiologique et qui apparaît avec le plus
d'évidence chez des personnes qui sont frappées d'une
affection névrotique en pleine santé. On trouve réguliè-
rement chez ces personnes les indices d'une opposition
de désirs ou, comme nous avons l'habitude de nous expri-
mer, d'un conflit psychique. Une partie de la personna-
lité manifeste certains désirs, vine autre partie s'y oppose
et les repousse. Sans un conflit de ce genre, il n'y a pas
de névrose. Il n'y aurait d'ailleurs là rien de singulier.
Vous savez que notre vie psychique est constamment
remuée par des conflits dont il nous incombe de trouver
la solution. Pour qu'un pareil conflit devienne pathogène,
il faut donc des conditions particulières. Aussi avons-
nous à nous demander quelles sont ces conditions, entre
quelles forces psychiques se déroulent ces conflits patho-
gènes, quels sont les rapports existant entre le conflit
et les autres facteurs déterminants.
J'espère pouvoir donner à ces questions des réponses
376 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
satisfaisantes, bien qu'abrégées et schématiques. Le
conflit est provoqué par la privation, la libido à laquelle
est refusée la satisfaction normale étant obligée de cher-
cher d'autres objets et voies. 11 a pour condition la désap-
probation que ces autres voies et objets provoquent de
de la part d'une certaine fraction de la personnalité : il
en résulte un veto qui rend d'abord le nouveau mode de
satisfaction impossible. A partir de ce moment, la for-
mation de symptômes suit une voie que nous parcourrons
plus tard. Les tendances libidineuses repoussées cher-
chent alors à se manifester en empruntant des voies
détournées, non sans toutefois s'efforcer de justifier leurs
exigences à l'aide de certaines déformations et atténua-
tions. Ces voies détournées sont celles de la formation
de symptômes : ceux-ci constituent la satisfaction nou-
velle ou substitutive que la privation a rendue néces-
saire.
On peut encore faire ressortir l'importance du conflit
psychique en disant: « Pour qu'une privation extérieure
devienne pathogène, il faut qu'il s'y ajoute une privation
intérieure. » Il va sans dire que privation extérieure et pri-
vation intérieure se rapportent à des objets différents et
suivent des voies difiPérentes. La privation extérieure
écarte telle possibilité de satisfaction, la privation inté-
rieure voudrait écarter une autre possibilité, et c'est à
propos de ces possibilités qu'éclate le conflit. Je préfère
cette méthode d'exposition, à cause de son contenu impli-
cite. Elle implique notamment la probabilité qu'aux
époques primitives du développement humain les absten-
tions intérieures ont été déterminées par des obstacles
réels extérieurs.
Mais quelles sont les forces d'où émane l'objection
contre la tendance libidineuse, quelle est l'autre partie
du conflit pathogène? Ce sont, pour nous exprimer d'une
façon très générale, les tendances non sexuelles. Nous
les désignons sous le nom générique de « tendances du
moi » ; la psychanalyse des névroses de transfert ne nous
offre aucun moyen utilisable de poursuivre leur décom-
position ultérieure, nous n'arrivons à les connaître dans
une certaine mesure que par les résistances qui s'oppo-
sent à l'analyse. Le conflit pathogène est un conflit entre
les tendances du moi et les tendances sexuelles. Dans
POINTS DE VUE DU DÉVELOPPEMENT ET DE LÀ RÉGRESSION 377
certains cas, on a l'impression qu'il s'agit d'un conflit
entre diflerentes tendances purement sexuelles ; cette
apparence n'infirme en rien notre proposition, car des
deux tendances sexuelles en conflit, l'une est toujours
celle qui cherche, pour ainsi dire, à satisfaire le moi^
tandis que l'autre se pose en défenseur prétendant pré-
server le moi. Nous revenons donc au conflit entre le moi
et la sexualité,
Toutes les fois que la psychanalyse envisageait tel ou
tel événement psychique comme un produit des tendan-
ces sexuelles, on lui objectait avec colère que l'homme
ne se compose pas seulement de sexualité, qu'il existe
dans la vie psychique d'autres tendances et intérêts que
les tendances et intérêts de nature sexuelle, qu'on ne doit
pas faire « tout » dériver de la sexualité, etc. Eh bien, je
ne connais rien de plus réconfortant que le fait de se
trouver pour une fois d'accord avec ses adversaires. La
psychanalyse n'a jamais oublié qu'il existe des tendances
non sexuelles, elle a élevé tout son édifice sur le principe
de la séparation nette et tranchée entre tendances sexuel-
les et tendances se rapportant au moi et elle a affirmé,
sans attendre les objections, que les névroses sont des
produits, non de la sexualité, mais du conflit entre le
mo2 et la sexualité. Elle n'a aucune raison plausible de
contester l'existence ou l'importance des tendances du
moi lorsqu'elle cherche à dégager et à définir le rôle
des tendances sexuelles dans la maladie et dans la vie.
Si elle a été amenée à s'occuper en première ligne des
tendances sexuelles, ce fut parce que les névroses de
transfert ont fait ressortir ces tendances avec une évi-
dence particulière et ont ainsi offert à son étude un
domaine que d'autres avaient négligé.
De même, il n'est pas exact de prétendre que la psy-
chanalyse ne s'intéresse pas au côté non sexuel de la
personnalité. C'est la séparation entre le înoi et la sexua-
lité qui a précisément montré avec une clarté particulière
que les tendances du //zo/ subissent, elles aussi, un déve-
loppement significatif qui n'est ni totalement indépen-
dant de la libido ni tout à fait exempt de réaction contre
elle. On doit à la vérité de dire que nous connaissons le
développement du moi beaucoup moins bien que celui
de la libido, et la raison en est dans le fait que c'est seu-
^78 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
lement à la suite de l'étude des névroses narcissiques
que nous pouvons espérer pénétrer la structure du moi.
Nous connaissons cependant déjà une tentative très inté-
ressante se rapportant à cette question. C'est celle de
M. Ferenczi qui avait essayé d'établir théoriquement les
phases de développement du moi, et nous possédons du
moins deux points d'appui solides pour un jugement
relatif à ce développement. Ce n'est pas que les intérêts
libidineux d'une personne soient dès le début et néces-
sairement en opposition avec ses intérêts d'auto-conser-
vation ; on peut dire plutôt que le mo/ cherche, à chaque
étape de son développement, à se mettre en harmonie
avec son organisation sexuelle, à se l'adapter. La suc-
cession des différentes phases de développement de la
libido s'accomplit vraisemblablementselon un programme
préétabli; il n'est cependant pas douteux que cette suc-
cession peut être influencée par le moi., qu'il doit exister
un certain parallélisme, une certaine concordance entre
les phases de développement du moiet celles de la libido
et que du trouble de cette concordance peut naître un
facteur pathogène. Un point qui nous importe beaucoup,
c'est celui de savoir comment le moi se comporte dans
les cas où la libido a laissé une fixation à une phase don-
née de son développement, hemoipeut s'accommoder de
cette fixation, auquel cas il devient, dans une mesure
correspondante à celle-ci, pervers ou, ce qui revient au
même, infantile. Mais il peut aussi se dresser contre
cette fixation de la libido, auquel cas le moi éprouve un
refoulement là où la libido a subi une fixation.
En suivant cette voie, nous apprenons que le troisième
facteur de l'étiologie des névroses, la tendance aux con-
flits, dépend aussi bien du développement du moi que de
celui de la libido. Nos idées sur la détermination des
névroses se trouvent ainsi complétées. En premier lieu,
nous avons la condition la plus générale, représentée par
la privation, puis vient la fixation de la libido qui la
pousse dans certaines directions, et en troisième lieu
intervient la tendance au conflit découlant du dévelop-
pement du. moi qui s'est détourné de ces tendances de la
libido. La situation n'est donc ni aussi compliquée ni
aussi difficile à saisir qu'elle vous avait probablement
paru pendant que je développais mes déductions. Il n'en
POINTS DE VUE DU DÉVELOPPEMENT ET DE LA RÉGRESSION ^79
est pas moins vrai que tout n'a pas été dit sur cette ques-
tion. A ce que nous avons dit, nous aurons encore à
ajouter quelque chose de nouveau et nous aurons aussi
à soumettre à une analyse plus approfondie des choses
déjà connues.
Pour vous montrer l'influence qu'exerce le développe-
ment du moi sur la naissance du conflit, et par consé-
quent sur la détermination des névroses, je vous citerai
un exemple qui, bien qu'imaginaire, n'a absolument rien
d'invraisemblable. Cet exemple m'est inspiré par le titre
d'un vaudeville de Nestroy : « Au rez-de-chaussée et au
premier. » Au rez-de-chaussée habite le portier ; au pre-
mier, le propriétaire de la maison, un homme riche et
estimé. L'un et l'autre ont des enfants, et nous suppose-
rons que la fillette du propriétaire a toutes les facilités
de jouer, en dehors de toute surveillance, avec l'enfant
du prolétaire. Il peut arriver alors que les jeux des
enfants prennent un caractère indécent, c'est-à-dire
sexuel, qu'ils jouent « au papa » et « à la maman », qu'ils
cherchent chacun à voir les parties intimes du corps et
à irriter les organes génitaux de l'autre. La fillette du
propriétaire qui, malgré ses cinq ou six ans, a pu avoir
l'occasion de faire certaines observations concernant la
sexualité des adultes, peut bien jouer en cette occasion
le rôle de séductrice. Alors même qu'ils ne durent pas
longtemps, ces « jeux » sufiisent à activer chez les deux
enfants certaines tendances sexuelles qui, après la ces-
sation de ces jeux, se manifestent pendant quelques
années par la masturbation. Voilà ce qu'il y aura de com-
mun aux deux enfants ; mais le résultat final diflerera de
l'un à l'autre. La fillette du portier se livrera à la mas-
turbation à peu près jusqu'à l'apparition des menstrues,
y renoncera ensuite sans difficulté, prendra quelques
années plus tard un amant, aura peut-être un enfant,
embrassera telle ou telle carrière, deviendra peut-être
une artiste en vogue et finira en aristocrate. 11 se peut
qu'elle ait une destinée moins brillante, mais toujours
est-il qu'elle vivra le reste de sa vie sans se ressentir de
l'exercice précoce de sa sexualité, exempte de névrose.
Il en sera autrement de la fillette du propriétaire. De
bonne heure, encore enfant, elle éprouvera le sentiment
d'avoir fait quelque chose de mauvais renoncera sans
38o THÉORIE GÉNÉRALE DÈS NÉVROSES
tarder, mais à la suite d'une lutte terrible, à la satisfac-
tion masturbatrice, mais n'en gardera pas moins un sou-
venir et une impression déprimants. Lorsque, devenue
jeune fdle, elle se trouvera dans le cas d'apprendre des
faits relatifs aux rapports sexuels, elle s'en détournera
avec une aversion inexpliquée et préférera rester igno-
rante. Il est possible qu'elle subisse alors de nouveau la
pression irrésistible de la tendance à la masturbation,
sans avoir le courage de s'en plaindre. Lorsqu'elle aura
atteint l'âge où les jeunes filles commencent à songer
au mariage, elle deviendra la proie de la névrose, à
la suite de laquelle elle éprouvera une profonde décep-
tion relativement au mariage et envisagera la vie sous
les couleurs les plus sombres. Si l'on réussit par l'ana-
lyse à décomposer cette névrose, on constatera que cette
jeune fille bien élevée, intelligente, idéaliste, a complè-
tement refoulé ses tendances sexuelles, mais que celles-
ci, dont elle n'a aucune conscience, se rattachent aux
misérables jeux auxquels elle s'était livrée avec son amie
d'enfance.
La différence qui existe entre ces deux destinées, mal-
gré l'identité des événements initiaux, tient à ce que le
moi de l'une de nos protagonistes a subi un développe-
ment que l'autre n'a pas connu. A la fille du portier l'ac-
tivité sexuelle s'était présentée plus tard sous un aspect
aussi naturel, aussi exempt de toute arrière-pensée que
dans son enfance. La fille du propriétaire avait subi l'in-
fluence de l'éducation et de ses exigences. Avec les sug-
gestions qu'elle a reçues de son éducation, elle s'était
formé de la pureté et de la chasteté de la femme un idéal
incompatible avec l'activité sexuelle ; sa formation intel-
lectuelle avait affaibli son intérêt pour le rôle qu'elle
était appelée à jouer en tant que femme. C'est à la suite
de ce développement moral et intellectuel supérieur à celui
de son amie qu'elle s'était trouvée en conflit avec les exi-
gences de sa sexualité.
Je veux encore insister aujourd'hui sur un autre point
concernant le développement du jnoi, et cela à cause de
certaines perspectives, assez vastes, qu'il nous ouvre, et
aussi parce que les conclusions que nous allons tirer à
cette occasion seront de nature à justifier la séparation
tranchée, mais dont l'évidence ne saute pas aux yeux, que
t>01NTS DE VUE bu DÉYELOPPEiMENT ET DE LA RÉGRESSION 38 1
nous postulons entre les tendances du moi et les tendan-
ces sexuelles. Pour formuler un jugement sur ces deux
développements, nous devons admettre une prémisse
dont il n'a pas été suffisamment tenu compte jusqu'à
présent. Les deux développements, celui de la libido et
celui du moi, ne sont au fond que des legs, des répétitions
abrégées du développement que l'humanité entière a
parcouru à partir de ses origines et qui s'étend sur une
longue durée. En ce qui concerne le développement de
la libido, on lui reconnaît volontiers cette origine phy logé-
nique. Rappelez-vous seulement que chez certains ani-
maux l'appareil génital présente des rapports intimes
avec la bouche, que chez d'autres il est inséparable de
l'appareil d'excrétion et que chez d'autres encore il se
rattache aux organes servant au mouvement, toutes cho-
ses dont vous trouverez un intéressant exposé dans le
précieux livre de W. Bôlsche. On observe, pour ainsi
dire, chez les animaux toutes les variétés de perversion
et d'organisation sexuelle à l'état figé. Or, chezrhomme
le point de vue phylogénique se trouve en partie masqué
par cette circonstance que les particularités qui, au fond,
sont héritées, n'en sont pas moins acquises à nouveau
au cours du développement individuel, pour la raison
probablement que les conditions, qui ont imposé jadis
l'acquisition d'une particularité donnée, persistent tou-
jours et continuent d'exercer leur action sur tous les
individus qui se succèdent. Je pourrais dire que ces con-
ditions, de créatrices qu'elles furent jadis, sont devenues
provocatrices. 11 est en outre incontestable que la mar-
che du développement prédéterminé peut être troublée
et modifiée chez chaque individu par des influences exté-
rieures récentes. Quant à la force qui a imposé à l'hu-
manité ce développement et dont l'action continue à
s'exercer dans la même direction, nous la connaissons:
c'est encore la privation imposée par la réalité ou, pour
l'appeler de son vrai grand nom, la nécessité qui découle
de la vie, V'Atcxyy.r,. Les névrotiques sont ceux chez les-
quels cette rigueur a provoqué des effets désastreux, mais
quelle que soit l'éducation qu'on a reçue, on est exposé
au même risque. En proclamant que la nécessité vitale
constitue le moteur du développement, nous ne dimi-
nuons d'ailleurs en rien l'importance des « tendances
FuEUD. a4
382 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
évolutives internes », lorsque l'existence de celles-ci se
laisse démontrer.
Or, il convient de noter que les tendances sexuelles et
l'instinct de conservation ne se comportent pas de la
même manière à l'égard de la nécessité réelle. Les
instincts ayant pour but la conservation et tout ce qui
s'y rattache sont plus accessibles à l'éducation; ils appren-
nent de bonne heure à se plier à la nécessité et à con-
former leur développement aux indications de la réalité.
Ceci se conçoit, attendu qu'ils ne peuvent pas se procu-
rer autrement les objets dont ils ont besoin et sans les-
quels l'individu risque de périr. Les tendances sexuelles,
qui n'ont pas besoin d'objet au début et ignorent ce
besoin, sont plus difficiles à éduquer. Menant une exis-
tence pour ainsi dire parasitaire associée à celle des
autres organes du corps, susceptibles de trouver une
satisfaction auto-érotique, sans dépasser le corps même
de l'individu, elles échappent à l'influence éducatrice de
la nécessité réelle et, chez la plupart des hommes, elles
gardent, sous certains rapports, toute la vie durant, ce
caractère arbitraire, capricieux, réfractaire, « énigma-
tique ». Ajoutez à cela qu'une jeune personne cesse d'être
accessible à l'éducation au moment même où ses besoins
sexuels atteignent leur intensité définitive. Les éducateurs
le savent et agissent en conséquence ; mais peut-être se
laisseront-ils encore convaincre par les résultats de la
psychanalyse et reconnaître que c'est l'éducation reçue
dans la première enfance qui laisse la plus profonde
empreinte. Le petit bonhomme est déjà entièrement formé
dès la quatrième ou la cinquième année et se contente
de manifester plus tard ce qui était déposé en lui dès cet
Pour faire ressortir toute la signification de la diffé-
rence que nous avons établie entre ces deux groupes
d'instincts, nous sommes obligés de faire une longue
digression et d'introduire une de ces considérations
auxquelles convient la qualification d'écoriomiques. Ce
faisant, nous aborderons un des domaines les plus impor-
tants mais, malheureusement aussi, les plus obscurs de
la psychanalyse. Nous posons la question de savoir si
une intention fondamentale quelconque est inhérente au
travail de notre appareil psychique, et à cette question
bÔlNTS DE VUE DU DÉVELOPPEMENT ET DE LA RÉGRESSION 383
nous répondons par une première approximation, en
disant que selon toute apparence l'ensemble de notre
activité psychique a pour but de nous procurer du plai-
sir et de nous faire éviter le déplaisir, qu'elle est régie
automatiquement par le principe de plaisir. Or, nous
donnerions tout pour savoir quelles sont les conditions
du plaisir et du déplaisir, mais les éléments de cette
connaissance nous manquent précisément. La seule
chose que nous soyons autorisés à affirmer, c'est que le
plaisir est en rapport avec la diminution, l'atténuation
ou l'extinction des masses d'excitations accumulées
dans l'appareil psychique, tandis que la peine va de pair
avec l'augmentation, l'exacerbation de ces excitations.
L'examen du plaisir le plus intense qui soit accessible à
l'homme, c'est-à-dire du plaisir éprouvé au cours de
l'accomplissement de l'acte sexuel, ne laisse aucun doute
sur ce point. Gomme il s'agit, dans ces actes accompa-
gnés de plaisir, du sort de grandes quantités d'excita-
tion ou d'énergie psychique, nous donnons aux consi-
dérations qui s'y rapportent le nom à' économiques .
Nous notons que la tâche incombant à l'appareil psy-
chique et l'action qu'il exerce peuvent encore être
décrites autrement et d'une manière plus générale qu'en
insistant sur l'acquisition du plaisir. On peut dire que
l'appareil psychique sert à maîtriser et à supprimer les
excitations et irritations d'origine extérieure et interne.
En ce qui concerne les tendances sexuelles, il est évi-
dent que du commencement à la fin de leur développe-
ment elles sont un moyen d'acquisition de plaisir, et elles
remplissent cette fonction sans faiblir. Tel est également,
au début, l'objectif des tendances du moi. Mais sous la
pression de la grande éducatrice qu'est la nécessité, les
tendances du moi ne tardent pas à remplacer le principe
de plaisir par une modification. La tâche d'écarter la
peine s'impose à elles avec la même urgence que celle
d'acquérir du plaisir ; le moi apprend qu'il est indispen-
sable de renoncer à la satisfaction immédiate, de difterer
l'acquisition de plaisir, de supporter certaines peines et
de renoncer en général à certaines sources de plaisir.
Le moi ainsi éduqué est devenu « raisonnable », il ne se
laisse plus dominer par le principe de plaisir, mais se
conforme au principe de réalité qui, au fond, a également
^84 Théorie générale des névroses
pour but le plaisir, mais un plaisir qui, s'il est difléré
et atténué, a l'avantage d'oflVir la certitude que pro-
curent le contact avec la réalité et la conformité à ses
exigences.
Le passage du principe de plaisir au principe de
réalité constitue un des progrès les plus importants dans
le développement du moi. Nous savons déjà que les ten-
dances sexuelles ne franchissent que tardivement et
comme forcées et contraintes cette phase de développe-
ment du moi, et nous verrons plus tard quelles consé-
quences peuvent découler pour l'homme de ces rapports
plus lâches qui existent entre sa sexualité et la réalité
extérieure. Si le moi de l'homme subit un développe-
ment et a son histoire, tout comme la libido, vous ne
serez pas étonnés d'apprendre qu'il puisse y avoir éga-
lement une « régression du moi », et vous serez peut-être
curieux de connaître le rôle que peut jouer dans les mala-
dies névrotiques ce retour du moi à des phases de déve-
loppement antérieures.
CHAPITRE XXIII
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTÔMES
Aux yeux du profane, ce seraient les symptômes qui
constituent l'essence de la maladie et la guérison con-
sisterait pour lui dans la disparition des symptômes. Le
médecin s'attache, au contraire, à distinguer entre symp-
tômes et maladie et prétend que la disparition des
symptômes est loin de signifier la guérison de la maladie.
Mais ce qui reste de la maladie après la disparition des
symptômes, c'est la faculté de former de nouveaux
symptômes. Aussi allons-nous provisoirement adopter le
point de vue du profane et admettre qu'analyser les
symptômes équivaut à comprendre la maladie.
Les symptômes, et nous ne parlons naturellement ici
que des symptômes psychiques (ou psychogènes) et de
maladie psychique, sont, pour la vie considérée dans son
ensemble, des actes nuisibles ou tout au moins inutiles,
des actes qu'on accomplit avec aversion et qui sont
accompagnés d'un sentiment pénible ou de souffrance.
Leur principal dommage consiste dans l'effort psychique
qu'exige leur exécution et dans celui dont on a besoin
pour les combattre. Ces deux efibrts, lorsqu'il s'agit d'une
formation exagérée de symptômes, peuvent entraîner une
diminution telle de l'énergie psychique disponible que la
personne intéressée devient incapable de suffire aux tâches
importantes de la vie. Comme cet effet constitue surtout
une expression de la quantité d'énergie dépensée, vous
concevez sans peine qu' « être malade » est une notion
essentiellement pratique. Si, toutefois, vous plaçant à un
point de vue théorique, vous faites abstraction de ces
quantités, vous pouvez dire, sans crainte de démenti,
que nous sommes tous malades, c'est-à-dire névrotiques,
attendu que les conditions qui président à la formation
de symptômes existent également chez l'homn:^ normal,
386 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
Pour ce qui est des symptômes névrotiques, nous
savons déjà qu'ils sont l'effet d'un conflit qui s'élève au
sujet d'un nouveau mode de satisfaction de la libido.
Les deux forces qui s'étaient séparées se réunissent de
nouveau dans le symptôme, se réconcilient pour ainsi
dire à la faveur d'un compromis qui n'est autre que la
formation de symptômes. C'est ce qui explique la capa-
cité de résistance du symptôme : il est maintenu de
deux côtés. Nous savons aussi que l'un des deux parte-
naires du conflit représente la libido insatisfaite, écartée
de la réalité et obligée de chercher de nouveaux modes
de satisfaction. Si la réalité se montre impitoyable, alors
même que la libido est disposée à adopter un autre objet
à la place de celui qui est refusé, celle-ci sera finale*
ment obligée de s'engager dans la voie de la régression
et de chercher sa satisfaction soit dans l'une des organi-
sations déjà dépassées, soit dans l'un des objets antérieu-
rement abandonnés. Ce qui attire la libido sur la voie de
la régression, ce sont les fixations qu'elle avait laissées à
ces stades de son développement.
Or, la voie de la régression se sépare nettement de celle
de la névrose. Lorsque les régressions ne soulèvent
aucune opposition du 7noi, tout se passe^ sans névrose, et
la libido obtient une satisfaction réelle, sinon toujours
normale. Mais lorsque le rnoiy qui a le contrôle non seu-
lement de la conscience, mais encore des accès à l'inner-
vation motrice et, par conséquent, de la possibilité de
réalisation des tendances psychiques ; lorsque le moi,
disons-nous, n'accepte pas ces régressions, on se trouve
en présence d'un conflit. La libido trouve la voie, pour
ainsi dire, bloquée et doit essayer de s'échapper dans
une direction où elle puisse dépenser sa réserve d'éner-
gie d'après les exigences du principe de plaisir. Elle doit
se séparer du moi. Ce qui lui facilite sa iDesogne, ce «.ont
les fixations qu'elle avait laissées le long du chemin de
son développement et contre lesquelles le moi s'était
chaque fois défendu à l'aide de refoulements. En occu-
pant dans sa marche régressive ces positions refoulées,
la libido se soustrait au moi et à ses lois et renonce en
même temps à toute l'éducation qu'elle avait reçue sous
son influence. Elle se laissait guider, tant qu'elle pouvait
espérer une satisfaction ; mais sous la double pression
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTÔMES SS^
de la privation extérieure et intérieure, elle devient insu-
bordonnée et pense avec regret au bonheur du temps
passé. Tel est son caractère, au fond invariable. Les
représentations auxquelles la libido applique désormais
son énergie font partie du système de l'inconscient et
sont soumises aux processus qui s'accomplissent dans ce
système, en premier lieu à la condensation et au dépla-
cement. Nous nous trouvons ici en présence de la même
situation que celle qui caractérise la formation de rêves.
Nous savons que le rêve proprement dit, qui s'est formé
dans l'inconscient à titre de réalisation d'un désir ima-
ginaire inconscient, se heurte à une certaine activité
(pré)consciente. Celle-ci impose au rêve inconscient sa
censure à la suite de laquelle survient un compromis
caractérisé par la formation d'un rêve manifeste. Or, il
en est de même de la libido, dont l'objet, relégué dans
l'inconscient, doit compter avec la force du moi pré-
conscient. L'opposition qui s'est élevée contre cet objet
au sein du moi constitue pour la libido une sorte de
« contre-attaque » dirigée contre sa nouvelle position et
l'oblige de choisir un mode d'expression qui puisse
devenir aussi celui du moi. Ainsi naît le symptôme, qui
est un produit considérablement déformé de la satisfac-
tion inconsciente d'un désir libidineux, un produit équi-
voque, habilement choisi et possédant deux significa-
tions diamétralement opposées. Sur ce dernier point, il
y a toutefois entre le rêve et le symptôme cette difïé-
rence que, dans le premier, l'intention préconsciente
vise seulement à préserver le sommeil, à ne rien admettre
dans la conscience de ce qui soit susceptible de le trou-
bler ; elle n'oppose pas au désir inconscient un veto
tranché, elle ne lui crie pas : non I au contraire ! Lorsqu'elle
a à faire au rêve, l'intention préconsciente doit être plus
tolérante, car la situation de l'homme qui dort est moins
menacée, l'état de sommeil formant une barrière qui
supprime toute communication avec la réalité.
Vous voyez ainsi que, si la libido peut échapper aux
conditions créées par le conflit, elle le doit à l'existence
de fixations. Par son retour aux fixations, la libido sup-
prime l'effet des refoulements et obtient une dérivation
ou une satisfaction, à la condition d'observer les clauses
du compromis. Par ses détours à travers l'inconscient
388 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
et les anciennes fixations, elle réussit enfin à se procurer
une satisfaction réelle, bien qu'excessivement limitée et
à peine reconnaissable. A propos de ce résultat final, je
ferai deux remarques : en premier lieu, j'attire votre
attention sur les liens étroits qui existent ici entre la
libido et l'inconscient, d'une part, la conscience et la
réalité, d'autre part, bien qu'au début ces deux couples
ne soient rattachés entre eux par aucun lien ; en deuxième
lieu, je tiens à vous prévenir, en vous priant de ne pas
l'oublier, que tout ce que je viens de dire et tout ce que
je dirai dans la suite se rapporte uniquement à la forma-
tion de symptômes dans la névrose hystérique.
Où la libido trouve-t-elle les fixations dont elle a
besoin pour se frayer une voie à travers les refoulements?
Dans les activités et les événements de la sexualité infan-
tile, dans les tendances partielles et les objets aban-
donnés et délaissés de l'enfance. C'est à tout cela que
revient la libido. L'importance de l'enfance est double :
d'une part, l'enfant manifeste pour la première fois des
instincts et tendances qu'il apporte au monde à titre de
dispositions innées et, d'autre part, il subit des influen-
ces extérieures, des événements accidentels qui éveillent
à l'activité d'autres de ses instincts. Je crois que nous
avons un droit incontestable à adopter cette division. La
manifestation de dispositions innées ne soulève aucune
objection critique, mais l'expérience analytique nous
oblige précisément d'admettre que des événements pure-
ments accidentels survenus dans l'enfance sont capables
de laisser des points d'appui pour les fixations de la
libido. Je ne vois d'ailleurs là aucune difficulté théorique.
Les dispositions constitutionnelles sont incontestable-
ment des traces que nous ont laissées des ancêtres
éloignés ; mais il s'agit là de caractères qui, eux aussi,
ont été acquis un jour, car sans acquisition il n'y aurait
pas d'hérédité. Est-il admissible que la faculté d'acquérir
de nouveaux caractères susceptibles d'être transmis
héréditairement soit précisément refusée à la génération
que nous considérons ? La valeur des événements de la vie
infantile ne doit pas, ainsi qu'on le fait volontiers, être
diminuée au profit des événements de la vie ancestrale et
de la maturité de l'individu considéré ; les faits qui rem-
plissent la vie de l'enfance méritent, bien au contraire,
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTÔMES SSg
une considération toute particulière. Ils entraînent des
conséquences d'autant plus graves qu'ils se produisent
à une époque où le développement est encore inachevé,
circonstance qui favorise précisément leur action trau-
matique. Les travaux de Roux et d'autres sur la méca-
nique du développement nous ont montré que la moin-
dre lésion, une piqûre d'aiguille par exemple, infligée à
l'embryon pendant la division cellulaire, peut entraîner
des troubles de développement très graves. La même
lésion infligée à la larve ou à l'animal achevé ne produit
aucun efTet nuisible.
La fixation de la libido de l'adulte, que nous avons
introduite dans l'équation étiologique des névroses à
titre de représentant du facteur constitutionnel, se laisse
maintenant décomposer en deux nouveaux facteurs : la
disposition héréditaire et la disposition acquise dans la
première enfance. Je sais qu'un schéma a toujours la
sympathie de ceux qui veulent apprendre. Résumons
donc les rapports entre les divers facteurs dans le schéma
suivant :
Étiologfie Disposition _, Evénement accidentel
des névroses. par fix;ition de la lilndo. (tniuinatiqne.)
I , I . .
Constitution sexuelle. Evéueiuents de la vie infantile.
Evénements de la vie préhistorique.
La constitution sexuelle héréditaire présente une
grande variété de dispositions, selon que la disposition
porte plus particulièrement sur telle ou telle tendance
partielle, seule ou combinée avec d'autres. En associa-
tion avec les événements de la vie infantile, la constitu-
tion forme une nouvelle « série complémentaire », tout
à fait analogue à celle dont nous avons constaté
l'existence comme résultat de l'association entre la dispo-
sition et les événements accidentels de la vie de l'adulte.
Ici et là nous retrouvons les mêmes cas extrêmes et les
mêmes relations de substitution. On peut à ce propos se
demander si la plus remarquable des régressions de la
libido, à savoir sa régression à l'une quelconque des
phases antérieures de l'organisation sexuelle, n'est pas
déterminée principalement par les conditions çonstitu-
^go THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
tionnelles héréditaires. Mais nous ferons bien de différer .
la réponse à cette question jusqu'au moment où nous "
disposerons d une plus grande série de formes d'affec-
tions névrotiques.
Arrêtons-nous maintenant à ce résultat de la recherche
analytique qui nous montre la libido des névrotiques
liée aux événements de leur vie sexuelle infantile. De ce
fait, ces événements semblent acquérir une importance
vitale pour l'homme et jouer un très grand rôle dans
l'éclosion de maladies nerveuses. Cette importance et ce
rôle sont incontestablement très grands, tant qu'on ne
tient compte que du travail thérapeutique. Mais si l'on
fait abstraction de ce travail, on s'aperçoit facilement
qu'on risque d'être victime d'un malentendu et de se
faire de la vie une conception unilatérale, fondée trop
exclusivement sur la situation névrotique. L'importance
des événements infantiles se trouve diminuée par le fait
que la libido, dans son mouvement régressif, ne vient s'y
fixer qu'après avoir été chassée de ses positions plus
avancées. La conclusion qui semble s'imposer dans ces
conditions est que les événements infantiles dont il
s'agit n'ont eu, à l'époque où ils se sont produits, aucune
importance et qu'ils ne sont devenus importants que
régressivement. Rappelez-vous que nous avons déjà
adopté une attitude analogue lors de la discussion de
1 ' Œdipe-comp lexe .
11 ne nous sera pas difficile de prendre parti dans le
cas particulier dont nous nous occupons. La Remarque
d'après laquelle la transformation libidineuse et, par
conséquent, le rôle pathogène des événements de la vie
infantile sont dans une grande mesure renforcés par la
régression de la libido, est certainement justifiée, mais
serait susceptible de nous induire en erreur si nous
l'acceptions sans réserves. D'autres considérations
doivent encore entrer en ligne de compte. En premier
lieu, l'observation montre d'une manière indiscutable
que les événements de la vie infantile possèdent leur
importance propre, laquelle apparaît d'ailleurs dès l'en-
fance. Il y a des névroses infantiles dans lesquelles la
régression dans le temps iie joue qu'un rôle insignifiant
ou ne se produit pas du tout, l'affection éclatant immé-
diatement à la suite d'un événement traumatique.
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTÔMES Sgi
L'étude de ces névroses infantiles est faite pour nous
préserver de plus d'un malentendu dangereux concer-
nant les névroses des adultes, de même que l'étude des
rêves infantiles nous avait mis sur la voie qui nous a
conduits à la compréhension des rêves d'adultes. Or,
les névroses infantiles sont très fréquentes, beaucoup plus
fréquentes qu'on ne le croit. Elles passent souvent ina-
perçues, sont considérées comme des signes de méchan-
ceté ou de mauvaise éducation, sont souvent réprimées
par les autorités qui régnent sur la nursery , mais sont
faciles à reconnaître après coup, par un examen rétros-
pectif. Elles se manifestent le plus souvent sous la forme
d'une hystérie d'angoisse^ et vous apprendrez dans une
autre occasion ce que cela signifie. Lorsqu'une névrose
éclate à l'une des phases ultérieures de la vie, l'analyse
révèle régulièrement qu'elle n'est que la suite directe
d'une névrose infantile qui, à l'époque, ne s'est peut-être
manifestée que sous un aspect voilé, à l'état d'ébauche.
