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Full text of "Qeuvres de George Sand"

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ŒUVRES  COMPLETES 

DE 

GEORGE    SAND 


THÉÂTRE 


III 


CALMANN   LÉVY,   ÉDITEUR 


ŒUVRES  COMPLÈTES 


DE 


GEORGE     SAND 

NOUVELLE  ÉDITION,  FORMAT  GRAND  IN-18 


Les  Amours  de  l'âge  d'or.. 
Adriant 

ANDRE 

Antonia 

autour  dela  table 

Le  Beau  Laurence 

Les   Beaux    Messieurs   de 

Bois-Doré 

Cadio 

Césarine  Dietrich. 

Le  Château  des  Désertes. 
Le  Château  de  Pictordu.. 

Le  Chêne  parlant 

Le  Compagnon  du  tour  de 

France 

La  Comtesse  de  Budolstadt. 
La  Confession  d'une  jeune 

FILLE 

Contes  d'une  grand'mère.  . 

Constance  Verrier 

consuelo 

La  Coupe 

Les  Dames  vertes 

La  Daniella 

Le  Dernier  Amour 

La  Dernière  Aldini 

Les  deux  Frères 

Le  Diable  aux  champs  .... 

Elle  et  Lui 

La  Famille  de  Germandre.  . 

La  Filleule 

Flamarandb  

Flavie 

Francia 

François  le  Champi 

Histoire  de  ma  vie 

Dm   Hiver   a   Majorque  — 

Spiridion 

L'Homme  de  neige 

Horace 

Impressions  et  Souvenirs.  . 
Indiana 

ISIDORA 

Jacques , 


vol, 


2     — 


Jean  de  la  Roche 

Jean  Ziska  —  Gabriel 

Jeanne 

Journal  d'un  voyageur  pen- 
dant la  guerre 

Laura 

Lelia  —  Métella  —  Cora. . . 
Lettres  d'un  Voyageur.  . . . 
LucRïziA-FLORUNi-Lavinia. 
Mademoiselle  LaQuintinie. 
Mademoiselle  Merquem.  . . . 
Les  Maîtres  mosaïstes.... 

Les  Maîtres  sonneurs 

Malgretout 

La  Mare  au  Diable 

Le  Marquis  de  Villemer..  . . 

Ma  Sœur  Jeanne 

Mauprat 

Le  Me  unier  d'Angibault  . . . . 

Monsieur  Sylvestre 

Mont-Revéche 

Nanon 

Narcisse 

Nouvelles 

La  Petite  Fadette 

Le  Péché  de  M.  Antoine.. 

LePiccinino 

Pierre  qui  roule 

Promenades     autour     d'un 

VILLAGE 

Le  Secrétaire  intime 

Les    sept    Cordes    de  la 

Lyre 

Simon 

Tamaris 

Teverino  —  Leone  Léoni... 

Théâtre  complet 

Théâtre  de  Nohant 

La  Tour  de  Percemont.  — 

Marianne 

L'Uscoque 

Valentine 

Valvèdre 

La  Ville  noire 


vol. 


Poissy.  —  Typographie  S.  Lejay  et  Cie. 


THEATRE  COMPLET 


DE 


GEORGE  SAND 


TROISIEME    SERIE 


M AUPRAT 

FLAM1NIO  —  MAITRE  FAVILLA 

LUCIE 


I 


PARIS 

CALMANN    LÉVY,   ÉDITEUR 
ANCIENNE  MAISON  MICHEL  LÉVY  FRÈRES 

RUEAUBER,  3,  ET   BOULEVARD  DES  ITALIENS,  15 

A  LA  LIBRAIRIE  NOUVELLE 

1877 
Droit»  de  reproduction  et  de  traduction  réservé» 


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MAUPRAT 

DRAME  EN  CINQ  ACTES,  EX  SIX  TABLEAUX 

Odéon.  —  28  novembre  1853 


La  critique  et  le  public  demandent  souvent,  avec  raison, 
s'il  est  favorable  au  développement  de  l'art  littéraire  de  faire 
deux  coupes  de  la  même  idée,  et  de  reproduire  sur  le  théâtre 
un  sujet  déjà  traité  dans  un  roman.  Les  réponses  varient,  et, 
comme  toutes  les  questions  de  ce  monde,  celle-ci  n'aura 
jamais  pour  solution  que  l'éternel  c'est  selon,  applicable  à 
toutes  les  choses  humaines. 

En  principe,  le  théâtre  étant  la  représentation  des  scènes 
de  la  vie,  il  est  aussi  naturel  et  aussi  logique  de  prendre  le 
sujet  d'un  drame  dans  un  roman  qu'il  l'est  de  le  prendre  dans 
l'histoire  ou  dans  le  poëme  épique.  Personne  n'a  jamais  re- 
proché à  la  tragédie  et  au  drame  historique  de  répéter  au 
public  des  événements  déjà  connus  et  appréciés  par  lui. 
Dira-t-on  que  personne  ne  s'est  intéressé  à  Achille,  à  Ulysse, 
à  Andromaque,  à  Hermione,  parce  que  les  tragiques  anciens 
et  modernes  ont  tiré  ces  solennelles  figures  de  l'histoire,  de 
la  fable  ou  de  la  tradition?  Shakspeare  n'a-t-il  pas  puisé,  en 
outre,  dans  la  chronique  et  la  légende?  Soutenir  que  l'esprit 
du  spectateur  est  nécessairement  prévenu  pour  ou  contre  des 
types  qu'il  s'est  appropriés  par  la  lecture,  ce  serait  donner 
un  démenti  à  tout  le  passé  comme  à  tout  le  présent,  comme  à 
toutes  les  grandes  créations  dramatiques,  comme  à  toutes  les 
fantaisies  de  l'art  en  général.  La  peinture;  n'aurait  pas  beau 
jeu  à  reproduire  les  traits  des  personnages  illustres,  la  mu- 
ni < 


2      THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

sique  serait  mal  venue  à  leur  prêter  ses  accents.  Il  faudrait 
les  laisser  éternellement  dans  l'oubli  de  la  tombe,  et  cet  ex- 
cès de  respect  ne  leur  serait  guère  favorable  :  les  morts  s'en 
plaindraient,  et,  dans  les  champs  Élyséens,  on  s'entretien- 
drait de  l'ingratitude  des  vivants. 

Dans  un  ordre  de  créations  moins  importantes,  tout  artiste 
a,  selon  moi,  le  privilège  de  donner  à  son  invention  deux 
formes  différentes.  La  vogue  d'un  sujet  lui  fait  subir  bien 
d'autres  transformations.  On  a  dansé  et  mimé  Manon  Les- 
caut, on  a  fait  des  opéras  avec  les  romans  de  Waller  Scott; 
Jocelyn  est  un  roman  en  vers  qu'il  pourrait  plaire  à  l'auteur 
de  refaire  en  prose  et  que  Ton  verra  quelque  jour  au  théâtre: 
car  il  n'est  pas  de  sujet  réussi  dans  une  forme  quelconque 
qui  n'ait  été  reproduit  par  l'auteur,  ou  par  d'autres  auteurs, 
sous  des  formes  différentes. 

Il  est  donc  permis  de  faire  une  pièce  avec  un  roman,  ou 
un  roman  avec  une  pièce.  L'art  ne  peut  qu'y  gagner,  si  la 
chose  est  faite  avec  conscience  et  avec  goût.  Mais,  comme 
elle  peut  être  faite  sans  goût  et  sans  conscience,  on  a  raison 
de  dire  :  C'est  selon. 

Je  ne  m'adjugerai  pas  la  palme  du  goût,  mais  je  me  c  éfen- 
drais,  au  besoin,  d'avoir  manqué  de  conscience  et  de  -.in  en 
transportant  sur  la  scène  le  sujet  et  les  figures  d'un  de  mes 
romans.  Si  l'on  me  disait  que  c'est  le  travail  d'un  paresseux, 
qui  se  dispense  d'inventer,  je  répondrais  que  ceux  qui  par- 
lent ainsi  n'ont  jamais  mis  la  main  à  un  pareil  travail.  Il  est 
intéressant  parce  qu'il  est  difficile,  et  cette  seconde  création 
est  beaucoup  plus  délicate  et  plus  raisonnée  que  la  première. 

Le  roman  nous  donne  toutes  nos  aises.  On  nous  y  permet 
tous  les  développements  nécessaires  à  notre  pensée.  Le  lec- 
teur nous  quitte  quand  nous  le  fatiguons;  mais  il  nous  re- 
vient si,  à  travers  nos  longueurs,  il  a  saisi  un  type  ou  une 
situation  qui  l'intéresse.  Le  spectateur  est  moins  patient 
parce  qu'il  ne  lui  est  pas  facile  de  sortir,  parce  qu'il  est  sou- 
vent mal  assis,  parce  qu'il  ne  peut  ni  fumer  ni  se  dégourdir 
les  jambes,  ni  donner  du  cor' pour  se  distraire.  Il  faut  donc 


MAUPRAT  3 

abuser  le  moins  possible  de  sa  captivité,  de  son  malaise  et 
de  sa  politesse.  Il  faut  réussir  à  lui  présenter  des  personna- 
ges assez  nature  pour  qu'il  veuille  bien  les  regarder  et  les 
écouter,  et  cependant  assez  concis  pour  qu'il  ne  trouve  pas 
qu'ils  parlent  trop. 

Le  roman  de  Mauprat  m'offrait  de  bonnes  conditions  pour 
essayer  de  résoudre  cette  difficulté.  Racontée  à  la  première 
personne  par  le  héros  de  l'aventure,  cette  histoire  montrait  et 
décrivait  bon  nombre  d'autres  personnages  et  les  faisait  peu 
discourir.  Ceux-là  ne  s'exprimaient  pas  eux-mêmes  :  on  ne 
les  entendait  qu'à  travers  la  narration  nécessairement  mono- 
tone de  Bernard;  et  Bernard,  lui-même,  nous  disait  souvent 
qu'il  renonçait  à  nous  traduire  le  langage  de  Patience  ou  les 
réticences  de  Marcasse,  les  sermons  de  M.  Aubert  ou  les  vi- 
vacités du  chevalier. 

Le  drame  où  j'ai  entrepris  de  faire  parler  ces  humbles  per- 
sonnes a  donc  été  pour  moi  une  étude  toute  nouvelle,  et  où, 
malgré  mon  désir  de  suivre  autant  que  possible  un  roman 
qu'on  avait  trouvé  dramatique  (puisque  vingt  personnes  m'a- 
vaient demandé  l'autorisation  de  le  transporter  au  théâtre), 
j'ai  di  chercher,  dans  le  sujet  et  la  donnée  de  ce  roman,  plu- 
sieurs scènes  qui  n'y  sont  pourtant  pas.  Suivre  servilement, 
un  roman  pour  en  extraire  et  en  copier  les  scènes  et  le  dialo- 
gue, serait  très-agréable,  en  effet,  à  la  paresse  de  l'auteur; 
mais,  outre  que  la  paresse  et  la  spéculation  se  tiennent  de 
près  et  ne  sont  pas  de  bon  exemple,  il  y  a  impossibilité  réelle 
à  faire  une  pièce  par  ce  moyen.  Les  scènes  d'un  roman  ne 
sont  pas  écrites  pour  le  théâtre,  et  il  est  même  nécessaire  de 
n'en  pas  conserver  un  mot.  Il  se  trouve,  dans  les  romans,  des 
situations  infiniment  prolongées  qui  plaisent  au  lecteur  juste- 
ment parce  qu'elles  l'impatientent,  et  qui  ennuieraient  le  spec- 
tateur par  les  raisons  que  j'ai  dites  plus  haut.  Un  person- 
nage de  roman  peut  rester  pendant  tout  un  volume  à  l'état 
d'énigme  ;  c'est  un  des  moyens  du  roman  que  de  ne  pas  se 
révéler  trop  vite.  A  la  scène,  on  se  dégoûte  vite  d'un  person- 
nage en  chair  et  en  os  qui  tarde  à  se  faire  comprendre.  Il 


4  TÏIÉxVTRE    COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

faut  donc,  en  tout,  procéder  autrement,  et  procéder  autre- 
trement,  ce  n'est  pas  copier  :  c'est  créer  une  seconde  fois. 

Je  dois  de  vifs  remercîments  aux  acteurs,  ces  interprètes 
qui  sont  eux-mêmes  des  créateurs  et  que  l'auteur  doit  tou- 
jours associer  au  mérite  d'un  succès,  à  part  égale,  au  moins 
à  la  sienne  propre.  Mademoiselle  Fernand,  noble,  belle  et 
d'une  grâce  exquise,  et  M.  Brésil,  talent  jeune  et  fougueux, 
nature  puissante  présentent  des  types  et  des  caractères  que 
le  public  a  cru  reconnaître.  M.  Barré,  simple  et  touchant  dans 
le  rôle  de  Patience,  a  conquis  à  la  pièce  toutes  les  sympathies 
de  l'auditoire.  J'ai  déjà,  envers  cet  artiste  de  premier  ordre, 
plusieurs  dettes  de  gratitude  à  acquitter.  Il  a  été  parfait  dans 
le  rôle  du  séducteur  rustique  de  Claudie,  et  admirable  après 
M.  Deshayes,  ce  qui  paraissait  impossible,  dans  celui  de  Jean 
Bonnin  du  Chaiwpi.  M.  Fleuret,  dans  Marcasse,  est  grand  pein- 
tre et  acteur  excellent.  Cette  composition  le  placera  désor- 
mais, j'espère,  au  rang  qui  lui  est  dû.  Quant  à  M.  Ferville, 
un  talent  aussi  éprouvé  que  le  sien  ne  pouvait  qu'honorer 
l'œuvre  à  laquelle  il  a  bien  voulu  s'associer.  M.  Talbot  est  un 
esprit  souple,  une  physionomie  mobile  et  fine  qui  sait  prendre 
tous  les  aspects.  Pour  qui  l'a  vu  effrayant  dans  l'apparition 
de  Jean  le  Tors,  il  y  a  plaisir  et  surprise  à  le  voir  dans  les 
pères  de  la  comédie  de  Molière  présenter  un  masque  impassi- 
ble d'étonnement  et  de  crédulité.  M.  Rey  est  une  âme  et  une 
figure  énergiques,  qui  a  su  faire  un  grand  rôle  du  très-court 
rôle  de  Léonard.  MM.  Saint-Léon,  Harville  et  Saint-Germain, 
enfin  mademoiselle  Antheaume,  m'ont  apporté  l'assistance  de 
talents  très-supérieurs  à  l'importance  de  leurs  rôles,  et  ce 
n'est  pas  ceux-là  que  l'on  doit  remercier  le  moins. 

Quant  aux  directeurs  de  l'Odéon,  qui  ont  monté  la  pièce 
avec  tant  de  magnificence  et  composé  la  mise  en  scène  avec 
tant  de  goût,  je  les  remercie  comme  artiste  autant  que 
comme  ami. 

G.  S, 

Nohant,  le  42  décembre  1833. 


MA  fPRAT 


DISTRIBUTION 

BERNARD  DE  MAUPRAT MM.  Brésil. 

LE  CHEVALIER  HUBERT  DE  MAUPRAT Fervillb. 

M.   DE  LA  MARCHE Harville. 

JEAN  LE  TOR^ Talbot. 

M.  ALBERT Saint-Léon. 

PATIENCE Barf.é. 

MARCASSE Fleuret. 

TOURNY Saint-Germain. 

LÉONARD  DE  MAUPRAT Georges  Rey. 

ANTOINE  DE  MAUPRAT Saint-Mar. 

LAURENT  DE  MAUPRAT Daunay. 

LOUIS  DE  MAUPRAT Fréville. 

PIERRE  DE  MAUPRAT Ernest. 

GAUCHER  DE  MAUPRAT Benjamin. 

LE  LIEUTENANT  CRIMINEL Brécourt. 

SAINT-JEAN Etienne. 

Deux  Serviteurs  de  la  Roche-Macprat <  , 

I  Alfred. 

FDMÉE Mmes  Fernand. 

Ml,«  LEBLANC Antheaums. 


ACTE  PREMIER 
PREMIER  TABLEAU 

A  LA    ROCHE- MAVPRAT 

Une  grande  salle  (d'architecture  moyen  âge  ou  renaissance)  solidement  et 
grossièrement  meublée;  des  trophées  de  chasse  (sans  armes)  décorent  les 
murailles  enfumées,  mais  non  dégradées.  A  gauche  du  spectateur,  une  très- 
grande  cheminée  avec  des  bancs  de  pierre  dans  l'intérieur  (il  n'y  a  pas  do 
feu).  Au  fond,  à  droite,  faisant  face  an  spectateur,  une  fenêtre  grillée  ou- 
verte; au  même  plan  à  gauche,  une  grande  porte  massive,  avec  une  barre 
pour  la  fermer  à  l'intérieur,  et  un  |nichet  grillé.  Une  porte  de  côté,  sur  la 
droite.  Deux  longues  tables,  grossières  et  sans  nappes,  sont  dressées  et  ser- 
vies de  renaisOBj  l'une  parallèle  à  la  paroi  gauche  de  la  salle;  l'autre  de 


6      THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

même  à  droite.  Elle?  sont  éclairées  par  des  chandelles  de  résine  placées 
dans  des  bouteilles  de  grès  ou  par  des  lampes  rustiques.  Au  milieu  du  théâ- 
tre, vers  le  fond,  un  pilier  d'architecture  soutient  le  plafond.  Au  pied  de 
ce  pilier  est  placé,  sur  un  patin,  un  tonneau  en  perce.  Deux  valets,  moi- 
tié paysans,  moitié  bandits,  remplissent  des  cruches  à  ce  tonneau  et  les 
posent  sur  les  tables.  Éclairs  et  tonnerre. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

TOURNY,  les  Valets. 

TOURNY,  en  avant  du  théâtre.  —  C'est  un  jeune  paysan,  propre- 
ment vêtu,  l'air  doux  et  un  peu  patelin.  Il  tient  dans  sa  main  de 
petits  objets  qu'il  regarde  tour  à  tour. 

Si  c'est  pour  la  bombance,  je  ne  dis  pas;...  si  c'est  pour 
un  tapage...  De  ce  que  mon  père  est  leu  métayer,  faut  bien 
qu'il  fasse  leux  commandements  ;  mais,  moi  qui  demeure  bien 
tranquille.,  au  loin  d'ici  !...  Ces  deux  brochettes  de  bois  qu'un 
pauvre  m'a  remis  ce  matin!...  Celle  qui  est  coupée  en  pique, 
c'était  de  mon  père  ;  ça  voulait  dire  :  «  Tourny,  mon  garçon, 
viens-y  !  »  Celle  qui  est  taillée  en  fourche,  c'est  de  ma  mère; 
ça  dit  :  «  Sylvain,  mon  fils,  viens-y  pas!  »  Je  suis  venu  tout 
de  même...  pour  le  divertissement  ;  mais,  si  ça  se  gâte... 

SCÈNE  II 

Les  Mêmes,  ANTOINE,  LOUIS  et  PIERRE  DE 
MAUPRAT. 

Les  valets  vont  et  viennent.  Tous  le«  Mauprat  sont  vêtus  fort  peu  mieux  que 
leurs  valets.  Ils  ont  l'aspect  de  braconniers,  l'air  et  l'attitude  du  comman- 
dement sont  leurs  seules  distinctions. 

ANTOINE,  entrant,  d'une  voix  forte  qui  fait  tressaillir  Tourny. 

Allons,  dépêchons,  vous  autres!  Est-ce  qu'on  ne  soupe  pas 
aujourd'hui  à  la  Roche- Mauprat? 


MAUPRAT  1 

TOURNY,  se  remettant  a  l'ouvrage. 
Dame!  monsieur  Antoine,  il  n'est  pas  sept  heures,  et,  à  ce 
qu'il  parait,  on  ne  soupera  qu'à  huit. 

ANTOINE. 
Qu'est-ce  qui  t'a  dit  ça,  à  toi,  Sylvain  Tourny  ? 

TOURNY. 

C'est  M.  Jean  le...  celui  qui... 

Il  fait  un  peu  le  bossu. 
ANTOINE. 

Hein? 

TOUAlfT. 

C'est  M.  Jean  de  Mauprat,  votre  frère. 

PIERRE. 

Pourquoi  donc  ? 

TOURNY. 

Il  a  dit  comme  ça  que  c'est  à  cause  de  la  chasse  de  M.  le 
chevalier  Hubert  de  Mauprat,  votre  oncle. 

ANTOINE. 

En  quoi  cela  nous  intéresse-t-il,  sa  chasse? 

PIERRE. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a  de  commun  entre  les  Mauprat  Casse- 
Tête  et  les  Mauprat...? 

ANTOINE. 

Coupe-Jarrets!  lâchons  le  mot,  il  n'est  pas  bien  mécbant  ! 
Sache  que  le  frère  Jean  craint  que... 

LOUIS. 

Mais  voilà  Gaucher  et  Léonard  qui  nous  diront... 

SCÈNE  III 

Les  Mêmes,  LÉONARD  et  GAUCHER 
DE  MAUPRAT. 

Léonard  et  Gaucher  ont  leur  fusil  a  la  main.  Léonard  est  le  plus  jenne  des 
sept  frère*  Mauprat;  sa  Ggnre  est  moins  sinistre  que  celle  dos  autres.  Son 
costume  tient  un  peu  plus  du  gentilhomme.  Il  se  débarrasse,  en  entrant, 
d'un  surtout  en  peau  de  bique.  Les  domestiques  sont  sortis  vers  la  fin  de 
la  scène  précédente.  Tourny  est  resté  à  l'écart,  inaperçu. 


8      THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

LÉONARD. 

Ouf!  quel  temps!  11  pleut  des  hallebardes!.,. 

ANTOINE. 

Eh  bien,  quelles  nouvelles  de  cette  chasse? 

GAUCHER. 

Aucune  !  Il  y  avait  là  des  gens  de  trop,  nous  n'avons  pu 
approcher. 

ANTOINE  ,  ricanant. 

Des  gens  du  roi  qui  vous  ont  fait  peur  ? 

LÉONARD. 

Peur?  Parle  pour  toi;  mais  il  n'y  aurait  eu  que  folie  à  se 
montrer.  On  y  avait  fourré  toute  la  maréchaussée  du  pays, 
comme  s'il  se  fût  agi,  non  d'une  battue  aux  loups,  mais 
d'une  campagne  contre  les  francs  seigneurs  de  la  Varenne. 

ANTOINE. 

Oui-da!  11  faut  vite  annonce,  cela  au  vieux  Jean! 

LÉONARD. 

C'est  fait;  il  nous  attendait  à  la  herse.  Il  va  venir  ici  tenir 
conseil,  (a  Gaucher.)  Frère,  va  donc  avertir  tous  nos  valets,  et 
les  amis  de  la  maison  qui  sont  céans  à  cette  heure. 
ANTOINE,  voyant  Tourny. 

Qu'est-ce  que  tu  fais  là,  toi?  Gare  aux  curieux!  (n  fait  le 
geste  de  le  frapper,  Tourny  s'esquive.)  Avertirai-je  Bernard  ? 

SCÈNE  IV 
Les  Mêmes,  JEAN. 

Jean,  hideux  personnage,  contrefait,  boiteux,  un  peu  chauve.  Il  est  le  plus  âgé 
des  frères  Mauprat.  Sa  mise  est  d'un  gentillâtre  sédentaire,  assez  sordide, 
mais  moins  débraillée  que  celle  des  autres.  Il  est  entré  à  pas  de  loup  par  la 
porte  du  fond,  et  îepond  aux  derniers  mots  de  Gaucher.  Pendant  cette 
scène,  à  l'exception  de  Jean,  les  personnages  sont  occupés  d'une  manière 
appropriée  à  leur  genre  de  vie;  l'un  fourbit  tes  armes,  l'autre  raccommoda 
un  filet  '*  pêcher. 


3IÀUPRAT  « 

JEAN. 

Bernard  de  Mauprat?  Certes!  le  gros  garçon  ne  sera  pas 
de  trop  pour  le  moment,  (a  Gaucher.)  Va  !  (Gaucher  sort.  —  A 
Antoine.)  Qui  avons-nous  ici,  ce  soir? 

ANTOINE. 

Excepté  notre  frère  Laurent  et  le  braconnier  Courtaud,  qui 
ne  sont  pas  rentrés,  maîtres  et  valets,  nous  y  sommes  tous; 
plus,  le  déserteur  Vincent;  Simonard,  celui  qui  a  tué  son 
frôre  au  cabaret  ;  le  maquignon  Francy,  qui  a  volé  les  chevaux 
de  la  gabelle,  et  les  deux  Maucoin,  ces  porte-balles  qu'on  ac- 
cuse d'avoir  pris  l'argenterie  de  madame  de  Rochemaure  ;  tous 
gens  traqués  comme  des  renards,  et  qui  ne  peuvent  se  passer' 
de  nous. 

JEAN. 

Allons!  ça  nous  fait  vingt  et  un  hommes  déterminés,  et  qui 
jouent  le  tout  pour  le  tout.  C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour 
tenir  toute  la  force  armée  du  pays,  qui  n'est  pas  grosse,  sous 
le  feu  de  nos  bonnes  petites  meurtrières. 

LÉONARD. 

Et  Bernard?  pourquoi  ne  pas  lé  compter  ? 

JEAN. 

Le  beau  neveu?  Ne  le  comptons  pas  encore,  s'il  vous  plaît . 

ANTOINE. 

Pourquoi  non?  Il  est  fort  comme  un  taureau  ! 

LÉONARD. 

Brave  comme  le  sanglier  qui  fait  tête  ! 

JEAN. 

Oui,  mais  pas  plus  méchant  qu'un  mouton.  Mes  beaux 
amis,  Bernard  Mauprat  est  et  ne  sera  jamais  qu'une  brute. 

ANTOINE. 

Comme  feu  monsieur  son  père,  qui  redoutait  les  tribunaux 
et  qui  nous  a  reniés,,  nous,  ses  frères!  Après  ça,  il  n'est  peut- 
pas  si  sot  que  nous  croyons  !... 

LÉONARD. 

Frère  Jean,  vous  haïssez  Bernard  !  Tenez,  vous  le  haïssez 
trop  !  Si  la  nature  ne  l'eût  pas  doué  de  la  force  de   trois 

4. 


10     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

hommes,  vous  l'eussiez  fait  mourir  par  vos  mauvais  traite- 
ments; et  à  quoi  cela  vous  eût-il  servi? 

JEAN. 

A  contrarier  un  peu  les  inclinations  de  M.  Hubert,  qui 
avait  résolu  d'éduquer  cet  aimable  petit-neveu,  et  d'en  faire 
son  héritier  à  notre  détriment.  Voilà  pourquoi  notre  père 
Tristan  nous  apporta  ici,  par  la  peau  du  cou,  ce  bel  orphe- 
lin, transi  de  peur  comme  un  lièvre. 

LÉONARD. 

Eh  bien,  à  quoi  bon?  De  dépit,  le  chevalier  s'est  marié 
sur  ses  vieux  jours,  et,  contre  toute  attente,  à  défait  d'héri- 
tier de  son  nom,  a  eu  une  héritière  de  ses  biens,  qui.  par  ma- 
riage, les  portera,  un  de  ces  matins,  dans  une  famille  étran- 
gère. 

JEAN. 

Savoir  ! 

ANTOINE. 

Gomment? 

JEAN. 

Je  dis  savoir!  Elle  est  enfin  sortie  du  couvent,  cette  belle 
demoiselle!,..  Monsieur  son  père  a  eu  enfin  l'heureuse  idée 
de  venir  habiter  avec  elle  son  château  de  Sainte-Sévère  ! 
Elle  aime  la  chasse,  dit-on;  nos  bois  sont  vastes;  le  pays  est 
couvert,  peu  habité,  et  il  n'y  a,  après  tout,  que  dix  lieues  de 
Sainte-Sévère  à  la  Roche-Mauprat. 

ANTOINE,  qui  l'écoute  attentiTement. 

Qu'est-ce  que  tu  en  veux  conclure? 

JEAN. 

Rien,  sur  mon  âme!  Mais  je  ne  suis  point  d'avis  qu'elle 
épouse  notre  ennemi  naturel...  le  comte  de  la  Marche,  lieu- 
tenant général  de  la  province  de  Berry. 

ANTOINE. 

Pourtant  ce  mariage  nous  mettrait,  à  tout  jamais,  à  l'abri 
des  poursuites.  M.  Hubert  de  Mauprat,  qui,  tout  en  nous  haïs- 
sant, ne  se  soucie  point  de  voir  traîner  le  nom  qu'il  porte 
sur  les  bancs  d'un  présidial,  nous  fera  de  son  gendre  une 


MAUPRAT  41 

protection  qui  nous  assure  l'impunité.  Songez  à  cela,  que  dia- 
ble !  frère  Jean. 

JEAN. 

Je  songe  à  quelque  chose  de  mieux.  Je  songe  à  faire  d'une 
pierre  deux  coups  !  Si  mon  plan  réussit,  un  jour  ou  l'autre, 
je  me  débarrasse  de  deux  innocences  qui  me  gênent;  de  ces 
deux  vertus,  je  fais  un  petit  crime  pour  mon  neveu  Bernard,' 
une  grosse  honte  pour  ma  cousine  Edmée...  Voyons!  je 
suppose  que  notre  maquignon  Francy,  qui  est  un  homme  de 
génie,  fasse  acheter  à  M.  Hubert,  pour  sa  fille,  notre  gentil 
cheval  Astaroth  î 

ANTOINE. 

Ah! 

JEAN. 

Eh  bien,  c'est  fait.  L'animal  sent  son  ancien  gîte  de  loin, 
et,  un  beau  soir...  un  soir  d'orage...  sur  la  fin  d'une  chasse, 
peut-être  avec  un  peu  d'aide...  Laurent  aux  aguets...  l'ama- 
zone arrive  ici.  On  lui  ménage  une  entrevue  avec  Bernard;  il 
a  coutume  de  faire  le  difficile;  mais  on  la  dit  fort  belle,  et, 
avec  la  jeunesse,  il  faut  toujours  compter  sur  le  diable. 

ANTOINE. 

J'entends.  Mais  après  ? 

JEAN. 

Après,  on  la  reconduit  poliment  chez  son  père,  avec  force 
regrets  de  l'aventure  et  beaucoup  de  blâme  pour  le  coupable. 

LÉONARD. 

Alors,  on  les  marie  ? 

J  E  a  n  . 
Pourquoi  non?  Ma  moralité  s'en  réjouit. 

ANTOINE. 

Nous  n'y  gagnons  rien  ! 

JEAN. 

Si  fait,  mes  colombes!  Nos  précautions  seraient  prises 
d'avance.  La  demoiselle  ne  sortirait  pas  d'ici  à  l'aube  du  jour. 


12  THÉÂTRE   COMPLET  DE   GEORGE   SAND 

sans  que  Bernard  eût  signé  la  rançon  de  sa  fiancée,  de  la 
moitié  de  sa  fortune  à  venir. 

LÉONARD. 

Bah!  tout  cela  est  un  de  ces  romans  comme  vous  nous  en 
faites  tous  les  jours,  l'homme  aux  idées  noires,  et  celui-ci  est 
un  des  plus  laids  qu'ait  produits  votre  cervelle  creuse  !  Vous 
feriez  mieux  de  songer  à  la  réalité,  surtout  ce  soir  où  il  est 
question  de  rechercher  Simonard  jusque  chez  nous;  ce  qui 
serait  un  prétexte  pour  nous  attaquer. 

JEAN,  haussant  les  épaules. 
Nous  attaquer?...  Rêverie!  Mais,  quand  la  maréchaussée 
est  sur  pied,  il  faut  se  compter,  et  remonter  un  peu  le  moral 
de  n  s  gens,  (au  domestique  qui  entre.)  Eh  bien,  nous  atten- 
dons ! 

LE    DOMESTIQUE. 

Tout  le  monde  est  là;  mais  le  bonhomme  Marcasse  vient 
d'arriver,  et  vous  m'avez  commandé... 

JEAN. 

Oui,  oui,  c'est  juste.  Je  veux  le  voir  tout  de  suite.  Ce  ne 
sera  pas  long,  un  homme  qui  n*a  jamais  pu  mettre  plus  de 
trois  mots  dans  une  phrase!  Fais-le  entrer. 

Le  domestique  sort. 
ANTOINE. 

Que  diable  veux-tu  faire  du  chasseur  de  belettes?  C'est  un 
imbécile  I 

JEAN. 

C'est  un  homme  qui  a  entrée  dans  toutes  les  maisons  et 
place  au  feu  de  toutes  les  cuisines,  notammeut  au  château  de 
M.  Hubert.  Laissez-moi  seul  avec  lui. 

ANTOINE. 

Dépêche-toi,  on  crie  la  iaim  depuis  une  heure. 

Il  sort  avec  Pierre,  Louis  et  Léonard 


MAUPRAT  i3 

SCÈNE  V 

MARCASSE,  JEAN. 

Marcasse  est  vêtu  proprement,  quoique  pauvrement  :  il  a  une  sorte  de  man- 
teau court  et  drapé  sur  l'épaule,  un  chapeau  a  grands  bords,  des  guêtres. 
Il  porte  sa  grande  épée  sous  le  bras;  c'est  son  outil  de  chasse, qu'il  n'a  pas 
le  droit  de  porter  au  coté,  et  qu'il  pose  ou  garde,  suivant  les  besoins  de  la 
scène.  11  est  suivi  par  son  petit  chien  et  introduit  par  la  porte  de  côté.  Le 
valet  qui  l'amène  se  retire. 

JEAN-    avec  une  gravité  ironique. 
Salut  à  Votre  Seigneurie,  don  Marcasse! 

MARCASSE. 

Seigneur,  moi?  Non!  Espagnol?  Non!...  Honnête  homme, 
oui,  pour  vous  servir. 

JEAN. 

Ma  foi,  vous  êtes  plus  qu'honnête  homme,  Marcasse,  vous 
êtes  homme  d'esprit.  Gela  se  voit  dans  votre  physionomie... 
Eh  bien,  le  métier  va-t-il?  Vous  voilà  vieux  !  et  c'est  un  dan- 
gereux casse-cou,  à  votre  âge,  que  de  courir  la  fouine  sur  les 
charpentes  des  greniers  ! 

MARCASSE. 

Œil  très-bon,  jarret  très-sûr.  Blaireau  de  même.  (Montrant 
son  chien.)  ïrès-bon  chien  !  vieux  ami  ! 

JEAN,  touchant  l'épée  de  Marcasse. 
Et  vieille  épée  !  bonne  lame  pour  larder  les  rats  dans  leur 
tanière?  Nous  savons  cela.  Il  paraît  cependant  que  vous 
n'avez  pas  le  pied  tellement  sûr,  que  vous  n'ayez  fait  une 
chute  dernièrement,  dans  un  des  bâtiments  du  château  de 
Sainte-Sévère? 

MARCASSE. 

Peu  de  chose,  deux  trous  à  la  tète,  un  pied  démis,  une 
main  foulée. 


44  THEATRE  COMPLET   DE   GEORGE   8AND 

JEAN. 

Est-ce  vrai  que  la  demoiselle  vous  a  soigne*? 

MARCASSE. 

De  ses  propres  mains  :  beaucoup  de  bonté  ! 

JEAN. 

Vous  l'avez  vue  à  la  chasse  aujourd'hui  ? 

MARCASSE. 

Non. 

JEAN. 

Mais  vous  savez  qu'elle  y  est. 

MARCASSE. 

Non. 

JEAN. 

Quoi  !  elle  n'y  est  pas  avec  son  père? 

MARCASSE. 

Je  ne  sais. 

JEAN,   à  part. 
Quelle  brute  !  (Haut.)  Est-ce  vrai  que  M.  Hubert  et  elle 
doivent  passer  la  nuit  chez  madame  de  Rochemaure?...  Ne 
le  pensez-vous  pas?  Répondez  ! 

MARCASSE,  rêveur. 
Pardon,  je  pensais... 

JEAN. 

A  quoi  ? 

MARCASSE. 

A  autre  chose. 

JEAN,  impatient. 
Dites  donc  à  quoi? 

MARCASSE. 

Je  venais  vous  avertir...  Prenez  garde  à  vous!...  ils  son* 
partis. 

JEAN. 

Qui  donc  ça? 

MARCASSE.  Il  fait  une  pause,  comme  s'il  voulait  résumer  sou 

discours.  Jean  frappe  du  pied  avec  impatience. 
Voilà,  monsieur.  Je  venais  faire  ici  ma  chasse.  Près  du 


MAUPRAT  «5 

château,  je  les  ai  vus,  à  travers  champs,  sur  les  fossés,  le 
long  du  bois,  par  cent  et  cent,  par  mille  et  mille,  rats  et  sou- 
ris, toute  une  année  !  la...  la...  (gesticulant  avec  une  sorte  de  ma- 
jesté comique),  noire,  épaisse,  trottant,  fuyant...  vite,  vite!... 
horrible  à  voir  !  Blaireau  de  trembler,  lui  si  hardi!  moi  de  re- 
culer, de  me  ranger...  Tout  a  passé!  Je  suis  venu,  je  vous  le 
dis;  l'honnête  homme  doit  la  vérité. 

JEAN. 

Voilà  un  étrange  récit!  mais  je  n'y  crois  pas,  don  Car- 
casse. 

MARCASSE. 

Pardon!  chose  très-vraie  !  signe  certain  :  maison  près  de 
crouler,  rats  et  souris  l'abandonnent. 

JEAN. 

Est-ce  une  métaphore,  l'ami?  Voulez-vous  dire  que  la  for- 
tune des  francs  seigneurs  touche  à  sa  fin  ? 

MARCASSE. 

Chose  possible! 

JEAN. 

Pourquoi  pensez-vous  ainsi  ? 

MARCASSE. 

M.  de  Puymarteau  pendu  ! 

JEAN,   tressaillan 
Puymarteau  pendu?  Que  dites-vous  là?  Vous  mentozl... 
ça  ne  se  peut  pas  1 

MARCASSE. 

J'ai  vu  la  corde,  l'homme  au  bout. 

JEAN. 

Où  ça?  quand  ça? 

KARCASSE. 

Il  y  a  trois  jours,  à  Buzançais. 

JEAN,   agité,   se  parlant  h  lui-même. 

Est-ce  croyable  ?  Pendu!  cet  homme  si  rusé,  si  hardi,  no- 
tre modèle,  notre  allié,  notre  dernière  espéranto!  (a  Mar- 
tasso.)  A  la  suite  d'une  révolte,  n'est-ce  pas?  trahi,  assassiné 
par  ses  gens? 


16  THEATRE  COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

MARCASSE,  secouant  la  tête. 
Par  les  gens  du  roi. 

JEAN,  exaspéré. 
Les  choses  en  sont-elles  à  ce  point?  Rage  et  malheur!  Qui 
pourra  résister  désormais  ?  Et  vous,  sottes  gens,  vous  croyez 
que  c'est  là  de  la  justice? 

MARCASSE,   impassible. 

Croyez-moi,  la  maison  menace  ruine  ! 

JEAN. 

Cela  signifie  qu'on  va  nous  attaquer  ? 

MARCASSE. 

Non  ;  j'ignore. 

JEAN. 

Sur  votre  honneur,  vous  l'ignorez?  Voyons,  on  dit  que 
vous  avez  de  l'honneur,  vous? 

MARCASSE,  calme. 
Sur  mon  honneur. 

JEAN,   allant  sonner. 
Prenez  garde,  vieux  fou  !  nous  savons  ici  le  moyen  de  faire 
parler  ceux  qui  veulent  se  taire. 

MARCASSE,   calme. 

Torture  arrache  mensonge.  Vérité  dans  la  liberté  ! 
JEAN  ,   à  un  valet  qui  entre. 

Emmenez  maître  Marcasse,  et  faites-le  bien  souper.  (Bas,  an 
valet.)  Enferme-le  là.  (il  désigne  la  porte  de  côté.)  Si  on  nous  at- 
taque, fourre-le  au  cachot  ;  s'il  résiste,  brûle-lui  la  cervelle. 
(Haut.)  Bonsoir,  l'ami  !  Merci  pour  vos  prédictions  ! 

MARCASSE,   à  son  chien,  en  s'en  allant  avec  le  domestique. 

Ici,  Blaireau  ! 

SCÈNE  VI 

JEAN,   seul,  rêveur  et  sombre. 

Ce  préjugé  populaire  serait-il  fondé?  Je  n'ai  jamais  pa 
croire  à  un  Dieu  bon,  moi!  mais  à  un  méchant  esprit  qui 
toujours  raille  et  menace...  (Touchant  son  front.)  Je  le  sens  là... 


MAUPRAT  «7 

Non,  c'est  absurbe,  cet  homme  est  fou!...  ou  bien,  généreux 

à  sa  manière,  il  me  donne  avis  des  plans  de  nos  ennemis, 

sans  oser  me  les  révéler  clairement!...  Allons,  il  faut  être  en 

état  de  défense,  ^n  va  sonner.)  Et  Laurent  qui  ne  rentre  pas! 

cela  m'inquiète!  (Se  tournant  vers  la  porte  de  côté.)  ÊteS-VOUS  là, 

vous  autres?  Venez!  venez  tous! 

11  Ta  ouvrir  la  grand'porte. 

SCÈNE  VII 

ANTOINE,  LOUIS,  PIERRE,  GAUCHER,  LÉO- 
NARD, JEAN,  Domestiques,  Braconniers, 
Paysans,  Colporteurs,  etc.,  tous  gens  de  mauvais* 
mine,  formant  un  groupe  d'une  vingtaine  de  personnes;  puis  BER- 
NARD, TOURNY. 

Les  Mauprat  entrent  les  premiers  par  la  droite,  et  vont  se  ranger  le 
long  de  la  table  de  gauche.  Les  autres,  venant  du  fond,  défilent  de- 
vant Jean,  qui  les  accueille  avec  des  sourires,  des  poignées  de  main, 
des  tapes  sur  l'épaule;  ils  vont  se  ranger  à  la  table  de  droite.  Tourny 
entre  le  dernier. 

JEAN. 

Bien,  mes  amis!  Salut,  mes  enfants.  Je  vois  avec  plaisir 
que  nous  sommes  plus  nombreux  que  je  ne  l'espérais  par  ce 
mauvais  temps.  Asseyez-vous,  mangez  bien  et  buvez  mieux! 
J'ai  à  parler.  Mais  Bernard  !  où  est  donc  Bernard  ? 
BERNARD  ,  entrant  d'uu  air  farouche. 
Eh  bien,  qu'est-ce  que  c'est  ?  Le  voilà,  Bernard  ! 
Il  passe  devant  Jean  sans  daigner  le  regarder,  traverse  le  théâtre  et  va  s'as- 
seoir au  premier  plan  de  la  table  de  gauche,  en  tournant  lo  dos  à  Jean, 
tandis  que  les  autres  oncles  restent  debout  un  instant.  Bernard  met  le  coude 
sur  la  table  et  paraît  complètement  insensible,  par  mépris  de  ce  qui  se 
passe  autour  ue  lui.  Jean,  qui  a  suivi  Bernard  d'un  regard  oblique  plein 
de  courroux  et  de  haine,  vient  se  placer  au  milieu  du  théâtre  entre  les  deux 
tables,  il   s'appuie  sur  le  tonneau  comme  sur  une  tribune,  pour  parler 
tantôt  avec  emphase,  tantôt  avec  familiarité;  a  droite  et     gauche,  on  boit, 
ou  mange  eu  l'écoutant. 


48  THEATRE   COMPLET    DE   GEORGE   3AND 

JEAN. 

Messieurs  de  Mauprat, mes  frères!...  je  nommerai  d'abord 
Laurent,  l'aîné  après  moi  (il  va  rentrer,  c'est  comme  s'il  était 
là);  ensuite,  par  rang  d'âge,  Antoine.  Louis,  Pierre,  Gaucher, 
Léonard,  ici  présents,  je  vous  salue  !  (il  salue  à  gauche,  tous  ren- 
dent le  salut,  excepté  Bernard.)  Bonsoir  à  toi,  Bernard  de  Mauprat, 
mon  neveu.  (Bernard  ne  bouge  pas,  Jean  se  retourne  vers  1s  droite.) 
Et  vous,  amés  et  féaux,  clients,  alliés,  tenanciers  et  serviteurs 
de  la  Roche-Mauprat..'.  salut!  Je  me  félicite  de  vous  voir  réu- 
nis sous  ce  toit,  où  règne  l'antique  liberté  du  bon  temps;  où, 
assis  dans  la  même  salle  et  buvant  le  même  vin,  nous  pouvons 
rire  ensemble  des  nouvelles  mœurs,  des  nouvelles  idées  et  du 
parchemin  des  procureurs! 

CRIS,   a  la  table  de  gauche. 

A  bas  les  procureurs  ! 

JEAN. 

Bien  dit,  mes  enfants!  mort  à  cette  racaille!  Souvenez- 
vous,  amis...  (se  retournant  vers  la  gauche)!  et  pensez  aussi  un 
peu  à  cela,  messieurs  mes  frères  !  que  nous  sommes  peut- 
être  les  derniers  francs  seigneurs  (se  retournant  vers  la  droite)  ! 
et,  vous,  les  derniers  francs  vassaux  qu'il  y  ait  en  France, 
en  l'an  de  grâce  1775.  Nous  avons  résolu  le  problème  de  vi- 
vre, nous,  sans  revenus;  vous,  sans  travail,  depuis  une  ving- 
taine d'années  ;  narguant  les  créanciers,  rançonnant  les  mau- 
vais voisins,  et  accrochant  les  recors  insolents  aux  vieux 
châtaigniers  de  la  Varenne,  nous  tiendrons  contre  la  loi,  la 
chicane,  l'enfer  et  la  maréchaussée  jusqu'à  notre  dernier  jour! 
Est-ce  votre  avis? 

TOUS,  excepté  Bernard,  immobile. 

Oui,  oui  !  nous  tiendrons. 

JEAN,  prenant  un  verre  qu'on  lui  remplit  à  la  table  de  droite. 

Buvons  donc  au  nom  de  Mauprat,  et  qu'il  vous  serve  en- 
core de  drapeau! 

il  boit. 
TOUS,  se  levant,  excepté  Bernard. 

Vive  Jean  de  Mauprat! 


M  A  U  P  R  A  T  *• 

JEAN,  remettant  son  verre  sur  la  table,  et  revenant  \  Bernard,  qui 
est  resté  comme  une  statue. 
Et 'toi,  Bernard,  tu  ne  dis  rien?  (Bernard  hausse  les  épaules.) 
Parlez,  mon  neveu  ;  vous  avez  voix  au  chapitre  comme  les 
autres. 

BERNARD. 
J'ai  voix  au  chapitre?  (il  se  lève  et  dit  en  frappant  sur  la  table.) 
Alors,  je  dis  non,  non,  trois  fois  non! 

JEAN. 

Oui-da!  j'aime  la  franchise,  Bernard!  Donc,  vous  entrez 
en  révolte,  vous  tout  seul,  à  vos  risques  et  périls? 
BERNARD,   debout. 

Qu'est-ce  que  je  peux  donc  risquer  à  présent,  avec  vous, 
monsieur  Jean  de  Mauprat,  monsieur  Jean  le  Tors,  monsieur 
Jean  le  Bourreau?  Croyez-vous  que  je  suis  encore  un  bambin, 
pour  me  laisser  insulter,  mettre  au  cachot  et  rouer  de  coups? 
Oh  !  que  non  pas  !  Quand  vous  m'avez  arraché  des  bras  de 
ma  mère  agonisante,  elle  m'a  crié  son  dernier  mot,  la  pauvre 
femme;  elle  m'a  dit  :  «  C'est  Jean  l'Assassin,  c'est  fait  de  toi.  Il 
te  tuera!...  »  Vous  y  avez  bien  fait  votre  possible;  mais  on  ne 
tue  pas  comme  ça  un  Mauprat  qui  veut  vivre.  Et  il  y  a  long- 
temps que  je  vous  aurais  écrasé  comme  une  vipère,  si  |f.  Tris- 
tan ne  m'eut  dit  un  jour,  en  me  mettant  un  cheval  dans 
les  jambes  et  un  fusil  dans  les  mains  :  «  Te  voilà  fort,  sois 
brave.  »  Depuis  ce  jour-là,  je  vous  ai  méprisé!  mais,  à  cette 
heure,  je  vous  dis  en  face  :  j'ai  assez  de  vous,  j'ai  assez  du 
métier  qu'on  fait  ici!  (.Mouvement  des  oncles.)  Oh!  vous  autres, 
prenez-le  comme  vous  voudrez!  Je  ne  vous  hais  point...  Et 
même...  vous,  Léonard,  qui  m'avez  aimé  un  peu...  Mais  c'est 
égal!  je  dis  que  vous  avez  fait  le  métier  de  braves,  le  mé- 
tier de  fous  si  l'on  veut,  avec  le  vieux  père,  mais  qu'à  pré- 
sent... si  vous  obéissez  à  ce  chef-là  (il  montre  Jean),  vous  êtes 
tous  des  lâches! 

TOURNY,   à  part. 
Il  y  a  du  vrai. 


20  THÉÂTRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

JEAN. 

Fort  bien!  C'est  là  que  je  l'attendais...  Bernard,  tu  nous 
trahis!  c'est  toi  qui  as  donné  le  mot  à  nos  ennemis  pour  nous 
cerner  ce  soir. 

BERNARD. 

Moi? 

JEAN. 

Toi!  et  je  te  dénonce... 

LÉONARD. 

C'est  faux!...  si  nous  sommes  en  danger,  il  restera. 

Bernard  serre  avec  énergie  la  main  de  Léonard  et  se  rassied. 
ANTOINE. 

Nous  sommes  cernés,  Marcasse  te  l'a  dit? 

JEAN,  bas. 
Non;  mais,  comme  nous  pourrions  l'être  d'un  moment  à 
l'autre...  (haut),  allez  tout  préparer  et  choisir  vos  postes. 

LÉONARD. 

Oui,  oui!  que  tout  soit  prêt  en  cas  d'alarme. 

ANTOINE. 

Tu  te  chargeras  de  pointer  la  coulevrine? 

JEAN. 

Comment  donc!  c'est  mon  plus  grand  plaisir.  (Aux  vassaux.) 
Allez,  mes  enfants,  je  suis  à  vous;  j'ai  envoyé  faire  une  re- 
connaissance! si  l'ennemi  renonce  à  son  idée,  vous  revien- 
drez ici,  et  nous  boirons  jusqu'au  jour. 

LES    VASSAUX,  en  sortant. 
Vive  Mauprat! 

JEAN,   à   Tonrny,   qui  reste  le  dernier. 
Ah!  ah!  mon  garçon  !  ce  sera  ton  premier  exploitl 

TOURNY. 

J'en  suis  content,  monsieur!  (a  part.)  J'ai  bien  soupe... 
j'ai  obéi  à  mon  père.  On  va  se  cogner...  j'vas  obéir  à  ma 
ma  mère  ! 

Il  s'esquive  par  le  fond. 

LÉONARD,  regardant  Bernard,  qui  est  absorbé. 

Je  vous  le  disais  bien,  que  notre  Bernard  avait  du  cœur. 


MAUPRAT  II 

JEAN,  railleur  et  doucereux. 
Il  n'y  a  que  lui-même  qui  ait  voulu  en  douter. 

BERNARD. 

Vraiment,  monsieur  mon  oncle?  Comptez-vous,  pour  m'en- 
dormir,  sur  vos  belles  paroles?  Je  vous  connais,  allez!  jamais 
vous  ne  voulez  plus  de  mal  aux  gens  que  quand  vous  en 
dites  du  bien;  mais  prenez  garde  à  moi,  je  suis  encore  un 
Mauprat  Coupe-Jarrets,  et  un  rude! 

JEAN. 

Vous  le  prouverez  ce  soir,  s'il  y  a  lieu. 

BERNARD. 

Possible. 

il  boit. 
ANTOINE. 

Eh!  ce  n'est  plus  le  moment  de  tant  boire! 
JEAN,    à    Léonard,    qui  veut   ôter   la  cruche  des   mains    de   Bernard. 

Laissez-le  se  contenter...  Le  vin  est  sa  seule  passion,  puis- 
qu'il n'aime  ni  le  jeu,  ni  le  pillage...  ni  les  femmes! 

BERNARD. 

Les  femmes?  vous  croyez  que  j'en  ai  peur?  Ah!  ah! 

II  rit  d'un  air  égaré. 
JEAN. 

Si  ce  n'est  pas  de  la  crainte,  c'est  donc  du  dégoût? 

BERNARD. 

Du  dégoût?  Eh  bien,  vous  l'avez  dit...  Toutes  celles  que 
vous  amenez  ici,  de  gré  ou  de  force,  sont  des  lâches  ou  des 
effrontées;  mais  patience,  messieurs  les  Mauprat!...  celle  qui 
me  plaira,  vous  ne  la  verrez  jamais,  ou  bien...  je  briserai  le 
plus  fort  d'entre  vous...  comme  cela! 

Il  brise  la  cruche. 
ANTOINE,  prenant  sa  carabine. 
C'est  trop  d'insolence!  J'ai  envie  d'en  finir  avec  cet  ivro- 
gne! 

JEAN,  à  Antoine,   l'arrêtant. 
Non,  non  !  Je  suis  bien  aise  de  savoir  où  le  bât  le  blesse.. 
(a  Bernard.;  Ainsi  donc,  Bernard,  tu  prétends  avoir  une  mai 


22     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

tresse  qui  n'écoutera  que  toi?...  C'est  une  idée,  cela...  et  je 
suis  curieux  de  m'assurer.. .  Tenez  !  la  première  innocente  que 
l'on  amènera  ici  sera  le  prix  des  hauts  faits  de  ce  jeune 
homme!...  Il  sera  libre  de  la  défendre  en  champ  clos,  contre 
quiconque  voudra  la  lui  disputer. 

BERNARD. 

Malheureusement,  vous  ne  vous  y  risquerez  point,  vous! 
Allez  au  diable,  j'ai  sommeil!  Le  premier  qui  me  parle... 
Il  fait  un  geste  de  menace,  étend  les  bras  sur  la  table,  laisse  tomber  sa 
tête  et  s'endort. 
JEAN,  montrant  la  porte  du  fond. 

On  vient  par  ici...  C'est  son  pas,  c'est  lui,  enfin! 

SCÈNE  VIII 

BERNARD,  endormi;  ANTOINE,  LÉONARD,  JEAN, 
LAURENT. 

JEAN. 

Ah!  Laurent,  j'étais  inquiet  de  vous! 

LÉONARD. 

Et  nous  aussi  ;  quoi  de  nouveau? 

LAURENT. 

Bien  des  choses,  mes  frères;  mais  renvoyez  Bernard. 
Antoine  le  secoue  et  en  est  rudement  repoussé.  Bernard  se  rendort 

aussitôt. 
JEAN,  ricanant. 

Il  est  absent!  Parlez  :  est-ce  que...  ? 

LAURENT. 

Oui!  le  cheval  l'a  emportée!  nou3  guettions!  Elle  vient 
avec  Courtaud.  Elle  croit  que  c'est  ici  le  château  de  Roche- 
maure...  Nous  nous  sommes  fait  passer,  lui  et  moi,  pour  des 
gens  de  cette  dame;  j'ai  pris  les  devants  pour  vous  avertir; 
et  tenez...  (n  va  à  la  fenêtre.)  Tenez,  on  lève  la  herse!  La  voilà, 
sur  notre  Astaroth  qui  a,  pardieu  !  bien  gagné  son  avoine... 
Une  belle  fille,  ma  foi! 


MAUPRAT  ae 

JEAN. 

Je  veux  la  recevoir;  venez,   vite!  voilà  une  rançon  qui 

coûtera  gros  au  chevalier. 

Ils  sortent  tous  par  le  fond. 

SCÈNE  IX 
BERNARD,  endormi;  MARCASSE. 

MARCASSE,  suivi  de  son  chien,  entrant  avec  précaution  par  la  porte  do 

côté. 
Personne  !  (n  va  à  la  fenêtre.)  Oui,  c'était  bien  elle!  (il  va  à  la 
porte  du  fond  et  essaye  de  l'ouvrir.)  Fermée!  (il  approche  de  Bernard  et 
le  regarde.)  Ivre  !  (il  retourne  à  la  porte  de  côté.)  Par  là,  pas  moyen  ! 
(il  va  à  la  cheminée  et  tâtele  foyer.)  Froid  !...  Alors,  par  les  toits! 
(il  monte  sur  le  banc  et  regarde  son  chien.)  Blaireau! 

Il  met  Blaireau  dans  sa  gibecière  et  disparaît  en  grimpant  dans  la 

cheminée. 

SCÈNE  X 
BERNARD,  endormi;  JEAN,  amenant  EDMÉE. 
JEAN,  d'un  air  de  court 

Veuillez  vous  reposer  ici,  mademoiselle  ;  madame  de  Ro- 
chemauro  va  venir. 
EDAIÉE,  costume  complet  d'amazone  du  temps  de  Louis  XVI.  Elle  paraît 

surprise  et  inquiète  de  l'aspect  de  la  salle  et  de  la  figure  de  Jean. 

Que  je  ne  vous  dérange  pas,  monsieur!  mon  père  \a  sans 
doute  arriver? 

JEAN. 

Nous  l'attendons!  (Bas,  à  Bernard.)  Bernard!...  une  femme... 

(Bernard  lève  la  tète.)  Là... 

Bernard  se  retourne  d'un  air  hébété,  regarde  Edmée,  et  ne  la  perd  pas 

de  vue,  quoique  troublé   par  l'ivresse;  il   a   l'air  de  rêver  les  yeux 

ouverts. 

JEAN,   à  Edmée,   lui  montrant  Bernard. 

Je  vous  laisse  avec  monsieur...  qui  est  de  la  maison. 


2i     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE  XI 

BERNARD,  EDMÉE. 

Edmée,  inquiète,  est  allée  vers  la  fenêtre;  Bernard  se  lève  avec  effort,  se 
jambes  sont  avinées.  Il  va  placer  la  barre  a  la  porte  du  fond;  puis,  es 
sayant  de  rassembler  ses  idées  et  parvenant  a  raffermir  ses  jambes,  il  va 
fermer  en  dedans  la  porte  de  côté.  Au  bruit,  Edmée  se  retourne  et  le 
regarde  avec  étonnement  sans  le  comprendre. 

BERNARD,  à  moitié  ivre  et  se  donnant  de  l'aplomb. 
Bonjour,  ma  belle  enfant  ! 
EDMEE,  pétrifiée  de  surprise,  regarde  autour  d'elle  s  il  y  a  quelque 
autre  personne  à  qui  ces  paroles  s'adressent. 
A  qui  donc  parlez-vous,  monsieur? 

BERNARD. 

A  vous,  mademoiselle. 

EDMÉE. 

Que  me  voulez- vous? 

BERNARD,   troublé. 

Moi?  Rien!  (s'enhardissant.)  Si  fait!  Je  veux  vous  dire  que  je 
vous  trouve  charmante,  aussi  vrai  que  je  m'appelle  Bernard 
Mauprat...  pour  vous  servir! 

EDMÉE,   tressaillant. 

Bernard  Mauprat!  Vous  êtes  Bernard  Mauprat,  vous?  En 
ce  cas,  changez  de  langage  :  vous  ne  savez  donc  pas  à  qui 
vous  parlez? 

BERNARD. 

Tudieu  !  quels  airs  de  fierté  !  Ma  foi,  non,  je  ne  le  sais  pas! 
mais,  en  vous  voyant  ici,  je  le  devine. 

EDMÉE. 

Si  vous  le  devinez,  comment  est-il  possible  que  vous  me 
parliez  sur  ce  ton  et  le  chapeau  sur  la  tête  ?  (Bernard  fait  le  mou- 
vement d'ôter  son  chapeau,  hausse  les  épaules  et  le  renfonce  sur  sa  tète.) 
On  m'avait  bien  dit  que  vous  étiez  mal  élevé,  et  pourtant 
i'avais  'ouiours  souhaité  de  vous  rencontrer. 


MAUPRAT  55 

BERNARD. 

Tiens!  pourquoi  donc?  vous  vouliez  savoir  si  je  «ris  aussi 
galant  que  mes  oncles? 

EDMÉE. 

Vos  oncles?  Dieu  merci,  je  ne  les  connais  pas. 
BERNARD,  avec  une  sorte  de  douleur  et  de  jalousie  naissante. 
Ah  !...  les  femmes  sont  menteuses  1  Gomme  si  vous  ne  ve- 
niez pas  ici  pour  eux? 

EDMÉE. 

Pour  eux!  ils  sont  ici? 

BERNARD. 

Où  diable  voulez-vous  qu'ils  soient,  si  ce  n'est  chez  eux? 

EDMÉE. 

Chez  eux!...  Oh!  la  Roche-Mauprat  ! 

Elle  tombe  sur  une  chaise,  tremblante  et  comme  pétrifiée. 
BERNARD,  la  regardant  d'un  air    étonné,   et    passant    sa  main   sur 
son  front  à  plusieurs  reprises  pour  chasser  les  fumées  du  vin. 

Qu'est-ce  donc  que  cette  femme?...  Ce  costume...  Je  n'ai 
jamais  rien  vu  de  pareil!  Elle  est  belle!  me  la  livreraient-ils 
s'ils  l'avaient  respectée?  Non,  impossible!  Ils  sout  là.  (n  va  à 
la  porte  du  fond.)  Je  suis  sûr  qu'ils  m'écoutent,  qu'ils  m'obser- 
vent !  Elle  est  d'accord  avec  eux,  pour  se  jouer  de  moi.  (S'ap- 
prorhant  d'Edmée.)  Allons,  finissez  vos  grimaces.  Je  ne  tiens 
point  à  vous. 

EDMÉE,   se  levant. 

Bernard,  il  est  impossible  que  vous  soyez  un  infâme  comme 
ces  hommes  qui  déshonorent  le  nom  de  Mauprat!  Vous  êtes 
jeune,  votre  mère  était  un  ange... 

BERNARD. 

Ne  me  parlez  pas  de  ma  mère,  si  vous  n'êtes  pas  digne  de 
prononcer  son  nom. 

EDMÉE. 

Mais  pour  qui  donc  me  prenez-vous?  me  regardez-vous 
comme  votre  ennemie?  ne  savez-vous  pas  que  mon  pèro 
voulait  vous  élever,  vous  adopter? 

m  * 


*6     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAN!) 

BERNARD. 

votre  père?  qui  donc,  votre  père? 

EDMEE. 

Qui?  Le  chevalier  Hubert  de  Mauprat,  votre  grand-oncle. 
BERNARD,  se  découvrant  instinctivement. 

Vous  êtes  Edmée  de  Mauprat? Non!  vous  mentez!...  Edmêe 
de  Mauprat  ne  fût  pas  venue  ici!  ou  bien...  Après  tout,  qu'est- 
ce  que  ça  me  fait,  à  moi,  votre  père  et  vous?  Je  ne  vous  con- 
nais pas,  vous  rougissez  de  nous...  Eh  bien,  tant  pis  pour 
vous,  ma  belle  cousine! 

EDMÉE. 

Tant  pis  pour  moi?  Vous  ne  comptez  donc  pas  me  proté- 
ger, ici? 

BERNARD. 

Vous  demandez  protection  à  un  être  que  vous  méprisez? 
Les  femmes  sont  lâches  ! 

EDMÉE. 

Lâche  vous-même,  qui  ne  sentez  pas  que  vous  devez  se- 
cours et  respect  à  votre  parente. 

BERNARD. 

Si  vous  êtes  fière,  j'aime  mieux  ça!  (On  entend  une  décharge 
de  mousqueterie.)  Mais  que  diable  est-ce  là? 

EDMÉE. 

On  se  bat?  On  vous  attaque  peut-être?... 

BERNARD. 

Vous  l'espérez?  Non!  c'est  une  plaisanterie  de  messieurs 
mes  oncles,  qui  veulent  savoir  si  je  leur  céderai  la  place  au- 
près de  vous!  (On  entend  la  coulevrine.)  Oh!  oh!  la  COulevrinede 
Jean  le  Tors?... -Est- ce  qu'il  y  aurait  tout  de  bon  quelque 
chose? 

Il  va  vers  la  fenêtre. 
EDMÉE. 

Cest  mon  père  qui  vient  me  chercher!...  Oh!  je  suis 
sauvée  I 


MAUPRAT  37 

BERNARD. 

Ah  bien,  oui,  sauvée!  Pauvre  vieux  chevalier!  il  se  prend 
à  quelque  piège  1... 

EDMÉE. 

Un  piège?  Oh!  oui,  mon  Dieu,  je  comprends!  Us  m'ont 
amenée  ici  pour  l'y  attirer!  Us  le  redoutent!  ils  vont  le  tuer! 
Allez  empêcher  cela,  Bernard!  (Elle  tombe  à  ses  genoux.)  Dites- 
leur  d'épargner  mon  père...  mon  père,  qui  vous  aime  sans 
vous  connaître,  qui  a  tant  pleuré  sur  vous! 

BERNARD,  la  contemplant  d'un  air  sombre. 

A  genoux,  devant  moi?  Levez-vous  donc!  ça  me  gêne,  ça 
me  trouble,  de  vous  voir  à  genoux  ! 

EDMÉE. 

Non,  non  !  jurez-moi... 

On  frappe  violemment  à  la  porte;  Edmée,  effrayée,   se  relève. 
LAURENT,   en  dehors. 

Bernard!  ètes-vous  là?  Ouvrez!...  venez! 

BERNARD,  ouvrant  le  guichet  de  la  porte. 
Qu'est-ce  que  vous  voulez?  me  disputer  cette  proie?  (Lau- 
rent secoue  la  porte.)  Oh!  c'est  inutile,  elle  m'appartient. 

L4URENT,   dehors. 

Il  s'agit  bien  de  ça!  on  nous  attaque!  Louis  vient  d'être 
tué! 

BERNARD. 

Soyez  tous  tués  comme  des  chiens,  si  j'en  crois  un  mot! 
L>l-ce  le  vieux  Hubert  qui  nous  attaque,  dites? 

LAURENT,   dehors. 

Non,  c'est  la  maréchaussée;  ouvrez! 

BEBNARD. 

Et,  moi,  je  me  méfie!  Allez- vous-en...  Je  vous  suis!  (Reve- 
nant et  prenant  sa  carabine,  qu'il  commence  à  charger.  —  A  Edmée.)  Eh 
bien,  votre  père  n'y  est  pas  :  vous  voilà  tranquille,  je  pense? 

EDMÉE. 

Merci,  mon  Dieu!  mais,  moi,  que  vais-je  devenir?  (Nouvelle 
décharge  de  mousqucterie.  Ne  me  quittez  pas,  Bernard  !   vous 


28     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

êtes  fier,  vous  êtes  brave,  vous  !  soyez  généreux,  sauvez-moi 
ou  tuez-moi! 

BERNARD. 

Vous  sauver?...  On  ne  sauve  personne  ici,  c'est  impossi- 
ble !  Vous  tuer? Ce  serait  le  plus  sûr  !  (La  regardant.)  Mais  il  me 
semble  qu'il  faut  bien  aimer  une  femme  pour  la  tuer. 
EDMEE,   éperdue. 

Eh  bien ,  il  faut  m'aimer  Bernard  ! 

BERNARD,  troublé,   posant  sa  carabine. 

Vous  aimer?  Que  dites-vous  là?  Savez-vous,  Edmée  de 
Mauprat,  que  je  n'ai  jamais  aimé  personne,  moi  ?  Savez-vous 
que,  si  je  vous  aimais...  Par  tous  les  diables!  pourquoi  me 
dites- VOUS  qu'il  faut  que  je  VOUS  aime?  (On  entend  encore  la  cou- 
levrine  et  la  mousqueterie.)  Oh!  pour  le  coup!  on  ne  brûlerait  pas 
tant  de  poudre  pour  se  divertir!  Tenez,  Edmée,  il  faut  que 
j'y  aille;  je  vais  vous  enfermer  ici,  attendez-moi! 

EDMÉE. 

Vous  attendre?  rester  ici?  'Allant  a  la  fenêtre.)  Oh!  cette  fe- 
nêtre est  grillée  !  je  ne  pourrai  pas  me  jeter  sur  le  pavé  !  Une 
arme,  Bernard  !  je  vous  somme  de  me  donner  un  moyen  de 
me  défaire  de  la  vie  *  ! 

BERNARD. 

Vrai?  vous  auriez  la  force  de  vous  tuer  plutôt  que  de  subir 
leurs  outrages? 

EDMÉE. 

Vous  me  méprisez  donc,  que  vous  en  doutez  ? 

BERNARD,  la  regardant. 
Si  jeune...  si  belle...  et  si  brave  1... 

EDMÉE,   voyant  le  couteau  de  chasse  à  la  ceiLiure  de  Bernard. 
Ah!  cette  arme!... 

*  C'est  à  cause  de  cette  circonstance  qu'il  ne  faut  pas  figurer  des  armes 
d'un  usage  possible  dans  les  trophées  de  décor.  11  est  absolument  nécessaire 
aussi  qu'il  n'y  ait  pas  de  couteau  oublié  sur  les  tables.  Chaque  convive,  selon 
l'ancien  usage  rustique,  se  sert  du  sien  et  le  remporte. 


MAUPRAT  'A 

BERNARD. 

Tenez!...  (il  va  pour  lui  donner  son  couteau  et  s'arrête.)  Non!  je 
ne  le  peux  pas,  Edmée!...  Je  suis  fou!...  (La  pressant  dans  ses 
bras.)  Je  crois  rêver!...  Écoutez  ces  cris!  on  se  bat,  on  s'égorge 
à  deux  pas  de  nous!  Et  moi  qui  n'aimais  rien  au  monde  que 
a  bataille  et  le  danger,  je  suis  là  comme  un  poltron.  Je  ne 
pense  à  rien...  qu'à  vous!  Eh  bien,  aimez-moi,  vous  le 
devez,  promettez-moi  de  m'appartenir...  et  fuyons I 

EDMÉE. 

Fuir?  nous  pouvons  fuir? 

BERNARD. 

Oui,  à  l'instant  même,  rien  n'est  plus  aisé.  Ils  croient 
que  je  ne  connais  pas  leur  secret,  mais  je  l'ai  découvert; 
voyez...  (il  dérange  le  tonneau  qui  est  adhérent  à  son  patin,  pousse  uu 
ressort  et  ouvre  une  trappe.  Bruit  du  combat  )  Ah!  je  suis  un  traî- 
tre!... Fuir...  abandonner  la  Roche-Mauprat  au  milieu  d'un 
assaut?  Non,  jamais!  Tiens,  pauvre  fille!  va-t'en...  adieu! 

EDMÉE. 

Oh!  Bernard,  mon  sauveur,  mon  ami  ! 

BERNARD,   lui  donnant  un  flambeau  et  une  clef. 

Laissez-moi...  ne  me  parlez  plus,  partez!  Descendez  toutes 
le<  marches,  suivez  le  souterrain...  Cette  clef  ouvre  la  der- 
nière porte,  qui  donne  dans  la  campagne.  Alors,  si  vous  savez 
courir,  courez,  et  que  Dieu  ou  le  diable  vous  conduise!  Moi, 
je  vous  ai  vue  aujourd'hui  pour  la  première  et  pour  la  der- 
nière fois  de  ma  vie!...  Si  vous  croyez  que  j'ai  une  âme,  vous 
me  direz  des  prières! 

EDMEE,   tenant  le  flambeau,   prête  à  descendre. 

Nous  nous  reverrons,  Bernard  ! 

BERNARD. 

Jamais!  Si  nous  avons  le  dessous,  je  serai  pris  et  jugé  avec 
mes  oncles;  si  c'e^t  le  contraire,  je  serai  jugé  par  eux  pour 
vous  avoir  fait  sauver...  Le  plus  sur  est  d'aller  me  faire  tuer 
tout  de  suite.  Adieu,  Edmée! 

EDMEE,   remontant  les  marches  qu'elle  a  commencé  à  descendre. 

EU  bien,  non,  vous  u'irez  pas!  votre  sang  retomberait  aur 

8. 


30  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

ma  tête  et  sur  mon  cœur.  Vous  allez  venir  avec  moi  qui  ré- 
ponds de  vous  conduire  à  mon  père  et  de  vous  réconcilier 
avec  la  société,  avec  moi  qui  vous  aimerai  comme  un  frère, 
et  qui  mourrai  ici  plutôt  que  de  vous  y  laisser. 

BERNARD. 

Gomme  un  frère?  Oh!  grand  merci,  je  ne  veux  point  de 
cette  amitié-là!...  Allez- vous-en  donc,  fille  que  vous  êtes,  et 
n'allumez  pas  la  rage  dans  mon  sang  !  Ne  voyez-vous  pas  que 
ce  que  je  fais  là  est  au-dessus  de  mes  forces?...  Tenez,  vous 
avez  trop  tardé...  je  n'ai  plus  ma  tête!  Il  me  semble  que 
l'odeur  du  sang  et  de  la  poudre  montent  jusqu'ici. 

Il  referme  la  trappe  et  se  place  dessus. 
EDMÉE,  effrayée. 
Que  faites-vous? 

BERNARD. 

Non,  non!  vous  ne  partirez  pas!  nous  mourrons  ensemble, 
ici,  ou  bien...  vous  me  ferez  un  serment I 

EDMÉE. 

Oui,  parlez  ! 

BERNARD. 

Jurez  de  n'être  jamais  qu'à  moi.  A  ce  prix,  je  peux  sacri- 
fier le  présent  à  l'avenir,  je  peux  vous  préférer  à  mon  hon- 
neur. Je  peux  vous  respecter  et  vous  suivre!  autrement... 
malheur  à  moi  !  malheur  à  vous! 

EDMÉE. 

Eh  bien,  Bernard,  je  vous  fais  ce  serment!...  Je  vous  en- 
gage ma  parole  de  n'appartenir  jamais  à  un  autre  que  vous. 

BERNARD. 

Sur  quoi  jurez-vous? 

EDMÉE 

Sur  mon  salut  éternel. 

BERNARD,  secouant  la  tète. 
Sur  quoi  encore? 

EDMÉE. 

Sur  l'honneur  de  ma  mère. 


MÀl'PRAT  31 

BERNARD. 

Soyez  maudite  si  vous  manquez  à  ce  serment-là  1 

Cris  au  dehors 
EDMÉE. 

Écoutez,  écoutez  ces  cris! 

BERNARD,    écoutant. 

Cela,  c'est  le  cri  de  victoire  des  MaupraL  Ils  triomphent! 
Eh  bien,  ils  n'ont  plus  besoin  de  moi! 

EDMÉE. 

Ils  vont  venir...  Grand  Dieu!  Bernard,  partons. 

BERNARD. 

Allons!  pendu  ici,  pendu  là-bas,  que  ma  destinée  s'accom- 
plisse 1 

Ils  descendent  les  marches  do  souterrain. 


DEUXIÈME  TABLEAU 

A   LA   TOUR   GAZEAU 

Intérieur  d'une  tour  octogone  ruinée  et  rependant  fermée  et  convoite.  Les 
murs  sont  nus  et  délabrés,  mais  sans  brèches  ni  fissures.  Au  fond,  an  :  i- 
lipu,  une  porte  cintrée,  assez  grande,  fermée  de  battant-  formés  d'ais 
grossiers,  mais  solidement  reliés  par  des  tiges  d'arbres  qui  ont  encore 
leur  écorce  et  qui  sont  cloués  en  travers.  Cette  porte  se  ferme  par  une 
traverse  en  bois,  qui  est  encore  une  sorte  de  bûche.  A  droite  du  spectateur, 
sur  le  pan  coupé  qui  relie  le  fond  au  pan  de  droite,  s'ouvre  une  voûte 
qui  donne  entrée  à  une  pièce  sombre  qui  sert  d'étable,  et  où  l'on  voit  des 
feuilles  et  des  herbes  sèches.  Une  simple  barrière  basse,  à  claire-voie, 
formée  de  branches  entrelacées,  ferme  cette  pièce.  Sur  le  pan  qui  relie  le 
fond  au  pan  gauche,  est  placée  uoe  échelle  grossière  qui  s'appuie  à  une 
fenêtre  assez  élevée  au-dessns  du  sol  de  la  tour.  Cette  fenêtre  bordée  de 
broussailles,  sans  vitres  ni  châssis,  est  d'architecture  moyen  âge.  ^es  me- 
neaux sont  brisés  en  partie.  Sur  le  pan  de  gauche,  une  antique  cheminée 
à  plein  cintre  où  brûle  un  feu  de  broussailles;  un  tas  d'autres  broussailles 
est  posé  à  côté.  Le  mobilier  se  compose  de  souches  de  bois  brut,  servant 


32     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

de  tables  et  de  sièges,  et  de  quelques  écuelles  et  cruches  de  terre.  Une 
vieille  lampe  de  fer  est  accrochée  au-dessus  de  la  cheminée. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

PATIENCE,  M.  AUBERT. 

Ils  sont  assis  sur  des  souches  près  de  la  cheminée.  Patience,  grossièrement 
et  pauvrement  vêtu  d'une  culotte  brune,  d'une  chemise  jaunâtre  et  de  gros 
sabots;  M.  Aubert,  costume  noir. 

PATIENCE,  tenant  un  livre. 

Dire  que  j'ai  la  tête  dure  comme  une  pierre,  et  que,  mal- 
gré tant  de  leçons  que  vous  m'avez  données,  je  n'ai  jamais  pu 
apprendre  à  lire!  Non,  c'est  chose  impossible,  quoi!  quand 
il  faut  voir  des  lettres  rangées  là-dessus,  des  mots,  du  blanc, 
du  noir,  ça  me  fait  chavirer  la  cervelle,  je  pense  à  autre 
chose,  et  je  m'aperçois  que  je  voudrais  deviner  au  lieu  d'ap- 
prendre, (il  referme  brusquement  le  livre.  —  M.  Aubert  se  lève.) 
Mais  qu'est-ce  que  vous  écoutez  donc,  monsieur  Aubert?  est- 
ce  que  vous  pensez  encore  à  vous  en  aller? 

M.   AUBERT,   qui  a  levé  la  tête  vers  la  fenêtre. 

Je  vois  que  c'est  impossible.  La  nuit  est  trop  noire,  (il  re- 
garde sa  montre.)  Savez-vous,  mon  cher  Patience,  qu'il  y  a  six 
heures  que  l'orage  me  retient  ici?  (Remontant  sa  montre.)  Il  est 
près  de  minuit. 

PATIENCE. 

Ah!  vous  comptez,  vous  mesurez  le  temps;  vous  vous  en- 
nuyez dans  la  compagnie  du  pauvre  vieux  solitaire  de  la  tour 
Gazeau. 

M.    AUBERT, 

Vous  ne  le  croyez  pas,  mon  ami!  Depuis  que  je  suis  atta- 
ché à  M.  le  chevalier  de  Mauprat,  ai-je  passé  plus  d'une 
semaine  sans  venir  causer  longuement  avec  vous? 

PATIENCE. 

Par  bonté! 


MAUPRA1  30 

M.    AUBERT. 

Non,  par  affection  :  vous  êtes  un  clos  hommes  que  j'aime  le 
mieux  au  monde,  parce  que,  avec  l'austérité  d'un  saint,  vous 
avez  la  naïveté  d'un  enfant  ! 

PATIENCE. 

Merci,  monsieur  Aubert!...  Et  la  bonne  Edmée,  elle  m'aime 
aussi,  pas  vrai? 

M.    AUBERT. 

Sans  la  chasse  d'aujourd'hui,  elle  serait  venue  avec  moi 
ici. 

PATIENCE. 

Elle  fait  la  guerre  aux  loups?  Bah!  ils  ne  me  disent  jamais 
rien,  à  moi  qui  vis  au  milieu  d'eux! 

M.  AUBERT,    riant. 

Aussi  passez-vous  pour  sorcier,  comme  votre  ami  Mar- 
casse  !  Y  a-t-il  longtemps  que  vous  ne  l'avez  vu,  le  philoso- 
phe silencieux  ? 

PATIENCE. 

Je  l'ai  vu  dans  la  journée,  il  s'en  allait  à  la  Roche-Mau- 
prat. 

M. ALBERT. 

Il  n'a  donc  pas  peur  de  ces  bandits? 

PATIENCE. 

Quel  mal  voulez-vous  qu'ils  fassent  à  ce  pauvre  brave 
homme  ? 

M.    AtfBERT. 

Et  vous,  ils  ne  vous  ont  ;amais  tourmenté? 

PATIENCE. 

Je  vis  à  la  limite  des  terres  où  ils  s'arrogent  leurs  anciens 
droits  de  corvée  et  de  rançon.  Je  n'ai  rien,  je  ne  cultive 
rien,  j'habite  une  ruine  abandonnée...  et  pourtant  j'ai  eu 
maille  à  partir  avec  eux.  Il  y  a  sept  ou  huit  ans,  Bernard 
Mauprat,  leur  neveu,  passait  par  ici... 

M.    AUBERT. 

Bernard  !  malheureux  jeune  homme  !  élevé  par,  eux,  perdu 
par  leurs  exemples  I 


34  THEATRE   COMPLET  DE   GEORGE   SAND 

PATIENCE. 

Attendez...  C'était  alors  un  méchant  garnement  :  j'avais 
apprivoisé  une  pauvre  chouette  qu'il  trouva  plaisant  d'abattre 
d'un  coup  de  pierre,  en  me  traitant  de  meneux  de  loups,  et 
en  me  menaçant .  de  sa  fronde.  Je  perdis  le  jugement  en 
voyant  couler  le  sang  de  l'oiseau.  C'est  la  seule  fois  qu'il  y 
ait  eu  du  sang  sur  ma  porte,  et  j'ai  failli  quitter  la  tour 
Gazeau  à  cause  de  ça.  Je  pris  le  garçonnet  par  les  poignets. 
Il  était  déjà  fort,  je  l'étais  davantage,  je  le  liai  à  un  arbre, 
je  m'armai  d'une  branche  et  je  le  fustigeai...  Dame!  c'est  la 
seule  fois  aussi  que  j'aie  frappé  un  enfant!  mais  j'avais  mon 
idée  ;  voyant  que  ce  mauvais  chien  chassait  de  race,  je  vou- 
lais lui  donner  l'horreur  du  sang  ;  j'avais  attaché  l'oiseau 
mort  au-dessus  de  sa  tête,  et,  à  chaque  goutte  qui  tombait 
sur  lui,  je  le  fouaillais...  bien  doucement,  je  vous  jure,  mais 
de  manière  à  Thumilier,  je  ne  voulais  pas  autre  chose!  Il 
pleurait  de  rage,  et  il  me  jura  que  je  m'en  repentirais  quand 
il  aurait  âge  d'homme. 

M.    AUBKRT. 

C'était  fort  imprudent  à  vous!  il  a  dû  le  dire  à  ses  oncles... 

PATIENCE. 

Eh  bien,  il  y  a  du  bon  dans  ce  garçon-là  :  il  ne  l'a  jamais 
dit,  que  je  sache,  et  il  m'a  sauvé  la  vie. 

M.    AUBERT. 

Comment  cela? 

PATIENCE. 

Oui,  il  s'est  mis,  l'an  dernier,  entre  ses  oncles  qui  vou- 
laient me  voler  mes  deux  chèvres,  et  moi  qui  voulais  les  dé- 
fendre... Mais  entendez-vous?...  C'est  le  pas  d'un  cheval! 
Merci,  il  a  de  bons  yeux  ou  une  belle  peur,  celui  qui  galope 
en  pleine  nuit  sur  mon  chemin. 

On  frappe  a?ec  force. 
M.   AUBERT,  nn  peu  effrayé. 
N'ouvrez  pas!  c'est  quelque  malfaiteur,  peut-être  I 


MÀUPRA.T  .35 

PATIENCE,   souriant. 

Ou  bien  c'est  le  casseux  de  bois,  le  fantôme  de  la  foret, 
la  porte.)  Qui  va  là? 

BERNARD,    dehors. 

Ouvrez,  par  tous  les  diables!...  ou  j'enfonce  votre  bara- 
que! 

PATIENCE. 

Oh!  oh!  c'est  comme  ça  que  vous  parlez?  Passez  votre 
chemin,  l'ami!  Oh!  vous  avez  beau  pousser!  la  garniture  est 
bonne!  (a  M.  Aubert.)  C'est  moi  qui  l'ai  faite. 
EDMÉE,   dehors. 

Dieu!  c'est  Patience!  Ouvrez,  ami,  c'est  moi! 

PATIENCE. 

La  voix  d'Edmée!  (n  ouvre.)  Entrez,  entrez,  fille  du  bon 
Dieu,  et  sovez  la  bienvenue  ! 

SCÈNE  II 
Les  Mêmes,  BERNARD,  EDMÉE. 

Leurs  habits  sont  mouillés  et  en  désordre. 

PATIENCE,   fermant  la  porte. 
Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc,  mon  Dieu? 

M.    AUBERT. 

Dans  quel  état  vous  êtes,  mademoiselle  Edmée!  vous  m'ef- 
frayez! Avec  qui  ètes-vous?  que  vous  est-il  arrivé? 

EDMÉE. 

Rien,  rien!  je  ne  puis  parler...  Nous  avons  marché  avec 
tant  de  peine...  Tous  deux  sur  un  pauvre  cheval  de  paysan 
que  la  Providence  nous  a  fait  rencontrer...  Nous  ne  savions 
pius  où  nous  étions!...  Mais  mon  père  doit  me  chercher;  que 
faire  pour  le  rejoindre  bien  vite?  où  le  trouver? 

PATIENCE. 

Voilà  qui  n'est  point  aisé  à  dire.   Reposez-vous  ici  :  ce 


«6     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

garçon  prendra  le  cheval  de  M.  Aubert  qui  est  là  (il  contre 
l'étable),  et  il  courra  à  Sainte-Sévère... 

BERNARD,  s'oubliant. 
Moi,  à  Sainte-Sévère? 

PATIENCE,   reculant  de  surprise. 
Dieu  de  bonté!  savez -vous  mademoiselle  Edmée  dans  quelle 
compagnie  vous  êtes  ici?  Connaissez-vous?... 

EDMÉE. 

Oui,  je  le  connais!  Silence,  ami;  je  lui  dois  plus  que  la  vie! 

BERNARD. 

Eh!  pourquoi  cacher  ce  que  je  suis!   croyez-vous  qu'un 
Mauprat  ait  peur  de  deux  hommes? 

M.   AUBERT,  effrayé. 
Mauprat!  c'est  là  un  Mauprat! 

BERNARD. 

Eh  bien,  oui,  monsieur  l'habit  noir,  c'est  un  Mauprat! 
Prétendez-vous  déjà  m'appréhender  au  corps?  Essayez-en 

tous  deux  ! 

EDMÉE,  lui  saisissant  le  bras. 
Taisez-vous,  Bernard!  je  réponds  de  vous  devant  Dieu, 
mais  je  vous  défends  de  provoquer  personne. 

BERNARD,   la  regardant  avec  une  sorte   de  plaisir. 
Vous  me  défendez,  oui-da!  Et  de  quel  droit,  cousine? 
EDMÉE,  l'emmenant  vers  la  cheminée,  où  elle   le  fait  asseoir,   et  lui 
parlant  à  voix  basse. 
Du  droit  que  l'intérêt  et  l'amitié  me  donnent  sur  vous. 

BERNARD,   de  même. 

L'amitié?  encore  l'amitié?  Oh!  pour  si  peu,  je  n'obéirai 
guère  ! 

EDMÉE,   parlant  plus  bas  encore. 

Eh  bien,  Bernard,  du  droit  dont  vous  m'avez  investie  vous- 
même,  en  me  donnant  votre  amour. 

BERNARD. 

A  la  bonne  heure  !  c'est  une  raison,  cela  !  Faites  de  moi  ce 
que  vous  voudrez. 


M  ATT  RAT  37 

M.    AUBERT. 

Écoutez!  on  vient!  Quelque  chose  a  gratté  à  la  porte. 

PATIENCE,    écoutant. 

Cela,  c'est  un  ami.  C'est  Blaireau.  Un  ami  qui  en  annonce 
un  autre! 

Il  ouvre. 

SCÈNE  III 

Les  Mêmes,  MARCASSE. 

MARCASSE,   à  la  cantonade. 
Reste  là,  Blaireau,  et  fais  bonne  garde  ! 

EDMÉE,   allant  au-devant  de  Marcasse. 
Marcasse?...  Ah!  peut-être  a-t-il   des   nouvelles  de  mon 
père! 

MARCASSE. 

Non.  Je  vous  cherchais! 

EDMÉE. 

Moi?  comment  saviez-vous...  ? 

MARCASSE   lui  fait  signe    d'un    air  mystérieux    et   toujours    avec   une 
pantomime  solennelle.  Elle  le  suit  à  la  droite  du  théâtre,  pendant  que 
Patience  et  M.  Aubert  s'approchent  de  Bernard  vers  la  cheminée. 
Je  sais  tout  !  Je  vous  ai  vue. 

EDMEE 

Où  donc? 

MARCASSE 

Là-bas...  J'ai  couru  pour  appeler  la  maréchaussée. 

EDMÉE. 

C'était  vous? 

MARCASSI* 

Mais  je  n'ai  pas  dit...  Une  fille  comme  vous...  La  Roche- 
Mauprat!...  Que  croirait-on? 

EDMÉE. 

Oui  :  mon  honneur...,  celui  démon  père! 
m  3 


38  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

MARCASSE. 

Un  assassin...  Jean  Simonard  était  chez  eux  ;  j'ai  dit  : 
«  Allez.  »  Je  vous  ai  vus  fuir,  je  vous  suivais. 

EDMÉE. 

Oh!  le  cœur  dévoué!  je  vous  bénirai  tous  les  jours  de 
ma  vie  1  Aidez-moi  à  sauver  ce  jeune  homme  et  à  rejoin- 
dre... 

PATIENCE,    qui  est  monté  à  l'échelle. 
Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc?  Le  ciel  est  tout  rouge,  la  forêt 
brûle...  Mais  non...  Attendez!  C'est  la  Roche-Mauprat  ! 

BERNARD,   bondissant. 

Le  feu  à  la  Roche-Mauprat  ?...  Oh!  c'est  la  défaite  et  l'ou- 
trage !  c'est  le  sceau  du  vasselage  sur  l'écusson  de  la  fa- 
mille !...  Honte  à  votre  père,  Edmée!  honte  à  vous  comme  à 
moi  si  les  Mauprat  sont  arrêtés  et  jugés,  si  leur  château  est 
pris  et  rasé!...  J'irai!...  Je  ne  peux  pas  laisser  égorger  mes 
oncles...  Malgré  tout  le  mal  qu'ils  m'ont  fait,  j'irai  !...  Adieu, 
adieu,  vous  autres!...  Adieu,  Edmée  !...  Il  faut  que  j'y  aille, 
je  vous  dis. 
Il  ouvre  vivement  la  porte  en  repoussant  ceux  qui  veulent  l'en  empêcher. 


SCENE  IV 
Les  Mêmes,  LÉONARD. 

Au  moment  où  Bernard  ouvre  la  porte,  Léonard  s'élance  sur  le  seuil, 
mais  en  s'appuyant  aux  embrasures,  chancelant,  livide,  la  tête  nue, 
les  habits  souillés  et  déchirés* 

BERNARD. 

Léonard  ! 

LÉONARD,  haletant  et  farouche,  avec  une  expression  de  méprÎ9 
Ah!    c'est   VOUS?  (Patience  et  Marcasse,   craignant   pour    Edmée, 

font  le  geste  de  la  garantir.)  Oh!  ne  craignez  rien,  vous  autres. 

Je  suis  seul,  sans  armes,  (il  jette  le  manche  et  le  tronçon  d'un  couteau 


M  AUPRAT  39 

de  chasse  brisé  dans  sa  main.)Et  je  suis  harassé...  criblé...  Mais, 
tel  que  je  suis,  vous  ne  me  livrerez  pas  vivant,  je  vous  en  ré- 
ponds. 

PATIENCE. 

Vous  livrer?  Non!  Vous  êtes  chez  moi,  c'est  sacré!  En- 
trez, reposez-vous  ;  on  vous  cachera  s'il  le  faut.  (Refermant  la 
porte.)  Ah!  le  malheureux  !  il  laisse  une  trace  de  sang  derrière 
lui. 

M.    AUBERT. 

Secourons-le! 

BERNARD,   soutenant  Léonard  et  le  faisant  asseoir. 
Dites-nous...  Oh!  Léonard,  dans  quel  état  vous  êtes! 

LÉONARD. 

Rien!...  rien!...  Laissez-moi  reprendre  haleine!  Tout  est 
perdu.  Bernard!  vous  vous  êtes  sauvé...  (Regardant  Edmée.) 
Tant  mieux  pour  vos  amours!  tant  pis  pour  votre  conscience! 

BERNARD. 

Non!  j'ai  eu  pitié  d'une  femme.,  voilà  tout;  mais  me  voilà 
prêt...  Je  retournais  là- bas...  J'y  cours! 

LÉONARD,  d'une  voix  entrecoupée. 

Il  est  trop  tard  !  Tout  est  fini  !  Tous  mes  frères  sont  morts 
ou  prisonniers,  et  la  Roche-Mauprat  est  la  proie  des  flammes 
J'ai  vu  tomber  à  mes  côtés  Louis,  Laurent  et  Antoine.  Je 
soutenais  le  dernier  assaut  avec  Gaucher,  (n  se  lève.)  Entou- 
rés, perdus,  abandonnés...,  nous  n'avons  pas  voulu  nous  ren- 
dre, nous  avons  sauté  dans  le  fossé...  Gaucher  n'a  pu  le  tra 
verser...  je  l'ai  vu  disparaître!  Rage  et  malheur!  quelle 
nuit!...  Je  me  suis  frayé  un  chemin  à  travers  les  balles;  au- 
cune ne  m'a  fait  tomber,  je  ne  sentais  plus  rien  !  On  m'a  tra- 
qué jusqu'à  cinq  cents  pas  d'ici...  Là,  j'ai  trompé  ces  limiers 
maudits;  mais  ils  ne  tarderont  pas...  Tenez!  ils  viennent! 
Une  arme,  Bernard!...  une  arme,  vous  cutres!  un  épieu  !  an 
bâton!... 

EDMÉE. 

.n  >n!...  écoutez!...  Cette  fanfare...  ce  sont  les  gens  do 
mon  père!  on  me  cherche,  (a  Léonard.)  On  vous  sauvera,  mon- 


40     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

sieur!  Bernard,  restez  ici!...  Monsieur  Aubert,  venez!  (a Pa- 
tience et  àMareasse.)Mesamis,  ne  souffrez  pas  qu'ils  s'éloignent, 
je  réponds  de  les  protéger!... 

H.    AUBERT. 

Oui,  oui,  courons! 

Il  sort  avec  Edmée. 