Mais il est des cas, avons-nous dit, où cette nervosité
infantile se poursuit sans interruption, au point de
devenir une maladie qui dure autant que la vie. Nous
avons pu examitier sur l'enfant même, dans son état
actuel, quelques exemples de névrose infantile ; mais le
plus souvent il nous a fallu nous contenter de conclure
à l'existence d'une névrose infantile d'après une névrose
de l'âge mûr, ce qui a exigé de notre part certaines
corrections et précautions.
En deuxième lieu, on est obligé de reconnaître que
cette régression régulière de la libido vers la période
infantile aurait de quoi nous étonner, s'il n'y avait dans
cette période quelque chose qui exerce sur la libido une
attraction particulière. La fixation, dont nous admettons
l'existence sur certains points du trajet suivi par le déve-
loppement, serait sans contenu, si nous ne la concevions
pas comme la cristallisation d'une certaine quantité
d'énergie libidineuse. Je dois enfin vous rappeler, qu'en
ce qui concerne l'intensité et le rôle pathogène, il existe,
entre les événements de la vie infantile et ceux de la vie
ultérieure, le même rapport de complément réciproque
que celui que nous avons constaté dans les séries pré-
cédemment étudiées. Il est des cas dans lesquels le seul
facteur étiologique est constitué par les événements
392 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
sexuels de l'enfance, d'origine sûrement traumatique et
dont les effets, pour se manifester, n'exigent pas d'autres
conditions que celles offertes par la constitution sexuelle
moyenne et par son immaturité. Mais il est, en revanche
des cas'où Fétiologie de la névrose doit être cherchée
uniquement dans des conflits ultérieurs et où le rôle des
impressions infantiles, révélé par l'analyse, apparaît
comme un effet de la régression. Nous avons ainsi les
extrêmes de 1' « arrêt de développement » et de la « ré-
gression » et, entre ces deux extrêmes, tous les degrés
de combinaison de ces deux facteurs.
Tous ces faits présentent un certain intérêt pour la
pédagogie qui se propose de prévenir les névroses en
instituant de bonne heure un contrôle sur la vie sexuelle
de l'enfant. Tant qu'on concentre toute l'attention sur
les événements sexuels de l'enfance, on peut croire qu'on
a tout fait pour prévenir les maladies nerveuses lorsqu'on
a pris soin de retarder le développement sexuel et
d'épargner à l'enfant des impressions d'ordre sexuel.
Mais nous savons déjà que les conditions déterminantes
des névroses sont beaucoup plus compliquées et ne se
trouvent pas sous l'influence d'un seul facteur. La sur-
veillance rigoureuse de l'enfant est sans aucune valeur,
parce qu'elle ne peut rien contre le facteur constitu-
tionnel ; elle est en outre plus difficile à exercer que ne
le croient les éducateurs et comporte deux nouveaux
dangers qui sont loin d'être négligeables: d'une part,
elle dépasse le but, en favorisant un refoulement sexuel
exagéré, susceptible d'avoir des conséquences nuisibles ;
d'autre part, elle lance l'enfant dans la vie sans aucun
moyen de défense contre l'afflux de tendances sexuelles
que doit amener la puberté. Les avantages de la pro-
phylaxie sexuelle de l'enfance sont donc plus que dou-
teux, et l'on peut se demander si ce n'est pas dans une
autre attitude à l'égard de l'actualité qu'il convient de
chercher un meilleur point d'appui pour la prophylaxie
des névroses.
Mais revenons aux symptômes. A la satisfaction dont
on est privé, ils créent une substitution en faisant rétro-
grader la libido à des phases antérieures, ce qui com-
porte le retour aux objets ou à l'organisation qui ont
caractérisé ces phases. Nous savions déjà que le névro-
LES MODES DÉ foumation dé symptômes 395
tique est attaché à un certain moment déterminé de son
passé ; il s'agit d'une période dans laquelle sa libido
n'était pas privée de satisfaction, d'une période où il
était heureux. Il cherche dans son passé, jusqu'à ce qu'il
trouve une pareille période, dût-il pour cela remonter
jusqu'à sa toute première enfance, telle qu'il s'en sou-
vient ou se la représente d'après des indices ultérieurs.
Le symptôme reproduit d'une manière ou d'une autre
cette satisfaction de la première enfance, satisfaction
déformée par la censure qui naît du conflit, accompa-
gnée généralement d'une sensation de souffrance et
associée à des facteurs faisant partie de la prédisposition
morbide. La satisfaction qui naît du symptôme est de
nature bizarre. Nous faisons abstraction du fait que la
personne intéressée éprouve cette satisfaction comme
une souffrance et s'en plaint : cette transformation est
l'effet du conflit psychique sous la pression duquel le
symptôme a dû se former. Ce qui fut jadis pour l'individu
une satisfaction, doit précisément aujourd'hui provoquer
sa résistance ou son aversion. Nous connaissons un
exemple peu apparent, mais très instructif de cette trans-
formation de sensations. Le même enfant qui absorbait
autrefois avec avidité le lait du sein maternel manifeste
quelques années plus tard une forte aversion pour le
lait, aversion que l'éducation a beaucoup de difliculté à
vaincre. Cette aversion s'aggrave parfois et va jusqu'au
dégoût, lorsque le lait ou la boisson mélangée avec du
lait sont recouverts d'une mince membrane. Il est permis
de supposer que cette membrane réveille le souvenir du
sein maternel jadis si ardemment désiré. On doit ajouter
d'ailleurs que dans l'intervalle se place le sevrage avec
son action traumatique.
Mais il est encore une autre raison pour laquelle les
symptômes nous paraissent singuliers et, en tant que
moyen de satisfaction libidineuse, incompréhensibles. Ils
ne nous rappellent que ce dont nous attendons générale-
ment et normalement une satisfaction. Ils font le plus
souvent abstraction de l'objet et renoncent ainsi à tout
rapport avec la réalité extérieure. Nous disons que c'est
là une consé([ijence du renoncement au principe de réa-
lité et du retour au principe de plaisir. Mais il y a là
aussi un retour à une sorte d'auto-érotisme élargi, à
394 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
celui qui avait procuré à la tendance sexuelle ses pre-
mières satisfactions. Les symptômes remplacent une
modification du monde extérieur par une modification du
corps, donc une action extérieure par une action inté-
rieure, un acte par vme adaptation, ce qui, au point de
vue phylogénique, correspond encore à une régression
tout à fait significative. Nous ne comprendrons bien tout
cela qu'à l'occasion d'une nouvelle donnée que nous
révéleront plus tard nos recherches analytiques sur la
formation des symptômes. Rappelons-nous en outre qu'à
la formation de symptômes coopèrent les mêmes pro-
cessus de l'inconscient que ceux que nous avons vus à
l'œuvre lors de la formation de rêves, à savoir la con-
densation et le déplacement. Comme le rêve, le symp-
tôme représente quelque chose comme étant réalisé, une
satisfaction à la manière infantile, mais par une conden-
satioiii poussée à l'extrême degré cette satisfaction peut
être enfermée en une seule sensation ou innervation, et
par un déplacement extrême elle peut être limitée à un
seul petit détail de tout le complexe libidineux. Rien
d'étonnant si nous éprouvons, nous aussi, une cer-
taine difficulté à reconnaître dans le symptôme la satis-
faction libidineuse soupçonnée et toujours confirmée.
Je viens de vous annoncer que vous alliez apprendre
encore quelque chose de nouveau. Il s'agit en effet d'une
chose non seulement nouvelle, mais encore étonnante
et troublante. Vous savez que par l'analyse ayant pour
point de départ les symptômes nous arrivons à la con-
naissance des événements de la vie infantile auxquels est
fixée la libido et dont sont faits les symptômes. Or,
l'étonnant, c'est que ces scènes infantiles ne sont pas
toujours vraies. Oui, le plus souvent elle ne sont pas
vraies, et dans quelques cas elles sont même directement
contraires à la vérité historique. Plus que tout autre
argument, cette découverte est de nature à discréditer ou
l'analyse qui a abouti à un résultat pareil ou le malade
sur les dires duquel reposent tout l'édifice de l'analyse
et la compréhension des névroses. Cette découverte est,
en outre, extrêmement troublante. Si les événements
infantiles dégagés par l'analyse étaient toujours réels,
nous aurions le sentiment de nous mouvoir sur un ter-
rain solide ; s'ils étaient toujours faux, s'ils se révélaient
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTÔMES 3g5
dans tous les cas comme des inventions, des fantaisies
des malades, il ne nous resterait qu'à abandonner ce
terrain mouvant et nous réfugier sur un autre. Mais nous
ne nous trouvons devant aucune de ces deux alterna-
tives: les événement infantiles, reconstitués ou évoqués
par l'analyse, sont tantôt incontestablement faux, tantôt
non moins incontestablement réels, et dans la plupart
des cas, ils sont un mélange de vrai et de faux. Les
symptômes représentent donc tantôt des événements
ayant réellement eu lieu et auxquels on doit reconnaître
une influence sur la fixation de la libido, tantôt des fan-
taisies des malades auxquelles on ne peut reconnaître
aucun rôle étiologique. Cette situation est de nature à
nous mettre dans un très grand embarras. Je vous rap-
pellerai cependant que certains souvenirs d'enfance que
les hommes gardent toujours dans leur conscience, en
dehors et indépendamment de toute analyse, peuvent
également être faux ou du moins présenter un mélange
de vrai ou de faux. Or, dans ces cas, la preuve de
l'inexactitude est rarement difficile à faire, ce qui nous
procure tout au moins la consolation de penser que l'em-
barras dont je viens de parler est le fait non de l'analyse,
mais du malade.
Il suffît de réfléchir un peu pour comprendre ce qui
nous trouble dans cette situation: c'est le mépris de la
réalité, c'est le fait de ne tenir aucun compte de la difl'é-
rence qui existe entre la réalité et l'imagination. Nous
sommes tentés d'en vouloir au malade, parce qu'il nous
ennuie avec ses histoires imaginaires. La réalité nous
paraît séparée de l'imagination par un abîme infranchis-
sable, et nous l'apprécions tout autrement. Tel est d'ail-
leurs aussi le point de vue du malade lorsqu'il pense
normalement. Lorsqu'il nous produit les matériaux qui,
dissimulés derrière les symptômes, révèlent des situa-
tions modelées sur les événements de la vie infantile et
dont le noyau est formé par un désir qui cherche à se
satisfaire, nous commençons toujours par nous demander
s'il s'agit de choses réelles ou imaginaires. Plus tard,
certains signes apparaissent qui nous permettent de
résoudre cette question dans un sens ou dans un autre,
et nous nous empressons de mettre le malade au cou-
rant de notre solution. Mais cette initiation du malade
396 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
ne va pas sans difTicuUés. Si nous lui disons dès le début
qu'il est entrain de raconter des événements imaginaires
avec lesquels il voile l'histoire de son enfance, comme
les peuples substituent les légendes à l'histoire de leur
passé oublié, nous constatons que son intérêt à pour-
suivre le récit baisse subitement, résultat que nous
étions loin de désirer. Il veut, lui aussi, avoir l'expérience
de choses réelles et se déclare plein de mépris pour les
choses imaginaires. Mais si, pour mener notre travail à
bonne fin, nous maintenons le malade dans la convic-
tion que ce qu'il nous raconte représente les événements
réels de son enfance, nous nous exposons à ce qu'il nous
reproche plus tard notre erreur et se moque de notre
prétendue crédulité. 11 a de la peine à nous comprendre
lorsque nous l'engageons à mettre sur le même plan la
réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de savoir
si les événements de sa vie infantile, que nous voulons
élucider et tels qu'il nous les raconte, sont vrais ou faux.
Il est pourtant évident que c'est là la seule attitude à
recommander à l'égard de ces productions psychiques.
C'est que ces productions sont, elles aussi, réelles dans
un certain sens : il reste notamment le fait que c'est le
malade qui a créé les événements imaginaires ; et, au
point de vue de la névrose, ce fait n'est pas moins impor-
tant que si le malade avait réellement vécu les événe-
ments dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité
psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous
pénétrons peu à peu de cette vérité que dans le monde
des névroses c'est la réalité psychique qui joue le rôle
dominant.
Parmi les événements qui figurent dans toutes, ou
presque toutes, les histoires d'enfance des névrotiques,
il en est quelques-uns qui méritent d'être relevés tout
particulièrement à cause de leur grande importance. Ce
sont: des observations relatives aux rapports sexuels des
parents, le détournement par une personne adulte, la
menace de castration. Ce serait une erreur de croire
qu'il ne s'agit là que de choses imaginaires, sans aucune
base réelle. Il est, au contraire, possible d'établir indis-
cutablement la matérialité de ces faits en interrogeant les
parents plus âgés des malades. 11 n'est pas rare d'ap-
prendre, par exemple, que tel petit garçon qui a com-
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTÔMES 897
mencé à jouer indécemment avec son organe génital et
qui ne sait pas encore que c'est là un amusement qu'on
doit cacher, soit menacé par les parents et les personnes
préposées à ses soins, d'une amputation de la verge ou
de la main pécheresse. Les parents, interrogés, n'hésitent
pas à en convenir, car ils estiment avoir eu raison d'inti-
mider l'enfant ; certains malades gardent un souvenir
correct et conscient de cette menace, surtout lorsque
celle-ci s'est produite quand ils avaient déjà un certain
âge. Lorsque c'est la mère ou une autre personne du sexe
féminin qui profère cette menace, elle en fait entrevoir
l'exécution par le père ou par le médecin. Dans le célèbre
« Struwwelpeter » du pédiatre francfortois Hoffmann,
qui doit son charme à la profonde intelligence des com-
plexes sexuels et autres de l'enfance, la castration se
trouve remplacée par l'amputation du pouce, dont Ten-
fant est menacé pour son obstination à le sucer. Il est
cependant tout à fait invraisemblable que les enfants
soient aussi souvent menacés de castration qu'on pour-
rait le croire d'après les analyses des névrotiques. Il
y a tout lieu de supposer que l'enfant imagine cette me-
nace, d'abord en se basant sur certaines allusions, ensuite
parce qu'il sait que la satisfaction auto-érotique est
défendue et enfin sous l'impression que lui a laissée la
découverte de l'organe génital féminin. De même il n'est
pas du tout invraisemblable que, même dans les familles
non prolétariennes, l'enfant, qu'on croit incapable de
comprendre et de se souvenir, ait pu être témoin des
rapports sexuels entre ses parents ou d'autres personnes
adultes et qu'ayant compris plus tard ce qu'il avait vu il
ait réagi à l'impression reçue. Mais lorsqu'il décrit les
rapports sexuels, dont il a pu être témoin, avec des
détails trop minutieux pour avoir pu être observés, ou
lorsqu'il les décrit, ce qui est le cas de beaucoup le plus
fréquent, comme des rapports more ferarutru, il apparaît
hors de doute que cette fantaisie se rattache à l'observa-
tion d'actes d'accouplement chez les bêtes (les chiens) et
s'explique par l'état d'insatisfaction que l'enfant, qui n'a
subi que l'impression visuelle, éprouve au moment de la
puberté. Mais le cas le plus extrême de ce genre est
celui où l'enfant prétend avoir observé le coït des
parents, alors qu'il se trouvait encore dans le sein de sa
FliEL'D. 25
398 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
mère. La fantaisie relativement au détournement pré
sente un intérêt particulier, parce que le plus souvent il
s'agit, non d'un fait imaginaire, mais du souvenir d'un
événement réel. Mais, tout en étant fréquent, cet événe-
ment réel l'est beaucoup moins que ne pourraient le faire
croire les résultats des analyses. Le détournement par
des enfants plus âgés ou du même âge est plus fréquent
que le détournement par des adultes, et lorsque dans les
récits de petites filles c'est le père qui apparaît (et c'est
presque la règle) comme le séducteur, le caractère ima-
ginaire de cette accusation apparaît hors de doute, de
même que nul doute n'est possible quant au motif qui la
détermine. C'est par l'invention du détournement, alors
que rien de ce qui, peut ressembler à un détournement
n'a eu lieu, que l'enfant justifie généralement la période
auto-érotique de son activité sexuelle. En situant par
l'imagination l'objet de son désir sexuel dans cette période
reculée de son enfance, il se dispense d'avoir honte du
fait qu'il se livre à la masturbation. Ne croyez d'ailleurs
pas que l'abus sexuel commis sur des enfants par les
parents masculins les plus proches soit un fait apparte-
nant entièrement au domaine de la fantaisie. La plupart
des analystes auront eu à traiter des cas où cet abus a
réellement existé et a pu être établi d'une manière indis-
cutable ; seulement cet abus avait eu lieu à une époque
beaucoup plus tardive que celle à laquelle l'enfant le situe.
On a l'impression que tous ces événements de la vie
infantile constituent l'élément nécessaire, indispensable
de la névrose. Si ces événements correspondent à la réa-
lité, tant mieux ; si la réalité les récuse, ils sont formés
d'après tels ou tels indices et complétés par l'imagina-
tion. Le résultat est le même, et il ne nous a pas encore
été donné de constater une différence quant aux effets,
selon que les événements de la vie infantile sont un pro-
duit de la fantaisie ou de la réalité. Ici encore nous avons
un de ces rapports de complément dont il a déjà été
question si souvent, mais ce dernier rapport est le plu*
étrange de tous ceux que nous connaissions. D'où vient
le besoin de ces inventions et où l'enfant puise-t-il leurs
matériaux? En ce qui concerne les mobiles, aucun doute
n'est possible ; mais il reste à expliquer pourquoi les
mêmes inventions se reproduisent toujours, et avec le
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTÔMES 899
même contenu. Je sais que la réponse que je suis à même
de donner à cette question vous paraîtra trop osée. Je
pense notamment que ces fantaisies primitives^ car tel
est le nom qui leur convient, ainsi d'ailleurs qu'à quel-
ques autres, constituent un patrimoine phylogéniqui^.
Par ces fantaisies, Tindividu se replonge dans la vie pri-
mitive, lorsque sa propre vie est devenue trop rudimen-
taire. 11 est, à mon avis, possible que tout ce qui nous
est raconté au cours de l'analyse à titre de fantaisies, à
savoir le détournement d'enfants, l'excitation sexuelle à
la vue des rapports sexuels des parents, la menace de
castration ou, plutôt, la castration, — il est possible que
toutes ces inventions aient été jadis, aux phases primi'
tives de la famille humaine, des réalités, et qu'en don-
nant libre cours à son imagination l'enfant comble seu-
lement, à l'aide de la vérité préhistorique, les lacunes de
la vérité individuelle. J'ai souvent eu l'impression que la
psychologie des névroses est susceptible de nous ren-
seigner plus et mieux que toutes les autres sources sur
les phases primitives du développement humain.
Les questions que nous venons de traiter nous obli-
gent d'examiner de plus près le problème de l'origine et
du rôle de cette activité spirituelle qui a nom « fantai-
sie ». Celle-ci, vous le savez, jouit d'une grande consi-
dération, sans qu'on ait une idée exacte de la place qu'elle
occupe dans la vie psychique. Voici ce que je puis vous
dire sur ce sujet. Sous l'influence de la nécessité exté-
rieure l'homme est amené peu à peu à une appréciation
exacte de la réalité, ce qui lui apprend à conformer sa
conduite à ce que nous avons appelé le « principe de
réalité » et à renoncer, d'une manière provisoire ou dura-
ble, à difierents objets et buts de ses tendances hédoni-
ques, y compris la tendance sexuelle. Ce renoncement au
plaisir a toujours été pénible pour l'homme ; et il ne le
réalise pas sans une certaine sorte de compensation.
Aussi s'est-il réservé une activité psychique, grâce à
laquelle toutes les sources de plaisirs et tous les moyens
d'acquérir du plaisir auxquels il a renoncé continuent
d'exister sous une forme qui les met à l'abri des exigen-
ces de la réalité et de ce que nous appelons l'épreuve de
la réalité. Toute tendance revêt aussitôt la forme qui la
représente comme satisfaite, et il n'est pas douteux qu'en
4oo THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
se complaisant aux satisfactions imaginaires de désirs,
on éprouve une satisfaction que ne trouble d'ailleurs en
rien la conscience de son irréalité. Dans l'activité de sa
fantaisie, l'homme continue donc à jouir, par rapport à la
contrainte extérieure, de cette liberté à laquelle il a été
obligé depuis longtemps de renoncer dans la vie réelle
lia accompli un tour de force qui lui permet d'être al-
ternativement un animal de joie et un être raisonnable.
La maigre satisfaction qu'il peut arracher à la réalité ne
fait pas son compte. « 11 est impossible de se passer de
constructions auxiliaires », dit quelque part Th. Fontane.
La création du royaume psychique de la fantaisie trouve
sa complète analogie dans l'institution de « réserves
naturelles » là où les exigences de Tagriculture, des com-
munications, de l'industrie menacent de transformer,
jusqu'à le rendre méconnaissable, l'aspect primitif de la
terre. La « réserve naturelle » perpétue cet état primitif
qu'on a été obligé, souvent à regret, de sacrifier partout
ailleurs à la nécessité. Dans ces réserves, tout doit pous-
ser et s'épanouir sans contrainte, tout, même ce qui est
inutile et nuisible. Le royaume psychique de la fantaisie
constitue une réserve de ce genre, soustraite au principe
de réalité.
Les productions les plus connues de la fanlaisie sont
les « rêves éveillés » dont nous avons déjà parlé, satis-
factions imaginées de désirs ambitieux, grandioses, ero-
tiques, satisfactions d'autant plus complètes, d'autant
plus luxurieuses que la réalité commande davantage la
modestie et la patience. On reconnaît avec une netteté
frappante, dans ces rêves éveillés, l'essence même du
bonheur imaginaire qui consiste à rendre l'acquisition
de plaisir indépendante de l'assentiment de la réalité.
Nous savons que ces rêves éveillés forment le noyau et
le prototype des rêves nocturnes. Un rêve nocturne n'est,
au fond, pas autre chose que le rêve éveillé, rendu plus
souple grâce à la liberté nocturne des tendances, déformé
par l'aspect nocturne de l'activité psychique. Nous som-
mes déjà familiarisés avec l'idée que le rêve éveillé n'est
pas nécessairement conscient, qu'il y a des rêves éveillés
inconscients. Ces rêves éveillés inconscients peuvent
donc être la source aussi bien des rêves nocturnes que
des symptômes névrotiques.
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTÔMES liOi
Et voici ce qui sera de nature à vous faire comprendre
le rôle de la fantaisie dans la formation de symptômes.
Je vous avais dit que dans les cas de privation la libido,
accomplissant une marche régressive, vient réoccuper
les positions qu'elle avait dépassées, non sans toutefois
y avoir laissé une certaine partie d'elle-même. Sans vou-
loir retrancher quoi que ce soit à cette affirmation, sans
vouloir y apporter une correction quelconque, je tiens
cependant à introduire un anneau intermédiaire. Com-
ment la libido trouve-t-elle le chemin qui doit la conduire
à ces points de fixation ? Eh bien, les objets et directions
abandonnés par la libido ne le sont pas d'une façon
complète et absolue. Ces objets et directions, ou leurs
dérivés, persistent encore avec une certaine intensité
dans les représentations de la fantaisie. Aussi suffit-il
à la libido de se reporter à ces représentations pour re-
trouver le chemin qui doit la conduire à toutes ces fixa-
tions refoulées. Ces représentations imaginaires avaient
joui d'une certaine tolérance, il ne s'est pas produit de
conflit entre elle et le moi, quelque forte que pût être
leur opposition avec celui-ci, mais cela tant qu'une cer-
taine condition était observée, condition de nature quan-
tltative et qui ne se trouve troublée que du fait du reflux
de la libido vers les objets imaginaires. Par suite de ce
reflux, la quantité d'énergie inhérente à ces objets se
trouve augmentée au point qu'ils deviennent exigeants
et manifestent une poussée vers la réalisation. Il en ré-
sulte un conflit entre eux et le moi. Qu'ils fussent autre-
fois conscients ou préconscients, ils subissent à présent
un refoulement de la part du moi et sont livrés à l'attrac-
tion de l'inconscient. Des fantaisies maintenant incon-
scientes, la libido remonte jusqu'à leurs origines dans
l'inconscient, jusqu'à ses propres points de fixation.
La régression de la libido vers les objets imaginaires,
ou fantaisies, constitue une étape intermédiaire sur le
chemin qui conduit à la formation de symptômes. Cette
étape mérite, d'ailleurs, une désignation spéciale. C.-G.
Jung avait proposé à cet effet l'excellente dénomina-
tion d'introversion, à laquelle il a d'ailleurs fort mal à
propos fait désigner aussi autre chose. Quant à nous,
nous désignons pav introversion l'éloignement de la libido
des possibilités de satisfaction réelle et son déplacement
4oa TiïÈOBIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
sur des fantaisies considérées jusqu'alors comme inof-
iensives. Un introverti, sans être encore un névrotique,
se trouve dans une situation instable ; au premier dépla-
cement des forces, il présentera des symptômes névro-
tiques s'il ne trouve pas d'autre issue pour sa libido
refoulée. En revanche, le caractère irréel de la salis-
faction névrotique et l'efTacement de la diflerence entre
la fantaisie et l'irréalité existent dès la phase de l'intro-
version.
Vous avez sans doute remarqué que, dans mes der-
nières explications, j'ai introduit dans l'enchaînement
étiologique un nouveau facteur : la quantité, la grandeur
des énergies considérées. C'est là un facteur dont nous
devons partout tenir compte. L'analyse purement quali-
tative des conditions étiologiques n'est pas exhaustive.
Ou, pour nous exprimer autrement, une conception pu-
rement dynamique des processus psychiques qui nous
intéressent est insuffisante : nous avons encore besoin
de les envisager au point de vue économique. Nous de-
vons nous dire que le conflit entre deux tendances
n'éclate qu'à partir du moment où certaines intensités
se trouvent atteintes, alors même que les conditions dé-
coulant des contenus de ces tendances existent depuis
longtemps. De même, l'importance pathogénique des
facteurs constitutionnels dépend de la prédominance
quantitative de l'une ou de l'autre des tendances par-
tielles en rapport avec la disposition constitutionnelle.
On peut même dire que toutes les prédispositions hu-
maines sont qualitativement identiques et ne diflerent
entre elles que par leurs proportions quantitatives. Non
moins décisif est le facteur quantitatif au point de vue
de la résistance à de nouvelles affections névrotiques.
Tout dépend de la quantité de la libido inemployée qu'une
personne est capable de contenir à l'état de suspension,
et de la fraction plus ou moins grande de cette libido
qu'elle est capable de détourner de la voie sexuelle pour
l'orienter vers la sublimation. Le but final de l'activité
psychique qui, au point de vue qualitatif, peut être décrit
comme une tendance à acquérir du plaisir et à éviter la
peine, apparaît, si on l'envisage au point de vue écono-
mique, comme un effort pour maîtriser les masses (gran-
deurs) d'excitations ayant leur siège dans l'appareil psy-
LES MODES DE FORMATION DE SYMPTÔMES 4o3
chique et d'empêcher la peine pouvant résulter de leur
stagnation.
Voilà tout ce que je m'étais proposé de vous dire con-
cernant la formation de symptômes dans les névroses.
Mais je tiens à répéter une fois de plus et de la façon la
plus explicite que tout ce que j'ai dit ne se rapporte qu'à
la formation de symptômes dans l'hystérie. Déjà dans la
névrose obsessionnelle la situation est différente, les
faits fondamentaux restant, d'ailleurs, les mêmes. Les
résistances aux impulsions découlant des tendances,
résistances dont nous avons également parlé à propos
de l'hystérie, viennent, dans la névrose obsessionnelle,
occuper le premier plan et dominent le tableau clinique
en tant que formations dites « réactionnelles ». Nous re-
trouvons les mêmes différences et d'autres, plus profon-
des encore, dans les autres névroses qui attendent encore
que les recherches relatives à leurs mécanismes de for-
mation de symptômes soient terminées.
Avant de terminer cette leçon, je voudrais encore atti-
rer votre attention sur un côté des plus intéressants de
la vie Imaginative. 11 existe notamment un chemin de
retour qui conduit de la fantaisie à la réalité : c'est l'art.
L'artiste est en même temps un introverti qui frise la
névrose. Animé d'impulsions et de tendances extrême-
ment fortes, il voudrait conquérir honneurs, puissance,
richesses, gloire et amour des femmes. Mais les moyens
lui manquent de se procurer ces satisfactions. C'est pour-
quoi, comme tout homme insatisfait, il se détourne de
la réalité et concentre tout son intérêt, et aussi sa libido,
sur les désirs créés par sa vie imaginative, ce qui peut
le conduire facilement à la névrose. Il faut beaucoup de
circonstances favorables pour que son développement
n'aboutisse pas à ce résultat ; et Ton sait combien sont
nombreux les artistes qui souffrent d'un arrêt partiel de
leur activité par suite de névroses. Il est possible que
leur constitution comporte une grande aptitude à la su-
blimation et une certaine faiblesse à effectuer des refou-
lements susceptibles de décider du conflit. Et voici com-
ment l'artiste retrouve le chemin de la réalité. Je n'ai
pas besoin de vous dire qu'il n'est pas le seul à vivre d'une
vie imaginative. Le domaine intermédiaire de la fantaisie
jouit de la faveur générale de l'humanité, et tous ceux
4o4 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
qui sont privés de quelque chose y viennent chercher
compensation et consolation. Mais les profanes ne reti-
rent des sources de la fantaisie qu'un plaisir limité. Le
caractère implacable de leurs refoulements les oblige à
se contenter des rares rêves éveillés dont il faut encore
qu'ils se rendent conscients. Mais le véritable artiste peut
davantage. 11 sait d'abord donner à ses rêves éveillés une
forme telle qu'ils perdent tout caractère personnel sus-
ceptible de rebuter les étrangers, et deviennent une
source de jouissance pour les autres. Il sait également
les embellir de façon à dissimuler complètement leur
origine suspecte. Il possède en outre le pouvoir mysté-
rieux de modeler des matériaux donnés jusqu'à en faire
l'image fidèle de la représentation existant dans sa fan-
taisie, et de rattacher à cette représentation de sa fantai-
sie inconsciente une somme de plaisir suffisante pour
masquer ou supprimer, provisoirement du moins, les
refoulements. Lorsqu'il a réussi à réaliser tout cela, il
procure à d'autres le moyen de puiser de nouveau sou-
lagement et consolation dans les sources de jouissances,
devenues inaccessibles, de leur propre inconscient ; il
s'attire leur reconnaissance et leur admiration et a fina-
lement conquis par sa fantaisie ce qui auparavant n'avait
existé que dans sa fantaisie : honneurs, puissance et
amour des femmes.
CHAPITRE XX:iY
LA NERVOSITÉ COMMUNE
Après avoir abattu, dans nos derniers entretiens, une
besogne assez jdiflicile, j'abandonne momentanément le
sujet et m'adresse à vous.
Je sais notamment que vous êtes mécontents. Vous
vous étiez fait une autre idée de ce que devait être une
Introduction à la psychanalyse Vous vous attendiez à des
exemples tirés de la vie, et non à l'exposé d'une
théorie. Vous me dites que lorsque je vous ai raconté la
parabole intitulée : Au rez-de-chaussée et au premier
étage, vous avez saisi quelque chose de l'étiologie des
névroses, mais que vous regrettez que je vous aie raconté
des histoires imaginaires, au lieu de citer des observa-
tions prises sur le vif. Ou, encore, lorsque je vous ai
parlé au début de deux symptômes, qui, eux, ne sont
pas inventés, en vous faisant assister à leur disparition
et en mettant sous vos yeux leurs rapports avec la vie du
malade, vous avez entrevu le « sens » des symptômes et
espéré me voir persister dans cette manière de faire. Et
voilà que je m'étais mis à dérouler devant vous de lon-
gues théories qui n'étaient jamais complètes, auxquelles
j'avais toujours quelque chose à ajouter, travaillant avec
des notions que je ne vous avais pas fait connaître au
préalable, passant de l'exposé descriptif à la conception
dynamique, de celle-ci à la conception que j'ai appelée
« économique ». Vous étiez en droit de vous demander
si, parmi les mots que j'employais, il n'y en avait pas
un certain nombre ayant la même signification et qui
n'étaient employés alternativement que pour des raisons
d'euphonie. Je n'ai rien fait pour vous renseigner là-des-
sus ; au lieu de cela, j'ai fait surgir devant vous des points
de vue aussi vastes que ceux du principe de plaisir, du
principe de réalité et du patrimoine héréditaire phylo-
4o6 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
génique ; et, au lieu de vous introduire dans quelque
chose, j'ai fait défiler devant vos yeux quelque chose
qui, à mesure que je l'évoquais, s'éloignait de vous.
Pourquoi n'ai-je pas commencé l'introduction dans la
théorie des n'evroses par l'exposé de ce que vous savez
vous-mêmes concernant les névroses, de ce qui a depuis
longtemps suscité votre intérêt ? Pourquoi n'ai-je pas
commencé par vous parler de la nature particulière des
nerveux, de leurs réactions incompréhensibles aux rap-
ports avec les autres hommes et aux influences extérieu-
res, de leur irritabilité, de leur manque de prévoyance et
d'adaptation? Pourquoi ne vous ai-je pas conduits peu à
peu de l'intelligence des formes simples, qu'on observe
tous les jours, à celle des problèmes se rapportant
aux manifestations extrêmes et énigmatiques de la ner-
vosité ?
Je ne conteste pas le bien fondé de vos doléances. Je
ne me fais pas illusion sur mon art d'exposition, au point
d'attribuer un charme particulier à chacun de ses défauts.
J'accorde qu'il eut été plus profitable pour vous de pro-
céder autrement que je ne l'ai fait , et j'en avais d'ail-
leurs l'intention. Mais il n'est pas toujours facile de
réaliser ses intentions, même les plus raisonnables II y
a dans la matière même qu'on traite quelque chose qui
vous commande et vous détourne de vos intentions pre-
mières. Même un travail aussi insignifiant que la dispo-
sition des matériaux ne dépend pas toujours et entière-
ment de la volonté de l'auteur : elle s'opère toute seule,
et c'est seulement après coup qu'on peut se demander
pourquoi les matériaux se trouvent disposés dans tel
ordre plutôt que dans un autre.
Il se peut que le titre Introduction à la psychanalyse
ne convienne pas à cette partie qui traite des névroses.
L'introduction à la psychanalyse est fournie par l'étude
des actes manques et des rêves ; mais la théorie des né-
vroses est la psychanalyse même. Je ne crois pas avoir
pu vous donner en si peu de temps et sous une forme
aussi condensée une connaissance suffisante delà théorie
des névroses. Je tenais avant tout à vous donner une
idée d'ensemble du sens et de l'importances des symptô-
mes, des conditions extérieures et intérieures, ainsi que
du mécanisme de la formation de symptômes. C'est du
LA NERVOSITÉ COMMUNE 407
moins ce que j'avais essayé de faire, et c'est là à peu près
le noyau de ce que la psychanalyse peut aujourd'hui nous
enseigner. Il y avait pas mal de choses à dire concernant
la libido et son développement, et il y avait aussi quel-
que chose à dire concernant le développement du moi.
Quant aux prémisses de notre technique et aux grandes
notions de l'inconscient et du refoulement (de la résis-
tance), vous y avez été préparés dès l'introduction. Vous
verrez dans une des prochaines leçons sur quels points
le travail psychanalytique reprend son avance organique.
Je ne vous ai pas dissimulé au préalable que toutes nos
déductions n'ont été tirées que d'un seul groupe d'affec-
tions nerveuses * des névroses dites « de transfert » Et
même, en analysant le mécanisme de la formation de
symptômes je n'avais en vue que la seule névrose hysté-
rique. A supposer même que vous n'ayez ainsi acquis
aucune connaissance solide ni retenu tous les détails,
vous n'en avez pas moins, je l'espère, acquis une idée
des moyens avec lesquels la psychanalyse travaille, des
questions auxquelles elle s'attaque et des résultats qu'elle
a obtenus
Je suppose donc que vous auriez désiré me voir com-
mencer l'exposé des névroses par la description de
l'attitude des nerveux, de la manière dont ils souffrent
de la névrose, dont ils s'en défendent et s'en accom-
modent. C'est là certainement un sujet intéressant et
instructif, peu difficile à traiter mais par lequel il est un
peu dangereux de commencer On s'expose notamment,
en prenant pour point de départies névroses communes,
ordinaires, à ne pas découvrir l'inconnu, à ne pas saisir
la grande importance de la libido et à se laisser influen-
cer dans l'appréciation des faits parla manière dont elles
se présentent au moi du nerveux. Or, il va sans dire que
ce moi est loin d'être un juge sur et impartial, he^moi
possédant le pouvoir de nier l'inconscient et de le
refouler, comment pouvons-nous attendre de lui un juge-
ment équitable concernant cet inconscient? Parmi les
objets refoulés, les exigences désapprouvées delà sexua-
lité figurent en première ligne; ce qui signifie que nous
ne saurons jamais nous faire une idée de leur grandeur
et de l'importance d'après la manière dont les conçoit le
moi. A partir du moment où nous voyons surgir le point
4o8 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
de vue du refoulement, nous sommes prévenus de
n'avoir pas à prendre pour juge l'un des deux adver-
saires en conflit, surtout pas l'adversaire victorieux. Nous
savons désormais que toutce que le mo« pourrait nous dire
serait de nature à nous induire en erreur. On pourrait
encore accorder confiance au moisi on le savait actif dans
toutes ses manifestations, si on savait qu'il a lui-même
voulu et produit ses symptômes. Mais dans un grand
nombre de ses manifestations, le moi reste passif, et
c'est cette passivité qu'il cherche à cacher et à présenter
sous un aspect qui ne lui appartient pas. D'ailleurs, le
moe n'ose pas toujours se soumettre à cet essai, et il est
obligé de convenir que, dans les symptômes de la névrose
obsessionnelle, il sent se dresser contre lui des forces
étrangères dont il ne peut se défendre que péniblement.
Ceux qui, sans se laisser décourager par ces avertisse-
ments, prennent les fausses indications du moi pour des
espèces sonnantes, auront certainement beau jeu et
échapperont à tous les obstacles qui s'opposent à l'inter-
prétation psychanalytique de l'inconscient, de la sexualité
et de la passivité du moi. Ceux-là pourront afïirmer,
comme le fait Alfred Adier, que c'est le « caractère ner-
veux » qui est la cause de la névrose, au lieu d'en être
l'eftet , mais ils seront aussi incapables d'expliquer le
moindre détail de la formation de symptôme^ ou le rêve
le plus insignifiant.
Vous allez me demander* « Ne serait-il donc pas pos-
sible de tenir compte de la part qui revient au W02 dans
la nervosité et la formation de symptômes, sans nég;liger
d'une façon trop flagrante les facteurs découverts par la
psychanalyse ? » A quoi je réponds v- La chose doit certai-
nement être possible, et cela se fera bien un jour , mais
vu l'orientation suivie par la psychanalyse, ce n'est pas
par ce travail qu'elle doit commencer » On peut prédire
le moment où cette tâche viendra s'imposer à la psycha-
nalyse. Il y a des névroses dans lesquelles la part du mot
se manifeste d'une façon beaucoup plus intensive que
dans celles que nous avons étudiées jusqu'à présent :
nous appelons ces névroses « narcissiques ». L'examen
analytique de ces affections nous permettra de détermi-
ner avec certitude et impartialité la participation du moi
aux affections névrotiques
LA NERVOSITÉ COMMUNE ^09
Mais il est une attitude du moi à l'égard de sa névrose
qui est tellement frappante qu'elle aurait pu être prise
en considération dès le commencement. Elle ne semble
manquer dans aucun cas, mais elle ressort avec une évi-
dence particulière dans une affection que nous ne con-
naissons pas encore : dans la névrose traumatique . Il faut
que vous sachiez que, • dans la détermination et le
mécanisme de toutes les formes de névroses possibles,
on retrouve à l'œuvre toujours les mêmes facteurs, à
cette différence près que le rôle principal, au point de
vue de la formation de symptômes, revient, selon les
affections, tantôt à l'un, tantôt à un autre d'entre eux.
On dirait le personnel d'une troupe de théâtre . chaque
acteur, bien qu'ayant son emploi spécial — héros, confi-
dent, intrigant, etc — n'en choisit pas moins pour sa
représentation de bénéfice un rôle autre que celui qu'il a
l'habitude de jouer. Nulle part les fantaisies, qui se
transforment en symptômes, n'apparaissent avec plus de
netteté que dans l'hystérie ; en revanche, les résistances
ou formations réactionnelles dominent le tableau de la
névrose obsessionnelle ; et, d'autre part encore, ce que
nous avons appelé élaboration secondaire, en parlant du
rêve, occupe dans la paranoïa la première place, à titre
de fausse perception, etc.
C'est ainsi que dans les névroses traumatiques, surtout
dans celles provoquées par les horreurs de la guerre,
nous découvrons un mobile personnel, égoïste, utilitaire,
défensif, mobile qui, s'il est incapable de créer à lui
seul la maladie, contribue à l'explosion de celle-ci et la
maintient lorsqu'elle s'est formée. Ce motif cherche à
protéger le moi contre les dangers dont la menace a été
la cause occasionnelle de la maladie, et il rendra la
guérison impossible, tant que le malade ne sera pas
garanti contre le retour des mêmes dangers ou tant qu'il
n'aura pas reçu de compensation poury avoir été exposé.
Mais, dans tous les autres cas analogues, le moi prend
le même intérêt à la naissance et à la persistance des
névroses. Nous avons déjà dit que le 7noi contribue, pour
une certaine part, au symptôme, parce que celui-ci a un
côté par lequel il offre une satisfaction à la tendance du moi
cherchant à opérer un refoulement. En outre, la solution
du conflit par la formation d'un symptôme est la solution
4io THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
la plus commode et celle qui cadre le mieux avec le
principe de plaisir ; il est en effet incontestable qu'elle
épargne au moi un travail intérieur dur et pénible. Il y a
des cas où le médecin lui-même est obligé de convenir
que la névrose constitue la solution la plus inoffensive
et, au point de vue social, la plus avantageuse, d'un
conflit. Ne soyez pas étonnés si l'on vous dit que le
médecin lui-même prend parfois parti pour la maladie
qu'il combat. Il ne lui convient pas de restreindre dans
toutes les situations son rôle à celui d'un fanatique de la
santé, il sait qu'il y a au monde d'autres misères que la
misère névrotique, qu'il y a d'autres souffrances, peut-
être plus réelles encore et plus rebelles ; que la nécessité
peut obliger un homme de sacrifier sa santé, parce que
ce sacrifice d'un seul peut prévenir un immense malheur
dont souffriraient beaucoup d'autres. Si donc on a pu
dire que le névrotique, pour se soustraire à un conflit, se
réfugie dans la maladie^ il faut convenir que dans cer-
tains cas cette fuite est justifiée, et le médecin, qui s'est
rendu compte de la situation, doit alors se retirer, sans
rien dire et avec tous les ménagements possibles.
Mais faisons abstraction de ces cas exceptionnels.
Dans les cas ordinaires, le fait de se réfugier dans la
névrose procure au moi un certain avantage d'ordre
interne et de nature morbide, auquel vient s'ajouter,
dans certaines situations, un avantage extérieur, évident,
mais dont la valeur réelle peut varier d'un cas à l'autre.
Prenons l'exemple le plus fréquent de ce genre. Une
femme, brutalement traitée et exploitée sans ménage-
ments par son mari, trouve à peu près régulièrement un
refuge dans la névrose lorsqu'elle y est aidée par ses
dispositions, lorsqu'elle est trop lâche ou trop honnête
pour entretenir un commerce secret avec un autre
homme, lorsqu'elle n'est pas assez forte pour braver
toutes les conventions extérieures et se séparer de son
mari, lorsqu'elle n'a pas l'intention de se ménager et de
chercher un meilleur mari et lorsque, par-dessus tout
cela, son instinct sexuel la pousse, malgré tout, vers cet
homme brutal. Sa maladie devient pour elle une arme
dans la lutte contre cet homme dont la fore l'écrase, une
arme dont elle peut se servir pour sa défense et dont elle
peut abuser en vue de la vengeance. Il lui est permis de se
LA NEUVOSITÉ COMMUNE 4 i i
plaindre de sa maladie, alors qu'elle ne ^pouvait pas se
plaindre de son mariage. Trouvant dans le médecin un
auxiliaire, elle oblige son mari qui, dans les circonstances
normales, n'avait pour elle aucun égard, à la ménager,
à faire pour elle des dépenses, lui permettre de s'absen-
ter delà maison et d'échapper ainsi pour quelques heures
à l'oppression que le mari fait peser sur elle. Dans les
cas où l'avantage extérieur ou accidentel que la maladie
procure ainsi au jnoi est considérable et ne peut être
remplacé par aucun autre avantage plus réel, le traite-
ment de la névrose risque fort de rester inefficace.
Vous allez m'objecter que ce que je vous raconte là des
avantages procurés par la maladie est plutôt un argu-
ment en faveur de la conception que j'avais repoussée et
d'après laquelle ce serait le moi qui veut et qui crée la
névrose. Tranquillisez-vous cependant: les faits que je
viens de vous relater signifient peut-être tout simplement
que le moïse complaît dans la névrose, que, ne pouvant
pas l'empêcher, il en fait le meilleur usage possible, si
toutefois elle se prête à ses usages. IJans la mesure où la
névrose présente des avantages, le moi s'en accommode
fprt bien, mais elle ne présente pas toujours des avan-
tages. On constate généralement, qu'en se laissant glisser
dans la névrose, le moi a fait une mauvaise affaire. Il a
payé trop cher l'atténuation du conflit, et les sensations
de souffrance, inhérentes aux symptômes, si elles sont
peut-être équivalentes aux tourments du conflit qu'elles
remplacent, n'en déterminent pas moins, selon toute
probabilité, une aggravation de l'état pénible. Le moi
voudrait bien se débarrasser de ce que les symptômes
ont de pénible, sans renoncer aux avantages qu'il retire
de la maladie, mais il est impuissant à obtenir ce résul-
tat. On constate à cette occasion, et c'est là un point à
retenir, que le moi est loin d'être aussi, actif qu'il le
croyait.
Lorsque vous aurez, en tant que médecins, à soigner
des névrotiques, vous ne tarderez pas à constater que ce
ne sont pas ceux qui se plaignent et se lamentent le plus
à propos de leur maladie qui se laissent le plus volontiers
secourir et opposent au traitement le moins de résistance.
Bien au contraire. Mais vous comprendrez sans peine
que tout ce qui contribue à augmenter les avantages que
4i2 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
procure l'état morbide, renforcera en même temps la
résistance par le refoulement et aggravera les difficultés
thérapeutiques. A l'avantage que procure l'état morbide
et qui naît pour ainsi dire avec le symptôme, il faut en
ajouter un autre qui se manifeste plus tard. Lorsqu'une
organisation psychique telle que la maladie a duré depuis
un certain temps, elle finit par se comporter comme une
entité indépendante ; elle manifeste une sorte d'instinct
de la conservation, il se forme un modiis Vivendi entre
elle et les autres sections de la vie psychique, même
celles qui, au fond, lui sont hostiles, et il est rare qu'elle
ne trouve pas l'occasion de se rendre de nouveau utile,
acquérant ainsi une sorte de fonction secondaire faite
pour prolonger et consolider son existence. Prenons, au
lieu d'un exemple tiré de la pathologie, un cas emprunté
à la vie de tous les jours. Un brave ouvrier, qui gagne
sa vie par son travail, devient infirme à la suite d'un
accident professionnel. Incapable désormais de travailler,
il se voit allouer dans la suite une petite rente et apprend
en outre à utiliser son infirmité pour se livrer à la men-
dicité. Son existence actuelle, aggravée, a pour base le
fait même qui a brisé sa première existence. En le
débarrassant de son infirmité, vous lui ôteriez tout
d'abord ses moyens de subsistance, car il y aurait alors
à se demander s'il est encore capable de reprendre son
ancien travail. Ce qui, dans la névrose, correspond à
cette utilisation secondaire de la maladie, peut être con-
sidéré comme un avantage secondaire venant se sura-
jouter au primaire.
Je dois vous dire d'une façon générale que, sans sous-
estimer l'importance pratique de l'avantage procuré par
l'état morbide, on ne doit pas s'en laisser imposer au
point de vue théorique. Abstraction faite des exceptions
reconnues plus haut, cet avantage fait penser aux
exemples d' « intelligence des animaux » qu'Oberlimder
avait illustrés dans les Fliegende Bliitier. Un Arabe
monte à dos de chameau un sentier étroit taillé dans une
montagne abrupte. A un détour du sentier, il se trouve
tout à coup en présence d'un lion prêt à sauter sur lui.
Pas d'issue : d'un coté la montagne presque verticale, de
l'autre un abîme ; impossible de rebrousser chemin et de
fuir ; l'Arabe se voit perdu. Tel n'est pas l'avis du cha-
LA NEKVOSITÉ COMMUNE 4l5
meau. Il fait avec son cavalier un saut dans Tabîme... et
le lion en reste pour ses frais. L'aide apportée au malade
par la névrose ressemble à ce saut dans l'abîme. Aussi
peut-il arriver que la solution du conflit parla formation
de symptômes ne constitue qu'un processus automati-
que, l'homme se montrant ainsi incapable de répondre
aux exigences de la vie et renonçant à utiliser ses forces
les meilleures et les plus élevées. S'il y avait possibilité
de choisir, on devrait préférer la défaite héroïque, c'est-
à-dire consécutive à un noble corps-à-corps avec le destin.
Je dois toutefois vous donner encore les autres raisons
pour lesquelles je n'ai pas commencé l'exposé de la
théorie des névroses par celui de la nervosité commune.
Vous croyez peut-être que, si j'ai procédé ainsi, ce fut
parce que, en suivant un ordre opposé, j'aurais rencon-
tré plus de difficultés à établir l'étiologie sexuelle des
névroses. Vous vous trompez. Dans les névroses de
transfert, on doit, pour arriver à cette conception, com-
mencer par mener à bien le travail d'interprétation des
symptômes. Dans les formes ordinaires des névroses
dites actuelles, le rôle étiologique de la vie sexuelle con-
stitue un fait brut, qui s'offre de lui-même à l'observa-
tion. Je me suis heurté à ce fait il y a plus de vingt ans,
lorsque je m'étais un jour demandé pourquoi on s'ob-
stine à ne tenir aucun compte, au cours de l'examen des
nerveux, de leur activité sexuelle. J'ai alors sacrifié à ces
recherches la sympathie dont je jouissais auprès des
malades, mais il ne m'a pas fallu beaucoup d'efforts pour
arriver à cette constatation que la vie sexuelle normale
ne comporte pas de névrose (de névrose actuelle, veux-je
dire). Certes, cette proposition fait trop bon marché des
différences individuelles des hommes et elle souflre
aussi de cette incertitude qui est inséparable du mot
« normal », mais, au point de vue de l'orientation en gros,
elle garde encore aujourd'hui toute sa valeur. J'ai pu
alors établir des rapports spécifiques entre certaines
formes de nervosité et certains troubles sexuels particu-
liers, et je suis convaincu que, si je disposais des mêmes
matériaux, du même ensemble de malades, je ferais
•encore aujourd'hui des observations identiques. Il m'a
«ouvent été donné de constater qu'un homme, qui se
contentait d'une certaine satisfaction sexuelle incomplète*
Freud. a6
4ï4 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
par exemple de l'onanie manuelle, était atteint d'une
forme déterminée de névrose actuelle, laquelle cédait
promptement sa place à une autre forme, lorsque le
sujet adoptait un autre régime sexuel, mais tout aussi
peu recommandable. 11 me fut ainsi possible de deviner
un changement dans le mode de satisfaction sexuelle
d'après le changement de l'état du malade. J'avais pris
l'habitude de ne pas renoncer à mes suppositions et à mes
soupçons tant que je n'avais pas réussi à vaincre l'insin-
cérité du malade et à lui arracher des aveux. Il est vrai
que les malades préféraient alors s'adresser à d'autres
médecins qui mettaient moins d'insistance à se renseigner
sur leur vie sexuelle.
11 ne m'a pas non plus échappé alors que l'étiologie de
l'état morbide ne pouvait pas toujours être ramenée à la
vie sexuelle. Si tel malade a été directement affecté
d'un trouble sexuel, chez tel autre ce trouble n'est sur-
venu qu'à la suite de pertes pécuniaires importantes ou
d'une grave maladie organique. L'explication de cette
variété ne nous est apparue que plus tard, lorsque nous
avons commencé à entrevoir les rapports réciproques,
jusqu'alors seulement soupçonnés, du motet de la libido,
et notre explication devenait de plus en plus satisfai-
sante, à mesure que les preuves de ces rapports
devenaient plus nombreuses. Une personne ne devient
névrotique que lorsque son moi a perdu l'aptitude à
réprimer sa libido d'une façon ou d'une autre. Plus le
moi est fort, et plus il lui est facile de s'acquitter de cette
tâche ; tout affaiblissement du mot, quelle qu'en soit la
cause, est suivi du même effet que l'exagération des exi-
gences de la libido et fraie par conséquent la voie à
l'afiPection névrotique. Il existe encore d'autres rapports,
plus intimes, entre le moi et la libido ; mais comme ces
rapports ne nous intéressent pas ici, nous nous en
occuperons plus tard. Ce qui reste pour nous essentiel
et instructif, c'est que dans tous les cas, et quel que soit
le mode de production de la maladie, les symptômes de
la névrose sont fournis par la libido, ce qui suppose une
énorme dépense de celle-ci.
Et, maintenant, je dois attirer votre attention sur la
différence fondamentale qui existe entre les névroses
actuelles et les psychonévroses dont le premier groupe^
LA NERVOSITÉ COMMUNE Ai 5
les névroses de transfert, nous a tant occupés jusqu'à
présent. Dans les deux cas, les symptômes découlent de
la libido ; ils impliquent dans les deux cas une dépense
anormale de celle-ci, sont dans les deux cas des satis-
factions substitutives. Mais les symptômes des névroses
actuelles, lourdeur de tète, sensation de douleur, irrita-
tion d'un organe, aflaiblissement ou arrêt d'une fonction,
n'ont aucun « sens », aucune signification psychique.
Ces symptômes sont corporels, non seulement dans leurs
manifestations (tel est également le cas des symptômes
hystériques, par exemple), mais aussi quant aux proces-
sus qui les produisent et qui se déroulent sans la moindre
participation de l'un quelconque de ces mécanismes
psychiques compliqués que nous connaissons. Comment
peuvent-ils, dans ces conditions, correspondre à des uti-
lisations de la libido qui, nous l'avons vu, est une force
psychique? La réponse à cette question est on ne peut
plus simple. Permettez-moi d'évoquer une des premières
objections qui a été adressée à la psychanalyse. On
disait alors que la psychanalyse perd son temps à vou-
loir établir une théorie purement psychologique des
phénomènes névrotiques, ce qui est un travail stérile,
les théories psychologiques étant incapables de rendre
compte d'une maladie. Mais en produisant cet argument,
on oubliait volontiers que la fonction sexuelle n'est ni
purement psychique ni purement somatique. Elle exerce
son influence à la fois sur la vie psychique et sur la vie
corporelle. Si nous avons reconnu dans les symptômes
des psychonévroses les manifestations psychiques des
troubles sexuels, nous ne serons pas étonnés de trouver
dans les névroses actuelles leurs eflets somatiques directs.
La clinique médicale nous fournit une indication pré-
cieuse, à laquelle adhèrent d'ailleurs beaucoup d'auteurs,
quant à la manière de concevoir les névroses actuelles.
Celles-ci manifestent notamment, dans les détails de leur
symptomatologie, ainsi que par leur pouvoir d'agir sur
tous les systèmes d'organes et sur toutes les fonctions,
une analogie incontestable avec des états morbides
occcasionnés par l'action chronique de substances toxi-
ques extérieures ou par la suppression brusque de cette
action, c'est-à-dire avec les intoxications et les absti-
nences. La parenté entre ces deux- groupes d'aifections
4l6 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
devient encore plus intime à la faveur d'états morbides
que nous attribuons, comme c'est le cas de la maladie
de Basedow, à l'action de substances toxiques qui, au
lieu d'être introduites dans le corps du dehors, se sont
formées dans l'organisme lui-même. Ces analogies nous
imposent, à mon avis, la conclusion que les névroses
actuelles résultent de troubles du métabolisme des suL-
stances sexuelles, soit qu'il se produise plus de toxines
que la personne n'en peut supporter, soit que certaines
conditions internes ou même psychiques troublent l'uli-
lisation adéquate de ces substances. La sagesse populaire
a toujours professé ces idées sur la nature du besoin
sexuel, en disant de l'amour qu'il est une « ivresse »,
produite par certaines boissons, ou filtres, auxquelles
elle attribue d'ailleurs une origine exogène. Au demeu-
rant, le terme « métabolisme sexuel » ou « chimisme de
la sexualité », est pour nous un moule sans contenu;
nous ne savons rien sur ce sujet et ne pouvons même
pas dire s'il existe deux substances dont l'une serait
c( mâle », l'autre « femelle », ou si nous devons nous
contenter d'admettre une seule toxine sexuelle qui serait
alors la cause de toutes les excitations de la libido.
L'édifice théorique de la psychanalyse, que nous avons
créé, n'est en réalité qu'une superstructure que nous
devons asseoir sur sa base organique. Mais cela ne nous
est pas encore possible.
Ce qui caractérise la psychanalyse, en tant que science,
c'est moins la matière sur laquelle elle travaille, que la
technique dont elle se sert. On peut, sans faire violence
à sa nature, l'appliquer aussi bien à l'histoire de la civi-
lisation, à la science des religions et à la mythologie
qu'à la théorie des névroses. Son seul but et sa seule
contribution consistent à découvrir l'inconscient dans la
vie psychique. Les problèmes se rattachant aux névroses
actuelles, dont les symptômes résultent probablement
de lésions toxiques directes, ne se prêtent guère à l'étude
psychanalytique: celle-ci ne pouvant fournir aucun éclair-
cissement à leur sujet doit s'en remettre de cette tâche
à la recherche médico-biologique. Si je vous avais pro-
mis une « Introduction à la théorie des névroses », j'au-
rais dû commencer par les formes les plus simples des
névroses actuelles, pour arriver aux affections psychiques
LA NERVOSITÉ COMMUNE 4i7
plus compliquées, consécutives aux troubles de la libido :
c'eût été incontestablement l'ordre le plus naturel. A
propos des premières, j'aurais du vous présenter tout
ce que nous avons appris de divers côtés ou tout ce que
nous croyons savoir et, une fois arrivé aux psychoné-
vroses, j'aurais dû vous parler delà psychanalyse comme
du moyen technique auxiliaire le plus important de tous
ceux dont nous disposons pour éclaircir ces états. Mais
mon intention était de vous donner une « Introduction à
la psychanalyse », et c'est ce que je vous avais annoncé;
il m'importait beaucoup plus de vous donner une idée
de la psychanalyse que de vous faire acquérir certaines
connaissances concernant les névroses, et cela me dis-
pensait de mettre au premier plan les névroses actuelles,
sujet parfaitement stérile au point de vue de la psycha-
nalyse. Je crois que le choix que j'ai fait est tout à votre
avantage, la psychanalyse méritant d'intéresser toute
personne cultivée, à cause de ses prémisses profondes
et de ses multiples rapports. Quant à la théorie des névro-
ses, elle est un chapitre de la médecine, semblable à
beaucoup d'autres.
Et, pourtant, vous êtes en droit de vous attendre à ce
que nous portions aussi un certain intérêt aux névroses
actuelles. Nous sommes d'ailleurs obligés de le faire, ne
serait-ce qu'à cause des rapports cliniques étroits qu'elles
présentent avec les psychonévroses. Aussi vous dirai-je
que" nous distinguons trois formes pures de névroses
actuelles : la neurasthénie, la îiévrose d'angoisse et lliypo-
chondrie. Cette division n'a pas été sans soulever des
objections. Les noms sont bien d'un usage courant, mais
les choses qu'ils désignent sont indéterminées et incer-
taines. 11 est même des médecins qui s'opposent à toute
classification dans le monde chaotique des phénomènes
névrotiques, à tout établissement d'unités cliniques, d'in-
dividualités morbides, et qui ne reconnaissent même pas
la division en névroses actuelles et en psychonévroses.
A mon avis, ces médecins vont trop loin et ne suivent
pas le chemin qui mène au progrès. Parfois ces formes
de névrose se présentent pures ; mais on les trouve plus
souvent combinées entre elles ou avec une affection psy-
chonévrotique. Mais cette dernière circonstance ne nous
autorise pas à renoncer à leur division. Pensez seulenieat
4i8 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
à la différence que la minéralogie établit entre minéraux
et roches. Les minéraux sont décrits comme des indivi-
dus, en raison sans doute de cette circonstance qu'ils se
présentent souvent comme cristaux, nettement circon-
scrits et séparés de leur entourage. Les roches se com-
posent d'amas de minéraux dont l'association, loin d'être
accidentelle, est sans nul doute déterminée par les con-
ditions de leur formation. En ce qui concerne la théorie
des névroses, nous savons encore trop peu de chose rela-
tivement au point de départ du développement pour édi-
fier sur ce sujet une théorie analogue à celle des roches.
Mais nous sommes incontestablement dans le vrai lors-
que nous commençons par isoler de la masse les entités
cliniques que nous connaissons et qui, elles, peuvent
être comparées aux minéraux.
Il existe, entre les symptômes des névroses actuelles
et ceux des psychonévroses, une relation intéressante
et qui fournit une contribution importante à la connais-
sance de la formation de symptômes dans ces dernières:
le symptôme de la névrose actuelle constitue souvent le
noyau et la phase préliminaire du symptôme psychoné-
vrotique. On observe plus particulièrement cette relation
entre la neurasthénie et la névrose de transfert appelée
hystérie de conversion, entre la névrose d'angoisse et
l'hystérie d'angoisse, mais aussi entre l'hypochondrie et
les formes dont nous parlerons plus loin en les désignant
sous le nom de paraphrénie (démence précoce et para-
noïa). Prenons comme exemple le mal de tête ou les
douleurs lombaires hystériques. L'analyse nous montre
que, parla condensation et le déplacement, ces douleurs
sont devenues une satisfaction substitutive pour toute
une série de fantaisies ou de souvenirs libidineux. Mais
il fut un temps où ces douleurs étaient réelles, où elles
étaient un symptôme direct d'une intoxication sexuelle,
l'expression corporelle d'une excitation libidineuse. Nous
ne prétendons pas que tous les symptômes hystériques
contiennent un noyau de ce genre ; il n'en reste pas
moins que ce cas est particulièrement fréquent et que
l'hystérie utilise de préférence, pour la formation de ses
symptômes, toutes les influences, normales et patholo-
giques, que l'excitation libidineuse exerce sur le corps.
Ils jouent alors le rôle de ces grains de sable qui ont
*^ LA NERVOSITÉ COMMUNE ^l^
recouvert de couches de nacre la coquille abritant Tani-
mal. Les signes passagers de l'excitation sexuelle, ceux
qui accompagnent l'acte sexuel, sont de même utilisés
parla psychonévrose, comme les matériaux les plus com-
modes et les plus appropriés pour la formation de symp-
tômes.
Un autre processus du même genre présente un inté-
rêt particulier au point de vue du diagnostic et du traite-
ment. Chez des personnes qui, bien que prédisposées à
la névrose, ne souffrent d'aucune névrose déclarée, il
arrive souvent qu'une altération corporelle morbide, par
inflammation ou lésion, éveille le travail de formation
de symptômes, de telle sorte que le symptôme fourni par
la réalité devient immédiatement le représentant de toiv-
tes les fantaisies inconscientes qui épiaient la première
occasion de se manifester. Dans les cas de ce genre, le
médecin instituera tantôt un traitement, tantôt un autre:
il cherchera soit à supprimer la base organique, sans se
soucier du bruyant édifice névrotique qu'elle supporte,
soit à combattre la névrose qui s'est produite occasion-
nellement, sans faire attention à la cause organique qui
lui avait servi de prétexte. C'est par les effets obtenus
qu'on pourra juger de l'efficacité de l'un ou de l'autre
de ces procédés, mais il est difficile d'établir des règles
générales pour ces cas mixtes.
CHAPITRE XKV
L'ANGOISSE
Ce que je vous ai dit dans ma dernière leçon au sujet
de la nervosité commune est de nature à vous paraître
comme un exposé aussi incomplet et insuffisant que pos-
sible. Je le sais et je pense que ce qui a dû vous étonner
le plus, c'était de ne pas y trouver un mot sur l'angoisse,
qui est pourtant un symptôme dont se plaignent la plu-
part des nerveux lesquels en parlent comme de leur
souffrance la plus terrible ; de l'angoisse qui peut en effet
revêtir chez eux une intensité extraordinaire et les pous-
ser aux actes les plus insensés. Loin cependant de vou-
loir éluder cette question, j'ai, au contraire, l'intention
de poser nettement le problème ds l'angoisse et de le
traiter devant vous en détail.
Je n'ai sans doute pas besoin de vous présenter l'an-
goisse ; chacun de vous a éprouvé lui-même, ne fut-ce
qu'une seule fois dans sa vie, cette sensation ou, plus
exactement, cet état affectif. Il me semble cependant
qu'on ne s'est jamais demandé assez sérieusement pour-
quoi ce sont précisément les nerveux qui souffrent de
l'angoisse plus souvent et plus intensément que les autres.
On trouvait peut-être la chose toute naturelle: n'emploie
t-on pas indifféremment, et l'un pour l'autre, les mots « ner-
veux » et «anxieux », comme s'ils signifiaient la même
chose? On a tort de procéder ainsi, car il est des hom-
mes anxieux qui ne sont pas autrement nerveux, et il y a
des nerveux qui présentent beaucoup de symptômes,
sauf la tendance à l'angoisse.
Quoi qu'il en soit, il est certain que le problème de
l'angoisse forme un point vers lequel convergent les
questions les plus diverses et les plus importantes, une
énigme dont la solution devrait projeter des flots de
lumière sur toute notre vie psychic^ue. Je ne dis pas que
L'ANGOISSE 42 1
je vous en donnerai la solution complète, mais vous pr.é
voyez sans doute que la psychanalyse s'attaquera à ce
problème, comme à tant d'autres, par des moyens diffé-
rents de ceux dont se sert la médecine de l'école. Celle-
ci porte son principal intérêt sur le point de savoir quel
est le déterminisme anatomique de l'angoisse. Elle
déclare qu'il s'agit d'une irritation du bulbe, et le malade
apprend qu'il souffre d'une névrose du vague. Le bulbe,
ou moelle allongée, est un objet très sérieux et très beau.
Je me rappelle fort bien ce que son étude m'avait coûté
jadis de temps et de peine. Mais je dois avouer aujour-
d'hui qu'au point de vue de la compréhension psycholo-
gique de l'angoisse rien ne peut m'ètre plus indifférent
que la connaissance du trajet nerveux suivi par les exci-
tations qui émanent du bulbe.
Et, tout d'abord, on peut parler longtemps de l'an-
goisse, sans songer à la nervosité en général. Vous me
comprendrez sans autre explication si je désigne cette
angoisse sous le nom d'angoisse réelle^ par opposition à
l'angoisse névrotique. Or, l'angoisse réelle nous apparaît
comme quelque chose de très rationnel et compréhensible.