SCÈNE  V 
MARGASSE,  PATIENCE,  BERNARD,  LÉONARD. 

LÉONARD. 

C'est  inutile,  je  ne  veux  pas  qu'on  me  sauve,  je  ne  veux 
ni  pitié  ni  pardon,  moi!  J'ai  rompu  avec  ceux  qui  te  récla- 
ment, Bernard  !  suis  ta  destinée  !  la  nôtre  est  accomplie  !  Mon 
père  Tristan  l'a  dit  sur  son  lit  de  mort  :  La  légalité  triomphe, 
la  féodalité  s'en  va,  mes  fils  finiront  mal  !  Bernard  !  tu  nous  as 
quittés  à  l'heure  suprême!  c'est  lâche,  mais  c'est  juste.  Telle 
est  la  loi  du  monde  où  tu  rentres  et  qui  te  fera  peut-être 
payer  cher  la  protection  que  tu  lui  demandes! 

PATIENCE. 

Non,  monsieur,  il  sera  honnête  homme,  et,  s'il  a  plus  de 
peine  qu'un  autre  à  se  faire  estimer,  il  aura  aussi  plus  de 
mérite. 

MARCASSE,  à  Léonard. 

Oui,  parlez  plus  sagement...  Et  tenez,  reprenez  des  forces, 
(il   lui  présente  sa  gourde,  que  Léonard  prend  machinalement.)  VOUS 

pâlissez  beaucoup. 

BERNARD. 

Honnête  homme!...  Lâche!...  voilà  donc  mon  lot  à  moi? 
Non,  mieux  vaut  mourir.  Venez,  Léonard. 

PATIENCE. 

Non  !  vous  n'irez  pas  ! 

LÉONARD,  se  relevant. 
Il  n'ira  pas,  je  le  lui  défends!  Adieu,  Bernard;  je  te  par- 
donne! (il  lui  tend  la  main.)  On  vient...  J'ai  la  force...  Oui! 

Il  boit  à  la  gourde. 


MAUPRAT  M 

BERNARD. 

Je  ne  vous  abandonnerai  pas,  Léonard!...  C'est  impos- 
sible ! 

LÉONARD. 

Laisse-moi...  tu  me  ferais  prendre...  A  deux,  on  ne  se 
sauve  pas!  (Rendant  la  gourde  à  Marcasse.)  Allons!  merci!  Vive 
le  diable!  et  en  route! 

Il  fait  quelques  pas  et  tombe. 
BERNARD. 

Évanoui  ? 

MARCASSE,   1û  touchant  et  le  regardant. 
Non,  mort! 

SCÈNE   VI 

M.  AUBERT,  M.    DE    LA  MARCHE,  BERNARD, 
LÉONARD,  mort;  PATIENCE,  MARCASSE. 

M.   DE   LA  MARCHE,  en  habit  de  chasse  richement  galonné. 

Mort!  qui  donc?-  (Regardant  le  cadavre.)  Quel  est  celui-ci? 

PATIENCE. 

Monsieur  e  lieutenant  général,  c'est  Léonard! 

MARCASSE. 

Le  dernier  des  sept  frères  Mauprat! 

M.    AUBERT. 

0  ciel  !  Le  chevalier  vient...  avec  Edmée...  Cachez-leur... 

MARCASSE,  à  Patience. 
Oui,  oui. 

Ils  emportent  Léonard  sous  la  voûte. 
M.    DE   LA  MARCHE,  a  M.  Aubert,  lai  montrant  Bernard,   qui  est 

resté  atterré. 
C'est  là  ce  jeune  homme?  Il  est  fort  compromis;  mais  le 
chevalier  veut  qu'on  le  sauve...  On  le  sauvera...  Chut!... 


42     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE  Vil 

Les  Mêmes,  EDMÉE,  LE  CHEVALIER  HUBERT 
DE  MAUPRAT,  vieillard  droit  et  actif,  cheveux  blancs,  riche 
costume  de  chasse.  PlQUEURS,  portant  des  torches. 

EDMÉE,  entrant  la  première,  à  M.  Aubert,  après  avoir  regardé 

Bernard. 
Et  l'autre? 

MAR CASSE,  qui  revient  de  la  voûte  avec  Patience. 
Hors  de  danger. 

EDMÉE,  retournant  à  son  père  qui  entre. 
Venez...  Le  voilà,  mon  père,  (a  Bernard.)  Levez-vous  donc! 

(Bernard  se  lève  machinalement.) 
LE  CHEVALIER,  allant  à  lui  et  parlant  à  sa  fille. 
Il  ressemble  à  son  père,  qui  était  un  loyal  gentilhomme!... 
Bernard,  tu  ne  me  connais  pas;  mais  tu  m'aimeras,  j'en  ré- 
ponds !  J'ai  voulu  t'élever,  t'adopter...  Tu  l'ignores  peut-être? 
Oui,  je  vois  que  tu  ne  sais  rien...  On  s'est  mis  entre  nous, 
mais  tu  m'es  enfin  rendu  !  Ma  fille  me  dit  que  tu  l'as  sauvée 
aujourd'hui  en  arrêtant  son  cheval  qui  l'emportait  :  c'est  la 
Providence  qui  t'avait  conduit  là,  et  je  la  remercie!  Viens 
m'embrasser,  mon  fils. 

BERNARD,  stupéfait,  poussé  dans  les  bras  du  chevalier  par  Edmée. 
Votre  fils? 

LE    CHEVALIER. 

Oui,  certes,  nous  ne  nous  quitterons  plus  :  viens  avec 
nous!  Tiens,  donne  le  bras  à  ta  cousine...  à  ta  sœur. 
BERNARD,  comme  dans  un  rcve. 
Où  allons-nous  donc  ? 

EDMÉE. 

Venez!... 

Ils  sortent. 


MAUPRAT  43 

ACTE  DEUXIÈME 
TROISIÈME   TABLEAU 

KU   CHATEAU    DE    SAINTE-SÉVÈRE 

Iatcrieur  a  uuu  orangerie  ouverto  sur  les  jardins,  vaste  et  habituellement 
fréquentée.  Edmée  et  mademoiselle  Leblanc,  coupant  des  étoffes  sur  une 
table,  à  ^iuche  du  spectateur.  Bernard  et  M.  Aubert,  étudiant  sur  una 
table  à  droite  ;  ils  font  une  dictée  à  voix  basse. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

EDMÉE,  MADEMOISELLE  LEBLANC,  BERNARD, 
M.  AUBERT. 

EDMÉE  ,  à  mademoiselle  Leblanc 
Tu  m'as  donné  là  de  mauvais  ciseaux! 

MADEMOISELLE    LEBLANC. 

Voulez-vous  que  j'aille  chercher  les  vôtres? 

EDMÉE. 

Non,  certes!  Traverser  la  terrasse  et  remonter  dans  le 
château,  ce  serait  donner  trop  de  peine  à  tes  jambes,  pour  en 
épargner  un  peu  à  mes  doigts. 

MADEMOISELLE    LEBLANC. 

Mais,  aussi,  mademoiselle,  quelle  idée  avez- vous  mainte- 
nant de  venir  vous  installer  dans  l'orangerie  pour  cet  ou- 
vrage-là ? 

EDMÉE. 

Il  y  fait  bon  !  C'est  plus  vaste  que  nos  appartements,  on  y 
respire  mieux. 

MADEMOISELLE     LEBLANC. 

Ali!  \  mi  voilà  donc  comme  ce  monsieur  (elle  dés'une  Ber« 


44     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

nard),  qui  étouffe  partout,  et  qui,   si  M.  Aubert  voulait  l'en 
croire,  prendrait  ses  leçons  à  travers  champs  ? 
M.   AUBERT,  à  Bernard. 
Mille  pardons,  monsieur,  mais  ce  n'est  point  là  la  phrase 
que  j'ai  eu  lhonneur  de  vous  dicter. 

BERNARD. 

Eh  bien,  qu'est-ce   que    ça  fait,  puisque  ça   signifie  la 
même  chose? 

M.    AUBERT. 

Sans  doute;  mais  il  y  aurait  une  faute  de  français. 

Bernard  hausse  les  épaules. 
MADEMOISELLE    LEBLANC,    a  Edmée. 

Ah!  il  fait  des  fautes  de  français  à  son  âge  ? 

EDMÉE. 

Mon  Dieu,  il  est  comme  toi,  ma  bonne  Leblanc  1  II  ne  peut 
pas  savoir  ce  qu'on  ne  lui  a  pas  appris. 

MADEMOISELLE    LEBLANC. 

C'est  égal,  mademoiselle,  c'est  un  rustre  achevé  1 

EDMÉE. 

Tu  le  détestes  donc  bien? 

MADEMOISELLE     LEBLANC. 

Et  vous,  mademoiselle  Edmée,  est-ce  que  vous  pouvez  sup- 
porter cet  être-là? 

EDMÉE. 
Tu  le  vois,  je  le  supporte.  (A  M.  Aubert,  qui  se  rapproche  d'elle.) 
Eh  bien,  votre  leçon  est  déjà  finie? 

M.    AUBERT. 

Elle  est  à  peine  commencée,  et  déjà  il  s'endort. 

EDMÉE. 

Il  n'arrive  donc  pas  à  se  vaincre  ? 

M.    AUBERT. 

Il  le  veut  rarement!  et,  quand  il  le  veut,  comme  aujour- 
d'hui par  exemple,  où  votre  présence  le  stimule,  il  ne  lo 
peut  pas. 


MATPRAT  45 

MADEMOISELLE    LEBLANC. 

Je  le  crois  bien,  ça  a  le  sang  épais  et  la  tête  lourde  d'un 
paysan  1 

EDMÉE. 

Au  contraire  !  Il  a  le  sang  trop  vif;  n'est-ce  pas,  monsieur 
Aubert  ?  C'est  de  famille,  mon  père  est  ainsi.  Eh  bien,  quand 
il  ne  serait  pas  plus  studieux,  pas  plus  éruditque  lui  ? 

M.    AUBERT. 

Ah  !  pourvu  qu'il  eût  son  cœur  généreux,  sa  bonté  inépui- 
sable... 

EDMÉE. 

Mais...  Bernard  n'est  pas  méchant? 

Bernard  s'éveille,  U  a  le  dos  tourné  au  groupe,  il  a  la  tête  dans  ses 

mains ,   il  écoute. 

MADEMOISELLE    LEBLANC. 

Que  voulez-vous  qu'il  soit  avec  cette  mine-là?  Regardez-le! 
quelle  tournure  il  donne  à  ses  habits  !  Et  ses  cheveux  sans 
poudre,  est-ce  décent  ? 

EDMÉE. 

Oh!  cela... 

MADEMOISELLE    LEBLANC. 

Mais  savez-vous  qu'il  a  manqué  tuer  Saint-Jean,  la  pre- 
mière fois  qu'on  a  voulu  le  coiffer?  «  Otez-vous  de  là,  a-t-il 
dit  en  jurant  comme  un  possédé,  ou  je  vous  fais  avaler  votre 
boite  à  farine!  »  Vous  riez,  mademoiselle  ? 

EDMÉE. 

Sans  doute.  Je  comprends  très-bien  son  horreur  pour  vos 
modes  absurdes,  et  je  crois  qu'il  est  beaucoup  mieux  avec  sa 
chevelure  naturelle,  qui  est  superbe. 

MADEMOISELLE    LEBLANC. 

Moi,  je  le  trouve  affreux  avec  cette  crinière-là. 

EDMÉE. 

Bah  !âtu  no  t'y  connais  pas. 


4C     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

BERNARD,   à  part,  tressaillant. 

Tiens  !  comme  elle  a  dit  ça  !  me  trouverait-elle  enfin  un 

peu  à  son  gré  ? 

Il  se  retourne  et  la  regarde. 

M.    AUBERT. 

Êtes-vous  mieux  disposé  maintenant,  monsieur? 

BERNARD. 

Oui,  j'ai  fait  un  petit  somme  qui  m'a  éclairci  les  idées. 
Venez,  dépêchons. 

Mademoiselle  Leblanc  sort. 
M.  AUBERT. 
Pardon  !  ce  n'est  pas  ce  cahier-là. 

BERNA?  e,  brusquement  et  regardant  toujours  Edmée. 
C'est  donc  l'autre  ? 

M.   AUBERT,  avec  nne  douceur  obstinée. 
Non,  c'est  le  troisième;  nous  étions  en  train  de  définir,  en 
passant,  la  logique  ! 

BERNARD. 

Au  diable  la  logique  ! 

EDMÉE,  d'un  ton  de  reproche. 
Bernard!... 

BEûNARD,  regardant  alternativement  Edraée,  qui  s'est  remise 

à  travailler,  et  son  cahier. 
Allons  !  si  vous  y  tenez!...  (a  part.)  Elle  m'a  défendu  con- 
tre la  vieille  sorcière,  pas  moins  !  (a  M.  Aubcrt.)  Vous  disiez 
donc...  oui,  j'y  suis,  et  j'ai  compris  de  reste.  Pardieu!  ce  n'est 
pas  sorcier,  votre  logique  C'est  le  pourquoi  et  le  comment 
de  toute  chose,  des  idées,  des  mots  par  conséquent;  c'est  elle 
qui  gouverne  toutes  les  régies;  donc,  elle  veut  que  moi,  nomi- 
natif ou  sujet...  sujet!  uu  drôle  de  terme!...  lorsque  j'ex- 
prime mon  action  sur  les  choses  ou  les  personnes... 

11  bâille,  Patience  enlr?. 
M.   AUBERT. 

Courage,  monsieur  !  c'était  fort  bien. 


MAUPRAT  47 

SCÈNE  II 
EDMÉE,  PATIENCE,  M.  AUBERT,  BERNARD. 

Patience  salue  M.  Aubert,  qui  conlinuo  son  récit  à  voix  basse. 
Il  est  proprement  vêtu.  Il  s'approche  d'Edmée. 

E  D  M  É  E . 

Ah!  vous  voilà,  mon  bon  Patience!  Asseyez-vous,  j'ai  en- 
core quelques  points  à  faire. 

PATIENCE,  s'asseyant  et  regardant  l'ouvrage. 

Un  petit  sarrau  !  ma  foi,  ça  vous  a  une  tournure,  et  ces 
pauvres  enfants  vont  être  braves!  Savez- vous  que,  pour  une 
demoiselle,  vous  êtes  diantrement  adroite  de  vos  mains?  C'est 
joliment  taillé,  ça!  mais  ça  ne  me  parait  guère  cousu  :  pour 
des  enfants  qui  ont  tant  besoin  de  remuer  ! 

EDMÉE. 

Ce  n'est  pas  cousu  du  tout,  c'est  coupé  et  assemblé  seule- 
ment. Il  ne  faut  pas  ôter  l'ouvrage  à  nos  ouvrières. 

PATIENCE. 

Ah!  dame!  elles  ne  sont  guère  habiles  dans  notre  endroit  1 
ne  m'avaienl-elles  pas  cousu  la  manche  droite  au  bras  gau- 
che? Aussi  j'étais  gêné  du  coude  !  sans  vous,  je  n'aurais  ja- 
mais su  d'où  ça  me  venait...  Ah!  à  propos,  il  y  a  Sylvain 
Tourny,  vous  savez  ce  garçon  qui  demeure  dans  la  paroisse, 
un  assez  bon  sujet,  qui  a  ses  parents  métayers  à  la  Roche- 
Mau...  (Edmée  lui  fait  signe  de  ne  pas  prononcer  ce  nom  devant  Bernard. 
H  baisse  la  voix.)  Il  s'en  va  retourner  là-bas  pour  soigner  son 
•.  qui  est  très-malade,  et  il  demande  qu'on  y  envoie  le  mé- 
decin... Il  ne  dit  pas  ce  qu'il  a,  le  vieux;  mais  ça  le  tient  dans 
le  bras,  et  il  parait  qu'il  a  reçu  un  mauvais  coup  à  l'atTaire 
de... 

EDMEE,  iui  faisant  encore  signe. 

Oui,  oui,  envoyez-lui  ie  médecin,  et  payez  -lui  la  visite... 
Avez-vous  encore  de  l'argent f 


48  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

PATIENCE. 

Oui,  oui,  Edmée...  Ça  me  fait  penser  que  madame  Leblanc 
s'est  fâchée  contre  moi  hier  parce  que  je  vous  appelle  comme 
ça  Edmée  tout  court.  Ça  me  semblait  cependant  plus  respec- 
tueux que  tout.  Quand  on  prie  la  bonne  Vierge  du  ciel,  on  ne 
dit  ni  mademoiselle  ni  madame  ;xm  l'appelle  Marie  ;  mais,  si 
ça  vous  fâche... 

EDMÉE. 

Bien  au  contraire?  j'y  vois  une  preuve  d'amitié  paternelle, 
et  l'amitié,  Patience,  convenez-en,  ça  vaut  mieux  que  la  so- 
litude. 

PATIENCE. 

La  solitude  !  Eh  !  ne  m'en  parlez  plus,  puisqu'il  faut  que  je 

l'oublie.  Ah  !  Edmée  !  vous  faites  du  monde  ce  que  vous 

voulez  ! 

EDMÉE,  moitié  à  part. 

Pas  toujours  ! 
PATIENCE,  qui  a  suivi  des  yeux,  regardant   aussi  Bernard 
avec  finesse. 

Celui-là?...  Bah!  vous  en  \iendrez  à  bout  comme  de  moi 
que  vous  avez  fait  riche  et  quasi  seigneur  (Soupirant.)  Oui,  oui, 
à  présent,  j'ai  grâce  à  vous,  une  jolie  petite  maison  au  bout  du 
parc,  des  fruits  dans  mon  jardin,  une  vache  dans  mon  pré, 
des  habits  sur  le  dos,  du  vin  au  cellier  et  de  l'argent  en  po- 
che. Mais  mon  désert  de  la  tour  Gazeau  !  mon  tas  de  pierres, 
mes  orties,  mes  guenilles,  ma  cruche  d'eau  et  mon  pain 
bis!...  mes  chouettes,  le  soir!  mes  rouges-gorges,  le  malin!... 
mon  beau  silence  des  nuits  fleuries  d'étoiles,  mes  songeries 
sans  fin,  mes  promenades  sans  but,  ma  pauvre  liberté  du  bon 
Dieu  !...  Allons,  allons  !  n'y  pensons  plus.  Ici,  on  donne  tout 
au  devoir  et  on  fait  bien.  (Regardant  Bernard,  qui  écoute  de  nou- 
veau.) Au  devoir,  qui  est  rude,  mais  que  l'amitié  sait  rendre 
doux  1 

EDMÉE. 

Doux  à  ceux  qui  savent  aimer! 


MAUPRAT  40 

DERXARD,   à   M.   Aubert. 

Je  ne  peux  pas  vous  répondre;  j'étais  distrait,  cette  foi^. 
J'écoutais  ce  que  dit  ma  cousine. 

M.    AUBERT. 

Cela"  valait  probablement  mieux  que  tout  ce  que  je  puis 
vous  dire...  Pourtant... 

BERNARD,  se  levant  avec  brusquerie. 
Il  n'y  a  pas  de  pourtant  qui  tienne  ! 

EDMÉE. 

Répondez  avec  plus  de  douceur,  Bernard! 
BERNARD,  s'approchant  d'Edmée  et  lui  parlant  à  demi-voix  ,  ap- 
puyé sur  le  banc,  pendant  que  Patience  s'approche  de  M.  Aubert. 
Si  vous  vous  occupiez  un  peu  plus  souvent  de  moi,  vous, 
je  me  façonnerais  peut-être;  mais  c'est  par  hasard,  et  tou- 
jours comme  sans  y  toucher,  que  vous  me  chapitrez  en  pas- 
sant !  Voyons  !  est-ce  vrai  ?  Il  y  a  des  jours  où  vous  ne  me 
dites  pas  quatre  paroles. 

MADEMOISELLE    LEBLANC,  qui  est  entrée ,   et  qui  est 
derrière  eux. 
Ma  foi,  c'est  déjà  trop! 

BERNARD,   en  colère. 
Oh  !  vous,  la  vieille  sotte,  laissez-moi  tranquille  !  Je  ne  vous 
parle  jamai;.,  Dieu  merci! 

MADEMOISELLE    LEBLANC. 

Vieille  sotte  !  à  moi  de  pareilles  invectives,  à  moi  qui  suis 
dans  la  maison  depuis  trente  ans?  Mademoiselle,  on  m'insulte 
devant  vous,  et  vous  ne  dites  rien? 

EDMEE,   bas,   à  mademoiselle  Leblanc. 
Pourquoi  le  provoquer  ?  Ce  n'est  pas  le  moment  ! 

MADEMOISELLE     LEBLANC. 

Ah!  comme  vous  le  protégez,  lui!  Allons,  si  ça  continue, 
il  faudra  que  je  cède  la  place  à  un  intrus,  à  un... 

BERNARD. 

A  un  quoi  ?  Parlez  donc  tout  haut  qu'on  vous  réponde  ! 


50  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE    SAXD 

EDMÉE,   bas. 

Laisse-nous,  Leblanc,  et  sois  sûre  que,  ce  soir,  je  l'amène- 
rai à  te  demander  pardon.  (Mademoiselle  Leblanc  sort  en  gromme- 
lant, Edmée  se  lève.)  Bernard,  voilà  encore  de  vos  grossièretés! 
Insulter  une  vieille  femme,  c'est,  de  la  part  d'un  jeune  homme, 
une  mauvaise  action,  c'est  presque  un  crime  ! 

BERNARD. 

Pourquoi  ça?  Il  n'y  a  rien  de  plus  méchant  qu'une  mé- 
chante vieille  !  Celle-là  est  une  vipère,  et  je  veux  lui  faire 
sauter  ses  dernières  dents.,  si  je  la  prends  encore  à  vous  dire 
du  mal  de  moi. 

PATIENCE. 

Monsieur  Bernard,  vous  n'êtes  pas  si  méchant  que  ça!... 
Allons,  allons,  le  cœur  est  bon,  quand  le  feu  n'est  pas  dans 
la  cervelle! 

BERNARD. 

Vous,  le  paysan  bel  esprit,  sachez  que  je  ne  reçois  de  le 
çons  que  de  mes  pareils...  quand  j'en  veux  bien  recevoir. 

PATIENCE,  un  peu  fâché  et  goguenard. 

Vos  pareils,  vos  pareils  !  Vous  n'avez  pas  deux  tètes  et  deux 
estomacs,  que  diable  ! 

EDMÉE. 

Ne  lui  dis  rien,  ami  Patience  !  Ne  vois-tu  pas  qu'il  est  fou 
et  méchant  dans  ce  moment-ci  ? 

M.    AUBERT. 

Je  crois,  monsieur  Bernard,  que  nous  eussions  mieux  fait 
de  continuer  notre  leçon  ;  si  vous  voulez  la  reprendre?... 

BERNARD. 

Oh  !  vous  l'homme  noir,  vous  me  tuez  avec  vos  sornettes  ! 
c'est  vous  qui  me  rendez  fou  !  Tenez,  vos  livres,  votre  encre, 
vos  paperasses,  j'ai  assez  de  tout  ça.  Je  vas  tuer  un  lièvre  ou 
deux  pour  me  remettre. 

Il  veut  sortir. 

. 


MAUPRAT  51 

SCÈNE    III 

M.  AUBERT,  EDMÉE,  LE  CHEVALIER,  BERNARD, 

PATIENCE,  qui  sort  après  avoir   salué  le  chevalier. 

LE    CHEVALIER,   à  Bernard. 
Eh  bien,  où  vas-tu,  toi  ?  Qu'est-ce  que  c'est  que  celte  ma- 
nière de  passer  devant  moi  sans  me  saluer? 

BERNARD. 

Pardon,  mon  oncle,  je  ne  vous  voyais  pas. 

LE    CiIEVALIER. 

Il  faut  apprendre  à  voir  ceux  à  qui  on  doit  le  respect, 
morbleu  ! 

BERNARD. 

Eli  !  morbleu  !  si  je  suis  dîsttait,  ce  n'est  pas  ma  faute,  jo 
ne  le  fais  pas  exprès. 

LE    CHEVALIER. 

Il  ne  manquerait  plus  que  ça! 

EDMÉE,   'a  demi-voix ,   à  Bernard. 

Il  y  aurait  un  moyen  d'échapper  à  ces  distractions  :  ce  se- 
rait de  penser  moins  souvent  à  soi  qu'à  ceux  qu'on  aime. 

BERNARD. 

Bah!  à  quoi  me  servirait  d'aimer  ceux  qui  ne  m'aiment 
pas? 

EDMÉE,   de  même. 

Vous  croyez  avoir  le  droit  d'adresser  un  pareil  reproche  à 
mon  père  ? 

BERNARD. 

A  lui,  non;  mais  à  vous  ! 

LE    CHEVALIER. 

Qu'est-ce  qu'il  dit?  qu'est-ce  qu'il  dit?  Il  se  plaint  de  nous, 
je  crois  ? 

BERÏSARD, 

Eh  non!  mille  tonnerres!  Je  m'en  vas. 


52     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SÀNP 

EDMÉE,  bas. 

Avancez  un  siège  à  mon  père...  et  restez. 

Bernard  obéit  machinalement. 
LE    CHEVALIER,  s'asseyant  près  de  la  table. 
Ah  çà!  vous  vous  disputiez?  Ma  fille,  monsieur  Aubert, 
rendez-moi  compte  de  la  conduite  de  ce  gaillard-là. 

EDMÉE. 

Pas  maintenant,  si  vous  le  permettez,  mon  père.  Il  n'est 
pas  trai  table  ! 

LE   CHEVALIER,  prenant  Bernard  par  l'oreille. 

Oh!  que  je  saurai  bi^n  le  traiter,  moi!  Voyons,  comment 
a-t-il  étudié,  ce  matin  ? 

BERNARD. 

Plus  mal  que  jamais,  mon  oncle;  et,  si  vous  m'en  croyez.., 

LE    CHEVALIER. 

Allons,  allons,  ne  jetons  pas  le  manche  après  la  cognée;  on 
ne  peut  pas  contraindre  l'esprit;  il  faut  d'abord  persuader  le 
cœur;  ça  viendra!  J'ai  quelque  chose  d'important  à  vous 
dire,  (a  m.  Aubert.)  Restez,  mon  bon  ami,  vous  êtes  de  la  fa- 
mille, (a  Bernard.)  Ce  n'est  pas  du  latin  que  je  veux  te  servir; 
je  n'en  sais  guère  plus  que  toi  :  je  parle  à  ton  âme,  à  ta  con- 
science. 

BERNARD,  qui,  moitié  résistant,  moitié  jouant,  s'est  peu  à  peu 
agenouillé  près  de  lui. 

Dites  tout  ce  que  vous  voudrez!...  Eh!  mon  Dieu,  je  ne 
suis  pas  si  mauvais  qu'on  croit. 

SAINT-JEAN. 

C'est  M.  le  comte  de  la  Marche...  Je  l'amène  ici. 

Bernard  se  relève» 
LE   CHEVALIER,  se  levant  pour  aller  au-devant 
de  M.  de  la  Marche. 
Fort  bien  ! 
BERNARD,  à  Edmée,   pendant   que  le  chevalier  et  M.  do  la  Marcho 
échangent   quelques   mois. 
Il  va  donc  venir  tous  les  iours,  àDiésent? 


MAUPRAT  53 

EDMÉE,   bas. 

Il  ne  vient  qu'une  fois  par  semaine. 

BERNARD. 

Vous  ne  trouvez  pas  que  ce  soit  assez? 

SCÈNE  IV 
Les  Mêmes,  M.  DE  LA  MARCHE. 

LE     CHEVALIER. 

Vous  arrivez  à  point,  j'en  suis  aise;  venez,  comte,  venez! 
(M.  de  la  Marche  vient  à  Edmée,  et,  en  saluant,  lui  baise  la  main. 
Bernard  brise  une  chaise  avec  fureur.)  Eli  bien,  qu'est-ce  que  tu 
fais  donc,  toi,  l'ouragan  ?  Il  faut  toujours  que  ce  garçon  casse 
quelque  chose  ou  quelqu'un  !  Monsieur  de  la  Marche,  vous 
nous  trouvez  au  début  d'une  conversation  qui  vous  intéresse 
aussi. 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Ah!  monsieur!...  Est-ce  enfin  le  terme  des  délais...  ? 

LE    CHEVALIER. 

Apportés  à  votre  mariage  par  la  volonté  de  ma  fille. 

BERNARD,    l'interrompant. 

Pardon,  mon  oncle,  mais  vous  parlez  du  mariage  de  ma 
cousine,  et  ça  ne  me  regarde  pas,  moi.  J'aimerais  mieux  m'en 
aller. 

£.E    CHEVALIER. 

Ah  çà!  est-ce  que  tu  es  fou  ?  Quand  je  te  dis  qu'il  s'agit  de 
toi  et  de  tes  affaires  ? 

BERNARD. 

ftfes  affaires  ne  m'intéressent  pas  non  plus.  Est-ce  que  j'ai 
affaires,  moi  ?  Vous  avez  assez  fait  en  vous  chargeant  de 
m'éduqoer  et  de  me  nourrir... 

LE    CHEVALIER. 

Te  tairas-tu,  morbleu! 

EDMÉE  ,   a  Bernard. 
\nus  l'irritez!  vous  lui  faites  du  mal! 


54  THÉÂTRE  COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

LE    CHEVALIER. 

Non!  11  me  fait  du  bien,  au  contraire.  Je  suis  de  ces  gens 
nerveux  qui  ont  besoin  de  se  fâcher  de  temps  en  temps;  tu 
ne  m'en  as  jamais  donné  l'occasion,  toi...  et  je  ne  peux  pas 
t'en  faire  un  reproche!...  Mais,  lui,  il  me  rajeunit  avec  ses 
bourrasques  !  J'étais  comme  ça  à  son  âge!...  Je  suis  resté  un 
peu  fougueux,  à  ce  qu'on  dit.  Eh  bien,  qu'il  ne  soit  meilleur 
ni  pire  que  moi,  et  il  ne  sera  pas  encore  trop  haïssable,  (a 
Bernard,  lui  prenant  le  bras.)  M'écoutes-tu,  capitaine  Tempête  ? 

BERNARD,  lui  baisant  la  main  avec  feu. 
Oui,  mon  oncle  !  mais...  puisque  c'est  de  moi  que  vous  al- 
lez parler,  je  demande  en  quoi  cela  peut  intéresser  monsieur. 
M.   DE   LA   MARCHE,   avec  une  bienveillance  un  peu  ironique. 
Comment  donc,  cher  monsieur  Bernard  !  vous  doutez  de 
l'intérêt  que  je  vous  porte  ? 

EDMÉE,  interrompant  Bernard,   qui  veut  répondre. 
Laisserez-vous  enûn  parler  mon  père  ? 

LE    CHEVALIER. 

C'est  ça!  gronde-le,  toi.  (A  M.  de  la  Marche  naïvement.)  Elle 
seule  a  de  l'empire  sur  lui...  J'ai  donc  à  vous  dire...  (S'asseyant 
à  gauche  sur  le  banc.)  Oui,  il  est  temps  de  le  dire  sans  sourcil- 
ler, que  la  race  des  Mauprat  Coupe-Jarret  est  éteinte. 

BERNARD,    bondissant. 

Que  dites-vous  là,  mon  oncle?  suis-je  mort? 

LE    CHEVALIER. 

Ton  père  ne  fut  jamais  de  leur  bande,  et  toi... 

BERNARD. 

Eh  bien,  moi,  puisque  vous  parlez  de  ces  choses-là  devant 
le  lieutenant  général,  il  est  temps  de  dire...  sans  sourciller, 
en  effet,  que  j'ai  fait  aussi,  moi,  le  métier  de  franc  seigneur. 
M.   DE   LA  MARCHE  ,   assis  de  l'autre  côlé  de  la  table. 

Chut,  monsieur  Bernard  !  On  ne  vous  demande  pa5  cela  ! 

BERNARD. 

Mais  il  me  plaît  de  vous  le  dire. 

LE    CHEVALIER,   ?vec  autorité. 

Tu  ne  sais  ce  que  tu  dis.  Tu  as  vécu  parmi  eux,  sans  avoir 


MÀUPRAT  55 

la  notion  des  lois  qui  régissent  maintenant  les  États.  Ils 
t'avaient  élevé  comme  un  ancien  hobereau.  Tu  croyais  vivre 
au  temps  jadis,  avoir  les  mêmes  droits...  Eh!  mon  Dieu, 
vous  vous  trompiez  d'époque,  voilà  tout.  Et  nous  tous,  mon- 
sieur de  la  Marche,  n'avons-nous  point,  parmi  nos  ancêtres, 
de  hauts  barons  dont  les  conquêtes  nous  paraîtraient  fort  il- 
légales aujourd'hui?  C'est  à  nous  de  mettre  autant  d'hon- 
neur et  de  vertus  dans  notre  vie,  que  ces  malheureux  Mau- 
prat  avaient  mis  d'abaissement  et  de  vices  dans  la  leur.  Or, 
mes  enfants,  mes  amis,  bien  que  vous  m'ayez  vu  malade  et 
accablé  d'abord  par  ces  événements,  j'ai  réfléchi  dans  ma 
douleur  ;  j'ai  prié  Dieu,  et  j'ai  relevé  la  tête.  Je  me  suis  dit 
que  cette  catastrophe  nous  imposait  de  nouveaux  devoirs,  et 
je  les  ai  remplis...  J'ai  payé  les  dettes  de  tous  les  Mauprat,  et 
j'ai  racheté  leur  fief,  mis  aux  enchères  par  les  créanciers. 
M.  DE  LA.  MARCHE,  regardant  Bernard. 
Ah!  vous  avez  racheté...? 

LE    CHEVALIER. 

Oui,  monsieur;  cela  retire  plusieurs  milliers  de  louis  de  la 
dot  de  ma  fille;  mais  elle  est  de  mon  avis,  et  dit  que  l'hon- 
neur vaut  bien  ça  ! 

Il  présente  des  papiers  à  Bernard. 
M.    DE    LA    MARCHE. 

Certes!  et  celui  qui  s'occuperait  de  ce  qu'elle  apporte  en 
mariage  ne  serait  pas  seulement  lâche,  il  serait  aveugle. 
BERNARD,  qui  a  haussé  les  épaules  en  écoutant  le  compliment 

de  M.  de   la  Marche. 
Qu'est-ce  que  c'est  donc  que  ce  grimoire-là,  mon  oncle  ? 

LE    CHEVALIER. 

Ce  sont  les  titres  de  propriété  de  la  Roche-Mauprat,  que 
mon  procureur  vient  de  m'apporter,  et  qui  te  constituent  sei- 
gneur de  ce  domaine. 

BERNARD. 

?  vous  me  donnez  ça?  Vous  vous  moquez!  Non,  non, 
mes  pieds  no  repasseront  jamais  ce  seuil  maudit. 


56  THÉÂTRE   COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

LE    CHEVALIER. 

Le  château  est  détruit,  mais  la  ferme  est  debout,  et  rede- 
viendra par  nos  soins  une  belle  et  bonne  propriété  où  tu  iras 
de  temps  en  temps  dire  d'honnêtes  paroles  et  donner  de  bons 
exemples.  C'est  ton  devoir,  mon  enfant;  il  faut  faire  refleurir 
l'honneur,  là  où  le  mal  avait  semé  la  peste.  Nous  irons  en- 
semble, et  tu  me  suivras,  toi,  jeune  homme,  là  où,  moi,  vieil- 
lard, je  porterai  une  âme  ferme  et  un  front  tranquille. 

BERNARD. 

Ah  !  mon  oncle  !  vous  êtes  un  homme,  vous  !  Soyez  béni 
pour  le  payement  des  dettes  1  Mais,  quant  au  patrimoine,  je 
refuse!  je  n'en  ai  pas  besoin  !  A  un  être  comme  moi,  il  ne 
faut  qu'un  fusil  au  bras,  un  carnier  au  flanc,  un  chien  de 
chasse  derrière  les  talons!...  Oui,  une  arme  et  la  liberté!... 
(il  se  lève.)  Je  ne  serai  jamais  qu'un  gentilhomme  illettré,  et 
vos  leçons,  monsieur  Aubert,  tombent  comme  le  grain  sur  la 
roche  !  Épargnez- vous  une  peine  inutile  ;  quant  à  vous, 
Edmée,  jamais  je  ne  consentirai  à  faire  brèche  à  votre  for- 
tune ! 

EDMÉE. 

Bernard!... 

BERNARD,   avec  amertume. 
Oh!  ma  cousine,  je  sais  bien  que  vous  feriez  tous  les  sa- 
crifices pour  vous  dispenser... 

EDMÉE,  fièrement,  mais  tremblant- 
Pour  me  dispenser  de  quoi,  s'il  vous  plaît,  Bernard? 

BERNARD. 

De  tenir  certaine  promesse  que  vous  m'avez  faite  le  jour 
de  notre  première  entrevue. 

LE    CHEVALIER,  étonné,   se  levant. 

Quelle  promesse  lui  as-tu  donc  faite,  Edmée  ? 
BERNARD,  regardant  Aubert,   qui  lui  serre  le  bras  avec  anxiété. 
Il  lève  les  épaules  et  sourit. 
Elle  m'a  promis  de  me  regarder  toujours  comme  son  frère 
et  son  ami.  Ne  sont-ce  pas  là  vos  paroles,  Edmée,  et  croyez- 
vous  que  cela  se  prouve  avec  de  l'argent  ? 


M  AU  P  RAT  57 

EDMEE,   lui  tendant  la  main. 

Vous  êtes  un  noble  cœur,  Bernard,  et  je  tiendrai  mes  pro- 
messes. 

BERNARD,  au  chevalier. 

Mon  oncle,  pardonnez-moi,  ne  me  prenez  pas  pour  un  in- 
grat... je... 

LE    CHEVALIER. 

Tu  acceptes  ? 

BERNARD,  vaincu  par  le  regard  d'Edmée. 
Oui,  mon  oncle. 

LE    CHEVALIER. 

A  la  bonne  heure  donc!  viens  m'embrasser  et  rentrons.  Le 
froid  commence  à  se  faire  sentir...  et  mes  douleurs  aussi... 
Venez,  monsieur  Aubert;  je  veux  consulter  M.  de  la  Marche 
sur  certaines  formalités...  (bas,  montrant  Bernard)  relatives  à  la 
situation  de  ce  garçon-là. 

Il  sort  avec  M.  Anbert,  qui  lui  donne  le  bras. 
M.    DE     LA    MARCHE. 

Aurai-je  l'honneur  d'offrir  mon  bras  à  mademoiselle  Ed-, 
mée? 

BERNARD,  menaçant. 

Excusez,  je  vous  avais  devancé. 

Il  prend  le  bras  d'Edmée  sousie  sien. 
M.    DE    LA    MARCHE. 

Je  ne  crois  pas  1 

BERNARD. 

J'en  ai  menti,  peut-être? 

EDMÉE,    effrayée,   quittant  le  bras  de  Bernard. 
Je  vous  rejoins,  messieurs;  j'ai  quelques  ordres  à  donner 
ici;  nous  permettez? 

M.   DE    LA   MARCHE,   montrant  la    porte  à  Bernard,  qui  fait   mine 
de  rester,   et  le  saluant  avec  un  air  do  cérémorJ'J  railleuse. 
En  ce  cas,  monsieur  Bernard... 

BERNARD,  sèchement. 

Jo  n'en  ferai  rien. 


58     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

M.   DE   LA  MARCHE,  avec  ironie. 
Ni  moi  non  plus. 

BERNARD. 

Je  serai,  mordieu  !  plus  têtu  que  vous  ;  vous  sortirez  avant 
moi. 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Vraiment,  je  suis  confus  de  tant  de  courtoisie.  Mademoi- 
selle de  Mauprat,  je  vous  fais  compliment  de  M.  Bernard  ;  sa- 
vez-vous  qu'il  devient  d'une  politesse...  effrayante? 
EDMÉE,  riant  avec  effort. 

11  est  toujours  taquin,  c'est  sa  manière  d'être!  A  propos, 
j'ai  quelque  chose  à  lui  dire;  vous  permettez,  monsieur  le 
comte?  c'est  un  détail  d'intérieur. 

M.    DE     LA    MARCHE. 

Ah  !  cela,  c'est  différent;  comment  donc  !  chère  Edmée! 

Il  s'incline  et  sort. 

SCÈNE  V 
EDMÉE,  BERNARD. 

BERNARD. 

Chère  Edmée!  Il  vous  appelle  chère  Edmée? 

EDMÉE. 

Nous  sommes  parents  par  alliance,  nous  nous  connaissons 
depuis  que  j'existe. 

BERNARD. 

Ce  n'est  pas  une  raison  !  Je  n'entends  pas,  moi.., 

EDMÉE. 

Bernard!  allez- vous  recommencer? 

BERNARD. 

Non,  voyons  !  je  suis  calme,  parlez. 

EDMÉE. 

Je  n'avais  rien  à  vous  dire  ;  c'était  un  prétexte  pour  faire 
cesser  un  débat  ridicule  qui  allait  dégénérer  en  querelle. 


MAUPRAT  M 

BERNARD. 

Ainsi,  vous  ne  me  direz  rien  de  bon  encore  aujourd'hui! 
C'est  comme  ça  que  vous  commencez  à  tenir  vos  promesses? 

EDMÉE. 

C'est  à  vous  de  m'en  rendre  l'exécution  facile  ou  pénible. 

BERNARD. 

Et  je  vous  la  rends  pénible? 

EDMÉE. 

Votre  cœur  a  de  bons  mouvements,  Bernard;  mais  ils  du- 
rent peu,  et  à  peine  vous  a-t-on  tendu  la  main  avec  con- 
fiance, que  vous  dites  ou  faites  quelque  chose  qui  force  de  la 
retirer  avec  effroi.  Allons!  courez  à  la  chasse,  c'est  votre 
heure,  et  vous  avez  besoin  d'exercice. 

Elle  s'assied  sur  le  banc. 
BERNARD. 

NonI  je  n'irai  pas  aujourd'hui,  puisque  votre  amoureux 
est  à  la  maison  :  pas  si  sot! 

EDMÉE. 

Mon  amoureux  !  le  mot  est  fort  convenable  1  Tenez,  vous 
m'impatientez  cruellement! 

BERNARD. 

Oh!  nous  y  voilà!  Vous  espériez  que  je  lui  laisserais  le 
champ  libre?  Vous  l'attendez  ici,  n'est-ce  pas?  Il  y  va  reve- 
nir? C'était  convenu  de  l'œil;  eh  bien,  en  attendant  qu'il 
essaye  de  me  jouer  ce  tour-là,  je  vous  tiendrai  compagnie, 
(il  s'assied  aussi.)  Vous  n'auriez  qu'à  vous  ennuyer  toute  seule! 
EDMÉÉ,   se  levant. 

Attendez-le  donc,  je  vous  laisse... 

BERNARD,  avec  douleur. 

Vous  me  quittez?  (il  se  lève  avec  colère  et  lui  prend  le  bras.)  £h 
bien,  moi,  je  ne  le  veux  pas!... 

EDMÉE,  indignée. 

Prenez  garde  à  ce  que  vous  dites,  Bernard  !  prenez  garde  à 
ce  que  vous  faites  ! 

BERNARD. 

Ah  çà!  je  vous  fais  donc  peur? 


60  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAXD 

EDMÉE. 

En  ce  moment,  vous  faites  pis,  vous  me  déplaisez. 

BERNARD,   quittant  son  bras. 

Oh  !  c'est  affreux,  Edmée,  ce  que  vous  dites  là  ! 

EDMÉE. 

A  qui  la  faute?  Voyons,  remettez-vous,  et  allons  rejoindre 
mon  père. 

BERNAED,  d'un  air  sombre. 
Nonl  allez-y;  moi,  je  reste. 

EDMÉE. 

Je  ne  vous  laisserai  pas  seul,  irrité  comme  vous  l'êtes. 

BERNARD. 

Pourquoi  ça?  (Haussant  les  épaules.)  Craignez-vous  que  je  ne 
me  tue  ? 

EDMÉE. 

Non  ;  mais  je  ne  veux  pas  que  vous  vous  frappiez  la  tète 
contre  les  murs,  comme  vous  faites  dans  vos  moments  de  co- 
lère. 

BERNARD. 

Ma  tête  est  dure,  Edmée;  elle  peut  bien  perdre  un  peu  du 
sang  qui  la  gêne.  Vous  me  haïssez  tel  que  je  suis,  si  j'étais 
mort,  vous  me  plaindriez  peut-être. 

EDMÉE. 

Taisez- vous  !  ces  menaces  sont  lâches. 

BERNARD,   souriant. 

Lâche,  moi?  Non,  cela  ne  m'atteint  pas...  Ah!...  si  je  pou- 
vais pleurer  !... 

EDMÉE. 

Voyons,  ne  pleurez  pas,  corrigez-vous. 

BERNARD. 

Que  voulez-vous  donc  que  je  fasse?  Mon  Dieu!  dépend-il 
de  moi  d'avoir  de  belles  manières,  de  savoir  tourner  des 
phrases,  comme  votre  M.  de  la  Marche  et  votre  M.  Aubert 
puisque  je  ne  peux  pas? 

EDMÉE. 

Vous  me  jugez  bien  vaine  et  bien  frivole,  si  vous  croyez 


MAUPBAT  01 

que  je  tiens  à  la  cràce  d'une  révérence  ou  à  la  science  des 
mots  :  je  tiens  à  ce  que  vous  profitiez  de  ce  qu'il  y  a  d'utile 
et  de  sérieux  dans  l'éducation  qu'on  vous  offre,  l'amour  du 
bien,  l'horreur  du  mal. 

BERNARD. 

Qu'ai-je  besoin  de  savoir  ce  qui  est  bien  ou  mal  dans  les 
conventions  de  votre  monde  ?  Je  sais  que  je  ne  suis  pas  mé- 
chant et  que  je  vous  aime,  voilà  tout!  Vous  voulez  que  j'ap- 
prenne à  vous  le  dire  comme  il  faut?  Moi,  je  ne  connais 
qu'une  idée,  qu'un  mot,  c'est  je  vous  aime  1 

EDMÉE. 

Il  n'est  pas  de  meilleure  manière  de  le  dire,  il  n'est  pas  de 
mot  plus  grand  et  plus  beau  que  celui-là  ;  mais  il  faut  savoir 
ce  qu'il  signifie. 

BERNARD. 

Je  le  sais  de  reste  1  II  signifie  que  je  veux  être  aimé  de 
vous. 

EDMÉE. 

L'amour  ne  s'impose  pas,  Bernard,  il  s'obtient  i 

BERNARD. 

Il  faut  donc  obéir  toujours  pour  être  aimé? 

EDMÉE. 

Et  si  je  vous  disais  que  oui,  m'obéiriez-vous  ? 

BERNARD. 

Certes!  mais,  à  mon  tour,  je  vous  dirais  :  Aimez-moi,  je 
vous  l'ordonne  !  Voyons  !  n'ai-je  pas  fait  tout  ce  que  vous 
vouliez?  Je  no  voulais  pas  vous  suivre  chez  votre  père,  et 
je  vous  y  ai  suivie;  je  ne  voulais  pas  écouter  les  leçons  de 
votre  pédagogue,  et  je  les  écoute;  je  ne  voulais  pas  accepter 
vos  dons, et  je  les  accepte;  je  voulais  étrangler  M.  de  la  Mar- 
che, et  je  ne  l'ai  pas  fait  !  Vous  voyez  bien  que  ma  soumis- 
sion ne  me  sert  de  rien  et  que  vous  me  trompez,  puisque 
vous  continuez  à  en  aimer  un  autre  que  moi  ! 

EDMÉE. 

Je  vous  ai  dit  le  contraire. 

m 


62  THÉÂTRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

BERNARD. 

Je  ne  vous  crois  pas.  * 

EDMÉE. 

Bernard,  ne  comprendrez-vous  jamais  que  vos  habitudes-de 
méfiance  ont  quelque  chose  de  blessant  et  de  farouche,  qui 
offense  une  personne  fière  et  loyale? 

BERNARD. 

Mais  que  diable  voulez- vous  que  je  pense  quand  vous  refu- 
sez de  le  renvoyer?  Quelles  raisons  avez- vous  de  me  con- 
damner à  étouffer  de  rage  devant  cet  homme-là? 

EDMÉE. 

Combien  de  fois  faudra-t-il  vous  le  dire  ?  Mon  père  l'es- 
time et  lui  avait  donné  sa  parole.  J'avais  demandé  quelques 
mois  de  réflexion.  Je  ne  puis  me  prononcer  si  brusquement 
et  sans  avoir  eu,  en  effet,  l'air  de  réfléchir. 

BERNARD. 

Pourquoi  donc  ça? 

EDMÉE. 

Parce  que  mon  père  a  bien  assez  souffert  des  Mauprat, 
Bernard,  sans  que  je  lui  dise  où  je  vous  ai  connu  et  quelles 
raisons  me  font  refuser  le  mari  qu'il  m'avait  choisi  1 

BERNARD. 

Ah!  vous  le  regrettez  bien!  Je  vous  dis  que  vous  l'aimez' 
Eh  bien,  moi,  je\ous  contraindrai  à  le  chasser  ou  je  le  chas- 
serai moi-même...  ou  je  le  forcerai  à  se  battre...  et  je  vous 
réponds  qu'il  ne  sortira  pas  vivant  de  mes  mains!  Après  ça 
il  faudra  bien  que  vous  fassiez  attention  à  moi... 

EDMÉE,  qui  peu  à  peu  est  devenue  nerveuse  et  impatiente. 
Ah!...  assez,  Bernard!  vrai!  j'ai  assez  de  vos  menaces  et 
de  ce  ton  impérieux  et  brutal  contre  lequel  ma  dignité  se 
révolte  malgré  moi!  Je  ne  puis  m'habituer  à  de  telles  maniè- 
res; ma  patience,  à  moi  aussi,  n'est  pas  à  toute  épreuve! 
Tenez,  pensez  et  agissez  comme  il  vous  plaira.  J'y  renonce. 

Elle  sort. 


MA  U  PUAT  63 

SCÈNE   VI 
BERNARD,  puis  PATIENCE. 

BERNARD. 

Ah  !  c'est  trop  souffrir!  il  faut  que  ça  finisse  !  Elle  ne  m'ai- 
mera jamais.  Elle  croit  peut-être  que  je  tiens  à  l'épouser  pour 
êlre  riche!  me  prend-elle  pour  un  ambitieux,  pour  un  hypo- 
crite?... Ah!  c'est  ma  faute,  aussi!  pourquoi  me  suis-je  obs- 
tiné à  rester  près  d'elle?  Dire  que  je  ne  peux  pas  m'arracher 
d'ici!  et  pourtant  j'y  meurs  d'ennui  et  de  colère!  Je  ne 
m'intéresse  à  rien  de  ce  qui  les  amuse,  je  ne  me  soucie  de 
rien  que  d'elle!  et  elle  m'en  fait  un  crime!  Elle  veut  que 
j'aime  quelque  chose  qui  n'est  pas  elle!  Quoi?  des  livres? 
(Il  jette  par  terre  les  livres  et  les  cahiers  restés  sur  la  table.)  Des  ar- 
bres ?  des  fleurs?  (n  brise  un  arbuste.)  Moi-même  peut-être! 
non!...  je  me  hais  et  j'ai  envie  de  me  tuer,  puisqu'elle  me 
déteste!...  (Patience  paraît.)  Ah!  c'en  est  assez!  je  mourrais 
dans  cette  maison!  je  la  quitterai,  j'irai  vivre  au  loin,  dans 
quelque  désert,  à  la  tour  Gazeau,  avec  le  souvenir  de  co 
pauvre  Léonard,  qui  me  l'avait  bien  prédit,  ce  qui  m'arrive! 
PATIENCE,  qui  est    entré  sans  bruit  et   qui  a    écouté   les  dernières 

paroles. 

Qu'est-ce  que  vous  dites  donc  là,  mon  pauvre  garçon? 

BERNARD. 

Qu'est-ce  que  ça  vous  fait,  à  vous? 

PATIENCE. 

Ça  me  fait...  ça  me  fait  de  la  peine. 

BERNARD. 

A  vous? 

Il  lève  les  épaules  et  s'assied. 

PATIENCE. 

Oui,  à  moi!  et  je  veux  que  vous  me  parliez!  Oh!  dame,  je 
suis  comme  vous,  je  suis  têtu!  nous  nous  ressemblons  par 

plus  d'un  côté,  allez!  nous  sommes  des  gens  do  eampagno 


64     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

tous  deux,  des  hommes  de  la  nature,  comme  dirait  M.  Au- 
bert.  On  nous  a  transplantés  et  nous  avons  grand'peine  à 
nous  enraciner;  mais  nous  nous  y  ferons  avec  le  temps,  parce 
que  tous  deux  nous  aimons  Edmée. 

BERNARD,  se  levant. 
Laissez-moi!  vous  ne  savez  ce  que  vous  dites! 

PATIENCE. 

Allons,  allons,  vous  m'en  voulez  toujours,  parce  que  je  ne 
vous  ai  jamais  fait  d'excuses;  c'est  une  rancune  d'enfant.  Eh 
bien,  écoute,  jeune  homme!  tu  n'as  pas  vingt-cinq  ans  et  j'en 
ai  soixante.  Je  t'ai  offensé  autrefois,  j'ai  eu  tort.  Je  t'en  de- 
mande pardon.  Êtes-vous  content,  mon  gentilhomme? 
BERNARD,  lui  tendant  la  main  avec  une  bonté  brusqoe. 

Oui,  Patience! 

PATIENCE. 

Et,  à  présent,  convenez,  mon  enfant,  que  vous  aimez  la 
sainte  fille!  Oui,  vous  l'aimez  comme  un  fou!  Je  vois  clair, 
moi  !  Vous  la  suivez  de  loin  quand  elle  vous  empêche  de  la 
suivre  de  près.  Vous  marchez  où  elle  a  passé,  vous  vous  arrê- 
tez où  elle  s'est  assise,  vous  arrachez  les  pauvres  fleurs  des 
champs  qu'elle  a  touchées,  et  vous  les  écrasez  dans  vos  mains 
avec  colère  quand  vous  ne  les  embrassez  pas  avec  tendresse; 
vous  êtes  malheureux,  vous  êtes  malade  d'amour!  Eh  bien, 
c'est  la  jeunesse,  ça!  c'est  la  vie!  c'est  l'espérance!  c'est  la 
bénédiction  du  bon  Dieu  ! 

BERNARD. 

Moi,  béni?  Tu  rêves,  mon  pauvre  vieux  :  on  me  déteste I 

PATIENCE. 

Écoute,  écoute,  Bernard  Mauprat  !  tu  as  de  grands  défauts, 
c'est  vrai,  mais  tu  as  aussi  de  grandes  qualités.  Entre  toi  et 
le  beau  M.  de  la  Marche,  il  y  a  la  différence  d'un  chêne 
à  un  fétu.  Tu  es  l'arbre  qui  grandit  pour  devenir  le  roi  de 
la  forêt,  il  est  le  brin  d'herbe  qui  fleurit  pour  se  dessécher 
au  bout  de  l'an.  Relève  ton  front,  mon  pauvre  enfant.  La 
pluie  et  le  vent  ne  te  battront  pas  toujours,  crois-en  la  pa- 
role d'un  vieux  diseur  de  vérités;  la  vigne  est  tendre,  niais 


MAUPRAT  C5 

elle  est  forte,  et  il  faut  que  l'arbre  où  elle  s'attache  soit  de 
bonne  venue  pour  être  capable  de  la  porter. 

BERNARD. 

Oui,  je  vous  entends,  vieux  Patience,  et  vos  comparaisons 
m'entrent  mieux  dans  l'esprit  que  les  raisonnements  do 
M.  Aubert;  mais  comment  m'amender?  apprendre  le  grec, 
la  philosophie?  Ouf  1 

PATIENCE. 

Ah  bien,  plaignez-vous  de  ça,  je  vous  le  conseille!... 
Comment  !  vous  êtes  en  âge  d'apprendre,  on  vous  sert  du 
meilleur,  et  vous  faites  la  grimace!  Ah!  si  j'avais  été  pris  de 
jeunesse,  moi  !...  Mais  voilà  les  hommes  :  ceux  qui  voudraient 
s'instruire  ne  peuvent  pas,  et  ceux  qui  pourraient  ne  veulent 
point...  Eh  bien,  voyons,  Edmée  vous  aime  malgré  que  vous 
soyez  un  ignorant,  mais  elle  aura  à  rougir  de  vous.  Vous  vou- 
lez qu'elle  souffre,  et  vous,  vous  ne  voulez  pas  souffrir  pour 
elle? 

BERNARD. 

Ah!  si  je  croyais  lui  plaire...,  je  me  mettrais  la  tête  dans 
un  mortier! 

PATIENCE. 

Et,  si  vous  lui  déplaisez,  d'où  vient  donc  qu'elle  pleure  quand 
elle  se  croit  seule? 

BERNARD. 

Elle  pleure?  Patience,  tu  l'as  vue  pleurer? 

PATIENCE. 

Maintes  fois  !  Ah  !  la  pauvre  âme  !  elle  a  bien  de  la  peine 
aussi  ! 

BERNARD. 

Je  la  rends  donc  bien  malheureuse?  Elle  pleure!  et  c'est 
moi  qui  suis  cause  de  cela!  Pourquoi  donc,  mon  Dieu,  quand 
je  l'aime  tant?  Oii!  ne  pas  comprendre!  tant  souffrir  et  no 
savoir  pourquoi!  Non,  je  suis  maudit!...  Mais  qu'est-ce  quo 
je  peux  donc  faire,  moi?  Jo  n'en  sais  rien!... 

Il  éclate  en  saDglois,   assis  la  tûto  dans  ses  mains. 


60     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE  YI1 
Les  Mêmes,  EDMÉE. 

Un  silènes»  Bernard  pleuret  Patience   va   au-devant  d'Edmée,  la  prend 
par  la  main  et  l'amène  auprès  de  Bernard. 

EDMÉE,  lui  mettant  la  main  sur  l'épaule,  maternellement. 
Eh  bien,  voyons!...  qu'est-ce  que  tu  as  donc? 
BERNARD,  tombant  à  genoux,    suffoqué. 

Edmée!  qu'est-ce  que  vous  voulez?  que  je  travaille,  ou  que 
je  parte? 

EDMÉE. 

Je  veux  que  tu  restes. 

BERNARD, 

Eh  bien,  je  travaillerai! 


ACTE  TROISIÈME 
QUATRIÈME    TABLEAU 

Dans  le  parc  ou  jardin  de  Sainte-Sévère;  au  milieu,  au  fond,  une  grille 
ouvrant  sur  la  campagne.  A  gauche,  vers  le  fond,  le  pavillon  habité  par 
Patience.  Au  premier  plan,  vers  la  droite,  un  gros  chêne;  dessous,  un 
banc  de  pierre;  auprès,  une  table,  également  en  pierre.  Des  siège  de 
jardin,  posés  à  volonté. 

SCÈNE  PREMIERE 

MARGASSE,  PATIENCE,  sortant  du   pavillon  et  descendant 

le  théâtre. 

PATIENCE. 

Tu  as  vu  mon  jardin,  ma  maison,  c'est  assez  gentil,  j'es- 


M  AU  PUAT  Ci 

père?  Voilà  mon  chêne;  c'est  là  que  je  rends  ma  petite  jus- 
tice, comme  feu  le  bon  roi  Loys  dont  parle  la  chanson.  Ali 
çà  !  puisque  te  voilà  enûn,  tu  vas  me  donner  deux  ou  trois 
jours? 

MARCASSE. 

S'il  plaît  à  Dieu  1 

PATIENCE. 

Alors,  c'est  fête  pour  moi,  et,  pour  commencer,  nous  dîne- 
rons là,  ^ous  la  verdure,  tête  à  tète.,  en  devisant,  comme  à  la 
tour  Gazeaul 

MARCASSE, 

Oui;  dis-moi  d'abord... 

PATIENCE. 

Tout  le  monde  va  bien  ici,  je  te  l'ai  dit. 

MARCASSE. 

Mais  les  autres? 

PATIENCE. 

Les  autres...  Mauprat?  On  n'a  plus  entendu  parler  d'eux 
ni  de  leur  bande;  on  n'a  pas  su  constater  tous  les  décès.  11 
y  en  a  qui  disent  qu'on  en  a  vu  un  à  l'étranger,  mais  il  n'est 
toujours  pas  ici,  car  le  pays  est  bien  tranquille,  à  présent.  La 
Roche-Mauprat  est  devenue  un  bon  domaine,  et  justement 
Sylvain  Tourny,  dont  le  père  est  mort,  est  venu  aujourd'hui 
signer  son  bail. 

MARCASSE. 

Mais  Bernard? 

PATIENCE. 

Bernard?...  L'autorité  le  protège,  et  elle  fait  bien...  Oh! 
ce  garçon-là,  vois-tu...  il  est  bien  changé!  Il  a  pris  le  bon 
parti;  ça  lui  a  coûté  assez  gros...  une  rude  fièvre...  le  trans- 
port!... Nous  l'avons  cru  perdu!...  Mais  c'est  si  fort,  la  jeu- 
nesse! ça  repousse  comme  l'herbe  nouvelle! 

MARCASSE. 

Est-ce  que  la  demoiselle  ne  se  marie  pas?...  M.  de  la 
Marche?.. 


68  THEATRE   COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

PATIENCE. 

A  Paris!...  congédié...  honnêtement!...  Tiens,  je  n'ai  pas 
de  secrets  pour  toi,  et  çà,  d'ailleurs,  ce  n'est  pas  de  la  médi- 
sance. C'est  si  beau,  si  bon,  ces  chers  entants! ...  Eh  bien,  ils 
s'aiment,  vois-tu...  ils  s'aiment  grandement,  et  nous  les  ver- 
rons mariés  un  jour  ou  l'autre. 

MARCASSE. 

Un  jour  ou  l'autre? 

PATIENCE. 

Ah!  te  dire  quand,  on  n'en  parle  pas  encore  !...  Mais,  pen- 
dant la  maladie  de  Bernard,  la  pauvre  Edmée  veillait,  priait 
et  pleurait  comme  une  mère  auprès  de  son  enfant...  Même- 
ment,  une  nuit  que  j'étais  là  aussi,  bien  désolé  de  mon  côté, 
car  il  était  comme  à  l'agonie,  elle  lui  a  passé  au  doigt  son 
anneau,  comme  pour  lui  dire  :  «  Dans  la  vie  ou  dans  la  mort, 
nous-sommes  fiancés.  »  Il  a  gardé  le  gage,  et,  pour  le  mériter, 
il  a  étudié,  travaillé!...  Et,  à  présent,  c'est  tout  esprit,  tout 
savoir!...  Ça  l'a  bien  rendu  un  peu...  mais,  dame!,.,  il  y  a  de 
quoi! 

MARCASSE. 

Tu  dis  un  peu... 

PATIENCE. 

Tu  vas  le  voir,  car  les  voilà  qui  viennent  tous  se  promener 
par  ici. 

MARCASSE,    regardant  vers  la    coulisse. 
Ah!  Edmée  changée!  bien  pâle!  Pourquoi  donc? 

PATIENCE. 

Oui,  depuis  un  bout  de  temps  ! 

MARIASSE,  regardant  toujours,  à  part. 
Triste!  singulier,  cela! 

PATIENCE. 

Allons!  dis-leur  bonjour.  Moi,  je  vas  au  château  chercher 
notre  dinere 

11  prend  un  grand  panier  qu'il  a  laissé  vers  le  fond,  et  sort  par  la 

droite. 


MAUPRAT  GO 

MARGASSE,  rêveur. 
Bernard,  bien  jeune!  Le  vieux  Patience...  (touchant  son  front), 
jeune  aussi. 

SCÈNE   II 

M.  AUBERT,  EDMÉE,  MARGASSE, 
LE  CHEVALIER,  BERNARD. 

Bernard,  velu  à  la  modo  des  philosophes  amateurs  de  l'époque  :  les 
cheveux  sans  poudre,  une  tenue  sévère,  un  peu  puritaine,  mais  ou 
sent  la  coquetterie  de  la  jeunesse  et  le  goût  du  luxe  cachés  sous 
cette  affectation. 

LE   CHEVALIER,  qui  donne  le  bras  à  Bernard. 
Tiens,  asseyons-nous  ici...  je  me  sens  fatigué...  et  tu  me 
fais  égosiller!  Tu  m'irrites!  l'éducation  t'a  rendu  pire  que  tu 
n'étais. 

BERNARD. 

Pourquoi  m'avoir  arraché  à  ma  vie  sauvage  ?  Mes  instincts 
vous  froissaient,  et,  à  présent,  ce  sont  mes  idées...  Ah!  vous 
êtes  assez  vengé...  vous  n'êtes  pas  le  seul  ici  qui  soit  irrité  et 
malheureux! 

LE    CHEVALIER. 

Qu'est-ce  à  dire  ? 

EDMÉE,  qui  a   parlé  avec  Marcasse,  au  fond. 
Marcasse,  venez  saluer  mon  père.  Il  a  toujours  du  plaisir 
à  vous  voir. 

LE    CHETALIER,   assis,   levant  son  chapeau  et  souriant. 
Don  Marcasse?  Mais  certainement!  un  honnête  homme,  un 
vieux  ami  de  ma  maison  ! 

MARCASSE,  eu  regardant  Edmée. 
Reconnaissant! 

LE    CHEVALIER,   à  Marcasse. 
Ah  çà  !  mon  ami,  il  y  a  un  temps  infini  qu'on  ne  vous  a  vu  ! 
vous  voyagez  toujours? 


70  THÉÂTRE  COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

MARCASSE. 

Limousin,  Poitou,  Bourbonnais,  champ  par  champ,  gre- 
nier par  grenier,  meule  par  meule,  il  faut  du  temps  ! 

LE    CHEVALIER. 

C'est  un  métier  de  Juif  errant  que  tu  fais  la  ! 

MARCASSE. 

Marcher,  voyager,  c'est  bon!  mais  le  métier,  fort  sot! 
Beaucoup  de  danger  et  point  d'honneur...  Autrefois...  (a  se 
redresse)  bon  soldat!  Si  je  Croyais...  (A  Aubert,  qui  est  près  de  lui.) 

La  guerre,    belle  chose,   monsieur!...   le   marquis  de  la 
Fayette... 

BERNARD,    riant. 

Ah  !  pour  le  coup,  mon  oncle,  voilà  le  judicieux  Marcasse, 
à  qui  je  ne  le  fais  pas  dire,  et  qui  défend  la  cause  de  l'indé- 
pendance. 

LE    CHEVALIER. 

Tu  vas  recommencer,  toi?  Tu  es  d'une  obstination  endia- 
blée! Le  beau  philosophe,  ma  foi!  l'esprit  fort!  à  son  âge  ! 
Tenez!  l'orgueil  est  au  fond  de  toutes  vos  idées  nouvelles... 
(S'animant.)  Vous  brisez  sans  respect  avec  le  paç?é  i  vos  père?, 
vos  aînés,  vos  guides  naturels,  ne  sont  plus  que  des  radoteurs, 
et  vous  prétendez  leur  passer  sur  le  corps,  quand  vous  auriez 
encore  besoin  de  lisières  et  de  bourrelet  ! 

BERNARD. 

Oh!  mon  oncle!  nous  savons  que  vous  haïssez  les  philoso- 
phes et  que  vous  tiendriez  tête  à  Rousseau  et  à  Voltaire  en 
personne! 

LE    CHEVALIER. 

Eh  bien,  pourquoi  pas?  M.  de  Voltaire  est  un  homme 
d'esprit  qui  saurait  discuter.  Quant  à  votre  M.  Rousseau  de 
Genève,  c'est  un  fou  !  Ne  voilà-t-il  pas  que  tous  les  morveux 
de  ce  temps-ci  se  posent  en  miles  ! 

BERNARD,   aigre. 
Ah!  c'est  pour  moi,  cela! 

LE    CHEVALIER. 

Eh  bien,  quand  ça  serait  pour  toi? 


MA  U  PB  Aï  7i 

BERNARD. 

J'en  serais  flatté! 

LE    CHEVALIER. 

Il  n'y  a  pas  de  quoi! 

EDMÉE,  bas,  à  Bernar-L 
Allons,  Bernard  !  taisez-vous  donc. 

BERNARD. 

Pourquoi  nie  taire"?  Déserterai-je  le  culte  de  la  philosophie? 
Menlirai-jo  à  mes  principes,  à  ma  conscience?  ilcnicrai-jo 
l'ëducation  que  j'ai  su  acquérir,  et  les  trésors  où  j'ai  puisé  la 
lumière  de  l'esprit?  Me  laisserai-je  imposer  les  sots  préjugés 
que  mon  siècle  repousse?  Non  !  je  suis,  je  veux  être  l'homme 
de  mon  temps,  et  je  combattrai  l'absurde,  fut-ce  contre  mon 
propre  père  !  Une  erreur  est  toujours  une  erreur,  et  c'est  un 
pauvre  argument  que  celui-ci  :  «  J'ai  raison,  parce  que  j'ai 
des  cheveux  blancs  !  » 

Le  chevalier  frappe  avec  bruit  sa  tabatière  et  parait  hors  de  lui. 
M.   AUBERT,   au  chevalier. 

Pardonnez-lui!  il  ne  fait  que  de  commencer  à  raisonner... 

BERNARD. 

Permettez,  monsieur  Aubert,  j'ai  coutume  de  prendre  mes 
leçons,  à  mes  heures,  avec  une  déférence  et  une  attention 
dont  je  ne  pense  pas  que  vous  aj  ez  désormais  à  vous  plain- 
dre. 

M.    AUBERT. 

Loin  de  là,  je  reconnais... 

BERNARD,  avec  hauteur. 
Eh  bien,  reconnaissez  aussi  qu'en  dehors  de  ces  heures-là, 
je  m'appartiens,  et  que  ma  vie  ne  saurait  être  une  leçon  per- 
pétuelle, (m.  Aubert  fait  une  inclination  froide  ût  se  détourne.)  Allons  ! 
no  puis-je  me  défendre  sans  blesser  votre  susceptibilité? 
MARCASSE,  s'échappant   malgré  lui. 
Susceptible,  lui?...  Non! 

BERNARD,  regardant  Marca>se  par-dessus   son  épanle. 
Hein?  Qu'est-ce  au'il  fait  donc  là,  l'homme  aux  belettes? 


72  THEATRE   COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

LE    CHEVALIER. 

Il  est  de  ma  compagnie  apparemment,  (interrompant  Bernard, 
qui  veut  répondre.)  Taisez-vous!  j'ai  assez  de  vos  sottises  1 

BERNARD,   à  Edmée ,   qui  paraît  brisée. 

Vous  aussi,  certainement,  vous  me  donnez  tort? 

EDMÉE. 

On  a  toujours  tort  quand  on  blesse  ceux  qu'on  aime! 

LE  CHEVALIER,  se  levant. 
Ah!  il  ne  comprend  pas  cela,  lui!  la  tendresse,  le  respect 
filial!...  fi  donc!  c'est  passé  de  mode!  (a  Edmée.)  Ces  discus- 
sions éternelles  me  fatiguent,  (a  Bernard,  qui  veut  répondre.)  Te- 
nez, voilà  un  paysan  qui  vient  vous  parler.  Ah  !  ne  donnons 
pas  le  spectacle  de  nos  querelles! 

MARCASSE,  à  part,  regardant  Bernard. 
Hélas!  oui,  bien  changé! 

SCÈNE  III 

LES  MÊMES,  TOURNY,  venant  du  dehors;  il  tient  une  lettre. 
LE    CHEVALIER. 

Ah!  c'est  toi,  monsieur  le  métayer?  Je  te  croyais  parti? 

TOURNY. 

J'étais  en  route,  not'  maître  !  mais  j'ai  rencontré...  (a  M.  Au- 
bert.)  C'est  une  lettre  pour  vous,  monsieur  Aubert.  (il  s'appro- 
che de  lui,  et  lui  dit  tont  bas.)  De  qui  elle  est...  vous  le  verrez 
bien;  oh  m'a  défendu  de  la  donner  à  d'autres  que  vous,  et 
on  attend. 

M.   AUBERT,  qui  a   vivement  parcouru  la  lettre. 
Oui,  oui!...  Merci,  mon  ami.  J'y  vais. 

Il  sort  par  la  grille. 
TOURNY,  au  chevalier. 
Et  puis  ça  me  fait  penser...  puisque  je  revenais...  C'est 
une  chose  que  je  n'ai  point  osé  vous  demander  à  ce  matin, 


MAUPRÀT  73 

not'  maître!  J'en  suis  tourmenté  et  je  voudrais  tant  seulement 
savoir  où  ça  en  est,  ces  affaires-là! 

LE    CHEVALIER» 

Quelles  affaires? 

TOURNT. 

On  a  tué  du  monde,  on  en  a  pris,  on  en  a  laissé  sauver... 
Tout  de  même,  il  en  reste  encore  du  côté  de  chez  nous,  des 
gars  qui  ont  marché,  dans  le  temps,  contre  la  loi  et  les  huis^ 
si3rs...  Contre  les  huissiers,  c'est  pas  un  mal;  mais  enfin, 
comme  on  recherche  de  temps  en  temps  ceux  qui  ont  fourni 
la  corde...,  il  y  a  mon  beau-frère  qui  a  été  dénoncé  par  des 
mauvaises  langues...;  et,  comme  M.  le  grand  lieutenant  est 
revenu  de  Paris... 

BERNARD,  tressaillant. 
Ahl  M.  de  la  Marche  est  de  retour? 

TOURNY,   l'observant. 

Je  le  croyais!...  si  ça  "n'est  pas...  qu'il  y  soit  ou  non,  si 
c'était  un  effet  de  votre  bonté,  monsieur  Bernard,  de  lui 
parler  1... 

BERNARD. 

Moi  !  que  je  parle  à  H.  de  la  Marche  ? 

TOURNT. 

Dame!  puisque  c'est  lui  qui  vous  a  sauvé  le  désagrément 
que  vous  auriez  eu...  mèmement  qu'on  dit  qu'il  a  été  parler 
au  roi  pour  vous  et  qu'il  doit  rapporter  votre  grâce... 

BERNARD,  impétueusement. 

Est-ce  vrai,  mon  oncle,  ce  que  dit  cet  imbécile? 

TOURNY. 

Oh!  excusez-moi  si... 

LE    CHEVALIER. 

C'est  bon,  c'est  bon,  Tourny  ;  on  s'occupera  de  ta  demande. 
Tu  peux  t'en  aller  sans  inquiétude. 

11  fait  signe  k  Marcasse,  qui  emmène  Tourny. 
III  ii 


74     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 


SCENE  IV 

LE  CHEVALIER,  BERNARD,  EDMÉE, 
H.  AUBERT. 

BERNARD,  en  colère. 
Ainsi  M.  le  lieutenant  général  daigne  veiller  sur  mon  sort? 

LE    CHEVALIER. 

Aimeriez-vous  mieux  qu'il  eût  procédé  avec  vous  selon  la 
rigueur  de  ses  fonctions? 

BERNARD. 

Et  on  me  l'a  caché  ! 

EDMÉE. 

On  a  évité  de  vous  parler  d'une  chose  pénible. 
BERNARD,  avec  amertume. 

Pourquoi  cela,  ma  cousine?  Vous  m'eussiez  dit  combien  je 
devais  de  reconnaissance  à  mon  ■protecteur!  Sans  doute,  un 
de  ces  matins,  vous  allez  me  dicter  une  lettre  d'humbles  re- 
mercîments  à  son  adresse?  à  moins  qu'il  ne  préfère  venir 
recevoir  les  vôtres  ?  (Se  penchant  vers  elle  et  baissant  la  voix.)  N'est- 

ce  pas  votre  désir,  et  faut-il  chercher  ailleurs  la  cause  de 
votre  mélancolie  ? 

EDMÉE. 

Ne  sauriez-vous  laisser  en  paix,  au  moins,  les  absents? 

LE    CHEVALIER,   à  Bernard. 

Que  dites-vous  à  ma  fille,  et  pourquoi  vous  permettez- vous 
de  lui  parler  bas  devant  moi? 

BERNARD. 

En  effet,  c'est  une  impolitesse,  et  vous  ne  m'en  passez  au- 
cune. Mais  veuillez  considérer  que  j'ai  sujet  d'être  blessé  et 
mortifié  au  dernier  point  de  ce  qui  m'arrive!  On  a  juré  de  me 
traiter  ici  comme  un  homme  sans  conséquence,  comme  un 
enfant  à  qui  on  ne  permet  pus  de  choisir  ses  amis. . .  Or,  je 


MAUPRAT  ?o 

prétends  avoir  ce  droit-là,  moi,  et  je  ne  veux  pas  de  l'ami- 
tié et  des  bons  offices  de  M.  de  la  Marche. 

LE    CHEVALIER. 

Pourquoi  le  haïssez-vous?  Vous  êtes  absurde  1 

BERNARD. 

Je  ne  souffre  pas  que  personne  me  protège;  j'ai  la  préten- 
tion de  ne  rien  devoir  qu'à  moi-même  1 

LÉ    CHEVALIER. 

Ayez  moins  d'orgueil,  Bernard! 

BERNARD. 

Et  pourquoi  donc  cela,  s'il  vous  plaît?  parce  que  j'ai  été 
un  Mauprat  de  la  Varenne?  Oui,  oui,  je  dois  porter  éternel- 
lement la  peine  de  mon  infortune!  et,  depuis  vous,  mon  oncle, 
jusqu'au  dernier  de  vos  paysans,  chacun  ici  se  croit  fondé  à 
m'infliger  le  souvenir  du  passé  comme  une  injure! 

LE    CHEVALIER. 

C'est  à  moi  que  vous  dites  cela?  à  moi  qui  ai  tout  fait  pour 
vous  relever  à  vos  propres  yeux  et  dans  l'estime  de  tous? 
Tenez,  vous  devenez  ingrat! 

BERNARD. 

Mon  oncle,  vous  m'avez  imposé  vos  bienfaits...  Mais  vous 
ne  voulez  pas  voir  que  je  suis  un  homme...  un  homme  qui 
a  grandi  dans  des  luttes  violentes  et  qui  ne  sait  pas  mentir!... 
Je  n'ai  pas  choisi  ma  destinée,  moi,  et  je  ne  veux  pas  rougir 
de  moi-même  !  Injustes  et  cruels,  les  cœurs  qui  me  feraient 
un  crime  d'être  né  malheureux!  (Avec  intention,  regardant  Edmée.) 
Ingrats  et  lâches,  ceux  qui  oublieraient  certaines  preuves  de 
générosité! 

LE    CHEVALIER,    se   levant. 

Que  voulez-vous  dire?  Expliquez-vous,  je  le  veuxl 

BERNARD. 

Rien,  mon  oncle;  vous  êtes  plus  mal  disposé  pour  moi  au- 
jourd'hui que  de  coutume;  je  me  retire  pour  ne  pas  vous  irri- 
ter davantage. 

Il  sort.  Le  chevalier  retombe  accablé.  A  la  fin  de  cette  scène,  M.  Aubert 
est  entré  avec  une  certaine  émotion. 


7C     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE  V 

LE  CHEVALIER,  M.  AUBERT,  EDMÉE. 

Le  pète  et.  la  fllle  sont  accablés  tous  deux,  de  chaque  côté  de  la  scène.  Le 
chevalier  est  absorbé;  Edmée,  tremblante  et  comme  réfugiée  derrière 
M.  Aubert,  qui  est  debout  auprès  d'elle. 

EDMÉE,  à  M.   Aubert. 

Oh!  il  finira  par  laisser  échapper  ce  fatal  secret,  et  ce  sera 
le  dernier  coup  pour  mon  père  ! 

M.    AUBERT. 

Edmée,  il  faut  avoir  le  courage  de  rompre  un  lien  funeste! 
M.  de  la  Marche  peut  VOUS  sauver...  (Montrant  la  maison  de 
Patience.)  Il  est  là... 

EDMÉE. 

Quoi!  malgré...? 

M.    AUBERT. 

Oui,  malgré  votre  défense. 

EDMÉE. 

Mais  si  Bernard  le  rencontre... 

M.    AUBERT. 

Il  ne  s'agit  plus  de  Bernard,  Edmée;  il  s'agit  de  votre  père; 
voyez  son  abattement. 

EDMÉE,  se  tournant  vers  son  père,  qui  a  la  figure  cachée  dans  ses 

mains. 

Mon  père!  (s'élançant  vers  lui.)  Vous  souffrez? 

LE    CHEVALIER. 

Non,  rien;  laisse-moi,  ma  fille. 

EDMÉE,  tombant  à  ses  pieds. 
Vous  me  repoussez? 

LE  CHEVALIER,  la  pressant  sur  son  cœur. 
Toi?  0  Dieu! 

EDMÉE. 

Vous  pleurez?  (a  Aubert.)  Mon  père  pleure!  Oh!  qu'il  est 
coupable,  celui  qui  fait  couler  de  telles  larmes! 


MAUPHAT  "7 

LE    CHEVALIER. 

C'est  la  première  fois  depuis  la  mort  de  ta  pauvre  mère. 
Que  veux-tu!  je  suis  vieux,  je  suis  faible. 

M.     AUBERT. 

Non,  monsieur,  vous  ne  serez  jamais  faible;  mais  votre  cœur 
est  brisé,  et  il  faut  que  votre  fille  le  sache. 

LE    CHEVALIER. 

Taisez-vous,  mon  ami. 

EDMÉE. 

Mon  père!  vous  doutez  de  moi?  vous  croyez  que  je  peux 
aimer  quelqu'un  plus  que  vous  sur  la  terre?...  Non,  c'est  im- 
possible!... Nous  avons  été  affreusement  éprouvés  dans  notre 
famille;  nous  avons  tout  accepté  à  nous  deux,  parce  que  nous 
ne  faisons  qu'une  âme,  qu'une  volonté,  qu'une  conscience. 
Je  peux  donc  tout  supporter  pour  vous  et  avec  vous;  rien 
sans  vous,  rien  contre  vous. 

LE    CHEVALIER. 

Edmée!  mon  enfant,  mon  bonheur,  mon  soutien...  Ah! 
pourquoi  ce  démon  d'orgueil  s'est-il  mis  entre  nous?  C'est 
moi...  c'est  ma  faute...  j'étais  trop  heureux!...  Je  me  plai- 
gnais d'être  trop  calme,  trop  choyé.,  trop  regardé  comme  un 
oracle!  Son  énergie,  sa  naïveté  me  séduisaient;  je  l'ai  aimé 
follement,  aveuglément;  j'ai  songé  à  en  faire  mon  fils;  je 
t'ai  aidé  à  éloigner  les  obstacles,  et,  à  présent...  hélas!... 

M.    AUBERT. 

Il  est  temps  d'ouvrir  les  yeux  cependant,  et  de  voir  que 
votre  indulgence  a  produit  des  fruits  amers!  Tous  deux  vous 
avez  été  touchés  de  sa  situation,  éblouis  de  son  intelligence 
rapide,  de  son  ardeur  au  travail,  de  sa  volonté  peu  commune... 
.Mais  ces  grandes  qualités,  en  se  développant,  ont  donné  l'es- 
sor à  une  vanité  immense,  et  la  vanité  est  un  vertige  qui  dé- 
range l'esprit  et  qui  dessèche  le  cœur! 

EDMÉE. 

Ah!  que  vous  êtes  devenu  sévère  pour  lui,  mon  amil 

LE    CHEVALIER. 

Oui,    vous  l'êtes  frop,   si  Edmée  le   voit   avec  d'autres 


78  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

yeux!...  Tenez!  elle  aussi,  elle  pleure!...  ne  comprenez-vous 
pas?... 

EDMÉE. 

Non,  je  ne  pleure  pas!  Je  n'ai  plus  de  larmes!  je  suis 
brisée  !  Oui,  mon  père,  voici  la  vérité  :  je  me  consume  entre 
l'espoir  et  la  crainte.  Bernard  est  à  la  fois  meilleur  et  pire 
que  vous  ne  croyez-  il  y  a  des  moments  où  je  crois  sentir  en 
lui  mon  frère!  d'autres  où  j'ai  froid,  où  j'ai  peur  en  retrou- 
vant dans  son  regard,  dans  sa  pensée.,  l'homme  d'autrefois, 
rendu  plus  terrible  par  la  puissance  du  raisonnement  !  et  ce- 
pendant... 

LE   CHEVALIER,  l'observant  avec  intention. 

Cependant  quoi?  Dis-moi  tout! 

EDMÉE. 

Mon  Dieu!  j'ai  mes  défauts  aussi!  des  défauts  qui  ressem- 
blent parfois  aux  siens.  Le  même  sang  ne  coule-t-il  pas  dans 
nos  veines?  Le  sang  des  Mauprat,  plus  impétueux,  plus 
bouillant,  vous  le  savez  bien,  que  celui  des  autres!  J'ai  eu 
des  moments  de  hauteur,  des  accès  de  colère.  Je  l'ai  irrité, 
blessé!  Oui,  je  me  plaisais  à  mesurer  ma  force  avec  la 
sienne,  et,  devant  les  menaces  de  l'avenir,  je  m'écriais  folle- 
ment :  «  Non, Bernard,  tu  ne  briseras  pas  la  fille  de  mon  père! 
A  Mauprat,  Mauprat  et  demie!...  »  Et  puis  je  redevenais  en- 
fant. Je  suis  comme  vous,  je  me  lasse  vite  de  gronder!  J'avais 
besoin  de  voir  sourire  ce  mâle  visage  assombri  par  mes  re- 
proches... Ah!  que  voulez-vous,  mon  père,  mon  ami!...  Je 
suis  faible  au  fond  du  cœur,  je  suis  femme! 

LE   CHEVALIER,  vivement  ému. 

Edmée!  tu  l'aimes!  je  le  savais  bien  !  C'est  pour  cela  que 
j'ai  tant  lutté  pour  le  rendre  meilleur,  mais  je  ne  fais  que 
l'exaspérer!  Eh  bien,  je  ne  lui  résisterai  plus  II  veut  tou- 
jours avoir  raison,  je  me  tairai;  il  veut  être  le  maître,  qu'il 
le  soit!  Je  me  corrigerai,  moi;  je  me  vaincrai,  puisqu'il  ne 
peut  pas  se  vaincre!  N'est-ce  pas  mon  devoir,  à  moi  qui  ai  si 
peu  de  temps  à  vivre,  de  lui  céder  l'empire  du  présent?  Tu 
l'aimes,  ma  fille!  c'est  à  moi  de  me  sacrifier. 


MAUFRAT  ™ 

EDMÉE. 

Non,  non!  je  repousse  ce  sacrifice  impie  !  Vous  voir  suDir 
une  pareille  torture,  laisser  avilir  votre  dignité  paternelie, 
vous  faire  désirer  la  mort!...  Non,  mille  fois  nonl  Je  haïrais 
Bernard  le  jour  où  je  vous  verrais  brisé  et  dominé  par  luil 

LE    CHEVALIER. 

Mais,  sans  lui,  tu  vivrais  triste  et  malheureuse...  Ah!  que 
tout  cela  me  fait  de  mal!  (u  veut  se  lever  et  retombe.)  Je  n'en 
peux  plus,  monsieur  Aubertl 

EDMÉE. 

Qu'est-ce  donc?  Vous  pâlissez! 

LE    CHEVALIER. 

Non!  je  suis  bien...  (n  se  1ère.)  Mon  parti  est  pris  1 

M.    AUBERT. 

Monsieur,  ce  combat  use  vos  forces,  il  faut  qu'il  cesse, 
Edmée  s'en  chargera. 

EDMÉE. 

Oui,  merci,  mon  ami!  Je  vous  suis,  mon  père! 
Le   chevalier   s'éloigne  avec  M.  Aubert,  pendant  que  M.  de  la  Marcho 
sort  de  la  maison  de  Patience. 


SCÈNE  VI 
M.  DE  LA  MARCHE,  EDMÉE. 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Enfin,  j'ai  donc  le  bonheur... 

EDMÉE. 

Il  s'agit,  monsieur,  de  l'honneur  de  ma  famille,  j'ai  voulu 
vous  parler  moi-même;  je  sais  tout  ce  que  vous  avez  fait 
pour  nous,  mon  père  en  sera  reconnaissant;  mais... 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Edmée,  no  faites  pas  d'objections,  n'hésitez  pas...  Moi  aussi, 
je   b  léjà   tout  ce  que  l'attitude  fâcheuse  et   ridicule 

de   M.   Uernard  m'avait   fait  depuis  longtemps    pressentir. 


80     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

En  vous  quittant,  je  n'avais  pas  la  prétention  de  supplanter 
un  rival  heureux;  aujourd'hui,  j'ai  l'espoir  de  vous  préserver 
du  malheur  de  lui  appartenir.  La  grâce  des  personnes  com- 
promises dans  la  sédition  des  francs  seigneurs  porte  des  res- 
trictions. Certaines  d'entre  elles,  à  mon  choix,  seront  bannies 
pendant  un  nombre  d'années  qu'il  m'appartient  de  détermi- 
ner. En  un  mot,  je  tiens  du  roi  plein  pouvoir  d'agir  selon 
ma  conscience. 

EDMÉE. 

Une  sentence  de  bannissement,  c'est  une  tache  éternelle. 

M.    Î)E    LA    MAHCHE. 

Elle  ne  sera  point  prononcée  :  Bernard,  averti  officieuse- 
ment, pourra  la  prévenir  par  son  départ. 

EDMÉE. 

Et  qui  se  chargera  de  lui  porter  ce  coup  .terrible? 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Vous  ou  moi. 

EDMÉE. 

Ne  le  faites  pas,  monsieur!  Bernard,  irrité  et  désespéré, 
résistera  à  un  avis  qui  le  priverait  de  sa  liberté  morale.  Son 
âme  éclatera  ou  s'aigrira  dans  cette  contrainte!...  Non,  non, 
ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  le  préserver  de  lui-même  ! 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Allons,  Edmée,  vous  le  plaignez!...  et  moi,  je  vous  plains; 
mais  je  dirai  comme  votre  père  :  c'est  à  moi  de  me  sacrifier. 
Tenez!  voici  la  grâce...  sans  restriction  aucune!... 

EDMÉE,  lai  tendant  la  main. 

Monsieur  de  la  Marche,  merci  pour  voire  loyauté. 

M.   DE   LA  MARCHE,    lui  baisant  la  main. 

Oh!  Edmée!  adieu!...  Laissez-moi  du  moins  espérer  qu'un 
jour... 


MAUPRAT  81 

SCÈNE  Vil 
Les  Mêmes,  BERNARD. 

BERNARD. 

Ah!  j'en  étais  sûr!  Je  comprends!  (Prenant  la  grâce  dans  les 
mains  d'Edmée  et  regardant.)  Oui!  c'est  fort  bien  imaginé...   Il 

it  de  vous  remercier,  n'est-ce  pas? 
11  froisse  le  papier  dans  ses  mains  comme   pour  le  jeter  au   visage  de 
M.  de  la  Marche.  Edmée  le  lui  arrache  avant  qu'il  en  ait  fait  le  mou- 
vement. M.  de  la  Marche  s'est  détourné  d'un  air  de  dédain  en  voyant 
entrer  Bernard. 

EDMÉE,   à  Bernard. 

Contenez-vous,  respectez  au  moins  les  convenances  1 

BERNARD. 

Les  convenances?  Oui,  l'hypocrisie,   la  trahison,  le  men- 
songe! 
M.   DE    LA   MARCHE,   qui    a  été    reprendre    son  manteau    sur  lo 
banc,   ironique  et  froid. 

A  qui  M.  Bernard  adresse-t-il  ces  véhémentes  apostro- 
phes? 

EDMÉE,    vivement. 

Soyez  assez  l'ami  de  ma  famille  pour  n'en  rien  prendre 
pour  vous. 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Oui,  Edmée,  j'aurai  beaucoup  de  sang-froid.  Je  me  retire. 
Daignez  présenter  mon  respect  à  M.  le  chevalier. 

BERNARD. 

Je  me  charge  de  lui  porter  vos  adieux  définitifs,  monsieur 
le  comte  de  la  Marche  ! 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Ce  n'est  pas  à  vous,  monsieur,  que  j'ai  à  confier  ce  soin-l;i. 

BERNARD. 

Pardonnez-moi  I 


82  THÉÂTRE   COMPLET  DE   GEORGE   SAND 

M.    DE     LA    MARCHE. 

Déjà?  L'intention  de  mademoiselle  de  Mauprat  est-elle  que 
les  choses  se  passent  d'une  façon  si  nouvelle  ? 

EDMÉE. 

Non,  certes,  monsieur;  croyez  bien... 

BERNARD. 

Crovez  bien  que  je  ne  me  laisserai  pas  jouer  !  Monsieur, 
j'ai  des  droits  sur  cette  femme  :  si  vous  en  avez  aussi,  le  sort 
des  armes  décidera  de  qui  elle  doit  rester  veuve. 

EDMÉE. 

Oh  !  quelle  démence,  mon  Dieu!  quel  outrage! 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Si  c'est  de  la  démence,  en  effet...  Si  c'est  un  outrage,  Ed- 
mée ,  dites  donc  un  mot  qui  m'autorise... 

BERNARD. 

Allons,  Edmée  ,  prononcez-vous  !  choisissez  votre  cham- 
pion. A  qui  de  nous  deux  avez- vous  fait,  à  la  Roche-Mauprat, 
un  serment  terrible,  sur  votre  salut  éternel,  sur  l'âme  de  vo- 
tre mère  ? 

M.    DE     LA    MARCHE. 

A  la  Roche-Mauprat?  Parlez,  Edmée!  c'est  une  calomnie, 
vous  n'avez  jamais  franchi  le  seuil  de  ce  lieu  infâme?...  0 
Dieu!  elle  ne  répond  pas  ! 

BERNARD. 

Doutez  de  mes  droits,  si  bon  vous  semble  :  moi,  je  les 
maintiens. 

M.    DE    LA   MARCHE. 

Adieu,  mademoiselle  de  Mauprat  ;  recevez  quand  même 
l'hommage  de  mon  respect. 

EDMÉE. 

Oui,  monsieur,  je  l'accepte,  parce  que  j'en  suis  toujours 
digne. 

BERNARD,   marchant  sur  lai. 

Monsieur,  je  ne  vous  tiens  pas  quitte! 


M  A  D  P  R  A  T  83 

M.    J>i:    LV    MARCHE. 

Oh!  quand  il  vous  plaira,  monsieur!...  Mais,  devant  uno 
femme,  l'usage  veut  qu'on  se  taise. 

Il  sort. 

SCENE   VIII 

BERNARD,  EDMÉE,  assise;  pais  MARCASSE. 

EDMÉE,   accablée. 
Bernard,  votre  conduite  est  infâme  1 

BERNARD. 

Et  la  vôtre  ? 

EDMÉE. 