Nous dirons qu'elle est une réaction à la perception
d'un danger extérieur, c'est-à-dire d'une lésion attendue,
prévue, qu'elle est associée au réflexe delà fuite et qu'on
doit par conséquent la considérer comme une manifes-
tation de l'instinct de conservation. Devant quels objets
et dans quelle situation l'angoisse se produit-elle? Cela
dépend naturellement en grande partie du degré de notre
savoir et de notre sentiment de puissance en face du
monde extérieur. Nous trouvons naturelles la peur qu'ins-
pire au sauvage la vue d'un canon et l'angoisse qu'il
éprouve lors d'une éclipse du soleil, alors que le blanc
qui sait manier le canon et prédire l'éclipsé n'éprouve
devant l'un et l'autre aucune angoisse. Parfois c'est le
fait de trop savoir qui est cause de l'angoisse, parce
qu'on prévoit alors le danger de très bonne heure. C'est
ainsi que le sauvage sera pris de peur en apercevant dans
la forêt une piste qui laissera indifférent un étranger,
parce que cette piste lui révélera le voisinage d'une bête
fauve, et c'est ainsi encore que le marin expérimenté
regardera avec effroi un petit nuage qui s'est formé dans
le ciel, nuage qui ne signifie rien pour le voyageur^
42 2 THÉORIE GÉxNÉRALE DES NÉVROSES
tandis qu'il lui annonce à lui l'approche d'un cyclone.
En y réfléchissant de plus près, on est obligé de se
dire que le jugement d'après lequel l'angoisse actuelle
serait rationnelle et adaptée à un but appelle vme revi-
sion. La seule attitude rationnelle, en présence d'une
menace de danger, consisterait à comparer ses propres
forces à la gravité de la menace et à décider ensuite si
c'est la fuite ou la défense ou, même, éventuellement
l'attaque qui est le moyen le plus efficace d'échapper au
danger. Mais dans celte attitude il n'y a pas place pour
l'angoisse; tout ce qui arrive arriverait tout aussi bien,
et probablement même mieux, si l'angoisse ne s'en mêlait
pas. Vous voyez aussi que, lorsque l'angoisse devient
par trop intense, elle constitue un obstacle qui paralyse
l'action et même la fuite. Le plus généralement, la réaction
à un danger est une combinaison dans laquelle entrent
le sentiment d'angoisse et l'action de défense. L'animal
eff'rayé éprouve de l'angoisse et fuit, mais seule la fuite
est rationnelle, tandis que l'angoisse ne répond à aucun
but.
On est donc tenté d'affirmer que l'angoisse n'est jamais
rationnelle. Mais nous nous ferons peut-être une idée
plus exacte de l'angoisse, en analysant de plus près la
situation qu'elle crée. Nous trouvons tout d'abord que le
sujet est préparé au danger, ce qui se manifeste par une
exaltation de l'attention sensorielle et de la tension
motrice. Cet état d'attente et de préparation est incon-
testablement un état favorable, sans lequel le sujet se
trouverait exposé à des conséquences graves. De cet état
découlent, d'une part, l'action motrice: fuite d'abord, et,
à un degré supérieur, défense active ; d'autre part, ce
que nous éprouvons comme un état d'angoisse. Plus le
développement de l'angoisse est restreint, plus celle-ci
n'apparaît que comme un appendice, un signal, et plus
tout le processus, qui consiste dans la transformation de
l'état de préparation anxieuse en action, s'accomplit
rapidement et rationnellement. C'est ainsi que, dans ce
que nous appelons angoisse, l'état de préparation m'ap-
paraît comme l'élément utile, tandis que le développe-
ment de l'angoisse me semble contraire au but.
Je laisse de côté la question de savoir si le langage
courant désigne par les mots angoisse, peur, terreur la
L'ANGOISSE 433
même chose ou des choses différentes. îî me semble que
l'angoisse :^e rapporte à l'état et fait abstraction de l'objet,
tandis que dans la peur l'attention se trouve précisément
concentrée sur Tobjet. Le mot terreur me semble, en
revanche, avoir une signification toute spéciale, en dési-
gnant notamment l'action d'un danger auquel on n'était
pas préparé par un état d'angoisse préalable. On peut
dire que l'homme se défend contre la terreur par l'an-
goisse.
Quoi qu'il en soit, il ne vous échappe pas que le mot
angoisse est employé dans des sens multiples, ce qui lui
donne un caractère vague et indéterminé. Le plus souvent
on entend par angoisse l'état subjectif provoqué par la
perception du « développement de l'angoisse », et on
appelle cet état subjectif « état affectif ». Or, qu'est-ce
qu'un état affectif au point de vue dynamique? Quelque
chose de très compliqué. Un état affectif comprend d'abord
certaines innervations ou décharges, et ensuite certaines
sensations. Celles-ci sont de deux sortes : perceptions
des actions motrices accomplies et sensations directes de
plaisir et de déplaisir qui im.priment à l'état affectif ce
qu'on appelle le ton fondamental. Je ne crois cependant
pas qu'avec cette énumération on ait épuisé tout ce qui
peut être dit sur la nature de l'état aflectif. Dans certains
états affectifs on croit pouvoir remonter au delà de ces
éléments et reconnaître que le noyau autour duquel se
cristallise tout l'ensemble est constitué par la répétition
d'un certain événement important et significatif, vécu par
le sujet. Cet événement peut n'être qu'une impression
très reculée, d'un caractère très général, impression fai-
sant partie de la préhistoire non de l'individu, mais de
l'espèce. Pour me faire mieux comprendre, je vous dirai
que l'état affectif présente la même structure que la crise
d'hystérie, qu'il est, comme celle-ci, constitué par une
réminiscence déposée. La crise d'hystérie peut donc être
comparée à un état affectif individuel nouvellement
formé, et l'état affectif normal peut être considéré
comme l'expression d'une hystérie générique, devenue
héréditaire.
Ne croyez pas que ce que je vous dis là au sujet des
états affectifs forme un patrimoine reconnu de la psycho-
logie normale. Il s'agit, au contraire, de conceptions nées
A2'4 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
sur le sol de la psychanalyse et qui ne sont chez elles que
là. Ce que la psychologie vous dit des états affectifs, la
théorie de James-Lange, par exemple, est pour nous
autres psychanalystes incompréhensible et impossible à
discuter. Mais ne nous considérons pas non plus comme
très certains de ce que nous savons nous-mêmes concernant
les états affectifs ; ne voyez dans ce que je vais vous dire
sur ce sujet qu'un premier essai de nous orienter dans
cet obscur domaine. Je continue donc. En ce qui concerne
l'état affectif caractérisé par l'angoisse, nous croyons
savoir quelle est l'impression reculée qu'il reproduit en
la répétant. Nous nous disons que ce ne peut être que
la naissance, c'est-à-dire l'acte dans lequel se trouvent
réunies toutes les sensations de peine, toutes les tendan-
ces de décharge et toutes les sensations corporelles dont
l'ensemble est devenu comme le prototype de l'effet pro-
duit par un danger grave et que nous avons depuis
éprouvées à de multiples reprises en tant qu'état d'an-
goisse. C'est l'augmentation énorme de l'irritation con-
sécutive à l'interruption du renouvellement du sang (de
la respiration interne), qui fut alors la cause de la sen-
sation d'angoisse : la première angoisse fut donc de nature
toxique. Le mot angoisse (du latin angustiae, étroitesse ;
Angst en allemand) fait précisément ressortir la gêne,
l'étroitesse de la respiration qui existait alors comme
effet de la situation réelle et qui se reproduit aujourd'hui
régulièrement dans l'état affectif. Nous trouverons égale-
ment significatif le fait que ce premier état d'angoisse
est provoqué par la séparation qui s'opère entre la mère
et l'enfant. Nous pensons naturellement que la prédispo-
sition à la répétition de ce premier état d'angoisse a été,
à travers un nombre incalculable de générations, à ce
point incorporée à l'organisme que nul individu ne peut
échapper à cet état affectif, fùt-il, comme le légendaire
Macduff, « arraché des entrailles de sa mère », c'est-à-
dire fùt-il venu au monde autrement que par la naissance
naturelle. Nous ignorons quel a pu être le prototype de
l'état d'angoisse chez des animaux autres que les mam-
mifères. C'est pourquoi nous ignorons également l'en-
semble des sensations qui, chez ces êtres, correspond à
notre angoisse.
Vous serez peut-être curieux d'apprendre comment on
L'ANC O.SSE 4.^5
a pu arriver à Tidée que c'est l'acte de la naissance qui
constitue la source et le prototype de l'état affectif carac-
térisé par l'angoisse. L'idée est aussi peu spéculative que
possible ; j'y suis plutôt arrivé en puisant dans la naïve
pensée du peuple. Un jour, — il y a longtemps de cela I
— que nous étions réunis, plusieurs jeunes médecins
des hôpitaux, au restaurant autour d'une table, l'assistant
de la clinique obstétricale nous raconta un fait amusant
qui s'était produit au cours du dernier examen de sages-
femmes. Une candidate, à laquelle on avait demandé ce
que signifie la présence de méconium dans les eaux pen-
dant le travail d'accouchement, répondit sans hésiter :
« que l'enfant éprouve de l'angoisse ». Cette réponse a fait
rire les examinateurs qui ont refusé la candidate. Quant
à moi, j'avais, dans mon for intérieur, pris parti pour
celle-ci et commencé à soupçonner que la pauvre femme
du peuple avait eu la juste intuition d'une relation impor-
tante.
Pour passer à l'angoisse des nerveux, quelles sont les
nouvelles manifestations et les nouveaux rapports qu'elle
présente ? 11 y a beaucoup à dire à ce sujet. Nous trou-
vons, en premier lieu, un état d'angoisse général, une
angoisse pour ainsi dire flottante, prête à s'attacher au
contenu de la première représentation susceptible de lui
fournir un prétexte, influant sur les jugements, choisis-
sant les attentes, épiant toutes les occasions pour se
trouver une justification. Nous appelons cet état « an-
goisse d'attente » ou « attente anxieuse ». Les personnes
tourmentées par cette angoisse prévoient toujours les
plus terribles de toutes les éventualités, voient dans
chaque événement accidentel le présage d'un malheur,
penchent toujours pour le pire, lorsqu'il s'agit d'un fait
ou événement incertain. La tendance à cette attente de
malheur est un trait de caractère propre à beaucoup de
personnes qui, à part cela, ne paraissent nullement ma-
lades ; on leur reproche leur humeur sombre, leur pes-
simisme ; mais l'angoisse d'attente existe régulièrement
et à un degré bien prononcé dans une affection nerveuse
à laquelle j'ai donné le nom de îiévrose d'angoisse et que
je range parmi les névroses actuelles.
Une autre forme de l'angoisse présente, au contraire
de celle que je viens de décrire, des attaches plutôt psy-
426 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
chiques et est associée à certains objets ou situations.
C'est l'angoisse qui caractérise les si nombreuses et sou-
vent si singulières « phobies ». L'éminent psychologue
américain Stanley Hall s'est tout récemment donné la
peine de nous présenter toute une série de ces phobies
sous de pimpants noms grecs. Cela ressemble à l'énu-
mération des dix plaies d'Egypte, avec cette différence
que les phobies sont beaucoup plus nombreuses. Écoutez
tout ce qui peut devenir objet ou contenu d'une phobie :
obscurité, air libre, espaces découverts, chats, araignées,
chenilles, serpents, souris, orage, pointes aiguës, sang,
espaces clos, foules humaines, solitude, traversée de
ponts, voyage sur mer ou en chemin de fer, etc., etc. Le
premier essai d'orientation dans ce chaos laisse entre-
voir la possibilité de distinguer trois groupes. Quelques-
uns de ces objets ou situations redoutés ont quelque
chose de sinistre, même pour nous autres normaux aux-
quels ils rappellent un danger ; c'est pourquoi ces pho-
bies ne nous paraissent pas incompréhensibles, bien que
nous leur trouvions une intensité exagérée. C'est ainsi
que la plupart d'entre nous éprouvent un sentiment de
répulsion à la vue d'un serpent. On peut même dire que
la phobie des serpents est une phobie répandue dans
l'humanité entière, et Ch. Darwin a décrit d'une façon
impressionnante l'angoisse qu'il avait éprouvée à la vue
d'un serpent qui se dirigeait sur lui, bien qu'il en fût
protégé par un épais disque de verre. Dans un deuxième
groupe nous rangeons les cas où il existe bien un rapport
avec un danger, mais un danger que nous avons l'habi-
tude de négliger et de ne pas faire entrer dans nos cal-
culs. Nous savons que le voyage en chemin de fer com-
porte un risque d'accident de plus que si nous restons
chez nous, à savoir le danger d'une collision, nous sa-
vons également qu'un bateau peut couler et que nous
pouvons ainsi mourir noyés, et cependant nous voyageons
en chem.in de fer et en bateau sans angoisse, sans penser
à ces dangers. Il est également certain qu'on serait pré-
cipité à l'eau si le pont s'écroulait au moment où on le
franchit, mais cela arrive si rarement qu'on ne tient
aucun compte de ce danger possible. La solitude, à son
tour, présente certains dangers et nous l'évitons dans
certaines circonstances ; mais il ne s'ensuit pas que nous
L 'ANGOISSE 427
ne puissions sous aucun prétexte et dans quelque con-
dition que ce soit supporter un moment de solitude.
Tout cela s'applique également aux foules, aux espaces
clos, à l'orage, etc.. Ce qui nous paraît étrange dans
ces phobies des névrotiques, c'est moins leur contenu
que leur intensité. L'angoisse causée par les phobies est
tout simplement sans appel ! Et nous avons parfois l'im-
pression que les névrotiques n'éprouvent pas leur an-
goisse devant les mêmes objets et situations qui, dans
certaines circonstances, peuvent également provoquer
notre angoisse à nous, et auxquels ils donnent les mêmes
noms.
11 reste encore un troisième groupe de phobies, mais
il s'agit de phobies qui échappent à notre compréhension.
Quand nous voyons un homme mûr, robuste, éprouver de
l'angoisse, loi-squ'il doit traverser une rue ou une place
de sa ville natale dont il connaît tous les recoins, ou une
femme en apparence bien portante éprouver une terreur
insensée parce qu'un chat a frôlé le rebord de sa jupe ou
qu'une souris s'est glissée à travers la pièce, comment
pouvons-nous établir un rapport entre l'angoisse de l'un
et de l'autre, d'une part, et le danger qui évidemment
n'existe que pour le phobique, d'autre part? Pour ce qui
est des phobies ayant pour objets les animaux, il ne peut
évidemment pas s'agir d'une exagération d'antipathies
humaines générales, car nous avons la preuve du con-
traire dans le fait que de nombreuses personnes ne
peuvent passer à côté d'un chat sans l'appeler et le ca-
resser. La souris si redoutée des femmes a prêté son
nom à une expression de tendresse de premier ordre :
telle jeune fille, qui est charmée de s'entendre appeler
« ma petite souris » par son fiancé, pousse un cri d'horreur
lorsqu'^elle aperçoit le gracieux petit animal de ce nom.
En ce qui concerne les hommes ayant l'angoisse des
rues et des places, nous ne trouvons pas d'autre moyen
d'expliquer leur état qu'en disant qu'ils se conduisent
comme des enfants. L'éducation inculque directement à
l'enfant qu'il doit éviter comme dangereuses des situa-
tions de ce genre, et notre agoraphobe cesse en eflet
d'éprouver de l'angoisse lorsqu'il traverse la place, ac
compagne de quelqu'un.
Les deux, formes d'angoisse que nous venons de
A 28 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVr.O^^ES
décrire, l'angoisse d'attente, libre de toute attache, el
l'angoisse associée aux phobies, sont indépendantes l'une
de l'autre. On ne peut pas dire que l'une représente une
phase plus avancée que l'autre, et elles n'existent simulta-
nément que d'une façon exceptionnelle et comme acci-
dentelle. L'état d'angoisse générale le plus prononcé ne
se manifeste pas fatalement par des phobies ; des per-
sonnes dont la vie est empoisonnée par de l'agoraphobie
peuvent être totalement exemptes de l'angoisse d'attente,
source de pessimisme. Il est prouvé que certaines pho-
bies, phobie de l'espace, phobie du chemin de fer, etc.,
ne sont acquises qu'à l'âge mùr, tandis que d'autres,
phobie de l'obscurité, phobie de l'orage, phobie des ani-
jnaux, semblent avoir existé dès les premières années de
la vie. Celles-là ont toute la signification de maladies
graves ; celles-ci apparaissent comme des singularités,
des lubies. Lorsqu'un sujet présente une phobie de ce
dernier groupe, on est autorisé à soupçonner qu'il en a
encore d'autres du même genre. Je dois ajouter que
nous rangeons toutes ces phobies dans le cadre de
Vhystérie (Tangoisse, c'est-à-dire que nous les considé-
rons comme une affection très proche de l'hystérie de
conversion.
La troisième forme d'angoisse névrotique nous met en
présence d'une énigme qui consiste en ce que nous per-
dons entièrement de vue les rapports existant entre l'an-
goisse et le danger menaçant. Dans l'hystérie, par
exemple, cette angoisse accompagne les autres symp-
tômes hystériques, ou encore elle peut se produire dans
n'importe quelles conditions d'excitation ; de sorte que
nous attendant à une manifestation affective nous sommes
tout étonnés d'observer l'angoisse qui, elle, est la mani-
festation à laquelle nous nous attendions le moins. Enfin,
l'angoisse peut encore se produire sans rapport avec des
conditions quelconques, d'une façon aussi incompréhen-
sible pour nous que pour le malade, comme un accès
spontané et libre, sans qu'il puisse être question d'un
danger ou d'un prétexte dont l'exagération aurait eu
pour effet cet accès. Nous constatons, au cours de ces
accès spontanés, que Tensemble auquel nous donnons
le nom d'état d'angoisse est susceptible de dissociation.
L'ensemble de l'accès peut être remplacé par un symp-
L'ANGOISSE 429
tome unique, d'une grande intensité, tel que tremble-
ment, vertige, palpitations, oppression, le sentiment
général d'après ^lequel nous reconnaissons l'angoisse
faisant défaut ou étant à peine marqué. Et cependant
ces états que nous décrivons sous le nom d' « équivalents
de l'angoisse » doivent être soi^ tous les rapports, cli-
niques et étiologiques, assimilés à l'angoisse.
Ici surgissent deux questions. Existe-t-il un lien quel-
conque entre l'angoisse névrotique, dans laquelle le
danger ne joue aucun rôle ou ne joue qu'un rôle minime,
et l'angoisse réelle q li est toujours et essentiellement
une réaction à un danger ? Comment faut-il comprendre
cette angoisse névrotique ? C'est que nous voudrions
avant tout sauvegarder le principe : chaque fois qu'il y
a angoisse, il doit y avoir quelque chose qui provoque
cette angoisse.
L'observation clinique nous fournit un certain nombre
d'éléments susceptibles de nous aider à comprendre l'an-
goisse névrotique. Je vais en discuter la signification
devant vous.
à) 11 n'est pas difficile d'établir que l'angoisse d'attente
ou l'état d'angoisse générale dépend dans une très grande
mesure de certains processus de la vie sexuelle ou, plus
exactement, de certaines applications de la libido. Le cas
le plus simple et le plus instructif de ce genre nous est
fourni par les personnes qui s'exposent à l'excitation dite
fruste, c'est-à-dire chez lesquelles de violentes excita-
tions sexuelles ne trouvent pas une dérivation suffisante,
n'aboutissent pas à une fin satisfaisante. Tel est, par
exemple, le cas des hommes pendant la durée des fian-
çailles, et des femmes dont les maris ne possèdent pas
une puissance sexuelle normale ou abrègent ou font
avorter par précaution l'acte sexuel. Dans ces circon-
stances, l'excitation libidineuse disparaît, pour céder
la place à l'angoisse, sous la forme soit de l'angoisse
d'attente, soit d'un accès ou d'un équivalent d'accès.
L'interruption de l'acte sexuel par mesure de précaution,
lorsqu'elle devient le régime sexuel normal, constitue
chez les hommes, et surtout chez les femmes, une cause
tellement fréquente de névrose d'angoisse que la pra-
tique médicale nous ordonne, toutes les fois que nous
nous trouvons en présence de cas de ce genre, de penser
Fri;ud. 27
43o THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
avant tout à cette étiologie. En procédant ainsi, on aura
plus d'une fois l'occasion de constater que la névrose
d'angoisse disparaît dès que le sujet renonce à la restric-
tion sexuelle.
Autant que je sache, le rapport entre la restriction
sexuelle et les états d'angoisse est reconnu même par
des médecins étranger^ à la psychanalyse. Mais je sup-
pose qu'on essaiera d'intervertir le rapport, en admet-
tant notamment qu'il s'agit de personnes qui pratiquent
la restriction sexuelle parce qu'elles étaient d'avance pré-
disposées à l'angoisse. Cette manière de voir est dé-
mentie catégoriquement par l'attitude de la femme dont
l'activité sexuelle est essentiellement de nature passive,
c'est-à-dire subissant la direction de l'homme. Plus une
femme a de tempérament, plus elle est portée aux rap-
ports sexuels, plus elle est capable d'en retirer une satis-
faction, et plus elle réagira à l'impuissance de l'homme
et au coïtus interruptus par des phénomènes d'angoisse,
alors que ces phénomènes seront à peine apparents chez
une femme atteinte d'anesthésie sexuelle ou peu libidi-
neuse.
L'abstinence sexuelle, si chaudement préconisée de
nos jours par les médecins, ne favorise naturellement la
production d'états d'angoisse que dans les cas où la
libido qui ne trouve pas de dérivation satisfaisante pré-
sente un certain degré d'intensité et n'a pas été pour la
plus grande partie supprimée par la sublimation. La pro-
duction de l'état morbide dépend toujours de facteurs
quantitatifs. Mais alors même qu'on envisage non plus
la maladie, mais le simple caractère de la personne, on
reconnaît facilement que la restriction sexuelle est le fait
de personnes ayant un caractère indécis, enclines au
doute et à l'angoisse, alors que le caractère intrépide,
courageux est le plus souvent incompatible avec la restric-
tion sexuelle. Quelles que soient les modifications et les
complications que les nombreuses influences de la vie
civilisée puissent imprimer à ces rapports entre le carac-
tère et la vie sexuelle il existe entre l'un et l'autre une
relation des plus étroites.
Je suis loin de vous avoir fait part de toutes les obser-
vations qui confirment cette relation génétique entre la
libido et l'angoisse. 11 y aurait encore à parler, à ce pro-
L'ANGOISSE 43 1
pos, du rôle que jouent, dans la production de maladies
caractérisées par l'angoisse, certaines phases de la vie
qui, telles que la puberté et la ménopause, favorisent
incontestablement l'exaltation de la libido. Dans certains
cas d'excitation on peut encore observer directement une
combinaison d'angoisse et de libido et la substitution
finale de celle-là à celle-ci De ces faits se dégage une
conclusion double : on a notamment l'impression qu'il
s'agit d'une accumulation de libido dont le cours normal
est entravé et que les processus auxquels (yn assiste sont
tous et uniquement de nature somatique. On ne voit pas
tout d'abord comment l'angoisse naît de la libido ; on
constate seulement que la libido est absente et que sa
place est prise par l'angoisse.
ô) Une autre indication nous est fournie par l'analyse
des psychonévroses, et plus spécialement de l'hystérie.
Nous savons déjà que dans cette affection l'angoisse ap-
paraît souvent à titre d'accompagnement des symptômes,
mais on y observe aussi une angoisse indépendante des
symptômes et se manifestant soit par crises, soit comme
état permanent. Les malades ne saveut pas dire pour-
quoi ils éprouvent de l'angoisse et ils rattachent leur
état, à la suite d'une élaboration secondaire facile à re-
connaître, aux phobies les plus courantes : phobie de la
mort, de la folie, d'une attaque d'apoplexie. Lorsqu'on
analyse la situation qui a engendré soit l'angoisse soit les
symptômes accompagnés d'angoisse, il est généralement
possible de découvrir le courant psychique normal qui
n'a pas abouti et a été remplacé par le phénomène d'an-
goisse. Ou, pour nous exprimer autrement, nous repre-
nons le processus inconscient comme s'il n'avait pas
subi de refoulement et comme s'il avait poursuivi son
développement sans obstacles, jusqu'à parvenir à la
conscience. Ce processus aurait été accompagné d'un
certain état affectif, et nous sommes tout surpris de con-
stater que cet état affectif qui accompagne l'évolution
normale du processus se trouve dans tous les cas refoulé
H remplacé par de l'angoisse, quelle que soit sa qualité
propre. Aussi bien, lorsque nous nous trouvons en pré-
sence d'un état d'angoisse hystérique, nous sommes en
droit de supposer que son complément inconscient est
constitué soit par un sentiment de même nature — an-
432 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
goisse, honte, confusion, — soit par une excitation posi-
tivement libidineuse, soit enfin par un sentiment hostile
et agressif, tel que la fureur ou la colère. L'angoisse
constitue donc la monnaie courante contre laquelle sont
échangées ou peuvent être échangées toutes les excita-
tions affectives, lorsque leur contenu a été éliminé de la
représentation et a subi un refoulement.
c) Une troisième expérience nous est offerte par les
malades aux actes obsédants, malades qui semblent d'une
façon assez remarquable être épargnés par l'angoisse.
Lorsque nous essayons d'empêcher ces malades d'exé-
cuter leurs actes obsédants, ablutions, cérémonial, etc.,
ou lorsqu'ils osent eux-mêmes renoncer à l'une quelcon-
que de leurs obsessions, ils éprouvent une angoisse ter-
rible qui les oblige à céder à l'obsession. Nous compre-
nons alors que l'angoisse n'était que dissimulée derrière
l'acte obsédant et que celui-ci n'était accompli que comme
un moyen de se soustraire à l'angoisse. C'est ainsi que
dans la névrose obsessionnelle l'angoisse n'apparaît pas
au dehors, parce qu'elle est remplacée par les symptômes ;
et si nous nous tournons vers l'hystérie, nous y retrouvons
la même situation comme résultat du refoulement : soit
une angoisse pure, soit une angoisse accompagnant les
symptômes, soit enfin un ensemble de symptômes plus
complet, sans angoisse. 11 semble donc permis de dire
d'une manière abstraite que les symptômes ne se forment
que pour empêcher le développement de l'angoisse qui,
sans cela, surviendrait inévitablement. Cette conception
place l'angoisse au centre même de l'intérêt que nous
portons aux problèmes se rattachant aux névroses.
Nos observations relatives à la névrose d'angoisse nous
ont fourni cette conclusion que la déviation de la libido
de son application normale, déviation qui engendre l'an-
goisse, consitue l'aboutissement de processus purement
somatiques. L'analyse de l'hystérie et des névroses obses-
sionnelles nous a permis de compléter cette conclusion,
car elle nous a montré que déviation et angoisse peuvent
également résulter du refus d'intervention de facteurs
psychiques. C'est tout ce que nous savons sur le mode
de production de l'angoisse névrotique ; si cela semble
encore assez vague, je ne vois pas pour le moment de
chemin susceptible de nous conduire plus loin.
L'ANGOISSE A33
D'une solution encore plus difficile semble l'autre
problème que nous nous étions proposé de résoudre,
celui d'établir les liens existant entre l'angoisse névro-
tique, qui résulte d'une application anormale de la
libido, et l'angoisse réelle qui correspond à une réaction
à un danger. On pourrait croire qu'il s'agit là de choses
tout à fait disparates, et pourtant nous n'avons aucun
moyen permettant de distinguer dans notre sensation
l'une de ces angoisses de l'autre.
• Mais le lien cherché apparaît aussitôt, si nous pre-
nons en considération l'opposition que nous avons tant
de fois affirmée entre le moi et la libido. Ainsi que nous
le savons, l'angoisse survient par réaction du moi à un
danger et constitue le signal qui annonce et précède la
fuite ; et rien ne nous empêche d'admettre par analogie
que dans l'angoisse névrotique le moi cherche également
à échapper par la fuite aux exigences de la libido, qu'il
se compx)rte à l'égard de ce danger intérieur tout comme
s'il s'agissait d'un danger extérieur. Cette manière de
voir autoriserait la conclusion que, toutes les fois qu'il y
a de l'angoisse, il y a aussi quelque chose qui est cause
de l'angoisse. Mais l'analogie peut être poussée encore
plus loin. De même que la tentative de fuir devant
un danger extérieur aboutit à l'arrêt et à la prise de
mesures de défense nécessaires, de même le dévelop-
pement de l'angoisse est interrompu par la formation des
symptômes auxquels elle finit par céder la place.
La difficulté de comprendre ces rapports réciproques
entre l'angoisse et les symptômes se trouve maintenant
ailleurs. L'angoisse qui signifie une fuite du moi devant
la libido est cependant engendrée par celle ci. Ce fait,
qui ne saute pas aux yeux, est cependant réel ; aussi ne
devons-nous pas oublier que la libido d'une personne
fait partie de celle-ci et ne peut pas s'opposer à elle
comme quelque chose d'extérieur. Ce qui reste encore
obscur pour nous, c'est la dynamique topique du dévelop-
pement de l'angoisse, c'est la question de savoir quelles
sont les énergies psychiques qui sont dépensées dans
ces occasions et de quels systèmes psychiques ces éner-
gies proviennent. Je ne puis vous promettre de ré-
ponses à ces questions, mais nous ne négligerons pas de
suivre deux autres traces et, ce faisant, de demander de
llSà THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
nouveau à l'observation directe et à la recherche ana-
lytique une confirmation de nos déductions spéculatives.
Nous allons donc nous occuper de la production de l'an-
goisse chez l'enfant et de la provenance de l'angoisse
névrotique, associée aux phobies.
L'état d'angoisse chez l'enfant est chose très fré-
quente, et il est souvent très difficile de dire s'il s'agit
d'angoisse névrotique ou réelle. La valeur de la distinc-
tion que nous pourrions établir le cas échéant se trou-
verait infirmée par l'attitude même de l'enfant. D'un
côté, en effet, nous ne trouvons nullement étonnant que
l'enfant éprouve de l'angoisse en présence de nouvelles
personnes, de nouvelles situations et de nouveaux objets,
et nous expliquons sans peine cette réaction par sa fai-
blesse et son ignorance. Nous attribuons donc à l'enfant
un fort penchant pour l'angoisse réelle et trouverions
tout à fait naturel si l'on venait nous dire que l'enfant a
apporté cet état d'angoisse en venant au monde, à titre
de prédisposition héréditaire. L'enfant ne ferait ainsi
que reproduire l'attitude de l'homme primitif et du sau-
vage de nos jours qui, en raison de leur ignorance et du
manque de moyens de défense, éprouvent de l'angoisse
devant tout ce qui est nouveau, devant des choses qui
nous sont aujourd'hui familières et ne nous inspirent
plus la moindre angoisse. Et il serait tout à fait con-
forme à notre attente, si les phobies de l'enfant étaient
également, en partie du moins, les mêmes que celles que
nous attribuons à ces phases primitives du développe-
ment humain
Il ne doit pas nous échapper, d'autre part, que tous
les enfants ne sont pas sujets à l'angoisse dans la même
mesure, et que ceux d'entre eux qui manifestent une an-
goisse particulière en présence de toutes sortes d'objets
et de situations sont précisément de futurs névrosés. La
disposition névrotique se traduit donc aussi par un pen-
chant accentué à l'angoisse réelle, l'état d'angoisse
apparaît comme l'état primaire, et l'on arrive à la con-
clusion que l'enfant, et plus tard l'adulte, éprouvent de
l'angoisse devant la hauteur de leur libido, et cela
précisément parce qu'ils éprouvent de l'angoisse à
propos de tout. Cette manière de voir équivaut à nier
que l'angoisse naisse de la libido et, en examinant
L'ANGOISSE 435
toutes les conditions de l'angoisse réelle, on arri
verait logiquement à la conception d'après laquelle
c'est la conscience de sa propre faiblesse et impuissance,
de sa moindre valeur, selon la terminologie de A. Adler,
qui serait la cause première de la névrose, lorsque cette
conscience, loin de finir avec l'enfance, persiste jusque
dans l'âge mûr.
Ce raisonnement semble tellement simple et séduisant
^{u'il mérite de retenirnotre attention. Il n'aurait toutefois
pour conséquence que de déplacer l'énigme de la nervo-
sité. La persistance du sentiment de moindre valeur et,
par conséquent, de la condition de l'angoisse et des
symptômes apparaît dans cette conception comme une
chose tellement certaine que c'est plutôt l'état que nous
appelons santé qui, lorsqu'il se trouve réalisé par hasard,
aurait besoin d'explication. Mais que nous révèle l'ob-
servation attentive de l'état anxieux des enfants? Le
petit enfant éprouve tout d'abord de l'angoisse en pré-
sence de personnes étrangères ; les situations ne jouent
sous ce rapport un rôle que par les personnes qu'elles
impliquent et, quant aux objets, ils ne viennent, en tant
que générateurs d'angoisse, qu'en dernier lieu. Mais l'en-
fant n'éprouve de l'angoisse devant des personnes étran-
gères qu'à cause des mauvaises intentions qu'il leur
attribue et parce qu'il compare sa faiblesse avec leur
force, dans laquelle il voit un danger pour son existence,
sa sécurité, son euphorie. Eh bien, cet enfant méfiant,
vivant dans la peur d'une menace d'agression répandue
dans tout l'univers, constitue une construction théorique
peu heureuse. Il est plus exact de dire que l'enlant s'ef-
fraie à la vue d'un nouveau visage parce qu'il est habitué
à la vue de cette personne familière et aimée qu'est la
mère. Il éprouve une déception et une tristesse qui se.
transforment en angoisse ; il s'agit donc d'une libido
devenue inutilisable et qui, ne pouvant pas alors être
maintenue en suspension, trouve sa dérivation dans l'an-
goisse. Et ce n'est certainement pas par hasard que dans
cette situation caractéristique de l'angoisse infantile 'se
trouve reproduite la condition qui est celle du premier
état d'angoisse accompagnant l'acte de la naissance, à
savoir la séparation de la mère.