La  mienne  fut  insensée.  Jvélais  sauvée  à  la  Roche-Mauprat; 
vous  aviez  eu  un  bon  mouvement!  je  n'en  voulus  pas  profi- 
ter. Je  partais  seule  et  libre.  Je  revins  sur  mes  pas,  pour 
sauver  votre  vie,  votre  honneur  et  votre  âme.  Pour  recon- 
naître cet  élan  fraternel,  cette  folle  mais  sainte  confiance, 
vous  m'avez  ôté  plus  que  la  vie,  vous  m'avez  ravi  la  liberté 
de  mon  âme,  à  moi  !  et,  aujourd'hui,  vous  m'arrachez  toute 
dignité  !  vous  me  revendiquez  comme  une  proie  conquise 
dans  un  coupe-gorge,  et  cela,  devant  un  rival,  sans  vous  de- 
mander si  cet  homme  aura  assez  de  vertu  et  de  discrétion 
pour  ne  pas  divulguer  mon  secret  par  vengeance  pour  mon 
refus  ! 

BERNARD. 

Votre  refus  !...  Je  m'arrangerais  bien,  moi,  d'être  congédié 
avec  ces  tendres  paroles,  ces  regards  pleins  de  larmes,  ces 
ménagements,  ces  regrets,  cette  protestation  assez  claire 
contre  les  droits  de  l'oppresseur! 

EDMÉE,    désespérée. 

Tant  pis  pour  vous,  Bernard,  si,  grâce  à  vos  façons  d'aeir, 
vous  êtes  réduit  à  envier  le  rôle  do  l'homme  que  je  congédie! 
Tenez!  vous  me  faites  bien  malheureuse  et  bien  humiliée! 
mais  je  ne  voudrais  pourtant  pas  échanger  la  tristesse  de 


84     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SÀND 

mon  sert  contre  la  honte  du  vôtre!  Oh!  éclatez,  je  ne  vous 
crains  plus.  Je  n'ai  jamais  redouté  en  vous  que  votre  dou- 
leur; si  je  n'ai  plus  affaire  qu'à  votre  démence,  je  dédaigne 
de  m'en  préserver;  car,  à  présent,  j'ai  à  vous  faire  connaître 
mes  dernières  et  invariables  résolutions. 

BERNARD. 

N'achevez  pas,  taisez-vous!...  Non,  je  ne  suis  pas  maître  de 
moi  ! 

EDMÉE. 

Je  parlerai,  Bernard,  et  peu  m'importe  le  reste.  Tenez! 
vous  m'avez  rendu  la  mort  désirable,  et,  s'il  vous  prenait 
fantaisie  de  me  la  donner,  je  crois  que  ce  serait  la  seule 
chose  dont  je  pusse  vous  savoir  gré  maintenant. 

BERNARD,  hors  de  lui. 

La  mort  ?  Edmée  !  vous  me  rendrez  fou  !  Àllez-vous-en  ! 
Vrai,  partez  !  Oui,  je  vous  tuerais  peut-être. 

Il  s'approche  d'elle,  menaçant  et  furieux. 
MARCASSE  ,  s'élançant  entre  eux. 
Oh  !  que  non  pas  !  (a  Edmée,  en  la  repoussant  vers  la  coulisse.) 
Allez,  ne  craignez  rien. 

EDMÉE,  fuyant  par  la  droite. 
0  mon  Dieu  !  ayez  pitié  de  nous! 

SCÈNE  IX 
BERNARD,  MARCASSE. 

BERNARD  ,  voulant  se  débarrasser  de  Marcasse  qui   le  relient. 

Edmée!...  écoutez-moi...  (a  Marcasse.)  Par  le  diable,  ôtez- 
vous  de  mon  chemin!  Trouverai-je  donc  toujours  quelque 
valet  curieux...? 

MARCASSE. 

Valet!  plus  nobie  que  vous  qui  menacez  une  femme  1 

BERNARD. 

Tais-toi  1...  pas  un  mot  de  plus,  ou  malheur  à  toi! 


MAUPRAT  Rr' 

MARCASSE. 

Je  n'ai  point  peur!  je  vous  dirai  tout.  Mauvaise  action! 
Edmée  si  pure,  un  vrai  diamant  !  je  l'avais  sauvée,  moi  ! 
Vous  la  perdez,  cœur  injuste,  esprit  malade  !  Vous  êtes  bien 
coupable,  monsieur  !  Fort  méchant  dans  la  colère;  continuez 
comme  ça,  vous  êtes  perdu. 

BERNARD,   peu  à.  peu  brisé  par  les  reproches  de  Marcasse. 

Perdu  !  oui,  je  le  suis,  car  elle  me  hait!  Elle  me  dédaignait, 
et,  à  présent,  elle  me  brave  !  Eh  bien,  moi  aussi,  je  veux  bra- 
ver son  aversion  et  mépriser  en  moi  cette  passion  insensée! 
Oui,  oui,  je  mettrai  le  pied  sur  la  tète  du  serpent  qui  ronge 
mes  entrailles!  Marcasse,  allez  dire  à  Edmée...  Non  !  ne  lui 
dites  rien. 

MARCASSE, 

Que  voulez-vous  faire  ? 

BERNARD. 

Je  ne  sais  pas!  je  veux  la  fuir...  l'oublier...  ne  jamais  la  re- 
trouver comme  un  obstacle,  comme  un  écueil  funeste  dans 
ma  vie  !  Oui,  il  y  a  longtemps  que  je  sens  qu'elle  m'absorbe, 
qu'elle  m'avilit,  qu'elle  me  tue  !  Je  me  lasse  à  la  fin  de  cette 
honte!...  Tenez,  écoutez-moi.  (il  arrache  de  son  doigt  l'anneau 
d'Edmée.)  Voilà  une  bague...  c'est  sa  liberté  que  je  lui  rends, 
c'est  sa  parole...  dont  je  ne  veux  plus!  c'est  mon  dernier 
adieu...  Dites-lui  qu'elle  n'entendra  plus  jamais  parler  de 
moi  ! 

MARCASSE. 

Mfis  où  allez-vous? 

BERNARD. 

Qu'importe  ?  J'irai  chercher  la  force,  la  volonté,  l'énergie, 
l'émotion...  la  guerre,  à  l'autre  bout  du  monde  s'il  le  fautl 

MARCASSE,   rêveur. 

Oui...  il  faut... 

BERNARD,   sans  l'écouter. 

Tl  est  bien  temps,  mordieu!  que  je  sois  un  homme  !  Allons, 
Bernard,  réveille-loi  !  La  lutte  ,  le  danger,  la  souffrance  : 
Rage  et  malheur  !  comme  on  disait  à  la  Roclie-.Mauprat... 


86  THÉÂTRE  COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

Oui,  oui,  ma  destinée  s'accomplit,  car  c'est  la  devise  du  dés- 
espoir !... 

MARCASSE. 

Vous  êtes  décidé  ? 

BERNARD. 

Oui;  adieu! 

Il  s'en  va  par  le  fond  dans  la  campagne  et  comme  au  hasard. 
MARCASSE,  seul,   rêveur. 
Il  a  raison l,o.  et  moi... 

SCÈNE  X 
MARCASSE,  PATIENCE. 

PATIENCE,  venant  par  la  droite  et  portant   un  grand  panier. 
Eh  bien,  nous  allons  enfin  manger  ensemble,  j'espère  ? 

MARCASSE. 

Pas  faim!  Adieu,  ami. 

PATIENCE. 

Où  vas-tu  donc  encore  ? 

MARCASSE. 

Tiens...  une  bague...  pour  Edmée.  Tu  lui  diras":  «  Marcasse 
le  suit  ;  à  cause  de  vous,  il  en  répond.  » 

PATIENCE. 

Mais  je  n'y  comprends  rien,  moi!  Explique-moi  donc... 

MARCASSE. 

Pas  le  courage.  (Lui  serrant  la  main.)  Ami  de  jeunesse,  meil- 
leur des  amis!  (S'en  allant.)  Ici,  Blaireau!  (Le  chien  sort  de  la 
maison  de  Patience  et  vient  a  lui.  Se  ravisant.)  Alï  !  pas  possible. 

11  revient,  prend  son  chien  et  le  remet  à  Patience. 
PATIENCE. 

Tu  me  fais  peur  [ 

MARCASSE. 

Je  reviendrai. 


MAUPRAT  87 

ACTE   QUATRIÈME 

CINQUIÈME    TABLEAU 

A    LA    ROCHE-MAUPRAT 

Une  chambre  assez  petite  et  sombre,  vieux  style,  vieux  meuble?,  un  aspect 
d'antiquité  sinistre.  A  droite  du  spectateur,  une  cheminée.  Une  porte  au 
fond,  au  milieu.  Vers  la  gauche,  un  vieux  lit  à  colonnes  dont  les  rideaux 
de  serge  brune  sont  fermés.  Une  croisée  à  gauche,  au  premier  plan.  Au 
fond,  à  côté  de  la  porte  qui  donne  sur  une  cage  d'escalier  fermée  une  au- 
tre fenêtre  vers  la  droite.  Sur  le  devant  du  théâtre,  à  gauche,  une  petite 
table  grossière  et  un  vieux  fauteuil.  Sur  le  devant  à  droite,  près  de  la 
cheminée,  un  autre  fauteuil  plus  grand. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

1ERNARD,  TOURNY,  puis  MARCASSE. 

Le  métayer  vient  d'entrer  le  premier.  Il  porte  un  fagot  et  un  bout  de  chan- 
delle dans  un  vieux  chandelier.  11  se  retourne  vers  Bernard,  qui  le  suit  en 
costume  d'officier  de  l'armée  franco-américaine  ;  un  manteau  sur  les  épau- 
1.-.  les  bottes  ternies  par  le  voyage,  deux  pistolets  a  la  ceinture. 

TOURNY. 

Si  fait,  si  fait,  monsieur  Bernard,  vous  vous  reposerez  un 
si  peu  dans  la  chambre  de  maître.  Vous  devez  être  las,  si 
vous  venez  comme  ça  d'Amérique.  J'vas  vous  faire  une 
flambée,  c'est  humide  en  tout  temps  ici.  (Très-étonné.)  Tiens, 
il  y  a  du  feu  !... 

BERNARP. 

Oh!  cette  chambre!... 

TOURNY. 

Ah!  dame,  c'est  tout  ce  qui  reste  de  l'ancien  château,  de- 
puis la  grande  affaire,  le  feu,  le  saccage!  Mais  la  métairie 
es!  en  bon  état,  vrai,  des  granges  toutes  neuves  et  un  chep- 


S3     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

toi  !...  Ah!  ça  va  mieux  à  la  Roche-Mauprat  que  du  temps 
de  vos  oncles  !...  Dieu  leur  fasse  paix!  (a part.)  Ce  feu...,  c'est 
drôle,  tout  de  même. 

BERNARD. 

C'est  bon,  maître  Tourny;  ayez  l'obligeance  de  me  pro- 
curer un  cheval  tout  de  suite. 

TOURNY. 

Vous  aurez  ça  avant  qu'il  soit  un  petit  quart  d'heure.  Ma 
propre  vraie  jument  !  On  court  la  chercher  au  pacage. 

BERNARD. 

Bien,  bien  !  Parlez-moi  de  Sainte- Sévère.  Vous  dites  que 
mon  oncle...? 

TOURNY. 

Ah!  ma  fine,  M.  le  chevalier  a  passé  la  septantaine;  mais 
ça  ne  l'empêche  pas  d'être  encore  vert,  oui-da  !  Il  se  promène 
de  temps  en  temps  dans  sa  voiture,  avec  la  demoiselle,  du 
côté  de  par  ici,  d'autant  mieux  qu'ils  ont  fait  arranger  la 
route;  ce  qui  est  bien  agréable  à  leurs  bêtes  et  aux  nôtres. 

BERNARD. 

Ah  !  ils  viennent  par  ici  ? 

TOURNY. 

Pas  souvent  !  à  ce  qui  paraît  que  la  demoiselle  ne  s'y  plaît 
point;  mais,  tout  de  même,  elle  y  est  venue,  pas  plus  tard 
que  la  semaine  passée,  et  je  m'imaginais  bien  qu'elle  y  vien- 
drait encore  aujourd'hui. 

BERNARD. 

Aujourd'hui?... 

TOURNY. 

Oui,  parce  qu'on  disait  comme  ça  qu'ils  s'en  allaient  en 
visite  chez  la  dame  de  Rochemaure,  et  je  me  disais,  moi, 
qu'en  revenant,  comme  elle  sait  que  ma  mère  est  malade,  et 
qu'elle  est  grandement  charitable...  Mais  voilà  la  nuit,  et  ils 
doivent  être  retournés  à  Sainte-Sévère,  par  le  chemin  de  la 
tour  Gazeau. 

BERNARD,    à  part. 

J'aurais  pu  la  trouver  ici...  Ici  !  non!  ce  n'est  pas  ici  que 
je  veux  ia  revoir  ! 


M  AU  P  RAT  89 

MARCASSE,  qui  est  entré  en  habit  militaire,  nne  valise  à  la  main, 
un  manteau  sous  le  bras ,  baissant  la  voix  et  montrant  à  Tournj 
Bernard  qui  est  rêveur. 

Allons,  voyons,  mon  ami!  mon  capitaine,  très-pressé  d'ar- 
river à  Sainte-Sévère,  et  bien  las...  vous  voyez  ? 

TOURNY. 

M'est  avis  qu'il  est  à  jeun  ;  mais  il  m'a  refusé  ! 

MARCASSE. 

C'est  égal,  apportez  toujours... 

TOURNY. 
J'y  vas  vitement.  (Reconnaissant  Marcasse,  qui  se  débarrase  do  son 
chapeau.)  Ali  !...  mordi!  je  suis  content  de  vous  voir,  monsieur 
le  sergent!  Vieux  preneuxde  fouines,  va!... 

SCÈNE   II 
BERNARD,  MARCASSE. 

MARCASSE. 

Eh!  mon  capitaine,  pourquoi  si  abattu?  Tout  le  monde  en 
bonne  santé,  là-bas  !  encore  deux  ou  trois  heures  !  un  cheval 
frais  dans  cinq  minutes...  Bon  courage,  et  merci  à  Dieu! 

BERNARD. 

Ah  !  mon  ami,  que  je  suis  ému  !  Je  ne  sais  ce  qui  se  passe 
dans  mon  triste  cœur,  dans  ma  pauvre  tète  ;  mais,  à  mesure 
que  j'approche,  la  confiance  me  manque,  l'espoir  me  fuit  1 
Tout  m'e^t  présage  de  deuil  et  de  malheur.  Oui,  j'ai  l'esprit 
frappé  !  Le  soleil  qui,  dans  la  journée,  me  souriait  du  haut 
descicux,  pourquoi  se  couche-t-il  dans  un  nuage  de  sang?  Et 
ce  maudit  cheval,  qui  semblait  plein  d'ardeur  et  de  force, 
pourquoi  tombe-t-il  comme  foudroyé  devant  ce  lieu  sinistre? 
Être  forcé  d'\  entrer  quand  je  détournais  la  tète  en  passant 
pour  ne  pas  le  voir  !  Et  cette  chambre  où  l'on  nous  amène 
d'un  air  de  fête!  ne  la  reconnais-tu  pas,  Marcasse?  C'est  celle 
de- Jean  le  Tors.  Voilà  ces  vieux  murs  tant  do  fois  tachés  do 
sang,   voilà  le  fauteuil  où    il    s'asseyait    pour  méditer  ses 


90     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

cruautés,  et,  d'où,  après  m'avoir  attaché  aux  colonnes  de  son 
lit, il  se  repaissait, l'infâme!  des  larmes  d'un  malheureux  en- 
fant. 

marcasse. 

N'y  pensez  plus,  vous  allez  être  heureux. 

BERNARD. 

Qui  sait?  La  justice  du  ciel  est-elle  enfin  satisfaite?  suis-je 
assez  purifié  et  digne  de  pardon? 

MARCASSE. 

Oui  !  oui  ! 

BERNARD. 

Ah  !  si  cela  est,  c'est  à  toi  que  je  le  dois,  Marcasse,  à  toi 
qui  m'as  suivi  en  Amérique  pour  me  parler  d'elle,  à  toi  qui 
m'as  fait  comprendre  le  dévouement  par  la  seule  éloquence 
de  ton  propre  exemple  ! 

H  lai  serre  la  main. 

SCÈNE  III 

MARCASSE,  BERNARD,  TOURN Y 

Tourny  apporte  du  via  et  quelques  plats  et  ustensiles  dans  une 
corbeille  qu'il  pose  sur  la  table. 

TOURNY. 

Pardon,  excuse,  not'maître,  si  je  vous  ai  fait  attendre,  c'est 
ma  mère  qui  est  plus  malade.  Elle  vient  de  tomber  en  fai- 
blesse pour  s'être  fâchée  après  moi,  parce  que  je  vous  ai 
amené  ici. 

MARCASSE. 

Pourquoi? 

TOURNY. 

Oh!  dame!  qui  sait?  la  tête  s'en  va!  Il  y  a  trois  jours 
qu'elle  vient  rebâter  à  nuitée  dans  c'te  chambre  et  qu'elle  n'y 
veut  plus  souffrir  personne  !  avec  ça  que  le  mariage  de  la  de- 
moiselle lui  embrouille  les  idées. 


M  AU  PB  AT  91 

BERNARD,   tressaillant. 
Le  mariage?  qui  donc  se  marie  ? 

TOI  UN  Y. 

La  demoiselle  Edmée  avec  le  grand  lieutenant  !  Oh  !  il  en 
est  parlé  dans  tout  le  pays,  et  vous  venez  à  point  pour  être 
de  noce.  (Étonné  des  signes  de  Bfarcasse.j  Excusez-moi,  je  ne  dis 
peut-être  pas  la  chose  dans  les  bons  termes  :  on  est  si  simple, 
nous  autres  paysans  ! 

MARCASSE. 

C'est  bien,  assez,  merci! 

Il  le  reconduit  dehors. 

SCÈNE  IV 
MARCASSE,  BERNARD. 

Bernard  est  immobile  sur  le  fauteuil  à  gauche  ;  il  prend  machinalement 
un  de  ses  pistolets  à  sa  ceinture. 

BERNARD. 

Cela  devait  être  ! 

MARCASSE,   arrachant  le  pistolet  des  mains  de  Bernard. 
Vous!...  un  homme,  un  militaire,   qui  doit  sa  vie...   Fi 
donc!  Et  puis,  c'est  faux,  qui  sait?  On  dit,  on  croit!  des  pa- 
roles !  Il  faut  savoir  !  Partons! 

Il  jette  le  pistolet  à  terre. 

BERNARD. 

in,  non!  je  ne  peux  pas  !  La  retrouver  fiancée  de  nouveau 
avec  cet  homme  !  Ah!  je  suis  désespéré...  je  n'ai  plus  besoin 
i]o  in'nb-orver  et  de  me  corriger...  mes  instincts  farouches 
peuvent  bien  triompher  à  présent.  Pourquoi  non?  J'appartiens 
au  mal,  puisque  mon  cœur  appartient  à  l'éternelle  solitude  ! 
(a  M  <]ui  s'est  agenouillé  près  do  lui.)  Mais  que  fais-tu  là, 

mon  pauvre  ami?  que  peux-tu  demander  à  un  homme  qui 
n'existe  plu*  ? 

MARCASSE. 

Votre  ami,  oui   je  le  suis  !  vous,  le  mien  aussi  !  vous  lo  de- 


92  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

vez  ;  vous  m'avez  sauvé  deux  fois  la  vie  au  risque  de  la  vôtre. 
Vous  avez  été  pour  moi  comme  un  frère...  un  égal...  un  fils 
aussi...  ce  qui  fait  que  je...  je  vous  aime  et  que...  je  vous 
aime  ! 

BERNARD. 

Ah!  noble  cœur!  tu  me  plains,  toi  !...  oui,  toi  seul,  toi  seul 
au  monde,  pauvre  homme,  tu  m'aimes,  je  le  sais  ! 

MARCASSE. 

Moi...  Ce  n'est  pas  assez,  j'en  conviens.  (Lui  prenant  les  mains.) 
Oui,  pleurez...  ça  ne  déshonore  pas...  pleurez!...  et  puis 
écoutez  bien...  (Touchant  le  pistolet  de  Bernard  à  sa  ceinture.)  Si 
vous  pensez  encore...  très-possible!  Eh  bien,  pourquoi  pas? 
moi  aussi  :  avec  vous,  vivre  et  mourir  !  mais  en  secret,  tous 
deux,  loin  d'ici.  Jurez  ! 

BERNARD. 

Je  te  comprends,  je  dois  sauver  ma  dignité  ! 

MARCASSE. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  de  mourir  ?  Pas  grand'chose  ! 

BERNARD. 

Tu  as  raison...  Le  désespoir,  c'est  la  faiblesse  ! 

MARCASSE. 

Bien  !  alors,  nous  irons,  et,  quoi  qu'il  y  ait  là-bas...  belle 
tenue,  bon  visage,  esprit  ferme. 

BERNARD. 

Oui,  oui,  partons!... 

MARCASSE. 

Vous  êtes  fatigué,  malade,  défait  !  Il  ne  faut  pas.  Buvez  un 
verre  de  ce  vin,  jetez-vous  sur  ce  lit...  dix  minutes,  comme 
en  campagne,  cela  remet...  le  temps  que  je  sellerai  votre  che- 
val. Vous  promettez...  la?... 

BERNARD. 


Sur  l'honneur! 
Bon  !  merci  ! 


MARCASSE. 


MAUPRAT  ïi 

SCÈNE  V 

BERNARD,  ml. 

Excellent  homme!  oui,  jusqu'à  la  dernière  lueur  d'espé- 
rance, j'attendrai  debout  le  coup  qui  doit  briser  ma  vie.  Tout 
sera  dit,  tout  sera  fait  dans  quelques  heures  !  (n  reste  assis  sur  le 
fauteuil  de  gauche,  immobile,  les  yeux  ouverts,  perdu  dans  ses  pensées.  Les 
rideaux  du  lit  s'écartent  doucement  derrière  lui.  Jean  le  Tors,  pâle,  mai- 
gre, effrayant,  enveloppé  d'un  mauvais  maDteau  incolore,  et  la  Lètenue,  se 
glisse  sans  bruit,  cherche  des  yeux  le  pistolet  que  Marcasse  a  jeté  au  mi- 
lieu de  la  chambre,  le  voit,  souffle  la  chandelle  qui  a  été  laissée  sur  un  pe- 
tit meuble  entre  le  lit  et  la  porte  ;  puis  il  se  baisse,  ramasse  en  rampant  lo 
pistolet,  le  cache  de  la  main  droite,  et  fait  de  l'autre  main  un  geste  de  me- 
nace en  regardant  Bernard.  En  ce  moment,  Bernard  le  voit,  tressaille 
d'horreur  et  reste  comme  pétrifié.  Le  spectre  se  lève  et  grandit  devant  lui 
en  le  tenant  fasciné;  puis  il  recule  jusqu'au  panneau  de  droite,  où  il  dis- 
paraît par  une  porte  secrète  pratiquée  dans  la  boiserie.  Alors,  Bernard 
s'élance  sur  le  panneau,  le  touche,  le  pousse  en  vain,  puis  s'arrête, 
passe  sa  main  sur  son  front,  et  revient  vers  le  fauteuil.)  Ah  !  c'est 
horrible!  cette  vision!...  Est-ce  que  je  perds  la  raison, 
mui? 

SCÈNE  VI 

BERNARD,  MARCASSE,   revenant  avec  une  lumière. 
BERNARD. 

Quoi  donc,  Marcasse  ?  que  veux-tu  ? 

MARCASSE. 

Je  venais...  Mais  qu'est-ce  que  vous  avez  donc?  Vos  yeux 
sont  fixes,  vos  mains  glacées  !  Vous  n'avez  pas  dormi? 

BERNARD. 

Non  !  c'est  pire!  j'ai  rêvé  tout  éveillé  !  je  me  si3ns  baigné 
d'une  sueur  froide.  Marcasse,  sortons  d'ici  ! 


9*  THÉÂTRE  COMPLET   DE   GEORGE  8AND 

MARCASSE. 

Mais  vous  pouvez  me  dire,  à  moi... 

BERNARD. 

Oui,  tout!...  Je  viens  de  voir  là,  devant  moi,  aussi  nette 
que  je  vois  la  tienne,  la  figure  de  Jean  de  Mauprat. 

MARCASSE. 

Singulier  cela!  comme  moi...  à   la  Rochelle,  il  y  a  huit 
jours...  Vous  sentez-vous  la  fièvre? 

BERNARD. 

Je  ne  sais,  mais  ce  doit  être  la  cause...  Allons,  viens  !  je 
suis  malade,  l'air  me  remettra  ! 


SCENE  VII 
Les  Mêmes,  PATIENCE. 

PATIENCE. 

Où  sont-ils?...  où  est-il?  Ah!  monsieur  Bernard,  pardon, 
excuse...  lui  d'abord!  (il  se  jette  dans  les  bras  de  Marcasse.)  Eh  bien, 
tu  ne  me  dis  rien?  Oui!  le  saisissement...  (Marcasse  tombe  sur 
une  chaise.)  Eh  bien  !  eh  bien  ! 

MARCASSE. 

Vieux  enfant...  faible...  trop  de  plaisir!...  pas  vieilli, 
toi!...  et...  lui?... 

PATIENCE. 

Blaireau  ?  Il  t'avait  dans  son  idée  depuis  ce  matin,  il  n'a 
fait  que  gémir  et  soupirer,  et,  en  venant  ici,  il  était  comme 
un  fou...  (Écoutant.)  C'est  lui  !  je  l'entends!  (il  court  à  la  porte, 
qui  s'est  refermée  derrière  lui.  Le  chien  s'élance  et  court  à  son  maître.,  qui 
le  prend  et  le  caresse.)  Viens,  viens,  Blaireau,  notre  ami  est  re- 
venu... Ah  !  que  ça  fait  de  bien,  mon  Dieu,  et  que  je  suis  con- 
tent!... (a  Bernard.)  Et  vous,  mon  beau  soldat? Oh!  oh!  offi- 
cier déjà!  ça  dit  tout!  J'en  étais  bien  sûr,  moi,  que  vous 
grandiriez  par- dessus  tout  le  monde;  aussi,  je  vous  salue, 
mon  maître  !  Vous  serez  le  premier  et  le  dernier  à  qui  je 
donnerai  ce  nom-là,  et,  comme  le  cœur  le  pluo  indocile  peut 


MAUPRAT  95 

bien  entrer  en  servage,  je  vous  permels.de  dire  de  moi  : 
«Voilà  un  paysan  qur  m'appartient.  »  Oui,  oui,  embrassez-moi, 
me  voilà  vendu  à  vous...  puisque  vous  aviez  toute  mon  ami- 
tié et  qu'à  présent  vous  aurez  toute  mon  estime.  (Se  retournant 
vers  Marcasse  et  riant.)  Et  lui,  le  sergent  !  c'était  son  idée,  quoi  ! 
Enfin,  vous  voilà  revenus!  Croyez-moi, si  vous  voulez,  quand 
ils  m'ont  dit  :  «  Ils  sont  là!  »  j'ai  pas  été  étonné  du  tout,  j'avais 
rêvé  de  vous  à  c'te  nuit...  Et  puis  on  avait  beau  vous  croire 
morts  et  vous  pleurer,  je  disais  toujours  :  «  Ils  reviendront.  » 

BERNARD. 

On  m'a  pleuré?...  Oui,  quelques  jours,  quelques  semaines, 
et  puis...  Va,  ne  m'apprends  rien,  j'en  sais  déjà  assez. 

PATIENCE. 

Qu'est-ce  que  vous  savez?...  On  dit  bien  des  choses; 
mais  on  ne  me  dit  rien,  à  moi,  c'est  ce  qui  prouve  qu'il  n'y  a 
rien  I 

BERNARD. 

Ah!  ainsi  tu  n'es  pas  sûr...? 

PATIENCE. 

Si  fait  !  mais,  dame!  M.  le  chevalier  est  si  seul  à  présent! 
depuis  qu'Edmée  a  refusé  tant  de  prétendants,  il  se  trouve 
comme  brouillé  avec  son  entourage,  c'est  ce  qui  fait  que 
monsieur... 

BERNARD. 

Ah  !  oui  ! 

PATIENCE. 

Mais  je  vous  jure  bien  qu'Edmée...  Tenez,  je  ne  suis  pas 
en  peine...  vous  vous  expliquerez...  elle  vient  ici. 

BERNARD. 

Elle  vient! 

PATIENCE. 

Oui,  elle  m'y  a  donné  rendez-vous  ce  soir,  avec  le  médecin, 
pour  la  mère  Tourny,  et,  en  passant...  D'ailleurs,  nous  allons 
courir  au-devant  d'elle,  pas  vrai?  Ah!  mais  non, je... 

BERNARD, 

Quoi  donc?  que  crains-tu? 


Ôô  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

PATIENCE. 

J'irai  d'abord  pour  l'avertir,  de  peur  qu'elle  ne  soit  trop 
saisie  de  joie... 

BERNARD,   avec  amertume. 
De  joie!... 

CARCASSE,  bas,  à  Patience. 
Qu'est-ce  qu'il  y  a? 

PATIENCE,  bas. 

C'est  que...  justement...  M.  de  la  Marche  les  a  escortés 
dans  cette  visite. 

MARCASSE,  de  même. 
Est-ce  que...? 

PATIENCE,  de  même. 
Non,  non,  elle  ne  l'aime  pas,  va;  mais,  comme  je  vois  que 
Bernard  est  toujours  inquiet  de  ça...  l'autre  qui  lui  en  veut... 
une  querelle  vient  si  vite... 

MARCASSE. 
Oui,  allons-y!   (A    Bernard,  qui  les   a  observés  avec  inquiétude./ 

Restez  là,  mon  capitaine,  et  soyez  calme.  Vous  me  l'avez 
promis. 

Il  sort  avec  Patience. 

SCÈNE  VIII 
BERNARD,  pois  JEAN  DE  MAUPRAT 

BERNARD. 

Calme!...  quand  elle  approche,  quand  je  vais  la  voir...  0 
Dieu  de  bonté  !  si  elle  était  libre,  je  saurais  si  bien  me  faire 
aimer,  à  présent  !  (il  ouvre  la  fenêtre  du  fond.  On  voit  une  plate-; 
forme  dégradée  et  des  remises  au  fond.)  Elle  va  venir...  Non,  pas  en- 
core... Ah!  ne  pas  oser  courir...  Pourquoi  m'en  ont-ils  em- 
pêché ?  La  voir. . .  mon  Dieu  !  la  voir  et  mourir  ! . . .  J'entends... 
(il  va  à  la  fenêtre  de  gauche.)  C'est  elle!  Ah!  il  fait  sombre... 
Mais  je  reconnais  sa  voix...  A  qui  donc  parle-t-elle ?  quel  est 
ce  cavalier  qui  escorte  la  voiture  ?  C'est  lui!...  oui,  oui,  c'est 


MAUPBAT  «7 

bien  lui!  Ils  passent..  N'a-t-elle  pas  relevé  la  tète?  Non,  elle 
n'a  pas  deviné  que  j'étais  là  !...  La  voiture  s'arrête,  elle  eat 
là  maintenant  !  (Jean  paraît  sur  la  plate-forme.  Bernard  fait  un  pas 
vers  la  fenêtre  du  fond  comme  pour  voir  Edmée  plus  longtemps,  puis  s'ar- 
rête.) Je  ne  veux  plus  rien  voir,  rien  comprendre  ;  je  veux 
mourir,  voila  tout...  (il  va,  désespéré,  se  jeter  contre  le  lit,  la  tête  dans 
ses  mains  et  dans  les  rideaux.  En  même  temps,  Jean,  qui  s'est  effacé  en 
l'entendant,  s'approcher,  jette  de  la  plate-forme,  un  coup  d'oeil  sur  lui, 
puis  va  au  bord  de  la  plate-forme,  tire  un  coup  de  pistolet  ters  U  route 
du  côté  où  arrive  Edmée  et  disparaît.  On  entend  une  clameur  dans  la 
cour,  lsemard  tressaille  et  se  relève.)  Qu'est-ce  donc?...  On  a  Crié! 
que  se  passe-t-il? 

Rumeurs.  —  11  va  pour  sortir. 

SCÈNE  IX 

BERNARD,  MARCASSE,  accourant. 
MARCASSE. 

Ahl  non,  rien;  j'ai  cru  que  c'était  vous... 

Il  le  regarde  et  lo  touche. 
BERNARD. 

Quoi  donc?  Ce  coup  de  feu... 

MARCASSE. 

Je  no  sais...  Je  venais,  j'étais  sur  l'escalier  quand... 

BERNARD. 

Tais-toi...  Est-ce  que  tu  n'entends  pas  des  cris,  des  san- 
glots? 

MARCASSE. 

Non  !...  si!...  Attendez,  monsieur...  (Se  retournant  sur  l'entrée.) 
Eh  bien,  mon  Dieu  ! 

TOURNY,  en  dehojs. 
Par  ici,  par  ici,  il  y  a  un  lit,  du  feu  !  Sainte  Vierge  !  quel 
malheur!... 

m  6 


93     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE  X 

Les  Mêmes,  EDMÉE,  portée  par  PATIENCE,  LE  CHE- 
VALIER, M.  AUBERT,  M.  DE  LA  MARCHE,  un 
Médecin,  Paysans,  Domestiques. 

BERNARD,  qui  s'est  élancé  jusqu'à  la  porte,  se  trouve  en  face  d'Edmce, 
qu'on  apporte  pâle  et  sans  mouvement.  Il  jette  un  cri  terrible,  recule  et 
va  tomber  égaré  sur  le  fauteuil  de  droite. 
Edmée,  morte!... 

On  porte  Edmée  sur  le  fauteuil  à  gauehe. 

LE    CHEVALIER. 

Ma  fille,  ma  pauvre  enfant  1 

M.  AUBERT,  qui  est  près  de  lui. 
Ce  n'est  qu'une  blessure,  monsieur  ;  le  médecin... 

LE    CHEVALIER. 

Non!  vous  me  trompez!...  0  mon  Dieu!  je  ne  méritais 
pas...  j'aurais  dû  être  un  saint  à  toutes  les  heures  de  ma  vie  ! 
mon  Dieu,  mon  Dieu,  pardonnez-moi  mes  fautes,  ne  me  pre- 
nez pas  ma  fille  !...  Mais  quel  est  donc  le  malheureux...? 

M.  DE   LA  MARCHE,   qui,  dès  le  premier  moment,  a  reconnu 
et  observé  Bernard. 

Dites  le  coupable,  monsieur  ;  le  coup  est  parti  de  cette 
fenêtre. 

LE    CHEVALIER,  incertain  et  troublé. 
Quiy  cet  officier  ?...  Bernard  1 

PATIENCE. 

C'est  impossible  ! 

MARCASSE. 

Et  c'est  faux  I 

LE    CHEVALIER. 

Qui  donc  l'accuse? 

M.    DE    LA   MARCHE, 

Son  égarement,  voyez  1 


M  A  U  P  R  A  T  99 

LE    CHEVALIER. 

Bernard,  vous  ne  répondez  pas!  0  Dieu  !  serait-il  possi- 
ble?... 

Il  lait  un  pas  pour  se  rapprocher  d'Edmée,  partagé  entre  ces  deux  anxiétés. 

MARCASSE. 

Monsieur  Bernard!...  mon  enfant!... réveillez-vous,  parlez! 
BERNARD,   égaré,   se  levant. 

Elle  me  haïssait...  elle  l'aimait,  lui!  c'est  pour  cela  que  la 
foudre  est  tombée  ! 

M.    DE     LA    MARCHE. 

Vous  l'entendez  ! 

PATIENCE. 

Mon  bon  monsieur,  ne  croyez  pas... 
TOURN'Y  ,   qui  a  été  sur  la  plate-forme  et  qui  a  ramassé  le  pistolet 
laissé  à  dessein  par  Jean  le  Tors. 
A  qui  donc  ça  ? 

M.   DE    LA   MARCHE,  au  chevalier. 

Cette  arme  n'est-elle  point  à  lui  ?  Voilà  son  chiffre. 

LE    CHEVALIER. 

Non,  le  mien,  c'est  moi  qui  lui  avais  donné...  et  voici 
l'autre  !  Infâme!  (U  arrache  le  second  pistolet  de  la  ceiature  de  Ber- 
nard et  menace  de  lui  briser  la  tète  avec  la  crosse.  Patience  lui  retient  le 
bras.)  Oui,  oui,  ôtez-moi  ça,  car  je  le  tuerais  ! 

M.    DE     LA     MARCHE. 

C'est  à  moi  de  réprimer  pour  toujours  sa  démence,  (a  Ber- 
nard.) Vous  êtes  prisonnier,  monsieur.  (Aux  gens  de  sa  suite.) 
Qu'on  l'emmène  1 

LE    CHEVALIER. 

Vous  l'arrêtez! 

MARCASSE,    q-ii  se  met  enlre  Bernard  et  les  gens  de 
M.   de  la  Marche. 

Laissez...  je  ne  le  quitte  pas  ! 

LE    CHEVALIER. 

Oh!  le  dernier  dos  Maupral  ! 


100     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

MARCASSE. 

Venez  ! 

Bernard  le  suit  machinalement. 

EDMÉE,   qui  est  revenue  peu  a  peu  à  elle. 

Bernard  ! 

BERNARD. 

Qui  donc  m'appelle  ? 

LE    CHEVALIER. 

Non,  rien,  va-t'en,  et  que  Dieu  ait  pitié  de  toil 

BERNARD. 

Gela  aussi,  c'est  un  rêve  I 


ACTE  CINQUIÈME 
SIXIÈME    TABLEAU 

A    LA    ROCHE-MAUPRAT 

Tout  est  en  ruine.  On  est  sur  l'emplacement  de  la  grande  salle  qu'on  a  vue 
au  premier  tableau.  Cette  salle  est  censée  située  au  second  ou  troisième 
étage  du  corps  de  logis  principal.  Il  ne  reste  plus  de  cette  salle  que  la 
cheminée  a  gauche  et  le  bas  des  parois  inégalement  détruites,  non  par  le 
temps,  mais  par  l'incendie.  La  végétation  a  déjà  envahi  certaines  parties; 
d'autres  portent  les  traces  du  feu.  On  peut  voir  les  restes  de  quelques  as- 
sises de  fenêtre  ou  montants  déporte.  Par  le  fait  de  cette  démolition  et 
de  cet  incendie,  on  se  trouve  en  plein  air,  et  l'œil  embrasse  le  vaste  ta- 
bleau des  ruines  des  second  et  troisième  plans.  Au  plan  le  plus  voisin  du 
fond  de  cette  salle,  on  voit,  vers  la  gauche,  le  haut  d'une  tour  isolée,  et 
vers  la  droite,  m  plate-forme  d'une  construction  quelconque,  à  laquelle 
s'appuie  l'extrémité  d"une  ooutre  qui  part  de  la  tour  de  gauche.  Celte 
poutre  est  tout  ce  qui  reste  d'une  construction  intermédiaire  disparue. 
Elle  est  noircie,  brûlée  et  amincie  au  milieu.  Des  autres  édifices  ruinés 
qui  sont  plus  loin,  on  ne  voit  également  que  le  sommet  et  celui  de  quel- 
ques arbres;  ce  qui  indique  que  la  poutre  domine  une  grande  profondeur; 


MAUPRAT  101 

il  doit  être  bien  visible  que,  sans  être  très- éloignée  du  fond  delà  salle, 
elle  en  est  complètement  isolée.  On  communique  do  la  salle  où  se  passa 
la  scène,  a  b  petite  plate-forme  de  la  construction  de  droite  par  un  esca- 
lier tournant.  La  i,our  de  gauche  a,  vers  sa  jonction  avec  la  poutre,  uno 
brèche  ruinée  donnant  sur  le  palier  d'un  ancien  escalier  dont  les  prémic- 
es dalles,  scellées  dans  la  muraille,  subsistent  encore  et  s'interrompent 
tout  à  coup  au  milieu  du  vide.  La  poutre  s'appuie  sur  ces  marches,  qui 
viennent  dans  la  direction  de  la  scène.  Le  soleil  se  lève» 

SCÈNE  PREMIÈRE 

BERNARD,  LE  CHEVALIER,  deux  Soldats  de  ma- 
réchaussée, le  Lieutenant  criminel,  TOURNY. 

Bernard  est  debout,  appuyé  contre  les  débris  du  fond  de  la  salle,  gardé  par 
les  deux  soldats.  Le  chevalier  est  assis  sur  d'autres  débris  au  premier 
plan,  immobile;  il  parait  assoupi.  Le  lieutenant  criminel  entre  avec  plu- 
sieurs agents;  Tourny  lo  suit  d'un  air  inquiet. 

BERNARD. 

La  Roche-Mauprat!  encore  une  halte,  la  dernière,  il  faut 
l'espérer,  dans  ce  lieu  fatal  1 

TOURNY,  entrant. 
Monsieur  le  lieutenant  criminel,  je  vous  jure... 

LE    LIEUTENANT    CRIMINEL,    à   Bernard. 

Bernard  Mauprat,  depuis  huit  jours  vous  avez  dû  réflé- 
chir; voulez-vous  donc  rester  indifférent  et  comme  étranger 
à  l'instruction  de  votre  procès?  On  vous  a  amené  ici  dans 
votre  intérêt.  Persistez-vous  à  ne  prendre  aucune  part  aux 
recherches? 

BERNARD. 

Oui,  monsieur. 

TOURNY. 

Il  n'y  a  personne  de  caché  dans  les  ruines.  Je  le  saurai 
bien,  moi' 


i02  THÉÂTRE  COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

LE    LIEUTENANT    CRIMINEL. 

Votre  devoir  est  de  nous  conduire. 

TOURNY. 

J'obéis,  vous  voyez  ;  mais,  allez,  c'est  de  la  peine  perdue 

Ils  disparaissent  par  l'escalier  tournant. 

SCÈNE  II 
BERNARD,  LE  CHEVALIER,  les  deux   Soldats. 

BERNARD. 

Je  ne  veux  pas  me  défendre  !...  Ils  disent  qu'Edmée  vivra... 
moi,  je  mourrai  tranquille.  Elle  demande  qu'on  me  pardonne. 
Ah!  si  elle  m'eût  aimé,  ce  n'est  pas  la  pitié  pour  mon  sort 
qu'elle  eût  trouvé  dans  son  cœur,  c'est  la  foi  en  mon  inno- 
cence. (Regardant  le  chevalier. )  Mon  pauvre  oncle  !  noble  et  bon 
vieillard  !  tu  te  flattes  encore  de  me  sauver  !  Que  d'énergie 
la  chaleur  de  ton  âme  a  su  donner  à  ta  vieillesse  !  Et  moi 
aussi,  j'aurais  eu  des  jours  brillants  et  un  soir  majestueux 
après  une  longue  vie,  si  j'avais  pu  être  aimé  ! 

SCÈNE  III 

Les  MÊMES,  MARGASSE,   apportant   un  manteau. 
MARCASSE. 

Le  matin  très-froid...  Votre  manteau... 

BERNARD, 
Excellent  ami  !  Tu  songes  à  cela  !  (Regardant  le  chevalier.) 
Tiens  !  donne  !  (il  veut  prendre  le  manteau  pour  en  couvrir  le  chevalier  : 
an  de  ses  gardiens,  qui  se  promènent  en  se  croisant  dans  le  fond,  fait  un 
pas  vers  lui,  et,  d'an  signe,  l'avertit  d'aller  reprendre  sa  place.)  Allons! 
il  m'est  défendu  de  lui  parler  !  On  craint  peut-être  que  je  ne 
l'assassine,  lui  aussi!... 

Il  retourne  au  fond  et  se  tient  immobile  avec  une  sorte   d?apathie  tran- 


MAUPBAÏ  103 

quille.  Marcasse  s'est  approché  du  chevalier  et  veut  lui  mettre  dour.?-. 
meut  le  manteau. 

LE    CHEVALIER. 

Merci,  bon  Marcasse,  je  ne  sens  pas  le  froid  ;  je  ne  dormais 
pourtant  pas,  je  ne  puis  songer  qu'à  ce  malheureux. 

MARCASSE. 

Oui,  bien  malheureux,  bien  calomnié  ! 

LE    CHEVALIER. 

Tu  persistes  à  le  croire  innocent,  toi  ! 

MARCASSE. - 

Oui!  ce  qu'il  avait  vu  ici...  dans  cette  fatale  chambre,  il 
l'avait  bien  vu!  et  moi  aussi,  ailleurs  ! 

LE    CHEVALIER. 

Oui,  oui;  mais  Bernard  refuse  de  confirmer  tes  doutes.  Il 
ne  se  souvient  de  rien,  ou  il  rougit  de  donner  un  rêve  pour 
une  certitude. 

MARCASSE. 

Bernard  ne  veut  pas  se  défendre.  Bernard  veut  mourir!... 
A  quoi  bon  des  preuves,  quand  la  conscience  dit  :  «  L'Iiomme 
est  juste  ?  »  Si  vous  saviez  là-bas!  quelle  estime,  quelle  bonne 
renommée,  un  grand  cœur,  monsieur  ! 

LE    CHEVALIER. 

Ah!  c'est  que  tu  l'aimes,  toi  ! 

MARCASSE. 

Lâche  et  méchant,  je  ne  l'aimerais  pa?. 

LE    CHEVALIER. 

Sans  être  lâche...  une  passion  insensée... 

MARCASSE. 

11  se  serait  tué  sur  le  coup! 

LE     CHEVALIER. 

Enfin  tu  soutiens  avec  confiance  que  l'autre...? 

MARCASSE. 

Oui. 

LE    CHEVALIER,    se   levant. 

Ah!  monsieur  de  la  Marche! 


10'*    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE  IV 

Les  Mêmes,  M.  DE  LA  MARCHE,  avec  TOTJRNY;  plus 
tard,  PATIENCE. 

|m.  de  la  marche. 
J'en  suis  désolé,  monsieur  le  chevalier;  mais  nous  avons 
passé  ici  la  nuit  entière,  et  il  me  parait  trop  certain  que  ni  la 
ferme  ni  les  ruines  ne  servent  d'asile  à  aucune  personne  sus- 
pecte. D'ailleurs,  il  m'est  impossible  de  croire  à  l'existence 
de  M.  Jean  de  Mauprat,  et  je  pense  que  vous-même... 

LE    CHEVALIER. 

Je  n'ai  rien  à  vous  dire  là-dessus,  sinon  que,  le  jour  où  l'on 
découvrirait  que  cet  homme  est  vivant,  mon  âme  et  ma  con- 
science, à  moi,  me  crieraient  que  c'est  lui  qui  a  voulu  tuer 
ma  fille  et  rendre  mon  neveu  responsable  de  son  crime.,. 
Monsieur  de  la  Marche,  ne  traitez  pas  légèrement  les  lugubres 
souvenirs  qui  m'assiègent  !  nous  ne  sommes  pas  une  famille 
ordinaire;  nos  crimes  et  nos  malheurs  sont  la  légende  du 
pays. 

M.    DE    LA   MARCHE. 

Croire  que  l'un  des  maîtres  de  ce  château  a  échappé  au 
désastre,  qu'il  a  pu  fuir,  et  qu'il  ose  reparaître  après  cinq 
années,  je  le  répète,  c'est  impossible  ! 

PATIENCE,  qui  vient  d'entrer  et  qai  a  écouté  la  fin  de  cette 

scène. 

Moi,  je  dis,  je  jure  que,  aussi  vrai  que  voilà  le  ciel,  Jean 
de  Mauprat  est  à  la  Roche-Mauprat. 

M.    DE     LA    MARCHE. 

Pour  l'affirmer,  il  iaudrait  d'autres  preuves  que  des  halluci- 
nations. 

PATIENCE. 

Oh!  je  ne  suis  pas  halluciné,  moi  :  quand  jo  vous  dis... 
Tenez,  vous  le  savez,  ni  Marcasse  ni  moi  n'avons  quitté,  ces 


MAUPRAT  !05 

décombres  depuis  huit  jours  et  huit  nuits,  conduisantes  re- 
cherches, faisant  creuser  les  murs  et  remuer  les  pierres. 
Nous  n'avons  rien  trouvé?  Soit!  mais  j'ai  entendu,  la  nuit 
d'avant  celle-ci...  (A  Tourny,  qui  hausse  les  épaules.)  Oh  !  ce  n'é- 
tait pas  le  vent,  ce  n'était  pas  la  chouette  !  c'était  un  cri,  un 
blasphème  bien  connu  ici.  «  Rage  et  malheur  1  disait  la  voix. 
Lâches  vassaux,  vous  m'abandonnez  1  » 

TOURNY,    ému. 

Vous  mentez!  on  n'a  pas  dit  ça. 

PATIENCE. 

Tourny,  ta  mère,  en  mourant,  ces  jours-ci,  était  bien  tour- 
mentée !  Elle  croyait  avoir  vu  Jean  le  Tors  auprès  de  son  lit, 
lui  faisant  des  menaces  ! 

TOURNY. 

Elle  avait  le  transport  !  elle  rêvait,  la  pauvre  âme  1 

MARCASSE. 

Si  elle  était  là,  si  elle  voyait  qui  on  accuse,  elle  parlerait! 

TOURNY. 

Plût  à  Dieu  qu'elle  y  fût,  monsieur  Marcasse;  mais  vous  ne 
confesserez  pas  une  femme  qui  est  morte  ! 

PATIENCE,   le  menaçant. 

Tu  dis  là  un  mot  !...  Tu  sais  tout,  tu  mériterais... 

TOURNY. 

Oh!  vous  m'avez  assez  tourmenté,  je  n'en  veux  plus;  mon- 
sieur le  grand  lieutenant,  assistez-moi,  on  me  violente  I 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Laissez-le  tranquille,  Patience.  Cet  homme  est  surveillé  et 
sera  arrêté  au  besoin,  (a  Toamy.)  Éloignez-vous.  (Tourny  sort. 
—  Aux  gardiens  de  Bernard.)  Et  VOUS  aussi  !  (A  Marcasse.)  Gardez 

le  prisonnier,  (a  Patience.)  Et  vous,  faites  ce  que  je  vous  ai 
dit.  Il  est  temps  d'y  songer. 

PATIENCE. 

Déjà? 

M.    DE    LA   MARCHE. 

Oui,  certes. 

Patience  soit,   Marcasse  s'approche  de  Bernard  et   lui  l'arlo  bas. 


106    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

LE   CHEVALIER,   à  M.   de  la  Marche. 
Quel  ordre  lui  donnez-vous? 

M.   DE    LA   MARCHE. 

Dans  un  instant,  vous  allez  le  savoir.  Je  ne  mets  pas  en 
doute  la  bonne  foi  de  ces  deux  hommes;  mais  leur  témoi- 
gnage porte  le  caractère  de  l'exaltation  ou  de  la  crédulité. 

LE    CHEVALIER, 

Ainsi,  vous  voulez  que  je  renonce  à  ma  dernière  espé- 
rance ? 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Écoutez  moi,  monsieur  le  chevalier;  ma  conduite  ici  est 
fort  sérieuse  ;  vous  avez  été  témoin  de  mes  efforts  pour  saisir 
la  vérité  ;  mais  ne  vous  faites  point  d'illusions,  la  cause  est 
perdue  d'avance. 

LE    CHEVALIER,  accablé. 

Mon  Dieu! 

M.    DE    LA   MARCHE. 

Votre  douleur,  autant  que  la  considération  de  votre  dignlé, 
m'a  touché.  On  m'accusait  de  haine  et  de  vengeance,  j'ai  à 
cœur  de  mériter  plus  d'estime  et  de  prouver  mes  vrais  sen- 
timents. Bernard  est  perdu;  il  faut  le  soustraire  à  la  honte  des 
débats  publics,  aux  tortures  d'une  enquête,  à  une  sentence 
de  mort  peut-être  ! 

LE    CHEVALIER. 

Mais  comment? 

M.    DE    LA    MARCHE. 

Comme  j'ai  craint  que  vos  prières  n'eussent  pas  suffi  pour 
le  décider,  j'ai  songé  à  vaincre  sa  résistance.  (A  Patience  qui 
rentre.)  Eh  bien,  la  réponse  à  ma  lettre? 

PATIENCE. 

La  personne  vous  l'apporte  elle-même. 

M.  DE   LA  MARCHE,  au  chevalier. 
Il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre...  Qu'il  consente  à  fuir  au 
plus  tôt;  je  m'éloigne  pour  en  faciliter  les  moyens. 


MA  U  PB  AT  loi 

LE    CHEVALIER. 

Mais  qui  donc  le  décidera? 
M.  de  la  Marche  lui  montre  Edmée,    qui  paraît  eu  ce  moment.  Il 
salue  et  sort. 

SCÈNE  V 

BERNARD,  LE  CHEVALIER,  MARCASSE, 
TOURNY,    PATIENCE,   EDMÉE,   M.   AUBERT. 


Ma  fille! 
Edmée! 
Imprudente  ! 


LE    CHEVALIER, 

BERNARD,    au  fond. 

LE    CHEVALIER. 


M.    AUBERT. 

Je  n'ai  pu  m'opposer  à  son  dessein. 

EDMÉE,  a  son  père. 
Il  faut  sauver  Bernard  à  tout  prix.  Devant  vous,  permettez- 
moi,  mon  père,  de  l'essayer. 

BERNARD,  s'approchant. 

Non,  Edmée.  Épargnez  à  votre  pitié  un  soin  inutile;  je 
vous  vois...  vous  êtes  sauvée...  c'est  tout  ce  que  j'osais 
demander  à  Dieu.  Mais  ce  n'est  point  par  moi  que  vous 
pouvez  être  heureuse.  J'ai  assez  de  la  vie!  vrai,  j'en  ai  as- 
sez, et  je  remercierai  les  hommes  qui  travailleront  à  m'en 
délivrer. 

LE    CHEVALIER. 

Mais  notre  honneur,  monsieur! 

6  BERNARD.  • 

C'est  parce  que  je  le  respecte,  monsieur,  que  je  ne  partirai 
point  comme  un  lâche.  J'attendrai  mon  sort  sans  descendre  à 
me  justifier,  mais  sans  m'avilir  jusqu'à  la  honte  de  fuir  de- 
vant le  hasard  des  jugements  humains. 


108  THÉÂTRE   COMPLET   DE    GEORGE   SAND 

LE    CHEVALIER. 

Bernard!  nous  sommes  enfin  seuls  avec  nos  amis;  écoutez- 
moi  donc.  Depuis  ce  f<atal  événement,  nous  avons  tous  beau- 
coup souffert.  Eh  bien,  je  reconnais  que  vous  avez  montré 
une  grande  fermeté,  et  que  vous  ne  vous  êtes  abaissé  à  au- 
cune plainte  contre  le  sort,  à  aucun  reproche  contre  les 
hommes;  votre  attitude  a  grandi  votre  caractère  à  mes  yeux  ; 
si  vous  êtes  criminel,  vous  n'êtes  pas  un  criminel  vulgaire,  et 
je  retrouve  en  vous  la  vigueur  de  notre  race...  Mais  je  ne  puis 
accepter,  moi,  que  votre  sang  retombe  sur  le  cœur  de  ma 
fille  qui  vous  plaint,  et  sur  le  mien  qui  vous  a  aimé.  Il  faut 
donc  m'obéir,  Bernard,  il  faut  partir!  Dieu  est  partout,  et 
partout  sa  bonté  accueille  le  repentir,  surtout  celui  de  la  jeu- 
nesse! Voyons,  répondez,  et  promettez...  Ne  m'entendez- vous 
pas? 

PATIENCE,   a  Bernard,  qui  reste  absorbé. 

Bernard,  le  faites-vous  exprès,  de  vous  taire?  Oh!  je  vois 
bien  où  le  chagrin  vous  tient.  Vous  ne  pouvez  pas  pardonner 
le  doute  qu'on  fait  de  vous!  C'est  un  reste  d'orgueil,  ça!  Eh 
bien,  vous  avez  eu  des  torts  dans  le  temps,  et  vous  en  por- 
tez la  peine  !  Acceptez-la  comme  une  punition,  mais  ne  la 
faites  pas  plus  dure  que  vous  ne  la  méritez.  Allons,  défends- 
toi!  tu  n'as  jamais  senti  le  joug  sur  ton  front,  et  la  courroie 
te  blesse  !  mais  laisse  couler  l'injure  !  c'est  de  l'eau  troublée 
par  l'orage  qui  s'éclaircira  au  soleil  de  la  vérité  1 

BERNARD. 

Merci,  ami!...  Mais  elle!  Allons,  mon  cœur,  du  courage... 
Edmée,  m'ordonnez-vous  de  fuir?  Oui,  puisque  vous  êtes 
accourue  ici...  C'est  vous,  vous  surtout,  qui  me  croyez  cou- 
pable! 

EDMÉE. 

Bernard,  vous  pouvez  partir  tranquille,  nos  vœux  vous  ac- 
compagneront. 

LE   CHEVALIER, 

Et  nous  prierons  pour  vous. 


MAUPRAT  109 

BERNARD. 

0  famille!  saintes  douceurs!  pitiés  angéliques!...  c'est  plus 
que  je  ne  méritais,  moi  qui  les  ai  fait  tant  souffrir!  Sois  hum- 
ble enfin,  cœur  avide  des  délices  du  ciel  !  Pourquoi  n'as-tu 
pas  su  t'en  rendre  digne? 

M AR CASSE,   à  EJniée. 
L'heure!... 

EDMÉE. 

Parlez.  Bernard;  ne  soyez  pas  sourd  à  mes  prières. 

BERNARD. 

Moi,  sourd  à  vos  prières?  0  Edmée!  savez-vous  où  nous 
sommes?  Voyez!  la  destruction,  qui  a  tout  bouleversé  ici, 
doit  rendre  pour  vous  ce  lieu  méconnaissable;  mais  il  est 
rempli  du  plus  terrible  et  du  plus  doux  souvenir  de  ma  vie! 
C'est  ici  que  vous  avez  été  amenée  captive,  et  jetée  comme 
une  proie  dans  mes  bras  !  C'est  là  que  vous  vous  êtes  age- 
nouillée pour  me  demander  de  vous  tuer  ou  de  vous  suivre  ; 
c'est  à  celte  place  où  vous  voilà  que  vous  m'êtes  apparue,  non 
plus  comme  une  femme  objet  dermes  désirs  farouches,  mais 
comme  un  ange  que  protégeait  une  céleste  auréole.  Oh  !  c'est 
ici  que  j'ai  ressenti,  rapides  et  brûlantes  comme  la  foudre, 
les  premières  atteintes  d'une  passion  qui  devait  à  jamais  dis- 
poser de  mon  sort.  C'est  ici,  pauvre  Edmée,  que  je  vous  ai 
vendu  votre  honneur  au  prix  d'un  serment.  Je  croyais  alors 
vous  offrir  un  grand  sacrifice  :  aujourd'hui,  je  lésais,  ce  mar- 
ché devait  me  rendre  odieux!  à  cause  de  ce  crime-là,  vous 
n'avez  jamais  pu  m'aimer  !  Je  m'en  croyais  assez  puni,  hélas  1 
mais  savoir  qu'un  autre....  oh!...  cela...  oui,  cela  était  au- 
dessus  de  mes  forces. 

Il  éclate  en  sanglots. 
EDMÉE. 

N'achève  pas!  Si  tu  as  eu  le  délire,  si,  pendant  un  in- 
stant, tu  as  perdu  la  conscience  de  tes  actions,  je  ne  veux  pas 
le  savoir.  Moi  seule,  d'ailleurs,  ai  le  droit  de  te  condamner 
ou  de  t'absoudre,  et,  si  c'est  là  un  crime,  l'amour.  <jue  Dieu 
III  7 


l'U    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEOKGE  SAND 

d  fait  tout-puissant  comme  lui-même,  en  doit  être  le  seul 
uge. 

BERNARD. 

L'amour?... 

EDMÉE. 

Oui,  Bernard  !  je  t'ai  toujours  aimé  !  Je  t'ai  aimé  dès  le 
premier  jour,  avec  tes  défauts,  avec  ton  ignorance,  avec  tes 
fureurs!  si  je  ne  te  l'ai  pas  dit  alors,  c'est  que  je  craignais 
de  le  voir...  (montrant  son  père),  lui,  malheureux  par  ta  violence 
et  par  ma  faiblesse.  Je  t'ai  donné  des  leçons  bien  dures... 
elles  m'ont  fait  plus  de  mal  qu'à  toi;  pardonne  les  blessures 
que  tu  as  reçues  de  la  sœur  et  de  la  mère,  et,  puisque  ni  le 
temps  ni  le  malheur  n'ont  détruit  ton  amour,  puisque  le 
mien  a  rendu  ta  domination  légitime,  vois  l'amante  contre 
ton  cœur  et  l'épouse  à  tes  pieds  ! 

Elle  se  jette  dans  ses  bras  et  se  laisse  glisser  à  ses  genoux.  Bernard  la 
relève  avec  transport. 

BERNARD. 

Relève-tt;],  ma  noble  Edmée!  celui  que  tu  aimes  est  digne 
de  toi!  Oh!  à  présent,  je  pourrais  mourir  sans  me  plaindre; 
mais  je  veux  vivre,  je  vivrai!  je  vaincrai  la  destinée.  Je  sens 
bouillonner  en  moi  comme  une  lave  les  transports  de  joie  de 
la  dignité  humaine  et  de  la  force  triomphante!  (Avec  exaltation.) 
Ruines  maudites  !  vous  vous  relèverez  sous  une  main  puis- 
sante et  pure  i  Je  suis  le  rejeton  vigoureux  qui  montera  vers 
le  ciel,  tout  gonflé  d'une  sève  bénie,  et  dont  le  vaste  om- 
brage étouffera  les  hideux  souvenirs  du  passé!  Moi,  fuir?  Al- 
lons donc!  Au  nom  du  Dieu  vivant,  je  jure  que  j'ai  horreur 
du  crime  dont  on  m'accuse! 

LE   CHEVALIER,   étendant  la  main  sur  la  tête  de  Bernard. 
Enfin...,  ceci  est  l'accent  de  la  vérité. 
Avant  la  fin  de  cette  scène,  à  laquelle  ils  viennent  prendre  part,  Patience 
et   Marcasse    ont  été  plusieurs  fois   vers    le  fond,  ou   sur    la  plate- 
forme,  avec  un  redoublement  de  préoccupation. 


ifAurRAr  ih 

SCÈNE  VI 

Les  Mêmes,  M.    DE  LA  MARCHE,  le   Lieutenant 

criminel,   TOURNY,    Gendarmes,   Paysans, 

Ouvriers,  etc.,  puis  JEAN  DE  MAUPRAT. 

M.   DE   LA  MARCHE,   entrant  le  premier,  au  chevalier. 
Quoi!  il  est  encore  ici? 

LE    CHEVALIER. 

Nous  refusons  ! 

M.    DE    LA    MARCHE,    bas. 

Tant  pis,  monsieur;  car,  maintenant,  je  ne  peux  plus  rien 
pour  vous...  (Haut.)  Et  voici  le  lieutenant  criminel... 

LE    LIEUTENANT    CRIMINEL. 

je  suis  forcé  de  mettre  in  à  ces  inutiles  recherches. 

EDMÉE. 

0  mon  Dieu  I 

PATIENCE. 

Un  moment,  par  grâce  !  Tout  n'est  pas  dit  comme  ça  :  c'est 
ici  que  j'ai  entendu  une  voix  qui  semblait  gémir  dans  les  airs, 
et  cette  maudite  tour-là,  on  n'a  pas  su  y  grimper  1 

LE    LIEUTENANT    CRIMINEL. 

A  quoi  bon?  On  l'a  examinée  avec  soin... 
MARCASSE,    sur  la  plate-forme. 

Et  pourtant  dans  l'épaisseur  des  murs!...  Tout  est  cerné, 
mais  où  git  la  taupe,  elle  se  tient  coil  Cette  brèche...  là- 
bas! 

LE    LIEUTENANT    CRIMINEL. 

Elle  est  inabordable.  EHrondrée,  lézardée  par  le  feu,  cetto 
ruine  efl'raye  les  plus  hardis. 

MARCASSE  ,  montrant  la  poutre. 
Alors,  par  là! 

Il  monte  à  la  plate-formo. 
PATIENCE,  s'élançant  auprès  do  lui  sur  la  plate-forme. 
Qu'est-ce  que  tu  veux  faire?  passer  là-dessus?  Es-tu  fou? 


412    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

c'est  brûlé!  c'est  un  charbon  qui  ne  te  portera  pas;  Rt  il  y 
a  loin  d'ici  au  pavé  de  la  cour! 

BERNARD. 

Arrête,  ami  :  te  hasarder  au-dessus  de  cet  abime!  j'irai 
plutôt  moi-même. 

Les  gardiens  le  retiennent. 
MARCASSE,  s' apprêtant  à  passer. 
Non,  vous  ne  sauriez!  mon  ancien  état! 

TOURNY,  s'agitant  avec  effroi. 
Non!  n'y  allez  pas!...  écoutez!...  Sainte  Vierge!  c'est  un 
homme  mort  ! 

Marcasse  embrasse  Patience  et  met  le  pied  sur  la  poutre. 
BERNARD,    s' écriant. 

Marcasse,  je  vous  défends... 

MARCASSE,  sur  la  poutre. 
Trop  tard!  ne  parlez  pas!...  (Un  silence  d'anxiété.  Edmée  tombe 
à  genoux  et  cache  sa  figure  dans  ses  mains  pour  ne  pas  voir.  Mar- 
casse est  au  milieu  du  trajet.)  Très-SOlide  ! . . .  (Un  coup  de  feu  part 
de  la  brècbe  de  la  tour  sans  qu'on  y  voie  paraître  personne.)  Ah! 
oui-da? 

BERNARD. 

Blessé!... 

MARCASSE,  élevant  son  chapeau. 

Pas  touché. 

Il  traverse  résolument    le  reste  de  la  poutre  et  monte  sur  les  marches 

interrompues  qui  sont   en  saillie  sur  le    flanc  de  la  tour. 

PATIENCE. 

Sauvé  ! 

Jean  de  Mauprat,  livide,   exténué,  en  haillons,  saisi  et  poussé  pa 

Marcasse,  paraît  sur  le  palier  des  marches  qui  avancent 

dans  le  vide. 

JEAN. 

Arrière,  vilains!  vous  ne  m'aurez  pas  vivant!  Je  succombe 
aux  horreurs  de  la  faim...  Ce  misérable  Tourny! 
TOURNY,  aux  autres. 

Ma  foi,  oui!  j'avais  juré  à  ma  mère...  J'ai  pas  voulu  le 


MAUPRAT  ii-3 

livrer.  .  je  l'ai  laissé  là!  A  présent  (prenant  la  pioche  dans  la 
2iaia  d'no  des  otmiers),  venez,  vous  autres!  je  vas  vous  mon- 
trer le  chemin. 

M.   DE  LA  MARCHE,  aux  soldats,  montrant  Tonrny  qui  sort  par  le 

fond,   à  gauche. 
Suivez  cet  homme,  qu'on  se  hâte  !  Il  faut  que  le  coupable 
avoue... 
M  A  RCA  S  SE,  sur  le  palier,  'montrant  Jean  affaissé  et   demi-couché 
sur  les  marches. 
Il  se  meurt! 
JEAN,  sans  se  relever,  mais  se  penchant  vers  les  autres  personnages, 
avec  un  reste  d'énergie  fiévreuse,  les  mains  appuyées  sur  les  dalles 
et  montrant  parfois  le  poing. 

Oui...  je  meurs,  mais  je  parlerai!  Oui,  c'est  moi,  Edmée 
de  Mauprat,  qui  avais  juré  ta  perte  pour  me  venger  des  heu- 
reux de  ma  famille  !  Tu  triomphes,  toi,  Bernard  !  tu  l'empor- 
tes! sois  maudit!  et  avec  toi  le  ciel  et  les  hommes!  (Marcasso 
quitte  la  plate-forme  avec  un  geste  de  dégoût.  Jean  retombe  épuisé; 
des  soldats  paraissent  à  la  brèche. 
LE    CHEVALIER. 

Que  le  soufile  du  Seigneur  emporte  ces  vains  blasphèmes! 

BERNARD. 

Avec  la  fatalité  qui  pesait  sur  nous. 

?îarcasso  reparaît  au  fond  du  théâtre.  Patience  s  élance  dans  ses 

bras. 


FIN    DE    MAUPRAT 


FLAMINIO 

costnii;-  EN  TROIS  ACTES  et  un  prologue 
iJyranasç-Draroatiçue.  —  31  octobre  485*. 


J'ai  fait  autrefois  un  roman  intitulé  Tèvèrino,  qui  ne  conte- 
nait qu'une  situation,  une  journée  :  la  rencontre  d'un  bohé- 
mien par  une  femme  du  grand  monde,  un  instant  d'amour  de 
cette  femme  pour  le  bohémien,  puis  l'effroi,  la  honte,  le  re- 
pentir, et  enfin  une  sorte  d'estime  pour  ce  caractère  étrange, 
développé  en  causeries  d'art  et  de  sentiment.  J'ai  repris  cette 
idée,  ce  type  d'aventurier,  cette  situation,  pour  faire  une 
sorte  de  prologue  scénique,  après  lequel  j'ai  fait  une  pièce  en 
trois  actes,  où  le  caractère  de  l'homme  se  transforme  et  s'en- 
noblit par  l'amour,  où  celui  de  la  femme  (changé  dès  le  pro- 
logue) se  développe  dans  le  sens  de  l'amour  exclusif  et  chaste. 
J'y  ai  ajouté  des  types  nouveaux,  enfin  j'ai  continué  ma  fan- 
taisie en  la  faisant  même  très-différente,  dès  le  début  de  la 
pièce,  de  ce  qu'elle  m'était  apparue  à  la  fin  du  roman.  Pro- 
bablement, à  l'époqne  où  me  vint  ce  roman,  il  y  a  une  di- 
zaine d'années,  je  n'aurais  pas  osé  continuer  et  idéaliser  l'a- 
mour de  ladySabina  pour  Tévérino.  Je  ne  l'aurais  pas  osé  dans 
ma  pensée;  mai-  ma  pensée  a  changé  ou  marché,  puisque, 
aujourd'hui,  je  l'ai  osé  dans  ma  pièce,  bien  que  le  théâtre  soit 
un  terrain  plus  difficile  à  fouler  délicatement  que  le  roman. 

Je  ne  me  nique  d'aucune  habileté,  et  j'aime  beaucoup  cell>> 
des  autres;  car  plus  j'avance  dans  la  vie,  moins  je  sens  en 
moi  de  parti  pris  pour  ou  contre  les  manière-,  les  écoles,  les 
règles,  les  modes.  Je  me  1  lisse  aller  à  aimer  tout  ce  qui  me 
plait,  sans  vouloir  qu'on  me  dise  si  c'est  bien  ou  mal  fait  se- 


H6  THEATRE  COMPLET  DE   GEORGE    SAND 

Ion  oertaines  conventions  reçues  par  les  uns,  repoussées  par 
les  autres.  J'entends  parler  d'une  école  du  bon  sens,  d'une 
école  du  réalisme,  etc.;  je  ne  demande  pas  mieux,  cela  m'est 
égal.  Je  vois  du  talent,  du  cœur,  de  la  poésie  dans  les  maniè- 
res qu'on  prétend  les  plus  opposées,  et  j'avoue  que  je  ne  sens 
pas  beaucoup  les  limites  qu'on  prétend  établir  entre  ces  di- 
verses manières.  Il  me  semble  qu'il  n'y  a  de  bon  que  ce 
qui  m'émeut  ou  me  charme,  et,  Gomme  je  n'ai  aucune  théorie 
qui  me  gêne  et  me  tende  contre  ma  propre  impression,  je 
goûte  souvent  de  très-doux  plaisirs  dans  l'absence  de  toute 
discussion  intérieure. 

La  tolérance  que  j'ai  pour  les  autres  me  conduit  nécessai- 
rement à  tolérer  mes  propres  fantaisies,  bien  que  je  sache 
qu'on  ne  me  rendra  pas  toujours  la  pareille  en  impartialité  et 
en  bonne  foi.  Gela  ne  me  fait  rien  ;  on  est  si  heureux  de  se 
sentir  encore  naïf  en  dépit  de  l'âge  et  de  l'expérience,  qu'on 
peut  bien  pardonner  aux  autres  de  vous  trouver  niais.  Des 
personnes  de  mauvaise  humeur  me  reprocheront  toujours  de 
leur  présenter  des  personnages  trop  idéalement  candides  ou 
aimants.  Si  j'y  crois,  moi,  à  ces  personnages,  s'ils  ont  une 
existence  réelle  dans  mon  cerveau,  dans  ma  conscience,  dans 
mon  cœur,  sont-ils  donc  impossibles  dans  l'humanité  ?  Vou- 
lez-vous me  faire  croire  que  je  porte  en  moi  un  idéal  plus 
pur  et  plus  brillant  que  le  vôtre  ?  Eh  bien,  moi,  je  ne  le  veux 
pas  croire  ;  cela  me  rendrait  orgueilleux  ou  triste,  et,  vous 
aurez  beau  dire,  je  ne  le  croirai  pas.  L'humanité  est  meilleure 
que  les  habiles  raisonneurs  ne  veulent  nous  l'accorder,  à  nous 
autres  poètes.  On  dit  que  nous  regardons  à  travers  un  prisme 
qui  fait  voir  tout  en  rose.  Hélas  !  il  y  a  aussi  le  prisme  qui 
fait  voir  tout  en  noir,  et  nous  y  regardons  aussi  malgré  nous, 
à  de  certaines  heures  de  la  vie.  Laissez-nous  donc  libres  de 
vous  traduire  l'effet  de  notre  vision,  quelle  qu'elle  soit.  Qu'il 
y  ait  de  l'ombre  ou  du  soleil  sur  les  tableaux  et  sur  les  faces 
humaines  qu'ils  représentent,  le  soleil  et  l'ombre  sont  des 
choses  tout  aussi  réelles  que  les  objets  qui  les  reçoivent. 

L'usage  autorise  les  remercîments  personnels  en  tète  de  ces 


PLJLMINIO  HT 

petites  publications.  Recevez  les  miens,  chers  et  excellents 
artistes  du  Gymnase-Dramatique.  Vous,  d'abord,  digne  ami, 
qui  dirigez  ce  théâtre  et  cette  troupe  d'élite,  vous  avec  qui 
il  est  si  utile  et  si  doux  de  travailler  à  l'épuration  de  toutes 
les  parties  de  la  représentation  d'une  fiction  intime.  Et  vous 
aussi,  talent  sympathique,  admirable  et  pur  comme  votre 
âme,  Rose!...  et  Annal  nobles  sœurs,  qui  savez  élever  jus- 
qu'à vous-mêmes,  et  c'est  tout  dire,  îes  aspirations  de  l'écri- 
vain. Merci  à  Lafontaine,  qui,  cette  fois,  a  conquis  une  des 
premières  places  parmi  les  artistes  du  premier  ordre;  heu- 
reuse et  puissante  nature  que  l'on  croyait  plus  propre  aux 
émotions  concentrées  qu'à  la  passion  entraînante,  et  qui  joint 
à  la  passion  le  charme  de  l'exquise  candeur  et  de  la  profonde 
sensibilité.  Merci  à  Lesueur,  ce  grand  comique,  si  original,  si 
ingénieux,  si  fantaisiste  et  si  consciencieux.  Merci  à  Yillars, 
qui,  d'un  rôle  de  vingt  lignes,  sait  faire  une  création  complète 
et  sérieuse  sous  son  apparente  bouffonnerie  d'invention.  Merci 
à  la  charmante  Figeac,  qui  jette  la  lumière  de  sa  vivacité,  de 
sa  grâce  et  de  son  esprit  sur  les  petits  rôles  comme  sur  les 
grands;  à  la  jolie  enfant  Judith  Ferreira,  qui  rit  et  pleure  si 
naïvement.  Merci  à  un  nouvel  acteur  du  Gymnase  M.  Gar- 
raud,  qui  étudie  avec  soin,  intelligence  et  dévouement,  et 
dont  les  moyens  très-réels  n'attendent  qu'une  création  plus 
complote  et  plus  intéressante  pour  se  compléter  eux-mêmes 
et  se  fier  à  eux-mêmes. 

G.  S. 


118  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE  SA}:D 


DISTRIBUTION 

FLAMÎNTO MM.  Latostaws. 

LE  COMTE  GÉRARD  DE  BRUMEVAL Garp.atjix 

LE  DUC  DE  TREUTTEXFELD Useics . 

LE  COMTE  DÉMÉTRIUS  DE  KOLOGRIGO..  Villars. 

LADY  SARAH  MELVIL Mmes  Rose-Chéri. 

MISS  BARBARA  MELVIL Chéri -Lesoeur . 

LA  PRINCESSE  EMILIA  P ALMÉRANI Fsgeac. 

R1TA Jcpith  Ferreira  . 

J0SEPH \  MM.  Blohdel. 

U.\  Groom ) 

U\  Valet  ue  chambre Louis. 

Une  Femme  de  chambre Mme  Co^sTAîfcr. 


PROLOGUE 

Un  coin  de  paysage  dans  la  montagne  ;  un  chalet  snr  la  gauche;  montagnes 
à  l'horizon;  arbres,  gazons  et  rochers  au  premier  plan. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

SARAH  MELVIL,  LE  DUC  DE  TREUTTENFELD, 
LE  COMTE  GÉRARD  DE  BRUMEVAL. 

LE   DUC,  à  Sarah,   à  laquelle   il   donne   le   bras  en  lui  tenant  son 
ombrelle.  Ils  entrent  en  marchant;  Gérard  les  suit,  portant  un  fusil 
de  chasse. 
C'est  là  leur  prétention,  et... 

GÉRARD,  l'interrompant. 
Ah!  voici  enfin  de  l'ombre...  et  un  chalet. 

LE    DUC. 

Et  c'est  pour  ça  que  je  plaide! 

SARAH,   distraite. 
Pour  ce  chalet  ? 

LE    DUC 

Non!  la  prétention  de  ce  Kologrigo... 


FLAMIKIO  ^ 

SARAH.  quittant  son  bras. 
Pardon!  je  suis  un  peu  fatiguée...  (a  Gérard,  «u  s'asseyant)  de 
cette  histoire. 

LE    DUC. 

Ils  ne  peuvent  pas  me  contester  mon  nom  et  mon  titre.  ïl 
n'y  a  pas  d'autre  duc  (\o  Treuttemeld  que  moi.  Mais  cet  Oli- 
brius... ou  Démétrius  de  Kologrigo,  un  Morlaque,  qui  se  fait 
appeler  M.  le  comte,  je  ne  sais  pas  pourquoi... 
SARAH,   sans  l' écouter,   à  Gérard. 

Eh  bien,  où  est  donc  ma  belle-sœur  ?  Elle  nous  suivait. 
LE    DUC,   sans  se  déconcerter  et  s'asseyant. 

Il  se  porte  créancier  de  la  succession  pour  des  sommes  fa- 
buleuses, sous  prétexte  que  son  aïeul,  qui  était  une  espèce 
de  pirate,  je  vous  en  réponds,  avait  prêté  à  mon  aïeul  de 
quoi  racheter  son  duché,  perdu  au  jeu  du  temps  de  Marie- 
Thérèse.  Je  plaide  la  prescription  et  il  a  gagné  en  Allemagne. 
Mais  je  trouve  moyen  de  transporter  le  débat  à  Paris,  à  cause 
d'un  hôtel. 

GÉRARD,   à  Sarah. 

Patient!  nous  approchons  de  la  fin. 

LE    DUC 

Voilà  le  grand  avantage  d'être  un  peu  cosmopolite. 

SAIS  AH,   eonoyée. 

Ah!  vous  êtes  cosmopolite  ? 

GERARD,   bas.    à   Saraîi. 
Imprudente!  ïl  va  reprendre  son  histoire  au  ^éfug;\ 

LE    DUC. 

Je  vous  l'ai  déjà  dit. 

SARAH  ,   vivement. 
Ah  !  c'est  vrai,  oui,  oui  ! 

LE    DUC. 

Mais  je  recommence. 

SARAII,  à  part. 
Miséricorde  ! 

t.e  nue. 
Fou  mon  père,  Auguste  de  T.cutîenfeld,  avait  épousé  uiu 


130     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

aelrice  française.  Abandonné  et  renié  de  sa  famille  pour  ce 
fait,  il  vivait  sans  bruit  à  Venise.  J'y  suis  né;  me  voilà  donc 
Allemand  par  mon  père,  Français  par  ma  mère,  Italien  par 
ma  naissance,  et  parlant  avec  facilité  ces  trois  langues. 

SARAH,    à  Gérard. 

Ah  !  s'il  pouvait  n'en  parler  aucune  1 

LE    DUC 

Orphelin  et  sans  fortune,  ce  cosmopolitisme  m'a  mis  à 
même  de  me  tirer  d'affaire  tant  bien  que  mai,  souvent  assez 
mal,  jusqu'au  moment  où  mon  propre  oncle,  le  duc  régnant 
Max  de  Treuttenfeld,  se  laisse  mourir  sans  autre  postérité  que 
moi,  pas  plus  tard  que  l'année  dernière.  C'est  alors  que... 
(Se  levant.)  Mais  je  songe  que  j'ai  des  lettres  à  écrire,  et  qu'il 
faut  que  je  sois  à  la  ville  avant  le  départ  du  courrier;  c'est 
ce  qui  me  prive  de  l'honneur  d'une  plus  longue  rencontre 
avec  vous.  Sans  cela... 

SARAH. 

Oh  !  ne  vous  dérangez  pas,  monsieur  le  duc  ;  nous  serions 
désolés... 
GÉRARD,   à  son  groom,  qui  entre  chargé  de  plusieurs  objf-ls,  une 
pelite  malle,  un  nécessaire,  des  manteaux,  etc. 
Bien  ;  pose  tout  cela  ici,  et  va  déballer  les  vivres. 

La  groom  pose  les  objets  à  la  porte  du  chalet  et  sort 
SARAH,   bas,  à  Gérard. 

Ah  I  ciel  !  vous  parlez  de  manger,  il  va  rester. 

LE    DUC. 

Un  beau  pays,  n'est-ce  pas,  que  la  Savo;3?  Vous  y  êtes 
pour  toute  la  saison  des  bains? 

SARAH. 

Non;  nous  partons  dans  trois  jours,  et  voici  notre  dernière 
exeursion. 

LE    DUC 

Un  dîner  sur  l'herbe...  près  d'un  chalet?  Bonne  idée,  en 
cas  d'averse.  Le  temps  menace,  je  ferais  peut-être  bien  d'at- 
tendre. 


FLAMINIO  121 

GÉRARD,   vivement,    a   Sarah. 

Vous  ne  comptez  pas  diner  avant  deux  ou  trois  heures  d'ici, 
n'est-ce  pas? 

LE    DUC 

En  ce  cas,  merci.  Ça  me  retarderait  trop,  et  il  n'y  a  pas  de 
courtoisie  qui  tienne  contre  les  nécessités  d'un  procès.  Milady 
Melvil,  je  vous  baise  les  mains;  mes  hommages  à  miss  Bar- 
bara Melvil. 

11  s'en  va  par  le  fond  à  gaucho. 

SCÈNE    II 
SARAH,  GÉRARD,  puis  MISS  BARBARA. 

SARAH. 

Enfin  ! 

GÉRARD. 

Ah  çà!  c'est  votre  cauchemar  que  ce  pauvre  duc!  Il  man- 
que d'usage  comme  un  homme  qui  a  vécu  on  ne  sait  trop  do 
quoi  ni  comment;  mais,  quand  il  a  réussi  à  vous  faire  avaler 
l'histoire  de  son  Kologrigo,  il  n'est  pas  plus  ennuyeux  qu'un 
autre,  et  ne  manque  ni  d'esprit  ni  de  bonhomie. 

SARAH. 

Moi,  je  le  trouve  charmant  quand  il  a  fini  de  raconter, 
parce  qu'il  s'en  va.  Mais  savez-vous  que  je  suis  inquiète  de 
ma  belle-sœur? 

Elle  se  lève. 
GÉRARD. 

Non,  elle  déballe  tous  ses  engins  de  chasse  et  de  pêche. 
Vous  savez  bien  qu'elle  ne  peut  pas  quitter  son  château  pour 
un  jour,  sans  se  munir  de  tout  ce  qu'il  faudrait  pour  dévaster 
un  continent.  Tenez,  elle  arrive  I 

BARRARA,  avec  nn  fusil  de  cha^c  a  la  main.  Arront  prononcé. 

Oh!  je  chercher  le  nécessaire  de  moi  pour  le  ligne  do 
Dêche  l 


fi»     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SÀND 

GÉRARD,   à  Sarah. 
Quand  je  VOUS  le  disais!  (\  Barbara,  cherchant  avec  elle  dans  If.s 
paquets.)  Le  voici...  avec  toutes  vos  munitions  de  guerre  ! 

RARBARA. 

Oh  bien  !  Et  les  munitions  de  vous  pour  le  dessin  ?  Et 
aussi  le  habillement  ? 

GÉRARD. 

Et  pour  vous  aussi,  en  cas  de  pluie.  J'ai  tout  surveillé. 

BARBARA,   à  Sarah. 

Ici  est  le  rendez-vous  pour  le  manger  ? 

GÉRARD,   essayant  d  ouvrir  le  chalet,  qui  est  ftrm.'. 
Oui,  et,  si  nous  pouvons  découvrir  les  habitants  de  ce  cha- 
let, nous  aurons  de  la  crème  et  du  miel. 

RARBARA,   qui  prend  divers  objets  dans  le  nécessaire 
Je  trouverai  le  habitantes. 

SARAH. 

Vous  voilà  déjà  repartie  ?  sans  reprendre  haleine  ? 

BARBARA. 

Oh  !  je  reposer  moi  avec  le  pêche.,  dans  le  bord  de  celte 
petite  lac. 

SARAH. 

Alors,  vous  n'avez  que  faire  de  remporter  votre  fusil 

RARBARA. 

Oh  !  oui!  pour  tiouer  le  sarcelles.  Il  est  amiousnnte,  et  mon 
chien  nager  lui  dans  l'eau  beaucoup  bien. 

SARAH. 

Je  n'ai  plus  le  courage  de  marcher;  sans  cela,  j'irais  admi- 
rer vos  prouesses.  (Bas.)  Car  Gérard  est  absurde  aujourd'hui... 
par  moments  !  Si  vous  l'emmeniez  ? 

BARBARA. 

Oh  !  s'il  offenser  vous,  vous  prenez  le  fiousil  de  lui.  Jamais 
l'honte  inconséquente,  avec  le  fàme  qui  porter  le  fiousil. 

F. lia  «â* 


FLAMINTO  *M 

SCÈNE  ÎII 

GÉRARD,  SARAH. 

SARAn,   à  part. 
Elle  en  parle  bien  à  son  aise,  l'heureuse  femme  à  qui  per- 
sonne ne  s'est  jamais  imaginé  de  faire  la  cour  ! 

GÉRARD,  qui  a  ouvert  sa  malle,  et  qui  en  a  tiré  un  album 

et  des  crayons.   Il  est  assis   à  droite. 
Eh  bien,  vous  retombez  dans  le  spleen  ?  (Posant  l'album  et  le 
crayon,  à  part.)  Au  fait,  j'aime  mieux  sa  mélancolie  que  sa  gaieté. 
(Haut.)  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  me  dire  la  cause...? 

SARAH,   vers  Ja  fontaine. 

De  mon  spken  ?  II  est  dissipé  :  ne  vous  en  tourmentez  pas. 

GÉRARD. 

Si   fait,  vous  êtes   mélancolique   :   c'est   votre   habitude. 

Voyons,  vous  avez  vingt-quatre  ans  :  vous  êtes  intelligente, 

instruite,  charmante  ;  vous  appartenez  à  une  grande  famille, 

vous  avez  une  grande  existence,  et,  dans  tout  cela,  je  ne  vois 

pas  de  motifs  pour  maudire  votre  étoile.  Je  vous  accorde 

que  le  passé  n'a  pas  été  riant,  qu'on  vous  a  sacrifiée,  enfant, 

à  l'ambition  ;  que  milord  Melvil  avait  \e  porto  et  le  cherry  fort 

maussades.  Mais  vous  êtes  veuve  depuis  trois  an-,  vous  vivez 

où  il  vous  plaît  et  comme  il  vous  plaît.  Élevée  en  Frnnce, 

!  Française  par  la  grâce  et  l'esprit,  pourquoi  ne  l'étes-vous  paa 

I  par  le  cœur  et  le  courage?  pourquoi  vous  obstiner  dans  cette 

réserve,  dans  cette  froideur  de  relations,  qui  est  l'idéal  ">u  le 

:  supplice  des  femmes  anglaises? 

I  SARAH,   rt'VPtiîp. 

Tenez,  Gérard,  je  n'ai  qu'un  mot  pour  vous  répondio.  Jo 
ne  veux  aimer  qu'une  fois,  et  ce  sera  pour  toute  ma  vie... 
Mai-  le  moment  n'est  pas  venu. 

GÉRARD. 

C'est-îi-dire  la  personne!  Grand  merci.  Ah  !  vous  êtes  d'une 
■  eluse... 


124  THEATRE   COMPLET  DE   GEORGE   SAND 

SARAH. 

C'est  le  premier  devoir  d'une  amitié  vraie.  Voyons,  cher 
comte,  il  y  a  déjà  des  années  que  nous  nous  connaissons,  et 
des  semaines  que,  rapprochés  par  le  hasard... 

GÉRARD. 

Ah  !  vous  croyez  encore  que  c'est  le  hasard  qui  m'a  amené 
cette  année  aux  eaux  de...? 

SARAH. 

Disons,  si  vous  voulez,  la  destinée.  Elle  avait  déjà  voulu 
que  vous  fussiez  le  plus  intime  ami  du  frère  chéri  que  j'ai 
perdu,  et  je  suis  habituée  à  vous  regarder... 

GÉRARD. 

Comme  un  second  frère?  Et  vous  croyez  que  c'est  là  un 
rôle  facile  auprès  d'une  femme  comme  vous  ? 

SARAH. 

C'est  un  rôle  que  vous  aviez  accepté  sans  effort,  et  qui  ne 
peut  pas  être  devenu  impossible,  du  jour  au  lendemain.  Mais 
j'ai  tort  de  vouloir  parler  raison  avec  vous  aujourd'hui  .[Pour 
la  première  fois,  vous  êtes  bizarre...  ou  plutôt  vous  êtes  vul- 
gaire. Vous  voilà  avec  moi  comme  tous  les  Français  se  croient 

obligés  d'être  avec  les  femmes. 

Elle  redescend. 

GÉRARD,   piqué;    il  s'est  levé. 

Vous  avez  bien  raison  de  dédaigner  les  Français!  Les  An- 
glais sont  si  tendres  ! 

SARAH. 

Les  Anglais  ont  une  personnalité  raisonnée,  svîtématique. 
La  vôtre  est  instinctive  et  impérieuse.  Je  ne  sais  laquelle  vaut 
le  mieux  ;  mais  je  sais,  mon  ami,  que  vous  n'êtes  pas  amou- 
reux de  moi  sérieusement,  et  que  vous  vous  gêniez  irrité  parce 
que  je  ne  veux  pas  être  coquette  avec  vous. 

GÉRARD. 

Et  qui  me  dit  que  vous  ne  l'êtes  pas?  Que  sait-on  de  vous, 
qui  restez  sans  cesse  sur  le  qui-vive  de  la  pruderie? 

SARAH. 

Assez,  Gérard,  assez!  vous  devenez  injuste.  Je  vois  que 


FLAMINIO  125 

vous  êtes  vif  :  si  vous  êtes  quelquefois  amer,  je  ne  veux  pas 
le  savoir.  Je  vais  m'intéresser  à  la  pèche  de  Barbara.  Venez 
nous  rejoindre  quand  vous  serez  redevenu  vous-même. 

Elle  remonte. 
GÉRARD. 

N'allez  pas  seule...  Je  vais  vous  conduire  auprès  d'elle. 

SARAH. 

Non  ;  je  la  vois  d'ici. 

GÉRARD. 

Vous  ne  voulez  pas  ? 

SARAH. 

Non. 

Elle  sort  par  le  fond. 

SCÈNE  IV 
GÉRARD,  puis  FLAMTNIC. 

GÉRARD. 

Je  viens  de  faire  une  sottise  !  j'ai  parlé  trop  tôt.  C'est  cet 
air  écossais  qu'elle  a  chanté  hier  au  soir.  C'était  mystérieux, 
c'était  suave,  (il  prend  un  crayon  et  un  album.)  Bah!  milady  dédai- 
gne les  hommages!...  ne  pas  seulement  vouloir  se  donner  la 
peine  de  vous  en  savoir  gré  !  Décidément,  l'absence  de  la  co- 
quetterie est  le  pire  défaut  qu'une  femme  puisse  avoir,  (n 
casse  son  crayon  avec  dépit.)  Je  suis  furieux,  moi,  et  je  me  venge- 
rais bien  volontiers  !  (Voyant  Flaminio  qui  est  entré  sans  bruit  par  le 
fond  à  gauche,  qui  s'est  dirigé  vers  le  chalet  et  qui  s'est  arrêté  pour  l'ob- 
server.) Mais  quel  est  donc  ce  sacripant  qui  semble  me  guetter? 

Il  s'assied  à  droite. 
FLAMINIO,   à  part.  Il  est  vêtu  d'une  façon  misérable;  il  est 

chevelu,  barbu,   presque  effrayant  d'aspect. 
Qu'est-ce  qu'il  fait  donc  là,  ce  monsieur  ? 

GERARD,   à  part,  l'observant  avec  quelque  méfiance, 
tout  en  ayant  l'air  de  dessiner. 

Est-ce  à  moi  ou  à  mon  bagage  qu'il  en  veut? 


126     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

FLAMINIO,   qui  s'est  approché  des  objets  déposés  au  second  plan 
près  du  chalet,  touchant  le  fusil  de  Gérard  qui  s'y  trouve. 

Une  belle  arme  !  très-belle  arme  de  chasse!  Ça  doit  porter 

très-juste. 

Il  soulève  le  fusil. 
GÉRARD. 

Quand  vous  aurez  fini  !  dites  donc  !  ne  vous  gênez  pas  ! 

FLAMINIO. 

Que  Votre  Seigneurie  se  tranquillise!  (Posant  le  fusil.)  Je  ne 
crois  pas  avoir  la  mine  d'un  brigand  ! 

GÉRARD,   à  part. 

Ma  foi,  si  !  un  peu  ! 

FLAMINIO,   ouvrant  un  album  resté  sur  la  malle  de  Gérard, 

railleur. 
Eh!  eh!  ça  ne  manque  pas  de  facilité.  Je  dirai  même  que 
ça  a  beaucoup  de  facilité  ! 

GÉRARD  ,  de  mémo. 
Monsieur  trouve  ? 

FLAMINIO,  fermant  l'album. 
Ah!  le  chic  !  on  se  sauve  par  là?  Mais  cela  me  suffit  pour 
voir  que  Votre  Seigneurie  s'occupe  d'art  et  non  des  affaires 
de  la  douane. 

GÉRARD. 

Ah!  vous  êtes  contrebandier?  Gomme  ça  se  trouve!  je 

manque  de  cigares. 

Il  se  lève. 

FLAMINIO. 

Voilà,  monsieur!  (n  lui  présente  un  paquet  de  cigares.)  Ils  sont 
excellents.  (Gérard  fait  le  mouvement  de  prendre  de  l'argent  dans  sa 
poche.)  Non,  merci!  Je  ne  vends  pas  au  détail.  Je  vous  prie 
d'accepter. 

GÉRARD,  prenant  un  cigare. 

Alors,  c'est  un  échantillon.  Vous  m'enverrez... 

FLAMINIO. 

Goûtez  d'abord. 


FLAMIXIO  «7 

GÉRARD. 

Vous  êtes  établi  dans  le  pays  ? 

FLAMINIO. 

Non,  j'y  fais  la  contrebande  par  occasion.  L'occasion,  mon- 
sieur, c'est  la  vie  1 

GÉRARD. 

Voilà  un  aphorisme...  Il  est  très-bon,  votre  cigare!  (s'as- 
seyant  et  le  regardant.)  Ah  çà!  vous  êtes  un  drôle  de  corps,  vous, 
et  je  me  trompai^!  Vous  n'avez  pas  une  mauvaise  figure. 

FLAMINIO,   railleur. 

Belle  tête,  monsieur!  heureuse  physionomie!  type  italien 
s'il  en  fut!  prestance  avantageuse...  et  pétri  de  grâces!  Re- 
gardez-moi bien. 

Il  écarte  ses  cheveux  et  se  campe- 
GÉRARD,   fumant. 

C'est,  ma  foi,  vrai  !  Vous  devriez  vous  faire  modèle. 

FLAMINIO. 

Je  l'ai  été,  j'ai  commencé  par  là  mon  éducation.  Un  sot 
me'tier,  et  fatigant!  mais  il  m'a  procuré  la  seule  instruction 
qui  fût  à  la  portée  de  mes  moyens  :  celle  qu'on  acquiert  (et 
très-vite)  dans  la  fréquentation  et  la  causerie  des  artistes. 

GÉRARD. 

Ah  !  oui-da  !  Au  fait,  vous  aviez  peut-être  tout  ce  qu'il  fal- 
lait pour  être  artiste  vous-même? 

FLAMINIO,  paiement. 
Je  le  suis,  monsieur;  je  chante,  j'ai  une  voix  magnifique.  Je 
ne  suis  pas  musicien  précisément,  mais  je  joue  de  tous  les 
instruments,  depuis  l'orgue  d'église  jusqu'au  triangle.  Je  suis 
né  sculpteur  et  je  dessine...  mieux  que  vous,  sars  vous  of- 
fenser. J'improvise  en  vers  dans  plusieurs  langues.  Je  suis 
bon  comédien  dans  tous  les  emplois.  Je  suis  adroit  de  mes 
mains,  j'ai  une  superbe  écriture,  je  sais  un  peu  de  mécanique, 
un  peu  de  latin  ot  le  français  comme  vous  voyez.  Je  ne  monte 
pas  mal  les  bijoux  ;  je  Buis  savant  en  céramique  et  en  numis- 
matique. Je  danse  la  tarentelle,  je  tire  lis  rartes,  je  magné- 
ti  e.  Attendez!  j'oublie  quelque,  chose.  Je  suis  bon  nageur, 


128    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

bon  rameur,  homme  de  belles  manières,  hardi  conteur,  ora- 
teur entraînant!...  enfin  j'imite  dans  la  perfection  le  cri  des 
divers  animaux. 

GÉRARD,  riant. 

Que  de  talents  ! 

FLAMINIO  ,  toujours  gai. 

Oh!  carissimo  !  je  puis  dire,  sans  me  flatter,  que,  si  je  ne 
suis  pas  le  favori  de  la  fortune,  je  suis,  au  moins,  celui  de  la 
nature. 

GÉRARD. 

C'est  possible,  mon  cher;  mais  elle  ne  vous  a  pas  gâté  sous 
le  rapport  de  la  modestie, 

FLAMINIO. 

Si  fait,  mon  bon  ami  !  C'est  précisément  la  modestie  qui 
m'a  empêché  de  parvenir. 

GÉRARD. 

Ne  serait-ce  pas  plutôt  la  paresse,  mon  bon  ami? 

FLAMINIO. 

Eh  bien,  donc  !  la  paresse  et  la  modestie,  ça  se  tient  !  L'une 
est  la  cause,  l'autre  est  l'effet. 

GÉRARD. 

Je  ne  sais  pas  si  ce  que  vous  dites  là  est  profond,  mais 
c'est  ingénieux,  (il  se  lève.)  Savez-vous  que  vous  m'intéressez 
beaucoup  ?  Si  vous  n'avez  pas  les  vices  qu'engendrent  l'in- 
constance et  l'incurie  de  la  misère... 

FLAMINIO. 

Oh  !  la  misère,  monsieur,  c'est  bien  relatif!  Quant  aux  vices, 
non!  ça  rend  bête,  et,  tel  que  me  voilà,  je  tiens  à  la  divinité 
de  mon  essence.  Je  l'ai  vu  de  près,  le  mal,  dans  ma  vie  er- 
rante! Je  ne  me  donne  point  à  vous  pour  un  sage  :  diable, 
non  !  Le  moyen  de  l'être  avec  ce  physique  !  mais  les  instincts 
de  perversité  ne  sont  pas  en  moi,  et  tout  excès  me  répugne. 

GÉRARD. 

Votre  histoire  doit  être  curieuse  ? 

FLAMINIO. 

Je  vous  la  raconterais  bien  si  je  m'en  souvenais  ;  mais  c'e;t 


FLAMINIO  129 

encore  un  rêve  trop  confus.  On  ne  juge  les  faits  qu'à  distance, 
et  je  suis  dans  le  coup  feu  de  la  vie.  J'ai  vingt-cinq  ans  et  je 
me  nomme  Flaminio,  le  premier  nom  venu,  comme  vous 
voyez.  Je  ne  vous  dirai  pas  que  je  suis  un  enfant  de  l'amour, 
j'aime  à  croire  que  l'amour  n'abandonne  pas  ses  enfants  ;  je 
ne  suis  pas  si  noble  que  ça  :  je  suis  un  enfant  du  hasard.  On 
m'a  trouvé  sous  un  berceau  de  pampres,  au  bord  de  L'Adria- 
tique, au  pied  d'une  belle  et  souriante  madone.  De  pauvres 
1  Relieurs  m'ont  recueilli,  élevé,  nourri,  battu  et  abandonné  à 
moi-même,  le  jour  où  j'ai  été  réputé  assez  fort  pour  me  tirer 
d'affaire.  J'avais  alors  douze  ans  et  je  ne  savais  pas  lire.  Ju- 
gez des  péripéties  d'une  existence  qui  commence  ainsi  !  Eh 
bien,  j'ai  conservé  une  gaieté  inaltérable,  et,  sans  un  défaut 
qu'on  me  reproche... 

GÉRARD. 

Ah  !  voyons  donc,  enfin,  ce  défaut  que  vous  voulez  bien 
avouer. 

FLAMINIO. 

Du  tout  !  c'est,  selon  moi,  ma  plus  grande  qualité.  Elle  m'a 
été  bien  plus  utile  que  nuisible,  au  fond  ! 

GÉRARD. 

Eh  bien,  qu'est-ce  que  c'est? 

FLAMINIO. 

Eh  bien,  voilà  !  Je  ne  peux  pas  réfléchir.  Non,  vraiment! 
Je  rêve,  je  contemple,  j'imagine,  je  crée;  mais,  quand  il  faut 
creuser  une  idée,  une  situation,  serviteur!  L'ennui  me  prend 
à  la  gorge,  et  j'aime  mieux,  en  contentant  mon  caprice,  me 
livrer  à  la  destinée.  Voilà  pourquoi,  essayant  de  tout,  et  ne 
m'obstinant  à  rien,  j'ai  connu  l'aisance  et  la  misère,  alterna 
tive  divertissante  et  philosophique,  monsieur,  où  l'on  dépense 
sa  dernière  pièce  d'or  gaiement  et  libéralement,  sans  se 
préoccuper  du  lendemain,  de  l'habit  qu'il  faudra  vendre  et 
de  la  guenille  qu'il  faudra  endosser.  Tenez,  j'ai  sur  moi  la 
preuve  qu'il  y  a  parfois  de  bonnes  veines  dans  mes  ûnanc 
quand  il  s'en  trouve  dans  ma  volonté.  Voilà  une  montre 
fort  belle,  dont  je  ne  puis  consentir  à  me  défaire,  bien  que 


«30  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

je  manque  de  choses  réputées  plus  utiles.  Que  voulez-vous  ! 
pour  l'artiste,  l'essentiel,  c'est  le  superflu. 

GÉRARD,  qui  a  regardé  la  montre. 
Ma  foi,  oui,  elle  est  belle,  et  je  vous  admire.  Si  toutefois... 
Non  !  j'ai  tort.  La  physionomie  ne  trompe  pas  à  ce  point.  Mais 
écoutez-moi,  Flaminio.  La  livrée  d'une  misère  volontaire, 
qu'elle  soit  le  résultat  de  l'inconduite  ou  de  l'imprévoyance, 
est  quelque  chose  qui  choque  comme  un  cynisme,  comme 
une  insanité  de  l'âme,  et  je  veux  vous  en  voir  débarrassé  en- 
core une  fois. 

FLAMINIO. 

Ah  !  vous  allez  m'offrir  un  emploi,  un  esclavage?  Merci, 
je  trouverai  bien  à  m'occuper  sans  ça. 

GÉRARD,    à  part. 

C'est  une  idée,  çal  Non,  je  vous  offre... 

Il  va  vers  $qvl  bagage. 
FLAMINIO,  avec  beaucoup  de  hauteur. 
J'espère,  monsieur... 

GÉRARD. 

Non  !  ce  n'est  pas  de  l'argent.  Je  veux  tout  bonnement 
vous  donner  des  habits  en  échange  de  vos  cigares. 
FLAMINIO,  dédaigneux. 
Vos  vieux  habits  !  c'est  ça  ! 

GÉRARD. 

Non  pas  !  des  habits  tout  neufs  et  que  je  comptais  mettre 
ce  soir.  Ne  me  refusez  pas;  avec  cela,  on  se  présente  partout, 
et  on  trouve  souvent  l'emploi  de  l'intelligence  sans  passer 
par  des  épreuves  fâcheuses  pour  l'amour-propre.  Tenez,  j'ai 
là  de  quoi  vous  métamorphoser  de  la  tête  aux  pieds... 

FLAMINIO,  regardant  la  malle  ouverte. 
Et  du  linge!  du  beau  linge  parfumé!  Ah  !  pazzia  t 

GÉRARD. 

Allons,  emportez  cette  malle,  je  vous  la  donne.  Habillez 
vous,  et  ensuite... 

FLAMINIO. 

Non  pas,  monsieur.  J'accepte,  mais  pour  bien  peu  d'in- 


FLAMIMO  «31 

stants.  J'ai  une  idée...  un  motif...  grave!  Quand  le  soleil 
sera  couché,  je  vous  dirai  pourquoi  je  cède  à  cette  fantaisie 
de  sybarite. 

GÉRARD. 

Moi,  j'espère  que,  jusque-là,  vous  prendrez  goût  à  la  mé- 
tamorphose, d'autant  plus... 

FLAMINIO. 

Aïel  on  vient  par  là...  11  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre. 
11  tire  une  clef  de  sa  poche  et  ouvre  le  chalet  en  tenant  ta  petite  malle. 
GÉRARD. 

Tiens!  vous  demeurez  ici?  Nous  nous  reverrons  tout  à 
l'heure,  n'est-CT  pas? 

FLAMINIO. 

Certes! 

11  entre. 

SCÈNE   X 

GÉRARD,  S ARAH,  puis  BARBARA,  RITA  et  le  Groom, 

apportant  les  provisions  et  les  ustensiles  pour  le  dîner. 

S  ARAH,  entrant  la  première, 
ous  n'êtes  pas  venu  voir  pêcher  ? 

GÉRARD. 

Vous  ne  l'avez  pas  voulu,  ce  me  semble. 

s  ARA  II. 

Nous  étions  brouillés;  je  vous  attendais!  Mais,  puisque  la 
montagne  ne  veut  pas  venir  à  Mahomet... 

Elle  lui  tend  la  main. 
GÉRARD,  lui  baisant  la  main  avec  froideur. 
Vous  êtes  mille  fois  trop  bonne. 

SARAII. 

Allons!  déridez-vous;  oublions  une  sotte  querelle,  et  res- 
tons amis.  Ou  apporte  les  provisions.  Faites-nous  diner  gaie* 
ment.  Ordonnez  la  fête! 

GERAHD,  froidement  au  groom  et  en  remontant- 

Servez  !  (à  Barbara./  Bfa  bien,  avez-vous  pris...? 


J3'2    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SÀND 

BARBARA,  triomphante,  montrant  un  panier. 
Doux  carpes,  d'une  coup  de  fiousil  ! 

GÉRARD. 

Douze? 

SARAH. 

Non,  deux! 

BARBARA,   donnant  le  panier  à  Rila. 

Voilà  !  le  habitante  du  chalette,  il  aidera  nous. 
SARAH,  assis  à   gauche. 

Non,  viens  ici,  petite.  Je  t'ai  prise  en  amitié,  et  je  veux 
encore  causer  avec  toi.  Voyez  donc,  Gérard,  comme  elle  est 
jolie!  Elle  s'appelle  Rita,  et  elle  n'a  que  quinze  ans.  Elle  est 
artiste  et  bergère.  Elle  danse  très-joliment  à  la  manière  de 
son  pays,  et,  avec  ça,  elle  est  d'une  naïveté  charmante  ! 

GÉRARD,    préoccupé. 

Peut-être. 

SARAH. 

Comment,  peut-être?  Vous  allée  voir.  Tu  dis  donc,  Rita, 
que  tu  es  déjà  fiancée  ? 

RITA. 

Oui,  madame;  du  moins,  je  crois  bien  que  je  suis  aiméo. 

SARAH. 

Il  n'y  a  toujours  pas  longtemps  ? 

RITA. 

Il  y  a  bien  quinze  jours. 

GÉRARD. 

Et  ça  durera? 

RITA. 

Dame  !  comme  ça  doit  durer  :  toute  la  vie. 

SARAH. 

Ah  !  vous  voyez  !  la  vérité  sort  de  la  bouche  des  enfants. 

GÉRARD,   à  Rita. 

Vous  faites  bien,  mon  enfant,  d'enseigner  à  madame  com- 
ment on  doit  aimer,  car  je  vous  assure  qu'elle  ne  s'en  doute 
pas  du  tout. 

RITA. 

Ah  bah  !  vous  badinez  !  Vous  êtes  son  mari,  je  gage? 


FLAMINIO  133 

GÉRARD. 

Dieu  merci,  non! 

RITA,   regardant  Barbara,   qui  s  est  assise  à  droite. 

Alors...  Oh  non  !  vous  êtes  le  fils  à  celle-là. 

GÉRARD. 

Hélas!  non  ;  que  ne  suis-je  assez  jeune!... 

BARBARA,   riant. 

Oh  1  très-galant,  beaucoup  aimable! 

SARAH,    à   Rita. 

Et  ton  fiancé  te  dit  qu'il  t'aimera  toujours,  qu'il  n'aimera 
que  toi  ? 

RITA. 

Non,  il  ne  dit  pas  ça  ;  mais  il  dit  qu'il  m'aime  bien,  et  il 
m'appelle  sa  petite  sœur.  Oh!  dame,  il  est  pour  moi  comme 
un  vrai  frère  ! 

GÉRARD. 

Et  tu  l'épouses,  quand? 

RITA. 

Je  ne  sais  pas.  Je  suis  trop  jeune  pour  me  marier,  vous 
voyez  bien,  et,  quand  j'ai  dit  à  mon  oncle  (je  n'ai  que  lui  do 
famille)  :  J'aime  quelqu'un,  il  m'a  répondu  :  «  Balil  c'est  trop 
tôt.  » 

SARAH. 

Et  lui,  qu'est-ce  qu'il  dit? 

RITA. 

Il  dit  la  même  chose  :  «  C'est  trop  tôt.  »  Mais,  comme  ça 
me  fait  pleurer,  il  me  dit  ensuite  :  «  Attends  que  j'aie  fait  for- 
tune. J'irai  au  loin  et  je  reviendrai  dans  trois  ou  qualre 
ans.  » 

SARAH. 

Alors,  te  voilà  tranquille? 

RITA. 

Oui.  puisqu'il  reviendra! 

GÉRARD,    ;i   Sarah. 

Elle  est  charmante,  en  effet.  Elle  ne  réfléchit  pas,  elle  !  elle 
croit  ! 

m.  8 


434  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SARAH,  se  levant. 
Ah  !  n'a  pas  la  foi  qui  veut  ! 

RITA. 

Allons,  je  vas  vous  chercher  de  la  crème.  (Elle  pousse  la 
porte  du  chalet  et  jette  un  cri.)  Ah  !  mon  Dieu  !  (Se  retirant.)  Qu'est- 
ce  que  c'est  donc  que  ce  monsieur-là  ?  (Aux  deux  dames.)  Est- 
ce  qn'il  est  de  votre  compagnie  ? 

GÉRARD,  à  part. 
Allons,  il  est  prêt!  Oui,  ça  sera  drôle.'  (Haut.)  Oui,  mon 
enfant,  c'est  un  de  mes  amis,  et...  (à  Sarab),  si  vous  le  per- 
mettez, je  vous  le  présenterai. 

Il  entre  dans  le  chalet. 
SARAH,   à  Barbara. 
Il  a  l'air  de  nous  mystifier.  Je  parie  que  c'est  le  duc  de 
Treuttenfeld,  l'homme  au  procès,  qui  est  revenu  sur  ses  pas! 
BARBARA,  voyant  Flaminio  sortir  du  chalet  avec  Gérard. 
Oh  !  nô  !  il  n'était  pas  loui. 

SARAH,  regardant  Flaminio,  qui  est  très-bien  mis  et  peigné. 
Celui-ci  est  mieux. 

GÉRARD,   bas,   à  Flaminio. 

Oui,  c'est  ça.  Vous  comprenez  parfaitement. 

FLAMINIO. 

Soyez  tranquille.  (Voyant  Rita,  qui  le  regarde  incertaine,  encore 
et  stupéfaite.)  Ah  !  diantre!.. .  C'est  égal  !  un  dîner  champêtre, 
de  jolies  femmes...  (Voyant  Barbara  et  regardant  Sarah.)  Une  jolie 

femme!  Allons,  il  faut  avoir  de  l'esprit,  du  montant...  mais  à 
une  condition  l 

GÉRARD. 

Laquelle  1 

FLAMINIO. 

Votre  parole  d'honneur  que  vous  ne  me  démasquerez  pas 
avant...  (Regardant  sa  montre.)  Tenez!  il  est  cinq  heures;  à  sept 
seulement,  je  redeviens  Flaminio;  et,  jusque-là...,  quoi  qu'il 
advienne... 

GÉRARD. 

Comment,  quoi  qu'ri  advienne?  (a  part.)  Le  fat!  (Haut,  en 


FL  A  M  IN  10  435 

riant.)  Eh  bien,  oui,  parole  d'honneur  !  Otez  vos  gants.  Ne 
soyez  pas  embarrassé  de  votre  chapeau. 

FLAMINIO, 

Ah!  j'ai  reperdu  l'habitude...  On  se  déforme  vite  quand  on 
retombe  dans  la  vie  primitive  !  Mais,  dans  un  moment,  vous 
me  verrez  prendre  beaucoup  d'aisance. 

GÉRARD,    à   part. 

Pourvu  qu'il  n'en  ait  pas  trop!  (Allant  vers  Sarah  et  Barbara, 
qni  causent  ensemble.)  Miladies,  c'est  mon  ami  le  marquis  Flami- 
nio  de...  (soufflé  par  Flaminio)  Flaminiani,  qui  est  en  tournée... 
(encore  soufflé  par  Flaminio)  géologique,  dans  ces  montagnes,  et 
qui  désire  vivement  vous  être  présenté,  (a  Barbara.  )  Je  vous 
conseille  de  l'inviter  à  manger  avec  nous.  Vous  en  serez  sa- 
tisfaite. C'est  un  philosophe...  avancé!  (a  Sarah.)  Et  un 
homme  du  meilleur  monde,  dont  le  cœur  est... 
flaminio,  bas. 

C'est  ça,  parlez  de  mon  cœur. 

GÉRARD. 

Dont  le  cœur  est  pourtant  très-naïf. 

FLAMINIO,   bas. 
Naïf?  Mais  non,  c'est  trop  vrai,  ce  que  vous  dites  là.  Jo 
suis  déjà  pris.  Elle  est  charmante  ! 

GÉRARD,   anx  deux  femmes. 
Eh  bien,  m'autorisez-vous  à  l'inviter?...  L'occasion,  quan 
on  dine  à  travers  champs  ! 

FARBARA. 

Oh!  je  voulais  bien,  moi,  si... 

Sarah-, 
SARAH. 

Vous  ordonnez,  chère  !  et  j'obéis. 

FLAMINIO. 

Sans  regret?  Je  suis  donc  bien  heureux  ! 

Il  lui  baise  la  maia. 
GÉRARD,   à  Sarah  étonnée. 
Ce  sont  des  façons  italiennes.  Il  n'est  pas  Français,  lui  ! 


THÉÂTRE  COMPLET   DE    GEORGE   SANI) 
SARAH,  bas,  à  Gérard. 

11  est  vif  ! 

BARBARA  ,   à  qui  Flaminio  a  aussi  baisé  la  main. 
Oh  !  il  est  bien,  très-bien  ! 

GÉRARD. 

Dame!  vous  voyez;  il  est  tout  effusion,  tout  reconnais- 
sance... et  tout  appétit. 

FLAMINIO. 

Ahî  depuis  que  j'explore  cette  admirable  région...  alpes- 
tre..., mes  guides  n'ont  pu  me  procurer  qu'une  alimentation 
fort  champêtre  :  le  régime  lacté  est  sain,  mais  on  s'en  lasse. 
AGssi  ferai-je  honneur  à  des  mets  plus  substantiels...  en  d'au- 
tres termes,  au  pâté  de  gibier  et  à  l'agréable  compagnie. 
(Bas,  à  Gérard,  qui  rit  sous  cape.)  Dites  donc,  ça  m'ennuie  de  faire 
le  pédant  ! 

GÉRARD. 

Bah!  allez  toujours;  ça  va  très-bien.  (Haut.)  Dînons  donc 
vite,  puisque  nous  avons  un  convive  si  bien  disposé,  (ils  s'as- 
seyent pour  manger,  qui  çà,  qui  là,  selon  la  disposition  et  les  accidents 
du  terrain.  Le  groom  a  servi  les  provisions  et  continue  à  servir  avecRita. 
Gérard  à  Sarah,  en  la  servant,  haut.)  L'Italien  est  plus  Sensuel  que 
spiritualistè.  C'est  là  son  organisation,  partant  sa  valeur 
réelle. 

FLAMINIO,  dévorant. 

Vous  dites  là,  mon  cher,  une  banalité...  paradoxale,  comme 
toutes  les  banalités  !  L'Italien,  ne  vous  en  déplaise,  est  un 
être  privilégié,  parce  qu'il  est  complet.  Je  n'admets  pas  vos 
distinctions  métaphysiques... 

SARAH. 

Oh!  la  métaphysique...  [a  Barbara  qui  fait  om)  Pardon,  chère  1 
mais  je  l'ai  en  horreur...  à  la  campagne  ! 

FLAMINIO. 

N'est-ce  pas,  signora?  J'étais  sûr...  (Rita  lui  pousse  l'épaule  en 

le  servant,  il  n'y  fait  pas  la  moindre  attention)  d'avoir  l'assentiment 
de  la  beauté...  c'est-à-dire  de  la  divinité  qui  sait  tout! 
L'âme  et  le  corps  !  vaine  subtilité.  Que  feraient-ils  l'un  sans 


FLAMINIO  437 

l'autre? Tenez  (montrant  Sarab),  je  regarde  milady...  je  vois  que 
son  àme  est  tendre.  (Montrant  Barbara.)  Je  regarde  milady,  je 
trouve  son  visage  agréable.  L'une  est  belle  parce  qu'elle  est 
bonne,  l'autre  est  bonne  parce  qu'elle  est  belle. 

SAN  AH,   sonriant. 
Très- joli  ! 

BARBARA. 

Charmante  ! 

GÉRARD. 

Délicieux  !  (A  part,  voyant  que  Rita  reste  comme  r^trîftëe  devant 
Flaminio.)  Ah  çà  !  toutes  les  trois  I  Eh  bien,  il  a  du  succès, 
mon  marquis  ! 

BARBARA,   a  Flaminio. 

Je  trouvé  vous  bien  synthétical  pour  une  géologue  ! 
FLAMINIO,   avec  feu. 

Géologue,  moi?  Dieu  me  préserve  de  l'être!  (Gérard  tousse 
pour  l'avertir.)  De  l'être  à  toute  heure!  Un  froid  et  gauche  pé- 
dagogue! quand  ce  vin  d'Espagne  couleur  de  rubis  rit  au  fond 
de  mon  verre  et  porte  sa  flamme  au  fond  de  mon  cœur? 
(il boit.)  Ah!  laissez-moi  déraisonner,  mon  cher...  (Bas,  à  Gé- 
rard.) Comment  vous  appelez-vous?  Il  faudra  me  le  dire. 
(Haut.)  Mes  chers  amis...  (Mouvement  de  wrprise  de  Sarah  et  de 
Barbara.)  Je  parle  aux  nuages,  aux  arbres,  à  toutes  les  divi- 
nes essences,  à  toutes  les  brillantes  formes  de  la  création.  Non, 
ce  n'est  point  en  savant,  c'est  en  poëte  que  j'aime  la  na- 
ture, et  que  je  comprends  le  beau,  la  femme,  l'amour. 
SARAH,   a  Barbara. 

S'il  commence  sur  ce  ton-là... 

PLAMINIOl,  qui  l'a   entendue. 

Oui,  signora!  L'amour  n'est-il  pas  l'alpha  et  l'oméga  de  la 
vie?  Trésor  et  conquête  pour  les  uns,  attente  ou  regret  pour 
les  autres!  Ma  foi,  vive  l'espoir  ou  le  rêve  !  Qu'est-ce  que  la 
jeunesse?  Un  bal  masqué  resplendissant  de  feux  ou  d'éclairs! 

(  :  K  R  A  R  D . 

Vous  oubliez  facilement  les  heures  de  déception,  à  »e  qu'il 
parait? 

8. 


!38  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAXD 

FLAMINIO. 

Oh!  parfois,  je  le  sais,  les  flambeaux  pâlissent,  la  fête  s'éloi- 
gne, les  portes  se  ferment,  les  houris  remontent  aux  cieux. 
La  nuit  se  fait,  la  vision  s'efface...  Le  pèlerin  s'égare  sur  de9 
chemins  dévastés.  C'est  la  réalité  qui  nous  saisit  au  sein  de 
l'ivresse.  Mais  qu'un  souffle  de  printemps  passe  sur  la  terre, 
qu'un  rayon  de  poésie  pénètre  dans  l'àme,  le  'phénix  renaît 
de  sa  cendre.  Les  sons  de  fête  reviennent  frissonner  dans  le 
feuillage.  Le  voyageur  secoue  ses  pieds  poudreux,  l'ange 
sent  repousser  ses  ailes.  Il  se  ranime,  il  respire,  il  vit,  il 
aime!  (Bas,  à  Gérard.)  Hé!  comment  trouvez-vous  la  méta- 
phore? Pour  un  homme  un  peu  gris,  ça  n'est  pas  mal. 
GÉRARD,  suivant  Sarah  qui  s'est  levée,  bas,  à  Flaminio. 

Vous  extravaguez,  jnon  cher,  et  vous  manquez  de  tenue. 
FLAMINIO,  le  suivant. 

Vous  trouvez  ?  (Il  offre  son  bras  à  Sarah  en  passant  entre  elle  et 
Gérard.)  Je  suis  certain  que  milady  comprend  les  émotions 
dune  vie  comme  la  mienne,  entremêlée  de  douces  illusions 
et  d'arides  labeurs  !  (Bas,  à  Gérard.)  Vous  voulez  que  je  plaise 
et  vous  me  glacez.  Éloignez-vous  donc  un  peu. 

GÉRARD,    à  part. 

Ma  foi,  je  suis  curieux  de  voir... 

Il  s'approche  de  Barbara  et  l'occupe  en  ayant  l'œil  sur  Flaminio. 

FLAMINIO,  bas,  à  Rita  qui  le  tire  par  son  habit. 
Fais  attention,  toi.  Ils  vont  passer. 

RITA» 

Joseph  est  là. 

FLAMINIO  fait  un   geste  d'impatience,   Rita    s'éloigne  vivement 
et  va  regarder  an    fond-  A  Sarah. 

Daignez  m'écouter,  signora!  Voici  un  moment  qui  ne  re- 
viendra probablement  jamais  dans  ma  vie.  J'en  veux  profiter 
pour  vous  parler  sérieusement  d'amour  ! 

SARA  II. 

Vous  voulez  dire  de  Vamour  ou  sur  Vamourl  Vous  étiez 
en  train  de  disserter...  mais  vous  venez  de  faire  une  faute 
do  français. 


FLAMIXTO  **9 

ri  hifiNio. 

Je  suis  étranger,  j'en  peux  faire  bien  d'autre?! 

SARA II,  quittant  <on  bras  et  remontant  vers  le  banc  à  gauche. 

Tachez  de  ne  faire  que  celle-là. 

FLAM1XIO,     à  part. 

Aïe!  ce  monsieur  m'a  placé  sur  un  trébuchet  !  Tàclnns 
i'y  voltiger  sans  culbute.  flgaiit.)  Soyez  tranquille,  signora; 
je  peux  écorcher  le  français  sans  danger;  car,  si  j'osais  vous 
parler  d'amour,  comme  je  disais  tout  à  l'heure  .contraire- 
ment à  la  grammaire  des  convenances) ,  vous  ne  vous  en 
fâcheriez  pas. 

SARAH. 

Ah  !  vous  croyez? 

FLAMTXIO. 

Non  certes,  car  ce  ne  sérail  pas  en  riant  et  en  m'efforçant 
de  vous  faire  rire.  Ce  ne  serait  pas  non  plus  en  jouant  au 
drame  ou  au  roman  pour  vous  persuader.  Enfin,  ce  ne  serait 
pas  avec  la  brusquerie  perfide  d'un  homme  qui  espère  sur- 
prendre. Ce  serait  avec  une  émotion  si  profonde...  un  effroi  si 
sincère...  Tenez!  je  ne  sais  pas  du  tout  ce  que  je  vous  dirais, 
et  je  crois  que  je  ne  vous  dirais  rien  d'intelligible.  Il  est  donc 
certain  que  vous  n'auriez  point  à  vous  courroucer. 

SARAH. 

A  la  bonne  heure.  Mais  le  mieux  serait  de  ne  me  rien  dire, 
surtout...  après  diner! 

FLAMIXIO. 

Ah!  signora,  si  j'étais  un  peu  excité,  un  peu  fou,  il  y  a 
deux  minutes,  me  voilà  bien  tristement  philosophe  à  l'heure 
qu'il  est,  et  tout  di-pOSO  à  généraliser.  (Voyaut  que  Gérard  l'é- 
coutO  Je  suis  parfaitement  dans  mon  bon  sens,  et  je  dirai 
que  l'amour  est  la  grande  science  de  la  vie. 

SARAH. 

Il  paraît  que  vous  avez  beaucoup  étudié  cette  science-là  ? 

i-  r,  a  m  i  n  i  o . 
Rk  plus  que  les  autres.  Je  la  devine  tout  en  y  rêvant  par- 
fois. Je  n'appelle  pas  amour  ce  qui  occupe  quelques  jours, 


140  THÉATEE   COMPLET   DE    GEORGE   SAN'D 

de  temps  en  temps,  un  cœur  oisif  ou  i'nquiet.  J'appellerais 
ainsi  une  affection  dont  on  ne  distingue  pas  le  commence- 
ment, tant  le  passage  du  respect  à  l'espérance  doit  être  une 
nuance  délicate  ;  dont  on  n'entrevoit  pas  la  fin,  tant  elle  doit 
sembler  impossible.  Je  ne  suis  pas  expert  en  matière  de  sen- 
timent, non,  je  l'avoue,  je  n'en  ai  pas  cherché  si  long  pour 
mon  usage.  Mais  il  me  semble  que,  si  j'aimais  un  jour,  je  me 
dirais  ceci  :  «  L'amour  vrai  ne  calcule  ni  ne  marchande.  11 
subit  les  rigueurs,  il  attend  la  confiance.  Il  s'expose  et  se 
livre  sans  rien  exiger.  Il  n'a  pas  de  dépit,  il  ne  craint  pas 
le  ridicule,  il  ne  cherche  pas  à  se  venger!  » 
SARAH,    attentive. 

Que  voulez-vous  dire  ? 

GERARD  s  approche  vivement. 
Oui  !  que  dites-vous  là  ? 

FLAMIMO. 

Moi?  Rien!  je  fais  une  théorie.  Je  plaide  la  cause  des 
amants  soumis...  ou  repentants. 

GÉRARD. 

C'est  une  théorie  que  miiady  écoute  avec  intérêt. 

BARRARA. 

Oh!  je  donner  raison  à  lui  ! 

GÉRARD,    à   Sarah. 

Et  vous  aussi  !  Il  paraît  que  vous  ne  recevez  pas  toutes  les 
déclarations  avec  une  égale  fureur  ? 

SARAH,   passant  devant  lui. 
Elles  ne  sont  pas  toutes  également  directes,  apparemment. 

GÉRARD,    hant. 

Certes  !  il  est  des  gens  sans  tact,  sans  usage  !  Mais  il  en  est 
d'autres  (regardant  Fiaminio)  que  leur  brillante  éducation  et  leur 
rang  dans  le  monde... 

FLAMINIO,  tirant  sa  montre,   bas,   à  Gérard. 

Faites  attention,  cher  ami,  nous  sommes  loin  de  l'heure... 

GÉRARD. 

Je  le  sais  très-bien;  mais  vous  vous  permettez  les  allu- 
sions, j'en  use  aussi.  (Uaui.)  Le  caprice  des  femmes  s'attache 


FLAMINIO  14! 

à  tout...  Ceci  est  encore  une  théorie  sans  application!  et  il 
sufJît,  dit-on,  d'un  habit...  qui  va...  à  peu  près  à  celui  qui  le 
porte,  pour  leur  paraître  agréable  et  distingué.  Qu'en  dites 
vous? 

FLAMINIO. 

A  quel  propos  ?...  Mesdames,  je  vous  demande  pardon  pour 
mon  ami  ;  je  crois  qu'il  est  un  peu  troublé  par  cet  excellent 
vin  d'Alicante.  Ses  idées  ne  tiennent  plus; mais  on  pourrait, 
en  suivant  ses  divagations,  lui  dire  qu'en  fait  d'esprit,  ce  n'est 
pas  toujours  l'habit  qui  fait  l'homme,  et  qu'en  fait  de  grâce, 
c'est  quelquefois  l'homme  qui  fait  l'habit. 

Les  deux  dames  remontent. 
GÉRARD,  à  Flamînio,  le  prenant  à  part. 

C'est  assez,  la  plaisanterie  va  trop  loin,  et  je  respecte  trop 
les  femmes  que  j'accompagne  pour  la  laisser  durer. 

FLAMINIO. 

Eh  bien,  comment  vous  en  -tirerez- vous?  Ça  vous  regarde. 

GÉRARD. 

Je  vous  prie  de  prendre  congé.  Esclave  de  ma  parole,  je  ne 
vous  trahirai  pas.  Faites  une  belle  sortie.  Gaulez  les  habits 
et  allez-vous-en. 

FLAMINIO. 

Non  pas,  s'il  vous  plaît.  Je  ne  garde  rien,  et  je  reste. 

GÉRARD. 

Alors,  je  vais  vous  chasser. 

FLAMINIO. 

Comment  ça  ? 

GÉRARD. 

En  vous  cherchant  querelle. 

FLAMINIO. 

Tant  pis  pour  vou«,  car  je  vous  tuera». 

GÉRARD. 

Ali!  vous  vous  battez,  vous? 

FLAMINIO. 

Et  très-bien!  comme  tout  ce  que  je  me  donne  la  peine  de 
lairo. 


Iî2  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  S  AND 

RI  TA,  qni  les  a  éeontés,  passant  entre  eux,  et  parlant  haut. 
En  voilà  bien  assez  !  (à  Flaminio.)  Tu  as  voulu  te  déguiser 
dans  les  habits  de  ce  monsieur;  c'est  bien.  Je  n'ai  rien  dit. 
Tu  as  voulu  faire  le  marquis  avec  cette  dame,  je  n'ai  rien  dit. 
Mais,  à  présent,  tu  veux  te  fâcher,  tu  veux  te  battre,  et  je 
vas  tout  dire. 

RARBARA. 

Oh!  battre... 

FLAUIMO. 

Vous  rêvez,  ma  chère  enfant  ! 

RITA. 

Ah!  tu  m'appelles  vous  t 

GÉRARD,  riant. 
Ah  !  ma  foi,  voilà  une  révélation  dont  je  ne  suis  pas  cou- 
pable. 

SÀRAH. 

Une  révélation  ? 

RITA. 

Eh  bien,  oui!  c'est  Flaminio  qui  montrait  les  marionnettes 
à  la  dernière  foire  de  Saint-Jean-de-Maurienne,  et  que  mon 
oncle  a  embauché  pour  faire  la  contrebande.  C'est  mon  fiancé, 
c'est  celui  qui  m'épousera  dans  deux  ou  trois  ans. 

FLAMINIO. 

Oui  !  compte  là-dessus. 

BARBARA,  sans  beaucoup  d'émotion. 
Une  contrebandiste  ? 

SARAH,  outrée. 
Un  saltimbanque! 

Rita  remonte. 
FLAMINIO. 

Non,  Flaminio,  l'artiste  vagabond,  le  poëte  sans  nom  et 
sans  avoir,  (a  Gérard,  bas.)  Flaminio,  le  cœur  sans  fiel,  qui  ne 
vous  trahira  pas.  (Haut.)  Voici  le  fait,  Excellences  !  C'est  pour 
ne  point  vous  effrayer  que  nous  avons  menti,  lui  et  moi.  J'é- 
tais signalé,  menacé,  traqué.  La  loi  punit  de  mort  le  contre- 
bandier, c'est-à-dire  qu'on  tire  sur  nous  sans  crier  gare.  Eh 


FLAMINIO  U3 

bien,  je  m'attendais  aujourd'hui  à  une  visite  dans  en  chalet, 
ou  à  une  rencontre  au  premier  pas  que  je  hasarderais  aux 
alentours.  J'ai  dit  ma  situation  à  ce  bon  jeune  homme,  qui 
m'a  caché  sous  ses  propres  vêtements.  Mais  le  danger  s'éloi- 
gne. (Joseph  a  fait,  du  fond,  un  signe  à  Rita.  Rita  fait  ce  signe  à  Fia. 

ininio.)  Les  douaniers  ont  passé  outre...  Le  papillon  va  dé- 
pouiller  sa  parure. 

GÉRARD,   à  Flaminio. 
Pardonne-moi  mon  emportement,  mon  brave  garçon,  et 
viens  à  moi  quand  tu  voudras. 

FLAMINIO,   haut. 

Merci.  Mais  il  n'est  pas  probable  que  nous  nous  retrouvions 
jamais.  J'ai  assez  de  ce  métier-ci,  et  je  pars  ce  soir  pour  faire 
un  tour  en  France. 

RITA. 

Tu  pars  déjà  ?  Et  quand  reviens-tu  ? 

•.FLAMINIO. 

Dieu  le  sait,  gentille  Rita.  N'y  compte  guère,  et  marie-toi 
avec  un  contrebandier  véritable.  Je  n'ai  rien  à  me  reprocher 
envers  toi,  pure  enfant,  (a  Gérard.)  Je  vous  l'ai  dit,  je  ne  suis 
ni  vicieux  ni  pervers,  (a  Rita.)  Garde  un  bon  souvenir  au  bo- 
hémien qui  a  respecté  la  sainte  hospitalité,  et  ne  te  fie  pas 
autant  à  tous  les  autres.  Si  je  peux  devenir  laborieux  et  rangé, 
je  t'enverrai  une  dot. 

BARBARA. 

Bien  !  je  charger  moi  de  le  dot  de  elle.  Bon  voyage  ! 

Elle  tend  la  main  à  Flaminio,  qui  la  baise  avec  respect. 
FLAMINIO. 
Vous,  signora?...  (Regardant  Sarah,  qui  cache  sa  figure  dai 
mains.)  Allons  !  que  Dieu  bénisse  les  bons  cœurs  ! 

Il  va  pour  rentrer  dans  le  chalet. 
RITA,   regardant  dans  la  coulisse   à  droite,  avec  effroi. 
Ah!  prends  garde!  ils  reviennent. 

FLAMINIO. 

Qu'importe?...  Pourtant  je  ne  voudrais  pas  qu'ils  vissent 
de  ores  ma  fiçure.  Jo  vais  faire  un  tour  de  promenade  par 


144  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE   SAND 

ici.  Ne  craignez  rien  pour  vos  habits,  monsieur,  je  reviens  ! 

Il  s'en  vers  la  gauche. 
GÉRARD,   à  Sarah,   qui  a  la  figure  cachée. 
Quoi!  vous  pleurez?...  Il  ne  risque  rien! 

SARAH. 

Je  pleure  d'indignation,  Gérard  ! 

GÉRARD. 

Contre  moi  t 

SARAH,   avec  fierté. 
Pensez-vous  donc  que  ce  puisse  être  eontre  moi-même? 

RITA,   qui  a  suivi  Flaminio  du  regard. 
Ah!  mon  Dieu!  il  revient  !  il  court!  ils  sont  là  aussi. 

VOIX,  dans  la   coulisse. 
Arrête!... 

FLAMINIO,  revenant  et  courant  sur  le  théâtre. 
Non  pas,  mes  maîtres,  on  n'arrête  pas  comme  cela  Flami- 
uo...  Votre  serviteur,  Excellences! 

Il  fait  vers  le  fond. 
RITA. 

Pas  par  là...  non  ? 

Flaminio  fuit  quand  même,  Joseph  le  suit. 
VOIX,  au  fond. 
Arrête  ! 

RITA. 

Ah  !  mon  Dieu  ! 

RARBARA,  qui  regarde  au  fond. 
Il  sauvé  lui...  Bien  !  vite,  vite  ! 

On  entend  un  coup  de  fusil.  Rita  fait  un  cri  et  s'élance» 
BARBARA. 

Oh!  tombé! 

RITA. 

Bon  Joseph!  il  remporte  ! 

SARAH,   courant  au  fond  avec  Gérard. 

Ah  !  le  malheureux  ! 


F  LA  MIN 10  145 


ACTE  PREMIER 

Un  petit  salon  bleu  donnant  dans  un  second  salon  au  fond;  porte  d'anti- 
chambre à  droite  ;  cheminée  et  deux  portes  au  fond  ;  guéridon  a  droite  ; 
fenêtre  à  gauche  ;  canapé  à  gauche  de  la  cheminée,  angle  droit  ;  table 
devant  la  fenêtre  ;  fauteuils,  chaises,  etc.  Local  sans  ostentation,  mais 
annonçant  l'existence  riche. 

SCÈNE  PREMIÈRE 
SARAH,  une  Femme  de  chambre. 

SARAH,  sortant  la  première  de  la  porte  du  fond  à  gauche.  Elle 
sonne,  la  femme  de  chambre  paraît  à  droite. 

Il  est  deux  heures?  Dites  que  je  reçois. 

LA    FEMME    DE    CHAMBRE. 

Je  l'ai  dit,  madame. 

Elle  sort  par  la  droite. 

SARAH,  s'approchant  du  guéridon  et  regardant  des  cartes  de  visite  et 

des  billets, 
a  M.  de  Kologrigo  !  »  Où  ai-je  entendu  ce  nom-là?  «  Re- 
commandé par  la  princesse  Palmérani...  »  C'est  quelque  mé- 
lomane qui  croit  que  je  donne  aussi  des  concerts  !  Pas  de 
lettre  de  ma  belle-sœur  1  Est-elle  en  route?  est-elle  malade? 

C'est  singulier! 

Elle  s'assied  sur  le  canapé.' 

UN'   DOMESTIQUE,  annonçant. 

M.  le  comte  de  Brumeval. 

SCÈNE  II 
SARAH,  GÉRARD. 

SARAH. 

Ah  !  Gérard  !  vous  êtes  à  Paris  !  Depuis  quand  ? 


146  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

GÉRARD. 

Depuis  une  heure,  et  vous  voyez  que  je  ne  perds  pas  de 
temps  pour  venir  me  jeter  à  vos  pieds. 

SARAH. 

Vous  vous  sentez  donc  bien  coupable  ? 

GÉRARD. 

Non,  pas  beaucoup  !  mais  je  vous  sais  très-irritée,  puis- 
que vous  n'avez  pas  daigné  répondre  à  mes  lettres.  J'ai  tort, 
puisque  vous  êtes  offensée.  Pardonnez-moi,  puisque  je  me 
montre  si  impatient  de  rentrer  en  grâce. 

Il  s'assied  en  face  d'elle. 
SARAH. 

Vaus  prenez  tout  cela  fort  légèrement,  je  le  vois.  N'atta- 
chez donc  pas  trop  d'importance  au  pardon  que  je  vous 
accorde. 

GÉRARD, 

Ah  !  mais  si  1  Je  veux  qu'il  soit  réel  et  cordial.  Qu'ai-je 
donc  fait  de  si  atroce?  Voyons,  dites!  Après  l'accident  du 
chalet,  qui  nous  avait  tous  mis  en  émoi  pour  lo  reste  du 
jour ,  vous  vous  êtes  arrangée  très-perfidement  et  très- 
cruellement  pour  quitter  le  pays  sans  que  j'aie  pu  vous 
voir. . . 

SARAH. 

J'ai  évité  une  explication  qu'aujourd'hui  je  ne  vous  per- 
mets pas  de  demander.  Du  moment  que  vous  croyez  ne  pas 
avoir  de  torts  envers  moi,  n'en  parlons  plus. 

Elle  porte  sur  la  table  tes  lettres  et  les  cartes. 
GÉRARD  se  lève  et  la  sait. 

Ah!  si  fait!  parlons-en.  Je  suis  léger  tant  que  vous  vou- 
drez, mais...  Eh  bien,  non!  je  ne  suis  pas  léger,  je  voudrais 
Vêtre;  mais,  quand  il  s'agit  de  vous...  de  vous,  Sarah,  que 
j'aime  et  respecte  depuis  que  je  me  connais,  cela  est  impos- 
sible. Voyons,  grondez-moi  beaucoup,  j'aime  mieux  ça.  Dites 
vos  griefs.  Ètes-vous  aristocrate  à  ce  point  de  vous  croire 
perdue,  pour  avoir  dîné  sur  l'herbe  en  compagnie  d'un  pau- 
vre hère... 


FLAMINIO  IW 

SARAH. 

Non!  mais,  si  ce  pauvre  hère,  comme  vous  l'appelez,  n'a- 
vait pas  eu  plus  d'esprit  et  de  cœur  que  vous  n'en  eûtes  ce 
jour-là,  vous  m'exposiez,  vous  me  livriez  à  ses  insultes. 

GÉRARD. 

Ses  insultes  !  N'étais-je  pas  là? 

SARAH. 

Outragée  par  vous,  je  ne  me  fusse  pas  sentie  venge'e  par 
vous. 

GÉRARD. 

Ah  !  vous  êtes  cruelle,  Sarah  !  Savez-vous  que  votre  amer- 
tume me  ferait  croire...  ? 

SARAH, 

Quoi  donc  ?  Dites  ! 

GÉRARD. 

Nonl  je  ferai  mieux  de  me  taire. 

SARAn. 

Oh!  je  comprends  de  reste  !  Eh  bien,  si  cela  était?  si  cet 
homme  m'avait  semblé  aimable,  si  je  l'avais  écouté  avec 
plaisir?... 

GÉRARD. 

Serait-il  possible  ? 

SARATI. 

Si  c'était  possible,  j'en  rougirais  probablement  vis-à-vis  de 

moi-même  ;  mais  vous  auriez  à  en  rougir  devant  moi  et  plus 

que  moi  ! 

Elle  remonta  A  la  cheminée. 

GÉRARD. 

Eh  bien,  c'est  vrai.  Si  je  le  croyais,  j'en  serais  si  humi- 
lié!... si  malheureux!...  mais,  comme  c'est  impossible... 

SARAH. 

Ah  çà!  m'apportez-vous  des  nouvelles?  ma  sœur  vous  a- 
t-elle  écrit  récemment?  Je  suis  inquiète  d'elle. 

GÉRARD. 

Ah!  elle  ne  vous  écrit  pas?  Diable  ! 


148  THEATRE  COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

SARAH. 

Vous  en  êtes  donc  inquiet  aussi  ? 

GÉRARD. 

De  sa  santé?  Non,  je  viens  de  la  voir.  J'arrive  de  Cham- 
béri. 

H  remonte. 
SARAH,  s'asseyant  sur  le  canapé. 
Vraiment  !  Alors,  dites-moi  donc  vite  pourquoi  elle  y  reste 
si  longtemps;  c'est  toujours  la  passion  de  la  chasse? 
GÉRARD,  debout  près  de  la  cheminée. 
Non,  c'est...  c'est  autre  chose;  et,  si  j'étais  pressé  de  vous 
voir,  c'est  aussi  à  cause  de  cela.  Voyons,  permettez-moi  de 
vous   reparler  de  cette  pomme  de  discorde  tombée  entre 
nous,  du  signor  Flaminio,  cet  homme  de  cœur  et  d'esprit, 
selon  vous,  dont  j'ai  à  vous  donner  des  nouvelles. 

SARAH. 

Je  ne  vous  en  demande  pas. 

GÉRARD. 


Ah  !  vous  en  avez? 
Par  vous. 
Par  moi  seul? 


SARAH. 
GÉRARD. 


SARAH,  offensée. 
La  question  est  singulière,  et  vraiment... 

GÉRARD. 

Non,  non,  elle  est  toute  simple,  vous  allez  voir.  Je  vous  ai 
écrit  qu'il  était  sauvé,  caché,  soigné...  et  puis  j'ai  été  passer 
Irois  semaines  à  Milan;  après  quoi,  repassant  par  Cham- 
béri...  Ma  foi,  je  suis  fort  embarrassé  pour  m'expliquer,  et 
pourtant,  je  dois  vous  avertir  qu'une  chose  très-désagréa- 
ble... 

SARAH. 

Quoi?...  Parlez  donc!...  (Avec  un  peu  d'effort.)  Il  est  mort  de 
sa  blessure? 


FLAMINIO  1*9 

GÉRARD. 

Non;  mais... 

LE    DOMESTIQUE,   annonçant. 

M.  le  duc  de  Treuttenfeld. 

SCÈNE  III 
PAR  A  H,  GÉRARD,  LE  DUC. 

SARAH,  à  Gérard. 
Ah!  lui  aussi,  revenu? 

LE    DUC. 

En  toute  hâte,  milady,  pour  mon  procès  d'abord;  et  puis... 
pour  vous  donner  des  nouvelles  de  votre  honorée  belle-sœur. 
GÉRARD,   a  part. 
Il  parle  comme  une  lettre  de  commerce  I 

SARAH. 

Ah!  elle  va  bien,  n'est-ce  pas? 

LE    DUC 

Comment  donc,  elle  rajeunit! 

Il  met  son  chapeau  sur  la  table. 

GÉRARD,  à  demi-voix,  vers  Sarah. 

Est-ce  une  épigramme  ? 

SARAH,   à  Gérard. 

Vous  dites? 

GÉRARD,   bas. 

Chut  !  c'est  entre  nous  !  tout  à  l'heure  !  Recevez  le  duc. 
(Haut  et  redescendant.)  Eh  bien,  duc,  votre  procès  est-il  entamé 
sur  nouveaux  frais? 

LE    DUC. 

Ah  !  des  frais,  ce  n'est  pas  ça  qui  manque;  mais  c'est 
d'autre  chose  que  je  veux  vous  entretenir...  C'est  de  miss 
Melvil,  pour  une  circonstance  grave... 

Le  domestique  entre  et  parle  bas  à  Sarah. 
GÉRARD,  à  part,  regardant  le  duc. 
Allons!  lui  aussi!  Mais  de  quoi  diable  se  méle-t-il? 


150  THEATRE   COMPLET  DE  GEORGE   SAND 

LE    DUC. 
Je...   (Regardant    avec   impatience  Sarah,   qai  est  préoccupée  par  le 
domestique.)  Je  sais  bien  qu'on  ne  s'intéresse  pas  aux  affaires 
des  autres...  Je  comprends .  ça  !  mais... 

SARAH,    à  qui  le    domestique  vient  de  répondre  après  quelques  mots 

échangés. 
Ah  !  mon  Dieu  I 

GÉRARD,  s'approchant  d'ellet 
Qu'est-ce  donc? 
SARAH,   bas  et  avec  agitation.  Elle  redescend  vers  Gérard;  le  duc 
remonte  à  la  cheminée. 

Est-ce  encore  vous,  Gérard,  qui  m'amenez  ce  personnage? 

GÉRARD. 

Celui  dont  nous  parlions?  Il  est  ici?  et  il  ose?...  M'ordon- 
nez-vous de  le  chasser? 

SARAH. 

Mais  courez  donc  ! 

GÉRARD,  après  avoir  fait  un  pas  pour  sortir. 
Xon  !  il  ne  faut  pas  ;  et,  puisqu'il  a  tant  d'audace,  il  vau 
mieux  le  voir  venir...  Mais  il  faut  que  je  vous  parle  aupara- 
vant. 

SARAH,  allant  vers  le  second  salon. 
Venez  donc  par  là...  (au  domestique.)  Faites  attendre. 

GÉRARD,  au  domestique. 

Faites  attendre  ici.  (Le  domestique  sort.  A  Sarah.)  Pas  dans 
l'antichambre;  ne  l'humiliez  pas  pour  commencer.  Il  faut  le 
ménager,  peut-être? 

SARAH. 

Moi? 

GÉRARD. 

Mon  Dieu!  vous  n'y  êtes  pas  du  tout;  c'est  plus  sérieux 
que  vous  ne  pensez. 

SARAH,  sur  le  seuil  du  second  salon. 

Pardon,  monsieur  le  duc!  en  ce  moment...  une  circon- 
stance imprévue... 


F  L  A  M  I  X  I  O  loi 

LE    DUC. 

J'attendrai  votre  bon  plaisir  ;  je  suis  fort  bien  ici.  (il  «in- 

italle  au  coin  du  feu  ;  Sarab  fait  un  geste  d'impatience  et  disparait  par  le 

fond  à  gauche  avec  Gérard.)  Oui,  ma  foi,  voilà  un  bon  fauteuil  ! 

Ah  !  qu'ils  sont  heureux,  les  gens  qui  ont  toutes  leurs  aises  ! 

On  se  donne  un  mal  de  chien  pour  en  arriver  là,  et  on  n'y 

arrive  pas  ! 

u:    DOMESTIQUE,  sur  le  seuil  de  l'antichambre- 

Qui  faut-il  annoncer  ? 

FLAMIMO,  parai>sant. 

Personne. 

Le  domestique  se  retire. 

SCÈNE  IV 

LE  DUC,  FLAMINIO. 

Flaminio  entre  et  jette  un  coup  d'oeil  autour  de  lui,  puis  s'approche  de  la 
cheminée,  où  le  duc  tisonne.  Tous  les  deux  se  regardent  en  même 
temps.  Flaminio  c?t  bien  mis,  un  peu  irop  bien  pour  le  matin. 

LE    DUC. 

Tiens,  c'est  toi  ? 

FLAMINIO. 

Comment!  c'est  vous?  Eh  bien,  dites  donc,  père  Sinigalia, 
où  avez-vous  pris  toutes  ces  décorations?...  Quelle  farce 
jouez-vous  là? 

LE    DUC. 

Tu  ne  sais  donc  pas?  j'ai  hérité  :  mon  oncle  le  duc  est 
enfin  trépas^'-. 

FLAMINIO. 

Ah  çà!  c'était  donc  vrai,  que  vous  étiez  de  famille  prin- 
cière? 

LE    DUC 

Rien  n'est  plus  vrai.  Je  suis  duc. 

FLAMINIO. 

J'ai  toujours  cru  que  vous  vous  moquiez  do  no<  . 


lr/2  TRÉATBE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

LE    DUC. 

Je  serais  même  souverain, "si  j'avais  le  moyen  de  régner. 
Mais,  grâce  à  un  M.  de  Kologrigo...  Je  te  conterai  ça  à  loi- 
sir! parlons  de  toi.  Gomment  diable  te  trouves-tu  ici,  chez 
lad  y  Melvil?  —  Qu'est-ce  que  tu  fais  donc  maintenant? 

FLAMINIO. 

Moi  ?  Rien,  comme  à  l'ordinaire. 

LE    DUC. 

Tu  as  tort. 

FLAMINIO. 

Oh  !  que  non  !  le  travail  m'a  toujours  porté  malheur... 

LE  DUC,  le  regardant. 
Est-ce  que  tu  aurais  fait  aussi  un  héritage?... 

FLAMINIO. 

Moi?  Je  suis  fils  de  l'Adriatique,  et  ma  mère  est  aussi 
avare  que  je  suis  prodigue.  Elle  garde  pour  elle  tous  les 
joyaux  que  lui  ont  donnés  les  doges  en  l'épousant,  et,  pour 
avoir  eu  tant  de  pères,  je  n'en  suis  pas  plus  riche.  Mais  ça 
ne  m'empêchera  pas  d'aller  voir  le  musée,  tout  à  l'heure,  de 
dîner  ensuite  au  Café  de  Paris  et  de  prendre  ce  soir  une  stalle 
aux  Italiens. 

LE    DUC. 

Alors,  tu  as  quelque  argent  ? 

FLAMINIO. 

J'ai  cinquante  francs  de  reste,  sur  le  prix  d'une  montre 
que  j'ai  vendue  à  Genève  ;  ça  a  payé  mon  voyage,  les  habits 
que  voilà,  et  ça  va  me  payer  une  journée  d'élégance  pari- 
sienne. 

LE   DUC 

Et  demain? 

FLAMINIO. 

Bah  1  vous  disiez  toujours  ca,  demain  t 

LE    DUC 

Et  tu  répondais  toujours  :  Nous  n'y  sommes  pas.  Allons, 
tu  ne  t'es  pas  amendé  !  Pauvre  garçon  !  je  voudrais  bien  te 
restituer  tout  de  suite... 


FLAMINIO  153 

FLAMINIO. 

Tiens,  c'est  vrai!  je  n'y  pensais  plus!  Vous  me  devez  quel- 
que chose,  vous! 

LE    DUC, 

Je  te  dois  trois  mois  d'appointements,  depuis  notre  mal- 
heureuse campagne  d'Autriche. 

FLAMINIO. 

Ah!  une  rude  campagne  !  contre  des  oreilles  barbares  qui 
ne  voulaient  pas  comprendre  l'italien. 

LE    DUC. 

J'ai  fait  là  de  mauvaises  affaires;  mais  avoue  que  ce  n'était 
pas  ma  faute  ! 

FLAMINIO. 

Certes,  vous  étiez  un  imprésario   très-actif  et  très-équi- 
table, quand  vous  pouviez  ! 

LE   DUC. 

Que  pouvais-je  faire  avec  des  acteurs  si  mauvais! 

FLAMINIO. 

C'est  vrai,  nous  étions  bien  mauvais! 

LE   DUC. 

Je  ne  dis  pas  ça  pour  toi.   Tu  aurais  pu  faire  merveille; 
mais  tu  étais  si  paresseux  ! 

FLAMINIO. 

C'est  encore  vrai  :  alors,  vous  ne  me  devez  rien? 

LE   DUC. 

Si  fait.  Je  penserai  à  toi.  Mais,  pour  le  moment,  je  n'ai  pas 
le  sou. 

FLAMINIO. 

Ah!  celui-là,  je  le  connais.  C'est  votre  mot  favori! 

LE    DUC. 

Que  veux-tu!  la  chance  m'a  toujours  trahi!  et,  depuis  que 
je  suis  grand  seigneur,  je  suis  plus  gueux  que  jamais.  Je 
plaide,  et,  de  tous  les  biens  que  je  croyais  tenir,  il  n'y  a  que 
mon  nom  qui  ne  me  soit  pas  contesté.  Un  nom!  on  ne  vit  pas 
avec  ça!  mes  revenus  sont  consignés,  les  marchands  de  chi- 
cane me  rongent,  mon  crédit  s'use...  Et...  tiens,  si  je  te  di- 


154    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

sais  que  je  suis  quelquefois  bien  aise  qu'on  m'invite  à  dîner, 
vu  que... 

FLAMINIO. 

Diable!  c'est  comme  ça?  Eh  bien,  venez  diner  avec  moi, 
vous  ferez  la  carte. 

LE  DUC. 

Tu  es  un  bon  garçon,  mais  c'est  impossible.     • 

FLAMINIO. 

Ah!  oui,  un  duc  avec  un  comédien? 

LE   DUC 

Oh!  je  n'ai  pas  de  sots  préjugés,  moi!  J'ai  trop  d'expé- 
rience pour  ça;  mais,  dans  une  position  aussi  précaire  que  la 
mienne,  ne  pouvant  m'appuyer  que  sur  la  considération  de 
mon  rang... 

FLAMINIO. 

Oui,  oui,  c'est  juste.  Eh  bien,  dites  donc...  mes  cinquante 
francs...  partageons-les.  Ce  sera  un  jour  de  gagné  :  c'est 
toujours  ça. 

LE    DUC. 

C'est  sérieusement  que  tu  parles? 

FLAMINIO. 

Dame!  pourquoi  pas?  Vous  avez  été  très-bon  avec  moi, 
très-paternel...  et  vous  savez  bien  que  je  n'ai  pas  l'intention 
de  vous  blesser? 

LE    DUC. 

Mon  cher  enfant,  je  te  sais  gré  de  ton  bon  cœur,  mais  je 
déclare  que  tu  n'as  pas  le  sens  commun.  Défais-toi  donc  de 
cette  générosité  princière,  et  apprends  à  gouverner  ton  pre- 
mier mouvement.  Voyons!  jeune  comme  tu  es,  beau  comme 
te  voilà,  aimable,  gai,  charmant  en  un  mot,  *u  peux,  tu  dois 
partir  de  cette  petite  somme  que  tu  as  dans  la  poche,  pour 
remonter  le  courant  de  la  fortune.  Te  voilà  à  Paris,  un  excel- 
lent endroit  pour  ceux  qui  n'ont  rien  à  perdre.  Il  y  faut  faire 
ton  chemin,  et  ton  chemin,  à  toi,  c'est  aux  femmes  qu'il 
faut  le  demander. 


FLAMINIO  J"'5 

FLAMINIO. 

Le  demander?  Non,  je  suis  en  train  de  tourner  le  dos  à  ce 
moyen-là! 

le  nue. 

Ah!  vraiment?  Est-ce  toujours  la  Palméruniï 

FLAMINIO. 

Oui. 

LE   DUC. 

Celle-là...  je  ne  te  dis  pas!  c'est  une  folle;  maïs  tâche  de 
plaire  à  quelque  autre,  et  ne  fais  pas  comme  là-bas,  prends 
la  chose  au  sérieux,  ne  te  livre  pas  en  aveugle  au  plaisir  qui 
enivre  et  qui  passe.  Fais-toi  aimer,  protéger,  piloter,  lan- 
cer!... Mais  ce  que  je  te  dis  là,  tu  y  as  songé  probablement 
en  venant  ici.  La  dame  du  logis  est  austère,  mais  elle  est 
très-haut  placée,  et... 

Sarah  et  Gérard  paraissent  à  gauche. 

SCÈNE   V 
Les  Mêmes,  SARAH  et  GÉRARD. 

SARAH,  bas,  à  Gérard  sur  le  seuil  du  second  salon. 
C'est  bien,  merci,  mon  ami.  Je  vais  le  traiter  comme  il  le 
mérite.  Occupez  le  duc. 

Elle  Ta  à  la  cheminée. 
GÉRARD,  haut. 

Duc,  venez  donc  voir  le  superbe  Reynolds  que  milady 
vient  d'acheter.  Vous  qui  êtes  connaisseur...  ça.  vous  inté- 
ressera. 

LE    DUC. 

Volontiers. 

Ils  passent  dans  io  fond  à  eaucha. 


153  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

SCÈNE    VI 
SARAH,  FLAMINIO. 

SARAH  s'approche  avec  résolution,  puis  s'arrête  un  peu.  A  part. 

Ah!  comme  il  est  pâle!  (Haut.)  A  présent,  monsieur,  je 
vous  écoute.  Puis-je  savoir  le  motif  d'une  visite  à  laquelle  je 
m'attendais  si  peu? 

FLAMINIO,   à  part. 

Ah!  l'accueil  est  désobligeant!  (Haut.)  Le  motif  est  vulgaire 
et  la  visite  sera  courte,  milady.  Une  personne  qui  vous  tient 
de  près,  et  que  je  respecte  infiniment,  touchée  de  l'accident 
dont  je  venais  d'être  atteint,  et  me  voyant  partir  pour  Paris, 
a  désiré  apparemment  m'y  cféer  des  ressources  dont  elle  me 
jugeait  dénué.  En  conséquence,  comme  je  prenais  congé 
d'elle,  elle  a  fait  glisser  dans  ma  valise  une  somme  de  mille 
guinées  en  bank-notes.  Je  viens  seulement  de  m'en  aperce- 
voir, et  naturellement,  je  vous  la  rapporte,  en  vous  priant  de 
vouloir  bien... 

Il  présente  à  Sarah  un  portefeuille  que  Sarah  hésite  à  recevoir  et  qu'il 
pose   sur  le  guéridon. 
SARAH,  étonnée. 
Ah!...  vous  refusez?...  Mais  pourquoi  n'est-ce  pas  à  elle- 
même  que...? 

FLAMINIO. 

Que  je  fais  cette  restitution?  J'ignore  quand  elle  se  propose 
de  venir  à  Paris,  et,  comme  je  ne  puis  me  constituer  le  gardien 
d'une  somme  considérable,  comme  cela  ne  se  confie  guère  à 
des  domestiques  que  l'on  ne  connaît  pas,  j'ai  cru  pouvoir  me 
permettre... 

SARAH. 

Oui,  sans  doute,  monsieur.  Mais  il  y  a  là  quelque  chose... 
qui  m'étonne  beaucoup! 

FLAMINIO, 

Milady  s'étonne  qu'on  repousse  une  aumône!   Oh!  mon 


FLAMINIO  157 

Dieu!  ça  dépend  des  goûts,  des  idées...  ou  des  besoins,  (il 
pose  le  portefeuille  sur  le  guéridon.)  Je  ne  suis  pas  dans  l'indi- 
gence, apparemment!  (a  part.)  Quand  on  a  cinquante 
francs  1 

SARAH,  interdite. 

Pardon...  mais  enfin!  c'est  donc  faux,  ce  que  l'on  me  disait 
tout  à  l'heure? 

FLAMINIO. 

De  moi?  Quelqu'un  auprès  de'vous  savait  que  j'existe?  Et 
que  pouvait-on  dire  de  moi  à  milady? 

SARAH. 

Vraiment,  monsieur,  je  n'ose  pas  le  répéter!  J'aimerais 
mieux  apprendre  de  vous-même...  C'était  si  étrange! 

FLAMINIO. 

J'attends  que  vous  m'interrogiez,  milady. 

SARAH,  à  part. 

Sa  figure  est  si  peu  celle  d'un  intrigant!  (Haut.)  Voyons, 
monsieur,  parlons  franchement.  Ma  belle-sœur  ne  vous  a- 
t-elle  pas  fait  conduire  secrètement  à  sa  maison  de  cam- 
pagne? 

FLAMINIO. 

Oui,  et  j'étais  trop  malade  pour  m'y  refuser.  La  ferme  où 
vous  m'aviez  fait  porter  n'était  pas  une  retraite  assez  sûre; 
miss  Barbara  s'est  dit  qu'on  m'y  surprendrait.  Je  dois  à  sa 
pitié  un  asile  et  des  soins  que  je  n'oublierai  jamais. 

SARAH. 

Des  soins?...  Alors,  elle  vous  a  témoigné  un  intérêt,  une  af- 
fection... Sachez  bien,  monsieur,  que  j'aime  et  respecte  miss 
melvil,  qu^sa  réputation  n'a  jamais  recula  moindre  atteinte; 
mais  elle  a  un  caractère  exceptionnel,  une  indépendance 
d'opinions...  Enfin,  ce  mariage  dont  on  croit  qu'elle  a  eu  la 
pensée... 

FLAMINIO.    stupéfait* 

Un  mariage? 

SARAH. 

Ne  s'est-elle  pas  entourée  d'hommes  d'affaires?  n'a-t-ello 


158     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

pas  fait  un  testament?  n'a-t-elle  pas  parlé  de  v^/us...  à  quel- 
ques personnes,  avec  une  exaltation...?  J'espère,  monsieur, 
que  vous  ne  me  croyez  pas  préoccupée  des  intérêts  matériels 
de  la  famille.  Toute  autre  manière  de  vous  enrichir  aurait 
mon  assentiment.  Je  suis  toute  disposée  à  en  chercher  le 
moyen  avec  miss  Melvil,  sans  que  le  public  soit  initié  à  cette 
prédilection...  Mais  un  éclat  serait  si  fâcheux,  si  ridicule... 
Voyons,  pouvez-vous  l'aimer?  osez-vous  le  dire?  avez-vous 
pu  le  lui  faire  croire  ?  Tous  ne  répondez  pas? 

FLAMINIO. 

Pardon,  milady,  c'est  que  je  réfléchis,  et  j'en  ai  si  peu. 
l'habitude!...  Je  me  demande  pourquoi  vous  avez  de  moij 
une  si  singulière  opinion,  et  je  cherche  si,  dans  ma  vie  pas- 
sée, j'ai  fait  quelque  chose  qui  autorise  des  soupçons  pa- 
reils. 

SARAH. 

Ainsi,  vous  niez...? 

FLAMINIO,  prenant  son  chapeau. 
Non,  milady,  rien!  c'est  à  miss  Barbara  de  se  justifier  si 
elle  a  eu  des  sentiments  et  des  projets  que  j'ignore.  Vous 
vous  en  expliquerez  ensemble.  Quant  à  moi,  peu  vous  im- 
porte ce  que  j'ai  pu  penser  et  vouloir,  peu  vous  importe  que 
je  sois  le  premier  ou  le  dernier  des  misérables.  Je  vous  pré- 
sente mon  respect,  milady! 

SARAH,  lorsqu'il  est  près  de  sortir. 

Non!  restez,  je  vous  prie.  Je  n'ai  pas  l'intention  de  vous 

blesser. 

FLAMINIO. 

Oh!  pardonnez-moi,  madame;  vous  en  avez  même  la  vo- 
lonté. 

SARAH. 

Eh  bien,  si  je  n'en  ai  pas  le  droit,  défendez-vous. 

FLAMINIO. 

Je  n'ai  pas  à  me  défendre. 

SARAH. 

Ah!  si   fait!   vis-à-vis  de  moi,  vous  êtes  coupable,  et, 


FLAMINIO  ioO 

si  je  suis  injuste    maintenant  à  votre    égard,   c'est   votre 
faute. 

FLAMINIO. 

Oui,  c'est  la  tante  de  ma  chétive  position,  ou  de  ma  mau- 
vaise fortune. 

SARAH. 

Non,  monsieur,  non  certainement.  Aucune  personne  juste 
et  sensée  ne  vous  fera  un  crime  de  cela. 

FLAMINIO. 

Alors...  c'est  donc  la  plaisanterie  du  chalet?  Eh  bien,  oui, 
madame,  c'était  une  plaisanterie  du  plus  mauvais  goût,  et  je 
serais  impardonnable  si  j'avais  su  à  quelle  femme  elle  s'a- 
dressait... Mais  je  ne  le  savais  pas,  voilà  mon  excuse. 

SARAH. 

En  effet,  vous  ne  le  saviez  pas,  et,  pour  vous  décider  à  me 
mystifier,  on  a  dû  vous  dire... 

FLAMINIO. 

Non,  rien;  n'accusez  personne.  Mettez  tout  sur  le  compte 
d'un  manque  d'esprit  et  d'éducation  auquel  on  devait  s'at- 
tendre de  ma  part.  Où  aurais-je  acquis  le  savoir-vivre,  le 
tact,  le  discernement?  X'ai-je  pas  vécu  au  hasard,  sans 
guide,  sans  conseil?  N'accusez  que  moi,  milady,  cela  vaudra 
mieux. 

SARAH. 

Alors...  que  je  vous  jug;;  bien  ou  mal,...  cJa  vous  est  par- 
faitement indifférent? 

FLAMINIO. 

Oh!  mon  Dieu,  un  peu  plus,  un  peu  moins  de  mépris... 

SARA  II. 

Et,  si  j'étais  disposée  à  vous  estimer...  davantage,  vous  no 
diriez  pas  un  mot,  vous  ne  ieriez  ni  un  effort  de  volonté,  ni  un 
pas  pour  m'y  encourager? 

FLAMINIO,   qui  s'est  toujours  teun  près  Je  la  sortie,   revenant 

vivement  sur  ses  pas. 
Ah  !  milady  !...  j'irais  au  bout  du  monde... 

Il  reste  prèi  de  la  cheminée,  en  voyan'  mirer  G{rtr<)< 


iCO     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE  VII 
Les  Mêmes,  GÉRARD. 

GÉRARD,  à  Sarah,  bas,  après  avoir  salaé  très-légèrement  Flaminio. 
Pardon,  si  je  dérange  un  entretien  que  je  ne  jugeais  pas 
devoir  être  si  long...  mais  je  viens  vous  donner  un  avis  im- 
portant pour  votre  gouverne  :  votre  belle-sœur  vient  d'arri- 
ver ;  elle  est  là  ! 

Il  montre  le  second  salon. 
SARAH,  voulant  y  courir. 
Ah!  j'en  suis  bien  heureuse  ! 

GÉRARD. 

Attendez!  ne  troublez  pas  un  tête-à-tête  !  Le  duc  s'est  em- 
paré d'elle  au  passage  pour  lui  renouveler  la  demande  la  plus 
solennellement  saugrenue...  dans  la  circonstance! 

SARAH. 

Quoi  donc? 

GÉRARD,   bas. 

Un  superbe  projet  dont  il  venait  justement  de  me  faire 
part,  et  qu'on  vous  dira...  quand  vous  aurez  congédié  ce 
monsieur. 

SARAH,  haut. 
Mais...  monsieur  reste;  je  l'en  ai  prié. 
GÉRARD,  bas,  à  Sarah. 
Ah!  l'explication  n'est  pas  finie?  Il  parait  qu'elle  est  caté- 
gorique. 

SARAH. 

Apparemment.  Voyons  la  vôtre. 

Gérard  lui  parle  tout  à  itùt  bas. 
FLAMINIO,  à  lui-même.   Il  est  près  de  la  cheminée. 
Est-ce  que  je  rêve?...  Oui!  je  suis  l'ou.  Elle  se  repent d'a- 
voir été  injuste...  voilà  tout! 

11  descend  à  gauche. 


FLAMINIO  161 

SARAH,  a  Gérard. 
Et  vous,  vous  êtes  de  cet  avis? 

GÉRARD,    bas. 

Dame!  ça  vaudrait  mieux  sous  tous  les  rapports  que  ce 
bohémien-là!  (Examinant  Fiaminio.)  Il  est  joli  garçon,  lécidé- 
mentl  bien  mis,  un  peu  trop  bien  misl 

SARAH. 

Il  n'a  peut-être  pas  pu  consacrer  sa  vie  à  la  science  de 
l'habillement...  Voici  ma  sœur  I 


SCENE  VIII 

Les  Mêmes,  BARBARA,  LE  DUO. 

SARAH,  l'embrassant  avec  effusion. 
Enfin,  vous  voilà  !  ètes-vous  bien  fatiguée? 

BARRARA. 

Oh!  no,  deart  (Voyant  Fiaminio.)  Oh!  ici?  Je  suis  étonnée... 
contente  de  voir  lui  ! 

GÉRARD,  ironiquement,   lui  montrant  le  duc. 
Ah  !  prenez  garde,  vous  allez  être  cause  d'un  duel. 

BARBARA. 

No!  je  ne  craigne  pas.  (au  duc.)  Et  présentement,  ici, 
voyez!  je  veux  faire  le  confession.  Je  trompé  vous  à  la  cam- 
pagne, je  croyais  vous  bien  bavarde  et  je  caché  une  jeune 
homme. 

LE   DUC,   à  Fiaminio. 

Ah  bah!  c'était  toi? 

GÉRARD. 

Vous  le  connaissez? 

LE    DUC. 

Certainement!  c'est  un  de  mes  anciens...  amis,  un  très- 
brave  garçon.  Eh  bien,  miss  Barbara,  j'ai  fort  bien  su  là-bas 
que  vous  cachiez  un  contrebandier  blessé.  J'ai  reconnu  là 
\"tre  bon  cœur,  je  ne  vous  en  ai  jamais  parlé,  et  je  ne  l'ai 


162     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

dit  à  personne;  après?  je  suis  très- mauvaise  langue  quand  je 
hais  les  gens,  c'est  vrai!  mais,  quand  je  les  aime..'.  Et  tenez! 
la  présence  de  ce  garçon-ià  ne  me  gênera  pas  pour  vous  ré- 
péter devant  lady  Melvil... 

BARBARA. 

Ne  dites  plous  rien,  je  avais  des  autres  intentions  pour  le 
famille  de  moi. 

GÉRARD,  à  Sarah,  un  peu  trop  haut. 
Ah  çà  !  c'est  donc  à  vous  qu'elle  veut  le  faire  épouser? 

SARAH. 

Je  ne  sais  pas  si  vous  êtes  plaisant,  mais  je  vous  trouve 

absurde. 

FLAMINIO,  qui  a  entendu  Gérard,  car  il  l'observe  attentivement 
Moi,  je  crois   monsieur  fort  spirituel.  Mais,  pour  le  bien 

comprendre,  je  voudrais  ^ue  miss  Melvil  daignât  s'expliquer 

devant  lui  sur  mon  compte. 

BARBARA. 

Oh!  vous  ave  liou  le  petite  papier  dans  la  portefeuille? 

FLAMINIO. 

Non,  miss  Melvil,  je  ne  comprends  pas  l'anglais  et  je  n'ai 
voulu  demander  la  traduction  à  personne. 

SARAH,  remettant  vivement  le  portefeuille  à  Barbara. 
Tenez,  il  l'a  rapporté,  je  ne  l'ai  pas  ouvert. 

BARBARA. 

Oh!  je  comprené!  Il  reûousé  l'argent  à  cause  il  n'a  pas 
liou  le  petite  papier! 

Elle  l'ouvre. 
SARAH,  bas,  à  Barbara. 
De  grâce!...  devant  Gérard,  qui... 

BARBARA. 

Oh!  je  sais!  Il  moque  moi,  mais  je  moque  lui.  (Haut.)  Je 
souis  une  person  ridiquioule,  je  ne  parle  pas  bien  en  fran- 
çais, je  habiller  moi  pas  bien  en  français.  Je  chassé  avec  le 
fiousil,  je  étudié  le  philosophie!  il  est  bien  ridiquioule!  je 
aimer  le  poetrie,  le  miousic,  le  bonté,  le  sincérité;  je  aimer 
il  signer  Flaminio!... 


FLAMINIO  163 

FLAMINIO,  à  part,  avec  uq  elïroi  comique. 
Malédiction  ! 

GÉRARD,  à  Sarah. 
Hli  bien,  vous  voyez! 

lk  duc,  à  part. 
Dame  !  ça  se  peut  bien  ! 

Sarah  est  consternée. 
BARBARA. 

Oh!  il  est  bien  ridiquioule!  je  entende  lui  chanter,  je  en- 
tende lui  parlé  dans  le  dèUrium  de  le  maladie.  Je  voyais  lui 
pleurer  pour  remercier  moi...  oh!  comme  une  fils!  Je  aimé 
lui!...  oh!  comme  une  fils.  Je  adopté  lui  pour  le  fils  de  moi; 
ici  est  le  notification.  (Elle  remet  le  papier  à  Sarah.)  Oh!  je  sais 
le  malignity,  je  vois!  (Elle  regarde  Gérard  et  le  duc.)  Mais... 

LE    DUC. 

Mais  il  y  a  un  moyen  de  vous  en  préserver,  miss  Melvil  : 
c'est  de  faire  un  mariage  convenable  et  sensé,  qui  n'empê- 
chera pas  vos  sentiments  maternels...  un  homme  d'un  âge 
assorti  au  vôtre,  pouvant  vous  offrir  un  nom... 

BARBARA,    souriant. 

Bien  difficile  pour  prononcer!  Je  remercié  vous,  diouke!  Je 
moque  le  malignité,  je  donne,  je  rende  le  avenir  à  une  vrai 
artiste!  et  je  ne  prené  pas  son  liberté,  je  laissé  lui  voyager. 

(Le  duc  remonte  mécontent,  Sarah  remonte  et  redescend  à  gauche.)  Je 
coultive  le  métaphysic,  je  n'étais  pas  signora  italiana,  je 
n'avé  pas  besoin  un  sigisbeo. 

FLAMINIO,  à  part. 
Ah!  oui,  à  la  bunne  heure!  l'excellente  femme!  (Haut.)  Si- 
gnora, je  ne  sais  comment  vous  exprimer... 

GÉRARD. 

Et  moi,  chère  miss  Melvil,  je  ne  sais  comment  m'ex- 
cuser... 

SARAH 

Ma  bonne  sœur! 


<6i  THEATRE   COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

BARBARA. 

Oh!  écoutez,  dear,  je  partager  lefortioune  de  moi...  entre 
vous... 

SARAH. 

Ah!  je  vous  supplie,  ne  parlons  pas  d'argent!... 

BARBARA. 

Je  voulais  dire  à  vous. 
Elle  l'emmène  à  la  table  et  lai  montre   d'autres   papiers  en  parlant  bas 

avec  elle. 
GÉRARD,    an  duc. 

Si  elle  l'entend  ainsi...  C'est  encore  très-excentrique; 
mais  elle  est  comme  ça,  et  sa  raison  en  est  quitte  à  bon 
marché.  Mais  voyez-le  donc,  lui;  on  dirait  qu'il  ne  s'y  at- 
tendait pas  !  c'est  de  l'extase  ! 

LE    DUC. 

Dame!  écoutez  donc,  elle  est  immensément  riche;  et  elle 
va  lui  faire,  en  attendant  l'héritage,  une  pension  raison- 
nable ! 

GÉRARD. 

Oh!  mieux  que  ça,  brillante! 

LE   DUC,  à  part. 

Et  il  me  prêtera...  (Haut,  à  Fiaminio.)Ehbien,  mon  garçon, 
je  me  réjouis  de  ce  qui  t'arrive,  moi  !  Te  voilà  riche!  c'est  un 
joli  appartement,  des  chevaux,  des  voitures,  des  chasses,  des 
dîners!  c'est  tout  ce  que  tu  aimes  :  des  bijoux,  des  curiosi- 
sités,  des  plaisirs,  des  amis!... 

FLAMINIO,    exalté. 

Non,  c'est  mieux  que  ça,  comme  dit  monsieur!  c'est  de 
l'indépendance!  c'est  de  la  dignité!  c'est  la  fin  de  l'exhibi- 
bition  et  de  l'exploitation  !  c'est  la  possession  de  soi-même! 
c'est  le  renouvellement  de  l'être  et  le  développement  de  la 
puissance  ignorée!  c'est  l'éducation  rapide,  la  transformation 
soudaine  !  c'est  l'extérieur  d'un  homme  qu'une  femme  peut 
regarder,  avec  la  distinction  réelle  do  celui  qu'elle' peut 
aimer!,.. 


FLAMINIO  165 

LE   DUC,   bas. 

Ah!  par  exemple,  il  ne  faut  pas  songer  à  lady  Sarahl... 

FLAMINIO,  bas,   tressaillant. 

L'ai-je  nommée? 

LE    DUC. 

Non...  mais  enfln  tu  comprends  que  ça  empêche  des  dis- 
positions complètes  en  sa  faveur. 

FLAMINIO. 

Ah!  vraiment?  Je  n'y  pensais  pas. 

LE    DUC. 

Ça  ne  fait  rien  ;  elle  est  assez  riche  par  elle-même. 

S  ARA  H,   s'approchant  de  lui  avec  des  papiers  à  la  main. 

C'est  moi,  monsieur,  qui  dois  et  qui  veux  vous  mettre  au 
courant  de  votre  situation. 

FLAMINIO. 

Desactes?  des  titres?  C'est  donc  sérieux?...  C'est  bon,  c'est 
maternel,  miss  Melvil,  ce  que  vous  faites  làl  mais  c'est  bien 
romanesque!  Et  vous,  milady,  c'est  généreux  à  vous  d'accep- 
ter cette  sorte  d'alliance  fraternelle  avec  un  aventurier 
comme  moi;  mais  c'est  bien  téméraire! 

SARAH. 

La  volonté,  le  moindre  désir  de  ma  belle-sœur  me  sont 
sacrés,  et  je  ne  croirais  pas  mériter  son  affection,  le  jour  où 
j'aurais  la  pensée  d'une  objection  ou  seulement  d'une  criti- 
que. Acceptez  donc,  sans  scrupule,  monsieur. 

Elle  s'assied  sur  le  canapé  et  Barbara  sur  une  chaise,  auprès  d'elle. 
FLAMINIO,   regardant  les  papiers. 

Mille  guinées  par  an!...  c'est  beau,  cela...  Qu'ai-jedonc  fait 
pour  mériter  un  pareil  bien-être?  Je  n'en  sais  rien,  moi; 
peut-être  le  savez-vous,  milady  :  seriez-vous  assez  bonne 
pour  me  le  dire?  Vous  ne  répondez  pas?  Vous  voulez  que 
j'accepte  sans  remords,  et  vous  mettez  de  la  vanité  à  vous 
laisser  dépouiller  dans  l'avenir,  sans  aucun  regret?  Pourtant, 
vous  vous  marierez...  bientôt  peut-être!  et  miss  Melvil  ado- 
rera vos  enfants.  Elle  voudra  les  gâter,  les  combler,  elle  le 
pourra  encore;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'un  étran- 


166  THÉÂTRE   COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

ger  aura  prélevé  la  première  part.  Tenez!  ne  dussé-je  être 
cause  que  de  la  privation  d'un  ruban  pour  mademoiselle  vo- 
tre fille,  je  me  sentirais  humilié  devant  un  petit  enfant.  Moi 
aussi,  j'ai...  je  n'oserais  dire  de  la  fierté  devant  les  personnes 
qui  me  jugent  fait  pour  accepter  leurs  dons,  mais  de  la  va- 
nité, beaucoup  de  vanité!...  (Brûlant  les  papiers  tranquillement  au 
feu  de  la  cheminée.)  Et,  si  je  deviens  jamais  riche,  je  ne  veux  le 
devoir  qu'à  moi-même. 

SARAH,  se  levant. 
Que  faites-vous? 

LE    DUC. 

Eh  bien  !  eh  bien  î 

GÉRARD. 

Ma  foi,  il  n'y  a  pas  à  dire,  c'est  agir  et  parler  en  homme 
d'esprit  et  en  galant  homme.  Je  vous  fais  amende  hono- 
rable, mon  cher!  et  loyalement! 

Il  lui  serre  la  main. 
BARBARA,  qui  a  tout  vu,   avec  beaucoup  de  sang-froid  à  Flaminio. 
Oh!  je  n'étais  pas  fâchée  contre  vous.  Yous donnez  raison 
à  moi  d'estimer  vous  ! 

FLAMINIO,  à  qui  elle  tend  aussi  la  main,  lui  baisant  la  main. 
Bonne  miss  Melvil!  je  ne  mérite  pas  d'être  votre  fils,  mais 
je  me  rappellerai  toujours  avec  attendrissement  que  vous 
m'avez  appelé  ainsi. 

Gérard  et  le  duc  sont  remontés  à  la  cheminée. 
BARBARA. 

Vous  serez,  quand  même,  dans  le  cœur!  (Flaminio  prend  son 
chapeau  sur  le  guéridon.)  Est-ce  que  VOUS  ne  voulez  plus  voir 
nous? 

SARAH. 

Il  craint  sans  doute  quelque  nouvelle  méprise  de  notre 
part.  Mais,  à  présent  que  nous  le  connaissons  tous,  il  n'a  pas 
à  douter  de  notre  accueil. 

LE   DOMESTIQUE,  annonçant. 

Madame  la  princesse  de  Palmérani. 


FLAMIXIO 

SCÈNE  IX 
Les  Mêmes,  LA  PRINCESSE. 

LA     PRINCESSE. 

Je  viens  vite  vous  faire  mes  adieux,  et  vous  demander  vos 
commissions  :  je  pars  ce  soir  pour  l'Italie. 

SARAH. 

En  vérité?  déjà?  pour...? 

LA     PRINCESSE. 

Oui,  puisque  décidément  j'ai  quelque  influence  à  Venise, 
puisque  je  dirige  un  peu  le  théâtre,  le  grand  monde  qui  s'y 
intéresse,  et  le  petit  monde  qui  en  dépend  !  J'ai  quelques  ar- 
tistes à  lancer,  quelques  débuts  à  surveiller  ;  ça  m'occupe, 
vous  savez,  ça  m'amuse!  Enfin,  c'est  ma  saison  de  bruit,  de 
réceptions,  de  commérage  et  de  musique.  Donc,  si  la  fantai- 
sie vous  prend  de  fuir  le  maussade  hiver  de  ce  pays-ci,  je 
vous  invite  tous.  (Voyant  Flaminio.)  Ah!  mon  Dieu! 
SARAH,   étonnée. 

Quoi  donc  ? 

LA    PRINCESSE. 

Vous  connaissez...?  Ah!  oui,  vous  étiez  en  Savoie...  Vous 
avez  dû  l'entendre  !  Eh  bien,  mais...  c'est  que  monsieur  est 
un  des  talents  que  j'ai  promis  et  annoncés  à  la  Fenice,  que 
le  théâtre  va  ouvrir,  et  qu'il  ne  devrait  pas  être  ici...  à  mon 
insu  du  moins! 

SARAH. 

Ah!  vous...  protégez  monsieur? 

LA    PRINCESSE. 

Et  vous  aussi,  peut-être  ? 

SARAH. 

Moi?  Non,  je  ne  protège  personne.  Je  ne  suis  ni  femme  du 
monde,  ni  artiste. 

LE    DUC. 

Ah!  pardon,  je  vous  ai  entendue,  et  je  m'y  connais,  moi! 


168  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

Vous  êtes  mille  fois  plus  artiste  que  toutes  ces  cigales  do 
salon  ! 

Il  baisse  la  voix  en  désignant  la  princesse ,  puis  passe  à  gauche, 
derrière  le  canapé. 
LA   PRINCESSE  ,  a  Flaminio. 
Ah  çàl  que  faites-vous  donc  ici  ? 

FLAMINIO. 

J'arrive,  Excellence,  et  je  me  promettais  d'aller  aujour- 
d'hui remercier  Yotre  Seigneurie  des  lettres  qu'elle  a  daigné 
me  faire  écrire;  mais...  je  ne  me  sens  pas  de  force  à  débuter 
sur  une  scène  de  premier  ordre,  je  n'ai  pas  fait  les  études 
suffisantes,  et  ma  voix  elle-même...  Je  viens  d'être  gravement 
malade. 

LA    PRINCESSE. 

Ah  bah!  vous  avez  perdu  votre  voix? 

BARRARA. 

Oh  no  !  Il  a  été  malade  beaucoup,  mais  le  voix  de  lui,  il 
est  le  plious  beau  sur  la  terre  ! 

LE    DUC. 

Pardié!  j'ai  toujours  dit  à  ce  garçon-là  qu'il  avait  cent  mille 
livres  de  rente  dans  le  gosier! 

LA   PRINCESSE,   railleuse. 

Tiens  !  c'est  vrai  !  le  duc  a  été...  à  même  d'en  juger. 

On  se  lève. 
LE    DUC. 

Oui!  j'ai  été  imprésario...  ambulant,  très-ambulant,  je  ne 
m'en  cache  pas.  Je  peux  dire  la  cause  et  l'origine  de  toutes 
mes  connaissances,  moi  !  (a  part.)  Attrape  ça  ! 

Le  duc  se  rapproche  de  la  princesse  et  de  Flaminio. 
LA   PRINCESSE,  à   Flaminio,  continuant  une  conversation  à  voix 
basse ,  et  d'nn  ton  de  dépit. 
Si  vous  êtes  Y  ami  de  cette  Anglaise,  je  vous  abandonne. 

FLAMINIO. 

De  grâce,  madame,  plus  bas  !...  le  duc... 


nAMixio  i6y 

LA    PRINCESSE,   demi-haut. 

Le  duc  a  plus  besoin  de  ma  table  que  je  n'ai  besoin  de  sa 
discrétion. 

LE   DUC  ,  à  part.   Il  a  entendu. 
Hem  1  c'est  selon.  Miss  Barbara  aussi  a  un  bon  cuisinier. 

Il  se  rapproche  tont  à  fait. 
LA    PRINCESSE  ,    à  Flaminio. 

Enfin,  vous  allez  partir  aujourd'hui,  dans  une  heure,  je  le 
veux. 

LE    DUC. 

C'est  donc  décidé  ?  il  est  engagé  ? 

LA    PRINCESSE. 

Et  fort  cher,  j'ai  répondu  de  lui.  Je  lui  fais  une  très-belle 
position,  et  il  hésite! 

LE    DUC. 

ïl  a  tort!  mais  que...  (Bas,  à  la  princesse.)  Il  n'a  peut-être  pas 
de  quoi  faire  le  voyage. 

LA    PRINCESSE. 

N'est-ce  que  cela?  Il  voyagera  dans  une  de  mes  voitures. 