Les premières phobies de situations qu'on observe
h'àQ THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
chez l'enfaiit sont celles qui se rapportent à robscurité
et à la solitude ; la première persiste souvent toute la vie
durant et les deux ont en commun l'absence de la per-
sonne aimée, dispensatrice de soins, c'est-à-dire de la
mère. Un enfant, anxieux de se trouver dans l'obscurité,
s'adresse à sa tante qui se trouve dans une pièce voi-
sine : « Tante, parle-moi ; j'ai peur. — A quoi cela te
servirait-il, puisque tu ne me vois pas? » A quoi l'enfant
répond: « 11 fait plus clair lorsque quelqu'un parle. » La
tristesse qu'on éprouve dans l'obscurité se transforme
ainsi en angoisse devant l'obscurité. Jl n'est donc pas
seulement inexact de dire que l'angoisse névrotique est
un phénomène secondaire et un cas spécial de l'angoisse
réelle : nous voyons, en outre, chez le jeune enfant, se
comporter comme angoisse quelque chose qui a en com-
mun avec l'angoisse névrotique up. trait essentiel : la pro-
venance d'une libido inemployée. Quant à la véritable»
angoisse réelle, l'enfant semble ne la posséder qu'à un
degré peu prononcé. Dans toutes le^ situations qui peu-
vent devenir plus tard des conditions de phobies, qu'il
se trouve sur des hauteurs, sur des passages étroits au-
dessus de l'eau, en chemin de fer ou en bateau, l'enfant
ne manifeste aucune angoisse, et il en manifeste d'autant
moins qu'il est plus ignorant. 11 eût été désirable qu'il
eût reçu en héritage un plus grand nombre d'instincts
tendant à la préservation de la vie ; la tâche des surveil-
lants chargés de l'empêcher de s'exposer à des dan
gers successifs en serait grandement facilitée. Mais, en
réalité, l'enfant commence par s'exagérer ses forces et se
comporte sans éprouver d'angoisse, parce qu'il ignore
le danger. 11 court au bord de l'eau, il monte sur l'appui
d'une fenêtre, il joue avec des objets tranchants et avec
du feu, bref il fait tout ce qui peut être nuisible et
causer des soucis à son entourage. Ce n'est qu'à force
d'éducation qu'on finit par faire naître en lui l'angoisse
réelle, car on ne peut vraiment pas lui permettre de
s'instruire par l'expérience personnelle.
S'il y a des enfants qui ont subi l'influence de cette
éducation par l'angoisse dans une mesure telle qu'ils
finissent par trouver d'eux-mêmes des dangers dont on
ne leur a pas parlé et contre lesquels on ne les avait pas
mis en garde, cela tient à ce que leur constitution com-
L'ANGOISSE 437
porte un besoin libidineux plus prononcé, ou qu'ils ont de
bonne heure contracté de mauvaises habitudes en ce qui
concerne la satisfaction libidineuse. Rien d'étonnant si
beaucoup de ces enfants deviennent plus tard des ner-
veux, car, ainsi que nous le savons, ce qui facilite le
plus la naissance d'une névrose, c'est l'incapacité de sup-
porter pendant un temps plus ou moins long un refoule-
ment un peu considérable de la libido. Remarquez bien
que nous tenons ici compte du facteur constitutionnel
dont nous n'avons d'ailleurs jamais contesté l'impor-
tance. Nous nous élevons seulement contre la conception
qui néglige tous les autres facteurs au proGt du seul
facteur constitutionnel et accorde à celui-ci la première
place, nième dans les cas où, d'après les données de l'ob-
servation et de l'analyse, il n'a rien à voir ou ne joue
qu'un rôle plus que secondaire.
Permettez-moi donc de résumer ainsi les résultats que
nous ont fournis les observations sur l'état d'angoisse
chez les enfants : l'angoisse infantile, qui n'a presque
rien de commun avec l'angoisse réelle, s'approche, au
contraire, beaucoup de l'angoisse névrotique des adultes ;
elle naît, comme celle-ci, d'une libido inemployée et,
n'ayant pas d'objet sur lequel elle puisse concentrer son
amour, elle le remplace par un objet extérieur ou par une
situation.
Et, maintenant, vous ne serez sans doute pas fâchés
de m'entendre dire que l'analyse n'a plus beaucoup de
nouveau à nous apprendre concernant les /^^o^ze^. Dans
celles-ci en eflet les choses se passent exactement comme
dans l'angoisse infantile : une libido inemployée subit
sans cesse une transformation en une apparente angoisse
réelle et, de ce fait, le moindre danger extérieur devient
une substitution pour les exigences de la libido Cette
concordance entre les phobies et l'angoisse infantile n'a
rien qui doive nous surprendre, car les phobies infan-
tiles sont non seulement le prototype des phobies plus
tardives qu« nous faisons rentrer dans le cadre de 1' « hys-
térie d'angoisse », mais encore la condition directe préa-
lable et le prélude de celles-ci Toute phobie hystérique
remonte à une angoisse infantile et la continue, alors
même qu'elle a un autre contenu et doit recevoir une
autre dénomination. Les deux affections ne diffèrent
438 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
entre elles qu'au point de vue du mécanisme. Chez
l'adulte il ne suffît pas, pour que l'angoisse se transforme
en libido, que celle-ci, en tant que désir ardent, reste
momentanément inemployée. C'est que l'adulte a appris
depuis longtemps à tenir sa libido en suspension ou à
l'employer autrement. Mais lorsque la libido fait partie
d'un mouvement psychique ayant subi le refoulement,
on retrouve la même situation que chez l'enfant qui ne
sait pas encore faire une distinction entre le conscient
et l'inconscient, et cette régression vers la phobie infan-
tile fournit à la libido un moyen commode de se trans-
former en angoisse. Nous avons, vous vous en souvenez,
beaucoup parlé du refoulement, mais en ayant toujours
en vue le sort de la représentation qui devait subir le
refoulement, et cela naturellement parce qu'il se laisse
plus facilement constater et exposer. Quant au sort de
l'état affectit associé à la représentation refoulée, nous
l'avions toujours laissé de côté, et c'est seulement main-
tenant que nous apprenons que le premier sort de cet
état affectif consiste à subir la transformation en angoisse,
quelle qu'aurait pu être sa qualité dans des conditions
normales. Cette transformation de l'état affectif constitue
la partie de beaucoup la plus importante du processus
de refoulement. Il n'est pas très facile d'en parler,
attendu que nous ne pouvons pas affirmer l'existence
d'états affectifs inconscients de la même manière dont
nous affirmons l'existence de représentations incon-
scientes. Qu'elle soit consciente ou inconsciente, une
représentation reste toujours la même, à une seule dif-
férence près, et nous pouvons très bien dire ce qui cor-
respond à une représentation inconsciente. Mais un état
affectif est un processus de décharge et doit être jugé
tout autrement qu'une représentation ; sans avoir analysé
et élucidé à fond nos prémisses relatives aux processus
psychiques, nous sommes dans l'impossibilité de dire
ce qui dans l'inconscient correspond à l'état affectif.
Aussi bien est-ce un travail que nous ne pouvons pas
entreprendre ici. Mais nous voulons rester sous l'im-
pression que nous avons acquise, à savoir que le déve-
loppement de l'angoisse se rattache étroitement au
système de l'inconscient.
J'ai dit que la transformation en angoisse ou, plus
L'ANGOISSE 439
exactement, la décharge sous la forme d'angoisse,
constitue le premier sort réservé à la libido qui subit le
refoulement. Je dois ajouter que ce n'est ni son seul
sort, ni son sort définitif. Au cours des névroses se
déroulent des processus qui tendent à entraver ce déve-
loppement de l'angoisse et qui y réussissent de différentes
manières. Dans les phobies, par exemple, on distingue
nettement deux phases du processus névrotique. La pre-
mière est celle du refoulement de la libido et de sa
transformation en angoisse, laquelle est rattachée à un
danger extérieur. Pendant la deuxième phase, sont éta-
blies toutes les précautions et assurances destinées à
empêcher le contact avec ce danger qui est traité comme
un fait extérieur. Le refoulement correspond à une ten-
tative de fuite du moi devant la libido, éprouvée comme
un danger. La phobie peut être considérée comme un
retranchement contre le danger extérieur qui remplace
maintenant la libido redoutée. La faiblesse du système
de défense employé dans les phobies réside naturelle-
ment dans ce fait que la forteresse, inattaquable du
dehors, ne l'est pas du dedans. La projection à l'extérieur
du danger représenté par la libido ne peut jamais
réussir d'une façon parfaite. C'est pourquoi il existe dans
les autres névroses d'autres systèmes de défense contre
le développement possible de l'angoisse. 11 s'agit là d'un
chapitre très intéressant de la psychologie des névroses ;
nous ne pouvons malheureusement pas l'aborder ici,
car cela nous conduirait trop loin, sans parler que pour
le comprendre il laut posséder des connaissances spé-
ciales très approfondies. Je n'ai que quelques mots à
ajouter à ce que je viens de dire. Je vous ai déjà parlé
du « contre-armement» auquel le mo^ a recours lors d'un
refoulement et qu'il est obligé d'entretenir d'une manière
permanente afin de faire durer le refoulement. Cet arme-
ment sert à réaliser les différents moyens de défense contre
le développement de l'angoisse qui suit le refoulement.
Mais revenons aux phobies. Je crois vous avoir montré
combien il est insuffisant de ne chercher à expliquer que
leur contenu, de s'intéresser uniquement à la question
de savoir pourquoi tel ou tel autre objet, telle ou telle
situation devient l'objet de la phobie. Le contenu d'une
phobie est à celle-ci ce que la façade visible d'un rêve
44o THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
manifeste est au rêve proprement dit. On peut accorder,
en faisant les restrictions nécessaires, que parmi les con-
tenus des phobies il en est quelques-uns qui, ainsi que
l'a montré Stanley Hall, sont propres à devenir objets
d'angoisse en vertu d'une transmission phylogénique.
Et cette hypothèse trouve sa confirmation dans le fait
que beaucoup de ces o})jets d'angoisse ne présentent avec
le danger que des rapports purement symboliques.
Nous avons ainsi pu nous rendre compte de la place
vraiment centrale que le problème de l'angoisse occupe
dans la psychologie des névroses. Nous connaissons
aussi les liens étroits qui rattachent le développement de
l'angoisse aux vicissitudes de la libido et au système de
l'inconscient. Notre conception présente cependant encore
une lacune qui vient de ce que nous ne savons à quoi
rattacher ce fait, pourtant difficilement contestable, que
l'angoisse réelle doit être considérée comme une mani-
festation des instincts dp conservation du moi.
CHAPITRE XXVI
LA THÉORIE DE LA LIBIDO
ET LE «NARCISSISME»
A plusieurs reprises, et tout récemment encore, nous
avons eu à distinguer entre les tendances du moi et les ten-
dances sexuelles. Le refoulement nous avait tout d'abord
montré qu'une opposition peut s'élever entre les unes
et les autres, opposition à la suite de laquelle les ten-
dances sexuelles subissent une défaite formelle et sont
obligées de se procurer satisfaction par des détours
régressifs: indomptables, au fond, elles trouvent dans
leur indomptabilité même une compensation à leur
défaite. Nous avons vu ensuite que les deux groupes de
tendances se comportent différemment vis-à-vis de cette
grande éducatrice qu'est la nécessité, de sorte qu'ils
suivent des voies de développement différentes et affectent
avec le principe de réalité des rapports différents. Nous
avons enfin cru constater que les tendances sexuelles se
rattachent plus étroitement que les tendances du moi à
l'état affectif du moi, résultat qui sur un seul point im-
portant apparaît encore comme incomplet. Anssi cite-
rons-nous à l'appui de ce résultat le fait digne d'être
noté que la non satisfaction de la faim et de la soif, ces
deux instincts de conservation les plus élémentaires, n'est
jamais suivie de la transformation de ces instincts en
angoisse, alors que nous savons que la transformation en
angoisse de la libido insatisfaite est un des phénomènes
les plus connus et les plus fréquemment observés.
Notre droit dé faire une distinction entre les tendances
du mot et les tendances sexuelles est donc incontestable.
Nous tirons ce droit de l'existence même de l'instinct
sexuel comme activité particulière de l'individu. On
peut seulement demander quelle importance et quelle
profondeur nous attribuons à cette distinction. Mais
A/ia THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
nous ne pourrons répondre à cette question que lorsque
nous aurons établi les différences de comportement qui
existent entre les tendances sexuelles, dans leurs mani-
festations corporelles et psychiques, et les autres ten-
dances que nous leur opposons, et lorsque nous nous
serons rendu compte de l'importance des conséquences
qui découlent de ces différences. Nous n'avons naturelle-
ment aucune raison d'affirmer une différence de nature,
d'ailleurs peu concevable, entre ces deux groupes de
tendances. L'un et l'autre désignent des sources d'énergis
de l'individu, etla question de savoir si ces deux groupée
n'en forment au fond qu'un ou s'il existe entre eux une
différence de nature et, s'ils n'en forment au fond qu'un,
à quel moment ils se sont séparés l'un de l'autre, — cette
question, disons-nous, peut et doit être discutée, non
d'après des notions abstraites, mais sur la base des faits
fournis par la biologie. Sur ce point nos connaissances
sont encore insuffisantes, et seraient-elles plus suffisantes
nous n'aurions pas à nous occuper de cette question qui
n'intéresse pas nos recherches analytiques.
Nous ne gagnons évidemment rien à insister, avec
Jung, sur l'unité primordiale de tous les instincts et à
donner le nom de « libido » à l'énergie se manifestant
dans chacun d'eux. Comme il est impossible, à quelque
artifice qu'on ait recours, d'éliminer de la vie psychique
la fonction sexuelle, nous nous verrions obligés de parler
d'une libido sexuelle et d'une libido asexuelle. C'est
cependant avec raison que le nom de libido reste réservé
aux tendances de la vie sexuelle, et c'est uniquement
dans ce sens que nous l'avons toujours employé.
Je pense donc que la question de savoir jusqu'à quel
point il convient de pousser la séparation entre tendances
sexuelles et tendances découlant de l'instinct de conser-
vation est sans grande importance pour la psychanalyse.
Celle-ci n'a d'ailleurs aucune compétence pour résoudre
cette question. Toutefois la biologie nous fournit, cer-
tains indices permettant de supposer que cette sépara-
tion a une signification profonde, La sexualité est en
effet la seule fonction de l'organisme vivant qui dépasse
l'individu et assure son rattachement à l'espèce. Il est facile
de se rendre compte que l'exercice de cette fonction, loin
d'être toujours aussi utile à l'individu que l'exercice de ses
LA THÉORIE DE LA LIBIDO ET LE « NARCISSISME » 4 A3
autres fonctions, lui crée, au prix d'un plaisir excessive-
ment intense, des dangers qui menacent sa vie et la sup-
priment même assez souvent. 11 est en outre probable
que c'est à la faveur de processus métaboliques parti-
culiers, distincts de tous les autres, qu'une partie de
la vie individuelle peut être transmise à la postérité
à titre de disposition. Enfin, l'être individuel, qui se
considère lui-même comme l'essentiel et ne voit dans
sa sexualité qu'un moyen de satisfaction parmi tant
d'autres, ne forme, au point de vue biologique, qu'un
épisode dans une série de générations, qu'une excrois-
sance caduque d'un protoplasma virtuellement immortel,
qu'une sorte de possesseur temporaire d'un fidéi-commis
destiné à lui survivre.
L'explication psychanalytique des névroses n'a cepen-
dant que faire de considérations d'une aussi vaste portée.
L'examen séparé des tendances sexuelles et des tendances
du moi nous a fourni le moyen de comprendre les névroses
de transfert que nous avons pu ramener au conflit entre les
tendances sexuelles et les tendances découlant de l'instinct
de conservation ou, pour nous exprimer en termes biolo-
giques, bien que plus imprécis, au conflit entre le moi,
en tant qu'être individuel et indépendant, et le moi consi-
déré comme membre d'une série de générations. Il y a
tout lieu de croire que ce dédoublement n'existe que chez
rhomme ; aussi est-il de tous les animaux celui qui
possède le privilège d'offrir un terrain favorable aux
névroses. Le développement excessif de sa libido, la
richesse et la variété de sa vie psychique qui en sont la
conséquence, semblent avoir créé les conditions du
conflit dons nous parlons. Et il est évident que ces con-
ditions sont également celles des grands progrès réalisés
par l'homme, progrès qui lui ont permis de laisser loin
derrière lui ce qu'il avait de commun avec les autres
animaux, de sorte que sa prédisposition à la névrose ne
constitue que le revers de ses dons purement humains.
Mais laissons-là ces spéculations qui ne peuvent que
nous éloigner de notre tâche immédiate.
Nous avons conduit jusqu'à présent notre travail en
postulant la possibilité de distinguer les tendances du
moi des tendances sexuelles d'après les manifestations des
unes et des autres. Pour ce qui est des névroses de trans-
444 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
fert, nous avons pu faire cette distinction sans difficulté.
Nous avons appelé a libido » les dépenses d'énergie que
le moi affecte aux objets de ses tendances sexuelles, et
« intérêt », toutes les autres dépenses d'énergie ayant
leur source dans les instincts de conservation; et en
suivant toutes ces fixations de la libido, leurs transfor-
mations et leur sort final, nous avons pu acquérir une
première notion du mécanisme qui préside aux forces
psychiques. Les névroses de transfert nous avaient
fourni sous ce rapport la matière la plus favorable. Mais
le moi lui-même, les différentes organisations dont il se
compose, leur structure et leur mode de fonctionnement,
tout cela nous restait encore caché et nous pouvions
seulement supposer que l'analyse d'autres troubles
névrotiques nous apporterait quelques lumières sur ces
questions
Nous avons commencé de bonne heure à étendre les
conceptions psychanalytiques à ces autres affections.
C'est ainsi que, dès 1908, K. Abraham, à la suite d'un
échange d'idées entre lui et moi, avait émis la proposi-
tion que le principal caractère de la démence précoce
(rangée parmi les névroses) consiste en ce que la fixation
de la libido aux objets fait défaut dans cette affection.
{Les différences psycho-sexuelles existant entre Vhysté-
rie et la démence précoce.) Mais que devient la libido
des déments, du moment qu'elle se détourne des objets?
A cette question, Abraham n'hésita pas à répondre que
la libido se retourne vers le moi et que c'est ce retour
réfléchi, ce rebondissement de la libido vers le moi qui
constitue la source de la manie des grandeurs de la démence
précoce. La manie des grandeurs peut d'ailleurs étrfe
comparée à Fexagération de la valeur sexuelle de l'objet
qu'on observe dans la vie amoureuse. C'est ainsi que
pour la première fois un trait d'une atfection psychotique
nous est révélé par sa confrontation avec la vie amou-
reuse normale.
Je voiis le dis sans plus tarder : les premières con-
ceptions d'Abraham se sont maintenues dans la psycha-
nalyse et sont devenues la base de notre attitude à l'égard
des psychoses. On s'est ainsi peu à peu familiarisé avec
l'idée que la libido que nous trouvons fixée àtix objets,
la libido qui est l'expression d'une tendance à obtenir
LA THÉORIE DE LA LIBIDO ET LE « ^NARCISSISME » A45
une satisfaction par le moyen de ces objets, peut aussi se
détourner de ceux-ci et les remplacer par le moi. On
s'est alors attaché à donner à cette représentation une
forme de plus en plus achevée, en établissant des liens
logiques entre ses éléments constitutifs. Le mot narcis-
sisme que nous employons pour désigner ce déplacement
de la libido, est emprunté à une perversion décrite par
P. Nàcke et dans laquelle l'individu adulte a pour son
propre corps la tendresse dont on entoure généralement
un objet sexuel extérieur.
On s'était dit alors que du moment que la libido est
ainsi capable de se fixer au propre corps et à la propre
personne du sujet, au lieu de s'attacher à un objet, il ne
peut certainement pas s'agir là d'un événement excep-
tionnel et insignifiant ; qu'il est plutôt probable que le
narcissisme constitue l'état général et primitif d'où
l'amour des objets n'est sorti qu'ultérieurement, sans
amener par son apparition la disparition du narcissisme.
Et d'après ce qu'on savait du développement de la^libido
objective, on s'est rappelé que beaucoup de tendances
sexuelles reçoivent au début une satisfaction que nous
appelons auto-érotique , c'est-à-dire une satisfaction ayant
pour source le corps même du sujet, et que c'est l'apti-
tude à l'auto-érôtisme qui explique le retard que met la
sexualité à s'adapter au principe de réalité inculqué par
l'éducation. C'est ainsi que l'auto-érotisme fut l'activité
sexuelle de la phase narcissique de la fixation de la libido.
Pour résumer, nous nous sommes fait des rapports
entre la libido du moi et la libido objective une repré-
sentation que je puis vous rendre concrète à l'aide d'une
.comparaison empruntée à la zoologie. Vous connaissez
ces êtres vivants élémentaires, composés d'une boule de
substance protopiasmique à peine différenciée. Ces êtres
émettent des prolongements, appelés pseudopodes, dans
lesquels ils font écouler leur substance vitale. Mais ils
peuvent également retirer ces prolongements et se rouler
de nouveau en boule. Or, nous assimilons l'émission des
prolongements à l'émanation de la libido vers les objets,
sa principale masse pouvant rester dans le moiy et nous
admettons que dans des circonstances normales la libido
du moi se transforme facilement en libido objective,
celle-ci pouvant d'ailleurs retourner au moi.
Fr UD. 28
4A6 THÉORIE fxÉNÉRALE DES NÉVROSES
A l'aide de cea représentations, nous sommes à même
d'expliquer ou, pour nous exprimer d'une manière plus
modeste, de décrire dans le langage de la théorie de la
libido, un grand nombre d'états psychiques qui doivent
être considérés comme faisant partie de la vie normale*
attitude psychique dans l'amour, au cours de maladies
organiques, dans le sommeil. En ce qui concerne l'état
de sommeil, nous avions admis qu'il repose sur un iso-
lement par rapport au monde extérieur et sur la subordi-
nation au désir qu'implique le sommeil. Et nous disions
que toutes les activités psychiques nocturnes qui se
manifestent dans le rêve se trouvent au service de ce
désir et sont déterminées et dominées par des mobiles
égoïstes. Nous plaçant cette fois au point de vue de la
théorie de la libido, nous déduisons que le sommeil est
un état dans lequel toutes les énergies, libidineuses aussi
bien qu'égoïstes, attachées aux objets, se retirent de
ceux-ci et rentrent dans le moi. Ne voyez-vous pas que
cette manière de voir éclaire d'un jour nouveau le fait du
délassement procuré par le sommeil et la nature de la
fatigue? Le tableau du bienheureux isolement au cours
de la vie intra-utérine, tableau que le dormeur évoque
devant nos yeux chaque nuit, se trouve ainsi complété
au point de vue psychique. Chez le dormeur se trouve
reproduit l'état de répartition primitif de la libido : il
présente notamment le narcissisme absolu, état dans
lequel la libido et l'intérêt du moi vivent unis et insépa-
rables dans le moi se suffisant à lui-même.
Ici il y a lieu de faire deux remarques. En premier
lieu, comment distinguerait-on théoriquement le narcis-
sisme de l'égoïsme ? Or, à mon avis, celui-là est le
r,omplément libidineux de celui-ci. En parlant d'égoïsme,
on ne pense qu'à ce qui est utile pour l'individu ; mais
en parlant de narcissisme, on tient compte de sa satis-
faction libidineuse. Au point de vue pratique, cette dis-
tinction entre le narcissisme et l'égoïsme peut être
poussée assez loin. On peut être absolument égoïste
sans cesser pour cela d'attacher de grandes quantités
d'énergie libidineuse à certains objets, dans la mesure où
la satisfaction libidineuse procurée par ces objets corres-
pond aux besoins du moi. L'égoïsme veillera alors à ce que
la poursuite de ces objets ne nuise pas au moi. On peut
LA THÉORIE DE LA LIBIDO ET LE « NARCISSISME » ^4?
être égoïste et présenter en même temps un degré très
prononcé de narcissisme, c'est-à-dire pouvoir se passer
facilement d'objets sexuels, soit au point de vue de la
satisfaction sexuelle directe, soit en ce qui concerne ces
tendances dérivées du besoin sexuel que nous avons
l'habitude d'opposer, en tant qu' « amour », à la « sen-
sualité » pure. Dans toutes ces conjonctures, l'égoïsme
apparaît comme l'élément placé au-dessus de toute con-
testation, comme l'élément constant, le narcissisme
étant, au contraire, l'élément variable. Le contraire de
l'égoïsme, Valtruisme, loin de coïncider avec la subordi-
nation des objets à la libido, s'en distingjue par l'absence
de la poursuite de satisfactions sexuelles. C'est seulement
dans l'état amoureux absolu que l'altruisme coïncide
avec la concentration de la libido sur l'objet. L'objet
sexuel attire généralement vers lui une partie du narcis-
sisme, d'où résulte ce qu'on peut appeler F a exagération
de la valeur sexuelle de l'objet ». Qu'à cela s'ajoute
encore la transfusion altruiste de l'égoïsme à l'objet
sexuel, celui-ci devient tout puissant : on peut dire alors
qu'il a absorbé le moi.
Ce sera, j'espère, un délassement pour vous d'en-
tendre, après l'exposé sec et aride des découvertes de la
science, une description poétique de l'opposition écono-
mique qui existe entre le narcissisme et l'état amoureux.
Je l'emprunte au Wesiôstlicher Divan, de Gœthe :
SULEIKA.
Volk und Knecht und Ueberwinder,
Sie gestehn zu jeder Zeit :
Hôchstes Gliick der Erdenkinder
Sei nur die Persônlichkeit.
Jedes Leben sei zu fiihren,
Wenn man sich nicht selbst vermisst;
Ailes kônne man verlieren,
Wenn man bliebe, was man ist.
Hatem.
Kann wohl sein ! So w'ivà geraeinet ,
Doch ich bin auf andrer Spur ;
Ailes Erdengli'ick vereinet
Find' ich in Suleikanur.
448 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
Wie sie sich an mich verschwendet,
Bin ich mir ein vvertes Ich ;
Hatte sie sich weggewendet,
Aiigenblicks verlôr ich mich.
Nun' mit Hatem wàr's zu Ende ;
Doch schon hab' ich uragelost;
Ich verkôrpre mich behende
In den Holden, den sie kost^.
Ma deuxième remarque vient compléter la théorie du
rêve. Nous ne pouvons pas nous expliquer la production
du rêve, si nous n'admettons pas, à titre additionnel,
que l'inconscient refoulé est devenu dans une certaine
mesure indépendant du moi, de sorte qu'il ne se plie pas
au désir contenu dans le sommeil et maintient ses
attaches, alors même que toutes les autres énergies qui
dépendent du moi^oui accaparées au profit du sommeil,
dans la mesure où elles sont attachées à des objets.
Alors seulement on parvient à comprendre comment cet
inconscient peut profiter de la suppression ou de la
diminution nocturne de la censure et s'emparer des
restes diurnes pour former, avec les matériaux qu'ils
fournissent, un désir de rêve défendu. D'autre part, il se
peut que les restes diurnes tirent, en partie du moins,
leur pouvoir de résistance à la libido accaparée par le
sommeil, du fait qu'ils se trouvent déjà d'avance en rap-
ports avec l'inconscient refoulé. 11 y a là un important
caractère dynamique que nous devons introduire après
coup dans notre conception relative à la formation de
rêves.
Une affection organique, une irritation douloureuse,
une inflammation d'un organe créent un état qui a net-
tement pour conséquence un détachement de la libido
de ses objets. La libido retirée des objets rentre dans le
I. Suleîka. — Peuples, esclaves et vainqueurs se sont toujours accordés
(en ceci): — le bonheur suprême des enfants de la terre — ne consiste que
dans la personnalité. — Quelle que soit la vie, on peut la vivre, — tant qu'on
se connaît bien soi-même ; — rien n'est perdu, tant qu'on reste ce qu'on est,
Hatem. — C'est possible ! Telle est l'opinion courante ; — mais je suis sur une
autre trace: — tout le bonheur de la terre — je le trouve réuni dans la seule
Suleîka. — Dans la mesure seulement où elle me prodigue ses faveurs, —
je m'estime ; si elle se détournait de moi, — je serais perdu pour moi-même.
— C'en serait fini d'Hatem. — Mais je sais ce que je ferais: — Je me fondrais
aussitôt avec l'heureux — auquel elle accorderait ses baisers.
LA THÉORIE DE LA LIBIDO ET LE « NARCISSISME » Mi^
moi pour s'attacher avec force à la partie du corps
malade. On peut même oser l'affirmation que, dans ces
conditions, le détachement de la libido de ses objets est
encore plus frappant que le détachement dont l'intérêt
égoïste fait preuve par rapport au monde extérieur.
Ceci semble nous ouvrir la voie à l'intelligence de l'hypo-
cliondrie, dans laquelle un organe préoccupe de même
le moiy sans que nous le percevions comme malade. Mais
je résiste à la tentation de m'engager plus avant dans
cette voie ou d'analyser d'autres situations que l'hypo-
thèse de la rentrée de la libido objective dans le mot
nous rendrait intelligibles ou concrètes : c'est que j'ai
hâte de répondre à deux objections qui, je le sais, se
présentent à votre esprit. Vous voulez savoir, en premier
lieu, pourquoi en parlant de sommeil, de maladie et
d'autres situations analogues, je fais une distinction
entre libido et intérêt, entre tendances sexuelles et ten-
dances du moi, alors que les observations peuvent géné-
ralement être interprétées, en admettant l'existence d'une
seule et unique énergie qui, libre dans ses déplacements,
s'attache tantôt à l'objet, tantôt au moi, se met au service
tantôt d'une tendance, tantôt d'une autre. Et, en deuxième
lieu, vous êtes sans doute étonnés de me voir traiter
comme source d'un état pathologique le détachement de
la libido de l'objet, alors que ces transformations de la
libido objective en libido dumo2ou,plus généralement,
en énergie du moi îoni partie des processus normaux de
la dynamique psychique qui se reproduisent tous les
jours et toutes les nuits.
Ma réponse sera la suivante. Votre première objection
sonne bien. L'examen de l'état de sommeil, de maladie,
de l'état amoureux ne nous aurait probablement jamais
conduits, comme tel, à la distinction entre une libido du
moi et une libido objective, entre la libido et l'intérêt.
Mais vous oubliez les recherches qui nous avaient servi
de point de départ et à la lumière desquelles nous envi-
sageons maintenant les situations psychiques dont il
s'agit. C'est en assistant au conflit d'où naissent les
névroses de transfert que nous avons appris à distinguer
entre la libido et l'intérêt, par conséquent entre les
instincts sexuels et les instincts de conservation. A cette
distinction il ne nous est plus possible de renoncer. La
4^0 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
possibilité de transformation de la libido des objets en
libido du moi, donc la nécessité de compter avec une
libido du moi, nous est apparue comme la seule explica-
tion vraisemblable de l'énigme des névroses dites nar-
cissiques, comme, par exemple, la démence précoce,
ainsi que des ressemblances et des différences qui
existent entre celle-ci, d'un côté, l'hystérie et l'obsession,
de l'autre. Nous appliquons maintenant à la maladie, au
sommeil et à l'état amoureux ce dont nous av^ons trouvé
ailleurs une confirmation irréfutable. Nous devons pour-
suivre ces applications, afin de voir jusqu'où elles nous
mèneront. La seule proposition qui ne découle pas
directement de notre expérience analytique, est que la
libido reste la libido, qu'elle s'applique à des objets
ou au propre moi du sujet, et qu'elle ne se trans-
forme jamais en intérêt égoïste ; on peut en dire autant
de ce dernier. Mais cette proposition équivaut à la dis-
tinction, déjà soumise par nous à une appréciation cri-
tique, entre les tendances sexuelles et les tendances du
moi, distinction que, pour des raisons heuristiques, nous
sommes décidés à maintenir, jusqu'à sa réfutation
possible
Votre deuxième objection est également justifiée,
mais elle est engagée dans une fausse direction. Sans
doute, le retour vers le moi de la libido détachée des
objets n'est pas directement pathogène ; ne voyons-nous
pas ce phénomène se produire chaque fois avant le som-
meil, et suivre une marche inverse après le réveil ?
L'animalcule protoplasmique rentre ses prolongements,
pour les émettre de nouveau à la première occasion.
Mais c'est tout autre chose, lorsqu'un processus déter-
miné, très énergique, force la libido à se détacher des
objets. La libido devenue narcissique ne peut plus alors
retrouver le chemin qui conduit aux objets,- et c'est cette
diminution de la mobilité de la libido qui devient patho-
gène. On dirait qu'au delà d'une certaine mesure l'ac-
cumulation de la libido ne peut plus être supportée. 11
est permis de supposer que si la libido vient s'attacher
à des objets, c'est parce que le moi y voit un moyen
d'éviter les effets morbides que produirait une libido
; accumulée chez lui à l'excès. S'il entrait dans nos inten-
/ lions de nous occuper plus en détail de la démence pré-
LA THÉORIE DE LA LIBIDO ET LE « NARCISSISME » 45 1
coce, je vous montrerais que le processus à la suite
duquel la libido, une fois détachée des objets, trouve la
route barrée lorsqu'elle veut y retourner, — que ce pro-
cessus, dis-je, se rapproche de celui du refoulement et
doit être considéré comme son pendant. Mais vous auriez
su-rtout la sensation que vos pieds foulent un sol familier,
si je vous disais que les conditions de ce processus
sont presque identiques, d'après ce que nous en savons
actuellement, à celles du refoulement. Le conflit semble
être le même et se dérouler entre les mêmes forces. Si
l'issue en est différente de celle que nous observons
dans l'hystérie, par exemple, cela ne peut tenir qu'à une
différence de disposition. Chez les malades dont nous
nous occupons ici, la partie faible du développement de
la libido correspond à une autre phase ; la fixation déci-
sive qui, si vous vous en souvenez, rend possible la for-
mation de symptômes, se trouve ailleurs, correspond
probablement à la phase du narcissisme primitif auquel
la démence précoce retourne dans sa phase finale. Il est
tout à fait remarquable que nous soyons obligés d'ad-
mettre, pour la libido de toutes les névroses narcissi-
ques, des points de fixation correspondant à des phases
de développement beaucoup plus précoces que dans
l'hystérie ou la névrose obsessionnelle. Mais vous savez
déjà que les notions que nous avons acquises à la suite
de l'étude des névroses de transfert permettent égale-
ment de s'orienter dans les névroses narcissiques, beau-
coup plus difficiles au point de vue pratique. Les traits
communs sont très nombreux, et il s'agit au fond d'une
seule et même phénoménologie. Aussi vous rendrez-
vous facilement compte des difficultés, sinon des impos-
sibilités, auxquelles doivent se heurter ceux qui entre-
prennent l'explication de ces affections déjà ressortissant
de la psychiatrie, sans apporter dans ce travail une con-
naissance analytique des névroses de transfert.