FLAMINIO. 

Pardon,  signora,  c'est  trop  de  bontés,  mais... 

LA     PRINCESSE. 

Mais  quoi  ?  Ah!  oui,  votre  fierté  !  je  sais  ça.  Mais...  atten- 
dez !  Oui,  tenez,  vous  voyagerez  avec  un  homme  de  mes 
amis,  pas  très-amusant,  mais  très-dilettante,  un  étranger  qui 
part  justement  aujourd'hui  pour  Venise  et  qui  se  fera  un  plai- 
sir de  m'obliger,  le  comte  Démétrius  de  Kologrigo. 

LE    DUC,   bondissant. 

Hein?  comment  avez-vous  dit?  Le  Kolog...  Il  est  aussi  de 
vos  amis,  celui-là? 

LA     PRINCESSE. 

Eh  bien?  Ah!  j'oubliais!  votre  procès,  votre  ennemi  ! 

Elle  va  en  riant  vers  l'autre  groupe. 
LE    DUC,   à  Flaminio. 

Tu  ne  vas  pas  reflamber  pour  celte  femme-là,  j'espère? 

ni  40 


470  THÉÂTRE  COMPLET  DE    GEORGE  SAND 

FLAMINIO. 

Moi  ?  Je  ne  l'ai  jamais  aimée! 

LE    DUC. 

Elle  s'affiche  volontiers  ;  mais,  pour  toi... 

FLAMINIO. 

Oh!  cela,  c'est  tout  simple  !  je  ne  suis  pas  de  ceux  qu'une 
femme  à  la  mode  traîne  à  son  char. 

Sarah  emmène  la  princesse  dans  l'autre  salon,  Barbara  cause  avec 

Gérard. 
LE    DUC. 

Elle  te  lancera,  et  puis  elle  tirera  l'échelle  au  premier  ca- 
price. Songe  à  l'autre  !... 

FLAMINIO. 

Ah  !  taisez- vous  !  vous  ramenez  le  vertige  de  la  peur. 

LE    DUC, 

Toi,  peur  ? 

FLAMINIO. 

Oui,  moi  !  audacieux  comme  je  suis,  je  tremble  devant  une 
femme  pure,  et  c'est  tout  simple.  Que  suis-je  aux  yeux  d'une 
telle  femme!  Tenez  !  il  faut  que  je  devienne  quelque  chose.  Il 
faut  que  j'aille  à  Venise.  Oui  !  je  vas  revendre  tout  de  suite 
mes  habits,  j'irai  à  pied,  nu-pieds,  s'il  le  faut...  mais  j'irai!  je 
travaillerai...  j'aurai  du  talent,  de  la  gloire  peut-être;  et,  si 
je  la  revois  jamais,  je  ne  rougirai  plus  devant  elle  de  rna  mi- 
sère, c'est-à-dire  de  ma  paresse  et  de  ma  nullité  ! 

LE    DUC 

Bah!  bah!...  cette  femme-là  n'est  pas  une  glorieuse 
comme...  (Voyant  approcher  Barbara.)  N'est-ce  pas,  miss  Melvil, 
qu'il  vaudrait  mieux  travailler  à  Paris  avant  de  courir  la 
chance  d'un  fiasco  en  Italie  ? 

BARBARA. 

Je  conseillé  lui,  semblablement  à  vous. 

LA   PRINCESSE,  se  rapprochant  avec  Sarah. 

Àh!  vous  travaillez  tous  deux  contre  moi?  C'est  fort  mal. 
J'ai  besoin  de  lui  là-bas  pour  mes  concerts,  j'ai  annoncé  une 
étoile  des  plus  brillantes,  je  l'ai  promise,  j'y  compte.  (ASarab.j 


FLAMINIO  ITi 

Est-ce  que  vous  aussi,  ma  chère,  vous  cherchez  à  m'enlever 
mon  artiste  ? 

SARAH. 

Vous  l'enlever?  Non,  certes;  mais  il  me  sembie  que  mon- 
sieur ne  doit  et  ne  veut  être  l'artiste  de  personne. 

FLAMINIO. 

Oui,  milady  comprend  la  dignité  de  l'homme  et  l'indépen- 
dance... 

LA    PRINCESSE,    à  part. 

Ah  !  oui-da  ?(a  Sarah  et  à  Barbara.)  Dites-moi,  chères,  est-ce 
que  nous  ne  pourrions  pas  causer  ensemble  un  instant? 

SARAH. 

Volontiers. 
Le  duc  et  Gérard  remontent  la  scène  et  s'en  vont  dans  le  salon  du  fond. 
Flaminio,  troublé  et  inquiet,  hésite  à  les  sm« 
FLAMINIO  ,   à  part. 
Que  veut-elle  donc  lui  dire  de  moi? 

LA    PRINCESSE. 

Eh  bien,  Flaminio,  laisse-nous  aussi...  laissez-nous.  Par- 
don! je  suis  distraite! 

Flaminio  sort  en  regardant  Sarah,  qui  a  frissonne. 

SCÈNE  X 

LA  PRINCESSE,  SARAH,  BARBMIA. 

SARAH,    troublée. 
Ah!  vous  tutoyez  monsieur...? 

LA     PRINCESSE. 

M.  Flaminio?  Eh  bien,  oui,  certes,  par  habitude.  C'est 
la  coutume  à  Venise  que  les  patriciens  tutoient  leurs  valets, 
et  il  a  été  le  mien...  Qu'est-ce  que  vous  avez  donc,  Sarah? 
Vous  vous  trouvez  mal  ? 

RARBARA. 

Oh!  vous  voulez  imaginer  vous  cela  ?  (Elle  aide  Sarah  à  racher 


172    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

son  émotion.)  Oh  !  dear  !  j'ai  marché  moi  bien  lourde  sur  le  pied 
de  vous  ? 

La  princesse  passe  à  droite;  sur  un  signe  de  Sarah,  on  s'assied. 
SARAH. 

Nous  écoutons. 

LA     PRINCESSE. 

m  Tenez,  Sarah,  je  veux  vous  témoigner  la  franchise  et  les 
égards  que  se  doivent  deux  anciennes  compagnes  de  couvent. 
Je  ne  dis  pas  deux  amies  :  la  différence  de  nos  caractères... 
J'accorde  toute  supériorité  au  vôtre,  et,  pour  vous  prouver 
l'estime  que  j'en  fais,  je  veux,  moi,  irréfléchie  et  spontanée, 
vous  donner  un  bon  conseil. 

SARAH. 

Ah!  vous  allez  me  donner  des  conseils? 

LA    PRINCESSE. 

Oui,  malgré  votre  amertume  et  le  dédain  de  miss  Melvil, 
qui  n'est  peut-être  pas  un  guide  aussi  prudent  qu'elle  se 
l'imagine,  je  vois,  par  ce  qui  se  passe  ici,  que  vous  admettez 
un  peu  vite  dans  votre  intimité  le  premier  aventurier  qui  se 
présente  avec  une  jolie  figure  et  une  belle  voix.  Vous  avez 
tort.  L'Italie  fourmille  de  ces  petits  messieurs-là,  dont  l'ave- 
nir est  plus  brillant  que  le  passé.  Celui-ci  est  un  vagabond 
que  mes  parents  ont  dû  chasser  de  leur  service  pour  cause  de 
paresse,  et  que  j'ai  vu  ensuite  courir  les  rues  de  Milan  et  de 
Naples,  avec  la  joyeuse  bande  des  saltimbanques,  bras  des- 
sus, bras  dessous  avec  des  femmes...  quelles  femmes  !  et  lo- 
geant à  la  belle  étoile,  quand  il  ne  couchait  pas  en  prison 
pour  tapage  nocturne  et  rixes  de  cabaret.  Je  ne  saurais  trop 
répondre  qu'il  n'y  ait  jamais  eu  quelque  chose  de  pis.  Vous 
pensez  bien  que  je  n'ai  pas  suivi  avec  beaucoup  d'attention 
le  vol  de  cet  oiseau  voyageur. 

RARRARA. 

Oh!  pardonne-moi!  vous  suivez  loui,  présentement? 

LA    PRINCESSE. 

Non,  c'est  moi  qui  lui  ordonne  de  me  suivre,  parce  que  le 
duc  de  Treuttenfeld,  un  autre  de  mes  protégés,  ma  révélé  en 


FLAMINIO  373 

lui  un  grand  talent.  (Se  lovant.)  Qu'est-ce  que  ça  me  sait,  à  moi, 
le  passé  de  Flaminio?  11  aura  toujours  bien  assez  de  vertu 
pour  faire  un  comédien  ;  et  je  n'en  veux  pas  faire  autre  chose. 
Si  vous  avez  sur  lui  d'autres  vues,  à  la  bonne  heure,  vous 
voilà  avertie,  et  ce  sera  à  vos  risques  et  périls. 

Elle  se  lève  et  va  dans  le  second  salon. 

SCÈNE  XI 
SARAH,  BARBARA,  puis  LE  DUC, 

BARBARA. 

Oh!  cette  fâme,  il  est  une  démon  l...Eh  bien,  Sarah,  vous 
devez  mépriser...? 

SARAH. 

Certes,  j'en  ris,  VOUS  voyez!...  (Elle  essaye  de  se  lever  et  re- 
tombe.) Ah!  j'étoufle  !...  je  crois  vraiment  qu'elle  nra  mise  en 
colère. 

BARBARA. 

No,  il  n'est  pas  le  colère;  il  est  le  chagrin! 

SARAH  ,   se  levant. 
Le  chagrin  ?  Pourquoi  donc,  je  vous  prie  ? 

BARBARA. 

Oh!  vous  avez,  vous  sentez  le  amitié  pour  Flaminio!  [La 
duc  entre  )  Eh  bien,  le  logique  du  cœur  il  dit  qu'il  ne  devé 
pas  demander  à  le  opinion  le  sanction  de  lui. 
SARAH,  absorbée  et  comme  brisée. 

Laquais!  il  a  été  laquais  ! 

BARBARA. 

Oh!  il  a  été  Jeanne-Jack  Rousseau  aussi  laquais  ! 

LE   DUC,   qui  est  entré  à  pas  de  loup. 
Laquais  !  allons  donc!  Flaminio? 

SARAH,  se  levant. 
Mais,  monsieur  le  duc... 

BARBARA,   au  duc. 

Oui,  oh!  parlez  ! 


IU  ÏHÉATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

LE  DUC. 

Il  a  été  gondolier  dans  la  maison  Palmérani.  Bah!  à  quel 
âge  ?  il  avait  douze  ou  treize  ans  !  Et  savez-vous  pourquoi  on 
Va  congédié,  le  pauvre  enfant?  Parce  qu'il  m'apportait  cha- 
que jour  son  dîner  en  échange  des  leçons  de  français  que  je 
lui  donnais  dans  la  soirée...  car  moi-même  qui  vous  parle... 
Mais  il  ne  s'agit  pas  de  moi.  Sachez  qu'un  barcarolle  n'est  pas 
un  laquais;  et,  quant  au  reste... 

SARAH  ,  avec  amertume. 

Oui,  le  reste!  une  vie  de  désordre  et  d'infamie  1 

LE    DUC 

Bah  !  le  désordre  !  Quel  ordre  voulez-vous  qu'on  ait  quand 
on  ne  possède  rien?  Quant  à  l'infamie...  après  ce  que  vous 
venez  de  lui  voir  faire...  Ma  foi,  milady,  vous  êtes  plus  mé- 
fiante que  moi,  et  pourtant  vous  n'avez  pas  mon  expérience! 
Eh  bien,  moi,  je  vous  dis  que  la  Palmérani  en  a  menti,  comme 
une  folle  et  une  jalouse  qu'elle  est. 

SARAH. 

Jalouse!  oui,  on  doit  l'être  quand  on  aime...  Mais  avilir  ce 
qu'on  aime  ! 

LE    DUC 

Dame  !  c'est  pour  en  dégoûter  les  autres  !  Le  moyen  n'est 
pas  nouveau;  mais  il  est  toujours  diabolique. 

SCÈNE  XII 

Les  Mêmes,  LA  PRINCESSE,  GÉRARD,  FLAMINIO, 

sortant  du  second  salon. 

LA  PRINCESSE,  à  Flaminio,  haut. 
Ainsi,  c'est  décidé  !  Vous  refusez  mes  voitures,  vous  refu- 
sez la   compagnie  de  M.   de  Kologrigo;  mais  vous   partez 
tout  de  suite.  Vous  m'en  donnez  votre  parole  devant  té- 
moins. 

GÉRARD,   à  Flaminio. 

Pourquoi  reculer?  Ça  me  parait  décisif  pour  votre  avenir, 


FLAMINIO  17o 

mon  cher,  et  une  si  belle  chance  peut  ne  se  retrouver  jamais. 

FLAMINIO,    à    part. 

Ah!  il  souhaite  que  je  m'en  aille,  lui! 
LE   DUC,   à  Flarainio. 

Ne  t'en  va  pas,  Sarah  s'y  oppose. 

FLAMINIO. 

Allons  donc  !  quelle  plaisanterie  me  faites-vous  là?  (S'ap- 
prochant  de  Sarah  et  saluant.)  Milady... 

Le  duc  remonte. 
SARAH,  émue,  se  contenant  mal. 
Vous  partez  ?...  Je  croyais... 

LA    PRINCESSE, 

Ah!  vous  persistez  à  le  retenir? 

BARRARA. 

Il  dîné  avec  nous  premièrement. 

LA     PRINCESSE. 

Ça  ne  me  paraît  pas  possible.  Il  doit  prendre  le  courrier  à 
six  heures. 

BARBARA. 

Il  prendra  une  autre.  (Bas,  à  Fiaminio.)  Je  voulé  sauve  vous 
de  le  griffe  du  diable. 

FLAMINIO. 

Le  seul  démon  que  je  redoute,  hélas!  c'est  ma  paresse. 

BARRARA. 

Vous  travaillerez  dans  le  proximité  de  nous. 

SARAH. 

Mais  s'il  ne  peut  travailler  que  sous  une  certaine  influence  ! 

LA     PRINCESSE. 

Vraiment,  vous  tenez  là  un  conciliabule...  Qu'est-ce  qui  se 
passe  donc  ici,  Gérard?  Y  comprenez-vous  quelque  chose? 
Peut-on  savoir  si  ces  dames  permettent  au  signor  Fiaminio 
de  m  obéir? 

SARAH,   à  Fiaminio,   bas. 

Obéissez  donc,  puisque  vous  appartenez  à  madame. 


*"G  THÉÂTRE   COMPLET  DE   GEORGE   SAND 

FLAMINIO. 

Ah!  milady,  vous  me  méprisez  encore!  Je  vois  bien  qu'il 
faut  disparaître  jusqu'à  ce  que... 

SARAH,  agitée. 
Non  !  restez! 

FLAMINIO,    stupéfait. 

Parce  que?... 

SARAH,  éperdue. 
Parce  que  je  le  veux,  moi  ! 

FLAMINIO. 

0  mon  Dieu  !  vous  !...  (Haut,  à  la  princesse  et  très-émn.)  Puisque 
Votre  Excellence  daigne  insister,  je  lui  rends  mille  grâces, 
mais  je  vois  que  ma  santé  ne  me  permet  pas  encore...  C'est 
vrai...  je  me  sens  si  faible  en  ce  moment  surtout...  0  mon 
Dieu! 

GÉRARD. 

Eh  bien,  oui,  certes  !  le  voilà  d'une  pâleur...  Qu'y  a-t-il 
donc? 

LA    PRINCESSE. 

Il  y  a,  mon  cher  comte,  qu'on  ordonne  à  monsieur  l'imper- 
tinence et  l'ingratitude,  et  qu'on  a  sur  lui  des  droits... 

GÉRARD,  à  la  princesse,  bas. 
Émilia  1 

LE    DUC. 

Eh!  mon  Dieu  !  ne  voyez-vous  pas  que  miss  Barbara  a  tra- 
vaillé pour  lui  dans  un  autre  sens,  et  qu'il  trouve  ailleurs  de 
meilleures  conditions? 

FLAMINIO,  avec  une  gaieté  forcée. 

Allons,  puisque  le  duc  trahit  ce  grand  secret...  Il  est  vrai, 
princesse,  je  pars  pour  la  Russie. 

GÉRARD. 

Ah  !  vous  allez  en  Russie  ?  (a  part.)  A  la  bonne  heure  !  c'est 
encore  plus  loin. 

LA   PRINCESSE,  prenant  le  bras  de  Gérard  pour  sortir. 
Et  vous  croyez  ça,  vous?  C'est  très-joli  de  votre  part. 
(Haut.)  Au  revoir,  miladies! 

Elle  sort  arec  C»'*i    i  I. 


FLÀMINIO  177 

BARBARA. 

Oh!  il  n'est  pas  bon,  le  mensonge!  Elle  fera  une  vindica- 
tion  tout  de  suite. 

LE    DUC. 

Soyez  tranquilles,  je  la  ferai  bien  taire,  moi!  et  tout  de 
suite  !  et,  après  ça,  je  reviendrai  peut-être  vous  demander  à 
dîner. 

BARBARA. 

Oui,  oui,  venez  ! 

Lo  duc  sort. 

SCÈNE  XIII 

\RAH,  BARBARA,  FLAMINIO. 

BARBARA  ,  regardant  Flaminio,   qui  est  tremblant  et  comme  près 

de  défaillir. 

Oh!  il  est  bien  malade  encore!  Je  demander  le  potion  câl- 
inant! 

Elle  va  pour  sonner. 
SARAH,   amère  et  tendre. 
Attendez!  il  se  repent  sans  doute  d'avoir  rompu  sa  chaîne! 
Il  est  temps  encore... 

FLAMINIO,   reprenant  de  l'énergie. 
Non,  milady!  je  n'ai  jamais  porté  aucune  chaîne,  je  n'ai 
jamais  aimé  ! 

SARAH. 

Alors,  vous  avez  beaucoup  menti! 

FLAMINIO. 

Oh!  cela  non  plus,  jamais  1 

SARAH. 

Quelles  amours  que  celles  où  l'on  porte  une  pareille  sincé- 
rité ! 

FLAMINIO. 

A  quelles  autres  pouvais-jc  prétendro? 


178  THEATRE   COMPLET  DE   GEORGE   SAND 

SARAH. 

Vous  vous  méprisiez  donc  bien  vous-même? 

FLAMINIO. 

Non,  mais  je  ne  me  souciais  pas  de  moi  ! 

SARAH. 

jL,a  Providence  ne  doit  rien  à  ceux  qui  ne  savent  pas  atten- 
dre, et  l'amour  vrai  repousse  le  cœur  rassasié  de  froides  vo- 
luptés. 

FLAMINIO. 

Mon  cœur  est  pur,  il  est  resté  libre  1 

SARAH. 

Mais  tous  vos  souvenirs  sont  souillés. 

FLAMINIO. 

Oh!  mon  Dieu,  mon  Dieu!  vous  me  tuez,  madame! 

Il  fond  en  larmes. 
RARBARA,   à  Sarah. 

Oh!  vous,  crouel,  Sarah!  regardez  !  Il  est  trop  crouel  de 
vous! 

SARAH,  se  jetant  dans  les  bras  de  Barbara. 

Ma  sœur...  je  suis  folle!...  je  suis  jalouse! 

RARBARA,  s'écriant,  presque  joyeuse. 
Oh!  vous  aimer  lui  ! 

FLAMINIO,   s' élançant  vers  elle. 

Que  dites- vous,  mon  Dieu  !  Ah!  je  vais  mourir  ! 

Il  tombe  aux  pieds  de  Sar^ii . 


FLAMINIO 


.179 


ACTE  DEUXIÈME 

Une  mans?rde  d'artiste.  Porte  an  fond  à  gauche  ;  porte  de  côté  à  droite, 
fenêtre  à  gauche;  table  devant  la  fenêtre;  an  milieu  du  théâtre,  table 
ronde  couverte  de  livres,  sphères,  etc.;  derrière  la  table,  canapé, 
chaises. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

FLAMINIO,     seul  devant  une  table  et  peignant  une  figurine  on 
bois  en  chantonnant. 

Dansez,  pêcheur  napolitain. 
Sans  nul  souci... 

fpariant.)  Allons,  c'est  fini,  ça  ira  comme  ça. 

Sans  nul  souci  du  lendemain. 

(Parlant.)  Sans  nul  souci?  Il  fut  un  temps,  bien  près  de  moi... 
quoiqu'il  me  semble  avoir  franchi  des  siècles  depuis  moins 
d'une  année,  où  je  chantais  cela  naïvement!  Aujourd'hui,  j'ai 
l'amour,  le  bonheur  et  l'épouvante  !  Ne  pas  croire  en  moi, 
mon  Dieu  1  quand  tout  en  moi  lui  appartient,  jusqu'à  la  moin- 
dre de  mes  pensées  !  (il  se  lève.)  Ah  !  malheureux!  tu  aurais  dû 
ne  jamais  réfléchir,  ou  ne  jamais  aimer  !  Aujourd'hui,  c'est  en 
vain  que  tu  es  sincère,  purifié,  irréprochable!  La  vertu  est 
cruelle  et  l'innocence  soupçonneuse!...  Deux  jours  sans  la 
voir!  Il  me  semble  qu'il  y  a  déjà  deux  ans  !  Non,  je  ne  pour- 
rai pas  me  tenir  parole!  Elle  m'écrira...  elle  va  m'écrire!  Elle 
viendra  peut-être  !  Elle  est  bien  venue  déjà  deux  fois...  m'ôter 
mon  courage  et  ma  fierté!  mais  viendra-t-elle  une  troisième? 
(il  écoute  un  bruit  au  dehors.)  Est-ce  une  voiture?  Non,  c'est  le 
roulement  d'un  tambour  de  basque;  quelques  musiciens  de 
carrefour;  d'anciens  collègues,  d'anciens  camarades,  peut- 
être  !  (il  a  mis  de  l'argent  dans  un  morceau  de  papier  et  le  jette  par  la 
fenêtre  sans  regarder.)  Et  elle  épouserait  ce  passé  de  misère  et 
d'abandon!  elle  !  une  grande  dame!  la  veuve  d'un  pair  d'An- 


iSO    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

gleterre!  Ah!  il  faudrait  pouvoir  fuir!  (On  frappe  au  fond.)  En- 
trez ! 

SCÈNE  II 
FLAMINIO,  GÉRARD,  LE  DUC. 

FLAMINIO. 

Ah!  Gérard,  bonjour!  Bonjour,  duc!  c'est  bien  aimable  à 
vous  deux,  de  venir  me  voir. 

LE   DUC,  regardant  la  figurine  sur  la  table. 

Nous  voulions  causer  avec  toi.  Mais  dis-nous  un  peu  d'a- 
bord ce  que  tu  fais  la.  Que  diable  est  cela? 

FLAMINIO. 

Est-ce  que  ça  se  demande?  C'est  un  pêcheur  napolitain. 
GÉRARD,  regardant  aussi  la  figurine. 

C'est  très-joli.  C'est  une  maquette  ?  un  objet  d'art? 

FLAMINIO. 

Pas  du  tout,  mon  ami,  c'est  un  objet  de  commerce,  un  mo- 
dèle de  jouet  d'enfant.  C'est  deux  cents  francs  que  j'aurai  tout 
à  l'heure.  Tenez,  ça  remue,  ça  danse!  Voulez- vous  voir  ? 

GÉRARD. 

Non,  merci!  ça  n'est  plus  drôle!  Je  ne  peux  pas  m'empê- 
cher  de  regretter... 

FLAMINIO. 

Bah!  parce  que  vous  avez  le  préjugé  de  la  gloire,  vous! 
Moi,  je  m'amuse  et  je  m'occupe  sans  ça.  Je  ne  trouve  pas  in- 
digne de  moi  d'imaginer  de  jolies  choses  pour  les  enfants. 
Qu'y  a-t-il  de  trop  beau  pour  le  plus  bel  âge  de  la  vie  ?  Mais 
jaime  aussi  à  travailler  pour  les  gens  de  goût  sans  fortune. 
Tenez,  la  semaine  passée,  j'ai  inventé  le  vase  étrusque  à 
cent  sous  pièce. 

Il  lui  montre  un  petit  modèle  en  terre  cnite. 

GÉRARD. 

Cela,  c'est  charmant,  par  exemple!  c'est  copié  sur  des  ori- 
ginaux? 


FLAMINI'O  181 

FLAMIMO. 

Non!  c'est  arrangé  de  mémoire  et  imité  de  sentiment. 

LE     DUC. 

Et  je  parie  qu'il  a  vendu  pour  une  misère  ses  modèles  et 
ses  procédés  ? 

FLAMINIO. 

Qu'importe,  si  ça  m'a  procuré  une  semaine  d'indépendance 
et  de  sécurité?  Mes  inventions  suffisent  à  mes  besoins. 

LE    DUC 

Oui;  mais  l'invention  s'épuise  et  les  besoins  restent.  C'est 
justement  pour  ça  que  nous  venons  te  dire  que  cette  vie  d'ex- 
pédients n'a  pas  le  sens  commun. 

Il  s'assied  à  gauche  de  la  table  ronde. 
FLAMINIO. 

Ce  n'est  pas  mon  opinion;  je  la  trouve  charmante. 

GÉRARD. 

C'est  possible,  mon  cher  ami;  mais  vous  touchez  à  une 
crise  délicate,  et  vous  ne  devez  pas  vous  endormir  dans  les 
douceurs  du  présent.  Tenez,  je  serai  franc  avec  vous;  je  vous 
aime  malgré... 

FLAMINIO. 

Malgré?...  Ahl  oui,  je  comprends! 

GÉRARD. 

Non,  malgré  rien.  Et  c'est  plus  que  de  la  sympathie,  à  pré- 
sent, c'est  de  l'estime  sérieuse.  Je  craignais  l'enivrement, 
l'inexpérience,  un  certain  manque  d'usage...  Mais  non!  du 
jour  au  lendemain,  vous  avez  eu  le  sentiment  parfait  des  plus 
saines  convenances.  (Gérard  s'assied  à  droite;  Flaminio,  sur  le  canapé.) 

Vous  n'avez  pas  été  seulement  discret,  vous  avez  été  habile 
dans  l'art  si  difficile  de  cacher  le  bonheur.  Je  vois  que  vous 
aimez  en  galant  homme,  et  que,  si  les  choses  pouvaient  durer 
ainsi,  tout  serait  pour  le  mieux;  mais... 

LE    DUC 

Mais  ça  ne  peut  pas  durer,  sapristi  !  l'amour  no  vit  pas 
longtemps  de  doux  regards  et  de  billets  doux.  Un  beau  jour, 
la  passion,  l'occasion... 

in  41 


182     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAXD 

FLAMINIO,   tressaillant  et  fronçant  le  sourcil. 
Ah!  duc,  je  vous  en  prie! 

LE     DUC. 

Bah!  bah!  je  dis  les  choses  comme  elles  sont,  moi!  Si  la 
vertu  succombe... 

FLAMINIO. 

Une  vertu  comme  la  sienne  ne  succombe  pas,  quand  elle  est 
gardée  par  un  respect  comme  le  mien  ! 

LE    DUC. 

Alors,  je  dis  que,  si  le  respect  succombe,  l'amour  pourra 
bien  s'épuiser  sans  qu'on  songe  au  mariage,  et,  alors,  tu  auras 
sacrifié  un  bel  avenir  d'artiste...  (Flaminio  fait  un  geste  d'impa- 
tience.) Ah!  dame,  écoute  donc,  il  y  a  un  peu  de  ma  faute,  et 
j'ai  le  droit. 

GÉRARD. 

Le  duc  parle  sans  ménagement,  mais  je  crois  qu'il  faut; 
pourtant  ne  pas  reculer  devant  l'alternative...  Je  ne  pense 
pas,  moi,  que  vous  ayez  l'ambition  qu'on  vous  suggère... 

LE    DUC. 

Et  pourquoi  donc  pas,  s'il  vous  plaît?  Vous  vous  piquez  de 
connaître  le  monde,  mon  cher  comte,  parce  que  vous  y  avez 
toujours  vécu.  Moi  qui  suis  resté  si  longtemps  à  la  porte, 
je  vous  réponds  qu'on  le  voit  mieux  du  dehors  qu'au  dedans, 
et  je  vous  dis  que  le  monde  est  plus  fou  et  meilleure  per- 
sonne que  vous  ne  pensez.  Il  est  facile,  curieux,  commère, 
amoureux  de  nouveautés,  et  il  met  ce  qui  l'étonné  ou  l'a- 
muse bien  au-dessus  de  ses  vieux  préjugés  de  naissance  et 
de  fortune.  Bah!  bah!  Allons  donc!  il  n'y  a  plus,  dans  les  sa- 
lons de  Paris,  que  des  gens  égaux  devant  l'habit  noir,  qui  se 
recherchent...  et  qui  dînent  les  uns  chez  les  autres,  pour  peu 
qu'ils  y  trouvent  leur  intérêt  ou  leur  plaisir,  il  n'y  a  donc 
plus  de  mariages  d'amour  qui  scandalisent;  bien  au  contraire, 
on  les  aime,  et,  pour  une  douzaine  de  vieux  bonnets  qui  en 
glosent,  il  y  a  dix  milles  tètes  blondes  ou  brunes  qui  rêvent 
d'un  mari  jeune,  beau  et  bon,  à  la  place  de  celui  qu'elles  ont, 
ou  qu'elles  risquent  d'avoir. 


F  LAM1NI-  m 

GÉRARD,   à  flabînio. 
Que  répondez -vous? 

FLAMINIO,  absorbé. 
Rien.  J'écoute! 

GÉRARD. 

Alors,  je  répondrai,  moi.  Le  duc  a  raison  de  dire  que  le 
monde  appartient  à  ceux  qui  s'en  emparent,  et  qu'il  subit  le 
prestige  du  succès.  On  aime  les  gens  heureux,  oui,  certes; 
mais  c'est  à  la  condition  qu'ils  soient  actifs,  ambitieux,  ha- 
biles !  Pourquoi?  Parce  que  ceux-là  répondent  à  tous  les  in- 
stincts d'une  société  avide  d'entreprendre  des  choses  difficiles 
et  neuves.  Ils  ne  vont  pas  seuls;  tout  s'agite  et  monte  avec 
eux.  On  les  trouve  logiques;  ils  le  sont.  Mais  celui  que  l'amour 
sollicite  à  l'inaction  et  condamne  à  un  doux  néant...  le  sacri- 
fice est  beau,  sans  doute,  mais  le  monde  n'y  comprend  rien. 
Il  veut  que  les  passions  éclatantes  soient  justifiées  par  rem- 
ploi de  facultés  éclatantes;  et  il  raille  cruellement,  chez  une 
femme,  les  affections  dont  le  but  lui  semble  trop  facile  à  de- 
viner. Alors,  plus  il  a  été  forcé  de  la  respecter,  cette  femme, 
jusque-là  timide  et  voilée,  plus  il  se  divertit  de  ce  qu'il  ap- 
pelle une  faiblesse;  et  cette  faiblesse-là,  le  mariage  ne  la  lé- 
gitime pas,  il  la  divulgue. 

LE    DUC,    a   Flaminio. 

Et  tu  dis  ? 

FLAMINIO,  rêveur. 
Rien.  J'écoute  ! 

LE   DUC,   se  levant  et  passant  à  droite. 
Moi ,  je  dis  que  tu  serais  bien  niais  d'avoir  de   pareils 
scrupules  à  l'égard  de  celle  qui  te  coûte  si  cher  ! 

FLAMINIO. 

Non,  je  la  bénis  !  elle  me  force,  elle  m'habitue  à  travailler! 
(Remuant  des  livres.)  Tenez,  je  lis,  je  m'instruis,  je  veux  devenir 
un  esprit  sérieux...  Ce  n'est  pas  si  difficile  que  je  croyais  ! 

LE    DUC. 

Oui;  quelque  chose  de  beau!  de  la  science,  des  joujoux  et 
des  cruches!  Tu  iras  loin  avec  ça! 


i8i  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE   SAND 

FLAMINIO,  ne  se  contenant  plus. 
Et  où  donc  voulez- vous  que  j'aille  ?  Est-ce  à  moi  que  vous 
posez  de  pareils  problèmes?  Oubliez-vous  que  je  suis  celui 
qui  vit,  celui  qui  aime,  et  non  celui  qui  réfléchit  et  calcule  ? 
(il  se  lève,  ainsi  que  Gérard.)  Ah!  tenez, 'vous  me  tuez  tous  les 
deux!  Laissez-moi!  laissez-moi  dans  ma  fièvre  et  dans  mon 
rêve  !  dans  ma  douleur  et  dans  ma  joie!  Laissez-moi  ne  pas 
savoir,  ne  pas  prévenir,  ne  pas  vouloir  !  Je  touche  à  une  crise, 
dites- vous?  Non,  je  n'y  touche  pas,  j'y  suis;  elle  va  éclater, 
je  le  sens.  Aujourd'hui,  demain  peut-être,  elle  m'aura  em- 
porté dans  le  ciel  ou  dans  la  tombe  !...  qu'importe! 
LE   DUC,  haussant  les    épaules. 

Tout  ça  n'est  pas  une  conclusion.  La  mienne  est  qu'il  faut 
épouser. 

FLAMINIO. 

Épouser?  Merci  du  conseil,  mais  je  n'en  ferai  rien;  j'aime  . 
mieux  souffrir.  Et  vous,  Gérard,  le  vôtre? 

GÉRARD. 

Ah!  je  n'ose  vous  le  dire,  mon  ami;  c'est  trop  cruel! 

FLAMINIO. 

M'éloigner,  n'est-ce  pas  ?  rompre?  Vous  avez  raison,  merci  ! 
mais  j'aime  mieux  mourir  ! 

On  frappe  ;  il  va  ouvrir,  un  domestique  sans  livrée  lui  parle  bas 
à  la  porte. 
LE   DUC,   à  Gérard. 
C'est  elle  qui  l'envoie  chercher,  je  parie  !  c'est  sans  doute 
un  raccommodement. 

GÉRARD. 

Comment  !  est-ce  que. . .  ? 

LE    DUC. 

Oui,  oui,  il  y  a  de  la  brouille  quelquefois.  Vous  sauriez  ça  si 
vous  n'étiez  pas  devenu  si  mondain.  Ah  1  vous  négligez  le 
beau  petit  salon  bleu  ! 

GÉRARD. 

Que  voulez-vous  !  je  m'étourdis;  on  s'ennuie  tant  à  Paris  1 


FLAMINIO  185 

LE    DUC. 

Et  on  >  vit  quelquefois  si  mal  !  Je  m'ennuierais  bien  aussi  ; 
mais  je  n'ai  pas  le  temps.  Corpo  del  diavolo!  il  est  deux  heu- 
res! il  faut  que  jo  coure  chez  mon  avoué. 

11  remonte. 
GÉRARD. 

Ça  n'avance  donc  pas  ce  procès  ? 

LE   DUC,  cherchant  son  chapeau. 
Si  fait,  ça  marche,  ça  marche  trop,  à  présent  ! 

GÉRARD. 

Prenez  mu  voiture,  si  vous  êtes  en  retard. 

LE    DUC 

Non,  merci,  c'est  tout  près.  J'irai  plus  vite  à  pied. 

Il  sort. 
GÉRARD,   a  Flaminio. 

Ah  çà  !  je  crois  que  vous  attendez  une  visite  intéressante... 

Il  va  pour  sortir  aussi. 

LE   DUC,  revenant. 

Voilà  quelqu'un  qui  te  cherche.  Je  vois  que  tu  te  distrais 

quelquefois  de  la  grande  passion...  C'est  pas  un  mal,  mais  il 

faut  de  la  prudence  !  Gérard,  vous  vous  tairez!  (a  la  cantonade.) 

Entrez,  mamselle,  je  m'en  vas. 

Il  sort.  Rita  entre. 

SCÈNE  111 
GERARD,  FLAMINIO,  RITA. 

FLAMINIO,   stupéfait. 

Rita?  Restez  Gérard!  croyez  bien...  (a  Rita.)  Toi? 
RITA,  essoufflée. 

Eh  bien,  oui  !  tu  t'es  mis  là  à  la  fenêtre,  il  y  a  déjà  un  pe- 
tit momont;  je  t'ai  vu,  j'ai  crié,  tu  n'a  pas  entendu.  Tu  as  jeté 
de  l'argent,  je  ne  l'ai  pas  ramassé.  J'ai  voulu  entrer  dans  la 
maison,  on  m'a  renvoyée.  Alors,  j'ai  attendu,  j'ai  guetté,  jo 
me  suis  glissée,  et  me  voilà! 


186  THEATRE    COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

FLAMINIO. 

Mais  commentes-tu  ici,  seule,  malheureuse  peut-être? 

RITA. 

Ah  bah!  voilà  mon  gagne-pain,  tiens!  (Elle  montre  son  tam- 
bour de  basque.)  Je  danse  la  montferrine  que  je  savais,  et  la  ta- 
rentelle que  tu  m'as  apprise.  Il  a  bien  fallu  m'y  décider  ! 

FLAMINIO. 

Pourquoi  donc?  Miss  Melvil  t'avait  donné... 

RITA. 

!  Eh  bien,  oui  !  de  l'argent,  beaucoup  d'argent,  pour  me  ma- 
rier; mais  mon  oncle  n'a  voulu  m'en  laisser  prendre  qu'un 
peu  pour  voyager.  J'ai  bien  vu  que  son  idée  était  de  garder 
le  reste,  et  qu'il  ne  courrait  pas  après  moi  pour  me  le  rendre! 
Je  ne  croyais  pas  que  c'était  si  loin,  Paris!  J'ai  bien  fait  la 
route  dans  les  voitures;  mais,  ce  matin,  en  arrivant  ici,  j'ai  vu 
qu'il  ne  me  restait  plus  rien,  et  alors...  je  n'avais  pourtant 
pas  le  cœur  à  la  danse,  je  ne  savais  pas  où  te  trouver. 

FLAMINIO. 

Ah  !  tues  arrivée  d'aujourd'hui  seulement?  Mais  pourquoi 
es-tu  venue  à  Paris? 

RITA,  à  Gérard. 

H  le  demande  !...  Voyez,  monsieur,  si  vous  feriez  pareille 
chose  !  Il  m'a  laissé  croire  qu'il  m'épouserait,  parce  que  je 
l'aimais,  moi,  il  le  sait  bien,  quoiqu'il  voulût  prendre  ça  en 
riant.  Et,  quand  il  a  quitté  le  pays,  à  peine  remis  de  son 
accident,  il  est  venu  dire  adieu  à  mon  oncle  et  à  moi.  Je 
pleurais,  je  voulais  me  jeter  dans  le  lac,  j'étais  comme  folle. 
Alors  il  a  dit  :  «  Bah  !  tu  n'as  pas  l'âge  pour  te  marier.  Tu 
ne  sais  pas  encore  ce  que  c'est  que  d'aimer.  Je  reviendrai  si  je 
ne  meurs  pas  de  ma  blessure,  qui  me  fait  encore  bien  mal,  et 
si  tu  m'aimes  toujours  !  »  Je  l'ai  laissé  partir;  mais  voilà  cinq 
mois  passés  et  j'ai  quinze  ans  à  cette  heure.  Je  me  suis  dit  : 
«  Il  ne  revient  pas,  c'est  qu'il  est  malade,  j'irai!  »  et  me 
voilà  !  Tu  vois  bien  que  je  sais  ce  que  c'est  que  d'aimer  et 
qu'à  présent  tu  dois  m'aimer  aussi. 


FLÀMINIO  187 

FLAMINIO. 

Ah!  vraiment,  c'est  tris-bien;  mais,  en  attendant... 

GÉRARD,  qui  a  regardé  sur  le  palier,  bas,  à  Flaminio. 
Sarah!  elle  monte  ! 

FLAMINIO. 

Ah  !  il  ne  faut  pas  que  cette  enfant  la  voie  chez  moi  1  (a 
Rita.)  Écoute...  monsieur  va  te  conduire...  chez  miss  Melvil! 
Dans  un  instant,  j'irai  t'y  rejoindre  et  nous  causerons. 

GÉRARD. 

Diable  !...  au  fait,  j'ai  ma  voiture  !  Venez,  mon  enfant  1 

RITA. 

Sans  lui?  Non!  il  veut m'abandonner  encore. 

FLAMINIO. 

T'abandonner?Non,  ma  pauvre  fille,  je  te  jure  que  non! 
Mais...  allons,  allons!...  tiens!  je  t'accompagnerai...  (a  Gé- 
rard) jusqu'à  l'escalier,  vite  ! 

Il  laisse  à  dessein  la  porte  du  fond  ouverte,  et  sort  précipitamment  avec 
Rita  et  Gérard  par  la  porte  de  droite.  Dans  sa  précipitation,  il  oublie  le 
tambour  de  basque,  qui  reste  sur  une  chaise  près  de  la  porte,  et  renverse 
ia  chaise  sur  laquelle  Gérard  s'est  assis.  Sarah  paraît  au  fond,  au  mo- 
ment où  il  ferme  en  dehors  la  porte  de  côté. 

SCÈNE  IV 
SARAH,  BARBARA. 

S1RAH.  oui  pousse  la  porte  du  fond  brusquement  et  paraît  la 

première. 
Quelqu'un  vient  de  sortir  par  là!... 

Elle  court  à  la  porte  de  côté,  Barbara  entre. 
BARBARA. 

Oh  !  vous  courir...  fl  n'est  personne  ici. 

^VRAII,    frappant. 
Mais  là!  (Elle  essaye  d'ouvrir.)  Fermée?  C'est  singulier  !  (Elle 
écoute.)  Je  n'entends  rien!  Il  vient  de  sortir,  j'en  suis  sûre. 


183  THEATRE   COMPLET   DE  GEOEGE   SAND 

BARBARA. 

Vous  injuste,  Sarah! 

SARAH. 

Vous  Croyez?  (Apercevant le  tambour  de  basque.) Qu'est- ce  que 
c'est  donc  que  ça  ? 

BARBARA. 

Il  est  une  petite  tamborin. 

SARAH. 

Qu'est-ce  qu'il  fait  de  ça  ?  Pourquoi  est-ce  là  ?  (Elle  le  ra- 
masse.) Et  cette  chaise  renversée,  comme  si  on  avait  pris  la 
fuite. 

Elle  la  relève. 
BARBARA. 

Oh!  Sarah,  encore!  quand  vous  venez  pour  consoler  lui! 

SARAH. 

Mais  enfin,  c'est  très-singulier! 

SCÈNE  V 

Les     êmes,  FLAMINIO. 

FLAMINIO  s'arrête,  étonné,  devant  la  porte  de  droite,  regardant 
l'attitude  de  Sarah,  qui  lai  tourne  le  dos,  et  tâchant  de  compren- 
dre les  signes  que  lui  fait  Barbara.   A  part. 

Eh  bien,  qu'y  a-t-il  donc?  (Sarah  se  retourne,  il  voit  ce  qu'elle 
tient.)  Ah!  maladroit  que  je  suis  ! 

SARAH,  le  regardant  à  peine. 
C'est  très-joli,  très-curieux,  ce  que  vous  avez  là. 

FLAMINIO,  d'un  ton  de  reproche. 
Sarah ! 

SARAH. 

Vous  êtes  essoufflé!  Vous  venez  de  reconduire  quelqu'un  ! 

FLAMINIO. 

Sarah  ! 

SARAH ,  qui  a  retourné  l'instrument  dans  tous  les  sens. 
Ah!  il  y  a  un  nom  !  Margarita!  C'est  un  souvenir? 


FLAMIXIÛ  189 

FLAMINIO. 

Oh!  celui-là...  c'est  un  souvenir  honorable!  On  eût  pu  le 
décerner  à  Scipion  de  vertueuse  mémoire. 

SARAH. 

Ah!  c'est  la  petite  fille  des  montagnes?  Vous  y  tenez  beau- 
coup, à  son  souvenir?  Si  je  le  jetais  par  la  fenêtre  ? 

BARBARA. 

Oh  no  !  il  serait  cause  d'une  rassemblement. 

SARAH,   avec  une  gaieté   fébrile. 
Et  ils  sont  défendus  ! 

Elle  essaye  de  briser  l'instrument. 
FLAMINIO. 

Vos  petites  mains  n'ont  pas  la  force.  Donnez-moi  donc  ça. 
Il  le  prend,  le  brise  et  le  jette  dans  un  coin. 
SARAH. 

Vous  n'y  avez  pas  regret  ? 

FLAMINIO. 

Je  me  briserais  de  même  s'il  ne  fallait  que  cela  pour  re- 
trouver votre  vrai  sourire. 

SARAH,  lui  teudant  les  mains. 
Pardonnez-moi,  je  suis  folle  ! 

FLAMINIO,  lui  baisant  les  mains. 
Enfin  ! 

SARAH. 

Mais  où  étiez-vous  donc  ? 

FLAMINIO. 

Avec  Gérard,  qui  vous  dira  pourquoi  nous... 

SARAH,   s'asseyant  sur  le   canapé. 

Oh!  que  Gérard  ne  sache  rien  de  ma  jalousie!  i'en  suis 
honteuse,  allez  !  je  sens  bien  que  je  vous  irrite. 

FLAMINIO, 

M'irriter  !  Vous  vous  êtes  quelquefois  aperçue  de  mon  dé- 
pit? 

SARAn. 

Non!  vous  êtes   la  patience   même!  mais  je  vous  afflige. 
On!  oui,  je  vous  fais  bien  du  mal! 

44. 


100  THEATRE    COMPLET   DE  GEORGE    SANI 

FLAMIMO. 

Ah!  Sarah!  ne  ferais -je  pas  mieux...? 
SARAH  ,   avec  énergie. 

Tais-toi!  je  sais  ce  que  tu  vas  dire,  tais-toi!  Ah  !  ne  le  dis 
pas  !  si  tu  m'aimes,  ne  le  dis  jamais. 

FLAMIN'IO  s'assied  a  droite  du  canapé. 

Eh  bien,  non!  jamais!  torturez-moi,  tuez-moi,  vous  savez 
bien  que  je  resterai. 

SARAH,   à  Barbara. 

Oh  !  il  vaut  mille  fois  mieux  que  moi  !  après  mes  injures  ! 
mes  duretés!...  (a  Fiaminio.)  Tiens,  vois-tu,  personne,  per- 
sonne au  monde  n'a  ta  bonté,  ta  douceur  généreuse,  ton  éga- 
lité d'âme.  Et  veux-tu  que  je  te  dise  pourquoi  tu  as  ce  carac- 
tère-là ?  C'est  parce  que  tu  aimes  comme  aucun  homme  ne 
sait  aimer.  Oui,  nous  nous  le  disons  souvent,  ma  sœur  et 
moi,  tu  aimes  à  toute  heure,  sans  défaillance  de  cœur,  sans 
lassitude  de  dévouement,  sans  préoccupation  d'aucune  de  ces 
choses  vaines  et  froides  qui  remplissent  la  vie  prétendue  sé- 
rieuse et  utile  des  autres  hommes.  Tu  renonces  à  tout  pour 
moi,  sans  combat,  sans  regret,  on  dirait  même  avec  joie!  tu 
acceptes  l'idée  de  vivre  obscur  et  pauvre,  parce  que  tu  sais 
que  mon  orgueil  et  mon  bonheur  sont  là.  Eh  bien,  oui,  mon 
rêve,  le  rêve  de  toute  ma  vie,  c'est  d'être  aimée  ainsi,  sans 
éclat,  sans  partage,  sans  distraction,  puisque  je  ne  peux  pas 
aimer  autrement,  moi  ! 

FLAMINIO 

Oh  !  j'ai  pu  la  faire  souffrir,  et  c'est  ainsi  qu'elle  m'en  pu- 
nit! Chère  miss  Melvil,  remerciez-la  donc  pour  moi,  car  le 
bonheur  m'étouffe. 

BARBARA,  qni  a  mis  ses  Innettes  et  qui  s'est  assise  a  gaucho 
de  la  table  avec  un  livre. 

Oh  !  parlez  à  elle,  je  lise  divus  Plato!  je  attende  la  conclu- 
sion de  Sarah,  et  je  donner  mon  vote. 

SARAH. 

Eh  bien,  donnez-le,  car  j'ai  résolu,  en  venant  ici,  de  n'en 
sortir  qu'avec  sa  parole. 


FLAMINIO  191 

FLAMINIO. 

Ma  parole,  Sarah!...  quelle  parole? 

SARAH. 

Oh  !  ne  recommençons  pas  !  Toutes  nos  querelles,  toutes  nos 
douleurs  viennent  de  l'effroi  que  te  cause  cette  idée.  C'est 
cela  qui  me  rend  inquiète  et  jalouse.  Ce  n'est  pas  le  présenti 
je  sais  bien  que  tu  n'aimes  que  moi  !  mais  l'avenir;  tu  n'oses 
pas  m'engager  l'avenir  1 

FLAMINIO. 

Moi  ?  c'est  pour  moi  ?...  Oh  !  injuste  !  injuste  et  cruelle! 

SARAH. 

Vas-tu  me  parler  des  jugements  du  monde?  Est-ce  que  tu 
le  connais,  le  monde?  Moi,  il  ne  me  connaît  pas!  Est-ce  que 
je  ne  l'ai  pas  toujours  évité,  ou  traversé  sous  un  voile  impé- 
nétrable? Est-ce  que  j'ai  besoin  de  lui,  moi,  craintive,  qui  ne 
respire  que  dans  l'intimité?  Est-ce  qu'il  a  besoin  de  moi,  qui 
n'ai  aucun  de  ses  goûts  ?  Est-ce  donc  pour  lui  plaire  que  j'ai 
toujours  été  avare  et  comme  jalouse  de  moi-même  ?  Ce  ne 
serait  pas  le  moyen.  Il  aime  les  femmes  brillantes  et  ne  re- 
marque pas  l'absence  de  celles  qui  se  font  une  existence  à 
part.  Je  ne  suis  pourtant  pas  romanesque,  ne  le  crois  pas  !  Je 
suis  positive,  au  contraire,  positive  par  le  cœur...  comme  une 
Anglaise  !  Je  prends  l'amour  au  sérieux  ;  je  ne  peux  donc  pas 
le  chercher  en  dehors  de  la  foi  conjugale  et  de  la  tendresse 
exclusive.  Flaminio,  je  te  demande  une  félicité  sainte...  Tu 
ne  voudrais  pas  m'ofirir,  à  la  place,  la  honte  d'un  entraîne- 
ment passager  ou  le  désespoir  de  te  perdre  1  Non,  n'est-ce 
pas?  Oh  !  te  perdre!  Comment  peux-tu  quelquefois  me  me- 
nacer de  cela!  (D'une  voix  entrecoupée.)  II  ne  faut  que  cette 
pensée-là  pour  remplir  ma  poitrine  de  sanglots...  Oui,  j'ai  lo 
froid  de  la  mort  quand  j'y  songe  ! 

FLAMINIO,  tombant  à  ses  pieds. 

Oh!  mi  lad  y!...  Sarah!  mon  bien,  mon  âme!  tu  ne  m'avais 
jamais  parlé  ainsi  !  Oui,  oui,  tu  es  dans  le  vrai;  l'amour  est 
tout;  lui  seul  est  la  vérité,  tout  le  reste  est  erreur  ou  men- 


192  THÉÂTRE   COMPLET  DE   GEORGE   SAND 

songe!  Aimons-nous  comme  tu  le  veux,  je  t'appartiens  jus- 
qu'à mon  dernier  souffle  ! 

BARBARA,   qui  s'est  levée. 

Bien  !  Je  approuvé,  je  aimé  vous! 

On  entend  frapper  avec  violence  vers  la  gauche.  Flaminio  tressaille 

et  se  lève  instinctivement. 

SARAH. 

Laisse  frapper!  Mais  non!  Tiens,  va  ouvrir.  Je  suis  ta 
iemme,  peu  importe  qu'on  me  voie  ici,  à  présent. 

FLAMINIO. 

Non  !  je  ne  veux  pas,  moi  !  Dans  ce  moment  d'ivresse  et  de 
bonheur,  je  ne  veux  voir  personne. 

SARAH. 

Mais  écoute  donc,  comme  on  secoue  la  porte  de  l'autre 
chambre  !  Il  semble  qu'on  veuille  la  briser  ! 

FLAMINIO. 

En  effet,  c'est  étrange  ! 

BARBARA. 

Oh!  il  est  peut-être  une  personne  qui  demander  au  se- 
cours... Allez!... 

Flaminio  passe  dans  sa  chambre. 
SARAH. 

Oui!  c'est  étrange!  Qui  donc  prend  ces  airs  d'autorité 
chez  lui  ?  C'est  une  voix  de  femme  !  (Barbara  la  retient.)  Ah  ! 
oui,  certes,  il  y  a  une  femme  ! 

SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,  RITA. 

RITA,   s'clançant ,   à  Flaminio  qui  la   suit. 

Oh!  tu  ne  me  retiendras  pas,  quand  tu  devrais  me  tuer!  Je 
veux  voir  pourquoi  tu  me  chassais  si  vile!...  Ah!  madame! 

SARAH. 

Elle  !  j'en  étais  sûre  ! 


FL  A  M  IN  10  i93 

RITA. 

Et  moi  aussi,  j'en  étais  sûre,  qu'il  me  trompait  pour  vous. 

FLAMIMO. 

Te  Irompôr,  toi  ?  Ah!  par  exemple... 

Il  remonte. 
RITA. 

Ne  mens  pas!  tu  as  dit  là-bas  :  «  Reste,  je  reviendrai  !  »  tu 
as  dit  ici  :  «  Va  !  je  cours  te  rejoindre.  »  Et  tu  es  là,  avec  elle  ! 
—  Bien,  bien,  madame!  oh  !  vous  avez  beau  vous  cacher  la 
figure,  je  VOUS  reconnais  bien!  (Ramassant  son  tambour  de  bas- 
que.) Et  ça,  que  vous  avez  cassé  par  colère!  je  comprends, 
allez!  Voilà  une  grande  dame,  qui  vient  dans  mon  chalet 
manger  mon  miel  et  m'enlever  mon  bonheur  !  Elle  n'est  pas 
contente  de  me  garder  mon  fiancé,  elle  trouve  honnête  de 
m'insulter  comme  ça  ! 

Elle  regarde  son  tambourin  avec  consternalion. 

FLAMINI0. 

Elle  est  folle  !  écoutez... 

SARAH,  qui  a  jeté  sa  bourse  avec  mépris  aux  pieds  de  Rita. 

Nonl  rien!  jamais!  j'ai  été  insultée  chez  vous...  cela  de- 
vait être!  vous  vous  prétendiez  libre,  vous  ne  l'étiez  pas... 
Et  moi!...  moi,  j'avais  oublié...  j'étais  folle!  voilà  votre 
fiancée  ! 

FLAMINIO. 

Elle,  ma  fiancée?... 

SARAH. 

Oh!  celle-là,  ou  une  autre...  qui,  tout  à  l'heure,  viendra 
peut-être  aussi  vous  réclamer  à  son  tour.  Une  si  agréable 
existence  dans  le  passé  devait  créer  de  pareils  embarras  dans 
le  présent.  Oh!  ciel!  que  serait  l'avenir?...  Mais  cela  vous 
regarde,  et  j'espère  que  vous  ne  comptez  pas  me  \oir  des- 
cendre dans  l'arène  avec... 

FLAMINIO. 

C'est  trop,  milady,  c'est  trop  !  Songez... 

SARAH. 

Songez  vous-même  à  réparer  vos  torts  envers  cette  jeune 


211e  sort. 


19'.  THÉÂTRE    COMPLET   DE    GEORGE    SAND 

fille!  C'est  le  seul  parti  qui  vous  reste  à  prendre...  Ne  me 
suivez  pas,  je  vous  le  défends! 

Elle  sort. 
BARBARA. 

Il  est  mal,  bien  mal  de  vous  1 

SCÈNE  VII 

FLAMINIO,  RITA. 

FLAMINIO,  immobile,  près  de  la  port;  du  fond* 
Elle  aussi!  Ah!  c'est  trop  se  laisser  humilier!  Faut-il  im- 
plorer ma  grâce  quand  c'est  moi  qu'on  outrage!...  Elle  va  re- 
venir... Elle  n'est  pas  partie...  (On  entend  rouler  une  voiture.)  Ah! 
Eh  bien,  partez  donc,  savourez  ma  douleur  et  la  vôtre.  Mon 
devoir  serait  de  fuir...  (En  marchant  avec  agitation,  il  se  trouve  au- 
près de  Rita,  qui  pleure  la  figure  dans  ses  mains.)  Ah!  tu  es  là,  toi? 
Qu'est-ce  que  tu  fais-là  ? 

RITA  tressaille,  le  regarde  et  tombe  à  genoux,  effrayée. 
Oh!  comme  tu  parais  en  colère!  Flaminio,  ne  me  tue  pas! 

FLAMINIO,   haussant  les  épaules. 

Que  je  ne  la  tue  pas!  Allons,  relève-toi,  et  reste  ici.  Je 
sors  pour  une  heure  tout  au  plus,  et  c'est  pour  m'occuper  de 
toi.  Je  t'avertis  que  je  vais  t'enfermer. 

RITA. 

M'enfermer  ?  Non  !  tu  me  fais  peur  !  Je  veux  m'en  aller, 
moi,  tout  de  suite.  Je  veux  retourner  dans  mon  pays. 

FLAMINIO. 

Oh!  tu  y  retourneras,  je  t'en  réponds  !  Dans  une  heure,  tu 
partiras,  sans  châtiment  ni  reproche,  mais  tu  ne  reviendras 
jamais,  ou  je  jure... 

RITA. 

Quoi  donc?  de  quoi  me  menac?s-tu? 


FLAMINIO  19! 

FLAMINIO. 

Je  jure  que...  tu  verras!  (a  part.)  Je  ne  sais  rie  quoi  la  me- 
nacer! Je  ne  sais  pas  gronder  les  enfants,  moi  ! 

Il  preud  son  chapeau. 
RIT  A  ,    inquiète. 

6ù  vas-tu  ? 

FLAMINIO. 

Chercher  de  l'argent  pour  ton  voyage. 

RITA. 

Oh!  ne  me  renvoie  pas  comme  ça,  on  dirait  que  tu  me  dé- 
testes ! 

FLAMINIO. 

Au  contraire  !  je  t'aime  énormément!  dans  ce  moment-ci, 
surtout!  Mais  qu'est-ce  que  tu  as  donc  aux  mains?  Tu  es 
blessée  ! 

SCÈNE   VIII 

Les    Ml  M  ES,   GERARD,   entrant  par  la  porte  du  fond,  qui  est 

restée    ouverte. 

FLAMINIO. 

Ah!  grand  merci,  Gérard,  vous  avez  bien  gardé  ce  démon 
de  petite  fille,  et  vous  m'avez  joué  un  joli  tour  ! 

GÉRARD. 

Elle  est  ici?  Je  m'en  doutais  ! 

RITA. 

Oui.  oui  !  vous  m'aviez  mise  dans  une  belle  voiture,  et 
vous  avez  dit  au  cocher  :  «  Marche  !  » 

GÉRARD,    a  Flaminio. 

Mon  propre  cocher.  Je  ne  me  souciais  pas  de  traverser  tout 
Paris  avec  cette  curiosité  alpestre  !  Je  prends  une  voiture  de 
place  pour  la  rejoindre,  afin  de  prévenir  moi-même  les  gens 
de  miss  Melvil  ;  j'arrive  :  mon  cocher  déclare  que  la  jeune 
fille  a  disparu  en  route;  comment  diable  a-t-elle  fait? 


196  THÉÂTRE   COMPLET   DE    GEORGE   SAND 

RITA. 

Grand'chose  î  j'ai  ouvert,  j'ai  sauté,  je  suis  tombée,  je  me 
suis  relevée. 

FLAMINIO. 

C'est  pour  ça  qu'elle  a  les  mains  en  sang. 

Il  lui  donne  nn  mouchoir. 
GÉRARD,   à  Flaminio;   ils  descendent. 
Voyons,  que  s'est-il  passé  entre  vous  et...? 

FLAMINIO. 

Une  scène  affreuse,  mon  cher!...  (a  Rita.)  Ah  çà!  toi,  fais- 
moi  le  plaisir  de  t'asseoir  là,  et  de  n'en  pas  bouger,  (a  Gérard 
après  avoir  fait  asseoir  Rita  à  l'autre  bout  de  la  chambre.)  Elle  est  par- 
tie offensée,  désespérée,  sans  me  donner  le  temps... 

GÉRARD. 

Croyez-vous  qu'elle  en  reviendra  ? 

FLAMINIO. 

Sans  doute  !  elle  a  l'âme  trop  juste... 

GÉRARD. 

Juste...  juste!  Elle  est  comme  vous,  elle  a  l'âme  grande  et 
le  caractère  faible.  Ne  voyez-vous  pas  combien  elle  est  por- 
tée au  doute?  Et  n'avez-vous  pas  déjà  senti  que,  du  doute  à 
l'outrage,  il  n'y  a  qu'un  pas,  comme  il  n'y  en  a  qu'un  ensuite 
de  l'outrage  au  mépris  ? 

s  FLAMINIO,  après  un  moment  de  silence. 

Que  faire  ?  si  je  me  brûlais  la  cervelle  ? 

GÉRARD. 

Parlez-vous  sérieusement  ? 

FLAMINIO. 

Très-sérieusement.  Vous  voyez,  je  ne  suis  pas  gai  du  tout. 

GÉRARD. 

Le  suicide?  Dans  cette  phase  de  sa  passion,  elle  pourrait 
bien  suivre  votre  exemple.  Appelez-vous  cela  une  solution? 
FLAMINIO,  passant  de  l'abattement  à  l'agitation. 
Que  faire?  dites  donc  !  que  faire? 


FLAMTN'IO  Î97 

GÉRARD,    lui  montrant  Rite. 

Il  me  semble  que  le  moyen  est  tout  trouvé.  Si  vous  voulez 
que  ie  dépit  sèche  les  iarmes,  partes  avec... 

FLAMINIO. 

Ce  moyen-là  est  mauvais,  c'est  un  mensonge. 

GÉRARD. 

Quand  il  n'y  a  qu'un  seul  moyen,  il  est  toujours  bon. 

FLAMINIO. 

C'est  donc  le  seul  ? 

GÉRARD. 

Cherchez-en  un  autre  qui  ne  laisse  pas  la  porte  ouverte  au 
retour,  et  qui,  par  conséquent,  ne  soit  pas  une  lâcheté. 

FLAMINIO. 

Une  lâcheté  !...  qu'elle  me  reprocherait  un  jour!  Allons! 
mieux  vaut  passer  pour  un  libertin  stupide  que  pour  un  vil 
intrigant!  (a  Rita.)  Viens,  partons  !  Je  ne  veux  pas  rentrer  ici! 
je  sens  que  j'y  laisserais  mon  honneur  ou  ma  vie  ! 
RITA,  à  Flaminio. 

Où  allons-nous? 

FLAMINIO. 

Dans  ton  pays,  d'abord. 

RITA. 

Pour  nous  marier? 

FLAMINIO. 

Non,  Rita!  je  suis  marié,  moi. 

RITA. 

Toi?  Tu  te  moques  !  avec  qui  donc? 

FLAMINIO. 

Avec  dame  Philosophie  :  une  très-grande  dame  que  tu  ne 
connais  pas.  Adieu,  Gérard,  merci  !  (a  Rita.)  Qu'est-ce  que  tu 
cherches?  Ah!  ton  instrument  de  bal?  (il  le  prend.)  Il  est 
comme  moi,  va,  aplati,  brisé  !  (n  le  secoue.)  Mais  il  pourra  ré- 
sonner encore,  avec  un  peu  de  courage  et  de  bonne  volonté' 
(imitant  Sarah  d'une  manière  fébrile.)  «C'est  joli,  cela  !  c'est  un  sou- 
venir?... •  Oui.  milady:  je  veux  le  garder,...  puisqu'il  faut 
que  je  vende  celui-ci  'il  montre  la  figurine),  qui  me  rappellerait 


M*  THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  S.VND 

une  brillante  journée  de  mon  existence!  (Prenant  la  figurine  qu'il 
pose  sur  la  table,  et  devant  laquelle  il  s'agenouille  sans  savoir  ce  qu'il 
fait.)  Pauvre  petit  danseur  de  tarentelle  !  pauvre  jouet  d'en- 
fant! j'étais  encore  heureux,  j'espérais  encore,  j'étais  enfant 
moi-même  ce  matin,  en  t'achevant!  je  chantais...  (il  chante.) 
Sons  nid  souci...  (Parlant  dans  une  sorte  de  délire  et  se* relevant  avec 
brusquerie.)  Eh  bien,  je  la  danserai  un  de  ces  jours  au  pied  du 
Vésuve,  la  tarentelle  1  Une  belle  danse,  messieurs  !  bien  phi- 
losophique ! 

Il  chante  en  secouant  le  tambour  de  basque. 

Dansez,  pêcheur  napolitain, 
Sans  nul  souci  du  lendemain. 
Dansez,  pêcheur  napolitain  ; 
Volcans  et  mers  grondent  en  vain... 

RITA. 

Ah  !  il  chante  !  il  est  content  de  partir  ! 

FLAMINIO,   avec  une  exaspération  croissante. 

Comment  donc  !  qui  en  doute  ? 

Il  chante. 

Quand  le  rivage  tremblera, 
Adieu  la  ritournelle5 
Le  grand  fanal 
Eclairera 
Un  autre  bal 
Final  ! 

GÉRARD. 

Flaminio,  voyons,  vous  souffrez  trop,  ne  partez  pas  ainsi. 

FLAMINIO. 

Moi  ?  Allons  donc  !  j'ai  le  caractère  faible,  c'est  vrai  ;  mais 
j'ai  pour  moi  le  raisonnement!  ça  console  de  tout,  voyez 
plutôt. 

Chantant  et  entraînant  Bâta. 

Dansez,  dansez  la  ritournelle, 
Dansez-la,  dansez,  dansez-la. 

Sa  voix  éclate  en  sanglots,  il  tombe  évanoui  snr  le  canapé. 


FLAM1NI0  199 

ACTE  TROISIÈME 

Le  décor  dn  premier  acte.  Le  chalet  existe  toujours;  mais  il  est  relié  par 
une  petite  palissade  rustique  à  une  autre  construction  plus  importante 
également  en  bois,  qui  occupe  la  coulisse  de  droite.  Il  y  a  sur  la  gau- 
che l'écriteau  d'un  tir  à  l'arbalète  qui  marque  l'entrée  du  couloir  de 
tir,  censé  établi  dans  la  coulisse  de  gauche.  Sur  le  théâtre,  chaises  et 
tables  rustiques;  à  la  porte  principale,  une  branche  de  pin  ou  de  houx. 
Quelque  buisson  nouveau  ou  fleurs  cultivées  donnent  un  aspect  plus  ci- 
vilisé et  moins  agreste  aux  premiers  plans.  Le  même  fond  et  les  mêmes 
masses  principales  qu'au  premier  acte. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

F  LA  M IX 10,  arrivant  du  fond  par  la  droite,  et  parlant  à 
son  Groom. 

LE    GROOM. 

C'est  qu'il  dit  que  les  chevaux  de  poste  sont  très-employés 
dans  ce  moment-ci,  et  qu'il  sera  mis  à  pied  s'il  est  en  retard 
de  plus  d'un  quart  d'heure. 

FLAMINIO;  il  est  décoré   de  plusieurs  ordres  par  un  simple    ruban, 
sans  affectation. 

Je  vois  ce  que  c'est,  il  veut...  Dis-lui  que,  si  je  reste  plus 
d'un  quart  d'heure,  je  paye  les  heures  doubles,  va!  (Le  groom 
s'en  va.)  Ah!  tout  est  changé  ici!  Tant  mieux!  ça  ne  me  rap- 
pelle plus  autant...  Mais  pourvu  qu'elle  y  soit,  ma  protégé1! 
Rita!  Rita!... 

SCÈNE    II 

RITA,  FLAMINIO,  puis  JOSEPH,  puis  LE  DUC. 

RITA,  sortant  du  grand  chalet. 
Ah!  mon  Dieu!  c'est  sa  voix!  c'est  lui!  Viens,  viens,  Jo- 
seph !  c;est  lui  I 

Elle  embrasse   Fliiuinio. 


200     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

FLAMINIO,  serrant  la  main  de  Joseph. 
Ah!  ton  mari,  sans  doute? 

JOSEPH. 

Oui! 

FLAMINIO. 

Joseph...  Fortiat?  un  brave  compagnon \ 

RITA. 

Oui! 

FLAMINIO* 

Et  un  fidèle  ami? 

JOSEPH,   franchement 
Oui! 

FLAMINIO,  regardant  les  denx  chalets. 
Et  tout  cela  est  à  vous,  mes  enfants? 

RITA. 

Grâce  à  toi  !  Dis-nous  donc  comment  tu  as  fait  pour  m'en- 
voyer  cette  belle  dot? 

FLAMINIO. 

Eh  bien,  mais...  j'ai  pensé  à  toi...  Ça  t'étonne? 

RITA. 

Non!  tu  es  comme  ça,  toi!  tu  as  voulu  me  remplacer  ce 
que  mon  oncle  m'avait  emporté  en  se  sauvant  pendant  que 
j'étais  à  Paris! 

FLAMINIO. 

Ne  parlons  pas  de  ce  temps-là! 

RITA,  montrant  son  mari. 

Pourquoi  donc?  Il  sait  tout,  lui!  il  sait  que  j'étais  folle  et 
que  je  ne  le  suis  plus,  grâce  à  ta  douceur  et  à  ta  bonté;  je  t'ai 
causé  du  chagrin  et  tu  m'as  rendu  le  bien  pour  le  mal! 
FLAMINIO,   détournant  la  conversation. 
Et...  vous  avez  donc  ouvert  ici...    un  refuge?  une  au- 
berge ? 

Un  personnage  assez  râpé  paraît  au  fond,  Joseph  va  lui  parler. 
RITA. 

Oh  !  mieux  que  ça!  Ça  s'appelle  tout  bonnement  le  chalet, 
mais  c'est  le  rendez-vous  de  tout  le  plus  beau  monde  des 


FLAMINI  20i 

eaux;  c'est  devenu  la  mode  de  faire  ici  des  parties  de  cam- 
pagne, et  cette  mode-là  nous  rapporte  gros  dans  la  saison  des 
bains.  Ah  çà!  j'espère  que  tu  vas  déjeuner  chez  .nous? 

FLAMINIO. 

Mais  pourquoi  pas  ? 

RI  TA. 

Oh!  tant  mieux!  nous  allons  te  servir,  (a  Joseph  qui  revient.) 
Qu'est-ce  que  c'est?  Une  pratique? 

JOSEPH. 

Non,  c'est  un  monsieur  qui  n'est  pas  cousu  d'or,  car  il  mar- 
chande d'avance  son  déjeuner. 

Rita  regarde  le  personnage,   auquel  Flaminio  ne  donne  pas  d'attention. 

RITA. 

C'est  peut-être  bien  un  avare;  il  en  a  la  tournure! 

FLAMINIO. 

Eh  bien,  donnons-lui  une  leçon  ou  un  secours.  Servez-nous 
bien.  Je  vas  m'amuser  à  l'inviter,  (u  va  au  personnage,  qui  s'est 
assis  devant  une  table,  la  tête  dans  ses  mains,  d'un  air  accablé.  Rita 
et  Josepb  sont  rentrés  dans  le  chalet.  —  A  part.)  Non!  c'est  l'exté- 
rieur et  l'attitude  d'un  homme  sans  ressources.  Je  m'y  con- 
nais, moi!...  Eh!  mais...  voyons  donc,  (il  va  à  lui  et  lui  parle 
sans  que  l'autre  paraisse  l'entendre. )  Monsieur,...  je  VOUS  demande 
pardon  si  je  me  permets  de  vous  adresser  la  parole  sans  vous 
connaître...  mais  je  suis  en  voyage,  comme  vous;  j'attends 
un  assez  bon  déjeuner,  et,  comme  je  n'aime  pas  à  manger  seul, 
s'il  VOUS  plaidait  d'accepter...  (Reconnaissant  le  duc  qni  relève  la 
tête.)  Ah!... 

LE    DUC,  sortant  de  sa  rêverie. 

Un  bon  déjeuner?  Hein!...  Ah!  mon  Dieu!...  c'est  toi, mon 
pauvre  enfant?  (il  se  lève.)  Mais  quand  je  dis  pauvre...  Non  ! 
tu  parais... 

FLAMINIO. 

Et  vous,  vous  paraissez  triste!  Est-ce  que...9 

LE    DUC. 

Non!  toi  d'abord!  D'où  diable  sors-tu? Qu'es- tu  devenu 
depuis...? 


202  THEATRE   COMPLET    DE   GEORGE   SAN  D 

FLAMINIO. 

Je  suis  devenu  actif  et...  productif,  depuis  une  certaine 
leçon  de  la  destinée...  qui  a  brisé...  et  peut-être  desséché 
mon  cœur  au  profit  de  ma  tète.  Je  suis  très-sensé,  à  présent, 
et  vous  n'aurez  plus  de  sermons  à  me  faire. 

LE    DUC. 

Ah!  tant  pis!  tu  ne  seras  plus  confiant  et  dévoué! 

FLAMINIO. 

En  amour,  non!  En  amitié,  toujours!  Voyons!  vous  avez 
sans  doute  perdu  ce  fameux  procès... 

LE    DUC. 

Au  contraire,  je  l'ai  gagné!  mes  droits  à  la  succession  des 
Treuttenfeld  sont  reconnus  hautement;  mais... 

FLAMINIO. 

Mais  je  comprends!  vous  héritez  du  droit  de  payer  leurs 
dettes  ! 

LE    DUC. 

Voilà!  il  m'a  fallu  vendre  mes  États  en  Allemagne,  et,  faute 
d'acquéreurs,  les  voir  tomber  à  vil  prix  aux  mains  de  .l'in- 
fâme Kologrigo. 

FLAMINIO. 

Infâme  ?  pourquoi  ça? 

LE    DUC. 

J'appelle  infâme  un  homme  à  qui  tout  réussit  contre  moi, 
un  homme  qui  s'est  vendu  au  diable  pour  me  gagner  jusqu'à 
mon  dernier  sou!  Croirais-tu  que  j'ai  parié  contre  lui,  hier 
soir,  à  la  réunion,  et  que  j'ai  perdu  mes  dix  derniers  louis? 
Aussi  j'étais  venu  ici  ce  matin,  partagé  entre  deux  idées,  celle 
d'employer  les  vingt  sous  qui  me  restent  à  manger  des  œufs 
frais,  et  celle  de  piquer  une  tèie  dans  le  lac  pour  me  débar- 
rasser à  tout  jamais  des  tiraillements  d'estomac  et  de  la  colère 
rentrée  ! 

FLAMINIO. 

Allons,  allons!  me  voilà,  moi,  pour  vous  tirer  de  l'eau  !  De? 
idées  de  suicide?  à  votre  âge?  Fil 


FLAMINIO  SUI 

LE    DUC. 

Ah!  c'est  à  iiion  âge  qu'elles  sont  sérieuses!  au  tien,  on  se 
console  de  toul! 

FLAMINIO,   rèveu;. 
Oui,  oui!  on  s<N  console  !... 

LE    DUC. 

Est-ce  que  tu  penses  encore...? 

FLAMINIO. 

Moi?  Je  pense  que  je  suis  devenu  très-riche,  que  je  peux 
être  très-fier...  et  un  peu  prodigue,  c'est  mon  goût! 

LE    DUC. 

A  la  bonne  heure!  toutes  les  grandes  passions  finissent  tou- 
jours comme  ça...  et,  quant  à  elle...  c'était,  en  somme,  une 
femme  comme  les  autres! 

RI  TA,  sur  le  perron  du  chalet  de  droite,   et  qui  les  écoute  sans 

affectation,   à  Flaminio. 
Oh!  mon  Dieu,  oui,  va! 

flaminio,  railleur. 
Ahl  c'est  l'opinion  de  madame! 

RITA. 

J'ai  peut-être  tort...  Je  venais  vous  dire  que  vous  êtes  ser- 
vis... dans  la  maison...  parce  que... 

FLAMINIO. 

Pourquoi  pas  dehors,  au  grand  air?  C'est  si  bon! 

RITA- 

C'est  que...  comme  elle  va  venir... 

FLAMINIO,  vivement. 
Elle? 

RITA. 

Oui,  elle  a  commandé  aussi  un  déjeuner,  et  j'ai  pensé  que 
tu  ne  serais  peut-être  pas  bien  aise  de  la  voir. 
FLAMINIO,  troublé. 
Ah!  ici? 

RITA. 

Oui,  elle  y  est  venue  le  lendemain  le  son  arrivée  au  pays, 
il  y  a  huit  jours.  Elle  était  avec  d'autres  belles  dames  et  tous 


204  THEATRE  COMPLET   DE   GEOPGE  SAND 

leurs  galants.  Oh!  elle  a  fait  celle  qui  ne  se  souvient  de  rien, 
et  sa  belle-sœur,  celle  qui  est  fâchée.  Je  les  reconnais  bien, 
moi...  quoiqu'elles  aient  passé  trois  ans  sans  revenir  dans 
leur  château;  mais  je  n'ai  pas  osé  leur  parler  de  toi.  Made- 
moiselle Melvil  ne  me  regardait  seulement  pas,  et  madame 
avait  l'air  de  se  moquer  en  me  regardant. 

FLAMINIO. 

De  se  moquer?  C'est  bon  ;  merci,  nous  te  suivons,  (mta 
rentre  dans  le  grand  chalet.  —  Au  duc.)  Sarah  n'est-elle  pas  re- 
mariée? J'aurais  cru... 

LE    DUC 

Sarah!  Sarah  est  une  personne  incompréhensible!  comme 
votre  histoire,  au  reste,  dont  je  n'ai  pas  compris  le  dénoû- 
ment.  Ça  m'a  paru  fantastique  !  Je  vous  voyais  fort  épris  tous 
deux,  et  voilà  qu'un  beau  matin,  je  ne  trouve  plus  per- 
sonne ;  Sarah  est  partie  pour  l'Angleterre,  Gérard  pour  l'Es- 
pagne, et  toi...  pour  la  lune! 

FLAMINIO. 

Ah!  Gérard...  ne  l'a  cas  épousée? 

LE    DUC. 

Gérard?  Il  n'y  a  pas  plus  de  trois  ou  quatre  jours  qu'ils  se 
sont  revus,  et  je  crois  qu'il  n'aurait  garde  de  songer  à  elle! 
Elle  est  devenue  si  élégante...  si  coquette...  si  légère! 

FLAMINIO. 

Légère  ?. . .  lady  Melvil  ? 

LE    DUC. 

Une  femme  qui  se  laisse  courtiser  par  un... 
FLAMINIO,   vivement. 

Par  qui?  Dites! 

LE    DUC 

Par  un  pirate,  un  tiscoque!  par  mon  ennemi  personnel, 
par  un  Kologrigo!  Oui,  oui,  il  est  de  son  cortège  depuis  huit 
jours,  depuis  qu'elle  s'est  réconciliée  avec  la  Pahnérani,  qui 
fait  semblant  de  la  chérir,  pour  qu'elle  ne  lui  enlève  pas  le 
seul  homme  assez  ostrogoth  pour  vouloir  l'épouser!...  Tiens.1 


FLAMINIO  205 

je  crois  que  voilà  cette  joyeuse  société!  Allons  nous  mettre  à 
table.  J'ai  grand'faim! 

FLAMINIO,  le  suivant  cl  retardant  pour  voir  entrer  Sarah. 
Oui...  et  moi  aussi...  (à  part.)  Ah!  je  ne  la  reconnais  plus 
sous  cette  parure...  Et  ce  rire  n'est  pas  le  sien!...  Allons, 
tout  est  bien  fini. 

Il  entre  dans  le  chalet,  où  le  dnc  est  déjà  entre. 

SCÈNE  III 

SARAH,  BARBARA,  GÉRARD. 

SARAH,   très-élégante  et  d'un  enjouement  fébrilo. 
Moi,  je  le  trouve  stupide,  votre  chalet.  Il  n'y  a  plus  ni  poé- 
sie ni  mystère;  ce  n'est  plus  qu'une  guinguette;  par  consé- 
quent... 

GÉRARD. 

Par  conséquent,  vous  bravez  sans  effort  des  souvenirs... 
redoutables! 

SARAH,   à  Barbara. 
Qu'est-ce  qui  lui  prend,  depuis  un  quart  d'heure,  de  faire 
des  allusions  au  passé,  lui  qui,  dans  le  passé,  combattait  si 
bien...? 

GÉRARD. 

Ah!  j'ai  combattu  vos  sentiments!  je  les  ai  môme  froissés... 
J'ai  cru  bien  faire!  Ce  qui  me  rendait  féroce,  c'est  que  ma 
conscience  était  à  l'abri  de  toute  convoitise  personnelle.  Je 
l'ai  prouvé  en  fuyant... 

SARA  II. 

Le  danger  de  m'aimer?  Quel  roman  vous  faites  I 

GÉRARD. 

Non!  je  ne  m'en  fais  pas  accroire.  Je  n'aurais  pas  voulu 
être  un  pis  aller.  En  vous  retrouvant  ici  brillante  et  victo- 
rieuse, je  me  suis  dit  que  tout  était  pour  le  mieux,  et  dès  lors 
10  sens  que  j'ai  encore  un  devoir  à  remplir. 

i  il  22 


906  THEATRE   COMPLET    DE   GEORGE    SAND 

SÂRÀH. 

Ah! 

GÉRARD. 

Oui,  j'ai  à  m'expliquer  sur  Flami... 

SARAH,   l'interrompant. 

Jamais!  je  vous  le  défends. 

GÉRARD. 
Vraiment?...  Alors...  (Sarah,  troublée,  éclate  d'un  rire  forcé.) 
Savez-vous  que,  depuis  trois  jours  que  je  vous  contemple  avec 
admiration...  avec  stupeur,  je  me  demande  si  vous  n'êtes 
pas  en  train  de  trop  bien  guérir,  et  si  je  ne  dois  pas  me  re- 
pentir... 

SARAH. 

De  quoi?  de  m'avoir  bien  conseillée?  Moi,  je  vous  en  re- 
mercie, et  je  vous  dispense  de  nouveaux  sermons.  Ceux  d'au- 
trefois m'ennuyaient,  mais  ils  étaient  bons;  ceux  d'aujour- 
d'hui le  seraient  moins,  et  ils  m'ennuieraient  davantage. 

GÉRARD. 

Si  vous  le  prenez  sur  ce  ton-là...  à  la  bonne  heure  !  Je  vous 
connaissais  si  sérieuse,  que  j'ai  de  la  peine  à  vous  croire 
gaie...  Mais,  si  vous  l'êtes  réellement,  j'avoue  que  ça  me 
charme,  et  que  je  vous  aime  beaucoup  mieux  ainsi. 

SARAH. 

Vous  voyez  donc  bien!  Quand  vous  m'appeliez  un  ange, 
vous  ne  pouviez  pas  me  souffrir..  On  n'aime  pas  les  anges,  on 
n'y  croit  plus...  on  s'en  moque...  on  les  trompe!... 

BARBARA. 

Oh!  Sarah! 

SARAH. 

Eh  !  mon  Dieu,  ma  sœur,  ne  pleurez  pas  ma  divinité;  vous- 
même,  vous  me  chérissez  peut-être  plus  qu'autrefois.  Est-ce 
que  toutes  les  gâteries  des  cœurs  maternels  ne  sont  pas  pour 
les  enfants  détestables? 

BARBARA. 

Parce  que  le...  détestatibilité,  il  est  le  maladie  de  nerfs... 
ou  de  cœur! 


FLAMINIO  -:07 

GÉRARD,   à  Barbara,   regardant  Sarah. 
Pourtant...  je  ne  l'ai  jamais  vue  si  fraîche  et  si  belle! 

SARAH,    ii  Barbara,  bas. 
Il  ne  voit  pas  que  j'ai  du  rouge!  (Haut.)  Il  vieillit!  sa  vuo 
baisse! 

GÉRARD. 

Je  ne  crois  pas!  mais  vous  voulez  des  compliments? 

SARA  II. 

Des  compliments?  Non,  j'aimerais  mieux  des  injures,  c'est 
plus  franc...  et  moins  froid. 

GÉRARD. 

Ah!  vous  en  voulez?  Je  commence:  M.  le  comte Démétrius 
de  Kologrigo  est  un  sot. 

SARAH. 

Eh  bien,  qu'est-ce  que  ça  me  fait? 

GÉRARD. 

Je  continue  :  et  il  est  encore  aujourd'hui  de  notre  partie. 

SARAH. 

Qu'est-ce  qui  l'a  invité? 

GÉRAP^ 

Qu'est-ce  qui  n'a  pas  dit  non.' 

SARAH. 

Vous  voulez  que  je  sépare  la  princesse  de  son  idole? 

GÉRARD. 

C'est  vous  qui  voulez  rendre  son  idole  idolâtre, 

SARA  II. 

De  moi?  Quelle  idée!  Eh  bien,  oui,  au  fait!  ça  m'amusera, 
d'entendre  la  déclaration  d'un  homme  si  convaincu  de  son 
mérite. 

GÉRARD. 

Prenez  garde,  elle  sera  peut-être  fort  inconvenante. 

SARAH. 

Oh  !  que  non  !  je  vous  réponds  bien  qu'elle  ne  sera  .que 

bête. 

GÉRARD. 

Eh!...  pas  si  bête!  Ce  monsieur  est  a  moitié  musulman 


208    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

et,  comme  il  est  fort  riche,  il  croit  avoir  droit  à  tous  les 
succès. 

SARAH,   regardant, 
Est-ce  qu'il  n'arrive  pas  bientôt? 

GÉRARD 

Ah!  il  vous  tarde... 

SARAÏI. 

Allez  donc  voir! 

GÉRARD. 

C'est-à-dire  que  vous  avez  assez  de  moi  pour  le  moment? 

Il  s'éloigne  par  le  fond. 
RARBARA. 

Oh!  je  comprends,  vous  avez  bien  assez  de  ce  conversa- 
tion... shocking! 

SARAH. 

Non,  j'ai  trop  de  moi-même,  voilà  tout. 

BARBARA. 

Je  souffre  bien  de  voir  vous  souffrir. 

SARAH. 

Non,  ma  chère!  voilà  ce  qu'il  ne  faut  jamais  me  dire  :  c'est 
cruel  de  votre  part  !  Je  ne  souffre  pas  !  je  ne  suis  pas  de  ces 
âmes  lâches  qui  pleurent  éternellement  une  illusion  perdue  et 
qui  tombent  brisées  sous  un  indigne  affront!  Je  hais  la  plainte, 
et,  en  me  plaignant,  on  m'irrite,  on  m'offense. 

BARBARA. 

Oh!  dear!  je  offenser  vous? 

SARAH. 

Vous?...  (Elle  va  pour  se  jeter  dans  ses  bras  et  s'arrête.)  Non! 
il  ne  faut  plus  s'attendrir.  (Elle  lui  baise  la  main.)  Vous  êtes 
forte,  vous  êtes  fière,  ma  sœur!  Soyez  pour  moi  ce  que  vous 
seriez  pour  vous  même...  Vous  n'auriez  pas  pardonné... 

BARBARA. 

Pardonner  le  fuite  avec  le  jeune  fille?...  No!  jamais!  mais 
je  aurais  oublié. 

SARAH. 

Eh  bien,  j'oublierai! 


FLAMINIO  209 

SCÈNE  IV 
Les  Mêmes,  LA  PRINCESSE,  M.  DL  KOLOGRIGO. 

personnage  trop  bien  mis;   puis  JOSEPH. 
SARA  H. 

Arrivez  donc,  Émilia  !  Gérard  s'ennuyait  affreusement  avec 
moi. 

LA    PRINCESSE,    a  Sarah. 

C'est  pour  que  je  vous  dise  que  M.  de  Kologrigo  s'en- 
nuyait encore  plus  sans  vous! 

KOLOGRIGO,   à  la  princesse,   bas,   nonchalamment. 

Vous  avez  tort!  (a  Sarah,  de  même.)  Elle  a  raison! 

GÉRARD,   qui  l'observe.   —  Ironiquement.   —  A  Sarah. 
Comme  il  joue  bien  la  scène  de  don  Juan  ! 

KOLOGRIGO. 

Ahl  il  y  a  quelque  chose  de  nouveau  icil 

LA    PRINCESSE. 

Quoi  donc? 

KOLOGRIGO,   montrant  l'écriteau. 
Ça! 

GÉRARD. 

C'est  très-intéressant...  pour  ces  dames! 

KOLOGRIGO,    à  Joseph. 

C'est  un  tir  à  l'arbalète,  à  la  mode  suisse? 

JOSEPH. 

Oh!  nous  avons  d'autres  armes...  (n  montre  des  boites  de  pis- 
tolets.) Il  y  a  pour  tous  les  goûts. 

GÉRARD,   regardant. 
Et  môme  des  pistolets  de  salon,  système  Flobert.  Ça  ne 
fait  pas  de  bruit!  Voulez-vous  faire  une  partie,  miss  MeWilf 

BARBARA. 

Oh!  no!  je  ne  aimé  plus. 


210  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

SARA  H,    a  Gérard. 

Vous  mourez  d'envie  de  montrer  votre  adresse?  Allons, 
provoquez  M.  de  Kologrigo;  nous  sommes  là  pour  admirer! 

GÉRARD,   à  Kologrigo. 

Voulez-  vous  r 

KOLOGRIGO. 

Je  vous  avertis  que  je  suis  de  première  forco. 

GERARD,  railleur. 
Je  n'en  doute  pas! 

KOLOGRIGO. 

Oui,  à  toutes  les  armes  de  tir  :  surtout  depuis  un  événement 
diabolique. 

GÉRARD. 

Vous  avez  pris  votre  cheval...  ou  votre  domestique  pour  un 
lièvre? 

KOLOGRIGO. 

Bah!  j'ai  le  moyen  de  perdre  des  domestiques  ou  des  che- 
vaux; c'est  pire  :  vous  allez  voir!  C'était  dans  l'Inde,  aux  en- 
virons de  Delhi... 

Flaminio  bientôt  suivi  du  duc,   sort  du  chalet,   et,   sans  être  remarqué 
de  personne,   écoute  le  récit  de  Kologrigo. 

SCÈNE  V 

LES  MÊMES,  FLAMINIO,  sur  le  perron  du  chalet   de  droite; 
puis  LE  DUC. 

KOLOGRIGO,   continuant  sa  narration. 
Je  voyageais...  pour  mon  agrément,  avec  une  suite  nom- 
breuse. Pendant  une  halte  auprès  d'une  ruine... 
FLAMINIO,   à  part. 
TiensI 

KOLOGRIGO. 

Je  ne  sais  laquelle...  nous  fûmes  rejoints  par  l'escorte  d'un 


7LAMIXI0  211 

voyageur...  je  ne  sais  de  quel  pays...  qui  s'appelait...  je  no 
sais  comment. 

GÉRARD,    a  part. 

Eh  bien,  ça  promet,  son  historiette: 

K0L0GRIG0. 

J'ai  oublié!  ce  n'était  pas  un  nom.  Tout  ce  que  j'ai  su  de- 
puis, c'est  que  l'homme  avait  fait  du  bruit  en  Egypte...  je 
crois,  ou  ailleurs!  C'est  un  monsieur  qui...  ah  !  oui,  un  ar- 
tiste, qui  s'était  fait  ingénieur,  et  qui...  par  ses  découvertes, 
son  savoir-faire...  enfin,  un  mo^ieur  qui  a  établi  des  digues, 
percé  des  montagnes,  retrouvé  des  antiquités,  un  tas  de 
choses  comme  ça.  Si  bien  qu'en  peu  d'années,  il  avait  fait 
fortune  en  Orient,  et  qu'à  l'époque  dont  je  vous  parle...  il 
n'y  a  pas  six  mois,  il  revenait  d'une  mission...  importante  à 
ce  qu'il  parait!  Bref... 

GÉRARD. 

Ah  oui!  bref. 

KOLOGRIGO. 

Mes  gens  et  les  siens  s'imaginèrent,  pendant  que  les  che- 
vaux se  reposaient,  de  s'exercer  à  tirer  à  la  cible  avec  une 
espèce  de  grand  arc  persan  ou  tartare...  C'est  très-difûcile! 
Ce  monsieur  s'en  mêla,  et  moi  aussi...  J'avoue  que  je  ne 
croyais  pas  avoir  de  rival  au  monde  pour  ces  exercices...  Eh 
bien,  il  me  gagna.  Je  le  défiai  à  la  carabine...  Il  me  gagna 
encore.  Je  voulus  intéresser  la  partie,  je  savais  que  ça  donne 
de  l'émotion,  et  qu'étant  le  plus  riche  probablement,  je  serais 
le  moins  ému. 

LE   DUC,   à  part,  snr  le  perron,  la  serviette  à  la  main  et  la  houcîie 

pleine. 

Corsaire,  va! 

LA    PRINCESSE. 

Alors...  il  perdit  la  tète...  et  la  partie? 

KOLOGRIGO. 

Non  !  il  refusa,  disant  qu'il  ne  voulait  pas  me  gagner  mon 
argent.  J'étais  si  furieux,  que  je  fus  forcé  d'aller  me  jeter  à 
l'ombre  sur  une  natte  pour  me  reposer.  Quand  je  m'éveillai, 


212    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

il  était  parti.  Depuis  ce  temps-là,  j'ai  fait  bien  des  réflexions, 
bien  des  études!  J'ai  travaillé  quatre  heures  par  jour,  j'ai 
changé  absolument  ma  manière,  et,  à  l'heure  qu'il  est,  je 
suis  certain  de  ne  pas  manquer  une  mouche  sur  vingt.  Aussi, 
je  donnerais  bien  un  million  pour  prendre  ma  revanche! 

FLAMINIO. 

Un  millon,  monsieur?  Je  vous  le  joue  contre  le  duché  de 
Treuttenfeld,  qui,  dit-on,  ne  vous  a  pas  coûté  davantage. 
Voulez-vous  ? 

LE   DUC,  bondissant. 
Ah  bah! 
Sarah  est  au  moment   de   s'écrier  ;  elle    frissonne,    se  contient,   et    se 
détourne  comme  avec  indifférence.  Barbara  reste  auprès  d  elle,  affec- 
tant le  même  calme.  La    princesse   est  plus    agitée.   Gérard  se  tient 
dans  l'expectative. 

K0L0GRIG0. 

Ah!  c'est  lui!  c'est  un  peu  fort,  par  exemple!  J'accepte! 
tout  de  suite!  (a  la  princesse).  Vous  allez  voir  ça! 
FLAMINIO,  qui  a  descendu  le  perron. 
N'ayez  pas  d'émotion,  ça  vous  ferait  perdre. 

LA    PRINCESSE,    agitée. 

Oui,  oui,  les  paris  sont  ouverts,  n'est-ce  pas,  Sarah? 

FLAMINIO,  regardant  Sarah. 
Je  n'ai  malheureusement  pas  l'honneur  d'être  connu  de... 
Sarah   salue  Flaminio   avec  un    aplomb    dédaigneux.  Il  la  salue,  ainsi 
que  Barbara,  qui  ne  lui  rend  pas  son  salut. 
BARBARA,  à  demi-voix,   à  Flaminio. 
Moi,  je  connais  bien  vous  :  vous  avez  trompé  nous,  je 
n'aimé  plus  vous! 

FLAMINIO,  de  même. 
Vous  n'en  avez  pas  moins  mon  respect  et  mon  dévouement, 
miss  Melvil. 

SARAH,  se  levant  avec  résolution. 
Je  parie  pour  M.  de  Kologrigo! 

LA    PRINCESSE,   à  Flaminio. 

Alors,  c'est  en  vous  que  je  place  ma  confiance  (Bas.)  Soyez 


FLAMINIO  213 

généreux,  Flaminio!  Je  veux  épouser  cet  homme-là...  Ne  me 
perdez  pas! 

FLAMINIO. 

Vous  êtes  franche,  madame;  vous  avez  raison,  soyez  tra  i- 
quille! 

GÉRARD,  s'approchant  de  lai;  il  tient  des  pistolets  Flobert. 
Voilà  vos  armes;  commencez-vous? 

FLAMINIO. 

Le  but? 

KOLOGRIGO. 

Ah!  tenez!  si  vous  voulez...  J'ai  lu  dans  M.  Dumas... 
(Tirant  des  cartes  de  sa  poche.)  J'ai  toujours  ça  sur  moi,  à  pré- 
sent, et  c'est  quelque  chose  de  plus  difficile  encore  :  ce  n'est 
pas  un  trois,  c'est  un  dix  de  carreau  dont  il  s'agit  de  percer 
deux  marques,  celles  du  milieu  seulement.  En  voilà  plusieurs 
que  j'ai  réussies,  voyez!... 

LE  DUC,  regardant  les  cartes. 
Diantre! 

FLAMINIO,   regardant  et  touchant  les  cartes. 
Ah!  vous  avez  fait  des  progrès,  monsieur  !  (a  Joseph.)  Va 
placer... 

Joseph  entre  dans  le  tir  ponr  placer  le  but. 
KOLOGRIGO,   à  Flaminio. 

Et  vous,...  vous  vous  êtes  sans  doute  exercé... 

FLAMINIO. 

Nullement,  je  ne  crois  qu'à  l'inspiration  ! 

LE    DUC,   inquiet. 

Diable!  c'est  comme  sur  les  planches...  il  disait  ça  quand 
il  ne  savait  pas  son  rôle! 

KOLOGRIGO. 
Je  commence.  [H  m  place,  prend  un  pistolet  amorcé  que  lai  pré- 
sente Joseph,  et  tire  d'un   ton  d'assurance.^1  Mouch°! 

FLAMINIO. 

Bravo  ! 

LE    DUC,    à   part. 

Diable! 
Kologrigo  reçoit  do    Joseph  un  second  pistolet,   lire  et    resto  stupéfait. 


214    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SA.KD 

GÉRARD,  riant  et  regardant. 
Bravis?imo  !  vous  avez  fait  un  onze  de  carreau, 

KOLOGRIGO,  sombre. 
Je  le  vois  bien! 

LE   DUC,  se  frottant  les  mains. 
Et  moi  aussi. 

KOLOGRIGO,  à  Flaminio. 
C'est  à  vous. 

JOSEPH,  remettant  un  pistolet  à  Flaminio. 
Bonne  chance  ! 
Sarah  s'avance;  Flaminio  et  elle  se  regardent  avec  nno  certaine  angoisse. 
LE  DUC,  à  FlamiDio. 

Allons,  allons,  pense  à  ce  que  tu  fais. 

FLAMINIO. 

'Une? 

GÉRARD. 

Oui! 

FLAMINIO  tire;   à  Kologrigo. 
Eh  bien,  monsieur? 

KOLOGRIGO. 

Je  le  voispardieu  bien!  (a  part.)  Encore  ? 

LE    DUC. 

Et  moi  aussi. 

Joseph,  triomphant,  rapporte  la  carte  à  Flaminio. 
GÉRARD,   à  Flaminio. 

Ainsi  vous  voilà  duc  de  Treuttenfeld  ? 

FLAMINIO,  montrant  le  duc. 

Non  pas!  C'est,  lui!  (Lui  donnant  la  carte  percée  que  lui  remet 
Joseph,  après  que  Kologrigo  l'a  regardée.)  Tenez,  mon  cher  due, 
voilà  le  titre  de  propriété. 

GÉRARD,   au  duc. 

Eh  bien,  votre  procès  a  duré  plus  longtemps  que  ça? 

LE   DUC,  embrassant  Flaminio. 
Puisque  c'est  comme  ça...  tu  me  rends  une  fortune,  je  veux 
te  donner  un  nom.  Je  t'adopte. 


FLAMIMO  215 

FLAMINIO,  souriant. 
Bon!  bon  !  nous  verrons  ça! 

LA   PRINCESSE,   à  Flaminio. 

C'est  un  fort  beau  trait,  monsieur,  et  tout  à  fait  di^në  de 

vous.  Je  ne  plains  pas  M.  de  Kologrigo;  un  homme  de  son 

rang...  et  de  son  esprit  n'attache  pas  plus  d'importance  à  la 

perte  de  l'argent  qu'à  la  piqûre  légère  de  l'amour-propre. 

KOLOGRIGO,   qui  a  écrit  sur  son  carnet,   à-  Flaminio. 

Monsieur,  c'est  à  vous  que  j'ai  affaire...  Mais,  tenez,  voilà  : 
c'est  à  vue. 

Flaminio  remet  le  papier  au  duc. 
LA   PRINCESSE,   bas,   à   Kologrigo. 

Allons,  cher,  montrez-vous  grand  seigneur! 

KOLOGRIGO. 

Oui,  oui,  merci,  ma  chère  belle  ! 
11  va  saluer  le  duc,  qui  lui  tourne  le  dos  brusquement;  mais  Gérard  les 
force  à  s'aborder  vers  le  fond  à  droite. 
LA    PRINCESSE,   bas,   à   Flaminio» 

Parlez  à  Sarah,  triomphez  de  son  dépit! 

FLAMINIO. 

Je  ne  vois  ici  de  dépit  chez  personne! 

LA   PRINCESSE,  bas,  à  Sarah. 
Parlez-lui  donc!   c'est  insensé  de  braver  ainsi  l'homme 
qu'on  a  aimél 

SARAli,   railleuse. 
Vous   trouvez?    (S'asscyant.    Avec  l'avance   de    la   conversation.) 
Vous  dites  que  monsieur  a  voyagé  en  Asie?  C'est  très-beau, 
l'Asie  ! 

FLAMINIO,   affectant  la  même  tranquillité. 
Oui,  madame,  quand  on  en  est  revenu. 

SARAH. 

Ah!  il  en  est  ainsi  de  toutes  les  choses  de  ce  monde. 

FLAMINIO. 

On  ne  se  plaint  pal  de  celles  dont  on  peut  se  dégager. 

SARAH. 

Les  gens  sensés  n'en  connaissent  pas  d'autres. 


210  THÉÂTRE  COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

FLAMINIO. 

Les  gens  sensés  sont  bien  heureux  ! 

GÉRARD. 

Moi?  Je  ne  trouve  pas.  Et  vous  princesse? 

LA    PRINCESSE. 

Moi?  Je  n'en  connais  pas.  (a  Kologrigo.)  Et  vous,  comte? 

KOLOGRIGO,    étonné. 

Moi?...  Pardon...  je  n'y  suis  pas,  je  ne  comprends  pas. 

LE    DUC,   à  part. 

Ça  ne  m'étonne  pas  ! 

SARA II,   à  Gérard. 
Vous  plaignez  les  gens  raisonnables,  vous  avez  donc  la  pré- 
tention de  ne  pas  en  être? 

GÉRARD. 

C'est  parce  que  j'en  suis,  hélas  !  la  réalité  n'est  pas  toujours 
gaie! 

SARAH. 

Elle  vous  parait  triste?  Moi,  je  ne  la  trouve  que  plate. 

FLAMINIO. 

Ah!  la  platitude  est  un  travers  bien  répandu;  c'est  à  tel 
point,  que  les  grands  esprits  s'adonnent  parfois  de  préférence 
à  la  méchanceté. 

LA    PRINCESSE. 

La  méchanceté  ?  C'est  peine  perdue!  on  s'en  repent! 

SARAH. 

Et  il  vaudrait  mieux  n'avoir  à  se  repentir  de  rien. 

LA    PRINCESSE. 

De  rien!  Je  ne  crois  pas  à  la  perfection,  (a  Fiaminio.)  Et 
vous? 

FLAMINIO. 

J'y  ai  cru  :  mon  cœur  n'est  pas  de  ceux  qui  n'ont  point  eu 
la  confiance  de  la  jeunesse,  c'est-à-dire  l'amour  et  la  foi! 

SARA  II. 

Vous  avez  dû  être  souvent  dupe,  alors  V 

FLAMINIO. 

De  moi-même,  peut-être...  et  je  ne  m  en  repens  pasl 


FLAMINIO  217 

SARAH. 

C'est  trop  de  grandeur  d'âme  et  de  bonté  ;  je  ne  pourrais 
pas  suivre  un  si  bel  exemple!  (A  Kologrigo,  très-tendue  et  animée.) 
Et  vous,  comte,  comment  prenez-vous  la  trahison  ? 

Gérard,  la  princesse  et  le  dac  remontent  au  fond. 
KOLOGRIGO,  qui   se  balance  sur   une   chaise,  moitié  debout,  moitié 
appuyé  sur  le  dos  de  la  chaise  de  Sarah. 
Je  ne  sais  pas...  encore. 

SARAH. 

Ah!  vous  n'avez  jamais  été  trahi? 

KOLOGRIGO. 

On  l'est  toujours  ,par  sa  faute. 

SARAH. 

Vous  croyez  ça? 

KOLOGRIGO,  baissant  la  voix. 

Faites-vous  aimer  de  moi,  et  vous  verrez  que  je  peux  être 
fidèle. 

SARAH. 

Gomment?  qu'est-ce  que  vous  avez  dit? 

KOLOGRIGO. 

Oh!  vous  avez  bien  entendu!  Allons,  vous  le  demandez 
avec  de  si  beaux  yeux...  C'est  accordé  !  Je  vous  aime! 
Il  se  pepche  pour  lui  donner  à  la  dérobée  un  baiser  sur  l'épaule,  elle  se 
recule  vivement  et  se  lève  tremblante  de  colère.  Gérard  n'a  pas  vu  le 
mouvement  de  Kologrigo,  il  parlait  avec  la  princesse.  Flaminio  d'un 
côté,  Barbara  do  l'autre,  l'ont  vu.  Flaminio  est  pâle  mais  tran- 
quille, Barbara  est  indignée. 

GÉRARD,  revenant  à  Sarah. 
Eh  bien,  qu'est-ce  que  c'est?  Il  vous  a  dit  une  imperti- 
nence? Ce  sultan  vous  jette  le  mouchoir?  Dame,  je  l'avais 
prédit,  vous  l'avez  voulu!... 

Il  retourne  vers  la  princesse. 
BARBARA,   à  Sarah,  regardant  Kologrigo. 
Oh!  cet  homme  sauvage!...  Je  voudrais  donner  uno  souf- 
Bète  îi  lui,  si  j'étais  une  homme  I 

in  <3 


-M8    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SARAH. 

Bah  I  les  hommes  ne  défendent  plus  les  femmes,  vous  voyez 
bien! 

BARBARA. 

1  était  une  peu  le  faute  des  femmes  ! 

GÉRARD,   revenant  à  elles. 

Vous  triomphez  trop  d'Émilia.  Elle  est  furieuse  de  vous 

voir  accaparer  comme  ça  son  Kologrigo. 

Kologrigo  est  resté  nonchalamment  sur  sa  chaise,  comme  attendant  que 

Sarah  revienne  près  de  lui. 

SARAH. 

Oh  !  ciel  l  elle  croit  que  je  le  lui  dispute  ! 

GÉRARD. 

Dame!  ça  en  a  l'air! 

Ils  vont  rejoindre  la  princesse  et  le  duc  au  fond  du  théâtre.  Kologrigo 
se  lève  pour  les  suivre. 
FLAMINIO,   l'abordant. 
Pardon,  monsieur,  j'ai  encore  une  revanche  à  vous  propo- 
ser. 

KOLOGRIGO. 

Vrai  ?  quitte  ou  double  ?  Je  ne  demande  pas  mieux. 

FLAMINIO. 

Non,  c'est  ma  vie  que  je  veux  contre  la  vôtre. 

KOLOGRIGO. 

Ah!  ça,  c'est  différent.  Non,  merci;  dans  un  autre  mo- 
ment, ça  pourrait  m'amuser;  mais,  ce  matin,...  je  suis  amou- 
reux, et  ça  pourra  durer  toute  la  journée. 

FLAMINIO. 

Je  suis  désolé  de  vous  déranger,  mais  vous  ne  pouvez  pas 
ne  refuser. 

KOLOGRIGO. 

Je  vous  jure  que  si. 

FLAMINIO. 

Je  vous  jure  que  non. 

KOLOGRIGO. 

Allons  donc  !...  vous  m'ennuyez,  mon  cher  I 


FL  A  M  IN  10  219 

FLAMIN'IO,  passant    à  gauche. 
Du  tout,  vous  allez  voir!  c'est  un  secret. 

K0L0GRIG0, 

Un  secret? 

FLAMINIO. 

Écoutez. 

K0L0GRIG0. 

Ça  ne  sera  pas  long,  au  moins? 

FLAMINIO. 

Oh!  certainement  non!  (A  Gérard,  qui  est  au  second  plan  avec 
Barbara,  tandis  que  Sarah,  Émilia  et  le  duc  causent  au  fond  du  théâtre. 
Écoutez,  ici,  monsieur  de  Brumeval,  je  vous  prie.  (Voyant  Jo- 
seph qui  range  les  accessoires  du  tir.)  Et  toi  aussi,  mon  camarade. 

Ils  entrent  tous  quatre  dans  le  couloir  du  tir. 

BARBARA  les  suit  des  yeux,  tressaille  tout  à  coup  et  dit, 
en  faisant  un  geste  significatif. 
Oh!  il  a  donné,  lui! 

Ils  ressortent  aussitôt  tous  les  quatre  et  parlent  vivement  en  se  tena 
près  de  la  coulisse. 
K0L0GRIG0,  pâle,  hors  de  lui. 
Tout  de  suite,  monsieur!  (a Gérard.)  Vous  êtes  mon  témoin? 

GERARD. 

Non!...  je  suis  le  sien. 

FLAMINIO. 

Merci,  Gérard;  mais  ne  refusez  pas  monsieur,  je  vous  sup- 
plie, le  temps  presse... 

GÉRARD. 

Mais  votre  témoin?...  Ah  !  le  duc  ? 

FLAMINIO. 

Non!...  il  parlerait...  Je  prends...  Joseph,  si  vous  le  per- 
mettez. 

GERARD,  à  Joseph,  regardant  des  pistolets  qu'il  tient. 
Ceux-là  sont  des  armes  ordinaires?  Oui  ;  allons  ! 


220  THEATRE  COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

FLAMINIO. 

Nous  voilà  ! 
Ils  sortent  par  le  fond  à  droite.  Flaminio,  au  moment  de  suivre  Kologrigo 
et  Joseph,  qui  ont  passé  les  premiers,  se  trouve  en  face  de  Barbara, 
restée  attentive  dans  le  milieu  du  théâtre  au  second  plan. 
BARBARA,  lui  tendant  la  main. 

Flaminio!  je  estimer  encore  vous  1 

Flaminio  lui  baise  la  main. 
KOLOGRIGO. 

Allons  donc!  s'il  vous  plaît  ! 

BARBARA,  à  Gérard. 
Yous  arranger... 

GÉRARD,   bas. 

Oh  !  pas  possible.  Silence,  miss  Melvil  1 

SCÈNE  VI 

SARAH,  BARBARA,  LA  PRINCESSE,  LE  DUC, 
puis  RITA. 

LA    PRINCESSE,  redescendant  le  théâtre  avec  Sarali. 
Eh  bien,  où  vont-ils  donc? 

BARBARA. 

Encore  un  pari  ! 

LA    PRINCESSE. 

Voyons,  Sarah  i  vous  pouvez  bien  parler  à  cœur  ouvert  de- 
vant le  duc,  qui  sait  tous  nos  secrets. 

SARAH. 

Émilia,  je  viens  d'être  franche  avec  vous.  Je  le  serai  en- 
core. Oui,  j'ai  été  un  peu  coquette  avec  lui,  pour  vous  inquié- 
ter... pour  m'amuser...  Mais  vous  vous  rendez,  j'y  renonce, 
soyez  tranquille.  Quant  à  votre...  Flaminio,  je  ne  souffre  pas 
qu'on  me  parle  de  lui.  Il  y  a  quelqu'un  ici...  (elle  regarde  Rita 
qai  est  sur  la  porte  du  grand  chalet)  qui  pourra  vous  entendre  faire 
l'éloge  de  ses  vertus... 


FLAMINIO  22( 

BARBARA. 

Vous  devez  pardonner  !... 

SARAH. 

Moi?  Jamais! 

RITA,   s'approchant. 
Quoi  donc  pardonner? 

SARAH,  avec  hauteur» 
Ah  !  je  ne  vous  parle  pas. 

RITA. 

Mais,  moi,  je  vous  parle,  madame  !  Vous  avez  l'air  de  me 
mépriser  !  Je  ne  mérite  pas  ça,  moi  ;  j'ai  toujours  été  une 
honnête  fille,  comme  je  suis  une  honnête  femme  ! 

LE    DUC. 

Eh  oui  !  je  sais  tout.  Il  avait  bien  besoin  de  séduire  un  en- 
fant 1  Un  cœur  si  loyal!  Oui,  un  grand  cœur,  trop  fier,  trop 
délicat!  Vous  l'avez  froissé,  vous  l'avez  méconnu...  Il  vous 
a  fuie,  il  vous  a  oubliée,  et  il  a  bien  fait  ! 

La  princesse  remonte  et  descend  à  droite. 
RITA,   à  Sarah. 

Oubliée?  Non!  ça  n'est  pas  vrai,  ça  n'est  pas  possible  !  Si 
vous  saviez  comme  il  a  souffert...  comme  il  a  pleuré  !...  Oh! 
il  me  détestait  bien,  allez!  mais  il  est  si  bon!  Jamais  une 
plainte,  jamais  un  mot  de  reproche.  C'était  comme  un  père 
qui  gronde  tout  doucement  un  enfant.  Moi,  j'ai  compris  que 
je  lui  avais  fait  bien  du  mal,  et  qu'il  avait  bien  raison  de  ne 
pas  vouloir  de  moi. 

SARAH,  étonnée  et  attendrie* 

Mon  Dieu  !  que  dit-elle  donc  ? 

BARBARA. 

Elle  justifie  le  fuite. 

RITA. 

Ah!  vous  avez  donc  cru...?  Mais  non,  mamselle!  c'était 
pour  se  faire  oublier  qu'il  est  parti  comme  ça...  Et  puis  c'est 
par  charité  qu'il  m'a  ramenée  ici  ;  mais  il  était  comme  fou,  et 
il  parlait  tout  seul...  Il  disait  :  «  Oui,  ils  ont  bien  raison,  je  lui 
ferais  trop  de  tort!  je  suis  un  homme  de  rien.  Qu'est-ce  que 


522    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

ça  fait  que  je  meure,  si  elle  est  sauvée  ?...»  Enfin...  dame  !  je 
ne  peux  pas  vous  dire  ça  comme  lui,  mais  j'avais  bien  peur, 
allez  !  car  il  était  comme  quelqu'un  qui  veut  se  tuer  !  Ah! 
tenez,  madame,  vous  l'aimez  encore,  car  voilà  que  vous  n'êtes 
plus  en  colère  et  que  vous  pleurez  ? 

SARAH,  l'embrassant. 
Oh!  mon  enfant  !  si  vous  pouviez...  Jure-moi  que  tu  dis  la 
vérité  ! 

BARBARA. 

Il  est  le  vérité  !  et  à  présent  (bas,  à  Sarab),  il  battait  lui  pour 

vous! 

SARAH. 

Il  se  bat  ? 

On  entend  deux  conps  de  pistolet.  Elle  jette  un  cri. 
LA    PRINCESSE. 

Qu'est-ce  donc? 

RITA. 

Oh  !  rien...  Joseph  est  avec  eux. 

LE  DUC,  courant  au  fond. 
Pourvu  qu'il  ne  joue  plus  mon  duché,  grand  Dieu  ! 

LA    PRINCESSE. 

Eh  bien,  Sarah  ! 

SARAH. 

Courez  donc!...  je  veux...  je...  je  me  meurs.,  moi  ! 

Elle  tombe  évanouie. 

SCÈNE  Vil 

Les  Mêmes,  GÉRARD,  puis  FLAMINIO. 

GERARD,  rentrant,  au  duc  qui  l'interroge  avec  anxiété. 
Rien!  Dieu  merci!  un  soufflet,  une  rencontre,  une  mousta- 
che endommagée;  l'honneur  est  satisfait  ! 

LA     PRINCESSE. 

Ah! 


FLAMINIO  M3 

FLAMINIO. 

Que  dites-vous  ?...  Il  ne  s'est  rien  passé. 

SARA  H   court  à  lui  et  se  jette  dans  ses  bras. 
Ah!  pardon!...  Tu  peux  me  pardonner,  j'ai  tant  souffert!... 
Et  toi!.,. 

BARBARA. 

Oh!  le  souffrance  de  lui  a  grandi  lui. 

LE    DUC. 

Et  il  portera  dignement  le  beau  nom  des  Treuttenfeld. 


FIN    DE    FLAMINIO 


MAITRE  FAVILLA 

**>RAME    EN    TROIS    ACTES 

Jdéon.  —  15  septembre  1855 


A  M.  ROUTIÈRE 

C'est  à  vous,  monsieur,  que  je  dédie  l'ouvrage  dramatique 
dont  vous  avez  bien  voulu  vous  faire  l'interprète  principal. 
C'est  à  vous  que  je  dois  l'accueil  chaleureux  et  sympathique 
que  le  public  a  bien  voulu  faire  à  un  personnage  tout  idéal 
en  apparence,  et  très-réel  selon  moi,  surtout  depuis  que  j'ai 
l'honneur  de  vous  connaître.  J'avais  senti  ce  personnage  vi- 
vre dans  mon  cœur  et  dans  ma  pensée  ;  je  l'avais  fait  simple 
et  bon,  vous  l'avez  fait  grand  et  poétique  ;  vous  lui  avez  prêté 
des  accents  d'un  lyrisme  puissant  et  d'une  suavité  exquise, 
une  physionomie  que  les  poètes  et  les  peintres  ont  comparée 
avec  raison  aux  types  saisissants  et  touchants  des  plus  belles 
légendes  d'Hoffmann,  enfin  un  enthousiasme  sorti  du  cœur 
encore  plus  que  de  l'art,  qui  se  communique  comme  une 
flamme  à  toutes  les  âmes  élevées. 

Trois  des  plus  grands  artistes  de  notre  temps,  MM  Fre- 
derick Lemaitre,  Bocage  et  Bouffé,  ont  eu  ce  rôle  dans  les 
mains.  Des  circonstances  indépendantes  de  leur  volonté  et  de 
la  mienne  les  ont  empêchés  de  le  remplir.  Après  eux,  j'eusse 
désespéré  de  trouver  un  type  assez  puissant  et  assez  original 
pour  rendre  éclatant  le  type  si  simplement  indiqué  par  moi, 
si  je  ne  vous  eusse  vu  jouer  Hamlet.  Je  me  dis,  ce  jour-là, 
tout  naïvement,  que  qui  peut  le  plus  peut  le  moins,  et  que 
comprendre  et  traduire  ainsi  Sliahspeare,  c'est  avoir  en  soi 
le  feu  sacré  qui  donne  la  vie  à  toutes  choses,  aux  humbles 

43. 


826    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

créations  du  sentiment  comme  aux  sublimes  œuvres  du  génie. 

J'ai  dès  lors  osé  présenter  au  public  une  pièce  d'une  ex- 
trême simplicité,  avec  la  confiance  que  sa  sincérité  extrême 
serait  accueillie,  grâce  au  rayonnement  de  votre  foi  et  au 
magnétisme  de  votre  conviction.  J'ai  eu  foi  moi-même  en 
mon  œuvre,  sans  m'abuser  sur  son  importance,  mais  en  me 
disant  que  le  romanesque  d'une  donnée  de  ce  genre,  person- 
sonnifié  en  vous,  paraîtrait  aussi  naturel  qu'il  me  le  paraissait 
à  moi-même. 

Le  public  semble  donc,  cette  fois,  m'avoir  entièrement 
pardonné  l'ingénuité,  peut-être  un  peu  surannée,  qui  me  porte 
à  croire  que  les  bonnes  natures  et  les  généreuses  actions  ne 
sont  pas  des  fantaisies  insupportables.  Je  vous  en  suis  bien 
reconnaissant,  monsieur  ;  car  une  seule  critique  m'a  affligé, 
dans  ma  vie  d'artiste  :  c'est  celle  qui  me  reprochait  de  rêver 
ides,  personnages  trop  aimants,  trop  dévoués,  trop  vertueux, 
c'était  le  mot  qui  frappait  mes  oreilles  consternées.  Et,  quand 
je  l'avais  entendu,  je  revenais,  me  demandant  si  j'étais  le  bon 
et  l'absurde  don  Quichotte,  incapable  de  voir  la  vie  réelle,  et 
condamné  à  caresser  tout  seul  des  illusions  trop  douces  pour 
être  vraies. 

J'avais,  je  vous  assure,  une  sorte  d'effroi  de  moi-même, 
comme  ce  pauvre  Favilla,  dont  vous  peignez  si  bien  les  an- 
goisses secrètes  quand  il  dit  par  votre  bouche  :  Qu'a  donc 
Marianne?  Est-ce  elle,  est-ce  moi...  qui  déraisonne? 

Et  vous  le  e'avez  par  vous-même,  monsieur,  dans  cette  in- 
certitude-là, ce  n'est  pas  l'orgueil  de  l'artiste  qui  souffre,  c'est 
sa  croyance.,  c'est  sa  meilleure  aspiration  qui  se  révolte  con- 
tre le  doute,  ^'entendre  dire  que  le  sentiment  de  l'idéal  est 
une  lubie,  c'est  vraiment  cruel  pour  ceux  qui  sentent  l'ami- 
tié, l'abnégation  et  le  désintéressement  naturels  et  possibles. 

Eh  quoi  !  ces  choses  ne  sont-elles  pas  plus  naturelles  et 
plus  possibles  que  leurs  contraires?  Le  mal  n'est-il  pas  la 
chose  surprenante,  quand  on  pense  que  l'homme  est  irès-in- 
teiligent,  que  la  vertu  le  rend  très-heureux,  que  la  perver- 
sité est  toujours  te  résultat  d'un  calcul  et  quelquefois  d'un 


MAÎTRE   F  A  VILLA  227 

grand  travail  auquel  ou  se  condamne  pour  conquérir  des  sou- 
cis infinis?  Oui,  certainement,  le  mal  est  un  fruit  très-amer 
et  que  l'on  ne  cueille  pas  sans  beaucoup  de  peine  :  aussi  faut- 
il  beaucoup  de  science  pour  l'expliquer  et  beaucoup  d'art 
pour  le  peindre.  J'avoue  que  cet  art  me  manque  et  que  ma 
paresse  ne  le  cherche  pas  beaucoup.  Mais  en  quoi  ma  recher- 
che et  mon  goût,  qui  me  poussent  vers  les  délices  du  bon,  se- 
raient-ils incommodes  et  blessants  sur  la  scène  ? 

Voilà  ce  que  jb  me  demandais,  et  ce  qui  ne  m'a  pourtant 
pas  empêché  de  persévérer  ;  car  les  gens  sont  incorrigibles 
quand  ils  rencontrent,  comme  cela  m'est  arrivé  plusieurs  fois, 
d'admirables  caractères  et  d'admirables  amitiés  qui  leur  font 
oublier  en  un  jour  des  années  de  douleurs  et  des  montagnes 
de  déceptions. 

Nous  serions  tous  heureux,  si  nous  étions  plus  justes  et 
plus  confiants  dans  notre  appréciation  des  êtres  [excellents 
qui  se  rencontrent  sur  la  terre.  Je  ne  suis  pas  optimiste 
au  point  de  dire  qu'ils  sont  très-nombreux  ;  mais,  si  leur  ra- 
reté fait  leur  excellence,  pourquoi  serions-nous  ingrats  envers 
le  ciel  qui  nous  prête  un  peu  de  sa  lumière  pour  les  voir  et 
les  comprendre?  Un  juste  pèse  plus  dans  la  balance  divine 
que  mille  insensés  épris  de  la  chimère  du  mal.  Le  juste  seul 
voit  clair  :  donc,  lui  seul  compte  pour  quelque  chose,  lui  seul 
existe,  lui  seul  est  l'être  réel  et  vrai;  et,  si  la  raison  admet 
ceci,  si  le  cœur  le  sent,  pourquoi  donc  serait-il  défendu  à 
l'art  de  le  montrer? 

C'est  par  une  profonde  adhésion  intérieure  à  cette  logique 
si  claire  du  sentiment  que  vous  êtes,  monsieur,  un  artiste  si 
entraînant  quand  vous  faites  vibrer  les  cordes  de  l'enthou- 
siasme. C'est  que  vous  abordez  alors  une  sphère  de  vérité  où 
tous  les  tristes  et  pénibles  raisonnements  sur  le  positif  s'é- 
croulent et  s'effacent  comme  de  vrais  rêves,  c'est  que  vous 
entrez  dans  cette  vision  du  vrai  que  l'on  appelle  illusion  ro- 
manesque, faute  de  réfléchir  à  la  facilité  qu'on  a  do  le  voir 
et  à  la  nécessité  charmante  qu'on  subit  de  l'aimer  aussitôt 
qu'on  l'a  vu. 


22S    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

Remercions  ensemble  les  excellents  artistes  qui  nous  ont 
secondés  avec  tant  de  zèle  et  d'affection  dans  l'étude  de  ce 
petit  roman  de  théâtre  :  d'abord,  puisque  nous  parlons  des 
caractères  prétendus  romanesques,  et,  selon  moi,  les  seuls  lo- 
giques en  ce  monde,  madame  Laurent,  cette  femme  de  cœur 
et  de  génie,  qui  est,  dans  la  vie  réelle  comme  dans  la  fiction 
scénique,  l'idéal  de  l'honnête  femme  et  de  la  tendre  mère  ; 
puis,  en  procédant  par  l'importance  dt>  leurs  rôles  dans  la 
pièce,  la  touchante  et  naïve  Bérengère,  qui  n'a  besoin  que 
d'être  elle-même  pour  rendre  la  grâce,  la  candeur  et  le 
charme  de  la  jeunesse;  MM.  FournieretMétrème,  un  débutant 
plein  d'avenir  et  un  jeune  homme  déjà  rompu  aux  habiletés 
de  la  scène;  enfin,  M.  Fleuret,  un  pur  et  vrai  talent,  qui,  par 
amitié  pour  moi,  a  bien  voulu  réciter  admirablement  quel- 
ques mots  de  moi,  et  prêter  sa  noble  figure  et  sa  beile  parole 
à  un  vieux  serviteur  aimé  pour  ses  vertus. 

Tout  à  côté  de  vous  et  de  madame  Laurent,  vous  voulez, 
n'est-ce  pas?  que  je  place  Barré,  ce  comique  si  naïf  et  si  fin, 
à  qui  je  dois  aussi  le  succès  de  la  représentation  ;  car,  en  per- 
mettant à  Relier  d'être  amoureux  de  Marianne  et  d'oser  le 
lui  dire,  je  ne  me  dissimulais  pas  ce  que  l'on  appelle  un  dan- 
ger au  théâtre,  celui  d'accuser  trop  durement  un  ridicule. 
Mais  je  savais  que  Barré  ferait  tout  un  poëme  bouffon  de  ses 
réticences,  et  qu'il  aurait  le  sentiment  délicat  de  son  rôle, 
l'innocence  de  la  gaucherie  dans  l'entraînement  d'une  idée 
perverse  mal  digérée,  et  l'effroi  d'une  mauvaise  pensée  avor- 
tée aussitôt  que  conçue.  Il  a  compris  que  le  gros  bourgeois  al- 
lemand ne  pouvait  pas  être  Tartufe,  et  que,  partagé  entre  sa 
vanité  de  fraîche  date,  sa  sensualité  irréfléchie  et  ses  bons  et 
honnêtes  instincts,  il  devait  subir  un  combat  intérieur  plus 
risible  que  révoltant. 

Barré  est  un  artiste  justement  aimé  du  public  ;  il  a  la  ron- 
deur et  la  bonhomie  de  la  personne  avec  la  finesse  d'un  es- 
prit chercheur  et  amoureux  de  détail.  Chacun  de  ses  mots  a 
une  portée  vive  et  franche,  et  il  lui  faut  souvent  faire  de  gé- 
néreux efforts  pour  ne  pas  absorber  tout  l'intérêt  d'une  scène, 


MAITRE  F  AVI  LIA  Î29 

même  dans  le  silener»,  tant  sa  physionomie  est  vraie  et  comi- 
quement  attentive.  Il  est  jeune  encore,  et  appelé,  je  n'en 
doute  pas,  à  de  très-grandes  créations  dans  son  genre. 

Quant  à  vous,  monsieur,  vous  n'avez  pas,  je  crois,  de  genre 
proprement  dit  :  je  vous  ai  vu  dans  des  rôles  très-différents; 
quelquefois,  vous  m'avez  étonné  par  cette  variété  d'aptitudes, 
mais  je  vous  ai  vu  sublime  deux  fois  ;  dans  Hamlet,  vous  étiez 
à  la  hauteur  d'un  personnage  dont  le  génie,  au  lieu  de  vous 
écraser,  vous  portait  comme  un  oiseau  des  tempêtes;  et  en- 
suite dans  ce  rôle  que  l'on  n'ose  pas  nommer  à  la  suite  d'Ham- 
let,  mais  où,  jeté  dans  des  régions  inférieures,  vous  planez 
comme  l'aigle  tranquille  sur  les  flots  apaisés. 

On  vous  a  beaucoup  discuté,  et  quelquefois  repoussé,  me 
dit-on  :  c'est  le  sort  des  hommes  de  génie.  Consolez-vous  ; 
vous  avez  eu  et  vous  aurez  encore  de  belles  revanches,  où  le 
public,  qui  finit  toujours  par  être  juste,  se  dira  que  ce  n'était, 
peut-être  pas  vous  qui  vous  égariez,  mais  lui  qui  se  trom- 
pait. Moi,  je  ne  vous  ai  jamais  vu  vous  tromper;  mais,  quand 
même  cela  vous  serait  arrivé,  qu'importe?  Tant  mieux  peut- 
être,  si  c'est  en  reconnaissant  des  erreurs  de  goût  que  vous 
êtes  arrivé  à  ce  goût  exquis  et  suprême  qui  vous  fait  trouver 
des  choses  si  admirables  maintenant,  et  dire  des  mots,  —  des 
mots  insignifiants  par  eux-mêmes  en  apparence,  comme  le 
Tais-toi  de  Favilla,  —  où  vous  mettez  toute  une  âme,  toute 
une  vie  de  douleur  et  de  bonté.  Vous  avez  découvert  des  tré- 
sors que  d'autres  artistes  de  génie  n'avaient  pas  cherchés  et 
qui  ne  sont  apparus  qu'à  vous.  Ces  découvertes  vous  sont 
propres,  et  elles  feront  école  un  jour  où  l'autre  :  je  l'entends 
dire  autour  de  moi,  et  cela  me  paraît  certain,  inévitable. 

Si  j'y  ai  un  peu  contribué,  monsieur,  je  serai  plus  touché 
d'un  tel  résultat  que  de  ce  qui  peut  m'ètre  personnel  dans  le 
sucrés  de  mon  petit  travail. 

G.  S. 


230  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

DISTRIBUTION 

MAITRE  FAVILLA  (50  ans MM .  Rouvièrk. 

KELLER  (45  ans) Barré. 

ANSELME,  fils  de  Favilla  (19  à  20  ans) Métrème. 

HERMAN,  fils  de  Keller  (19  â  20  ans) Focrnier  . 

FRANTZ,  intendant  du  château  (60  à  65  ans) Fleuret. 

MARIANNE,  femme  de  Favilla  (36  ans). MmesLACREKT. 

JULIETTE,  fille  de  Favilla  (16  à  17  ans) Bérengère  . 

Costumes  de  la  fin  du  dernier  siècle. 

La  scène  se  passe  au  château  de  Muhldorf,  en  Allemagne. 


ACTE  PREMIER 

Un  salon  sans  trop  de  profondeur,  d'un  style  Louis  XIV  allemand,  c'est-à-dire 
un  peu  lourd,  d'une  richesse  seigneuriale.  Au  premier  plan,  à  la  droite 
du  spectateur,  une  cheminée  sans  feu,  ornée  de  candélabres.  Au  second 
plan,  à  droite,  porte  donnant  dans  les  appartements  de  Keller.  Au  premier 
plan,  à  gauche,  grande  croisée  donnant  sur  les  jardins.  Au  second  plan, 
à  gauche,  porte  donnant  dans  la  serre.  Le  fond  du  salon  est  ouvert,  au  mi- 
lieu, par  une  grande  porte;  à  droite  et  à  gauche,  par  des  ouvertures  moins 
larges^fermées  à  hauteur  d'appui.  Sur  ces  appuis,  des  vases  garnis  de  fleurs, 
au  troisième  acte  seulement.  Ces  trois  ouvertures  sont  fermées,  de  haut  en 
bas,  par  des  tentures  relevées  ou  baissées,  selon  les  besoins  de  la  scène.  Par 
la  porte  du  fond  et  les  panneaux  vides,  on  aperçoit  la  bibliothèque  avec  ses 
fenêtres,  ses  meubles  et  ses  rayons  garnis  de  livres.  Lustre  dans  le  salon, 
et  meubles  dans  le  style  de  l'appartement;  tapis.  A  l'extrême  gauche,  un 
grand  fauteuil  tourné  le  dos  au  public.  Un  peu  au-dessus,  près  du  fau- 
teuil, un  guéridon  sur  lequel  est  une  potiche  sans  fleurs.  Une  cbaise  près 
du  guéridon.  Près  du  panneau  à  jour  de  gauche,  une  harpe-  Un  fauteuil 
de  cbaque  côté  de  la  porte  du  fond.  A  droite,  à  l'avant-scène,  au  tiers  du 
théâtre,  une  grande  table  chargée  de  partitions,  de  livres  et  d'atlas;  ce  qui 
est  sur  la  table  ne  doit  pas  être  rangé,  afin  que,  pendant  la  première  scène, 
Frantz  s'occupe  à  faire  le  classement  des  livres.  Un  pupitre  dans  le  haut, 
à  droite.  Près  de  la  fenêtre,  a  droite,  un  fauteuil;  une  chaise  devant  la 
table. 


MAITRE   F  A  VILLA  231 

SCÈNE  PREMIÈRE 

KELLER,  IIERMAN,  FRANTZ. 

Relier  est  assis  à  gauche,  près  de  la  croisée.  Il  regarde  dehors  d'un  air  en- 
nuyé, en  fumant  sa  pipe.  Il  a  une  toilette  assez  négligée.  Ilcrman,  en  habit 
du  matin  assez  élégant,  mais  rappelant  l'étudiant  allemand,  est  assis  à  la 
grande  table,  tourné  le  dos  au  public.  Frantz  est  devant  lui,  tenant  des 
in-folio. 

FRANTZ. 

Tout  ce  désordre  vient  de  ce  que  l'on  ne  s'occupait  plus 
guère  ici  que  de  musique  dans  les  dernières  années  de  sa  vie. 
Les  partitions,  les  gravures,  les  atlas,  tout  cela  se  trouve  mêlé, 
mais  rien  ne  manque  ! 

KELLER. 

Oui,  oui,  il  se  ruinait  en  musique,  le  cher  homme! 

FRANTZ,  étonné. 
Il  se  ruinait?... 

KELLER. 

N'avait-il  pas  une  bande  de  musiciens  à  gages  ? 

FRANTZ. 

Mais,  monsieur,  son  orchestre  se  composait  de  ses  fidèles 
serviteurs  et  d'honnêtes  artisans  de  la  paroisse. 

KELLER. 

Oui,  vous  jouez  tous  de  quelque  chose,  dans  ce  pays-ci. 
Mais  cette  famille  d'Italiens  qui  est  encore  là,  dans  le  châ- 
teau ? 

FRANTZ. 

Ils  vont  partir,  monsieur. 

KELLER,  à  Herman. 
Est-ce  que  tu  les  as  vus,  toi?  On  no  les  aperçoit  pas  pius 
que  s'ils  étaient  morts,  et  on  ne  les  entend  pas  davantage 

HERMAN, 

Je  ne  les  ai  pas  encore  rencontrés  non  plus. 


232  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE   SANL 

FRANTZ. 

Ces  dames  ne  sortent  pas  de  leur  appartement,  dans  la 
crainte  d'être  indiscrètes. 

HERMAN. 

Pourtant,  je  désirais  leur  faire  une  visite  de  politesse,  et 
vous  m'avez  dit  qu'elles  étaient  souffrantes.  Il  me  parait 
qu'elles  ne  veulent  recevoir  personne. 

KELLER. 

Eh  bien,  laissons-les  tranquilles  ;  je  ne  me  soucierais  pas 
du  tout  de  les  voir  continuer  à  s'installer... 

FRANTZ. 

Oh  !  elles  n'y  songent  point,  monsieur.  (A  Herman.)  Je  peux 
me  retirer,  monsieur  Herman?... 

KELLER. 

Oui. 

FRANTZ. 

Pardon,  monsieur  Keller.  Je  voudrais  savoir  si  vous  me 
conservez  mes  fonctions  dans  le  château  ? 

KELLER. 

Intendant?  Eh!  mon  cher,  donnez-moi  le  temps  de  vous 
connaître. 

FRANTZ. 

Oh!  je  suis  connu,  ou  je  ne  le  serai  de  ma  vie;  il  y  a  trente 
ans  que  je  gouverne  la  maison,  et  jamais... 

HERMAN,   avec  bonté. 

Et  jamais  vous  n'avez  encouru  un  reproche:  nous  savons 
cela. 

FRANTZ. 

Ni  un  soupçon,  monsieur. 

HERMAN. 

Aussi  mon  père  est-il  fort  disposé... 

KELLER. 

Oui,  oui,  attendez  hait  jours,  que  diable!  Il  n'y  en  a  que 
trois  que  je  suis  ici  !  Donnez-moi  le  temps  de  me  retourner! 


MAITRE  FAV1LLA  233 

FRANTZ. 

J'attendrai  huit  jour?,  monsieur... 
Il  salue  et  sort.  Hermaa  se  lève  pour  lui  rendre  son  saint.  Kellcr  ne  se 

dérange  pas. 

SCÈNE  II 
KELLER,  HERMAN. 

KELLER. 

Ces  vieux  domestiques  de  grande  maison,  ça  vous  a  un  or- 
gueil... 

HERMAN. 

Celui-ci  a  une  réputation  et  un  air  de  probité... 

KELLER. 

Oui;  mais  il  faut  voir,  il  faut  voir!  Ah  çà!  c'est  donc  bien 
précieux,  tous  ces  vieux  bouquins? 

HERMAN. 

Très-précieux,  mon  père,  et  très-intéressant. 

KELLER. 

Que  de  livres!  que  de  livres  !  Que  diable  peut-on  faire  de 
tant  de  livres  ? 

HERMAN. 

Ah  !  c'est  surtout  une  rare  collection  musicale,  que  celle 
du  vieux  baron. 

KELLER. 

Dis  donc  du  jeune  baron,  Herman  !  puisque  tout  cela  est  à 
toi,  la  bibliothèque  aussi  bien  que  le  château,  le  château 
aussi  bien  que  les  terres,  et  les  terres  aussi  bien  que  la  ba- 
ronnie. 

HERMAN. 

Mais  non,  tout  cela  esta  vous,  mon  père. 

KELLER. 

Oh!  les  livres,  je  te  les  donne,  tout  de  suite;  quant  à  l'ar- 
pent, ce  qui  est  au  père  est  au  fils  un  jour  ou  l'autre...  et, 
quant  au  titre..,  ça,  j'avoue  que  ça  me  flatte  un  peu,  à  caus^ 


234     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

de  toi,  surtout!  On  dira  le  baron  Keller  de  Muhldorf  et  le 
jeune  baron  Muhldorf  Keller  !... 

HERMAN. 

Et  pourtant,  si  vous  vouliez  bien  penser  comme  moi.  nous 
ne  prendrions  de  titres  ni  l'un  ni  l'autre. 

KELLER. 

Pourquoi  donc,  puisque  celui-là  nous  appartient  par  droit 
de  succession  ? 

HERMAN. 

Permettez,  mon  père  :  mon  grand-oncle  maternel  était  de 
noble  race.  Il  était  bien,  lui,  de  père  en  fils,  le  baron  de 
Muhldorf;  mais  nous,  bourgeois  de  père  en  fils,  nous  qu'il 
connaissait  fort  peu,  et  qui  nous  trouvons,  par  rencontre,  al- 
liés à  sa  noblesse,  sachons  nous  contenter  d'une  fortune  sur 
laquelle  nous  ne  comptions  guère,  et  n'ayons  pas  l'air  de  vou- 
loir usurper... 

KELLER,   fâché. 

Bien!...  te  voilà  déjà  orgueilleux,  toi!...  Tu  méprises  donc 
la  condition  de  ton  père  ?  tu  crois  donc  qu'un  négociant  n'est 
pas  digne  de  devenir  baron  ? 

HERMAN. 

Je  m'explique  donc  bien  mal  ;  car  je  pense,  au  contraire, 
que  c'est  pour  nous  un  assez  beau  titre  que  celui  d'honnête 
commerçant,  et  c'est  pour  cela  que  je  ne  tiendrais  pas  à  en 
effacer  le  souvenir. 

KELLER. 

Laissons  cela.  As-tu  bientôt  fini?  On  dirait  que  tu  comptes 
te  faire  libraire  ? 

HERMAN,   se  levant. 
Si  vous  avez  quelque  chose  à  m'ordonner... 

KELLER. 

Non,  rien...  Ah!  dame!  je  suis  actif,  moi!  Levé  avant  le 
jour,  j'ai  déjà  visité  mes  domaines;  je  peux  dire  qu'en  trois 
matinées,  je  me  suis  mis  au  courant  de  tout  ici,  comme  si  j'y 
étais  depuis  trois  ans.  Tiens,  je  sais  déjà,  à  un  thaler  près,  la 
valeur  et  le  produit,  année  moyenne,  de  chaque  pré,  bois, 


MAITRE   FAVILLA  235 

champ,  moulin,  étang,  carrière.  Ah  !  c'est  admirable,  la  pro- 
priété de  Muhldorf!...  (il  bâille)  admirable!... 

HERMAN. 

Et  cependant... 

KELLER. 

Cependant,  quoi?  Vas-tu  me  répéter  que  je  m'ennuie  déjà 
ici? 

HERMAN. 

C'est  qu'il  m'avait  semblé  vous  voir  rêveur,  inquiet. 

KELLER. 

Non!  Mais...  que  veux-tu!  dans  mon  magasin,  je  ne  me 
reposais  pas  une  minute,  moiî...  Du  lever  au  coucher  du 
soleil,  j'étais  sur  le  dos  des  caissiers,  sur  les  talons  des  com- 
mis ;  ici,  tout  est  affermé,  réglé...  tout  à  l'air  de  vouloir  mar- 
cher sans  que  je  m'en  mêle  ! 

HERMAN. 

Et  puis  vous  ne  vous  étiez  jamais  occupé  d'agriculture. 

KELLER. 

Certainement,  non!  Je  sais  bien  comment  on  fait  le  drap 
et  la  toile,  mais  je  ne  sais  pas  faire  pousser  le  fil  dans  les 
champs  et  la  laine  sur  le  dos  des  moutons;  je  n'ose  pas  faire 
trop  de  questions  à  ces  benêts  de  paysans,  qui  ont  l'air  de  se 
moquer  de  moi... 

HERMAN. 

Je  me  mettrai  vite  au  courant,  et,  si  vous  voulez... 

KELLER. 

Toi?  Non  pas,  non  pas  !  Tu  as  de  l'instruction,  c'est  vrai  ; 
je  t'ai  envoyé  à  l'Université,  je  tenais  à  ce  que  mon  fils  fût 
étudiant.  C'est  joli,  ça,  d'avoir  étudié!  Mais  je  te  connais,  tu 
es  romanesque  !  tu  es  comme  feu  ta  pauvre  mère,  tu  ne  re- 
gardes à  rien,  tu  ne  veux  discuter  avec  personne,  tu  crois 
qu'on  s'enrichit  en  donnant  et  en  prêtant  à  tout  le  monde;  tu 
serais  bien  vite  la  dupe  de  tous  ces  petits  fermiers  qui  sont 
plus  fins  que  toi...  et  que  moi  aussi,  peut-être  I 

HERMAN. 

Je  ne  m'occuperai  de  vos  affaires  qu'autant  qu'il  vous  plaira, 


236     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

mon  père.  Mais  que  ferai-je  donc  aujourd'hui  pour  vous  aider 
à  passer  le  temps  ?  Allons  voir  la  forêt,  que  je  ne  connais  pas 
encore  ;  je  prendrai  mon  fusil... 

KELLER. 

Oh  !  la  promenade,  j'en  ai  assez  !  Ce  grand  air  m'étourdit. 
Je  ne  suis  pas  habitué  à  vivre  en  plein  vent,  comme  un  pom- 
mier], moi!  Tiens!  je  vas  fumer  une  autre  pipe;  sors,  si  tu 
veux. 

HE  RM  AN,  qui  a  été  au  fond  du  théâtre  et  qui  regarde  dans 
la  galerie. 

Ah  !  tenez,  voilà  qui  vous  distraira  peut-être  :  une  visite, 
une  figure  agréable. 

SCÈNE  III 

LES  MÊMES,  FAVILLA,  en  habit  noir,  cnlotte  de  soie,  souliers 
à  boucles,  cheveux  sans  poudre,  la  canne  a  la  main  ;  il  entre  comme 
chez  lui,  le  chapeau  sur  la  tête  et  sans  voir  personne  ;  il  est  pensif  et 
comme  absorbé  dans  une  mélancolie  douce.  Il  est  propre  et  soigné. 

KELLER,  se  levant  pour  le  saluer. 
Monsieur,...  je...  (Favilla  ne  fait  pas  attention  à  lni  et  va  déranger 
sur  la  table  la   pile  de  livres  qu'Herman  vient  de  ranger.)  Monsieur, 
VOUS... 

FAVILLA  va  au  grand  fauteuil  et  regarde  le  vase  de  Chine; 

se  parlant  à  lui-même. 
Plus  de  fleurs! 

KELLER. 

Monsieur,  que  désirez-vous  ? 
FAVILLA,  en  se  retournant,  voit  Herman  qui  s'est  mis  entre  son 

père  et  lai. 
Ah!  le  nouveau  bibliothécaire,  sans  doute.  Pardon,  mon- 
sieur, je  ne  vous  voyais  pas.  (n  ôte  son  chapeau.)  Vous  vous  por- 
tez bien? 

HERMAN,  souriant. 
Parfaitement  bien,  monsieur;  et  vous  aussi: 


MAITRE  FAVILLA  237 

FAVILLA. 

Pas  mal,  merci...  La  tète  un  peu  douloureuse,  le  matin  sur- 
tout. 

HERMAN. 

Ah!  c'est  fâcheux  1  (a  son  père.)  C'est  un  original,  un  habitué 
de  la  maison,  probablement. 

KELLER. 

Il  faut  savoir,  il  faut  voir!  (a  Faviiia.)  Monsieur  !  monsieurl 
à  qui  ai-je  l'avantage  de  parler  ? 

FAVILLA,  le  regardant  avec  un  peu  de  surprise. 

Ah  !  vous  ne  me  connaissez  pas,  mon  ami  ?  C'est  tout  sim- 
ple, vous  êtes  nouveau  dans  la  maison, 

KELLER. 

Comment,  nouveau?  J'y  suis  nouvellement  installé,  c'est 
vrai;  mais... 

FAVILLA. 

Vous  y  resterez  longtemps,  toujours,  si  nous  nous  convenons 
mutuellement.  Oh!  mon  Dieu!  moi,  voyez-vous,  je  ne  veux 
rien  changer  aux  manières  d'agir  de  mon  prédécesseur.  Il 
traitait  avec  bonté  tous  les  fonctionnaires  de  sa  maison;  il 
en  faisait  ses  amis,  quand  ils  en  étaient  dignes. 
KELLER,  irrité  et  jetant  malgré  lui  un  regard  sur  sa  mise  négligée. 

Ah  çà!  vous  me  prenez  donc  pour  un  domestique?  et  qu'est- 
ce  que  ça  signifie,  votre  prédécesseur? 

FAVILLA,   qui  est  retombé  dans  sa  méditation. 

Vous  dites?  Pardon,  vous  êtes  mon  domestique  ?  Je  le  veux 
bien,  si  c'est  mon  intendant  qui  vous  a  choisi.  J'ai  été  souf- 
frant pendant  quelques  jours,  je  n'ai  pu  m'occuper  de  rien, 
mais  j'approuve  tout  ce  qu'il  a  fait.  C'est  un  digne  homme  et 
fort  bien  élevé;  ayez  beaucoup  d'égards  pour  lui,  vous  me 
ferez  plaisir! 

Il  s'assied  à  la  table. 
KELLER. 

Voyons,  monsieur,  vous  moquez-vous?...  Je  perds  patience, 
et  je  vas,.. 

11  va  pour  sonner  au  fond. 


238    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

HERMAN,  l'arrêtant  doucement,  en  remontant. 
Attendez,  mon  père  !  c'est  peut-être  tout  simplement  un 
voisin  fort  distrait  qui  croit  être  entré  chez  lui;  laissez-moi 
l'interroger,  (a.  Faviiia,  avec  politesse.)  J'ai  l'honneur  de  parler... 
peut-être...  à  M.  le  conseiller?... 

FAVILLA,   souriant  avec  tristesse. 
Baron,  baron,  mon  cher  enfant,  si  vous  tenez  à  cela;  mais, 
moi,  je  n'y  tiens  guère. 

HERMAN,  de  même. 
Vous  êtes  établi  dans  les  environs?...  propriétaire  de...? 

FAVILLA. 

Eh  1  mais,  du  château  de  Muhldorf,  comme  vous  voyez. 

KELLER,    stupéfait,   redescendant. 
Du  château  de  Muhldorf? 

FAVILLA. 

Hélas  !  oui,  mon  cher;  hélas  !  oui. 

KELLER,  indigné,  le  toisant. 
Du  château  de  Muhldorf? 

FAVILLA. 

Ah!  ne  m'en  faites  pas  compliment,  mes  amis  :  il  me  coûte 
assez  cher. 

KELLER. 

Où  donc,  et  quand  l'avez-vous  acheté  ? 

FAVILLA. 

Je  ne  l'ai  point  acheté...  Il  m'a  été  donné  par  mon  meilleur 
ami,  un  grand  artiste,  allez,  et  un  grand  cœur  1 

KELLER. 

Ainsi,  vous  prétendez  être  l'héritier  du  baron  de  Muhldorf, 
mon  oncle  ? 

FAVILLA,  se  levant. 

Votre  oncle,  vous  dites?...  Il  n'avait  qu'un  neveu...  un  ne- 
veu de  sa  femme...  qui  s'appelait  Keller,  je  crois;  c'est  vous? 
Ah  !  j'en  suis  charmé.  (A  Herman,  en  le  regardant  avec  intérêt.)  Et 
vous,  vous  êtes? 

HERMAN. 

Herman  Keller. 


MAITRE   FAVILLA  23$ 

FAVILLA. 

Ali  !  que  ne  vous  a  Uil  connu  !  Une  aimable,  une  noble 
ligure!  Vous  êtes  artiste,  je  parie?... 

Keller,  derrièro,  le  regarde  des  pieds  à  la  tête. 
HERMAN. 

Un  peu. 

FAVILLA. 

Eh  bien,  si  vous  êtes  les  parents  de  mon  ami,  vous  êtes 

les  miens  désormais...  Je  VOUS  aime  !  (il  leur  tend  les  mains.  Rel- 
ier hausse  les  épaules  et  remonte  au  fond.  Herman  prend  avec  sympathie 
les  deux  mains  de  Favilla.)  Et  tout  ce  qui  est  à  moi  est  à  VOUS... 
Mais  vous  êtes  dans  l'aisance,  m'a-t-on  dit? 

KELLER,  avec  humeur,  en  descendant  au  milieu. 
Dans  l'aisance  !  dans  l'aisance  1... 

FAVILLA. 

Seriez-vousgêné?...  Tant  mieux!  je  veux  vous  aider  à  ré- 
tablir vos  affaires...  J'ai  connu  le  malheur  aussi,  moi!  Mais, 
voyez-vous,  la  fortune,  ça  vient,  ça  s'en  va,  on  ne  sait  com- 
ment... 11  faut  avoir  du  talent,  avant  tout,  et  je  vous  en  don- 
nerai, Herman,  je  vous  ferai  travailler. 

KELLER,    à   son   fils. 

Ah  çà  !  je  n'y  suis  plus  du  tout,  moi  !  Est-ce  que  nous  ne 
serions  pas  les  seuls...?  (AFaviiia.)  Est-ce  que  vous  prétendez 
être  aussi  parent  du  baron,  monsieur? 

FAVILLA,  assis  dans  le  fauteuil  où  était  Keller» 

Son  frère,  monsieur,  son  frère  1 

KELLER,  vivement. 
Son  frère  ?  Il  n'en  a  jamais  eu  ! 

FAVILLA. 

Son  frère  par  l'esprit  et  par  le  cœur!  Ah!  pauvre  ami!  ne 
pas  pouvoir  pleurer  ! 

KELLER. 

Diantre!  je  le  crois  bien,  que  vous  ne  pleurez  pas,  si  vous 
héritez!...  Mais  où  sont  donc  vos  titres?...  Depuis  quand...? 


240  THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

FAVILLA,   absorbé. 

Mourir  avant  moi  !  Ah!  c'est  le  seul  chagrin  qu'il  m'ail  ja- 
mais causé. 

SCÈNE  IV 

Les  MêMESv  FRANTZ,  vaaaat  du  fond. 
FRANTZ. 

Ah!  il  est  ici!  Maître,  ces  dames  vous  cherchent. 

FAVILLA. 

Ma  femme?  ma  fille?  Eh  bien,  je  suis  là  ;  qu'elles  viennent! 
FRANTZ,  1  attirant  doucement  et  faisant  des  signes  à  Herman  et 

à  Keller. 
Elles  veulent  vous  consulter...  Venez,  venez I 

FAVILLA. 

Non  !  elles  ne  veulent  pas  me  laisser  ici  !  elles  croient  que 
j'y  souffre  trop!  C'est  le  contraire;  je  suis  plus  courageux, 
plus  calme,  en  présence...  (Keller,  impatienté,  tourmente  le  grand 
fauteuil  sur  lequel  il  s'était  appuyé;  Favilla  s'en  aperçoit,  et  s'élance 
vers  lui.)  Keller,  ne  touchez  pas  à  ce  fauteuil,  je  vous  en  prie! 
ne  vous  y  asseyez  jamais,  je  vous  le  défends... 

keller,  étonné  et  comme  subjugué,  s'éloigne  du  fauteuil. 
Parce  que?... 

FRANTZ  ,  à  Favilla. 
La  signora  vous  attend. 

FAVILLA,  à  Frantz,  qui  lai  donne  sa  canne  et  son  chapeau. 
Allons,  tu  me  tourmentes,  tu  me  gouvernes  aussi,  moi? 

FRANTZ. 

Oui,  mon  bon  maître!  venez! 

KELLER. 

Son  maître? 

FAVILLA. 

Pardon,  monsieur  Keller,  je  reviens  !  Au  revoir!... 

11  sort,  Frantz  le  suit  jusqu'à  la  porte  et  revient,  sur  l'appel  de  Keller. 


MAITRE  FA  VILLA  2.1 

SCENE    V 

T-ELLERJ,  FRANTZ,  HERMAN. 

KELLER,   irrité. 

Monsieur  Frantz,  qu'est-ce  que  ça  veut  dire?  Pourquoi 
appelez-vous  cet  homme-là  votre  maître? 

FRANTZ. 

Pardon,  monsieur  Relier,  c'est... 

KELLER. 

Je  suis  le  baron  de...  Keller,  monsieur  Frantz.  Il  n'y  a  que 
moi  de  baron  ici  ! 

II E  RM  AN,  prenant  le  milieu. 
Eh  !  mon  père,  ne  comprenez-vous  pas  que  nous  venons 
de  voir  un  brave  homme  qui  rêve  tout  éveillé? 

FRANTZ. 

Justement,  monsieur  Hermanl  son  idée  est  de  se  croire 
l'héritier. 

KELLER,  en  allant  s'asseoir  à  la  table. 
Ah  bah!  c'est  un  maniaque?  Que  ne  le  disait-il  tout  de 
suite  1  je  me  serais  diverti  de  sa  manie. 

FRANTZ. 

Hélas  1  monsieur,  cela  est  tout  nouveau  !  c'était  l'homme  le 
plus  sage...  un  grand  talent!...  et  si  bon!...  M.  le  baron,  qui 
l'estimait  et  le  chérissait,  l'avait  pris  ici  avec  sa  famille... 

KELLER. 

Tiens,  tiens!  c'est  cet  Italien,  ce  maître  de  chapelle,  comme 
ils  disent? 

1"  RANTZ. 

Oui,  monsieur,  c'est  maître  Favilla,  qui,  à  force  de  soi- 
gner, de  veiller  et  de  regretter  M.  le  baron...  Pendant  quel- 
ques jours,  on  a  craint  pour  ta  vie;  il  est  guéri,  mais  il  lui 
est  resté  cette  malheureuse  idée  fixe. 

KELLER. 

Alors,  c'est  le  chagrin  de  n'avoir  paa  été  favorisé  de  quel- 

m 


&i2     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  3AND 

ques  legs  qui  lui  a  troublé  la  cervelle  ;  car  mon  oncle  est  bien 
mort  sans  tester,  il  n'y  a  pas  à  dire. 

FRANTZ. 

Sans  doute,  puisque... 

KELLER, 

Puisque  j'hérite.  Après? 

FRANTZ. 

C'est  votre  droit,  monsieur,  personne  ne  le  conteste. 

HE RM AN. 

Mais  ce  brave  maestro  n'est  pas  dans  la  misère  ? 

FRANTZ. 

Peu  s'en  faut,  monsieur  Herman;  il  va  sortir  d'ici  aussi 
pauvre  qu'il  y  est  entré. 

KELLER. 

Et,  en  attendant,  il  se  promène  comme  ça  dans  mes  appar- 
tements, comme  chez  lui  ?  C'est  fort  commode  ! 

FRANTZ,  qui  va  au  fond. 

Il  en  avait  tellement  l'habitude!...  Nous  avions  réussi  de- 
puis votre  arrivée,  à  le  retenir  dans  le  pavillon  qu'il  habite, 
et  il  s'est  glissé  jusqu'ici,  je  ne  sais  comment...  Mais  je  vais 
tâcher...  car  il  est  encore  là,[et  sa  femme  ne  pourra  pas  l'em- 
pêcher de  revenir. 

KELLER. 

Ah  çà!  est-ce  qu'il  est  méchant?  Il  faudrait  faire  enfermer 

Cet  homme-là,  que  diable  !  (A  Herman,  qui  a  suivi  Frantz  au  fond  et 

qui  regarde.)  Que  fais-tu  donc  là,  Herman?  Ferme  les  portes  ! 
je  ne  me  soucie  pas... 

FRANTZ. 

Oh!  n'ayez  pas  peur,  monsieur,  il  est  aussi  bon,  aussi 
doux  qu'auparavant. 

HERMAN. 

J'irai  saluer  ces  dames  de  votre  part,  n'est-ce  pas,  mon 
père?  Il  ne  faudrait  pas  les  affliger  :  ce  n'est  pas  leur  faute... 

KELLER. 

Sans  doute...  sans  doute!...  Fais  comme  tu  voudras, 

Herman  sort. 


maître  favilla  Ziï 

SCÈNE  VI 
KELLER,  FRANTZ. 

KELLER. 

Et  qu'est-ce  que  c'est  que  ces  dames?  Des  chanteuses,  des 
comédiennes?... 

FRANTZ. 

Ces  dames  sont  des  personnes  du  plus  grand  mérite,  mon- 
sieur, et  que  respectent  tous  ceux  qui  les  connaissent. 

KELLER. 

Tiens,  tiens,  tiens  !  elles  ne  sont  pas  des  artistes? 

FRANTZ. 

Pardonnez-moi. 

KELLER. 

Il  n'y  a  qu'une  fille  ? 

FRANTZ. 

Et  un  fils  qui  est  chef  d'orchestre  à  Nuremberg,  un  excel- 
lent sujet. 

KELLER. 

Et  le  baron  ne  leur  a  pas  donné  quelque  chose  de  la  main 
à  la  main?...  Vous  devez  savoir  ça,  vous. 

FRANTZ. 

Je  sais  qu'il  ne  l'a  pas  fait. 

KELLER  ,   inquiet. 
C'est  singulier,  qu'il  n'ait  pas  songé  à  ses  serviteurs,  à  ses 
amis.  Convenez  que,  grâce  à  la  musique,  il  était  devenu  un 
peu  fou,  lui  aussi  \ 

FRANTZ. 

Pas  le  moins  du  monde,  monsieur;  il  ne  croyait  pas  mou- 
rir si  vite.  Voilà  pourquoi  il  a  paru  oublier  ceux  qui  l'avaient 
servi.  Mais  il  les  a  comblés  de  bonté  pendant  sa  vie,  et  tous 
chérissent  sa  mémoire...  Quant  à  aimer  la  musique,  on  n'est 
pas  fou  pour  cela,  et,  si  monsieur  no  l'aime  pas.  ce  n'est  pas 
un<*  raison  pour... 


244  THÉÂTRE   COMPLET   DE  GEORGE    SAND 

KELLER. 

Mon  Dieu  !  je  ne  la  déteste  pas,  la  musique;  ça  me  cha- 
touille agréablement  l'oreille  comme  à  tout  le  monde;  mais,  à 
l'heure  de  ma  mort,  je  songerai  à  régler  mes  affaires  plutôt 
qu'à  rendre  l'âme  au  son  d'un  violon.  Car  on  m'a  raconté  des 
choses  assez  baroques  là-dessus.  C'était  donc  ce  Favilla? 
Voyons,  dites-moi  au  juste  comment  ça  s'est  passé;  car  vous 
y  étiez,  vous  ? 

FRANTZ,  venant  en  scène. 

C'est  un  triste  souvenir  pour  moi,  monsieur;  mais  vous 
l'exigez... 

KELLER. 

Oui.  (a  part.)  Je  me  méfie  de  ce  Favilla,  je  ne  sais  pas  pour- 
quoi. 

Il  s'assied  snr  le  grand  fauteuil. 
FRANTZ. 

Eh  bien,  monsieur,  c'était  le  22  du  mois  dernier. 

KELLER. 

Oui,  il  y  aura  bientôt  un  mois. 

FRANTZ. 

M.  le  baron,  qui  avait  pour  habitude  d'écouter  la  musique 
dans  cette  salle  où  nous  voici,  était  assis  sur  le  grand  fau- 
teuil où  vous  voilà... 

KELLER,  se  levant. 

Hein?...  Ah!  (il  repousse  le  fauteuil  et  prend  un  autre  siég»  près  dr 
guéridon.)  Continuez,  monsieur  Frantz. 

FRANTZ,  montrant  le  fond. 

Nous  étions  là,  dans  la  galerie,  pour  accompagner  le  chanf 
principal,  M.  le  baron  ne  voulant  pas  entendre  les  in- 
struments de  trop  près,  à  cause  de  son  état  de  faiblesse.  Fa- 
villa, seul,  était  près  de  lui  jouant  le  solo;  à  la  seconde  re- 
prise, Favilla  ne  joua  pas.  Je  rentrai,  étonné  de  ce  silence  : 
je  trouvai  les  deux  amis  immobiles;  l'un  était  évanoui 
l'autre... 

KELLER. 

Était  mort?  A  la  bonne  heure!  Mais,  alors,  comment  et 
pourquoi  ce...  musicien  s'est-il  imaginé...? 


MAITRE  F  A  VILLA  245 

PRANTZ. 

Il  prétend  qu'à  cette  heure  suj3rème,  H.  le  baron,  se  sentant 
mourir,  lui  a  prescrit  deux  choses  :  la  première,  de  repéter 
avec  nous,  dans  ce  même  lieu,  le  22  du  mois  prochain,  qui 
sera  le  jour  de  la  Sainte-Cécile,  patronne  des  musiciens,  ce 
même  motif  de  Hœndel,  tiré  de... 

KELLER. 

Je  ne  connais  pas,  n'importe!  La  seconde  chose? 

PRANTZ. 

C'était,  suivant  Favilla,  l'ordre  de  rendre  heureux  ses  vas- 
saux et  ses  protégés,  au  moyen  de  l'héritage  qu'il  lui  laissait. 

KELLER,   agité. 

Qu'il  lui  laissait?...  Par  quel  acte? 

FRANTZ. 

Oh!  cela,  monsieur,  c'était  un  rêve;  car  rien  de  semblable 
n'a  été  retrouvé,  ni  ici  ni  ailleurs.  J'ai  assez  cherché,  vous 
pouvez  m'en  croire. 

Il  monte  vers  la  table. 
KELLER  ,   se  levait. 

Et  vous  n'avez  aucun  indice  dans  le  passé...  d'une  inten- 
tion...? 

FRANTZ. 

Aucun.  M.  le  baron  était  assez  mystérieux  dans  ses  pro- 
jets. 

KELLER. 

Pourtant,  cet  homme  persiste...  On  n'essaye  donc  pas  de  le 
détromper? 

FRANTZ. 

On  n'y  a  pas  réussi;  c'est  d'autant  plus  difficile  qu'à  tous 
autres  égards,  il  est  rempli  de  sagesse  et  de  pénétration.  Il 
a  toujours  été  un  r>eu  distrait,  mais  ce  n'es'  pas  moins  une 
intelligence  d'élite.  C'est  à  cause  de  cela  qu'on  espère;  mais 
les  médecins,  voyant  comme  la  contradiction  le  faisait  souf- 
frir, ont  bien  recommandé  de  la  lui  épargner;  ils  croient  que, 
de  lui-même  et  peu  à  peu,  il  retrouvera  la  notion  des  faits 
réels,  ou  qu'il  perdra  le  souvenir  du  rêve  qui  l'a  frappé, 

44. 


2i6  THEATRE   COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

KELLER. 

C'est  bien,  merci,  monsieur  Frantz.  (a  part.)  Cet  homme-ci 
parait  avoir  de  l'éducation  :  il  pourra  m'être  utile.  (Haut,  al- 
lant porter  la  chaise  où  il  s'était  assis  au  fond,  à  droite.)  A  propos,  j  ai 
réfléchi,  je  vous  garde  à  mon  service...  c'est-à-dire  au  ser- 
vice des  affaires...  de  la  maison. 

Frantz  s'incline  en  silence. 

SCÈNE  VII 

Les  Mêmes,  HERMAN,  puis  FAVILLA,  MARIANNE, 
JULIETTE. 

HERMAN,  accourant  le  premier. 
Vous  ne  m'en  voudrez  pas,  mon  père  ?..,  Il  désire  absolu- 
ment vous  présenter  à  sa  femme  et  à  sa  fille.  Elles  refusaient... 
j'ai  insisté  avec  lui,  de  votre  part... 

'KELLER. 

Voyons,  voyons,  sont-elles  bien  ? 

HERMAN,  à  Marianne  et  à  Juliette,  qui  entrent  avec  Favilla. 
Venez,  de  grâce,  mesdames!  mon  père  veut  vous  assurer 
de  son  respect. 

FAVILLA,  à  sa  femme  et  à  sa  alla. 
Quand  je  vous  le  disais  !  Mon  cher  monsieur  Keller,  ma 
femme  se  joint  à  moi  pour  vous  affirmer  que  vous  êtes  ici  le 
bienvenu,  et  pour  vous  inviter  à  vous  regarder  comme  étant 
chez  vous.  Plus  vous  agirez  ainsi,  plus  vous  nous  ferez  plaisir, 
n'est-ce  pas,  Marianne  ? 

MARIANNE,  souriant  tristement. 
Certainement,  mon  ami. 

Elle  va  vers  Keller  en  faisant  signe  à  Juliette  et  à  Frantz  d'occaper 

Favilla. 
KELLER,  à  part,   regardant  Marianne. 
Ma  foil  oui,  elle  est  bien,  l'Italienne  I  peste  ! 
Juliette,  qui  a  emmené  son  père  auprès  de  la  table,  ouvre  uno  partition 
eomrao  pour  lo  consulter.  Franli  se  joint  à  elle  pout  donner  à  Marianne 


MAITRE   FA  VILLA  247 

le  moyen  de  parler  a  Keller.  Herman  se  mêle  timidement  à  leur  entretien 
en  regardant  Juliette  avec  émotion.  Groupe  de  Favilla,  Juliette,  Frantz  et 
Herman  auprès  de  la  table.  Keller  et  Marianne  de  l'autre  côté  de  la  scène. 

MARIANNE,  à  Keller,  avec  effort. 
Monsieur  le  baron,  je... 

KELLER  ,   à  part,  la  suivant. 
Voilà  une  femme  qui  s'exprime  bien.  (Haut.)  Madame,  je... 

Il  est  gauche  et  embarrassé. 
MARIANNE. 

Je  dois  vous  demander  pardon  d'être  encore  ici  avec  ma 
famille  ;  nous  nous  disposons... 

KELLER. 

Vous  ne  me  gênez  pas;  prenez  le  temps  qu'il  vous  faut! 

MARIANNE. 

Deux  ou  trois  jours  nous  suffiront,  j'espère;  je  compte  sur 
l'ascendant  de  mon  fils,  que  j'attends  d'un  moment  à  l'autre, 
pour  décider  mon  mari... 

KELLER. 

Oh  !  mon  Dieu,  le  pauvre  homme  !  je  ne  lui  en  veux  pas,  je 
le  plains. 

MARIANNE. 

Il  a  échappe  aujourd'hui  à  notre  surveillance;  ma  fille  n'a- 
vait pas  pris  l'air  depuis  deux  jours...  Mais  nous  forons  en 
sorte  qu'il  ne  revienne  plus  vous  déranger.  Nous  comptons 
sur  vos  bontés... 

KELLER. 

Comment  donc!  je  me  ferai  un  plaisir...  et  un  avantage... 
Voyons,  ma  belle  dame,  je  ne  m'entends  guère  aux  compli- 
ments... je  suis  un  homme  tout  franc,  tout  rond;  j'irai  au 
fait.  Votre  pauvre  mari  est  fou,  le  vieux  baron  vous  a  oubliés, 
vous  êtes  dans  le  malheur?  Eh  bien,  foi  de  baron,  je  m'in- 
téresse à  vous;  tenez,  contez-moi'  ça,  dites-moi  vos  peines. 
MARIANNE,   avec  douceur  et  tristesse. 

Je  vous  remercie,  monsieur,  mais  vous  vous  méprenez  sur 
le  sens  de  ma  prière;  jo  n'ai  parlé  ni  de  folie  ni  de  misère 
chez  nous;  mon  mari  perdra  une  illusion  dont  la  cause  est 


248    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

bien  respectable.  J'ai  un  fils  honnête  homme  et  laborieux  ; 
notre  travail  nous  soutiendra,  et  nous  n'avons  !pas  besoin 
d'être  secourus. 

KELLER. 

A  la  bonne  heure  !  (A  part.)  J'aime  mieux  ça!  (Haut.)  Alors... 
que  puis-je  faire?... 

MARIANNE,  montrant  son  mari  timidement. 

Ne  pas  le  détromper  brusquement.  Vous  ne  voudriez  pas 
aggraver  nos  peines,  j'en  suis  bien  sûre  1 

KELLER. 

Non,  non,  certainement,  ma  chère  dame;  je  n'ai  pas  un 
mauvais  cœur,  et  mon  fils  a  dû  vous  dire...  Tenez,  il  aime 
déjà  votre  mari,  et  le  voilà  qui  l'écoute  comme  un  oracle. 

FAVILLA,  qui  tient  une  partition  ouverte  et  qui  est  entre  la 

table  et  la  fenêtre. 
Oui,  mes  enfants...  oui,  certes...  voilà  le  maître  des  maî- 
tres, Mozart  !  Celui-là  n'est  ni  un  Italien  ni  un  Allemand  :  il 
est  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays,  comme  la  logique, 
comme  la  poésie,  comme  la  vérité  ;  il  sait  faire  parler  toutes 
les  passions,  tous  les  sentiments  dans  leur  propre  langue.  Il 
ne  cherche  jamais  à  vous  étonner,  lui  ;  il  vous  charme  sans 
cesse;  rien  ne  sent  le  travail  dans  son  œuvre.  Il  est  savant, 
et  vous  n'apercevez  pas  sa  science.  Il  a  le  cœur  ardent,  mais 
il  a  l'esprit  juste,  le  sens  clair,  et  la  vue  nette.  Il  est  grand,  il 
est  beau,  il  est  simple  comme  la  nature!  (a  Herman.)  Vous  au- 
tres Allemands,  vous  ne  le  trouvez  pas  assez  mystérieux; 
vous  aimez  un  peu  ce  que  vous  ne  comprenez  pas  tout  de 
suite;  voilà  Frantz  qui  joue  de  la  flûte  comme  un  maître,  et 
qui  trouve  cependant  le  Papagéno  trop  naïf;  mais  voyez 
donc  le  soleil  :  est-ce  qu'il  est  jamais  plus  beau  que  dans  un 
ciel  pur  !  Si  vous  demandez  des  nuages  entre  lui  et  vous,  c'est 
que  vous  avez  des  yeux  faibles,  (a  Frantz.)  Tiens!  regarde 
ce  bassin  d'eau  brillante  et  tranquille  (il  parle  en  montram  lo  jar- 
din) qui  reflète  les  arbres  immobiles  et  les  oiseaux  voyageurs, 
comme  un  miroir  de  cristal  1  voilà  Mozart  I 


MAITRE  FA  VILLA  SW 

KELLER,   à  Marianne. 
Je  ne  connais  pas  beaucoup  Mozart;  mais  je  trouve  que 
votre  mari  parle  avec  facilité. 

Il  s'approche  avec  elle  de  la  fenêtre.  Herman  et  Juliette  un  peu  en  avant 

de  la  scène. 
HERMAN  ,   à  Juliette. 
Ah  !  votre  père  est  un  grand  artiste,  mademoiselle  ;  il  a  le 
feu  sacré,  et  vous  êtes,  j'en  suis  sûr,  une  élève  digne  de  lui. 

JULIETTE,   intimidée. 

Je  fais  mon  possible  pour  profiter  de  ses  leçons. 

HERMAN. 

Votre  voix  doit  être  l'expression  de  son  âme  et  de  son 
génie.  Que  je  serais  heureux  de  pouvoir  vous  entendre  lire 
ces  partitions,  qui  sont  la  propriété  de  votre  père  et  la  vôtre' 

JULIETTE. 

Mais  non,  monsieur;  rien  de  tout  cela  ne  nous  appartient! 

HERMAN. 

Mon  père  m'a  donné  toute  la  bibliothèque,  et  je  ne  suis  pas 
digne  de  posséder  des  richessee  musicales  qui  reviennent  de 
droit  naturel,  de  droit  divin,  à  maître  Favilla.  (Juliette  fait  un 
mouvement  pour  se  rapprocher  de  son  père.  Herman  reprend  avec  une 
vivacité  timide.)  Vous  ne  comptez  pas  quitter  la  maison  tout  de 
suite...  c'est  impossible! 

JULIETTE. 

C'est  mon  frère  qui  fixera  le  jour... 
HERMAN,  troublé,  faisant   des  efforts  pour    retenir  la   conversation. 
Ah  !...  vous  avez  un  frère!...  oui,  de  votre  âge  à  peu  près? 

JULIETTE. 

Du  vôtre  plutôt,  je  crois. 

HERMAN. 

Tant  que  cela!  Madame  votre  mère  paraît  toute  jeune  en- 
core. Elle  est  bien  belle,  votre  mère...  et.., 

JULIETTE. 

N'est-ce  pas?  et  si  bonne!... 

HERMAN, 

Tomme  elle  doit  vous  aimer  I 


250  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

MARIANNE,   qui  a  causé  avec  Keller  près  de   la  fenêtre,  s'écriantc 
Àh!  Juliette,  ton  frère!  ton  frère  qui  arrive! 

JULIETTE,  courant  au  fond. 
Ah!  quel  bonheur!... 

FAVILLA,  la  retenant. 
Qui  donc?  mon  fils?...  vrai?...  Gourons!... 

Il  est  tremblant  et  près  de  défaillir. 
KELLER. 

Attendez...  attendez...  Cela  lui  fait  un  effet!...  Que  votre 
fils  vienne  ici...  Amenez-le,  Frantz! 

Frantz  sort  par  la  serre. 
MARIANNE,  auprès  de  Favilla. 
Ah!  c'est  que  nous  ne  l'avons  pas  vu  depuis  près  d'un  an! 
(a  Faviiia.)  Ehbien,  mon  ami...  c'est  de  la  joie...  Allons!  tiens, 
le  voilà!... 

SCÈNE  VIII 
Les  Mêmes,  ANSELME,  amené  par  FRANTZ. 

ANSELME. 

Àh!  ma  mère!...  mon  bon  père!  (il  l'embrasse.  A  Marianne, 
en  descendant  en  scène.)  Ah!    qu'il  est  changé!  (A  Juliette.)  Ma 
sœur,  ma  Juliette!  que  tu  es  grande...  et  belle  !... 
MARIANNE,  lui  montrant  Keller  qui  s'avance. 

M.  Keller! 

ANSELME,  le  saluant. 
Monsieur,  excusez-moi...  nous  nous  retirons... 

KELLER. 

Rien  ne  presse,  rien  ne  presse,  jeune  homme. 

HERMAN. 

Nous  partageons  vos  émotions!  votre  père  nous  intéresse 
vivement,  croyez-le  bien. 

ANSELME,  à  Keller. 

Merci,  monsieur,  (a  Herman.)  Merci  du  fond  du  cœur!  (Re- 
tournant à  Faviiia.)  Eh  bien,  mon  père,  c'est  moi,  votre  fils... 


MAITRE    L\  VILLA  Ci 

qui  croit  rêver  aussi  en  se  retrouvant  près  de  vous!  Vous  ne 
m'attendiez  pas  sitôt  ;  mais  j'étais  si  pressé  de  vous  revoir... 
Comment!  mon  arrivée  vous  fait  du  mal?  vous  pleurez? 

FAVILLA. 

Pleurer,  moi?...  Hélas!  non,  j'ai  eu  trop  de  peines  dans 
ces  derniers  temps,  vois-tu  ;  je  ne  pleure  plus  maintenant  ni 
de  chagrin  ni  de  plaisir!...  Mais  ce  n'est  pas  tout  ça  :  nous 
voici  dans  des  circonstances  graves,  mon  Anselme,  et  il  faut 
avoir  toute  sa  raison,  toute  sa  volante  pour  se  montrer  digne 
d'une  position  comme  la  nôtre. 

ANSELME,   à  sa  mère. 

Mon  Dieu!  est-ce  qu'il  va  parler  de...? 

MARIANNE,   bas. 

Ne  le  contredis  pas  ! 

FAVILLA. 

Écoute,  écoute,  mon  fils.  Nous  avons  perdu  notre  ami, 
notre  père,  le  meilleur  des  hommes;  tu  sais  qu'il  a  voulu 
nous  consoler  en  nous  faisant  riches,  il  s'est  trompé!  il  a 
ajouté,  à  la  douleur  de  sa  perte,  la  charge  de  bien  grands  de- 
voirs. Anselme,  mon  enfant,  te  voilà  libre,  te  voilà  seigneur! 
eh  bien,  crois-moi,  ne  sois  pas  plus  enivré  que  moi  de  tout 
cela  ;  travaillons,  cultivons  l'art,  comme  par  le  passé,  sans 
nous  refroidir.  Gouvernons  en  vrais  pères  de  famille  les  vas- 
saux dont  le  sort  nous  est  confié;  faisons  comme  celui  qui 
nous  donnait  l'exemple  de  toutes  les  vertus  ;  soyons  chari- 
tables comme  lui,  écoutons  toutes  les  plaintes,  et  que  ce  qui 
nous  a  été  donné  pour  profiter  aux  autres,  profite  aux  autres 
plus  qu'à  nous-mêmes. 

ANSELME,   à  Marianne, 

Ah!  son  âme  n'a  pas  changé I 

KELLER,  observant  Favilla,  a  son  fils,  a  part. 

Une  folle  tête  et  un  bon  cœur! 

FAVILLA,  montrant  les  Kellor  à  Anselme. 

Tiens,  voilà  ses  neveux  !  qu'ils  soient  nos  amis  !  Je  te  re- 
commande ce  jeune  homme  ;  il  a  une  physionomie  sympa- 


252  THÉÂTRE  COMPLET   DE  GEORGE  SAND 

thique,  n'est-ce  pas?  il  comprend  le  beau  et  le  boni  Donne- 
lui  des  conseils,  aime-le  comme  ton  frère! 
Herman,  attendri,  tend  les  mains  à  Anselme,  qui  les  lui  serro  avec 

effusion. 

ANSELME. 

Mon  père,  tout  ce  que  vous  dites  là,  c'est  le  devoir  d'un 
noble  esprit  et  d'une  bonne  conscience  !  (Regardant  Keller  avec 
intention,  d'un  air  digne.)  Dans  quelque  position  de  la  vie  que 
je  me  trouve,  je  vous  jure  de  n'avoirjamais  d'autre  règle  de 
conduite. 

MARIANNE. 

C'est  bien  répondu,  mon  fils!  et,  à  présent,  venez  :  votre 
père  veut  nous  conduire  à  la  tombe  de  notre  bienfaiteur... 
(a  Faviiia.)  N'est-ce  pas,  mon  ami?  c'est  le  premier  devoir 
qu'il  lui  faut  remplir. 

FAVILLA. 

Oui,  oui,  tu  as  raison,  bien  raison,  ma  femme!  Allons  l... 
Venez,  Keller,  venez  prier  avec  nous  ! 

KELLER,  sans  se  déranger. 
Oui,  oui,  je  vous  suis. 

MARIANNE,  à  Keller,  en  sortant. 
Js  vous  rends  grâces  pour  votre  indulgence,  monsieur; 
nous  en  abuserons  le  moins  possible. 

FAVILLA,  revenant. 

Ah!  j'y  pense!  il  y  a  toujours  de  braves  gens  autour  de 
cette  tombe  vénérée,  des  pauvres  qu'il  assistait,  lui!...  et 
moi,  je  ne  sais  comment  cela  se  fait...  (Tâtant  ses  poches.)  Le 
manque  d'habitude  !  je  n'ai  jamais  rien  à  leur  donner!  Frantz, 
il  me  faut  de  l'argent;  ça  me  gêne  à  présent  d'avoir  toujours 
les  mains  vides, 

Frantz  porte  la  main  à  sa  poche)  Keller  l'arrête. 

KELLER. 

lihbien,  que  faites-vous?  J'espère  que.,. 


MAITRE  *  AVILLA  283 

FRANTZ. 

C'est  sur  mes  petites  économies,  monsieur. 
Pendant  ce  temps,  Herman  a  mis  vivement  sa  bourse  dans  la  main 

de  Favilla. 
FAVILLA. 

Ah  !  vous  me  prêtez,  mon  cher  enfant?  Bien,  merci  !  Frantz 
v*ous  rendra  ça. 

il  sort  avec  la  bourse;  Keller  n'a  pas  vu  cela,  il  cause  avec  Franti. 
MARIANNE,  à  Herman. 

Ah!  monsieur... 

HERMAN. 

Ah!  madame,  vous  ne  pouvez  pas  m'empêcher  de  faire 
l'aumône  par  ses  mains. 

JULIETTE,  bas,  à  Anselme  en  sortant. 
Eh  bien,  il  a  une  très-bonne  âme,  ce  jeune  homme-là. 

Ils  sortent  tous,   moins  Keller  et  son  Gis. 

SCÈNE  IX 

KELLER,  HERMAN. 

KELLER,  retenant  Herman,   qui  veut  aller  avec  enx. 

Reste  donc,  tu  vois  bien  que  c'est  un  prétexte  pour  l'em- 
mener 1 

HERMAN. 

Mais...  pourquoi  n'irions-nous  pas...? 

KELLER. 

Bah!  pleurer  le  baron?  Ce  serait  de  l'hypocrisie  de  notre 
part;  nous  ne  le  connaissions  guère,  et,  si  nous  héritons,  ce 
n'est  peut-être  pas  sa  faute;  qui  sait!  il  aimait  ces  gens-là 
mieux  que  nous! 

HERMAN,  dans  le  fond  et  suivant  des  yeux  Juliette 

Ah!  mon  père!... 

KELLEIl. 

Quoi  donc  ?  à  quoi  songes-tu  ? 

m  \ô 


25*    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

HERMAX. 

A  ce  que  vous  dites,  précisément  ;  en  effet,  nous  n'avions 
aucun  besoin  de  cet  héritage,  nous  autres!  Nous  avions  de 
l'aisance,  vous  étiez  actif,  heureux...  Je  ne  souhaitais  rien  de 
plus  !  Et  voilà  un  homme  de  bien,  un  homme  de  génie,  une 
famille  admirable...  une  fille...  un  angel...  Ah!  la  fortune  est 
aveugle  et  jette  ses  dons  au  hasard. 

KELLER. 

Allons,  allons,  pas  d'exagération,  Herman;  on  les  assistera, 
ces  pauvres  gens.  J'y  songe;  ils  m'intéressent  aussi,  moi... 
(a  part.)  La  mère  est  bien,  très-bien.  (Haut.)  Je  ne  veux  pas 
les  renvoyer  comme  ça  tout  d'un  coupt 

KERMAN. 

Oh  !  non,  vous  ne  le  voulez  pas,  mon  père  !  vous  ne  me  cau- 
seriez pas  cette  douleur! 

KELLER,  le  regardant,  a  part. 

Diable,  diable!  mon  fils  a  lu  des  romans!  et  puis  cette  mu- 
sique!... ça  ne  vaut  rien  pour  la  jeunesse. 


ACTE  DEUXIÈME 

Même  décor.  —  Le  grand  fauteuil  a  disparu,  ainsi  que  le  vase  de  Chine  et 
le  guéridon.  Pies  de  la  fenêtre,  au  premier  plan,  un  pupitre  avec  un 
violon  dessus. 

SCÈNE  PREMIÈRE 
KELLER,  FRANTZ,  puis  FAYILLA. 

Relier  est  mis  avec  assez  de  recherche;  il  est  assis  à  la  table,  que  l'on  a 
transportée  à  gauche  et  remplacée  par  un  fauteuil.  Il  compulse  des  regis- 
tres; Frantz  est  debout  au  milieu  du  théâtre  ;  Keller  lui  tourne  le  dos. 

KELLER. 

Mais,  enfin,  il  y  a  un  grand  mois,  plus  d'un  mois  que  je  suis 
ici..» 


MAITRE  FAVILLa  233 

FRANTZ,   un  peu  préoccupé. 

Oui,  monsieur;  c'est  le  25... 

KELLER. 

Bon,  je  sais!  C'est  aujourd'hui  la  Sainte-Cécile,  et  vous  ne 
pensez  qu'à  votre  concert  ;  ce  n'est  pas  une  raison  pour  ne 
pas  m'expliquer  pourquoi  cet  homme  est  encore  chez  moi. 
FRANTZ,   tressaillant. 

Qui?...  naître  Favilld?...  Ah!  monsieur! 

KELLER. 

Je  ne  vous  parle  pas  de  lui;  mon  Dieu  !  lui,  je  le  tolère. 
Mais  ce  Pëters  qui  travaille  au  jardin,  pourquoi  le  garder 
quand  son  mois  est  fini,  et  que  je  vous  disais  de  me  le  rem- 
placer par  un  bon  ouvrier  ayant  bras  et  jambes  !  C'est  désa- 
gréable d'avoir  un  estropié  sous  les  yeux! 

FRANTZ. 

C'est  que...  comme  l'accident  lui  est  arrivé  dans  la  mai- 
son... 

KELLER. 

Ah!  c'est  différent,  celui-là...  (Pendant  ce  temps,  Favilla  est 
entré  doucement  et  distrait.)  Je  ne  vous  dis  pas...  Mais  vous  en 
avez  comme  ça  par  douzaines,  des  infirmes  qui  me  grugent... 
Ah!  vous  voilà,  maestro  ;  bonjour! 

FAVILLA. 

Qu'est-ce  que  vous  faites  donc  là,  Keller?  Vous  aidez  Frantz 
à  tenir  mes  comptes?  Vous  prenez  trop  de  peine  pour  moi, 
mon  cher  ami;  il  n'y  a  pas  besoin  de  tant  de  chiffres,  Frantz 
est  au  courant  de  tout.  Que  les  choses  aillent  comme  elles  al- 
laient auparavant,  c'est  tout  ce  que  je  demande. 

KELLER,  haussant  les  épaules. 
Bon!  bon!  (a  Frantz.)  Tout  ce  que  je  vois  là  dedans,  c'cs» 
qu'on  se  ruine  en  tolérances  et  en  prodigalités  de  tout  genre, 
en  travaux  inutiles,  en  secours  sans  fin...  Je  suis  humain 
autant  qu'un  autre  ;  mais  je  vois  qu'en  allant  de  ce  train-là,  il 
n'y  a  pas  moyen  ici  de  mettre  un  ducat  de  côté  au  bout  de 
l'année,  que  le  revenu  de  la  terre  passe  tout  entier  à  fenire 
tien  de  la  terre,  que  l'ordre  est  bien  établi  dans  vos  dépensi';* 


236     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

mais  non  pas  l'économie,  et  qu'il  y  a  de  quoi  perdre  la  tète 
de  voir  ce  gaspillage! 