Le tableau symptomatique, d'ailleurs très Variable, de
la démence précoce ne se compose pas uniquement des
symptômes découlant du détachement de la libido des
objets et de son accumulation dans lé moi, en qualité de
libido narcissique. Une grande place revient plutôt à
d'autres phénomènes se rattachant aux efforts de la libido
de retourner aux objets, donc correspondant à une ten-
45:i THEORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
tative de restitution ou de guérison. Ces derniers symp-
tômes sont même les plus frappants, les plus bruyants.
Ils présentent une ressemblance incontestable avec ceux
de l'hystérie, plus rarement avec ceux de la névrose
obsessionnelle, et cependant diffèrent des uns et des
autres sur tous les points. Il semble que dans ses efforts
de retourner aux objets, c'est-à-dire aux représentations
des objets, la libido réussisse vraiment, dans la démence
précoce, à s'y accrocher, mais ce qu'elle saisit des objets
ne sont que leurs ombres, je veux dire les représentations
verbales qui leur correspondent. Je ne puis en dire davan-
tage ici, mais j'estime que ce comportement de la libido,
dans ses aspirations de retour vers l'objet, nous a per-
mis de nous rendre compte de la véritable différence qui
existe entre une représentation consciente et une repré-
sentation inconsciente.
Je vous ai ainsi introduits dans le domaine où le tra-
vail analytique est appelé à réaliser ses prochains progrès.
Depuis que nous nous sommes familiarisés avec le manie-
ment de la notion « libido du moi », les névroses narcis-
siques nous sont devenus accessibles ; la tâche qui en
découle pour nous consiste à trouver une explication
dynamique de ces affections et, en même temps, à com-
pléter notre connaissance de la vie psychique par un
approfondissement de ce que nous savons du moi. La
psychologie du moi, que nous cherchons à édifier, doit
être fondée, non sur les données de notre introspection,
mais, comme dans la libido, sur l'analyse des troubles
et dissociations du moi. 11 est possible que lorsque nous
aurons achevé ce travail, la valeur des connaissances
que nous a fournies l'étude des névroses de transfert et
relatives au sort de la libido, se trouvera diminuée à
nos yeux. Mais ce travail est encore très peu avancé. Les
névroses narcissiques se prêtent à peine à la technique
dont nous nous étions servis dans les névroses de trans-
fert, et je vais vous en dire la raison dans un instant.
Chaque fois que nous faisons un pas en avant dans
l'étude de celles-là, nous voyons se dresser devant nous
comme un mur qui nous commande un temps d'arrêt.
Dans les névroses de transfert, vous vous en souvenez,
nous nous étions également heurtés à des bornes de
résistance, mais là nous avons pu abattre les obstacles
LA THÉORIE DE LÀ LIBIDO ET LE « NARCISSISME » 453
morceau par morceau. Dans les névroses narcissiques,
la résistance est insurmontable ; nous pouvons tout au
plus jeter un coup d'œil de curiosité par-dessus le mur,
pour épier ce qui se passe de l'autre côté. Nos méthodes
techniques usuelles doivent donc être remplacées par
d'autres, et nous ignorons encore si nous réussirons à
opérer cette substitution. Certes, même en ce qui con-
cerne ces malades, les matériaux ne nous font pas défaut.
Ils manifestent leur état de nombreuses manières, bien
que ce ne soit pas toujours sous la forme de réponses à
nos questions, et nous en sommes momentanément
réduits à interpréter leurs manifestations, en nous aidant
des notions que nous avons acquises grâce à l'étude des
symptômes des névroses de transfert. L'analogie est assez
grande pour nous garantir au début un résultat positif,
sans que nous puissions dire toutefois si cette technique
est susceptible de nous conduire très loin.
D'autres difficultés surgissent encore, qui s'opposent à
notre avance. Les affections narcissiques et les psycho-
ses qui s'y rattachent ne livreront leur secret qu'aux
observateurs formés à l'école de l'étude analytique des
névroses de transfert. Or, nos psychiatres ignorent la
psychanalyse et nous autres psychanalystes ne voyons
que peu de cas psychiatriques. Nous avons besoin d'une
génération de psychiatres ayant passé par l'école de la
psychanalyse, à titre de science préparatoire. Nous voyons
actuellement se produire des efforts dans ce sens en Amé-
rique, où d'éminents psychiatres initient leurs élèves aux
théories psychanalytiques et où directeurs d'asiles
d'aliénés, privés et publics, s'efforcent à observer leurs
malades à la lumière de ces théories. Nous avons toute-
fois réussi, nous aussi, à jeter un coup d'œil par-dessus
le mur narcissique et dans ce qui suit je vais vous racon-
ter le peu que nous avons pu apercevoir.
La forme morbide de la paranoïa, de l'aliénation sys-
tématique chronique occupe, dans les essais de classi-
fication de la psychiatrie moderne, une place incertaine.
Et, pourtant, sa parenté avec la démence précoce con-
stitue un fait incontestable. Je me suis permis une fois de
réunir la paranoïa et la démence précoce sous la dési-
gnation commune àe paraphrénie . D'après leur contenu,
les formes de la paranoïa sont décrites comme • manie
iioii THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVRO^S
des grandeurs, manie des persécutions, érotomanîe,
manie de la jalousie, etc. Nous ne nous attendrons pas
à des essais d'explication de la part de la psychiatrie. Je
mentionnerai sous ce rapport, à titre d'exemple (il est
vrai qu'il s'agit d'un exemple qui remonte à une époque
déjà lointaine et qui a perdu beaucoup de sa valeur),
l'essai de déduire un symptôme d'un autre, en attribuant
au malade un raisonnement intellectuel: le malade qui,
en vertu d'une disposition primaire, se croit persécuté,
tirerait de cette persécution la conclusion qu'il est un
personnage important, ce qui donnerait naissance à sa
manie des grandeurs. Pour notre conception analytique,
la manie des grandeurs est la conséquence immédiate
de l'agrandissement du mo/ par toute la quantité d'éner-
gie libidineuse retirée des objets; elle est un narcissisme
secondaire, survenu comme à la suite du réveil du nar-
cissisme primitif, qui est celui de la première enfance.
Mais une observation que j'ai faite dans les cas de manie
de persécution m'avait engagé à suivre une certaine
trace. J'avais remarqué tout d'abord que dans la grande
majorité des cas le persécuteur appartenait au même
sexe que le persécuté. Ce fait pouvait bien s'expliquer
d'une manière quelconque, mais dans quelques cas bien
étudiés on a pu constater que c'était la personne du
même sexe la plus aimée avant la maladie qui s'était trans-
formée en persécutrice pendant celle-ci. La situation
pouvait se développer par le remplacement, d'après cer-
taines affinités connues, de la personne aimée par une
autre, par exemple du père par le précepteur, par le
supérieur. De ces expériences, dont le nombre allait en
augmentant, j'avais tiré la conclusion que la paranoïa
persecutoria est une forme morbide dans laquelle l'indi-
vidu se défend contre une tendance homosexuelle deve-
nue trop forte La transformation de la tendresse en
haine, transformation qui, on le sait, peut devenir une
grave menace pour la vie de l'objet à la fois aimé et haï,
correspond dans ces cas à la transformation des tendan-
ces libidineuses en angoisse, cette dernière transforma-
tion étant une conséquence régulière du processus de
refoulement. Ecoutez encore, par exemple, la dernière
de mes observations se rapportant à ce sujet. Un jeune
médecin a été obligé de quitter sa ville natale, pour avoir
LA THÉORIE DE LA LÏBÎDO ET LE « NARCISSISME » ^55
adressé des menaces de mort au fils d'un professeur de
l'Université de cette ville qui jusqu'alors avait été son
meilleur ami. Il attribuait à cet ancien ami des intentions
vraiment diaboliques et une puissance démoniaque. Il
l'accusait de tous les malheurs qui, au cours des der-
nières années, avaient frappé sa famille, de toutes les
infortunes familiales et sociales. Mais non content de
cela, le méchant ami et son père le professeur se seraient
encore rendu responsables de la guerre et auraient appelé
les Russes dans le pays. Notre malade aurait mille fois
risqué sa vie, et il est persuadé que la mort du malfaiteur
mettrait fin à tous les malheurs. Et, pourtant, son
ancienne tendresse pour ce malfaiteur est encore telle-
raent forte que sa main se trouva comme paralysée le
jour où il a eu l'occasion d'abattre son ennemi d'un coup
de revolver. Au cours des brefs entretiens que j'ai eus
avec le malade, j'avais appris que les relations amicales
entre les deux hommes dataient de leurs premières
années de collège. Une fois au moins ces relations
avaient dépassé les bornes de l'amitié: une nuit passée
ensemble avait abouti à un rapport sexuel complet. Notre
malade n'a jamais éprouvé à l'égard des femmes un sen-
timent en rapport avec son âge et avec le charme de sa
personnalité. Il avait été fiancé à une jeune fille jolie et
distinguée, mais celle-ci, ayant constaté que son fiancé
n'éprouvait pour elle aucune tendresse, rompit les fian-
çailles. Plusieurs années plus tard, sa maladie s'était
déclarée au moment même où il avait réussi pour la
première fois à satisfaire complètement une femme. Celle-
ci l'ayant embrassé avec reconnaissance et abandon, il
éprouva subitement une douleur bizarre, on aurait dit
un coup de couteau lui sectionnant le crâne. Il expliqua
plus tard cette sensation, en disant qu'il ne pouvait la
comparer qu'à la sensation qu'on éprouverait si on vous
faisait sauter la boîte crânienne, pour mettre à nu le
cerveau, ainsi qu'on le fait dans les autopsies, ou les vas-
tes trépanations; et comme son ami s'était spécialisé
dans l'anatomie pathologique, il découvrit peu à peu que
celui-là a bien pu lui envoyer cette femme pour le tenter.
A partir de ce moment-là, ses yeux s'étaient ouverts, et
il comprit que toutes les autres persécutions auxquelles
il était en butte étaient le fait de son ancien ami.
456 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
Mais comment les choses se passent-elles dans les cas
où le persécuteur n'appartient pas au même sexe que le
persécuté et qui semblent aller à l'encontre de notre
explication par la défense contre une libido homo-
sexuelle? J'ai eu récemment l'occasion d'examiner un
cas de ce genre et de tirer de la contradiction apparente
une confirmation de ma manière de voir. La jeune fille,
qui se croyait persécutée par l'homme auquel elle avait
accordé deux tendres rendez-vous, avait en réalité com-
mencé par diriger sa manie contre une femme qu'on peut
considérer comme s'étant substituée dans ses idées à sa
mère. C'est seulement après le second rendez-vous qu'elle
a réussi à détacher sa manie de la femme pour la repor-
ter sur l'homme. La condition du sexe égal se tro-uvait
donc primitivement réalisée dans ce cas, comme dans le
premier dont je vous ai parlé. Dans la plainte qu'elle
avait formulée devant son avocat et son médecin, la
malade n'a pas mentionné cette phase préliminaire de
sa folie, ce qui a pu fournir une apparence de démenti à
notre conception de la paranoïa.
Primitivement, l'homosexualité dans le choix de l'objet
présente avec le narcissisme plus de points de contact
que l'hétérosexualité. Aussi lorsqu'il s'agit d'écarter une
tendance homosexuelle trop violente, le retour au nar-
cissisme se trouve particulièrement facilité. Je n'ai pas
eu l'occasion jusqu'à présent de vous entretenir longue-
ment des fondements de la vie amoureuse, tels que je
les conçois, et il m'est impossible de combler ici cette
lacune. Tout ce que je puis vous dire, c'est que le choix
de l'objet, le progrès dans le développement de la libido
après la phase narcissique, peuvent s'effectuer selon
deux types différents : selon le type narcissique, le moi
du sujet étant remplacé par un autre moi qui lui res-
semble autant que possible, et selon le type extensif, des
personnes qui sont devenues indispensables, parce
qu'elles procurent ou assurent la satisfaction d'autres
besoins vitaux, étant également choisies comme objets
de la libido. Une forte affinité de la libido pour le choix
de l'objet selon le type narcissique doit être considérée,
selon nous, comme faisant partie de la prédisposition à
l'homosexualité manifeste.
Je vous ai parlé, dans une de mes précédentes leçons,
LA THÉORIE DE LA LIBIDO ET LE « NARCISSISME » 4o7
d'un cas de manie de la jalousie chez une femme. A pré-
sent que mon exposé touche à la fin, vous seriez sans
doute curieux de savoir comment j'explique une manie
au point de vue psychanalytique. Je regrette d'avoir à
vQus dire sur ce sujet moins que ce que vous attendez.
L'inaccessibilité de la manie à l'action d'arguments logi-
ques et d'expériences réelles s'explique, aussi bien que
l'inaccessibilité de l'obsession aux mêmes influences,
par ses rapports avec l'inconscient qui est représenté et
réprimé par la manie ou par l'idée obsessionnelle. Les
deux affections ne diffèrent entre elles qu'au point de
vue topique et dynamique.
Gomme dans la paranoïa, nous avons trouvé dans la mé-
lancolie, dont on a d'ailleurs décrit des formes cliniques
très diverses, une fissure qui nous permet d'en apercevoir
la structure interne. Nous avons constaté que les repro-
ches impitoyables dont les mélancoliques s'accablent
eux-mêmes, s'appliquent en réalité à une autre personne,
à l'objet sexuel qu'ils ont perdu ou qui, par sa propre
faute, est tombé dans leur estime. Nous avons pu en con-
clure que si le mélancolique a retiré de l'objet sa libido,
cet objet se trouve reporté dans le moif comme projeté
sur lui, à la suite d'un processus auquel on peut donner
le nom à' identification narcissique. Je ne puis vous don-
ner ici qu'une image figurée, et non une description
topico-dynamique en règle. Le moi est alors traité comme
l'objet abandonné, et il supporte toutes les agressions et
manifestations de vengeance qu'il attribue à l'objet. La
tendance au suicide qu'on observe chez le mélancolique
s'explique, elle aussi, plus facilement à la lumière de celte
conception, le malade s'acharnantà supprimer du même
coup et lui-même et l'objet à la fois aimé et haï. Dans la
mélancolie, comme dans les autres affections narcissi-
ques, se manifeste d'une manière très prononcée un trait
de la vie affective auquel nous donnons généralement,
depuis Bleuler, le nom à' ambivalence. C'est l'existence,
chez une même personne, de sentiments opposés, ami-
caux et hostiles, à l'égard d'une autre personne. Je n'ai
malheureusement pas eu l'occasion, au cours de ces
entretiens, de vous parler plus longuement de cette am-
bivalence des sentiments.
A côté de l'identification narcissique, il existe une
458 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
identification hystérique que nous connaissons depuis
bien plus longtemps. Je voudrais déjà être à même de
vous montrer les difFérences qui existent entre l'une et
l'autre, à l'aide de quelques exemples bien choisis. En
ce qui concerne les formes périodiques et cycliques de
la mélancolie, je puis vous dire une chose qui vous
intéressera sûrement. Il est notamment possible, dans
des conditions favorables (et j'en ai fait l'expérience à
deux reprises), d'empêcher, grâce au traitement analy-
tique appliqué dans les intervalles libres de toute crise,
le retour de l'état mélancolique, soit de la même tonalité
affective, soit d'une tonalité opposée. On constate alors
qu'il s'agit, dans la mélancolie et dans la manie, de la
solution d'un conflit d'un genre particulier, conflit dont
les éléments sont exactement les mêmes que ceux des
autres névroses. Vous vous rendez facilement compte
de la foule de données que la psychanalyse est encore
appelée à recueillir dans ce domaine.
Je vous ai dit également que nous pouvions, grâce à
la psychanalyse, acquérir des connaissances relatives à
la composition du moiy aux éléments qui entrent dans
sa structure. Nous avions même déjà commencé à entre-
voir cette composition, ces éléments. De l'analyse de la
manie d'observation nous avons cru pouvoir conclure
qu'il existe réellement dans le moeuneinstance qui observe,
critique et compare inlassablement et s'oppose ainsi à
l'autre partie du moi. C'est pourquoi j'estime que le malade
nous révèle une vérité dont on ne tient généralement pas
compte comme elle le mérite, lorsqu'il se plaint que cha-
cun de ses pas est épié et observé, chacune de ses pensées
dévoilée et critiquée. Sa seule erreur consiste à situer au
dehors, comme lui étant extérieure, cette force si incom-
modante. Il sent en lui le pouvoir d'une instance qui
mesure son moi actuel et chacune de ses manifestations
d'après un moi idéal qu'il s'est créé lui-même au cours
de son développement. Je pense même que cette création
a été effectuée dans l'intention de rétablir ce contente-
ment de soi-même qui était inhérent au narcissisme pri-
maire infantile et qui a depuis éprouvé tant de troubles
et de mortifications. Cette instance qui surveille, nous la
connaissons : c'est le censeur du moi, c'est la conscience ;
c'est la même qui exerce la nuit la censure de rêves,
LA THÉORIE DE LA LIBIDO ET LE « NARCISSISME » 4^9
c'est d'elle que partent les refoulements de désirs inad-
missibles. En se désagrégeant sous l'influence de la
manie d'observation, elle nous révèle ses origines:
influences exercées par les parents, les éducateurs, l'am-
biance sociale ; identification avec quelques-unes des
personnes dont on a subi le plus l'influence.
Tels seraient quelques-uns des résultats obtenus grâce
à l'application de la psychanalyse aux afî*ections narcis-
siques. Je reconnais qu'ils ne sont pas nombreux et qu'ils
manquent souvent de cette netteté qui ne s'obtient que
lorsqu'on est bien familiarisé avec un nouveau domaine.
Nous sommes redevables de ces résultats à l'utilisation
de la notion de libido du moi ou libido narcissique, qui
nous a permis d'étendre aux névroses narcissiques les
données que nous avait fournies l'étude des névroses de
transfert. Et, maintenant, vous vous demandez sans
doute s'il ne serait pas possible d'arriver à un résultat
qui consisterait à subordonner à la théorie de la libido
tous les troubles des afî'ections narcissiques et des psy-
choses, si ce n'est pas en fin de compte le facteur libi-
dineux de la vie psychique qui serait responsable de la
maladie, sans que nous puissions invoquer une altéra-
tiondans le fonctionnement des instincts de conservation.
Or, la réponse à cette question ne me paraît pas urgente
et, surtout, elle n'est pas assez mûre pour qu'on se
hasarde à la formuler. Laissons se poursuivre le progrès
du travail scientifique et attendons patiemment. Je ne
serais pas étonné d'apprendre un jour que le pouvoir
pathogène constitue effectivement un privilège des ten-
dances libidineuses et que la théorie de la libido triom-
phe sur toute la ligne, depuis les névroses actuelles les
plus simples jusqu'à l'aliénation psychotique la plus grave
de l'individu. Ne savons-nous pas que ce qui caractérise
la libido, c'est son refus de se soumettre à la réalité cos-
mique, à Vananké'f Mais il me paraît tout à fait vraisem-
blable que les tendances du mot, entraînées par les
impulsions pathogènes de la libido, éprouvent elles
aussi des troubles fonctionnels. Et si j'apprends un jour
que dans les psychoses graves les tendances du moi
elles-mêmes peuvent présenter des troubles primaires,
je ne verrais nullement dans ce fait un écart de la direc-
tion générale de nos recherches. Mais c'est là une ques-
460 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
tion d'avenir, pour vous du moins. Permettez-moi seule-
ment de revenir un moment à l'angoisse, pour dissiper
une dernière obscurité que nous avons laissée la concer-
nant. Nous avons dit qu'étant donnés les rapports bien
connus qui existent entre l'angoisse et la libido, il ne
nous paraissait pas admissible, et la chose est pourtant
incontestable, que l'angoisse réelle en présence d'un
danger soit la manifestation des instincts de conserva-
tion. Ne se pourrait-il pas que l'état affectif caractérisé
par l'angoisse puisât ses éléments, non dans les instincts
égoïstes du moi, mais dans la libido du mo/? C'est que
l'état d'angoisse est au fond irrationnel, et son irration-
nalité devient surtout frappante, lorsqu'il atteint un degré
un peu élevé. Il trouble alors l'action, celle de la fuite
ou celle de la défense, qui est seule rationnelle et sus-
ceptible d'assurer la conservation. C'est ainsi qu'en attri-
buant la partie affective de l'angoisse réelle à la libido
du moi, et l'action qui se manifeste à cette occasion à
l'instinct de conservation du moi, nous écartons toutes
les difficultés théoriques. Vous ne croyez pas sérieuse-
ment, je l'espère, qu'on fuit, parce qu'on éprouve de
l'angoisse? Non, on éprouve de l'angoisse et on fuit pour
le même motif, qui est fourni par la perception du dan-
ger. Des^ hommes ayant couru de grands dangers racon-
tent qu'ils n'ont pas éprouvé la moindre angoisse, mais
ont tout simplement agi, en dirigeant, par exemple, leurs
armes contre la bête de proie. Voilà certainement une
réaction on ne peut plus rationnelle.
CHAPITRE XXVII
LE. TRANSFERT
Comme nous approchons de la fin de nos entretiens,
vous sentez, j'en suis certain, s'éveiller en vous ilne
attente qui ne doit pas devenir pour vous une source de
déceptions. Vous vous dites que si je vous ai guidés à
travers les grands et petits détails de la matière psycha-
nalytique, ce n'était certainement pas pour prendre congé
de vous, sans vous dire un mot de la thérapeutique sur
laquelle repose cependant la possibilité de pratiquer la
psychanalyse. Il est en effet impossible que j'élude ce
sujet, car ce serait vous laisser dans l'ignorance d'un
nouveau fait sans lequel votre compréhension des ma-
ladies que nous avons examinées resterait tout à fait
incomplète.
Vous n'attendez pas de moi, je le sais, une initiation
à la technique, à la manière de pratiquer l'analyse dans
un but thérapeutique. Vous voulez seulement savoir
d'une façon générale quel est le mode d'action de la
psychothérapie analytique et quels sont à peu près ses
effets. Vous avez un droit incontestable de le savoir, et
pourtant je ne vous en dirai rien, préférant vous laisser
trouver ce mode d'action et ces effets par vos propres
moyens.
Songez seulement I Vous connaissez maintenant toutes
les conditions essentielles de la maladie, tous les facteurs
dont l'action intervient chez la personne malade. 11
semblerait qu'il ne reste plus place pour une. action
thérapeutique. Voici d'abord la prédisposition héré-
ditaire : nous n'en parlons pas souvent, car d'autres y
insistent d'une façon très énergique, et nous n'avons
rien de nouveau à ajouter à ce qu'ils disent. Ne croyez
cependant pas que j'en méconnaisse l'importance; c'est
précisément en tant que thérapeutes que nous sommes
F&&VD. 2^
^63 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
à même de nous rendre compte de sa force. Nous ne
pouvons d'ailleurs rien y changer; pour nous aussi elle
reste comme quelque chose de donné, comme une force
qui oppose des limites à nos efforts. Vient ensuite
l'influence des événements de la première enfance aux-
quels nous avons l'habitude d'accorder la première place
dans l'analyse; ils appartiennent au passé et nous ne
sommes pas à même de hous comporter comme s'ils
n'avaient pas existé. Nous avons enfin tout ce que nous
avons réuni sous la dénomination générique de « renon-
cement réel », tous ces malheurs de la vie qui imposent
le renoncement à l'amour, qui engendrent la misère, les
discordes familiales, les mariages mal assortis, sans
parler des conditions sociales défavorables et de la
rigueur des exigences morales dont nous subissons la
pression. Sans doute, ce sont là autant de voies ouvertes
à l'intervention thérapeutique efficace, mais dans le
genre de celle que, d'après une légende viennoise,
aurait exercé l'empereur Joseph : intervention bienfai-
sante d'un puissant, dont la volonté fait plier tous les
hommes et fait disparaître toutes les difficultés. Mais qui
sommes-nous, pour introduire une pareille bienfaisance
dans notre arsenal thérapeutique? Nous-mêmes pauvres
et socialement impuissants, obligés de tirer notre subsis-
tance de l'exercice de notre profession, nous ne pouvons
même pas donner gratuitement nos soins aux malades
peu fortunés, alors que d'autres médecins employant
d'autres méthodes de traitement sont à même de leur
accorder cette faveur. C'est que notre thérapeutique est
une thérapeutique de longue haleine, une thérapeutique
dont les effets sont excessivement lents à se produire. Il
se peut qu'en passant en revue tous les facteurs que j'ai
énumérés, votre attention soit plus particulièrement attiré
par l'un d'eux et que vous le jugiez susceptible de servir
de point d'application à notre influence thérapeutique.
Si la limitation morale imposée par la société est respon-
sable de la privation dont souffre le malade, le traite-
ment, penserez-vous, pourra l'encourager ou l'inciter
directement à s'élever au-dessus de cette limitation, à se
procurer satisfaction et santé moyennant le refus de se
conformer à un idéal auquel la société accorde une
grande valeur, mais dont on s'inspire si rarement. Cela
LE TRANSFEÏlt A63
reviendrait à dire qu'on peut guérir en vivant jusqu'au
bout sa vie sexuelle. Et si le traitement analytique im-
pliquait un encouragement de ce genre, il mériterait
certainement le reproche d'aller à l'encontre de la morale
générale, car il retirerait alors à la collectivité ce qu'il
accorderait à l'individu.
Mais que vous voilà mal renseignés I Le conseil de
vivre jusqu'au bout sa vie sexuelle n'a rien à voir avec la
thérapeutique psychanalytique, ne serait-ce que pour la
raison qu'il existe chez le malade, ainsi que je vous l'ai
annoncé moi-même, un conflit opiniâtre entre la tendance
libidineuse et le refoulement sexuel, entre son côté
sensuel et son côté ascétique. Ce n'est pas résoudre ce
conflit que d'aider l'un des adversaires à vaincre l'autre.
Nous voyons que chez le nerveux c'est l'ascèse qui
remporte, avec cette conséquence que la tendance
sexuelle se dédommage à l'aide de symptômes. Si, au
contraire, nous procurions la victoire au côté sensuel
de l'individu, c'est son côté ascétique qui, ainsi refoulé,
chercherait à se dédommager à l'aide de symptômes.
Aucune des deux solutions n'est capable de mettre un
terme au conflit intérieur; il y aura toujours un côté qui
ne sera pas satisfait. Rares sont les cas où le conflit soit
tellement faible que l'intervention du médecin sufTiàe à
apporter une décision, et à vrai dire ces cas ne réclament
pas un traitement analytique. Les personnes sur lesquelles
un médecin pourrait exercer une influence de ce genre,
obtiendraient facilement le même résultat sans l'inter-
vention du médecin. Vous savez fort bien que lorsqu'un
jeune homme abstinent se décide à avoir des rapports
sexuels illégitimes et lorsqu'une femme insatisfaite
cherche à se dédommager auprès d'un autre homme, ils
n'ont généralement pas attendu, pour le faire, l'autori-
sation du médecin ou même du psychanalyste.
On ne prête pas attention dans cette affaire à un point
essentiel, à savoir que le conflit pathogène des névroti-
ques n'est pas comparable à une lutte normale que des
tendances psychiques se livrent sur le même terrain
psychologique. Chez les névrotiques il y a lutte entre des
forces dont quelques-unes ont atteint la phase du pré-
conscient et du conscient, tandis que d'auti^es n'ont pas .
iâepassé la limite de l'inconscient. C'est pourquoi le
464 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
conflit ne peut aboutir à une solution. Les adversaires
ne se trouvent pas plus face à face que l'ours blanc et la
baleine dans l'exemple que vous connaissez tous. Une
vraie solution ne peut intervenir que lorsque les deux se
retrouvent sur le même terrain. Et je crois que la seule
tâche de la thérapeutique consiste à rendre cette
rencontre possible.
Je puis vous assurer en outre que vous êtes mal infor-
més, si vous croyez que conseiller et guider dans les
circonstances de la vie fait partie de l'influence psycha-
nalytique. Au contraire, nous repoussons autant que
possible ce rôle de mentor et n'avons (Ju'un désir, celui
de voir le malade prendre lui-même ses décisions. C'est
pourquoi nous exigeons qu'il diffère jusqu'à la fin du
traitement toute décision importante concernant le choix
d'une carrière, une entreprise commerciale, la conclu-
sion d'un mariage ou le divorce. Convenez que ce n'est
pas du tout ce que vous aviez pensé! C'est seulement
lorsque nous nous trouvons en présence de personnes
très jeunes, sans défense et sans consistance que, loin
d'imposer cette limitation, nous associons au rôle du
médecin celui de l'éducateur. Mais alors, conscients de
notre responsabilité, nous agissons avec toutes les
précautions nécessaires.
Mais de l'énergie que je mets à me défendre contre le
reproche de vouloir, par le traitement psychanalytique,
pousser le nerveux à vivre jusqu'au bout sa vie sexuelle,
vous auriez tort de conclure que notre influence s'exerce
&u profit de la morale sociale. Cette intention ne nous
est pas moins étrangère que la première. Il est vrai que
nous sommes, non des réformateurs, mais des observa-
teurs; nous ne pouvons cependant nous empêcher
d'observer d'un œil critique : aussi avons-nous trouve
impossible de prendre la défense de la morale sexuelle
conventionnelle, d'approuver la manière dont la société
cherche à résoudre en pratique le problème de la vie
sexuelle. Nous pouvons dire sans façon à la société que
ce qu'elle appelle sa morale coûte plus de sacrifices
qu'elle n'en vaut et que ses procédés manquent aussi
bien de sincérité que de sagesse. Nous ne nous faisons
pas faute de formuler nos critiques devant les patients,
nous les habituons à réfléchir sans préjugés aux faits
LE TRANSFERT 465
sexuels comme à tous les autres faits et lorsque, le trai-
tement terminé, ils deviennent indépendants et se déci-
dent de leur propre plein gré en faveur d'une solution
intermédiaire entre la vie sexuelle sans restrictions et
l'ascèse absolue, notre conscience n'a rien à se reprocher.
Nous nous disons que celui qui a su, après avoir lutté
contre lui-même, s'élever vers la vérité, se trouve à
l'abri de tout danger d'immoralité et peut se permettre
d'avoir une échelle de valeurs morales quelque peu diffé-
rente de celle en usage dans la société. Gardons-nous
d'ailleurs de surestimer le rôle de l'abstinence dans la
production des névroses. C'est seulement dans un très
petit nombre de cas qu'on peut mettre fin à la situation
pathogène découlant de la privation et de l'accumulation
de la libido par des rapports sexuels obtenus sans effort.
Vous n'expliquerez donc pas l'action thérapeutique de
la psychanalyse en disant qu'elle permet de vivre
jusqu'au bout la vie sexuelle. Cherchez une autre expli-
cation. En dissipant votre erreur sur ce point, j'ai fait
une remarque qui vous a peut-être mis sur la bonne
trace. L'utilité de la psychanalyse, aurez-vous pensé,
consiste sans doute à remplacer l'inconscient par le
conscient à traduire l'inconscient dans le conscient. C'est
exact. En amenant l'inconscient dans la conscience,
nous supprimons les refoulements, nous écartons les
conditions qui président à la formation de symptômes,
nous transformons le conflit pathogène en un conflit
normal qui, d'une manière ou d'une autre, finira par
être solutionné. Nous ne provoquons pas chez le ma-
lade autre chose que cette seule modification psychique,
et, dans la mesure où nous la provoquons, nous obte-
nons la guérison. Dans les cas où on ne peut supprimer
un refoulement ou un autre processus psychique du
même genre, notre thérapeutique perd ses droits.
Nous pouvons exprimer le but de nos efforts à l'aide
de plusieurs formules : nous pouvons dire notamment
que nous cherchons à rendre conscient l'inconscient ou
à supprimer les refoulements ou à combler les lacunes
amnésiques; tout cela revient au même. Mais cet aveu
vous laissera peut-être insatisfaits. Vous vous étiez fait
de la guérison d'un nerveux une autre idée, vous vous
étiez figuré qu'après s'être soumis au travail pénible
466 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
d'une psychanalyse, il devenait un autre homme; et
voilà que je viens vous dire que sa guérison consiste en
ce qu'il a un peu plus de conscient et moins d'incon-
scient qu'auparavant 1 Or, vous sous-estimez très proba-
blement l'importance d'un changement intérieur de ce
genre. Le nerveux guéri est en effet devenu un autre
homme, mais au fond, et cela va sans dire, il est resté
le même, c'est-à-dire qu'il est devenu ce qu'il aurait pu
être, indépendamment du traitement, dans les conditions
les plus favorables. Et c'est beaucoup. Et si, sachant cela,
vous entendez parler de tout ce qu'il faut faire, de tous
les efforts qu'il faut mettre en œuvre pour obtenir cette
modification insignifiante en apparence dans la vie psy-
chique du malade, vous ne douterez plus de l'impor-
tance de cette différence de niveau psychique qu'on
réussit à produire.
Je fais une petite digression pour vous demander si
vous savez ce qu'on appelle une thérapeutique causale.
On appelle ainsi une méthode thérapeutique qui, au lieu
de s'attaquer aux manifestations d'une maladie, cherche
à en supprimer les causes. Or, la thérapeutique psycha-
nalytique est-elle une thérapeutique causale ou non?
La réponse à cette question n'est pas simple, mais nous
offre peut-être l'occasion de nous rendre compte de
l'importunité de la question elle-même. Dans la mesure
où la thérapeutique analytique n'a pas pour but immé-
diat la suppression des symptômes, elle se comporte
comme une thérapeutique causale. Mais, envisagée à un
autre point de vue, elle apparaît comme n'étant pas
causale. Nous avons depuis longtemps suivi l'enchaîne-
ment des causes, à travers les refoulements, jusqu'aux
prédispositions instinctives, avec leurs intensités relatives
dans la constitution de l'individu et les déviations
qu'elles présentent par rapport à leur développement
normal. Supposez maintenant que nous soyons à même
d'intervenir par des procédés chimiques dans cette
structure, d'augmenter ou de diminuer la quantité de
libido existant à un moment donné, de renforcer un
instinct aux dépens d'un autre . ce serait-là une théra-
peutique causale au sens propre du mot, une thérapeu-
tique au profit de laquelle notre analyse a accompli le
travail de reconnaissance préliminaire et indispensable.
LE TRANSFERT 46;
Or, vous le savez, actuellement il n'y a pas à songer à
exercer une influence de ce genre sur les processus de
la libido ; notre traitement psychique s'attaque à un autre
anneau de la chaîne, à un anneau qui, s'il ne fait pas
partie des racines des phénomènes visibles pour nous,
n'en est pas moins très éloigné des symptômes et nous
a été rendu accessible par suite de circonstances très
remarquables.
Que devons-nous donc faire, pour remplacer chez nos
malades l'inconscient par le conscient? Nous avions cru
un moment que la chose était très simple, qu'il nous
suffisait de découvrir l'inconscient et de le mettre pour
ainsi dire sous les yeux du malade. Mais aujourd'hui
nous savons que nous étions dans l'erreur. Ce que nous
savons de l'inconscient ne coïncide nullement avec ce
qu'en sait le malade ; lorsque nous lui faisons part de ce
que nous savons, il ne remplace pas son inconscient par la
connaissance ainsi acquise, mais place celle-ci à côté de
celui-là qui reste à peu près inchangé. Nous devons
plutôt nous former de cet inconscient une représentation
topique, le rechercher dans ses souvenirs là même où il
a pu se former à la suite d'un refoulement. C'est ce
refoulement qu'il faut supprimer pour que la substitution
du conscient à l'inconscient s'opère toute seule. Mais
comment supprimer le refoulement? Ici commence la
deuxième phase de notre travail. En premier lieu,
recherche du refoulement, en deuxième lieu suppression
de la résistance qui maintient ce refoulement.
Et comment supprime-t-on la résistance? De la môme
manière : en la découvrant et en la mettant sous les
yeux du malade. C'est que la résistance provient, elle
aussi, d'un refoulement, soit de celui-là môme que nous
cherchons à résoudre, soit d'un refoulement survenu
antérieurement. Elle est produite par une contre-ma-
nœuvre dressée en vue du refoulement de la tendance
indécente. Nous faisons donc à présent ce que nous
voulions déjà faire au début : nous interprétons, nous
découvrons et nous faisons part au malade de ce que nous
obtenons; mais cette fois nous le faisons à l'endroit qui
convient. La contre-manœuvre ou la résistance fait partie,
non de l'inconscient, mais du moi qui est notre collabo-
rateur, et cela alors môme que la résistance n'est pas
468 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
consciente. Nous savons qu'il s'agit ici du double sens
du mot « inconscient » : l'inconscient comme phéno-
mène, l'inconscient comme système. Ceci paraît très
difficile et obscur, mais, au fond, n'est-ce pas la même
chose? Nous y sommes depuis longtemps préparés.
Nous nous attendons à ce que la résistance disparaisse,
à ce que la contre-manœuvre soit abandonnée, dès que
notre interprétation aura mis sous les yeux du moi l'une
et l'autre. Avec quelles forces travaillons-nous donc dans
des cas de ce genre? Nous comptons d'abord sur le désir
du malade de recouvrer la santé, désir qui l'a décidé à
entrer en collaboration avec nous; nous comptons
ensuite sur son intelligence à laquelle nous fournissons
l'appui de notre intervention. 11 est certain que l'intelli-
gence pourra plus facilement reconnaître la résistance
et trouver la traduction correspondant à ce qui a été
refoulé, si nous lui fournissons la représentation de ce
qu'elle a à reconnaître et à trouver. Si je vous dis :
« regardez le ciel, vous y verrez un aérostat », vous
trouverez celui-ci plus facilement que si je vous dis tout
simplement de lever les yeux vers le ciel, sans vous
préciser ce que vous y trouverez. De même l'étudiant
qui regarde pour la première fois dans un microscope
n'y voit rien, si son maître ne lui dit pas ce qu'il doit y
voir.
Et puis nous avons les faits. Dans un grand nombre
d'affections nerveuses, dans les hystéries, les névroses
d'angoisse, les névroses obsessionnelles, nos prémisses
se montrent justes. Par la recherche du refoulement,
par la découverte de la résistance, par la mise au jour
de ce qui est refoulé, on réussit réellement à résoudre
le problème, à vaincre les résistances, à supprimer le
refoulement, à transformer l'inconscient en conscient.
A cette occasion nous avons l'impression nette qu'à
propos de chaque résistance qu'il s'agit de vaincre, une
lutte violente se déroule dans l'âme du malade, une
lutte psychique normale, sur le même terrain psycholo-
gique, entre des mobiles contraires, entre des forces qui
tendent à maintenir la contre-manœuvre et d'autres qui
poussent à y renoncer. Les premiers mobiles sont les
mobiles anciens, ceux qui ont provoqué le refoulement;
et parmi les derniers s'en trouvent quelques-uns récem-
LE TRANSFERT 469
ment surgis et qui semblent devoir résoudre le conflit
dans le sens que nous désirons. Nous avons ainsi réussi
à ranimer l'ancien conflit qui avait abouti au refoule
ment, à soumettre à une revision le procès qui semblait
terminé. Les faits nouveaux que nous apportons en
faveur de cette revision consistent dans le rappel que
nous faisons au malade que la décision antérieure avait
abouti à la maladie, dans la promesse qu'une autre
décision ouvrira les voies à la guérison et nous lui
montrons que depuis le moment de la première solution
toutes les conditions ont subi des modifications consi-
dérables. A l'époque où la maladie s'était formée, le
moi était chétif, infantile, et avait peut-être des raisons
de proscrire les exigences de la libido comme une
source de dangers. Aujourd'hui il est plus fort, plus
expérimenté et possède en outre dans le médecin un
collaborateur fidèle et dévoué. Aussi sommes-nous en
droit de nous attendre à ce que le conflit ravivé ait une
solution plus favorable qu'à l'époque où il s'était
terminé par le refoulement et, ainsi que nous l'avons
dit, le succès que nous obtenons dans les hystéries, les
névroses d'angoisse et les névroses obsessionnelles
justifie en principe notre attente.
Il est cependant des maladies où les conditions étant
les mêmes nos procédés thérapeutiques ne sont jamais
couronnés de succès. Et cependant il s'agissait également
ici d'un conflit primitif entre le moi et la libido, conflit
qui avait, lui aussi, abouti à un refoulement, quelqu'en
soit d'ailleurs la caractéristique topique ; dans ces mala-
dies, comme dans les autres, nous pouvons découvrir,
dans la vie des malades, les points exacts où se sont pro-
duits les refoulements ; nous appliquons à ces maladies
les mêmes procédés, nous faisons aux malades les mêmes
promesses, nous leur venons en aide de la même ma-
nière, c'est-à-dire en les guidant à l'aide de « représen-
tations d'attente », et l'intervalle qui s'est écoulé entre
le moment où se sont produits les refoulements et le
moment actuel est tout en faveur d'une issue satisfai-
sante du conflit. Malgré tout cela, nous ne réussissons
ni à écarter une résistance ni à supprimer un refoulement.
Ces malades, paranoïques, mélancoliques, déments pré-
coces, restent réfractaires au traitement psychanalytique
A70 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
Quelle en est la raison? Cela ne peut venir d'un manque
d'intelligence ; nous supposons sans doute chez nos ma-
lades un certain niveau intellectuel, mais ce niveau
existe certainement chez les paranoïques, si habiles à
édifier des combinaisons ingénieuses. Nous ne pouvons
pas davantage incriminer l'absence d'un autre facteur
quelconque. A l'encontre des paranoïques, les mélanco-
liques ont la conscience d'être malades et de souffrir
gravement, mais cela ne les rend pas plus accessibles
au traitement psychanalytique. Nous sommes là en pré-
sence d'un fait que nous ne comprenons pas, de sorte
que nous sommes tentés de nous demander si nous avons
bien compris toutes les conditions du succès que nous
avons obtenu dans les autres névroses.
Si nous nous en tenons à nos hystériques et à nos ma-
lades atteints de névrose d'angoisse, nous ne tardons pas
à voir se présenter un autre fait auquel nous n'étions
nullement préparés. Nous nous apercevons notamment,
au bout de très peu de temps, que ces malades se com-
portent envers nous d'une façon tout à fait singulière.
Nous croyions avoir plassé en revue tous les facteurs dont
il convient de tenir compte au cours du traitement, avoir
rendu notre situation pat' rapport au patient aussi claire
et évidente qu'un exemple de calcul ; et voilà que nous
constatons qu'il s'est glissé dans le calcvil un élément
dont il n'a pas été tenu compte. Cet élément inattendu
étant susceptible de se présenter sous des formes multi-
ples, je commencerai par vous en décrire les aspects les
plus fréquents et le plus facilement intelligibles.
Nous constatons notamment que le malade, qui ne
devrait pas chercher autre chose qu'une issue à ses con-
flits douloureux, manifeste un intérêt particulier pour la
personne de son médecin. Tout ce qui concerne celui-ci,
lui semble avoir plus d'importance que ses propres af-
faires et détourne son attention de sa maladie. Aussi
les rapports qui s'établissent entre le médecin et le ma-
lade sont-ils pendant quelque temps très agréables ; le
malade se montre particulièrement prévenant, s'applique
à témoigner sa reconnaissance toutes les fois qu'il le
peut et révèle des finesses et des qualités de son carac-
tère que nous n'aurions peut-être pas cherchées. Il finit
par inspirer une opinion favorable au médecin, et celui-
LE TRANSFERT A71
ci bénit le hasard qui lui a fourni l'occasion de venir en
aide à une personnalité particulièrement remarquable.
Si le médecin a l'occasion de parler à l'entourage du
malade, il a le plaisir d'apprendre que la sympathie qu'il
éprouve pour ce dernier est réciproque. Chez lui, le pa-
tient ne se lasse pas de faire l'éloge du médecin auquel
il découvre tous les jours de nouvelles qualités. « 11 ne
rêve que de vous, il a en vous une confiance aveugle ;
tout ce que vous dites est pour lui parole d'évangile »,
vous racontent les personnes de son entourage. De
temps à autre, on entend une voix qui dépassant les
autres déclare : « il devient ennuyeux, à force de ne
"parler que de vous, de n'avoir que votre nom à la
bouche ».
Je suppose que le médecin sera assez modeste pour ne
voir dans toutes ces louanges qu'une expression de la
satisfaction que procurent au malade les espérances qu'il
lui donne et l'effet de l'élargissement de son horizon in-
tellectuel par suite des surprenantes perspectives de
libération qu'ouvre le traitement. Aussi l'analyse fait-elle
dans ces conditions des progrès remarquables ; le malade
comprend les indications qu'on lui suggère, il appro-
fondit les problèmes que fait surgir devant lui le traite-
ment, souvenirs et idées lui affluent en abondance, la
sûreté et la justesse de ses interprétations étonnent le
médecin qui peut seulement constater avec satisfaction
l'empressement avec lequel le malade accepte les nou-
veautés psychologiques qui soulèvent généralement de
la part de gens portants l'opposition la plus violente. A
la bonne attitude du malade pendant le travail analyti-
que correspond aussi une amélioration objective, con-
statée par tout le monde, de l'état morbide.
Mais le beau temps ne peut pas toujours durer. Il ar-
rive un jour où il se brouille. Des difficultés surgissent
au cours du traitement, le malade prétend qu'il ne lui
vient plus aucune idée. On a l'impression très nette qu'il
ne s'intéresse plus au travail et qu'il se soustrait d'un
cœur léger à la recommandation qui lui a été faite de
dire tout ce qui lui passe par la tête, sans se laisser
troubler par aucune considération critique. Il se com-
porte comme s'il n'était pas en traitement, comme s'il
n'avait pas conclu de pacte avec le médecin ; il est évi-
à'] 2 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
dent qu'il est préoccupé par quelque chose qu'il tient à
ne pas révéler. C'est là une situation dangereuse pour
le traitement. On se trouve sans conteste en présence
d'une violente résistance. Que s'est-il donc passé?
Lorsqu'on trouve le moyen d'éclaircir à nouveau la situa-
tion, on constate que la cause du trouble réside dans la
profonde et intense tendresse même que le patient
éprouve à l'égard du médecin et que ne justifient ni l'at-
titude de celui-ci ni les rapports qui se sont établis entre
les deux au cours du traitement. La forme sous laquelle
se manifeste cette tendresse et les buts qu'elle poursuit
dépendent naturellement des rapports persoTinels exis-
tant entre les deux. Si la patiente est une jeune fille et
le médecin un homme encore jeune également, celle-là
éprouvera pour celui-€i un sentiment amoureux normal,
et nous trouverons naturel qu'une jeune fille devienne
amoureuse d'un homme avec lequel elle reste longtemps
en tête à tête, auquel elle peut raconter beaucoup de
choses intimes et qui lui en impose par la supériorité
que lui confère son attitude de sauveur ; et nous oublie-
rons à cette occasion que de la part d'une jeune fille
névrosée on devrait plutôt s'attendre à un trouble de la
faculté libidineuse. Plus les relations personnelles exis-
tant entre le patient et le médecin s'écartent de ce cas
hypothétique, et plus nous serons étonnés de retrouver
chaque fois la même attitude affective. Passe encore,
lorsqu'il s'agit d'une jeune femme qui, malheureuse dans
son ménage, éprouve une passion sérieuse pour son mé-
decin, lui-même célibataire, est toute prête à obtenir son
divorce pour l'épouser ou, lorsque des obstacles d'ordre
social s'y opposent, n'hésiterait pas à devenir sa maî-
tresse. Ces choses-là arrivent aussi sans l'intervention
de la psychanalyse. Mais dans les cas dont nous nous
occupons on entend de la bouche de femmes et de jeu-
nes filles des propos qui révèlent une attitude détermi-
née à l'égard du problème thérapeutique : elles préten-
dent avoir toujours su qu'elles ne pourraient guérir que
par l'amour et avoir eu la certitude, dès le début du
traitement, que le commerce avec le médecin qui les
traitait leur procurerait enfin ce que la vie leur avait
toujours refusé. C'est seulement soutenus par cet espoir
qu'elles auraient dépensé tant d'efforts au cours du trai-
tement et surmonté toutes les difficultés de la confes-
sion. Et nous ajouterons pour notre part: c'est seule-
ment soutenues par cet espoir qu'elles ont si facilement
compris des choses auxquelles on croit en général dif-
ficilement. Un pareil aveu nous stupéfie et renverse tous
nos calculs. Se peut-il que nous ayons laissé échapper le
plus important article de notre compte?
Plus en effet notre expérience s'amplifie, et moins nous
pouvons nous opposer à cette correction si humiliante
pour nos prétentions scientifiques. On pouvait croire au
début que l'analyse se heurtait à un trouble provoqué
par un événement accidentel n'ayant rien à voir avec le
traitement proprement dit. Mais quand on voit ce tendre
attachement du malade pour le médecin se reproduire
régulièrement dans chaque cas nouveau, lorsqu'on le
voit se manifester dans les conditions mêmes les plus
défavorables et dans des cas où la disproportion entre
le malade et le médecin touche au grotesque, de la part
d'une femme déjà âgée à l'égard d'un médecin à barbe
blanche, c'est-à-dire dans des cas où d'après notre ju-
gement, il ne peut être question d'attrait ou de force de
séduction, alors on est bien obligé d'abandonner l'idée
d'un hasard perturbateur et de reconnaître qu'il s'agit
d'un phénomène qui présente les rapports les plus étroits
avec la nature mêniè de l'état morbide.
Ce fait nouveau que nous reconnaissons ainsi comme
à contre-cœur, n^est autre que ce que nous appelons le
transfert. Il s'agirait donc d'un transfert de sentiments
sur la personne du médecin, car nous ne croyons pas
que la situation créée par le traitement puisse justifier
l'éclosion de ces sentiments. Nous soupçonnons plutôt
que toute cette promptitude affective a une autre origine,
qu'elle existait chez le malade à l'état latent et a subi
le transfert sur la personne du médecin à l'occasion du
traitement analytique. Le transfert peut se manifester
soit comme une exigence amoureuse tumultueuse, soit
sous des formes plus tempérées ; en présence d'un méde-
cin âgé, la jeune patiente peut éprouver, le désir non
de devenir sa maîtresse, mais d'être traitée par lui comme
une fille préférée, sa tendance libidineuse peut se modé-
rer et devenir une aspiration à une amitié inséparable,
icléale, n'ayant rien de sensuel. Certaines femmes savent
k^]^ THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
sublimer le transfert et le modeler jusqu'à le rendre en
quelque sorte viable ; d'autres le manifestent sous une
forme brute, primitive, le plus souvent impossible. Mais
au fond il s'agit toujours du même phénomène, ayant
la même origine.
Avant de nous demander où il convient de situer ce
fait nouveau, permettez-moi de compléter sa description.
Gomment les choses se passent-elles dans les cas où les
patients appartiennent au sexe masculin ? On pourrait
croire que ceux-ci échappent à la fâcheuse intervention
de la différence sexuelle et de l'attraction sexuelle. Eh
bien, il n'y échappent pas plus que les patientes femmes.
Ils présentent le même attachement pour le médecin,
ils se font la même idée exagérée de ses qualités, ils
prennent une part aussi vive à tout ce qui le touche et
sont jaloux, tout comme les femmes, de tous ceux qui
l'approchent dans la vie. Les formes sublimées du trans-
fert d'homme à homme sont d'autant plus fréquentes
etles exigences sexuelles directes d'autant plus rares que
l'homosexualité manifeste joue chez l'individu dont il
s'agit un rôle moins important par rapport à l'utilisation
des autres facteurs constitutifs de l'instinct. Chez ses pa-
tients mâles le médecin observe aussi plus souvent que
chez les femmes une forme de transfert qui, à première
vue, paraît en contradiction avec tout ce qui a été décrit
jusqu'à présent : le transfert hostile ou négatif.
Notons tout d'abord que le transfert se manifeste chez
le patient dès le début du traitement et représente pen-
dant quelque temps le ressort le plus solide du travail.
On ne s'en aperçoit pas et on n'a pas à s'en préoccuper,
tant que son action s'effectue au profit de l'analyse pour-
suivie en commun. Mais dès qu'il se transforme en ré-
sistance, il appelle toute l'attention, et l'on constate que
ses rapports avec le traitejnent peuvent changer sur deux
points différents et opposés : en premier lieu, l'attitude
de tendresse devient tellement forte, les signes de son
origine sexuelle deviennent tellement nets qu'elle doit
provoquer contre elle une résistance interne ; en deuxième
lieu, il peut s'agir d'une transformation de sentiments
tendres en sentiments hostiles. D'une façon générale, les
sentiments hostiles apparaissent en effet plus tard que les
sentiments tendres derrière lesquels ils se dissimulent ;
Le ÎRANSFËRf 475
l'existence simultanée des uns et des autres reflète bien
cette ambivalence des sentiments qui se fait jour dans la
plupart de nos relations avec les autres hommes. Tout
comme les sentiments tendres, les sentiments hostiles sont
un signe d'attachement affectif, de même que le défi et
l'obéissance expriment le sentiment de dépendance, bien
qu'avec des signes contraires. Il est incontestable que
les sentiments hostiles à l'égard du médecin méritent
également le nom de « transfert », car la situation créée
par le traitement ne fournit aucun prétexte suffisant à
leur formation ; et c'est ainsi que la nécessité où nous
sommes d'admettre un transfert négatif nous prouve que
nous ne nous sommes pas trompés dans nos jugement?
relatifs au transfert positif ou de sentiments tendres.
D'où provient le transfert? Quelles sont les difficulté?
qu'il nous oppose ? Comment pouvons-nous surmonter
celles-ci ? Quel profit pouvons-nous finalement en tirer !'
Autant de questions qui ne peuvent être traitées en détail
que dans un enseignement technique de l'analyse et que
je me contenterai d'effleurer seulement aujourd'hui. Il
est entendu que nous ne cédons pas aux exigences du
malade découlant du transfert ; mais il serait absurde
de les repousser inamicalement ou avec colère. Nous
surmontons le transfert, en montrant au malade que ses
sentiments, au lieu d'être produits par la situation ac-
tuelle et s'appliquer à la personne du médecin, ne font
que reproduire une situation dans laquelle il s'était déjà
trouvé auparavant. Nous le forçons ainsi à remonter de
cette reproduction au souvenir. Quand ce résultat est
obtenu, le transfert, tendre ou hostile, qui semblait con-
stituer la plus grave menace en ce qui concerne le suc-
cès du traitement, met entre nos mains la clé à l'aide de
laquelle nous pouvons ouvrir les compartiments les plus
fermés de la vie psychique. Je voudrais cependant vous
dire quelques mots pour dissiper votre étonnement pos-
sible au sujet de ce phénomène inattendu. N'oublions
pas en effet que la maladie du patient dont nous entre-
prenons l'analyse ne constitue pas un phénomène achevé,
rigide, mais est toujours en voie de croissance et de
développement, tel un être vivant. Le début du traitement
ne met pas fin à ce développement, mais lorsque le trai-
tement a réussi à s'emparer du malade, on constate que
à-jè THÉORIE GÉNÉRALE DES NÈVROSEâ
toutes les néo-formations de la maladie ne se rapportent
plus qu'à un seul point, et notamment aux relations en-
tre le patient et le médecin. Le transfert peut ainsi être
comparé à la couche intermédiaire entre l'arbre et l'écorce,
couche qui fournit le point de départ à la formation de
nouveaux tissus et à l'augmentation d'épaisseur du tronc.
Quand le transfert a acquis une importance pareille, le
travail ayant pour objet les souvenirs du malade subit un
ralentissement considérable. On peut dire qu'on a alors
affaire non plus à la maladie antérieure du patient, mais
à une névrose nouvellement formée et transformée qui
remplace la première. Cette nouvelle couche qui vient se
superposer à l'affection ancienne, on l'a suivie dès le
début, on l'a vu naître et se développer et oii s'y oriente
d'autant plus facilement qu'on en occupe soi-même le
centre. Tous les symptômes du malade ont perdu leur
signification primitive et acquis un nouveau sens, en
rapport avec le transfert. Ou bien, il ne reste en fait de
symptômes que ceux qui ont pu subir une pareille trans-
formation. Surmonter cette nouvelle névrose artificielle,
c'est supprimer la maladie engendrée par le traitement.
Ces deux résultats vont de pair, et quand ils sont obte-
nus, notre tâche thérapeutique est terminée. L'homme
qui, dans ses rapports avec le médecin, est devenu nor-
mal et affranchi de l'action de tendances refoulées, res-
tera aussi tel dans sa vie normale, quand le médecin en
aura été éliminé.
C'est dans les hystéries, dans les hystéries d'angoisse
et les névroses obsessionnelles que le transfert présente
cette importance extraordinaire, centrale même au point
de vue du traitement. Et c'est pourquoi on les a appelées,
et avec raison, « névroses de transfert ». Celui qui, ayant
pratiqué le travail analytique, a eu l'occasion de se faire
une notion exacte de la nature du transfert, sait à n'en
pas douter de quel genre sont les tendances refoulées
qui s'expriment par les symptômes de ces névroses
et n'exigera pas d'autre preuve, plus convaincante, de
leur nature libidineuse. Nous pouvons dire que notre
conviction d'après laquelle rimpoiiance des symptômes
tient à leur qualité de satisfactions libidineuses substi-
tutives, n'a reçu sa confirmation définitive qu'à la suite
de la constatation du fait du transfert.
LE TRANSFERT ^77
Et, maintenant, nous avons plus d'une raison d'amé-
liorer notre conception dynamique antérieure, relative au
processus de la guérison, et plus d'une raison de la
mettre en harmonie avec cette nouvelle manière de voir.
Lorsque le malade est sur le point d'engager la lutte nor-
male contre les résistances dont notre analyse lui a révélé
l'existence, il a besoin d'une puissante impulsion qui
fasse pencher la décision dans le sens que nous dési-
rons, c'est-à-dire dans la direction de la guérison. Sans
cela, il pourrait se décider en faveur de la répétition de
l'issue antérieure et infliger de nouveau le refoulement
à ce qui avait été amené à la conscience. Ce qui décide
de la solution de cette lutte, ce n'est pas la pénétration
intellectuelle du malade — elle n'est ni assez forte ni
assez libre pour cela —, mais uniquement son attitude à
l'égard du médecin. Si son transfert porte le signe positif, il
revêt le médecin d'une grande autorité, transforme les
communications et conceptions de ce dernier en articles
de foi. Sans ce transfert, ou lorsque le transfert est néga-
tif, le malade ne prêterait pas la moindre attention aux
dires du médecin. La foi reproduit à cette occasion
l'histoire même de sa naissance : elle est le fruit de
l'amour et n'avait pas besoin d'arguments au début. C'est
seulement plus tard qu'elle attache à ceux-ci assez
d'importance pour les soumettre à un examen critique,
lorsqu'ils sont formulés par des personnes aimées. Les
arguments qui n'ont pas pour corollaire le fait d'émaner
de personnes aimées n'exercent ni n'ont jamais exercé la
moindre action dans la vie de la plupart des hommes.
Aussi rhomme n'est-il en général accessible par son côté
intellectuel que dans la mesure où il est capable d'inves-
tissement libidineux d'objets, et nous avons de bonnes
raisons de croire, et la chose est vraiment à craindre,
que c'est du degré de son narcissisme que dépend le
degré d'influence que peut exercer sur lui la technique
analytique, même la meilleure.
La faculté de concentrer l'énergie libidineuse sur des,
personnes doit être reconnue à tout homme normal. La
tendance au transfert que nous avons constatée dans les
névroses citées plus haut ne constitue qu'une exagération
extraordinaire de cette faculté générale. Il serait pour-
tant singulier, si un trait de caractère aussi répandu et
Freud. 3o
478 TiiÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
aussi important n'avait jamais été aperçu ni apprécié à
sa valeur. Aussi bien n'avait-il pas échappé à quelques
observateurs perspicaces. C'est ainsi que Bernheim avait
fait preuve d'une pénétration particulière en fondant la
théorie des phénomènes hypnotiques sur la proposition
que tous les hommes sont, dans une certaine mesure,
« suggestibles ». Sa « suggestibilité » n'est autre chose
que la tendance au transfert, conçue d'une i'açon un peu
étroite, c'est-à-dire à l'exclusion du transfert négatif.
Bernheim n'a cependant jamais pu dire ce qu'est la
suggestion à proprement parler et comment elle se pro-
duit. Elle était pour lui un fait fondamental dont il n'était
pas besoin d'expliquer les origines. Il n'a pas vu le lien
de dépendance qui existe entre la « suggestibilité » d'un
côté, la sexualité, l'activité de la libido, de l'autre. Et
nous devons nous rendre compte que si nous avons, dans
notre technique, abandonné l'hypnose, ce fut pour
découvrir à nouveau la suggestion sous la forme du
transfert.
Mais ici je m'arrête et vous laisse la parole. Jem'aper-
fîois qu'une objection s'impose à vos esprits avec une
force telle qu'elle vous rendrait incapables de suivre la
suite de mon exposé si on ne lui donnait pas la liberté
de s'exprimer. « Vous finissez donc par convenir, me
dites-vous, que vous travaillez avec l'aide de la sugges-
tion, tout comme les partisans de l'hypnose. Nous nous
en doutions depuis longtemps. A quoi vous servent alors
l'évocation des souvenirs du passé, la découverte de
l'inconscient, l'interprétation et la retraduction des défor-
mations, toute cette dépense énorme de fatigue, de temps
et d'argent, si la suggestion est le seul lacteur efficace?
Pourquoi ne suggérez-vous pas directement contre les
symptômes, à l'exemple des autres, des honnêtes hypno-
tiseurs ? Et, puis, si voulant vous excuser d'avoir pris
un si long détour, vous alléguez les nombreuses et impor-
tantes découvertes psychologiques que vous auriez faites
et que la suggestion directe ne réussit pas à révéler,
qui nous garantit la certitude de ces découvertes? Ne
seraient-elles pas, elles aussi, un effet de la suggestion,
et notamment de la suggestion non intentionnelle? Ne
■pouvez-vous pas, même avec votre méthode, imposer au
malade ce que vous voulez et ce qui vous paraît juste? »
LE TRANSFERT A79
Ce que vous me dites-là, est excessivement intéres-
sant et exige une réponse. Mais cette réponse, je ne puis
vous la donner aujourd'hui, car le temps me manque. A
la prochaine fois donc. Pour aujourd'hui, je me conten-
terai de terminer ce par quoi j'avais commencé. Je vous
avais notamment promis de vous faire comprendre, avec
l'aide du fait du transfert, pourquoi nos efforts théra-
peutiques échouent dans les névroses narcissiques.
Je le ierai en peu de mots, et vous verrez que la solu-
tion de l'énigme est des plus simples et s'harmonise avec
tout le reste. L'observation montre que les malades
atteints de névrose narcissique ne possèdent pas la
faculté du transfert ou n'en présentent que des restes
insignifiants. Ils repoussent le médecin, non avec hosti-
lité, mais avec indifférence. C'est pourquoi ils ne sont
pas accessibles à son influence ; tout ce qu'il ditles laisse
froids, ne les impressionne en aucune façon ; aussi ce
mécanisme de la guérison, s\ efïîcace chez les autres et
qui consiste à ranimer le conflit pathogène et à surmonter
la résistance opposée par le refoulement, ne selaisse-t-il
pas établir chez eux. Ils restent ce qu'ils sont. Ils ont
déjà fait de leur propre initiative des tentatives de
redressement de la situation, mais ces tentatives n'ont
abouti qu'à des efïets pathologiques. Nous ne pouvons
rien y changer.
Nous fondant sur les données cliniques que nous ont
fournies ces malades, nous avions affirmé que chez eux
la libido a dû se détacher des objets et se tranformer en
libido du moi. Nous avons cru pouvoir par ce caractère
différencier cette névrose du premier groupe de névroses
(hystérie, névroses d'angoisse et obsessionnelle). Or,
la façon dont elle se comporte lors de l'essai thérapeu-
tique confirme notre manière de voir. Ne présentant pas
]e phénomène du transfert, les malades en question
échappent à nos efforts, et ne peuvent être guéris par les
moyens dont nous disposons.
CHAPITRE XXVIIÎ
LA THÉRAPEUTIQUE ANALYTIQUE
Vous savez quel est le sujet de notre entretien d'aujour-
<l'liui. Vous m'aviez demandé pourquoi nous ne nous
servions pas, dans la psychothérapie analytique, de la
suggestion directe, dès l'instant où nous reconnaissons
que notre influence repose essentiellement sur le transfert,
c'est-à-dire sur la suggestion ; et, en présence de ce rôle
prédominant assigné à la suggestion, vous aviez émis
des doutes concernant l'objectivité de nos découvertes
psychologiques. Je vous avais promis de vous répondre
d'une façon détaillée.
La suggestion directe, c'est la suggestion dirigée
contre la manifestation des symptômes, c'est la lutte
entre votre autorité et les raisons de l'état morbide. En
recourant à la suggestion, vous ne vous préoccupez pas
de ces raisons, vous exigez seulement du malade
qu'il cesse de les exprimer en symptômes. Peu importe
alors que vous plongiez le malade dans l'hypnose ou
non. Avec sa perspicacité habituelle, Bernheim avait
d'ailleurs déjà fait remarquer que la suggestion constitue
le fait essentiel de l'hypnotisme, l'hypnose elle-même
étant un effet de la suggestion, un état suggéré, et il
avait de préférence pratiqué la suggestion à l'étatde veille,
comme susceptible de donner les mêmes résultats que la
suggestion dans l'hypnose.
Or, dans cette question, qu'est-ce qui vous intéresse
le plus : les données de l'expérience ou les considéra-
tions théoriques? Commençons par les premières. J'ai
été élève de Bernheim dont j'ai suivi l'enseignement à
Nancy en 1899 et dont j'ai traduit en allemand le livre
sur la suggestion. J'avais, pendant des années, appliqué
le traitement hypnotique, associé d'abord à la suggestion
de défense, et ensuite à l'exploration du patient selon la
LA THÉRAPEUTIQUE ANALYTIQUE 48 1
méthode de Breuer. J'ai donc une expérience suffisante
pour parler des effets du traitement hypnotique ou
suggestif. Si, d'après un vieux dicton médical, une thé-
rapeutique idéale est celle qui agit nipidement, avec
certitude et n'est pas désagréable pour le malade, la
méthode de Bernheim remplissait au moins deux de ces
conditions. Elle pouvait être appliquée rapidement, beau-
coup plus rapidement que la méthode analytique, sans
imposer au malade la moindre fatigue, sans lui causer
aucun trouble. Pour le médecin cela devenait à la longue
monotone, d'avoir recours dans tous les cas aux mêmes
procédés, au même cérémonial, pour mettre fin à
l'existence de symptômes des plus variés, sans pouvoir
se rendre compte de leur signification et de leur impor-
tance. C'était un travail de manœuvre, n'ayant rien de
scientifique, rappelant plutôt la magie, l'exorcisme, la
prestidigitation; on n'en exécutait pas moins ce travail,
parce qu'il s'agissait de l'intérêt du malade. Mais la troi-
sième condition manquait à cette méthode, qui n'était
certaine sous aucun rapport. Applicable aux uns, elle ne
l'était pas à d'autres ; elle se montrait très efficace chez
les uns, peu efficace chez les autres, sans qu'on sût pour-
quoi. Mais ce qui était encore plus fâcheux que cette
incertitude capricieuse du procédé, c était l'instabilitcde
ses effets. On apprenait au bout de quelque temps la
récidive de la maladie ou son remplacement par une
autre. On pouvait avoir de nouveau recours à l'hypnose
mais des autorités compétentes avaient mis en garde
contre le recours fréquent à l'hypnose : on risquait
d'abolir l'indépendance du malade et de créer chez lui
l'accoutumance, comme à l'égard d'un narcotique. Mais
même dans les cas, rares il est vrai, où l'on réussissait,
après quelques efforts, à obtenir un succès complet et
durable, on restait dans l'ignorance des conditions de ce
résultat favorable. J'ai vu une fois se reproduire tel quel
un état très grave que j'avais réussi à supprimer complè-
tement à la suite d'un court traitementhypnotique ; cette
récidive étant survenue à une époque où la malade
m'avait pris en aversion, j'avais réussi à obtenir une
nouvelle guérison et plus complète encore, lorsqu'elle
fut revenue à de meilleurs sentiments à mon égard ;
mais une troisième récidive s'était déclarée, lorsque la
hS'2 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
malade me fut devenue de nouveau hostile. Une autre de
mes malades que j'avais, à plusieurs reprises, réussi à
débarrasser par l'hypnose de crises nerveuses, se jeta
subitement à mon cou pendant que j'étais en train de lui
donner mes soins au cours d'une crise particulièrement
rebelle. Des faits de ce genre nous obligent, qu'on le
veuille ou non, à nous poser la question concernant la
nature et l'origine de l'autorité suggestive.