FAVILLA. 

C'est  bien,  c'est  bien,  Keller,  à  votre  point  de  vue  ;  mais  au 
mien... 

KELLER. 

Laissez-moi  donc  tranquille,  vous,  avec  vos  points  de  vue  ! 
(a  Fraatz.)  Il  faut  réformer  tout  ça,  entendez-vous?  autre- 
ment, avec  les  mauvaises  années,  les  réparations  et  les  im- 
pôts, j'aimerais  autant  envoyer  le  tout  au  diable! 

Il  repousse  les  registres  avec  humeur,  se  lève   et  passe  à  gauche» 
FRANTZ,   soupirant. 

Je  suis  ici  pour  obéir.  Je  ferai  ce  que  m'ordonnera  M.  le 
baron. 

FAVILLA. 

Certainement,  certainement,  mon  vieux  Frantz.  Laisse  dire 
M.  Keller;  il  a  bonne  intention,  je  le  sais;  mais  il  voit  les 
choses  à  sa  manière  ;  c'est  tout  simple  !  un  négociant  ! 

KELLER,   piqué. 

Eh  bien,  qu'est-ce  que  vous  avez  à  dire  contre  les  négo- 
ciants, s'il  vous  plaît  ? 

FAVILLA. 

Moi?  Rien!  pourquoi  donc  ça? 

KELLER,  même  jeu,  suit   cette  scène  avec  anxiété  et  passe  à 
l'extrême  gauche. 

C'est  que  vous  avez  toujours  l'air  de  me  j  ^ter  ça  à  la  tête! 

FAVILLA. 

Je  n'ai  rien  à  vous  jeter,  mon  ami  ;  j'estime  toutes  les  pro- 
fessions où  l'on  est  honnête,  et  'je  n'ai  jamais  mis  en  doute 
votre  probité.  Mais  raisonnez  donc  un  peu... 

KELLER. 

Ah!  c'est  vous  qui  allez  «l'apprendre  à  raisonner,  à  pré- 
sent! 

FAVILLA. 

Hais  oui,  puisque  vous  raisonnez  mal. 


MAITKE    FAVILLA  257 

KELLER. 

Et  comment  ça,  je  vous  prie?  Je  suis  curieux  de  vos  raison- 
nements, à  vous! 

FAVILLA. 

Us  sont  bien  simples.  Vous  êtes  négociant,  vous  n'existez 
que  par  le  calcul  des  profits  et  des  pertes.  Ce  n'est  pas  seu* 
lement  une  question  de  succès  :  c'est  surtout,  pour  un  homme 
de  bonne  foi  comme  vous,  une  question  d'honneur. 

KELLER. 

Bien! 

FAVILLA. 

Mais  il  y  a  des  devoirs  relatifs  aux  diverses  conditions  de 
la  vie.  Dans  les  affaires  où  l'on  vit  de  crédit,  c'est-à-dire  d'es- 
time et  de  confiance,  il  arrive  souvent  qu'on  est  forcé  de  faire 
taire  le  cœur,  dans  la  crainte  de  compromettre  des  intérêts 
qui  sont  ceux  d'autrui.  Là,  l'économie,  la  rigidité,  la  mé- 
fiance même,  sont  des  nécessités  auxquelles  vous  n'avez  pas 
toujours  le  droit  de  vous  soustraire.  La  propriété  n'est  jamais 
qu'un  dépôt  dans  nos  mains,  voyez-vous,  et,  dans  le  com- 
merce, le  dépôt  est  si  direct,  si  personnel,  qu'il  n'y  a  pas 
moyen  de  l'oublier  un  seul  instant. 

Favilla  ta  à  la  table. 
KELLER. 

Très-bien!  (a  Franii.)  Si  cet  homme-là  n'était  pas  fou,  il  ne 
serait  pas  sot.  (AFayiiia.)  Alors,  vous  voyez  donc  bien  que  j'ai 
raison  de  crier... 

FAVILLA. 

Dans  votre  boutique,  oui!  l'économie  est  une  vertu;  mais, 
dans  ce  château,  c'est  différent  :  ce  serait  une  petitesse,  un 
ridicule. 

KELLER. 

Et  pourquoi  donc?  Vous  dites  que  toute  propriété  est  un 
dépôt... 

FAVILLA,   revenant. 
Raison  de  plus.  Le  dépôt  par  héritage  impose  des  vertus 
plus  faciles  et  plus  douces.  Dans  ma  position,  j'ai  à  me  faire 


258    THEATRE  COMPLET  DE  GEOKGE  SAND 

pardonner  l'opulence  que  je  n'ai  pas  acquise  par  mon  travail. 

KELLER,   haussant  les  épaules. 

Ah!  parbleu,  vous!...  mais  c'est  de  moi  qu'il  est  question. 

FAVILLA. 

Eh  bien,  si  vous  étiez  à  ma  place,  ce  serait  la  même  'hose. 
Supposez  que  vous  ayez  hérité  de  la  seigneurie. 

KELLER,  qui  a  regardé  Frantz. 

Allons,  oui!  supposons,  je  veux  bien. 

FAVILLA. 

Tous  seriez,  comme  moi,  un  seigneur  par  aventure,  et,  ne 
fût-ce  que  par  amour-propre,  vous  ne  voudriez  pas  faire  dire 
de  vous  :  «  Voilà  un  baron  qui  sent  fort  le  marchand  de 
toile!  » 

KELLER. 

Hein?... 

FAVILLA. 

Dame  !  ce  serait  comme  ça.  Vous  ne  seriez  pas  estimé  de 
vos  voisins,  s'ils  vous  entendaient  maudire  l'impôt  qui  assure 
la  protection  de  vos  richesses  ;  vous  ne  seriez  pas  respecté 
par  vos  serviteurs,  s'ils  vous  voyaient  tourmenté  de  méfiances 
blessantes  et  vaines;  vous  ne  seriez  pas  aimé  de  vos  vassaux, 
s'ils  manquaient  de  tout,  pendant  que  vous  accumuleriez  vos 
revenus.  Non  !  richesse  oblige,  mon  bon  ami,  et  c'est  par  une 
conduite  noble  que  l'on  devient  digne  de  porter  des  titres; 
autrement,  on  vous  accable  sous  l'épithète  de  roturier  (Franu 
passe  derrière,  entre  eux);  ce  qui  n'est  pas  un  affront  par  soi- 
même,  mais  ce  qui  le  devient  quand  on  a  mérité  de  l'enten- 
dre prononcer  avec  ironie. 

KELLER,   embarrassé,  dit  à  Frantz  pour  le  faire  sortir. 
Serrez  tout  cela,  monsieur  Frantz;  allez!  allez!   nous  en 
causerons...  plus  tard. 

ITranlz  sort  avec  les  registres,  Keller    econduit  Frantz. 


MAITRE  FAVILLA  259 

SCÈNE    II 

KELLER,  FAVILLA. 

KELLER. 

Ali  7a!  où  avez-vous  appris  ces  choses-là,  vous  qui...? 

FAVILLA. 

Moi  qui  n'étais  qu'un  pauvre  joueur  de  violon!  Ah!  mon 
cher  ami,  je  ne  vous  dirai  pas  que  les  artistes  devinent  tout, 
non!  nous  sommes  bien  assez  vains  de  nos  talents,  nous. au- 
tres, et  l'orgueil  ne  sied  à  personne.  Je  vous  dirai  seulement 
que  j'ai  vécu  longtemps  dans  la  société  d'un  homme  dont  le 
caractère  était  à  la  hauteur  de  sa  situation. 

II  devient  triste  et  regarde  autour  de  lui. 
KELLER,    à  part. 

Toujours  la  comparaison...  Ah!  ça  m'a  manqué,  à  moi,  de 
vivre  avec  des  gens  de  qualité  1 

FAVILLA. 

Ah  çà!...  où  est  donc  le  fauteuil,  Keller? 

KELLER. 

Vous  avez  demandé  vous-même  qu'on  ne  s'en  servit  plus. 

FAVILLA. 

Oui,  c'est  bien!  ma^  ce  soir,  il  faudra  le  remettre  à  sa 
place  accoutumée. 

SCÈNE  III 
Les  Mêmes,  HERMAN,  ANSELME. 

FAVILLA. 

Ah!  Anselme!  et  le  violon?  Il  faut  que  ce  soit  le  même... 
Je  n'y  ai  pas  touché  depuis  le  jour... 

ANSELME. 

Personne  autre  que  vous  n'y  touchera,  mon  père,  et  vous 
l'aurez  ce  soir.  C'est  Frantz  qui  le  garde  comme  une  relique. 


2G0  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

HERMAN. 

Et  moi,  si  vous  le  permettez,  je  ferai  ma  partie  dans  ce 
concert.  Je  priais  justement  Anselme  de  me  la  faire  répéter 
tout  de  suite. 

FAVILLA. 

Toi,  mon  cher  enfant?  Certes!  je  le  veux.  Ah!  s'il  t'avait 
connu...  ce  ne  serait  pas  moi...  Mais...  j'ai  mon  idéel 

HERMAN,   ému. 

Vrai? 

FAVILLA. 

Est-ce  que  tu  la  devines  déjà? 

ANSELME,  inquiet,  vivement  à  son  père. 
Quoi  donc? 

FAVILLA,  posant  un  doigt  sur  ses  lèvres. 
Pas  encore!...  pas  encore!  (a  Relier.) Tenez, Keller, regardez 
ces  deux  amis  !  voilà  nos  vrais  biens,  à  nous  deux  !  voilà  ma 
richesse  et  la  vôtre. 

KELLER. 

Oui  ;  mais  il  ne  faut  pas  dire  ça  devant  eux,  il  ne  faut  pas 
gâter  la  jeunesse.  Allons,  vous  allez  déchiffrer?...  (a  Faviiia.) 
Laissons-les  racler  leurs  violons,  et  allons  faire  un  tour  de 
promenade  ! 

NSELME,    à  Keller,  qui  vient  prendre  son  chapeau  et  sa  canne 
pendant  qu'Herman  parle  avec  Favilla. 

Monsieur,  je  crains  que  mon  père  n'abuse  involontaire- 
ment de  votre  condescendance  si... 

SELLER,  sortant  avec  Favilla. 

Non,  pas  du  tout!  il  m'amuse.  Venez,  maestro. 

SCÈNE  IV 
HERMAN,  ANSELME. 

HERMAN,  qui  n'a  pas  entendu  le  mot  de  son  i-ère- 
Qu'as-tu?  Comme  te  voilà  triste! 


MAITRE  FAYILLA  261 

ANSELME. 

Ah!  Herman,  ne  le  comprenez-vous  pas? 

HERMAN. 

Oh!  d'abord,  si  vous  ne  voulez  pas  me  tutoyer... 

ANSELME. 

Si  fait!  toi,  tuas  des  sentiments  élevés... 

HERMAN. 

Eh  bien,  mon  père  ne  m'en  donne-t-il  pas  l'exemple?... 
vous  a-t-il  jamais  fait  sentir...  ce  que  tu  craignais  tant? 

ANSELME. 

Je  n'en  souffre  pas  moins  de  voir  les  miens  à  sa  charge.  Ce 
n'est  pas  de  l'ingratitude,  Herman,  ne  le  crois  pas...  Mais... 

HERMAN. 

Mais  c'est  de  l'orgueil  !  Ah  !  mon  ami,  je  voudrais  que  nous 
pussions  changer  de  rôle  :  tu  verrais  si  je  souffre  de  te  de- 
voir l'hospitalité! 

ANSELME. 

J'ai  tort!...  Pourtant!... 

HERMAN. 

Pourtant,  quoi? 

ANSELME. 

Non,  rien. 
Il  va  chercher  le    pupitre    qiû   est  a  la  fenêtre,  et   l'apporte   \  es   de 

la  table. 
HERMAN. 

Parle-moi  donc  avec  franchise,  Anselme.  Depuis  quelques 
jours,  tu  es  soucieux,  tourmenté  plus  que  de  coutume;  ta  mère 
et  ta  sœur  elles-mêmes... 

ANSELME. 

Ma  sœur...  ma  sœur  est  une  enfant  d'un,  heureux  carac- 
tère, très-calme,  très-insouciante. 

HERMAN. 

Insouciante!  Juliette?... 

ANSELME. 

Mais  certainement;  que  t'importe,  d'ailleurs? 

45, 


262  THEATRE   COMPLET  I/E  GEORGE  3AND 

HERMAN. 

Si  tu  me  parles  sur  ce  ton-là!...  Tu  ferais  mieux  de  m'en- 
courager.  A  notre  âge,  on  comprend  la  gravité  de  ce:  tains 
secrets  du  cœur. 

ANSELME,  railleur. 
A  notre  âge,  mon  cher  Herman,  le  cœur  est  toujours  plein 
de  gros  secrets  qu'on  fait  mieux  d'oublier  que  de  confier; 
c'est  plus  facile,  crois-moi...  Voyons,  veux-tu  prendre   ta 

leçon? 

Il  lui  donne  le  violon  qui  est  sur  le  pupitre. 
HERMAN. 

Non,  pas  encore...  Tu  dis? 

ANSELME. 

Je  t'en  prie,  j'ai  la  manie  du  professorat,  tu  sais,  et,  puis- 
que tu  connais  ma  sotte  fierté,  tu  dois  comprendre  que  je  tiens 
à  ne  pas  te  laisser  perdre  le  temps  en  causeries  inutiles. 
HERMAN,  à  part- 

Hélas  !  il  se  méfie  de  moi. 

SCÈNE  V 

Les  MÊMES,  MARIANNE,  entrant  par  la  serre. 
MARIANNE. 

Ah!  vous  commencez?  Je  voulais  te  parler,  Anselme;  mais 
tu  viendras  me  trouver  quand  vous  aurez  fini. 

HERMAN,   posant  le  violon. 

Non  pas!  c'est  moi  qui  attendrai  madame,  (a  Anselme.)  Tu 
m'appelleras,  tout  mon  temps  t'appartient. 

Il  sort  par  la  droite  en  saluant  Marianne  respectueusement. 

SCÈNE  VI 
MARIANNE,  ANSELME. 

ANSHLME,  inquiet  et  regardant  sortir  Hermanne. 

Ouest  Juliette? 


MAITRE  FAVILLA  253 

MARIANNE,   montrant  la  gauche. 
Là,  dans  la  serre.  Elle  choisit  des  fleurs  pour  ce  soir;  oh! 
je  ne  la  perds  pas  de  vue...  Et  toi  non  plus,  à  ce  qu'il  parait? 

ANSELME. 

Moi?  Non. 

MARIANNE. 

Si  fait,  tu  as  remarqué  quelque  chose,  puisque  tu  me  de- 
mandais... 

ANSELME,   remontant  le  pupitre  au  fond. 

Non,  vrai,  je  n'en  sais  rien;...  mais  je  crains...  je  m'ima- 
gine... 

MARIANNE. 

Et  tu  as  raison;  Herman  aime  ta  sœur.  C'est  de  cela  juste- 
ment que  je  venais  te  parler.  Ah  !  quelle  angoisse,  mon  en- 
fant !  N'était-ce  pas  assez  pour  moi  d'avoir  à  veiller  sur  ton 
pauvre  père  ! 

ANSELME. 

Mais  mon  père  n'est  plus  malade,  physiquement  du  moins; 
le  trouble  moral  semble  se  dissiper;.. 

MARIANNE. 

Oui,  à  la  condition  qu'on  n'en  réveillera  pas  la  cause.  Mais, 
ce  matin  encore,  à  propos  de  la  Sainte-Cécile,  j'ai  essayé  de 
ramener  son  esprit  ;  il  a  fait  de  grands  efforts  de  mémoire... 
il  ne  paraissait  pas  souffrir.  Tout  à  coup  il  est  devenu  pâle, 
il  a  eu  un  tremblement  nerveux...  J'ai  cru  qu'il  allait  s'éva- 
nouir encore!  Je  me  suis  empressée  de  le  distraire;  mais  je 
vois  bien  que  le  moment  n'est  pas  encore  venu  !  Et  puis  que 
faire?  où  aller?  Sans  état,  sans  ressources... 

ANSELME. 

N'as-tu  pas  les  miennes?  C'est  de  quoi  faire  le  voyage, 
nous  établir  et  attendre. 

MARIANNE. 

Hélas!  faut-il  te  dépouiller...? 

ANSELME. 

Mère!  lu  ne  l'as  plus,  ce  que  je  t'ai  appui  lé!  Si  lu  l'avait 


264    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEOEGE  SAND 

encore,  tu  ne  me  ferais  pas  l'injure  de  me  refuser...  Ou  bien, 
je  croirais  que  tu  ne  m'estimes  plus!... 

MARIANNE,   l'embrassant. 

Tais-toi!  tais-toi!  mauvaise  tête  bien-aiméel  ne  plus  t'es- 
t -mer!  Est-ce  qu'on  dit  de  ces  choses-là? 

ANSELME. 

Pardonne-moi,  mais  conviens  que  tu  ne  l'as  plus,  notre  pe» 
tite  fortune.  Mon  père... 

MARIANNE. 

Oui,  ton  père  l'a  trouvée  et  donnée. 

ANSELME. 

Mon  bon  père!  il  se  croit  riche!...  C'était  un  an  de  travail. 
Eh  bien,  cela  lui  a  procuré  un  moment  de  bonheur  !  Ne  le 
regrettons  pas  !  J'emprunterai...  à  FrantzJ...  Je  suis  sûr  de 
pouvoir  lui  rendre  bientôt...  et  nous  nous  en  irons,  avant  que 
Juliette  se  doute... 

MARIANNE. 

Il  est  trop  tard,  va!  Juliette  sait  déjà  qu'elle  est  aimée. 

ANSELME. 

Déjà!  et  comment  donc? 

MARIANNE. 

Je  l'ignore;  mais  je  t'assure  que,  d'aujourd'hui,  elle  le  sait. 

ANSELME. 

Elle  t'en  a  parlé? 

MARIANNE. 

Hélas!  non:  mais  tout  à  l'heure,  comme  nous  étions  en- 
semble dans  la  serre,  vous  passiez  dans  le  jardin,  Herman  et 
toi;  elle  s'est  penchée  dehors,  et,  quand  elle  s'est  retournée 
vers  moi...  elle  n'était  plus  la  même;  il  y  avait  dans  ses 
yeux,  dans  sa  voix,  dans  tout  son  être,  quelque  chose  qui 
m'a  épouvantée. 

ANSELME. 

Alors...  il  faut  qu'elle  s'éloigne  d'ici...  avec  moi...  Oui,  je 
l'emmènerai  ;  nous  dirons  à  mon  père  qu'elle  le  désire. 

MARIANNE. 

Le  séparer  d'elle!...  Ah!  c'est  bien  cruel  pour  nous  tous! 


MAITRE  FAVILLA  26" 

ANSELME. 

Dans  quelques  semaines,  qui  sait?  dans  quelques  jours, 
vous  pourrez  venir  nous  rejoindre...  Allons,  ma  bonne  mère, 
du  courage! 

MARIANNE. 

Oui,  oui,  tu  as  raison,  je  vais  parler  à  ta  sœur. 

Ils  vont  ensemble  vers  le  fond. 
ANSELME,  regardant  à  gauche. 
Que  fait-elle  donc?  Elle  est  assise  1  elle  rêve  ! 

MARIANNE,  regardant  aussi. 
Elle  tient  un  crayon;  elle  dessine  une  fleur?  Non!  elle  relit 
une  lettre...  Ah!  elle  écrit!  Pourquoi?  A  qui  écrit-elle? 

ANSELME. 

Elle  se  lève  !...  elle  vient!...  Tâche  de  savoir...  Je  vous 
laisse  ensemble... 

Il  sort  par  le  fond,  à  droite. 

SCÈNE  VII 
MARIANNE,  puis  JULIETTE. 

MARIANNE,  restée  vers  la  porte  de  gaucho  et  regardant  toujours. 
Elle  s'arrête...  elle  essuie  ses  yeux...  elle  pleurait!...  (Reve- 
nant.) Oh!  mon  Dieu!  elle  l'aime!  Pauvre  ange!...  Il  est  si 
doux,  le  premier  sourire  de  l'amour  dans  une  âme  pure!  et 
celui  qui,  tout  à  l'heure,  te  faisait  si  radieuse  et  si  belle,  est 
déjà  voilé  par  les  larmes!  Le  premier  soleil,  le  premier  beau 
jour  de  ta  vie!...  je  ne  peux  pas  te  le  laisser!  il  faut  que  je  dis- 
sipe tes  illusions,  et  que  j'étouffe  en  toi  le  premier  frémisse- 
ment du  bonheur!  Ah!  qu'elle  est  rude,  la  tâche  des  mères! 
Elle  tombe  accablée  sur  un  siège.  Juliette  entre.  Marianne,  pour  lui  ca- 
cher son  émotion,  ouvre  un  cahier  de  musique  et  feint  de  corriger  une 

copie. 

JULIETTE. 

Ah!  tu  es  toute  seule,  maman?  Je  te  croyais  avec  Ansolme. 


2ôG    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

MARIANNE. 

Tu  es  restée  bien  longtemps  dans  la  serre? 

JULIETTE. 

Je  t'attendais  ! 

MARIANNE. 

Je  n'ai  pas  voulu  te  déranger,  je  te  voyais  si  occupée.. 

JULIETTE,  interdite. 
Tu  me  voyais? 

MARIANNE. 

Oui,  écrire  sur  ton  genou...  Ferais-tu  des  vers,  par  hasard? 

JULIETTE,    avec   un  sourire  forcé. 

Des  vers?...  Précisément!  j'ai  essayé  d'en  faire  pour  Cé- 
cile, la  nièce  de  Frantz;  c'est  sa  fêfe!... 

MARIANNE. 

Vraiment  !  Voyons-les  donc. 

JULIETTE. 

Oh!  c'était  trop  mauvais,  je  lésai  déchirés. 

MARIANNE. 

Non!  tu  viens  de  les  mettre  dans  ta  poche...  Eh  bien, 
qu'as-tu  ? 

JULIETTE,  tremblante. 
Ah!  maman!... 

Elle  va  à  sa  mère. 
MARIANNE. 

Quoi  donc,  ma  chérie?  Parle. 

JULIETTE. 

Ce  n'est  rien...  une  envie  de  pleurer...  je  ne  sais  pas  pour- 
quoi. 

MARIANNE. 

Ni  moi  non  plus. 

Elle  se  remet  à  écrire. 
JULIETTE,  après  on  moment  d'hésitation. 

Maman  ! 

MARIANNE,  un  peu  froide,  avec  effort. 

Ma  aile? 


MAITRE  F AiVILLA  267 

JULIETTE,    il   ses   pieds. 

Tu  semblés  mécontente  de  moi  ! 

MARIANNE. 

Es-tu  mécontente  de  toi-même? 

JULIETTE. 

Oui,  bien  mécontente,  parce  que  je  vous  cache  quelque 
chose  ;  et  cependant,  Dieu  m'est  témoin  que  c'est  la  crainte  de 
vous  inquiéter...  vous,  déjà  si  tourmentée...  qui  me  fait  hési- 
ter à  vous  dire... 

MARIANNE. 

Ce  que  je  sais  déjà...  Quelqu'un  t'a  écrit. 

JULIETTE. 

Ah!  vous  le  saviez?...  M.  Herman... 

MARIANNE,  la  relevant. 
Je  sais  que  M.  Herman  est  riche,  et  qu'il  n'épousera  pas 
Juliette,  parce  qu'elle  est  pauvre. 

JULIETTE. 

Cependant,  f!  croît:.'.  Lis  sa  lettre,  maman. 

MARIANNE. 

Quelle  qu'elle  soit,  elle  est  coupable,  puisqu'elle  t'a  été 
remise  à  mon  insu. 

JULIETTE. 

Remise?  Oh!  je  ne  l'aurais  pas  reçue  !  Je  l'ai  trouvée  dans 
mon  voile,  que  j'avais  laissé  au  jardin. 

MARIANNE. 

C'est  d'autant  plus  mal  de  la  part  de  ce  jeune  homme...  de 
vouloir  surprendre  ainsi  ta  bonne  foi!  Je  l'estimais,  pourtant; 
ton  frère  l'aimait... 

JULIETTE. 

Et  mon  père!  mon  père  l'aime  de  tout  son  cœur! 

MARIANNE. 

Et,  pour  nous  remercier  de  notre  confiance,  il  nous  trahit! 
il  cherche  à  faire  entrer  chez  nous  la  honte  et  le  désespoir! 
Et  toi,  pauvre  fille  innocente,  comment  as-tu  pu  mériter  un 
pareil  outrage?  toi  qui  n'es  ni  coquette,  ni  vaine;  loi  qui  es 


208    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

fière  comme  la  vertu,  et  que  personne  encore  n'avait  osé  re- 
garder sans  respecta 

JULIETTE. 

Ah  !  ma  mère,  tu  as  raison  ;  son  amour  est  une  offense,  et 
je  dois  en  être  humiliée! 

MARIANNE. 

Tu  le  lui  as  fait  sentir  dans  ta  réponse? 
JULIETTE,  confuse. 

Ma  réponse!  (Elle  hésite  encore,  regarde  sa  mère,  et  Ilî  remet  une 
antre  lettre  qu'elle  avait  dans  sa  poche.)  Vois,  maman!  lis!  Si  tu 
ne  la  trouves  pas  assez  sévère,  je  recommencerai  ;  tu  me 
dicteras. 

MARIANNE,  jetant  les  yeux  sur  la  lettre. 
Elle  me  paraît  bien  ;  veux-tu  que  je  la  lui  remette?  11  croira 
peut-être  que  c'est  moi  qui  te  contrains. 

JULIETTE. 

Tu  penses  que  je  ferais  mieux  de  ne  pas  répondre  l 

MARIANNE. 

Cela  me  paraîtrait  plus  fier,  plus  digne  de  toi...  Est-ce  ton 
avis  ? 

JULIETTE. 

Oh  !  certainement  ! 

MARIANNE. 

Mais  cela  ne  suffira  peut-être  pas  pour  lui  ôter  l'espoir  of- 
fensant qu'il  a  de  te  plaire.  Peut-être  seras-tu  forcée  de  t'éloi- 
gner  pour  quelque  temps. 

JULIETTE. 

M'éloigner  de...?  Pas  de  toi,  j'espère!...  (Apercevant  He.man 
au  fond  et  tressaillant.)  Ah! 

MARIANNE,  ;'observant. 

Va  rejoindre  ton  frère,  il  te  dira...  Passe  par  ici.  (tile  montre 
la  gauche  ;  pendant  qu'elle  sort,  sa  mère  va  précipitamment  brûler  sa  lollro 

à  la  cheminée,  en  disant.)  Ne  laisons  pas  d'erreur! 

Herman  entre. 


MAITRE  FAVILLA  26D 

SCÈNE   VIII 

HERMAN,  MARIANNE. 

HERMAN. 

ardon,  Marianne,  j'avais  vu  sortir  Anselme,  je  croyais 
pouvoir... 

MARIANNE. 

Reprenez  possession  de  vos  appartements,  monsieur,  et  re- 
prenez aussi  cette  lettre,  que  ma  fille  m'a  remise  sans  l'ouvrir. 
Je  l'ai  ouverte,  moi;  mais  je  ne  l'ai  pas  lue.  En  voyant  la  si- 
gnature, j'ai  pensé  que  vous  vous  étiez  trompé,  et  qu'une 
distraction  vous  avait  fait  écrire  le  nom  de  Juliette  sur 
l'adresse. 

HERMAN. 

Non,  madame,  non  !  Il  faut  que  vous  la  lisiez,  cette  lettre, 
car  je  vois  bien  que  vous  m'accusez  d'une  trahison.  Oh!  mon 
Dieu!  quand  je  vous  vénère,  quand  mon  amour  pour  Juliette 
est  tout  mon  avenir,  toute  ma  vie!  J'espérais  si  peu  le  voir 
partagé,  que  je  n'aurais  jamais  osé  m'adressera  vous  sans  son 
consentement  ;  demander  officiellement  la  main  d'une  jeune 
fille  qui  ne  vous  a  encouragé  ni  par  un  mot  ni  par  un  regard,( 
cela  m'a  toujours  paru  un  acte  de  présomption  qui  doit  la 
blesser.  Il  me  fallait  ce  regard  ou  ce  mot,  que  vingt  fois  j'ai] 
été  sur  le  point  d'implorer!  Eh  bien,  j'ai  manqué  de  courage; 
et  c'est  parce  que  ni  ma  bouche  ni  mes  yeux  n'ont  pu  se  dé- 
cider à  parler,  ciue  ma  main  s'est  permis  d'écrire...  Ah!  ma- 
dame, ce  billet,  que  vous  regardez  comme  une  insulte,  c'est 
un  cri  d'angoisse...  de  peur...  presque  de  désespoir!  Vous  ne 
voulez  pas  qu'elle  l'entende?  Eh  bien,  daignez  alors  plaider 
ma  cause.  Dites-lui  que  je  ne  cède  pas  à  un  moment  d'en- 
thousiasme, mais  à  une  passion  vraie  ;  dites-Jui  que  j'aime 
tout  en  elle,  sa  modestie,  ses  malheurs,  sa  famille;  que  le 
rêve  de  ma  vie  est  de  me  consacrer  à  vous  tous,  et  de  fairo 
que  i'illusion  de  maître  Favilla  n'ait  pas  de  réveil  amer!... 


270  THÉÂTRE   COMPLET   DE  GEORGE    SAND 

Mon  âme  tout  entière  est  dans  vos  mains  :  ayez  pitié,  ma- 
dame. C'est  à  vous,  maintenant,  que  cette  prière  s'adresse. 

Il  lui  tend  la  lettre. 
MARIANNE. 

Non,  monsieur  Herman,  je  neveux  pas  avoir  à  vous  plain- 
dre. Songez  à  nos  souffrances,  pires  que  les  vôtres,  et  ne  les 
aggravez  pas  par  des  rêveries  dont  tout  le  monde,  ici,  ne  sau- 
rai t  peut-être  pas  se  préserver. 

HERMAN. 

Des  rêveries?  (Keller  paraît  dans  la  galerie  de  droite.)  Ah!  VOUS 
croyez  sans  doute  que  mon  père...? Tenez,  madame,  le  voilà  ; 
vous  allez  apprendre  à  le  connaître;  il  n'est  pas  expansif, 
mais  sa  tendresse  pour  moi  est  immense...  et  il  vous  dira... 

SCENE  IX 
Les  Mêmes,  KELLER. 

KELLER. 

Ah!  ah!  déjà?  Tu  veux  me  mettre  au  pied  du  mur? 

HERMAN. 

Dites  que  vous  savez,  que  vous  approuvez.,, 

KELLER. 

Oui,  oui,  c'est  bon,  c'est  entendu.  Laissez-moi  parler  à  ma- 
dame, je  venais  justement  pour  ça,  —  Va  donc,  enfant  que 
tu  es  !  je  sais  m'exprimer,  j'espère! 

Herman  sort  par  le  fond. 

SCÈNE  X 
SELLER,  MARIANNE. 

MARIANNE. 

Moi,  monsieur,  je  ne  m'abuse  pas,  veuillez  le  croire... 
KELLER  lui  offre  un  fauteuil,  où  Marianne  s'assied,   puis  il  va 

prendre  une  chaise  et  vient  près  d'elle. 
Voyons,  voyons,  ma  chère  dame!  nous  ne  sommes  pas  des 


MAITRE  VAVILLA  271 

enfants,  nous  autres...  Bien  que  vous  soyez  encore  jeune...  et 
belle,  vous  avez  de  la  raison...  de  la  fierté  même,  je  sais  cela! 
La  petite  est  sage,  bien  élevée;  votre  fils  est  un  honnête  gar- 
çon... Votre  mari  a  une  lubie,  mais  ça  ne  l'empêche  pas  d'ètro 
une  compagnie  agréable  pour  moi  de  temps  en  temps...  Oui, 
vous  êtes  tous  de  braves  gens  ;  mais  convenez  que  c'est  bien 
difficile  d'entendre  à  ce  mariage-là. 

MARIANNE. 

Mais,  monsieur,  c'est  parce  que  je  le  regarde  comme  im- 
possible... 

KELLER. 

Impossible,  impossible...  Ce  n'est  pas  comme  ça  qu'il  faut 
dire.  Herman  est  dans  la  fièvre...  Dame!  je  comprends  ça, 
moi...  il  a  une  tête  si  exaltée!...  il  tient  de  moi.  Ma  foi,  je 
n'ai  pas  eu  le  courage  de  lui  dire  non;  je  lui  ai  dit  :  «  Pa- 
tience, il  faut  voir!...  »  Soyez  prudente  aussi,  ma  petite 
dame.  Il  ne  faut  jamais  brusquer  ouvertement  les  folies  de 
la  jeunesse.  Qu'est-ce  que  ça  nous  fait,  de  ménager  un  peu 
nos  expressions? 

MARIANNE. 

Quoi!  monsieur,  vous  voudriez  tromper  ce  jeune  homme? 

KELLER. 

Le  grand  mal  !  votre  fille  n'y  risque  rien,  vous  êtes  sûre  de 
sa  vertu...  Dites-lui  de  prendre  ça  en  riant,  de  ne  pas  y  atta- 
cher d'importance.  Voilà  ce  que  le  bon  sens  conseille,  il  me 
semble.  Moi,  je  n'ai  pas  vos  talents,  votre  esprit;  mais  je  suis 
pour  le  bon  sens,  et,  si  vous  voulez  voir  les  choses  comme 
elles  sont... 

MARIANNE. 

Je  ne  les  vois  que  trop  ainsi,  monsieur;  c'est  pour  cela... 

KELLER,  gracieusement. 
Non!  vous  ne  les  voyez  pas  toutes!  On  pourrait  ne  jamai? 
se  quitter  si...  et  même,  ma  foi,  qui  sait?  ce  mariage...  A  force 
d'amitié,  on  se  fait  des  concessions!  et,  si  llerman  persistait, 
plutôt  que  de  me  séparer  de  vous,  je... 


/ 

27J  THÉÂTRE   COMPLET    DE   GEORGE  SA 

MARIANNE,    surprise. 

De  moi?... 

KELLER,  embarrasse. 
De...  vous  autres!...  Je  ne  m'ennuie  pas  mal  ici,  moi,  et 
votre  compagnie  ne  me  ruine  pas;  vous  y  mettez  une  discré- 
tion... et  je  m'attache  à  vous  d'une  manière...  étonnante!... 
Allons!...  ça  ne  peut  pas  vous  fâcher. 

MARIANNE,  se  levant. 
Loin  de  là,  monsieur  ;  nous  sommes  reconnaissants  de  vos 
bontés... 

KELLER. 

Eh  bien,  alors,  sapristi!...  je  ne  peux  pas...  vous  ne  pou- 
vez pas  trouver  mauvais  que...  et  puis...  enfin...  Mais  c'est 
égal,  vous  voyez  bien  que...  moi,  ma  foi,  j'en  perds  la  tète... 
Oui,  croyez  bien  que...  il  y  a  des  sentiments  qui...  des  senti- 
ments... (il  lui  baise  la  main;  à  part,  en  s'en  allant.)  Ah  !  ça  n'est 
pas  trop  mal  tourné  ! 

SCÈNE  XI 
MARIANNE,  puis  FAVILLA. 

MARIANNE. 

Est-ce  que  je  comprends?...  est-ce  une  déclaration'?  Oui  !... 
Ah!  mon  Dieu,  j'aurais  dû  comprendre  plus  vite  et  plus  tôt 
peut-être  !  Mais  comment  pouvais-je  songer  à  cela,  moi  ? 
—  Allons,  oui!  je  n'étais  pas  assez  malheureuse,  apparem- 
ment, il  me  fallait  encore  être  insultée.  (Voyant  entrer  Favilla.) 
Et  lui  !...  Pour  sauver  sa  dignité,  il  faut  le  faire  souffrir,  il 
faut  l'arracher  d'ici  ! 

FAVILLA,  venant  s'asseoir  à  gauche  de  la  table. 

Ah!  Marianne  !  je  suis  en  colère,  très  en  colère! 

MARIANNE. 

Toi? 

FAVILLA. 

Eh  bien,  oui,  moi!  On  se  lasse  d'être  bon,  à  la  fin! 


MAITRE  FAVILLA  173 

MARIANNE. 

Ah!  mon  ami,  que  dis-tu  là? 

FAVILLA. 

Que  veux-tu!  ce  Keller  est  un  tracassier!  et  Frantz  est 
d'une  faiblesse  !  Croirais-tu  qu'ils  ont  rogné  la  pension  du 
pauvre  Wolf?  C'est  une  vilenie,  oui  !  voilà  le  mot  !  et  c'est 
ainsi  à  propos  de  tout.  Ils  ont  parlé  de  renvoyer  Péters,  parce 
qu'il  est  boiteux,  et  comme  si  j'avais  besoin  d'un  coureur 
pour  bêcher  mon  jardin!  Keller  commande  et  Frantz  obéit; 
et,  moi,  je  ne  suis  rien,  je  n'existe  pas. 

MARIANNE,   s'appuyant  sur  une  pile  de  livres. 

Tiens,  Favilla,  tu  n'es  plus  heureux  ici. 

FAVILLA,   lui  tendant  la  main. 

Si  fait!  où  neserais-je  pas  heureux  auprès  de  toi? 

MARIANNE. 

Mais  tu  l'étais  davantage  avant... 

FAVILLA. 

Oui,  sans  doute!  j'étais  tout  entier  aux  joies  de  la  famille, 
aux  rêves  de  la  poésie!  A  présent,  il  me  faut  songer  à  tant  de 
choses  et  à  tant  de  gens!  Il  l'a  voulu  !...  Mais,  si  la  religion 
de  l'amitié  ne  me  fermait  pas  la  bouche,  je  dirais  que  c'est 
bien  cruel  de  sa  part.  Ça  me  va  si  peu,  de  surveiller,  de  com- 
mander, de  gronder!...  Pauvre  cher  Frantz,  je  lui  ai  parlé 
sévèrement  tout  à  l'heure,  je  l'ai  affligé  :  j'ai  vu  des  larmes 
dans  ses  yeux!  lui  qui  nous  aime  tant  !  Oui,  oui,  c'est  cruel 
d'être  obligé... 

MARIANNE. 

Tout  cela  te  fait  du  mal...  Il  y  aurait  un  remède... 
Ayant  fait  doucement  le  tour  de  la  table,  elle  vient  s'appuyer  sur  l'épaule 

de  son  mari. 
FAVILLA. 

Oui,  se  brouiller  avec  Keller,  mais  cela  est  impossible,  (a 
part.)  Ce  pauvre  Herman! 

MARIANNE. 

Absentons-nous.  M.  Keller  ne  sait  pas  vivre  seul.  Il  s'en- 
nuiera et  il  retournera  à  ses  affaires. 


274  THEATRE   COMPLET    DE    GEORGE   SAND 

FAVILLA. 

Non,  tu  te  trompes,  Marianne  !  Il  s'installera  d'autant 
qu'il  ne  sentira  pas  de  contrôle  :  je  le  connais  !  C'est  un  pé- 
dant d'économie,  il  ferait  du  mal  ici  !  Ce  serait  de  la  faiblesse 
de  ma  part,  et,  dans  certains  cas,  la  faiblesse  est  une  lâcheté  1 
Non,  non,  je  ne  céderai  pasl 

MARIANNE,   à   part,   le  regardant  s'assombrir. 

Il  faut  trouver  un  autre  moyen.  (Elle  s'assied  près  de  lui,  en  lui 
prenant  les  deux  mains  et  le  tirant  de  sa  rêverie.)  Ecoute,  Favilla, 
écoute-moi  bien  ;  crois  -tu  que  je  t'aime? 

FAVILLA. 

Toi?...  Eh  bien,  que  croirais-je  donc,  si  je  doutais  de  ça? 

MARIANNE. 

Te  l'ai-je  bien  prouvé?  t'ai-je  jamais  demandé  un  sacrifice 
difficile,  duuloureux,  en  vue  de  moi  seule? 

FAVILLA. 

Jamais  1  et  quanq"  tu  me  l'aurais  demandé  l 

MARIANNE. 

Tu  ne  me  l'aurais  pas  refusé  ? 

FAVILLA. 

Non,  certes;  comment  aurais-je  pu  trouver  difficile  ou  dou- 
loureux de  te  complaire  ? 

MARIANNE. 

Eh  bien,  j'ose  te  demander,  pour  la  première  fois  de  ma 
vie,  de  souffrir  quelque  chose  pour  l'amour  de  moi  ;  tu  aimes 
cette  résidence,  tu  y  es  attaché  par  la  reconnaissance,  par  les 
souvenirs  :  moi,  je  ne  l'aime  plus,  j'y  souffre,  j'y  mourrais; 
veux-tu  que  nous  la  quittions? 

FAVILLA,  t<î  levant  en  lui  prenant  les  deux  mains. 

Tout  de  suite  !  Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  dit  cela  plus  tôt  ? 
Tu  y  mourrais?...  5nn  Dieu  !  partons  !...  Mais  tu  es  donc 
malade  ?  Tu  me  cachais...  ?  Oui,  dangereusement,  peut-être... 
Ta  figure  est  tout  altérée.  Oh  !  mon  Dieu,  qu'est-ce  donc  que 
tu  as? 

Il  l'emmène  snr  le  devant  de  la  scène. 


MA  ITRJ:  F  A  VILLA  273 

MARIANNE. 

Rion  de  grave  jusqu'à  présent,  c'est  plutôt  un  malaise  mo- 
ral. 

FAVILLA. 

Oui  !...  En  effet,  je  t'ai  trouvée  préoccupée  dans  ces  der- 
niers temps  ;  tu  avais  l'air  de  ne  pas  me  comprendre  ;  tu  di- 
sais des  choses  que  je  n'entendais  pas  moi-môme...  Si  bien 
que  plusieurs  fois  je  me  suis  demandé  :  «  Qu'ai-je  donc  dans 
l'esprit,  ou  que  peut  donc  avoir  Marianne?  Est-ce  elle  ou 
moi...?  »  Alors,  vois-tu,  je  te  regardais,  je  t'écoutais  comme 
dans  un  rêve...  et  j'avais  peur. 

MARIANNE. 

De  quoi?... 

FAVILLA. 

Je  ne  sais  pas...  C'était  de  moi  que  j'avais  peur  1... 

MARIANNE,   vivement. 

Tu  avais  tort!  c'est  moi  qui...  Écoute,  j'ai  eu  bien  delà  fa- 
tigue, tu  sais,  dans  ces  derniers  temps  ;  les  veilles...  le  cha- 
grin, ton  chagrin  surtout...  les  femmes  sont  nerveuses!...  11 
s'est  fait  en  moi  je  ne  sais  quel  trouble,  une  inquiétude  sans 
but,  un  effroi  sans  cause,  enfin  je  ne  me  reconnais  plusj 

FAVILLA. 

Ah  !  un  affaiblissement  de  la  mémoire,  n'est-ce  pas  ? 

MARIANNE. 

Précisément! 

FAVILLA. 

Des  impatiences...  des  illusions! 

MARI  A  N  N  E ,   avec  douleur,  le  regardan  . 
Oui,  pui,  c'est  cela  1  c'était  comme  un  désordre  dans  la  pen- 
sée. 

FAVILLA. 

Alors,  je  comprends  1  Que  veux-tu!  quand  je  te  voyais 
ainsi...  Oh!  il  eût  mieux  valu  que  ce  fût  moi...  Pourtant, 
non  l  car,  toi,  je  réponds  que  tu  guériras,  je  le  veux;  et,  d'ail- 
leurs, Dieu  n'abandonnerait  pas  le  plus  pur  de  ses  anges.  Au 
lieu  que,  si  c'était  moi...  moi,  ton  soutien,  celui  de  nos  en- 


76     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAXD 

fants...  Mais  qu'est-ce  que  je  deviendrais  donc,  si  je  ne  pou- 
vais plus  vous  offrir  un  dévouement  actif,  éclairé?  si  je  vous 
fatiguais  de  visions  exaltées,  moi,  un  homme  ?  Ah  !  je  ne  me 
le  pardonnerais  pas,  j'aimerais  mieux  être  mort  que  funeste 
à  ceux  que  j'aime. 

MARIANNE. 

lih  bien,  c'est  à  moi  qu'il  faut  pardonner  d'être  ainsi,  et  tu 
me  le  pardonneras,  toi,  j'en  suis  sûre  ;  tiens,  j'ai  absolument 
besoin  de  changer  d'air  et  de  situation;  allons-nous-en,  aide- 
moi  à  tromper  nos  enfants  sur  la  cause  de  ce  voyage.  Ils  n'ont 
pas  ton  énergie,  ta  raison  :  ils  s'inquiéteraient  outre  mesure  ; 
toi,  tu  m'entoureras  de  soins,  tu  me  dicteras...  Je  compte 
sur  tci,  sur  toi  seul,  entends-tu  bien,  pour  me  rendre  le  calme 
et  le  bonheur! 

FAVILLA. 

Ah!  merci,  merci,  ma  chère  femme,  ma  sainte  femme!  Pau- 
vre bien-aimée  !  Oui,  oui,  tu  guériras,  j'en  réponds;  nous 
irons  où  tu  voudras. 

MARIANNE. 

Eh  bien,  à  Nuremberg,  avec  Anselme  !  et  nous  y  vivrons 
comme  nous  y  vivions  autrefois,  avant  de  venir  ici,  quand 
nos  enfants  étaient  tout  petits  et  que  nous  étions  tout  jeunes  ! 
isolés,  ignorés,  sans  protection,  sans  liens  avec  le  monde  exté- 
rieur, et  si  heureux  chez  nous,  souviens-toi  ! 

FAVILLA. 

Oh!  si  je  me  souviens!...  C'était  le  temps  des  grandes 
luttes,  et  des  grands  enthousiasmes,  et  des  grandes  joies... 
Artiste  sans  nom,  incertain  et  insouciant  du  lendemain,  je 
n'aurais  pas  sacrifié  une  heure  de  ta  tendresse  pour  chercher 
un  brillant  avenir;  l'avenir!  je  ne  l'ai  jamais  rêvé  qu'en  toi, 
Marianne  1  dans  ton  estime,  dans  ta  confiance,  dans  ton  amour  ! 
Eh  bien,  ce  rêve,  tu  me  l'as  donné,  je  le  tiens,  je  le  possède  ! 
Crois-tu  qu'il  ait  perdu  de  son  prix?  Non,  non,  une  passion 
comme  la. nôtre  ne  s'affaiblit  pas.  Elle  se  retrempe  dans  les 
souvenirs,  elle  se  sent  plus  jeune  et  plus  forte,  à  mesure  que 
des  années  de  certitude  lui  font  une  base  d'or  pur  et  de  dia- 


MAITRE  I-  A  VILLA  27: 

niant!  Viens,  viens,  ma  femme,  partons!...  revoyons  les  lieux 
que  tu  regrettes,  et  retournons  à  la  liberté  :  l'univers  est  à 
nous,  puisque  nous  avons  encore  les  ailes  de  l'amour  et  de  la 
poésie  ! 

Il  remonte  vers  le  fond. 
MARIANNE. 

Oui,  ouil  merci! 

SCÈNE  XII 

Les  Mêmes,  JULIETTE,  ANSELME,  venant  des 
appartements. 

FAVILLA. 

Venez,  enfants,  et  réjouissez-vous  !  Nous  ne  te  quitterons 
pas,  Anselme!  nous  te  suivons. 

ANSELME. 

Ah!  mon  père  !  est-il  possible? 

JULIETTE. 

Ah  !  maman  !  je  ne  me  sépare  pas  de  toi  ! 

MARIANNE. 

Votre  père  est  le  bon  ange  qui  nous  rend  tous  heureux!  Je 
vais  tout  préparer. 

JULIETTE. 

J'y  vais  ave^  toi... 

MARIANNE. 

Non,  Frantz  m'aidera.  (Bas,   à  Anselme.)  Rc:tez  avec  lui, 
montrez-lui  beaucoup  de  joie. 

ANSELME. 

Mais  comment  as-tu  fait  ce  miracle?... 

MARIANNE. 

En  invoquant  sa  tendresse,  son  dévouement!  Ah!  c'est  quo 
nous  étions  insensés  de  douter  de  lui  ! 

Elle  sort  par  lo  fond. 
ANSELME. 

Cher  père!  comment  vous  remercier...? 

m  16 


278     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

F  A  VILLA.,  avec  une  joie  naïve. 
Vous  êtes  contents?  Je  suis  tout  remercié!...  Mais,  toi,  Ju- 
liette?... (S'apercevant  qu'elle  est  triste.)  On  dirait...  Tu  es  pâle  !... 

JULIETTE. 

C'est  donc  la  surprise...  le  contentement!... 

SCÈNE  XIII 

FAVILLA,  ANSELME,  JULIETTE,  KELLER, 
HERMAN. 

HE  RM  AN,   vivement. 

Est-ce  vrai,  ce  que  dit  lasignora  Marianne?... 

Juliette  s'efface  et  cache  sa  douleur,  Favilla  l'observe. 
KELLER. 

Non!  ça  ne  se  peut  pas  !...  vous  ne  vous  en  irez  pas  comme 
ça!  Dirait-on  pas  que  je  vous  chasse?  Pour  qui  me  prenez- 
vous  donc? 

ANSELME,  à  Keller. 

Pour  un  hôte  honorable  que  nous  remercions  sincèrement; 
mais,  de  grâce,  monsieur,  n'insistez  pas...  laissez-nous  pro- 
fiter d'un  moment... 

KELLER. 

Si  fait,  j'insiste!  Voyons,  maître  Favilla... 

ANSELME. 

Mon  père,  veuillez  donc  dire  que  vous  êtes  décidé... 

FAVILLA,  qui  ne  fait  attention  qu'à   Juliette. 
Ne  me  demande  rien!  regarde!  Qu'a  donc  Juliette  ? 

ANSELME. 

Mais  rien  !  rien  du  tout,  mon  père! 

FAVILLA. 

Mais  si,  je  te  dis!  Oh!  je  vois  clair  aujourd'hui,  j'observe... 
Juliette!  (Juliette  tressaille  et  se  retourne  vers  lui.)  Je  te  croyais  heu- 
reuse de  suivre  ton  frère,  et  voilà  que  tu  regrettes  quelque 
chose  ou  quelqu'un  1 


MAITRE  FAVILLA  279 

HE  RM  AN,    avec  joie,  à  part. 
Quelqu'un?...  Oh!  mcn  Dieu!  si  c'était... 

ANSELME,   sévèrement. 

Taisez-vous,  monsieur! 

keller,  à  son  fils,  avec  bontét 
Eh!  oui,  tais-toi  donc! 

FAVILLA,    à  Herman. 

Oui,  tais-toi,  Herman  !  j'ai  compris. 

JULIETTE,  éperdue,  dans  les  bras  de  son  pèr& 
Oh!  ne  croyez  pas... 

FAVILLA,  avec  une  douceur  paternelle. 
Que  je  ne  croie  pas...?  Et  tu  pleures!...  Allons,  allons, 
Keller,  il  ne  faut  pas  faire  le  malheur  de  ce  que  nous  avons 
de  plus  cher  au  monde.  Confiez-nous  Herman,  il  voyagera 
avec  nous. 

KELLER. 

Avec  vous?  Eh  bien,  par  exemple  !... 

FAVILLA,   après  une  pause,  à  Keller. 
Vous  ne  voyez  donc  pas?  vous  ne  comprenez  donc  rien?... 

KELLER. 

Si  fait!  mais... 

HERMAN. 

Mon  père!... 

Anselme  l'interrompt  en  lui  saisissant  le  bras  avec  autorité. 
FAVILLA. 

Keller,  je  vous  devine  !  (a  Anselme,  qui  veut  parier.)  Tais-toi  ! 
Vous  êtes  tous  des  enfants  !  Vous  vous  imaginez  qu'il  y  a  d33 
obstacles...  (souriant)  invincibles!  n'est-ce  pas?  Ah!  Keller, 
vous  me  jugez  par  vous-même!  vous  croyez  que  vous  ne 
pouvez  pas  nrétendre...  parce  que  je  suis  baron,  parce  que  je 
suis  riche?..*.  Pourquoi  donc  çàf  Je  ne  suis  pas  plus  noble  que 
vous,  et,  quant  à  la  fortune...  si  j'en  ai  davantage...  oui,  il  pa- 
raît que  ma  baronnie  \aut  mieux  que  votre  commerce,  vous 
le  dites  quand  vous  êtes  de  bonne  humeur;  eh  bien,  tant 
mieux,  votre  Gis  n'aura  rien  à  envier  au  mien  !  et  sachez  que 
c'a  été  mon  idée  dès  le  premier  jour  que  je  l'ai  vu.  Oui,  oui  ! 


280     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

et,  chaque  jour  depuis,  je  me  suis  dit  :  «  Voilà  celui  que  la 
loi  désignait  pour  succéder  à  mon  ami  ;  le  ciel  l'en  a  rendu 
digne.  S'il  est  agréé  de  ma  fille,  de  ma  femme...  » 

ANSELME. 

Mon  père,  la  voici  ;  consultez-la,  au  moins. 

Il  court  à  sa  mère,  qui  entre,  et  Juliette  aussi. 

SCÈNE   XIV 

Les  Mêmes,  MARIANNE,  FRANTZ. 

^A VILLA,   pendant  qu'Anselme    dit  à  sa  mère  quelques   mots  à  voix 

basse. 
Je  n'ai  pas  besoin  de  la  consulter  :  son  cœur  et  le  mien, 
c'est  un  seul  et  même  cœur,  aujourd'hui  comme  toujours!... 
Viens,  ma  chère  Marianne!  viens  bénir  un  doux  projet,  un 
bel  avenir. 

KELLER,  bas,  à  Marianne. 

Patientez,  patientez  un- peu!  moi,  je  n'ai  rien  dit  :  l'ave- 
nir... 

MARIANNE,  bas,  a  sa  fille  qui  a  couru  vers  elle  aussi. 
Juliette,  vous  ne  comprenez  donc  pas  que  M.  Keller  vous 
dédaigne  et  nous  raille? 

FAVILLA,   à  Juliette,  qui  s'est  précipitée  dans  les  bras  de  sa  mère. 
Allons!  oui,  ouvre  ton  cœur  à  ta  mère,  mon  enfant,  (a  An- 
selme.) Laissons-les  s'expliquer  ensemble. 

Il  lui  parle  bas,  avec  vivacité,   ainsi  qu'à  Frantz,  au  fond. 
MARIANNE,  a  Juliette,  de  manière  à  être  entendue  de  Keller  e 

d  Herman . 
Bien,  ma  fille  !  je  vois  ce  qui  se  passe.  M.  Herman  a  parlé, 
malgré  moi,  malgré  son  père!  et  vous  subissez  cette  humilia- 
tion malgré  vous  !  Eh  bien,  subissons-la  ensemble  !  demain, 
nous  ne  serons  plus  ici  ! 

KELLER, 

Bah! bah  1 


MAITRE  FAYILLA  281 

HBHMAN,   à  KeHer 
Mais  dites-lui  donc... 

KELLER. 

Sois  donc  tranquille!  Prends  donc  patience!  (a  part.)  Qu'est- 
^e  qu'elle  a  donc  contre  moi? 

FAVILLA,   à  Marianne. 

Eh  bien,  c'est  entendu,  n'est-ce  pas?  Nous  emmènerons 
Herman  ! 

MARIANNE. 

Il  nous  rejoindra,  mon  ami.  (Bas,  à  Herman,  qui  est  venu  près 
d'elle.)  Je  vous  défends  d'essayer  de  nous  revoir  jamais. 

FAVILLA. 

Bien,  bien!  Et  nous  reviendrons  plus  tôt  que  tu  ne  pen- 
sais. Leur  amour  enchantera  pour  toi  cette  demeure  où  tu  as 
souffert!  Allons,  ma  Juliette,  pas  de  crainte,  pas  de  tristesse, 
pas  de  confusion  surtout!  Pourquoi  baisser  la  tète?  C'est  si 
beau,  c'est  si  naïf,  c'est  si  pur,  le  sentiment  qui  se  révèle  à 
toi!...  (Lui  montrant  Herman  plongé  dans  une  tristesse  profonde.)  Re- 
garde ton  fiancé...  ton  silence  l'inquiète...  Tu  ne  veux  pas  lui 
dire  un  mot?  (A  Herman,  lui  montrant  Juliette.)  Et  toi,  tu  n'oses 
pas  non  plus?  Cette  affection-là,  mes  enfants,  c'est  une  chose 
sainte,  puisque  le  cœur  de  vos  parents  s'en  réjouit  sous  l'œil 
deDieu  !  (a  Juliette.)  Allons,  embrasse-moi,  à  présent,  et  dis-moi 
tout  bas  que  tu  n'es  pas  trop  mécontente  de  ton  père!  (Juliette, 
éperdue,  se  jette  dans  ses  bras.  Marianne  et  Anselme,  consternés  et  ap- 
puyés l'un  sur  l'autre,  se  regardent.  —  Herman,  agité,  regarde  Juliette.) 

Eh  bien,  Keller,  me  trouvez-vous  enfin  raisonnable? 

KELLER. 

Très-bien!  très-bien!... 

FRANTZ,  à  Favilla,  s'approchant  pour  faire  diversion. 
Et  la  Sainte-Cécile  !  N'oublions  pas!... 

FAVILLA. 

Oh  !  j'y  songe,  va,  et  m'y  voilà  mieux  préparé  que  je  ne 
l'étais  ce  matin.  Oui,  me  voilà  réconcilié  avec  ma  position  ! 
\lions,  mes  ami>,  plus  do  regrets  amers.  Ce  n'est  pas  une 
pensée  lugubre  qui  va  nous  réunir  •  c'est  l'art  divin  qui  évo- 

4o. 


282    THEATRE  COMFLET  DE  GEuKGE  SAND 

que  les  pieux  souvenirs  et  les  images  chéries  !  (Avec  exaltation.) 
0  toi  qui  vis  toujours  dans  ma  pensée!  toi  que  je  vois  tou- 
jours et  partout  pxôs  de  moi,  autour  de  moi!  tu  m'approuves, 
lu  m'inspires,  tu  me  commandes!  Oui,  oui,  il  faut  que  ces 
enfants  soient  heureux,  pour  que  ta  mémoire  soit  sanctifiée! 
(il  prend  les  mains  d'Herman  et  de  Juliette,  les  tient  convulsivement,  et 
dit  avec  animation.)  Oh!  amitié  sainte,  je  suis  digne  de  toi,  j'es- 
père! (a  Herman  et  à  Juliette.)  Eh  bien,  vous  pleurez!  C'est 
de  joie?  Oui,  c'est  de  la  joie!  Oh!  regardez,  regardez  là- 
haut  ;  ne  voyez-vous  pas  les  séraphins  qui,  dans  les  jardins 
du  ciel,  tressent  en  chantant  les  couronnes  de  votre  hymé- 
néc  ï 


ACTE    TROISIÈME 

Même  décor.  —  Le  grand  fauteuil  est  près  de  la  cheminée,  comme  au  premier 
acte.  Le  vieux  lustre  et  les  candélabres  sont  allumés.  Le  vase  de  Chine 
est  plein  de  fleurs,  et  posé  sur  le  guéridon,  qu'on  a  placé  à  gauche.  La 
grande  table  est  rangée  près  de  la  fenêtre  de  droite.  Il  y  a  des  pupitres 
de  musique  et  deux  ou  trois  violons  dans  la  galerie  du  fond.  La  tapisserie 
de  gauche  est  baissée.  La  fenêtre,  au  premier  plan,  est  fermée.  Il  y  a  du 
feu  dans  la  cheminée,  et  une  harpe  près  de  la  fenêtre  du  fond,  à  gauche. 

SCÈNE  PREMIÈRE 
FRANTZ,  JULIETTE. 

Frantz  Onit  d'allumer  les  bougies  des  candélabres.  Juliette  arrange  des 
fleurs  dans  le  grand  vase. 

JULIETTE. 

Mettons  surtout  les  fleurs  qu'il  aimait  :  mon  père  veut  que 
tout  soit  arrangé  ici  comme  la  dernière  fois... 

FRANTZ. 

Fiez- vous  à  moi.  Je  n'ai  rien  oublié. 


MAITRE  FAVILLA  283 

JULIETTE. 

Mais  mon  père  était  seul  avec  lui  ce  jour-là,  et  j'espère 
qu'il  nous  permettra  d'être  ici  :  je  craindrais... 

FRANTZ. 

Nous  y  serons;  mais  ne  craignez  rien,  il  est  en  ce  moment 
plein  de  courage  et  de  calme. 

JULIETTE. 

Parce  qu'il  croit...  Hélas!  comment  ferons-nous?... 
M.  Keller  ne  s'oppose  pas...  ? 

FRANTZ. 

A  notre  petite  fête  commémorative?  Non,  ma  chère  Juliette; 
mais  il  s'opposerait  bien... 

JULIETTE. 

Oh!  je  sais.  Ne  me  parlez  pas  de  cela,  mon  bon  monsieur 
Frantz. 

FRANTZ. 

Pardon,  ma  chère  enfant  !  je  vous  ai  vu  toute  petite...  éle- 
vée avec  ma  nièce;  je  me  figure  que  je  suis,  non  pas  votre 
père,  vous  ne  pouvez  pas  en  souhaiter  un  meilleur  que  le  vô- 
tre; mais  votre  oncle  aussi,  à  vous,  et  qu'il  y  a  des  circon- 
stances où  je  peux,  où  je  dois  vous  dire...  ce  que  je  dirais  à 
Cécile.  M.  Keller  a  une  irrésolution  apparente  qui  cache  un 
esprit  très-positif  et  une  certaine  adresse...  Son  fils  s'abuse 
donc.  Soyez  assurée  de  ce  que  je  vous  dis;  je  ne  parle 
jamais  au  hasard.  Allons,  excusez-moi,  et  venez  rejoindre 
votre  maman...  à  qui  j'ai  promis  de  ne  pas  vous  laisser 
seule;  elle  ne  \eut  pas  que  vous  rêviez,  que  vous  soyez  triste! 

Il  remonte  un  peu  et  s'arréto. 

JU7,iETTE,   préoccupée  et  abattue. 
Pourquoi  serais-je  triste,  monsieur  Frantz,  si  maman  est 
contente? 

FRANTZ. 

Ah!  vous  devez  regretter  celte  maison...  et  les  amis  que 
yous  y  laissez  !  Je  ne  veux  pas  parler  de  moi  :  j'ai  trop  Ho 


284    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

chagrin...  mais  tous  les  gens  d'ici  vous  chérissent!  Allons,  al 
Ions,  puisqu'il  le  faut... 

Ils  vont  pour  sortir,  Herman  entre  et  les  arrête 

SCÈNE   II 
Les  Mêmes,  HERMAN. 

HERMAN. 

Un  mot,  un  seul  mot,  mademoiselle!... 

FRANTZ. 

Sa  mère  l'attend,  monsieur!...  et  je  ne  dois  pas...  je  ne 
veux  pas  la  quitter. 

HERMAN. 

Ah!  c'est  ;"stement  votre  présence  qui  m'encourage,  mon- 
sieur Frantz;  j'ai  à  cœur  de  montrer  que  je  ne  mérite  pas  la 
méfiance  cruelle  qu'on  me  témoigne.  La  sienne  me  tue  !  Non, 
je  ne  peux  pas  m'y  soumettre  ! 

FRANTZ. 

Ce  n'est  pas  de  la  méfiance,  monsieur;  on  vous  sait  noble 
et  sincère  ;  mais  vous  êtes  jeune,  et  vous  vous  faites  illusion! 

HERMAN. 

Non!  non!  vous  dis-je...  Mon  père  m'adonne  sa  parole,  et 
il  l'aurait  tenue,  si  la  signora  Marianne  n'eût  formellement 
refusé  de  l'entendre;  c'est  elle  qui  repousse  mes  prières. 

FRANTZ. 

Ce  n'est  pas  elle  seule,  c'est  Juliette  aussi  !  (Bas,  à  Juliette.) 
Dites  donc  un  mot  qui  en  finisse  ! 

HERMAN,  qui  devine  son  intention. 

Oh!  ne  dites  pas  que  c'est  vous  aussi,  mademoiselle!  Ayez 
pitié  de  moi!  laissez-moi  partir  avec  la  pensée  que,  si  vous 
m'aviez  mieux  connu,  j'emporterais  au  moins  votre  estime  ! 

JULIETTE. 

Partir?...  vous  voulez...? 

HERMAN. 

Oui,  oui,  certes!  celui  qui  doit  quitter  Muhldorf,  c'est  moi} 


MAITRE  FA  VILLA  2S5 

je  ne  veux  pas  que  votre  père  soit  malheureux  par  ma  faute, 
et  qu'il  aille  chercher  l'incertitude  et  les  fatigues  d'une  vie 
errante.  Puisque  l'on  doute  de  ma  parole,  puisque  mon 
amour  semble  une  offense,  je  m'en  vais  à  l'instant  même  ! 

JULIETTE. 

Ah!  vous  avez  bien  mauvaise  opinion  de  nous,  si  vous 
croyez  que  nous  consentirions  à  vous  chasser  d'ici  1 

«  HERMAN. 

J'aurai  un  prétexte  pour  m'absenter  sans  alarmer  la  délica- 
tesse de  vos  parents  ;  Frantz  comprend  qu'il  doit  me  garder 
le  secret,  et  vous  le  devez  encore  plus  que  lui.  Ne  voyez-vous 
pas  que  l'épreuve  de  ce  soir  va  être  terrible  pour  maître  Fa- 
villa,  et  que  l'arracher  d'ici  en  ce  moment,  c'est  briser  son 
cœur,  sa  raison  ou  sa  vie  ! 

FRANTZ. 

Eh  bien,  vous  avez  eu  là  une  idée  généreuse  et  sage,  mon- 
sieur Herman;  et  je  crois  que,  pour  quelques  jours  encore, 
Juliette  doit  accepter... 

JULIETTE. 

Oui,  oui,  j'accepte  avec  reconnaissance...  pour  quelques 
jours  seulement. 

HERMAN. 

Pour  toujours,  Juliette,  si  vous  ne  m'aimez  pas!  Ah!  si  j'a- 
vais quelque  espoir  de  ce  côté,  je  me  dirais  que  vous  fléchi- 
rez votre  mère,  et  que,  quand  mon  père  aura  parlé...  Mais  je 
vois  bien  que  vous  ne  croyez  pas  en  moi,  et  la  vie  m'est 
odieuse. 

FRANTZ. 

Oh!  monsieur  Herman,  que  dites- vous  ià?  C'est  mal. 

HERMAN. 

Ne  pensez  pas  que  ce  soit  une  menace  !  non,  je  ne  suis  pas 
une  âme  faible!  je  dois  vivre,  je  vivrai  pour  celui  qui,  un 
jour,  aura  besoin  de  moi  ;  mais,  à  présent,  il  faut  que  je  m'en- 
fuie... loin,  bien  loin  de  ce  pays,  de  ce  milieu  où  tout  me 
rappellerait  mon  rêve  évanoui  et  mon  espérance  brisée! 
Adieu,  Frantz  ;  je  vous  connais  depuis  peu  de  temps,  mai<  je 


SW.)    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

vous  respecte  comme  vous  le  méritez  ;  je  vous  confie  donc  le 
soin  de  calmer  les  inquiétudes  de  mon  père...  et  celui  de 
mettre  à  l'abri  du  reproche  le  souvenir  d'un  malheureux  qui 
n'a  pas  su  se  faire  aimer. 

JULIETTE. 

Herman  !...  (Frantz  fait  un  mouvement  pour  la  faire  taire.)  Je  VOUS 
aime  1 

FRANTZ. 

Taisez- vous  1 

HERMAN. 

Oh!  mon  Dieu! 

JULIETTE,  avee  enthousiasme,   à  Frantz. 
Ne  craignez  rien  !  (A  Herman.)  Je  vous  aime  d'une  amitié 
sainte  que  ma  mère  elle-même  ne  voudra  pas  combattre  dans 
mon  cœur  en  apprenant  à  vous  connaître.  Oh  !  je  veux  lui 
dire  tout!  et  elle  aussi  vous  bénira  en  secret!...  Oubliez  un 
rêve  qui  ne  peut  se  réaliser,  mais  gardez,  pour  revenir  ici 
quand  nous  n'y  serons  plus,  une  certitude  profonde  :  c'est 
que  vous  avez  en  moi  une  sœur  qui  a  foi  en  vous,  et  qui 
priera  pour  vous  tous  les  jours  de  sa  vie.  Adieu,  Herman  ! 
adieu  pour  toujours  !  mais  que  mon  image  reste  en  vous,  pure 
comme  cette  fleur  (elle  lui  donne  une  fleur  qu'elle  a  gardée  dans  sa 
main),  douce  comme  le  parfum  d'un  souvenir  béni  ! 
HERMAN,  recevant  la  fleur  à  genoux. 
Juliette!  ô  Juliette  ! 

FRANTZ,  entraînant  Juliette. 
M.  Keller  !  Allons,  venez  !  venez  ! 

Ils  sortent  par  le  fond. 

SCÈNE   III 

HERMAN,   KELLER. 

Herman,  ivre  de  joie,  baise  la  fleur  et  la  cache  dans  son  sein.  Keller,  ea 
entrant,  regarde  Juliette  s'en  aller. 

KELLER. 

Ah  !  elle  était  là?  Alors,  lu  ne  t'en  va  plus? 


M A  I T  K  E  F A  VILLA 
HE  RM  AN. 

Vous  saviez  donc...? 

KELLER. 

Le  beau  mystère!  N'as-tu  pas  fait  équiper  tes  chevaux?... 
Mais  on  peut  leur  ôter  au  moins  la  bride,  n'est-ce  pas  ? 

HERMAN. 

Non,  mon  père,  je  suis  décidé... 

KELLER. 

Ah!  c'est  décidé...  comme  ça...  sans  mon  aveu?...  Vas-tu 
pas  te  tuer  aussi,  comme  M.  Werther?...  C'est  la  mode,  à 
présent. 

HERMAN. 

Oh!  ne  vous  opposez  pas... 

KELLER. 

Moi?  Est-ce  que  je  m'oppose  jamais  à  quelque  chose?... 
Mais  je  te  demande  une  heure  de  patience,  pas  davantage. 
Donne-moi  le  temps  de  savoir...  Tout  dépend  de  la  mère... 
(À  part.)  Elle  est  si  susceptible...  elle  s'imagine!...  (Haut.)Mais 
elle  vient  ici;  laisse-nous  et  ne  fais  pas  la  sottise  de  décam- 
per avant  que  j'aie  parlé  ! 

HERMAN. 

Oh!  non  certes!  (a  part,  en  lui-même.)  Puisque  Juliette... 

KELLER. 

Va  donc,  va  donc... 

Hcrman  sort. 

SCÈNE  IV 
KELLER,  puis  MARIANNE. 

KELLER. 

Hein!  cette  femme-là  m'intimide...  c'est  singulier...  J'ai  été 
trop  loin,  à  ce  qu'il  paraît...  Je  ne  croyais  pas  que...  Allons, 
je  vais  essayer  de  tout  réparer!...  Ah  !  c'est  là  qu'il  me  fau  • 
drait  des  allures  de  gentilhomme  I 


283    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAXD 

MARIANNE,  venant  du  fond  ,  et  voyant  Keller,  qui  s'est  un  peu 
effacé  pour  la  laisser  entrer  sans  méfian^ 
Pardon,  monsieur... 

Elle  veut  se  retirer. 

KELLER,  barrant  la  sortie,  sans  affectation. 

Oh!  soyez  sans  inquiétude,  madame!  Écoutez-moi;  je  ne 

suis  pas  un  séducteur,  que  diable  !  loin  de  là  !...  je  suis  si 

gauche,  que  je  ne  me  suis  pas  fait  comprendre  tantôt.  Vous 

aurez  cru... 

MARIANNE. 

N'en  parlons  plus,  monsieur;  je  vous  fais  ici  mes  adieux, 
et  j'accepte  vos  excuses. 

KELLER. 

Mes  excuses?...  Je  ne  crois  pas- avoir  été  inconvenant;  et 
vos  adieux...  je  n'en  veux  pas. 

MARIANNE. 

Pardonnez-moi...  nous  ne  vous  demandons  phis  qu'une 
heure,  pour  accomplir  ici  un  dernier  devoir  ;  après  quoi... 

KELLER. 

Comment!  ce  soir?  ce  soir  même?...  sans  vouloir  entendre 
à  rien?  Ce  n'est  pas  votre  dernier  mot!  Et  votre  fille,  vous  ne 
l'aimez  donc  pas? 

MARIANNE,  avec  fermeté. 

Monsieur  Keller,  me  demandez-vous  la  main  de  ma  fille 
pour  votre  fils?  Répondez. 

KELLER,  soufiant. 
Ah!  enfin!  convenez  que  vous  ne  me  ref  iseriez  pas... 

MARIANNE. 

Répondez,  je  vous  en  prie. 

KELLER. 

Répondez!...  répondez!...  Vous  me  faites  perdre  la  tête,  et 
je  ne  peux  pas  m'expliquer  comme  ça...  Vous  avez  une  ma- 
nière de  traiter  les  affaires  sérieuses,  vous  autres  !  Je  ne  suis 
pas  un  poëte,  moi,  un  bel  esprit,  pour  faire  deviner...  des 
sentiments... 


MAITRE  FA  VILLA  889 

MARIANNE. 

Vous  voyez  bien,  monsieur,  que  j'avais  compris,  et  ce  qui 
eût  dû  vous  le  prouver,  c'est  mon  empressement  à  quitter 
votre  maison. 

KELLER,  avec  une  certaine  fatuité- 

Ah!  alors,  ce  n'est  pas  à  cause  de  mon  fils  ?...  c'est  à  cause 
de  moi?... 

MARIANNE. 

C'est  pour  ces  deux  causes,  monsieur;  l'une,  dangereuse; 
l'autre,...  je  ne  veux  pas  dire  outrageante,  mais  ridicule  I 

KELLER,   avec  dépit. 

Outrageante!...  ridicule  1...  Voilà  les  gros  mots,  tout  de 
suite  !  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc  de  ridicule  à  rendre  hommage 
à  la  beauté?  On  n'est  pas  un  homme  immoral  pour  cela,  et  je 
ne  vous  ai  fait  aucun  outrage  ;  je  n'ai  pas  de  mauvaises  ma- 
nières... avec  les  personnes  distinguées;  je  me  suis  exprimé 
délicatement...  très-délicatement  1  Et,  ma  foil  vous  vous  gen- 
darmez bien  mal  à  propos,  je  trouve. 

MARIANNE,  haussant  les  épaules. 

Ne  parlez  pas  si  haut,  monsieur,  on  pourrait  vous  enten- 
dre 1 

KELLER. 

Eh  bien,  dirait-on  pas  que  je  dois  avoir  peur  de  'quel- 
qu'un ?  Il  y  aurait  là  cent  personnes,  que  je  vous  dirais  de- 
vant elles...  (Marianne  s'en  va)  que  vous  faites,  ma  foi,  la 
prude  bien  mal  à  propos  1 
Marianne  est  sortie  par  la  ganche,  sans  écouter  la  fin  de  la  phrase  et 
sans  voir  Anselme,  qui  entre  par  le  fond. 

SCÈNE  V 
KELLER,  ANSELME. 

KELLER  ,  très-animé,  continuant  sans  voir  Anselme. 
Et  moi,  je  n'ai  que  quarante-cinq  ans...  je  ne  suis  pas  plus 
mal  qu'un  autre.  On  peut  bien  être  vertueuse  sans  pour  cela 


290    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

blesser  les  gens,  que  diable!...  Ridicule!  moi,...  ridicule!... 
Dirait-on  pas... 

ANSELME,   descendant. 
Qui  donc  sort  d'ici,  monsieur  ? 

KELLER. 

Ah  !  vous  cherchez  votre  mère  ?  Elle  s'en  va  par  là. 

ANSELME. 

Et  c'est  à  ma  mère  que  vous  parliez  de  la  sorte? 

KELLER,  avec  humeur. 
Moi?  Bah  !  je  ne  lui  parlais  pas. 

ANSELME. 

Mais  je  vous  demande  pardon! 

KELLER. 

Mais  je  vous  demande  pardon  aussi...  Laissez-moi  tran- 
quille! Qu'est-ce  que  vous  me  voulez,  vous? 

ANSELME,   irrité. 

Je  veux  vous  dire... 

KELLER,   l'interrompant. 

Vous  ne  direz  rien  du  tout;  vous  vous  tiendrez  coi,  ou 
bien...  c'est  vous  qui  serez  ridicule!  Vous  compromettrez 
votre  mère. 

ANSELME. 

Ma  mère  ne  peut  pas  être  compromise  à  propos  de  vous, 
monsieur  ;  mais  votre  conduite  n'en  est  pas  moins  indigne 
d'un  galant  homme. 

KELLER. 

C'est  à  moi  que  vous  dites  ça,  malheureux  !  sans  respect 
pour... 

ANSELME. 

Pour  votre  âge?  Oh!  vous  n'êtes  pas  d'âge  à  souffrir  une 
insulte  ;  vous  venez  de  le  dire  ;  vous  êtes  très-jeune,  monsieur 
Keller,  et,  comme  vous  avez  pris  rang  de  gentilhomme,  vous 
ne  refuserez  pas  de  me  rendre  raison... 

KELLER. 

Ah  bien,  oui,  raison  !  raison  à  des  visionnaires  !  Oui,  vous 
êtes  une  famille  de  visionnaires!  Laissez-moi  en  repos...  Je 


MAITRE  F  A  VILLA  201 

n'ai  pas  peur  de  vos  grands  airs,  moi!  Mais  je  ne  me  bats  pas 

pour  si  peu;  et,  puisque  vous  riez  de  ma  seigneurie,  je  vous 

dirai,  moi,  que  ce  n'est  pas  la  coutume  des  gentilshommes 

d'accepter  comme  cela  le  déû  du  premier  venu! 

Herman  parait. 
ANSELME. 

Alors,  le  premier  venu  a  le  droit  de...? 

Il  lève  la  main  sur  Keller,  Herraan  s'élance  entre  eux. 

SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,  HERMAN,  puis  FAVILLA. 

HERMAN. 

Arrêtez,  monsieur,  je  suis  à  vos  ordres  1 

KELLER,  le  repoussant. 

Toi?  Allons  donc  !  de  quoi  te  mèles-tu?  Ya-t'en  au  diable  ! 
laisse-nous. 

HERMAN  ,  résistant. 

Non,  mon  père,  non!  Cette  fois,  je  ne  vous  obéirai  pas! 
C'est  à  moi  de  repousser  une  agression... 
KELLER,  même  jeu. 

Je  la  repousserai  bien  moi-même,  sois  tranquille;  car  je 
vois  que  tout  ça  est  une  intrigue  pour  te  faire  épouser... 

HERMAN,   virement. 
Oh!  mon  père... 
KELLER,  hors  de  lui,  renvoyant  son  fils,  qui  descend  à  la  droite 

d'Anselme. 
Oui!  j'ai  été  trop  bon,  trop  simple,  et  je  m'en  lasse,  à  la 
fin  !  C'est  à  nous  deux,  monsieur  !  et,  puisque  vous  croyez 
m'eiïrayer... 

ANSELME. 

C'est  bien,  monsieur,  pas  de  bruit  :  nous  nous  reverrons 
tout  à  l'heure. 

HERMAN. 

Anselme  1  il  est  impossible  que  ce  ne  soit  pas  une  méprise, 


892     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SANt 

que  vous  n'ayez  pas  tort  contre  lui  !  Rentrez  en  vous-même, 
priez-le  d'oublier  votre  emportement...  ou  je  jure...  quoi 
qu'il  m'en  coûte,  que  je  vengerai  l'affront... 

ANSELME. 

Je  n'ai  point  affaire  à  vous,  monsieur! 

HE  RM  AN,   sévèrement. 

Oh!  vous  savez  bien  qu'on  peut  toujours  contraindre  un 
homme  de  cœur... 

KELLER. 

Toi,  je  te  défends... 
FAVILLA,  qui  est  entré  sans  bruit,  absorbé  en  lui-même,  d'abord, 

à  la  vue  des  préparatifs   de   la  Sainte-Cécile  ,  et  puis    attentif   peu 

à  peu  à  ce  qui  se  passe. 

Je  vous  défends  à  tous  de  dire  un  mot  de  plus  :  Anselme, 
si  vous  avez  offensé  à  tort  un  homme  plus  âgé  que  vous,  un 
homme  qui  est  notre  hôte,  c'est  à  moi,  qui  suis  calme,  de  lui 
demander  pardon  pour  vous.  Voyons,  êtes-vous  coupable  au 
point  de  ne  pouvoir  réparer  vous-même...?  Au  moins,  vous 
pouvez  me  dire  le  motif  de  votre  colère  ;  vous  le  devez  l 

KELLER. 

C'est  moi  qui  vous  le  dirai,  maestro,  puisqu'en  somme,  c'est 
encore  vous  le  plus  raisonnable  pour  le  moment.  Moi-même, 
j'ai  été  un  peu  léger  peut-être... 

ANSELME,  à  Keller,  en  passant  vivement  derrière  lui. 

Quoi  !  vous  oseriez...  ? 

E  E LLE R. 

Et  pourquoi  donc  pas?  C'est  vous  qui  voulez  faire  de  rien 
une  grande  affaire...  Mais  je  ne  mords  pas  à  ça,  moi  !  (A  Fa- 
villa.)  Voilà  ce  que  c'est  !...  je  causais  avec  votre  femme.  Je 
lui  parlais...  de  choses  et  d'autres...  Ne  s'est-elle  pas  ima- 
giné... ?(Favilla,  par  un  mouvement  de  délicatesse,  éloigne  Herman,  qui 
déjà,  de  lui-même,  se  tenait  au  deuxième  plan.)  Elle  m'a  dit  un  mot 

blessant,  j'ai  eu  de  l'humeur,  je  l'ai  traitée  de  prude.  Je  crois 
que  j'ai  lâché  ce  moMà,  j'ai  eu  tort  ;  mais  ce  n'est  pas  à 
monsieur  votre  fils  que  j'en  demanderai  pardon,  par  exem- 
ple!... Il  a  des  façons  peu  civiles,  j'ose  direl...  Moi,  je  suis 


MAITRE  FAVILLA  293 

vif,  mais  je  ne  suis  pas  méchant;  qu'il  dise  qu'il  en  a  du  re- 
gret, et  je  n'y  pense  plus. 

Il  va  trouver  son  fils  dans  le  fond. 
FAVILLA,  sévèrement. 
Est-ce  la  vérité,  Anselme  ? 

ANSELME  ,  regardant  Keller  avec  intention. 
Oui,  certes,  mon  père  !  J'ai  beaucoup  de  regret...  de  n'a- 
voir pas  témoigné  à  M.  Keller  (Keller  descend  en  s'entendant 
nommer)  les  sentiments  que  je  lui  porte;  mais  je  compte,  pour 
m'en  acquitter,  sur  une  meilleure  occasion  que  le  moment 
où  nous  sommes. 

Keller,  ne  comprenant  pas  le  sens ,  a  l'air  satisfait  et  remonte  vers 

son  fils. 
FAVILLA. 

C'est-à-dire  que  vous  persistez  à  exiger  une  réparation  que 
je  condamne  et  que  je  vous  interdis!  Un  duel  pour  votre 
mère  I  Malheureux  enfant  !  vous  faites-vous,  de  son  honneur 
et  du  mien,  une  idée  si  vulgaire,  que  vous  le  croyiez  enta- 
ché... (baissant  la  voix  pour  qu'Herman  n'entende  pas)  par  une  mau- 
vaise pensée  ou  par  une  sotie  parole? 

KELLER,   qui  s'est  rapproché  de  Favilla,  un  peu  en  arrière. 
Hein? 

FAVILLA,  à  Anselme. 
Laissez-moi  le  soin  d'une  explication  où  toute  violence  de 
notre  part  serait  comme  l'aveu  indigne  et  mensonger  de  la 
faiblesse  de  notre  Cause.  (Haut  et  pour  que  Herman  l'entende.)  Rc- 
tirez-vous  en  me  jurant  sur  votre  honneur  d'attendre  mes 
ordres  pour  donner  suite  à  cette  querelle...  Vous  hésitez?  Je 
le  veux,  mon  fils  1 

ANSELME,   s'inclinant  et  sortant  par  le  fond. 
Je  le  jure,  mon  père... 

keller,  à  Herman. 
Et  toi  aussi,  au  moins  1 

HERMAN,  lui  montrant  Anselme. 
Sa  parole  vous  répond  de  la  mienne. 


29i  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

EELLER,    bas. 

Et  ne  t'éloigne  pas!  tout  va  s'arranger,  je  t'en  réponds! 

Herman  sort  par  la  serro. 

SCÈNE  VII 
FAVILLA,  KELLER. 

K  E  L  LE  R. 

A  la  bonne  heure!  vous  comprenez  bien,  vous,  que  je  n'ai 
jamais  eu  l'intention  d'offenser... 

FAVILLA. 

Ah!  l'intention  est  tout,  monsieur  Keller!...  One  vous  ayez 
parlé  sans  convenance,  c'est  possible.  Vous  manquez  sou- 
vent de  tact,  j'ai  remarqué  cela. 

KELLER. 

Ah  !  vous  trouvez? 

FAVILLA. 

Aussi  je  ne  fais  pas  plus  d'attention  qu'il  ne  faut  a  ce  que 
vous  dites.  Mais  ce  que  vous  pensiez  de  ma  femme,  en  vous 
5ervant  de  paroles  qu'elle  a  pu  mal  interpréter,  voilà  ce  qui 
m'occupe,  et  ce  que  je  vous  invite  à  me  dire. 

KELLER. 

Ce  que  je  pensais?...  Ah  !  parbleu!  voilà  qui  est  plaisant, 
de  vouloir  me  confesser!  Je  me  flatte  d'avoir  été  un  mari 
aussi  respecté  qu'un  autre...  et,  quand  on  aurait  dit  à  ma 
femme  qu'elle  était  agréable,  loin  de  me  fâcher,  ça  m'aurait 
flatté  dans  mon  amour-propre,  du  moment  que  j'étais  sûr  de 
sa  conduite!  Mais  vos  idées  s'embrouillent  aisément  ;  parlons 
d'autre  chose. 

FAVILLA. 

Non  pas  ;  mes  idées  sont  très-nettes,  et  c'est  vous  qui  me 
répondez  vaguement...  et  même  d'une  manière  évasive  !... 
Tenez,  Keller,  regardez  en  vous-même,  votre  conscience  ne 
vous  reproche-t-elle  rien  ? 


MAITRE   FAV1LLA  295 

KELLER. 

Ma  conscience?...  Vous  doutez  que  je  sois  un  honnêto 
homme  ? 

FAVILLA. 

Non  ;  mais  êtes-vous  un  hôte  loyal,  un  ami  sincère  ? 

KELLER. 

Moi?...  Mais...  (a part.)  On  dirait  que,  quand  il  s'y  met,  il 
voit  plus  clair  qu'un  autre! 

FAVILLA. 

Répondez-moi  donc  !  Vous  sentez-vous  toujours  digne  de 
l'accueil  que  je  vous  ai  fait,  et  de  la  conCdhee  que  je  vous  ai 
montrée  ? 

KELLER,  embarrassé  et  dépité. 

L'accueil...  la  confiance... 

FAVILLA. 

Dites  l'affection,  si  vous  voulez.  Je  ne  sais  pas  tendre  la 
main  à  un  homme  sans  lui  ouvrir  aussi  mon  cœur.  Eh  bien, 
je  vois  que  le  vôtre  a  méconnu  la  noblesse  de  nos  relations, 
et  je  comprends  pourquoi  ma  femme,  répugnant  à  vous  accu- 
ser, voulait  sortir  d'ici;  ce  ne  serait  pas  juste,  Keller,  con- 
venez-en. 

KELLER. 

Certainement,  non!  il  ne  faut  pas  vous  en  aller  pour  ça. 

FAVILLA. 

Alors,  vous  comprenez  que  c'est  à  vc.:... 
KELLER,  étonné. 

A  moi  de...? 

FAVILLA. 

Oui.  Laissez-nous,  Keller;  que  nos  enfants  ne  devinent 
pas  ce  qu'il  y  a  de  sérieux  dans  ce  désaccord;  vous  revien- 
drez pour  le  mariage...  On  peut  so  voir  sans  vivre  ensem- 
ble. Feignez  de  recevoir  une  lettre,  et  partez  demain  ;  c'est 
à  regret  que  je  vous  en  prie,  mais  je  doi>  cette  -nii-faction  à 
la  dignité  de  ma  Femme, 


296     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

KELLER,  riant. 
Comment!  vous  prétendez  me  renvoyer  de..,?  Ah!  ah! 
c'est  un  peu  fort,  par  exemple! 

FAVILLA. 

Ne  résistez  pas  !  ne  me  contraignez  pas... 

KELLER. 

A  quoi  ?  A  appeler  vos  gens,  peut-être  ! 

FAVILLA. 

Mes  gens...  contre  vous?...  Non  certes!  jamais!  C'est  moi, 
moi  seul  qui  vous  ferai  sentir  mon  autorité. 

KELLER. 

Vous?,..  Allons,  allons,  mon  brave  homme,  ne  devenons 
pas... 

FAVILLA. 

Ennemis?  Dieu  m'en  garde!  je  ne  connais  pas  la  haine; 
mais  je  sais  à  quoi  l'honneur  m'oblige. 

KELLER. 

L'honneur  ?  Ah  !  parbleu  !  vous  avez  peut-être  aussi  la  fan- 
taisie de  vous  battre  avec  moi,  vous? 

FAVILLA. 

Eh  bien,  oui,  certes,  monsieur  Keller,  j'ai  non  pas  cette 
fantaisie,  mais  cette  intention-là,  puisque  vous  ne  me  laissez 
pas  d'autre  moyen... 

KELLER. 

Le  beau  moyen  !  Vous  pensez  donc  que  je  suis  homme  à 
renier? 

FAVILLA,  s'animant. 

Si  je  le  croyais,  ma  provocation  serait  lâche,  et  je  n'ai  pas 
le  goût  des  lâchetés  1 

KELLER. 

Ni  moi  non  plus  ;  et  c'en  serait  une  de  ma  part  d'accepter 
le  défi  d'un  homme...  qui...  qui  ne  doit  ni  ne  peut... 

FAVILLA. 

Et  pourquoi  donc  cela,  s'il  vous  plaît  ?  Je  ne  suis  pas  plu? 
âgé  que  vous,  monsieur;  et,  aujourd'hui,  comme  il  y  a  ving» 
ans,  je  suis  le  chevalier  dévoué,  c  est-à-dire  l'ardent  défen 


MAITRE    FA  VILLA  297 

seur  d'une  femme  aimée...  Ainsi,  ce  soir...  dans  une  heure!... 

Il  regarde  autour  do  lui. 
KELLER,  grommelant. 

Oui,  oui,  c'est  ça,  dans  une  heure!  si  vous  n'êtes  pas  cou- 
ché et  malade  ! 

FAVïLLA,  s'animant. 
Ah!  vous  raillez,  je  crois! 

KELLER,   irrité. 

Allez  au  diable,  avec  vos  extravagances  I  Vrai,  j'en  ai  as- 
sez ! 

FAVILLA. 

Et  moi  aussi,  des  vôtres! 

KELLER. 

Eh  bien,  puisque  vous  me  poussez  à  bout,  vous  allez  en- 
tendre une  bonne  fois  la  vérité  que  je  vous  cachais! 
FAVILLA,  avec  force. 

La  vérité?...  Allons  donc,  monsieur,  je  voyais  bien  que 
vous  mentiez  avec  moi  ! 

KELLER. 

Comme  vous  voudrez!  Je  me  suis  prêté  à  la  circonstance, 
ça  ut...  Eh  bien,  ça  ne  m'amuse  plus;  ça  va  trop 

loin,  et  je  trouve  votre  famille  blâmable  d'entretenir... 

FAVILLA. 

Quoi  donc? 

KELLER. 

Votre  folie,  la!  puisqu'il  faut  tout  vous  dire.  Je  me  moque 
bien  que  vous  ayez  une  crise  de  nerfs!...  vous  n'en  mourrez 
pas,  et,  d'ailleurs,  ce  n'est  pas  vivre  que  de  rêver  sans  ces 
Apprenez,  mon  cher,  que  vous  n'êtes  pas  plus  seigneur  de 
Muhldorf  que  le  Grand  Turc;  vous  n'avez  pas  hérité  d'un 
florin.  Mon  oncle  n'a  jamais  testé  en  votre  faveur,  et  c'est 
même  parce  qu'il  vous  a  un  peu  trop  oublié  que  j'ai  le  pro- 
cédé de  vous  garder  chez  moi  jusqu'à  ce  que  la  raison  vous 
revienne...  Tenez-vous  donc  à  votre  place  ;  je  ne  vous  repro- 
che pas  ma  complaisance;  mais  ne  me  rendez  pas  la  vie  in- 

17. 


208    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

supportable,  car  je  me  verrais  forcé  de  vous  dire  :  «  Parta- 
geons le  domicile  :  je  garde  le  dedans...  prenez  le  dehors!  » 

SCÈNE    VIII 

Les, Mêmes,  MARIANNE,  ANSELME,  JULIETTE, 
HERMAN,  FRANTZ. 

FRANTZ  ,   d'abord  à  la  cantonade,   au  fond. 
Oui,  mes  amis,  placez-vous  là  dans  la  galerie,  on  vous 
avertira! 

Marianne  et  Juliette  entrent  par  la  porte  de  droite;  puis  viennent  An- 
selme  et   Herman. 
MARIANNE,  allant  à  Favilla,  qui  s'est  assis  sur  le  grand  fauteuil, 
brisé  par  les  paroles  de  Keller,   et  les  yeux  fixes. 
Eh  bien,  mon  ami,  commençons-nous? 

FAVILLA,   lui  prenant  vivement  la  main. 
Marianne...  dis-moi...  est-ce  vrai  ce  que  je  Tiens  d'en- 
tendre ? 

KELLER,   à  Marianne,  qui  le  regarde  avec  surprise. 
Eh  bien,  oui,  je  lui  ai  dit  les  choses  comme  elles  sont!  Il 
était  temps  !  Il  parlait  de  me  mettre  à  la  porte  de  chez  moi, 
et  vous  lui  rendiez  un  très-mauvais  service... 

ANSELME. 

C'est  bien  maladroit,  ou  bien  cruel  à  vous,  monsieur,  de 
risquer... 

KELLER. 

Je  ne  suis  ni  cruel  ni  maladroit,  je  me  conduis  suivant  la 
règle  du  bon  sens;  et  vous  voyez  bien  que,  devant  la  vérité, 
le  voilà  guéri  et  tranquille. 

FAVILLA,   avec  doute. 

Guéri?...  tranquille?...  J'étais  donc...? 