Telles sont les expériences. Elles nous montrent qu'en
renonçant à la suggestion directe, nous ne nous privons
pas de quelque chose d'indispensable. Permettez-moi
maintenant de formuler à ce sujet quelques considéra-
tions. L'application de l'hypno-thérapeutique n'impose au
malade et au patient qu'un effort insignifiant. Cette thé-
rapeutique s'accorde admirablement avec l'appréciation
des névroses qui a encore cours dans la plupart des
milieux médicaux. Le médecin dit au nerveux : « Rien ne
vous manque, et ce que vous éprouvez n'est que de nature
nerveuse et je puis en quelques mots et en quelques mi-
nutes supprimer vos troubles ». Mais notre pensée éner-
gétique se refuse à admettre qu'on puisse par un léger
effort mobiliser une grande masse, en l'attaquant direc-
tement et sans l'aide d'un outillage spécial. Dans la
mesure où les conditions sont comparables, l'expérience
nous montre que cet artifice ne réussit pas plus dans les
névroses que dans la mécanique. Je sais cependant que
cet argument n'est pas inattaquable, qu'il y a aussi des
« déclenchements ».
Les connaissances que nous avons acquises grâce à la
psychanalyse nous permettent de décrire à peu près ainsi
les différences qui existent entre la suggestion hypno-
tique et la suggestion psychanalytique. La thérapeutique
hypnotique cherche à recouvrir et à masquer quelque
chose dans la vie psychique; la thérapeutique analytique
cherche, au contraire, à le mettre à nu et à l'écarter. La
première agit comme un procédé cosmétique, la dernière
:omme un procédé chirurgical. Celle-là utilise la sug-
gestion pour interdire les symptômes, elle renforce les
refoulements, mais laisse inchangés tous les processus
qui ont abouti à la formation des symptômes. Au con-
traire, la thérapeutique analytique, lorsqu'elle se trouve
en présence descontlits qui ont engendré les symptômes^
LA THÉRAPEUTIQUE ANALYTIQUE 483
cherche à remonter jusqu'à la racine et se sert de la
suggestion pour modifier dans le sens qu'elle désire
l'issue de ces conflits. La thérapeutique hypnotique
laisse le patient inactif et inchangé, par conséquent
tout aussi sans résistance devant une nouvelle cause de
troubles morbides. Le traitement analytique impose au
médecin et malade des efforts pénibles tendant à sur-
monter des résistances intérieures. Lorsque ces résis-
tances sont vaincues, la vie psychique du malade se trouve
changée d'une façon durable, élevée à un degré de déve-
loppement supérieur et reste protégée contre toute nou-
velle possibilité pathogène. C'est ce travail de lutte contre
les résistances qui constitue la tâche essentielle du trai-
tement analytique, et cette tâche incombe au malade
auquel le médecin vient en aide par le recours à la sug-
gestion agissant dans le sens de son éducation. Aussi
a-t-on dit avec raison que le traitement psychanalytique
est une sorte de post-éducation.
Je crois vous avoir fait comprendre en quoi notre
manière d'appliquer la suggestion dans un but thérapeu-
tique diffère de celle qui est seule possible dans la théra-
peutique hypnotique. Grâce à la réduction de la sugges-
tion au transfert, vous êtes aussi à même de comprendre
les raisons de cette inconstance qui nous a frappés dans
le traitement hypnotique, alors que le traitement analy-
tique peut être calculé jusque dans ses ultimes effets.
Dans l'application de l'hypnose nous dépendons de l'état:
et du degré de la faculté du transfert que présente le
malade, sans pouvoir exercer la moindre action sur
cette faculté. Le transfert de l'individu cà hypnotiser peut
être négatif ou, comme c'est le cas le plus fréquent,
ambivalent, le sujet peut, par certaines attitudes parti-
culières, s'être prémuni contre son transfert : de tout
cela, nous ne savons rien. Avec la psychanalyse, nous
travaillons sur le transfert lui-même, nous écartons tout
ce qui s'oppose à lui, nous dirigeons vers nous l'instru-
ment à l'aide duquel nous voulons agir. Nous acquérons
ainsi la possibilité de tirer un tout autre profit de la force
de la suggestion, qui devient docile entre nos mains ;
ce n'est pas le malade seul qui se suggère ce qui lui plaît :
c'est nous qui guidons sa suggestion dans la mesure où,
d'une façon générale, il est accessible à son action.
A84 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES .
Or, diriez-voiïs, que nous appelions la force motrice de
notre analyse « transfert» ou « suggestion», peu importe. Il
n'en reste pas moins que l'influence subie par le malade
rend douteuse la valeur objective de nos constatations.
Ce qui est utile à la thérapeutique est nuisible à la
recherche. C'est l'objection qu'on adresse le plus fré-
quemment à la psychanalyse, et je dois convenir que tout
en portant à faux, elle ne peut cependant pas être
repoussée comme absurde. Mais si elle était justifiée, il
ne resterait de la psychanalyse qu'un traitement par la
suggestion, d'un genre particulièrement efficace, et toutes
ses propositions relatives aux influences vitales, à la
dynamique psychique, à l'inconscient n'auraient rien de
sérieux. Ainsi pensent en effet nos adversaires qui pré-
tendent qu'en ce qui concerne plus particulièrement nos
propositions se rapportant à l'importance de la vie
sexuelle, à cette vie elle-même, elles ne sont que le pro-
duit de notre imagination corrompue, et que tout ce que
les malades disent à ce sujet, c'est nous qui le leur avons
fait croire. Il est plus facile de réfuter ces objections
par l'appel à l'expérience que par des considérations
théoriques. Celui qui a fait lui-même de la psychana-
lyse, a pu s'assurer plus d'une fois qu'il est impossible
(le s-uggestionner un malade à ce point. Il n'est naturelle-
ment pas difficile de faire d'un malade un partisan d'une
i ertaine théorie et de lui faire partager une certaine
erreur du médecin. Il se comporte alors comme n'importe
quel autre individu, comme un élève; seulement, en
cette occurence on a influé, non sur sa maladie, mais sur
son intelligence. La solution de ses conflits el la suppres-
sion de ses résistances ne réussit que lorsqu'on lui a
donné des représentations d'attente qui chez lui coïnci-
dent avec la réalité. Ce qui, dans les suppositions du
médecin, ne correspondait pas à cette réalité se trouve
spontanément éliminé au cours de l'analyse, doit être
retiré et remplacé par des suppositions phis exactes. On
cherche par une technique appropriée et attentive à empê-
cher la suggestion de produire des effets passagers ;
mais alors même qu'on obtient de ces effets, le mal n'est
pas grand, car on ne se contente jamais du premier
résultat. L'analyse n'est pas terminée, tant que toutes les
obscurités du cas ne sont pas éclaircies, toutes les
LA THÉRAPEUTIQUE ANALYTIQUE 485
lacunes de la mémoire comblées, toutes les circonstances
des refoulements mises au jour. On doit voir dans les
succès obtenus trop rapidement plutôt des obstacles que
des circonstances favorables au travail analytique, et
l'on détruit ces succès, en supprimant, en dissociant le
transfert sur lequel ils reposent. C'est au fond ce dernier
trait qui différencie le traitement purement suggestif et
permet d'opposer les résultats obtenus par l'analyse aux
succès dus à la simple suggestion. Dans tout autre trai-
tement suggestif, le transfert est soigneusement ménagé,
laissé intact ; le traitement analytique, au contraire, a
pour objet le transfert lui-même qu'il cherche à démas-
quer et à décomposer, quelle que soit la forme qu'il
revête. A la fin d'un traitement analytique, le transfert
lui-même doit être détruit, et si l'on obtient un succès
durable, ce succès repose, non sur la suggestion pure
et simple, mais sur les résultats obtenus grâce à la sug-
gestion : suppression des résistances intérieures, modi-
fications internes du malade.
A mesure que les suggestions se succèdent au cours
du traitement, nous avons à lutter sans cesse contre des
résistances qui savent se transformer en transferts néga-
tifs (hostiles). Nous n'allons d'ailleurs pas tarder à invo-
quer la confirmation que beaucoup de résultats de l'ana-
lyse, qu'on est tenté de considérer comme des produits
de la suggestion, empruntent à une source dont l'authen-
ticité ne peut être mise en doute. Nos garants ne sont
autres que les déments et les paranoïques qui échappent
naturellement au soupçon d'avoir subi ou de pouvoir
subir une influence suggestive. Ce que ces malades nous
racontent concernant leurs traductions de symboles et
leurs fantaisies coïncident avec les résultats que nous
ont fournis nos recherches sur l'inconscient dans les
névroses de transfert et corrobore ainsi l'exactitude
objective de nos interprétations si souvent mises en
doute. Je crois que vous ne risquez pas de vous tromper,
en accordant sur ces points toute votre confiance àl'ana-
lyse.
Complétons maintenant l'exposé du mécanisme de la
guérison en l'exprimant dans les formules de la théorie
de la libido. Le névrotique est incapable de jouir et
4'agir : de jouir, parce que sa libido n'est dirigée sur
^'^ THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
aucun objet réel ; d'agir, parce qu'il est obligé de dé-
penser beaucoup d'énergie pour maintenir sa libido en
état de refoulement et se prémunir contre ses assauts.
Il ne peut guérir que lorsque le conflit entre son moi et
sa libido sera terminé et que le moi aura de nouveau
pris le dessus sur la libido. La tâche thérapeutique con-
siste donc à libérer la libido de ses attaches actuelles,
soustraites au moi et à la mettre de nouveau au service
de ce dernier. Où se trouve donc la libido du névrotique ?
Il est facile de répondre : elle se trouve attachée aux
symptômes qui, pour le moment, lui procurent la seule
satisfaction substitutive possible. 11 faut donc s'emparer
des symptômes, les dissoudre, bref faire précisément ce
que le malade nous demande. Et pour dissoudre les
symptômes, il faut remonter à leurs origines, réveiller le
conflit qui leur a donné naissance et orienter ce conflit
vers une autre solution, en mettant en œuvre des facteurs-
qui, à Tépoque où sont nés les symptômes, n'étaient pas
à la disposition du malade. Cette revision du processus
qui avait abouti au refoulement ne peut être opérée qu'en
partie, en suivant les traces qu'il a laissées. La partie
décisive du travail consiste, en partant de l'attitude à
l'égard du médecin, en partant du « transfert », à créer
de nouvelles éditions des anciens conflits, de façon à ce
que le malade s'y comporte comme il s'était comporté
dans ces derniers, mais en mettant cette fois en œuvre
toutes ses forces psychiques disponibles, pour aboutir à
une solution diflerente. Le transfert devient ainsi le
champ de bataille sur lequel doivent se heurter toutes
les forces en lutte.
Toute la libido et toute la résistance à la libido se
trouvent concentrées dans la seule attitude à l'éofard du
médecin ; et à cette occasion il se produit inévitablement
une séparation entre les symptômes et la libido, ceux-là
apparaissent dépouillés de ceux-ci. A la place de la ma-
ladie proprement dite, nous avons le transfert artificielle-
ment provoqué ou, si vous aimez mieux, la maladie du
transfert; à la place des objets aussi variés qu'irréels de
la libido, nous n'avons qu'un seul objet, bien qu'égale-
ment fantastique : la personne du médecin. Mais la sug-
gestion à laquelle a recours le médecin amène la lutte
qui se livre autour de cet objet à la phase psychique la
LA THÉRAPEUTIQUE ANALYTIQUE '487
plus élevée, de sorte qu'on ne se trouve plus en présence
que d'un conflit psychique normal. En s'opposant à un
nouveau refoulement, on met fin à la séparation entre le
moi et la libido, et l'on rétablit l'unité psychique de la
personne. Lorsque la libido se détache enfin de cet objet
passager qu'est la personne du médecin, elle ne peut
plus retourner à ses objets antérieurs : elle se tient à la
disposition du moi. Les puissances qu'on a eu à com-
battre au cours de ce travail thérapeutique sont : d'une
part, l'antipathie du moi pour certaines orientations de
la libido, antipathie qui se manifeste dans la tendance
au refoulement; d'autre part, la force d'adhésion, la
viscosité pour ainsi dire de la libido qui n'abandonne
pas volontiers les objets sur lesquels elle se fixe.
Le travail thérapeutique se laisse donc décomposer en
deux phases : dans la première, toute la libido se dé-
tache des symptômes pour se fixer et se concentrer sur
les transferts ; dans la deuxième, la lutte se livre autour
de ce nouvel objet dont on finit par libérer la libido. Ce
résultat favorable n'est obtenu que si l'on réussit, au
cours de ce nouveau conflit, à empêcher un nouveau
refoulement, grâce auquel la libido se réfugierait dans
l'inconscient et échapperait de nouveau au ?noi. On y
arrive, à la faveur de la modification du moi qui s'ac-
complit sous l'influence de la suggestion médicale. Grâce
au travail d'interprétation qui transforme l'inconscient
en conscient, le moi s'agrandit aux dépens de celui-là ;
sous l'influence des conseils qu'il reçoit, il devient plus
conciliant à l'égard de la libido et disposé à lui accorder
une certaine satisfaction, et les craintes que le malade
éprouvait devant les exigences de la libido s'atténuent,
grâce à la possibilité où il se trouve de s'aff'ranchir par
la sublimation d'une partie de celle-ci. Plus l'évolution
et la succession des processus, au cours du traitement,
se rapprochent de cette description idéale, et plus le
succès du traitement psychanalytique sera grand. Ce qui
est susceptible de limiter ce succès, c'est, d'une part,
rinsufïïsante mobilité de la libido qui ne se laisse pas
facilement détacher des objets sur lesquels elle est fixée ;
c'est, d'autre part, la rigidité du narcissisme qui n'ad-
met le transfert d'un objet à l'autre que jusqu'à une cer-
taine limite. Et ce qui vous fera peut-être encore mieux
488 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
comprendre la dynamique du processus curatif, c'est le
fait que nous interceptons toute la libido qui s'était
soustraite à la domination du moi, en en attirant sur
nous, à l'aide du transfert, une bonne partie.
Il est bon que vous sachiez que les localisations de la
libido survenant pendant et à la suite du traitement,
n'autorisent aucune conclusion directe quant à sa loca-
lisation au cours de l'état morbide. Supposons que nous
ayons constaté, au cours du traitement, un transfert de
la libido sur le père et que nous ayons réussi à la déta-
cher heureusement de cet objet pour l'attirer sur la per-
sonne du médecin : nous aurions tort de conclure de ce
fait que le malade ait réellement souffert d'une fixation
inconsciente de sa libido à la personne du père. Le
transfert sur la personne du père constitue le champ de
bataille, sur lequel nous finissons par nous emparer de
la libido ; celle-ci n'y était pas établie dès le début, ses
origines sont ailleurs. Le champ de bataile sur lequel
nous combattons ne constitue pas nécessairement une
des positions importantes de l'ennemi. La défense de la
capitale ennemie n'est pas toujours et nécessairement
organisée devant ses portes mêmes. C'est seulement
^près avoir supprimé le dernier transfert qu'on peut
reconstituer mentalement la localisation de la libido
pendant la maladie même.
En nous plaçant au point de vue de la théorie de la
libido, nous pouvons encore ajouter quelques mots con-
cernant le rêve. Les rêves des névrotiques nous servent,
ainsi que leurs actes manques et leurs souvenirs spon-
tanés, à pénétrer le sens des symptômes et à découvrir
la localisation de la libido. Sous la forme de réalisations
de désirs, ils nous révèlent les désirs qui avaient subi
un refoulement et les objets auxquels était attachée la
libido soustraite au moi. C'est pourquoi l'interprétation
des rêves joue dans la psychanalyse un rôle important
et avait même constitué dans beaucoup de cas et pen-
dant longtemps son principal moyen de travail. Nous
savons déjà que l'état de sommeil comme tel a pour effet
un certain relâchement des refoulements. Par suite de
cette diminution du poids qui pèse sur lui, le désir re-
foulé peut dans le rêve revêtir une expression plus nette
que celle que lui offre le symptôme pendant la vie éveillée.
LA THÉRAPEUTIQUE ANALYTIQUE 489
C'est ainsi que l'étude du rêve nous ouvre l'accès le plus
commode à la connaissance de l'inconscient refoulé dont
fait partie la libido soustraite à la domination du moi.
' Les rêves des névrotiques ne diffèrent cependant sur
aucun point essentiel de ceux des sujets normaux ; et
non seulement ils n'en diffèrent pas, mais encore il est
difficile de distinguer les uns des autres. 11 serait absurde
de vouloir donner des rêves des sujets nerveux une
explication qui ne fût pas valable pour les rêves des
sujets normaux. Aussi devons-nous dire que la différence
qui existe entre la névrose et la santé ne porte que sur
la vie éveillée dans Tune et dans l'autre de ces états, et
disparaît dans les rêves nocturnes. Nous sommes obligés
d'appliquer et d'étendre à l'homme normal une foule de
données qui se laissent déduire des rapports entre les
rêves et les symptômes des névrotiques. Nous devons
reconnaître que l'homme sain possède, lui aussi, dans sa
vie psychique, ce qui rend possibles la formation de
rêves et celle de symptômes, et nous devons en tirer la
conclusion qu'il se livre, lui aussi, à des refoulements,
qu'il dépense un certain effort pour les maintenir, que
son système inconscient recèle des désirs réprimés, encore
pourvus d'énergie, et qu'wne partie de sa libido est sous-
traite à la maîtrise de son moi. L'homme sain est donc
un névrotique en puissance, mais le rêve semble le seul
symptôme qu'il soit capable de former. Ce n'est là toute-
fois qu'une apparence, car en soumettant la vie éveillée
de l'homme normal à un examen plus pénétrant, on dé-
couvre que sa vie soi-disant saine est pénétrée d'une
foule de symptômes, insignifiants il est vrai et de peu
d'importance pratique.
La différence entre la santé nerveuse et la névrose n'est
donc qu?une différence portant sur la vie pratique et
dépend du degré de jouissance et d'activité dont la per-
sonne est encore capable. Elle se réduit probablement
aux proportions relatives qui existent entre les quantités
d'énergie restées libres et celles qui se trouvent immo-
bilisées par suite du refoulement. Il s'agit donc d'une
différence d'ordre quantitatif, et non qualitatif. Et je n'ai
pas besoin de vous rappeler que cette manière de voir
fournit une base théorique à la conviction que nous avons
exprimée, à savoir que les névroses sont curables en
Ago THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROES
principe, malgré qu'elles aient leur base dans la prédispo-
sition constitutionnelle.
Voilà ce que l'identité qui existe entre les rêves des
hommes sains et les rêves des névrotiques nous autorise
à conclure concernant la caractéristique de la santé.
Mais en ce qui concerne le rêve lui-même, il résulte de
cette identité une autre cons^équence, à savoir que nous
ne devons pas détacher le rêve des rapports qu'il pré-
sente avec les symptômes névrotiques, que nous ne de-
vons pas croire que nous avons suffisamment traduit la
nature du rêve en déclarant qu'il n'est autre chose qu'une
forme d'expression archaïque de certaines idées et pen-
sées, que nous devons enfin admettre qu'il révèle des
localisations et des fixations de la libido réellement
existantes.
Je touche à la fin de mon exposé. Vous êtes peut-être
déçus de constater que je n'ai consacré qu'à des consi-
dérations théoriques le chapitre relatif au traitement
psychanalytique, que je ne vous ai rien dit des conditions
dans lesquelles on aborde le traitement, ni des résultats
qu'il vise à obtenir. Je me suis borné à la théorie, parce
qu'il n'entrait nullement dans mes intentions de vous
offrir un guide pratique pour l'exercice de la psychana-
lyse, et j'avais des raisons particulières de ne pas vous
parler des procédés et des résultats de celle-ci. Je vous
ai dit, dès nos premiers entretiens, que nous obtenons,
dans des conditions favorables, des succès thérapeutiques
qui ne le cèdent en rien aux plus beaux résultats qu'on
obtient dans le domaine de la médecine interne, et je
puis ajouter que les succès dus à la psychanalyse ne
peuvent être obtenus par aucun autre procédé de traite-
ment. Si je vous disais davantage, je pourrais faire naître
en vous le soupçon de vouloir couvrir par une réclame
tapageuse le chœur devenu trop bruyant de nos déni-
greurs. Certains collègues avaient menacé les psychana-
lystes, même au cours de réunions professionnelles pu-
bliques, d'ouvrir les yeux du public sur la stérilité de
notre méthode de traitement, en publiant la liste de ses
insuccès el même des résultats désastreux dont elle se
serait rendue coupable. Mais abstraction faite du carac-
tère odieux d\me pareille mesure, qui ne serait qu'une
LA THÉRAPEUTIQUE ANALYTIQUE Zjgi
dénonciation haineuse, la publication dont on nous me-
nace n'autoriserait aucun jugement adéquat sur Teffica-
eité thérapeutique de l'analyse. La thérapeutique analy-
tique, vous le savez, est de création récente; il a fallu
beaucoup de temps pour établir sa technique, et encore
n'a-t-on pu le faire qu'au cours du travail et par réaction
à l'expérience immédiate. Par suite des difficultés que
présente l'enseignement de cette branche, le médecin
qui débute dans la psychanalyse est, plus que tout autre
spécialiste, abandonné à ses propres forces pour se per-
fectionner dans son art, de sorte que les résultats qu'il
peut obtenir au cours des premières années de son exer-
cice ne, prouvent rien ni pour ni contre l'efficacité du
traitement analytique.
Beaucoup d'essais de traitement ont échoué aux débuts
<îe la psychanalyse, parce qu'ils ont été faits sur des
cas qui ne ressortent pas de ce procédé et que nous
excluons aujourd'hui du nombre de ses indications. Mais
ce n'est que grâce à ces essais que nous avons pu établir
nos indications. On ne pouvait pas savoir d'avance qne
la paranoïa et la démence précoce, dans leurs formes
prononcées, étaient inaccessibles à la psychanalyse, et
on avait encore le droit d'essayer cette méthode sur des
affections très variées. 11 est cependant juste de dire que
la plupart des insuccès de ces premières années doivent
être attribués, moins à l'inexpérience du médecin ou au
choix inadéquat de Tobjet, qu'à des circonstances exté-
rieures défavorables. Nous n'avons parlé jusqu'ici que
des résistances intérieures : celles-ci, qui nous sont
opposées par le malade, sont nécessaires et surmon-
tables. Mais il y a aussi des obstacles extérieurs: ceux-ci,
découlant du milieu dans lequel vit le malade, créés par
son entourage, n'ont aucun intérêt théorique, mais pré-
sentent une très grande importance pratique. Le traite-
ment psychanalytique peut être comparé à une interven-
tion chirurgicale et ne peut, comme celle-ci, être
entrepris que dans des conditions où les chances
d'insuccès se trouvent réduites au minimum. Vous savez
toutes les précautions dont s'entoure un chirurgien :
pièce appropriée, bon éclairage, assistance expérimentée,
élimination des parents du malade, etc. Combien d'opé-
rations se termineraient favorablement, si elles devaient
493 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
être faites en présence de tous les membres de la famille
entourant le chirurgien et le malade et criant à chaque
coup de bistouri? Dans le traitement psychanalytique la
présence de parents est tout simplement un danger, et
un danger auquel on ne sait pas parer. Nous sommes
armés contre les résistances intérieures qui viennent du
malade et que nous savons nécessaires ; mais comment
nous défendre contre ces résistances extérieures ? En ce
qui concerne la famille du patient, il est impossible de
lui faire entendre raison et de la décider à se tenir à
l'écart de toute l'affaire ; d'autre part, on ne doit jamais
pratiquer une entente avec elle, car on court alors le
danger de perdre la confiance du malade qui exige, et
avec raison d'ailleurs, que l'homme auquel il se confie
prenne toujours et dans toutes les occasions son parti.
Celui qui sait quelles discordes déchirent souvent une
famille ne sera pas étonné de constater, en pratiquant la
psychanalyse, que les proches du malade sont souvent
plus intéressés à le voir rester tel qu'il est qu'à le voir
guérir. Dans les cas, fréquents d'ailleurs, où la névrose
est en rapport avec des conflits entre membres d'une
même famille, le bien portant n'hésite pas, lorsqu'il
s'agit de choisir entre son propre intérêt et le rétablisse-
ment du malade. Il ne faut donc pas s'étonner qu'un
époux n'accepte pas volontiers un traitement qui com-
porte, comme il s'en doute avec raison, la révélation de
ses péchés. Aussi bien nous autres psychanalystes ne
nous en étonnons pas ; et nous déclinons tout reproche,
lorsque notre traitement reste sans succès ou doit être
interrompu, parce que la résistance du mari vient ren-
forcer celle de la femme. C'est que nous avons entrepris
quelque chose qui, dans les circonstances données, était
irréalisable.
Je ne vous citerai, parmi, tant d'autres, qu'un seul cas,
dans lequel des considérations purement médicales
m'avaient imposé un rôle de victime silencieuse. Il y a
quelques années, j'avais entrepris le traitement psycha-
nalytique d'une jeune fille atteinte depuis un certain
temps d'une angoisse telle qu'elle ne pouvait ni sortir
dans la rue ni rester seule à la maison. Peu à peu la
malade avait fini par m'avouer que son imagination avait
été frappée par la constatation qu'elle fit de relations
LA TriÉRAPEUTIQUiî AXALYTiQ"^ ^i)^
amoureuses entre sa mère et un riche ami de la maison.
Mais elle fut assez maladroite, ou raffinée, pour faire
comprendre à sa mère ce qui se passait pendant les
séances de psychanalyse : elle changea notamment d'at-
titude à son égard, ne voulut plus, pour se défendre
contre Fangoisse de la solitude, avoir d'autre société
que celle de sa mère et s'opposait à chacune des sorties
de celle-ci, La mère, qui avait été elle-même atteinte de
nervosité autrefois, avait été soignée avec succès dans un
établissement hydrothérapique. Ajoutons que c'est dans
cet établissement qu'elle avait fait la connaissance du
monsieur avec lequel elle a eu dans la suite les relations
les plus satisfaisantes à tous égards. Frappée par les
violentes exigences de la jeune fille, la mère comprit
subiteinent ce que signifiait l'angoisse de celle-ci. Elle
comprit que sa fille s'était laissé devenir malade pour
rendre la mère prisonnière et la priver de la possibilité
de revoir son amant aussi souvent qu*elïe le voudrait.
Par une décision brusque, la mère mit fin au traitement.
La jeune fille fut placée dans un établissement pour ma-
lades nerveux où on l'avait, pendant des années, pré-
sentée comme une « pauvre victime de la psychanalyse ».
M'a-t-on, à cette occasion, assez reproché la malheureuse
issue du traitement ! J'ai gardé le silence, parce que je
me sentais lié par le devoir de la discrétion profession-
nelle I Ce n'est que longtemps après que j'ai appris par
un collègue qui visite cet établissement et a eu l'occa-
sion de voir la jeune fille agoraphobique, que les rap-
ports entre la mère et le riche ami de la famille étaient
de notoriété publique et probablement favorisés par le
mari et père. C'est donc à ce soi-disant « secret » qu'on
avait sacrifié le traitement.
Dans les aniées qui avaient précédé la guerre, alors
que le grand afilux d'étrangers m'avait rendu indé-
pendant de la faveur ou de la défaveur de ma ville
natale, je m'étais imposé la règle de ne jamais entre-
prendre le traiteiiient d'un malade qui ne fut pas siMjuris,
dans les relations essentielles de sa vie, indépendant
de qui que ce soit. C'est là une règle que tout psychana-
lyste ne peut ni s'imposer ni suivre. Mais de ce que je
vous mets en garde contre les proches du malade, vous
pouvez être tentés de conclure que les malades justi-
Fkeud. 3i
49^ THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
ciables de la psychanalyse doivent être séparés de leur
famille et que notre traitement n'est applicable qu'aux
pensionnaires d'établissements pour malades nerveux. En
aucune façon : il est beaucoup plus avantageux pour les
malades, lorsqu'ils ne se trouvent pas dans un état d'épui-
sement grave, de rester pendant le traitement dans les
conditions mêmes dans lesquelles ils ont à résoudre les
problèmes qui se posent devant eux. Il sulRt alors que
les proches ne viennent pas neutraliser cet avantage par
leur attitude et qu'ils ne manifestent en général aucune
hostilité à l'égard des efforts du médecin. Mais que ces
choses-là sont impossibles à obtenir ! Et vous ne tar-
derez naturellement pas à vous rendre compte dans
quelle mesure le succès ou Tinsuccès du traitement
dépend du milieu social et de l'état de culture de la
famille.
Ne trouvez-vous pas que tout cela n'est pas fait pour
nous donner une haute idée de l'efTicacité de la psycha-
nalyse comme méthode thérapeutique, alors même que
la plupart de nos insuccès ne dépendent que de facteurs
extérieurs ? Des amis de la psychanalyse m'avaient
engagé à opposer une statistique de succès à la collec-
tion des insuccès qui nous sont reprochés. Je n'ai pas
accepté leur conseil. J'ai fait valoir, à l'appui de mon
refus, qu'une statistique est sans valeur, lorsque les
unités juxtaposées dont elle se compose ne sont pas
assez ressemblantes, et les cas d'affections névrotiques
qui avaient été soumis au traitement psychanalytique,
différaient en effet entre eux sous les rapports les plus
variés. En outre, l'intervalle dont on pourrait tenir
compte était trop bref, pour qu'on put aUirmer qu'il
s'agissait de guérisons durables, et dans beaucoup de
cas on ne pouvait même hasarder aucune affirmation sur
ce point. Ces derniers cas étaient ceux de personnes qui
cachaient aussi bien leur maladie que leur traitement et
dont il fallait également tenir secrète la guérison. Mais
ce qui m'a, plus que tout autre considération, fait décli-
ner ce conseil, c'est l'expérience que j'avais de la ma-
nière irrationnelle dont les hommes se comportent dans
les choses de la thérapeutique et du peu de possibilité
de les convaincre à l'aide d'arguments logiques, même
tirés de lexpérience et de l'observation. Une nouveauté
LA THÉRAPEUTIQUE ANALYTIQUE ^O^
thérapeutique est acceptée ou avec un enthousiasme
bruyant, comme ce fut le cas de la première tuberculine
de koch, ou avec une méfiance décourageante, comme
,ce fut le cas de la vaccination vraiment bienfaisante de
Jenner qui a encore de nos jours des adversaires irré-
ductibles. La psychanalyse se heurtait à un parti-pris
manifeste. Lorsqu'on parlait de la guérison d'un cas dif-
ficile, on nous répondait: cela ne prouve rien, car à
l'heure qu'il est votre malade serait guéri, alors même
qu'il n'aurait pas subi votre traitement. Et lorsqu'une
malade, qui avait déjà accompli quatre cycles de tris-
tesse et de manie et a subi, pendant une pause consécu-
tive à la mélancolie, le traitement psychanalytique, se
trouve, trois semaines après celui-ci, au début d'une
nouvelle période de manie, tous les membres de sa
famille, approuvés en cela par une haute autorité médi-
cale appelée en consultation, exprimèrent la conviction
que cette nouvelle crise ne pouvait être que la consé-
quence du traitement essayé. Contre les préjugés il n'y
a rien à faire. 11 faut attendre et laisser au temps le soin
de les user. Un jour vient où les mêmes hommes pensent
sur les mêmes choses autrement que la veille. Mais
pourquoi n'ont-ils pas pensé la veille comme ils pensent
aujourd'hui? C'est là pour nous et pour eux-mêmes un
obscur et impénétrable mystère.
Il se peut toutefois que le préjugé contre la thérapeu-
tique analytique soit en voie de régression, et j'en ver-
rais une preuve dans la diffusion continue des théories
analytiques et dans l'augmentation, dans certains pays,
du nombre de médecins pratiquant la psychanalyse.
Jeune médecin, j'avais vu les cercles médicaux accueillir
le traitement par la suggestion hypnotique avec la même
tempête d'indc. nation avec laquelle les « raisonnables»
d'aujourd'hui accueillent la psychanalyse. Mais en tant
qu'agent thérapeutique, l'hypnotisme n'a pas tenu ce
qu'il avait promis au début; nous autres psychanalystes
devons nous considérer comme ses héritiers légitimes,
et nous n'oublions pas tous les encouragements et toutes
les explications théoriques dont nous lui sommes rede-
vables. Les préjudices qu'on reproche à la psychanalyse
se réduisent au fond à des phénomènes passagers pro-
duits par l'exagération des conflits dans les cas d'analyse
496 THÉORIE GÉNÉRALE DES NÉVROSES
faite maladroitement ou brusquement interrompue. A
présent que vous savez comment nous nous comportons
à l'égard des malades, vous pouvez juger si nos eflortà
sont de nature à leur causer un préjudice durable.
Certes, l'anal^î^se se prête à toutes sortes d'abus, et le
transfert constitue plus particulièrement un moyen dan-
gereux entre les mains d'un médecin non consciencieux.
Mais connaissez-vous un moyen ou un procédé thérapeu-
tique qui soit à Fabri d'un abus? Pour être un moyen de
guérison, un bistouri doit couper.
J'ai fini, et sans vouloir user d'un artifice oratoire, je-
vous dirai que je reconnais en les regrettant tous les.
défauts et toutes les lacunes des leçons que vous venez
d'entendre. Je regrette surtout de vous avoir souvent
promis de revenir sur tel sujet que j'effleurais en pas-
sant et de n'avoir pu tenir ma promesse par suite de
l'orientation que prenait mon exposé. J'avais entrepris
de vous initier à une matière encore en plein développe-
ment, encore très incomplète, et à force de vouloir la
résumer, mon exposé est devenu lui-même incomplet.
Plus d'une fois, j'avais réuni tous les matériaux en vue
d'une conclusion que je me suis abstenu de tirer moi-
même. Mais je n'avais pas l'ambition de faire de vous,
des spécialistes ; je voulais seulement vous éclairer et
vous stimuler.
FREUD, SIGMIMD BF
173
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Introduction a la psychanalyse,..
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