MARIANNE,   auprès  de  Favilla,   avec  Anselme  et  Juliette. 

Ne  cherche  pas,  je  te  dirai  tout.  M.  Keller  a  cru  devoir 
agir  sans  ménagement;  nous  ne  pouvons  lui  en  savoir  gré; 
mais  nous  ne  reculerons  pas  devant  la  situation  qu'il  nom 


MAITRE   FA  VILLA  1M 

impose.  Fais  seulement  un  effort,  non  pas  pour  ressaisir  des 
souvenirs  pénibles,  mais  pour  te  laisser  guider  par  nous.  Ne 
t'effraye  pas  d'avoir  été  trompé.  Vois  dans  nos  yeux  si  l'a- 
mour et  le  respect  que  nous  te  portons  ont  diminué  dans 
cette  épreuve.  Non,  non,  va!  nous  te  chérissons  plus  que  ja- 
mais, nous  te  vénérons  davantage,  s'il  est  possible;  car,  en  te 
croyant  riche  et  puissant,  tu  as  montré  tous  les  trésors  de 
bonté,  tous  les  généreux  instincts  que  ton  Ame  renferme  1 
ANSELME,   s'inclinant  vers  lui  avec  respect  et  tendresse. 

Oui,  mon  père,  vos  enfants  n'ont  jamais  été  plus  fiers  de 
vous. 

JULIETTE,  a.  ses  genoux. 

Et  plus  heureux  de  vous  obéir  ! 

HE  RM  AN,  prenant  la  main  do  Franti. 

Et  vos  amis... 

FAVILLA. 

Merci...  merci,  à  vous  tous,  nobles  cœurs  i 

KELLER. 

Eh  bien,  et  moi?  C'est  moi    qui  vous  sauve;  car,  fan  * 
moi... 

FAVILLA,   se  levant  avec  fermeté. 

Sans  vous,  Keller,  je  croirais  encore  à  l'existence  d'une 
preuve...  qui,  je  le  vois,  a  disparu. 

KELLER. 

Quand  on  vous  dit  qu'il  n'y  a  jamais  eu...  Allez-vous  re- 
commencer? 

MARIANNE,  à  Anselme,  regardant  Favilla. 
Oh!  mon  Dieu,  il  persiste!.... 

FAVILLA,   rêveur. 

Qui  donc  peut  l'avoir  perdue?...  Moi  seul!  car  tu  l'as  vue, 
Cette  preuve,  Frantz!  (Frantz  fait  signe  qne  non,  d'un  air  triste.)  Tu 
l'as  vue!  non?...  Pourtant  elle  était  dans  ma  main...  (l'est 
alors  que,  voyant  ses  lèvres  blanchir  ot  sos  yeux  s'éteindre,.. 
Je  ne  sais  plus,  moi,  ce  que  j'ai  dit,  ce  que  j'ai  fait  !...  Oh  ! 
oui,  dans  ce  moment-là,  ma  tète  s'est  égarée...  il  m'a  dit  un 
mot,  un  dernier  mot...  Ah!  ce  mot!  il  m'a  foudroyé!  c'était 


300    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

l'éternel  adieu!...  Mais  sa  volonté!  je  me  la  rappelle  bien! 
elle  était  écrite  de  sa  main,  je  la  vois  encore  !... 
keller  ,  effrayé. 


Où  donc  ? 
Hélas! 


MARIANNE. 


HERMAN,  impétueusement. 
Mais  c'est  la  vérité  qu'il  nous  révèle!   Cherchons  rette 
preuve. 

JULIETTE,   allant  à  son  père. 
Non  !  non!  vous  voulez  donc  le  tuer?  Que  nous  importe...  ? 

FAVILLA,  repoussant  un  peu  Juliette,  qui  veut  le  calmer. 
Oh!  il  importe,  à  moi,  de  ne  pas  être  un  insensé!...  un 
fou!...  C'est  affreux,  cela  :  on  n'est  plus  rien,  on  n'est  pas  un 
homme,  on  n'est  plus  digne  d'être  époux  et  père!  Non,  non! 
je  ne  veux  pas  être  fou!...  Je  retrouverai...  je  dirai...  Mon 
Dieu  !  mon  Dieu!...  quel  travail,  quelle  angmsse! 

Un  timbre  sonne  lentement  huit  heures. 
MARIANNE. 

Favilla,  n'y  pense  plus,  au  nom  du  ciel!  songe  à  l'heure  qui 
sonne...  à  ta  promesse,  à  ton  art! 

FAVILLA,  écoutant  sonner  l'heure. 

Oui!  c'est  l'heure  solennelle...  Écoutez  !  c'est  l'ange  de  la 
mort  qui  passe  sur  nos  têtes  pour  nous  dire:  «  Songez  à  ceux 
qui  ne  sont  plus!  »  Obéissons  !  (il  fait  signe  à  Frantz  d'introduire  les 
musiciens,  qui  viennent  silencieusement;  à  Anselme,  qui  lui  présente  son 
violon.)  Donne!  (Frantz  va  au  fond  et  fait  signe  a  l'orchestre  qui  est 
dans  la  galerie;  Favilla  prend  son  archet,  hésite  et  s'arrête.)  C'était... 
MARIANNE,  lui  rappelant. 

L'air  de  Hsendel  ! 
FAVILLA  ,  faisant  à  plusieurs  reprises  le  geste  d'attaquer  le  violon. 

Je  le  sais  bien...  (Marianne  va  pour  chanter  le  morceau.)  Mais... 
tais-toi!...  oui...  Eh  bien...  c'est  étrange! 

MARIANNE,  vivement. 

Ju'as-tu? 


MAITRE    FAVILLA  3Ci 

FAV1LLA,  cherchant  toujours- 
Rien...  je...  Eh  bien,  non!  qu'est-ce  donc?  Mon  Dieu!  c'est 
bien  vrai...  c'est  fini...  ma  tète  est  perdue!  Cet  air... 

MARIANNE. 

Eh  bien? 

FAVILLA,  bas,  à  Marianne. 
Je  ne  m'en  souviens  pas! 

MARIANNE. 

Vite!  ne  le  laissons  pas  chercher!  Juliette!  (Juliette  court  à 
la  harpe  et  exécute  la  première  phrase  du  morceau  de  Haeodel.)  Dieu  de 
grâces  et  de  bonté,  dissipe  les  ténèbres  qui  l'environnent! 
N'a-t-il  pas  assez  souffert,  lui,  qui  n'avait  rien  à  expier? 
Rends  ta  lumière  à  cette  âme  si  pure,  et  que,  délivrée  de  son 
trouble,  elle  savoure  le  seul  bonheur  qui  lui  convienne,  ce- 
lui d'être  ardemment  aimée  !... 

FAVILLA,  dans  un  grand  trouble,  donne  son  violon  à  Anselme. 

Continuez!...  (L'orchestre  du  fond  exécute  le  motif  de  Haendel  ;  An- 
selme, le  dos  au  public,  joue  le  premier  violon  ;  pendant  l'exécution,  Fa- 
villa  a  une   pantomime  très-animée  jusqu'au  trémolo.  Faisant  un    cri.) 

Ah!  je  me  souviens  I...  mais  c'est  affreux!...  ce  mot,  ce  mot 
terrible  :  Favilla,  je  le  veux!  —Et  il  était  trop  tard!...  Mais 
pourquoi  donc  trop  tard?...  qu'avais-je  fait  de...?  Attendez! 
Il  était  là,  lui...  (plaçant  le  fauteuil  comme  au  premier  acte,  le  dos  au 
public),  et  moi...  (il  va  à  la  cheminée)  ici!...  Je  tenais  l'écrit;  je 
disais  :  «  Non,  non!  pas  de  récompense!  votre  amitié!  rien 
que  votre  amitié!...  »  Et  alors...  (Il  touche  le  flambeau  qui  est  sur 
la  cheminée.)  Ah!...  oui!  c'est  cela...  (Reculant  d'un  pas  et  regardant 
le  feu.)  Je  l'ai  brûlé! 

TOUS. 

Brûlé  ? 

FRANTZ,  ">ement,  comme  frappé  aussi  d'un  souvenir,  en 
descendant. 
C'est  vrai!  il  n'y  avait  pas  de  feu,  et,  quand  je  suis  rentré, 
la  flamme  éclairait  le  foyer! 


302     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

KELLER,   descendant  aussi. 
Brûlé!...  un  testament  en  sa  faveur! 

FAVILLA,  naïvement. 

Eh  bien,  oui  !  Cela  vous  étonne? 

TOUS,  moins  Keller. 
Non... 

MARIANNE,  tendant  la  main  à  son  mai". 
Oh  !  non,  certes  ! 

FAVILLA 

Oh!  mon  ami,  tu  me  pardonnes!  Tu  as  prié  pour  moi, 
puisque  la  lumière  s'est  faite! 

MARIANNE,  à  Favilla» 
Et  maintenant... 

FAVILLA. 

Oui,  j'entends...  Adieu,  Herman;  tu  continueras  l'œuvre 
d'une  noble  vie,  toi,  et  tu  penseras  quelquefois  au  pauvre 
fou  qui  a  trouvé  dans  son  cœur  l'inspiration  de  ne  pas  vou- 
loir te  dépouiller  !...  Allons, Marianne,  ma  bien-aimée,  viens! 
venez,  mes  chers  enfants!  C'est  pour  vous  que  j'ai  résisté 
à  la  voix  de  mon  ami!  Je  voulais  qu'on  pût  dire  de  nous  : 
«  Ils  n'ont  emporté  de  cette  maison  que  ce  qu'ils  avaient 
en  y  entrant,    le   gagne-pain  de  l'artiste!  » 

Il  saisit  son  violon  avec  exaltation. 
HERMAN,  vivement. 

Oh!  mais  je  vous  suivrai,  moi! 

KELLER,  passant  à  Marianne. 

Attendez!...  attendez  un  moment!...  Que  diable!...  je... 
je  ne  suis  pas...  (Bas,  à  Marianne.)  Oui,  madame,  j'ai  été  ridi- 
cule!... mais  je  retourne  à  mon  bon  sens  et  à  ma  boutique. 
J'en  ai  assez,  moi,  de  ne  rien  faire,  et  je  n'aime  pas  la  cam- 
pagne. Mais  (montrant  sou  fils)  voilà  le  baron  de  Muhldorf,  et 
je  vous  demande...  oui,  madame,  je. ..  je  vous  demande  pour 
lui  la  rnain  de  votre  estimable  demoiselle. 
Marianne  unit  les  mains  d'Herman  et  de  Juliette  en  regardant  son  mari. 
Herman  tombe  à  genoux  devant  elle. 


MAITRE   FAVILLA  103 

MARIANNE,    a   Fa  villa. 

Ils  sont  heureux!...  Tu  le  vois,  le  voilà  réalise',  ton  beau 

rêve!... 

Juliette  tombe  dans  les  bras  de  sa  mère.  Hermanà  penoux.  Favilla  prend  la 
main  d'Anselme,  lui  montrant  les  heureux  qu'il  vient  de  faire.  Keller  est  sa- 
tisfait de  lui,  et  Frantz,  un  peu  au  second  plan,  à  gauche,  coutemple  ce  1 1- 
bleau  avec  bonheur. 


VkX   DE    MA1T&S   FAVJLÎ.4. 


LUCIE 

COMÉDIE    EN   UN    ACTE 

Gymnase-Dramatique.  —  16  février  1856. 


DISTRIBUTION 

ADRIEN  DESVIGNES MM.  Armand. 

STÉPHENS Dopdis. 

DANIEL Lesuecr. 

LUCIE Mlle  Lacrentinf. 

Costumes  d'aujourd'hui. 


L'intérieur  d'une  maison  de  campagne.  Un  salon  à-l'ancienne  mode,  vaste 
et  autrefois  assez  beau,  maintenant  triste  et  nu.  De  vieux  meubles  clair- 
semés. Table  à  gauche.  Une  cheminée  au  fond.  Une  porte  de  rez-de- 
chaussée  vitrée  à  gauche  au  deuxième  plan.  Porte  au  second  plan  à 
droite.  Portes  latérales  au  premier  plan. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

DANIEL,  STÉPHENS. 

Daniel  vers  le  fond  à  gauche,  occupé  à  nettoyer  un  fusi!  de  chasse.  Stéphens 
est  sur  la  porte  dn  fond  et  parle  à  !a  cantonade  très-haut,  mais  avec  un 
calme  qui  contraste  avec  ses  paroles.  Il  a  un  irès-léger  accent  étranger. 
Daniel  n'a  pas  l'air  de  l'entendre,  mai*  il  l'écoute  avec  attention, 

STÉPHENS,   à  une  personne  qu'on  ne  voit  pas. 
Je  n'ai  pas  d'autre  chose  à  vous  dire  pour  le  moment;  vous 
êtes  une  personne  très-malhonnête,  une  créature  très...  dé- 


306    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SANf 

testable.  Je  me  suis  chargé  avec  plaisir  de  vous  mettre  bru- 
talement, oui,  brutalement  à  la  porte  de  cette  maison,  avec 
défense  d'y  jamais  rentrer...  Comment?  Quoi?...  Taisez-vous! 
Non  !  Vous  ne  méritez  pas  le  moindre  égard;  vous  n'êtes  pas 
une  femme,  vous  êtes  un  démon,  oui,  un  démon,  et  pour  un 
peu...  Mais  je  ne  veux  pas  me  mettre  en  colère,  (il  ferme  la  porte 
et  entre.  A  Daniel.)  C'est  vous  qui  êtes  Daniel,  le  domestique,  le 
garde-chasse  de  feu  M.  Desvignes? 

DANIEL. 

Oui,  monsieur;  et  vous,  vous  n'êtes  pas  M.  Adrien  Desvi- 
gnes, ou  vous  auriez  bien  changé!  Vous  avez  même  l'air... 
Anglais,  je  crois. 

STÉPHENS. 

Anglais?  Oh!  non,  Américain  !  citoyen  des  États-Unis.  J'en 
arrive  avec  Adrien  ;  je  suis  son  ami,  et  je  le  précède. 

DANIEL. 

Ainsi,  c'est  bien  vrai,  il  vit  et  il  revient  ? 

STÉPHENS. 

Vous  en  doutez  ? 

DANIEL. 

Dame  !  je  croyais...  On  le  disait  mort!...  Et  vous  chassez 
Charlotte,  c'est  bien  vu  ;  ça  ne  me  gêne  pas. 

STÉPHENS. 

Oui,  Charlotte,  la  servante-maîtresse  du  défunt  ;  Char- 
lotte, l'intrigante  et  la  langue  maudite;  Charlotte,  la...  Je  ne 
veux  rien  dire  de  plus...  Je  m'emporterais  au  delà  de  toute 
limite. 

DANIEL. 

Et  moi,  faut-il  m'en  aller  aussi  ?  (n  pose  son  fusil  près  de  la 
porte  vitrée.)  Si  je  vous  gêne  ? 

STÉPHENS. 

Vous,  monsieur  Daniel,  vous  à  qui  Adrien  garde  un  si  ten- 
dre souvenir,  et  qui  lui  avez  prouvé  tant  d'affection  ! 

DANIEL. 

Souvenir...  affection...  ça  dépend!  Et  Lucie  ?  . 


LUCIE  307 

STEPHENS. 

Qui,  Lucie  ?  Ah  !  oui,  la  fille  illégitime  du  vieillard  et  de 
la  gouvernante?  Celle  pour  qui  Adrien  se  voit  dépouillé  de 
son  héritage  1  Où  est-elle  ? 

[DANIEL. 

Elle  est  sortie...  Elle  va  rentrer...  Et  quand  elle  saura  que 
sa  mère... 

STÉPHENS. 

Tenez,  voici  Adrien  qui  arrive  et  qui  en  décidera.  Restez; 
il  est  impatient  de  vous  voir. 

Daniel  a  fait  le  mouvement  de  se  retirer.  Il  reste  en  s'effaçant,  et  cache 
une  assez  vive  émotion. 

DANIEL,  à  part,  pendant  que  Stéphens  va  à  la  rencontre  d'Adrien. 
Chasser  Lucie  ! 

SCÈNE  II 
Les  Mêmes,  ADRIEN. 

ADRIEN,  à   Stéphens.    Il   est  en   uniforme   d'enseigne   de   marine.    Il 
pose  sa  valise,  son  manteau  et  son  chapeau  sur  la  table,  sans  faire 
attention  à  Daniel.  Il  est  entré  par  la  droite. 
Eh  bien,  est-elle  partie? 

STÉPHENS. 

C'est  fait. 

ADRIEN. 

Ah  !  tant  mieux!  Merci,  mon  cher  Stéphens.  La  vue  de  cette 
femme  m'eût  fait  un  mal  affreux.  Rentrer  dans  cette  maison 
après  quinze  ans  d'exil,  et  avoir  sous  les  ,yeux  ce  vivant  re- 
proche à  la  mémoire  de  mon  pauvre  père... 

DANIEL. 

Elle  est  en  mauvais  état,  la  maison  ;  mais  ce  n'est  pas  moi 
qui  étais  chargé... 

ADRIEN. 

Ah!  Daniel I...  Oui,  je  vous  reconnais!  (il  l'Mpkraate  d1  <i<-- 

cen.l  en  n  lui.  lUffaNU  remonte,  puis  descend   à   gaQflto* j  «G 


308     THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

me  suis  toujours  souvenu  de  votre  attachement,  Daniel!  C'est 
dans  vos  yeux  que  j'ai  vu  les  seules  larmes  que  mon  départ 
ait  fait  couler  ici.  J'étais  un  enfant,  on  m'envoyait  au  collège, 
et  je  pressentais  que  je  ne  reverrais  jamais  mon  père.  Vous 
seut  sembliez  me  regretter...  ou  me  plaindre.  Et  depuis... 
Oh  !  je  sais  tout,  Daniel  !  je  sais  que  les  petites  sommes 
que  je  recevais  chaque  année,  c'était  la  moitié  de  vos  gages 
que  vous  mettiez  de  côté  pour  me  l'envoyer.  (Daniel  paraît  con- 
trarié et  embarrassé.)  Ne  vous  en  défendez  pas  :  mon  père  n'avait 
pas  même  un  faible  souvenir  pour  moi,  et  ce  que  vous  m'avez 
avancé,  c'était  pour  vous  un  sacrifice  immense. 

DANIEL,  vivement. 

Qui  vous  a  dit...  ?  J'aurais  voulu,  j'aurais  dû  faire  davan- 
tage, (a  part,  attendri  et  mécontent.)  Diable!...  diable!...  dia- 
ble!... ça  me  gène... 

STÉPHENS,   a  Adrien. 

Voyons,  mon  ami,  n'oubliez  pas...  (A  Daniel  en  passant  devant 
Adrien.)  Daniel,  répondez!  Vous  devez  savoir  bien  des  choses. 
Dites  sans  crainte  la  vérité  à  votre  maître.  Qu'est  devenu 
l'argent  ? 

DANIEL,  comme  étourdi  du  coup. 

L'argent?...  Diable!...  l'argent!... 

ADRIEN. 

Eh  !  mon  Dieu  !  à  quoi  bon  l'interroger  ?  Il  sait  bien, 
comme  tout  le  monde,  qu'un  capital  réalisé  en  argent  est  des- 
tiné à  disparaître,  et  que  la  fortune  de  mon  père  a  dû  passer 
dans  les  mains  de  Charlotte. 

Il  s'assied  à  gauche  de  la  table,  Daniel  a  remonté  et  reste  au  fond. 

STÉPHENS. 

N'y  renoncez  pas  si  vite.  On  peut  être  très-délicat  et  très- 
positif.  Si  votre  père  vous  a  librement  frustré  pour  enrichir 
une  fille  illégitime,  je  comprends  que  vous  refusiez  d'enga- 
ger une  lutte  inutile  peut-être,  et  scandaleuse  à  coup  sûr  ; 


LUCIE  3Ui 

mais,  si  son  intention  n'était  pas  de  vous  déshériter,  et  qu'on 
ait  dérobé  la  somme... 

Il  se  met  à  cheval  sur  une  chaise,  à  droite  et  à  quelque  distança  de  la 

table. 
ADRIEN,  à  Daniel. 
Vous,  Daniel,  qui  connaissez  Charlotte,  la  savez-vous  ca- 
pable d'une  pareille  action  ? 

DANIEL,  s'approchant. 

Capable...  oui!  Mais  on  est  capable  de  bien  des  choses 
qu'on  ne  fait  pas...  et  on  en  fait  qu'on  n'était  guère  capable 
de  faire. 

STÉPHENS. 

Est-il  probable  que  M.  Desvignes,  après  un  si  long  atta- 
chement pour  cette  fille,  se  soit  contenté  de  lui  léguer  une 
pension  de  cinq  cents  francs,  qui  n'est  même  pas  réversible 
sur  la  tète  de  Lucie  ? 

DANIEL. 

Non,  mais...  Charlotte  a  bien  cherché;  elle  a  fait  démon- 
ter tous  les  meubles,  lever  les  boiseries,  les  parquets...  Elle 
n'a  rien  trouvé,  pas  moins.  Elle  pleure,  elle  jure  qu'elle  n'a 
que  sa  pension,  qu'elle  est  dans  la  gêne...  et  c'est  possible. 

ADRIEN. 

Voilà  qui  est  étrange  !  Cette  somme  importante  aurait  donc 
été  enfouie  quelque  part  ? 

DANIEL. 

Ou  remise  en  dépôt  à  quelqu'un.  Qui  sait?  Il  faut  atten- 
dre... 11  faut  voir.  On  vous  a  cru  mort  aux  colonies.  Peut-être 
aurait-on  souhaité  que  vous  ne  revinssiez  pas...  Mais  puisque 
vous  voilà  revenu!...  Quand  on  ne  s'attend  pas...  il  y  a 
deux  minutes  que  vous  êtes  là... 

STÉPHENS. 

Vous  ne  soupçonnez  pas  quelle  peut  être  la  personne...? 

DAMEL,  à  Adrien* 
Non...  Et  vous,  monsieur  ? 

ADRIEN. 

Moi,  je  suppose  tout  naturellement  que  la  fille  de  Charlotte 


310    THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

est  ou  sera  en  possession  de  mes  biens.  C'est  elle  qui  doit  sa- 
voir à  quoi  s'en  tenir  là-dessus. 

DANIEL,  vivement. 
Lucie  ?  Non  !  Lucie  ne  sait  rien  !  (Lucie  entre,  tressaille  et  reste 
près  de  la  porte,  sans  être  vue  d'Adrien.)  Ohl  VOUS  ne  connaissez 
pas  Lucie  ! 

SCÈNE  III 
Les  Mêmes,  LUCIE, 

ADRIEN,  sans  voir  Lucie. 
Et  je  ne  désire  pas  là  connaître.  Je  ne  veux  point  haïr  une 
personne  qui  me  tient,  dit-on,  de  si  près,  et  je  ne  lui  sou- 
haite aucun  mal.  Si  elle  est  riche  à  mes  dépens,  je  n'en  suis 
pas  jaloux.  Vous  le  savez,  vous,  Stéphens,  ce  n'est  pas  un 
sordide  intérêt  qui  me  fait  repousser  la  mère  et  la  fille.  Ce 
que  je  ne  puis  leur  pardonner,  c'est  de  m'avoir  ravi  l'affec- 
tion de  mon  père,  c'est  de  l'avoir  contraint,  par  une  atroce 
domination,  à  me  tenir  éloigné  de  lui,  à  m'oublier,  à  me  re- 
fuser sa  dernière  bénédiction!...  Cela,  c'est  lâche,  c'est 
odieux,  et  je  ne  pourrais  jamais  considérer  comme  ma  sœur 
celle  qui,  à  la  faveur  de  tels  moyens,  a  usurpé  la  place  dans 
la  famille. 

Stéphens  a  vu  Lucie,  s'est  levé  vivement  ;  il  la  contemple  avec  admiration 
et  a  pris  le  bras  à  Adrien  pour  l'empêcher  de  continuer;  mais  Adrien  ne 
s'est  retourné  qu'après  avoir  tout  dit.  Lucie  a  une  attitude  de  douleur 
inexprimable.  Daniel  est  très-attentif  à  ce  qui  se  passe. 
STÉPHENS. 

Oh!... 

ADRIEN,  voyant  Lucie» 
Ah!  c'est  elle! 

DANIEL,  allant  à  Lucie. 

Venez,  ma  pauvre  demoiselle,  vous  ne  pouvez  pas  rester 
dans  cette  maison,  vous  gênez.  Je  kvas  vous  conduire  auprès 
de  votre  mère. 


LUCIE  3!i 

LUCIE,    pleurant. 

Non,  Daniel,  ma  mère  ne  veut  plus  de  moi.  You^  sa\ez 
comme  elle  est...  singulière  avec  moi  depuis  la  mort...  Eh 
bien,  je  vt3ns  de  la  rencontrer  comme  elle  sortait  d'ici.  Elle 
s'installait  dans  le  village,  j'ai  voulu  la  suivre,  elle  m'a  re- 
poussée... Oh!  bien  durement!  «  Deviens  ce  que  tu  pourras, 
m'a-t-elle  dit,  je  n'ai  plus  le  moyen  de  te  garder.  Tu  es  en 
âge  de  travailler;  dis  à  Daniel  de  te  chercher  une  place.  »  Je 
suis  revenue  ici,  moi!  l'habitude!...  Et  puis  je  me  flattais 
que...  monsieur  voudrait  bien  me  permettre  de  le  servir... 
mais  je  vois...  Conduisez-moi,  mon  bon  Daniel,  dans  quelque 
terme  où  je  pourrai  gagner  ma  vie. 

STÉPHENS. 

Vous,  dans  une  ferme  ?  Yous  si  belle,  si  délicate!...  C'est 
effroyable  à  penser,  c'est  révoltant  !  c'est  impossible  ! 

ADRIEN. 

Oui,  c'est  impossible  !  Restez,  mademoiselle,  restez  ici, 
jusqu'à  ce  que  vous  ayez  trouvé  des  occupations  convenables 
à  l'éducation  que  vous  avez  reçue. 

LUCIE. 

Non,  non!  vous  m'accusez... 

ADRIEN,  se  levant. 

Eh  nonî...  Ce  n'est  pas  vous  que  j'accuse.  Vous  pouvez... 
vous  devez  être  étrangère  au  mal  dont  je  me  plains.  Mais  il 
est  impossible  que  votre  mère  vous  abandonne  sérieusement. 
Sa  colère  contre  moi  ne  peut  retomber  sur  vous.  Elle  ne  tar- 
dera sans  doute  pas  à  vous  envoyer  chercher.  Gardez  votre 
appartemeat  chez  moi,  jusqu'à  ce  que  votre  sort  se  décide... 
Je  vous  en  prie! 

DANIEL. 

Allons  !  merci  pour  elle,  monsieur  Adrien.  Elle  est  toute 
gênée,  toute  suffoquée!  Venez,  mademoiselle  Lucie;  tout  s'ar- 
rangera, allez! 

11  l'eninn'-iie  par  la  porte  Titré*. 


312     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

SCÈNE  IV 

STÉPHENS,  ADRIEN. 

ITÉPHENS,  la  suivant  des  yeux. 
Elle  pleure  beaucoup. 

ADRIEN. 

Pleure-t-elle,  ou  fait-elle  semblant? 

STÉPHENS. 

Vous  ne  l'avez  donc  pas  regardée? 

ADRIEN, 

Le  moins  possible. 

STÉPHENS. 

Vous  avez  perdu.  Elle  est  bonne  à  voir;  belle  et  douce 
comme  un  ange  1  Ah  !  c'est  enivrant  !  oui,  enivrant  ! 

ADRIEN. 

Vraiment,  mon  cher  Stéphens,  vous  vous  adoucissez  bien 
vite  devant  un  jeune  et  frais  visage  !  Vous  qui  me  recomman- 
diez la  sévérité,  vous  qui,  à  bord  du  navire  qui  me  ramenait 
en  France,  me  disiez  chaque  jour  :  «  Vous  êtes  trop  indiffé- 
rent à  la  vengeance;  c'est  un  devoir  pour  l'honnête  homme 
d'être  sans  pitié  pour  la  méchanceté  qui  tue,  sans  égard  pour 
la  faiblesse  qui  trahit...  » 

Il  porte  sa  valise,  puis  son  manteau,  sur  un  vieux  canapé  au  fond. 

STÉPHENS. 

Oui,  et  au  lieu  de  voir  Paris,  le  but  de  mon  voyage,  j'ai 
voulu  C  abord  vous  suivre  au  fond  de  cette  province;  je  sen- 
tais que,  sans  l'aide  d'un  ami  énergique,  ardent  et  versé  dans 
les  affaires,  vous  ne  saunez  pas  vous  faire  rendre  justice. 

ADRIEN. 

Eh  bien,  vous  le  voyez,  à  présent;  vos  peines  sont  inutiles, 
ma  ruine  est  sans  doute  consommée,  mes  ennemis  l'empor- 
tent !  Leurs  armes  sont  la  colère  ou  les  pleurs,  leur  faiblesse 
fait  leur  force  ;  ce  sont  des  femmes. 


LUCIE  3iJ 

STÉPHENS. 

Des  femmes,  non.  S'il  y  a,  comme  je  le  crains,  un  troisième 
larron...  un...  scélérat...  Daniel  parait  le  croire;  est-ce  que 
vous  le  trouvez  net  dans  ses  réponses,  le  bonhomme?  Il  me 
parait  vague...  et  même  troublé! 

ADRIEN. 

Non,  c'est  sa  manière;  il  a  toujours  été  comme  ça. 

STÉPHENS. 

Ça  m'est  égal;  on  vous  a  dit  qu'il  redoutait  Charlotte;  je 
l'examinerai,  je  veux  l'examiner. 

ADRIEN. 

Lui  ?  Ah  !  tenez,  mon  ami,  ces  recherches,  ces  soupçon?, 
tout  cela  m'est  antipathique,  et  je  ne  sais  quelle  fortune  mé- 
rite qu'on  la  poursuive  à  travers  de  pareilles  angoisses  mo- 
rales. Mon  cœur,  si  épanoui,  si  confiant  d'habitude,  s'aigri- 
rait à  ce  métier  d'inquisiteur,  et  il  me  tarde  d'avoir  renoncé 
à  toute  espérance  pour  me  retrouver  moi-même.  Pour  au- 
jourd'hui, du  moins,  n'y  pensons  plus,  n'est-ce  pas?  Nous 
avons  donné  toute  la  matinée  aux  affaires,  donnons  la  soirée 
au  repos  et  à  l'amitié.  (Stéphens  s'est  levé,  Adrien  loi  a  pris  le  bras, 
et  ils  remontent  lentement  jusqu'à  la  cheminée.)  Ah!  qu'il  m'eût  été 
doux  de  vous  recevoir,  même  dans  cette  maison  appauvrie 
et  dévastée,  si  mes  souvenirs  d'enfance  ne  s'y  trouvaient  cm 
poisonnés  par  ceux  d'une  amère  persécution  !  (n  quitte  le  bras 
de  Stéphens.)  Mon  père  a  voulu  m'oublier,  m'effacer  de  sa  vie. 
Je  l'aurais  pourtant  bien  aimé,  moi!... Tenez,  Stéphens.  voilà 
le  fauteuil  où  je  jouais,  enfant,  sur  ses  genoux.  Ses  pieds, 
alourdis  par  l'âge,  ont  usé  la  pierre  de  ce  foyer,  déjà  creusée 
par  ceux  de  mon  aïeul.  Les  miens  n'y  laisseront  pas  de  traces; 
car  je  n'ai  pas  même  le  moyen  de  conserver  cette  retraite,  et 
je  ne  suis  pas  destiné  à  la  douce  et  tranquille  vieillesse  de  ces 
honnêtes  bourgeois;  famille  honorablo  et  respectée  jusqu'au 
jour  où  une  indigne  créature  y  a  apporté  le  scandale  de  son 
despotisme...  Ah!  le  mariage  !  (il descend.  Stéphena  lo  suit.)  C'est 
l'effroi  des  jeunes  gens  comme  nous,  Stéphens,  i  t  pourtant  le 
veuvage,  ou  le  célibat,  c'est  l'écuei'  de  l'âge  mûr.  Il  faut  tou- 
III  48 


314     THEATRE  COMPLET  OE  GEORGE  SAND 

jours  que  l'homme  tombe  sous  l'empire  d'une  femme,  et  la 
femme  qu'on  n'ose  pas  épouser  vous  rend  coupable  ou  mal- 
heureux. Je  me  marierai,  moi,  je  me  marierai  le  plus  tôt  pos- 
sible, si  je  rencontre  une  brave  fille  qui  veuille  d'un  pauvre 
marin...  L'exemple  de  mon  père  me  fait  réfléchir...  Il  m'é- 
pouvante. Je  sens  en  moi  un  cœur  tendre,  faible  peut-être, 
comme  était  le  sien,  et  je  ne  veux  pas  attendre,  pour  vivre  à 
deux,  l'âge  où  l'on  aime  encore,  sans  pouvoir  être  aimé  sin- 
cèrement. 

STÉPHENS,  toujours  très-calme. 
Voilà  de  sages  idées,  et  que  je  partagerais  si  vous  y  faisiez 
davantage  la  part  de  l'imprévu.  Le  bonheur  prémédité  n'est 
pas  mon  fait.  Je  suis  plus  impétueux  que  cela;  je  n'ai  jamais 
voulu  faire  de  projets,  me  connaissant  esclave  de  mes  pas- 
sions, qui  sont...  indomptables...  oui,  indomptables!  Cela 
vous  étonne  ?  C'est  comme  je  vous  le  dis.  Je  prends  feu  comme 
le  soufre  et  la  poudre  ;  je  suis...  volcanique  !  Mes  penchants 
sont  violents,  très-violents,  et,  quand  ma  volonté  s'empare 
d'un  objet,  elle  ne  connaît  ni  retard  ni  obstacle.  La  fatalité 
embrase  à  chaque  instant  ma  vie,  jusqu'à  ce  qu'elle  l'em- 
brase une  fois  pour  toutes. 

ADRIEN. 

Vous  me  surprenez  beaucoup.  Il  est  vrai  qu'en  vous  aimant 
de  tout  mon  cœur,  je  ne  vous  connais  pas  entièrement.  Notre 
mutuelle  sympathie  ne  date  que  de  deux  mois,  et,  durant  cette 
navigation,  comme  il  n'y  avait  pas  de  femmes  à  bord,  je  ne 
vous  ai  pas  vu  aux  prises  avec  le  sentiment.  Eh  bien,  qu'est- 
ce  ?  Un  nuage  a  passé  sur  votre  figure. 

STÉPHENS. 

C'est  que  j'éprouve...  des  tiraillements  d'estomac...  Adrien, 
croyez-vous  que  nous  ayons  déjeuné  ce  matin? 

Daniel  entre  par  la  porte  vitréo. 
ADRIEN. 

Je  suis  sûr  du  contraire  ;  nous  n'avons  pas  eu  le  temps,  et 
il  se  fait  tard.  (Appelant  Daniel.)  Je  vous  demande  pardon  d'à- 


LUCIE  315 

vance,  Stéphens;  comme  on  ne  nous  attendait  pas,  il  est  à 
craindre... 


SCENE  V 
Les  Mêmes,  DANIEL. 

ADRIEN. 

Daniel,  y  a-t-il  moyen  de  dîner  ici  ? 

DANIEL. 

Il  y  a  toujours  moyen...  avec  le  temps! 

STÉPHENS. 

Diable  ! 

DANIEL,  baissant  la  voix,  à  Adrien. 

Avant  tout,  je  venais  VOUS  dire...  (il  porte  la  main  a  sa  poche 
gauche,  la  retire  vivement  et  tire  un  papier  de  sa  poche  droite.)  C'est  une 
sommation  d'huissier,  pour  que  vous  ayez  à  payer  à  Char- 
lotte, dans  les  vingt-quatre  heures,  deux  trimestres  échus 
de  sa  pension. 

ADRIEN. 

Quoi!  elle  ose...? 

DANIEL. 

Oh!  elle  ose  toujours,  celle-là  !...  C'est  deux  cent  cinquante 
francs  qu'elle  réclame. 

ADRIEN. 

Est-il  vrai,  Daniel,  que  la  maison  et  ses  dépendances  no 
peuvent  rapporter  que  mille  francs  par  an? 

DANIEL. 

C'est  bien  tout  au  plus. 

ADRIEN. 

Eh  bien,  que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  !  Je  partagerai 
avec  mademoiselle  Charlotte. 

STÉPHENS. 

Ne  vous  pressez  pas  tant!...  ce  le^s  est  attaquait"!»'. 


316  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

DANIEL,    à  Adrien. 

Oh!  si  vous  refusez...  c'est  tout  ce  qu'elle  souhaite;  ça  la 
flattera  même  beaucoup,  un  refus  ! 

STÉPHENS. 

Poarquoi?  Elle  ferait  vendre  la  maison  peut-être? 

DANIEL. 

C'est  son  rêve.  Elle  espère  toujours  y  dénicher  le  magot. 

STÉPHENS,  mettant  la  main  à  sa  poche,  à  Adrien. 
Payez  donc  !  Avez-vous...? 

ADRIEN,  vivement. 
Oui,  oui,  certes,  (il  remet  de  l'argent  à  Danîel.)  Envoyez  cela 

tout  de  suite. 

Stéphens  remonte. 

DANIEL. 

J'y  vas  moi-même,  et,  en  même  temps,  j'achèterai...  pour 
votre  dîner... 

ADRIEN. 

Oui  !  Tiens,  voilà... 

DANIEL,   bas. 
Votre  bourse  est  vide.  (Adrien  a  fait  un  geste  d'angoisse.)  Qu'est 
ce  que  vous  avez,  monsieur?  quelque  chose  vous  gène  ? 

ADRIEN,   bas. 

Non  !  non  !  Tiens,  mon  ami,  voilà  ma  montre,  vends-la, 
engage-la,  procure-moi  de  quoi  vivre  ici,  avec  mon  hôte  un 
jour  ou  deux;  j'aviserai  ensuite  à  m'acquitter  envers  toi  de 
tout  ce  que  je  te  dois  et  à  faire  un  emprunt... 

DANIEL. 

Comment!  vous  en  êtes  là  ? 

ADRIEN. 

Et  où  veux-tu  que  j'en  sois,  à  mon  âge  et  avec  mon  grade  ? 
Au  lieu  de  trouver  ici  des  ressources,  j'y  trouve  des  frais  de 
succession,  des  actes  et  des  legs  à  payer  ! 

Il  froisse  le  papier  et  le  jette. 
DANIEL. 

Mais  votre  ami.,. 


lucie  :n 

ADRIEN. 

Parle  plus  bas  !  Il  est  très-riche,  lui;  il  voudrait  m'obliper! 
Tâche  qu'il  ne  s'aperçoive  pas  de  ma  situation. 
DANIEL,   lui  rendant  sa  montre. 

Reprenez  ça...  J'ai...  quelque  chose,  moi  !  Je  vous  avance- 
rai le  nécessaire  !  Et,  d'ailleurs...  qui  vous  a  dit  qu'on  ne  vous 
rendra  pas...  puisque  vous  n'êtes  pas  mort? 

ADRIEN. 

Pauvre  Daniel  !  encore?  Allons,  va  vite  et  reviens 

DANIEL. 

Ah  !  dame!  ayez  patience;  faire  un  diner...  Charlotte,  qui 
comptait  bien  ne  jamais  vous  revoir,  ne  faisait  plus  do  provi- 
sions, et  il  faudra... 

SCÈNE  VI 
Les  Mèaies,  LUCIE. 

I.h    \  posant  un  erand  panier  à  côté  do  |la  .table;  elle  h  m:-  nw    Mhlto 

blanc. 

LUCIE. 

Aidez-moi  à  servir,  Daniel  ;  monsieur  doit  avoir  faim  ! 

STÉPHENS. 

Ah  !  voici  l'ange  qui  apporte  la  nourriture  au  i 

Ii  descend  à  gauche,  puis  passe  devant  la  table  et  va  à  Adrien. 
DANIEL,   allant  à  Luci^, 

Le  couvert...  bon  !  Mais  le  diner? 

LUCIE. 

Il  est  prêt. 

DANIEL. 

Ah!  vous  ave::  vous-même...? 

LUCIE. 

Eh  bien,  sans  doute! 

BTÉPDBN 

RHe~3D&me? 


318  THEATRE    COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

DANIEL,  bas,  à  Lucie. 
Mais  l'argenterie  ? 

LUCIE,  tirant  des  couverts  du  panier  et  arrangeant  la  table, 
La  voilà  1 

DANIEL,  bas. 

Elle  t'avait  fait  disparaître  ! 

lucie,  bas. 
Je  l'ai  reprise,  moi  1  et  c'est  pour  cela  qu'elle  m'a... 

DANIEL,  haut,  s'échappant. 

Frappée  1  toi! 

STÉPHENS. 

Frappée  !  Qui  donc  ? 

LUCIE,  faisant  signe  à  Daniel. 
Piien,  personne  ! 

DANIEL,   exalté. 

Si  fait,  voyez  !  elle  la  hait,  cette  gredine  de  femme  !  (il  est 

près  de  baiser  le  front  de  Lucie,  s  arrête,  et,  avec  une  serviette  blanche 
qu'il  tient,  il  lui  essuie  le  front  en  tremblant.)  Lucie,  je  ne  veux  pas 
que  vous  retourniez  jamais  avec  elle.  Je  ne  le  veux  pas,  moi, 
entendez-vous! 

ADRIEN,  qui  a  été  distrait  jusque-là. 

Mais  que  s'est-il  donc  passé? 

STÉPHENS. 

Vous  ne  comprenez  pas?  (Montrant  Lucie  )  Vous  ne  voyez  pas? 
Charlotte  la  traite  ainsi,  parce  qu'elle  pre*id  vos  intérêts  ! 
Douterez-vous  encore? 

ADRIEN,  prenant  la  main  de  Lucie  et  la  regardant. 

Pauvre  Lucie  ! 

LUCIE,   s'écriant. 

Ah! 

Elle  porte  la  main  d'Adrien  à  ses  lèvres  avec  transport,  puis  s'enfuit 
hooteuse,  va  et  vient,  apportant   le   dîner  arec  Daniel.   Adrien  est 

STÉPHENS,   tranquillement. 

Ah!  vous  êtes  bien  heureux  d'être  son  frère  !  sans  cela,  je 
serais  jaloux  de  vous  jusqu'à  la  rage. 


LUCIE  3H 

ADRIEN. 

Vraiment,  mon  ami,  vous  plaisentez  avec  un  sang-froid... 

STEPHENS. 

Je  ne  plaisante  jamais! 

ADRIEN. 

Quoi  !  si  vite? 

STÉPHENS. 

Je  vous  l'ai  dit,  je  suis  comme  ça  I  Vous  ne  pouvez  rien 
éprouver  pour  elle,  vous  !  Moi,  je  sens  qu'elle  m'appartien- 
dra, ou  que  j'en  deviendrai  fou  furieux!  oui,  furieux  ! 

ADRIEN,   1  emmenant  à  droite. 

Mais...  prenez  garde!  n'ayez  que  des  vues  honorables; 
car  je  sens...  Je  dois  me  rappeler  qu'elle  mérite  mon  inté- 
rêt... mon  appui  peut-être  ! 

LUCIE. 

Monsieur  est  servi  1 

Elle  montre  un  fauteuil  à  Adrien  et  se  tient  debout. 
STÉPHENS,    à  Adrien. 

Elle  s'apprête  à  nous  servir  vraiment!  Croufirirez-vous 
cela? 

ADRIEN. 

Non,  certes!...  (S'arrêtant  et  souriant.)  Eh  bien,  si  !  je  veux 
réprouver...  car  le  sentiment  qu'elle  semble  réclamer  de  nu  i 
est  plus  sérieux  que  celui  qu'elle  vous  inspire,  et  je  l'aurai 
payé  assez  cher  ! 

Il  s'assied  à  table.  Lucie  le  sert.  Stéphens  s'assied  vis-à-vis  de  lui. 
DANIEL,   à  part,  la  serviette  sur  le  bras. 
Ah  !  il  ne  la  fait  pas  manger  avec  lui  !  Ce  n'est  pas  bien  ! 
(il  croise  machinalement    sa   redingote  sur  sa  poitrine.)   Ça  me  sou- 
lage ! 

LUCIE. 

Daniel,  apportez  donc  du  vin  ? 

DANIEL,   bas,  s'approchant  d'elle. 
Du  vin  !...  du  vin  !  où  voulez-vous  que  j'en  prenno  ?  I 
quelle  n'a  pas  eu  soin  de  "ider  la  cave  ! 


320  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

LUCIE,   bas. 

Mais,  moi.  j'avais  caché  le  meilleur!  Vous  en  trouverez 
dans  l'office. 

Daniel  sort,  elle  le  suit  jusqu'à  la  porte  vitrée  et  descend  à  gauche. 
ADRIEN. 

Voilà  un  potage  excellent.  Est-ce  que  c'est  vous,  mademoi- 
selle Lucie,  qui  avez  ces  talents...  estimables? 
LUCIE,   à  Stéphens,  qui  lui  prend  et  lui  baise  convulsivement  la  main 
au  moment  où  elle  lui  change  son  assiette. 

Quoi  donc,  monsieur,  que  voulez-vous? 

ADRIEN. 

Stéphens!  je  vous  en  prie  !  C'est  un  badinage,  Lucie  :  une 
méprise  !  Mon  ami  est  fort  distrait. 
DANIEL,  apportant  du    vin  à  Lucie,    inquiet  et   regardant  Stéphens. 

Qu'est-ce  que  c'est? 

LUCIE. 

Je  ne  sais  pas,  je  ne  comprends  pas. 

Elle  remonte  à  ga*che- 
DANIEL,  a  part,  regardant  Stéphens,   qui   des  yeux   dévore  Lucie  à 

sa  manière. 
Voilà  un  Américain!...  Oui,  oui,  regarde-la,  je  te  regarde 
aussi,  sois  tranquille  ! 

ADRIEN,  qui  mange  avec  appétit,  et  que  Lucie  sert   avec  empres- 
sement. 
Tout  cela  est  fort,. bon,  Lucie,  et  servi  avec  une  propreté 
charmante. 

STÉPHENS. 

Dites  une  grâce  enchanteresse...  Comme  vous  mangez, 
vous!  Moi,  je  n'ai  plus  faim!  Je...  Oh  !... 

11  soupire  et  mange. 
DANIEL,  retirant  Lucie  du  regard  de  Stéphens  et  lui  parlant  sur  le 
devant  du  théâtre.         * 

Ah  çà!  dites-moi  donc,  est-ce  que  vous  devez  servir  comme 
ça  des  jeunes  gens,...  vous  qui  avez  toujours  mangé  à  !.i 
,able  de  M.  Desvignes?... 


LTTCIK  321 

LUCIK. 

Ce  n'était  pas  ma  place,  Daniel,  ce  n'était  pas  non  plus 
celle  de  ma  mère!  Aujourd'hui,  tout  rentre  dans  l'ordre;  fille 
d'une  servante,  je  suis  servante  aussi,  et  c'est  avec  plaisir,  je 
vous  jure  1 

DANIEL. 

Vous,  élevée  comme  une  demoiselle,  pourquoi  avec  plaisir? 

LUCIE. 

Parce  que,  moi,  j'aime  mon  maître  1  Oh!  oui,  Daniel,  je 
l'aime  de  toute  mon  âme  ! 

DANIEL. 

Pourtant  il  ne  vous  traite  pas  comme...  comme  il  le  de- 
vrait !  et  ça  m'empêche  de  m'intéresser  à  lui. 

LUCIE. 

Il  ne  veut  pas  que  je  sois  sa  sœur.  Eh  bien,  il  a  raison.  Je 
ne  comprenais  rien  à  ma  position,  moi  !  J'aimais  Adrien  avant 
de  le  connaître,  et  vous  savez  avec  quelle  impatience  je  l'at- 
tendais !  Oh,!  oui,  j'accourais  à  lui  tantôt  pour  me  jeter  dans 
ses  bras,  cela  me  semblait  tout  naturel.  Malheureuse  que  je 
suis!  Il  a  parlé...  j'ai  entendu,  j'ai  compris!  Et,  à  présent, 
je  le  trouve  encore  mille  fois  trop  bon  de  me  souffrir  près  de 
lui  !  moi  qui,  sans  le  vouloir,  lui  ai  fait  tant  de  mal  1 

ADRIEN,   frissonnant,   à  Stéphens. 
Est-ce  que  vous  trouvez  qu'il  fait  chaud  ici  ? 

STÉPHENS. 

Moi,  je  brûle! 

LUCIE,   à  Daniel. 
Il  fait  grand  froid.  Daniel,  allumez  donc  le  feu! 

DANIEL. 

Le  feu!  le  feu!...  Il  n'y  a  pas  de  bois  dans  la  cheminée... 
ni  dans  le  bûcher  ! 

LUCIE. 

Vraiment?  Eh  bien,  attendez,  je  saurai  en  trouver. 
Elle  sort  par  la  porte  vitrée.  Stéphens  se  lève  •■'  la  suit  jusqu  à  la  porte. 

STÉPHENS. 
Où  va-t-elle  donc? 


3?2  THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

DANIEL,   à  part. 

Eh  bien,  qu'est-ce  que  ça  lui  fait? 

STÉPHENS,  regardant  au  dehors. 
Comment  !  elle  soulève  un  tronc  d'arbre  mort  dans  le  jar- 
din avec  ses  petites  mains  ?  Ah  !  par  exemple!  "• 

Il  sort  précipitamment. 
ADRIEN. 

Prenez  garde  à  Lucie,  Daniel!  mon  ami  Stéphens... 

DANIEL. 

Oui,  oui,  je  vois  bien  !  (il  prend  son  fusil,  qni  est  resté  près  de  la 
porte  vitrée.)  Attends,  attends- moi,  grand  brigand  !  je  vas  te 
gêner,  moi  ! 

ADRIEN,  l'arrêtant. 

Eh  bien,  eh  bien!  (Lui  ôtant  son  fusil.)  Vous  êtes  trop  vif, 
Daniel  !  Il  n'est  pas  nécessaire... 

DANIEL,  regardant  dehors. 
Si  fait...   Vous  voyez  bien  que  son  air  baroque  effraye 
Lucie...  Elle  l'évite,  il  double  le  pas,  il  court  après  elle... 
Laissez,  monsieur  :  je... 

Lucie  rentre  avec  des  morceaux  de  bois  mort  dans  son  tablier  et  dans  ses 

bras. 
ADRIEN. 

Non!  tenez,  la  voilà,  (ri  va  à  elle  et  prend  le  bois.)  Comme  vous 
êtes  essoufflée  et  chargée.  Lucie  !  Et  c'est  pour  moi  que  vous 
prenez  cette  peine  !  (n  aide  Lucie  à  allumer  le  feu.)  Non  !  laissez- 
moi  faire  !...  Je  ne  souffrirai  pas  plus  longtemps  que  vous  me 
serviez  ainsi  !  Voyons,  Stéphens,  entrez  donc  et  fermez  cette 
porte.  Vous  nous  gelez  ! 

STÉPHENS,   a  la  porte  vitrée. 
Je  ne  peux  pas  entrer,  je  fume,  et,  devant  mademoiselle 
Lucie,  je  ne  me  permettrais  pas... 

DANIEL,  lui  fermant    la  porte  ail  nez. 
Oui,  oui,  ça  l'incommode  ! 

ADRIEN,   a  Lucie,   qui  lui   présente  des   cigares   sur  une  assiette. 
Mais  non ,  Lucie,  si  cela  vous  est  désagréable. 


LUCU-: 

luc  il-:. 
A  moi  ?  Bien  au  contraire,  monsieur! 

Demi-nuit.    —   Daniel    ferme  les  rideaux  de  la  porte  vilrée. 
ADRIEN,   s'asseyant  près  de  la  cheminée. 
Ah  çà!  vous  m'appelez  monsieur,  quand,  moi,  je  me  per- 
mets de  ne  pas  vous  appeler  mademoiselle...  Je  sais  bien  que 
je  suis  l'aine,  mais  ce  n'est  pas  une  raison... 
LUCIE,  assise  sur  un  escabeau. 

Oh  !  je  n'oserais  pas  vous  appeler  autrement. 

ADRIEN. 

Pourtant... 
DANIEL,  qui    les   écoute  attentivement  tout   en   enlevant   le  couvert. 
Comment  donc  voulez-vous  qu'elle  dise  ? 

ADRIEN. 

Qu'elle  dise  Adrien,  comme  je  dis  Lucie,  (a  Lucie.)  Me  le 
promettez-vous  ?  , 

LUCIE. 

J'essayerai,  monsieur.. .j'essayerai,  Adrien  !  (à  part.) Adrien  1 
le  joli  nom  à  dire  1 

ADRIEN. 

Voyons,  bonne  Lucie,  j'ai  à  me  plaindre  de  votre  mère  ; 
mais  elle  est  votre  mère,  et  nous  ne  parlerons  jamais  d'elle. 
Soyons  amis,  vous  et  moi,  pour  le  peu  de  temps  que  j'ai  à 
rester  ici. 

LUCIE,  tressaillant. 

Vous  ne  restez  pas  ici  ? 

ADRIEN. 

Eh  !  mais  non.  Je  suis  dans  la  marine,  et  ce  n'est  pas  ici 
que  je  peux  faire  mon  chemin. 

LUCIE. 

C'est  donc  bien  beau,  la  marine? 

ADRIEN,   riant. 

Oh!  c'est  très-beau  !  un  peu  rude,  par  exemple;  la  m°r  e?t 
une  amie  très-perfide. 


3-24  THÉÂTRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAXD 

LUCIE. 

Ah!  ciel!  quand  il  fait  de  l'orage,  je  prie  Dieu  et  je  trem- 
ble!... 

ADRIEN. 

Vous  avez  peur  de  l'orage,  vous  ? 

LUCIE. 

Pas  pour  moi  I 

ADRIEN. 

Est-ce  donc  pour  moi,  Lucie  ? 

DANIEL,   allumant  deux  bougies  sur  la  cheminée. 
Pour  qui  donc,  je  vous  le  demande?  Elle  n'aime  que  vous 
au  monde,  à  présent  !  Ah  !  ça  n'est  pas  comme  sa  mère  ! 
ADRIEN.  Il  se  lève  et  descend. 
Sa  mère,  encore  sa  mère  !  De  grâce... 

LUCIE,  le  suivant. 
Laissez-moi  vous  en  parler  pour  la  première,  pour  la  der- 
nière fois.  J'ai  des  choses  bien  sérieuses  à  vous  dire...  des 
choses  que  je  n'ai  jamais  dites  à  personne  et  que,  moi  seule, 
je  sais.  Puisque  nous  voilà  entre  nous  avec  ce  bon  Daniel  qui 
vous  aime... 

DANIEL. 

Quoi?  qu'est-ce  que  vous  savez?  qu'est-ce  que  vous  vou- 
lez dire  ?  Vous  ne  savez  rien  du  tout  ! 

LUCIE. 

Vous  vous  trompez,  Daniel.  Écoutez-moi,  Adrien.  Vous 
accusez  ma  mère...  Ce  n'est  pas  à  moi  d'avouer  qu'elle  est 
bien  coupable  envers  vous;  mais  ce  que  je  vous  jure,  c'est 
qu'elle  n'a  rien  reçu,  c'est  qu'elle  n'a  rien  pris  de  ce  qui  vous 
était  destiné. 

ADRIEN. 

Expliquez-vous.,  Lucie.  J'ai  foi  en  votre  sincérité. 

LUCIE. 

Eh  bien,  écoutez!  voici  toute  l'histoire  de  votre  héritage. 
Daniel)  très-nerveux,  laisse  tomber  un  objet  qu'il  tient  et  s'approche 

vivement» 


LUCIE 

11  est  bien  vrai  que  notre...  que  votre  père  a  vendu  toutes  ses 
propriétés  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  et  qu'il  en  a 
reçu  l'argent...  oh  !  beaucoup  d'argent  !  c'étaient  des  billets  ; 
il  y  en  avait  très-épais  !  C'était  serré,  serré,  dans  un  grand 
portefeuille  jaune,  et  il  a  mis  cela  avec  bien  de  la  peine  dans 
une  poche  de  sa  redingote. 
Daniel,  cachant  son  trouble,  serre  comme  malgré  lui  sa  redingote  contre 

ses  flancs. 

ADRIEN. 

Je  savais  à  peu  près  tout  cela,  Lucie.  Le  notaire,  que  j'ai  \  u 
ce  matin,  m'a  dit  avoir  versé  à  mon  père  trois  cent  mille  francs 
en  billets  de  banque. 

LUCIE. 

Oh!  je  n'ai  jamais  su  combien  il  y  avait...  mais  je  sais 
qu'on  m'a  dit  :  «  Tout  cela,  c'est  pour  toi  !  » 

ADRIEN. 

Qui  vous  p.  dit  cela,  Lucie?  mon  père,  ou  votre...? 

DANIEL. 

Sa  mère  le  lui  disait  sans  cesse,  et  M.  Desvignes  le  disait 
aussi  ;  il  ne  s'en  gênait  pas. 

LUCIE. 

M.  Desvignes  me  l'a  dit  une  fois,  une  seule  fois  1 

ADRIEN. 

Alors,  c'était  bien  son  intention  de  me  déshériter? 

DANIEL. 

Eh!  mais  oui!... 

LUCIE. 

Attendez!  Le  jour  où  il  me  dit,  en  me  montrant  le  porte- 
feuille :  «  Voilà  qui  te  fera  riche,  Lucette  !  »  je  me  jetai  à  ses 
genoux  et  je  lui  dis  :  «  Oh  !  mon  papa!...  (C'était  un  nom 
d'amitié  que  je  lui  donnais,  il  le  voulait  absolument  !)  Mon 
eher  papa,  ne  faites  pas  une  pareille  chose,  ne  me  déshono- 
rez pas.  Si  vous  m'estimez,  si  vous  m'aimez,  ne  me  donnez 
rien  1  Adrien  me  mépriserait  si  j'acceptais  cela,  et,  moi.  j'en 
mourrais!  Et  puis  songez  à  vous-même  !  Dieu  serait  bien  mé- 
m  *9 


326     THÉÂTRE  COMPLET  DE  GEORGE  SAND 

content  de  vous  !  Et  que  dirait-on  d'un  père  qui  n'aime  .pas 
son  fils,  un  fils  qui  se  conduit  bien,  qui  n'a  aucun  tort  ?  Et 
vous  si  respecté,  vous  si  bon  !  Donnez-lui  tout,  ou  bien  char- 
gez-moi de  le  lui  remettre.  —  Comment!  s'écria-t-il,  tu  le 
lui  rendrais,  toi  ?  »  Il  me  regarda,  il  soupira  et  je  vis  qu'il 
pleurait.  Je  le  conjurai  encore.  «  Lucie,  me  dit-il  à  la  fin, 
c'est  toi  qui  me  rappelles  à  mon  devoir!  Eh  bien,  je  ferai 
mon  devoir!  seulement,  prends  bien  garde  que  personne  ne 
le  sache.  On  me  tourmenterait,  et  je  veux  mourir  tranquille.  » 
Pendant  quelque  temps,  il  ne  m'a  plus  rien  dit.  Il  paraissait 
très-abattu,  ou  très-préoccupé;  mais  voilà  qu'une  nuit, 
comme  j'étais  seule  à  le  veiller...  j'étais  bien  lasse  !  je  m'en- 
dormis dans  le  grand  fauteuil.  Je  rêvai...  Il  me  semblait  que 
mon  papa...  que  monsieur  causait  avec  quelqu'un  I  Enfin 
j'entendis  fermer  une  porte,  celle  qui  mène  au  jardin,  et  cela 
m'éveilla  tout  à  fait.  Je  courus  à  cette  porte  et  j'entendis 
comme  de  gros  souliers  qui  descendaient  l'escalier.  (Daniel  re- 
garde ses  souliers.)  C'était  le  pas  d'un  homme.  J'eus  peur;  je  crus 
qu'on  était  venu  voler...  J'allais  crier;  mais  monsieur,  qui  ne 
dormait  pas,  me  dit  :  a  Tais-toi,  Lucette!  j'ai  fait  la  volonté 
de  Dieu  et  la  tienne  ;  à  présent,  je  mourrai  en  paix.  Mais  jure- 
moi  de  ne  rien  dire  à  personne  !.. .  »  Il  n'acheva  pas  et  s'as- 
soupit doucement;  le  lendemain,  il  ne  parlait  plus,  il  n'enten- 
dait plus.  Il  a  langui  ainsi  pendant  quarante-huit  heures 
encore...  Je  dois  vous  dire  qu'on  chercha  partout...  et  qu'on 
ne  trouva  rien;  il  avait  bien  réellement  remis  pour  vous  son 
portefeuille  à  quelqu'un  !  à  quelqu'un  qui  n'est  pas  de  la 
maison.  Au  moment  où  son  âme  s'envolait,  il  me  sourit,  et, 
d'un  geste  bien  faible,  il  me  montra  le  soleil  couchant,  comme 
pour  me  dire  :  «  Je  pense  à  celui  qui  est  là-bas  !  »  Et  puis  il 
dit  une  parole,  une  dernière  parole  bien  faible  que,  moi 
seule,  j'entendis...  et  que  je  dois...  mais  que  je  n'ose  pas 
vous  redire. 

ADRIEN,  très-ému. 

Dites-la!  dites-moi  tout,  Lucie! 


LUCIE  3» 

LUCIE. 

Il  me  dit  en  me  donnant  un  baiser  sur  le  front  :  «  Pour  ton 
frère  !  » 

ADRIEN,   lui  tendant  les  mains. 

Eh  bien,  Lucie,  donnez-la-moi,  cette  dernière,  cette  sainte- 
caresse  !  (Lucie  l'embrasse  en  tremblant,  Daniel  est  très-agité  et  tour- 
mente son  mouchoir.)  Merci,  cbère  et  honnête  enfant,  cœur  gé- 
néreux et  pur!  Je  vous  dois  bien  plus  qu'une  fortune, je  vous 
dois  la  bénédiction  d'un  père,  et  je  puis  le  pleurer  maintenant, 
sans  amertume  et  sans  effroi  !  Ah  1  que  vous  êtes  bonne,  vousl 
et  que  vous  me  faites  de  bien  1 

DANIEL. 

Alors,  vous  comptez  que  le  dépositaire...? 

ADRIEN. 

Oh!  je  compte  peu  sur  le  dépositaire! 

DANIEL. 

Vous  êtes  pressé  de  l'accuser  !  que  savez-vous?...  Vous  êtes 
à  peine  arrivé  ! 

ADRIEN. 

Je  ne  sais  rien!  mais  il  me  semble  que,  s'il  eût  été  pressé, 
lui,  de  faire  son  devoir,  mon  notaire  saurait  déjà  son  nom. 
Je  crois  peu  à  une  probité  si  lente  à  se  montrer. 
DANIEL,   remontant. 

Bahl  le  notaire!  à  quoi  bon  le  notaire? 

LUCIE. 

Vous  croyez  que...?  Oh!  mon  Dieu,  j'aurais  dû  suivre  cet 
homme,  le  voir,  l'observer!  Je  le  pouvais!  J'ai  cru  bien  faire 
en  obéissant  ! 

ADRIEN. 

Et  vous  avez  bien  fait,  Lucie  !  Mon  père  est  mort  calme  et 
en  songeant  à  moi?  C'est  tout  ce  que  j'aurais  demande  à  Dion 
si  j'avais  su  que  j'étais  condamné  à  le  perdre.  Quant  à  mor 
patrimoine,  il  y  a  longtemps  que  j'en  avais  pris  mon  parti, 
et  je  saurai  accepter  encore  les  hasards  et  les  peines  de  ma 
destinée. 


528     THEATRE  COMPLET  DE  GEHLGE  SAND 

DANIEL,  tourmenté,   s'approchant  d'Adrien. 
Les  peines!  vous  êtes  donc  malheureux,  vous? 

ADRIEN. 

Non.  Daniel  !  je  suis  pauvre,  voilà  tout,  et  cela  m'empêche 
d'être  libre. 

DANIEL. 

Et,  si  vous  étiez  libre,  que  feriez-vous? 

ADRIEN. 

Ah!  je  vivrais  à  ma  guise.  Je  me  retirerais  à  la  campagne. 
C'a  toujours  été  mon  rêve!  Les  champs,  les  jardins,  l'agricul- 
ture, la  terre!  Vous  le  voyez,  mes  amis,  c'est  un  rêve  de  ma- 
rin. Mais  il  ne  se  réalisera  pas,  j'en  suis  certain,  et  à  peine 
l'ai-je  touchée,  cette  terre  chérie,  qu'elle  manque  sous  mes 
pas!  J'arrive,  je  ne  trouve  plus  qu'un  petit  coin,  qui  suffirait 
peut-être  à  mon  ambition  si  j'étais  vieux  et  infirme,  mais  qui 
ne  suffirait  pas  à  occuper  honorablement  les  forces  de  ma  jeu- 
nesse. Mais  je  vous  attriste,  Lucie,  et  je  ne  sais  vraiment 
pourquoi  je  vous  parle  tant  de  moi.  Vous  avez  l'habitude 
d'occuper  ce  salon,  restez-y;  j'ai  des  lettres  à  écrire,  et  je 
vous  demande  la  permission  de  me  retirer.  (Lucie  prend  un 
flambeau  et  le  remet  à  Daniel.)  Non,  je  ne  dois  pas  m'habituer  à 
être  servi;  merci,  mon  bon  Daniel!  Bonsoir,  chère  Lucie.  A 
demain!  (Daniel  le  conduit  jusqu'à  la  porte  de  gauche.)  Ah!  dites- 
moi,  Daniel!...  priez  M.  Stéphens  de  venir  me  trouver. 
(Bas.)  Je  veux  lui  parler  sérieusement  à  propos  de  Lucie. 

DANIEL. 

L'Américain  ?  Je  l'ai  vu  sortir  de  la  maison. 

ADRIEN. 

Lh  bien,  quand  il  sera  rentré. 

I!  sort. 


LUCIE  S?9 


SCÈNE  VII 

DANIEL,  LUCIE. 

Lucie  est  restée  pensive,  près  de  la  chemiuéo.  —  Daniel  reste    pensif  aa 
milieu  de  la  chambre.  —  Un  moment  de  silence. 

LUCIE,  se  retournant  et  regardant  Daniel,  qui  la  regarde  de  son  côté. 
Eh  bien,  à  quoi  pensez- vous,  Daniel? 

DANIEL. 

Et  vous,  mademoiselle  Lucie? 

LUCIE. 

Je  me  disais  que  cette  maison  est  laide  et  pauvre,  à  pré- 
sent,  et  qu'il  doit  s'y  déplaire  ! 

DANIEL. 

C'est  vrai!  Charlotte  a  si  bien  fait,  que  c'est  comme  une 
caserne...  C'est  nu!...  c'est  froid!  Tout  à  l'heure,  j'irai  ache- 
ter du  bois  pour  que,  demain... 

LUCIE. 

Oh!  oui,  faisons  en  sorte  que,  demain,  il  soit  un  peu  moins 
mal. 

DANIEL. 

J'y  songe...  j'y  songe  bien  !  Dites  donc,  Lucie...  il  y  a  un 
colporteur  qui  a  déballé  dans  l'auberge  du  village....  Il  a 
toute  sorte  de  choses;  si  je  lui  prenais  un  tapis  de  pied  ? 

LUCIE. 

Oui,  un  tapis  et  des  couvertures! 

DANIEL. 

Il  aurait  bien  fallu  aussi  quelques  effets  peut-être.  (îtetonr- 
nant  la  valise  d'Adrien,  qui  est  restée  au  fond,  et  l'apportant  sur  la  table.) 
Voilà  une  valise  bien  sèche... 

LUCIE,  touchant  le  manteau  d'Adrien. 

Et  un  manteau  bien  râpé!  Et  du  linge  !  C'est  toujours  né- 
cessaire... ça  s'emporte  ! 

DANIEL,   ouvrant   la  valise. 

Allons  !...  je  prendrai  du  linge  aussi  ! 


330  THEATRE   COMPLET  DE   GEORGE  SAND 

LUCIE. 

Ah  bien,  oui  !  mais  nous  n'avons  pas  grand' chose  à  nous 
deux,  pour  payer  !  Tenez,  voilà  toute  ma  fortune  ! 

DANIEL. 

Une  pièce  de  vingt  francs?...  Et  on  dit  qu'elle  dépouille 
l'héritier  !  Il  est  vrai  que,  lui,...  il  a  encore  moins  :  il  n'a  rien, 
jusqu'à  piésent! 

LUCIE. 

Il  n'a  rien  ?...  Mon  Dieu  !  comment  donc  faire  ? 

DANIEL. 

Dame!...  on  verra,  on  tâchera...  Je  ne  sais  pas,  moi! 

Tourmenté,  il  a  tiré  un  portefeuille  de  sa  poche  et  l'a  glissé  a  la  dérobé© 

dans  une  poche  de  la  valise. 

LUCIE. 

Oh!  tâchez,  mon  bon  Daniel,  tâchez  qu'il  ne  souffre  pas 
ici,  et  qu'il  ne  soit  plus  si  pressé  de  s'en  aller.  Songez  donc, 
s'il  part  encore  une  fois,  il  ne  reviendra  peut-être  jamais  ! 

DANIEL. 

Eh!...  ce  serait  peut-être  le  mieux! 

LUCIE. 

Le  mieux!  pouvez-vous  dire  cela?  Et  la  personne  qui  lu* 
retient  sa  fortune,  elle  la  gardera  donc,  si  elle  voit  qu'il  y  re- 
nonce si  aisément? 

DANIEL. 

Le  fait  est  qu'il  n'a  pas  l'air  d'y  tenir  beaucoup.  Il  ne  mé- 
rite guère... 

Il  prend  la  valise  sous  son  bras. 
LUCIE. 

Il  ne  mérite  pas  d'être  heureux,  parce  qu'il  est  bon,  désin- 
téressé, noble?  Mais  vous  rêvez  donc,  Daniel!  Quoi!  vous 
excuseriez  un  abus  de  confiance  ?  vous  ne  maudiriez  pas  un 
fr!pon  qui.  .? 

DANIEL,  tressaillant  et  rejetant  la  valise  sur  la  table. 

Un  fripon  ? 

LUCIE. 

Mais  oui,  certes,  un  infâme!  Oh!  si  je  le  connaissais.. 


L  D  C  1  B  3J1 

DANIEL. 

Eh  bien,  qu'est-ce  que  vous  lui  diriez? 

lucii:. 
Je  lui  dirais  qu'il  n'a  ni  foi,  ni  loi,  ni  cœur,  ni  entrailles, 
ni  honneur,  ni  religion!  Je  le  dénoncerais... 

DANIEL. 

Vous,  Lucie  ?  Et  que  savez-vous  si  cet  homme-là  n'esl  pas 
bien  malheureux,  bien  gène,  bien  tourmenté  ? 

LUCIE. 

11  ne  l'est  pas  assez  s'il  résista  à  sa  conscience. 

DANIEL,    navré. 

Pas  assez!...  pas  assez!...  On  peut  être  mal  avec  sa  con- 
science, Lucie,  et  n'être  pas  pour  cela  un  coquin.  Il  y  a  bien 
des  choses  qui  vous  font  pencher  vers  une  action...  mau- 
vaise! Ce  n'est  pas  toujours  pour  soi-même  qu'on  fait  le  mal. 
11  y  a  des  gens  qui,  par  amitié  pour  quelqu'un...  par  esprit 
de  famille...  la  crainte  de  voir  leurs  enfants  dans  la  misère... 
A  force  d'aimer  ses  enfants,  on  se  dit  :  a  Eh  bien,  oui,  je  perds 
mon  àme,  mais  ils  seront  heureux  en  ce  monde  :  tant  pis 
pour  moi  dans  l'autre  !  » 

LUCIE. 

Ah!  ne  me  parlez  pas  ainsi,  Daniel!  mon  cher  Daniel!  Vous 
si  bon,  si  honnête,  vous  me  faites  du  mal  !  C'est  ainsi  que 
ma  mère  raisonnait  pour  me  faire  accepter  l'idée  de  déro- 
ber... Eh  bien,  cela  me  faisait  frémir,  et  il  y  a  eu  des  mo- 
ments... que  Dieu  me  le  pardonne!  où  j'étais  prête  à  mépri- 
ser... non,  mais  à  blâmer  ma  mèrel 

DANIEL,   hors  de  lui. 

A  mépriser!...  Tu  l'as  dit,  Lucie,  mépriser!... 

LUCIE. 

Mon  Dieu!  de  quoi  parlons-nous  là?  Occupons-noug 
d'Adrien. 

DANIEL. 

Adrien!...  oui,  je  l'aimais!...  je  l'aimerais  bion si...  Mais... 
il  ne  vous  aimo  pas,  lui  ! 


532  THEATIIE   COMPLET   DE  GEORGE   SAND 

LUCIE. 

II  ne  m'aime  pas!  vous  croyez? 

DANIEL. 

Il  est  bien  forcé  de  vous  estimer  ;  mais  il  aura  beau  faire, 
il  ne  pourra  jamais  oublier...  Écoutez  donc,  il  ne  le  peut 
guère  ! 

LUCIE. 

C'est  vrai  !  (Avec  désespoir.)  Oh!  que  je  suis  malheureuse  ! 

DANIEL. 

Eh  bien,  eh  bien,  vous  pleurez  encore?  Vous  l'aimez  donc 
bien,  vous?  Voilà  qui  est  singulier!  c'est  du  roman,  ça,  ma- 
demoiselle Lucie!  un  garçon  que  vous  ne  connaissez  que 
depuis  une  heure  !  Vous  oubliez  pour  lui  ceux  qui,  toute  leur 
vie,  ont  été  attachés  à  vous...  attachés...  comme  des  chiens! 
Voilà!  ça  ne  compte  plusl  la  tète  part...  le  cœur  parle...  et 
je  ne  suis  rien,  moi!  rien  du  tout  ! 

LUCIE,   lui  mettant  ses  bras  autour  du  cou. 

Vous,  Daniel?  Oh!  vous  ne  croyez  pas  cela!  Après... 
après  mes  parents,  je  n'aime  que  vous  au  monde;  vous  qui 
m'avez  bercée,  portée  dans  vos  bras  ;  vous  qui  m'avez  tou- 
jours chérie,  gâtée,  consolée  dans  mes  peines,  protégée  con- 
tre les  violences  de  ma  mère  ! ...  Vous  ?  mais  je  serais  ingrate 
et  coupable  si  je  ne  vous  regardais  plus  à  présent  comme 
mon  père  ! 

DANIEL. 

Ton  père!...  Oui,  vous  dites  bien!  à  la  bonne  heure!  vous 
m'avez  plus  que  moi  !  Et  je  ne  vous  quitterai  jamais,  moi,  en- 
tendez-vous? Où  vous  irez,  j'irai! 

LUCIE. 

Oui,  mon  bon  Daniel;  nous  irons  ensemble...  je  ne  sais  où, 
puisque  nous  n'avons  rien  !  Dans  quelques  jours,  nous  serons 
sans  asile  ;  mais  qu'importe  ?  nous  travaillerons  ! 
DANIEL,  regardant  de  côté  la  valise. 

Laissez,  laissez  faire;  j'ai...  j'aurai...  j'ai  quelque  chose, 
moi  1  Je  vous  réponds  que  vous  ne  manquerez  de  rien,  et 
même  que... 


LUCIE  T33 

LUCIE. 

Vraiment!  vous  avez  un  peu  d'arpent,  Daniel?  Eh  bien, 
courez  donc  acheter  ces  meubles,  ces  étoffes... 

DANIEL. 

Bah!  vous  pensez  toujours  aux  autres I 

LUCIE. 

Ce  n'est  pas  aux  autres,  puisque  c'est  à  lui. 

DANIEL. 

A  lui!  toujours  à  lui!  Allons,  j'y  vas;  mais  qu'est-ce  que 
vous  allez  faire  en  attendant? 

LUCIE. 

Je  vas  chercher  mon  ouvrage,  et  je  vous  attendrai  là,  au 
coin  du  feu. 

DANIEL. 

Allez  donc  vite,  car  je  veux  vous  enfermer  ici,  moi. 

LUCIE. 

M'enfermer? 

DANIEL. 

Oui,  oui,  à  cause  de...  l'autre  ! 

LUCIE. 

Je  reviens. 

Elle  sort  en  emportant  une  bougie. 

SCENE  VIII 
DANIEL,  seul. 

Mépriser!  Elle  a  dit  :  mépriser!  Et  lui...  Adrien,  qu'est-ce 
qu'il  fait,  lui?  (il  va  à  la  porte  d'Adrien.)  Tiens!  la  porte  ne 
ferme  plus...  C'est  si  vieux!  (il  pousse  la  porte  doucement.)  Eh 
bien,  il  n'écrit  pas?  Il  dort,  les  coudes  sur  la  table...  II  esl 
fatigué  :  c'est  si  jeune!  Ça  serait  le  moment...  (il  tire  le  porte- 
feuille de  la  valise,  qu'il  a  surveillée  avec  soin  pendant  la  fin  do  la 
précédente.  Elle  a  été  moins  bien  refermée.)  iMais  s'il  me  vuit  ?.. .  Iiuii  ! 


334    THEATRE  COMPLET  DE  GEORGE  SÀND 

en  soufflant  sa  bougie...  Celle-ci  d'abord,  (u  éteint  la  seule  bou- 
gie restée.  —  Nuit.  En  prenant  le  portefeuille.)  Ah!  c'était  pour 
elle!.,  mais  méprisé  par  elle!...  Allons! 

Il  entre  chez  Adrien. 

SCÈNE  IX 
STÉPHENS,  puis  DANIEL,  puis  LUCIE. 

STÉPHENS;  il  entre  par  la  porte  vitrée. 
Eh  bien, personne?...  pas  de  lumière  ?...  Ils  sont  tous  sortis 
ou  couchés?  Et  moi  qui  espérais  retrouver  Lucie!...  Il  faut 
absolument  que  je  lui  parle. 

Il  s'assied  sur  le  vieux  canapé  du  fond. 
DANIEL  sort  de  chez  Adrien.  A  part. 
Ouf  !  ça  ne  me  gêne  plus!  Il  ne  s'est  pas  réveillé...  personne 
ne  m'a  vu  ni  entrer  ni  sortir...  Je  vas  rallumer. 

Il  s  approche  de  la  cheminée. 
STÉPHENS,   à  part. 
Daniel?  Pourquoi  cet  air  de  mystère  ? 
Lucie  entre  par  le  côté  droit,  pendant  que  Daniel,  penché  à  la  cheminée, 
rallume  sa  bougie.  —  Jour. 

DANIEL,   tressaillant. 
Hein!...  qui  est  là? 

LUCIE,  apportant  son  ouvrage  et  f autre  bosci?» 
Eh  bien,  c'est  moi,  Daniel. 

DANIEL. 

Ah!...  c'est  que...  j'avais  laissé  tomber  le  flambeau,  et  je 
pense  toujours  à  ce  monsieur...  voyageur...  Je  m'en  vas  ache- 
ter... Si  l'on  frappe,  n'ouvrez  pas.  J'emporte  la  clef.  Tant  pis 
pour  lui,  il  attendra  dehors!  il  fait  froid,  ça  le  calmera! 

Il  sort  en  enfermant  Lucie  et  Stéphens. 


LUCIE  335 

SCÈNE  X 
LUCIE,  STÉPHENS. 

LUCIE. 

Excellent  homme!  Que  ne  suis-je  sa  611e,  à  lui!  personne 
ne  m'en  ferait  un  reproche.  (Elle  pose  sa  bougie  sur  la  table  el 
s'assied  pour  travailler.)  Mais  aussi  je  ne  serais  pas  la  sœur  d'A- 
drien !  Sa  sœur  !  que  ce  mot  me  semblerait  doux  !  mais  il  ne 
sortira  jamais  de  ses  lèvres! 

Elle  travaille. 
STÉPHENS,  qui  s'est  levé  et  qui   la  contemple,  lo  dos  appuyé 

à  la  cheminée. 
Mademoiselle  ! 

LUCIE,  effrayée. 

Ah!...  comment  donc  êtes-vous  ici,  monsieur? 

STÉPHENS,  apportant  une  chaise. 
Lucie,  écoutez-moi,  ne  criez  pas,  n'ayez  pas  peur;  le  temps 
presse,  accordez-moi  ce  que  je  vais  vous  demander. 

11  se  met  gravement  à  ses  genoux. 
LUCIE,  avec  candeur. 
Mon  Dieu!  monsieur,  qu'est-ce  donc?  Levez- vous,  pariez! 

STÉPHENS. 

Pas  avant  que  vous  m'ayez  promis  une  chose  d'où  dépend 
mon  bonheur  et  ma  vie. 

LUCIE,  étonnée. 
S'il  dépend  de  moi  de  vous  rendre  un  service...  et  si... 

STÉPHENS,   se  relevant. 

Vous  consentez?  Oh!  Lucie,  je  vous  adore,  je  vous  idolâ- 
tre! Eh  bien,  voici  ce  qui  m'amène  :  je  veux  vous  enlever! 
et  voici  ce  que  je  vous  demande  :  laissez-vous  enlever  par 

moi. 

lucie,  ittTpéfaite. 

Enlever?  (a  part.)  Ah!  mon  Dieu!  c'est  un  fou 


336         THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE   SAND 

STÉPHENS. 

Voyons,  Lucie,  ne  tremblez  pas.  Votre  pâleur  est  un  repro- 
che qui  me  désespère...  et  m'exaspère!  Je  vous  respecte, 
oh!...  comme  vous  le  méritez!  Jeju.«*  je  proteste... 

LUCIE. 

Alors,  monsieur,  remettez  à  me  pa  1er  en  présence  de  Da- 
niel ou  d'Adrien.  Tenez,  il  vous  demandait,  Adrien,  il  vous 
attend. 

STÉPHENS,  s'asseyant. 

Non,  je  ne  veux  pas  voir  Adrien.  Je  lui  ai  écrit  des  cho- 
ses... qu'il  lira  quand  nous  serons  partis,  et  que  je  vous 
dirai  quand  vous  serez  ma  femme,  (il  tire  une  lettre  de  sa  poche.) 
C'est  un  secret...  un  grave  secret  qui  vous  concerne. 

LUCIE. 

Moi? 

STÉPHENS. 

Vous,  Lucie  ;  sachez  seulement  que  je  viens  de  voir  ma- 
dame Charlotte,  qu'elle  ne  vous  reprendra  jamais  avec  elle, 
qn' Adrien  ne  peut  pas  et  ne  doit  pas  vous  garder  chez  lui... 

LUCIE. 

Pourquoi  donc,  puisqu'il  consent?... 

STÉPHENS. 

Quand  il  aura  lu  ceci,  il  comprendra  que  c'est  impossible, 
à  moins  que... 

LUCIE. 

A  moins  que?... 

STÉPHENS. 

Je  ne  veux  pas  m'expliquer;  ce  n'est  pas  de  lui,  c'est  de 
moi  que  je  vous  parle.  Vous  voilà  sans  appui,  sans  famille, 
sans  ressources,  et,  moi,  toute  ma  vie,  j'ai  cherché  une  femme 
pure  et  belle,  qui  pût  me  devoir  tout  sans  avoir  jamais  songé 
à  me  rien  demander.  Je  la  rencontre,  c'est  vous.  Donc,  je 
vous  emmène  et  je  vous  épouse. 

LUCIE,  se  levant. 

Allons,  monsieur,  c'est  une  plaisanterie  et  une  divagation, 
et  ni  l'une  ni  l'autre  n'est  de  mon  goût. 


LUCIE  3:i7 

STÉPHENS,   86  levant. 

Une  plaisanterie  avec  vous,  Lucie?  Si  j'avais  commw  an 
pareil  crime,...  je  serais  capable  de  me  brûler  la  cervelle... 
oui,  là,  tout  de  suite. 

LUCIE,  effrayée. 
Ah!  mon  Dieu! 

STÉPHENS. 

Une  divagation  à  cause  de  vous,  Lucie?  Non!  Il  n'y  a  rien 
de  plus  raisonnable  que  de  vous  aimer,  et  les  fous  sont  ceux 
qui  passent  à  côté  du  bonheur  sans  s'y  attacher  résolument, 
énergiquement,  passionnément.  Je  suis  un  homme  honora- 
ble, indépendant,  riche,  sérieux,  enthousiaste...  oui,  enthou- 
siaste !  Vous  ne  dépendez  de  personne,  vous  ne  pouvez  être 
protégée  ni  secourue  par  personne.  C'est  moi  qui  me  charge 
de  votre  dignité...  de  votre  félicité...  de  votre  honneur.  Voilà, 
j'ai  dit;  venez! 

Il  remonte. 
LUCIE, 

Mais  non,  monsieur,  je  ne  veux  pas  vous  suivre,  moi. 

STÉPHENS. 

Si  fait  ;  vous  m'avez  promis  de  me  croire,  vous  devez  me 
croire.  Je  vous  ai  donné  ma  parole  d'honnête  homme,  vous 
n'en  pouvez  pas  douter  sans  me  faire  injure. 

Il  prend  son  chapeau  et  son  manlean» 

LUCIE. 

Que  voulez-vous  donc  faire? 

STÉPHENS. 

Vous  prouver  que  ma  demande  est  sérieuse.  Une  chaise  de 
poste  est  là  qui  nous  attend,  et  nous  partons  tout  de  suite. 

LUCIE,   à  part. 

J'ai  envie  de  rire,  et  pourtant  j'ai  peur  !  (Touchant  à  u  porte 
d'Adrien.  —  Haut.)  Adrien !...  Adrien!... 


338  THEATRE  COMPLET  DE   GEORGE   SANT 

SCÈNE  XI 
Les  Mêmes,  ADRIEN,  puis  DANIEL. 

ADRIEN,  tenant  et  nouant  19  portefeuille. 
Soyez  tranquille,  Lucie  :  j'étais  là,  moi,  j'entendais.  (Allant  à 
Stéphens.)  Monsieur,  vous  n'abusez  pas  seulement  de  l'hospi- 
talité pour  effrayer  une  personne  que  la  faiblesse  et  le  mal- 
heur devraient  vous  rendre  sacrée  :  vous  oubliez  ce  qu'elle  est 
pour  moi;  c'est  donc  une  offense  envers  moi-même,  et,  quel- 
que service  que  vous  m'ayez  voulu  rendre,  quelque  sympa- 
thie que  vous  m'ayez  témoignée,  je  vous  déclare  que  vous  me 
forcez... 

STÉPHENS. 

N'achevez  pas,  ne  me  dites  pas  de  sortir  de  chez  vous, 
nous  serions  obligés  de  nous  battre,  et  c'est  plus  honorable- 
ment que  nous  devons  nous  séparer.  Sachez  que  je  ne  vous 
ai  fait  aucun  outrage,  puisque  vous  n'avez  aucun  droit  sur 
cette  jeune  personne,  aucun  devoir  envers  elle. 

Daniel  est  entré  et  reste  au  fond. 

ADRIEN. 

Vous  vous  trompez,  Stéphens!  Elle  est  la  fille  de  mon  père, 
elle  est  ma  sœur,  puisque  je  l'accepte  pour  telle! 
LUCIE,  se  jetant  k  son  cou. 
Oh!  merci,  merci,  mon  Dieu! 

STÉPHENS. 

1  Eh  bien,  vous  vous  trompez  tous  les  deux.  Charlotte  m'a 
tout  avoué.  Lucie  n'est  pas  sa  fille,  Lucie  n'est  pas  la  fille  de 
votre  père. 

DANIEL. 

Ehbien^  et  de  qui  donc,  s'il  vous  plaît,  est-elle  fille? 

STÉPHENS. 

Je  n'en  sais  rien. 


LUCIE  330 

DANIEL. 

Charlotte  a  eu  pourtant  une  fille  ;  ça,  j'en  suis  sûr  ! 

STÉPHENS. 

Oui;  mais  l'enfant,  au  berceau,  mourut  pendant  une  ab- 
sence de  M.  Desvignes. 

DANIEL. 

On  l'aurait  su! 

stépiiens. 
Cela  fut  tenu  secret. 

ADRIEN,  embarrassé. 
Pour  conserver  les  bonnes  grâces  et  les  dons  de  non  père  ? 

DANIEL. 

Dame  1  c'est  possible. 

ADRIEN,   avec  autorité. 

Daniel,  vous  savez  tout  !  Au  nom  de  votre  amitié*  pour 
moi,  je  vous  somme  de  dire  la  vérité. 

DANIEL. 

Eh  bien!...  voilà  ce  que  je  crois...  ce  qui  m'a  été  dit  :  Un 
pauvre  diable  avait  une  fille  du  même  âge...  tout  auprès  de 
la  maison...  on  fit  un  échange...  à  l'insu  du  père!  Et,  comme 
il  pleurait  son  petit  enfant...  sa  femme  qui  était  dans  le  se- 
cret, lui  dit  :  «  Tais-toi  donc,  imbécile  1  notre  fille  est  chez 
M.  Desvignes;  elle  sera  riche,  heureuse,  nous  la  verrons  tous 
les  jours,  je  serai  tout  de  même  sa  nourrice...  »  Et  voilà 
comme  les  choses  se  sont  passées. 

ADRIEN. 

Et  cet  homme  a  laissé  tromper  mon  père  pendant  si  long- 
temps? 

DANIEL. 

Dame!...  il  avait  perdu  sa  femme,  il  était  pauvre,  il  ne 
pensait  pas  que  ça  vous  ferait  tant  do  tort  que  ça...  ot  puis 
il  est  mort,  et  le  tort  qu'il  vous  a  fait  n'est  pas  grand,  puis- 
qu'il paraît...  qu'on  ne  vous  a  rien  volé. 


340  THEATRE   COMPLET   DE    GEOilGE    SAND 

STÉPHENS. 

Rien  volé? 

DANIEL,  à  Adrien. 
Dame!  ce  que  vous  tenez  là,...  c'est  peut-être... 

LUCIE. 

Le  portefeuille!  je  le  reconnais  ! 

ADRIEN. 

Je  viens  de  le  retrouver  sur  ma  table  ;  cela  tient  du  pro- 
dige, je  n'ai  vu  personne.  Et  vous,  Daniel!...  vous  saviez 
donc...? 

DANIEL. 

Non,  je  n'ai  vu  personne  non  plus.  J'ai  seulement  entendu 
des  pas.  (a  Lucie.)  L'homme  aux  gros  souliers  !... 
Lucie  passe  devant  Adrien,  qui   lui  dit  quelques  mots  à   voix  basse    en 

lui  montrant  le  portefeuille  qu'il  tient  à   la  main  et  qu'il  met  sur  la 

table. 

STÉPHENS,  regardant  Daniel  et  passant  devant  lai. 

Ah!...  (Bas.)  Je  me  tairai,  Daniel!  (Daniel  tressaille.  —  Haut. 
Eh  bien,  Adrien,  vous  le  voyez,  Lucie  n'est  pas  votre  sœur., 
elle  est  orpheline  ! 

DANIEL. 

Orpheline I...  oui! 

STÉPHENS,  à  Adrien. 
J'ai  conçu  pour  elle,  je  vous  l'ai  dit,  une  passion  terrible, 
et  je  l'épouse  1 

DANIEL. 

Vous  l'épousez?...  Ah  !  c'est  différent. 

ADRIEN. 

Et  vous  y  consentez,  Lucie? 

LUCIE. 

Moi?...  Mais  non!...  Je  ne  connais  pas  monsieur!...  je  ne... 

DANIEL. 

Tu  as  tort 


LUCIE  341 

ADRIEN. 

Non!  elle  a  raison;  car,  moi  aussi,  je...  Lucie,  vous  êtes 
un  ange  !  Je  ne  me  vante  pas  d'avoir  conçu  pour  vous  une  pas- 
sion subite. . .  insensée  !  Mon  cœur  a  été  plus  doucement  con- 
quis, plus  profondément  pénétré  ;  il  est  à  vous  tout  entier  : 
respect  sans  bornes,  amitié  sainte,  tendresse  infinie...  Voyez! 
je  n'ose  pas  encore  donner  le  nom  d'amour  à  ce  que  j'éprouve, 
mais  je  suis  pourtant  bien  heureux  que  vous  ne  soyez  pas 
ma  sœur!  Lucie!  vous  m'eussiez  restitué  mon  bien  si  cela  eût 
dépendu  de  vous;  moi,  je  le  recouvre  (Étendant  la  main  vers  le 
portefeuille),  et  je  vous  l'offre.  Voulez-vous  être  ma  femme  ou 
celle  de...  (tendant  la  main  vers  Siéphens)  mon  ami? 

STÉPHENS,  lui  serrant  la  main. 
Vous  pouvez  être  généreux,  si  vous  êtes  aimé!  Mais... 

DANIEL,    à   Lucie. 

Eh  bien  ? 

LUCIE,  montrant  Adrien. 

Oh!  oui,  c'est  luil  c'est  lui!  Daniel! 

DANIEL,   pendant  qu'Adrien  prend  les  mains  de  Lucie. 
Alors  !...  (il  sourit  et  sa  figure  s'éclaircit.  —  A  Stéphens.)  Dame  l 
tant  pis  pour  vousl 

STÉPHENS. 

Ah!  je  voulais  l'emmener  avant  qu'Adrien  pût  prétendre  à 
elle!  C'est  la  première  fois  de  ma  vie  que  je  fais  une  chose 
calme,  réfléchie...  habile!...  ça  ne  m'a  pas  réussi!  Il  me  fau- 
dra revenir  à  l'impétuosité  de  ma  nature!...  Mais  qu'au 
moins,  Lucie,  je  devienne,  moi,  votre  frère! 

Lucie  lui  serre  la  main. 

LUCIE,   à  Adrien,  regardant  Daniel,  qui  se  dandine,   attendri, 

content  et  comique. 
Et  ce  bon  Daniel!...  il  ne  nous  quittera  jamais,  n'est-ce  pas? 

DANIEL. 

Dame!...  j'espère  que  nonl 


S42         THEATRE   COMPLET   DE   GEORGE  SAND 

LUCIE. 

Daniel!  il  pleure  ! 

DANIEL,  d'une  voix  étouffée 
Non!  je...  je... 

ADRIEN. 

Attendez!...  Je  devine... 

STÉPIIENS  ,  poussant  Lucie  vers  Daniel  - 
Embrassez-le  donc,  puisque... 

LUCIE,   se  jetant  à  son  cou. 
Ah!...  mon  père  ! 

Adrien  serre  la  main  de  DaQiel 
§ 


FH    DU   TOME    TROISIEME 


AJHEN/tUNM 

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TABLE 


HAUPIUT i 

FLAMINIO 85 

MAITRE    FAVILLA » 409 

UCIE 2C5 


FIN   DE  LA   TABLE 


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